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Emmanuelle

Radar

« Putain de colonie ! »
Anticolonialisme et modernisme
dans la littérature du voyage
en Indochine
(1919-1939)
 

« Putain de colonie ! » 
Anticolonialisme et modernisme 
dans la littérature du voyage 
en Indochine 
(1919‐1939) 
 
 
ACADEMISCH PROEFSCHRIFT 
 
ter verkrijging van de graad van doctor 
aan de Universiteit van Amsterdam 
op gezag van de Rector Magnificus 
prof. dr. D.C. van den Boom 
ten overstaan van een door het college voor promoties ingestelde 
commissie, in het openbaar te verdedigen in de Agnietenkapel  
op maandag 30 juni 2008, te 14.00 uur 
 
 
 
door 
 
Emmanuelle Marie Anne Françoise Marguerite RADAR 
 
geboren te Namur, België 

 
2

Promotor:  
 
prof. dr. I.M. van der Poel   
 
 
Overige leden:    
 
prof. dr. J.‐M. Moura     
prof. dr. E.J. Korthals Altes   
prof. dr. F. Gouda   
prof. dr. P.P.R.W. Pisters   
prof. dr. M.D. Rosello   
dr. S.M.E. van Wesemael   
 
 
Faculteit der Geesteswetenschapen
 

REMERCIEMENTS

Il n’est pas de mots pour exprimer ma gratitude envers Ieme van der Poel. Mes remerciements
lui sont en tout premier lieu adressés. Elle m’a fait confiance dès le début de ma recherche et
tout au long de ces années, elle m’a généreusement fait profiter de son immense savoir, de la
finesse de ses remarques et de son expérience. La curiosité intellectuelle, la rigueur
scientifique et l’enthousiasme avec lesquelles elle a guidé mes travaux ont été une motivation
constante pour mener à terme ce projet. Je la remercie du fond du cœur pour son dévouement,
sa patience et ses encouragements.
Ma gratitude va ensuite à ASCA qui a fondé ma recherche et m’a encouragé à
participer à de nombreuses activités scientifiques qui ont contribué largement à mon analyse.
Je pense en particulier au Theory Seminar de Mieke Bal, que je remercie pour son accueil. Ce
fut un plaisir d’y rencontrer les autres participants pour ces échanges scientifiques et, tout
aussi important, amicaux : Sara de Mul, Pieter Verstraete, Yolande Jansen, Ihab Saloul, Maria
Boletsi, Sonja van Wichelen, Begum Firat, Marijke de Valck, Noa Roei, Laura Copier, Ithay
Sapir, Esther Peeren, Marie-Aude Baronian et les autres que je ne peux tous nommer ici. Les
soirées de lecture postcoloniale passées en compagnie de Saskia Lourens, Stephan Besser,
Huub van Baar et Annette Hoffman, me resteront aussi en mémoire. Merci également à
Sophie Berrebi et Julia Noordegraaf, organisatrices du colloque Sharing History.
Decolonising the Image (Amsterdam, 2006), de m’avoir invité à faire une communication sur
La Petite tonkinoise, et à Mieke Bal et Griselda Pollock, du Center-CATH, de m’avoir permis
de présenter mes travaux sur les vêtements chez Duras, lors de la conférence Migratory
Aesthetics (Leeds, 2007). Je n’oublie pas Eloe Kingma et Jantine van Gogh, leur bonne
humeur et leurs qualités d’organisatrices.
Grâce à Ieme van der Poel, qui a organisé en collaboration avec Elleke Boehmer, en
2005, la conférence Transcolonialism: The Future of Postcolonial Studies From a
Comparative Perspective, j’ai pu confronter mon approche des ruines khmères en littérature
française aux experts de l’analyse postcoloniale. Je remercie pour leur attention et pour leurs
pertinentes remarques les organisatrices et les participants, en particulier les spécialistes de la
littérature française: Jean-Marc Moura, Alain Ricard, Charles Forsdick et David Murphy. La
confiance et l’aide rédactionnelle de Joep Leerssen, lors de la rédaction de « Indochina » pour
son très bel ouvrage Imagology (2007), ne sont pas non plus passées inaperçues.
4 Putain de colonie

Mes chaleureux remerciements vont à Pierre Coureux des Amitiés Internationales


André Malraux, qui m’a mis en contact avec des spécialistes de la recherche malrucienne en
France, et aux organisateurs de la SFPS et de la SIELEC. J’ai aussi apprécié les
encouragements et la confiance de Roger Little, membre de ces deux associations. Je suis
particulièrement reconnaissante à Paul Voorhoeve, Claude Tannery, Sylvère Mbondobari,
John Kleinen, Frances Gouda et Jean-Louis Dumortier de m’avoir fait parvenir des copies de
leur travaux : ce fut une aide considérable.
Le département de français de l’Université d’Amsterdam doit aussi être mentionné. Il
m’a offert l’opportunité d’organiser les cycles de conférences Les Vendredis culturels (en
2005 et en 2006). J’en profite pour remercier les conférenciers d’avoir accepté d’y participer.
C’est avec un grand plaisir que j’ai donné des cours de littérature française et d’acquisition de
la langue française. Je suis reconnaissante à tous ceux avec qui j’ai travaillé pour leur
collaboration.
Mes collègues de bureau: Katell Lavéant, Estelle Doudet et Marie Bouhaïk-Gironès,
méritent aussi mes pensées amicales. Quant à Désirée Schyns et Murielle Lucie Clément,
elles m’ont vraiment soutenue grâce à leur humour, leur passion pour la littérature française et
leur si précieuse amitié. Merci à elles, pour les bons moments passés et à venir. Je remercie
également Marie Stevenson, sur qui je sais pouvoir compter, et tous ceux que j’omets de citer
ici mais qui, d’une manière ou d’une autre, m’ont apporté leur appui scientifique ou amical.
Je suis reconnaissante à mes parents pour leurs affectueux encouragements et pour
l’application et la célérité avec laquelle ils ont relu mon texte. Mes derniers remerciements, et
non les moindres, vont à Hans. Je lui dédie ce travail; il sait pourquoi.

 
TABLE DES MATIERES

Remerciements .......................................................................................... 3

Introduction ............................................................................................. 15

Volet 1
Modernisme et postcolonialisme : deux concepts controversés dans la
critique littéraire française de l’hexagone. ........................................... 31

Chapitre I
Du modernisme en littérature française ............................................... 33
1. - Pertinence d’un modernisme français ...................................................... 33
1.1. - Rejet hexagonal du terme ‘modernisme’ ................................................. 33
1.2. - Une définition minimaliste ....................................................................... 38

2. - Une réaction esthétique .............................................................................. 39


2.1. - Dialectique avec les prédécesseurs .......................................................... 39
2.2. - Le ‘code’ moderniste de Fokkema et Ibsch ............................................. 40
2.3. - La langue, outil de travail de l’écrivain ................................................... 42
2.4. - Innovations narratives .............................................................................. 44
2.5. - Distance de l’ironie .................................................................................. 45

3. - Bouleversements de la modernité ............................................................. 46


3.1. - Perturbations historiques .......................................................................... 47
3.2. - Des penseurs à la base du modernisme .................................................... 48
3.3. - Un langage sous pression de l’Empire ..................................................... 51
3.4. - La Crise de l’Occident ............................................................................. 53

Chapitre II
La Voie royale : roman moderniste ....................................................... 59
1. - Présentation de La Voie royale ........................................................................ 59
1.1.- Un roman d’aventure d’inspiration autobiographique ................................. 59
1.2. - L’Interallié pour un roman raté ? ................................................................ 62

2. - Malraux parmi les écrivains modernistes ...................................................... 63


6 « Putain de colonie ! »

2.1. - Malraux lecteur de Conrad .......................................................................... 63


2.2. - Malraux et d’autres modernistes ................................................................. 65

3. - Esthétique moderniste de La Voie royale ....................................................... 66


3.1. - Le héros-voyageur-moderniste : un exilé élitiste ........................................ 66
3.2. - Niveau linguistique ..................................................................................... 71
3.3. - Stream of consciousness et perspective cinématographique ....................... 74
3.4. - Structure moderniste ................................................................................... 76
3.5. - Niveau métalinguistique : autoréflexivité .............................................. 778
3.6. - Niveau métalinguistique : parodie du roi blanc ?..................................... 80
3.7. - Niveau métalinguistique : l’ironie ............................................................ 86

Chapitre III
Modernisme et engagement ? Une articulation problématique ....... 889
1. - Procédés de l’indépendance du modernisme ................................................. 91

2. - Malraux anticolonialiste parmi des modernistes politisés ............................ 93

3. - Pour une analyse de l’engagement textuel ..................................................... 96

Chapitre IV
Introduction de la théorie postcoloniale en France ............................. 99
1. - Historique de la théorie ................................................................................. 100

2. - Une critique littéraire qui reste à faire ......................................................... 104

3. - Un ressac nostalgique..................................................................................... 109

Chapitre V
Pour une approche postcoloniale......................................................... 115
1. - Les problèmes de terminologie ..................................................................... 115
1.1. - Encore un « post- » ................................................................................... 115
1.2. - Problème de la racine du mot .................................................................... 121

2. - Une analyse contextuelle et textuelle ............................................................ 124

3. - Exotisme, imagologie et postcolonialisme .................................................... 128


Table des matières 7

Volet 2
Variations et pérennité du discours de domination : De l’expansion à
l’administration coloniale ..................................................................... 135

Chapitre VI
Extrême-orientalisme et discours coloniaux dominants ................... 137
1. - Continuité discursive de L’Orientalisme ...................................................... 137

2. - Hégémonie du discours .................................................................................. 141

3. - Extrême-orientalisme ? .................................................................................. 143


3.1. - Discours colonial de l’Evêque d’Adran .................................................... 146
3.2. - Discours colonial du Père Huc .................................................................. 149

4. - Des discours coloniaux contextualisés .................................................... 154

Chapitre VII
La conquête des ‘tonkinoises’ : variations de 1906............................ 163
1. - Les origines de la chanson El Navigatore ..................................................... 164

2. - La Petite tonkinoise selon Polin, Charlus, etc. ............................................. 164


2.1. - La conquête du sol et des femmes............................................................. 166
2.2. - L’amour de la femme conquise pour son conquérant ............................... 167
2.3. - Un contexte politique adroitement gommé ............................................... 174
2.4. - Le « nous » du discours : kami ou kita ? ................................................... 180

3. - La version pour femmes ................................................................................ 182

Chapitre VIII
Pérennité du discours en 1930 ; la ventriloquie de la Tonkinoise .... 189
1. - La version de Joséphine Baker ..................................................................... 190

2. - Une (ré)apparition fondée ............................................................................. 191


2.1. - L’art nègre ................................................................................................. 191
2.2. - L’asiatisme ................................................................................................ 197
2.3. - Revitalisation coloniale de la France ........................................................ 201
2.4. - Les colonisés dans la métropole ................................................................ 203
2.5. - Attirence et angoisse : le ressac ................................................................ 207
8 « Putain de colonie ! »

3. - Un ventriloquisme politiquement ‘correct’. ................................................ 210


3.1. - Yen Bay..................................................................................................... 210
3.2. - La danse sur le volcan ............................................................................... 213

4. - Mission accomplie ? ....................................................................................... 218


4.1. - Mélaoli en écolière appliquée ................................................................ 218
4.2. - Confirmation musicale ........................................................................... 221
4.3. - Les problèmes du mimétisme................................................................. 222
4.4. - Obscurantisme ........................................................................................ 225
4.5. - Image primitivante ................................................................................. 227

Volet 3
La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres ............................. 235

Chapitre IX
La place spécifique du colonisé ; la preuve de gratitude................... 237
1. - Baker au cinéma : la femme exotique salvatrice ......................................... 237

2. - La métropole dépendante de la colonie ........................................................ 239


2.1. - Les ressources économiques et militaires de la colonie ............................ 239
2.2. - Le Pacifique, prestige de la plus grande France ........................................ 241

3. - Avec la bénédiction des colonisés .................................................................. 244


3.1. - La France qui aime à être aimée ............................................................... 244
3.2. - Le ventriloquisme et l’auto-absolution ..................................................... 247
3.3. - Un amour unilatéral : une métropole donjuanesque ................................. 250

4. - Princesse Tam Tam chez elle.......................................................................... 251

5. - L’effet de La Petite tonkinoise en 1930 ......................................................... 256

Chapitre X
Invitation au voyage : tourisme, stade suprême du colonialisme .... 259
1. - L’Indochine, vocation coloniale de l’entre-deux-guerres ? ........................ 259

2. - La vulgarisation de l’Indochine ou l’apport des coloniaux. ....................... 263


2.1. - Une colonie méconnue .............................................................................. 263
2.2. - L’Indochine des experts coloniaux : une Asie connaissable ..................... 267
Table des matières 9

2.3. - Une littérature coloniale contre l’exotisme ............................................... 270

3. - Performance du discours ou l’invitation au voyage .................................... 279


3.1. - Le ‘tourisme’ stade suprême du colonialisme ........................................... 279
3.2. - Un touriste trait d’union ............................................................................ 286

Chapitre XI
Complicité idéologique de la littérature de voyage............................ 291
1. - La ‘connaissance’ précède les sens ............................................................... 291

2. - La textualité du référent précède la narration ............................................ 298

3. - Proximité narrateur-lecteur .......................................................................... 305


3.1. - Un lecteur-auditeur.................................................................................... 307
3.2. - Un lecteur-voyageur .................................................................................. 310
3.3. - L’adhésion du lecteur ................................................................................ 313

4. - Une distance critique...................................................................................... 316

Chapitre XII
Vers le reportage colonial ..................................................................... 325
1. - Manque de légitimité de la littérature de voyage ........................................ 325

2. - Enquête et opinion coloniale ......................................................................... 329

3. - Innovations formelles ..................................................................................... 331

4. - La place du reporter dans le paysage littéraire ........................................... 337


4.1. - Valeur littéraire de l’enquête ..................................................................... 337
4.2. - Ecriture littéraire du factuel ...................................................................... 340
4.3. - Jeu sur le pacte de lecture.......................................................................... 342

Chapitre XIII
Said lecteur de La Voie royale ? ........................................................... 347
1. - Consensus et doute colonial ........................................................................... 347

2. - Attention ethnographique de La Voie royale ............................................... 353

3. - L’action et l’éloquence coloniales du roi blanc ........................................... 361


3.1. - L’action coloniale du roi blanc ................................................................. 362
10 « Putain de colonie ! »

3.2. - L’éloquence coloniale de Perken .............................................................. 365


3.3. - Perken et Sarraut des discoureurs de la colonie ........................................ 373

4. - Un hors-champ qui insiste ............................................................................. 376

Chapitre XIV
Les ‘anticolonialismes’ ; la réfutation du discours. ........................... 383
1. - Anti-Français .................................................................................................. 383

2. - ‘Anticolonial’ .................................................................................................. 388


2.1. - Délicate définition ..................................................................................... 390
2.2. - Définition étroite du terme ........................................................................ 392
2.3. - La vérité sur les colonies ........................................................................... 395
2.4. - Le Front Populaire et l’amnistie des politiques......................................... 398
2.5. - L’anticolonialiste fait feu de tout bois ...................................................... 400

3. - Une définition élargie de ‘anticolonialisme’ ................................................ 406


3.1. - La procès de la colonisation ...................................................................... 406
3.2. - Anticolonialisme utilitariste, réformiste et radical .................................... 407

4. - Notion de ‘réfutation’ des arguments coloniaux ......................................... 409

Volet 4
Une littérature du déplacement ; le « Grand Tour » d’Indochine ... 419

Chapitre XV
Un univers in-ouï : l’assourdissant silence de l’Indochine ................ 421
1. - Peut-on faire parler le silence ?..................................................................... 421

2. - « Mau-lên ! » et le silence du coolie-xe. ........................................................ 428


2.1. - Le coolie dans le monde colonial .............................................................. 428
2.2. - Le coolie dans l’univers du voyage........................................................... 432

3. - La mort culturelle de l’Asie........................................................................... 439


3.1. - Le silence un stéréotype colonial .............................................................. 439
3.2. - Résurrection coloniale de l’Asie ............................................................... 441
3.3. - Un silence pacifique .................................................................................. 448
Table des matières 11

Chapitre XVI
« L’étendue de la gamme » des silences. ............................................. 455
1. - De la fuite à la supériorité ............................................................................. 455

2. - Un silence annonciateur de révolte. .............................................................. 463

3. - Le coolie-pousse et les voix du silence. ......................................................... 472


3.1. - Le regard du tireur de pousse .................................................................... 472
3.2. - Des voix du silence aux voies du silence .................................................. 478
3.3. - Des voix qui s’affirment ? ......................................................................... 486

4. - Une esthétique du déplacement .................................................................... 493

Chapitre XVII
« Angkor » une construction française ............................................... 499
1. - « Angkor » une image forte et vague ............................................................ 499
1.1. - Une visite aux ruines khmères : un must................................................... 502
1.2. - Altérité angkorienne : de l’admiration à l’angoisse. ................................. 504

2. - Angkor construction française ...................................................................... 514


2.1. - Un symbole de l’identité coloniale ........................................................... 514
2.2. - La résurrection d’Angkor, allégorie de l’entreprise coloniale .................. 517
2.3. - Angkor sans les Français........................................................................... 519
2.4. - Une résurrection idéologique .................................................................... 522

Chapitre XVIII
Angkor en littérature ; de la résurrection à la disparition ............... 525
1. - Les ruines et la bibliothèque ......................................................................... 525

2. - Dorgelès, Claudel, Malraux : héritiers de Loti. ........................................... 527


2.1. - De Loti à Dorgeles : les plaisirs de la résurrection coloniale .................... 530
2.2. - Claudel et l’incontrôlable altérité viscérale............................................... 534
2.3. - Faillite de la résurrection-métamorphose malrucienne ............................. 538

3. - L’Indochine sans Angkor .............................................................................. 546

Chapitre XIX
Esthétique de la blancheur, instrument de la distance...................... 551
12 « Putain de colonie ! »

1. - L’unifomisation des coloniaux : le casque et le « blanc » ........................... 554


1.1. - Modes visuels de l’accès à la citoyenneté ................................................. 554
1.2. - Valeurs de l’hypervisibilité du costume .................................................... 557

2. - L’adhésion par le casque ............................................................................... 558

3. - Valeur esthétique de l’uniforme ................................................................... 562


3.1. - L’esthétique de la blancheur : incarnation de la désincarnation ............... 566
3.2. - La blancheur de la Blanche prestige de la France ..................................... 570

Chapitre XX
Zone de contact et esthétique de l’autre : l’empire des signes......... 575
1. - Les vêtements coloniaux : signes du pouvoir ............................................... 575

2. - Ridicule et douleur des signes : Vũ Trọng Phụng et Pierre Do Dinh ........ 577

3. - Plaisir des signes : Werth et Michaux vers l’esthétique moderniste ......... 579

4. - L’humour de l’imitation ................................................................................ 582


4.1. - Vũ Trọng Phụng ou les dessous du discours............................................. 582
4.2. - Les dessous littéraires chez Nguyễn Duc Giang ....................................... 585

Chapitre XXI
Regard productif : vers un changement de vêtement ?..................... 595
1. - Les difficiles perceptions des voyageurs....................................................... 596

2. - Kaja Silverman et le « productive look » ..................................................... 597

3. - Le regard productif des voyageurs ............................................................... 599


3.1. - La suspension du regard : les jumelles de la distance ............................... 599
3.2. - Revision- révision ..................................................................................... 607
3.3. - La honte d’être occidental ......................................................................... 610
3.4. - Le changement de vêtements ? ................................................................. 614

Chapitre XXII
Alternatives indochinoises à la blancheur .......................................... 621
1. - L’autoreprésentation : « création personnelle » ......................................... 621

2. - Le sport, affirmation d’un corps actif .......................................................... 626


Table des matières 13

3. - Le pouvoir de la mode.................................................................................... 632


3.1. - Les « retour de France », ces « vain pretty boys ». ................................... 632
3.2. - Des « retour de France » ridiculisés .......................................................... 634
3.3. - Le « retour de France » guide et ami des voyageurs. ............................... 638

Chapitre XXIII
Les garçonnes en Indochine ................................................................. 645
1. - Transgression de la mode : les amants de Duras ........................................ 645

2. - Les femmes modernes de l’Indochine .......................................................... 660


2.1. - L’Indochinoise moderne : la mode « vert espérance » ............................. 660
2.2. - Les garçonnes en voyage colonial............................................................. 663

Chapitre XXIV
Effets et responsabilités ; un engageant désengagement ................... 683
1. - La visibilité de la répression .......................................................................... 684

2. - Déni de violence coloniale chez les coloniaux .............................................. 687


2.1. - Leur violence est la cause de la nôtre........................................................ 688
2.2. - Les pertes sont le prix à payer ................................................................... 689
2.3. - Omission et occultation de la violence...................................................... 691

3. - Discours colonial et discours guerrier .......................................................... 694


3.1. - La guerre subie et préparée ....................................................................... 694
3.2. - Les images habituelles des voyageurs....................................................... 696
3.3. - Dorgelès et la violence sociale .................................................................. 698
3.4. - De la critique sociale à la critique politique. ............................................. 703

4. - Un engageant désengagement ....................................................................... 707

Conclusion
Rhétorique moderniste et réfutation du discours colonial................ 715

Résumé en français ............................................................................... 729

Résumé en néerlandais / Samenvatting .............................................. 747

Bibliographie ......................................................................................... 767


14 « Putain de colonie ! »

Annexe (illustrations) ........................................................................... 809

Index ....................................................................................................... 813


INRODUCTION

« Putain d’Afrique ! » s’exclame Albert Londres dans son Terre d’ébène (1930), le récit de
son voyage en Afrique sub-saharienne.1 Albert Londres (1884-1932), ce journaliste et
écrivain bien connu des lecteurs des journaux parisiens : Le Petit Journal, L’Excelsior, Le
Petit parisien, pousse là son fameux cri de colère désespéré contre la situation coloniale qu’il
observe sur place. Le grand écrivain-reporter n’a plus de mots pour la décrire, aucun langage
littéraire soutenu ni même châtié, ne peut exprimer ce qu’il ressent. C’est par cet impuissant
juron qu’il dit son dégoût devant les conditions dans lesquelles se trouvent les habitants. Le
climat, la colonisation, les coutumes locales, tout cela est si loin du rêve d’aventure et
d’exotisme qui l’avait poussé à partir en voyage sous les tropiques. La langue en arrive à
abdiquer son pouvoir de représentation ; elle n’a plus de formes existantes pour dire une
situation insoutenable.
Il n’est pas le seul à jurer dans la colonie – loin s’en faut : les coloniaux sont les
premiers à s’y laisser aller, s’il faut en croire les représentations de l’époque –, mais si je
commence par Albert Londres, c’est parce que son exclamation est à mon avis exemplaire
d’une charnière littéraire et historique : celle où les voyageurs cherchent un nouveau langage,
une nouvelle esthétique, pour représenter la colonie. Cette charnière est à la fois historique –
la prise de position a des implications pour l’opinion coloniale ; et littéraire – les formes et le
langage classiques du roman ne sont plus adaptés au monde que l’on voudrait décrire. Ce ne
sont que mes premières intuitions que je dévoile ici, sur l’existence d’une littérature
spécifique, celle du voyage, dans un contexte particulier : celui de l’Indochine française
pendant l’entre-deux-guerres.2 Ce sont ces intuitions qu’il me faudra vérifier.
Mais une autre raison pour commencer par Albert Londres et adapter sa citation de
« Putain d’Afrique ! » à « Putain de colonie ! », qui aurait aussi pu s’intituler « Putain
d’Indochine ! » , c’est aussi par souci – utopique il est vrai – de ‘corriger’ l’histoire. Londres,
ce reporter qui avait donné l’habitude de se prononcer avec passion contre les injustices du

1
LONDRES, Albert, Terre d’ébène. La Traite des noirs, Paris, Albin Michel, 1929, p. 253.
2
L’Asie française comprennait les territoires de la péninsule indochinoise qui forment à l’heure actuelle le
Cambodge, le Laos et le Việt Nam.
16 « Putain de colonie ! »

monde – du bagne de Cayenne aux prisons françaises pour enfants en passant par la colonie
africaine – était parti en reportage en Extrême-Orient (Chine et Indochine) en 1931-1932. Il
en revenait avec un papier qui promettait de mettre le feu aux poudres. C’est ce à quoi on
devait s’attendre de lui, c’est aussi ce que dira Andrée Viollis sa consœur qui l’avait rencontré
en Chine juste avant qu’il ne s’embarque pour L’Europe sur le Georges-Philippar, un des
plus beaux paquebots français de la ligne Pékin. Il ne débarquera jamais à Marseille car il
meurt le 16 mai 1932 lors du naufrage, dans le détroit d’Aden, du Georges-Philippar. Un
incendie s’était déclaré alors que les passagers pouvaient déjà voir apparaître les côtes
d’Afrique.3 Certains ont cru à l’assassinat pour cause politique. Cette thèse n’a jamais été
prouvée, mais Albert Londres était le seul première classe parmi la cinquantaine de victimes
qu’a comptées ce naufrage. Il va sans dire que son reportage a sombré avec lui dans les eaux
de la mer Rouge. Ma recherche est ainsi déclenchée par un manque et par la perte de son
reportage en Extrême-Orient. Qu’aurait-il dit après ce voyage en France d’Asie du début des
années 1930 : « Putain d’Indochine ! », ou tout simplement, joignant son expérience coloniale
de l’Afrique à celle de l’Indochine : « Putain de colonie ! » ?
Il faut dire qu’Albert Londres était déjà allé en Indochine en 1922, un voyage qui lui a
inspiré de nombreux articles, mais rien de très explosif. Cependant l’année 1931 où il voyage
la seconde et dernière fois n’est pas une année anodine pour ce qui est du colonialisme
français. Elle est généralement considérée comme la charnière entre son apogée et son déclin.4
C’est l’année de l’Exposition coloniale internationale de Vincennes et celle de la répression
sanglante de ce que les ‘Indochinois’ ont appelé à partir de 1930 « la révolution
indochinoise », ou en quốc ngữ (vietnamien) : Cach Mang Dong Duong.5 En effet, pour
l’Indochine, les années 29-32 sont également très importantes pour les confrontations entre le
pouvoir colonial et les révolutionaires nationalistes et communistes vietnamiens.

3
Sur ce naufrage, voir : LESTONNAT, Raymond, « Un paquebot détruit par le feu », L’Illustration, n0 4657, 4 juin
1932.
4
Voir entre autres : BOUCHE, Denise, Histoire de la colonisation française. Tome second : Flux et reflux (1815-
1962), Paris, Fayard, 1991, p. 298 ;
COQUERY-VIDROVITCH, Catherine & AGERON, Charles-Robert, Histoire de la France coloniale. T. III. Le
Déclin : 1931-…, Paris, Armand Colin, 1991, p. 13.
5
J’emploie expressément le terme « Indochinois » pour désigner les populations de la péninsule indochinoise
mises sous la domination française et non pas le « Annamites » ou « indigènes » désuets, vagues et
dénigrants des coloniaux.
Ngo Van signale l’utilisation de ce terme « révolution indochinoise ». NGO VAN, Viêt-nam 1920-1945.
Révolution et contre-révolution sous la domination coloniale, Paris, Nautilus, 2000, p. 27.
Le quốc ngữ est le vietnamien écrit en caractères latinisés. Cette écriture a été imaginée par les missionnaires
jésuites qui ne maîtrisaient pas les idéogrammes. Alexandre de Rhodes sera le premier à proposer un
dictionnaire trilingue : portugais, français et quốc ngữ. L’administration coloniale la rendra obligatoire après
la guerre. Voir infra.
Introduction 17

Les deux décennies sur lesquelles je me penche sont prises entre deux conflits
mondiaux, de la signature du Traité de Versailles (le 28 juin 1919) jusqu’à la déclaration de
guerre de la France à l’Allemagne (le 3 septembre 1939).6 Il s’agit donc d’une époque
intermédiaire de l’Histoire. Mais, ce qui m’intéresse plus particulièrement, c’est que c’est une
période prise en tenaille entre la conquête coloniale de l’avant 1914 et les décolonisations de
l’après 1945 ; une période intermédiaire pour l’idéologie coloniale de la France. En effet, dans
L’Idée coloniale en France, Raoul Girardet note une évolution de l’opinion publique
française pour ce qui est du colonialisme, qui passe de l’indifférence (début du XIXème siècle),
à la passion et la foi (fin du XIXème siècle, tournant du siècle), pour se transformer en une
inquiétude grandissante aux alentours de 1930.7 Ce mouvement trahirait une prise de
conscience de plus en plus généralisée à l’entre-deux-guerres annonçant les décolonisations
des années 1950-1960.8 Les historiens du colonialisme considèrent communément, et en
accord avec l’analyse de Girardet, que l’année 1931 représente la charnière historique dans
cette évolution de l’idée coloniale en France.9 Comme le formulent Pascal Blanchard et
Sandrine Lemaire, dans Culture coloniale, de 1871 à 1931 « émerge et s’impose une culture
coloniale qui atteint son apogée au moment des commémorations du centenaire de l’Algérie
et de l’Exposition coloniale de 1931 ».10 Même si, pour Charles-Robert Ageron, l’importance
de l’Exposition coloniale de 1931 et son influence sur l’imaginaire français est un mythe
construit après coup, un événement « relativement mineur » et pas vraiment différent des
expositions qui vont suivre ; il reconnaît malgré tout l’importance du colonialisme pour cette
période spécifique : non seulement les féeries de Vincennes ont laissé une image marquante
sur la jeunesse et le nombre de carrières coloniales a continué à augmenter après Vincennes.11
Pour Sandrine Lemaire et Pascal Blanchard il est clair que 1931 permet de distinguer « une
véritable omniprésence et apogée du thème impérial dans la société jusqu’au début de la

6
Je considère que la France est en situation de guerre à partir du 3 septembre 1939, date à laquelle la France
déclare la guerre à L’Allemagne qui avait envahi la Pologne le 1er septembre, même si la ‘drôle de guerre’ ne
prend fin qu’avec l’attaque éclair de l’Allemagne en mai-juin 40.
7
GIRARDET, Raoul, L’idée coloniale en France de 1871 à 1962, Paris, La Table Ronde, 1972, p.117.
8
Ibid., p. 211.
9
Voir entre-autres : COQUERY-VIDROVITCH, Catherine et AGERON, Charles-Robert, op. cit. ;
BROCHEUX, Pierre et HEMERY, Daniel, Indochine. La colonisation ambiguë. 1858-1954, Paris, La
Découverte, 2001, p. 305 et svts.
10
BLANCHARD, Pascal et LEMAIRE, Sandrine (dir.), Culture coloniale. La France conquise par son Empire.
1871-1931, Paris, Ed. Autrement, 2003, p. 6.
11
AGERON, Charles-Robert, « L’Exposition coloniale de 1931. Mythe républicain ou mythe impérial ? » dans :
NORA, Pierre (dir.), Les Lieux de mémoire. La République (tome I), Paris, Gallimard, 1984, p. 561-591, p.
584-585.
18 « Putain de colonie ! »

Seconde Guerre mondiale ».12 Malgré leurs divergences, les spécialistes s’accordent à
reconnaître que les deux décennies qui m’intéressent, et principalement 1930, sont une
période essentielle : l’apogée du colonialisme en France. Et, comme tout point culminant, les
années autour de l’exposition supposent une ascension préalable et un déclin ultérieur. C’est
bien ce que suggèrent David Murphy, Elisabeth Ezra et Charles Forsdick dans « Influencer :
itinéraires culturels et idéologiques » lorsqu’ils disent que « même au zénith de l’impérialisme
français [1931], on peut apercevoir les failles annonciatrices de sa chute dans les années qui
suivent la Seconde Guerre mondiale. »13

Evidemment Albert Londres n’est pas l’unique visiteur de l’Indochine à cette époque
charnière où la métropole pense la colonie acquise – après la Première Guerre mondiale – et
où l’organisation des colonisés en mouvements indépendantistes et nationalistes s’intensifie et
mènera finalement à la décolonisation.14 Au contraire, la colonie asiatique est très populaire.
Les voyageurs m’intéressent avant tout car ils sont par excellence ceux qui représentent la
confrontation entre deux cultures : celle de l’Empire colonial français et celle du pays
colonisé ainsi que la confrontation entre de nombreux discours contradictoires. C’est que,
comme l’exprime Daniel-Henri Pageau « l’écrivain-voyageur est […] surtout persuadé, parce
qu’il est voyageur, qu’il est un témoin unique ».15 Par cette image de lui qu’il a ou qu’il
donne, il est aussi censé prendre et garder une distance critique. Il se trouve au centre de la
zone de contact culturel, en position de prendre le pouls des changements historiques et
culturels, prêt à notifier le brassage des discours coloniaux de l’Indochine, aussi bien le
discours de glorification des bienfaits de la France colonisatrice que ceux des anticolonialistes
révolutionnaires indépendantistes. Le corpus examiné prend place dans ce qu’il est convenu
d’appeler une « zone de contact » colonial. J’entends « zone de contact » dans le sens décrit
par Mary-Louise Pratt dans son Imperial Eyes, c’est-à-dire un espace géographique et
temporel de co-présence de sujets préalablement séparés par des disjonctions géographiques

12
BLANCHARD, Pascal et LEMAIRE, Sandrine, « Introduction. Les colonies au cœur de la Répibique », dans :
BLANCHARD, Pascal et LEMAIRE, Sandrine (dir.), Culture impériale. Les colonies au cœur de la République.
1931-1961, Paris, Ed. Autrement, 2004, p. 5-31, p. 13.
13
MURPHY, David, EZRA, Elisabeth et FORSDICK, Charles, « Influencer : itinéraires culturels et idéologiques »
dans : BLANCHARD, Pascal et LEMAIRE, Sandrine (éd.), ibid., p. 61-74
14
MILLER, Christopher, Nationalists and Nomads. Essays on Francophone African Literature and Culture,
Chicago/Londres, University of Chicago Press, 1998, p. 248.
15
PAGEAU, Daniel-Henri, « De l’imagerie culturelle à l’imaginaire », dans : BRUNEL, Pierre (dir.), Précis de
littérature comparée, Presses Universitaires de France, 1989, p. 156.
Introduction 19

et historiques.16 Ce qui est essentiel dans ce concept, c’est la reconnaissance d’interactions et


de rencontres souvent ignorées dans des analyses manichéennes du colonialisme, aussi bien
dans certaines théories dites ‘postcoloniales’ – on pensera à l’Orientalisme de Said – que dans
les nombreux essais publiés récemment en France qui évoquent avec nostalgie une
merveilleuse Indochine française ou, pire, certains vont jusqu’au révisionnisme pour
condamner l’anticolonialisme.17
Les textes qui m’intéressent se trouvent dans une position ‘intermédiaire’, non
seulement historiquement et idéologiquement mais aussi géographiquement et littérairement,
par l’écriture du voyage. En effet, si le voyageur de l’entre-deux-guerres se déplace
géographiquement entre la France et l’Indochine, son texte se trouve, lui aussi, au croisement
de catégories littéraires telles que le journal de voyage, l’essai ethnologique ou social, le
reportage, le conte, le roman, etc. Il est par ailleurs souvent difficile de décider si un texte est
une fiction ou un véritable journal de voyage, s’il s’agit d’un voyage imaginaire ou d’un
périple vécu par le narrateur. Cette incertitude dans la forme de l’écriture du voyage pendant
l’entre-deux-guerres est une des raisons pour lesquelles j’évalue dans le même groupe, aussi
bien des récits fictionnels (ou majoritairement fictionnels) que des textes factuels (ou
majoritairement factuels). Mon critère principal est que l’écrivain ait voyagé en Indochine
dans les années vingt et trente et qu’il ait publié, à la même époque, un texte inspiré de ce
voyage. Ce sont des textes où, potentiellement, trois voyages se superposent – sans être
nécessairement identiques – celui de l’écrivain, celui du narrateur (s’il est effacé on peut
cependant conclure qu’il est allé sur place) et celui du héros. Je ne me limite donc pas au
corpus des œuvres qui sont typiquement des « récits de voyages » dans la définition qu’en a
donné Jan Borm dans « Defining Travel : On the Travel Book, Travel Writing and
Terminology », où le récit raconte le voyage de trois personnages identiques : auteur,
narrateur et héros.18 Je considère, pour reprendre la belle formulation de Pierre Brunel, que la

16
PRATT, Mary-Louise, Imperial Eyes. Travel Writing and Transculturation, Londres/New Yok, Routledge,
1992, p. 6-7.
17
Voir SAID, Edward W., Orientalism. Western Conceptions of the Orient (1978), Londres/New York, Pinguin
Books, 1995.
Ibid., L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident (1978), trad. MALMOUD, Catherine, Paris, Seuil, 2003.
Pour les nostalgiques de l’Indochine française, voir entre autres : JAY, Madeleine et Antoine, Notre
Indochine. 1939-1947, Paris, Les Presses de Valmy, 1994 ;
GUERIVIERE, Jean de La, Indochine. L’envoûtement, Paris, Seuil, 2006 ;
RIGNAC, Paul, Indochine. Les Mensonges de l’anticolonialisme, Paris, Indo Editions, 2007.
18
BORM, Jan, « Definig Travel : On the Travel Book, Travel Writing and Terminology », dans : HOOPER, Glenn
and YOUNGS, Tim (dir.), Perspectives on Travel Writing, Aldershot, Ashgate Publishing Ltd, 2004, p. 13-27.
20 « Putain de colonie ! »

littérature de voyage est une « métamorphose […] de l’expérience personnelle de l’écrivain-


voyageur […] pour aboutir au texte ».19
Dans cette recherche centrée sur la relation entre littérature et colonialisme chez les
voyageurs, un corpus d’écrivains-voyageurs se dessine qui peut sembler hétéroclite : on pense
à des grands noms tels que André Malraux, Roland Dorgelès, Paul Claudel, Henri Michaux,
Pierre Benoit, Claude Farrère, Paul Morand, Léon Werth, les frères Tharaud mais aussi à des
voyageurs obscurs tels que Henri Duval, Jean Tardieu, Camille Drevet, Maurice Percheron,
Paule Herfort en passant par des reporters oubliés aujourd’hui mais qui ont fait vibrer leur
époque par leurs récits (fictionnels ou non) inspirés par leurs voyages, tels que Louis
Roubaud, Andrée Viollis, Titaÿna, Louis-Charles Royer, Henriette Célarié, Jean Dorsenne,
Georges Le Fèvre, etc. Voyons de quels textes il s’agit.

Sources primaires
1. BEAUCLAIR, Germain, Visions d'Asie, Paris, Arthaud 1935.
2. BENOIT, Pierre, Le Roi lépreux, Paris, Albin Michel, 1927.
3. CACAUD, Michel, Périple dans la merveilleuse Indochine, Toulouse, Ed. du
Clocher, 1938.
4. CELARIE, Henriette, Promenades en Indochine, Paris, Baudinière, 1937.
5. CHALLAYE, Félicien, Souvenirs sur la colonisation (1935), Un livre noir du
colonialisme, Paris, Les Nuits Rouges, 2003, p. 23-157.
6. CLAUDEL, Paul, « Angkor la maléfique » Journal, Cahier IV, octobre 1921.
7. ------------------, « Mon voyage en Indochine », La Revue du Pacifique, 1922,
p. 18-27.
8. ------------------, Journal, Cahier V, février 1925.
9. ------------------, « Le Poète et le vase d’encens » (1926), L’oiseau noir dans le
soleil levant (1929), Connaissance de l’Est suivi de L’oiseau noir dans le
soleil levant, Paris, Gallimard, 1974, p. 279-294.
10. CROISSET, Francis de, La Côte de jade, Paris, Ferenczi et Fils, 1938.
11. DREVET, Camille, Les Annamites chez eux, Paris, Impr. de la Société Nouvelle
d'éditions franco-slaves, 1928.
12. DORGELES, Roland, Un Parisien chez les sauvages (1923-1924), Route des
tropiques, Paris, Albin Michel, 1944, p. 11-178.
13. ------------------, Chez les beautés aux dents limées. Les Moïs, peuple oublié
(1930), Paris, Kailash, 1998.

19
BRUNEL, Pierre, « Préface », dans : MOUREAU, François (dir.), Littérature des voyages I. Métamorposes du
récit de voyage, Actes du Colloque de la Sorbonne et du Sénat (1985), Paris/Genève, Champion-Slatkine,
1986, p. 9.
Introduction 21

14. ------------------, Entre le ciel et l’eau (1923), Route des tropiques, Paris, Albin
Michel, 1944, p 261-338.
15. ------------------, Sur la Route mandarine, Paris, Albin Michel, 1925.
16. ------------------, Partir…, Paris, Albin Michel, 1926.
17. DORSENNE, Jean, Faudra-t-il évacuer l’Indochine ?, Paris, La Nouvelle
Société d’Edition, 1932.
18. ------------------, Sous le Soleil de bonzes (1934), Paris, Kailash, 2001.
19. ------------------, Les Amants de Hué (1933), dans : Quella-Villéger, Alain
(prés.) Indochine. Un rêve d’Asie, Paris, Omnibus. 1995, p. 933-957.
20. ------------------, Loin des Blancs (1933), dans : Quella-Villéger, Alain (prés.)
Indochine. Un rêve d’Asie, Paris, Omnibus. 1995, p. 957-987.
21. DURTAIN, Luc, Dieux blancs, hommes jaunes, Paris, Flammarion, 1930.
22. ------------------, Le Globe sous le bras, Paris, Flammarion, 1936.
23. FARRERE, Claude, Une Jeune fille voyagea, Paris, Flammarion, 1925.
24. ------------------, Mes Voyages. La Promenade d’Extrême-Orient, Paris,
Flammarion, 1924.
25. GODART, Justin, Rapport de mission en Indochine (1937), dans : BILANGE,
François, FOURNIAU, Charles et RUSCIO, Alain (prés.), Justin Godart, Rapport
de Mission en Indochine. 1er janvier-14 mars 1937, Paris, L’Harmattan, 1994,
p. 34-188.
26. HENRY-BIABAUD, ?, Deux ans en Indochine. Notes de voyage (1939), Paris,
Arthème Fayard, 1945.
27. HERFORT, Paule, Sous le soleil levant (Voyage aventureux) (1939 ?), Paris,
Baudinière, 1943.
28. JOUGLET, René, Dans le sillage des Jonques, Paris, Grasset, 1935.
29. LAGRILLIERE-BEAUCLERC, Eugène, Au Pays des pagodes, Paris, Albin Michel,
1925.
30. LARIGAUDIE, Guy de, La Route aux aventures. Paris-Saïgon en automobile,
Plon, 1939.
31. LE FEVRE, Georges, Monsieur paquebot, Paris, Baudinière, 1928.
32. ------------------, L’Epopée du caoutchouc, Paris, Stock, 1927.
33. ------------------, Démolisseurs et bâtisseurs, Paris, Delpeuch, 1927.
34. ------------------, Expédition Citroën Centre-Asie : la croisière jaune, Paris,
Plon, 1933.
35. LONDRES, Albert, « La Belle Indochine », Excelsior, du 21 janvier 1922 au 15
novembre 1922, repris dans : Visions orientales, Monaco, Le Serpent à
Plumes, 2005, p. 111-180.
22 « Putain de colonie ! »

36. MALRAUX, André, La Voie royale (1930), André Malraux. Œuvres complètes.
Tome I, Paris, Gallimard, Ed. Pléiade, 1989, 368-506.20
37. ------------------, articles dans : L’Indochine. Quotidien de rapprochement
franco-annamite, Saïgon (17-6-1925 – 14-8-1925) et dans L’Indochine
enchaînée (4-11-1925 – 24-12-1925).
38. MICHAUX, Henri, Un Barbare en Asie, Paris, Gallimard, 1933.
39. MORAND, Paul, Rien que la Terre, Paris, Grasset, 1926.
40. ------------------, Bouddha vivant, Paris, Grasset, 1927.
41. PERCHERON, Maurice, Tour d’Asie, Paris, Denoël et Steele, 1936.
42. POURTALES, Guy de, Nous à qui rien n’appartient, Paris, Flammarion, 1931.
43. ROUBAUD, Louis, Viet Nam. La tragédie indo-chinoise, Paris, Valois, 1931.
44. ------------------, Christiane de Saïgon, Paris, Grasset, 1932.
45. ROYER, Louis-Charles, Kham la Laotienne. L’Or et les filles du Laos, Paris,
Ed. de France, 1935.
46. TARDIEU, Jean, Lettre de Hanoï (1928), Paris, Gallimard, 1997.
47. THARAUD, Jérome et Jean, Paris Saïgon dans l’azur, Paris, Plon, 1932.
48. TITAŸNA, Mon Tour du monde, Paris, Louis Querelle, 1928.
49. ------------------, Loin, Paris, Flammarion, 1929.
50. VIOLLIS, Andrée, Indochine S.O.S., Paris, Gallimard, 1935.
51. WERTH, Léon, Cochinchine (1926), Paris, Viviane Hamy, 1997.21

Cette longue liste est loin d’être exhaustive. Il me faut avouer que je trouve régulièrement de
nouveaux titres depuis le début de cette recherche. L’étendue du corpus indique déjà combien
le voyage en Indochine était populaire puisque tous ceux qui y ont voyagé n’ont pas
nécessairement tiré de leur expérience des récits de voyage, des romans ou des essais.
Je me refuse à faire une analyse typologique des récits ou des voyageurs, mon objectif
est d’analyser, de décanter leurs textes produits à partir d’une expérience commune, celle de
l’Indochine française à l’époque de l’entre-deux-guerres. Ce qui ne veut pas dire que tout
voyageur fait partie de ma liste. Nguyễn Tien Lang est un écrivain indochinois qui a voyagé

20
Même si La Tentation de l’Occident, Les Conquérants et La Condition humaine ont été inspirés par le séjour
en Indochine de Malraux ils ne feront que sporadiquement l’objet de mon analyse, puisqu’ils ne traitent pas
de l’Indochine, ils ne font pas partie de mon corpus.
MALRAUX, André, La Tentation de l’Occident (1926), André Malraux. Œuvres complètes. Tome I, op. cit. ,
p. 57-111 ;
Ibid., Les Conquérants (1928), André Malraux. Œuvres complètes. Tome I, op. cit., 115-313 ;
Ibid., La Condition humaine (1933), André Malraux. Œuvres complètes. Tome I, op. cit., p. 509-771.
21
Ce texte est la réédition de : « Notes d’Indochine I », dans : Europe, 15 septembre 1925, p. 4-32, « Notes
d’Indochine II », dans : Europe, 15 octobre 1925, p. 160-187 et « Notes d’Indochine III », dans : Europe, 15
novembre 1925, p. 262-291. Ces « Notes d’Indochine » ont aussi paru dans L’Indochine enchaînée en 1925.
Introduction 23

en Indochine et publié Indochine la douce (1936), le professeur de musique et de théâtre Bui


Thanh Vân a lui aussi publié son récit de voyage au Cambodge : Les Temples d’Angkor
(1923) ; Roland Meyer est un colonial qui, après une dizaine d’années de Cambodge va
prendre son poste au Laos, il raconte son voyage dans Komlah (1930) ; Yvonne Schultz,
Gabrielle Vassal et Jeanne Alliau ont, elles aussi, publié des textes dans lesquels elles
racontent le passage sur le paquebot et leur arrivée dans la colonie à la suite de leurs époux
qui y ont été nommés.22 Il va sans dire que ces voyageurs ne peuvent prétendre à une position
distante de témoin de la colonie : ils en sont des acteurs, plus que les voyageurs de mon
corpus qui y sont arrivés sans l’intention de s’y installer. Ce qui n’empêche que leurs textes
sont essentiels si l’on veut prétendre évaluer l’originalité ou le conformisme de l’écriture des
voyageurs de mon corpus.
Le corpus ainsi édifié semble sans doute peu orthodoxe par son manque de considération pour
le critère fiction–non-fiction, par l’inéluctable mélange de noms réputés et d’auteurs
inconnus, de littérature élevée et de culture populaire, néanmoins, comme le souligne Charles
Forsdick, dans Travel in Twentieth-Century French and Francophone Cultures, on peut
analyser le voyage en littérature dans un sens large, celui d’ « écriture du voyage », un genre
littéraire d’autant plus intéressant que justement, toujours selon Charles Forsdick, « entre la
Première et la Deuxième Guerre mondiale, la France voit un renouvellement complet […] de
l’écriture du voyage ».23 Après mûre réflexion et maintes tentatives pour affiner mes critères
de sélection ou faire une stricte distinction entre fiction et récit de voyage factuel ou entre
types de voyageurs – ceux qui ont logé à l’hôtel et ceux qui ont loué des logements ou qui ont
été accueillis chez les coloniaux : c’est la distinction que tentent de mettre en pratique les
écrivains de Littératures de la péninsule indochinoise (1999), je choisis de les évaluer tous
ensemble.24 Cependant il y a des différences entre mes sources primaires. Je ne procéderai pas
à l’analyse systhématique de chacune des ces sources : certains textes sont plus intéressants

22
NGUYễN TIEN LANG, Indochine la douce, Hanoï, Ed. Nam Ky, 1936 ;
BUI THANH VAN, Les Temples d’Angkor, Hué, Dac-LaPress, 1923 ;
MEYER, Roland, Komlah. Visions d’Asie, Paris, Pierre Roger, 1930 ;
ALLIAU, Jeanne, Invitation au voyage. Indochine années 30 (19 ??), Collonges-la-Rouge, 1985 ;
SCHULTZ, Yvonne, Sous le Ciel de jade, Paris, Plon, 1930 ;
VASSAL, Gabrielle, Mon Séjour au Tonkin et au Yunnan, Paris, Pierre Roger, 1928.
23
FORSDICK, Charles, Travel in Twentieth-Century French and Francophone Cultures. The Persistance of
Diversity, Oxford/New York, Oxford University Press, 2005, p. 82. Ma traduction.
24
HUE, Bernard, COPIN, Henri, PHAM DAN BINH, LAUDE, Patrick et MEADOWS, Patrick, Littératures de la
péninsule indochinoise, Paris, Karthala, 1999.
D’ailleurs, à mon avis cette distinction ne fonctionne pas du tout puisque Albert Londres loue une maison
pour son séjour hanoïen – alors qu’il est indiscutablement un voyageur – et le Gouverneur en voyage
d’inspection en Indochine logeait lui aussi dans les grands hôtels (entre autres celui des ruines d’Angkor).
24 « Putain de colonie ! »

que d’autres et apparaîtront plus souvent au fil des chapitres. J’accorderai plus d’attention à
certaines sources qu’à d’autres mais toutes sont considérées comme caisse de résonance
potentielle de changements idéologiques et esthétiques.

Je dois préciser que j’ai commencé mon analyse par Malraux, parce que c’est le seul
écrivain voyageur de l’Indochine française chez qui Edward Said, le spécialiste de l’analyse
culturelle de l’Empire, fait un lien explicite entre nouvelle esthétique et position spécifique
face au colonialisme. Edward Said affirmait, en 1993, dans son étude sur les liens entre
littérature et impérialisme, que Malraux appartient au mouvement moderniste.25 Une des
caractéristiques de ce mouvement littéraire serait d’avoir répondu à la question du
colonialisme à contre-courant de la mentalité dominante de l’époque.26 Selon Said, la grande
majorité de la littérature de l’ère coloniale – il ne fait pas de distinction entre les Empires –
s’est fait porte-parole de la colonisation. Une pléthore de romanciers, dont Rudyard Kipling,
Jules Verne ou Pierre Loti, célèbre les succès de l’entreprise coloniale en mettant en avant un
héros qui trouve ce qu’il cherchait dans les territoires exotiques et qui rentre au pays, sain et
sauf ou même enrichi. Dans l’optique d’Edward Said, le modernisme, avec la conscience de
soi, la discontinuité, l’auto-référentialité et l’ironie, est au contraire marqué par l’angoisse et
le doute face au colonialisme. Parmi les œuvres qui montrent cette réaction typiquement
moderniste, il cite Heart of Darkness de Joseph Conrad (1902), A Passage to India d’Edward
Morgan Forster (1924) et La Voie royale d’André Malraux (1930). Il avance cette hypothèse :
la confrontation à l’autre, au colonisé et à sa culture, a contribué à déclencher, en Occident, ce
nouveau courant culturel. Il considère ainsi que le modernisme contient une réaction à une
influence de l’Empire.

Les récits et les romans de Conrad reproduisent les contours agressifs du grand dessein
impérial, mais sont aussi infectés par une lucidité ironique aisément reconnaissable : celle de
la sensibilité moderniste postréaliste. Avec Conrad, Forster, Malraux, T.E. Lawrence, la
narration abandonnant le triomphalisme impérial, pousse à l’extrême la conscience de soi, la
discontinuité, l’autoréférentialité, l’ironie corrosive – dont les dispositifs formels sont à nos
yeux les caractéristiques du modernisme, courant culturel qui comprend aussi les oeuvres
majeures de Joyce, T.S. Eliot, Proust, Thomas Mann et Yeats. Ce que je voudrais suggérer,
c’est que de nombreux traits cruciaux du modernisme, que nous expliquons d’ordinaire par
des dynamiques purement internes à la culture et à la société occidentales, intègrent une

25
SAID, Edward W., Culture and Imperialism, Londres, Chatto and Windus, 1993, p. 226.
26
Ibid.
Introduction 25

réaction à des pressions extérieures (venues de l’imperium) sur cette culture. C’est sûrement
vrai pour les œuvres de Conrad, vrai aussi pour les celles de Forster, T.E. Lawrence et
Malraux.27

Said fait donc le lien entre littérature moderniste et une certaine attitude face au colonialisme
chez quatre voyageurs : Conrad, Forster, Lawrence et Malraux.
C’est à partir du travail de Said que commence le mien. Comme on le sait Edward
Said est le chercheur qui a lancé les études postcoloniales, même s’il réfute l’appartenance à
cette discipline. On aura compris que ma recherche, centrée sur les relations entre littérature et
colonialisme, s’inspire largement des travaux déjà réalisés par les tenants de l’approche
postcoloniale. Au moment où j’ai commencé ce travail, les théories postcoloniales étaient
encore décriées, mais surtout peu connues dans le milieu universitaire français. Jean-Marc
Moura regrettait très justement que face aux théories postcoloniales, « pour l’heure [en 2003],
le champ intellectuel français fait de la résistance ».28 A l’heure actuelle le colonialisme est de
nouveau revisité en France et principalement par des historiens et journalistes, on l’a vu dans
la presse lors de la réaction face à la loi du 23 avril 2005 dans laquelle l’Etat français stipulait
la manière d’enseigner l’histoire – « Les programmes scolaires reconnaissent en particulier le
rôle positif de la présence française outre-mer » –, dans le refus que lui ont opposé les
« Indigènes de la République » ; on l’a également vu lors des crises des banlieues des
dernières années, lors de la reconnaissance du rôle de la torture pendant la Guerre d’Algérie,
etc. Les termes « devoir de mémoire » ont envahi tous les discours. Indiscutablement le
colonialisme est à la mode.
Ce qui ne veut pas dire que la manière de le revisiter soit toujours bénéfique, ni
d’ailleurs que les théories postcoloniales aient enfin trouvé droit de cité dans l’université
française. Les choses changent, mais lentement et mon travail veut contribuer à faire le pont
entre des théories majoritairement anglo-saxonnes et la littérature et la culture de l’Empire
français. La confrontation entre les deux devrait permettre un mutuel enrichissement. Les
théories postcoloniales peuvent apporter des lumières à certaines pratiques coloniales de la
France et, bien entendu, les spécificités françaises doivent pouvoir permettre des recadrages
aux théories postcoloniales qui ont, jusqu’à présent, pu affirmer tout ce qu’elles désiraient sur

27
Ibid., p. 271.
28
MOURA, Jean-Marc, « Sur l’étude postcoloniale des lettres francophones en France », Francophone
Postcolonial Studies, vol. I, nr. 1, 2003, p. 64-71, p. 64.
26 « Putain de colonie ! »

l’Empire colonial français, sans avoir à craindre la contradiction. Il est temps de s’en mêler,
disait à juste titre la regrettée Jacqueline Bardolph.29
Il me semble aussi utile de porter l’analyse sur un colonialisme qui ne concerne pas
l’Islam. Non pas parce que l’Islam est à la mode et que tout le monde s’en occupe déjà, mais
simplement parce que l’hypervisibilité religieuse de certains Français issus de la relation
coloniale empêche, à mon avis, de considérer l’héritage colonial à partir de critères plus
larges, ceux de la culture, de ses modes de domination et de résistance. Dans les guerres des
mémoires (entre les révisionnistes et les adeptes de la repentance) qui déchirent l’Hexagone,
la considération d’une autre situation coloniale peut contribuer à éclaircir certaines questions
en concernant une autre. Mon attention pour les pratiques des voyageurs de l’entre-deux-
guerres peut, selon moi, dépasser le contexte spécifique de ma recherche. Elle offre des
possibilités pour considérer nos propres pratiques dans un monde contemporain qui, depuis
environ une décennie, se rend compte de l’importance de revisiter son passé colonial. Comme
le dit Bernard Mouralis dans son essai de 1999, et contrairement à la terminologie du devoir
(moralisateur), les Français ont le droit de savoir ce qui a été fait en leur nom.30 C’est du droit
de mémoire qu’il s’agit alors, et non pas du devoir, ce qui suppose un désir de savoir (sans
nostalgie) qui est aux antipodes de l’attitude de déni de certains nostalgiques d’une aventure
qu’ils ont bien souvent vécue personnellement.
Ma position de lectrice doit donc aussi influencer ma lecture. C’est l’habitude des
théories postcoloniales de dire à partir de quelle position l’on parle. Avant de commencer
cette étude, ma relation à l’Indochine était seulement celle d’une touriste au Việt Nam et au
Cambodge. Je suis donc moi aussi touchée par le discours exotique sur l’Indochine, un
exotisme qui perdure et qui fait qu’un francophone sera plus attiré par un voyage au Việt Nam
que par un voyage en Malaisie (ancienne colonie Anglaise). Mais, en tant que Belge, ma
relation à la colonisation française est sans doute moins marquée que celle qu’aurait une
Française ou une Vietnamienne ; même si cela ne garantit pas, par définition, la retenue et la
neutralité nécessaires à la recherche. J’espère être assez impartiale et honnête vis à vis des
différents écrivains que j’aurai analysés, aussi bien face à leurs innovations esthétiques que
face à leur positionnement (anti)colonial.

29
BARDOLPH, Jacqueline Etudes postcoloniales et littérature, Paris, Champion, 2002.
30
MOURALIS, Bernard, République et colonies, entre mémoire et histoire, Paris, Présence africaine, 1999, dans :
MAGEON, Anthony, Cahier d’études africaines, http://etudesafricaines.revues.org/document58.html, 21-03-
2006.
Introduction 27

L’évaluation postcoloniale de Malraux-voyageur et moderniste n’est que mon point de


départ et je ne m’en tiens pas à lui. Non seulement il n’est pas l’unique voyageur de
l’Indochine, mais il n’est pas non plus le seul à prendre une position particulière face au
colonialisme, ni d’ailleurs le seul à éprouver en Indochine le besoin d’une esthétique
novatrice. Dans l’attention que je porte au rôle de caisse de résonance des voyageurs, à la
manière dont les changements culturels et discursifs retentissent dans leurs récits, je ne peux
construire mon argumentation exclusivement à partir des voyageurs. Au contraire, la mise en
évidence de la spécificité de l’écriture du voyage – ou de voyageurs individuels – ne peut
apparaître que si je les lis face à ceux des autres acteurs du colonialisme. Il me faut ainsi
considérer les productions culturelles de la métropole (par exemple des chansons populaires,
bandes dessinées, les expositions coloniales, etc.), celles des coloniaux (les textes des
romanciers et des théoriciens du colonialisme) et, évidemment, celles des Indochinois (dans la
mesure du possible leurs écrits – les textes rédigés en français ne sont hélas pas toujours
faciles à se procurer et il existe très peu de traductions françaises de ceux rédigés en quốc
ngữ, en khmer, en lao et en d’autres langues de la péninsule indochinoise; la majorité des
traductions disponibles sont en anglais et je dois avouer ne pas parler ces langues asiatiques –
et d’autres formes de représentations culturelles – caricatures, vêtements, etc.).31 Si, comme le
préconise Jean-Marc Moura dans Culture postcoloniale, le futur des théories postcoloniales
c’est l’analyse transcoloniale – il entend par là les comparaisons entre les divers Empires
coloniaux –, on ne voit pas pourquoi on devrait laisser de côté les textes publiés par les
Indochinois à la même époque.32 Evidemment la comparaison entre Empires est essentielle –
je m’arrête également à une comparaison de mon corpus avec la littérature anglo-saxonne
moderniste et avec certaines pratiques culturelles de l’Indonésie néerlandaise – mais plus
important encore à mon sens est la confrontation avec les textes publiés par la population qui
a subi comme subalterne le joug du colonialisme. C’est bien ce que préconisent Ann Laura
Stoler et Frederick Cooper en 1997 ; pour eux, la métropole et la colonie, les colonisateurs et
les colonisés doivent être considérés de concert, dans un même champ analytique.33

31
J’essaye par contre, dans la mesure du possible, de reproduire les noms propres en quốc ngữ, en indiquant les
signes diacritiques.
32
MOURA, Jean-Marc, « Les influences et permanences coloniales dans le domaine littéraire », dans :
BLANCHARD, Pascal et BANCEL, Nicolas, Culture post-coloniale. 1961-2006. Traces et mémoires coloniales
en France, 2007, p. 166-175.
33
STOLER, Ann Laura et COOPER, Frederick, « Between Metropole and Colony : Rethinking a research
Agenda », dans COOPER, Frederick et STOLER, Ann Laura (dir.), Tensions of Empire. Colonial Cultures in a
Bourgeois World, Berkeley, University of California Press, 1997, p. 1-57.
28 « Putain de colonie ! »

C’est donc une lecture en contre-point que je veux appliquer à mon corpus, une
technique qu’Edward Said à mise en pratique aussi bien dans son Orientalisme que dans son
Culture et impérialisme. Néanmoins, le contre-point de Malraux, Said est allé le chercher
principalement chez les romanciers anglo-saxons, sans évaluer ce que le futur Hồ Chí Minh,
par exemple, a publié et fait lorsque Malraux s’occupait de l’Indochine ; Edward Said ne parle
de ce grand révolutionnaire que lorsqu’il est déjà ‘Oncle Hô’.

Les trois grands axes d’analyse de mon corpus sont donc : la littérature de voyage, le
colonialisme et le modernisme. Il s’agit d’évaluer l’impact de la confrontation coloniale à
travers les textes des auteurs ayant séjourné comme ‘passants’ dans les territoires de
l’Indochine occupés par l’Empire. Mon attention à cette production est double : d’une part
idéologique, d’autre part littéraire. L’art du voyageur-observateur du colonialisme, sa manière
d’écrire subissent probablement l’influence de cet univers. C’est du moins mon hypothèse.
Celle-ci suscite toute une série de questions qui me guideront au cours de ma recherche.
Quel est l’impact de la colonie sur la littérature du voyage ? Le colonialisme en tant
que système observé éveille-t-il des prises de positions ‘anticoloniales’ ? Et si oui, quels sont
les critères de cet anticolonialisme ? Ce monde nouveau éveille-t-il le besoin d’écrire
autrement, d’imaginer de nouvelles formes qui seraient à même de mieux rendre la colonie (et
une position anticoloniale) que les formes littéraires précédentes ? Et si oui, s’agit-il du
modernisme ? En quoi ce ‘modernisme’ s’écarte-t-il d’autres formes qui s’attachent, elles
aussi, à décrire la colonie : telles que la littérature coloniale, les récits de voyage exotiques ou
ethnologiques ? Dans le cas où il s’agirait bel et bien d’une nouvelle esthétique et d’une prise
de position anticoloniale, a-t-elle eu quelque effet sur la métropole et ses décideurs ?

C’est à partir du positionnement du roman de Malraux dans un modernisme littéraire


que je commence mon étude. L’analyse de Said ouvre la voie à tout un questionnement : est-il
exact que La Voie royale mette en avant une angoisse qui prend sa source dans la
confrontation à la colonie ? Si Malraux est un exemple de cette ‘réponse’ moderniste, est-il le
seul de la littérature française ?34 Et d’ailleurs, peut-on parler d’un modernisme littéraire dans

34
Il est assez étrange qu’Edward Said ne cite pas Voyage au Congo d’André Gide (1927), alors que Gide est
considéré comme un des chefs de file du modernisme français et que son récit de voyage a contribué à mettre
fin au système des Grandes Concessions.
GIDE, André, Voyage au Congo (1927) suivi de Retour du Tchad (1928), Paris, Gallimard, 1995.
pour une analyse de ce texte, voir : Poel, Ieme van der, « André Gide’s Congo : The Possessor Possessed »,
dans : Remembering Empire, Londres, Society for Francophone Postcolonial Studies, 2001, p. 65.
Le texte de Gide semble, à première vue, plus probant que celui de Malraux pour ce qui est du lien entre
Introduction 29

l’hexagone ? Cette question fera l’objet du premier chapitre. Dans le deuxième chapitre, je
m’interrogerai plus spécifiquement sur La Voie royale : ce roman de Malraux est-il une œuvre
moderniste ? Et si oui, quel est le lien avec l’engagement anticolonial ? Cette question
délicate je ne ferai qu’en évaluer les difficultés au chapitre trois, pour la reprendre au cours
des différents chapitres et, bien entendu, dans la conclusion. Ces trois premiers chapitres me
permettront de définir les critères du modernisme et de vérifier que ce mouvement littéraire
est à la base des changements esthétiques des voyageurs face à la colonisation. Dans le
chapitre qui suit, le chapitre quatre, je me pencherai sur les théories postcoloniales et, au
chapitre cinq, sur la résistance qu’elles rencontrent encore à l’heure actuelle en France. Ces
cinq premiers chapitres, qui forment le premier volet – un volet plutôt théorique –, m’auront
permis de dégager plus précisément les concepts et approches utiles pour le reste de mon
analyse.
Dans le deuxième volet, il sera question de discours coloniaux d’un point de vue
historique. Tout d’abord, dans le chapitre six, je tenterai d’apprécier la pertinence de l’analyse
de L’Orientalisme saidien dans le contexte de l’Indochine depuis le début de ses contacts avec
la France. Puis, au chapitre sept, la chanson La Petite tonkinoise de 1906 sera analysée
comme modèle d’objet culturel qui sous-tend l’action de la conquête coloniale. Et, dans le
dernier chapitre de ce volet, le chapitre huit, j’évaluerai les variations des discours coloniaux
de l’entre-deux-guerres à partir d’une nouvelle version de la même chanson interprétée, cette
fois, par Joséphine Baker.
Je passerai, avec le troisième volet, à la position spécifique du voyageur dans le
contexte colonial de l’entre-deux-guerres, sans oublier les colonisés en France qui sont aussi,
d’une certaine manière, des voyageurs et se trouvent, comme eux, à une zone de contact
culturel. Ce sera l’objet du chapitre neuf. Dans le chapitre dix je considérerai les raisons pour
lesquelles les voyageurs se déplacent jusque dans les colonies et évaluerai, au chapitre onze,
jusqu’à quel point on peut s’attendre, de leur part, à une complicité coloniale ou à un
engagement ‘anticolonial’. Le chapitre douze s’attachera à dégager l’apport possible de la
forme du reportage littéraire. Je reprendrai, au chapitre treize, l’analyse que fait Said de La
Voie royale. Ce qui m’aidera, au chapitre quatorze, à formuler des critères plus précis quant
au terme si délicat de ‘anticolonialisme’.

modernisme français et une nouvelle attitude face au colonialisme. C’est d’autant plus étrange qu’il compare
le héros de Malraux Perken, à un héros de Gide, le Ménalque de L’Immoraliste.
GIDE, André, L’Immoraliste (1902), Paris, Mercure de France, 1982.
30 « Putain de colonie ! »

Le dernier volet sera consacré au ‘grand tour’ de l’Indochine, à la narration d’étapes


‘obligatoires’ du voyage. Je n’analyserai cependant que les représentations de scènes, de
personnages, de pratiques ou d’objets itératifs de la narration de l’Indochine, que l’on
retrouve à la fois dans les textes des voyageurs, des Indochinois et des coloniaux. Aux
chapitres quinze et seize, le silence de l’Indochine jouera un rôle central et en particulier celui
du tireur de pousse, dans le véhicule duquel tout voyageur se doit de monter. Le chapitre
quinze traitera du stéréotype attaché au mutisme de l’Indochine alors que le suivant, le
chapitre seize, évaluera la gamme de ces silences. La visite aux ruines d’Angkor, un autre
must du voyage d’Indochine, sera traitée au chapitre dix-sept, où les ruines seront évaluées en
tant qu’argument justificateur du colonialisme. Le chapitre dix-huit portera sur leur
disparition du récit de voyage. Le port du costume colonial fera l’objet des chapitres dix-neuf
à vingt et un. Au chapitre dix-neuf j’évaluerai la contradiction entre l’esthétique de la
blancheur et le discours du rapprochement. Au chapitre vingt, je tenterai de voir quelles
significations ont les vêtements des ‘autres’ pour les Indochinois et pour les voyageurs et si ce
sont les mêmes. Le chapitre vingt et un s’attachera à montrer l’importance des costumes de
l’Indochine dans le regard productif des voyageurs. Quant aux chapitres vingt-deux et vingt-
trois, toujours concernés par l’habillement, ils traiteront de l’abandon de ce costume,
respectivement chez les « retour de France » et chez les femmes modernes, les « garçonnes ».
Le dernier chapitre, chapitre vingt-quatre, sera consacré à l’effet (ou au manque d’effet) de la
contradiction que les écrivains du voyage apportent aux discours coloniaux dominants.

Je me laisse guider, dans ma recherche, par deux questions simultanées qui


représentent les deux faces de mon approche. La première porte sur l’esthétique : peut-on
analyser certains de ces textes comme des œuvres ‘modernistes’ ? La seconde concerne leur
position par rapport au colonialisme : peut-on trouver chez ces voyageurs une forme
d’anticolonialisme ? Mon objectif est donc d’éclaircir certains points de contact et
l’articulation entre littérature et idéologie sous la domination coloniale. C’est alors la relation
des plus ambiguës entre colonialisme et modernisme qui me préoccupe. Souhaitant mettre en
avant – s’il existe – un courant de contestation esthétique qui s’est nourri de l’accusation du
colonialisme, je m’intéresse aux formes d’oppression et de résistance que les habitants et les
voyageurs de l’Indochine ont opposées à la domination coloniale.
VOLET 1

MODERNISME ET POSTCOLONIALISME :
DEUX CONCEPTS CONTROVERSES DANS LA CRITIQUE LITTERAIRE

FRANÇAISE DE L’HEXAGONE.
CHAPITRE I

DU MODERNISME EN LITTERATURE FRANÇAISE

Mettant l’accent sur l’antimodernité des


antimodernes, on fera voir leur réelle et durable
modernité.
Antoine Compagnon, Les Antimodernes (2005).35

Ce chapitre sera divisé en trois parties. Je commencerai par interroger la pertinence de la


question du modernisme pour la littérature française. Ensuite je mettrai en avant les réactions
esthétiques qui caractérisent ce mouvement littéraire et enfin, je m’arrêterai aux
bouleversements de la modernité qui ont été à la base de son émergence.

1. - Pertinence d’un modernisme français


1.1. - Rejet hexagonal du terme ‘modernisme’

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, le modernisme n’est pas un mouvement littéraire
anglophone ; c’est un mouvement international qui compte des représentants dans la majorité
des pays occidentaux, en Amérique du Sud et même, comme l’explique Peter Zinoman, dans
la littérature vietnamienne.36 Il représente une tendance littéraire mondiale constituée d’un
vrai réseau d’artistes qui entretenaient entre-eux un contact soit direct, soit par œuvres
interposées. Il ne s’agit certes pas d’une école, car les écrivains n’ont formulé ni programme,
ni définition de leur art et ne se sont eux-même jamais nommés ‘modernistes’.
C’est en premier lieu la critique anglophone qui s’est servie du terme a posteriori pour
qualifier ce mouvement esthétique. Si dans cette optique, on peut dire que la dénomination

35
COMPAGNON, Antoine, Les Antimodernes de Joseph de Maistre à Roland Barthes, Paris, Gallimard.
Bibliothèque des idées, 2005, p. 8.
36
ZINOMAN, Peter, « Vũ Trọng Phụng’s Dumb Luck and the nature of Vietnamese modernism », dans : VU
TRọNG PHụNG, Số Đỏ (1936), trad. NGUYễN NGUYệT CầM et ZINOMAN, Peter, Dumb Luck, Ann Arbor,
University of Michigan Press, 2002, p. 3-31.
34 Volet 1 : Modernisme et postcolonialisme

‘modernisme’ vient d’outre-manche, les spécialistes du modernisme anglophone


reconnaissent généralement que les précurseurs du mouvement ont été Baudelaire et
Mallarmé; leurs idées sur l’art sont à la base de l’esthétique moderniste. Baudelaire a été le
premier à parler de la ‘modernité’ comme sujet artistique.

Ainsi il va, il court, il cherche. Que cherche-t-il ? A coup sûr, cet homme, tel que je l’ai
dépeint, ce solitaire doué d’une imagination active, toujours voyageant à travers le grand
désert d’hommes, a un but plus élevé que celui d’un pur flâneur, un but plus général, autre
que le plaisir fugitif de la circonstance. Il cherche ce quelque chose qu’on nous permettra
d’appeler la modernité ; car il ne se présente pas de meilleur mot pour exprimer l’idée en
question. [...] La modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art,
dont l’autre moitié est l’éternel, l’immuable.37

Quant à Mallarmé, il s’est lui aussi laissé inspirer par Baudelaire. La lecture des Fleurs du
mal lui révèle le « douloureux déchirement entre les contraintes d’un réel méprisable et les
utopies d’une réalité inaccessible ».38 Ses idées sur l’art comme « elliptique, polyvalent et la
production indistincte de la mémoire et du rêve », sont celles que l’on trouve à la base de
l’esthétique moderniste.39 C’est pourquoi Frank Kermode peut affirmer, contre l’idée
préconçue d’une origine anglophone, que le modernisme est caractérisé par un « mouvement
de translatio studii moderni de la France vers l’Angleterre et les Etats Unis ».40
Lorsque l’on parle d’un mouvement moderniste français, il ne s’agit donc pas de
mettre en avant l’influence à sens unique de la littérature anglaise sur les lettres françaises. Le
modernisme prend racine dans les échanges entre des artistes de plusieurs pays, et inclut
certainement des artistes français. Les ouvrages sur le modernisme européen – je pense en
particulier aux travaux de chercheurs travaillant dans les universités néerlandophones – citent
bien souvent des auteurs français.41 Outre les précurseurs, Baudelaire et Mallarmé, sont

37
BAUDELAIRE, Charles, Le Peintre de la vie moderne (1863) cité dans : MITTERAND, Henri (prés.), Littérature,
XIXe siècle, Paris, Nathan, 1986, p. 383. Italiques dans l’original.
38
MALLARME, Stéphane, Poésies et Proses (1862-1864), ibid., p. 527.
39
TRAVIS, Martin, An Introduction to Modern European Literature. From Romanticism to Postmodernism,
Londres, Macmillan Press LTD, 1998, p. 113.
Sauf précisé autrement, les traduction en français des textes en langues étrangères sont de ma main.
40
KERMODE, Frank, Modern Essays, Londres, Collins Fontana Books, 1971, p. 42.
41
A commencer par l’ouvrage devenu classique : FOKKEMA, Douwe et IBSCH, Elrud, Het Modernisme in de
Europese letterkunde, Amsterdam, Uitgeverij De Arbeiderspers, 1984 qui a été traduit en anglais sous le
titre : Modernist conjectures. A mainstream in European literature : 1910-1940, New York, St. Martin’s
Press, 1988 ;
Voir aussi les plus récents : BAETENS, Jan, HOUPPERMANS, Sjef, LANGEVELD, Arthur, LIEBREGTS, Peter
(dir.), Modernisme(n) in de Europese letterkunde, 1910-1940, Louvain, Peeters, 2003 ;
KOFFEMAN, Maaike, Entre classicisme et modernité. La Nouvelle Revue Française dans le champ littéraire
Chapitre I : Du modernisme en littérature française 35

considérés comme les figures de proue du modernisme dans les lettres françaises : Marcel
Proust, André Gide, Paul Valéry et Valery Larbaud. Ces écrivains ne seraient, par ailleurs,
que les chefs de file d’un mouvement fortement représenté en France.42 L’argument de
spécificité anglophone du modernisme est sans fondement. Yves Vadé a raison d’affirmer
que : « Dans notre littérature, aucun mouvement connu ne s’est jamais dénommé
modernisme », mais cet argument est également valable pour le courant littéraire anglo-
saxon !43 Cet argument n’est valable que si l’on décide qu’aucun modernisme n’a jamais
existé.
Si la critique de l’hexagone a cependant tendance à refuser l’existence du modernisme
dans les lettres françaises, c’est aussi parce que le terme même de ‘modernisme’ poserait
problème dans la langue française. Dans les analyses des textes considérés comme
modernistes par la critique internationale, Proust, Gide etc., la France préfère utiliser le terme
‘moderne’, jugé plus neutre. On rencontre rarement le terme ‘modernisme’ lorsqu’il est
question de ces écrivains qui sont plutôt analysés de manière individuelle par les chercheurs
français. Certains pourtant les considèrent ensemble dans une étude sur la modernité, c’est le
cas d’Antoine Compagnon. Dans sa belle étude sur Les Antimodernes (2005), Antoine
Compagnon traite de Baudelaire, Proust, Valéry, Gide mais il ne dit rien sur les modernistes
anglais. Ni Virginia Woolf, ni E.M. Forster ni Conrad ou Yeats ne figurent dans son analyse.
Il reconnaît quand même que « le jeu antimoderne, jeu français, […] [est] aussi jeu européen,
illustré par Marinetti ou De Chirico, T.S. Eliot et Ezra Pound, en rupture, eux, avec le
Nouveau Monde ».44 Il n’y parle pas non plus de Malraux et d’ailleurs la pression de l’Empire
ne participe nullement à la ‘modernité’ qu’il analyse. Cependant sa définition de l’attitude des
antimodernes face à la modernité correspond assez bien à celle des modernistes : « Les
antimodernes – non les traditionalistes mais les antimodernes authentiques – ne seraient autres
que les modernes, les vrais modernes, non dupes du moderne, déniaisés ».45 Il n’est pas ici la
place pour entrer en discussion avec Compagnon, mais je note tout de même qu’ici aussi un

de la Belle Epoque, Thèse de l’Université d’Utrecht, 2003 ;


BAETENS, Jan, HOUPPERMANS, Sjef, LANGEVELD, Arthur, LIEBREGTS, Peter (dir.), Modernisme(n) in de
Europese Letterkunde. Een ander meervoud, Louvain, Peeters, 2005.
42
FOKKEMA, Douwe et IBSCH, Elrud, op. cit., p. 22.
43
VADE, Yves, « Modernisme ou Modernité ? », dans : BERG, Christian, DURIEUX, Frank et LERNOUT, Geert.
(dir.), The Turn of the Century : Modernism and modernity in Literature and the Arts/ Le Tournant du
siècle : Modernisme et modernité dans la littérature et les arts, Berlin, De Gruyter, 1995, p. 53-65, p. 53.
44
COMPAGNON, Antoine, Les Antimodernes de Joseph de Maistre à Roland Barthes, Paris, Gallimard.
Bibliothèque des idées, 2005, p. 12.
45
Ibid., p. 8.
36 Volet 1 : Modernisme et postcolonialisme

grand spécialiste de la littérature française évite, tout au long de son ouvrage, de toucher au
terme ‘modernisme’. Celui-ci pose un réel problème à la critique hexagonale.
C’est que, selon Vadé, le suffixe –isme sous-entendrait un engagement en faveur de la
notion à laquelle il est attaché.

L’emploi du terme ‘modernisme’ en histoire littéraire de préférence à ‘modernité’ serait donc


le fait d’une terminologie de synthèse, dont il reste à savoir si elle est opportune. Or il me
semble que le système de la langue française s’y oppose. [...] ‘Modernisme’ n’implique pas
seulement la volonté de se dégager du passé et de trouver du nouveau (ce qui serait le sens du
modernism anglais), mais encore une adhésion, un engagement en faveur du moderne,
notamment dans le domaine technologique, un rapport positif au moderne qui n’est pas
seulement un choix esthétique, mais un choix de valeurs et un pari sur l’avenir.46

Ce qui signifie que le terme modernisme, suppose une valorisation de ce qui est moderne,
alors que paradoxalement, les modernistes seraient plutôt ‘anti-modernité’, même si cette
‘modernité’ est source d’inspiration artistique, puisqu’ils ont souvent une attitude critique par
rapport au monde ‘moderne’ dans lequel ils vivent. C’est une des raisons pour lesquelles les
critiques français, comme Yves Vadé, contestent l’existence du modernisme littéraire en
France.
Maaike Koffeman, dans Entre classicisme et modernité. La Nouvelle Revue Française
dans le champ littéraire de la Belle Epoque (2003), estime que cette analyse de Vadé « se
concentre trop sur le contenu intellectuel du modernisme ; […] il [lui] semble plus pertinent
de la définir [cette littérature], par ses caractéristiques formelles, qui se résument à la volonté
de rompre avec les conventions artistiques du XIXème siècle ».47 Cependant le plus grand
reproche que l’on puisse faire à Vadé n’est pas que sa définition soit trop intellectuelle, mais
simplement que l’argument qu’il avance pourrait tout aussi bien être émis pour réfuter
l’existence du modernisme anglophone qui, plus qu’un pari sur le moderne, joue bien souvent
entre passé et présent. Il n’est pas exagéré de considérer que les modernistes se montrent
assez souvent anti-modernité. Si la modernité leur est source d’inspiration, elle est
fréquemment vue comme une perte, ce qui éveille la nostalgie du passé et implique une
angoisse pour le présent et le futur. Par ailleurs, je ne suis pas convaincue par la définition de
Koffeman et considère que le modernisme ne se limite pas à une réaction contre les

46
VADE, Yves, art. cit, p. 54.
47
KOFFEMAN, Maaike, Entre classicisme et modernité. La Nouvelle Revue Française dans le champ littéraire de
la Belle Epoque, Thèse de l’Université d’Utrecht, 2003, p. 7.
Chapitre I : Du modernisme en littérature française 37

mouvements qui l’on précédés ; il est aussi influencé par le contexte extérieur dans lequel
cette modernité est débattue. Mais j’y reviendrai plus tard.
Evaluons d’abord de plus près l’argument qui permet à Vadé de rejeter l’idée même
d’un mouvement ‘moderniste’ en littérature française, l’adhésion que sous-entend le -isme.
On peut aussi se demander si le naturalisme, pour prendre un autre mouvement littéraire en –
isme, montre une inconditionnelle adhésion à la nature, un engagement en faveur du
déterminisme que le suffixe de ce mouvement supposerait. A mon avis, le modernisme
comme le naturalisme sont des mouvements esthétiques et non des grilles de valeurs. Le style
moderniste se veut moderne, parce que l’écrivain doit proposer une nouvelle manière
d’appréhender un monde neuf et non pas parce qu’il embrasse et mise sur la modernité
technologique, scientifique ou autre.
Il est cependant exact que le terme ‘modernisme’ met en avant un paradoxe ou une
friction entre le projet de modernité esthétique et la critique ou parfois même la condamnation
et le rejet de la modernité physique. Mais cette friction n’est pas l’apanage de la langue
française, elle semble au contraire inhérente au mouvement littéraire. En effet, les critiques
notent la nature apparemment contradictoire du mouvement moderniste qui « donne sa voix à
un processus de changement et de fragmentation – la modernité – qu’il a de plus en plus en
horreur ».48 Les écrivains tentent de surmonter un malaise moderniste en intégrant des
structures esthétiques modernes tout en refusant les valeurs et la modernité de la scène
contemporaine. S’il faut refuser l’existence d’un modernisme français sur base de cet
argument, il faut alors également rejeter le terme de ‘modernisme’ pour tout mouvement
littéraire, et donc aussi pour le modernisme anglo-saxon ou sud américain. Ces arguments
contre le modernisme dans les lettres françaises ne sont pas fondés ; rien ne permet de refuser,
par principe, une analyse de La Voie royale comme un texte moderniste.
Selon Houppermans, si la France rejette l’idée d’un modernisme dans ses lettres c’est
aussi à cause de la tentation de considérer les écrivains comme des individus : on analyse,
Baudelaire, Proust ou Gide comme des génies, sans penser à considérer ce qu’ils ont en
commun. Selon ce spécialiste du modernisme français, à l’entre-deux-guerres, en France,
« les textes modernistes ne sont plus précurseurs ou marginaux, mais clairement intégrés dans
la pensée contemporaine et dans les développements de la société ».49 Pour ce chercheur

48
TRAVIS, Martin, op. cit., p. 242-243.
49
HOUPPERMANS, Sjef , « Modernisme in de Franstallige literatuur », dans : BAETENS, Jan, HOUPPERMANS, Sjef,
LANGEVELD, Arthur, LIEBREGTS, Peter (dir.), Modernisme(n) in de Europese letterkunde, 1910-1940,
Leuven, Peeters, 2003, p. 95-122, p. 98. Ma traduction.
38 Volet 1 : Modernisme et postcolonialisme

l’entre-deux-guerres serait donc bel et bien une période spécifiquement moderniste de


l’histoire littéraire française ; une période qui intègre les valeurs et les formes modernistes.

1.2. - Une définition minimaliste

Une définition rigoureuse du modernisme est relativement malaisée parce qu’il s’étend sur
une vaste période dont les limites sont vagues ; les spécialistes ne sont pas d’accord quant au
début ni quant à la fin du courant. Il commence, selon les critiques, soit dans la deuxième
moitié du XIXème siècle (Astradur Eysteinsson), soit dans les années 1860 avec Baudelaire et
Mallarmé (Martin Travis), soit en 1884 avec la conférence de Berlin (Frederic Jameson), soit
encore en 1910 à cause de la citation de Virginia Woolf : « about December, 1910, human
character changed » (Douwe Fokkema et Elrud Ibsch).50 Quant à sa fin, elle est encore plus
incertaine. Apparemment, le mouvement se serait éteint aux alentours de la Deuxième Guerre
mondiale cependant certains considèrent que le postmodernisme fait partie du modernisme
(Christian Quendler).51 Dans mon analyse du contexte moderniste, je me concentrerai sur les
années après la Première Guerre mondiale, puisque c’est à cette époque que Malraux a voyagé
et publié ses textes asiatiques. Il me faut cependant souligner que le modernisme anglo-saxon
aurait vu son apogée, approximativement, autour des années 1910-1925.52 Alors que selon
l’analyse de Houppermans, en France ce serait plutôt l’entre-deux-guerres qui représenterait
son apogée.
De l’accord général, semble-t-il, le modernisme est un mouvement « esthétique qui
[...] répond à l’expérience de la ‘modernité’ ».53 L’œuvre moderniste est alors essentiellement
une réaction et se caractérise par une interrogation par rapport à la modernité. Cette définition
minimaliste implique que l’on détermine au préalable, d’une part la ‘modernité’ par rapport à
laquelle l’écrivain moderniste réagit, d’autre part, la forme, ou les formes, de cette réaction
esthétique. Ce sont les deux points charnières du modernisme littéraire qui font l’unanimité

50
EYSTEINSSON, Astradur, The Concept of Modernism, Ithaca/Londres, Cornell University Press, 1990 ;
JAMESON, Frederic, « Modernism and Imperialism », dans : EAGLETON, Terry, JAMESON, Frederic et SAID,
Edward W., Nationalism, Colonialism and Literature, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1990, p.
43-66 ;
TRAVIS, Martin, op. cit. ;
FOKKEMA, Douwe et IBSCH, Elrud, op. cit.
51
QUENDLER, Christian, From Romantic Irony to Postmodernist Metafiction, Frankfurt am Main, Peter Lang
GmbH, 2001.
52
KERMODE, Frank, op. cit., p. 43.
53
TRAVIS, Martin, op. cit., p 107.
Chapitre I : Du modernisme en littérature française 39

parmi les spécialistes du modernisme et qui formeront également la structure de la suite de ce


chapitre. Dans le point qui suit (2), je mettrai en avant les réactions formelles et structurelles
du modernisme, dans le dernier point (3), j’évaluerai les aspects de la modernité qui ont – ou
peuvent avoir – poussé les écrivains à imaginer et choisir ce type d’écriture.

2. - Une réaction esthétique


2.1. - Dialectique avec les prédécesseurs

On note que la réaction moderniste se caractérise par une révolte formelle et culturelle.54 Le
moderniste se veut anti-establishment et antibourgeois ; il est profondément élitiste. Il rejette
les normes culturelles et morales de la société bourgeoise pour les remplacer par des valeurs
centrées sur sa liberté intellectuelle et sur ses capacités artistiques, expliquent Ibsch et
Fokkema sur l’analyse desquels je base ce point de mon développement.55 Le moderniste
rejette à la fois les codes bourgeois et les codes esthétiques de ses prédécesseurs. Il a besoin
d’un autre type de représentation pour un monde qui est différent. Il se rebelle contre les
traditions littéraires et esthétiques de son temps, c’est à dire contre celles du symbolisme et du
réalisme.56
Malgré leur dette envers les symbolistes, entre autres, comme on l’a vu, les idées
mallarméennes de la fragmentation de l’art, l’évaluation de diverses hypothèses toutes aussi
probables les unes que les autres, les modernistes refusent l’existence des valeurs absolues
prônées par le symbolisme. En effet, l’esthétique symboliste postule la correspondance entre
le monde matériel et le monde élevé de la Beauté et de la Vérité absolues. C’est tout le
contraire chez les modernistes ; pour eux, la beauté n’existe pas : c’est une notion relative qui
dépend du moment et de la perspective. Il en va de même pour la vérité et pour la réalité qui
ne sont plus des données stables, mais fragmentaires. Pour le moderniste, l’art n’est pas une
valeur extérieure à l’homme ; il revient à l’artiste de la créer.
Les modernistes rejettent également l’esthétique du réalisme qui s’appuie sur des
relations claires de cause à effet, puisque, pour eux, rien n’est donné, rien n’est sûr, tout
devient possible et relatif. Le déterminisme de la littérature réaliste est, dans cette optique,
inacceptable ; il est impossible de faire des prévisions sur le destin du héros en fonction du

54
EYSTEINSSON, Astradur, op. cit., p. 2.
55
FOKKEMA, Douwe et IBSCH, Elrud, op. cit.
56
Ibid., p. 30.
40 Volet 1 : Modernisme et postcolonialisme

milieu dans lequel il vit. La logique déterministe de l’esthétique réaliste se voit remplacée par
l’hypothèse intellectuelle. Les modernistes ont conscience qu’une même histoire peut être
perçue et racontée de diverses façons, suivant diverses perspectives. La manière de percevoir
et de raconter devient alors plus importante que l’histoire en elle-même.
Le moderniste se démarque ainsi clairement de l’esthétique de ses aînés et refuse les
valeurs du passé, cependant sa révolte ne doit pas occulter que son refus du passé prend la
forme d’une dialectique plutôt que celle d’un rejet pur et dur. C’est bien ce que montre sa
réutilisation-déstruction formelle du roman ; c’est aussi ce qu’exprime T.S. Eliot lorsqu’il dit
que : « l’écrivain n’arrivera pas à produire de l’art à moins qu’il ne vive non seulement dans
le présent, mais aussi dans le moment présent du passé, cette communauté de connaissance et
de valeurs qui constituent une culture ».57 Il s’agit bien d’un jeu avec les codes anciens
lorsque le héros grec vient structurer le Ulysses (1922) de James Joyce, il s’agit aussi d’une
‘recherche’ du passé qu’entreprend Proust. Il y a, dans le modernisme, un dialogue entre
rupture avec le passé et retour au passé. On peut le concevoir comme une ‘récupération’ du
passé en même temps qu’un choix esthétique pour le moderne.58 Cette dialectique entre
formes modernes et anciennes, qui peut également prendre la forme d’une dialectique entre
‘haute’ culture et ‘basse’ culture, se traduit fréquemment par l’ironie ou par la parodie.59

2.2. - Le ‘code’ moderniste de Fokkema et Ibsch

Cette révolte culturelle et formelle montre d’abord ce à quoi le moderniste s’oppose. Son
premier objectif est de remettre en doute les valeurs du rationalisme : il pulvérise ce qui
semblait des données sûres, des sens fiables et des croyances stables.60 Il pose des questions
auxquelles il refuse de donner des réponses, de proposer des solutions. Néanmoins sa révolte
est faite de choix. Ce sont ces choix, qu’ils décantent à la lecture des grandes œuvres
modernistes, que Fokkema et Ibsch nomment le ‘code moderniste’.61 Ce code moderniste se
caractérise par une valorisation de trois concepts fondamentaux : ‘la conscience’, ‘le

57
ELIOT, T.S., « Tradition and the individual talent » (1920), cité par TRAVIS, Martin, op cit., p. 100.
58
C’est dans ce contexte qu’il faut évaluer l’originalité de la théorisation de Malraux de la pérennité de l’œuvre
d’art à partir du concept de ‘métamorphose’. Je reviendrai ultérieurement à cette notion malrucienne.
59
QUENDLER, Christian, op. cit., p. 18.
60
Rationalisme : conception selon laquelle tout ce qui existe a des causes accessibles à la raison humaine, selon
laquelle les phénomènes de l’univers relèvent d’un ensemble de causes et de lois accessibles à l’homme.
Voir : Petit Larousse illustré, Paris, Larousse, 1991, p. 817.
61
FOKKEMA, Douwe, et IBSCH, Elrud, op. cit., p. 35-40.
Chapitre I : Du modernisme en littérature française 41

détachement’ et ‘l’observation’.62 Ces trois notions clefs du modernisme, garantissent à


l’artiste la distance nécessaire pour garder sa liberté d’esprit. D’où la récurrence des termes
tels que ‘distance’, ‘intelligence’, ‘expérience’, ‘hypothèse’, et d’une thématique de
l’aventure, du voyage, ainsi que des considérations sur l’immoralisme et l’érotisme.
Pour reprendre les caractéristiques esthétiques du modernisme, on peut dire qu’il s’agit
d’un mouvement qui prône l’investigation intellectuelle, qui met en avant des hypothèses
plutôt que des vérités, qui remet en question les relations entre l’homme et son
environnement.63 Le moderniste opère dans l’univers de la fragmentation et du doute,
évaluant des possibles et soulevant des questions mais sans trancher ni donner de réponse. Il
donne la « sensation d’être précipité dans un gouffre – un tourbillon – de perpétuelle
désintégration et renouvellement, de lutte et de contradiction, d’ambiguïté et d’angoisse ».64
Ce qu’il vise donc, c’est de rendre compte de cette angoisse et de cette fragmentation. Il tente
de mimer par une écriture authentique la manière dont il prend conscience de l’univers. Les
sens et leur interprétation jouent ici un rôle essentiel. C’est plus le mouvement de la
conscience qui intéresse le moderniste, que ce dont il prend conscience. Au centre de son
esthétique se trouve alors la conscience de l’artiste et cette position centrale et élitiste dévoile
une distanciation par rapport au monde extérieur.65
L’écart entre le héros et le monde qui l’entoure est en directe relation avec l’incapacité
dans laquelle se trouve l’humain à saisir le monde extérieur. C’est bien ce que l’on doit
constater dans le roman de Virginia Woolf To the Lighthouse (1927).66 La distance à partir de
laquelle Mrs Ramsay voit le phare jamais atteint – elle le regarde à travers la fenêtre – en est
un exemple marquant. La scène de A La Recherche du temps perdu où le narrateur observe,
par une fenêtre entr’ouverte, Mlle de Vinteuil et son amie prêtes à cracher sur le portrait de
feu Mr. de Vinteuil, en est un autre.67 Le héros – et le lecteur avec lui – ne peut percevoir
directement le monde ; il le voit « à travers les reflets dans la conscience ».68 La prise de
conscience est une valeur positive des modernistes, elle est en revanche souvent malaisée,

62
Ibid., p. 46.
63
Ibid., p. 30.
64
BERMAN, Marshall, All that is Solid Melts into Air: the Experience of Modernity, Londres, Penguin, 1988, p.
15.
65
TRAVIS, Martin, op. cit., p. 112.
66
WOOLF, Virginia, To the Lighthouse (1927) New York, Paperback, 1989.
67
PROUST, Marcel, Du Côté de chez Swann, Paris, Bookking International, 1993, p. 172-173.
68
AUERBACH, Erich, Mimésis. La Représentation de la réalité dans la littérature occidentale (v.o. 1946), trad.
HEIM, Cornélius, Paris, Gallimard, 2002, p. 536.
42 Volet 1 : Modernisme et postcolonialisme

justement parce qu’elle nécessite le jeu d’intermédiaires tels que des fenêtres qui marquent
bien la distance, comme chez Woolf et Proust, ou tout simplement le fonctionnement des sens
devenus difficilement interprétables à l’heure de l’antirationalisme.
Helen Carr le montre clairement dans « Modernism and travel », le voyage et sa
thématique actualisent merveilleusement les codes du modernisme.69 Le ‘voyage’, qui est
parfois simplement un voyage ‘intellectuel’, permet à l’artiste de prendre conscience à la fois
du monde extérieur, de lui-même et de ses capacités artistiques. Il lui garantit sa position
d’observateur, sa distanciation par rapport à toute ‘vérité’ trompeuse. Grâce au mouvement –
réel ou intellectuel – que suppose le voyage, l’artiste peut accéder à l’observation de
différentes hypothèses et évaluer les possibles. Dans l’optique moderniste, ces hypothèses,
bien que fragmentaires et temporelles, rendent la réalité de manière plus authentique qu’une
vision fixe, qu’une observation apparemment stable. Le voyage représente, tout comme le
crime et l’érotisme, une variation sur un des thèmes de prédilection du modernisme,
l’aventure.70 En effet l’érotisme apparaît chez les modernistes comme une évaluation des
plaisirs possibles, un refus d’engagement et une analyse intellectuelle de la sexualité alors que
le crime permet l’évaluation des limites de la liberté et l’expérimentation sur des actes
gratuits.

2.3. - La langue, outil de travail de l’écrivain

La langue, instrument de travail du moderniste, pose problème ; le niveau linguistique répète


l’attitude antirationaliste en rejetant la présomption habituelle que le langage est à même de
représenter correctement la réalité. Bien entendu, la langue va s’efforcer de rendre
l’esthétique moderniste et de faire résonner, au niveau de la parole, la crise du rationalisme.
Puisque l’écrivain tente de mimer, par une écriture authentique la manière dont il prend
conscience de l’univers, c’est aussi son choix linguistique qui se veut authentique. C’est
pourquoi il joue souvent avec les registres et penche le plus souvent pour une langue
‘parlante’ : « de Pompier j’imite le style » disait Valery Larbaud.71 Le langage vernaculaire est
un instrument privilégié de révolte formelle et culturelle qui permet de rompre avec les
traditions esthétiques et littéraires de l’époque.
69
CARR, Helen, « Modernism and travel (1880-1940) », dans : HULME, Peter et YOUNGS, Tim (dir.), The
Cambridge Companion to Travel Writing, Cambridge/New York/etc., Cambridge University Press, 2002, p.
70-86.
70
FOKKEMA, Douwe et IBSCH, Elrud, op. cit., p. 47.
71
LARBAUD, Valéry, cité par : FOKKEMA, Douwe et IBSCH, Elrud, op. cit., p. 160.
Chapitre I : Du modernisme en littérature française 43

En réalité, comme nous l’avons vu, le moderniste est en ‘dialogue’ entre ancien et
nouveau et cela se retrouve dans son langage qui peut mélanger registre châtié et argot. Cette
oralité est marquée dans la forme de certains romans modernistes. Heart of Darkness (1902)
de Jospeh Conrad ou encore L’immoraliste (1902) d’André Gide simulent la tradition orale
puisque le narrateur homodiégétique raconte l’histoire à voix haute, à des amis.72 L’histoire
est enchâssée dans le récit-cadre qui mime la tradition orale. Cependant, cette technique est
vieille, elle est déjà utilisée par un de premiers romans français, Manon Lescaut de l’abbé
Prévost (1732). S’agit-il d’une dialectique avec les anciennes formes de la littérature
romanesque ou même épique, comme les chansons de geste ? Toujours est-il que cette oralité
est importante et j’y reviendrai.
Le modernisme est, selon Christian Quendler, un courant « déconstructioniste »
puisqu’il considère le langage comme un médium instable.73 Il prend conscience que les mots
éveillent en chacun des images différentes et que la littérature, composée de mots n’a pas de
signification fixe, stable.74 Le moderniste met l’accent, non pas tant sur ce qui est dit, mais sur
la manière dont le langage est utilisé dans le texte. On comprend que le langage moderniste se
fait fragmentaire ou elliptique, qu’il se veut plus authentique, plus ‘parlant’ que celui des
symbolistes et que celui des réalistes.75 Il doit mimer, de manière authentique, une vision anti-
rationaliste de l’univers. C’est pourquoi l’exclamation impuissante de Albert Londres en
Afrique, son fameux : « Putain d’Afrique ! », est criante de révolte ‘moderniste’ et
‘anticolonialiste’.

72
GIDE, André, l’Immoralste (1902), op. cit.
CONRAD, Joseph, Heart of Darkness (1902), Londres, Penguin Books, 1995. La prépublication en feuilleton
dans la presse date de 1899.
Pour la traduction en français, voir : CONRAD, Joseph, Au cœur des Ténèbres, trad. MAYOUX, J.-J., Paris,
Flammarion, 1989.
Pour la dimension ‘orale’ de Heart of Darkness, voir: SAID, Edward, W., « Conrad : The Presentation of
Narrative », The world, the Text and the Critic, Londres/Boston, Faber and Faber, 1984, p. 92.
73
QUENDLER, Christian, op. cit., p. 16.
74
Cependant il faut être prudent car les modernistes gardent ne position élitiste malgré tout qui me semble peu
compatible avec l’idée de ‘déconstruction’. Jacques Derrida donne « une stratégie générale de la
déconstruction » que reprend Jonathan Culler : « In a traditional philosophical opposition we have not a
peaceful coexistance of facing terms but a violent hierarchy. One of the terms dominates the other (axiology,
logically, etc.) occupies de commanding position. To deconstruct the opposition is above all, at a particular
moment, to reverse the hierarchy ». DERRIDA, Jacques, cité par CULLER, Jonathan, On Deconstruction,
Ithaca/New York, Cornell University Press, 1982, p. 85.
Pour ma part je préfère éviter le terme ‘déconstruction’ en parlant des modernistes français.
75
L’ellipse peut supprimer les indicateurs de relations de cause à effet, comme les pronoms relatifs. Voir :
SCHMITT, Michel-P., et VIALA, Alain, Savoir lire, Paris, Didier, 1982, op. cit., p. 217.
44 Volet 1 : Modernisme et postcolonialisme

2.4. - Innovations narratives

La structure du roman, à son tour pose la question centrale du modernisme : « comment


écrire ? », par opposition à « quoi écrire ? ». Le récit moderniste répète la fragmentation de
l’univers et se situe à l’intersection entre fiction, autobiographie et essai philosophique,
ethnologique ou politique. Ainsi les auteurs deviennent-ils journalistes, anthropologues et
pamphlétaires.76 Toutes ces tentatives pour faire bouger formellement le roman montrent que
cette forme littéraire est en crise.77
On peut dire que le roman moderniste, cheval de Troie de l’écriture romanesque, se
révolte contre le roman tout en réutilisant les formes, pour le bouleverser, pour le modifier en
l’‘attaquant’ de l’intérieur. Monsieur Teste, le roman de Paul Valéry (1926), exemplifie la
crise que traverse le roman français. « Ce texte constitue les fragments d’une sorte de roman,
ou plutôt d’un anti-roman, qui serait un roman de l’esprit ».78 En outre, le héros éponyme peut
être considéré comme un prototype du personnage moderniste : « toujours debout sur le cap
Pensée, à s’écarquiller les yeux sur les limites ou des choses, ou de la vue ».79 Dans leur
échange sur la littérature de cette époque, Roland Barthes et Maurice Nadeau, parlent de cette
crise : « Tout le monde sait que Valéry, Gide […] n’ont pas voulu écrire de romans. Ce n’était
pas un genre artistique ».80 En effet, le modernisme rompt avec les codes du roman en jouant
sur la forme et en intégrant des textes issus de diverses origines (télégrammes, journaux,
discours, lettres, procès etc.). Ce collage fait résonner, au niveau de la structure, le
mouvement interne de la prise de conscience du héros, cette particularité du modernisme, le
stream of consciousness.
Cette locution a été utilisée pour la première fois en 1890 par William James dans
Principles of Psychology, elle correspond à erlebte Rede (discours vécu en allemand) et à
‘monologue intérieur’ en français.81 Elle permet au lecteur d’entrer d’emblée dans la
conscience du personnage et d’en suivre le mouvement. Il est un mode de relation des pensées
d’un personnage, que ce soit à la première ou à la troisième personne du singulier, qui
« suggère une pensée brute en train de s’élaborer, sans aucune intervention du narrateur pour
76
SPURR, Daniel, The Rhetoric of Empire, Colonial Discourse in Journalism, Travel Writing and Imperial
Administration, Durham/Londres, Duke University Press, 1993, p. 2-4.
77
MAGNY, Claude-Edmonde, Histoire du roman français depuis 1918, Paris, Seuil, 1950, p. 17.
78
MITTERAND, Henri (prés.), Littérature. XXe siècle, Paris, Nathan, 1996, p. 194.
79
Ibid.
80
NADEAU, Maurice dans : BARTHES, Roland et NADEAU, Maurice, Sur la littérature, Grenoble, Presses
Universitaires de Grenoble, 1980, p. 23.
81
The Columbia Encyclopedia, Sixth Edition, 2001, http://www.bartleby.com/65/st/streamco.html, 27-06-2003.
Chapitre I : Du modernisme en littérature française 45

y mettre de l’ordre ».82 C’est une technique qui enregistre une multitude de pensées et de
sentiments d’un personnage ; elle suit la conscience du personnage au fil de ses digressions,
sans tenir compte ni de la chronologie, ni de la logique. Le texte mime le fonctionnement de
la pensée : une conscience qui puise librement dans le passé (la mémoire du personnage),
dans le présent (sa perception du monde extérieur) et dans l’imaginaire. La narration suit le
temps intérieur du personnage.
A mon avis, ‘discours intérieur’ fait imparfaitement ressortir l’idée fondamentale du
flux produit librement par la conscience. C’est pourquoi je garde la terminologie anglaise,
même si l’on rencontre tout d’abord ce procédé dans un livre français, Les Lauriers sont
coupés (1887), d’Edouard Dujardin.83 Selon Erich Auerbach, le stream of consciousness
fonctionne de la manière suivante « un événement extérieur insignifiant déclenche des
représentations et des représentations en série qui s’éloignent du présent et se meuvent
librement dans la profondeur du temps ».84 C’est sans entrave du monde extérieur qu’il peut
se dérouler. Il semble en effet assez improbable que le vagabondage de la pensée puisse se
passer dans une situation où le monde extérieur requiert toute l’attention du personnage.
Toutes ces variations structurelles sont réservées à un lectorat de lettrés, à une élite qui
admette que les relations de cause à effet soient remises en question, qui accepte de lire des
romans fragmentaires dans lesquels diverses possibilités sont mises en avant ; un lectorat qui
soit capable de suivre le narrateur dans une mobilité intellectuelle qui garantit sa distance par
rapport au monde qui l’entoure.

2.5. - Distance de l’ironie

L’auto-réflexivité est une des caractéristiques que l’on rencontre fréquemment dans la
littérature moderniste. Il s’agit cette fois d’une stratégie au niveau non plus linguistique, mais
métalinguistique ; c’est-à-dire, le niveau auquel la langue parle de la langue.85 On parle
d’auto-réflexivité en littérature lorsque le texte montre une réflexion sur son sujet ou sur la
manière dont le texte est écrit.86 « Cette technique participe de l’esthétique contemporaine qui

82
GARDES-TAMINES, Joëlle et HUBERT, Marie-Claude, Dictionnaire de critique littéraire, Paris, Armand Colin,
2002, p. 127-128.
83
The Columbia Encyclopedia, op. cit.
84
AUERBACH, Erich, op. cit., p. 536. Mes italiques.
85
SCHMITT, Michel-P., et VIALA, Alain, op. cit., p. 33.
86
GRADES-TAMINE, Joëlle et HUBERT, Marie-Claude, op. cit., p.117.
46 Volet 1 : Modernisme et postcolonialisme

considère que la littérature doit se réfléchir elle-même (penser en son sein l’écriture, la
littérature, la lecture…) plutôt que de vouloir réfléchir le monde ».87 On pensera par exemple
au titre du roman de Perec, La Disparition (1969), qui réfléchit le thème du roman, la
disparition de la lettre ‘E’. Cette technique n’est peut-être pas nécessairement spécifique du
modernisme mais elle en est une des conditions.
L’auto-réflexivité du roman de Conrad, Heart of Darkness, a été analysée par de
nombreux critiques.88 Selon Edward Said, dans The world, the Text and the Critic, la
production du texte, qui est centrale chez Conrad, représente aussi la problématique de ce
roman. Il semblerait que le sujet en est l’écriture, la ‘découverte’ de son art, plus que celle de
la découverte des ténèbres de Kurtz et du continent africain. En fait, le thème des ténèbres
répète la question de l’écriture. Car, comme l’écrit Conrad : « La solitude me gagne ; elle
m’absorbe. Je ne vois rien, je ne lis rien. C’est comme une espèce de tombe, qui serait en
même temps un enfer, où il faut écrire, écrire, écrire ».89 L’obscurité tombale met bien en
avant le parallèle : la création de l’œuvre à partir des ténèbres.
Evidemment, l’esthétique moderniste est posée de manière assez carrée par l’analyse
formelle de Fokkema et Ibsch et il va sans dire que les écrivains individuels montrent des
variations par rapport à leur code. Cependant, les traits distinctifs qu’ils ont mis en évidence
sont une bonne entrée en matière pour évaluer si les textes de Malraux peuvent figurer dans la
liste des œuvres modernistes, ce à quoi je m’attellerai au chapitre suivant.

3. - Bouleversements de la modernité
Néanmoins, Ernst van Alphen a raison de critiquer l’analyse de Fokkema et Ibsch qui résume
bien rapidement le type de modernité qui a poussé les modernistes à choisir ces
caractéristiques.90 Je pense comme lui, et contre Maaike Koffeman, que l’on ne peut pas

87
REUTER, Yves, L’Analyse du récit, Paris, Nathan, 2000, p. 59.
88
Voir entre autres : SAID, Edward W., The world, the Text and the Critic, op. cit. ;
BHABHA, Homi K, The Location of Culture, Londres, Routledge, 1994.
Pour la traduction en français, voir : BHABHA, Homi K., Les Lieux de Culture. Une théorie postcoloniale,
trad. Bouillot, Françoise, Paris, Payot, 2007.
89
CONRAD, Joseph, Lettres françaises, cité par : SAID, Edward W., The world, the Text and the Critic, op. cit., p.
93.
90
ALPHEN, Ernst van, « Modernisme en moderniteit », dans : BAETENS, Jan, HOUPPERMANS, Sjef, LANGEVELD,
Arthur et LIEBREGTS, Peter (dir.), Modernisme(n) in de Europese Letterkunde. Een andere meervoud (2005),
op. cit., p. 9-22, p. 12.
« […] de formalistische benadering [staat] nogal machteloos tegenover de vraag hoe het modernisme zich in
Chapitre I : Du modernisme en littérature française 47

réduire simplement le modernisme à des caractéristiques formelles et que les influences


culturelles de l’époque doivent impérativement être prises en compte. Selon van Alphen,
« c’est tout autant l’observation détachée, l’intellectualisme réservé, le scepticisme, l’ironie –
qui définissent, selon Fokkema et Ibsch, le modernisme littéraire – que le modernisme
hypersensible au monde que définit Benjamin, qui sont des réactions aux conditions de la
modernité ».91 Les conditions de la modernité – contre laquelle les modernistes se défendent
par la distanciation et l’ironie –, sont essentielles à prendre en considération.

3.1. - Perturbations historiques

Parmi les perturbations de la ‘modernité’ qui ont donné son impulsion au modernisme, on
peut noter : les découvertes scientifiques et technologiques (train, avion…), l’apparition d’une
culture de masse (la radio, le cinéma, la publicité…), l’abstraction monétaire et économique
(l’argent sous forme d’actions, les crises dans l’économie capitaliste…), l’hégémonie sur le
monde des nations colonisatrices, la montée de nouvelles idéologies (le communiste et le
fascisme) et la crise culturelle de l’Europe (la sensation de vivre la fin de l’ère du
rationalisme, la mort de Dieu, etc.) qui a été renforcée par la Première Guerre mondiale (la
barbarie des peuples dits ‘civilisés’, l’horreur des tranchées, le gaz moutarde…).
La Première Guerre mondiale a joué un très grand rôle pour l’esthétique moderniste.
L’expérience moderniste de l’univers et de la modernité est essentiellement fragmentaire et
rompt avec les relations de linéarité, de cause à effet et de logique du rationalisme qui est à la
base de la littérature réaliste et des valeurs absolues du symbolisme. Si cette révolte culturelle
commence vers la fin du XIXème siècle, elle continue après la Grande Guerre qui n’a fait que
renforcer les idées de crise : celle de la culture occidentale et celle du techno-rationalisme.92
Martin Jay, qui s’intéresse plus spécifiquement à la vision comme outil de compréhension et
d’interprétation du monde, note que la Grande Guerre a pesé de tout son poids sur la méfiance
de la génération en guerre par rapport aux sens.93 Le pouvoir visuel du soldat enfoui dans des

relatie tot de historische context verhoudt. In de sectie “De historische context van het modernisme”
beperken Fokkema en Ibsch de historische context tot die van de literatuur geschiedenis ».
91
Ibid., p. 20. Ma traduction de :
« Zowel afstandelijke observatie, gereserveerd intellectualisme, scepticisme, ironie, die volgens Fokkema en
Ibsch het literair modernism kenmerken, als het voor de wereld hypergevoelige modernisme zoals dat door
Bejamin is beschreven, zijn reacties op de condities van de moderniteit ».
92
FOKKEMA, Douwe et IBSCH, Elrud, op. cit., p. 30.
93
JAY, Martin, Downcast eyes. The Denigration of Vision in Twentieth-century French Tought, Berkeley, Los
Angeles/ Londres, University of California Press, 1993, p. 211-212.
48 Volet 1 : Modernisme et postcolonialisme

tranchées nimbées de gaz moutarde – pour prendre une des plus fortes images que l’on a de
cette guerre – est évidemment mis à rude épreuve. Le poilu ne voit que des allées de terre,
l’ennemi est absent de son champ visuel et les hommes autour de lui perdent leur individualité
puisqu’ils portent tous le même uniforme. C’est de manière à la fois très physique et
philosophique que la guerre vient renforcer la crise du rationalisme. Je reviendrai sur cette
impuissance scopique (chap. XXI) et sur la Première Guerre mondiale (chap. XXIV).

3.2. - Des penseurs à la base du modernisme

Ce qu’il faut constater, c’est que par leur anti-rationalisme, les écrivains se mettent au
diapason des grandes idées de leur époque. On reconnaît généralement que les idées de
Nietzsche, de Bergson, et de Freud ont fortement influencé ces écrivains. Tous trois remettent
en cause, quoique de manière différente, le rationalisme occidental. En effet, les idées
bergsoniennes de la permanence du passé font disparaître les limites nettes du temps : le passé
et la mémoire jouent un rôle dans la perception du présent et la distinction entre rêve,
imagination, passé, perception et futur se dissout.94 Freud a montré l’existence de structures
cachées de la personnalité, il met en lumière un niveau pulsionnel, ‘primitif’, de l’être humain
alors même que l’Europe affirme qu’elle est ‘civilisée’.95 Quant à Nietzsche, ses idées sur
l’‘éternel retour’ ou sur l’inversion des valeurs morales, sur la mort de Dieu, réfutent celle de
l’échelle évolutive qui caractérise le darwinisme social de l’époque ainsi que la promesse des
religions que l’existence, la souffrance et la mort ont un sens.96 Si leurs idées ont façonné la
pensée moderniste, on peut dire que les sciences exactes détruisent également les sécurités de
la pensée rationaliste, avec la théorie de la relativité d’Albert Einstein (1915) et peut-être plus
encore, le principe d’incertitude de Werner Heisenberg (1925).

« The interrogation of sight hesitantly emerging in certain prewar works of philosophy and art was given an
intense, often violent inflection by the war, which also helped disseminate an appreciation of its implications.
The ancien scopic régime, which we’ve called Cartesian perspectivalism, lost wat was left of its hegemony,
and the very premises of ocular centrism themselves were soon being called into question in many different
contexts ».
94
BERGSON Henri, L’Energie spirituelle (1919), dans : Œuvres complètes d’Henri Bergson, Genève, Albert
Sikra, 1946.
Pour l’influence de Bergson sur la littérature française, voir entre-autres : ARBOUR, Romeo, Henri Bergson et
les lettres françaises, Paris, José Corti, 1955.
95
FREUD, Sigmund, L’interprétation des rêves (1900) ; il applique également ses théories psychanalytiques aux
civilisations : L'avenir d'une illusion (1927) puis Malaise d'une civilisation (1929).
Voir entre autres LE GALLIOT, Jean, Psychanalyse et langages littéraires, Paris, Nathan, 1977.
96
Voir entre autres : CONSTANTINIDES, Yannis, Nietzsche, Paris, Hachette, 2001.
Chapitre I : Du modernisme en littérature française 49

Cependant, un scientifique qui a, à mon avis, très fortement influencé le mouvement


moderniste, au moins indirectement, est l’ethnologue Lucien Lévy-Bruhl. Il a activement
contribué à la fondation, en 1926, de l’Institut d’ethnologie et est un des intellectuels les plus
écoutés de son époque, comme le souligne André Gide dans Voyage au Congo.97 C’est grâce
aux essais de Lévy-Bruhl, précise Paul Morand dans son récit de voyage Paris-Tombouctou
(1928), qu’il est capable d’accepter et de voir l’Afrique telle qu’elle est.98 « Même si certains
de ses collègues prirent rapidement quelques distances avec ses théories, l’œuvre de Lucien
Lévy-Bruhl, abondamment relayée par des vulgarisateurs plus ou moins talentueux,
influencera durablement son temps », reconnaît Alain Ruscio.99 Lucien Lévy-Bruhl était une
référence en son temps, pour tous les travaux qu’il avait consacrés à ‘la pensée primitive’.100
Si l’entre-deux-guerres, sur les traces de Darwin, croyait fondamentalement en une échelle
génétique de l’humanité, Lévy-Bruhl lui, prend position de manière ‘originale’ par rapport
aux croyances de son époque.
Dans La Mentalité primitive (1922), il propose une grille de lecture au fonctionnement
des structures mentales des sociétés que son époque appelle primitives.101 Il s’appuie sur des
arguments qu’il a forgés à la lecture des rapports de missions qu’il avait à sa disposition ; ses
sources sont donc essentiellement livresques.102 Selon lui, toutes les sociétés ont les mêmes
fonctions : structuration, langage, transmission des connaissances d’une génération à l’autre
etc., et les êtres ne sont pas non plus fondamentalement, génétiquement, différents. Ce qui
implique que l’état mental des ‘primitifs’ ne provient pas d’une incapacité radicale, d’une
impuissance naturelle ni d’une « infériorité intellectuelle qui leur serait propre : c’est un état
de fait, [...] qui se trouve dans leur état social, dans leurs mœurs ».103 Il qualifie la mentalité
‘primitive’ de mentalité « prélogique », c’est-à-dire qu’elle ne s’oblige pas, comme notre
pensée occidentale, à refuser la contradiction. La pensée primitive est caractérisée par son

97
GIDE, André, Voyage au Congo (1927), op. cit., p. 249.
98
MORAND, Paul, Paris-Tombouctou (1928), Voyages, Paris, Robert Laffont, Bouquins, 2001, p. 11-102, p. 62.
99
RUSCIO Alain, Le Credo de l’homme blanc, Paris, Editions Complexe, 2002, p. 56.
100
LEVY-BRUHL, Lucien, Les Fonctions mentales dans les sociétés inférieures (1910), La Mentalité primitive
(1922), L’Âme primitive (1927), La Mythologie primitive (1935), L’Expérience mystique et les symboles chez
les primitifs, (1937).
101
LEVY-BRUHL, LUCIEN, La Mentalité primitive (1922), Paris, Librairie Félix Alcan, 1925.
102
Marcel Mauss à lui aussi contribué à la création de l’Institut d’ethnologie. Il s’est cependant fortement opposé
aux pratiques ethnologiques de Lévy-Bruhl. Mauss est l’inspirateur d’une nouvelle école qui va se rendre sur
place pour collecter des renseignements de première main. C’est le cas de Michel Leiris qui était un de ses
étudiants.
103
Ibid., p. 2.
50 Volet 1 : Modernisme et postcolonialisme

« aversion décidée pour le raisonnement ».104 Le ‘primitif’ n’éprouve aucune gène à affirmer
qu’un être est lui-même et en même temps un autre, qu’il est en un lieu et qu’il est ailleurs ou
que ce qui est arrivé en rêve est réel. Tout lui semble également possible. « La nature de son
expérience comprend une infinité d’autres réalités que celles que nous appelons objectives. Ni
notre temps, ni notre espace, ni nos principes logiques ne sont plus ici suffisants ».105 Le
‘primitif’ ne pense pas mal ; il pense autrement. Chez lui, dit Lévy-Bruhl, « l’espace [...] est
plutôt senti que conçu » et « la représentation du temps [...] reste vague. [...] Souvent
l’événement [non actuel, passé et futur] [...], s’il provoque une émotion forte, est senti comme
présent ».106 On peut attribuer aux primitifs « une simplicité sans sottise, et du bon sens sans
l’art de raisonner ».107 Cette théorie fait aujourd’hui grincer des dents, pourtant Lévy-Bruhl
prenait la ‘défense’ de ceux qu’il appelle ‘primitifs’ en détruisant les stéréotypes de l’époque
(bêtise, paresse, infériorité génétique etc.). Les différences sociales qu’il ‘lit’ dans la mentalité
primitive sont surmontables, du moins en théorie, par l’instruction et l’apprentissage. Lui
aussi casse le déterminisme génétique de l’époque.
Ce que Lévy-Bruhl met en avant, c’est la possibilité de raisonner ‘autrement’ qu’en
fonction des lois des causes à effet. La manière ‘occidentale’ de penser, le rationalisme, en
finit d’être une donnée universelle. Lévy-Bruhl en montre une alternative qui se trouve,
comme il le précise lui-même, aux antipodes de la logique kantienne.108 Est-ce un hasard si
les modernistes, qui ont le sentiment d’être à la fin de l’ère des Lumières, et prennent leurs
distances par rapport à la pensée rationaliste, proposent le même type de ‘discours’ que celui
que Lévy-Bruhl décrit comme étant celui de la pensée ‘primitive’ ? Ce courant littéraire
hyper-sensible au monde rejette les relations de cause à effet et représente l’univers comme
fragmenté, comme quelque chose qui est fait, non pas d’un réel, mais de plusieurs possibles.
Evidemment les valeurs positives des modernistes ne sont pas présentées comme telles par
Lévy-Bruhl ; au contraire il faut guérir de la mentalité ‘primitive’ par l’éducation. On
remarque que les idées de Lévy-Bruhl correspondent assez bien aux objectifs d’un
colonialisme qui se veut « mission civilisatrice ». Entre modernisme et ‘mentalité primitive’
les ressemblances sont frappantes. La ‘mentalité primitive’ serait-elle une source d’innovation
pour la littérature ? La littérature moderniste aurait-elle adopté une ‘mentalité primitive’ ? Ou

104
Ibid., p. 1.
105
Ibid., p. 107.
106
Ibid., p. 520-521.
107
Ibid., p. 3.
108
Ibid., p. 47.
Chapitre I : Du modernisme en littérature française 51

faut-il simplement concevoir que les modernistes et Lévy-Bruhl imaginent parallèlement


d’autres modes de pensée face à la crise du rationalisme ?
Les théories de Lévy-Bruhl ont, elle aussi, indirectement, apporté l’‘objet’ colonial
dans la métropole et entre autres chez Bergson, qui dit que la ‘mentalité primitive’ de Lévy-
Bruhl est la ‘mentalité naturelle’ de l’homme : « Grattons la surface, effaçons ce qui nous
vient d’une éducation de tous les instants : nous retrouverons au fond de nous, ou peu s’en
faut, l’humanité primitive ».109 On pourrait pareillement voir une pression de l’ ‘objet’ du
colonialisme dans la pensée de Freud, les mots ‘totem’ et ‘tabou’ sont assez explicites, et dans
la pensée de Nietzsche dont le Zarathoustra est inspiré du personnage persan, Zoroastre. Ce
qui met en évidence la pertinence de l’analyse de Said qui lit une pression de l’imperium dans
la formation de ce mouvement littéraire et rejoint également le point de vue de Jameson qui
estime que les produits du colonialisme, en pénétrant le centre culturel, la métropole –
Londres – ont éveillé une nouvelle conception de l’autre : l’autre n’est plus seulement
l’Allemand ou le Français, c’est l’homme de couleur.110 Pour ces deux critiques, la pression
de l’Empire a poussé les écrivains vers l’écriture moderniste. Apparemment, il y a une
composante ‘extérieure’ aux influences du modernisme. Les théories de Lévy-Bruhl sont
essentielles pour ma recherche parce qu’elles peuvent faire le lien entre l’esthétique
moderniste et une influence de l’Empire.

3.3. - Un langage sous pression de l’Empire

Il ne fait aucun doute que le concept de langue a subi l’influence du monde colonial. Le
français est en crise face à la rencontre avec ce monde neuf pour lequel les mots existants
semblent avoir perdu toute efficacité. C’est ce que suggère Léon Werth, voyageur de
l’Indochine qui déclare la faillite des mots de la langue à rendre l’univers qu’il rencontre.

A Thudaumot [en Indochine], dit-il, l’eau du fleuve est jaune. Mots d’Europe. L’eau ici est
un bourbeux mélange d’eau et de soleil. Le fleuve est au niveau de la terre. […] Le fleuve ne
passe pas, ne traverse pas comme un fleuve d’Europe. Il est là voilà tout et pénètre la terre.111

109
BERGSON, Henri, cité par VIEILLARD-BARON, Jean-Louis, Bergson, Paris, Presses Universitaires de France,
1993, p. 88.
110
SAID, Edward W., Culture et impérialisme, op. cit, loc. cit. ;
JAMESON, Frederic, art. cit.
111
WERTH, Léon, Cochinchine (1926), Paris, Viviane Hamy, 1997, p. 237.
52 Volet 1 : Modernisme et postcolonialisme

Il va dans le sens de Paul Morand dans son journal de voyage Hiver Caraïbe (1929) quand il
compare l’ouvrier de couleur et l’ouvrier occidental. Il décrit ici le travailleur martiniquais
pour lequel il faudrait inventer un autre mot que « ouvrier ».

[...] Un homme que nulle loi ne protège, que les usiers traquent, que les armées rançonnent :
voilà le travailleur noir et, de façon plus générale, le prolétaire de couleur. De sorte que l’on
peut dire que loin de devoir être appelés l’un et l’autre des ouvriers, il faudrait, tant leur sort
est différent, trouver pour désigner chacun d’eux un mot nouveau. En attendant, l’on peut
affirmer qu’en face des peuples de couleur, les Blancs, tous les Blancs, y compris les plus
misérables, forment une aristocratie privilégiée.112

Même les chansons populaires, comme celles de Ray Ventura, se laissent inspirer par les
limites sur lesquelles buttent les langues au contact de cultures différentes. La chanson Les
Trois mandarins (1935), par exemple, dévoile sur le mode comique le manque de parallélisme
entre les langues et les niveaux de la culture qui restent intraduisibles.113
Les Trois mandarins (1935)xxxxx
xxx
Un Français de bonne mine Refrain
Rapportait de son voyage en Chine
Mille souvenirs très précieux Notre Français, d'un pas leste,
Sur le langage étrange de ces fils des cieux. S'avança devant les trois Célestes
Il paraît qu'un jour de fête, Mais, comme il allait répondre au salut,
Il alla, muni d'un interprète, D'une commune voix, les mandarins dirent : « U! »
Présenter ses vœux à trois mandarins Interprète, expliquez-moi donc.
Avec lesquels il voulait bavarder un brin. Qu'est-ce encore que ce «U !» veut dire ?
A la porte, dès qu'il apparut, L'interprète se gratta le menton
Les trois mandarins se tâtèrent, Et dit : Voilà, Monsieur, je vais traduire :
S'inclinèrent en un profond salut
Et d'une même voix lui récitèrent : Cher ami au blanc visage
Quel bon vent t’amène en nos rivages
Refrain : La nature en joie fête l’étranger
Tigne-ligne lign' Fou-Tchéou-Ou Car voici la saison où fleurit l’oranger
Sé Tchouen et Pétchi-li Hang-Ké-Ou Nos épouses mandarines
Ping et Pong et Wing et Wong et Ho-ang Ho Sont là-bas dans la chambre voisine
Ou-Tchéou-Tsinta-ô Ou-Tchéou-Tsinta-ô Excepté la femme de Pim Pam Pe
Et Sing et Pa-o Ting et Sou-Tché ou Péi-Fou ! Elle n’a pas pu venir.
Et toc, un point c'est tout Elle est indisposée
Le docteur est venu mais il n’y a rien vu
Cette allocution abstraite, D’ailleurs on sait qu’il n’y a jamais rien connu
Ayant paru claire à l'interprète, C’est un vieillard têtu,
Il dit simplement, d'un ton pénétré : D’ailleurs il est cocu
Voici la traduction, l'on vous a dit : Entrez ! Et puis n’en parlons plus,
Quoi ? C'est tout ? dit le Français, surpris. Tout cela est superflu
Un seul mot traduit leur parabole ? Ami au blanc visage
Lors, croyant qu'il n'avait pas compris, Sois le bien venu !
Les mandarins reprirent la parole : Oui tout cela se dit « U » !

112
MORAND, Paul, Hiver caraïbe (1929), dans : Voyages, Paris, Robert Laffont, 2001, p. 105-190, p. 120.
113
VENTURA, Ray et ses collégiens, Les Trois Mandarins de GOUPIL, R. et MISRAKI, P., Ed. CIMG, Paris, 1935.
Ma transcription.
Chapitre I : Du modernisme en littérature française 53

Cette impuissance de la langue à rendre compte du monde non occidental va tout à fait
dans le sens de la théorie de Said d’une composante ‘étrangère’ à la Crise de l’Occident. Les
textes de Misraki, Morand et Werth montrent que la question du langage peut devenir
prégnante pour l’Occidental lorsqu’il est confronté à d’autres cultures.

3.4. - La Crise de l’Occident

Dans le chapitre VIII je m’arrêterai plus en détail sur les changements culturels qui ont pu
jouer sur le mouvement moderniste et surtout sur la ‘crise de l’Occident’ ainsi que sa
composante ‘étrangère’. Mais on peut en dire quelques mots dès à présent. Evidemment, la
Première Guerre mondiale a entraîné l’Occident et sa jeunesse dans une crise des valeurs : qui
peut encore croire aux mots « devoir » et « savoir » après les horreurs de 14-18 ?
La jeune génération va devoir se chercher de nouvelles valeurs et elle tentera bien
souvent de les trouver à l’étranger. Le voyage est donc une thématique importante et cela des
deux côtés de la Manche. L’Orient, sa sagesse, sa philosophie, son raffinement, sa culture
millénaire, est dans tous les esprits pour régénérer et reconstruire l’Occident. De la même
manière, l’Afrique, sa jeunesse, sa vitalité primitive va aussi être pensée comme un continent
au potentiel régénérateur pour le déclin de l’Occident et de ses valeurs. C’est une des
thématiques de L’Immoraliste dans lequel le héros de Gide se retrouve une santé et une
philosophie de la vie au contact du Maghreb.114 Ce sont aussi les influences des formes
artistiques d’autres contrées – ce que les contemporains de Lévy-Bruhl s’imaginaient être les
caractéristiques de l’art de l’Afrique et de l’Asie –, qui aident les écrivains à formuler une
nouvelle esthétique.
Mais cette attirence n’est pas dénuée d’angoisse car on voit également que les héros se
perdent dans ces contrées étrangères et que les cultures non européennes représentent un
danger pour l’Européen qui peut y laisser son équilibre, sa culture, son humanité et devenir,
tel le Kurtz de Conrad, ou le Grabot de La Voie royale, un ‘décivilisé’. Cette possibilité d’y
laisser sa ‘civilisation’, sa moralité, ses valeurs et même sa peau est fréquemment utilisée par
les modernistes qui aiment jouer sur les thèmes du crime et de l’immoralité.115 Il faut alors
aussi voir le modernisme comme un mouvement qui a subi les influences de l’étranger et des
autres cultures. Là est peut-être la plus forte pression, le « choc culturel », pour reprendre le

114
GIDE, André, L’Immoraliste (1902), op. cit.
115
ELLISON, David, Ethics and Aesthetics in European Modernist Literature. From the Sublime to the Uncanny,
Cambridge, Cambridge University Press, 2001, p. 165-166.
54 Volet 1 : Modernisme et postcolonialisme

vocabulaire de Ernst van Alphen, contre lequel les modernistes choisissent de se « défendre »,
de se caparaçonner.116
Ce choc culturel n’a pas lieu exclusivement, comme Jameson le suggère, à cause de la
présence d’objets coloniaux dans la métropole, mais déjà par le biais des voyageurs, qui font
l’expérience du monde non européen. C’est bien ce que montre Elleke Boehmer dans
« “Immeasurable Strangeness” between Empire and Modernism : W.B. Yeats and
Rabindranath Tagore, and Leonard Woolf ».117 Elle y explique que l’Indien Tagore a eu une
énorme incidence sur le groupe de Bloomsbury.118 Ce grand poète et nationaliste a marqué et
formé la pensée de l’Irlandais Yeats et de Leonard Woolf, le futur époux de Virginia. Celui-ci
lisait assidûment la poésie du prix Nobel de 1913, alors qu’il était fonctionnaire colonial au
Sri Lanka. De Ceylan, les lettres de Leonard parvenaient à Virginia. En fin de compte, par
liens personnels, on comprend que Rabindranath Tagore inspire directement et indirectement
le modernisme anglais, dès la seconde décennie du XXème siècle.
L’étranger s’insère également dans la société française. A l’entre-deux-guerres Paris
est une ville réellement internationale : il y a de plus en plus d’étrangers dans la métropole
(aussi à Marseille, Bordeaux, Lyon, etc.), l’Américaine Joséphine Baker (j’y consacre les
chapitres 8 et 9)point reviens au chapitre 8) fait fureur et le cacao du petit déjeuner français
sort d’une boîte sur laquelle un noir souriant s’exclame : « Y’a bon Banania ». Les Français
découvrent « le jazz qui, avec ses syncopes et ses rythmes fiévreux, rompt […] avec la
continuité mélodique et avec les règles de la composition ».119 Les rythmes du jazz et les
chansons de Joséphine s’entendent également à la radio. Il y a de plus en plus de gens de
couleur dans la métropole, non seulement des artistes, mais aussi des étudiants et des anciens
des troupes coloniales, les fameux tirailleurs (africains ou autres), dont certains rescapés de la
Grande Guerre sont restés en France.120 Et les expositions coloniales ont pour but d’amener la
colonie en France. En 1922 à Marseille, et surtout en 1931 à Vincennes, la presse s’émerveille

116
ALPHEN, Ernst van, art. cit., p. 13 et p. 20.
117
BOEHMER, Elleke, « “Immeasurable Strangeness” between Empire and Modernism : W.B. Yeats and
Rabindranath Tagore, and Leonard Woolf », Empire, the National and the Postcolonial. 1890-1920.
Resistance in interaction, Oxford, Oxford University Press, 2002, p. 169-214.
118
Ce groupe de Bloomsbury est considéré comme le centre du modernisme anglais ; c’est un groupe informel
d’intellectuels et d’artistes de la première moitié du XXème siècle, qui compte parmi ses membres : Virginia
Woolf et E.M. Forster entre autres.
119
LARRAT, Jean-Claude, André Malraux, Paris, Livre de Poche, 2001, p. 86.
120
Tirailleurs : soldats de certaines troupes d’infanterie, hors du territoire métropolitain, formés d’autochtones
encadrés par des Français. Voir Le Robert quotidien, op. cit. Ces tirailleurs, avaient été recrutés et amenés en
France pour combattre les Allemands lors de la Grande Guerre.
Chapitre I : Du modernisme en littérature française 55

car les Français peuvent faire le tour du monde en une heure. Les réactions sont diverses et ne
se font d’ailleurs pas sentir exclusivement dans la littérature moderniste. Certains embrassent
le renouvellement culturel, d’autres au contraire se sentent envahis et menacés. Cette peur
d’être envahi rejoint une angoisse que l’on trouve dans les littératures ‘coloniales’, celle du
héros blanc craignant de devenir un ‘décivilisé’.
On le voit, la pression des ‘objets’ de la colonie est forte dans la métropole, mais la
véritable confrontation à l’altérité a évidemment lieu sur place. Et à ce niveau on peut
comparer le modernisme colonial français au modernisme anglo-saxon des romans qui se
passent aux colonies : Heart of Darkness (1902) et A Passage to India (1924).121 Dans ces
romans le contact de la colonie se fait dans des situations violentes, alors que bien des
spécialistes estiment que le modernisme doit énormément à l’inattention – une inattention qui
permet le mouvement intérieur et qui est incompatible avec l’action. Pourtant Heart of
Darkness est un roman moderniste qui traite de situations extrêmes. Il met en avant le danger
d’un voyage en Afrique à la fin du XIXème siècle, la mort de Kurtz etc. A Passage to India est
aussi une littérature des situations fortes. En effet, si à l’époque de Forster, le voyage en Inde
n’était peut-être plus tout à fait une expédition dangereuse, il était encore chargé d’aventure et
n’était certainement pas insignifiant. En outre, la visite des grottes, le procès d’Aziz et la mort
de Mrs Moore sont exemplaires de la difficulté des contacts ressentis par les modernistes avec
les autres cultures ; à la fois attirance et angoisse.
Les voyageurs cités et analysés par Said comme des modernistes (Malraux, Conrad,
Forster) intègrent une réaction à l’empire.122 La théorie de Said postule l’influence de
l’empire sur le développement du modernisme. Et il est vrai que beaucoup de jeunes qui ont
ressenti la Crise de l’Occident se sont tournés vers les colonies françaises. Leiris, Malraux,
Michaux entreprennent un voyage (colonial) pour se ressourcer. Tout comme Leiris, Malraux
sera déçu. Néanmoins, en 1926, lors de son retour d’Indochine, il analyse dans l’article
intitulé « André Malraux et l’Orient » ce que la confrontation à l’Asie lui a apporté.

Ce que la confrontation de deux civilisations en lutte fait naître en nous, c’est une sorte de
dépouillement dû à la découverte de leur double arbitraire. Eprouver la sensation que notre

121
CONRAD, Joseph, op. cit.
FORSTER, E.M., A Passage to India (1924), Londres, Penguin Books, 1979.
Ibid., Route des Indes (1927), trad. MAURON, Charles, Paris, 10-18, 1982.
122
SAID, Edward W., Culture et impérialisme, op. cit., p. 271.
« de nombreux traits cruciaux du modernisme, que nous expliquons d’ordinaire par des dynamiques
purement internes à la culture et à la société occidentales, intègrent une réaction à des pression extérieures
(venues de l’imperium) sur cette culture ».
56 Volet 1 : Modernisme et postcolonialisme

monde pourrait être différent, que les modes de notre pensée pourraient n’être pas ceux que
nous connaissons donne une liberté dont l’importance peut devenir singulière. La vue que
nous prenons de l’Europe lorsque nous vivons en Asie est particulièrement propre à toucher
les hommes de ma génération, parce qu’elle donne à nos problèmes une intensité extrême, et
parce qu’elle concourt à détruire l’idée de nécessité d’un monde unique, d’une réalité limitée.
Car notre domaine me semble surtout celui du possible.123

Cet extrait montre combien le contact culturel a joué sur l’idée même d’un monde réel qui
serait composé d’hypothèses et non pas de certitudes. C’est bien le type d’antirationalisme
que l’on retrouve chez les modernistes et dont se servira le Malraux de La Tentation de
l’Occident pour élaborer sa pensée sur l’art.124 C’est à partir de ses connaissances (et de ses
fantasmes) sur la Chine qu’il la formule. Dès 1926 Malraux affirmait son manque de
confiance dans les fondements rationnels du réel : « L’importance excessive que nous avons
été amenés à donner à “notre” réalité n’est sans doute que l’un des moyens dont se sert
l’esprit pour assurer sa défense ».125 Chez Malraux, on retrouve très clairement l’idée avancée
par Van Alphen d’un modernisme qui serait un mécanisme de défense contre
l’hypersensibilité au monde et aux chocs de la modernité.
En tout cas, dans ce texte de Malraux, l’Orient induit bel et bien une nouvelle notion
de l’art. Il aide le jeune européen, par la simple confrontation, à prendre conscience de sa
culture. Evidemment cette attitude fait preuve d’eurocentrisme ; la confrontation à une autre
culture ne servirait qu’à ouvrir les yeux sur sa propre culture. Apparemment les cultures
asiatiques n’ont aucun enseignement à apporter aux cultures européennes, elles ne
fonctionnent qu’en tant que révélateur de l’Européen et de sa culture. Cet ‘eurocentrisme’
dans le voyage est, selon Caren Kaplan une clef du modernisme.126 Le voyageur moderniste
se comporte comme un ‘exilé’, même s’il ne l’est pas réellement, distant et détaché de tout, il

123
MALRAUX, André, « André Malraux et l’Orient », Les Nouvelles littéraires, 31 juillet 1926, repris dans :
André Malraux. Œuvres complètes, Tome I, op. cit., p. 112-114. Italiques dans l’original.
124
Sur Malraux et l’écriture des probabilités et des hypothèses, voir : TANNERY, Claude, « L’aléatoire et la
métamorphose », Colloque : André Malraux et le rayonnement culturel de la France, Université de
Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, 23-11-2001. Je remercie l’auteur de m’avoir envoyé cette
communication.
Voir aussi : TANNERY, Claude, L’Héritage spirituel de Malraux, Paris, Arléa, 2005.
125
MALRAUX, André, La Tentation de l’Occident, André Malraux. Œuvres complètes, Tome I, op. cit., p. 57-
111, p. 79.
Sur l’antirationalisme de Malraux, voir : TANNERY, Claude, Malraux l’agnostique absolu, ou la
métamorphose comme loi du monde, Thèse de doctorat, Paris, Sorbonne nouvelle, 1992, p. 333. Je remercie
chaleureusement l’auteur de m’avoir fait parvenir cet ouvrage.
126
KAPLAN, Caren, Questions of Travel. Postmodern Discourses of Displacement, Durham/Londres, Duke
University Press, 1996, p. 23.
Chapitre I : Du modernisme en littérature française 57

se met lui et sa culture, au centre de l’univers et s’occupe peu du reste du monde. Ce que
Kaplan nomme ‘eurocentrisme’ n’est autre que la variante ‘culturelle’ d’une attitude
moderniste généralisée mieux connue sous la dénomination de ‘égotisme’.127 L’écrivain-
voyageur moderniste, que son voyage soit réel ou imaginaire, qu’il se déplace dans les
colonies ou dans les rues des grandes capitales, tire son inspiration des différentes régions
qu’il visite, non pas nécessairement pour apprendre à connaître l’autre, mais pour construire
l’Occident moderne et une conception moderniste de l’art et de l’artiste.128
Il est, à mon avis, tout à fait correct de dire que dans l’univers colonial français des
années 1920-1930 (donc aussi bien en France que dans les colonies), des influences
culturelles se font sentir à bien des niveaux et dans bien des sens ; on pourrait parler
d’‘échanges culturels’, si ce concept ne sous-entendait pas une égalité des partenaires, on
pourrait aussi parler de ‘mondialisation’ avant la lettre. Pour reprendre le terme de Mary-
Louise Pratt, la France et la colonie sont des « zones de contact » où la culture doit être
renégociée.129 On doit être d’accord avec Said : la réponse de Malraux dans La Tentation de
l’Occident inclut une réaction à l’imperium, et le mouvement moderniste français ‘inclut’ une
réaction aux colonies. Inclut car bien sûr, les découvertes techniques et scientifiques et la
Grande Guerre ont aussi joué un rôle dans le développement de ce courant littéraire. Il faut
rester prudent et considérer que si la crise de l’Occident et la pression de l’Empire colonial
ont joué un grand rôle sur la France de l’entre-deux-guerres et sur beaucoup de ses écrivains ;
en revanche tous n’ont pas réagi à ces changements à la manière des modernistes. Il faut donc
porter attention aux deux éléments de la définition minimaliste du modernisme, aussi bien à la
pression culturelle – y compris celle de l’Empire – qu’aux réactions formelles.

127
Egotisme : terme employé par la critique littéraire anglo-saxone pour exprimer le point de vue personnel du
héros. Voir : TROTTER, David, « The Modernist Novel », dans : LEVENSON, Michael (dir.), The Cambridge
Companion to Modernism, Cambridge, Cambridge University Press, 1999, p. 70-99, p. 80.
128
KAPLAN, Caren, op. cit., p. 66.
On aura remarqué que j’ai choisi d’être linguistiquement conservatrice. Dans ma grammaire française, et
contrairement aux féministes canadiennes, par exemple, le masculin l’emporte toujours sur le féminin et mon
terme « voyageur » est un collectif qui comprend évidemment les femmes, même si elles étaient moins
nombreuses.
129
PRATT, Mary-Louise, op. cit., loc. cit.
CHAPITRE II

LA VOIE ROYALE : ROMAN MODERNISTE

Oh ! heimatlos [sans patrie], bien entendu !


André Malraux, La Voie royale (1930).

Pour évaluer le roman de Malraux sur base des critères du modernisme, je procéderai en trois
temps. Pour commencer, je présenterai La Voie royale, ensuite je confronterai ce roman
indochinois à d’autres romans modernistes, et puis j’analyserai formellement son esthétique.

1. - Présentation de La Voie royale


1.1.- Un roman d’aventure d’inspiration autobiographique

Publié en 1930, La Voie Royale retrace de manière romancée les aventures d’André Malraux
dans l’Indochine française des années 1920. Ou du moins, la première partie, celle où les
héros se rendent dans la région de ruines khmères, est fortement autobiographique. Le roman
met en scène deux personnages principaux, Claude Vannec et Perken, qui se rencontrent sur
le bateau, lors de la traversée de l’océan Indien. Claude part à la recherche de temples khmers
perdus dans la jungle cambodgienne ; il veut s’emparer des sculptures qui ornent
habituellement ce genre de construction pour les revendre sur le marché de l’art et faire ainsi
fortune. Le second personnage, Perken, est un voyageur aguerri, un routinier de l’aventure
coloniale qui a fondé un royaume dans les montagnes du Laos. L’intention de ce ‘roi blanc’
est de retourner dans ‘son’ territoire pour le défendre des ambitions expansionnistes de
puissances étrangères non clairement déterminées, probablement la France et le Siam, et, plus
généralement pour le défendre contre la destruction qu’apporte la modernité. Perken veut
également retrouver un autre aventurier, Grabot, qui s’est enfoncé dans la jungle pour y
soumettre des tribus primitives.
60 Volet 1 : Modernisme et postcolonialisme

Les deux héros visent donc différents objectifs ; ils vont pourtant s’allier et
entreprendre l’expédition ensemble. Ils espèrent que la vente des sculptures pourra financer
l’achat des fusils nécessaires à la défense du royaume de Perken. Malgré leurs efforts,
l’expédition se solde par un échec ; les sculptures trouvées sont abandonnées à la jungle et le
récit se termine par la mort de Perken qui ne pourra donc pas rallier son royaume. Claude
Vannec, le personnage qui focalise majoritairement l’histoire, reste seul désemparé et le récit
s’arrête sans que le lecteur sache ce qu’il adviendra de lui. Aura-t-il le même sort que
Perken ? Retrouvera-t-il ses sculptures ? Tentera-t-il de collaborer avec la population locale ?
La fin ouverte ne fait que soulever des questions sans proposer de solution ni de dénouement.
La première partie du roman comporte de nombreux éléments autobiographiques ; elle
est centrée sur Claude qui est un personnage proche de Malraux, qui a été dans la jungle
cambodgienne en décembre 1923, y a effectivement ‘découvert’ un temple khmer auquel il a
arraché des sculptures khmères.130 L’aspect autobiographique s’arrête cependant là, car
l’écrivain, contrairement à son personnage, sera arrêté par la police en possession de ces
sculptures volées. Il aura ordre de se tenir à la disposition de la justice coloniale. Après une

130
Contrairement à ce que pourrait laisser croire le roman, le temple ‘découvert’ par Malraux était connu depuis
1914. Il s’agit du Banteaï Srey qui avait fait l’objet de publications détaillées avant que Malraux ne le
‘visite’. Louis Finot, directeur de l’Ecole française d’Extrême-Orient dans les années 23-25, précise qu’au
moment où Malraux est arrivé à Angkor, le Banteaï Srey était destiné à une étude spécialisée, mais qu’il
n’était pas encore repris parmi les œuvres ‘classées’.
Voir : VANDEGANS, André, La Jeunesse littéraire d’André Malraux. Essai sur l’inspiration farfelue, Paris,
Jean-Jacques Pauvert Editeur, 1964, p. 224-225.
Néanmoins, les sculptures du temple avaient été décrites par PARMENTIER, Henri, « L’art d’ Indravarman »,
dans : Bulletin de l’Ecole française d’Extrême-Orient, t. XIX, 1919, p. 1-91. Les pages 66-91 sont consacrées
au Banteaï Srey. « Le monument se trouve sur la rive droite du Sturn Thom, la rivière de Siemrâp, à trois
cents mètres du gué où passe la route de Kha à Ruhul […] et à trois kilomètres au Nord-Nord-Ouest de
Phnom-Dei. […] », p. 66.
Selon Clara Malraux, André Malraux avait lu cet article avant de partir. Lors du voyage en bateau de Phnom
Penh à Siem Reap, celui qui accompagne les Malraux, n’est autre que Henri Parmentier. Voir : MALRAUX,
Clara, Nos vingt ans, Paris, Editions Bernard Grasset, 1978, p. 287.
D’ailleurs George Groslier alors en poste à Phnom Penh n’aura aucun mal à établir le vol et à reconnaître
l’origine des statues.
ANONYME, « Courrier du Cambodge. Un vol de bas-reliefs à Angkor. Les auteurs de ce vol devant le tribunal
correctionnel de Pnom Penh », L’Impartial, 21 juillet 1924.
A l’origine, l’idée de Malraux était, semble-t-il, de découvrir des temples inconnus et non pas de dérober des
sculptures déjà répertoriées. Apparemment, une fois à Siem Reap, Malraux « dut réviser ses plans. A court
d’argent, il ne pouvait plus se permettre de partir au hasard. Il lui fallait aller droit au but. Ce fut alors qu’il
décida de se diriger vers le petit temple de Banteaï-Srey […] ». Voir : LANGLOIS, Walter, G., « La Voie
royale. Notice », dans : André Malraux, Œuvres complètes, Tome I, op. cit.,p. 1123-1144, p. 1128.
Claude Vannec pose une hypothèse scientifique : celle de l’existence d’une voie royale khmère, un chemin
que les fidèles empruntaient, comme ceux de Saint-Jacques-de-Compostelle, et qui devait être bordé de
temples où les pélerins s’arrêtaient. Vannec présente ce chemin khmer comme sa trouvaille scientifique
personnelle – et c’est la raison pour laquelle la critique à souvent tenu Malraux pour un remarquable
archéologue – mais en réalité cette voie khmère était déjà connue de tout un chacun. Le roman de Daguerche
en parle en tout cas déjà en 1913. DAGUERCHES, Henry, La Kilomètre 83, dans : QUELLA-VILLEGER, Alain
(prés.), Indochine. Un Rêve d’Asie, Paris, Omnibus, 1995, p. 105-246.
Chapitre II : La Voie royale roman moderniste 61

condamnation à de la prison ferme il fait appel alors que Clara Malraux, qui avait participé à
l’expédition, rentre en France pour y lancer une pétition que signeront beaucoup
d’intellectuels de France. Finalement condamné en appel à un an de prison avec sursis pour
« bris de monuments et [...] détournement de fragments de bas-reliefs », il recouvre la liberté
en octobre 1924.131 Il quitte alors l’Indochine mais y retourne au début de l’année 1925, pour
fonder avec l’avocat Paul Monin, un journal de rapprochement franco-annamite :
L’Indochine.132 Ce quotidien saïgonnais sera vite interdit de publication, et continuera à
paraître illicitement pendant quelques mois.133 Ni le procès, ni l’aventure de journaliste
polémique du second séjour de Malraux ne sont repris dans la diégèse de La Voie royale. La
deuxième partie du roman se concentre sur l’aventure de Perken et se passe dans une région
montagneuse où Malraux ne s’est probablement jamais rendu : une jungle mythique où le

131
VANDEGANS, André, op. cit., p. 229.
Le premier verdict date du 21-7-1924 et le verdict en appel du 28-10-1924.
PILLET, Claude, « Les Voyages des Antimémoires sens géographique et significations littéraires », André
Malraux et les valeurs spirituelles du XXIèmesiècle, Colloque de Belfast, 30-8/1-9-2007, à paraître.
132
VANDEGANS, André, op. cit., p. 239 et p. 243. Malraux quitte l’Indochine en novembre 1924 et retourne à
Saïgon, au début de l’année 1925.
Claude Pillet confirme et précise ces informations. Il donne les dates exactes des voyages de Malraux. Celui-
ci a pris le bateau à Marseille le 13-10-1923. Il débarquera à Hanoï et redescendra l’Indochine en passant par
Hué pour se rendre à Saïgon. Puis il se rend à Phnom Penh et à Siem Reap. En retournant dans la capitale
cambodgienne après quelques jours d’expédition ‘archéologique’, il se fait arrêter la veille de Noël. Il passera
la majeure partie de l’année 1924 à Phnom Penh, à résidence dans un hôtel, en attente de son verdict. Il quitte
l’Indochine le 1-11-1924, mais ne restera pas longtemps en France puisqu’il embrarque à nouveau à
Marseille pour l’Indochine le 14-1-1925 où il a l’intention de monter, avec Paul Monin (que Clara a
rencontré sur le bateau), un journal de contestation des actions des coloniaux. Il est à Saïgon mi février et le
journal L’Indochine commence à paraître le 17-6 et sort régulièrement jusqu’au 14-8-1925, date à laquelle
l’administration le déclare illégal et confisque le matériel d’imprimerie. En août Malraux fera un séjour de 4
à cinq jours à Hong Kong, pour chercher des caractères d’imprimerie et L’Indochine enchaînée reparaîtra du
4-11-1925 au 24-2-1926. Le journal continue donc près de trois mois après le départ de Malraux, le 30-12-
1925.
PILLET, Claude, art. cit.
133
L’Indochine. Quotidien de rapprochement franco-annamite (17-6-1925 – 14-8-1925) passe dans l’illégalité et
paraît sous le nom L’Indochine enchaînée (4-11-1925 – 24-2-1926). Le co-directeurs sont Paul Monin et
André Malraux, la gérance était assurée par Eugène Dejean de la Batie, un métis dont le père était un haut
fonctionnaire de la colonie. Ce serait lui qui aurait inspiré à Malraux le personnage de Kyo dans La
Condition humaine.
Voir : Vĩnh Đào, « Quelques notes sur Eugène Dejean de la Batie », Chim Việt Cành Nam ,
http://chimviet.free.fr/lichsu/chung/vids051.htm, 21-12-2007.
Le journal faisait la critique par la caricature, sous forme de textes et de dessins, qui prenaient pour cible les
personnalités politique de Saïgon. Mais les journalistes eux-mêmes y étaient aussi caricaturés – amicalement
cette fois. Ces croquis donnent un ton très personnel au journal.
Dans le dernier éditorial d’André Malraux dans L’Indochine enchaînée daté du 24 décembre 1925, il annonce
son retour en France.
62 Volet 1 : Modernisme et postcolonialisme

Cambodge et le Laos sont limitrophes et où des tribus sauvages font la loi : le pays des
Moïs.134

1.2. - L’Interallié pour un roman raté ?

Si La Voie royale a reçu relativement moins d’attention que La Condition humaine (prix
Goncourt 1933), c’est que « aujourd’hui encore on a tendance à ranger ce roman [...] parmi
les romans les moins réussis de Malraux ».135 Pourtant, même s’il ne fait pas partie de ses
romans consacrés, il retrace une expérience qui a marqué fortement l’écrivain : celle de
l’Asie. « Avec les deux ‘aventures indochinoises’, vient le temps des combats sérieux, celui
des romans épiques, lyriques, en un mot : révolutionnaires ».136 Des propos mêmes de
l’auteur, sa confrontation à l’Indochine a marqué son engagement : « c’est important cette
déception en Indochine. Il faut aller dans les colonies pour connaître la manifestation extrême
de tout ce qui n’est pas acceptable dans le capitalisme ».137 On peut considérer que,
contrairement aux autres textes asiatiques de l’auteur – La Tentation de l’Occident (1926),
Les Conquérants (1928) et La Condition humaine (1933) – La Voie royale est un roman
véritablement colonial d’André Malraux.138 J’entends ici par ‘colonial’ un récit qui a pour
toile de fond un territoire occupé par l’Empire colonial.139
Mon intérêt pour ce texte porte sur la représentation qu’il propose de l’univers colonial
mais également sur sa littérarité. J’estime que La Voie royale est un grand texte de Malraux,
justement parce qu’il marie merveilleusement le contexte et les discours coloniaux de

134
Moïs, nom générique des tribus insoumises vivant dans la jungle de la péninsule indochinoise. Le nom ‘moï’
signifie ‘sauvage’ en vietnamien. Il désigne en réalité des minorités ethniques (+ de 27 groupes différents)
telles que les Banars, les Jarais, les Rhadés, les M’nongs, les Sedangs, etc.
135
LANGLOIS, Walter, G., art.cit., p. 1135.
136
LARRAT, Jean-Claude, André Malraux, op. cit., p. 5.
137
MALRAUX, André, cité par : CAMERON, May, « André Malraux asks Food and Medical supplies for Spain »,
New York Post, 6 mars 1936, p. 15, repris par : LANGLOIS, Walter, G., art.cit., p. 1141.
138
Le Règne du malin, roman indochinois inachevé de Malraux (publication posthume de 1996). Dans ce texte,
Malraux retrace les aventures d’un personnage historique, Mayrena, un aventurier qui entreprit de conquérir
des territoires indochinois. Il s’autoproclame roi Marie Ier, roi des Sedangs en 1888.
Ce roman ne fait pas l’objet de mon analyse. Non pas tant parce qu’il a pour toile de fond la ‘conquête’
coloniale et non pas la colonisation ‘administrative’ des années vingt-trente – c’est au fond également le cas
de la seconde partie de La Voie royale et de l’action de Perken – mais , plutôt parce que ce texte n’a pas
participé aux débats sur le colonialisme puisqu’il ne paraîtra qu’en 1996.
Pour une analyse de ce texte voir : LARRAT, Jean-Claude, « Le Règne du malin. Notice », André Malraux.
Œuvres complètes, Tome III, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Péiade, 1996, p. 1303-1337.
Voir aussi : HA, Marie-Paule, « The Other in Malraux’s Humanism », Figuring the East. Segalen, Malraux,
Duras and Barthes, Albany, State University of New York Press, 2000, p. 47-70.
139
Ma définition de ‘colonial’ est donc basée sur des données géopolitiques et non pas sur des critères littéraires.
Chapitre II : La Voie royale roman moderniste 63

l’époque à des choix esthétiques spécifiques. On a tendance à se pencher plutôt sur La


Condition humaine qui a remporté le Goncourt en 1933, et à accorder moins d’importance
aux autres textes ‘asiatiques’ de l’auteur, qui sont pourtant de haute qualité. Ce grand prix
fausse notre lecture. On sait combien ces prix peuvent être injustes : qui se souvient de
Mazerin ? qui remporta le Goncourt avec Les loups contre le Voyage au bout de la nuit de
Céline ? Et qui a lu Malaisie de Henri Fauconnier qui obtint celui de 1930 au nez de Malraux
qui avait reçu L’Interallié. La Voie royale manque de peu le plus grand prix, c’est sa
nomination pour L’Interallié fondé pour concurrencer le Goncourt, qui lui ferme d’emblée la
porte du Goncourt. Si ce roman avait remporté le Goncourt en 1930, peut-être ferait-il
aujourd’hui l’objet de l’attention que – à mon avis – il mérite. La lecture moderniste de cette
oeuvre permet d’en éclairer certaines particularités.

2. - Malraux parmi les écrivains modernistes


2.1. - Malraux lecteur de Conrad

On pourrait objecter que la question du modernisme manque de pertinence quand il s’agit de


La Voie royale parce que l’écriture de Malraux présente des liens avec beaucoup d’autres
mouvements littéraires. Il est exact qu’on lui trouve des accents de romantisme et d’exotisme
et l’on parle aussi bien de son lyrisme que de son engagement révolutionnaire.140 Mais n’est-
ce pas justement une des caractéristiques du modernisme que d’intégrer plusieurs styles
littéraires, d’évaluer plusieurs possibilités et d’utiliser des sources hétéroclites pour former
une nouvelle esthétique ?141 Il est en outre assez frappant que la critique française s’accorde à
considérer Malraux comme un écrivain ‘moderne’ sans soulever la question qui m’intéresse,
celle du modernisme.142

140
PEYRE, Henri, « Malraux le romantique », dans : LANGLOIS, Walter G. (dir.) : La Revue des lettres Modernes,
Malraux nr. 2 : Visages du romancier, Paris, Lettres Modernes Minard, 1973, p. 7-21 ;
BOURREL, Jean-René, « L’exotisme dans l’œuvre d’André Malraux », dans : Revue André Malraux Review,
vol. 18, nr. 2, Fall 1986, p. 105-124 ;
MOURA, Jean-Marc, Lire l’exotisme, Paris, Dunod, 1992, p. 185 ;
LARRAT, Jean-Claude, André Malraux, op. cit.
141
KERMODE, Frank, op. cit., p. 67.
142
Voir entre autres : COLLECTIF : André Malraux et la modernité. Le dernier des romantiques, catalogue de
l’exposition du 20 novembre 2001-24 mars 2004, Paris, Les Musées de la Ville de Paris, 2002.
En outre, Daniel Durosay parle de : « la sensibilité moderne » de Malraux et de la « modernité » de son
roman épistolaire.
DUROSAY, Daniel, « La Tentation de l’Occident. Notice », dans : André Malraux. Œuvres complètes, Tome I,
Paris, Gallimard, Ed. Pléiade, 1989, p. 887-904, p. 899.
64 Volet 1 : Modernisme et postcolonialisme

Nombreux sont pourtant ceux qui ont noté la forte intertextualité de La Voie royale
avec un des grands classiques du modernisme anglais : Heart of Darkness de Joseph Conrad.
Dès la parution de l’œuvre, le critique littéraire Emile Bouvier note l’influence du texte de
Conrad sur celui de Malraux.143 Clara Malraux révèle, par ailleurs, qu’André Malraux avait lu
Conrad avant de se rendre en Indochine ; il le connaissait donc avant d’écrire ses romans
asiatiques.144 Peut-être faut-il rester prudent quand on appelle les écrits de Clara Malraux à
témoigner de l’œuvre d’André Malraux. En effet, son livre Nos vingt ans représente ses
mémoires – qu’elle a écrites bien après leur voyage en Indochine et après leur divorce – et
non pas son journal. Ce décalage temporel – et peut-être émotionnel – nous empêche de
considérer son texte comme un témoin infaillible ; il représente néanmoins une confirmation
des conclusions tirées à partir de l’analyse des textes : Malraux et Conrad présentent des
« similarités stylistiques et thématiques [...] frappantes ! ».145
Les deux fictions se basent sur les formes populaires du roman d’aventure et du récit
de voyage et narrent un périple vers l’intérieur d’un pays colonisé, au ‘cœur’ de la jungle
primitive et au ‘cœur’ d’un moi primitif. L’un et l’autre relatent la recherche d’un Européen,
Kurtz dans Heart of Darkness et Grabot dans La Voie royale, qui est retrouvé dans la jungle,
pris par la barbarie. Perken, un des héros de Malraux, est très proche des deux personnages de
Conrad : Marlow et Kurtz. Au début du roman de Conrad, Marlow raconte son histoire sur le
pont d’un bateau. Il est présenté dans une position de Bouddha et ses traits asiatiques sont
soulignés.146 Il en va de même pour Perken. Un des passagers du bateau explique que Perken
est surnommé Chang parce que cela signifie éléphant sauvage en siamois.147 Marlow et
Perken se ressemblent par les éléments ‘étrangers’ de leur personnalité.
Mais le héros de Malraux a la même destinée que Kurtz ; ils meurent tous deux sur
une civière de fortune, au fin fond de la jungle : « sans doute, dit Langlois, la plus frappante
des similarités est dans la texture même de l’œuvre : Malraux, comme l’avait déjà fait

143
BOUVIER, Emile, « De Conrad à Malraux ou le Développement du roman exotique », La Lumière, 13
décembre 1930, cité par : LANGLOIS, Walter, G., art. cit., p. 1133.
144
MALRAUX, Clara, op. cit., p. 288.
145
LANGLOIS, Walter G., art. cit., p. 1133.
146
CONRAD, Joseph, Heart of Darkness, op. cit., p. 16.
« Marlow sat cross-legged right aft, leaning against the mizzen-mast. He had sunken cheeks, a yellow
complexion, a straight back, an ascetic aspect, and, with his arms dropped, the palms of hands outwards,
ressembeld an idole ».
Plus tard il prendra « the pose of a Buddha preaching », ibid., p. 20.
Et lorsqu’il a fini de raconter l’histoire de Kurtz et son voyage au bout des ténèbres : « Marlow ceased, and
sat appart, indistinct and silent, in the pose of a meditating Buddha », ibid., p. 123.
147
MALRAUX, André, La Voie royale, op. cit., 382-383.
Chapitre II : La Voie royale roman moderniste 65

Conrad, utilise l’aventure romanesque pour révéler la condition de l’homme ; l’exotisme n’est
plus un moyen pour dépayser, mais pour fonder un certain nombre de réflexions, et celles-ci
sont de l’ordre de la métaphysique ».148 En considérant, avec Jean-Paul Sartre que « la
métaphysique n’est pas [...] une discussion stérile sur des notions abstraites qui échappent à
l’expérience, [mais que] c’est un effort vivant pour embrasser du dedans la condition humaine
dans sa totalité », il faut bien conclure que le thème central de Heart of Darkness et de La
Voie royale est effectivement métaphysique. Car ces romans, par la mort de Kurtz et de
Perken, traitent de la lutte de l’homme face à la mort, face à son destin et de sa solitude face à
sa propre fin. Voyons comment la mort de Perken est décrite.

Les lèvres s’entrouvraient.


« Il n’y a pas… de mort… Il y a seulement… moi… »
Un doigt se crispa sur la cuisse.
« … moi… qui vais mourir…149

Clairement, ces derniers mots de Perken font écho à ceux de Kurtz :

Je vis sur cette figure d’ivoire une expression de sombre orgueil, de puissance sans pitié, de
terreur abjecte – de désespoir intense sans rémission. […] Il eut un cri murmuré envers une
image, une vision – il eut par deux fois un cri qui n’était qu’un souffle.
« Horreur ! Horreur ! »150

Cette intertextualité, reconnue à l’unanimité, avec un grand classique du modernisme permet


de poser la question du modernisme de La Voie royale.

2.2. - Malraux et d’autres modernistes

Bien que Jean-François Lyotard considère que l’attitude de Malraux envers l’art est
influencée par des modernistes – mais qu’il ne nomme pas ainsi – puisqu’ « elle évoque […]
Mallarmé […] et sans doute Valéry. […] [et surtout] la détermination de M. Teste », à ma
connaissance, la critique littéraire française a évité la question du modernisme malrucien.151 Il
en va différemment pour la critique littéraire hors-hexagone qui a comparé l’œuvre de
Malraux à d’autres écrivains modernistes. C’est le cas de John B. Romeiser qui relie La Voie
148
LANGLOIS, Walter G., art. cit., p. 1134.
149
MALRAUX, André, La Voie royale, op. cit., p. 369-507, p. 506. Italiques dans l’original.
150
CONRAD, Joseph, Au cœur des Ténèbres, op. cit., p. 189.
151
LYOTARD, Jean-François, Signé Malraux, Paris, Grasset, 1996, p. 66.
66 Volet 1 : Modernisme et postcolonialisme

royale à une autre grande œuvre du modernisme, Portrait of the Artist as a Young man de
James Joyce.152 Même s’il n’affirme pas que Malraux est un écrivain moderniste, il suggère,
comme le montre le titre de son article « Portrait of the Artist as a Young Man : Claude in La
Voie royale », que le héros de Malraux est le type du héros du roman moderniste. Tout
comme dans le roman de Joyce, la prise de conscience du héros de son rôle d’artiste est
essentielle. Pourtant, la relation entre le texte de Joyce et celui de Malraux ainsi que celle
entre Malraux et le modernisme restent de l’ordre du sous-entendu, le titre seul dresse
clairement un parallèle.153
Par contre, la comparaison qu’établit Geoffrey T. Harris entre l’écriture de Malraux et
celle d’Hemingway, est beaucoup plus explicite.154 Il fait remarquer que ces deux écrivains
sont parmi « les plus masculins des romanciers modernistes ».155 Il base son argumentation
sur les points communs qu’il relève entre Malraux et Hemingway et qui sont également, selon
lui, des aspects spécifiques du modernisme. Il note que, d’une part les romans modernistes
tentent – comme le font Hemingway et Malraux – d’intégrer à la diégèse la guerre et ses
retombées et que, d’autre part, chez ces deux écrivains, la « prose passablement fragmentaire,
incohérente et elliptique finit par engendrer le même impressionnisme que le monologue
intérieur», qui est une des techniques de prédilection du modernisme.156 Cependant, son
analyse porte plus directement sur la virilité que sur le modernisme qui, par ailleurs,
représente le point de départ de son analyse et non pas son interrogation. Mais Harris traite ici
plus directement de l’auteur de L’Espoir et pas nécessairement de celui des romans asiatiques.

152
Publié sous forme de série en 1914-1915, puis sous forme de livre en 1944.
153
ROMEISER, John B., « Portrait of the Artist as a Young Man : Claude in La Voie royale », dans : Mélanges
Malraux Miscellany, vol. 11, nr. 2, 1979, p. 20-27.
154
HARRIS, Geoffrey T., « Malraux, Hemingway et le modernisme : la déchéance de l’idéal masculin », dans :
LARRAT, Jean-Claude et LECARME, Jacques (dir.), D’un siècle l’autre, André Malraux. Actes du colloque de
Cerisy-la-Salle, Paris, Gallimard, 2002, p. 290-300.
155
Ibid., p. 292.
156
Ibid., p. 293.
Chapitre II : La Voie royale roman moderniste 67

3. - Esthétique moderniste de La Voie royale


3.1. - Le héros-voyageur-moderniste : un exilé élitiste

Malraux, comme sa génération, voyage pour vivre une aventure : « Voyager, c’est […]
posséder la terre mais aussi vivre plus intensément ».157 Et, comme il le dit lui-même : « Ce
mot [aventure] connut, vers 1920, un grand prestige dans les milieux littéraires ».158 Aventure
et voyage : les thèmes du modernisme sont aussi les thèmes de l’écrivain. Les héros de La
Voie royale sont-ils également des voyageurs-aventuriers modernistes ?
Au début du roman nous rencontrons Perken, le prototype du héros mythique, celui de
la conquête coloniale, du ‘roi blanc’. Je ne m’étends pas trop ici sur ce ‘roi blanc’, j’y
reviendrai plus tard, lorsque j’évaluerai la validité de l’analyse saidienne de La Voie royale
(chapitre 13). Alors que la personnalité de Perken, ainsi que son voyage, sont entourés d’une
aura de mystère et de danger qui font de lui l’idéal du héros des aventures coloniales, les
autres voyageurs du bateau sont décrits de manière péjorative. Ce sont les bourgeois et les
fonctionnaires de la colonie, qui sont fortement stéréotypés. Grossiers, lourds et terre-à-terre,
ils sont aux antipodes des héros. Leur médiocrité définit positivement le personnage de
Perken. Un des passagers, « l’Arménien », semble obnubilé par des histoires financières. Il
renseigne Claude sur le trafic de pierres précieuses, un commerce apparemment plus trivial
que celui des pierres archéologiques. Un autre personnage est employé de l’administration
coloniale comme chef de poste dans la jungle. S’il est utile à Claude, par les renseignements
pratiques qu’il peut fournir, il est l’incarnation de la vulgarité des coloniaux et nommé sans
bienveillance : « le gros homme ».159 Cette image péjorative des coloniaux est assez fréquente
dans les fictions de l’entre-deux-guerres. On la retrouve non seulement chez Gide et chez
Céline, mais aussi dans les bandes dessinées d’Hergé. La trivialité et même la violence des
Blancs de la colonie étaient des images assez stéréotypées et qui avaient déjà leur place dans
la métropole. Un auteur comme Hergé, qui n’a jamais voyagé ni séjourné dans les colonies,
présente le même type de personnage : celui du gros bourgeois matérialiste et violent, tel que
le Gibbons du Lotus bleu (1934-1935) (Figure 15.5).160

157
BOURREL, Jean-René, « L’exotisme dans l’œuvre d’André Malraux », dans : Revue André Malraux Review,
vol. 18, nr. 2, 1986, p. 105-123, p. 108.
158
PICON, Gaëtan, Malraux par lui-même, Paris, Seuil, 1953, p. 78. L’annotation du mot ‘aventure’ est de la
plume de Malraux.
159
J’emploie le terme « Coloniaux » pour référer à toute la population française de l’Indochine. Il comprend
donc les marins, les militaires, les fonctionnaires, les colons (travailleurs de la terre), etc.
160
Pour les illustrations, voir Annexes : Figures.
La numérotation reprend le chapitre – premier chiffre – et le numéro de l’image.
68 Volet 1 : Modernisme et postcolonialisme

Selon Jean-Didier Urbain, ce mythe du ‘voyageur’ existe depuis la deuxième moitié


du XIXème siècle. Le vrai et bon voyageur doit se démarquer du ‘mauvais voyageur’ qui est,
avant tout, le touriste que l’on représente généralement en groupe et qui se caractérise par sa
bêtise. Jean-Didier Urbain note que, vers le début du XXème siècle, le touriste devient même
dérangeant et nuisible pour le pays dans lequel il se rend, et pour ses habitants.161 Il rejoint
alors le rang des profiteurs-destructeurs dont font également partie les coloniaux, du moins
lorsqu’ils sont décrits dans la littérature des voyageurs. Au contraire, le héros-voyageur se
profile comme différent de tous ses compatriotes terre-à-terre, bourgeois, vulgaires, etc. Rien
donc là de spécifiquement moderniste si ce n’est que, et je l’ai dit plus haut, le voyage permet
au héros de définir sa position de décalé par rapport au référent. S’il est important que le
lecteur dissocie le héros malrucien de ses compagnons de voyage, les coloniaux, ce n’est pas
seulement pour montrer sa supériorité par rapport au monde, mais surtout par rapport au
monde colonial. Il semble également essentiel que le lecteur constate que, d’une certaine
manière, le héros y est un exilé, qu’il se trouve en dehors et à distance de l’univers et des
préoccupations des coloniaux. Comme L’Albatros de Baudelaire, il n’est pas chez lui sur le
plancher où évolue le commun – le colonial – ; c’est dans le haut du ciel qu’il peut déployer
ses ailes et dominer le monde dans lequel il s’aventure.
Selon Caren Kaplan le thème de l’‘exilé’ est récurrent dans la littérature moderniste.
Où qu’il soit, le héros moderniste se présente comme un artiste marginal qui se sent exilé,
même s’il ne l’est pas réellement. L’‘exilé’ du voyage moderniste est d’abord déplacé
physiquement du centre culturel qui est Paris, ensuite déphasé socialement et moralement par
rapport à ses compatriotes.162 C’est certainement le cas de Perken qui est rejeté du groupe des
coloniaux parce que ceux-ci le perçoivent comme différent, inquiétant et comme un apatride.
Le « gros homme » parle de Perken à Claude :

Il me fait penser aux grands fonctionnaires de l’Intelligence Service que l’Angleterre emploie et
désavoue à la fois ; mais il ne finira pas chef d’un bureau de contre-espionnage, à Londres : il a
quelque chose en plus, il est allemand …

HERGE, Les Aventures de Tintin reporter en Extrême-Orient. Le Lotus Bleu (1934-1935), Tournai,
Casterman, 1958, p. 6-7 (facsimilé). La prépublication a eu lieu de août 1934 à octobre 1935 dans le journal
Le Petit Vingtième.
Je suis tout à fait consciente que beaucoup de critiques en études culturelles se sont penchés sur l’œuvre de
Hergé. Si je reviens sur ce sujet que l’on pourrait considérer ‘éculé’, c’est d’abord parce que la simplicité des
représentations marque bien le cadre de la pensée de l’époque et ensuite parce que j’ai le sentiment que le
sujet n’est pas asolument épuisé – surtout lorsqu’il s’agit du Lotus bleu.
161
URBAIN, Jean-Didier, L’Idiot du voyage. Histoires de touristes, Paris, Payot, 2002, p. 53.
162
KAPLAN, Caren, op. cit, p. 28.
Chapitre II : La Voie royale roman moderniste 69

— Allemand ou danois ?
— Danois à cause de la rétrocession de Schleswig imposée par le traité de Versailles. Ça
l’arrange, les cadres de l’armée et de la police siamoises sont danois. Oh ! heimatlos [sans
patrie], bien entendu ! … Non je ne crois pas qu’il finisse dans un bureau : voyez, il revient en
Asie…163

Cette description de Perken met bien en avant l’esthétique moderniste : la distance du


personnage dont on parle, son attitude anti-bourgeoise, la fragmentation des données et
l’accumulation des hypothèses le concernant : il est à la fois roi blanc du Laos, Danois,
Allemand, fonctionnaire siamois, parfait francophone et multilingue puisqu’il est
germanophone et parle parfaitement le siamois. La multiplication de ces hypothèses ne fait
que confirmer ce qu’affirme le « gros homme », que Perken est un exilé, un heimatlos.
Quant à Claude, il est également à une certaine distance des autres voyageurs avec
lesquels il fraye pourtant. Par ses conversations avec Perken sur le sens de la vie, la mort, le
destin, l’érotisme, etc., il évolue sur un plan métaphysique où les bourgeois rencontrés sur le
bateau n’ont pas droit de cité. Par le biais des descriptions de ces personnages, le romancier se
conforme à l’esthétique moderniste.
Cependant, en approfondissant la lecture du texte, on se rend compte que malgré ce
que l’esthétique suggère, les deux aventuriers, ne sont pas si marginaux qu’il y paraît. Leur
représentation comme ‘exilés’ correspond à un choix esthétique de l’auteur – ce qui rejoint
tout à fait l’analyse de Kaplan – et n’est pas explicable par la logique de l’histoire. Au
contraire, il faut constater que les héros ont en réalité un lien relativement stable avec
l’administration coloniale. Si le personnage de Perken reste mystérieux, on apprend quand
même qu’il a signé un contrat avec le royaume du Siam, l’actuelle Thaïlande. En rassemblant
les indications le concernant, on comprend qu’il a d’abord essayé de négocier avec la France
le droit de s’installer dans les territoires laotiens. La France a apparemment refusé, puisque
c’est finalement avec l’administration du Siam qu’il a conclu son accord. Il s’est d’ailleurs
rendu à Bangkok pour obtenir son contrat signé. « Msieu Perken, [précise le gros homme,]
c’est une espèce de grand fonctionnaire siamois, s’pas, bien qu’il soit pas très officiel ».164 Et,
par ses liens au royaume du Siam, Perken est également toléré par l’administration coloniale
française : « Msieu Perken qui voyage avec vous, on lui a donné ses passeports parce que le
Gouvernement siamois a insisté [...] ».165 Si Perken est un apatride, il est quand-même

163
MALRAUX, André, La Voie royale, op. cit., p. 378.
164
MALRAUX, André, La Voie royale, op. cit., p. 406.
165
Ibid.
70 Volet 1 : Modernisme et postcolonialisme

reconnu, au moins indirectement, par le Gouvernement de l’Indochine française. Quant à


Claude, sa relation au pouvoir colonial français est plus précise et stipulée dans le texte. Au
moment où Perken lui fait remarquer que l’administration coloniale n’appréciera sans doute
pas qu’il s’empare de sculptures khmères, Claude réplique : « Je suis chargé de mission ».166
En tant que chargé de mission du ministère des Colonies, il est un employé reconnu de
l’administration coloniale. Il est d’ailleurs lui aussi en possession des documents qui prouvent
la légalité de son entreprise ou, en tout cas, la légalité de la recherche de ‘nouveaux’ temples.
L’intention de s’approprier les sculptures puis de les revendre est du propre fait de Claude. Et
les papiers obtenus par les héros sont d’autant plus important qu’à l’époque – on le verra plus
tard – l’administration filtrait sérieusement les entrées dans la colonie.
Ce thème de l’exilé est encore renforcé par le manque d’habitations dans le roman.
Lorsque Hamid Naficy analyse les films réalisés par des artistes exilés, il remarque que la
maison fait toujours problème.167 Ce lieu intime par excellence, où l’exilé devrait trouver
refuge, ne propose ni asile, ni paix ; il est au contraire représenté comme instable, artificiel ou
perméable à toutes les intempéries du dehors. L’habitation chez l’exilé procure apparemment
très peu de protection. Evidemment, Hamid Naficy s’intéresse aux créations d’artistes
émigrés, et qui sont donc de véritables ‘exilés’, ce qui n’est certes pas le cas des héros de
Malraux. C’est cependant le même type d’instabilité que l’on retrouve, à mon avis, dans La
Voie royale. Même si l’exil n’y est pas douloureux, comme chez les immigrés, mais au
contraire un critère qui fait du héros un artiste marginal supérieur au reste des mortels. En
effet, on est frappé par le fait qu’il n’y ait aucune maison, ni villes, ni même hôtels, tout n’est
que provisoire et le déplacement des héros est continuel. Le seul endroit où ils restent quelque
temps, c’est le bateau : lieu de l’attente ennuyeuse et lui-même en mouvement, il est le lieu du
provisoire. Là où les héros pourraient théoriquement déposer leurs bagages, le seul endroit où
il y ait des habitations stables, c’est le village des Moïs qui ne leur apporte aucun répit. Ce
village est, au contraire, un lieu d’enfermement où les héros, oppressés par la jungle,
encerclés par les villageois belliqueux, sont pris au piège dans une hutte. Ce rejet de toute
habitation stable renforce la caractérisation des héros en tant qu’exilés, des personnages en
perpétuelle partance, signe assez distinctif du modernisme.

166
Ibid., p. 390.
167
NAFICY, Hamid, « The Politics and Aesthetics of Accented Transnational Films », dans : VERSTRAETE,
Ginette, POEL, Ieme van der, PISTERS, Patricia et BOER, Inge (dir.), Accented Cultures. Deterritorialization
and Transnationality in the Arts and Media, colloque de : Amsterdam School for Cultural Analysis,
Amsterdam, 18-20 juin 2003.
Chapitre II : La Voie royale roman moderniste 71

La marginalité du héros voyageur des colonies semble répondre aux canons


modernistes, tout comme le mystère et l’angoisse qui entourent son aventure. En réalité, dans
La Voie royale on peut se demander s’il était si dangereux de voyager dans les colonies. Il
semblerait en fait que « l’entre-deux-guerres fut la belle époque de la paix française. [...] Un
individu isolé, même de sexe féminin, pouvait voyager sur des milliers de kilomètres en
pleine sécurité ».168 Il n’est certainement plus question d’explorations dangereuses dans
lesquelles l’aventurier pourrait s’illustrer, mais plutôt de ‘tourisme colonial’ comme le prouve
le succès des voyages organisés par l’Agence Cook, des guides Baedecker et Madrolle.
L’aventure, le mystère, la marginalité et la distance qui collent à la peau des héros de La Voie
royale répondent aux besoins de la fiction, non pas au contexte réel. Ils correspondent
parfaitement à l’esthétique moderniste qui met au plus haut plan l’aventure. Il s’agit donc
d’un choix purement esthétique de la part de l’écrivain. La Voie royale fait donc bien partie
de la bibliothèque des voyages modernistes.

3.2. - Niveau linguistique

Si les conversations à connotation philosophique entre Claude et Perken sont écrites dans un
registre élevé, le texte présente pourtant aussi des transcriptions d’argot colonial et de ‘petit
nègre indochinois’. Ces mélanges entre registres et niveaux linguistiques sont, comme on l’a
vu, des critères de l’écriture moderniste.
L’apparition d’un registre populaire dans l’œuvre de Malraux est admise pour ses
œuvres plus tardives.169 Pourtant les exemples de transcriptions de langage parlé et d’argot
colonial sont nombreux dans La Voie royale et ajoutent à l’aspect ‘réaliste’ du roman. Le
« gros homme » s’exprime en termes grossiers, ce qui montre que le narrateur est dépréciatif à
son égard : « Débonnaire, le gros homme posa la main sur le bras de Claude. “[…] Bon. Et
puis vous attachez vos machins au pneu… Pas plus difficile que ça […] ah les vaches ! ” ».170
Mais les héros eux-aussi, et même le narrateur, s’expriment parfois dans un langage ordurier.

Toutes ces saletés d’insectes […].


Grabot ? gueula Perken [argot du narrateur]. […] Was ? cria Perken suffocant [qui s’affirme
ici germanophone].

168
BOUCHE, op. cit., p. 293.
169
LARRAT, Jean-Claude, André Malraux, op. cit., p. 76.
170
Ibid., p. 385.
72 Volet 1 : Modernisme et postcolonialisme

Qu’est-ce que ça peut foutre ? …


Crever pour crever, autant en descendre quelques-uns. En voilà deux qui s’amènent par ce
trou-ci et quatre.. cinq, oh ! six, huit, c’est tout ? de l’autre côté. Ça s’annonce bien. Et si on
essayait de filer par là ? […] ouais… Con !
Vais-je lui flanquer une paire de claques ? se demande Claude.
Avant quinze jours, vous allez crever comme une bête.
Tas d’abrutis !
Tas d’imbéciles ! 171

Ce registre populaire et parfois même ordurier est souvent associé aux fonctionnaires
coloniaux. Les héros – et même le narrateur - s’expriment parfois dans ce registre linguistique
bas, mais plus rarement que les coloniaux, ou en tout cas, ils sont les seuls à construire des
phrases complètes et à s’exprimer de manière recherchée. Le registre linguistique élevé leur
est réservé. Ce niveau de langage populaire, que j’ai souligné dans l’introduction en parlant
d’Albert Londres, on la retrouve bien souvent dans d’autres récits de voyages en Indochine.
Le langage employé dans La Voie royale montre sa dimension moderniste par le biais de
variation des registres, par la transcription de langage parlé et aussi, par le manque de
puissance à rendre le réel.
Les modernistes ont une prédilection pour les dialogues, puisqu’ils permettent la
multiplication des points de vue et donc des possibles. Les dialogues entre les héros de La
Voie royale permettent plus que la multiplication des points de vue, le brouillage des codes
narratifs. En effet, ils dévoilent l’incapacité de la langue et des mots à établir l’acte de
communication. Les héros ne peuvent ni dire, ni même appréhender l’univers. Rien n’est sûr
ni complet. La langue et sa fonction, la communication, se font fragmentaires, elliptiques et
marquent bien souvent l’impuissance. Dans l’extrait qui suit, Claude et Perken discutent de
Grabot, un aventurier qui a disparu dans la jungle et dont ils tentent de retrouver la trace.

Je comprends qu’il se fiche de la mort…


— Ce n’est pas d’elle qu’il a peur, c’est d’être tué : la mort il l’ignore. Ne pas craindre de
recevoir une balle dans la tête, la belle affaire ! »
Et, plus bas :
« Dans le ventre, c’est déjà plus inquiétant… Ca dure… Vous savez aussi bien que moi que
la vie n’a aucun sens : à vivre seul on n’échappe guère à la préoccupation de son destin… La
mort est là, comprenez-vous, comme… comme l’irréfutable preuve de l’absurdité de la vie…
— Pour chacun.

171
MALRAUX, André, La Voie royale, op. cit., p. 448, 456, 460, 462, 479, 481, 494 et 496.
Chapitre II : La Voie royale roman moderniste 73

— Pour personne ! Elle n’existe pour personne. Bien peu pourraient vivre… Tous pensent au
fait de … ah ! comment vous faire comprendre ? … d’être tué, voilà. Ce qui n’a aucune
importance. La mort c’est autre chose : c’est le contraire. Vous êtes trop jeune. Je l’ai
comprise d’abord en voyant vieillir une femme que … enfin une femme. (Je vous ai parlé de
Sarah d’ailleurs…) Ensuite, comme si cet avertissement ne suffisait pas, quand je me suis
retrouvé impuissant pour la première fois… »
Paroles arrachées, n’arrivant à la surface qu’en rompant mille racines tenaces.172

Lexique de l’impuissance sexuelle et de l’impuissance à s’exprimer, texte elliptique


entrecoupé de points de suspension, de parenthèses, d’où certains pronoms relatifs ont été
éliminés, langage arraché péniblement, conversation qui se fait à mi-voix et devient presque
un monologue. Toutes ces caractéristiques mettent en avant l’inaptitude de la langue à
communiquer. Il s’agit bien là d’un dialogue moderniste : fragmentaire et authentique. Car
cette représentation d’une conversation, cette communication fragmentaire, elliptique où les
dialogues se transforment en monologues mime beaucoup mieux la réalité qu’un dialogue
lisse, contrôlé et sans ratés.
Cette mise en évidence de l’impuissance de la langue à communiquer est un des
aspects de la crise du rationalisme. Il n’est pas improbable que la venue du cinéma ait joué un
rôle dans cette crise de la langue en littérature. En quelques images, le cinéma est capable de
faire passer le spectateur à un autre temps historique et à un autre lieu géographique.
L’écrivain se rend compte de l’incapacité de la langue à réaliser ce mouvement.173 Il s’agit ici
d’une pression interne à l’Occident, qui a pu jouer un rôle dans le développement du
modernisme et le pousser à élaborer de nouvelles techniques, telle que la dissolution du
dialogue et sa transformation en monologue que l’on rencontre chez Malraux. C’est une
tendance récurrente de La Voie royale. Elle se trouve encore renforcée, dans l’extrait noté ci-
dessus, du fait de l’irritation de Perken quand Claude veut parler. Perken répond abruptement
« Pour personne ! », comme si la réflexion de son compagnon de voyage venait déranger le fil
de ses idées. Ce qui suggère qu’il parle pour lui-même. La parenthèse qui encadre les paroles
directement adressées à Claude suggère également que ce qui est prononcé hors des accolades
est en réalité un monologue que Perken se murmure ; on est à la limite du monologue
intérieur.
En outre, comme le note Jean-Claude Larrat, si les dialogues deviennent un « quasi-
monologue, [c’est] du fait d’une distinction de plus en plus ténue entre les deux
172
MALRAUX, André, La Voie royale, op. cit., p. 447-448.
173
AUERBACH, Erich, op. cit., p. 541.
74 Volet 1 : Modernisme et postcolonialisme

interlocuteurs, que le lecteur n’identifie qu’avec désinvolture. Les paroles se prolongent, ou se


font écho, sans appartenir à deux discours nettement séparés ».174 On ne sait plus très bien qui
parle ou qui pense. Ce sont là des techniques mises en avant pour passer de la forme du
dialogue à celle du monologue. Mais ce n’est pas tout, car le dialogue devenu monologue
‘prononcé’ se transforme peu à peu en monologue ‘à voix basse’ puis en monologue
‘intérieur’. Ce mouvement démarre par le fait que Perken parle plus bas, ses paroles se font
murmures puis pensées, sans que l’on y prenne garde. On peut dire que le roman est construit
sur une alternance entre des dialogues entre Perken et Claude et des monologues intérieurs
des deux personnages, sans que le passage d’une forme à l’autre ne soit clair.

3.3. - Stream of consciousness et perspective cinématographique

Ce flou dans l’énonciation, entre dialogue et monologue puis entre monologue prononcé et
intériorisé, nous amène à la technique qui a rendu le modernisme célèbre : le stream of
consciousness.
On remarque dès le début que le personnage de Perken est perçu par l’intermédiaire de
la conscience de Claude et non par un narrateur. En cela sa description ressemble d’assez près
à celle de Mrs. Ramsay dans To the Lighthouse.175 Elle n’est pas non plus décrite par un
narrateur, mais perçue par l’intermédiaire de toutes les consciences qui se dirigent vers elle.176
Perken est vu par la conscience de Claude, très partiellement, puis par celle des autres
voyageurs qui font courir sur son compte des légendes. La description de Mrs. Ramsay
fonctionne de la même manière. Dans les deux cas le narrateur hétérodiégétique (Madame
Ramsay est désignée par la troisième personne du singulier : ‘elle’, de même que Perken et
Claude sont désignés par : ‘il’) ne prend pas la parole, il est effacé.177 Il n’est pas absent ;
contrairement à ce suggère Elisabeth Fallaize dans son analyse de ce roman de Malraux, il ne
se cache pas ‘parfaitement’ derrière les points de vue de ses personnages.178 On a déjà noté
qu’il déclare sa présence – entre autres par son registre linguistique bas, et on est en droit de
se demander si les descriptions de la jungle ne sont pas plus de son fait que de celui de
Claude. Mais s’il est présent, il tente en tout cas de ne pas trop se manifester. Cette technique

174
LARRAT, Jean-Claude, André Malraux, op. cit., p. 74.
175
WOOLF, Virginia, To the Lighthouse ( 1927), op. cit., p. 4-5.
176
AUERBACH, Erich, op. cit., p. 532.
177
REUTER, Yves, Introduction à l’analyse du roman, Paris, Bordas, 1991, p. 63.
178
FALLAIZE, Elisabeth, op. cit., p. 77.
Chapitre II : La Voie royale roman moderniste 75

narrative qui veut que le narrateur externe ait tendance à s’effacer – puisque les informations
passent majoritairement par l’intermédiaire de la conscience des personnages – rend bien
l’esthétique moderniste parce qu’elle traduit la fragmentation et la distance.
Dans l’optique de Auerbach, les situations extrêmes dans lesquelles sont placés les
héros de Malraux, représentent une barrière au stream of consciousness qui se développe
typiquement dans un contexte extérieur insignifiant. Le monde neuf de l’Asie et du voyage
exotique doit certainement attirer toute la curiosité et toute la concentration des personnages
de Malraux. Ne peut-on pourtant pas dire que, dès le début du roman, qui commence in media
res, c’est ce procédé que Malraux utilise ?

Cette fois, l’obsession de Claude entrait en lutte : il regardait opiniâtrement le visage de cet
homme, tentait de distinguer enfin quelque expression dans la pénombre où le laissait l’ampoule
allumée derrière lui. Forme aussi indistincte que les feux de la côte somalie perdus dans
l’intensité du clair de lune où miroitaient les salines... Un ton de voix d’une ironie insistante qui
lui semblait se perdre aussi dans l’immensité africaine, y rejoindre la légende que faisaient roder
autour de cette silhouette confuse les passagers avides de potins et de manille, la trame de
bavardages, de romans et de rêveries qui accompagnent les Blancs qui ont été mêlés à la vie des
états indépendants d’Asie. [...] Claude sentit l’odeur de poussière, de chanvre et de mouton
attachée à ses habits, revit la portière des sacs légèrement relevée derrière laquelle un bras lui
avait montré tout à l’heure, une adolescente noire, nue (épilée), une éblouissante tache de soleil
sur le sein noir pointé ; et le pli de ses paupières qui exprimait si bien l’érotisme, le besoin
maniaque, « le besoin d’aller jusqu’au bout de ses nerfs », disait Perken… celui-ci continuait [...]
Claude sentait que ce qu’il pensait approchait peu à peu de ses paroles, comme cette barque qui
venait à lentes foulées, le reflet des feux du bateau sur les bras parallèles des rameurs [...] La
patronne avait poussé Perken vers une fille toute jeune qui souriait. « Non, dit-il ; l’autre, là-bas.
Au moins ça n’a pas l’air de l’amuser ».179

Tous les sens sont ainsi mobilisés : la vision des traits du visage de Perken fait penser à la
côte de la Somalie que le bateau est en train de longer dans l’obscurité, puis la voix de son
vis-à-vis rappelle à Claude ce que les autres voyageurs disaient de ce personnage
énigmatique. Ensuite l’odeur des vêtements lui fait penser à la visite faite au bordel de
Djibouti. Toutes ces images s’accumulent à partir des sens de Claude Vannec et se
superposent pour construire un personnage qui n’en perd pas pour autant son aura
mystérieuse. La vue du visage de Perken déclenche en lui toute une série de représentations et
toutes les perceptions ouvrent la voie à de nouvelles digressions. Mais Perken est en train de
parler : le son de sa voix amène d’autres considérations et cela continue de la même manière,
179
MALRAUX, André, La Voie royale,op. cit., p. 371.
76 Volet 1 : Modernisme et postcolonialisme

de digression en digression. On apprend peu à peu un certain nombre d’informations, toutes


fragmentaires, sur le personnage. Ce flux de la conscience de Claude procure des indications
sur Perken qui est en face de lui, mais qu’il ne distingue pas bien, parce qu’il est caché par la
pénombre. C’est un aller-retour incessant entre la perception du monde extérieur et la
mémoire du personnage. La description de Perken passe ainsi par la conscience de Claude
dont on suit les vagabondages de la pensée et c’est par le biais de digressions successives que
la conscience de Claude construit la personnalité de Perken, touche après touche, fragment
après fragment. Il s’agit bien du stream of consciousness.
Cependant, ce n’est pas la seule technique utilisée car, comme le note Geoffrey T.
Harris, « Malraux adopte […], surtout dans ses premiers ouvrages, une perspective narrative
cinématographique située aux antipodes du monologue intérieur privilégié habituellement par
le roman moderniste ».180 Il est exact que le roman adopte cette technique, surtout les scènes
où Claude utilise ses jumelles d’approche. Mais, selon moi, elle n’empêche pas le
modernisme de la narration, elle le renforce au contraire. Puisque si, en principe, la
perspective cinématographique offre des images qui viennent de l’extérieur et non plus de la
conscience, elle répond également aux desiderata fondamentaux de l’esthétique moderniste :
la distance et l’observation. La perspective cinématographique peut aussi être une réaction de
défense contre un milieu extérieur agressif. En réalité, ces deux techniques modernistes se
rencontrent dans le roman.
Jean-Claude Larrat reconnaît également que La Voie royale comporte beaucoup de
monologues intérieurs, ceux de Claude et ceux de Perken.181 Mais pour lui, ces monologues
intérieurs sont des preuves du lyrisme de l’écriture malrucienne. Dans son André Malraux, il
ne parle jamais de ‘modernisme’ alors qu’il note un « certain court-circuitage des liaisons
logiques et chronologiques ».182 Les techniques qu’il repère dans le roman : manque de
considération pour la logique et pour la chronologie, le flou de l’énonciation et les
monologues intérieurs sont pourtant des techniques modernistes. Toutes ces stratégies
textuelles, sont autant de manières par lesquelles Malraux en vient à brouiller les relations de
cause à effet, à instaurer la distance, la fragmentation, et le doute.

180
HARRIS, Geoffrey T., op. cit., p. 293.
181
LARRAT, Jean-Claude, André Malraux, op. cit., p. 73.
182
Ibid., p. 27.
Chapitre II : La Voie royale roman moderniste 77

3.4. - Structure moderniste

La fin ouverte du roman se conforme également à l’esthétique moderniste, car si le lecteur


assiste à la mort de Perken, il ignore ce qu’il adviendra de Claude. Comme le note Elisabeth
Fallaize dans son approche psychologique du roman de Malraux, « La Voie royale n’est pas
un roman qui se porte à une classification aisée, parce qu’il questionne et sollicite des
questions, plus qu’il ne propose des réponses ».183 Ce trait n’est d’ailleurs pas spécifique de la
seule Voie royale et s’applique apparemment à toute l’œuvre de Malraux et même à ses
Antimémoires.184 Il semblerait effectivement que « Malraux se réservait le domaine de
l’interrogation. […] Si sa vie et son œuvre sont loin d’inventer toutes les questions qu’elles
soulèvent, elles ont du moins la vertu de ne pas conclure ».185 En vrai moderniste, Malraux
soulève des questions sans proposer ni solution, ni réponse. Dans cette optique, c’est son
œuvre toute entière qui se conforme à l’esthétique du modernisme.
Qui plus est, les écrivains de ce courant littéraire ont une prédilection pour
l’expérimentation. Ils aiment varier la structure narrative à l’intérieur d’un même texte – on
l’a vu dans La Voie royale avec le jeu des énoncés – mais c’est également les ouvrages d’un
même auteur qui montrent entre eux des variations stylistiques et structurelles. Véritable
compilation ‘moderniste’, l’œuvre de Malraux montre d’énormes changements formels rien
que dans ses textes ‘asiatiques’. La Tentation de l’Occident est un roman épistolaire, où un
Chinois et un Français échangent leurs vues sur les cultures occidentales et asiatiques et sur
leurs différences, mais il se présente d’abord comme un essai.186 Les Conquérants est le
journal de voyage d’un narrateur dont on ne connaît pas le nom alors que tout passe par sa
conscience, une structure à la Dostoïevski. Comme on l’a déjà noté, La Voie royale est un
roman où le narrateur hétérodiégétique s’efface pour laisser la focalisation à ses personnages
et l’histoire est perçue en alternance selon les points de vue de Claude – le plus fréquemment
– et de Perken. La Condition humaine multiplie les points de vues, le narrateur externe est là
aussi effacé, mais il y a une multitude de focalisations internes. Les dialogues sont souvent

183
FALLAIZE, Elisabeth, op. cit., p. 84 :
« La Voie royale is not a book which lends itself to simple classification in the political or other domains. It
is a book which poses and solicits questions rather than answers- questions about nature and value of man’s
action, about his responses to the certain knowledge of death, about the relation he can maintain with
others ».
184
MALRAUX, André, Les Antimémoires (1967), André Malraux. Œuvres complètes, Tome III, op. cit., p. 3-484.
185
GROSJEAN, Jean, « Préface », André Malraux. Œuvres complètes, Tome I, op. cit., IX-XVI, p. X.
186
Pour La Tentation de L’Occident, Malraux avait l’intention de faire un échange de lettres entre trois
personnages : un jeune hindou aurait également dû apporter sa vision des choses.
Voir : DUROSAY, Daniel, art. cit., p. 908.
78 Volet 1 : Modernisme et postcolonialisme

des dialogues de sourds et les lettres des personnages de La Tentation de l’Occident n’ont pas
l’air de se répondre directement et il n’est pas toujours très clair qui les a rédigées. Dans tous
les cas, les romans asiatiques de Malraux tendent vers l’essai philosophique et les critères des
genres sont rompus à l’intérieur de chaque ouvrage. Les stratégies mises en avant dans La
Voie royale sont des stratégies modernistes.

3.5. - Niveau métalinguistique : autoréflexivité

Selon moi, le titre est auto-réflexif, il répète les considérations sur le rôle de l’artiste. D’un
côté il réfère à une voie ‘archéologique’, de l’autre à une voie ‘artistique’. La voie royale,
c’est cette fameuse route qu’empruntaient les pèlerins khmers pour aller de temple en temple
jusqu’à Angkor Wat. Dans la fiction de Malraux, cette route et les temples sont perdus dans la
jungle et dans les méandres de l’oubli ; Claude doit les retrouver pour pouvoir faire fortune.187
Mais, la voie royale, c’est aussi celle par laquelle l’artiste construit sa propre esthétique. De
cette manière l’artiste aura trouvé, créé son art. La voie royale des temples khmers est
redoublée par la voie royale que l’artiste moderne doit découvrir, construire à partir de
l’héritage d’une grande œuvre du passé, ici celle d’une autre culture : la route des temples
khmers. Le titre est un élément d’auto-réflexivité, mais il y en a beaucoup d’autres dans La
Voie royale.
Un des critères de reconnaissance du niveau métalinguistique dans un roman est la
technique de la mise en abyme. On la rencontre lorsqu’un épisode, ou un extrait particulier du
texte, représente une réflexion sur tout le roman ; ce moment est aussi un moment d’auto-
réflexivité.188 A mon avis, l’épisode ci-dessous est une mise en abyme. Il s’agit, à nouveau, de
la question du rôle de l’artiste, de son ambition de transformer et ressusciter son héritage
culturel, de le rendre vivant dans le monde moderne. En même temps l’incapacité et
l’impuissance où cette tâche le met révèlent la difficulté à s’inscrire en tant qu’artiste. Dans
l’extrait qui suit, Claude arrive à l’orée de la forêt cambodgienne.

La fétidité lui rappela qu’à Phnom Penh il avait découvert, au centre d’un cercle misérable,
un aveugle qui psalmodiait le Rāmāyana en s’accompagnant d’une guitare sauvage. Le

187
En réalité, dans le roman de Henry Daguerches, Le Kilomètre 83 (1913), les ingénieurs des chemins de fer
construisent les voies du train sur les fondations de cette route. Voir : DAGUERCHES, Henry, La Kilomètre 83,
dans : QUELLA-VILLEGER, Alain (prés.), op. cit., p. 105-246.
188
Voir REUTER, Yves, L’Analyse du récit, op. cit., p. 59 : « On désigne par le terme de mise en abyme le fait
qu’un passage textuel, soit reflète plus ou moins fidèlement la composition de l’ensemble de l’histoire, soit
mette au jour, plus ou moins explicitement, les procédés utilisés pour construire et raconter l’histoire ».
Chapitre II : La Voie royale roman moderniste 79

Cambodge en décomposition se liait à ce vieillard qui ne troublait plus de son poème


héroïque qu’un cercle de mendiants et de servantes : terre possédée, terre domestique où les
hymnes comme les temples étaient en ruine, terre morte entre les mortes ; et ces coquillages
terreux qui gargouillaient dans leurs coques, ignobles grillons… Devant lui la forêt terrestre,
l’ennemi, comme un poing serré.189

N’est-ce pas l’angoisse de tout artiste que de se retrouver dans la situation de cet aveugle
cambodgien ? Celui qui ‘répète’ les œuvres de ses prédécesseurs court le risque de parler dans
le vide, de présenter une œuvre qui n’est plus prégnante dans le monde moderne. Le
Rāmāyana, cette œuvre immortelle, la base de toute une culture, apparaît comme morte,
empêtrée dans la jungle hostile. L’artiste qui le psalmodie est incapable de le faire vivre, de le
rendre prégnant pour son auditoire. Apparemment, les difficultés qu’il éprouve viennent du
fait que sa culture est morte, que son monde est envahi, ‘domestiqué’, en ruine. Ce qui est
intéressant, c’est que le rôle de l’artiste soit ici rempli par un cambodgien, par un colonisé.
Cependant, l’exemple qu’il donne n’est pas à suivre puisqu’il reste impuissant.
Néanmoins, est-ce bien de la seule civilisation khmère dont il s’agit ici ? On sait que
l’Occident est en pleine crise culturelle et que, pour Malraux, sa confrontation à L’Asie n’est
autre qu’« une découverte particulière de ce que nous [Occidentaux] sommes ».190 Peut-être
l’artiste a-t-il pour rôle, non seulement de métamorphoser les œuvres d’art – un concept
fondamental de la philosophie de l’art malrucienne et auquel je reviendrai lorsqu’il sera
question des ruines khmères, mais également de sauvegarder sa culture. On a effectivement
une dialectique entre passé et présent en même temps qu’il est question de mécanismes de
défense contre un contexte violent.
Cette idée de sauvegarder sa culture, ce qu’on pourrait nommer un engagement
culturel, n’est pas réservée aux modernistes. Selon Said, Auerbach a écrit Mimésis, son
histoire de la littérature occidentale, au moment où l’Allemagne nazie brûlait les livres.191
L’artiste cambodgien tout comme l’artiste moderniste est confronté à la mort de sa civilisation

189
MALRAUX, André, La Voie royale, op. cit., p.402-403.
Rāmāyana : grand roman épique qui prend sa source dans l’hindouisme (histoire du prince Rama, un des
avatars de Vishnu) répandu dans toute l’Asie.
190
MALRAUX, André, « André Malraux et l’Orient », art. cit..
191
SAID, Edward W., L’Orientalisme, op. cit., p. 290.
Dans Culture et impérialisme il revient à Mimesis en insistant surtout sur le besoin des grands comparatistes
comme Auerbach, de réinscrire la culture occidentale à un moment où se fait sentir la pression d’autres
cultures s’exprimant en d’autres langues. Son projet est donc intimement lié à l’eurocentrisme. Le monde
littéraire est alors doublement en danger : brûlé par l’étroitesse des nationalismes et balloté par les
mouvements d’internationalisation qui intègrent peu à peu la menace d’autres cultures.
Ibid. Culture et impérialisme, op. cit., p. 98.
80 Volet 1 : Modernisme et postcolonialisme

et doit tenter, par la métamorphose de l’art, de la faire revivre dans le monde moderne. Ce qui
ressort dans cet extrait, c’est la difficulté de réaliser ce programme. D’autant que – on l’a vu
dans une citation précédente de La Voie royale –, les mots et le langage sont intimement
associés à cette jungle où il faut se frayer un malaisé chemin. Chaque tentative de
communication exige que les paroles soient « arrachées » « en rompant mille racines ».192
Il y a mise en abyme, car cet extrait réfère à l’écriture du roman, à la difficulté de
trouver une voie littéraire qui soit à la fois héritière du passé et signifiante pour la modernité
du monde contemporain.

3.6. - Niveau métalinguistique : parodie du roi blanc ?

Selon Edward Said, le modernisme se caractérise également par une « ironie corrosive ».193
Christian Quendler reconnaît, lui aussi que la révolte moderniste se traduit souvent par une
écriture parodique et ironique.194 Comme le remarque Astradur Eysteinsson, une des
constatations que fait l’écrivain moderniste est que « toutes les méthodes et toutes les
conventions de l’art [de son temps] sont seulement bonnes à la parodie ».195 Si l’on considère
que la parodie se définit comme une technique qui imite pour railler, on pourrait se demander
si la dialectique avec les fictions d’antan ne prend pas la forme d’une parodie dans La Voie
royale ?196
Dans le cas de La Voie royale, les formes avec lesquelles le roman entre en
compétition sont celles du voyage exotique, des récits de l’aventure et de la conquête
coloniale et surtout du mythe de l’homme qui avait voulu être roi. En effet, la seconde partie
du roman est basée sur le thème du ‘roi blanc’, avec au centre de la narration, l’histoire de
Perken. Je reviendrai au personnage du roi blanc, mais je voudrais dès à présent, sur base de
ce que l’on sait sur le modernisme, évaluer si l’histoire autour de Perken fait la parodie de ce
mythe.
Ce qui frappe dans le personnage de Perken, c’est qu’il est un homme du passé. Tout
d’abord parce que Claude le compare à son grand-père, ensuite parce que, lors de la visite du

192
MALRAUX, André, La Voie royale, op. cit., p. 448.
193
SAID, Edward W., Culture et impérialisme, loc. cit.
194
QUENDLER, Christian, op. cit., p. 18.
195
EYSTEINSSON, Astradur, op. cit., p. 33 : « all the methods and conventions of art today are good for parody
only».
196
SCHMITT MICHEL-P., et VIALA, André, op. cit., p. 211.
Chapitre II : La Voie royale roman moderniste 81

bordel de Djibouti il a découvert qu’il était devenu impuissant (l’impuissance est souvent un
signe annonciateur de la mort chez Malraux) et puis, Perken lui-même se dit vieilli. Il est un
homme fini dont l’espoir est mort ; sa volonté l’a quitté : il ne peut plus dire « je veux… »
mais « je voulais… ».197 Bien d’autres indications insistent sur la vieillesse du personnage,
mais le plus intéressant ici, c’est qu’il est construit sur le modèle de David de Mayrena. C’est
un personnage historique qui a fondé un royaume dans les régions montagneuses du Laos, et
en a été roi de 1888 à 1890. Perken se compare lui-même à ce fameux Mayrena ; il explique à
Claude : « J’ai tenté sérieusement ce que Mayrena a voulu tenter ».198 On sait que Perken a
besoin de fusils pour défendre son territoire contre les invasions des puissances colonisatrices
de la région, c’est-à-dire la France et le Siam. Ceci était exactement le problème de Mayrena,
car la France et le Siam se sont disputé les territoires du Cambodge et du Laos jusqu’en 1907,
l’année du traité franco-siamois qui ‘stabilise’ la région.
En réalité le vague territoire de Perken situé au Laos mais à la frontière du Cambodge,
une région non colonisée où un Perken peut soumettre les populations et créer son royaume,
est un anachronisme. Il ne peut s’agir que de l’Indochine d’avant 1907, date du traité Franco-
siamois qui établit les frontières de la région et dessine la carte politique de la péninsule pour
plusieurs décennies, au moins jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale.199 Alors que l’histoire
se passe après le Traité de Versailles (les héros y font référence alors qu’ils sont sur le pont du
bateau), donc au début des années 20, l’action de Perken voulant retrouver son royaume est
celle d’un autre âge et d’une autre génération. Si le vol de sculptures khmères peut être
ramené au début des années 1920, la deuxième partie du roman, centrée sur Perken, est une
fiction inspirée des récits de la conquête coloniale.
Ce que je voudrais suggérer, c’est que ce héros est un mythe, une vraie fiction au sein
de la fiction de Malraux. Il est une histoire du passé que Claude ‘récupère’, ou tente
vainement de récupérer, pour créer sa propre esthétique. Mais, Perken se révèle tout aussi
impuissant que le Rāmāyana, un mythe mort qui n’a plus aucun pouvoir dans le présent. Le
grand mythologue Gilbert Durand, a énoncé cette particularité du mythe de pouvoir s’user au

197
MALRAUX, André, La Voie royale, op. cit., p. 448, 411 et 412.
198
Ibid., p. 411.
199
Au tournant du siècle, la région où voyage Malraux, le village de Siem Reap, et les ruines d’Angkor, était
sous la domination du Siam (l’actuelle Thaïlande), mais en 1907, l’accord franco-siamois ‘rétrocède’ ces
territoires au protectorat du Cambodge. Les frontières sont restées inchangées entre 1907 et 1945 (invasion
des troupes japonaises le 9 mars 1945).
Voir BROCHEUX, Pierre et HEMERY, Daniel, Indochine, La colonisation ambiguë, 1858-1954, Paris, La
Découverte, 2001, p. 23.
82 Volet 1 : Modernisme et postcolonialisme

point de devenir ‘irrécupérable’.200 Selon lui, pour qu’un mythe puisse survive, il faut qu’il
subisse des variations qui le rendent valable dans la société à laquelle il s’adresse ; sa
pérennité est donc assurée par sa flexibilité. Mais il est également possible qu’un mythe soit
tellement loin de la réalité métaphysique, psychologique ou sociale, qu’il ne signifie plus rien
pour personne dans le présent : c’est la mort du mythe.
Selon moi, Perken, cette incarnation de Mayrena, n’a plus sa place dans le présent. Ne
dit-il pas lui-même que son projet de royaume est un « jeu [qui ] me cachait le reste du monde
et j’ai parfois singulièrement besoin qu’il me soit caché… ».201 Dans l’extrait ci-dessous, les
héros viennent de retrouver Grabot – encore un blanc qui aurait voulu être roi ! – emprisonné
par des ‘sauvages’, des Moïs, et attelé comme bête de somme au moulin de leur village. Ils
sont tous trois pris au piège dans une case, encerclés par les villageois qui veulent s’emparer
d’eux pour les asservir, leur crever les yeux, les émasculer, ou pire encore. Perken va tenter
une sortie. C’est un extrait que je reconsidérerai plus tard, mais que je lis maintenant à partir
d’indicateurs de l’impuissance de Perken.

Il [Claude] n’osa pas parler, mais toucha Perken à l’épaule; celui-ci l’écarta sans le regarder,
avança de deux pas et s’arrêta en plein encadrement de l’ouverture – à portée des flèches.
« Attention ! » Perken n’entendait plus.[...] Claude, la respiration coupée le suivait du canon
de son arme : Perken marchait vers les Moïs, pas à pas, tout le corps raidi. [...] Perken ne
voyait plus rien. [...] Il tomba sur un genou, se releva, toujours aussi raide, sans avoir lâché le
revolver. La piqûre des plantes fut si aiguë qu’il vit, une seconde, ce qui était devant lui: le
chef inclinait la main vers la terre, opiniâtrement. Poser le revolver. Il était là-haut dans sa
main. Enfin il parvint à plier le bras, prit l’arme de l’autre main, comme pour la détacher. Ce
n’était plus de l’hésitation: il ne pouvait plus bouger. Enfin elle s’abaissa d’un coup et s’ouvrit,
tous les doigts tendus: le revolver tomba. Quelques pas encore. Jamais il n’avait marché ainsi,
sans plier les genoux.202

Les mots en italique soulignent que le personnage ne ressent plus rien ; il marche comme un
somnambule, séparé du monde dans lequel il se meut. Seule une douleur aiguë peut le
ramener, le temps d’une seconde, à la conscience. Ce qui montre, selon moi, que Perken est
un mythe obsolète, qui a perdu sa puissance, qui n’est plus d’actualité dans le présent du

200
DURAND, Gilbert, « Pérennité, dérivations et usure du mythe », dans: HANI, J. (dir.), Problèmes du mythe et
de son interprétation. Actes du Colloque de Chantilly (24-25 avril 1976), Paris, Les Belles Lettres, 1978, p.
27-50.
201
MALRAUX, André, La Voie royale, op. cit., p. 413.
202
Ibid., p. 466. Mes italiques.
Chapitre II : La Voie royale roman moderniste 83

texte. Sa raideur physique souligne son manque de flexibilité qui est la condition de la
survivance du mythe.
Perken est aveugle au monde extérieur, mais Claude est lui aussi confronté aux
limitation de ses sens. A mon avis, cette ‘marche de Perken’ est une fiction du passé que re-lit
Claude. L’aspect visuel est ici essentiel : Claude regarde Perken, le suit du regard, comme s’il
suivait un film alors qu’il reste lui-même à une distance protectrice. C’est bien ce que suggère
la perspective cinématographique utilisée ici. La scène continue :

Claude, haletant, le tenait dans le rond des jumelles comme au bout d’une ligne de mire : les
Moïs allaient-ils tirer ? Il tenta de les voir, d’un coup de jumelle, mais sa vue ne
s’accommoda pas aussitôt à la différence de distance, et, sans attendre, il ramena les jumelles
sur Perken qui avait repris exactement sa position de marche, le buste en avant : un homme
sans bras, un dos incliné de tireur de bateaux sur des jambes raidies. Lorsqu’il s’était
retourné, une seconde, Claude avait revu son visage, si vite qu’il n’en avait saisi que la
bouche ouverte, mais il devinait la fixité du regard à la raideur du corps, aux épaules qui
s’éloignaient pas à pas avec une force de machine. Le rond des jumelles supprimait tout, sauf
cet homme. Le champ de vision dérivait vers la gauche ; d’un coup de poignet il le ramena.
Une fois de plus, il perdit Perken : il le cherchait trop loin, dans une des longues traînées du
soleil.203

La distance nécessaire à l’esthétique moderniste est représentée par le jeu des jumelles
d’approche. Je reviendrai à ces jumelles dans le dernier volet, au chapitre XIX sur le
rapprochement. On peut d’ores et déjà constater que Claude ne peut jamais vraiment
percevoir le monde extérieur, il ne voit que des fragments qui sont limités au cercle des
jumelles et, qui plus est, elles ne s’accommodent pas facilement aux variations de distances.
Non seulement il est dans l’impossibilité de voir les Moïs, l’ennemi reste donc dans le champ
de l’imaginaire ou dans le hors-champ, mais en outre il lui est de plus en plus difficile de
‘suivre’ l’histoire de Perken. Claude, malgré ses jumelles, n’arrive pas à faire ‘fonctionner’ ce
mythe qui n’est plus performant dans le présent.
Reste à savoir comment il est possible que ce soit une fiction du passé qui apparaisse
dans les jumelles de Claude. Peut-être les idées de Bergson sur la permanence du passé sont-
elles ici utiles. En effet, certains scientifiques tirent un parallèle entre le rôle du mythe chez
Malraux et Bergson. C’est le cas de André et Jean Brincourt qui notent dans leur comparaison
de Proust, Malraux et Bergson, le même type d’influence de ce qui est pour eux un mythe,

203
Ibid., p. 468.
84 Volet 1 : Modernisme et postcolonialisme

c’est-à-dire « une certaine idée qui, pendant une période plus ou moins longue, s’impose
fortement à une collectivité et agit sur sa conduite ».204
Peut-être faut-il ici préciser que je me désintéresse de savoir si Bergson a raison ou
tort ou si ses théories sont fondées ou non. Contrairement à Alan Sokal et Jean Bricmont, je
n’ai pas l’intention de critiquer son intelligence sur base de sa compréhension des sciences
exactes puisqu’il n’était pas physicien ; je considère simplement ses théories dans le sens où
elles peuvent éclairer l’écriture des modernistes.205 Comme Lévy-Bruhl, il est un penseur
fortement critiqué, mais dont la pensée peut malgré tout éclairer la littérature qui m’intéresse.
Il y a des similitudes frappantes, le modernisme a pu être influencé par Bergson, comme le
suggèrent fréquemment les critiques, ou c’est au contraire Bergson qui a pu subir l’influence
de la littérature moderniste.206 C’est en tout cas ce que sous-entend le reproche que Gide lui
adresse ironiquement en 1924 dans son journal : « Ce qui me déplaît dans la doctrine de
Bergson, c’est tout ce que je pensais déjà avant qu’il ne le dise […]. Dans le futur, on verra
son influence sur notre époque partout, simplement parce qu’il appartient lui-même à cette
époque et se tient constamment à ses tendances. D’où son importance représentative ».207
C’est justement sur cette importance représentative que je compte pour analyser la marche de
Perken. Voyons si les théories de Henri Bergson peuvent éclairer cette dialectique avec le
passé et ces problèmes de perception qui semblent être ici à l’œuvre.
Selon Henri Bergson dans Matière et Mémoire la mémoire joue un rôle dans les
perceptions du présent, car les perceptions sont des constructions de l’esprit. « La perception
n’est jamais un simple contact de l’esprit avec l’objet présent ; elle est tout imprégnée des
souvenirs-images qui la complètent en l’interprétant. Le souvenir-image, à son tour, participe
du ‘souvenir pur’ qu’il commence à matérialiser, et de la perception où il tend à s’incarner :
envisagé de ce point de vue, il se définirait comme une perception naissante ».208 Selon
Bergson, pour être capable d’interpréter une perception, nous devons la construire. Pour cela
nous puisons dans les images-mémoires qui viennent de la mémoire pure. Ces images sont
inconscientes, mais nécessaires pour construire une interprétation des perceptions. Cela
204
BRINCOURT, André et Jean, Les Œuvres et les Lumières, Paris, Table Ronde, 1955.
205
Voir : SOKAL, Alan et BRICMONT, Jean, Impostures intellectuelles, Paris, Odile Jacob, 1999, p. 244-270. Dans
ce chapitre, Sokal et Bricmont analysent l’incompréhension chez Bergson de la théorie de la relativité.
206
Pour l’influence de Bergson sur Malraux, voir ARBOUR, Romeo, op. cit., p. 143.
207
GIDE, André, Journal, le premier mars 1924, cité par : GUNTER, P.A.Y., « Bergson and Sartre : The rise of
French existentialism », dans : BURWICK, Frederick et DOUGLASS, Paul (éd.), The Crisis of Modernisme.
Bergson and the Vitalist Controversy, Cambridge, Cambridge University Press, 1992, p. 230.
208
BERGSON, Henri, Œuvres complètes de Henri Bergson. Matière et mémoire. Essai sur la relation du corps à
l’esprit (1911), Genève, Albert Sikra, 1946, p. 139.
Chapitre II : La Voie royale roman moderniste 85

signifie également qu’il y a persistance de la mémoire pure dans le présent, même si, lorsque
nous sommes pris par le cours de la vie, attentifs à elle, nous ne remarquons pas que la
mémoire est présente. Pourtant, il suffit de se retirer de l’action pour qu’elle se manifeste. On
voit bien le parallèle avec le stream of consciousness.
On peut dire que dans l’extrait cité ci-dessus, la relation entre Perken et Claude est
assez caricaturale : Perken le mythe d’antan impuissant, et Claude la distance moderniste qui
à la fois tente de récupérer le mythe et se doit de constater son inactualité, son manque de
prégnance. On retrouve la même thématique que dans l’extrait sur l’artiste qui psalmodie le
Rāmāyana. Tout comme l’aveugle cambodgien, Claude est encerclé par un groupe misérable
pour qui la culture et les valeurs du passé n’ont aucune signification.
S’agit-il d’une parodie ? Même si nous sommes ici en face de la destruction du mythe
de l’aventure du roi blanc, ce qui ressort, n’est pas la raillerie, mais la nostalgie. En effet, on
peut difficilement ignorer l’admiration que Claude a pour son aîné. Perken représente son
modèle et même son « obsession ».209 Lorsque Perken meurt, Claude pleure à la fois son ami,
la fin de l’idée d’aventure et d’une période où celle-ci était encore possible. Après le Traité de
Versailles, il devient impossible de se distinguer dans l’aventure aux colonies, c’est l’époque
de ‘la grande paix française’. L’aventure n’existe plus ; la vraie, celle de la conquête et celle
des ‘rois blancs’, est à jamais révolue. N’est-ce pas cette déception dont parle Malraux quand
il explique qu’avec La Voie royale, il a voulu « dire la vérité sur l’aventure, une vérité qui est
simplement l’exactitude. […] et mettre en scène l’aventure comme elle est, c’est-à-dire bien
différente de ce qu’on en suppose » ?210
La mort du mythe de Perken, même si elle permet à l’artiste moderne de créer, est
profondément dominée par une nostalgie que l’on rencontre très souvent dans la littérature
non pas seulement moderniste, mais dans les récits de voyages. Comme le note Caren Kaplan,
« là où le voyage est représenté comme un exil ou comme l’activité d’une élite de vrais
voyageurs ou de touristes, on voit s’articuler la nostalgie et la lamentation de la disparition
d’espaces et de sujets qui ont toujours déjà disparu (le paradis, la maison, l’autochtone) ».211
On retrouve effectivement cette lamentation nostalgique chez Victor Segalen et même chez

209
MALRAUX, André, la Voie royale, op. cit., p. 371.
210
MALRAUX, André, cité par : LANGLOIS, Walter G., art. cit., p. 1135.
211
KAPLAN, Caren, op. cit., p. 70. Ma traduction.
« as displacement is represented as exile or as a elite activity of true travelling or of tourism, articulations of
nostalgia lament the end of always already vanished spaces or kind of subjects (paradise, home, the native) ».
86 Volet 1 : Modernisme et postcolonialisme

Pierre Loti, qui, dans Un Pèlerin d’Angkor (1912), pleure la disparition de l’Empire khmer.212
Cette nostalgie n’est donc pas le propre de la littérature moderniste mais est liée à la position
d’élite et d’exilé que le narrateur moderniste se confère à lui-même, une position que
revendique assez automatiquement quiconque se veut vrai voyageur.
Cette dialectique avec le mythe du roi blanc, ne peut pas vraiment être considérée
comme une parodie. Il s’agit bien d’une répétition qui au lieu de critiquer le mythe, ne fait
que le constat désespéré de sa destruction. S’il n’y a pas parodie, peut-être y a-t-il malgré tout
un autre niveau d’ironie.

3.7. - Niveau métalinguistique : l’ironie

Selon Christian Quendler il y a une distinction à faire entre « l’ironie objective, qui est
exprimée par la description d’un monde ironique, et l’ironie subjective, qui est exprimée à
travers l’attitude ironique du poète envers sa propre création artistique ».213 C’est donc par le
biais de la fonction métalinguistique que l’ironie subjective peut apparaître.
Mais voyons d’abord s’il est question d’ironie objective, si le monde est attaqué par le
biais du rire.214 Il me semble que oui. C’est bien l’absurdité du monde et de l’existence qui
ressort des discussions entre Claude et Perken. Cependant, à mon avis, le seul niveau d’ironie
corrosive, pour reprendre le terme de Said, se lit dans la description des autres voyageurs du
bateau. Les coloniaux sont certainement ironisés par le ridicule de leurs petites considérations
matérialistes, par leur lourdeur et leur vulgarité. Evidemment, on l’a vu, les descriptions
péjoratives des voyageurs servent surtout à définir positivement les héros et ne sont pas
spécifiques de la littérature moderniste.
Bien que le roman ait un niveau métalinguistique, à mon avis, le rôle de l’artiste est
franchement pris au sérieux dans La Voie royale. On pourrait objecter ici que dans d’autres
romans de Malraux, le rôle de l’artiste est pris en dérision. C’est en effet le cas dans Les
Conquérants où la ‘métamorphose’ malrucienne est raillée par un des personnages, le Russe
Rensky que le narrateur rencontre au bar du Raffles.215

212
SEGALEN, Victor, Essai sur l’exotisme (posthume, écrit entre 1908-1918), Paris, Livre de Poche, 1986.
LOTI, Pierre, Un Pèlerin d’Angkor (1912), dans : QUELLA-VILLEGER, Alain (prés.), op. cit., p. 47-103.
213
QUENDLER, Christian, op. cit., p. 18. Ma traduction de :
« […] an objective irony that is expressed in the portrayal of an ironic world and a subjective irony that is
expressed through the poet’s ironic attitude towards is own artistic creation ».
214
« L’ironie est un registre textuel qui use du rire pour attaquer », SCHMITT, Michel-P. et VIALA, Alain, op. cit.,
p. 211.
215
Le Raffles : un des grands hôtels de Singapour.
Chapitre II : La Voie royale roman moderniste 87

Seul à une table, au centre, en costume de toile écrue, un gros homme [...] Oui : c’est un ancien
collectionneur russe qui depuis deux ans voyage, aux frais du musée de Boston, pour recueillir
des documents d’art asiatique : Rensky. [...] Je vais à lui. Après des effusions russes, il me dit,
montrant cinq petits éléphants d’ébène qu’il vient d’acheter à un indien et qu’il a déposés sur
la table en tuyau d’orgue : « Comme vous le voyez, cher ami, (je l’ai vu cinq fois peut-être…)
j’achète des petits éléphants. Lorsque nous entreprendrons des fouilles, je les mettrai dans les
tombeaux que nous refermerons. Cinquante ans plus tard, ceux qui ouvriront de nouveau les
cercueils les trouveront au fond, dûment patinés et rongés et seront intrigués…J’aime à
intriguer ceux qui viendront après moi : sur l’une des tours d’Angkor Vat, cher ami, j’ai gravé
une inscription en langue sanscrite extrêmement obscène ; salie avec soin, elle semble très
ancienne. Finot [le directeur de l’Ecole Française d’Extrême-Orient] la déchiffrera. Il faut
scandaliser les hommes austères, un petit peu…216

Ici, le Russe ironise le rôle de l’artiste ; celui qui tente de faire revivre, de métamorphoser les
mythes du passé, peut aussi se laisser duper. Ce personnage imagine avec plaisir le casse-tête
que cela représentera pour les futurs archéologues. Une telle imposture ne tient évidemment
pas encore compte des possibilités de datation par carbone 14.
Selon Douwe Fokkema et Elrud Ibsch, le pire pour un moderniste c’est justement
d’être dupe. Le mot ‘dupe’ a une connotation particulièrement péjorative car il est aux
antipodes des choix esthétiques que font les artistes.217 S’ils se laissent duper, ils n’ont pas su
garder leurs distances et ils se sont laissé influencer par des observations trompeuses.
Pourtant, il ne s’agit pas ici d’autodérision ; l’ironie de Rensky montre, au contraire, que le
héros est conscient des risques de la ‘métamorphose’. Cet extrait du début du roman
fonctionne plus comme une mise en garde, pour que l’artiste ne se laisse point leurrer, et
surtout peut-être pour que le lecteur, le public, ne se laisse pas manipuler. Dans La voie royale
c’est dès le paratexte que l’auteur semble se moquer de la crédulité du lecteur. « Celui qui
regarde longtemps les songes devient semblable à son ombre. Proverbe Malabar » ets une
citation dont la source n’a pas pu être retrouvée.218 Ce proverbe n’a pas pu être retracé et est

216
AUTRAND, Michel, « Les Conquérants. Notes et variantes », dans : André Malraux. Œuvres complètes, Tome
I, op. cit., p. 1034-1088, p. 1035-1036.
217
FOKKEMA, Douwe et IBSCH, Elrud, op. cit., p. 47.
218
Cet épigraphe ne figue pas dans la version reprise par l’édition de la pléiade. Comme le dit Christiane Moatti
dans l’introduction à l’édition Poche de 1992, « certaines éditions du roman indochinois sont précédées d’une
épigraphe qui ne figure pas […] dans la Pléiade, mais qui rime avec l’épigraphe de La Tentation de
l’Occident : Celui qui regarde longtemps les singes devient semblable à son ombre ».
MOATTI, Christiane, dans : MALRAUX, André, la Voie royale, Paris, Le Livre de Poche, 1992, p. 18, note 1.
88 Volet 1 : Modernisme et postcolonialisme

tout à fait hypothétique.219 Dans la version originale du roman Les Conquérants Rensky fait
étrangement écho à ce ‘faux’ proverbe. Jean-Pierre Zarader le signale, Malraux est « sensible
à la menace et à l’inéluctabilité de la récupération ».220 Il y a donc bien un niveau d’ironie
bien que le rôle de Claude ne soit pas du tout ironisé.

219
LANGLOIS, Walter G., Malraux, The Indochina Adventure, op. cit., p. 279.
220
ZARADER, Jean-Pierre, « Le statut de l’œuvre d’art chez André Malraux », Petite histoire des idées
philosophiques, Paris, Ellipses, 1997, p. 93-109, p. 106.
CHAPITRE III

MODERNISME ET ENGAGEMENT ?
PREMICES D’UNE ARTICULATION PROBLEMATIQUE

Il n’y a que les huîtres qui adhèrent.


Paul Valéry.

Quand une civilisation entière, épouvantée par les


millions d’hommes mis à mort en quatre ans, voit
ses idéaux anéantis, l’heure n’est pas à fabriquer de
petits « bijoux » poétiques en prose ou à exhiber la
bimbeloterie des fantasques. Dans la nuit qui tombe
sur l’Europe, les lunes ne sont pas en papier, ce sont
les traités et les constitutions qui vont l’être.
Jean-François Lyotard, Signé Malraux (1996).221

Même au sens politique, l’engagement en tant que


tel reste ambigu, aussi longtemps qu’il ne se réduit
pas à une propagande dont la forme servile rend
dérisoire la question de l’engagement du sujet.
Theodor W. Adorno, « Engagement » (1958).222

On peut conclure du chapitre précédent que La Voie royale, et probablement l’œuvre


malrucienne en générale, peut être rangée parmi les œuvres du modernisme français.
Examinons maintenant la relation entre modernisme et colonialisme que pose Edward Said
dans l’extrait de son Culture et impérialisme cité en introduction. Le problème est que
Malraux est réputé être un écrivain « engagé », faisant une littérature qui met en scène la
révolution, la guerre, la résistance ; une littérature de l’action révolutionnaire.223 Or il
semblerait qu’il y a incompatibilité entre modernisme et engagement.

221
LYOTARD, Jean-François, op. cit., p. 103.
222
ADORNO, Theodor W., « Engagement », Notes sur la littérature (v.o. 1958), trad. MULLER, Sybille, Paris,
Flammarion, 1984, p. 285-306, p. 286.
223
HARRIS, Geoffrey T., art. cit.
90 Volet 1 : Modernisme et postcolonialisme

Dans ce court chapitre, je ne fais que présenter les problèmes de l’articulation possible
entre modernisme, comme mouvement littéraire qui prend ses distances et fuit apparemment
l’engagement, et l’engagement ‘anticolonial’ ou précurseur de la lutte contre le colonialisme.
Ce n’est qu’à la fin de ma recherche que je tenterai de me prononcer, mais il est essentiel de
révéler les apories – au moins apparentes – de l’analyse d’un modernisme engagé contre le
colonialisme.
Le moderniste serait presque par définition opposé à tout engagement ; c’est l’art
d’écrivains qui se veulent absolument indépendants.224 Ce qui explique que le modernisme et
son jeu avec les procédés littéraires a plus ou moins disparu de la scène française entre, grosso
modo 1935 et les années 1950, car dans les années de crise, il n’y a plus de place pour ce type
de littérature.225 Cette analyse confirme ce que dit Sabine van Wesemael, spécialiste de
l’écriture proustienne, concernant la réception de Proust et de son écriture moderniste pendant
la Première Guerre mondiale.226 Elle explique dans sa thèse que la prose méditative de Proust
qui refuse toute forme d’engagement ne peut éveiller l’intérêt du lectorat pendant la guerre.
Elle cite le critique Léon Pierre-Quint qui remarque, dans son analyse de l’œuvre de Proust
publiée en 1925, qu’à partir de 1914 : « Il ne pouvait plus être question de faire paraître la
suite de son œuvre. Dans chaque pays on mobilisait non seulement les hommes, mais toutes
les forces intellectuelles. Pendant cinq ans, les seuls livres qui sortaient étaient des livres de
guerre ».227 En France donc, comme le suggèrent ces analyses, ce serait aux moments où
l’histoire n’exige pas l’action et l’engagement de tout un chacun, que peut se développer une
esthétique moderniste. Pour maintenir son esthétique, expliquent encore Fokkema et Ibsch, les
modernistes refuseraient de s’engager socialement et politiquement ; si l’on peut parler
d’engagement c’est exclusivement sur le plan culturel, contre les valeurs esthétiques de leurs
prédécesseurs.228

224
HOUPPERMANS, Sjef, art. cit., p. 96.
225
Ibid., p. 121.
226
WESEMAEL, Sabine van, De Receptie van Proust in Nederland, Amsterdam, Stichting Amsterdamse
Historische Reeks, 1999, p. 28-29.
227
PIERRE-QUINT, Léon, Marcel Proust, sa vie, son œuvre (1925), cité par ibid.
228
FOKKEMA, Douwe et IBSCH, Elrud, op. cit., p. 10.
Chapitre III : Modernisme et engagement ? 91

1. - Procédés de l’indépendance du modernisme


Déjà les techniques qu’ils utilisent montrent leur indépendance par rapport aux
préoccupations du monde concret et matériel. On l’a vu plus haut, Jameson et Auerbach,
insistent sur l’aspect quotidien et insignifiant de la situation dans laquelle l’écriture
moderniste se développe.229 C’est en mangeant une madeleine que le stream of consciousness
démarre chez Proust, c’est en tricotant des bas que Mrs Ramsay laisse vagabonder sa
conscience. Apparemment, les modernistes accorderaient moins d’importance aux situations
extrêmes qui ‘empêchent’ la conscience de se développer librement. Tandis que l’écriture de
Malraux est incontestablement une écriture des situations extrêmes.
Pourtant, dans l’exemple tiré de La Voie royale, le stream of consciousness se
manifeste lorsque Claude regarde Perken. Rien que de très banal dans la lecture des traits d’un
visage. Cependant, le fait que la scène se passe sur un bateau qui longe la côte de la Somalie,
que le visage rappelle à la mémoire la visite dans un bordel de Djibouti et que les plaines
d’Afrique soient décrites, tout cela est loin d’être anodin. A mon avis, l’argument de
‘situation quotidienne’ peut être contesté en tant que critère du modernisme. Il est peut-être le
critère de production du stream of consciousness, et donc un indice du modernisme, mais cela
ne dit rien des images qui apparaissent à l’esprit du narrateur ou du héros qui laisse
vagabonder sa conscience. En outre, le stream of consciousness est un indice important du
modernisme, mais, comme on l’a vu, il n’est pas le seul. Même s’il est possible que tout un
roman soit construit à partir de cette technique, c’est le cas du roman de James Joyce Ulysses
(1922), il y a le plus souvent des variations dans les stratégies narratives. C’est également le
cas chez Malraux.
D’autre part, ce qui est plus important, c’est que quand Jameson analyse le
modernisme et sa composante coloniale, il part du principe que ce courant littéraire est né
dans la métropole sous l’influence des ‘objets’ du colonialisme, des produits de l’Empire qui
sont venus subrepticement envahir l’univers métropolitain des modernistes. Jameson ne
considère pas du tout les voyageurs des colonies qui ont certainement été sensibles aux chocs
culturels de l’Empire, puisqu’ils étaient submergés dans des univers neufs pour eux :
l’Afrique de Marlow, l’Inde de Fielding, etc. Même si dans son ouvrage, Mary-Louise Pratt
ne parle pas du modernisme, elle montre que les « zones de contact » entre les cultures

229
JAMESON, Frederic, art. cit.
AUERBACH, Erich, op. cit
92 Volet 1 : Modernisme et postcolonialisme

comprennent tout autant la métropole que la colonie.230 Il en va de la sorte en France après la


Grande Guerre. Il est certainement vrai que la France de l’entre-deux-guerres est exposée, au
quotidien, à la pression de l’empire (jazz, art ‘primitif’, tirailleurs africains, ‘tentation de
l’Occident’ de régénération par l’Orient, etc.), mais il ne faut pas non plus ignorer qu’il y a
également une influence des ‘objets’ du colonialisme, sur la jeunesse européenne qui voyage
dans les colonies et qui ramène en France ses impressions (écrites ou verbales) qui sont, elles
aussi, des ‘objet’ de la colonie. Il est indéniable que certains modernistes anglo-saxons, des
écrivains-voyageurs tels que Conrad et Forster, ont ramené de leurs aventures coloniales des
romans modernistes. André Malraux est de cette trempe.
D’ailleurs, le voyage et l’aventure – qui ne sont pas des situations insignifiantes et qui
devraient empêcher la production du stream of consciousness – sont des thèmes centraux du
modernisme. Evidemment, ces thèmes se retrouvent souvent sous la forme d’une mobilité
purement intellectuelle, mais ils se concrétisent également dans un voyage géographique.
D’autre part, bien des classiques du modernisme mettent en avant des situations et des
interrogations extrêmes ; c’est certainement le cas de Heart of Darkness (1902) de Joseph
Conrad, de A Passage to India (1924) de E. M. Forster, de The Seven Pillars of Wisdom
(1926) (Les Sept piliers de la sagesse) de Thomas Edward Lawrence, mieux connu sous le
nom de Lawrence d’Arabie – pour citer des textes directement inspirés de l’expérience de la
colonie – , mais aussi des romans de Thomas Mann tels que Mort à Venise (Tod in Venedig,
1913) ou La Montagne magique (Der Zauberberg, 1924), pour ne citer que les plus grands
classiques.
Geoffrey T. Harris ne s’arrête pas à cette contradiction entre modernisme et écriture de
situations extrêmes. Au contraire, pour lui, un des critères du modernisme malrucien est
justement d’intégrer la thématique de la guerre à la narration.231 C’est une position qui va à
l’encontre des conclusions de Wesemael, Houppemans et Jameson qui caractérisent ce
courant littéraire par sa distance au monde extérieur et par l’égotisme des personnages
principaux. Mais ce n’est pas le seul niveau de contradiction entre les spécialistes du
modernisme. Certains d’entre eux suggèrent que le modernisme est plus idéologique qu’il n’y
paraît.

230
PRATT, Mary-Louise, op. cit., loc. cit.
231
HARRIS, Geoffrey T., art. cit.
Chapitre III : Modernisme et engagement ? 93

2. - Malraux anticolonialiste parmi des modernistes


politisés
Les écrivains modernistes se seraient souvent engagés politiquement. Selon Astradur
Eysteinsson, certains ont activement contribué à l’idéologie fasciste. Il y aurait des liens entre
les idéaux modernistes et nationalistes de Tagore et de Yeats. Bien des modernistes se sont
déclarés nationalistes, selon le chercheur. Ce qui va quand même à contre-courant de
l’analyse de Said qui estime que les modernistes annoncent et permettent l’anticolonialisme
des années décolonisation. Il faut aussi souligner que certains modernistes étaient engagés à
gauche. Gide, par exemple, a pendant quelques années été attiré par le communisme, et
surtout les membres du groupe de Bloomsbury étaient surtout des ‘liberals’, donc engagés à
gauche. Mais il est vrai que l’on parle alors de l’engagement des hommes et femmes dans la
vie réelle et non pas de l’engagement de leur littérature.
On rejoint là un des problèmes de la conception de Malraux écrivain engagé : cet
engagement touche-t-il aussi à ses textes ou ne concerne-t-il que la position de l’homme dans
le paysage historique de son temps ? Car il faut bien dire que dès qu’on parle de Malraux, on
pense à l’aviateur de la Guerre Civile d’Espagne, au résistant pendant la Deuxième Guerre
mondiale, au délégué du Komintern à Saïgon – un mythe – et lorsque l’on parle
d’anticolonialisme – un terme qu’il revendique lui-même – c’est sans doute plus pour son
investissement à la cause des Indochinois dans le journal L’Indochine (enchaînée) que pour
son roman indochinois.232 Et puis d’ailleurs, est-on si sûr que son action de journaliste à
Saïgon mérite bien l’en-tête ‘anticoloniale’ ? Malraux est-il l’anticolonialiste qu’il prétend ?
Walter Langlois s’efforce de persuader ses lecteurs que l’aventure indochinoise de
Malraux montre un vrai engagement anticolonial.233 Pourtant certains ont remis en question
cet engagement, même celui de L’Indochine (enchaînée). C’est le cas de Daniel Durosay qui
estime que le journal montre des opinions modérées, même si le ton est vif ; il « définit une
politique d’assimilation, d’accès égalitaire à l’instruction » mais ne « met pas en cause la
présence française ».234 Comme on le verra, les attaques de L’Indochine sont très
personnelles : Malraux s’en prend aux coloniaux qui profitent du système, il les ridiculise et

232
Sur le mythe de Malraux délégué de Saïgon pour le Komintern, voir : RADAR, Emmanuelle et POEL, Ieme van
der, « Het Menschelijk tekort van André Malraux », Armada:Boeken van een veelomvattende
verscheidenheid. Honderd jaar Wereldbibliotheek. 1905-2005, (nr. 41), december 2005, p. 62-72.
233
LANGLOIS, Walter G., André Malraux. The Indochina Adventure, Londres, Pall Mall Press, 1966 et
LANGLOIS, Walter G., art. cit.
234
Ibid.
94 Volet 1 : Modernisme et postcolonialisme

dévoile leurs malversations ; mais jamais il n’estime nécessaire de questionner les fondements
du système en question. Ce ne sont ni l’idée ni l’entreprise coloniales qui forment l’objet de la
réflexion et les attaques restent ciblées sur des coloniaux qui sont toujours visés en tant que
personnes.
Certains chercheurs contredisent franchement l’idée d’engagement malrucien pour les
colonisés. Paul Voorhoeve et Georges Van Den Abbeele, deux chercheurs non Français, sont
beaucoup plus sceptiques que Durosay quant à l’engagement de Malraux face au
colonialisme, pour eux il n’est plus même question d’engagement modéré. Le premier estime
que le fait que Malraux n’ait pas élevé la voix lors de la guerre d’Algérie, montre la tiédeur de
son engagement anticolonial, voire son indifférence.235 Ce point est important et Voorhoeve a
raison de le souligner. Mais il n’est pas tout à fait exact de dire que Malraux ne parlera plus de
l’Indochine après son retour en France puisque l’on sait qu’il fera partie, en 1933, du comité
pour l’amnistie des prisonniers politiques d’Indochine en compagnie de Louis Roubaud et de
Andrée Viollis, pour qui il préfacera en 1935 le Indochine S.O.S.236 Le titre de Viollis est
d’ailleurs inspiré d’un très long et terrible article publié par Malraux dans Marianne, 11
octobre 1933, sur les horreurs de L’Indochine.237 Cet article lui est inspiré par ceux que
Viollis a fait paraître dans les journaux, sur son séjour en Indochine.
Et le second trouve même dans les écrits pour L’Indochine enchaînée des relents
d’impérialisme forcené : l’action de Malraux visait, selon Van Den Abbeele, à conserver à la
France sa colonie asiatique. Ce chercheur montre que si Malraux attaque si puissamment les
coloniaux véreux, c’est parce qu’il craint que ceux-ci n’affaiblissent la colonie et permettent
ainsi à d’autres puissances de s’en emparer. Plus directement, ce serait le péril bolcheviste que
Malraux appréhendait.238 L’analyse de Van Den Abbeele est tout à fait convaincante et
bouleverse les idées que l’on a sur l’homme Malraux et sur sa position face au communisme
dans les années 1920.
Evidemment, toutes ces considérations ne disent pas grand chose sur le droit au
qualificatif ‘anticolonial’. Tout dépend de ce que l’on entend par là et il est trop tôt pour

235
VOORHOEVE, Paul E., « André Malraux, voor hij Du Perron kende (en nog even erna) », Cahiers voor een
lezer, vol. 13, nov. 2000, p. 3-19.
236
Voir infra.
237
MALRAUX, André, « S.O.S. », Marianne, 11 octobre 1933.
238
ABBEELE, Georges Van Den, « L’Asie fantôme or, Malraux’s Inhuman Condition », Modern Language Notes,
2000, p. 649-661, p. 652.
Chapitre III : Modernisme et engagement ? 95

conclure. J’évaluerai en détail le concept ‘anticolonialisme’ au chapitre 14. Mais il est


important de relativiser, dès le début, les assurances que l’on pourrait avoir sur Malraux.
Même s’il faut décider que l’homme montrait un engagement politique et
journalistique pour les colonisés lorsqu’il est à Saïgon, peut-être que cet engagement s’est
canalisé diférement lorsqu’il est passé à l’écriture de fictions. C’est ce que suggère Danile
Durosay qui s’arrête sur le fait que Malraux est passé du journalisme dans L’Indochine à La
Tentation de l’Occident. En effet, dans son dernier éditorial de journaliste saïgonnais, il
annonce son action en France :

Nous allons faire appel à l’ensemble de tous ceux qui, comme vous, souffrent. Le peuple en
France n’acceptera pas que les douleurs dont vous portez les marques vous soient infligées
en son nom. [...] Il faut que nous fassions appel à lui, par le discours, par la réunion, par le
journal, par le tract. Il faut que nous fassions signer aux masses ouvrières des pétitions en
faveur des Annamites. Il faut que ceux de nos écrivains – et il sont nombreux – qui ont
encore quelque générosité, s’adressent à ceux qui les aiment [...] Il faut que la grande voix
populaire s’élève, et vienne demander à ses maîtres compte de toute cette lourde peine, de
cette angoisse désolée qui pèse sur les plaines d’Indochine… Obtiendrons-nous la liberté ?
Nous ne pouvons le savoir encore. Du moins obtiendrons-nous quelques libertés. [...] C’est
pourquoi je pars en France.239

Mais il n’a pas vraiment – ni surtout pas directement – donné de suites aux promesses qu’il y
fait. Ce sont les articles de Viollis qui l’ont incité à remettre sa plume au service de la cause
des Indochinois en 1933, mais entre les deux il s’est quand même passé huit ans. Une fois
rentré, il publie son essai de philosophie exotique épistolaire, La Tentation de l’Occident.
Selon Daniel Durosay, c’est dès lors par la littérature que Malraux combat :

de manière plus symbolique […] dès ce moment [après les deux expériences en Indochine],
l’art est reconnu comme l’action en puissance [...] Il ne s’agit que d’un déplacement de
l’énergie vers l’écriture. […] Ce livre [il parle de La Tentation de l’Occident] n’est pas le
tombeau de l’action, mais la reprise d’une conquête par d’autres voies, plus symboliques.240

Pour Durosay donc Malraux passe à un engagement culturel.241 Ce qui correspond bien à une
attitude moderniste s’il faut en croire l’analyse de Fokkema et Ibsch qui voyait dans ce

239
MALRAUX, André, « Ce que nous pouvons faire », L’Indochine enchaînée, Saïgon, 26 décembre 1925.
240
DUROSAY, Daniel, art. cit., p. 904.
241
Ibid., p. 891.
96 Volet 1 : Modernisme et postcolonialisme

mouvement littéraire un engagement culturel et pas idéologique ou politique.242 Il en va


apparemment de même dans La Voie royale où le héros se maintient à distance du monde
colonial qui l’entoure, son attitude d’observateur détaché lui garantit son dégagement.
L’accent est porté sur la façon dont le héros perçoit le monde et non pas sur ce monde qu’il
perçoit ; comme le souligne l’auteur: « ce que la littérature moderne impose, ce n’est pas sa
vision du monde, mais sa vision de la littérature ».243 Avec cette citation de Malraux, on et
loin de l’engagement politique qui lui colle généralement à la peau.
Il y a un engagement culturel dans La Voie royale, pour une nouvelle forme artistique
moderniste, et un scepticisme – mais qui n’est pas dénué d’attirance et de nostalgie – pour les
formes culturelles d’antan. Mais peut-on vraiment faire la différence entre engagement
culturel et idéologique ? Et qu’en est-il de l’engagement idéologique et politique de son
texte ? Questions aux quelles on ne peut pas encore répondre puisque l’on n’a pas encore lu
La Voie royale dans le contexte discursif de l’époque de la publication, qui est également
celle de l’apogée du colonialisme.

3. - Pour une analyse de l’engagement textuel


Le problème est que l’on considère souvent l’engagement d’un écrivain, donc son action de
femme ou d’homme dans la vie, et que l’on oublie de regarder vraiment ce que dit et ce que
fait le texte. C’est ce que l’on peut voir dans l’ouvrage au titre trompeur de Benoît Denis,
Littérature et engagement (2002), qui ne tient compte que de l’engagement des écrivains de
l’entre-deux-guerres et pas de leur littérature. Car le critique n’y analyse nullement l’effet
qu’ont les œuvres (littéraires ou non), seule l’action des écrivains ‘engagés’ dans les
mouvements politiques y est examinée. Et – autre problème – Denis ne s’arrête qu’à
l’engagement soit dans le communisme soit dans le fascisme.244 N’existait-il pas, à l’époque,
d’autres formes d’engagement, des engagements peut-être moins visibles que ceux qui se
prononcent dans ces nouveaux mouvements politiques, mais qui ne sont pas nécessairement
moins efficaces ? Et n’y a-t-il pas d’engagement catholique, humaniste ou simplement
culturel ? Et d’ailleurs, la révolte culturelle des modernistes est-elle si exempte de choix
idéologiques ou même politiques ?

242
FOKKEMA, Douwe et IBSCH, Elrud, op. cit.
243
MALRAUX, André, cité par ZARADER, Jean-Pierre, art. cit., p. 101, note.
244
DENIS, Benoît, Littérature et engagement. De Pascal à Sartre, Paris, Seuil, 2002.
Chapitre III : Modernisme et engagement ? 97

Force est de constater que les spécialistes du colonialisme indiquent souvent – en


opposition à la fois au point de vue saidien de 1993 et au point de vue des spécialistes du
modernisme européen –, la suspecte contemporanéité du mouvement moderniste et du
colonialisme anglais.245 Selon Patrick Williams, ce n’est sans doute pas un hasard si l’apogée
du modernisme correspond à celle de l’Empire.246 Il se demande en outre si l’apogée du
colonialisme, caractérisé par un intempestif battage publicitaire procolonial ne tentait pas par
là de cacher les résistances de plus en plus fréquentes.247 Dans ce contexte, il n’est pas
impossible en effet que l’écriture moderniste ait participé des formes de contrôle du pouvoir,
justement en tenant ses distances. Dans Culture et impérialisme Said a lui-aussi fait le lien,
mais plus général, entre les formes culturelles – en particulier le roman – et l’expansion
coloniale. Le roman et l’Empire vont main dans la main, dit-il, et c’est la culture qui prépare
l’action militaire.248 Mais, comme souligné plus haut, il considère que le modernisme qui
attaque le roman de l’intérieur est une ouverture qui annonce la lutte contre le colonialisme.
On doit être d’accord avec Patrick Williams, même si des parallélismes sont tirés entre
modernisme et colonialisme, les spécialistes se contredisent sur la nature exacte de la relation
entre les deux et en fin de compte, aucun d’entre eux n’a réussi à les relier de manière claire et
convaincante.

Le sujet est complexe et les spécialistes se contredisent. Je ne fais ici que soulever les
problèmes que j’essayerai de résoudre au fil de ce travail. Pour le moment on ne peut que
constater le paradoxe : La Voie royale est un roman moderniste et son écrivain est réputé pour
son anticolonialisme. La question de l’anticolonialisme est délicate et demande beaucoup plus
de connaissances sur les discours de l’époque pour pouvoir trancher. Il faut bien entendu
considérer le roman dans le contexte historique et discursif pour pouvoir examiner quelles
valeurs et arguments (anti)coloniaux il véhicule. C’est maintenant vers les théories
postcoloniales que je me tourne puisqu’elles ont pour objectif l’analyse des discours sur le
colonialisme. Plus précisément, pour reprendre la définition de Jean-Marc Moura : la théorie
postcoloniale s’intéresse aux œuvres dans le sens où elles :

245
BOOTH, Howard et RIGBY, Nigel, « Introduction », Modernism and Empire (dir), Manchester & New York,
Mancherster University Press, 2000, p. 1-12, p. 1-3.
246
WILLIAMS, Patrick, « “Simultaneous uncontemporaneities” : theorizing modernism and empire », dans : ibid.,
p. 13-38.
247
Ibid., p. 24.
248
SAID, Edward W., Culture et impérialisme, op. cit., p. 49.
98 Volet 1 : Modernisme et postcolonialisme

présentent les formes et les thèmes impériaux comme caducs, s’efforcent de les combattre et
de réfuter leurs catégories (lors même qu’ils sont dominants dans la société où elles
paraissent) avant de proposer une nouvelle vision d’un monde caractérisé par la coexistence
et la négociation des langues et des cultures.249

Mais je ne m’en tiens pas à La voie royale. Etant donné que je m’intéresse au contexte,
les autres œuvres publiées à la même époque, sur le même sujet – l’expérience du
colonialisme en Indochine française – feront également l’objet de mon analyse. La
confrontation d’œuvres contemporaines permettra à la fois de signaler les spécificités
littéraires et idéologiques de l’écriture itinérante de l’époque coloniale et de faire ressortir
l’originalité de certaines œuvres.
Voyons, avant d’examiner les discours coloniaux, comment les théories postcoloniales
peuvent contribuer à mon analyse.

249
MOURA, Jean-Marc, Littératures francophones et théories postcoloniale, Paris, Presses Universitaires de
France, 1999, p. 4.
CHAPITRE IV

INTRODUCTION DE LA THEORIE POSTCOLONIALE EN FRANCE

Nous ne pouvions oublier qu’il y a, sur la terre,


d’autres hommes que les Blancs.
S.E. le Cardinal Verdier (1939).

La seule chose que nous puissions et devrions tenter


– mais c’est aujourd’hui l’essentiel –, c’est de lutter
[…] pour délivrer à la fois les Algériens et les
Français de la tyrannie coloniale.
Jean-Paul Sartre (1964).

The metropole and colony, colonizer and colonized


need to be brought into one analytic field.
Ann Laura Stoler et Frederic Cooper (1997).250

La théorie postcoloniale a fait énormément de progrès dans le milieu académique anglo-


saxon, alors que la France continue à la considérer avec méfiance.251 Ce qui ne veut pas dire
que le colonialisme soit absent du débat français, bien au contraire, il est au cœur des débats
dans les médias depuis les commémorations de la fin de la guerre d’Algérie, en 2003.252 Les
problèmes dans les banlieues, ainsi que la loi sur « le rôle positif de la présence française
outre-mer » puis son rejet, ont aussi remis le colonialisme au centre des polémiques.253 On

250
STOLER, Ann Laura et COOPER, Frederick, art. cit.
251
MONGIN, Olivier, LEMPEREUR, Nathalie et SCHLEGEL, Jean-Louis, « Qu'est-ce que la pensée postcoloniale?
Entretien avec Achille Mbembe », Revue Esprit, décembre 2006, p. 117-133. Selon Mbembe, le
‘postcolonialisme’ est très mal compris et associé à la demande de remboursement de ‘dette’ coloniale.
252
Ce n’est qu’en 1999 que la France a reconnu pour ‘les événements’ survenus en Algérie entre 1954 et 1962
l’application du mot ‘guerre’.
Voir : STORA, Benjamin, « La guerre d’Algérie, 1999-2003, les accélérations de la mémoire », repris dans :
« Français et Algériens », Hommes & Migrations, numéro 1244, juillet-août 2003, http://icietlabas.lautre.net,
10-11-2003.
253
« Les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer,
notamment en Afrique du Nord, et accordent à l’histoire et aux sacrifices des combattants de l’armée
française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit ». Des dispositions voisines existent
également pour « les programmes de recherche universitaire ». Texte de loi du 23 avril 2005, repris par :
100 Volet 1 : Modernisme et postcolonialisme

peut dire que tout un débat s’organise autour de problèmes de société qui, l’on en devient
convaincu, ne pourront se comprendre ni a fortiori se résoudre, sans une réévaluation du passé
colonial.254 L’indifférence française pour les théories postcoloniales ne signifie pas
nécessairement que la critique littéraire oublie de s’intéresser à la littérature coloniale ; bien
que cette littérature soit marginale, certains critiques français s’y intéressent, mais surtout par
le biais de l’exotisme, auquel je reviendrai plus loin. Encore à l’heure actuelle, la majorité des
critiques littéraires de l’Hexagone boudent ces théories issues des universités anglo-saxonnes.
Il y a bien sûr des exceptions, et j’y reviendrai, mais, comme le résume Jean-Marc Moura, un
des rares français adepte de la théorie postcoloniale, si un jour il « est possible que ‘l’empire
contre-attaque’ [avec les théories postcoloniales], [...] pour l’heure [en 2003], le champ
intellectuel français fait de la résistance ».255 Mon approche théorique va donc à contre-
courant de ce qui est d’usage dans la critique littéraire française de ce début de XXIe siècle.
Avant d’analyser cette résistance du milieu académique français, voyons ce que l’on entend
par ‘postcolonial’.

1. - Historique de la théorie
A l’heure actuelle, le champ de la théorie se définit comme l’analyse culturelle des
conséquences et réactions au colonialisme européen. Mais le mot est apparu après la
Deuxième Guerre mondiale, dans le cadre politique de la décolonisation, pour parler de la
situation des pays après leur indépendance. A la fin des années 1970, il a fait une entrée

LE COUR GRANDMAISON, Olivier, « Le colonialisme a la peau dure », Libération, 30 mars 2005,


http://multitudes.samizdat.net/Le-colonialisme-a-la-peau-dure.html, 18-10-2006.
254
Les historiens tels que Benjamin Stora, Marc Ferro, Eric Deroo, Sandrine Lemaire, Françoise Vergès, Pascal
Blanchard et Nicolas Bancel, pour n’en citer que quelques uns, sont très actifs et médiatisés et publient
depuis le début du XXIème siècles des analyses remarquées sur le colonialisme français.
STORA, Benjamin, La Gangrène et l’oubli. La mémoire de la guerre d'Algérie, Paris, La Découverte, 1991 ;
BANCEL, Nicolas et BLANCHARD, Pascal, De l’Indigène à l’immigré, Paris, Gallimard, 1997 ;
FERRO, Marc (dir.), Le Livre noir du colonialisme, Paris, Robert Laffont, 2003 ;
BANCEL, Nicolas, BLANCHARD, Pascal et VERGES, Françoise, La République coloniale, Paris, Albin Michel,
2003 ;
BLANCHARD, Pascal et LEMAIRE, Sandrine (dir.), Culture coloniale, op. cit. ;
BLANCHARD, Pascal et LEMAIRE, Sandrine (dir.), Culture impériale, op. cit.;
BANCEL, Nicolas, BLANCHARD, Pascal et LEMAIRE, Sandrine (dir.), La Fracture coloniale. La Société
française au prisme de l’héritage colonial, Paris, La Découverte, 2005 ;
BLANCHARD, Pascal et BANCEL, Nicolas (dir.), Culture post-coloniale. 1961-2006. Traces et mémoires
coloniales en France, op. cit. ;
DEROO, Eric et LEMAIRE, Sandrine, Illusions coloniales, Paris, Tallandier, 2006.
255
MOURA, Jean-Marc, « Sur l’étude postcoloniale des lettres francophones en France », art. cit., loc.cit.
Chapitre IV : Introduction de la théorie postcoloniale en France 101

timide dans le milieu littéraire anglo-saxon pour caractériser les effets de la colonisation sur la
culture. Mais c’est surtout le développement des théories sur le discours colonial – le livre
L’Orientalisme d’Edward Said, les travaux de Homi Bhabha ainsi que ceux de Gayatri Spivak
– qui ont apporté une base théorique à la question.256 Nous reviendrons, au fil des chapitres
suivants sur les théories des ces critiques, mais nous pouvons déjà remarquer que, dans les
grandes lignes, le postcolonialisme a pris ses bases théoriques avec l’idée saidienne de
l’efficace simplicité et de la persistance d’un discours colonial basé sur la supériorité de
l’Occident. Cependant, à travers ce discours ‘orientaliste’, Said met également en évidence la
résistance des colonisés au discours dominant. C’est la lecture ‘contre le grain’ des textes
coloniaux qui permet de dévoiler ce que cache le texte : la ‘résistance’ des colonisés.257
Ensuite les théories d’Homi Bhabha viennent contredire celles de Said en affirmant, entre-
autres dans « Of Mimicry and man », non plus la simplicité et la stabilité du discours colonial,
mais au contraire son ambivalence fondamentale.258 Le fameux article de Gayatri Spivak
« Can the Subaltern Speak ? » apporte lui aussi de nouvelles lumières aux théories de Said en
se demandant s’il est jamais possible, même ‘contre le grain’, de retrouver les voix des
subalternes, des opprimés du colonialisme, en particulier celles des femmes.259
Mais, hormis cette « sainte trinité » postcoloniale, pour reprendre l’appellation
ironique de John McLeod dans son Begining. Postcolonialism, on doit songer aux travaux de
Bill Ashcroft ou Ella Shohat qui ont alimenté la polémique sur le terme ‘postcolonial’ pour
l’accepter en l’affinant (Ashcroft) ou pour le refuser (Shohat).260 Ils ont en outre contribué à

256
Voir entre-autres : SAID, Edward W., L’Orientalisme, op. cit. ;
SPIVAK, Gayatri C., In Other Worlds, New York, Methuen, 1987 ;
BHABHA, Homi, K., The Location of Culture, op. cit. ;
L’Orientalism de Said est souvent considéré comme un texte précurseur, bien que Said lui-même n’ai pas
employé cette appellation.
257
Lire ‘avec le grain’, c’est faire l’expérience du texte en suivant, au plus près, le point de vue de l’auteur ; c’est
se livrer en tant que lecteur à l’univers proposé dans le texte. Lire ‘contre le grain’, au contraire, c’est porter
son attention aux contradictions, aux silences et omissions du texte.
Par exemple lorsqu’un texte parle de la « paresse » légendaire des colonisés, on peut aussi y voir une forme
de résistance passive pour éviter de se laisser commander par les oppresseurs. La belle expression
néerlandaise « Oost indisch doof » exprime très bien cette situation : la surdité des Indonésiens face aux
ordres des Néerlandais, est une surdité feinte, dit l’expression.
258
BHABHA, Homi, « Of Mimicry and Man. The ambivalence of colonial discourse », The Location of Culture,
Londres, Routledge, 1994, p. 85-93.
259
SPIVAK, Gayatri, « Can the subaltern speak ? Speculations on widow sacrifice », dans : WILLIAMS, Patrick et
CHRISMAN, Laura (prés.), Colonial Discourse and Post-Colonial Theory, New York/Londres et. al.,
Harvester Wheatsheaf, 1993, p.66-111.
260
MCLEOD, John, Begining Postcolonialism, op. cit.
SHOHAT, Ella, « Notes on the ‘Post-colonial’ », Social Text 10.2+3, 1999, p. 99-113, citée par : HERMAN,
Luc, «The Empire Writes Back (Again). Vergelijkenede literatuurwetenschap en post-koloniale
102 Volet 1 : Modernisme et postcolonialisme

étendre et préciser le domaine d’analyse des théories en sortant du cadre des interactions
culturelles au sein des sociétés coloniales.261 En effet, dans les années 80, les critiques se sont
tournés vers les productions littéraires contemporaines des écrivains issus de pays
anciennement colonisés ; ce sont alors à la fois les écrivains et leurs oeuvres qui deviennent
‘postcoloniaux’. On peut considérer la publication de l’essai collectif dirigé par Bill Ashcroft,
Gareth Griffiths et Helen Tiffin : The Empire Writes Back (1989), comme un tournant
important de la théorie.262 En effet, cet ouvrage ouvrait la porte à l’analyse des littératures
postcoloniales comme des ‘contre-attaques’, ou corrections, des littératures et pratiques des
Empires, ainsi que de leur vision du monde et des stéréotypes qu’ils propagent : John
Maxwell Coetzee revisitant Robinson Crusoe dans Foe (1986) ; Assia Djebar dans L’Amour,
la fantasia (1985) et Ahmadou Kourouma dans Monnè, outrages et défis (1990) réécrivant
l’histoire de leurs pays du point de vue des colonisés ; Aimé Césaire démystifiant le mythe
shakespearien de Caliban dans Une Tempête (1993), etc. On voit bien que le postcolonialisme
peut englober les études ‘francophones’ sans s’y limiter. Dans le champ ‘postcolonial’ se
rencontrent les textes produits par le colonialisme aussi bien que ceux écrits après les
indépendances, les textes anglophones, mais aussi francophones, lusophones etc. C’est donc
également devenu un instrument de comparatisme littéraire. Dans la foulée de The Empire
Writes Back, beaucoup de ‘readers’ ont étés publiés ainsi que des livres introductifs ; les
années 90 ont donc vu la consécration de la théorie.263 Selon Ashcroft, Griffiths et Tiffin, qui
reprennent, en 2002, les idées présentées par leur The Empire Writes Back de 1989, si le
terme ‘postcolonial’ a été pensé, à l’origine, par des historiens comme synonyme de ‘post-
indépendance’ et référait donc exclusivement à la situation ‘postcoloniale’ des Etats après leur
affranchissement politique du colonialisme européen, il a rapidement fait son entrée dans
l’analyse culturelle et la théorie s’attache, à l’heure actuelle, à l’examen de « tous les effets de
la colonisation [europénne] sur les cultures et les sociétés ».264

literatuurstudie. Littérature comparée et critique postcoloniale », dans : HERMAN, Luc (dir.), The Empire
Writes Back (Again), ALW-cahier 15, 1994, p. 13.
261
MCLEOD, John, Begining Postcolonialism, Manchester, Machester University Press, 2000, p. 23.
262
ASHCROFT, Bill, GRIFFITHS, Gareth, et TIFFIN Helen (dir.), The Empire Writes Back: Theory and Practice in
Post-Colonial Literatures, Londres/New York, Routledge, 1989.
263
WILLIAMS, Patrick et CHRISMAN, Laura (prés.), Colonial Discourse and Post-colonial Theory. A Reader,
New York/Londres et ali, Harvester Wheatsheaf, 1993 ;
ASHCROFT, Bill, GRIFFITHS, Gareth et TIFFIN, Helen (prés.), The Post-colonial Studies Reader, Londres/New
York, Routledge, 1995.
264
ASHCROFT, Bill, GRIFFITHS, Gareth et TIFFIN, Helen, The Empire Writes Back (2ème éd.), New York,
Routledge, 2002, p. 186.
Chapitre IV : Introduction de la théorie postcoloniale en France 103

Dans le milieu anglo-saxon, les théories postcoloniales sont indispensables à l’analyse


littéraire dans plusieurs domaines d’application. Premièrement des textes ‘coloniaux’
classiques tels que Heart of Darkness (1902) de Joseph Conrad, Kim (1901) de Rudyard
Kipling, ou A Passage to India (1924) de E. M. Forster. Deuxièmement des littératures
anglophones (par opposition aux littératures anglo- ou américano-anglaises) telles que
l’œuvre de V. S. Naipaul ou celle de Salman Rushdie. Et, troisièmement, des littératures
produites par les colons et leurs descendants ; les écrivains issus de l’immigration vers
l’Australie, ou l’Afrique du Sud, tels que Coetzee etc. En France par contre, pour ce qui est de
l’analyse littéraire des classiques, la critique universitaire néglige franchement les acquis de la
théorie postcoloniale et n’attache que peu, ou pas du tout d’importance au contexte colonial
de production des œuvres littéraires. Pour ne prendre que l’exemple de Malraux, l’écrivain le
plus connu et le plus étudié de mon corpus, on s’aperçoit aisément que les critiques littéraires
ne font qu’effleurer le contexte colonial des romans asiatiques tels que La Voie royale, Les
Conquérants, La Condition humaine et La Tentation de l’Occident.265 Pourtant les choses
changent peu à peu et en 2006, la Revue André Malraux Review consacrée aux Figures de
l’altérité, accueille quand même un article de Cris Reyns-Chikuma qui fait une analyse
postcoloniale des textes japonais de Malraux.266 Comme le souligne Michel Lantelme dans
son introduction, cet article offre « une perspective fort différente », révélant un Malraux
‘orientaliste’ (dans la définition de Said) qui ignore les réalités politiques du Japon et cède à la
mode du ‘japonisme’.267 Mais cette revue est basée aux Etats-Unis.

265
MALRAUX, André, op. cit. Voir Introduction.
FALLAIZE, Elizabeth, Malraux. La voie royale, Valencia, Grant & Cutler Ltd, 1982. Dans cette étude détaillée
de La Voie royale, les colonisés ne font pas l’objet de l’analyse, contrairement aux personnages secondaires
européens et la situation coloniale n’entre pas en ligne de compte pour l’analyse.
Dans MOATTI, Christiane, « Commentaires », MALRAUX, André, La Voie Royale, Paris, Livre De Poche,
1992, l’analyse des stratégies textuelles n’est pas reliée au système ou au fonctionnement de la colonisation.
Il en va de même pour les écrivains de Littératures de la Péninsule Indochinoise, qui citent Malraux à de
multiples reprises, mais n’analysent ses textes que pour parler du personnage de l’aventurier.
HUE, Bernard, COPIN, Henri, PHAM DAN BINH, LAUDE, Patrick et MEADOWS, Patrick, Littératures de la
péninsule indochinoise (1999), op. cit.
266
REYNS-CHIKUMA, Cris, « Malraux au Japon : une certaine idée de l’art dans une perspective postcoloniale »
dans : LANTELME, Michel (éd.), Figures de l’altérité, Revue André Malraux review, vol. 33, n01, 2006, p. 29-
51.
267
LANTELME, Michel, « A Note from the Editor », dans : Figures de l’altérité, op. cit., p. 5-8, p. 6.
104 Volet 1 : Modernisme et postcolonialisme

2. - Une critique littéraire qui reste à faire


Il me faut également insister sur le fait que c’est surtout la critique littéraire de l’Hexagone
qui se montre méfiante par rapport à l’approche postcoloniale, car on voit un regain d’intérêt
surtout chez les historiens avec les travaux de Benjamin Stora, Marc Ferro, Eric Deroo,
Françoise Vergès, Pascal Blanchard, Sandrine Lemaire, Nicolas Bancel, etc.268 Ces
chercheurs sont plus ouverts à la théorie postcoloniale puisque, Culture impériale, par
exemple, cite les travaux de Said et accueille un article de Elisabeth Ezra, Charles Forsdick et
David Murphy, qui sont chercheurs au Royaume-Uni mais spécialistes du postcolonialisme
dans la littérature française et francophone.269 C’est un mouvement qui est surtout dirigé vers
la recherche historique et politique et qui, Charles Forsdick et David Murphy le signalent à
juste titre, n’a pas encore vraiment touché l’analyse littéraire.270 Selon moi, il faut s’attendre à
ce que le postcolonialisme atteigne sous peu la critique littéraire sous l’impulsion de ce
groupe de chercheurs.
Il y a en effet des signes avant coureurs, entre-autres ces rencontres interdisciplinaires
où critiques littéraires, politicologues et historiens se rencontrent sur le concept ‘postcolonial’
et sur les raisons de la méfiance française.271 En outre les années 2006 et 2007 ont vu la
traduction en français du Cambridge Compagnon to Postcolonial Literary Studies (2004) édité
par Neil Lazarus ainsi que The location of Culture (1994) de Homi Bhabha.272 Il faut dire
aussi que certains critiques de la littérature francophone, comme Françoise Lionnet ou
Mireille Rosello, se basent également sur les résultats des théories postcoloniales dans leurs

268
Selon Françoise Vergès, le 10 novembre 2006, lors de la conférence de la SFPS à Londres (conférence non
publiée) ces historiens se trouvent en marge des grandes institutions françaises : leur travail rencontre
beaucoup de résistance en France. Il est vrai que Michel Winock, qui s’est enfin prononcé sur le
colonialisme, s’applique surtout à mettre en garde les historiens du colonialisme contre les jugements
anachroniques qu’il sent poindre dans la France inquiète du début de ce XXIème siècle : il faut veiller à ne pas
juger le passé sur les bases morales de notre époque.
WINOCK, Michel, s.t., L’Histoire. Special : La Colonisation en procès. Une République très coloniale, 2005,
n0 302, p. 40-41.
269
Voir BLANCHARD, Pascal et LEMAIRE, Sandrine (dir.), Culture impériale, op. cit., p. 260 et 61-74.
270
FORSDICK, Charles et MURPHY, David, « Introduction to Postcolonial Turn in France », Francophone
Postcolonial Studies, Special issue : France in a Postcolonial Europe : Identity, History, Memory , 5.2,
Autumn/Winter 2007, p. 7-13, p. 10.
271
En effet, la rencontre transdisciplinaire organisée par le Réseau Thématique Pluridisciplinaire des Etudes
Africaines (CNRS) en décembre 2006 et intitulée : Etudes africaines. Etats des lieux et des savoirs en
France, proposait un atelier « colonial/postcolonial » dans lequel les participants entendent se pencher sur
« l’accueil mitigé dans l'hexagone », pour les travaux des « subaltern studies, new colonial studies [sic],
postcolonialisme ». Voir : http://www.etudes-africaines.cnrs.fr, 7-11-2006.
272
BHABHA, Homi K., Les Lieux de Culture. Une théorie postcoloniale, op. cit.;
LAZARUS, Neil (dir.), Penser le postcolonial. Une introduction critique, trad. GROULEZ, Marianne, JAQUET,
Christophe et QUINIOU, Hélène, Paris, Ed. Amsterdam, 2006.
Chapitre IV : Introduction de la théorie postcoloniale en France 105

études sur la littérature des Caraïbes et du Maghreb.273 Ces deux critiques françaises, établies
à l’étranger semblent cependant s’intéresser exclusivement à un corpus francophone et non à
ce que l’on pourrait nommer la littérature coloniale ‘franco-française’. Il en va de même pour
bon nombre de chercheurs de France ; dans le cadre de la ‘francophonie’. Selon Charles
Forsdick et David Murphy, certains font de la critique postcoloniale, sans vraiment se
reconnaître comme des critiques du postcolonialisme.274 En outre, pour ce qui est de l’analyse
universitaire hors de France, bon nombre de spécialistes de la littérature française et
francophone sont également des critiques ‘postcoloniaux’. C’est le cas des membres de la
Society for Francophone Postcolonial Studies (SFPS).275
Neanmoins, ici aussi les choses commencent à bouger en France, puisque l’année
2002 a vu la création à Montpellier de la Société Internationale d’Etude des Littératures de
l’Ere Coloniale (SIELEC). Cette société a été fondée pour pallier le manque d’attention, dans
la critique littéraire, aux relations entre colonisation et littérature.276 Ses membres s’intéressent
à l’impact de l’expansion européenne sur les littératures mondiales ainsi qu’à celui de la
décolonisation sur l’émergence des littératures anglophones et francophones. Ils retiennent
également les travaux de Said dans leur corpus théorique. On peut espérer que la SIELEC,
société française suivra l’exemple de la SFPS, société anglaise, car certains chercheurs sont
membres des deux associations.
Comme l’explique le premier numéro du journal de la SFPS, son objectif est de
stimuler le dialogue entre la théorie postcoloniale et la littérature de langue française. Les
activités de ses chercheurs sont guidées par la question de la validité de théories en majorité
anglophones, pour évaluer le contexte français et la littérature de langue française. Un tel
programme vise à pallier le manque de communication entre critique française et critique
postcoloniale, tout en tenant compte, prudemment, des spécificités de la littérature de langue

273
Voir : MILNE, Lorna, « Gare au gauffrier ! Literature and Francophone Postcolonial Studies », Francophone
Postcolonial Studies, vol. I, nr. 1, 2003, p. 60.
274
FORSDICK, Charles et MURPHY, David, « Introduction : the case for Francophone Postcolonial Studies »,
dans : FORSDICK, Charles et MURPHY, David (dir.), Francophone Postcolonial Studies. A Critical
Introduction, Londres/New York, Oxford University Press, 2003, p. 1-16, p. 10.
Ils donnent en exemple Bernard Mouralis, l’ancien directeur de Cergy-Pontoise, une université dont les
études son aussi reliées au postcolonialisme par Christiane Chaulet-Achour, directrice du Centre de
Recherche Textes et Francophonies (CRTF), ou encore de Jacques Chevrier, Maryse Condé et bien d’autres.
Mais ces critiques s’intéressent plus directement à la littérature francophone contemporaine et pas aux
littératures de l’ère coloniale.
275
Voir http://www.sfps.ac.uk/. Cette société compte parmi ses membres Ieme van der Poel, Roger Little,
Mireille Rosello, Elleke Boehmer, Jean-Marc Moura, David Murphy et Charles Forsdick, dont les
publications ont largement inspiré ce travail.
276
SIELEC (Société Internationale d’Etude des Littératures de l’Ere Coloniale), voir : www.sielec.net.
106 Volet 1 : Modernisme et postcolonialisme

française. C’est dans le sillage de cette association que se positionne ma recherche. Je me


réfère, entre-autres, à l’excellent livre édité par Forsdick et Murphy, Francophone
Postcolonial Studies. A Critical Introduction dans lequel ils visent au dialogue entre les
études ‘francophones’ et ‘postcoloniales’.277 Le problème est, selon moi, que tous les articles
sont rédigés en anglais. S’ils ont réussi à convaincre leur lectorat anglophone de la nécessité
de considérer le corpus francophone pour une remise au point de la théorie ; il y a là quand-
même une occasion manquée d’atteindre un lectorat francophone qui n’est pas encore
convaincu de la validité du postcolonialisme. Car, selon moi, un des plus gros obstacles à un
passage de la théorie en France est la langue de l’écriture. Non seulement l’anglais - c’est plus
facile de découvrir une nouvelle théorie dans sa langue maternelle -, mais aussi l’anglais
postcolonial qui est, il faut bien le reconnaître assez hermétique (les textes de Spivak et
Bhabha par exemple). Il est pourtant vrai que L’Orientalisme et Culture et impérialisme
d’Edward Said ont été traduits en français, mais ils n’ont pas eu le succès escompté.278
Cependant, depuis 2007 on voit plusieurs essais en français qui traitent de la théorie
postcoloniale et qui représentent une aide pour les débutants.279 Ces publications sont la
preuve que la théorie commence tout doucement à faire son apparition en France et que le
terrain est mûr pour la recevoir. Mais Forsdick et Murphy signalent que, pour le moment, de
cette poussée dans l’Hexagone du colonialisme résulte surtout la polarisation des positions. Il
y a un débat dynamique, qui aurait d’ailleurs dû se déclencher dès la parution de l’ouvrage de
Moura Littératures Francophones et théorie postcoloniales (1999), mais qui pourrait très bien
se révéler – comme c’est le cas jusqu’à présent – un dialogue de sourds.280
Jean-Marc Moura, lui aussi membre de la SFPS et Jacqueline Bardolph sont les deux
premiers critiques français de l’Hexagone à avoir tenté de faire le pont entre les théories
postcoloniales et un corpus de langue française.281 Jean-Marc Moura pose les bases de
l’analyse en donnant des définitions claires de l’objet de cette théorie. Et dans son essai
merveilleusement concis Etudes postcoloniales et littérature (2002), Jacqueline Bardolph

277
FORSDICK, Charles et MURPHY, David, Francophone Postcolonial Studies. A Critical Introduction, op. cit.
278
SAID, Edward W., L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, op. cit.;
Ibid., SAID, Edward W., Culture et impérialisme, op. cit., p. 298-300.
279
Collectif, « Faut-il être postcolonial », Labyrinthe, T. 24, Ed. Maisonneuve & Larose, 2006 ;
Collectif, « Postcolonial et politique de l’histoire », Revue Multitudes, Ed. Exils, 2007 ;
LAZARUS, Neil, Penser le postcolonial. Une introduction critique, op. cit.
280
FORSDICK, Charles et MURPHY, David, « Introduction to Postcolonial Turn in France », art. cit., p. 11.
281
Voir : MOURA, Jean-Marc, Littératures francophones et théories postcoloniales, op. cit. et BARDOLPH,
Jacqueline Etudes postcoloniales et littérature, Paris, Champion, 2002.
Chapitre IV : Introduction de la théorie postcoloniale en France 107

(décédée en 1999) insistait, sur le fait qu’il est grand temps que le milieu académique français
tienne compte des résultats et des avancées de la critique postcoloniale.282
Elle cite trois raisons fondamentales pour inciter la France à se pencher sur la théorie.
Son premier argument concerne la défense d’une spécificité littéraire française. Sans contre
force de la critique française, les anglophones qui ont, à son avis, tendance à penser que ce qui
s’est passé chez eux s’est également passé ailleurs, n’éprouveront que peu de scrupules à
proposer des conclusions sur la littérature française sans analyse (con)textuelle serrée. En
effet, l’analyse que fait Edward Said, dans Culture et impérialisme (1994) de La Voie royale
d’André Malraux nécessite certainement des commentaires.283 J’y reviendrai dans le chapitre
XIII. Son deuxième argument porte sur les possibilités qu’offre la théorie postcoloniale de
procéder à une lecture novatrice des textes, même des canoniques. Une lecture postcoloniale
des lettres classiques peut apporter un enrichissement à l’analyse traditionnelle. Le
postcolonialisme peut donc revitaliser les départements de français des universités. Le dernier
point que Jacqueline Bardolph met en avant est d’ordre plutôt ‘moral’. Elle partage
l’étonnement que le critique anglophone Terrence Cave éprouve face au peu de place
accordée, dans Le Démon de la Théorie d’Antoine Compagnon, aux théories postcoloniales ;
c’est pour eux un manque de reconnaissance qui devient « franchement suspect ».284 Ce déni
des théories postcoloniales laisse à penser que la critique française craindrait de découvrir que
ses grands écrivains n’avaient pas la mentalité que l’on leur souhaiterait. Cette irritation des
convaincus de la théorie postcoloniale montre combien le fossé est encore profond, en ce
début de XXIème siècle, entre ces théories majoritairement anglophones et la critique littéraire
de l’Hexagone.
D’aucuns se posent la question de savoir si le déni du postcolonial n’entre pas
simplement dans le cadre d’un refus de faire face à son passé colonial. C’est ce que semble
suggérer l’analyse de Marc Ferro qui, bien qu’il ne parle pas de théorie postcoloniale, note en

282
BARDOLPH, Jacqueline, op. cit., p. 9-10.
283
SAID, Edward, « Il y a deux côtés », Culture et Impérialisme, trad. CHEMLA, Paul, Paris, Arthème Fayard,
2000, p. 277-336 et en particulier p. 298-300. Si Malraux est analysé par Said dans le chapitre « Résistance et
opposition », le colonialisme de Albert Camus est par contre évalué dans celui sur « La pensée unique ».
Comme on le verra plus loin, La Voie Royale est plus complexe que Said ne le donne à penser ; conclusion
qui s’applique également à Camus. En effet, Ieme van der Poel a montré que le mythe méditerranéen de
Camus est un mythe politique qui vient faire concurrence – justement – au mythe de la mission civilisatrice.
Voir : POEL, Ieme van der, « “La mer au plus près” la méditerranée d’Albert Camus revue par Malika
Mokeddem », Mémoire de la méditerranée, perso.orange.fr/citmedelamed/merpluspres.html, 12-12-2006.
284
CAVE, Terrence, « The Strangely neglected Ground in the Middle : Antoine Compagnon, Le Démon de la
théorie », Times Literary Supplement, 15 janvier 1999, cité par BARDOLPH, Jacqueline, op. cit., p. 10 :
« the absence of reference […] to postcolonial themes might well seem strange if not downright suspicious ».
108 Volet 1 : Modernisme et postcolonialisme

2003, l’année du quarantième anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, que « le déni du


colonialisme [en France] n’a cessé de gagner du terrain ».285 Cette analyse ne semble pourtant
pas se vérifier puisque, comme on l’a dit, depuis 2003 il y a énormément de publications qui
s’intéressent au colonialisme français, et surtout à la violence de la guerre d’Algérie.286
Paradoxalement, chaque publication ou prise de parole se fait pour déplorer le déni français de
l’histoire coloniale. Il semblerait en effet que le besoin se fait de plus en plus fortement sentir,
dans la société française, de (re)considérer son passé, même le moins glorieux. Il s’agit d’une
urgence, selon Pascal Blanchard et Benjamin Stora, qui, invités sur le plateau de télévision de
Ripostes pour l’émission « Esclavage, colonisation : L’histoire occultée ? », s’insurgent contre
le fait qu’il n’y a aucun musée colonial en France et s’exclament que toute université qui se
respecte devrait avoir un département postcolonial. Si le débat passe à la télévision, c’est bien
qu’un besoin se fait sentir, surtout parmi les fils et filles du colonialisme, comme l’ont montré
les problèmes dans les banlieues dans les années 2005, 2006 et 2007.287 Mais s’il passe sur les
petits écrans c’est aussi la preuve de l popularité du sujet. Paradoxe donc.
Sans doute est-on ici face à ce que Benjamin Stora a nommé dans son La Gangrène et
l’oubli (1991) : « le conflit des mémoires », qui ne rejoint pas (encore) l’idée de « récit
partagé » de Paul Ricoeur.288 Pour Stora les camps de la mort des Nazis représentent une
histoire partagée (parfois avec beaucoup de réticence), une histoire à la fois présente, mais
occultée et toujours prête à se manifester. N’est-ce pas l’histoire du colonialisme, ou plutôt
ses traumatismes, qui s’est manifestée dans les banlieues, dans le discours des jeunes ?

285
FERRO, Marc, « Le colonialisme, envers de la colonisation », FERRO, Marc (dir.) Le livre noir du
colonialisme. XVIe- XXIe siècle. De l’extermination à la repentance, Paris, Robert Laffont, 2003, p. 35.
286
Voir à ce sujet : SCHYNS, Désirée, Une Echarde dans la gorge. L’évolution de la mémoire littéraire de la
guerre d’Algérie (1954-1962) dans la fiction algérienne francophone (1958-2003), Thèse de doctorat sous la
direction de POEL, Ieme van der, Universiteit van Amsterdam, 2007, p. 54.
Voir aussi : BANCEL, Nicolas, BLANCHARD, Pascal et VERGES, Françoise, La République coloniale, op. cit.
Selon ces historiens, l’attention portée en ce début de XXIe siècle à la torture fausse le débat en donnant à
penser qu’il s’agit de situations ‘exceptionnelles’ dans un système normal, alors qu’en fait le colonialisme
installe, par définition, un état d’exception. C’est pourquoi la « République coloniale » ne peut être qu’une
utopie. La torture est « un acte ‘normal’ dans un système ‘anormal’ et non l’inverse… […] Il ne peut y avoir
de colonisation sans état d’exception, sans torture, sans brutalité. […] Le rêve le République coloniale
s’appuie sur un aveuglement à la réalité des pratiques de colonisation », ibid., p. 20.
Je reviendrai sur cet « état d’exception » en Indochine dans le dernier chapitre.
287
Le 16 janvier 2005, des Français de couleur ont lancé un appel pour dénoncer la discrimination dont ils sont
victimes. Sous le titre provocateur de « Nous sommes les indigènes de la République », ils demandent
l’égalité, mais aussi que l’Histoire soit revisitée. Le 8 mai la France célébre en grandes pompes la fin de la
Deuxième Guerre mondiale. Mais le 8 mai 1945 n’est pas seulement la date de la libération de l’Europe, ;
c’est aussi celle du massacre de Sétif, en Algérie où la police mate une insurrection qui a coûté la vie à 103
Européens. La répression fait officiellement, 1.500 morts parmi les Algériens, mais les chiffres de 8.000 à
20.000 sont souvent cités.
Pour le texte de cet appel voir : www.toutesegaux.net, 13-05-2005.
288
STORA, Benjamin, op. cit., p. 269 et svts.
Chapitre IV : Introduction de la théorie postcoloniale en France 109

3. - Un ressac nostalgique
Non seulement l’Etat français semble maladroit à considérer son Histoire coloniale (comme le
montre le projet de loi mentionné plus haut), mais, en ce qui concerne l’Indochine, l’image
qui subsiste est celle de la ‘perle de l’Empire’. Selon Nicola Cooper, dans son livre, France in
Indochina. Colonial Encounters (2001), l’attitude de la France à l’égard de l’Indochine est
teintée de nostalgie pour cette ‘perle de l’empire’ plutôt que nourrie d’un esprit critique par
rapport à son passé de colonisateur.289 C’est très certainement ce qui ressort du livre de Jean
de la Guérivière, ce grand reporter qui a été correspondant de la guerre du Việt Nam – il a
couvert la chute de Saïgon (1975).290 Dans son Indochine. L’envoûtement (2006), par ailleurs
très bien documenté, il évalue les possibilités de reconstruire une sorte d’Union indochinoise
non plus dans une relation (directement) coloniale avec la France, mais dans une relation
d’aide au développement ; même les habitants partagent la nostalgie de l’Indochine française,
annonce-t-il fièrement.291 Plus grave encore est l’attitude de Paul Rignac dans Indochine. Les
Mensonges de l’anticolonialisme (2007) qui construit son révisionnisme à partir de la
conviction qu’il n’y a jamais eu d’idéologie coloniale.292 Celle-ci n’aurait jamais existé que
dans l’esprit des anti-coloniaux (il les conçoit comme communistes) qui avaient besoin de
créer une idéologie pour construire la leur. On voit donc, comme l’explique Charles Forsdick,
que l’intérêt est aussi contré par un mouvement de révisionnisme et par l’alarme de ceux qui
interprètent le postcolonialisme comme une accusation qui mènerait à la repentance, à la
pénitence et au remboursement des pertes et peines infligées.293 Il y a certainement ici déni,
non pas tant de Diên Biên Phu, mais des horreurs commises au nom de la France aux ‘belles
heures de l’Indochine française’.294 D’ailleurs, cette ‘nostalgie’ de l’Indochine française ne se
traduit pas nécessairement par un intérêt pour le pays, pour ses habitants ou pour sa culture.

289
COOPER, Nicola, France in Indochina. Colonial Encounters, Oxford/New York, Berg, 2001, p. 205.
290
GUERIVIERE, Jean de La, op. cit.
291
Ibid., p. 74. Selon Guérivière, lors de la commémoration en 2004 de la bataille de Dien Bien Phu (1954), il y
a reconnaissance que les Français ont souffert. Ce qui est le signe de la rédemption pour la France car :
« D’une certaine façon, à Dien Bien Phu, la parité fut rétablie, il y eut une sorte “d’égalité des torts”. Pendant
et après la bataille. Surtout après elle, avec la longue marche des prisonniers et des blessés vers les camps de
la mort [communistes] ». Ibid., p. 130-131.
292
RIGNAC, Paul, op. cit.
293
FORSDICK, Charles, « Colonial history, postcolonial memory : contemporary perspectives », SFPS 5.2. op.
cit., p. 101-118, p. 110.
294
Formulation que j’emprunte à AINVAL, Christiane d’, Les Belles heures de l’Indochine française, Paris,
Perrin, 2001. Ce titre est à prendre au pied de la lettre et cet ouvrage vient gonfler les œuvres de la nostalgie
de l’Indochine française.
110 Volet 1 : Modernisme et postcolonialisme

Il est navrant de constater que, à part le très grand classique comme le Kim Vân Kiêu
de Nguyễn Du, la littérature des ‘indigènes’, celle des Vietnamiens, des Cambodgiens et des
Laotiens, n’ait pas été traduite en français.295 Un ancien administrateur des services civils de
l’Indochine, un certain P. Laborde, le déplorait déjà en 1941 lorsqu’il décrivait la littérature
vietnamienne comme une littérature « très riche qu’on lirait avec beaucoup d’intérêt s’il en
existait de bonnes traductions ».296 Encore à l’heure actuelle, et alors que la France est restée
près d’un siècle dans cette région du globe, il manque vraiment de curiosité pour les
productions littéraires des ‘Indochinois’ colonisés. C’est d’autant plus frappant pour l’entre-
deux-guerres, que, selon Peter Zinoman, dans son introduction à la traduction, en anglais, du
roman Số Đỏ (1936) de Vũ Trọng Phụng, la littérature vietnamienne a connu un regain
d’énergie justement aux alentours des années 30.297
En réalité, je n’ai trouvé que des traductions en anglais de cette littérature, que j’aurais
aimé étudier de plus près pour combler un des défauts de la théorie postcoloniale qui est sa
tendance à étudier seulement les littératures en langue des anciens colonisateurs (celles que
les critiques possèdent ?) et à oublier l’analyse des textes dans les langues ‘locales’ qui
peuvent, eux aussi, ‘contre-attaquer’ les canons et les discours occidentaux.298 C’est d’ailleurs
une des raisons pour lesquelles les travaux des chercheurs comme Alain Ricard, qui
s’intéresse à la littérature en langues africaines, sont essentiels. Quant à moi, j’essaie
d’intégrer un maximum de publications, mais je l’ai dit, je ne lis pas les langues de
‘l’Indochine’, ni le quốc ngữ (Việt Nam) ni le khmer (Cambodge), ni le lao (Laos), etc. Je me
contenterai donc des quelques titres traduits en anglais et des extraits en français dans Mille
ans de littérature vietnamienne de Nguyễn Khắc Viện et Hữu Ngọc, ce qui devrait m’aider à
faire une lecture ‘en contre-point’ des textes français.299
Les textes en français issus la colonisation de l’Indochine sont, eux aussi, peu étudiés
(par rapport à ceux concernant d’autres régions du monde). En 1999, les auteurs de
Littérature de la péninsule indochinoise (1999), Bernard Hue, Henri Copin, Pham Dan Binh,
Patrick Laude, et Patrick Meadows, que l’on peut considérer comme des spécialistes de la

295
NGUYEN DU, Kim Vân Kiêu (± 1800-1810), trad. XUAN PHUC et XUAN VIET, Paris, Gallimard, 1961.
296
LABORDE, A., En Pays annamite, Petit memento, sous forme de dictionnaire, des apperçus essentiels que tout
Français doit avoir de ce pays de protectorat, Aix-en-Provence, Fabre, 1941, p. 157.
297
VU TRONG PHUNG, Số Đỏ (1936), traduction : NGUYễN NGUYệT CầM et ZINOMAN, Peter Dumb Luck, Ann
Arbor, University of Michigan Press, 2002.
298
HERMAN, Luc, op. cit., p. 17.
299
NGUYễN KHắC VIệN et HữU NGọC (prés.), Mille ans de Littérature vietnamienne, Arles, Philippe Picquier,
2002.
Chapitre IV : Introduction de la théorie postcoloniale en France 111

littérature française de l’Indochine française, soulignent à juste titre la « méconnaissance


d’une littérature spécifique et originale », celle de l’Indochine française, c’est-à-dire la
littérature en français de l’ère coloniale.300 Cette méconnaissance date, selon eux, du début de
la colonisation puisque les critiques littéraires de l’époque, même s’ils connaissent les
écrivains francophones de l’Asie, ne leur accordent que peu de place dans leurs essais. Cette
lacune se perpétue à l’heure actuelle et Bernard Hué reconnaît, dans son introduction, que
c’est de l’Amérique du Nord que sont issues les recherches les plus intéressantes sur le sujet,
comme le remarquable essai de Jack Yeager The Vietnamese Novel in French, A literary
response to colonialism (1987).301 Il existe pourtant quelques références en français lorsque
l’on s’intéresse à la littérature de l’Indochine : non seulement les analyses faites à l’époque
coloniale, celle généraliste de Roland Lebel, mais aussi celles plus spécifiquement
‘indochinoises’ de Louis Malleret, d’Eugène Pujarniscle, de Marguerite Triaire et de Raphaël
Barquisseau.302
Toutes ces études ont été réalisées sous la présence française ; mais à partir des années
1950, à ma connaissance, c’est plutôt le vide qui caractérise les études de littérature
‘indochinoise’ – francophone ou non – jusqu’au début des années 1990.303 Le grand boom des
littératures francophones a attiré un peu plus sur l’Asie – mais beaucoup plus sur le Maghreb
ou les Caraïbes – et la fondation des Editions Kailash en 1991 marque, selon moi, un début de
renaissance à la fois de l’Asie et de la période coloniale.304 Et l’on trouve au cours des années
1990 une recrudescence des publications ayant trait à la littérature française rêvant d’Asie.305

300
HUE, Bernard, COPIN, Henri, PHAM DAN BINH, LAUDE, Patrick et MEADOWS, Patrick, Littératures de la
péninsule indochinoise (1999), op. cit., p. 36-37.
301
Ibid., 37.
Voir : YEAGER, Jack A., The Vietnamese Novel in French. A literary response to colonialism,
Hanovre/Londres, University Press of New England, 1987.
302
LEBEL, Roland, Histoire de la littérature coloniale et France, Paris, Larose, 1931 ;
PUJARNISCLE, Eugène, Philoxène ou la littérature coloniale, Paris, Firmin Didot, 1931 ;
MALLERET, Louis, L’Exotisme indochinois dans la littérature française depuis 1860, Paris, Larose, 1934 ;
TRIAIRE, Marguerite, L’Indochine à travers les textes (1944), Hanoï, The Gioi, 1997 ;
BARQUISSEAU, Raphaël, L’Asie française et ses écrivains (Indochine-Inde), Paris, Jean Vigneau, 1947.
303
Exception faite de VIATTE, Auguste, Histoire comparée des littératures francophones, Paris, Nathan
Université, 1980 qui accorde 4 pages à la production en français des Vietnamiens et Cambodgiens, on trouve
peu de références aux littératures de l’Asie, quelles soient ‘francophones’ ou non.
304
Kailash, maison franco-indienne spécialisée sur l'Asie, fondée en 1991. Elle est basée à Paris et à Pondichéry
(Inde du Sud), voir www.kailasheditions.com. Leurs publications comprennent, non seulement les rééditions
des ‘classiques’ de la littérature coloniale, mais aussi la collection « Les carnets de l’Exotisme » (à partir de
1990) qui « explorent les imaginaires de la différence » par une approche pluridisciplinaire.
Ils publient également Les cahiers de la SIELEC, les résultats des travaux de la Société Internationale
d’Etude des Littératures de l’Ere coloniale.
305
LAUDE, Patrick, Exotisme indochinois et poésie, Paris, Ed. Sudestasie, 1990 ;
HUE, Bernard (dir.), Indochine. Reflets littéraires, Rennes, Presses de l’Université de Rennes 2, 1992 ;
112 Volet 1 : Modernisme et postcolonialisme

Mais il faut reconnaître, avec les auteurs de Littératures de la péninsule indochinoise, que les
sources secondaires concernant la littérature qui m’intéresse sont encore relativement peu
nombreuses. Pour ce qui est de mon objectif d’analyse, bien que les études préalables en
français soient bien documentées – entre autres Littératures de la péninsule indochinoise –,
l’accent est généralement porté sur l’histoire littéraire ou sur l’exotisme et pas tant sur le
discours colonial. Il faut en outre souligner que les voyageurs ne sont que peu – ou pas du tout
– analysés. Pour une analyse du discours colonial des les littératures en français de
l’Indochien, il faut se tourner vers des publications en anglais.306 Sans doute ce manque
d’intérêt de la critique est-il lié au fait que, d’une part les grands écrivains, tels que André
Malraux, Marguerite Duras, ou même Pierre Loti, sont étudiés pour leur production
personnelle et, d’autre part, que l’Asie n’a plus beaucoup d’écrivains de langue française.307
Et, il est déplorable que peu de critiques français analysent la littérature en langues
locales de la période coloniale. Quelles qu’en soient les raisons, au début du vingt-et-unième
siècle, les textes de la littérature vietnamienne (et cambodgienne et laotienne) de l’époque
coloniale sont toujours introuvables en version française.308 La théorie postcoloniale pourrait
ici insuffler de l’intérêt à la France pour une culture avec qui elle a ‘cohabité’ pendant
plusieurs décennies ; elle pourrait en outre apporter un regain d’intérêt pour les littératures en
français de l’Indochine et pour l’analyse comparative, soit avec des littératures coloniales
d’autres colonies françaises, soit avec des littératures coloniales d’autres colonies, soit encore

LOMBARD, Denys (dir.), Rêver l’Asie. Exotisme et littérature coloniale aux Indes, en Indochine et en
Insulinde, Paris, Ed. de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 1993 ;
QUELLA-VILLEGER, Alain (prés.), op. cit.;
COPIN, Henri, L’Indochine dans la Littérature française des années vingt à 1954. Exotisme et altérité, Paris,
L’Harmattan, 1996 ;
HUE, Bernard, COPIN, Henri, PHAM DAN BINH, LAUDE, Patrick et MEADOWS, Patrick, Littératures de la
péninsule indochinoise (1999), op. cit. ;
CLAVARON, Yves, Inde et Indochine. E.M. Forster et M. Duras au miroir de l’Asie, Paris, Honoré Champion,
2001.
306
Voir : YEAGER, Jack A., op. cit.;
NORINDR, Panivong, Phantasmatic Indochina. French Colonial Ideology in Architecture, Film and
Literature, Durham/ Londres, Duke Univerity Press, 1996 ;
HA, Marie-Paule, Figuring the East. Segalen, Malraux, Duras and Barthes, Albany, State University of New
York Press, 2000 ;
COOPER, Nicola, op. cit. ;
NGUYễN CHAU HUYNH, Nathalie Vietnames Voices. Gender and Cultural Identity in the Vietnamese
Francophone Novel, DeKalb, South East Asia Publications, 2003 ;
ROBSON, Kathryn et YEE, Jennifer (dir.), France and Indochina. Cultural Representations, Lanham,
Lexigton Books, 2005.
307
Exception faite d’écrivains établis en France comme Kim Lefèvre, Linda Lê et Anna Moï.
308
Seuls des extraits de certains de ces textes sont traduits dans :
NGUYễN KHắC VIệN et HữU NGọC (prés.), Mille ans de Littérature vietnamienne, Arles, Philippe Picquier,
2002.
Chapitre IV : Introduction de la théorie postcoloniale en France 113

pour un face à face entre littératures en français et en langues de l’Indochine (khmer, lao,
quốc ngữ, etc.). Mon travail cherche à y contribuer.
CHAPITRE V

POUR UNE APPROCHE POSTCOLONIALE

Le débat sur la validité du ‘postcolonial’ peut se


ramener à la question de son efficacité.
Bill Ashcroft, Garteh Griffiths et Helen Tiffin, The
Empire writes back (2002).309

Bien que les choses soient en train de changer, il est utile d’évaluer les causes de la méfiance
de l’Hexagone pour le postcolonial. Le terme « postcolonial » - ou « post-colonial » ? –
continue à poser énormément de problèmes.

1. - Les problèmes de terminologie


1.1. - Encore un « post- »

L’opposition aux théories postcoloniales en France prend avant tout sa source dans une
suspicion pour tout ce qui est affublé du préfixe « post- ». Ce préfixe et les difficultés qu’il
entraîne ont également retenu l’attention des spécialistes du postcolonialisme et l’utilisation
du terme a alimenté, et alimente encore aujourd’hui, des débats animés au sein de la critique.
Non seulement ces débats prouvent à quel point les critiques sont conscients des désavantages
de la dénomination, mais ils soulignent en même temps la vitalité critique qu’elle suscite. Il
faudrait alors parler d’instabilité constructive.
Le premier problème qu’elle soulève réside dans le préfixe. En effet post- sous-entend
une chronologie que les critiques et tenants de la théorie postcoloniale cherchent à remettre en
cause.310 On l’a vu plus haut, le terme est hérité d’une analyse de l’histoire. Au premier abord,
‘post-colonial’ met l’accent sur une composante temporelle qui semble indiquer, d’une part
un champ d’analyse historiquement réservé à la période des indépendances et, d’autre part,

309
ASHCROFT, Bill, GRIFFITHS, Gareth, TIFFIN, Helen, The Empire Writes Back (2ème éd.), op. cit., p. 201.
310
Ibid., p. 194.
116 Volet 1 : Modernisme et postcolonialisme

l’idée que le colonialisme est révolu après l’indépendance politique. Or, non seulement la
théorie postcoloniale n’entend pas se limiter à la période des indépendances, mais en plus il
est parfois ardu de déterminer quand et si un pays s’est émancipé du colonisateur. Le cas de
l’Indochine montre bien la complexité du post- dans sa composante temporelle : le Việt-nam
du Nord a obtenu son indépendance en 1954 après la bataille de Diên Biên Phu, le Việt-nam
du Sud a quant à lui cessé d’être une colonie française en 1955 mais il est passé sous
influence américaine jusqu’en 1975 et s’est trouvé rattaché au Việt-nam du Nord en 1976. Le
Cambodge et le Laos ont acquis leur pleine souveraineté et sont devenus indépendants en
1953, mais ils avaient déjà acquis le statut d’Etat au sein de l’Union française en 1949. La
datation d’une période historiquement ‘post-coloniale’ pour l’Indochine française se révèle
donc illusoire. Il est d’ailleurs incorrect de dire que l’‘Indochine’ a obtenu son indépendance
vu que le pays n’existait pas avant que la France ne crée son Union de l’Indochine française et
il n’existe plus non plus comme pays à l’heure actuelle.311 En outre, comme l’a très bien
montré Panivong Norindr dans son livre Phantasmatic Indochina (1996), l’Indochine était
une construction de la France, non seulement une construction géopolitique, mais également
un mythe qui n’a existé – et ne subsiste – que dans l’imaginaire français (et francophone).312
Non seulement l’accent temporel du terme ‘post-colonial’ pose problème pour la
datation, mais il suggère en outre, une linéarité évolutive – de précolonialisme, à
postcolonialisme puis à néocolonialisme en passant par colonialisme – qui n’est plus
défendable depuis les travaux de Claude Lévi-Strauss qui révèle, dans Race et histoire (1952),
que le progrès « n’est ni nécessaire, ni continu ; [qu’]il procède par sauts, par bonds ou,
comme diraient les biologistes, par mutations » qui « s’accompagnent de changements
d’orientations ».313 Cette désillusion face au concept de ‘progrès’ de l’histoire concerne
l’ensemble de l’humanité, comme le souligne Marc Delrez dans « Histoire de conquête,
conquête de l’histoire. Ou : Le comparatisme et la culture. Ou encore : le devoir de
comparaison ».314 En effet, Jean-François Lyotard, en s’inspirant des travaux de Theodor
Adorno sur Auschwitz, constate « la banqueroute du projet moderne (dont l’ambition était bel

311
Création de L’Union Indochinoise en octobre 1887 qui centralise le pouvoir à la capitale Hanoi et qui place
l’Annam, le Tonkin, la Cochinchine et le Cambodge sous l’autorité d’un gouverneur dépendant du ministère
des Colonies.
Voir, entre-autres, PAPIN, Philippe, Histoire de Hanoi, Paris, Fayard, 2001.
312
NORINDR, Panivong, op. cit., p. 1.
313
LEVI-STRAUSS, Claude, Race et histoire (1952), Paris, Denoël, 1987, p. 38 et svts.
314
DELREZ, Marc, « Histoire de conquête, conquête de l’histoire. Ou : Le comparatisme et la culture. Ou encore :
le devoir de comparaison », dans : HERMAN, Luc (dir.), op. cit., p. 21-36 .
Chapitre V : Pour une approche postcoloniale 117

et bien de s’appliquer à tout le monde) ».315 Ann McClintock dans son Imperial Leather
(1995), souligne le paradoxe d’un terme qui suggère une linéarité que la théorie a pour
objectif de combattre.316 C’est le progrès sous-entendu dans le terme ‘post-colonial’ qui pose
problème à des chercheurs comme Ann McClintock et Ellah Shohat.317
Pour résoudre le problème embarrassant du préfixe, certains critiques proposent une
orthographe accentuée par un trait d’union pour marquer la différence entre une signification
purement historique et une position plus clairement culturelle ; pour indiquer, par le trait
d’union, que l’on parle de tout un champ d’analyse théorique.318 En fin de compte, le champ
des recherches « post-coloniales » comprend « l’analyse de l’expansion européenne, des
diverses institutions du colonialisme européen, des opérations discursives de l’Empire, des
identités construites par le discours colonial ainsi que des résistances à ces constructions, et
les réponses des nations et communautés à ces incursions, que ces réponses soient pré- ou
post-indépendance ».319 Selon le philosophe Kwame Anthony Appiah, le tiret s’appliquerait
plus spécifiquement à l’étude des littératures anglophones, francophones, lusophones etc. et
porterait sur les conséquences discursives et matérielles du colonialisme, considérées du point
de vue des (ex)colonisés. Il permettrait en outre, de mettre en avant une nouvelle composante
essentielle à l’analyse des littératures issues des indépendances : la prise en compte des
désillusions postcoloniales. Le post- tiendrait non seulement à une composante historique
(après), à une composante idéologique (contre), mais aussi à une composante d’ironie
autocritique de la désillusion des indépendances africaines.320
A l’heure actuelle, il semble que les spécialistes (des littératures anglo-saxonnes,
francophones et française), se soient mis d’accord sur la signification des termes avec, et sans
tiret. En 2002, dans Edward Said, Bill Ashcroft et Pal Ahluwalia nous donnent une définition
du ‘post’ dans postcolonial (donc sans tiret). Contre toute logique historique, le ‘post’ de la

315
Ibid., p. 21.
316
MCCLINTOCK, Ann, Imperial Leather. Race, Gender and Sexuality in the Colonial Context, New
York/Londres, Routledge, 1995, p. 10.
317
Ibid.
Voir aussi : GUNERATNE, Anthony R., « Virtual Spaces of Postcoloniality : Rushdie, Ondaatje, Naipaul,
Bakhtin and the Others », repris dans : (More) Problems with the Term Postcolonial,
http://www.scholars.nus.edu.sg/post/poldiscourse/guneratne1.html, 1997.
318
ASHCROFT, Bill, GRIFFIHS, Gareth et TIFFIN, Helen, Post-Colonial Studies. The Key concepts, Londres/New
York, Routledge, 2003, p. 187.
319
Ibid. Ma traduction.
320
APPIAH, Kwame. A., « The Postcolonial and the Postmodern », In my Father’s House. Africa in the
Philosophy of Culture, Londres, Methuen, 1992, p. 241, repris dans : ASHCROFT, Bill, GRIFFITHS, Gareth et
TIFFIN, Helen (prés.), The Post-Colonial Sutdies Reader, op. cit., p. 119-124.
118 Volet 1 : Modernisme et postcolonialisme

théorie « réfère à ‘après que le colonialisme a commencé’ plutôt que ‘après que le
colonialisme a pris fin’ ».321 Selon les écrivains de Francophone Postcolonial Studies,
l’utilisation du tiret considère ce qui vient chronologiquement après le colonialisme, alors que
le terme sans tiret prend en compte de la dimension coloniale dans la culture et l’histoire, à
partir du moment de la conquête.322 Jean-Marc Moura considère, lui aussi, que l’ajout – ou
non – d’un tiret peut clarifier les enjeux. ‘Post-colonial’ rendrait compte de la composante
purement temporelle, un pays devient alors ‘post-colonial’ lorsqu’il a obtenu son
indépendance, tandis que ‘postcolonial’ signifierait que nous sommes « les produits de cette
époque plutôt que des successeurs nettement séparés d’elle. La littérature devient
postcoloniale lorsque le dogme de l’expansion coloniale y est remis en question ».323
Evidemment, je m’en tiens aux définitions des spécialistes (mon approche est donc
postcoloniale et certainement pas post-coloniale), mais cela ne m’empêche pas de trouver la
distinction assez artificielle et, malgré tout confuse. En effet, la théorie, par son approche
culturelle est par définition postcoloniale, mais, puisqu’elle est apparue après les
indépendances, elle est aussi post-coloniale. D’ailleurs selon Roger Little, les critiques eux-
mêmes contribuent à la confusion du terme puisqu’ils analysent, presque exclusivement et
certainement plus volontiers, les littératures issues des indépendances et non pas celles issues
du colonialisme.324 Dès qu’il y a projet colonial, il y a des répercussions sur les cultures et
donc, forcement objet à l’analyse postcoloniale. Roger Little plaide, à juste titre, pour une
révision des textes produits aux diverses époques de l’idée d’expansion coloniale en France,
depuis le XVIIème siècle.325
Un autre inconvénient du préfixe découle du fait que le post-, puisqu’il est issu des dé-
colonisations, semble sous-entendre que toute réaction au colonialisme de la part des
‘(ex)colonisés’ doit se faire dans le sens de la résistance et que toute production culturelle des
indépendances serait automatiquement une réaction au colonialisme. En effet, la définition de

321
ASHCROFT, Bill et AHLUWALIA, Pal, Edward Said (1999), Londres/New York, Routledge, 2002, p. 15.
322
FORSDICK, Charles et MURPHY, David, « Introduction : the case for Francophone Postcolonial Studies »,
dans : FORSDICK, Charles et MURPHY, David (dir.), Francophone Postcolonial Studies. A Critical
Introduction, Londres/New York, Oxford University Press, 2003, p. 1-16, p. 5.
323
MOURA, Jean-Marc, Littératures francophones et théorie postcoloniale, op. cit., p. 3-4.
324
LITTLE, Roger, « Colonisation et désillusion, une synchronie ? », communication au congrès international de
la SIELEC, Desillusion et désenchantement dans les littératures de l’ère coloniale, 26-27-28 mai 2006,
Montpellier, actes à paraître chez Kailash (prévu pour juin 2008).
325
LITTLE, Roger, « Seeds of postcolonialism : black slavery and cultural difference to 1800 », dans : FORSDICK,
Charles et MURPHY, David (dir.), Francophone Postcolonial Studies, A Critical Introduction, op. cit., p. 17-
26, p. 17.
Chapitre V : Pour une approche postcoloniale 119

Jean-Marc Moura met bien en avant l’attente d’une résistance ‘contre’ : puisqu’il précise que
la théorie s’intéresse aux pratiques culturelles dans le sens où elles « présentent les formes et
les thèmes impériaux comme caducs, s’efforcent de les combattre et de réfuter leurs
catégories (lors même qu’ils sont dominants dans la société où elles paraissent) avant de
proposer une nouvelle vision d’un monde caractérisé par la coexistence et la négociation des
langues et des cultures ».326 Pourtant, une réaction qui serait, par définition, combattante,
pourrait induire en erreur. Car, comme le soulignent les auteurs qui ont contribué au The
Empire Writes back (again) ! et, même pour les littératures contemporaines, celles des
Antilles françaises par exemple ou même pour les textes d’Assia Djebar, il faut porter une
attention particulière aux ‘échanges’ et ‘métissages’ et non pas tant considérer que la
littérature ‘des périphéries’, celle des anciennes colonies, entre dans un combat avec ‘le
centre’, la métropole. Ieme van der Poel le montre dans son analyse de l’œuvre de Assia
Djebar, si d’un côté le concept lançé par Salman Rhusdie - ‘l’empire contre-attaque’ – est tout
à fait d’application pour l’oeuvre de cette ‘immortelle’ (voir entre autres L’Amour la fantasia
(1985) et Loin de Médine (1991)), il faut aussi tenir compte de l’impact des récentes
évolutions historiques, telles que la monté de l’intégrisme pour l’analyse du Blanc d’Algérie
(1996) qui rend hommage à, par exemple, Albert Camus.327 Le colonialisme n’est les seul
critère de l’’ecriture et la contre-attaque n’est pas nécessairement la seule stratégie.
Cette thèse se vérifie également pour un autre contexte, celui des premiers
mouvements nationalistes indiens s’il faut en croire Elleke Boehmer dans Colonial and
Postcolonial literature.328 En effet, lorsqu’elle analyse ces premiers mouvements anti-
impérialistes de l’Empire britannique, elle note que le nationalisme n’a pas toujours tenté de
rejeter les interactions avec les Européens. En fait, particulièrement en littérature, des zones
spécifiques d’échanges se sont manifestées.329 Si Boehmer ne considère pas le contexte
indochinois, ni d’ailleurs les littératures de langues françaises, sans entrer dans les détails, on
peut dès à présent noter que son hypothèse se vérifie pour mon corpus et pour l’entre-deux-
guerres indochinois : il y a des échanges littéraires entre coloniaux et nationalistes comme le

326
MOURA, Jean-Marc, Littératures francophones et théorie postcoloniale, op. cit., p. 4.
327
POEL, Ieme van der, « Franstalige literatuur van Noord-Afrika », op. cit., p. 81-82.
328
BOEHMER, Elleke, Colonial and Postcolonial Literature, Oxford/New York, Oxford University Press, 1995,
p. 101.
329
Ibid.
Voir aussi MCLEOD, John, op. cit., p. 8.
Selon lui, le gouvernement ‘essaye’ de gouverner, de mettre de l’ordre et de catégoriser les peuples, mais,
dans la pratique, il y a une diversité de formes d’échanges.
120 Volet 1 : Modernisme et postcolonialisme

montre Patrick Laude dans son analyse des ‘synthèses’ culturelles tentées par Pouvourville et
Pham Quyn.330 Non seulement en littérature, mais aussi dans les arts en général, l’Indochine
de l’entre-deux-guerres se révèle un lieu d’échanges culturels, où la ‘mission civilisatrice’ et
ses objectifs de domination peuvent paradoxalement contribuer à une revalorisation des
racines et d’une identité ‘pré-coloniale’ et indirectement servir les causes des nationalistes
anti-français.331 Dans le milieu intellectuel, aux sources de l’anthropologie du Việt Nam, il y a
aussi échanges personnels entre le géographe colonial Pierre Gourou et son étudiant, le futur
vainqueur de Diên Biên Phu, Vo Nguyen Giap, qui contribuent d’une part à faire avancer les
sciences occidentales (et donc à asseoir le pouvoir de l’Occident) et, d’autre part à formuler
un plan de combat communiste anti-français.332
D’ailleurs, même s’il y a résistance des colonisés au colonialisme, les réactions ne se
dirigent pas nécessairement ou pas directement contre le colonisateur et les nationalismes ne
se définissent pas exclusivement dans leur relation avec le pouvoir et l’idéologie coloniale.
Elleke Boehmer, montre en effet dans son Empire, the National and the Postcolonial (2002)
que les relations entre colonisés sont essentielles pour les constructions des jeunes

330
Voir, entre-autres : LAUDE, Patrick, « Limites des tentatives de synthèse inter-culturelle : les exemples de
Pouvourville et Pham Quyn », dans : HUE, Bernard, COPIN, Henri, PHAM DAN BINH, LAUDE, Patrick et
MEADOWS, Patrick, Littératures de la péninsule indochinoise (1999), op. cit., p. 209-243.
331
Voir ANDRE-PALLOIS, Nadine, L’Indochine : lieu d’échange culturel ? Les peintres français et indochinois
fin XIXème-XXème siècle, Paris, Presses de l’Ecole Française d’Extrême-Orient, 1997. L’auteur précise que
si les peintres français avaient pour but de « diffuser les techniques picturales occidentales […] dans le vécu
ils se sont […] laissé porter par leur enthousiasme, né de la découverte d’une nouvelle civilisation » p. 16.
Alors que de leur côté, les artistes autochtones « sont formés aux procédés anciens de création » parce que
l’Ecole Française d’Extrême-Orient « prend conscience, [c’est le discours officiel de l’entre-deux-guerres],
que les arts indochinois […] sont près de perdre leur originalité au contact de la culture occidentale », p. 208.
A ce niveau, on peut dire que la ‘mission civilisatrice’ contribue indirectement à un retour aux sources
‘nationalistes’ des Cambodgiens et des Vietnamiens.
332
Voir KLEINEN, John, « Tropicality and Topicality : Pierre Gourou and the genealogiy of French colonial
schorlarship on rural Vietnam », Singapore Journal of Tropical Geography, 26 (3), 2005, p. 339-358.
Je remercie chaleureusement l’auteur pour l’envoi de cet article.
Selon l’auteur, les études de Pierre Gourou, qui le premier reconnaît la centralité du village vietnamien dans
la structure de la société, ont fondé l’anthropologie géographique vietnamienne moderne. Il était aussi le
professeur de Vo Nguyen Giap, celui qui deviendra le général qui dirigea la bataille de Diên Biên Phu (1953-
1954), conduisit son peuple à la victoire et la France à la débâcle et au retrait du Nord Việt Nam. Giap aurait
sans doute utilisé l’alibi des recherches anthropologiques sous la direction de Gourou pour voyager et entrer
en contact avec les villageois pour ses activités d’agitateur. Mais aussi, ses connaissances et sa méthode de
travail, héritées de l’enseignement de Gourou, lui ont permis de rédiger un rapport pour le Parti communiste
français : La question paysanne. Son texte « a servi de manifeste des réformes [exigées] […] et était à la
base de la pensée et de l’organisation de la résistance communiste dans le Việt Nam des années 1930 », p.
349. Ma traduction.
Pour la question paysanne et les analyses de Gourou, voir aussi le rapport de mission de Justin Godart,
délégué en Indochine pour le Front Populaire : BILANGE, François, FOURNIAU, Charles et RUSCIO, Alain
(prés.), Justin Godart, Rapport de Mission en Indochine. 1er janvier-14 mars 1937, Paris, L’Harmattan, 1994,
p. 105.
Chapitre V : Pour une approche postcoloniale 121

nationalismes.333 Il est en effet important de considérer les relations de Lamine Senghor, le


Sénégalais, et de Nguyễn Ái Quốc, le Tonkinois, et de l’impact des écrits de Rabindranath
Tagore, l’Indien, (et d’ailleurs aussi du Louis-Ferdinand Céline de Voyage au bout de la nuit)
sur Nguyễn An Ninh, le Cochinchinois.334 Il est indispensable de considérer avec prudence les
discours coloniaux qui sont entrés en contact les uns avec les autres de manière spécifique à
des moments déterminés et d’examiner comment ils se sont superposés, sont entrés en conflit
ou en collaboration. Dans le reste de mon analyse je considère donc qu’il faut prendre en
compte la diversité des discours coloniaux.
L’instabilité de ce post-, qui ne veut signifier ni exactement ‘après’, ni exactement
‘contre’ est, selon les écrivains de Post-Colonial Studies : The Key Concepts (2003), ce qui
représente également la force du concept puisqu’il oblige le chercheur à tenir prudemment
compte du contexte de son analyse.335 Cet argument me semble assez naïf vu que, comme le
fait remarquer Christopher Miller dans son Nationalists and Nomads (1999), c’est justement
souvent par manque de connaissance du passé que les analyses postcoloniales faillissent.336
En effet, selon lui, l’idée généralement admise par méconnaissance de l’histoire, c’est que la
‘contre-attaque’ de la littérature et de la culture des ‘(ex)colonisés’ commence après la
décolonisation. Or, comme il le montre à partir de l’analyse de Violation d’un pays (1927) de
Lamine Senghor, un texte auquel je reviendrai, la première forme (textuelle) de résistance des
Africains n’est pas le mouvement de la négritude, contrairement à ce que l’on croit
généralement, mais une production de textes beaucoup plus radicaux. Comme dit plus haut,
Roger Little va dans le même sens que Miller, mais plus loin, puisque pour lui, la logique de
la théorie s’applique aussi aux débuts de l’idée d’expansion.

1.2. - Problème de la racine du mot

Il faut bien admettre que cette apparition-disparition d’un trait d’union ne fait qu’augmenter la
confusion pour ce qui est de l’objet d’étude de la théorie ‘post(-)coloniale’ et n’incite
certainement pas les novices à se plonger dans le postcolonial. En outre, cette gymnastique
333
BOEHMER, Elleke, Empire, the National, and the Postcolonial, 1890-1920. Resistance in Interaction, Oxford,
Oxford University Press, 2002.
334
Je reviendrai dans un chapitre ultérieur aux croquis de Lamine Senghor et surtout de Nguyễn Ái Quốc.
Pour l’admiration de Nguyễn An Ninh pour Tagore et Céline, voir : NGO VAN, Au Pays de la Cloche fêlée.
Tribulations d’un Cochinchinois à l’époque coloniale, Paris, L’Insomniaque, 2000.
335
ASHCROFT, Bill, GRIFFITHS, Gareth, TIFFIN, Helen, Post-Colonial Studies. The Key concepts, op. cit., p. 190.
336
MILLER, Christopher, Nationalists and Nomads. Essays on Francophone African Literature and Culture,
Chicago/londres, The University of Chicago Press, 1999, p. 2.
122 Volet 1 : Modernisme et postcolonialisme

linguistique montre surtout combien ce préfixe est dérangeant sans pour autant résoudre le
problème de terminologie. En réalité, même en jouant avec le trait d’union ou, pourquoi pas,
en remplaçant le post- par circum-, ce qui aurait l’avantage d’effacer l’implication temporelle
trompeuse ou encore par contra-, ce qui ferait ressortir l’intérêt pour les stratégies de remise
en question de l’idéologie coloniale ou par … que sais-je encore ?, nous serons toujours
confrontés à un problème qui est, à mon avis, un désavantage encore plus fondamental du
terme ‘postcolonial’ : c’est celui de la racine du mot.
C’est, en effet, avant tout ‘colonial’ qui me pose problème dans la dénomination
‘théorie postcoloniale’. En premier lieu parce qu’étant associé à une période historique, il
induit une composante temporelle et tendrait à faire oublier qu’il s’agit d’une théorie. Pour
mieux mettre en avant ce problème, il faudrait comparer ‘postcolonial’ à une construction du
même type mais qui ne concernerait pas une période historique, mettons ‘postdarwinien’. Ce
terme imaginé ici montre, me semble-t-il qu’un tel ‘post’ n’est plus associé à une période
historique déterminée, mais plus directement à une mentalité ou à un discours. Si l’on
considère une théorie qui n’existe pas, disons, la ‘théorie postdarwinienne’, on se rend mieux
compte que rien n’indique qu’une période historique est révolue. Par contre, ce qu’on
comprend mieux, c’est qu’une ‘nouvelle théorie’ a été élaborée à partir d’une ancienne à
laquelle elle tente de répondre et par rapport à laquelle elle veut se positionner. Si cela est plus
clair pour l’exemple inventé ici, c’est peut-être parce que, contrairement au colonialisme, le
darwinisme ne correspond pas à une période historique et politique, mais plus exclusivement
à une idéologie et à un discours. Selon moi, c’est surtout l’analyse du discours colonial ou
anticolonial que la théorie postcoloniale tente de mettre en avant.
Le dernier problème terminologique de la racine du mot, et celui-ci représente, selon
moi, la seule réelle faiblesse de la dénomination, tient au fait que ‘théorie postcoloniale’
conserve le colonialisme comme notion centrale et reconstruit l’inégalité entre le centre et les
périphéries. En d’autres termes, ‘postcolonial’ reproduit la domination du colonialisme sur
ceux-là même qui tentent de le remettre en question. Puisqu’il maintient les ‘réactions à’ dans
la périphérie du préfixe alors que c’est très exactement ces ‘réactions à’ qui se trouvent au
centre de son analyse et auxquelles le terme devrait directement référer. C’est aussi cette
composante du mot qui est offensante pour les écrivains contemporains et pour leurs textes.
L’argument contre le terme ‘post-colonial’ d’Ellah Shohat est ici important ; parler de
littérature postcoloniale pour des littératures produites à l’heure actuelle, qui traitent peut-être
de tout autre chose que du colonialisme, c’est biaiser la réception, la lecture et l’analyse des
Chapitre V : Pour une approche postcoloniale 123

textes.337 N’est ce pas une nouvelle attitude totalisatrice (tout aussi eurocentriste que le
colonialisme ?) que d’ignorer les questions de ‘gender’, les questions de classe etc. et de
concevoir toute littérature des ex-colonies comme produite par et en relation au colonialisme.
Une conception de la littérature exclusivement à partir du colonialisme ne correspond pas à la
situation actuelle du monde.
Pour ma part, je considère que bien des problèmes sont résolus si l’on prend la peine
de faire la différence entre littérature postcoloniale et théorie postcoloniale. En effet si
certains écrivains refusent le terme postcolonial, c’est surtout parce qu’ils ne veulent pas êtres
rangés dans une catégorie inférieure hiérarchiquement à la littérature française (on retrouve
les même problèmes que pour l’appellation ‘francophone’).338 Peut-être faudrait-il garder le
terme postcolonial exclusivement pour parler de l’approche d’un texte, qu’il soit colonial ou
non, écrit par un franco-français ou non. A mon avis, seuls les critiques, ceux qui ont une
approche postcoloniale de la littérature, devraient être appelés ‘postcoloniaux’ et pas les
écrivains.
S’il est indéniable que la terminologie ‘théorie postcoloniale’ entraîne un certain
nombre de difficultés, celles-ci ne présentent pas une raison suffisante de refuser en bloc et la
théorie et ses résultats.339 On rencontre le même type de problème avec, par exemple un terme
comme ‘romantisme’, son instabilité n’empêche pas les critiques de l’utiliser. D’ailleurs, il est
bien évident que l’intérêt d’une théorie ne réside pas dans son appellation proprement dite,
mais dans le potentiel critique de l’approche théorique qui se trouve à la base du terme. Je
pense qu’il vaut mieux ne pas perdre son temps à vouloir transformer le terme et je l’accepte –
en me bornant à l’utiliser pour la théorie et pas pour la littérature – car, en fin de compte, on
peut être d’accord avec les auteurs de The Empire Writes Back, « le débat sur la validité du
‘postcolonial’ peut se ramener à la question de son efficacité ».340 Jusqu’ici pourtant,

337
SHOHAT, Ellah, citée par HERMANS, Luc, op. cit., p. 13.
Voir aussi : GUNERATNE, Anthony R., op. cit.
338
Quant à moi, je suis tout à fait d’accord avec les écrivains de Francophones Postcolonial Studies et considère
que littérature francophone inclut la littérature française, op. cit. p. 7. En tant que Belge, le terme
francophone n’a pas la connotation négative que l’on peut trouver en France et d’ailleurs il semblerait que les
catégories ne soient pas si fixes. Une fois atteint un certain niveau de reconnaissance, tout auteur passe de
‘francophone’ à ‘français’, comme Jacques Brel et Georges Simenon, lui aussi réédité à la Pléiade parmi les
‘vrais’ écrivains français ( !). A quand le tour de Djebar et de Kourouma ?
339
Cette imprécision entraîne également d’autres utilisations du terme lorsqu’il passe dans le grand public.
Certains français descendants de colonisés, tel que Sadri Khiari, l’utilisent pour référence à la discrimination
qu’ils ressentent dans la France du XXIème siècle, une situation qu’ils comparent à celle de leurs aïeux. Voir :
KHIARI, Sadri « L’Indigène discordant. Autonomie et divergences », 12 mai 2005, dans Les Mots sont
importants, http://lmsi.net/article.php3, 13 mai 2005.
340
ASHCROFT, Bill, GRIFFITHS, Gareth, TIFFIN, Helen, The Empire Writes Back (2ème éd.), op. cit., p. 201.
124 Volet 1 : Modernisme et postcolonialisme

l’imprécision du terme représente en soi une sérieuse barrière au passage de la théorie en


France. Et c’est ce qui explique l’attitude agressive de Richard Serrano dans son Against the
Postcolonial, face aux tentatives de fusion entre littérature francophone et théorie
postcoloniale. Pour lui « les critiques américains devraient parachever la révolution chez eux,
avant que d’essayer de l’exporter ou de l’imposer à d’autres pays, à la Condoleezea Rice ».341
On peut lui reprocher, non seulement le manque de nuance (une attitude ‘anti’ est toujours
plus simple à prendre qu’une attitude ‘pour’ mais critique) mais aussi et surtout son manque
de considération pour les travaux de ses collègues, entre-autres, pour Francophone
Postcolonial Studies de Forsdick et Murphy. Cependant, et malgré lui, il fait selon moi une
analyse postcoloniale des romans qu’il étudie et sa contribution – précision des concepts
‘postcoloniaux’, comme métissage par exemple, à partir d’une analyse contextuelle des textes
– entre tout à fait dans les définitions et les objectifs de Forsdick et Murphy. On soulignera en
outre que l’attitude ‘anti-postcolonialiste’ de Serrano est basée sur un anti-américanisme qu’il
est de bon ton de montrer dans certains milieux académiques.

2. - Une analyse contextuelle et textuelle


Mais, l’imprécision terminologique et l’anti-américanisme français ne sont pas les seules
raisons pour lesquelles la France résiste encore ; c’est aussi à cause de sa base théorique.
Comme le rappelle Ieme van der Poel, les théoriciens tels que Said, Bhabha et Spivak se sont
inspirés en grande partie des théories françaises au moment même où elles commençaient à
régresser en France, c’est-à-dire dans le courant des années 70. « Elle [la théorie
postcoloniale] fut tout simplement too French pour les Français, qui, à l’époque où le
poststructuralisme partait à la conquête des universités américaines, commençaient à se
désolidariser des idéologies qui avaient dominé la vie intellectuelle des dernières
décennies ».342 Dans son introduction à Traveling Theory. France and the United States, elle
montre en effet que le poststructuralisme français n’avait pas – au moins à ses débuts - des
ambitions académiques (plutôt littéraires et ludiques) et que les universités françaises ne
considéraient pas vraiment les textes de Kristeva, Barthes, Foucault, Lacan ou Derrida comme

341
SERRANO, Richard, Against the Postcolonial. ‘Francophone’ Writers at the Ends of French Empire, Lahman
etc., Lexington Books, 2005.
342
POEL, Ieme van der, « Albert Camus, ou la politique postcoloniale face au ‘rêve méditerranéen’ »,
Francophone Postcolonial Studies, vol. 2, nr. 1, 2004, p. 70-78, p. 71.
Chapitre V : Pour une approche postcoloniale 125

des textes scientifiques.343 En effet, le manque de notes en bas des pages et la popularité
médiatique des poststructuralistes leur réservaient une autre place, plutôt sociale que
scientifique, et sonnait la fin de l’hégémonie des intellectuels philosophes et écrivains (Gide,
Sartre) et l’entrée en force des sciences sociales.344 Par contre, et sans doute est-ce dû à leur
grande popularité qui avait précédé les écrivains aux USA, leurs analyses sont entrées de
plein pied dans l’université américaine.
C’est entre-autres, l’article « Structure, Sign, and Play » de Jacques Derrida, qui ouvre
une page importante pour la théorie puisqu’il annonce la ‘mort du sujet’, comme Barthes,
celle de l’écrivain, mais d’un sujet cette fois défini comme « le sujet occidental se considérant
comme le centre de l’univers ».345 Selon Ieme van der Poel, la France, par tradition, n’est pas
vraiment concernée par la position de l’‘autre’ comme objet d’investigation, qu’il s’agisse de
l’altérité de minorités ethniques ou de minorités sexuelles. Forsdick et Murphy soulignent en
effet, eux-aussi, que l’on ne « peut sous-estimer le rôle de l’idéologie républicaine dans la
résistance française au postcolonialisme ».346 Cependant que Mireille Rosello analyse, non
seulement les frictions entre les modèles qui s’affrontent en France : le multiculturalisme (un
modèle supposé avoir été importé du monde anglo-saxon) et l’universalisme (qui correspond
au modèle républicain), mais aussi les formes hybrides imaginées par la France (PaCs,
Parité).347 Ces frictions expliquent peut-être les toutes récentes avancées du postcolonialisme.
En tout cas, il y a assez de raisons expliquant pourquoi la théorie initiée en France, transposée
et transformée aux Etats-Unis se voit boudée à son ‘retour’.
Outre ce refus d’une théorie trop directement liée, par le nom et par l’inspiration, au
‘poststructuralisme’, l’Hexagone littéraire montre sa méfiance pour la dimension contextuelle
de la théorie. Comme le note Antoine Compagnon dans Le Démon de la théorie, la critique
littéraire française a conclu « à l’incompatibilité définitive des deux termes [histoire et
littérature] ».348 Elle reste dans la lignée de Roland Barthes qui considérait que « la
contextualisation [...] se borne à juxtaposer des détails hétérogènes » et qu’elle n’apporte rien

343
POEL, Ieme van der, « France and the United States in Contemporary Intellectual History : An Introduction »,
dans : POEL, Ieme VAN DER et BERTHO, Sophie (dir.), Traveling Theory : France and the United States,
Cranbury/Londres etc., Associated University Presses, 1999, p.11-28.
344
Ibid., p. 14.
345
Ibid., p. 17. Ma traduction.
346
FORSDICK, Charles et MURPHY, David, « Introduction : the case for Francophone Postcolonial Studies », art.
cit., p. 9.
347
ROSELLO, Mireille, « Tactical universalism and new multiculturalist claims », dans : FORSDICK, Charles et
MURPHY, David, Francophone Postcolonial Studies. A Critical Introduction, op. cit. , p. 135-144.
348
COMPAGNON, Antoine, Le Démon de la théorie, Paris, Seuil, 1998. p. 234.
126 Volet 1 : Modernisme et postcolonialisme

à la compréhension de l’œuvre.349 Cet apartheid intellectuel se lit clairement chez les critiques
d’André Malraux. Comme dit plus haut, les littéraires ne s’intéressent que marginalement au
contexte colonial de production de La Voie royale, alors que les historiens ne considèrent que
le contexte et citent Malraux exclusivement en tant que témoin historique, négligeant
l’analyse textuelle.350 Mais cette critique de Compagnon vise également les théories
postcoloniales qu’il condamne en quelques traits rapides. Il cite spécifiquement en exemple
les travaux d’Edward Said pour expliquer que si la critique française rejette ces nouvelles
études historiques, c’est parce qu’elle les juge « antithéoriques, ou encore antilittéraires. [Il
estime que l’] on peut légitimement leur reprocher, comme à tant d’autres approches
extrinsèques de la littérature, […] de ne pas parvenir à faire le pont avec l’analyse
intrinsèque ».351 Ce reproche explique peut-être pourquoi dès l’abord, la critique de
l’Hexagone trouve les théories postcoloniales peu pertinentes. C’est ignorer qu’elles sont
justement basées sur la double analyse textuelle et contextuelle. Contrairement à ce que
prétend Antoine Compagnon, leur objectif explicite est de réaliser une synthèse fructueuse où
approches extrinsèque et intrinsèque s’éclairent mutuellement. Comme le précise Jean-Marc
Moura :

« postcolonial » se réfère à toutes les stratégies d’écriture déjouant la vision coloniale, y


compris durant la période de la colonisation. [...] la critique postcoloniale [...] s’interroge sur
la relation des textes à leur environnement socioculturel, étudie la pluralité linguistique qui
les caractérise pour en dégager les spécificités littéraires et se concentre sur le dispositif
poétique (la scénographie) qui articule l’œuvre au contexte dont elle surgit.352

La théorie postcoloniale se trouve donc au confluent de l’analyse textuelle et de l’analyse


contextuelle. Il s’agit donc bel et bien de faire le pont entre texte et contexte (post)colonial. Et
les spécialistes d’avertir explicitement les jeunes chercheurs : c’est très exactement sous

349
BARTHES, Roland, Sur Racine, cité par : ibid., p. 235.
350
BIONDI, Jean-Pierre, Les Anticolonialistes (1881-1962), Paris, Laffont, 1992 ;
RUSCIO, Alain, Le Credo de l’homme blanc, Paris, Editions Complexe, 2002.
Ces ouvrages, par ailleurs très bien documentés, citent à plusieurs reprises Malraux, sans analyser ses textes.
Une attitude que l’on retrouve aussi hélas dans : HUE, Bernard, COPIN, Henri, PHAM DAN BINH, LAUDE,
Patrick et MEADOWS, Patrick, Littératures de la péninsule indochinoise, op. cit. Bien que ces chercheurs
soient des littéraires, c’est plus l’histoire littéraire qui les intéresse. Malraux est ici analysé uniquement pour
son personnage de l’aventurier et pas tellement pour les représentations coloniales.
351
COMPAGNON, Antoine, Le Démon de la théorie, op. cit., p. 236.
352
MOURA, Jean-Marc, Littératures francophones et théories postcoloniale, op. cit., p. 3.
Chapitre V : Pour une approche postcoloniale 127

condition de réaliser une analyse textuelle adéquate qu’une lecture postcoloniale peut être
féconde.353
L'examen des stratégies littéraires est une condition sine qua non de l’analyse
postcoloniale des textes. Et, c’est bien ce que montre la technique de lecture, qu’Edward Said
a nommé « contrapuntal » et qui prend son origine dans la musicologie. C’est, selon la théorie
de Said, une forme de lecture à partir de la perspective des colonisé(e)s et qui montre, dans les
textes canoniques, comment la présence de l’Empire se révèle cruciale (dans la connotation et
pas nécessairement dans la dénotation).354 Le lecteur devient alors sensible, par son attention
au texte, à la fois à l’histoire coloniale et à ces autres histoires dissimulées dans les textes et
sur lesquelles le discours colonial impose sa domination. La lecture en ‘contre-point’ tient
compte de toutes les dimensions de cette polyphonie et non plus exclusivement de la narration
dominante. Comme le dit John McLeod dès l’introduction de Postcolonialism, les théories
impliquent de nouvelles pratiques de lecture.355 Sans une lecture serrée du texte (avec et
‘contre le grain’ et en ‘contre-point’) l’analyse ne peut porter ses fruits. C’est à tort que la
critique française considère que les études postcoloniales sont par définition antilittéraires.
Qui plus est, comme elle a depuis bien longtemps fait ses preuves pour l’analyse de la
littérature de voyage anglaise de l’époque coloniale, je suis persuadée qu’il vaudrait la peine
de relire la littérature française dans une approche postcoloniale. D’ailleurs, dans le cas
particulier d’un corpus composé de récits inspirés directement par un voyage dans les
colonies, une analyse exclusivement textuelle, conformément aux desiderata de la critique
française, peut être considérée comme aberrante. Je reviendrai en détail sur la spécificité de la
littérature de voyage dans les chapitres X, XI et XII.
Mais on constate dès l’abord que les voyageurs se positionnent, par définition, entre
deux mondes : d’une part celui d’où ils viennent, c’est-à-dire la France métropolitaine et
d’autre part celui qu’ils découvrent, l’univers de l’Indochine française. D’ailleurs, selon
Charles Forsdick, spécialiste de la littérature de voyage, toute restriction à une seule discipline
pour l’analyse de cette littérature, risque fort d’être réductrice puisque l’objet est lui-même
fluide et dynamique ; son exploration fructueuse dépend d’une approche interdisciplinaire.356
Il me semble en effet évident que le contexte joue un rôle important dans l’écriture du voyage,

353
MILNE, Lorna, op. cit., p. 61.
354
ASHCROFT, Bill et AHLUWALIA, Pal, Edward Said, op. cit., p. 92-93.
355
MCLEOD, John, Begining Postcolonialism, op. cit., p. 1.
356
FORSDICK, Charles, Travel in Twentieth-Century French and Francophone Cultures. The Persistance of
Diversity, op. cit., p. vii.
128 Volet 1 : Modernisme et postcolonialisme

qu’il s’agisse de récits fictionnels ou factuels. Bien sûr, dans le cas de récits traditionnels du
voyage, ceux qui ont la forme d’un carnet de voyage, le lien est assez direct avec le contexte
puisqu’ils entraînent le lecteur de plein pied dans un nouvel univers découvert à la suite du
narrateur. Mais le contexte est également crucial dans le cas des romans indochinois des
voyageurs de l’entre-deux-guerres.
C’est certainement vrai pour les romans d’aventure coloniale comme La Voie royale,
puisque qu’André Malraux écrit à une époque à laquelle l’écrivain se rend compte de
l’historicité de son présent. Selon Jean-Paul Sartre, les années après la Première Guerre
mondiale sont les années où l’écrivain prend conscience de sa place dans l’Histoire. Il cite
Malraux comme un des premiers à l’avoir compris : « que f[ait] [...] Malraux sinon une
littérature de situations extrêmes ? » ; il met en évidence, comme d’autres écrivains de son
temps, « ce présent absurde [...] [où] nous reconnaissons l’Histoire et nous-même dans
l’Histoire ».357 D’ailleurs, Malraux est encore considéré à l’heure actuelle comme un des
prototypes de l’écrivain engagé. Non seulement parce qu’il s’est lui-même déclaré « écrivain
révolutionnaire » mais aussi parce que, comme le souligne Walter Langlois, dans sa notice de
l’édition de la Pléiade, il y a « une dimension politique à ne pas négliger dans La Voie
royale ».358 Dans cette perspective, il est absurde d’ignorer le contexte historique et politique
et il serait plus sage de tester, pour les littératures de langue française, l’efficacité de la théorie
postcoloniale, avant que de la rejeter.

3. - Exotisme, imagologie et postcolonialisme


Cette retenue face au postcolonialisme ne signifie pas pour autant que la France n’étudie plus
sa littérature coloniale. En fait, la recherche sur la littérature de voyage ainsi que celle sur la
littérature coloniale, sont, quoique marginales, bien vivantes, comme le montre la fondation
de la SIELEC. Cependant, comme je l’ai déjà mentionné plus haut, la majorité des textes
publiés à l’époque coloniale sont étudiés à travers le concept d’exotisme et le désir d’altérité
qu’il implique.
Il y a un lien à souligner entre le voyageur et le colonial, tous deux sont partis parce
qu’ils ont été sensibles aux invitations au voyage, aux « là-bas » de Baudelaire, aux affiches

357
SARTRE, Jean-Paul, Qu’est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard, 1948, p. 227.
358
MALRAUX, André, cité par : LANGLOIS, Walter G, art. cit., p. 1140.
LANGLOIS, Walter G, ibid., p. 1141.
Chapitre V : Pour une approche postcoloniale 129

pour s’engager à la coloniale etc. Et les coloniaux comme les voyageurs, font bien souvent
une littérature qui elle aussi poussera au voyage, géographique ou au moins imaginaire. Selon
Roger Mathé qui analyse L’Exotisme. D’Homère à Le Clezio (1972), depuis la fin du XIXème
siècle, le mot « exotisme » désigne « à la fois le caractère de ce qui nous est étranger, et le
goût de tout ce qui possède un tel caractère ».359 Cette séduction dévoile le besoin d’évasion,
qu’il s’agisse de découvrir une autre civilisation, d’un retour au paradis perdu, ou plus
simplement de la fuite hors du quotidien.
Dans Lire l’exotisme (1992), Jean-Marc Moura affine le concept en distinguant entre
plusieurs types d’exotismes : d’abord, « la fantaisie exotique », une écriture stéréotypée qui
s’intéresse peu à la réalité de l’autre, ensuite « la poésie de l’ailleurs » où la précision
narrative rejoint le symbolisme narratif (bonté et beauté de la nature), puis « le réalisme de
l’étrange » où l’exotisme naît du caractère extraordinaire de la réalité décrite, c’est le réalisme
du bizarre, de l’étrange, du cocasse ; et enfin « l’écriture de l’altérité » où il y a en même
temps fascination pour l’altérité et reconnaissance de l’impossibilité de la connaître.360 Au
fond, cette recherche et fascination de ce qui est ‘autre’ peut marquer une attitude
anticonformiste et devenir sympathie active envers l’‘autre’. Cette attitude se retrouve dans
bien des textes indochinois, avec le personnage problématique du ‘décivilisé’, comme le
Perken de La Voie royale (1930) de Malraux, le héros de Retour à l’argile (1929) de George
Groslier, ceux de Roland Meyer le roman fleuve Saramani (1919) et le recueil de nouvelles
intitulé Komlah (1930) et aussi dans des romans de femmes : Le Mirage tonkinois (1931) de
Christiane Fournier ou Au Fond d’un temple hindou (1937) de Yvonne Schultz etc.361 Ce qui
est important c’est que Lire l’exotisme annonce déjà un éventail de positionnements de
l’écriture exotique face à l’altérité et ouvre la porte à l’évaluation de points de vue
idéologiques. Cependant, jusqu’à présent, si les spécialistes de la littérature coloniale publiés
par Les Carnets de l’Exotisme de Kailash, par exemple, s’intéressent de près aux

359
MATHE, Roger, L’Exotisme. D’Homère à Le Clézio, Paris/Bruxelles/Montréal, Bordas, 1972, p. 16.
360
MOURA, Jean-Marc, Lire l’exotisme, Paris, Dunod, 1992, p. 26-32.
361
MALRAUX, André, La Voie royale, op. cit.;
GROSLIER, George, Le Retour à l’argile (1929), Paris/Pondichéry, Kailash, 1996 ;
MEYER, Roland, Saramani danseuse khmer (1919), Vol. I, Au pays des grands fleuves, Vol. II, Le palais des
quatre faces, Vol. III, La Légende des ruines, Paris/Pondichéry, Kailash, 1997 ;
MEYER, Roland, Komlah. Visions d’Asie, Paris, Pierre Roger, 1930 :
FOURNIER, Christiane, Le Mirage tonkinois, Hanoï, Imprimierie d’Extrême Orient, 1931 ;
SCHULTZ, Yvonne, Les Récits de Maman Chine. Au Fond d’ un Temple hindou, Roman I, La Petite
Illustration, n0 382, 2-01-1937 et ibid., Les Récits de Maman Chine. Au fond d’ un Temple hindou, Roman II
(fin), La Petite Illustration, n0 383, 9-01-1937.
130 Volet 1 : Modernisme et postcolonialisme

représentations de l’autre, ils ne tiennent pas vraiment compte du système colonial et des
discours coloniaux que ces représentations permettent, justifient et imposent.362
L’exotisme s’exprime surtout dans la littérature par le biais d’images, d’où
l’importance de l’exotisme pour l’imagologie. L’imagologie est, selon Joep Leerssen et
Manfred Beller, une discipline qui vise la compréhension des discours.363 L’imagologie
reconnaît que les images influencent notre comportement et est concernée par la typologie des
caractères, des images qui collent à certains groupes de population, à leur récurrence et à leurs
développements rhétoriques.364 L’imagologie démontre, pour reprendre la belle formulation
de Benedict Anderson, que les identités des communautés sont toujours « imaginées ».365
Joep Leerssen montre clairement que l’image construit l’identité et pas l’inverse. La
conscience de l’histoire est alors aussi une construction (collective) et certes pas une donnée
factuelle stable.366 On voit que l’imagologie contient l’analyse de l’exotisme. Toutes deux
s’attachent à dégager la manière dont l’altérité est représentée. L’exotisme insiste plus sur le
fait que la littérature de voyage peut être à la fois une écriture réaliste, tournée vers
l’extérieur, vers le référent, et une littérature de l’intériorité, puisque l’attention à l’autre
ramène aux raisons qui avaient poussé au voyage, la fuite, le rêve d’un ailleurs etc. Alors que
l’imagologie se penche plus sur les images collectives et sur leur effet rhétorique. Elle élargit
donc les limites de l’exotisme.
L’image et son rôle dans la société est au centre de l’imagologie. L’image d’une
altérité primitive, anachronique est par exemple une construction fréquente. Comme le
souligne Johannes Fabian dans son Le Temps et les autres, cet ‘autre’ est conçu dans un temps
différent du nôtre.367 Il est en effet frappant de voir que, dans bien des textes écrits à l’époque

362
Pourtant, les travaux de la SIELEC, mentionnée plus haut, montrent que le besoin commence à se faire sentir
d’intégrer le politique à l’analyse littéraire. En effet, le congres de 2006 de cette société avait pour objectif de
faire la différence, dans la littérature de l’ère coloniale, entre le désenchantement (esthétique) et la désillusion
(politique). Voir : www.sielec.net.
363
BELLER, Manfred et LEERSSEN, Joep, « Foreword », dans : BELLER, Manfred et LEERSSEN, Joep (dir.),
Imagology: A Handbook on the Literary Representation of National Characters, Amsterdam, Rodopi, 2007,
p. xiii-xvi.
364
Ibid., p. xiv.
365
Ibid.
ANDERSON, Benedict, Imagined communities. Reflections on the Origins and Spread of Nationalism,
Londres/New York, Verso, 1991.
Voir aussi : http://www.fl.ul.pt/pessoais/alvaro_pina/textos/nation.pdf, 6-2-2007.
366
LEERSSEN, Joep, « Imagology : History and method », dans : BELLER, Manfred et LEERSSEN, Joep (dir.), op.
cit., p. 17-33, p. 23.
367
FABIAN, Johannes, Le Temps et les autres, Toulouse, Anacharis, 2006. p. 16.
« […] le Temps peut donner forme aux relations de pouvoir et d’inégalité » et « Un point de vue
Chapitre V : Pour une approche postcoloniale 131

qui m’intéresse, le voyage colonial se fait non pas seulement dans un ailleurs géographique,
mais aussi dans un ailleurs temporel : l’Asie éternelle, l’Asie du passé, etc. L’exemple le plus
extrême est sans conteste Les Dieux rouges (1923) de Jean d’Esme où un voyage au centre de
l’Indochine est aussi un voyage aux origines de l’humanité, un véritable récit de science
fiction où l’on rencontre le premier homme, des dinosaures, etc.368 C’est un récit extrême,
mais on verra que cette temporalité différente pour représenter l’altérité indochinoise est non
seulement commune, mais aussi un argument justificateur du colonialisme et de la présence
française. L’imagologie est concernée par ce type de relation.
Cependant, la lecture exotique comme la lecture imagologique se limitent bien souvent
à l’analyse de représentations considérées du seul point de vue de l’occidental ; il est assez
rare que les chercheurs de ces disciplines considèrent l’autre côté de la barrière (si je puis
m’exprimer ainsi). D’autre part, si l’imagologie s’intéresse aux images, elle s’attache plus à
les mettre en évidence qu’aux manières de les utiliser ou de les neutraliser.
L’exotisme pose problème et est en majorité rejeté par les critiques du
postcolonialisme qui considèrent qu’il est synonyme de « orientalisme » ‘à la Said’.
L’exotisme est pour eux une forme de répétition des stéréotypes qui passent d’une génération
à l’autre et ‘objectifient’ l’autre. Néanmoins, Charles Forsdick plaide pour une
reconsidération du concept par les critiques postcoloniaux. Selon lui, dans son Essai sur
l’exotisme (1908-1918), Victor Segalen, a théorisé le concept de manière plus nuancée et
toujours enrichissante à l’heure actuelle.369 Ce n’est plus un mouvement unilatéral objectifiant
l’autre, mais plutôt ce que Jean-Marc Moura appelle l’écriture de l’altérité. Selon Forsdick,
l’exotisme à la Segalen aiderait à conceptualiser les « interactions avec des cultures
radicalement différentes », c’est un exotisme qui peut être considéré comme une traduction,
dans le sens large, où un groupe essaye d’approcher d’autres cultures.370 Le concept
« orientalisme » de Said ne s’arrête pas à ces possibles interactions, puisqu’il veut avant tout
mettre en évidence les structures de divisions entre le moi occidental
voyageant/observant/écrivant et l’‘autre’ oriental observé/objectifié/construit. La répétition
des stéréotypes d’une génération à l’autre est exactement ce que Victor Segalen veut éviter.

évolutionnaire des relations entre Nous et l’Autre constitue le point de départ, et non l’aboutissement de
l’anthropologie », ibid., p. 178.
368
ESME, Jean d’, Les Dieux rouges (1923), dans : Quella-Villéger, Alain (prés.), op. cit., p. 627-805.
369
SEGALEN, Victor, Essai sur l’exotisme (posthume, écrit entre 1908-1918), Paris, Livre de Poche, 1986.
370
FORSDICK, Charles, « Revisiting exoticism : from colonialism to postcolonialism », dans : FORSDICK, Charles
et MURPHY, David, Francophone Postcolonial Studies. A Critical Introduction, op. cit., p. 46-55.
132 Volet 1 : Modernisme et postcolonialisme

Dans son Essai sur l’exotisme, il insiste de manière tout à fait particulière et presque
obsessionnelle sur le fait que l’exotisme qu’il recherche (un exotisme diamétralement opposé
aux clichés exotiques à la Pierre Loti) se doit de refuser toute citation, toute note, toute
référence à d’autres textes. Dans ce sens, on peut dire que l’exotisme, cette écriture de
l’altérité recherchée par Segalen, est un ‘contre-orientalisme’ et non pas, comme le suggèrent
les analyses postcoloniales, un synonyme de ‘orientalisme’.
Certes l’exotisme joue un rôle dans le voyage colonial, et certes c’est un concept bien
plus complexe que ne laissent entendre les théoriciens du postcolonialisme, mais mon objectif
n’est pas une re-théorisation de ce terme ni une réactualisation de Segalen. Je me contente de
constater que les deux approches, celle des études françaises concernant l’exotisme et celle
des études de l’imagologie concernant le discours colonial, sont toutes deux englobées par
l’analyse postcoloniale qui est seule concernée par les problèmes du ouvoir et de l’agency,
cette possibilité d’y prendre part pour ceux qui en sont à la base exclus. C’est d’abord dans ce
sens que l’analyse postcoloniale se justifie.
On l’a vu cette théorie n’est pas sans problèmes et il est vrai que les oppositions
binaires qu’elle peut soulever, colonisateur-colonisé, soi-autre, domination-résistance,
métropole-colonie, colonial-postcolonial, ne sont pas toujours aptes à opposer une résistance à
l’impérialisme. Mais on bute sur le même problème si l’on se cantonne à l’exotisme et à
l’imagologie. Les théories postcoloniales – même si elles ne sont pas toujours aptes à
dépasser les analyses oppositionnelles – sont en tout cas conscientes de la diversité. Selon
McClintock, « l’impérialisme a émergé en un projet contradictoire et ambitieux, il a été
façonné aussi bien par des tensions internes de la métropole, par ses conflits avec les
administrations coloniales [...] que par les nombreuses cultures et circonstances dans
lesquelles les colons se sont introduits ainsi que par les réponses conflictuelles et par les
résistances qu’ils ont rencontrées ».371 Selon elle, il ne suffit pas de regarder les oppositions
binaires, ni même les exceptions à ces oppositions, il vaut mieux « ouvrir les notions de
pouvoir et de résistance sur un agencement politique plus diversifié, en tenant compte du

371
MCCLINTOCK, Anne, op. cit., p. 15. Ma traduction. Dans le texte original :
« […] imperialism emerged as a contradictory and ambiguous project, shaped as much by tensions within
metropolitan policy and conflicts within colonial administrations […] as by the varied cultures and circum-
stances into which colonials intruded and the conflicting responses and resistances with which they were
met ».
Chapitre V : Pour une approche postcoloniale 133

réseau serré de relations entre coercition, négociation, complicité, refus, dissimilation,


imitation, compromis, affiliation et révolte ».372
A mon avis, l’analyse postcoloniale permet de prendre en compte les zones d’échange
entre les cultures, même si elle ne le fait pas toujours efficacement. C’est sur ces bases que je
choisis de me laisser inspirer par les théoriciens du postcolonialisme et de garder à l’esprit
que tout est beaucoup plus complexe que la divison colonisé-colonisateur et qu’il y a peut-être
une véritable ouverture vers l’altérité dans les représentations du voyageur, et une interaction
qui influence sa manière de concevoir le monde (par exemple des traces de philosophie taoïste
chez Claudel, comme le suggère l’analyse de Paola d’Angelo ou chez Duras et Segalen, selon
l’analyse de Jacques Huré).373 Je m’applique non seulement à comprendre le fonctionnement
des discours, mais aussi les manières dont ils peuvent être mis à profit, même peut-être par
ceux qu’ils ont opprimés.
Alors donc, puisqu’il s’agit de mettre en avant les discours coloniaux des voyageurs de
l’Indochine grâce à la théorie postcoloniale et que celle-ci s’est vue inaugurée par la pensée
théorique d’Edward Said dans L’Orientalisme (1978), voyons si ce concept d’« orientalisme »
est applicable à l’Indochine française.

372
Ibid.
« I whish to open notions of power and resistance to a more diverse politics of agency, involving the dense
web of relations between coercion, negotiation, complicity, refusal, dissembling, mimicry, compromise,
affiliation and revolt ».
373
D’ANGELO, Paola, « Comment le poète Paul Claudel fut sauvé. Influence des textes taoïstes dans l’œuvre
claudélienne », dans : DETRIE, Muriel, Littérature et Extrême-Orient. Le paysage extrême-oriental. Le
taoïsme dans la littérature européenne, Paris, Honoré Champion, 1999, p. 164-182.
HURE, Jacques, « Pour une lecture taoïste de certains textes littéraires modernes (Victor Segalen, Marguerite
Duras) », dans : DETRIE, Muriel, op. cit., p. 199-206.
VOLET 2

VARIATIONS ET PERENNITE DU DISCOURS DE DOMINATION :


DE L’EXPANSION A L’ADMINISTRATION COLONIALE
CHAPITRE VI

EXTREME-ORIENTALISME ET DISCOURS COLONIAUX DOMINANTS

Mais, premièrement, quelle étroite liaison, quel


rapport intime ont entre eux ces peuples qu’on
nomme Orientaux, pour qu’on leur applique une
dénomination générale, pour qu’on les enveloppe,
sans distinction, dans un jugement unique ? […] Un
Japonais à Téhéran, un Égyptien ou un Singalais
transporté dans les rues de Nankin, y paraîtrait un
être aussi remarquable, aussi singulier et presque
aussi ridicule qu’un Européen.
Jean-Pierre Abel-Rémusat, Mélanges asiatiques
(1825-1826).374

1. - Continuité discursive de L’Orientalisme


Avant de parler de ‘discours colonial’ dans la métropole à l’entre-deux-guerres, il est utile de
spécifier ce que l’on entend exactement par discours, car le terme montre des nuances dans les
diverses sciences humaines et chacune de ces nuances peut contribuer à préciser le concept.
Discours, qui vient de « discursus en latin (action de courir ça et là) », serait en philosophie
« le mouvement de pensée qui va d’un jugement à l’autre en parcourant un ou plusieurs
intermédiaires pour arriver à la connaissance ».375 Dans ce sens, l’objet de la pensée et la
connaissance sont construits par le discours. L’analyse rhétorique montre en outre que le
discours a valeur d’injonction et contient une dimension performative : il « tend à agir sur
autrui par la communication d’idées, de sentiments ou d’une volonté d’agir ; il s’efforce de
dominer des situations concrètes et actuelles ».376 Ces caractéristiques se retrouvent dans ce
qu’Edward Said a nommé l’orientalisme dans son fameux essai de 1978 ; ce discours qu’il

374
ABEL-REMUSAT, Jean-Pierre (1788-1832), Mélanges asiatiques, ou Choix de morceaux de critique, et de
mémoires relatifs aux religions, aux sciences, à l'histoire, et à la géographie des nations orientales (2 vol.),
Paris, Dondey-Duprez, 1825-1826, p. 224.
375
MORFAUX, Louis-Marie, Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines, Paris, Armand Colin, 2001,
p. 86.
376
DUPRIEZ, Bernard, Gradus. Les Procédés littéraires, Paris, Ed. 10/18, 1984, p. 158.
138 Volet 2 : Variation et pérennité du discours de domination.
De l’expansion à l’administration coloniale

découvre en passant en revue les textes d’Occidentaux qui traitent de l’Orient, aussi bien les
textes scientifiques des orientalistes que les récits de voyages et romans qui ont pour toile de
fond l’Orient.377 Qu’il s’agisse de textes à prétention scientifique ou de productions de
l’imaginaire occidental, ils contribuent à la construction de ce que l’on peut appeler, en
s’inspirant de L’Archéologie du savoir de Michel Foucault, une archive orientaliste, un réseau
de ‘textes’ produits par l’Occident et à partir desquels on peut analyser le discours.378 Ce qui
est essentiel dans la définition de l’orientalisme chez Said, c’est que ce discours crée un objet
scientifique, imaginaire et politique, défini comme épistémologiquement et ontologiquement
différent :

[…] l’essence de l’Orientalisme est l’indéracinable distinction faite entre la supériorité


occidentale et l’infériorité orientale […]
D’un côté il y a les Occidentaux, de l’autre les […] Orientaux ; les premiers sont (nous citons
sans ordre) raisonnables, pacifiques, libéraux, logiques, capables de s’en tenir aux vraies
valeurs. Ils ne sont pas soupçonneux par nature ; les seconds n’ont aucun de ces caractères.
[…] l’orientalisme est en fin de compte une vision politique de la réalité, sa structure
accentue la différence entre ce qui est familier (l’Europe, l’Occident, « nous ») et ce qui est
étranger (l’Orient, « eux »). Cette vision a, d’une certaine manière, créé, puis servi les deux
mondes ainsi imaginés : les Orientaux vivent dans leur monde, « nous » dans le nôtre ; cette
vision et la réalité matérielle se soutiennent, se font fonctionner l’une l’autre.379

Il y a transfert, passage de l’archive à la pratique politique ; cette performance, l’auteur la met


en avant – entre autres – en analysant la campagne d’Egypte de Napoléon (1798-1799).
Evidemment, cette campagne avait un but stratégique, il s’agissait de couper la route des
Indes aux Anglais. Mais Said montre aussi que la conquête fut décidée à la fois parce que
Napoléon enfant lisait des textes sur l’Egypte, et parce qu’il avait à sa disposition des récits de
voyages qui lui permettaient de planifier l’attaque. Cette attitude textuelle du militaire se
révèlera de nouveau utile lorsqu’il lui faudra convaincre les Egyptiens qu’il est leur chef. Il
peut se présenter comme musulman, affirmer « nous sommes les vrais musulmans», à partir
d’informations tirées de l’archive orientale.380 Clairement, la connaissance textuelle précède,

377
SAID, Edward W., L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, op. cit.
Le concept mis en avant par Said - l’orientalisme en tant que discours - sera dorénavant indiqué en italique
pour éviter la confusion avec le mouvement artistique et la discipline scientifique.
378
FOUCAULT, Michel, L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969.
379
SAID, Edward W., L’Orientalisme, op. cit., p. 57, p. 65 et p. 59. Mes italiques.
380
Ibid., p. 99.
Ce que Victor Hugo reprendra dans son poème « Lui » : « Sublime, il apparut aux tribus éblouies / Comme
un Mahomet d’occident », ibid., p. 100.
Chapitre VI : Extrême-orientalisme et discours coloniaux dominants 139

prépare et pousse à la conquête politique. Ce n’est pas un hasard, explique Said, si « la


période pendant laquelle les institutions et le contenu de l’orientalisme se sont tellement
développés a coïncidé exactement avec celle de la plus grande expansion européenne : de
1815 à 1914, l’empire colonial direct de l’Europe est passé de 35 % de la surface de la terre à
85 %. Tous les continents ont été touchés, mais surtout l’Afrique et l’Asie ».381 On peut dire
que Said apporte ici du neuf par rapport aux nombreuses analyses de l’imagologie et de
l’exotisme qui, si elles s’intéressent aux stéréotypes, ne tiennent pas nécessairement compte
de leurs conséquences politiques. Dix ans après Said, dans Nous et les autres (1989), Tzvetan
Todorov analysera également la représentation de ‘l’autre’, mais son corpus est différent
puisqu’il ne sort pas du cadre français et qu’il ne touche pas aux écrits des scientifiques
orientalistes. Pour lui aussi les discours sont, tout comme les événements, des « moteurs
d’histoire ».382 Mais sa critique part du « mal » qu’il découvre peu à peu dans le discours
officiel du stalinisme et porte plutôt sur l’action du discours après coup, pour justifier le
politique. Dans l’analyse de Todorov le discours sert « à couvrir la répression, le favoritisme,
les disparités », dans celle de Said en revanche, il est envisagé en tant que vecteur de pouvoir
et précède le politique.383
A la suite de Michel Foucault, Said divulgue que le désir de connaissance signifie
aussi le désir de domination de l’objet du savoir.384 Cependant, Foucault montre que le
discours change brutalement au cours de l’histoire. Les systèmes de connaissance occidentaux
ont changé, non pas de manière évolutive et linéaire, mais au contraire par des coupures, des
révolutions épistémologiques : il n’y a pas continuité. Comme il le disait dans L’Archéologie
du savoir, le discours « est de part en part historique, fragment d’histoire, unité et
discontinuité dans l’histoire elle-même, posant le problème de ses propres limites, de ses
coupures, de ses transformations, des modes spécifiques de sa temporalité plutôt que de son
surgissement abrupt au milieu des complicités du temps ».385 Sans entrer dans le détail de
l’analyse épistémologique de Foucault, on se rend compte que là où le philosophe français
lisait des ruptures, Said trouve en revanche un discours « durable », « cohérent », « un savoir
[qui] a été mis à l’épreuve et […] [qui] est invariable, puisque les ‘Orientaux’ sont, pour les
besoins de la pratique, une essence platonicienne que tout orientaliste (ou tout dirigeant) peut

381
SAID, Edward W., op. cit., p. 56.
382
TODOROV, Tzvetan, Nous et les autres. Réflexion française sur la diversité humaine, Paris, Seuil 1989, p. 13.
383
Ibid., p. 8.
384
SAID, Edward W., L’Orientaslisme, op. cit., p. 15.
385
FOUCAULT, Michel, op. cit., p. 153.
140 Volet 2 : Variation et pérennité du discours de domination.
De l’expansion à l’administration coloniale

examiner, comprendre et exposer ».386 C’est alors à partir du concept de Foucault, mais en
s’écartant de ses conclusions, que Said pose la stabilité du discours « parce que les objets [les
Orientaux] sont ce qu’ils sont une fois pour toutes ».387 Ce qu’il met en avant, c’est ce qui l’a
frappé dans ses lectures : la stabilité du discours au fil du temps et c’est pour cela qu’il
souligne à maintes reprises, non pas les (possibles) variations mais : « la force du discours
culturel occidental », sa « cohérence interne », « la persistance et longévité du système de
représentation culturelle ».388 L’orientalisme est donc une tradition de l’Occident, une de ses
institutions scientifiques, un système de pensée et de représentation de sa culture, un discours
et une théorie pour traiter (de) l’Orient.

Ce que je veux montrer, précise-t-il, c’est que la réalité orientaliste est à la fois inhumaine et
persistante. Sa délimitation, aussi bien que ses institutions et son influence universelle, s’est
maintenue jusqu’à présent.
Le point important, […] c’est que cette théorie a servi, et de manière stupéfiante. Le
raisonnement, réduit à sa forme la plus simple, est clair, précis, facile à suivre. Il y a les
Occidentaux et il y a les Orientaux. Les uns dominent, les autres doivent être dominés, c’est-
à-dire que leur pays doit être occupé, leurs affaires intérieures rigoureusement prises en
main, leur sang et leurs finances mis à la disposition de l’une ou l’autre des puissances
occidentales.389

Si j’insiste tant sur cette continuité discursive, ce n’est pas tant parce qu’elle s’écarte de
l’analyse de Foucault, c’est plutôt parce que Said lui-même s’est penché sur la capacité pour
les théories de ‘voyager’, de s’adapter et d’acquérir de la force en changeant de domaine
d’application. Dans son fameux article « Travelling theory », il montre que les théories, sous
certaines conditions, ‘voyagent’ lorsqu’elles pénètrent dans une autre époque, un autre lieu,
une autre discipline.390 Il est selon moi assez étrange qu’il ne porte pas plus d’attention aux
voyages – et donc aux possibles variations – du discours de l’Occident sur l’Orient.391 N’y a-
t-il que continuité entre le discours émis par la Grande armée et celui propagé par Kissinger ?

386
SAID, Edward W., L’Orientaslisme, op. cit., p. 7, p. 17 et p. 53.
387
Ibid., p. 87.
388
Ibid., p. 38, p. 17 et p. 27.
389
Ibid., p. 59 et p. 50. Mes italiques.
390
SAID, Edward W., « Travelling theory », The World, the Text and the Critic, op. cit., p. 226-247.
391
On peut aussi parler du ‘voyage’ de la théorie de Said. On sait que son orientalisme a énormément voyagé. Il
a malheureusement aussi servi d’argument au gouvernement chinois pour implanter une politique ultra-
nationaliste (guoqing) qui permet la répression de tout désaccord avec le pouvoir. Voir : ZHANG KUAN,
« Sayide “Dongfangzhuyi” yu Xifangde Hanxue yanjiu » [« Said’s ‘Orientalism’ and Western Studies of
China »], Liaowang no 27, 1995 et KELLY, David « Freedom and Civilization », China News Analysis, no
Chapitre VI : Extrême-orientalisme et discours coloniaux dominants 141

2. - Hégémonie du discours
L’auteur de L’Orientalisme explique ce maintien du discours, d’Eschyle à nos jours, à l’aide
d’un concept hérité du marxiste Antonio Gramsci : l’hégémonie. Dans son analyse du
capitalisme, Antonio Gramsci, montre que le pouvoir réprime les mouvements de révolution
et parvient à se maintenir, non seulement par la coercition politique et économique, mais aussi
par l’idéologie, par l’hégémonie culturelle capitaliste.392 En effet, pour lui, il y a consensus
culturel et donc hégémonie, par identification et adhésion de la classe ouvrière aux valeurs de
la bourgeoisie, ce qui fait des valeurs de la bourgeoisie, les valeurs de ‘tous’. Se laissant
inspirer par l’hégémonie des valeurs capitalistes chez Gramsci, Said discerne, quant à lui, une
hégémonie de l’orientalisme qui « présente à la fois une cohérence interne et un ensemble
fortement articulé de relations avec la culture dominante qui l’entoure ».393 C’est pour lui une
véritable hégémonie puisque, l’orientalisme, « l’emport[e] en général sur la possibilité, pour
un penseur plus indépendant, ou plus sceptique, d’avoir une autre opinion », ce qui explique
pourquoi, « sous la forme qu’il a prise après le XVIIIe siècle, [il] n’a jamais pu se revoir et se
corriger ».394 Il s’agit donc d’un ensemble de contraintes et de limites de la pensée, une
‘connaissance’ qui se transmet d’un texte à l’autre, d’une génération à l’autre ; même s’il
voyage, l’écrivain semble incapable de se défaire des images préconstruites héritées de la
bibliothèque orientaliste et qui faussent sa vision. Petit à petit, de fiction en texte scientifique,
de texte scientifique en fiction, dans une dialectique de plus en plus efficace entre
connaissance et pouvoir, le discours orientaliste crée un savoir immuable (infériorité de
l’Orient) en même temps qu’il crée l’objet qu’il semble décrire (l’Orient).395
Puisque le consensus culturel implique une identification des colonisés aux valeurs des
colonisateurs, cette analyse semble refuser toute place au changement et toute possibilité de
révolution. Or il y a eu résistance en ‘Indochine’ et cela dès le début des relations avec la
France et ses missionnaires. Nous reviendrons en détail à la contre-voix indochinoise des
années 1920, mais nous pouvons d’ores et déjà dévoiler que d’autres productions culturelles
se présentent hors de l’hégémonie du discours. C’est d’ailleurs ce que Gauri Vishwanatan

1528, 01-02-1995, cités dans : KELLY, David, « Orientalism », 11-03-1996, http://www.h-


et.msu.edu/~asia/threads/thrdorientalism.html, 21-12-2007.
392
Voir : PIOTTE, Jean-Marc, La Pensee politique de Gramsci, Montréal, Ed. Parti Pris, 1970, repris dans :
http://classiques.uqac.ca/contemporains/piotte_jean_marc/pensee_de_gramsci/pensee_pol_gramsci.pdf, 06-
06-2006.
393
SAID, Edward W., L’Orientalisme, op. cit., p. 36.
394
Ibid., p. 19 et p. 115.
395
Ibid., p. 36.
142 Volet 2 : Variation et pérennité du discours de domination.
De l’expansion à l’administration coloniale

conclut de son analyse des Etudes de Lettres anglaises en Inde. L’hégémonie du discours peut
opérer et être efficace dans un espace où prennent également place des actes de résistance
ouverte et un discours d’opposition.396
Pourtant Said reconnaîtra qu’une résistance est possible ; c’est ce qui l’intéressera
particulièrement dans son essai de 1993, Culture et impérialisme. Bien qu’il considère
toujours que les écrivains sont limités dans ce qu’ils peuvent ressentir ou écrire à propos de
l’Orient, on sait qu’il s’attache aussi à faire une lecture contrapuntique des textes, une lecture
qui met en évidence le discours et la résistance de l’‘autre’, au sein même du discours
dominant. « Quand nous examinons les archives culturelles, explique-t-il, notre relecture,
n’est pas univoque, mais en contrepoint. Nous pensons simultanément à l’histoire
métropolitaine qu’elles rapportent et à ces autres histoires que le discours dominant réprime
(et dont il est indissociable) ».397 C’est au niveau de la lecture contrapuntique qu’il faut voir la
prise en compte de la résistance chez Said.398
Au fond, c’est exactement le point sur lequel porte la critique que Robert Young
adresse à Said dans White Mythologies. En effet, pour Young, il est problématique de
présupposer que la culture dominante est « totalisante, homogène, monologique et que la
seule source possible de résistance doit venir d’un critique extérieur », qui relit les textes pour
y dégager les marques de résistance.399 Mais peut-être que l’on peut aussi dire que Culture et
impérialisme dégage quand même une opposition possible de l’intérieur, à travers les
variations temporelles du discours – en tout cas du côté des Occidentaux. C’est selon moi la
structure de l’essai de 1993 qui est à cet égard révélatrice. Il commence par un chapitre sur
« La pensée unique » pour continuer sur un chapitre intitulé « Résistance et opposition », en
passant par une « Note sur le modernisme ».400 Cette note intermédiaire fait le lien entre deux
étapes de la pensée européenne et Conrad, Forster et Malraux y sont analysés comme des
écrivains qui ont « abandonn[é] le triomphalisme impérial » ; ce qui se dégage de leurs récits
c’est « une angoisse terriblement perturbante »..401 Il me semble que cette ‘évolution’, même
s’il ne la contextualise pas, dévoile que Culture et impérialisme vient sérieusement nuancer

396
VISWANATHAN, Gauri, « The Beginings of English Literary Studies in India » (1987), cité dans : ASHCROFT,
Bill et AHLUWALIA, Pal, Edward Said, op. cit., p. 75.
397
ASHCROFT, Bill et AHLUWALIA, Pal, op. cit., p. 97.
398
Ibid., p. 92-93.
399
YOUNG, Robert, « Disorienting Orientalism », White Mythologies. Writing History and the West,
Londres/New York, Routledge, 1990, p. 119-140, p. 135.
400
SAID, Edward W., Culture et impérialisme, op. cit., p. 268-273.
401
Ibid., p. 270 et 271.
Chapitre VI : Extrême-orientalisme et discours coloniaux dominants 143

les théories qui forment la base de son orientalisme de 1978. En 1993, il n’exclut plus, dans sa
définition d’un orientalisme hégémonique, la résistance de l’Objet du discours (les
Orientaux), ni d’ailleurs les zones de doute des Sujets du discours (les écrivains modernistes).
Pour ma part j’éviterai le terme hégémonie pour parler du discours performatif du
colonialisme en Indochine, car il me semble faire écran à la prise en compte de toute autre
pensée ou valeurs hors du consensus ; je parlerai plutôt d’orientalisme en tant que discours
dominant, une terminologie qui suppose la co-existence, peut-être malaisée mais certainement
envisageable, d’autres discours sur l’Indochine et ses habitants.

3. - Extrême-orientalisme ?
Bien que l’‘Orient’ soit un objet construit – et donc un terme vague –, l’orientalisme n’est
jamais testé sérieusement par Said dans le cadre de l’Extrême-Orient français. S’il s’arrête à
l’Indochine du roman de Malraux, c’est simplement pour parler du doute moderniste du
roman sans prêter attention au contexte extrême-oriental.402 Or, pour la France colonisatrice et
certainement pour celle de l’entre-deux-guerres, le terme ‘Orient’ comprend aussi l’Orient
‘jaune’ : l’Indochine, bien sûr, mais aussi le Japon, la Chine, et dans une moindre mesure la
Malaisie, le Siam et l’Indonésie.403 Quoique le concept orientalisme soit mis en évidence à
partir de textes qui ont trait à l’Orient arabe et au Moyen-Orient musulman, Said suggère
l’applicabilité de son analyse pour l’Indochine française. C’est un point que je voudrais
vérifier, pour dégager comment le discours peut être performant, comment l’archive peut
pousser à la conquête coloniale.
Apparemment, le discours sur l’Extrême-Asie partage bien des caractéristiques avec
celui sur le Moyen-Orient. Comme l’a montré le sinologue Simon Leys, dans son essai La
Forêt en feu, le discours des missionnaires sur l’Extrême-Orient – il s’agit ici essentiellement

402
Ibid., p. 298-300.
403
Les revues telles que Voilà ou Le Journal des voyages – à large public et spécialisées dans les reportages à
l’étranger – publient des articles et dossiers de plus en plus nombreux sur la Chine, le Japon, Java ou Bali et
bien sûr aussi sur l’Indochine française. On peut dire que c’est surtout autour de la révolte du Rif (1922-
1924) que ces revues publient sur un orient arabe ou musulman qui semble en général attirer assez peu
l’attention. S’il faut en croire les reportages de ces revues, à l’entre-deux-guerres l’Orient est certainement
aussi (surtout ?) l’Extrême-Orient.
Quant à la popularité de la Malaisie, il faut sans doute citer ici le prix Goncourt de 1930 : FAUCONNIER,
Henri, La Malaisie, Paris, Stock, 1930. Roman sur la folie ‘amok’ dans les plantations de caoutchouc où un
novice de l’aventure coloniale suit un mystérieux colonial rencontré dans les tranchées de 14-18. Roman
intéressant à considérer pour l’orientalisme musulman en Asie du Sud-Est. Il est aussi important de noter que
c’est directement l’expérience de la Première Guerre mondiale qui appelle le héros en Asie.
144 Volet 2 : Variation et pérennité du discours de domination.
De l’expansion à l’administration coloniale

de l’Orient chinois et des missions des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles – est également construit
sur cette distinction entre Occident et Orient.404 On pourrait objecter que la Chine n’est pas
l’Indochine – et on aurait raison. Cependant, comme l’a montré l’historien Bruno Benoît, dès
le début des activités de la France en Asie, la péninsule indochinoise – et ce qui deviendra
l’Indochine française – fait littéralement et figurativement partie intégrante du mythe sur la
Chine.405 On peut dire que le discours sur l’Indochine est hérité du discours sur la Chine et
cela reste encore le cas dans l’imaginaire populaire de la métropole à l’entre-deux-guerres qui
emploie les termes, apparemment interchangeables, de Annamite, Tonkinois, Cochinchinois
ou Chinois, pour parler des habitants de l’Asie française.406 Dans le roman de Georges
Simenon, 450 à l’ombre (1936), il est question de la main d’œuvre bon marché importée
d’Asie pour travailler sur le chantier de la ligne de chemin de fer Congo-Océan.407 Simenon
se base sur un fait historique ; la France a effectivement employé de la main d’œuvre
asiatique pour ce projet au Congo.408 Dans le roman de Simenon, ces travailleurs sont
nommés ‘les Chinois’, mais, nous précise le narrateur, ils sont en réalité des Annamites.409 Et,
selon moi, la chanson « Les Trois mandarins » (1935) de Ray Ventura et ses collégiens, est,

404
LEYS, Simon, La Forêt en feu. Essais sur la culture et la politique chinoises, Paris, Herman, 1983.
405
BENOIT, Bruno, cité dans : GOSCHA, Christopher, « Les Relations franco-chinoises au XXe siècle et leurs
antécédents edited by Laurent Césari and Varaschin, Denis », The Journal of Asian Studies, vol. 63, n0 1, fev.
2004, p. 128-130.
406
Le terme le plus fréquent dans la littérature coloniale est celui de ‘Annamite’ qui désigne vaguement les
habitants des trois différentes parties de l’Indochine française qui formeront le Việt Nam : le Tonkin,
l’Annam et la Cochinchine et est parfois employé pour les habitants du Cambodge et – quoique encore plus
rarement – ceux du Laos.
407
SIMENON, Georges, 450 à l’ombre (1936), Paris, Gallimard, 1998.
408
Le chantier du Congo-Océan dure de 1921 à 1934 et les ‘Chinois’ y travaillent vers 1927-1930. Voir : POEL,
Ieme Van der, Congo-Océan : Un chemin de fer colonial controversé, Paris, l’Harmattan, Coll. Autrement
Mêmes, 2006 (2 vol.), vol. I, p. xvii-xix.
Ces travailleurs ‘recrutés’ en Indochine pour travailler à l’étranger, étaient souvent enrôlés de force. Voir :
MONET, Paul, Les Jauniers, Paris, Gallimard, 1930.
En effet, la France pratique encore une politique des travaux forcés que la convention de Genève « C29 :
Convention sur le travail forcé » (1930) rejette pourtant (entrée en vigueur le 01-05-1932). Mais la France ne
fera pas partie des signataires de 1930 ; elle ne ratifiera la convention que le 24-06-1937.
Voir : Base de données ILOLEX, Organisation Internationale du Travail,
http://www.ilo.org/ilolex/french/convdisp2.htm.
Mais cette signature n’aura pas directement de conséquence. En fin de compte le système des travaux forcés
perdurera dans les colonies jusqu’en 1946.
Voir : LECLERC, Jacques, « Le Pacifique », L’Aménagement linguistique dans le monde, Université de Laval,
http://www.tlfq.ulaval.ca/AXL/pacifique/ncal3hist.htm.
409
SIMENON, Georges, op. cit., p. 30 : « […] on avait commencé à embarquer les Annamites que tout le monde à
bord, parce que c’était plus facile, appela désormais les Chinois ».
Dans le reste du roman, les deux dénominations sont absolument synonymes : « […] les deux Chinois […] et
les autres Annamites […] », ibid., p. 40. Le contingent des travailleurs asiatiques ayant travaillé au Congo
était assez mêlé et il est fort probable qu’il comptait des ‘Annamites’ aussi bien que des Chinois d’Indochine.
Voir : MONET, Paul, op. cit.
Chapitre VI : Extrême-orientalisme et discours coloniaux dominants 145

elle aussi, très vague quant à la nationalité de ces ‘mandarins’ qui sont simplement des figures
imaginaires de l’Extrême-Orient.410
Le discours sur l’Indochine fait donc partie de l’archive de l’Orient ‘chinois’, et l’on
retrouve fréquemment, comme Simon Leys le note pour la Chine des missionnaires, l’image
d’un Orient paresseux, fourbe, cruel, immuable, impénétrable mais aussi caractérisé par sa
sagesse et par sa philosophie.411 L’univers ‘jaune’ est peut-être plus insaisissable, plus
extrêmement ‘autre’ que le Moyen-Orient, mais la différence entre ‘nous’ et ‘eux’ est bien
l’essence du discours des missionnaires et les stéréotypes sont assez proches de ceux relevés
par Said pour le Moyen-Orient musulman (paresse, despotisme, sensualité, fatalisme).412 S’il
faut en croire Simon Leys, de tels stéréotypes sont avant tout des stratégies pour évacuer
l’angoisse. Cette angoisse tiendrait au fait que la Chine, qui se montre tout aussi universaliste
et ethnocentrique que l’Occident, se passe très bien des connaissances occidentales, des
missionnaires et de leur révélation religieuse. L’existence de la Chine nie celle de l’Occident,
dément ses valeurs et son universalisme.413 C’est pour évacuer ce malaise que les premiers
missionnaires décrivent l’univers ‘jaune’ comme faux et inhumain. « Leur vérité – qui nie la
mienne – est un mensonge » serait alors l’origine du très prolifique mythe de l’extrême-
oriental menteur.414 Privés d’âmes et de sensibilité, ces menteurs et voleurs qui ne connaissent
ni la religion, ni même de religion, commettent forcement des atrocités. Leur indifférence par
rapport à la religion – source de la morale pour ces religieux – va de pair avec leur cruauté.415
Il s’agit donc d’un discours qui crée un savoir en même temps qu’il construit une réalité qu’il
semble décrire : l’Asie ‘jaune’, et l’on retrouve bien l’essence de l’orientalisme saidien.
Il ne faut cependant pas occulter les différences telles que l’areligiosité et
l’ethnocentrisme du monde chinois. C’est la raison pour laquelle on pourrait songer à parler
d’extrême-orientalisme. Mais voyons si le parallèle peut être poussé plus avant. Pour Said,
« la représentation que l’Europe se faisait du musulman, de l’Ottoman ou de l’Arabe était
toujours une façon de maîtriser le redoutable Orient […] [c’était] une image dont la fonction
n’était pas tant de représenter l’islam en lui même que de le représenter pour le chrétien

410
VENTURA, Ray et ses Collégiens, « Trois mandarins » (1935), op. cit.
411
LEYS, Simon, op. cit.
412
SAID, Edward, L’Orientalisme, op. cit., p. 122.
413
LEYS, Simon, op. cit., p. 53.
414
Ibid., p. 57.
415
Ibid., p. 62.
146 Volet 2 : Variation et pérennité du discours de domination.
De l’expansion à l’administration coloniale

[…] ».416 Pour évaluer si le discours sur cet objet stéréotypé conduit à une représentation pour
l’Occident et à la domination politique de l’Occident, s’il y a extrême-orientalisme, il nous
faut faire une digression historique et considérer le(s) discours qui a(ont) mené à la conquête
de l’Indochine.

3.1. - Discours colonial de l’Evêque d’Adran

Le premier missionnaire français à avoir joué un rôle politique dans l’histoire de l’Annam, le
fameux Pierre Pignau de Béhaine, mieux connu sous le nom de Evêque d’Adran (1741-1799),
écrivit dans une lettre à ses parents que ses futures ouailles : « sacrifient sans pitié leurs âmes
au démon de l’erreur et du mensonge ».417 Lui aussi parle du mensonge et du manque de pitié
(cruauté) des ‘Orientaux’. Il faut dire que les débuts du missionnaire dans cette région du
globe furent pénibles ; il n’était le bienvenu ni au Cambodge, ni au Siam, ni d’ailleurs en
Annam et il a subi – comme beaucoup de ses confrères – de multiples brimades, des
emprisonnements et des sévices physiques, dont la cangue.418 Mais le jeune roi d’Annam,
Nguyễn Phủc Ảnh (1762-1820), qui n’est autre que le futur empereur Gia Long (1802-1820),
se prit d’amitié pour lui. Et l’évêque sollicitera l’aide de la France, puis aidera lui-même
Nguyễn Phủc Ảnh lors de la rébellion des Tây Sơn. Le rôle joué par Adran dans les relations
franco-annamites ne doit pas occulter le fait qu’il n’était ni le premier missionnaire dans la
région, ni le premier missionnaire français à avoir eu quelque importance culturelle.
On se souviendra du jésuite Alexandre de Rhodes (1591-1660), qui a rédigé le premier
dictionnaire trilingue : portugais-français-annamite. La langue annamite, qui s’écrivait jusque
là à l’aide d’idéogrammes, y était transcrite phonétiquement en alphabet romain, un système
que le jésuite français avait hérité de ses prédécesseurs portugais. Cette écriture romanisée de
la langue d’Annam : le quốc ngữ, deviendra à partir de 1918 – et est toujours – l’orthographe
officielle de la langue vietnamienne.419 On peut dire que l’implantation de cette écriture par
les Français met en évidence l’applicabilité des théories de Said. Le quốc ngữ, imposé par
l’administration a été un instrument de connaissance ainsi qu’un instrument de domination
coloniale. La connaissance des missionnaires de la langue annamite se voit petit à petit

416
Ibid., p. 76-77.
417
PIGNEAU DE BEHAINE¸ Pierre, cité dans : TAO KIM HAÏ, L’Indochine française. Depuis Pigneau de Béhaine,
Tours, Maison Mame, 1939, p. 17.
418
La cangue (origine chinoise) : nom du carcan en bois dans lequel on engagait le tête du cou et parfois les
poignets du condamné et nom donné au supplice lui-même. (Voir Figure 1 du chapitre XXIV)
419
ZINOMAN, Peter, « Vũ Trọng Phụng’s Dumb Luck and the nature of Vietnamese modernism », art. cit.
Chapitre VI : Extrême-orientalisme et discours coloniaux dominants 147

transformée en arme de domination, en connaissance pour les occidentaux et l’orthographe


romanisée leur permet de s’installer et de s’imposer plus facilement dans le pays. Ici,
clairement la connaissance des jésuites précède et permet la domination coloniale.
Sous Louis XIV les Missions étrangères contribuent à la présence des prêtres en Asie,
mais au XVIIIe siècle les missionnaires, qui tentent de s’immiscer dans la vie politique et
sociale, se voient persécutés – comme l’évêque d’Adran – ou expulsés et certains sont même
martyrisés et exécutés.420 Ce qui ne fait que confirmer l’inhumanité et la cruauté des
Orientaux. Cependant, lorsque le roi Nguyễn Phủc Ảnh, mis en difficulté par les Tây Sơn,
reçoit les propositions d’aide du Siam, de la Hollande et de l’Angleterre, il se méfie car « il
craignait, non sans raison, que le cerf une fois tué, l’allié du cheval ne le gardât sous sa propre
domination ».421 Il s’adressa alors à son ami et conseiller français et envoya à Versailles son
fils héritier le prince Nguyễn Phủc Canh accompagné du même Pigneau de Béhaine, pour y
solliciter l’aide militaire de la France ; il cédait en échange deux îles : Hoinan et Poulo
Condore (qui deviendra le fameux bagne de l’Indochine française).422
Pour plaider sa cause, Adran présente plusieurs arguments : premièrement le bon
droit : il est juste de remettre sur le trône l’héritier officiel, deuxièmement l’intérêt
économique : il est bon d’avoir des ports pour le commerce en Orient et, troisièmement, la
facilité de l’entreprise. Le charme du jeune prince devait faire le reste. L’exotisme de Canh est
effectivement apprécié à la cour ; on en fait un très doux portrait (tout le contraire le
l’Asiatique cruel et despotique : Figure 6.1) et on lui dédie une extraordinnaire chanson pour
vanter l’enthousiasme que l’on mettra à lui rendre son héritage.423 Louis XVI donne d’une
main sa signature du traité, mais il reprend de l’autre dans sa correspondance avec le

420
Les Missions étrangères de Paris possèdent une impressionnante collection de cartes postales représentant ces
martyres, mais il n’est pas clair qui les a dessinées, ni à qui elles étaient destinées. Voir : Missions Etrangères
de Paris, http://128.mepasie.org/salle-des-martyrs.fr-fr.2.0.contents.htm.
421
TAO KIM HAÏ, op. cit., p. 28.
422
Le Traité d’alliance sera signé à Versailles le 28 novembre 1787 par Louis XVI. Voir : ibid., p. 44-46.
423
Cette chanson, dédiée au Prince Canh et à l’Evêque d’Adran, « fut chantée par tout Paris », voir : TAO-KIM-
THAÏ, op. cit., p. 33-37.
« Commençons par l’illustre Enfant / Comme son sort est intéressant ! / Fait pour porter le diadème, / On le
voit assis parmi nous. / Royal enfant consolez-vous, / Vous régnerez. Adran vous aime. / Tôt, tôt, tôt, il bat
chaud ; / Tôt, tôt, tôt, Son courage / Double quand pour vous est l’ouvrage./ […] Réunissons tous nos efforts
/ Pour exprimer avec transports / Le respect, la reconnaissance / Que nous éprouvons en ce jour ; / Lorsque
nous y joignons l’amour, / Tous nos cœurs chantent en cadence. / Tôt, tôt, tôt, Battons chaud ; / Tôt, tôt, tôt,
Bon courage / Nous avons tous cœur à l’ouvrage.
Cette étonnante chanson qui affirme légitime le droit d’un roi à son royaume – chantée moins de deux ans
avant la prise de la Bastille ( ! ) – suggère le soutient populaire d’une action guerrière de l’autre côté du
monde et s’inspire d’une image militaire : celle de battre le fer des armes sur l’enclume pour préparer la
bataille.
148 Volet 2 : Variation et pérennité du discours de domination.
De l’expansion à l’administration coloniale

Gouverneur de Pondichéry qui devait réaliser l’expédition. Celui-ci reçoit en effet la


permission du roi de retarder ou d’annuler l’expédition dans le cas où l’affaire se révélerait
soit peu rentable, soit difficile à réaliser. Pondichéry la jugea peu lucrative ; même Adran
devait avouer que les deux îles n’avaient aucune ressource et qu’elles étaient situées en face
d’un pays pauvre et ravagé par la guerre civile. Le discours d’Adran n’est pas performant et la
France abandonne la partie. C’est que l’on ne sait pas encore grand chose sur ces régions
lointaines, psychologiquement et géographiquement : il n’y a pas encore d’archive ‘efficace’
pour inciter la France à décider la conquête. D’où l’indécision de Louis XVI qui laisse la
main libre à un ‘spécialiste’ de l’Asie, le Gouverneur de Pondichéry. Finalement, Adran,
accompagné de quelques hommes (marchands et marins qui ont déserté leur poste), s’en va
porter de l’aide au futur Gia Long. L’évêque meurt, mais le roi mate la rébellion, agrandit son
territoire (une partie du Siam, de la Chine, le Cambodge et le Laos) et devient l’Empereur Gia
Long. Comme le disent les historiens spécialistes des débuts de l'Indochine française, le
premier contact politique avec la France aura été « éphémère », en revanche, la défaite de la
rébellion des Tây Sơn aura signifié une double perte pour la population : « l’occasion d’une
réforme foncière qu’exigeait la crise de la paysannerie et celle des institutions d’Etat devenues
archaïques au moment où les appétits impérialistes de l’Occident se précipitaient et tentaient
avec succès de remplir le vide laissé par l’empire chinois en décadence ». 424
Au règne francophile de Gia Long succédèrent des décennies de ‘xénophobie’.425 Les
empereurs successifs interdisent le christianisme, ferment le pays aux missionnaires et aux
étrangers et, sous le règne de Tự Đức (1848-1883), les chrétiens sont tatoués sur la joue,
marqués comme traîtres à leur patrie (Figure 6.2).426 Cette attitude montre que le rejet est plus
politique que religieux. Les héritiers de Gia Long répondent aux demandes commerciales des
occidentaux par « la persécution sanglante contre les chrétiens, considérés comme les adeptes
de la religion des Blancs ».427 C’est d’ailleurs ce que suggère un autre missionnaire français,
le père Huc, un contemporain de l’empereur Tự Đức, qui doit constater que les convertis au

424
FOURNIAUX, Charles, TRịN VǍN THảO, GANTES, Gilles de, LE FAILLER, Phillipe, MANCHINI, Jean-Marie et
RAFFI, Gilles, Le Contact franco-vietnamien. Le premier demi-siècle (1858-1911), Aix-en-Provence,
Publications de l’Université de Provence, 1999, p. 57 et p. 55.
425
Gia Long avait fait construire un tombeau pour l’évêque d’Adran que l’on conservé. Il se visite encore même
si le voyageur Gilbert Roussel dit qu’en 1975 on y a intallé une pissotière. Voir : ROUSSEL, Gilbert,
Indochine oubliée, Lyon, Les Créations du Pélican, 1994, p. 14.
426
« Vietnam : 1858-1862 : les grands massacres », Missions Etrangères de Paris,
http://128.mepasie.net/vietnam-1858-1862-les-grands-massacres.fr-fr.6.72.content.htm
427
FOURNIAUX, Charles, TRịN VǍN THảO, GANTES, Gilles de, LE FAILLER, Phillipe, MANCHINI, Jean-Marie et
RAFFI, Gilles, op. cit., p. 58.
Chapitre VI : Extrême-orientalisme et discours coloniaux dominants 149

christianisme sont brimés, emprisonnés et martyrisés parce qu’ils « sont considérés comme
les créatures des gouvernements européens ».428

3.2. - Discours colonial du Père Huc

Ce missionnaire opérait en Chine, mais il est tout à fait intéressant à considérer en parallèle
avec Adran. On sait que le discours de Pigneau de Béhaine ne sera pas convaincant, celui du
père Huc contribuera en revanche à la colonisation de l’Indochine.
Régis Evariste Huc est resté en Chine et au Tibet de 1838 à 1852 et nous a laissé deux
récits orientalistes : Souvenirs d’un voyage à tavers la Tartarie et le Thibet (1854) et
L’Empire chinois (1854).429 Selon l’analyse que Simon Leys en fait, on peut considérer ses
textes comme des grands écrits de l’extrême-orientalisme du XIXe siècle puisqu’ils ont joué
un rôle doublement décisif pour la colonisation de l’Indochine. Premièrement, ces récits, en
apportant de nouvelles sources scientifiques et imaginaires, ont augmenté la popularité de
l’Asie ‘jaune’ (Chine, Indochine) en France. Les Souvenirs du Père Huc fournissent des
informations scientifiques (sur Lhassa entre-autres, où il est le premier Français à aller et sur
la richesse de la faune, de la flore, des palais etc.), mais il est également lu aux petits enfants,
comme des histoires d’aventures extraordinaires. Jules Verne en aurait été un friand lecteur,
comme le montre Les Tribulations d’un Chinois en Chine (1879) et le personnage de
Passepartout du Tour du monde en quatre-vingt jours (1872) serait directement inspiré du
narrateur des Souvenirs.430 Deuxièmement, fort de son autorité en questions ‘chinoises’ grâce
à la popularité de ses récits, le missionnaire devint conseiller colonial de Napoléon III. Celui-
ci avait fait nommer, en avril 1857 une « Commission chargée d’examiner diverses questions
relatives à la Cochinchine […] qui conclut que pour de multiples raisons, la France a le droit
[…] de créer un établissement en Cochinchine, un droit envisagé de façon assez floue sous

428
HUC, Régis Evariste, Empire chinois (1854), Université du Québec à Chicoutimi, portail « Classiques des
Sciences sociales », 2004,
http://classiques.uqac.ca/classiques/HUC_evariste/C21_empire_chinois/empire_chinois.rtf, p. 111.
429
Ibid., Souvenirs d’un voyage à travers la Tartarie et le Thibet (1854), Université du Québec à Chicoutimi,
portail « Classiques des Sciences sociales », 2004 ;
http://classiques.uqac.ca/classiques/HUC_evariste/C20_souvenirs_voyage_tartarie/huc_souvenirs.pdf, et
HUC, Régis Evariste, L’Empire chinois (1854), op. cit.
430
LEYS, Simon, op. cit., p. 41.
Voir : VERNE, Jules, Les Tribulations d un Chinois en Chine (1879),
http://www.pitbook.com/textes/pdf/tribulations_chinois.pdf
150 Volet 2 : Variation et pérennité du discours de domination.
De l’expansion à l’administration coloniale

forme de protectorat ».431 Cette commission base ses analyses sur une archive composée de
l’histoire d’Adran (qui montre la faisabilité de l’expédition) et bien sûr aussi des récits de
Huc. Ce spécialiste des questions de l’Asie ‘chinoise’ est alors invité à se prononcer dans
cette commission. Il y pousse Napoléon III à s’emparer du port de Tourane (l’actuelle Đà
Nẵng) en Annam. Ce sera fait en 1859. Voilà pour la première étape de la conquête coloniale
de l’Indochine française.432
Pourtant, le discours du missionnaire dans ses récits est loin d’être univoque ; d’un
côté il est convaincu – contrairement à beaucoup d’autres – que le bouddhisme est une force
qui humanise : « […] [ceux] qui n’avaient pas encore été humanisés par le bouddhisme […] ;
la rapine, le brigandage et l’assassinat, voilà quels étaient leurs passe-temps »433, mais de
l’autre, il ne peut s’empêcher de souligner « la propension naturelle des Chinois pour tout ce
qui est factice et trompeur » et de les représenter comme inhumains et insensibles :
« N’envisageant les choses de la vie que par leur côté positif et matériel, ils n’ont aucune idée
de ces relations si douces de deux cœurs qui aiment à se rapprocher […] ».434 Il est en
revanche conscient des stéréotypes occidentaux (même s’il ne se rend pas toujours compte
qu’il en reproduit certains, lui aussi) et dès la préface de Souvenirs, il pose un des objectifs de
son texte : « détruire, autant que possible, les idées erronées et absurdes qui ont couru de tout
temps sur le peuple chinois ».435 Il y consacre encore toute une section de son second livre –
et s’arrête, entre autres, à la prétendue immobilité des Orientaux qu’il ose à peine contredire.
Comment, puisque :

l’immutabilité de l’Orient a, pour ainsi dire, passé en proverbe […] Oserai-je, bravant
d’abord la conviction générale, venir troubler la sécurité dont on jouit à cet égard […] ? Les
Européens, qui ont pris un goût prodigieux pour le changement, en ce qui concerne toutes ces
choses, croiront que je vante les Asiatiques en peignant leurs variations, et je crains de passer
pour un panégyriste outré des Orientaux en me rendant garant de leur inconstance.436

431
VÕ ÐứC ANH, cité par : FOURNIAUX, Charles, TRịN VǍN THảO, GANTES, Gilles de, LE FAILLER, Phillipe,
MANCHINI, Jean-Marie et RAFFI, Gilles, op. cit., p. 63.
Le terme ‘Cochinchine’ porte ici à confusion, il s’agissait simplement du territoire des seigneurs Nguyễn et
donc pas la région du Sud que le Gouvernement colonial nommera Cochinchine. Voir : ibid, p. 62, note.
432
FOURNIAUX, Charles, TRịN VǍN THảO, GANTES, Gilles de, LE FAILLER, Phillipe, MANCHINI, Jean-Marie et
RAFFI, Gilles, op. cit., p. 59.
433
HUC, Régis Evariste, Empire chinois, op. cit., p.317.
434
Ibid., p. 298 et p. 449.
435
HUC, Régis Evariste, Souvenirs d’un voyage à travers la Tartarie et le Thibet, op. cit., p. 14.
436
Ibid., p. 303.
Chapitre VI : Extrême-orientalisme et discours coloniaux dominants 151

Il est apparemment inconcevable de mettre en question le manichéisme établi : si les


Occidentaux se targuent d’être capables de changement comme le prouve leur ‘modernité’, les
Orientaux, qui sont leur contraire, ne peuvent qu’être immuables. On trouve donc dans son
texte, un extrême-orientalisme en même temps qu’un besoin de déconstruire le discours. Il
s’agit alors d’une autre polyphonie que celle dont parlait Said : hormis le discours dominant,
la seconde voix que l’on ‘entend’ n’est pas celle de la résistance chinoise mais celle du père
orientaliste. Ayant apparemment peur de perdre en autorité auprès de ses lecteurs, il invoque
son prédécesseur, le grand orientaliste Jean-Pierre Abel-Rémusat, pour conclure avec lui que
l’Oriental n’existe pas, qu’il est une création pour les habitants de l’Occident. Rien donc de
très révolutionnaire dans le sous-titre du livre d’Edward Said : au XIXe siècle déjà, certains
orientalistes considéraient que l’Orient est construit par et pour l’Occident. En outre, ce que
Huc montre, c’est que s’il veut contredire le discours dominant tout en étant écouté, il doit
prendre pied, au moins partiellement, dans l’archive orientale. Cette intertextualité
revendiquée par le voyageur concourt paradoxalement à la formulation d’une position
originale, contrairement à ce que sous-entend le concept d’hégémonie de Said.
Le père Huc n’est pas plus univoque dans ses considérations politiques. Malgré le rôle
décisif qu’il jouera dans la prise de Tourane, il est foncièrement contre l’invasion occidentale
qui ne peut que desservir les intérêts de sa religion. Tout d’abord, parce que c’est pour des
raisons politiques que les Chinois persécutent les Chrétiens et expulsent ou exécutent les
missionnaires. Il considère que les Chinois sont religieusement tolérants ; ils se désintéressent
franchement de la religion, leur cruauté n’est pas la preuve de l’inhumanité asiatique : elle est
une réaction à la pression impérialiste de l’Occident. La résistance des Orientaux est donc
directement et ouvertement inscrite dans son texte. Ensuite, parce que, là où les Européens se
sont implantés, le système qu’ils ont installé est contraire aux principes du christianisme.

Les Chinois sont donc bien convaincus que, sous prétexte de religion, on machine un
envahissement de l’empire et un renversement de la dynastie ; du reste, il faut convenir qu’ils
ont sous les yeux des faits peu propres à les tirer de cette persuasion. […] que voient-ils
autour d’eux ? Les Européens maîtres partout où ils ont pénétré, et les naturels soumis à une
domination souvent très peu conforme aux lois de l’Évangile, de cette religion qu’on cherche
tant à propager chez eux. Ainsi ils peuvent voir les Espagnols aux îles Philippines, les
Hollandais à Java et à Sumatra, les Portugais à leur porte et les Anglais partout. Il n’y a peut-
être que les Français dont ils n’aperçoivent pas les possessions, et ils seraient assez malins
pour se figurer que nous cherchons à nous installer quelque part.437

437
HUC, Régis Evariste, Empire chinois, op. cit., p. 110.
152 Volet 2 : Variation et pérennité du discours de domination.
De l’expansion à l’administration coloniale

Huc n’est d’ailleurs pas le seul à rationaliser la violence contre les chrétiens et la
cruauté des empereurs ‘chinois’. Il en va de même pour le militaire Léopold Pallu de la
Barrière qui fit partie de la Campagne de Tourane de 1858 et de celle de 1861.438 Il nous
rapporte ses impressions sur le très sanguinaire (inhumain, cruel, despotique) empereur
d’Annam, Tự Dức, qui « manifeste tous les traits de sa race ».439 Il ajoute néanmoins qu’:

On l’a représenté, on le représente encore comme une brute féroce et sanguinaire : car c’est
une méthode que les petits esprits emploient et que les complaisants imitent, que d’amoindrir
un ennemi. Mais, chez le peuple de l’Annam, il ne passe pas pour un prince dur et inhumain.
Il paraît, au contraire, […] un caractère doux et conciliant […]. L’opinion des Annamites sur
leur empereur : pertinax et tenax, clairvoyant et opiniâtre.440

Tự Dức a les traits de sa race : c’est-à-dire : cruel, inhumain, xénophobe etc., mais en même
temps il est doux, conciliant et apprécié du peuple. Ses cruautés sont la marque de son attitude
défensive contre l’ennemi et non la marque de son inhumanité. Pallu de la Barrière en
‘Indochine’ et Huc en Chine affirment et contredisent, dans la même description, les
stéréotypes concernant l’Orient.
Ce qui est essentiel, c’est que le texte de Huc fait partie de l’archive à partir de
laquelle s’est construit le discours de conquête. En fin de compte, si Huc prend position pour
la prise militaire de Tourane, ce n’est pas directement à cause des massacres de chrétiens en
Annam – c’est la raison officielle, « le prétexte ? »441 – mais plutôt pour une question de
politique internationale. Il pense en effet que la France se doit de réagir face aux
« manifestations belliqueuses de l’Angleterre » qui veut dominer le monde.442 « En Chine, en
Malaisie, dans les Indes, à Ceylan, dans la mer Rouge, partout, on rencontre la domination
anglaise, dont l’irrésistible besoin d’expansion cherche à absorber tous les peuples. […] Mais
la France, il faut l’espérer, reprendra bientôt partout le rang qui lui appartient ».443 Si le père
Huc pousse à la conquête dans les années 1857-1858, c’est parce que le contexte y est
438
MCLEOD, Mark W., « Trương Dinh and Vietnamese anticolonialism (1858-1864) : a reappraisal », Journal of
Southeast Asian Studies, 1-03-1993, p. 44-45.
439
PALLU, Léopold, Histoire de l’expédition de la Cochinchine en 1861, cité dans : TRIAIRE, Marguerite,
L’Indochine à travers les textes (1944), Hanoi, The Gioi, 1997, p. 173.
440
Ibid., p. 174.
441
FOURNIAUX, Charles, TRịN VǍN THảO, GANTES, Gilles de, LE FAILLER, Phillipe, MANCHINI, Jean-Marie et
RAFFI, Gilles, op. cit., p. 58 ;
Voir aussi : LEYS, Simon, op. cit., p. 69.
442
HUC, Régis Evariste, Empire chinois, op. cit., p. 9.
443
HUC, Régis Evariste, Souvenirs, op. cit., p. 11.
Chapitre VI : Extrême-orientalisme et discours coloniaux dominants 153

propice : la France s’est alliée à l’Angleterre pour le conflit avec la Chine, sa flotte est donc à
proximité et vu que l’Angleterre est occupée par la révolte des cipayes (1857-1858), elle ne
pourra pas empêcher les mouvements de la flotte française en mer de Chine. En plus, les plans
pour le canal de Suez sont bien avancés et annoncent déjà le rapprochement de l’Asie et
l’intensification et la rentabilité des rapports commerciaux avec l’Extrême-Orient (les travaux
commenceront en 1859). Le contexte est donc bien différent de celui dans lequel l’évêque
d’Adran plaidait pour la cause de Gia Long. Entre l’indécision de Louis XVI et la décision de
Napoléon III l’archive extrême-orientale s’est gonflée et a rapproché psychologiquement de la
France, cette partie du globe. La différence entre la force du discours des deux missionnaires
confirme l’analyse de Said : sans archive sur l’(Indo)-Chine, il n’y a pas de conquête. Il va
sans dire que le discours ne réalise pas seul la conquête – il faut également que les conditions
matérielles soient remplies – et c’est à juste titre que le sinologue Nicholas Clifford note que,
si le colonialisme occidental a pu s’imposer de la sorte, c’est bien plus grâce à sa force
technologique que par la force de son discours.444 Cependant, l’archive est la condition sine
qua non pour la conquête.
Il me faut avouer que c’est très certainement contre le gré de Simon Leys que j’utilise
son essai La Forêt en feu pour lire dans la vie et les récits de voyage de Huc, une preuve
d’applicabilité de l’orientalisme saidien à l’Extrême-Orient. En réalité, Simon Leys est un des
plus violents ‘anti-orientalistes’.445 Il se révolte contre les assertions de Said : les orientalistes,
dont il fait partie, ne sont pas les créateurs d’un Orient mythique, au contraire : « pour le
sinologue sérieux (et pour toute personne pensante, en fait) les concepts tels que ‘Asie’ ou
‘Orient’ n’ont jamais présenté de signification utile ».446 On sait ce qu’en pense le père Huc
en 1854 et ce qu’en pensait Abel-Rémusat en 1825. Selon Leys, Said s’est servi de sources en
ne s’arrêtant qu’aux textes et arguments qui pouvaient appuyer sa théorie et sans prêter
attention aux nuances et aux contradictions des textes des orientalistes. Pour lui – et pour Huc
– ce sont justement les connaissances qui viennent corriger les préjugés. Simon Leys se
demande en outre, pourquoi le désir de connaissance d’une autre culture « ne pourrait pas
444
CLIFFORD, Nicholas, « Orientalism », http://www.h-net.msu.edu/~asia/threads/thrdorientalism.html, 1996, 13-
01-2007.
445
LEYS, Simon, « Orientalism and sinology », The Burning forest. Essays on Chinese Culture and Politics, New
York, Holt, 1986, p. 95-99. Ce chapitre est un ajout de l’édition en anglais (autotraduction) de 1986 et ne
figure pas dans la version originale.
Leys n’est pas tendre vis à vis de l’écrivain de L’Orientalime : « it is nice to see that Said is now
rediscovering such a basic notion [need for independency of scolars – the orientalists – from their field] ; I
only deplore that it took him three hundred pages of twisted, obscure, incoherent, ill-informed, and badly
written diatribe to reach at last one sound of fundamental truism », ibid., p. 99.
446
Ibid., p. 96.
154 Volet 2 : Variation et pérennité du discours de domination.
De l’expansion à l’administration coloniale

aussi déboucher sur une admiration mutuelle, une meilleure connaissance de soi, le
relativisme et réajustement de ses propres valeurs et une prise de conscience des limites de sa
propre civilisation ? ». Il considère que l’orientalisme est « un puissant antidote contre la
tentation de l’ethnocentrisme occidental » et qu’il contribue à la compréhension mutuelle.447
A mon avis, la préface écrite par Said à l’occasion de la réédition, en 2003, de
L’Orientalisme, répond à cette critique : « La volonté de comprendre d’autres cultures à des
fins de coexistence et d’élargissement de son horizon n’a rien à voir avec la volonté de
dominer ».448

4. - Des discours coloniaux contextualisés


Selon Richard John Lynn, lui aussi un orientaliste, la théorie de Said pose problème pour
l’Extrême-Orient parce qu’elle définit l’orientalisme comme le discours d’un moi occidental
sur un ‘autre’ oriental. Mais, qu’advient-il de cette théorie si, comme c’est le cas pour les
études chinoises et japonaises, la majeure partie des ‘orientalistes’ sont eux-mêmes des
‘Orientaux’?449 Peut-on alors encore parler d’un discours de domination d’un objet construit
comme épistémologiquement et ontologiquement différent ? Ce qui rejoint le reproche que
fait un autre sinologue, Nicholas Clifford. Dans A Truthful Impression of the Country,
Clifford assure que l’attitude définie par Said comme spécifiquement occidentale est tout à
fait applicable au discours du Japon sur la Chine et l’Extrême-Orient – là aussi il s’agit d’un
discours performatif de la conquête.450 Ou bien faut-il considérer que les Japonais ont, pour
adapter la métaphore de Frantz Fanon, « peau blanche et masques jaunes » ?451 Mais ne serait-
ce pas, à nouveau, faire preuve d’ethnocentrisme occidental ? Et d’ailleurs, que penser du
discours de la Chine sur le Tibet ? Néanmoins, Clifford est beaucoup plus nuancé que Leys
dans sa critique de l’orientalisme ; pour lui, si l’on dépasse le langage parfois tendancieux de
Said, la théorie a beaucoup de choses à révéler sur les textes de l’époque coloniale et sur

447
LEYS, Simon, The Burning Forest. Essays on Chinese Culture and Politics, op. cit., p. 98. Ma traduction.
448
SAID, Edward, « Préface (2003) », trad. MEININGER, Sylvestre, dans : L’Orientalisme, op. cit., p. III.
449
LYNN, Richard John, « Said’s Orientalism in the “Far East” », http://www.h-
net.org/~ideas/archives/disthread/far.orientalism.html, juin 2004, 25-01-2007.
450
CLIFFORD, Nicholas, A Truthful Impression of the Country. British and American Travel Writing in China,
1880-1949, Ann Arbor, The University of Michigan Press, 2004, p. 15.
451
FANON, Frantz, Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil, 1952.
Chapitre VI : Extrême-orientalisme et discours coloniaux dominants 155

l’attitude des voyageurs occidentaux en Asie.452 Malgré le violent rejet de Leys et les réserves
d’autres orientalistes, je retiens que l’analyse de Said s’applique à l’Indochine et que les
connaissances et le discours – sur la péninsule Indo-Chinoise et celles sur la Chine – ont
précédé, permis et provoqué la conquête de ce qui deviendra l’Indochine française. Même s’il
y a des nuances et des contradictions chez ceux qui, comme Huc et Pallu, ont joué un rôle
dans la conquête, ce qui importe c’est que l’extrême-orientalisme, ce réseau structuré de
données imaginaires et scientifiques enclenche la conquête coloniale et conduit à la
domination ou, tout au moins, aux tentatives de domination coloniale. Il y aurait donc bel et
bien un extrême-orientalisme.
Cependant, si orientalisme se définit comme un discours qui précède, provoque et
permet d’accomplir la conquête coloniale, alors je ne vois pas ce que le terme de Said vient
ajouter à celui de ‘discours colonial’. D’autant plus que ‘discours colonial’ a la flexibilité de
pouvoir aussi référer au discours d’une nation asiatique sur une autre. Un autre problème de la
dénomination tient au fait que si ce discours est valable pour tous les continents, et donc aussi
pour l’Afrique sub-saharienne, il doit y avoir un orientalisme par exemple pour le Sénégal. Et
l’on pourrait alors analyser l’orientalisme de, par exemple, Tintin au Congo (1930-1931) et –
tant qu’on y est – parler d’orientalisme sub-saharien. Des constructions dont l’illogisme saute
aux yeux et qui ne rendent pas l’analyse plus claire. Pourtant, selon moi, cette bande dessinée
du Belge Hergé, né Georges Rémi, est le modèle même de ce que Said a nommé
orientalisme.453 Le dessinateur reconnaîtra plus tard la dimension raciste de ses planches en
expliquant que : « c’était une époque où tout le monde trouvait normal qu’il y eut des
colonies ».454 C’est sans doute une des raisons pour lesquelles il adapta l’histoire lors de la
réédition en couleur de 1946, d’où disparaissent certaines des planches (entre autres celle où
Tintin apprend aux petits Congolais que leur patrie est la Belgique). C’est en tout cas l’idée
généralement admise par les chercheurs, cependant, selon moi et comme on va le voir,
certaines planches font preuve d’un racisme encore plus outrancier ( ! ) dans la nouvelle
édition. Puisque Tintin était populaire en France, je considère que le discours qu’il véhicule
devait également être prégnant pour le public français. En outre, l’auteur n’ayant jamais

452
Ibid., p. 4.
453
HERGE, Les Aventures de Tintin reporter du petit « Vingtième » au Congo, paru dans : Le Petit vingtième :
supplément hebdomadaire illustré du Vingtième siècle, 5 juin 1930 - 11 juin 1931, dans : HERGE, ibid.,
Tournai, Casterman, 1973 (facsimilé).
Pour la version de 1946 : HERGE, Tintin au Congo (1946), Tournai, Casterman, 1993.
454
REMI, Georges, « Lettre à un lecteur » (1977), cité dans : ASSOULINE, Pierre, Hergé, Paris, Gallimard, 1996,
p. 86.
156 Volet 2 : Variation et pérennité du discours de domination.
De l’expansion à l’administration coloniale

voyagé, son album est le pur produit des informations accessibles au public européen. Comme
le dit Pierre Assouline dans sa biographie d’Hergé, « il [ou plutôt sa bande dessinée] reflète
son temps tel qu’il s’impose massivement ».455
Cette bande dessinée montre la simplicité et l’efficacité du discours colonial sur le
Congo belge. Ce territoire immense et gorgé de ressources naturelles manquait de main
d’œuvre ; il fallait donc inciter les Belges à s’expatrier en leur faisant miroiter une vie aisée au
pays de la prospérité. Le discours ne vise donc plus la conquête militaire mais le peuplement.
L’Européen, ici le reporter Tintin, devient automatiquement le ‘roi’ d’‘indigènes’ qu’il
considère du haut de sa culture grâce à laquelle il résout tous les problèmes rencontrés et
sauve les indigènes de la maladie, de l’ignorance, du pouvoir maléfique des sorciers et de la
cruauté des tribus voisines. (Figure 6.3) Bien entendu ces planches ont été dessinées dans un
but ludique, elles visent le rire, surtout celui des enfants (mais le rire force aussi à l’adhésion),
et tous les personnages sont des caricatures. Les Congolais y sont représentés comme des
enfants, parfois plus petits que Tintin; ils ont les lèvres démesurées, les yeux ébahis et nigauds
et baragouinent un français simpliste, mais tout à fait compréhensible. Tout le contraire d’un
peuple fort et menaçant et rien de redoutable – en principe – dans cette altérité. Tintin, le
journaliste-détective innocent, pur et asexué est accompagné de son chien, Milou, qui se
charge souvent d’émettre les propos les plus racistes. Il définit les Congolais comme
paresseux, lâches et peu futés. (Figure 6.4) Le message est indéniable: les Européens, ces
êtres évolués, sont attendus en rois chez un peuple-enfant inoffensif et dans un territoire aux
richesses inexploitées et inépuisables. (Figure 6.5) Les Africains sont heureux que les
Européens les colonisent car, lorsque Tintin s’en va, c’est tout le Congo qui pleure. (Figure
6.6)
Mon objectif n’est pas ici de faire le procès d’un auteur pro-colonial et raciste. A mon
avis, on ne peut pas vraiment affirmer qu’Hergé ait fait, sciemment, une campagne de
publicité pour une nouvelle phase coloniale : celle du peuplement. Selon Tony Chafer et
Amanda Sackur, les écrivains de Promoting the Colonial Idea (2002), il n’est pas toujours
facile de distinguer si une image est proposée au public parce qu’elle est le reflet d’une
perception déjà existante ou si, au contraire, elle présente une nouvelle vision de l’Empire.456
Je crois quant à moi, qu’Hergé est surtout un écrivain de son temps ; il pense dans le cadre
limité de l’archive coloniale que lui lègue son époque. Cependant il participe activement à ce

455
Ibid., p. 87.
456
CHAFER, Tony et SACKUR, Amanda (dir.), Promoting the Colonial Idea. Propaganda and Visions of Empire
in France, New York, Palgrave, 2002, p. 7.
Chapitre VI : Extrême-orientalisme et discours coloniaux dominants 157

discours et ses représentations de l’Afrique et des Africains pour l’Occidental viennent grossir
l’archive coloniale et raciste de l’époque. Qui plus est, de telles images sont des instruments
puissants de la propagation du discours colonial et elles sont généralement bien plus efficaces
que toute campagne formelle.457 Pierre Assouline a en outre raison d’insinuer qu’Hergé
« épouse parfaitement l’air du temps », un peu trop parfaitement, car le dessinateur se trouve
comme un poisson dans l’eau de son époque coloniale et raciste.458 Pour reprendre
l’expression de Mireille Rosello dans son Declining the stereotype (1998), il est loin d’être un
« témoin réticent » des pratiques culturelles de son temps.459 Il faut bien reconnaître que,
contrairement à d’autres de ses contemporains, il n’est pas tiraillé par les cas de conscience
exprimés par Gide dans Voyage au Congo (1927), ni par le désespoir impuissant d’Albert
Londres dans la « Putain d’Afrique ! » où il voyage.460 Pourtant Londres était « le modèle
avoué et revendiqué de Tintin »!461 Cependant si Londres et Gide ont parlé des horreurs du
colonialisme en Afrique, c’est sans doute aussi parce qu’ils ont voyagé et qu’ils ont, par la
force des choses, rencontré des Africains. Hergé en revanche n’a jamais quitté l’Europe.
Toutefois, même dans Tintin au Congo, véritable chant de gloire du colonialisme, il y
a, selon moi, une fausse note, une complication, qui peut faire penser que la bande dessinée
est un peu moins monolithique qu’il n’y paraît. En effet, que dire de l’apparition des Aniota
dans l’histoire ? (Figure 6.7) La bande dessinée fait ici référence à une société secrète du
Congo, celle des hommes-léopards (ou Anioto) qui punissaient les Africains ayant collaboré
avec les Blancs. Ils constituaient un groupe anticolonialiste qui voulait se libérer du joug des
Blancs en semant la terreur parmi les villageois soumis au colonialisme.462 On trouve alors
dans Tintin au Congo, à côté de l’image d’une Afrique inoffensive, celle d’une Afrique
politique, menaçante et dangereuse pour les Blancs. Evidemment, l’allusion à cette ‘secte’
doit contribuer aux rebondissements nécessaires à l’aventure. L’apparition d’un Aniota dans
la bande dessinée est par ailleurs une feinte – ce n’est que le mauvais sorcier déguisé en
Aniota – et bien sûr, Tintin sort vainqueur de la confrontation. (Figure 6.8) Cependant le

457
Ibid.
458
ASSOULINE, Pierre, op. cit., p. 87.
459
ROSELLO, Mireille, Declining the Stereotype, Hanover/Londres, University Press of New England, 1998, p. 1.
460
GIDE, André, Voyage au Congo (1927) suivi de Retour du Tchad (1928), op. cit. ;
LONDRES, Albert, Terre d’ébène. La Traite des noirs, op. cit.
461
Ibid., p. 88.
462
Voir : JOSET, P. E., Les Sociétés secrètes des hommes-léopards en Afrique noire, préface de GRIAULE,
Marcel, Paris, Payot, 1955.
Voir aussi : Espace martial, Afrique, « Anioto », http//www.Espace-martial.com, 23-10-2006.
158 Volet 2 : Variation et pérennité du discours de domination.
De l’expansion à l’administration coloniale

danger que représentent les initiés de la société des hommes-léopards n’est pas pour autant
écarté. Il se ressent, à mon avis, d’autant plus puissamment que les hommes-léopards restent,
littéralement et figurativement dans l’ombre. L’auteur ne les donne pas à voir et ils conservent
leur altérité inconnaissable, mystérieuse, source d’une angoisse merveilleusement rendue par
l’ombre se projetant sur le Blanc innocent, ignorant et inconscient (Figure 6.9), on image que
Hergé avait sans doute vue au Palais des Colonies (Figure 6.10).463 On est loin de la
représentation orientaliste dans laquelle l’objet du discours est « rendu familier, partant moins
redoutable ».464
Curieusement, cette planche s’adapte pour l’édition de 1946, mais pas dans le sens que
l’on aurait imaginé. Le sorcier, qui présentait les Aniotas en français correct en 1930,
s’exprime en 1946 dans le jargon « petit nègre ».465 Apparemment, à la fin de la guerre, il
était nécessaire d’éloigner, par le rire, la menace anticoloniale (qui devient plus précise
comme le montre l’histoire internationale). (Figure 6.11) Ma lecture s’écarte ici des
conclusions de Mireille Rosello sur Tintin au Congo. Les images ne sont pas « profondément
cohérentes », pour moi au contraire il y a une fissure dans le monolithisme du discours
colonial de la version originale de cet album.466 Cette fissure n’a pas nécessairement une force
performative (il est peu probable que l’histoire des Aniota ait contrarié des vocations
coloniales), mais elle signale simplement la coexistence, dans un même produit culturel, de
discours contradictoires. Comme Mikhaïl Bakhtine le montre dans les années trente, dans son
analyse du discours, tout énoncé est fondamentalement « dialogique » c’est-à-dire : « traversé
par la plurivocité et la conflictualité du monde social ».467 Même l’énoncé orientaliste de
Hergé, pourtant simplifié à l’extrême pour un public jeune, dévoile l’hétérogénéité et les
failles d’un discours qui se voudrait monolithique.
Etant donné que l’orientalisme s’applique au discours sur la Chine, sur l’Indochine,
sur le Congo, il me semble plus logique – et plus simple – de parler de discours colonial. Je
n’utiliserai donc pas le terme extrême-orientalisme même si ma compréhension du discours

463
Pour le dessin, Hergé s’est très probablement inspiré d’une statue du hall du musée de Tervuren, l’ancien
Palais des colonies qui fut installé à Tervuren en 1897 par le roi Léopold II.
ROYAL MUSEUM FOR CENTRAL AFRICA, « Exposition permanante », http://www.africamuseum.be/museum,
21-05-2006.
464
SAID, Edward W., L’Orientalisme, op. cit., p. 77
465
Il en va d’ailleurs de même pour les autres opposants congolais à l’action du héros. En 1930, le sorcier et le
chef de la tribu des Babaorom parlent dans un français correct.
466
ROSELLO, Mireille, op. cit., p. 4.
467
BAKHTINE, Mikhaïl, Le Marxisme et la philosophie du langage, cité par : ARON, Paul, SAINT-JACQUES, Denis
et VIALA, Alain, Le Dictionnaire du littéraire, Paris, Presses Universitaires de France, 2002, p. 145.
Chapitre VI : Extrême-orientalisme et discours coloniaux dominants 159

est directement héritée du travail de Said, c’est-à-dire un discours moteur de domination


coloniale de l’Indochine. En outre, si le discours colonial mis en avant par Said existe, il
n’englobe pas nécessairement tout ce qu’il y a à dire sur le sujet et l’on trouve des failles dans
les discours coloniaux des missionnaires, des militaires et même dans la ‘simpliste’ littérature
pour enfants. C’est pourquoi on ne peut que souscrire lorsque John McLeod dans son
Postcolonialism, rejette ‘discours colonial’ au singulier et propose de considérer l’existence
de discours coloniaux – donc au pluriel.468 Pour ma part, je me contenterai de traiter d’une
part de discours dominants, ou si l’on veut discours doxiques, et d’autre part, de discours
contestataires, contradictoires, parallèles.
Si Said utilise l’orientalisme au singulier, c’est qu’il accorde selon moi une trop
maigre place à l’analyse du contexte, alors que celui-ci est évidemment incontournable pour
l’analyse du discours et de son pouvoir performatif, comme on l’a déjà souligné lors du
parallèle entre le discours colonial d’Adran et celui de Huc. Bien que l’auteur de
L’Orientalisme reconnaisse que « les idées orientalistes ont pris un certain nombre de formes
différentes aux XIXe et au XXe siècle », il ne s’étend pas sur les conditions de ces ‘variations’
ni sur les diverses formes prises par le discours.469 Pourtant, tous les spécialistes de l’analyse
du discours considèrent essentiel son contexte d’énonciation : un discours étant l’ « usage de
la langue dans un contexte particulier qui filtre les valeurs symboliques de la langue et peut en
susciter de nouvelles ».470 Le contexte est alors primordial, il est plus qu’un « cadre, un
décor ; en fait, il n’y a de discours que contextualisé : on ne peut vraiment assigner de sens à
un énoncé hors du contexte ».471 On notait déjà un changement dans l’argumentaire de Tintin
par rapport à celui de la fin du XIXe siècle : en 1930 il n’est plus question de promulguer la
conquête militaire, mais plutôt l’immigration d’administrateurs et d’entrepreneurs. Le
discours sur l’Indochine de l’entre-deux-guerres, à l’Objet inchangeable selon Said, va-t-il
s’adapter, se maintenir ou s’user dans un contexte historique qui varie ? Ou, dit autrement :
que peut le discours de conquête, lorsque l’on s’est installé dans le pays ?
A mon avis, c’est très exactement la question qu’un des grands écrivains de
l’Indochine, l’académicien Claude Farrère (1876-1957), né Frédéric-Charles Bargone, adresse

468
MCLEOD, John, Begining Postcolonialism, op. cit., p. 17.
469
SAID, Edward W., L’Orientalisme, op. cit., p. 57.
470
CHARAUDEAU, Patrick et MAINGUENEAU, Dominique (dir.), Dictionnaire d’analyse du discours, Paris, Seuil,
2002, p. 185.
471
Ibid., p. 189.
160 Volet 2 : Variation et pérennité du discours de domination.
De l’expansion à l’administration coloniale

à ses lecteurs, dans son fameux roman, Les Civilisés (Goncourt 1905).472 Dans ce roman - au
titre ironique – un des personnages pose la hiérarchie des ‘races’, l’antinomie Occident-
Orient, en argument essentiel du discours colonial sur l’Indochine ; cependant il montre aussi
que cet argument devient insuffisant lorsque l’on passe à une colonisation ‘administrative’. La
scène se passe à Saïgon, au début du XXe siècle, lors d’une soirée entre Français bien cotés :

Le gouverneur, orateur de talent qui se souvient de la chambre – il en fut et il en sera - discours


sur les mœurs de la colonie, - mœurs indigènes et mœurs importées. « Le Chinois est voleur et
le Japonais assassin ; l’Annamite l’un et l’autre. Cela posé, je reconnais hautement que les trois
races jaunes ont des vertus que l’Europe ne connaît pas, et des civilisations plus avancées que
nos civilisations occidentales. Il conviendrait donc à nous, maîtres de ces gens qui devraient
être nos maîtres, de l’emporter sur eux au moins par notre moralité sociale. Il conviendrait que
nous ne fussions, nous, les colonisateurs, ni assassins, ni voleurs. Mais cela est une utopie. […]
Je n’incrimine point les colonies : j’incrimine les coloniaux – nos coloniaux français - qui
véritablement sont de qualité par trop inférieure ».473

D’une part le personnage pose la doxa, et de l’autre, il formule un argument qui vient mettre
en question, non pas directement la validité du discours dominant, mais son efficacité. Il ne
s’agit pas tant d’exprimer un discours qui viendrait concurrencer l’ancien, mais plutôt
d’évaluer son applicabilité dans le nouveau contexte. Bargone était lui-même un militaire et
un marin ; il se sentait probablement plus proche de la ‘race’ des aventuriers et des
conquérants que de celle des coloniaux, des fonctionnaires et entrepreneurs dont son
personnage dénonce ici la bassesse.474 Les personnages sont typiquement placés dans un
contexte de changement, à cheval entre deux périodes coloniales. D’un côté la conquête – une
conquête dans laquelle le consensus culturel (tous voleurs et assassins…) a prouvé son
efficacité, de l’autre la colonisation administrative, cette seconde phase qui commence à peine
en 1905 (les combats continuent au Tonkin et à la frontière avec le Siam).475 Cette période qui

472
FARRERE, Claude, Les Civilisés (1905), dans : QUELLA-VILLEGER, Alain (prés.), op. cit., p. 247-408.
473
FARRERE, Claude, Les Civilisés (1905), op. cit., p. 295.
474
A l’époque, on utilise souvent le terme ‘race’ dans des interprétations qui varient entre la génétique, la
culture, le groupe professionnel ou même le don personnel : la race jaune, la race Corse, la race des
aventuriers, la race des peintres, un écrivain à la plume racée etc. Bien différent de notre début de XXIe
siècle, ou, comme le dit Jennifer Yee, le mot R… est absolument tabou. Voir : Yee, Jennifer, « Métissage in
France : a postmodern fantasy and its forgotten precedents », Modern & Contemporary France, vol. 11, n0 4,
2003, p. 411-425, p. 413.
475
Les conflits avec le Siam se solderont par le Traité franco-siamois de 1907 qui accorde la rive Est du Mékong
à la France et place la région des temples d’Angkor sous protectorat français.
Chapitre VI : Extrême-orientalisme et discours coloniaux dominants 161

est sur le point de commencer, amène des problèmes auquel les hommes et le discours
devront faire face. Déjà le personnage souligne le nouveau défi : si l’on veut garder
l’essentialisme de la relation hiérarchique, il faut que la France exporte des hommes d’une
autre trempe, des coloniaux qui peuvent réellement devenir les maîtres, où maître est à
prendre dans les deux sens de dominateur et enseignant qui professe en donnant le bon
exemple. C’est alors que commence véritablement la mission civilisatrice.
Examinons à présent comment le discours s’adapte en passant à de nouvelles phases
historiques, comment il évolue ou/et se maintient de la conquête militaire à la mission
civilisatrice. C’est à partir d’une chanson populaire que je vais évaluer comment le discours
se maintient et s’adapte entre la conquête du XIXe siècle et la période administrative de
l’entre-deux-guerres. Il s’agit de La Petite tonkinoise, qui connut deux périodes de gloire :
d’abord dans les années 1906, j’y consacre le chapitre VII et puis surtout dans les années
1930, avec la version de Josephine Baker à laquelle je passe au chapitre VIII. Ma
considération de cette chanson est un manière d’évaluer les variations du discours, mais ausssi
une façon de distiller le cadre des ‘connaissances’ – possibles ou effectives – des voyageurs et
des voyageuses de l’entre-deux-guerres avant qu’ils ne quittent la métropole pour se rendre en
Indochine.

Les combats au Tonkin perdurent mais sont considérés comme l’action des pavillons noirs et des bandits
chinois.
CHAPITRE VII

LA CONQUETE DES ‘TONKINOISES’ : VARIATIONS DE 1906

On n’avait plus conscience de rien, et tous les


sentiments s’absorbaient dans cette étonnante fièvre
de détruire. Après tout, en Extrême-Orient, détruire,
c’est la première loi de la guerre. Et puis, quand on
arrive une petite poignée d’hommes pour imposer sa
loi à tout un pays immense, l’entreprise est si
aventureuse qu’il faut jeter beaucoup de terreur, sous
peine de succomber soi-même.
Pierre Loti (1883).476

O profanation ! Sur la tendre fleur de camélia


s’abattit l’abeille qui en découvrit tous les chemins
secrets ! Lourdement se déchaîna la bourrasque, sans
ménagements pour le jade, sans égards pour le
parfum. Après ce cauchemar d’une nuit de
printemps sous les torches nuptiales, elle fut laissée
là, gisante.
Nguyễn Du (1810-1820).477

C’est à travers l’analyse de la chanson La Petite tonkinoise de 1906 qui on la verra a connu
plusieurs versions, que je tente d’éclairer à la fois le discours populaire que la chanson met en
avant et en même temps les contextes dans lesquels et par lesquels ce discours prend son sens.
C’est donc aussi l’occasion de plonger dans le contexte historique, social et politique qui voit
la naissance et la popularité des différentes versions de la même chanson. C’est également une
manière pour moi

476
LOTI, Pierre, Trois journées de guerre en Annam (1883), Paris, Les Editions du Sonneur, 2006, p. 50.
477
NGUYEN DU, Kim Vân Kiêu (1810-1820), op. cit., p. 72.
Ce classique de la littérature vietnamienne est l’histoire de l’amour partagé, promis et pourtant impossible
entre l’étudiant Kim et la sœur d’un de ses camarades, Kiêu. Je le cite ici car cet amour impossible est aussi
celui de l’auteur pour sa patrie envahie par l’ennemi étranger. L’auteur était partisan des Tây Sơn qui furent
vaincu par l’empereur Gia Long soutenu par l’armée de l’évêque d’Adran (voir chapitre précédent). Son
œuvre est donc aussi un témoignage de la réaction et des conséquences de la première présence militaire
française en ‘Indochine’.
164 Volet 2 : Variation et pérennité du discours de domination.
De l’expansion à l’administration coloniale

1. - Les origines de la chanson El Navigatore


La Petite tonkinoise n’est pas en réalité le titre de la première version de la chanson. Celle-ci,
fut écrite par Georges Villard en 1906 et intitulée El Navigatore (1906).478 La mélodie, créée
par Vincent Scotto en 1906, s’est conservée au fil du temps, mais les paroles changèrent
rapidement. La première version, El Navigatore est,
El navigatore (1906)
Chanté par Vincent Scotto évidemment, la chanson d’un navigateur, mais, bien que

Refrain :
la musique soit celle d’une marche militaire, il n’est pas
Je ne suis pas un grand actore très clair s’il s’agit d’un globe-trotter voyageant seul ou
Je suis navi, navi, navi, navigatore
Je connais bien l’Amérique d’un matelot de la marine marchande ou militaire. Il est en
Aussi bien que l’Afrique
J’en connais bien d’autres encore tout cas heureux de connaître le monde entier, mais
Je suis navi, navi, navi, navigatore
Mais de ces pays joyeux glorifie sa terre natale : la France. Scotto, qui l’avait
C’est la France que j’aime le mieux
d’abord interprétée, la proposa au célèbre chanteur Polin,
mais celui-ci n’appréciant guère les paroles, demanda à
Henri Christiné de l’adapter. El navigatore se transforma alors en La Petite tonkinoise (1906)
que chanteront Polin, mais aussi Charlus, Fernandel, Maurice Chevalier, ainsi d’ailleurs que
Mistinguett et Esther Lekain.479

2. - La Petite tonkinoise selon Polin, Charlus, etc.


La nouvelle version s’étoffe de plusieurs couplets et l’instance narrative, toujours un marin,
est cette fois sans conteste un militaire qui précise dès le début qu’il était parti faire « son
service ». Une fois rentré en France, il vient raconter au public son expérience, non plus du
monde entier, mais de l’Indochine et, plus spécifiquement, des petites femmes de ‘là-bas’.
Selon Jean de la Guérivière, grand reporter (entre-autres au Việt Nam) pour le journal Le
Monde, les paroles de La Petite tonkinoise : « correspondaient […] à des sentiments
authentiques » ressentis par des Français « sentimentaux ».480 Dans son Indochine,
l’envoûtement (2006), un essai nostalgique de l’Indochine française, le journaliste met en
garde ses lecteurs : il faut prendre le « romantisme » de la chanson au sérieux et éviter

478
SCOTTO, Vincent et VILLARD, Georges, El Navigatore (1906), dans : DUBE, Paul, « Polin », Du Temps des
cerises aux Feuilles mortes, Un site consacré à la chanson française de la fin du Second Empire aux années
cinquante, www.chanson.udenap.org, 10-02-2004.
479
Je reviendrai à la fin de ce chapitre à la version pour femmes d’Esther Lekain. Quant à Mistinguett, je ne suis
sûre ni des paroles qu’elle a chantées, ni de l’année à laquelle elle a interprété la chanson.
480
GUERIVIERE, Jean de La, Indochine, l’envoûtement, op. cit, p. 202.
Chapitre VII : La conquête des ‘tonkinoises’ : variations de 1906 165

l’attitude de ces chercheurs qui « se sont fait une spécialité de moquer les chansons et images
populaires de la colonisation, en les isolant du contexte [sic] ».481 Penchons-nous donc avec
sérieux sur le « romantisme » des Français « sentimentaux » de la coloniale.482

La Petite tonkinoise (1906)


Chantée par Polin

Pour qu'j'finisse Très gentille


Mon service C'est la fille
Au Tonkin je suis parti D'un mandarin très fameux
Ah! Quel beau pays mesdames C'est pour ça qu'sur sa poitrine
C'est l'paradis des p'tites femmes Elle a deux p'tites mandarines
Elles sont belles Pas gourmande
Très fidèles Elle n'me d'mande
Et je suis dev'nu l'chéri Quand nous mangeons tous les deux
D'une petit femme du pays Qu'une banane c'est pas coûteux
Qui s'appelle Mélaoli Moi j’y en donne autant quélle veut

Refrain: Refrain
Je suis gobé d'une petite
C'est une Anna, c'est une Anna, une Annamite Mais tout passe
Elle est douce elle est charmante Et tout casse
C'est comme un z'oiseau qui chante En France je dus rentrer
Je l'appelle ma p'tit bourgeoise J'avais l'coeur plein de tristesse
Ma Tonkiki, ma Tonkiki, ma Tonkinoise L'âme en peine
Y'en a d'autres qui m'font les doux yeux Ma p'tite reine
Mais c'est elle que j'aime le mieux. Était v'nue m'accompagner
Mais avant d'nous séparer
L'soir on cause Je lui dis dans un baiser
D’un tas d'choses
Avant de se mettre au pieu Ne pleur' pas si je te quitte
J'apprends la géographie Petite Anna, petite Anna, p'tite Annamite
D'la Chine et d'la Manchourie Tu m'as donné ta jeunesse
Les frontières Ton amour et tes caresses
Les rivières Tu étais ma p'tite bourgeoise
Le fleuve Jaune et le fleuve Bleu Ma Tonkiki, ma Tonkiki, ma Tonkinoise
Y'a même l'Amour, c'est curieux Dans mon cœur j'garderai toujours
Qu'arros' l'Empire du Milieu. Le souv'nir de nos amours

Refrain Oh! Tonkiki!

N’en déplaise à Jean de la Guérivière, c’est une chanson gaillarde et paillarde; il s’agit avant
tout de faire rire et non pas d’exprimer ou de susciter le « sentimentalisme » des garnisons !
On peut être d’accord avec Alain Ruscio qui considère que cette chanson a pour
premier objectif « de faire s’esclaffer nos aïeux aux dépens des ‘indigènes’ ».483 Pourtant il
n’est pas absolument exact de dire, comme le fait Alain Ruscio, que « le Français quitte sans

481
Ibid.
482
POLIN, La Petite tonkinoise (1906), SCOTTO, Vincent et VILLARD, Georges (adaptation CHRISTINE, Henri),
http://www.pong-story.com/frenchcylinders/march2003fr.htm, 10-02-2004.
483
RUSCIO, Alain, « Littérature, chansons et colonies », art. cit., p. 78.
166 Volet 2 : Variation et pérennité du discours de domination.
De l’expansion à l’administration coloniale

regret sa ‘tonkinki’ après en avoir abondemment profité », puisque le militaire a quand même
le cœur plein de tristesse.484 Il est possible que certains militaires aient été amoureux de leurs
conquêtes, et si, comme le notent les écrivains de La Femme aux colonies (1985), la vulgarité
de la chanson n’est pas absolument dénuée de « tendresse » pour celle qui « donne l’illusion
du foyer ».485 Mais on l’a déjà souligné, même les discours les plus simplistes ne sont pas
dénués de contradictions internes. Toutefois, a mon avis le « tout passe » rappelle le marin au
réalisme et l’humour égrillard évacue en fin de compte le sentimentalisme masculin. Inutile
de dire que les fruits sont des références sexuelles comiques et que, même s’il a « l’âme en
peine », le narrateur ne s’intéresse que passagèrement à la petite Mélaoli dont le nom indique
qu’il est superflu de lui chanter des sérénades. Rien de très sérieux dans le rire gras du
militaire dévoilant les secrets de son intimité avec sa conquête ! Néanmoins, il faut
reconnaître que le texte est exemplaire du discours de domination de l’époque de l’expansion
coloniale et que la musique – du type des chansons militaires ou estudiantines – vante les
joies de la conquête facile.

2.1. - La conquête du sol et des femmes

La chanson vulgarise, dans les deux sens du mot, un genre littéraire spécifique qui thématise
la domination du pays par la domination des femmes. Evidemment, c’est un lieu commun des
guerres où les femmes du côté des vaincus sont le tribut des vainqueurs, mais elle concerne
encore plus directement la situation et la littérature coloniales. Selon bien des spécialistes, les
conquêtes de la femme et de la terre sont intimement liées dans la littérature et la mentalité
coloniales au point que l’une représente bien souvent l’autre.486 Tzvetan Todorov, dans son
analyse du Quatuor Navigationes (1504-1505) d’Amerigo Vespucci, montre que dès la
colonisation du nouveau monde, les conquistadores cherchèrent à s’imposer et à se définir
484
Ibid.
485
KNIBIEHLER, Yvonne et GOUTALIER, Régine, La Femme au temps des colonies, Paris, Stock, 1985, p. 44 et p.
42.
486
TODOROV, Tzvetan, Les Morales de l’histoire, Paris, Grasset & Fasquelle, 1991, p. 103 : « La colonie est
femme ».
Voir aussi l’étonnante analyse de la carte géographique qui ouvre Les mines du roi Salomon (1885) de Henri
Rider Haggard dans : MCCLINTOCK, Ann, « Race, money and sexuality », op. cit., p. 1-17.
Et les diverses contributions dans : CLANCY-SMITH, Julia et GOUDA, Frances (dir.), Domesticating the
Empire. Race, Gender and Family life in French and Dutch Colonialism, Charlottesville/Londres, University
Press of Virginia, 1998.
Et, plus directement, pour l’Indochine française de l’entre-deux-guerres : EDWARDS, Penny, « Womenizing
Indochina : Fiction, Nation and Cohabitation in Colonial Cambodia, 1890-1930 », dans : ibid., p. 108-130.
Voir aussi : HA, Marie-Paule, « The Other in Malraux’s humanism », Figuring the East. Segalen, Malraux,
Duras, Barthes, Albany, State University of New York Press, 2000, p. 47-70.
Chapitre VII : La conquête des ‘tonkinoises’ : variations de 1906 167

comme supérieurs à partir des relations avec les femmes (tentatives de séductions, viols,
etc.).487 Pour Jennifer Yee, qui analyse la littérature exotique et coloniale du XIXe siècle dans
Clichés de la femme exotique (2000), c’est typiquement par la représentation des femmes que
« la race et le pays colonisés » sont campés comme « femelles, subordonnés, inférieurs,
bestiaux et irrationnels ».488 Même certaines femmes se laissent aller à représenter les lieux
par la référence métonymique aux femmes qui y habitent. La voyageuse Titaÿna dans son
Tour du monde (1928) compare les îles du Pacifiques aux femmes qui y vivent : les atolls de
Tahiti sont des courtisanes, les Nouvelles Hébrides sont des mères de famille : ces définitions
donnent le ton de l’expérience de la voyageuse qui se sensualise à Tahiti et visite prisons et
hopitaux aux Nouvelles Hébrides.489 Ceci vient évidemment contredire les théories de
nombreuses féministes qui estiment que les femmes n’ont pas (jamais ?) la même relation à
l’espace que les hommes.490 Mais fermons cette parenthèse et revenons à la chanson.

2.2. - L’amour de la femme conquise pour son conquérant

Héritière de cette représentation traditionnelle de la relation coloniale, La Petite tonkinoise


montre dans les succès du militaire auprès des Tonkinoises, une indéniable métonymie de la
domination de l’Indochine par la France. Selon moi, la sentimentalité dans la chanson n’est
pas celle du Français qui est surtout égrillard, mais celle de la petite tonkinoise qui pleure son

487
TODOROV, Tzvetan, Les Morales de l’histoire, op. cit., p. 200.
488
YEE, Jennifer, Clichés de la femme exotique. Un regard sur la littérature coloniale française entre 1871 et
1914, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 274.
489
TITAŸNA, Mon Tour du monde, Paris, Louis Querelle, 1928, p. 311-312.
490
Ceci vient contredire l’analyse pourtant prudente de Sara Mills. MILLS, Sara, « Gender and Colonial Space »,
LEWIS, Reina et MILLS, Sara (prés.), Feminist Postcolonial Theory, New York, Routledge, 2003, p. 692-719.
Mills a une vision nuancée de la position des femmes occidentales dans le monde colonisé. Les théories des
gender considèrent généralement que l’espace social et géographique est divisé selon les sexes en une nette
dichotomie: la sphère publique étant réservée aux hommes, la privée aux femmes. Pour Mills il doit être clair
que dans la colonie les femmes occidentales ne sont pas toujours confinées à la même position que dans leur
culture d’origine. Ibid., p. 699.
C’est pourquoi elle est critique à l’encontre de l’analyse que font certaines féministes, telles que Griselda
Pollock et Gillian Rose (Feminism and Geography. The Limits of Geographical Knowledge, 1993) qui
estiment que les femmes n’adoptent pas la même vision du paysage que les hommes. Intéressées par le
relationnel, les femmes, selon Rose, ne représenteraient pas la domination du paysage et ne le décriraient pas
d’un point de vue omniscient. Mills reconnaît que « British women’s gaze in this context [colonial] is
mastering, not in a simple aping of a male gaze, but in a more complex negociation of their position within a
power of hierchy instituted by colonialism », ibid., p. 700.
Avec Titaÿna, au contraire, nous avons une femme qui s’approprie le paysage d’une manière que Rose estime
‘masculine’. Il est aussi intéressant de noter que la narratrice de Mon tour du monde se définit parfois comme
« un vieux garçon » et qu’elle va visiter les quartiers des prostituées exactement comme les marins qu’elle
prend pour modèle : « Ne suis-je pas marin ? J’ai envie, moi aussi, de “faire l’escale” ». TITAŸNA, Mon Tour
du monde, op. cit., p. 293, p. 92 et p. 57.
168 Volet 2 : Variation et pérennité du discours de domination.
De l’expansion à l’administration coloniale

beau militaire perdu. C’est une sentimentalité assez spécifique de la littérature ‘exotique’ ou,
plus largement de la littérature de ‘l’ailleurs’, pour reprendre un terme de Jean-Marc Moura
qui regroupe littératures coloniale et exotique.491 Comme l’analysera Pierre Mille en 1931,
pour écrire un roman exotique :

il faut […] une petite congaye, mousso ou rapatou qui s’appelle Thi-Ba si elle est Annamite,
Mambu si elle est nègre, Mangamasou si elle est Malgache, mais qui ressemble à une
midinette parisienne (sentimentale !) comme une goutte d’eau, et qui se meurt d’amour au
départ de son bel amant : autant que possible un officier de marine qu’elle appelle – je vous
jure que je n’invente pas, j’ai trouvé ça dans un roman « colonial » qui n’est pas des plus
médiocres – qu’elle appelle « mon bel étalon naval » ! […].492

Outre sa sentimentalité ‘exotique’, on peut vraiment considérer que l’histoire de la chanson


entre dans un genre littéraire spécifique de la littérature de l’ailleurs : le roman de la congaï.
Congaï est le terme générique donné par les Français à leurs concubines d’Indochine.493
Même s’il y a des variations selon les régions, le terme congaï a pris le dessus : du Français
habitant avec une femme du pays (et vivant à la mode du pays), les coloniaux disent qu’il est
‘encongayé’ ce qui est aussi plus ou moins synonyme de ‘décivilisé’.494 Les congaïs – la
fameuse Thi-Bâ, l’héroïne du roman éponyme de Jean d’Esme (1920) est le prototype du
genre, selon Mille –, les prâpons et autres pou saos des romans sont souvent légèrement
habillées, toujours disponibles, préférablement sentimentales et généralement anonymes.495
C’est encore le cas de la Tonkinoise car, si elle a un nom, Mélaoli – et même un père
mandarin – et quoique son amant n’en finisse pas de la nommer, elle conserve son anonymat
491
Voir : MOURA, Jean-Marc, « La littérature coloniale : une théorie ambiguë et contradictoire », L’Europe
littéraire et l’ailleurs, Paris, Presses Universitaires de France, 1998, p. 109-124.
Je ne m’arrête pas ici à la distinction conflictuelle entre littérature coloniale et littérature exotique, j’y
reviendrai au moment de parler de la littérature de voyage, au troisième volet.
492
MILLE, Pierre, « Littérature coloniale », Les Nouvelles Littéraires, 18 juillet 1931, dans : YEE, Jennifer
(prés.), Pierre Mille. Barnavaux aux colonies suivi d’Ecrits sur la littérature coloniale, Paris, L’Harmattan,
2002, p. 186.
493
Dans la majorité des cas, ces mariages étaient arrangés et les compagnes des Français étaient acquises dans
des transactions financières. Voir: LEFEVRE, Kim, Métisse blanche (1989), Paris, l’Aube, 2003, p. 124.
494
« Con gái » signifie simplement « jeune fille » au Việt Nam, voir : NGUYễN XUAN THU, Vietnamese
phrasebook, Hawthorn, Lonely Planet Publications, 1996, p. 139.
Si « congaï » est employé pour toutes les régions de l’Indochine, certains écrivains précisent quand même
que la compagne des Européens au Cambodge sont parfois nommées « prâpôn ». « La prâpôn est votre chose
au sens absolu du mot, souple et aussi passive qu’elle vous donne votre image comme une empreinte [sic] ».
Voir: GROSLIER, George, La Route du plus fort (1925), Paris/Pondichéry, Kailash, 1997, p. 85.
Pour le Laos, le terme utilisé est celui de « pou sao ». Voir, par exemple : AJALBERT, Jean, Sao Van Di, Paris,
Ed. G. Crès et Cie, 1922.
495
ESME, Jean d’, Thi-Bâ. Fille d’Annam, Paris, Renaissance du Livre, 1920.
Chapitre VII : La conquête des ‘tonkinoises’ : variations de 1906 169

derrière le rire de la représentation du ‘type’ de la congaï. Les congaïs sont aussi représentées
comme des femmes-enfants : « L’âge de la compagne indigène dans le roman colonial est de
10 à 15 ans, exceptionnellement de 15 à 18 ans », ce qui correspond malheureusement aux
pratiques coloniales.496 On ne connaît pas l’âge exact de Mélaoli, mais on comprend qu’elle
est jeune, comme la plupart de ses consœurs, puisqu’il est spécifié qu’elle est délaissée après
avoir donné sa jeunesse, ce qui – il va sans dire – est d’une grande consolation (pour le
militaire)!
Malgré les variations, le roman de la congaï suit un scénario fixé d’avance, un
enchaînement standard de topoï : (1) un Français se ‘marie’ à la mode indigène avec une
Asiatique, (2) la femme intermédiaire lui permet de mieux ‘saisir’ le pays, (3) sa mission étant
remplie, le Français rentre chez lui, (4) la congaï abandonnée pleure son amour perdu. Ce
canevas littéraire se retrouve de manière itérative dans les fictions.497 L’histoire peut se
raconter avec une focalisation à partir de la femme asiatique ou bien à partir du Français ;
cette dernière étant la focalisation la plus habituelle dans la littérature d’écrivains voyageurs.
Pierre Loti est évidemment le modèle du genre, celui du marin qui a, littéralement et
littérairement, une femme dans chaque port. Comme le fait remarquer Tzvetan Todorov dans
Nous et les autres (1989), les aventures de Loti en Turquie dans Aziyadé (1879), à Tahiti dans
Le Mariage de Loti-Rarahu (1880) et au Japon dans Madame Chrysanthème (1887),
« racontent une seule histoire ».498 Pour Todorov le romanesque à la Loti est composé
d’éléments liés « par une relation de ressemblance (le visiteur aime le pays étranger comme
l’homme aime la femme, et inversement) ».499 Ces femmes sont les intermédiaires qui
permettent au protagoniste de pénétrer le pays étranger : elles sont des femmes faciles et ses
Petites alliées (1910), pour reprendre le titre d’un roman de Claude Farrère.500 Si la chanson

496
YEE, Jennifer, Clichés de la femme exotique, op. cit., p. 272.
Selon Yee il faut se garder de pécher par anachronisme et projeter notre moralité du XXIème siècle, où
l’enfance dure de plus en plus longtemps, sur celle de cette époque. Il me faut pourtant préciser que les
études des médecins français ayant exercé en Indochine, de la fin du XIXème au début du XXème, indiquent
que les femmes annamites sont pubères en moyenne vers 16-17 ans.
Voir HERVEZ, Jean, Le Baiser. Baisers d’Orient, Paris, Bibliothèque des Curieux, 1921, p. 22. Pour cet
écrivain, la préférence des coloniaux pour les femmes-enfants se justifie parfaitement : si les Français ne
choisissent pas des compagnes très jeunes, il ne leur restera plus que celles souffrant de maladies vénériennes
et usées par la luxure des vieux Asiatiques qui, eux, ne se gênent pas pour les prendre à l’âge le plus tendre
( ! ). Ibid., p. 29.
497
Voir, entre autres: ESME, Jean d’, Thi Bâ, op. cit., et surtout à partir des années 1920-1930, dans la littérature
des coloniaux et celle des voyageurs, la congaï se retrouve dans le ‘roman du métis’.
498
TODOROV, Tzvetan, Nous et les autres, op. cit., p. 347.
499
Ibid.
500
FARRERE, Claude, Les Petites alliées, Paris, Ollendorf, 1910.
170 Volet 2 : Variation et pérennité du discours de domination.
De l’expansion à l’administration coloniale

parle de la fidélité des Tonkinoises, peut-être faut-il aussi comprendre qu’elles sont des alliées
« très fidèles » dans l’entreprise de conquête territoriale.501 Dans certains cas littéraires, cette
fidélité est fatale : Loti délaisse une Aziyadé et une Rarahu qui mourront abandonnées. La
jeune Thi Bâ du roman éponyme se suicide parce que son amant, mort à la guerre (14-18), ne
reviendra pas.502 Mélaoli ne meurt pas, mais l’histoire est la même : c’est grâce à elle que le
Français apprend à connaître le pays, en particulier la géographie, ce qui en facilite la
conquête. Mais une fois sa mission accomplie, il s’en retourne dans son pays sans espoir de
retrouvailles, puisque « tout passe ». Mélaoli pleure son amant, mais il en va différemment
pour Chrysanthème, cette autre extrême-orientale et non colonisée qui a pourtant, selon moi,
servi de modèle aux écrivains de La Petite tonkinoise.
Il y a deux points à considérer pour évaluer la différence entre ces deux femmes
exotiques : d’une part l’opposition indifférence-larmes, de l’autre la ressemblance descriptive
de la femme à l’oiseau. Prenons d’abord, l’indifférence de la Japonaise. Le départ de son
époux français ne la chagrine guère, pire, il semblerait plutôt la satisfaire. Le narrateur la
surprend la veille de son départ alors qu’elle contemple l’argent que leur mariage lui a
rapporté. Loti ressent un pincement d’amour propre lorsqu’il se rend compte qu’il n’aura été
pour elle – comme elle pour lui – qu’un simple investissement ; la Japonaise ne l’aura
finalement pas aidé à pénétrer un pays qui lui reste inaccessible – un pays qui d’ailleurs n’est
pas colonisé. Cette scène montre qu’il y a résistance – volontaire ou non – au désir de
projection du narrateur : l’indifférence de l’épouse face au départ du narrateur rejette les
images exotiques qu’il aurait voulu projeter sur le Japon.503 Chrysanthème est plus une femme
barrière qu’une femme intermédiaire ; elle se révèle, comme son nom l’indique, une fleur
résistante. Cette obstruction de Chrysanthème est une forme de résistance qui passe par
l’argent. S’il faut en croire Métisse blanche (1989) de Kim Lefèvre, écrivain francophone
d’origine vietnamienne aussi connue pour ses traductions en français d’auteurs vietnamiens,
mettre de l’argent de côté était assez commun pour les femmes d’Extrême-Orient.504 Dans ce

501
C’est d’ailleurs le cas d’une certaine Ruong qui était la concubine du Résident supérieur du Cambodge
Verneville. En 1897 elle aida le Français à placer ses pions au sein de la cour. « Cette dame Ruong qui
escroquait et se donnait à toute la cour, selon Doumer, comparaîtra plus tard en justice. Doumer demandera
que l’enquête soit discrète afin que l’autorité des représentants de la France ne soit pas diminuée aux yeux
des indigènes ». Voir : FOREST, Alain, Le Cambodge et la colonisation française. Histoire d’une colonisation
sans heurts (1897-1920), Paris, L’Harmattan, 1980, p. 59.
502
Voir : ESME, Jean d’, Thi Bâ, fille d’Annam, op. cit. Le lecteur ignore s’il avait l’intention de revenir ou pas.
503
POEL, Ieme van der, « Van snuisterij tot semiotisch systeem. Madame Chrysanthème en het Rijk der
Tekens », Armada, n0 19, juli 2000, p. 97-102, p. 101.
504
LEFEVRE, Kim, Métisse blanche (1989), Paris, L’Aube, 2003.
Chapitre VII : La conquête des ‘tonkinoises’ : variations de 1906 171

texte semi-autobiographique, l’auteur, née à la fin des années 30 à Hanoï, se remémore son
enfance indochinoise et analyse la situation des femmes à l’époque coloniale. Elle-même fille
d’une congaï et d’un Français, elle explique que, quel que soit son milieu social, la femme
asiatique, et donc aussi sa mère, était élevée dans la soumission aux hommes. Son seul acte de
survie personnelle était de mettre clandestinement de l’argent de côté :

Le souci de posséder clandestinement un peu d’agent était chose courante chez la femme
asiatique dont l’éducation était traditionnellement fondée sur les préceptes de la soumission.
Soumission au père lorsqu’elle est enfant, à l’époux, au fils aîné quand le sort a fait d’elle
une veuve. Elle sait qu’elle n’est à l’abri, ni des mauvais traitements, ni d’une éventuelle
répudiation. Son destin tenait entièrement entre les mains de son maître du moment.505

Dans cette situation, l’argent s’avère un vecteur clandestin de résistance féminine. Il est très
délicat de conclure de manière décisive que c’est la ‘voix’ de la femme qui se manifeste dans
son attitude économe ; comme le dit Gayatri Spivak dans son fameux article « Can the
subaltern speak ? », il est presque impossible de retrouver ces voix de femmes doublement
exploitées par le colonialisme, parce que ‘asiatiques’ et parce que femmes.506 Cependant, ces
considérations financières éclairent sous un nouveau jour l’avidité récurrente des congaïs des
romans coloniaux. Selon moi, c’est une cupidité que l’on peut re-lire en ‘contre-point’,
conformément à l’analyse saidienne, comme une ‘possible’ résistance – ou mieux – comme
une insoumission clandestine. En tout cas, la cupidité de Madame Chrysanthème est ressentie
comme un échec par le protagoniste, même s’il n’est pas question de vengeance ni d’ailleurs
de résistance ouverte. Mieux : l’insoumission de la femme n’est pas dirigée contre lui, mais
pour elle. L’existence de la femme-objet en dehors du regard de l’homme, nie le protagoniste.
A ce niveau, la Tonkinoise est aux antipodes de Chrysanthème.
Pourtant ces deux femmes se ressemblent lorsque l’on considère qu’elles sont toutes
deux décrites comme des oiseaux. En effet, lorsque le narrateur surprend Chrysanthème
soupesant son argent gagné en échange de ses services de ‘petite épouse’, il nous la décrit de
la sorte : « elle palpe [les belles piastres blanches] […] tout en chantant je ne sais quelle petite
romance d’oiseau pensif, qu’elle improvise sans doute à mesure… ».507 Comme Mélaoli
donc, qui est également comparée à « un petit zoiseau qui chante ». Cet oiseau chanteur, n’est

505
Ibid., p. 20-21. Mes italiques.
506
SPIVAK, Gayatri, « Can the Subaltern speak ? », dans : WILLIAMS, Patrick et CHRISMAN, Laura (prés.),
Colonial Discourse and Post-Colonial Theory. A Reader, op. cit., p. 66-111.
507
LOTI, Pierre, Madame Chrysanthème (1887), Paris, Flammarion, 1990, p. 225.
172 Volet 2 : Variation et pérennité du discours de domination.
De l’expansion à l’administration coloniale

pas une représentation bien méchante, me dira-t-on, et pourrait tout à fait trouver son
application dans des descriptions de femmes occidentales. Mais, pour Jennifer Yee, que
Madame Chrysanthème soit décrite en termes simiesques ou dans un vocabulaire
généralement réservé aux oiseaux, cela ne vaut guère mieux ; dans les deux cas ‘l’autre’ est
décrit en termes biologiques qui soulignent son inhumanité.508 Car son : « image […]
signifi[e] surtout la légèreté (d’esprit ou de capacité crânienne), du chant beau mais vide ».509
D’ailleurs l’indifférence amoureuse ne fait que confirmer les stéréotypes d’une Asie ‘fourbe’,
‘matérialiste’, ‘cupide’ et ‘inhumaine’ dont parlaient déjà les missionnaires. Todorov note en
effet la répétition des « étranges », « bizarre » et « indicible » dans Madame Chrysanthème ;
le Japon y est représenté comme un monde absolument fermé à l’Occident, un univers où les
êtres sont décrits dans une inhumanité de volatiles ou de primates.510 En effet, pour Loti
narrateur, cet oiseau est comme les autres femmes du Japon, profondément inhumain. Il
soupçonne que s’il y a :

quelque chose comme une âme, sous [leurs] […] enveloppes de marionnette […] [c’est] une
âme qui, plus que jamais me paraît être différente de la mienne ; je sens mes pensées aussi
loin des leurs que des conceptions changeantes d’un oiseau ou des rêveries d’un singe ; je
sens, entre elles et moi, le gouffre, mystérieux, effroyable….511

Ce gouffre est la découverte de l’altérité – l’emploi du pronom défini est assez significatif – et
non pas une simple confrontation à un ‘autre’ différent, à une différence quantifiable ; c’est
une rencontre de l’indicible que cultivent les exotes comme Victor Segalen, ceux qui savent
« goûte[r] pleinement [cette] admirable sensation » : la « perception aiguë et immédiate d’une
incompréhensibilité éternelle ».512 Il faut en effet faire la distinction, dit Francis Affergan
dans Exotisme et altérité (1987), entre d’une part la différence et de l’autre l’altérité :

ce que la différence évacue et que l’altérité pointe, c’est la qualité ou intensité, du moment de
la découverte, de la rencontre ou de la vue […]. La conscience de ce moment est une
conscience du lointain en ce sens que la saisie de l’altérité exige la perte, l’abandon
momentané ou la suspension de ses repères ; la conscience de la différence, comme

508
YEE, Jennifer, Clichés de la femme exotique, op. cit., p. 119.
509
Ibid., p. 125.
510
TODOROV, Tzvetan, Nous et les autres, op. cit., p. 344-346.
511
LOTI, Pierre, Madame Chrysanthème, op. cit., p. 209.
512
SEGALEN, Victor, op. cit., p. 50 et p. 43.
Chapitre VII : La conquête des ‘tonkinoises’ : variations de 1906 173

conscience de la quantité, convoque seulement un objet de la proximité, afin que des


comparaisons, substitutions, combinaisons puissent s’opérer.513 (Italiques dans l’original)

Le Japon est donc pour Loti, le lieu de l’altérité, mais c’est plutôt une altérité décevante sur
laquelle il ne peut appliquer ses repères, et non pas le « goût du divers » que cultive
Segalen.514 Malgré le parallélisme du chant d’oiseau des deux femmes extrême-orientales, le
concept d’altérité impénétrable ne s’applique pas à la Tonkinoise qui est transparente pour le
narrateur. Peut-être Madame Chrysanthème est-elle un intertexte indirect ?
Car comme on le sait, les aventures de Loti, le marin à ‘congaïs’ de toutes nationalités,
ont eu une énorme progéniture, aussi bien en littérature que dans le monde de la musique,
entre autres une comédie lyrique, Madame Chrysanthème (1893) d’André Messager et surtout
le fameux Madame Butterfly (1904) de Puccini, et comme j’essaye de le montrer – et quoique
d’un tout autre niveau artistique – notre Petite tonkinoise.515 Il est intéressant de voir que
Puccini reprend le thème de la femme exotique qui meurt d’être délaissée, cette fois
doublement : abandonnée par son époux et séparée de son enfant. L’onomastique souligne
cette transformation de l’amante japonaise de Loti, à la résistance d’un chrysanthème, en celle
de Pinkerton, qui a la fragilité d’un papillon. La filiation entre Chrysanthème et Mélaoli passe
selon moi par Butterfly qui est plus sentimentale qu’inhumaine. En fait, La Petite tonkinoise,
est à la fois sentimentale, comme une midinette parisienne, et inhumaine : animale comme un
petit oiseau et même végétale puisque ‘mandarine’ (je reviendrai plus tard aux fruits). Elle a
le chant de l’oiseau, comme Chrysanthème (beau et vide) mais la légèreté du volatile est
aussi, à mon avis, le signe de son insignifiance ; la femme-oiseau est en cela pareille à
l’éphémère femme-papillon. La Tonkinoise se rapproche par là de Butterfly, mais, d’un autre
côté son histoire n’entraîne pas les conséquences dramatiques de l’opéra de Puccini. Mélaoli
tient donc, à la fois, de ces deux intertextes ‘japonais’ : elle hérite de l’amour malheureux de
Butterfly – c’est la congaï sentimentale et fidèle – et en même temps de la description
biologique de Chrysanthème : c’est la congaï sans importance, volatile dans les deux sens du
terme, qui procure un amour libre de conséquences.

513
AFFERGAN, Francis, Exotisme et altérité. Essai sur les fondements d’une critique de l’anthropologie, Paris,
Presses Universitaires de France, 1987, p. 9.
514
SEGALEN, Victor, op. cit., p. 105.
515
VERCIER, Bruno, « Préface » dans : LOTI, Pierre, Madame Chrysamthème, op. cit., p. 6. note. Par ailleurs rien
d’invraisemblable à ce que Christiné ait lu Loti et il est plus que probable qu’il connaissait l’opéra de
Puccini.
174 Volet 2 : Variation et pérennité du discours de domination.
De l’expansion à l’administration coloniale

Même si on analyse sérieusement le sentimentalisme de la chanson, on retombe


toujours sur l’image d’une conquête facile et ignorante du poids de la responsabilité. La
rencontre entre la France et le Tonkin se présente par le biais de celle, métonymique, entre
deux personnages clichés : la jeune congaï alliée fidèle du militaire français atteint de
donjuanisme : ne s’intéressant qu’à l’objet à séduire, il se détourne de sa conquête dès que sa
mission est accomplie. Mais l’aventure reste légère : puisque la femme au chant d’oiseau ne
fait pas le poids, il n’est pas si grave de la quitter. Le retour est donc joyeux et l’aventure
érotique se raconte dans les rires paillards du public. Voilà pour le romantisme.

2.3. - Un contexte politique adroitement gommé

Quant au contexte, il est assez clair : il s’agit de la conquête coloniale en Extrême-Orient. Les
paroles font allusion à la fin de la campagne du Tonkin qui prit beaucoup plus de temps
qu’escompté ; la résistance fut longtemps efficace (jusqu’en 1895 ou 1913 selon les versions),
et la campagne exigeat de nombreuses victimes, françaises et indochinoises. En avril 1882,
lors de l’attaque de la ville de Hanoï par le commandant français Henri Rivière, celui-ci se fait
tuer et sa tête est exposée dans la ville ; ce qui impressionne beaucoup les Français, qui
envoient des renforts et prennent finalement la ville. Le mandarin Hoàng Diệu, gouverneur de
Ha Ninh (province qui comprend également Hanoï), ne peut supporter que la ville passe à
l’ennemi et écrit un poème d’adieu avant de se suicider.

[…] les Français ont saboté la paix. […] ils brusquèrent leur attaque, […] leurs soldats se
pressaient comme des fourmis, leurs armes grondaient comme le tonnerre. Les rues de la
ville étaient en feu, la citadelle perdait au combat. Domptant mon mal, je me suis élancé à la
tête d’une colonne. Nous avons abattu une centaine d’ennemis et tenu une demi-journée. Ils
étaient en pleine force, nous épuisés. […] J’avais le cœur déchiré, que pouvais-je, seul contre
tous ! Incapable de commander, je me jugeai indigne de vivre.516

En effet, la mort du commandant Rivière à Hanoï, décide Jules Ferry (1832-1893), alors
ministre des Affaires étrangères (1883-1885), à envoyer un corps expéditionnaire en Annam
et au Tonkin ; une action militaire à laquelle participera, en Annam, Louis Marie Julien
Viaud, mieux connu sous son nom de plume : Pierre Loti. Sur la prise de Hué il publie
anonymement – mais on n’est pas longtemps dupe – trois articles si directs et si insoutenables

516
HOANG DIệU, « Trấn tìn biểu » (Placet), trad. NGUYễN KHắC VIệN et HữUC NGọC, dans : NGUYễN KHắC VIệN et
HữUC NGọC (prés.), op. cit., p. 211-212, p. 212.
Chapitre VII : La conquête des ‘tonkinoises’ : variations de 1906 175

par leurs détails cruels, que l’auteur se voit accusé de décrire les marins comme des brutes
sanguinaires.517 Il se fait rappeler à l’ordre mais s’en sort grâce à l’appui de son éditeur et
publie finalement une version édulcorée dont voici un extrait :

Ils [les gens d’Annam] fuyaient en criant, se renversant les uns les autres dans leur tranchée
étroite. Et les matelots, la petite poignée d’hommes tout à fait enfiévrés à présent par la
fumée, par le soleil, par le sang, couraient après eux, et montaient toujours.
Les matelots lancés allaient comme des enfants […] devenaient difficiles à tenir.
Et on s’étonnait de voir tous ces incendies, de voir comme tout allait vite et bien, comme tout
ce pays flambait. […] On en voyait de brûlés, à terre, par petits tas. Quelques-uns n’avaient
pas fini de remuer : un bras, une jambe se raidissaient tout droit, dans une crispation, ou bien
on entendait un grand cri horrible.
Des tas informes, des moitiés de têtes roussies essayant de se soulever, des mains qui
remuent.
On songe qu’on est qu’un tout petit nombre d’hommes, ne tenant là que par toute
l’épouvante que l’on a jetée. Et cela semble bizarre, à la réflexion, d’être venu ainsi
impudemment se camper au milieu d’un pays immense, en s’entourant de morts pour faire
peur.518

Voilà pour la version édulcorée de la prise de Hué qui ne dura que trois jours. Pourtant, la
résistance armée survécut au moins jusqu’en 1895 et les Français durent faire face à diverses
actions : d’une part celle des lettrés et, de l’autre, celle des bandits et pirates ‘chinois’.519 Ces
derniers s’adonnaient au commerce des femmes et surtout à celui de l’opium, faisant ainsi
concurrence aux Français qui voulaient s’en octroyer le monopole (comme d’ailleurs celui du
sel et de l’alcool).
Mais la résistance politique armée existait aussi, sous la forme du mouvement Cần
Vương, « Aider le roi », organisée par des lettrés contre la mainmise française. Son chef, Phan
Ðìn Phùng mourut en décembre 1895, ce qui mit psychologiquement fin à la conquête du
Tonkin. Cependant, le Ðề Thám, son successeur, joua aussi un rôle important et bien qu’il dû
se soumettre, il continua son action jusqu’en 1913, année où il fut assassiné.520 En littérature,

517
EDITIONS DU SONNEUR, « Préface », dans : LOTI, Pierre, Trois journées de guerre en Annam (1883-1885 ?),
Paris, Les Editions du Sonneur, 2006.
518
LOTI, Pierre, ibid., p. 46, p. 42, p. 49, p. 64 et p. 68.
519
Les informations historiques à la base de mon analyse sont empruntée à : FOURNIAUX, Charles, TRịN VǍN
THảO, GANTES, Gilles de, LE FAILLER, Phillipe, MANCHINI, Jean-Marie et RAFFI, Gilles, op. cit., p. 98-104.
520
Les frères Tharaud donnent des informations sur la descendance du révolutionnaire. Ils tiennent leurs
information de leur grand frère, Louis, qui avait fait trente ans de Tonkin et décéde en 1931, juste avant que
ses frères n’atterissent à Saïgon, dans un des premiers voyages aériens.
176 Volet 2 : Variation et pérennité du discours de domination.
De l’expansion à l’administration coloniale

cette période se caractérise par les romans de ‘pirates’ ou ‘pavillons noirs’.521 En 1906, au
moment où Christiné adapte les paroles de La Petite tonkinoise, on considère que le pays est
acquis, même s’il y a encore plusieurs formes de résistance : celle des ‘pirates’ (terme qui
désigne indistinctement les pavillons noirs, les trafiquants d’opium et les hommes du Ðề
Thám) et bien sûr aussi l’obstruction des mandarins de la cour de Hué – et de celle de Phnom
Penh – qui pratiquent une politique de la fermeture du pays.522
C’est justement la difficile conquête du Tonkin qui a fait apparaître l’Indochine dans
l’opinion publique et qui l’a paradoxalement rendue populaire aux yeux de la métropole. Si
les soldats, qui se sont « engagés en grand nombre », sont, dès le début, des enthousiastes de
l’aventure indochinoise, la conquête était par contre mal acceptée par la presse française et par
les députés (Loti contribue à son impopularité).523 Les crédits demandés par Jules Ferry pour
son financement furent votés de justesse et « grâce à quelques manipulations ».524 Selon les
informations, en fait erronées, qui sont parvenues jusqu’en France en 1885, c’est la débâcle de

THARAUD, Jérome et Jean, Paris-Saïgon dans l’azur, Paris, Plon, 1932.


A sa mort le Ðề Thám laissait une fille, encore une enfant. Elle fût emmenée « loin du Tonkin, élevée au
lycée d’Alger sous un costume de garçon, et devenue ‘star’ de cinéma, c’est elle qui, dans un film récent,
jette sur une femme européenne, dont une lettre lui a livré le secret (La Lettre, c’est le titre du film) ce même
regard de mépris que dut jeter, il y a trente ans, à mon frère, dans cette soirée orageuse, l’homme qui, pour ne
pas lui répondre, se tranchait la langue avec les dents », ibid., p. 230.
Il s’agit de Hoang Thi The qui joua dans La Lettre (1930), tiré de l’affaire Crosbie, une nouvelle de W.
Somerset Maugham ; dans La Donna Bianca (1931), dont le scénario a été tiré d’une piece du même
Somerset Maugham et dans Le secret d’émeraude (1935) film dont le scènario a été tiré d’une pièce de
théâtre L’Enigmatique gentelman. Apparemment une histoire qui se déroule dans le monde anglosaxon.
Voir : http://www.imdb.com/name/nm0857725/, 25-01-2007.
521
Les romans de ‘pirates’ sont une veine abondamment exploitée, du moins pendant la conquête. Il s’agit
principalement de romans qui célèbrent, avec nostalgie, la période de la ‘véritable’ conquête qui est toujours
déjà passée. C’est le cas, pour ne citer que les plus célèbres, de :
POUVOURVILLE, Albert de, L’Annam sanglant (1890), Paris/Pondichéry, Kailash, 1998 ;
BOISSIERE, Jules, Dans la forêt (1896), dans : QUELLA-VILLEGER, Alain (prés.), op. cit., p. 1-19 ;
BONNETAIN, Charles, Opium (1886), Genève, Slatkine, 1980.
Le Ðề Thám n’est d’ailleurs pas absent de l’imaginaire de l’entre-deux-guerres : il apparaît en particulier
dans un roman de Pujarniscle où un ancien de l’Indochine se souvient avec nostalgie de la gloire de
combattre un ennemi si respectable. Voir : PUJARNISCLE, Eugène, Le Bonze et le pirate (1929),
Paris/Pondichéry, Kailash, 1996.
Mais aussi dans des romans ‘historiques :
BOURCIER, Emmanuel, La Guerre du Tonkin, Paris, Editions de France, 1931 ;
CHACK, Paul, Hoang-Tham, pirate, Paris, Editions de France, 1933 ;
ou même dans le roman inachevé de Malraux : MALRAUX, André, Le Règne du malin, André Malraux.
Œuvres complètes, vol. III, Paris, Gallimard, Coll. Pléiade, 1996, p. 971-1116. Il s’agit de la première
publication – posthume – d’un texte qui aurait été rédigé autour de 1939. Voir : LARRAT, Jean-Claude, « Le
Règne du malin. Notice », ibid., p. 1303-1337, p. 1304.
522
Pour la résistance au Cambodge, voir : FOREST, Alain, op. cit.
523
GANTES, Gilles de, « Migration to Indochina : Proof of the popularity of Colonial Empire ? », dans : CHAFER,
Tony et SACKUR, Amanda (dir.), op. cit., p. 15-28, p. 20.
524
FOURNIAUX, Charles, TRịN VǍN THảO, GANTES, Gilles de, LE FAILLER, Phillipe, MANCHINI, Jean-Marie et
RAFFI, Gilles, op. cit., p. 113.
Chapitre VII : La conquête des ‘tonkinoises’ : variations de 1906 177

l’armée française. Les difficultés sur place firent sauter le gouvernement de 1885 et l’on tint
pour responsable Jules Ferry. Ses déboires et son appétit coloniaux lui vaudront le surnom
moqueur et grinçant de « le Tonkinois ».525 En 1885, l’opinion politique est plutôt anti-
expansionniste, mais pour des raisons économiques et militaires : pourquoi envoyer des
hommes si loin et investir dans une affaire économiquement hasardeuse et militairement
malaisée, alors qu’il faudrait préparer une revanche contre l’Allemagne ? Mais petit à petit la
‘pacification’ suit son cours et la campagne du Tonkin permet aux Gallieni (considéré comme
le pacificateur du haut Tonkin de 1892-1896), Lyautey (qui y est stationné en 1894-1897) et
autres, de s’y distinguer. Lorsque les soldats reviennent du Tonkin, la colonie asiatique
devient populaire et l’opinion fait volte face.526
En effet, selon l’historien Gilles de Gantès dans son article « Migration to Indochina :
Proof of the popularity of Colonial Empire ? » (2002), les soldats qui revenaient de la
campagne du Tonkin étaient une publicité vivante pour la colonie ; ils considéraient leur
expérience comme une aventure et vantaient les charmes et les opportunités du pays
conquis.527 En outre, à la même époque, la colonie commence vraiment à se mettre en place.
L’Union indochinoise existe depuis 1887, mais c’est surtout de 1897 à 1911 qu’elle prend
forme, principalement sous l’impulsion de la politique de Paul Doumer (1857-1932),
Gouverneur Général de l’Indochine (1897-1902), qui centralise la colonie à Hanoï, lui crée
des institutions et la dote de tout un appareil administratif.528 Cette phase indique le passage
du régime militaire au régime civil et a besoin d’employés de toutes sortes. La colonie recrute
des fonctionnaires, surtout pour les Douanes et Régies (de l’alcool, de l’opium et du sel), des
savants (fondation le 15 décembre 1898 de la très influente Ecole Française d’Extrême-
Orient), et bien sûr des ingénieurs (construction de routes, de lignes de chemin de fer – le
transindochinois –, de ponts : le fameux pont Doumer sera inauguré en 1902). Ces travaux
d’art sont de beaux exemples et des métaphores puissantes de la mise en place des fondations

525
« Jules Ferry. Tonkin », Site officiel du Sénat, http://www.senat.fr/evenement/archives/coloniale2.html, 21-
01-2007.
526
GANTES, Gilles de, op. cit., p. 20.
527
Ibid, p. 22.
C’est le cas pour le père de Marguerite Duras. Son frère avait participé à la conquête de l’Indochine et est
resté dans ce pays qui l’a charmé. Le père de l’auteur de L’Amant envoie sa candidature à l’administration en
précisant : « Mon frère […] m’a fait aimer la Cochinchine et je désirerais y obtenir un emploi dans
l’enseignement ». Lettre datant du 13 mars 1903 signée Henri Donnadieu , citée dans : VALLIER, Jean,
C’était Marguerite Duras. 1914-1945, t. 1, Paris, Fayard, 2007, p. 31.
528
FOURNIAUX, Charles, TRịN VǍN THảO, GANTES, Gilles de, LE FAILLER, Phillipe, MANCHINI, Jean-Marie et
RAFFI, Gilles, op. cit., p. 17.
178 Volet 2 : Variation et pérennité du discours de domination.
De l’expansion à l’administration coloniale

de la colonie.529 En 1897-1911, ceux qui tentent l’aventure sont typiquement issus des régions
d’où sont majoritairement originaires les ‘retour du Tonkin’ – ce qui montre le travail du
bouche à oreille dans la promotion de la colonie – mais ce sont aussi les régions les plus
pauvres de France. Hormis l’aventure rêvée aux accents passionnés des souvenirs des ‘retour
du Tonkin’, la situation économique des intéressés joue un rôle déterminant : la colonie offre
des emplois et – argument sans doute décisif – le passage sur le paquebot est gratuit.530 Le
nombre de fonctionnaires passe du simple au double en moins de 15 ans : 2860 en 1897, 4390
en 1906 et 5693 en 1911.531 C’est aussi à cette époque que les parents de Marguerite Duras,
née Donnadieu, arrivent (mais séparément) en Indochine pour prendre leur poste dans
l’enseignement, plus exactement en décembre 1904 pour le père et mars 1905 pour la mère.532
L’Indochine devient tellement populaire comme terre d’immigration, qu’en 1904 des vétérans
de la conquête, qui craignent devoir céder de leur prérogatives aux nouveaux arrivés, fondent
l’Association des Anciens Tonkinois.533 Gilles de Gantès considère qu’il s’agit d’un exode
rural de Français peu qualifiés et pour qui la France n’offrait que peu de perspectives. Ceci
explique peut-être l’attitude dénigrante d’un Claude Farrère en 1905, quant au niveau des
Civilisés. Il ressort en tout cas de l’analyse réalisée par de Gantès, que ce sont les ‘retour du
Tonkin’ qui popularisent la colonie asiatique en racontant leurs aventures. Plus que l’action
politique – qui rend possible l’immigration –, ce sont les récits des militaires qui incitent leurs
proches à tenter l’aventure indochinoise.
C’est exactement cette situation narrative que reproduit La Petite tonkinoise : le
narrateur, lui aussi un ‘retour du Tonkin’, vante le pays dont il revient. Il faut évidemment
reconnaître que le ‘Tonkin’ de la chanson est loin d’être une région bien délimitée ; c’est un
Extrême-Orient imaginaire où le narrateur, apprenti cartographe, positionne à la fois le
Tonkin, l’Annam, la Mandchourie, l’Empire du Milieu et même le fleuve Amour – et donc
peut-être aussi la Russie. Enfin, logiquement, le héros est un matelot qui a participé à la
conquête.

529
Sur cette période voir : DOUMER, Paul, L’Indo-Chine française. Souvenirs, Paris, Nouvelles Edition, 1930.
Sur l’Ecole Française d’Extrême-Orient, voir entre-autres GOLOUBEW, Victor, « Les Ruines d’Angkor »,
Bulletin de la Société de géographie et d'études coloniales de Marseille, n0 44, 1922-1923, p. 28-43, p. 36.
530
GANTES, Gilles de, art. cit., p. 26.
531
Ibid., p. 23.
532
ADLER, Laure, Marguerite Duras, Paris, Gallimard, 1998, p. 20. et p. 23.
VALLIER, Jean, op. cit., p. 34 et 62.
533
GANTES, Gilles de, art. cit., p. 26.
Chapitre VII : La conquête des ‘tonkinoises’ : variations de 1906 179

La chanson glorifie les succès militaires de la France car, bien que ce soit un peu
prématuré, on considère en 1906, que la conquête est terminée et que l’Union indochinoise est
stabilisée ; une image que confirme l’Indochine du roman de Claude Farrère de 1905. La
métropole de la première décennie du XXe siècle peut se sentir soulagée et satisfaite de son
Tonkin fraîchement acquis et enfin pacifié. La musique et les paroles de La Petite tonkinoise
font partager le plaisir de ce succès militaire, rapprochant, comme c’est assez fréquent, la
conquête du territoire et celle des femmes. Cette représentation de la rencontre coloniale sous
forme d’amours faciles ainsi que la popularité de l’instance narrative suggèrent que la
conquête de l’Indochine s’est faite en douceur, que les Indochinois étaient heureux de voir
arriver les Français et seraient désolés de les voir repartir. La Petite tonkinoise peut être
considérée comme une de ces pratiques culturelles qui, pour reprendre les termes de Edward
Said, représentent l’Orient pour les Occidentaux et permettent de maîtriser un Orient
redoutable. On justifie a posteriori la conquête et l’expansion coloniales par un discours
amoureux qui recouvre d’un rire érotique la résistance de l’ennemi et les pertes subies.
Le comique tient évidemment à la sexualisation des fruits, aux bananes phalliques et
aux mandarines qui riment si commodément avec poitrine et qui réalisent le passage rassurant
du Mandarin combattant à la Mandarine complaisante. Ces fruits, qui sont encore
relativement ‘exotiques’ dans les assiettes de l’époque, viennent signifier l’abondance ; il y a
profusion de bananes et de petites femmes-mandarines. Cette représentation de la femme-fruit
vient signifier la richesse du pays. Dans Tintin au Congo l’abondance du gibier et dans La
Petite tonkinoise celle des fruits et des femmes, représentent une colonie prospère aux
richesses mises à portée de la main de qui viendra les cueillir. En faisant miroiter l’exotisme
de la relation sexuelle avec les filles-mandarines, on nie la violence des relations avec les
pères-Mandarins, reléguant au passé de la génération précédente la résistance du pays.
Il me semble que le discours colonial de cette chanson est triplement performant.
Premièrement, il incite à l’immigration en Indochine à une époque où, on l’a montré, la
politique recrute des employés pour l’Indochine.534 Deuxièmement, il justifie après coup la
conquête, les investissements et l’action coloniale. Comme le souligne dans sa thèse
l’historienne Pascale Besançon, le critère qui prévalait pour la colonisation de l’Indochine à
l’époque de Jules Ferry était de fournir à la France les produits alimentaires et les matières
premières qui lui manquaient.535 Vingt ans plus tard, La Tonkinoise vient donner raison au

534
GANTES, Gilles de, art. cit.
535
BESANÇON, Pascale, Une Colonisation éducatrice ? L’expérience indochinoise (1860-1945), Paris,
L’Harmattan, 2002, p. 27.
180 Volet 2 : Variation et pérennité du discours de domination.
De l’expansion à l’administration coloniale

‘Tonkinois’ et à son discours expansionniste ; le ton victorieux ne peut que renforcer le


pouvoir du ‘parti colonial’ et inciter les sceptiques à rejoindre le camp des convaincus du
colonialisme.536 Troisièmement, sa force militaire se manifeste dans une des étapes de la
conquête, non plus celle de l’Indochine, mais celle du Maroc. Alain Ruscio raconte dans son
Que la France était belle au temps des colonies (2001), que lors de la campagne du Maroc
(1907-1914), Casablanca a été prise d’assaut en août 1907, aux accents de La Petite
tonkinoise.537 Ce sont les journaux de l’époque qui révèlent que :

Quand les marins français débarquèrent, le trompette sonna la charge traditionnelle. Les
hommes qui le suivaient en courant lui crièrent : - Tu n’as rien de plus gai à nous jouer ?
Aussitôt, le trompette joua ‘La Tonkinoise’.538

Même si c’est un mythe – créé soit par les marins, soit par la presse – il dévoile que le public
était sensible à la performance guerrière. Trois discours se manifestent ici : un premier qui
incite à l’exil colonial, un deuxième qui ajoute foi à l’argumentaire colonial et un troisième
qui encourage à l’action militaire.

2.4. - Le « nous » du discours : kami ou kita ?

Cette chanson met en avant ce que Michaïl Bakhtine (1895-1975) a analysé comme le
dialogisme : le fait que le discours émerge dans un processus de dialogue entre celui qui
l’émet et ceux qui y répondent. En effet, pour le théoricien russe de la littérature :

la communication verbale ne pourra jamais être comprise et expliquée en dehors de ce lien


avec la situation concrète. Le discours est orienté vers l’interlocuteur, orienté vers ce qu’est
cet interlocuteur […] et s’il n’y a pas d’interlocuteur réel, on le présuppose dans la personne
du représentant normal, pour ainsi dire, du groupe social auquel appartient le locuteur.539

536
Ce ‘parti colonial’ est plutôt un réseau d’influence qu’un parti ; il n’a pas d’ambitions électorales, il ‘recrute’
ou fait des adeptes dans toutes les familles politiques et est constitué, à la base, par les scientifiques (ce qui
souligne encore combien Said a raison) de la Société de Géographie de Paris.
Voir : AGERON, Charles-Robert, France coloniale ou parti colonial ?, Paris, Presses Universitaires de
France, 1978, p. 131.
537
RUSCIO, Alain, Que la France était belle au temps des colonies. Anthologie de chansons coloniales et
extiques françaises, Paris, Masonneuve et Larose, 2001.
538
Ibid., p. 355.
539
BAKHTINE, Michaïl, « Le discours dans la vie et le discours en poésie » (1926), cité dans : TODOROV,
Tzvetan, « Théorie de l’énoncé », Michaïl Bakhtine. Le principe dialogique. Suivi de Ecrits du cercle de
Bakhtine, Paris, Seuil, 1981, p. 67-93, p. 69.
Chapitre VII : La conquête des ‘tonkinoises’ : variations de 1906 181

Le discours conquérant de la chanson s’adresse aussi bien au militaire prêt à charger l’ennemi
qu’au paysan pauvre résigné à s’exiler ou encore au Français anti-expansionniste doutant de la
rentabilité de l’Indochine ; tous participent au sens du discours qui agit sur eux. Non
seulement le contexte est essentiel, mais « en aucun cas la situation extra-verbale n’est
uniquement la cause extérieure de l’énoncé. Non, la situation entre dans l’énoncé comme
constituant nécessaire de sa structure sémantique ».540
Ce principe de Bakhtine, selon lequel : « il est impossible de concevoir l’être en
dehors des rapports qui le lient à l’autre » est ici essentiel, pourtant, en même temps, le
discours semble exclure de sa structure sémantique, ‘l’autre’ colonisé, simple objet anonyme,
vide de sens, construit par l’Occident ouvert à la projection de tous les fantasmes.541
Cependant, Tony Chafer et Amanda Sackur soulignent à juste titre, dans leur Promoting the
Colonial Idea (2002), que la propagande ne visait pas seulement le public français; elle était
également destinée aux colonisés .542 Ce flou du discours quant à l’inclusion-exclusion dans la
contribution sémantique du récepteur en fonction de son identité, me fait songer à une
particularité des pronoms personnels pluriels kami et kita du bahasa indonesia, la langue
officielle de l’Indonésie. En effet, l’indonésien connaît deux formes de ‘nous’ dont l’emploi
dépend de la situation d’énoncé et de celle de son destinataire : kita est un ‘nous’ qui
comprend l’autre, alors que kami l’exclut.543 Pour prendre un exemple, kita pergi ke Jakarta –
nous allons à Jakarta – comprend la personne à qui l’on s’adresse et signifie vous et moi (ou
vous et moi et d’autres personnes) allons à Jakarta ; alors que la même phrase avec kami
signifie un (ou plusieurs) autre(s) personne(s) et moi allons à Jakarta : nous sans vous. Kita
n’existe que par la participation de l’autre au ‘nous’ du discours. C’est le nous du discours de
la conquête de la chanson qui se construit en s’adressant aux divers groupes sociaux français,
qui se savent inclus dans ce ‘nous’ et qui participent de son sens. Le ‘nous sommes des
conquérants’ porte la trace de l’autre que comprend kita. Par contre, lorsqu’il est adressé à
Mélaoli il se transforme en kami. Il me semble que ces pronoms ajoutent au dialogisme de

540
Ibid., p. 67.
541
TODOROV, Tzvetan, Michaïl Bakhtine, op. cit., p. 145.
542
CHAFER, Tony et SACKUR, Amanda, « Introduction », dans : CHAFER, Tony et SACKUR, Amanda (dir.), op.
cit., p. 1-11, p. 8.
543
Voir : Linguagphone, Kursus Bahasa Indonesia, Linguaphone Institute Limited, Londres, 1989, p. 4.
Le vietnamien connaît aussi plusieurs ‘nous’, mais leur utilisation varie en fonction du respect que l’on doit à
la personne à qui l’on s’adresse. Voir : NGUYễN XUAN THU, op. cit., voir aussi : Lexilogos, Dictionnaire
vietnamien, http://www.seasite.niu.edu/vietnamese/vnlanguage/pronoun.htm, 21-03-2006.
182 Volet 2 : Variation et pérennité du discours de domination.
De l’expansion à l’administration coloniale

Bakhtine une distinction essentielle du discours colonial, à savoir : sa flexibilité quant à


l’inclusion ou l’exclusion du discours en fonction du destinataire.
Mais il est encore un autre type de dialogisme bakhtinien, car le discours, comme le
‘mot’, n’est jamais propre à celui qui l’émet ; il est hérité de quelque part, hanté par les
occurrences précédentes, par les voix du passé dont il est tiré et qui l’ont inspiré. C’est un
dialogisme plus ‘lexical’ et qui rejoint aussi le concept d’intertextualité et rappelle ce que
disait Adorno : « Un mot introduit dans une œuvre littéraire ne se défait jamais tout à fait des
significations qu’il a dans le discours de communication ; mais dans aucune œuvre, en
revanche, même dans le roman traditionnel, cette signification ne reste invariablement celle
qu’il avait à l’extérieur ».544 Autrement dit les mots portent la marque des contextes où ils ont
été employés, mais ils varient aussi lorsqu’ils passent à un autre contexte d’utilisation. C’est
un type de dialogisme que l’on doit aussi pouvoir mettre en évidence dans la version pour
femme de La Petite tonkinoise qui doit être ‘hantée’ par celle – très populaire – des hommes.

3. - La version pour femmes


Esther Lekain, une star du début du XXe siècle, l’a aussi interprétée en 1906, mais dans une
version apparemment beaucoup moins populaire que celle pour hommes.545 Il est intéressant
de constater que, exception faite de la référence au « pieu », tout le vocabulaire plus
directement sexuel est éliminé. D’autre part, le cadre français de narration disparaît : ce n’est
pas au retour du Tonkin qu’est narrée l’histoire ; la scène est racontée directement sur place,
ou la narratrice jouit d’un énorme succès. Là réside d’ailleurs la plus grande différence avec la

La Petite Tonkinoise (1906)


Chantée par Esther Lekain

L’soir on cause Refrain :


d’un tas de choses C’est pour lui que je palpite
avant de se mettre au pieu C’est un Anna, c’est un Anna, un Annamite
J’apprends la géographie Il est d’une humeur charmante
D’la Chine et d’la Mandchourie C’est comme un z’oiseau qui chante
Les frontières Il m’appelle sa p’tite bourgeoise
Les rivières Sa Tonkiki, sa Tonkiki, sa Tonkinoise,
Le fleuve Jaune et le fleuve Bleu Y’en a d’autres qui m’font les doux yeux
Y’a mêm’ l’Amour c’est curieux Mais c’est lui que j’aime le mieux.
Qu’arrose l’Empire du milieu

544
ADORNO, Theodor, art. cit., p. 286-287.
545
Voir : http://perso.club-internet.fr/bmarcore/class-O/BO173.html. A l’heure actuelle en tout cas, la recherche
d’occurrences sur internet pour la version de Lekain et celle de Mistinguett donnent moins de 100
occurrences, alors que celles pour la version homme montent jusqu’à 800 ; 2-06-2006.
Chapitre VII : La conquête des ‘tonkinoises’ : variations de 1906 183

version de Polin : c’est maintenant une instance féminine qui raconte l’histoire et qui
conquiert les cœurs. La focalisation passe donc par une Française qui entreprend l’aventure
coloniale et qui apprend la géographie du pays. Le voyage colonial des femmes devient moins
exceptionnel à partir du Gouvernement Général de Paul Doumer qui favorise l’arrivée des
Européennes. La situation décrite par la chanson, celle de la femme apprenant sa géographie
est normale. Pour survivre aux colonies, il faut acquérir un minimum de connaissances. C’est
pourquoi Clotilde Chivas-Baron – une romancière coloniale de renom – y insiste énormément
dans son ouvrage La femme française aux colonies (1929). Avant son départ la future
coloniale doit rouvrir ses atlas et livres scolaires oubliés ; elle ressentira « l’émerveillement du
doigt qui suit le S de l’Indochine après avoir fait le tour de Madagascar ».546 L’aspect pratique
rencontre le romantisme du voyage lointain.
En outre, il est frappant de constater que La Petite tonkinoise est une femme sans
attaches qui voyage apparemment seule, puisqu’elle peut conquérir qui bon lui semble. La
situation de la femme voyageuse et conquérante de l’Indochine n’est pas si étonnante en
1906. Selon Chivas-Baron, dans l’essai cité plus haut, : « les colonisateurs pratiquèrent la
traite des Blanches comme ils pratiquaient la traite des Noirs ».547 La chanson romantise alors
ce trafic de femmes vers la colonie. Même s’il est difficile de savoir exactement combien de
femmes voyageaient seules, Gilles de Gantès recense en tout cas une augmentation globale de
la proportion coloniales-coloniaux : infime au XIXe siècle, elle est de une pour quatre en 1907
et de une pour trois en 1922.548 En tout cas le plaisir et le succès de la narratrice, conquérante-
séductrice de l’Indochine ne peut que faire le jeu du Gouvernement Général de l’Union
indochinoise, en particulier depuis l’administration Doumer qui cherche à endiguer les
mariages mixtes.549 Au début du siècle, dit Clotilde Chivas-Baron, le colon qui arrivait marié
était exempt d’impôt pendant un an.550 Officiellement, ces mesures doivent combattre
l’encongayement, mais elles visent peut-être aussi d’autres objectifs. C’est, en tout cas, ce
qu’avance l’essai pseudo-scientifique Le Baiser (1922) de Jean Hervez ; ce besoin de femmes

546
CHIVAS-BARON, Clotilde, La Femme française aux colonies, Paris, Larose, 1929, p. 141.
Mes informations biographiques sont lacunaires concernant cette écrivain coloniale (la plus célèbre femme
écrivain de l’Indochine française). Elle commence à publier sur l’Indochine en 1917, puis en 1939, elle
publie sur la Côte d’Ivoire. D’après les informations fournies dans l’essai cité ici, elle aurait vécu à
Madagascar avant d’arriver en Indochine. Sans doute a-t-elle commencé sa carrière de coloniale avant la
Première Guerre mondiale.
547
Ibid., p. 41.
548
GANTES, Gilles de, art. cit., p. 24.
549
Ibid.
550
CHIVAS-BARON, Clotilde, op. cit., p. 21.
184 Volet 2 : Variation et pérennité du discours de domination.
De l’expansion à l’administration coloniale

françaises doit « éradiquer les pratiques sodomites de la colonie », car, à la fin du XIXe
siècle :

L’Européen pédéraste était loin d’être une rareté, bon nombre de gens, et non des moindres
[dont Gallieni et Lyautey, semblerait-il] avaient cette triste réputation. Ils n’étaient point pour
cela méprisés ou même mal vus. On se contentait de les gouailler. […] Moins d’un quart de
siècle après, un changement radical s’est opéré, et ce changement est dû incontestablement à
l’introduction de la femme Européenne. […] Il faut reconnaître que la police des colonies a
pris les mesures les plus louables pour débarrasser Saïgon de la plaie infectieuse des nay et
des boys pédérastes. […] S’il est démontré, par un examen médical [ ? ] qu’il [l’indigène] est
sodomite, on l’envoie à Poulo-Condore (au pénitencier) par mesure administrative [sic].551

Même dans les années 1920, les discours des officiels ne sont pas très clairs. L’idée que
formule en 1921 Georges Hardy (1884-1972), colonial et théoricien du colonialisme,
directeur de l’Ecole coloniale, conserve un certain flou : « L’homme reste homme tant qu’il
est sous le regard d’une femme de sa race ».552 Le ‘reste homme’ peut tout aussi bien vouloir
dire ne pas se déciviliser par l’encongayement, ou ne pas pratiquer l’homosexualité. Quoiqu’il
en soit, au début du siècle, la femme doit apporter les valeurs bourgeoises normatives de la
métropole, créer une colonie structurée sur la famille française ‘type’ et transformer une
société militaire en une société civile.
Cela n’ira pas sans résistance de la part des anciens de la colonie. L’arrivée des
femmes française au Cambodge à entraîné, selon Penny Edwards dans son analyse des
romans de deux administrateurs : George Groslier et Roland Meyer, une crise identitaire. Ils
voyaient que les femmes survivaient et s’adaptaient aussi bien qu’eux et en ont ressenti une
perte de la virilité qui était jusque là associée à l’aventure coloniale.553 En outre, Chivas-
Baron se sent obligée de défendre les coloniales dans son essai, c’est donc qu’elles étaient
attaquées. On leur a fait une très mauvaise réputation, mais c’est injuste car : « toutes firent le

551
HERVEZ, Jean, op. cit., p. 82.
Cet essai est publié dans la : Bibliothèque des Curieux qui comprend une collection « Les Maîtres de
l’Amour », « Les Chroniques libertines », « La France galante » etc. et publie les oeuvres de Sade, de Sapho,
le Kamasutra etc.
552
HARDY, Georges, Eléments de l’histoire coloniale, Paris, La Renaissance du livre, 1921, cité par : CHIVAS-
BARON, Clotilde, op. cit., p. 108.
553
Voir : GROSLIER, George, Le Retour à l’argile (1929), Paris/Pondichéry, Kailash, 1996 ; GROSLIER, George,
La Route du plus fort (1925), Paris/Pondichéry, Kailash, 1997 ; MEYER, Roland, Saramani danseuse khmer
(1919), Vol. I, Au pays des grands fleuves, Vol. II, Le palais des quatre faces, Vol. III, La Légende des
ruines, Paris/Pondichéry, Kailash, 1997. Je reviendrai à Meyer, car il narre un voyage du Cambodge au Laos
dans : MEYER, Roland, Komlah. Visions d’Asie, Paris, Pierre Roger, 1930.
Chapitre VII : La conquête des ‘tonkinoises’ : variations de 1906 185

bien ; avec simplicité, elles furent sublimes jusqu’au martyre ».554 Dans la chanson, au
contraire, la Française est désirée et accueillie à bras ouverts, alors que dans la réalité – soit
parce qu’elle a entraîné une ‘virilisation’ soit une ‘dévirilisation’ – son apparition sur le sol
colonial signifie une mutation sociale qui n’a pas été aussi bien acceptée que ne le fait penser
la chanson.
Son succès auprès des Annamites est en réalité assez équivoque. S’agit-il
d’Occidentaux ou bien d’Orientaux ? Selon le dialogisme avec la version pour hommes, son
Annamite doit être un Asiatique et c’est aussi ce que suggère le chant d’oiseau féminisant. En
effet, si la colonie asiatique « est femme », ses hommes sont bien souvent féminisés dans les
représentations occidentales. C’est ce que souligne Pamela Pattynama, pour l’œuvre
indonésienne de l’écrivain néerlandais Louis Couperus ; les hommes orientaux sont
dévirilisés de manière emblématique car une figure de l’homme oriental faible et efféminé
renforce l’image du pouvoir patriarcal de l’Occident.555 C’est certainement aussi le cas pour
les Indochinois décrits dans le livre de sexualité comparative Baisers d’Orient (1921) de Jean
Hervez, que j’ai cité plus haut. Dans ce texte très influencé par les recherches scientifiques de
Lombroso, l’auteur compare les habitudes sexuelles des Orientaux ainsi que leurs organes
génitaux. N’étant pas lui-même un voyageur il se base sur des rapports publiés entre 1890 et
1920 par des médecins de l’Indochine, qu’il enrichit de textes d’explorateurs « tous dignes de
foi, et dont nous avons toujours cité les sources ».556 Il affirme son attitude scientifique, mais
il est clair qu’il lâche la bride à son imagination raciste et érotique. On a honte à le (faire) lire,
mais son texte est révélateur. Selon lui, l’Indochinois ne diffère point des femmes de sa race :
« les deux sexes portent des pantalons », « L’homme a de longs cheveux roulés en chignon,
comme la femme » et tous deux gazouillent : « on prendrait très souvent un garçon de quinze
à vingt ans pour une fille […] la douceur de la voix augmente l’illusion » ; d’ailleurs son
apparence efféminée transforme les militaires français en homosexuels ( !) : « C’est le vaincu
qui a corrompu l’Européen par son contact et il a fallu pour cela les circonstances atténuantes
du manque presque absolu de l’élément féminin européen au début de la colonisation
[sic] ».557 Même les dimensions du sexe démontrent, par comparaison aux Français, le

554
CHIVAS-BARON, Clotilde, op. cit., p. 36.
555
PATTYNAMA, Pamela, « Secrets and Dangers : Interracial Sexuality in Louis Couperus’s The Hidden Force
and Dutch Colonial Culture around 1900 », dans : CLANCY-SMITH, Julia et GOUDA, Frances (dir.),
Domesticating the Empire, op. cit., p. 84-107, p. 96.
556
HERVEZ, Jean, op. cit., p. 2.
557
Ibid., p. 15, p. 7, p. 11, p. 82 et p. 77.
186 Volet 2 : Variation et pérennité du discours de domination.
De l’expansion à l’administration coloniale

manque de virilité des Asiatiques.558 Rien d’illogique à comparer l’Oriental à « un petit


zoiseau qui chante » ; la représentation féminisante d’un Asiatique est en parfait accord avec
la logique paternaliste de la doctrine coloniale.
Il est par contre moins acceptable qu’une Française affirme palpiter pour un Asiatique.
Si l’amour mixte avec une congaï est relativement accepté, le couple ‘homme annamite –
femme française’ est beaucoup plus mal vu et beaucoup plus rare. Dans la littérature, je n’ai
trouvé qu’une seule occurrence et qui date seulement de 1930.559 D’ailleurs, ce Bà Đầm,
roman franco-annamite (1930) démontre l’impossibilité d’un tel amour et se termine par la
mort de l’époux qui se voit ainsi puni de deux péchés contradictoires : la prétention à devenir
Français et l’incapacité à se défaire d’une culture qui rebute sa femme.560 Dans la version
pour femme de La Petite tonkinoise de 1906, la représentation d’une Française joyeusement
conquérante de cœurs orientaux ne repose pas sur des bases socialement explicables et
acceptables.
D’un autre côté, il n’est pas impossible que l’Annamite amant de la coloniale soit un
colonial lui aussi. Les femmes n’étaient-elles pas envoyées dans les colonies pour y fonder
des foyers avec les coloniaux partis d’abord seuls ? Les succès de celle qui est joyeusement
devenue ‘Tonkinoise’ inciterait d’autres Françaises à tenter l’aventure. Et puis, il est exact que
les Français étaient nommés ‘Annamites’ ou ‘Tonkinois’ en fonction de la région de
l’Indochine où ils habitaient. Mais la représentation d’un aventurier gazouilleur dévirilise
fâcheusement les Français de la colonie. Tout cela n’est pas très clair et cette ambiguïté
explique peut-être le moindre succès de la version pour femme.
Les différences de popularité entre les diverses versions suggèrent, selon moi, que le
succès dépend de la performance du discours véhiculé, une performance qui est elle-même
fonction de la ‘clarté’ du discours. Apparemment les contradictions dues discours de Huc
n’empêchent en rien la conquête du Tonkin, par contre la confusion discursive de la chanson
d’Esther Lekain ne facilite pas la projection des intéressées. En tout cas, quelle que soit

558
« A sa croissance complète le pénis a une dimension moyenne de dix à onze centimètres (en complète
érection), sur trois centimètres de diamètre. […] peu atteignent quinze centimètres sur quatre. […] ; une seule
fois, un docteur a vu un pénis de dix-huit centimètres, mais c’était chez un métis franco-annamite [sic]»,
ibid., p. 78.
Il ne faut pas en conclure que les dimensions du sexe africain, que Hervez ne manque pas de souligner
conformément au stéréotype, soient signe de la supériorité africaine ; elles sont la preuve d’une sexualité
brute, naturelle, non contôlée. Ibid, p. 8.
559
Jennifer Yee note également l’ « absence relativement frappante dans la littérature indochinoise » de ce
qu’elle nomme « union mixte renversée ». Voir : YEE, Jennifer, Clichés de la femme exotique, op. cit., p. 223.
560
TENEUVILLE, Albert de et TRUONG-DINH-TRI, Bà Đầm, roman franco-annamite, Paris, Fasquelle, 1930.
Chapitre VII : La conquête des ‘tonkinoises’ : variations de 1906 187

l’identité de l’amant en question, il n’y a pour moi aucun doute sur le point de vue narratif : la
relation amoureuse est racontée et focalisée de l’Indochine par la Française conquérante.
On voit combien le discours intègre et incorpore les personnalités des destinateurs et
destinataires. Les éléments que l’on pourrait considérer comme extérieurs participent du sens
du discours : le contexte dans lequel il est formulé, l’auditoire auquel il est adressé et la
personnalité de celui – ou celle – qui l’émet. Ce qui montre déjà la flexibilité du discours dans
une seule chanson autour le la même année 1906. En faisant un saut de 24 ans, voyons
comment le discours colonial s’adapte, se maintient ou s’use.
CHAPITRE VIII

PERENNITE DU DISCOURS EN 1930


OU LA VENTRILOQUIE DE LA TONKINOISE

Oui, les chansons ont une âme. Il faut leur donner


une âme et la nourrir. Elles ne valent que par cela.
Mais l’âme des chansons, quelque fois, elle vous
étrangle.
Joséphine Baker (1942).561

Ceci tuera-t-il cela ? Ou le sauvera-t-il au contraire ?


Albert Sarraut (1931).562

Passons maintenant à 1930, l’année où Joséphine Baker (Freda Josephine McDonald, St.
Louis 03/06/1906 – Paris 12/04/1975) devient l’interprète de La Petite tonkinoise dans une
version qui connaîtra une notoriété inégalée et qui ne s’est pas démentie au cours des
décennies.563 Néanmoins, on peut l’imaginer, dans les années vingt elle était un peu
considérée comme une chanson démodée. Georges Le Fèvre, lorsqu’il voyage en Asie, en
1928, rencontre un vieux diplomate français depuis quarante ans au Japon et dont il se moque
parce qu’il écoute toujours, « La Petite Tonkinoise chantée par Polin […] avec une cordialité
émue ».564 Il ne pouvait pas savoir que Joséphine Baker allait la remettre au goût du jour. Le
dialogisme bakhtinien nous permet de supposer que La Petite tonkinoise réinvestie plus de

561
BAKER, Joséphine, citée dans : SAUVAGE, Marcel, Les Mémoires de Joséphine Baker (1949), Paris, Ed.
Dilecta, 2006, p. 198.
562
SARRAUT, Albert, Grandeur et servitude coloniale, Paris, Ed. du Sagittaire, 1931, p. 11.
563
BAKER, Joséphine, La Petite Tonkinoise, dans : Joséphine Baker, Retro Gold Collection, s.l., Recording Arts,
2001.
Je n’ai pas pu me procurer la version chantée par Mistinguett. Peut-être a-t-elle chanté ‘la Tonkinoise’ avant
Baker et peut-être a-t-elle chanté le même texte. Selon les sites internet qui prétendent avoir reproduit les
paroles de Mistinguett, il n’y a pas de différence avec le texte ci-dessus. Cependant il m’est difficile de
conclure puisqu’ils renseignent également ces mêmes parole pour Lekain, alors que, comme on l’a vu, elle a
chanté autre chose. Quoiqu’il en soit, la version qui a le plus frappé les esprits et qui est restée dans nos
mémoires est celle de Joséphine Baker. C’est celle qui était la plus performante.
564
LE FEVRE, Georges, Monsieur Paquebot (autour du monde), Paris, Baudinière, 1928, p. 203.
190 Volet 2 : Variation et pérennité du discours de domination.
De l’expansion à l’administration coloniale

vingt ans plus tard dans un nouveau contexte, par une autre voix et pour un autre public est à
la fois pénétrée de nouvelles intentions et hantée par les discours des versions de 1906. Il faut
cependant être prudent et considérer le fait que, contrairement à ce que semble suggérer Alain
Ruscio dans son « Littératures, chansons et colonies », l’artiste américaine ne chantait pas la
même chose que Polin !565

1. - La version de Joséphine Baker


Le texte de Joséphine Baker est très proche de celui de Lekain – même disparition du
vocabulaire sexuel – mais c’est au fond l’histoire de la version de Polin, car c’est à l’homme
que revient le rôle de séducteur. La grande différence, c’est que la focalisation de l’histoire de
Polin est renversée. Lorsque que Joséphine Baker chante que c’est elle qui est « son
Annamite », c’est une narratrice conquise qui
La Petite tonkinoise (1930)
s’adresse au public. Par dialogisme avec la version de
Chantée par Joséphine Baker
Polin, on est en droit de comprendre que c’est
L'soir on cause
D’un tas d'choses maintenant la femme indochinoise qui chante la
Avant de se mettre au pieu
J'apprends la géographie chanson et que Joséphine Baker prête sa voix à la
D'la Chine et d'la Manchourie
Les frontières Tonkinoise conquise par un colonial Français. C’est la
Les rivières
même scène qui est contée et la même relation
Le fleuv Jaun' et le fleuv' Bleu
Ya mêm' l'Amour c'est curieux amoureuse que chez Polin, mais la focalisation s’est
Qu'arros' l'Empir' du Milieu
renversée ; cette fois c’est Mélaoli (je continue à
Refrain (x2)
C’est moi qui suis sa petite l’appeler Mélaoli même si elle a perdu son nom) qui
Son Annana, son Annana, son Annamite
Je suis vive je suis charmante nous fait part de ses amours. C’est un peu comme si
Comme un p’tit zóiseau qui chante
l’on entendait uniquement la seconde voix d’un duo
Il m’appelle sa p’tit bourgeoise
Sa Tonkiki, sa Tonkiki, sa Tonkinoise dont on connaîtrait déjà depuis longtemps la première
D’autres lui font les doux yeux
Mais c’est moi qui l’aime le mieux voix. Mélaoli donne ‘son’ opinion sur la colonisation :
les Français sont des amants irrésistibles et elle est
heureuse d’être conquise. On peut dire que la voix, auditivement celle de l’artiste américaine
incarnant Mélaoli, est idéologiquement celle de la métropole ; Joséphine Baker se fait
ventriloque d’un discours colonial populaire hérité de 1906 ! Hormis cette variation de
focalisation, les rôles s’inversent également dans la leçon de géographie : c’est la colonisée

565
RUSCIO, Alain, « Littératures, chansons et colonies », art. cit., p. 78.
Chapitre VIII : 1930 ou la ventriloquie de la Tonkinoise 191

qui apprend, avec autant de succès que Polin en 1906. Je vois encore une différence avec
Polin, mais que l’on avait déjà notée pour Lekain : l’homme raconte l’histoire une fois rentré
en France, alors que les narratrices sont en Indochine, surprises sur place, pendant leur
histoire d’amour ; c’est donc de son Indochine natale que Mélaoli raconte l’histoire.
Une série de questions me viennent à l’esprit et qui vont structurer l’analyse qui va
suivre. Premièrement : (1) l’apparition de ‘l’autre’ est-elle fondée sur un changement culturel
ou démographique dans la France de l’entre-deux-guerres ? Deuxièmement : (2) l’actualité
politique exige-t-elle une telle ventriloquie ? Troisièmement : (3) quelles sont les implications
d’une Mélaoli bonne élève ? Et quatrièmement : (4) le lieu de la narration prend-il en 1930
une autre signification qu’en 1906 chez Lekain ? Ce quatrième point fera l’objet du chapitre
suivant où j’analyserai Josephine Baker dans ses incarnations cinématographiques où elle
joue généralement le rôle de l’immigrée en France, qui est aussi un certain type de voyageur.
C’est pourquoi le chapitre suivant fait partie du volet 3 consacré aux voyageurs.

2. - Une (ré)apparition fondée


2.1. - L’art nègre

La chanson fait apparaître Mélaoli au devant de la scène française et rend bien la situation de
la métropole : les colonisés sont de plus en plus présents sur le sol de France.566 Cette
nouvelle situation dans La Petite tonkinoise est conforme aux changements sociaux,
démographiques et culturels de la métropole. La France connaît une énorme impulsion
créative d’artistes de couleur qui se sont installés dans les grandes villes et surtout à Paris.
« On a répété à Paris : ‘Il fait de plus en plus noir…’ », écrit le journaliste Marcel Sauvage.567
La France découvre le jazz, l’orchestre de John Mitchell et Sidney Bechet se produisent à
Paris, leurs airs – et les chansons de Joséphine Baker – se répandent par la radio. Bien
entendu, le jazz est une importation des Etats Unis, mais la France le considère comme une
forme africaine – et primitive – de musique. D’où l’étonnement des ethnographes de
l’expédition Dakar-Djibouti (1931-1933), lorsqu’ils font écouter des morceaux de jazz aux

566
Sur cette présence coloniale en France voir, entre autres : BLANCHARD, Pascal et DEROO, Eric, « Contrôler :
Paris, capitale coloniale », dans : BLANCHARD, Pascal et LEMAIRE, Sandrine (dir.), Culture impériale, op. cit.,
p. 107-121.
567
SAUVAGE, Marcel, op. cit., p. 29.
192 Volet 2 : Variation et pérennité du discours de domination.
De l’expansion à l’administration coloniale

villageois africains – ils avaient emporté un phonographe et des disques.568 Ils s’attendaient à
quelque forme de reconnaissance, mais n’obtiennent aucune réaction particulière. L’art de
l’Afrique – ce qui est considéré comme tel – enthousiasme les musiciens et leur public,
domine les expositions ethnographiques (1919 : installation d’une exposition d’art nègre à
Paris, 1930 : grande exposition d’art Africain et d’Océanie, dans la galerie Pigalle), et inspire
l’art pictural.
Il faut placer le début de cet engouement pour l’art nègre vers 1907, année où certains
artistes, comme Picasso, visitent le musée du Trocadero où se tient une exposition de masques
africains. Au lieu d’y voir des curiosités ethnographiques, ils y découvrent un vrai art qui
apporte à l’avant-garde une nouvelle conception de la représentation.569 Art non-mimétique,
conceptuel, les formes y sont en accord avec des idées abstraites et l’expression y a un lien
plus profond avec l’humain.570 L’intérêt des artistes pour les cultures non-occidentales,
comme ce fut le cas pour les surréalistes et les cubistes, s’inscrit dans la recherche d’une
nouvelle source d’inspiration. Vient à l’esprit, bien sûr, Les Demoiselles d’Avignon (1907) de
Picasso, dont les visages sont inspirés de masques africains et dont la composition fait
étrangement songer aux clichés ethnographiques de l’époque, aux photos de tribus africaines
ou même aux clichés des minorités ‘Moïs’ de l’Indochine.571 Avant la guerre, cette
‘indigènophilie’ touche principalement l’avant-garde, mais dès 1919, c’est la grande mode de
l’art nègre qui entre de plein pied dans la culture française et dans la littérature.572 Le cubisme
du jeune Malraux en serait un exemple.573 Car il est, lui aussi, selon Panivong Norindr, à la
recherche de la jonction entre formel et réel et d’un art perdu mais essentiel.574 Telle est
également l’attitude de Valery Larbaud, cet autre moderniste français, lorsqu’il décrit sa muse
comme « une dame créole ».575 C’est tellement dans le vent que l’industrie du faux en devient

568
JAMIN, Jean, « Introduction à Miroir de l’Afrique », dans : LEIRIS, Michel, Miroir de l’Afrique, Manchecourt,
Gallimard, 1996, p. 9-59, p. 31.
569
FLAM, Jack et DEUTCH, Miriam (prés.), « Introduction », Primitivism and Twentieth-century Art. A
Documentary History, Berkeley/Los Angeles/Londres, University of California Press, 2003, p. 1-22.
570
Ibid., p. 4.
571
On sait bien sûr que la première version du tableau était une scène de lupanar, mais la composition me frappe
comme ‘pose’ ethnographique.
572
FLAM, Jack et DEUTCH, Miriam, op. cit., p. 13.
573
DE FREITAS, Maria Teresa, « Résistances aux dérives de l’Occident », dans : LARRAT, Jean-Claude et
LECARME, Jacques (dir.), D’un siècle l’autre, André Malraux, Actes du colloque de Cerisy-la-Salle, Paris,
Gallimard, 2002, p. 62-77.
574
NORINDR, Panivong, op. cit., p. 98.
575
LARBAUD, Valery, cité par : FOKKEMA, Douwe et IBSCH, Elrud, op. cit., p. 106.
Chapitre VIII : 1930 ou la ventriloquie de la Tonkinoise 193

florissante et que Cocteau peut dire, en avril 1920, dans une enquête réalisée par la revue
Action concernant l’« Opinion sur l’art nègre », que « La crise nègre est devenue aussi
ennuyeuse que le japonisme mallarméen » alors que Picasso tranche la question d’un: « L’art
nègre ? connais pas ».576
C’est dans le cadre de cette vogue de l’art nègre que les danses de Joséphine Baker
entrent sur la scène parisienne. Cet engouement n’est hélas pas dépourvu d’idées racistes,
même si, comme le font remarquer Jack Flam et Miriam Deutch dans leur Primitivism and
Twentieth-century Art (2003), les artistes ont contribué à ouvrir les yeux sur l’expression
artistique et l’humanité de ceux qui étaient dépossédés.577 Selon eux, il faut être prudent et ne
pas faire un parallèle trop serré entre ce goût du primitivisme et le colonialisme, et prendre en
considération le fait que tout art est toujours une forme de récupération, d’appropriation. Dans
« Histories of the Tribal and the Modern » (1984), James Clifford insiste tout au contraire sur
les succès de l’art nègre en tant qu’illustration du désir de possession de l’Occident moderne
qui entend faire la collecte du monde. C’est justement dans la figure de Joséphine Baker que
les stéréotypes racistes de l’art nègre se manifestent le plus clairement selon lui; c’est par elle
que l’on a cette perception du corps noir comme artefact idéologique : vitalité, rythme,
pouvoir érotique et force animale du primitif.578 Les attitudes de Baker – seins en avant,
fesses en arrière – qui dessinent un corps segmenté suggérant le mouvement et la vitalité sont,
pour lui, des pauses standard qui évoquent une africanité reconnaissable, sexuelle et
animale.579 Clifford n’est pas le seul à attribuer à Baker une place de choix parmi les
manifestations de l’art nègre. Certains spectateurs de l’époque font de même mais sans
dévoiler, me semble-t-il, le racisme du regard. Le journaliste Marcel Sauvage, par exemple,
lorsqu’il parle de la Revue nègre qui a vu les débuts de Joséphine Baker en France en octobre
1925, considère que :

La Revue nègre égala par certains côtés, la révélation des Ballets russes. Comme eux elle a
été violemment discutée. Elle a soulevé des enthousiasmes, des colères […]. Liberté, […]
fantaisie, musique barbare, syncopée, acrobatie du rythme, elle révélait tout un art inconnu
ou méconnu.580

576
COCTEAU, Jean et PICASSO, Pablo, cités dans : DEBAENE, Vincent, « Les surréalistes et le musée
d’ethnographie », Labyrinthe, Numéro 12, Printemps - été 2002, 71-94 ;
http://revuelabyrinthe.org/document1209.html, 2-04-2007.
577
FLAM, Jack et DEUTCH, Miriam, op. cit., p. 20.
578
CLIFFORD, James, « Histories of the Tribal and the Modern », dans : ibid., p.351-368, p. 357.
579
Ibid., p. 358.
580
SAUVAGE, Marcel, op. cit., p. 18.
194 Volet 2 : Variation et pérennité du discours de domination.
De l’expansion à l’administration coloniale

Il est toujours ardu de savoir comment un discours est perçu ; comme toujours il est aussi
composé du regard du spectateur à qui il s’adresse et bien des gens ont interprété Joséphine
Baker d’une tout autre manière que l’analyse de Clifford ne le laisse supposer.
Il faut dire que James Clifford porte un regard des années 1980. A mon avis, le
renversement de l’attitude de Michel Leiris est exemplaire du changement d’attitude face à
l’art nègre, des années 30 aux années 80. Selon Jean Jamin, dans l’« Introduction à Miroir de
l’Afrique », dans les années vingt et trente, Leiris est subjugué par l’art nègre, mais dans un
entretien de 1988, il exprime un repentir de son « racisme à rebours » qui acceptait « les
stéréotypes qui avaient cours sur les Noirs : la sexualité déchaînée, la prédisposition à la
transe etc ».581 Si je souscris à l’analyse que fait Clifford concernant la relation de Joséphine
Baker au colonialisme et au « racisme à rebours » dont parle Leiris, mais il me semble quand
même nécessaire de replacer Joséphine Baker dans le contexte et de nuancer leur vision de
1980. A l’entre-deux-guerres, il y a certainement un discours raciste et sexiste autour de
Joséphine Baker (j’y reviendrai à la fin de ce chapitre), et c’est probablement le discours
dominant et le plus performant, mais il n’est pas le seul.
Tout d’abord, la nudité de la femme (toujours la femme, bien sûr !) est à l’époque
assez fréquente dans les music-hall. Je crois qu’il y a une grande différence entre la relation
au corps et l’attitude sexuelle entre la France et le monde anglo-saxon de James Clifford. Le
corps dénudé de l’artiste n’est pas nécessairement associé au racisme et l’on peut se demander
s’il y a avait une différence fondamentalement raciste entre le buste nu de Joséphine Baker et
les jambes que Mistinguett ne manquait pas de montrer. Ce qui est extraordinaire en tout cas,
c’est que malgré sa nudité de femme objet, Baker a contribué à populariser l’image de la
femme moderne, libérée et qui entend maintenir son indépendance fraîchement acquise
pendant la guerre. A ce niveau le parallèle peut être tiré avec une personnalité telle que
Madonna, comme le disent Hanna Bosma et Patricia Pisters dans leur belle étude sur l’artiste
des années 80.582 Madonna comme Baker, d’une part confirment l’image traditionnelle de la
femme (de la femme de couleur dans le cas de Baker) que les féministes ont tant attaquée,
d’autre part représentent une image de liberté qui peut être salutaire pour les femmes.583
Beaucoup de Françaises de l’époque louaient Baker pour ses danses au corps libéré
des affreux et douloureux corsets. Elle est aussi une adepte des cheveux courts et gominés

581
JAMIN, Jean, « Introduction à Miroir de l’Afrique », art. cit., p. 34-35.
582
BOSMA, Hanna et PISTERS, Patricia, Madonna, Amsterdam, Prometheus, 1999, p. 54.
583
Ibid., p. 48.
Chapitre VIII : 1930 ou la ventriloquie de la Tonkinoise 195

(elle vend sa marque de pommade capillaire Bakerfix), ici aussi un signe de revendication
féminine qui règle le sort des cheveux ondulés et noués dans un sage chignon de bonne
bourgeoise. Les femmes apprécient ce look moderne et – cela peut surprendre – surtout les
coloniales qui avaient souffert le martyre du corset sous les tropiques et pouvaient enfin avoir
une tête présentable lorsqu’elles enlèvaient leur sudorifique casque colonial. Comme le
reconnaît amicalement la coloniale Clotilde Chivas-Baron : « Joséphine Baker a rendu un
signalé service aux coloniales ».584 Quant à Christiane Fournier, une autre coloniale,
enseignante, journaliste et romancière de l’Indochine, racontant ses aventures équestres en
Indochine, elle déplore ne pas avoir l’élégance de Joséphine Baker, « notre moderne Diane
chasseresse ».585 D’ailleurs, cette liberté physique de l’artiste trahit aussi une philosophie
personnelle et un choix de vie de Joséphine Baker. Dans une enquête, elle dit que ce qu’elle
souhaite pour l’avenir, c’est que l’humanité arrive un jour enfin à vivre nue.586 Joséphine
Baker a stimulé le mouvement de naturisme, surtout en Allemagne. Phénomène culturel à
tous les points de vues, elle serait à l’origine de la popularisation du bikini et des bains de
soleils (elle avait sa marque de crème bronzante).587
Mais on peut aussi se demander si ce rêve de nudité de Joséphine Baker ne doit pas se
placer dans le cadre d’une recherche plus générale de sa génération, de trouver l’humain hors
des carcans de la société. La liberté qu’elle prône par le corps pourrait se comparer aux
recherches plus métaphysiques de ses contemporains tels que Simenon, ‘l’homme nu’,
Malraux, ‘l’homme fondamental’ ou encore celle du subconscient des surréalistes. En tout
cas, cette liberté de Joséphine Baker, Georges Simenon, qui a été son amant pendant un an, la
traduit dans son roman Chair de beauté (1928), d’une manière plus politique. Son personnage
principal, indiscutablement inspiré de Joséphine Baker, comme le montre Paul Mercier dans
« Images de l’aventure africaine et de la quête des origines », y est décrit comme une femme
colonisée mais politiquement engagée qui infiltre l’ennemi pour mieux défendre et sauver son
peuple.588 Il la voit guidant les siens dans un combat contre le colonisateur :

584
CHIVAS-BARON, Clotilde, op. cit., p. 187.
585
FOURNIER, Christiane, « La journée tonkinoise », Le Journal de la femme, repris dans : FOURNIER, Christiane,
Perspectives occidentales sur l’Indochine, op. cit., p. 99.
586
BAKER, Joséphine, dans : SAUVAGE Marcel, op. cit., p. 173.
587
CRAMER, Franz Anton, « Die furchtlose Frau », Die Zeit, 29.12.2005, http://www.zeit.de/2006/01/A-
Baker?page=1, 28-05-2006.
588
MERCIER, Paul, « Images de l’aventure africaine et de la quête des origines dans quelques romans populaires
de Simenon », Traces. Georges Simenon et l’Afrique. Des reportages sur l’Afrique à la recherche d’un
nouvel humanisme, n0 16, Liège, Université de Liège. Centre d’Etudes Georges Simenon, 2005, p. 121-145.
196 Volet 2 : Variation et pérennité du discours de domination.
De l’expansion à l’administration coloniale

Oui, c’était pour cela qu’elle était née ! Pour cela aussi que son corps était si beau ! Elle était
la synthèse même de ce peuple, elle pouvait en devenir le drapeau.589

Il faut dire que Joséphine refusait d’apparaître dans des théâtres qui pratiquaient la
ségrégation raciale.590 Son apparition sur scène était, à la fois la confirmation de l’image
sexuée des noirs et des métis, et en même temps le revendication de liberté pour les hommes
de couleur. On retrouve le même paradoxe que pour les images que projette Madonna.591
D’ailleurs, pour le héros du roman de Simenon, la nudité de l’artiste va « au-delà de la
nudité » et n’est pas sexuelle ; il rejoint en cela cette description de Colette : « Elle enjambe,
comme une margelle, les étoffes qui la quittent, et d'un seul pas assuré elle entre dans la
nudité et la gravité. […] Paris ira voir, sur la scène des Folies, Joséphine Baker, nue,
enseigner aux danseuses nues la pudeur ».592
Il faut aussi dire que James Clifford s’arrête à une photo sur laquelle Joséphine Baker
a effectivement le profil d’une statuette africaine ‘type’, mais la danseuse mélangeait
beaucoup de genres : des mouvements de danses ‘africaines’, des pas de Charleston, des
figures acrobatiques dont le grand-écart ou des sauts en l’air, et aussi, simplement des
mouvements farfelus. Il faut en outre considérer que pour les premiers spectacles, elle n’est
pas seule sur scène et elle n’est pas la seule à se laisser aller, à se défaire par la danse des
carcans de la société. Sur le podium de La Revue nègre, alors qu’elle exécute sa fameuse
« danse sauvage » au son du tamtam de Joe Alex, des Européens s’amusent aussi. Un d’entre-
eux porte un drôle de chapeau et se déhanche exagérément, un autre fait la danse des canards,
alors que l’orchestre se lève puis se rassied sans aucune synchronie : c’est la catharsis chez le
public qui pleure de rire.593 C’est le plaisir de la transgression et du carnaval qui pénètre au
théâtre. Le corps peut très bien être un instrument d’expressivité, comme le montre Joséphine
Baker.

589
SIM, Georges (pseudonyme de Simenon, Georges), Chair de beauté (1928), Paris, Presses de la Cité, 1980, p.
176.
590
Voir : ONANA, Charles, Josephine Baker contre Hitler. La star noire de la France libre, Paris, Duboiris,
2006. Aux Etats Unis, la ségrégation interdisait formellement aux artistes de différentes ‘races’ d’apparaître
ensemble sur la même scène de théâtre.
591
BOSMA, Hanna et PISTERS, Patricia, op. cit., p. 48-70.
592
COLETTE, dans : « Citations de Colette », Af Ouaibe, http://www.aflaurent.com/index.php3, 26-05-2006.
593
Voir : « Josephine Baker’s dance », Youtube, http://www.youtube.com/watch?v=QPCYYdECJIs, 02-02-
2007. Voir aussi : « Josephine Baker, La Même »,
http://www.youtube.com/watch?v=2O3Elki8cVE&feature=related,11-01-2007.
Chapitre VIII : 1930 ou la ventriloquie de la Tonkinoise 197

Bien que j’adhère au point de vue de James Clifford qui souligne le lien entre
Joséphine Baker et l’entreprise coloniale, je crois utile de reconnaître qu’elle n’était pas
nécessairement et pas pour tout son public un cliché raciste. Cependant il faut bien avouer
que, même si l’art nègre a opéré un changement salutaire de mentalité, comme le suggèrent
Flam et Deutch, la mise en scène de certains spectacles place directement et indiscutablement
Joséphine Baker dans un cadre colonial et c’est très certainement le cas de son interprétation
de La Petite tonkinoise, comme on le verra un peu plus loin.

2.2. - L’asiatisme

Mais revenons d’abord aux influences culturelles dans la métropole de l’entre-deux-guerres


car si l’Afrique est à la mode grâce à l’art nègre, l’Asie n’est pas en reste. Ce sont surtout ses
philosophies qui attirent et qui représentent, pour bon nombre d’intellectuels, un potentiel de
ressourcement. Il faut dire qu’au lendemain de la Grande Guerre, de l’horreur des tranchées,
du gaz moutarde etc., l’Europe se sent en crise. L’Occident, qui s’accorde la position la plus
élevée sur l’échelle évolutive des civilisations, a réalisé les pires horreurs : il est temps de
reconsidérer ses valeurs. Paul Valéry est un des premiers grands intellectuels de l’époque à
avoir diagnostiqué cette crise morale en France mais son analyse rejoint d’une certaine
manière, les idées que l’Allemand Oswald Spengler expose dans son Le Déclin de l’Occident
(1917), un texte qui postule – plusieurs décennies avant Foucault – la « non-continuité »
comme « seule hypothèse viable pour une connaissance scientifique des phénomènes de
l’histoire ».594 L’hypothèse de Spengler est que les civilisations sont des organismes, et qu’il
faut alors considérer « [dans] un sens strict que nul n’a encore pénétré », « les concepts de
naissance, de mort, de jeunesse, de vieillesse, de durée de vie, qui sont à la base de tout
organisme ».595 La continuité apparente entre civilisations n’est qu’un leurre : « En réalité, la
connaissance, d’ailleurs superficielle, que nous avons de la philosophie grecque équivaut à
néant».596 Mais cette idée de non-continuité offre quand-même des possibilités pour
l’élaboration de nouvelles formes de cultures, de nouveaux organismes. Car si les anciennes

594
TAZEROUT, M., « Note du traducteur » (1931), dans : SPENGLER, Oswald, Le Déclin de l’Occident. Esquisse
d’une morphologie universelle. Deuxième partie : Perspectives de l’histoire universelle (1917), trad.
TAZEROUT, M., Paris, Gallimard, 1948, p. 8.
595
SPENGLER, Oswald, Le Déclin de l’Occident. Esquisse d’une morphologie universelle. Première partie :
Forme et réalité (1917), trad. Tazerout (1931), Paris, Gallimard, 1948, p. 15.
596
SPENGLER, Oswald, Le Déclin de l’Occident. Esquisse d’une morphologie universelle. Deuxième partie :
Perspectives de l’histoire universelle, op. cit, p. 57.
198 Volet 2 : Variation et pérennité du discours de domination.
De l’expansion à l’administration coloniale

générations sont impuissantes à léguer leurs valeurs aux plus jeunes, ce sont les jeunes eux-
mêmes qui récupéreront ce dont ils auront besoin :

Ce n’est pas le bouddhisme qui a voyagé de l’Inde en Chine, mais les Chinois d’une certaine
orientation qui ont accueilli une partie du fonds représentatif des bouddhistes indou [sic] et
en ont fait une espèce nouvelle d’orientation religieuse, ayant une signification pour les
bouddhistes chinois exclusivement.597

Les intellectuels français de l’entre-deux-guerres connaissaient déjà les idées de Spengler au


début des années 1920, donc avant la traduction en français. C’est à la même époque que
Valéry publie en anglais, puis en français, une lettre intitulée « La Crise de l’esprit » (1919),
dont les premières lignes sont restées célèbres et dont la portée s’est fait sentir des deux côtés
de la Manche :

Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. [...] Elam,
Ninive, Babylone, étaient de beaux noms vagues, et la ruine totale de ces mondes avait aussi
peu de signification pour nous que leur existence même. Mais France, Angleterre, Russie…
ce seraient aussi de beaux noms [...] Et nous voyons maintenant que l’abîme de l’histoire est
assez grand pour tout le monde. Nous sentons qu’une civilisation a la même fragilité qu’une
vie. Les circonstances qui enverraient les œuvres de Keats et celles de Baudelaire rejoindre
celle de Méandre [auteur comique grec dont les œuvres sont presque toutes perdues] ne sont
plus du tout inconcevables : elles sont dans les journaux. [...] les grandes vertus des peuples
allemands ont engendré plus de maux que l’oisiveté jamais n’a créé de vices. Nous avons vu,
de nos yeux vu, le travail consciencieux, l’instruction la plus solide, la discipline et
l’application les plus sérieuses, adaptées à d’épouvantables desseins. [...] Savoir et Devoir,
vous êtes donc suspects ?598

Cette lettre a constitué un thème de réflexion majeur de l’entre-deux-guerres. Cette sensation


de vivre la fin d’une époque, d’avoir cru à tort en la validité de ses propres normes, révèle à la
jeunesse la profondeur de la crise. Mais elle met aussi en avant un sentiment de culpabilité.
C’est nous et nos valeurs qui avons créé ces horreurs. La guerre est parfois associée à un
châtiment qui ne se fait pas attendre : la grippe espagnole (1918-1919).
Cette épidémie médicale internationale qui a coûté la vie à près d’un demi million de
Français – en majorité la tranche d’âge 20-40 ans déjà si éprouvée par la guerre – marque

597
Ibid., p. 56. Italiques dans l’original.
598
VALERY, Paul, « La Crise de l’esprit », La Nouvelle Revue Française, 1-08-1919, reprise dans : Variété I,
Paris, Gallimard, 1924, p. 11.
Chapitre VIII : 1930 ou la ventriloquie de la Tonkinoise 199

évidemment les esprits dans cette France qui lèche douloureusement ses blessures.599 Albert
Londres (1884-1932) considère que c’est la guerre qui a cette nouvelle catastrophe sur la
conscience : « Elle est certainement la conséquence de toute cette charognerie du front
apportée par le vent… » écrit-il dans une lettre à sa famille.600 Et, dans une jolie métaphore de
la revitalisation par l’Asie, Clara Malraux (1897-1982) associe, elle aussi, la grippe à la
guerre. Elle raconte que, jeune fille de 21 ans, elle ne pensait qu’à revivre dans un temps de
paix ; convalescente de la grippe comme la France de la guerre, elle aimait « regarde[r] les
feuilles de vigne vierge s’ouvrir comme les fleurs japonaises dans un verre d’eau » alors que
« les enterrements […] défilaient devant la maison […] [ceux] des morts de la grippe
espagnole ».601 Comme le dit le critique littéraire Daniel Durosay :

Pour retrouver son équilibre et son identité, […] la conscience européenne avait besoin d’un
‘autre’ qu’elle ne retrouvait plus parmi les nations qui la composaient. Cet autre […], ce fut
l’Orient. […]. [Ce fut] l’Extrême-Orient [qui] portait […] un espoir de régénération.602

Chez Clara Malraux, chez André Malraux et chez beaucoup d’autres intellectuels de leur
génération, la crise de l’Occident « a eu pour effet de stimuler [la] […] réflexion sur
l’Orient ».603 On pense pouvoir sauver l’Occident en substituant à l’idéal moderne des
sciences matérialistes, l’idéal de sagesse asiatique.
Cette crise débouche à première vue sur une ouverture, sur un intérêt pour d’autres
cultures. C’est le sentiment de crise qui pousse Michel Leiris à entreprendre son voyage en
Afrique en 1931-1932. C’est ce qu’il exprime dans l’introduction de l’édition de 1952 de son
Journal ‘africain’, L’Afrique fantôme (1934) :

En vue d’un renouvellement, l’auteur, las de la vie du Paris littéraire des années 25-30, prend
part à une mission ethnographique qui traverse l’Afrique. Qu’y trouve-t-il ? Peu d’aventures

599
La grippe espagnole (1918-1919) a fait entre 20 millions et 50 millions de morts. L’ampleur de l’épidémie a
d’abord été mise en évidence en Espagne – d’où le nom – mais le virus (H1N1) était réputé pour être
d’origine chinoise, les premiers cas s’étant déclarés à Canton, en février 1918. Cette épidémie est aussi liée
au ‘péril jaune’ dans l’imaginaire de l’époque. Le virus se serait déplacé avec l’immigration de la Chine aux
Etats-Unis, puis avec l’armée américaine en Europe.
L’épidémie a touché majoritairement le groupe des 20-40 ans, car ce n’est pas le virus lui-même qui tue, mais
les réactions de défense de l’organisme à sa présence dans le corps.
Voir : GOUDET, Jean-Luc, « Les armes secrètes du terrible virus de la grippe espagnole », Futura-Sciences, le
22/01/2007.
600
LONDRES, Albert, cité dans : ASSOULINE, Pierre, Albert Londres. Vie et mort d’un grand reporter. 1884-1932,
Paris, Balland, 1989, p. 127.
601
MALRAUX, Clara, op. cit., p. 180.
602
DUROSAY, Daniel, « La Tentation de l’Occident. Notice », art. cit., p. 894.
603
Ibid.,p. 892.
200 Volet 2 : Variation et pérennité du discours de domination.
De l’expansion à l’administration coloniale

[…]. De plus en plus il est le jouet de ce qu’il fuyait : inquiétudes sexuelles, sentiment d’un
vide impossible à combler. Sa tentative d’évasion aura été un échec car […] ce n’est pas par
un changement de climat que celui qui se sent comme un enfant perdu peut vaincre sa
solitude.604

Je l’ai dit plus haut, Malraux en Indochine sera lui aussi déçu. Il ne trouvera pas en Asie le
ressourcement escompté. Malraux fait le bilan de son séjour en Indochine en 1926 : « L’objet
de la recherche de la jeunesse occidentale est une notion nouvelle de l’homme. L’Asie peut-
elle nous apporter quelque enseignement ? Je ne le crois pas. Plutôt une découverte
particulière de ce que nous sommes ».605 Cette ouverture vers l’extérieur se transforme alors
en un individualisme poussé qui n’est pas sans rappeler l’égotisme moderniste. Nombreux
sont en effet les spécialistes de la littérature de voyage qui considèrent l’individualisme du
voyageur comme un critère, ou une spécialité du modernisme.
Dans son Questions of Travel, Caren Kaplan montre que les voyageurs collectifs, les
touristes et les immigrants, sont évacués des textes modernistes qui préfèrent traiter du
voyageur ou de l’exilé, des personnages qui ont une expérience individuelle du
déplacement.606 Et, comme le souligne Helen Carr, les voyageurs modernistes déplorent la
démocratisation du voyage et la destruction, justement par les touristes et les coloniaux, du
monde qu’ils voulaient observer et par lesquels ils espéraient un regain d’énergie.607 Et la
pression de l’Empire sur la culture de l’Occident peut aussi éveiller un sentiment de malaise,
de méfiance et de rejet. Cette attitude se retrouve aussi chez certains artistes qui éprouvent
l’impression d’être submergés par les influences extérieures et qui se sentent menacés. Un des
personnages de Malraux, dans son premier roman oriental, La Tentation de l’Occident (1926),
partage ce malaise puisqu’il analyse :

Mais ce n’est plus l’Europe ni le passé qui envahit la France en ce début de siècle, c’est le
monde qui envahit l’Europe, le monde avec tout son présent et tout son passé, ses offrandes

604
LEIRIS, Michel, « Prière d’insérer de la seconde édition de L’Afrique fantôme (1951) », dans : Miroir de
l’Afrique, op. cit., p. 868.
Pour l’anecdote : Joséphine Baker sera présente à l’inauguration, en mai 1933, de l’exposition du butin des
objets capturés par le ethnologues de l’expédition scientifique Dakar-Djibouti à laquelle participe Michel
Leiris. Voir : JAMIN, Jean, op. cit., p. 32.
605
MALRAUX, André, « André Malraux et l’Orient », art. cit., p. 112-114. Mes italiques.
606
KAPLAN, Caren, op. cit., p. 25.
607
CARR, Helen, « Modernism and travel (1880-1940) », dans : HULME, Peter et YOUNGS, Tim, The Cambridge
Companion to Travel Writing, Cambridge/New York/ et alii, Cambridge University Press, 2002, p. 70-86, p.
83.
Chapitre VIII : 1930 ou la ventriloquie de la Tonkinoise 201

amoncelées de formes vivantes ou mortes et de méditations… Ce grand spectacle qui


commence, mon cher ami, c’est une des tentations de l’Occident.608

Mais il n’est pas le seul à ressentir cette ‘spectaculaire’ invasion. L’idée d’une Asie revivifiant
l’Occident, mais peut-être envahissante, fait l’objet d’un débat passionné du Paris de l’entre-
deux-guerres et Les Cahiers du mois publient en 1925 une enquête adressée aux intellectuels
de l’époque pour recueillir leurs réactions sur le sujet.609
Un des textes les plus influents pour cette dispute sur les relations entre l’Occident et
l’Orient, est sans doute le Défense de l’Occident (1927) du philosophe Henri Massis.610 Selon
Massis, l’attirance des jeunes pour l’Orient – dans laquelle il compte la nouvelle idéologie
communiste, la Russie fait donc partie de son ‘Orient’ – est une attitude ‘défaitiste’ et au fond
traître à la patrie, car elle amène en France une force incontrôlable qui risque d’engloutir
l’Occident ; c’est ce qu’il appelle « le péril de l’Asiatisme ».611 Pour Massis, l’Asie attaque
l’Occident : « C’est l’âme de l’Occident qu’elle veut atteindre, cette âme divisée, incertaine
de ses principes, confusément avide de libération spirituelle, et d’autant plus prête à se perdre,
qu’elle s’est elle-même écartée de son ordre civilisateur historique et de sa tradition ».612
Pourtant, la solution est claire : il faut simplement retrouver la propre force spirituelle de
l’Europe, c’est-à-dire la religion chrétienne d’avant la réforme séparatrice ; elle seule « peut
refaire l’unité humaine ».613

2.3. - Revitalisation coloniale de la France

Beaucoup d’intellectuels comme Massis prônent la ‘défense de l’Occident’, mais


paradoxalement par l’intermédiaire de la colonie : c’est le cas du grand orientaliste Sylvain

608
MALRAUX, André, La Tentation de l’Occident (1926), op. cit., p. 92.
609
« Les Appels de l’Orient », Les Cahiers du mois, n0 9-10, Paris, Éd. Emile Paul, 1925. Questionnaire sur les
relations Occident-Orient, soumis à André Gide, Sylvain Lévi, Paul Valéry etc.
610
MASSIS, Henri, Défense de l’Occident, Paris, Plon, 1927.
611
Ibid., p. 3.
Massis est un de ces philosophes chez qui l’on voit une variation du ‘péril jaune’, cette peur plus viscérale
d’un ‘autre’ asiatique qui apparaît en France, en tout cas en littérature, dans les deux dernières décennies du
XXème siècle.
Selon Jean-Marc Moura, cette peur de l’autre est une peur de soi, du moi inconscient de l’homme comme
celle mise en avant dans la psychologie des foules. Ce ‘peril jaune’ « ne donne ni portait individualisant, ni
personnage crédible de la “race jaune”. Ce qu’il a à charge d’exprimer, c’est un pur mouvement de
dépossession de soi ». MOURA, Jean-Marc, L’Europe littéraire et l’ailleurs, op.cit., p. 137.
On peut cependant imaginer que le péril jaune prend une autre ampleur dans le contexte de l’Indochine.
612
Ibid., p. 15.
613
Ibid., p. 254.
202 Volet 2 : Variation et pérennité du discours de domination.
De l’expansion à l’administration coloniale

Lévi qui prend pour exemple de l’action de la France sur les temples d’Angkor : la
restauration française des temples fait la preuve de la grandeur de la République.614 Maurice
Martin du Gard (1896-1970), journaliste et critique littéraire, fondateur (1922) et directeur des
Nouvelles littéraires et cousin de Roger Martin du Gard, estime qu’il faut créer un « esprit
public » colonial lieu de ressourcement de la France.615

Les grands noms exemplaires de Gallieni, de Jules Ferry, de Lyautey ne sont pas, dans les
écoles, l’objet du culte national, et pourtant, si une doctrine devait être populaire, c’est bien
l’impérialisme comme nous l’entendons, qui est à base d’amitié. Il épanouit, outre-mer, les
vertus traditionnelles que la métropole aigrit. C’est une foi. Au moment du doute, qu’attend-
on pour s’y renflammer ?616

C’est dans ce cadre qu’il faut considérer la stimulation de la littérature coloniale. Par sa
grandeur, elle doit venir faire la preuve de celle de la France et de la pérennité de sa culture.
C’est ainsi que la production littéraire dans la colonie doit apporter De l’horizon pour la
littérature française, pour reprendre le sous-titre de l’analyse littéraire des ‘frères’ Leblond
intitulée : Après l’exotisme de Loti, le roman colonial (1926).617
Les productions littéraires font la preuve de cet engouement pour la colonie et pour
l’Asie. Dans le monde littéraire, tout est colonial. C’est la grande mode du récit de voyage
dans les colonies et les histoires ‘tropicales’ sont très prisées.618 Et d’énormes succès de
librairie sont des romans dont l’action se passe – au moins partiellement – dans les
colonies.619 La France crée en outre un Prix littéraire, en 1920, pour encourager les écrivains
des colonies, et le premier lauréat est Jean Marquet avec De la Rizière à la montagne (1920)
dont j’ai parlé plus haut. On voit aussi l’apparition d’écrivains de couleur dont les œuvres sont
614
LEVI, Sylvain, « Avant-propos », dans: LEVI, Sylvain (dir.), L’Indochine. Exposition Coloniale Internationale
de Paris, Paris, Société d’Editions Géographiques, Maritimes et Coloniales, 1931, p. 5.
615
MARTIN DU GARD, Maurice, Les Mémorables. 1918-1945, préf. de : NOURISSIER, François, Paris, Gallimard,
1999.
616
Ibid., « Les livres de l’Empire », Les Nouvelles littéraires, 9 mai 1936, cité par COPIN, Henri, L’Indochine
dans la littérature française des années vingt à 1954, op. cit., p. 30.
617
LEBLOND, Marius-Ary, Après l’exotisme de Loti, le roman colonial. De l’horizon dans la littérature
française, Paris, V. Rasmussen, 1926.
Marius-Ary Leblond, est en réalité un pseudonyme de Georges Athénas et Aimé Merlo.
618
HALEN, Pierre, Le petit Belge avait vu grand. Une littérature coloniale, Bruxelles, Ed. Labor, 1993, p. 250.
FORSDICK, Charles, Travel in Twentieth-Century French and Francophone Cultures, op. cit., p. 83.
619
BENOIT, Pierre, L’Atlantide (1920), Paris, Livre de Poche, 1994 (qui aura la progéniture cinématographie que
l’on sait) ;
FAUCONNIER, Henri, Malaisie, Paris, Stock, 1930 (qui obtint le prix Goncourt de 1930) ;
CELINE, Louis-Ferdinand, Voyage au bout de la nuit (1932), Paris, Gallimard, 1989 ; etc. Je ne m’arrête pas
ici à la popularité des récits de voyage sous les tropiques. Mais j’y reviendrai ultérieurement.
Chapitre VIII : 1930 ou la ventriloquie de la Tonkinoise 203

récompensées par des prix prestigieux : René Maran remporte le Goncourt de 1921 pour son
Batouala alors que le prix Nobel de littérature de 1913, l’Indien Rabindranath Tagore,
acquiert en popularité ; il est rejoint en Inde en 1922 par Albert Londres qui tient à
l’interviewer.620

2.4. - Les colonisés dans la métropole

En fait, on peut considérer que la France change démographiquement, ce ne sont plus


seulement les idées et l’art des colonies qui sont présents en France, ce sont les colonisés eux-
mêmes qui viennent habiter, étudier ou travailler en métropole et surtout dans les grandes
villes de France. On rencontre à Paris, Lyon ou Marseille, nombre d’étudiants originaires des
colonies ; ce sont les enfants de l’élite coloniale ou des intellectuels ayant obtenu une bourse
d’étude. On retrouvera certains d’entre eux parmi les écrivains ‘francophones’ et/ou
‘anticoloniaux’ et dans les textes qu’ils ont publiés en France. Les plus connus : Aimé Césaire
(1913- ), Léopold Sedar Senghor (1906-2001), René Maran (1887-1960) et d’autres, un peu
moins connus mais dont l’œuvre originale et la présence contribuent à colorer le paysage
culturel de la France. Je pense aux Vietnamiens tels que : le poète et essayiste catholique
Pierre Do Dinh (1905-1970, né Do Dinh Thach), le critique littéraire Tran Van Tung qui
publie avec Rêves d’un campagnard annamite (1939) son autobiographie.621 Ou encore à
Hoang Xuan Nhi, qui raconte la vie de son alter-ego l’etudiant Heou-Tâm (1939).622 Mais il
faut aussi penser à la poétesse et romancière franco-cambodgienne Makhali-Phāl (1908 ?-
1965, née Nelly-Pierrette Guesde) qui arrivera en France sans doute juste après 1918. Elle est,
elle aussi, choyée comme femme exotique, s’il faut croire, comme le fait Richard Serrano
dans Against the Postcolonial (2005), que son roman Les Mémoires de Cléopatre (1956) est,
au moins partiellement, autobiographique.623
Certains activistes révolutionnaires et écrivains ‘anticoloniaux’ sont aussi présents sur
le sol français où ils viennent revendiquer des réformes pour l’Indochine, directement aux
portes du pouvoir de la République. Il y a, entre-autres, les ‘cinq dragons’ de l’Indochine,
620
MARAN, René, Batouala. Véritable roman nègre, Paris, Albin Michel, 1921.
Pour l’interview par Albert Londres de Tagore, voir : ASSOULINE, Pierre, Albert Londres, op.cit. , p. 217.
621
TRAN VAN TUNG, Rêves d’un campagnard Annamite (1939), Paris, Mercure de France, 1940.
622
HOANG XUAN NHI, « Préparatifs de Heou-Tâm » (1939), Heou-Tâm, Paris, Mercure de France, 1942, p. 13-
134.
623
SERRANO, Richard, « Makhali-Phal and the Perils of Metissage », Against the Postcolonial, op. cit., p. 105-
140.
MAKHALI-PHAL, Les Mémoires de Cléopâtre, Paris, Albin Michel, 1956
204 Volet 2 : Variation et pérennité du discours de domination.
De l’expansion à l’administration coloniale

pour reprendre le terme de Ngo Van, dans son Viêt-nam 1920-1945.624 Ils sont des activistes
bien connus des fichiers de la Sûreté. D’abord l’aîné, Phan Chau Trinh (1872-1926 : ses
funérailles à Saïgon furent suivies d’un cortège de plus de 60.000 personnes, malgré
l’interdiction de regroupement) qui arrive à Paris vers 1911. Il était étudiant de Pham Boi
Chau (1867-1940, mort en résidence surveillée à Hué), considéré comme l’ancêtre du
mouvement nationaliste vietnamien et le fondateur en 1904 de la Ligue pour la modernisation
qui vise à « Réformer la civilisation et développer l’esprit national, pour éviter aux Annamites
de devenir des esclaves ».625 La propagation de la langue vernaculaire quốc ngữ est un de
leurs points de combat contre l’influence française. Phan Chau Trinh ouvre une école gratuite
de quốc ngữ. Il concourt à l’impulsion de modernisation de la société – les mandarins sont
outrés – tandis que ses critères culturels témoignent d’un nationalisme qui affole les
administrateurs coloniaux, qui fermeront cette école. Un mouvement de contestation paysanne
éclate (1907-1908) contre la misère, les impôts, les corvées. On arrête Trinh et l’envoie au
bagne de Poulo Condore mais, sous la pression de la Ligue des Droits de l’Homme, il en est
relaxé et expulsé en France. Une fois à Paris, il fonde avec Phan Van Truong (1878-1933) qui
y faisait une thèse de doctorat en Droit, une Association des Patriotes Annamites. Tous deux
sont en France pendant la guerre et, sur cette période, Truong écrit Une Histoire des
conspirateurs Annamites de Paris (1926).626
Après la guerre, ces deux ‘dragons’ seront rejoints dans leur lutte par trois jeunes
révolutionnaires. Premièrement Nguyễn The Truyen (1899- ? exilé en 1940 ? à Nossi-Lava,
au Nord de Madagascar), fils d’un ami de Phan Boi Chau et étudiant en sciences chimiques à
Toulouse, puis en lettres à Paris en 1921. Il contribue activement au journal Le Paria (1922-
1926).627 Truyen tente de rallier ses compatriotes au communisme, contre le parti

624
NGO VAN, Viêt-nam 1920-1945 : Révolution et contre-révolution sous la domination coloniale, Paris,
Nautilus, 2000, p. 27.
625
Ibid., p. 28.
Sur PHAN BOI CHAU, voir aussi : MARR, David G., Vietnamese Tradition on Trial. 1920-1945, Berkeley/Los
Angeles/Londres, University of California Press, 1984, p. 15-20.
626
Voir : NGO VAN, Au Pays de la Cloche fêlée, op. cit., p. 66.
627
Le Paria (mai 1922-avril 1926), est le journal des populations des colonies auquel participent des colonisés
de tous les coins de l’Empire français (Phan Chau Trinh, Phan Van Truong, Nguyễn The Truyen, Nguyễn Tat
Than, c’est-à-dire Nguyễn Ái Quốc, mais aussi Lamine Senghor et Messali Hadj). Très proche du Parti
communiste français et de L’Humanité – dont certains articles sont repris intégralement – Le Paria sous-
titre : Tribune du prolétariat colonial puis, en septembre-octobre 1925 Organe des Peuples opprimés des
colonies. Il affiche son amitié pour les communistes de L’Humanité, mais il est surtout anticolonial ; les
idées nationalistes et internationalistes s’y côtoient et même celles des constitutionnalistes tels que le très
modéré et bourgeois Bùi Quang Chiêu (homme d’affaires qui revendique plus de libertés mais au sein de
l’Union française sous forme d’un Dominion). Toute action contre le colonialisme y est louée. Journal en
langue française publié à Paris, le titre apparaît en trois langues : arabe, français et chinois.
Chapitre VIII : 1930 ou la ventriloquie de la Tonkinoise 205

constitutionnaliste de Bùi Quang Chiêu, homme d’affaire réformiste qui revendique une
forme de Dominion, mais ne remet pas en cause la tutelle française. En 1927 Truyen se
détache finalement du PCF pour fonder son propre parti : Le Parti Annamite de
l’Indépendance à orientation proche de celle du Kuomintang. Deuxièmement Nguyễn An
Ninh (1900-1943, exécuté par le directeur du bagne de Poulo Condore qui craignait que les
Japonais ne le libèrent), ce licencié en droit, journaliste et activiste retournera dès 1923 à
Saigon pour y fonder le journal La Cloche fêlée (1923-1926). Il est l’écrivain de l’essai La
France en Indochine (1925).628 Ninh, qui est proche des anarchistes, est souvent considéré
comme le père de l’action révolutionnaire communiste au Việt Nam parce qu’il a réussi à
rallier contre les Français, dans le journal La Lutte (1933-1635), les staliniens et les
trotskistes.629 On retrouve aussi Ninh comme compagnon de voyage de Léon Werth (1878-
1955) dans Cochinchine (1926).630 Et finalement, le plus connu des Vietnamiens – le futur Hồ
Chí Minh (1892-1969) fondateur du Pari communiste du Việt Nam (1929) et du Việt-minh
(1941), connu à l’époque qui m’intéresse sous le nom de Nguyễn Ái Quốc (Nguyễn le
patriote).631 C’est sous ce nom qu’il publie Le Procès de la colonisation française (1926).632

628
NGUYễN AN NINH, La France en Indochine, Paris, Debeauve, 1925.
Ce texte a aussi été publié dans la revue Europe, le 17-7-1925, qui avait publié, la même année l’enquête sur
Les Appels de l’Orient.
629
NGO VAN, « Front unique La Lutte 1933-1935 », Viêt-nam 1920-1945, op. cit., p. 203-219.
630
WERTH, Léon, Cochinchine (1926), op. cit.
631
Le Parti communiste du Việt Nam ou : Đảng Cộng Sản Việt Nam est fondé à Hong Kong en 1929. Voir :
DUIKER, William J., Ho Chi Minh. A life, New York, Hyperion, 2000, p. 164.
632
NGUYễN ÁI QUốC, Le procès de la colonisation française, dans : Ho Chi Minh, Œuvres choisies. Tome I :
LeProcès de la colonisation française (1922-1926), Hanoï, Editions en Langues Etrangères, 1960.
Hô Chi Minh a changé de nom à plusieurs reprises. Il est né Nguyễn Sinh Cung (entre 1890 et 1894, la date
exacte est incertaine, je retiens celle renseignée lors de son inscription à l’école selon Ngo Van : 1892, bien
que l’idéologie ait formellement choisi la date ronde de 1890). Son père est un mandarin assez bien noté qui
peut se permettre d’envoyer ses enfants dans les meilleures école du pays. Mais le père bascule – alcoolisme
violent ou (et ?) complicités avec les révolutionnaires Phan Boi Chau et Phan Chau Trinh ? – il est dégradé et
révoqué en 1910 et le fils doit gagner sa vie. Il prend le nom de Nguyễn Tat Than vers l’âge de 10 ans (‘qui
ira au bout de sa destinée’).
Voir : HEMERY, Daniel, Ho Chi Min. De L’Indochine au Vietnam, Paris, Gallimard, 2002, p. 133.
Il est engagé dans une compagnie maritime, comme ‘boy’ et devient l’anonyme Ba (n0 3), puis prend nom de
Paul Tat Than, ibid., p. 41. Comme il est employé de grands paquebots, il voit du pays ; il est à New York en
1912, à Londres entre 1914 et 1919, où il est ouvrier à l’Igranic Electric Company de Bedford et travail dans
la cuisine d un hôtel.
Après la guerre, il va à Paris – où il devient retoucheur-photographe (Phan Chau Trinh avait une boutique de
retouche de photographie où il accueillait beaucoup de ses jeunes compatriotes), et rejoint le groupe des
Annamites partiotes composé de : Phan van Truong et Phan Chau Trinh. Ils signent collectivement, sous le
nom de Nguyễn Ái Quốc (le patriote), les Revendications du peuple annamite (juin 1919) ibid., p. 45.
Une liste de renvendications que Than présentera en main propres au premier secrétaire de Wilson lors des
pourparlers de Versailles.
Voir : DUIKER, William J., Ho Chi Minh. A life, New York, Hyperion, 2000.
Finalement, dans les articles du Paria, le nom collectif devient son nom de plume personnel, les autres en
206 Volet 2 : Variation et pérennité du discours de domination.
De l’expansion à l’administration coloniale

Quốc est en France, au moins de 1919 à 1923, où il travaille dans l’atelier de retouche
photographique de Phan Chau Trinh, qui était probablement une connaissance de son père.
Ces cinq ‘dragons’, Phan Chau Trinh, Phan Van Truong, Nguyễn The Truyen, Nguyễn An
Ninh et Nguyễn Ái Quốc, sont à Marseille en 1922, où ils apostrophent dans un pamphlet
cinglant, l’Empereur d’Annam Kaï Dinh, venu honorer de sa présence l’Exposition coloniale.
A la fin des années vingt, début des années trente, ils rentrent en Indochine pour organiser
l’action sur place (sauf Quốc qui est à Moscou, à Hong Kong puis en Chine), mais en France
le flambeau continue à passer de main en main. De ces premiers activistes de Paris, seul Hồ
Chí Minh verra la fin de la colonisation française. Je reviendrai plus tard aux textes de ces
révolutionnaires.
En outre, après 1918, bon nombre de tirailleurs – ceux qui avaient survécu à l’horreur
des tranchées sur le front Européen – se sont retrouvés en France et y sont restés. C’est le cas
des Africains tels que Lamine Senghor, membre du Parti Communiste Français, collaborateur
du journal Le Paria et écrivain de La violation d’un pays (1927) et Bakary Dialo (1892-1978),
l’écrivain de Force-Bonté (1926).633 Et l’on sait que Phan van Truong a participé à la guerre
comme interprète (ce qui lui a permis de se former un réseau de connaissances parmi les
ouvriers des fabriques d’armes, les tirailleurs etc.). D’ailleurs, une réserve de l’armée
coloniale (Sénégalais, Indochinois et Malgaches) est encore basée en France pour défendre la
patrie si elle est à nouveau attaquée et contribue à prouver sa force lors de la « pacification du
levant » (1920-1921) et « la crise du Maroc » (1925-1926), comme le formulent dans leur
étude procoloniale, Philippes Roques et Marguerite Donnadieu, qui prendra plus tard pour
nom de plume Marguerite Donnadieu.634 A cette même époque, il y a aussi des travailleurs

revanche apposent leur vrai nom. Je me bornerai pour ma part à le nommer Nguyễn Ái Quốc, le nom sous
lequel il signe les documents publiés à l’époque qui m’intéresse.
633
SENGHOR, Lamine, La Violation d’un pays, préface de VAILLANT-COUTURIER, Paul, Paris, Bureau d’Edition
de Diffusion et de Publicité, 1927. Le préfacier était rédacteur en chef de L’Humanité (1892-1937).
Lamine Senghor était Sénégalais, militant communiste, collaborateur de la revue Le Paria, puis actif dans La
Ligue de ‘La Race Nègre’. Il a aussi participé à la conférence anti-impérialiste de Bruxelles en 1927 (10-15
février).
DIALO, Bakary, Force-Bonté, Paris, F. Rieder et Cie, 1926. Ce texte est une louange à la France terre patrie
formatrice. Bakary Dialo est un des tirailleurs dont parle Lucie Cousturier dans son Des Inconnus chez moi,
récit dans lequel elle raconte sa rencontre forcée avec des Africains en France pendant la Première Guerre
mondiale qui bivouaquent dans des baraques voisines de sa maison. Cousturier apprend à connaître ces
nouveaux voisins, les ‘inconnus’ du titre, et leur apprend à lire et à écrire le français. Bakary Dialo était son
élève. Voir : Voir : COUSTURIER, Lucie, Des Inconnus chez moi (1920), préface de René Maran, dans :
LITTLE, Roger (prés.), Paris, L’Harmattan, 2001. Voir aussi son récit de voyage en Afrique : COUSTURIER,
Lucie, Mes Inconnus chez eux (1925), préface de Maran, René, Paris, Les Belles Lectures, 1956.
634
ROQUES, Philippe et DONNADIEU, Marguerite, L’Empire français, Paris, Gallimard, 1940, p. 144.
Marguerite Donnadieu n’est autre que le nom de naissance de Marguerite Duras ; Duras est son pseudonyme
de femme de plume.
Chapitre VIII : 1930 ou la ventriloquie de la Tonkinoise 207

immigrés dans les grandes usines françaises. Selon Patrice Marcillaux, la simple rencontre des
‘Chinois’ qui avaient été recrutés pour travailler dans les usines pendant la Première Guerre
mondiale, suscitait déjà une véritable frayeur chez certains Français.635 Mais leur présence
passe d’autant moins inaperçue qu’elle se manifeste lors de grèves qui prouvent que les
mouvements ouvriers commencent à s’organiser. Messali Hadj, figure emblématique du
mouvement national algérien, lui aussi mobilisé en 1918, écrit dans ses mémoires, concernant
la grève des cheminots de 1920 : « J’ai rencontré des Indonésiens, ainsi que des Indochinois,
des Chinois, des Egyptiens, des Syriens, des Destouriens et d’autres encore ».636

2.5. - Attirence et angoisse : le ressac

La peur de l’invasion d’une ‘altérité colorée’ est amplifiée dans l’opinion publique par la
crainte de la montée du communisme. Certains écrivains, comme Paul Morand, tremblent
devant l’influence de Moscou qui va permettre l’arrivée des colonisés en métropole. Morand
met en garde ses contemporains : si le communisme arrive à s’imposer, tous les misérables du
monde viendront mendier en Europe.

Savent-ils, nos communistes français, quels frères terribles, implacables, ils vont désormais
se donner ? Quelle police pourrait arrêter l’entrée de millions de Noirs en un pays où les
frontières auront disparu ? Quel règlement syndical interdira à ces paquebots surchargés de
maraîchers chinois de venir exploiter chaque parcelle de la côte d’Azur, d’en humer le suc,
d’en appauvrir le sol avec leur labeur d’insectes qui ne connaissent ni nuit ni jour [...] ? A
peine auront-ils pris le pouvoir de nos mains bourgeoises, nos comités paysans et soldats,
qu’à leur porte de nouveaux riches viendront frapper les migrations asiatiques affamées et
terribles des vrais pauvres, des vrais mendiants […] pour qui le communisme n’est pas un
mot, une mode, mais un état éternel, organique ; hordes tout en mains et en dents ; aux bras
tendus, aux mâchoires ouvertes. 637 [sic]

635
MARCILLAUX, Patrice, « Les Relations franco-chinoises au XXe siècle et leurs antécédants », cité dans :
GOSCHA, Christopher, art. cit., p. 130.
636
MESSALI, Hadj, dans : LIAUZU, Claude, Aux Origines des tiers-mondismes. Colonisés et anticolonialistes en
France 1919-1939, Paris, Harmattan, 1982, p. 9.
Destouriens : adhérents au parti politique nationaliste tunisien, Destour, créé en 1920. En 1937, Bourguiba
créa le Néo-Destour cette fois favorable à la coopération avec l’Occident.
637
MORAND, Paul. Hiver caraïbe (1929), op. cit., p. 121.
208 Volet 2 : Variation et pérennité du discours de domination.
De l’expansion à l’administration coloniale

C’est donc un mouvement complexe par rapport à l’Asie. Attirance et rejet sont des réactions
solidaires, comme chez Malraux ou Morand et montrent combien la France et ses écrivains
sont conscients de cette ‘tentation de l’Occident’.
Les communistes ne font pas exception, car eux aussi sont ballottés entre attirance et
angoisse. Comme ailleurs, on retrouve à la fois l’idée que les hommes de couleur peuvent
venir aider le prolétaire blanc et, en même temps, la peur que cette force soit employée pour
combattre la révolution. L’Humanité publie des appels aux peuples coloniaux : ils ont déjà été
employés dans des guerres fratricides contre Sénégalais, Indochinois, Marocains etc. mais ne
« peuvent plus accepter d’être réutilisés contre les ouvriers européens » qui préparent la
révolution.638 Les journalistes communistes du journal Le Paria (1922-1926) ont bien compris
cette angoisse du PCF. C’est sans doute la raison pour laquelle ils multiplient les articles dans
lesquels ils se portent garants de la solidarité des peuples colonisés : ceux-ci ne se laisseront
pas embrigader par les gouvernements bourgeois car ils savent que les impérialistes divisent
pour mieux régner.639 En outre, comme le dit Claude Liauzu, les hommes de couleurs sont
aussi considérés comme un fardeau sur les épaules du prolétaire occidental.640
A partir de ces considérations sur les mouvements culturels au sein de la métropole à
l’entre-deux-guerres, on se rend compte que la crise est double. D’une part la France ne se
sent plus à la hauteur – entre autres à cause du traumatisme de la guerre – de l’autre, elle
ressent les pressions de son Empire, une présence culturelle, démographique et politique des
colonies qui éveille des sentiments contradictoires. C’est une dualité que Albert Sarraut
(1872-1962) qui fut Gouverneur Général de l’Union indochinoise (1911-1914, 1916-1919)
puis ministre des Colonies (1920-1924 puis 1932-1933) et président du Conseil (1933 et
1936) analyse dans son essai Grandeur et servitudes coloniales (1931).641 Il résume
l’incertitude de la métropole dans cette interrogation inquiète : « Ceci tuera-t-il cela ? Ou le
sauvera-t-il au contraire ? »642 Cette indécision illustre à merveille la pression de l’Empire sur

638
ANONYME, « Un Appel aux peuples coloniaux », L’Humanité, le 23 juillet 1925.
639
ANONYME, « La Revue de Presse. Diviser pour régner », Le Paria, numéro 36/37, septembre-octobre, 1925.
L’auteur assure que les peuples colonisés sont conscients que les Français les divisent pour mieux les
dominer. Il cite un article de la presse coloniale qui dit : « En Indochine il est impossible de régner par le
nombre [20 millions d’Indochinois pour 45.000 Français]. Notre faiblesse numérique sur place nous oblige à
ne pas hâter une union [des divers peuples] dont nous serions les mauvais marchands ». Le colonial auteur de
cet article préconise d’opposer – avant tout – les Chinois et les Indochinois. Le Paria condamne évidemment
cette attitude et vient, au contraire, prouver sa solidarité avec avec le PCF.
640
LIAUZU, Claude, op. cit., p. 15-16.
641
SARRAUT, Albert, op. cit.
642
Ibid., p. 11.
Chapitre VIII : 1930 ou la ventriloquie de la Tonkinoise 209

l’Occident ; une pression dont parle Edward Said dans son Culture et imperialisme et qu’il
considère comme un des critères du modernisme littéraire. Dans sa « Note sur le
modernisme », il cite Conrad, Forster et Malraux comme des écrivains modernistes qui ont
« abandonn[é] le triomphalisme impérial ; […] c’est [au contraire] une angoisse terriblement
perturbante qui se dégage de [leurs] récits ».643 Nous reviendrons à cette analyse de Said, mais
pour l’heure, constatons simplement qu’une inquiétude liée à la présence de l’autre se
manifeste. Cette altérité apparaît même aux yeux de Sarraut comme une contre-offensive, un
retour de civilisation. Car, reconnaît-il, « C’est l’heure des ressacs, des chocs en retour de la
civilisation, l’heure de la contre-offensive des énergies qu’elle a éveillées et organisées ».644
Dans cet essai, il dévoile que ces ‘ressacs’ ne sont pas seulement culturels ou
démographiques, ils sont intimement liés à la situation politique car l’homme colonisé lui
aussi attendait un retour et la réalisations des promesses non tenues : « l’homme de couleur,
replié dans sa déception […] avait peu à peu commencé de rêver du jour libérateur […] ».645
A cause de ces ressacs, l’heure est venue du bilan ‘colonial’, de l’évaluation de ce que
l’on a semé. Ces questionnements sur le ‘retour de civilisation’ ou sur les implications de la
colonisation se lisent le mieux à la lumière du changement thématique de la littérature
coloniale. En effet, la colonie est établie depuis plus d’une génération maintenant et il n’est
plus si courrant de lire de purs ‘romans de congaï’ à l’entre-deux-guerres. Le fameux Thi-Bâ
de Jean d’Esme, dont j’ai parlé au chapitre précédent est un prototype du ‘roman de la congaï’
publié en 1920, mais qui se passe avant la guerre. En tout cas, on voit que la thématique
s’élargit et que la congaï apparaît encore, mais surtout dans les ‘romans du métis’, son
enfant.646 Tandis que l’époque qui précède serait plutôt caractérisée par la relative absence des
métis.647

643
SAID, Edward W., Culture et impérialisme (1993), op. cit, p. 270-271.
644
SARRAUT, Albert, op. cit., p. 13.
645
Ibid., p. 18.
En fait, il faut remarquer que Albert Sarraut a ici beau jeu. Dès 1917, il promet plus ou moins la citoyenneté
aux Annamites – il fallait leur faire accepter la guerre en Europe – puis commence à parler de ‘citoyenneté-
indigène’ et finalement, rien n’est fait pour changer la justice à deux vitesses dans la colonie.
646
Voir, entre-autres : CENDRIEUX, Jean, Fançois Phuoc. Métisse (1929), Paris/Pondichéry, Kailash, 2001 ;
CHIVAS-BARON, Clotilde, Trois femmes annamites, Paris, Fasquelle, 1922 ;
CHIVAS-BARON, Clotilde, Confidences de métisse, Paris, Fasquelle, 1927 ;
CHIVAS-BARON, Clotilde, Folie exotique (en brousse sedang), Paris, Flammarion, 1924 ;
DORSENNE, Jean, Sous le soleil des bonzes (1934), Paris/Pondichéry, Kailash, 2001 ;
SCHULTZ, Yvonne, Sous le Ciel de jade, Paris, Plon, 1930 ;
POURTALES, Guy de, Nous à qui rien n’appartient, Paris, Flammarion, 1931 ;
POURTIER, Jean-Antoine, Mékong, Paris, Grasset, 1931 ;
POUVOURVILLE, Albert de (Matgioï), Le Mal d’Argent, Paris, Ed. du Monde Moderne, 1928 ;
PUJARNISCLE, Eugène, Le Bonze et le pirate (1929), op. cit. ;
210 Volet 2 : Variation et pérennité du discours de domination.
De l’expansion à l’administration coloniale

Ce ressac des colonies dans la métropole me permet de répondre par l’affirmative à la


première question de ce chapitre : il y a un changement démographique et culturel dans la
métropole qui sous-tend l’apparition dans la version de Joséphine Baker de ‘l’autre’, ou plutôt
d’un subterfuge : Mélaoli. Cette présence, ce ‘ressac’ colonial éveille attirance et angoisse,
une incertitude que la chanson est de nature à calmer, puisque, quel que soit le ‘ressac’ elle
propage un discours familier hérité de la chanson de 1906, celui du triomphalisme colonial
qui affirme l’amour que les colonisés portent aux Français.

3. - Un ventriloquisme politiquement ‘correct’.


3.1. - Yen Bay

Mais comme le signalent déjà et l’analyse de Sarraut et les activités des ‘cinq dragons’, la
présence culturelle et démographique n’est pas la seule pression de l’Empire sur la
métropole ; une présence plus directement politique est en train d’émerger. Selon moi, le
discours amoureux affirme le succès des coloniaux dans la colonie au moment même où la
logique voudrait que ce mythe soit remis en question. Le plaisir, l’amour et l’humour qui sont
associés à la chanson de Mélaoli dissimulent la violence des relations entre coloniaux et
colonisés et gomment un des chapitres sanglants de la période ‘administrative’, ce que l’on a
appelé les ‘événements’ de Yen Bay.648
La contemporanéité est frappante ! Joséphine Baker interprète cette chanson pour la
première fois à l’occasion de la Grande Revue de l’Opéra de Paris intitulée Paris qui remue
lancée en septembre 1930.649 En Indochine, quelques mois auparavant, le 10 février 1930
pour être plus précis, plusieurs garnisons – entre autres celle de Yen Bay au Tonkin – sont

WILD, Herbert, L’Autre race (1920), Paris/Pondichéry, Kailash, 2000 ;


WILD, Herbert, La Dernière chasse du Général Lennert (1925), Dans les Replis du dragon, Paris/Pondichéry,
Kailash, 1997, p. 8-82.
647
YEE, Jennifer, op. cit., p. 285.
648
‘Yen Bay’, révolte organisée par le parti nationaliste Việt Nam Quồc Dân Ðảng (VNQDD).
Voir : NGO-VAN, « L’insurrection de Yenbay, février 1930 », Viêt-nam 1920-1945. Révolution et contre-
révolution sous la domination coloniale, Paris, Nautilus, 2000, 141-150 ;
MARR, David G., Vietnamese Tradition on Trial. 1920-1945, Berkeley/Los Angeles/Londres, University of
California Press, 1984, p. 377-378.
649
D’après mes calculs, le spectacle dure de septembre 1930 à octobre 1931. On sait que cette revue dura 13
mois www.casinodeparis.fr/swf/origines/origines.swf et qu’elle cède la place à celle de Mistinguett qui
commence le 17 octobre 1931. http://www.europeanjournal.net/mistinguett.htm
Sauvage nous signale qu’il interview l’artiste « un dimanche de septembre » quand Joséphine était « saluée
par des rafales d’applaudissements » pour les chansons de cette Revue. Voir, SAUVAGE, Marcel, op. cit, p.
22.
Chapitre VIII : 1930 ou la ventriloquie de la Tonkinoise 211

attaquées par des mutins de mèche avec des révolutionnaires partisans du Parti nationaliste
Việt Nam Quồc Dân Ðảng (VNQDD, fondé en 1927 ; un parti d’orientation proche du
Kuomintang et inspiré du modèle de Sun Yat Sen).650 A Hanoï, le même jour, un partisan abat
un policier sur le très symbolique pont Doumer et des étudiants lancent des bombes
artisanales sur la prison, le commissariat central, la gendarmerie et le domicile du chef de la
Sûreté. Cette révolte fit de nombreuses victimes parmi les Français (20 tués et une
cinquantaine de blessés) et la répression fut sanglante : bombardement aérien du village de Co
Am (Tonkin) qui fut rasé par une cinquantaine de bombes, par les rafales de mitrailleuses des
avions descendus à basse altitude et par le feu qui réduisit tout en cendres.651 Le lendemain, le
résident supérieur du Tonkin fit parvenir une missive à tous ses collègues : « Village Co am
[…] bombardé hier par escadrille Hanoï. Vous prie donner large publicité et ajouter que tout
village qui se mettra dans situation analogue subira impitoyablement le même sort ».652 Les
arrestations pleuvent (2500 en trois jours, précisent les Immigrés Indochinois de France dans
leurs pamphlets) et les condamnations se succèdent (66 peines de mort, plus de 300 travaux
forcés à perpétuité, détentions à Poulo Condore ou déportations).653
Plusieurs tracts sont distribués par les Annamites de Paris, Toulouse, Bordeaux, pour
empêcher les exécutions capitales : « Libérez nos 56 condamnés à mort de Yen Bay ! ».654
Des réunions sont organisées, des démonstrations. Entre-autres, le 22 mars lors de
l’inauguration en grandes pompes de la Maison des étudiants indochinois à la cité
universitaire à Paris. Cette inauguration fournit l’occasion d’une grande manifestation contre
le gouvernement ; par ailleurs cette cité universitaire est boycottée par les Indochinois – peu
d’étudiants s’y inscrivent et les chambres restent vides. Ces jeunes qui voulaient se garder des

650
Sur l’insurrection de Yen Bay, voir : NGO VAN, Viêt-nam 1920-1945. Révolution et contre-révolution sous la
domination coloniale, op. cit., 141-150.
Sur le VNQDD, voir aussi : MARR, David G., Vietnamese Tradition on Trial. 1920-1945, op. cit., 377-378.
Selon Marr, le Parti Nationaliste était jusqu’en 1928 en majorité partisan d’une action pacifique. Mais leur
intention de se libérer du colonialisme inquiétait la Sûreté qui décida qu’ils devaient être neutralisés. En
février 1929, l’assassinat non politique de Hervé Bazin, le chef du recrutement des coolies pour le travail
obligatoire dans les plantations de caoutchouc, fournit l’occasion d’une formidable chasse aux sorcières
contre les partisans du VNQDD. C’est alors que celui-ci fit volte-face et commença à considérer l’action
terroriste.
651
Ngo Van, Viêt-nam 1920-1945, op. cit., p. 143.
652
Dépêche du Résident Robin citée dans : ROUBAUD, Louis, Viet Nam. La Tragédie Indo-chinoise, Paris,
Librairie Valois, 1931, p 144.
653
LES IMMIGRES INDOCHINOIS DE FRANCE, « Les Massacres en Indochine », Paris, Maison des Syndicats &
Service de l’Imprimerie, s.d., affiche reproduite dans : HEMERY, Daniel, Ho Chi Minh. De l’Indochine au
Vietnam, Paris, Gallimard : Histoire, 2002, p. 157.
654
LES IMMIGRES INDOCHINOIS DE FRANCE, « Empêchez les crimes impérialistes ! », affiche reproduite dans :
ibid, p. 68.
212 Volet 2 : Variation et pérennité du discours de domination.
De l’expansion à l’administration coloniale

« amitiés hypocrites », sont taxés d’ingratitude et de manque de loyauté.655 Les actions se


multiplient mais ne peuvent empêcher les exécutions capitales (par décapitations publiques et
exposition des têtes pour prévenir les actions futures). Deux activistes sont décapités en mars,
quatre en mai, treize en juin – entre-autres les décapitations auxquelles assistera le journaliste
Louis Roubaud et dont il révèle le scandale dans son Viet Nam (1931) – et ça continue, en
novembre il y a de nouveau cinq exécutions.656 Au total, selon Ngo Van, 24 décapitations
publiques sur les 66 peines capitales prononcées.657 La France de 1930 ne pouvait pas ignorer
cette situation car des défilés furent organisés qui eurent une grande ampleur, entre-autre ceux
du 1er mai auxquels la Ligue des Droits de l’Homme participe également. Le 6 juin il y a un
débat à la Chambre où certains proposent une commission d’enquête – sans succès ; l’affaire
est minimisée. Sur place, la répression se poursuit obligeant les contestataires à fuir en Chine
et certains en viendront à se suicider comme Nguyễn Thi Giang, la femme d’un des
responsables décapités.658 Parallèlement, alors que la rébellion est matée, un énorme
mouvement de protestation paysanne et ouvrière se propage dû aux mauvaises récoltes, à la
dépression économique et à l’impossibilité de payer les impôts. Des grèves se succèdent la
même année : celle de 3000 ouvriers dans une plantation d’hévéa en mars, celle des
travailleurs de l’Indochinoise Forestière et des Allumettes, là aussi plus de 1000
contestataires, celle des Ateliers Ferroviaires, etc.659 A la limite, on pourrait affirmer que ce
mouvement paysan et ouvrier est resté inconnu en métropole – la désinformation est bien
organisée et fait partie du système, comme l’a montré Alain Forest dans sa thèse sur les
documents administratifs de l’Indochine – en revanche il n’en va pas de même pour ‘Yen
Bay’.660
Les manifestations sur le sol français prouvent que la France était au courant, mais on
étouffe l’affaire, qui de ‘connaissance’ devient, dans le vocabulaire de Benjamin Stora une
« histoire refoulée ».661 La séance du 6 juin à la Chambre est assez exemplaire de l’attitude

655
NGO VAN, Viêt-nam 1920-1945, op. cit., p. 145.
656
ROUBAUD, Louis, op. cit.
657
NGO VAN, Viêt-nam 1920-1945, op. cit., p. 144.
658
Ibid., p. 149
659
Pour les chiffres de ces soulèvements paysan et ouvrier, voir : HEMERY, Daniel, op. cit., p. 69-70.
660
FOREST, Alain, op. cit., p. 3.
661
STORA, Benjamin, op. cit., p. 320.
A l’heure actuelle, je ne pense pas que les Français soient au courant de ces événements. Cette histoire
coloniale est apparemment passée de ‘refoulée’ à ‘oubliée’. Mais, le traumatisme de la France face à
l’Indochine a peut-être été légué aux Etats-Unis pendant la guerre du Việt Nam.
Chapitre VIII : 1930 ou la ventriloquie de la Tonkinoise 213

politique : désinformation, minimisation, manque de réaction car on sait mais on ne veut rien
entendre ni rien changer. C’est ce que dénonce le reporter Louis Roubaud dans son Viet Nam.
La Tragedie Indo-chinoise (1931): le discours officiel expliqua les manifestations
« officiellement par quelques mécontentements locaux, par l’action de la propagande
communiste ».662 Pourtant, on peut dire qu’il y a, en Indochine et en France, une apparition de
ce que Fanon appelle : « une altérité de rupture, de lutte, de combat ».663 Ce moment est
important qui signale que, comme le dit Said, « il y a deux côtés, deux nations en lutte », et
non plus la seule voix du maître blanc.664 Yen Bay n’est certes pas la première manifestation
de cette altérité de lutte en Indochine – les actes de résistance sont continus – mais c’est un
moment spécifique où cette voix pénètre incontestablement dans la métropole. C’est aussi la
situation qui a radicalisé les positions politiques dans le pays et créé ou renforcé des clivages
insurmontables après 1930, entre constitutionnalistes, nationalistes, communistes et diverses
sociétés secrètes.665 C’est donc une année clé pour l’organisation de la résistance en
Indochine. Mais c’est aussi une année charnière en France où de multiples voix inconnues
émergent en force : celles des mutins de Yen Bay, celles des étudiants de Hanoï et de Paris,
celles des grévistes de la colonie, et celles des activistes indochinois de France. Ils
manifestent une voix propre que le pouvoir s’efforce de réprimer, d’étouffer et de minimiser.
Beaucoup de jeunes ‘Indochinois’ seront arrêtés par la police française : Claude Liauzu
dénombre 47 incarcérations à Paris du 22 au 25 mai 1930 et 19 rappatriements jusqu’en 1931,
entre-autres celui du délégué communiste Nguyễn Van Thao que les surréalistes réclameront
dans leurs tracts de la ‘contre-exposition’.666

3.2. - La danse sur le volcan

Et c’est exactement à cette époque que réapparaît cette bien familière et rassurante Petite
tonkinoise. Je suis convaincue que la chanson remporte autant de succès parce qu’elle étouffe
– au moins le temps de la représentation – cette voix nouvelle et inappropriée, celle d’une
altérité de lutte. La voix de Mélaoli incarnée par Joséphine Baker est l’alternative désirable

662
ROUBAUD, Louis, op. cit., p. 9.
663
FANON, Frantz, op. cit., p. 180.
664
SAID, Edward W., Culture et impérialisme, op. cit., p. 297.
665
MARR, David G., op. cit., p. 22.
666
LIAUZU, Claude, op. cit., p. 155.
Pour les tracts de cette contre-exposition, voir annexe, ibid., p. 243 et voir infra.
214 Volet 2 : Variation et pérennité du discours de domination.
De l’expansion à l’administration coloniale

puisque c’est une voix qui répète un discours que l’on connaît bien pour l’avoir entendu
depuis au moins 1906. Je ne veux pas affirmer que cette chanson était efficace au point
d’étouffer la contestation, mais qu’elle doit en partie sa popularité à la voix rassurante qu’elle
fait entendre. C’est le seul type de voix que le public est prêt à écouter, dont il a besoin pour
pouvoir s’amuser. Cette réaffirmation que les ‘petites Tonkinoises’ aiment les colonisateurs
est funeste pour le dialogue dans un tel contexte. La joie tonitruante de la voix de Mélaoli
étouffe celle émergeante d’une altérité qui lutte et revendique.
Comme signalé plus haut, Albert Sarraut reconnaît qu’il y a un problème politique
dans son essai de 1931. Mais malgré son analyse et ses beaux mots, son action politique ne
fait guère avancer les réformes revendiquées dans les colonies. En tout cas, vu sa position sur
la scène coloniale – son essai La Mise en valeur des colonies (1923) était très influent et ses
idées concernant ‘la politique indigène’ ont fait beaucoup d’adeptes dans les colonies – on
pourrait penser que son opinion coloniale faisait force de loi, mais il donne l’impression dans
ce Grandeur et servitude coloniale (1931) de prêcher dans le désert.667 Il écrit au lendemain
de l’Exposition Coloniale Internationale de Vincennes (6 mai - 15 novembre 1931) :

Nous n’avons pas perdu, je le vois, l’habitude de danser sur les volcans. […] Quelle que soit la
rudesse des avertissements qu’élève vers elle [l’Europe] la rumeur croissante de l’Orient, des
Indes et de l’Extrême-Orient, elle parait méconnaître qu’il s’agit là du plus lourd des
problèmes de ce temps, de celui qui dominera notre siècle, de celui qui, quoiqu’on en veuille,
fera, dans un très proche avenir, l’obsession lancinante de l’Europe, et de l’Amérique elle-
même.668

Prévision qui a depuis prouvé sa justesse. Son livre est un ouvrage de circonstance ; c’est
l’énormité des succès de Vincennes (± 34 millions de visiteurs en 6 mois), où l’on danse sur
le volcan colonial, qui l’incite à le publier.669 Ce qu’il dévoile ici, c’est la sensation d’être à

667
SARRAUT, Albert, La Mise en valeur des colonies, Paris, Payot, 1923.
668
SARRAUT, Albert, Grandeur et servitude coloniale, op. cit., p. 15.
669
L’Exposition anti-impérialiste intitulée « La Vérité sur les colonies » en comparaison à beaucoup moins de
succès. Malgré la période plus étendue, de juillet 1931 à février 1932, et les visites collectives organisées par
les syndicats, quelque cinq mille visiteurs seulement furent dénombrés par la police parisienne.
Voir : AGERON, Charles-Robert, « L’exposition coloniale de 1931 : mythe républicain ou mythe impérial ? »,
art.cit. ;
RENARD, Michel, Etudes coloniales. Revue en ligne,
http://etudescoloniales.canalblog.com/archives/2006/08/25/2840733.html, 14-01-2007 ;
NORINDR, Panivong, « The Surrealist Counter-Exposition. “La Vérité sur les colonies” », Phantasmatic
Indochina, op. cit., p. 52-71 ;
COOPER, Nicola, op. cit.
Chapitre VIII : 1930 ou la ventriloquie de la Tonkinoise 215

une époque charnière de la colonisation : le discours colonial est au zénith de sa force ; en


revanche les relations avec les colonisés périclitent. L’Exposition coloniale de 1931 est en
effet considérée comme l’événement qui caractérise l’apogée – et donc le début du déclin – du
colonialisme en France.670 C’est l’époque où la France politique semble se ranger presque à
l’unanimité derrière le drapeau colonial. Dans son article au titre éloquent, « L’union
nationale : La “rencontre” des droites et des gauches à travers la presse et autour de
l’exposition de Vincennes » (2003), Pascal Blanchard argumente que les années autour de
1931 représentent le « moment colonial par excellence [qui] doit être analysé comme un
instant unique de l’union nationale derrière l’empire ».671 Cette analyse rejoint celle de Benoît
Denis qui précise que lors de la parution du roman Coup de lune de Georges Simenon, donc
en 1933, « l’entreprise [coloniale] n’était guère contestée dans son principe […]. Seul le parti
communiste se déclarait ouvertement anticolonialiste, recevant le soutien d’intellectuels de
gauche relativement isolés […] ».672 Avec le grand tamtam de l’exposition coloniale de 1931,
comme « l’empire qui est de moins en moins contesté, va faire consensus », ceux qui émettent
ne fut-ce que des doutes ou des réserves sur le colonialisme sont taxés de faire œuvre ‘anti-
Française’.673 Etant donné que cette injure, qui signifie ‘traître’, condamne une immoralité
politique, on pourrait cyniquement la traduire, à l’heure actuelle, par ‘politiquement
incorrect’. Ce qui montre combien la prise en considération du contexte culturel et des
frontières mentales de l’époque est essentielle à une lecture critique de tout discours colonial.
En 1931, la presse s’émerveille, les Français font, comme le précise le slogan de
l’exposition, « le tour du monde en un jour » en se promenant à Vincennes. Ils y visitent les
ruines d’Angkor et des villages africains reconstruits grandeur nature, le tout peuplé
d’‘indigènes’ originaires des régions de la France d’outre-mer. Dans ce parc colonial, si les
‘indigènes’ n’étaient plus exactement exhibés dans des cages comme des animaux, ils étaient
cependant exposés, « sans que cela choquât personne », tenus de figurer dans la mise en scène
française et de l’animer de leur présence.674 Comme le dit Panivong Norindr dans

670
COQUERY-VIDROVITCH, Catherine et AGERON, Charles-Robert, op. cit., p. 13.
671
BLANCHARD, Pascal, « L’union nationale : La “rencontre” des droites et des gauches à travers la presse et
autour de l’exposition de Vincennes », dans : BLANCHARD, Pascal et LEMAIRE, Sandrine (dir.), Culture
coloniale, op. cit., p. 213-231, p. 213.
672
DENIS, Benoit, « Le Coup de lune. Notice », dans : DUBOIS, Jacques et DENIS, Benoit (prés.), Simenon.
Romans I, Paris, Gallimard, 2003, coll. Bibliothèque de la Pléiade, p. 1379-1398, p. 1382.
673
BLANCHARD, Pascale et LEMAIRE, Sandrine, « Avant-propos. La constitution d’une culture coloniale en
France », dans : BLANCHARD, Pascal et LEMAIRE, Sandrine (prés.), Culture coloniale, op. cit., p. 5-39, p. 36.
674
COQUERY-VIDROVITCH, Catherine, « Le postulat de la supériorité blanche et de l’infériorité noire », dans :
FERRO, Marc (dir.), op. cit., 646-691, p. 675.
216 Volet 2 : Variation et pérennité du discours de domination.
De l’expansion à l’administration coloniale

Phantasmatic Indochina (1996), visiter l’Exposition, signifiait donner au fantasme une réalité
et « saisir le monde colonial comme une image, une représentation ».675 Cette mise en scène a
de multiples implications. D’abord, la France s’y voit présentée comme un Empire. Pascal
Blanchard et Sandrine Lemaire signalent à juste titre que le terme ‘Empire’ employé par le
ministre des Colonies, Paul Reynaud, lors de l’inauguration, « est choisi avec précision. La
France, la République, les colonies ne doivent désormais faire qu’un ».676 Il est important de
constater que l’on construit à Vincennes un citoyen de l’Empire colonial français. Ensuite, la
France est le cadre à travers lequel on doit considérer les terres et les hommes colonisés. En
effet, la colonie entre maintenant dans un cadre français et Paris devient symboliquement le
centre d’un Empire que l’on présente sur un plateau, prêt à la consommation – visuelle,
auditive, gustative – du visiteur.677 Le guide de l’Exposition dit aux promeneurs arrivés
devant la tour du pavillon de l’Afrique Occidentale Française : « N'omettez pas d'utiliser
l'ascenseur. Du haut de la tour vous aurez le panorama de l’Exposition ».678 Cette tour, au
sommet de laquelle le visiteur peut exercer littéralement son regard impérial, comme dit
Mary-Louise Pratt dans son essai Imperial Eyes (1992), procure un balcon à partir duquel il
peut visuellement prendre possession des colonies.679 La colonie captée et appropriée par le
balayage du regard est étalée à ses pieds alors que se dessine au loin le profil symboliquement
protecteur des toits de Paris et de la Tour Eiffel. Pour le visiteur étranger aussi – l’exposition
est internationale et accueille des stands d’autres pays (Italie, Pays-Bas, etc.) – ce panorama
fait la preuve de la position qu’entend tenir la France dans le paysage des nations
colonisatrices.
C’est bien ce cadre qu’il faut voir car, dans un glissement sémantique, la
représentation devient la chose et Vincennes devient : la connaissance sur la colonie. On
retrouve le vieil épistème : signe égale chose, car comme le précise Reynaud, l’expérience
faite à l’exposition est celle que l’on ferait si l’on y était :

Voir aussi : BANCEL, Nicolas, BLANCHARD, Pascal, BOËTSCH, Gilles et DEROO, Eric, Zoos humains : Au
temps des exhibitions humaines, Paris, Ed. La Découverte, 2004 ;
ANONYME, Zoo Humains. Musée virtuel de la colonisation et du racisme, www.zoohumain.com, 27-02-2006.
675
NORINDR, Panivong, op. cit., p. 32. (Ma traduction)
676
BLANCHARD, Pascal et LEMAIRE, Sandrine, art. cit., p. 5.
677
Les badauds assistaient à des spectacles et représentations musicales et s’arrêtaient aux haltes où l’on pouvait
goûter des ‘spécialités’ culinaires.
678
ROUE, Paul, Exposition Coloniale Internationale Paris (1931). Guide illustré et commenté, Paris, Imprimerie
Racine, s.d., p. 31. Mes italiques.
679
PRATT, Mary-Louise, « From the Victoria Nyanza to the Sheraton San Salvador », Imperial Eyes, op. cit., p.
201- 227.
Chapitre VIII : 1930 ou la ventriloquie de la Tonkinoise 217

Aujourd’hui la conscience coloniale est en pleine ascension. Des millions et des millions de
Français ont visité les splendeurs de Vincennes. Nos colonies ne sont plus pour eux des noms
mal connus, dont on a surchargé leur mémoire d’écoliers. Ils en savent la grandeur, la beauté,
les ressources : ils les ont vues vivre sous leurs yeux. Chacun d’eux se sent citoyen de la
grande France, celle des cinq parties du monde.680

La connaissance passe directement des livres d’école à la représentation de Vincennes qui


expose tout ce qu’il y a à savoir sur la France d’outre-mer ; plus : qui expose la colonie
vivante. C’est l’expérience de la colonie que vient faire le visiteur qui doit alors se
transformer en colonial. L’important c’est de considérer les colonies dans un cadre français,
dans le cadre rassurant de la représentation qui rend l’autre, le colonial ‘acceptable’,
‘contrôlable’, ‘digérable’ : une altérité de consommation.681 Comme le dit Panivong Norindr
en citant Walter Benjamin : « Les Expositions […] sont les centres de pèlerinage de la
marchandise-fétiche ».682 Qui plus est, « elles créent un cadre où leur valeur d’usage passe au
second plan ».683
C’est justement dans le cadre de l’Exposition coloniale de 1931 qu’il faut replacer
l’interprétation de Joséphine Baker de La Petite tonkinoise. Non seulement à cause de la
synchronie des deux spectacles – Paris qui remue (septembre 1930-octobre 1931) et celui de
Vincennes (mai-novembre 1931) –, mais aussi parce que les ‘indigènes’ qui faisaient de la
figuration à Vincennes pendant la journée, étaient aussi amenés à participer aux amusements
nocturnes des Clubs du centre de Paris. Il n’est pas improbable que certains d’entre eux se
soient retrouvés dans la revue de Joséphine Baker et elle est très clairement associée à
Vincennes par ceux qui la nommèrent « reine de l’Exposition coloniale ».684 Et surtout,
comme on devait s’y attendre, la gigantesque célébration de l'empire colonial français servait
de thème au spectacle de Baker. La revue Paris qui remue évoquait la Martinique, l’Algérie,

680
REYNAUD, Paul, Le Livre d’or de l’Exposition coloniale internationale de Paris 1931, cité dans :
« L’Exposition coloniale de 1931 », Section de Toulon de La Ligue des Droits de l’Homme, www.ldh-
toulon.net, 19-07-2004.
681
Pour savoir si la mise en scène a été performante, il vaudrait mieux, comme je vais le montrer, évaluer le
nombre de voyageurs ayant pris la route des tropiques et non pas – comme l’a fait Ageron – l’augmentation
des carrières coloniales.
682
NORINDR, Panivong, op. cit., p. 22.
683
BENJAMIN, Walter, « Paris, capitale du XIXe siècle » (1939), Das Passagen-Werk, Frankfurt am Main,
Suhrkamp Verlag, 1982, p. 60-77, voir: « Walter Benjain », Les Classiques des Sciences Sociales, Université
du Québec à Chicoutimi, http://classiques.uqac.ca/classiques, 13-01-2007, p. 65. Mes italiques.
684
« Joséphine Baker », Chemins de Mémoire, http://www.cheminsdememoire.gouv.fr, 02-03-2007.
218 Volet 2 : Variation et pérennité du discours de domination.
De l’expansion à l’administration coloniale

l’Indochine, l’Afrique équatoriale et Madagascar. Elle ouvre le spectacle par La Petite


tonkinoise, qu’elle interprète pour la première fois, mais elle lance également J’ai deux
amours et propose Voulez-vous de la canne à sucre ? en précisant que « C’est encore mieux
que les bananes ! »685 Ces fruits ne font que renforcer le dialogisme avec la version de Polin.
D’autant que le signe distinctif de l’artiste reste sa ceinture de bananes, même si elle ne la
portait sans doute plus en 1930.686 Comme Joséphine Baker le dit elle-même, elle reste : « la
danseuse aux bananes ».687 Dialogisme visuel: quand ‘la danseuse aux bananes’ chante La
Petite tonkinoise, les fruits érotiques de Polin ne sont pas très loin dans la mémoire. En tout
cas, dans ce cas spécifique, il faut être d’accord avec James Clifford et placer Joséphine Baker
dans le cadre d’une représentation coloniale.
La chanson propose une version de la réalité coloniale qui ne peut que rassurer en
1930, en plein ‘Yen Bay’, puisqu’elle affirme que les Indochinois aiment toujours autant les
Français. La représentation de la colonie sur la scène du Casino de Paris, comme dans le Parc
de Vincennes, place les colonisés dans un cadre de représentation maîtrisant leur altérité
angoissante, justement au moment où les révolutionnaires indochinois manifestent leur voix.
Dans ces représentations on crée ce que j’ai appelé une altérité de consommation. C’est
pourquoi la seule voix qui ait droit au chapitre et à la scène est celle du ventriloque qui vient
renforcer le colonialisme triomphant. Les changements politiques rendent cette ‘ventriloquie’
politiquement performante et nécessaire pour maintenir le discours. La Petite tonkinoise est
avant tout efficace comme force d’inertie ; elle maintient le statu quo.

4. - Mission accomplie ?
4.1. - Mélaoli en écolière appliquée

J’en arrive à mon troisième point d’analyse : la mission civilisatrice dont Mélaoli se fait le
porte-parle. L’accent est maintenant porté sur la mission civilisatrice, cependant, à bien des
niveaux, les arguments de 1906 se conservent et, ce que l’on retrouve avant tout, c’est la
glorification des succès de la France en Asie. C’est toujours une chanson de triomphalisme

685
Voir les information sur les revues reprises sur le site officiel du Casino de Paris,
www.casinodeparis.fr/swf/origines/origines.swfoir, 19-07-2004.
686
Elle en a porté au moins deux exemplaires différents ; une en 1926-1927 et l’autre en 1928.
687
Joséphine Baker, citée par : SAUVAGE, Marcel, op. cit., p. 161.
Même s’il est vrai que la banane reste un fruit populaire dans les chansons : Ray Ventura et ses collégiens
chantent encore les « vertus de ce fruit sans vertèbres ». VENTURA, Ray et ses collégiens, Vive les Bananes,
Ed. Chappel, Paris, 1936.
Chapitre VIII : 1930 ou la ventriloquie de la Tonkinoise 219

colonial, cependant ce n’est plus la conquête que l’on glorifie, mais les réalisations et les
bienfaits du colonialisme français en Indochine. Mélaoli chante Le Miracle français en Asie
(1922) pour reprendre les termes utilisés par l’essayiste colonial, Charles Régismanet (1877-
19..).688 Au fond ce changement de rôle ne transforme guère le discours, il lui permet de
s’adapter pour se renforcer.
Mais quelles sont les différences depuis Jules Ferry qui présente déjà ce mandat
civilisateur dans son célèbre discours de 1885 : « il y a pour les races supérieures un droit
parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures ».689
Hormis le racisme de ce discours, comme dit Alice Conklin, il faut aussi noter son
ambivalence.690 Plusieurs présupposés ressortent en effet de l’idéologie civilisatrice :
premièrement l’existence d’une échelle hiérarchique des civilisations au sommet de laquelle
se positionne lui-même l’Occident ; deuxièmement la possibilité d’émancipation par
l’apprentissage pour les peuples ‘non encore aptes à se diriger eux-mêmes’, une émancipation
qui doit pouvoir mener, à terme, à l’indépendance. Ce deuxième point est fondé sur la
reconnaissance du droit de tous les peuples à disposer d’eux-mêmes, à condition qu’ils soient
arrivés à un stade de développement que l’on nomme ‘civilisé’. Le discours civilisateur existe
déjà – au moins – depuis 1885 comme argument de l’expansion ; il se retrouve maintenant
comme justificatif a posteriori de la conquête et comme force motrice de la colonisation
civile. Ce ‘Mandat civilisateur’ se voit formalisé dans l’article 22 du Traité de Versailles
(signé le 28 juin 1919).
Le document ne traite que des colonies anciennement allemandes et passées aux
vainqueurs, mais il pose les critères internationaux concernant le programme à appliquer dans
les colonies ainsi que les normes publiquement admises dans la manière de traiter les peuples
colonisés.691 Les signataires reconnaissent les nouvelles notions – donc valables pour toute

688
REGISMANET, Charles, Le Miracle Français en Asie, Paris, Ed. G. Crès et Cie, 1922.
689
FERRY, Jules, « Les fondements de la politique coloniale », Discours prononcé à la Chambre des Députés le
28 juillet 1885, Site officiel de l’Assemblée nationale, http://www.assemblee-
nationale.fr/histoire/Ferry1885.asp, consultation 02-02-2007.
690
CONKLIN, Alice L., A Mission to civilize. The Republican Idea of Empire in France and West Africa, 1895-
1939, Stanford, Stanford University Press, 1997.
691
Voir : The Treaties of Peace 1919-1923, New York, Carnegie Endowment for International Peace, 1924,
Traité de Versailles (signé le 28 juin 1919), Article 22, cité dans: History Server, History Department at the
University of San Diego, http://history.sandiego.edu/gen/text/versaillestreaty/vercontents.html, 21/06/2004:
« To those colonies and territories which as a consequence of the late war have ceased to be under the
sovereignty of the States which formerly governed them and which are inhabited by peoples not yet able to
stand by themselves under the strenuous conditions of the modern world, there should be applied the
principle that the well-being and development of such peoples form a sacred trust of civilisation and that
securities for the performance of this trust should be embodied in this Covenant. The best method of giving
220 Volet 2 : Variation et pérennité du discours de domination.
De l’expansion à l’administration coloniale

colonie – telles que : « le bien-être des peuples colonisés », la « responsabilité des peuples
colonisateurs », l’adaptation du système aux divers « niveaux de civilisations » des peuples.
Lors des pourparlers de Versailles, est également instauré un organe de contrôle qui examine
les résultats et arbitre les conflits : la Société des Nations.692 La SdN a donc un droit de regard
sur l’action colonisatrice de ses membres, ce qui ne manquera pas de faire jaillir les frictions
lors des séances sur l’opium (situation délicate pour la France ; s’il faut en croire Charles
Régismanet, l’Indochine ne peut survivre sans son opium), sur le travail forcé (la France est
directement mise sur la sellette et s’offusque de la partialité des agresseurs qui convoitent ses
possessions) et celles sur les attaques de l’armée japonaise en Chine (en 1933, le Japon se
retirera de la SdN, mais pas de la Chine).693
En réalité, le Traité de Versailles formalise les deux éléments constituants du discours
civilisateur : supériorité inaliénable de l’Occident (ce déséquilibre qui doit être maintenu
coûte que coûte) et élévation des autres peuples à ce niveau supérieur. Maintenant que la
colonisation est civile, la France tente de combiner l’exportation des idéaux égalitaires de la
République et la mise en place d’un système colonial.694 C’est autour d’un humanisme
civilisateur que se construit ce « rêve de la République coloniale », une attitude de

practical effect to this principle is that the tutelage of such peoples should be entrusted to advanced nations
who by reason of their resources, their experience or their geographical position can best undertake this
responsibility, and who are willing to accept it, and that this tutelage should be exercised by them as
Mandatories on behalf of the League. The character of the mandate must differ according to the stage of the
development of the people, the geographical situation of the territory, its economic conditions, and other
similar circumstances. Certain communities formerly belonging to the Turkish Empire have reached a stage
of development where their existence as independent nations can be provisionally recognised subject to the
rendering of administrative advice and assistance by a Mandatory until such time as they are able to stand
alone. […] A permanent Commission shall be constituted to receive and examine the annual reports of the
Mandatories and to advise the Council on all matters relating to the observance of the mandates ». Mes
italiques.
692
La Société des Nations, installée le 10 janvier 1920 et siégeant à Genève, répond à la volonté de Woodrow
Wilson, Président des Etats-Unis, de résoudre les conflits internationaux par arbitrage. Une des institutions
qui lui est rattachée et qui siège également à Genève est le Bureau International du Travail, nous y
reviendrons lors de la question du travail forcé dans les colonies françaises. La SdN, impuissante à résoudre
les conflits internationaux et dépassée par les événements (invasion de la Mandchourie par le Japon en 1931,
réarmement de l’Allemagne en 1935, seconde guerre mondiale etc.) sera remplacée en 1945 par
l’Organisation des Nations Unies.
693
REGISMANET, Charles, op. cit., p. 319 et svts.
Cet essayiste colonial analyse les 3 ‘nuages’ au miracle français : dévaluation de la piastre (monnaie de
l’Union indochinoise), la pression internationale contre l’opium français et les ‘velléités indépendantistes
prématurées’ des Annamites. Des trois ‘nuages’, le plus inquiétant est pour lui sans conteste l’opium. Sans
son opium, la colonie français en peut survivre, affirme-t-il.
Les travaux de Genève concernant l’Opium (novembre 1924- février 1925) montrent déjà les agendas
conflictuels des différentes puissances. C’est en tout cas ce qui ressort de l’analyse de l’américain John Gavit,
qui a assisté aux débats. Voir : GAVIT, John Palmer, Opium, New York, Brentano’s, 1927.
694
Voir à ce sujet : BANCEL, Nicolas, BLANCHARD, Pascal et VERGES, Françoise, La République coloniale, op.
cit., p. 20.
Chapitre VIII : 1930 ou la ventriloquie de la Tonkinoise 221

prosélytisme qui au fond n’est pas très éloignée de celle des missionnaires – et héritée d’eux –
mais promulguée par des républicains parfois profondément laïcs.695 Mais logiquement, ces
deux éléments sont incompatibles : soit il y a différence inaltérable, soit il y a égalité
possible ; soit on applique les valeurs de la République, soit celles du colonialisme. Si le
principe républicain de l’égalité était accepté, l’affirmation de la supériorité européenne se
verrait automatiquement démentie. D’où l’ambiguïté du discours colonial basé sur la mission
civilisatrice. D’où aussi l’ambiguïté de la scène de La Petite tonkinoise où une Annamite en
1930, apprend sa leçon de géographie exactement comme le militaire en 1906. L’Oriental(e)
n’est plus tellement un intermédiaire fournisseur de renseignements, mais plutôt un être
assujetti à un enseignement. Mélaoli est maintenant dans une situation qui prouve l’efficacité
de la mission civilisatrice française, une situation qui doit permettre de conclure au Miracle
français en Asie. En principe ‘Nous sommes des conquérants’ se transforme dans la bouche
de la Tonkinoise en ‘vous êtes des civilisateurs’ et – puisqu’elle apprend - en ‘nous sommes
des civilisés’ où le nous est kita.

4.2. - Confirmation musicale

La musique n’affirme rien d’autre. Je l’ai dit, la mélodie ne change guère, cependant
l’accompagnement montre quelques variations entre la version de Polin et celle de Baker.
Selon moi, dans la version de 1930, la musique atteste la réussite de la mission.
L’introduction comporte deux parties : la première est assez comparable à la musique de la
version de Polin, mais dans la seconde, certains instruments disparaissent (les tambours et
trompes par exemple) pour laisser la place aux flûtes et clochettes qui répètent la même
mélodie et sont secondées, en même temps, par un drôle de son grinçant qui domine le tout.
Cette seconde partie de l’introduction est une composition étrange et étrangère. L’auditeur
entend à nouveau cet accompagnement entre les deux répétitions du refrain ; ce n’est donc pas
un hasard de l’enregistrement. Cette partie peut représenter un son asiatique et peut-être que le
grincement atonal est le son que l’on imagine à un instrument typique de la musique annamite
(une guitare monocorde ?). Je pense à cela parce la femme asiatique jouant de la musique
pour son amant est un cliché érotique et sentimental de la littérature coloniale.696 Sans doute

695
BESANÇON, Pascale, op. cit., p. 39.
696
Voir MARQUET, Jean, Du village à la cité. Mœurs Annamites, Paris, Delalain, s.d. (± 1921), p. 73. « [La jeune
annamite] s’emparait alors d’une guitare monocorde et tous deux entonnaient des chants d’amour […] ».
Ce roman non daté est la suite du roman lauréat du prix de Littérature coloniale de 1920 :
Ibid., De la Rizière à la montagne. Scènes de la vie Annamite, Paris, Delalain, 1920.
222 Volet 2 : Variation et pérennité du discours de domination.
De l’expansion à l’administration coloniale

sur le modèle du grand classique vietnamien Kim Vân Kiêu (1810-1820).697 Toujours est-il
que la sonorité ‘asiatisante’ de la seconde partie de l’introduction disparaît au moment où la
chanteuse fait entendre sa voix. C’est sur une musique redevenue ‘occidentale’ que Joséphine
Baker chante les paroles. La chanteuse, comme la musique et comme le pays sont devenus
accessibles, compréhensibles, transformés en altérités ‘consommables’.
Cette suite auditive en trois temps musicaux me fait soupçonner une allégorie de la
chronologie de l’action coloniale : (1) victoire des troupiers (introduction de l’Occident sous
forme musicale des cors et des tambours), (2) rencontre sur place d’une étange Asie (couacs
et grincements de la musique du monde asiatique sur base de sons aigüs cloches et
guitare/violon ?), (3) implantation d’un mode musical ‘clair’ sur lequel chantent les colonisés
(Joséphine Baker écorchant le français chante accompagnée d’une musique qui a perdu ses
sons grinçants). Véritable accompagnement musical des paroles de la chanson, la musique
vient faire la preuve auditive des succès de la mission civilisatrice. Et les paroles, et
l’accompagnement affirment le succès de la France ‘maître-chanteur’ et de sa mission
civilisatrice. Le nouveau rôle joué par Mélaoli est celui de porte-parole et de preuve des
miracles de la colonisation.

4.3. - Les problèmes du mimétisme

Mission accomplie donc ? Peut-être pas exactement, car d’un autre côté, on sait que le
discours est ambigu et que le colonisé ne peut – selon la logique coloniale – atteindre le
niveau des colonisateurs. Alors qu’en est-il ? L’analyse de Homi Bhabha dans The Location
of Culture (1994) apporte ici de nouveaux éléments et en particulier ce qu’il nomme mimicry
ou mimétisme. Ce mimétisme, cette imitation, est un aspect du discours colonial à partir
duquel il met en avant son ambivalence.698 C’est l’imitation qui « émerge comme l’une des
stratégies les plus élusives et les plus efficaces du pouvoir et du savoir colonial » car le

697
NGUYễN DU, Kim Vân Kiêu (1810-1820), trad. XUAN PHUC et XUAN VIET (1961), Paris, Gallimard, 2003.
C’est l’histoire des amours impossibles entre l’étudiant Kim et la sœur d’un de ses camarades, Kiêu. Dans ce
texte, la musique jouée par la jeune-femme est un préliminaire à l’amour physique (quoique jamais
consommé) entre les héros. L’héroïne Kiêu est une virtuose de la guitare et leur fidélité est scellée dans une
scène où elle joue pour lui, ibid., p. 56.
La merveilleuse scène finale nous montre encore les amants contrariés partageant leur impossible amour aux
accords de la guitare de Kiêu, ibid., p. 158.
Il me faut préciser que cet amour impossible est une métaphore de l’amour pour la patrie envahie par
l’occupant étranger. L’auteur est partisan des Taŷ Sơn qui furent vaincu par l’empereur Gia Long soutenu par
l’armée de l’évêque d’Adran. Son œuvre est donc aussi un témoignage politique contre le rôle de la France.
698
BHABHA, Homi K., « Du mimétisme et de l’homme : l’ambivalence du discours colonial », Les Lieux de
culture, op. cit., p. 147-157.
Chapitre VIII : 1930 ou la ventriloquie de la Tonkinoise 223

discours colonial parle avec la langue “fourchue” : il propage l’idée d’un colonisé « humain et
pas tout à fait humain ».699

[…] le mimétisme colonial est le désir d’un Autre réformé, reconnaissable, comme sujet
d’une différence qui est presque le même, mais pas tout à fait. Ce qui revient à dire que le
discours du mimétisme se construit autour d’une ambivalence ; pour être effectif le
mimétisme doit sans cesse produire son glissement, son excès, sa différence. L’autorité de ce
mode de discours colonial que j’ai appelé mimétisme est donc frappé d’une indétermination :
le mimétisme émerge comme la représentation d’une différence qui est elle-même un
processus de déni. Le mimétisme est ainsi le signe d’une double articulation ; une stratégie
complexe de réforme de régulation et de discipline, qui ‘s’approprie’ l’Autre au moment où
elle visualise le pouvoir. Le mimétisme est aussi toutefois le signe de l’inapproprié, une
différence ou une réticence qui maintient la fonction dominante stratégique du pouvoir
colonial, intensifie la surveillance et représente une menace immanante pour les savoirs
‘normalisés’ et les pouvoirs disciplinaires.700

Dans cette imitation, ce qui importe donc, c’est de reconnaître l’autre comme ressemblant,
comme soi, mais pas tout à fait. Plus que foncièrement ‘inhumain’ l’objet du discours est
défini comme presque humain, c’est-à-dire jamais tout à fait. Le mimétisme, une notion qu’il
emprunte au camouflage chez Lacan, est « une forme de ressemblance qui diffère de la
présence ou la défend en l’affichant en partie, de façon métonymique ».701
D’un côté, il y a dans le discours colonial un désir du même, qui incite les colonisés
eux-mêmes à s’identifier et à adhérer au discours ; à participer au kita du ‘nous sommes
civilisés’ ; c’est la stratégie d’« ‘appropriation’ de l’Autre ». Mais de l’autre, il y a
interdiction, déni de ressemblance car celle-ci est une menace. C’est ce qui crée constamment
le réajustement du discours. On reconnaît ici en Bhabha le lecteur de Frantz Fanon (1925-
1961) qui, dans son fameux Peau noire masques blancs (1952), analyse l’aliénation de
l’homme de couleur qui a le « désir d’être Blanc » et est poussé à imiter le Blanc pour pouvoir
se reconnaître humain :

Le Noir évolué, esclave du mythe nègre, spontané, cosmique, sent à un moment donné que sa
race ne le comprend plus. Ou qu’il ne la comprend plus. Alors il s’en félicite et, développant
cette différence, cette désharmonie, il y trouve le sens de sa véritable humanité.702

699
Ibid., p. 148.
700
Ibid. Italiques dans l’original.
701
Ibid., p. 154.
702
FANON, Frantz, op. cit., p. 11.
224 Volet 2 : Variation et pérennité du discours de domination.
De l’expansion à l’administration coloniale

Comme l’analyse de Fanon le montre, quoiqu’il arrive, malgré les masques blancs successifs,
le ‘Noir évolué’ reste esclave du mythe de l’homme de couleur. Le pluriel de ‘masques
blancs’ réapparaît très bien dans ce que Bhabha entend par mimicry, une imitation qui ne
rejoint jamais le modèle, qui produit continuellement un décalage et une différence. A ce
niveau Bhabha n’est pas très loin de l’analyse de Albert Memmi, qu’il ne cite pourtant pas.
Car Memmi dans Portrait du colonisé. Précédé du Portrait du colonisateur (1957), constate
lui aussi l’ambiguïté du discours et son « équilibre sans cesse menacé ».703 « L’assimilation
est encore le contraire de la colonisation puisqu’elle tend à confondre colonisateurs et
colonisés ».704
Cependant, l’analyse de Bhabha se penche dans le détail sur le fonctionnement de ce
‘refus d’assimilation’ pourtant théoriquement promulgué : justement à partir du concept de
mimétisme. Joséphine Baker, incarnation ludique d’une congaï apprenant assidûment sa
leçon, copiant son maître, est comme le civilisé : l’objectif civilisateur est donc atteint. Mais
en même temps, il faut produire un décalage pour réajuster le mimétisme par un déni et
affirmer, qu’elle est comme le civilisé, donc pas tout à fait civilisée. N’est-ce pas exactement
le cas d’un autre titre de Joséphine Baker, écrit spécialement pour elle, et qu’elle chantait dans
les années 1930 : Si j’étais blanche [sic] ?705 La négation impliquée par le conditionnel du
titre réinscrit l’ambivalence et rétablit la différence.
Mode répresseur du discours, stratégie qui pousse à la collaboration des colonisés, le
mimétisme peut aussi révéler une dimension de provocation de l’autorité et peut être ressenti
comme contre-autorité, car le mimétisme « mime les formes d’autorité au point où il les dés-
autorise ».706 Cette menace joue évidemment dans le cas où le colonisé devient un ‘miroir’
pour le colonisateur – ce miroir renvoie l’ambiguïté du discours et sape son autorité. Dès que
l’image de l’‘indigène’ renvoie l’Européen à lui-même, et que le nous devient kita, cela remet
en question le couple hiérarchie-apprentissage établi comme clé d’interprétation de sa relation
à l’autre. L’objectif du pouvoir est de maintenir le déséquilibre instable. D’où l’apparition de

703
MEMMI, Albert, Portrait du colonisé, précédé du portrait du colonisateur, Paris, Ed. Buchet, Chastel, Corrêa,
1957, p. 156.
704
Ibid., p. 189.
705
L’enregistrement dont je dispose qui est de très mauvaise qualité m’empêche de comprendre toutes les
paroles, mais le premier couplet est assez clair : « Je voudrais être blanche / Pour moi quel bonheur / Si mes
seins et mes hanches / Changeaient de couleur ». BAKER, Joséphine, Si j’étais blanche, dans : Joséphine
Baker, op. cit.
706
BHABHA, Homi K., op. cit., p 155.
Chapitre VIII : 1930 ou la ventriloquie de la Tonkinoise 225

stratégies de réajustement ; ce que Bhabha appelle « métonymies de la présence ».707 Ce sont


ces stratégies de réajustement du déséquilibre que je voudrais évaluer maintenant pour
m’assurer qu’elles se rencontrent également dans le contexte de la relation entre Français et
Indochinois à l’entre-deux-guerres.

4.4. - Obscurantisme

La première stratégie que je note est linguistique : le simple emploi de ‘évolué’ au lieu de
‘civilisé’ – réservé aux coloniaux – en est un exemple. La langue ‘petit nègre’ est une autre de
ces tactiques : un langage inventé exprès pour se moquer des colonisés, comme le dit un
tirailleur que le peintre Lucie Cousturier avait rencontré pendant la Première Guerre
mondiale.708 Dans La Petite tonkinoise, l’accent – bien qu’américain – peut aussi jouer un
rôle : il est certain que Joséphine Baker écorche certains sons et même si c’est charmant, ce
n’est pas tout à fait la même chose que si c’était chanté par une Française.
La seconde stratégie est plus directement politique, c’est l’obstruction de l’éducation
des ‘indigènes. C’est tout d’abord ce que l’on constate dans l’attitude des coloniaux sur place
qui finissent par refuser les préceptes civilisateurs exportés par la République. Comme le fait
remarquer Ieme van der Poel pour l’Algérie, les idéaux républicains rencontrèrent dans les
colonies la résistance des coloniaux qui n’avaient pas intérêt à ce que la population soit
éduquée ; l’éducation aux ‘indigènes’ devait, à leurs yeux, plutôt se limiter à un enseignement
simple et technique.709
La situation est comparable en Indochine. Même s’il faut rester prudent et remarquer,
avec Pascale Besançon, que la réticence des coloniaux à appliquer les préceptes civilisateurs
de la France, tient aussi au fait que la République exporte un système d’éducation laïque,
alors que les structures déjà mises en place sont l’œuvre de missionnaires et en portent encore
la trace, il faut pourtant constater que – en tout cas après la Première Guerre mondiale, le
discours a fait volte-face.710 La politique de Sarraut en Indochine, sa ‘politique indigène’,
conclut à la faillite de l’assimilation et laisse une plus grande part aux traditions locales.711 Ce

707
Ibid., p. 154.
708
COUSTURIER, Lucie, Des Inconnus chez moi, op. cit., p. 83.
709
POEL, Ieme van der, « Franstalige literatuur van Noord-Afrika », D’HAEN, Theo (éd.), Europa Buitengaats.
Koloniale en Postkoloniale Literaturen in Europese Talen, vol. 2, Amsterdam, Bert Bakker, 2002, p. 65-87,
p. 67.
710
BESANÇON, Pascale, op. cit., p. 39 et svts.
711
SARRAUT, Albert, La Mise en valeur des colonies, op. cit.
226 Volet 2 : Variation et pérennité du discours de domination.
De l’expansion à l’administration coloniale

qui se passe dans la pratique est le refus de l’accès à l’éducation moderne. Comme l’a
judicieusement résumé Marie-Paule Ha, le discours civilisateur passe de la devise ‘Nos
ancêtres les Gaulois’ à ‘Leur culture ancestrale’.712 Le 9 octobre 1925, à Paris, lors du grand
meeting sur l’Indochine et la Chine – auquel participent le chef du cabinet, Alexandre
Varenne (1870-1947 : député socialiste SFIO, il devient Gouverneur Général de l’Indochine :
1925-1927), Paul Monet (ancien capitaine de l’armée d’Indochine, auteur des Jauniers) et
René Maran –, Nguyễn The Truyen prend la parole pour dénoncer « l’obscurantisme colonial
dans lequel sont plongés 20 millions d’Indochinois, eux qui avaient une civilisation raffinée et
qui jouissaient, avant la conquête française de l’instruction gratuite à tous les degrés.
L’obscurantisme est une des hontes du colonialisme ! »713 Hoang Xuan Nhi révèle aussi les
obstacles qui sont mis à l’instruction dans la colonie. Dans l’autobiographie fictive de Heou-
Tâm (1939), nom donné par l’auteur à son alter-ego, le narrateur maintenant à Paris, se
remémore son enfance en Annam et se demande comment il n’est pas devenu révolutionnaire
alors que l’accès à l’instruction lui a été refusé.

C’est étonnant que je ne me sois pas enrôlé dans des associations secrètes et que je ne sois
pas devenu « communiste » ou « nationaliste », en un mot révolutionnaire. L’Annamite aime
bien l’instruction. Il la vénère. C’est un atavisme chez lui. Mais on n’a jamais cherché à le
comprendre. Au lieu d’entretenir cette passion louable, on y oppose mille et mille obstacles.
[…] Un élève qu’on jette dehors est un révolté de plus : voilà ce qu’on veut ne pas savoir !
Beaucoup de nos révolutionnaires ont été des écoliers insatisfaits. Qu’on multiplie les écoles,
qu’on favorise l’instruction […].714

712
HA, Marie-Paule, « From ‘Nos ancêtres les Gaulois’, to ‘Leur culture ancestrale’ : Symbolic Violence and the
Politics of Colonial Schooling in Indochina », French Colonial History, n0 3, 2003, p. 101-117.
713
ANONYME, « Un grand meeting sur l’Indochine et la Chine », Le Paria, n0 36/37, septembre-octobre 1925.
Paul Monet est un ancien capitaine de l’armée coloniale resté en Indochine. Intellectuel éminent il a signé
plusieurs essais – toujours sur les relations entre Indochinois et Français.
MONET, Paul, Français et Annamites. Entre deux feux, Paris, Ed. Rieder, 1928. Dans cet essai il affirme son
espoir de collaboration entre Français et Indochinois. Il se rend compte que la position du juste milieu est
difficile (et peut-être naïve) mais il croit dans la lutte pour l’implantation d’une véritable justice pour tous en
Indochine. Il est souvent attaqué par ceux qu’il tente de défendre pour sa naïveté trompeuse. Il cite
également, dans cet essai son Français et Annamites de 1925.
MONET, Paul, Les Jauniers. Histoire vraie, Paris, Gallimard, 1930. Ce texte est en réalité un dossier,
composé de plusieurs sources – extraits d’articles de journaux, tracts, articles de loi, règlements, etc. – qui
forment un véritable dossier à charge de l’Indochine française qui pratique la ‘traite de jaunes’ sous couvert
de sa politique du ‘travail obligatoire’.
714
HOANG XUAN NHI, « Préparatifs de Heou-Tâm » (1939), Heou-Tâm, Paris, Mercure de France, 1942, p. 13-
133, p. 65. Cette première partie du texte a été rédigée entre 1938 et 1939 nous précise l’auteur dans sa
préface, alors que la suite « Heou-Tâm aime » date de 1940.
Chapitre VIII : 1930 ou la ventriloquie de la Tonkinoise 227

Cette prohibition de l’instruction se retrouve d’ailleurs aussi dans le discours colonial formel
en métropole. C’est ce que montre L’Empire français (1940) de Roques et Donnadieu,
commandité par le ministère des Colonies et rédigé sous sa coupe. Inutile de préciser qu’il
propose une analyse diamétralement opposée à celle de Hoang Xuan Nhi. Selon les
essayistes, – on imagine que la partie Indochine a été rédigée par la future Marguerite Duras
puisqu’elle en était la spécialiste – il ne faut surtout pas offrir d’enseignement supérieur en
Indochine : l’éducation ne peut qu’augmenter le nombre de chômeurs, ces dangereux révoltés
de demain. A partir d’un certain moment :

[…] trop d’élus se présentèrent au service de l’Administration. Sortis de[s] […] écoles, les
jeunes indigènes qui ne trouvèrent pas à s’employer selon leurs capacités furent déclassés,
refusant alors de se remettre à la terre. En Indochine surtout, ce système s’est vite révélé
dangereux ; aussi y a-t-on […] créé une saine institution [appliquée par le Gouvernement de
Joseph Brévié 1936-1939] qui réintégr[e] dans le cadre traditionnel les jeunes intellectuels
égarés. Il a fallu reconnaître que, des principes à l’action, il y a une marge difficile. Après
s’être trop avancé, il a fallu marquer le pas. Il est à l’honneur de l’Administration d’avoir
reconnu son erreur sans s’obstiner à faire d’un principe un dogme irréfutable [sic].715

Le discours officiel de la colonie de Brévié est donc ouvertement opposé aux principes
prônés par la métropole et freine l’éducation des ‘indigènes’ au lieu de l’encourager. En fin de
compte, le discours colonial officiel de la métropole à l’entre-deux-guerres fait sien celui des
coloniaux.

4.5. - Image primitivante

Une troisième stratégie d’ajustement du discours mimétique est l’habillement, et, plus
généralement l’aspect physique. Lorsque les colonisés se mettent à ressembler aux
colonisateurs, l’effet miroir est déstabilisant et souvent interprété par le pouvoir comme une
provocation. Car, comme le disait Memmi : « Le colonisé est un singe. Plus le singe est subtil,
plus il imite bien, plus le colonisateur s’irrite ».716 Des colonisés, des hommes de couleur
habillés comme les coloniaux, qui ont la même éducation et qui s’expriment dans la même
langue, mettent mal à l’aise et déstabilisent le déséquilibre de la relation, bien que cela
permette parallèlement de visualiser le pouvoir. Lorsque le Français héros du roman de

715
ROQUES, Philippe et DONNADIEU, Marguerite, op. cit., p. 227-228.
716
MEMMI, Albert, op. cit., p. 162.
228 Volet 2 : Variation et pérennité du discours de domination.
De l’expansion à l’administration coloniale

Georges Simenon, Le Coup de lune (1933), considère un groupe de pagayeurs nus – des
habitants de la forêt gabonaise – il remarque que : « C’était beaucoup plus simple, par
exemple, que les nègres habillés de Libreville ou que des boys comme Thomas ».717 C’est le
même rejet de ressemblance qui rend les administrateurs si violents face au mouvement de
modernisation de Phan Chau Trinh. Dans son école qui promulgue les connaissances
modernes, « les professeurs, bénévoles, délaissaient volontiers le costume annamite
traditionnel en soie de Chine et, abandonnant le chignon, se coupaient les cheveux courts.
“Pour messieurs les coloniaux, [il est inacceptable que] de sales Annamites se permettent de
singer les Européens !” », conclut Phan Chau Trinh.718 Les coloniaux fermèrent d’ailleurs cet
établissement et envoyèrent Phan Chau Trinh à Poulo Condore. Je reviendrai aux vêtements
des révultionnaires de l’entre-deux-guerres, au chapitre XXII, mais constate dès à présent que
l’image des colonisés ressemblant aux colonisateurs est ressentie comme un danger.
Ce qui nous amène à l’image de Joséphine Baker. Si le texte et la musique affirment
que La Petite tonkinoise conquise par la France est civilisée, l’image en revanche la
‘primitivise’, la ‘décivilise’. Comme on le sait, Joséphine Baker n’était pas du tout une
colonisée, mais malgré son accent et son passeport américains, elle en incarne l’image surtout
dans le cadre thématiquement colonial de la revue Paris qui remue.719 Elle est née dans une
grande ville moderne et certes pas dans la savane natale – africaine ? – chantée à maintes
reprises.720 Cette jeune femme moderne n’était pas non plus une débutante puisqu’elle avait
déjà travaillé dans des music-halls aux Etats-Unis avant de débarquer à Paris à l’automne
1925. Tout cela on le sait, et pourtant, l’image la plus forte qui est restée vivante à l’esprit –
au mien du moins – ce n’est pas celle de la femme habillée à la mode des années 30 (Figures
8.1 et 8.2), ni celle de la militante engagée qui lutta pour les droits des Noirs dans le monde

717
SIMENON, Georges, Le Coup de lune (1933), Paris, Pocket, 1975, p. 133.
718
NGO VAN, Viêt-nam. 1920-1945, op. cit., p. 29.
719
Joséphine Baker est le nom d’artiste de Freda Josephine McDonald (St. Louis 03-06-1906 – Paris 12-04-
1975).
720
« J’ai deux amours / mon pays et Paris / par eux toujours / mon cœur est conquis / Ma savane est belle / mais
ce qui m’interpelle/ c’est Paris (etc.) ». Voir : BAKER, Joséhine, J’ai deux amours (1930), dans : Joséphine
Baker, op. cit.
Il me semble que le texte positionne l’artiste en Afrique ‘sauvage’ et pas dans un pays industrialisé. La
savane est assez directement associée à l’Afrique comme la steppe à la Russie, et pas à l’Amérique. Sur la
toile il y a 49 occurrences pour « savane américaine » et 46500 pour « savane africaine ». Baker a d’ailleurs
chanté cette chanson pour la première fois dans la Revue très ‘coloniale’ : Paris qui remue.
Pour Joséphine Baker, par contre, il n’y avait aucun doute, en chantant J’ai deux amours, son pays, c’est bien
les Etats-Unis. Lorsqu’elle revient de tournée outre-atlantique, juste après la Deuxième Guerre mondiale,
déçue par l’Amérique qui est toujours aussi ségrégationniste, elle adapte les paroles. Au lieu de « j’ai deux
amours, mon pays et Paris », elle chante : « mon pays c’est Paris ». Voir l’interview « Joséphine Baker : J’ai
deux amours ». Voir : www.youtube.com, http://www.youtube.com/watch?v=qC01OpmVBi4 , 28-06-2006.
Chapitre VIII : 1930 ou la ventriloquie de la Tonkinoise 229

du spectacle, prit position contre le ségrégationnisme des Etats-Unis après la Deuxième


Guerre mondiale et marcha avec Martin Luther King le 28 août 1963, ce n’est pas non plus
celle de la courageuse résistante de la Seconde Guerre mondiale, ni d’ailleurs celle de la mère
de la famille adoptive arc-en-ciel – elle adopte douze enfants orphelins de tous les pays, races,
religions ; non l’image qui reste collée à sa personnalité d’artiste c’est celle d’une danseuse
(dés)habillée d’une ceinture de bananes (Figure 8.3).721
Evidemment, la beauté de l’artiste, l’expressivité de ses mouvements et sa présence
sur scène ont influencé sa popularité, mais le fait est que, pour plaire aux producteurs de
spectacles, elle devait incarner la femme exotique. On peut dire qu’elle a tout représenté, tout
l’éventail des femmes colonisées par la France, et pas seulement; on l’a vue en Indienne, en
Egyptienne, en Antillaise, en Mexicaine, en Tunisienne, en Africaine en Annamite et même
… en Américaine ! (Figures 8.4, 8.5, 8.6, 8.7, 8.8 et 8.9) Selon Jennifer Yee dans Clichés de
la femme exotique, « pour signifier l’exotisme […] l’image la plus purement ‘orientale’ ne
serait pas forcément celle d’une vraie femme orientale mais de n’importe quelle femme
superbement orientalisée. Mata Hari […] en serait le parfait exemple».722 A mon avis,
Joséphine en est également le prototype.723 Jouant un rôle de Tonkinoise, elle devient pour le
public une Orientale, une congaï, la Tonkinoise (Figure 8.10).724 Il est inutile sans doute de
rappeler que l’effet visé était le rire ; Henri Varna, le directeur du Casino de Paris, a proposé à
Joséphine Baker d’interpréter La Petite tonkinoise parce qu’il pensait que l’effet serait encore
plus amusant de voir une vénus noire chanter les amours asiatiques.725

721
Je reproduis ces photos ici, malgré tout ce que l’on pourrait objecter. D’une part Joséphine Baker n’ignorait
pas le pouvoir des images, elle savait ce que la sienne représentait et était apparemment d’accord pour qu’on
l’utilise et s’en servait elle-même. En plus j’estime que le cadre est suffisamment ‘postcolonial’ pour éviter le
voyeurisme.
722
YEE, Jennifer, Clichés de la femme exotique, op. cit., p. 44.
723
Baker est comparée à une Mata Hari dans son dossier composé en 1951 par le FBI qui la suspectait de
sympathies communistes. Un informateur l’avait vue fêter la victoire du Front Populaire à Moscou en été
1936. Federal Bureau of Investigations, « Josephine Baker », http://foia.fbi.gov/foiaindex/jbaker.htm, 18-02-
2007. Cette femme politisée rencontrée à Moscou rappelle étrangement le personnage du roman de Georges
Sim.
Son engagement et ses prises de position antiracistes lui valent une interdiction d’entrer aux Etats-Unis, son
pays natal. Voir : ONANA, Charles, Josephine Baker contre Hitler. La star noire de la France libre, Paris
Duboiris, 2006.
724
Je dois avouer ne pas avoir trouvé de film prouvant qu’en 1930 Joséphine Baker était effectivement
‘orientalisée’ pour interpréter La Petite Tonkinoise. Néanmoins, dans un enregistrement qui date des années
50-60 ( ? ) où elle l’interprète à nouveau, elle a les yeux bridés par un savant maquillage, porte des vêtements
qui ‘font’ asiatique et bouge les index à la verticale dans un geste qui, dieu sait d’où ça vient, prétend imiter
une attitude chinoise. Voir : « Josephine Baker - Avec & La Petite Tonkinoise »,
http://www.youtube.com/watch?v=8ZMc-hLW8Uk, 18-02-2007.
725
ANONYME, 1926-1939 : Josephine Baker, star de Paris, http://www.ifrance.com/jobaker/1926-1939.htm, 06-
05, 2005.
230 Volet 2 : Variation et pérennité du discours de domination.
De l’expansion à l’administration coloniale

Mais elle représente aussi la femme animale. Varna jouait sur l’image de Joséphine
Baker ; comme elle adorait les animaux et se déplaçait avec toute une ménagerie, il lui avait
offert un léopard comme animal domestique avec lequel elle apparaissait sur scène. Cette
Chiquita est la mascotte de Paris qui remue.726 (Figure 8.11) Joséphine Baker posait bien
souvent avec des ‘animaux’ sauvages et prenait des poses félines. (Figures 8.12, 8.13, 8.14)
D’ailleurs, elle n’était pas dupe et connaissait bien son rôle puisqu’elle disait : « je personnifie
la sauvage sur la scène ».727 Evidemment, et je l’ai déjà dit, il est difficile de savoir ce que
pensait le public de cette manipulation de l’image. On a vu que Marcel Sauvage, Clotilde
Chivas-Baron et Georges Simenon la voient en véritable artiste, en femme libérée et engagée ;
mais il n’en va pas de même pour d’autres artistes, ni d’ailleurs pour certains journalistes qui
parlent de ‘bestialité’, de décadence, de ‘chaînon manquant’, etc. Si l’on en croit le roman de
Félicien Champsaur, une partie du public associait l’apparition de Joséphine Baker sur scène à
une image animale. Dans Nora, la guenon devenue femme (1929), une ignoble variation sur le
thème de Pygmalion, une guenon nommée Nora, devient, comme Joséphine Baker, une
chanteuse adulée de la scène parisienne.728 Le dessin en couverture est des plus explicites.
(Figure 8.15) Cette image de l’étranger ‘primitif’ et ‘animal’ nie bien évidemment le miroir
dérangeant que le colonisé est devenu à l’entre-deux-guerres. La représentation visuelle que
Joséphine Baker fait de la femme exotique, de la femme de couleur et de la femme colonisée,
suggère que le colonisé restera toujours fondamentalement un ‘primitif’. Mélaoli est civilisée
puisqu’elle apprend ; mais elle est sauvage à regarder ou même à visualiser pour le public qui
l’entendait à la radio mais avait vu partout des affiches publicitaires de cette danseuse aux
bananes.

726
Ce nom n’a rien à voir avec la Banane Chiquita nommée ainsi seulement à partir de 1944.
727
BAKER, Joséphine, citée dans : La cinémathèque de Toulouse, www.lacinemathèquedetoulouse, 25-01-2007.
728
CHAMPSAUR, Félicien, Nora, La Guenon devenue femme, Paris, Ferenczi, 1929.
Cette histoire est moins extravagante qu’il y paraît. En effet, en 1914-1939, un savant russe, Serge Voronoff,
réfugié dans le Sud de la France avait entrepris les premières greffes d’organes. Il était persuadé que les
singes ne vieillissaient pas et que leur longévité se trouvait dans leurs gonades. Il voulait revitaliser l’homme
en lui greffant des organes de reproduction d’animaux. Une des expériences qu’il a entreprises est la
transplantation de gonades de femme à une guenon dénommée Nora. Il a ensuite tenté une insémination à
l’aide de spermatozoïdes humains. http://www.gvsu.edu/english/cummings/issue9/Gillybo9.htm, 07-04-2004.
Il a aussi pratiqué 2000 greffes de testicules de singes à l’homme, de 1914 à 1939.
Voir: REAL, Jean, Voronoff, Paris, Stock, 2001.
Maintenant inconnu, tout le Paris scientifique et mondain parlait de lui. Voronoff est très populaire dans
l’Afrique de Paul Morand. Le voyageur rencontre un jeune colonial de Tombouctou qui s’est emparé d’un
champinzé, pour prévenir son vieillissement : « j’élève moi-même mon chimpanzée, pour dans vingt ans ».
MORAND, Paul, Paris-Tombouctou, Voyages, op. cit., p. 11-102, p. 94.
Il a aussi voyagé en Indochine au début des années trente – et participé à une chasse au tigre – selon NGUYễN
TIEN LANG qui voyage juste après lui dans les mêmes endroits. NGUYễN TIểN LÃNG, op. cit.
Chapitre VIII : 1930 ou la ventriloquie de la Tonkinoise 231

D’autre part, Joséphine Baker est l’artiste aux seins nus (ce n’est pas la seule de cette
époque peu prude, mais c’est la seule vedette). Cette nudité rappelle symboliquement et par
dialogisme avec la version de Polin, les mandarines de Mélaoli en tant que représentation
d’une Indochine aux richesses à portée de la main. Le mythe de l’Indochine, colonie aux
richesses inépuisables est d’ailleurs entretenu activement à l’époque et certainement en 1922,
autour de l’Exposition coloniale de Marseille. Celle-ci est placée sous le signe de l’Indochine
qu’elle glorifie en célébrant les répliques d’une partie du Wat d’Angkor construites à cet effet.
Les travaux de L’Ecole d’Extrême-Orient sont la preuve de l’œuvre réalisée, comme le dit
l’orientaliste archéologue Victor Goloubew dans sa conférence présentée à l’occasion de cette
exposition.729 Dans son texte, on comprend que ces temples arrachés à la jungle sont une
métonymie de l’œuvre de la France en Extrême-Orient – une œuvre qui n’est pas finie, « la
source est loin d’être épuisée ! » et « il est rare qu’une semaine entière se passe sans que la
joie d’une trouvaille précieuse ne vienne interrompe […] le labeur ».730 Mais déjà les touristes
parcourent les sites en automobile et peuvent s’enfoncer plus avant dans la forêt pour voir les
plus beaux arbres, rencontrer des gibbons, des cerfs, des coqs sauvages et … qui sait, peut-
être la panthère.731 L’exposition de Marseille prend acte de l’œuvre réalisée et vante
l’opulence archéologique et écologique de l’Indochine. Charles Régismanet dans son Miracle
Français en Asie (1922) va exactement dans le même sens. Il faut faire savoir que la France à
une très riche colonie en Asie. Son objectif est de:

montrer l’Indochine, fille majeure de la France, et prendre date. Le miracle n’est point
achevé. Il se continuera […] [mais il] faut qu’il soit révélé et mis à la portée du plus grand
nombre de nos concitoyens qui l’ont trop ignoré ou méconnu. […] Je dis : un trésor
admirable est là. Admirez-le d’abord et aimez-le. On ne comprend bien, en effet qu’en
admirant et en aimant. Toutes les curiosités ensuite vous seront permises, car ce trésor est
inépuisable !732

L’Indochine est ‘majeure’, c’est-à-dire mûre pour la consommation des touristes qui sont
clairement visés comme destinataires de ces deux textes. Il n’est pas du tout nécessaire de

729
GOLOUBEW, Victor, « Les ruines d’Angkor. Extrait de la conférence » , Société de géographie de Marseille.
Bulletin de la Société de géographie et d'études coloniales de Marseille. 1922-1923, Marseille, Tome
quarante-quatrième, p. 28-43, repris dans : Bibliothèque Gallica,
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k2012445/f33.item, 3-12-2006.
730
Ibid., p. 39 et p. 43.
731
Ibid., p. 42.
732
REGISMANET, Charles, op. cit., p. 31.
232 Volet 2 : Variation et pérennité du discours de domination.
De l’expansion à l’administration coloniale

s’expatrier, mais simplement de venir prendre acte en touriste, dans les Expositions, puis
éventuellement sur place. Bien que la mise en valeur ne soit pas terminée, la colonie
fonctionne selon les desiderata et enrichit la France. Dans l’image de Joséphine Baker, le
buste nu et les bananes phalliques remémorent la Tonkinoise de Polin ; la profusion de
l’Indochine se maintient en même temps que reparaît le degré sexuel qui n’est plus porté que
par l’image.
Mais cette nudité mise en scène dans le cadre colonial établit peut-être également un
rapport avec le fantasme du harem. Non seulement, Knibiehler et Goutalier considèrent que
dans l’imaginaire occidental, les colonies sont les « harems de l’Occident ».733 Mais aussi,
selon Jennifer Yee, au moment de la conquête coloniale de l’Indochine se multiplient les
cartes postales qui représentent des ‘Indochinoises’ aux torses dénudés dans une mise en
scène directement héritée de la mode picturale de l’orientalisme arabe qui n’a – évidemment –
aucun rapport avec les cultures de l’Indochine.734 Lily Chiu montre en outre que la
représentation des Vietnamiennes torses dénudés est un véritable cliché qui se maintient
encore dans le film Indochine (1992) de Régis Wargnier ; c’est toute une tradition ‘coloniale’
du fétichisme du corps de la femme exposée au désir scopique du spectateur.735 Pour Lily
Chiu, cette nudité indique surtout que la femme orientale n’existe que dans la fiction, qu’on
lui refuse son droit à exister dans un monde réel où elle peut agir. Déjà la coloniale Cristiane
Fournier s’irritait des clichés qui circulaient en métropole concernant les Tonkinoises. Sans
doute fait-elle indirectement référence à la chanson (et à Baker ?) lorsqu’elle précise dans un
article intitulé « Ma Tonkinoise », que celles qu’elle connaît sont pudiques et travaillent dur
pour survivre – rien de très exotique donc !736 Par son apparence physique, Joséphine Baker,
danseuse américaine représentante de l’art nègre, entre dans le fantasme du harem colonial
oriental et y entraîne à nouveau la ‘Tonkinoise’ qui était devenue une élève sage.

733
KNIBIEHLER, Yvonne et GOUTALIER, Régine, op. cit., p. 19.
734
YEE, Jennifer, Clichés de la femme exotique, op. cit., p. 39.
735
CHIU, Lily V., « Camille’s Breasts : The Evolution of the Fantasy Native in Régis Wargnier’s Indochine »,
dans : ROBSON, Kathryn et YEE, Jennifer (dir.), France and ‘Indochina’. Cultural Representations,
Lanham/Boulder etc., Lexington Books, 2005, p, 139-152, p. 141-142.
736
Quant au discours sur la nudité et l’érotisme des Tonkinoises, Christiane Fournier – journaliste, romancière et
professeur de français en Indochine autour des années 1929-1933 – s’offusque de l’image donnée en France.
Dans « Ma Tonkinoise » elle insiste sur le fait que la Tonkinoise qu’elle connaît est pudique et doit travailler
pour survivre, elle est la bête de somme des hommes.
FOURNIER, Christiane, « Ma Tonkinoise », La femme de France, Une Française en Indochine (serie qui a
paru de Octobre-déc 1930), repris dans : Perspectives occidentales sur l’Indochine, Saïgon & Vinh, La
Nouvelle Revue Indochinoise, 1935, p. 102-106
Chapitre VIII : 1930 ou la ventriloquie de la Tonkinoise 233

Finalement, comme l’accent contredisait l’accompagnement musical, l’image montre


exactement le contraire de ce que dit le texte : les paroles affirment que la mission civilisatrice
est un succès alors que l’image montre que les colonisé(e)s resteront toujours des objets des
fantasmes coloniaux. Il y a bien eu réajustement du mimétisme. Lorsque Mélaoli dit ‘nous-
kita sommes des civilisés’, elle renvoie une image de fantasme qui permet au public de
traduire en leur fort intérieur : kami. Il y a réaffirmation, dans une seule pratique culturelle,
des deux présuppositions du discours. La version de 1930 le re-calibre, transformant
l’ambiguïté dérangeante de l’imitation en quelque chose de rassurant – et d’amusant –
puisqu’elle affirme dans le même mouvement l’apprentissage de l’autre et sa sauvagerie
légitimant une colonisation civilisatrice éternelle.
Mais si l’analyse de Bhabha explique la flexibilité du discours, elle ne dit rien des
conditions qui imposent les décalages. Historiquement, je ne pense pas que les ajustements se
produisent « sans cesse ». Je crois au contraire qu’il y a des périodes historiques qui les
nécessitent alors que d’autres acceptent pour pain bénit les ambivalences du discours. Il faut
en tout cas qu’il y ait contact avec les colonisés, que ceux-ci commencent à exister pour les
Français autrement que comme un objet perméable aux projections fantasmatiques. Bhabha
constate lui-même que c’est à partir de la « rencontre coloniale entre la présence blanche et la
semblance noire [qu’]émerge la question de l’ambivalence du mimétisme comme
problématique de la sujétion coloniale ».737 Cependant il ne prend pas en considération que
dans certains contextes historiques et géographiques, comme la France avant 1914, ce contact
n’a pas lieu ou est très improbable. Car au fond la contradiction intrinsèque au discours
civilisateur ne dérange personne en France tant que ‘l’autre’ peut être représenté comme
différent, inférieur, inhumain et absolument éloigné des Français. A mon avis, cette
ambivalence du discours, bien qu’elle soit inhérente à l’idée de mission civilisatrice, n’était
pas déstabilisante, tant que le métropolitain n’était pas confronté à la réalité des ‘colonisés’.
Le contact, voilà exactement ce qui se passe d’essentiel à l’entre-deux-guerres en France.
Déjà le texte de Farrère montre que c’est ce qui met la logique du discours à mal dans la
colonie de 1905. C’est aussi l’ambivalence du discours qui est révélée dans le contexte de
l’entre-deux-guerres, où les colonisés se manifestent, font entendre leur voix, apportent de
nouvelles impulsions culturelles ou, tout simplement leur présence. C’est ce contexte
spécifique qui rend le discours du mimétisme nécessaire et efficace.

737
BHABHA, Homi K., op. cit., p. 154-155.
234 Volet 2 : Variation et pérennité du discours de domination.
De l’expansion à l’administration coloniale

Là se trouve un élément essentiel dont il faut tenir compte lorsque l’on ‘applique’ les
théories postcoloniales d’origine anglo-saxonne, à la situation française. Il est en effet assez
probable que les Londoniens aient été confrontés bien plus tôt que les Parisiens à un
changement de couleur de leur population. Ce serait déjà le cas en Angleterre dans les deux
dernières décennies du XIXe siècle, comme le suggère l’analyse de McClintock, au moment
où de nombreux Egyptiens (les Gypsies) se retrouvent à Londres.738
Ceci pousserait à croire que s’il y a réellement un lien de cause à effet entre le
colonialisme et le modernisme, comme le suggèrent beaucoup de postcolonialistes tels que
Frederic Jameson, « Modernism and Imperialism » (1990), Edward Said dans Culture et
impérialisme (1993) ou encore Elleke Boehmer dans Empire, the National and the
Postcolonial (2002), si modernisme il y a en France, il n’a pas nécessairement lieu à la même
époque qu’en Angleterre.739 Ce qui rejoint l’analyse de Sjef Houppermans qui estime que le
modernisme français connaît son apogée à l’entre-deux-guerres.740
Mais nous arrivons à mon dernier point d’analyse de la chanson : le lieu de narration,
que je considére dans un chapitre séparé, et dans le volet suivant qui a trait à la place des
voyageurs. En effet, si La Petite tonkinoise est maintenue au pays, Joséphine Baker est par
contre une ‘voyageuse’ immigrée en France. Les films dans lesquels elle a joué nous
permettront de mieux saisir l’importance de garder Mélaoli en Indochine.

738
MCCLINTOCK, Ann, op. cit., p. 118-120.
739
JAMESON, Frederic, art. cit. ;
SAID, Edward W., Culture et impérialisme, op. cit.
BOEHMER, Elleke, Empire, the National and the Postcolonial (1890-1920). Resistance in Interaction (2002),
Oxford, Oxford University Press, 2002.
740
HOUPPERMANS, Sjef, art.cit.
VOLET 3

LA PLACE DES ‘VOYAGEURS’ DE L’ENTRE-DEUX-GUERRES


CHAPITRE IX

LA PLACE SPECIFIQUE DU COLONISE EN FRANCE :


OU LA PREUVE DE GRATITUDE

Les manifestations de loyalisme […] sont […] une


belle récompense et un précieux encouragement
pour la nation protectrice, pour la France qui aime
qu’on l’aime.
E. Henry-Biabaud, Deux ans en Indochine (1939).

Quand on se croit obligé d’exprimer sa gratitude, on


perd la moitié de sa joie.
René Barjavel, Une Rose au paradis (1981).

Mélaoli est surprise sur place pendant son histoire d’amour. Elle réaffirme sa sentimentalité
et, puisque c’est elle « qui l’aime le mieux », sa fidélité et le succès de son amant. Cette
nouvelle Mélaoli hérite en fait de la place et du rôle qui revenait déjà à son ‘aïeule’ en 1906 ;
celle de la congaï, cette facile et fidèle femme exotique. La chanson ne donne pas
d’informations supplémentaires sur sa fidélité en 1930, c’est pourquoi il me semble utile
d’évaluer le type de femme exotique que Joséphine Baker incarnait au cinéma.

1. - Baker au cinéma : la femme exotique salvatrice


Le manque de succès des films de Baker – des navets, il faut bien le dire – est sans doute dû
au fait que son jeu était forcé. Etant habituée à danser pour de très grandes salles, ses gestes et
ses mimiques mélodramatiques font penser aux films muets de la génération précédente.
En tout cas, ce n’est pas la difficulté du ‘message’ qui peut être la cause de ces flops.
Les films reproduisent ad infinitum le canevas exotique déjà mis en évidence dans les
chapitres précédents. Cependant, la femme exotique change de rôle, elle n’est plus seulement
une intermédiaire passive ; elle joue un rôle actif, ‘sauve’ le héros. Sa loyauté, va jusqu’au
238 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

sacrifice. Après avoir sauvé son amant français, elle doit se sacrifier : soit elle cède la place à
sa rivale (une Française) pour qu’il puisse être heureux, soit elle donne sa vie pour lui. Dans
le film Zouzou (1934), le héros (Jean Gabin), séduit Zouzou (Joséphine Baker) qui l’aidera à
sortir d’une mauvaise passe. Elle l’aime mais il lui préfère une Française qui s’appelle …
Claire ( !). Zouzou est cette femme exotique décrite par Pierre Mille et celle qui, dans la
première version de La Petite tonkinoise, se laisse si facilement conquérir.741 C’est comme
cela que j’interprète la photo sur laquelle Joséphine Baker pose souriante et accolée à un Jean
Gabin habillé en costume de marin. (Figure 9.1) C’est le rôle déjà joué dans La Sirène des
tropiques (1927) ou elle est une Antillaise qui sauve un Français.742 C’est d’ailleurs aussi le
rôle de la femme de couleur dans le ‘roman’ de Joséphine Baker : Mon Sang dans tes veines
(1931), où une jeune américaine de couleur sauve un Blanc et le paye de sa vie.743 Et dans le
film Princesse Tam Tam (1936) – auquel je reviendrai – elle ‘sauve’ le héros de son manque
d’inspiration artistique puis cède la place à une Française.744
Ce rôle de saint-bernard n’est pas innocent et reflète, selon moi, une situation que l’on
ne peut plus ignorer dans la métropole : la colonie est consubstantielle au colonialisme et
donc à la France. Selon Albert Memmi, cette consubstantialité évidente du colonisé au
colonialisme, est pourtant niée par les colonisateurs qui, à défaut de pouvoir l’exterminer lui
refusent l’humanité.745 Comme dit plus haut, la France de l’entre-deux-guerres doit bien
reconnaître l’existence des hommes et femmes de couleur et d’autres cultures présents sur son

741
ALLEGRET, Marc, Zouzou, Paris, Les Films H. Roussillon Production, 1934.
742
ETIEVANT, Henri et NALPAS, Mario, La Sirène des tropiques, Centrale Cinématographique, 1927.
743
ABATINO, Pépito et CAMARA, Félix de la, Mon sang dans tes veines, d’après une idée de Joséphine Baker,
Paris, Les Editions Isis, 1931.
Roman sur la xénophobie poussée à l’extrême, dans lequel la transfusion du sang d’une Noire Américaine
sauve la vie d’un Blanc. Elle en meurt. Quant à lui, puisque son sang est devenu impur, il lui est refusé
d’épouser sa fiancée blanche.
S’il faut en croire l’interview que Joséphine Baker accorde à Sauvage dans les années 40, elle était très fière
de ce roman qui devait raconter l’histoire de « dizaines de petites filles noires de Saint-Louis […] et dévoiler
la vie des Blancs et des Noirs en Amérique » pour « défendre, une fois encore, de manière différente, la cause
des enfants noirs ». BAKER, Joséphhine, dans : SAUVAGE, Marcel, op. cit., p. 240-241.
Son intention d’attaquer le racisme et la ségrégation aux Etats-Unis sont détournés car ce qui ressort c’est la
peur viscérale, génétique, biologique de l’autre ainsi qu’une mise en garde contre le métissage.
En recherchant la ‘voix’ de Joséphine Baker, même si elle est une subalterne très visible, on aboutit à une
frustration qui se rapproche de celle que communique Gayatri Spivak dans son article « Can the Subaltern
Speak ? », op. cit. Spivak y conclut en fin de compte à l’impossibilité des subalternes à ‘parler’ ou à être
entendu(e)s, comme elle le précisera plus tard.
Voir : SPIVAK, Gayatri, « Subaltern Talk. Interview with the Editors » (29 october 1993), LANDRY, Donna et
MACLEAN, Gerald (prés.), The Spivak Reader, New York/Londres, Routledge, 1996, p. 287-308, p. 291.
744
GREVILLE, Edmond, Princesse Tam Tam, Paris, Production Arys, 1935.
745
MEMMI, Albert, op. cit., p. 91.
Chapitre IX : Place spécifique du colonisé ou la preuve de la gratitude 239

sol. Hormis cette présence, la France est, à bien des niveaux indéniablement dépendante de
son Empire.

2. - La métropole dépendante de la colonie


Il suffit pour le voir de reconsidérer les arguments qui ont décidé Ferry à engager la France
dans l’aventure Indochinoise. La colonie ‘majeure’ répond aux attentes, mais cet
aboutissement souligne en même temps combien la métropole repose sur son Empire – et sur
l’Indochine. On se souvient que la politique coloniale de Jules Ferry reposait sur plusieurs
arguments : économique, militaire, psychologique et civilisateur.746 J’ai parlé de cette mission
‘civilisatrice’, mais qu’en est-il pour les autres arguments ? Le premier était, comme on l’a
déjà dit, le besoin de matières premières.

2.1. - Les ressources économiques et militaires de la colonie

La main d’œuvre à bon marché de la colonie asiatique approvisionne la France par son
activité dans les mines de fer, les plantations d’hévéas, les rizières, les fabriques de papier, et
– indirectement – l’opium qui est économiquement « vital » pour le budget de la colonie.747
Le deuxième argument est militaire : la colonie procure des réserves de soldats. On se
souvient de l’énorme participation des colonisés à la Première Guerre mondiale :

Les colonies […] ont fourni à la métropole, 275.000 combattants […] ainsi répartis : A.O.F. :
150.000, Indochine : 45.000 (plus les 50.000 travailleurs dans le transport des troupes, la
cuisine etc.), Madagascar : 40.000 et Antilles, Réunion, Somalis etc. : 40.000. […] L’armée
noire […] permit de remporter, en 1918, un des succès qui devaient décider de la victoire.748

A partir de ce moment, les soldats ‘indigènes’ qui participent à la Grande Guerre, surtout les
Africains, entrent dans l’imaginaire français. Associés à la force, ils seront l’arme surprise,
l’atout contre l’Allemagne, la preuve de la froce de la plus grande France. (Figure 9.2 : carte
postale d’un tirailleur avec ses trophées de guerres : les casques de l’ennemi). Pendant la
guerre, les images positives [...] utilisent abondamment ces militaires courageux, « prêts à

746
GAILLARD, Jean-Michel, Jules Ferry (1989), cité dans : BESANÇON, Pascale, op. cit., p : 27.
747
REGISMANET, Charles, op. cit., p. 319 et svts.
748
ROQUES, Philippe et DONNADIEU, Marguerite, op. cit., p. 139.
240 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

mourir pour la France», « symboles touchants de la réussite de l’œuvre coloniale… ».749 C’est
encore une fois l’image de la force du tirailleur – mais cette fois une force tranquille - que
l’on utilisera pour promouvoir un petit déjeuner ‘requinquant’ ou ‘revitalisant’, le chocolat en
poudre de la marque Banania. (Figure 9.3) Un soldat au repos à l’ombre bienfaisante d’un
arbre français et qui a négligemment laissé tomber son arme à ses pieds, vante d’un grand
sourire le plaisir de la collation. La menace – réservée aux Allemands – est gommée. La
marque a obtenu un succès qui s’est maintenu au fil des années. Les publicités ont évolué,
l’arme disparaît progressivement et les dessins deviennent de plus en plus caricaturaux,
enfantins et rassurants (comme les Congolais de Tintin), mais l’image est restée d’un
personnage de couleur souriant, habillé en uniforme de tirailleur et coiffé de la chéchia.
(Figure 9.4) La joie du tirailleur est aux antipodes des images que l’on a de cette guerre.
(Figure 9.5) Léopold Sédar Senghor déclarera avoir une furieuse envie de « déchirer les rires
Banania sur tous les murs de France ».750 Et, je ne peux m’empêcher de faire remarquer que
cette image reste populaire au XXIe siècle. Les services de table du petit déjeuner Banania
sont des produits vendeurs dans les magasins de vaissellerie parisiens, et la marque a même
refait son apparition en 2005. La société Nutrial, ayant racheté le nom ‘Banania’ à Unilever en
2003, a relancé le produit toujours composé des mêmes ingrédients (farine de banane, céréales
et chocolat) qui devint rapidement populaire et a été reconnu « saveur de l’année 2005 » par
un groupe de consommateurs.751 Malheureusement, la boîte représente toujours ‘l’ami y’a
bon’, le personnage en miniature en bas à gauche portant le costume de tirailleur. (Figure 9.6)
Si le slogan ‘y’a bon’ a disparu, le visage au centre du dessin reproduit toujours le même type
de personnage, un homme de couleur mais devenu plus clair – ou s’agirait-il d’un arabe
venant rassurer les petits déjeuners de l’après 11 septembre 2001 ? – aux yeux niaisement
écarquillés, aux lèvres de plus en plus disproportionnées et coiffé de la fameuse chéchia rouge
à pompon bleu. Mais le Collectif des Antillais, Guyanais et Réunionnais a lancé une pétition
contre cette publicité qui a forcé Nutrial à renoncer, en février 2006, à reproduire l’image du
tirailleur.752

749
RUSCIO, Alain, Que la France était belle au temps des colonies, op. cit., p.121.
750
SENGHOR, Léopold Sédar, « Poème Liminaire. A L.-G. Damas » (1940), Léopold Sédar Senghor. Œuvre
Poétique, Paris, Seuil, 1990, p. 55-56.
751
MARMITON, La communauté des gourmands,
http://www.marmiton.org/saveur/laureats_fiche.cfm?Sav_ID=98, 14-05-2005.
752
MBOUGUEN, Hervé, « Y’a bon banania, le retour ! », http://www.grioo.com/info3897.html, 14-05-2005.
GUENNEUGES, Laurent, « Banania trouve ses vieilles pubs un petit peu trop corsées » Libération, 02-02-
2006.
Chapitre IX : Place spécifique du colonisé ou la preuve de la gratitude 241

Le film Indigène (2006) de Rachid Bouchareb a apporté une lueur de reconnaissance


pour les tirailleurs africains de la Deuxième Guerre mondiale, mais il semble que l’on ait
complètement oublié la participation des Indochinois à ces carnages européens.753 Parmi les
95000 Indochinois venus défendre la France en 1914-1818, le Tonkin avec son delta
surpeuplé du fleuve rouge fournit le plus d’hommes. Ironie du sort, comme le Tonkin a
opposé la résistance que l’on sait lors de la conquête, ses hommes ont la réputation de faire de
bons soldats ; c’est majoritairement eux qui seront envoyés sur les champs de batailles de
France et qui y laisseront la vie. Le ministère de la Défense a maintenant créé un site pour la
mémoire des guerres qui contient une banque de données reprenant, entre autres, les
certificats de décès des hommes tombés au combat pour la France en 14-18. Ces certificats
rendent au moins leur nom à près de 3000 Indochinois morts sur le sol français dans la
Grande Guerre. La consultation de cette banque de donnée ne peut laisser aucun doute sur
l’importance des colonisés – et des Indochinois – pour la politique militaire de la France en
Europe.754

2.2. - Le Pacifique, prestige de la plus grande France

Les réserves en hommes sont importantes pour la politique en Europe, mais aussi pour les
relations internationales. L’Indochine joue un rôle géostratégique essentiel en apportant des
ouvertures maritimes indispensables à la position que la France entend conserver – ou
reprendre – sur la scène internationale. La Guerre de 14-18 a sérieusement endommagé la
France et l’a laissée exsangue : le conflit s’est joué sur son sol et, selon l’historien Patrice
Morlat dans son Indochine années vingt (2001), c’est elle la grande perdante puisqu’elle a
régressé à tous les niveaux : démographique, matériel, économique, financier ; même
« l’Allemagne vaincue mais intacte pouvait rapidement prendre une avance économique
considérable sur une France victorieuse mais détruite ».755 En revanche, la position de la

753
Toujours pas de reconnaissance pour les Tirailleurs indochinois, dans l’Edition spéciale « Honneur aux
poilus », le 17 mars 2008, sur France 3, seuls les « Tirailleurs sénégalais » sont mentionnés.
754
Le ministère de la Défense recense les certificats de décès de 1,3 million de militaires ‘morts pour la France’
parmi lesquels j’ai compté 2878 noms d’‘Indochinois’.
Voir : « Mémoire des hommes. Morts pour la France 1914-1918 », Ministère de la Défense :
http://www.memoiredeshommes.sga.defense.gouv.fr/consultation: septembre 2005, 14-02-2007.
Ce qui grossit fortemement le nombre, renseigné par Eric Deroo, de 1600 Indochinois, tués à la guerre.
Voir : DEROO, Eric, « Mourir : L’Appel à l’Empire », dans : BLANCHARD, Pascal et LEMAIRE, Sandrine
(dir.), Culture coloniale, op. cit., p. 107-117, p. 117.
755
MORLAT, Patrice, Indochine années vingt. Le Balcon de la France sur le Pacifique (1918-1928). Une page de
l’histoire de la France en Extrême-Orient, Paris, Les Indes Savantes 2001, p. 25.
242 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

France en Indochine la place aux première loges de la Chine, cet empire convoité par tous
depuis si longtemps. Selon, Nguyễn Ái Quốc, ce qui véritablement « ralentit la colonisation
[…] de la Chine [c’est] : la rivalité entre les impérialismes entre eux. […] Pour rien au
monde, la Grande-Bretagne ne laissera la France devenir en Asie une véritable puissance
coloniale ».756 Pour Nguyễn The Truyen, il est clair que deux blocs s’affrontent qui louchent
sur la Chine : des mouvements indiquent que la France de 1925 cherche une alliance avec le
Japon pour faire contre-poids à la force des USA et de la Grande-Bretagne liguées contre
elle.757 La mort de Sun Yat Sen (1866-1925), père de la révolution chinoise, ne manque pas
d’effrayer les révolutionnaires qui voient la présence accrue des Impérialistes aux abords de la
Chine. La Chine et le Pacifique sont en effet les régions du globe où se joue le bras de fer des
grandes puissances pour le domination du monde. Nguyễn The Truyen dévoile en effet, dès
1925, le peuplement organisé par la France des petites îles du Pacifique – la traite des
Indochinois – pour y assurer sa position et y étendre son influence. Pour Patrice Morlat il ne
fait pas de doute, c’est par l’Indochine, ce balcon sur l’océan Pacifique, que la France entend
participer au conflit qui s’annonce – on en a l’intuition – dans le Pacifique. Les Etats-Unis et
le Japon – deux forces qui montent en puissance – jouent leurs cartes dans ces eaux où
croisent l’Empire britannique, la France etc. Le traité de Washington (1922) par lequel les
Etats signataires se mettent d’accord pour limiter leurs armements dans le Pacifique montre
assez bien l’ampleur des tensions.758 Pour cette question du Pacifique, la France n’est pas la
mieux placée. Alors pour la bataille à venir,

Paris doit se forcer de compenser, par une action d’influence morale et de propagande, les
difficultés matérielles qu’il éprouve pour suivre, dans leur activité croissante, des puissances
géographiquement mieux situées comme le Japon, les Etats-Unis, voire le dominion
australien ou même la colonie britannique de Hong Kong, dont les ressources économiques
et financières ont été moins entamées pendant la guerre.759

Les arguments psychologiques et géostratégiques se rejoignent dans la question du Pacifique.


Ses colonies vont permettre à la France de retrouver son prestige compromis en 1918
car « elle a un rang à tenir » sur la scène internationale, comme le disait déjà Ferry après

756
NGUYễN AI QUAC [sic], « Les Impérialistes et la Chine. Hands off China ! », Le Paria, n0 30, octobre 1924.
757
NGUYễN THE TRUYEN, « L’Indochine et le Pacifique », Le Paria, n0 32, février-mars 1925.
758
Voir : Droit International Humanitaire, Traités et textes, « Traité relatif à l'emploi des sous-marins et des gaz
asphyxiants en temps de guerre. Washington, 6 février 1922 »,
http://www.icrc.org/dih.nsf/INTRO/270?OpenDocument, 22-12-2006.
759
MORLAT, Patrice, op. cit., p. 63.
Chapitre IX : Place spécifique du colonisé ou la preuve de la gratitude 243

1870.760 Déjà les expositions coloniales, celle nationale de Marseille (1922), qui met
l’Indochine à l’honneur, mais surtout, bien sûr, celle internationale de Vincennes (1931)
doivent contribuer à reprendre de l’assurance face aux autres grandes puissances coloniales.
Mais c’est aussi ‘l’amour’ de ses colonisés qui légitiment son colonialisme. En assurant que la
France fait des miracles en Asie et que ses colonisés l’aiment, qu’elle réalise ‘la conquête des
cœurs’ – pour reprendre l’expression si populaire d’Auguste Pavie, elle peut s’affirmer
comme une grande nation colonisatrice, une nation avec laquelle il faudra compter.761
L’amour de l’autre comme objectif de l’entreprise coloniale n’est pas vraiment neuf. Déjà le
père Huc disait vouloir se faire aimer des Chinois et Napoléon utilise, selon moi, une feinte –
un mimétisme dans l’autre sens – pour ‘conquérir les cœurs’ et se faire accepter en Egypte.
Quand Said analyse, dans L’Orientalisme, l’action de Bonaparte, il insiste surtout sur le fait
que la ‘connaissance’ permet et pousse à la conquête, mais il indique également que Napoléon
profite de ses ‘connaissances’ pour affirmer aux Egyptiens qu’il est musulman.762 Pour moi,
la performance de ces ‘connaissances’ sur l’islam est différente de celles géographiques qui
permettent la conquête territoriale. En effet, pour affirmer qu’il est musulman, il a besoin de
l’adhésion des Egyptiens. Sans leur collaboration, il ne peut s’affirmer musulman et s’imposer
comme chef. En Indochine aussi il s’agit du passage d’un état d’exception à l’installation
administrative qui s’exprime en termes de ‘conquête des cœurs’.

760
FERRY, Jules, « Les fondements de la politique coloniale », Discours prononcé à la Chambre des Députés le
28 juillet 1885, Assemblée nationale, http://www.assemblee-nationale.fr/histoire/Ferry1885.asp, 02-02-2007.
761
Auguste Pavie (1846 ?- 1925) Explorateur de l’intérieur du pays dont l’action – la fameuse : « Mission Pavie
(1879-1895) » – est reprise dans diverses études ‘géographiques’. A partir de la fin des années 1890, il
commence à publier sur l’histoire et la littérature des pays qu’il explore : Recherches sur l’Histoire du
Cambodge, du Laos et du Siam, Paris, Leroux, 1898 ; Contes populaires du Cambodge, du Laos et du Siam,
Paris, Leroux, 1903 et après la Grande Guerre il publie A la Conquête des cœurs.
PAVIE, Auguste, A la Conquête des cœurs. Le Pays des millions d’éléphants et du Parasol blanc, préf.
CLEMENCEAU, Georges, Paris, Bossard, 1921 et reprend un Contes du Cambodge. Les douze filles d’Angkor,
Paris, Leroux, 1921, deux publications qui viennent à point pour l’exposition coloniale de Marseille de 1922.
L’apparition de cette ‘conquête’ des cœurs dans le titre montre combien le discours tente de s’écarter du
stade précédent du colonialisme : la conquête militaire.
762
SAID, Edward W., L’Orientalisme, op. cit., p. 58.
Au fond, c’est la même tactique qu’emploiera J.F. Kennedy dans l’Allemagne pré-réunification, lorsqu’il
dit : « Ich bien eine Berliner » (26-06-1963). Ce n’est ‘qu’une tactique de séduction qui, par l’adhésion
proclamée du locuteur appelle et prescrit celle des destinataires.
244 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

3. - Avec la bénédiction des colonisés


3.1. - La France qui aime à être aimée

Si ce n’est pas neuf, on constate qu’à l’époque qui m’intéresse, cette gratitude supposée des
colonisés devient la justification du colonialisme à la française et la source du prestige
réinvesti face au reste du monde. A l’entre-deux-guerres, il n’y a pas de meilleur compliment
pour un colonial, que de lui dire que les coloniaux l’aiment. C’est pourquoi, nombre de
dédicaces de romans coloniaux sont adressées en ces termes : « A Albert Sarraut qui aima le
peuple Annamite et en fut aimé ».763 « A la marquise de la Souchère [propriétaire d’une
plantation de caoutchouc], à la vaillante Française, la femme de cœur qui fait aimer la France
en Indochine ».764 « Ce bel idéal : la conquête des cœurs », soupire Pierre Varet reprenant –
avec un certain scepticisme – les beaux mots de Pavie.765 Ce colonial intitule un chapitre de
son essai : « Le Français veut séduire » et y cite le programme formel posé par La Dépeche
coloniale, du 9 janvier 1931 : « La France veut attirer et séduire ».766 Un voyageur, un certain
E. Henry-Biabaud, est plus facilement convaincu et heureux des manifestations de
« loyalisme de[s] […] élites [qui] sont de plus en plus nombreuses et parfois touchantes » et
dont les « sentiments […] sont […] une belle récompense et un précieux encouragement pour
la nation protectrice, pour la France qui aime qu’on l’aime ».767
Comme le soulignait Patrice Morlat, la France doit tenter de « compenser, par une
action d’influence morale et de propagande » sa moindre puissance dans la compétition entre
nations colonisatrices.768 Aussi, le colonial convaincu qu’est Octave Homberg, financier et
diplomate, Secrétaire général de la Banque de l’Indochine, ne manque-t-il pas d’admettre que
l’œuvre des autres nations colonisatrices n’a pas été parfaite, « par contre et partout, la nôtre
reste sans tache [sic] ».769 Il vise directement l’Angleterre comme brebis galeuse qui n’a pas
réussi ce que la France a fait : « la France […] a gagné l’affection de ceux qui, au cours des
âges, se sont trouvés sous son drapeau ».770 Il ne fait à son esprit aucun doute, c’est la

763
MARQUET, Jean, Du Village à la cité, op. cit.
764
CELARIE, Henriette, Promenades en Indochine, Paris, Ed. Baudinière, 1937.
765
VARET, Pierre, Les Dieux qui meurent, Paris, Ed. Eugène Figuière, 1932, p. 166.
766
Ibid.
767
HENRY-BIABAUD, E., Deux ans en Indo-Chine. Notes de voyage (1939), Paris, Arthème Fayard, 1945, p. 255.
768
MORLAT, Patrice, op. cit.
769
HOMBERG, Octave, L’Ecole des colonies, Paris, Plon, 1929, p. 273.
770
Ibid, p. 272.
Chapitre IX : Place spécifique du colonisé ou la preuve de la gratitude 245

reconnaissance des ‘indigènes’ qui forcera le monde à admettre la supériorité du colonialisme


à la française.771 Nombre de coloniaux comme Homberg, s’octroient la médaille d’or de la
colonisation à partir de l’allégation que les colonisés aiment les Français.
D’ailleurs, dans ce besoin de prouver qu’elle est à la hauteur, la France fait aussi appel
aux colonisés. C’est aux premiers intéressés qu’il revient de défendre la France et de justifier
son colonialisme. C’est Pierre Do Dinh, le poète catholique, qui en 1928 lors d’une
manifestation, doit affronter les révolutionnaires anti-Français du PIA de Nguyễn The Truyen
avec un discours sur « les bienfaits de la France ».772 C’est encore le Sénégalais Blaise Diagne
(1872-1934), maire de Dakar et premier député africain à l’Assemblée Nationale française
(1914-1934), qui est investi du rôle d’ambassadeur de la colonisation française. Dès la
Première Guerre mondiale il inspire un véritable dégoût à un de ses compatriotes, Lamine
Senghor (1889-1927), étant celui qui a organisé les recrutements forcés de tirailleurs africains
pour participer à la guerre 1914-1918.773 Lamine Senghor, un de ces recrutés, se révolte
contre le rôle de Diagne pendant la guerre et fustige dans ses articles, ce député favorable à la
politique du travail forcé de la France.774 Mais Diagne persiste et signe ; en 1930 il réitérera sa
position dans le cadre international des séances du Bureau du Travail de la SdN à Genève où
il prend la parole pour défendre le droit de la France à son système des travaux forcés.775

771
Ibid.
772
NGO VAN, Viêt-nam 1920-1945, op. cit., p. 86.
773
Dans son essai anticolonial, La Violation d’un pays, Senghor dénonce la politique du député Blaise Diagne
qu’il rebaptise ‘Dégou Diagne’, un prénom qui souligne le dégoût du narrateur pour cet esclavagiste.
Dégoût, parce qu’il faisait signer des contrats en langue française aux gens de son pays qui ne parlaient ni ne
lisaient cette langue : « Dégou Diagne, déjà imprégné de cet esprit de Satan, servait d’interprète. C’était un
homme qui avait fait ses preuves », voir : SENGHOR, Lamine, La Violation d’un pays, op. cit., p. 42.
Dégoût, parce que la France l’aurait payé par tête de pipe, voir : ANONYME, « Un Procès nègre », Le Paria,
no 31, novembre-décembre 1924.
Dégoût parce qu’en 1924 il a signé avec les huileries bordelaises, l’abaissement du prix de l’huile d’arachide
des paysans sénégalais, voir : ANONYME, Lamine Senghor. Vie et Œuvre, Front Culturel Sénégalais, Dakar,
1982, p. 26.
Ce qui n’empêche que Diagne avait pris la défense d’un boxeur noir, qui ayant remporté la victoire s’était vu
refusé le titre de champion. Il aurait pris la parole contre ce crime raciste à l’Assemblée en 1922, voir :
YANGE, Paul, « Blaise Diagne (1872.-1934), premier député noir à l’Assemblée Nationale française », Grioo.
portail Internet dédié à la communauté noire francophone, www.Grioo.com, 14-03-2004.
774
SEINGHOR, Lamine [sic], « En Afrique Occidentale française, le travail forcé pour les indigènes », Le Paria,
n0 36-37, septembre-octobre 1925. L’auteur se révolte contre l’action de Pierre Mille et de Blaise Diagne qui
se prononcent pour le décret de réglementation du travail indigène (paru dans le Journal officiel) qui instaure
le travail ‘obligatoire’ pour l’indigène. Pour Senghor il est clair qu’il s’agit d’une « réinstauration de
l’esclavage ».
775
Voir : POEL, Ieme van der, « La Question du travail forcé devant Genève », Congo-Océan : Un chemin de fer
colonial controversé, op. cit., vol. II, p. 19-66.
246 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

« Ce problème est fortement lié à la construction du Congo-Océan », comme l’a


montré Ieme van der Poel, mais concerne également l’Indochine.776 Dès février 1925, Nguyễn
The Truyen dévoile, dans Le Paria, la traite des Indochinois ‘recrutés’ pour le travail
obligatoire et exilés dans les îles françaises du Pacifique qui sont riches en minerais mais
pauvres en main d’œuvre.777 En regroupant toute sorte de sources – articles de lois, jugements
et témoignages sur le ‘recrutement’ et les conditions de travail en Indochine - l’essai outré de
Paul Monet, Les Jauniers. Histoire vraie (1931), constitue un véritable dossier à charge de la
France coloniale.778 Avec Diagne, par contre, c’est le colonisé qui ‘sauve’ la France du droit
de regard international de Genève. Il affirme sa loyauté à la France et assure, comme ‘la
Tonkinoise’ que les colonisés aiment leurs ‘civilisateurs’, qu’ils sont satisfaits de leur sort,
que la France a raison de les forcer, par le travail, à devenir ‘civilisés’.
Ce que le discours de La Petite tonkinoise met en avant, c’est le désir qu’ont les
colonisés de la France. C’est le passage d’un discours de conquête territoriale à celui de la
conquête des cœurs, de l’amitié, de l’amour. Loyauté, gratitude et amour sont les termes
employés dans une logique qui est rendue par la chanson. Le rôle salvateur des personnages
de femmes exotiques, ainsi que celui de porte-parole de Mélaoli, a une base dans cette réalité
que l’on ne peut plus ignorer : les colonisés sont consubstantiels à la France et au
colonialisme. Cette situation est complexe : le discours triomphaliste ainsi que le prestige de
la France existent par ‘l’autre’. C’est le colonisé qui doit défendre et faire la preuve du
colonialisme français, alors qu’il est justement exclu de la valeur sémantique du discours.
D’un côté le colonialisme se justifie grâce à un colonisé salvateur, de l’autre au contraire,
grâce à l’entreprise de défense des colonisés contre les ténèbres de leur culture et contre plus
forts qu’eux : les Cambodgiens étaient sous le joug des Siamois avant que les Français
n’arrivent, les Annamites sous celui des Chinois, les Moïs menacés de disparition sous la
poussée des Annamites, les femmes annihilées par le confucianisme, et opprimées par la
polygamie etc.

776
Ibid., p. 19.
777
NGUYễN THE TRUYEN, « L’Indochine et le Pacifique », art. cit.
778
MONET, Paul, Les Jauniers. Histoire vraie, Paris, Gallimard, 1930.
Son essai a inspiré à Yvonne Schultz un roman colonial dans lequel l’histoire est focalisée à partir d’une
jeune tonkinoise ‘recrutée’ avec son mari et son enfant pour aller travailler dans les plantations de caoutchouc
de l’intérieur du pays. Thi-Minh est accablée, non plus par le système colonial français, comme c’est le cas
chez Monet, mais par la pauvreté inhérente du paysan, par la cruauté de ses compatriotes et par la dureté du
climat.
Voir : SCHULTZ, Yvonne, Dans la Griffe des jauniers, Paris, Plon, 1931.
Chapitre IX : Place spécifique du colonisé ou la preuve de la gratitude 247

C’est ce que résume Gayatri Spivak par la phrase « White men are saving brown
women from brown men » que l’on peut traduire par « Les hommes blancs sauvent les
femmes de couleur des hommes de couleur » et élargir, selon moi, à ‘Les hommes blancs
sauvent des hommes de couleur d’autres hommes de couleur’.779 Si cette phrase clef est sans
conteste valable pour le discours français, c’est maintenant aux hommes de couleur de
proclamer qu’ils sont sauvés par la France, pour la sauver à leur tour. Ce qui renverse la
logique de qui est sauveur et qui est sauvé et de qui a besoin de l’autre, mettant en danger le
déséquilibre de la relation coloniale. Car il est indéniable que la France de l’entre-deux-
guerres est dépendante de ses colonies – et de l’Indochine : économiquement (matières
premières), psychologiquement (grandeur de la France), politiquement (construction d’un
Empire), militairement (présence dans le Pacifique et réserve de troupes coloniales),
artistiquement (l’art nègre), spirituellement (l’asiatisme) et moralement (légitimation du
colonialisme).

3.2. - Le ventriloquisme et l’auto-absolution

Je pense que l’analyse de Albert Memmi peut ici clarifier certaines choses. Ce qu’il souligne
dans la logique coloniale, c’est le principe de l’auto-absolution du colonialisme. Celui-ce se
voit d’abord justifié par la mission civilisatrice qui ‘sauve’ des ténèbres de l’ignorance – une
première absolution que je relie au ‘Les hommes blancs sauvent les hommes de couleur
d’autres hommes de couleur’ de Spivak. Mais le colonialisme refuse l’assimilation pour
justifier une colonisation éternelle – deuxième auto-justification que je rapproche des
stratégies de mimétisme de Bhabha. Puis vient la reconnaissance du colonisé qui est prescrite
par le discours de la fidélité – troisième auto-justification.780 Pour prouver sa reconnaissance,
il faut que le colonisé donne sa vie, se sacrifie, accepte d’être opprimé, veuille ressembler au
colonisateur, affirme son amour etc. Cette gratitude désirée, attendue et prescrite par le
discours rejoint la « stratégie complexe de réforme de régulation et de discipline qui
s’approprie l’Autre au moment où elle visualise le pouvoir » que note Bahbha dans son
analyse du mimétisme. Mais c’est ici, me semble-t-il, une autre application plus large du
mimétisme. Car en fait, le ‘désir du mimétisme’ est plus généralement le désir purement
narcissique du désir de l’autre et pas seulement « le désir d’un Autre réformé,

779
SPIVAK, Gayatri, « Can the Subaltern speak ? », op. cit., p. 92.
780
MEMMI, Albert, op. cit., p. 102.
248 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

reconnaissable » dont parle Bhabha. Dès Napoléon on remarque qu’il y a aspiration au désir
de l’autre, plus que nécessairement un désir de l’autre. La manipulation de Bonaparte vise
directement l’adhésion. Mais ce type d’absolution devient essentiel au moment où l’on estime
pouvoir récolter ce que l’on a semé. Le désir dont je parle ici, cette manipulation des
colonisés pour qu’ils adhèrent au discours, est à mon avis un désir différent de celui qui est
analysé dans Colonial Desire de Robert Young qui se penche surtout sur l’attirance, la
répulsion et sur l’hybridité mais qui ne parle pas de la gratitude de l’autre comme légitimation
du discours.781
Peut-être faut-il voir dans ce type d’auto-absolution une spécialité du discours colonial
de la France de l’entre-deux-guerres. L’analyse de Patrice Morlat qui considère que la France
doit se distinguer par son action morale, supérieure à celle des autres nations colonisatrices,
m’incite à envisager cette possibilité. En tout cas, l’amour et la joie de Mélaoli soutiennent ce
discours de gratitude, de ‘la conquête des cœurs’, qui pousse les colonisés à se faire les
ambassadeurs du colonialisme français pour légitimer un système qui se sait illégitime. C’est
le titre de l’essai de Auguste Pavie, le colonial qui a ‘acquis’ le Laos à la France qui devient
de plus en plus d’actualité. Il considère que, dans son entreprise coloniale, la France et ses
envoyés – donc lui aussi – sont « A la conquête des cœurs ».782
C’est bien l’horreur de cette gratitude réclamée qu’exprime Bùi Quang Chiêu dans son
récit de voyage aux Indes en 1928. Bùi Quang Chiêu, leader du Parti Constitutionnaliste, et
Duong Van Giao, son collaborateur, découvrent lors de leur voyage à Calcutta à la fin de
l’année 1928 que la colonisation française, contrairement à ce qu’on leur avait dit n’est pas
plus humaine que celle de l’Angleterre.783 Au contraire, en Inde ils décèlent une lutte « à
visage découvert », « un jeu franc ».784 Au moins les Anglais n’exigent pas des Hindous qu’ils
soient hypocrites. Chieu critique les méthodes françaises pour leur duplicité : « Le
gouvernement colonial anglais ne concoit pas l’ambition ridicule d’obtenir l’adhésion loyale
des Indiens à un régime d’exploitation dont ils sont les victimes ».785 Contrairement au
système français, le colonialisme anglais ne prétend pas « convertir les colonisés au
colonialisme ». C’est un tournant clef pour le costitutionnaliste. Jusqu’ici il avait confiance

781
YOUNG, Robert J.C., Colonial Desire. Hybridity in Theory, Culture and Race (1995), Londres/New York,
Routledge, 2003.
782
PAVIE, Auguste, A la Conquête des cœurs, op. cit.
783
BUI QUANG CHIEU, « Vers les Indes Anglaises et le Siam sur le Dupleix », Tribune Indochinoise, 27-03-
1929 ; 29-03-1929 ; 03-04-1929 ; 15-04-1929 ; 17-04-1929 ; 19-04-1929.
784
Ibid.
785
Ibid.
Chapitre IX : Place spécifique du colonisé ou la preuve de la gratitude 249

qu’une collaboration serait possible avec la France. Il rentre de son expérience de l’Inde
dégoûté car il se rend compte que les Anglais, au moins, n’exigent pas la gratitude du peuple
pour leur domination. Soit dit en passant, si Spivak considère que le ‘subalterne’ est incapable
de parler, c’est qu’elle n’imagine que la parole entre subalterne et pouvoir, mais il va sans dire
que les subalternes parlent entre-eux et s’inspirent des formes de résitances les uns les autres,
puisque Bùi Quang Chiêu tente de transposer les idées de la résistance de Tagore et de
Gandhi.
On est en droit de s’étonner que ce récit de voyage de Bùi Quang Chiêu ait été publié
dans un journal saïgonais. Mais la censure est manifeste puisque son récit est présenté par le
journaliste français Jacques Danlor qui ne manque pas d’interrompre les réflexions du
voyageur pour les contredire : Chieu n’a rien compris au nationalisme indien, selon lui. La
publication devient alors une forme mixte et l’auteur colonial se reapproprie le texte de
l’auteur colonisé. Le récit devient davantage l’essai du journaliste français sur le récit de
voyage du leader du parti constitutionnaliste, que le récit de celui-ci. Ce Danlor va jusqu’à
inventer une répression sanglante en Inde par les soldats de sa majesté pour réaffirmer que
seule la France met en pratique une colonisation humaniste. Pour les coloniaux, qui ne
manquèrent pas de commenter ce ‘retournement’ de position de Bùi Quang Chiêu, le refus de
coopération est aussi un refus de modernité. Mais il semblerait que Chiêu ait tenté d’imaginer,
au contraire, des réformes modernisatrices qui refuseraient la coopération unilatérale. Sur les
enseignements de Ghandi et de Tagore, il brandit la menace du boycott des produits français
pour essayer de pousser les réformes. Tentative qui n’aboutira pas. Bùi Quang Chiêu perdra le
rôle prédominant qu’il jouait auprès de ses compatiotes. Ceux-ci attendent des actions plus
musclées et l’on voit le déclin de l’engagement constitutionnaliste à la fin des années 1920, en
même temps que la montée du nationalisme du VNQDD. On sait comment leur action de
‘Yen Bay’ finira.
Mais revenons à cette gratitude qui permet d’absoudre la France face à la question de
responsabilité, ce point crucial du Traité de Versailles. Apparemment, c’est l’argument qui
permet de rejetter les reconsidérations du sytème qu’exigerait la situation politique, les
« chocs en retour de la civilisation » pour parler comme Sarraut.786 Ce n’est pas tant le lexique
amoureux qui me frappe que le fait qu’il soit imputé à ‘l’autre’, dicté à ‘l’autre’ dans un
retournement pernicieux où l’opprimé est forcé de défendre le discours de l’oppresseur pour

786
SARRAUT, Albert, loc. cit.
250 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

retrouver son humanité.787 La prescription de cette gratitude est donc, pris dans son sens
éthymologique pur, une dictature.

3.3. - Un amour unilatéral : une métropole donjuanesque

C’est bien son désir de la France que chante Mélaoli incarnée par Joséphine Baker ; c’est
aussi cet amour pour la France qui fait dire à l’artiste américaine, en 1929-1930 : « En France
ou hors de France, vive le Français ! On est toujours sûr, avec lui, d’être compris et d’être
bien accueilli ».788 Une réflexion que n’auraient pas manqué de contredire les écrivains du
Paria ! Mais Joséphine Baker n’est pas la seule à se faire ventriloque du discours colonial
légitimateur de la France. Parmi les écrivains Indochinois, on a déjà mentionné Do Dinh
Tach. Le texte de l’homme de lettres Tran Van Tung (1915- ) joue encore plus clairement le
jeu du colonialisme auto-justificateur de l’entre-deux-guerres.789 Tung est surtout connu pour
ses critiques littéraires et ses poèmes. En 1939 il écrit dans Rêves d’un campagnard annamite,
ses souvenirs de jeune garçon destiné au mandarinat, mais qui devient – le système
mandarinal ayant été aboli par la France – étudiant en lettres dans la métropole.
Conformément aux desiderata du discours, il vient y prouver son amour illimité pour la
France qui lui donne et sa vie et son humanité :

Mon Indochine est belle, mon Indochine est douce […] mais ma conscience, ma pensée et mon
avenir, je te les dois, ô ma France bien-aimée! C’est toi qui m’a révélé à moi-même, qui m’as
donné tant de forces et d’énergie, d’audace, de foi, de ferveur, en un mot tout ce qu’il y a de
plus vivant, de plus impérissable en moi. C’est toi qui me mets dans la possibilité de devenir
un homme. Au nom de tous ceux qui me sont chers, de toute ma famille, de tout mon pays, je
te dis et de vive voix: “Merci de tout mon cœur et de toute mon âme, ma Grande France, de tes
dons précieux et généreux”.790

787
Le discours amoureux n’a en soi rien d’étonnant en politique française. Autour des élections Présidentielles
de 2007, on pouvait entendre le journal de 20 heures sur Antenne 2 rapporter, le 19-03-2007, que : « Les
candidats courtisent l’Outre-mer », que « La Gauche séduit les adhérents du Front National avec La
Marseillaise » et que « Le leader centriste flirte avec les indécis ».
788
BAKER, Joséphine, citée par : SAUVAGE, Marcel, op. cit., p. 131.
789
Tran Van Tung écrira en français un recueil de contes d’Annam, Cœur de diamant (1944) dont un est repris
par Alain Quella-Villéger.
TRAN VAN TUNG, « La Jalousie de Yhuy-Tinh », dans ; QUELLA-VILLEGER, Alain (prés.), op. cit, p. 909-
913.
Il est aussi l’auteur de recueils de poésies : TRAN VAN TUNG, L’Annam, pays du rêve et de la poésie, préf.
CLAUDEL, Paul, Paris, Ed. Susse, 1945.
790
TRAN VAN TUNG, Rêves d’un campagnard annamite (1939), Paris, Mercure de France, 1940, p. 197.
Chapitre IX : Place spécifique du colonisé ou la preuve de la gratitude 251

Tran Van Tung dédie son livre au Gouverneur Général de l’Indochine, Jules Brévié, qui lui
fait la politesse d’écrire une préface complimenteuse, puisqu’il reconnaît le talent, mais dans
laquelle il ne peut s’empêcher de souligner, au-delà des louanges, que le jeune auteur n’y est
pas encore :

A travers quelques lenteurs, quelques redites, qui ne sont pas toutes sans charme, c’est
l’ascension obstinée d’un petit paysan d’Annam vers ce qu’on est convenu d’appeler la
civilisation occidentale […] Les évocations souvent renouvelées dans un thème sans intrigue
risquent parfois de diminuer l’intérêt du récit. […] Mais tout ceci ne retire rien du principal
mérite de ce livre qui est son originalité profonde, sa spontanéité, sa sincérité […] [et] laisse
bien augurer de la production future de ce jeune auteur.791

Cela remet le jeune Tung à sa place, celle d’un éternel prétendant d’une France qui se refuse
constamment. Et l’on retrouve effectivement les stratégies du mimétisme analysé par Bhabha
ainsi d’ailleurs que l’attitude du matelot amant de Mélaoli en 1906, celui du séducteur qui en
Don Juan conquiert puis se refuse lorsqu’il sait son succès assuré.
Par dialogisme avec la version de Polin, il convient de considérer que Mélaoli-Baker
est séduite par un même type de Français. Cependant, pour établir la distance entre le
colonisés et la métropole, ce n’est pas lui qui rentre chez lui, c’est le colonisé qui doit être
remis à sa place. Comme Tran Van Tung, Mélaoli est remise – ou plutôt – maintenue à sa
place par son rôle dans la relation amoureuse, mais il lui est aussi assigné une place
géographique. ‘Polin’ raconte l’histoire en France, alors que ‘Joséphine Baker’ est toujours en
Indochine. C’était aussi le cas pour Esther Lekain, mais celle-ci était une immigrée en
Indochine, alors que la narratrice de la version de Joséphine Baker est dans son pays. Il me
semble que les films de Joséphine Baker, et surtout Princesse Tam Tam (1935), insistent de
manière significative sur la place à réserver aux colonisés.792

4. - Princesse Tam Tam chez elle


Dans Princesse Tam Tam, Joséphine Baker joue une sauvageonne, Alwina, que l’on va
transformer en princesse. L’idéologie coloniale dégouline de ce mythe de Pygmalion mis à la

791
BREVIE, Jules, « Préface », dans : ibid., p. 11-12.
792
GREVILLE, Edmond, op. cit.
252 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

sauce tropicale. La sauvageonne suit des cours de maintien et est présentée en France comme
princesse indienne. Mais comme dans Zouzou et dans La Petite tonkinoise (et dans beaucoup
de romans exotiques de l’époque), le titre est trompeur : l’histoire est bien plus celle de
l’homme que celle de la femme exotique. Il s’agit en effet du héros et de sa capacité à se
laisser aider ou plutôt ‘régénérer’ par la colonie, tout en se montrant capable de mettre ses
limites. Un écrivain parisien à succès est épuisé par le manque d’inspiration et perturbé par les
frasques de sa femme trop libérée.793 Son éditeur lui propose d’aller en Afrique en espérant
que l’exotisme colonial lui « parlera ».
Cette idée fait apparaître un désir de ressourcement par la confrontation à d’autres
cultures, un désir comparable au primitivisme et à l’asiatisme.794 Elle fait aussi directement
référence au film documentaire de la mission Citroën dans son deuxième périple à travers
l’Afrique, la fameuse Croisière noire (1926).795 Ce film a connu un énorme battage
publicitaire et un de ses slogans, « L’Afrique vous parle », a frappé toute une génération en
même temps que le héros de Princesse Tam Tam ; Georges Simenon y fait allusion dans son
reportage en Afrique, L’Heure du nègre (1932).796 Le dessin sur le carton du jeu de société

793
Thématique très présente dans ces années où la femme, depuis la Première Guerre, à appris à prendre son
destin en main. Voir aussi le roman à succès de MARGUERITTE, Victor, La Garçonne (1922).
794
Voir aussi un film qui se passe au Maroc espagnol, La Bandera (1935) de Pierre RENOIR avec Jean Gabin et
Annabella. Jean Gabin y joue un mauvais garçon régénéré par la lutte contre les « salopard », des Arabes que
l’on ne voit jamais. L’actrice est déguisée outrageusement en une improbable femme musulmane.
795
POIRIER, Léon, La croisière noire. Film de l’expédition Citroën Centre-Afrique, Paris, Gaumont, 1926.
Les aventures de cette Croisière noire (1924-1925) – ce périple géographique qui voulait relier les différentes
régions de l’Afrique française, du Maghreb à Madagascar – ont été présentées sous forme de film
documentaire. C’est en même temps une publicité pour Citroën qui inaugurait un nouveau type de ‘pneus’ et
une campagne pour l’entreprise coloniale de la France. Ce film visait aussi à éduquer le public, à montrer les
succès techniques de la France et la popularité des Français auprès des indigènes. Certaines affiches de ce
film titraient « L’Afrique vous parle ». Cette expédition est la seconde de Citroën, la première étant celle du
Sahara.
Voir : http://www.citroen.com/CWW/fr-FR/HISTORY/ADVENTURE/BlackCruise, 05-04-2005.
C’est grâce aux chenilles inventées par un Russe pour les déplacements de la voiture du tsar dans la neige (la
révolution l’a fait fuir en France avec ses plans) et adaptées par Citroën que peut se réaliser la première
liaison automobile transsaharienne.
Le premier périple de Tougourt à Tombouctou aller et retour est réalisée en hiver 1922 sous les ordres de
G.M. Haardt et de L. Audouin-Dubreuil.
La troisième croisière est celle qui m’intéresse le plus, il s’agit de La Croisière jaune qui devait rallier
Beyrouth, départ le 4 avril 1931, à l’Indochine, par l’intérieur des terres et en passant par la Chine – jusqu’où
la croisière sera réalisée – et retour vers l’Europe par la ‘côte’ : Siam, Birmanie etc. La Chine est atteinte,
mais le chef de l’expédition meurt à Hong-Kong alors que le reste traversait l’Indochine par la fameuse RC1
anciennement la route mandarine. La croisière fut interrompue et rapatriée de Saïgon le 4 avril 1932. Voir :
LE FEVRE, Georges, La Croisière jaune. Expédition Citroën Centre-Asie. IIIe Mission G. M Haardt et L.
Audouin-Dubreuil, Paris, Plon, 1933.
796
SIMENON, Georges, L’Heure du nègre (1932), dans : LACASSIN, Francis (prés.), Simenon. Mes
apprentissages. Reportages. 1931-1946, Paris, Omnibus, 2001, p. 379-419.
Simenon fait dire à un vieux blanc décivisisé en conclusion à l’idée que ‘l’Afrique vous parle’ : « Oui !
l’Afrique nous dit merde et c’est bien fait ! », ibid., p. 419.
Chapitre IX : Place spécifique du colonisé ou la preuve de la gratitude 253

qui doit promouvoir La Croisière noire montre combien la femme exotique est celle qui, dans
l’imaginaire, porte et supporte l’action coloniale. (Figure 9.7)
En Afrique – il s’agit en fait de la Tunisie – l’écrivain de Princesse Tam Tam n’est
toujours pas inspiré, mais il fait la rencontre d’Alwina, une sorte de bohémienne qui vole ( ! )
des oranges. Il la sauve de la violence des Tunisiens qui voulaient la corriger (justification 1).
On entraperçoit Alwina plus tard lorsqu’elle danse dans des ruines gréco-romaines : scène
autoréférentielle où la femme colonisée, par sa vitalité, fait revivre les ruines d’une
civilisation en cendres. Comme on le sait, l’Occident se sent en décadence après la guerre et
la crise économique mondiale, qui touche la France en 1931, n’arrange pas le sentiment de fin
de civilisation. Dans ce contexte, on ne peut que constater la force symbolique de la ruine.
Cette image d’une ‘sauvage’ qui danse sur ‘nos’ ruines a un effet double qui, selon moi rend
bien l’attitude de la France face à tout ce qui est ‘colonial’ : d’un côté l’attirance parce qu’elle
fait renaître les ruines de leurs cendres, de l’autre, l’angoisse de la fin d’une merveilleuse
civilisation qu’à engloutie une force primitive.
Bien sûr Alwina est amoureuse de l’écrivain mais – nouveauté – il la ramène en
France se doutant que le succès de sa conquête (elle est une curiosité ; une altérité de
consommation) rejaillira sur lui et lui permettra d’en imposer à sa femme. Pour cela, il faut
que la jeune tunisienne se fasse passer pour une princesse orientale, qu’elle soit dotée, non
plus de la sauvagerie de l’Afrique, mais de la spiritualitée de l’Asie. Les deux sources de
renouveau culturel se retrouvent symboliquement dans le même personnage : tamtam référant
à l’art nègre et princesse à l’asiatisme. Tout va bien, pour la sauvageonne devenue princesse ;
elle est la coqueluche de la France et apprend à se comporter comme l’étiquette l’exige.
Jusqu’au jour où, lors d’une soirée mondaine qui doit la consacrer, elle se laisse emporter par
la musique, se déshabille et se met à danser passionnément au son du tamtam. Le jeu de la
caméra qui la filme du haut ainsi que ses poses suggèrent une animalité féline, alors que le
montage qui dédouble son image montre son incontrôlabilité. (Figure 9.8) L’appel du tamtam
révèle qu’elle n’est qu’une sauvageonne et qu’elle n’arrivera jamais à être complètement
civilisée. C’est bien une stratégie du mimétisme (justification 2). Cette scène révèle également
le ridicule de l’oxymoron du titre : on est soit princesse, soit tamtam.797 Ce qui explique peut-
être le comique que visait Varna en proposant à Joséphine Baker, une métisse américaine,
d’interpréter La Petite tonkinoise une chanson d’amour ‘asiatique’. En tout cas, le film règle
d’un seul coup les comptes à ceux qui recherchent un renouvellement hors de la culture
797
Ce n’est certes pas ce ‘message’ que l’on aura retenu pour la création de la marque de sous-vêtements
Princesse tamtam.
254 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

française : le résultat est un ridicule, ou monstrueux mélange. Ici, le film touche à la peur du
métissage culturel de la France. N’étant pas une princesse, Alwina comprend qu’elle doit
reprendre la place qui lui est assignée, celle de sauvageonne africaine. Il est même précisé
qu’elle doit sortir par la porte de l’Est, par laquelle elle voit son avenir sous la forme du
serviteur tunisien de l’écrivain, et pas par la porte de l’Ouest, par laquelle elle aperçoit
l’écrivain et sa femme en train de se réconcilier. Elle se retrouve donc avec ce serviteur et
tous deux disparaissent de France pour rentrer dans leur pays ; un départ qui est présenté
comme la solution à tous les problèmes.
Le message est transparent : chacun doit rester chez soi géographiquement et
sexuellement. Les colonisés n’arriveront jamais à être vraiment civilisés c’est pourquoi ils ne
sont pas les bienvenus en France ; leur place est dans leur pays. C’est exactement ce que
chante le comique Le Bruyant Alexandre juste après la guerre, maintenant que les tirailleurs
ont servi en France on n’a plus besoin d’eux : « qu’ils déguerpissent ! »798 La chanson du film
Princesse Tam Tam indique clairement que la place de l’immigrée se trouve : Sous le ciel
d’Afrique.799 Il faut ici rappeler que l’immigration en France était strictement réglementée par
le Code de l’Indigénat qui n’en finit pas d’ajouter de nouveaux obstacles à l’entrée des
colonisés en métropole ; une situation contre laquelle les écrivains du Paria ne manquent pas
de se révolter et qu’ils condamnent à maintes reprises dans leurs articles.800 Comme le
soulignent Pascal Blanchard et Sandrine Lemaire, dans Culture impériale, « Le rejet des
populations exotiques est alors patent ».801
Derrière cette guerre des sexes entre l’écrivain et sa femme, il y a affirmation de tout
ce à quoi on s’attendait. D’abord la femme exotique intermédiaire revitalise l’homme
occidental affaibli par sa femme décadente. Ensuite l’immigrée montre qu’elle est

798
« Ils arrivent en bateau / En chemin de fer, en auto / Des confins de l’Amérique / Et d’l’Afrique ! / A forc’de
nous embrasser / Ils finiront bien je pense / Par nous étouffer ! » Chanson composée et interprétée par
Leclerc, Alexandre, dit Le Bruyant Alexandre, en 1919, citée par RUSCIO, Alain, op. cit., p. 190.
799
Cette chanson indique où est la place des colonisés, mais c’est en même temps une reconnaissance du mal du
pays des nombreux exilés de couleur à Paris, qui – selon une scène du film – se retrouvent dans des bars pour
chanter leur nostalgie et danser jusqu’à l’oubli.
800
ANONYME, « A Bas l’Indigénat », Le Paria, n0 30, octobre 1924. Les ‘indigènes’ travailleurs des bateaux en
provenance de l’Asie ne peuvent plus descendre à quai. On a peur qu’ils ne restent en France ! Ils se
retrouvent séquestrés dans les navires et obligés d’accepter les contrats de travail aux salaires les plus bas
accordés par les sociétés maritimes qui les tiennent. Ces embauches obligatoires sont des pratiques
esclavagistes, dit l’auteur ananyme. Je soupçonne Nguyễn Ái Quốc d’en être l’auteur car il (Ba) avait lui-
même travaillé sur un bateau pendant plusieurs années.
Voir aussi : EL DJAZAIRI, « Un Congrès historique », Le Paria, n0 31, novembre-décembre 1924. Sur
l’horreur du Code de l’Indigénat qui allonge chaque fois la liste des répressions concernant ces ‘indésirables’.
801
BLANCHARD, Pascal et LEMAIRE, Sandrine, « Introduction : Les Colonies au cœur de la République », Culture
impériale, op. cit., p. 5-31, p. 17.
Chapitre IX : Place spécifique du colonisé ou la preuve de la gratitude 255

inappropriée et s’en retourne d’où elle vient après avoir servi le héros. Ici la dépendance et la
présence sont réglées radicalement par l’expulsion des colonisés une fois qu’ils ont servi
(dans l’armée, comme personnel de maison, comme objet de consommation, ou comme faire-
valoir du colonialisme à la française). Chez cet écrivain qui doit rompre avec Alwina et la
remettre à sa place, on retrouve le matelot séducteur de 1906 qui abandonne ses conquêtes
une fois sa mission accomplie. Dans La Petite tonkinoise, il apparaît aussi que le lieu de la
narration qui confine Mélaoli à son pays, n’est pas sans importance. Il sous-tend le rejet des
colonisés inscrit dans le Code de l’Indigénat comme indésirables sur le sol de France.
Mais l’histoire n’est pas terminée. Le héros se réveille en Tunisie. Tout cela n’était
qu’un rêve. En fait, la vue d’Alwina dans les ruines a inspiré l’écrivain, elle lui a ‘parlé’.
C’est grâce à elle qu’il a rêvé cette histoire à la moiteur d’une nuit tropicale agitée. Lorsqu’il
se réveille, il tient son roman et peut rentrer en France retrouver sa femme assagie par le
succès que son roman – intitulé Civilisation ( ! ) – ne manquera pas de remporter. Il laisse à
son serviteur et à Alwina sa villa ce qui ne peut que les rendre heureux et éveiller leur
gratitude (justification 3) et s’en retourne conquérir sa femme. Mais lui parti, cette villa se
délabre très vite sans ses soins et l’on y voit courir des chèvres et des poules alors qu’un âne
mâchouille la première page du roman Civilisation tombé dans la piscine. Evidemment, la
colonisation doit continuer ; on ne peut pas ‘encore’ leur léguer ce que l’on a construit chez
eux !’ (re-justification 2) Seule l’imagination de l’écrivain a amené Alwina en France ; le
scénario la confine en fin de compte à la fiction et au fantasme et la renvoie une seconde fois
dans ‘son’ pays. Au fond, tout cela est bien rassurant du point de vue métropolitain : on peut
se servir des autres cultures, mais il faut que les colonisés restent à leur place : soit chez eux,
soit dans la fiction construite pour l’Occident, une fiction dans laquelle ils sont tenus de jouer
le rôle de ventriloques et de clamer leur gratitude. C’est évidemment une histoire qui sert la
gent masculine de la métropole : le héros victorieux séduit sa femme grâce à la colonie qu’il a
su utiliser à son avantage puis rejeter quand cela devenait dangereux. Si l’on se place sur le
plan de la femme en tant que symbole du pays, la boucle est bouclée : il s’agit de revitaliser la
France décadente, de la reconquérir grâce aux colonies puis de remettre les colonisés à leur
place une fois qu’ils ont servi ou dès qu’ils veulent sortir du cadre fictionnel dessiné pour eux.
En plaçant la narratrice française en Indochine, la version d’Esther Lekain de La Petite
tonkinoise soutenait le discours du gouvernement dans son incitation à l’immigration
féminine. En maintenant Mélaoli en Indochine, dans la version de Joséphine Baker, la
chanson va dans le sens de la politique de l’immigration du Code de l’indigénat qui montre
par ses règlements que les colonisés sont indésirables. En outre, en réaffirmant que la place du
256 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

colonisé est soit dans son pays soit dans la fiction, la représentation apporte de l’eau au
moulin de ceux qui entendent refuser la citoyenneté aux habitants de l’Indochine, alors qu’ils
en avaient obtenu la promesse, plus ou moins formelle, d’Albert Sarraut, en 1917. Je
n’affirme pas – évidemment – que la chanson est responsable des règlements du Code de
l’Indigénat ; je veux simplement montrer que sa popularité souligne la force dans la société du
discours véhiculé par ce fameux Code. C’est bien la performance de l’oppression, une force
d’inertie, celle du maintien du statu quo. Car le discours n’est pas seulement oppresseur pour
les colonisés, il concerne tous les spectateurs de la métropole. Comme on l’a déjà dit, autour
de l’exposition de 1931, la presse est enthousiaste, seuls les surréalistes affichent une autre
attitude et leur contre-exposition n’aura que bien peu de visiteurs. Il y a oppression de tous
ceux qui, s’ils osent braver la doxa, sont automatiquement classés ‘anti-Français’. En tout cas,
La Petite tonkinoise est enfermée dans le cadre à partir duquel il faut considérer les questions
coloniales. Un peu comme les poupées russes imbriquées les unes dans les autres mais qui
reproduisent toujours la même chose, ‘la Tonkinoise’ de 1930 est d’abord représentée loin de
la France, dans un Tonkin fictionnel de l’Atlas scolaire, engagée par la gratitude qui n’est
qu’une forme extrême de la sentimentalité définie par la fiction de 1906 ; puis elle est
contenue dans la représentation à thématique coloniale de Paris qui remue et enfin cette revue
est elle-même encadrée par l’Exposition coloniale. D’un côté on prescrit le cadre dans lequel
il faut voir la relation coloniale, de l’autre on indique que les colonisés doivent se tenir à leur
place.

5. - L’effet de La Petite tonkinoise en 1930


Cette chanson s’adresse très clairement aux habitants de la métropole : les Français et les
‘indigènes’, mais il serait intéressant de voir comment elle a été reçue en Indochine. On
imagine que la chanson a dû y avoir un impact, mais je n’ai guère trouvé d’informations à ce
sujet. Alors que dans L’Amant (1992) dans la version cinématographique de Jean-Jacques
Annaud, le grand frère de l’héroïne sifflote l’air de La Petite tonkinoise, dans le roman on ne
trouve pas de référence à cette chanson.802 Dans L’Amant de la Chine du Nord (1991) non
plus. La narratrice raconte sa nostalgie pour l’époque des vieilles chansons qu’elle entendait
dans les bals de l’Indochine ; elle se rappelle de Nuits de Chine et de Ramona mais ne dit rien

802
ANNAUD, Jean-Jacques, L’Amant, Burrill Productions, 1992.
DURAS, Marguerite, L’Amant, Paris, Gallimard, 1984.
Chapitre IX : Place spécifique du colonisé ou la preuve de la gratitude 257

de La Petite tonkinoise.803 Il serait évidemment utile de savoir ce que les Indochinois eux-
mêmes, et en particulier les Tonkinois ont pu penser de cette chanson – et s’ils la
connaissaient. La seule donnée dont je dispose est le témoignage de Philippe Franchini qui,
petit garçon à Saïgon avant la Deuxième Guerre mondiale, s’étonne d’entendre dans la rue
l’air de La Petite tonkinoise joué par une fanfare chinoise pour accompagner la procession
d’un enterrement.804 Une réappropriation et une ré-orientalisation dans l’ordre des choses et
qui nie le colonialisme originellement contenu dans la chanson.
La Petite tonkinoise chantée par Joséphine Baker en 1930 hérite du déséquilibre de la
relation amoureuse et de l’attitude donjuanesque du matelot de 1906. S’adaptant au contexte
de 1930 qui voit l’apparition d’une nouvelle altérité en France, celle des colonisés, elle place
également la colonisée sur le devant de la scène. Mais, incarnée par Joséphine Baker, Mélaoli,
ce subterfuge d’altérité asiatique, n’est que le ventriloque du discours de 1906. Elle réaffirme
l’amour des colonisés et renforce le pouvoir du séducteur puisque c’est au tour de ses
‘conquêtes’ de venir chanter son succès. L’oppresseur ne se contente pas d’opprimer la voix
du colonisé (et celle de tout ceux qui questionnent son discours), il l’oblige à lui faire écho
pour se justifier. S’il y a conservation du type de relation déterminée par la relation
‘amoureuse’ entre Mélaoli et son séducteur, il y a quand même des différences de
performance, puisque le discours s’est adapté pour assurer sa pérennité.
La première conséquence est donc le renforcement du discours triomphateur de 1906 :
les colonisés aiment la France et leur gratitude justifie le colonialisme. Il s’agit donc d’une
auto-justification qui n’était pas encore nécessaire en 1906. ‘L’autre’ qui était un objet ‘vide’
se voit maintenant forcé dans une position spécifique, celle de porte-parole capable de se
sacrifier pour la France, de lui montrer sa reconnaissance : le discours prescrit l’attitude et le
rôle des colonisés. Une autre performance se lit à la lumière du Code de l’Indigénat qui
considère que les colonisés sont indésirables et qu’il faut leur refuser la citoyenneté.
Contrairement au discours moteur de 1906, où la chanson était solidaire de l’expansion et de
l’exil colonial, le discours de l’entre-deux-guerres a une force d’inertie. Il installe le statu quo
et est solidaire du refoulement de la voix d’une altérité de lutte et de l’oppression de toute
contradiction.

803
DURAS, Marguerite, L’Amant de la Chine du Nord (1991), Paris, Gallimard, 1996, p. 186.
804
FRANCHINI, Philippe, Continental Saïgon, Paris, Ed. Métailié, 1995, p. 124. Les airs étaient si connus que les
musiciens chinois les utilisaient sans en comprendre les paroles, précise-t-il dans la note.
CHAPITRE X

INVITATION AU VOYAGE :
LE TOURISME, STADE SUPREME DU COLONIALISME

Par là-dessus le mistral qui prenait tous ces bruits,


toutes ces clameurs, les roulait, les secouait, les
confondait avec sa propre voix et en faisait une
musique folle, sauvage, héroïque, comme la grande
fanfare du voyage, fanfare qui donnait envie de
partir, d’aller loin, d’avoir des ailes.
Alphone Daudet, Tartarin de Tarascon (1888).

Terre arable du songe ! Qui parle de bâtir ? – J’ai vu


la terre distribuée en de vastes espaces et ma pensée
n’est point distraite du navigateur.
Saint-John Perse, Anabase (1924).

1. - L’Indochine, vocation coloniale de l’entre-deux-


guerres ?
Selon Charles-Robert Ageron, dans son fameux article déjà cité, la colonie laissait les
métropolitains assez indifférents et l’exposition de Vincennes, en tant que campagne de
publicité coloniale, n’a pas été réellement performante.805 Pour lui, le nombre de visiteurs – ±
34 millions en 6 mois – n’est pas un signe concluant de sa réussite ; il se serait attendu à
trouver une augmentation significative du nombre de vocations coloniales, juste après
l’exposition. Pour lui la popularité de la carrière coloniale est le critère déterminant. A défaut
de pouvoir affirmer, contre Ageron, la popularité de l’Indochine et son importance dans le
subconscient des Français de l’entre-deux-guerres, on peut tout de même remarquer sa
présence dans des manifestations de culture populaire. La chanson La Petite tonkinoise qui
passe haut la main l’épreuve du temps est à mon avis un des exemples probants.

805
AGERON, Charles-Robert, « L’Exposition coloniale de 1931. Mythe républicain ou mythe impérial ? », art.
cit.
260 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

La popularité de l’Indochine ou l’indifférence des Français est délicate à évaluer et il


me semble que les critères d’analyse de Ageron sont trop limités. Est-on en effet persuadé que
l’objectif des expositions, la performance du discours mis en avant lors de ces manifestations,
était de susciter des vocations coloniales ? A mon avis, ce n’est pas vraiment le cas pour
l’Indochine, ni à Marseille, ni surtout à Vincennes. En ce qui concerne la colonie asiatique, un
tel but eut été suicidaire et contraire à la volonté du Gouvernement de l’Union, car,
contrairement au début du siècle, l’Indochine n’est plus embaucheuse. Or les expositions sont
élaborées, construites, mises en place, équipées grâce à l’aide des coloniaux qui apportent
leurs connaissances, leurs collections et qui signent les catalogues et les fascicules
introduisant les différentes régions exposées. Il n’y a aucune raison que ces mêmes coloniaux
présentent un autre discours colonial que celui de la colonie pour stimuler l’exil des
métropolitains. L’Indochine de la fin des années vingt souffre du chômage, surtout parmi les
jeunes ‘Indochinois’ formés aux écoles françaises et dont le cursus donnerait droit à une
fonction dans l’administration. Ceux-ci sont de plus en plus mécontents, non seulement du
manque de place, mais aussi de la discrimination à l’emploi, du sous payement par rapport
aux mêmes fonctions remplies par des Français, des tutoiements, etc. Pour certains coloniaux,
ces problèmes à l’emploi expliquent les mouvements de résistance dans la colonie : il ne faut
donc surtout pas envoyer plus de Français sur place.806 D’ailleurs, dès 1922, pour Régismanet,
il est superflu d’envoyer de nouveaux cadres français puisque la colonie fonctionne : elle est
une ‘fille majeure’ de la France. Même s’il y a encore du travail à faire (il ne faudrait pas
conclure que la tutelle de la France est superflue), on n’embauche plus que de rares
spécialistes.
En réalité, après la guerre, il devient de plus en plus difficile pour les métropolitains
d’obtenir une place en Indochine, justement parce qu’elle était populaire. Les améliorations
techniques et sanitaires la rendent attrayante et, surtout dans les années 1925-1929, les années
du boum du caoutchouc, on la considère comme la plus riche, la plus sûre et la plus plaisante
des colonies.807 A l’entre-deux-guerres, elle devient véritablement ‘la perle de l’Empire’ dans
l’imaginaire des Français qui la savent :

806
DONNADIEU, Marguerite et ROQUES, Philippe, op. cit., p. 113.
POUVOURVILLE, Albert de, Griffes rouges sur l’Asie, Paris, Baudinière, 1934, p. 117.
807
Le début du marché du caoutchouc en Indochine est assez tardif (tournant du siècle). En 1922, les cours sont
au plus bas et les planteurs d’hévéas doivent vendre à un prix record à la baisse à cause de la surproduction.
Puis on implanta des quota de production sur le marché international et les prix remontentèrent. Voir : LE
FEVRE, Georges, Epopée du caoutchouc, Paris, Stock, 1927, p. 66-74.
Cet essai de triomphalisme colonial est dédié à et commandé par le grand banquier et ancien planteur
Chapitre X : Invitation au voyage : tourisme, stade suprême du colonialisme 261

équipée d’hôpitaux, de théâtres, d’écoles, de collèges et même d’une université. Elle avait
des routes, des lignes de chemin de fer, etc. En plus, la sécurité semblait aussi bien garantie
qu’en France. Pour les années 1920-1930, on peut facilement comprendre pourquoi bien des
Français regardaient cette colonie comme un lieu magnifique, où ils pouvaient aspirer à un
meilleur standard de vie […].808

La ‘perle’ de l’Empire, conserve son image de pays fertile et accueillant – comme dans La
Petite tonkinoise – et se rapproche sensiblement de la métropole grâce au paquebot qui prend
maintenant de 3 à 4 semaines pour rallier Saïgon à partir de Marseille (5 à 6 semaines en
1900), le courrier aérien transporté en six jours à partir de 1931 (lignes commerciales ouvertes
au public dès 1937), le télégraphe (fin du XIXe siècle) et la radio (après guerre) qui permettent
aux informations de s’échanger sur le vif. Les expositions vantent cette image d’une colonie
idyllique, plus proche de la France, riche, calme – gommant toute résistance de la population
– mais sans nécessairement pousser à l’exil.
Contrairement à l’Algérie, l’Indochine n’a jamais été une colonie de peuplement et
encore moins à l’entre-deux-guerres. Sa forte densité de population dans les régions
habitables et fertiles, le niveau d’éducation de la population qui peut remplacer les cadres
français dans l’Administration, son taux élevé de chômage surtout dans les années 1930 suite
à la dépression mondiale et aux chutes des cours du caoutchouc, tous ces arguments
expliquent que l’on n’a nul besoin de Français sur place. Pourtant il faut noter leur
augmentation continuelle de 1918 à 1940. Pierre Brocheux et Daniel Hemery estiment qu’en
1913, sur une population totale de 16 000 000 d’habitants, il y a 23 700 Français ; en 1921,
sur 20 000 000 d’habitants, 24 482 Français et en 1940, 34 000 Français pour 22 655 000
habitants.809 Cette hausse s’expliquerait peut-être par sa popularité, mais aussi par le
renversement de l’équilibre natalité-mortalité.810 Il y a en effet plus de naissances que de
morts françaises pour la période qui m’intéresse. Ce qui explique doublement que l’on veuille
éviter que les métropolitains ne débarquent en Indochine : il n’est plus nécessaire de
remplacer les cadres français décédés à cause du climat ou des dangers de la jungle aux
miasmes paludiques.

d’hévéas, Homberg pour La Dépêche coloniale. HOMBERG, Octave, « Préface », dans : ibid., p. 9-18.
Mais, le futur l’apprendra, la reprise est de courte durée. A cause de la grande crise, c’est le crash des cours.
808
GANTES, Gilles de, art. cit., p. 15.
809
BROCHEUX, Pierre et HEMERY, Daniel, Indochine. La colonisation ambiguë. 1858-1954, op. cit., p. 178.
810
GANTES, Gilles de, art.cit., p. 27.
262 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

D’ailleurs les publications chapeautées par le ministère des Colonies telles que
L’Indochine française pour tous (1931) réalisé sous la direction de Louis Cros, rappellent
avec force arguments que l’Indochine est une colonie d’affaires et d’exploitation et pas de
peuplement. Malgré le titre accueillant, il est clair dès l’entrée en matière que le colon français
est indésirable :

ce colon, l’homme au baluchon simplement riche de ses bras, et quelques pistoles ‘pour la
matérielle’ du début, ne vient pas s’échouer sous les tamariniers de Saïgon ou sur les quais
de Haïphong. Et que vaudrait exactement l’énergie de cette recrue mise tout à coup en
concurrence avec la frugalité et la résistance véritablement stupéfiantes de l’Asiatique ?811

Pour Cros, il n’est qu’un « colon c’est l’indigène ».812 L’Union indochinoise (1931) de Jean
Marquet – un des grands noms de la littérature coloniale indochinoise – décourage non
seulement les ‘colons’, mais également les candidats à la carrière dans l’administration
coloniale.813 S’adressant aux fonctionnaires coloniaux potentiels, Marquet montre combien
les positions sont ardues à obtenir. Une annexe à la longueur désespérante, même pour les
plus déterminés des fonctionnaires, est consacrée aux « conditions dans lesquelles les
candidats résidant en France peuvent obtenir un emploi en Indochine ».814 Et – l’auteur y
insiste beaucoup – les sélections suivent des procédures en plusieurs étapes. Seuls les
diplômés sont retenus, non pas directement pour remplir des postes libres, mais pour pouvoir
participer aux concours très sélectifs qui ne proposent que de rares places.
En outre, les Français entreprenants, ceux qui ont la trempe des aventuriers et qui
auraient voulu partir au petit bonheur imaginant trouver un emploi sur place, ceux-là sont
inopportuns. L’administration coloniale n’a que faire des désargentés et freine l’immigration
‘sauvage’. En effet, toute personne débarquant en Indochine devait faire la preuve qu’elle
avait réglé son voyage de retour (sous forme d’une taxe de rapatriement payée lors de
l’embarquement à Marseille, ou, pour ceux qui arrivaient par un autre chemin, à l’arrivée à
Saïgon). C’est, nous précise Marquet, « une particularité spécifiquement indochinoise […] par

811
CROS, Louis, L’Indochine française pour tous. Comment aller, que faire en Indochine ?, Paris, Albin Michel,
1931, p. 10. Cet essai d’économie coloniale fait partie de la série Nos colonies. Encyclopédie de la
colonisation, dirigée par Cros mais à laquelle participent des essayistes non nommés mais qui ont fait
l’expérience de la colonie. La série comprend également : Le Maroc, Algérie, Afrique française etc.
812
Ibid., p. 7.
813
MARQUET, Jean, En Asie : L’Union Indochinoise, Paris, Delalain, 1931. Comme le précise l’éditeur dans la
« Préface », ce livre est le premier ouvrage de la Bibliothèque éducative de vulgarisation coloniale qui paraît
sous le titre général : La France mondiale au XXe siècle.
814
Ibid., p. 181-197.
Chapitre X : Invitation au voyage : tourisme, stade suprême du colonialisme 263

décret du 29 juin 1929 ».815 Les textes de ces coloniaux, publiés dans le cadre formel de
vulgarisation coloniale, découragent l’immigration des colons, des fonctionnaires et des
aventuriers. Il n’y a aucune raison pour que ces mêmes coloniaux vantent, à Marseille ou à
Vincennes, la carrière coloniale et poussent à l’exil en Indochine. Le critère retenu par Ageron
n’est manifestement pas celui visé de prime abord par les coloniaux organisateurs des
expositions coloniales. Le but avoué est de ‘rapprocher’ la colonie et d’augmenter les
connaissances de la métropole qui sont, du moins pour une certaine partie de la population,
encore très vagues.

2. - La vulgarisation de l’Indochine ou l’apport des


coloniaux.
2.1. - Une colonie méconnue

Malgré les améliorations techniques, l’Indochine reste à plus de vingt jours de voyage de la
France et psychologiquement elle est peut-être encore plus loin. Si elle n’est pas vraiment
inconnue, elle est assez mal connue. Les représentations fantaisistes sont monnaie courante,
même à la fin des années 1930, comme le montre Dana Hale dans son analyse des publicités
de l’époque.816 Les produits promulgués comme typiquement ‘indochinois’ (thé, riz, soie,
coton, caoutchouc, etc.) montrent des dessins de personnages prétendûment ‘Annamites’
caractérisés par un amalgame de stéréotypes imprécis mais clairement associés à une altérité
‘jaune’ tels que kimonos japonais, tresses chinoises, chapeaux de paille cochinchinois, danses
khmères etc.817 C’est aussi le manque de connaissances qui choque le voyageur Henry
Bouchon, un colon français né en Indochine, lors de sa première visite dans la France de
1937-1938, le pays étranger de ses ancêtres.818 Il raconte amusé, la réaction d’une dame
rencontrée à Avignon lorsqu’il lui apprend que sa femme, son fils de 7 ans et lui-même,
viennent d’Indochine :

815
Ibid., p. 173.
816
HALE, Dana S., « French Images of Race on Product Trademarks during the Third Republic », dans :
PEABODY, Sue et STOVALL, Tyler, The Color of Liberty. Histories of Race in France, Durham/Londres, Duke
University Press, 2003, p. 131-146.
817
Ibid., p. 142-144. L’auteur note en outre la position servile de ces personnages.
818
BOUCHON, Henry, A Paris tous les trois…, préface de S.E. Pham Quynh, Hanoï, Taupin et Cie, 1938.
Il nous raconte aussi que, lors de son passage à Paris, il aurait bien voulu voir Joséphine, mais qu’il a hélas
manqué cette ultime attraction touristique parisienne. Ibid., p. 93.
264 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

Comment peut-on arriver de si loin ! … trente-six jours de voyage ! … et le pauvre mignon


[son fils] a supporté tout cela ? … Mais voyons, il y a la guerre avec les Japonais chez vous
en ce moment ! … et vous parlez le français sans accent encore ! en tout cas le petit a de
belles couleurs et n’est pas jaune du tout !…819

Imitant, inconsciemment sans doute, le « Comment peut-on être Persan ? » de Montesquieu,


l’exclamation de cette dame est un concentré de stéréotypes sur la colonie asiatique – et peut-
être une exagération du narrateur. En tout cas, cette image d’un pays en guerre ne dévoile pas
ses dons de visionnaire : la guerre à laquelle elle fait référence, n’est autre que celle du Japon
en Chine. Comme bien d’autres Français avant elle depuis l’expansion de la France en Asie,
elle fait l’amalgame entre la Chine et l’Indochine. Je ne peux m’empêcher de souligner que
même ceux qui ont voyagé ou vécu en Indochine contribuent à la confusion générale : les
grands romans ‘chinois’ de Malraux sont inspirés par l’expérience de l’écrivain en Indochine
et, comme l’a montré Julia Waters, il n’est pas non plus indifférent que l’amant des romans de
Marguerite Duras soit Chinois.820
Il semblerait que l’Indochine, si elle est présente à l’esprit français, soit un vague pays
‘jaune’ proche de la Chine dans l’imaginaire. Il est tout à fait étrange que le cinéma français
de l’époque, pourtant avide d’exotisme, ait boudé l’Indochine. A ma connaissance aucun film
produit à l’entre-deux-guerres en France, n’a choisi l’Indochine française pour toile de fond !
Il était sans doute coûteux de filmer sur place et contrairement au Maghreb (on se souvient
que Princesse Tam Tam a été partiellement tourné en Tunisie), il n’y avait pas l’infrastructure
nécessaire, pas de studio de tournage, de montage et la conservation du matériel était
certainement problématique.821 On peut comprendre l’absence de scènes tournées en
extérieurs indochinois. Cependant, comme le montrent les films avec Baker, l’entre-deux-
guerres ne se préoccupe pas nécessairement du vraisemblable et on aurait pu tourner des films
‘indochinois’ ailleurs, dans un cadre approximativement exotique (au Maghreb par exemple)
ou simplement dans les studios parisiens. Or, rien de tel. Selon mes recherches, un seul film

819
Ibid., p. 39.
820
WATERS, Julia, « “Cholen, la capitale chinoise de l’Indochine française” : Rereading Marguerite Duras’s
(Indo)Chinese Novels », dans: ROBSON, Kathryn et YEE, Jennifer (dir.), op. cit., p. 179-191.
821
Sur le cinéma colonial, voir : BARLET, Olivier et BLANCHARD, Pascal, « Rêver : l’impossible tentation du
cinéma colonial », dans : BLANCHARD, Pascal et LEMAIRE, Sandrine, Culture coloniale, op. cit., p. 119-135.
Ils précisent que « L’Indochine, les Antilles, la Nouvelle-Calédonie, Madagascar ou la Guyane sont
quasiment absents de la production cinématographique coloniale de fiction… », ibid., p. 121.
En fait, ce sont surtout des documentaires que l’on possède, et 45% de la production est tournée au Maghreb,
26% concerne l’Afrique noire et 15% pour l’Indochine et le reste de l’Empire. Selon ces critiques, la
production se caractérise par la dualité de la représentation du monde qui est aussi une forme de propagande
des idées coloniales. Ibid., p. 128.
Chapitre X : Invitation au voyage : tourisme, stade suprême du colonialisme 265

se passant en Indochine française tourné avant la période de décolonisation est : The Lady of
the Tropics (1939), une réalisation hollywoodienne de Jack Conway qui traite du thème du
métis. Conformément à beaucoup de romans de l’époque, et à celui de Joséphine Baker, le
métis posant un problème insoluble, devra se sacrifier ou en viendra à se suicider.822 Je n’ai
aucune explication concluante pour cette absence de l’Indochine dans le cinéma français, mais
elle est peut-être due à la dimension imaginaire généralement attribuée à cette colonie et a
vraisemblablement contribué à renforcer l’image d’un pays de rêves.
C’est en tout cas une des caractéristiques qui ressort le plus fréquemment des analyses
réalisées ces dernières années par les historiens et critiques littéraires spécialistes de
l’Indochine. La colonie française d’Asie est représentée, selon eux, comme un lieu atemporel,
un album exotique d’images jaunies, un lieu hors du présent. L’Indochine est une Asie du
rêve que l’on connaît principalement par le biais de représentations littéraires.823 Ou, selon
Panivong Norindr « ‘l’Indochine’ est une fiction élaborée, un assemblage fantasmatique
moderne inventé pendant les beaux jours de l’hégémonie coloniale française en Asie du Sud-
Est ».824 Cette dimension fictive perdure et tient peut être à la confusion qui entoure le terme
lui-même.825 ‘Indo-Chine’ est un nom géographique que l’on rencontre assez tard (XVIIIe
siècle) et qui renvoie à ce que l’on appelait jusqu’alors India extra gangem, selon l’appelation
de Ptolémée et reprise par Mercator et autres cartographes. Elle est alors une donnée
géographique faisant référence à la péninsule entre l’Inde et la Chine et comprenant dans nos
atlas actuels le Laos, le Việt Nam, le Cambodge, le Myanmar, la Thaïlande et la Malaisie.
Comme l’indique le trait d’union, la région était considérée comme un vide identitaire ou un
brassage de civilisations, plus que comme un lieu ayant une identité stable. Le terme perd son
trait d’union – au moins formellement – lors de la construction par la France d’une entité
politique uniformisée sous l’appellation Union indochinoise (le Laos, le Cambodge et les trois
régions du futur Việt Nam : le Tonkin, l’Annam et la Cochinchine). Pour reprendre les termes

822
BROCHEUX, Pierre, « Le métis dans la littérature indochinoise », dans: LOMBARD, Denys (dir.), op. cit., p.
335-340.
823
LOMBARD, Denys (dir.), op. cit. ;
QUELLA-VILLEGER, Alain (prés.), op. cit.;
HUE, Bernard (dir.), op. cit. ;
COPIN, Henri, L’Indochine des romans, Paris/Pondichéry, Kailash, 2000.
824
NORINDR, Panivong, op. cit., p. 1. Ma traduction.
825
Voir à ce sujet : RADAR, Emmanuelle, « Indochina », dans : BELLER, Manfred et LEERSSEN, Joep (dir.),
Imagology: A Handbook on the Literary Representation of National Characters, Amsterdam, Rodopi, 2007,
p. 183-186.
266 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

de Benedict Anderson, c’est une ‘communauté imaginée’ que tente de construire la France.826
Imposée par le pouvoir colonial, cette communauté imaginée est d’ailleurs un des justificatifs
du colonialisme français: sans la France, elle n’existerait pas. En tout cas, cette distinction
entre, d’une part une péninsule et de l’autre, une construction politique, est sujet à confusion.
Contrairement à ce que semble supposer Panivong Norindr, le trait d’union ne disparaît pas
exactement ‘dès que la colonie s’est installée’, même si l’objectif d’uniformisation est clair
dès ce moment.827 On trouve encore, bien après 1887, des publications qui continuent à
l’employer.828
D’ailleurs à l’heure actuelle la confusion règne toujours. L’essai de littérature
‘francophone’ Littératures de la péninsule indochinoise (1999), analyse la littérature française
concernant non pas toute la péninsule, comme pourrait le faire croire le pluriel du titre, mais
seulement la littérature qui traite de l’Indochine française.829 En effet, dans cet ouvrage, par
ailleurs merveilleusement informé, les auteurs ne disent mot du Malaisie (1930) de Henri
Fauconnier, qui remporta pourtant le prix Goncourt de 1930.830 Comme le souligne Nicola
Cooper, dans son France in Indochina (2001), l’Indochine renvoie la plupart du temps au Việt
Nam et les autres pays ont tendance à être éclipsés.831 Dans l’imaginaire, la France a perdu la
« Guerre d’Indochine » à Diên Biên Phu, et les Américains ont hérité de « La Guerre du Việt
Nam ». L’Indochine est intimement liée au Việt Nam et à la période française. Ce qui
explique sans doute la force du titre du film de Régis Wargnier, Indochine, succès de 1992,
dont l’histoire est centrée sur le Việt Nam colonial.832 Lieu de rêve et populaire comme tel,

826
ANDERSON, Benedict, op. cit.
827
NORINDR, Panivong, op. cit., p. 19.
828
TEDRAL, Pierre, La France devant le Pacifique. La Comédie Indo-Chinoise, Paris, Vox, 1926 ;
NORDEN, Hermann, A Travers l’Indo-Chine, trad. MAYRA, B., Paris, Payot, 1931.
829
HUE, Bernard, COPIN, Henri, PHAM DAN BINH, LAUDE, Patrick et MEADOWS, Patrick, op. cit.
830
FAUCONNIER, Henri, op. cit.
831
COOPER, Nicola, op. cit., 2001, p. 5.
832
Ces dernières années, ce que Benjamin Stora appelle « la guerre des mémoires » à propos de l’Algérie, touche
également L’Indochine. Voir : STORA, Benjamin, La Guerre des mémoires, Paris, L’Aube, 2007.
Les critiques tels que Nicola Cooper, Lily V. Chiu et Carrie Tarr, analysent très sévèrement les films comme
Indochine de Wargnier.
WARGNIER, Régis, Indochine, Paradis Films, 1993.
Selon ces chercheuses, le fim de Wargnier et ceux de Trần Anh Hùng, répètent avec nostalgie les schémas
culturels de l’entre-deux-guerres en montrant une ‘bonne’ Asie française et une ‘mauvaise’ Asie
vietnamienne.
Voir COOPER, Nicola, op. cit. ;
CHIU, Lily V., art. cit. ;
TARR, Carrie, « Trần Anh Hùng as Diasporic Filmmaker », dans : ROBSON, Kathryn et YEE, Jennifer (dir.),
op. cit., p. 153-177.
Tandis que le même film Indochine a incité Madeleine et Antoine Jay, deux anciens coloniaux, à écrire leurs
Chapitre X : Invitation au voyage : tourisme, stade suprême du colonialisme 267

certains Français n’avaient qu’une vague idée de la colonie et l’entreprise de vulgarisation,


objet de la propagande de l’entre-deux-guerres n’est pas un luxe.833

2.2. - L’Indochine des experts coloniaux : une Asie connaissable

L’intérêt pour la colonie se traduit également par un besoin accru de connaissances et les
livres de vulgarisation ou manuels éducatifs envahissent le marché de la métropole. Les
nombreux essais de coloniaux publiés en France autour des Expositions coloniales, celle
nationale de Marseille (1922) et celle internationale de Vincennes (1931), semblent tous
vouloir prouver que la colonie – et l’Asie, ses peuples, ses coutumes, ses religions et ses
pratiques culturelles –, est connaissable, et connaissable pour tous ceux qui prennent la peine
d’apprendre à la connaître. Puisque la France retrouve sa fierté grâce à son Empire, il est
temps de montrer aux Français ce qu’il représente. Alors commence une entreprise
d’éducation de la métropole à la géographie, à l’ethnologie, aux us et coutumes de la plus
grande France. Ces sujets, réservés jusqu’ici à un public d’experts commencent à intéresser
un lectorat plus élargi ; on peut dire que les connaissances concernant la colonie s’échappent
du milieu scientifique (celui de l’Ecole Française d’Extrême-Orient) pour s’étendre sur la
place publique. Le marché est alors envahi par des ouvrages de vulgarisation rédigés, dans la
majorité des cas, par des écrivains qui se basent sur des années d’expérience du fait colonial.
Une kyrielle d’essais éducatifs sont publiés par ces ‘connaisseurs’ et bien souvent ils
sont directement ou indirectement rédigés sur commande du ministère des Colonies. Ces
ouvrages produisent donc un discours colonial que l’on peut considérer comme ‘officiel’.
Parmi d’innombrables exemples, on trouve les textes précités, celui de Régismanet de 1922,
celui dirigé par Cros et celui de Marquet, publiés en 1930-1931, tout comme des essais
rédigés à la fin de la période qui m’intéresse tels que En Pays annamite (1941) de A. Laborde
un dictionnaire thématique sur l’Annam, La Vie aux colonies (1938), ouvrage collectif
réunissant les conférences de spécialistes de la vie quotidienne aux colonies ou L’Empire
français (1940) rédigé par Philippe Roques et Marguerite Donnadieu alias Marguerite

mémoires d’Indochine pour rectifier l’abominable image donnée des Français dans Indochine.
Voir : JAY, Madeleine et Antoine, Notre Indochine. 1939-1947, Paris, Les Presses de Valmy, 1994.
833
A l’heure actuelle, on continue à rêver cette Asie, non seulement dans les production cinématographiques,
mais aussi dans des essais nostalgiques de l’époque coloniale.
GUERIVIERE, Jean de La, op. cit. ;
L’essai de Rignac frise le révisionniste dans son aveuglement anti-communiste. RIGNAC, Paul, op. cit. Pour
ce juriste travaillant dans l’aide au développement, le colonialisme comme doctrine n’a jamais existé.
L’anticolonialisme a construit un colonialisme de circonstance qui lui permettait de s’imposer et d’imposer à
la population les horreurs communistes que l’on sait.
268 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

Duras.834 Loin d’être des exceptions, je les considère comme des exemples du discours
colonial de l’administration coloniale. Ils sont en outre la preuve que la métropole reprend à
son compte le discours des coloniaux.
Dès l’introduction de En Pays annamite, l’écrivain précise son objectif : « Cet ouvrage
répond aux nécessités actuelles de vulgarisation coloniale; il a été rédigé par un
Administrateur diplômé de langue annamite et de caractères chinois qui, pendant 35 années
s’est spécialisé dans les affaires indigènes ».835 Ce livre, rédigé à partir de la double autorité
d’un écrivain ayant les connaissances et l’expérience de la colonie, se définit dans le sous-titre
comme un « Petit memento, sous forme de dictionnaire, des aperçus essentiels que tout
Français doit avoir de ce pays de Protectorat ». Le collectif La Vie aux colonies, suit le même
schéma et pose son autorité en vantant, dès la préface, le rôle que les écrivains ont joué dans
la colonie en tant qu’anciens administrateurs (Georges Hardy)836, ou associés à
l’administration (Clotilde Chivas-Baron, dont j’ai déjà parlé), missionnaires (le R.P.
Alexandre Brou), médecins coloniaux, etc.837 Il est précisé que les écrivains sont « les plus
éminents spécialistes des questions coloniales […] [ayant] vécu aux colonies et […] pris une
part personnelle très importante dans la croisade contre le[s] fléau[x] […] ».838 Forts de cette
expérience, les écrivains garantissent la véracité et la valeur éducative de leurs contributions :
« Les enseignements que l’on trouvera dans ce livre […] sont de la plus haute
importance ».839 Si de prime abord, ce recueil s’adresse plus directement aux futures
coloniales, convaincu du « rôle civilisateur que la Française peut jouer hors de France pour
faire aimer son pays », il vise en fin de compte un plus large public puisque « même ceux qui

834
LABORDE, A., op. cit.
COLLECTIF, La Vie aux colonies. Préparation de la femme à la vie coloniale, préface FAURE, J.-L., Paris,
Larose, 1938.
ROQUES, Philippe et DONNADIEU, Marguerite, op. cit.
835
LABORDE, A., op. cit., p. 5.
836
Il était aussi le directeur de l’Ecole coloniale à Paris, qui formait les futurs coloniaux avant qu’ils ne se
rendent dans la colonie où ils avaient été affectés.
837
FAURE, J.-L., « Préface », dans : COLLECTIF, La Vie aux colonies, op. cit., p. 8.
838
Ibid., p. 9 ;
GODART, Justin, « Conclusion », ibid., p. 469-471.
Ce Justin Godart est le député envoyé par le gouvernement du Front Populaire pour enquêter sur la situation
en Indochine.
Voir : GODART, Justin, Rapport de mission en Indochine. 1er janvier 14 mars 1937, repris dans : BILANGE,
François, FOURNIAUX, Charles et RUSCIO, Alain (prés.), Justin Godart. Rapport de mission en Indochine. 1er
janvier 14 mars 1937, Paris, L’Harmattan, 1994, p. 34-188.
839
GODART, Justin, « Conclusions », art. cit., p. 469.
Chapitre X : Invitation au voyage : tourisme, stade suprême du colonialisme 269

ne veulent point partir en auront clartés bienfaisantes, profit ménager et moral ».840 Le ‘ceux’
renvoyant alors non seulement aux Françaises, mais aussi aux Français. Marguerite
Donnadieu parle, elle aussi, à partir de son expérience de l’Indochine puisqu’elle y est née en
1914, et l’a quittée en 1933.841 Au moment où elle publie L’Empire français, elle est
employée du ministère des Colonies.842 Son essai, qui est une commande du ministère, se
place parfaitement dans cette tradition de vulgarisation coloniale et commence de la sorte :

Ce livre n’a qu’un objet, mais un objet essentiel: apprendre aux Français qu’ils possèdent
outre-mer un immense domaine. Car si la France est un Empire de 110 millions d’habitants,
il arrive qu’elle ne le sache pas très bien. […] Son Empire, il faut donc le rendre sensible à
ses yeux et à son esprit. Elle doit pouvoir s’en représenter l’étendue – presqu’un vingtième
des terres habitées – la variété, les ressources en hommes et en produits, les richesses
actuelles et virtuelles. Elle doit connaître aussi l’œuvre qu’ont édifiée au loin, les meilleurs,
les plus entreprenants de ses fils et qui témoigne éloquemment de ses aptitudes
colonisatrices.843

On le voit, la mission civilisatrice des colonies se double d’une mission éducative de la


métropole et le rôle des coloniaux n’est plus limité aux seules mise en valeur et administration
de la colonie. Il leur faut également « parler » à la métropole, lui enseigner la géographie, les
coutumes et les structures sociales du pays colonisé, mais aussi, bien-entendu, mettre en avant
les réalisations de la France dans ces territoires non-civilisés, prouver au grand public que la
mission est un succès, que la France est une grande nation colonisatrice. La vulgarisation de
la colonie vise donc deux niveaux de connaissances : fournir aux Français des informations
sur les contrées colonisées et vanter les réalisations de la France. On rejoint là l’idéologie,
puisqu’il s’agit de montrer les ‘fruits’ du colonialisme à la française pour prouver que
l’Empire colonial français est à la hauteur de la concurrence britannique.
Contrairement à l’orientalisme, science de bibliothèque produite par des scientifiques
à l’attitude textuelle et chez qui l’autorité du texte s’établit souvent sur la citation d’autres
textes scientifiques, on se trouve ici face à une forme de connaissance qui vise non pas
l’éducation d’un groupe limité de scientifiques, mais celle d’un public le plus large possible.
Cette forme de vulgarisation coloniale vise à la fois un lectorat de coloniaux et de

840
Ibid., p. 469 et 470.
841
Elle est née le 4 avril 1914 à Gia Dinh en Indochine et débarque à Marseille le 28 octobre 1933. Voir :
ADLER, Laure, op. cit., p. 33 et p. 114.
842
Elle entre au ministère des Colonies en juin 1938 et le quitte en novembre 1940. Voir : Ibid., p. 130 et p. 141.
843
ROQUES, Philippe et DONNADIEU, Marguerite, op. cit., p. 9.
270 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

métropolitains, d’hommes, de femmes et d’enfants (des jeux pour enfants, comme le jeu de
La croisière noire qui vulgarise les lieux par où passent les auto-chenilles de Citroën, ou le
jeu de l’oie pour le propagande du riz d’Indochine, ou les Aventures de Tintin, comme Tintin
et le Lotus bleu (1934-1935) qui se passe – entre autres – dans le Shanghai des concessions
européennes des années 1930.844
Ce qui octroie l’autorité n’est pas l’appartenance à une tradition scientifique, mais
l’expérience personnelle. Qu’il s’agisse de véritables colons, installés dans la colonie comme
dans leur mère patrie ou de militaires ou fonctionnaires coloniaux restés des années au pays,
leur autorité ne vient pas de leur appartenance au milieu scientifique, mais leur expérience de
la colonie vécue. C’est tout le contraire des grands ethnologues des générations précédentes.
On pense en particulier à Lucien Lévy-Bruhl, encore malgré tout très influent et qui, comme
on l’a vu, se basait sur une connaissance livresque du monde.845 Mais c’est un des derniers
ethnologues en chambre à une époque où, comme le montrent les expéditions de ses jeunes
collègues, on passe à l’ethnographie de terrain. C’est l’expérience qui garantit la fiabilité des
informations fournies au public métropolitain. Apparemment personne ne doute de la position
‘scientifique’ des coloniaux, qui peuvent se faire apprentis ethnographes dans leurs essais,
mais aussi dans leur littérature.

2.3. - Une littérature coloniale contre l’exotisme

Ce mouvement des connaissances du scientifique vers le populaire touche également la


littérature. Pierre Halen le dit, l’entre-deux-guerres est « appelé l’âge d’or de la littérature
coloniale ».846 Il se fait sentir le besoin d’une littérature purement ‘coloniale’ qui soit
‘réaliste’, qui refuse l’exotisme. En fait, comme le dit Henri Copin, « Dans son acception
large, l’expression littérature coloniale englobe les œuvres qui traitent d’un sujet en relation
avec les colonies, sans autre précision thématique ou géographique ».847 En principe, rien de

844
Sur le jeu de l’oie « Le Riz d’Indochine », voir : LEMAIRE, Sandrine, « Manipuler : A la conquête des goûts »,
dans : BLANCHARD, Pascal et LEMAIRE, Sandrine, Culture impériale, op. cit., p. 75-91.
Même si Hergé n’a pas voyagé, son héros en revanche fait l’expérience d’un monde qu’il présente comme le
vrai monde de l’Orient chinois.
Sur la littérature de jeunesse de l’entre-deux-guerres, voir: LASSUS, Alexandra de, Africains et asiatiques
dans la littérature de jeunesse de l’entre-deux-guerres,Paris, l’Harmattan, 2006.
Voir également : BANCEL, Nicolas et DENIS, Daniel, « Eduquer : Comment devient-on ‘homo imperialis’ »,
dans : BLANCHARD, Pascal et LEMAIRE, Sansdrine, Culture impériale, op. cit., p 93-105.
845
LEVY-BRUHL, Lucien, op. cit.
846
HALEN, Pierre, « Propositions sur l’exotisme, avec une esquisse de Simenon en écrivain colonial », Traces 9,
Acte du 5ème Colloque international de l’Université de Liège, Bruxelles, Labor, 1997, p. 193-208, p. 193.
847
COPIN, Henri, op. cit., p. 15.
Chapitre X : Invitation au voyage : tourisme, stade suprême du colonialisme 271

très ‘anti-exotique’. D’ailleurs, un sujet ‘colonial’ n’est pas incompatible avec l’exotisme,
comme le définit Jean-Marc Moura dans Lire l’exotisme, c’est-à-dire une « aptitude à être
ému par le spectacle surprenant qu’offre l’étranger […] et le désir d’en rendre la singularité
par la médiation de l’art ».848 Bien des critiques littéraires se sont penchés sur les différences
théoriques, entre ces deux littératures. Certains colons et critiques littéraires, Pujarniscle et
Malleret, par exemple, considèrent qu’il y a de l’exotisme dans la littérature coloniale.849 La
distinction entre littérature ‘coloniale’ ou ‘exotique’ sort du cadre des considérations de cette
recherche. Pourtant, il est essentiel de comprendre que la métropole éprouve le besoin d’une
littérature qu’elle veut spécifiquement coloniale s’opposant à la littérature exotique. Ce sont
les desiderata de la France auxquels les écrivains coloniaux tentent de répondre puisque la
métropole contrôle les circuits de légitimation et accorde l’autorité littéraire. Ce que l’on
remarque justement après la Première Guerre mondiale, c’est l’importance de se positionner
contre l’exotisme (on entend alors généralement ‘l’exotisme à la Loti’), un genre littéraire
considéré comme suranné, menteur etc., bref, tout le contraire du désir ‘ethnographique’ de
l’époque. C’est sous la définition d’une littérature spécifiquement ‘coloniale’ que l’entre-
deux-guerres tente de répondre à la tendance éducative. C’est une des raisons pour lesquelles
la France encourage la littérature issue des colonies en créant, en 1921, le Grand Prix de
Littérature coloniale qui « récompense l’écrivain colonial type ».850
Dans son étude intitulée Histoire de la littérature coloniale en France, Roland Lebel,
critique littéraire de l’entre-deux-guerres, formule à la fois ses conclusions établies à partir de
la lecture de textes produits par le contact colonial et ce qu’il considère être les besoins
littéraires de la France. Il constate l’existence d’une nouvelle tendance littéraire : la
« Littérature coloniale », définie tout d’abord à partir de la biographie de l’écrivain. Cette
littérature « doit être produite, soit par un Français né aux colonies, soit par un colonial ayant
vécu assez longtemps là-bas pour s’assimiler l’âme du pays, soit par un de nos sujets
indigènes, s’exprimant en français, bien entendu ».851 Il va sans dire que les littératures non-
francophones sont aussi intéressantes pour l’analyse du contact colonial dont elles sont le
témoin. Mais, travers malheureusement fréquent, Lebel ne s’intéresse qu’à la littérature de

848
MOURA, Jean-Marc, Lire l’exotisme, op. cit., p. 29.
849
Voir : MALLERET, Louis, op. cit, 1934 ;
PUJARNISCLE, Eugène, Philoxène ou la littérature coloniale, op. cit.
850
BERTHIER, Jacques, « Préface », dans : JEAN-RENAUD, Du sang sur la ville, Paris, Cosmopolites, 1931, p. 18.
Et, LEBEL, Roland, Histoire de la littérature coloniale en France, Paris, Larose, 1931, p. 75.
851
Ibid., p. 85.
272 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

langue française. Toujours est-il que cette littérature produite par le contact colonial est dès
l’abord liée à l’idéologie coloniale ; elle est même un enjeu important dans les rivalités de la
France face à l’Empire britannique.
En effet, avant la Première Guerre mondiale, les critiques littéraires tels que Pierre
Mille et Rémy de Gourmont déplorent l’absence, dans la plus grande France, d’un écrivain de
l’ampleur de Kipling. Né en Inde, cet écrivain anglais prouvait par ses textes le succès de la
colonisation anglaise, capable de faire naître sur son sol de grands artistes qui intéressent la
métropole à la colonie. Lebel quant à lui rassure ses lecteurs en affirmant que la littérature
coloniale existe bel et bien « chez nous et non pas seulement chez les Anglais comme on le
croit trop volontiers ».852 En France, elle s’est développée au moment où le « pays [a été]
administré normalement et s’[est] ouv[ert] au progrès matériel et moral » et – on retrouve
l’objectif principal des ouvrages de vulgarisation coloniale – les oeuvres proprement
‘coloniales’ sont écrites « non pas pour le divertissement, mais pour l’instruction du
public ».853 C’est bien l’intention ethnographique qu’il note comme critère de littérature
véritablement coloniale et qui témoigne des aptitudes colonisatrices de la France. La
littérature coloniale s’édifie :

sur des documents solides et [les auteurs] étendent la portée de leur oeuvre en l’ouvrant à des
considérations non seulement psychologiques mais ethniques et sociales. Envisagé sous cet
angle, l’écart entre la littérature documentaire et la littérature d’imagination s’atténue
singulièrement. […] Elles sont toutes deux une forme de connaissance, ou mieux une
méthode de connaissance du pays et de ses habitants.854

La littérature se met donc au service de la connaissance, elle devient un instrument essentiel


du colonialisme. C’est la raison pour laquelle Lebel rejette violemment toute forme littéraire
de ‘l’ignorance’, c’est-à-dire les textes qu’il définit comme ‘exotiques’, comme de la
littérature d’escale coloniale, car

la littérature touristique […], l’exotisme […], impressionnisme superficiel, […] ne tient


compte que du décor, du costume, de ce qu’il y a d’extérieur et d’étrange dans les mœurs du
pays, […] [c’est] ‘la somme de nos badauderies et de nos ignorances’ […] La réalité importe
peu; elle serait même parfois gênante, car elle choquerait de très vieux préjugés. Ce qui
intéresse, c’est le pittoresque, les curiosités de surface, les étrangetés, le dépaysement, et des

852
Ibid.
853
Ibid., p. 76 et p. 82.
854
Ibid., p. 79. Italiques dans l’original.
Chapitre X : Invitation au voyage : tourisme, stade suprême du colonialisme 273

personnages et des situations non pas conformes à la réalité, mais tel que le lecteur
métropolitain s’imagine qu’ils sont.855

Ici, Lebel fait allusion à l’exotisme à la Pierre Loti, qu’il condamne tout comme Pierre Mille
en condamnait les bobards. A mon avis cette attaque de Loti comme écrivain non réaliste,
n’est pas très juste. Comme on l’a vu, ses articles réalistes sur la conquête militaire de
l’Annam ont été censurés et il a lui-même été rappellé à l’ordre par ses supérieurs.856 Ernest
Psichari, dans L’Appel aux armes (1919) n’est pas plus tendre avec l’exotisme : « toutes ces
histoires de ‘sampans’, d’‘arroyos’, de ‘flamboyants’ de ‘congaïs’ dont on nous fatigue les
oreilles depuis si longtemps ».857
La vision de l’exotisme selon Lebel est caricaturale, mais, il semblerait que
contrairement à Louis Malleret, Lebel n’était pas un colonial. Il parle donc à partir d’un point
de vue théorique et ne fait que confirmer un besoin (idéologique) de littérature coloniale. Son
analyse est intéressante parce qu’elle met en avant les critères qui permettaient aux écrivains
de la colonie de gagner autorité et légitimation.858 La définition de l’exotisme comme d’un
mouvement littéraire qui propage des bobards permet, par contraste, de construire une
littérature qui se refuse aux élucubrations commerciales, sans pour autant, cela va sans dire,
éviter les leurres idéologiques. Ainsi se délimite la littérature ‘coloniale’ telle que l’entend
Lebel – et toute une génération de critiques avec lui – en tant que « réaction contre le faux
exotisme, contre le cliché, contre les préjugés et les sottes prétentions » et écrite à partir de
données qui se veulent fiables, scientifiques, vérifiables, par des auteurs qui prennent
conscience qu’il n’est « pas inutile de connaître […] la géographie physique et humaine, les
institutions, les coutumes, les légendes, et les langues locales ».859 Cette littérature part alors
du principe que l’Asie colonisée est connaissable.

855
Ibid., p. 80.
856
D’ailleurs, dans Les Derniers jours de Pékin, où il est censé rendre compte de ses expériences de militaire
lors de la ‘révolte des Boxers’ (1900), il ne décrit plus que le silence qui suit la dévastation et les horreurs de
la guerre et non plus les glouglous des corps se vidant de leur sang. L’auteur rassure ses lecteurs dès la
dédicace à son supérieur ; il ne parlera pas de batailles ni de marins cruels puisque : « Quand nous sommes
arrivés dans la mer Jaune, Pékin était pris et les batailles finissaient ; je n’ai donc pu observer nos soldats que
pendant la période de l’occupation pacifique ; là, partout, je les ai vus bons et presque fraternels envers les
plus humbles Chinois. Puisse mon livre contribuer pour sa petite part à détruire d’indigne légendes éditées
contre eux !… »
LOTI, Pierre, Les Derniers jours de Pékin (1901), Paris/Pondichéry, Kailash, 2006, p. 7.
857
PSICHARI, Ernest, L’Appel des armes (1914), Paris, Conard, 1919, p. 248, cité par : AUTRAND, Michel, art.
cit., p. 983.
858
Je dis ‘semblerait’ parce que je n’ai pas pu trouver d’informations biographiques solides sur ce critique et ce
n’est donc que mon impression. Mais il dit « nous » lorsqu’il parle spécifiquement du lectorat métropolitain.
859
LEBEL, Roland, op. cit., p. 82.
274 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

L’important est que le point de vue a changé, on ne décrit plus la colonie à partir de la
France, mais à partir de la colonie elle-même. C’est en partant de la colonie comme référence
(en cela les écrivains s’opposent bien à l’exotisme qui s’attache au dépaysement) qu’ils vont
pouvoir instruire la métropole. Leurs textes dévoilent un monde qui est le leur, un milieu dans
lequel ils évoluent, pour la connaissance d’une métropole ignorante.

Dans le milieu qui peu à peu l’a transformé et où il représente une valeur accrue, le colonial
n’a plus tout à fait la même mentalité que l’homme de la métropole. Pour le dépeindre
exactement, l’écrivain doit faire preuve de clairvoyance et se dédoubler en quelque sorte, car
en l’espèce il est juge et partie.860

Ils ou elles se font intermédiaires entre le centre métropolitain et les périphéries coloniales,
mais pour eux, le centre est la colonie alors que leur lectorat (idéal) se trouve en métropole.861
Dans ces textes, le narrateur détient le pouvoir et la connaissance alors que le lecteur en est
dépourvu. La relation entre les deux se caractérise par la distance et par le paternalisme de
l’éducateur pour son élève. Contrairement au voyageur qui est ‘de passage’, ‘marginal’ par
rapport au monde dans lequel il évolue, le narrateur colonial y est enraciné. Il parle à partir
d’un univers qu’il considère être ‘chez lui’. Le dépaysement, contrairement à l’exotisme, n’est
pas celui du narrateur, mais celui du lecteur. C’est en restituant ‘exactement’ son milieu que
l’écrivain colonial dépayse le lecteur psychiquement et moralement.
Herbert Wild met en pratique ces préceptes de la littérature coloniale.862 Dans son
roman Le Conquérant (1925), il traite du choc psychologique pour le nouvel arrivé dans la
colonie, ce ‘Monsieur-Tout-Neuf’, et de ses difficultés à éviter les pièges tendus par les
commerçants véreux de la colonie.863 Ici donc, il y a dépaysement à la fois du héros et du
lecteur qui peut s’identifier à lui. Le narrateur en revanche est rodé à la colonie et présente
toute une société coloniale divisée en classes sociales et morales, en bons bourgeois et en
profiteurs immoraux, cruels et meurtriers. Il met autant de soin à rendre ces différentes
couches de la société des Blancs d’Indochine qu’il met à décrire celles du sous-sol géologique
860
Ibid., p. 83.
861
Véronique Porra a montré combien la littérature de l’entre-deux-guerres sur l’Afrique est une littérature
adressée à un public et tributaire de ce public. Selon elle les relations internationales et la concurrence
coloniale a influencé l’écriture.
Voir : PORRA, Véronique, L’Afrique dans les relations franco-allemandes entre les deux guerres, Frankfurt
a.M., Iko-Verlag, 1994, citée par : HALEN, Pierre, art. cit., p. 194.
862
Herbert Wild est le pseudonyme de Jacques Deprat (1880-1935), un géologue qui aura du fil à retordre avec
l’administration coloniale qui le radiera de la profession et le renverra en France. Pour survivre il se recyclera
dans la littérature. Il sera réhabilité en 1991.
863
WILD, Herbert, Le Conquérant (1925), dans : QUELLA-VILLEGER, Alain, op. cit., p. 471-626.
Chapitre X : Invitation au voyage : tourisme, stade suprême du colonialisme 275

de l’Indochine riche en filons de minerais objets de toutes les convoitises et de toutes les
magouilles. Autant dire que cette fiction est une critique acide d’une certaine classe sociale
coloniale, une classe qui ne vise que son bien-être matériel immédiat et se moque des desseins
‘civilisateurs’ de la France et de son prestige de grande nation colonisatrice. Avec ce roman
colonial, on est loin de l’enchantement de l’expérience exotique. On est loin aussi d’une
vision manichéenne du monde colonial basée sur l’opposition entre ‘le colonial’ et ‘le
colonisé’. Ce qui ne signifie pas que le roman ne soit pas teinté idéologiquement, au contraire,
‘le colonial’ est absent du texte et l’Indochine vidée de ses habitants est prête à recevoir
l’action de la France, mais il y a parmi les coloniaux tout un kaléidoscope de personnalités et
de positions (im)morales.
Il va sans dire, la littérature ‘coloniale’ ne se borne pas à peindre les coloniaux, il lui
faut également décrire le monde des colonisés et rendre avec ‘réalisme’ la mentalité et la
culture des ‘indigènes’, faisant alors la preuve de la prise de contrôle et des connaissances
acquises. On retrouve l’idée du pouvoir s’appuyant sur le savoir, dont Said, s’inspirant de
Foucault, parlait dans L’Orientalisme.

Ensuite, il y a les indigènes à peindre, leur mentalité propre à restituer. On se presse trop de
dire que l’âme indigène est inconnaissable ; ce n’est là qu’une excuse à la paresse. On peut
arriver à la connaître, du moins partiellement. Il faut alors s’initier aux langues, à l’histoire,
aux coutumes locales. 864

Il n’existe pas non plus de personnage qui puisse être ‘le colonial’ type, même si des figures
caractéristiques réapparaissent fréquemment (la ‘congaï’, le ‘bêp’ - cuisinier, etc.). Il va sans
dire que les coloniaux ont des connaissances plus précises que les métropolitains sur les
différents groupes habitants en Indochine et, même s’il peut y avoir confusion, ils savent
pertinemment qu’un ‘Annamite’ ne jouit pas du même statut qu’un Japonais. On peut dire, sur
les traces de Michael Vann, que l’Indochine de l’entre-deux-guerres a un système
hiérarchique complexe.865 Les Japonais, sont des hommes d’affaires ou diplomates que l’on se
doit de respecter et que l’on ne peut maltraiter sous peine de susciter des problèmes
diplomatiques d’autant plus graves que les Français flirtent avec le Japon pour contrer la

864
LEBEL, Roland, op. cit., p. 83
865
VANN, Michael G., « The Good, the Bad, and the Ugly. Variation and Difference in French Racism in
Colonial Indochine », dans: PEABODY, Sue et STOVALL, Tyler, The Color of Liberty, op. cit., p. 187-205.
276 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

suprématie anglo-américaine dans le Pacifique.866 Les Chinois, au nombre de 400000 en


1937, bénéficient d’un statut particulier pour plusieurs raisons. D’abord parce qu’ils sont les
marchands de l’Asie, possèdent des boutiques et sont bien souvent des propriétaires terriens ;
ils représentent donc un pouvoir financier et économique (ce qui n’est pas toujours positif : ils
sont souvent posés en ‘juifs’ d’Asie).867 Ensuite parce qu’il est difficile de faire la différence
entre un visiteur venu de la Chine voisine (qui a tout les droits, entre autres celui de voyager)
et ceux qui sont originaires de Cholon, ville ‘chinoise’ de la Cochinchine, et donc soumis au
code de l’indigénat (interdiction de voyager sans papiers). Les ‘Chetty’ sont les immigrés
originaires de l’Inde ‘française’ mais qui ont la nationalité française et ont donc les droits de
citoyens. Ils remplissent souvent des rôles d’usuriers et de policiers (dans les textes des
Vietnamiens ‘entendus’ par la Sûreté, les ‘Chetty’ sont souvent ceux qui pratiquent la torture).
Les Annamites, la grande majorité des habitants (16 millions), ont aussi des statuts différents
entre eux. Ceux qui habitent en Annam et au Tonkin (qui sont des protectorats, même si
Hanoï est la capitale de l’Union) sont des ‘protégés’ de la France ; par contre, ceux qui
habitent en Cochinchine sont des sujets de la France et assujettis au code de l’indigénat (les
corvées, les taxes, les interdictions de voyager, de presse, de réunion – comme le notaient déjà
les écrivains du journal Le Paria). Apparemment, dans la pratique, les ‘protégés’ n’avaient
pas plus de libertés que les ‘sujets’ et ils se sont investis dans les mêmes combats contre le
gouvernement. Les droits des Cambodgiens (2 500 000) et des Laotiens (850 000), eux-aussi
des ‘protégés’, sont comparables.868 Mais ce n’est pas tout, car il y a aussi les ‘insoumis’ les
minorités ethniques ou ‘Moïs’, habitants l’intérieur du pays. Ils arrivent encore parfois à
échapper à certaines contraintes (jusqu’au jour où l’on découvre qu’ils vivent sur un sol riche,

866
A ce sujet, Vann raconte qu’un Japonais qui attendait patiemment son tour à la banque, s’est fait bousculer
par un colonial passé devant lui, pour lui prendre sa place. Le Japonais a attaqué le Français en justice. Celui-
ci a dû présenter ses excuses et a prétexté qu’il l’avait pris pour un Annamite.
867
Voir à ce sujet le manuel de géographie destiné aux classes de Première (1937) qui décrit les Chinois de
l’Indochine, qui habitent surtout des grandes villes. « Ils sont banquiers, commerçants, industriels, usuriers
trop souvent vis-à-vis des paysans annamites ; groupés en congrégations, ils se soutiennent et s’entr’aident ;
ils sont l’élément indispensable entre l’élément européen et indigène. Leur rôle est considérable : il peut être
dangereux ».
Voir : BOUCAU, Henri, Géographie pour l’Enseignement secondaire. France et colonies françaises. Classe
de Première, Paris, Hatier, 1937, p. 403. Le passage du pluriel au singulier est frappant. Apparemment
l’angoisse est si forte qu’elle devient informe et ne peut plus qu’être singulière, comme dans ‘le péril jaune’.
868
Il semblerait que le Laos ait fait payer une forte somme aux Français qui voulaient se ‘marier’ à la mode
indigène. Cette somme devait pourvoir aux frais de la famille, y compris ceux de la potentielle progéniture, et
compenser le départ – que l’on sait probable – du mari. C’est peut-être une des raisons pour lesquelles les
Laotiennes sont décrites comme les plus belles et plus désirables des femmes de la colonie.
Chapitre X : Invitation au voyage : tourisme, stade suprême du colonialisme 277

les terres rouges, propices à la culture du caoutchouc).869 On ne peut pas non plus parler ici de
division simpliste entre ‘coloniaux et colonisateurs’, même s’il est clair, comme le souligne
Vann, que les ‘Asiatiques’, même les ‘Chetty’ ou les Japonais, étaient moins bien considérés
que les Blancs et qu’il y a une barrière raciale qui ne se franchit pas facilement. D’où la
récurrence en littérature coloniale des histoires de métis. Ces variations expliquent que les
coloniaux se spécialisent écrivant des romans cambodgiens (Roland Meyer, George Groslier),
tonkinois (Jean Marquet), laotien (Jean Ajalbert), etc.
En général – sauf lorsqu’il s’agit d’aventure dans la jungle et les territoires insoumis –
ils présentent la terre, ses habitants, ses coutumes, ses philosophies comme relativement
accessibles à la connaissance et à l’entendement occidentaux. Je m’élève ici contre l’analyse
de Nicola Cooper qui considère que les descriptions de la jungle impénétrable et angoissante
sont associées au gaspillage de l’énergie, à la désillusion, au doute de l’entreprise coloniale et
à la remise en question de la ‘mission civilisatrice’.870 Je suis plus convaincue par l’analyse de
Patrick Holland et Graham Huggan qui montrent au contraire que la jungle est chargée d’un
poids métaphysique et est le lieu où se justifient les actes de conquête, d’exploitation et
d’appropriation.871 Comme l’a montré Roger Little, dès qu’il y a eu colonialisme, il y a eu
doute : les deux vont main dans la main et le doute n’est pas nécessairement signe que l’on
remet en question la mission civilisatrice.872 La littérature coloniale a évidemment à cœur de
vulgariser une colonie connaissable, mais sans pour autant laisser accroire que la présence et
l’action françaises sont superflues. On retrouve la mimicry analysée par Bhabha. En effet,
selon Pierre Halen, il y a souvent tendance à ré-exotiser un ‘autre’ connaissable dans la
littérature coloniale.873 La jungle insoumise et angoissante peut agir comme simple justificatif
d’une colonisation éternelle en même temps qu’elle permet de passionnants rebondissements
dignes de vrais romans d’aventure.

869
Voir à ce sujet le texte de Dorgelès qui prend la défense de Léopold Sabatier, résident de France à
Banmethuot, chez les Moïs du Darlac. Sabatier entendait protéger les Moïs contre les concessionnaires. C’est
pourquoi il a été renvoyé en France. Voir infra.
Voir, entre autres : DORGELES, Roland, Chez les Beautés aux dents limées (1930), Paris/Pondichéry, Kailash,
1998.
Nguyễn An Ninh dit aussi comment on a ‘vidé’ ces terres rouges pour que l’on puisse les mettre en valeur :
« la colonisation des Moïs par des bombes jetées d’un avion ».
Voir : NGUYEN AN NINH, op. cit., p. 4.
870
COOPER, Nicola, op. cit., p 119 et svts.
871
HOLLAND, Patrick et HUGGAN, Graham, Tourists with Tipewriters. Critical Reflections on Contempory Travel
Writing, Ann Harbor, University of Michigan Press, 2000, p. 70.
872
LITTLE, Roger, « Colonisation et désillusion, une synchronie ? », art. cit.
873
HALEN, Pierre, art. cit., p. 202.
278 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

Mais l’idée centrale est celle d’une Asie compréhensible : ‘L’Indochine nous parle’.
C’est d’ailleurs bien souvent, la ‘voix’ de l’‘autre’ asiatique que les écrivains tentent de faire
entendre dans leurs romans où le héros et l’héroïne sont des Indochinois. Ces romans
racontent la colonie par une focalisation qui passe par un (ou plusieurs) personnage(s)
indochinois et où le narrateur est généralement effacé. On voit alors par les yeux de
‘colonisés’ : souvent des congaï, des paysans, des pêcheurs, des saigneurs d’hévéas, etc.874
Dans son analyse de L’Indochine dans la littérature française, Henri Copin considère le
roman de Marquet De la rizière à la montagne comme une exception, ou un extrême, comme
un roman qui adopte le « point de vue de l’Annamite ». Pour Henri Copin le réalisme de
Marquet représente un problème puisque le lecteur français, totalement étranger aux
considérations de sa culture et à sa mentalité, ne peut s’identifier à ce personnage de nhaqué -
paysan.875 Copin a raison de souligner l’effort de réalisme de Marquet, en revanche il ne faut
pas en conclure que son personnage de nhaqué donne un point de vue authentiquement ou
exclusivement ‘annamite’. En réalité, il est troublant d’entendre que la colonisation est le
futur de l’Indochine, que la France doit rester pour sauver les Indochinois de la cruauté de
leurs mœurs, même contre leur gré. On s’en doutait, cette ‘voix de l’Indochinois’, reprend à
bien des niveaux, comme Joséphine Baker chantant La Petite tonkinoise, le discours colonial
des coloniaux. Contrairement à ce que suppose Copin, la focalisation par un personnage
annamite ne révèle pas nécessairement les points de vue des Annamites. Au contraire,
l’écrivain colonial ne peut s’empêcher de faire transparaître le discours colonial de la France
dans la voix d’un focalisateur ‘indigène’. Si « l’Indochine nous parle », et si elle parle par
l’intermédiaire d’un focalisateur autochtone, c’est pour mieux justifier le colonialisme et la
présence française.
La littérature ‘coloniale’ se conforme à l’entreprise de vulgarisation mise en place
dans les expositions coloniales où la colonie est à portée de la main de toute la population,
même des plus petits (Figure 17.7 : plan de l’exposition montre une petite fille attrapant
symboliquement, les mains tendues, les ruines d’Angkor). En revanche, les écrivains

874
ESME, Jean d’, Thi-Bâ. Fille d’Annam, op. cit. ;
AJALBERT, Jean, Sao Van Di, op. cit. ;
CASSEVILLE, Henri, Sao, l’amoureuse tranquille, Paris, Ed. G. Gès et Cie, 1928 ;
GARENNE, Albert, Le Refuge, Nice, Croix du Sud, 1936 ;
MARQUET, Jean, Du Village à la cité, op. cit. ;
Ibid., De la Rizière à la montagne, op. cit.
CHIVAS-BARON, Clotilde, Trois femmes annamites, op. cit. ;
SCHULTZ, Yvonne, Dans la Griffe des Jauniers ,op. cit ;
Ibid., Le Sampannier de la baie d’Along (1930), dans : Quella-Villéger, Alain (prés.), op. cit., p.805-909. etc.
875
COPIN, Henri, op. cit., p. 57.
Chapitre X : Invitation au voyage : tourisme, stade suprême du colonialisme 279

exotiques et des touristes faisant de la littérature d’escale s’intéressent à une altérité


fondamentale et peignent une Asie impénétrable et incompréhensible. Il est difficile d’évaluer
si les expositions coloniales, les essais des coloniaux et leur ‘littérature coloniale’ ont porté
leurs fruits, si elles ont réussi à vulgariser la colonie et à éduquer les métropolitains à la
connaissance et à la conscience coloniale. Mais leur rôle d’éducateurs n’est pas la seule
fonction que je vois dans leurs productions. En effet, consciemment ou non, leurs publications
ainsi que les mises en scènes des expositions sont une invitation au voyage. C’est à cette
performance des ‘textes’ coloniaux que je m’arrête maintenant.

3. - Performance du discours ou l’invitation au


voyage
3.1. - Le ‘tourisme’ stade suprême du colonialisme

A mon avis, c’est d’abord aux voyageurs que s’adressent les expositions ; c’est un discours
promoteur de tourisme – et pas de la carrière coloniale - qui est mis en place à Marseille et à
Vincennes. Après la Première Guerre mondiale, le tourisme touche une part de plus en plus
importante de la population – surtout à partir de l’instauration des congés payés légaux en
1936, mais il y avait déjà des initiatives privées au début des années 1920 (au journal
L’Information en 1922, par exemple, où les employés jouissent déjà de congés payés) – et le
voyage colonial semble lui aussi gagner en popularité. Le premier indice en est
l’augmentation du nombre de guides touristiques pour l’Indochine.876 L’étendue de mon

876
Peut-être faut-il considérer que les premiers ‘guides touristiques’ sont produits dans le cadre de l’Exposition
Universelle de 1900.
PIERRE, Nicolas, Notices sur l’Indochine, Paris, [s.n.], 1900.
Dès les années 1910 on trouve des ‘plans de Saïgon’, des guides pour les ruines d’Angkor et des guides
touristiques pour parcourir l’Asie du Sud et l’Indochine.
COMMAILLE, J., Guide aux ruines d’Angkor. Guide touristique, Paris, Hachette, 1912 ;
TOURING CLUB DE FRANCE, Indochine : Guide-album à l’usage des touristes, Paris, Comité du Tourisme
colonial (s.d., ± 1914) ;
GUIDE MADROLLE, Chine du Sud, Java, Japon, Presqu’île Malaise, Siam, Indochine, Philippines, Paris,
Hachette, 1916.
A partir de 1920, l’Indochine a une agence touristique (le Bureau du Tourisme à Saïgon), mais un Bureau de
Tourisme officiel est créé en 1935 (avec des agences dans plusieurs villes). C’est le département de
Propagande et de Tourisme de l’administration coloniale, siégeant à Hanoï, qui traite des questions relevant
du tourisme.
Voir : GAUTHIER, André, Le Tourisme en Indochine. Itinéraires, Paris, Publitations de l’Agence Economique
de l’Indochine, 1935.
C’est aussi dans les années 1920 que les Guides Madrolle, publient deux guides spécialisés : l’un pour
L’Indochine du Sud, l’autre pour l’Indochine du Nord.
MADROLLE, Claudius, Indochine du Nord, Paris, Hachette, 1923.
MADROLLE, Claudius, Indochine du Nord, Paris, Hachette, 1923.
Comme autre indice de la flambée de popularité pour le tourisme en Indochine, on notera aussi l’inauguration
280 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

corpus en est également un. Evidemment, le tourisme est réservé à ceux qui ont les fonds et le
temps, mais il commence quand même franchement à se ‘démocratiser’ et la bourgeoise peut
progressivement se permettre de voyager (elle visitera d’abord les régions de France avant de
se tourner vers celles de la plus grande France). Déjà l’intelligentsia des années 1920-1930
commence à sortir de la méditerranée. Pour leur apprentissage intellectuel, les fils et filles de
bonnes familles ne vont plus seulement en Grèce et en Italie admirer les vestiges des
civilisations antiques, bases de la civilisation européenne. Ils s’en vont plus loin, à la
recherche d’un renouvellement spirituel dans l’Afrique primitive ou l’Asie métaphysique. Il
me semble que le voyage d’Indochine entre dans cette lignée du voyage éducatif ‘classique’
que l’on pourrait nommer ‘Grand Tour de l’Indochine’ (sur le modèle anglophone de
l’écriture du voyage continental du XVIIIe siècle). Comme l’exprime Antoine de Saint-
Exupéry :

Hâtez-vous de voyager ! Ce luxe là disparaît de la terre. Nous courons tous les mêmes traces
dans une nostalgie plus poignante que nous ne le pensons. Vos frères de toutes nations cèdent
à cet appel, obscurément, quand chacun s’imagine flâner. Suivez-les. Ce n’est point par
hasard que vous les retrouvez […] agglutinés autour des cathédrales, des Parthénons, des
Pyramides, des cités d’Angkor, des temples au dieux du soleil des Incas, de toutes ces
enceintes fermées dont le contenu est invisible. Ils cherchent une nourriture qu’ils ont
perdue, cette nourriture de l’esprit dont ils ne savent même pas qu’ils ont faim. Partez-vite !
[…] Voyageurs, arpentez ces empires de vos grandes bottes de sept lieues, un pas pour la
Chine, un pas pour la Grèce, un pas pour les Indes. Vous n’avez point, en chaque citadelle de
l’esprit, mille ans à perdre pour essayer de l’approfondir. Eh ! vous avez raison de vous
hâter ! Cette lumière meurt. 877

Ce voyage serait aussi une réponse de la jeune génération qui, sur les traces de Valéry ou de
Spengler, a perdu confiance dans les valeurs de sa culture. Le voyage dans la colonie asiatique
est de ce point de vue d’un enseignement particulièrement intéressant : les bacheliers, jeunes
intellectuels, artistes, couples en voyage, etc. en suivant le ‘grand Tour de l’Indochine’, y
apprendront d’une part ce qu’ont réalisé les antiques cultures asiatiques (les temples khmers,

de la ligne du transport aérien entre Saïgon et Siem Reap (pour les ruines d’Angkor) en 1929.
Voir : BONTOUX, Henry, Inauguration du Tourisme aérien en Indochine : De la rivière de Saïgon aux douves
d’Angkor-Vat, Saïgon, Extrême-Asie, mai 1929.
Dans les années 1930, l’Indochine et la France publient de nombreux guides touristiques.
ABOUT, Pierre-Edmond, Guide des colonies françaises. L’Indochine (Tonkin, Annam, Cochinchine,
Cambodge, Laos), Paris, Société d'éditions géographiques maritimes et coloniales, 1931 ;
MADROLLE, Claudius, Indochine Du Sud. De Marseille A Saigon, Paris, Hachette, 1938.
877
SAINT-EXUPERY, Antoine de, « Hâtez-vous de voyager », Air France Journal Édition Spéciale Exposition
Internationale Paris 1937, Paris, 1937, p. 2.
Chapitre X : Invitation au voyage : tourisme, stade suprême du colonialisme 281

les palais de Hué et Phnom Penh, les temples bouddhiques, la vallée des tombeaux des
Empereurs sont des visites ‘obligatoires’) et de l’autre ce qu’est en train de construire la
France civilisatrice (les villes, les routes, le fameux pont Doumer – inéluctablement décrit à
l’aide de l’image de la dentelle d’acier ! –, les usines, les mines à ciel ouvert de Hongay et les
plantations d’hévéa, les hôpitaux, les écoles, les léproseries et parfois – mais de manière plus
problématique – les prisons, font partie des étapes favorites) et d’inéluctables acivités font
aussi partie de ce « Grand tour » : l’achat du costume et du casque colonial et la montée dans
un pousse-pousse). On peut dire que ces différents éléments constituent les hauts lieux du
tourisme en Indochine à l’entre-deux-guerres.
La propagande des Exposition coloniales emprunte à celle du tourisme. Les essais
publiés autour de Marseille, l’article de Goloubew et l’ouvrage de Régismanet, insistent sur le
fait que l’Indochine, et les ruines d’Angkor, sont prêtes à être visitées, que les Français
peuvent et doivent venir ‘prendre la mesure’ de la colonie ; ils s’y déplaceront dans des
conditions de voyage conformes aux standing et confort modernes. Venir prendre la mesure
est une action patriotique car le visiteur à son tour fera la publicité de la colonie dont il
reviendra assurément enchanté. Comme le souligne Gauthier dans son Guide touristique, c’est
à l’instigation de Sarraut qu’en 1922 on a commencé à se préoccuper du tourisme :

l’organisation du tourisme en Indochine ne présentait pas seulement un intérêt économique ;


elle a une importance politique qui a été soulignée fortement par M. Le Ministre des
Colonies Albert Sarraut : « Un intérêt supérieur national exige que nous fassions connaître au
monde l’action civilisatrice et pacificatrice de la France ».878

Dans ces ouvrages de l’après-guerre, le tourisme devient preuve de colonisation réussie ;


l’Indochine ‘fille majeure’ peut se promulguer comme lieu touristique. Le tourisme est dès
lors le ‘stade suprême du colonialisme’, si on me permet d’adapter le fameux titre de
Lénine.879
L’exposition de Marseille s’adresse déjà au voyageur, mais celle de Vincennes
emprunte encore plus clairement aux pratiques touristiques. Vincennes est particulièrement
intéressante pour les formes que prend la propagande coloniale. Comme elle a été étudiée par
de nombreux chercheurs, je me base sur leurs données pour construire l’argument qui suit.880

878
GAUTHIER, André, op. cit., p. 3.
879
LENINE, Vladimir Ilitch Oulianov, L’Impérialisme stade suprême du capitalisme (essai de vulgarisation)
( 1917), trad. Le temps des Cerises, Pantin, Le Temps des Cerises, 2001.
880
Sur cette exposition, voir en particulier :
FURLOUGH, Helen, « Une leçon des choses : Tourism, Empire, and the Nation in Interwar France », French
282 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

L’exposition de 1931 aguiche les visiteurs avec son « Le tour du monde en un jour ! », un
slogan qui emprunte à un des récits de voyages imaginaires les plus connus et réduit dans un
formidable raccourci de technologie moderne, les 80 jours de Jules Verne à un seul jour.
Helen Furlough dans son article « Une leçon des choses : Tourism, Empire, and the Nation in
Interwar France », analyse cette exposition comme un voyage, et surtout comme un voyage
touristique dans lequel le promeneur apprend comment voir les choses.881 En considérant la
très précise mise en scène qu’elle dégage dans cet article, on peut conclure que le visiteur, pris
comme un touriste, y apprend à lire dans les signifiants asiatiques, le prestige et le pouvoir de
la France civilisatrice. En effet, les pavillons des différents pays, les reproductions des ruines
d’Angkor – singifiants extérieur du monde Asiatique – contiennent des galeries qui présentent
le pays et ses habitants (mise en carte et ordonnancement du monde grâce au rationalisme
français) et les réalisations de la France (mise en valeur de la terre, construction de routes,
hôpitaux, travaux de conservation des ruines d’Angkor, etc. grâce à l’action de la modernité
française) – signifiés de la grandeur et de l’action de la France.
C’est bien un ‘touriste’ qui apprend ici la ‘leçon des choses’ : il fait un tour complet et
revient à la case départ enrichi d’automatismes intellectuels (Angkor vient signifier le prestige
français), de connaissances toutes fraîches mais aussi d’une expérience. Il a en effet participé
à un jeu de rôle, celui du voyage colonial. Car l’exposition de 1931, non seulement procure un
enseignement aux badauds (connaissances sur le pays et interprétation des ‘signifiants’
asiatiques), mais, elle les plonge aussi littéralement dans une mise en scène où ils exercent,
par des pratiques touristiques, des pratiques coloniales. De simples spectateurs, ils sont
appelés à devenir des acteurs coloniaux, au moins le temps de la visite. Comme le voyage
réel, le ‘bain colonial’ de Vincennes mobilise le corps et les sens.
Premièrement, le bassin aux paquebots. Aucunes des sources consultées ne mentionne
l’existence d’un pavillon où les visiteurs pouvaient s’inscrire à la coloniale (ce qui rend
problématique le critère retenu par Ageron), en revanche une agence de voyage se trouvait sur
place ainsi qu’un bassin qui figurait une mappemonde avec ses océans et ses continents sur
lesquels étaient indiqués les sites d’intérêt touristique.882 Des paquebots miniatures y
flottaient, attendant la main des badauds. Physiquement et symboliquement, le visiteur est

Historical Studies, 25.3, 2002, p. 441-473 ;


NORINDR, Panivong, op. cit. ;
MILLER, Christopher, op. cit. ;
COOPER, Nicola, op. cit.
881
FURLOUGH, Helen, art. cit., p. 442.
882
COOPER, Nicola, op. cit., p. 80
Chapitre X : Invitation au voyage : tourisme, stade suprême du colonialisme 283

appelé à se pencher sur le monde pour ‘prendre’ le bateau à Marseille, s’y projeter tout en
faisant glisser le paquebot le long de la Sicile, puis, passant par le Canal de Suez, à faire
escale à Djibouti puis voguer sur l’océan Indien, descendre à Colombo et visiter Ceylan,
longer la côte de Sumatra avant d’arriver à Saïgon, où il avait l’Indochine à portée de la main.
De là à se diriger vers le guichet et payer son ‘passage pour l’Indochine’, il n’y avait qu’un
pas. En 1928 déjà, dans son Monsieur Paquebot, Georges Le Fèvre, le grand reporter qui
accompagnera la troisième expédition Citroën (en Asie), décrit l’attraction exercée sur les
badauds par un paquebot miniature, « magnifique joujou » exposé en vitrine d’une agence de
voyage :

Un passant s’est arrêté, puis un autre. […] Leurs pensée les entraînent dans la chaufferie, les
ramènent sur le pont des embarcations en passant par le grand salon des premières. Debout,
face à leur rêve, ils sont d’accord avec eux-mêmes. […] En trois minutes, ils ont quitté
Marseille pour naviguer. Ils sont déjà en pleine mer… […] Décidé ? Oui ? Alors un réflexe
immédiat : […] vous poussez la porte pour entrer dans ce magasin où l’on vend du voyage au
kilomètre. […] Singapour, l’Océan Indien… Parfaitement, dans un mois. J’y ai droit, c’est
payé.883

Cet extrait est le début du récit de voyage du narrateur qui s’est donc laissé attirer, comme les
passants en arrêt devant la vitrine, et comme le lecteur auquel il s’adresse dans un ‘vous’
répétitif pour passer au ‘je’ qui doit assurer son identification. Cette variation des pronoms
personnels mime la force d’attraction de la publicité sur le passant-lecteur et sa métamorphose
d’observateur passif en voyageur, consommateur actif de la colonie. C’est sur ce type
d’expérience que comptaient manifestement les inventeurs de ce bassin à paquebot à
Vincennes.
Deuxièmement, les autres moyens de transport dans le parc de l’Exposition. Comme
on le sait, les visiteurs prennent un train qui les emmène dans les diverses possessions
européennes ; comme les touristes ils se hissent dans un wagon, en descendent pour visiter les
pavillons, y remontent pour reprendre leur voyage etc. Mais, ce qui est moins connu, c’est
qu’à leur descente de train, les attendait un groupe de tireurs de pousse prêts à les conduire au
pavillon de leur choix. Exactement comme en Indochine, la descente à quai est suivie de la
montée dans un pousse. Ces tireurs de pousse étaient venus d’Indochine, juste pour le temps

883
LE FEVRE, Georges, Monsieur Paquebot, Paris, Baudinière, 1928, p. 7-10. Mes italiques.
284 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

de l’Exposition.884 Ce transport de main d’œuvre a soulevé des réactions outrées de la part des
jeunes Indochinois qui habitaient en France. Ils voulaient organiser des démonstrations pour
protester contre cette utilisation de travailleurs ‘Indochinois’. Non pas tant parce que ces
pratiques sont proches de l’esclavagisme, mais parce que le coolie-pousse est représentant de
la classe sociale la plus basse et qu’il offre des Asiatiques l’image d’un peuple servile.885
Cependant, comme l’explique McConnell, la poigne avec laquelle le gouvernement avait
mâté les protestations lors de Yen Bay avait amputé la contestation (activistes emprisonnés ou
renvoyés dans leur pays) : la campagne anti-pousse n’a jamais réussi à démarrer et
nombreuses sont les démonstrations planifiées contre l’Exposition qui ont avorté.886 L’image
des coolie-pousses, soit en groupe attendant leurs clients dans une foule animée, soit comme
personnage tirant ses clients est un véritable topos de la littérature de l’époque et surtout de la
littérature de voyage. J’y reviendrai aux chapitres XV et XVI. On remarquera dès à présent
que la position de supériorité du voyageur colonial s’exerce dès la montée dans un pousse à
Vincennes ; tous les sens y sont impliqués : image visuelle du dos d’un homme penché dans
l’effort de servir et, puisque le voyageur regarde droit devant lui, ce dos reste dans la partie
inférieure de son champ optique ; sensations tactiles des heurts et mouvements du siège contre
le corps et du vent dans le visage ; sensation auditive des pieds qui courent sur le tarmac, etc.
Troisièmement les spectacles. Les charmantes représentations du Ramayana – une
version écourtée et simplifiée : il faut que l’Asie soit à la portée de tous – par des danseuses
khmères, d’autres représentations de danses et de musique laotiennes (celles-ci furent le clou
de l’exposition de 1922), le son et lumières de nuit sur Angkor qui, peut-être plus encore que
les galeries intérieures des pavillons est une leçon de lecture coloniale.887 Les spectacles de la
vie des villages où les artisans faisaient frapper leurs instruments, les haltes et lieux de repos

884
Je ne possède aucune données quant aux conditions de recrutement de ces tireurs de pousse. Mais je ne pense
pas qu’il faille imaginer le pire. Comme tireur de pousse était un des métiers les plus durs et les plus mal
payés, on peut imaginer qu’une récompense, la perspective d’un salaire et d’un voyage a dû décider assez de
volontaires.
885
MCCONNELL, Scott, Leftward Journey. The Education of Vietnamese Students in France. 1919-1939, New
Brunswick, Transaction Publishers, 1989, p. 124.
886
Ibid.
Dans sa nouvelle I Pulled a Ricksaw, à laquelle je reviendrai, le journaliste et romancier Tam Lang, dit que
l’existence de ce moyen de transport est une honte. Il en veut pour preuve l’action de la Ligue de Droits de
l’Homme qui aurait protesté contre l’emploi des pousse à Vincennes et leur présence parmi les « produits
locaux de l’Indochine ».
TAM LANG, I Pulled a Ricksaw (1932), The light of the Capital. Three Modern Vietnamese Classics, trad.
LOCKHART, Greg et LOCKHART Monique, Kuala Lumpur, Oxford University Press, 1996, p. 51-120, p. 114.
Si la SDH a protesté, il semblerait, selon l’analyse de McConnell, que son action n’a pas eu d’effet.
887
Sur ce spectacle, voir MILLER, Christopher, op. cit.
Chapitre X : Invitation au voyage : tourisme, stade suprême du colonialisme 285

où étaient proposés des plats exotiques, etc., tout cela contribue à faire du ‘tour’ de
l’exposition une répétition générale du ‘tour’ de la colonie. La pratique ‘touristique’ est alors
intimement liée au discours colonial mis en avant dans ces mises en scènes. A bien d’autres
niveaux, on voit que le tourisme est complice du colonialisme. Il est clair que le visiteur
acquiert, non seulement des connaissances, mais aussi des pratiques coloniales exercées lors
de sa visite des Expositions. C’est à partir de cet itinéraire du touriste que je vais structurer
l’analyse de mon corpus de voyage, en portant une attention particulière à la mise en pratique
sur place de cette ‘leçon des choses’ à travers les topoï de la pratique touristique : le paquebot,
la foule à l’arrivée, les costumes coloniaux, la montée dans un pousse, les temples d’Angkor,
les petites tonkinoises-danseuses khmères, etc. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y en a pas
d’autres, mais je m’arrête à ces ‘images’ figées par la propagande touristique de la métropole.
La promotion du voyage colonial ne se limite pas à ces expositions. L’Exposition
Internationale de Paris de 1937, qui n’est pas directement coloniale, vante le voyage par avion
en Indochine. « Le monde à portée de la main ! Par escales, l’Extrême-Orient à moins d’une
semaine ! », annonce le stand d’Air France qui inaugure, la même année, ses lignes
commerciales de transport de voyageurs hors d’Europe.888 De la Première à la Deuxième
Guerre mondiale, le tourisme en Indochine reste une pratique coloniale et patriotique. C’est
encore le voyage et le transport que représente l’affiche du second « Salon de la France
d’Outre-mer » organisé, en 1939, par le ministère des Colonies. C’est un tricolore qui flotte
sur un océan au-dessus duquel planent au loin, dans le haut de l’affiche, des avions. Chaque
pli du drapeau cache et révèle un paquebot en partance vers les richesses accumulées au bas
de l’affiche : les richesses coloniales par excellence – depuis, au moins, Mélaoli – des
mandarines, des ananas et des bananes.889 Alors que l’on est en pleine Seconde Guerre
mondiale, L’Illustration du 11 mai 1940 publie un numéro spécial sur L’Empire français dans
la guerre, et consacre un long article au tourisme indochinois. Cet article reprend les thèmes
des expositions coloniales et pose directement le tourisme en Indochine comme défense
psychologique et financière d’une France mal en point :

même en temps de guerre, une campagne touristique se défend, mieux : se justifie. […] Faire
connaître au dehors les richesses touristiques de l’empire français apparaît comme un devoir
et comme une nécessité. […] un atout financier d’une indéniable valeur. […] Il faut donc

888
Voir : ANONYME, « Le Monde à portée de la main », Air France Journal Édition Spéciale Exposition
Internationale Paris 1937, Paris, 1937, p. 3.
889
Voir : LEMAIRE, Sandrine, « Promouvoir : Fabriquer du colonial », dans : BLANCHARD, Pascal et LEMAIRE,
Sandrine (dir.), Culture impériale, p. 44-60, p. 49.
286 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

exalter et glorifier ce qui fait de l’Empire français un joyau unique. […] Il existe un bijou
plus précieux, plus raffiné, plus exquis, plus rare que tous les autres – et ce bijou, c’est
l’Indochine française. D’un bout à l’autre des cinq pays qui constituent l’Union indochinoise,
les souvenirs historiques, les sites remarquables, les routes touristiques surabondent. 890

Le regain de fierté face au grand oeuvre de la France doit redonner du cœur au ventre aux
Français, malgré la guerre avec l’Allemagne.

3.2. - Un touriste trait d’union

Même les essais moins directement touristiques semblent eux aussi s’adresser au lecteur en
tant que voyageur potentiel, resserrant davantage encore le lien entre le voyage et l’idéologie
coloniale. Les écrivains comme Donadieu et Roques vantent en effet le voyage en Indochine.
« L’Indochine est, par excellence, le pays du tourisme. Son paysage, ses sites, ses villes
attirent déjà de nombreux touristes étrangers et français ».891 Jean Marquet, ouvre son Union
indochinoise par un chapitre intitulé : « Voyage de France en Indochine » dans lequel il vise
« le voyageur » qu’il entraîne jusqu’en Indochine dans une traversée au futur prometteur,
« qui durera de 25 à 30 jours ».892 Les employés de l’administrations sont obligés de passer
par Marseille, mais il donne des itinéraires alternatifs, donc spécifiquement pour les touristes :
le transsibérien et le passage par l’Amérique. Il en va de même pour Cros, qui se base surtout
sur l’argument économique : le tourisme est la preuve que la colonie tourne et
l’accomplissement de la mise en valeur de la colonie. Maintenant que « la politique coloniale
des pays capitalistes a achevé la conquête des territoires […] de notre planète », le tourisme se
révèle le ‘stade suprême du colonialisme’.893 C’est pourquoi Cros consacre tout un chapitre
aux transports, outils indispensables de la mise en valeur touristique et preuves de la grandeur
de l’œuvre accomplie. Cette attention portée aux transports dans la colonie a aussi soulevé des
protestations de la part de coloniaux.
C’est le cas du Colonel Fernand Bernard, qui critique avec force arguments
économiques le programme de ‘mise en valeur’ proposé par Albert Sarraut en 1917.894 Dans

890
HECTOR, R.-E., « Tourisme en Indochine », L’Illustration, 11 mai 1940, p. XLVIII-XLIX, p. XLVIII.
891
ROQUES, Philippe et DONNADIEU, Marguerite, op. cit., p. 113.
892
Ibid., p. 3.
893
LENINE, Vladimir Illitch Oulianov, op. cit., p. 139-140.
894
BERNARD, Col. Fernand, « La Mise en valeur des colonies et le programme de M. Sarraut » (I), La Revue de
Paris, 15 septembre 1922, p. 365-394 ;
Ibid, « La Mise en valeur des colonies et le programme de M. Sarraut » (II), La Revue de Paris, 1er octobre
1922, 543-560.
Chapitre X : Invitation au voyage : tourisme, stade suprême du colonialisme 287

son article paru en feuilleton en 1922 – alors que le programme de Sarraut doit être mis en
place – il s’étonne que l’on accepte la politique des beaux mots sans contenu (décidément
c’est une critique que l’on adresse souvent à Sarraut). Son problème est que le programme
Sarraut nécessite des fonds immenses que la colonie n’a pas et que la métropole n’est pas
prête à investir. Sarraut va dépenser des sommes folles aux transports, alors que le pays n’a
pas de richesses à transporter, puisqu’on n’a pas encore fait fructifier la terre. C’est que la
colonie est victime de son image de fertilité. Réservoir de richesses, il suffit d’y « planter le
pieu » pour voir les piastres sourdre. Pourtant pour ce colonial, il est clair que les voies de
communications construites par la France ne sont pas ‘rentables’ et ces méthodes saignent à
blanc la population qui a déjà tant contribué à la guerre. S’ils travaillent sur les routes, qui
s’occupera de la terre ? Une telle politique qui prétend à la ‘mise en valeur’ économique, est
en fait « dominé[e] par des préoccupations politiques » et vise à ‘ouvrir’ le pays. A tous ces
problèmes, la solution de l’administration et du ministère des Colonies est le tourisme. « Les
uns ont préconisé la propagande par le livre, l’image, la conférence ; il faut, disent-ils faire
connaître à tous les Français, que nous possédons des colonies et ils s’y précipiteront, ils y
apporteront des capitaux […] Mais cette propagande, indispensable à coup sûr, ne saurait
suffire […] ».895 Il ressort de tous ces essais, même celui plus sceptique de Bernard, que les
voyageurs, les touristes sont ceux qui, en empruntant les voies de transports, rentabilisent la
‘mise en valeur’, ouvrent le pays, en même temps qu’ils témoignent des réalisations. Objets
de la propagande de l’Empire, ils en sont également les promoteurs.
C’est de manière assez directe, que les touristes se voient impartis de la création de
l’Empire ; c’est grâce à eux que la plus grande France est de taille à rivaliser avec l’Empire
anglais. En effet, si la France n’est pas un ‘Empire où le soleil ne se couche jamais’, elle
habille et recouvre toute la planète d’un idéal commun qui, partout crée de la France, fait
l’unité de l’Empire.

A une vision fragmentaire, ces pages tentent à substituer la vision d’une unité organique. Un
chapitre entier est consacré aux liaisons terrestres, maritimes, aériennes, qui sont comme les
coutures de l’ample manteau que nous avons jeté sur toute l’étendue de la planète. […]
L’édifice enfin construit, chacun de nos compatriotes doit pouvoir prendre les mesures.896

Cette magnifique métaphore empruntée au monde de la couture, fait du colonialisme à la


française, le grand couturier du monde et des voyageurs ses artisans couseurs. Si le plaisir de

895
Ibid., p. 545.
896
ROQUES, Philippe et DONNADIEU, Marguerite, op. cit., p. 9.
288 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

Orientaliste du XIXe siècle est d’ôter le voile de l’Orient, celui des voyageurs de l’entre-deux-
guerres est de couvrir d’un tissu français (un patchwork – mot bien français !) le monde
entier. C’est la même idée, mais sans la métaphore, qui est à la base des croisières de Citroën
qui ont « Démontr[é] la possibilité d’établir des communications rapides […] et jet[é] les
jalons des grandes liaisons entre les colonies […] à travers le monde. L’élan était donné, le
mouvement créé ; d’autres missions pouvaient suivre ses traces ».897 Ces routes déblayées,
tracées et ‘prises’ par les expéditions de Citroën ouvrent de nouvelles pratiques coloniales de
possession du monde et font de la planète un grand circuit français (le Paris-Dakar en est
l’héritier). C’est au voyageur de construire cette toile française, de faire le trait d’union entre
colonie et métropole, entre colonies entre elles et, vu que les colonies sont dans un autre
espace temporel comme l’a montré Johannes Fabian, de faire la liaison entre le présent et le
passé.898 Les voyageurs qui survolent les ruines d’Angkor en avion, cet instrument du futur,
se trouvent à la jonction d’un réseau de liaisons temporelles : « l’hélice brasse un air de
souvenirs. […] Paradoxe : le même avion qui se rue vers l’avenir […] remonte en même
temps le cours du passé, tandis que, comme un trait d’union, le présent avec son confort est
enclos dans la cabine ».899
Les représentations de l’Indochine, y compris dans les essais coloniaux, sont
performatifs de la consommation touristique et semblent dire : « Allez-y vous même ! Voici
ce que vous verriez, ce que vous y apprendriez, ce que vous y penseriez ».900 Accepter cette
invitation au voyage colonial c’est déjà adhérer au discours colonial de possession du monde
et participer activement au colonialisme. Le voyage en Indochine est donc complice de
l’idéologie et, vu cette charge idéologique, le récit de voyage en Indochine ne peut être lu,
analysé, critiqué hors de considérations politiques. D’ailleurs, en observant mon corpus, on
remarque deux grandes vagues de ‘voyages d’Indochine’, l’une juste après l’exposition de
Marseille, vers 1922-1923 – on compte parmi ceux qui s’y sont laissé tenter : Roland
Dorgelès, Albert Londres, André Malraux et Léon Werth ; la seconde vague, la majeure partie

897
CITROËN, André, « Préface », dans : LE FEVRE, Georges, La Croisière jaune, op. cit., p. I-XII, p. III.
898
FABIAN, Johannes, op. cit.
899
ANONYME, « Le Monde à portée de la main », Air France Journal Édition Spéciale Exposition Internationale
Paris 1937, op. cit., p. 3.
900
Sandrine Lemaire montre combien consommer des produits coloniaux c’est soutenir la France. La colonie,
foncièrement est un produit de consommation et la consommer c’est contribuer à penser ‘impérial’.
Voir : LEMAIRE, Sandrine, « Manipuler : A la conquête des goûts », art. cit., p. 81. Comme elle le fait
remarquer, la propagande passe « d’une propagande essentiellement d’information […] à une propagande
visant à faire agir chaque français », p. 76.
Si pour elle cette action c’est avant tout ‘mager colonial’, pour moi il est essentiel de considérer que la
colonie se consomme aussi dans le voyage.
Chapitre X : Invitation au voyage : tourisme, stade suprême du colonialisme 289

des voyageurs, est à situer dans les ‘années Vincennes’, autour de l’Exposition de 1931 qui se
prépare avidement dès 1930 (de nombreuses publications envahissent déjà les journaux,
l’année qui précède). Les dates du voyage et de la publication soulignent l’influence
idéologique du colonialisme sur les textes. De ce point de vue, le cas de La Voie royale est
particulièrement intéressant : le voyage s’est fait dans le sillage de Marseille et la publication
dans les préparatifs de Vincennes. Je suis donc loin de conclure aux intentions anti-
colonialistes de l’écrivain André Malraux, comme le font la majorité des littéraires français
critiques du grand homme.901 Est-ce un hasard s’il a repris ses notes de voyage pour publier
ses péripéties dans les ruines khmères au moment du grand tam-tam publicitaire de
l’exposition (La Voie royale paraît en feuilleton à partir du 15 août 1930 dans La Revue de
Paris et le roman est publié en octobre 1930) ?902 Je pense que cette ‘voie royale’ emprunte
simplement une des trajectoires impériales préconisées par la propagande des années 1930.903
Au fil des années, de 1920 à 1940, le tourisme en Indochine se présente comme une
pratique de construction de l’identité coloniale et impériale de ceux qui l’adoptent. Par le
voyage, le touriste ratifie l’idéologie qui l’a mené là et souscrit au colonialisme. Plus qu’une
invitation à l’exil, les Expositions sont une entreprise de vulgarisation et une invitation au
voyage ; elles font du badaud, dans la même ‘leçon des choses’, un consommateur des
colonies, un citoyen de la plus grande France et un touriste couseur d’Empire.

901
C’est également le cas de Nicola Cooper qui est par ailleurs très sévère avec les voyageurs tels que Roubaud
et Viollis.
Voir : COOPER, Nicola, op. cit., p. 92.
902
LANGLOIS, Walter G., « La Voie royale. Notes sur le texte », art. cit., p. 1169.
L’annonce de sa sortie chez Grasset parue dans la presse était accompagnée du dessin d’une tête de bouddha
des ruines d’Angkor pour attirer les lecteurs qui connaissaient les (més)aventures archéologiques de Malraux.
Voir : Les Nouvelles littéraires, 15 novembre 1930.
903
Loin de moi l’intention de nier que la publication était programmée pour pouvoir participer aux sélections du
Goncourt (manqué de peu, comme on sait), mais cela n’enlève rien au fait que le roman répond à
l’engouement de l’époque pour la chose coloniale. C’est d’ailleurs Malaisie de Fauconnier qui remporte le
Goncourt cette année-là. FAUCONNIER, Henri, op. cit.
CHAPITRE XI

COMPLICITE IDEOLOGIQUE DE LA LITTERATURE DE VOYAGE

Lire c’est voyager. Voyager c’est lire.


Victor Hugo, Choses vues (1913).

Pour savoir l’entière vérité sur les différentes


contrées du monde, prenez ce livre et lisez-le : vous
y trouverez les grandes merveilles […] que messire
Marco Polo, savant et illustre citoyen de Venise,
raconte pour les avoir vues. Il y a un certain nombre
de choses qu’il n’a pas vues, mais qu’il a entendues
d’un nombre de gens absolument sûrs. Aussi
donnerons-nous les choses vues pour vues et les
entendues pour entendues afin que notre livre soit
vrai et sincère, sans le moindre mensonge.
Marco Polo, La Description du monde (1298).

1. - La ‘connaissance’ précède les sens


En principe, le voyage sous-entend une découverte, une révélation, un changement. Il est
indéniable que les cultures se soient refaçonnées sous l’impulsion des mouvements de
personnes, d’objets, d’images, de théories et concepts ; le voyage est, pour cette raison, le plus
souvent associé au changement, à l’apprentissage.904 C’est une idée partagée par beaucoup
d’écrivains voyageurs de l’entre-deux-guerres tels que Gide qui voit un lien de causalité entre
le voyage et le changement : « la perception commence au changement de sensation : d'où la
nécessité du voyage ».905 Paul Morand considère que de l’univers changeant de l’entre-deux-
guerres, sortiront indemnes les voyageurs qui seuls sont capables de s’adapter : « Pourquoi
allons nous si vite […] ? Parce que notre époque est un sauve-qui-peut général, […] les plus

904
YOUNGS, Tim, « Where Are We Going? Cross-border Aproaches to Travel Writing », dans : HOOPER, Glenn
et YOUNGS, Tim (dir.), op. cit., p. 167-180, p. 174.
905
GIDE, André, « Le banquet, jeudi », Paludes, Paris, Gallimard 1920, p. 66.
292 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

mobiles d’entre nous, seuls, se tireront d’affaire ».906 A l’origine, la littérature de voyage
relate une modification : augmentation des connaissances, apprentissage, adaptation ou
rectification d’anciennes croyances, renforcement de valeurs que l’on croyait perdues. Le
voyage prévoit ce changement que son écriture révèle ; même s’il n’y a rien de neuf à révéler
ou qu’il faut constater qu’il n’y a rien à apprendre, cela aussi est présenté comme une
révélation. Selon Odile Gannier, spécialiste de la littérature de voyage, « le système de
représentation du monde étant lié à une société particulière, le mode de représentation du
voyageur va être obligatoirement, puisque intermédiaire entre deux civilisations un effort de
conciliation, d’adaptation de l’une au système de représentation de l’autre ».907 En principe
novatrice, la représentation du voyage dans le contexte colonial « alimente la réflexion sur le
bon sauvage ou le bon civilisé, primitivisme et anti-primitivisme ; ainsi qu’une réflexion sur
le bien-fondé d’une politique coloniale ».908 Pourtant, c’est être sans doute trop confiant que
d’affirmer que la littérature de voyage est par essence adaptatrice et novatrice.
En réalité, et par bien des aspects, le ‘genre’ de l’écriture du voyage est également
conservateur. D’une part, parce qu’il est fortement conditionné par les idées et images que les
voyageurs s’étaient faites avant leur départ et, d’autre part, parce que les auteurs s’inspirent
d’autres récits de voyages pour rédiger leurs textes. Ce qui fait voyager, c’est avant tout un
récit de voyage, qu’il soit littéraire ou verbal. C’est bien ce que montrent les voyageurs de
l’Indochine. Déjà la chanson La Petite tonkinoise de Polin invitait à l’exil ; les voyageurs de
l’entre-deux-guerres subissent également l’influence des récits coloniaux qui éveillent
l’imaginaire. La journaliste et globe-trotter, Elisabeth Desmarets-Sauvy, qui signe Titaÿna,
explique comment elle a été amenée à entreprendre un tour du monde en 1927.909 Les

906
MORAND, Paul, Bouddha vivant, Paris, Grasset, 1927, p. 31.
907
GANNIER, Odile, La Littérature de voyage, Paris, Ellipses, 2001, p. 8. Italiques dans l’original.
908
Ibid., p. 14.
909
TITAŸNA (1897-1966) pseudonyme de Elisabeth Sauvy- épouse Desmarets est la sœur d’Alfred Sauvy qui
était journaliste à Paris-Soir. Elle était romancière et auteur dramatique, mais c’est surtout le journalisme qui
la fera connaître au grand public : ses interviews d’Atatürk lors de son voyage en Turquie et de Lyautey
qu’elle rejoint au Maroc, sont très remarquées. Personnage haut en couleurs et scandaleux de l’entre-deux-
guerres, elle voyage sans son mari, pilote elle-même son avion, est dame de compagnie de la famille
impériale du Japon, publie un plagiat, vole une tête de Bouddha à Angkor – contrairement à Malraux elle ne
se fait pas attraper, mais comme elle raconte son larcin dans Mon Tour du monde, elle devra ‘rendre’ la statue
à la France. Son succès de scandale ne peut effacer la réputation dont elle jouissait sur la scène littéraire. Elle
avait été traduite en italien, en espagnol, en allemand et en anglais. Pierre Mac Orlan préface son second
roman La Bête cabrée (1925) et sa pièce de théâtre Là-Bas (1938) est mise en scène par Georges Pittoëff
l’année de sa parution. Compromise pendant l’occupation, mise en accusation à la libération, elle se retire et
meurt à San Fransisco. Voir : HEIMERMANN, Benoît, Tiaÿna, Paris, Flammarion, 1994.
Sa bibliographie : Simplement (Paris, Flammarion, 1923, roman), La Bête cabrée (Paris, Ed. du Monde
Moderne, 1925, roman), Voyage autour de mon amant (Paris, Flammarion, 1926, roman), Mon Tour du
monde (Paris, Louis Querelle,1928, récit de voyage), Voyage autour de ma maîtresse (Paris, Flammarion,
Chapitre XI : Complicité idéologique de la littérature de voyage 293

influences de l’extérieur, les langues étrangères entendues dans les rues du Paris de l’après-
guerre, celles des tirailleurs, les histoires que ces étrangers racontaient sur leur vie avant
d’arriver en France, tout cela élargit considérablement l’univers, jusque là étriqué, de la
jeunesse de France et donne l’envie à Titaÿna d’aller voir cette terre encore inconnue mise
soudain à portée de la main.

La guerre apporta dans les collèges où nous traduisions Tite-Live, des bouffées d’exotisme,
des langages sonores et inconnus, des films de pays de romans. Des troupes africaines,
annamites, australiennes, défilèrent sous nos yeux. Des Indous [sic] promenèrent leur turbans
par les rues étroites de Boulogne-sur-Mer, des Japonais remerciaient de l’hospitalité par de
petites images en papier de riz et des prisonniers venus d’on ne sait quels continents russo-
asiatiques contaient d’étranges odyssées. Familiarisés avec les noms géographiques, échappés
du cocon séculaire de la norme établie, nous perdions en même temps le sens du temps et celui
de la distance, et nous commencions à réaliser du Monde l’idée de cette grande ville aux
quartiers divers qu’il sera demain.910

Ce monde, qui défile sous les yeux des Parisiens, raconte déjà une histoire de voyage et la
présence des étrangers ouvre l’appétit d’un monde qui se présente comme celui des films et
romans exotiques. Le monde du roman devient une réalité que l’on peut approcher et que la
jeune Sauvy ne manquera pas d’aller voir.
Une autre grande voyageuse de l’époque, Henriette Célarié, explique en ces termes,
dès le début de son carnet de voyage, les raisons qui l’ont amenée à partir pour l’Indochine :

« Et vous verrez les fêtes du “Nam-Giao”. Les fêtes splendides du sacrifice… » Ce qu’il y a de
merveilleux dans ces mots a achevé de me décider. D’autres comme moi se sont laissé tenter.
Nous sommes une quinzaine que l’excellent courrier des Messageries maritimes : le
d’Artagnan, emmène en Annam.911

1928, ce roman fut jugé en 1933 et supprimé pour contre-façon littéraire – plagiat d’un roman de 1879),
Bonjour la terre (Paris, Louis Querelle, 1929, récit de voyage), Loin (1929, récit de voyage), Contacts (1930,
pièce de théâtre), Chez les mangeurs d’hommes (Paris, Duchârtre, 1931, récit de voyage aux Nouvelles
Hébrides), La Japonaise (Paris, Nouvelle Société d’Edition, coll. ‘Elle’, 1931, trois histoires courtes retraçant
la modernisation de la vie de la Japonaise, dans une structure parallèlle à celle de Trois femmes annamites de
Clotilde Chivas-Baron), Une Femme chez les chasseurs de tête (Bornéo et Célèbes) (Paris, Ed. de la
Nouvelle Revue Critique, 1934, récit de voyage).
910
TITAŸNA, Mon Tour du monde, Paris, Louis Querelle, 1928, p. 12.
911
CELARIE, Henriette, Promenades en Indochine, Paris, Baudinière, 1937, p. 9.
Henriette Célarié (18..-1954 ?) est journaliste, romancière et grande voyageuse ; ses textes font partie de la
tradition du récit féminin de témoignage. Comme pour beaucoup d’autres voyageurs, chaque voyage donne
souvent lieu à plusieurs publications et à des conférences. Elle publie ses récits de voyages dans La Revue de
Paris, la Revue pour tous, La Revue des deux mondes. Elle a couvert la Guerre du Rif. Voir : RIEGER, Guy,
294 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

Pour Guy de Pourtalès, la décision de partir est aussi la conséquence d’un récit. Ainsi
commence sa relation de voyage :

Un passant s’arrêta devant les magasins de la « Belle jardinière » parce qu’il avait vu
descendre de voiture l’explorateur qui, la veille, racontait ses voyages. Il le suivit de comptoir
en comptoir, osa enfin l’aborder pour lui confier qu’il était, lui aussi, mordu par la tentation de
partir.912

Ce ‘passant’ et apprenti-explorateur n’est autre que le narrateur lui-même, comme il le


révélera un peu plus loin.
Pour les voyageurs, il y a toujours un pré-texte qui incite au voyage, un texte qui a
éveillé l’imagination et l’envie pérégrines. En cela d’ailleurs, les explorateurs et les touristes

« Littérature coloniale de l’ère coloniale au Maroc 2 », SIELEC, op. cit. et a interviewé Trotski en 1938.
Voir : « Writings of Leon Trotsky: Supplement (1934-40) », cité par SAUNDERS, Georges, dans : « Trotsky's
title for the 1936 book on the USRR »
http://archives.econ.utah.edu/archives/marxism/2005w32/msg00278.htm, 03-06-2007 voir aussi leur
correspondance de mars 1938 renseignée dans les archives de Harvard University Library : « Trotsky, Leon,
1879-1940. Soviet papers: Guide », http://oasis.harvard.edu:10080/oasis/deliver/~hou003, 02 ,03-06-2007.
Elle a été traduite en anglais, en allemand, en néerlandais, en portugais et en espagnol.
Sa bibliographie : Au Pair.Une Française en Allemangne (Paris, Colin, 1911), Petite ‘novia’. Une Française
en Espagne (Paris, Colin, 1913), Sous les obus. Souvenirs d’une jeune Lorraine (Paris, Gedalge, 1916),
Emmenées en esclavage. Journal de deux déportées (Paris, Bloud et Gay, 1918), Quand ils étaient à Saint
Quentin. Un type d’amoureux boche d’après le journal de sa victime (Paris, Bloud et Gay, 1918), Gilberte
ma sœur (Paris, Plon-Nourrit et Cie, 1919, roman), Un mois en Corse (Paris, Hachette, 1920, recit de voyage),
Monique la romanesque (Paris, Plon-Nourrit et Cie, 1921), La Bague antique (Paris, Colin, 1922), Mes
Cousines (Paris, Plon-Nourrit et Cie, 1923), Un Mois au Maroc (Paris, Hachette, 1923), L’Etrange aventure
(Paris, Plon-Nourrit et Cie, 1924), Un mois en Algérie et en Tunisie (Paris, Hachette, 1924), Nos sœurs des
harems. Scènes de la vie du désert (Paris, Hachette, 1925), Amours marocaines (Paris, Hachette, 1927), La
Vie mysterieuse des harems (Paris, Hachette, 1927), Quelle singulière histoire (Paris, Firmin Didot, 1928),
L’Epopée marocaine (Paris, Hachette, 1929, préface de Pétain), La Prise d’Alger (Paris, Hachette, 1929), Du
Sang et de l’amour dans le harem (Paris, Firmin Didot, 1930), Esclave en Alger (paris, Hachette, 1930), Le
Paradis sur terre. Martinique-Guadeloupe-Guyane (Paris, Hachette, 1930), Nos frères noirs. Cameroun-
Dahomey (Paris, Hachette, 1932), Iles de lumière (Rhodes et Chypre) (Paris, Hachette, 1933), Ethiopie XXe
siècle (Paris, Hachette, 1934), etc.
912
POURTALES, Guy de, Nous à qui rien n’appartient, Paris, Flammarion, 1931, p. 5.
Guy de Pourtalès (1881-1941) est un aristocrate franco-suisse qui est romancier et essayiste. Il arrive à Paris
en 1905 et obtient la nationalité française en 1912. Il s’engage dans la Première Guerre mondiale. Gazé à
Ypres il doit démissionner de l’armée française en 1916 à cause de sa famille prussienne et devient interprète
pour l’armée américaine. Il publie à Paris à partir de 1913. Il est l’auteur d’essais et de biographies sur des
musiciens (Lizt, Berlioz, Chopin, Wagner) et de critiques littéraires (Shakespeare, Proust, Nietzsche) et
traducteur de Shakespeare. Il écrit également beaucoup d’essais inspirés de son autobiographie. Son roman
autobiographique La Pêche miraculeuse (Paris, Gallimard, 1937) obtient le Prix du roman de l’Académie
française en 1937. A ma connaissance, Nous à qui rien n’appartient est le seul récit-fiction de voyage qu’il
publie. Il fait partie des intellectuels signataires de la pétition de Clara Malraux pour plaider la cause d’André
jugé en Indochine.
Chapitre XI : Complicité idéologique de la littérature de voyage 295

ne sont guère différents des coloniaux qui se laissent eux-aussi séduire par les récits de
voyage.913
L’observation en elle-même est conditionnée par des ‘connaissances’ qui précèdent le
voyage ; ce qui l’a initié est déjà porteur d’un modèle du monde. Comme le dit
l’anthropologue, Jean-Didier Urbain :

Avant d’être un mouvement vers une cible définie (un lieu, une destination précise), supporté
par des conditions de réalisation spécifiques (une technique, une logistique), le voyage est
une théorie, une hypothèse. Il est une façon de voir, de sentir, de projeter qui permet de
comprendre, de déchiffrer ou d’expliquer le monde, la vie, la mort.914

Le voyageur projette d’abord sa théorie, son hypothèse sur la colonie, qu’il vérifiera et
corrigera peut-être grâce à la perception. Il y a toujours des textes qui précèdent le contact
avec le référent et cette ‘connaissance’ précède les sens. Car il faut bien constater
l’impossibilité de voyager dans un endroit sur lequel on n’aurait aucune idée – même
Christophe Colomb avait une idée, quoique fausse, sur l’endroit où il projetait de voyager et
même Marco Polo a une idée des merveilles qu’il trouvera puisque son frère et lui
« discutèrent et décidèrent d’aller en mer Noire pour y faire du profit ».915 Il y a toujours en
amont du voyage une idée de l’ailleurs, des préconceptions, des croyances, des lectures que
l’on emporte parfois physiquement et toujours culturellement dans ses bagages.916 Avant

913
Les coloniaux sont sujets à la même attirance ‘textuelle’ pour les colonies en général. Lors de son voyage en
Afrique, Georges Simenon émet l’idée que toute la jeunesse européenne d’Afrique a été victime des discours
aguicheurs de la métropole, de la littérature exotique et des affiches racoleuses de la propagande coloniale.
Voir : SIMENON, Georges, L’Heure du nègre (1932), op. cit., p. 384.
Comme les parents de la narratrice de Un Barrage contre le Pacifique. « Certains dimanches, à la mairie, elle
[la mère] rêvait devant les affiches de propagande coloniale. “Engagez-vous dans l’armée coloniale”,
“Jeunes, allez aux colonies, la fortune vous y attend.” […] Elle se maria avec un instituteur qui, comme elle,
se mourrait d’impatience dans un village du Nord, victime comme elle des ténébreuses lectures de Pierre
Loti. Peu après leur mariage, ils firent ensemble leur demande d’admission dans les cadres de l’enseignement
colonial et ils furent nommés dans cette grande colonie que l’on appelait alors l’Indochine française ». Voir :
DURAS, Marguerite, Un Barrage contre le Pacifique, Paris, Gallimard, 1950, p. 23.
Le soldat, héros du roman colonial Sao, l’amoureuse tranquille, s’engage à cause de ses lectures. « Il
s’engagea avant l’appel de sa classe pour choisir l’infanterie coloniale, attiré par ses lectures et par l’espoir de
randonnées aux pays inconnus où, peut-être, la vie lui serait plus douce ». Voir : CASSEVILLE, Henry, op. cit.,
p. 23.
914
URBAIN, Jean-Didier, Secrets de voyage. Menteurs, imposteurs, et autres voyageurs invisibles, Paris, Ed.
Payot & Rivages, 1998, p. 30.
915
POLO, Marco, La Description du monde (1298), Paris, Librairie Générale, 1998, p. 53.
916
On pourrait tenter l’expérience d’organiser des voyages où ceux qui partiraient n’auraient aucune
connaissance préalable concernant la destination et n’auraient pas eu le temps de se préparer mentalement à
l’expérience du voyage. A l’heure des ‘reality shows’ on pourrait imaginer un jeu télévisé qui parachuterait
des ‘voyageurs’ qui ne sauraient pas où ils ont atteri. Evidemment, un tel kidnapping organisé n’est pas
réalisable, mais en soi, les carnets de voyage des voyageurs de périples non pré-visibles et non encore
imaginés seraient intéressant à lire.
296 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

même le départ, les préconceptions du réel et de l’altérité faussent la future perception de ce


monde neuf et indicible. Ces idées et images accumulées – cette leçon des choses apprises
lors des expositions et de la lecture des romans et essais de vulgarisation coloniaux – pèsent
de tout leur poids sur le fonctionnement de la sensation et incitent le voyageur à chercher à re-
voir, lors de son séjour indochinois, une congaïe amoureuse, un serviteur menteur ou voleur,
l’extrême et fausse politesse asiatique, la paresse de la boyerie etc. Comme le dit Franck
Tomasulo qui montre que l’on peut renverser la devise de Saint Thomas : on ne voit jamais
que ce que l’on croit, et pas l’inverse.917
La prise de conscience de l’impossibilité à appréhender librement le monde ne date
pas d’aujourd’hui. Le début du XXe siècle fêtait peut-être ‘le temps retrouvé’ de Proust, mais
il était aussi conscient – entre autres par les travaux de Henri Bergson sur la permanence du
passé – que la mémoire (involontaire) peut aussi empêcher le sujet de prendre en compte la
réalité présente.918 C’est le thème de la pièce de théâtre de Jean Anouilh, Le Voyageur sans
bagage (1937), où le héros est un mutilé de la Première Guerre mondiale dans laquelle il a
laissé la mémoire.919 Le spectateur le voit peu à peu retrouver une mémoire qui se révèle trop
lourde à porter et indésirable : il préfère feindre l’amnésie car son passé, ce ‘bagage’,
l’empêche de vivre avec ceux qui le connaissent. Ce personnage amnésique n’est pas le seul à
prendre conscience du poids de ses bagages. Certains voyageurs, tels que Elie Faure, se
sentent conditionnés et physiquement prisonniers de leurs connaissances :

Et je pars, presque malgré moi, pour obéir à quoi ? […] Je ne sais pas. A cent impulsions
anonymes qui se sont cristallisées peu à peu et ont érigé en moi un monument imaginaire dont
je ne puis, maintenant, me dispenser de faire le tour. Et voici que la prison abstraite où je me
suis verrouillé moi-même se concrétise à mon insu, par un mécanisme automatique. […]
D’étroites bandelettes s’entrecroisent autour de moi, en tous sens. On me disait que je serais
libre une fois dans le train, ou, tout au plus sur le pont du navire. Allons donc ! Je suis une
malle, plus à plaindre qu’une malle parce qu’un peu moins résigné. […] Le train et le bateau
eux-mêmes, qui vont droit et dru vers un but aveugle pour eux, m’interdisent de sortir de cette

917
TOMASULO, Franck P., « I’ll see it when I believe it », dans: Sobchack, Vivian (dir.),The Persistence of
History. Cinema, Television and the Modern Event, New York/Londres, Routledge, 1996, p. 69-88.
Dans cet article, Tomasulo analyse une vidéo qui sert de pièce à conviction lors d’un procès et qui prouve,
selon les uns que le suspect agresse les forces de l’ordre et selon les autres que la police le frappe.
918
BERGSON, Henri, « De la survivance des images. La mémoire et l’esprit », Œuvres complètes de Henri
Bergson. Matière et mémoire, op. cit., p. 139-183.
919
ANOUILH, Jean, Le Voyageur sans bagage, Paris, La Petite Illustration, 1937.
Chapitre XI : Complicité idéologique de la littérature de voyage 297

ligne rigide dont je pensais avoir tracé moi-même la direction et d’où je ne suis pas plus libre
de sortir qu’un obus ne peut dépasser les parois du canon et la courbe de la trajectoire.920

Le journaliste Louis Roubaud se sent peut-être moins pris au piège que Faure, il joue sur le
mot ‘franchise’, mais il affirme, lui aussi, être conscient des ‘connaissances’ – cette fois plus
politiques et peut-être dangereuses – qu’il transporte avec lui :

Emportant ainsi dans mes bagages quelques avis et opinions contradictoires, je m’abstins de
les déclarer à la douane en débarquant à Saïgon, car je ne savais pas au juste quels étaient ceux
qui pouvaient entrer en franchise sur le territoire indochinois.921

920
FAURE, Elie, Mon Périple. Tour du monde 1931-1932, Paris, Bibliothèque du Hérisson, 1932, p. 34-35.
Elie Faure (1873-1937) est historien de l’art et essayiste. Son Histoire de l’art (1909-1914) est une somme et
une référence. Il publie des traités sur l’art à partir de 1904. Au lycée Henry IV, son professeur de
philosophie est Bergson. Il se tourne vers la médecine, devient anesthésiste puis embaumeur. Il est médecin-
militaire lors de la Première Guerre dont il tire son La Sainte face. « J’ai dormi malgré le canon… dont je
sens le bruit dans mon sommeil comme s’il était au centre de moi-même et que les parois de mon être fussent
l’acier de l’engin ». Comme il avait été dreyfussard, il est antifranquiste et va sur le Front Espagnol en 1936
et devient coprésident du Comité d’aide au peuple espagnol. Voir : CHAMBARD, Claude, « Elie Faure »,
http://arpel.aquitaine.fr/spip.php?article10825, 25-07-2007.
921
ROUBAUD, Louis, Viet Nam. La tragédie indo-chinoise, Paris, Valois, 1931, p. 13.
Louis Roubaud (1881-19 ??) est journaliste, romancier et grand reprorter. Il commence par la critique d’art
dramatique au journal La Flamme où il rédige des articles sur Francis de Croisset, Henry Bataille, sur le
« Chanteler » d’Edmond Rostand, une pièce satirique sur la politique et les lettres. Il fait de grands reportages
sur les prisons d’enfants, le music-hall, la Bourse, la justice etc. comme journaliste du Petit Parisien où il
entre le 7-02-1927. Voir : AMAURY, Francine, Histoire du plus grand quotidien de la IIIe République. Le
Petit Parisien. 1876-1944, Paris, Presses Universitaires de France, 1972, (vol. II). p. 1302.
Il sera correspondant de guerre pour le même journal en 1940. Voir : DORGELES, Roland, La Drôle de
guerre. 1939-1940, Paris, Albin Michel, 1957, p. 44.
Il a publié des romans policiers : J’avais peur (Paris, Gallimard, 1935) et Un Homme nu dans une malle
(Paris, Les Editions de France, 1939). La dernière publication de lui Le Crime des quatre jeudis (Paris, La
Technique du Livre, 1945) est la même intrigue que le roman policier de 1939.
La bibliographie des voyages de Louis Roubaud : Le Voleur et le sphinx, Paris, Grasset, 1926 (voyage en
Guyane, visite de Cayenne et son bagne, l’île de Saint-Louis, le lazaret ) ; Le Dragon s’éveille, Paris,
Baudinière, 1928 (sur la Chine et la révolution, la préface des frères Tharaud est une reconnaissance
littéraire) ; Viet Nam. La Tragédie indochinoise, Paris, Valois, 1931 ; en collaboration avec PELLETIER,
Gaston, Images et réalités coloniales, Paris, André Tournon, 1931 (essai sur l’œuvre ‘réelle’ de la
colonisation qui contraste les belles images propagées en métropole) ; Christiane de Saïgon. Récit, Paris,
Grasset, 1932 (roman sur une prostituée de Saïgon) ; La Bourdonnais, Paris, Plon, 1932 (biographie de la
grande figure coloniale de Madagascar) ; Baltique, Adriatique, attention !, Paris, Baudinière, 1933 (essai) ;
Mogreb, Paris, Grasset, 1934 (récit de voyage) ; de nouveau en collaboration avec PELLETIER, Gaston,
Empire ou colonies, Paris, Plon, 1936 (un essai où ils cherchent un solution au problème de la colonisation) ;
La Croisade gammée, Paris, Denoël, 1939 (récit de voyage en Allemagne ouvertement anti-fasciste) ce livre
sera interdit par les Allemands, mis sur la ‘liste Bernhard’ du 27 août 1940.
Je perds sa trace après 1940. Peut-être accompagne-t-il en Angleterre Joseph-Elie Bois, son ami qui est aussi
rédacteur en chef du Petit Parisien. Voir : AMAURY, Francine, op. cit., p. 1304. Peut-être, mais cela semble
moins probable – vu ses convistions et ses publications – , reste-t-il au Petit Parisien devenu organe de
propagande allemande.
Malgré ma recherche auprès des nombreux Roubaud du Sud de la France (Louis Roubaud était origniaire de
Marseille), je n’ai pu établir ce qu’il était advenu de lui après 1940. Je remercie chaleureusement : André
Roubaud qui m’a mis en contact avec Pierre Echinard, historien de Marseille, et Charles Roubaud qui a fait
circuler ma demande auprès des siens. Je continue mes recherches puisque je prépare la réédition de Viet
Nam pour la collection de Autremement mêmes de Roger Little à L’Harmattan. A suivre, donc...
298 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

Claude Vannec, le héros de La Voie royale de André Malraux, est également obsédé par un
personnage du passé. Perken est une sorte de double personnel mais aussi inspiré d’un
aventurier-escroc du XIXe siècle, le fameux David de Mayrena (1842-1890), personnage haut
en couleurs dont il est difficile de démêler la légende et la réalité. Claude obsédé par Perken-
Mayrena, est donc obsédé par un personnage mythique de la conquête coloniale. C’est aussi
un ‘bagage’ avec lequel il voyage et dont la présence l’obsède.
D’ailleurs, les voyageurs de mon corpus ont d’abord rencontré l’Asie par le biais de la
littérature ‘coloniale’ et exotique. C’est par cette littérature que l’intérêt de Malraux pour les
voyages et pour l’Indochine s’est éveillé. Outre leurs problèmes financiers, ce sont les
lectures sur l’Indochine, Le Pèlerin d’Angkor (1912) de Pierre Loti et les revues
archéologiques sur le site d’Angkor qui ont décidé les Malraux à entreprendre leur voyage.922

C’est […] pour l’essentiel par des lectures que Malraux a découvert [l’Orient]. Malraux était,
comme chacun sait, un immense lecteur, et cela dès sa jeunesse. Mais l’approche livresque
de l’Orient était aussi un trait de son temps. […] l’intérêt porté à l’Asie au début du siècle
demeurait le plus souvent d’ordre intellectuel, et passait avant tout par les livres.923

Ce qui est vrai, mais on sait aussi que le discours des voyageurs attire d’autres voyageurs à les
suivre. L’entre-deux-guerres est très porté au voyage, d’autant plus que, vu les améliorations
de l’infrastructure et de l’organisation touristique sur place. La génération à laquelle
appartient Malraux entend s’ouvrir au monde, puisque, comme le disait Jean-René Bourrel :
« Voyager, c’est pour elle posséder la terre mais aussi vivre plus intensément ».924

2. - La textualité du référent précède la narration


Les bagages culturels et intellectuels sont à la fois une aide et un handicap lorsqu’il s’agit de
représenter le lieu du voyage et le monde rencontré. Non seulement les sens de celui qui
voyage sont soumis à ses connaissances, mais encore celui qui raconte son voyage est soumis
à ces pré-textes qui modèlent sa narration et y interfèrent. Si, d’une certaine manière, on peut

922
MALRAUX, Clara, op. cit., p. 287.
923
BEIGBEDER, Yves, « Le rôle des lectures dans la découverte de l’Inde par Malraux », dans : MOATTI,
Christiane et BEVAN, David (dir.), André Malraux : Unité de l’œuvre. Unité de l’homme, Actes du Colloque
de Cerisy-la-Salle, Paris, La Documentation française, 1989, p. 141-147, p. 141.
Voir aussi : VANDEGANS, André, op. cit.
924
BOURREL, Jean-René, loc. cit.
Chapitre XI : Complicité idéologique de la littérature de voyage 299

parler, avec Olivier Hambursin, du « plaisir d’intertextualité » de la littérature de voyage, il


s’agit surtout de celui des lecteurs qui aiment à repérer les hypotextes.925 Pour les narrateurs,
les intertextes représentent un piège : ils font dire, non pas ce que l’auteur avait l’intention de
dire, mais ce qu’il est supposé dire dans la tradition de ses prédécesseurs. A la limite, le genre
peut se borner à la redite et l’écriture devient alors une simple relecture. Quand les écrivains
ne peuvent plus faire autre chose que de copier, il y a crise du genre.926 Ce problème n’est pas
réservé à l’entre-deux-guerres. Selon Christine Montalbetti, il est un obstacle assez général de
l’écriture du voyage.927 Dans son Le Voyage, le monde et la bibliothèque (1997), cette
spécialiste de la littérature de voyage révèle l’impossibilité dans laquelle se trouvent les
écrivains à référer directement au monde. Toute représentation du référent en texte entraîne la
médiation de la bibliothèque.

Car le réel, indicible, a aussi la particularité paradoxale d’avoir été déjà dit. Les bibliothèques
contiennent les descriptions qui les consignent. Ces énoncés préalables […] disponibles,
solutions partielles, qui construisent la possibilité du geste référentiel par l’exemple, et me
proposent des structures reproductibles, constituent un obstacle supplémentaire à la production
de chaque texte référentiel particulier. Cet obstacle est d’une double nature. D’une part
j’entretiens avec la bibliothèque un rapport qui est de l’ordre de la répétition. […] D’autre part,
la bibliothèque exerce sur mon texte un pouvoir de modélisation. En ce sens elle constitue un
filtre entre ma plume et le monde. La grille générique informe la relation de mon expérience,
elle en fournit un dessin a priori.928

L’écrivain est voué à re-dire et la forme de son écriture est dictée par le modèle du genre créé
à partir de lectures. Cette analyse rejoint donc les conclusions de Said dans Orientalisme, pour
qui aussi bien les voyageurs que les scientifiques sont enfermés dans les pratiques textuelles.
Mais Montalbetti ne limite pas ce constat à la littérature sur l’Orient, pour elle cet obstacle à
l’écriture du monde est inhérent à toute écriture de voyage, à toute écriture du référent. Ce qui
m’intéresse particulièrement dans l’analyse de Montalbetti, c’est qu’elle met en avant les

925
HAMBURSIN, Olivier, « Invitation à quelques balades littéraires », Enjeux Internationaux, 2/2004, p. 26.
Voir aussi : HAMBURSIN, Olivier (dir.), Voyage et littérature : Sens et plaisirs de l’écriture pérégrnie, Amay,
Maison de la poésie d’Amay, 2001 ;
HAMBURSIN, Olivier (dir.), Récits du dernier siècle des voyages. De Segalen à Nicolas Bouvier, Paris,
presses Universitaires de la Sorbonne, 2005.
926
BARTHES, Roland et NADEAU, Maurice, Sur la littérature, Grenoble, Presse Universitaires de Grenoble, 1980,
p. 24.
927
MONTALBETTI, Christine, Le Voyage, le monde et la bibliothèque, Paris, Presses Universitaires de France,
1997.
928
Ibid., p. 53-54.
300 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

stratégies adoptées par la littérature de voyage pour faire face à ces problèmes de
représentation du réel. Il s’agit, selon elle, d’« établir une continuité entre les pratiques
intertextuelles et l’immédiateté idéale de la consignation ».929 Elle dégage deux catégories
spécifiques de stratégies qui permettent plus directement d’écrire l’univers textuel du
voyage.930 Selon moi, les stratégies varient en fonction des époques et les styles, et méritent
que l’on s’y arrête pour mieux dégager les options et les obstacles auxquels sont confrontés
les narrateurs.
La première catégorie que Montalbetti met en avant comprend des stratégies qui
consistent à sélectionner les objets qui sont déjà plus conformes à la pratique textuelle. C’est
une tactique qui tend à s’arrêter à ce qui, dans le référent, est déjà textuel. Elle donne en
exemple les inscriptions (noms de rues, de bateaux etc.). Cette stratégie révèle que les
narrateurs du voyage sont avant tout des lecteurs de l’univers de leur déplacement. Les
voyageurs réfèrent aux textes lus avant et pendant le voyage. Après une préface qui prévoit le
scandale du grand public, Andrée Viollis, la journaliste qui vient de signer son récit anti-
colonial (anti-Anglais), L’Inde contre les Anglais (1930) – en référence au L’Inde (sans les
Anglais) de Pierre Loti (1903) –, commence en inscrivant : « A bord du d’Artagnan.
Septembre 1931 ».931 Ce qui est une convention du genre auquel beaucoup se conforment.
Elie Faure débute chaque chapitre par la notation du mois et du nom du bateau sur lequel il
navigue. Pour son chapitre sur l’Indochine, Faure commence par « A bord du d’Artagnan,

929
Idem, p. 99.
930
Idem, p. 198 et svts.
931
VIOLLIS, Andrée, Indochine. S. O. S., Paris, Gallimard, 1935, p. 2.
Andrée Viollis (1870-1950) pseudonyme de Françoise-Caroline Claudius Jacquet de La Verryère, Mme
Gustave Téry, puis Mme Henri d'Ardenne de Tizac. Femme de lettres, romancière, traductrice (de l’anglais)
journaliste et grande reporter. Ses premiers articles dans le journal féministe La Fronde (1899) sont signés
« Une passante ». En 1900, elle est envoyée spéciale en Angleterre, elle publie dans ce journal de 1899 à
1903 des articles sur l’actualité politique et sociale. Infirmière pendant la guerre de 1914 à 1916, elle est
envoyée spéciale du Petit Parisien en Angleterre en 1917-1918 puis correspondante en France des journaux
français. La prépublication de son Indochine S.O.S. par la revue Esprit du chrétien engagé, Emmanuel
Mounier provoque des relations violentes de la part du public. Voir les articles de Viollis en mars et
décembre 1933, pour la polémique par articles interposés entre Viollis et Mounier d’une part et le Révérend
père Jalabert de l’autre.
ANONYME : « Pour la vérité en Indo-Chine », Esprit, n0 20, mai 1934, p. 345-347 ; VIOLLIS, Andrée, « Pour
la vérité en Indo-Chine », Esprit n0 26, novembre 1934, p. 327-329 ; : MOUNIER, Emmanuel, « Colonialisme
et christianisme », Esprit, n0 26, novembre 1934, p. 283-287 ; MOUNIER, Emmanuel, « Encore du
Colonialisme », Esprit, n0 27, décembre 1934, p. 529-
Pour la biographie de Viollis, voir : RENOULT, Anne, Andrée Viollis. Une femme journaliste, Angers, Presses
de l’Université d’Angers, 2004.
Sa bibliographie : Criquet, Paris, Calmant-Lévy, 1913 (roman), Seule en Russie. De la Baltique à la
Caspienne, Paris, Gallimard, 1927 ; L’Inde contre les Anglais, Paris, Ed. Portique, 1930 ; Tourmente sur
l’Afghanistan, Paris, Valois, 1930 ; Changaï et le destin de la Chine, Paris, Corrêa, 1933 ; Le Japon et son
empire, Paris, Grasset, 1933 ; Le Japon intime, Paris, Aubier, 1934 ; Indochine .S.O.S., Paris, Gallimard,
1935 ; Notre Tunisie, Paris, Gallimard, 1939.
Chapitre XI : Complicité idéologique de la littérature de voyage 301

Novembre [1931] » puis, se rendant à Angkor, il aborde le paysage comme un livre


d’histoire : « On lit l’histoire sur la route où le bonze lui-même, vêtu d’un pagne
uniformément jaune, tient à accentuer les étapes […] ».932 Ce paysage-histoire, étalé de l’autre
côté des vitres de sa voiture, lui permet de reprendre des informations lues ailleurs, sans citer
ses sources empruntées au livre d’histoire ou au guide de voyage qu’il n’a certes pas manqué
de consulter. Dans son Tour du monde (1928) Titaÿna, accoudée à la balustrade du pont du
transatlantique, Le Ville de Verdun dont elle attend le départ, regarde elle aussi Le
d’Artagnan, son voisin de rade qui « partira en même temps que nous ».933 Elle en profite
pour observer les voyageuses et se met à rêver de la première nuit qu’elles passeront sur ce
paquebot de luxe. Le nom du bateau suffit à éveiller en elle toutes ses lectures concernant le
luxe des croisières coloniales. Et, dans son Loin (1929), ce qu’elle décrit, c’est la carte
géographique bien plus que l’océan Pacifique que son bateau est en train de traverser :

[…] quel rêve, un pays dont on ne retrouve plus que les noms avec un point, c’est tout, à côté.
Ces continents engloutis, les marins seuls savent les découvrir par leurs cartes, où, près de ces
beaux noms, au fond de l’eau, ils en inscrivent d’autres mystérieux et chiffrés : profondeurs.934

Pareillement dans La Voie royale, les références à la carte archéologique du Cambodge et à


L’Inventaire – l’Inventaire descriptif des monuments du Cambodge – que les héros, Claude
Vannec et Perken lisent sur le bateau, introduisent et les paysages et l’action à venir.935 Les
premières phrases des Conquérants de Malraux introduisent merveilleusement ces mélanges
de textes qui composent le monde à transcrire :

25 juin [1925]936
La grève générale est décrétée à Canton
Depuis hier, ce radio est affiché, souligné en rouge. Jusqu’à l’horizon, l’océan Indien
immobile, glacé, laqué – sans sillages. […] Et les passagers marchent, à pas comptés, sur le

932
FAURE, Elie, op. cit., p. 123.
933
TITAŸNA, Mon Tour du monde, op. cit., p. 15.
934
Ibid., Loin, Paris, Flammarion, 1929, p. 24.
935
MALRAUX, André, La Voie royale, op. cit., p. 388-389.
936
AUTRAND, Michel, art. cit., p. 1034.
Autrand précise que l’histoire – du 25 juin 1925 à fin août 1925 – est parallèle à la deuxième aventure
indochinoise de Malraux. Ibid., « Les Conquérants. Note sur le texte », p. 1007.
En fait cette histoire est chronologiquement synchrone à celle de L’Indochine mais pas à celle de L’Indochine
enchaînée. En effet, Malraux publie avec Monin, le premier numéro de L’Indochine le 17 juin 1925 et le
dernier date du 14 août; la « réouverture » de L’Indochine enchaînée date, 4 novembre 1925.
302 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

pont, se gardant de s’éloigner trop du cadre blanc dans lequel vont être fixés les radios reçus
cette nuit. Chaque jour les nouvelles précisent le drame qui commence […].937

Une entrée en matière qui reprend à la fois la forme du carnet de voyage par la date, et le texte
lu sur le télex accroché sur le pont du bateau. Et ce « drame qui commence » est bien sûr une
indication autoréférentielle.
Albert Londres, dans ses courts reportages en Indochine en 1922, croque en maître les
situations qui sont le sujet de ses articles. Un d’entre eux, « C’étaient cinq Annamites du parti
“Jeune Annam” » raconte la visite que viennent lui rendre de jeunes intellectuels alors qu’il
est dans sa résidence temporaire. Il décrit les personnages comme s’il avait leurs cartes de
visite sous les yeux et rend l’atmosphère dans une phrase dont la longueur mime celle des
formules de la politesse asiatique.

Venant de la rue des Pipes, de la rue du Chanvre, de la rue des Tasses, de la rue des
Bambous, de la rue du Cuivre, MM. Bai Dinh Ta, Nguyen qui Toan, Pham Huy Luc, Nguyen
Van Luan, Dao Kyen Long, dans leur robe de dentelle noire couvrant plus bas que les
genoux le pantalon blanc, large et aux plis frais, le casque remplaçant le chapeau conique en
paille, chaussés, non à l’annamite, ce qui voudrait dire qu’ils ne l’étaient pas, mais à
l’européenne, veau mat et veau verni, ayant fait craquer à la file indienne le gravier brûlant
de mon petit jardin de plaisance, m’étaient annoncés sur le coup de cinq heures trente et les
deux mains jointes de Bah Von Than, dit simplement Bah, boy, majordome, said, beps
(marmiton), et rufian en chef de ma maison, sise boulevard Henri-Rivière, face au plus
éblouissant flamboyant de l’Asie, à Hanoï, Tonkin.938

Dans l’article sur sa visite de Saïgon, le monde qu’il décrit est encore plus directement
textuel. Résumant d’ailleurs son ennui irrité par un langage haché, c’est assez directement la
carte de géographie et son guide de voyage qu’il décrit ici :

Au fond il n’y a que Saïgon.

937
MALRAUX, André, Les Conquérants, op. cit., p. 117.
938
LONDRES, Albert, « C’étaient cinq Annamites du parti “Jeune Annam” » (1922), Visions orientales, Monaco,
Le Serpent à Plumes, 2005., p. 133-142, p. 133.
Visions orientales regroupe les textes « issus d’un vaste reportage réalisé par Albert Londres pour le compte
du journal L’Excelsior du 21 janvier 1922 au 15 novembre de la même année » comme le précise l’éditeur.
Voir : LE SERPENT A PLUMES, « Note de l’éditeur », LONDRES, Albert, Visions orientales, op. cit., p. 253.
Albert Londres (1884-1932) journaliste et écrivain bien connu des lecteurs des journaux parisiens : Le Petit
Journal, l’Excelsior, Le Petit parisien.
Pour sa biographie je renvoie à : ASSOULINE, Pierre, Albert Londres, op. cit.
Bibliographie de ses voyages : Dans la Russie des Soviets (1920), La Chine en Folie (1922), Visions
Orientales (1922) ; Au Bagne (1923), Le Chemin de Buenos Aires (1927) ; Terre d’Ebène, op. cit.
Chapitre XI : Complicité idéologique de la littérature de voyage 303

Ce n’est pas que de la porte de Chine au Cap Saint Jacques, du Varella à Kampot, ce qui veut
dire des quatre coins de la croix qu’on obtient si l’on réunit par deux traits le nord au sud et
l’ouest à l’est, il n’y ait de mirifique que Saïgon en Indochine, mais c’est quand même
comme ça. Il n’y a que Saïgon au fond.
A Saïgon on peut voir : 1. une église catholique, briques rouges, deux clochers ; 2. la statue
de Gambetta, en pardessus et col de fourrure ; le théâtre (ici, l’on peut affirmer que
l’architecte eut une bonne idée, c’est d’écrire théâtre sur la façade, sans quoi, poussé par mon
amour pour l’agriculture, j’en aurais gravi immédiatement les degrés dans l’espoir d’assister
au dernier comice agricole de l’arrondissement) ; 4. la terrasse du Continental ; 5. le palais du
gouverneur général et son jardin et son avenue, ce qui vaut bien quelque chose ; 6. des
pousses subtils ; 7. la rue Catinat. 939

Et, pour ceux qui n’auraient pas encore noté l’ironie, il ajoute un peu plus loin que Saïgon
c’est : « La colonie en bigoudis ».940 Autant dire que les coloniaux ne lui pardonneront pas
cette « Promenade à Saïgon ».
Dans Sur la Route mandarine de Roland Dorgelès, le narrateur ironise sa situation de
voyageur rattrapé par ses lectures de Loti. La transcription du panneau indicateur des ruines
d’Angkor y fait directement référence puisqu’il renseigne :

Quand on arrive de Pnom Penh par la route […] qui doit vous conduire au Viam de Siem
Reap, dernière étape avant les ruines, on aperçoit soudain sur sa droite, un immense écriteau
planté de deux piquets et on lit, interloqué :
PELERINS D’ANGKOR
Tournez à droite
[…] On croyait échapper enfin à la colonie civilisée, pénétrer dans l’Asie légendaire […] et
patatras ! il faut qu’on tombe sur cet écriteau du Touring Club, hommage saugrenu à la
mémoire de Loti, pour revenir à la réalité.941

939
LONDRES, Albert, « Promenade à Saïgon », Visions orientales, op. cit., p. 151-152.
940
Ibid., p. 153.
941
DORGELES, Roland, Sur la Route mandarine, Paris, Albin Michel, 1925, p. 222-223.
Roland Dorgelès (1885-1973), pseudonyme de Roland Lecavelé, journaliste, romancier, grand reporter,
membre de l’Académie Goncourt à partir de 1929. Il est aussi un blagueur montmartrois au début de sa
carrière. Il est réformé, mais s’engage à la guerre. Il en tire Les Croix de bois (Paris, Albin Michel, 1919) un
roman qui fut primé du Fémina. Il fait partie, du jury du Prix Albert Londres qui récompense l’auteur d’un
grand reportage. Avec lui en 1933, au sein de ce jury, on compte également : Louis Roubaud et Andrée
Viollis, ainsi que Joseph Kessel, Edouard Helsy, Raymond Recouly, Pierre Mille, etc.
Pour une biographie de Roland Dorgelès, voir : DUPRAY, Micheline, Roland Dorgelès, Paris, Albin Michel,
2000.
Sa bibliographie sélective : Entre le ciel et l’eau (1923), repris dans : Route des Tropiques (1944), Paris,
Albin Michel, 1997, p. 261-338 ; Un Parisien chez les sauvages, repris dans : Route des Tropiques (1944),
Paris, Albin Michel, 1997, p. 9-176 (la datation de cette œuvre renseignée par l’édition de 1997, qui indique
1924 est incorrecte puisque l’auteur fait référence à des événements de 1926. En plus il signale à la fin que
Sabatier gît sous les conifères de Montsaunès, une maison où il est en 1942-1943, sans doute a-t-il remanié
304 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

L’écriteau éveille à la fois l’Asie des légendes lues avant le départ et que la trivialité moderne
empêche d’évoquer, et les textes de Loti. Même si le narrateur peste contre Loti, cette
référence à l’écrivain de Pèlerin d’Angkor lui permettra de faire, un peu plus loin, la critique
par pastiche de son prédécesseur.
Une autre manière de rendre le réel dans son implication textuelle, consiste à
reproduire les journaux trouvés sur place, qui racontent ce qui se passe dans le pays, ou des
livres, des romans exotiques trouvés dans la jungle – dans Le Coup de lune de Georges
Simenon – ou emportés avec soi tout au long du voyage – dans Le Voyage au Congo de
Gide.942 Comme l’a montré Homi Bhabha dans son analyse de Heart of Darkness, les
confrontations de textes à la jungle sont des scènes puissantes ; la jungle étant, par excellence
le lieu où la ‘civilisation’ n’est pas encore passée, la confrontation texte-forêt est une
métonymie de celle entre la civilisation occidentale importée et la nature ‘indigène’.943 Ces
textes trouvés dans les forêts coloniales forment la base structurelle de bien des récits de
voyage, mais surtout de ceux qui ont lieu en Afrique. Par contre, je n’ai pas rencontré ce type
de confrontation dans mon corpus, sans doute parce que, justement, l’Asie a une culture du
texte littéraire alors que l’Afrique a plutôt une culture orale. Ce qui ne fait que confirmer le
point de vue de Bhabha. Ceci dit, les voyageurs de mon corpus se montrent très souvent en
train de lire et parfois en train d’écrire. Pourtalès se décrit sur le pont du paquebot : « Voici
ma pipe, un bouquin de Conrad pris dans la bibliothèque ».944 Durtain, Célarié, Dorgelès, Le
Fèvre ou Pourtalès se montrent en train de prendre des notes : celles que le lecteur trouve
consignées dans le texte qu’il a sous les yeux.945 Il est intéressant de constater que les
emprunts textuels varient chez les auteurs, même si l’on retrouve fréquemment les grandes

son texte au début des années 1940 en vue de la pubication de Route des tropiques ; Chez les Beautés aux
dents limées. Les Moïs peuple oublié (1930), Paris/Pondycherry, Kailash, 1998 (le second chapitre de Un
Parisien chez les sauvages est intitulé « Beauté aux dents limées », mais ne correspond pas au texte de la
publication de 1930. Clairement les deux textes : Chez les Beautés aux dents limées et Un Parisien chez les
sauvages, sont des réécritures de notes prises en 1923 lors de son voyage. Il y a des répétitions, mais on ne
peut pas dire que l’un ait servi de source à l’autre. Ils ne sont donc pas (nécessairement) des intertextes l’un
de l’autre, mais puisent au même hypotexte) ; Partir…, Paris, Albin Michel, 1926 ; La Caravane sans
chameaux, Paris, Albin Michel, 1928 (récit de voyage en Syrie). Il préface : SABATIER, Léopold, La Chanson
de Damsan. Légende Radé du XVIe siècle (Tribu Malaïo-Polynésienne du Darlac), Paris, Ducros et Cola,
1928 ; Chez les beautés aux dents limées, Paris, Ed. Lang, 1930 ; Soliloque marocain, repris dans : Route des
ropiques, op. cit., p. 177-257.
942
SIMENON, Georges, op. cit. ; GIDE, André, op. cit.
943
BHABHA, Homi, « Des signes pris pour des merveilles : Questions d’ambivalence et d’autorité sous un arbre
près de Delhi, mai 1817 », Les Lieux de la culture, op. cit., p. 171-198.
944
POURTALES, Guy de, op. cit., p. 7.
945
Ibid.
Chapitre XI : Complicité idéologique de la littérature de voyage 305

références telles que Loti et Conrad. Alors que Malraux réfère à Mayrena et à des revues
archéologiques, certains écrivains en revanche prennent la forme mimétique du collage de
diverses sources ‘indochinoises’ beaucoup plus actuelles : articles de loi, tracts politiques,
extraits de journaux, etc. L’exemple le plus clair en est sans doute Viet Nam. La tragédie
indochinoise de Louis Roubaud.946
Les transcriptions de la parole du guide, de l’hôte, du passant et les dialogues font
partie de cette même catégorie que dégage Montalbetti. Cette technique de l’écriture du
voyage est largement mise à contribution et tous les textes analysés intègrent des
transcriptions d’interviews de ceux qui connaissent la colonie parce qu’ils y habitent. C’est
principalement – mais pas exclusivement – les coloniaux qui font l’objet des questions
assidues des voyageurs. Si le voyageur ne peut fournir des connaissances irréfutables, il peut
par contre faire intervenir des colons qui sont de longue date en Indochine. L’interview des
anciens est fréquente, même si c’est pour se moquer d’eux : leurs informations sont
précieuses pour connaître le pays. Les coloniaux sont donc à la fois informateurs et objets de
l’enquête. On pensera à Claude Vannec de La Voie royale qui, sur le pont du bateau, se
renseigne auprès d’un gros colonial sur la manière de transporter des pierres dans la jungle.947
On peut d’ailleurs considérer que sa fascination de jeune homme inexpérimenté pour son
compagnon de voyage, Perken, est de la même veine. Certains voyageurs interrogent
également des Indochinois, des ‘colonisés’, des mandarins, des intellectuels, des
révolutionnaires parfois (chez Roubaud et Viollis, par exemple) et leurs guides (chez Werth,
Célarié, Dorsenne, etc.), mais il est plus difficile de consulter des cuisiniers, des boys, des
‘congaï’ dont les voyageurs ne parlent pas la langue. On comprend combien le voyageur est
en principe tributaire des informations que veulent bien lui fournir les coloniaux.

3. - Proximité narrateur-lecteur
La seconde stratégie dont parle Montalbetti consiste à rendre l’outil, l’écriture, plus conforme
à l’objet. Elle donne en exemple la comparaison (ramener l’inconnu au connu, par analogie ou
par opposition), les emprunts lexicaux étrangers (stratégie fréquente de l’écriture ‘exotique’)
ou encore, la construction du récit mimant la réalité (fragmentation du texte pour rendre plus

946
ROUBAUD, Louis, Viet Nam, op. cit.
947
MALRAUX, André, La Voie royale, op. cit., p. 384-385.
306 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

spontanément la manière dont le narrateur prend conscience du référent) ce qui est – on s’en
souvient – une caractéristique du récit moderniste. .
Une des manières dont les récits de voyage de mon corpus simulent la réalité tient
effectivement à la construction d’un texte fragmentaire, mimant la prise de conscience du
monde, mais aussi mimant le déplacement physique en emmenant le lecteur en voyage à la
suite du narrateur. Le récit commence typiquement avant d’arriver sur place ; soit en France
avant le départ (on tombe alors dans les préparatifs, comme dans Kham la Laotienne de
Royer, ou Monsieur Paquebot de Le Fèvre), soit, plus traditionnellement sur le bateau, lors du
départ de Marseille ou des escales de Port-Saïd et de Djibouti.948 Il y a des exceptions, le récit
n’est toujours chronologique, mais quoiqu’il arrive le voyage, la traversée fait partie de la
narration, même si elle est racontée à partir de la mémoire du voyageur déjà sur place. Les
récits de Malraux, Pourtalès et Durtain commencent sur le pont du bateau à destination de
l’Indochine et les aventures des Tharaud, qui voyagent en avion en 1932, débutent dans la
carlingue – ils sont de rares privilégiés, puisque les vols commerciaux destinés au public
datent de 1937.949 Ils ne sont pas les seuls à voyager par les airs, la reporter et correspondante
de guerre, Paule Herfort prend également l’avion pour l’Asie, mais en 1938.950 Cette entrée en
matière par un moyen de transport pose directement le récit comme voyage et plonge le
lecteur en même temps dans deux univers parallèles : celui du texte et celui du voyage en
Indochine.

948
ROYER, Louis-Charles, Kham la Laotienne. L’or et les filles du Laos, Paris, Ed. de France, 1935.
Le cas de Louis-Charles Royer (1885-19 ??), est atypique au sein de mon corpus. Il s’est fait un nom avec
des récits de voyage érotiques à composante majoritairement fictionnelle, par exemple son fameux roman
africain La Maîtresse noire (1925) ou l’Amour chez les Soviets (1934) et d’autres titres tout aussi
prometteurs.
Contrairement à la majorité des autres voyageurs, le héros n’entreprend pas son voyage après avoir lu un
livre sur le Laos, mais d’une part à cause d’un crime et d’autre part parce qu’il a la conaissance de l’existence
de mines d’or au Laos. Cette recherche de richesses cachées est au fond assez proche de l’objectif que vise le
héros de Malraux. Bien que Kham la Laotienne soit un détective, c’est aussi une enquête dans un pays
colonial. Il est difficile d’affirmer qu’il a visité l’Indochine sur base de son roman, mais selon Alain Ruscio,
il est un voyageur. Voir : RUSCIO, Alain (prés.), Amours coloniales. Aventures et fantasmes exotiques de
Claire de Duras à Georges Simenon, Paris, Ed. Complexe, 1996. Et, un autre voyageur, Henry Duval nous
dit être descendu à l’escale de Penang avec lui. Voir infra.
949
POURTALES, Guy de, op. cit. ;
MALRAUX, André, La Voie royale (1930), op. cit.;
DURTAIN, Luc, Dieux blancs, hommes jaunes, Paris, Flammarion, 1930 ;
Ibid., Le Globe sous le bras, Paris, Flammarion, 1936 ;
THARAUD, Jérome et Jean, Paris Saïgon dans l’azur (1932), op.cit.
950
HERFORT, Paule, Sous le soleil levant (Voyage aventureux), Paris, Baudinière, 1943. La guerre a interrompu
la publication de ce texte rédigé en 1939 et prêt à passer à la presse en 1940 ; la préface de 1943 explique ce
contre-temps. Peu de choses sont connues sur Paule Herfort. Dans sa préface elle s’enorgueilli d’être une des
rares femmes correspondantes de guerre et insiste lors de sa visite à Angkor sur le fait qu’elle n’est pas
touriste mais reporter, mais je n’ai pas pu trouver plus de renseignements sur elle. Sauf que son texte est
violemment anti-anglosaxon et pro-japonais.
Chapitre XI : Complicité idéologique de la littérature de voyage 307

3.1. - Un lecteur-auditeur

Mais c’est aussi assez fréquemment la scène de la narration orale que convoque le récit. A ce
niveau l’écriture révèle également son inspiration conradienne. C’est en effet Heart of
Darkness (1902) qui donne ses lettres de noblesse à la littérature du voyage colonial et qui
devient le texte de référence pour bien des écrivains-voyageurs de l’époque.951 On le sait, ce
roman rétrospectif commence en Angleterre, terre du retour, sur un bateau où le héros-
narrateur, Marlow, raconte son voyage au Congo belge. Cette narration encadrée permet au
lecteur de s’identifier aux auditeurs et au narrateur de brouiller les pistes entre oralité et
textualité. Le Gide de L’Immoraliste (1902) emploiera la même technique.952 Le Roi lépreux
de Pierre Benoit est de la même veine : deux amis d’université se retrouvent dans le Sud de la
France et l’un, un archéologue qui a passé des années en Indochine, raconte ses aventures à
l’autre.953 La Voie royale d’André Malraux n’est pas construite de cette manière, mais on sait
que l’auteur avait lu Heart of Darkness avant d’arriver en Indochine, comme bien d’autres
jeunes de son époque, comme le narrateur de 450 à l’ombre de Simenon qui est en train de lire
ce roman dans une cabine de bateau.954 On sait aussi que Paul Morand connaissait bien
l’œuvre de Conrad puisqu’il fait la critique de la traduction de son Under Western Eyes, en
1921.955 Il n’est pas exagéré de dire que la génération qui m’intéresse est lectrice de Conrad,
soit directement, soit indirectement par Gide. Cette forme qui mime la narration orale est
aussi celle de la première Petite tonkinoise (1906), mais elle est beaucoup moins fréquente
dans mon corpus qui ne montre qu’exceptionnellement le narrateur lors de son retour.956 Ici

951
CONRAD, Joseph, Heart of Darkness (1902), op. cit.
952
GIDE, André, L’Immoraliste (1902), op. cit.
953
BENOIT, Pierre, Le Roi lépreux, Paris, Albin Michel, 1927.
Pierre Benoit (1886-1962) romancier, poète, voyageur, membre de l’Académie française en 1931. Il est
incontournable dès 1919 grâce à son best seller : L’Atlantide, Paris, Albin Michel, 1919.
954
SIMENON, Georges, 450 à l’ombre (1936), Paris, Gallimard, 1998.
Comme beaucoup d’écrivains de son époque, « Simenon […] a lu Conrad dès l’adolescence et le considérait
comme l’un des romanciers les plus importants de son temps », voir : DENIS, Benoit, op. cit., p. 1388.
955
MORAND, Paul, « Sous les yeux d’Occident », La Nouvelle Revue Française, vol. 16, 1921, p. 495.
Ce texte sera adapté pour le cinéma par Marc Allégret : Sous les yeux d’Occident (1936)
Henry-D. Davray a traduit : The Secret Agent (1912), André Gide : Typhon (en 1919) Philippe Neel :
Underwestern Eyes (1920) et Jean Aubry et André Ruyters : Heart of Darkness (1925 est la 3e édition). Il y
aura des rééditions en 1928, 1929, 1931.
Mais certains des voyageurs que je traite l’ont sans doute lu en version originale.
956
En revanche, on retrouve cette structure narrative dans Les Dieux rouges, Voir : ESME, Jean d’, Les Dieux
rouges (1923), op. cit.
L’auteur, né en Chine et ayant grandi en Indochine ne fait pas partie des écrivains de mon corpus. Mais, le
narrateur de son roman est un voyageur. L’histoire est racontée par un héros en passe de se suicider, à un
narrateur-voyageur qui l’écoute et qui nous communique l’histoire. On est tout à fait dans la tradition de
Manon Lescaut (1733) de l’Abbé Prévost, mais mis à la sauce conradienne, où les protagonistes qui
308 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

ces textes se détachent à la fois du modèle conradien et des définitions de la ‘littérature de


voyage’. En effet, pour Odile Gannier cette littérature commence typiquement par le départ et
se termine par le retour.957 Evidemment, puisque le lecteur a le livre sous les yeux, le retour
est inscrit de fait, mais il est assez frappant de constater que la description du voyage de retour
n’importe guère aux écrivains-voyageurs de l’entre-deux-guerres qui ont tendance à terminer
leur récit en Indochine. Ceci est peut-être une des spécificités de cette littérature.
En revanche, ce qui se conserve de la tradition conradienne, c’est que le narrateur
s’adresse au lecteur comme s’il faisait partie de l’auditoire auquel le voyageur raconte ses
aventures. La liste est longue des écrivains interpellant directement leurs lecteurs comme le
fait Georges Le Fèvre dans Monsieur Paquebot.958 René Jouglet, dans son Dans le Sillage des
jonques (1935) s’excuse dès l’entrée en matière, parce qu’il ne va pas être original.959 Henry-
Biabaud, un simple touriste – mais qui a des relations puisque Varenne préface son récit et
fortuné puisqu’il parcourt l’Indochine dans tous les sens pendant deux ans : 1935-1937 –,
assure ses « chers lecteurs » que ce qu’il a vu, l’homme de la rue l’aurait vu aussi. D’ailleurs,
ce sont ses amis qui ont insisté pour qu’il « [n]ous envoie » les notes « qu’[il] [n]ous
présente ».960 Il donne l’impression de considérer les lecteurs comme des amis de la première
narration du voyage et cette intimité ne fait que s’accentuer lorsqu’il écrit : « Je vous demande
de les suivre [ces notes] comme si vous m’aviez accompagné […] ».961

s’enfoncent trop dans la jungle – et dans la culture de l’autre – sont condamnés à mourir. L’action des Dieux
rouges est donc encadrée par la scène de narration verbale qui n’a pas lieu sur un bateau comme chez
Conrad, ni dans un café-concert comme dans La Petite tonkinoise, mais dans une fumerie d’opium, en
Indochine.
957
GANNIER, Odile, op. cit., p. 5-6.
958
LE FEVRE, Georges, Monsieur paquebot, op. cit., p. 7-10.
959
JOUGLET, René, Dans le Sillage des Jonques, Paris, Grasset, 1935.
René Jouglet (1884-1961) est traducteur (à partir de l’allemand) journaliste, poète (il publie des recueils de
poésie à partir de 1912) et romancier. Il est connu pour son Le Jardinier d’Argenteuil (1933) qui sera adapté
au cinéma en 1966 par Jean-Paul Lechanois qui met en scène Jean Gabin (musique de Serge Gainsbourg).
Ses nombreux voyages (Allemagne, Philipinnes, Japon, Chine) fournissent l’occasion de rédiger des récits
qui connaîtront beaucoup de rééditions. Au cœur sauvage des Philippines (1934), Au Japon : Choses vues
(1934), Soleil-levant (1935), des textes dont on retrouvera des extraits dans la revue L’Illustration. Voir
entre-autres : « Soleil-Levant », L’Illustration, 6 janvier 1936.
960
HENRY-BIABAUD, E., Deux ans en Indochine (1939), Paris, Fayard, 1945, p. 9-10.
Henry-Biabaud est présenté, dans la préface de Alexandre Varenne, ancien Gouverneur Général de
l’Indochine, comme « un Français sensible et lettré [que] les hasards de [l]a carrière ont amené […] à faire un
séjour en Indochine ». Il n’est donc ni un colonial, ni un reporter, mais simplement un « promeneur » comme
dit encore Varenne. VARENNE, Alexandre, « Un Mot au lecteur », dans : ibid., p. 7.
Ce promeneur a en tout cas les fonds pour se ballader en Indochine pendant deux ans et prendre un repos
métropolitain lorsque la chaleur devient insupportable, puisqu’il fait un aller-retour en avion pour échapper
aux quelques mois de mauvaise saison !
961
HENRY-BIABAUD, E., op. cit., p. 9-10.
Chapitre XI : Complicité idéologique de la littérature de voyage 309

Cette position sur pied d’égalité avec le lecteur est assez spécifique du narrateur de
l’époque, car Marco Polo, qui s’adressait à ses lecteurs, ne les imaginait certes pas à ses côtés,
ni dans le voyage, ni lors de la narration.962 Loti non plus n’utilise pas ces stratégies, il est le
seul à goûter de ses expériences amoureuses qui sont présentées comme uniques. Elie Faure,
moins familier que Henry-Biabaud, englobe lui-aussi le lecteur dans son expérience. Il
démarre la narration d’un classique « A bord du Paris [Paquebot transatlantique], Juillet » et
apostrophe les lecteurs d’une question rhétorique : « Vous croyez peut-être qu’on voyage
pour son plaisir ? Quelle erreur ! Chacun de nous, dans sa propre mesure, est victime de son
imagination ».963 Francis de Croisset dans La Côte de Jade (1938) note dans son récit de
voyage, déjà adressé en pensée à un lecteur métropolitain, que : « Là où il y a des touffes
d’aréquiers, dites-vous : c’est un village » ou que « la baie d’Along vous poursuit, vous
hante ».964 Une autre stratégie est celle du dessin. Le Tour du monde de Titaÿna commence
par le croquis schématique du parcours de la narratrice. Sur une mappemonde où sont
inscrites, d’une écriture soigneuse, les références d’une terre devenue minuscule : Europe,
Marseille, Océan Atlantique, etc., le lecteur suit le long de courbes pointillées le trajet fléché
de la voyageuse (Michel Leiris emploie la même technique du croquis dans son L’Afrique
fantôme).965 Le récit de Titaÿna s’ouvre sur ce croquis fait à la main mimant une scène dans
laquelle la voyageuse-amie vient s’asseoir à vos côtés pour vous montrer son carnet de
souvenirs ou son album de photos. D’ailleurs les premières phrases du texte placent
directement le lecteur en position de camaraderie, s’adressant à lui sur un pied d’égalité : « Le

962
POLO, Marco, op. cit.
963
FAURE, Elie, Mon Périple, op. cit., p. 33.
964
CROISSET, Francis de, La Côte de jade (1938), Paris, Ferenczi et Fils, 1941, p. 147 et 151.
Ce livre est une publication posthume d’un ouvrage sur lequel Coisset était en train de travailler au moment
de sa mort. La première partie du récit est retravaillée par Croisset (jusqu’à la page 146). Les dix dernières
pages sont les notes de voyage de l’écrivain, non retravaillées et reproduites telles quelles grâces aux soins
d’un de ses amis, le fameux Pierre Benoit.
Francis de Croisset (1877-1937) est avant tout un homme de théâtre prolifique du tout début du siècle.
Certaines de ses pièces libertines ne font qu’augmenter sa renommée. Son nom, bien ‘français’, est le
pseudonyme de Francis Wiener qui était Belge (né à Bruxelles) mais émigré à Paris. Sur Francis de Croisset,
voir : SERVAIS, Paul, « Francis de Croisset et son “Beau voyage” », dans : SERVAIS, Paul (dir.), De l’Orient à
l’Occident et retour. Actes du colloque international Espace Asie (9), Louvain-la-Neuve, Academia
Bruylant, 2006, p. 93-109, p. 94.
Croisset a écrit d’autres récits à la suite de ses voyages à Ceylan, en Inde et en Chine. Voir : CROISSET,
Francis de, Nous avons fait un beau voyage (1930), Paris, Grasset, 1940 (sur l’Inde), Le Dragon blessé
(1936, sur la Chine) et Féerie singalaise (1926, sur le Sri-Lanka).
Ses récits de voyage sont très appréciés, comme le souligne Servais, « leur rayonnement sera encore renforcé
par l’activité de conférencier et d’autres articles de revues que de Croisset mène parallèlement », SERVAIS,
Paul, art. cit., p. 95.
965
TITAŸNA, Mon Tour du monde, op. cit., p. 10.
LEIRIS, Michel, L’Afrique fantôme, op. cit.
310 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

‘Tour du monde’, un mot. Pas autre chose. Ce mot, pourtant, hanta nos imaginations d’enfants
nés avec le siècle du mouvement ».966 Des lecteurs qui ont partagé les bancs de classe avec la
voyageuse et à qui elle dit encore dans Loin (1929), un texte parallèle à son Tour du monde
(1928) et inspiré du même voyage : « Regardez la carte du Pacifique […] ». 967

3.2. - Un lecteur-voyageur

Albert Londres, parmi d’autres tactiques, fait varier le pronom personnel du narrateur, comme
le faisait Le Fèvre et c’est finalement le lecteur qui se retrouve aux côtés du voyageur, en
Indochine.

On ne devient pas […] colonial parce que l’on coiffe le casque de liège […]. Ce matin-là, le
soleil dominateur nous tapait sur le crâne à grand coup de maillet ouaté. […] Dès que je fus à
terre, deux dards solaires, me transperçant les pieds, me clouèrent au sol comme l’auraient fait
deux clous. […] Vous déplacez votre casque, il vous semble toujours aussi lourd. […] En
arrivant, nous avions vu […].
– Monsieur, dites-vous au marchand […].968

Cette intimité avec un lecteur compagnon de voyage est sans doute la plus marquée chez
Farrère. Extrême-Orient (1924) inclut directement le lecteur dans un ‘nous’ accueillant :
« Nous partons de Paris […] le fameux train bleu […] nous emportera. Et nous serons à
Marseille au matin. […] Embarquons donc sans appréhension », invite-t-il ses lecteurs.969
Dans Mes Voyages son lecteur est, assez typiquement pour cet ancien marin, une lectrice : « Il
faut, ce soir, aller à terre […] Il faut entendez-vous bien ? […] mesdemoiselles et mesdames
966
TITAŸNA, Mon Tour du monde, op. cit. p. 11.
967
TITAŸNA, Loin, Paris, Flammarion, 1929, p. 24.
968
LONDRES, Albert, « La Belle Indochine », Visions orientales, op. cit., p. 115-124, p. 116.
969
FARRERE, Claude, Extrême-Orient, Paris, Flammarion, 1924, p. 3-4. Cet ouvrage est une version remaniée de
Mes Voyages. La Promenade d’Extrême-Orient, Paris, Flammarion, 1924 – qui est à son tour la transcription
de « Causeries […] faites à Paris les 22 et 29 janvier, 5 et 12 février, 6 et 13 mars 1923 » comme le précise
l’éditeur.
Claude Farrère (1876-1957) est le pseudonyme de Frédéric-Charles Bargone, officier de la marine, voyageur,
romancier dans la tradition de Loti et académicien en 1935. Il a fait plusieurs séjours en Indochine : en
octobre 1897 et février-mars 1899 il est à Saïgon ; de grosso modo décembre 1897 à juillet 1899 il en baie
d’Along. Voir : QUELLA-VILLEGER, Alain, « Dictionnaire des auteurs », dans : QUELLA-VILLEGER, Alain
(prés.), op. cit., p. 987-999, p. 993.
Sa bibliographie des voyages en Extrême-Orient : Fumées d’opium (1904, contes sur l’Indochine) ; Les
Civilisés, op. cit. ; La Bataille (1907, roman sur le Japon) ; Les Petites alliées, op. cit. ; Mes Voyages. La
Promenade d’Extrême-Orient, Paris, Flammarion, 1924 ; Extrême-Orient, Paris, Flammarion 1924 ; Une
Jeune fille voyagea, Paris, Flammarion, 1925 ; Forces spirituelles de l’Orient. Inde – Chine – Japon –
Turquie, Paris, Flammarion, 1937 ; L’Europe en Asie, Paris, Flammarion, 1939.
Chapitre XI : Complicité idéologique de la littérature de voyage 311

[…] Confiez-vous au premier batelier venu… Et sautons sur le quai… Je vous tends la main,
n’ayez pas peur ».970 Il met les lecteurs et lectrices en scène dans son voyage par une série de
didascalies amusantes.
Roland Dorgelès dans Sur la Route mandarine (1925) ne commence pas son récit sur
le pont du bateau – il est vrai que son Entre le ciel et l’eau (1923) ainsi que son roman
Partir… (1926) sont exclusivement consacrés à la traversée –, mais il emploie d’autres
techniques pour mener ses lecteurs en bateau.971 D’abord au sens propre, annonçant Saint-
Exupéry, il s’adresse à eux en retardataires de la visite d’un monde qui change trop vite, les
exhortant à prendre le large : « Hâtez-vous, derniers voyageurs » et, comme si les lecteurs
venaient de le contredire : « Tout est changé vous dis-je […] ».972 Durtain fera pareil dans
Dieux blancs, hommes jaunes qui commence par un ordre : « Homme d’aujourd’hui […]
Lève-toi, sors de ton pays ! »973 C’est ensuite au sens figuré que Dorgelès nous mène en

970
Ibid., Mes Voyages, op. cit., p. 12-13.
971
DORGELES, Roland, Sur la Route mandarine (1925), op. cit..
Ibid., Entre le ciel et l’eau (1923), op. cit. ;
Ibid., Partir… (1926) ;
Ibid., Un Parisien chez les sauvages (≥ 1926), op. cit.
972
DORGELES, Roland, Sur la Route mandarine (1925), op. cit., p. 40 et 68.
973
DURTAIN, Luc, Dieux blancs, hommes jaunes (1930), op. cit., p. 7.
Luc Durtain (1881-1959), Pseudonyme de André Nepveu. Il est médecin oto-rhino-laryngologiste, poète,
romancier, auteur dramatique et essayiste, ami de Paul Nizan et co-éditeur, avec lui de Les Cahiers de la
Jeunesse (1937). Il est aussi un des familliers de l’Abbaye de Créteil en même temps que Georges Duhamel,
Romain Rolland et Frans Masereel. Il connaissait certainement l’œuvre de l’Indien Tagore par son ami
Masereel – sur lequel Durtain a publié une étude : Frans Masereel (1931) –, qui était l’illustrateur des textes
des autres ainsi que de poèmes de Tagore, dans la version en français. En 1936, Durtain fait partie, avec
Gide de Commune. Revue de l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires. Il a aussi présenté les
oeuvres d’autres écrivains de voyage, d’essayistes et des traductions de Dostoïevski. A aussi écrit des
nouvelles fantastiques.
Pour une biographie intellectuelle de Durtain, voir : CHATELAIN, Yves, Luc Durtain et son oeuvre, Paris, Les
Oeuvres représentatives, 1933.
Bibliographie inspirée de ses voyages : La Source rouge: Conquêtes du monde (1924) ; Ma Kimbel (1925) ;
Découverte de Longview. Nouvelle (1927) ; Crime à San Francisco (1927) ; L’Autre Europe. Moscou et sa
foi (1928) ; Holywood dépassé (1928) ; Baltique (1928) ; Perspectives (1929) ; Quelques notes d'U.S.A.
L'Amérique vue par l'Europe. Prohibition. Chez les nègres. Universités. L'Amérique. L'Individu et le Couple
(1929) ; D’Homme à homme (1931) ; Capitaine O.K. (1931) ; Vers la ville km 3 (1933) ; Frank et Marjorie
(1934) ; Quatre continents et poèmes choisis (1935) ; Le Globe sous le bras, Paris, Flammarion, 1936 ;
Conquête du monde, La Femme en sandales (1937, roman) ; Corps féminin. Minh, Maïa, Meg, Moune,
Minnie, Marcelle, Paris Flammarion, 1941.
Ce Corps féminin, roman de la série « Conquête du monde », commence par une longue préface, une
conversation entre « Luc » et un de ses amis – qui est le personnage de son précédent roman (une forme de
discussion qui annonce les Antimémoires). Cet ami donne à l’écrivain l’idée d’écrire un livre où chacun des
chapitres serait une louange à une partie du corps de la femme. Il lui conseille aussi de donner à ses héroïnes
des prénoms en « M », « Il n’y a pas seulement dans la lettre M, en français, une analogie de son avec le
grand verbe, le verbe des verbes ! Mais aussi ce contact des lèvres, ce bruit de baiser… », ibid., p. 16-17.
Finalemement chaque femme et chaque chapitre représente l’amour selon une certaine culture.
Le premier est intitulé « Minh », ibid. , p. 19-70. C’est l’histoire que raconte un colonial au narrateur, celle de
ses relations amoureuses sous le ciel de l’Indochine. Il est fiancé avec une jeune coloniale (Madeleine), mais
prend une congaï (Minh, descendante de l’empereur Minh Mang). A la fin de son récit, il se repend de la
312 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

bateau, faisant croire, pendant quelques paragraphes, à l’apparition d’un marin venant se
recueillir sur la tombe d’une congaï – très Loti pleurant Aziyadé – puis, dans une pirouette
ironique, il s’en va d’un : « […] les yeux au large, le marin inspiré aurait ressuscité la morte,
tout un roman serait né. L’imaginez-vous ? Moi, je crois le lire ».974 Clairement, lorsqu’il veut
saisir l’Indochine de son voyage, il en est empêché par des interférences de ses lectures du
grand écrivain exotique. Il clôt son pastiche de Loti par une discussion avec son lecteur le
faisant participer, non pas seulement à l’expérience du déplacement mais aux dilemmes de
l’écriture du voyage, aux incertitudes du narrateur qui balance entre écriture factuelle ou
fictionnelle :

Quel est le devoir du narrateur ? Décrire ou mentir ? C’est ce qui sépare non seulement deux
arts, mais aussi deux espèces d’hommes, et l’âne de Buridan fut moins perplexe entre son seau
et son picotin que l’écrivain, parfois, entre la vérité qui le conjure et la fiction qui le séduit…
Un lecteur impatienté. – Enfin, quoi, et cette congaï ? Que devons-nous croire ?
L’auteur. – Euh… C’est très ennuyeux… Je voudrais bien vous être agréable et tourner à ma
manière un conte qui vous fasse plaisir. Mais non, que voulez-vous, je ne peux pas…
Le lecteur. – Alors ?
L’auteur. – Eh bien ! tant pis. Elle avait les dents noires et sentait le poisson…975

On reconnaît bien là l’humour joyeux de Dorgelès qui aime à se moquer de Loti et à renverser
les idées reçues : dans la relation entre narrateur mythomane et lecteur naïf, l’âne n’est pas
toujours celui que l’on croit. Si, comme Malraux dans son paratexte malabar, Dorgelès mène
son lecteur en bourrique, il lui montre en même temps qu’il le fait. Son espièglerie est
ouvertement déclarée et avancée comme une des tentations de la littérature du voyage. Ce
niveau auto-référentiel relie modernisme et écriture du voyage. Le narrateur de Sur la Route
mandarine, incapable de décider, tient à la fois de ces deux espèces de narrateurs – fictionnels
et factuels – et fait dans un même texte deux sortes d’art. Ce n’est pas la première fois que
Dorgelès joue sur les limites du texte fictionnel ; déjà Partir…(1926) est un remaniement

manière dont il a traitée Minh, « c’est vis-à-vis d’elle qui a le plus de remords », ibid., p. 70. Il l’a mal traitée
parce qu’il a cru les stéréotypes lancés par ses collègues sur les femmes asiatiques, leur fausseté, leur intérêt
pour l’argent. « Ma vanité, ma légereté, ma sottise, n’étaient que trop évidentes. Elles m’avaient fait
commettre un véritable crime. Je vis l’amante que j’avais eue et ce que j’en avais fait. Toute mon âme se
précipitait vers un être noble et pur que j’avais outragé, souillé, et, pis encore, avili », ibid., p. 64.
Puisque ce texte est publié en 1941 il ne fait pas partie de mon corpus, mais il est intéressant de noter que ce
voyageur parle de la responabilité des coloniaux dans leurs relations avec les congaï.
974
DORGELES, Roland, Sur la Route mandarin, op. cit., p. 73.
975
Ibid., p. 77.
Chapitre XI : Complicité idéologique de la littérature de voyage 313

fictionnel du récit référentiel Entre le ciel et l’eau (1923) qui jouait déjà avec la fiction et
affirmait à ses lecteurs : « Vous voyez que la vie est un roman… ».976 En tout cas, dans Sur la
Route mandarine, Dorgelès mime la conversation qu’il aurait eue dans un face à face avec le
lecteur qu’il conçoit comme un compagnon de voyage et un compagnon de l’écriture.

3.3. - L’adhésion du lecteur

Même les récits fictionnels tels que La Voie royale (1930) ou Le Roi lépreux …(1927)
s’inspirent de cette relation de proximité entre narrateur et lecteur et de la dimension orale de
la narration. Il est frappant de voir combien le narrateur du Roi lépreux insiste sur la ‘réalité’
du texte et adresse à ses lecteurs l’assurance formelle de sa bonne foi. Premièrement il écrit
une préface dans laquelle il indique que le mystère archéologique de son roman est un vrai
mystère sur lequel plusieurs archéologues réputés se querellent. Mais, rassure-t-il, « Nous
éviterons de prendre parti dans une telle controverse. […] Le seul mérite de la petite histoire
qui va suivre est d’offrir une explication somme toute vraisemblable de ce curieux problème
archéologique ».977 Sa thèse n’est donc pas plus échevelée que celle des savants, prétend-il.
La première page du récit comprend une note : « Inutile de dire que tout est exact dans ce
véridique récit. Seuls les noms des protagonistes, ainsi que les dates des principaux
événements ont été, pour des raisons de la plus élémentaire convenance, modifiés ».978 Le
héros narrateur ajoute un peu plus tard, alors qu’il se prépare à nous raconter l’histoire que
son ami Raphaël lui a racontée :

Je ne me souviens pas d’avoir jamais menti. Je n’en tire aucune gloire, en étant encore à me
demander si cette qualité provient du goût très vif que j’ai pour la morale usuelle, ou d’un
manque d’imagination à peu près total. Quoi qu’il en soit, le fait existe. Il n’est pas mauvais

976
Le narrateur de Entre le ciel et l’eau se laisse fréquemment aller à inventer des histoires autour de
personnages rencontrés, comme ce marin surpris alors qu’il sortait de la chaudière brûlante pour venir se
rafraîchir sur le pont : « Est-ce seulement pour respirer qu’il est monté […] ou bien écoute-t-il, jaloux, la
musique assourdie du salon, en songeant à certaine jeune fille au châle espagnol ? Je le devine dans l’ombre,
peut-être honteux.[…] Vous voyez que la vie est un roman… », DORGELES, Roland, Entre le ciel et l’eau, op.
cit., p. 328.
D’ailleurs ce même texte est composé de trois volets, dont le deuxième, intitulé « La mort de L’Athos » est
entièrement consacré à une conversation qu’il surprend et où un colonial raconte le naufrage d’un bateau sur
lequel il était. On se rapproche à nouveau de la structure de Heart of Darkness. Le narrateur transcrit la voix
du colonial et lui faisant dire « je » alors que le narrateur homodiégétique du récit factuel s’efface laissant le
héros devenir un véritable personnage de fiction, témoin d’un réel naufrage narré et grossi par ses soins.
Ibid., p. 275-308.
977
BENOIT, Pierre, Le Roi lépreux, op. cit. , p. 8.
978
Ibid., p. 9, note.
314 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

que je l’invoque au début d’un récit qui peut ne pas être exempt de certaines inexactitudes de
détail. […] « Inexactitude de détail » ai-je dit, car, pour ce qui est de l’ensemble des
événements rapportés ici, Raphaël [son ami] ne m’a que trop multiplié les preuves de sa
véracité et de sa bonne foi.979

Licence rhétorique bien-sûr, et qui fait fortement penser à celles dont use la littérature
fantastique, mais il est clair que l’enquête archéologique de Raphaël tend à se présenter
comme ‘véridique’ et comme expérience du vécu. C’est maintenant le lecteur-auditeur qui,
sur les pas du narrateur, devient témoin de l’histore.
Même dans La Voie royale le voyageur est proche du lecteur. Dès le début du roman
de Malraux, le héros Claude Vannec est obsédé par Perken son compagnon de voyage C’est
du point de vue de Claude que le lecteur entend l’histoire. Le tout début du roman entraîne le
lecteur sur le pont du bateau, dans une scène où l’on entend raconter l’histoire de ce voyageur,
un peu comme le Marlow de Conrad raconte celle de Kurtz. Les racontars tissés sur le pont
sont emportés dans un brouhaha qui rappelle l’oralité primaire de la narration de l’expérience
du voyage. C’est un passage à la fiction par des techniques que l’on connaît bien : l’oralité du
récit de voyage et l’entrée du lecteur dans un monde qui lui est doublement neuf : celui de la
narration et celui du bateau. Ici, le héros Claude évoque Perken dont la voix le frappe, une
voix qui lui racontera l’histoire de David de Mayrena. Mais Perken lui-même est de la trempe
des aventuriers, un personnage entouré de mystère, lié à l’obscurité et aux légendes :

Un ton de voix d’une ironie insistante qui lui semblait se perdre aussi dans l’obscurité
africaine, y rejoindre la légende que faisaient rôder autour de cette silhouette confuse les
passagers avides de potins et de manilles, la trame de bavardages, de romans et de rêveries qui
accompagne les blancs qui ont été mêlés à la vie des Etats indépendants d’Asie.
La légende de Perken, maintenant rôdait dans le bateau, passait de chaise longue en chaise
longue comme l’angoisse ou l’attente de l’arrivée, comme l’ennui malveillant des traversées.
Toujours informe. Plus de mystère imbécile que de faits […].980

Le lecteur est aussi auditeur comme ceux du bateau, comme Claude qui entend monter ces
légendes. Cette attention pour l’audition place directement ce roman dans la tradition des
récits de voyage.
Tous ces exemples montrent combien il est essentiel aux écrivains de mimer la scène
orale du récit du voyage au sein d’un groupe d’amis dont fait partie le lecteur.981 Je rejoins
979
Ibid., p. 25
980
MALRAUX, André, La Voie royale, op. cit., p. 371 et 377.
Chapitre XI : Complicité idéologique de la littérature de voyage 315

l’analyse de Jean-Xavier Ridon qui choisit d’employer le terme ‘récit de voyage’ dans un sens
qui permette de tenir compte du fait que :

les discours de voyage […] s’adapte[nt] aussi bien au genre épistolaire qu’à la fiction, au
journal de bord ou au compte rendu journalistique, etc.… […] Ce que le terme récit suggère,
c’est la nécessité, afin que le voyage se transmette, de l’élaboration d’une forme de narration.
Cette narration sera pour nous essentiellement écrite, mais elle aurait pu aussi constituer les
éléments d’une tradition orale.982

C’est justement cette composante orale forte, le mimétisme du voyage et le rapprochement


entre voyageur et lecteur qui caractérisent les textes de mon corpus.
Cette relation est aux antipodes de celle entre le narrateur et le lecteur dans la
littérature coloniale, où ils sont séparés par une hiérarchie de la connaissance : le narrateur
connaissant le monde colonial qu’il explique au lecteur ignare. J’insiste sur la position du
voyageur-narrateur-lecteur parce qu’elle permet au narrateur de la littérature de voyage de lier
des liens de confiance avec le lecteur, de l’inciter à adhérer à sa vision du monde tout en se
présentant lui-même comme un voyageur, c’est-à-dire un observateur externe et détaché d’un
univers où il n’est que de passage. Que ce soient des récits ou des fictions de voyage, le
rapprochement entre lecteur et narrateur les positionne ensembles dans un univers idéologique
et linguistique partagé.983 Le réinvestissement, au plus proche, de l’acte de raconter vient ici
gommer, à mon avis, la nette distinction entre fiction et récit. L’action de la narration se fait
au plus proche du lecteur, entre-autres par l’oralité qui est soulignée par un langage parlant et
sonnant. D’ailleurs la conscience aiguë de la construction du texte – même factuel – ne fait
que confirmer que même l’écriture la plus référentielle est déjà une mise en récit, comme une
fiction. En ce sens l’écriture de voyage vient faire concurrence au roman.

981
Le roman de Louis-Charles Royer fait figure d’exception. Il ressemble au roman de Benoit dans le sens où le
héros s’en va sur place mener une enquête, mais c’est une enquête sur la mort d’un chercheur d’or. C’est
d’abord un roman détective, mais il débouche sur une histoire d’amour avec Kham. Le héros choisit de rester
au Laos où il se cache du monde moderne après s’être assuré que personne ne trouver trace de la mine d’or
qu’il a évidemment découverte. Cette action rend évidemment impossible la narration après coup, lors du
retour.
ROYER, Louis-Charles, Kham la Laotienne, op. cit.
982
RIDON, Jean-Xavier, Le Voyage en son miroir. Essai sur quelques tentatives de réinvention du voyage au 20e
siècle, Paris, Ed. Kimé, 2002, p. 19.
983
RICOEUR, Paul, Temps et récit (2) La configuration dans le récit de la fiction, Paris, Seuil, 1984, p. 290.
316 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

4. - Une distance critique


La distance du narrateur est un véritable leitmotiv et sert à poser le voyageur en observateur
libre de ses mouvements et de ses opinions. Selon Caren Kaplan, c’est typiquement une
caractéristique du voyage des écrivains modernistes de la littérature anglophone qui précède
la Deuxième Guerre mondiale. Les écrivains se présentent – et sont souvent étudiés – comme
des exilés des grandes métropoles d’où ils écrivent.984 Evidemment, les voyageurs de la
colonie ne sont pas des exilés : ils sont ailleurs, pour un temps limité et de leur propre choix.
En cela justement, ils ressemblent aux modernistes dont parle Kaplan. Pareillement aux
‘exilés’ modernistes, ils se présentent comme des marginaux : ni touristes, ni coloniaux, ils
gardent une distance par rapport au monde qu’ils parcourent. Cet espace qui les sépare du
monde doit garantir à leurs observations une objectivité critique. C’est en tout cas ce que
Lebel préconise : pour faire de la littérature de voyage valable, il faut que le voyageur soit
« objectif, [qu’]il s’efface devant ce qu’il voit ».985 Contrairement à la relation narrateur-
lecteur dans la littérature coloniale, où le narrateur sait ce que le lecteur ignore et doit
apprendre, dans la littérature de voyage le narrateur est, tout comme le lecteur, un ignorant.
Dans sa découverte du monde il est à la fois novice et guide du lecteur à qui il indique la voie.
Cette distance idéologique par rapport au référent est peut-être une simple feinte
puisque comme on le sait, tout visiteur des colonies emporte avec lui un bagage culturel
formé au contact des publications coloniales qui foisonnent dans la France de son départ. Et
d’ailleurs, comme le souligne encore Caren Kaplan, la position d’‘exilé’ des modernistes est
aussi problématique. Car, au-delà d’une certaine mythologie positive du déplacement, la
position du voyage est marquée par les privilèges et les limitations culturelles, politiques et
économiques des voyageurs.986 Dans son article « Modernism and Travel », Helen Carr,
analyse elle-aussi les relations entre l’écriture moderniste et le voyage. Pour elle, les
modernistes en voyage tentent de se distancier des touristes et se présentent comme des
aristocrates du voyage.987 Evidemment, ce rejet du touriste est une donnée du genre. Dans
L’Idiot du voyage, l’anthropologue Jean-Didier Urbain montre que depuis, au moins le XIXe
siècle, le ‘véritable’ voyageur essaye de se différencier des autres voyageurs et de cet ‘idiot’

984
KAPLAN, Caren, op. cit. , p. 30 et svts.
985
LEBEL, Roland, op, cit., p. 84.
986
KAPLAN, Caren, op. cit., p. 2.
987
CARR, Helen, art. cit., p. 82.
Chapitre XI : Complicité idéologique de la littérature de voyage 317

du voyage qu’est le touriste.988 Avec L’Albatros (1859), Baudelaire associait lui aussi le vrai
voyageur au vrai poète, un être marginal.
Mais ce qui est sans doute plus intéressant, c’est que si le voyageur que Carr nomme
‘moderniste’ se distancie des touristes, il se sent aussi différent des coloniaux qui sont
typiquement condamnés pour leur matérialisme et leur vulgarité et différent des spécialistes
(cartographes, géographes, ethnographes etc.), car il ne fait plus de la littérature scientifique et
éducatrice, du moins pas comme c’était le cas dans les voyages de découvertes des XVIIIe et
XIXe siècles. Comme les ‘modernistes’ analysés par Helen Carr, les voyageurs de mon corpus
se définissent par une identité négative: déplacés dans l’univers colonial, ils sont marginaux
par rapport aux autres voyageurs. C’est typiquement sur le pont du navire que cette
marginalité sociale est posée.
Les récits les moins factuels, La Voie royale de Malraux, par exemple, s’appuient sur
la ‘marginalité’ du héros focalisateur. J’ai parlé de la ‘marginalité’ de Perken au chapitre II.
Claude est lui aussi posé en exilé. C’est surtout parce qu’il ressemble à Perken, ce mystérieux
personnage qui est absolument inclassable, que Claude Vannec est différent :

Chaque jour la ressemblance que Claude avait pressentie était devenue plus évidente,
accentuée par les inflexions de la voix de Perken, par sa façon de dire ‘ils’ en parlant des
passagers – et peut-être des hommes – comme s’il eût été séparé d’eux, par son indifférence à
se définir socialement.989

Même si Perken connaît la colonie, il est plutôt un personnage de la conquête de l’Indochine,


un homme de la fin du siècle passé, et certes pas un de ces coloniaux ordinaires et bourgeois
qui hantent les coursives de l’après-guerre : car il « avait vécu parmi les indigènes et les avait
dominés, dans des régions où beaucoup de ses prédécesseurs avaient été tués, sans doute après
des débuts assez illégaux. C’était tout ce qu’on pouvait savoir ».990 Perken, ce second Kurtz,
semble bien correspondre au héros des légendes et fictions coloniales dont la métropole se
délect(ait)(e).991 Perken a vaincu épreuves et difficultés là où ses prédécesseurs ont trouvé la
mort. Par sa victoire sur la sauvagerie, il affirme les valeurs de la culture colonisatrice en
même temps que ses qualités de héros colonial digne des romans exotiques de la fin du XIXe

988
URBAIN, Jean-Didier, L’Idiot du voyage, op. cit.
989
MALRAUX, André, La Voie royale, op. cit., p. 376.
990
Ibid., p. 377.
991
Le roman de Christophe Ono-dit-Biot, Birmane, Prix Interallié de 2007, fait parie de la même tradition.
ONO-DIT-BIOT, Christophe, Birmane, Paris, Plon, 2007.
318 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

siècle. Ce personnage de Malraux est un aventurier qui a prouvé ses qualités héroïques lors de
la conquête de l’Indochine. Ce qui fait de La Voie royale un texte plutôt procolonial que
anticolonial. D’autant que ce héros est présenté positivement dans le texte, non seulement par
l’aura de son passé héroïque, mais aussi, comme je l’ai déjà dit, par son opposition aux autres
voyageurs du bateau
En fait, les coloniaux de Malraux ne sont guère différents de ceux des Civilisés (1905)
de Claude Farrère qui, on s’en souveint, ne sont pas tous ‘civilisés’. Mais c’est une constante
du genre car le dialogue entre A et B du Supplément au voyage de Bougainville (1774)
questionnait déjà la moralité de ceux que l’Europe envoie outre-mer.

A. – […] Je croyais que les puissances européennes n’envoyaient pour commandants dans
leurs possessions d’outre-mer que des âmes honnêtes, des hommes bienfaisants, des sujets
remplis d’humanité et capable de compatir…
B. – C’est bien là ce qui les soucie !992

Malraux n’est pas le seul à poser ses héros en les contrastant avec les coloniaux. S’il
est important que le lecteur dissocie le héros du voyage de ses compagnons de voyage, les
coloniaux, c’est pour les besoins de l’aventure et, bien entendu, pour montrer sa supériorité
par rapport au groupe des voyageurs. Cependant, il est aussi essentiel que le lecteur constate
que le héros se trouve en dehors du système colonial ; sa marginalité par rapport au pouvoir
colonial est de prime importance. Cette image positive du voyageur marginal et critique est
assez fréquente dans les fictions coloniales de l’entre-deux-guerres. La marginalité du héros
voyageur des colonies semble répondre aux canons des fictions de l’époque, tout comme le
danger et le mystère qui entourent son aventure. On la trouve également chez d’autres auteurs
de l’époque dans lesquels le voyageur est présenté comme un observateur indépendant et
potentiellement critique de l’univers qui l’entoure. Dans le Voyage au Congo (1927) d’André
Gide, le narrateur prétend n’avoir aucun rapport avec la colonisation. Il fait figure
d’exception, de marginal et en fait de ‘touriste’.

Compagnons de traversée : administrateurs et commerçants. Je crois bien que nous sommes


les seuls à voyager « pour le plaisir ».
- Qu’est-ce que vous allez chercher là-bas ?
- J’attends d’être là-bas pour le savoir. 993

992
DIDEROT, Denis, Supplément au Voyage de Bougainville ou Dialogue entre A et B sur l’inconvénient
d’attacher des idées morales à certaines actions physiques qui n’en comportent pas (1773-1774), Paris,
Gallimard, 2002, p. 34. Bougainville fait le tour du monde de 1766 à 1769 ; il séjourne à Tahïti en avril 1768.
Chapitre XI : Complicité idéologique de la littérature de voyage 319

Dans Voyage au bout de la nuit (1932), la marginalité du personnage lui crée des problèmes
avec les employés des colonies. Ceux-ci le perçoivent comme ‘autre’ et le rejettent. Le héros
de Céline est dès lors, plus qu’un exilé, un exclu de la société coloniale.

Quelque temps après les îles Canaries, j’appris d’un garçon de cabine qu’on s’accordait à me
trouver poseur, voire insolent ? […] On en vint à ne plus douter que c’était bien moi le plus
grand et le plus insupportable mufle du bord et pour ainsi dire le seul. […] C’est-à-dire que je
fus placé, d’un tacite accord, au régime de la surveillance commune.[…] Je ne connaissais
personne à bord et cependant chacun semblait me reconnaître.994

Tout comme le personnage de Céline, Perken, cet heimatlos, est rejeté du groupe des colons
qui le perçoivent comme ‘différent’ et inquiétant.

« Vous regardez sa bobine, au Chang, dit le gros homme. Comme ça il a l’air d’un brave
type…
– Comment l’appelez-vous ?
– C’est les Siamois qui l’appellent comme ça. L’éléphant que ça veut dire, pas l’éléphant
domestique, l’autre. Physiquement ça lui va plutôt mal, mais moralement, ça lui va bien… »
Perken venait de faire deux pas en avant ; d’instinct le gros homme baissa la voix. Claude
sourit.
« Oh ! il ne me fait pas peur, bien sûr ! J’ai vingt-sept ans de colonie. Pensez ! Mais il … il
m’intimide, si je peux dire. Pas vous ? »995

Il y a valorisation des héros en tant que voyageurs antibourgeois et marginaux de la


colonisation.
Même les récits plus factuels, et donc autobiographiques, décrivent le voyageur en
marginal. Jean Dorsenne, dans son Faudra-t-il évacuer l’Indochine (1932) met en garde son
lecteur-voyageur :

Méfiez-vous des passagers. Leur opinion reflète leur âme, qui ne s’élève guère au-dessus de
la médiocrité moyenne. Gardez-vous surtout d’écouter le vieux colonial, celui qui a déjà
effectué vingt fois la traversée ; ses états de service répétés lui confèrent le droit exclusif de

993
GIDE, André, Voyage au Congo (1927), op. cit., p. 13-14.
994
CELINE, Louis-Ferdinand, op. cit., p. 150-151.
995
MALRAUX, André, La Voie royale, op. cit., p. 382.
320 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

vous inonder de renseignements péremptoires sur notre possession asiatique. Sa faconde n’a
d’égale que son assurance.996

Avec Werth, et comme les autres voyageurs du bateau, ce n’est pas le voyageur qui ressemble
au touriste – ce mauvais exemple – mais le colonial. Léon Werth décrit ainsi les coloniaux,
ses compagnons de la traversée :

Ils font penser surtout à ces touristes boutiquiers qu’on rencontrait avant la guerre dans les
hôtels modestes des petits trous pas chers. Ils étaient pris de l’ivresse de la villégiature. Ils
n’avaient point l’habitude d’être servis. On les servait. Ils se plaignaient, ils étaient exigeants.
On aurait cru des princes, des princes mal élevés.997

996
DORSENNE, Jean, Faudra-t-il évacuer l’Indochine ?, Paris, Nouvelle Société d’edition, 1932, p. 11-12.
Le titre de ce récit de voyage pourrait en allerter plus d’un, c’est son objectif dit-il dans la préface. Non pas
qu’il estime qu’il faille annoncer directement l’indépendance, mais parce que la situation est telle que les
Indochinois ont reçu toutes les raisons pour avoir le droit de la réclamer. Pour lui, il est plus que temps de
changer le système. Il conlut que la France doit rester pour arranger les choses.
Jean Dorsenne (1892-1945), est le pseudonyme de Jean Troufleau qui naît à Constantine (Algérie) en 1892.
En 1921, il devient secrétaire de rédaction au Journal des débats. Pendant l'entre-deux guerres, il fait de
nombreux séjours en Indochine et en Océanie qui lui inspirent de nombreux romans. Le cycle indochinois de
Jean Dorsenne est dominé par la personnalité de Mayrena, roi des Sédangs dans son livre Un boulevardier,
roi des sauvages (1937). Dans Les Amants de Hué, une nouvelle parue dans La Revue des deux Mondes, il
dénonce la montée des mouvements révolutionnaires, le marxisme et le nationalisme. Voir : QUELLA-
VILLEGER, Alain, op. cit., p. 989-990.
Bibliographie succincte inspirée de ses voyages : Faudra-t-il évacuer l’Indochine ? , Paris, La Nouvelle
Société d’Edition, 1932 (Essai et récit de voyage) ; Les Amants de Hué (1933) dans : QUELLA-VILLEGER,
Alain (prés.), op. cit., p. 933-957 (seule fiction de l’entre-deux-guerre qui ait pour héros un « retour de
France » devenu communiste) ; Sous le Soleil de bonzes (1934); Paris, Kailash, 2001 (roman) ; Loin des
Blancs (1933), dans : QUELLA-VILLEGER, Alain (prés.), op. cit., p. 957-987.
997
WERTH, Léon, Cochinchine, op. cit., p. 18.
Ce texte est d’abord publié sous forme de feuilleton en 1925 dans la revue Europe et dans L’Indochine
enchaînée.
Léon Werth (1878-1955) est romancier, essayiste, critique d’art, voyageur et journaliste. Il est connu comme
dédicataire du Petit prince (1943) de Saint Exupéry.
A l’approche de la guerre, il est profondemment pacifiste, antipatriote, antinationaliste, mais participe quand
même aux combats. En tant qu’antinationaliste, il est attiré par l’Internationale et veut se rendre en Russie.
Mais l’ambassade bolchevique lui refuse ses papiers. Les portes de la Russie lui étant fermée, il se rendra
finalement en Indochine où Paul Monin, qu’il a rencontré en France, l’invite à l’accompagner. Pour ce qui
est de l’attirence pour le bolchevisme, Werth se recrie bientôt – dès les années 1920 – le bolchevisme ne fait
que remplacer une forme d’oppression par une autre. Paul Monin cet ancien avocat co-directeur du journal
L’Indochine (enchaînée), a décidément l’art de motiver les énergies pour la cause des Indochinois. Il a
recruté Malraux, engage maintenant Werth au voyage, puis publie ses notes de voyage et lui fait rencontrer
Nguyễn An Ninh. Werth visitera une partie de la Cochinchine en compagnie de Ninh qui lui sert de guide et
deviendra son ‘ami’. C’est grâce à Monin que Werth aura l’occasion d’entendre le point de vue et l’analyse
du colonialisme de ce jeune révolutionnaire trotskiste.
Pour sa biographie, au titre significatif de qui était Léon Werth, voir : HEURE, Gilles, L’Insoumis. Léon
Werth. 1878-1955, Paris, Vivianne Hamy, 2006.
Bibliographie succinte : il publie son premier roman en 1913, La Maison blanche, qui rate de peu le
Goncourt. Ses romans de guerre le lancent réellement comme grand écrivain, mais choquent par leur
pacifisme et leur antinationalisme : Clavel soldat (1919), Paris, Viviane Hamy, 1993 ; Clavel chez les
majors, Paris, Albin Michel, 1919 ; Voyages avec ma pipe. Bretagne et campagne, Paris, banlieue, province,
Belgique et Hollande, Europe et Amérique, Paris, G. Crès, 1920 ; Cochinchine (1926), op. cit.
En 1955 il co-signe, entre autres avec Elie Faure, une étude de Matisse.
Chapitre XI : Complicité idéologique de la littérature de voyage 321

Dès le début, le voyageur-narrateur de Nous à qui rien n’appartient de Guy de


Pourtalès fuit ses compatriotes : « Il faut quitter la France tout de suite car rien n’est plus
chauvin qu’un paquebot. C’est une patrie, un clocheton ».998
Les voyageurs critiquent les représentants de la civilisation coloniale et se positionnent
non seulement en marge, mais ‘au-dessus’ de la culture coloniale qui est, en principe, ce qui
l’a invité au voyage. En cela, on retrouve bien l’analyse que fait Carr des voyageurs
‘modernistes’. La marginalité du voyageur de l’Indochine par rapport au monde dans lequel il
voyage, qui rejoint les critères du modernisme, est une donnée importante de la littérature du
voyage colonial. Roubaud, Pourtalès, Croisset, Durtain, Werth, etc. tous se posent en
observateurs distants du monde. Même Viollis qui pourtant voyage avec le ministre des
Colonies, et même Dorgelès qui était invité plus ou moins officiellement à venir faire des
conférences. Le vrai voyage est un voyage en solitaire. Tous le voyageurs sont foncièrement
seuls dans leur voyage, seuls les lecteurs et les lectrices les y accompagnent. Et ils évitent
soigneusement de fournir des informations qui pourraient révéler qu’ils voyagent en groupe
de touristes ou accompagnés de leurs épouses, de guides, d’interprètes, etc. Une exception :
Henriette Célarié, qui reconnaît sa position de touriste et dévoile qu’elle ne voyage pas seule,
mais en groupe de touriste ! Roland Dorgelès cache bien que, dans ses aventures il est
accompagné de sa femme.999 Il en va de même pour La Voie royale de Malraux qui évacue
tout personnage féminin d’une relation fortement autobiographique. Clara Malraux qui
voyageait avec André et Louis Chevasson dira que, lors de la lecture de ce roman, elle avait

998
POURTALES, Guy de, op. cit., p. 7.
999
Une scène de son Un Parisien chez les sauvages (≥ 1926) dévoile la présence de « Madame ».
Sabatier découvre un tireur de pousse-pousse annamite qui vient de s’introduire dans le territoire des Moïs,
ce qui est formellement interdit par l’ethnologue. Sabatier va le punir, le jeter en prison et lui passer la
cangue avant de le renvoyer chez lui.
« — Je veux faire un exemple ! clamait le résident.
Cependant, celui-là avait une excuse. La meilleure de toutes : il était amoureux. […] de l’infirmière jaune de
la maternité.
— Monsieur Sabatier ! intervint ma compagne de voyage, surgie de sa chambre, les larmes aux yeux, vous
n’allez pas condamner ce pauvre diable…
— Il le faut madame ! ». Mes italiques.
DORGELES, Roland, Un Parisien chez les sauvages (≥ 1926), op. cit., p. 53-54. Mes italiques.
Suit une discussion où cette mystérieuse compagne de voyage (Madame Lecavelé) « y mit tant d’inisistance
que notre hôte finit par céder », ibid., p. 54. Cette intervention ne peut être que d’une femme ; le vrai
voyageur lui se refuse d’intervenir.
322 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

été étonnée de n’y être qu’absence.1000 Rares sont ceux qui reconnaissent ouvertement qu’ils
font partie du lot.1001
La Voie royale ne se démarque pas des autres récits de voyages ‘indochinois’ ; qu’ils
soient factuels ou non, le voyageur aime s’y poser en déplacé par rapport à l’univers colonial,
même si, au fond, il est lui aussi, un agent du colonialisme par ses pratiques de consommation
de la colonie et par son conditionnement textuel. Comme Kaplan le souligne, il faut tenir
compte de la situation dans laquelle le voyageur voyage. Répondant à l’invitation lancée par
le discours colonial triomphaliste, ils ont beau se positionner hors des cadres de la société et
n’accepter de proximité qu’avec le lecteur, ils sont malgré tout des consommateurs privilégiés
de la colonie. Car il va sans dire que ces voyageurs ne font pas partie de la classe sociale la
plus défavorisée : ils ont l’argent, le temps, les connections pour mener leur voyage à bon
terme. Tous attendent de l’expérience du monde colonial et asiatique, un grand reportage, un
renouvellement de l’inspiration artistique ou, plus métaphysiquement, une révélation sur le
monde et sur soi. Cette utilisation de l’altérité et des autres cultures en général comme
marchandise de consommation, une attitude qui existe encore à l’heure actuelle dans ce que
Graham Huggan a nommé le « postcolonial exotic », prinicpalement dans le régime de la
postcolonialité de notre début de XXIème siècle.1002
En plus, puisqu’ils narrent leur voyage, ils grossissent encore le nombre de publications
qui appellent les autres à faire de même, d’autant que, dans leur intimité avec le lecteur, celui-
ci se voit transformé en voyageur en partance. C’est donc aussi un besoin du genre qui fait
que le voyageur aime à se présenter comme un marginal qui refuse de se laisser embrigader
dans des catégories, groupes et idéologies. Dans la littérature de voyage de l’entre-deux-
guerres, il y a, comme le dit Gérad Cogez dans son analyse des Ecrivains voyageurs au XXe

1000
MALRAUX, Clara, op. cit., p. 299.
« Maintenant je le sais, on peut me voler le plus clair de ma vie ; déjà on a tenté de le faire : entre mes mains
j’ai tenu des pages où je n’étais qu’une absence ».
1001
MALRAUX, Clara, op. cit.
Sur l’absence des femmes dans la littérature de voyage de l’époque, voir : RADAR, Emmanuelle : « Le Coup
de lune : un ‘anticolonialisme’ féminin », Traces 16. Georges Simenon et L’Afrique. Des reportages sur
l’Afrique à la recherche d’un nouvel humanisme, Liège, Université de Liège. Centre d’Etudes Georges
Simenon, 2005, p. 45-62.
1002
HUGGAN, Graham, « Introduction. Writing at the margins : postcolonialism, exoticism and the politics of
cultural values », The Postcolonial Exotic. Marketing the margins, Londres/New York, Routeledge, 2001, p.
1-33, p. 28.
Huggan fait la différence entre deux régimes de valeur à l’intersection desquels se trouve ce qu’il appelle
l’exotique postcolonial, « d’une part le régime du postcolonialisme – qui se positionne comme anti-colonial
et qui oeuvre pour la dissolution des épistémologies impériales et des structures institutionnelles, d’autre part
le régime de la postcolonialité – qui est intimement liée au marché mondial, et qui capitalise à la fois sur la
large circulation des idées concernant l’altérité culturelle et sur le trafic mondial d’artéfacts et d’objets
considérés culturellement différents ». Ma traduction.
Chapitre XI : Complicité idéologique de la littérature de voyage 323

siècle (2004), « la volonté de prendre de la distance avec toute espèce de classement ».1003 Et
l’écriture, comme le voyageur, tente de se tenir, elle aussi, à la marge des genres littéraires
auxquels elle emprunte pour balancer, en âne de Buridan, entre fiction et non-fiction, entre
intériorité et extériorité, ou encore entre conservatisme et novation.
La narration du voyage, qu’elle soit à composante majoritairement référentielle ou
fictionnelle, est toujours construite à partir du texte ; ce sont toujours les idées et
connaissances acquises par la ‘bibliothèque’ qui modèlent a priori l’observation du monde et
a posteriori sa narration. Et, comme les textes qui composent cette ‘bibliothèque’ sont
majoritairement ceux produits par le colonat qui détient le monopole pour parler de la colonie,
le récit de voyage semble dès le départ marqué par l’idéologie et les modèles de la
bibliothèque coloniale. Cependant, le ‘genre’ même nécessite que le voyageur se positionne
en marginal du monde où il voyage ; qu’il prenne une distance critique pour s’assurer que son
lecteur le suivra dans son parcours et dans ses vues.

1003
COGEZ, Gérard, Les Ecrivains voyageurs au XXe siècle, Paris, Seuil, 2004, p. 28.
CHAPITRE XII

VERS LE REPORTAGE COLONIAL

L’argent est avec l’acceptation des reporters, mais


leur talent est avec leur refus .
André Malraux (1935).1004

1. - Manque de légitimité de la littérature de voyage


Dans la critique de la littérature de voyage, il est essentiel, comme le recommande Jean-
Xavier Ridon, de « précise[r], l’emplacement de la prise de parole ».1005 Or la position du
récit de voyage dans le contexte littéraire qui me concerne est plus que problématique. Prise
dans les modèles coloniaux et en même temps répétant ce que les coloniaux savent bien
mieux qu’elle, la littérature du voyage de l’entre-deux-guerres est en crise et manque de
légitimité. Elle est marginale dans le paysage littéraire et sa marginalité fait écho à celle du
voyageur dans le paysage colonial. Lucien Maury, un critique littéraire de l’époque, n’en
doute pas : « le genre subit une crise » et, bien qu’il ne soit pas nécessairement « condamné »
comme « superflu », il est évident que « la tâche du voyageur s’est quelque peu compliquée :
son prestige a disparu » ; il n’y a plus rien à découvrir de neuf et l’ailleurs a perdu son intérêt
puisque « l’Univers s’est uniformisé ».1006 D’un côté, et comme on l’a déjà souligné,
l’exotisme n’est plus de mise, de l’autre, l’ethnographie n’est pas réellement à la portée du
voyageur qui n’est que de passage dans un milieu qu’il ne peut connaître. Pourtant la
narration du voyage se doit théoriquement d’accommoder à la fois l’écriture du monde et

1004
MALRAUX, André, « Préface », dans : VIOLLIS, Andrée, Indochine S.O.S. (1935), op. cit.
1005
RIDON, Jean-Xavier, op. cit., p. 18.
1006
MAURY, Lucien, « Les Œuvres et les idées : La Crise du récit de voyage », Revue Politique et Littéraire.
Revue Bleue, vol. 62 (n0 3), 1924, p. 347-350, p. 347.
326 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

l’écriture de soi, de mélanger autobiographie et ethnographie.1007 Ou, comme le dit Francis de


Croisset, le voyage tourne « autour du moi et du monde ».1008 Or, comme on le sait, ce sont
les coloniaux qui prennent à leur compte l’écriture du monde colonial ; c’est à eux que revient
la tâche de vulgarisateurs de l’Indochine ; un rôle qu’ils s’arrogent avec la bénédiction et la
reconnaissance de la métropole qui espère voir se lever au ferment de l’Indochine, un Kipling
français. Que peut y ajouter le voyageur ? Il n’a ni l’autorité des coloniaux-ethnographes qui
vivent la colonie au quotidien, ni celle des voyageurs du passé qui se contentaient d’un
exotisme de répétition.1009 Ces répétitions exotiques ne font que renforcer les malentendus
entre les peuples, précise Lucien Maury : « Tant de voyageurs échouent à faire le point, […]
tant de relations de voyage répètent le même candide mensonge, qu’au total la littérature de
voyage demeure pour une part responsable de ces éternels malentendus entre les peuples ».1010
Au contraire, à l’heure de l’uniformisation planétaire, c’est de compréhension, de
connaissances et d’interpénétration entre les peuples dont on a besoin. Roland Lebel souligne,
lui aussi, que le problème de la littérature d’escales réside dans son ignorance.
Si le voyageur doit s’abstenir de parler de ce qu’il ignore, peut-être va-t-il devoir se
contenter d’écrire seulement sur ses sentiments et faire de la littérature de voyage une simple
variation de l’écriture autobiographique. Il est certain que les textes de l’époque accordent
beaucoup d’importance à l’intériorité, c’est pourquoi James Clifford peut parler, mais pour la

1007
COGEZ, Gérard, op. cit., p. 23.
RIDON, Jean-Xavier, op. cit., p. 16.
CARR, Helen, art. cit., op. cit., p. 79.
1008
CROISSET, Francis de, « Autour du moi et du monde, le voyage et la chance », cité par : SERVAIS, Paul, art.
cit., p. 95.
1009
En de rares occasions les voyageurs deviennent ethnographes. C’est le cas de Michel Leiris parce qu’il
voyage formellement dans le cadre de l’expédition ethnographique ‘Dakar-Djibouti’ et entre ainsi de plein
pied dans le monde scientifique. Voir : LEIRIS, Michel, L’Afrique fantôme, op. cit.
C’est aussi le cas de Roland Dorgelès dans Chez les beautés aux dents limées. Les Moïs, peuple oublié (1930)
où il se montre transcrivant des chansons d’amour des Moïs. Mais ses observations sont surtout le fait de
l’ethnographe Sabatier qui l’accueille sur place et se confie au voyageur et d’ailleurs il n’aura pas la
reconaissance ethnographique que l’on reconnaît à Leiris.
Léopold Sabatier était le résident de Banmethuot, au Darlac, pays de hauts plateaux et de montagnes où
habitent beaucoup de tribus Moïs. Léopold Sabatier restera de 1912 à 1926 au Darlac ; il sera renvoyé en
France lorsque l’on découvrira que les Moïs habitent une région de terres rouges fertiles. Sabatier qui se bat
contre l’expropriation de ces tribus est un gèneur et renvoyé en France. Il laisse sur place sa femme Moï,
Rhadé, mais il réussira à donner à sa fille une éducation française. Voir infra.
Voir : DORGELES, Roland, Un Parisien chez les sauvages (≥ 1926), op. cit. ; ibid., Chez les beautés aux dents
limées, op. cit.
Les Moïs seront finalement chassés de leurs villages par des bombardements aériens de leurs villages.
Voir : NGUYễN AN NINH, La France en Indochine, op. cit. ;
VIOLLIS, Andrée, Indochine S.O.S., op. cit.
1010
MAURY, Lucien, op. cit., p. 348.
Chapitre XII : Vers le reportage colonial 327

littérature anglophone, d’une autobiographie du moi voyageur.1011 Dans Malaise dans la


culture, il note que la « crise d’identité » du héros est un lieu commun de cette littérature.1012
Pour lui, le récit de voyage dans les colonies est avant tout la représentation de cette crise
intérieure du héros, d’une « construction ethnographique d’un soi ».1013 Cette constatation que
fait Clifford à partir de son analyse de Heart of Darkness (1902) de Joseph Conrad, se vérifie
dans La Voie royale (1930), car les personnages, qui ne peuvent pas être les héros qu’ils
rêvaient de devenir, devront élaborer une nouvelle valeur de l’homme. Leur quête correspond
assez bien à cette construction ethnographique d’un soi. Claude et Perken se trouvent
confrontés, dans la jungle cambodgienne, non pas en premier lieu aux colonisés, mais
beaucoup plus aux « obsessions et […] angoisses surgies d’un moi profond ».1014 On le voit,
le récit culturel de soi prime sur le récit culturel de l’autre. Dans bien des récits et romans de
l’époque coloniale, l’histoire est concentrée sur le héros et le colonisé et sa culture y
deviennent ‘décor’ ou simple absence.1015 La Voie royale (1930) se centre, elle aussi, sur la
quête des héros, sur leur ‘auto-ethnographie’ qui occulte une véritable rencontre avec les
‘Indochinois’ et place le sujet colonisé hors de l’aventure des héros.
Pareillement, la recherche d’une mine d’or dans le roman de Louis-Charles Royer,
débouche sur la découverte du bonheur personnel hors du temps et de l’espace de l’Occident.
Même les récits à composante majoritairement factuelle tournent autour du moi voyageur et
narrateur. Il faut avouer que les réflexions de Faure sont en majorité des considérations
intimes ou personnelles. Et Henri Michaux, dans Un Barbare en Asie (1933), même s’il
compare les cultures des pays dans lesquels il voyage (Inde, Chine, Japon, Indochine, Corée)
est surtout concerné par sa vision du monde.1016 L’Asie de Michaux est un univers où il ne

1011
CLIFFORD, James, Malaise dans la Culture : L’Ethnographie, la littérature et l’art au XXe siècle, trad.
SICHERE, Marie-Anne, Paris, Ecole Nationale des Beaux-Arts, 1996, p. 98.
1012
Ibid., p. 102-103.
1013
Ibid., p. 97.
1014
LARRAT, Jean-Claude, art. cit., p. 1328.
1015
MOURA, Jean-Marc, L’Europe littéraire et l’ailleurs, op. cit., p. 22.
1016
MICHAUX, Henri, Un Barbare en Asie (1933), Paris, Gallimard, 1986.
Henri Michaux (1899-1984) né à Namur en Belgique, naturalisé français en 1955, est poète, peintre et
voyageur. Il commence des études de médecine, puis s’engage dans la marine : il est matelot de 1920 à 1921.
Il publie régulièrement dans un journal parisien, Le Disque vert, de 1923 à 1925 et fraye dès 1926 avec la
N.R.F..
Pour une biographie, « une fiction possible » sur la vie de Michaux, un auteur peut-ête moins à l’écart de tout
que ce qu’il est convenu d’en penser, un auteur qui, etc. voir : MARTIN, Jean-Pierre, Henri Michaux, Paris,
Gallimard, 2004.
Bibliographie succincte de ses voyages : Ecuador. Journal de voyage, Paris, Gallimard, 1929 ; Un Barbare
en Asie, op. cit. ; Voyages en grande Garabagne, Paris, Gallimard, 1936 (récit de voyage dans un lieu fictif).
328 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

rencontre personne et l’Indochine est inintéressante, seul le zoo de Saïgon est digne
d’écriture.1017 D’ailleurs il est frappant de voir que son analyse de la Chine est assez parallèle
à celle que fera Barthes du Japon. Leur recherche et projection de nouvelles formes d’art qui
permettraient de bouleverser les structures et automatismes de la culture européenne est tout à
fait comparable, mais ils trouvent une autre cristallisation.1018 Michaux en Chine, comme
Barthes au Japon, recherche un univers ou le signe signifierait en lui-même. Le monde
rencontré éveille donc bien souvent un univers philosophique de réflexions intérieures qui
évitent l’observation et la description trop précises du référent. Je reviendrai à la zone de
contat culturel comme un « Empire des signes » au chapitre XX.
Cependant, et même si la littérature de voyage se tourne vers l’intériorité, l’auto-
ethnologie ‘moderniste’ n’est pas l’unique rôle que lui réservent ses contemporains et il serait
inexact d’affirmer que le voyageur se voit interdire de toucher au référent, de parler du monde
qu’il rencontre. Comme le souligne Cogez, « le récit de voyage ne peut pas ne pas mettre en
scène un regard, plus ou moins élaboré, sur les hommes considérés comme individus et
comme membres d’une société ».1019 D’ailleurs, le voyageur invité par le discours à venir
dans la colonie y a un rôle à remplir. Il ne peut pas se contenter d’écrire « égoïstement pour
[lui]-mêm[e], mais pour l’instruction et le profit des autres ».1020 Au contraire, il doit écrire
sur le monde, non pas en ignorant à l’imaginaire débordant, mais en « averti » car en se
renseignant sur le pays avant de s’y rendre, il pourra devenir un peu « savant ».1021
Apparemment, les deux extrêmes épistémologiques : celui de la ‘connaissance’ et de
‘l’ignorance’ lui sont refusés, tout comme lui sont refusées à la fois la pure autobiographie et
la pure ethnographie. En lisant Viollis, on se rend compte de la difficulté de cette position.
Pour faire un bon récit de voyage, il y a plusieurs méthodes, reconnaît-elle, mais :

Pour ma part je commence par étudier l’histoire, la religion, les mœurs du pays où je suis
envoyée […]. Mais aussi tôt sur place, je m’efforce de tout oublier, je passe un coup d’éponge
sur mon esprit comme sur une ardoise. Désormais réduite à l’état de plaque sensible, je perds

1017
MICHAUX, Henri, Un Barbare en Asie, op. cit., p. 141.
1018
BARTHES, Roland, , L’Empire des signes (1970), Œuvres complètes. Livres, textes, entretiens. 1968-1971 , t.
III, Paris, Seuil, 2002, p. 348-437.
1019
COGEZ, Gérard, op. cit., p. 21.
1020
LEBEL, Roland, op. cit., p. 163.
1021
Ibid, p. 84 et 135.
Chapitre XII : Vers le reportage colonial 329

pour ainsi dire mon existence personnelle et jusqu’au souvenir conscient de ce que j’ai pu
apprendre.1022

2. - Enquête et opinion coloniale


La place où peut avoir lieu la prise de parole intermédiaire entre la connaissance et la page
blanche est celle de l’enquêteur : « il y faut quelqu’étude ; le voyageur qui prétend se faire lire
est aujourd’hui un enquêteur spécialisé ».1023 C’est en se renseignant avant de partir que le
voyageur dépasse la littérature de l’étrange et sa thématique « congaï – opium - pirate ». En
fin de compte, son voyage n’est que la suite logique de son « enquête [qui] se poursuit sur
place ».1024 Ceci rejoint l’analyse de Maury qui voit lui aussi dans « l’enquête » – il cite
spécifiquement le besoin d’avoir un programme d’interviews soigneusement préparé –, une
nouvelle forme d’écriture du monde que doit viser la littérature de voyage si elle ne veut pas
être superflue.1025
Selon Lebel et Maury, les littératures du voyage ont l’obligation d’écrire le référent. Il
leur faut porter une attention particulière au monde extérieur et donc aussi à la situation
coloniale. L’enquête que doit réaliser le ‘vrai’ voyageur va former l’opinion coloniale. Là
réside le rôle imparti aux écrivains voyageurs de l’entre-deux-guerres, un rôle de propagande
– dans le sens premier du mot – de l’entreprise coloniale. Dans l’enquête commencée en
métropole et poursuivie sur place, ce ne sont pas les détails qui comptent ; « ce qui importe,
c’est l’idée qui rassemble les détails extérieurs […] et ces textes ne peuvent pas être
indifférents puisqu’ils contribuent fortement à créer chez nous [Français de métropole]
l’opinion coloniale ».1026 Pour créer cette opinion, la personnalité de l’auteur joue un rôle
prépondérant. L’idéal est que l’écrivain-voyageur soit un auteur connu ou en tout cas, qu’il ait
une forte personnalité. Comme le dit Maury : « l’impersonnalité est la cause la plus grave de
la médiocrité ordinaire des récits de voyages ».1027 Parmi ceux qui, grâce à leur nom ont créé
une opinion coloniale, Lebel cite Dorgelès en Indochine.

1022
VIOLLIS, Andrée, « Les femmes et le reportage » Marianne, 01-11-1933, citée par : RENOULT, Anne, op. cit.,
p. 113-114.
1023
LEBEL, Roland, op. cit., p. 163.
1024
Ibid., p. 161.
1025
MAURY, Lucien, op. cit., p. 348.
1026
LEBEL, Roland, op. cit., p. 84.
1027
MAURY, Lucien, op. cit., p. 349.
330 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

Roland Dorgelès est en effet un écrivain de référence pour les voyageurs de mon
corpus et je considère son Sur la Route mandarine (1925) comme un texte charnière de
l’écriture du voyage en Indochine. Il est pourtant mésestimé, peu analysé, même par les
spécialistes de la Littérature de la péninsule indochinoise.1028 Je reviendrai plus tard à la
portée de ce texte pour les autres voyageurs, mais il est important de constater, dès à présent,
que Lebel le considère comme l’exemple d’un voyageur de la colonie qui fait une littérature
réaliste qui, grâce à une enquête scrupuleuse soumet au lecteur une opinion sur la colonie.
Lebel ne spécifie pas quelle serait, selon lui, l’opinion coloniale de Sur la Route mandarine,
mais on sait qu’il prônait une écriture à l’encontre de l’exotisme fantaisiste à la Loti et le titre
de Dorgelès est déjà révélateur de cette attitude. Le narrateur, qui était parti avec l’intention
de suivre cette fameuse et très exotique ‘route mandarine’, va découvrir qu’elle a
(partiellement) disparu sous l’asphalte et le nom très pragmatique de ‘RC1’, c’est-à-dire :
Route Coloniale n01. Le narrateur en profite pour reprendre la forme du dialogue avec son
lecteur :

– Eh bien, et la Route Mandarine ? [demande le lecteur]


La Route Mandarine ? … Baste ! Je n’y pensais plus, je l’avais oubliée. Ce n’était plus pour
moi qu’une expression topographique, quelque chose de banal, un trait noir tiré sur la carte
tout le long de la côte. La Route Coloniale N0 1, quoi…1029

Chaque chapitre de Sur la Route mandarine enregistre l’anti-exotisme du monde. C’est à la


fois un constat de victoire de l’entreprise coloniale, mais aussi un constat de la perte poétique
du monde moderne. Son texte reconnaît la marque que la France applique à l’Asie, mais cette
marque n’est pas nécessairement positive. C’est avec beaucoup d’auto-ironie que le voyageur-
narrateur dévoile son désenchantement : même la colonie asiatique est devenue, sous
l’impulsion de la France, un lieu moderne. Cependant, cet univers moderne peut donner lieu à
d’autres types de rencontres esthétiques.
Petit à petit, il se rend compte qu’il y a toujours un certain exotisme, mais différent,
moderne et Asiatique parce que l’Asie transforme la modernité importée de France. Il ne va

1028
HUE, Bernard, COPIN, Henri, PHAM DAN BINH, LAUDE, Patrick et MEADOWS, Patrick, op. cit.
Je rejoins ici Pierre-Richard Feray dans sa préface à cet ouvrage, par ailleurs excellent – une référence sur la
littérature française de l’Indochine –, qui reproche aux auteurs d’avoir accordé si peu d’attention à l’œuvre de
Dorgelès.
FERAY, Pierre-Richard, « Préface », dans : Ibid., p. 5-33.
Voir aussi : FERAY, Pierre-Richard, « Indochine : Un Grand mythe de l’universalité française », Paris,
Académie des Sciences d’Outre-mer, 2005, www.feray.org/pdf/IndoChineMythe.pdf, 26-03-2006.
1029
DORGELES, Roland, Sur la Route mandarine, op. cit., p. 18.
Chapitre XII : Vers le reportage colonial 331

pas aussi loin que le futurisme de Marinetti et que le goût de la vitesse de Morand, mais il
reconnaît quand même du charme aux trains qui traversent la jungle, à l’électricité et aux
ponts qui sont asiatisés par leurs utilisateurs. Les deux routes, la mandarine et la RC1, se
croisent et se superposent métonymiquement dans le paysage sans que l’une élime
absolument l’autre : c’est la dialectique entre les deux qui crée l’esthétique. La position du
voyageur et celle du narrateur se font écho ; tous deux doivent trouver un nouveau plaisir
esthétique dans un monde asiatique et moderne, tenir compte de l’ancien et du neuf. La
dimension auto-référentielle – très moderniste – se manifeste dès le titre, comme chez
Malraux.
Toujours est-il que pour les Lebel et Maury, le rôle du voyageur des colonies est bien
déterminé : il lui faut faire la propagande – dans les deux sens du terme – et l’opinion
coloniale. On voit en quoi cela correspond aux desiderata politiques de création d’une identité
impériale. Le rôle de l’écrivain de voyage est donc spécifiquement idéologique. Foncièrement
complice de la colonisation, cette entreprise qui lui permet de voyager et lui fournit les
informations nécessaires pour mener à bien son ‘enquête’, le reporter de la colonie représente
néanmoins un risque pour le pouvoir. En principe, puisqu’il doit venir prendre la mesure de la
colonie, il peut ne pas répondre aux attentes de ses hôtes et son ‘enquête’ arriver à d’autres
conclusions que celles désirables. Lebel remarque que les frères Tharaud dans leur voyage au
Maroc (Le Maroc, 1923) ont influencé positivement l’opinion publique et fait une propagande
« utile ». En revanche André Gide, dans Voyage au Congo (1927) fait du « tort » à la colonie
et une propagande « néfaste ».1030 Lebel ne dit rien de l’idéologie de Sur la Route mandarine,
ni de Cochinchine (1926) de Léon Werth, un texte qu’il range également dans la même
catégorie : celle des publications des voyageurs enquêteurs. Ces auteurs assument le rôle
désormais imparti aux écrivains du voyage : ils mènent une enquête, suivent une idée, traitent
de la colonie de manière réaliste.

3. - Innovations formelles
Cette écriture plus rhétorique du voyage, construite autour d’un argument, implique assez
directement des variations formelles. En effet, pour prouver une thèse, toute forme
argumentative peut être, en principe, convaincante, que ce soit une photo, une discussion, une

1030
LEBEL, Roland, op. cit., p. 84, note.
332 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

démonstration, une description, une citation, un extrait de journal, une interview, une chanson
ou un poème. C’est ce que note également Pierre Halen : puisque l’idée que l’on se fait et que
l’on veut communiquer sur la colonie est la plus importante, la forme est secondaire.1031 Ce
qui explique l’énorme variation et l’impulsion novatrice notée par Charles Forsdick dans la
littérature de voyage française à l’entre-deux-guerres.1032 Comme le dit David Spurr, qui
analyse Gide, Conrad, etc., les écrivains deviennent à la fois journalistes, romanciers,
pamphlétaires et – quoique plus problématiquement comme je l’ai montré – ethnographes.1033
A ce niveau, il est intéressant de noter que l’écrivain tente de répondre par le texte à la
concurrence de la photographie et du cinéma et ne se laisse pas séduire à ajouter les photos
prises pendant le voyage. Comme le dit Georges Le Fèvre dans Monsieur Paquebot, les
touristes tentent de prendre des clichés sur le vif (par exemple : au moment où, à l’escale de
Djibouti de jeunes africains plongent dans l’eau pour attraper les piécettes lancées par des
voyageurs prêts à les prendre en photo).1034 Le voyageur, ce Monsieur Paquebot qui prend
assidûment des notes, révèle au lecteur qu’il fait la même chose, mais par l’écriture. Il s’agit
pour le narrateur, non plus de présenter l’image idéale, mais une réalité instantanée qui
témoigne de l’expérience et fait la double preuve que le monde a été vu tel et que l’on y était.
Ici une distinction est à faire, à mon avis, entre touriste et reporter : les reporters ne se
représentent pas en photos dans leurs enquêtes. Ce qui ne veut pas dire que l’absence de
photos soit le critère du reportage, puisque l’éditeur peut aussi refuser des photos coûteuses à
reproduire.
Mais il me semble que la photo, et surtout l’autoportrait sur les hauts lieux du
tourisme, est plutôt la marque d’une attitude touristique, ce que l’écrivain qui se respecte doit
à tout prix éviter. Dans cette preuve du voyage touristique, le moins subtil mais le plus
efficace, est sans doute Henry Duval dans son Six mois chez les jaunes (1935).1035 Ce touriste
a pris la peine de faire coller à la main, sur chaque exemplaire de son livre, à la page de sa
préface, une photo de lui posant dans un pousse-pousse que tire un Indochinois, pour prouver
à ses amis-lecteurs qu’il y était, que son voyage est authentique (Figure 15.4).1036 Il n’est pas

1031
HALEN, Pierre, art. cit.
1032
FORSDICK, Charles, Travel in Twentieth-Century French and Francophone Cultures, op. cit., p. 82.
1033
SPURR, David, op. cit., p. 2-4.
1034
LE FEVRE, Georges, Monsieur Paquebot, op. cit.
1035
DUVAL, Henry, Six Mois chez les Jaunes. Voyages, Paris, Coll. Le Roman Vivant, 1935.
Henry Duval publiera encore un récit de voyage, Mirages du Pacifique Sud. Notes de voyage, en 1937, mais
je n’ai pu trouver d’autres informations sur ce voyageur.
1036
Ibid., p. 5.
Chapitre XII : Vers le reportage colonial 333

le seul, le Général Henry Jacomy dans ses trois volumes de récits de voyage sous forme de
recueil de poésies en prose, colle lui aussi, en face de chaque escale une photo du lieu qui a
inspiré le texte, mais sur laquelle il ne figure pas.1037 D’ailleurs pour Dorgelès dans Entre le
ciel et l’eau (1923) rien de plus abominable que ces touristes photographes qui ne regardent
jamais rien et vous accostent sur le pont pour vous montrer leurs photos d’autres voyages.

Nous avons à bord un de ces passionnés qui me met les nerfs en boule. […] Ce qui achève de
tout gâcher, c’est que, pour « donner du relief », il fait toujours poser […] au premier plan […]
son épouse, une maîtresse femme aux appas débordants. Que ce soit au Borobudur ou aux
tombeaux impériaux, sur l’Acropole ou dans les jardins de Péradénya, on la reconnaît bouffie
et souriante […]. Alors on a l’impression que la terre est toute petite, qu’il n’est pas un coin du
monde où cette grosse dame n’ait mis les pieds, et j’en suis à ce point obsédé que lorsqu’un
autre passager me montre ses photos, je regarde malgré moi si elle ne s’y trouve pas.1038

Il en va de même dans le récit de voyage au Tonkin et au Yunnan de la coloniale Gabrielle


Vassal. Elle joint ses photos, entre-autres une photo d’elle en costume de mandarin (Figure
22.1), mais c’est surtout son mari que l’on reconnaît immanquablement dans la foule et le
paysage asiatiques, à son imparable casque colonial.1039 Les écrivains voyageurs grands
reporters prennent des ‘instantanés’ par le texte – il y a parfois des illustrations d’un artiste
que l’on prend soin de nommer – mais aucun ne joint de photo auto-portrait prise en route.
Lorsqu’ils publient dans les revues de voyage des extraits de leurs récits de voyages, le
journal ajoute parfois des photos, mais généralement pas celle du voyageur sur place.
Apparemment les photos sont affaire de touristes et c’est peut-être la raison pour laquelle les
grands voyageurs qui ont aussi pris des photos, Simenon et Morand par exemple, n’ont pas
inséré leurs instantanés à leurs récits de voyage. Mais les photos sont également affaire
d’ethnographes. Leiris et le Dorgelès de Chez les Beautés aux dents limées, insèrent des

1037
JACOMY, Henry, Escales. Essais de poèmes en prose, vol. I, II et III, Perpignan, Imprimerie de
l’Indépendant, 1930.
Henry Jacomy (1888-1975) est général et homme de lettres. Ces Escales sont des collages de photos et
poèmes en proses, mais il n’est pas sûr que ce soit le résultat d’un seul et même voyage.
1038
DORGELES, Roland, Entre le ciel et l’eau (1923), op. cit., p. 329-330.
1039
VASSAL, Gabrielle, Mon Séjour au Tonkin et au Yunnan, op. cit.
Gabrielle Vassal, est une femme de colonial français, c’est une Anglaise (née Gabrielle-Maud Candler) ayant
épousé un médecin militaire français. Elle accompagne son époux dans ses déplacement, d’abord en Annam :
Mes trois ans d’Annam (1912) (d’abord publié en anglais en 1910 : In and off duty in Annam), puis au
Congo : Mon Séjour au Congo français, préf. Daladier ministre des Colonies (1925) ; Mon Séjour au Tonkin
et au Yunnan (1928), op. cit. Voyage d’abord d’agrément mais où elle se met en scène alors qu’elle participe
activement aux activités médicales de son mari, vaccinnant à côté de lui la population venue se soumettre aux
nouvelles prescriptions.
334 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

photos (mais pas d’auto-portraits) qui viennent faire la preuve scientifique de leur travail et
expérience d’ethnographes.
Mais revenons à ces variations formelles de la littérature de voyage de l’époque. Le
récit se présente typiquement comme un mélange-collage tenant aussi bien du pamphlet, de la
fiction que de l’autobiographie, etc. La majorité des pistes habituelles de lecture sont
brouillées, mais on peut cependant rapprocher ces récits de voyage du journalisme et en
particulier des grands reportages. D’une part ils sont publiés dans les journaux ; d’autre part la
majorité des auteurs ont une carrière de journaliste (soit comme fonction principale, soit
parallèlement à celle de romancier, etc.) Mon corpus est en effet composé de bien de textes
pré-publiés dans les journaux sous forme de feuilleton. A ce niveau, ils se rapprochent de la
forme fictionnelle car la majorité des romans étaient eux-aussi pré-publiés en plusieurs
livraisons dans les mêmes journaux. Y a-t-il une différence essentielle pour le lecteur de
l’époque entre le roman La Voie royale publié en feuilleton dans le journal La Revue de Paris,
par un écrivain dont il connaît le scandale du voyage indochinois, et les divers voyages
publiés sous forme de feuilleton et dans la même revue par le grand écrivain voyageur et
romancier Paul Morand ?1040 D’ailleurs Morand prépubliera aussi son roman de voyage

1040
MORAND, Paul, « U.S.A. Bâton-rouge », « U.S.A. Charleston », « U.S.A. New York », La Revue de Paris de
novembre 1927 au début de 1928 ;
Ibid., « Pays Mossis. Côtes d’Ivoire. I » et « Pays Mossis. Côte d’Ivoire. II », La Revue de Paris, juin 1928.
Paul Morand (1888-1976), diplomate (entre autres au Siam), écrivain, journaliste, voyageur et académicien
(1968). Mais son élection à l’académie est un feuilleton en plusieurs épisodes (candidature en 1936, 1958 et
1968). Le refus (suspension de la cession par les Gaullistes en 1958 parce qu’ils n’acceptaient pas que
Morand, qui avait adhéré aux idées de Pétain, soit élu ; le Général lui-même refusa longtemps que Morand se
représente). Pierre Benoit outré décida en 1958 de ne plus jamais se rendre à l’Académie qui se révélait plus
politique que littéraire ou culturelle.
Dans son analyse de l’oeuvre de Morand, Bruno Thibault annonce sans ambages que Morand est un
moderniste, il parle même de sa contribution à « l’ídéologie moderniste ». THIBAULT, Bruno, L’Allure de
Morand. Du modernisme au pétainisme, Burmingham (Alabama), Summa Publications, 1992, p. 1.
Sans définir ce qu’il entend par ‘idéologie moderniste’ – ni d’ailleurs par modernisme – on comprend qu’il
réfère au fait que Morand a cherché à intégrer la révolution technologique, la vitesse surtout, à l’art.
Par ses fonctions Morand appartient à l’establishment cependant, son style son ironie et son cynisme l’en
écartent quelque peu. Il aime a montrer au lecteur le jeu de l’illusion littéraire.
L’oeuvre de Morand s’étend sur plus de 50 ans et sur environ quatre-vingt titres qu’on ne peut pas tous citer.
Il attire l’attention du public par ses nouvelles Tendres stocks (1921, préface de Macel Proust, NRF). Sa
relation avec Proust est tout à fait intéressante. En 1916, Morand avait envoyé à l’écrivain de la Recherche,
un exemplaire de Les Plaisirs et les jours, dédicadé de sa main. Proust montre son humour dans la lettre qu’il
envoie au farceur : « Je traduis cela ainsi : Voici le livre que j’(moi Paul Morand) aurais écrit si je n’avais pas
eu mon temps beaucoup plus utilement, plus élégamment et plus noblement occupé. Mais j’ai laissé ce
malade se mettre de l’encre aux doigts… et transcrire ce que je pense sur beaucoup de choses… Je retrouve
mes idées là-dedans, je reconnais le volume pour mien, et pour témoigner de ma parfaite satisfaction du
scribe, je lui ferai don d’un exemplaire », PROUST, Marcel, cité par : THIBAULT, Bruno, op. cit., p. 3.
Mais, contrairement à Proust, Morand refuse de s’enfermer dans un projet esthétique qui rejette le présent. Le
style de Morand est aussi rapide que celui de Proust est lent. Cette rapidité se retrouve dans ses récits de
voyage où il ne s’attarde généralement guère. Avec lui ce n’est plus le tour du monde en quatre-vint jours,
mais en 55 courts chapitres. MORAND, Paul, Rien que la Terre. Voyage, Paris, Grasset, 1926. Il a aussi
énormément publié sur ses voyages aux Etats-Unis. Ses thèmes de prédilection : le voyage, la rapidité, la
Chapitre XII : Vers le reportage colonial 335

Bouddha vivant (1927) dans la même revue, en 5 épisodes en 1927. C’est cette imprécision
entre récit factuel ou fictionnel que Myriam Boucharenc met en évidence dans son essai
intitulé L’Ecrivain reporter au cœur des années trente (2004), qui analyse plus
spécifiquement la montée du grand journalisme de l’époque.1041 Elle insiste sur l’énorme
variation dans les sous-titres des feuilletons qui paraissent dans les journaux. Eux qui
devraient en principe indiquer de quelle manière interpréter les textes ne font qu’ajouter à la
confusion. Les grands reportages sont souvent sous-titrés : ‘romans de mœurs’, alors que les
romans se vantent d’être des ‘récits vécus’.1042 Dans les cas de Morand et Malraux, le nom de
l’auteur est évidemment significatif car les lecteurs savaient qu’ils avaient voyagé. En réalité,
c’était aussi le cas d’autres grands voyageurs et reporters dont nous avons oublié les noms,
mais qui étaient très populaires à cette époque où le reportage est à la mode.
Un changement significatif dans l’attitude face au journalisme se lit dans la signature.
Avant la Guerre, le nom du journaliste restait souvent absent du journal alors que l’on ne
manquait pas de mentionner le nom des romanciers ou poètes que l’on publiait dans le même
numéro. Pendant la Première Guerre, les journalistes – ceux qui envoient leurs papiers du
front, depuis le nord de la France ou depuis d’autres pays en guerre – acquièrent un plus grand
lectorat et se construisent une renommée. A l’entre-deux-guerres, le nom du journaliste
apparaît fièrement et les Albert Londres, Louis Roubaud, Edouard Helsey, Joseph Kessel ou
même Andrée Viollis et Titaÿna etc. acquièrent avec la notoriété, de l’autorité et de la
légitimité. Les grands journaux se les arrachent – ce qui explique qu’ils changent
d’employeurs assez souvent au cours de leur carrière. Vu que cette époque est aussi celle à
laquelle la radio commence à faire concurrence à la presse écrite, il y a une énorme
compétition entre les grands quotidiens pour obtenir la collaboration de reporters aux noms
vendeurs.1043

crise de l’Occident (prise entre l’Extrême-Occident et l’Extrême-Orient et qui posent la question de Sarraut :
« Ceci tuera-t-il cela ? Ou le sauvera-t-il au contraire ? », l’émancipation des femmes, le métissage, le
cosmopolitanisme. En 1932, selon Thibault, Morand troque son costume de cosmopolitain voyageur, pour
celui censeur nationaliste. « Morand interrompt brusquement ses voyages, désavoue l’idéologie moderniste,
part en croisade contre la décadence des moeurs et prône un retour à la tradition », Thibault, Bruno, op. cit.,
p. 5-6.
Pour ses récits de voyage : Rien que la Terre (1926), op. cit.; Bouddha vivant (1927), op. cit. ; Paris-
Tombouctou (1928), op. cit. ; Hiver Caraïbe (1929), op. cit. ; Le Voyage (1927), Paul Morand. Voyages,
Raffalli, Bernard, (prés.), Paris, Robert Laffont, 2001, p. 823-892.
1041
BOUCHARENC, Myriam, L’Ecrivain reporter au cœur des années trente, Villeneuve-d’Ascq, Presse
Universitaire du Septentrion, 2004.
1042
Le Viet Nam (1930) de Roubaud est sous-titré : « Tragédie » et son Christiane de Saïgon (1932) qui est un
roman est sous-titré « Récit ». ROUBAUD, Louis, Viet Nam, op. cit. et Christiane de Saïgon, op. cit.
1043
AMAURY, Francine, op. cit.
336 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

Cela ne signifie nullement que leurs textes soient mauvais, bâclés ou purement
factuels. Au contraire, c’est grâce au lyrisme de son article sur la cathédrale de Reims brûlant
sous les feux de l’attaque allemande qu’Albert Londres – qui était poète et avait publié un
recueil de poésie – s’est fait un nom comme correspondant de guerre.1044 Dans cet article
mémorable – le premier qu’il ait jamais signé – il contrarie les règles du journalisme sérieux
en se mettant personnellement en scène dans son texte (cherche un abri, contourne la
cathédrale etc) ; il se transforme alors en témoin privilégié du drame.1045 Plus que le scoop,
qui n’en est pas vraiment un, c’est le style de Londres qui lui a donné ses lettres de noblesse
dans le journalisme. Edouard Helsey qui est lui-même journaliste, décrit sa réaction à la
lecture de cet article de Londres – qu’il ne connaissait pas encore :

Un témoignage, terriblement précis et simple, et presque nu – d’autant plus saisissant.


L’horreur, une juste et virile colère, je ne sais quel désarroi devant une si sauvage action, tous
les frémissements d’une sensibilité blessée, maîtresse d’elle-même, vibraient avec la plus
touchante pudeur, sous le voile transparent de cette prose limpide, exacte, dépouillée.1046

Il faut noter que ce texte se rapproche dans sa forme et la position du narrateur d’un récit de
voyage ; c’est le reportage de guerre d’un voyageur, un correspondant spécial envoyé de Paris
dans un territoire bombardé. Albert Londres est devenu, depuis ce fameux article, le modèle
de toute une génération d’écrivains-reporters. Bien écrits, les reportages de Londres sur la
guerre sont aussi, selon ses propres dires, des armes de guerre : les seules dont dispose ce
jeune réformé dans le conflit qui ensanglante l’Europe.1047 Ses mots mobilisent les
métropolitains par l’émotion qu’ils éveillent. Il trouve donc une place spécifique, celle du
reportage, à partir de laquelle il peut participer à l’action en créant l’opinion. Grâce à lui, la
profession obtient de la respectabilité et beaucoup d’auteurs s’y frottent, comme le dit avec un
mépris moqueur Pierre Mille dans L’Ecrivain.1048 D’ailleurs, depuis que Zola a signé
« J’accuse », le journalisme est un moyen respectable pour exprimer son opinion et c’est avec
cette tradition que renouent les écrivains-voyageurs et devenant reporters.

1044
LONDRES, Albert, « Ils bombardent Reims », Le Matin, 21 septembre 1914.
1045
ASSOULINE, Pierre, Albert Londres, op. cit., p. 65.
1046
HELSEY, Edouard, Histoire des grands chemins(1932), cité par : ibid., p. 66.
1047
Selon Assouline, Londres, de santé précaire, fut désigné ‘inapte au service’, il devient « reporter donc soldat
[…] dans ces circonstances, écrire c’est se battre ». Il est envoyé sur le front à Hazebrouck et explique dans
une lettre à ses parents : « surtout dites-vous que je suis comme les soldats, livré aux événements ».
LONDRES, Albert, cité par : ibid, p. 69.
1048
MILLE, Pierre, L’Ecrivain, Paris, Hachette, 1925.
Chapitre XII : Vers le reportage colonial 337

4. - La place du reporter dans le paysage littéraire


4.1. - Valeur littéraire de l’enquête

On pourrait dire, avec Cogez, que c’est à partir du Supplément de Diderot (1773-1774) que le
récit de voyage obtient ses lettres de noblesse.1049 Ce qui est à mon avis décisif chez Diderot,
c’est qu’il reconnaît les qualités littéraires potentielles du texte ‘brut’ de Bougainville.1050
Pourtant la reconnaissance ‘littéraire’ des grands reportages de voyage n’est pas toujours au
rendez-vous et le XXème siècle rechigne à considérer le grand journalisme – et toute écriture
factuelle – comme un genre littéraire, tout en reconnaissant malgré tout son importance pour
les innovations formelles.1051 La question de littérarité est délicate. L’enquête de voyage,
proche du journalisme, peut-elle être considérée comme de la littérature ? Je ne veux pas trop
entrer dans le détail de cette discussion, mais il me semble intéressant de noter que les
critiques de l’époque sont de plus en plus nombreux à voir dans les grands reportages une
esthétique spécifique digne de grande littérature. Pour Roland Lebel, il ne fait aucun doute
que l’enquête de voyage sur la colonie est une forme littéraire :

Du point de vue purement littéraire, il est à remarquer que la relation de voyage appelée grand
reportage (mais reportage désintéressé) est passée au rang des genres les plus nobles. Elle est
capable d’enrichir le vieux fond métropolitain, non pas tant d’images nouvelles que d’idées
nouvelles, non pas tant d’analyses sentimentales que de documents humains.1052

1049
COGEZ, Gérard, op. cit., p. 13.
1050
DIDEROT, Denis, op. cit., p. 33.
1051
Cet état des choses perdure, s’il faut en croire les écrivains de voyage, et pas des moindres, signataires du
« Manifeste pour une littérature voyageuse », c’est-à-dire : Alain Borer, Nicolas Bouvier, Michel Chaillou,
Jean-Luc Coatlem, Alain Dugrand, Jacques Lacarrière, Gilles Lapouge, Michel Le Bris, Jacques Meunier,
Georges Walter et Kenneth White.
COLLECTIF, Pour une littérature voyageuse, Paris, Ed. Complexe, 1992.
Pour eux il est inacceptable que le ‘genre’ littérature de voyage reste un genre subalterne et que l’on fasse des
beaux textes du voyage de la ‘littérature à part entière’ tout en considèrant que tous les textes mineurs seuls
font partie de la littérature de voyage. Pour eux la critique français refuse ses lettres de noblesse à la
littérature de voyage. Il sera clair que j’adhère à leur proposition, même si je ne suis pas sans critique face à
leur démarche – entre autres parce que dans leur corpus il n’y a pas de femmes voyageuses et qu’ils semblent
vouloir établir une identité ‘française’ de l’écriture de voyage. Cependant je partage leur irritation : il n’y a
aucune raison pour que, lorsque André Gide écrit son voyage au Congo, on décide que ce soit de la
littérature, mais que face au Voyage autour du monde de Titaÿna, on parle de récit de voyage. Je suis d’avis
que les deux textes doivent être considérés ensemble, en tant que ‘littérature de voyage’. Si l’on veut
souligner que Gide est meilleur écrivain que Titaÿna il faut simplement dire que le texte de l’un est de la
bonne littérature de voyage et que celui de l’autre est de la moins bonne littérature de voyage.
1052
LEBEL, Roland, op. cit., p. 84.
338 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

Cependant, le sujet reste délicat et les critiques s’en tiennent souvent à accorder leur
reconnaissance au cas par cas. Malraux, analyse lui-même, dans sa préface au Indochine
S.O.S. (1935) de Viollis, la position malaisée du ‘genre’ du reportage qui flirte avec le roman
moderne et tente de régler ses comptes au roman traditionnel :

Je pense qu’il est bien peu de romanciers de notre temps qui n’aient rôdé autour des reportages
réunis en volumes et qui n’aient senti qu’il se préparait là une forme nouvelle de roman, et qui
n’aient assez vite abandonné leur espoir. Le reportage continue pourtant une des lignes les plus
fortes du roman français, de Balzac à Zola : l’intrusion d’un personnage dans un monde qu’il
nous découvre en le découvrant lui-même. Déjà, en Russie, en Amérique, la fiction devient de
moins en moins puissante. […] la volonté de vérité retrouve sa force depuis qu’on voit
comment l’artiste peut employer le monde réel, depuis qu’à l’art qui reposait sur la métaphore
se substitue l’art qui repose sur l’ellipse. […] Si l’objet de l’art […] peut être le rapprochement
elliptique, non de deux mots, mais de deux faits, cinéastes et reporters retrouvent leur force et
c’est la même. […] il y a ici un grand roman à l’état brut […].1053

Si l’on abandonne l’espoir de tirer un roman des reportages, c’est parce que justement, ce que
l’on cherche c’est autre chose que le roman. Ce n’est plus la forme romanesque la source du
renouvellement artistique, ce sont le reportage et le cinéma qui, par la figure de l’ellipse (une
des figures de prédilection du modernisme et de Malraux) créent une nouvelle forme de
littérature qui serait l’art du ‘roman à l’état brut’.
Même pour Pierre Mille, qui est très cynique et n’accorde guère de dignité au
journaliste par rapport au romancier – il est les deux –, le journalisme est devenu un genre
littéraire incontournable, mais qui, hélas, tue la fiction. Il doit reconnaître en revanche qu’il
est un art en soi, et que c’est la seule manière à l’heure actuelle d’avoir du succès. Il dit même
que, dans certains cas, il est injuste que le journaliste soit moins bien considéré « parce qu’une
chronique, une simple chronique, peut manifester beaucoup plus d’originalité, d’invention, de
talent, que tout un roman ; parce qu’un journaliste peut avoir, sur l’esprit de son temps, une
action plus forte, et j’ose dire plus durable qu’un romancier ».1054 D’ailleurs, tous les grands
romanciers « font du journalisme », c’est pourquoi les hiérarchies traditionnelles « ont des
fissures ».1055 Mais, d’un autre côté, il juge que le sujet traité est forcément éphémère et que
l’article est esclave, soumis à la couleur politique du journal, à l’adhésion des lecteurs et

1053
MALRAUX, André, « Préface », dans : VIOLLIS, Andrée, Indochine S.O.S., op. cit., p.VII-VIII.
1054
MILLE, Pierre, L’Ecrivain, op. cit., p. 45.
1055
ibid., p. 47.
Chapitre XII : Vers le reportage colonial 339

obligé de tenir compte « d’une opinion moyenne, d’une mentalité moyenne, [et de] respecter
de plus les femmes et les enfants sous les yeux desquels il peut tomber [sic] ».1056
Leon Werth estime qu’il fait, dans son Cochinchine (1926) une véritable enquête, donc
de la littérature, mais il refuse de faire la même analyse du Dieux blancs, hommes jaunes
(1930) de Luc Durtain parce qu’il n’est pas d’accord avec les ‘résultats’ de l’enquête.1057 Pour
lui, Durtain n’est pas assez radicalement critique du colonialisme, ce qui disqualifie son texte
en tant qu’œuvre littéraire. La violente attaque qu’il fait de Dieux blancs, hommes jaunes
surprend d’autant plus que les deux hommes partageaient des amis et pas mal d’idées, même
si Durtain est moins radical que Werth. Pour Werth apparemment la littérarité du reportage
dépend du point de vue idéologique.1058 On sait que Werth est un original, pourtant il n’est
pas le seul à trouver que la littérature doit avoir un pied dans l’idéologie. Le grand critique
littéraire du journal Les Nouvelles littéraires, Frederic Lefèvre analyse avec ses invités de
consort Louis Roubaud et Luc Durtain, une nouvelle forme littéraire dont Viet Nam et Dieux
blancs, hommes jaunes sont des exemples réussis. Tous trois se mettent d’accord pour
reconnaître en Sur la Route mandarine le modèle de cette nouvelle forme littéraire justement
à cause de l’opinion qui s’en dégage.1059 Il s’agit à leur avis de faire une littérature qui soit
témoin du monde et pas seulement de la subjectivité du moi, donc sûrement pas
exclusivement une auto-ethnographie ; mais en même temps, le voyageur doit garder une
distance critique. Ils se rapprochent de critères que l’on retrouve dans les reportages d’Albert
Londres, sans pourtant le citer alors que son Terre d’ébène (1929) date seulement d’un an.1060
Durtain et Roubaud veulent aussi s’impliquer par leurs textes, changer la situation avec les
seules armes dont ils disposent, leurs mots. Apparemment, pour eux, comme pour Werth,
c’est aussi à son impact dans le monde que se mesure la qualité du reportage littéraire. Il en va
de même pour Viollis qui, si elle n’est pas toujours habile à garder ses distances, sait aussi

1056
Ibid., p. 46.
1057
HEURE, Gilles, op. cit., p. 188-191.
1058
Dans Europe en août 1925, il loue le récit de voyage de Lucie Cousturier en Afrique : « Ce qui compte, ce
n’est point l’objet d’une découverte, c’en est l’esprit », tandis que Durtain, dit-il en juin 1930, ne fait que du
reportage « commandité par l’esprit des journaux et des revues », ibid, p. 190 et 191. Une opinion qui est
absolument injuste, à mon avis.
1059
LEFEVRE, Frédéric, « Les problèmes de l’Indochine. Une heure avec… Luc Durtain et Louis Roubaud », Les
nouvelles littéraires, n0 416, 04 octobre 1930.
1060
LONDRES, Albert, op. cit.
340 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

que la qualité de son écriture est au rendez-vous quand « elle ne plaide pas, [quand] elle ne se
laisse pas entraîner par ses sympathies ».1061

4.2. - Ecriture littéraire du factuel

Paradoxalement, la difficile reconnaissance littéraire tient aussi au fait que traditionnellement,


une écriture factuelle et qui vise le pus grand public possible – les objectifs du journalisme –
ne riment pas avec art. Or, comme le public sait que les auteurs ont voyagé – ce qui est bien
souvent précisé par le journal – même s’ils ont publié des romans, le lecteur est tenté de les
lire comme des récits factuels, alors que au contraire, les récits de voyage sont fortement
fictionnalisés. Le Nous à qui rien n’appartient (1931) de Guy de Pourtalès commence sous
forme de récit de voyage autobiographique.1062 Mais, après Ceylan, un des personnages
rencontrés sur le bateau mobilise toute la narration et se développe en véritable héros
d’aventure, un peu comme le personnage que Dorgelès voulait développer dans Entre le ciel
et l’eau et qui fait dire au narrateur : « Vous voyez que la vie est un roman… », et comme le
Perken de Malraux.1063 La narration du voyage de Pourtalès se termine sous la forme du
roman. Ces caractéristiques esthétiques du voyage-enquête se retrouvent aussi dans la
littérature de voyage anglophone analysée par Helen Carr. Les écrivains modernistes, objets
de son analyse, considèrent également que la littérature de voyage devient une forme
alternative de la fiction. En outre, elle est moins éducative et, malgré sa forte dimension
autobiographique, elle pose les mêmes questions que la fiction. Pour Helen Carr, il n’y a pas
de véritable distinction à faire, dans les récits de voyage des modernistes, entre fiction et non-
fiction.1064
Et puis, il est aussi important de souligner que le récit de voyage n’est jamais
purement factuel. Le plus pur ‘récit de voyage’ est lui aussi truffé de jeux avec l’imagination.
C’est bien ce que prouve, avec une pléthore d’arguments, le livre, au titre révélateur, de
l’anthropologue Jean-Didier Urbain.1065 Ces Secrets de voyage montrent combien chaque récit

1061
LEVY, Sylvain, « Préface », dans : VIOLLIS, Andrée, L’Inde contre les Anglais, cité par : RENOULT, Anne, op.
cit., p. 119.
C’est aussi ce que lui recommande Edouard Helsey, son collègue, de ne pas oublier son « modeste rôle de
reporter ». HELSEY, Edouard, cité par : ibid., p. 83.
1062
POURTALES, Guy de, op. cit.
1063
DORGELES, Roland, Entre le ciel et l’eau, op. cit., loc. cit.
1064
CARR, Helen, op. cit., p. 74.
1065
URBAIN, Jean-Didier, Secrets de voyage, op. cit.
Chapitre XII : Vers le reportage colonial 341

de voyage peut être analysé à partir de ses mensonges, impostures, secrets, exagérations, non-
dits etc. Pour Odile Gannier dans son étude de La Littérature de voyage, il est clair que le
genre joue avec le vrai et le faux. La littérature de voyage est une « Littérature particulière
dont la fiabilité est d’emblée sujette à caution. […] Le jeu du vrai et du faux est capital pour
l’élaboration du genre ».1066 On peut dire qu’aucun des textes traités ne refuse absolument la
tentation de la fiction. Chez Dorgelès, on a déjà vu que le narrateur aime à dévoiler les ficelles
de son texte et avoue qu’il s’est laissé aller, le temps de quelques paragraphes, à pasticher
Loti. Chez Malraux aussi, de l’opinion de tous les grands spécialistes de son œuvre, la
première partie de La Voie royale (1930) suit de près l’autobiographie de Malraux dans sa
quête de temples khmers, alors que la seconde partie est incontestablement guidé par
l’imaginaire. En cela, la structure du roman de Malraux est proche de Nous à qui rien
n’appartient de Pourtalès.
Pour ce qui est de la qualité des textes, il faut aussi signaler que la majorité de ces
reporters ne sont pas des débutants dans l’art de manier la plume. Comme Londres, beaucoup
de ses confrères sont poètes (Michaux, Tardieu, Durtain, Pourtalès, Werth, Dorsenne),
romanciers (Viollis, Roubaud, Werth, Dorgelès, Malraux, Morand, Royer, Titaÿna, Dorsenne,
Werth) ou des auteurs dramatiques (Jouglet, Titaÿna, de Tessan), avant de se frotter au
reportage de voyage. Leur renommée d’intellectuels leur permet de faire le poids dans le
journalisme et l’écriture du voyage ; elle ouvre également certaines portes de la colonie :
Dorgelès est invité officieusement à donner des conférences parce que son Croix de bois
(1919) a plu et les romans de Malraux aideront son avocat à défendre sa cause lors de son
procès.1067 Bien que notre XXIe siècle les ait un peu oubliés, la plus grande majorité des
voyageurs avaient déjà un nom littéraire et sont plus ou moins réputés, lorsque paraît le récit
de leur voyage en Indochine. Certains sont avant tout des voyageurs qui écrivent (Duval,
Challaye, Drevet, Biabaud, Herfort, etc.), mais la grande majorité de mon corpus est composé
de professionnels de l’écriture, des écrivains-voyageurs et pas seulement des voyageurs-
écrivains.
Il est évidemment plus facile à l’auteur réputé de passer au journalisme sans y perdre
ses plumes littéraires ; alors que, dans l’autre sens, c’est beaucoup plus délicat et il y a quand
même un préjugé défavorable aux journalistes qui se mettent à la fiction. C’est le cas de
1066
GANNIER, Odile, op. cit., p. 5-6.
1067
ANONYME, « L’Affaire Malraux. Les plaidoiries (Troisième audience) », L’Impartial, 10 octobre 1924.
L’avocat a plaidé en faveur d’un auteur qui bénéficiait du support de la communauté des intellectuels de
France (Clara Malraux à fait signer un pétition à Gide, Breton, Pourtalès etc.) et que la Cour « ne voudra pas
briser le brillant avenir littéraire ».
342 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

Titaÿna – son Loin (1929) et La Japonaise (1931) sont assez réussis. Mais elle reste avant tout
et quoiqu’il arrive, cette journaliste qui ses rendue célèbre par ses scandales. Pourtant, on peut
être d’accord avec Daniel Margueron qui, dans son étude comparative des écrits de femmes
sur Tahiti, apprécie l’originalité de l’« esthétique érotique » de Titaÿna.1068 Sans doute Louis
Roubaud a-t-il aussi souffert de ce préjugé et, malgré son beau recueil d’histoires courtes
Figures de danse (1926), il est surtout connu pour ses grands reportages ‘sociaux’ dans les
prisons pour enfants, les bagnes, les asiles de fous, le music hall, la bourse, la Cour de justice,
les colonies, etc.1069

4.3. - Jeu sur le pacte de lecture

A mon avis, il est essentiel de considérer que, en tout cas pour la littérature de voyage de
l’entre-deux-guerres, il y a jeu entre fiction et non-fiction. Donc s’il y a pacte de ‘vérité’ de
l’ordre de celui que Philippe Lejeune met en évidence dans son Pacte autobiographique
(1971), celui-ci est constamment violé et fréquemment révélé comme faux. Dans Signe de vie
(2005), Lejeune, qui reconnaît avoir été trompé, dans Le Pacte autobiographique (1971) en
faisant « confiance » aux « préambules propiatoires » et avoir eu tort d’« écarter de [s]on
corpus […] des textes qu’[il] jugeai[t] mensongers… », insiste encore pour dire que, s’il
accepte comme « textes de vie […] [les] récits de voyages », c’est uniquement à la condition

1068
TITAŸNA, La Japonaise, op. cit.
MARGUERON, Daniel, « Une Polynésie sous le regard de femmes », L’Exotisme au féminin,
Paris/Pondichéry, Kailash, coll. Les Carnets de l’exotisme, 2000, p, 235-247, p. 240.
Il faut noter la dimension autoréférentielle de Loin. L’auteur s’y interroge à plusieurs reprises sur la
possibilité d’écrire et le voyage et ce ‘loin’ qu’elle recherche.
Pour elle l’altérité est indiscible et surtout inaccessible, s’éloigant toujours devant elle qui s’avance dans son
périple autour de la « cage ronde ». Alors s’enfuient et la forme esthétique qu’elle recherche et la sensation
que lui procurait le mot « loin ».
« Où aller ? Où aller ? L’angoisse est grande. Il n’y a pas d’évasion. Le mysticisme et le rêve se sont moqués
de vous. Plus vous vous élancez et plus vous vous rapprochez des limites. On peut modifier sa vie
quotidienne, cette chape de plomb, comme on change de manteau, mais on ne peut aller nu. Rester sur cette
terre où l’homme s’obstine à procréer pour augmenter le nombre de ses ennemis, les autres. Se tuer pour
donner son fumier à l’immense germination, quelle détresse ! Une porte fermée peut s’enfoncer, mais il n’y a
pas de porte. Attendre tour à tour, résigné ou révolté, le seul baume, la perte de la conscience individuelle, la
mort.
Ou alors trouver l’amour de la vie dans la glorification du corps, enfermer l’univers dans un grain de peau,
respirer pour un regard, pour une intonation de voix, pour un contact, et par la jouissance de la chair,
atteindre l’Autre, si l’on peut encore ». TITAŸNA, Loin, Paris, Flammarion, 1929, p. 208-209.
1069
ROUBAUD, Louis, Figures de danse, Paris, Ed. du Monde Moderne,1926.
Suite d’histoires courtes où l’auteur, semble-t-il, cherche à repousser les limites de la liberté et de la morale à
travers plusieurs histoires d’amour (l’amour à trois, le mensonge, l’infidélité, le crime passionnel, …). Il est
intéressant de voir que dans ces nouvelles, thématiquement très modernistes, l’auteur s’essaye à la forme
coutre, comme ses héros s’essayent aux ‘figures de danse’.
Chapitre XII : Vers le reportage colonial 343

« qu’ils soient régis par un pacte de vérité ».1070 Peut-être que Lejeune a raison et qu’il y a une
incontestable « limite » entre fiction et non-fiction ; quant à moi, cela ne m’intéresse guère de
définir cette possible frontière.1071 Ce qui importe c’est que les voyageurs de mon corpus
semblent tous chercher le (dés)équilibre entre les deux : ni fiction, ni non-fiction et un peu des
deux. Je pense que, à ce niveau là, la position de l’écriture du voyage de l’époque est un peu
plus complexe que ne le laisse supposer l’analyse de François Hourmant, qui affirme que :
« Tout récit de voyage se caractérise par le pacte référentiel que d’emblée le narrateur scelle
avec son lecteur. Implicite mais consubstantiel au genre, ce pacte pourrait de façon simple
s’énoncer de la façon suivante : ‘Je vais vous raconter ce que j’ai vu’ ».1072 Si ce ‘pacte’
existe, dans mon corpus les narrateurs s’amusent surtout à le trahir et à en jouer, à mener le
lecteur en bateau et à le lui montrer. Essentielle, cette dimension autoréférentielle du ‘jeu’ de
l’écriture dévoile, en même temps qu’elle les cache, les mensonges des récits de voyages.
Devant la question : « récit factuel ou fiction », ‘l’âne de Buridan’ répond sans choisir, par un
déplacement qui met en lumière les ficelles du texte.
C’est un des mensonges de Pierre Loti, qui décidément se révèle une source
inépuisable de plaisir pour ses successeurs, que révèle Paul Morand, qui comme son
prédécesseur entreprend le pèlerinage de Jérusalem. Morand raconte :

Un soir, à Gethsémani, avec un vieux drogman de notre consulat, j’évoquais Pierre Loti
agenouillé jusqu’à l’aube au mont des Oliviers, frappant son cœur d’incroyant pour en faire
jaillir la prière.
« Jusqu’à l’aube ! s’exclama le drogman. C’est moi qui l’ai accompagné ici. M. Loti a tout de
suite frissonné ; je l’entend encore : “Je n’ai pas de pardessus, rentrons vite !” » 1073

Cette anecdote de voyage révélant le mensonge d’un autre récit de voyage est avant tout
amusante ; elle nous procure le plaisir, un peu sadique, d’avoir pris le menteur en flagrant
délit. Un des plaisirs de la lecture du voyage étant la révélation et la découverte, le lecteur de
Morand qui découvre le mensonge de Loti, est diverti. Pourtant, cette anecdote pourrait être
inventée de toute pièce par Morand pour rendre son récit plus croustillant et surtout pour le
rendre plus sincère, sous-entendu : « Je me moque des menteurs ce qui prouve que, moi, je ne

1070
LEJEUNE, Philippe, Signes de vie. Le Pacte autobiographique 2, Paris, Seuil, 2005, p. 14, 17 et 27.
1071
Ibid., p. 27.
1072
HOURMANT, François, Au Pays de l’avenir radieux (2000), cité par : COGEZ, Gérard, op. cit, p. 22.
1073
MORAND, Paul, Le Voyage (1963), op. cit., p. 887. Ce texte est la version remaniée en 1963 d’un manuscrit
de 1927.
344 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

mens pas ! » L’on avait cru Loti, et l’on croit Morand ! En révélant la mystification de son
prédécesseur, Morand attire surtout l’attention sur les mensonges et tromperies de la
littérature de voyage.
Dans le corpus qui m’intéresse en tout cas, la majorité des narrateurs jouent avec la
naïveté du lecteur, comme le faisait Rensky, le personnage des Conquérants, qui aimait tant à
scandaliser les « hommes austères ».1074 Dans La Voie royale le paratexte semble, on l’a vu,
se moquer de la crédulité du lecteur. Rensky fait étrangement écho à ce faux proverbe
malabar. Ce jeu du vrai et du faux rend parfois l’interprétation difficile d’autant que le lecteur
à tendance à entrer dans l’histoire imaginaire du héros voyageur de la fiction et en même
temps dans l’histoire, qui n’est pourtant pas narrée, du voyage de l’écrivain. Peut-être est-ce
une des raisons pour lesquelles on a bien souvent attaqué André Malraux pour ses mensonges
autobiographiques.1075
La littérature de voyage dévoile qu’il est toujours une part de fiction: ce que l’on
cache, ce que l’on embellit, ce que l’on tait, ce que l’on accélère ou ralentit. En fait, dès que
l’on raconte un voyage, il devient automatiquement fiction pour celui à qui il est destiné et
celui qui le raconte se transforme par conséquent en héros de l’aventure, celle qu’il est en
train de raconter.1076 C’est la même analyse que l’on trouve chez Jean-Xavier Ridon ou Pierre
Brunel. Le premier choisit de nommer l’objet de son analyse – en principe aussi bien des
fictions que des carnets de voyages –, ‘récits de voyages’ car la mise en récit est déjà une
forme d’organisation qui est une condition de la fiction.1077 Et le second précise que la
littérature de voyage est la métamorphose de « l’expérience personnelle de l’écrivain-
voyageur […] pour aboutir au texte ».1078 A l’époque qui m’intéresse, il est clair que
l’indécision générique, plus qu’une faute de style, est un choix délibéré des auteurs qui aiment
jouer sur les genres auxquels ils sont censés emprunter et qui tentent justement de casser les
codes d’un roman en crise.1079 Comme l’a déjà noté Cogez, le voyageur prend ses distances
face à toute espèce de classement, donc aussi face aux classements littéraires. Et, comme le

1074
MALRAUX, André, Les Conquérants, loc. cit.
1075
TODD, Olivier, Malraux. Une vie, Paris, Gallimard, 2001.
1076
URBAIN, Jean-Didier, Secrets de voyage, op. cit., p. 14.
1077
RIDON, Jean-Xavier, op. cit., p. 19.
1078
BRUNEL, Pierre, « Préface », dans: MOUREAU, François (dir.) Littérature des voyages I. Métamorposes du
récit de voyage, Actes du Colloque de la Sorbonne et du Sénat (1985), Paris/Genève, Champion-Slatkine,
1986, p. 9.
1079
MAGNY, Claude-Edmonde, op. cit.
Chapitre XII : Vers le reportage colonial 345

dit Carr, le voyageur ayant pris conscience que le monde moderne est devenu pluriculturel, ne
peut que reproduire un texte qui porte la marque de cette hétérogénéité.1080
Toujours est-il que la littérature de voyage a une position malaisée. Sa légitimation
vient du lecteur métropolitain et certes pas du lecteur colonial ; elle lui vient avant tout de
l’adhésion supposée du lecteur qui voyage par procuration à sa suite. Le nom de l’écrivain,
son expérience de voyageur et la forme de l’enquête doivent donner du crédit auprès du
lectorat et accorder foi aux informations fournies. Si la position du voyageur – sa distance par
rapport au milieu dans lequel il évolue – est posée dès le début du texte comme garante de
l’indépendance idéologique, de l’objectivité et de la justesse des observations, il faut quand
même considérer que pour bien des raisons et à bien des niveaux, le voyage et son récit –
qu’il soit majoritairement fictionnel ou factuel – sont conditionnés dès avant le départ par les
idéologies et connaissances qui hantent la métropole. La forme du reportage accorde crédit à
ces prétendues objectivité et transparence de la littérature de voyage dans la colonie, elle
permet également le jeu autoréférentiel qui dévoile, plutôt que le référent, les ficelles de la
narration.

1080
CARR, Helen, « Imagism and Empire », dans : BOOTH, Howard et RIGBY, Nigel (dir.), op. cit., p. 64-92.
CHAPITRE XIII

SAID LECTEUR DE LA VOIE ROYALE ?

[…] il est tout à fait possible d’avoir un échange


passionnant à propos d’un livre que l’on n’a pas lu
[…]
Pierre Bayard, Comment parler des livres que l’on
n’a pas lus ? (2007).

1. - Consensus et doute colonial


On est en droit de soupçonner l’indépendance de tout écrit sur la colonie et pas seulement
celle de la littérature de voyage. Non seulement parce que l’écriture de la colonie participe à
la propagande de vulgarisation, mais surtout parce qu’une forte censure sociale s’exerce sur
les écrivains. Je ne parle pas de censure formelle, mais du fait que, au lendemain de la
Première Guerre mondiale, toute critique est délicate et suspecte vu que la France compte
retrouver son prestige de grande nation européenne grâce à ses colonies. Les sceptiques sont
considérés comme des traîtres et taxés de faire œuvre ‘anti-Française’. A l’entre-deux-guerres,
la classe politique et la presse se rangent majoritairement derrière le drapeau colonial, surtout
dans les ‘années Vincennes’ qui représentent, dans les termes de Pascal Blanchard déjà cités :
le « moment colonial par excellence […] de l’union nationale derrière l’empire ».1081
Nombreux sont les critiques contemporains à considérer, comme le disaient Blanchard et
Lemaire, que « l’empire qui est de moins en moins contesté, va faire consensus ».1082 La doxa
de l’époque souscrit au colonialisme. Nicolas Bancel, considère qu’il « est raisonnable de
penser que le ‘consensus colonial’ qui se déploie entre les deux guerres – consensus d’ordre

1081
BLANCHARD, Pascal, loc. cit.
1082
BLANCHARD, Pascal et LEMAIRE, Sandrine, loc. cit.
HALEN, Pierre, art. cit., p. 193.
DENIS, Benoît, « Le Coup de lune. Notice », art. cit., p. 1382.
348 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

politique mais aussi culturel […] – permet de comprendre la quasi-absence d’une contestation
organisée ».1083
Dans ce contexte précis, à première vue, Said a raison de constater la répétition du
discours de supériorité chez les voyageurs de l’Orient et de nier la possibilité d’émettre des
discours différents de ceux qui sont produits formellement par les instances du pouvoir
colonial (le ministère des Colonies, L’Ecole Française d’Extrême-Orient, etc.). L’analyse
saidienne suppose apparemment l’inexistence de positions individuelles subversives – c’est-à-
dire susceptibles de menacer les valeurs reçues – puisque l’orientalisme met en évidence la
continuité du discours colonial de domination jusqu’à nos jours. Vu la censure politique,
sociale et littéraire qui pèse sur les écrivains voyageurs de l’entre-deux-guerres, on ne doit pas
s’attendre à ce qu’ils arrivent à sortir des sentiers battus. Donc, à première vue, l’analyse
saidienne concernant spécifiquement l’écriture du voyage à l’entre-deux-guerres est tout à fait
convaincante. Cependant cela entre en tension avec une des caractéristiques de l’écriture du
voyage qui est sa force novatrice et, au moins en théorie, son besoin de rupture avec les
normes et sa volonté de distance critique. Est-il possible, pour ces voyageurs, de sortir du
cercle vicieux de la représentation imposée par les forces sociales, politiques et littéraires de
l’époque ?
En fait, contre toute attente, dans Culture et Impérialisme, Said, qui a tenu compte des
critiques qui lui ont été adressées à propos de L’Orientalisme, répond par l’affirmative à cette
question. Même s’il faut admettre que L’Orientalisme suggère qu’il y a résistance possible
des ‘colonisés’ – il retrouve des traces de contestation et la voix des résistants dans les
connotations des textes des voyageurs et autres écrivains ‘coloniaux’ – cet essai a rencontré
de sérieuses critiques pour son manque de reconnaissance des résistances plus ouvertes et
notamment celles venant des (ex)colonisé(e)s. Comme on l’a dit, l’histoire de l’Indochine
française est rythmée de mouvements de révolte et la résistance s’est manifestée ouvertement
à maintes reprises et dans les différents pays de l’Union. Dans certains cas, c’est même
‘l’hégémonie’ du pouvoir colonial et ses circuits d’oppression qui créent les conditions pour
fomenter de nouvelles révoltes, chaque fois mieux organisées.1084 En réponse à ses critiques,

1083
BANCEL, Nicolas, « Le bain colonial : Aux sources de la culture coloniale populaire », dans : BLANCHARD,
Pascal et LEMAIRE, Sandrine (dir.), Culture coloniale, op. cit., p. 179-189, p. 186.
1084
On pensera en particulier à la rébellion de Thai Nguyễn de septembre 1917. A Thai Nguyễn se trouvait un de
plus grands pénitenciers du Nord Tonkin, où étaient emprisonnés tous types de détenus, condamnés pour
divers délits : refus de corvée ou de payer l’impôt, distillerie clandestine d’alcool de ziz (la Régie a le
monopole de l’alcool), contrebande d’opium (la Régie en a aussi le monopole), vols, empoisonnements,
crimes de droit commun et politiques. Fin 1917, les prisonniers et les gardiens se ligent contre la direction
française. Ils se saisissent de l’arsenal et prennent le contrôle de la ville qu’ils gardent pendant 5 jours. Ils
Chapitre XIII : Said lecteur de La Voie royale ? 349

Said écrit Culture et Impérialisme, dans lequel il accorde plus d’attention à l’opposition et à la
résistance et suggère que certaines positions individuelles contestataires sont possibles. Il y
défend la thèse selon laquelle l’idéologie a connu différentes phases historiques dans un
mouvement évolutif qui aboutit à la décolonisation en passant par le doute colonial qui remet
en question le triomphalisme expansionniste. Ce sont justement certains textes publiés à
l’entre-deux-guerres par des voyageurs, qui lui fournissent des exemples de cette apparition
du doute idéologique. Ce doute qu’il rencontre chez les modernistes serait une phase
transitoire dans le mouvement évolutif qui aboutira aux décolonisations.
Ce qui importe, c’est que dans Culture et Impérialisme Said suggère, en s’inspirant
des analyses de Raoul Girardet dans L’Idée coloniale en France (1972), un moment décisif –
ou une période décisive – de changement idéologique parce qu’il présuppose l’existence
d’une périodisation claire et d’une évolution idéologique qui irait de l’illusion à la désillusion
et annoncerait les décolonisations des années 1950-1960.1085 La structure des chapitres de
Culture et Imperialisme est assez révélatrice de ce point de vue puisque sa « Note sur le
modernisme » fait charnière entre deux chapitres du livre : elle clôture « Pensée unique » et
annonce « Résistance et opposition ». En outre, Said analyse Forster et Malraux dans le point
« Il y a deux côtés » qui lance son chapitre sur la résistance. Comme Girardet, Said cherche à
mettre en avant une évolution qui irait de la confiance à la résistance en passant par le doute,
un doute que Said qualifie de ‘moderniste’ ; un peu comme si les ‘modernistes’ avaient vu la
lumière avant les autres.
Jusqu’ici le sens de l’évolution semble ne pouvoir se faire que vers une « remise en
cause de l’Occident ».1086 Cependant, Said et Girardet, ne font-ils pas ici preuve de
finalisme ? L’évolution ne va pas nécessairement dans ce sens chez tous les écrivains. C’est

proclament la ville libérée et appellent à la révolte générale contre l’Etat colonial.


Voir : MARR, David, op. cit. ; DUIKER, William, op. cit. : NGO VAN, op. cit., et plus spécifiquement
ZINOMAN, Peter, « Colonial Prisons and the Anti-Colonial Resistance in French Indochina : The Thai
Nguyen Rebellion, 1917 », Modern Asian Studies, vol 34, n01, fév. 2000, p. 57-98.
Selon Zinoman, cette rebellion inaugure une nouvelle forme de résistance par rapport aux actions du siècle
précédent. La mutinerie de 1917 annonce celles des années qui suivront (entre autres celles des garnisons en
1930 – ‘Yen Bay’). C’est à partir des formes de la répression que la résistance modèle son action – ce qui ne
veut pas dire que c’est grâce à la répression que la révolte a eût lieu, mais que la forme de l’une joue sur celle
de l’autre. C’est justement dans ces prisons et garnisons que se liaient des gens qui ne se seraient pas connus
autrement, ce qui change la donne. L’école, la garnison et la prison coloniales (qui ‘recrutent’ dans toutes les
classes de la population et dans les diverses régions du territoire) augmentent la cohésion et la mobilité de la
population. C’est à partir de 1917 que les mouvements nationalistes et communistes vont réussir à tirer parti
des diverses forces anticoloniales. Ils établissent des structures de commande et d’autorité plus flexibles et
tissées à partir d’un réseau ‘national’ de contacts entre contestataires. C’est une tactique dont se servira Giap,
voir : KLEIJNEN, John, art. cit.
1085
GIRARDET, Raoul, op. cit.
1086
Ibid., p. 154.
350 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

en fait le mouvement contraire que l’on constate chez le très populaire Claude Farrère ; sa
production littéraire vient plutôt contredire nos tentatives de périodisation. Dans son célèbre
roman, Les Civilisés (prix Goncourt 1905), comme on le sait, un des personnages vient
critiquer le ‘niveau’ des colonisateurs et le titre ironise la qualité des représentants de la
France. Les textes des années vingt de Farrère sont en revanche imprégnés de confiance dans
le projet colonial. Dans Mes voyages (1924), l’Indochine française dévoile au voyageur, dès
son arrivée à Saïgon, « son énergie et sa vitalité » ; elle se révèle une colonie où les Européens
« créent […] une prospérité réelle et robuste ».1087 Outre cette admiration du voyageur pour la
grandeur de l’œuvre réalisée par la France, le roman de 1925, Une Jeune-fille voyagea…, met
en avant une colonie formatrice pour les jeunes de France.1088 La conclusion que le narrateur
prend à son compte laisse peu de doutes au lecteur:

Il y a des imbéciles qui se demandent encore, même après la grande guerre, ce que nous ont
jamais rapporté les colonies. Ni or, ni argent, certes! Mais de vrais hommes, accumulateurs
d’un triomphal trésor d’énergie.1089

Chez cet auteur particulier, de 1905 à 1925, les écrits varient du doute à la confiance et non
l’inverse. Ce qui montre, par ailleurs, comme on aurait dû s’en douter, que le doute colonial
ne débouche pas nécessairement sur la résistance et l’opposition. Farrère étant un écrivain très
présent et influent sur la scène littéraire parisienne – un des rares voyageurs à avoir l’autorité
de parler en tant que ‘spécialiste des questions d’Extrême-Orient’ –, on est en droit de se
demander si une périodisation en sens inverse, du doute colonial au triomphalisme de l’entre-
deux-guerres, ne serait pas tout aussi pertinente. Cela correspondrait sans doute beaucoup
mieux au consensus dont parle Blanchard et à ces irrésistibles appels de la colonie auxquels
les voyageurs répondent en masse. Même s’il est difficile de dégager après coup les attitudes
de l’opinion publique, on ne peut pourtant ignorer la popularité de la colonie dans les
spectacles de l’entre-deux-guerres et la « quasi absence » d’une contestation organisée.
Je l’ai déjà souligné plus haut lors de l’analyse des justificatifs de la colonisation
autour de Mélaoli de 1930, pour moi le doute, l’angoisse, la désillusion et la déception ne sont
pas directement liés à une période historique spécifique. Nicola Cooper dans France and

1087
FARRERE, Claude, Mes Voyages, op. cit., 1924, p. 50-51.
1088
FARRERE, Claude, Une Jeune fille voyagea…, op. cit.
1089
Ibid., p. 245.
Chapitre XIII : Said lecteur de La Voie royale ? 351

Indochina, montre que, pour ce qui est de l’Indochine, même les coloniaux ont des doutes.1090
Il est vrai que c’est surtout dans la jungle indomptable qu’elle découvre l’angoisse et le doute
des coloniaux – comme dit plus haut, un excellent justificatif d’une colonisation éternelle –, il
faut cependant souligner que beaucoup de romans coloniaux posent la question angoissée des
relations coloniales à long terme à partir du personnage du ou de la métis(se). On voit plutôt
qu’il y a superposition de discours dans une même période, ceux des convaincus et ceux des
sceptiques, et les discours des officiels montrent également d’énormes variations.
Même les textes de Pierre Loti, qui ont tant fait pour populariser le voyage colonial, ne
sont pas dépourvus de doute. La dédicace à Paul Doumer de son fameux récit de voyage en
Indochine, Un Pèlerin d’Angkor (1912) en est un exemple.1091 Son témoignage
d’« affectueuse reconnaissance et [..] [d’]admiration » au fondateur de l’Union indochinoise
est paradoxal puisque l’écrivain y prend à la fois deux positions contradictoires :

Vous gouverniez là-bas – et avec quelles facultés merveilleuses ! […] j’[ai] pu en très peu de
jours pénétrer jusqu’à Angkor […]. Et puis, pardonnez-moi d’avoir dit que notre empire
d’Indo-Chine manquerait de grandeur et surtout manquerait de stabilité, quand vous avez
travaillé si glorieusement et pacifiquement pour lui assurer la durée ! Que voulez-vous, je ne
crois pas à l’avenir de nos trop lointaines conquêtes coloniales. Et je pleure tant de milliers et
de milliers de braves petits soldats, qu’avant votre arrivée, nous avons couchés dans ces
cimetières asiatiques, alors que nous aurions pu épargner leurs vies précieuses, ne les risquer
que pour les suprêmes défenses de notre cher sol français…1092

D’une part il soutient l’action des colonisateurs et leur marque son admiration – la colonie est
bien gouvernée et on y voyage sans embûches –, mais de l’autre, il doute de sa viabilité et
souligne que l’investissement en vies humaines (du côté français) est un prix trop lourd à
payer. La mort de son frère, tombé lors de la conquête du Tonkin, n’est certainement pas
étrangère à cette prise de position. On le voit, dès la préface, Loti mélange triomphalisme et
doute. Contrairement à ce que suggère Said, un texte qui met en avant le doute colonial
n’exclut donc pas forcément le triomphalisme. Il peut donc y avoir superposition de différents
discours et arguments contraires dans le même ouvrage. C’était déjà le cas du discours de Huc

1090
COOPER, Nicola, France and Indochina, op. cit. Voir aussi son : « Disturbing the Colonial Ordre : Dystopia
and Disillusionment in Indochina », dans : ROBSON, Kathryn et YEE, Jennifer (dir.), op. cit., p. 79-92.
1091
LOTI, Pierre, Un Pèlerin d’Angkor (1912), dans : QUELLA-VILLEGIER, Alain (prés.), op. cit., p. 47-104.
1092
Ibid., p. 48.
352 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

sur l’Indochine et de ceux autour de La Petite tonkinoise qui mélangent attirance et angoisse,
victoire, consubstantialité et rejet.
Aussi est-il essentiel de considérer sur quoi portent exactement l’angoisse et le doute
coloniaux avant de conclure à un signe avant-coureur de décolonisation. Car il y a une
différence entre, d’une part l’angoisse, le doute et le désenchantement romantique qui font
partie intégrante de toute écriture marquant la confrontation entre l’idéal et la réalité, le rêve
du voyage en Indochine et la colonie factuelle et, d’autre part, le doute et la désillusion
idéologiques qui peuvent être compris comme indices d’‘anticolonialisme’ précoce et
annoncer les mouvements de « résistance et opposition ». A mon avis, il ne faut pas parler
d’une période où le doute ‘commence’ à se faire sentir, mais évaluer les formes performantes
par lequel il se manifeste, la manière dont un certain doute peut avoir contribué, dans un
contexte de consensus ‘pro-colonial’ à des changements culturels. Si l’on considère l’entre-
deux-guerres français comme majoritairement pro-colonial, il y a peut-être malgré tout des
produits culturels qui apportent la contradiction et érodent les justificatifs en apportant des
contre-arguments qui incitent au changement.
C’est dans ce sens que va l’analyse de Alain Ruscio qui estime que, à l’entre-deux-
guerres, il y avait une contestation en sourdine qui se manifeste surtout dans la littérature :
c’est elle qui prend la relève de la politique.1093 Ceci rejoint un autre point d’analyse de Said
qui considère que la culture est typiquement en avance sur la politique, c’est elle qui a
légitimé et permis la prise de possession du monde ; « elle peut prédisposer et préparer
activement une société […] à abandonner ou à modifier cette idée de domination ».1094 Il faut
donc en fin de compte considérer la possibilité de manifestations culturelles contestataires –
une « sourdine », dit joliment Alain Ruscio – même dans un contexte où les représentations
des colonies affirment la légitimité de l’Empire.1095 Plus que simplement le doute, ce sont les
formes qu’il prend qu’il serait essentiel de déterminer. Par l’analyse saidienne du
modernisme, il semblerait que La Voie royale fait partie de ces œuvres qui ont préparé les
changements dans la société.

1093
RUSCIO, Alain, « Littérature, chansons et colonies », art. cit., p. 77.
Pour lui, autour de Vincennes, cette sourdinne littéraire se manifeste plus violemment. Il en veut pour preuve
le merveilleux poème de Louis Aragon, Il Pleut sur l’exposition coloniale (1931) : « Yen Bay/ Quel est ce
vocable qui rappelle qu’on ne bâillonne / pas un peuple qu’on ne le / mate pas avec le sabre du bourreau /
Yen Bay / A vous frères jaunes ce serment / Pour chaque goutte de votre vie / coulera le sang d’un Varenne
[…] ». Aragon, Louis, Il pleut sur l’exposition coloniale, cité par : ibid.
1094
SAID, Edward W., Culture et impérialisme, op. cit., p. 288.
1095
RUSCIO, Alain, « Littérature, chansons et colonies », art. cit., p. 77.
Chapitre XIII : Said lecteur de La Voie royale ? 353

2. - Attention ethnographique de La Voie royale


Mais l’analyse que fait Said de La Voie royale est plus que problématique. A-t-il seulement lu
le roman pour pouvoir affirmer ce qui suit ?

Au cours des années 1930, une littérature ethnographique sérieuse a analysé avec beaucoup de
soin et de sympathie les sociétés indigènes de l’empire français. […] On retrouve quelque
chose de ce mélange particulier d’attention savante et d’horizon impérial dans La Voie royale
de Malraux […] Perken a longtemps gouverné le peuple Stieng et, en anthropologue dévoué, il
s’efforce en vain de le protéger des empiètements de la modernisation (un chemin de fer
colonial).1096

On doit se demander d’où lui vient l’idée que Perken est un anthropologue dévoué et où il
trouve, dans ce roman, une attention savante et une sympathie pour les sociétés indigènes.
Il semblerait que ce soit l’idée que se font le plus généralement les lecteurs de
Malraux, qui a, il est vrai pris des positions courageuses contre les administrateurs de la
colonie dans ses articles du journal L’Indochine (enchaînée). L’envergure de l’homme
précède et biaise apparemment la lecture du roman, car d’autres études sérieuses, celle
postcoloniale de Nicola Cooper par exemple, concluent encore à l’idéalisme de Malraux, « un
des plus constants critiques du colonialisme Français en Indochine ».1097 Alors que Christiane
Moatti, une des grandes spécialistes de l’œuvre d’André Malraux, considère que l’idéologie
critique se lit dans La Voie royale à « l’éclairage sur le massacre d’un village par des Blancs
[…], [à] l’impression d’un peuple misérable, dupe de l’habileté et du marché des Blancs ».1098
Dans son approche historique des oppositions au système colonial français, Jean-Pierre
Biondi considère La Voie royale comme une de ces œuvres « anticolonialistes, [...] qui
évoquent l’univers colonial d’un autre point de vue [que celui de la métropole] ».1099
Je ne souscris pas à ces conclusions. Tout d’abord parce que la majorité des
‘indigènes’ représentés sont des Moïs (l’ethnie des Siengs) et qu’ils sont plus que seulement
‘misérables’ – un terme qui sous-entend la compassion –, ils sont décrits comme des bêtes

1096
SAID, Edward W., Culture et impérialisme, op. cit., p. 298-299.
1097
COOPER, Nicola, op. cit., p. 92. Ma traduction.
1098
MOATTI, Christiane, Les Personnages d’André Malraux. Le prédicateur et ses masques, Paris, Publications
de la Sorbonne, 1987, p. 280.
1099
BIONDI, Jean-Pierre, op. cit., p. 221.
354 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

sauvages, d’une sauvagerie qui annonce – et excuse ? – la violence de tout contact avec
eux.1100 Le champ lexical qui leur est attribué est celui de l’animalité.

Les Moïs […] le monde des insectes : des cases plantées au hasard, silencieuses et
apparemment abandonnées tout à l’heure, les Moïs sortaient sans qu’il vît par où, se coulaient
dans le sentier avec leurs gestes précis de guêpes, avec leurs armes de mantes.
[…] Serrés, grouillants près de cette ligne mystérieuse, tels des chiens ou des loups. […]
Cercle de brutes […] les têtes des fauves à l’affût […] ces paupières plissées, ces cous tendus
de chiens […] ils avançaient en fourmis […]. Cette façade aussi vivait, sournoise, immobile,
chargée de tout ce qu’elle cachait, de ces sous-hommes qui disparaissaient derrière elle, tout à
coup transformés en néant menaçant…1101

Tous ces extraits montrent le manque de respect du narrateur pour les indigènes et le
conformisme de son discours colonial. Ce sont, sans conteste, les pires descriptions de mon
corpus. Quand Londres ou Dorgelès décrivent les Moïs, ils ne sont pas si dénigrants.
Les rares personnages qui ne soient pas Moïs, des Laotiens (des villageois, leur chef
Savan, une prostituée) des Cambodgiens (un mendiant, un boy Xa, un interprète, un porteur
Svay) ne sont pas non plus présentés sous un jour favorable. Tout comme les coloniaux, les
indigènes sont associés, par la langue qu’ils parlent, au ridicule. La transcription de leur
variante indochinoise du ‘petit nègre’, même si elle répond aux objectifs ‘authentiques’ de la
littérature de l’époque, est encore une manière d’affirmer l’infériorité d’un peuple qui
baragouine un français lamentable et, par contraste, la supériorité des héros qui s’expriment
dans un vocabulaire châtié. Voici quelques phrases prononcées par le boy :

Mssié, ça pas vrai.


Mssié, […] pas moyen trouver charrette dans village.
Personne autre moyen faire ça.
Conducteurs, sûr pas vouloir aller plus loin. Moi moyen demander ?
Lui foutu le camp, Mssié. 1102

Dans son livre sur les tirailleurs sénégalais, Lucie Cousturier montre que l’occidental attribue
au ‘petit nègre’ un ridicule d’autant plus néfaste qu’il est apte à « maintenir une distance

1100
Pour une analyse de ce type de stéréotypes, je renvoie à l’étude très bien documentée et déjà citée de YEE,
Jennifer, Clichés de la femme exotique, op. cit.
1101
MALRAUX, André, La Voie royale, op. cit., p. 459 et 463-464.
1102
Ibid., p. 407, 435 et 436.
Chapitre XIII : Said lecteur de La Voie royale ? 355

hiérarchique entre Français et [indigènes]».1103 C’est bien ce qu’exprime un des Sénégalais


qu’elle rencontre : « [Le ‘petit nègre’, ce sont] des mots trouvés par les Européens pour se
foutre des [indigènes] ».1104 Pour ce tirailleur, ce sont les Européens eux-mêmes qui parlent
cette langue qu’ils enseignent aux colonisés. Il en va de même pour Perken qui s’exprime en
‘petit nègre indochinois’ pour communiquer avec les autochtones.
Mais, lorsqu’il parle avec l’interprète, la situation devient vraiment absurde. La langue
que Perken partage avec l’interprète et que celui-ci traduit pour les Moïs est le siamois.
Apparemment, le ‘petit nègre’ se transpose parfaitement en siamois, une langue que seul
Perken possède correctement et qu’il doit ‘déformer’ pour que son vis-à-vis comprenne.

« Savez-vous que cet homme vaut cent jarres ! cria Perken »


Le guide ne traduisit pas : l’impuissance tomba sur Perken comme une révélation. Prendre
cette brute par le cou, la secouer, la faire parler ! […] Perken devina qu’il ne comprenait pas,
qu’il avait parlé trop vite, dans un siamois non déformé […]
Il repris, s’efforçant à la lenteur :
« Toi dire chef… »
Il séparait les mots […]. Les yeux fixés sur ceux de l’interprète, maladroit devant ce regard
de sauvage […]. Il dépendait totalement de cet être, de ses pensées de larve. Quelque chose
en cet instant vivait sourdement dans cette tête, comme s’ouvrent les œufs de mouches
pondus dans le cerveau. Depuis une heure il n’avait pas eu une aussi violente envie de tuer :
« … valoir plus de cent jarres… ».1105

Le plus étonnant, c’est que Claude qui est témoin et focalisateur de la scène, n’ait besoin
d’aucune interprétation alors qu’il ne parle pas siamois. Soit dit en passant, on retrouve ce
même problème d’illogisme linguistique dans les grands romans ‘chinois’ de Malraux, Les
Conquérants et La Condition humaine, où Russes, Chinois, Japonais, Français, Allemands,
etc. s’expriment tous en français sans que le lecteur sache trop pourquoi (surtout lorsque deux
Chinois débattent ensemble…). La question linguistique est importante dans La Voie royale
parce que la langue permet de situer les personnages. Les héros sont capables de s’exprimer
comme leurs vis-à-vis. C’est encore une manière de montrer leur condescendance et leur
supériorité.

1103
COUSTURIER, Lucie, Mes inconnus chez eux, Paris, Les Belles Lectures, 1956 (1ère éd. 1925), p. 83.
1104
LITTLE, Roger, « Introduction », Lucie Cousturier. Des Inconnus chez moi, Paris, L’Harmattan, 2001, p. vii-
xxi, p. xiv.
1105
MALRAUX, André, La Voie royale, op. cit., p. 470.
356 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

Mais revenons à la prétendue attention ethnographique de Perken. Ce personnage, qui


ne perd jamais sa qualité de héros aux yeux de son compagnon et focalisateur Claude, d’une
part, on le verra plus tard, viole et assassine des Laotiens, et d’autre part, se sert de ses
connaissances ethnologiques pour mieux dominer les Moïs. Le manque de respect du
personnage pour la culture et les traditions des Moïs se lit à la manière dont figure leur
culture. Une des rares descriptions ethnographiques concerne les croyances autour d’une tête
de bœuf sauvage qui, si l’on en croit les informations de La Voie royale, joue un rôle
important dans la religion et dans les croyances des tribus Moïs. Empalé sur un bâton, ce
crâne est la première chose qui saute aux yeux des héros lors de leur arrivée dans le village
Moïs.

Une force que suggérait jusqu’à l’angoisse […] un tombeau orné de fétiches en plumes, et un
énorme crâne de gaur [une note en bas de page indique : auroch de l’Asie méridionale].
[Les Moïs] […] ces gueules de fauves, cet instinct de sadiques, précis et bestial comme ce
crâne de gaur à dents de mort.1106

Perken, en vrai héros colonial classique, n’en est pas à son premier séjour dans le pays des
Moïs ; il connaît les coutumes et les croyances qui sont accordées à cette tête de bœuf.
Pourtant cette connaissance ne l’intéresse pas pour des raisons culturelles. Il se limite à s’en
servir pour leurrer la population. En effet, les héros sont en passe de se faire attaquer par les
Moïs et sans doute d’y laisser la peau. Alors que les indigènes sont armés jusqu’aux dents,
Perken s’avance au devant d’eux.

Il [Perken] dit à l’interprète : « Regardez le gaur » et visa. […] Tous les regards montaient vers
l’os […] Perken tira. Une tache de sang s’écrasa entre les deux cornes, s’agrandit du centre
vers les bords ; une rigole rouge hésita, descendit soudain […]. Le chef […] dit une phrase qui
ramena tous les regards vers la terre, prisonniers d’une inquiétude nouvelle.1107

Perken se sert de ses connaissances pour sortir d’une situation difficile avec les Indochinois.
Apparemment la vue du sang dégoulinant sur leur fétiche impressionne tellement les Moïs
que les héros pourront négocier leur liberté.
Pourtant, l’intérêt ethnographique est absolument absent de cet épisode de La Voie
royale ; si les croyances des Indochinois sont mentionnées c’est uniquement pour mettre en
avant la tactique guerrière des héros, ce qui ne fait que confirmer certains stéréotypes : les

1106
Ibid., p. 450 et 465.
1107
Ibid., p. 476.
Chapitre XIII : Said lecteur de La Voie royale ? 357

‘indigènes’ sont des barbares cruels et superstitieux ; leurs croyances sont primitives,
simplistes, faciles à cerner et les Blancs, par leur intelligence et leurs connaissances, n’ont
aucun mal à les dominer et à les duper. Dans cette scène de duperie, le narrateur cautionne
l’attitude des héros qui mettent intelligemment en pratique leur savoir. Connaître c’est
dominer : exactement l’attitude Orientaliste que Said avait si bien mise en évidence.1108
L’infériorité des Moï est donc doublement importante ; elle répond aux desiderata de
l’idéologie coloniale et à ceux du modernisme. Ceux qui se laissent duper sont placés au plus
bas de la hiérarchie moderniste ; n’est dupe que celui qui a oublié les préceptes de distance.
D’ailleurs cette ethnographie n’a rien de très authentique, malgré les notes que l’auteur
a trouvé nécessaire d’insérer.1109 L’apparition d’un élément culturel dans la narration a pour
unique objectif de confirmer la supériorité des héros sur les Moïs et s’inscrit, mais en faux,
dans le programme de propagande et de vulgarisation de la fiction coloniale classique. En
faux car les actions des Moïs de La Voie royale et leur attitude envers les héros sont de pures
affabulations malruciennes. C’est ce que révèlent les ethnologues : contrairement aux Moïs de
l’Indochine, pour qui l’engagement donné est sacré, les Moïs de Malraux, violent un serment
publiquement tenu.1110 En plus, comme l’ajoute le grand ethnologue français, Georges
Condominas, les images de Malraux ne sont guères plus originales que celles que se faisait
sur l’Afrique, le voyageur tarasconnais d’Alphonse Daudet. « Où a-t-il puisé ses stéréotypes ?
Tout simplement dans les cafés à la mode de la société saïgonnaise. Il lui suffisait d’y écouter
les inventions des Tartarins du coin…. ».1111 D’ailleurs, Malraux dévoilera beaucoup plus
tard, dans ses Antimémoires, qu’il a ‘emprunté’ l’épisode du crâne de gaur aux mémoires de
Jean-Eugène Robert-Houdin (1859). Ce militaire raconte comment il met ce subterfuge à
exécution pour impressionner un chef indigène lors de la conquête de l’Algérie.1112 Voilà pour
l’attention ethnographique ! Autant dire que les coloniaux sont de meilleurs apprentis
ethnographes : les Chivas-Baron, Meyer, Marquet et consort ne font pas une littérature si

1108
SAID, Edward W., L’Orientalisme, op. cit., p. 47.
1109
MALRAUX, André, La Voie royale, op. cit. p. 450, note : ‘gaur’ : « Auroch de l’Asie méridionale » et p. 451,
note : ‘jarre’ : « pour le serment de loyalisme ; boire à la même jarre. Les jarres sont, par ailleurs, les objets
les plus précieux des villages Stiengs ».
1110
C’est que, raconte Georges Condominas, le grand ethnologue spécialiste des hauts-plateux de l’Indochine, un
eurasien qui a vécu chez les Moïs Rhadé et Mnongs, « En fait, les gens de Saïgon n’ayant eu en général que
peu de contacts avec les Moïs, si ce n’est au cours de parties de chasse, les voient […] simples (avec souvent
la nuance « simples d’esprit »), accablés de superstitions, mais courageux et bons chasseurs ».
CONDOMINAS, Georges, L’Exotique est quotidien. La vie quotidienne d’un village montagnard du Vietnam
(1965), Plon, Terre humaine Poche, 2006, p. 128.
1111
CONDOMINAS, Georges, « Le Moi est haïssable », Le Monde d’aujourd’hui, 2-3 septembre 1984, p. xi.
1112
MOATTI, Christiane, « Commentaires », art. cit., p. 184.
358 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

échevelée ; leur ambition est de connaître et de faire connaître la colonie et pas de transposer
des croyances du Maghreb dans la jungle Moï !
Et surtout, il ne faut pas oublier que Malraux publie ces images des Moïs au moment
où certains d’entre eux se font expulser de leurs villages, parfois à coup de bombardements
aériens, pour que l’administration puisse ‘mettre en valeur’ leurs fertiles terres rouges.
L’image de bestialité rendue par le roman n’aide certes pas à responsabiliser la population
française sur les actes commis en son nom par la colonisation. Ce qui est tout de même assez
étrange, puisque lorsque Malraux était en Indochine il avait condamné, dans L’Indochine
(enchaînée) les expropriations de villages organisées par l’administration pour les plantations
Citroën.1113 Il est vrai qu’il s’agissait de villages de la Cochinchine et non pas de villages de
‘primitifs’ insoumis. Mais, on le verra tout à l’heure, son roman n’est guère plus tendre avec
des villageois du Laos.
A ce niveau, le récit de Dorgelès est aux antipodes de celui de Malraux. La désillusion
dans Sur la Route mandarine porte sur le constat de l’exploitation de la population, entre-
autres sur l’expropriation des Moïs.1114 Sabatier qui était leur Résident protecteur avait été
expulsé parce qu’il entendait protéger les Moïs. Sabatier dû s’embarquer pour la France
laissant ses hommes livrés à la fureur des entrepreneurs. Mais les révélations de Dorgelès
n’auront pas eu les résultats escomptés et il enverra – en vain – une lettre au ministre des
Colonies pour que Sabatier puisse réintéger son poste à Banmethuot.1115 Puis il estime utile de
publier en 1930, la même année que la publication de La Voie royale et l’année des fébriles
préparatifs de l’Exposition de Vincennes, un texte qui défend le droit de Moïs à vivre dans
leurs terres. Il s’agit de Chez les Beautés aux dents limées un texte plus ethnographique que
Sur la Route mandarine et dans lequel il souligne l’humanité des Moïs qu’il a rencontrés et la
richesse de leur culture. Leur justice est différente mais tout aussi remarquable et efficace que
le Code Napoléon.1116

Le sauvage – puisque Moï veut dire sauvage – ne naît pas naturellement bon, mais
naturellement cruel, menteur, paresseux, jaloux, tout ce qu’on nous apprend à maîtriser ou à

1113
MALRAUX, André, « Camau, les trente plaintes », L’Indochine, n0 32, 25 juillet 1925. Dans cet article
Malraux contredit les administrateurs qui prétendent que les villageois n’ont pas été expropriés.
1114
De nombreux voyageurs s’offusquent de ces pratiques coloniales, entre-autres Dorgelès et Viollis.
DORGELES, Roland, Sur la Route mandarine, op. cit. et ibid., Chez les Beautés aux dents limées, op. cit.
VIOLLIS, Andrée, Indochine S.O.S (1935)., op. cit.
1115
DUPRAY, Micheline, op. cit., p. 263.
1116
DORGELES, Roland, Chez les Beautés aux dents limées, op. cit., p. 11-12.
Chapitre XIII : Said lecteur de La Voie royale ? 359

cacher, et qu’il exhibe ingénuement comme la peau de son ventre. Le miracle c’est que, pour
se protéger contre ces instincts, il ait, sans modèle, imaginé les mêmes lois que nous. Est-ce un
miracle ? Non… La nécessité crée la Justice.1117

Dans Chez les Beautés aux dents limées. Les Moïs, peuple oublié (1930), les Moïs sont
très différents des sauvages imaginés par Malraux qui ajoutent à l’aventure et au danger
encourru par les héros. Ces deux textes sont, sur le plan de l’aventure, très différents. Le pays
où Dorgelès voyage est dénué, sinon de romantisme et d’exotisme, de danger réel. Les
dangers sont bien souvent imaginaires et les tigres ne s’aventurent plus Sur la Route
mandarine. Le train qui passe à côté les a chassés. Dorgelès, dès son permier récit de voyage
indochinois, s’insurge contre les actions des coloniaux à l’égard des Moïs. D’ailleurs, pour
lui, et à l’opposé de la situation chez Malraux, ce ne sont pas les Moïs qui rompent le serment,
c’est la France. Dorgelès parlant de Sabatier et de ‘ses’ Moïs, dit :

[…] il leur fit des promesses, leur confia ses espoirs. Il put leur répéter, avec la certitude de
parler net, que la France les affranchirait de leur sort misérable, leur apporterait le droit de
vivre librement sur des terres que les Blancs ne leur raviraient jamais. […] Or deux mois plus
tard, les arrêtés protégeant les terres collectives des moïs étaient annulés, on concédait
aveuglement des dizaines de milliers d’hectares à des société exigeantes : l’oeuvre de
Sabatier s’écroulait. Et comme sa présence eût constitué un suprême défi, peut-être même un
risque, un haut fonctionnaire envoyé de Hanoï, vint le prier de quitter ses fonctions sur-le-
champ, avec l’assurence de recevoir ailleurs un poste digne de lui. Ce poste il l’occupe à
présent : sous les cyprès de Montsaunès.1118

Quoi que Jean Dorsenne, contrairement à Dorgelès ne dise rien de positif sur la culture
moïs, il prend, lui aussi, la défense de ces tribus insoumises qui ont subit un « orage
financier » qui s’est abattu sur eux, celui des prospecteurs de caoutchouc qui s’arrachent leurs
terres rouges et qui les exproprient à coup de bombes.1119 Il est vrai que le terme « orage »
sous-entend un problème passager ce qui évacue la responsabilité. Mais on est loin de la
‘justification’ de la violence à leur égard que peut représenter le roman de Malraux.
D’ailleurs, je l’avais signalé, La Voie royale n’est pas non plus très positif vis-à-vis de
villageois, de simples Laotiens bouddhistes, qui n’ont rien à voir avec les sauvages Moïs. En

1117
Ibid.
1118
DORGELES, Roland, Un Parisien chez les sauvages (≥ 1926), op. cit., p. 33.
Sur Sabatier voir supra.
Montsaurès est le cimetière où est enterré Sabatier.
1119
DORSENNE, Jean, Faudra-t-il évacuer l’Indochine, op. cit., p. 191 et svts.
360 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

fait, Claude et Perken, ces voyageurs soi-disant à l’écart du système colonial, usent de leur
pouvoir d’hommes blancs et s’affirment en colonisateurs. Ils recrutent des porteurs pour
assurer le transport des sculptures ; ils s’approprient des objets d’art et réquisitionnent des
cases pour passer la nuit. Et, comble du pouvoir, Perken assassine deux Laotiens qui
refusaient de se battre pour lui (et Claude ne bronche pas) parce que c’est plus efficace que
d’essayer de les convaincre.

Deux coups de feu : Perken venait de tirer à travers sa poche. La secousse fut si douloureuse
qu’il crut une seconde avoir tiré dans son genou : mais l’un des Laotiens basculait ; l’autre,
debout, […] pétrissait à deux mains son ventre, la bouche ouverte, avec les yeux stupéfaits des
mourants. La fuite générale le fit basculer à son tour […]. Sur le clapotement des pieds nus, le
silence retomba.1120

Les deux héros n’hésitent pas à s’inscrire dans le système et à l’utiliser pour arriver à
leurs fins. Si Claude et Perken sont présentés comme des aventuriers de la colonie et qu’ils ne
sont pas des coloniaux ‘classiques’, et on l’a vu au début de ce travail, une analyse plus serrée
du texte révèle qu’ils sont pourtant des ‘agents’ du système impérial, pour reprendre un terme
d’Edward Said mais qu’il n’emploie pas à propose de Malraux.1121 En tout cas, je ne souscris
pas du tout à l’analyse de Moatti et de Said quant aux descriptions des Indochinois dans le
roman de Malraux.
Un autre problème concerne l’arrivée de la construction d’un train. Les héros
entendent avancer les mines des ingénieurs qui dessinent la trajectoire et préparent le terrain
pour construire une nouvelle ligne de chemin de fer. Encore une fois, on peut se demander si
Saïd a lu attentivement ce texte. Car il faut noter que le train de La Voie royale n’est pas un
train colonial envoyé par la France, mais un train siamois. Il est vrai que Malraux n’insite
guère sur l’origine siamoise du train, mais malgré ce que suggère l’analyse de Said, ce n’est
certainement pas un train français ! Au-delà de l’impuissance des rares cambodgiens
rencontrés et de la passivité affirmée des Laotiens, ce chemin de fer dévoile l’existence, sur le
territoire colonial, d’une activité asiatique non contrôlée, dissimulée, mais qui a la puissance
de faire trembler la terre et d’interdire aux conquérants l’accès à leur domaine. Pour moi, ce
chemin de fer est un symbole puissant de la pénétration dans le territoire français d’une force

1120
MALRAUX, André, La Voie royale, op. cit., p.498.
1121
SAID, Edward W., Culture et impérialisme, op. cit., p. 62.
Chapitre XIII : Said lecteur de La Voie royale ? 361

asiatique de lutte.1122 Je reviendrai plus en détail sur le rôle de cette ligne de chemin de fer, au
point 4 de ce chapitre.

3. - L’action et l’éloquence coloniales du roi blanc


Mais Said modère tout de même son enthousiasme pour La Voie royale, surtout parce que ce
roman, comme les textes modernistes, ne reconnaissent pas la lutte contre l’Occident que les
colonisés employent. On le sait, dans Culture et impérialisme, Said cite Conrad, Forster,
Lawrence et Malraux comme des écrivains transitoires entre l’adhésion au colonialisme et la
lutte contre l’Occident. Par l’angoisse qui émane de leurs récits, ces auteurs « abandonn[e]nt
le triomphalisme impérial » mais restent incapables de comprendre qu’« il y a deux côtés » et
qu’« il fa[ut] choisir son camp ».1123.
 
[Q]uand la culture européenne a enfin commencé à prendre en compte les tromperies […]
impériales […], elle ne l’a pas fait sur le mode de l’opposition, mais […] en tentant
désespérément de réaliser une nouvelle intégration. […]
Et cette approche ne reconnaît nullement la force de ce qui avait pris le contre-pied de
l’impérialisme occidental : le nationalisme du tiers-monde, qui ne tenait pas le discours de la
coopération mais celui de la lutte.1124.

 
Pour Said donc, Malraux aurait dû mettre en scène le point de vue des colonisés et leur lutte
contre l’Occident. Il découvre au contraire en La Voie royale un roman eurocentriste qui
évacue de l’action toute participation réelle des Indochinois.
Dans ce point je voudrais vérifier si l’on peut dire qu’il n’y a a pas reconnaissance,
dans le roman de Malraux, d’une force indochinoise qui prend le contre-pied de l’Occident.
Quant à l’affirmation de Said que le tiers-monde ne tenait plus le discours de la coopération,
on verra au chapitre suivant ce qu’il en est pour l’Indochine dans les années 20-30.

1122
Sur la symbolique du chemin de fer pour le colonialisme français, voir : POEL, Ieme van der, Congo-Océan,
op. cit.
1123
SAID, Edward W., Culture et impérialisme, op. cit., p. 271, 277 et 297.
1124
Ibid., p. 272 et 300.
362 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

3.1. - L’action coloniale du roi blanc

Il faut dire que Perken, ce modèle de Claude Vannec – et son double –, montre, à mon avis,
une certaine évolution narrative et se révéle aux yeux de Claude, non plus seulement comme
un aventurier mais comme un colonial. Au fil du roman il est de plus en plus décrit à partir de
caractéristiques coloniales. Il emprunte au colonialisme d’abord ses attitudes. Il assure son
pouvoir grâce à la ruse que lui permettent ses connaisance culturelles, mais il utilise aussi la
force. Il utilise son révolver pour assassiner les deux Laotiens qui ne voulaient pas collaborer
avec lui. Son apparence est aussi celle d’un colonial (j’y reviendrai plus tard), et surtout son
discours. Il émet en effet, comme on va le voir, un discours qui ressemble de fort près à ceux
des coloniaux des années 20-30, même si son action – celle d’un roi blanc – est plutôt celle
des aventuriers du siècle précédent, celui de l’expansion coloniale. Reprenons plus avant cette
représentation de l’aventurier roi commencée au chapitre II.
Aux sources du personnage de Malraux se trouvent alliés les modèles d’aventuriers
qui eurent leur heure de gloire historique tels que Mayrena et Lawrence et ceux littéraires : le
Dravot de The Man Who Would Be King (1888) de Kipling et le Kurtz de Heart of Darkness
(1902) de Conrad qui sont, eux aussi, inspirés de personnages historiques.1125 L’aventurier roi
reviendra encore chez Malraux dans Les Antimémoires et dans Le règne du malin, où l’on voit
réapparaître Mayrena.1126
Cette thématique où les héros sont des doubles les uns des autres, Marlow-Kurtz,
Grabot-Perken-Vannec, est une manière assez classique de traiter d’un moi autre, et en
particulier de la sauvagerie interne. Sur les pas de Conrad, chez Malraux, la sauvagerie n’est
pas seulement celle du monde extérieur, des Moïs, du train et de la jungle. La contemplation
d’un moi primitif, dominé par des pulsions non jugulées, l’emprise du ça, pour parler comme
Freud, est le plus violemment analysée à partir de Grabot, cet aventurier-roi déchu, soumis
par les sauvages. C’est tout le contraire de ce qu’avaient imaginé Perken et Vannec qui
pensaient trouver Grabot installé en potentat de ces tribus. Lorsque Claude Vannec et Perken
le trouvent prisonnier des Moïs, attelé comme bête de somme à la meule du village, les yeux
crevés et sans doute émasculé, le narrateur exprime le dégoût des deux voyageurs pour celui
qui s’est laissé absorber par son moi sauvage : « Aussitôt, les deux Blancs sentirent que ce

1125
SOUBIGOU, Gilbert, « L’Aventurier-roi, personnage oublié de la littérature exotique », Les Carnets de
l’Exotisme. L’Ecriture s’aventure…, n0 12, juillet-décembre 1993, Le Torii Ed., p. 7-16, p. 7 et 9.
Dravot, le héros de Kipling est inspiré de l’histoire de James Brooke, un « rajah blanc » du Sarawak à Bornéo
et le Kurtz de Conrad de l’officier de la suite de l’expédition de Livingstone aux Stanley Falls, Edmund-
Musgrave Barttelot.
1126
MALRAUX, André, Les Antimémoires, op. cit. ; ibid., Le Règne du malin, op. cit.
Chapitre XIII : Said lecteur de La Voie royale ? 363

qu’ils redoutaient le plus était l’approche de cet être. Ni répulsion, ni crainte, une terreur
sacrée, l’horreur de l’inhumain ».1127 C’est l’inhumanité de cet être qui les terrorise. L’image
de Grabot préfigure les dangers encourus par les deux héros dans la suite de leurs aventures.
Si Perken n’est pas encore enfermé dans la barbarie, en revanche, il est un roi déchu,
incapable de rejoindre son royaume.
Perken est généralement analysé comme le prototype du marginal, de l’« heimatlos »
qui a rompu les ponts avec l’Europe, de l’aventurier roi digne héritier des décivilisés
historiques et fictionnels qui l’ont inspiré. Il est néanmoins essentiel de reconnaître qu’il est
également un agent du colonialisme.1128 Comme Kurtz, il est à la fois un produit et un agent
de l’expansion coloniale ; la création de leur royaume a été possible grâce au colonialisme et
le récit de leurs aventures éveille de nouvelles ambitions coloniales chez leurs doubles et, sans
doute chez les lecteurs de l’époque.
Gilbert Soubigou, qui compare The Man Who Would Be King de Kipling (1888),
Heart of Darkness de Conrad (1902) et La Voie royale, rejoint le point de vue des théoriciens
du postcolonialisme et considère que Perken est l’emblème du colonialisme. Qui plus est,
Soubigou estime que la situation de l’aventurier roi « est celle, emblématique et outrée de la
colonisation dont les textes sont souvent la parodie ».1129 Il ajoute encore que, par ce
personnage, Malraux fait « la critique du fait colonial à travers la caricature de
l’administration française en Indochine ».1130 La présence du roi blanc serait alors, par
définition, la marque d’une critique coloniale. Or, cela n’est pas exact si l’on se remémore
Tintin au Congo. L’image d’un Tintin roi blanc ne fait que concrétiser l’idée que l’homme
blanc, conçu comme inéluctablement supérieur, est destiné à devenir le chef des autres
peuples. D’ailleurs on est en droit de se demander s’il s’agit bien d’une caricature chez
Malraux. En effet, si Perken est un personnage emblématique du colonialisme, s’il en est un
résumé, est-on si sûr que son portrait soit outré, chargé, comme le prescrit la définition du
terme « caricature » ?1131 Car où sent-on la moquerie, la distance critique de Claude par

1127
MALRAUX, André, La Voie royale, op. cit., p. 456.
1128
Ibid., loc.cit.
Sur Heart of Darkness de Joseph Conrad et sur Conrad lui-même comme agent du colonialisme voir, entre
autres : SAID, Edward W., Culture et impérialisme, op. cit., p. 62. Pour une relecture dans le même sens du
roman de Charlotte Brontë, Jane Eyre, voir : SPIVAK, Gayatri, « Three Women’s Texts and a Critique of
Imperialism », dans : GATES, Henry L. (dir.), ‘Race’, Writing and Difference, Chicago, University of
Chicago Press, 1985, p. 262-280.
1129
SOUBIGOU, Gilbert, art. cit., p. 7.
1130
Ibid., p. 11.
1131
Voir : Le Robert Quotidien, op. cit.
364 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

rapport à Perken ? Jamais il ne le juge, pas plus d’ailleurs que le narrateur. Au contraire
Claude participe pleinement aux projets de Perken : il le suit visuellement, diégétiquement et
moralement. A deux, ils mettent en pratique l’action des coloniaux français telle que l’a
résumée Nguyễn Ái Quốc au début des années 20 : « On disait : “la colonisation, c’est un
vol.” Nous ajoutons : un viol et un assassinat ».1132 Les actions du couple Vannec-Perken : vol
de bas-reliefs, ‘viol’ d’une femme à Djibouti qui n’a nulle envie de Perken (cette scène se
répétera au Laos, comme on le verra), assassinat de deux villageois, ne sont guère présentées
de manière critique.
C’est non seulement leurs actes qui situent les héros – et surtout Perken – dans le cadre
des actions du colonialisme, mais encore les arguments de son discours le placent résolument
au sein des discussions et disputes coloniales de l’époque. On va le voir, une plus grande
attention au discours émis par Perken révèle qu’il résume bien les arguments qui avaient cours
à l’époque. Avec Perken le discours colonial n’est en fait ni outré, ni chargé, ni même
critiqué ; il est simplement mis en pratique. Il s’agit de montrer que Perken affirme
activement sa position d’agent du colonialisme par le discours qu’il adresse aux habitants
d’un village bouddhiste. Non plus des « primitifs » mythiques, tels que les Moïs, mais de
simples Laotiens.
Sans conteste, c’est au colonialisme qu’il emprunte son discours. Pourtant, c’est un
point que je défends contre l’opinion de certains malruciens qui refusent de reconnaître la
dimension coloniale des héros de La Voie royale sous prétexte, non pas seulement de la
dimension philosophique que prend l’aventure exotique, mais aussi que Malraux met en scène

1132
NGUYễN ÁI QUốC, Le Procès de la colonisation française (1925), op. cit, p. 310.
Pour Nguyễn Ái Quốc, le colonialisme est aussi un empoisonnement. Il donne l’exemple de la loi sur l’alcool
– obligation de consommer l’alcool de la régie qui doit rapporter tant de taxes par habitant. Ceux qui refusent
de consommer ou qui sont pris à produire ou à boire de l’alcool de riz, se voient frappés d’amandes et parfois
d’emprisonnement. Ils servent alors de main d’œuvre aux travaux d’intérêt public (construction des routes,
seviteur chez le gouverneur lors de grandes fêtes, guides et porteurs assignés aux voyageurs – comme le Xa
de La Voie royale). Pour lui c’est clair, les arguments sont utilisés de manière retorse car l’entente que visent
les grands coloniaux et le fameux ‘rapprochement’ doit enrichir les coloniaux. Le reste ne compte pas.
Il cite ironiquement Sarraut s’adressant aux chefs de village, sur le besoin de collaboration concenant les
questions de l’alcool et de l’opium (même système). « Le bon M. Sarraut, ancien ministre radical des
Colonies, petit père des indigènes (à ce qu’il dit) adorait les Annamites et était adoré par eux. Pour leur
inculquer la civilisation française dont il était l’agent principal, il ne reculait devant rien, pas même devant
les infamies et les crimes. En voici une preuve : c’est la lettre qu’en qualité de gouverneur général de
l’Indochine et pour gonfler la poche des bandits coloniaux et la sienne, il adresse à ses subalternes. “[…] j’ai
l’honneur de vous prier de bien vouloir seconder les efforts de mon service dans l’établissement de nouveaux
débits d’opium et d’alcool. […] Ce n’est que par une entente complète et constante entre votre administration
et la nôtre que nous obtiendrons le meilleur résultat, pour le plus grand bien des intérêts du Trésor. Signé :
Albert Sarraut”. Il existait alors quinze cent débits d’alcool et d’opium pour mille villages, tandis qu’il n’y
avait que dix écoles pour le même nombre de localités. Déjà, avant cette fameuse lettre, on avait [fait]
ingurgite[r] aux 12 millions d’Indigènes – femmes et enfants compris – 23 à 24 millions de litres d’alcool par
an ». Ibid., p., 211-212.
Chapitre XIII : Said lecteur de La Voie royale ? 365

un héros individualiste et heimatlos, en rupture de ban avec la société d’où il vient.1133 Tout
cela est indiscutable mais rien n’empêche un décivilisé d’être aussi porteur – même
inconsciemment – des valeurs et des normes héritées du pays européen et de la classe sociale
où il a été éduqué. Comme un adolescent qui veut fuir et rejeter la loi de maman et qui, même
malgré lui, la transporte et l’impose aux autres.1134 C’est clair chez Perken qui, loin d’être un
« anthorpologue dévoué » montre toujours vis à vis des Asiatiques une attitude dénigrante,
autoritaire et dominatrice.

3.2. - L’éloquence coloniale de Perken

Perken emprunte beaucoup à Kurtz, mais, quoi que l’on soit en droit de penser que son
acculturation ait réussi dans le passé – puisqu’il a pu créer un royaume et soumettre des tribus
indochinoises –, à l’heure du voyage, il est absolument incapable de se faire entendre des
Laotiens et de les convaincre ou de les soumettre. Malgré son éloquence, qui a pourtant
charmé Claude tout au long du voyage, ses arguments ne portent plus sur la population locale.
Dans l’avant-dernière scène du roman, une scène dont j’ai déjà parlé, Perken veut
convaincre ces villageois et leur chef, nommé Savan, de se battre pour lui contre deux forces
destructrices – les Moïs et la construction d’un chemin de fer – en arguant que c’est pour les
défendre. C’est un justificatif typique que Gayatri Spivak a mis en évidence dans « Can the
Subaltern Speak ? » : le colonialisme se prétend protecteur.1135 Dans le contexte de
l’Indochine française ce discours se retrouve sous diverses variantes, ce que j’avais résumé en
paraphrasant Spivak par ‘Des hommes blancs sauvent des hommes de couleur d’autres
hommes de couleur’ : la France protège les Indochinois du colonialisme anglais moins
humain, défend les Cambodgiens de la violence des Vietnamiens, sauve les femmes de
l’oppression du confucianisme, etc. Perken veut quant à lui sauver ses hommes de la

1133
Voir à ce sujet : RADAR, Emmanuelle, « La Voie royale : spectacle et hors-champ de l’aventure coloniale »,
Revue André Malraux Review, n0 35, février 2008, p. 48-67.
La discussion soulevée lors de la conférence de Belfast où j’ai présenté « La Voie royale : spectacle et hors-
champ de l’aventure coloniale » et les résistances contre l’idée que Perken pourrait avoir des caractérstiques
coloniales, ne fait que confirmer l’urgence de reconsidérer l’œuvre de Malraux dans une nouvelle perspective
et non pas de confirmer simplement que Malraux et son roman sont ‘anticoloniaux’, parce que l’auteur l’a
lui-même proféré.
1134
En 1931 Malraux règle ses comptes avec Perken, il se prononce sur l’accueil qui est fait à La Voie royale
« Je ne suis pas étonné de recevoir chaque jour une critique imbécile où un monsieur distingué s’attendri sur
l’idiotie de Perken et sur du talent gâché […] », cité par LANGLOIS, Walter G., « La Voie royale. Notice »,
art. cit., p. 1135, note 1.
1135
SPIVAK, Gayatri, « Can the subaltern speak ? Speculations on widow sacrifice », art. cit.
366 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

domination d’autres Occidentaux, de leur modernité destructrice et il veut sauver les hommes
de Savan d’une attaque des Moïs et de l’arrivée du train.
Le colonialisme se prétend protecteur mais ce n’est pas tout. Selon la logique du
discours, puisque les Français viennent sauver les colonisés, il est normal d’exiger d’eux
gratitude et dévouement. Le loyalisme est la condition sine qua non d’une colonisation
réussie, comme le disent bien des théoriciens sur les pas d’Albert Sarraut. Les discours de
Albert Sarraut (1872-1962) qui fut Gouverneur Général de l’Union indochinoise (1911-1914,
1916-1919) puis ministre des Colonies (1920-1924 puis 1932-1933) et président du Conseil
(1933 et 1936), illustrent cette logique où des améliorations sont promises sous condition de
loyauté et où des réalisations (routes, écoles, etc.) sont présentées comme récompenses de ce
loyalisme. Le même discours, donc, que celui qu’on avait découvert dans la chanson La Petite
tonkinoise de 1930. La ‘générosité’ de Sarraut est conditionnelle.1136 Clotilde Chivas-Baron a,
au moins en théorie, une autre optique. Dans La Femme française aux colonies (1929), elle
raconte qu’elle cultive un potager et enseigne l’hygiène, qu’elle « apprivoise » les enfants
qu’elle soigne et par ce biais qu’elle « apprivoise » les mères. Pourtant, elle a dû constater le
vol de ses tomates et des chiots de sa nichée. Ont-ils disparu « dans une cuisine locale ? », se
demande-t-elle pleine d’amertume ! Sa bonté n’amène qu’ingratitude et fausseté ; ce que les
coloniaux appellent en termes lapidaires : « l’impénétrabilité de la race jaune ». Mais elle se
reprend et avoue que les Blancs l’ont encore plus déçue : « l’ingratitude humaine n’a pas de
patrie ; l’ingratitude ne doit pas limiter la charité ».1137
A ce niveau, Perken se place dans la tradition de Sarraut : il attend en retour de sa
protection, le loyalisme de ses hommes. Car, comme l’explique le narrateur : « il [Perken] ne
pouvait compter que sur des hommes […] pour qui le loyalisme existait : les siens. Et même
ceux-là… ».1138 Ce loyalisme dû, la scie des coloniaux, fait l’objet de l’ironie critique de
nombreux Indochinois contestataires. Dès 1923, dans une caricature du journal Le Paria –
une caricature que j’analyserai dans un chapitre ultérieur, mais que l’on peut déjà nommer ici
–, Nguyễn Ái Quốc – futur Hồ Chí Minh –, dévoile l’hypocrisie d’un discours d’oppression
qui réclame le loyalisme de la population et son dévouement à un système qui l’asservit (voir
Figure 15.3). Dans un phylactère, un colonial houspille son coolie : « Mau-lên [vite]

1136
ANONYME, Inauguration de l’Université indochinoise par M. le Gouverneur Général Sarraut et S.A. Khai-
Dhin, Empereur d’Annam, Hanoï, [s.n.], 1918.
1137
CHIVAS-BARON, Clotilde, La Femme française aux colonies, op. cit., p. 153.
1138
MALRAUX, André, La Voie royale, op. cit., p. 499. Mes italiques.
Chapitre XIII : Said lecteur de La Voie royale ? 367

Incognito ! Fais voir que tu as du loyalisme !! Nom de Dieu !!! ».1139 Le modéré Bùi Quang
Chiêu, leader du parti constitutionnaliste qui prônait la collaboration avec la France mais sous
forme de Dominion, critique également l'imposture du discours français et son « ambition
ridicule d’obtenir l’adhésion loyale des Annamites à un régime d’exploitation dont ils sont les
victimes ».1140 Dans un tel contexte, le terme loyalisme employé par le narrateur du roman
n’est certes pas neutre.
L’aventure dans la jungle intemporelle porte la marque d’arguments qui ont fait l’objet
des débats qui ont divisé la colonie à l’époque où Malraux était journaliste à L’Indochine
(enchaînée). Perken prend à son compte les arguments du discours colonial officiel des
années 1920 : protection, loyauté et surtout rapprochement. De grands coloniaux prônaient –
au moins en théorie, mais haut et fort – le besoin d’une politique de rapprochement, ce point
central de la « politique indigène » d’Albert Sarraut, décrite en termes de « mariage »,
« entente mutuelle », « amour ».1141 Ce n’est pas un hasard si le journal L’Indochine sous-
titre : Organe de rapprochement franco-annamite.
Dans La Voie royale, le même discours sur le rapprochement se révèle vide, tout aussi
impuissant à rejoindre la réalité coloniale. Malgré les beaux discours de Perken, les villageois
sont récalcitrants : Savan se méfie des « catastrophes qu’amenait toujours avec elle, plus ou
moins tôt, la folie des Blancs » et deux de ses hommes refusent ouvertement de se laisser
embrigader.1142 Ce qui explique, toujours selon le narrateur dans la phrase que j’ai
partiellement citée, que Perken : « ne pouvait compter que sur des hommes à qui il était
humainement lié, sur des hommes pour qui le loyalisme existait […] ».1143 Ce lien humain, ou
le manque de ce lien, entre acteurs coloniaux est encore un concept central des débats de
l’Indochine, comme le concept de loyalisme qui caractérisait déjà Mélaoli.
Les discours sont vides et le rapprochement n’est nullement mis en pratique nous
signalent certains voyageurs. C’est le cas de Dorsenne qui est généralement fort à l’écoute des

1139
Le Paria (Paris : mai 1922-avril 1926) (cité avec l’accord de la Bibliothèque nationale de France) est le
journal des populations des colonies auquel participent des colonisés de tous les coins de l’empire français
(Nguyễn-Ái-Quốc, mais aussi le Sénégalais Lamine Senghor et l’Algérien Messali Hadj).
Mes italiques.
1140
BUI QUANG CHIEU, « Vers les Indes Anglaises et le Siam sur le Dupleix », Tribune Indochinoise, 19 avril
1929. Mes italiques.
1141
Parmi la pléthore de théoriciens du colonialisme qui emploient ces termes, je ne cite que les plus connus :
HARDY, Georges (directeur de l’école coloniale), « La Femme et la politique indigène », dans : COLLECTIF,
La Vie aux colonies, op. cit., p. 241-270, p. 248 ; ROQUES, Philippe et DONNADIEU, Marguerite, op. cit., p.
205 ; SARRAUT, Albert, Grandeur et servitude coloniales, op. cit., p. 150.
1142
MALRAUX, André, La Voie royale, loc.cit.
1143
Ibid.
368 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

discours des coloniaux. Là pourtant il met en doute ceux de Sarraut et les résultats obtenus
dans le ‘rapprochement’ et la politique indigène.

Un malentendu hypocrite règne sur le principe de colonisation. La colonisation est une affaire :
c’est la conception des Anglais. L’autre conception est celle adoptée par la France. Nous
colonisons dans une intention humanitaire ; nous apportons à des peuples arriérés les bienfaits
de notre civilisation ; en un mot, nous les éduquons pour leur permettre de se diriger un jour
eux-mêmes tout seuls. “Je veux vous donner l’instrument de libération […]” déclara un jour
M. Albert Sarraut […]. C’est un noble programme qui dénote un bel idéalisme. Peut-on dire
qu’il est appliqué en Indochine ? Après un séjour de cinq mois dans notre possession asiatique,
nous n’oserions l’affirmer.1144

Il est choqué que « de parti pris on maintien[ne] dans des emplois subalternes de jeunes lettrés
annamites pleins de mérites, alors que le grade plus élevé était réservé à des Français auxquels
le teint clair de leur peau tenait de diplôme et de savoir ! ».1145 Les circulaires contre les
tutoiements et contre les brutalités sont « souvent lettre morte. Il existe chez certains Français
une fâcheuse tendance à mépriser l’indigène ».1146 Donc les préceptes de la ‘politique
indigène’ mis en avant par Sarraut ne trouvent pas leur application dans la colonie nous dit ce
voyageur. C’est le même problème que souligne Malraux journaliste lorsqu’il condamne la
décision de l’administration de fermer les portes de l’éducation en France aux jeunes
intellectuels.1147
Reprenons d’un peu plus près ces préceptes de Sarraut. Certains administrateurs – dont
Sarraut – avaient pris leurs distances par rapport à la politique officielle assimilationniste de la
IIIe République et de l’école de Jules Ferry. Ils pensaient que la France devait sauver les
cultures locales du « génocide culturel » qu’apporte la modernité occidentale (re-
justification).1148 A l’extrême, cette attitude conservatrice mène à un « indigénisme naïf »,
celui des décivilisés, mais aussi celui des écoles où un confucianisme archaïque est
promulgué et où l’art se voit épuré de toute influence extérieure.1149 Le refus de modernité est
un réajustement du déséquilibre exigé par le mimétisme. En 1935, Malraux dénoncera
1144
DORSENNE, Jean, Faudra-t-il évacuer l’Indochine ?, op. cit., p. 34-35.
1145
Ibid., p. 37.
1146
Ibid., p. 34.
1147
MALRAUX, André, « Sélections d’énergies », L’Indochine. Journal de rapprochement franco-annamite, 14
août 1924.
1148
TRINH VAN THAO, L’Ecole française en Indochine, Paris, Karthala, 1995, p. 76.
1149
Ibid., p. 59-60.
Chapitre XIII : Said lecteur de La Voie royale ? 369

publiquement ce colonialisme qui maintient dans le passé puisque l’Indochine est « le seul
pays où le mandarinat existe encore ».1150 A l’entre-deux-guerres, on assiste dans la pratique à
un affrontement indigénisme-assimilation, des modèles contradictoires mais qui refusent tous
deux la participation des populations à leur destin ; un affrontement qui révèle la faillite de ce
rapprochement théoriquement promulgué. Ceci dit, certains coloniaux, comme Paul Monet,
une des figures de l’entente franco-indochinoise, tentent apparemment honnêtement de
trouver des espaces où le rapprochement humain serait possible, tout en reconnaissant les
difficultés de cette position qui le met « Entre deux feux ».1151
Les personnages du roman de Malraux sont, eux aussi, pris en tenaille « entre deux
feux » qui les poussent, l’un vers le futur d’une modernité tapageuse, celle de la voie ferrée,
l’autre vers le passé primitif des Moïs belliqueux. Pour réaliser son désir de royaume hors de
la modernité, Perken, qui rejoint les « indigénistes », conçoit que l’extrémité de la situation
exigerait que Laotiens et Européens collaborent pour lutter contre le train (seul le train
comptait), mais son discours calqué sur celui des coloniaux n’éveille que la méfiance.1152 Les
villageois veulent que Perken s’en aille.
Le refus de collaboration des Laotiens rejoint une attitude fréquente des Indochinois à
l’entre-deux-guerres, qui, toutes orientations politiques confondues, réfutent cet argument de
‘rapprochement’ mis en avant par les discours coloniaux. Car, on l’a vu, si l’on parle de
rapprochement, le journaliste Duong Van Loi constate que ces « sentiments platoniques » sont
sans effet sur le régime « d’oppression […] [qui] maintient [le peuple] dans la servitude ».1153
Le révolutionnaire Nguyễn An Ninh, taxe de naïveté ceux qui accordent crédibilité à
l’« œuvre sentimentale [de] […] la France », « ses mensonges, son hypocrisie ».1154 Même
Pierre Do Dinh, ce poète bouddhiste et catholique attaqué par ses compatriotes pour sa
collaboration, se doit de faire un constat analogue : vu le régime d’inégalité, le rapprochement

1150
MALRAUX, André, « Occident et Orient. Réponse aux 64 intellectuels d’Occident », Le Crapouillot.
Expéditions coloniales : leurs dessous, leurs atrocités, janvier 1936, p. 63-64, p. 63. Transcription du
discours prononcé aux premières assises de l’Association internationale des écrivains pour la défense de la
culture, le 4 novembre 1935, au Palais de la Mutualité.
1151
MONET, Paul, « Lettre à Monsieur le Gouverneur Général A. Varenne (1926) », Français et Annamites.
Entre deux feux, op. cit., p. 146-158.
Il a également publié en 1925, un premier essai intitulé simplement : Français et Annamites. Il signera, avec
Les Jauniers, un très courageux plaidoyer contre le travail forcé en Indochine. MONET, Paul, Les Jauniers.
Histoire vraie, Paris, Gallimard, 1930.
1152
MALRAUX, André, La Voie royale, op. cit., p. 501.
1153
DUONG VAN LOI, « Réponses à la conférence de Paul Monet », Echo annamite, 5 juillet 1926.
1154
NGUYEN AN NINH, op. cit., p. 3 et 8.
370 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

est un leurre.1155 C’est avec une fine et prudente ironie que le Cambodgien Areno Iukanthor
loue l’âme d’artiste de Sarraut, révèlant que le ministre des Colonies « faisait de ‘la politique
indigène’ un pur exercice de style ».1156 Larcher n’a certes pas tort de constater que Iukanthor
termine sa louange à l’éloquence de Sarraut par une phrase tout aussi pompeuse et qui frise le
pastiche :

M. Albert Sarraut a plus que la parole facile, il est un excellent orateur ; est-il un entraîneur
d’hommes ? en tout cas il émeut. Ses discours […] sont convaincants parce que lui-même est
apparemment convaincu. Sa phrase a de l’envolée, elle a la période, elle a le nombre. Elle fait
vibrer magnifiquement ses idées qui sont belles comme des déesses fourmillant dans l’Olympe
de son esprit.1157

L’ironie confirme la perte de conviction dans le discours sur la ‘politique indigène’ et ses
arguments de rapprochement.
Les termes « lien humain » à la grande époque du ‘rapprochement’ ne sont par fortuits.
Le concept de rapprochement fraternel entre les hommes est au contraire essentiel dans
l’œuvre de Malraux. Dans sa thèse Vinh Dao montre que la fraternité est un concept essentiel
de Malraux, une préoccupation constante dans laquelle le chercheur voit l’unité de l’œuvre
malrucienne.1158 Selon lui cette fraternité apparaît dès Les Conquérants, donc après que
l’auteur a fait l’expérience de la colonie.1159 Ce concept est évidemment intimement lié au lien
humain que le narrateur, ou le héros, ressent face à ses semblables. Cette fraternité naît, selon
Vinh Dao, dans la confrontation du narrateur des Conquérants à des cadavres torturés. Elle va
par après s’étoffer et comprendre plusieurs variations. Sans entrer dans les détails, on peut
reprendre rapidement les quatre catégories mises en avant par Vinh Dao.1160
Premièrement, la solidarité humaine, qui est la compassion pour l’homme qui souffre,
même si celui-ci est un ennemi. On pensera à la compassion-horreur pour Grabot, ou à la

1155
DO DINH, Pierre, « Les conditions véritables d’un accord », dans : COLLECTIF, L’Homme de couleur, op. cit.,
p. 34-48.
1156
IUKANTHOR, Areno, « De la littérature et de la politique, le Rôle de M. A. Sarraut, en Indochine », Le
Radical de Marseille, [ ?] août 1922, cité par : LARCHER, Agathe, La Légitimation française en Indochine
mythes et réalités de la "collaboration franco-vietnamienne" et du réformisme colonial (1905-1945), thèse de
doctorat sous la direction de NGUYễN THE ANH, Lettres sciences sociales et humaines, Paris 7, 2000, p. 105.
1157
Ibid.
1158
VINH DAO, André Malraux ou la Quête de la fraternité, Genève, Droz, 1991. Version revue et partiellement
remaniée de sa thèse de doctorat sous la direction de GUYARD, Marius-François, Paris IV-Sorbonne, 1989.
1159
Ibid., p. 11.
1160
Ibid., p. 49-50.
Chapitre XIII : Said lecteur de La Voie royale ? 371

fugace compassion pour Savan face à la folie des Blancs. Deuxièmement, la fraternité des
aventuriers, ces hommes exceptionnels guidés par leur courage. La relation exclusive entre
Perken et Claude est de cet ordre. Troisièmement, la fraternité révolutionnaire qui naît entre
les militants d’une même cause. Les Conquérants et La Condition humaine sont basés sur ce
type de fraternité, mais on ne la retrouve pas dans La Voie royale puisque les hommes de
Savan refusent de combattre avec Perken. Et, quatrièmement, la fraternité humaine qui ne
nécessite pas une action en commun mais qui concrétise le lien entre les hommes vivant dans
une même communauté. Elle s’observe le mieux entre les résistants et le peuple pour qui ils
se battent. Cette fraternité humaine n’est pas non plus possible dans La Voie royale puisque,
justement il n’y a aucun lien humain entre les Laotiens et Perken. Ce qui manque à mon avis à
cette étude, c’est la prise en considération de la hiérarchie dans cette relation de fraternité. Les
résistants (hommes d’action) sont ceux qui font la loi, qui déterminent qui a droit à la
fraternité humaine. Pourquoi ne peut-il y avoir de fraternité avec les Laotiens ni, surtout, avec
les Moïs ? Et ce peuple pour lequel les hommes d’action se battent et envers qui ils ressentent
un lien humain, pourquoi faut-il toujours le considérer comme passif, inférieur ? Mais n’est-
ce pas justement la transposition de la hiérarchie coloniale que l’on retrouve dans ce concept
malrucien ? Il nous faut constater que le concept de fraternité chez Malraux doit énormément
aux formulations du discours colonial de l’Indochine de l’entre-deux-guerres.
C’est bien le discours colonial et ses arguments que l’on retrouve à la base des
concepts métaphysiques de Malraux. Dans La Voie royale, Perken est celui qui tente de
mettre en pratique ce concept de fraternité unilatéral tributaire de l’adhésion inconditionnelle
des hommes à leur chef, le roi blanc. Mais est-ce bien une parodie, comme le dit Soubigou ?
Jamais le discours de Perken n’est considéré avec la lueur de malice que l’on ne peut manquer
de déceler chez Iukanthor, et encore moins avec le rejet cynique d’un Nguyễn An Ninh ou
d’un Nguyễn Ái Quốc. Toutefois le roman met en avant les impasses des discours coloniaux
de l’époque en constatant l’incapacité de collaboration entre les acteurs de l’Indochine :
Perken, caisse de résonance des discours des coloniaux, n’est pas – ou plutôt n’est plus – un
entraîneur d’hommes. Le loyalisme qu’il exige n’est qu’un rapprochement unilatéral ne
leurrant plus ses « spectateurs ». Seul Perken est convaincu – et Claude Vannec se laisse lui-
aussi prendre au discours de son ami, du moins le temps du roman. Car après avoir suivi
Perken jusqu’au bout, il doit finalement l’abandonner à son échec.
Par d’autres points Perken ressemble encore d’assez près à Sarraut et à bien d’autres
discoureurs coloniaux. Car Sarraut est justement souvent campé comme l’homme aux beaux
discours et à l’éloquence spectaculaire, comme le montre brillamment Agathe Larcher dans
372 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

sa thèse. Dans La Légitimation française en Indochine, elle reprend les positions qu’affichait
le journal populaire Le Cri de Saïgon. Ce journal, publié à partir de 1912, au moment où
Sarraut pose les premiers jalons de sa ‘politique indigène’, réagit par une série de caricatures
aux arguments et prise de positions de Sarraut. Dans celle sur « Le rajeunissement des
cadres » publiée par ce journal colonial anti-Sarraut (Figure 13.1), il est intéressant de
constater que c’est la peur – ‘l’indigènophobie’ – qui mène le débat. Si l’on accorde un peu
plus de droits aux Indochinois et que l’on suit la politique de Sarraut, les Français se verront
automatiquement ‘déshabillés’, prêts à passer à la guillotine.1161 Image révolutionnaire s’il en
est ! Cette perte des vêtements – à laquelle je reviendrai dans un chapitre ultérieur – est donc
intimement associée à l’anticolonialisme de la population et à son intention de se saisir du
pouvoir dès que l’occasion s’en présentera. Selon le dessinateur anonyme, c’est Sarraut lui-
même qui permet aux « jaunes » de prendre le dessus. C’est lui qui, par ses discours, met en
scène la mort de ses compatriotes et, par conséquent, la perte de l’Indochine française. La
légende reprend ce que disent deux Indochinois au physique de tête de mort – l’imaginaire du
« péril jaune » tourne à plein – et qui hurlent : « Bravo! Missieu Salaut; quand ça fini
Français, nous prendre sa place ». Cette exclamation en ‘petit nègre indochinois’ permet aussi
d’injurier le Gouverneur Général installé à sa table de justice, obnubilé par ses lois, aveugle à
ses compatriotes dépouillés de leurs fonctions par une foule sombre et haineuse, déshabilleuse
et avide du sang des Français. Dans ce croquis sont associées intimement la perte des
vêtements, celle de la fonction, du pouvoir et celle de la vie même. Sarraut est donc un
homme qui ne sait pas ce qu’il dit. Pour certains coloniaux, ses discours sont dangereux,
meurtriers. Ces journaux et leurs caricatures montrent que les éditeurs n’ont pas du tout
l’intention d’appliquer le « nouvel évangile » (Figure 13.2). Selon eux, accorder de la place
aux Indochinois serait du suicide colonial.
On doit constater en passant que Sarraut promulgue son « évangile », sa politique
indigène, comme preuve de générosité de la France et comme récompense des preuves de
loyauté de la population – entre autres après la guerre –, mais la cause immédiate en est tout
autre. D’abord, bien entendu, parce que cette politique existait déjà bien avant. Le programme
de réforme du grand colonial est déjà « en chantier » de 1911 à 1917, même s’il est vrai que
après la guerre, l’idée de réparation vient apporter de l’eau au moulin de la ‘politique
indigène’ et que celle-ci en vient à dominer la scène. Selon Larcher, qui contredit donc
Donnadieu et Roques, les prémices de cette politique sont nés en réaction du mouvement
1161
ANONYME, « Le rajeunissement des cadres », Le Cri de Saïgon (s.d. entre 1912 et 1917), repris par :
LARCHER, Agathe, op. cit., p. 113-114.
Chapitre XIII : Said lecteur de La Voie royale ? 373

indépendantiste et nationaliste de Pham Boi Chau, dans la première décennie du XXème siècle,
pour prévenir toute nouvelle forme de résistance, et non pas comme générosité française juste
après la Première Guerre mondiale.1162 Les beaux mots de Sarraut et ceux de Perken
n’arrivent plus à convaincre grand monde.

3.3. - Perken et Sarraut des discoureurs de la colonie

Il faut aussi considérer que les discours de Sarraut frappaient aussi par la manière et la force
d’éloquence avec laquelle il présentait ses arguments et ses grandes idées vagues et
généreuses et qu’il appuyait par des mouvements de bras.1163 Dans ses discours, toujours
selon Larcher, il « soignait son panache […], avait l’art de la mise en scène et savait comment
captiver l’attention ». Malgré ce que peut laisser penser Le Cri de Saïgon, certains étaient
admiratifs et charmés, mais souvent on repérait l’acteur. D’ailleurs c’est lui-même qui, dans
son dernier rapport du 20 octobre 1919, emploie « le terme “spectateur” […] pour désigner le
peuple protégé ».1164 Ceci est tout à fait significatif de la position qu’il veut tenir – celle d’un
acteur – et que, selon les théories coloniales et comme on le verra plus loin, ses compatriotes
doivent eux-aussi maintenir : face à la population, les coloniaux sont en constante
représentation. Le spectacle colonial ne se cantonne pas aux expositions de la métropole, il
s’exporte aussi dans le pays colonisé.1165 D’ailleurs, selon Michaux, la majorité des voyageurs
(lui inclu) prennent eux aussi place dans la représentation théâtrale des acteurs blancs sur la
mappemonde où les spectateurs, les autres habitants du monde s’amusent à les observer.

Ils vous regardent comme au jardin zoologique on regarde un nouvel arrivé. […] Les indigènes
ont l’occasion de voir, de temps à autre, des spécimens d’ailleurs. Si un Européen est interrogé
à son retour des Indes, il n’hésite pas, il répond : « J’ai vu Madras, j’ai vu ceci, j’ai vu cela ».
1166
Mais non, il a été vu beaucoup plus qu’il n’a vu.

1162
Ibid., p. 97 et 134.
1163
Ibid., p. 105.
1164
Ibid.
1165
Pour une analyse de la dimension de spectacle comme inhérent au colonialisme présenté dans les
expositions, voir : LEPRUN, Sylviane, Le Théâtre des colonies. Scénographie, acteurs et discours de
l’imaginaire dans les expositions. 1855-1937, Paris, Harmattan, 1986.
1166
MICHAUX, Henri, op. cit., p. 120-121.
374 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

C’est d’ailleurs le regard des Africains posés sur Gide qui mettront le voyageur de l’Afrique
mal à l’aise et qui l’obligera à considérer la colonisation d’une autre manière.1167
Pareillement, Dorgelès, dans son séjour chez les Moïs où il assiste aux audiences d’un
« tribunal en plein vent. J’étais le seul blanc au milieu d’eux, et j’avais l’impression que
c’était moi qu’on jugeait ».1168 Comme Michaux et Dorgelès, Sarraut est conscient du regard
que les ‘indigènes’ portent sur les Blancs ; il se comporte comme un acteur d’une pièce de
théâtre qui propage les arguments et valeurs du colonialisme. Apparemment l’homme
endossait ses arguments coloniaux comme il aurait porté des costumes de scène. Pour les
coloniaux Sarraut n’évaluait pas les conséquences de ce qu’il promettait ; en revanche, les
Indochinois lui reprochaient que ses promesses ne soient jamais suivies de réalisations. Sa
belle éloquence n’a donc pas l’effet escompté. Plusieurs sources confirment que l’homme
s’écoutait parler, qu’il admirait sa propre emphase et, pour reprendre les termes du poète
francophone et prince cambodgien, Areno Iukanthor, « Il se faisait pleurer lui-même en
s’entendant discourir ».1169 Sarraut est un acteur qui se prend à son propre jeu. Bien des
coloniaux et des Indochinois semblent se retrouver dans cette opinion.
Mais Sarraut n’est pas le seul. Il semblerait qu’il ait été un exemple pour bien des
coloniaux qui s’exprimaient eux aussi avec l’emphase du grand colonial. C’est un peu ce que
nous racontent les frères Tharaud sur leur frère aîné, Louis, ce colonial à la fois endurci et
touchant. Ce vieux broussard sortait mal dégrossi de la jungle et reprenait à son propre
compte les discours des péroreurs de l’époque.

“Mesdames, Messieurs, disait mon frère parodiant le discours de quelque palabreur


fraîchement débarqué au Tonkin, les bienfaits que nous avons apportés avec nous […] ont fait
pour jamais disparaître de ces régions déshéritées les fléaux qui les désolaient jadis : le
banditisme et la famine. Au lieu de la terreur passive que donnait au paysan sa misère, nous
voyons aujourd’hui un esprit de confiance et de réciproque sympathie…, etc…, etc…” Et il
continuait de la sorte, ironique, un peu complaisant, se prenant lui-même à ses paroles. […] Et
cette blague cachait quelque chose dont il était si fier, et dont il avait le droit d’être fier parce
qu’il y avait bien travaillé. C’était même sa seule récompense, ce sentiment intime d’avoir été
là-bas l’ouvrier des jours difficiles.1170

1167
GIDE, André, Voyage au Congo, op. cit., p. 65.
« […] le troupeau des enfants se rassemble ; j’en compte quarante. Ils restent à nous regarder manger, comme
la foule, au Jardin d’Acclimatation, se presse pour assister au repas de otaries ».
1168
DORGELES, Roland, Chez les beautés aux dents limées, op. cit., p. 19.
1169
IUKANTHOR, Areno, art. cit.
1170
THARAUD, Jérome et Jean, Paris-Saïgon dans l’azur, op. cit., p. 231-232.
Chapitre XIII : Said lecteur de La Voie royale ? 375

Perken ne pérore pas tant que cela et on ne le voit point haranguer les villageois en gesticulant
pour donner du poids à ses arguments, mais il se prend lui aussi à son discours puisqu’il se
parle à lui-même en oubliant que Claude l’écoute, voire qu’il est présent. Là aussi il porte des
traits en commun avec les (grands) coloniaux. Et, comme Sarraut, son discours ne convainc
plus personne – sauf lui-même.
Dans cette perspective, la mort de Perken ne décrit pas seulement l’effondrement du
rêve de l’aventure, mais l’abandon de l’adhésion de Claude au « colonialisme à la Perken ».
La prise de conscience des limitations de l’observation braquée sur l’histoire du roi blanc – un
mythe du passé – marque la prise de distance – littéralement l’apostasie – par rapport à une
ancienne croyance : l’idéologie coloniale véhiculée par Perken. C’est cette dimension du
personnage que l’auteur soulignera dans son entretien avec Claude Tannery en 1972 : « Le
domaine de Perken [dit-il,] c’est la fin de quelque chose. […] c’est la fin de l’Empire ».1171
Malgré sa volonté, son passé grandiose et l’éloquence de son discours, Perken meurt aux yeux
de Claude, sans pouvoir lui transmettre son expérience. Son modèle de colonialisme est un
échec, parce qu’il est incapable de rapprochement fraternel avec les Indochinois. Cependant,
Claude ne le juge pas et reste dévasté par « l’irréductible accusation du monde qu’est un
mourant qu’on aime ».1172 La Voie royale fait le constat, teinté de nostalgie, de l’impuissance
des discours coloniaux à aboutir à une entente.
Puisque son apostasie conduit Claude à des considérations sur la solitude de l’homme
face à la mort, il est exact de conclure que le roman est métaphysique. Ce sont néanmoins des
discours coloniaux précis – protection, loyalisme, rapprochement – et leurs impasses qui
mènent l’action romanesque jusqu’à la mort de Perken. Si le contexte géographique est
purement imaginaire, le contexte discursif est en revanche réaliste, même s’il conduit à
l’interrogation spirituelle. Est-ce un hasard si le concept de fraternité cher à Malraux rejoint
les débats sur le type de colonialisme à mettre en place en Indochine ? En tout cas,
l’impossibilité de rapprochement entre Perken et Savan permet de constater, d’ores et déjà,
que le roman révèle la polarisation des positions coloniales.

1171
MALRAUX, André, cité dans : TANNERY, Claude, L’Héritage spirituel de Malraux, op. cit., p. 104.
1172
MALRAUX, André, La Voie royale, op. cit., p. 505.
376 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

4. - Un hors-champ qui insiste


Cependant, la radicalisation se lit surtout dans l’arrière-plan de l’action de Perken où l’on
entend s’approcher ceux qui travaillent à la construction d’une voie ferrée. Edouart Morot-Sir
a souligné l’importance de l’audition chez Malraux, cet écrivain considéré visuel, mais il
s’arrête surtout à la présence de la voix, des voix, chez l’écrivain.1173 Il précise tout de même
que « Selon André Malraux, notre culture moderne est dominée par l’imaginaire audiovisuel.
Toute œuvre littéraire est ainsi l’expression d’une expérience audiovisuelle ».1174 Cependant,
dans le cas de l’avancée des ingénieurs du chemin de fer dans la jungle indochinoise,
l’expérience est principalement auditive Même si l’on voit la fumée des explosions,
foncièrement, toute l’activité en elle-même reste invisible.
Cette intervention sonique est importante, non seulement parce que l’audition joue un
rôle non négligeable dans les romans de l’auteur, mais aussi parce qu’elle joue à la fois chez
Malraux et Forster dans les deux romans modernistes que Said compare. Alors que les héros
sont aveuglés, incapables de voir l’altérité c’est l’audition qui prend la relève et signale les
problèmes de la perception. Cette présence invisible éveille l’imaginaire et annonce l’horreur
de ce que le train amènera.

Ils travaillent activement là-bas ! ils ont fait sauter au moins dix mines dans la journée…
- Chacune de ces explosions tombe sur moi comme une engeulade… Ils avancent, il n’y a
1175
pas de doute… S’ils viennent ici…

Si le train passe près du village Laotien, alors il aura le champ libre pour pénétrer dans le
royaume de Perken qu’il n’a pas encore pu rejoindre. Perken dit vouloir sauver les villageois,
mais il veut surtout les inciter à se battre pour empêcher la colonne militaire qui accompagne
le train de pénétrer chez lui.

Une mine sauta. Ils ne voyaient pas la percée du chemin de fer, de l’autre côté de la case ;
mais aussitôt après le grondement qui emplit la vallée, ils entendirent le bruit de chute de
pierres et des quartiers de roc, en pluie.

1173
MOROT-SIR, Edouard, « La Voix et les voix d’André Malraux », dans : MOATTI, Christiane et BEVAN, David
(dir.), op. cit., p. 17-35.
1174
MALRAUX, André, cité dans : ibid., p. 17.
1175
MALRAUX, André, La Voie royale, op. cit., p. 495.
Chapitre XIII : Said lecteur de La Voie royale ? 377

« Après-demain, [dit Perken aux villageois] la colonne sera là. Je vous répète que si le village
résiste, avec les armes à feu que vous possédez, elle remontera vers le nord. Sinon, le chemin
de fer passera ici. Voulez-vous vous soumettre aux fonctionnaires siamois ? »
Savan répondit par un geste négatif mais plein de méfiance.
« Il est plus facile de combattre une colonne qui n’a pas reçu l’ordre de vous attaquer que de
combattre les troupes régulières venues par la voie ferrée… […] »1176

Malraux n’est pas le seul moderniste de la colonie à accorder son attention aux sons. C’est
aussi le cas chez Forster, à qui Said avait comparé Malraux. Chez Forster, c’est surtout dans
la scène de la visite des grottes de Marabar, qu’une intervention sonique vient troubler les
personnages. Elle déclenche la prise de conscience des limites de la lecture et de la
compréhension du monde colonial.1177
Chez Forster, c’est surtout l’écho répété par les grottes qui vient déstabiliser les héros
et la narration. Homi Bhabha analyse cet épisode en détail dans The Location of Culture.1178
L’écho est angoissant parce qu’il est déformant : quoi que l’on crie, il répond toujours la
même chose.1179 Comme « un silence étrangement répète l’autre, le signe d’identité et de
réalité trouvé dans l’œuvre de l’empire se défait lentement ».1180 Les « ou-boum » répétitifs de
l’écho « ne sont pas des descriptions naturalisées ou descriptives de “l’altérité” coloniale ; ce
sont les inscriptions d’un silence colonial incertain qui moquent la performance sociale du
langage par leur non-sens ; qui déjouent les vérités communicables de la culture par leur refus
de traduire ».1181 Ce que l’écho indique c’est la répétition des silences. L’altérité de l’Asie est
illisible et indicible. Chez Forster, le signe d’identité et de réalité entre l’énonciation coloniale
et la différence culturelle se défait peu à peu, c’est ce que Bhabha appelle en hommage à
Freud : l’inquiétante étrangeté. « L’articulation de l’absurde est la reconnaissance d’un lieu
angoissé, contradictoire entre l’humain et le non-humain, entre le sens et le non-sens ».1182
Cet écho qui fait monter l’angoisse indique un moment de prise de conscience de cette
conspiration du silence. En d’autres mots, l’expérience auditive ne révèle pas ce qui est caché,
1176
Ibid., p. 496-497.
1177
Dans A Passage to India, l’Inde est représentée comme fondamentalement inaccessible. Lorsque Miss
Quested est dans le train, avant de se rendre aux grottes de Marabar, le bruit du chemin de fer semble vouloir
lui révèler un incompréhensible secret. Là aussi l’interprétation des informations sensorielles pose problème.
1178
BHABHA, Homi, « Articuler l’archaïque : différence culturelle et absurdité coloniale », Les Lieux de la
culture, op. cit., p. 199-221.
1179
Ibid., p. 200.
1180
Ibid., p. 200-201.
1181
Ibid., p. 201.
1182
Ibid., p. 202.
378 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

mais bien que quelque chose est caché et inaccessible. Exactement comme chez Malraux,
dans l’arrivée auditive de la construction du chemin de fer. Cette fracassante présence ne
donne pas à voir ce qui est caché mais elle souligne que quelque chose est étouffé qui ne
demande qu’à se manifester.
Quoique la voie ferrée soit à proprement parler invisible, la description de sa percée va
plus loin que la simple observation auditive de la construction d’un chemin de fer siamois
dans la jungle indochinoise et, comme chez Forster, l’altérité se signale comme invisible,
incompéhensible, indicible. Cependant, à mon avis, chez Malraux on n’en reste pas là car le
bruit n’est pas produit par les héros pour être déformé par l’écho, c’est un bruit externe.
Dans La Voie royale, l’attention des héros – et des lecteurs – est attirée hors cadrage
par la manifestation explosive d’une présence non représentée. En cela, ce roman confirme
l’adhésion esthétique de l’auteur au roman moderne capable, comme le cinéma, de « déplacer
le foyer » de l’attention vers l’arrière-plan.1183 Pour parler comme Gilles Deleuze dans
L’Image-mouvement, le « hors-champ » est un élément essentiel de l’écriture malrucienne.

Le hors-champ renvoie à ce que l’on n’entend ni ne voit, pourtant parfaitement présent. […]
Un système clos, même très fermé, ne supprime le hors-champ qu’en apparence, et lui donne
à sa manière une importance aussi décisive, plus décisive encore. […] [Il] désigne ce qui
existe ailleurs, à côté ou autour ; […] [il] témoigne aussi d’une présence plus inquiétante,
dont on ne peut même plus dire qu’elle existe mais qu’elle « insiste » ou « subsiste » […].1184

Avec des termes tels que « soumettre », « troupes », « attaquer », le hors-champ de La Voie
royale a indéniablement une dimension politique. C’est une force moderne qui apportera
apparemment une nouvelle forme de soumission des villageois. Comme le dit Perken amer :
« Il faudrait que ma mort au moins les oblige à être libre », prévoyant, par-là même, qu’il n’en
sera rien.1185
A l’époque, le chemin de fer est souvent considéré comme un instrument de
l’idéologie coloniale.1186 Mais ici, il est essentiel de tenir compte du fait que la présence dans
le hors-champ est asiatique; malgré ce que suggère Said, ce train n’a rien de français. En
outre, à mon avis, il n’emprunte guère à une hypothétique menace guerrière du colonialisme

1183
MALRAUX, André, cité dans : THOMPSON, Brian, « L’art et le roman. L’imagination visuelle du romancier.
Entretien avec André Malraux », La revue des Lettres Modernes, vol. 537, 1978, p. 83-104, p. 104.
1184
DELEUZE, Gilles, L’Image-mouvement, Paris, Les Editions de Minuit, 1983, p. 28-30.
1185
MALRAUX, André. La Voie royale, op. cit., p. 502.
1186
Sur le train comme instrument de la propagande coloniale, voir : POEL, Ieme van der, Congo-Océan, op. cit.
Chapitre XIII : Said lecteur de La Voie royale ? 379

siamois. On sait que le Traité franco-siamois de 1907 établit une frontière stable entre l’Union
indochinoise et son voisin et d’ailleurs le Siam, seul pays non-colonisé de la péninsule, n’a
aucun intérêt à compromettre cet équilibre.
Ce train est une force asiatique dévastatrice, moderne, politique mais invisible,
associée aux explosions et aux tremblements de terre. Il me semble que nous sommes en
présence d’une contre-force qui rappelle la figure de proue de l’action révolutionnaire et de la
mythologie bolcheviques : le train blindé offert par l’Allemagne à Lénine exilé en Suisse, et
grâce auquel il s’est emparé du pouvoir en Russie.1187 On pourrait objecter que le
communisme de Moscou n’est pas une force asiatique, mais, comme dit plus haut, le très
populaire Henir Massis et nombre de ses lecteurs voyaient en lui une des formes du péril de
l’asiatisme. Ce que je suggère c’est que ce chemin de fer politique peut être interprété en
contre-point, comme un signe de la montée en puissance, à la fin des années 20, de la
radicalisation de l’action anticoloniale des Indochinois. C’est en effet ce qui est caché mais
insiste dans le hors-champ du spectacle de l’action de Perken, exactement comme à Paris en
1930, où un écho de l’action révolutionnaire des Indochinois arrive à percer un instant dans
une métropole qui n’a pourtant d’yeux que pour ses célébrations coloniales.
Il est en effet inutile de rappeler que 1930 est aussi une année historique pour
l’Indochine et pour ses relations avec la France avec les ‘événements’ de Yen Bay, les grèves,
la répression, etc. Dans La Voie royale, conformément aux violences de la répression en
Indochine, toute résistance ouverte aux projets de Perken est automatiquement punie par la
mort : Perken assassine froidement les deux villageois qui contestaient son autorité, parce que
ses discours ne peuvent les convaincre. Il rate alors la dernière chance de regagner son
royaume.
Que le hors-champ de La Voie royale ait emprunté aux bombes des nationalistes de
Yen Bay, à la mythologie soviétique, ou aux deux à la fois, peu importe : une menace
politique se précise qui avance et prend possession de l’Indochine en rejetant les anciens
conquérants – les Perken et autres constructeurs d’empires – hors de « leur » royaume. C’est
la présence même de la France qui est menacée si les agents du colonialisme persistent dans
leur inaptitude au rapprochement. Ce qui rejoint à la fois la réflexion de Claude qui se
demande si « [d]ans trente ans, […] les Français [seront encore] en Indochine » et la position
du Malraux journaliste à L’Indochine.1188 En niant les droits fondamentaux de la population –

1187
Sur le train de la Révolution « apportant les idées d’octobre au front », voir : TROTSKY, Léon, « Le Train »,
Ma Vie, trad. PARIJANINE, Maurice, Paris, Rieder, 1930.
1188
MALRAUX, André, La Voie royale, op. cit., p. 402.
380 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

il s’agit ici du droit de l’elite à envoyer ses enfants étudier en France –, le régime forme le
jeune :

contre nous [faisant de lui] […] l’allié certain, sinon le chef de toutes les révoltes. […] Je
[Malraux] fais ici […] le procès d’une attitude politique. […] Non seulement elle est d’une
stupidité à faire pleurer de rage, mais encore elle amènera, dans un délai très court, l’attaque
la plus dangereuse que puisse subir ici notre colonisation.1189

La Voie royale va dans le même sens : elle dénonce l’attitude politique des coloniaux comme
Perken et révèle l’aveuglement à la réalité des lecteurs-spectateurs comme Claude.
Cependant, cette critique « anticoloniale » ne peut nous empêcher de signaler que le roman
dénonce les conséquences de ce type de colonialisme pour la France, plus que pour les
Indochinois.
A l’heure du consensus politique où la contestation est reléguée à un
‘anticolonialisme’ de sourdine, il n’est guère étonnant que La Voie royale maintienne l’action
des Indochinois dans le hors-champ. Le roman reflète assez précisément la situation
idéologique de l’époque. Malgré cet eurocentrisme, dans le roman, comme dans la métropole
de 1930, un hors-champ contestataire tente de détourner l’attention du public du spectacle mis
en scène par l’idéologie dominante. On doit donc admettre que La Voie royale reconnaît – ne
fut-ce que indirectement – le discours de lutte et la radicalisation du « tiers-monde ». Il faut
donc contredire Edward Said sur ce point particulier, même si la position intermédiaire qu’il
accordait au roman – entre triomphalisme et prise de position dans la lutte – se vérifie
largement. D’une part, La Voie royale est bien un texte sur l’abandon de la confiance
coloniale puisque l’accent est mis sur l’apostasie de Claude et sur les impasses d’une attitude
politique incapable de rapprochement fraternel. D’autre part, il est vrai que la narration
n’indique nullement que Claude choisira un camp dans la lutte qui s’annonce ; il est même
assez probable qu’il « tenter[a] […] de réaliser une nouvelle intégration » fraternelle avec
Savan pour répondre à la voie de fer des anticolonialismes radicaux.1190 Mais, foncièrement,
le lecteur l’ignore.
On voit que Pierre Bayard a raison ; Said est à même de fournir une analyse
intéressante sur un roman qu’il a lu avec peu d’attention, si tout au moins il l’a réellement lu.

1189
Ibid., « Sélections d’énergies », L’Indochine. Journal de rapprochement franco-annamite, 14 août 1924.
Italiques dans l’original.
1190
SAID, Edward W., loc. cit.
Chapitre XIII : Said lecteur de La Voie royale ? 381

Il est maintenant nécessaire de s’arrêter sur le terme ‘anticolonial’ qui, apposé au roman de
Malraux amène tout de même beaucoup de difficultés. Evaluons ce que signifie ce terme et
s’il est adapté à l’analyse des textes de l’entre-deux-guerres ; s’il faut le garder pour l’analyse
des publications des voyageurs, l’adapter ou le rejeter.
CHAPITRE XIV

LES ‘ANTICOLONIALISMES’ DE L’ENTRE-DEUX-GUERRES : OU LA


REFUTATION DU DISCOURS.

Pour l’Indochine, c’est encore pire. Depuis bientôt


un an, la révolte gronde dans cette colonie. Une
véritable guerre se déroule […] Un état de siège en
règle, des bombardements massifs, des exécutions
capitales, des déportations en masse, telle est la
situation de l’Indochine : l’impérialisme français s’y
livre tranquillement à ses massacres. Nous nous
taisons.
NGUYễN VAN TAO, Lettre au Comité Central du
PCF (1930).

1. - Anti-Français
Malgré la censure que l’on connaît, certains voyageurs vont écrire des textes qui, vu leur
époque, apportent la contradiction aux discours officiels concernant la question coloniale ;
Dorgelès, Werth, Roubaud, Viollis font, dans le vocabulaire de l’époque, ‘oeuvre anti-
Française’. Le terme ‘anti-Français’, que l’on a déjà rencontré, fonctionnait, selon moi,
comme une formule magique de la censure, comme un épouvantail de l’exclusion sociale ou
du ‘politiquement correct’ avant l’heure. Juste après la guerre, être anti-Français, c’est
évidemment être traitre à la patrie, ce que bien peu de Français revendiquent. Avant la guerre,
certains arnachistes, à cause de leur pacifisme radical sont pourtant antipatriotes. Mais ils sont
rares et, dans mon corpus, je ne compte que Léon Werth qui est surtout ‘inclassable’.1191 Lui-
même nous dit : « Le terme d’anti-Français est du même usage universel et vague que fut le
mot défaitiste pendant la guerre. Sont anti-français les Annamites et les Français qui touchent,
par actes, écrits ou parole, protestation, critique ou commentaire au droit divin de

1191
Werth était un pacifiste convaincu dès les années 1910. Voir : HEURE, Gilles, op. cit., p. 65. Mais il sera
quand même volontaire dans la Première Guerre mondiale, ibid., p. 80.
384 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

l’absolutisme du gouvenement colonial ».1192 Ceux qui osaient lever la voix pour condammer
ne fut-ce que les crimes commis dans les colonies, se voyaient frappés du vocable « anti-
Français », même les coloniaux – et il y en avait : Garros, Monnet, Monin – qui
désapprouvaient la brutalité de leurs compatriotes. Il faut du « courage, dit Werth, [et c’est]
difficile en terre coloniale, de manifester cette désapprobation ».1193
C’est la ‘censure’ sociale qui dévoile sa force lorsque Sur la Route mandarine (1925)
paraît. Le récit de Dorgelès fait scandale, tout comme, deux ans plus tard Retour du Congo
(1927). Certains voyageurs retardent d’ailleurs la publication de leurs ‘témoignages’ des
colonies pour éviter les foudres de l’opinion. On pense évidemment à Montherlant et à La
Rose de sable (1968).1194 Mais c’est aussi le cas moins connu mais encore plus pathétique de
la Lettre de Hanoï de Jean Tardieu. Cette lettre envoyée à son ami Roger Martin du Gard
depuis Hanoï en 1928, alors que l’auteur y faisait son service militaire, ne sera pas
directement publiée malgré la demande de Martin du Gard.1195 Tardieu était à Hanoï au
moment où son père, Victor Tardieu, y était directeur de l’Ecole supérieure des beaux-arts. Ne
voulant pas nuire à la carrière paternelle, le fils décide de ne pas publier cette lettre ‘anti-
Française’ en 1928. Mais il trouvait qu’elle méritait d’être lue un jour et en accepte la
publication posthume. D’où cette étrange publication en 1997, près de soixante-dix ans après
la rédaction. Ces exemples prouvent, selon moi, la force de la censure sociale ; la difficulté –
et le courage – de toute position qui apporte la contradiction. Le terme ‘anti-Français’ met
clairement en lumière le refus catégorique du pouvoir d’accorder une ‘marge de réflexion’ à
qui voulait penser en dehors de la doctrine coloniale et des discours dominants.

1192
WERTH, Léon, Cochinchine, op. cit., p. 117.
1193
Ibid., p. 152.
1194
Henry de Montherlant (1895-1972) est romancier, auteur dramatique élu à l’Académie française en 1960. La
publication de La Rose de sable s’est faite en plusieurs étapes. D’abord une prépublication de la première
partie dans L’Europe en 1938, puis la publication partielle en 1954 de : L’Histoire d’amour de la rose de
sable, Paris, Plon, 1954 et finalement l’édition de 1968. MONTHERLANT, Henry de, La Rose de sable, Paris,
Gallimard, 1968.
Selon Liauzu, ce texte a été rédigé en 1930 mais la publication en a été retardée et espacée sur plusieurs
décennies par auto-censure de l’auteur. Voir : LIAUZU, Claude, Aux Origines de tiersmondismes, op. cit., p.
80.
1195
TARDIEU, Jean, Lettre de Hanoï (1928), Paris, Gallimard, 1997.
Jean Tardieu (1903-1995) est un poète – il vient de publier son premier recueil qui a été très bien acueilli
quand il arrive en Indochine fin 1927 –, romancier, auteur dramatique et homme de radio.
Sa position est assez délicate parmi mon corpus. Il n’est pas resté longtemps en Indochine et n’est pas un
militaire de carrière, dans ce sens il est un voyageur. Mais, d’un autre côté, il vient retrouver ses parents et ne
doit pas loger à la caserne.
Chapitre XIV : Les ‘anticolonialismes’ ou la réfutation du discours 385

Le terme jouait de son pouvoir moralisateur, et les jeunes Indochinois étaient assez
automatiquement taxés d’attitude anti-Française, surtout s’ils avaient étudié en France.1196

[…] Les personnages et les journaux officiels désignent volontiers sous le nom d’anti-
Français les Annamites qui ont acquis en France la connaissance des mœurs et des lois
françaises. On les désigne aussi du nom de bolchevistes. […] Etrange paradoxe. Le
gouvernement colonial s’accommode parfaitement de l’Annamite résigné qui le hait et qui, à
travers lui hait la France. Mais ses journaux et partisans désignent d’anti-Français les
Annamites qui ont appris en France à ne point la haïr. […] C’est par réaction à la critique que
le gouvernement colonial préfère offrir aux Annamites une éducation de seconde zone. 1197

En 1924, le Gouverneur de la Cochinchine qui suit « la devise d’Albert Sarraut selon


laquelle : “la voie de la France conduit à l’anti-France” […] interdit l’accès aux universités
françaises » sous prétexte de la non équivalence des baccalauréats.1198 Cette injustice, que
Malraux condamnera dans un de ses articles de L’Indochine cité plus haut, ne fait
qu’augmenter le nombre des mécontents.1199
Selon Edward Said, c’est grâce au voyage en France, où les étudiants sont entrés en
contact avec le communisme, que les jeunes Indochinois désignés pour la collaboration se
transforment en opposants. Selon lui : « Dans le monde colonial français, les étudiants doués
ont été envoyés en France pour y être formés, jusque dans les années 1920-1930, ce qui n’a
pas empêché certains comme Senghor, Césaire et beaucoup d’intellectuels indochinois, de
devenir des adversaires déterminés de l’empire ».1200 Said estime apparemment qu’ils étaient
envoyés dans la métropole pour assurer la relève de l’élite collaboratrice mais que, grâce à la
liberté intellectuelle qui régnait en France, ils y rencontrent le communisme, apprennent le
b.a.-ba de l’action révolutionnaire et reçoivent les instruments de la lutte contre l’Occident.
Cette version des choses est inexacte. Premièrement parce que, avant de partir, les
étudiants ne doivent pas être considérés comme des collaborateurs en puissance : ce n’est pas
1196
Il y a très peu de Cambodgien(ne)s et Laotien(ne)s qui ont eu le droit d’aller étudier en France. Seuls des
membres des familles royales de Phnom Penh et Luang Prabang se retrouveront en France, parce que
l’administration n’ose pas leur refuser ce privilège. Voir TRINH VAN THAO, L’Ecole française en Indochine,
Paris, Karthala, 1995, p. 274 et svts.
Malgré le frein que mettent les autorités à l’exil des ‘Indochinois’ pour étudier en France, Liauzu note une
énorme augmentation des inscrits dans les écoles de la métropole : en 1923 : 36 ; 177 en 1926 et 1556 en
1930. LIAUZU, Claude, Aux Origines des tiers mondismes, op. cit., p. 141.
1197
WERTH, Léon, op. cit., p. 117-120.
1198
TRIN VAN THAO, op. cit., p. 65-66.
1199
MALRAUX, André, « Sélections d’énergies », art. cit.
1200
SAID, Edward W., Culture et impérialisme, op. cit., p. 367.
386 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

l’administration coloniale qui les envoie étudier en France, au contraire on voudrait les en
empêcher. Deuxièmement, comme on l’a déjà souligné, la liberté intellectuelle et politique
qui selon Christopher Miller et Robert Young, caractérise la France de l’entre-deux-guerres,
n’est certes pas celle des étudiants indochinois. Au contraire ils sont soumis de près au
contrôle de la Sûreté indochinoise. C’est tout d’abord elle qui accorde ou refuse les bourses
permettant le voyage d’étude ; ensuite, elle suit les voyageurs jusqu’en France, où elle a des
filiales dans toutes les grandes villes.1201 Pour les nouveaux arrivés, elle désigne des ‘amis’
qui viennent les attendre à la sortie du bateau pour les ‘guider’ en France jusqu’aux maisons
de l’Indochine où ils sont tenus de loger.1202 Comme le dit le chercheur Trinh Van Thao, la
Sûreté indochinoise est l’instrument « régulateur de l’enseignement », c’est aussi grâce à ses
informations que l’on peut arrêter et expulser ceux qui ont participé aux démonstrations
contre les représailles de Yen Bay.1203 Troisièmement, parce que l’Indochine n’a pas un
système d’administration indirecte comparable au indirect-rule anglais. Il n’y a aucune raison
de renouveller une génération de mandarins collaborateurs et il n’y a aucune place dans
l’administration et surtout pas pour des intellectuels.
S’il est vrai que ces étudiants sont majoritairement issus de la classe sociale la plus
élevée, en revanche, comme le montrent les analyses de Claude Liauzu, Trinh Van Thao et de
Scott McDonnell, ceux qui partent en France sont déjà en puissance des activistes car la
majorité d’entre-eux cherche une position à partir de laquelle ils pourraient exiger justice et
prendre un pouvoir qui leur est refusé.1204 Pour ces étudiants, précise Liauzu, « Paris ne sera
pas la révélation de la contestation », déjà ils voyagent pour s’approprier les armes de la
culture de l’autre pour formuler une contestation efficace.1205 Il cite la lettre censurée d’un
étudiant à sa famille ; une lettre qu’il retient comme significative de l’attitude de ses
compatriotes. Ce jeune révèle que son objectif est d’ :« apprend[re] le français tout juste assez
pour me permettre de répondre à leurs attaques [des Français] et non pour me permettre de
rabrouer nos braves nhaque [paysans] ».1206

1201
TRINH VAN THAO, op. cit., p. 66.
1202
Ibid., p. 281.
1203
Ibid., p. 66 et 292.
Sur les emprisonnements et expulsions suite aux démonstrations devant l’Elysée, voir aussi : LIAUZU,
Claude, op. cit. et MCDONNELL, Scott, op. cit.
1204
TRINH VAN THAO, op. cit., p. 274.
1205
LIAUZU, Claude, op. cit., p. 140.
1206
ANONYME, extrait du dossier de la censure postale de lettres d’étudiants annamites de France (1926-1928),
cité par : ibid.
Chapitre XIV : Les ‘anticolonialismes’ ou la réfutation du discours 387

C’est que, en Indochine, le voyage d’étude en France des années 1920-1930 prend
place dans une longue tradition d’exils révolutionnaires. Trinh Van Thao explique que la
résistance à l’envahisseur s’organisait traditionnellement par l’intermédiaire de l’école et, vu
que l’oppression et les structures du contrôle de l’éducation se renforcent quand les Français
s’installent effectivement en Indochine, les jeunes s’en vont à l’étranger pour suivre un
enseignement que l’on pourrait nommer ‘patriotique’ ou ‘anti-Français’.1207 Depuis la fin du
XIXème siècle, les intellectuels s’exilent pour apprendre des formes nouvelles de résistance à
l’Etat colonial. En premier lieu le ‘Dong Zu’ : le voyage vers l’Est, qui voit l’intelligentsia de
l’Indochine se rendre d’abord au Japon, attirée par le Meiji japonais, puis au début du siècle
vers la Chine, dans le but de s’initier à la révolution chinoise. C’est pour endiguer ces exils
‘anti-Français’, que l’administration coloniale interdit le voyage à l’étranger et construit une
université à Hanoï (1918).1208 Vient ensuite un voyage vers l’Ouest, prinicpalement vers la
France. Selon Trin Van Thao, dans la majorité des cas, le voyage en France est doublement
révolutionnaire dès le début : c’est pour apprendre les armes de la France, mais aussi pour
suivre l’enseignement du révolutionnaire Phan Chau Trinh, que l’entre-deux-guerres voit
l’exil des intellectuels vers la France. Bien sûr, certains étudiants vont aussi tenter de
collaborer avec elle, j’en ai donné des exemples, mais les études sont traditionnellement le
moyen d’obtenir du pouvoir politique, un pouvoir que la France refuse.
La France n’est pas le seul lieu de l’exil révolutionnaire et du voyage ‘vers l’Ouest’ :
Moscou, New York et Londres sont aussi des options pour les jeunes qui n’ont pas l’accord
du Gouvernement pour aller étudier en France. Comme l’explique Malraux : l’intellectuel
repoussé par la France s’engagera dans la marine marchande comme simple boy et se
retrouvera à Londres, à Boston ou à Moscou – Malraux en compte plus de 400 depuis le début
de l’année 1924. Alors que les Anglo-saxons se liguent contre la France pour obtenir le
monopole dans le Pacifique et que Moscou rejette tout droit colonial, l’exil des intellectuels
dans ces pays est un vrai problème. Pour Malraux, dans l’article partiellement cité au chapitre

1207
Trinh Van Thao révèle également que les écolier du cycle primaire, donc des enfants, étaient condamnés à la
prison – parfois à plusieurs années - pour leurs « sentiments anti-Français » et leur manque de respect envers
leurs maîtres. Voir : TRINH VAN THAO, op. cit., p. 194 et svts.
1208
ANONYME, Inauguration de l’Université indochinoise par M. le Gouverneur Général Sarraut et S.A. Khai-
Dhin, Empereur d’Annam, op. cit. Sarraut y fait un discours sur la tradition éducative de la France et sur le
loyalisme des Indochinois pendant la guerre qui se voit ainsi récompensé par cette université.
388 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

précédent, c’est clair : lorsque le jeune reviendra de son voyage d’étude hors de France, il sera
‘anti-Français’ ; « l’allié certain, sinon le chef de toutes les révoltes ».1209

Je fais ici […] le procès d’une attitude politique. […] Non seulement elle est d’une stupidité
à faire pleurer de rage, mais encore elle amènera, dans un délai très court, l’attaque la plus
dangereuse que puisse subir ici notre colonisation. Je demande que l’accès de la France soit
libre à ceux qui veulent la connaître. Si l’on craint pour eux le bolchevisme, on doit moins le
craindre à Paris qu’à Londres, à Boston ou à Moscou.1210

Cet exil est un problème politique et social pour l’administration de la colonie qui n’est pas
prête à accueillir de jeunes diplômés ‘retour de France’ (ni d’autre part), elle n’en a besoin ni
dans ses bureaux, ni dans les Conseils des colonies qui n’ont que faire d’Indochinois éduqués.

2. - ‘Anticolonial’
Pourtant ce voyage vers l’Ouest, n’est pas exactement ‘anti-Français’ ; il serait plus exact de
dire, avec Nguyên An Ninh, qu’il est ‘anticolonial’. En 1925, il explique que les
révolutionnaires indochinois comme lui, ne sont pas contre la France.

Les coloniaux empêchent les Annamites d’aller s’instruire en France. « Car, disent-ils, plus
les Annamites s’instruisent, plus ils deviennent anti-français ». En vérité, les Annamites,
façonnés par les écoles françaises n’ont plus, comme la masse, la haine du conquérant, mais
presque tous, ils sont anti-coloniaux. […] le Gouvernement colonial a […] restreint autant
que possible les exodes d’études pour barrer le chemin de la Métropole à ce qu’il appelle
‘l’anti-France’.1211

Ninh vise une action ‘anticoloniale’, mais non pas ‘anti-Française’. C’est au contraire sur base
de préceptes français de 1789 qu’il pense pouvoir influer sur les prises de décisions de
l’administration coloniale en Indochine. Pour lui les coloniaux ne sont pas des Français et
leurs opinions sont en contradiction avec celles de la République. C’est pourquoi son
courageux journal saïgonnais, La Cloche fêlée (1923-1926), est sous-titré : « Organe de
propagande des idées françaises ». On comprend que ce sous-titre – à la fois sérieux et

1209
MALRAUX, André, « Sélections d’énergies », art. cit..
Cette solution sera celle choisie par Nguyễn Ái Quốc qui n’avait pas d’avenir en Indochine française, ni droit
à une bourse d’étude, puisque son père venait d’être dégradé.
1210
Ibid.
1211
NGUYễN AN NINH, op. cit., p. 23.
Chapitre XIV : Les ‘anticolonialismes’ ou la réfutation du discours 389

ironique – ainsi que le bagage idéologique de son directeur lui ait vallu les foudres de
l’administration. Convoqué chez le Gouverneur de la Cochinchine, le fameux Maurice
Cognacq, son plaidoyer est vite interrompu d’un tranchant : « Il ne faut pas d’intellectuels en
ce pays ».1212 Comme Ninh le souligne lui-même, cette réplique trahit bien la politique suivie
par le gouvernement. Le témoignage de Ngo Van va dans le même sens. Il raconte dans ses
mémoires ou « tribulations d’un Cochinchinois à l’époque coloniale » qu’il a été arrêté par la
Sûreté, enfermé et torturé à cause de sa bibliothèque ‘anti-Française’, alors que justement il
est féru de littérature des lumières et des idées ‘françaises’.1213
Il y a pourtant des intellectuels qui ont des opinions beaucoup plus radicales, mais qui
se rencontrent moins souvent peut-être parce qu’elles ne se manifestent pas aussi
ouvertement. Cependant certains voyageurs font l’effort d’intervieuwer les ‘terroristes’, tel ce
« X » rencontré par Werth. Il y a un nationalisme qui :

1212
Maurice Cognacq, cité par : ibid., p. 19.
Ce Gouverneur de la Cochinchine était la cible de prédilection des attaques de Malraux lorsque celui-ci était
journaliste à L’Indochine (enchaînée) (1925-1926). Voir, entre autres : VANDEGANS, André, op. cit., p. 229-
231.
Malraux se moque à répétition du Gouverneur Cognacq qu’il surnomme « Monsieur Je-Menotte ». Le ton,
très poquelin, de ses articles n’en dévoile pas moins la censure et l’injustice : « Donc ayant jugé que le
Gouvernement de Monsieur Je-Menotte ne convenait pas au pays, […] je pris la résolution de le lui aller dire.
Car il convient d’éclairer les puissants. […] celui qui, contre leur propre volonté veut diriger les hommes, ne
dirige que des fantômes et des ombres vaines. […] Et je ne sais, ô mon fils bien cher [Je-Menotte], ce qu’il
faut admirer davantage : du nombre de ceux que vous avez mécontentés, ou du point auquel vous avez amené
leur exaspération. […] Quant aux Annamites, vous rappellerai-je quels sentiments vous leur inspirez ? Ils
sont tels qu’à vous voir, ma surprise fut grande. Vous n’êtes pas mon enfant, plus laid qu’un autre qui ne
serait pas beau, et la réputation de violence que vous vous êtes faite n’est point exprimée par votre
physionomie, ni par ce petit nez en trompette qui vous donne une apparence amène. […] Et si vous croyez
que les Annamites que nous avons formés n’ont que le droit de se taire, quelle mouche vous prit d’aller le
leur crier ? »
MALRAUX, André, « Première lettre de Jacques Tournebroche à Jérôme Coignard », L’Indochine, n0 2, 18
juin 1925.
Voir aussi : ibid., « A Monsieur Je-Menotte », n0 8, 25 juin 1925. Une lettre qui ironise le fonctionnement
des pistons dans cette colonie où une clique se partage tout le pouvoir. « Je ne puis laisser passer un temps
plus long sans vous remercier comme il convient de l’intérêt que vous voulez bien me porter. […] [Pourtant
je sais aussi que les articles de L’Indochine] vous déplai[sen]t. En conséquence, vous ne me nommerez ni
administateur […], ni directeur […]. Que vais-je faire, mon Dieu ? »
On le voit, la verve de Malraux vise les grands coloniaux, de manière très personnelle. Ce sont eux et leurs
pratiques qui sont les cibles de son ironie.
1213
Le 10 juin 1936, la police a trouvé au bureau du journal où il travaille des textes ‘subversifs’ : Rousseau et
Forceries humaines de Georges Garros. C’est pourquoi ils font une descente chez lui. « Ayant rassemblé ma
bibliothèque – toute ma fortune – dans une petite malle, les argousins l’emportent en entier. Quelques titres
restent encore dans ma mémoire : Le Manifeste communiste, la Vie de Marx par Riazanov, La Révolution
permanente de Léon Trotski, Viet Nam de Louis Roubaud, un livre de Sun-Yat-Sen, et Dix jours qui
ébranlèrent le monde de John Reed ». Il raconte encore dans ses mémoires qu’il croise Ninh dans la prison
de la Sûreté, rue Catinat. Il nous le montre lisant – en cachette – Voyage au bout de la nuit de Louis-
Ferdinand Céline. NGO VAN, Au Pays de la cloche fêlée, op. cit., p. 13.
Sur le rôle de Rousseau au Việt Nam, voir aussi : NGO VAN, « Jean-Jacques Rousseau et quelques figures de
la lutte anti-colonialiste et révolutionnaire au Vietnam », Etudes Jean-Jacques Rousseau. Spiritualité de
Rousseau, n0 10, 1998, p. 269-286.
390 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

ne veut pas seulement délivrer l’Annam de l’oppression. Il veut la débarasser de l’étranger. X


pense que l’Annam est une nation et que la nation a été volée. […] Il parle net et sec. […] Il
croit à la possibilité de la révolte. Il pense que le paysan est prêt, que la masse est prête. Mais
entre l’oppresseur et la masse, il y a la couche interposée des mandarins, de tous ceux qu’il
appelle les esclaves. Il faut ou les convertir ou les supprimer. La Tâche est de chasser
l’étranger. Par n’importe quel moyen. Au besoin en faisant appel à d’autres étrangers. Des
armes on en trouve quand on veut.1214

Si Werth ne donne pas sa réaction, on le sent beaucoup plus proche de Ninh et de son désir de
rapprochement que de ce révolutionnaire qui n’est pas campé en termes très chaleureux.
D’ailleurs l’idée de nation est justement ce que Werth, le pacifiste, exècre. Il l’a vu pendant la
guerre : c’est le nationalisme qui amène la mort des hommes. Il ne sait pas exactement si ce
« X » est représentatif. « A supposer qu’un groupe nombreux d’Annamites désirât chasser
l’Européen, ce n’est point aux Français d’Indochine qu’il en ferait la confidence ».1215 Il
excuse à Ninh son nationalisme qui est d’un autre ordre que celui de « X ».

Ninh est nationaliste dans la mesure où l’Europe coloniale l’y contraint. […] Au fond de lui-
même, Ninh ne conçoit pas comme intolérable une Indochine qui ne serait point administrée
par l’Europe. Mais il tient pour intolérable l’actuelle aministration de l’Indochine. […] Mais
il répugne à un sursaut de révolte suivi de répression. La révolte n’a point d’excuse si elle est
inefficace. A une révolte victorieuse, mais sanguinaire, peut-être la conciliation est-elle
préférable. Ce n’est pas seulement que la guerre est une dégoûtante chose […] mais dans
l’actuelle complication du monde, L’Annam […] ne peut espérer qu’on le laissera vivre,
simplement parce qu’il est charmant et délicat.1216

Nguyễn An Ninh et Ngo Van montrent que ce qu’ils visent avant tout c’est l’action
‘anticoloniale’ et pas ‘anti-Française’.

2.1. - Délicate définition

Si le terme « anticolonialisme » est familier, sa définition est loin de faire l’unanimité. La


clarté factice du dictionnaire Robert, où il signifie « opposition au colonialisme » n’apporte

1214
WERTH, Léon, Cochinchine (1926), op. cit., p. 121.
1215
Ibid., p. 122.
1216
Ibid., p. 144.
Chapitre XIV : Les ‘anticolonialismes’ ou la réfutation du discours 391

pas d’instruments d’analyse.1217 Selon l’idée la plus répandue, ‘anticolonialiste’ se dit d’une
position (celle d’un politique, d’un écrivain ou d’un texte) qui émet une critique sur la
politique coloniale de la France.1218 Pascal Blanchard considère également qu’il désigne
l’« opposition politique à la colonisation ».1219 C’est par exemple l’opinon de Bernard-Henri
Lévy qui analyse l’œuvre d’Albert Camus, comme celle d’un « écrivain anticolonial qui fut
en avance sur son temps ».1220 Une interprétation du terme qui contredit celle de Said qui,
comme le remarque Ieme van der Poel, estime au contraire que l’auteur de La peste qui ne
prône pas l’indépendance de l’Algérie est « un auteur colonial […] un écrivain dont l’œuvre
fait prreuve d’un esprit colonialiste daté, car rattrapé par l’histoire ».1221 Ces contradictions
dévoilent le problème que représente le terme : il y a bien des façons de critiquer la politique
coloniale et la culture joue également un rôle essentiel dans les relations de répression et de
résistance, comme disait Said.1222
C’est aussi l’opinion de Jean-Pierre Biondi, dans son ample étude sur
« l’anticolonialisme entendu comme un mouvement d’opposition concertée à toute forme de
subordination y compris culturelle ».1223 Sont aussi ‘anticolonialistes’, selon lui, les œuvres
« qui évoquent l’univers colonial d’un autre point de vue que politique et contournent l’image
que les Français peuvent se faire de ‘leur’ outre-mer ».1224 Cependant, cette définition n’est
pas claire. Comment un anticolonialisme culturel peut-il être non politique ? Et puis, s’il
s’agit de donner un autre point de vue sur l’Indochine que ce que savent déjà les Français, on
peut aussi estimer que les écrivains coloniaux sont par définition ‘anticoloniaux’ ; la colonie
étant mal connue, tout texte vulgarisateur ne peut que transformer l’image que la métropole en

1217
Le Robert quotidien, op. cit.
1218
ADLER, Laure, op. cit., p. 110.
1219
BLANCHARD, Pascal et LEMAIRE, Sandrine, « Avant-propos : La constitution d’une culture coloniale en
France », art. cit., p. 27.
1220
POEL, Ieme van der, « Albert Camus, ou la critique postcoloniale face au “Rêve Méditerranéen” », art. cit., p.
73.
Contrairement à la critique française qui a l’habitude de traiter de Camus comme un auteur franco-français,
Lévy voit en lui un écrivain de l’Algérie et un écrivain de l’anticolonialisme.
« Camus et l’Algérie, oui. Camus et le colonialisme. Il faudra traiter la question, en effet. […] Il faudra
reprendre les articles de 37. Relire cette Misère en Kabylie qui est, avec le Voyage au Congo d’André Gide,
l’un des classiques de la tradition anticolonialiste. Il faudra dire qu’il a été le premier. Longtemps le
premier ».
LEVY, Bernard-Henri, Les Aventures de la liberté. Une histoire subjective des intellectuels, Paris, Grasset,
1991, p. 293-294, cité par : POEL, Ieme van der, ibid., p. 72.
1221
Ibid., p. 73. Italiques dans l’original.
1222
SAID, Edward W., Culture et impérialisme, op. cit., p. 288.
1223
BIONDI, Jean-Pierre, op. cit., p. 12. Mes italiques.
1224
Ibid., p. 221.
392 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

a. Le tout est de savoir ce que Biondi entend par ‘contourner’. Un autre problème se rencontre
lorsque l’on s’arrête à « contestation concertée » comme critère mis en avant par Biondi. Il
s’agirait alors d’un mouvement collectif. Cependant il considère aussi des individus
spécifiques tels que Malraux, Céline. Ce qui dérange aussi dans cette analyse, c’est que les
romans de Malraux, Voyage au bout de la nuit (1932) de Louis-Ferdinand Céline, et
Doguicimi (1938) de Paul Hazoumé sont cités dans la même foulée, sans contextualisation,
parce qu’ils donnent une autre vision de la colonie. Mais Biondi omet de préciser par rapport
à quoi ou à qui cette vision qu’ils donnent est différente ; il ne dit pas non plus si la vision des
trois auteurs est la même ou diffère, ni en quoi.

2.2. - Définition étroite du terme

D’autres chercheurs analysent l’‘anticolonialisme’ de manière beaucoup plus stricte et


considèrent que le terme doit renvoyer à une critique non pas des réalités du système mais de
l’idée coloniale. L’anticolonialisme viserait donc, par définition, la rupture avec l’Etat
colonisateur. Pierre Halen, par exemple, estime que même les réformistes – on pense à Gide
au Congo qui, comme le disait Lebel, a fait tant de ‘tort’ à la colonie, on pense aussi à
Malraux journaliste qui plaide pour la liberté de l’enseignement – ne font que contribuer à
‘améliorer’ un système auquel ils adhèrent foncièrement.1225 Même s’ils révèlent les écarts ou
les erreurs du système, ils ne remettent pas en question l’idée même de colonialisme. Il n’y a
donc pas là matière ‘anticolonialiste’.
Cette définition puriste est assez tentante et foncièrement on devrait y adhérer, encore
faut-il qu’elle soit praticable dans le contexte qui m’intéresse. Car il faut quand même
considérer le contexte à partir duquel on analyse cet ‘anticolonialisme’. D’une part les
opinions des colonisés eux-mêmes doivent servir d’auge à l’‘anticolonialisme’ d’une époque,
d’autre part si cette définition limite à néant l’‘anticolonialisme’ de l’entre-deux-guerres et
rend impossible l’analyse de la contestation en sourdine le terme devient irréaliste,
impraticable. Il faut trouver un terme qui soit à même d’évaluer les textes nommés à l’époque
‘anti-Français’, sans qu’ils disparaissent dans le magma des œuvres coloniales ; une définition

1225
LEBEL, Roland, op. cit., p. 135.
HALEN, Pierre, art. cit., p. 193.
André Gide est le plus connu de ces réformistes à cause de son Voyage au Congo (1927). Sur ce texte, voir :
POEL, Ieme van der, « André Gide’s Congo : The Possessor Possessed », SFPS : Remembering Empire,
Automn/Winter 2002, p. 64-80.
Chapitre XIV : Les ‘anticolonialismes’ ou la réfutation du discours 393

du terme qui rende compte des changements de culture qu’ils dévoilent ou facilitent et qui ont
pu préparer les changements politiques.
Dans un contexte à forte censure et où le colonialisme était encore une donnée, il me
semble que cette définition de l’anticolonialisme comme position contre l’idée même et
contre l’entreprise coloniale ne fournit pas les outils pour l’analyse des auteurs et penseurs de
cette période. Si aucun texte ne passe l’examen de cette définition de l’anticolonialisme, le
terme implose et devient superflu.
Pour Nicola Cooper, qui semble partir des mêmes présupposés que Pierre Halen, à
l’entre-deux-guerres certains réussissent cet examen : les seuls à avoir rejeté le colonialisme
étaient les membres du PCF et quelques surréalistes.1226 C’est une analyse assez habituelle et
pourtant, selon moi, erronnée. Cette vision des choses qui veut que anticolonialisme égale
communisme est héritée des années 1920, lorsque le Gouvernement de l’Indochine taxait de
communiste tout contestataire. Dans les dossiers de la Sûreté, toute revendication est taxée
d’attitude ‘anti-Française’ et tout contestataire de ‘communiste’ ; même Sun Yat Sen est
critiqué comme bolcheviste chinois dans les journaux de Saïgon des années vingt.1227 Déjà
Malraux s’en plaignait.1228 Apparemment, pour le pouvoir, ‘communiste’ et ‘anti-Français’
expliquent tout, prouvent l’irrationnalité et le terrorisme des activistes et évacuent toute
obligation de remise en cause. Albert de Pouvourville, le grand écrivain colonial, condamne
également cet état des choses, mais pour une toute autre raison. Il analyse en 1933 que la
situation est ‘dangereuse’ : on nie qu’il y a toujours eu résistance et met toute action actuelle
sur le dos des commnistes qui n’en tirent que plus de gloire.1229 Dans l’optique de
Pouvourville, ce sont « les meneurs communistes [qui] ont fait tuer un grand nombre de leurs
compatriotes » en commençant des soulèvements paysans contre les Français.1230 C’est en fin
de compte la Sûreté qui fait la propagande communiste. Mais les Indochinois n’étaient pas si
communistes que ça. Werth le dit :

1226
COOPER, Nicola, op. cit., p. 91.
1227
CHAVIGNY DE LACHEVROTIERE, Henry, « Des documents : des preuves ! Paul Monin vendu aux bolchevistes
chinois », L’Impartial, n0 2405, 17 juillet 1925.
1228
ANONYME, « Revue de la presse locale. L’Impartial retarde », L’Indochine , n0 9, 26 juin 1925.
MALRAUX, André, « Au très pur, très noble, très loyal gentilhomme, Henry Chavigny D’En-Avant-Pour-
L’Arrièrre, ancien indicateur de la sûreté », L’Indochine, n0 46, 11 août 1925.
MALRAUX, André, « Réouverture », L’Indochine enchaînée, n0 1, 4 novembre 1925.
1229
POUVOURVILLE, Albert de, Griffes rouges sur l’Asie, op. cit., p. 42.
1230
Ibid., p. 156.
394 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

Dans un pays où nul ne sait ce qu’est le bolchevisme, où les conditions économiques ne lui
sont guère pour l’instant favorable et où l’administration seule lui prépare les voies,
l’administration désigne du nom de bolcheviste quiconque ne courbe point l’échine devant
elle. Bolchevisme moral, bolchevisme d’opinion. Mais il y a aussi un bolchevisme financier
dont furent accusés tous les fonctionnaires européens ou indigènes qui manifestèrent quelque
opposition au projet du Monopole concernant le port de Saïgon, aux tripatouillages proposés
du groupe Candellier.1231

Il est pourtant vrai que seul le Parti Communiste se déclare contre le colonialisme. Un
des points de la IIIe internationale (1920) stipule que ses membres ont « pour devoir de
dévoiler impitoyablement les prouesses de [‘leurs’] impérialistes aux colonies, d’exiger que
soient expulsés des colonies les impérialistes de la métropole ».1232 Ce texte « marque
l’apogée du discours anticolonialiste », mais dans la pratique, surtout après la disparition de
Lénine de la scène politique en 1922, la question coloniale passe à l’arrière-plan des
considérations du pouvoir de Moscou.1233 Comme on l’a montré plus haut, le PCF et le
Komintern se méfiaient des ‘hommes de couleur’ et de la force incontrôlable qu’ils pouvaient
représenter, justement contre la révolution. En outre, les communistes (à Moscou et à Paris)
loin de soutenir « tout mouvement d’émancipation dans les colonies » combattent au contraire
les actions ‘anticoloniales’ qui ne sont pas du fait des communistes, puisque, pour eux
l’objectif international prime. Il est sans doute inutile de rappeler que les ‘marxistes
léninistes’ ont condamné les positions de leurs compatriotes constitutionnalistes, nationalistes,
et – bien sûr – trotstkistes.1234 La contestation sur base de principes confucianistes,
traditionnalistes et religieux n’était pas logée à meilleure enseigne en Indochine et
complètement ignorée des communistes français.

1231
WERTH, Léon, Cochinchine (1926), op. cit., p. 157.
1232
La huitième condition d’adhésion des partis communistes à la IIIe Internationale concerne les colonies :
« Dans la question des colonies et des nationalités opprimées, les Partis des pays dont la bourgeoisie possède
des colonies ou opprime des nations, doivent avoir une ligne de conduite particulièrement claire et nette.
Tout Parti appartenant à la IIIe Internationale a pour devoir de dévoiler impitoyablement les prouesses de
“ses” impérialistes aux colonies, de soutenir, non en paroles mais en fait, tout mouvement d’émancipation
dans les colonies, d’exiger l’expulsion des colonies des impérialistes de la métropole, de nourrir au cœur des
travailleurs du pays des sentiments véritablement fraternels vis-à-vis de la population laborieuse des colonies
et des nationalités opprimés et d'entretenir parmi les troupes de la métropole une agitation continue contre
toute oppression des peuples coloniaux ».
Voir : « Deuxième Congrès de l’Internationale Communiste » (juillet 1920), cité dans : L’archive internet des
marxistes, http://www.marxists.org/francais/inter_com/1920/ic2_19200700b.htm, 02-06-07.
1233
Lénine meurt en 1924, mais ses problèmes de santé le rendent inactif politiquement dès 1922.
1234
Sur l’attitude de Nguyên Ái Quốc vis-à-vis de Bùi Quang Chiêu le constitutionnaliste et vis-à-vis de Nguyên
An Ninh qui est sans doute trop proche des trotskistes, voir : DUIKER, William J., op. cit., p. 111.
Chapitre XIV : Les ‘anticolonialismes’ ou la réfutation du discours 395

Il faut se méfier de cette prétendue synonymie entre ‘anticolonialisme’ et


‘communisme’ pour l’entre-deux-guerre. D’abord les communistes français n’étaient pas si
anticolonialistes ; et ensuite parce que les anticolonialistes, même les Indochinois radicaux,
n’étaient pas spécifiquement des communistes.

2.3. - La vérité sur les colonies

Pour Ruscio, si la politique est en retard, la culture, elle, condamne le colonialisme. Il en veut
pour preuve le poème, déjà cité, de Louis Aragon sur L’Exposition coloniale.1235 Il soutient
l’opinion, qu’il partage avec Pascal Blanchard, que pendant l’entre-deux-guerres,
« l’anticolonialisme français devient […] marginal […], comme souterrain, étouffé, inaudible,
sauf peut-être dans le monde des lettres ».1236 Ce sont effectivement les surréalistes et leur
‘contre-exposition’, intitulée La Vérité sur les colonies, qui ont la position la plus marquée.
Leur texte concernant l’Indochine, et repris par Liauzu, titre « Notre colonie la plus
énergiquement civilisée : L’Indochine ». Leur affiche est divisée en trois parties : misère,
civilisation et extermination. Ils y citent sous le titre « Misère », un extrait du Viet Nam de
Louis Roubaud, sans nommer l’auteur ; et sous le titre « Civilisation », ils dénoncent en le
citant les actions de Octave Homberg, « cet échantillon de vampire [ancien planteur d’hévéa,
roi du caoutchouc et grand actionnaire de la Banque d’Indochine qui est de facto un des
‘propriétaires’ de l’Indochine] […] qui gagne des richesses dans l’exploitation de la sueur et
du sang des opprimés coloniaux ».1237 Sous le titre « Extermination », ils dévoilent le sort fait
aux contestataires : les coolies des plantations de Homberg qui s’étaient révoltés contre les
bas salaires, ont été guillotinés, les prisons sont pleines en Indochine, des villages sont
bombardés. Ils soulignent également la répression en France : nombre d’étudiants annamites
de France ont été expulsés alors que « Tao [est] emprisonné […] à la Santé ».1238 Il s’agit de

1235
RUSCIO, Alain, art. cit., p. 77.
1236
BLANCHARD, Pascal et LEMAIRE, Sandrine, « Avant-propos : La constitution d’une culture coloniale en
France », art. cit., p. 30.
1237
COLLECTIF, Le Véritable guide de l’Exposition coloniale. L’œuvre civilisatrice de la France magnifiée en
quelques pages, « Notre colonie la plus énergiquement civilisée : L’Indochine », reproduit dans : LIAUZU,
Claude, Aux Origines des tiersmondismes, op. cit., p. 243.
La première partie, « Misère ! » commence par ces mots : « Ce qu’a vu et publié un journaliste bourgeois
(Petit Parisien du 16 juin) : Près d’Hanoï, j’ai vu 20 femmes, vielles, jeunes ; qui traînaient le chariot parce
que 20 journées humaines coûtent moins que la location d’un buffle… Je sui entré dans les champs et les
usines. Ici et là, j’ai rencontré le visage osseux de la fée Misère. …Quant aux coolies, ceux-là sont payés 25
sous (50 sous français). … ».
1238
« Les “prix-de-revient-fort-bas” (coolies payés à 50 sous par jour) se révoltant, Homberg et Cie les font
guillotiner, par leur boureau Pasquier : 4 Annamites le 4 mai 1930, puis 13 le 17 mai, 5 autres le 20
396 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

Nguyên Van Tao, membre du PCF et qui sera finalement expulsé, rappatrié en Indochine.
Une fois rentré à Saïgon, il participera au journal de Nguyên An Ninh, La Lutte. Ce texte des
surréalistes condamne avec une violence outrée ce que le terme ‘civilisation’ implique pour
les Indochinois. Il est, pour Cooper, pour Ruscio, Liauzu et tant d’autres, indéniablement un
texte ‘anticolonial’.
Panivong Norindr en revanche, dans son excellente analyse de la ‘contre-exposition’
surréaliste et communiste, tempère les enthousiasmes en révélant les airs de famille entre cette
‘Vérité sur les colonies’ et ‘Vincennes’.1239 Il faut bien reconnaître en effet que, comme
Vincennes, la contre-exposition vise des buts éducatifs, démontre une altérité ‘connaissable’,
s’approprie les formes culturelles des autres pour créer sa propre vison esthétique
(primitivisme, surréalisme) et pour mettre en avant son discours politique (anti-bourgeois,
anti-impérialiste et anti-nationaliste : niant la coloration nationaliste de Yen Bay). Ces deux
expositions s’intéressent sélectivement à ce qui peut servir leurs buts en occultant le reste.
Vincennes cache les révoltes de la population ‘indochinoise’ ; la contre-exposition cache la
nature politique de ces révoltes et, comme l’Indochine n’a pas d’art ‘primitif’, elle ne figure
pas dans la ‘vérité esthétique’ de la contre-exposition. Même s’il est vrai que les membres du
PCF sont les seuls à avoir soutenu certaines révoltes anticoloniales, pendant la guerre du Rif
par exemple, et que les surréalistes ont pris position contre le colonialisme, il me semble que
l’analyse de Norindr permet d’émettre des réserves quant à l’application du terme
‘anticolonialisme’ pris dans le sens strict de Halen, même pour les communistes français
surréalistes. A la limite, puisqu’ils utilisent les mêmes stratégies, mais dans d’autres vues, ils
sont plus contre la manière que contre l’idée. Il sera clair que mon objectif n’est pas de
méconnaître le courage des positions des surréalistes et des communistes, mon intention,
purement théorique, est de tester les implications d’une définition étroite de
l’anticolonialisme.
Si l’on considère la performance des actions ‘anticoloniales’ des communistes, comme
on le sait, même cette contre-exposition n’a pas attiré grand monde. Claude Liauzu montre

novembre 1930, et 5 encore en février 1931. … 3000 détenus, bientôt 600 déportés à Cayenne… Des villages
bombardés par les avions, pillés par la Légion à Co-Am, Hoc-Mon, Ben-Thuy, Duc-Hoa, Ben-Luc, etc… En
France les étudiants annamites sont expulsés ; Tao emprisonné pendant 7 mois à la Santé… », ibid.
Cette information n’est pas totalement exacte, les décapités sont les mutins et organisateurs de Yen Bay, des
membres du VNQDD et pas des saigneurs de caoutchouc qui avaient tenté de s’enfuir. Sans doute est-il
important de donner une coloration prolétarienne aux actions aussi violemment réprimées et surtout d’éviter
de mentionner le caractère nationaliste de ces révoltes. Il y a récupération de l’horreur pour le programme
spécifiquement communiste de la contre-exposition.
1239
NORINDR, Panivong, op. cit., p. 53 et svt.
Chapitre XIV : Les ‘anticolonialismes’ ou la réfutation du discours 397

l’inefficacité de la propagande anticoloniale du PCF, à travers les statistiques tirées d’un


sondage d’opinion de 1939. Ce sondage montre que le colonialisme est bien ancré car les
Français se disent attachés à leurs colonies. Le plus frappant c’est que les groupes de
population les plus fidèles aux colonies comptent : ceux de moins de trente ans (trop jeunes
pour avoir participé à la Première Guerre), ceux de plus de 60 ans (qui ont vécu l’époque de la
conquête) et les ouvriers (qui n’ont donc pas été touchés par la question coloniale de la
propagande anti-impérialiste).1240 Ce que met en avant Nguyễn Van Tao, membre du PCF, est
plus grave que l’inefficacité de l’anticolonialisme communiste, c’est sa léthargie et son
indifférence. Dans sa lettre de décembre 1930 au comité central, il montre l’inaction du PCF
et son indifférence, aussi bien face aux commémorations triomphalistes du colonialisme des
années 1930 (le centenaire de l’Algérie, Vincennes) que face aux souffrances des révoltés de
l’Indochine.1241 En outre, La Vérité sur les colonies aurait été l’initiative non pas du PCF ni
des Surréalistes, mais d’un Allemand du Komintern, un certain Kurella. Choqué du manque
de réaction du PCF face à Vincennes, il aurait pris contact avec les surréalistes. Selon
Norindr, c’est lui qui a lancé l’idée, trouvé l’emplacement et débloqué des fonds.1242 Au delà
de l’inaction du PCF, Nicolas Bancel souligne aussi que les « critiques du Parti Communiste
ne remettent […] pas en cause l’“arriération” des territoires coloniaux, critiques qui par
ailleurs cesseront en 1937 ».1243 On remarquera en effet que le PCF se désintéresse des
colonies à cause de la montée du fascisme en Europe et qu’il devient moins radical au
moment de la formation du Front Populaire. Tout cela remet en question, pour la métropole,
l’applicabilité du terme ‘anticolonial’ pris dans un sens étroit.

1240
LIAUZU, Claude, Aux Origines des tiers-mondismes, op. cit., p. 226.
1241
NGUYễN VAN TAO, Lettre au Comité Central du PCF, décembre 1930, cité par : ibid., p. 22, note 28.
« Pendant toute cette dernière période, notre travail colonial est tout à fait défectueux. Alors que des
événements capitaux se déroulent dans les différentes colonies de l’impérialisme français, nous ne nous
sommes pas montrés à la hauteur de notre tâche, celle de soutenir la lutte de nos frères opprimés et de
démasquer de toute notre énergie, l’entreprise de brigandage et d’assassinat des capitalistes. Prenons deux
exemples principaux parmi tant d’autres. D’abord le centenaire de l’occupation de l’Algérie, événement
historique très important dont il est inutile d’insister sur la signification ; pratiquement, nous n’avons rien
fait, absolument rien. Alors que toute une propagande acharnée a été menée par la bourgeoisie pour faire
l’apologie de ses cent ans de crimes, nous avons laissé passé sous silence une telle question. Pour
l’Indochine, c’est encore pire. Depuis bientôt un an, la révolte gronde dans cette colonie. Une véritable guerre
se déroule […] Un état de siège en règle, des bombardements massifs, des exécutions capitales, des
déportations en masse, telle est la situation de l’Indochine : l’impérialisme français s’y livre tranquillement à
ses massacres. Nous nous taisons. Notre presse enregistre ces nouvelles comme de simples faits divers.
Pourtant il est dangereux, il est coupable d’habituer le prolétariat aux crimes de l’impérialisme […] ».
1242
NORINDR, Panivong, op. cit.
1243
BANCEL, Nicolas, « Le bain colonial : Aux sources de la culture coloniale populaire », art. cit., p. 186.
398 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

2.4. - Le Front Populaire et l’amnistie des politiques

En Indochine même, le communisme du Front Populaire qui a remporté les élections le 3 mai
1936, n’est pas nécessairement plus efficace. A première vue pourtant, la victoire du Front
signifie une amélioration de la situation en Indochine. Marius Moutet, l’homme choisi pour
remplir le poste de ministre des Colonies (1936-1938) est un activiste bien connu de la Ligue
des Droits de l’Homme. « Si la France ne peut rester en Indochine qu’en y coupant des têtes et
en y maintenant un régime de terreur et de force, il vaut mieux nous en aller » aurait-il dit en
1930, lors des événements de Yen Bay.1244 La situation des politiques dans les prisons
d’Indochine était apparemment une priorité du nouveau gouvernement, puisque l’arrivée de
Moutet a permis la libération de 168 détenus du bagne de Poulo Condore le 14 juillet 1936.
Cependant le terme « amnistie » ne couvre pas absolument l’idée que l’on pourrait en avoir.
Les amnistiés n’avaient pas le droit d’aller vivre où bon leur semblait. L’accès aux villes –
foyers de révolution – leur étaient interdits, tout comme l’accès à leur village natal. Ce qui
leur donnait une position assez étrange dans la société. D’une part esseulés et ‘parias’ ils
devaient aller vivre où ils ne connaissaient personne. D’autre part l’aura de leur
emprisonnement pour actes politiques les transformait en héros. La situation imposée par la
Sûreté les repoussait presque à coup sûr dans l’action anticoloniale.1245
D’ailleurs, si l’on y regarde d’un peu plus près, cette amnistie n’est pas réellement du
fait du seul Front Populaire et de sa branche communiste. Des mouvements en Indochine
avaient déjà fortement préparé le terrain pour l’amnistie par une campagne de revendication
de l’assouplissement des conditions de détentions dans les prisons et quelques améliorations
sont déjà enregistrées avant 1936.
Ce sont, entre-autres, les journaux La Lutte de Saïgon, L’Epi de riz de Huế et Le
Travail de Hanoï qui oeuvrent dans ce sens dès le début des années 1930.1246 Alors qu’en
France, des intellectuels de gauche tels que Romain Rolland, Victor Basch, Louis Roubaud,
Andrée Viollis, Madeleine Paz, Henri Barbusse, Francis Jourdain, René Maran, Félicien
Challaye et André Malraux – pas tous des communistes – se mobilisent dans un « Comité

1244
MOUTET, Marius, cité dans : BINOT, Jean-Marc, LEFEBVRE, Denis et SERNE, Pierre, 100 ans, 100 socialistes,
Paris, Ed. Bruno Leprince, 2005, p. 327.
1245
ZINOMAN, Peter, The Colonial Bastille, op. cit., p. 283.
Trinh Van Thao insiste lui aussi sur la position ambivalente des révolutionnaires, surtout parce que beaucoup
d’entre-eux sont des intellectuels qui ont été étudier en France, parlent français et s’habillent à la française :
ils sont à la fois les privilégiés et les bouc-émissaires du pouvoir colonial. TRINH VAN THAO, op. cit., p. 66.
1246
ZINOMAN, Peter, The Colonial Bastille, op. cit., p. 248-251.
Chapitre XIV : Les ‘anticolonialismes’ ou la réfutation du discours 399

pour l’amnistie en faveur des Indochinois », en 1933.1247 Ce comité, dirigé par Roubaud et
Viollis, qui a pour but la libération des politiques, a été créé suite aux nouvelles concernant
les jugements en Indochine de 120 activistes en 1933 – il s’agirait d’activistes emprisonnés
lors de Yen Bay ou lors d’actions qui ont suivi les représailles. Certains détenus ont dû
attendre près de 3 ans avant d’avoir un procès et se voient condamnés à un total de 970 ans
d’emprisonnement (19 détenus ont la prison à vie, 8 sont condamnés à 30 ans de travaux
forcés et 6 à mort).1248 Devant cette situation, le comité veut agir contre ces jugements et
mobiliser l’opinion. Il publie un bulletin, dont le premier numéro est une compilation
d’extraits de textes publiés en France sur la situation en Indochine. Il s’agit des textes que l’on
connaît déjà, ceux de : Roland Dorgelès, Luc Durtain, Louis Roubaud, Nguyên An Ninh,
Nguyễn Ái Quốc, Camille Drevet et Léon Werth. Peut-être n’avaient-ils pas accès aux
publications indochinoises, mais il est étonnant qu’ils ne citent pas leurs confrères
d’Indochine qui publient leurs mémoires de prison dans les journaux cités ci-dessus. En tout
cas, ils rassemblent les lettres des familles de détenus politiques – ils en comptent plus de
1000 en novembre 1933 – qu’ils font parvenir au ministère des Colonies.1249 L’amnistie n’est
donc pas le seul fait du Front populaire ; elle a été préparée en France et en Indochine par des
groupes d’intellectuels qui se sont surtout mobilisés dans la presse.
Il est indéniable que le ministère de Moutet a permis ces libérations, cependant,
comme elles ont déclenché une campagne de revendication en Indochine, Moutet qui se sent
dépassé change de cap. Dès septembre 1936, il télégraphie au Gouverneur Général
« Agitation persistante […] compromettrait politique libérale que le gouvernement décide de
poursuivre […]. Vous maintiendrez l’ordre public par tous les moyens légitimes et légaux,
même par poursuites […]. Ordre français doit régner en Indochine comme ailleurs ».1250 Ce
qui explique que de grands révolutionnaires aient été emprisonnés (pour la nième fois) à la fin
de l’année 1936. C’est le cas de ceux qui avaient ouvertement œuvré pour la fondation du
1247
Ibid., p. 269-270.
1248
MALRAUX, André, « S.O.S. », Marianne, 11 octobre 1933.
C’est le texte sans doute le plus violemment anticolonial de Malraux, où il reprend – en les fictionnalisant –
les événements qui ont marqué l’Indochine en 1931. Il condamne surtout le rôle et la violence de la Légion
venue matter les désordres et s’offusque de l’impunité devant la Cour de Hanoï des atrocitées commises. « Il
ne s’agit donc plus maintenant d’une histoire atroce parmi d’autres ; il s’agit de l’organisation de la
répression ». Même s’il reste réformiste plus que radicalement anticolonial, le point de vue de Malraux a
donc subit un glissement, ce n’est plus seulement quelques profiteurs qu’il faut renvoyer, mais le système
qu’il faut revoir.
1249
ZINOMAN, Peter, The Colonial Bastille, op. cit., p. 271.
1250
MOUTET, Marius, cité par : RUSCIO, Alain, « Front populaire français et mouvements nationalistes
vietnamines : rencontrers et divorces », dans : GODART, Justin, Rapport de mission en Indochine. 1er janvier
– 14 mars 1937, op. cit., p. 21-32, p. 31.
400 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

Congrès indochinois, les journalistes de La Lutte tels que Nguyễn An Ninh, Nguyễn Van Tao
(membre du PCF expulsé après 1931) et Ta Thu Thau (chef de file des trotskistes). Les
mémoires de Ngo Van – arrêté le 10 juin 1936, un mois après l’élection du Front en France
(le 3 mai 1936) – montrent aussi un resserrement de la répression en 1936, juste après la
victoire du Front.1251 En même temps, on remarquera avec Peter Zinoman, que l’action s’est
surtout faite pour la libération des prisonniers politiques, alors que rien n’est revendiqué pour
améliorer les conditions de détention des autres prisonniers des bagnes et prisons coloniales.
L’action est donc beaucoup plus ‘anticoloniale’ que concernée par l’égalité entre les classes
sociales ; elle n’a au fond rien de très spécifiquement communiste.1252
En fin de compte, on dirait plutôt que les tentatives d’adoucissement du régime sous
l’impulsion du Front vont entraîner un renforcement de la répression et pas seulement dans la
question des prisons. On sait aussi que le Front à ordonné une commission d’enquête (Louis
Roubaud travaille au dossier) et elle enverra sur place Justin Godart, homme de gauche aux
positions sociales bien connues.1253 Pourtant, Trinh Van Thao montre que la visite du délégué
du Front Populaire en Indochine et son rapport qui constate courageusement la situation
catastrophique de l’Indochine et le chômage des universitaires, aura pour résultat des mesures
draconiennes mais peu sociales : la fermeture pure et simple de certaines écoles et un contrôle
encore plus serré du flux des étudiants vers la France.1254

2.5. - L’anticolonialiste fait feu de tout bois

Force est de constater que les actions des communistes de l’entre-deux-guerres sont moins
automatiquement ‘anticolonialistes’ que l’on ne semble habituellement le supposer. Qui plus
est, les anticolonialistes d’Indochine ne sont pas tous en premier lieu communistes. Il est sans
doute inutile de rappeler que l’histoire coloniale de l’Indochine est marquée par de nombreux
mouvements ‘anticoloniaux’ qui montrent à la fois l’hétérogénéité de l’action et la continuité
– sous formes et idéologies variables – du combat contre la colonisation. On se souvient de la
résistance des lettrés, Cần Vương, des mouvements traditionalistes et confucianistes, de la
1251
NGO VAN, Au Pays de la cloche fêlée, op. cit., p. 13.
1252
ZINOMAN, Peter, The Colonial Bastille, op. cit., p. 257.
Les journalistes ‘indochinois’, même les communistes, auraient plutôt tendance à insiter sur la ‘bestialité’ des
droits communs, stigmatisés comme ‘violeurs d’enfants’, pour marquer la différence avec les politiques qui
devraient bénéficier, estiment-ils, d’autres conditions de détention (droit de lire, moins lourds travaux, plus
de viande, etc.), ibid.
1253
GODART, Justin, Rapport de mission en Indochine. 1er janvier-14 mars 1937, op. cit.
1254
TRINH VAN THAO, L’Ecole française en Indochine, op. cit., p. 67.
Chapitre XIV : Les ‘anticolonialismes’ ou la réfutation du discours 401

rébellion de Thai Nguyên et celle de Yen Bay. Certaines actions prennent la forme
‘nationaliste’ : c’est le cas de ceux qui revendiquent le nom ‘Việt Nam’ – sur base du concept
d’une nation composée par le Tonkin, l’Annam et la Cochinchine – contre l’Administration
coloniale qui divise pour mieux régner : le plus grand parti jusqu’en 1930, le Việt Nam Quồc
Dân Ðảng (VNQDD) puis aussi le mouvement communiste de celui qui a pris pour nom
Quồc, le patriote. Créé en 1929 à Hong Kong, le Đảng Cộng Sản Việt Nam dévoile également
une dimension ‘nationaliste’ et des arguments partagés avec le VNQDD. On remarque par
ailleurs que les communistes indochinois sont souvent d’anciens adeptes du VNQDD ; la
majorité d’entre eux sont aussi nationalistes plus que purement internationalistes et leurs
actions sont souvent parallèles et parfois comparables à celles des constitutionnalistes et des
conservateurs confucianistes.1255
Mais il y a également des actions et mouvements ‘purement’ anticoloniaux – les
protestations contre les impôts, les manifestations contre la mauvaise gestion des cours d’eaux
qui entraîne inondations et famines ; les grèves contre les mauvais traitements dans les
plantations, les grands magasins, les usines et factoreries ; la revendication de l’enseignement
en quốc ngữ contre celui en français ; les inscriptions en masse aux concours triennaux lors de
l’installation de la France en Indochine, etc. L’anticolonialisme en Indochine n’a pas la
simplicité des résumés de l’histoire écrite par les vainqueurs qui oublient souvent les
mouvements religieux tels que le caodaïsme (religion syncrétique fondée en 1926 qui tient du
bouddhisme, du catholicisme, de l’animisme, etc.) et le Hoa-Hoa (religion fondée en 1939
adepte d’un bouddhisme pur). Ces mouvements étaient aussi considérés comme subversifs par
l’autorité coloniale (et plus tard par le Việt Minh) qui n’avait aucun contrôle sur leurs
nombreux adeptes.1256 Leurs meneurs se retrouvaient, eux aussi, dans les prisons de la
Sûreté.1257 Bien que ce soit une partie de l’histoire que l’on connaisse moins bien, il y a eu

1255
Voir à ce sujet la comparaison que fait Zinoman entre les trois grands journaux du Việt Nam des années
1930. Le Travail de Hanoï a des liens assez lâches avec les communistes, L’Epi de riz de Hué a une tendance
plus confucianiste et des collaborateurs traditionnalistes alors que La Lutte regroupe des trotskistes et des
stalinistes. Leurs publications utilisent les mêmes stratégies, les mêmes arguments. Presque tous les
journalistes ont fait de la prison, une expérience qu’ils ne manquent pas de raconter dans leurs articles. Ils se
connaissent souvent par ces prisons qu’ils appellent la « Bastille coloniale » dans une tentative de prouver au
pouvoir l’injustice du système. ZINOMAN, Peter, « Prisons and the Colonial Press », The Colonial Bastille,
op. cit., p. 240-266.
1256
Sur la répression de ces mouvements religieux par l’administration coloniale, voir : VIOLLIS, Andrée, « Sur
les persécutions caodaïstes », Indochine S.O.S., p. 198-206.
1257
Voir aussi les mémoires de Ngo Van qui rencontre des caodaïstes dans la prison de Saïgon et, puis dans celle
de Phnom Penh où il a été envoyé.
NGO VAN, Au pays de la cloche fêlée, op. cit.
Selon Zinoman, dans l’Indochine des années 1930, 9 familles sur dix avaient au moins un membre en prison.
402 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

également des actes de résistance au Cambodge et au Laos. Le Paria ne manque pas de


souligner les marques d’opposition au Cambodge, les attaques contre des douaniers et autres
percepteurs d’impôts, les démonstrations paysannes devant les bureaux de l’administration
etc.1258 De rares sources prouvent qu’il y avait également des actions anticoloniales au
Laos.1259
La définition de toute lutte contre le colonialisme par le communisme et par l’objectif
de rupture avec la France est d’autant plus gênante que, dans les années 1920, alors qu’il y a
beaucoup d’actions contre le pouvoir colonial, il y a parmi les Indochinois, bien peu de
communistes dignes du nom. On se souvient que Nguyễn Ái Quốc avait pris comme prénom :
Paul – ce qui indique qu’il imagine encore une coopération, une association possible – et que

ZINOMAN, Peter, The Colonial Bastille, op. cit., p. 253. C’est une des raisons de la popularité des
« feuilletons de prison » dans la presse de l’entre-deux-guerres.
1258
La rubrique « Courrier de l’Indochine » du Paria, parle de grêves et émeutes paysannes au Cambodge, en
août 1925. ANONYME, « Courrier de l’Indochine », Le Paria, n0 35, août 1925.
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, certains romans coloniaux parlent de la révolte ‘indochinoise’,
même au Cambodge. Le roman Saramani (1919) traite – il est vrai en passant – d’une double action
anticoloniale des Cambodgiens : l’action à Phnom Penh de révolutionnaires antifançais et la mauvaise
volonté que met le souverain à obéir aux Français. Voir : MEYER, Roland, Sarmani, op. cit.
Pour l’anecdote, je m’arrête aussi à l’article de Nguyễn O Phap sur le Cambodge, qui parle d’un des
dirigeants de la révolte cambodgienne et responsable de l’assassinat de l’administrateur Bardez parti en
tournée des impôts. NGUYEN O PHAP, « La Révolte des esclaves », Le Paria, n0 33, avril-mai 1925.
Selon Phap, les émeutieurs du Cambodge sont guidés par le nommé ‘Néoli’, mais je n’ai pu retrouver traces
de ce nom. Par contre, à la même époque, les journaux de Saïgon parlent d’un bandit cambodgien nommé Ba
Tinh sur le dos duquel on met les crimes de 1925.
Selon le journal saïgonnais L’Impartial, il est le chef d’une bande – il pille et saccage – mais est aussi un
Robin des bois, puisqu’il s’assure la collaboration de la population en distribuant aux pauvres ce qu’il a volé
aux riches et aux Français. Donc son anticolonialisme ‘intéressé’ est soutenu par la position ouvertement
anti-Française de la population. Voir : ANONYME, « La Sûreté fait du bon travail. Le Bandit Ba Tinh qui
terrorisait le Cambodge et la Cochinchine est tué », L’Impartial, 20 juillet 1925, et ANONYME, « Arrestation
mouvementée de la bande Ba Tinh », L’Impartial, 21 juillet 1925.
Peut-être Ba Tinh et Néoli sont-ils une seule et même personne. L’Information de Phap a pu être manipulée
par l’administration – qui a tout un système de désinformation que Alain Forest a mis en avant dans sa thèse.
‘Néoli’ me semble un nom par trop stéréotypé. Comme ‘Mélaoli’, il est peut-être une construction pour se
moquer des ‘indigènes’ et correspond bien aux stéréotypes concernant les Cambodgiens réputés ‘indolents’.
Voir : FOREST, Alain, op. cit.
1259
Je n’ai guère trouvé d’informations concernant le Laos avant les années 1930, mais on imagine qu’il devait
également y avoir de la résistance. En tout cas, le roman colonial Mékong parle de l’explosion d’une bombe
placée par des révolutionnaires anti-Français, dans une mine laotienne. Comme dans Saramani, la couleur de
ces révolutionnaires n’est pas donnée ; ils sont simplement contre la présence française.
Voir : POURTIER, Jean-Antoine, Mékong, Paris, Grasset, 1931.
Les dossiers de l’Administration parlent d’actions de ‘communistes’ au Laos, dans les années 1930 – des
fugitifs de Yen Bay. Rapport sur la situation administrative, économique et financière au Laos durant la
période, « 1930-1931 : Service de la Sûreté remanié à la suite des révoltes de l’Annam, importance croissante
de ce service. Découverte d’organisations communistes […] dont les membres sont presque tous
fonctionnaires indigènes ».
Mentionné dans : GASQUEZ, Denis (prés.), Publications officielles de l’Indochine coloniale. Inventaire
analytique (1859-1954), Bibliothèque Nationale de France, 2004, p. 231.
Encore une fois : il faut prendre le terme ‘comuniste’ avec des pincettes. D’une part Yen Bay était surtout
l’œuvre du VNQDD et, d’autre part, il est généralement admis que ce parti recrutait majoritairement ses
memebres parmi les fonctionnaires et les militaires.
Chapitre XIV : Les ‘anticolonialismes’ ou la réfutation du discours 403

la liste des revendications adressées à Woodrow Wilson est surtout réformiste et pas
séparatiste, et encore moins ‘anti-impérialiste’ (au contraire leur présence à Versailles indique
qu’ils reconnaissent la Société de Nations). En 1925, Ninh affirme encore « qu’il n’est pas
facile, pour ne pas dire impossible, de rencontrer un Annamite qui puisse définir, même
vaguement, le communisme ou le bolchevisme ».1260 A ce moment là, il croit encore en des
formes possibles de vie en commun, si du moins on arrive à implanter un système plus juste.
Dans la majorité des cas, les jeunes indochinois de générations successives sont bien plus
anticoloniaux que quoi que ce soit d’autre. Même les révolutionnaires comme Nguyên An
Ninh, doutent jusque dans les années 1920, de la valeur de l’action du communisme ‘marxiste
léniniste’. D’une part parce que ce communisme combat les autres anticoloniaux, et d’autre
part parce que : « entretenir la haine du peuple d’Annam contre ses dominateurs, c’est faire
montre d’esprit étroit, étranger aux souffrances, aux aspirations véritables et à l’avenir de la
race annamite ».1261 Il ne vise pas directement l’expulsion qui est une des revendications
exigées par la IIIe Internationale. Contrairement à ce que dit Said, à l’époque qui m’intéresse,
même chez les révolutionnaires tels que Nguyên An Ninh, la lutte n’exclut pas certaines
formes de coopération avec les Français.
Pour Nguyên An Ninh au contraire, l’idéal serait que l’action se fasse avec une France
conçue comme une République ; une République qui refuserait le système colonial actuel qui
tourne à l’ancien régime et même au régime féodal. Si son objectif est l’application du droit
fondamental des peuples à se gouverner eux-mêmes, son action vise avant tout les réformes
nécessaires pour éradiquer l’assujettisement à un système injuste. Il ne revendique pas le
départ des Français, ni la rupture totale avec la France. Son activisme est avant tout réformiste
parce qu’il faut parer au plus urgent. C’est que, en 1925, il a encore un mince espoir de
pouvoir faire changer les choses pacifiquement ; d’où la publication de La France en
Indochine. Mais il met en garde ses lecteurs – apparemment des Français de la métropole qui
peuvent peut-être agir sur le pouvoir de Paris pour faire changer les choses – si la France ne
modifie pas radicalement sa politique, il faudra bien se résoudre à employer la force contre la
force.1262

1260
NGUYEN AN NINH, La France en Indochine (1925), op. cit., p. 15.
1261
Ibid., p. 3.
1262
Vu que son plaidoyer a été publié dans la revue Europe le 15-07-1925, le grand colonial Charles Régismanet
y réagira, pour le condamner, dans Mercure de France. Malraux analyse la réponse de Régismanet au texte
de Ninh, dans : MALRAUX, André, « Considérations sur la domination française de l’Indochine »,
L’Indochine enchaînée, n0 15, 23 décembre 1925. Pour Malraux, il est important que la discussion se fasse et
la réaction de Régismanet est donc importante.
404 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

En fait sa position est assez symptomatique des années 1920, où les intellectuels
indochinois espèrent pouvoir être écoutés par la France métropolitaine, patrie de Rousseau,
Voltaire et Montesquieu. Conformément aux pratiques culturelles du pays, c’est aux portes du
pouvoir, à Paris, qu’ils vont protester et leur action est avant tout pacifique (pamphlets,
démonstrations, etc.). Comme le montre la liste des revendications soumises par le groupe
Nguyễn Ái Quốc au Président Wilson lors du Traité de Versailles, ils visent en première
instance une amélioration de la situation : une justice unique ; l’élimination de l’ordre féodal
avec la gabelle, les corvées, le travail forcé ; les droits humains fondamentaux : la liberté de
l’enseignement, de voyager, de presse, de regroupement, etc. Dans les grandes lignes, c’est la
même attitude que l’on trouve en Indochine, tout d’abord chez les partisans du parti
constitutionnaliste de Bùi Quang Chiêu, qui plaide pour un dominion indochinois, mais perd
de son influence vers la fin des années 1920, puis chez les partisans du VNQDD, qui fera
l’objet de la répression que l’on sait (il sera mis à mal dans les années 1927-1928 puis
décapité et forcé à l’immigration après ‘Yen Bay’).1263
C’est surtout vers la fin des années 1920 que l’action se radicalise et que la violence
devient une arme de plus en plus acceptable dans la lutte contre le colonialisme. C’est aussi à
la même époque que le marxisme semble prendre la tête de l’activisme et la relève du
VNQDD dans la lutte contre le pouvoir. Ce qui ne veut pas nécessairement dire que la
majorité des révolutionnaires étaient des marxistes convaincus. Selon Scott McDonnell, qui
analyse le ‘voyage à gauche’ des ‘Indochinois’ à l’entre-deux-guerres, ceux-ci sont devenus
adeptes du communisme, non pas par adhésion au marxisme, mais simplement parce qu’ils
faisaient feu de tout bois pour défendre leurs droits et lutter contre les injustices.1264 Ce n’est
pas parce qu’ils sont communistes qu’ils deviennent ‘anti-Français’ ou ‘anticoloniaux’, mais
le contraire. La situation est assez comparable pour les activistes qui sont en France. Liauzu
remarque à juste titre le changement d’orientation du journal Le Paria, qui passe de 1921 à
1926, de la lutte pour les colonies à la lutte anti-impérialiste.1265 La Guerre du Rif et les
actions en Syrie sont des arguments de changement de positionnement politique. Il est
indéniable que c’est du côté du marxisme léninisme que se tourneront les jeunes
anticoloniaux d’Indochine après 1930, mais ce choix tient aussi à l’élimination policière
d’autres mouvements de révolte qui sont plus faciles à réprimer parce que leur lutte est moins

1263
BUI QUANG CHIEU, France d’Asie. L’Indochine moderne- Etre ou ne pas être vers le dominion, Toulouse,
Imprimeries du Sud-Ouest, 1925, s.p.
1264
MCDONNELL, Scott, op. cit.
1265
LIAUZU, Claude, Aux Origines des tiers-mondisme, op. cit., p. 114 et svt.
Chapitre XIV : Les ‘anticolonialismes’ ou la réfutation du discours 405

souterraine. Seul le mouvement qui deviendra le Parti Communiste du Việt Nam résistera à la
répression qui suit la victoire du Front Populaire, parce que, selon Zinoman, c’est le seul parti
qui est resté principalement dans l’ombre ce qui a permis aux amnistiés de 1936 de garder des
contacts.
Le mythe qui veut que ‘anticolonialisme’ égale ‘communisme’ fausse la donne en
insinuant que la jeunesse d’Indochine est devenue anticolonialiste par anti-impérialisme, ex
nihilo. Elle semble considérer que l’opposition est venue soit directement de Moscou, soit
indirectement de Paris. Ce qui est évidemment faux, puisque le voyage de l’Ouest, n’est que
la suite logique de l’interdiction du voyage de l’Est (Japon et Chine ‘nationalistes’) et du désir
de se rallier au grand révolutionnaire Pham Chau Trinh, qui est à Paris (il est ‘anticolonialiste’
sans que son action soit directement récupérée par des Partis déjà bien structurés). On ne peut
certes pas dire que c’est en France, par le contact avec l’anti-impérialisme que les Indochinois
ont appris l’action révolutionnaire. Au contraire d’une rupture ‘anti-impérialiste’, je vois une
continuité ‘anticoloniale’ qui se radicalise peu à peu devant le mur que lui oppose le pouvoir.
La radicalisation est plutôt du fait de la répression, la surveillance et les incarcérations – aussi
bien en France qu’en Indochine. Ce que les anticolonialistes ont appris à Paris, c’est que le
pouvoir de la métropole n’était pas prêt à les écouter et que la Sûreté d’Indochine faisait là
aussi la loi. Au lieu d’écouter les plaintes coloniales, la métropole fête à grands frais ses
succès et se laisse bercer par la regaine de Mélaoli.
Donc tout anticolonialisme, même radical, n’emprunte pas nécessairement à
l’idéologie communiste et tout communiste n’est pas en premier lieu concerné par
l’anticolonialisme. Si l’on s’en tient à une définition ‘pure’ pour l’époque et le contexte qui
m’intéresse, le terme implose et devient superflu, et même le communisme ne peut passer
l’examen. Cela ne permet pas du tout de rendre compte des variations des positions
individuelles des Indochinois, ni des changements temporels et encore moins de la possible
contribution de la littérature de voyage à un changement de mentalité. Le finalisme qui veut
que l’anticolonialisme ait été communiste, parce que c’est la forme de résistance qui a vaincu,
expulse tout ce qui n’a pas œuvré directement dans le sens de la victoire des vainqueurs.
Comme dit plus haut, mon objectif n’est certes pas de nier l’importance pour la population de
l’action ‘anticoloniale’ du mouvement communiste, mais simplement de montrer qu’une
définition stricte de l’anticolonialisme méconnaît d’une part l’hétérogénéité des positions
anticoloniales de l’entre-deux-guerres et d’autre part les liens de parenté entre les actions des
divers groupements politiques, économiques et religieux.
406 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

Si l’on se borne à une acception radicale de ‘anticolonialisme’, et même en


comprenant communistes et nationalistes, on se met dans l’impossibilité de rendre compte des
variations temporelles ou personnelles des opposants. Il ne faut pas nier la valeur de certains
arguments mis en avant par les réformistes – des Français tels que Roubaud cité par les
auteurs de « Notre colonie la plus énergiquement civilisée : l’Indochine », lu par Ngo Van et
Nguyễn An Ninh ou des Indochinois tels que Bùi Quang Chiêu, du mouvement
constitutionnaliste – pour construire les discours subversifs, même les plus radicaux.

3. - Une définition élargie de ‘anticolonialisme’


3.1. - La procès de la colonisation

Mais tous les chercheurs ne se basent pas sur une définition aussi restreinte de
l’‘anticolonialisme’. Claude Liauzu, qui analyse de près les mouvements politiques de l’entre-
deux-guerres, recherche des amorces des mouvements d’indépendance. Il considère que
« l’anticolonialisme se définit par le procès de la colonisation ».1266 Ce procès se base sur une
série d’arguments, de la divulgation des abus et crimes, jusqu’à la remise en question de la
supériorité occidentale. Ce procès de la colonisation se retrouve, avec variations et nuances,
aussi bien chez les colonisés que chez les intellectuels français. Son analyse reconnaît
l’hétérogénéité des conceptions et des réactions anticoloniales. L’éventail de réactions du côté
des intellectuels français s’explique, selon lui, par le fait que la contestation est héritière de
l’indigènophilie, du pacifisme et de l’anti-esclavagisme de la période avant la guerre. Le
procès de la colonisation a donc une variété de causes et prend diverses formes : l’intérêt pour
d’autres cultures, des considérations humanitaires, les convictions anti-impérialistes, etc.
L’analyse de Liauzu est structurée à partir de moments importants dans le procès de la
colonisation, donc des moments où apparaissent certains arguments de ce que j’ai appelé
jusqu’ici, en accord avec Said, ‘doute colonial’. En métropole, le premier moment est la
fameuse enquête : Les Appels de l’Orient (1925), qui « obtient cent seize réponses – soit le
gotha des intellectuels ».1267 Pour lui, cette enquête est le signe d’un changement culturel qui
est à la fois un retour à la tradition littéraire du voyage et la contradiction de l’Occident, de ses
mythes, ses mensonges, son action, pour faire surgir de nouvelles questions, une autre

1266
Ibid., p. 58.
1267
Ibid., p. 70, note 2.
Chapitre XIV : Les ‘anticolonialismes’ ou la réfutation du discours 407

compréhension du monde, de soi, etc. Il cite, dans les notes, certains voyageurs qui amorcent
ce changement : Nizan, Montherlant, Malraux, Dorgelès, car ils commencent à montrer que
l’Occident rencontré sur place est « oppresseur et dominateur ».1268 Mais cette amorce du
procès de la colonisation, du côté des intellectuels français, englobe des actions émiettées et
parfois timides.
L’analyse que fait Liauzu à partir du terme ‘procès’ est utile. Tout d’abord elle
souligne la forme argumentative d’une certaine réaction au colonialisme, une forme que l’on
trouve chez des intellectuels français et indochinois. En effet, beaucoup d’intellectuels
Indochinois publient des textes argumentatifs qui font, comme le titre du fameux texte de
Nguyễn Ái Quốc, Le Procès de la colonisation.1269 Ceci permet de mettre face à face les
arguments mis en avant aussi bien par les intellectuels français que par la critique
indochinoise. Qui plus est – et c’est surtout intéressant pour mon propos – l’idée de procès est
certainement d’application pour les écrivains voyageurs qui ont pour tâche, selon les
desiderata de la critique littéraire de l’époque, de construire une opinion coloniale et de mener
une enquête. L’attention particulière que Liauzu accorde aux voyageurs et à la littérature de
voyage comme déclencheurs de changement culturel en France est intéressante et rejoint les
positions de Said et de Ruscio. Si Liauzu ne fait qu’effleurer cette amorce (littéraire) de
l’anticolonialisme, il lui reconnaît un rôle non négligeable. Je retiens donc la dimension de
procès pour la définition d’un concept praticable de l’anticolonialisme.

3.2. - Anticolonialisme utilitariste, réformiste et radical

L’étude détaillée de Marcel Merle dans l’article « L’anticolonialisme » part aussi d’une
définition large du terme, mais il dégage plusieurs tendances utiles.1270 Il postule que toute
forme de critique du colonialisme est de l’anticolonialisme, quelles que soient les variations
dans la manière dont l’opposition se manifeste et les raisons sur lesquelles se base la critique.
Il n’utilise pas le mot ‘procès’, mais c’est également à partir de positions argumentatives qu’il
distingue trois grands groupes d’anticolonialistes français : les utilitaristes, les réformistes et
les radicaux. Les premiers suivent une rhétorique de la rentabilité. Les plans du

1268
Ibid., p. 80.
Pour Nizan, voir : NIZAN, Paul, Aden Arabie (1931), Paris, La Découverte, 1987.
1269
NGUYễN ÁI QUốC, Le Procès de la colonisation (1925), op. cit.
1270
MERLE, Marcel , « L’anticolonialisme », dans : FERRO, Marc (dir.), Le Livre noir du colonialisme, op. cit., p.
611-645.
Voir aussi : MERLE, Marcel, L’Anticolonialisme européen de Las Casas à Karl Marx, Paris, Colin, 1969.
408 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

gouvernement, donc aussi ceux qui concernent la colonie, sont évalués en fonction de l’intérêt
économique : si les projets gouvernementaux concernant la colonie ne sont pas rentables, ils
sont refusés. Les arguments des utilitaristes sont toujours chiffrés. Je range le colonel Bernard
dans cette catégorie puisqu’il fait le procès du plan Sarraut de ‘Mise en valeur des colonies’
pour des raisons financières. A l’opposé de Liauzu qui ne traite pas de l’anticolonialisme
utilitariste, Merle considère que c’est la forme d’opposition qui a été la plus efficace pour
endiguer le colonialisme. Le deuxième groupe, celui des réformistes, se base sur un
argumentaire moral et humaniste pour refuser les pratiques du système colonial et ses
conséquences. Merle compte parmi ces réformistes, à la fois la contestation confessionnelle et
les socialistes. Le troisième groupe, les radicaux, sont des révolutionnaires qui visent la
rupture avec les colonisateurs européens. Leurs arguments sont plus directement politiques et
touchent à l’idée même du colonialisme.
Ce concept large et flexible permet de considérer les diverses formes par lesquelles
l’opposition, la subversion et la contestation se sont manifestées, il permet de tenir compte du
fait qu’en France, toute critique des conséquences et des abus du colonialisme et la
condamnation des « actes de férocité » et des « actes de brutalité quotidienne » est de
l’anticolonialisme.1271. Il se rapproche du concept large qui est d’usage dans la critique
française, chez Bernard-Henri Lévy par exemple, mais le concept de Merle exige que l’on
précise les arguments sur lesquels porte la critique. En maintenant un concept étendu, mais en
stipulant les arguments employé apour faire la critique coloniale, on tient compte des
possibles variations et superpositions de discours ‘anticolonialistes’ dans une même époque et
chez des activistes et écrivains spécifiques. Au XIXème par exemple, la majorité de
l’anticolonialisme est utilitariste alors que les humanistes sont convaincus des bienfaits du
colonialisme et du devoir de colonisation. A l’entre-deux-guerres, c’est plutôt le contraire qui
se passe. Quoique Merle se limite à l’anticolonialisme européen, son analyse permet
également de considérer les positions et réactions indochinoises. Car, du côté des colonisés,
on note un durcissement des positions et d’anciens réformistes passent dans le camp des
radicaux, entre-autres à cause des promesses de guerre non tenues, mais aussi, comme on l’a
montré, avec le sort fait au Parti nationaliste et parce que les revendications sont suivies d’une
répression toujours plus violente. C’est vers le début des années 1930 que, pour reprendre
l’explication de Liauzu, « le procès de la colonisation devient procès de l’impérialisme ».1272

1271
WERTH, Léon, Cochinchine, op. cit., p. 61.
1272
LIAUZU, Claude, Aux Origines des triers-mondismes, op. cit., p. 127.
Chapitre XIV : Les ‘anticolonialismes’ ou la réfutation du discours 409

En effet, jusque là, la majorité des intellectuels (Français et Indochinois) sont réformistes. Ils
rejettent l’assimilationnisme et revendiquent une véritable politique d’association qui
respecterait les Indochinois : leurs droits, leur culture, leur art etc. Clairement, on peut parler
de polarisation politique et de durcissement des positions au tournant de la décennie, parce
que « les dirigeants coloniaux n’établirent jamais la distance critique par rapport à leurs
dogmes légitimateurs ».1273 Mais cela ne signifie pas pour autant que ‘l’anticolonialisme’ est
né vers 1930.
Dans tous les cas d’anticolonialisme il est essentiel de préciser ce que l’on entend par
là. Dans mon corpus, il faut avouer que la critique ne va généralement pas jusqu’à la
revendication de l’indépendance. Werth et Drevet sont les plus radicaux, mais même chez eux
on rencontre des contre-arguments et l’urgence exige d’améliorer le sort des populations
avant que d’imaginer des structures politiques. La majorité des Indochinois de l’époque ne se
déclarent pas avant tout – en tout cas pas ouvertement (quoique de plus en plus fréquemment
au fil des années trente) – pour l’explusion des Français. Tous les discours évalués à partir des
textes revendiquent avant tout plus de liberté, quoique l’indépendance soit l’objectif final. La
revendication de l’indépendance est plutôt la menace employée pour forcer les réformes. Au
cours des années trente, à cause des répressions, les intellectuels abandonnent l’espoir
d’amélioration et visent de plus en plus ouvertement la fin du règne français. C’est pourquoi
une définition d’anticolonialisme comme d’une position qui aurait pour argument
l’indépendance, est impraticable pour cette période.

4. - Notion de ‘réfutation’ des arguments coloniaux


Pour Liauzu et Merle, l’anticolonialisme englobe divers types de positions, d’arguments et
d’actions et contient aussi bien le nationalisme que l’anti-impérialisme. L’anticolonialisme
défini de la sorte comprend des positions et des critiques hétéroclites, des questions et
propositions différentes, et se mêle aussi de concessions à la cause colonialiste. Vu la
‘censure’ de l’époque qui m’intéresse, tout argument peut effectivement contribuer utilement
à entretenir cet anticolonialisme de sourdine dont parle Ruscio. Comme Liauzu, j’estime qu’il
faut partir de l’idée de ‘procès’ et, comme Merle je suis d’avis qu’il est essentiel de tenir
compte du rôle des arguments et actions d’opposition ‘anticoloniale’ sur base de critères

1273
LARCHER, Agathe, La légitimation française en Indochine, op. cit.
410 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

économiques, moraux, humanistes, religieux, etc. Je considère donc l’anticolonialisme de


l’époque dans toutes ses composantes et essaye de n’exclure aucun argument, ni personne :
intellectuels métropolitains de gauche (Simone Weil, Aragon), voyageurs de l’Indochine,
étudiants vietnamiens de Paris, poètes bouddhico-catholiques (Makhāli-Phāl, Pierre Do Dinh),
administrateurs de la colonie (Paul Monet, Georges Garros, Paul Monin), mandarins
collaborateurs ou opposants traditionnalistes (Pham Quynh, Nguyễn Tien Lang), saigneurs
d’hévéa (dont certains ont envoyé des lettres de plaintes à des journaux en français), militants
adhérants de Sun Yat Sen, ou adeptes de Moscou.1274 Tous peuvent avoir contribué à
entretenir un anticolonialisme en sourdine des fanfares des célébrations pro-coloniales.
Ce que je retiens de l’analyse de Liauzu, c’est l’idée de procès, et de celle de Merle la
considération de la catégorie de l’argument mis en avant pour contredire le colonialisme.
Puisqu’il s’agit de procès et d’arguments, on se trouve inéluctablement au niveau d’un
discours. L’analyse discursive nous apprend qu’il y a diverses manières d’apporter la
contradiction. Premièrement on peut rejetter un projet. Deuxièmement on peut réfuter un
discours. La langue est claire dans la distinction entre les deux. La réfutation est un :

acte réactif argumentatif d’opposition. Du point de vue de l’usage, réfuter tend à désigner
toutes les formes de rejet explicites d’une position, à l’exception des propositions d’action :
on réfute des thèses, des opinions prétendant à la vérité, mais on repousse (et non réfute un
projet) […] L’objet de la réfutation sous sa forme radicale, est la destruction du discours
attaqué. Tous les éléments définissant un discours en situation peuvent être utilisés ou
manipulés pour le rendre intenable.1275

Grâce à cette définition, on peut proposer un usage et faire la distinction entre la définition
étroite de l’anticolonialisme – dont Halen et Cooper sont les tenants – il s’agit d’un
anticolonialisme repoussé comme projet. Par contre, l’autre type d’anticolonialisme porte sur
le discours, il s’agit d’un anticolonialisme de réfutation. Il me semble que l’emploi non plus
du seul terme ‘anticolonialisme’, mais de ‘réfutation coloniale’ va m’aider à analyser les

1274
Parmis les intellectuels français qui se sont prononcés sur l’Indochine sans y être allés, il faut s’arrêter à la
philosophe Simone Weil (1909-1943) et à ses artices anticoloniaux. J’y reviendrai dans le dernier chapitre.
Voir : WEIL, Simone, Ecrits historiques et politiques (± 1930-1943), Paris, Gallimard, 1960.
Elle est selon moi, plus réformiste que radicale et son engagement pour les pauvres est aussi religieux
puisqu’elle se convertit au catholicisme où elle trouve un dieu des pauvres. Sur le mysticisme de Weil et son
amour pour un dieu des pauvres, voir : MILLET, Catherine, La Vie parfaite. Jeanne Guyon, Simone Weil,
Hetty Hillesum, Paris, Galimard, 2006.
1275
CHARAUDEAU, Patrick et MAINGUENEAU, Dominique (dir.), op. cit., p. 492-493.
Chapitre XIV : Les ‘anticolonialismes’ ou la réfutation du discours 411

diverses positions des ‘anticoloniaux réformistes’ de l’entre-deux-guerres. Vérifions si cette


formule est plus praticable que ‘anticolonialisme’.
Si à l’entre-deux-guerres, certains Indochinois repoussent le colonialisme, les
voyageurs et la majorité des Indochinois que j’ai lus, pratiquent la réfutation coloniale. On
peut dire que l’anticolonialisme de l’entre-deux-guerres est majoritairement réfutateur. Aucun
des voyageurs n’imagine pouvoir répondre par l’affirmative à la question que seul Dorsenne
pose ouvertement : Faudra-t-il évacuer l’Indochine ? Il est vrai que sa question est
rhétorique : « Bien sûr que non ! en est la réponse », mais la question soulève l’urgence des
réformes. Le nœud du problème n’est pas la présence française (même si beaucoup
d’intellectuels disent : « si ça continue, la France perdra l’Indochine »), l’objectif est plutôt de
dévoiler les problèmes pour que la situation s’améliore. Prenons des exemples concrets : les
textes ‘anticoloniaux’ de Malraux dans L’Indochine enchaînée et ceux beaucoup plus
radicaux de Werth, Challaye et Drevet qui prennent tous trois une position fort comparable.
Léon Werth écrit avec Cochinchine un texte qui, avec ceux de Drevet et de Challaye,
fait le plus radicalement le procès de la colonisation française en Indochine. L’indépendance y
est envisagée, mais plutôt comme conséquence de réformes que la France doit avant tout
appliquer.
Challaye peut dire en 1935, dans un phrase qui semble devoir faire conclure à son rejet
de la colonisation que : « En faisant connaître la triste vérité sur la colonisation,
mensongèrement exaltée par les politiciens et les publicistes aux gages des coloniaux, on
contribuera à faire accepter par l’opinion cette solution équitable et nécessaire : la libération
des colonies », cependant ce rejet est aussi et avant-tout réformiste puisque : « il ne faut pas
méconnaître la nécessité des étapes » et qu’il plaide pour des « réformes immédiatement
réalisables, telles que l’obtention des libertés de presse, de réunion, d’association,
d’organisation syndicales, la généralisation de l’instruction, etc. »1276
Ce sont aussi chez Drevet les réformes qui doivent mener finalement à
l’indépendance. Il ne s’agit donc pas de lutter contre l’Occident, comme le disait Said, car la
France a un rôle à jouer dans les solutions que même les plus radicaux préconisent. Camille
Drevet signe en 1928, le texte le plus radicalement ‘anticolonial’ de mon corpus.1277

1276
CHALLAYE, Félicien, Souvenirs sur la colonisation, op. cit., p. 146-147.
1277
Camille Drevet (1880 ?-1969) est féministe et pacifiste à l’origine elle a des amitiés communistes. Elle est
membre actif de la Ligue des Droits de l’Homme, déléguée par la Ligue Internationale des femmes pour la
Paix et la Liberté (un organe crée en 1915 à La Haye et qui siège à Genève) : elle est en mission avec sa
collègue Edith Pye en Chine. Elles font une escale en Indochine de novembre à décembre 1927, invitées à
faire le voyage avec un collègue Indochinois. Elle ne renseigne que les initiales de cet ami : D.V.G. que je
412 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

Nous demandons que l’on agisse dès maintenant de façon à préparer l’indépendance des
colonies. Et nous pensons que le pays que l’administration française appelle l’Indochine, doit
être bientôt un peuple libre. Pour que cette indépendance soit réalisable, l’Indochine a besoin
d’avoir dès maintenant, des écoles suffisantes, des syndicats, elle a besoin de la liberté de la
presse, de la liberté de réunion, de la liberté du travail. […] Il faut libérer l’Asie entière de
l’Impérialisme et de l’Oppression Coloniale. La France doit aider les Annamites à
s’acheminer vers leur indépendance sinon cette indépendance sera conquise de haute lutte au
prix de sacrifices et de meurtres. La France qui vient de signer le pacte mettant la guerre hos
la loi doit envisager qu’après les guerres, c’est la colonisation qu’on doit mettre hors la loi.
Après avoir parlé de “droit des peuples à disposer d’eux-mêmes” peut-on être surpris de voir
ces paroles traduites par des actes ?1278

Drevet parle d’indépendance, c’est l’objectif, mais la France doit amener des réformes
nécessaires à y aboutir. Elle est donc elle aussi avant tout réformiste. Mais les réformes
doivent aboutir à la libération et pas à maintenir le statu quo. Il ne s’agit donc pas de lutter
contre la France, mais avec elle pour arriver à la liberté.
Werth est réformiste avant que d’être indépendantiste : il faut parer au plus pressé.
L’indépendance est soit l’objectif final, soit une mise en garde contre le système et le statu
quo imposé sur place.

La perquisition et le passage à tabac [de Ninh arrêté par la police] s’opérèrent à peu près dans
le même temps que le nouveau gouverneur de l’Indochine prononçait […] l’« indéfectible »
discours sur le rapprochement des deux cultures. […] Il est à croire en vérité que la sottise de
l’Europe colonisante est désormais résignée aux solutions qui l’expulseront. Elle attend que
les problèmes indochinois soient résolus par le temps, les Chinois ou les Russes. Et que les
Annamites n’aient point d’illusion sur la force de quelques européens qui savent et qui
n’appartiennent ni à l’administration, ni à la finance coloniale. Qu’ils n’espèrent point
sottement dans les puissances de justice européennes. Ce sont des puissances mortes dont on
ne fait plus état en Europe. Ce n’est pas un ministère qui chassera le « colonialisme » des
colonies. La force coloniale, financière, administrative et parfois ecclésiastique est intacte.
Le problème est de mesurer la force indigène contraire. On ne la connaît guère que par des

n’ai pas pu tracer. En 1930 elle est membre du bureau de la Ligue Internationale des Combattants de la Paix,
une ligue qui se veut indépendente de tout parti politique, de toute philosophie ou religion. Chez Drevet, c’est
son pacifisme qui détermine tous ces choix politiques et moraux. Il me semble que c’est une position qu’elle
partage avec Léon Werth, mais j’ignore s’ils se connaissaient personnellement.
1278
DREVET, Camille, Les Annamites chez eux, Paris, Imprimerie de la Société Nouvelle des Editions Franco-
Slaves, 1928, p. 30-31.
Ce texte sera repris dans les publications de référence du groupe de travail (Viollis, Malraux, Roubaud…)
pour l’amnestie des politiques d’Indochine en 1935.
Chapitre XIV : Les ‘anticolonialismes’ ou la réfutation du discours 413

sursauts et des convulsions. Ainsi la bombe qui recemment fut lancée au gouverneur Merlin.
En signe de satisfaction et de loyalisme sans doute. On en a atténué le bruit en Europe. Vous
entendez bien qu’elle est d’un bolcheviste, d’un fanatique ou d’un bandit.1279

Sa réfutation porte sur divers arguments du discours. D’abord ses mensonges, les beaux mots
tels que ‘rapprochement’ ne riment pas avec la violence quotidienne. Ensuite les discours des
réformistes (lui-même) sont remis en question dans leur potentiel d’action : ils ne sont pas de
taille à s’en prendre à la force des financiers et des administrateurs. Mais il est un des rares à
dire ouvertement qu’il faudrait chasser le « colonialisme » des colonies. Cependant, comme
« colonialisme » est mis dans des guillemets, il faut savoir ce qu’il entend par là. Et tout au
long de son procès, il est surtout frappé par les « moeurs coloniales […] [ce qu’il nomme la]
coutume coloniale ». Et « une coutume est […] chose vivante, qui donc peut mourir, mais
que l’indignation ne suffit point à tuer ».1280 Il vise le « colonialisme », plus dans les pratiques
quotidiennes qu’il a permis et qu’il maintient, plus que comme un systhème politique.
D’ailleurs il se reconnaît impuissant dans ce domaine.

Je voudrais bien n’en pas rester là. Mais qu’on m’excuse si je n’apporte pas des vérités
définitives et des vastes généralisations. Je ne viens point chercher ici de certitudes de
manuel ou d’interchangeables formules politiciennes. Je n’ai point de doctrine morale sur la
colonisation, je n’ai point de système économique pour la mise en valeurs des colonies. Je
me promène et je n’ai pas pour l’instant d’autre méthode.1281

On voit que le procès qu’il fait est une réfutation du discours, bien plus que le rejet du projet
colonial. Et sa réfutation touche à plusieurs types d’argument, se sert de plusieurs stratégies
pour attaquer le discours. Quand Werth parle de « bolcheviste, fanatique et bandit », dans les
extraits cités ci-dessus, on peut parler de réfutation contre la définition, celle donnée aux
contestataires. Il s’attaque aussi aux experts : ceux qui construisent ces « formules
politiciennes », ceux qui avancent des « certitudes » et surtout ceux qui maintiennent des
coutumes que « l’indignation ne suffit point à tuer ».
Pour la réfutation d’un discours : « D’une façon générale, à chaque type d’argument
correspond un mode de réfutation particulier, un discours contre : ‘contre l’autorité’, ‘contre

1279
WERTH, Léon, Cochinchine (1926), op. cit., 161.
1280
Ibid., p. 54.
1281
Ibid., p. 53.
414 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

les témoignages’, ‘contre les définitions’, …[…] ‘contre les experts’[…]. Le discours contre
fournit l’ossature d’une position critique face au type d’arguments correspondants ».1282
Chez Malraux journaliste de L’Indochine (enchainée) il est essentiellement question
de réfutation contre les ‘experts’ et la réfutation est très personnelle, c’est encore moins que
chez Werth qui attaque les coutumes – donc une responsabilité collective – la réfutation du
colonialisme en tant que système, entreprise, idée.
Je m’arrête ici à l’article dans lequel il commente le Livre Vert – le Rapport du Conseil
Colonial – établi par Maurice Cognacq (1870-1949) gouverneur de la Cochinchine (1921-
1926). Ce rapport qui présente les résultat du colonialisme serait l’occasion d’attaquer le
système, mais chez Malraux, tout passe par l’attaque du signataire et par la réfutation de ses
définitions. C’est avec une ironie mordante qu’il met à nu le discours de Cognacq et ses
mensonges. Je ne peux m’empêcher de recopier ici une grande partie de l’article, une
merveille de sarcasme qui a dû susciter les rires de bien des contestataires et faire grincer des
dents la clique au pouvoir. C’est sur le ton de la badinerie qu’il formule une sévère critique.
Dans ce Livre Vert,

Nous pouvons lire [les indications de notre excellent confrère Maurice Cognacq], avec
l’admiration émerveillée que nous inspirent tous ses actes lorsqu’il en explique lui-même la
haute valeur, la liste complète de ses bienfaits, la profondeur de sa pensée, la grandeur de sa
justice. […] Vient […] une phrase particulièrement heureuse. Je ne saurais résister au plaisir
de la copier.
« La politique […] pendant l’année qui vient de s’écouler est restée la même que celle
pratiquée durant les trois années précédentes. Caractérisée par la bienveillance, elle a visé au
maintien de l’ordre, qui est le facteur essentiel de la paix et de la prospérité d’un pays, mais
maintien prudent, obtenu par la conviction plutôt que par la contrainte ».
Cela est parfaitement exact. Je l’affirme. Je le certifie […]. Monsieur Cognacq […] a
bienveillamment menacé de les envoyer au diable, à Hatien ou à Poulo Condore les gens qui se
permettaient de se promener en compagnie de ceux qui n’approuvent pas sa politique. Il a
bienveillamment mis derrière nous […], de pauvres agents de la Sûreté qui avaient besoin de
manger. Quant aux paysans de Camau, ils ont eu droit à sa sollicitude particulière. Il est allé
lui-même, en personne, voir l’état de leurs rizières, afin de pouvoir, au besoin, les déposséder
bienveillamment.
Lui, employer la contrainte ? Allons donc ! Il en est incapable. Il se donne la peine de nous en
informer, et de nous […] garantir (voui) qu’il dit vrai. […]

1282
CHARAUDEAU, Patrick et MAINGUENEAU, Dominique (dir.), op. cit., p. 494.
Chapitre XIV : Les ‘anticolonialismes’ ou la réfutation du discours 415

Tout cela ne manque pas d’un certain humour féroce, et nous fait songer à ce que serait Ubu
gouverneur. « Après avoir bienveillamment tenté, par tous les moyens, de disqualifier ceux qui
ne nous approuvent pas, nous les avons amenés à la conviction qu’ils devaient eux-mêmes
demander leur condamnation à mort. Poussés par quelque mauvais démon, ils s’y sont
opposés. Nous avons donc prononcé nous-même leur condamnation, avec tout l’intérêt dont
nous sommes capables, et les avons fait exécuter bienveillamment. Les excellentes sources
d’information, dont nous disposons et que nous censurons nous-mêmes nous permettent
d’affirmer qu’ils se sont repentis après leur mort, et nous admirent aujourd’hui sans réserve ».
Non, Monsieur Cognacq. Cette contrainte que vous désavouez a été le seul moyen d’action de
votre politique […].1283

Texte fort, où Malraux dévoile le fonctionnement de la colonie, un ubuesque horreur, sous le


mandat de Cognacq. Tout en répétant le discours du colonial, il révèle les emprisonnements,
les fialtures, les expropriations, les condamnations à mort, la censure ainsi que les mensonges
du discours de gratitude des colonisés – « qui nous admirent aujourd’hui sans réserve ». Une
attaque très courageuse quand on sait le pouvoir qu’avait Cognacq, mais une réfutation des
experts n’est certes pas un rejet du système. Et Malraux maintenant un ton très personnel, la
colonisation n’est la responsabilité que des experts mis en cause.
La majorité des articles de Malraux, suivent ce même schéma : ce sont des attaques
très personnelles et qui visent les malversations d’un groupe d’amis qui se partagent le pays.
Comme ses contemporains, son anticolonialisme est utilitariste (les responsables n’appliquent
pas la politique française et se remplissent eux-même les poches) et surtout réformiste (il faut
accorder plus de droits à la population), mais pas radical. Ce n’est pas les Français et le
colonialisme qu’il faut expulser d’Indochine, ce sont les coloniaux véreux. D’ailleurs, en
réponse à un Indochinois qui avait envoyé à L’Indochine une lettre de reproche contre
l’administration coloniale et ses injustices, il écrit : « Il importe que ces droits [ceux des
colonisateurs dans le pays, leur droit d’y travailler] acquis légitimement [sic] soient
sauvegardés. Mais, de là, ne suit nullement que les singulières combinaisons qui s’établissent
à l’heure actuelle soient justifiées ».1284
Lorsque son journal passera dans la clandestinité il reconnaîtra quand-même qu’il
existe un système, mais celui-ci est instauré par la clique au pouvoir qui ainsi peut le
conserver. Il s’en prendra finalement à « une attitude politique » dans un article qui parmi ses

1283
MALRAUX, André, « Considérations sur Le Livre Vert », L’Indochine enchaînée, n0 3, 11 novembre 1925.
1284
MALRAUX, André, « Sur quelles réalités appuyer un effort annamite ? », L’Indochine, n0 16, samedi 4 juillet
1925.
416 Volet 3 : La place des ‘voyageurs’ de l’entre-deux-guerres

publications saïgonnaises, comme je l’ai déjà souligné, fera la plus fortement la réfutation
coloniale, celui contre l’interdiction d’étudier à l’étranger qui frappait les jeunes indochinois.
Dans les deux cas, chez Werth et chez Malraux, l’ironie reprend partiellement le
discours à réfuter. Comme le disent Patrick Charaudeau et Dominique Maingueneau : « la
réfutation du discours suppose, si non une reprise mot pour mot du discours à réfuter, du
moins une connexion avec ce discours, “mis en scène” dans le discours réfutateur.[…] La
réfutation porte en principe sur un segment essentiel du discours où s’exprime une position
isolable. […] ».1285
Si l’on veut être honnête avec ceux qui ont tenté, par divers moyens (même des
moyens condamnables ou simplement inefficaces), de faire le procès du colonialisme,
d’empêcher son avancée ou son implantation plus profonde, de défendre la vie de ceux qui y
étaient assujettis, il ne faut exclure ni désavouer aucune forme d’opposition. Dans un contexte
où la censure rend hasardeuse l’opposition frontale, tout argument, même indirect, qui
contribue à nourrir la réfutation anticoloniale de sourdine, est essentiel.
C’est la raison pour laquelle j’estime que Said a tort de placer le roman de Malraux
dans un contexte où « le contre-pied » du pouvoir n’est pas la collaboration, mais la lutte. On
est au contraire confronté en Indochine à un éventail de positions et la majorité d’entre-elles
ne visent pas (et sûrement pas ouvertement) la rupture complète et immédiate avec la France.
Ce qui ne signifie pas que je voudrais conclure à l’anticolonialisme de La Voie royale. Je
pense plutôt que cette question n’a pas de sens ou quelle est mal formulée. Puique l’on a vu
que le texte et le contexte mélangent des arguments parfois contradictoires, la seule chose que
l’on peut dire, c’est qu’un argument mis en avant par le texte est ou n’est pas réfutateur du
colonialisme et s’il l’est à quelle partie du discours il s’attaque. La représentation des Moïs
dans le roman de Malraux n’est certes pas une réfutation. La description de la sauvagerie
bestiale des Moïs et de la résignation impuissante des Laotiens sont des arguments qui
correspondent bien au discours de supériorité et aux justificatifs de la colonisation. La
reconnaissance de la lutte de l’autre (le chemin de fer), peut être un argument réfutateur du
discours de victoire coloniale, mais il est clair que la position aveugle du héros ne permet pas
d’imaginer qu’il rejoindra la résistance pour rejeter le projet colonial. Jusqu’ici, avec Malraux,
on s’arrête sur le manque d’actualité de Perken colonial dans l’univers où il tente d’imposer la
loi. De nouveau une réfutation qui passe par celle des ‘experts’ et leurs définitions (protection,

1285
CHARAUDEAU, Patrick et MAINGUENEAU, Dominique (dir.), op. cit., p. 493.
Chapitre XIV : Les ‘anticolonialismes’ ou la réfutation du discours 417

loyalisme, rapprochement). Mais rien ne dit que dans le roman d’autres arguments ne sont pas
contredits de manière plus radicale.
C’est à partir d’étapes du « Grand Tour » de l’Indochine que je voudrais évaluer la
réfutation coloniale chez les voyageurs. Nous avons déjà parlé du passage sur le bateau – où
la qualité des ‘experts’ est typiquement réfutée, mais je vais, dans le volet suivant, analyser
d’autres activités qui font en géneral partie du voyage : le déplacement en pouse-pousse, la
visite des ruines d’Angkor, le port du costume colonial et la visite de prisons.
VOLET 4

UNE LITTERATURE DU DEPLACEMENT

LE « GRAND TOUR » D’INDOCHINE


CHAPITRE XV

UN UNIVERS IN-OUÏ :
L’ASSOURDISSANT SILENCE DE L’INDOCHINE

Son silence et son souci ne décelaient que trop sa


pensée : il gémissait en lui-même sur les beaux jours de
son pays éclipsés.
Denis Diderot, Supplément (1773-1774).

Le mot silence est encore du bruit […] entre tous les


mots c’est le plus pervers ou le plus poétique : il est lui-
même gage de sa mort.
Georges Bataille, L’Expérience intérieure (1943).

1. - Peut-on faire parler le silence ?


Dans Culture et impérialisme, Edward Said ne donne en exemple d’écrivains qui ont lutté
contre l’Occident et ses représentations, que des noms de l’époque ‘post-coloniale’. Même s’il
parle de Nguyễn Ái Quốc, il ne le considère que lorsqu’il est devenu Hồ Chí Minh et il ne
s’intéresse guère à ceux qui ont pu apporter la contradiction pendant le colonialisme :
Malraux est le seul de mon corpus qu’il étudie. Comme dit plus haut, pour Said, Malraux,
comme d’autres modernistes, « abandonn[e] le triomphalisme impérial », tout en se montrant
incapable de comprendre qu’« il y a deux côtés » et qu’« il fa[ut] choisir son camp ».1286
Apparemment, pour Edward Said, l’anticolonialisme commence avec les guerres qui vont
mener aux indépendances. J’ai déjà parlé des soupçons que ce point de vue éveille en moi. On
dirait que les critiques postcoloniaux, car Said n’est pas le seul, considèrent que ‘writing
back’ n’a commencé qu’après la décolonisation et que la résistance n’a été menée qu’à partir
d’une attaque frontale et violente, celle qui – comme ils le savent a posteriori – a mené aux

1286
SAID, Edward. W., Culture et impérialisme, op. cit., p. 271, 277 et 297.
422 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

indépendances. Apparemment, seuls les écrivains ‘post-coloniaux’ sont capables de parler,


mieux : de faire parler leurs ‘ancêtres’ muets !

Les écrivains postimpériaux du tiersmonde portent donc leur passé en eux – cicatrices
d’humiliantes blessures, incitations à des pratiques différentes, visions de l’histoire
potentiellement revues en fonction d’un avenir postcolonial, expériences immédiatement
réinterprétables et redéployables où l’ancien indigène muet parle et agit sur le territoire
repris au colon dans un mouvement de résistance générale.1287

On sait que Gayatri Spivak a porté une critique sur cette entreprise de fouilles et de
récupération des voix des colonisés et qu’elle doute que l’on puisse jamais retrouver la voix
des ‘subalternes’. Son analyse soulève le double problème de la naïveté de cette entreprise et
de l’idéalisation de la résistance des colonisés. J’ai un tout autre problème avec l’analyse de
Said et avec celle de Spivak. Je considère que la ‘réalité’ coloniale n’est pas aussi compacte
que ces critiques semblent le suggérer : dans l’Indochine de l’entre-deux-guerres, il y a déjà
des tentatives pour que puissent se manifester les voix des « indigènes muets » et même des
Indochinois qui parlent, qui réécrivent l’histoire et agissent d’eux-mêmes. Ceux-ci n’utilisent
sans doute pas des formes de contestation aussi frontales que celles que Said aurait
souhaitées. Il n’est certes pas facile d’entendre leur voix de subalternes, mais c’est une erreur
de considérer, comme Said, que la seule stratégie culturelle qui puisse apporter des
changements politiques est la lutte ouverte contre (l’Occident) ; que la seule position
acceptable et efficace est le combat dans le bon « camp ». Et, quoique le pouvoir tente de les
en empêcher et se bouche les oreilles, il me semble que certains subalternes sont capables de
parler, de se ‘représenter’. Au-delà du silence imposé par le système, certaines voix arrivent à
se manifester.
Un autre groupe qui ne peut pas parler dans le cadre du colonialisme est celui des
voyageurs. Je n’ai certes pas l’intention de dire que les positions des voyageurs et celles des
colonisés sont comparables, ce serait ridicule (même si certains colonisés sont des voyageurs :
Nguyễn Ái Quốc, Nguyễn An Ninh, Pham Quynn, Pierre Do Dinh, Makhlai-Phāl, etc.), mais
peut-être que les stratégies des uns pour ‘parler’ malgré la dictature, la censure, le manque
d’autorité, pourra m’aider à considérer les stratégies des autres pour prendre la parole. En tout
cas, les voyageurs qui visent un public français contribuent à entretenir ce que Alain Ruscio a

1287
Ibid., p. 304. Mes italiques.
Chapitre XV : Un univers in-ouï : L’assourdissant silence de l’Indochine 423

appelé « la sourdine » anticoloniale de la métropole.1288 Car s’ils n’ont pas de place pour
‘parler’, il ne faut tout de même pas oublier que la littérature de voyage est héritière des
grands écrivains révolutionnaires et lectrice de Candide de Voltaire, du Supplément (au
voyage de Bougainville) de Diderot, des Lettres persanes de Montesquieu. Les écrivains des
lumières ont trouvé, dans le déplacement – imaginaire il est vrai – une technique particulière
pour critiquer leur société. En prenant une position d’observateur externe, les narrateurs
critiquent une société à laquelle ils appartiennent néanmoins ; ce que Jean-Marc Moura a
nommé : l’exotisme philosophique.1289 Malraux dans La Tentation de l’Occident et, dans une
moindre mesure Michaux dans Un Barbare en Asie font ce type de comparaison culturelle
pour critiquer l’Occident. Cependant, leurs textes ne s’aventurent guère sur les plates-bandes
des coloniaux : Michaux ne parle que de sa visite au jardin d’acclimatation de Saïgon et
Malraux se cantonne à une comparaison entre la pensée ‘chinoise’ et la pensée
‘occidentale’.1290 Mais il n’est pas impossible que d’autres techniques soient mises en place
pour ‘parler’ du monde découvert, pour dire autre chose autrement que les coloniaux, pour
critiquer la colonie. Je vais examiner si, malgré leurs handicaps de départ, les voyageurs
trouvent des stratégies spécifiques pour ‘parler’ efficacement de la colonie malgré les tabous
et en détournant la censure.
C’est selon moi, et malgré le paradoxe, le silence qui peut jouer un rôle essentiel dans
cette littérature. L’écriture du silence est une entreprise complexe. Elle rappelle la narration
impossible mais essentielle de Blanchot dans L’Instant de ma mort, un texte analysé par
Jacques Derrida dans « Demeure ».1291 Evidemment, Derrida réfère à l’expérience de
Blanchot, témoin de l’instant où il aurait dû être exécuté, une épreuve bien plus extrême que
celle du silence du voyage. Pourtant le témoignage de Blanchot est à l’extrême – comme la
littérature de voyage qui tente de narrer le silence – la mise en parole de l’inénarrable. Comme
Blanchot, les témoins du voyage sont confrontés à l’impossibilité de se limiter au factuel. En
effet, comment se « fie[r] à un concept niais du témoignage, exigeant un récit de bon sens là

1288
RUSCIO, Alain, loc. cit.
1289
MOURA, Jean-Marc, Lire l’exotisme, op. cit., p. 62-64.
1290
MICHAUX, Henri, Un Barbare en Asie (1933), op. cit. La seule référence directe à l’Indochine française et
qui confirme qu’il s’y est bien rendu est la page intitulée « Zoo de Saïgon » insérée à la fin de la section :
« Histoire naturelle » et juste avant « Un barbare en Chine », ibid., p. 141. Le livre est divisé en plusieurs
sections : « Un barabere en Inde », p. 17-104 ; « Himalayan railway », 105-114 ; « L’Inde méridionale », p.
115-128 ; « Un barbare à Ceylan », p. 129-134 ; « Histoire naturelle », p. 134-142, « Un barbare en Chine »,
p. 143-194 ; « Un barbare au Japon », p. 195-214 ; « Un barbare chez les Malais », p. 215-233.
MALRAUX, André, La Tentation de l’Occident, op. cit.
1291
DERRIDA, Jacques, « Demeure. Fiction et témoignage », dans : LISSE, Michel (dir.), Passions de la
littérature. Avec Jacques Derrida, Paris, Ed. Galilée, 1996, p. 13-73.
424 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

où la folie de celui-ci fait l’épreuve de l’impossible ».1292 Le silence de l’Indochine est aussi
une expérience et une narration impossible mais nécessaire ; d’où les variations dans son
écriture. En tout cas, que l’on s’intéresse aux textes de fiction ou à ceux qui se présentent
plutôt comme des récits factuels (s’il faut encore faire la différence), ce qui frappe chez les
voyageurs, c’est le silence dans lequel baigne l’Indochine. Ce fait est en soi remarquable.
Evidemment, le silence fait partie des stéréotypes sur l’Asie. Elle est traditionnellement
représentée nimbée d’un mystérieux silence, un cliché des discours de la conquête depuis les
missionnaires. Ce qui étonne, par contre, c’est que, justement, dans les années 1920-1930 le
mystère est sensé disparaître sous l’action rationalisante du colonialisme français. L’entre-
deux-guerres est en effet l’ère de la vulgarisation de la colonie où, selon la propagande de
Marseille et Vincennes, tout, même l’Asie, est devenu connaissable, transparent, rationnel
sous l’action bénéfique de la France. Il semblerait que les voyageurs renouent avec une
tradition qui précède l’installation civile en Indochine.
On comprend que le silence est un cliché et qu’il n’est certes pas ‘absence de sens’.
D’une part, le silence est un signifiant qui peut porter un grand nombre de signifiés, souvent
contradictoires, et que l’on peut rencontrer en superposition dans la même œuvre ou dans des
textes différents chez le même écrivain. Dans la doxa de l’époque, le silence renvoie à la
représentation de l’inaction de la population – un justificatif de la présence française en
Indochine – mais, en même temps, il est un cliché associé à l’oppression d’une population qui
vit sous la dictature. Comme le dit Liesbeth Korthals Altes en parlant de l’Algérie : « le
silence tend à devenir la règle lorsque règne la terreur ».1293 Je voudrais évaluer si, dans les
discours sur l’entre-deux-guerres indochinois, il existe divers types de silences qui indiquent
autre chose que la passivité : la résistance ou même la contestation, peut-être. D’autre part,
comme un acouphène, le silence peut être, en soi, le symptôme d’une maladie puisqu’il est
une sensation auditive qui n’est pas provoquée par un son extérieur. En employant ce terme,
je me place dans le sillage du terme ‘sourdine’ employé par Ruscio pour la métropole, mais
‘acouphène’ me semble mieux adapté à la situation des voyageurs de l’Indochine puisqu’il
convoque des notions de prise de conscience interne et de dysfonctionnement externe. S’il
faut adhérer à l’opinion de Spivak que le subalterne ne peut pas ‘parler’ s’il n’y a personne
pour l’entendre, peut-être que son silence est plus éloquent qu’il n’y paraît. En effet, même si
cela semble naïf à première vue, l’histoire a quand-même montré – ne fut-ce que celle de la

1292
Ibid., p. 36.
1293
KORTHALS ALTES, Liesbeth, « “Le Sang ne sèche pas dans la langue”. L’actualité algérienne vue par quatre
auteurs contemporains », Rapports/ Het Franse Boek, vol. LXIX (1999), no 1, p. 4-11, p. 4.
Chapitre XV : Un univers in-ouï : L’assourdissant silence de l’Indochine 425

Belgique – qu’une muette peut déclencher une révolution et que le silence peut être une arme
efficace contre l’oppression.1294
Mon objectif n’est pas de retrouver la voix des subalternes à partir de leurs silences,
mais d’évaluer si ce n’est pas ce que tentent les voyageurs (annonçant, d’une certaine
manière, les démarches des écrivains postcoloniaux). Je suis consciente du fait que, comme le
dit Spivak, dans les tentatives de retrouver la voix des subalternes, il y a une « persistant
constitution of Other as Self’s shadow ».1295 Déjà Diderot le disait. Dans son Supplément il
s’arrête à ce personnage de Bougainville, un vieillard Otaïtien ostensiblement taciturne lors de
l’arrivée des Européens sur son île. Ce « […] silence qui ne décelait que trop sa pensée »,
offre l’occasion à l’auteur de ‘retrouver’ le discours du vieillard et de l’inscrire dans son texte
comme critique des Européens.1296 Mais lorsque les deux personnages, A et B, entendent le
discours soi-disant émis par l’Otaïtien, A s’exclame : « Ce discours me paraît véhément, mais
à travers je ne sais quoi d’abrupt et de sauvage, il me semble retrouver des idées et des
tournures européennes ».1297 Cette projection de soi sur la situation de l’autre empêche de
retrouver la voix muette, qui le reste donc forcément, sauf si l’on veut à tout prix la remplacer
par celle du narrateur. Le discours de l’Otaïtien est alors comme un acouphène : induit par un
silence externe, il est une production interne d’un ‘bruit’ symptôme d’une ‘maladie’ : celle de
l’Europe impure conquérante d’un monde limpide. C’est le silence du vieillard qui soulève la
question de la voix. C’est lui qui permet la critique des mœurs occidentales, mais les
personnages reconnaissent que la seule donnée que l’on peut avoir sur ‘l’autre’ est son
silence.
Selon Gayatri Spivak, c’est justement parce que les subalternes sont incapables de se
représenter, que les intellectuels postcoloniaux doivent tenter de leur donner une voix.1298 La
question est de savoir si, dans le contexte qui m’intéresse, il faut ‘retrouver’ et inscrire la voix

1294
L’opéra de Daniel-François Auber, La Muette de Portici (1828), sur le même thème a réussi à déclencher une
révolution. C’est l’histoire d’une jeune muette séduite par le vice-roi de Naples ; cette muette émeut le peuple
qui décide de la venger des tyrans.
Lors de la représentation au théâtre de la Monnaie de Bruxelles, le 25 août 1830, pendant l’aria où les héros
appellent aux armes pour défendre avec l’honneur de la muette l’« Amour sacré de la patrie », les Belges se
sont levés pour revendiquer leur indépendance. C’est cette représentation qui déclencha la révolution contre
les Hollandais. Voir : KOBBE, Gustave, Tout l’Opéra. Dictionnaire de Monteverdi à nos jours, trad. AUBERT,
Marie-Caroline, COLLINS, Denis et PARIS, Marie-Stella, Paris, Robert Laffont, 1999, p. 8-9
1295
SPIVAK, Gayatri, « Can the subaltern speak ? Speculations on widow sacrifice », art. cit., p. 75 et SPIVAK,
Gayatri, « Subaltern Talk. Interview with the Editors », art.cit.
1296
DIDEROT, Denis, op. cit., p. 49.
1297
Ibid., p. 55.
1298
SPIVAK, Gayatri, « Can the subaltern speak ? Speculations on widow sacrifice », art. cit.
426 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

de l’autre, quitte à se tromper sur l’interprétation de son point de vue. C’est l’attitude des
coloniaux qui par leurs connaissances sur l’univers des colonisés présentent des héros
indochinois qui parlent et agissent dans le monde colonial, qui comprennent avec gratitude
que leur futur se trouve dans la collaboration avec la France. Ou, faut-il au contraire
représenter le silence comme une donnée en soi. Cette dernière position est celle de certains
voyageurs qui reconnaissent ne pas être en mesure d’accorder une signification claire, stable
et univoque au silence de l’Indochine de leur voyage. C’est donc plutôt le silence qu’ils
représentent, c’est lui qui les frappe avant de trouver ou d’imaginer tout ce qu’il peut
signifier. Je prends donc mes distances par rapport à la critique de Gayatri Spivak : c’est le
rôle ‘intermédiaire’ du silence qui est ici intéressant, plus que l’idée de savoir si le subalterne
‘peut’ parler d’une voix claire, unifiée, stable et compréhensible.
Il faut bien admettre, avec Ania Loomba dans Colonialism/Postcolonialism (1998),
que les subalternes choisies par Spivak – les Sati, veuves hindoues brûlées vivantes sur le
bûcher de leurs défunts époux – sont assez significatives de la position théorique de la
critique. Le choix de Sati comme subalternes biaise la réponse à la question posée par Spivak.
Les veuves hindoues sacrifiées sur le bûcher de leurs maris et qui ne deviennent Sati que
lorsqu’elles sont effectivement immolées, ne peuvent évidemment pas parler.1299 Mais je suis
d’accord avec Ania Loomba pour dire qu’il n’y a pas que ces voix là qui valent le peine d’être
retrouvées. Selon Benita Parry d’autres subalternes sont à même de parler et, dans certaines
de ses analyses Spivak fait preuve de « surdité délibérée, là où la voix des autochtones peut
être entendue ».1300 En fin de compte, dans l’esprit de ces deux chercheuses, il ne faut pas
évaluer si les subalternes s’expriment comme on le voudrait, mais reconnaître les formes de
subversion qu’ils ont eux-mêmes mises en pratique. Ania Loomba estime que notre
conception de la ‘Résistance’ a réduit notre compréhension de l’histoire de l’Afrique.1301 Il
faut en outre reconnaître, sur les pas de Stuart Hall, que, même si les masses n’ont pas la
possibilité de devenir les auteurs-sujets de leurs pratiques culturelles, leur présence continue
en tant que force historico-culturelle passive a perpétuellement interrompu, limité et contesté
le pouvoir.1302 D’accord avec ce point de vue de Hall et avec l’analyse de Ania Loomba, je
considère que certains subalternes peuvent ‘parler’ sans pour autant affirmer qu’ils deviennent

1299
LOOMBA, Ania, « Can the Subaltern Speak », Colonialism/Postcolonialism, Londres/New York, Routledge,
1998, p. 231-245, p. 236.
1300
PARRY, Benita, « Problems in Current Theories of Colonial Discourse » (1987), citée par : ibid., p. 235.
1301
LOOMBA, Ania, ibid.
1302
HALL, Stuart, « On Postmodernism and Articulation » (1996), cité par : ibid., p. 244.
Chapitre XV : Un univers in-ouï : L’assourdissant silence de l’Indochine 427

nécessairement les agents directement déterminant de leur propre histoire. On peut opposer
une résistance sans monter sur des barricades. D’ailleurs, à des époques où la barricade n’est
que l’avant poste de l’échafaud ou du bagne, la résistance ouverte est plus un acte suicidaire
que la revendication du droit à déterminer son futur.
Ce qui n’empêche que Spivak a raison de nous mettre en garde contre toute
homogénéisation et idéalisation de la résistance. Je ne veux surtout pas non plus minimiser la
violence du colonialisme et sa capacité à imposer le mutisme à ceux qu’il opprime. C’est
justement la raison paradoxale pour laquelle la représentation du silence est intéressante.
D’une part, il peut être éloquent et multiple dans le signifié, et, d’autre part le signifiant porte
potentiellement la marque de l’oppression et de sa violence. Analyser un silence éloquent ne
sous-estime pas, par définition, la violence de la répression ; cela peut au contraire indiquer la
force d’un système qui ne laisse que le silence comme espace de survie et comme outil de
contestation.
L’intérêt n’est pas de prouver que le silence est un stéréotype occidental concernant
l’Asie, mais plutôt de considérer comment ce stéréotype est utilisé, renforcé, contredit,
renversé, réapproprié etc. Ou, pour reprendre la belle formulation de Mireille Rosello,
comment il est « décliné ». Dans son Declining the Stereotype, elle montre que ‘décliner’,
dans le sens de refuser les stéréotypes, n’est pas souvent une option, ou difficile à réaliser.
D’ailleurs les contredire signifie souvent en proposer d’autres tout aussi gênants. Une autre
manière de décliner – inspirée de la grammaire latine ou allemande – c’est de regarder
comment ils fonctionnent dans leurs contextes pour en contrôler les effets idéologiques :

In practice, this kind of declining encompasses ironic repetitions, carefully framed


quotations, distortions and puns, linguistic alterations, double entendres, and self-deprecating
humor. Declining a stereotype is a way of depriving it of its harmful potential by highlighting
its very nature.1303

Mireille Rosello analyse la culture contemporaine et les pratiques d’artistes français liés
majoritairement à l’histoire du Maghreb, mais il n’y a aucune raison pour que les stratégies
qu’elle met en évidence soient impossibles en Indochine de l’entre-deux-guerres. Le poète
vietnamien, Pierre Do Dinh, évoquait déjà la flexibilité des stéréotypes puisqu’il
reconnaissait, en pleine colonisation française, que tout le monde a des stéréotypes – là n’est

1303
ROSELLO, MIREILLE, Declining the Stereotype, op. cit., p. 11.
428 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

donc pas le problème – la question est de savoir ce que l’on en fait.1304 Les stéréotypes sur les
Français ne l’ont pas empêché d’avoir des amis coloniaux, ni ces mêmes Français d’avoir des
amis indochinois. Pour Do Dinh, le danger se présente quand des stéréotypes sont promulgués
en lois sociales et en structures politiques. Ils y perdent leur flexibilité et c’est ça qui empêche
les hommes de construire des sociétés humaines.
L’important pour mon propos, est de voir comment le silence se voit représenté dans
le contexte du voyage d’Indochine.

2. - « Mau-lên ! » et le silence du coolie-xe.


C’est à partir du silence, et souvent celui du tireur de pousse (ou pousse-pousse, ou
simplement pousse, ou encore coolie-pousse, ou coolie-xe), que les voyageurs prennent leurs
distances par rapport aux discours coloniaux. L’image de ce ‘subalterne’ est déjà une
représentation stéréotypée de l’Extrême-Orient. Personnage anonyme par excellence, il porte
curieusement toute une liste de noms qui font aussi bien référence à sa fonction qu’à son
véhicule et instrument de travail. Rien que ses noms suggèrent déjà ses ‘silences’ d’objet ;
seuls les termes « coolie » et « tireur » désignent exclusivement l’homme. Je choisis d’utiliser
des dénominations qui font la différence entre l’homme et l’outil. Je suis consciente des
problèmes que comporte cet artifice – c’est tout aussi peu naturel que mon utilisation du
terme ‘Indochinois’ pour les habitants asiatiques de l’Indochine française –, mais je ne puis
ignorer le fait que j’écris au début du XXIe siècle et que la lecture du vocabulaire employé en
français ‘colonial’ de l’époque n’est pas toujours très claire. En fait, mon utilisation met
artificiellement l’accent sur la dimension objectifiante des termes employés par les voyageurs.
Elle souligne leur complicité au système mais omet de reconnaître qu’ils ne font qu’employer
le langage des coloniaux. Ce n’est donc pas directement pour corriger les représentations de
l’époque, pour ré-humaniser les tireurs de pousse, que j’ajoute une distinction terminologique,
mais pour éviter la confusion des lecteurs.

2.1. - Le coolie dans le monde colonial

Même si le tireur de pousse n’est pas le subalterne – ou plutôt la subalterne – à laquelle


pensait Gayatri Spivak lorsqu’elle se demandait si elle pouvait jamais ‘parler’, il est lui aussi

1304
DO DINH, Pierre, « Les conditions véritables d’un accord », art. cit.
Chapitre XV : Un univers in-ouï : L’assourdissant silence de l’Indochine 429

doublement opprimé : une première fois par sa société d’origine où il se trouve au bas de
l’échelle sociale, et une seconde fois par le système colonial. Déjà hors du contexte colonial
français, l’image du coolie tirant son pousse-pousse est un symbole fort et une métaphore de
la situation politique du petit peuple asiatique. Comme le montre le chef-d’œuvre chinois de
Lao She, Le Pousse-pousse (1937), le coolie-pousse est l’incarnation du petit peuple chinois,
de sa misère, de sa déchéance et de son inexorable chute dans le monde moderne où il perd
pied.1305
Le pousse-pousse a été utilisé comme moyen de transport en Indochine française de
l’ère coloniale pour les déplacements de courte distance, mais il a depuis été remplacé par le
cyclo-pousse. Celui-ci fut introduit à Saïgon en janvier 1937 et devint progressivement de
plus en plus présent dans tout le pays.1306 Contrairement à ce que veut le mythe et que reprend
Jean De La Guérivière, ce n’est pas un Français qui a inventé le cyclo-pousse.1307 Il existait
déjà depuis plusieurs décennies au Japon avant qu’il ne soit introduit en Indochine. Il est par
contre probable que ce soit le Français, Maurice Coupeaud, qui ait inversé la position
passager-coolie, puisqu’en Indochine le coolie-xe ne précède plus, mais suit le voyageur. Bien
des raisons ont été invoquées pour expliquer ce changement. On a dit que c’était pour la
bienséance : les Français n’appréciaient guère que des coolies se trouvent entre les jambes de
leurs épouses, on a aussi invoqué des questions humanitaires : c’est moins dangereux pour le
coolie. Mais peut-être faut-il simplement considérer le besoin de visualisation du passager. Si
le coolie à vélo est devant, comme il est plus haut, ses clients ne voient plus rien. On sait
combien la visibilité est importante dans le cadre du pouvoir colonial. Peut-être est-ce là la
raison.
A l’heure actuelle, le déplacement est assuré par un chauffeur assis sur un vélo qui
pousse ses clients devant lui, à coup de pédales. C’est évidemment une amélioration par
rapport à son prédécesseur qui, piéton, tirait à l’aide de brancards, des clients assis dans le
véhicule derrière lui. Pourtant, s’il faut en croire la représentation qu’en fait Trần Anh Hùng
dans son film Xich lo [Cyclo] (1995), la situation du coolie-xe dans le Việt Nam moderne
n’est pas à envier. Le coolie-xe, qui décidément continue à fasciner, y représente les exclus de

1305
LAO She, Le Pousse-pousse (1937), trad. CHENG, François et CHENG, Anne, Paris, Picquier, 1995.
Chez l’auteur, selon la préfacière, cette sensation de perdre pied dans la Chine moderne à aussi des causes
politiques, pas tant la révolution que l’invasion de la Chine par le Japon. CHENG, Anne, « Préface », dans :
ibid., p. 5-7, p. 6. Cette remarque relie encore le malheur du tireur de pousse aux invasions coloniales.
1306
ANONYME, « Kè Tù Kũa xe-kéo », Công Luậng, Saigon, 19 janvier 1937, cité par : Vietnamese Study
Groupe, http://www.lib.washington.edu/southeastasia/vsg/elist_2003/cyclo.htm, 23-01-2005.
1307
GUERIVIERE, Jean de La, op. cit., p. 277.
430 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

la société vietnamienne, dans le communisme des années 1990. Chez Trần Anh Hùng, le
pauvre coolie cyclo-pousse est encore un subalterne de la société vietnamienne, rejeté par elle.
C’est la dégringolade parce qu’il s’est fait voler son instrument de travail qu’il avait loué bien
cher. Mais c’est aussi l’histoire de la chute puis de la rédemption d’un enfant qui n’a pas de
place dans une société qui le rejette. C’est le premier film tourné partiellement dans son pays
d’origine par ce metteur en scène de la diaspora vietnamienne.1308 Il semblerait que le cinéaste
ait voulu gérer, par le biais du personnage du cyclo-pousse, un douloureux et impossible
retour.
A l’heure actuelle, l’image de ce moyen de transport sert encore de publicité pour
vendre des voyages en Extrême-Orient et des livres sur l’Indochine française.1309 Pour les
Métropolitains des années vingt et trente, le coolie-pousse occupe une place particulière. C’est
sans doute lui qui, avec les mandarins et les congaïs, fait le plus « couleur locale » ; il est un
des signes les plus exotiques de l’Asie française et associé à l’Asie éternellement convoitée :
la Chine. On se souvient que les visiteurs de l’exposition de Vincennes pouvaient déjà exercer
leur attitude coloniale en montant dans un pousse-pousse pour se rendre aux divers pavillons.
Etant la première rencontre extrême-orientale du voyageur lorsqu’il accoste sur un quai
d’Indochine, le coolie et son véhicule jouent chez les écrivains en voyage, un rôle
considérable.
Ces pousse-pousse n’ont pas la même aura chez les voyageurs et chez les coloniaux.
Ils sont aussi présents dans les textes des coloniaux, quoique beaucoup moins, mais pas
nécessairement comme éléments exotiques. D’une part, le coolie-pousse fait partie du paysage
quotidien des colons pour qui il est un peu le chauffeur de tram, de bus ou le taxi de nos
capitales. Il fait donc bien partie du paysage de l’Indochine des coloniaux, il est un des
éléments naturel du décor de ses rues (Figure 15.1 : illustration de la rue coloniale dans le
roman de Christiane Fournier, Mirage tonkinois). En lisant Suzanne Prou, dans son La Petite
tonkinoise (1987), ou l’auteur retrouve les souvenirs de son enfance indochinoise dans les
années trente, on se rend compte que les coolies-pousse étaient un élément quasi transparent
du décor. La couverture nous la montre enfant appuyée, à côté de sa sœur, sur un de ces

1308
Selon Carrie Tarr, ce film le plus politique de Trần lui a été inspiré par sa première visite à Ho Chi Minh
ville en 1991. TARR, Carrie, « Trần Anh Hùng as Diasporic Filmmaker », dans : ROBSON, Kathryn et YEE,
Jennifer (dir.), France and ‘Indochina’. Cultural Representations, op. cit., p. 153-164, p. 162.
1309
La couverture de l’essai de La Guérivière promet une Asie inpemporelle grâce à la photo d’une carte postale
(selon mes estimations ± 1910) représentant deux Indochinoises dans un pousse-pousse tiré par un coolie.
GUERIVIERE, Jean de La, Indochine. L’envoûtement, op. cit.
Les guides touristiques se servent également de cette image. Voir Hanoi. Guide touristique, [s.l.] The Gioi,
1995.
Chapitre XV : Un univers in-ouï : L’assourdissant silence de l’Indochine 431

fameux pousse-pousse, alors que le coolie, silencieux absolu, a disparu de l’image (Figure
15.2). Le petit siège et les brancards sont visibles ; l’homme est donc suggéré mais il est
absent. Lui aurait-on demandé de s’éclipser du cadre pour pouvoir prendre la photo ? Prou fait
bien apparaître des tireurs de pousse dans son texte, mais ils restent anonymes et surtout, ils
servent de jouets aux enfants gâtés des colonies.

[…] quand nous sommes allées à l’école ma sœur et moi, nous en avons eu un attitré qui
nous attendait devant la maison le matin et à deux heures, nous ramenait midi et soir ; ce
n’était qu’une location ; je suppose qu’on le payait au mois. Personne n’avait l’idée de
s’étonner ou de se sentir gêné par l’utilisation des pousses ; il semblait naturel de se laisser
voiturer par les coolies suant dont les pieds nus claquaient sur le sol, ou que trempait l’averse
de la saison des pluies. On les encourageait, on leur criait : malouen, malouen, vite, vite, et
ils s’évertuaient à faire aller leurs jambes. Sur le chemin de l’école les enfants faisaient des
courses, et les coolies entraient dans le jeu, c’était à qui arriverait le premier. Une fois, un
petit garçon indigène qui marchait sur le trottoir m’a lancé un crachat que j’ai reçu étonnée.
Je me suis longtemps demandé ce qui avait suscité son geste, quelle haine il nourrissait
contre moi qui ne le connaissais pas.1310

Les tireurs de pousse, ces hommes-chevaux, font partie du décor de ces enfants de coloniaux
qui ne les voient pas vraiment.
D’autre part, s’il faut en croire la coloniale Jeanne Alliau, qui fait le récit de son
voyage et de deux ans de séjour en Indochine dans Invitation au voyage, Indochine années
1930, les coolies-pousse ne sont pas nécessairement les premiers personnages que les
coloniaux rencontrent lors du débarquement. Ils ne sont pas automatiquement associés au
premier choc du contact physique avec l’Orient. C’est que des collègues ou employeurs
venaient généralement chercher les nouveaux arrivants. On le sait, les entrées étaient réglées
sévèrement et, en principe, il fallait avoir une fonction pour débarquer à Saïgon, ou un contrat
– comme Malraux – ou encore assez d’argent pour pouvoir voyager librement (Dorgelès,
Werth, Célarié, Desmarets…). Pour Jeanne Alliau jeune mariée qui vient de lier sa vie à « un
de la coloniale », ce sont des amis de garnison de son mari en poste à Saïgon qui viennent les
attendre sur le quai. « Nous sommes très vite dans les bras de nos amis bretons de Saïgon.
Nous partons vite chez eux en voiture ».1311 Ce double « vite », peu esthétique, montre son

1310
PROU, Suzanne, Petite tonkinoise, Paris, Calmann-Lévy, 1987, p. 59-60.
1311
ALLIAU, Jeanne, Invitation au voyage. Indochine années 30 (19 ??), op. cit., p. 23.
432 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

soulagement à ne pas être à la merci du pays. Et, comme son mari sera en poste au Tonkin,
l’histoire se répète quelques jours plus tard, au débarquement à Hanoï :

C’est l’accostage, le défilé des coolies porteurs, et la grande émotion, descendre sur cette
terre étrangère qui sera nôtre pour deux ans et qui sait … Mais par bonheur, des amis sont là,
à la descente du bateau. Nous allons être pendant quelques jours leurs hôtes ; des
méridionaux qui nous feront connaître toute la cuisine à la sauce méditerranéenne.1312

On remarquera en passant que les Français d’Indochine sont pour elle, avant tout,
Bretons, Marseillais, Corses etc. Encore une fois, la division simple entre colonisateurs et
colonisés ne fonctionne pas. D’autant que, comme son mari n’aime pas danser, elle profite de
la galanterie des jeunes officiers indochinois du bateau qui l’entraînent sur la piste.
Apparemment, ils peuvent être ses cavaliers, sans que cela pose problème. Au contraire, un
d’entre-eux devient un ami. Lors de leur retour en France deux ans plus tard, ils iront loger
chez lui à Saïgon, pour lui faire leurs adieux. Cela rejoint ce que raconte Henry Bouchon, ce
voyageur né en Indochine et qui visite la France pour la première fois en 1937. Il rend visite à
ses amis indochinois qui habitent à Paris et rencontre par hasard mais avec grand plaisir
plusieurs Indochinois de ses connaissances, dans le métro.1313 Il y a donc malgré tout, et
comme le dit aussi Pierre Do Dinh, des amitiés qui se lient entre divers groupes ethniques, en
tout cas au sein d’une même classe sociale. Mais fermons cette parenthèse pour revenir à cette
fameuse descente de bateau.

2.2. - Le coolie dans l’univers du voyage

L’accostage est, pour le voyageur, le moment de prendre ce mythique pousse-pousse symbole


de l’aventure en Extrême-Orient. C’est avec une grande fierté que l’obscur voyageur Henry

1312
Ibid., p. 28.
Il est délicat de dater la rédaction de ce texte. La narratrice ne parle pas de Diên Biên Phu. Mais dit « le
monde jaune si mal connu encore et qui allait bientôt reprendre sa liberté (croyait-on !)… », ibid., p. 24.
Peut-être est-ce un récit contemporain au voyage (elle se met en scène l’écrivant) mais repris et publié à
cause des succès de Duras ? Il est impossible de se prononcer, mais il ne semble pas que la décolonisation ait
eût quelque influence sur la rédaction d’un texte qui n’est pas non plus marqué par la nostalgie d’un
impossible retour.
Par contre, la datation de son voyage est plus simple. Alliau indique voyager « deux ou trois mois après le
naufrage du Georges-Philippar » (le 16 mai 1932 ; naufrage dans lequel Albert Londres a perdu la vie). Son
navire « ralentit sa course : c’est l’instant poignant du souvenir […] C’est ainsi qu’en pleine mer, nous
connûmes la minute de silence… Une immense couronne de fleurs fut jetée à la mer », p. 13-14. Elle voyage
donc fin 1932.
1313
BOUCHON, Henry, A Paris tous les trois…, op. cit. p. 83.
Chapitre XV : Un univers in-ouï : L’assourdissant silence de l’Indochine 433

Duval se présente en photo dans la préface de son récit de voyage, subtilement ( !) intitulé :
Six mois chez les Jaunes (1935).1314 Il s’y montre dans un pousse, un cliché – dans les deux
sens du mot – qui fait la preuve qu’il s’est bien rendu en Indochine (Figure 15.3). Cette photo,
qui est la seule de son livre, est l’image essentielle de l’expérience de son voyage chez les
Extrême-orientaux. C’est la pose habituelle, le costume qu’il faut, le casque et le ‘blanc’
(costume deux-pièces des coloniaux : idéalement bien amidonné et immaculé), et le voyageur
regarde dans l’objectif de l’appareil comme pour nous prouver qu’il y était bien.
Contrairement à la photo de Suzanne Prou, le coolie est présent, mais il regarde droit devant
lui sans établir de contact avec les ‘spectataires’ (ceux à qui s’adresse le personnage au centre
de la photo, ceux à qui la publication est destinée), c’est-à-dire : les amis et lecteurs
métropolitains de Duval.1315 En effet, dans le texte qui jouxte la photo, le narrateur demande à
ses amis-lecteurs de ne pas critiquer trop sévèrement son style. Pour reprendre la distinction
‘kami-kita’, dans ce cliché la preuve personnelle « j’y étais » fait raisonner l’attitude de
conquérant « nous-kami y sommes » qui inclut le lecteur mais exclut évidemment le coolie.
Cette ‘mise en scène’ inscrit le nous exclusif du personnage adressé à ses spectataires. Elle
refoule le tireur de pousse hors d’un discours et d’un pays qui sont pourtant constitués par sa
présence de subalterne. Je considère cette scène comme une métonymie de la présence et du
rôle de la France en Indochine et du rôle des Indochinois sous le régime français.
Le coolie-pousse sous son chapeau pointu et attelé à ses brancards étant une des
premières images que le voyageur a de l’Indochine et la montée dans le pousse étant sa
première expérience physique du pays, il est assez naturel que le voyage en pousse prenne
plus de place dans ses récits que chez les coloniaux. Dans son chapitre récapitulatif, Dorgelès
fait défiler les images fortes qui ont marqué son expérience. Il revisualise ce qu’il vient de
vivre, avant même d’avoir quitté le pays : « Le charme inoubliable des soirs à bord… Puis
Saïgon et son débarcadère couleur charbon… Casques blancs, Chettys habillés de rideaux,
pousse-pousse… ».1316 En Indochine, Albert Londres ne laisse pas deviner qu’il aura pitié des
porteurs de tipoye africains dont la maigreur lui fera dire : « c’est moi qui devrais les

1314
DUVAL, Henry, Six Mois chez les Jaunes. Voyages, Paris, Coll. Le Roman Vivant, 1935. Il raconte qu’il
voyage sur le même bateau que Louis-Charles Royer, en compagnie duquel il visite l’île de Penang. Ibid., p.
29.
1315
Je remercie Murielle Lucie Clément de m’avoir suggéré le terme ‘spectataire’.
1316
DORGELES, Roland, Sur la Route mandarine, op. cit., p. 313.
J’insiste pour la dernière fois sur le fait que ma division entre le pousse homme et le pousse objet n’est pas
naturelle et risque de fausser la lecture des textes de l’époque. Cela facilite – espérons-le – la lecture de mon
texte, mais cela fausse celle des récits de voyages. Les voyageurs ne font généralement pas la différence et
utilisent indistinctement pousse et pousse-pousse pour les deux, imitant en cela les coloniaux.
434 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

porter ! ».1317 Sept ans plus tôt, ce ne sont pas ces scrupules qui travaillent Albert Londres en
Indochine. En débarquant à Hanoï en juillet 1922 – il revient de faire un reportage en Chine
qu’il poursuit en Asie française –, il est saisi par la chaleur.

En cet implacable mois de juillet, sous son ciel de mortier, le Tonkin est le père, l’étalon de
tous les chalumeaux oxhydriques [chalumeau dont le souffle fait fondre le platine]. Le
ventilateur brasse de l’air chaud. « Plus vite ! Plus vite ! » crie-t-on au sublime pousse, mais
ce n’est pas une brise qui vous frôle le visage, c’est une flamme qui vous lèche.1318

C’est grâce au mouvement que procure la course du coolie-pousse que Londres pensait se
rafraîchir ! De cheval de course pour les petites Prou, le coolie devient ventilateur !
Dorgelès a plus de pitié mais il n’est pas beaucoup plus respectueux. Il est irrité par
ces chauffeurs qui l’emmènent n’importe où, tout en lui assurant qu’ils connaissent le chemin.
Lors de sa première expérience il regarde autour de lui :

[ …] la nuit est venue, c’est le désert. Où sommes-nous exactement ? Impossible de le savoir.


Je n’ai pas de carte et quand je le questionne, mon chauffeur annamite, cramponné au volant,
me regarde d’un air terrorisé, en bredouillant je ne sais quoi. Certainement, il doit craindre
des coups. Dommage que je ne sois pas méchant… 1319

C’est qu’il est franchement exaspéré par une attitude qu’il retrouve chez tous les chauffeurs et
coolies et qu’il a testée à plusieurs reprises (vingt fois dit-il, mais on sait qu’il aime manier
l’exagération) dans une petite expérience comique et teintée d’un certain sadisme vengeur.

Vingt fois j’ai fait l’expérience quand les traîneurs de pousse, me voyant sortir de l’hôtel, se
ruaient en bande le long du trottoir, chacun offrant son petit siège, et les derniers cognant les
autres à coup de brancards.
― Place de la Concorde ! criais-je à la cantonade.

1317
LONDRES, Albert, Terre d’Ebène, op. cit., p. 240.
Il s’offusque du système de portage, une forme de transport dont Gide était friand au début de son voyage au
Congo. Il va, pour le plaisir, se promener à tipoye et fait transporter de nombreuses malles de livres. Plus tard
pourtant, ce moyen de transport en viendra aussi à le choquer. GIDE, André, Voyage au Congo, op. cit.
Pour Londres, le pire c’est qu’on a décimé la population à force de faire des routes et des chemins de fer,
soit-disant pour endiguer le portage. Maintenant il y a des routes ; le portage continue quand même, Londres,
Albert, op. cit., p. 126.
Chez Céline, c’est un Bardamu malade qui se laisser transporter-bercer par des porteurs auxquels il est
d’abord surtout reconnaissant de lui sauver la vie. CELINE, Louis-Ferdinand, Voyage au bout de la nuit
(1932), Paris, Gallimard, 1989, p. 232.
1318
LONDRES, Albert, « Une fête annamite », Visions orientales, p. 124-132, p. 124.
1319
DORGELES, Roland, Sur la Route mandarine, op. cit., p. 96.
Chapitre XV : Un univers in-ouï : L’assourdissant silence de l’Indochine 435

Tous ensemble se mettaient à brailler :


― Moi connaître ! Moi savoir !
J’en prenais un, au hasard, et il filait droit devant lui à toutes jambes, comme s’il était sûr du
chemin. Au bout d’un moment je l’arrêtais :
― Alors ? C’est par-là la Concorde ?
Il ne comprenait pas. Mais il sentait qu’il devait se tromper, alors il bifurquait à son idée, à
droite, à gauche, et continuait de trotter, tournant parfois la tête pour me regarder, bouche
bée, la bride de son chapeau en abat-jour empêchant seule son menton de tomber plus bas. Je
ne les entraînais d’ailleurs jamais bien loin : cela me faisait pitié ces maigres poitrines
haletantes, ces dos luisants de sueur. […] je le plantais là, en doublant le prix de sa
course.1320

Les mensonges des tireurs de pousse l’irritent, mais il a pitié – pourtant pas assez pour ne pas
recommencer son petit jeu – et se rend compte que leur attitude n’est qu’

une pauvre ruse, pour gagner vingt sous, car ces pousse-pousse sont les plus miséreux, les
moins astucieux des Annamites qui nous servent, mais les boys connaissent bien d’autres
tours. Ingénieux certes, […] mais si rusés, si dissimulés, que même en se tenant sur ses
gardes on est toujours leur dupe.1321

Et l’on rencontre chez Dorgelès les stéréotypes du mensonge et de la duplicité hérités des
premiers missionnaires en Chine, dont parlait Simon Leys dans La Forêt en feu.1322 Faut-il
préciser, comme le fait Raoul Serene, dans son article « Des préjugés aux amitiés » (1939), où
il plaide pour un réel rapprochement, une réelle amitié qui serait autre chose que les contacts
de convenance, que des problèmes de traductions sont parfois tout simplement source
d’incompréhension.1323 « Ainsi ce brave coolie tout heureux de pouvoir dire oui en français
traduit le plus souvent son “da” [mot affirmatif, un mot d’approbation (oui j’ai compris). Ce
faisant il fait un mensonge ; mensonge de mot et non d’idée ».1324 C’est selon lui une des
premières causes de ce terrible préjugé de mensonge accordé à toute la population. Il pourrait
faire le même travail explicatif sur tous les autres préjugés coloniaux, nous dit-il.

1320
Ibid.
1321
Ibid., p. 97.
1322
LEYS, Simon, La Forêt en feu, op. cit.
1323
SERENE, Raoul, « Des péjugés aux amitiés », dans : COLLECTIF, L’Homme de couleur, op. cit., p. 5-33.
Serene est un jeune savant de l’institut océanographique de Nha Trang et ami de Piere Do Dinh.
1324
Ibid., p. 15.
436 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

Cependant, ce problème linguistique que Dorgelès inteprète comme une duperie est
aussi une tactique pour y gagner de l’argent, ce que Dorgelès trouve tout à fait excusable vu
leur misérable condition. S’il est malhabile avec les coolies-pousse, c’est d’une part parce
qu’il se sent gêné du poids de son corps que doivent subir ces « pauvres diables », et, d’autre
part, parce qu’il n’a pas l’assurance et les connaissances des colons qui savent comment s’y
prendre. Avec des coloniaux avertis, plus besoin que le tireur de pousse parle. Il observe le
coolie qu’il vient de quitter :

[…] le pauvre diable […] devait charger un colonial plus averti, qui ne lui donnait pas
d’adresse et se contentait de le faire virer au bon endroit, poussant parfois un « Maoulen »
[une note en bas de page donne la traduction : vite] pour activer la course.1325

Ce « Maoulen ! » ou « Mau-lên » est un véritable stéréotype de l’Indochine. Comparable au


« Banzaï ! » des jeux d’enfants pour faire japonais, les voyageurs s’y mettent pour faire
colonial. Les cris et les connaissances géographiques des coloniaux rendent la communication
de l’homme cheval superflue ; il est maintenu dans un univers aphone.
C’est ce silence du coolie qui frappe le voyageur par contraste aux décibels produits
par les coloniaux. Guy de Pourtalès ne manque pas de s’en étonner : par « leur silence, leur
effacement », leur timidité, les coolies sont aux antipodes de leurs clients coloniaux.

Comme l’Européen à côté d’eux est bruyant, vulgaire. Comme il est large ! En voici un qui
sort du magasin d’en face et tout le trottoir est déjà sien. Les Annamites s’écartent sur son
passage, fuient de leurs pieds nus ou chaussés de sandales. Mais lui est rouge, sanguin, nourri
de viandes, propriétaire. Il bedonne. […] il jette des regards irrités parce que son pousse n’a
pu se placer exactement en face de la boutique. Il gronde. Il menace le coolie de sa canne.
Puis il se hisse pesamment dans le petit véhicule et du bout de son bâton ordonne de
démarrer. 1326

Pourtalès annonce par le texte une scène que dessinera Hergé trois ans plus tard, dans Tintin
et le Lotus Bleu (1934-1935) (Figure 15.4). Il est vrai que cet album se passe dans les
concessions européennes du Shangaï des années trente et pas en Indochine. Cependant,
comme je l’ai déjà souligné, dans l’opinion publique, l’Extrême-Orient faisait un tout
imaginaire. La Chine des Européens, c’est (presque) celle de la France, comme le pensait la
1325
Ibid.
1326
POURTALES, Guy de, op. cit., p. 70-71.
Chapitre XV : Un univers in-ouï : L’assourdissant silence de l’Indochine 437

méridionale rencontrée par Bouchon. A mon avis, dans Le Lotus bleu, on a une occurrence du
même topos. Le mauvais Blanc gros et vulgaire maltraite le tireur de pousse dont les côtes
apparentes font deviner la misère. Cet album de Tintin – sans doute un des plus politisés –
montre une certaine prise de distance par rapport aux stéréotypes de la Chine, et une joyeuse
fraternité entre Tintin et un jeune Chinois (Figure 15.5). En montrant que les stéréotypes sont
ce qu’ils sont et non des vérités inéluctables, les images perdent de leur pouvoir destructeur et
se neutralisent dans le rire libérateur. Ce qui est bien rafraîchissant après Tintin au Congo.
Comme on le sait, cette représentation est possible parce que l’auteur s’était lié d’amitié à
Bruxelles, avec un étudiant Chinois, Tchang Tchong Jen. Mais c’est fondamentalement le
même schéma que l’on retrouve depuis Tintin au Congo : Tintin est là pour prendre la défense
des opprimés. Au fond, ici aussi, le regard est posé sur le Blanc, sur le bon Blanc, sur Tintin
héros salvateur, et qui se profile par rapport au mauvais Blanc, le très anglo-saxon « W. R.
Gibbons, directeur de la Americano-Anglo-Chinese Stell [sic] Company ».1327
Dans la figure 15.4, même si le coolie prend la parole pour se défendre, le point
central de focalisation est encore une fois le Blanc dont la bonté éveille la gratitude du pauvre
bougre asiatique. Avec Tintin, l’amour du subalterne pour le bon Blanc est garanti. Pourtant
la scène n’est pas sans humour, surtout si l’on considère ce que les phylactères de Tchang
Tchong Jen ont à dire.1328 Alors que le tireur de pousse s’exclame « Pardon Monsieur! » en
télescopant Gibbons, une affiche à l'arrière-plan indique : « Abolissons les traités inégaux! »
Et, quand Tintin casse en deux sur son genou la canne de l’Anglo-saxon, une autre pancarte
lance : « A bas l’impérialisme! » Bien que j’ignore si Georges Rémy savait exactement ce que
disaient les idéogrammes inscrits par son ami, on sait qu’ils avaient des discussions sur l’art et
sur la politique : il devait savoir que Tchang était contre l’impérialisme (japonais). Mais d’un
autre côté, le Belge ignorait que Tchang avait apposé sa signature sur plusieurs dessins,
cachés parmi les autres idéogrammes des scènes de rue, comme l’a révélé sa fille, Tchang
Yifei.1329 Georges Rémy aurait voulu que son ami rentré en Chine cosigne l’album ; mais il

1327
HERGE, Les Aventures de Tintin reporter en Extrême-Orient. Le Lotus bleu (1934-1935), op. cit.
Voir BOUDINEAU, Jean-Pierre, « Hergé, Extrême-Orient et bande dessinée », Mapemonde, n0 4, 1992, p. 23-
28.
1328
A côté de : « Pharmacie », « Petit restaurant » et de maximes taoistes telle que : « Le lotus est serein parce
que son cœur est vide », des affiches portent des caractères un peu plus politiques : « Ici, on ne trompe ni les
enfants, ni les personnes âgées ! », « Abolissons les traités inégaux ! », p. 6 B1 dans la version de 1957 ; « A
bas l’impérialisme ! », p. 7 B1 ; « Vive les trois principes de la démocratie ! », p. 8 D2 ; et « Boycottons les
marchandises japonaises ! », p. 9 A3. Voir : SOUMOIS, Frederic, Dossier Tintin. Sources, version, thèmes,
structures, Bruxelles, Ed. Jacques Antoine, 1987.
1329
Déjà Pierre Assouline suggérait que Tchang avait peut-être signé dans une des planches du Lotus bleu. Voir,
ASSOULINE, Pierre, Hergé, op. cit., p. 166-167.
438 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

perd sa trace à cause des événements de Chine (la longue marche de Mao commence en
octobre 1935). Il est toujours à la recherche de sa signature lorsqu’il écrit Tintin au Tibet
(1960). Toujours est-il que, manifestement, Georges Rémy avait affaire à un asiatique qui
‘parlait’ et donnait son opinion dans ses dessins en défiant la censure ! C’est probablement la
raison pour laquelle le tireur de pousse répond à Gibbons et tente de s’expliquer. Dans mon
corpus de voyageurs français, cette situation ne se présente pas.
Contrairement à Hergé, Léon Werth qui parle lui aussi des coups portés aux coolies,
doute de la probabilité qu’un tireur de pousse ose se défendre.

Il y eut […] une circulaire Sarraut, qui scandalisa les vieux coloniaux, une circulaire qui
interdisait de frapper les Annamites.1330 Récemment, un pousse non payé et rossé par le sous-
officier de la coloniale se plaignit à l’autorité. […] le sous-officier fut puni de quelques jours
de prison. Mais il faut qu’un pousse ose se plaindre ou que son énergie revendicatrice soit
immédiate, à l’européenne.1331

Dans les récits de voyages, le nombre d’occurrences où les coloniaux – soldats ou simples
civils – frappent les tireurs de pousse est absolument consternant. Comme le dit Pourtalès,
« Le colonial est un esprit frappeur ».1332 Ce coolie silencieux est décidément le personnage
par qui les voyageurs se posent leurs premières questions sur la colonie.
Werth tente d’éviter de tomber dans le panneau qui lui est tendu par l’hospitalité des
coloniaux pour pénétrer librement dans le pays. Pour échapper à la place qui lui est alléguée et
dans laquelle l’opinion de coloniaux voudrait le pousser, il préfère ne pas faire appel aux
services des tireurs de pousse, explique-t-il dans un extrait partiellement cité au chapitre
précédent.

Pénétrer n’est pas aussi simple. Je ne sais pas un mot de la langue. Les Européens ne peuvent
m’être d’aucun secours. Ils ont sur l’Annamite ces notions a priori qui font partie du bagage

La fille du fameux Tchang signale les 4 signatures (partielles) de son père dans les panches d’Hergé.
TCHANG, Yifei, « La réponse de sa fille », Lire, mars 2007, p. 6. Dans la version en couleurs, op. cit., p 40 C1
(affiche rouge) ; p. 45 C1 (enseigne verte) ; p. 46 A1 (enseigne bleue) ; p. 55 D3.
Donc la signature inscrite par Hergé dans Tintin au Tibet (1960) n’est pas la bonne. Rémy se serait rendu à
l’ambassade de Taïwan à Bruxelles pour se renseigner sur la signature du nom de son ami. On lui aura donné
un autre idéogramme composé à partir de la phonétique occidentale de Tchang. TCHANG, Yifei, art. cit.
Ce qui signifie que Georges Rémy ignorait que Tchang avait signé dans les planches du Lotus bleu et qu’il
ignorait également ce que les idéogrammes précis disaient.
1330
Voir Figure 13.2. Caricature tirée du Cri de Saïgon.
1331
WERTH, Léon, Cochinchine (1926), op. cit., p. 47.
1332
POURTALES, Guy de, Nous à qui rien n’appartient, op. cit., p. 79.
Chapitre XV : Un univers in-ouï : L’assourdissant silence de l’Indochine 439

colonial et qui s’achètent à Marseille en même temps que le premier « blanc » et le premier
casque colonial.
[…] qu’on m’excuse si je n’apporte point des vérités définitives et de vastes généralisations.
[…] Je me promène et je n’ai pas pour l’instant d’autre méthode. Et je me promène souvent à
pied. Ce qui est une manière de scandale. Les coolies-pousse n’y comprennent rien.1333

C’est en évitant de s’installer physiquement dans le petit siège et moralement dans le cliché
que Werth tente de prendre ses distances par rapport à l’idéologie dominante et qu’il
« décline » l’invitation des coloniaux à se rallier à leur monde. Les coolies-pousse auraient
probablement préféré avoir son argent, mais il refuse d’entrer dans l’image de l’Européen qui
s’impose par sa violence verbale (Mau-lên) et physique (sa canne, son poids), à un coolie-
pousse impuissant et obligé de se réfugier dans l’effacement du silence.1334
On note donc diverses attitudes vis à vis du moyen de transport et de ses chauffeurs :
Londres s’y attelle sans problème apparent, alors que Werth voudrait éviter cette
confrontation. Mais dans tous ces cas, contrairement à son collègue du Lotus bleu, le coolie de
l'Indochine est silencieux.

3. - La mort culturelle de l’Asie


3.1. - Le silence un stéréotype colonial

A maintes reprises l’Indochine des essayistes et des romanciers coloniaux est décrite à partir
de son silence. Le silence que les voyageurs notent n’a donc rien d’original en soi. Je ne réfère
pas au silence que la force de la nature impose à ceux qui sont confrontés à la jungle, mais au
silence du pays habité, des villes, des gens. Dans la doxa, l’Asie, encore plus vieille que

1333
WERTH, Léon, Cochinchine, op. cit., p. 48 et 53.
1334
Plus tard il acceptera de se déplacer en pousse-pousse parce que ses amis indochinois lui apprennent à voir la
beauté des déplacements des muscles de l’homme-cheval.
« Un de mes amis annamites m’a dit “Nous reviendront un matin de Cholon, ayant choisi deux coolie-xé
jeunes et forts et nous regarderons leurs épaules et leurs dos bien musclés”. Mon sens tolstoïen s’est-il
affaibli ? Je suis capable de comprendre ce plaisir. […] Les Extrême-Orientaux ne semblent point tenir ce
métier pour intolérable. […] Pour que je n’aie aucun scrupule, il faudrait qu’on mis dans les brancards le plus
vénal des gouverneurs de l’Indochine ou l’assassin Darles », ibid., p. 227.
C’est donc chez Werth tout le contraire de Gide. Chez Werth on voit le passage du refus pur et dur pour une
acceptation sous conditions et en fonction de la mentalité de l’endroit.
Encore plus loin il nous avoue qu’il voyage aussi en pousse-pousse, mais il reste différent des autres Blancs.
« Je fais signe à un coolie-xé. Il consent. Mais je devine un regret dans son regard. Il s’appêttait à souper. —
J’ai le temps …mon vieux. Je lui fais signe. Il comprend » et s’installe pour finir sa soupe, ibid., p. 233.
Alors seulement il ose écrire : « Je m’installe dans le pousse ». Il se sent tellement soulagé (sans doute du
contact qu’il a eu avec l’homme) qu’il s’en va simplement faire un tour, une promenade en pousse, ibid.
440 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

l’Europe est décrite dans les termes de résignation, passivité, paresse, maladie et mort, qui
s’accommodent très bien du silence. L’effacement et le silence de l’Indochine sont en effet
interprétés de manière assez significative par les coloniaux qui y voient des justifications au
colonialisme français en Asie ; une image que Huc osait à peine contredire. Dans les textes de
spécialistes, reconnus plus ou moins directement par le ministère des Colonies, on trouve les
descriptions d’une Asie « confiné[e] dans la philosophie pure et les sciences abstraites, et […]
resté[e] ainsi stationnaire dans sa civilisation du passé alors que les peuples occidentaux
évoluaient au contraire vers les sciences actives ».1335 L’Indochinois n’est pas plus gâté : il est
« d’autant plus éloigné de l’action que sa culture est plus profonde, mais toujours développée
dans un autre plan que celui de l’activité ».1336 Et pour le Cambodge, plus spécifiquement, on
rencontre l’idée d’une culture prise dans le « marasme ».1337 Même Marguerite Duras, qui
signait encore Marguerite Donnadieu, considère avec Philippe Roques, dans L’Empire
français (1940), que : « Malgré leur passé grandiose, les Khmers semblent se trouver à
l’heure actuelle, dans un état de stagnation intellectuelle et artistique ».1338 Par le bouddhisme
aussi, l’Asie vit dans l’intemporel, dans un espace de résignation spirituelle, qui la rend
impuissante à exister et agir dans le présent. On ne s’étonnera pas que Hervez, dans son essai
pseudo-scientifique de comparatisme sexuel, représente les Asiatiques comme des adeptes de
l’onanisme et de la pédérastie, des pratiques sexuelles dans lesquelles ils perdent, avec leurs
semences, leur énergie créatrice.1339
Pour justifier la colonisation, les coloniaux peuvent se servir des arguments de
Spengler. Selon le philosophe allemand, les civilisations sont des organismes et, comme tout
organisme, elles sont mortelles. On comprend pourquoi cette conception sert les vues du
colonialisme : la France qui entreprend de civiliser les peuples ‘non-civilisés’, doit bien
admettre que l’Asie a une civilisation ; toutefois, si celle-ci est ‘malade’ ou ‘mourante’, le
projet civilisateur reste d’application. Cela correspond évidemment à l’idée qui justifie la
mission civilisatrice d’une France apportant vie à une Asie moribonde, trop faible pour mettre
en valeur ses propres ressources. Par métonymie avec leur civilisation les habitants sont
silencieux, maigres et à bout de force ; un peuple qui n’a rien à dire dans le concert énergique
des nations modernes civilisatrices. Les romans coloniaux de l’entre-deux-guerres présentent

1335
LABORDE, A., op. cit., p. 54.
1336
DUFRESNE, M., « Littérature annamite », dans : LEVI, Sylvain, (dir.), op. cit., p. 157-179, p. 161.
1337
COEDES, Georges, « Littérature cambodgienne », dans : ibid., p. 180-191 p. 184.
1338
ROQUES, Philippe et DONNADIEU, Marguerite, op. cit., p. 112.
1339
HERVEZ, Jean, op. cit., p. 57-59.
Chapitre XV : Un univers in-ouï : L’assourdissant silence de l’Indochine 441

généralement une Asie résignée, apathique, silencieuse ; une colonie pacifique. C’est aussi la
représentation que Meyer en fait dans son roman Saramani, danseuse khmère (1919).1340 Il
existe bien une littérature de pirates, mais elle est surtout populaire à la fin du XIXe siècle. En
tout cas, le silence de l’Indochine des coloniaux est généralement lié à la passivité du pays et
de ses habitants.

3.2. - Résurrection coloniale de l’Asie

Il est important de souligner que le silence des tireurs de pousse dans les récits des voyageurs
entre dans l’image de résignation asiatique, un des justificatifs de la colonisation ; en
décrivant des coolies silencieux, les voyageurs utilisent un stéréotype pro-colonial. Il faut
d’ailleurs signaler que c’est une image si prégnante que personne ne semble la contester :
aucun des voyageurs que j’ai lus ne présente des Indochinois exubérants et insouciants. Il y a
peu de scènes de marchés et pas de sorties d’écoles, par exemple. Seul Léon Werth décrit un
marché et d’autres scènes de rues qu’il aperçoit lors qu’il se déplace – une absolue exception
– en bus local et accompagné de Ninh.
Paul Morand apprécie la vitalité des Africains par comparaison au « Jaune qui se
récuse devant la vie ».1341 Certains extraits du roman de Malraux ne valent guère mieux. Dans
La Voie royale, pas de coolie-pousse, mais le narrateur conçoit lui aussi un « peuple » aveugle
et nimbé d’un silence culturel annonciateur de sa mort, par exemple lors de la description du
chanteur de Ramayana, dans un extrait cité plus haut. Pourtant, on sait bien que Malraux a lui
aussi répondu présent à la « Tentation de l’Occident », qu’il a cherché un ressourcement en
Asie, avec toute une génération de lecteurs de la fameuse lettre, déjà citée, de Paul Valéry.
C’est que ce roman de Malraux conclut à l’impuissance de l’Orient. Malraux avait tiré la
même conclusion dans son article de 1926 dans Les Nouvelles littéraires :

Le caractère essentiel de notre civilisation, c’est d’être une civilisation […] [qui] nous
contraint à l’action. […] Le point commun à toutes les civilisations de l’Asie est, au
contraire, la passivité de leurs plus hautes expressions humaines. […] De là leur stabilité […]
de là le danger que nous ressentons pour elles. [ …] Nous apportons, nous, une suite de
besoins différents : chacune de nos victoires, de nos actions, en appelle d’autres et non le
repos.1342

1340
MEYER, Roland, Saramani, danseuse khmère, op. cit.
1341
MORAND, Paul, Paris-Tombouctou, op. cit., p. 67.
1342
MALRAUX, André, « André Malraux et l’Orient », art. cit., p. 113-114.
442 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

Il y conclut que si la jeunesse d’Occident recherche une nouvelle valeur de l’homme en


Orient, il lui faudra pourtant déchanter : l’Orient ne pourra pas lui apporter grand chose. Ce
qui correspond bien à l’analyse que Marie-Paule Ha fait des romans ‘chinois’ de Malraux, La
Tentation de l’Occident et surtout Les Conquérants. Pour elle, tous les Chinois qui ont le
malheur d’adhérer à des valeurs anciennes, sont représentés par Malraux comme obsolètes,
« symbolisant la faillite des valeurs chinoises traditionnelles dans le monde moderne, en
d’autres mots, le monde soumis à l’hégémonie occidentale ».1343
Certains colonisés reprennent à leur compte cette spenglerienne vision de la mort de
l’Orient. Ce discours sur l’impuissance d’une Asie silencieuse se lit à merveille dans La
Favorite de dix ans, le premier roman de la métisse franco-cambodgienne, Makhali-Phāl.1344
Makhali-Phāl est le nom de plume d’une des premières romancières et poétesses
francophones, une franco-cambodgienne malheureusement inconnue du grand public et
rarement étudiée par les critiques contemporains.1345 La Favorite de dix ans, fut pourtant
couronné du Grand Prix International du roman en 1939.1346 L’auteur bénéficiait de son
vivant, de l’estime de ses pairs. Paul Claudel s’exclama à la découverte d’un de ses romans :
« Quel bouquin étonnant !… Le voici (le bouddhisme) par votre poème superbe tellement
mêlé à cette vie grandiose de la jungle que je demeure interdit ! Qui êtes-vous ? ».1347 Il
semblerait d’ailleurs que les deux poètes aient entretenu une correspondance pendant les

1343
HA, Marie-Paule, Figuring the East, op. cit., p. 61-62.
1344
MAKHALI-PHAL, La Favorite de dix ans (1938), Paris, Albin Michel, 1940.
La Favorite de dix ans fut d’abord publié en 1938 chez Michaud à Paris. Voir : YEAGER, Jack A., op. cit., p.
211.
1345
On compte deux analyses plus soutenues de son écriture :
HUE, Bernard, COPIN, Henri, PHAM DAN BINH, LAUDE, Patrick et MEADOWS, Patrick, « Métissage franco-
indochinois : Makhali Phal », Littératures de la péninsule indochinoise, op. cit., p. 411-417, et surtout
SERRANO, Richard, « Makhali-Phal and the Perils of Metissage », Against the Postcolonial. “Francophone”
Writers at the Ends of French Empire, Lexington, Rowman & Littlefield, 2005, p. 105-140.
Les autres critiques qui la connaissent lui consacrent, au mieux, quelques lignes.
Voir : LAUDE, Patrick, Exotisme indochinois et poésie, op. cit., p. 84-85 ;
THOMPSON, Peter S., Littérature moderne du monde francophone : Une Anthologie, Chicago, National
Textbook, 1997 ;
VIATTE, Auguste, Histoire comparée des littératures francophones, op. cit., p. 98-99 ;
BARQUISSEAU, Raphaël, L’Asie française et ses écrivains (Indochine-Inde), op. cit., cite une page de son
roman Nārāyana, p. 120-121.
TRIAIRE, Marguerite, L’Indochine à travers les textes, op. cit. l’ignore complètement.
1346
SERRANO, Richard, « Makhali-Phal and the Perils of Metissage », art. cit., p. 109.
1347
CLAUDEL, Paul, dans : MAKHALI-PHAL, Le Roi d’Angkor, Paris, Albin Michel, 1952, 4e de couverture.
Chapitre XV : Un univers in-ouï : L’assourdissant silence de l’Indochine 443

années 1940.1348 Et Léopold Sédar Senghor admirait : « l’effort […] de recherche et de


novation de […] Makhali Phal, la Cambodgienne [qu’il compare à celui] d’Aimé Césaire, le
Noir [...] ».1349 Makhali-Phāl est donc une des grandes oubliées de la francophonie ; ayant
publié de 1933 à 1965 elle nous laisse quelques poèmes et sept romans.1350 Une œuvre non
négligeable, mais d’un auteur mystérieux : les rares sources se contredisent sur toutes les
informations, même dans l’orthographe du nom de plume.1351 Elle est sans doute née Nelly-
Pierrette Guesde, en 1908 à Phnom Penh, au Cambodge, puis a émigré en France vers 1916,
où elle décèdera en 1965.1352 Rien de très sûr non plus quant à ses parents, sauf que sa mère
était Cambodgienne et que son père était Français, un fonctionnaire de l’administration
coloniale.1353 Nelly-Pierrette Guesde, comme son héroïne, Atman, est un enfant de la

1348
Le centre Jacques-Petit, de la Faculté des Lettres de Besançon détient des lettres manuscrites (non
consultées) de la correspondance de Paul Claudel avec Makhali-Phāl. Il s’agit de 3 lettres datées de 1944 et
une de 1946.
1349
SENGHOR, Léopold Sédar, « Commerce et culture » (1967), Liberté 3, Négritude et civilisation de
l’universel, Paris, Seuil, 1989, p. 154-157, p. 156.
1350
Ses poèmes : Cambodge, Saint-Félicien-en-Vivarais, Ed. Du Pigeonnier, 1933 et Chant de Paix. Poème au
peuple khmer pour saluer l’édition cambodgienne du Vinaya Pitaka la première corbeille du canon
bouddhique, Phnom Penh, Ed. de la Bibliothèque Royale du Cambodge, 1937.
Ses romans : La Favorite de dix ans, op. cit. ; Le Roi d’Angkor, op. cit. ; Nārāyana ou Celui qui se meut sur
les eaux, Paris, Albin Michel, 1942 ; Le Festin des vautours, Paris, Fasquelle, 1946 ; Le Feu et l’amour,
Paris, Albin Michel, 1953 ; Les Mémoires de Cléopâtre, Paris, Albin Michel, 1956 et son adaptation :
L’Egyptienne. Moi, Cléopâtre, reine, Paris, Éd. Encre, 1979 (éd. posthume) ; L’Asie en flammes, Paris, Albin
Michel, 1965. (éd. posthume)
1351
Il faut d’ailleurs signaler que le nom renseigné par Albin Michel sur les couverture de ses romans subit lui
aussi des variations. Je retiens, quant à moi, « Makhali-Phāl » : l’orthographe de la signature de l’auteur dans
l’envoi de son roman Le Roi d’Angkor, op. cit., au poète Francis de Miomandre.
1352
Bien que le catalogue de la Bibliothèque Nationale de France, se basant sur : JOUBERT, Jean-Louis (dir.),
Littérature francophone : Anthologie, Paris, Nathan, 1992, renseigne Pierrette Guesde comme nom de
naissance, la majorité des textes qui parlent de la biographie de l’auteur disent qu’elle est née Nelly-Pierrette
Guesde. Voir : HUE, Bernard, et alii., art. cit., p. 411 et la thèse de HARRIS, Sara, « The Epic Novel as Poem:
Makhali Phal » (1976) reprise dans : SERRANO, Richard, art. cit., p. 108.
En outre, la date de naissance reprise par la Bibliothèque Nationale de France, 1899, semble aussi sujette à
caution. Je retiens 1908, cité par Harris et Serrano, qui semble plus probable. En effet, les archives coloniales
du Cambodge (DPPC, Fonds Ministériels, Archives Générales du Cambodge, conservé au Centre des
Archives d’Outre-mer à Aix-en-Provence), contiennent des fiches concernant son père, Pierre Guesde, qui
était au Cambodge jusqu’en 1912. Il est probable que sa fille y était aussi à la même époque. Or, toujours
selon Harris, elle aurait vécu de huit à dix ans au Cambodge pour arriver en France vers 1916.
1353
Les critiques, semblent s’accorder à dire que sa mère était princesse de sang royal.
Voir: BRODIN, Pierre, « La Favorite de dix ans de Makhali-Phal », French Review, Vol. 14, No. 4 (Feb.,
1941), p. 326-327 ;
VIATTE, Auguste, Histoire comparée des littératures francophones, op. cit., p. 98 ;
SERRANO, Richard, art. cit., p. 108.
Contrairement au petit fonctionnaire que décrit Richard Serrano, selon Brodin, Pierre Guesde, était un haut
fonctionnaire colonial. Les informations trouvées au CAOM à Aix-en-Provence, soutiennent la thèse de
Brodin et pas celle de Serrano. Il y a, en effet, en 1910, une demande de subvention pour la publication de
deux ouvrages: Khmer-Français et Français-Khmer, de la part de Pierre Guesde, administrateur détaché à
l’Ecole des langues orientales; puis en 1911, Pierre Guesde est envoyé en mission au congrès international
des Orientalistes d’Athènes et il est de nouveau présent à la Convention Internationale de l’Opium à La
Haye, en 1912, en tant qu’Administrateur des Services Civils de l’Indochine.
444 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

colonisation. Mais Atman, est une ‘métisse inversée’ : son père est Khmer et sa mère est
Française. Grâce à son sang français, l’héroïne doit sauver son père, le roi du Cambodge,
d’une maladie incurable, la consomption d’Angkor.
Je voudrais ici faire une courte parenthèse pour monter l’originalité de l’écriture de cet
écrivain qui décrit des scènes d’un inceste consenti entre père et fille, des personnages aux
multiples personnalités.1354 Le père est le roi khmer des années vingt et les rois historiques
fondateur des cités khmères, Içanavarman, Jayavarman VII, etc. et l’héroïne est à la fois sa
fille Atman, une des danseuses sacrées de son ballet khmer, sa favorite de dix ans, la mère des
constructeurs d’Angkor et l’enfanteuse du père. Les personnages ont des identités et des
formes physiques multiples, mobiles, réversibles. Pareillement, la narratrice prend parfois une
forme masculine, devient la voix de la grand-mère d’Atman, un crocodile sacré, une feuille de
la forêt, etc. En fait, Atman est un enfant multiple mais seul. Sa mère est morte lorsqu’elle
avait deux ans et : « son père ne l’aimait pas », ce qui détermine toute l’histoire. Cependant,
l’absence maternelle lui permet de remplir tous les rôles féminins auprès du père, donc aussi
celui d’amante. Car, si le père n’aime pas sa fille, il adore sa favorite de 10 ans, danseuse du
ballet royal et qui est incontestablement un double d’Atman puisqu’en un seul et même
paragraphe : « Elle [la favorite] glissait comme une idole » se transforme en : « Je [Atman]
glissais comme une idole ».1355
L’amour charnel entre le père et la fille-favorite est consommé et narré, mais sans
trace de honte. Loin d’être une expérience traumatisante, l’inceste est doublement constitutif
de l’identité de la fille ; il lui permet d’être aimée du père et d’être son héritière.

Il [le roi] prit l’habitude de déshabiller, toutes les nuits, la favorite sur sa terrasse. Il voulait
qu’elle fût nue sous les étoiles, non pour son désir, mais pour la vie future, il voulait qu’elle
fût nue sous les étoiles, non pour son désir, non pour une seule vie future, mais pour

1354
Peut-être son écriture a-t-elle influencé Marguerite Duras, ou peut-être Marguerite Duras a-t-elle été inspirée
par la structure des phrases qu’utilisaient les Cambodgiens parlant français. On se souvient que la jeune
Duras avait vécu au Cambodge et que sa mère avait du personnel cambodgien. En tout cas, certaines
structures des phrases de Makhali-Phāl résonnent étrangement aux oreilles des lecteurs de l’écrivain de
L’Amant.
« Il [le roi] la déshabillait. […] Et quand ce corps d’enfant jaillissait dans sa grêle nudité, il donnait naissance
à l’espace d’Angkor. Ce n’était pas la vue de la petite fille nue qui emplissait le prince de volupté, mais
l’atmosphère de gloire enfantée par ce ventre doré et rond. Et le roi, en entrant dans cette petite fille de dix
ans, répétait simplement le geste de ses ancêtres entrant dans des petites filles de dix ans. Voilà comment il
guérissait de la consomption d’Angkor », MAKHALI-PHAL , La Favorite de dix ans, op. cit., p. 75.
« En me souhaitant une bonne nuit, il m’appela ‘enfant chérie’ avec une grave douceur et, m’ayant appelée
“enfant chérie” avec une grave douceur, il se disposait à me laisser dormir. […] Comment aurait-il pu
deviner qu’en m’appelant ‘enfant chérie’, il avait usurpé l’expression de mon père du temps où, aimant sa
favorite, il m’aimait », ibid., p. 158.
1355
Ibid., p. 46.
Chapitre XV : Un univers in-ouï : L’assourdissant silence de l’Indochine 445

l’éternité. Et à la nudité de sa bien-aimée il désignait les paysages de son royaume. Il


suppliait la nudité de cette petite fille de ne pas oublier ni le fleuve ni la forêt, il suppliait la
nudité de cette petite fille de ne pas oublier ni les cases de son peuple, ni la maison de ses
idoles et il disait à la nudité de cette petite fille :
― Rassasie-toi des paysages de mon royaume afin de me reconnaître après la mort.
Il inclinait sa favorite vers son fleuve qui dormait enroulé autour du palais comme le serpent
bleu à sept têtes autour du Mont Mérou, et il disait au fleuve :
― O mon serpent à vagues, serpent de mes ancêtres, pénètre dans le ventre de ma bien
aimée.
Il inclinait la favorite vers les figuiers, vers les tecks et vers les flamboyants qui
commandaient avec majesté aux arbres du Cambodge :
― Seigneurs aimés des arbres, pénétrez, vous aussi, dans le ventre de ma bien-aimée. […]
― Oh royaume, le roi, sans jalousie, te fait don de la nudité de sa bien-aimée […].
Pâle, immobile, consciente de la grandeur de son destin […] elle lui répondait avec une
gravité ardente :
― O roi, que l’espace, […] que la terre de ton royaume pénètrent dans mon ventre […] je
consens d’être à la fois l’épouse du roi et du royaume.1356

L’inceste est un instant magique auquel l’héroïne consent pleinement. Vu l’identité entre le
père et le pays, l’acte sexuel est aussi culturel : le père-amant ensemence sa fille d’une culture
ancestrale. Véritable père-patrie, géniteur culturel plus que biologique ; pour reprendre le
terme de Lacan il est une fonction symbolique.1357 Il lègue sexuellement (à) sa favorite (à) une
terre métisse où cohabitent les esprits des ancêtres, Kâli, Bouddha, les arbres, les pierres etc ;
une patrie hétérogène. Alain Forest le notait, « ce n’est pas la notion de race qui fonde la
spécificité cambodgienne, mais la tradition », les étrangers (les Chinois par exemple) « sont
Cambodgiens dès lors qu’ils adhèrent aux us et coutumes ».1358 L’« inceste » prend un sens
inhabituel et entre dans la tradition.1359 Au lieu d’être prohibé, il s’inscrit dans le cadre d’un
rituel séculaire : « le roi, en entrant dans cette petite fille de dix ans, répétait simplement le
geste de ses ancêtres entrant dans des petites filles de dix ans. Voilà comment il guérissait de
la consomption d’Angkor ».1360

1356
Ibid., p. 91-92.
1357
Voir : LACAN, Jacques, Des Noms-du-père (1963), Paris, Seuil, 2005.
1358
FOREST, Alain, Le Cambodge et la colonisation française, op. cit., p. 464.
1359
« Inceste : relations sexuelles entre […] parents ou alliés à un degré qui entraîne la prohibition » : Le Robert
Quotidien, op. cit.
1360
MAKHALI-PHAL, La Favorite de dix ans, op. cit., p.75.
446 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

En fait, dès le début du roman, et cela nous ramène au ‘silence’ de l’Indochine, la


narratrice nous montre un roi mourrant, précisant qu’à l’âge de 25 ans, il :

était parti faire une visite à la France, mais c’était surtout à titre de trépassé. La France
représentait pour son vassal khmer la vie et la santé. S’essayer à la vie, quoi de plus
désespéré lorsque l’on est déjà mort et enseveli depuis cinq ou six cents ans ? Le roi khmer
crut pourtant, de bonne foi, guérir en s’initiant à la civilisation occidentale […].1361

Le père d’Atman s’affirme réellement comme père-patrie, incarnant, conformément à l’image


de l’Extrême-Orient dans le discours colonial de la métropole : une Asie moribonde, allongée
par l’opium, épuisée par des siècles de spiritualisme impuissant. Cette image de l’Asie
agonisante est à relier directement au discours colonial officiel de l’entre-deux-guerres et sa
mission civilisatrice, qui reconnaît que l’Asie a une civilisation, mais justifie la présence
française en Indochine à partir de l’idée de civilisation morte et passive. A première vue, la
narratrice est une adepte de Spengler qui pose la difficulté, l’impossibilité que rencontre une
civilisation qui voudrait transmettre ses valeurs à une autre.
Sur ce point spécifique, les théoriciens du colonialisme tels que Albert Sarraut ou
Georges Hardy, se distancient évidemment des vues de Spengler et considèrent que l’énergie
et les lumières de l’Occident doivent aider à ressusciter l’Asie moribonde et ses civilisations
oubliées. Même le grand orientaliste Sylvain Lévi, supporte l’idée que le ‘génie français’ en
« amenant l’ordre et la clarté » sort des ténèbres de l’oubli, une Asie enfermée dans un passé
obsolète.1362 Evidemment, la meilleure preuve de ce génie – et j’y reviendrai au chapitre XVII
– c’est la résurrection des ruines d’Angkor.1363 Ce sommeil de l’Asie permet le discours de
supériorité de la culture occidentale et donc son rôle de civilisateur de l’Asie. Finalement, ce
discours de résurrection de l’Asie grâce au colonialisme et à la culture française, Makhali-
Phāl l’adoptera elle-aussi. Atman, ne peut, elle non plus, se « détacher de cette vision […] des
peuples d’Asie, [qui] à travers l’agonie de leurs rites, re[çoivent] l’énergie de l’Occident ».1364
Comme Makhali-Phāl, Atman écrit des poèmes en sanskrit et comme elle, elle voyage
en France, où elle reçoit, grâce à l’enseignement de son oncle français, un autre outil
littéraire : la langue française. « Je transposais, nous dit Atman, dans la langue de ma mère, le

1361
Ibid., op. cit., p. 24-25.
1362
LEVI, Sylvain, « Avant-propos », art. cit., p. 5.
1363
Sur le résurrection des ruines d’Angkor, voir : RADAR, Emmanuelle, « La (non)représentation d’Angkor,
indice de (dés)illusion coloniale », dans : DURAND, Jean-François (dir.), Désillusion et désenchantement dans
les littératures de l’ère coloniale, Paris, Kailash, à paraître (juin 2008).
1364
MAKHALI-PHAL, La Favorite de dix ans, op. cit., p. 166.
Chapitre XV : Un univers in-ouï : L’assourdissant silence de l’Indochine 447

rythme du gong, les répétitions, les images cruelles, voluptueuses et théologales qui
ressuscitaient mes ancêtres d’Angkor et qui m’en délivraient ».1365 C’est grâce à la langue de
Racine qu’elle peut mettre de l’ordre dans le chaos de son univers natal pour écrire enfin
clairement ses histoires de famille. Le roman est effectivement divisé en deux types de
narration : la première partie, avant la France, est surtout magique, sensuelle et fluide, alors
que la seconde est beaucoup plus linéaire et rationnelle. C’est grâce au français qu’elle peut
donner forme textuelle ordonnée au passé de son pays, à sa géographie, à la foule des
ancêtres, aux dieux, arbres, feuilles et grands-mères de la jungle.

Ils [mes ancêtres d’Angkor] étaient même d’accord avec moi pour reconnaître que c’était
grâce au français, cette langue analytique, que je pouvais classer leur foule en trois
catégories : rois, rois-ascètes, favorites de dix ans, multitude qu’il m’a été possible de réduire
à trois : un roi, un roi-ascète, une favorite de dix ans. Et enfin à l’un : roi. Roi qui conquiert
l’Indochine et la Malaisie, les recouvre de cités métaphysiques, aime une petite fille de dix
ans, la tue puis se retire dans la jungle comme ascète. Tel était l’éternel motif qui revenait
dans mes poèmes. Mais quel apaisement de pouvoir simplifier, grâce à la langue française,
cette invasion des spectres […]!1366

Cette gratitude envers la langue française rejoint celle qu’éprouve encore Léopold Sédar
Senghor en 1967 lorsqu’il analyse les :

valeurs de la Francité : logique dans la méthode, clarté dans l’analyse, chaleur dans la
synthèse, [qui] nous aident à mieux comprendre les valeurs de la Négritude : pour les mieux
faire germer et fleurir.1367

Mais c’est également une idée qui dévoile que sans l’apport du français, les sociétés
colonisées sont démunies de logique, d’analyse et de synthèse. Cet argument qui renforce le
discours colonial trouve une base théorique dans les travaux de l’ethnologue Lucien Lévy-
Bruhl, et surtout, on s’en souvient, dans son concept de « mentalité primitive ».
Dans La Mentalité primitive (1925), il proposait une grille de lecture au
fonctionnement des structures mentales des sociétés que son époque appellait ‘primitives’ en
qualifiant leur mentalité de « prélogique » ou « prérationnelle », parce que, selon lui, elles ne

1365
Ibid., p. 204.
1366
Ibid., p. 204.
1367
SENGHOR, Léopold Sédar, art. cit., p. 156.
448 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

s’obligent pas, comme la pensée occidentale, à refuser la contradiction.1368 La thèse de Lévy-


Bruhl soutient le discours colonial, puisqu’elle affirme l’infériorité mentale des sociétés non-
occidentales, mais elle permet aussi de définir un programme de ‘résurrection’ ou de
‘relèvement’ de ces sociétés. Pour bon nombre d’écrivains francophones de l’époque
coloniale, et pour Atman, c’est le français qui apporte ce ‘relèvement’. Cette résurrection est
aussi à mettre en parallèle à l’œuvre entreprise par Makhali-Phāl puisqu’elle fait revivre, par
sa plume, les légendes et l’histoire du Cambodge.
Ce n’est certes pas la réécriture de l’histoire que Said préconisait car on est loin d’une
lutte contre l’Occident, mais il est quand même frappant de constater la disparition pure et
simple des Français dans le Cambodge natal d’Atman ! Toujours est-il que la lecture ‘en
contrepoint’ souligne l’importance de l’idéologie coloniale dans les représentations du père-
patrie de La Favorite de dix ans. Il ne faut pas ignorer l’importance de l’image de l’Asie
comme terre morte dans le discours colonial même dans celui d’écrivains colonisés. Et, cela
étonnera sans doute, c’est une représentation que Nguyễn Ái Quốc avait également fait
sienne. Il termine son Procès de la colonisation française (1925) sur un : « Pauvre
Indochine ! Tu mourras si ta jeunesse vieillotte ne ressuscite ».1369 Pour le futur Hồ Chí Minh,
cette résurrection ne se fera pas par l’écriture de légendes traditionnelles (bien qu’il se serve
aussi de proverbes et de contes des paysans de l’Indochine pour expliquer les relations entre
Indochinois et Français) ; la résurrection devra se faire par l’action communiste, mais c’est la
même notion de la mort de l’Asie et de son silence éternel qui fonctionne comme donnée de
l’analyse de la situation coloniale.

3.3. - Un silence pacifique

Ce qui est remarquable dans la majorité des textes des coloniaux, c’est que, non seulement
l’image de silence est un outil de compréhension de l’Asie et justificateur du colonialisme,
mais aussi que cette passivité qu’ils affirment rejette la résistance de la population. Elle
permet de passer sous silence toutes les formes de contestation. Les essais à ambition
éducative tels que L’Empire français (1940), La vie aux colonies (1938) ou En Pays annamite
(1941), font l’impasse sur la résistance des Indochinois. Rien sur le ‘terrorisme’, la violence
des actions communistes et des attentats nationalistes, rien non plus sur Yen Bay ! Et, même

1368
LEVY-BRUHL, Lucien, La Mentalité primitive, op. cit., p. 107 et svts.
1369
NGUYễN ÁI QUốC, Le Procès de la colonisation française (1925), op. cit., p. 346.
Chapitre XV : Un univers in-ouï : L’assourdissant silence de l’Indochine 449

lorsque les romans coloniaux parlent d’actes de résistance des Indochinois, c’est souvent par
simple allusion, comme dans Mékong de Pourtier et dans Saramani, de Meyer.1370 Ou encore
par une narration hors de l’actualité : dans des romans historiques (Marquet, Chack,
Pouvouville) ou de science fiction (d’Esme) ou à travers les fumées de l’opium
(Bonnetain).1371
A l’entre-deux-guerres les romans d’aventure, de batailles et de pirates sont passés de
mode, sauf dans les romans historiques ou dans des romans nostalgiques de cette période – on
pense évidemment à La Voie royale, avec le héros Perken qui prend comme modèle cet
aventurier-roi du XIXème siècle, David de Mayrena. Le Bonze et le pirate de Pujarniscle est
de la même veine et tout aussi nostalgique de l’époque de la conquête. Toujours est-il que la
résistance de la population est soit de l’anecdote et le décor de l’action du Blanc, soit
présentée dans une bataille intemporelle où les qualités d’héroïsme, la grandeur et la cruauté
des adversaires renforcent les qualités des soldats Français-focalisateurs. Dans les grandes
lignes, à l’époque qui m’intéresse, c’est la passivité que le silence fait ressortir. Il y a des
exceptions intéressantes. « La dernière chasse du Général Lennert » de Herbert Wild, par
exemple, qui est une nouvelle sur l’histoire d’un métis révolutionnaire assassiné par son père
Général qui ignorait jusqu’à son existence.1372 Et le roman de science-fiction de Jean d’Esme,
Les Dieux rouges, où une sorcière fait le procès outré de la colonisation et de l’action des
Blancs qu’elle hait et qu’elle attaque par toutes les ruses. Sa diatribe contre le colonialisme est
narrée dans un espace préhistorique, celui des premiers hommes, mais la narration-cadre est
contemporaine.1373 Cependant, ces représentations de colonisés ayant pris les armes contre la
France, sont le fait de deux écrivains qui ont une position particulière dans la littérature
coloniale. Ils écrivent depuis la métropole des textes ‘indochinois’ nourris des souvenirs de
leur jeunesse (Wild) et de leur enfance (Esme).
Rares sont les théoriciens qui dévoilent que l’on « danse sur un volcan » (Sarraut),
qu’il faudrait connaître plus précisemment le danger communiste (Pouvourville), ou faire

1370
POURTIER, Jean-Antoine, Mékong, op. cit. ; MEYER, Roland, Saramani, op. cit.
1371
MARQUET, Jean, Du village à la cité, op. cit. ; ibid., De la Rizière à la montagne, op. cit. ; POUVOURVILLE,
Albert de (Matgioï), Le Mal d’Argent, op. cit. ; PUJARNISCLE, Eugène, Le Bonze et le pirate, op. cit. ; ESME,
Jean d’, Les Dieux rouges, op. cit. ; BONNETAIN, Charles, L’Opium, op. cit. ; CHACK, Paul, Hoang-Tham,
pirate, op. cit.
1372
WILD, Herbert, La Dernière chasse du Général Lennert (1925), op. cit.
1373
ESME, Jean d’, Les Dieux rouges (1923), op. cit.
450 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

attention aux mécontentements (Régismanet).1374 Et même ceux-là qui osent parler de


révoltes, estiment que seuls quelques illuminés – une dangereuse minorité – sont contre la
France. Nicola Cooper a parlé de cette division de la population dans l’imaginaire français.
Une division qu’elle note à partir de la Guerre d’Indochine entre une minorité d’hystériques :
les soldats du Việt Minh et une majorité docile, pacifique et placide.1375 Cette représentation
se maintient lors de la Guerre du Việt Nam et même lors de l’immigration en France en 1970 :
les Boat-people sont victimes des communistes. Il y a donc évacuation de la responsabilité
coloniale et même de la dimension coloniale des guerres. Cet état des choses permet de
conserver aux soldats français le rôle de héros et de martyrs d’Indochine.1376 En réalité, on
observe déjà cette dichotomie dans l’Indochine de l’entre-deux-guerres. La méconnaissance
de la situation – les mécontentements de la population et les actions des communistes – est
aberrante et dangereuse dit l’intellectuel Do Duc Ho dans son essai : Soviets d’Annam et
désarroi des Dieux blancs (1938).1377 Ce point de vue impérialiste et son traitement irréaliste
des mouvements de l’Indochine mènera le pays à sa perte. Pour compliquer les choses, lui-
même est anti-impérialiste parce qu’il est anticommuniste : il considère que c’est
l’impérialisme français et ses œillères qui amènent le communisme en Indochine.
Comme dit plus haut, dans les années vingt et encore plus dans les années trente, le
terme ‘communiste’ est l’épouvantail expliquant tout ; il permet de démoniser la résistance et
à la fois de n’y pas prêter grande attention. Les analyses des théoriciens français qui osent
parler des révoltes, mais rassurent leurs lecteurs en disant que le danger vient d’une petite
minorité, sont encore une manière de passer sous le silence homogénéisant du mot
‘communisme’ toute revendication de la population. Je l’ai dit, même Yen Bay, même des

1374
SARRAUT, Albert, Grandeur et servitude coloniales, op. cit. ;
POUVOURVILLE, Albert de, Griffes rouges sur l’Asie, op. cit. ;
REGISMANET, Charles, Le Miracle français en Asie, op. cit.
1375
COOPER, Nicola, op. cit., p. 184.
1376
Ibid., p. 184-189.
1377
DO DUC HO, Soviets d’Annam et désarroi des Dieux blancs, Paris, Imprimerie de France, 1938.
Cette méconnaissance empêche d’examiner correctement les constructions de chemins de fer. Certaines
lignes sont de véritables voies d’entrée pour le communisme, dit-il. Son analyse vient renforcer la dimension
communiste du train dans la jungle de La Voie royale. Les communistes, explique Do Duc Ho, pénètrent par
chemin de fer dans l’intérieur du pays, mais l’administration oublie de considérer cette donnée lorsqu’elle
construit de nouvelles voies. Pour Do Duc Ho, anticommuniste, ce sont finalement les oeillères du pouvoir
qui financent et subventionnent la montée du communisme en Indochine. Ibid., p. 16.
Do Duc Ho est donc anticolonialiste par anticommunisme.
Chapitre XV : Un univers in-ouï : L’assourdissant silence de l’Indochine 451

actes de banditisme, de contrebande, etc. sont taxés de communisme. Le péril ‘jaune’ de la fin
du siècle passé s’est transformé en péril ‘rouge’.1378
Malgré les révoltes qui caractérisent l’Orient de l’entre-deux-guerres (Japon, Inde,
Indochine…) le mythe de l’Asie apathique et immobile, qui est d’ailleurs activement
entretenu par l’administration coloniale, a la vie dure.1379 Même Henri Michaux n’arrive pas à
se défaire complètement du stéréotype de passivité. Pourtant il visite l’Asie au moment de
l’invasion japonaise en Chine – il en est très marqué et, comme Hergé, éprouve autant
d’admiration pour la Chine que de dégoût pour le Japon.1380 Michaux qui quitte Marseille
« fin 1931 », parcourt l’Asie pendant « six à sept mois » et voyage donc en pleine guerre,
affirme encore que l’Extrême-Orient est une terre : « à la fois engourdie et sous tension ».1381
Pour lui, « La Chine est si essentiellement pacifique qu’elle est pleine de bandits. Si le peuple
chinois n’était pas tellement pacifique, il prendrait les armes, coûte que coûte il mettrait de
l’ordre. Mais non ».1382 Entre parenthèses, la Chine comprend aussi l’Indochine chez
Michaux. Dans la section « Un Barbare en Chine », « le crieur de journaux […] se démène et
crie à tue-tête : “Matin ! Intran ! 4e édition” et vient se jeter dans vos pieds ».1383 Ou bien
faut-il comprendre que les crieurs de journaux de Chine parlaient français ?
Il semblerait que les révoltes sont peu discutées en Indochine même. Les journaux en
parlent, mais apparemment, les coloniaux ne sont pas vraiment alarmés ni inquiets. Même
Yen Bay n’anime guère les discussions de café, s’il faut en croire Guy de Pourtalès :

J’arrive peu après les événements de Yen Bay. On en parle mais sans y attacher grande
importance. […] On est à présent dans les vaches maigres [crise des années 1930].

1378
S’il faut être d’accord avec Jean-Marc Moura lorsqu’il analyse la composante psychologique du péril jaune,
et considérer que ce phénomène n’est pas expliquable historiquement seulement, on voit que son changement
de couleur dans les années 1920-1930 est bel et bien marqué par des événements historiques. Voir : MOURA,
Jean-Marc, « Récits du péril jaune », L’Europe littéraire et l’ailleurs, op. cit., 125-139.
C’est cette composante rouge du péril de l’asiatisme dont parlait Massis. MASSIS, Henri, op. cit.
1379
FOREST, Alain, Le Cambodge et la colonisation française, op. cit.
1380
Depuis septembre 1931 les Japonais sont sur sol chinois où ils prennent le pouvoir. En Mars 1932 : création
en Mandchourie de l’Etat fantoche Manzhouguo contrôlé par le Japon. La Société des Nations refuse de
reconnaître cet Etat et le Japon la quitte en mars 1933.
1381
Pour les dates de son voyage, voir : ROGER, Jérôme, Ecuador et Un Barbare en Asie d’Henri Michaux, Paris,
Gallimard, 2005, p. 15 et 225.
MICHAUX, Henri, Un Barbare en Asie, op. cit., p. 11.
1382
Ibid., p. 188.
1383
Ibid., p. 146.
452 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

Qu’importe. En attendant mieux, l’on boit, l’on guette les « occasions », l’on s’énerve un peu
et l’on engueule le coolie.1384

Rien ne peut ébranler l’heure verte de l’absinthe et des promenades du tour de l’inspection.
Les coloniaux, pris eux-aussi dans le climat d’immobilisme tropical et dans le marasme
économique des années trente, n’accordent que peu d’importance aux mouvements
contestataires et révolutionnaires du pays. Ils en ont juste un peu plus d’irritation. Chez
Pourtalès, deux silences se superposent dans ces pratiques quotidiennes : le silence des coolies
sous l’engueulade des colomiaux et le silence qui est fait autour des événements de Yen Bay.
Jean Dorsenne qui voyage à la même époque s’étonne lui aussi du flegme des
coloniaux devant la situation de crise révélée par les événements de Yen Bay. Parce qu’en fait
le sujet est tu, tabou, étouffé.

Dans un tel état de choses on serait tenté de penser que la population française de l’Indochine
vit dans la terreur. Il n’en est rien et le voyageur, arrivant de France, que ces informations ont
alarmées, ne peut cacher son étonnement devant le calme et … pour tout dire …
l’indifférence des coloniaux. Il est de bon ton dans certains milieux, de hausser les épaules
lorsqu’on parle du péril bolcheviste.1385

Pour les Tharaud le silence est surtout dû à la crise économique. « Ce Saïgon, que mon
frère et ses amis m’avaient toujours représenté sous des couleurs si attrayantes, comme une
ville où affaires et plaisirs allaient du même train endiablé, je le cherchais en vain ».1386 Les
banques ferment leur guichet, les hôtels vides font faillite et :

Nous n’étions pas douze […] au Café continental, à l’heure sainte de l’apéritif !… Hier soir,
quand je l’ai visité, le fameux quartier chinois, si célèbre pour sa vie nocturne, ses maisons
de plaisir, le luxe de son luminaire, était plongé dans le silence et dans le noir, comme si les
choses et les gens s’étaient assoupis dans l’opium…1387

Il faut dire qu’ils visitent le pays juste après le déces de Louis, leur grand frère dont ils parlent
à la fin du récit de voyage. A leur arrivée, au lieu d’être accueillis par Louis, c’est un

1384
POURTALES, Guy de, op. cit., p. 69.
1385
DORSENNE, Jean, Faudra-t-il évacuer l’Indochine ?, op. cit., p. 58.
1386
THARAUD, Jérome et Jean, op. cit., p. 241.
1387
Ibid., p. 243.
Chapitre XV : Un univers in-ouï : L’assourdissant silence de l’Indochine 453

cablogramme leur annonçant son décès qui les attend. La tritesse du deuil n’est sans doute pas
étrangère à leur interprétation du silence. Mais heureusement, une fois remonté dans l’avion
pour le retour, le narrateur se « ren[d] mieux compte de l’énergie qu’oppose à toutes les forces
contraires cette petite chose si puissante et têtue […] ».1388 L’avion, merveille technique
inventée par l’Occident, est la seule chose qui bouge encore malgré l’air qui stagne sur cette
terre tombale qu’est l’Indochine.
Le silence de l’Indochine est à la fois celui de la culture et celui imposé aux
manifestations de la population. Le tireur de pousse est souvent silencieux par métonymie de
l’habitant pour le lieu. Mais plusieurs types de silences se rencontrent dans l’Indochine des
voyageurs. Leur examen fera l’objet du chapitre XVI.

1388
Ibid., p. 244.
CHAPITRE XVI

« L’ETENDUE DE LA GAMME » DES SILENCES.1389

Pour lire ce qui n’est pas écrit, pour entendre ce qui n’est
pas proféré, il faut que le silence se peuple.
Jankélévitch, L’Ironie (1964).

Tout dernièrement dans un bureau de poste de province


j’ai vu une affiche alléchante destinée à encourager les
jeunes français à s’engager dans les troupes coloniales.
[…] Et sur l’image on voyait un « pousse » destiné à
transporter les « blancs ». La colonisation serait-elle
fière de cette institution si caractéristique de notre
« civilisation » en Extrême-Orient ?!
Camille Drevet, Les Annamites chez eux (1928).

[…] l’Extrême-Oriental a toujours vécu avec des


maîtres, et […] la domination française n’a point
diminué le besoin qu’il avait de se défendre en se
cachant.
Nguyễn An Ninh, La Cloche fêlée (1925).

1. - De la fuite à la supériorité
On a vu que les stéréotypes de passivité, résignation, duplicité, paresse s’accommodent au
mieux d’une image de colonie silencieuse. Certains voyageurs vont dans le même sens, mais
la superposition de plusieurs occurrences montre qu’ils affirment et mettent en doute ces
associations de la doxa. C’est parfois le même écrivain ou le même roman qui, en attirant
l’attention sur l’existence des stéréotypes en tant que tels, en questionne la validité. Dans son
voyage africain de 1928, Paul Morand analyse que le « Jaune se récuse devant la vie » alors

1389
Ce sous-titre est inspiré de Homi Bhabha qui apprécie que Freud reconnaisse « l’étendue de la gamme du
stéréotype ». BHABHA, Homi, « L’autre question : stéréotype, discrimination et discours du colonialisme »,
Les Lieux de la culture, op. cit., p. 121-146, p. 139.
456 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

que son roman indochinois, Bouddha vivant (1927) dévoilait que le silence apathique de
l’Asie n’est qu’un stéréotype.1390
L’histoire tourne autour du Prince Jâli, l’héritier d’un royaume asiatique imaginaire, le
Karastra, et de son ami français qui lui a appris le maniement d’une voiture. Ce royaume fictif
de la péninsule indochinoise est sans doute inspiré du Siam où Morand était en fonction
diplomatique et où le colonialisme a victorieusement été refoulé grâce à une rapide
modernisation et grâce à la présence proche du pouvoir de nombreux conseillers de divers
pays européens rivaux (Danemark, Angleterre, Allemagne, France, etc.). Dans le roman, le
Karastra n’est pas nécessairement ou pas clairement un pays colonisé, mais on y trouve
beaucoup de représentants européens. Les deux jeunes amis décident de pousser plus loin
l’expérience de la modernité et s’en vont en voyage vers l’Europe, l’Angleterre puis les Etats-
Unis. Morand retrace ce voyage imaginaire dans le sens inverse de celui auquel nous sommes
habitués, mais le Prince et son ami se retrouvent eux-aussi sur le bateau entre Saïgon et
Marseille où les conversations des Français, des coloniaux de l’Indochine, vont bon train. Le
Prince Jâli fait naître commérages et médisances qui alertent son ami français. Ainsi vont les
discussions :

― Je ne crois pas qu’il [le Prince Jâli] soit si abruti. Il est surtout immobile…
― Les Extrêmes-Orientaux, il y en a de très bien, je vous assure. Jamais ils ne se grattent et
ils ne sentent pas mauvais.
― Si ces gens n’étaient pas des imbéciles, ils parleraient.1391

Au lieu de contredire les stéréotypes, Morand les met simplement en lumière ; en montrant
qu’ils existent comme stéréotypes, il prend une distance par rapport à la doxa. Sans que le
narrateur porte directement un jugement, il souligne la bêtise et la vulgarité des autres
passagers et le silence du Prince s’avère un signe de sa dignité et de sa supériorité. Qui plus
est, les stéréotypes lancés par les Français du bateau deviennent les signes de leur stupidité et
de leur bassesse. Morand ne parle donc pas directement de l’Indochine française, mais plutôt
de l’imbécillité des discours des coloniaux sur les Indochinois. En ce sens, cet auteur
moderniste ne peut être considéré comme un auteur qui traite de la colonisation, comme le dit

1390
MORAND, Paul, Paris-Tombouctou, loc. cit. ;
MORAND, Paul, Bouddha vivant, op. cit.
1391
Idem, p. 69-70.
Chapitre XVI : « L’étendue de la gamme » des silences 457

Bruno Thibault, mais cela ne l’empêche pas de réfuter la validité du discours d’immobilisme
et de remettre en question le niveau des experts.1392
Chez Henriette Célarié, cette voyageuse endurcie qui a le cran de dire qu’elle voyage
en touriste et en groupe, le silence est aussi un signe de dignité, mais elle ne s’attarde pas à
décrire la vulgarité des coloniaux. Elle discourt avec un de ses compagnons de voyage, le
surnommé « Coloquinte », sur le mystère des silencieux mandarins : « J’aime ces gens,
déclare Coloquinte. Ils ont leurs pensées qu’il faut essayer de deviner ».1393 C’est au fond le
plaisir de l’Asie mystérieuse qu’ils lisent sur les visages des mandarins : la dignité du silence
semble réservée à la plus haute classe sociale. On trouve aussi cette association silence-
mystère-supériorité, dans La Voie royale, mais de manière beaucoup moins joyeuse. C’est au
contraire la violence qui ressort chez Malraux.
La scène se passe dans un village de la jungle indochinoise où les héros vont
s’installer pour la nuit. Perken vient d’apprendre qu’il ne lui reste que quelques jours à vivre
et décide de s’offrir une femme pour la nuit. Puisqu’il va la payer, il la considère comme une
prostituée, alors que c’est simplement en arrivant dans ce village laotien qu’il envoie son boy
lui chercher des femmes. On est en droit de se demander si un petit village du fin fond de la
jungle indochinoise avait des prostituées à disposition des aventuriers français en vadrouille.
Quelles sont donc les femmes qui devront servir d’exutoire à Perken ? Selon moi, c’est une
scène de viol qui va suivre. La majorité des spécialistes de Malraux ne seront sans doute pas
du même avis et il est vrai que le narrateur ne condamne pas le recours à la force de Perken. Il
n’empêche que c’est pour imposer sa volonté que ce héros veut faire l’amour et qu’il choisit
la villageoise qui a l’air de ne pas vouloir (répétition de la scène chez des prostituées de
Djibouti). En effet, le boy lui présente deux femmes, dont une a une fleur accrochée dans les
cheveux et prend l’air langoureux :

La même hostilité arrêtait Perken devant les fleurs de la plus petite et devant son visage aux
lèvres douces ; il détestait maintenant la langueur. Il fit signe à l’autre de venir, avant même
de l’avoir regardée. La petite partit.1394

Perken observe finalement le visage de cette villageoise qu’il va prendre par la force : « L’air
était suspendu comme si le temps se fût arrêté, […] dans le silence soumis à l’immobilité

1392
THIBAULT, Bruno, op. cit.
1393
CELARIE, Henriette, Promenades en Indochine, op. cit., p. 24.
1394
MALRAUX, André, La Voie royale, op. cit., p. 486.
458 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

asiatique de ce visage au nez courbe et fin ».1395 Il constate qu’elle reste silencieuse et garde
les paupières closes, ce qui correspond bien au silence de la doxa. Cependant, il prend
conscience que le mystérieux silence de son visage et les yeux qu’elle tient clos sont aussi une
façon d’échapper à sa volonté.

[…] Elle s’étendit, déshabillée, son corps sans poils et flou dans la pénombre marqué par
l’infime naissance du sexe et les yeux auxquels il restait attaché, pas encore las d’y chercher
en vain la prenante déchéance de la nudité. Elle les ferma pour fuir la domination qui naissait
de ses sentiments inexplicables ; habituée au désir des hommes, mais fascinée par
l’atmosphère qui naissait, dans cet absolu silence, du regard qui ne quittait plus le sien, elle
attendait.1396

Chez Pourtalès, le silence est également une fuite des Indochinois face à la présence
des Occidentaux. Il se rend compte que dans son récit comme dans le pays, on ne voit guère la
population asiatique. Comme si le lecteur lui adressait un reproche sur son incapacité à rendre
l’Indochine réelle, il s’explique :

Et l’Annamite ? Il y a bien votre boy d’hôtel et les garçons qui vous servent à la terrasse des
cafés. Mais vous n’en verrez guère davantage si vous ne les cherchez pas. La ville [Saïgon]
en est peuplée (90.000 Asiatiques et 5.000 Européens), mais est-ce donc que les Blancs
prennent tellement plus de place puisqu’on ne voit qu’eux ? […] Ces gens-ci [les
Indochinois] ne sont pas chez eux [sic]. […] On les devine gênés, mal à l’aise et leur silence,
leur effacement même nous les cache. Ils sont feutrés et timides.1397

Il comprend que les coloniaux intimident les Indochinois qui se taisent et se font transparents
pour éviter les violences. Au contraire, le colonial :

a vite pris l’habitude d’être un seigneur. Son minuscule pouvoir l’a grisé. […] L’exaspérant
silence de l’indigène, toujours soumis et dont la seule défense est le mensonge, a mis ses
nerfs en boule. Incapable et insoucieux d’apprendre la langue du pays, il n’avait pour
convaincre et régner que sa canne, son titre de citoyen français, et l’appui du gendarme. Il en
a usé et abusé. Et voici qu’il est devenu ce gros monsieur aux fureurs courtes, aux yeux

1395
Ibid.
1396
Ibid.
1397
POURTALES, Guy de, op. cit., p. 69-70.
Chapitre XVI : « L’étendue de la gamme » des silences 459

injectés de bile et bonasse, bonasse vous dis-je, plein de mansuétude lorsqu’on le prend aux
bonnes heures, entre un Pernod et un Martini. 1398

Dans le roman de Malraux, la villageoise met également le silence à son profit dans
une stratégie pour résister à la violence et à la volonté de Perken. Or, si ce dernier a demandé
au boy d’aller lui chercher une femme, c’est justement parce qu’il veut mesurer ce qui lui
reste de volonté pour se sentir en vie, pour combattre cette mort qu’il sait arriver. C’est aussi
la raison pour laquelle il choisit la moins enthousiaste. Le silence de la villageoise est ressenti
comme une résistance à son désir de domination et de survie et elle en arrive finalement à
renverser les rapports de force. C’est Perken qui devient prisonnier de la volonté et des
mouvements du corps de la femme. Elle se sert de lui pour son plaisir, le laissant seul devant
son besoin d’exister par la force.

Contrainte par les coussins à desserrer légèrement les jambes et les bras, la bouche
entrouverte, elle semblait créer son propre désir […]. A dix centimètres du visage aux
paupières bleuâtres, il le regardait comme un masque, presque séparé de la sensation qui le
collait à ce corps qu’il possédait comme il l’eût frappé. Tout le visage, toute la femme était
dans sa bouche tendue. Soudain les lèvres gonflées s’ouvrirent […]. […] Malgré la
contraction des commissures des lèvres, ce corps affolé de soi-même s’éloignait de lui sans
espoir ; jamais, jamais il ne connaîtrait les sensations de cette femme, jamais il ne trouverait
dans cette frénésie qui le secouait, autre chose que la pire des séparations. On ne possède que
ce qu’on aime. Pris par son mouvement, pas même libre de la ramener à sa présence en
s’arrachant à elle, il ferma lui aussi les yeux, se rejeta sur lui-même comme sur un poison,
ivre d’anéantir, à force de violence, ce visage anonyme qui le chassait vers la mort.1399

Cette femme le rejette et le nie ; grâce à son silence et ses yeux clos, elle réussit à résister à sa
domination et même à se servir de la situation de domination qu’il a créée pour le prendre à
son plaisir. Ses lèvres trahissent la vie en elle qu’il ne peut atteindre. Dans l’optique de
Perken, malgré la violence qu’il emploie – n’est-ce pas une scène de viol ? – il se rend compte
qu’il ne la possède nullement ; c’est au contraire elle qui en vient à l’objectifier.
Je n’ai pas l’intention d’évaluer le réalisme de cette scène ni la probabilité qu’elle se
soit produite dans l’Indochine française de l’entre-deux-guerres. Il est clair que la femme
colonisée, la villageoise qui devait satisfaire les appétits sexuels des Français de passage,

1398
Ibid., p. 71-72.
1399
MALRAUX, André, La Voie royale, op. cit., p. 486-487.
460 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

comme le tireur de pousse, est un être opprimé. Christiane Fournier, une des féministes de la
colonie, journaliste, professeur de français et romancière, ne manque pas de plaindre le sort
des femmes. Dans son article « La femme-coolie », elle montre un fort sentiment de solidarité
féminine pour celle qui est encore la bête de somme de l’homme-coolie. La compagne du
pauvre bougre est tellement opprimée par sa culture qu’elle « n’aurait pas l’audace de se
plaindre ».1400 Cette attitude féministe de Fournier est quand même une manière de reporter la
responsabilité de la situation des femmes colonisées du côté de la tradition asiatique ou du
côté des hommes colonisés et nie toute responsabilité au colonialisme.1401 Toujours est-il que
chez Malraux, la femme est rendue silencieuse et que son silence est l’arme, ou plutôt le
bouclier des faibles. Mais, dans La Voie royale, il est aussi un instrument capable de retourner
la situation. Un peu comme dans des techniques d’arts martiaux où l’énergie et la violence se
retournent automatiquement contre celui qui les émet. Je suis tout à fait consciente du fait que
ce tableau et la représentation de la femme comme silencieuse, horizontale, offerte, nue etc.,
est un stéréotype de la littérature coloniale masculine et que je touche ici à de nombreuses
critiques féministes qui ont raison de s’offusquer de la sempiternelle représentation de la
femme comme passive et confinée. Mais il me semble que La Voie royale opère une
transformation de ce stéréotype pour en montrer la potentielle force de renversement.
Il va sans dire que je veux pas affirmer que le viol était une pratique acceptable
puisqu’il permet à la femme de prendre le dessus ! Nous sommes, avec La Voie royale dans le
1400
FOURNIER, Christiane, « La femme-coolie », Lectures pour tous, mars 1934, repris dans : FOURNIER,
Christiane, Perspectives occidentales sur l’Indochine, op. cit., p. 52-53.
« Le moteur gémit à chaque tour de roue: ce n’est qu’un moteur humain: c’est une femme. Elle ressemble à
toutes les femmes tonkinoises, tête serrée dans le sarrau noir, cai-oa et pantalons aux couleurs de la terre, elle
est vêtue comme une pauvresse qui respecte la tradition.[…] Au sommet de l’édifice de pierre qui remplit la
charette, et pour le couronner, pour lui conférer une autorité patriarcale, se trouve le mari de la femme coolie.
[…] Sa femme, le moteur, halète sous l’effort et ruisselle de sueur. Mais aurait-elle l’audace de se plaindre? »
La formulation « pauvresse qui respecte la tradition » est significative d’une certaine attitude des féministes
dans les colonies.
1401
MILLS, Sara, « Gender and Colonial Space », art. cit., p. 712.
Voir aussi Chandra Talpade Mohanty, qui note, même dans les théories féministes, l’homogénisation et la
généralisation des représentations des femmes. Les intellectuel(le)s d’Occident ‘utilisent’ les femmes du
tiers-monde pour leurs causes personnelles, pour élaborer leurs théories, et se profilent en ‘protecteurs’ et
‘éducateurs’. Ces représentations continuent à considérer la femme de couleur comme passive, incapable
d’agir et de parler pour elle-même.
MOHANTY, Chandra Talpade, « Under Western Eyes : Feminist Scholarship and Colonial Discourses »,
dans : LEWIS, Reina, et MILLS, Sara (prés.), op. cit. p. 49-74.
Christiane Fournier semble quand même consciente des limites de son féminisme dans le contexte asiatique.
La journaliste attaque à maintes reprises les pratiques culturelles des Indochinois et surtout des mandarins qui
ne permettent pas à leurs femmes d’être présentes lors des entretiens qu’ils lui accordent. Cependant elle est
émue lorsque l’un d’entre-eux dévoile, en lui montrant le portrait de « Madame n0 1 », et malgré l’horreur de
cette désignation numérique, le très grand respect qu’il a pour son épouse. En gardant toute sa politesse, il lui
fait sentir combien ses préjugés de féministe sont grossiers.
FOURNIER, Christiane, « Où le mandarin résout le problème de la politesse », L’Intransigeant, juillet 1929,
repris dans : Perspectives occidentales sur l’Indochine, op. cit., p. 58-69.
Chapitre XVI : « L’étendue de la gamme » des silences 461

cadre de la fiction et je remarque simplement que chez Malraux, le silence porte à la fois la
marque de passivité de l’Asie et son potentiel de résistance. Là est justement l’intérêt de la
force du stéréotype réapproprié comme une arme retournée à l’avantage de l’opprimé. Il me
semble que c’est aussi ce que suggère l’analyse de Bhabha lorsqu’il insiste sur le fait que :

le pouvoir colonial […] fonctionn[e] en relation au régime de la pulsion scopique. […] la


pulsion qui représente le plaisir de « voir », qui a le regard pour objet de désir […]. [Elle]
[…] dépend pour être efficace du consentement actif qui est le corrélat réel ou mythique
(mais toujours réel en tant que mythe) et établit dans l’espace scopique l’illusion de la
relation d’objet. […] Comme la phase du miroir, la « plénitude » du stéréotype – son image
comme identité – est toujours menacée par le « manque ».1402

Chez Malraux, Perken est certainement confronté au manque dans la pulsion scopique. La
villageoise refuse de servir de miroir pour refléter la force qu’il emploie. Ses yeux clos
menacent la plénitude du stéréotype de supériorité dominatrice et de force virile. Homi
Bhabha dédaigne de considérer la dimension auditive. Néanmoins, dans le voyage l’audition –
et les autres sens – est aussi importante que la vision.1403 Le silence de la villageoise
désarçonne Perken aussi bien que ses yeux clos. Son silence se manifeste dans une sorte de
sourire sur l’univers intérieur où il n’existe pas. Ce sourire-clos apporte une variante au
stéréotype : silence-passivité devient silence-résistance.
Cette « contraction des commissures des lèvres » de la Laotienne du roman de
Malraux rappelle une histoire qui avait circulé dans toutes les classes de la société
indochinoise de 1925 – donc au moment où Malraux travaillait à L’Indochine – et qui était
arrivée à Paris par l’intermédiaire des immigrés. Nguyễn Ái Quốc – qui signe ici Nguyen Ai
Quo – la raconte dans Le Paria. Il s’agit de la capture, en 1925, par la Sûreté française, de
Phan Bội Châu (1867-1940) ce grand révolutionnaire patriote du début du siècle. Condamné à
la peine de mort par contumace pour tentative d’empoisonnement d’une garnison en 1908 et
pour attentat à la bombe à Hanoï en 1913, il avait émigré en Chine pour continuer son action
contre la France. On se souviendra aussi que ses écoles de quốc ngữ et la modernité qu’il

1402
BHABHA, Homi, « L’autre question : stéréotype, discrimination et discours du colonialisme », Les Lieux de la
culture, op. cit., p. 121-146, p. 136-137.
1403
Dans sa thèse, Sarah De Mul a montré que l’acquisition d’informations dans certains récits de voyage, entre-
autres ceux narrés par Dorris Lessing de retour dans le Zimbabwe de son enfance, n’est pas le fait des
observations visuelles, mais beaucoup plus de l’audition.
MUL, Sarah De, « Yesterday does not go by ». The Return to the Colonial Past in Women’s Travel Writing
and the Contingencies of Dutch and British Cultures of Remembrance, Thèse thèse de doctorat sous la
direction de GOUDA, Frances et PATTYNAMA, Pamela, Universiteit van Amsterdam, 2007.
462 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

tente d’implanter en Indochine ne sont pas du goût des coloniaux. Malgré la génération de
différence, Nguyễn Ái Quốc et Phan Bội Châu se connaissaient personnellement : ils ont
correspondu pendant un certain temps en chinois classique et Phan Bội Châu était un ami du
père de Quốc. Lorsque Nguyễn Ái Quốc signe son article, Phan Bội Châu vient d’être arrêté à
Shangaï, et ramené en Indochine. Ecroué, le vieux lettré attend son procès et sans doute la
confirmation de la peine de mort. Le nouveau Gouverneur Alexandre Varenne vient le voir
dans son cachot et lui proposer la « liberté » en lui tenant ce discours :

« Mais, en échange, je demande votre parole d’honneur de rester fidèle à la France, en


collaborant avec elle, en vous associant à elle, pour entreprendre en Indochine une œuvre de
civilisation et de justice. […] »
Mais […] les paroles de Varenne semblaient couler dans les oreilles de Boï-Châu comme
“l’eau sur les feuilles de patate” [dans une note en bas de page : dicton cher aux paysans du
Tonkin] et le silence impassible que Boï-Châu avait toujours observé au cours de l’entretien
semblait abasourdir Varenne. […] [U]n milicien annamite […] prétend avoir aperçu, à
travers la grille, un léger déplacement des lignes sur le visage du fameux détenu. […] S’il en
était ainsi, il se pourrait que Boï-Châu, à ce moment-là, souriât [sic], et que la chose fut
discrète, invisible et silencieuse comme le vol d’une mouche [dans une note en bas de page :
rire-mouche : expression familière qui s’emploie pour dépeindre le sourire énigmatique des
Jaunes].1404

La supériorité de ce « sourire-mouche », c’est un peu l’histoire de la blanche colombe et de la


bave du crapaud. Même livrés apparemment à la violence de la prison ou à celle du viol, le
silence de Phan Bội Châu et de la villageoise les rend inaccessibles.1405 L’ampleur de la
contestation – de grandes démonstrations silencieuses (selon Le Paria) de toute la population
devant la prison où Phan Bội Châu était écroué – oblige le pouvoir à commuer sa peine en
mise à disposition de l’administration. Il restera tout le reste de sa vie à demeure dans sa

1404
NGUYEN-AI-QUO[C], « Turlupinades ou Varenne et Pham-Boï-Châu », Le Paria, n0 36-37, septembre-
octobre 1925.
1405
A ma connaissance, Malraux ne se prononcera qu’indirectement sur cet emprisonnement dans une diatribe
contre Ernest Outrey le Député de la Cochinchine à la Chambre de Paris, propriétaire de L’Impartial journal
de Saïgon dont le rédacteur en chef, Henry Chavigny de Lachevrotière, est son grand ennemi personnel.
Malraux s’offusque que celui qui doive conseiller le Ministre des Colonies sur la situation en Indochine, soit
« M. Outrey, cet homme si documenté qu’il confond Phan-Chan-Trinh et Phan-boi-Chau, qui fait assassiner
Merlin [Martial Henri Merlin, Gouverneur Général de l’Indochine, de août 1922 à avril 1925. En visite à
Canton en août 1924, il est victime d’un attentat manqué], successivement par Ninh [Nguyễn An Ninh] et par
nous-même [Malraux], refuse de prendre en considération le discrédit que jette sur le Gouvernement Français
l’emprisonnement d’hommes respectés […] ». MALRAUX, André, « Mytho, toujours des coutumes de
guerre », L’Indochine enchaînée, n0 9, 2 décembre 1925.
Chapitre XVI : « L’étendue de la gamme » des silences 463

maison de Hué. Cette peine n’est pas une preuve de la « générosité » de la France.1406 J’insiste
parce que certains Français signent encore des textes pleins de nostalgie pour l’Indochine
française.1407 Ce n’est pas parce que les gens ont souffert depuis que les Français sont partis,
qu’il faut idéaliser la situation dans laquelle ils vivaient sous la France. La détention à vie de
Phan Bội Châu rappelle la situation de la Birmane, Aung San Suu Kyi : c’est bien la marque
de la dictature. Ceux qui ont la ratification populaire sont mis de côté, puisque leur
élimination, trop dangereuse, risque de déclencher une révolte et que leur liberté est
inacceptable.
Dans La Voie royale et dans l’article de Nguyễn Ái Quốc, le silence de la villageoise
et celui de Phan Bội Châu dans son cachot, se révèlent plus résistants et plus performatifs que
l’on ne l’imaginait. Le silence imposé par le pouvoir peut se retourner contre lui. Le silence
de passivité à été retourné pour devenir, grâce à l’inouïe subtilité du « sourire-mouche »,
supériorité et résistance.

2. - Un silence annonciateur de révolte.


D’ailleurs, certains voyageurs, lisent dans le silence une dimension directement politique.
C’est le cas de Jean Dorsenne dans Faudra-t-il évacuer l’Indochine ? Il écrit qu’il comprend
parfaitement que les tribus Moïs encore insoumises, refusent de toute leur force de se
soumettre à la France, « car on n’entend plus les grondements de[s] tamtams et les sonneries
de[s] gongs harmonieux » de celles qui se sont soumises.1408 Il s’inquiète car il « sent dans
[…] la péninsule, un sourd mécontentement ».1409 Le silence n’est plus associé à
l’impassibilité asiatique, ni à la dignité de la classe sociale supérieure, mais à la contrainte, au
mécontentement et à la souffrance des Indochinois, même celle des Moïs, sous le
colonialisme français.
Le silence porte également une charge politique chez Guy de Pourtalès. Ce voyageur
se rend à une fête à Saïgon – un de ces fameux bals du gouverneur –, mais n’entre pas
directement. Il reste dans l’ombre, de l’autre côté de la haie, du côté de coolies-pousse qui

1406
Terme que les coloniaux aimaient à employer, par exemple Reynaud qui insiste sur la générosité de la plus
grande France qui tient compte du bien être de ses sujets. REYNAUD, Paul, op. cit.
1407
GUERIVIERE, Jean de La, Indochine. L’envoûtement, op. cit. et surtout RIGNAC, Paul, Indochine. Les
Mensonges de l’anticolonialisme, op. cit.
1408
DORSENNE, Jean, Faudra-t-il évacuer l’Indochine ?, op. cit., p. 200.
1409
Ibid., p. 36.
464 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

regardent silencieusement la foule des Blancs qui s’amusent. Il se sent d’abord à l’aise parmi
ses compagnons-spectateurs mais, quand il commence à poser des questions aux coolies, il se
rend compte de leur prudence à trouver la ‘bonne’ réponse.

Notre petit rassemblement est muet. On fume. On chique le bétel. On regarde. […] Ils se
glissent vers moi, guettant ce que je vais dire ou faire et puisent dans mon étui à cigarettes
avec des doigts plus déliés que ceux des pickpockets. Le silence est si gai entre gens qui ne
s’entendent que par l’instinct. […] Je demande :
― Quel est le plus grand homme de France ?
― Monsieur le Gouverneur Général.
(Prudence)
― Et puis ?
― Toi.
(Politesse)
― Et ensuite ?
― Pasteur.1410
On n’est pas si bête que vous le supposiez. Prudence, politesses et, cette fois, reconnaissance,
tel est l’ordre non de l’amour, mais de la réflexion. Je n’irai certainement pas voir les
intellectuels annamites, les leaders politiques, le groupe des mécontents professionnels.
D’autres l’ont déjà fait et le raconteront mieux que moi. Je m’en tiendrai à ces gens du
peuple, aux coolies, aux boutiquiers.1411

Les simples réponses des coolies-pousse mettent à mal les idées joyeusement chantées par
Joséphine Baker. On le voit, l’amour et la gratitude ne sont pas dus aux colonisateurs et seul
Pasteur y garde ses plumes, dans l’optique de Pourtalès en tout cas. Le silence des coolies-
pousse cache une réflexion qui pourra aider le voyageur à ‘créer’ l’opinion sur la colonie.
Entre parenthèses, la fiction rattrape encore une fois le récit de voyage. Car, de deux choses
l’une : soit le narrateur ne peut communiquer avec les coolies que dans un gai silence, soit il
peut leur poser des questions et suivre les arguments qui construisent leur réflexion. Mais le
plus important, c’est que c’est le silence qui le force à faire attention aux coolies et à imaginer
ce qu’ils pourraient penser. Ce qu’il entend est plutôt un acouphène ; des interprétations qu’il
projette lui-même sur un silence extérieur. C’est bien le symptôme d’une maladie qu’il révèle,

1410
Référence est faite aux travaux du médecin et à l’action médicale de la colonisation française. L'Institut
Pasteur de Saigon, créé en 1890, et celui de Nhatrang, créé en 1895, sont réunis sous le nom d'Instituts
Pasteur d'Indochine, en 1905. Ses directeurs sont : Alexandre Yersin (1905-1923), Noël Bernard (1923-
1935), Henri Morin (1935-1940), voir : http://www.pasteur.fr/infosci/archives/ind1.html, 11-10-2007
1411
POURTALES, Guy de, op. cit., p. 77-78.
Chapitre XVI : « L’étendue de la gamme » des silences 465

mais cette maladie n’est pas celle de son entendement, c’est celle de la colonie, du discours
colonial et de ses arguments de gratitude et d’amour.
Chez Andrée Viollis, la charge politique du silence est encore plus manifeste. Lors du
débarquement du ministre des Colonies à Saïgon – elle fait partie de sa suite – ils sont
accueillis par les dirigeants qui ont organisé le déploiement des troupes, de la musique,
ameuté la foule et les notables. Comme chez Morand et Célarié, elle observe que les
mandarins sont impassibles et indéchiffrables. Mais elle s’intéresse aussi à la foule.
Il me faut ici contredire Nicola Cooper qui estime que Viollis montre une attitude
élitiste ne s’intéressant qu’au gratin intellectuel et aux lettrés révolutionnaires, une supériorité
qui se manifeste également dans les critiques qu’elle formule à l’égard des coloniaux.1412 Pour
Cooper, lorsque la journaliste se plaint du niveau de ces derniers, elle montre sa nostalgie
pour une colonisation mise en place par des coloniaux plus ‘aristocratiques’. Elle fait la même
analyse du texte de Louis Roubaud parce qu’il se désespère que l’administration traite si mal
les Indochinois, même ceux qui sont les plus raffinés, les mieux éduqués, les plus francisés.
Nicola Cooper a raison de noter ces positions, mais elle omet de considérer que les deux
journalistes partent du discours qu’ils ont appris : « s’ils deviennent ‘civilisés’, ils auront plus
de libertés » et de l’idée centrale : « nous devons les civiliser ». Il est donc tout à fait normal
qu’ils cherchent à voir comment ce discours fonctionne dans la pratique. Leur conclusion est
que – même pour ceux qui ont fait leurs preuves, les francisés, les intellectuels – le système
n’accorde pas les droits fondamentaux (se réunir, parler, voyager, travailler) et que, dans la
majorité des cas, comme le disait déjà Farrère en 1905 : les Indochinois sont plus polis que les
coloniaux. Il est important de lire les réflexions des visiteurs dans le contexte du discours qui
justifie la présence française.
D’ailleurs, même si c’est un cliché, Viollis regarde aussi la foule qu’elle traverse à la
suite du ministre et se demande ce que la population pense de la situation.

Le cortège s’ébranle. Pas une clameur. Singulière impression que celle de rouler entre les
flots contenus de cette foule noire et blanche, absolument silencieuse, aux milliers de visages
impassibles où guettent les prunelles aiguës. Les foules asiatiques, me dit-on, n’acclament
jamais. J’ai pourtant entendu les cris d’adoration des multitudes blanches dont les vagues
semblaient porter Gandhi.1413

1412
COOPER, Nicola, op. cit., p. 100-101.
1413
VIOLLIS, Andrée, op. cit., p. 30.
466 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

Viollis ne conclut pas ; le lecteur jugera par lui-même de la valeur du silence de cette mer
humaine. Cependant, la comparaison à Gandhi indique assez clairement, me semble-t-il,
qu’elle entend une contestation politique dans le silence de cette foule « contenue » et au
regard « aigu ». Cela rend encore plus triste la réflexion – sans doute l’explication d’un
colonial – selon laquelle les foules d’Indochine n’acclament jamais.
Luc Durtain remarque le même état des choses et commence à interpréter comme
d’ingénieuses tactiques de survie, le vol et le silence des employés de maison qui doivent faire
face aux violences et aux injustices de leurs maîtres.1414 Comme Pourtalès, il se rend à une
fête – aussi un bal du Gouverneur – mais la décrit de l’intérieur. Une fête, analyse-t-il, n’est
pas un événement innocent dans l’ordre colonial. C’est une forte affirmation symbolique de la
réussite du colonialisme français. Contrairement à la parade militaire qui sonne la victoire en
référant à la guerre, la fête, le bal du gouverneur, nie la guerre et symbolise la stabilité
politique d’une société de civils.1415 Pourtant Durtain ressent comme une contradiction dans
son raisonnement lorsqu’il remarque que les invités indochinois restent silencieux et
immobiles : ils ne dansent ni ne touchent au buffet.

Peu à peu, presque tous les Annamites, en effet, s’étaient groupés dans un angle du jardin
[…] foule muette dont les vêtements couleur de deuil […] semblaient avoir été choisis à
dessein.1416 Je ne sais quelle idée d’un bal de “Kommandantur” dans une province occupée
me vint à l’esprit. Donner à l’étranger une présence, à peu près obligatoire? Soit! Mais pas la
ratification du plaisir partagé.1417

Il ne dit pas que l’Indochine est ‘occupée’, et il s’étonne lui-même des images qui lui viennent
en mémoire, mais c’est indirectement une ambiance de guerre qu’il décrit. Durtain évalue, par
comparaison à l’occupation de l’Alsace et de la Lorraine, les options qui s’offrent à un peuple
dominé. Théoriquement, soit les habitants continuent de refuser la victoire de l’ennemi en
risquant leurs vies, soit ils acceptent la défaite et se plient aux règles de jeu du vainqueur.
Pratiquement les Indochinois de la fête inventent une porte de sortie, une solution provisoire,
celle du silence qui conteste le point de vue et la joie du vainqueur. C’est le refus de

1414
DURTAIN, Luc, Dieux blancs, hommes jaunes, op. cit., p. 111.
1415
Idem, p. 126.
1416
D’après ce que j’ai pu comprendre, les vêtements des Indochinois étaient souvent de couleur sombre. Les
paysans du Tonkin portaient apparemment des costumes bruns et dans le Sud du pays, c’est plutôt le noir qui
dominait. En Cochinchine, les habitants étaient souvent habillés de tuniques noires et de pantalons blancs. Je
reviendrai dans un chapitre ultérieur au rôle des vêtements.
1417
Idem, p. 127.
Chapitre XVI : « L’étendue de la gamme » des silences 467

ventriloquisme auquel se soumet Mélaoli. Cette même stratégie sera utilisée par les deux
protagonistes français du roman Le Silence de la mer (1943), rédigé par Vercors en pleine
occupation allemande.1418 C’est par leur silence que l’oncle et la nièce résistent fièrement à la
domination allemande ; un silence que l’occupant interprète correctement.
Lors du bal du récit de Durtain, le gouverneur remarque le groupe silencieux des
notables indochinois et se tourne vers eux pour leur parler. Les Indochinois répondent
poliment mais gardent leurs distances. Et Durtain de conclure cyniquement : « Eh, répare-t-on
en dix minutes soixante-dix ans de “supériorité”? »1419 Plutôt que de contredire la doxa, le
narrateur attire l’attention sur un des concepts les plus rudimentaires, celui de la supériorité
occidentale, en le mettant entre de soupçonneux guillemets. A mon avis il n’est pas loin de
reconnaître que, pour les Indochinois, la « mission civilisatrice » et l’Indochine « pacifiée »
sont des notions vides de sens. Les habitants sont vaincus, mais pas convaincus ; ils sont
occupés et toujours en guerre, se doit de conclure le lecteur. Chez Durtain, on flaire des
tensions de guerre dans le silence.
Chez Guy de Pourtalès également, le silence et l’effacement des Indochinois face aux
coloniaux indiquent non seulement l’occupation, mais encore les préparatifs de guerre.
L’action qui s’annonce est générée par les coloniaux qui ne s’en doutent nullement.

Jamais il [le colonial] ne se doutera qu’il y a de sa faute dans la haine qu’il a créée, et que
tous les petits chats d’Asie qui fuient devant lui s’arrêtent à quelques pas, comme les autres,
comme les vrais chats, se retournent, l’observent, et font jouer leurs griffes.1420

Si le silence annonce une attaque et une revanche dès que l’occasion se présentera, cette
révolte ne peut être imaginée ni dite directement, c’est par le biais d’un déplacement
thématique vers l’univers des animaux domestiques que la surdité du discours colonial
dominant est dévoilée. L’Indochine des colonisés est un univers in-ouï.
Pourtalès n’est pas le seul à déplacer la narration du silence de l’Indochine dans
l’univers animalier. Michaux est à ce niveau un exemple plus extrême. Je l’ai noté, il ne dit
rien de l’Indochine, tout en mentionnant, par le titre d’une page accordée au « Zoo de
Saïgon » qu’il y est allé. Ce qu’il y raconte est tout à fait extraordinnaire. Il décrit la relation
du jabiru – un poisson échassier – et du poisson qu’il ne mange que mort. Une fois le poisson

1418
VERCORS, Le Silence de la mer (1943), Paris, Albin Michel, 1951.
1419
Idem, p. 128.
1420
POURTALES, Guy de, op. cit., p. 71-72.
468 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

attrapé, le jaribu le frappe sur une pierre jusqu’à ce que mort s’en suive. Il peut alors
l’ingurgiter. Mais il y a deux types de jabiru, précise Michaux. Le prudent, qui s’assure que le
poisson est bien mort, et l’imprudent qui le croit mort parce que le poisson ne frétille plus. Un
poisson ‘silencieux’ et qui fait le mort peut faire mal en se démenant vivant dans l’estomac de
l’oiseau. « Mais tout jabiru d’expérience sait qu’un poisson qui ne remue plus sur les cailloux
peut n’être pas mort et demeurer dangereux ».1421 Cette narration est absolument étonnante
dans ce texte de philosophie exotique du grand voyageur. Mais peut-être qu’il faut lire ces
lignes en se souvenant des fables de La Fontaine et concevoir la dernière phrase sur
l’impuissance furieuse du jabiru, comme la morale de la fable : « Alors tout d’un coup,
excédé, il agite d’immenses et de bruyantes ailes sur l’étang et il se demande, et on se
demande, et tous les autres oiseaux se demandent ce qui va arriver ».1422 Le silence de mort
du poisson est alors une stratégie efficace pour esquiver l’appétit gloûton de l’échassier
pêcheur. Un hasard que cette narration animalière à Saïgon, fin 1931 début 1932 ? Même si
Michaux a effectivement vu une telle scène au zoo de Saïgon, indéniablement, la colonie est
chez lui silencieuse puisqu’on n’en saura pas plus sur l’Indochine française et comme lui on
se demande « ce qui va arriver ».
Un tout autre texte, reconnaît également que les Indochinois utilisent le silence comme
une arme stratégique dans leur lutte contre l’occupant. Il s’agit du roman exotique de Pierre
Benoit, Le Roi lépreux (1927), dont l’histoire est, il faut bien l’avouer, tout à fait tirée par les
cheveux.1423 Cela se passe au Cambodge. Un voyageur français, le héros de l’histoire, devient
l’ami d’une princesse birmane qui est aussi – pour reprendre en un seul roman tous les clichés
sur l’Indochine – Apsâra ou danseuse royale à la cour du roi du Cambodge. L’auteur ne se
sera d’ailleurs pas inquiété pour trouver un prénom original à son héroïne ; elle s’appelle
simplement Apsâra. L’écrivain de L’Atlantide nous a déjà habitués à un personnage de femme
exotique forte, violente, mangeuse d’hommes et ennemie des occidentaux. Il nous présente ici
une Apsâra révolutionnaire : après avoir fait ses études à la Sorbonne, elle est rentrée en Asie
pour y préparer l’action anticoloniale. Elle fomente un attentat à la bombe en Birmanie contre
les Anglais qui ont expulsé son frère, l’héritier légitime du trône. Le héros soutient Apsâra
dans sa lutte contre Albion-colonisateur et l’aide à transporter des explosifs.

1421
MICHAUX, Henri, op. cit., p. 141.
1422
Ibid.
1423
BENOIT, Pierre, Le Roi lépreux, op. cit.
Chapitre XVI : « L’étendue de la gamme » des silences 469

Ce que l’on ne peut imaginer pour la colonie française – qu’un Français aide la
résistance à placer des bombes dans les palais des gouverneurs – est apparemment tout à fait
acceptable pour la colonie anglaise. Un peu comme Tintin, il est le bon Blanc qui sauve les
pauvres asiatiques opprimés par le colonialisme anglo-saxon. L’argument n’est donc pas
‘anticolonial’ mais seulement anti-Anglais ! Rencontrant des Indochinois qui sont eux-aussi
impliqués dans l’attaque que prépare Apsâra, son ami français s’étonne de constater que ces
gens silencieux ne sont finalement pas stupides. S’ils se taisent, c’est pour résister à la
domination française, pour mettre des bâtons dans les roues de la colonisation ; « Sans cela,
avouez-le [explique Apsâra] la tâche des Européens serait chez nous par trop commode ».1424
C’est Apsâra qui donne cette explication sur ceux qui restent emmurés dans leur silence. Ce
mutisme des hommes d’Apsâra est finalement digne d’admiration.
Il en va différemment chez Dorgelès qui s’irrite de l’interprétation que fait le guide
d’une légende cambodgienne qu’il lui raconte. Ce guide lui dit que les Cambodgiens envient
les singes qui ont réussi à se mettre à l’abri de l’esclavage derrière leur silence.

Un Cambodgien me l’a affirmé, dans sa langue, en regardant ces singes avec un air d’envie.
« Jadis, m’a-t-il conté, les singes parlaient comme les hommes, alors ceux-ci les obligeaient à
travailler pour eux, ils en avaient fait leurs esclaves. Un jour les singes n’ont plus voulu.
Mais comme ils sont intelligents et peureux, ils ne se sont pas révoltés : ils ont fait semblant
de ne plus comprendre, ils ont cessé de parler comme nous, et c’est depuis cette époque
qu’ils vivent en paix, ne cueillant que pour leur dîner et cabriolant à leur gré.
« Nous ferions bien comme les singes, pour ne plus travailler et ne pas payer l’impôt, mais
nous ne pourrons jamais : nous aimons trop rire et chanter… »
J’ai encore la voix du guide dans l’oreille : un enfant récitant sa leçon.1425

Pour Dorgelès, c’est donc le contraire : cette analyse que fait le guide lui fait penser que ce
n’est pas sa voix qu’il fait entendre, mais qu’il est ventriloque d’un discours imposé. Il n’en
dit rien de plus, mais on peut se demander sur quoi porte son irritation : soit sur le
mécontentement des Cambodgiens et l’esclavage révélé par la légende, soit sur la conclusion
du guide qui campe les Cambodgiens – encore une fois – en peuple d’enfants insouciants.
Toujours est-il que cette légende définit le silence comme une arme contre les obligations des
hommes soumis au pouvoir. Cette tirade pourrait concerner les rois d’Angkor et ceux de
Phnom Penh, néanmoins le guide cite ici deux des points de mécontentement de la population

1424
Idem, p. 278.
1425
DORGELES, Roland, Sur la Route mandarine, op. cit., p. 244-245.
470 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

sous le système colonial : le travail obligatoire et les impôts élevés. Ces deux points de
contestation ont mobilisé les Cambodgiens qui sont descendus manifester devant les
bâtiments de l’administration.1426 Peut-être Dorgelès est-il simplement irrité parce qu’il sent
que ce silence de l’Indochine est un cliché, alors qu’il voudrait tant voir et écrire autre chose
que les autres. Car il faut bien constater que, pour les voyageurs, le silence de la colonie est
éloquent.
Le journaliste Roubaud tente de le percer. Il s’en va en Indochine expressément pour y
prendre le pouls du pays après les informations laconiques des journaux sur les révoltes et
autres événements de Yen Bay. Dans le silence qu’il entend, se mélangent de manière
naturelle l’idée d’une Asie malade et celle d’une contestation politique. Il utilise la judicieuse
métaphore du docteur venant ausculter le silence du pays souffrant, non pas de sa culture
millénaire, comme chez Makhali-Phāl, mais de son identité coloniale. Mais au début il
n’entend rien.

A première auscultation, je lui trouvai un cœur normal. Etait-ce bien ici que venait de
gronder la dernière révolte : quinze cents insurgés marchant sur l’usine, cinquante miliciens
tirant sur eux, des morts, des blessés dans les fossés du chemin ? … Cela valait une seconde
auscultation. A mieux écouter, j’entendis que le cœur ne battait pas régulièrement. […] [Et,
s’étant informé sur les meneurs des actions :] On me montra de jeunes hommes à tunique
noire qui se dirigeaient, silencieux, vers je ne sais quel but. Un Européen haussa les épaules :
― Ça, des conspirateurs ?
Mais un autre lui répondit :
― Ne vous y fiez pas ! 1427

L’attention n’est plus portée sur de vieux mandarins aux longs ongles inactifs, mais sur de
jeunes hommes « silencieux ». L’adjectif ressort bien, encadré comme il l’est par des virgules.
La contestation est l’œuvre d’une nouvelle génération de gens actifs et modernes mais qui
portent des vêtements traditionnels. Le mutisme ne porte plus la marque de l’agonie d’une
vieille civilisation, mais plutôt celui du secret nécessaire aux « conspirateurs » anti-Français.
Le diagnostic demande effectivement une seconde auscultation. Roubaud maintient sa
métaphore tout au long de son reportage où il interviewe de nombreux Indochinois. Je

1426
Voir : FOREST, Alain, Le Cambodge et la colonisation française, op. cit. ;
Sur l’affaire Bardez du début des années 1920, voir : NGUYEN O PHAP, « La Révolte des esclaves », art. cit.
1427
ROUBAUD, Louis, Viet Nam, op. cit., p. 28.
Chapitre XVI : « L’étendue de la gamme » des silences 471

reviendrai dans le prochain sous-titre à ces ‘voix’ entendues. Mais il est important de noter
que le silence mis en avant est celui d’une génération moderne qui n’a rien de passif.
La dernière occurrence dont je voudrais parler ici, parce qu’elle est marquée par le
silence dans l’histoire de sa publication, est cette lettre écrite en 1928 par Jean Tardieu, ce
poète envoyé en Indochine pour y faire son service militaire. Comme dit plus haut, il n’a pas
voulu qu’elle soit publiée de son vivant – pour ne pas compromettre la carrière de son père –
pourtant il tenait à sa parution posthume.1428 Cette lettre est à double titre un texte sur le
silence, celui de son auteur et celui de la population Indochinoise. Dans son analyse de la
situation, le silence des Indochinois est politique et il faut vraiment être sourd pour ne pas le
comprendre.

On aurait beau dire, leur jurer [aux Indochinois] que l’on n’a pas les mêmes opinions que les
vrais colons, que l’on a le plus sincère désir de gagner leur affection, de les étudier et de les
comprendre dans un but désintéressé – je vois bien comment ils répondraient : ils souriraient
d’un air ravi, vous remercieraient avec une rare politesse de ces bonnes pensées – mais
resteraient cois, fermés et peut-être plus défiants que jamais : on demeurerait à leurs yeux le
Français, c’est-à-dire l’usurpateur qui ne peut manquer de cacher derrière ses paroles
flatteuses, quelque arrière pensée de lucre ou de domination. […] Mais il faut avoir la
sensibilité bien émoussée, bien durcie – par le climat ou par le respectable sentiment d’une
mission « civilisatrice » à remplir –, pour ne pas flairer autour de soi cette atmosphère, non
pas hostile, pire que cela : exactement, absolument silencieuse, impersonnelle, comme si
l’approche d’un Français avait le pouvoir d’éteindre à cinquante mètres, toute lueur de
liberté, d’authenticité, sur le visage d’un indigène.1429

Avec Tardieu, le silence de l’Indochine est assourdissant et reste pourtant in-ouï. Les discours
et arguments habituels sont remis en questions par la distance ironique, celle de la
« sensibilité bien émoussée », celle du « respectable sentiment » de la mission à remplir,
accolés aux guillemets qui nient la dimension « civilisatrice » de cette même mission.
On le voit, les occurrences sont assez nombreuses pour pouvoir décider que le silence
est un topos de la littérature du voyage en Indochine et que son éloquence s’y étale dans toute
la gamme de ses nuances. Pour reprendre les termes de Mireille Rosello, les écrivains font du
stéréotype sa « déclinaison », parce qu'ils ne peuvent pas vraiment le rejeter, le « décliner ».
Contrairement à ce que Said préconise, ces voyageurs ne prennent pas position contre les

1428
MACE, Gérard, « Introduction », dans : TARDIEU, Jean, op. cit., p. 7-8, p. 8.
1429
TARDIEU, Jean, op. cit., p. 14-15.
472 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

représentations orientalistes ; ils font simplement ‘avec’. Les variations entre les occurrences
de ce topos montrent qu’un décalage est possible par rapport à la doxa – représentation
commune des colonisés comme un peuple passif, inadapté à l’activité moderne des nations
colonisatrices. Ainsi le silence devient-il également le signe de résistance passive ou
carrément celui du secret nécessaire pour fomenter une révolution. Les discours dominants et
leurs arguments sont réfutés par diverses formes de décalages (guillemets, multiplication de
l’interprétation, association à tout autre chose : Ghandi, des chats, des poissons, l’Alsace-
Lorraine…).

3. - Le coolie-pousse et les voix du silence.1430


3.1. - Le regard du tireur de pousse

Dans cette colonie silencieuse aux relents de guerre, le coolie-pousse joue un rôle particulier.
Le plus intéressant c’est que le stéréotype de la relation passager blanc et tireur indochinois,
qui a décidément inspiré beaucoup de voyageurs, se retrouve aussi chez les Indochinois.
Nguyễn Ái Quốc en a tiré un croquis révélateur lorsqu’il était journaliste pour Le Paria
(Figure 15.6). C’est au fond exactement la même scène que celle de la figure 15.3. Un Blanc,
portant le « blanc », le casque colonial – mais il tient ici une canne « la baguette magique » de
la colonisation comme l’appelle Nguyễn Ái Quốc – est assis dans un pousse-pousse.1431 Le
tireur est maigre, comme dans Tintin et on sent qu’il pourrait se faire battre. Tous les
stéréotypes connus sont présents : le passager porte les inéluctables insignes de son pouvoir :
ses kilos, son sceptre, sa couronne et ses jurons de colonial. Le tireur est, comme l’Asie :
maigre, à bout de souffle, prêt à s’éteindre sous l’effort ; il est silencieux. Quoique… Peut-
être pas tout à fait ! Il est vrai qu’il ne dit rien, mais le point de focalisation a indéniablement
été déplacé.
C’est maintenant le tireur de pousse qui est mis en lumière. C’est lui qui nous regarde
de biais et non plus le passager comme dans la photo de Duval. C’est tout d’un coup son
silence qui nous interpelle. Evidemment, cette représentation renforce l’image de
l’impuissance et n’appelle pas à la révolte collective. Mais Loomba le disait, il faut évaluer
sur quels registres les colonisés prennent la parole, et non pas s’ils réagissent comme on

1430
Ce sous-titre m’est inspiré par le titre de l’ouvrage de Malraux. MALRAUX, André, Les Voix du silence, Paris,
Gallimard, 1951.
1431
NGUYEN AI QUO[C], « Turlupinades ou Varenne et Pham-Boï-Châu », art. cit.
Chapitre XVI : « L’étendue de la gamme » des silences 473

voudrait qu’ils le fassent. Ce croquis vise probablement une autre performance ; celle de la
prise de conscience plus que la prise des armes. Comme les textes des voyageurs français, ce
dessin est avant tout destiné au lectorat métropolitain : les colonisés et les Français résidant en
France dans les années vingt. C’est en France que se trouve le pouvoir et l’opinion publique
qui peut peser sur lui. A ce niveau, ce croquis de Nguyễn Ái Quốc suit des procédures
esthétique et politique reconnaissables comme étant celles apprises par les lettrés des
concours mandarinaux d’avant l’interdiction de 1917 ; on y reconnaît certaines stratégies
mises à profit par ceux qui ont été éduqués selon les enseignements de la Chine classique. En
effet, il faut se souvenir que Nguyễn Ái Quốc était issu d’une famille de lettrés et que les
pratiques de la Chine ancienne, l’écriture du chinois classique (il a correspondu en chinois
classique avec Pha Bội Châu), la calligraphie, etc. ne lui étaient certainement pas inconnues.
En référant à la calligraphie, je ne parle pas de la qualité du dessin qui est loin d’être
esthétiquement réussi, mais des stratégies employées pour ‘parler’.
Il me faut avouer que les philosophies chinoises et les pratiques esthétiques
nécessaires aux lettrés pour réussir les concours mandarinaux sont des sujets qui dépassent
mes compétences. Je m’en remets à l’analyse de Simon Leys. Selon le sinologue, dans les
sociétés qui ont été marquées par la Chine, c’est aux portes du pouvoir que les contestataires
viennent plaider leur cause, surtout à l’aide de placards sur les portes des palais
mandarinaux.1432 C’est aux portes du pouvoir, en France, qu’il faut plaider la cause
indochinoise ; c’est Le Paria publié à Paris qui devra faire office de placard. Car, on le sait,
les signataires de Versailles laisseront sans réponse la liste des revendications déposée par
Nguyễn Ái Quốc au secrétaire de Wilson. Hélas, Paris restera sourd, lui aussi. Mais la
manière dont Nguyễn Ái Quốc se sert du stéréotype est aussi assez classique. Ce qui
m’intéresse c’est que, contrairement aux croquis de Lamine Senghor (Figures : 15.7, 15.8,
15.9, 15.10), qui a lui aussi travaillé au journal Le Paria, ce dessin de Quốc ne contredit pas
du tout le stéréotype ; il le détourne, il en déplace le point de focalisation mais il s’en fait
d’abord l’écho. Chez Senghor les Africains deviennent grands, forts, musclés, dangereux et
capables – grâce à l’appui du grand frère russe – de bouter l’envahisseur hors d’Afrique. Ces
représentations des Africains contredisent celles qui inondent la France à la même époque,

1432
LEYS, Simon, La Forêt en feu, op. cit., p. 74.
Le contre-pouvoir s’affiche sur les murs (déjà au temps des missionnaires) par biais de textes ou dessins
railleurs qui doivent rappeler les mandarins à l’ordre. Les affiches se lisent à voix haute et les passants livrent
ainsi 1001 commentaires et éclats moqueurs aux détenteurs du pouvoir.
C’est une pratique que Huc a déjà notée pour contredire l’idée reçue que l’Asie est – par définition – soumise
au despotisme de ses dirigeants. HUC, Evariste, op. cit.
474 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

celles des tirailleurs inoffensifs et autres enfants innocents (dans les deux sens du mot) dans
Tintin ou sur les boîtes de Banania (Figures des chapitres VI et IX).
Chez Nguyễn Ái Quốc il en va bien différemment : il n’est pas question de mettre en
garde et de promettre le combat. Les représentations sont très proches de celles que l’on a
rencontrées jusqu’ici, soit en textes, soit en images. Son croquis pourrait être la version
crayon de la photo de Henri Duval. On reconnaît le procédé qui, selon Leys se trouve derrière
la calligraphie et l’art pictural de la Chine. C’est la même montagne, le même lac, les mêmes
oiseaux, les mêmes couleurs, la même mise en scène, et pourtant on reconnaît l’artiste. Plus la
version ressemble à l’original, plus sa personnalité ressort. C’est par connaissance des autres
versions du même motif que l’artiste montre sa patte.

La vertu ne réside pas dans la création de signes neufs mais dans l’utilisation neuve de signes
conventionnels. Tout l’art est la disposition, l’ajustement et la confrontation de ces images
reçues : il faut que de leur choc jaillisse la vie. Au fond l’esthétique chinoise est une
esthétique d’interprétation plus que d’invention.1433

Le phylactère reproduit le discours colonial des pires coloniaux, mais en même temps, si l’on
regarde bien, le dessin entier est le discours d’un lettré annamite sur ces coloniaux, sur leur
rudesse, leur vulgarité et leur sadisme. Le lettré ne peut s’empêcher de souligner la vulgarité
criarde du petit bourgeois colonial avec son casque, son costume et sa canne. Le croquis a la
même valeur métonymique que la photo de Duval, mais c’est maintenant la personnalité
asiatique, celle du tireur de pousse qui, par l’intermédiaire du lettré, adresse la représentation
aux spectataires.
Là se trouve pour moi l’intelligence ironique de ce croquis. Il montre ce que tout le
monde connaît, mentionne le discours en écho, mais, en déplaçant le centre de l’attention, il
fait la preuve de la présence de celui qui en donne sa version. C’est véritablement d’une
interprétation dans le sens musical du terme qu’il s’agit ici : c’est la même partition que celle
des coloniaux. Si le coolie-pousse est toujours silencieux (cela fait partie de la représentation),
l’artiste appelle à un changement de vision du même et du connu. Il y a, selon moi, trois
niveaux à partir desquels cette transformation a lieu et qui font apparaître en même temps que
la citation échoïque de la doxa, la ‘voix’ de la prise de distance. D’abord, le niveau le plus
évident est celui du croquis où se manifestent déjà plusieurs ‘déplacements’. Dans le
phylactère, un nom est donné au coolie-pousse : « Incognito », qui au lieu de lui faire perdre

1433
Ibid., p. 31.
Chapitre XVI : « L’étendue de la gamme » des silences 475

son anonymat, ne fait que le souligner. Ensuite la juxtaposition d’un des arguments les plus
sérieux du discours colonial : « loyalisme » et d’un juron sonnant, éclaire d’un autre jour le
terme loyalisme. Il ne faut pas oublier que c’est sur base de cet argument que l’on a recruté les
tirailleurs venus prouver dans les tranchées de la Première Guerre mondiale, leur gratitude de
colonisés. Le raccourci elliptique rapproche les beaux mots du discours et les vilains mots des
coloniaux dans le même phylactère. Le croquis est signé « Nguyên A. Q. » qui garde un
double anonymat au dessinateur. D’abord celui du nom ; on se souviendra que Nguyễn Ái
Quốc est le nom collectif par lequel signe le Groupe des Annamites patriotes ; Ái Quốc
signifiant : qui aime son pays. Ensuite celui des vagues initiales qui font ressortir Nguyễn, le
nom de famille le plus commun du Việt Nam. Celui qui dessine devient essentiellement
‘Indochinois’ ; il signe pour toute une nation.
Mais c’est surtout la mise en scène qui a varié. C’est maintenant le tireur de pousse qui
nous renvoie le discours, celui du loyalisme dû par la population aux coloniaux ; c’est lui qui
nous oblige, par son regard, à écouter le discours à partir de lui. Il nous adresse ses guillemets
placés autour du phylactère du colonial grâce au dessinateur. Le dessin est un discours
rapporté dans lequel la personnalité du rapporteur change l’interprétation du discours direct
pourtant fidèlement rendu. C’est à partir de son regard et non à partir de celui du passager que
nous devons maintenant considérer cette représentation. Le « Nous-kami y sommes » n’est
plus émis par Duval, mais par Incognito. Kami s’adresse au spectataire qui ne peut plus
s’associer à ‘Duval’, cette caricature de Blanc qui est à son tour exclu du discours. Nous
sommes ici dans une pratique de l’ironie. On retrouve la superposition des deux antiphrases
(discours et anti-discours) et la double cible que les spécialistes de l’ironie mettent en
avant.1434 La première cible est le colonial installé dans sa chaise, la seconde est le lecteur du
Paria qui se voit interpellé par le regard du coolie-pousse. S’il est Français, il doit se sentir
dégoûté de pouvoir monter dans un tel véhicule, de prendre la place qui lui revient dans la
relation inscrite par le discours colonial. Le dessin incite le spectataire à refuser d’adhérer à
un tel discours. Ici, mais si en général l’ironie n’est pas toujours claire, on ne peut parler de
confusion d’interprétation. Aucun Nguyễn, semble dire le dessin et son contexte, ne peut
adhérer au discours prononcé par le colonial assis dans le pousse-pousse. Je rejoins Vladimir

1434
JANKELEVITCH, Vladimir, L’Ironie, Paris, Flammarion, 1964 ;
HAMON, Philippe, L’Ironie littéraire. Essai sur les formes de l’écriture oblique, Paris, Hachette, 1996 ;
MERCIER-LECA, Florence, L’Ironie, Paris, Hachette, 2003.
476 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

Jankélévitch dans son analyse de l’ironie lorqu’il dit qu’elle est une simulation de l’adhésion
aux discours dominants, mais que cette simulation se trahit à dessein.1435
Dans ce contexte, la répétition du connu marque bien la différence. Car le changement
trouve aussi une résonance dans le cadre où le croquis apparaît ; le deuxième niveau de
transformation. On sait que Le Paria porte son titre en trois langues : en arabe, en français et
en quốc ngữ. Le cadre de l’interprétation est subtilement bouleversé pour appuyer une lecture
polyphonique de la représentation habituelle. Et j’en arrive au troisième niveau de prise de
distance. Une anecdote jubilatoire nous est communiquée dans un encart du même journal
sous le titre : « Mau-lên, Outrey ! ». On se souviendra que Ernest Outrey est un homme
puissant de L’Indochine, il était député de la Cochinchine, propriétaire du journal L’Impartial.
Je recopie l’encart en entier.

Lors de la discussion sur l’amnistie [projet d’amnistie pour les colonisés qui avaient déserté
ou qui étaient passés à l’ennemi lors de la Première Guerre mondiale, entre autres le
lieutenant algérien Boukabouia], à la Chambre, M. Outrey eut l’idée de lire un tract
révolutionnaire, rédigé, dit-il, en chinois et en annamite. Mais comme il se faisait trop
attendre, vu que lui-même il avait de la peine à déchiffrer ce fameux document, André Marty
lui cria : « Mau-lên ! Mau-lên ! » ce qui veut dire, paraît-il « Mais dépêche-toi donc, espèce
d’andouille ! ».1436

On imagine le plaisir qu’une telle anecdote a pu procurer aux Indochinois qui l’ont entendue.
C’est un peu comme le Perken de Malraux, Outrey récolte le discours qu’il a semé. Ici le
stéréotype est renvoyé en boomerang au colonial. C’est l’automatisme cassé qui retourne la
situation qui fait naître le rire, nous dit Bergson.1437 Cette fois en tout cas, on sait que Outrey a
entenu l’injure. Mais, dans le cas du Paria qui n’avait pas un grand lectorat et qui était interdit
dans les colonies, on peut se demander si ce retour du stéréotype a été efficace. On voit aussi
que, même si « Mau-lên » se traduit toujours par « vite », ce « vite » subit d’énormes
variations et doit être compris comme une injure pour les Indochinois et pour les tireurs de
pousse.

1435
JANKELEVITCH, Vladimir, op. cit., p. 96.
1436
ANONYME, « Mau-lên, Outrey ! », Le Paria, n0 30, octobre 1924.
1437
BERGSON, Henri, Le Rire, Paris, Quadrige/PUF, 2002.
« Toute petite société qui se forme au sein de la grande est portée ainsi par un vague instinct, à inventer un
mode de correction et d’assouplissement pour la raideur des habitudes contractées ailleurs et qu’il va falloir
modifier. […] Telle doit ête la fonction du rire. Toujours un peu humiliant pour celui qui en est l’objet […] »,
ibid., p. 103.
Chapitre XVI : « L’étendue de la gamme » des silences 477

Mais, à côté de l’ironie analysée par les littéraires, on discerne aussi ce que Simon
Leys disait de l’esthétique chinoise qui ne vise pas la linéarité, mais la juxtaposition des
images.1438 Pour Leys, le cliché en Extrême-Orient est beaucoup plus profond que l’on ne
croit et a également une dimension active. Car la juxtaposition des images ou idéogrammes
oblige une lecture active du poème et du dessin : c’est la valeur active du vide (qui n’est pas
néant, mais non avoir : wu).1439 « Il s’agit non seulement des ‘blancs’ de la peinture, mais
aussi des silences de la musique, de l’au-delà-des-mots du poème ».1440 Les idéogrammes se
lisent d’abord dans l’espace et non dans le temps et le même signe peut être lu dans plusieurs
directions à la fois. Il pourra prendre une autre valeur grammaticale (verbe, nom, adjectif…)
en fonction d’autres signes du contexte. Un peu comme en électricité, le courant peut passer
en série (linéarité et temporalité) ou en parallèle (espace et simultanéité). Au fond le croquis
de Nguyễn Ái Quốc en jouant sur ce principe – simultanéité de deux opinions incompatibles –
rejoint l’aspect actif de l’ironie. Il mélange à la fois le discours de l’autre et la distance par
rapport à ce même discours ; une polyphonie incluse dans la calligraphie et dans la
superposition simultanée des signes du texte et du dessin.
C’est une re-vision qui appelle le public à faire une ré-vision de l’interprétation d’une
scène bien connue. Ce déplacement, pareillement à l’ironie, insère un nouvel élément
essentiel : celui de la responsabilité de celui qui regarde le dessin et qui est confronté au
regard interpellateur du tireur de pousse. Dans le croquis de Nguyễn Ái Quốc, à travers la
polyphonie, le tireur de pousse, tout en restant silencieux, montre que c’est le passager et son
discours qui l’ont forcé dans cette représentation. Avec ses guillemets, il nous adresse son
silence.
Je ne peux m’empêcher de souligner combien il est absurde de suggérer, comme le
font Young, Said et surtout Miller, que Hồ Chí Minh a appris la contestation anticoloniale en
France. Les formes de son ironie n’ont rien de typiquement occidental ou marxiste, elles sont
– au moins potentiellement – héritées de pratiques classiques de l’Extrême-Orient.
Evidemment, le discours qu’il reproduit, pour le renvoyer comme un miroir est bien celui des
coloniaux les plus obtus. Cependant, il n’y a aucune raison d’affirmer que c’est la Révolution

1438
LEYS, Simon, La Forêt en feu, op. cit., p. 17.
1439
Ibid., p. 13. D’après Leys, le concept de l’Être (wu) : le ‘non-avoir’, est traduit erronnément en Occident par
le néant. L’être comprend des phases simultanées de avoir et non-avoir. La sagesse dit que l’être ne peut
s’appréhender que de manière négative. On ne peut appréhender l’être qu’en creux, en cernant son absence.
Comme un sceau gravé intalgio ne révèle le dessin que par l’absence de la matière. En lisant un poème ou
une peinture, on comprend mieux l’importance de ce ‘vide’, de ce non avoir, pour l’esthétique chinoise.
1440
Ibid., p. 21.
478 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

(française ou russe) qui lui a offert des outils subversifs jusque là inconnus. Outre l’utilisation
des stratégies traditionnelles, l’emploi de l’ironie vise encore d’autres objectifs. Ce
déplacement ironique dans le croquis, et que l’on retrouvera aussi dans les textes du futur
président du Việt Nam, est très logiquement la stratégie à adopter lorsqu’un système vous
oblige à ‘ventriloquer’ le discours du pouvoir. Comme l’a dit Bhabha, le « mimétisme », qui
devrait prouver le loyalisme et la gratitude, est aussi le lieu où la subversion peut s’articuler.
Le miroir renvoie bel et bien l’image que la cible produit, mais en fin de compte, cette cible
doit bien admettre que son reflet n’est pas si beau à voir.
Cette ironie que je vois dans le dessin de Nguyễn Ái Quốc, et pas dans ceux de
Lamine Senghor, m’oblige à préciser que, si je mets ces deux essayistes subversifs face à
face, ce n’est certes pas pour dire que l’Afrique manque de la finesse de l’Asie. La grande
efficacité analytique de l’ironie de Senghor réside surtout dans le texte (ainsi que dans la
relation du texte à l’image). Il révèle son humour caustique, entre autres au niveau de
l’onomastique. C’est l’histoire du colonialisme qu’il refait et celle des Tirailleurs – comme lui
– des ‘volontaires’ forcés de participer à la Première Guerre mondiale. Sa révision de
l’histoire est racontée sous forme de conte familial où le roi colonialisme (l’onomastique
dévoile que l’on est toujours à l’ancien régime dans les colonies françaises) a besoin de l’aide
des Africains pour défendre sa fille la princesse république (en Europe la France s’affiche
comme une république) malmenée par son cousin – bien sûr – germain. Son analyse met en
avant la langue fourchue des discours de la France qui exporte, non pas ses idées
républicaines, mais son ancien régime. Senghor est donc certainement intéressant, mais il ne
fait pas directement partie des textes que j’analyse.
Il m’a simplement semblé utile de montrer que, par le dessin, Nguyễn Ái Quốc a
réussi à pratiquer la subversion du discours et de la représentation, grâce à un langage et à un
regard obliques. Il nous faut constater que non seulement l’Empire de l’époque pratiquait déjà
le « writing back », mais aussi le « drawing back ». A la lecture de Senghor et de Nguyễn Ái
Quốc, il semble que ce soit par le déplacement ironique qu’ils procèdent avant tout.

3.2. - Des voix du silence aux voies du silence

On peut se demander si bien des voyageurs ne procèdent pas de la même manière. Il est assez
frappant de voir que, même si l’interprétation de l’ironie est tributaire de la culture, comme l’a
souligné Liesbeth Korals Altes, ces écrivains-voyageurs utilisent des techniques proches de
Chapitre XVI : « L’étendue de la gamme » des silences 479

celle de Nguyễn Ái Quốc dans ce dessin.1441 Evidemment, je ne dis pas qu’ils se sont laissé
inspirer des techniques de Nguyễn Ái Quốc, ils avaient déjà Voltaire comme modèle, mais je
suggère que les positions des voyageurs indochinois et celle des voyageurs français sont
malaisées. Le pouvoir exigeant d’eux l’expression d’un écho procolonial, le discours de la
gratitude et du loyalisme chez les uns, celui de la victoire chez les autres, il n’y a pas
d’énormes possibilités pour s’exprimer. Même si leurs positions sont très différentes – les uns
doivent craindre les bourreaux, les prisons et parfois la mort (Lamine Senghor, Nguyễn An
Ninh), alors que les autres ne seront suivis que par les foudres de l’exclusion sociale – ces
deux groupes trouvent des stratégies parallèles face à la censure et à un pouvoir qui les
empêche de parler.
Certains voyageurs vont plus loin que la mise en texte de leur difficile position de
narrateurs ; le silence de l’Indochine les interpelle véritablement et ils vont tenter de retrouver
les voix muettes des Indochinois dans le silence colonial. C’est justement le silence imposé
par les colonisés qui intéresse certains des voyageurs, à commencer par Louis Roubaud. Il
remarque qu’il y a une désinformation de la métropole, parce que la colonie ne veut pas que la
France s’en mêle.1442 C’est une des raisons des réticences des coloniaux à recevoir les
journalistes de Paris. Je l’ai dit plus haut, ce silence intrigue le journaliste qui décide d’aller
vérifier sur place ce qu’il en est.

Le 11 février 1930 une courte dépêche d’Hanoï apprenait aux Français de la métropole la
révolte des tirailleurs indigènes de la garnison de Yen Bay, le massacre, dans la nuit des
officiers et sous-officiers blancs. Les jours suivants, d’autres câblogrammes, assez
laconiques, nous informaient d’autres incidents : des bombes jetées à Hanoï sur les
commissariats, l’agent de police du pont Doumer grièvement blessé, le sous-préfet indigène
de Vinh-Dao supplicié, assassiné…
Que se passait-il ? Rien, absolument rien n’avait pu faire pressentir à l’opinion
métropolitaine de pareils événements. On les expliqua officiellement par quelques
mécontentements locaux, par l’action de la propagande communiste. On les dissocia d’un
ensemble de faits auxquels […] ils appartenaient pourtant.1443

1441
KORTHALS ALTES, Liesbeth, « Blessedly post-ironic ? » Enkele tendensen in de hedendaagse literatuur en
literatuurwetenschap. Rede, Groningen, Universiteit van Groningen, 2001, p. 3.
1442
Sur le séparatisme indochinois, position dominante chez les coloniaux de l’Indochine jusqu’en 1930, voir :
GIACOMETTI, Jean-Dominique, La Question de l’autonomie de l’Indochine et les milieux coloniaux français.
1915-1928. L’Indochine entre colonie et Dominion ?, Thèse de doctorat, Aix-Marseille I, Université de
Provence, 1997.
1443
ROUBAUD, Louis, Viet Nam, op. cit., p. 9.
480 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

C’est ce « silence » qui « flaire » la révolte qui pousse des voyageurs tels que Roubaud,
Werth, Pourtalès, Durtain ou Viollis à interviewer des Indochinois, à entendre leur opinion.
Cependant ce silence des ‘subalternes’ n’est pas vraiment percé. Ces voyageurs, puisqu’ils ne
peuvent pas savoir, n’en viennent pas vraiment à des conclusions. Peu d’entre eux ont
l’arrogance de prétendre trouver la voix de ces gens. Au contraire, leurs textes sont des
collages et des superpositions des multiples « voix du silence » pour reprendre ce si beau titre
de Malraux. Pourtant, tous semblent persuadés que, si l’on écoute réellement, il est possible
de retrouver certaines voix.
Chez Léon Werth, le narrateur omniscient qui interroge les coolies ne communique
pas toutes ses informations aux lecteurs.

Un soldat frappe un coolie-pousse qui ne voulait pas « marcher ». Boulevard Bonnard,


devant le magasin de soieries tenu par un Annamite et par sa femme qui est lyonnaise. Cette
jeune femme s’approche du soldat et très doucement lui dit : « Voyons mon ami… soyez
gentil… » Le soldat se retourne et lui crie : « Si vous vous êtes fait naturaliser nha-qué
[paysan(ne) indochinoise], moi pas… ». […] J’ai souvent prié un ami annamite [sans doute
Nguyễn An Ninh qui lui sert de guide et devient son ami] d’interroger devant moi des
coolies-pousse. Non pas rue Catinat en plein jour. Mais la nuit, au cours de longues
promenades. J’avais honte. Mais je voulais savoir. Tous les coolies ont répondu
identiquement.1444

Le narrateur ne révélera rien de plus ; il laisse dans l’ombre ce que les coolies-pousse lui ont
dit, forçant les lecteurs à imaginer eux-mêmes – mais ce n’est pas très difficile – ce qu’il a pu
entendre. Cette honte est un nouveau point de critique, auquel je reviendrai car il soulève un
problème moral.
Dans le récit de voyage de Luc Durtain, Dieux blancs, hommes jaunes, un texte
autobiographique et factuel, donc à dominante non-fictionnelle, l’auteur a recours à une ruse ;
il passe brusquement de l’autobiographie à la fiction, du récit de voyage à la littérature
fantastique en laissant le lecteur dans l’incertitude quant à la véracité de l’histoire.1445 Il s’agit
d’une scène qui correspond au chapitre intitulé « Dialogue annamite », où le narrateur
remarque, dans le restaurant de l’hôtel où il loge, une très bruyante tablée de coloniaux qui
s’auto-félicitent des réalisations coloniales.1446

1444
WERTH, Léon, Cochinchine (1926), op. cit, p. 59.
1445
DURTAIN, Luc, Dieux blancs, hommes jaunes, op. cit.
1446
Ibid., p. 301-329.
Chapitre XVI : « L’étendue de la gamme » des silences 481

Dans toutes ces conversations, pas un mot sur l’indigène ! […] J’avais peu à peu le sentiment
d’un oubli incroyable […]. Cependant, à pas silencieux, circulaient entre les nappes
blanches, entre les phrases des Blancs, les serviteurs annamites, turbans noirs. Ces visages
muets, immobiles, aux regards pourtant si vifs ne tardèrent pas à m’observer aussi […] Au
surplus, je me sentais décidément malade.1447

En se frayant un chemin « entre les phrases des Blancs », le serviteur, sa présence, son
silence, indique au voyageur qu’il faut lire entre les lignes. Ce silence devient, chez Durtain,
une marque de polyphonie. Très différente est la sensation du même type de scène dans le
récit de la coloniale Jeanne Alliau. Pour elle, l’animation des coloniaux et le silence des
serviteurs signifie le contrôle et le plaisir ; le soulagement de civilité que donne un service
impeccable.1448
Chez Durtain, par contre, ce silence le met mal à l’aise et son trouble devient
physique. Souffrant de fièvre (une crise de paludisme ou d’identité ?), il va se reposer dans sa
chambre. Il somnole dans un fauteuil, s’endort et lorsqu’il se réveille (mais se réveille-t-il
réellement ?) un Indochinois est installé dans un fauteuil en face de lui. Ce visiteur lui
explique quelles sont les conséquences du colonialisme pour les siens. Il fait un plaidoyer en
faveur de mesures nécessaires pour améliorer la situation, puis s’en va cédant la place à un
autre Indochinois qui, lui aussi, vient se plaindre de sa situation et ainsi de suite. Se suivent
alors des mandarins, des paysans, des communistes, des francisés, etc [mais pas de femmes]
qui viennent tous lui présenter leurs doléances. Le plus étonnant, pour la question qui
m’occupe ici, c’est que le je-narrateur se transforme abruptement en « il » désigné par
« l’Occidental ». Ce qui renforce l’implication du lecteur qui avait accepté de suivre le
voyageur dans son déplacement. Lui aussi Occidental, il ne peut que se sentir visé. Dans sa
chambre d’hôtel, les interlocuteurs qui défilent à la table du voyageur portent tous le nom de
Nguyen-van-X où X est un nombre en langue vietnamienne. Nguyễn étant le nom de famille
le plus commun au Việt Nam, on comprend qu’il s’agit de noms imaginaires. D’ailleurs le
narrateur explique aux lecteurs que son deuxième visiteur se nomme Nguyen-van-Haï qui
« peut se traduire par M. Deux » ; son dernier interlocuteur s’appelle Nguyen-van-Nghinh,
c’est-à-dire Monsieur Mille.1449 Indirectement, ces doléances – un concentré des

1447
Ibid., p. 303.
1448
ALLIAU, Jeanne, op. cit., p. 29.
1449
DURTAIN, Luc, Dieux blancs, hommes jaunes, op. cit., p. 309 et p. 323.
482 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

revendications de la population – sont adressées au lecteur métropolitain, à l’Occidental. Le


narrateur reporte ainsi la responsabilité morale sur son lectorat.
Dans une note, l’auteur explique pourquoi il passe à cette forme de narration.

Le lecteur sera peut-être surpris de rencontrer, dans un travail objectif, ce Dialogue, qui peut
sembler œuvre d’imagination. Ayant reçu des partis les plus opposés, des figures les plus
diverses, telles confidences, telles plaintes, souvent tragiques, auxquelles je tiens à garder la
forme orale qui les anima, je dois choisir ce biais pour tout dire sans compromettre personne.
Au surplus, on ne trouvera dans ces pages, ni un mot, ni un geste, ni un accent que je n’aie
reçus, à maintes reprises, de la réalité même.1450

Si l’on peut en croire cette note, ce dialogue révèle, de manière indirecte, ce que le texte avait
jusque là caché : les innombrables Indochinois rencontrés et qui s’étaient ouverts à l’écrivain
pour lui confier le tragique de leur situation.
Il existe bien des raisons pour garder des secrets dans le récit de voyage, disait Jean-
Didier Urbain, ici, il semble que ce soit pour ne nuire à personne que Durtain a, jusque là,
dissimulé les ‘véritables’ conversations qu’il a eues au cours de son voyage. La technique du
récit fantastique, différente de l’ironie mais qui multiplie également les points de vues, laisse
le lecteur – potentiellement un employé de la Sûreté coloniale – dans l’incertitude quant à la
véracité des faits. Les noms donnés aux visiteurs leur conservent l’anonymat. Il est
remarquable que l’anonymat, symbole de l’oppression, devienne une protection ; comme le
silence, le stéréotype peut être retourné à la faveur de celui qui y est soumis. En outre, grâce à
la note ajoutée par Durtain, peu importe que la scène se soit réellement passée ou non, ce qui
est garanti véridique, c’est le message : les innombrables plaintes des colonisés et la tragédie
du colonialisme. Cette technique est tout à fait remarquable et va à l’encontre de l’idée
préconçue selon laquelle le factuel est par définition plus proche de la réalité que la fiction ;
c’est pour pouvoir dire une vérité qu’il n’est politiquement pas bon de révéler, c’est-à-dire :
« le colonialisme opprime, rend muette la population », que Durtain passe à la fiction. Il
pratique une forme d’autocensure pour déjouer la police coloniale tout en permettant aux
Indochinois prétendument rencontrés de faire leur déposition.
Le texte de Durtain procure un exemple marquant des jeux sur les notions de vrai et de
faux auxquels se prête la littérature de voyage. Prenant distance par rapport à la doxa, les
auteurs veulent aussi montrer qu’ils ne sont pas les dupes de leur création. Ce moyen par

1450
Ibid., note, p. 301.
Chapitre XVI : « L’étendue de la gamme » des silences 483

lequel l’œuvre dévoile les ficelles de la création est une marque de cette ironie romantique,
qui est, selon Pierre Schoentjes, « le moyen par lequel l’art se représente ».1451 C’est bien une
littérature qui pose les problèmes de sa relation avec le réel. En tout cas, comme Werth,
Durtain trouve une feinte pour faire résonner les voix du silence en faisant appel à la
responsabilité des lecteurs. S’il est impossible de vérifier si Durtain a effectivement rencontré
tous ces personnages (bien que les plaintes soient celles que l’on trouve également dans les
textes de la main de colonisés de l’époque), son angoisse de voir arrêter ceux qui osent lui
parler n’est pas nécessairement une coquetterie ni une stratégie pour rendre son récit plus
passionnant.1452 Il est sans doute inutile de préciser que l’administration coloniale n’était
guère compréhensive à l’égard des Indochinois mécontents de leur sort de colonisés. Dans son
Indochine S.O.S., Andrée Viollis apprend que certains jeunes nationalistes qui lui ont fait part
de leurs revendications se sont fait arrêter par la police avant de pouvoir lui remettre des
documents incriminant l’administration coloniale.1453
Mais ce n’est pas tout, car le lendemain, Durtain reçoit la visite d’un médecin français
d’Indochine, un colonial donc, alarmé par sa crise de fièvre. Il raconte ses visions et ce
docteur lui dit de ne surtout pas écouter et que, si cela se représente, il faudra augmenter la
dose de quinine. Incident clos donc. Et, passant à autre chose, il ouvre le journal pour tomber
sur la une qu’il recopie pour ses lecteurs : l’assassinat d’un fonctionnaire indochinois: « l’un
des collaborateurs les plus précieux de l’œuvre française ».1454 Il utilise une stratégie
comparable à celle de Nguyễn Ái Quốc : il ne fait que recopier en écho fidèle, le discours
admis, celui recopié textuellement du journal. Pourtant le cadre de la nuit précédente, malgré
l’incertitude des techniques du fantastique, nous oblige à lire cette nouvelle différemment.
C’est une nième voix du silence qui, à bout d’argument et de patience, est passée à l’action
révolutionnaire. Le dialogue de Durtain avec les – maintenant – 1001 voix du silence se
termine donc sur une image du passage à la révolte active et armée. Cette fin ne peut que nous
faire conclure au mauvais diagnostic du médecin. Le lectorat de Durtain saura-t-il mieux
écouter et revoir le diagnostic du médecin ?

1451
SCHOENTJES, Pierre, Poétique de l’ironie (2001), cité par : MERCIER-LECA, Florence, op. cit., p. 15.
1452
Voir : NGO VAN, Viêt-nam 1920-1945, op. cit. ;
TRUONG BUU LAM, Colonialism Experienced. Vietnames Writings on Colonialism. 1900-1931, Ann Arbor,
The University of Michigan Press, 2003 ;
HEMERY, Daniel, Ho Chi Minh. De l’Indochine au Vietnam, Paris, Galimard, 1990.
1453
VIOLLIS, Andrée, Indochine. S.O.S., op. cit., p. 38
1454
DURTAIN, Luc, Dieux blancs, hommes jaunes, op. cit., p. 329.
484 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

Roubaud est plus direct. Il retrouve une pléthore de voix prêtes à lui donner leur
opinion. Dans Viet Nam, les opinions sont notées relativement directement, mais la
multiplicité des points de vue – il interroge aussi des coloniaux – procure la même incertitude
que celle que Durtain avait rendue grâce aux techniques du fantastique. En plus de jeunes
conspirateurs silencieux, il rencontre aussi de vieux lettrés révolutionnaires. Et, à Phuto, par
exemple, il est témoin du procès des activistes de la garnison de Than-Hoa. Ce ne sont pas des
bolchevistes ou des nationalistes adeptes de Sun Yat Sen qui s’impliquent dans les combats :
le leader est un vieux mandarin qui fait penser à la révolte des lettrés du XIXème siècle et leur
mouvement Cần Vương, « Aider le roi ». A Tham-Hoa, que Roubaud décrit dans la beauté du
cadre et dans la dignité de son histoire, quatre-vingt-cinq des conjurés sont « entendus » par
les quatre juges qui expédient l’affaire en une après-midi.

A terre accroupis en file indienne, serrés les uns contre les autres, les accusés attendaient
chacun leur tour de comparaître […] Deux jeunes avocats – j’allais les oublier, tant ils
tenaient peu de place – les regardaient sans intérêt. Ils avaient assumé à eux deux la défense
de quatre-vingt-cinq clients dans un même procès !1455

Même si Roubaud ne le dit pas aussi ouvertement et qu’il ne fait que prendre une distance par
l’ironique référence à la défense des inculpés, leurs avocats qu’il « allai[t] les oublier » ; ses
lecteurs ne peuvent conclure qu’une chose : ce procès est une farce.
La superposition des points de vue est une autre technique que l’ironie, mais elle
dément pareillement la monophonie du discours colonial. Voyons d’ailleurs de qui se
compose cette minorité de révoltés, cette poignée d’intellectuels à la solde de Moscou.

Un gamin de quinze ans vint à la barre et déclara :


— J’ai aidé mon frère à accomplir une oeuvre de justice.
Un paysan de quarante ans, répondit :
— Je ne fais partie d’aucune société secrète, mais je suis Annamite, j’ai pitié de mes
compatriotes dans le malheur. J’ai donc participé à l’attaque.
Un autre :
— Je ne suis pas allé parce que j’avais mal aux yeux. Mais, si j’avais été bien portant,
j’aurais fait comme tout le monde.
[…] Beaucoup de Français d’Indochine haussent les épaules et répètent :
— Toute cette agitation est le fait d’une poignée d’intellectuels mécontents : le nhaqué
[paysan] s’en fiche !

1455
ROUBAUD, Louis, Viet Nam, op. cit., p. 123.
Chapitre XVI : « L’étendue de la gamme » des silences 485

Moi, je note simplement que quatre compagnies de tirailleurs se révoltent à Yen Bay ; que
mille paysans marchent en armes sur la citadelle de Than-Hoa et deux mille sans armes sur
les usines de Ben-Thuy.
Ces masses d’hommes surgissent de la terre d’Annam, des rizières, des paillotes de pisé et de
bambou, des jonques sur le fleuve boueux, des petits villages dissimulés sous les arbres… Ce
sont les puiseurs d’eau, les râcleurs de vase, les conducteurs de buffles…
A quoi bon nier ?
Le mouvement révolutionnaire d’Annam a une tête et un corps !
[…] un lien existe entre le « petit secrétaire » qui se réclame des Droits de l’homme et le
nhaqué de quinze ans qui dit : « J’ai suivi mon frère ».1456

Contrairement à ce que dit Nicola Cooper, qui trouve Roubaud élitiste, son intérêt ne se
tourne pas exclusivement du côté des lettrés. Il est vrai qu’il s’arrête surtout aux Indochinois
qui sont actifs politiquement, mais en fin de compte il reconnaît que tout le monde l’est : des
paysans, des conducteurs de buffles aux intellectuels. Il rencontre même deux jolies jeunes-
filles en costume traditionnel, à la sortie d’une réunion communiste. On est loin de la version
des coloniaux qui prétendent que le peuple n’est pas impliqué dans les événements de Yen
Bay et que c’est le fait d’une minorité d’intellectuels excités par la propagande de Moscou.
L’administration ment sciemment, dit Roubaud. Si le peuple n’a rien à voir avec les
événements, pourquoi a-t-on trouvé « opportun » de punir tous ces villages dévastés,
bombardés et humiliés qu’il traverse ?1457 Le silence est ici celui imposé par les mensonges et
la désinformation organisés par l’administration. Il y entend résonner toute une série de voix
qui rejettent le pouvoir colonial.
Mais ce n’est pas le seul type de mutisme qu’il remarque. On l’a noté plus haut, les
jeunes conspirateurs rencontrés en chemin étaient eux aussi silencieux, forcés au mutisme
pour fomenter la reprise du pouvoir peut-être. Et puis, le silence devient une arme en soi, celle
de la passivité. C’est ce que lui explique le chef d’une cellule communiste qui lui accorde un
entretien :

« La plus grande force de ce peuple […] et celle qui s’adapte le mieux à son tempérament,
c’est l’inertie. Pourquoi aller au devant des balles ? Nos bras armés d’un mauvais coupe-
coupe ou d’une grenade dangereuse surtout pour celui qui en fait usage ; nos bras actifs, en
un mot, se heurteront toujours à un mur d’acier… Mais nos bras passifs… ? Nos bras croisés
peuvent renverser des montagnes ! Il n’y a pas, dans ce pays, sur quarante millions de bras

1456
Ibid., p. 124-127.
1457
Ibid., p. 129.
486 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

qui travaillent, un seul bras blanc. Imaginez […] plus d’usine ou de mines… […] Que ferez-
vous contre quinze millions d’hommes inertes ? Avez-vous des prisons assez vastes pour les
enfermer tous ? » […]
[Pensif, Roubaud s’en va réfléchir au bord du petit lac de Hanoï, symbole, depuis 1415, du
courage révolutionnaire des Indochinois qui avaient réussi à bouter dehors l’envahisseur
chinois]. Les révolutionnaires d’aujourd’hui disent que le moment n’est pas venu de brandir
une arme. Le génie d’Annam ne veut pas encore se métamorphoser en épée. Mais le dragon
de jade est toujours là. Sa couleur le rend invisible dans les eaux vertes.1458

C’est du silence que le peuple tient sa force, comme le dragon tient la sienne de son
invisibilité dans les eaux du lac. Mais les deux peuvent se métamorphoser en armes de
révolution. Ce sont précisément les stéréotypes de passivité, de silence, d’invisibilité anonyme
qui sont retournés à l’avantage de ceux qui en sont frappés. Ce dirigeant communiste, comme
la Laotienne dans La Voie royale de Malraux, s’approprie le stéréotype pour le retourner
comme une arme contre l’oppresseur. C’est bien ce que Mireille Rosello a nommé un vol de
stéréotype : il ne s’agit pas d’une feinte pour se moquer du stéréotype, c’est au contraire le
stéréotype même qui offre une parfaite performance de ce qu’il est supposé être.1459 Ce qui
me permet également de souligner le titre du journal des jeunes intellectuels issus des
colonies, comme un autre vol de stéréotype.1460 Le Paria, dit bien ce qu’ils sont dans
l’opinion de la ‘bonne société’, c’est à partir de cette non-place qu’ils doivent parler, c’est à
partir de cette position de paria qu’ils revendiquent le droit à une autre opinion et peuvent
porter un regard externe et critique sur cette société qui les rejette.
Ce point dévoile que certains colonisés trouvent dans le silence des voies de
subversion. Le dirigeant communiste estime que le silence, stéréotype de passivité, pacifisme
et archaïsme est la meilleure des stratégies pour défier le pouvoir colonial.

3.3. - Des voix qui s’affirment ?

Il ne faut pas croire pour autant que tous les voyageurs procèdent de la sorte et reconnaissent
le pouvoir subversif du silence de la population. Certains ne s’arrêtent pas du tout à son
silence, d’autres trouvent qu’il vaut mieux que les Indochinois, et surtout les tireurs de pousse
et autres coolies, gardent leur mutisme. C’est le cas de Lagrillère-Beauclair. Au début de son

1458
Ibid., p. 104-107.
1459
ROSELLO, Mireille, « Stealing stereotypes », Declining the stereotype, op. cit., p. 41-64, p. 42.
1460
Ibid., p. 47.
Chapitre XVI : « L’étendue de la gamme » des silences 487

séjour, il n’a aucune honte à raconter qu’il choisit de voyager en chaise à porteur. Il a
« beaucoup apprécié ce […] moyen de transport », pour le pittoresque !1461 Et même s’il dit
un peu plus tard que : « nos sentiments d’humanité nous incitent à décharger les épaules de
nos porteurs sur des côtes pénibles à gravir », ce n’est peut-être pas par pure pitié, ni parce
qu’il a ‘entendu’ le silence des porteurs. C’est qu’il est arrivé dans une région (le Nord du
Tonkin) où le portage se fait par les femmes.1462 Il en est tellement gêné qu’il imagine ce
qu’elles se disent entre-elles.

Elles ont le mépris le plus complet de l’homme qu’elles véhiculent et il n’est pas rare
d’entendre des dialogues de ce genre entre les porteuses promenant un Européen et des
compagnes rencontrées en chemin.
― Où va-tu donc ainsi ?
― Au marché.
― Pourquoi faire.
― Pour y vendre le porc que tu vois s’étaler dans cette chaise, le groin au vent, le sang riche,
prêt à toutes les saignées.
Les amies applaudissent à l’idée des boudins entrevus, sachant néanmoins que le porc en
question n’est pas, par destination, réservé à faire étalage dans une boutique de charcuterie,
entre la saucissonnaille et le gigot de chien.
Naturellement, ces aimables appréciations sont toujours formulées en dialecte indigène, ce
qui évite la pénible compréhension à la plupart des Européens.1463

Nous voilà, apparemment, devant des petites tonkinoises qui parlent. Je dis apparemment,
parce que l’on est en droit de se demander d’où il tient cette histoire, puisqu’il ne parle pas
lui-même de langues asiatiques. La gêne d’être porté par des femmes aidant, il s’est peut-être
senti à leur merci et s’est alerté de leurs rires. S’en est-il alors ouvert à des coloniaux
connaissant la langue et qui lui ont raconté cette histoire ? Impossible de le savoir. Il
n’accorde en tout cas aucune attention au fait que les circonstances politiques (et
économiques) ne permettent sans doute pas aux porteuses de s’adresser directement de la
sorte à leurs clients. Il est préférable, selon lui, que les Français n’entendent pas ce que les
1461
LAGRILLIERE-BEAUCLERC, Eugène, Au Pays des pagodes, Paris, Albin Michel, 1925, p. 108.
Eugène Lagrillière-Beauclerc (18..-19.. ) était un auteur dramatique de la fin du XIXème siècle (comédies de
mœurs).
Il a déjà voyagé en Indochine à la fin du siècle précédent, mais il n’en dit pas grand chose dans son Au Pays
des Pagodes, seulement qu’il va visiter d’autres endroits que l’autre fois. De ce premier voyage il tire deux
publications : Etudes coloniales. A travers l'Indo-Chine : Cochinchine, Cambodge, Annam, Tonkin, Laos, ....
(1900) ; Voyages pittoresques à travers le monde : de Marseille aux frontières de Chine (1900).
1462
Ibid., 124.
1463
Ibid., p. 124-127.
488 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

porteuses ont à dire. Même s’il parle pour elles – au lieu de les interroger ou de reconnaître
leur droit au silence contestataire – le discours qu’il met dans la bouche de ces petites
tonkinoises est aux antipodes de l’infini plaisir colonial chanté par Joséphine Baker.
Pierre Grossin, un journaliste de la colonie, se dit lui aussi capable de faire parler les
tireurs de pousse. Il est un des rares coloniaux à s’être laissé inspirer par le personnage. Parmi
les romans que j’ai lus, je ne peux me souvenir d’une histoire qui mette en scène et fasse
parler un coolie-pousse. Dans son Quelques instants avec …, Grossin s’inspire de la série de
Frédéric Lefèvre, un célèbre critique littéraire de l’époque, « Une heure avec … » dans Les
Nouvelles littéraires.1464 Mais comme les grands noms de la colonie ne veulent pas lui
accorder leur temps, il choisit d’interviewer les petites gens : un coolie, son boy, un bep
[cuisiner], un planton, un chasseur, etc. Il commence par : « Une heure avec … mon coolie-
xe », c’est-à-dire ‘son’ tireur de pousse. Pareillement à Lagrillière-Beauclerc, Grossin ne parle
pas du tout d’un silence d’oppression. Le coolie fait son récit à la première personne et se
montre fin psychologue connaissant les dessous de la société. Ceci dit, cette manière de
procéder où le héros-narrateur est Indochinois(e) est une des techniques habituelles des
coloniaux. Contrairement à ce que dit Henri Copin, qui trouvait en Marquet une exception
parce qu’il mettait le colonisé au centre de la narration, je trouve la même démarche chez
Yvonne Schultz, Clotilde Chivas-Baron, Jean Cendrieux, Jean D’Esme, Albert Garenne,
etc.1465 D’ailleurs, dans tous ces cas, on peut se demander si c’est « le point de vue de
l’Annamite » que l’écrivain inscrit ou plutôt la projection de sa propre logique de colonial,
comme le suggèrent Spivak et Diderot. Peut-être ces écrivains sont-ils honnêtes, mais pris
dans les justificatifs du colonialisme dont ils sont les agents directs. Le coolie-xe de Grossin
ressemble à s’y méprendre à un Leporello et autres personnage de comédies, valets de maîtres
aux mœurs dissolues. C’est lui qui amène M. X chez Mme Y à l’heure de la sieste, alors que
M. Y est lui-même chez une congaï, etc. Il dit qu’il aimerait bien être mieux payé. La seule
critique formulée concerne les militaires : ayant dû participer à une colonne, en guise de
récompense « je n’eus que quelques encouragements frappants ». Mais rien de dramatique car
l’humour de la formulation et la situation ne sont pas sans rappeler les coups de bastonnade
chez Molière.1466

1464
GROSSIN, Pierre, Quelques instants avec…, Hanoi, Imp. Du Moniteur d’Indochine, 1927.
1465
COPIN, Henri, L’Indochine dans la littérature française des années 1920 à 1954, op. cit., p. 57.
1466
Ibid.,p. 3.
Chapitre XVI : « L’étendue de la gamme » des silences 489

Il y a donc bien des manières d’essayer d’écouter les voix dans le silence colonial et il
me semble que les voyageurs les plus honnêtes sont ceux qui tentent d’écouter le silence tout
en reconnaissant la difficulté d’y trouver une opinion claire et nette. Leurs incertitudes et
déplacements par rapport au stéréotype du silence comme justificatif du colonialisme sont
plus convainquants que le ridicule de Lagrillière-Beauclerc et que le mauvais goût de Grossin.
Cette impossible représentation du silence est pour moi un des topos d’une certaine littérature
de voyage qui entretient un anticolonialisme de sourdine dans la métropole.
Ceci dit, on pourrait se demander s’il est des cas où l’on peut parler pour ceux qui sont
tenus dans le silence, où l’on peut se mettre à leur place. Un voyageur occidental doit bien
reconnaître l’impossibilité de se mettre à la place d’un coolie-pousse. A ce niveau, il est
vraiment dommage qu’ils n’aient pas pu lire le reportage littéraire de Tam Lam, Tôi Kéo Xe
(1932) [J’ai tiré un pousse], sur la vie des tireurs de pousse, un texte en quốc ngữ qui, à ma
connaissance, n’a jamais été traduit en français.1467
Tam Lang a déjà une haute réputation d’écrivain réaliste lorsqu’il signe ce texte qui
l’engage plus avant dans cette même veine.1468 Il fait partie de la classe des lettrés, comme le
narrateur qui est journaliste dans un grand quotidien de la capitale. L’histoire commence
quand son patron l’appelle pour déplorer qu’il n’écrive que des textes mélancoliques et
composés depuis la tranquillité de son bureau. Ce qu’il faudrait, c’est un reportage original, à
la Albert Londres, Maurice Dekobra et Louis-Charles Royer ces bourlingueurs de la planète.
Le journaliste objecte que son cousin qui veut aller travailler au Cambodge n’a toujours pas
obtenu les papiers demandés il y a bien longtemps. Shangaï et New York sont encore plus
éloignés. Son envolée est une critique indirecte du système colonial. Ce n’est sans doute pas
un hasard s’il cite deux des villes où la jeunesse s’exile pour mieux préparer l’action anti-
française. Malraux-journaliste signalait lui aussi que les voyages d’études en Amérique et –
depuis toujours – ceux en Chine, étaient des voyages de l’anti-France.1469 Le héros ne peut
travailler comme il le faudrait puisque l’administration interdit les voyages. Le droit au
voyage est une des revendications que l’on retrouve dans les textes des Indochinois
anticoloniaux, depuis au moins l’appel lancé, par le groupe Nguyễn Ái Quốc, aux signataires

1467
TAM LANG, I Pulled a Ricksaw (1932), dans : LOCKHART, Greg et LOCKHART Monique (prés.), The light of
the Capital. Three Modern Vietnamese Classics, trad. LOCKHART, Greg et LOCKHART Monique, Kuala
Lumpur, Oxford University Press, 1996, p. 51-120, p. 62.
1468
Tam Lang est le nom de plume de Vũ Ðình Chí (1900-1986).
1469
MALRAUX, André, « Sélections d’énergies », art. cit.
490 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

du Traité de Versailles. En 1932, lorsque Tam Lang signe ce texte, la situation ne s’est pas
améliorée.
J’insiste ici encore sur la différence de position entre les voyageurs français et
indochinois. Même si les Français se trouvent littérairement et idéologiquement dans une
position malaisée et, même s’ils se servent de tactiques comparables à celles de certains de
leurs collègues asiatiques, il y a évidemment un monde de différence entre leurs situations
respectives. Les reporters d’Europe sont financièrement et juridiquement libres de se déplacer
– même s’ils sont aussi surveillés politiquement. L’élite intellectuelle dont Tam Lang fait
partie, est prisonnière de la colonie. Les voyageurs français risquent le rejet social. Les
intellectuels indochinois eux, risquent l’arrestation, la torture des bureaux de police et les
terribles conditions d’incarcération, sans compter les répercussions pour leurs familles. Seul
le voyage social est possible. Tam Lang y soumet son héros dans une descente aux enfers des
tireurs de pousse. Dans Số Đỏ (1936) (Dumb Luck) du romancier Vũ Trọng Phụng, le héros
Xûan suit le chemin inverse.1470 D’enfant clochard il grimpe tous les échelons de la société
coloniale, parce qu’il est passé maître dans l’art de copier les discours de la modernité
‘française’. Ici aussi il y a critique cynique d’un système qui permet aux ignares de posséder
de hautes fonctions politiques. C’est une attitude fréquente des lettrés qui considèrent que,
depuis que les Français ont pris les rênes du pouvoir et supprimé les concours mandarinaux,
ce sont des boys collaborateurs qui remplissent les charges de mandarins. Mais revenons au
texte de Tam Lang.
Finalement, le narrateur de Tôi Kéo Xe prend l’exemple de Maryse Choisy, la
journaliste qui s’est fait passer pour une prostituée et a signé son fameux et scandaleux Un
mois chez les filles (1928). Il se fait donc tireur de pousse et est lui-même confronté aux
regards des passants. Il dit :

Each time a car sped by throwing up the dust, I was sure there were passengers I knew inside
it, pointing at me with contempt. There were also so many rickshaws around me, pulling
people I knew ! A strange feeling came over me. I pulled my hat down and ran away.1471

Mais ce n’est pas seulement la honte qu’il ressent, c’est avant tout la douleur physique de son
travail et celle que lui apportent ses clients.

1470
VU TRọNG PHụNG, Số Đỏ (1936), trad. NGUYễN NGUYệT CầM et ZINOMAN, Peter, Dumb Luck, Ann Arbor,
University of Michigan Press, 2002.
1471
Ibid., p. 61.
Chapitre XVI : « L’étendue de la gamme » des silences 491

Something gave the rickshaw such a strong bump from behind that I was thrown out of it.
[…] Before I had the time to rub my eyes, that person had jumped into the rickshaw, planted
his backside into the seat, stamped the heel of his shoe on the floor of the carriage, and
yelled : « Allez ! Vite ! ».1472

La langue française annonce que le passager est un colonial. Ce qui est étonnant, c’est que
dans les textes français, le mot « vite » est transcrit en quốc ngữ : « Mau-lên », dans le texte
vietnamien, par contre, la même impatience du colonial est traduite en français. C’est en tout
cas ce que laisse penser la traduction anglaise.
Comme le héros n’a pas l’habitude de tirer un pousse, il renverse un piéton. Mais
celui-ci n’ose pas trop rouspéter car il a peur de son passager. La rencontre avec ce Français
typique se fait décidément sur le mode de la violence. Le passager n’en finit pas de
l’engueuler – l’encourager dirait Suzanne Prou – à coup de « vite ! » et de battre du pied sur le
fond du véhicule :

[…] I already felt as though I had no flesh on my heels, that all I had left was bone which
transmitted shooting pains up my legs. […] « All-lez ! Plus viite ! All-lez ! » Each time my
passenger stamped the heel of his shoe on the floor of the rickshaw, it was as though the
shock ran straight up the back of my neck and forced my head down. […] My insides were
painfully twisted from the navel up, my throat was like an overheated cast iron pipe. […]
Breathing through my mouth, my nose, and, also my ears with sweat steaming off me, I no
longer felt like a human being, but like a steam engine. […] « Assez ! » A heel stamped on
the floor once more.1473

La torture de l’homme-cheval s’arrête enfin mais le passager ne le paye que 10 sous. Le


coolie ose réclamer plus, ce qui fait encore monter d’un cran l’ire du client dont il voit briller
la boucle de la ceinture subitement détachée :

at that moment I realized my passenger was, as people say, a curly hair blue-eyed overseer.
Now that I had heard him curse me, I wanted to see if he’d take the next step and try to beat
me up, and so I had to maintain a stubborn attitude. « Payez moi encore. Moi pas connaître »
Sure enough a bow came before I could avoid it […].1474

1472
Ibid., p. 59.
1473
Ibid., p. 60-61.
1474
Ibid., p. 62.
492 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

Il appelle la police, mais personne ne vient et personne ne bouge dans la rue. Tam Lang
affirme ici – donnant raison à l’intuition de Léon Werth – l’impossibilité du tireur de pousse
de parler. C’est à cause du professionnalisme du reporter qui veut mener son enquête jusqu’au
bout que le personnage de Tam Lang a l’audace de réclamer son dû. Contrairement aux
représentations chez Grossin, Lagrillière-Beauclair et Hergé, le tireur de pousse ne peut
s’exprimer. D’ailleurs, même s’il a le courage de se dresser contre son oppresseur, cela ne
changera rien puisqu’il n’y a personne pour l’écouter, ce qui rejoint évidemment le point de
vue de Spivak. Aucun Tintin dans le coin. Juste un vieil homme, caché dans un coin de rue
qui lui dit lorsqu’il passe devant lui : « It’s nothing new coming from those overseers ; you
should have known ! ».1475 C’est cette dernière phrase qui clôt sa rencontre avec son client
français.
Cette entrée dans le rôle du coolie-pousse permet à Lam Tang de conclure que, sous le
règne des « overseers », le tireur de pousse est voué au silence. Le personnage du tireur de
pousse est ainsi un instrument dont se sert l’écrivain pour formuler sa critique de la manière
dont les ‘overseers’ traitent la population. Il faut dire aussi que les clients indochinois que
transporte le coolie ne sont pas toujours plus doux ni plus généreux. Il est bien ce subalterne
toujours opprimé et toujours muet. Chez Roubaud, c’est même un leader du parti communiste
qui se conduit mal avec un tireur de pousse, lui lançant « des injures trop grossières pour être
traduites ici ! ».1476 Le narrateur de la nouvelle de Jean Dorsenne, Les Amants de Hué (1933)
s’étonne pareillement qu’un communiste, oublieux de ses théories sur l’égalité des classes et
sur la dignité humaine, maltraite un tireur de pousse en lui hurlant : « Maoulen !
Maoulen ! ».1477 Peut-être s’est-il laissé inspirer de Roubaud ? En tout cas son récit de voyage
ne raconte pas une telle anecdote.1478
Mais Tam Lang ne s’en tient pas à la représentation d’un coolie objet et instrument de
sa critique. « Puisqu’ils ne savent pas se représenter, il faut les représenter » semble conclure
son journaliste – peut-être sous l’influence de Marx.1479 Il avait pris la place du coolie-pousse,
maintenant qu’il a vécu avec ses collègues xe, partagé leur paillasse, leur désarroi, leurs maux

1475
Ibid.
1476
ROUBAUD, Louis, Viet Nam, op. cit., p. 103
1477
DORSENNE, Jean, Les amants de Hué, op. cit., p. 941.
1478
DORSENNE, Jean, Faudra-t-il évacuer l’Indochine?, op. cit.
1479
MARX, Karl, « Le 18 Brumaire de L. Bonaparte » (1851), www.marxists.org, 23-03-2007.
« Ils [les paysans] sont incapables de défendre leurs intérêts de classe en leur propre nom, soit par
l’intermédiaire d’un Parlement, soit par l’intermédiaire d'une Assemblée. Ils ne peuvent se représenter eux-
mêmes, ils doivent être représentés ».
Chapitre XVI : « L’étendue de la gamme » des silences 493

et leur soupe, le journaliste veut les représenter et parler pour eux. La conclusion de son
expérience est un plaidoyer contre le pousse que l’on tire et pour son remplacement séance
tenante par des tricycles, les Xich lo de Trần Anh Hùng. Ce moyen garantira le travail aux
tireurs de pousse ; il leur permettra en outre de retrouver leur dignité. Il faut dire qu’à
l’époque on avait parlé d’interdire les pousse-pousse comme moyen de transport ; les
propriétaires de pousse-pousse et les tireurs eux-mêmes avaient protesté. Les uns y perdaient
leur capital et leur commerce ; les autres, leur gagne-soupe. C’est donc une question
d’actualité que soulève Tam Lang en proposant, par l’intermédiaire de son narrateur, une
solution qui doit répondre aux arguments – jusqu’ici non formulés – des coolies-xe, ses
collègues d’un temps. A la fin de Tôi Kéo Xe, le journaliste s’adresse directement à ses
lecteurs – les clients potentiels des tireurs de pousse – leur disant que si l’on y réfléchit
honnêtement, le problème est un problème de société. Et comme la société comprend tous
ceux qui vivent ensemble sous le même système ; c’est « vous et moi. Oui, vous et moi, et
nous tous sommes pareillement en faute ».1480 Sans utiliser le déplacement ironique d’un
Nguyễn Ái Quốc qui s’adresse à un lectorat métropolitain, Tam Lang s’adresse à des lecteurs
de quốc ngữ, pour attirer leur attention sur ces voix du silence. Lui aussi renvoie la
responsabilité du côté des destinataires, mais plus directement.

4. - Une esthétique du déplacement


Nous voici à la fin de ce kaléidoscope des silences de tireurs de pousse. Même si tous les
voyageurs n’en parlent pas, il n’y a rien d’original à traiter le silence de l’Indochine coloniale
et celle de ses tireurs de pousse. Mais, dans leur attention aux voix du silence et leurs
techniques de distanciation ironique, nombre des voyageurs étudiés se rapprochent des
stratégies mises en avant chez Nguyễn Ái Quốc. Ils ne contredisent pas, ou du moins pas
ouvertement, le silence des discours des coloniaux – ils n’ont ni les connaissances ni l’autorité
pour le faire. Néanmoins ils se sentent témoins du manque de concordance des arguments du
discours dans la réalité qu’ils observent. Ils mettent en lumière soit l’absence de fondement,
soit plus généralement, le fonctionnement des discours et le vide des arguments qu’ils
brassent. Il y a donc un déplacement de l’attention : ce qui est montré, c’est d’abord le

1480
TAM LANG, I Pulled a Rickshaw (1932), op. cit., p. 113.
494 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

discours lui-même : ses arguments, ses stéréotypes et en fin de compte l’absence de la logique
supposée, son vide.
Plus que par la contradiction ou par l’adhésion aux textes des coloniaux, c’est par la
prise de distance, à partir de leur position de marginaux de la colonie, que Roubaud, Viollis,
Durtain, Werth, Pourtalès et d’autres représentent la colonie. Comme ils ne peuvent décrire le
silence, ils élaborent des techniques de déplacements : une écriture oblique de l’ironie, des
guillements apposés aux termes justificateurs du colonialisme ; des déplacements
thématiques, Pourtalès parle de chatons, Michaux de poissons, Durtain de l’Alsace-Lorraine,
Viollis de Ghandi, Malraux du sourire intérieur, Roubaud du Petit Lac de Hanoï et la majorité
d’entre-eux du bruit des coloniaux. L’incertitude de l’interprétation, celle inscrite par l’ironie
mais aussi par les suggestions sans révélation (Werth), par l’indécision du fantastique
(Durtain), la multiplication des points de vue (Roubaud) mène à la polyphonie. Cette
polyphonie est aux antipodes de la monophonie coloniale imposée par les discours dominants
et qui rend toute contestation aphone. Ce qui frappe c’est que beaucoup de voyageurs – mais
pas tous – refusent de parler pour ces ‘autres’. Malraux, Dorgelès, et même Morand et Benoît
hésitent à inscrire définitivement une opinion marquée en lieu et place du silence qu’ils ne
peuvent s’empêcher de noter et d’essayer de représenter.
Ils ne vont pas aussi loin que Tam Lang. Ils ne se mettent pas à la place du tireur de
pousse et ils ne choisissent pas leur camp. Au contraire, ils gardent une certaine distance
critique et ironique, celle du voyageur observateur. Pourtant, tous voient un lien plus ou
moins direct entre le silence et la situation politique. Ce silence qu’ils entendent est le
symptôme d’une maladie coloniale. Ils vont dans le même sens que Nguyễn Ái Quốc, chez
qui le silence des Indochinois est adressé, par son intermédiaire, aux lecteurs métropolitains.
Le silence du coolie-pousse renvoie aussi à celui dans lequel doit fonctionner Nguyễn
Ái Quốc et tout autre Indochinois qui ploie sous le poids, le discours et la représentation des
coloniaux. Contrairement aux colonisés, les voyageurs ne sont pas des parias, mais ils ont très
peu de marge de manœuvre pour représenter un univers qui est celui des coloniaux. Ces
voyageurs métropolitains montrent également qu’ils sont pris dans une position inconfortable
où les a mis le discours dominant : celle de l’ignorant qui doit créer l’opinion publique
coloniale. Le silence de l’Indochine est alors aussi une caisse de résonance pour leur propre
position littéraire et l’outil à partir duquel ils élaborent une esthétique du déplacement. Ce
niveau autréférentiel les rapproche des critères du modernisme. Eux même se déplacent et
leur position dans la colonie est déplacée, inadaptée, et c’est aussi thématiquement qu’ils
procèdent à un déplacement, écrivant sur autre chose pour référer à ce sur quoi ils ne peuvent
Chapitre XVI : « L’étendue de la gamme » des silences 495

écrire. En outre, ils sont témoins du silence, du vide de sens, du manque de logique, un
impossible témoignage. Ils sont ainsi confrontés à ce que Derrida a analysé dans
« Demeure ».1481 Le silence est un impossible mais essentiel témoignage de ce qui n’est pas
mais qui détermine tout le reste. L’explication que donne Simon Leys de l’esthétique
chinoise, qui aborde l’être en creux, en cernant son absence, peut m’aider à formuler les
représentations du silence chez ces écrivains-voyageurs. Comme un sceau gravé intalgio, le
sens ne se révèle que dans le vide de matière ; ce vide, qui n’est pas le néant, mais le non-
avoir est le substrat des phénomènes.1482 Les voyageurs sont confrontés à un silence et au vide
du discours, qui sont pourtant en même temps la source de leur prise de conscience. Le terme
‘déplacement’ s’applique aussi à ce problème particulier puisqu’en linguistique, le
déplacement est : « la capacité du langage à référer à des entités absente ou inexistantes ».1483
Ce ‘déplacement’ qui ressemble à bien des niveaux à l’ironie avec ses multiplications
d’antiphrases, son indécision et sa confusion, a pour avantage de louvoyer entre les pièges de
la censure puisque fondamentalement, les narrateurs restent à leur place. En imitant les
discours officiels, en reprenant le vocabulaire habituel, ils ne clament rien de neuf – ils ne
constatent que du connu. Ils ne font que dévoiler les ficelles du jeu : contrairement à
Joséphine Baker qui recopie le discours dans un rire qui se moque d’une seule cible – les
‘petites tonkinoises’ –, les voyageurs, comme le dessin de Nguyễn Ái Quốc, visent au moins
deux cibles : le colonial installé dans son discours bancal et le spectateur ou lecteur qui doit se
sentir interpellé et responsabilisé. Ils ne font que constater que le discours qui met le coolie-
pousse dans cette situation est une construction et que le discours est un discours : la logique
justificatrice montre qu’elle tourne à vide.
Il y a pourtant des différences entre l’ironie et le déplacement que je note. Il est vrai
que, comme le « eiron » du théâtre d’Aristophane, ou plus encore celui de Socrate, le
narrateur, par ses questions pousse à raisonner, à triompher des fausses opinions et à rétablir
la vérité.1484 L’ironie est souvent critiquée pour sa lâcheté puisque l’émetteur se cache derrière
la mention échoïque. Cependant, il me semble que le contexte particulier, celui du

1481
DERRIDA, Jacques, « Demeure », art. cit.
1482
LEYS, Simon, La Forêt en feu, op. cit., p. 14.
1483
« Déplacement » : transformation conservant l’égalité des figures (géométrie), mécanisme de défense
déplaçant la valeur, et finalement le sens (psychanalyse), mesure du poids d'un navire [en foncion de la
quantité d’eau qu’il déplace] (architecture navale), capacité d'un langage à référer à des entités absentes ou
inexistantes (linguistique). Encyclopédie Scientifique en ligne, «http://www.techno-
science.net/?onglet=glossaire&definition=5456 », 26-07-2007.
1484
MERCIER-LECA, Florence, op. cit., p. 10.
496 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

colonialisme, élimine cette fausseté potentielle. `Ce n’est pas une question de lâcheté : les
voyageurs pourraient simplement copier les coloniaux. D’ailleurs certains le font et se
montrent convaincus de ce qu’ils voient (Célarié, Lagrillère-Beauclair et même sur certains
points, comme on l’a dit : Malraux, Dorgelès, etc.) Mais la censure sociale est si forte et leur
position si peu confortable, que ce déplacement est la seule manière de parler ‘honnêtement’
de la colonie. Cela demande donc un certain courage, même si l’on est loin de l’adhésion à la
lutte dans un camp que préconise Said. Cette distance et ce silence qui mènent à la polyphonie
sont malgré tout des arguments d’‘anticolonialisme’ selon la définition donnée au chapitre
précédent. Pour reprendre les catégories de Merle, les voyageurs sont à considérer parmi les
réformateurs ; ils sont des incitateurs à la réforme par leur anticolonialisme réfutateur.
Révélateurs d’une autre colonie que celle qui est présentée aux Expositions, ils posent les
questions sans proposer de réponses : c’est au lecteur de s’atteler maintenant au problème
colonial.
D’ailleurs, cette lâcheté supposée est à relier avec l’idée que l’ironiste sait ce qu’il
veut dire, a une opinion mais qu’il joue avec ses lecteurs. Un des aspects dangereux de
l’ironie réside justement dans la confusion possible de l’émetteur, comme conséquence de son
jeu. Il peut en arriver à oublier et perdre son point de vue, se laisser prendre à son propre jeu,
critiquent les spécialistes de l’ironie.1485 A mon avis, les voyageurs que j’ai analysés sont dès
le départ dans l’interrogation. Ils ne savent pas exactement ce qu’il faut comprendre aux
silences entendus, ni ce qu’il faudrait y faire. La seule chose qu’ils ressentent c’est un
acouphène, symptôme d’une maladie coloniale. Ce n’est donc pas lâcheté, mais – à mon avis
– véritable incertitude. C’est pourquoi le terme ironie n’est sans dout pas tout à fait adapté. Je
parle plus volontiers de ‘déplacement’ qui englobe l’ironie.
Toujours est-il que ces voyageurs mettent clairement en avant la faillite du discours
dominant et de ses arguments justificateurs, à rendre la colonie. Les coloniaux qui vantaient la
colonie comme connaissable se voient contredits, eux-mêmes sont sourds à ses silences,
semblent dire les voyageurs. Leur prise de conscience du monde colonial a pour conséquence
l’effritement de leurs croyances et des connaissances acquises avant leur départ, l’apostasie
que l’on avait déjà mise en évidence chez Malraux. On doit donc être d’accord lorsque Said
dit que certains auteurs de l’époque, en particulier Malraux, abandonnent le triomphalisme
mais restent incapables de choisir leur camp. Said considère cette position insatisfaisante.
Mais je ne suis pas sûre qu’elle soit moins morale, ni moins efficace vu les circonstances, que

1485
JANKELEVITCH, Vladimir, op. cit., p. 129.
Chapitre XVI : « L’étendue de la gamme » des silences 497

la confrontation ouverte, déclarée contre le colonialisme. Ces écrivains entretiennent la


sourdine anticoloniale dans une métropole charmée par le colonialisme. En outre, ils ont
l’honnêteté d’avouer leurs contradictions. Je suis quant à moi tout à fait de l’avis de Liesbeth
Korthals-Altes dans « Blessedly Post-ironic ? » où elle dit que

Les oeuvres qui proposent une vision ‘balancée’ et où il manque une position morale claire
peuvent avoir justement une fonction éthique. Non pas par la fonction de modèle, mais parce
que le récepteur doit lui-même faire le travail. L’ironie reste nécessaire parce qu’elle est un
exercice de gymnastique pour le lecteur : grâce à l’ironie, la réflexion se déplace du côté du
lecteur.1486

C’est en effet ce qui est essentiel chez ces écrivains-voyageurs. Par le déplacement, le silence
de l’Indochine, les arguments boîteux justificateur du colonialisme, le vide du discours
dominant sont adressés sous forme de question aux lecteurs.
Ces voyageurs répondent ainsi au besoin de créer une opinion coloniale. C’est
maintenant aux métropolitains de s’interroger, d’évaluer comment améliorer les choses ou s’il
faut changer la situation du tout au tout. Ils répondent également au besoin de pédagogie en
décousant les arguments des discours mis en place dans la métropole et en reportant la
responsabilité de la répression qu’ils découvrent sur leurs lecteurs.
C’est en tout cas le silence de la colonie qui fonde leur réflexion et induit un décalage,
une distance critique par rapport à l’interprétation justificatrice du colonialisme. Le discours
est à la fois recopié, flairé et suspecté dans une écriture qui dévoile qu’il n’est pas vérité, mais
simplement discours. Cette constatation peut représenter la ‘découverte’ du récit de voyage.
L’écriture déplacée d’un silence éloquent est le symptôme de la maladie coloniale. C’est aussi
une trouvaille générique – ce n’est pas un hasard s’il y a tant d’occurrences. La littérature de
voyage dérobe ainsi l’autorité de parler de la colonie et en arrive à ‘dévoiler’ quelque chose
dans un monde où il n’y a plus rien à découvrir. C’est à partir d’un manque de connaissances
sûres, à partir du manque d’autorité que le voyageur arrive à ‘parler’, tout en évitant les
foudres de la censure. Reste à savoir si cette mise en lumière de cet argument du discours et
cette tactique du déplacement et de la responsabilisation du lecteur ont eu quelque impact sur
ce public visé et quelque conséquence pour les Indochinois. Car là est bien l’aspect le plus
intéressant de cette littérature. Elle mobilise le lecteur, non seulement parce qu’elle l’invite au

1486
KORTHALS ALTES, Liesbeth, « Blessedly post-ironic ? », op. cit., p. 16-17.
498 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

voyage géographique, mais aussi en le poussant à participer au processus en cours, celui de la


formulation d’une opinion coloniale.
Mais je réserve cette question au dernier chapitre et passe d’abord par l’analyse de
deux activités touristiques essentielles : la visite des temples d’Angkor et le port des costumes
coloniaux. Passons donc maintenant à ‘Angkor’.
CHAPITRE XVII

« ANGKOR » UNE CONSTRUCTION FRANÇAISE

Tout de suite courir aux vestiges, aux ruines, aux


stèles funéraires : Ce pays est donc défunt ?
Roland Dorgelès, La Caravane sans chameaux
(1928).

Nous mîmes une journée entière à parcourir ces


lieux, et nous marchions de merveille en merveille,
dans un état d’extase toujours croissant.
Henri Mouhot, Voyage … (1868).

1. - « Angkor » une image forte et vague


‘Angkor’ est un des piliers du discours de justification du colonialisme français en Asie ; une
de ses images clefs. On se souviendra que dès Vincennes et Marseille le badaud pouvait
exercer son identité coloniale en admirant des reproductions grandeur nature de temples
khmers. Le regard colonial se construisait lors de la visite de l’intérieur des temples où étaient
exposées les réalisations françaises (ponts, cartes géographiques et ethnographiques, écoles,
etc.), mais également dans les spectacles exotiques. La mise en scène de divertissements
faisait aussi apparaître ces ruines comme un lieu essentiel et magique de l’expérience
coloniale : des représentations du Ramayana (des adaptations écourtées et simplifiées) étaient
jouées sur le parvis des temples. Les danseuses du ballet royal du Cambodge glissaient sous
les feux des projecteurs. Les spectacles de son et lumière projetaient l’illusion d’une France
illuminant l’Asie. La France créait le mirage de l’Indochine, en pleine région parisienne.
Selon le héros Fara du roman de Ousmane Socé, Mirages de Paris (1937), l’illusion était si
poignante que le visiteur de l’Exposition de Vincennes qui arrivait devant Angkor, pouvait y
500 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

« entendre les moines bouddhistes chanter ».1487 Les reproductions des temples étaient la
scène du spectacle colonial et de son triomphant plaisir.
A l’entre-deux-guerres, se précipite à Angkor toute une série de voyageurs. Quand je
dis ‘Angkor’, je renvoie, comme le faisaient les métropolitains et bien des coloniaux de
l’époque, au prestigieux ensemble architectural comprenant de multiples constructions (plus
de 500) et à tout le territoire cambodgien couvert de ces édifices khmers. Ces ruines font
partie d’un site archéologique qui comprend des constructions éparpillées sur un rayon de
plusieurs kilomètres, bâties parfois à des siècles d’intervalle. Les constructions les plus
connues : Angkor Wat, le Bayon, la ville Angkor Thom, Ta Prom, Ta Keo, Prah Khan,
Banteay Chmar, ainsi que d’autres temples plus éloignés tel que celui de Banteay Srei que
pillera Malraux, Beng Mealea, Prah Khan, Sambor Prei Kuk, etc., tombent alors sous
l’appellation générique et vague de : ‘Angkor’. Le terme est vague et incorrect. « Notre
capitale » que les Français nomment ‘Angkor’, les Khmers l’avaient baptisée :
« Yaçodharapura », précise un mandarin cambodgien.1488 Néanmoins, dans le discours, c’est
bien l’image de cette collective ‘Angkor’ qui joue un rôle si important. Tous ces vestiges
forment dans l’imaginaire de la métropole un ensemble vague, merveilleux et pourtant unifié
sous le seul nom d’Angkor.
Les images (littéraires et autres) ne font que renforcer cet état des choses. En octobre
1930, lorsque Malraux publie La Voie royale, le roman porte sur la couverture un dessin de
têtes des tours du Bayon (Figure 17.1). La presse en revanche nomme Angkor Wat, tout en
annonçant la dimension autobiographique de l’histoire. Ces images faussent les données,
puisque le temple pillé par Malraux est celui de Banteay Srei et que le temple ‘découvert’
dans le roman n’est pas spécifié : le héros est censé découvrir une construction non
répertoriée, alors que Banteay Srei a déjà été décrit par l’archéologue Parmentier avec qui les
Malraux voyageront en bateau de Phnom Penh à Siem Reap, la dernière étape avant les
ruines. Des constructions différentes entrent donc dans le même objet imaginaire que porte les

1487
SOCE, Ousmane, Mirages de Paris (1937), cité par : MILLER, Christopher, op. cit., p. 84.
1488
ANONYME et CHASSAING, Paul, « La Politique indigène de la France au Cambodge appréciée par un
Mandarin Cambodgien », La Revue du Pacifique, 1934, p. 143-159, p. 147.
Paul Chassain est un administrateur des services civils de l’Indochine. Il reprend ici les plaintes d’un
mandarin cambodgien de ses amis, a qui il veut conserver l’anonymat. Il demande plus d’attention de la part
de la France et de la considération pour la culture et l’ancienneté de ce pays qu’elle a entrepris de protéger.
Sans faire attention à la spécificité cambodgienne, l’administration coloniale applique les solutions et le
système qu’elle a mis en place en Annam. Ce qui est une erreur puisque le Cambodge est un protectorat et
pas une colonie. Les plaintes de ce mandarin anonyme, précise-t-il, sont partagées par la majorité de l’élite
cambodgienne et ce sont sans aucun doute aussi celles que formulerait cet ami de la France, S.M. le roi
Sisowath. Rendre son nom khmer à ce lieu serait déjà reconnaître sa spécificité et sa grandeur.
Chapitre XVII : « Angkor » une construction française 501

syllabes : ang-kor. Cette imprécision générale ne fait qu’ajouter au mystère, à la grandeur et


au merveilleux associés au site archéologique.
Les voyageurs ne manquaient pas de visiter ‘Angkor’ dès qu’ils en avaient l’occasion,
mais peu d’entre eux précisent quels temples ils visitent. Pour Henriette Célarié le plaisir des
ruines réside déjà simplement dans le fait d’être à ‘Angkor’. S’étant installée dans le salon de
l’hôtel des ruines, elle y observe les visiteurs pour remarquer que :

tous portent, sur leur visage, les marques d’une joie, d’une fierté qui sont comme le reflet de
celles qui me possèdent : nous sommes à Angkor, la ville fabuleuse, la ville aux monuments
dont la masse écrase et qu’étouffe la forêt.
De retour en France, avec un air de ne pas y toucher, nous en imposerons à ceux qui nous
demanderont :
― Avez-vous été jusqu’à Angkor ?1489

L’imprécision n’est certes pas l’apanage des métropolitains et les coloniaux traitent
aussi d’un ‘Angkor’ collectif. C’est en tout cas ce que l’on peut constater à la lecture des
articles de Chavigny, l’ennemi juré de Malraux, qui annoncent, vagues à souhait que le jeune
Malraux a pillé ‘Angkor’. C’est sur cette ‘manière de parler’ du colonial que Malraux
l’attaque : Chavigny n’y connaît décidément rien puisqu’il ‘confond’ Angkor et Banteay
Srei.1490 A mon avis, sur ce point particulier, c’est plutôt Malraux lui-même qui manipule le
discours en feignant d’ignorer le collectif imaginaire du terme ‘Angkor’. Toujours est-il que
cela montre que même les grands coloniaux comme Chavigny pouvaient employer le terme

1489
CELARIE, Henriette, Promenades en Indochine, op. cit., p. 273.
1490
MALRAUX, André, « Première lettre à monsieur Henry d’En-Avant-pour-l’Arrière », n0 19, 8 juillet 1925.
Malraux s’attaque au discours de Chavigny ; il se moque de son style, de son manque de précision, de ses
fausses informations et de ses manipulations de l’opinion par l’emploi de termes incorrects, dont : ‘Angkor’.
« […] on vous vit donner cours à tout votre génie. Tantôt vous écriviez : “l’aigle de Pivolo [un aviateur]
entendait monter vers lui les cris des populations humaines et animales, poussant de joyeux vivats”. Cette
dernière phrase est particulièrement heureuse. Les animaux de la brousse cochinchinoise ont-ils, […] appris à
parler, ou est-ce vous qui éprouvez quelque difficulté à écrire, votre main ayant été trop longtemps ouverte ?
Votre haute culture ne s’arrête pas à l’ignorance du français. Lorsque, il y a quelques mois, vous m’avez déjà
fait le plaisir de vous occuper de moi, vous avez écrit “Monsieur Malraux - in cauda venenum”. Dieu que
vous êtes gaffeur ! C’est ennuyeux pour vous, mais vous ne pouvez pas écrire une bêtise, ni un mot que vous
ignoriez, sans faire une allusion obscène. […] C’est cette culture toute de grâce et de raffinement, sans doute,
qui vous permettait de qualifier M. Nguyen-An-Ninh de “Je l’école”. […]Vous expliquez, toujours dans cette
langue française qui fait l’admiration des fins lettrés, que mon “affaire de vol de bas-reliefs d’Angkor” (alors
qu’il ne s’agit ni d’affaire, ni de vol, ni de bas-reliefs, ni d’Angkor) va revenir devant la cour de Saïgon ».
Encore une fois l’ironie attaque le discours en le mettant à nu. Ce n’est pas une affaire mais un procès, ni un
vol, c’est à lui puisqu’il l’a découvert (ce qui est absolument incorrect), ni Angkor puisqu’il s’agit du temple
de Banteay Srei et ni de bas-reliefs, ce sont pour lui des statues sculptées à même le mur des temples. Cette
attaque entre à merveille dans le cadre de la critique du discours du colonial, ses maladresses linguistiques,
ses mensonges-demi-vérités et ses fautes de rhétorique. Les mots du colonial sont vides et manipulateurs dit
Malraux qui ruine le discours de son ennemi.
502 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

« Angkor » pour toutes les ruines khmères. Même si certains textes nomment les édifices en
leur attribuant leurs noms spécifiques – c’est évidemment le cas des publications des
spécialistes de l’EFEO –, le langage courant désignait par « Angkor » un amalgame de
constructions qui avaient été soigneusement répertoriées par les archéologues. Ce qui
intéresse c’est la magie du lieu qui ne peut s’embarrasser de précisions scientifiques.

1.1. - Une visite aux ruines khmères : un must

La visite des temples garde un attrait merveilleux et est évidemment un must du voyage en
Indochine. Dans un article de 1930 intitulé « Les surprises du tourisme en Indochine »,
Christiane Fournier l’affirme : « Angkor-Vat est, lui aussi, sur la route des Baedeker et des
autocars. […] On ne quitte point l’Indochine avant d’être monté en haut de ce temple fameux
qui domine la forêt cambodgienne… ».1491
Il semble en outre que chaque visiteur se sente tenu d’écrire sur les ruines visitées.
Georgette Naudin, une chercheuse qui aurait voulu établir une anthologie de textes sur
Angkor, choisit de se limiter aux textes anciens. En 1928 lorsqu’elle publie son étude, la
production littéraire concernant le site est devenue telle que leur reprise en un recueil est
devenue problématique.1492 Si les temples se visitent depuis la fin du XIXème siècle, du moins
pour les touristes nantis, c’est Un Pèlerin d’Angkor (1912) de Pierre Loti qui a popularisé le
site et marqué son entrée dans la littérature française.1493 Invitation au voyage à Angkor Un
Pèlerin d’Angkor est aussi une invitation, au moins inconsciente, au pillage. En effet Loti
parle d’une « forêt semée de débris […] où chaque pierre porte la trace d’une antique
sculpture, où des cailloux que l’on ramasse dans l’herbe représentent un masque humain ».1494
On sait comment Malraux répondra à cette invitation et on connaît les problèmes qui s’en

1491
FOURNIER, Christiane, « Les surprises du tourisme en Indochine », Voyages, août 1930, repris dans:
FOURNIER, Christiane, Perspectives occidentales sur l’Indochine, Saïgon & Vinh, La Nouvelle Revue
Indochinoise, 1935, p. 13.
1492
NAUDIN, Georgette, Le Groupe d’Angkor vu par les écrivains et les artistes, Saïgon, Portail, 1928, p. 6.
1493
LOTI, Pierre, Un Pèlerin d’Angkor, op. cit.
DAGENS, Bruno, Angkor. La forêt de pierre, Paris, Gallimard, 1989, p. 80.
1494
LOTI, Pierre, Un Pèlerin d’Angkor, op. cit., p. 85.
Chapitre XVII : « Angkor » une construction française 503

suivront : l’arrestation, la mise à la disposition de la justice à Phnom Penh, le procès etc.1495


La journaliste Titaÿna, qui voyage en 1927, aura plus de succès.1496
C’est par un « Oui j’ai volé » visuellement mis en évidence dans le texte – cette phrase
commence un nouveau chapitre et constitue toute la ligne, un nouveau paragraphe commence
après –, qu’elle commence la relation de son voyage à Angkor.1497 Elle a réussi à emporter
incognito une tête de Bouddha et se moque de la maladresse de deux journalistes qui se sont
fait prendre peu de temps avant elle.1498 Il s’agit très probablement d’André Malraux et de
Louis Chevasson (elle oublie la présence de Clara Malraux au côté des deux journalistes) dont
toute l’Indochine française connaissait l’histoire. Mais, comme Titaÿna se vante de son
‘exploit’ dans le récit de son voyage et dans des articles de journaux, les autorités l’obligeront
à se défaire de son trophée.1499 On sait que Malraux parlera de son ‘aventure’ khmère dans la
première partie de son roman, mais le vol et le marchandage de l’art khmer sont des
thématiques assez fréquentes des romans de voyageurs. Chez Pourtalès et Benoit, ce sont des
femmes qui se lancent dans la jungle pour fournir en trésors khmers les collections des
milliardaires du monde entier.
Hormis l’intérêt financier du vol, les raisons pour visiter les ruines khmères ne
manquent pas. Impressionnant dans son étendue et dans les formes de ses divers temples,
Angkor l’est aussi dans ses détails. La finesse des bas-reliefs, en particulier les Apsâras, ces
danseuses de la mythologie hindoue qui font le lien entre les dieux et les humains, sont aussi

1495
Sur ce vol à Banteay Srei, voir, entre autres : LANGLOIS, Walter G., « La Voie royale. Notice », art. cit. ;
MADSEN, Axel, Silk roads: the Asian adventures of Clara and André Malraux, New York, Pharos Books,
1989; MALRAUX, Clara, op. cit. et VANDEGANS, André, La jeunesse littéraire d'André Malraux, Paris, J.-J.
Pauvert, 1964.
1496
TITAŸNA, Mon Tour du monde, Paris, Louis Querelle, 1928, p. 467.
1497
Ibid., p. 464.
1498
« J’ai entendu que des journalistes français avaient été arrêtés », ibid., p. 467.
« Je sais aussi ce que je voulais savoir. Les touristes étrangers à monnaie facile circulent librement à Angkor
avec des guides achetés. Ils ne se contentent point d’emporter des morceaux de pierre. Sans souci des
dégradations, ils arrachent au monument ce qui les en a tenté davantage. Pour les plus rares français [sic] de
passage à humeur indépendante et promenade solitaire, la surveillance sera plus méfiante et plus hostile.
“Que pourrait-il venir de bon d’un journaliste parisien !…” pensent de façon exaggérée certains
fonctionnaires coloniaux. Si ce fonctionnaire se pique de littérature et n’a point été couvert de lauriers par la
Métropole… le reporter de passage n’a qu’à bien se tenir ». Titaÿna, Mon Tour du monde, op. cit., p. 467-
468. Il est possible qu’elle s’en prenne ici à George Groslier !
1499
Selon Heimermann, elle voulait surtout « Prouver au monde, ou tout au moins aux lecteurs qui voudront bien
lire le récit de sa démonstration, que les trésors enfouis au plus profond de la forêt ne sont pas à l’abri des
pilleurs et des vandales ». HEIMERMANN, Benoît, Titaÿna. 1897-1966, Paris, Flammarion, 1994, p. 119-120.
Lestée de sa tête de Bouddha, « mi-sérieuse, mi-provocatrice, elle alerte le conservateur du Louvre, tente de
joindre le ministre des Beaux-Arts, erre dans les couloirs de l’Institut, mais essuie ici et là plus d’indifférence
que de curiosité », ibid., p. 120. Peu de réactions officielles donc, mais « le magazine Vu gagne deux articles
à sensation », ibid.
504 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

remarquables (Figure 17.2 : Apsâra). Leurs poses qui miment les scènes du Ramayana, sont
aussi une manière d’entrer en contact avec cette culture inconnue. Et certainement, la
thématique de la ruine permet l’écriture autoréférentielle à une époque où l’Europe se relève
péniblement des décombres de la Première Guerre mondiale et où toute une génération, sur
les pas de Paul Valéry et de Oswald Spengler, prend conscience de la mortalité de sa
civilisation (Figure 17.3 : Ruines et racines). Les ruines offrent aussi un espoir de
régénération pour les écrivains à l’inspiration défaillante et qui attendent avidement
qu’‘Angkor leur parle’. C’est évidemment la thématique de Princesse Tam Tam, où Alwina-
Joséphine-Baker revitalise le héros-écrivain par sa danse dans des ruines romaines de
l’Afrique du Nord.
On comprend aussi que la thématique de la ruine soit intéressante pour des écrivains
qui voyagent dans les vestiges littéraires des auteurs exotiques tels que Pierre Loti, qui eux
ont visité le monde lorsqu’il y avait encore quelque chose à découvrir, lorsque l’univers non
occidental, et donc exotique, pouvait encore se goûter. Pour les écrivains qui balancent entre
autobiographie et écriture référentielle, étant donné qu’elles permettent de référer aussi bien
au passé historique qu’à la nostalgie personnelle, les ruines sont un instrument intéressant
pour l’écriture viatique. On sait aussi combien l’époque considérait les ruines comme la
marque de grandeur d’une civilisation. La théorie sur les ruines de valeur de Albert Speer,
l’architecte de Hitler, selon laquelle la valeur d’une construction ne peut être prouvée qu’à
partir de ses vestiges, est significative de leur importance symbolique à l’entre-deux-guerres.
En se projetant dans le futur, la France acquiert en gloire par l’intermédiaire d’Angkor : elle
est le pays colonisateur qui aura colonisé cette merveille. La grandeur de l’Empire khmer
renvoie à celle de l’Empire français qui lui a associé son histoire.Comme l’avait très bien
compris Malraux, associer son nom à des pierres célèbres permet de durer dans l’histoire.

1.2. - Altérité angkorienne : de l’admiration à l’angoisse.

Etape obligatoire du séjour, les ruines deviennent également un motif traditionnel du récit de
voyage. Force est de reconnaître que le sujet est impossible et éculé ; cependant peu de
voyageurs y échappent. André Malraux, Roland Dorgelès, Pierre Benoit, Henriette Célarié,
Paul Claudel, Elie Faure, Guy de Pourtalès, Jérome et Jean Tharaud, Antoine de Saint
Exupéry, Titaÿna, pour ne citer que les plus connus, constituent un groupe impressionnant de
Chapitre XVII : « Angkor » une construction française 505

voyageurs de l’époque qui se sont essayé à l’écriture ruinistique.1500 Les temples sont
généralement rendus dans un lyrisme émerveillé qui rappelle celui de Mouhot, lorsqu’il se
retrouve face à ces ruines inconnues dans son voyage de ‘découverte’ en 1858-1861.
Même Célarié s’y lance et c’est la visite au petit matin qu’elle nous communique
puisque les guides touristiques conseillent (invariablement) de voir les pierres au lever ou au
coucher du soleil.

La brume se lève. Quelque chose apparaît, monte doucement vers la pâleur du ciel. C’est
d’abord comme le faîte d’énormes conifères grisâtres, puis cela devient des tiares prodigieuses.
Une porte monumentale ouvre sur la forêt, dresse ses tours à face humaine. Nous allons vers
les palais géants, les palais sacrés que les Cambodgiens, dans leur ignorance, disent avoir été
construits par des dieux.
Coloquinte me voit ouvrir mon carnet.
― Pour l’amour du ciel, « remisez » ça. Le lecteur, croyez-moi, n’aura que faire de vos
tirades.
Coloquinte a raison. Je n’aurai pas la fatuité de dire les stupéfiants […] ; je ne tenterai pas,
après Loti et tant d’autres, de décrire les […].1501

Le long paragraphe qui suit est une jolie feinte : chaque phrase commence par une promesse
de ‘remiser’ des descriptions qui suivent évidemment quand-même. Elle termine sa ‘tirade’
par :

D’ailleurs, je n’ai pas la forte émotion, le coup du cœur que j’attendais : « C’est la faute des
bouquins que vous avez lus et de l’Exposition Coloniale avec ses reproductions carton-pâte,
déclare Coloquinte ». Il faudrait arriver ici l’esprit comme une page blanche et les yeux
neufs.1502

On reconnaît ici l’aporie de toute littérature de voyage, ce problème dont j’ai parlé plus haut :
on voyage toujours dans des endroits où l’on s’est déjà projetté ; découvrir du ‘neuf’ –

1500
BENOIT, Pierre, Le Roi lépreux (1927), op. cit. ; CELARIE, Henriette, Promenades en Indochine (1937), op.
cit. ; CLAUDEL, Paul, « Le poète et le vase d’encens » (1926), op. cit. ; FAURE, Elie, Mon Périple (1932), op.
cit. ; DE POURTALES, Guy, Nous à qui rien n’appartient. Voyage au pays khmer (1931), op. cit. ; THARAUD,
Jérome et Jean, Paris-Saïgon dans l’azur, Paris, Plon, 1932 ; TITAŸNA, Mon tour du monde (1928), op. cit.
Inutile de dire que Henri Duval fait également la relation émerveillée de sa visite des ruines et du spectacle
de danse qu’il y admire, à 21h le premier soir de son arrivée. DUVAL, Henri, Six mois chez les jaunes, op. cit.,
p. 37-39.
1501
CELARIE, Henriette, op. cit., p. 273-274.
1502
Ibid., p. 274.
506 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

ambition du voyage – est donc impossible. Cependant, deux pages plus loin, elle ne peut
retenir son lyrisme. Comme bien d’autres elle ne peut omettre de mêler dans la même envolée
admirative, les constructions khmères et les archéologues français.
Contrairement à ce que l’on pourrait songer, les monuments ne sont pas
nécessairement rendus de manière positive et les voyageurs ressentent souvent une certaine
oppression qui fait partie de l’émerveillement, mais qui mène aussi à des observations plus
angoissées. Même chez Célarié, lors de l’inévitable spectacle nocturne de danses khmères
dans les ruines, les enfants qui attendent les visiteurs à l’entrée des temples, ceux dont « les
pères ont usé les dalles », se transforment en étranges gargouilles. Diablotins des ruines, ils
entraînent dans une course folle le touriste qui :

semble un géant auquel s’agrippent des gnomes dont un sampot [pagne] couvre les reins trop
maigres. Bientôt j’ai le souffle coupé. Les gnomes vont plus vite, toujours plus vite. Ils se
bousculent, ils sautent comme s’ils avaient bu un peu trop d’alcool de riz. Quand je leur crie :
― Ralentissez…
Ils tournent vers moi leur petite face plate me regardent par la fente de leurs paupières, rient,
courent plus vite et la mousse de leur salive sèche au coin de leurs lèvres.1503

L’espace d’une courte rencontre, le « domaine enchanté » se peuple de gnomes bavant et la


« féerie » d’Angkor se met à ressembler à un essoufflant cauchemar.
Cette angoisse permet de questionner la validité de l’analyse de Said qui associe
malaise dans la colonie, à la fois à l’esthétique moderniste et au doute colonial. Chez Célarié,
ce qui se fair sentir, c’est plutôt simplement l’angoisse devant l’altérité, celle des ruines, des
pierres et de leur palpable existence minérale et organique, celle des enfants fils de cette
culture et de leurs illisibles faces. Rien ne permet ici de dégager un doute colonial. Il faut en
outre se demander si l’angoisse est si exceptionnelle dans le cadre des vestiges khmers et des
ruines en général. Elle est, à mon avis assez fréquente et n’a rien de spécifiquement
‘moderniste’ ni d’ailleurs de ‘anticolonialiste’. Contrairement à ce que suggère l’analyse de
Jean-Louis Bacqué-Grammont, Paul Claudel, qui y voyage en octobre 1921, n’est pas le seul
à s’y sentir mal à l’aise.1504

1503
Ibid., p. 276.
1504
BRAQUE-GRAMMONT, Jean-Louis, « Le choc des cultures décliné à l’admiratif » dans : D’ORVILLE, HANS
(dir.), Les Civilisations dans le regard de l’autre II, Actes du colloque international de l’Unesco, Paris, 2003,
p. 47-60, p. 51, repris dans : unesdoc.unesco.org/images/0013/001329/132906fo.pdf, 25-10-2004.
Paul Claudel (1868-1955), poète, dramaturge, ambassadeur de France en Chine et au Japon et membre de
l'Académie française (élu en 1946) ; lorsqu’il viste Angkor, juste après la Première guerre mondiale, les 3 et
Chapitre XVII : « Angkor » une construction française 507

Néanmoins il faut bien reconnaître que le diplomate pousse le trait bien loin :
l’angoisse des ruines se transforme en une horreur quasi viscérale que l’on lit avec un certain
étonnement dans ses Cahiers de 1921.1505 Si son journal intime dévoile que son expérience à
Angkor a été désastreuse, en revanche son voyage politique l’a enchanté.1506 Le lecteur n’est
guère étonné qu’une note en bas de page de son « Mon voyage en Indochine » précise que cet
article a reçu « l’autorisation du ministère des Affaires étrangères ».1507 En effet, Claudel y
émet une opinion enthousiaste et convaincue sur les bienfaits de la colonisation française.
Alors qu’en Egypte et en Inde montent des ressentiments et des revendications
d’indépendance et que des Indes néerlandaises s’élèvent aussi des rumeurs inquiétantes, il est
positivement surpris du calme pacifique de l’Indochine.

Toute l’Asie semble lasse de l’exploitation européenne […] On arrive à Saïgon et il n’y a plus
rien. […] Jamais en Indochine la collaboration entre l’élément indigène et l’élément européen
n’a été plus intime et plus pacifique. On assiste au mouvement d’un peuple entier dont le désir
le plus profond semble n’être que d’adopter notre culture et notre langue elle-même. Les
anciens agitateurs ont disparu ou se sont ralliés.1508

Cependant, selon lui – il est un inconditionnel de l’œuvre de civilisation – il faut aller encore
plus loin dans l’enseignement et viser l’éducation absolument française et à tous les niveaux.
C’est un discours ‘assimilationiste’ que je n’ai plus guère rencontré chez les officiels de
l’époque qui, on le sait, sont majoritairement adeptes de la ‘politique indigène’. Claudel, qui
va au bout de sa pensée, écrit :

4 octobre 1921, il a 53 ans et sa réputation n’est plus à faire. Il est un des rares à visiter le site pendant la
saison des pluies (mai à octobre). La majorité de voyageurs de mon corpus s’y rendent en décembre, en
pleine saison sèche (novembre à avril) alors que les temples sont pétrifiées sous la chaleur. Claudel en
revanche reçoit les ondées des derniers orages de la mousson.
Il semblerait qu’il soit allé à plusieurs reprises en Indochine. Mais ses séjours dans la colonie française ne
sont que des escales dans des voyages plus étendus en Asie. Il y passe d’abord en 1898. Ce premier voyage
lui inspirera le merveilleux recueil Connaissance de l’Est (1900) – mais il n’y dit rien des ruines où il n’est
peut-être pas allé. Puis il s’y rend à nouveau en 1921, cette fois on sait qu’il passera deux jours à Angkor. De
cette visite il tire un texte qui diparaîtra dans un incendie, précise-t-il dans ses Cahiers.
Il reprendra ses souvenirs de 1921 dans son Cahier en 1925 puis dans « Le poète et le vase d’encens »
(1926).
CLAUDEL, Paul, « Le Poète et le vase d’encens » (1926), L’oiseau noir dans le soleil levant (1929),
Connaissance de l’Est suivi de L’oiseau noir dans le soleil levant, Paris, Gallimard, 1974, p. 279-294.
1505
CLAUDEL, Paul, Journaux, Cahier IV, octobre 1921, repris dans : DAGENS, Bruno, op. cit., p. 150-151.
1506
CLAUDEL, Paul, « Mon voyage en Indochine », La Revue du Pacifique, 1922, p. 18-27.
Signé à Tokio le 1er décembre 1921.
1507
Ibid., p. 18.
1508
Ibid., p. 19.
508 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

Donner aux Annamites la capacité intellectuelle et technique de nous remplacer, n’est-ce pas
en même temps leur en donner l’envie? Le problème est évidemment angoissant. Mais […] la
générosité est généralement meilleure conseillère qu’un esprit de jalousie étroite.1509

Cette adhésion à un assimilationnisme assez radical peut étonner chez un auteur orientaliste
amoureux du Japon et de la Chine, mais elle s’explique peut-être d’une part parce que
l’Indochine est une colonie et, d’autre part, parce qu’il n’éprouve guère de respect pour la
culture qu’il rencontre et du dégoût pour les constructions khmères. Il est assez frappant qu’il
ne parle pas d’Angkor dans son « Mon voyage en Indochine » et qu’il ne traite pas de
politique dans ses écrits littéraires. Il semble vouloir réaliser une scission complète et il est
vrai que le malaise ressenti dans les ruines semble être plus spécifiquement métaphysique
qu’idéologique.
Cinq ans après il se souvient : « Angkor est bien un des endroits les plus maudits, les
plus maléfiques que je connaisse. J’en étais revenu malade et la relation que j’avais faite de
mon voyage a péri dans un incendie».1510 En 1921, il est carrément dégoûté par les
constructions qu’il voit :

Au milieu le grand ananas central sous lequel était l’image de Shiva, dieu de l’amour et de la
destruction. Il reste les quatre ananas flanquant le motif central. De loin au matin les contours
ne paraissent pas nets mais barbelés donnant l’impression d’ailes ou de flammes. L’œuf ailé, le
joyau flambant. […] Ces joyaux fermés qu’on adore de loin avec leur ver central, cette
ostension de blasphème. Ces boites rondes, ces boules, et fermées en plein ciel pleines de nuit
et de fiente. Aurais-je vu le temple du Diable que la terre n’a pu supporter ?1511

Cette référence au diable suggère que Claudel, catholique convaincu, rejette cette
« ostentation de blasphème » de la même manière que les missionnaires du XVIIème siècle
refusaient toute spiritualité à des cultures qui ne connaissaient pas leur dieu. Dans les mots de
Félicien Challaye, les ruines éveillent souvent une « émotion pieuse ».1512

1509
Ibid., p. 25.
1510
CLAUDEL, Paul, Journal, Cahier V, février 1925, repris dans : DAGENS, Bruno, op. cit., p. 151-152.
1511
CLAUDEL, Paul, Journal, Cahier IV, octobre 1921, op. cit.
1512
CHALLAYE, Félicien, « Angkor », La Revue de Paris, 15 octobre 1922, p. 795.
Chapitre XVII : « Angkor » une construction française 509

On devine que le Dieu comprend tout, accepte tout. La croyance religieuse des Khmers rejoint
ici la haute pensée philosophique d’un Spinoza. L’impression est saisissante. Errant parmi ces
deux cents visages divins, on éprouve une des plus fortes émotions métaphysiques et
esthétiques que l’on puisse avoir sur notre planète. On se sent tour à tour écrasé, exalté, pacifié
par le sentiment de l’Infinie nature, de l’Être un et multiple.1513

Chez Elie Faure, comme chez Félicien Challaye, ce sentiment métaphysique, celui de la
réconcilliation de la nature et du spirituel, de la disparition de la traditionnelle division
platonicienne idée-matière, apporte une très grande sérénité.

C’est là l’enseignement des ruines vivantes d‘Angkor. Il est impossible de savoir où l’esprit
commence et finit, où la vie finit et commence. Comme des couples enlacés ils se fécondent et
se dévorent. Rien ici ne sépare la fleur spirituelle des fermentations aveugles où elle puise
l’être et restitue le germe des résurrections. 1514

C’est semble-t-il le même ordre d’expérience métaphysique qui perturbe Claudel spectateur
d’une œuvre démoniaque. Pourtant, et Jean-Louis Bacqué-Grammont le note très justement,
« même les missionnaires ibériques du temps de Philippe II n’avaient pas décelé en ces lieux
la moindre présence diabolique. […] le témoignage de l’ambassadeur littérateur relève
davantage de la mystique engagée […] » que de l’observation.1515 C’est en tout cas une
Angkor maléfique et diabolique que celle du voyage de Claudel ; le lieu d’une altérité
incontrôlable, celle de la nature, de la forêt, de l’orage, des Apsâras (de la féminité du lieu), le
pays diabolique de la folie et du crime.

L’après-midi que j’ai passée seul tout en haut de ce temple maudit, n’ayant pas encore compris
l’étrange sentiment d’oppression et de dégoût, au loin les lignes immenses de la forêt vierge,
les roulements de tonnerre sourds, les cris des singes qui se poursuivent (les apsaras), les
bonzes jaunes qui errent en psalmodiant, l’un d’eux derrière moi avec un grand couteau.1516

Dans un beau dialogue de 1926, entre « le poète » et « le vase d’encens » qui l’aide à
retrouver ses souvenirs, Claudel se remémore les images cauchemardesques de 1921, celles

1513
Ibid., p. 797.
1514
FAURE, Elie, op. cit., p. 126
1515
BACQUE-GRAMMONT, Jean-Louis, « Le choc des cultures décliné à l’admiratif », op. cit., p. 51.
1516
CLAUDEL, Paul, Journal, Cahier IV, octobre 1921, op. cit.
510 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

des ruines et de « la forêt maudite d’Angkor ».1517 L’expérience précède donc de cinq ans, ce
texte qui y fait référence.

LE POETE. ― A ce moment, j’ai cru voir au-dessus de l’horizon plumeux des aréquiers se
dresser dans les sombres vêpres de la pluie les cinq tours d’Angkor Vat – les cinq ananas de
pierre frangés de flammes –, pareils à ces faux fruits qui sont en réalité des sacs à vers tout
enduits intérieurement d’un noir guano.
LE VASE D’ENCENS. ― Réjouis-toi d’être revenu de là-bas sans rien de plus grave que la
colique.
LE POETE. ― J’ai failli me tuer du haut d’une de ces tours disjointes […]. Dans la ville pourrie
le pied heurte douloureusement des morceaux d’idoles à moitié digérés par la terre juteuse, on
est toujours fatigué, on nage dans un air cadavérique. […] Je me rappelle […] ces sanctuaires
éclairés par un cierge près de s’éteindre où un dieu à la face morte et sanglé d’un pagnot pourri
est assis sur un trône d’excréments ! Et partout […] cette puanteur hideusement parfumée qui,
au fond de nos entrailles, lie je ne sais quelle connivence avec notre corruption intime.1518

Peut-être est-ce la pluie, peut-être la dangereuse glissade sur les pierres inondées, ou encore la
maladie, peut-être est-ce aussi l’angoisse religieuse d’un catholique exalté, une angoisse
existentielle comparable à celle des premiers missionnaires en Chine rencontrant forces et
beautés chez des cultures ne connaissant pas leur dieu… Ou peut-être simplement le choc
d’une altérité ressentie comme meurtrière, une altérité de « connivence avec sa corruption
intime », une altérité que Claudel « ne peut supporter » : la sienne ( ?). C’est probablement
une combinaison de tous ces éléments qui fait que Claudel rejette Angkor. Mais peu importe,
ce « temple du Diable » que manifestement la terre a « pu supporter », lui insuffle ce très beau
texte. On ne peut que regretter celui qui a brûlé dans un incendie (volontaire ?), comme on
regrette les notes que Albert Londres avait prises pendant son voyage de 1931-1932 et qui
ont, elles, péri par l’eau.
De Claudel à Célarié, Angkor marque les voyageurs qui en reviennent charmés,
troublés, rarement dégoûtés et souvent inspirés ; et les écrivains coloniaux, tels que Roland

1517
CLAUDEL, Paul, « Le Poète et le vase d’encens » (1926), L’oiseau noir dans le soleil levant (1929),
Connaissance de l’Est suivi de L’oiseau noir dans le soleil levant, Paris, Gallimard, 1974, p. 279-294, p. 280.
La vase à encens, ce personnage de Claudel est un instrument révélateur de connaissance et de mémoire
puisqu’il est « petit pot à idées, vase à esprit qui divis[e] tout aliment qu’on [lui] fournit en cendre et en
fumée, comme la chaleur de trois morceaux de charbon entre les mains gagne peu à peu tout le corps transi,
ainsi [s]on parfum qui ranime le passé et endort le présent pénètre de cellule en cellule jusqu’aux racines de
la cervelle », ibid., p. 279.
1518
Ibid., p. 280-281.
Chapitre XVII : « Angkor » une construction française 511

Meyer, Jean d’Esme et George Groslier, ne sont pas en reste.1519 Hormis l’altérité et
l’angoisse culturelle ou spirituelle ressenties devant les ruines, certains écrivains y éprouvent
aussi une angoisse politique. On pense à Pierre Benoit : j’ai déjà parlé de son héroïne Apsâra,
jeune révolutionnaire et danseuse des ruines. Même la littérature de science fiction, avec le
populaire Félix Léonnec, s’empare de la thématique angkorienne, pour faire planer sur ces
ruines mythiques, un mystérieux dragon lanceur de flammes.1520 Ici aussi le roman confronte
les personnages européens à une altérité destructrice dans le cadre angkorien. Chez Claudel
l’altérité est sans doute plus spirituelle, alors que chez Léonnec elle est clairement politique.
Le dragon apparemment mythique est en réalité un engin volant construit par un Russe qui,
avec l’aide d’un Allemand, d’un Américain et d’un bonze, prépare la destruction de la colonie
française : avec ce roman, on est en plein ‘péril rouge’. Mais la France réinscrit son rôle de
protectrice du peuple contre les appétits internationaux des « slaves ascètes » grâce à une
jeune française, une journaliste de Saïgon qui réussit à vaincre le mal et à sauver la
population, la colonie et les ruines.1521 Ce roman vaut d’être mentionné comme étant la seule
occurrence de texte de l’époque où une femme moderne sauve la colonie et le peuple, parce
qu’elle ose regarder le dragon et s’aperçoit que ce n’est qu’une machine infernale et non une
légende devenue réalité.
Léonnec n’est pas le seul à donner une description aérienne des temples khmers.
Antoine de Saint Exupéry en dit quelques mots dans l’article de 1937 déjà cité, où il s’attriste

1519
GROSLIER, George, La Route du plus fort (1925), Paris/Pondicherry, Kailash, 1997 ; MEYER, Roland,
Saramani danseuse khmère (1919), Tomes I, II, III, Paris/Pondicherry, Kailash, 1997 ; ESME, Jean d’, Les
Dieux rouges (1923), op. cit.
1520
LEONNEC. Félix, Le Mystère d’Angkor, Paris, Ferenczi et Fils, 1931.
Félix Léonnec ( ????- ???? ) qui est également cinéaste, publie au moins une cinquantaine de titre entre 1920
et 1940. Il m’a été impossible d’établir s’il s’était rendu en voyage en Indochine. Ce n’est pas impossible. La
même année, chez Talandier, il fait paraître La Jonque d’or. Il a en tout cas publié, toujours en 1931, un
essai, non consulté, sur les colonies et dont le titre suggère un voyage. Léonnec, Félix, Album des colonies,
Paris, Ferenczi et Fils, 1931. Certains de ses romans sont aussi édités chez Ferenczi et Fils dans la collection
« Voyages et aventure », mais cela n’est pas un argument décisif. Je n’ai en tout cas trouvé aucune trace de
lui dans les archives coloniales à Aix-en-Provence.
1521
L’héroïne est une journaliste française de Saïgon, Mado Jacquet : « une jeune femme de vingt-huit ans
environ, grande, sportive, délicieusement jolie, avec dans ses beaux yeux gris verts une lueur de volonté », Le
Mystère d’Angkor, op. cit., p. 18. Le journal pour lequel elle travaille, le Soir Colonial l’envoie faire une
enquête sur ce dragon qui a pris d’assaut les ruines d’Angkor. Cette Française n’a pas froid aux yeux. Elle
s’était fait prendre par le monstre et son inventeur russe avait ordonné son exécution. Mais elle s’en sort en
feignant la mort. Disparue, présumée morte, elle peut reprendre le dessus et attaquer ses adversaires par
surprise. Mado attrapera le dragon slave qui, si on l’avait laissé faire aurait « anéant[i] également cette
merveille d’Angkor Thom, la beauté de ce Bayon et les tours aux quatre visages, la terrasse des éléphants, et
celle du “Roi lépreux” si chère à Pierre Benoit », ibid., p. 204. Tout est bien qui finit bien : la colonie est
sauvée, Mado se marie, reçoit la Légion d’honneur et la Croix des braves. Le roman se termine de la sorte :
« Et les touristes visitant Angkor-Vat entendront raconter pendant longtemps l’histoire magnifique du
mystère d’Angkor et du dragon volant terrassé par une jeune Française pour le bonheur de tout un peuple »,
ibid., p. 222.
512 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

que, de par le monde, les hommes et les générations à venir « ne disposeront plus, pour faire
leur joie spirituelle, que [ …] d’un peu de lumière au fond des sables ».1522 Cette frange de
spiritualité se conserve à Angkor mais disparaît peu à peu d’un monde tellement connu,
matériel et rationnel qu’il fait s’évaporer tout mystère. La position de Saint Exupéry est aux
antipodes de celle de Mado Jacquet, l’héroïne de Léonnec. Mais c’est surtout les frères
Tharaud, avec Paris-Saïgon dans l’azur (1932) qui rendent leur émerveillement pour ces
temples vus du ciel.1523 Chez Claudel, les ruines étaient comparées à Fontainebleau, chez
Léonnec à Notre-Dame de Paris.1524
Pour les Tharaud, ces temples ne peuvent s’exprimer que par les dimensions et
l’harmonie de Versailles. Néanmoins pour eux également, la rencontre est spirituelle.

L’harmonie, la majesté, la puissance qui règlent tout ici, me frappent certainement beaucoup
plus à l’endroit où je suis que si je me trouvais en bas, embarrassé dans le désordre des pierres
amoncelées et la complication du détail. […] voilà ce que l’homme offrait à la divinité, et ce
que la divinité, du haut du ciel apercevait comme moi…1525

Le panorama rend Tharaud lyrique, d’ailleurs il se sent déjà dieu. Le pilote se rapproche tant
que l’avion touche le feuillage et que le passager – on a l’impression que le narrateur est seul
dans la carlingue (alors que son frère et les membres de l’équipage, pilote et mécanicien
l’accompagnent) – peut admirer les détails des sculptures et des bas-reliefs (licence poétique,

1522
EXUPERY, Antoine de Saint, « Hâtez-vous de voyager », op. cit.
1523
THARAUD, Jérome et Jean, Paris-Saïgon dans l’azur, Paris, Plon, 1932.
Les Tharaud, ces deux grands hommes de lettres et écrivains de voyage sont des frères. Jérome, dont le
prénom de baptème est Ernest (1874-1953) est élu Membre de l'Académie française en 1938 et son cadet
Jean, baptisé en réalité Charles (1877-1952), deviendra lui aussi Immortel en 1946. Ils commencent leur
carrière d’écrivains au tout début du siècle, Dingley l’illustre écrivain (1902), mais leurs récits et romans de
voyage – La Fête arabe (1912) ; Rabat ou les heures marocaines (1918) ; Marrakech, ou les Seigneurs de
l'Atlas (1920) ; Quand Israël est roi (1921) ; La Randonnée de Samba Diouf (1922) ; Le Chemin de Damas
(1923) ; Le Maroc (1923) ; L’an prochain à Jérusalem (1924) ; Le Passant d’Ethiopie (1936) ; Alerte en
Syrie (1937) etc. – sont des classiques du genre.
Les Tharaud sont surtout réputés pour leur Maroc et ont participé à l’élaboration de textes scientifiques sur ce
pays. Voir : Collectif : Le Visage de la France. L’Afrique du Nord, Paris, Horizons de France, 1927. Une
particularité est que les récits de voyages vécus à deux sont racontés à la première personne.
Mais tous leurs textes ne sont pas nécessairement inspirés de voyages qu’ils ont eux-mêmes effectués. Selon
Roland Lebel, c’est André Demaison qui a fourni toutes les informations pour la rédaction du roman sur
l’A.O.F. La Randonnée de Samba Diouf ; les auteurs n’y ayant jamais voyagé. LEBEL, Roland, op. cit., p.
139. Les Tharaud ont également participé à la critique littéraire de leur époque et publié des essais sur la
littérature de voyage, sur les romans des femmes, etc. Ils ont préfacé pas mal de romans coloniaux, exotiques
et essais de voyage, et accordé par là une reconnaissance à de jeunes écrivains (voir leur préface au reportage
en Chine de Louis Roubaud, Le Dragon s’éveille, 1928 et au La Japonaise, de Titaÿna, 1931).
1524
Il est intéressant de contater que dans La Favorite de dix ans, l’héroïne, Atman qui débarque pour la premièr
fois à Paris, tente de décrire le Louvre à partir des constructions d’Angkor.
1525
THARAUD, Jérome et Jean, Paris-Saïgon dans l’azur, op. cit., p. 195.
Chapitre XVII : « Angkor » une construction française 513

évidemment). Voir Angkor à pied, en charrette à bœufs, en bus de touriste n’a plus rien
d’exceptionnel, mais le survol en avion est encore une expérience unique. Se décrivant
comme étant le seul à avoir eu cette expérience, il renoue avec la ‘découverte’ essentielle à
l’écriture du récit de voyage.

Aucun autre humain […] s’est-il approché plus près de ces yeux, de ces sourires ? Pour mieux
voir, je me suis mis à genoux devant la vitre de la carlingue. Qui avant moi s’est promené
ainsi, à genoux, autour de ces dieux ?…1526

Cette affirmation de posséder une meilleure vision des groupes d’Angkor est un avant-goût de
la façon dont le narrateur se met à analyser les problèmes politiques de l’Indochine et la
montée du communisme.
Là aussi il a une perspective plus globale de l’Indochine, une vision ‘hélicoptère’ que
les coloniaux qui y vivent ne peuvent avoir. La question coloniale le concerne plus que
d’autres voyageurs puisque son grand frère (leur grand frère) Louis, qui vient de décéder,
s’était vu confier, après 30 ans de Tonkin, « le soin de présider la Commission criminelle
chargée de réprimer les communistes tonkinois ».1527 Le narrateur de Paris-Saïgon dans
l’azur prend un point de vue aux antipodes de celui de Claudel. Tharaud estime que c’est
notre faute, à nous Français : c’est nous qui leur avons appris le nationalisme et la
contestation politique ; c’est à cause de notre programme éducateur que les intellectuels sont
devenus communistes. S’il semble penser qu’il faudrait freiner la francisation du pays, il
refuse également l’idée que l’on puisse en arriver à fermer toutes les écoles.
Claudel séparait les deux thématiques : narration de l’expérience spirituelle d’Angkor
et rapport politique dans un article de journal ; en revanche les exemples des textes de
Léonnec et des Tharaud montrent déjà combien la narration de la visite des ruines peut être
liée au colonialisme et à ses problèmes politiques.
Cette énumération, non exhaustive, des écrits inspirés par les ruines khmères, me sert
simplement à poser la popularité d’Angkor dans la littérature de l’entre-deux-guerres, aussi
bien celle des voyageurs que celle des coloniaux et sans oublier non plus les écrivains
indochinois tels que Makhali-Phāl et Nguyễn Tien Lang : un lettré d’Annam qui accorde lui

1526
Ibid., p. 198.
1527
Ibid., p. 233.
Je n’ai trouvé aucune trace de ce Louis Tharaud dans les autres ouvrages consultés.
514 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

aussi tout un chapitre à la visite du site dans le récit d’un voyage fait en 1931 et qu’il publie
en 1936 sous le titre Indochine la douce.1528

2. - Angkor construction française


2.1. - Un symbole de l’identité coloniale

Il est important de constater qu’à l’entre-deux-guerres, Angkor est devenu le symbole d’une
identité spécifiquement coloniale. On retrouve l’image des ruines à plusieurs niveaux de la
construction identitaire : au niveau local, elle fonde l’identité de l’Indochine, au niveau
national, celle de la plus grande France et au niveau international, celle de l’Empire français.
Tout d’abord, comme l’a brillamment montré Panivong Norindr dans son article
« Representing Indochina », les ruines aident à la construction d’une unité Indochinoise.1529
L’Indo-Chine étant au départ une région géographique vide, sans identité, entre l’Inde et la
Chine, il faut un symbole pour créer l’unité de l’Union des cinq régions de l’Indochine
française (le Laos, le Cambodge, et les trois régions qui deviendront le Việt Nam : le Tonkin,

1528
NGUYễN TIểN LÃNG, Indochine la douce, Hanoï, Ed. Nam Ky, 1936.
Nguyễn Tien Lang (1909-1976) voir : YEAGER, Jack, The Vietnamese novel in French. A Literary Response
to Colonislism, Hanover/Londres, University Press of New England, 1987, p. 168-169. L’auteur est un des
grands écrivains des débuts francophones de l’Indochine. Etudiant et voyageur en France, une fois rentré en
Indochine il se met à l’écriture et travaille comme interprète pour les touristes huppés. Il sera le guide de
Henriette Célarié lors de son séjour hanoïen. Il signe aussi des contes d’Annam : Dans les forêts et dans les
rizières, Hanoï, Huong Son Duong, 1939, et des oraisons funèbres en l’honneur de grands mandarins :
Quelques mandarins d’hier, Hué, Bulletin des Amis du Vieux Hué, n0 2, avril-juin 1939. Il est présenté, dans
cette publication, comme « Chef de bureau au Cabinet de sa Majesté » (Bao Daï).
Indochine la douche est un récit de voyage dans son pays. Il précise à la fin l’avoir rédigé à : « Angkor, mars
1931, Yênbay, avril 1932, Hué, mars 1933 », op. cit., p. 236. Il est un des rares ‘Indochinois’ à avoir le droit
de voyager. On comprend que dans ce texte, il est tenu à la gratitude qu’il doit à Robin qui l’emène avec lui
dans ce tour de l’Indochine. C’est d’ailleurs ce même Robin qui rédigera la préface en y déclarant sa fierté de
l’avoir découvert lorsqu’il n’était encore « qu’un petit bonhomme ». Ainsi se termine sa préface :
« Je vous […] félicite et je ne doute pas que vos lecteurs ressentent en vous suivant le long des pages que
vous avez su rendre si attrayantes, une joie de même nature que celle qui fut la mienne, le jour où je vous ai
“inventé” [sic.]. Ce sera ma réconpense. ».
Malgré les hourras du préfacier ‘protecteur-inventeur’, on sent à bien des égards une critique voilée mais qui
se construit au fil des lignes. Nguyễn Tien Lang revendique la réhabilitation des mandarins anti-Français,
s’irrite de l’instauration d’un programme spécial ‘la politique indigène’ pour ‘comprendre’ la population
asiatique. Faut-il un programme spécial pour comprendre qu’une mère pleure de ne pouvoir donner à manger
à son enfant qui a faim ? Ou que l’on souhaite donner sa culture en héritage à ses fils ? Et, à mon avis, une
critique encore plus forte se lit dans un extrait où il décrit une de ses premières rédactions d’enfant à l’école
française. Il y traitait du « Printemps […] [et de son] renouveau refusé [qui] pesait [sur lui] comme un
cauchemard… », ibid., p. 27. La nature se refuse lorsque le pays dominé politiquement, militairement ne peut
plus respirer. Cette critique politique qui passe par la considération des éléments de la nature rappelle les
poètes classiques du Việt Nam. Voir : NGUYễN KHắC VIệN et HữU NGọC (éd.), Mille ans de Littérature
vietnamienne, Arles, Philippe Picquier, 2002, p. 219.
1529
NORINDR, Panivong, « Representing Indochina : the French colonial fantasmatic and the Exposition
Coloniale de Paris », French Cultural Studies, vol. 6, 1995, p. 35-60.
Chapitre XVII : « Angkor » une construction française 515

l’Annam et la Cochinchine). Pour parler comme Benedict Anderson, le site archéologique


devient le mythe fondateur d’une « communauté imaginaire ».1530 Les images de la monnaie
indochinoise (Figures 17.4 et 17.5 : billets de l’Indochine française) le montrent assez
clairement.
Ensuite, selon l’historienne Ellen Furlough, la copie du temple à Vincennes à
l’exposition coloniale de 1931 doit aider à la construction d’une identité française
coloniale.1531 La reconstruction d’Angkor devient ‘lieu de mémoire’ de la plus Grande
France. Si Furlough s’intéresse uniquement à l’exposition de Vincennes, il faut spécifier que
les ruines avaient déjà été reproduites en France à diverses occasions : à Paris, d’abord en
1867 – l’année de la ‘découverte’ de Mouhot (« moulages d’une mosquée [sic] du
Cambodge » à l’Exposition universelle) puis en 1878 (reproduction d’une partie de la
« Chaussée des Géants » d’Angkor Thom), ou encore en 1889 (Esplanade des Invalides :
reproduction d’une pagode d’Angkor Wat) ensuite à Marseille en 1922 (Exposition coloniale :
reproduction de deux étages d’Angkor Wat) (Figure 17.6 : Carte postale de l’Exposition de
Marseille, 1922).1532 Les plus importantes reproductions sont celles des expositions
coloniales : celle de Marseille en 1922 – pas celle de 1906 : la région d’Angkor était encore
en territoire siamois – et, évidemment, celle de Vincennes en 1931 ; deux expositions qui
célèbrent le passage des ruines en territoire français, en 1907. Il est clair que ce que visent ces
deux expositions avec l’image d’Angkor, c’est de mettre la colonie à la portée de la main de
tous les Français, même des plus jeunes (Figure 17.7 : plan de l’Exposition Coloniale
Internationale, 1931). Grâce à Angkor, la colonie entre dans l’imagerie populaire et devient
‘objet’ national, le profil des temples devient presque ‘drapeau’ de la France coloniale.
Et j’en arrive au troisième niveau d’identité coloniale : le niveau international. Penny
Edwards a montré dans un article intitulé « Taj Angkor. Enshrining l’Inde in le Cambodge »
que la France panse ses plaies, celles de la perte de l’Inde, grâce à la possession d’Angkor.1533
Le temple renvoie alors à la place que compte bien tenir la France sur la scène internationale ;
il permet de construire un Empire colonial français à la hauteur de la compétition britannique.
Sans conteste, grâce aux splendeurs de ces temples, le prestige de la France est sauf. Entre

1530
ANDERSON, Benedict, op. cit.
1531
FURLOUGH, Ellen, « Une leçon des choses. Tourism, Empire, and the Nation in Interwar France », French
Historical Studies, 25.3, 2002, p. 441-473.
1532
Voir DAGENS, op. cit., et MARTIN, Christophe, « Angkor Wat. La cité perdue des rois khmers »,
http://angkor.wat.online.fr, 12 novembre 2004.
1533
EDWARDS, Penny, « Taj Angkor. Enshrining l’Inde in le Cambodge », dans : ROBSON, Kathryn et YEE,
Jennifer (éd.), op. cit., p. 13-28.
516 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

parenthèses, il est étonnant de constater que la compétition se fait surtout avec l’empire
britannique (et plus récemment avec les Etats Unis d’Amérique qui affirment leur puissance
dans les eaux du Pacifique) et pas, par exemple, avec les Hollandais. Au contraire il y a
collaboration entre les équipes d’archéologues qui ont relevé les ruines de Borobudur à Java
et celles qui travaillent à Angkor. Les Français reprennent la technique javanaise de
l’anastylose (reconstruction sur sol durci – parfois avec du béton – puis remontage avec
insertion de pierres neuves si nécessaire).1534 Cette même collaboration entre Hollandais et
Français (contre l’Angleterre, semble-t-il) se voit aussi à l’échange d’informations et de
connaissances en botanique et en particulier en ce qui concerne les manipulations sur les
graines et les pousses de l’hévéa.1535 Ce lien entre l’Indochine et l’Indonésie est intéressant,
d’autant que les jeunes révolutionnaires de ces deux colonies ont subi l’influence à la fois du
nationalisme de Rabindranath Tagore et des doctrines internationalistes du marxisme.

1534
DAGENS, Bruno, op. cit., p. 174-175.
Cette manière de reconstruire les temples n’est pas du goût de tous. Un des personnages de Claudel, le vase
d’encens, est loin d’être convaincu : « Le vase d’encens. ― Comme le Bayon devait être une belle chose
sous l’hydre végétale avant que les archéologues en aient fait cette espèce de jeu de quilles hagard ou de
panier à bouteille ». CLAUDEL, Paul, « Le poète et le vase d’encens » (1926), art. cit., p. 282. Voir aussi Elie
Faure qui ne contredit pas la nécessité de relever les temples, mais autrait tant voulu les admirer quand ils
étaient encore effondré. FAURE, Elie, op. cit.
1535
Voir : LE FEVRE, Georges, L’Epopée du caoutchouc, Paris, Stock, 1927.
Le caoutchouc, « qui semblait la plus pacifique des industries » est entré au début du siècle, « comme son
frère ainé le pétrole, dans la zone inquiétante des rivalités internationales », ibid., p. 69. L’auteur visite les
pays producteurs de caoutchouc (Malaisie, Penang, Singapour, Java, Sumatra, etc.) et y va de sa petite étude
comparative des systèmes de plantation et des systèmes coloniaux. Il en profite pour révéler à ses lecteurs
que, à Medan, dans l’île de Sumatra, les Etats Unis possèdent leur propre territoire. « Cette plantation
américaine était un royaume de 37.000 hectares qui avaient sa police, ses voies ferrées, son port, sa capitale,
ses clubs, son gouvernement et son réseau téléphonique. Les Américains voient vite et large. C’était l’unique
plantation qu’ils possédaient à Sumatra, mais la plus importante des Indes Néerlandaises. […] Dans la
préparation du caoutchouc, les Américains s’étaient également révélés américains. Ils avaient pris un brevet,
amené sous le soleil tropical un matériel gigantesque inventé à Cleveland et fabriqué à Philadelphie. Des
cheminées d’usines accouplées comme des tuyaux d’orgue s’érigeaient en plein ciel, inscrivaient en
fumeuses volutes, la puissance industrielle des Etats-Unis. […] Une fois de plus les Américains s’étaient
montrés maîtres dans l’art de transformer. Leur plantation était modèle, leur usine était modèle », ibid., p.
115-117. Mais ces industriels veulent encore augmenter leurs bénéfices. D’où une réunion entre les
dirigeants la U.S. Tyre Co, B. and T. de New York et les Hollandais. Les Américains planifient une guerre des
prix pour combattre « la redoutable concurrence exercée depuis quelques années par le caoutchouc
indigène » dans une autre région de Sumatra. « Medan, caoutchouc-européen, déclarait la guerre à Djambi,
caoutchouc-indigène. Et les usines de la B. and T. entraient les premières dans la bataille », ibid., p. 119. Ce
texte est un mélange d’admiration pour l’efficacité industrielle des Américains et d’un dégoût pour les
pratiques de ceux qui critiquent le colonialisme français. Pour Le Fèvre, la collaboration du caoutchouc et
celle de anastylose, participent d’une même stratégie de survie contre la main mise anglosaxone sur le
monde.
L’auteur, qui a également signé Monsieur Paquebot, op. cit. et de La Croisière jaune, op. cit., est ici en
voyage d’affaires. Il est envoyé enquêter chez les voisins, par Octave Homberg – qui écrit la préface – un
ancien planteur devenu un des plus gros banquiers de l’Indochine française. Mais Le Fèvre a aussi un intérêt
littéraire : le caoutchouc est une nouvelle langue vivante et internationale qui chasse le vocabulaire usé et les
langues obsolètes. Il espère que cette langue qu’il apprend au fil de son voyage lui offrira l’originalité d’un
récit viatique moderne, ibid., p. 121.
Chapitre XVII : « Angkor » une construction française 517

2.2. - La résurrection d’Angkor, allégorie de l’entreprise coloniale

Ce site archéologique est en outre, selon moi, une véritable allégorie du projet colonial
français : son histoire remplit la fonction de justificatif de l’entreprise coloniale et de la
présence française. En effet, pour le grand public, les temples étaient ‘perdus’ dans la jungle,
ignorés du monde entier depuis la décadence de l’Empire des Khmers (± IXème-XVème). C’est
à la fin du XIXème que le Français Henri Mouhot fait connaître le site khmer grâce à la
publication de son Voyage (1868) dans lequel il décrit les ruines qu’il découvre dans la jungle
siamoise.1536 Cette ‘découverte’ est évidemment un mythe. Si la ville (Angkor Thom) était
abandonnée, certains temples en revanche sont toujours restés des lieux du culte bouddhiste et
Angkor Wat a toujours accueilli une bonzerie. Angkor était donc connu de la population
locale. N’est-ce pas d’ailleurs cette présence inattendue qui déçoit Pierre Loti lorsqu’il arrive
sur le site – alors en territoire siamois – en 1901 ?

Donc je suis en présence de la mystérieuse Angkor ! Cependant je n’ai pas l’émotion que
j’aurais attendue. […] plus nous approchons de ce temple, que nous pensions voué au définitif
silence, plus il semble qu’une musique douce arrive à nos oreilles – qui sont un peu troublées,
à dire vrai, par la fiévreuse chaleur et le besoin de dormir… C’est bien une musique pourtant,
distincte du concert des insectes et du grincement de nos chariots ; c’est quelque chose comme
une lente psalmodie humaine, à voix innombrables… Qui donc peut chanter ainsi dans ces
ruines, et malgré les lourdeurs accablantes de midi ? … […] Ce sont des personnages au crâne
rasé, tous uniformément vêtus d’une robe couleur citron et d’une draperie couleur orange. Ils
chantent à demi-voix et nous regardent sans interrompre leur litanie tranquille.1537

Impossible de revivre l’expérience de Mouhot et d’atterrir dans un lieu ignoré du reste du


monde ! La présence tranquille des moines que ne vient même pas troubler son entrée, nie le
mythe et ôte au voyageur l’illusion que son arrivée a quelque chose d’unique. Il doit en tout
cas reconnaître que pour la population locale, pour ces bonzes, Angkor n’est pas mort. Les
temples et surtout Angkor Wat ont toujours existé.
Bruno Dagens a par ailleurs raison d’insister sur le fait que, en réalité, l’Occident
connaissait lui aussi l’existence de certains temples puisque les explorateurs portugais en
avaient déjà parlé.1538 Pourtant c’est la ‘découverte’ du XIXème de Henri Mouhot que l’on

1536
MOUHOT, Henri, Voyage dans les royaumes de Siam, de Cambodge, de Laos et autres parties centrales de
l’Indo-Chine (1968), cité par : BACQUE-GRAMMONT, Jean-Louis, op. cit.
1537
LOTI, Pierre, Un Pèlerin d’Angkor, op. cit., p. 62-63.
1538
DAGENS, Bruno, op. cit., p. 14.
518 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

retiendra parce que cela correspond mieux à l’entreprise d’appropriation du monde dans
laquelle s’est engagée l’Occident. Evidemment, cette ‘découverte’ de Mouhot sert d’argument
à la France pour revendiquer les temples. Jusqu’en 1907, ils restent pourtant en territoire
siamois (ancienne Thaïlande) et continuent à faire l’objet de l’appétit des voisins, les Français
installés au Cambodge et les Anglais en Birmanie. C’est lors du traité franco-siamois de 1907
et après des combats à la frontière entre le Siam et le Protectorat français du Cambodge, que
la région des temples passe en territoire français.
Avec cette victoire naît toute une imagerie coloniale qui représente une Asie endormie
que la France vient ‘sauver’ en la ‘réveillant’ à la vie moderne. D’où le dessin de la
couverture du récit de voyage du duc de Montpensier, publié en 1910 : Angkor est une ville
au bois dormant où pénètre joyeusement la modernité de la voiture du voyageur (Figure 17.8 :
Couverture du journal de voyage du duc de Montpensier).1539 Il n’est certes pas le seul à se
servir du conte de Perrault pour décrire la rencontre entre la France moderne et les ruines
endormies dans la nuit des temps ; c’est au contraire un cliché dont se serviront des
théoriciens du colonialisme et même des membres de l’EFEO.1540 Le récit de Montpensier est
une célébration de la victoire française, comme celui de Loti qui, au fond, attend que les
ruines soient passées en territoire français pour remanier ses notes d’un voyage effectué en
1901.1541 Cette victoire de la France devient aussi celle de la culture cambodgienne. La
nouvelle frontière géographique permet à la France de ‘rendre’ au royaume du Cambodge les
trésors de son passé khmer et de ‘protéger’ le territoire contre ses voisins gourmands. Avec
Claude Farrère, Angkor devient même un double justificatif colonial. D’abord, celui de la
colonisation de l’Annam : si la France accordait aux Annamites la liberté qu’ils réclament, ils
s’empresseraient « d’opprimer, de molester et de massacrer leurs voisins » cambodgiens et
Dieu sait ce qu’il adviendrait des ruines.1542 Ensuite, celui de la colonisation du Cambodge,
qu’il vaut mieux protéger de ses voisins. La protection d’Angkor sous la ‘paix française’
justifie la colonisation française de toute la région.
L’histoire des ruines, résumée en langage colonial, se limite à trois phases : sommeil
dans la jungle siamoise, découverte par la France et résurrection/protection coloniale. La

1539
MONTPENSIER, Duc de, La Ville au bois dormant. De Saïgon à Angkor en automobile, Paris, Plon, 1910.
1540
Voir GOLOUBEW, Victor, op. cit., et CHALLAYE, Félicien, « Angkor », op. cit..
1541
Je rappelle que les temps du récit sont renseignés dans Pèlerin. 1901 : visite et prise de notes à Angkor, 30
ans auparavant, lecture d’un reportage sur les ruines ; 1910 : reprise du texte qui sera publié en 1912.
1542
FARRERE, Claude, « Angkor et l’Indochine. De l’utilité de la colonisation » (1931), cité dans : FIEVEZ,
François Denis, L’Indochine coloniale, belleindochine.free.fr, 3 décembre 2003.
Chapitre XVII : « Angkor » une construction française 519

France protège également les temples de l’empreinte du temps en se lançant dans une
formidable entreprise de restauration des ruines. Cette résurrection archéologique d’Angkor
est, à son tour, une justification du colonialisme français. Tel est l’argument mis en avant par
Gaston Pelletier et Louis Roubaud dans leur essai Images et réalités coloniales (1931).1543
Ces deux journalistes citent parmi les réalisations de la France, les chemins de fer, les routes,
les usines, les hôpitaux, les écoles et évidemment… Angkor. « Les artisans, disent-ils, avaient
perdu le génie de leurs ancêtres ; la France les a réveillés. […] Les grandes ruines d’Angkor
sont sorties de la terre et de la brousse pour l’émerveillement du monde ».1544 C’est grâce à la
France que les artisans du Cambodge qui travaillent à la restauration du site (ainsi qu’à la
construction des reproductions pour les expositions coloniales) réapprennent les gestes de
leurs aieux.
L’entre-deux-guerres voit la multiplication d’ouvrages basés sur cette même logique
de résurrection coloniale et les affiches publicitaires pour le tourisme à Angkor montrent des
temples redevenus vivants : c’est que la méthode française a porté ses fruits, elle a
métamorphosé une ruine en une ville pleine d’activité et des temples silencieux en des lieux
où, comme à Vincennes, les touristes peuvent admirer les spectacles de danse, les
représentations du poème épique hindou, le Ramayana, et où la population peut sans danger
venir porter ses offrandes aux dieux (Figure 17.9 : Publicité du Touring Club de France).1545

2.3. - Angkor sans les Français

J’ai déjà souligné combien cette thématique a influencé le roman La Favorite de dix ans de
Makhali-Phāl. Le père de l’héroïne Atman, l’héritier des Khmers, attend de la France une
résurrection que seule sa fille sera à même de réaliser. C’est grâce à une métamorphose dans
la langue française et grâce à l’amour d’un Français, son oncle maternel, que la culture
ancestrale peut revivre. Au contraire, chez Nguyễn Tien Lang, dans son récit de voyage
Indochine la douce, pas besoin de la France pour rendre une image vivante des ruines
khmères.1546 Pour lui les pierres vivent depuis des siècles aux yeux de leurs visiteurs. Les

1543
PELLETIER, Gaston et ROUBAUD, Louis, Images et réalités coloniales, Paris, A. Tournon, 1931.
1544
Ibid., p. 127.
1545
COLLARD, Paul, Cambodge et Cambodgiens : métamorphose du royaume Khmer par une méthode française
de protectorat, Paris, Société d’Editions Géographiques, Maritimes et Coloniales, 1925 ; BERNARD, Colonel
F., La Perte et le retour d’Angkor, Paris, Les Œuvres représentatives, 1933.
1546
NGUYễN TIEN LANG, Indochine la douce, Hanoï, Ed. Nam Ky, 1936, p. 174.
520 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

danseuses de pierre n’ont nul besoin d’être ressuscitées : « Que d’Aspâtras aux seins mignons,
palpitant en une vie éternellement jeune, sur les pierres assombries des lichens !… »1547
Dans Indochine la douce (1936), ce qui frappe dans les descriptions des ruines
d’Angkor, c’est – comme d’ailleurs chez Makhali-Phāl – l’absence totale de Français. C’est la
raison pour laquelle Richard Serrano refuse le droit à l’analyse postcoloniale du texte qui est
placé, selon lui, hors du contexte politique. Pour le critique, Makhali-Phāl élimine toute
dimension coloniale du Cambodge natal d’Atman.1548 Il est clair que, pour moi, cette
évacuation du colonisateur est justement un signe important d’un certain refus, ou d’une
relation pour le moins complexe avec cette présence française. Présence française d’autant
moins déniable dans le texte de Makhali-Phāl que l’auteur et l’héroïne sont métisses, et
d’autant moins déniable chez Nguyễn Tien Lang que s’il visite le Cambodge c’est grâce à son
protecteur et compagnon de voyage, le Gouverneur Robin.
Evidemment le style des deux écrivains est très différent. L’auteur cambodgienne a un
français très éthéré, des phrases à la longueur proustienne et à la structure annonçant les
phrases de Marguerite Duras. Nguyễn Tien Lang est en revanche réaliste et a un rythme assez
soutenu. C’est le merveilleux des descriptions de Makhali-Phāl qui domine l’univers des
temples et de la jungle khmère. Une atmosphère magique flotte sur le palais paternel, les
tours, les lingams, et la forêt du Cambodge dont l’héroïne Atman devient l’héritière.1549
L’altérité intime, spirituelle et physique de la culture khmère est acceptée avec joie chez
Atman, comme elle est rejetée avec dégoût chez Claudel. En revanche, Nguyễn Tien Lang qui
voyage en 1934 dans la suite du Gouverneur général Robin y ressent « une joie
intellectualisée », et un corps à corps entre les pierres et les racines « qui tout d’un coup
devient un enlacement amical ou au moins une embrassade tutélaire ; collaboration de la
Nature et de l’Art humain », dit-il dans une description qui fait un peu penser à celle de
Faure.1550 L’existence de formes artistiques matérielles et spirituelles n’a chez lui rien de
déstabilisant.
Si, chez ces deux écrivains ‘indochinois’ les ruines ont été dégagées de l’emprise et de
la présence françaises, elles ne sont certes pas vides. Dans La Favorite de dix ans, les pierres
sont habitées par le père, les favorites, des moines bouddhistes, des ascètes hindous, sans
compter les éléments de la nature animale, végetale, minérale. Quant à Nguyễn Tien Lang, il
1547
Ibid., p. 160.
1548
SERRANO, Richard, art. cit., p. 119.
1549
MAKHALI-PHAL, La Favorite de dix ans, op. cit.
1550
NGUYễN TIEN LANG, op. cit., p. 161.
Chapitre XVII : « Angkor » une construction française 521

y rencontre des bonzes (‘prêtres’ bouddhistes), y admire des représentations de danses


khmères (que l’on n’aura pas manqué d’offrir au Gouverneur), il s’arrête même devant des
chantiers de reconstructions de temples où seuls sont décrits des ouvriers cambodgiens. Les
références françaises sont celles qu’il fait aux textes d’autres voyageurs qui sont passés par-là
avant lui. Et l’écrivain indochinois cite au passage : Loti, Dorgelès, Malraux en modèles
littéraires dont il aime à suivre les traces. Seule la France ‘intellectuelle’ est présente,
acceptée. Dans les ruines de Indochine la douce, pas le moindre soupçon de présence
coloniale. Nguyễn Tien Lang semble nier la résurrection coloniale que Makhlai-Phāl a
acceptée et intégrée.
Peut-être Tien Lang, lecteur de Loti, s’est-il laissé inspirer par L’Inde (sans les Anglais)
du grand écrivain exotique.1551 Dans son voyage dans la perle de l’empire britannique – mais
où il décrit violemment la misère de la population –, Loti gomme toute présence anglaise ;
c’est sa manière de manifester son anglophobie et son mécontentement pour la perte de l’Inde.
La dédicace à Paul Kruger, héros de la guerre des Boers est sans équivoque. Ce titre de Loti
inspirera en tout cas Andrée Viollis qui ramène de son voyage dans l’Inde de Ghandi, un récit
intitulé L’Inde contre les Anglais (1930). Ce titre lui vaudra l’approbation des jeunes
révolutionnaires indochinois qui s’empressent de l’entretenir de la situation en Indochine, dès
qu’elle pose le pied sur le sol indochinois.1552 Cependant, chez Nguyễn Tien Lang, seules les
ruines sont vidées de l’action de la France. Car il reconnaît l’action de la France dans le
paysage : augmentation des territoires des rizières et l’amélioration de la qualité des routes. Il
est reconnaissant de cette modernité technique, mais semble refuser l’argument de
justification culturelle de la France et son écriture de l’histoire de l’Asie sur base de
réssurection coloniale. La relation de l’auteur avec la France et avec ses importations
culturelles est assez complexe et problématique. Bien qu’il écrive en français et cite les textes

1551
LOTI, Pierre, L’Inde (sans les Anglais) (1903), dans : MARTIN, Claude (éd.), Pierre Loti. Voyages 1872-
1913), Paris, Laffont, 1991, p. 653-843.
1552
VIOLLIS, Andrée, Indochine S.O.S., op. cit., p. 14-15.
« 12 octobre. Je reçois une lettre signée de trois Annamites dont les noms sont suivis de leurs titres : Ta…
licencié ès lettres, Ph… licencié ès sciences naturelles, Ng… licencié en droit. Ils ont lu L’Inde contre les
Anglais, désirent causer avec moi et me proposent un rendez-vous, au coin d’une certaine rue, non loin de
mon hôtel. Je sors. La terrasse du Continental où j’habite déborde sur le trottoir. Le ministre arrivant dans
trois ou quatre jours, fonctionnaires et colons affluent à Saïgon. Costumes blancs, robes claires, boissons
polychromes, ventilateurs, jazz. Foule devant les magasins rue Catinat. Je tourne dans une route rose, presque
vide, étouffante, sous une voûte de flamboyants en fleurs. Au coin, trois jeune gens, debout devant une Ford,
me font signe.
― Vite, madame, dit l’un d’eux à voix basse.
Je monte. Nous démarrons ».
Encore une fois l’écart est souligné à partir de la sonnorité voyante des Français de la colonie et du silence –
cette fois rose – des Indochinois contestataires.
522 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

des voyageurs d’Angkor, il semble sceptique quant à l’apport de la culture française. Même
Loti, admirativement cité, est tant soit peu ridiculisé dans une ironie qui rappelle – mais avec
plus de prudence – celle de Dorgelès à l’égard du Pèlerin d’Angkor.

Dans le rouge brasillement du ciel vespéral, au-dessus et autour des multiples silhouettes de
toute cette assemblée de visages, j’ai tout naturellement pensé à Pierre Loti, ce « pèlerin
d’Angkor » plein de mélancolie sans cause… « Au fond des forêts du Siam, j’ai vu l’étoile du
soir se lever sur les ruines de la mystérieuse Angkor »… Et moi aussi je vois se lever l’étoile
du soir [une note en bas de page « signale que l’étoile du soir ‘se levant’ au sommet des tours
est une erreur scientifique. Par égard pour Loti, je veux rester dans cette erreur avec lui… »] au
sommet des Tours Souriantes.1553

La disparition des Français dans ces ruines décrites de manière assez réaliste chez Nguyễn
Tien Lang montre, à mon avis, la relation malaisée, non pas avec la culture khmère, mais bien
avec celle de la France. C’est la même conclusion que l’on peut tirer du roman de Makhali-
Phāl dont l’écriture est cependant magique.

2.4. - Une résurrection idéologique

Cette logique de la résurrection, même lorsqu’elle concerne directement les ruines d’Angkor,
aboutit souvent à une attitude extrême qui épure l’art de toute influence extérieure ou
moderne. Evidemment, cela sous-entend également un mouvement vers les cultures asiatiques
mais aussi un mouvement vers la conservation d’un passé mythique, éternel, impuissant,
silencieux qui renforce l’image d’une Asie immobile qui n’a droit ni à une place ni à la parole
dans le présent et le futur d’un monde qui tourne au rythme des nations ‘civilisatrices’.
D’ailleurs, selon le critique Nguyên Thê Anh, si la colonie post-Yen-Bay est
franchement partisane d’un respect de la culture d’origine, c’est parce que les forces
traditionnelles sont un instrument important dans la lutte contre la montée d’une modernité
révolutionnaire anti-Française.1554 En cela les indigénistes peuvent compter sur la
collaboration de certains mandarins conservateurs et de l’éllite intellectuelle qui a dû céder de
son ancien pouvoir aux ‘boys-mandarins’ mis en poste par l’administration coloniale. C’est ce

1553
NGUYễN TIEN LANG, op. cit., p. 164-165.
1554
NGUYEN THE ANH, « L'impact des évènements de 1930-31 sur l'attitude de l'administration française à
l'égard de la monarchie vietnamienne », dans : Vietnam Infos, http://www.vninfos.com, 13 mars 2006.
Chapitre XVII : « Angkor » une construction française 523

que le sociologue Trinh Van Thao nomme, on l’a vu, un « indigénisme naïf ».1555 Cette
attitude montre non seulement la nostalgie d’une Indochine pré-française, mais elle cherche à
implanter une culture ‘pure’ qui promulguerait des pratiques d’un immobilisme millénaire.
Le peintre, écrivain et fondateur du Musée Albert Sarraut à Phnom Penh, George
Groslier consacrera pas mal de son énergie à la résurrection de l’art khmer. Il travaille à la
restauration et au décriptage des bas-reliefs et inscriptions khmères. Grand connaisseur de
l’art khmer, c’est lui qui établira que les sculptures trouvées dans les colis de Malraux ont été
dérobées sur le site connu sous le nom de Banteay Srei. Mais il protège également la culture
en créant une école d’artisanat dans laquelle les Cambodgiens réapprennent l’art de leurs
ancêtres à partir des modèles angkoriens (Figure 17.10 : Cours d’art khmer dans les ruines,
±1920.) En fait, cette ‘résurrection’ du passé khmer enferme les Cambodgiens dans un
classicisme archaïque, dans une position de copistes passifs, hors de toute position active dans
le présent. Plus grave, cette mise en scène est dictée par l’administration coloniale et réalisée
sous l’implusion du pouvoir et selon des critères définis par les coloniaux.
On l’aura compris : l’image des ruines khmères et leur résurrection sont déjà chargées
d’idéologie coloniale ; leurs descriptions en littérature semble en outre être la porte ouverte
aux mécanismes de ce que Edward Said nomme ‘orientalisme’. Voyons de plus près comment
les voyageurs les traitent dans leurs textes.

1555
TRINH VAN THAO, L’Ecole française en Indchine, Paris, Karthala, 1995, p. 59.
CHAPITRE XVIII

ANGKOR EN LITTERATURE ; DE LA RESURRECTION A LA


DISPARITION

[…] le soleil faisait fondre la rigidité funéraire des


vieilles pierres, un ardent frisson les parcourait, les
morts s’éveillaient et Pompéi commençait à revivre.
Wilhelm Jensen, Gradiva (1903).

La ressemblance est absolue entre les mains de


pierre et les blanches mains tièdes des danseuses
modernes.
George Goslier, Danseuses cambodgiennes (1913).

C’est là l’enseignement des ruines vivantes


d’Angkor. Il est impossible de savoir où l’esprit
commence et finit, où la vie finit et commence.
Comme des couples enlacés ils se fécondent et se
dévorent. Rien ici ne sépare la fleur spirituelle des
fermentations aveugles où elle puise l’être et restitue
le germe des résurrections.
Elie Faure, Mon Périple (1932).

1. - Les ruines et la bibliothèque


On se souvient que dans L’Orientalisme, Said soulignait la dimension construite du concept
‘Orient’ échafaudé d’une génération à l’autre, à partir de connaissances héritées de la
bibliothèque orientaliste. Or, ce qui est caractéristique de l’écriture de la ruine, c’est justement
le recours à la bibliothèque qu’elle implique. En effet, on l’avait vu avec l’analyse de
Christine Montalbetti dans Le Voyage, le monde et la bibliothèque, comme la ruine est un
texte qui raconte une histoire incomplète, elle invite directement l’écrivain à se servir de la
bibliothèque pour (re)construire son récit.1556 Pour cette spécialiste de la littérature de voyage,

1556
MONTALBETTI, Christine, Le Voyage, le monde et la biliothèque, Paris, PUF, 1997, p. 229.
526 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

la représentation littéraire de la ruine, ce topos de la littérature viatique, est une stratégie qui
permet de cacher le fait que le récit de voyage est toujours ré-écriture. Ce qui implique
également la répétition des stéréotypes hérités des générations précédentes de voyageurs.
L’écriture de la ruine annoncerait, presque par définition, une attitude orientaliste et en tout
cas le recours à la citation, plus ou moins fidèle, de sources honnêtement nommées ou
maintenues dans l’ombre.
Effectivement, Pierre Loti, dans son Pèlerin d’Angkor, s’est lui aussi largement inspiré
de textes d’autres voyageurs. Entre autres, comme l’a révélé Alain Quella-Villéger, par le
récit qu’Emile Vedel publie en 1901, Lumières d’Orient.1557 Loti ne mentionne pas Vedel
dans son texte, mais il nomme quand même un voyageur chinois, Tchéou Ta-Kouan, dont il
cite le Mémoire sur les coutumes du Cambodge (1296-1297). Ce voyageur, un diplomate de la
dynastie de Yuan envoyé en mission au Cambodge, raconte ainsi sa visite lorsque la ville était
encore habitée et au faîte de sa grandeur. Ce texte fut accessible au public métropolitain
lorsque la traduction en français de Paul Pelliot fut publiée en 1902 par le Bulletin de l'Ecole
Française d'Extrême-Orient.1558 Comme mentionné plus haut, les écrivains de l’entre-deux-
guerres se sont quant à eux inspirés du texte de Loti. Il semblerait impossible de sortir de la
bibliothèque orientaliste lorsque l’on écrit sur les ruines. Cependant il ne faut pas négliger le
fait que toute intertextualité permet aussi d’entrer en dialogue avec le modèle et donc
potentiellement de le critiquer. Comme on l’a vu au chapitre précédent, même dans une
répétition proche du modèle que l’on suit, un déplacement est possible. La représentation des
ruines d’Angkor pourrait alors devenir le lieu d’un dialogue interdiscursif. Y a-t-il, chez les
écrivains de l’entre-deux-guerres, simple reproduction des données orientalistes, ou bien
assiste-t-on à un dialogue avec Un Pèlerin d’Angkor (1912) ou à un déplacement par rapport
au discours de résurrection coloniale des ruines khmères ?
C’est à partir d’une confrontation entre Sur la Route mandarine (1925) de Roland
Dorgelès, La Voie royale (1930) d’André Malraux et « Le poète et le vase d’encens » (1926)

1557
QUELLA-VILLEGER, Alain, « Du pèlerinage exotique à la controverse coloniale. Emile Vedel à Angkor
(Lumières d’Orient 1901) », Récits du dernier siècle de voyages. De Victor Segalen à Nicolas Bouvier ,
Colloque international du CRLV (2002), repris dans : www.crlv.org, 10 juin 2005. On notera que Vedel ne
précède que de peu Loti dans la visite aux ruines. Vedel publie un an avant la visite de Loti.
1558
PELLIOT, Paul, « Mémoires sur le coutumes du Cambodge », B.E.F.E.O., T.II, n0 2, cité par NAUDIN,
Georgette, op. cit., p. 7. Selon Naudin, le texte de Pelliot est très proche de la traduction qu’avait donnée
Abel de Rémusat, en 1829, dans : Nouveaux mélanges asiatiques ou Recueil de morceaux de critiqes et de
mémoires… Cependant, Rémusat qui ignorait l’existence des ruines, méconnaissait le texte qu’il traduisait.
Chapitre XVIII : Angkor en littérature, de la résurrection à la disparition 527

de Paul Claudel, que je vais évaluer si et comment, la représentation des ruines peut être un
indice de prise de distance par rapport au discours dominant.1559

2. - Dorgelès, Claudel, Malraux : héritiers de Loti.


Même si les écrivains sont de différentes générations – lorsqu’ils visitent les ruines au tout
début des années vingt, Claudel a 53 ans, Dorgelès en a 38 et Malraux vient de fêter ses 22
ans – il y a bien des raisons pour confronter les descriptions angkoriennes dans « Le poète et
le vase d’encens », Sur la Route mandarine et La Voie royale. Bien sûr, les genres littéraires
sont très différents, le premier texte est plus poétique, le deuxième plus réaliste, alors que le
dernier se réclame de la fiction ; pourtant, il s’agit de récits viatiques inspirés par une
expérience autobiographique.
Les trois focalisateurs appartiennent au même ‘type’ de voyageur. Comme le souligne
Caren Kaplan dans Questions of Travel, tous les déplacements ne se ressemblent pas et il faut
considérer les raisons pour lesquelles le voyageur voyage (mission, exil, tourisme, etc.)1560 En
fait, dans les trois extraits qui nous intéressent, le voyageur-focalisateur est en mission plus ou
moins officielle en Indochine. Le personnage du poète dans « Le poète et le vase d’encens »
est fortement autobiographique : il est accueilli par les huiles politiques lorsqu’il arrive dans
la colonie française. Paul Claudel, ambassadeur au Japon, n’est que de passage en Indochine,
mais il précise qu’il voyage en réponse au vœu formulé par Maurice Long, Gouverneur de
l’Indochine : que tout représentant de la France en Asie visite et comprenne l’importance de
l’Indochine.1561 Il est donc en voyage de mission informelle dans la colonie. Claude Vannec,
tout comme André Malraux, voyageait muni d’une autorisation pour repérer de nouveaux
temples khmers.1562 Quant à Dorgelès, recommandé au Gouverneur Général Merlin par le
ministère des Colonies, il avait pour mission de publier un roman qui fasse la propagande du

1559
DORGELES, Roland. Sur la Route mandarine, op. cit. ; MALRAUX, Andre’, La Voie royale, op. cit. ;
CLAUDEL, Paul, « Le Poète et le vase d’encens », art.cit.
1560
KAPLAN, Caren, op. cit., p. 2.
1561
CLAUDEL, Paul, « Mon voyage en Indochine », op. cit., p. 18.
1562
MALRAUX, André, La Voie royale, op. cit., p. 390.
528 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

voyage en Indochine.1563 Les trois voyageurs dont le lecteur suit le point de vue sont donc des
‘agents’ du colonialisme, pour reprendre le terme d’Edward Said.1564
Autre point de rapprochement entre ces textes : la date des voyages des écrivains et
surtout l’exacte contemporanéité de ceux de Dorgelès et de Malraux. Si, peu de critiques ont
remarqué ce fait, c’est sans doute parce que Sur la Route mandarine et La Voie royale ont été
publiés à cinq années d’intervalle. Pourtant on sait que Roland Dorgelès et André Malraux ont
débarqué en Indochine en novembre 1923. Quoique son texte rende également les ruines au
tout début des années 1920, Claudel occupe ici une position quelque peu décalée. Car il visite
les ruines khmères début octobre 1921, deux ans avant ses deux jeunes compatriotes et à la
saison de la mousson, alors que Malraux et Dorgelès y seront à la saison sèche. André
Malraux est à Angkor en décembre 1923 (il sera arrêté à Phnom Penh, le 24 décembre en
possession des statues volées) et Roland Dorgelès en hiver 1923, et tout cas avant avril 1924,
mois où il quitte l’Indochine.1565 Les deux écrivains auraient donc pu se rencontrer à Angkor
et, qui sait, peut-être s’y sont-ils croisés…1566 Toujours est-il que leur Cambodge de
référence, celui du voyage dans la région des ruines de l’empire khmer, est celui de l’année
1923, qui est également l’année où, le 10 juin Pierre Loti s’éteint.
Pierre Loti disparu, son œuvre est encore bien présente pour les écrivains de l’entre-
deux-guerres et je considère que Un Pèlerin d’Angkor (1912) est un des hypotextes

1563
DUPRAY, Micheline, op. cit., p. 246.
1564
Sur base des mêmes critères, Joseph Conrad est un agent du colonialisme.Voir : SAID, Edward W., Culture
et impérialisme, op. cit., p. 62.
1565
Pour Malraux, voir LANGLOIS, Walter G., André Malraux. The Indochina Adventure, op. cit., p. 11 et p. 23.
Pour les dates renseignées par les bureaux de la douane, je renvoie à la communication de Claude Pillet, le 31
août à Belfast. PILLET, Claude, « Les voyages des Antimémoires sens géographique et significations
littéraires », André Malraux et les valeurs spirituelles du XXIe siècle, 30 août-1er septembre 2007, à paraître.
Les Malraux ont débarqué en Indochine à la mi-novembre 1923 (à Hanoï). Malraux repart de Saïgon le 1er
novembre 1924, y revient le 14 janvier 1925 pour la quitter le 30-12-1925.
Pour Dorgelès, Micheline Dupray mentionne les cachets de son passeport : le 25 novembre 1923 il est de
passage à Colombo pour l’aller et il y repasse au retour, le 13 avril 1924. DUPRAY, Micheline, op. cit., p. 250.
1566
En 1933, à l’occasion du prix Goncourt, Roger Martin du Gard, dans Les Nouvelles littéraires, parle d’une
rencontre possible dès 1923 à Phnom Penh, entre les deux hommes. En réalité, la nomination de La
Condition humaine a soulevé une polémique concernant l’honnêteté de Dorgelès en tant que membre de
l’Académie Goncourt. Ce dernier aurait laissé entendre, à mots couverts, qu’il ne voterait pas pour Malraux.
On apprit alors qu’il avait déjà refusé la nomination de La Voie royale en 1930. Non pas tant pour des raisons
littéraires, sous-entend la presse de 1933, que pour des raisons morales: Dorgelès en voulait à Malraux
d’avoir volé des sculptures khmères.
Ou peut-être – cel semble plus probable – lui en voulait-il d’avoir publié des descriptions si dépréciatives et
humiliantes sur les Moïs chez qui Dorgelès a passé le meilleur de son séjour indochinois.
En tout cas, la presse de 1933 fit des gorges chaudes en imaginant que Dorgelès avait de ses yeux vu Malraux
se faire arrêter en 1923 par la police de Phnom Penh, sans chercher à lui venir en aide. Mais l’affaire se
calme: Dorgelès affirme avoir vu son jeune confrère pour la première fois en 1933 et Malraux remporte le
Goncourt. Voir: DUPRAY, Micheline, op. cit., p. 380.
Chapitre XVIII : Angkor en littérature, de la résurrection à la disparition 529

importants de l’époque. D’ailleurs le récit de voyage de Loti faisait partie de la lecture


‘préparatoire’ pour qui projetait un voyage en Indochine et l’on sait que Dorgelès et Malraux
l’avaient lu. Claudel connaissait plus que probablement le texte de Loti cependant il ne dit
rien du Pèlerin d’Angkor ni dans ses Cahiers, ni dans son dialogue poétique. La structure de
son texte permet néanmoins le rapprochement – au moins théorique – puisque chez Claudel
comme chez Loti, il s’agit d’un récit-souvenir encadrant le récit autobiographique d’un
voyage antérieur. Ici, l’écriture ruinistique renoue avec la thématique traditionnelle de
l’écriture des vestiges : la nostalgie du temps passé et qui ne se rattrapera plus. Claudel ne cite
cependant pas Loti.
En revanche l’écrivain de La Condition humaine avoue son admiration pour Pèlerin,
qu’il cite encore en 1974 dans La Tête d’obsidienne.1567 Et Clara Malraux précise que son
mari avait lu Un Pèlerin d’Angkor, avant leur départ pour l’Indochine.1568 En outre, dès la
parution de La Voie royale, en octobre 1930, Les Nouvelles littéraires placent ce roman de
Malraux dans la lignée à la fois du Conrad de Heart of Darkness (1902) et du Loti de la
jungle indochinoise.1569 Pourtant, depuis l’article de Jean-René Bourrel « L’exotisme dans
l’œuvre d’André Malraux », on sait également que même si aventure et exotisme sont
intimement liés chez l’écrivain, il a aussi « toujours pris soin de se démarquer de la littérature
exotique de son temps ».1570 En effet, l’aventure exotique malrucienne prend une dimension
métaphysique où l’homme est confronté à son destin et à sa fondamentale solitude face à la
mort. Malraux se laisse donc inspirer par l’exotisme de Loti tout en cherchant à s’en écarter.
Quant à Dorgelès, et j’en ai déjà parlé, il cite directement, et à plusieurs reprises, le
grand écrivain exotique ; il se moque de ses mensonges et pastiche ses rencontres
amoureuses. Dorgelès souligne avec humour la difficulté de sortir du cadre esthétique de
l’exotisme tracé par Loti. Il ironise l’ampleur de son influence car Un Pèlerin d’Angkor est
non seulement présent à la mémoire des voyageurs et des lecteurs qui ont (tous) lu Loti, mais
il est aussi inscrit directement dans le paysage des ruines. Dans un extrait déjà cité, le
narrateur de Sur la Route mandarine s’arrête mi-agacé, mi-amusé devant un panneau

1567
MALRAUX, André, La Tête d’obsidienne, Paris, Gallimard, 1974, p. 179.
1568
MALRAUX, Clara, op. cit., p. 287.
1569
ANONYME : « La Voie royale d’André Malraux. (parrution le 15 octobre 1930) », Les Nouvelles littéraires,
18 octobre 1930 ;
ANONYME, « La Voie royale. Le roman le plus discuté de l’année », Les Nouvelles littéraires, 15 novembre
1930.
1570
BOURREL, Jean-René, « L’exotisme dans l’œuvre d’André Malraux », art. cit., p. 113.
530 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

indiquant : « Pèlerins d’Angkor - Tournez à droite ».1571 Paul Claudel, les Malraux et Louis
Chevasson ont-ils, eux aussi, lu cette pancarte ?1572 Toujours est-il que Un Pèlerin d’Angkor
est un hypotexte conflictuel pour bien des écrivains voyageurs de l’entre-deux-guerres et
certainement pour Dorgelès et Malraux.

2.1. - De Loti à Dorgeles : les plaisirs de la résurrection coloniale

Au niveau thématique on peut dès l’abord constater un certain orientalisme puisque, aussi
bien Loti que, bien sûr, Claudel mais aussi Dorgelès et Malraux, représentent les ruines dans
une atmosphère d’angoisse qui est intimement liée à l’image de l’impénétrable altérité
asiatique. Dans Un Pèlerin d’Angkor, bien que le mythique sommeil d’Angkor se révèle un
mensonge et que la première impression éveille surtout la déception, le voyageur se laisse
petit à petit prendre par l’ambiance du site.

Je reconnais bien comme accompli mon souhait de jadis, que je me sens tout à fait arrivé à
Angkor… […] Angkor dans cette clairière qui est gardée par des fossés et des petits murs, et
que, de toutes parts, en silence, la forêt tropicale environne de ses épais linceuls verts.1573

L’immobilisme est marqué par un silence organique et non pas historique. Ici donc, c’est
l’habituel silence de la nature qui fait écran aux temples, les protégeant de l’homme, du XXème
siècle et de sa modernité. Cette merveilleuse altérité renvoie bien à la nostalgie qu’éprouve
Loti à la fin de sa carrière d’écrivain et qui – c’est comme cela que commence Pèlerin – s’en
va fouiller dans les malles de son grenier, dans son « musée » d’enfant, pour en ressortir le
« numéro suranné d’une revue coloniale contenant les images qui furent les premières à me
révéler les ruines d’Angkor […] ».1574 Cette relecture d’un magazine aux pages jaunies et
poussiéreuses constitue le récit cadre du voyage des ruines. Elle place aussi physiquement la
narration en France ; c’est de son grenier français en 1910 qu’il entraîne ses lecteurs dans son
musée d’enfant du siècle précédent puis dans un voyage en Indochine en 1901. Les ruines du

1571
DORGELES, Roland, loc. cit., p. 222. Cette citation ouvre le chapitre intitulé « Les Pèlerins d’Angkor ».
1572
Retour des choses, c’est maintenant La Voie royale qui est flechée sur le bord des routes aux alentours des
ruines d’Angkor et de nombreuses agences de tourisme offrent un circuit de La voie royale (180 occurrences
sur Google au 27-11-2007). Et, il fallait s’y attendre, Le Malraux est un restaurant de Siem Reap.
En tout cas, pour Perken qui voulait laisser une trace, une cicatrice, sur la carte du Cambodge, c’est mission
accomplie.
1573
LOTI, Pierre, Un Pèlerin d’Angkor, op. cit., p. 64.
1574
Ibid., p. 49 et 100.
Chapitre XVIII : Angkor en littérature, de la résurrection à la disparition 531

récit publié en 1912 sont un double pèlerinage : celui du narrateur se souvenant à partir de son
journal, du voyage de 1901 et celui de l’homme revisitant sa vie à l’aune de ses rêves
d’enfant. L’éternité d’Angkor – non plus son silence – mais sa ténacité depuis ses rêves
d’enfant et jusqu’à ses voyages d’aventurier lui inspire des lignes nostalgiques sur les
souvenirs d’une vie qu’il sent arrivée à sa fin.1575 Cette nostalgie du récit cadre fait résonance
à un certain malaise ressenti par le voyageur du récit encadré, devant les vestiges de ce « qui a
vécu ». Ainsi Pèlerin d’Angkor se rapproche du genre des mémoires.
Qui plus est, sur place, il subit le poids du regard que les statues fixent sur lui :
l’angoisse sourd littéralement des pierres.

Nous ne te connaissons pas, me disent-ils [les regards de statues tétracéphales, du Bayon


probablement]. Nous sommes des conceptions à jamais inassimilables pour toi. Que viens-tu
faire chez nous? Va-t’en!1576

Cette angoisse qui est aussi source du délicieux exotisme demande pourtant à être contrôlée,
expliquée. Comme souvent chez ce marin-littérateur, la ‘conquête’, le contrôle de l’altérité
passe par les ‘femmes’ qui font le trait d’union entre le narrateur et leur culture.
Le malaise du pèlerin disparaît en effet lorsque le narrateur arrive à ressusciter la ville.
Non seulement il puise dans le texte du voyageur chinois Tchéou Ta-Kouan l’image d’une
capitale en pleine activité, mais ce sont surtout les Apsâras qui reprennent vie lorsqu’il assiste
à une représentation du ballet royal, dans le palais de Phnom Penh. « L’une des portes du fond
s’ouvre ; une petite créature adorable et quasi chimérique se précipite au milieu de la salle :
une Apsâra du temple d’Angkor » ! 1577 Thématique romantique s’il en est ! Parmi les
nombreuses héroïnes de la littérature fantastique nées des pierres on pense immédiatement à
la Gradiva de Jensen, cette sculpture de femme trouvée dans les ruines de Pompéi et son
« apparence d’être revenue à la vie » si merveilleusement analysée par Freud.1578 L’angoisse

1575
« […] quand tout s’est conservé immuable dans les entours, comment imaginer, admettre que l’on est soi-
même non loin de finir, tout simplement parce que l’on atteindra bientôt le nombre d’années compté sans
merci à la moyenne des existences ! Mon Dieu, finir quand on ne sent rien en soi qui ait changé, et que le
même élan vous emporterait vers l’aventure, vers l’inconnu s’il en restait quelque part ! […] avoir été un
enfant pour qui le monde va s’ouvrir, avoir été celui qui vivra, et ne plus être que celui qui a vécu !… », ibid.,
p. 102.
1576
Ibid., p. 87.
1577
Ibid., p. 97.
1578
JENSEN, Wilhelm, Gradiva. Fantaisie pompéienne (v.o. 1903), trad. BELLEMIN-NOËL, Jean, Paris, Gallimard,
1986, p. 29-135, p. 79.
FREUD, Sigmund, Le Délire et les rêves dans la Gradiva de W. Jensen (v.o. 1912), trad. ARHEX, Paule et
ZEITLIN, Rose-Marie, ibid., p. 137-252.
532 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

causée par la vie des pierres se voit neutralisée par leur résurrection grâce à des femmes
réelles. Et ce n’est pas seulement une statue qui revit, c’est toute une culture. « Des temps que
nous croyions à jamais révolus ressuscitent pour nos yeux » s’exclame Loti enchanté.1579
L’angoisse initiale du voyageur se transforme en lyrisme où les ruines revivent pour son
plaisir et celui de ses lecteurs.
On voit bien que, pour ce qui est de la résurrection coloniale de l’Asie, le pèlerin
d’Angkor se montre confiant et adhère au discours. Loti, qui visite le site alors qu’il est
encore en territoire siamois y ressent un certain malaise. Ce n’est qu’à Phnom Penh, où réside
le roi du Cambodge protégé de la France, qu’il assiste à ces danses royales et fait revivre, de
mémoire, les temples d’Angkor qu’il vient de quitter. C’est grâce à la paix française que les
représentations peuvent avoir lieu. Et ce sont les danses délicates des Apsâras et leurs
représentations du Ramayana qui font renaître tel un phénix la culture ancestrale. Qui plus est,
la narration cadre, qui date de 1910 et a lieu dans son « musée » d’enfant, place cette
résurrection dans un second décor français. Avec Loti, derrière la nostalgie de la rétrospective
autobiographique, semble s’installer une suite assez standard de topoï : angoisse des pierres
vivantes ; danseuses sortant des pierres ; résurrection de la culture dans les mises en scènes
françaises ; gloire de la France coloniale.
Après Loti, une pléthore de romans se sont inspirés des Apsâras. Et il faut aussi
signaler qu’un des premiers textes de fiction de Marguerite Duras s’ispire également de
l’image de la danseuse khmère redonnant vie à toute sa culture.1580 Le roman de Roland
Meyer est sans conteste le mieux documenté et on retrouve chez l’écrivain colonial l’attention
ethnologique que vise la littérature coloniale. Bien des voyageurs se sont inspirés de Loti et de
Meyer en prenant plus ou moins de liberté avec les informations ethnologiques fournies par le
colonial. C’est le cas, selon moi, de Pierre Benoit. Son héroïne, Apsâra est une adaptation
moderne des personnages exotiques au goût de Loti mais où sont intégrés des informations
puisées très probablement à la lecture du roman de Meyer.1581 Elle aussi sort de la pierre, mais

1579
LOTI, Pierre, Un Pèlerin d’Angkor, op. cit., p. 99.
1580
DURAS, Marguerite, « Ballerines cambodgiennes », Les Cahiers de la guerre et autres textes, Paris,
P.O.L./Imec, 2006, p. 375-378.
Mais il faut remarquer que chez Duras, la danseuse n’est pas une artiste de cour et que sa danse à lieu dans
une paillotte et pas dans le cadre des ruines.
1581
BENOIT, Pierre, op. cit. Il est amusant de voir les mélanges des sources qui viennent se contredire. Le mythe
de la femme asiatique est généralement celui de la jeune-fille aux longs cheveux noirs, pour bien faire
détachés dans le cours d’une rivière. Voir : CHIU, Lily V., art. cit.
Mais les danseuses Cambodgiennes ont les cheveux coupés courts. De temps en temps Apsara de Benoit
change de coiffure. Tantôt elle a une coupe comme les hommes, tantôt, ses longs cheveux transportent le
narrateur.
Chapitre XVIII : Angkor en littérature, de la résurrection à la disparition 533

par un passage secret qui débouche sur une salle où elle entrepose ses explosifs. Richard
Serrano a raison de noter que La Favorite de dix ans de Makhali-Phāl fait partie de la
tradition du roman de la danseuse khmère. Cependant, Loti est ici la plus grande référence et
pourtant l’écrivain franco-cambodgien ne réfère pas du tout à son texte. Si elle fait partie de la
tradition, elle s’en écarte aussi car s’il y a de l’angoisse, elle ne prend pas sa source dans les
pierres, mais plutôt dans la difficile relation avec la figure paternelle.1582 Nguyễn Tien Lang
fait lui aussi partie de cette tradition : il cite Loti et nous donne à voir de vivantes danseuses
de pierre.1583 Cependant, comme je l’ai dit, son texte n’est pas vraiment caractérisé par une
angoisse initiale face à l’existence des pierres. Il me semble que Nguyễn Tien Lang et
Makhali-Phāl marquent là une différence avec les autres écrivains de mon corpus.
Dorgelès est intéressant parce que, malgré son ironie moqueuse qui prend pour cible
Loti, il partage avec le grand écrivain exotique cette angoisse initiale associée à l’incapacité
d’approcher la culture étrangère. Dorgelès reprend finalement la même suite topoïque que
Loti.

Mais non, je ne vois rien… Mon imagination est impuissante à ressusciter ces cortèges. Et
pourtant ils ont défilé sur les dalles que je foule, et des grenouilles dans les bassins, chantaient
comme ce soir. Tchéou Ta-Kouan, le voyageur chinois, les a vus de ses yeux, il y a sept cents
ans. J’ai lu et relu son récit. A Rome, nous voyons passer les légions d’Adrien. […] Mais, dans
ce mystérieux royaume […] nous ne savons rien. Etait-ce pour cela que je ressentais cette
angoisse ?1584

Mû par le même trouble que Loti, Dorgelès arrive néanmoins, lui aussi, à faire revivre la ville,
et, comme chez son prédécesseur, ce sont avant tout ses danseuses qui (la) ressuscitent :
« Elles sont dix, vingt, cent, sculptées dans la pierre, elles rendent les murailles vivantes […]

1582
SERRANO, Richard, op. cit.
RADAR, Emmanuelle, « L’ “inceste patriphore”, ou la relation fille-père dans La Favorite de dix ans de
Makhali-Phāl », dans : Clément, Murielle Lucie et Wesemael, Sabine van (dir.), Les Relations familiales en
littérature, Amsterdam, Rodopi-CRIN, à paraître.
1583
NGUYễN TIEN LANG, Indochine la douce, op. cit.
1584
DORGELES, Roland, Sur la Route mandarine, op. cit., p. 232.
Cette citation fait penser que ce voyageur a également lu Indo-Chine française (souvenirs) de Paul Doumer à
qui Loti avait dédié son Pèlerin d’Angkor. Doumer visitant le site à la fin du XIXe siècle analyse :
« Ici aussi nous admirons ; nous ne comprenons pas. Le sentiment religieux empreint dans les temples païens
de la Grèce et de la Rome, dans les cathédrales de la chrétienté, nous enveloppe, parle à notre imagination et
à notre cœur, quelles que soient nos croyances, quel que soit notre degré de religiosité. Les temples
bouddhiques ne nous disent rien. […] Ils nous frappent seulement par la puissance, par l’art qui les ont crées
si colossalement grands et beaux », DOUMER, Paul, Indo-Chine française (souvenirs), Paris, Vuibert et Nony,
1905, p. 263-264. Mais encore une fois, il s’agit d’un texe qui retrace une visite en territoire siamois.
534 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

partout elles dansent, les bras souples, le visage impassible ».1585 En outre, la fin de l’épisode
angkorien de Sur la Route mandarine est consacrée à une représentation de danse dans les
temples. C’est un spectacle que le narrateur a lui-même organisé et auxquels les habitants des
alentours sont conviés. Grâce à lui donc, une foule bigarrée peut revivre les scènes mythiques
de sa culture : « Jamais le temple ne m’était apparu si vivant, dans tout son caractère
d’autrefois. […] Et le spectacle n’était pas seulement sur la natte où glissait Rama [héros du
Ramayana], il était dans cette foule heureuse ».1586
Pour Dorgelès donc, comme pour Loti, la métamorphose a lieu ; la ville morte se met à
revivre, grâce à la France, mais aussi grâce à lui. Le voyageur devient le metteur en scène de
la résurrection angkorienne, un ‘agent’ de la victoire de la plus grande France. Il réinscrit en
outre la découverte du voyage. Une culture que l’on croyait ensevelie à jamais se relève de ses
cendres grâce au colonialisme. Peut-être faut-il voir dans cette résurrection réussie, la cause
de l’irritation ressentie par le narrateur lorsque le guide d’Angkor lui racontait la légende
cambodgienne des singes silencieux. Apparemment, pour lui, dans ces ruines, le colonialisme
est une force qui réveille du silence millénaire, et pas un pouvoir qui impose le mutisme de
l’oppression politique.

2.2. - Claudel et l’incontrôlable altérité viscérale

Les apsaras de Claudel, ce ne sera une surprise pour personne, sont beaucoup moins
délicieuses que celles de Loti et de Dorgelès :

LE VASE D’ENCENS. ― Sans doute ces apsaras comme des insectes au fin corsage avec un
masque de chenilles que les sculpteurs ont reproduites comme au patron sur tous les piliers,
agitant gracieusement leurs palpes.
LE POETE. ― C’est ici le grand marécage, la Mer de lait dont il est parlé dans le Ramayana
[…]. […] Au-dessous on voit le monde de l’eau et de la boue, les larves, les poissons, les
tortues, les crocodiles, au-dessus, la foule infinie des apsaras gambillantes qui filent au ciel
comme des moustiques, comme des bulles de gaz. […] en bas de l’ananas central on voit une
espèce de chatière, un jas de serrure, un trou comme celui que laisse le vers quand il sort d’un
fruit, on dit qu’il est piqué.
LE VASE D’ENCENS. ― Il me semble que tu as oublié quelque chose à propos des apsaras.

1585
Ibid., p. 243.
1586
Ibid., p. 247.
Chapitre XVIII : Angkor en littérature, de la résurrection à la disparition 535

LE POETE. ― […] ce mouvement des apsaras piquant une tête de bas en haut.1587

Le poète et le vase d’encens ont bien peu de respect pour ces apsaras-arthropodes, pour ces
danseuses-chauve-souris, qui piquent des fruits barbellés, filent puis s’evanouissent dans le
ciel khmer. Chez Claudel Angkor est digne d’une vision à la Jerôme Bosch. L’existence
viscérale des pierres est source d’angoisse. Pourtant, les apsaras s’extirpent aussi des pierres
dans un admirable mouvement de bas en haut, le thème lancinant du texte de Claudel.
Contrairement à Loti et Dorgelès leur envol au-dessus des ruines khmères ne mène nullement
à une résurrection de la ville. Il incite cependant, un peu comme le vase d’encens, aux
réflexions philosophiques sur l’Asie, à l’évaluation de concepts spirituels de ce continent
éternel. Comme chez Nguyễn Tien Lang, l’existence des pierres mène le poète à
l’interrogation intellectuelle. Car le mouvement de bas en haut que les danseuses miment et
impliquent au regard du visiteur, donne à l’auteur l’occasion de référer à « un texte des
Oupanishads », de la mythologie hindoue.1588 Puis de l’Inde on passe à l’écriture de la Chine
et du Japon et leurs idéogrammes, où « la colonne des caractères […] instruit l’œil pour lire à
remonter ».1589 Ce mouvement de bas en haut fait ensuite appel aux connaissances sur le Tao.

LE POETE. ― Attends un peu ! Cela réveille dans ma pensée un vieux son de mots jadis lus. Ce
mouvement de bas en haut dont tu parles ne serait-ce pas ce qu’on pourrait appeler Le
Chemin ?
LE VASE D’ENCENS. ― Le Chemin ou Le Tao.
LE POETE. ― C’est cela. Brûle-moi ce texte du Tao Teh King que j’ai jadis copié pour toi.1590

Suit une conversation dans laquelle le vase d’encens brûle toute une série de textes orientaux
qui donnent l’occasion de les citer : des enseignements du type « Lao Tzeu a dit […] »,
« quelques plaisanteries sur Confucius », des légendes : « l’histoire de la perle noire », celle
« des Trois amis », etc.1591 Mais le poète n’y comprend goutte et, irrité, vouant au diable le
pot à idée qui s’est éteint, « (Il [l’]envoie […] par la fenêtre) ».1592 Le dialogue se termine sur
cette dernière indication scénique.

1587
CLAUDEL, Paul, « Le poète et le vase d’encens », op. cit., p. 282 et 283.
1588
Ibid., p. 283.
1589
Ibid., p. 288.
1590
Ibid., p. 290.
1591
Ibid., p. 290, 292, 292 et 293.
1592
Ibid., p. 294. Italiques dans l’original.
536 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

Mais le texte à faire revivre chez Claudel, est avant tout celui qu’il a perdu, celui qui
s’est brûlé, le texte littéraire que lui avait inspiré sa visite au site khmer, en 1921. Ce n’est que
cinq ans plus tard, en 1926, qu’il reprend cette tâche dans « Le poète et le vase d’encens ». La
structure rappelle ici de près celle de Loti qui confronte également son lecteur à la mémoire
d’un texte écrit quelques années plus tôt. On constate, hormis ce rapprochement, que l’âge des
deux voyageurs est peut-être moins innocent qu’il n’y paraît. Ces deux textes-souvenirs
voient le jour alors qu’ils sont tous les deux au seuil de la soixantaine. Lorsqu’il rédige son
« Poète et le vase d’encens » en août 1926, Claudel a 58 ans et quand Loti reprend ses
souvenirs d’Angkor, en octobre 1910, il a 60 ans. J’ignore si Claudel a lu son prédécesseur –
c’est assez probable – mais Segalen les considérait tous deux comme des grands écrivains
exotiques dont il voulait fuir le modèle. « Donc, ni Loti, ni Saint-Pol-Roux, ni Claudel. Autre
chose ! Autre que ceux-là ! », s’exclame-t-il dans Essai sur l’exotisme.1593 La confrontation
entre les deux est donc justifiée. D’ailleurs, dans ces deux textes, l’exotisme se manifeste à
travers le travail sur les souvenirs ; ce sont eux qui font naître ce plaisir nostalgique de
l’ailleurs angkorien et surtout celui du temps passé. Claudel se place ainsi dans la lignée de
Loti, pour qui « l’espace est exotique s’il est rempli de souvenir. Le voyage est autant
temporel que spacial ; et le voyageur, pèlerin » explique Catherine Lachnitt de Beaulieu dans
sa thèse.1594
Cependant, chez Claudel, les descriptions-souvenirs et les sensations du narrateur sont
plus difficiles à retrouver que chez Loti : « c’est ici que j’aurais besoin de mes papiers
détruits », avoue le poète au vase.1595 Même cette première version envolée en fumée et qu’il
réévalue en la réchauffant symboliquement au contact du vase d’encens, n’était pas non plus
satisfaisante : « Il me semble bien que là s’arrêtait mon papier ».1596 Le vase d’encens devra
alors lui brûler bien d’autres textes pour trouver un sens à Angkor la maléfique.

Le Vase d’encens. ― Je sens que tu n’as pas fini et que le nez encore te chatouille. N’est-ce
pas ? C’est ce « mouvement de bas en haut » sourdement qui continue à vermiller au fond de
ton esprit ?1597

1593
SEGALEN, Victor, Essai sur l’exotisme, op. cit., p. 35.
1594
LACHNITT DE BEAULIEU, Catherine, Images de l’autre dans l’œuvre de Pierre Loti. De l’altérité à
l’extranéité, Thèse soutenue en 1996, Paris, Université de la Sorbonne Nouvelle-Paris III, (2 vol.), t.2., p.
767.
1595
CLAUDEL, Paul, « Le poète et le vase d’encens », op. cit., p. 284.
1596
Ibid., p. 286.
1597
Ibid., p. 286.
Chapitre XVIII : Angkor en littérature, de la résurrection à la disparition 537

C’est le mouvement inversé et diabolique des apsaras qui piquent dans le ciel de bas en haut,
comme le vers dans l’ananas et comme l’idée dans son esprit, qui permet de faire apparaître
toutes des considérations spirituelles instructives.
Malgré tout ce que le vase d’encens aura brûlé dans un mouvement du bas vers le
haut, le poète ne peut réellement saisir de sens. Il multiplie les maximes du style : « Celui qui
regarde de bas en haut attend et prie, celui qui regarde droit devant lui désire et conquiert,
celui qui regarde de haut en bas, il domine et possède », mais elles s’accumulent les unes aux
autres comme les histoires que brûle le vase et qui s’échappent toutes en même temps.1598
Même s’il comprend abruptement qu’il y a plusieurs perspectives, l’Asie angkorienne lui
reste en fin de compte impénétrable. Le trop plein de références et d’intertextes s’entrelaçant
dans les volutes d’encens miment le vertige ressenti par le voyageur dans les ruines. Et son
étourdissement tient peut être au fait que le mouvement du bas vers le haut qu’il associe à
l’attitude religieuse refuse à chaque fois de correspondre à toute idée stable et à toute idée de
dieu. Son dégoût de l’Asie khmère et le rejet de son incompréhensible spiritualité ne peut
manquer d’étonner chez un auteur orientaliste, amoureux déclaré de la Chine et du Japon.
Peut-être faut-il considérer ce rejet en parallèle avec son analyse du colonialisme français dont
le succès dépend, comme il le dit dans « Mon voyage en Indochine », d’une assimilation ‘pure
et dure’. Claudel loin de contredire la vie des pierres ne fait que la constater pour la rejetter
avec horreur. Il maintient la différence entre publication politique et publication littéraire,
mais cela ne signifie pas pour autant que « Le Poète et le vase d’encens » soit dénué de prise
de parti idéologique. Au contraire l’horreur des ruines ne peut que renforcer son adhésion à un
colonialisme assimilateur.
Toujours est-il que la suite topoïque subit une variation. Les deux premiers topoï
(angoisse des pierres vivantes – danseuses sortent des pierres) se maintiennent et il y a bien
résurrection de la culture, mais la mise en scène française dans le récit-cadre du souvenir
n’apporte ni contrôle ni gloire coloniale. Les apsaras, dégoûtantes créatures philosophiques de
l’Asie lui permettent d’évaluer certains textes asiatiques. Contrairement à Loti et Dorgelès, il
ne reste qu’une sensation de vertige et pas celle du contrôle. Face aux ruines d’Angkor, le
poète claudélien ne trouve pas la paix et le ravissement attendus et ressentis par Loti et
Dorgelès.

1598
Ibid., p. 289.
538 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

2.3. - Faillite de la résurrection-métamorphose malrucienne  

Ce qui frappe par rapport aux mises en scènes et démonstrations visuelles du colonialisme –
les affirmations du regard colonial dans les expositions, les récits de Loti, Dorgelès et même
dans une certaine mesure chez Claudel qui décrit les ruines dans le détail –, c’est que La Voie
royale est au contraire truffée de descriptions où la vue des héros est mise à mal. Pour Claude
Vannec, le héros focalisateur, même Angkor Wat est invisible et ne peut donc faire l’objet
d’une description, qu’elle soit maléfique ou féerique.

Au-delà des feuilles, dans chaque trouée, il tentait d’apercevoir les tours d’Angkor Vat sur le
profil des arbres tordus par les vents du lac : en vain ; les feuilles, rouges de crépuscule, se
refermaient sur la vie paludéenne. […]
[Un peu plus tard :]
Devant lui la forêt terrestre, l’ennemi, comme un poing serré. […] La forêt fuyait des deux
côtés de la route rouge, sur quoi se détachait la tête rasée du boy ; le crissement des cigales
était si aigu qu’on l’entendait malgré le bruit du moteur. Soudain le chauffeur étendit le bras
vers l’horizon un instant apparu : « Angkor Vat ». Mais Claude ne voyait plus à vingt
mètres.1599

La vision d’Angkor Wat étant bouchée, le héros et le lecteur sont incapables de visualiser le
temple. Pas question dans ce cas de le faire revivre, ni même d’y lire des références
claudéliennes à la philosophie asiatique. Mais les héros vont pénétrer plus avant dans la
jungle pour trouver ces bas-reliefs qui valent la peine d’être revendus, et pourront être
transformés en dollars, puis en fusils. C’est à dire en un pouvoir qui est, plus encore que chez
Loti et Dorgelès, un pouvoir politique.
Après de longues journées de marche, ils trouvent enfin ce qu’ils cherchaient : un
temple orné de sculptures. C’est un « monde d’abîme sous-marin », un univers somme toute
assez claudélien, où pénètre Claude Vannec.1600

Devant lui, des bas-reliefs de haute époque, très indianisés (Claude s’approchait d’eux), mais
très beaux, entouraient d’anciennes ouvertures à demi cachées sous un rempart de pierres
éboulées. […] Plus que ces pierres mortes à peine animées par le cheminement des grenouilles
qui n’avaient jamais vu d’hommes, que ce temple écrasé sous un si décisif abandon, que la

1599
MALRAUX, André, La Voie royale, op. cit., p. 402-403.
1600
On sait que Malraux était un lecteur admiratif de Claudel. Peut-être est-ce de son prédécesseur qu’il a hérité
l’humidité du site. Claudel fait une visite sous la pluie et le tonnerres des orages, alors que Malraux voyage à
la saison sèche.
Chapitre XVIII : Angkor en littérature, de la résurrection à la disparition 539

violence clandestine de la vie végétale, quelque chose d’inhumain faisait peser sur les
décombres et les plantes voraces fixées comme des êtres terrifiés une angoisse qui protégeait
avec une force de cadavre ces figures dont la geste séculaire régnait sur une cour de mille-
pattes et de bêtes des ruines.1601

Ces bas-reliefs morts et abandonnés s’offrent enfin au regard des héros. Néanmoins, ils
doivent encore être arrachés aux temples pour pouvoir être transportés. Les tours d’Angkor
Wat se dérobaient déjà au regard, maintenant, comme chez Loti, les statues rejettent le
voyageur.

Claude ne quittait pas la pierre du regard… Nette, solide, lourde, sur ce fond tremblant de
feuilles et de ronds de soleil; chargée d’hostilité. Il ne distinguait plus les raies, ni la poussière
du grès ; les dernières fourmis étaient parties, sans oublier un seul de leurs œufs mous. Cette
pierre était là, opiniâtre, être vivant, passif et capable de refus. En Claude montait une sourde
et stupide colère : il s’arc-boutta et poussa le bloc, de tout sa force. Son exaspération croissait
[…] Autant gratter avec les ongles […] Cependant c’était sa vie menacée qui était là… Sa
vie.1602

Ici la pierre n’est ‘vivante’ que pour résister et non pour faire revivre la culture khmère et
contribuer à la victoire des Français. On notera par ailleurs la ressemblance entre cette scène
et celle où Perken prend de force une villageoise laotienne. Chez Malraux, la suite topoïque
en reste chaque fois au rejet des femmes-statues : contrairement aux autres textes angkoriens
analysés jusqu’ici, les ‘Apsâras’ refusent d’exister pour et par les héros blancs. Loin de vivre
grâce à l’action-résurrection des agents du colonialisme, grâce à la volonté des héros, cette
pierre vit contre eux. Les trois derniers topoï ont disparus : les femmes ne sortent pas des
pierres, malgré toute la volonté qu’y mettent les aventuriers, il n’y a pas de résurrection de
l’art khmer. Au lieu du plaisir et de la gloire de la victoire, c’est la sourde colère que ressent le
héros. L’échec menace son équilibre et sa vie.
Malgré l’atmosphère glauque et les nombreux insectes qui rappellent Claudel, il n’y a
chez Malraux aucun mouvement vers la bibliothèque orientaliste pour décrire les ruines.
Contrairement à Pèlerin d’Angkor et Sur la Route mandarine : le voyageur chinois n’est pas
cité et le narrateur ne nous dit vraiment pas grand chose des sculptures trouvées. Ses lecteurs
apprennent seulement qu’il s’agit de « bas-reliefs de haute époque » représentant « deux

1601
MALRAUX, André, La Voie royale, op. cit., p. 424-425.
1602
Ibid., p. 427-428.
540 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

danseuses » dont « les lèvres souriaient comme le font d’ordinaire les statues khmères ».1603
La masse des pierres, leur éboulement, leurs mousses et pourritures et les insectes qui s’y
glissent émeuvent beaucoup plus Claude que la beauté et la qualité archéologique des bas-
reliefs. A la limite, sans le terme « khmère » et si les indications géographiques du voyage ne
plaçaient pas clairement ces temples au sein des nombreux groupes d’Angkor, on pourrait se
trouver devant les vestiges de n’importe quelle civilisation. Ce manque d’informations est
assez étonnant dans le texte d’un écrivain qui était quand-même, il l’a prouvé en 1924 lors de
son procès, un connaisseur d’art khmer. C’est une fascination pour la ruine qui ne l’a jamais
laché, dit Moncef Khémiri, spécialiste de la philosopphie de l’art chez Malraux.1604
La vue des ruines ne déclenche ni une reconstitution historique ou spirituelle, ni une
scène lyrique d’admiration ou de dégoût de l’art. Les pierres sont décrites comme des objets
qui viennent tester la volonté des héros et leur capacité de les arracher à la jungle et les statues
sont seulement évaluées pour leur valeur marchande, pour leur potentielle transformation en
dollars et en pouvoir politique ; une transformation qui encore plus que chez Loti et Dorgelès,
devrait aboutir au pouvoir et au contrôle politique. C’est une des raisons pour lesquelles
Panivong Norindr, dans Phantasmatic Indochina, condamne l’attitude du héros, Claude
Vannec, qui ne montre aucun intérêt pour la culture et pour les habitants de l’Indochine.1605
Ce qui vient encore une fois contredire l’analyse de Said et la prétendue « attention » de La
Voie royale aux cultures de l’Asie. Néanmoins, contrairement aux enchantements de Loti et
de Dorgelès, et même, au cauchemar claudélien, chez Malraux, que l’on parle de temples ou
de danseuses des bas-reliefs, aucune résurrection de la culture khmère. Même la
transformation de précieuses pièces archéologiques en espèces sonnantes et trébuchantes
échoue. Perken ne pourra pas s’offrir de fusil pour défendre son royaume puisque les bas-
reliefs découverts puis dégagés et transportés sur quelques kilomètres, seront finalement
abandonnés à la jungle.
Pourtant, la métamorphose de l’œuvre d’art est un concept clef de la philosophie de
l’art chez Malraux, comme l’explique Jean-Pierre Zarader dans sa Petite histoire des idées
philosophiques.1606 Jean-Pierre Zarader explique que, pour Malraux, l’artiste contemporain

1603
Ibid., p. 424, 426 et 427.
1604
KHEMIRI, Moncef, « Malraux et les ruines ou la métamorphose à l’œuvre », Revue André Malraux Review.
Malraux et les Valeurs spirituelles du XXIe siècle, vol. 35, 2008, p. 182-202.
1605
NORINDR, Panivong, Phantasmatic Indochina, op. cit., p. 104.
1606
ZARADER, Jean-Pierre, « Le statut de l’œuvre d’art chez André Malraux », Petite histoire des idées
philosophiques, Paris, Ellipses, 1997, p. 93-109.
Chapitre XVIII : Angkor en littérature, de la résurrection à la disparition 541

lutte contre le temps. Il en va de même pour l’œuvre d’art car son essence est d’exister hors
du temps, d’exister dans un temps non-chronologique.1607 Ce que l’artiste moderne vise, c’est
la ‘récupération’, puis la transformation de l’œuvre d’art, pour la faire revivre, pour créer une
œuvre d’art inédite qui n’a plus rien à voir avec la source. Cette résurrection de l’œuvre d’art
sous une forme moderne, n’est autre que sa ‘métamorphose’. « L’art moderne demeure, pour
Malraux un ‘antidestin’ », il s’oppose au temps et au destin de mort de l’œuvre.1608 Pour
Malraux, « seuls l’art et l’artiste peuvent échapper à la mort que le Destin impose à tout, et
même aux civilisations ».1609 Dans l’optique malrucienne, l’objectif essentiel de l’artiste est
celui de créer sa propre esthétique à partir d’objets issus d’autres périodes ou d’autres
cultures.
Qui plus est, dans sa thèse sur Malraux, Claude Tannery a montré que cette notion n’a
cessé de mobiliser sa réflexion philosophique. Chez Malraux la métamorphose est la loi de
survivance de l’œuvre d’art, mais elle est également la « Loi du Monde ».1610

En réalité, il faut lire toute l’œuvre de Malraux à la lumière de la Métamorphose comme Loi
du Monde car la métamorphose y est constamment présente. Malraux a d’ailleurs déclaré :
“L’essentiel de ma pensée, c’est la métamorphose”. […] Assurément, la métamorphose est
constamment présente dans l’œuvre et dans la vie de Malraux, depuis son adolescence jusqu’à
sa mort.1611

Dans son dernier livre, L’Homme précaire et la littérature (1976), Malraux insiste encore une
fois sur cette idée : « Le Musée Imaginaire semble d’abord assez spenglérien. Pas longtemps,
parce que pour Spengler toute culture est promise à la mort, alors que pour le musée tout

1607
Ibid., p. 98.
1608
Ibid., p. 104.
1609
LANGLOIS, Walter G., « La Voie royale. Notice », art.cit., p. 1139.
1610
TANNERY, Claude, Malraux l’agnostique absolu, ou la métamorphose comme loi du monde, op. cit. Il précise
que l’expression, « La Métamorphose comme Loi du Monde » est employée par Malraux, pour la première
fois dans Le Monde du 15 mars 1974, ibid., p. 200.
Je remercie chaleureusement l’auteur de m’avoir fait parvenir le texte de sa thèse.
1611
Ibid., p. 317. La citation de Malraux est tirée de : L’HERNE, André Malraux, Paris, Editions de l’Herne,
1982, p. 158.
Claude Tannery ajoute que « Les premiers écrits de Malraux étaient riches en métamorphoses cocasses et
farfelues. En 1929, dans le débat sur Les Conquérants, Malraux précise que Garine oppose une valeur de
métamorphose aux valeurs d’ordre, de considération et de prévoyance. Pendant les années 30, la plupart de
ses discours sur la culture ou sur l’art font allusion à la métamorphose. L’idée de la métamorphose est
souvent exprimée dans La Condition Humaine, dans L'Espoir et dans Les Noyers de l'Altenburg ; elle
représente le point focal de tous les essais de Malraux sur l’Art », TANNERY, Claude, op. cit., p. 317.
542 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

grand style est promis à la métamorphose ».1612 Ce qui rapproche évidemment Malraux de la
pensée de la majorité des coloniaux adeptes de la ‘politique indigène’ qui tentent à la fois
d’implanter les valeurs de leur culture dans un programme ‘civilisateur’ et en même temps de
faire revivre et de protéger contre l’action destructive de la modernité une culture asiatique
qui a créé des merveilles. S’il donne à croire qu’il est d’abord convaincu par les idées de
Spengler sur la mort de civilisation et l’impossible échange spirituel entre elles, il s’en écarte
finalement pour y ajouter un des concepts fondamentaux de sa pensée : la métamorphose.
Comme le dit Moncef Khémiri en parlant de La Voie royale : « le roman contien[t] en
germes bon nombre d’idées-forces de l’œuvre esthétique et quelques-unes de ses images les
plus significatives ».1613 Ce roman de Malraux est donc essentiel à ses yeux car « il apparaît
[…] que l’aventure indochinoise vécue par l’auteur et transposée dans La Voie royale selon
les lois de la transfiguration romanesque, entretient un rapport souterrain avec les essais sur
l’art [..] où la résurrection des œuvres du passé et leur métamorphose sont longuement
évoquées ».1614 Pour l’écrivain, comme d’ailleurs pour son héros Claude Vannec qui explique
sa théorie de l’art dans une conversation avec Albert Ramèges, directeur de l’Institut, les
œuvres d’art d’une autre civilisation peuvent ressusciter dans une autre, grâce à la
métamorphose. Elles ne sont pas tout à fait perdues si l’artiste arrive à les rendre parlantes
pour sa culture. C’est bien une variation par rapport à la théorie splengerienne de
l’irrémédiable mort des civilisations et de leur incapacité à durer les unes dans les autres.
Claude Vannec expose sa théorie en ces mots à Ramèges.

Ce qui m’intéresse comprenez-vous, c’est la décomposition, la transformation de ces œuvres,


leur vie la plus profonde qui est faite de la mort des hommes. Toute œuvre d’art, en somme,
tend à devenir un mythe. […] Les musées sont pour moi des lieux où les œuvres du passé,
devenues mythes, dorment ― vivent d’une vie historique ―, en attendant que les artistes les
rappellent à une existence réelle. Et, si elles me touchent directement, c’est parce que l’artiste a
ce pouvoir de résurrection… En profondeur, toute civilisation est impénétrable pour une autre.
Mais les objets restent, et nous sommes aveugles devant eux jusqu’à ce que nos mythes
s’accordent à eux…1615

1612
MALRAUX, André, L’Homme précaire et la littérature (1976), cité par : ibid., p. 202.
1613
KHEMIRI, Moncef, « Malraux et les ruines ou la métamorphose à l’œuvre », Revue André Malraux Review.
Malraux et les Valeurs spirituelles du XXIe siècle, vol. 35, 2008, p. 182-202, p. 187.
1614
Ibid., p. 189.
1615
MALRAUX, André, La Voie royale, op. cit., p. 398.
Chapitre XVIII : Angkor en littérature, de la résurrection à la disparition 543

Ramèges est curieux et attentif, mais il reste concret et prévient que les pièces trouvées
devront rester in situ.1616 Tout visiteur de l’Exposition de Marseille et tout lecteur des articles
sur Angkor de Victor Goloubew, le savait déjà, les ruines sont maintenant surveillées.1617
Dans son récit du 15 avril 1922, Félicien Challaye raconte lui aussi que depuis que la France
protège les ruines, il n’est plus question de ramener de « petits cadeaux ».1618 Cette précision
de Ramèges ne peut être une surprise pour un Vannec lecteur assidu des publications des
membres de l’EFEO et de tout ce qui concerne les ruines. Evidemment Vannec est contre.
Cela met des bâtons dans les roues de son entreprise personnelle qui est en fait parallèle à
l’entreprise collective, nationale qu’est le colonialisme. Chez Vannec c’est avec une mauvaise
foi toute coloniale que l’appropriation des œuvres d’art d’autres cultures trouve un justifictif
philosophique en intègrant la loi de la métamorphose. La jungle cambodgienne est la prison
de la culture khmère : l’art ne peut y être métamorphosé. C’est à l’enfermement et au sommeil
historique de l’art que condamne la directive de l’administration. Car, une œuvre d’art
n’existe pas en soi ; elle existe comme art par la volonté de l’artiste qui la rend vivante pour
ses contemporains.
La métamorphose malrucienne est un concept complexe, mais on voit qu’elle est
indéniablement complice de l’appropriation des œuvres d’art d’autres cultures par les pays
colonisateurs. On ne peut qu’être d’accord avec Norindr : la métamorphose malrucienne est
une théorisation – et donc un justificatif – de la ‘mise en valeur’ occidentale de l’art des
colonies.1619 En Malraux, le vol organisé par les administrations coloniales trouve un ardent
défenseur et théoricien. Hélas, la théorie valable pour l’entreprise coloniale n’est pas
d’application pour le voyageur et colonial en herbe qu’est Claude Vannec. Si la formulation –
‘métamorphose de l’œuvre d’art’ – et son développement théorique et philosophique sont du
fait de Malraux, l’idée de métamorphose n’est certes pas son exclusivité. On voit au contraire
comment elle peut être dérivée et héritée à la fois du discours colonial dominant de l’entre-
deux-guerres et du texte de Loti. Cependant, chez Vannec, cette appropriation-métamorphose
devient le fait individuel d’un artiste et pas celui d’un gouvernement. Une nuance que laissait

1616
Ibid., p. 400.
1617
GOLOUBEW, Victor, « Les ruines d’Angkor. Extrait de la conférence » , Société de géographie de Marseille.
Bulletin de la Société de géographie et d'études coloniales de Marseille. 1922-1923 (Tome quarante-
quatrième), p. 28-43, p. 40.
1618
CHALLAYE, Félicien, « Angkor », La Revue de Paris, 15avril 1922, p. 785-811, p. 787.
1619
NORINDR, Panivong, op. cit.
544 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

déjà pressentir Sur la Route mandarine puisque Dorgelès y organise personnellement la


résurrection d’Angkor.
Ce qui importe, et là se trouve à mon avis la nouveauté malrucienne, c’est que cette
tentative de résurrection-métamorphose avorte. Bien qu’il arrive à emporter ces statues qui
semblaient résister, le héros abandonne finalement ses trophées à la jungle. Sans aucune
forme d’explication, la narration ‘oublie’ les danseuses arrachées à des temples inutilement
vandalisés et se concentre sur la suite des aventures des héros et en particulier sur l’action de
Perken, encore un mythe qui ne veut plus s’accorder au présent. Le discours de résurrection
coloniale ne trouve pas sa concrétisation, sa matérialisation. Les lois de la colonie, dès avant
le début de l’entreprise, obligent l’art khmer à l’immobilité dans la jungle et l’empêchent de
se métamorphoser comme l’art nègre a pu le faire en France. Malgré la victoire temporaire de
leur volonté d’aventuriers, ils sont incapables de métamorphoser l’art.
Evidemment, on pourrait objecter que cette disparition des bas-reliefs en cours de
route, est directement liée à l’échec essuyé par l’écrivain qui se voit confisquer ‘ses’
sculptures par l’administration coloniale. C’est un fait indéniable, et cette faillite est
essentielle aussi bien pour la vie du jeune écrivain que pour le reste de la narration. Cependant
l’échec personnel trouve une résonance discursive. La visite des groupes d’Angkor ne permet
pas de ressusciter l’Asie. Le discours révèle son inefficacité à la faire revivre : aucun
intertexte ne vient se manifester, pas de livre d’histoire, ni de récit de voyages antérieurs, non
plus que des traités philosophiques ou archéologiques… rien ne ressort de ces pierres qui
restent des objets sans vie artistique, ou plus tôt sans vie artistique pour le héros . Le discours
de résurrection de l’art sous l’action et la volonté de mise en valeur d’agents du colonialisme
montre son impuissance. Car l’abandon des sculptures vient articuler la faillite de la
résurrection coloniale angkorienne. Dans La Voie royale, le colonialisme au lieu de favoriser
la mise-en-valeur-métamorphose, l’empêche au contraire. La différence avec Dorgelès,
Célarié, Challaye, Goloubew, Benoit etc. est frappante. Tous montrent, quoique de manière
totalement différente, combien le discours colonial de résurrection de l’art et de la civilisation
khmers est efficace. Dorgelès est même capable de recréer un tableau qui met en scène une
culture que l’on croyait morte. L’échec que Claude Vannec essuie contredit le discours
colonial majoritaire à l’entre-deux-guerres et sa confiance en une nécessaire résurrection
coloniale de l’Asie. Claudel déjà marquait une différence en rejetant la nécessité de
résurrection. Chez Malraux la métamorphose reste une valeur positive, mais c’est un tout
autre problème qui se manifeste : l’abandon des sculptures ne sonne pas seulement le glas du
projet personnel de Claude Vannec, il sonne plus généralement le glas d’une illusion coloniale
Chapitre XVIII : Angkor en littérature, de la résurrection à la disparition 545

à laquelle Vannec a cru. Un des piliers du discours écroulé, force est de constater qu’il n’est
pas si stable, qu’il prend l’eau et que ses fondations sont bancales. Cet abandon rejoint
l’apostasie déjà analysée plus haut en rapport avec la mort de Perken.
Il y a, dans La Voie royale d’autres occurrences de cette même faillite de la
résurrection, entre-autres les considérations sur le Ramayana de Claude Vannec. Loti nous
disait que « malgré ses dehors amoindris, ce peuple cambodgien déchu est resté le peuple
khmer […] et c’est toujours le Ramayana, l’épopée si ancienne et si nébuleuse, qui continue
de planer sur son imagination et de guider son rêve ».1620 Quant à Dorgelès dans l’extrait
mentionné plus haut, les spectateurs admirent un Rama vivant qui glisse au rythme du poème
épique dans le décor merveilleux des temples. La Voie royale d’André Malraux marque donc
une réelle différence puisque Claude Vannec arrivé devant l’invisible Angkor Wat se rappelle
un vieil aveugle chantant un Ramayana que plus personne n’écoute. Il en conclut, dans une
phrase déjà citée, que le Cambodge est une terre « possédée », « où les hymnes comme les
temples étaient en ruine, terre morte entre les mortes ».1621
En outre, les autres textes ‘asiatiques’ d’André Malraux confirment cette désillusion
coloniale quant à la résurrection de l’art d’Asie. Dans Figuring the East, Marie-Paule Ha se
penche sur les textes ‘orientaux’ de Malraux et y découvre que l’auteur représente l’Asie
comme une civilisation à jamais morte.1622 Ou, plus précisément, les Chinois qui restent
attachés aux valeurs traditionnelles gaspillent leur potentiel d’action nécessaire à la
métamorphose-révolution de la Chine. Le traditionnalisme n’est donc pas non plus agent de la
métamorphose.
Il est indéniable que La Voie royale, dans sa représentation-abandon des ruines
d’Angkor, va à contre-courant de la victoire coloniale fêtée dans les spectacles de résurrection
angkorienne. Cela semble bien rejoindre les théories spengleriennes, mais la possibilité de
métamorphose – même si elle n’a pas (encore) lieu – apporte pourtant une variation de taille.
Le voyage à l’intérieur de la jungle et celui à l’intérieur du discours angkorien, révèle que le
voyageur n’a le droit de rien dégager, de rien dé-couvrir, dans la chasse-gardée des valeurs
coloniales.

1620
Ibid., p. 99.
1621
MALRAUX, André, La Voie royale, op. cit., p. 402-403.
1622
HA, Marie-Paule, Figuring the East, op. cit., p. 62.
546 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

3. - L’Indochine sans Angkor


Il semblerait que les écrivains évaluent sur place les divers arguments justificateurs mis en
avant par le discours colonial dominant. Dorgelès s’attaquait assez ouvertement à l’argument
de protection de Moïs, en montrant que la colonisation permet leur expropriation et par
conséquent tue leur culture ; il adhère par contre au discours de résurrection coloniale de la
culture khmère lors de la visite des ruines angkoriennes. Chez Malraux, c’est le contraire, il
confirme et renforce la bestialité des Moïs – permettant et excusant les violences employées à
leur égard – mais contredit la résurrection coloniale. L’analyse de la représentation des ruines
dans la littérature nous fait soupçonner que leur non-représentation est un des indices de la
faillite du discours.
Il faut cependant rester prudent car on ne peut affirmer que l’absence des ruines dans
un récit de voyage est toujours synonyme de désillusion. En effet, les écrivains-voyageurs
dans leur élitisme tentent de fuir les sujets éculés et les hauts lieux du tourisme. Pourtant la
tentation est grande. D’où sans doute la feinte imaginée par Henriette Célarié pour décrire les
ruines tout en affirmant qu’elle ne les décrit pas. Selon Helen Carr, qui analyse non pas
exclusivement, mais surtout, des écrivains anglophones, une des particularités des voyageurs
modernistes est justement d’éviter de parler des sites touristiques trop connus : ces écrivains
élitistes marquent ainsi le coup de la démocratisation des voyages.1623 On doit en outre
considérer la possibilité que, malgré la popularité d’Angkor, certains écrivains ne se soient
pas rendus sur place. C’est sans doute le cas de Albert Londres, qui visite Phnom Penh en
1922, mais ne dit rien d’Angkor et c’est aussi le cas de Léon Werth dont le voyage se limite à
la Cochinchine.1624
Par contre, il y a aussi des voyageurs dont on sait qu’ils ont visité les ruines mais qui
ne les représentent pas dans leurs textes. Par exemple, dans Dieux blancs, hommes jaunes
(1930), le récit de voyage de Luc Durtain, le narrateur ne parle que de la qualité du sol à
Angkor sans rien dire des temples.1625 Le récit de voyage de Camille Drevet, Les Annamites
chez eux (1928) ne s’étend pas non plus sur la visite faite à Angkor.1626 Cette féministe et

1623
CARR, Helen, « Modernism and travel (1880-1940) », op. cit., p. 79.
1624
LONDRES, Albert, « La Belle Indochine », Excelsior, du 21 janvier 1922 au 15 novembre 1922, repris dans :
Visions orientales, op. cit., p. 111-180 et WERTH, Léon, « Notes d’Indochine », Europe, 15 septembre (1), 15
octobre (2) et 15 novembre 1925 (3), op. cit.
1625
DURTAIN, Luc, Dieux blancs, hommes jaunes, Paris, Flammarion, 1930.
1626
DREVET, Camille, Les Annamites chez eux, Paris, Imprimerie de la Société Nouvelle des Editions Franco-
Slaves, 1928.
Chapitre XVIII : Angkor en littérature, de la résurrection à la disparition 547

socialiste se rend en voyage en Chine comme déléguée de la Ligue Internationale des Femmes
pour la Paix et la Liberté. Elle est accompagnée d’une collègue Edith Pye et d’un collègue
indochinois qui les invite à faire une escale de deux mois dans son pays. Dans son rapport de
mission-récit-de-voyage, elle explique que leur petit groupe fait l’objet d’une surveillance
resserrée de la part de la Sûreté :

Dès notre arrivée, raille-t-elle, nous eûmes nos anges gardiens. […] En allant à Angkor, nous
eûmes le plaisir de voir sur la terrasse de l’hôtel […] trois policiers prévenus de notre arrivée.
Il en fut ainsi jusqu’à notre départ. Aussi au cours de ma conversation téléphonique avec le
Chef de la Sûreté je n’oubliai pas de remercier ce haut fonctionnaire de nous avoir fait
« protéger » avec tant de soin.1627

Inutile de souligner que l’ironie est derechef la meilleure manière, celle du rire cathartique,
pour ceux qui n’ont pas le droit de parler, de s’exprimer malgré tout face au pouvoir
oppresseur.1628 Le Rapport de mission en Indochine (1937) de Justin Godart, délégué du Front
Populaire, ne traite pas des temples dans le corps du texte, mais l’itinéraire mis en
introduction mentionne les deux jours passés dans les ruines.1629 On pourrait dire que ces
deux textes sont des rapports de mission et que la description des ruines n’a que faire dans des
documents de travaux, des textes politiques. Et il est vrai que Claudel s’appliquait à faire la
différence. Cependant le cas de Indochine S.O.S. (1935), qui est aussi assez directement un
rapport de mission, montre que le problème que representent les ruines n’est pas tant leur
dimension supposément a-politique, mais, au contraire, le fait qu’elles ont trop servi
d’argument idéologique. Les représentations d’Angkor sont des images polluées, déjà trop
chargées idéologiquement, elles sont foncièrement pro-coloniales.
Quoique Viollis ne consacre aux ruines que trois pages – pas beaucoup moins que
Célarié –, elle s’émerveille sans retenue : « Angkor-Vat me rappelle Versailles. Même

1627
DREVET, Camille, op. cit., p. 7-8.
1628
Elle n’est pas la seule à être ‘protégée’ de la sorte. Léon Werth s’en plaint également des agents de la Sûreté
et en profite pour marquer sa différence avec les autres visiteurs. « Ajouterai-je, monsieur le gouverneur, que
la méfiance que vous montriez à mon endroit, si elle rendait honneur à mon soucis de vérité, n’était guère
flatteuse pour les écrivains ou les journalistes qui m’avaient précédés ? », WERTH, Léon, op. cit., p. 156.
Pourtant, même Titaÿna est l’objet de la méfiance des policiers, c’est, selon elle, le sort réservé à tous les
voyageurs, surtout dans les ruines qui attirent les voleurs d’art ! « “Que pourrait-il venir de bon d’un
journaliste parisien !…” pensent de façon exaggérée certains fonctionnaires coloniaux. […]… le reporter de
passage n’a qu’à bien se tenir ». Voir infra.
TITAŸNA, Mon Tour du monde, op. cit., p. 467-468.
1629
GODART, Justin, Rapport de mission en Indochine (1937), Paris, L’Harmattan, 1994.
548 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

harmonie grandiose et symétrique ».1630 Après avoir admiré les constructions des khmers, elle
reporte son entousiasme sur le travail des archéologues qui manquent de moyens modernes
pour relever ces merveilles. Leur travail et leur dévouement l’impressionnent. Puis les lignes
admiratives accordées à la visite d’Angkor sont littéralement interrompues par les plaintes
d’un médecin et d’un avocat rencontrés par la voyageuse. C’est de manière très directe que la
journaliste rend compte de la superposition d’arguments contradictoires. Cette situation rend
ardue une position tranchée et délicate l’évaluation de la réalité indochinoise. Son journal de
voyage mime, textuellement, les hésitations de la narratrice-voyageuse et se construit comme
un collage argumentatif.1631 Car les indices de confiance et de désillusion sont égrenés et mis
les uns contre les autres, mais notés tels quels sans conjonctions de coordination et surtout
sans conclusion. Encore une fois, c’est au lecteur de construire ces liens, de se faire une
opinion.
Quant à elle, elle nous communique ses incertitudes et ses observations pures : d’abord
le « miracle d’Angkor », puis la culpabilité d’une administration qui refuse de s’occuper des
épidémies et des famines, ensuite, de nouveau, la beauté des gestes salvateurs des
archéologues capables de « ressusciter cette ville ensevelie », et encore l’emprisonnement des
politiques…1632 Pour Viollis aussi Angkor est un argument justificateur du colonialisme. Ce
n’est pas en tant que tel qu’il est critiqué, qu’il est défaillant, comme pour Claude Vannec,
mais plutôt dans sa confrontation à d’autres arguments, des interférences dans la transparence
de la logique justificatrice, que le collage vient franchement relativiser la force de conviction
du discours de résurrection coloniale d’Angkor.
Le cas de Viet Nam (1931) du journaliste Louis Roubaud vaut aussi que l’on s’y
1633
arrête. On se souvient que dans l’essai qu’il co-signe avec Gaston Pelletier, Images et
réalité coloniale (1931), il adhérait à l’idée de résurrection coloniale dont une des preuves
était Angkor. Cependant Roubaud-essayiste contredit Roubaud-voyageur puisque dans Viet
Nam publié la même année (pré-originale dans Le Petit Parisien de 1930) il prenait une
position totalement différente. Le narrateur de Viet Nam qui est lecteur et admirateur de Sur la
Route mandarine, un texte qui lui a servi de modèle, explique-t-il dans un interview,

1630
VIOLLIS, Andrée, Indochine S.O.S., op. cit., p. 42.
1631
Ibid., p. 42-45.
1632
Ibid.
1633
ROUBAUD, Louis, Viet Nam. La tragédie indo-chinoise, Paris, Valois, 1931.
Chapitre XVIII : Angkor en littérature, de la résurrection à la disparition 549

abandonne l’argument de résurrection des ruines d’Angkor de manière tout à fait radicale.1634
Angkor n’est jamais mentionnée dans le récit. Roubaud n’est pas allé au Cambodge ; il est
donc normal qu’il ne parle pas des ruines khmères dans son récit de voyage. Cependant il
explique dans une interview accordée à son confrère Fréderic Lefèvre qu’il rêvait de visiter
ces lieux, mais qu’il a choisi sciemment de ne pas y aller. Il précise que son choix est
politique : il « voulai[t] étudier le malaise politique » et s’en tenir à cet objectif spécifique.1635
Selon Roubaud, les ruines d’Angkor font barrière à l’analyse de la situation politique de
l’Indochine. Il avait déjà pu constater, à la lecture de Dorgelès, la force rhétorique de
l’argument angkorien du discours colonial. C’est en tant qu’argument justificateur déjà
revendiqué par le discours colonial des coloniaux que la visite des ruines fait obstacle à
l’observation du malaise politique. Il tombe lui-même dans le piège de la thématique
angkorienne lorsqu’il travaille avec son confrère Pelletier à un essai qui ne peut éviter le sujet
d’Angkor.
On constate par ailleurs qu’une fois les ruines évacuées, d’autres intertextes se
présentent à l’attention du voyageur. C’est le cas chez Durtain, Godart, Roubaud, mais aussi
chez Viollis : ils ne s’arrêtent plus aux textes incomplets que sont les ruines d’Angkor ; ils ne
puisent pas non plus dans la bibliothèque ‘orientaliste’ : ni Loti, ni Tchéou Ta-Kouan ne sont
cités, ni Lao Tzeu, ni Rama, en revanche les textes auxquels ils font référence sont des
documents plus directement politiques, des articles de loi, des rapports de procès, des extraits
de journaux, des tracts communistes, des listes de revendications nationalistes etc., trouvés sur
place. Le rejet d’Angkor comme intertexte du voyage en Indochine permet de considérer
d’autres sources d’information, d’autres aurguments qui, au lieu de ramener au passé khmer, à
la bibliothèque ‘orientaliste’, et à la grandeur de la France ‘découvreuse’ et ravaleuse des
temples khmers, font référence à un présent politique du pays. Non seulement on peut noter le
besoin de déplacer le discours recopié, de montrer son inadaptation, ce que fait également
Malraux, mais ces nouveaux voyageurs, plus radicaux, tentent d’éviter la tentation
d’arguments déjà trop ‘chargés’. Un peu comme le faisait Werth qui s’appliquait à ne pas
monter dans un pousse-pousse pour éviter de prendre place dans le discours dominant. C’est
justement dans ces textes qui rejettent la thématique angkorienne que la désillusion coloniale
se fait la plus radicale et la plus ouvertement politique.

1634
LEFEVRE, Frédéric, « Les problèmes de l’Indochine. Une heure avec… Luc Durtain et Louis Roubaud », Les
nouvelles littéraires, n0 416, 04 octobre 1930.
1635
ROUBAUD, Louis, cité dans: LEFEVRE, Frédéric, op. cit.
550 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

La non-représentation d’Angkor dans la littérature de voyage de l’époque peut être un


des marqueurs de désillusion coloniale. Mais, bien entendu, il n’est pas le seul indice à
prendre en considération. Au contraire, j’ai montré que plusieurs arguments s’affrontent et
parfois se contredisent dans un même texte, comme dans Sur la Route mandarine et dans La
Voie royale où confiance et désillusion sont entremêlées. Malraux et Dorgelès refusent la
simple reproduction des données ‘orientalistes’ et entrent dans un double dialogue avec, d’une
part Un Pèlerin d’Angkor de Pierre Loti et de l’autre, le discours colonial de l’époque. Bien
que la thématique angkorienne soit toujours présente dans La Voie royale, l’art khmer y
disparaît abruptement et cet abandon permet également la référence à d’autres intertextes.
Contrairement à Werth, Durtain, Roubaud, Viollis, ce sont surtout des sources littéraires qui
apparaissent chez Malraux, des romans modernistes anglophones, Heart of Darkness (1902)
de Joseph Conrad, A Passage to India (1924) de E. M. Forster. Et la narration abandonnant
les statues khmères suit de près l’action de Perken cet aventurier héritier de personnages du
passé. Ce ne sont pas des personnalités historiques de l’Asie qui apparaissent, ni le Tchéou
Ta-Kouan de Loti, ni le Lao Tzeu de Claudel, ni la succession des empereurs d’Annams chez
Durtain, ou encore des ancêtres khmers chez Makhali-Phāl, mais des personnages de rois
blancs. Perken rappelle en effet les décivilisés historiques, les réels aventuriers-rois : David de
Mayrena et Thomas Edward Lawrence, mais aussi ceux de la littérature, tels que le Kurtz de
Heart of Darkness (1902) de Joseph Conrad et le Daniel Dravot de The Man Who Would Be
King (1888) de Rudyard Kipling.
Je me tourne à présent vers la dernière grande thématique de mon analyse des textes,
l’attention toute particulière aux vêtements. C’est en endossant l’uniforme colonial que le
voyageur devrait aussi endosser le discours. C’est, avec la montée dans un pouse-pousse,
l’admiration des ruines d’Angkor, une des activité ‘touristiques’ en Indochine par lesquelles il
peut faire siens les arguments justificatifs du colonialisme. La confrontation des arguements
de rapprochement à l’esthétique de la blancheur, sera traitée au chapitre suivant.1636

1636
Je suis tout à fait consciente du fait que le terme blancheur peut étonner, voire rebuter, dans mon analyse.
Lors du groupe de travail international sur le Transcolonialism dirigé par Ieme van der Poel et Elleke
Boehmer, (Transcolonialism, The Future of Postcolonial Studies From a Comparative Perspective, 28-29-30
October 2005, NIAS – Wassenaar, Pays Bays), les participants ont traité de ‘Whiteness’ comme concept clef
potentiellement capable de réaliser une analyse transcoloniale constructive. Mais en français, comme Jean-
Marc Moura a eu raison de le faire remarquer, le terme ‘blancheur’ a des connotations désagréables pour la
recherche scientifique. Il est vrai que les publicités pour les poudres à lessiver en ont usé et abusé. Mais je
n’ai pas de meilleure variante et refuse d’utliser l’anglais ‘whiteness’ qui est plus modieux, mais aussi plus
prétencieux. En associant ‘blancheur’ au terme ‘esthétique’ j’espère résoudre le problème.
CHAPITRE XIX

ESTHETIQUE DE LA BLANCHEUR INSTRUMENT DE LA DISTANCE

[…] in the great demoralisation of the land he kept


up his appearance. That’s backbone.
Joseph Conrad, Heart of Darkness (1902).

Dès qu’ils arrivaient, ils apprenaient […] à s’habiller


de l’uniforme colonial, du costume blanc, couleur
d’immunité et d’innocence. Dès lors, le premier pas
était fait. La distance augmentait d’autant, la
différence première était multipliée, blanc sur blanc,
entre eux et les autres […]. Aussi les blancs se
découvraient-ils du jour au lendemain plus blanc que
jamais, baignés, neufs, siestant à l’ombre de leurs
villas, grands fauves à la robe fragile.
Marguerite Duras, Un Barrage contre le Pacifique
(1950).

Les divers types d’intertextes chez Malraux, ceux du modernisme anglosaxon, relancent les
remarques de Said à propos d’un modernisme associé au doute colonial, à cette désillusion
moderniste qui est contenue dans la large définition de ‘anticolonialisme’ proposée par
Marcel Merle. Evidemment, ‘anticolonialisme’ n’est pas le terme employé par Said et La Voie
royale est loin de prendre la position radicale de l’anticolonialisme stricto sensu, celui qui
rejette l’idée et l’entreprise coloniale. Mais, on l’a vu, de bien des manières le roman de
Malraux contredit la victoire coloniale fêtée à grands frais dans la métropole. Je renvoie au
chapitre XIV pour une discussion du terme ‘anticolonial’ comme réfutation du discours
colonial.
Malraux a quant à lui employé le terme en signalant que son « anticolonialisme » est
né en Indochine et qu’« il y a une dimension politique à ne pas négliger dans La Voie
royale ».1637 Selon Langlois, si Malraux décrit ce texte comme « un roman d’aventure […]
marqué par une préoccupation métaphysique, il ne laisse pas cependant de marquer […] sa

1637
LANGLOIS, Walter G., « La Voie royale. Notice », art. cit., p. 1140.
552 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

dimension politique ».1638 Malgré ces indications, à ma connaissance, les malruciens se sont
fort peu penchés sur le contexte colonial du roman, tout en s’accordant à y discerner, sur les
pas de l’auteur, une critique anticoloniale. Comme dit au début de ce travail, Walter Langlois
estime que La Voie royale fait une « critique indirecte – mais acerbe – des aspects négatifs du
colonialisme » et Christiane Moatti, que la critique se lit à « l’impression d’un peuple
misérable, dupe de l’habileté et du marché des Blancs » ; mais ils n’étayent pas plus avant ces
conclusions.1639 En fait, lorsqu’il s’agit d’anticolonialisme malrucien, les chercheurs ont assez
automatiquement tendance à référer à l’homme, à ses déclarations, à l’engagement de son
second séjour indochinois (janvier-décembre 1925) dans les articles de L’Indochine
(enchaînée) (juin-décembre 1925), et pas au roman. Inutile de rappeler que les articles de
L’Indochine (enchaînée) s’appliquent surtout à pester, de manière très personnelle, contre
certains coloniaux et leurs actions.1640 Il s’agit de réfutation des ‘praticiens’ du discours et
certes pas d’anticolonialisme radical. La critique malrucienne vise ceux qui abusent du
pouvoir que leur impartit le système, mais ne remet pas en question l’idée coloniale.1641
L’inattention des malruciens au contexte colonial de La Voie royale s’explique sans
doute par le fait que l’aventure exotique y prend une dimension « métaphysique ».1642 Alors
que la première partie est encore ancrée dans le réel autobiographique du premier voyage en
Indochine (octobre 1923-novembre 1924) – celui du vol des bas-reliefs khmers et de la visite
à l’archéologue, le directeur de l’Institut, Albert Ramèges dans le roman –, la seconde partie
en revanche abandonne le réel en évacuant apparemment l’expérience du second séjour. La
fin du roman se déroule, il est vrai, dans une région de la péninsule où Malraux n’est
probablement jamais allé et tourne autour d’un héros fictif, Perken, inspiré à la fois d’un
aventurier-roi du XIXe siècle, David de Mayrena, et, comme on le sait, du personnage de
Kurtz dans Heart of Darkness.1643 Cependant je l’ai montré aux chapitres XIII et XVIII, les
concepts métaphysiques clefs de Malraux prennent leur rcines dans les dicours coloniaux de
1638
Ibid., p. 1142.
1639
Ibid., p. 1144 et MOATTI, Christiane, Les Personnages d’André Malraux. Le prédicateur et ses masques,
Paris, Publications de la Sorbonne, 1987, p. 280.
1640
Pour la différence entre Camus journaliste et Camus romancier, voir : POEL, Ieme van der, « Albert Camus
ou la critique postcoloniale face au rêve métidérranéen », Francophone Postcolonial Studies, 2.1., 2004, p.
70-79.
1641
Cette analyse va dans le sens de celle que fait Ieme van der Poel de l’œuvre de Camus et de celle de Gide,
ibid. et de Simenon, voir : POEL, van der Ieme, « Georges Simenon parmis les critiques du chemin de fer
Congo-Océan », art. cit..
1642
LANGLOIS, Walter G., « La Voie royale. Notice », art. cit., p. 1132.
1643
Ibid., « Aux sources de La Voie royale », André Malraux. Œuvres complètes, t. I, op. cit., p. 1145-1163, p.
1146. Sur David de Mayrena, voir : ibid., p. 1157-1158 et LARRAT, Jean-Claude, op. cit., p. 1317-1324.
Chapitre XIX : Esthétique de la blancheur ; instrument de la distance 553

l’époque. Il faut considérer que l’aventure exotique et le questionnement métaphysique se


nourrissent des discours idéologiques qui ont divisé la colonie à l’époque de L’Indochine
(enchaînée) ; c’est justement dans ces interpénétrations que réside, selon moi, la grandeur de
La Voie royale. A mon avis, ce sont les arguments des discours coloniaux qui ont incité
l’écrivain à conceptualiser des notions essentielles à sa philosophie. L’auteur lui-même l’a dit,
elle a été essentielle cette expérience de l’Indochine. Dans un interview accordé à une
journaliste américaine, en 1937, donc lors de la Guerre d’Espagne, il dit :

C’est important cette déception de l’Indochine […]. Il faut aller dans les colonies pour
connaître la manifestation extrême de tout ce qui n’est pas acceptable dans les colonies. Si un
pays est fasciste, bon ; vous vous attendez au fascisme dans ses colonies. Mais la France est
une démocratie, et quand je suis arrivé aux colonies je me trouvais en face d’un fascisme :
l’abus et l’exploitation les plus coupables des peuples coloniaux.1644

Le point de vue habituel veut que La Voie royale mette en scène une interrogation
métaphysique et dans un univers géographiquement et historiquement vague. J’estime en
revanche que le colonialisme et en particulier ses arguments discursifs participent de l’action
du roman. Contrairement à Richard Serrano, qui trouve déplacé d’analyser les formes du
pouvoir colonial dans des romans où le colonialisme ne joue guère de rôle, je remarque que
certaines fictions intègrent si profondément les valeurs et arguments discursifs du
colonialisme que leur analyse dans une perspective postcoloniale est révélatrice. C’est le cas
du roman de Malraux qui, bien qu’il ne parle pas directement et ouvertement de
‘rapprochement franco-annamite’, par exemple, ni de ‘politique indigène’, est structuré à
partir de ces arguments discursifs. Evidemment, Malraux n’est pas le seul à avoir traité –
directement ou non – du ‘rapprochement’ et c’est aussi dans le contexte que je vais me
pencher sur le rapprochement, en insistant sur sa contradiction dans l’inscription visuelle des
discours.
Ce chapitre s’attachera à l’analyse du « rapprochement » dans la pratique et dans les
coutumes du pays, principalement celles concernant les habitudes vestimentaires. Je voudrais
montrer que divers textes se basent sur les représentations de la vision (aveuglement,

1644
Cité par LANGLOIS, Walter, « La Voie royale. Notice », art. cit., p. 1141-1142.Traduction Walter Langlois.
Donc, même en 1937, Malraux ne remettait pas en cause l’idée coloniale. Il confirme la position qu’il avait
lorsqu’il était à L’indochine (enchaînée) critiquant surtout la manière dont le colonialisme était appliqué dans
la colonie française.
554 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

hypervisibilité) pour souligner l’impossibilité – et/ou l’indésirabilité – du rapprochement


pourtant théoriquement promulgué.

1. - L’unifomisation des coloniaux : le casque et le


« blanc »
C’est au colonialisme que Perken emprunte son discours et ses attitudes de supériorité
dominatrice et même, par son casque colonial, son apparence. Dans les dernières pages, il
n’est pas innocent que Claude remette à deux reprises ce couvre-chef sur la tête de son ami
mourant.1645 Perken s’avère, là aussi, visiblement colonial. Cette visibilité du casque est
d’autant plus frappante que l’auteur décrit rarement l’apparence physique de ses personnages
et encore moins souvent leurs vêtements. L’activité de l’Asie est invisible au focalisateur,
reléguée dans le hors-champs de l’avancée de la ligne de chemin de fer, dans l’ombre
menaçante où sont dressés en haies sauvages des Moïs belliqueux. En revanche, grâce au
casque de Perken, la colonie et ses acteurs sont bel et bien présents dans la seconde partie
intemporelle du roman, et ce jusqu’à la fin.
Il est évidemment inutile de préciser que les coloniaux portaient un uniforme dans les
colonies. Cet uniforme était composé d’un costume blanc, appelé tout simplement « le blanc »
et d’un casque blanc, en liège (Figure 19.1). Il existait aussi des variantes pour femmes avec
jupe. Quant au casque, des modèles plus féminins étaient égayés de dentelles, de fruits et
autres décorations. Certains exemplaires étaient également munis, en plus des habituels trous
d’aération, d’un ventilateur interne qui permettait (croyait-on) de refroidir les crânes
échauffés.1646

1.1. - Modes visuels de l’accès à la citoyenneté

Il faut reconnaître, avec Tammy Proctor, que les années 1920-1930 sont particulièrement
intéressantes pour les chercheurs qui s’intéressent aux uniformes puisqu’on y voit l’apparition
des uniformes fascistes, communistes, coloniaux, scouts, etc.1647 Evidemment l’uniforme vise

1645
MALRAUX, André, La Voie royale, op. cit., p. 503-504.
1646
BLACHE, J., « L’habillement dans la colonie », La Vie aux colonies, op. cit., p. 85-108, p. 98.
1647
PROCTOR, Tammy M., « Scouts, Guides, and the Fashionning of Empire, 1919-1939 », dans Parkins, Wendy
(dir.), op. cit., p. 125-144. Là aussi les uniformes de scouts et guides répondent au mouvement
Chapitre XIX : Esthétique de la blancheur ; instrument de la distance 555

l’homogénéisation qui doit assurer le conformisme et le loyalisme de ceux qui le portent.


Même si ce n’est évidemment qu’un mythe, selon Ann Laura Stoler, l’homogénéisation dans
la colonie dans les années 1920 est d’autant plus importante qu’elle est la marque de l’autorité
coloniale.1648 Le pouvoir a besoin d’uniformiser ses représentants et de signaler dès l’abord la
différence entre initiés et non-initiés. Alors que le discours parle de rapprochement, de
mariage, d’amour, d’entente, les corps endossés dans l’uniforme colonial maintiennent
strictement la différence. L’uniforme est un garde-fou contre ce rapprochement théoriquement
promulgué (mais il n’est pas le seul, comme on le verra dans le point sur les jumelles
d’approche).
Cette uniformisation est d’autant plus nécessaire que l’on ressent la pression de, que
l’on m’excuse cet anachronisme, la ‘mondialisation’ (et la perte de spécificité, l’entropie, la
perte d’énergie du monde). Dans son analyse du scoutisme, Tammy Proctor montre que le
mouvement et l’uniforme de Baden-Powell sont à cheval sur deux mythes de citoyenneté :
d’une part une citoyennenté occidentale qui s’exprime par l’uniformisation de l’Occident
civilisateur (ce que j’appelle la blancheur) et d’autre part une fraternité internationale qui
prône l’uniformisation du monde (concepts de fraternité - et sororité – de la période après la
Première Guerre mondiale).1649 Selon Proctor, l’uniformisation internationale qu’elle voit
dans le mouvement scout est justement une nouvelle manière de réasseoir la différence et
l’exclusion. Car le mouvement scout international comprenait des filles, mais dans une
organisation indépendante, celle des guides, et qui portaient un uniforme qui réinscrit la
différence de gender. Les hommes et femmes de couleur pouvaient aussi être scouts, mais
encore une fois dans des divisions séparées.1650 Finalement l’apparence d’un uniforme
‘universel’ ne vient que souligner les différences qu’il est sensé gommer. L’uniforme inscrit
les modes de l’exclusion de ceux qui ne le portent pas, et paradoxalement il renforce aussi les
divisions au sein de cette uniformité. Evidemment, Proctor prend comme point de départ
l’expression du scoutisme – un mouvement à l’origine anglo-saxon et qui n’apparaîtra en
Indochine que dans le courant des années 1930.1651

d’internationalisation , p. 127. Ce que l’on a également noté pour le communisme, le fascisme, le


colonialisme, le sport et la mode.
1648
STOLER, Ann Laura, « rethinking Colonial Categories : European Communities and the Boundaries of
Rules », Comparative Studies in Society and History, vol. 31, nr. 1, 1989, p. 134-161, citée par ibid., p. 130.
1649
PROCTOR, Tammy M., « Scouts, Guides and the Fashioning of Empire », art. cit., p. 130.
1650
Ibid., p. 131.
1651
LARCHER-GOSCHA, Agathe, « Sports, colonialisme et identité nationales : premières approches du “corps à
corps colonial” en Indochine (1918-1945) », dans : BANCEL, Nicolas, DENIS, Daniel, FATES, Youssef (dir.),
556 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

Cependant, ce mouvement d’uniformisation internationale – et la force que prend cette


forme anglo-saxonne de mondialisation (le scoutisme, mais aussi la mode de Hollywood) –
marque doublement l’importance de garder l’uniforme dans la colonie. C’est une pression
supplémentaire sur le monde colonial français qui ploie déjà sous la force politique du monde
anglo-saxon dans le Pacifique. L’uniforme colonial est essentiel pour maintenir les
différences au sein de l’Indochine, mais aussi pour affronter les pressions internationales et
ses mouvements de ‘mondialisation’, y compris le droit de regard des instances
internationales dans l’œuvre française en Orient. On pourrait penser que l’uniforme porté par
les Indochinois pose un grand problème aux coloniaux (le miroir troublant dont parle
Bhabha), et c’est le cas pour certains, mais comme le montre l’analyse de Proctor, l’uniforme
apporte un double potentiel d’exclusion. C’est pourquoi, sans doute, les costumes des
révolutionnaires rencontrés par Roubaud (ils ne sont pas en « blanc ») le frappent comme
mode de contestation.1652 Mais je reviendrai sur les vêtements des révolutionaires dans le
chapitre sur le « retour de France ». Mais, comme le dit Proctor, l’uniforme exclut
doublement. D’abord de ceux qui ne le portent pas, mais aussi de ceux qui le portent mais qui
sont ‘différents’, marqués ethniquement, sexuellement, socialement, etc. Sous l’homogénéité
apparente qu’apporte l’uniformité du vêtement ressortent inévitablement les différences : les
femmes et leurs jupes et voilettes, les colonisés et leur couleur de peau, les petits blancs et
leurs vêtements mal tenus, usés ou grisâtres…
Clotilde Chivas-Baron le dit dans La Femme française aux colonies, il faut maintenir cet
uniforme d’autant plus que la colonie se démocratise pour les coloniaux et les coloniales.1653
On y rencontre maintenant des femmes de toutes les classes sociales et il est d’autant plus
important de conserver l’image que l’on est un groupe uni. La question de classe joue
évidemment un rôle. Celles qui de par leurs origines étaient destinées à devenir – aussi en
France – des dames patronnesses et à avoir des gens de maison ne feront qu’appliquer en
Indochine ce qu’elles auraient fait en France pour le ‘peuple’. Mais Chivas-Baron prévient la
future coloniale qu’il ne faut pas s’attendre à la vie de château. Les choses ont changé ; depuis
la guerre il y a démocratisation de l’aventure coloniale. Tous les milieux sont maintenant
représentés. La coloniale « devra mettre la main à la pâte et manier, au besoin, scie, marteau

De L’Indochine à l’Algérie. La Jeunesse en mouvements des deux côtés du miroir colonial. 1940-1962,
Paris, Ed. La Découverte, 2003, p. 15-31.
1652
ROUBAUD, Louis, Viet Nam, op. cit.
1653
CHIVAS-BARON, Clotilde, La Femme française aux colonies (1927), op. cit., p. 115.
Chapitre XIX : Esthétique de la blancheur ; instrument de la distance 557

ou clef anglaise ».1654 Elle fait ses courses elle-même, fait la popote. Elle travaille donc, dans
son foyer et même, c’est le cas de beaucoup d’entre-elles, comme professeurs féminins. Mais
ses activités ne doivent pas l’empêcher de toujours garder sa belle apparence et de « garder le
sourire », qu’elle soit à la ville ou dans la brousse. Internationalisation et démocratisation sont
des changements qui font pression sur la colonie et les théoriciens du colonialisme que j’ai
consultés réagissent surtout par un renforcement de l’obligation morale de porter l’uniforme.
Qu’il s’agisse d’inscrire le pouvoir à l’intérieur ou à l’extérieur des frontières de l’Union
indochinoise, la visibilité coloniale est présentée dans de nombreux textes de coloniaux,
comme essentielle à la survie de la colonie.
Traditionnellement déjà l’Indochine était régie par une codification identitaire qui se
manifestait par le biais des vêtements et des coiffures. On reconnaissait à ses cheveux, coupés
ou longs, et à la hauteur du chignon d’une femme, de quelle région de l’Indochine elle était
originaire. Les chapeaux eux-aussi variaient en fonction du lieu de naissance et de la
profession. Les vêtements de la population indochinoise indiquaient dès le premier coup d’œil
l’origine, la classe sociale et la profession des habitants. Pour ce qui est des colonisateurs,
leurs costumes sont eux aussi transparents : le blanc et le casque doivent les inscrire comme
un groupe homogène détenant strictement le pouvoir. C’est aussi par leur aspect physique que
les habitants prennent place dans la société, qu’ils s’inscrivent dans le paysage et dans la
fonction qui leur est impartie. A ce niveau de la visibilité, le colonialisme entre de plein pied
dans la tradition du pays ; les tenues indiquent la place que chacun se doit de tenir.

1.2. - Valeurs de l’hypervisibilité du costume

Le casque est, à mon avis l’instrument visuel le plus important de l’uniforme, celui qui
s’affiche par sa rigidité et par sa couleur. Il était aussi la grande affaire des coloniaux qui
l’achetaient, soit à Marseille, soit dans les boutiques en Indochine (Figure 19.2). C’est la
couleur de la pureté et l’inflexibilité de la raison qui sont à la fois panneau publicitaire et
bouclier contre les influences de l’Asie. Dans La Vie aux colonies on comprend que le casque
doit remplir une double fonction visuelle : d’une part il est protection contre les
contaminations de l’univers extrême-oriental, d’autre part il est l’emblème de l’indéfectible
fidélité à l’ideologie. Paradoxalement, l’hypervisibilité du casque est aussi un symbole
d’auto-protection. On est ici dans ce Wendy Parkins appelle, sur les pas de Habermas

1654
Ibid.
558 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

« representative publicity ».1655 Un vêtement qui s’affiche à l’opposé d’une sphère de


communication, un uniforme qui indique que le mouvement qu’il représente est
fondamentalement opposé au dialogue et au débat. Cette hypervisibilité signale le manque de
participation publique, affirme la différence et la distance entre les membres d’une même
société.

2. - L’adhésion par le casque


Les photos de l’époque montrent que c’est surtout le casque qui accroche le regard (Figuer
19.3 : la sortie de la messe domonicale) ; visuellement très présent par sa couleur blanche, il
l’est également par la position qui agrandit ceux qui le portent. Même à taille égale, les
Français ressortent de la foule asiatique. Les photos prises par Gabrielle Vassal lors de son
voyage dans le Nord de l’Indochine sont exemplaires de cette visibilité et de la supériorité du
casque (Figures 19.4, 19.5, 19.6 : photos de vacances de Gabrielle Vassal). Ce couvre-chef est
en soi tout un programme idéologique et il suffit comme argument pro-colonial puisqu’une
des affiches pour la promotion de l’Exposition de 1931 représente, dans un dessin stylisé (art
déco) un buste colonial où le casque blanc fait près d’un tiers de l’affiche. (Figure 19.7 :
affiche de l’Expositionde Vincennes) Indiscutablement cet objet est signe visuel et emblème
de l’adhésion idéologique des coloniaux. Lorsque Léon Werth cherche à croquer rapidement
les théoriciens du colonialisme, il les nomme « sociologues au casque blanc ».1656
Il a marqué Malraux, ce casque qui revient à maintes reprises dans Les Antimémoires
pour signifier l’Indochine urbaine et bourgeoise, celle des coloniaux.1657 Evidemment, en
principe, tous les Européens le portaient à la colonie. Sauf ceux qui, justement, tenaient à

1655
PARKINS, Wendy, « Introduction », dans : PARKINS, Wendy (dir.), Fashionnning the Body Politic. Dress,
Gender, Citizenship, Oxford/New York, Berg, 2002, p. 1-17, p. 3.
1656
WERTH, Léon, op. cit., p. 200.
1657
Méry, personnage des Antimémoires, résume ce qu’est la colonie pour Clappique, ce héros des Conquérants
qui raconte à Méry rencontré dans un bar, qu’il écrit le scénario pour la version cinématographique du roman
La Voie royale : « Toi, Clappique, tu aimes Mayrena, les casques coloniaux, le boulevard Charner vide à
midi,… ». MALRAUX, André, Les Antimémoires (1967), André Malraux. Œuvres complètes, t. III, op. cit., p.
3-484, p. 317. Les Antimémoires représente la première partie du Miroir des limbes, la seconde étant La
Corde et les souris. Malraux-personnage des Antimémoires précise encore qu’il a entendu raconter l’histoire
de Mayrena « à l’heure de l’absinthe », dans la colonie « des casques coloniaux ». Ibid., p. 340 et 328. Dans
la première édition, le narrateur souligne même la relation entre l’image de Mayrena, celle du casque et du
rendez-vous de tous les coloniaux de Saïgon, le Continental : « Mayrena, c’est l’ennui de la Cochinchine, les
casques coloniaux, l’heure verte à la terrasse du Continental […] », ibid. (1ère éd.) cité par : LANGLOIS,
Walter G., « Aux sources de La Voie royale », dans André Malraux. Œuvres complètes, Tome I, op. cit., p.
1145-1163, p. 1148.
Chapitre XIX : Esthétique de la blancheur ; instrument de la distance 559

montrer à la population qu’ils prenaient leurs distances par rapport à l’idéologie, j’y
reviendrai. Il faut en tout cas constater que dans les romans et récits de voyage des
métropolitains de l’époque, ce sont les coloniaux qui sont campés en uniforme colonial ; les
narrateurs et héros ne sont généralement pas décrits dans cette tenue, ou alors par
inadvertance, comme chez Durtain qui avoue la bêtise d’avoir gardé l’uniforme pour la chasse
au tigre.1658 Bon nombre de voyageurs se moquent des coloniaux qui mettent religieusement
leur uniforme colonial lors d’une cérémonie sur le bateau, typiquement avant l’escale de
Djibouti. Ils éprouvent, à partir de cette mue coloniale ce que ressentait Michaux lors de son
voyage en Asie : « La civilisation européenne est une religion. Aucune ne lui résiste ».1659
Cette cérémonie crée, pour employer les termes de Wendy Parkins, le « corps
politique ».1660 En se promenant sur le pont, le narrateur de Nous à qui rien n’appartient
observe, « de l’embrasure de la porte où il [s]e tien[t] » comme pour prouver qu’il n’est pas
des leurs, ce rite initiatique qui crée le corps colonial.1661 « Les passagers ont revêtu leurs
“blancs” et leurs “casques” » et assistent à la messe que l’on célébrait sur ce bateau. Pour la
première fois tout de blanc vêtus, les passagers assistent à l’office en levant béatement les
yeux vers les deux emblêmes de leurs religions accrochés au-dessus d’eux : le Christ et le
tricolore. Durtain va plus loin puisqu’il fait le lien entre religion et idéologie coloniale. Il reste
à distance du lieu où, sur le bateau, la messe est célébrée et regarde les ‘croyants’.1662 Cette
messe est un mythe auquel il ne participe pas :

Ce S.S. Porthos emporte-t-il donc dans ses flancs une troupe de croisés (de Croisés indifférents
à la croix) ? Oui, incontestablement. Du moins, c’est un aspect de l’événement. Vu par l’un de
ses angles […] Formidable et directe évidence, comme une Trinité d’autre sorte, les trois
couleurs du large drapeau qui, aujourd’hui, décore sa paroi.1663

Par cette métonymie de la proximité, le colonialisme est campé comme une religion. Ainsi le
changement de vêtement est-il présenté comme un véritable rite de passage colonial, une
initiation religieuse à la foi coloniale. Chez Pourtalès et chez Durtain, ce rapprochement au
christianisme ne fait que renforcer l’idée d’un colonialisme accepté comme une foi, sans

1658
DURTAIN, Luc, Le Globe sous le bras, op. cit., p. 162
1659
MICHAUX, Henri, op. cit., p. 102.
1660
PARKINS, Wendy, art. cit.
1661
POURTALES, Guy de, Nous à qui rien n’appartient, Paris, Flammarion, 1931, p. 12.
1662
DURTAIN, Luc, Dieux blancs, hommes jaunes, op. cit., p. 17.
1663
Ibid., p. 18-19.
560 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

qu’intervienne le jugement critique. La foi coloniale s’endosse en même temps que


s’endossent les costumes blancs et les casques de liège ; elle est entretenue pas les grands
prêtres du colonialisme, ces « sociologues aux casques blancs ».
L’historien et enfant de coloniaux Philippe Franchini se souvient lui aussi de cette
dimension initiatique de la mue vestimentaire lors de la traversée en bateau.1664

Un moment crucial est le franchiment du canal de Suez, véritable rite de passage marqué par
l’adoption du costume blanc et du casque. Une mue vestimentaire qui s’accompagne d’une
double métamorphose, celle des corps […] et celle des esprits […]. On a dit et on a écrit que
c’était à partir de là, du 50e degré de longitude que l’Européen commençait à avoir le sentiment
de sa condition supérieure, fondée à la fois sur la puissance matérielle et sur d’intangibles
principes idéologiques.1665

Franchini se souvient également de Saïgon, « la ville blanche », où à l’arrivée au port « Des


casques blancs pleins d’aisance et d’autorité, une foule empressée de porteurs – on dit coolies
– confirment le sentiment déjà éprouvé que l’on fait partie ici d’une caste de privilégiés ».1666
Penny Edwards a entièrement raison de dire que ce costume « représentait un bouclier contre
l’assimilation des Européens à la culture locale ; c’était une peau sociale qui devait éveiller
instantanément l’acceptation et le respect quels que soient les vices des coloniaux qu’ils
voilaient ».1667
Contrairement à Pourtalès, Malraux ne nous offre pas de telles scènes de mue
vestimentaire, mais ce qui est essentiel dans La Voie royale, c’est que le narrateur guide
expressément le regard du lecteur vers le casque de Perken, ce détail est donc essentiel. Ce
casque se révèle significatif, voire le punctum de l’agonie et de la fin de Perken. Evidemment
lorsque Barthes parle du punctum dans La Chambre claire il réfère au détail qui attire
l’attention dans des photographies et non en littérature.1668 Cependant Murielle Lucie Clément

1664
FRANCHINI, Philippe, « La belle colonie », dans : COLLECTIF, Saïgon. 1925-1945. De la « Belle colonie » à
l’éclosion révolutionaire ou la fin des dieux blancs, Paris, Autrement. Mémoires, 1992, p. 26-91.
1665
Ibid., p. 28.
1666
Ibid., p. 30.
1667
EDWARDS, Penny, « Womanizing Indochina », art. cit., p. 115. Ma traduction de : « The white suit became a
shield against European assimilation to native culture, a social skin which won instant acceptance and respect
no matter what vices of the Frenchman it veiled ».
1668
BARTHES, Roland, La Chambre claire, Œuvres complètes, Seuil, Paris, 1995, t. III, p. 1175.
Chapitre XIX : Esthétique de la blancheur ; instrument de la distance 561

a montré dans sa thèse que toute description littéraire – et donc selon moi la littérature en
général – a aussi son punctum.1669

Claude le regardait : le hurlement des chiens sauvages s’accordaient à ce visage ravagé, pas
rasé, aux paupières abaissées, dont le sommeil était si absent qu’il ne pouvait exprimer que
l’approche de la mort. Le seul homme qui eût aimé en lui ce qu’il était, ce qu’il voulait être, et
non le souvenir d’un enfant… Il n’osait pas le toucher. Mais la tête heurta le bois de la
charrette ; Claude la souleva, la cala avec le casque, dégageant le front. Perken ouvrit les
yeux : le ciel l’envahit, écrasant et pourtant plein de joie. […]
Ses yeux brûlaient, sous ses paupières comme des lames. Un moustique se posa sur l’une
d’elles, il ne pouvait plus bouger ; Claude cala sa tête avec la toile de tente, ramena son casque
et l’ombre le rejetta en lui-même.1670

Le glissement du casque derrière la tête permet à ce personnage aveugle à l’altérité (comme


on l’a vu dans l’analyse du niveau moderniste du texte) d’ouvrir les yeux. Mais plus tard, le
mouvement inverse le place à nouveau en lui-même, sous l’aveuglement colonial. Grâce à lui,
le colonial est visuellement présent dans cette dernière partie apparemment intemporelle de la
jungle et de l’agonie de Perken. Il est en outre associé aux limites de la vision qui est si
importante pour la fraternité. Cette attention au casque chez Malraux est, selon moi, loin
d’être fortuite. Le casque qui protège du monde extérieur et des moustiques coupe aussi de ce
monde. Il est la marque d’une infranchissable limite et instaure la distance entre celui qui le
porte et le monde extérieur et ceux qui ne le portent pas.
L’apparence blanche des Blancs dans la colonie est un véritable leitmotiv de la
littérature coloniale et déjà présent dans Heart of Darkness (1902), ce roman qui est, de l’avis
général, un des grands modèles de La Voie royale. A l’arrivée, Marlow sort du sentier battu
qui amène aux baraquements pour s’enfoncer dans l’ombre où il découvre les ouvriers
employés à la construction du chemin de fer, des Africains venus mourir à l’ombre.1671 Il
plonge dans une vision infernale où des pauvres bougres agonisent lentement. C’est dans une
image tout aussi irréelle, cette fois miraculeuse – et qui rejoint l’image religieuse de Pourtalès
1669
Ibid.
CLEMENT, Murielle Lucie, Andreï Makine. Présence de l’absence : une poétique de l’art (photo, cinéma,
musique), Thèse de doctorat sous la direction de POEL, Ieme van der, Universiteit van Amsterdam, 2008, p.
117.
1670
MALRAUX, André La Voie royale, op. cit., p. 503 et 504.
1671
« I had stepped into the gloomy circle of some Inferno […]. They were dying slowly – it was very clear.
They were not ennemies, they were not criminals, they were nothing earthly now, – nothing but black
shadows of disease and starvetion, lying confusedly in the greenish gloom », CONRAD, Joseph, Heart of
Darkness, op. cit., p. 34-35.
562 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

– que le Blanc qu’il rencontre juste après, alors qu’il sort de cet enfer, de ce mouroir
congolais, arbore des vêtements immaculés.1672 Ce colonial apprend au visiteur qu’il s’est
donné du mal pour qu’une ‘indigène’ de la station arrive à entretenir ses vêtements
correctement et à leur garder une apparence impeccable. C’est avec une ironie toute
conradienne que Marlow exprime son admiration pour ce personnage et pour son action
emblématique des succès des Blancs en Afrique.1673 Cet administrateur qui a été capable de
maintenir la blancheur de son linge et d’éduquer son personnel à y veiller, a réellement
« accompli quelque chose ».1674
Dans la littérature de langue française également, les descriptions de costumes aident à
camper la colonie. En lisant les textes coloniaux de l’époque, on ne peut qu’être frappé par
l’importance qu’y jouent les vêtements (Figure 19.8 : illustration de la colonie vue depuis
l’ombre du casque dans le roman de Christiane Fournier). Les descriptions des habits
semblent remplir un rôle dans la compréhension de la société coloniale et dans la
confrontation de ses différents acteurs. L’apparence quotidienne des habitants de la colonie
est, pour la majorité des écrivains que j’ai lus, un signe de la codification de l’univers
colonial. Si les vêtements sont si importants, c’est parce qu’ils sont un des instruments de
colonisation des corps et la preuve visuelle que l’entreprise coloniale s’étend dans le pays, en
étalant sa tache blanche.

3. - Valeur esthétique de l’uniforme


En effet, les colons et les fonctionnaires français, en s’installant en Indochine, n’ont pas
seulement imposé leur idéologie et leurs structures sociales par le biais d’actions militaires et
policières, de lois et de codes administratifs ; ils ont également imposé certaines de leurs
valeurs esthétiques, des valeurs visibles pour tous. Que ce soit dans la brousse ou dans les
rues de Saïgon, Hanoï, Phnom Penh, Vientiane etc. pour pouvoir s’imposer les occidentaux

1672
« I didn’t want any more loitering in the shade, and I made haste towards the station. When near the
buildings I met a white man, in such an unexcpected elegance of get-up that in the first moment I took him
for a sort of vision. I saw a high starched collar, white cuffs, a light alpaca jacket, snowy trouwsers, a clear
silk necktie, and varnished boots. No hat. Hair parted, brushed, oiled, under a green-lined parasol held in a
big white hand. He was amazing […] », ibid., p. 36.
1673
« I respected the fellow. Yes ; I respected his collar, his vast cuffs, his brushed hair. His appearance certainly
was that of a haidresser’s dummy ; but in the great demoralisation of the land he kept up his appearance.
That’s backbone », ibid.
1674
« Thus this man had verily accomplished something », ibid., p. 37.
Chapitre XIX : Esthétique de la blancheur ; instrument de la distance 563

doivent être visibles. L’analyse que fait Panivong Norindr de l’architecture coloniale – il
s’intéresse alors spécifiquement aux bâtiments construits par les coloniaux – constate ce
besoin de s’imposer visuellement. Son analyse a inspiré à Nicola Cooper un chapitre dans
lequel elle conclut que la construction des villes, bâtiments, rues, places etc. vise à être
l’« expression visible de l’universalité des concepts occidentaux de beauté et d’ordre ».1675
Les représentations des coloniaux eux-mêmes, qui s’affichent dans l’ultra-visibilité de la
couleur blanche, participent évidemment de cette expression des valeurs esthétiques imposées
au pays colonisé.
Un des plus fameux auteurs ayant vécu en Indochine, Marguerite Duras, accorde
également beaucoup d’attention aux vêtements des héros de ses textes ‘indochinois’.1676
Evidemment, la prudence s’impose puisque les textes où elle retrace son enfance passée en
Indochine tels que L’Amant (1984) et L’Amant de la Chine du Nord (1991) ont été rédigés en
France et dans le contexte de l’après Seconde Guerre mondiale. Julia Waters a montré
combien le contexte de l’écriture a influencé le point de vue idéologique soutenu dans les
diverses réécritures durassiennes des souvenirs indochinois.1677 Contrairement à l’essai
L’Empire français et à l’article « Méthode coloniale de la France » (1940), rédigés avant
l’invasion allemande – et avant la décolonisation –, ces textes souvenirs sont des sources
historiques problématiques.1678 Tel est aussi le cas, mais dans une moindre mesure, des

1675
COOPER, Nicola, op. cit., p. 45.
Evidemment, les constructions intègrent souvent des motifs orientaux et cela est évidemment nécessaire –
l’Asie ne doit pas disparaître, elle doit se montrer dominée, ordonnée, entrant dans le moule de la
représentation occidentale. Elle passe dans l’order colonial. En cesens, les représentations des villes et de
l’architecture rejoint tout à fait les reproductions des temples khmers à Marseille et à Vincennes. L’Asie se
voit toujours, mais ce que l’on doit comprendre c’est l’ordre et le contrôle qu’y apporte le colonialisme.
1676
Aliette Armel, auteur de Marguerite Duras et l’autobiographie, Paris, Le Castor Astral, 1990, m’a affirmé
que la jeune Donnadieu avait lu Heart of Darkness.
1677
WATERS, Julia, Duras and Indochina: Postcolonial Perspectives, Liverpool, S.F.P.S. Critical Studies in
Postcolonial Literature and Culture, 2006.
1678
ROQUES, Philippe et DONNADIEU, Marguerit, L’Empire français (1940), op. cit.
DONNADIEU, Marguerite, « La Méthode colonisatrice de la France », L’Illustration. L’Empire français dans
la guerrre, mai 1940, s.p. [p. 11-14].
Ces deux essais semblent exactement contemporains puisque L’Empire françaisa été imprimé le 3 mai 1940.
Pourtant cet ouvrage est antérieur, certainement pour ce qui est de sa conception. Non seulement le ministère
avait commandé (sans doute vers 1937) cet ouvrage, mais aussi parce que clairement toutes les références
vont au maximum jusqu’à l’année 1938. Les statistiques donnent les chiffres pour 1937, mais il est vrai qu’il
n’est pas toujours facile de les mettre à jour. Les événements historiques et tout le corps de l’argumentation
prennent pour référence du présent, l’année 1938. Il n’y a aucune référence à l’invasion de la Pologne. Mais
certains paragraphes ont clairement été rajouttés ; ils traitent de la menace européenne mais sont antérieurs à
la drôle de guerre. C’est surtout la préface qui remet les pendules à l’heure et rassure les lecteurs : « dans la
paix comme dans la guerre, se trouvent derrière nous les ressources de tout un monde », une préface signée –
justement pour corriger le reste – avril 1940. Ce texte est un texte de propagande coloniale, un texte de
circonstance qui a été commandé et publié pour Deuxième Salon de la France d’Outre-mer (mai 1940).
VALLIER, Jean, C’Etait Marguerite Duras, p. 520.
564 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

extraits des Cahiers de la guerre et autre textes (1942-1947), même le « Cahier rose marbré »,
le premier, qui a probablement été rédigé, selon les indications fournies par les éditeurs
Sophie Bogaert et Olivier Corpet, entre 1942 et 1946.1679 Tout comme Un Barrage contre le
Pacifique (1950), les écrits des cahiers sont rédigés avant l’indépendance du Việt Nam, mais
la guerre et l’adhésion de Duras au communisme ont probablement coloré la perspective des
réécritures. Ces cahiers portent en outre certaines marques de la fictionalisation et la virulence
anti-establishment d’une nouvelle comme « Théodora » y frappe par rapport au conformisme
des essais procoloniaux qui les ont précédés de peu.1680 Malgré les variations dans la qualité et
dans la fiabilité de ces diverses sources, elles peuvent fournir des pistes d’interprétation du
rôle que remplissent les vêtements dans la colonie asiatique française, apporter des
informations quant aux pratiques quotidiennes des habitants.1681 D’ailleurs, si les
circonstances de la rencontre des futurs amants varient d’une version à l’autre (deux dans le
« Cahier rose marbré », celle de Barrage puis celles de L’Amant et de L’Amant de la Chine du
Nord), et même si l’identité de cet ‘amant’ se modifie, les vêtements en revanche sont décrits
de manière stable. Je reviendrai sur ces descriptions au chapitre XXIII.
Qu’il me suffise pour l’instant de constater que la petite Donnadieu, en bonne
coloniale, a grandi sous le casque, s’il faut en croire ce qu’elle en dit dans les années 1970.

Je grandis donc toute entière, avec le lait Nestlé, l’eau alunisée, la salade javélisée. A l’ombre
d’un casque colonial, garanti tout en liège, avec trous d’aération, que l’on faisait venir chaque
année étant donné les progrès de ma croissance, des manufactures de Saint Etienne. Je me

En outre, le titre original prévu en était France, connais ton empire. Ibid., p. 542.
Vallier note aussi une contradiction du texte. D’une l’introduction indique l’objectif visé par l’essai même :
faire savoir que la France a un empire alors que, d’autre part, la préface affirme que la guerre a prouvé a tout
le monde que l’Empire était fait. Ibid., p. 546. Cette contradiction s’explique, selon moi, par les divers
moments de la rédaction. Contrairement à ce qu’en dit Julia Waters qui y trouve une ‘excuse’ à l’accent
procolonial de cet ouvrage, ce texte n’est pas un document de circonstance militaire commandité par la
guerre à venir. La ciconstance est avant tout la célébration coloniale accompagant le Salon de la France
d’Outre-mer.
Par contre l’article de L’Illustration est directement un texte inspiré par la guerre et, sans doute rédigé alors
que l’Allemagne balaye la Belgique et se prépare à entrer en France, c’est un numéro spécial qui doit
remonter le moral des Français : toutes les colonies et les forces armées qui en sont issues sont derrière la
France. Ici pas de doute, Marguerite Donnadieu y loue le ‘loyalisme’ des colonisés prêts à se sacrifier pour la
France.
1679
BOGAERT, Sophie et CORPET, Olivier, « Préface » dans : DURAS, Marguerite, Les Cahiers de la guerre et
autres textes, Paris, P.O.L./Imec, 2006, p. 7-14, p. 8. Les préfaciers datent le début de Cahiers, les soixante-
dix premières pages de l’année 1943. Ibid., p. 29.
DURAS, Marguerite, « Cahier rose marbré », Les Cahiers de la guerre et autres textes, Paris, P.O.L./Imec,
2006, p. 27-156.
1680
DURAS, Marguerite, Les Cahiers de la guerre et autres écrits, op. cit.
1681
DURAS, Marguerite, Un Barrage contre le Pacifique (1950), Paris, Gallimard, 2000; ibid., L’Amant, Paris,
Gallimard, 1984; ibid., L’Amant de la Chine du Nord (1991), Paris, Gallimard, 1996.
Chapitre XIX : Esthétique de la blancheur ; instrument de la distance 565

débrouillais pour grandir comme tout le monde. […] mes pointures de casque […] allaient leur
train.1682

Et bien sûr, sa famille portait aussi le blanc, au moins pour les occasions formelles, comme le
montrent certaines photos où la famille Donnadieu au grand complet posait fièrement attifée
de costumes coloniaux.1683
Le ‘blanc’ et le casque sont intimement associés à l’idée que l’on a, en France, de la
vie coloniale. Ils furent apparemment décisifs pour la mère de la protagoniste de Un Barrage
contre le Pacifique. Les parents de l’héroïne rêvaient de partir aux colonies justement à cause
de la représentation des coloniaux dans les affiches utilisées pour le recrutement des aspirants
à la carrière coloniale (Figure 19.1: affiche pour la carrière coloniale dans l’armée). La
narratrice décrit ainsi la mère rêvant à un meilleur futur :

On était alors en 1899. Certains dimanches, à la mairie, elle rêvait devant les affiches de
propagande coloniale. « Engagez-vous dans l’armée coloniale », « Jeunes, allez aux colonies,
la fortune vous y attend. » A l’ombre d’un bananier croulant sous les fruits, le couple colonial,
tout de blanc vêtu, se balançait dans des rocking-chairs tandis que des indigènes s’affairaient
en souriant autour d’eux. Elle se maria avec un instituteur qui, comme elle, se mourait
d’impatience dans un village du Nord, victime comme elle des ténébreuses lectures de Pierre
Loti.1684

Ces vêtements blancs représentent alors un désir, celui du luxe tropical où les Blancs se font
servir par la population indigène qui en est tout à fait satisfaite. Cette blancheur joue sur
l’imaginaire, même si, comme l’a montré Jean Vallier, ces descriptions ne concernent pas
directement les parents de Marguerite Donnadieu. Son père s’était laissé convaincre par les
histoires de son frère – un ancien de la conquête du Tonkin – et sa mère n’a fait que suivre
son premier époux. Néanmoins, cette information biographique n’empêche pas que les
parents ont pu aussi rêver devant des affiches de propagande coloniale.
Farrère qui nous amène en voyage en Indochine s’en va faire le tour de l’Inspection, le
tout Saïgon est là.

1682
DURAS, Marguerite, citée dans : VALLIER, Jean, C’était Marguerite Duras, op. cit., p. 151.
1683
VALLIER, Jean, C’était Marguerite Duras, op. cit., p. 152.
Et surtout : VALLIER, Jean, Marguerite Duras. La Vie comme un roman, Paris, Textuel, 2006.
1684
DURAS, Marguerite, Un Barrage contre le Pacifique, op. cit., p. 23.
566 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

Cette foule européenne que nous allons nous-même « inspecter » vaut la peine d’être vue.
Baissons-nous pour regarder, car toutes les têtes s’abrittent prudemment sous le casque de
liège… oui : les têtes féminines aussi ! Les casques féminins s’ornent de rubans blancs, voilà
tout. Personne jamais ne soulève ce casque, même le temps d’un salut : il y a le soleil,
prenez-y garde ! sauf, toutefois, après six heures du soir : car, alors, le soleil aura plongé à
l’horizon ; et, tout à coup, toutes les têtes apparaîtront découvertes.1685

Ceci dit, il est difficile de savoir exactement quel pourcentage de la population portait ces
vêtements, dans quelles situations les coloniaux les ôtaient, et sous quelles conditions les
colonisés les adoptaient. Il semble en tout cas que l’uniforme était porté majoritairement en
Cochinchine et au Cambodge (parce qu’il y fait chaud toute l’année). Les colons habitant
dans le Nord portaient des vêtements de flanelle aux périodes froides qui, semblerait-il,
étaient de couleurs sombres, mais eux-aussi s’accompagnaient du casque (Figure 19.9 Carte
postale d’un colonial à Hué en hiver).1686 Le casque est donc l’objet le plus indispensable du
corps politique et de l’attirail visuel de la colonisation. Il faut cependant préciser que, même à
Saïgon, après le coucher du soleil, on laissait tomber le casque et les femmes mettaient aussi
des robes d’autres couleurs pour sortir. Et surtout, point sur lequel je reviendrai, il semblerait
qu’au cours des années 1930, l’uniforme colonial se soit progressivement moins porté. C’est
le point qui fera l’objet des chapitres XXII et XXIII. Mais voyons d’abord pourquoi on peut
dire que le désir de la blancheur n’est pas innocent.

3.1. - L’esthétique de la blancheur : incarnation de la


désincarnation

Déjà en 1948, Sartre faisait référence à la « grande division manichéiste du monde entre noir
et blanc ».1687 Sartre parle là de l’exil de l’homme de couleur à qui l’humanité est refusée sur
base de données raciales. Au Blanc seul est accordé une humanité. Selon Richard Dyer dans
son essai intitulé White (1997), la couleur blanche n’est pas neutre. Contrairement à ce que
l’on voudrait donner à croire, elle n’est pas synonyme de ‘non-marquée’, ‘universelle’,
‘valeur standard’, ‘référence première’, elle a été ostensiblement construite comme valeur
visuelle du pouvoir, de la raison et de la beauté au sein des codes de représentation

1685
FARRERE, Claude, Mes voyages, op. cit., p. 58.
1686
Selon Jean Vallier, les Français du Tonkin portaient des vêtements plus sombre en hiver et le ‘blanc’ pendant
le reste de l’année. VALLIER, Jean, C’était Marguerite Duras, op. cit., p. 133.
1687
SARTRE, Jean-Paul, « Orphée noir », dans : SENGHOR, Léopold Sédar, Anthologie de la nouvelle poésie
nègre et malgache de langue française (1948), Paris, Quadrige, 2002, p. IX-XLIV, p. XVI.
Chapitre XIX : Esthétique de la blancheur ; instrument de la distance 567

occidentaux.1688 Selon cette analyse, la valeur de la blancheur est symptomatique de la lutte


entre le corps et l’esprit. La blancheur serait la marque de l’esprit, du mental, de l’intellect ;
une symbolique présente en Occident dans le christianisme et dans les idéologies raciales.
Le Christ exprime la souffrance du combat entre le corps et l’esprit et l’idéal de la
victoire par le contrôle douloureux du corps. La blancheur du Christ est signe de sa
désincarnation. Ce sont les mêmes idéaux que Dyer observe dans les concours de body
building. Cette victoire sur le corps expose aux autres la supériorité – non plus seulement
physique, génétique, raciale – mais spirituelle ou mentale : l’esprit, la volonté ont vaincu le
corps douloureux. La visibilité du blanc est donc aussi la marque d’une supériorité mentale,
spirituelle et non pas (seulement) physique1689 Puis la blancheur devint le justificatif de la
supériorité biologique et raciale. Ce qui est un paradoxe puisqu’elle est associée à la
désincarnation. Le colonialisme, tout comme le christianisme et les discours raciaux, offre un
terrain sur lequel négocier les contradictions du discours de la blancheur : la blancheur est
l’incarnation d’une supériorité spirituelle qui a pour valeur la désincarnation. C’est dans le
corps politiquement blanc, habillé en blanc, des coloniaux que ce paradoxe de supériorité
désincarnée trouve son application ; l’idéologie s’exporte dans la colonie par le biais de cette
esthétique. L’esthétique de la blancheur a contribué à exporter les valeurs de l’Occident dans
la colonie et cela dès la conquête puisque les marins portaient, eux-aussi, des costumes
blancs. La caricature du Cri de Saïgon, « Le nouvel évangile », représente des types
spécifiques de coloniaux : le fonctionnaire, le militaire, le marin et le grand colonial (Sarraut
en l’occurrence) sont tous en costumes blancs. Seul le colon a endossé les vêtements du nha
que : un pantalon sombre et un chapeau de paille asiatique (Figure 13.2 : Caricature du
« Nouvel évangile » selon Sarraut). Apparemment, seul le travailleur de la terre – une activité
trop physique ? – ne bénéficie pas de cette association à la blancheur. Il est déjà « décivilisé ».
Cette merveilleuse analyse de Dyer comporte tout de même un problème de taille : elle
donne à croire que seul l’Occident a construit une telle symbolique autour de la couleur
blanche. Or on sait que bien des pays d’Asie considèrent le blanc comme la couleur de la
pureté et de l’innocence – aussi une marque de la désincarnation – c’est semble-t-il une des
raisons pour lesquelles le deuil se porte en blanc dans la plupart des pays de la péninsule

1688
DYER, Richard, White, Londres/New York, Routledge, 1997, p. 38.
Voir aussi : KUCHTA, Todd M., « The Dyer Straits of Whiteness », repris dans : NICHOLS, Kathleen L.,
Pittsburg State University, http://faculty.pittstate.edu, 11-12-2005.
1689
DYER, Richard, op. cit., p. 164.
568 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

indochinoise.1690 Dyer ne dit rien d’autres parties du globe, ce qui limite quand même
l’application de sa théorie de la blancheur comme valeur normative importée par l’Occident.
Mais cela n’enlève rien à la force rhétorique de la blancheur dans l’univers colonial de
l’Indochine. En fait, en considérant que la blancheur est aussi associée à la pureté et à la
désincarnation dans le pays à coloniser, on peut supposer que cet outil esthétique de
démonstration de la désincartation des coloniaux était compréhensible pour la population. Le
système sémiotique mis en place par l’esthétique est en principe aussi clair pour les
Asiatiques que pour les Européens. Tout le monde comprend que cette couleur inscrit la
différence et la distance entre les communautés qui vivent sous le système colonial. Les
Blancs s’affichent « en blanc » la couleur de la désincarnation ; ainsi se profilent-ils comme
des êtres se mouvant dans un autre univers que celui des Indochinois, un univers aussi loin
des ‘mortels’ que la mort. C’est la faille entre les Dieux blancs et les Hommes « jaunes »,
pour paraphraser Durtain.
L’analyse de Dyer aide à dégager l’expression de cette esthétique dans les discours des
coloniaux d’Indochine. Il s’agit bien de supériorité mentale, spirituelle et non pas physique et
le blanc est ainsi la couleur de la sacro-sainte raison, preuve de la supériorité et du contrôle
que l’intellect occidental exerce sur les lois de la nature. Mais le casque en lui-même joue
aussi un rôle particulier, non seulement parce qu’il est blanc, mais parce que l’objet superpose
à maints niveaux la même esthétique de la blancheur : il est inflexible comme la raison et
affiche la fidélité de celui qui le porte. Sa rigidité indique la fidélité à l’idéologie qui protègera
le Français et le colonisé casqués. Il est alors aussi le signe de la protection que les coloniaux
promettent d’apporter aux colonisés.
Le voyageur Jean Dorsenne cite Louis Sabatier, le fameux ethnologue qui s’était
installé chez les Moïs, y avait fondé une famille et auquel Roland Dorgelès avait rendu visite
en 1923. Il semblerait que chaque année, les tribus venaient lui renouveler leur serment de
fidélité en tant que représentant de la France. Selon une formule de l’ethnologue – qui a
marqué Dorsenne et ses contemporains ; elle est citée à maintes reprises dans les textes que
j’ai consultés –, grâce à la France : « A l’être inquiet et farouche qui, traqué par la civilisation,
devenait le mortel ennemi du Français, succédait l’homme confiant qui, superbement drapé
dans sa couverture, le bouclier bas, la lance au repos, recevait, à l’orée de sa forêt, la France

1690
Selon Penny Edwards, la blancheur est aussi associée à la pureté au Cambodge. EDWARDS, Penny,
« Womanizing Indochina : Colonial Cambodia », dans : Clancy-Smith, Julia et Gouda, Frances (dir.),
Domesticating the Empire. Race Gender and Family Life in French and Dutch Colonialism,
Charlottesville/Londres, University Press of Virginia, 1999, p. 108-130, p. 115.
Chapitre XIX : Esthétique de la blancheur ; instrument de la distance 569

casquée de raison, cuirassée de fidélité, venue lui tendre le bracelet de la paix ».1691 La
couleur blanche est signifiée, sans pour autant être nommée. Ce sont bien ses valeurs qui se
posent ici en norme, en supériorité et en générosité formulées à partir des concepts de paix,
raison et fidélité.
On remarquera aussi que la relation entre colonisateur et colonisés est ici marquée du
sceau de la fidélité maritale. Même si le symbole de la relation entre colonisateur et tribus
soumises est un bracelet, il est évidemment une marque d’alliance et d’allégeance. Cette
représentation du ‘contrat’ colonial comme d’un mariage est un point qu’a analysé Frances
Gouda pour l’Indonésie, où le système colonial reposait (plus qu’en Indochine) sur
l’administration indirecte.1692 Elle montre combien, dans les représentations photographiques
de ces ‘mariages’, les Asiatiques étaient féminisés, entre-autres par le luxe de leurs vêtements
et de leurs bijoux, alors que les coloniaux prenaient une pose virile dans des vêtements assez
sobres. Ces représentations et leurs composantes de gender – des Asiatiques à la
superficialité, à la passivité et à l’obéissance toutes féminines – indiquent clairement quel est
le rôle accordé à chaque ‘conjoint’. A mon avis cette lecture gendrée n’est pas tout à fait
d’application en Indochine, du moins pas dans la représentation si populaire de Sabatier et de
‘ses’ Moïs. Sans doute faut-il faire intervenir la différence entre le système colonial français et
celui des Pays-Bas. Car si les ‘primitifs’ Moïs sont dévirilisés par leur lance basse, la
formulation de l’ethnologue leur conserve une fierté et une dignité qui est sans rapport avec le
luxe et le raffinement souvent associés à la féminité. En outre le rôle de l’ethnologue est
double. D’une part il se présente comme un père apaisant ses enfants farouches, d’autre part,
il est l’incarnation d’une France aux traits de Marianne protectrice, et donc foncièrement il se
présente comme une image féminine. Le père patrie de la conquête militaire se transforme en
mère patrie ( ou faudrait-il dire père matrie ?) de la période administrative. Le blanc porte
alors sa valeur féminine, celle de la mère aimante, sur le modèle de Marie. J’y reviendrai.

1691
DORSENNE, Jean, Faudra-t-il évacuer l’Indochine ?, op. cit., p. 190.
Il est assez amusant de constater qu’il y a contradiction quant à l’origine de cette phrase – ce qui ne fait que
confirmer sa popularité.
Quant à Dorgelès, ce n’est pas à Sabatier qu’il faut attribuer cette phrase, mais à Ernest Psichari. Dans, Un
Parisien chez les sauvages (≥ 1926), il écrit : « Convaincu de bien servir son pays – cette “France casquée de
raison” dont parle Psichari –, il [Sabatier] il s’était juré d’arracher les Moïs à la barbarie. De former des
hommes, non pas des coolies ». DORGELES, Roland, Un Parisien chez les sauvages (≥ 1926), op. cit., p. 20.
1692
GOUDA, Frances, « From Emasculated Subjects to Virile Citizens : Nationalism and Modern Dress in
Indonesian Nationalism, 1900-1949) », p. 299-327. Je remercie chaleureusement l’auteur de m’avoir fait
parvenir cet article.
Voir aussi : GOUDA, Frances, « Van gecastreerde onderdanen naar krachtige burgers. Nationlisme en
moderne kledij in het Indonesisch nationalisme, 1900-1949 », Tijdschrift voor genderstudies, vol. 9 (3),
2006, p. 32-48.
570 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

Ce qui n’empêche qu’il faut bien constater que le casque blanc joue un rôle
prépondérant. Il devait en principe permettre de protéger la tête contre les éléments : contre le
soleil et contre les chutes de pierres, branches, etc. Il est évidemment un héritage des casques
militaires et montre combien la colonie de l’entre-deux-guerres, malgré l’affirmation que tout
est calme, éprouve le besoin de se protéger. Il est en outre le signe de l’indéfaillible raison
française que même le lourd soleil de l’Indochine ne pourra entamer. On y devine la rigidité et
l’inflexibilité de la fidélité à sa mission, à l’idéologie qui la sous-tend. Perdre son casque et
ses vêtements – on l’a déjà remarqué dans la caricature du Cri de Saïgon (Figure 13.1) – c’est
perdre la blancheur, lâcher l’idéologie (ou être lâché par elle), perdre le pouvoir et donc
finalement la vie. D’où l’intérêt que les romanciers accordent aux ‘décivilisés’ qui ont renié
apparemment leur religion puisqu’ils n’en portent plus les vêtements. En effet, le décivilisé
est celui qui s’adapte à la vie de la population locale en en adoptant toutes les coutumes,
même vestimentaires. Si l’habit ne fait pas le colonial, il en est bien la condition sine qua non,
et le défroqué est un danger pour l’Eglise et pour tous les fidèles.

3.2. - La blancheur de la Blanche prestige de la France

Les habits impeccables doivent prouver la pureté et la supériorité de la civilisation française.


Dans les conseils pratiques que Chivas-Baron donne à la coloniale elle reconnaît inquiète que
l’ : « on porte de moins en moins le casque et l’on a tort. Il le faut ! ».1693 Mais il faut le
choisir léger, bien ventilé et protégeant la nuque : « Avec lui vous éviterez les abominables
céphalgies ».1694 Si l’aspect ‘pratique’ compte, l’image est elle aussi essentielle. C’est par leur
allure que les coloniaux pouvaient se montrer comme modèles à suivre pour les Indochinois,
des modèles de loyauté à la cause. Selon Chivas-Baron, c’est une des raisons pour lesquelles
les femmes françaises ont l’obligation de porter des vêtements irréprochables et immaculés,
surtout lorsqu’elles sont chez elles, avec leurs serviteurs. Puisque tout colonisateur est –
comme Sarraut – en continuelle représentation coloniale, tout laisser-aller met à mal la
logique de la blancheur et la clarté du discours de supériorité désincarnée.

1693
CHIVAS-BARON, Clotilde, La Femme française aux colonies, op. cit., p. 152.
1694
Ibid.
Elle indique a maintes reprises l’obligation de se conformer à ces tenues correctes et pratiques : « Madame-
toute-neuve » voudra peut-être faire « des achats élégants » à Marseille avant de s’embarquer , mais il lui faut
surtout « de solides toiles blanches accompagnées […] d’une paire de bottes et du casque », ibid., p. 141.
Chapitre XIX : Esthétique de la blancheur ; instrument de la distance 571

Rien de plus triste que le déplorable peignoir-bébé et les sandales traînées à bout d’orteils nus.
La coloniale doit garder intact son souci d’esthétique, de grâce et de correction. Ce sera pour
elle et pour les autres un réconfort moral dans les heures grises. L’élégance, le goût sont des
charmes féminins qui, dans certaines circonstances se haussent jusqu’au devoir : la tenue est la
manifestation de la dignité. Plus qu’une autre, la femme coloniale doit garder la dignité de sa
tenue. On la regarde vivre. Ceux et celles qui la regardent sont des êtres en voie d’éducation,
ou de très vieux civilisés, des raffinés d’une civilisation différente. A ceux-ci comme à ceux-là
il faut prouver que la Française, représentante de la civilisation nouvellement imposée, est une
femme bien élevée, digne. Pourquoi refuserait-on d’admettre que la correction de la tenue
implique la correction de la conduite ? [sic]1695

Les romanciers coloniaux propagent l’idée que le regard des colonisés donne des obligations ;
les colonisateurs se sentent tenus à être irréprochables à cause de ce « on » qui les observe.
Malgré ce qu’affirme Chivas-Baron, en lisant les descriptions que font Werth, Durtain,
Viollis, Nguyễn Ai Ninh ou Nguyễn Ái Quốc du comportement des coloniaux, entre autres
vis à vis des coolies, on ne peut conclure que le port du blanc implique la correction de la
conduite. Au contraire, leurs narrations révèlent que la dignité de la conduite importait moins
que celle de la tenue. Toujours est-il que les Blancs sont en continuelle représentation
costumée ; ce qu’exprime également le terme « spectateurs » par lequel Sarraut réfère à la
population autochtone. L’uniforme, le ‘blanc’ et le casque, est un véritable drapeau de la
colonisation, le signe de la présence de la civilisation française.
La femme joue un rôle important dans la démonstration de la blancheur. Dans La Route
du plus fort (1925), de George Groslier, le héros, un haut fonctionnaire colonial au
Cambodge, explique à une Française venue lui rendre visite qu’elle doit maintenir le prestige
français en portant des vêtements impeccables, même lors de leur expédition dans la
jungle.1696 Ici, la tenue de la femme est donc aussi la preuve qu’elle accompagne l’homme, le
colonial, dans son œuvre civilisatrice ; qu’elle le suit et est fidèle aux codes qu’il lui impose.
La tenue de la coloniale est signe de sa soumission aux valeurs propagées par les coloniaux.

1695
Ibid., p. 121.
1696
GROSLIER, George, la Route du plus fort (1925), Paris, Kailash, 1997.
cela rappelle un peu l’ethnologue Léopold Sabatier qui était résident du Darlac, cette région des Moïs que
visite Dorgelès. Ce voyageur ne manque pas de décrire ce grand ethnologue, un original mais qui ne
correspond pas à l’image du brousard.
« Il n’était pas de ces broussards démonstratifs avec qui on se sent instantannément à tu et à toi. Ce qui
frappait d’abord, c’était son aspect volontaire. “Rigide” fut le premier mot qui me traversa l’esprit. Rigide
dans son maintient, sa voix, son regard, … Comme son faux-col, droit, son binocle de métal et son “blanc”
bien repassé », DORGELES, Roland, Un Parisien chez les sauvages, op. cit., p. 22.
« Il fallait leur apprendre, à ces pauvres bêtes, à se méfier des hommes vêtus de blanc. », DORGELES, Roland,
Un Parisien chez les sauvages, op. cit., p. 73.
572 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

Le livre d’Albert Garenne, Le Refuge (1936) pose la blancheur d’une Française – celle de ses
habits et de ses cheveux – en critère de réussite de la colonisation à face humaine. C’est la
blancheur de son apparition, sa blancheur physique mais également morale (celle toute
maternelle de son âme) qui attire le pauvre petit villageois Song et qui lui indique où se
trouvent les vraies valeurs morales.1697 Grâce à la douceur de cette femme, ce jeune paysan
focalisateur peut aimer la France et abandonner les pratiques de sa culture qui ne lui apportent
que douleur, injustice et désespoir. On repère le parallélisme avec la formule de Sabatier. Ces
livres nous montrent que la blancheur a également une composante de gender.
Comme le dit Dyer, le modèle féminin de la blancheur n’est pas le Christ, mais sa mère
Marie. Elle renvoie à la supériorité de l’esprit par rapport au corps puisqu’elle devient mère
par l’entremise du Saint Esprit. Mais il est également important de voir que son rôle de
femme est là scellé : celui de l’attente (de la nouvelle), de la disponibilité (par rapport au
maître), de l’acceptation (de son destin et de celui de son fils, déterminés par la figure
paternelle). Ce qui arrête le modèle féminin dans la culture occidentale ; celui de passivité et
de soumission à la volonté et à l’action masculine, tout en maintenant la valeur de la
blancheur dans la supériorité de l’esprit sur le corps. A l’entre-deux-guerres, le rôle de la
femme aux colonies est en effet bien déterminé : elle doit entrer dans un certain moule et se
comporter selon les désiderata formulés par les théoriciens du colonialisme. On verra au
chapitre XXIII que toutes les femmes ne se conforment pas nécessairement à ce rôle ni
d’ailleurs à l’apparence qu’elles se doivent de maintenir pour contribuer à la bonne marche de
la colonie.
Il est indéniable que l’esthétique de la blancheur avec son hypervisibilité vient
contredire les idées de rapprochement entre les peuples qui sont au centre de ce que Sarraut a
appelé ‘la politique indigène’ et qui est la base de la politique de l’association. Le terme
‘rapprochement’ est au centre des débats – on l’a vu lors de l’analyse du discours de Perken –
mais l’esthétique à maintenir vient réinscrire le déséquilibre essentiel du discours. A mon
avis, bien que La Voie royale dévoile la faillite de l’association, elle inscrit également la peur
que ce même rapprochement représente. C’est selon moi à partir du jeu des jumelles
d’approches que le roman de Malraux réassoit la distance. Le casque et les jumelles jouent
alors un rôle essentiel et parallèle dans la prise en compte visuelle de l’univers colonial. J’y
reviens au chapitre XXI, mais passe d’abord à l’évaluation de cette esthétique de la blancheur
chez les auteurs Indochinois, Pierre Do Dinh, Vũ Trọng Phụng et Nguyễn Duc Giang. Ceux-

1697
GARENNE, Albert, Le Refuge, Nice, La Croix du Sud, 1936.
Chapitre XIX : Esthétique de la blancheur ; instrument de la distance 573

ci seront analysés face à Michaux et Werth parce que, à mon avis, ils ont la même sensation
que l’esthétique de l’autre est un empire des signes.
CHAPITRE XX

ZONE DE CONTACT ET ESTHETIQUE DE L’AUTRE :


L’EMPIRE DES SIGNES

Prenez un texte très bien écrit en français par un


Annamite. C’est toujours une sorte d’habit
d’Arlequin, fait de pièces de choix cousues comme
on peut. La pensée essayera de se loger comme elle
peut là-dedans.
Pierre Do Dinh, Psychologie de l’Annamite,
(193 ?)1698

[…] Notre blancheur nous paraît un étrange vernis


blême qui empêche notre peau de respirer […].
Jean-Paul Sartre, Orphée noir (1948).

Je ne regarde pas amoureusement vers une essence


orientale. L’Orient m’est indifférent, il me fournit
simplement une réserve de traits dont la mise en
batterie, le jeu inventé, me permettent de « flatter »
l’idée d’un système symbolique inouï, entièrement
dépris du nôtre. […] L’auteur n’a jamais
photographié [l’Asie] […] [elle] l’a mis en situation
d’écriture.
Roland Barthes, L’Empire des signes (1970).

1. - Les vêtements coloniaux : signes du pouvoir


L’importance de l’apparence pour les colonisateurs n’est certainement pas passée inaperçue
aux Indochinois. Nguyễn An Ninh, l’auteur de La France en Indochine (1925) et le directeur
du journal La Cloche fêlée, considère que le costume blanc était une arme dans la lutte pour le
pouvoir entre les officiels du colonialisme et la population. Les Français (et Européens) qui
n’ont pas l’apparence qu’ils devraient avoir portent préjudice à toute la communauté

1698
DO DINH, Pierre, Psychologie de l’Annamite (193 ?), cité par SERENE, Raoul, « Des Préjugés aux amitiés »,
dans : COLLECTIF, L’Homme de Couleur, op. cit., p. 5-33, p. 17.
576 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

Européenne, au prestige des civilisateurs. Dans La cloche fêlée, il dit qu’ « en Indochine,
chaque Français qui ressemble à un mendiant fait honte à toute la communauté française de la
colonie. […] Il porte atteinte à l’amour-propre des Français d’Indochine ».1699 Nguyễn An
Ninh souligne les implications politiques de l’habillement et la subversion de celui qui ne s’y
conforme pas. Théoriquement, tous les Occidentaux se devaient de montrer la même
apparence pour que l’on puisse les considérer comme un groupe cohérent et uni.
Si l’uniforme colonial n’est pas réellement militaire, sa visibilité est comprise par
Nguyễn An Ninh comme une stratégie d’intimidation, une manière d’extérioriser et d’inscrire
le pouvoir comme donnée incontournable. Certains théoriciens du colonialisme reconnaissent
également la dimension politique du vêtement et de sa visibilité : il n’y a, après tout, qu’une
toute petite communauté française qui doit administrer plusieurs millions d’Indochinois.1700
L’homogénéisation des coloniaux, des Occidentaux de la colonie établit les divisions de la
société. Cette division visuelle commence à poser problème si l’on trouve de plus en plus de
coloniaux qui, en public, dans la rue etc., ne portent plus l’uniforme – il faut au moins porter
une partie de celui-ci (le casque est généralement le dernier signe extérieur du pouvoir que
l’on laisse tomber en plein jour). Le signe du pouvoir est nécessaire si l’on veut le maintenir.
D’autant plus que le prestige blanc a déjà été mis à rude épreuve. Pendant la guerre d’ailleurs
on a vu que la France n’était pas si puissante que cela, puisque son cousin germain, comme
dit Lamine Senghor, l’a mise à feu et à sang pendant quatre ans. A l’entre-deux-guerres,
beaucoup d’exilés russes se retrouvent dans les colonies où ils espèrent pouvoir se refaire une
‘santé’ économique après avoir tout perdu pendant la révolution. Eux-aussi contribuent à
mettre à mal le prestige des Blancs qui, depuis la guerre russo-japonaise est de plus en plus
déterioré par les conflits internationaux. C’est donc justement à l’entre-deux-guerres que
l’uniforme est essentiel.

1699
NGUYễN AN NINH, La Cloche fêlée, repris dans : TRUONG BUU LAM, Colonialism experienced, Ann Arbor,
The University of Michigan Press, 2000, p. 196. Ma traduction de:
« […] each French person […] who looks like a beggar in Indochina puts to shame the whole French
community in the colony. … [He] injures the self-esteem of the French in Indochina ».
Léon Werth est bien d’accord avec lui et montre que la charité annamite fait très peur au gouvenement. « Vos
administrateurs ne redoutent rien tant que l’Européen déclassé ou dévoyé qui pourrait, en vivant de la charité
annamite, compromettre le prestige européen », WERTH, Léon, op. cit., p. 148.
1700
Les statistique de 1929 renseignent 20 millions d’habitants de l’Indochine pour 27.000 Français et 1300
Européens non Français. Voir: GOUROU, Pierre, L’Indochine française, Hanoi, Conseil de Recherches
Scientifiques de l’Indochine, 1929.
Chapitre XX : Zone de contact et esthétique de l’autre : l’empire des signes 577

2. - Ridicule et douleur des signes : Vũ Trọng Phụng


et Pierre Do Dinh
C’est avec une ironie jubilatoire que les vêtements sont critiqués comme moyen de promotion
de l’idéologie et des valeurs coloniales dans un roman de Vũ Trọng Phụng, Sổ Đỏ (Dumb
luck) (1936) que l’on pourrait traduire en français par : né coiffé.1701 Ce roman, au niveau
autoréférentiel moderniste, incite les lecteurs de quốc ngữ à réfléchir au rôle de l’artiste sous
le colonialisme. Le véritable créateur, nous raconte le narrateur, est le tailleur puisqu’il est par
excellence celui qui peut donner forme à de nouvelles idées. Un tailleur personnage du roman
considère essentiel que ses compatriotes, non seulement portent des vêtements occidentaux,
mais aussi et surtout qu’ils les comprennent. Pouvoir les nommer est alors indispensable.
C’est avec la plus haute fierté qu’il met en vente, dans le Magasin de l’européanisation, les
fruits de son art.
Soit-dit en passant, une scène comique – et fascinante pour les sémioticiens –, nous
montre Mr. Civilisation, le directeur du magasin, furieux car ses employés sont incapables
d’inscrire correctement le nom du magasin sur la pancarte en bois qui pend déjà au-dessus de
la devanture. C’est aussi une mise en abyme, puisque le roman tourne autour de la ridicule
importation en Indochine de la modernité française avec son esthétique et ses discours. La
catharsis du rire face aux illisibles signes qui doivent faire la preuve et la promotion de cette
européanisation, dévoile le poids qu’amène ce nouveau système sémiotique imposé par le
pouvoir. Vũ Trọng Phụng rejoint par là Pierre Do Dinh qui pourtant écrit en français :

Les formes, ressenties en tant que valeur sont à peu près mortes. […] Nulle part au monde les
mots ne sont des signes solitaires. Les mots en annamite sont les habitants d’un univers de
pensée philosophique et poétique, d’une histoire de la pensée, qui sont l’héritage commun de
l’Exrême-Orient.1702

Pour lui ce sont les formes vivantes du passé, les systèmes sémiotiques d’avant l’arrivée des
Blancs, qui se sont effondrées. Mais c’est aussi le système importé qui est vide de sens. Il est
d’ailleurs intéressant qu’il relie la langue et ses signes à l’habillement.

1701
VU TRọNG PHụNG, Số Đỏ (1936), trad. NGUYễN NGUYệT CầM et ZINOMAN, Peter, Dumb Luck, Ann Arbor,
University of Michigan Press, 2002.
1702
DO DINH, Pierre, « Les conditions véritables d’un accord », art. cit., p. 41.
578 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

Prenez un texte très bien écrit en français par une annamite. C’est toujours une sorte d’habit
d’Arlequin, fait de pièces de choix cousues comme on peut. La pensée essayera de se loger
comme elle peut là-dedans.1703

Peut-être Do Dinh fait-il ici son auto-critique puisqu’il a dû lui-même passer de la poésie en
idéogrammes à la poésie en français pour rédiger Le Grand tranquille (1937). N’est-ce pas
lui-même qu’il critique lorsque cet admirateur de Claudel et traducteur de Gide s’exclame :
« Quelques autres [de ses compatriotes qui se sont laissé séduire par L’Occident] poussent la
coquetterie jusqu’à composer fort honnêtement des vers français, pour un public ébahi qui ne
les entend guère, où leur propre pays leur paraît aussi exotique et faussement mystérieux que
chez un écrivain français exotique ».1704 Ferait-il ici allusion à son poème dans lequel il
dévoile à la fois sa – très claudélienne – conversion au christianisme et son sentiment de
culpabilité vis à vis de sa culture d’origine ?1705 Toujours est-il que l’artifice de la langue ne
cesse de le concerner. Plus que par le costume blanc de Pierrot, c’est par le biais du costume
coloré et construit d’Arlequin qu’il souligne les problèmes importés avec le système
sémiologique français. Cependant, sa critique est, elle aussi, formulée à partir de symboles
vestimentaires. S’il se moque des Arlequins ses confrères, il conclut sur une note plus
pathétique : « Ces faits, pour risibles qu’ils soient, temoignent d’une désagrégation très grave
de l’organisme social. Tout à coup l’homme ne se sent plus le courage de supporter le poids
de l’histoire, de la civilisation et de la culture ».1706
Chez Pierre Do Dinh et Vũ Trọng Phụng les vêtements et l’écriture sont tous deux des
systèmes sémiotiques vides, imposés par la modernité coloniale et qui ne répondent à aucun
besoin vital de la population. C’est justement dans la relation écriture et vêtements que, me
semble-t-il, les écrivains voyageurs rejoignent d’une certaine manière ces écrivains
indochinois. Werth, Michaux et tant d’autres cherchent à construire un nouveau langage qui
pourrait rendre compte de l’univers tel qu’ils le conçoivent, un langage qui d’ailleurs se
rapproche de l’esthétique moderniste, comme on le verra. Bien sûr la position des indochinois
soumis à de nouveaux systhèmes sémiotiques est totalement différente de celle des voyageurs
qui sont libres de choisir le leur, mais les deux groupes sont des écrivains de ces zones de
contact dont parle Mary-Louise Pratt, des zones du contact culturel qui a façonné une certaine

1703
Ibid., Psychologie de l’Annamite (1920-1939 ?), cité par SERENE, Raoul, « Des préjugés aux amitiés », art.
cit., p. 17.
1704
DO DINH, Pierre, « Les Conditions véritables d’un accord », dans : ibid., p. 34-61, p. 42.
1705
Ibid., Le Grand tranquille, Nhatrang, Éditions des Cahiers de la jeunesse, 1937.
1706
Ibid., « Les Conditions véritables d’un accord », art. cit., p. 43.
Chapitre XX : Zone de contact et esthétique de l’autre : l’empire des signes 579

écriture moderniste. Apparemment, la confrontation à un autre système sémiotique semble


pousser assez automatiquement à une écriture qui partage des caractéristiques esthétiques
avec le modernisme.
Contrairement à Do Dinh dont les essais restent dans le registre sérieux, c’est avec
beaucoup d’humour que Vũ Trọng Phụng analyse le même problème. Le vide des signes d’un
langage non compris est soulevé dans un rire moqueur. Le rire vise évidemment plusieurs
cibles : les Européens et les Asiatiques qui tentent de faire partie du mouvement
d’européanisation. Ces francisés sont couverts de ridicule : passés maîtres dans l’art de
reproduire un système de signes vides, ils ont une fierté qui n’est basée que sur du vent. Ils
ressentent, pour paraphraser Fanon, le ridicule des « masques blancs ». L’exportation des
signes français – et donc les contacts culturels avec la France – amène, chez Vũ Trọng Phụng
une grande sensibilité pour l’absurde. Dans Số Đỏ, il révèle l’absence de signifiants, pour les
habitants asiatiques, d’un monde culturellement francisé. Le vide qu’il note dans les signes
français rappelle la lecture des idéogrammes que faisaient Werth et Michaux plus ou moins à
la même époque, ou encore celle que fera Barthes bien plus tard dans L’Empire des signes,
mais avec un plus grand lectorat. C’est pour eux le plaisir de découvrir des signes, vides pour
eux, d’un autre système sémiotique qui met « en situation d’écriture ».1707

3. - Plaisir des signes : Werth et Michaux vers


l’esthétique moderniste
Evidemment, la situation politique est totalement différente entre Michaux et Werth qui
peuvent apprécier les signes de l’Asie et Pierre Do Dinh et Vũ Trọng Phụng qui se voient
dans l’obligation d’adhérer à un système inconnu. Dans Un Barbare en Asie Michaux note ce
que son contact à l’Asie éveille en lui : c’est le merveilleux des signes lus comme tels.

Le premier plaisir qu’en général les enfants ont de l’exercice de l’intelligence est loin d’être
le jugement ou la mémoire. Non c’est l’idéographie. Ils mettent une planche sur la terre, et
cette planche devient un bateau, ils conviennent qu’elle est un bateau, ils en mettent une
autre plus petite, qui devient passerelle, ou pont. Puis s’entendant là-dessus à plusieurs, une
ligne irrégulière et fortuite d’ombre et de lumière devient pour eux le rivage, et, manoeuvrant
en conséquence, d’accord avec leurs signes, embarquent , débarquent, prennent le large […]
il y a un bateau, ici le pont, […] le pont est levé … et toutes les complications (et elles sont

1707
BARTHES, Roland, L’Empire des signes, op. cit., loc. cit.
580 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

considérables) dans lesquelles ils entrent au fur et à mesure. Mais le signe est là, évident pour
ceux qui l’ont accepté, et qu’il soit le signe et non la chose, c’est ça qui les ravit. Sa
maniabilité séduit leur intelligence, car les choses même sont beaucoup plus
embarrassantes. 1708

C’est l’observation de idéogrammes qui lui vaut cette révélation. La sensibilité à un autre
système sémiotique pousse les voyageurs-écrivains vers une écriture qui comporte des
caractéristiques esthétiques proches de celles du modernisme. C’est par la confrontation à
l’Asie que Michaux représente une esthétique neuve qui répond à la concurrence que le
cinéma apporte à la littérature. Il conçoit l’art de l’Asie un peu comme les modernistes qui
cherchent à rendre ce que fait si bien le cinéma, la prise de conscience fracturée du monde.
Même si Michaux n’emploie pas le terme modernisme, pour lui, l’art qu’il recherche et
théorise face à l’Asie procède, comme le cinéma, par collage ; c’est un art qui rejette le
rationalisme, les liaisons explicatives et qui pratique l’éllipse. Il se sert de la très belle et forte
image du moignon.

Pas de développement lyrique, pas de progression unilinéaire. Tout à coup on bute, on ne passe
plus. Un ancien écrit chinois paraît toujours sans liaison. Il a des moignons. Il est courtaud. Un
écrit à nous, à côté, a l’air plein d’artifices, et d’ailleurs la grammaire la plus riche, la phrase la
plus mobile n’est autre qu’un trucage des éléments de la pensée. La pensée, la phrase chinoise
se plante là. Et elle reste calée comme un coffre, et si les phrases coulent et s’enchaînent, c’est
le traducteur qui les a fait couler.1709

Contrairement à Malraux qui affirmait ingratement que l’Asie ne pouvait rien pour l’Europe,
Michaux y trouve un support à ce besoin d’un nouveau type d’esthétique qui se rapprocherait
des possibilités du cinéma et qui fonctionnerait par tronçons non linéairement reliés ou
logiquement accolés. Des valeurs très proches de l’esthétique moderniste malrucienne. Et, il
faut bien le dire, les textes de mon corpus, ceux des voyageurs de l’Indochine (sauf peut-être
Célarié) montrent tous une structure-collage qui rejette plus ou moins radicalement la linéarité
habituelle du récit de voyage. Là, l’Asie en tant qu’univers ou système sémiotique illisible, ou
non compris, a apporté énormément au voyageur occidental en mal de valeur et d’inspiration
artistique ; elle renouvelle et permet de théoriser, de verbaliser des considérations artistiques
révolutionnaires.

1708
MICHAUX, Henri, Un Barbarre en Asie, op. cit., p. 193-194.
1709
Ibid., p. 184.
Chapitre XX : Zone de contact et esthétique de l’autre : l’empire des signes 581

En outre, par le vêtement, Michaux considère la possibilité d’exister autrement au


monde. Ses réflexions jaillissent de la confrontation entre nudité et habillement dans la
relation de l’homme avec l’altérité, en l’occurrence une altérité religieuse. Le vêtement est
ressenti comme une protection contre cette altérité. Michaux philosophe sur l’homme
asiatique qui prie nu. Se dénuder signifie s’ouvrir entièrement au contact de l’altérité :

Il ne s’agit pas ici de décence. Il prie seul dans l’obscurité sous le monde immobile. Il faut
n’avoir aucun intermédiaire, aucun vêtement entre le Tout et soi-même, ne sentir aucune
division du corps. […] Tout vêtement retranche du monde. Tandis qu’étendu, nu dans
l’obscurité, le Tout afflue à vous et vous entraîne dans son vent. 1710

Se dépouiller de ses vêtements c’est alors aussi chercher une autre esthétique que celle
imposée par la société, une esthétique qui refuse la division du corps.
Chez Michaux et Werth, ces deux voyageurs de l’Indochine de l’entre-deux-guerres, la
zone de contact culturel avec un univers des signes purs amène une écriture fragmentée, un
texte construit comme un collage et le plaisir d’accepter un univers illisible, non
rationalisable, un empire des signes.

Les faits que j’ai cités, dit Werth, ne sont pas d’egale signification. Je n’ai guère fait d’effort
pour les classer. Je les donne dans l’ordre où je les ai connus, dans l’ordre, pourrais-je dire où
ils me sont venus. Ce n’est pas moi qui les ai cherchés. Je puis dire qu’ils ont empoisonné
mes promenades…1711

La zone de contact culturel permet à Werth et à Michaux de faire une analyse d’un univers
des signes et d’imaginer une forme artistique qui contredirait les préceptes de la narrativité
occidentale, sa linéarité, ses liens logiques, ses conjonctions de coordination, sa rationalité,
etc. Une alternative moderniste à l’esthétique de la blancheur ? Werth et Michaux adhèrent en
tout cas à cette altérité merveilleuse dans laquelle le contrôle de l’esprit est perdu. Ils se
conduisent en fait comme des exotes segaleniens, goûtant pleinement de cette sensation du
divers. Ils plaident pour une position ouverte au monde et à l’altérité directement accueillie à
même l’épiderme. On verra au chapitre XXIII, combien la perte des vêtements est associée à
une ouverture à l’altérité dans l’imaginaire des coloniaux : c’est une ouverture qu’ils
condamnent et qui se solde par la mort.

1710
Ibid., p. 48-49.
1711
WERTH, Léon, Cochinchine (1926), op. cit., p. 61.
582 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

Quoique d’une toute autre manière, les écrivains indochinois, qui sont eux aussi
soumis à ce contact culturel, font des constatations assez similaires. Il va sans dire que les
nouvelles codifications introduites dans l’univers culturel de l’Indochine éveillent chez eux
des réactions beaucoup plus douloureuses. Chez eux ce n’est pas une question de choix, les
nouveaux codes sont imposés par le pouvoir colonial. Mais la culture française importée en
Indochine est aussi ressentie comme un système de purs signes. Pour Pierre Do Dinh et Vũ
Trọng Phụng (et même si celui-ci n’écrit pas en français, il emploie le système scriptural
romanisé imposé par le colonialisme) la France colonisatrice est également l’« Empire des
signes », mais cette fois le terme « Empire » prend toute sa force et son poids politique. Les
habits, comme l’écriture, sont des instruments de cette oppression.

4. - L’humour de l’imitation
4.1. - Vũ Trọng Phụng ou les dessous du discours

Les habits jouent un rôle essentiel, souligne avec beaucoup d’humour le romancier Hanoïen,
Vũ Trọng Phụng. Le héros de Số Đỏ, le jeune mendiant Xûan qui grimpe à vitesse vv’ les
échelons de la nouvelle société – parce qu’il excelle dans l’art d’imiter les nouveaux langages
–, se retrouve vendeur dans ce magasin.1712 Le tailleur lui expose avec le plus pur sérieux
l’importance de son travail.

C’est le concept même du vêtement qui a changé. Nous développons ce style particulier en
suivant les vues des grands stylistes européens. […] Nous ne réformons pas seulement
l’extérieur. […] Chaque fois que quelqu’un achète un nouveau costume moderne, notre pays
compte un progressiste de plus. Nous voulons que vous [Xûan] contribuiez à l’européanisation
de la société. Gardez à l’esprit qu’à partir d’aujourd’hui, vous jouez un rôle important dans le
Mouvement de Réforme Sociale. Dorénavant, vos efforts vont déterminer si notre société
arrivera à se civiliser ou si elle dégénèrera dans la barbarie ! Ainsi vous devrez travailler dur,
prendre vos responsabilités au sérieux, et essayer de comprendre la signification de ce que
vous faites. […] Pour flatter l’oreille du client, il faudra vous souvenir de tous les noms. […]

1712
Cette fulgurante ascension sociale d’un mendiant n’est pas fortuite. Bien des intellectuels qui, sous l’ancien
régime, auraient dû acquérir par leurs études des postes de mandarins étaient refoulé des postes de pouvoir.
Au contraire des anciens boys se voyaient promus à des fonctions à responsabilité sous le système français.
Ces « boys-mandarins » avaient été façonnés par l’école de Jules Ferry, celle de la collaboration et du
ventriloquisme du discours des coloniaux influents. Ce cursus permet à n’importe qui, estime le narrateur de
Dumb luck, de grimper dans une société où les critères du mérite avaient été chamboulés. Ainsi le voyage
social de Xûan doit-il être compris comme une critique du système mis en place par la colonisation en même
temps que d’une nostalgie pour le système mandarinal.
Chapitre XX : Zone de contact et esthétique de l’autre : l’empire des signes 583

[Montrant et nommant les modèles de la collection :] Regardez ! Voici ce que l’on nomme : les
culottes “Attendez-une-minute”. Ceci est le slip “Bonheur”. Et le soutien-gorge “Arrêtez-ces-
mains” […].1713

Avec ces sous-vêtements aux noms truculents comme œuvres d’art devant aider les
Indochinois sur la voie de la civilisation, Vũ Trọng Phụng se moque du discours colonial.
Chez lui, les vêtements européens ne sont certainement pas associés à une moralité
sans tache, à la blancheur casquée de raison et armée de fidélité, mais à des dessous lubriques.
Le nouveau système sémiotique appelle à la promiscuité sexuelle, à l’adultère et à la
prostitution. Il faut d’ailleurs reconnaître que bien des coloniaux ont eux aussi représenté la
colonie comme une place aux mœurs débridées. Déjà en 1905 avec Les Civilisés de Claude
Farrère, on parlait du « bordel colonial », où les coloniales qui s’ennuyaient prenaient des
amants français – d’où le personnage du coolie-xe chez Grossin, qui connaît si bien les
dessous de la colonie. Une image qui se voit par ailleurs très souvent confirmée dans les
romans coloniaux et même les femmes comme Christiane Fournier déplorent cet état des
choses.1714 Dans Số Đỏ l’européanisation est une proxénétisation de l’Asie. C’est entre autres
par son aptitude à singer le langage des autres et donc aussi le langage sexuel qui colle à
l’européanisation que le héros arrive jusqu’aux échelons les plus élevés de la société. Après
tout Xûan a été a bonne école : il a exercé son bagout lors de son premier job de vendeur
public de potions contre les maladies vénériennes. Dans ce roman, derrière le rire vengeur on
voit que l’esthétique occidentale s’impose brutalement à la société en détruisant les valeurs
traditionnelles.
Ce qui contredit aussi les préceptes théoriques de la ‘politique indigène’ qui existe
depuis les années 1910 et s’est plus ou moins imposée depuis la fin de la Première Guerre
mondiale. Vũ Trọng Phụng révèle au contraire, qu’en aucun cas les codes esthétiques
européens ne sont une protection contre la perte des anciennes valeurs, ni d’ailleurs une
incitation au rapprochement entre les peuples. Les dessous du discours sont révélateurs ! En

1713
Ibid., p. 63-66.
« […] the very concept of clothing has changed. We develop this particular style following the conceptual
lead of famous European designers. […] We do not simply reform the outside. […] Every time someone
buys a new modern outfit, our country will have another progressive person. We need you [Xuan] to assist in
the Europeanization of society. Keep in mind that from this day forward you play an important part in the
Movement for Social Reform. From now on your efforts will determine whether our society grows more
civilized or degenerates into barbarity! Hence, you must work hard, take your responsibilities seriously, and
try to understand the significance of what you are doing. […] In order to please the customers’ ears, you must
remember all the names. [Showing and naming the garments:] […] These are known as ‘wait-a-minute’
panties. This is the ‘Happiness’ slip. Here is what we call the ‘Stop-those-hands’ brassiere ».
1714
FOURNIER, Christiane, Saïgon, escale du cœur, op. cit.
584 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

outre le choix auquel la population est confrontée est celui entre la peste et le choléra : soit
l’adhésion à des valeurs modernes qui sont franchement ridiculisées dans le roman, soit la
fidélité à des valeurs traditionnelles qui ne sont pas non plus épargnées par l’auteur. La
coutume ancestrale se voit marquée par l’ignorance et les superstitions d’une population
hypocrite. Vũ Trọng Phụng utilise le langage des vêtements avec beaucoup d’ironie, pour
critiquer indirectement l’idéologie coloniale et les Indochinois qui y adhèrent. Alors que Xûan
s’en sort miraculeusement grâce à ses dons d’éloquence, – il est né coiffé – l’ironie du roman
permet de conclure au contraire que la population est profondement dépaysée.
Au fond c’est au même désarroi que chez Do Dinh que fait référence Vũ Trọng Phụng,
sous le couvert de l’ironie mordante. Les codes de la société ont tellement changé que les
jeunes ne savent plus à quel langage se fier. Les jeunes filles surtout qui se sont laissé
amadouer par les beaux discours ‘romantiques’ des garçons modernes ont transgressé les
codes de leur société. Elles se sentent salies et se voient dans l’obligation de se suicider. Le
narrateur se moque de ceux (celles) qui se laissent attraper par ces discours, mais en même
temps les promenades au bord du Grand Lac de Hanoï, où les filles vont rêver à leurs amours
disparues, prennent tout d’un coup une tout autre valeur. Sans doute finiront-elle, elles-aussi
dans le fond du lac… Derrière l’ironie et le ridicule sourd le désarroi de la jeune génération. Il
faut d’ailleurs dire que le roman se base ici sur un fait de société. Le nombre élevé des
suicides de jeunes indochinoises dans les années 1930 se vérifie historiquement.1715
Selon, Judith Henchy, les femmes de l’Indochine, qui sont le véritable enjeu de la
propagande indochinoise de l’époque (aussi bien celle des ‘modernistes’ – les francisés et les
révolutionnaires nationalistes et communistes –, que de celle de traditionalistes,
confucianistes) subissent une telle pression culturelle que l’on constate leurs tendances
suicidaires.1716 Henchy montre combien les femmes deviennent les cibles des publicités
bourgeoises dans l’univers indochinois, alors que les communistes tentent eux aussi de les
impliquer dans leur mouvements révolutionnaires. Elles se trouvent au centre de débats sur la
culture et la société. C’est par leur intermédiaire et à travers des questions sur la définition de
la beauté, du désir et de la sexualité que sont posés les problèmes que rencontre la société à
une époque de bouleversement social et politique. C’est par elles que la modernité urbaine,

1715
Sur les suicides en masse des jeunes femmes annamites dans les années 1930, voir : NGUYễN VAN KÝ,
Indochine face à la modernité : Le Tonkin de la fin du XIXème siècle à la Seconde Guerre mondiale, Paris,
L’Harmattan, 1995.
1716
HENCHY, Judith, « Vietnamese New Women and the Fashinoing of Modernity », dans : Robson, Kathryn et
Yee, Jennifer, France and « Indochina ». Cultural representations, op. cit., p. 121-138, p. 134.
Chapitre XX : Zone de contact et esthétique de l’autre : l’empire des signes 585

exemplifiée par les idées, le style de vie et les techniques importées de France est débattue.1717
En outre, le discours autour des droits de la femme était souvent utilisé par les activistes
comme moyen de formuler une critique du pouvoir qui aurait été censurée s’il avait porté sur
d’autres sujets.1718 Comme on le verra, les femmes occidentales sont aussi l’enjeu des théories
propagées par les coloniaux.
Pour le moment, il faut bien constater que, en filigrane du cynisme mordant de Vũ
Trọng Phụng et de l’initiation réussie de son héros Xûan, se lisent l’anxiété et le désarroi
identitaire de toute une génération confrontée à d’impossibles choix esthétiques et culturels.
Nulle part il n’est question de rapprochement entre les hommes sous l’hégémonie du système
sémiotique importé par le colonialisme. Aucune des alternatives évaluées par le romancier
n’est présentée comme une solution valable : ni l’esthétique bourgeoise française, ni le
traditionnalisme confucianiste, ni – on y reviendra – la modernité communiste, ou
nationaliste : l’ironie sarcastique de l’auteur n’épargne aucune forme de représentation. Peut-
être est-ce une raison de son manque de popularité au sein du pouvoir du Việt Nam d’après la
décolonisation ?1719 Chez cet auteur moderniste, tous les discours et systèmes sémiotiques
sont ridiculisés. Ne reste que le malaise de l’homme tiraillé par tous les mouvements de la
modernité qui, contrairement à Xûan ne peut s’en sortir par des pirouettes dignes des films de
Charlie Chaplin.

4.2. - Les dessous littéraires chez Nguyễn Duc Giang

Nguyễn Duc Giang est un autre écrivain vietnamien, lui aussi auteur d’un roman de
formation, mais cette fois destiné à un lectorat français puisqu’il l’a rédigé dans la langue de
Molière.1720 Son Vingt ans (1940 – 1937-1938 pour la prépublication) est aussi une mise en

1717
HENCHY, Judith, art. cit., p. 123.
1718
Ibid., p. 125.
1719
Sur les raisons de ce manque de reconnaissance des dirigeants vietnamiens face à l’œuvre de Vũ Trọng
Phụng, voir l’introduction de Peter Zinoman dans l’édition en anglais de ce roman.
ZINOMAN, Peter, « Vũ Trọng Phụng’s Dumb Luck and the Nature of Vietnamese Modernism », dans : VŨ
TRọNG PHụNG, Số Đỏ (1936), trad. NGUYễN NGUYệT CầM et ZINOMAN, Peter Dumb Luck, Ann Arbor,
University of Michigan Press, 2002, p. 1-30, p. 22.
1720
En tant que professeur de français, Christiane Fournier pousse ses élèves les plus doués à publier en français.
Elle écrit avec fierté la préface du roman Vingt ans de Nguyễn Duc Giang, un d’entre eux.
NGUYễN DUC GIANG, Vingt ans, Vinh, Ed. de la Nouvelle Revue Indochinoise, 1938.
Fournier explique que cette œuvre sur le premier amour du narrateur permet le rapprochement des peuples.
« Il nous semblait que nous étions si loin les uns des autres et nous voici tout d’un coup rapprochés par le
chemin de deux cent pages d’analyse : souriant et souffrant des mêmes choses, tenant entre nos jeunes mains
la coupe merveilleuse de l’illusion qui dépasse en splendeur et en vérité toute l’expérience que nous payons
586 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

pratique – ou tout au moins, et là est l’intérêt, une feinte et une tentative – du rapprochement
entre les communautés.1721 Il se moque lui aussi, mais d’une autre façon que Vũ Trọng Phụng,
de la manière dont le système sémiotique de la France est imposé en Indochine. En
mélangeant les intertextes littéraires français et vietnamiens, il construit un texte hybride qui
répond (partiellement) au besoin de rapprochement et aux désirs des coloniaux d’éduquer les
Français aux pratiques et mœurs du pays. Il faut se connaître pour s’aimer ! En cela le roman
de Nguyễn Duc Giang ne diffère guère de celui de son prédécesseur – sans doute le premier
roman vietnamien en français – Le Roman de Mademoiselle Lys (1921) de Nguyễn Phan Long
dans lequel le narrateur montre clairement qu’il écrit pour un lectorat de Français et non pour
des Indochinois lisant le français.1722 Les explications culturelles et linguistiques abondent
dans les romans en français de l’entre-deux-guerres et l’on peut en conclure, avec Jack
Yeager, qu’ils étaient destinés aux métropolitains. La particularité de Vingt ans, comme l’a
montré Susan Dixon, est que le destinataire est plutôt une destinataire.1723
Dixon n’en parle pas mais il est intéressant de considérer que Nguyễn Duc Giang
savait qu’une de ses premières lectrices serait Christiane Fournier, cette journaliste,
romancière et professeur de français qui a créé La Nouvelle Revue indochinoise (sur le
modèle, sans doute de La Nouvelle Revue Française). C’est cette revue qui prépubliera son
Vingt ans et dont Giang sera le directeur. C’est un argument qui renforce la thèse de Susan
Dixon. Fournier est sa préfacière, mais ils se connaissent depuis plus longtemps. En fait,
comme elle l’explique dans la préface de son Perspectives occidentales sur l’Indochine
(1935), il est un de ses anciens élèves. En 1933, alors qu’elle est rentrée en France, et qu’il
travaille à Vinh dans l’imprimerie de son père, il lui envoie une lettre lui proposant d’éditer en
un recueil les articles qu’elle a publiés sur l’Indochine. Perspective en est le résultat. Dans la

si cher en passant de l’adolescence à l’âge d’homme. Nous voici tout d’un coup appartenant à la même race
spirituelle ». FOURNIER, Christiane, « Préface », dans : ibid., p. I-IV, p. III.
1721
Nguyễn Duc Giang, Vingt ans, Vinh, Ed. de la Nouvelle Revue Inodchinoise, 1940. Prépublication (1938-
1939).
Selon les indications fournies par Jack Yeager, ce roman fut d’abord publié sous forme de feuilleton dans la
Nouvelle Revue Inodchinoise en 1937-1938. Une revue fondée par christiane Fournier et donc Nguyễn Duc
Giang était le directeur à la fin des années 30.
YEAGER, Jack, The Vietnamese Novel in French. A Literary Response to Colonialism, University Press of
New England, Hanovre/Londres, 1987, p. 182-183.
NGUYễN PHAN LONG, Le Roman de Mademoiselle Lys (Journal d’une jeune fille cochinchinoise moderne).
Essai sur l’évolution des moeurs annamites contemporaines, Hanoï, Impr. Tonkinoise, 1921 ; ibid.,
Cannibales par persuasion. Contes. Nouvelles. Fantaisies, Saïgon, Impr. Ardin, 1932 (non consultés).
1722
YEAGER, Jack, The Vietnamese Novel in French. A Literary response to Colonialism, University Press of
New England, Hanovre/Londres, 1987, p. 54-57.
1723
DIXON, Susan, « “Faudrait-il le dire à vous, Étranger?”: enjeux intertextuels dans Vingt Ans de Nguyên Duc
Giang », International Journal of Francophone Studies, vol. 7.3, 2004, p. 169-187.
Chapitre XX : Zone de contact et esthétique de l’autre : l’empire des signes 587

préface elle souligne encore qu’elle a toujours incité ses élèves à prendre la plume.1724 Vingt
ans fait sa joie et sa fierté, elle ne le cache pas dans sa préface du roman de son élève.1725
Mais parlons d’abord de l’histoire. Le héros de vingt ans, Hanh devient le professeur
de français paticulier d’une jeune fille moderne, Thoa. Il en tombe amoureux et elle lui rend
son amour. Tout est donc pour le mieux dans le meilleur des mondes coloniaux. Jusqu’au jour
où, le croyant infidèle à cause d’un malentendu, elle rompt définitivement tout lien avec lui.
Le niveau auto-référentiel est clair : l’initiation de Thoa – lectrice diégétique qui s’initie au
français – est parallèle à celle de la lectrice française qui s’initie à ‘la’ culture ‘indochinoise’.
Il est frappant de voir que Thoa est fréquemment décrite à partir de textes et de clichés
français. La Blancheur est réinscrite, mais aussi très rapidement renversée. Thoa est une jeune
fille moderne qui ne cesse de choquer le héros-narrateur. Elle porte un maillot sur la plage et
va se baigner. Elle lui pose des questions « à moi son maître, ô Confucius ! ». Cette modernité
blanche se transpose d’ailleurs dans les couleurs et les formes qui la decrivent : elle
« arrondi[t] les yeux. Des yeux aussi purs que la voûte d’azur qui nous enveloppait ».1726 On
peut évidemment se demander d’où lui viennent ces yeux ronds et cette couleur d’azur… !
Mais le narrateur se penche plus avant sur la beauté des femmes pour conclure que, pour les
femmes asiatiques, il n’est pas nécessaire de se maquiller puisque « voyez-vous, ils [ces fards
et ces crêmes] ont été préparés à l’intention des femmes blanches. Or, entre la Blanche et la
Jaune il y a tout de même une différence ».1727 D’une part les valeurs esthétiques de
l’Occident sont affirmées, d’autre part elles sont refusées. Paradoxe qu’il explique dans
l’extrait où il raconte comment, pendant un orage Thoa est venue se réfugier dans sa
chaumière. Elle s’endort sur son épaule et malgré son désir il ne prend pas avantage de la
situation. L’amour est décrit de manière très romanesque et à partir des valeurs de la
blancheur.1728

1724
FOURNIER, Christiane, Perspectives occidentales sur l’Indochine, Saïgon & Vinh, La Nouvelle Revue
Indochinoise, 1935.
« Nguyễn Duc Giang, qui dirige l’imprimerie de son père Nguyễn Duc Tu, me propose de réunir mes articles
indochinois en en volume en lui disant avec l’art de la politesse que connaissent ces gens d’Extrême-Asie.
“Ce recueil sera surtout pour vos anciens élèves un précieux et incomparable souvenir”. Ce recueil, le voici.
Je le dédie à mes amis indochinois. C.F. Paris Avril 1935 ».
1725
FOURNIER, Christiane, « Préface », dans : NGUYễN DUC GIANG, Vingt ans, Vinh, Ed. de la Nouvelle Revue
Indochinoise, 1938, p. I-IV.
1726
NGUYễN DUC GIANG, op. cit., p. 63.
1727
Ibid., P. 97.
1728
Ici je bute sur un mystère. Les références reinseignées par Susan Dixon donnent à penser qu’il s’agit de la
même source que l’exemplaire dont j’ai une photocopie dans ma bibliothèque. Elle indique dans sa
bibliographie que ce roman a été publié à Vinh par la NRI en 1940. Pourtant, d’une part la pagination ne
correspond pas du tout aux pages renseignée par Dixon et, plus incroyable, certaines citation qu’elle fait sont
588 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

Une chaumière et un cœur. Ce n’est donc pas un mythe ? On peut encore réaliser ce rêve à
l’époque de l’aérodynamique et de l’automobile ? On peut être heureux sans V8, Celta, Viva,
sans T.S.F. sans la griserie du champagne et des cuisses nues ? Est-ce possible ce bonheur ô
Gaby Morlay1729 ! et vous Docteur Duhamel ?1730 [Le héros se voit déjà] marié, père de
famille. […] A la place d’une scène intérieure, ce fut un paysage de montagnes, une
symphonie en blanc avec de la neige, des étoiles, un chien à pelage blanc, des moutons
emmitouflés dans une laine blanche. […] N’allez pourtant pas croire qu’il tombe aussi de la
neige en Annam et que Pierre Fulon vous leurrait quand il vous narrait en termes enchanteurs
les joies du Gardeur de Buffles. Relisez plutôt Alphonse Daudet dont les Lettres avaient
déclanché dans mon esprit cette vision supraterrestre […].1731

L’auteur reprend à son compte l’idéal de la blancheur héritée de la France et de ses cours de
littérature, mais pour montrer que celui-ci n’a guère droit de cité en Indochine. Les modèles
littéraires sont déstabilisés puisqu’ils se révèlent vides. Cependant, en citant ses sources il
prend position solidement dans le marché littéraire en montrant qu’il possède ses classiques et
que son œuvre peut revendiquer une place et de la reconnaissance sur le marché culturel
international, parmi les grands auteurs français.1732

absentes de mon exemplaire. Dans celles-ci pourtant, on reconnaît bien le style de Giang. Peut-être s’agit-il
d’une nième édition ? Ce roman a-t-il été si populaire ? Rien ne le laisse supposer. Il serait assez intéressant
de voir quelle est la première version et ce que l’auteur a supprimé et pourquoi.
En tout cas, certaines des citations que fait Dixon sont assez intéressantes pour mon propos ; je les reprends
donc en idiquant que le texte est tiré de son article.
1729
Actrice française qui symbolise la femme libre des années folles. Avant Titaÿna elle pilote des avions. Elle
joue entre-autres au côté de Jean Gabin dans Le Messager (1937) de Raymond Rouleau.
Film qui se passe en Afrique où la femme africaine est soumise, consentante, animale. Il s’agit de « Dolly »
personnage joué par « La princesse Kandou ». Une actrice que je n’ai pas pu retracer.
Sorte de Joséphine elle remplit aussi les rôles de la femme exotique au buste dénudé. Dans Le Messager elle
est aussi la métaphore de la femme-nature et animale. On la voit pendue aux arbres ou accroupie se détachant
d’un groupe de singes jouant dans l’arrière plan. Jean Gabin hérite de cette femme en même temps que des
meubles de son prédécesseur qui lui dit : « Pour elle les coups, c’est encore des caresses ». L’ancien directeur
de la mine l’a tellement battue… « Elle t’aimera! » Les héros se démarquent des vrais coloniaux qui eux sont
violents et brutaux. Mais cette Dolly africaine est tellement sexuée et proche de l’animalité et que le héros
refuse son ‘amour’ se réservant pour la femme blanche restée en France (Gaby Morlay). C’est la même
Princesse Kandou qui a joué en 1936 le rôle de Fatou dans la version cinématographique du Roman d’un
Spahi d’après le roman de Loti. Bernheim, Michel, Le Roman d’un Spahi, Paris, 1936. Voir IMBD.com,
consultation 25-01-2004.
1730
Docteur Duhamel : Georges Duhamel (1884-1966), académicien, auteur d’un cycle romanesque très lu dans
les écoles de l’entre-deux-guerres. Il voyait dans le matérialisme et le pragmatisme des Eats Unis la
perversion de l’Occident.
1731
NGUYễN DUC GIANG, Nos Vingt ans, op. cit. Cité par DIXON, Susan, art. cit., p. 176.
Seule les trois premières phrases sont reprises dans la version que j’ai en ma possession (p. 80-81).
Je n’ai pas pu retrouver avec certitude qui est Pierre Fulon.
1732
J’emprunte cette idée de marché international des valeurs littéraires à Pascale Casanova qui ne s’interesse
pourtant pas, il est vrai à l’entre-deux-guerres. Cependant ce qu’elle met en évidence comme une nouveauté
des écrivains francophones dans La République mondiale des lettres, la prise de position dans le monde des
Chapitre XX : Zone de contact et esthétique de l’autre : l’empire des signes 589

En réalité cet auteur se sert des clichés pour les signaler comme tels ; tout au long de
son roman il y a un va-et-vient ironique entre adhésion et rejet de l’esthétique coloniale.
D’ailleurs il ne se limite pas aux clichés de blancheur. Les intertextes littéraires français sont
d’abord investis pour construire le texte et pour établir le niveau intellectuel de l’auteur mais
en même temps ces intertextes sont peu à peu repoussés, rendus superflus, inadaptés et
ridicules. Diégétiquement, il prend aussi ses distances par rapport au pouvoir colonial. Ou
plutôt c’est la jeune Thoa qui le fait, comme le disait Henchy, les femmes sont souvent les
personnages par lesquels les problèmes coloniaux sont ventilés.
Contrairement à ce qu’en dit Susan Dixon, il me semble que ce roman est assez
directement politisé. Cependant il est vrai que toutes les questions politiques et idéologiques
sont posées par le biais de la jeune Thoa. C’est une jeune femme moderne donc qui, comme le
dit Judith Henchy, incarne les questions politiques pour des écrivains qui n’avaient pas
beaucoup d’autres moyens de s’exprimer sans alerter la censure.
La composition de français que lui remet Thoa ne manque pas de révéler les
aspirations révolutionnaires de la jeune-fille :

« Je déteste les Chinois parce que je pense à la domination chinoise du temps de mes ancêtres.
Je songe à Trung-Trac et Trung-Nhi qui ont chassé les brigands chinois.1733
« Ah ! Je voudrais suivre l’exemple des deux Jeanne d’Arc tonkinoises qui laissent dans la
glorieuse histoire du Dai-Viêt1734 deux noms à jamais sacrés ».
Grand Ciel ! Elle voudrait suivre l’exemple des sœurs Trung pour chasser…
[…] Pour la punir de sa hardiesse, je lui ai « collé » un zéro aussi rond que possible, tel que
maître n’en a jamais donné à un élève.
En marge de sa composition, j’ai tracé une file de caractères chinois qui signifient : « apprenez
d’abord la politesse avant d’apprendre la littérature ».1735

Il est intéressant de voir que la vraie communication : ce que Thoa doit apprendre en premier
lieu, est inscrit en idéogrammes ! Il continue sarcastique :

lettres international, était déjà notifiable chez les écrivains francophones de l’entre-deux-guerres qui se basent
sur leurs connaissances de la culture française, mais aussi internationale pour acquérir quelque
reconnaissance dans le monde littéraire qui était déjà – n’en déplaise à Pascale Casanova –un monde
international. CASANOVA, Pascale, La République mondiale des lettres, Paris, Seuil, 1999.
1733
Les sœurs Trung sont des héroïnes nationales du Việt Nam, elles ont lutté contre l’envahisseur chinois.
1734
Je n’ai pu trouver la signification de Dai. Mais on sait que les coloniaux n’apréciaient guère l’emploi du
terme « Viet » qui récuse la colonisation qui a constuit L’Union indochinoise, où le terme Việt n’a bien sûr
aucun droit de cité. Plus loin Thao dit encore qu’elle est « bonne citoyenne du Dai-Viet », et non pas sujet de
l’Indochine française. Ibid., p. 52.
1735
Ibid., p. 50-51.
590 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

En faisant la critique de son chef-d’œuvre, je lui ai fait remarquer qu’il ne fallait pas parler de
politique dans une composition littéraire, qu’elle aurait mieux employé son temps à chasser
des papillons […] qu’il suffisait de très peu pour nous rendre suspects, que j’avais ouvert une
école sans autorisation préalable, que la gendarmerie nationale, qui devait s’ennuyer au milieu
d’un peuple de quelques centaines d’âmes heureux et tranquilles comme le Roi Pausole, serait
bien aise de faire respecter au moins une fois les articles du Code, et caetera, et caetera…
Mais je savais qu’elle n’en voulait à aucun Français. La mode était, vers cette époque, d’être
ou de se faire passer pour révolutionnaire. Depuis cette mode a évolué vers les instituts de
beauté de Paris et de Hollywood. Nos sœurs y gagnent peut-être en ongles pointus laqués
rouge et or, mais elles y perdent en esprit. (En esprit tout court ! Je ne veux pas dire esprit
politique).1736

L’auteur met ici dans la bouche de son héros des conseils – « il ne faut pas parler de politique
dans une composition de français » – qu’il bafoue lui-même en inscrivant la composition de
français de son héroïne. Le changement d’attitude de Thoa qui passe de la conviction
révolutionnaire à l’adhésion aux instituts de beauté, n’est pas fortuite. J’y reviendrai au
chapitre XXIII où je m’intéresserai de plus près à la mode.
On peut toujours constater que cette fille ne prend pas du tout pied dans un monde où
elle se revendique d’une forme de classicisme asiatique. Elle est résolument moderne, donc
révolutionnaire et, pourquoi pas, cliente des instituts de beauté au style international. Ce que
Hanh n’apprécie guère mais qui ne l’empêche pas de tomber absolument amoureux d’elle.
« En littérature annamite, elle ne connaissait aucun vers du Kim-Vân-Kiêu, notre poème
national que fredonne le plus humble des paysans. Par contre, elle savait par cœur un poème
récent […] à tendance révolutionnaire. Je vous le dis : mon élève était un chaos ».1737
En outre, il y a de plus en plus d’incartades du narrateur qui refuse de jouer le jeu de la
France et qui se rebelle contre le pouvoir. Il en arrive même à ne plus nous donner
d’explications sur la culture de son pays, ni à indiquer ses sources. D’ailleurs, une scène très
comique – une vengeance à froid contre son professeur de français ? – renverse la relation
coloniale habituelle dans laquelle les colonisés sont de piètres apprenants et les coloniaux des
enseignants impatients. C’est maintenant au narrateur indochinois de nous faire sentir, nous
ses lecteurs français, que nous sommes les étrangers. Il raconte une soirée entre amis, se
moquant à l’avance des lectrices qui pourraient penser qu’ils mangent des mets exotiques. Pas

1736
Ibid., p. 54.
1737
Ibid., p. 81.
Chapitre XX : Zone de contact et esthétique de l’autre : l’empire des signes 591

du tout, au menu il y avait, saumon, choux-fleur, gigot. Il explique qu’à la fin de ces ripailles
‘exotiques’ :

On se lança des madrigaux par dessus la table. On fit même des vers :
Cái chả của cô nó chắng dòn,
Chắng dòn vì rán hặy còn non,
Về sau cô có cho xiợ nữa
Xhi nhớ rán già nó mới ngon,
Hết hay còn ?

Il donne ensuite la traduction, mais la lecture du texte a eu le temps de dépayser le lecteur.1738


Ce n’est donc pas de l’enchantement de l’exotisme que vise son texte, mais bien au contraire
le malaise de son lecteur, ou plutôt de sa lectrice. Il renverse la situation dans laquelle il se
trouve habituellement : ce n’est plus l’Asiatique qui se sent ‘étranger’ dans la colonie, c’est la
lectrice qui s’y voit de force dépaysée. En plus, ajoute-t-il en s’adressant directement et assez
agressivement à celle-ci, ces madrigaux :

je parie que vous les trouvez atroces. Non, voyons ! Pas comme ça ! Regardez-moi bien et
n’avalez pas de travers. Prononcez comme ça s’écrit :
Kai tiare coua co no thian zoon…
Vous n’y arrivez pas ? Dommage ! Un Annamite, comme une jeune fille européenne, ne peut
donner que ce qu’il a !1739

D’ailleurs il ne donne pas toujours les traductions. Selon Ashcroft, Griffith et Tiffin
dans The Empire writes back, comme le signale Dixon, c’est le signe d’une prise de position
politique. Car tout traduire accorderait un statut supérieur à la culture de réception.1740 Il se
moque des préceptes de l’Académie française lorsqu’il inscrit « sex-appeal (pourquoi ne pas
appeler la chose par le mot, même si le mot, ici, ne figure point sur le Dictionnaire de

1738
Vos ‘cha’ ne sont pas bien fameux
N’ayant pas asez subi l’épreuve du feu
A votre prochaine invitation,
Ayez soin de les faire rôtir à point.
Mais y en a-t-il encore ? (J’aimerais en reprendre).
1739
Ibid., p. 124-125.
1740
DIXON, Susan, art. cit., p. 178.
Voir ASHCROFT, Bill, GRIFFITHS, Gareth, et TIFFIN Helen (éd.), The Empire Writes Back (1989), op. cit., p.
66.
592 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

l’Académie ?) ».1741 Il s’amuse d’ailleurs à plusieurs reprises dans des interventions


directement dirigées à un professeur-lecteur. En singeant ses manières, il lui renvoie son
paternalisme. Lorsqu’il décrit son amie il dit : « ces vers qui la peignent si bien – verbe
peindre s’il-vous-plaît ! – ne sont pas de votre serviteur, mais du plus grand des poètes
annamites, Nguyễn Dû.1742 (Est-il d’ailleurs besoin de vous le dire ?) ».1743 Il est en effet
évident qu’il s’adresse de prime abord à un lecteur qui, s’il n’a pas lu Kim Vân Kiêu, dont il
ne donne d’ailleurs pas le titre, a au moins entendu parler de Nguyễn Dû. Ce n’est donc peut-
être pas de prime abord les métropolitains qu’il vise (ou alors il considère que tous les
métropolitains devraient connaître le Kim Vân Kiêu). Toujours est-il que, comme le fait
remarquer Dixon la position du destinataire, de la destinataire, varie énormément : parfois elle
est confidente et il accepte de la mettre au courant des choses de sa culture, parfois il s’irrite et
la considère comme un étranger indiscret. Parfois elle est une jeune métropolitaine, parfois
elle est son professeur de français, la coloniale Christiane Fournier.
Les descriptions de Thoa sont importantes pour mon propos. Thoa est quelque peu
‘francisée’ parce que décrite à l’aide de parodies de textes français. Certaines sources
parodiées sont citées – c’est le trait habituel pour acquérir autorité auprès du lectorat – mais
pas toujours et le narrateur montre ainsi sa supériorité. Il en arrive même à citer des chansons
et des textes vietnamiens sans aucune explication, un peu comme s’il voulait nous dire :
« J’en ai assez, débrouillez-vous ! ». Il n’est plus question de répondre à l’exotisme de la
métropole, mais de refuser le droit de contrôle d’une culture que, justement, les coloniaux
voulaient mieux comprendre pour mieux la dominer. On peut dire que l’auteur déstabilise
l’esthétique de la blancheur mise d’abord à contribution dans son texte. Cette hégémonie des
formes imposées par le colonialisme est peu à peu mise à mal. La diégèse aussi dépasse cette
esthétique car c’est finalement Thoa, la moderne, la ‘révolutionnaire’, la cliente d’Elisabeth
Arden, qui obtient de la vie ce qu’elle en attendait.
Quelques années après leur rupture, Hanh s’en va en pèlerinage sur les lieux de leur
amour. Il aperçoit dans La Villa des roses où elle habitait, une Thoa épanouie entourée de son
mari et portant dans ses bras un enfant. Son honnêteté envers elle-même lui procure : beauté,
amour et famille traditionnelle. Il voit ce qu’aurait pu être son futur s’il avait été fidèle. N’est-
ce pas son infidélité (avec la culture française ?) qui le perd ? Car si elle pense qu’il l’a

1741
Ibid., p. 45.
1742
Une note de l’auteur renseigne en fin de l’ouvrage le nom du traducteur René Crayssac. Mais ne dit rien du
texte de Ngyen Du : Kim-van-Kieu
1743
NGUYễN DUC GIANG, Vingt ans (1938),Vinh, Ed. de la Nouvelle Revue Indochinoise, 1940, p. 18.
Chapitre XX : Zone de contact et esthétique de l’autre : l’empire des signes 593

trompée, c’est parce qu’il a écrit à une autre. Ici la production de texte est directement ce qui
pose problème.
Indiscutablement, les textes de Nguyễn An Ninh, Vũ Trọng Phụng, de Nguyễn Duc
Giang et de Pierre Do Dinh confirment que les vêtements et la couleur, comme formes
extérieures du colonialisme, jouaient un rôle prépondérant en Indochine pour sa population
autochtone. L’esthétique blanche ne joue donc pas seulement dans l’imaginaire des Européens
en mal d’exotisme, comme la mère dans Un Barrage contre le Pacifique. Cette esthétique fait
pression morale et culturelle sur toute la population ; ce n’est pas un instrument de agency,
l’adopter ne donne pas plus de pouvoir dans la société, c’est un instrument de division et
d’oppression culturelle. Certains écrivains sont capables de montrer cette esthétique du doigt,
de l’ironiser ou de la déstabiliser. Pour ces écrivains indochinois, les formes importées par le
colonialisme sont une oppression, source de déstabilisation et non pas une voie vers une
meilleure entente.
Chez Malraux non plus le costume colonial ne peut figurer comme instrument de
rapprochement. C’est moins direct, mais le casque de Perken est un détail qui signale la
distance qu’il y a entre ce héros et le monde des villageois laotiens. Malraux ne fait que noter
l’importance du détail vestimentaire dans la prise de conscience de ce qu’est le colonialisme.
Dans tous les cas, cette esthétique de la blancheur, un des signes du discours, vient apporter la
contradiction visuelle aux discours qui promulguent le rapprochement entre colonisés et
colonisateurs. Ces discours s’avèrent vains, vides et sans effet, comme ceux de Perken.
Mais comment les autres voyageurs ont-ils ressenti cette esthétique ? Je me penche au
chapitre suivant sur la manière dont les voyageurs ont interprété cette esthétique de la
blancheur, puis, dans un deuxième temps sur les alternatives de cette esthétique coloniale en
m’interrogeant plus précisément, sur les raisons pour lesquelles le casque se portait de moins
en moins à l’entre-deux-guerres, alors que justement, comme on l’a vu, les théoriciens du
colonialisme affirmaient l’obligation morale de le porter. Une des raisons probables est le
changement de mode vestimentaire, l’importation dans la colonie de la mode de Paris. La
mode masculine et féminie feront l’objet des chapitres XXII et XXIII, respectivement.
L’intérêt est non seulement d’évaluer d’où venaient ces changements esthétiques, qui en
étaient les acteurs et quelles formes ils ont pris, mais aussi d’évaluer comment les voyageurs,
les coloniaux et la population locale les ont interprétés.
CHAPITRE XXI

LE REGARD PRODUCTIF DES VOYAGEURS


VERS UN CHANGEMENT DE VETEMENT ?

Sống tai như điếc, lòng đâm thẹn


Sống mắt dường đui dạ thấy kỳ
Sống sao nên phải cho nên sống
Sống để muôn đời, sử tạc ghi...
Nguyễn An Ninh, Sống và chết (s.d. 1941-1943) 1744

[…] Nous ne pourrons nous rejoindre à cette totalité


[…] qu’en arrachant nos maillots blancs pour tenter
simplement d’être des hommes.
Jean-Paul Sartre, Orphée noir (1948)

Le véritable voyage de découverte ne consiste pas à


chercher de nouveaux paysages, mais à avoir de
nouveaux yeux.
Marcel Proust.

Il semblerait qu’à la colonie, à partir de l’entre-deux-guerres, le casque et l’uniforme blanc


aient été progressivement moins portés, jusqu’à avoir disparu du paysage colonial lors de la
Guerre d’Indochine.1745 Les circonstances de cette disparition sont évidemment intéressantes.
Dans Entre le ciel et l’eau (1923) Dorgelès s’étonne, lors de son arrivée à Saïgon, de voir
certaines femmes sans casque. Dans son roman Partir… (1926), une jeune étourdie qui a
laissé tomber le casque en devient malade.1746 Au tout début de la Deuxième Guerre

1744
Extrait de Sống và chết [Vivre et mourir], poème de Nguyễn An Ninh rédigé à Poulo Condore.
Vivre sourd aux cris d'injustice, on se sent éprouver de la honte intérieure
Vivre en aveugle, on se sent très gêné
Vivre comment pour se montrer digne de vivre
Vivre comment pour être mémorisé par l'histoire
Nguyễn An Ninh, Sống và chết [Vivre et mourir] (s.d.), trad. ĐặNG ANH TUấN, « Sur les traces de Poulo
Condore avec Nguyễn An Ninh », http://perso.limsi.fr/dang/webvn/anninh.htm, consultation 14-02-2008.
1745
Du moins, les photos que j’ai consultées sur la guerre d’Indochine ne montraient pas d’unifrome colonial,
alors que certains clichés de la période 1939-1945 en contiennent toujours.
1746
DORGELES, Roland, Entre le Ciel et l’eau (1923) et Partir… (1926), op. cit.
596 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

mondiale, il écrit un texte de circonstance – pour remonter le moral des troupes, un peu
comme l’a fait Marguerite Donnadieu en 1940. Le titre en est révélateur : Sous le Casque
blanc (1941). Cet ouvrage retrace les grandes actions de la conquête de 1880 à 1900 et loue
les conquérants d’envergure tels que Brazza, Lyautey, etc.1747 Nous voyons ici un tout autre
point de vue colonial que celui auquel Dorgelès nous avait habitués. Il perd l’ironie joyeuse et
oublie les critiques formulées à maintes reprises quant au colonialisme qui permet
l’expropriation des Moïs. Dans Sous le Casque blanc, il a retourné sa veste et trouve dans le
colonialisme une consolation à la victoire de l’Allemagne nazie en France ; en cela il est
proche de Duras à la même époque. Cette volte-face n’est donc peut-être pas si
extraordinnaire, mais elle montre combien l’uniforme, le casque et sa couleur blanche sont
des éléments puissants et récurrants de la propagande coloniale. Ils sont les symboles de
l’adhésion de celui qui les porte à l’entreprise et à l’idéologie coloniales.1748 Le rôle du casque
est protecteur, salvateur, lorsqu’on le perd on tombe malade, perd sa place dans la société, on
meurt même. Mais si on le remet à l’honneur on pourra être sauvé. Bref, le colonialisme
comme roue de sauvetage en cas de difficultés de la France.

1. - Les difficiles perceptions des voyageurs


La visibilité de la division des communautés par le biais des habits était un modèle justificatif
et explicatif de l’ordre colonial. Cette justification visuelle – la division et l’étendue de la
tache blanche en Asie –, était censée convaincre le visiteur de la légitimité et des succès du
colonialisme. Mais cela ne signifie pas que tous les voyageurs percevaient l’univers colonial
avec un enthousiasme aussi peu nuancé que Henriette Célarié, l’heureuse touriste.
On se souvient que Luc Durtain avait été frappé par le silence des Indochinois du bal
du Gouverneur et par leurs vêtements couleur de deuil, choisis comme à dessein pour signifier
la tristesse de leur domination.1749 Pareillement, Andrée Viollis remarquait, en même temps
que son silence, les couleurs de la foule venue attendre le ministre des Colonies. A mon avis,
ces deux voyageurs exercent ce que Kaja Silverman nomme « productive look » ou : regard
productif, un regard qui peut faire résonner un objet culturellement insignifiant ou faire d’un

1747
Ibid., Sous le Casque blanc, Paris, Editions de France, 1941.
1748
Je renvoie au roman de Simenon, Le Coup de lune, où le casque colonial joue un grand rôle.
SIMENON, G., Le Coup de lune (1933), dans DUBOIS, J. et DENIS, B. éd., Simenon. Romans I, Paris,
Gallimard, 2003, coll. Bibliothèque de la Pléiade, p. 321-437.
1749
DURTAIN, Luc, Dieux blancs, hommes jaunes, Paris, Flammarion, 1930, p. 126-127.
Chapitre XXI : Regard productif ; vers un changement de vêtement ? 597

objet culturellement signifiant, un objet sans valeur.1750 Mieke Bal a montré dans son
installation Glub (2005) que des pratiques culturelles apparemment insignifiantes pouvaient
devenir significatives et marquer la prise de position, dans une société dominante, de groupes
subalternes.1751
Pour savoir ce qui se passe entre le stimulus sensoriel et la perception-interprétation, il
est utile de se référer aux travaux de Bergson puisqu’il est un des penseurs qui a le plus
fortement marqué son époque et influencé les modernistes. Ou, pour reprendre le sarcasme de
Gide qui met en doute l’originalité du philosophe, Bergson a bien compris et théorisé ce que
pensait son époque.1752 Pour analyser la perception sensorielle, Bergson avait recours à la
mémoire.1753 Pour lui une perception est toujours liée à une image-mémoire qui vient
compléter et structurer la réaction au stimulus au moment de l’interprétation. Ainsi le
souvenir-image peut être considéré comme le point de départ d’une perception. C’est alors le
passé qui construit notre perception du présent, du ‘réel’. Cela correspond évidemment à la
sensation d’impuissance des voyageurs qui sentent bien qu’ils ne peuvent voir du monde que
ce qu’ils savent déjà. Toute nouveauté est fondamentalement inaudible et invisible et, pour
paraphraser Montalbetti, le présent n’offre jamais que la vision des ruines du passé. Ce
conditionnement sensoriel des voyageurs en Extrême-Orient vient évidemment confirmer
l’Orientalisme d’Edward Said.

2. - Kaja Silverman et le « productive look »


C’est là que Kaja Silverman offre une porte de sortie aux apories de l’interprétation du réel où
la considération du ‘neuf’ est toujours déterminée par des anciennes images-mémoires. En
effet, puisqu’elle parle de cet automatisme interprétatif de la ‘réalité’ dans une société donnée
comme d’une fiction dominante, c’est qu’il y a potentiellement des échappatoires.1754 Il n’est
donc pas exclu que l’on puisse créer d’autres fictions, des alternatives à cette fiction

1750
SILVERMAN, Kaja, « The look », The Threshold of the Visible World, New York/Londres, Routledge, 1996,
p. 163-193, p. 169.
1751
BAL, Mieke et ENTEKHABI, Shahram, « Glub (Hearts) and the Aesthetics of Everyday Life », Migratory
Aesthetics, Reader I, p. 5-16 et installation au sein de Migratory Aesthetics workshop, Amsterdam, 5-7-01-
2005.
1752
GIDE, André, Le Voyage au Congo (1927) suivi de Le Retour du Tchad (1928), op. cit., p. 53.
p. 245. réf à Heart of Darkness, p. 249 référence à Lévy-Bruhl
1753
BERGSON, Henri, « De la survivance des images. La mémoire et l’esprit », art. cit.
1754
SILVERMAN, Kaja, « The look », op. cit., p. 178.
598 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

dominante. C’est au potentiel transformateur de l’imbrication du regard dans la mémoire


qu’elle s’intéresse. Puisque l’objet réinvesti par la mémoire n’est plus, on se le rappelle
toujours par l’intermédiaire d’un substitut. Il ne peut y avoir de retour ou de perception grâce
à la mémoire sans en même temps qu’il y ait un déplacement et par-là même sans qu’il y ait
introduction de l’altérité.1755 C’est là que le regard productif doit prendre place. La
construction de la perception est toujours un déplacement lorsqu’il y a « productive look ».1756
Mais le regard ne devient réellement productif que s’il y a une réinterprétation consciente des
mécanismes inconscients par lesquels nous regardons les objets qui habitent notre espace
visuel. Elle est claire sur ce point, le regard-mémoire n’est pas vraiment productif tant qu’il
n’affecte pas un déplacement final : le déplacement de l’ego. Il y a faillite si la révision du
regard, la capacité de re-garder autrement, n’implique pas en même temps un réalignement de
soi à l’autre.1757 Ce réalignement peut se faire si l’on tente de voir avec la mémoire de l’autre.
Elle note très justement que Barthes n’a pas ce regard productif puisqu’il reste souverain vis-
à-vis de l’objet considéré. Ceci est tout à fait clair dans son L’Empire des signes puisqu’il
n’essaye pas de faire sienne la mémoire ou la présence de l’autre dans son interprétation de
l’univers japonais qu’il présente d’ailleurs, il faut l’avouer, comme son Japon. Selon moi c’est
aussi ce qui fait défaut dans ce « devoir de mémoire coloniale » dont on a usé et abusé dans
les média récemment, sans arriver à sortir de la querelle des mémoires. Tant que chacun
continuera à considérer une mémoire univoque, les dissensions ne pourront ête dépassées.
Silverman soulève également la question éthique. En fin de compte, les automatismes
du regard n’ont pas grand chose à voir avec l’éthique puisqu’il s’agit de réactions immédiates
et largement involontaires face à l’autre. Par contre la manière dont on réinscrit et réinterprète
les perceptions y jouent un rôle. Peut-être qu’il n’y a rien à faire consciemment pour prévenir
l’apparition de certaines projections, lorsque nous regardons certains autres racialement,
politiquement, sexuellement et économiquement marqués. Cela ne signifie pas
nécessairement la faillite de l’éthique. L’éthique devient opérative – non pas au moment où
nos désirs et phobies prennent possession de nos regards – mais dans le moment subséquent,
lorsque nous faisons stockage de ce que nous avons ‘vu’ et essayons – avec les inévitables

1755
Ibid., p. 181.
1756
Productive look necessaraly requires a constant conscious reworking of the terms under which we
unconsciousely look at the the objects that habitentr notre espace vsule.
1757
Ibid., p. 183.
Chapitre XXI : Regard productif ; vers un changement de vêtement ? 599

limitations – de regarder à nouveau, différemment.1758 Le regard productif est celui qui permet
de regarder à nouveau et qui implique une ouverture de notre inconscient à l’altérité.1759

3. - Le regard productif des voyageurs


Pour les voyageurs de l’Indochine, en principe les images-mémoires contiennent déjà la
perception normative par laquelle les costumes blancs signifient l’univers des dominants, des
‘civilisés’, et les costumes foncés celui des subalternes, des Indochinois. Mais cette fiction
dominante n’aide pas les Werth, Durtain, Viollis et Vannec, à construire une perception de la
réalité. Au contraire ce qu’ils voient les déstabilisent. A mon avis, ces voyageurs sont là au
début de ce que Kaja Silverman a nommé le regard productif. C’est ce que je voudrais évaluer
ici en commençant par Malraux.

3.1. - La suspension du regard : les jumelles de la distance

Comme souligné précédemment, le texte de Malraux s’inscrit dans un contexte de propagande


coloniale qui s’appuie sur la puissance de la vision. L’entre-deux-guerres exhibe ses colonies,
entre-autres dans les deux expositions coloniales d’envergure : celle nationale de Marseille
(avril-novembre 1922) et celle internationale de Vincennes (mai-novembre 1931, ± 34
millions de visiteurs). Le jeune Malraux est sensible à ce « grand spectacle qui commence » :
ce n’est pas un hasard s’il part en Indochine un an après Marseille et publie La Voie royale
dans l’effervescence des préparatifs de Vincennes.1760
Dans un contexte de démonstration visuelle du colonialisme, il est frappant que La
Voie royale soit au contraire truffée de scènes ou la vision est mise à mal. Pour le héros
focalisateur, Claude Vannec, et j’en ai parlé plus haut, même Angkor Wat, pourtant assez
impressionnant, est invisible. Mais ce ne sont pas seulement les ruines que le héros a du mal à
distinguer. On peut dire que la vision et la cécité sont des modes expérimentés dans tout
contact avec l’altérité. Dès le début du roman, la dimension érotique des rapports de Perken –
et de Grabot – avec les femmes est relatée dans des termes qui ont trait à l’aveuglement. La
Laotienne ferme les yeux alors que Perken veut lui imposer son existence et Grabot trouve un

1758
Ibid., p. 173.
1759
Ibid., p. 184.
1760
MALRAUX, André, La Tentation de l’Occident, loc. cit.
600 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

plaisir érotique à se faire bander les yeux pour faire défiler autour de lui des femmes nues. Le
plaisir que lui procure la vision du réel n’arrivera jamais à la hauteur de la charge érotique
portée par l’imaginaire visuel. Le personnage de Grabot rejoint ici un des auteurs dont
Malraux était friand, le Marquis de Sade, lorsque celui-ci affirmait que : « Tout le bonheur
des hommes est dans l’imagination ».1761 L’aventure érotique, thématique moderniste s’il en
est, se décrit selon le mode sensuel de prédilection de l’œuvre malrucienne, la vision. Brian
Thompson a montré que celle-ci occupe une place particulière chez Malraux puisque, par
l’échange de regards, les héros « prennent conscience de leur solidarité, de leur fraternité […]
par contre, […] l’aveuglement […] [est] souvent li[é] à l’incommunicabilité, à la
mort… ».1762 Lorsque la vision est malaisée, elle est source d’angoisse.
C’est souvent à partir des jumelles d’approche que se manifeste l’angoisse, celle qui
avait frappé Said dans sa lecture moderniste de La Voie royale. Bien que Said n’explicite pas
vraiment ce que serait une ‘angoisse moderniste’ et les différences qu’elle montrerait par
rapport à d’autres types d’angoisse, à mon avis il faut chercher sa spécificité dans le travail
sur la distance, cette suprême valeur des modernistes. C’est justement la distance entre Claude
Vannec et le monde qui l’entoure qui est source et de modernisme et d’inquiétude : il ressent
l’univers comme lointain, inquiétant, indéchiffrable et même invisible, seulement imaginable.
La première confrontation à l’Asie montre combien il est mal à l’aise face à ce qu’il ne peut
voir et qui est – tout à fait comme chez Grabot – l’incontrôlable aventure de l’imaginaire.
Claude Vannec se sent inquiet avant même d’avoir débarqué, alors qu’il est encore sur le pont
du navire et qu’il observe la jungle (celle de la côte de Sumatra) à travers ses jumelles
d’approche.

Il regarda à l’aide de la jumelle les monstrueuses frondaisons qui dévalaient du sommet des
monts jusqu’à la grève, hérissées çà et là de palmes et noires dans l’étendue sans couleur. De
loin en loin, au-dessus des crêtes, brillaient des feux pâles, d’où montaient lourdement des
fumées ; plus bas des fougères arborescentes se détachaient en clair sur des masses d’ombre. Il
ne pouvait délivrer son regard des taches dans lesquelles se perdaient les plantes. Se frayer un
chemin à travers une semblable végétation ? D’autres l’avaient fait, il pourrait donc le faire. A
cette affirmation inquiète, le ciel bas et l’inextricable tissu des feuilles criblées d’insectes
opposaient leur affirmation silencieuse…

1761
En 1928 Malraux publie Dialogue entre un prêtre et un moribond (1782), et Historiettes, contes et fabliaux
(1788), du Marquis de Sade. Voir : VANDEGANS, André, La Jeunesse littéraire d’André Malraux, op. cit., p.
267.
1762
THOMPSON, Brian, art. cit., p. 98.
Chapitre XXI : Regard productif ; vers un changement de vêtement ? 601

[…] Son dessein […] l’avait retranché du monde, lié à un univers incommunicable comme
celui de l’aveugle ou du fou, un univers où la forêt et les monuments s’animaient peu à peu
lorsque son attention se relâchait, hostile comme de grands animaux.1763

C’est bien l’angoisse qui se dégage de cette première rencontre visuelle de l’Asie ; une
rencontre qui préfigure tout le reste du roman : le voyage vers l’intérieur de Claude Vannec
(l’intérieur indochinois et sa propre intériorité). Et, par la perspective à partir du pont du
bateau, le roman de Malraux se conforme aux choix esthétiques modernistes de la distance et
de l’observation. L’angoisse est liée à la distance entre le héros moderniste et le monde qui
l’entoure ou plutôt à la prise de conscience de cette distance. Mais cette distance est
également créée par l’univers incommunicable dans lequel se trouve le héros dès qu’il relâche
son attention, son univers interne où nait la fiction.
Dans La Voie royale, les jumelles portent l’accent sur la prise de conscience du
conditionnement visuel et, implicitement, sur le désir de sortir des limites du cadre scopique.
Le terme: ‘jumelles d’approche’ souligne le mouvement de rapprochement, mais il indique
aussi la distance. Car si l’utilité de l’instrument est d’amener l’objet que l’on désire voir à
proximité, l’objet est, par définition, évalué à distance. C’est de loin que l’observateur peut
regarder l’objet de son désir scopique, en toute sécurité, sans que l’objet puisse le mettre en
danger. Par contre, lorsque les jumelles d’approche deviennent superflues, l’objet peut
toucher l’observateur.
Ce sont surtout des images livresques stéréotypées que Claude Vannec capte à travers
ses jumelles : soit des sauvages Moïs, soit Perken, cet aventurier à l’ancienne. On se souvient
que Claude suit de ses jumelles cet héritier de David de Mayréna alors que celui-ci se dirige
vers l’ennemi Moïs en aveugle, dans une marche de somnambule. Claude Vannec lui-même,
obnubilé par son compagnon, bute contre les limites de la vue et est à son tour aveugle aux
Moïs. Comme l’a noté Brian Thompson, chez Malraux la cécité porte généralement une
valeur négative.1764 En cela, comme on l’a vu avec Martin Jay, il n’est certes pas le seul de
son époque qui ne peut que se méfier du pouvoir accordé au visuel, à rendre compte du
réel.1765 D’ailleurs, n’est-ce pas un des critère antirationalistes des moderniste que de se
méfier des sens ? Toujours est-il que l’on ne rencontre pas, dans l’oeuvre malrucienne,
l’image mythique d’un aveuglement qui permettrait une vision plus aiguisée, celle des

1763
MALRAUX, André, La Voie royale, op. cit., p. 395.
1764
THOMPSON, Brian, « L’art et le roman. L’imagination visuelle du romancier. Entretien avec André
Malraux », La revue des Lettres Modernes, vol. 537, 1978, p. 83-104, p. 99.
1765
JAY, Martin, op. cit.
602 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

pythies, des devins et des prophètes. L’aveuglement est pour Grabot, Perken, et même pour
Claude Vannec une expérience négative.1766
Dans l’extrait suivant tiré de La Voie royale, et déjà cité plus haut (au chapitre II),
Perken, va tenter une sortie et se met à marcher ‘à la rencontre’ des Moïs. Je voudrais
maintenant souligner que la vision de Claude Vannec montre ses défaillances, même à travers
ses jumelles.

Claude, haletant, le [Perken] tenait dans le rond des jumelles comme au bout d’une ligne de
mire : les Moïs allaient-ils tirer ? Il tenta de les voir, d’un coup de jumelle, mais sa vue ne
s’accommoda pas aussitôt à la différence de distance, et, sans attendre, il ramena les jumelles
sur Perken. […] Le rond des jumelles supprimait tout, sauf cet homme. Le champ de vision
dérivait vers la gauche ; d’un coup de poignet il le ramena. Une fois de plus, il perdit
Perken : il le cherchait trop loin, dans une des longues traînées du soleil.1767

La scène est décrite avec une précision et dans une perspective cinématographiques. Claude
suit Perken du regard alors qu’il reste lui-même à une distance protectrice. Malgré ses
jumelles, il ne peut jamais vraiment percevoir le monde extérieur ; il ne voit que des
fragments qui sont limités au cercle des lunettes d’approche braquées sur Perken. Nonrindr le
disait déjà : l’Indochine de Malraux est de l’ordre du fantasme, du rêve éveillé.1768 Dans cette
scène auto-référentielle, le focalisateur se sent prisonnier du rond de lumière projeté sur
l’Indochine des conquêtes d’antan, celle de Perken, incapable de se tourner vers l’Indochine
réelle et donc de la donner à voir.
Claude n’est certes pas une exception parmi les voyageurs de l’Indochine à se sentir
pris au piège des images et attentes forgées par des connaissances préalables. Comme on l’a
dit, la « permanence du passé », comme l’a nommée Bergson, est un véritable obstacle à
l’écriture des contemporains de Malraux conscients de ne jamais percevoir que ce qu’ils
savaient déjà du monde.1769 Le constat que voir c’est re-connaître, comme montré
préalablement, renforce l’impuissance ressentie à fuir l’Occident et ses valeurs. Il souligne
l’incapacité à rendre l’expérience du voyage. La seule échappatoire, nous disait le voyageur
de Jean Anouilh, est l’amnésie.1770 Pour appréhender le monde, on se souviendra que Elie

1766
Elle est souvent associée à la mort, comme c’est encore le cas pour le personnage de Les Conquérants Klein
assassiné et dont on retrouve le corps debout, les paupières arrachées.
1767
MALRAUX, André, la Voie royale, op. cit., p. 468 (Mes itaiques)
1768
NORINDR, Panivong, Phantamatic Indochina, op. cit.
1769
BERGSON, Henri, « De la survivance des images. La mémoire et l’esprit », art. cit.
1770
ANOUILH, Jean, op. cit.
Chapitre XXI : Regard productif ; vers un changement de vêtement ? 603

Faure se sent « une malle », transportant contre sa volonté un bagage culturel qui
l’emprisonne et que, malgré les connaissances acquises avant le voyage, la journaliste Andrée
Viollis, veut « tout oublier, passe[r] un coup d’éponge sur [s]on esprit comme sur une
ardoise ».1771 Werth prend également conscience que le regard de l’Européen, le sien, est déjà
faussé. « Ce n’est point seulement d’idées vulgarisatrices que l’Européen est enveloppé. Les
images mêmes qu’il contemple sont le plus souvent des images secondes. Il voit des tableaux,
des illustrations, des photographies. Il va au cinéma ».1772 Dorsenne est aussi conscient des
difficultés que rencontre le voyageur qui essaye de se faire une opinion propre.

Les voyages m’ont heureusement habitué à me défier des opinions extrêmes. Je sais que dans
toutes les conversations il faut réserver la part du feu et que dans les colonies particulièrement
le meilleur système consiste, en accostant, à rassembler en un paquet solidement ficelé tous les
racontars, toutes les sornettes que depuis le départ de Marseille on vous a glissées dans
l’oreille, et à le jeter carrément par-dessus bord. Ainsi descend-on l’esprit libre, les sens
vierges ; une voix intérieure vous recommande, comme à Michel Strogoff :
— Regarde de tous tes yeux, regarde !1773

Inutile de rappeler que Roland Dorgelès s’étonnait de rencontrer Sur la Route mandarine des
héros exotiques, non pas des Perken-David-de-Mayrena, mais des concubines et marins
personnages de Pierre Loti qui sont, comme il le révèle lui-même, des projections de son
imaginaire d’écrivain-lecteur.1774 Vannec comme Dorgelès, Faure, Viollis, Werth, Dorsenne et
tant d’autres constatent que l’on ne voit jamais que ce que l’on veut croire. Dans la
magnifique et poignante marche somnambulique de Perken, l’accent est porté sur la prise de
conscience du conditionnement visuel de Claude et, implicitement, sur son désir et son
impossibilité de sortir des limites du cadre préétabli par l’aventure exotique et coloniale de
Perken. Avant de se pencher sur cette aventure perkenienne, évaluons d’abord le rôle des
jumelles.
Ce qui m’intéresse dans les deux extraits de La Voie royale que j’ai cités c’est le rôle
des jumelles. Elles rendent compte de la distance nécessaire à l’esthétique moderniste et à la

1771
FAURE, Elie, Mon Périple. Tour du monde 1931-1932, Paris, Bibliothèque du Hérisson, 1932, p. 34-35 et
VIOLLIS, Andrée, « Les femmes et le reportage » Marianne, 01-11-1933, citée par : RENOULT, Anne, Andrée
Viollis. Une femme journaliste, Angers, Presses de l’Université d’Angers, 2004, p. 113-114.
1772
WERTH, Léon, p. cit., p. 104.
1773
DORSENNE, Jean, Faudra-t-il évacuer l’Indochine ?, op. cit., p. 13.
1774
DORGELES, Roland, Sur la Route mandarine, op. cit., p. 73-77.
604 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

doctrine colonialiste. Cet instrument, au lieu d’aider la vision, semble au contraire porter
l’attention sur les difficultés de la perception et sur l’écart entre observateur et altérité. Les
lunettes sont incapables de s’accommoder lorsqu’il s’agit de voir les Moïs. L’ennemi, l’autre,
reste alors dans le champ de l’imaginaire, dans le hors-champs de la perspective
cinématographique. Les jumelles sont ici à mon avis le signe d’un impossible et dangereux
rapprochement entre Européens et Indochinois.1775 Il est important de constater que
l’Indochine est observée par le biais de cet instrument optique dans une tentative de
rapprochement qui éveille avant tout l’angoisse du protagoniste.
Ce danger et le jeu des jumelles d’approche apparaissent en force dans la fameuse
scènes des grottes de, encore un roman moderniste anglosaxon, A Passage to India (1924) de
E.G. Forster.1776 Dans le roman de Forster, c’est lors de la visite aux grottes de Marabar, que
l’angoisse se fait le plus fortement sentir. Comme on l’a dit l’intervention auditive de l’altérité
est décisive, mais le jeu des jumelles d’approche est également significatif. Dans Colonial
and Postcolonial Literature, Elleke Boehmer analyse ce roman de Forster. Elle met l’accent
sur l’impossibilité de lire la différence, sur l’incongruité radicale de la situation où l’individu
se trouve confronté à une indéchiffrable altérité.1777 Malraux qui, selon Claude Pillet, ne lisait
pas l’anglais a très bien pu consulter ce roman en traduction française à partir de 1927.1778
Chez Forster, les jumelles de Miss Quested signifient également la distance. On se souviendra
que Aziz accompagne Mrs Moore et Adela Quested dans leur expédition aux grottes de
Marabar. Le drame arrive juste après que Adela a demandé à Aziz s’il a plusieurs femmes.
Cette question, choquante pour lui, est un révélateur pour l’Anglaise de la possibilité de

1775
Le même type de problème sensoriel se pose à la fin de La Condition Humaine, lorsque Kyo, le héros franco-
japonais, est emprisonné avec deux révolutionnaires chinois qu’il ne connaît pas. Ils sont tous trois
condamnés à être brûlés vifs. Kyo casse sa pilule de cyanure en deux et l’offre à ses compagnons pour leur
éviter l’horrible sort auquel il sera donc seul condamné. Mais le cyanure tombe sur le sol et disparaît dans
l’obscurité réduisant à néant cet acte de fraternité. MALRAUX, André, La Condition humaine, op. cit.
1776
FORSTER, E.M., Route des Indes [1927], trad. MAURON, Charles, Paris, 10-18, 1982.
1777
BOEHMER, Elleke, « Unreadable differences », Colonial and Postcolonial Literature, Oxford/New York,
Oxford University Press, 1995, p. 89-97. « No matter how diligently colonizers translated unfamiliar
landscapes, from their cultural and geographic standpoint the original ‘script’ of theat unfamiliarity was
doomed to remain unaccessible », ibid., p. 93. « Apart from the desire to understand and control, there was
also the need to avoid or delimit anything that eluded contrôle. One way of doing this […] was simply to
name the strange as strange, using metaphores which connoted mystery and inarticulateness. Intransigence, it
was felt, might be contained by pointing to it. The strategy, in other words, was to admit, if guardedly, to the
unreadability of the Other », ibid., p. 94. Italiques dans l’original.
Elle étand cette ananlyse dans son ouvrage de 2005, où elle parle de l’opacité de l’Asie.
BOEHMER, Elleke, Colonial and Postcolonial Literature, Oxford. Oxford University Press, 2005, p. 143-44.
1778
PILLET, Claude, « Les Voyages des Antimémoires. Sens géographique et significations littéraires »,
communication du Colloque de Belfast : André Malraux et les valeurs spirituelles du XXIe siècle, 31
septembre 2007.
Chapitre XXI : Regard productif ; vers un changement de vêtement ? 605

relations sexuelles entre eux. Cette idée même suffit à la déstabiliser. Miss Quested
« somatise l’expérience ».1779 Elle se réfugie dans une grotte où l’écho résonne dans sa tête et
elle en ressent un malaise qu’elle interprète comme un viol. Puisque c’est dans la poche
d’Aziz qu’on retrouve les jumelles que la visiteuse avait égarées et qu’en plus la sangle en est
déchirée, elles sont la preuve, pour la communauté anglaise, qu’il l’a violée, qu’il a forcé leur
intimité et qu’il s’est trop rapproché. C’est apparemment la possibilité de rapprochement qui
angoisse Miss Quested. Ici, il semblerait que la distanciation moderniste se concrétise dans la
distanciation entre les races. La distance nécessaire à l’esthétique moderniste et celle qui se
trouve à la base de l’idéologie coloniale semblent se répéter dans le même épisode.
Si Bhabha note la puissante composante auditive chez Forster, comme on l’a dit plus
haut, l’aspect visuel joue également un rôle important dans la montée de l’angoisse. En
réalité, on peut remarquer que dans l’expérience des grottes, la protagoniste est aveuglée. Son
aveuglement semble éveiller l’angoisse et permettre la prise de conscience de l’existence
d’une altérité indéchiffrable qui questionne le discours colonial. L’aveuglement est, selon
moi, un signe fréquent de malaise colonial.
Les cultures occidentales ont tendance à accorder la vérité sur base d’expériences
visuelles.1780 Cette attitude a dominé bien longtemps la pensée occidentale en assignant à
celui qui écrit la culture, une position d’observateur externe qui ‘lit’ et objectifie ce qu’il
observe sans s’impliquer. La vision est d’autant plus importante pour le moderniste que, vu la
crise du rationalisme, elle lui pose justement problème. Si l’on s’en tient à l’aspect visuel, le
roman moderniste se sépare nettement du roman d’aventure typique de la conquête coloniale
de la fin du XIXème siècle. Mary-Louise Pratt, qui analyse ces textes plus anciens dans
Imperial Eyes, y trouve des adjectifs esthétisants et des descriptions panoramiques qui
suggèrent la maîtrise de l’observateur sur le paysage qui s’étend à ses pieds.1781 On ne peut
manquer de remarquer que les romans de Conrad n’utilisent plus ces stratégies descriptives.
Et chez Malraux, on peut difficilement parler de la maîtrise de l’observateur sur le paysage,
sur la marche de Perken, etc.
Les jumelles sont chez les deux romanciers un indice de l’impossibilité et de
l’angoisse du rapprochement. La distance se maintient entre d’une part Claude et l’Indochine
et, d’autre part Aziz et Adela. La question du rapprochement se pose aussi entre Aziz et

1779
BHABHA, Homi, « Articuler l’archaïque : différence culturelle et absurdité coloniale », Les Lieux de la
culture, op. cit. , p. 199-221, p. 204.
1780
Ce que Martin Jay appelle « Cartesian perspectivalism » : JAY, Martin, op. cit., p. 211.
1781
PRATT, Mary-Louise, art. cit.
606 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

l’Anglais Fielding, le véritable héros du roman de Forster. Ils expriment leur souhait de
fraternité. Mais, comme le note Said, la fin n’est autre qu’un constat d’échec. Aziz et Fielding
chevauchant côte à côte s’entretiennent de cette façon :

Et pourquoi ne pas être amis tout de suite ? dit l’autre en le saisissant affecteusement. C’est ce
que je veux, c’est ce que vous voulez.
Mais […] rien ne le voulait, et tous disaient de leurs cent voix : « Non, pas encore ! », et le ciel
disait : « Non, pas ici ! »1782

Foncièrement, on a de nouveau un écho qui réaffirme la distance.


La fin du roman de Malraux ne laisse pas beaucoup plus d’espoir de rapprochement
entre Européens et Indochinois. Le jeu des jumelles d’approche renforce ce que l’on a
découvert au chapitre XIII. Pour Perken en tout cas, le rapprochement est impossible.
Lorsqu’à la fin, les deux héros se sont réfugiés dans un village laotien dont le chef, nommé
Savan, est observé directement, sans l’intermédiaire des jumelles, son attitude face aux Blancs
est méfiante, parce qu’« Il [Savan] attendait résigné, la venue des catastrophes qu’amenait
toujours avec elle, plus ou moins tôt, la folie des Blancs ».1783 Si par la focalisation de Claude,
l’Européen est capable, l’espace d’un instant, d’abandonner ses jumelles pour considérer le
point de vue de Savan, il se rend surtout compte que les aventuriers du type de Perken sont
incapables de fraternité. C’est bien ce que signale le narrateur dans la scène analysée plus
haut : « Quels liens pouvaient s’établir entre lui [Perken] et Savan ? L’intérêt ou la contrainte,
il le savait. »1784 Il y a probablement un désir que cette collaboration soit possible et une
reconnaissance qu’ils devraient lier leurs forces pour se battre contre leurs ennemis. Mais,
selon Perken, la fraternité que ce combat en commun sous-entend est irréalisable.
Pour Claude Vannec, nous n’avons aucune indication ; peut-être trouvera-t-il une
nouvelle voie de collaboration avec Savan et ses hommes, mais le roman s’arrête sur l’échec
de Perken et la douleur de Claude qui voit mourir son ami. Ici aussi il y a constat d’un
impossible rapprochement. Cette prise de conscience de Claude Vannec figée sur les
problèmes de la perception est à mon avis incompatible avec le regard productif. Cependant
elle mime bien le processus mis en avant par Silverman, tout en s’arrêtant en chemin sans
s’avancer vers une relation éthique à l’autre, sans nous donner à voir une révision. La mise en
suspension du point de vue éthique me semble un trait caractéristique du modernisme.

1782
FORSTER, E. M., Route des Indes, op. cit., p. 380-381.
1783
MALRAUX, André, la Voie royale, op. cit., p. 498.
1784
Ibid.
Chapitre XXI : Regard productif ; vers un changement de vêtement ? 607

Comme le dit Ernst van Alphen, avec sa grande sensibilité, le sujet de la modernité « acquiert
la conscience alors qu’il est soumis à des processus mécaniques, non-désirés, qui arrivent par
hasard ».1785 Tous ces voyageurs disent ne pas vouloir et ne pas pouvoir juger. Mais, à mon
avis, plus que dans les textes des autres voyageurs, c’est surtout la narration de l’expérience
de Claude Vannec qui s’arrête en cours de processus.
La productivité du regard étant définie comme l’habileté à faire apparaître quelque
chose de neuf dans l’existence et à regarder – dans les limites du possible – en intégrant la
mémoire de l’autre. On peut dire que Claude Vannec suspend son regard avant – ou en plein
milieu de – ce mécanisme de re-vision qui pourrait et devrait mener à une ré-vision : il prend
conscience de ses automatismes et de l’enfermement de sa perception dans le cadre des
images normatives coloniales et exotiques. Mais chez lui, clairement la narration s’arrête en
plein processus. Il n’y a pas de nouveau regard, de réinterprétation avec la mémoire de l’autre
et pas vraiment de relation éthique à l’autre, à Savan par exemple. L’observateur refuse de
juger et on ignore tout de sa position morale. Ce qui explique l’irritation que ressent le lecteur
du XXIème siècle à la lecture d’un texte où un violeur et un assassin comme Perken maintient
son aura de modèle et sa qualité de héros. Jamais Claude ne le juge, il est comme les
focalisateurs de bien d’autres romans modernistes, fasciné par toutes les limites de la liberté
personnelle et de la moralité.

3.2. - Revision- révision

A mon avis Durtain, Viollis, Werth, Roubaud et même Dorgelès, même s’ils prétendent à la
neutralité, ne s’arrêtent pas toujours à la première prise de conscience. Dans certains cas, ils
vont plus loin que Claude Vannec et il y a réévaluation de l’ego, même si les questions posées
n’apportent pas de réponses claires. Le roman de Malraux décrit merveilleusement le
processus de prise de conscience en plein milieu duquel la narration s’arrête, mais jamais
Perken et son action ne sont mis en cause. Si Claude devient apostat, ce n’est pas tellement
parce qu’il considère l’univers colonial à partir de l’expérience et de la mémoire de Savan,
mais surtout parce qu’il doit reconnaître que l’action de Perken est vouée à la faillite. Son
analyse de la colonisation est un constat d’échec – un désillusionnement – pas un plaidoyer
pour changer la situation d’antan. Les jumelles de Claude Vannec font écho au casque blanc

1785
ALPHEN, Ernst van, art. cit., p. 18.
608 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

de Perken pour indiquer une inéluctable différence et l’angoisse d’un rapprochement pourtant
nécessaire. Mais évaluons si l’on peut parler, chez d’autres voyageurs, d’un regard productif.
Il me semble que c’est le cas chez Dorgelès dans Un Parisien chez les sauvages
(1926 ?), où c’est avant tout les mots de la langue, puis ensuite les vêtements, qui lui semblent
ridicules. Il assiste à l’enterrement du grand chef de la tribu Rhadé (Moïs).

Etait-ce l’effet de la chaleur, mon vocabulaire insipide recommençait à m’agacer. Les mots
me paraissaient ridicules. Ainsi, a-t-on idée de parler d’enterrement devant des gaillards tout
nus qui font des entrechats ? […] La rage me reprit : « Majordome ? Pourquoi pas maître
d’hôtel pendant que tu y es ? » Non il faut y renoncer. Changer de vocabulaire… Puis-je
même employer « enterrement » pour cette foire macabre ? Impossible ! « Inhumation » ?
Encore moins… « Obsèques », alors ? « Funérailles » ? Oui, je crois que ce serait mieux…
Redevenu écrivain, je cherchais obstinément les mots, comme un peintre ses couleurs. Mais
les rapports de tons n’y étaient pas […] Tandis que je me creusais rageusement la cervelle,
ces badauds sanguinaires avaient fait cercle. J’étais leur sauvage à eux. Leur phénomène.
Mon costume les étonnait, autant que m’étonnait leur nudité. Et mes lunettes noires, mon
bracelet-montre, mon stylomine… Sous leurs regards naïfs, je me suis senti soudain gêné.
Furtivement, j’ai remis mon carnet dans ma poche, comme un mouchard pris en faute. Et je
les ai regardés sans arrière-pensée.1786

Revirement de la situation, le narrateur commence à voir la scène à partir du point de vue des
Moïs, c’est maintenant lui qu’il peut observer et son rôle d’ethnographe lui devient
insupportble. La grammaire française et la grammaire du discours colonial de la blancheur, la
différence vestimentaire entre les ‘sauvages’ et le voyageur, l’obligent à regarder d’une autre
manière, à revoir, à réviser son interprétation des habits et surtout de son costume. Cette re-
vision entraine une ré-vision puisqu’il remise son rôle d’ethnographe.
Dans la scène décrite par Durtain dans Dieux blancs, hommes jaunes, celle du bal du
Gouverneur. Il ressent d’abord la joie des spectateurs devant une représentation de théâtre
avec ses lumières, ses beaux costumes et le plaisir des danseurs. Mais petit à petit un malaise
sourd ; le contraste entre les beaux costumes blancs des Français et ceux noirs des Indochinois
silencieux le frappe. Les images-mémoires de la fiction dominante sont inaptes à construire
une perception de la réalité. Un déplacement s’opère alors : ce qu’il voit n’est pas une scène
de fiction coloniale, mais une scène de la Première Guerre mondiale. Une scène qui se passe
non pas dans l’Asie pacifiée, mais dans l’Alsace occupée. Tout d’un coup il se souvient de sa

1786
DORGELES, Roland, Un Parisien chez les sauvages (≥ 1926), op. cit., p. 159 et 163-164.
Chapitre XXI : Regard productif ; vers un changement de vêtement ? 609

propre position de dominé et songeant à cette position chez les Indochinois il reconsidère la
scène d’une toute autre manière. Ici, sa relation avec les autres – les colonisés – est affectée
par cette ré-évaluation du regard et il les ressent non plus comme spectateurs, mais comme
contestataires du spectacle.
On est bien en face de ce que Silverman appelle le regard productif. Pour le narrateur-
voyageur de Dieux blancs, hommes jaunes (1930), l’esthétique de la blancheur ne signifie
plus ‘la civilisation’; elle en vient à signifier l’occupation militaire. Le regard productif a
transformé la signification d’un objet culturel. Les costumes blancs – désir d’aventure
exotique, plaisir et supériorité des coloniaux – deviennent le signe de l’oppression. C’est une
oppression que, par un déplacement de la mémoire, Durtain ressent avec les Indochinois. Le
titre de son récit de voyage devient lui-aussi clairement critique. Le narrateur se retrouve
parmi des « hommes jaunes » observant ceux qui se prennent pour des « Dieux blancs ».
C’est aussi à partir du contact avec les coolies que Werth note cette différence de
visiblité : les autochtones vêtus de pantalons et de robes noires, « font ensemble une masse
sombre », alors que c’est une sensation d’aveuglement que lui donnent les coloniaux lors du
débarquement à Saïgon : « Sur la rive un mur blanc, un mur éblouissant. Ce sont les
Européens, coude à coude, qui sont venus pour l’arrivée du paquebot ».1787 Mais à partir de
cet aveuglement il ressent l’Europe comme lourde et malade. « Et soudain j’ai la vision d’une
Europe éléphantiasique ».1788 Werth relie assez rapidement cette couleur blanche à une
attitude qui ne fait que soulever son indignation : « Ils ont sur l’Annamite ces notions a priori
qui font partie du bagage colonial et qui s’achètent à Marseille en même temps que le premier
“blanc” et le premier casque colonial ».1789 Il pose cette paire : couleur blanche du vêtement et
ignominie des coloniaux. On est loin du rêve d’exotisme.
On a déjà parlé du même type de prise de conscience dans une scène comparable chez
Viollis, où la foule bicolore de l’Indochine rappelle à la narratrice les mouvements de
contestation politique de l’Inde visitée antérieurement. J’insiste sur le fait que la dimension
auditive semble être le véritable déclencheur de la prise de conscience des mécanismes
normatifs de la vision ; même chez Malraux c’est le cas avec la présence auditive du train.
Idem chez Durtain qui est frappé par les contrastes visuels et auditifs, des deux communautés.
Chez Viollis et Durtain le silence des colonisés et les vêtements des coloniaux concourrent à

1787
WERTH, Léon, Cochinchine (1926), p. 106 et p. 21.
1788
Ibid., p. 30.
1789
Ibid., p. 21 et 48.
610 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

créer un déplacement qui est la condition du regard productif. Aussi bien l’écoute que l’on
avait déjà mise en évidence chez Roubaud – devant le Petit Lac de Hanoï – que les regards de
Viollis, Werth et Durtain sont mis à contribution pour formuler une révision du mode
colonial.
Chez Durtain, dans Le Globe sous le bras (1936), j’en reparlerai au dernier chapitre,
l’odorat joue également un rôle dans l’evaluation du monde carcéral de la colonie. Il s’agit
donc, chez ces voyageurs non pas exclusivement de regard productif, mais de perceptions
productives où les sens bien souvent imbriqués les uns dans les autres déstabilisent les
images-mémoires de la fiction dominante et en arrivent à construire une interprétation à partir
de nouvelles images qui acceptent une certaine forme d’altérité.

3.3. - La honte d’être occidental

Mais peut-on parler, pour Dorgelès, Durtain, Werth et Viollis d’un déplacement qui toucherait
l’ego ? Il me semble que oui. Dorgelès se sent pris en faute, remise son carnet de notes qu’il
range honteusement pour enfin pouvoir regarder les hommes autour de lui « sans arrière-
pensée ». Et on l’a vu, la prise de conscience de Durtain se manifeste dans une scène digne de
la littérature fantastique, par une crise identitaire et par la fièvre. Il se sent malade dans son
rôle de « L’Occidental » qu’il est aux yeux des mille et un plaignants. Il commence à
considérer l’histoire de la colonie à partir de la mémoire de ces voix ‘imaginaires’ ; il en passe
même du « je » narratif au « il ». Pour les Orientaux aux yeux desquels il apparaît, il sait qu’il
n’est pas différent de ses compagnons de voyage.

Tragique cohérence. […] Quels que soient votre choix, votre vie, vos actes, vous êtes placé si
près de tout cela que la perspective émanée de prunelles étrangères vous y fait adhérer, vous y
enfonce. « Vous en êtes, dit le langage populaire ! » Or ce n’est pas seulement le regard de
l’oriental, mais, ici, votre regard lui-même qui constate cette incorporation décisive. Connais-
toi toi-même ! Qui que vous soyez, vous vous retrouvez dans ces prêtres, ces officiers, ou ces
risque-tout, dans ces matelots ou ces mondains. La race. Peau, muscles, squelette. Raison à
front tout droit, vouloir sans prognathisme, passion à lèvres minces. Un Européen. Un
Blanc.1790

1790
DURTAIN, Luc, Dieux blancs, hommes jaunes, op. cit., p. 30.
Chapitre XXI : Regard productif ; vers un changement de vêtement ? 611

Cette ‘cohérence’ est tragique parce qu’il y est pris lui-même, alors que justement, il voulait
être différent. C’est bien ce que Memmi disait, le colonialisme emprisonne tout le monde à sa
logique.
La prise de conscience de Viollis transforme sa relation aux autres puisque peu à peu,
au cours de son voyage, elle a honte de ce qu’elle voit, entre autres lors de son entretien avec
Phan Bội Châu. Cet ancien révolutionnaire est assigné à résidence à Hué, mais il peut – en
principe – recevoir qui bon lui semble. Lors de sa visite elle reconnaît que « soudain, devant
ce vieil homme résigné, j’ai honte, j’ai mal… ».1791 Plus tard encore, elle voit un enfant
orphelin famélique – dont les parents ont été exécutés pour communisme – et murmure « je
me détourne avec douleur, avec honte puisque je ne peux rien faire… ».1792 Elle est d’autant
plus désespérée qu’elle est persuadée que le ministre ne fera rien car : « Il est fêté, entouré.
Qu’a-t-il vu ? Et surtout que peut-il voir ? Et qu’écrira-t-il au retour sur ce “beau voyage”,
offert sur la misère des indigènes ? ».1793 Pour elle, c’est clair, le ministre ne sera pas à même
de revoir ses préconceptions.
C’est aussi la honte qui se dégage peu à peu du texte de Werth à force de dégoût pour
les européens des colonies (malgré des exceptions qu’il a l’honnêteté de saluer). C’est
l’aversion pour ses compatriotes qui déclenche son regard productif. Et celui-ci lui envoie
l’image de ce qu’il est aux yeux des habitants. Il faut dire que, comme Camille Drevet, il est
accompagné dans son voyage par un ami indochinois, ce qui incite plus directement à la prise
en compte du point de vue de l’autre. Werth nous raconte ce changement de perspective :

Tout me donne ici le sentiment d’une extraordinaire aristocratie. J’ai honte de mes pattes et
de mes pieds d’Européen. Cette fierté d’être blanc qui semble le trait dominant du Passager
et que j’ai pu constater chez le colonial, elle m’abandonnerait, si jamais je l’avais connue.1794

C’est alors lui-même qu’il observe, se sentant tout d’un coup comme un colonial aux yeux des
la population indochinoise.
Mais Nguyễn An Ninh joue évidemment un rôle dans son regard productif et son
habillement en est un des instruments déclencheurs. Paul Monin a réglé un rendez-vous avec
le directeur du journal La Cloche fêlée.

1791
Ibid., p. 98.
1792
Ibid., p. 110.
1793
Ibid., p. 99.
1794
WERTH, Léon, op. cit., p. 30.
612 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

Je me demande qui est ce Ninh ? Ressemble-t-il à un vieux mandarin ? Est-il un de ces


annamites francisés, coiffés du casque colonial et dont les « blancs » et les souliers vernis ont
dans leur coupe parfaite une précision de pièce mécanique ? Je ne connais rien de ce Ninh,
sinon quelques lignes [Il a lu un numéro de son journal]. Je ne sais rien de lui si ce n’est qu’il
est capable de distinguer entre la civilisation mécanique et la civilisation. Des coloniaux je ne
sais pas grand-chose encore, sinon que pour la plupart d’entre-eux cette nuance est
insaisissable.1795

Il arrive chez Ninh et fait le portrait du personnage et de la pièce où il travaille au fond de


l’atelier de La Cloche fêlée.

M. Ninh… Un personnage en tunique blanche, un personnage d’aspect angélique. A un œil


d’Européen, les traits du visage semblent enfantins, à cause de la petitesse du nez et des
courbes des joues. […] Les murs sont couverts de rayonnages remplis de livres. Au-dessus
des rayonnages […] un portrait de Tagore […].
Je vous demande pardon, cher M. Ninh, je vous demande pardon, Ninh, mon ami, de cet
inventaire. Cette précision européenne, cette fausse précision peut être ici nécessaire.
J’avance avec prudence. Je raconte avec naïveté les étapes successives de la faible
connaissance que j’ai pu – le plus souvent grâce à vous – acquérir de l’Extrême-Orient.1796

Des auteurs français que j’ai lus, il est le seul à tenir compte du fait qu’il aura (peut-être) un
lectorat d’Indochinois (Ninh justement). Cette différence est évidemment due au fait que Ninh
et Werth deviendront amis. Ici, cette réflexion faite comme après coup montre – ou doit
montrer – le chemin parcouru par le voyageur dans son acceptation de l’altérité. Ses excuses
indiquent qu’il y a eu « regard productif ». Cette honte de son attitude première, il la
ressentira tout au long du voyage. Comme Viollis il a honte d’être de la ‘race’ des
colonisateurs : « J’ai honte devant Ninh, j’ai honte pour l’Europe », « J’avais honte, mais je
voulais savoir », etc.1797
Tandis que le Dorgelès de Sur la Route mandarine, dans le chapitre au titre suggestif
de la transformation du point de vue, « Des jonques à la mine », passe des descriptions
joyeuses des coolies-pousse à celle atterrée des coolies qui travaillent dans les mines à ciel

1795
Ibid., p. 38.
1796
WERTH, Léon, op. cit., p. 39.
1797
Ibid., p. 58 et 59.
Quelques années plus tard, Gide ira dans le même sens. Il ne parle pas de honte, mais il perd en Afrique sa
tranquillité : « Désormais une immense plainte m’habite ; je sais des choses dont je ne puis pas prendre mon
parti. Quel démon m’a poussé en Afrique ? Qu’allais-je donc chercher dans ce pays ? J’étais tranquille. À
présent je sais ; je dois parler », GIDE, André, op. cit., p. 113.
Chapitre XXI : Regard productif ; vers un changement de vêtement ? 613

ouvert de Hongay et du romantisme exotique à l’horreur, encore une fois décrite à partir de
l’apparence physique :

La Cat-Ba [un tranquille village visité juste avant], c’est la vieille Asie, Hongay la
civilisation : vous choisirez. […] Quand je visitai Hongay, les carrières noires grouillaient
d’ouvriers. Êtres vêtus de loques. Piocheurs aux bras maigres. Des femmes aussi […].
Derrière les wagonnets, des « nhos » de dix ans s’arcboutent, petits corps secs, visages
épuisés sous le masque de charbon.
— Quinze sous par jour, me dit seulement mon guide.
[…] Voilà ce que sont devenus Fleur de thé et Nguyen le Bouvier… Pas de lotus, de
pagodons, de haies fleuries : le travail moderne n’aime pas la fantaisie.1798

On reviendra à cette visite des mines qui éveillent une vision de l’enfer. L’horreur de ce qu’il
voit lui fait dire : « Ni argent ni charbon : Hongay ne nous apporte rien, rien que la haine de
milliers de coolies… ».1799 Ici aussi l’ego, ici un « nous » collectif qui englobe tous les
Français, n’est plus une entité aimée avec gratitude par la population, ni même un observateur
qui goûte avec plaisir ce divers chanté par Segalen. Non le « nous » se sent haï … et peut-être
avec raison. Son texte marque une pose (une ligne blanche) puis passe à un topo historique où
la conquête est tout d’un coup considérée du point de vue des Indochinois… Et le rêve des
conquérants ? On reconnaît la patte cynique du voyageur lorsqu’il conclut que l’entreprise
coloniale est une merveilleuse réussite puisque : « Les chiffres sont là pour […] répondre : un
demi-milliard d’actions… trente-deux millions de bénéfice brut… ».1800 Au contraire son
lecteur devra conclure à la honte de l’humanité et du capitalisme que « nous » appliquons en
Asie. Les loques de mineurs le frappent, mais il faut dire que Dorgelès ne s’étend pas ici sur
le sujet des vêtements. Dans Un Parisien chez les sauvages, c’est, comme on l’a dit, la
différence entre son costume et celui des Moïs qui induit son regard productif.
Werth montre, lui aussi, une grande sensibilité aux vêtements. Car on voit aussi qu’il
estime essentiel de préciser que Ninh n’a pas l’apparence qu’il lui avait imaginée, qu’il ne
ressemble en rien à l’image que pourrait avoir un métropolitain d’un intellectuel indochinois.
Ninh, avec son aspect angélique ne ressemble ni à ces mandarins aux longs ongles cruels, ni
aux francisés qui reproduisent automatiquement l’image que l’Europe leur impose. Déjà cette
apparence confirme que Ninh sait faire la différence entre civilisation mécanique et

1798
DORGELES, Roland, Sur la Route mandarine, op. cit., p. 88-90.
1799
Ibid., p. 93.5.
1800
Ibid., p. 94.
614 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

civilisation. Mais la couleur de la tunique a aussi son importance. Elle prouve le contrôle du
personnage – dans une imprimerie, le blanc est évidemment salissant. Aurait-il repris à son
compte la représentation de la blancheur que les coloniaux auraient voulu se réserver ? En
tout cas, si, selon Dorsenne, certains révolutionnaires anti-Français prennent l’apparence de
francisés par leurs costumes – tactique guerrière selon lui – cela n’est pas le cas de Ninh, ni
d’ailleurs celle de Nguyễn Ái Quốc, comme on le verra un peu plus tard – je traiterai de
l’apparence de ces deux révolutionnaires au chapitre suivant.
Il me semble que le regard productif de certain(e)s des voyageu(r)(se)s permet une
ouverture à l’autre et révèle le désir de prendre en compte la perception du monde, de la
réalité, à partir de la mémoire et du point de vue de l’autre, du subalterne de la relation
coloniale. On est en droit de se demander si cette perception productive entraîne chez ces
voyageurs un changement de comportement qui pourrait logiquement prendre la forme d’un
abandon de l’uniforme colonial.

3.4. - Le changement de vêtements ?

Chez Michaux, on a vu que le vêtement « retranche du monde », le déshabillement, la nudité,


sont ressenti à la fois comme un rejet de l’esthétique de la blancheur et comme un désir
d’ouverure à l’altérité, on peut se demander si les voyageurs capables de perceptions
productives, ceux qui sont sensibles au manichéisme qu’apporte les vêtements coloniaux, se
défont de cette esthétique, s’ils quittent leur costume blanc. Enlever ses vêtements peut à mon
sens à la fois rejeter la dichotomie imposée par la blancheur et ouvrir à une écriture
fondamentalement autre, une écriture qui évacuerait l’orde et le contrôle de l’époque
rationaliste. Le changement de vêtement serait donc à la fois, potentiellement, signe de prise
de distance par rapport à l’ordre colonial et signe d’une recherche esthétique qui rejoindrait
celle du modernisme. L’abandon de la blancheur perpettrait, du moins en théorie, une écriture
plus moderniste.
Mais ce n’est pas nécessairement le cas car la position de l’abbé Leclercq (un
missionnaire ?), est tout aussi sévère que celles de Werth, Viollis, Durtain, face au rôle que
remplissent les vêtements dans l’univers colonial. Selon lui, la seule attitude humainement
acceptable est de porter les costumes locaux.

L’orgueil de la race occidentale est tellement ridicule qu’il fera rire les générations futures.
N’y a-t-il pas lieu de rire lorsqu’on songe que l’on a imposé au monde entier, comme insigne
de la civilisation, le veston ? Le Chinois qui vient en Europe doit adopter les costumes
Chapitre XXI : Regard productif ; vers un changement de vêtement ? 615

européens sous peine de passer pour un « demi-civilisé », et l’Européen qui va en Chine


croirait déchoir en adoptant le costume chinois. Excepté les missionnaires. Les missionnaires
s’habillent à la chinoise. C’est l’indice de l’intelligence plus ouverte de l’Eglise.1801

Evidemment, il n’est pas très objectif, d’autant qu’il ajoute un peu plus tard que les Français
sont moins coupables que d’autres car « le “mur de couleur” est avant tout anglosaxon ».1802
En tout cas, pour lui, la « perception productive » du monde colonial doit se traduire par un
changement de vêtement. On trouve pourtant bien des photos de religieux en soutane (ce n’est
pas le blanc, mais pas non plus les costumes locaux) et même des sœurs qui ont mis un casque
par dessus leur voile de religieuse. Mais peu importe. Son analyse donne à penser que les
voyageurs ont pu, eux-aussi changer de vêtements. Car s’ils avaient honte d’être associés aux
coloniaux en blanc, ils ont peut-être résolu le problème en choisissant de ne pas porter cet
uniforme, qu’ils avaient pourtant sans aucun doute, comme tout bon voyageur, acheté à
Marseille, avant le départ. Alors, ces voyageurs étaient-ils en blanc, et si non était-ce par désir
de transgresser l’ordre colonial ?
Je me permets de faire un détour par une autre situation coloniale, celle de l’Afrique,
car le même type de malaise visuel se rencontre chez le peintre Lucie Cousturier, qui voyage
dans les années vingt au Sénégal et au Mali. Dans son récit de voyage, Mes Inconnus chez eux
(1925), c’est aussi un regard productif qu’elle lance aux vêtements de la colonie. La visibilité
blanche des coloniaux la frappe et la dérange au point qu’elle choisit de se défaire de ses
habits européens et de porter le boubou des femmes africaines.1803 Elle refuse
catégoriquement d’être associée à la communauté européenne des pays où elle voyage, d’où
son choix de cette nouvelle apparence. Néanmoins, si elle refuse d’endosser l’identité
coloniale, ce n’est pas seulement par attitude éthique, c’est aussi pour des raisons
personnelles. En tant que peintre, elle veut saisir le pays tel qu’il est, se fondre dans le
paysage pour en trouver la mélodie réelle, disparaître dans le décor quotidien comme si elle
n’y était pas et éviter que les gens se comportent différemment. L’uniforme blanc empêche
évidemment une telle attitude effacée. Quoi que ce soit avant tout pour une raison personnelle

1801
LECLERCQ, Jacques, « Qu’avons-nous fait de nos frères ? », dans : coll. L’Homme de couleur, Paris, Plon
« Présences », 1939, p. 359-380, p. 371.
1802
Ibid., p. 374.
Il fait un plaidoyer pour le rapprochement entre les peuples, un projet que peut et doit réaliser le dieu du
christianisme : « L’Eglise surtout apporte la fraternité chrétienne à toutes les races. Qui a vu le peuple
chrétien de France ou de Belgique s’agenouiller sous la bénédiction d’un prêtre noir ou d’un évêque chinois,
a eu l’intuition de ce que la fraternité chrétienne contient d’égalité dans l’amour, et plus que cela, de fusion
des âmes dans le seul Dieu », p. 375.
1803
COUSTURIER, Lucie, Mes Inconnus chez eux (1925), Paris, Les Belles Lectures, 1956.
616 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

qu’elle refuse l’hypervisibilité imposée par l’idéologie, son apparence lui permet de
rencontrer les gens et de parler avec la population. Les échanges qu’elle a avec « ses
inconnus » l’amènent à considérer la situation des habitants sous le système colonial. C’est
donc grâce à ses vêtements qu’elle formule une critique du colonialisme, et non pas l’inverse.
Il me faut donc rester prudente et considérer que ceux qui rejettaient l’apparence coloniale ne
le faisaient pas nécessairement en réaction à une réfutation de l’argument de la blancheur.
Tel est le cas de la journaliste et aventurière Elisabeth Desmarets, alias Titaÿna, qui
porte bien souvent des vêtements locaux – parfois ceux des femmes (à Tahiti le pareo) parfois
ceux des hommes (sur les bateaux elle est en pantalon et chemise) – parce qu’elle veut se
sentir le plus libre possible pour imprimer sur son corps les joies de l’aventure.1804 Son texte
est très peu politisé, et c’est surtout dans les îles du Pacifique qu’elle se rend compte de
l’horreur de la situation des coolies indochinois embarqués de force pour travailler dans les
mines françaises. A l’île de Makatea elle nous décrit une scène de l’enfer des mines de
phosphates.

Impression de la forêt vierge, hostile et inxetricable. La chaleur est écrasante. Dans cette
cuvette de feu, pas le plus petit souffle marin.Voici enfin une extraction de phosphates, en
pleine activité. […] Des Annamites en chapeau pointu occupent le chantier. Sous 550 ils
travaillent dans des trous asphyxiants. Leurs baraquements, dans lesquels ils logent hommes,
femmes et enfants, sont un peu plus loin. Il y a quelques jours ils se sont révoltés… les
blessés sont encore à l’hôpital, j’irai les voir tout à l’heure. […] L’hôpital enfin, spectacle
lamentable adouci par le présence du docteur qui semble bon médecin et homme de cœur.
Nous voyons les blessés de la dernière révolte […] Je m’en vais le cœur serré, comme
chaque fois que de par le monde je rencontre la grande détresse humaine, multiple et
semblable, impossible pour moi à soulager.1805

Impuissante elle l’est de nouveau lors d’un scène semblable dans le bagne de Nouvelle
Calédonie. « Ce n’est pas la curiosité qui a toujours attiré mon esprit vers ceux que les justices
humaines ont condamnés. C’est une sorte d’inquiétude … sympathique. J’aime l’expression
des gens du peuple pour parler d’un coupable : “il a eu du malheur” ». Elle rencontre :

un vieil indochinois poli et mystérieux. « Condamné politique pour avoir jeté des bombes à
Hanoï ». Je le regarde silencieusement et son regard plissé ne se donne pas. Brusquement il
ouvre un tiroir, me montre la photographie d’un jeune homme élégant avec une femme et

1804
TITAŸNA, Mon Tour du monde, Paris, Louis Querelle, 1928.
1805
Ibid., p. 187-199.
Chapitre XXI : Regard productif ; vers un changement de vêtement ? 617

deux bébés : — « Mon fils, docteur à Paris… » [lorsqu’elle sort du ‘bagne’] un forçat […]
[un] malheureux m’offre des petites nacres travaillées. […] Je lui achète sa cargaison. 1806

On ignore comment elle est habillée pour cette visite, sans doute a-t-elle gardé le costume
d’équitation masculin, son pantalon de broussard qu’elle avait endossé pour faire le tour de
l’île. Toujours est-il qu’elle se sent relativement peu à l’aise en marraine de guerre dans le
bagne et se sent tenue à acheter l’artisanat des ‘forçats’.
Elle semble elle aussi refuser d’adhérer à l’esthétique de la blancheur, mais certes pas
pour des raisons politiques. D’ailleurs elle aime la variation vestimentaire qui est une autre
manière d’affirmer sa mobilité de femme émancipée. Et elle s’est aussi conformée aux
vêtements des coloniaux. Elle ne se décrit pas dans son aventure indochinoise, mais on a une
photo d’elle qui nous la montre à dos d’éléphant devant les ruines d’Angkor Wat, arborant
fièrement le casque et le « blanc ».1807
Dans la majorité des cas, on ne sait rien des vêtements que portent les voyageurs en
Indochine. Ils décrivent les tenues des autres mais rarement les leurs. Ils campent les
coloniaux par le biais d’une blancheur qui fait un remarquable contraste avec la foule sombre
des Indochinois. Après une telle condamnation de l’uniforme blanc, les voyageurs n’ont pas
intérêt à dévoiler qu’eux aussi étaient habillés de la sorte !
Car à mon avis, les voyageurs de mon corpus portaient eux aussi l’uniforme colonial,
sinon ils l’auraient très probablement mentionné ! Titaÿna ne nous dit plus rien de ses habits
lorsqu’elle est en Indochine : son conformisme ne vaut pas le peine d’être mentionné. Quant à
Malraux, seul le journal de Clara nous renseigne. Elle raconte que, s’en allant en France
plaider la cause d’André, quand elle le quitte à Phnom Penh, « la voiture démarre, je le vois
sous son casque de liège, son col demi-raide autour du cou, debout au milieu de la route dans
son costume de toile blanche, les bras ballants, séparé des autres, orphelin ».1808 Malgré son
costume, semble-t-elle nous dire, son époux ne fait pas le poids contre les coloniaux, le blanc
et le casque ne sont qu’une mince protection contre la hargne de l’administration et de ses
fonctionnaires. C’est par inadvertance que l’on comprend que Londres portait le casque
puisque la chaleur tape sur ce couvre chef comme le marteau sur l’enclume.1809 Il en va de
même pour Werth qui se promenait apparemment, lui-aussi, en uniforme colonial. Il raconte

1806
Ibid., p. 312 et 326.
1807
HEIMERMANN, Benoît, op. cit., s. p.
1808
MALRAUX, Clara, op. cit., p. 345.
1809
LONDRES, Albert, loc. cit.
618 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

sa visite à un couple de coloniaux qui a trente ans de colonie et qui ressemble à s’y méprendre
aux bourgeois provinciaux de France. Il en oublierait où il est si ce n’est l’attitude du boy :

Quand j’eus pris congé, le boy m’apporta mon casque dans l’antichambre, me le rendit avec
une extraordinnaire révérence, une révérence de très humble à très puissant, qui n’est plus en
Europe possible qu’au théâtre et dans un conte des Mille et Une Nuits. Même ce geste, je ne
suis point encore capable de le juger. Et je ne sais pas comment il faut appeler cette marque
de servilité ainsi sauvée par la grâce.1810

Sans que l’on puisse en être absolument sûrs, il est peu probable que le regard productif de
Viollis, de Durtain et de Werth les aient incités à laisser tomber le costume colonial.
D’ailleurs mettre les vêtements des paysans ou des lettrés des régions traversées,
comme le conseille l’abbé Leclerq, eut été se déguiser. C’est ce que fait Gabrielle Vassal, qui
s’habille en mandarin, juste pour son plaisir (Figure 21.1: Gabrielle Vassal en costume de
mandarin, Figures 21.2 et 21.3 photos traditionnelles de mandarins, auxquelles je reviens au
chapitre suivant).1811 Ce n’est certes pas ce que l’on peut attendre de Viollis. Mais peut-être la
journaliste a-t-elle de temps en temps délaissé son casque. Elle n’en dit rien. Pourtant elle
montre un réel respect pour le jeune docteur qui l’interpelle de la sorte après un accueil très
protocolaire à Angkor :

Quittez ces gens, me dit-il. Je veux vous montrer un village indigène, vous dire ce qu’on
pourrait, ce qu’on devrait faire. […]
Nous débarquons dans le village formé de paillottes sur pilotis, baignant dans l’ombre verte
des cocotiers et des bananiers.
[…] les femmes sortent des cases avec leurs nourissons, entourent le jeune docteur qui est là,
sans casque (les indigènes n’aiment pas les casques), elles touchent ses vêtements, lui
sourient avec confiance.1812

Cette anecdote montre combien Viollis estimait que l’abandon du vêtement colonial
permettait enfin le rapprochement et la confiance. Les hommes peuvent enfin se toucher, dans
tous les sens du terme.
Lorsque la journaliste retrouve la suite du ministre, un haut fonctionnaire lui dit d’un :

1810
Ibid., p. 56.
1811
WERTH, Léon, op. cit., p. 131.
« Ninh ne déguise jamais son esprit à l’européenne. […] il est une politesse humaine qui interdit les
déguisements de l’esprit. Je suppose qu’en Extrême-Orient comme en Europe beaucoup d’hommes sont
toujours déguisés et qu’ils finissent par croire à leurs costumes ».
1812
VIOLLIS, Andrée, Indochine S.O.S.i, op. cit., p. 43.
Chapitre XXI : Regard productif ; vers un changement de vêtement ? 619

air soupçonneux :
— Vous avez, paraît-il, fait une promenade avec le docteur X… ? Ce n’est pas un mauvais
garçon, mais il est très exalté … un peu fou… Vous savez, la brousse pour les jeunes gens !…
Méfiez-vous de ce qu’il vous a raconté…
Le doux Cambodge serait-il le séjour des « excités » et des « exaltés » ?1813

Pour cet officiel, il est naïf de croire ce que disent certains habitants de l’Indochine. Il ne faut
pas croire tout ce que l’on dit, surtout si c’est une forme de critique et surtout si cette critique
est formulée par un ‘demi-civilisé’, quelqu’un qui s’est dépouillé du casque ! Ecouter les voix
du silence est dangereux !
En mettant face à face des stéréotypes incompatibles, l’univers du Cambodge serait
« doux » et « excité », elle souligne combien le discours est vide et manipulateur. Même si
c’est par le biais d’une question, elle prend position contre cette censure, contre le mensonge
de cet officiel. Elle montre aussi combien les fonctionnaires se méfient des voyageurs (« vous
n’allez pas faire comme R. » lui dit-on dès son arrivée ; référant très certainement à Roubaud)
et des informations non officielles qu’ils pourraient glâner.1814 « Depuis Louis Roubaud, on a
grand peur ici des journalistes. De ceux du moins qui n’ont pas été muselés par les fleurs et
les faveurs », souligne-t-elle encore plus loin.1815
Pour le jeune médecin que Viollis a accompagné hors des sentiers balisés pour la visite
officielle, le costume blanc amène exactement le contraire que le rapprochement que requiert
sa mission. Le rapprochement est la seule manière de toucher la population, de gagner sa
confiance pour que la mission civilisatrice puisse porter ses fruits. « Il est si facile de s’en
faire aimer » lui affirme ce médecin dans son paternalisme convaincu du colonialisme.1816 Le
costume ne fait que creuser le fossé entre les coloniaux et les subalternes. Encore une fois,
comme pour Cousturier ou Titaÿna, le choix des vêtements est d’ordre personnel, il ne s’agit
pas, en soi, d’un acte anticolonial. Le rejet du blanc – ici du casque – ne signifie pas
nécessairement le rejet du colonialisme (au contraire le médecin montre sa confiance dans la
mission civilisatrice), mais il s’agit bien d’un rejet de la fiction dominante, d’un rejet de la
polarisation scopique de la population, d’un rejet de l’identité coloniale blanche définie par le

1813
Ibid., p. 44-45.
1814
Ibid., p. 89.
1815
Ibid.
1816
Ibid., p.44.
620 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

pouvoir des hauts fonctionnaires. Cette adoption des vêtements non réglementaires réfute
l’ordre colonial.
On aurait pu s’attendre à ce que les voyageurs, si critiques des costumes coloniaux,
aient décidé, non pas de se déguiser en Orientaux, mais de s’habiller comme chez eux, comme
en France. Peut-être que le désir d’être à la mode a quand-même incité certains voyageurs à
porter des costumes modernes dans les grandes villes. Ce n’est pas impossible, mais on n’en
sait rien. On peut aussi se demander pourquoi c’est surtout chez les voyageurs que l’on note le
plus ces perceptions productives, même s’il y a des exceptions – comme ce médecin
d’Angkor – mais il me semble que les contacts que les voyageurs avaient avec la population
étaient très différents de ceux qu’avait le fonctionnaire qui était dès son arrivée intégré dans le
colonat, et qui « connai[ssai]t l’Annam par son boy ».1817 En revanche les voyageurs, comme
je l’ai déjà dit, et même s’ils étaient reçus par les officiels, étaient plus ‘livrés’ au pays. J’y
reviendrai plus tard pour traiter du personnage du « retour de France », mais voyons d’abord
quelle résistance les Indochinois ont opposée à l’esthétique de la blancheur.

1817
WERTH, Léon, op cit., p. 115.
CHAPITRE XXII

ALTERNATIVES INDOCHINOISES A LA BLANCHEUR

La liberté ? C’est uniquement la puissance de


déplacer de temps à autres les fatalités qui nous
entourent.
Elie Faure, Mon Périple (1932).

L’œuvre engagée démasque comme fétiche l’œuvre


qui prétend simplement être là, comme le
divertissement gratuit des gens qui fermeraient
volontiers les yeux [...] ou même comme hautement
politique, bien que apolitique
Theodor Adorno, L’Engagement (1958).

1. - L’autoreprésentation : « création personnelle »,


un tiers-espace révolutionnaire1818
Les colonisés ont-ils trouvé des alternatives vestimentaires qui leur permettaient de rejeter
l’ordre colonial imposé ? Il semblerait en effet que les révolutionnaires se soient rapidement
intéressés au pouvoir que pourraient leur procurer certaines formes d’auto-représentation.
On a déjà pu constater que l’apparence de Ninh a fait grand effet sur son futur ami,
Léon Werth. Ce qui l’a frappé c’est que Ninh ne ressemblait ni au mandarin type, ni au
francisé type. Même dans ses vêtements, il visait à dépasser la dichotomie de l’ordre colonial.
Selon Judith Henchy, dans « Vietnamese New Women and The Fashioning of Modernity »,
Nguyễn An Ninh est le premier à avoir compris l’intérêt d’une certaine image de marque. Il a
fait circuler une photo de lui auprès de ses adhérents (figure 22.1 : photo de Nguyễn An
Ninh). Cette photo, prise au début des années 20 a fait le tour de ses compatriotes. Elle se
trouvait dans toutes les maisons et pour la première fois une photo sortait du cadre de l’autel
des ancêtres. Son portrait a incarné la révolution anticoloniale pour toute une génération de

1818
J’emprunte ces termes de « création personnelle » à NGUYễN AN NINH, « L’idéal de la jeunesse annamite »,
La Cloche fêlée, cité par WERTH, Léon, op. cit., p. 37.
622 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

qui il était l’idole – un peu un Che Guevara indochinois.1819 Henchy précise qu’il s’agit d’une
photo réalisée par un artiste, le photographe Khán Ký qui était un ami commun à Nguyễn An
Ninh et Nguyễn Ái Quốc.1820 Pour cette photo, on imagine que l’artiste a consulté son modèle,
ou que ce dernier a choisi la photo la plus réussie pour la faire circuler en Indochine. En tout
cas, il faut considérer que Ninh avait probablement travaillé à Paris, comme beaucoup de ses
compatriotes et comme d’ailleurs Quốc, dans l’atelier de photographie du grand
révolutionnaire Phan Chau Trinh. Ce ‘dragon’ du nationalisme vietnamien accueillait ses
jeunes compatriotes et leur trouvait souvent un travail de retoucheurs. Toujours est-il que
cette photo a été prise selon une certaine mise en scène et la pose a été scrupuleusement
choisie : l’artiste et le modèle visaient un certain effet. Si elle a eu tant d’impact sur la
jeunesse indochinoise, ce n’est pas un hasard.
Ninh prend une attitude spécifique qui n’est certainement pas celle des francisés, ni
celle des mandarins classiques (Figures 21.2 et 21.3 : photos de mandarins prenant la pose en
montrant leur mains). Werth le notait déjà, Ninh n’avait adopté ni l’apparence des coloniaux,
ni celle des mandarins traditionnels. Il lui a fallu trouver autre chose pour se représenter en
tant que révolutionnaire et homme du peuple. Dans son Cochinchine, Léon Werth cite
l’article de Nguyễn An Ninh qui l’a frappé et qui lui a donné l’envie de rencontrer ce jeune
indochinois : « Ce qu’il nous faut, ce n’est pas des imitations serviles qui, loin de nous libérer,
nous attachent à ceux que nous imitons. Il nous faut des créations personnelles jaillies de
notre sang même ou œuvres d’une réaction qui s’est opérée en nous ».1821 Hélas, Ninh ne
pouvait joindre qu’un faible pourcentage de ses compatriotes par ces mots dans son journal
qu’il était obligé d’écrire en français. Par contre sa photo est ‘lisible’ pour tous. Elle est
« œuvr[e] d’une réaction qui s’est opérée en [lui] ».
C’est avant tout la pose d’un mannequin qu’il prend – il faut dire qu’il est très beau –
et le fait qu’il ait ‘posé’ est évident. C’est une représentation volontaire. Il a les cheveux
coupés et rejettés en arrière indiquant un homme moderne ayant abandonné le chignon
traditionnel, mais il porte une tunique à col chinois ce qui montre aussi sa prise de distance
par rapport aux valeurs de l’Occident. En outre il pose la tête légèrement penchée appuyée sur
la main, (sans que l’on voie les ongles que les mandarins se devaient d’exposer comme

1819
HENCHY, Judith, « Vietnamese New Women ant he Fashioning of Modernity », dans : Robson, Kathryn et
Yee, Jennifer, op. cit., p. 121-138, p. 129.
1820
Ibid.
1821
NGUYễN AN NINH, « L’idéal de la jeunesse annamite », La Cloche fêlée, cité par : WERTH, Léon,
Cochinchine (1926), op. cit., p. 37.
Chapitre XXII : Alternatives indochinoises à la blancheur 623

symbole du pouvoir de leur classe ; Figures 21.2 et 21.3), ce qui indique à la fois la réflexion
et le mouvement, mais aussi la distance par rapport à la représentation de l’élite : Ninh veut
atteindre le peuple qui est au centre de son action. En plus le photographe a fait un zoom sur
le visage et non pas représenté le corps entier raidement assis sur une chaise, ou un trône
comme l’habitude le voulait. La représentation du pouvoir (entièrement issu de l’esprit,
comme dans l’esthétique de la blancheur) ne se base plus sur aucun des signes matériels qui
définissaient les anciens mandarins. Ceux-ci avaient perdu tout pouvoir, ils étaient devenus
les pantins des Français ; il était logique de représenter une nouvelle génération de leaders
politiques sans référer à des symboles qui avaient perdu tout sens. Il n’est donc pas question
de représenter un corps immobile figé dans le passé, non plus qu’un corps actif mais servile :
le corps du peuple taillable et corvéable à merci, le corps plié du coolie-pousse qui ploie sous
de la colonisation. L’action part de la tête et de son mouvement. La pommette haute – le
punctum de la photo – indique fierté, peut-être aussi de la mélancolie, mais elle dirige surtout
le visage vers l’avenir. Cependant il ne s’agit pas d’une projection vers un futur intempestif,
incontrôlé. Au contraire la tête posée sur la main indique la pose de la réflexion. La réflexion,
Ninh est un intellectuel, et le mouvement de la tête, Ninh est un homme actif, sont aux
antipodes des portraits statiques des anciens mandarins qui reflétaient si bien les idées de
passivité et de luxe décadent que l’on aimait associer à l’Asie.
J’insiste sur le fait que cette autoreprésentation est consciente et voulue. C’est le signe
d’un nouveau positionnement esthétique qui vient faire concurrence aux modèles imposés par
le colonialisme. On voit bien que les colonisés sont capables de se représenter, contrairement
à ce qu’en disait Said citant Marx dans la préface de son Orientalisme. Et, pour reprendre la
distinction que fait Spivak entre deux types de représentation – Darstellung et Vertretung –,
cette représentation dans l’apparence est un pas dans la revendication d’une représentation
politique.1822 La photo semble promettre la planification d’une action pour passer de l’un à
l’autre. Cette auto-représentation manifeste la détermination à ne pas entrer dans les moules
visuels produits par le pouvoir et à dépasser la dichotomie politique et scopique. Ninh n’est
pas le seul à réussir à dépasser l’esthétique de la blancheur.
L’autoreprésentation de Nguyễn Ái Quốc part, semble-t-il, du même principe que celle
de Ninh. C’est en tout cas ce que je comprends de la description que fait Jean Dorsenne, dans
son Faudra-t-il évacuer l’Indochine ?, de la photo du leader communiste qu’il a sous les
yeux. Il conçoit que l’attitude de Nguyễn Ái Quốc y est une forme de mimétisme, mais

1822
SPIVAK, Gayatri, « Can the Subaltern Speak ? », art. cit., p. 74.
624 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

l’esthétique que Quốc copie n’est pas celle de la colonie, non plus que celle
traditionnellement indochinoise : c’est l’esthétique moderne de la Russie qu’il y voit. La
photo de Nguyễn Ái Quốc que Dorsenne comtemple a été prise avant 1930, comme la photo
que j’ai reprise dans les annexes (figure 22.2 : photo de Nguyễn Ái Quốc, s.d. ± 1925-1930).
Peut-être s’agit-il de la même. En tout cas la description qu’il donne y correspond assez bien ;
elle pourrait d’ailleurs aussi correspondre à celle de Ninh. Voilà comment il décrit cette photo
du futur Hồ Chí Minh.

J’ai entre les mains sa photographie […]. Par un singulier phénomène de mimétisme, cet
Annamite qui vécut plusieurs années en Russie, où il s’imprégna des doctrines soviétiques, a
pris l’aspect d’un nihiliste russe. Au-dessus du front, haut et bombé, les cheveux sont rejettés
en arrière : les yeux profonds et doux reflètent une de ces incurables mélancolies dont
souffrent certains héros de Dostoïewsky ; les pommettes sont saillantes et on les devine
enflammées par la fièvre ; un pli amer déforme légèrement la bouche.1823

Il ne dit rien d’une composante orientale dans la représentation, mais la photo de la figure que
j’ai jointe nous le montre quand même avec un tissu brodé d’idéogrammes. En tout cas, selon
Dorsenne, il y a dans la représentation même du révolutionnaire un mimétisme russe qui
rappelle à la fois la mélancolie d’un peuple soumis, et l’action d’un peuple révolutionnaire.
Bien qu’ils n’aient pas été d’accord l’un avec l’autre sur beaucoup de sujets, ces deux
révolutionnaires ont tous deux une apparence spécifique. Tous deux semblent jouer sur les
possibilités que procurerait le dépassement de la dichotomie véhiculée par l’esthétique de la
blancheur. A mon avis, ils tentent de trouver ce que Homi Bhabha a appelé un « tiers-
espace ». Le « tiers-espace » est un concept élaboré à partir du processus de communication
d’un énoncé entre deux « lieux » (je et tu). La production du sens, qui n’est jamais ni un lieu,
ni l’autre, requiert leur mobilisation dans le passage par un troisième espace. Décrits d’abord
en terme négatifs (ni-ni) par Léon Werth, les vêtements de Ninh sont un tiers-espace qui
permet « d’articuler des pratiques […] culturelles différentes ».1824 Mais à mon avis plus que
le (ni Mandarin-ni Francisé) que décrit d’abord Werth, Ninh devient une combinaison de
1823
DORSENNE, Jean, Faudra-t-il évacuer l’Indochine ? (1932), op. cit., p. 76.
Dorsenne ne se trompe pas sur l’impact de la présentation des révolutionnaires communistes, mais il est
aveugle au rôle que continuera à jouer Nguyễn Ái Quốc. « Nguyen-Ai-Quoc a été condamné à deux ans de
prison […]. Le leader annamite, plus encore que par la justice humaine est condamné par la justice divine. La
tuberculose ne pardonne pas et […] bientôt, le doux illuminé aux mains teintes des sang, aura probablement
vécu… C’est cette issue fatale que redoute le Gouvernement […] : il ne doute pas une minute que Moscou ne
transforme cette mort parfaitement naturelle en un machiavélique assassinat… », ibid.
1824
BHABHA, Homi K., « Le tiers-espace. Entretien avec Homi Bhabha », trad. Degoutin, Christophe et VIDAL,
Jérôme, Multitudes (26), sept. 2006, p. 95-107, p. 99.
Chapitre XXII : Alternatives indochinoises à la blancheur 625

beaucoup de signes de représentation qui veillent à lui accorder plus de pouvoir dans le
monde colonial. A y regarder de plus près, Ninh se présente à Werth par superposition de
touches successives, un collage de signifiants qui forment une « création personnelle » : il est
un homme actif (un journaliste rencontré dans son atelier) et un intellectuel (son bureau est
couvert de rayonnages), il est Asiatique dans sa tunique (que reflète le portrait du grand poète
et nationaliste indien Tagore), il a aussi la beauté occidentale (la couleur angélique de ce
même vêtement), etc., etc.
Il me semble en effet que plus qu’une fusion de deux opposés (Occident-Orient)
conçus comme des données stables et incompatibles, ce révolutionnaire tente au contraire de
dépasser cette structure dichotomique en réalisant une sorte de collage qui déstabilise la
logique de l’ennemi, qui la confond. Ninh répond à l’intimidation de l’esthétique de la
blancheur par une alternative qui emprunte elle aussi – mais différemment – à cette
esthétique. Il puise à toutes les sources pour « établi[r] de nouvelles structures d’autorité, de
nouvelles initiatives politiques ».1825 C’est très exactement ce que ressentent Léon Werth et
Jean Dorsenne devant l’autoreprésentation de ces deux jeunes révolutionnaires. Aucun doute
dans leur esprit que le choix de l’apparence soit conscient ; que c’est un argument dans la
lutte pour le pouvoir dans la colonie. Vu le succès de la photo de Ninh, il semble bien que sa
stratégie ait été efficace. Hélas, elle l’a tellement été qu’il a dû finir sa vie à Poulo Condore,
achevé à l’arsenic par le directeur du bagne qui craignait que les Japonais ne le libèrent.
Les deux leaders, Quốc et Ninh avaient instrumentalisé leurs vêtements et leur
présentation, leur apparence comme moyen d’acquérir plus d’agency. Mais Nguyễn Ái Quốc,
qui a longtemps opéré depuis l’étranger, a mieux réussi à se mettre à l’abri. D’ailleurs, cette
absence-protection rappelle une autre stratégie des communistes dont parlait Louis Roubaud.
On se souvient qu’il s’étonnait que l’on ne puisse reconnaître les communistes des autres
Indochinois – chez lui c’est leur anonymat qui les rend forts. Dorsenne est du même avis. Il
considère qu’ils passent inaperçus pour mieux se faufiler entre les mailles des filets que leur
tendent les agents de la Sûreté. C’est la tactique du caméléon : là aussi le mode de
l’oppression est poussé jusqu’au bout, jusqu’à ce qu’il devienne un arme. Les stéréotypes du
silence et de l’anonymat sont mis à profit dans le camouflage d’une armée silencieuse. Ici
l’‘invisibilité’ des Indochinois pour le colonat qui les obligent à rester à leur place – soit
travailleur à la solde des coloniaux, dans les fabriques, les plantations, comme employés de
maison, soit francisés employés par l’administration – est utilisée pour qu’elle devienne une

1825
Ibid.
626 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

protection. Dans les campagnes ils s’habillent en paysans, à la ville ou sur le bateau comme
des adeptes de la colonisation portant l’uniforme colonial. Pour Roubaud et Dorsenne (qui à
mon avis s’inspire de Viet Nam de son confrère, mais sans le citer) certains révolutionnaires
mettent à profit la tactique du caméléon. Ces représentations sont comprises par ces
voyageurs comme des stratégies dans la revendication du pouvoir. C’est aussi ce qui aide
Roubaud a comprendre que les contestataires viennent de toutes les classes de la société : la
contestation a une tête (les leaders) et un corps (les paysans), dit-il dans une scène déjà citée.

2. - Le sport, affirmation d’un corps actif


Peut-être peut-on tirer un parallèle avec la situation en Indonésie à la même époque et
comparer les vêtements des révolutionnaires indonésiens à ceux de Ninh et Quốc. Comme l’a
montré Francis Gouda, l’élite de la société indonésienne, les leaders locaux : les Raden,
Sultant et autres régents qui étaient directement soumis au pouvoir des coloniaux, étaient
representés par les Néerlandais de manière très efféminée.1826 On se souvient que les
représentations françaises de l’Asie dominée reliaient féminité, indolence, impuissance.1827
Des représentations qui avaient cours une fois que le pays était dominé. Ce type de
représentation ôtait symboliquement le droit de déterminer leur destin aux dirigeants ainsi
représentés. Pour organiser la révolte anticoloniale, la jeune génération indonésienne s’est
servie d’une nouvelle esthétique qui lui permettait de se profiler dans le monde moderne.
Grâce aux vêtements de sport, ces contestataires ont pu acquérir un visage plus viril. Comme
par exemple Sutan Sjahrir, personnage culte du jeune nationalisme indonésien, réputé à la fois
pour son action nationaliste et pour son jeu sur les terrains de tennis, qui avait sa photo en
tenue de tennis.1828 Grâce à cette image sportive, la jeunesse pouvait se profiler en évacuant
les conventions coloniales, affirmer une nouvelle identité, une identité virile qui pouvait
revendiquer le pouvoir.
Même si Nguyễn Ái Quốc et Nguyễn An Ninh n’ont pas adopté le look sportif – du
moins je n’ai pas trouvé de photos de l’époque qui me permettent de le conclure –, ils
1826
GOUDA, Francis, « From Emasculated Subjects to Virile Citizens : Nationalism and Modern Dress in
Indonesian Nationalism, 1900-1949 », art. cit.
1827
Sur les stéréotypes concernant l’Indochine, leurs variations dans le temps et leurs contradictions, voir :
RADAR, Emmanuelle, « Indochina », dans : BELLER, Manfred et LEERSSEN, Joep (dir.), Imagology: A
Handbook on the Literary Representation of National Characters, Amsterdam, Rodopi, 2007, p. 183-186.
1828
GOUDA, Francis, « From Emasculated Subjects to Virile Citizens : Nationalism and Modern Dress in
Indonesian Nationalism, 1900-1949 », art. cit., p. 312.
Chapitre XXII : Alternatives indochinoises à la blancheur 627

affirment eux-aussi une recherche esthétique qui leur accorde une image active, volontaire, et
revendicatrice d’indépendance. Chez Ninh, dans les années 1920, c’est surtout son visage et
pas son corps qui vient signifier la subversion. Mais il est vrai que dans les années 1950 Hô
aimait à se faire représenter en costume sportif : short et chemise à courtes manches.1829 Le
parallélisme avec l’attitude vestimentaire des Indonésiens se vérifie alors sans doute mais,
pour une période plus tardive.
Selon Francis Gouda, en Indonésie : « la subversion des conventions coloniales
concernant le vêtement, représentait un élément inéluctable de la formation d’un mouvement
nationaliste unifié ».1830 A ce niveau on voit que les mouvements de Ninh et Quốc dans les
années vingt et trente ne proposent pas encore de mouvement unifié qui se marquerait par un
uniforme spécifique. Au contraire, l’Indochine est terriblement divisée. Le véritable
patchwork de groupuscules révolutionnaires rien que pour la Cochinchine, se révèle à la
lecture de l’autobiographie du regretté trotskiste Ngo Van, admirateur de Nguyễn An
Ninh.1831
Les stratégies vestimentaires pour acquérir du pouvoir sont elles aussi multiples et
n’excluent pas l’autoreprésentation en vêtement de sport. Car on voit également, dans la
colonie française, que le corps commence à s’affirmer d’une autre manière et comme en
Indonésie, il s’affirme tout d’un coup par les activités sportives. Le mouvement du corps étant
associé à l’activité, il permet à la nouvelle génération de défaire les stéréotypes de passivité et
de s’affirmer dans une nouvelles relation au pouvoir. La représentation d’un corps colonisé
sportif est un tiers-espace. Mais plus qu’un collage de symboles issus de plusieurs origines
(une construction en et-et-et), c’est surtout l’adhésion à une esthétique internationale qu’il
faut à mon avis constater. Comme le disait Tammy Proctor, à l’entre-deux-guerres, il y a
compétition de deux types d’uniformisation du corps qui procurent la citoyenneté. Une
esthétique de la citoyenneté du civilisateur (la blancheur) et une esthétique internationale.1832

1829
Un dessin de propagande de Hô comme un jeune homme venant revandiquer ses droits, le montre en
costume sportif, ou peut-être plus proche d’un costume de scout : chemise blanche à manches courtes, short
noir et képi foncé. Ce Hô aux très larges épaules et aux gros bras, muni du drapeau du Việt Nam, se tient
debout alors qu’à ses pieds est étendu mort un Français en costume militaire sur le corps duquel pend un
drapeau français cassé en deux. Ce dessin n’est pas daté, mais il représente vraisemblablement la victoire de
Diên Biên Phu.
HEMERY, Daniel, Ho Chi Minh, op. cit., p. 74.
Mais cette affiche n’étant pas datée, elle ne permet pas de prouver que le sport ait joué un rôle déterminant
dans l’autoreprésentation des révolutionnaires et surtout dans la construction d’un mouvement national
unifié.
1830
GOUDA, Frances, art. cit., p. 307.
1831
NGO VAN, Au Pays de la cloche fêlée, op. cit.
1832
PROCTOR, Tammy M., « Scouts, Guides and the Fashioning of Empire », art. cit., p. 130.
628 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

C’est à mon avis sur cette variante que s’ancre le sport et la représentation d’un corps sportif
vient alors dépasser et supplanter l’esthétique de l’ordre colonial.
Dans un article sur la montée des activités sportives en Indochine, Agathe Larcher-
Goscha explique comment elles se sont développées dans la colonie française d’Asie.1833
Hélas, elle ne parle pas du tout des vêtements que portaient les dirigents nationalistes ou
communistes, ni des situations dans lesquels les Indochinois adoptaient les vêtements de
sport. Mais elle note quand même la progressive apparition des pratiques sportives dans
l’Indochine de l’entre-deux-guerres et en parallèle la récupération du discours sportif dans les
mouvements indépendantistes.
Si, à l’origine, « la pratique de l’éducation physique fixant l’individu sur lui-même est
plutôt contraire aux préceptes du confucianisme qui enseignait l’humilité du corps, l’oubli du
“moi” hors le tout collectif », il y avait traditionnellement avant l’arrivée des Français
l’enseignement des arts martiaux, mais ceux-ci avaient été supprimés après la Première
Guerre mondiale – ils faisaient partie des matières à présenter lors des concours triennaux.1834
Au tournant de 1920, il y a une forte prise de consience de soi, le besoin d’une affirmation
personnelle, la montée du patriotisme et de la résistance anticoloniale qui vient s’associer à la
psychologie du sport et le rend plus populaire. « Des générations de coloniaux avaient
stigmatisé la faiblesse physiologique – sans compter la faiblesse politique et culturelle, objet
de toutes les litanies coloniales – des Vietnamiens dont on soulignait régulièrement la petite
taille, […]. Il était explicite dans le credo officiel que la force et la virilité appartenaient aux
Français, dont la civilisation allait, promettait-on, littéralement féconder l’Indochine ».1835
Cette image d’impuissance a soulevé la révolte intérieure des intellectuels contre la
colonisation mais aussi contre leur propre physiologie. Le sport a donc été une manière pour
contrecarrer et la représentation et la ‘faiblesse de la race’ ; une notion que les Indochinois
avaient intégrée.
En fait, dès les contacts des nationalistes de la génération de Phan Chau Trinh avec
l’enseignement japonais dans la première décennie du XXe siècle, l’entretien du corps a été
vu comme un instrument de la reconstitution du peuple. Larcher-Goscha parle même de
« l’adéquation entre la mobilisation réformiste et la mobilisation sportive des intellectuels

1833
LARCHER-GOSCHA, Agathe, « Sports, colonialisme et identité nationales : premières approches du “corps à
corps colonial” en Indochine (1918-1945) », dans : BANCEL, Nicolas, DENIS, Daniel, FATES, Youssef (dir.),
De L’Indochine à l’Algérie. La Jeunesse en mouvements des deux côtés du miroir colonial. 1940-1962,
Paris, Ed. La Découverte, 2003, p. 15-31.
1834
Ibid. , p. 15 et 19.
1835
Ibid., p. 20.
Chapitre XXII : Alternatives indochinoises à la blancheur 629

vietnamiens du début du siècle ».1836 Après la guerre, jusqu’au début des années 1920, les
constitutionnalistes prennent la relève de la propagation du discours sportif et les compétitions
entre clubs (tennis, boxe, …) deviennent l’occasion de l’émulation locale qui embrasse la
flamme patriotique. Grâce au sport, les constitutionnalistes pouvaient parler de la fortification
et de la reconstitution de l’individu et glisser peu à peu vers un discours où la
« réappropriation de soi [est], non seulement individuelle, mais aussi nationale ».1837 Mais, en
même temps, les activités physiques ont permis aux Indochinois de s’interroger sur le devenir
de la colonie et sur les aspirations des colonisés.
Tout d’abord les autorités apportent leur soutien à cet engouement pour les activités
sportives, conscientes que si l’on veut mettre en valeur le pays il faut avoir une population en
bonne santé. Pour avoir du capital muscle il faut soigner la population. Le soins que l’on doit
apporter au corps, l’hygiène et la santé, se revendique d’une attitude plus humaine, mais cet
arguement répond aussi aux intérêts économiques puisque Sarraut considère « la nécessité,
[pour la mise en valeur] en un mot, de conserver et d’augmenter le capital humain pour
pouvoir faire travailler et fructifier le capital argent ».1838 Mais, dans le milieu des années
1920, « Inquiètes de la montée d’un mouvement nationaliste en voie de radicalisation, les
autorités coloniales devinrent plus attentives à la tournure politique que prenait la propagande
vietnamienne en faveur du sport ».1839
Un autre objet qui vient confirmer l’engouement pour le sport est la voiture. C’est elle
qui, avec ses symboles de vitesse, de modernité et de mobilité, fait l’objet des désirs de la
jeune génération.1840 Judith Henchy explique que pour les Indochinois(es), le progrès et la
modernité sont intimement associés au sport et à la danse (occidentale) et à la rapidité des
voyages. C’est la raison pour laquelle, selon elle, la voiture est ainsi l’objet du désir, une
icône de la modernité cinétique.1841 Ces modes indiquent le besoin de redéfinir le corps
différemment. Je pense en outre que si le sport et les vêtements de sports ont joué un rôle dans
la société vietnamienne, c’est parce que le sport est environ le seul domaine où les réunions
sont acceptées : tout regroupement des colonisés est prohibé dans l’Indochine de l’entre-deux-

1836
Ibid., p. 23.
1837
Ibid., p. 24.
1838
SARRAUT, Albert, cité par LARCHER, Agathe, op. cit., p. 95.
1839
LARCHER-GOSCHA, Agathe, art. cit, p. 25-26.
1840
En 1927, il y avait 2412 voitures de tourisme au Tonkin, de 1928 à 1938, il y a chaque année en moyenne
300 véhicule en plus. Voir : NGUYễN VAN KÝ, La Société vietnamienne face à la modernité. Le Tonkin de la
fin du XIXe siècle à la Seconde Guerre mondiale, Paris, L’Harmattan, 1995, p. 210-211.
1841
HENCHY, Judith, art. cit., p. 131.
630 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

guerre. Tout comme les voyages. Grâce au sport, une identité de groupe peut être investie,
une identité collective, combattante et composée d’individus qui ne sont plus tenus à être
statiques. Le sport permet la réunion et la mobilité que le colonialisme interdit formellement.
Le groupe sportif se défait de l’image efféminée, indolente et impuissante pour afficher une
identité – une citoyenneté que refuse l’administration coloniale – qui communique le
mouvement et l’action volontaire. Par contre on ne peut pas vraiment considérer que le
scoutisme joue un rôle décisif, puisqu’il apparaît tardivement en Indochine.1842
Je ne possède pas de données historiques concernant le vêtement de sport à la colonie.
Pourtant, s’il faut en croire le roman de Vũ Trọng Phụng, les tenues de tennis ont joué un rôle
en Indochine, en tout cas à la fin des années 1930. Le romancier associe d’assez près la tenue
de sport à la forme extérieure du pouvoir des communistes dans l’Indochine de 1937, c’est à
dire en pleine déception de ce que le Front Populaire apporte comme changements. On se
souvient de l’ascencion faramineuse de Xûan dans la société coloniale. Ce jeune héros avait
commencé sa carrière comme ramasseur de balles au club de tennis. Mais n’ayant pu
s’empêcher de regarder à travers les interstices des vestiaires pour femmes les joueuses qui
s’y déshabillaient, il s’est fait jeter hors du club. Sa première expérience au pays de la
blancheur n’est pas un succès. Mais ce roman initiatique ramènera évidemment le héros sur
les courts de tennis, cette fois comme champion. Comme les autres joueurs de tennis, Xûan
est habillé : de « white pants, white shoes, sleeveless white shirts, and white caps ».1843 Les
sportifs se veulent des acteurs d’une autre sorte d’Indochine, ce n’est pas seulement une
question de présentation. La dimension politique apparaît aisément puisque ces champions
sont la gloire de la nation : « We must dress differentely than the common hordes. We must
show that athletes are more than just vain pretty boys ».1844 Ses concurrents sont tous politisés
et, sous l’influence maléfique de Xûan, ils crient devant les dirigeants des vivats
politiquement incorrects. Ils sont alors tous éliminés de la compétition. Reste Xûan qui seul
représentera les couleurs de sa patrie contre le champion du Siam.
A la fin du roman donc, Xûan a grimpé tous les échelons de la nouvelle société
coloniale jusqu’au zénith, et est sacré champion de tennis de l’Indochine. Son jour de gloire

1842
Pour Larcher-Goscha, le début du scoutisme dans le courant des années 1930 n’est pas fortuit. A l’heure des
grandes crises nationalistes « encadrer la jeunesse […] devenait un enjeu de premier ordre tant pour les
autorités coloniales que pour les leaders révolutionnaires », LARCHER-GOSCHA, Agathe, art. cit., p. 26.
Le scoutisme a eu du mal à percer avant 1935. Le Prince Monireth du Cambodge et Bao Dai de l’Annam en
deviennent membres, respectivement en 1934 et 1935, mais c’est surtout lors de la Seconde Guerre mondiale
que ce mouvement s’est imposé. Ibid., p. 27.
1843
VU TRọNG PHụNG, op. cit., p. 172.
1844
Ibid.
Chapitre XXII : Alternatives indochinoises à la blancheur 631

est celui du match international – entre le champion du Siam et Xûan. Il sauve son pays de la
guerre grâce à sa diplomatie. Il évite le conflit grâce à son talent de joueur de tennis – ou
plutôt, au contraire, grâce à sa faculté de laisser gagner l’ennemi. La guerre à laquelle il
réfère, celle possible entre l’Indochine française et le Siam est une note farfelue : le Siam
n’est pas un danger pour l’Indochine française depuis 1907. Mais cette blague permet de
parler de manière indirecte de l’impact que la montée du fascisme européen a sur les
communistes qui sont maintenant au pouvoir en France. Ils pourraient agir en Indochine, s’ils
n’étaient pas obnubilés par les dangers idéologiques en Europe. C’est maintenant le fascisme,
pas le colonialisme qui est devenu tout d’un coup la seule inquiétude des dirigeants et des
intellectuels engagés. Ce texte tout à fait ironique se moque des acteurs de la colonie qui
s’affichent en tenue de sport – marque d’un pouvoir réinvesti différemment – et qui affirment
qu’ils vont sauver le pays. Comme le Front Populaire en 1937, lorsqu’il faut se battre pour les
droits des Indochinois, les acteurs se défilent !
Dans la situation politique actuelle, le plus important, nous enseigne sarcastiquement
le roman, c’est évidemment de proférer des discours vides dans un beau costume blanc. Tel
est le rôle de Xûan qui se fait d’abord huer par ses compatriotes puisqu’il a perdu le match.
Mais il s’exprime de la sorte :

« For many years the French government and the French people have struggled for world
peace. […] I did not play today as to win points on a tennis court. Rather, I played to serve the
higher diplomatic interests of our government ! »
He raised his arm over his head. « I do not want thousands of people to fall victime of war – to
fall into the trap of arms merchants ! »
He lowered his arms. « Oh my people ! Although you are angry with me I still love and esteem
you ! Go back to work ! Go back to your confortable lives ! Enjoy your peace and security ! I
do not claim to be some sort of a national savior – I have only done what I could to save you
from the horrors of war ! Long live peace ! Long live to the League of Nations ! »
Using the talents he had developped advertising venereal disease medecine and exhibiting the
selfless qualities he had learned running errands for a theatre (and with the assistance of Mr.
Civilization), Red-haired Xuân had won over the public just like a skillful French
politician.1845

1845
Vũ Trọng Phụng, Số Đỏ , op. cit., p. 184.
632 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

Xûan gesticule et pérore comme un Sarraut « petit père des Annamites », disait Quốc, qui
était si généreux en amour pour la population et fort en promesses.1846 Quelle que soit la
dénomination politique, seul le discours compte : les actions ne suivent jamais.
On est en 1937, à l’heure où les Indochinois qui avaient mis leur espoir dans le Front
Populaire ne peuvent que constater que le nouveau gouvernement n’apporte aucune
amélioration. Même Marius Mouthet à la tête du ministère des Colonies ne change pas la
situation. Tout n’est jamais qu’une question de manipulation discursive nous dit Vũ Trọng
Phụng. Cette ironie de l’auteur balaye tous les mouvements politiques en même temps. Dans
ce roman, les tenues de sport viennent à point pour signifier une nouvelle prise de pouvoir, ou
plutôt une tentative de prise de pouvoir dans la société. L’affirmation sportive y est associée à
l’action des communistes. Finalement, ils n’obtiennent pas de réformes et ressemblent donc à
des « vain pretty boys ». Chez Vũ Trọng Phụng, l’esthétique internationale héritée du
mouvement sportif n’apporte pas d’alternative à l’esthétique coloniale, c’est tout juste un
autre système sémiotique vide.

3. - Le pouvoir de la mode
3.1. - Les « retour de France », ces « vain pretty boys ».

Ninh et Quốc sont en fait, comme on l’a dit, des « retour de France ». Contrairement à ce que
donnaient à croire les employés de la Sûreté, ils n’étaient pas tous anti-Français. Mais il est
vrai qu’ils représentaient de toutes façons un certain danger pour l’équilibre colonial
puisqu’ils revenaient de France avec une toute autre manière de se présenter. On a vu qu’ils
créent leur propre apparence. Mais d’autres « retour de France » rentrent simplement au
bercail attifés à la française.
Ces « retour de France » ne sont pas tous des intellectuels, car les tirailleurs qui ont
participé à la Première Guerre mondiale – ceux qui y avaient réchappé et qui rentraient dans
leur pays – sont habitués aux manières, aux coutumes et à la mode qu’ils ont observés en
France. Selon Mireille Favre dans Un Milieu porteur de modernité : travailleurs et tirailleurs
vietnamiens en France pendant la Première Guerre mondiale, les femmes françaises ont

1846
NGUYễN ÁI QUốC, loc. cit.
Chapitre XXII : Alternatives indochinoises à la blancheur 633

introduit les Indochinois à la démocratie, à la vie moderne.1847 Ils « apprirent une


indépendance d’allure, une liberté dans le langage, et les attitudes, un joyeux mépris des
attitudes et des contraintes traditionnelles qui auraient du mal, désormais, à s’accomoder du
régine politique et social de la colonie ».1848 Après la guerre, on a échelonné leur retour, parce
que l’administration coloniale voyait en eux de futurs contestataires du système. Et,
effectivement, selon Favre, « ces contingents constituèrent à leur retour un milieu porteur de
modernité qui conribua à précipiter l’évolution ».1849
Ces jeunes hommes qui suivent la mode sont craints. La mode qu’ils suivent serait
porteuse de transgression. Cela semble peut-être paradoxal car suivre la mode est souvent
associé à une attitude superficielle et à la passivité politique. Mais, s’il faut en croire l’analyse
de Wendy Parkins dans son essai Fashioning the Body Politic. Dress, Gender, Citizenship,
c’est loin d’être toujours le cas. Au contraire certains historiens ont insisté, entre autre à partir
de l’analyse de la mode sous la Révolution française, sur le poteniel sémiotique des
vêtements, soit pour renforcer, soit pour contester l’ordre et le pouvoir établis. L’habillement
a joué un rôle essentiel dans la construction identitaire ; il a incarné et aidé à formuler la
citoyenneté.1850 La Révolution a montré l’imbrication de la culture et du politique dans les
divers costumes, leur couleur, la longueur des pantalons, même les objets les plus triviaux et
les coutumes les plus anodines pouvaient être des emblèmes politiques et des sources de
conflits entre les différents groupes. Ils devinrent des signes de ralliement à une cause ou à
une autre. Parkins souligne en effet que certaines tenues offrent des possibilités de remodeler
le corps politique. La mode vue dans ce sens peut également fournir l’opportunité de formuler
des opinions qui apportent la contradiction et qui permettent d’acquérir une agency dans le
monde. Pour Parkins, le port de vêtement est toujours une pratique corporelle et les corps y
sont toujours marqués par le gender, la sexualité, la classe sociale, l’ethnicité. Par les
vêtements le corps est politisé. Pourtant, comme elle le remarque, c’est plus délicat pour les
femmes – et bien sûr encore plus pour les colonisé(e)s dont elle ne parle pas – d’imposer leurs
valeurs et leurs symboles politiques par le vêtement.

1847
FAVRE, Mireille, Un Milieu porteur de modernité : travailleurs et tirailleurs vietnamiens en France pendant
la Première Guerre mondiale, Thèse de doctorat, Ecole Nationale des Chartes, 1986, citée par Nguyễn Van
Ký, op. cit., p. 242.
1848
Ibid.
1849
Ibid.
1850
PARKINS, Wendy, art. cit., p. 4.
634 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

Son analyse concerne principalement les vêtements lors de la Révolution française,


mais il me semble que l’on trouve bien des points de rapprochement avec le contexte qui me
préoccupe et en particulier l’idée que la transformation politique qu’implique la visible
intention des subalternes de participer au domaine public, est source d’une angoisse qui se
manifeste dans l’attention toute particulière portée à leurs vêtements. Dans ce sens, la mode
peut avoir des implications politiques dans la colonie. Les développements qui accompagnent
les transformations des concepts de vie privée (domaine traditionnellement réservé aux
femmes, mais aussi dans la colonie réservé aux Indochinois) et de vie publique (l’univers
d’action des hommes occidentaux) sont sources d’angoisse pour la société. En Indochine, le
changement d’esthétique n’a pas manqué d’angoisser les théoriciens du colonialisme et les
romanciers coloniaux et indochinois. Voyons comment sont traités les « retour de France »
porteurs d’une nouvelle esthétique.

3.2. - Des « retour de France » ridiculisés

Le personnage masculin (il y avait beaucoup moins de filles qui allaient faire leurs études en
France) – ce jeune asiatique retour de France, intellectuel formé à l’école de la République,
ancien tirailleur ou ancien travailleur des usines désertées par les hommes partis au front – est
plus ou moins absent de la littérature coloniale.1851 Il est aberrant que la littérature taise
l’existence de ces jeunes hommes modernes alors que, comme l’a montré Pierre Brocheux, il
y a, à la même époque, surreprésentation des métis.1852 On ne rencontre que des exceptionnels
intellectuels indochinois ‘francisés’ et modernes dans les textes de fiction en français publiés

1851
Sur l’influence des danseuses khmères comme « retour de France » ayant participé aux représentations de
l’Exposition de Marseille, voir : EDWARDS, Penny, « “Propagander” : Marianne, Joan of Arc and the Export
of French Gender Ideology to Colonial Cambodia (1863-1954) », dans : CHAFER, Tony et SACKUR, Amanda
(dir.), Promoting the Colonial Idea. Propaganda and Visions of Empire in France, New York, Palgrave,
2002, p. 116-130.
L’article de Penny Edwards montre que les filles peuvent avoir eu une influence sur la mode en Indochine.
Elle note l’importation d’une nouvelle esthétique par les danseuses cambodgiennes qui étaient allées à
l’exposition où elles avaient vu la mode des cheveux courts – qui sont en réalité plus longs que la brosse
habituelle des danseuses du ballet royal. En revenant dans leur pays elles ont lancé la mode de cette coiffure.
Tout d’un coup les cheveux qui avaient une valeur rituelle et étaient coupés dans des cérémonies, deviennent
l’enjeu d’un tout autre débat. Ils deviennent le gradiant de la civilisation du pays. Cependant c’est peut-être
également une manière pour ces femmes d’accéder à une position plus équitable dans le monde colonial. Il
s’agit apparemment aussi pour elles d’adhérer au mythe français de Jeanne d’Arc. La femme moderne, active
contribue à sauver sa patrie de l’envahisseur. Selon Edwards, certains auteur propagent alors l’image
mondiale d’une féminité qui met sur un plan d’égalité les femmes occidentales et asiatiques. Ibid., p. 122.
1852
BROCHEUX, Pierre, « Le métis dans la littérature indochinoise », art. cit., p. 335-339.
Voir aussi : SAADA, Emmanuelle, « Enfants de la colonie : bâtards raciaux, bâtards sociaux » dans : KANDE,
Sylvie (éd.), Discours sur le métissage, identités métisses : En quête d’Ariel, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 75-
96.
Chapitre XXII : Alternatives indochinoises à la blancheur 635

en Indochine. On l’a vu, ils sont en revanche très présents dans les dossiers de la Sûreté où
« retour de France » est presque synonyme de « bolcheviste » ou « anti-Français ». Pour les
écrivains coloniaux la question du métissage qu’implique le contact des cultures n’était
apparemment pensable que sur des bases biologiques.
Une remarquable exception est un roman écrit de concert par un Français et un
Indochinois en 1930 : Bà Đầm (vietnamisation de « Madame », le terme employé par la
population indochinoise pour s’adresser aux coloniales) où un intellectuel indochinois ramène
de France, avec son diplôme d’avocat, sa jeune épouse française.1853 Il se laisse très
rapidement emporter par le climat du pays, les coutumes ancestrales et réintègre sa famille
sans plus se soucier de sa femme. Il a oublié celui qu’il était en France car ce qu’il a acquis
n’est qu’un mince vernis de la civilisation. C’est l’illustration du dicton « chassez le naturel, il
revient au galop » et l’affirmation de la faillite de tout colonialisme et de l’école de Jules
Ferry. Une histoire qui, on s’en doute, se termine très mal, et qui est hélas – il faut bien le dire
– très mal écrite. On y trouve même le plagiat d’une des plus belles scènes du grand classique
Kim Vân Kiêu de Nguyễn Dû.
Ce texte est clairement destiné à un lectorat français qui, apparemment, ignore tout de
la littérature vietnamienne. A ma connaissance, à ce jour personne n’a relevé ce plagiat. Cette
ignorance des lecteurs de l’époque confirme tristement le message du roman : le
rapprochement entre Français et Indochinois est un échec. La collaboration, la compréhension
et l’amour entre les peuples est un objectif irréalisable. Ce qui est assez contradictoire avec la
forme du roman puisque ce sont deux écrivains, le Français Albert de Teneuville et
l’‘Indochinois’ Truong Dinh Tri, qui ont rédigé de concert cet ouvrage. Si la qualité littéraire
laisse à désirer, la publication est tout de même une preuve de la possibilité de rapprochement
et de collaboration intellectuelle. Encore une fois on a une belle illustration de ce que Pierre
Brocheux et Daniel Hémery ont nommé la « colonisation ambiguë » et de ce que j’ai analysé,
sur les pas de Bhabha, comme la langue fourchue du discours colonial.1854 En tout cas, ce
jeune époux « retour de France » est loin des anti-Français exécrés par la Sûreté. Il n’a rien
d’inquiétant ou de déstabilisant comme Ninh ou Quốc, et il est rapidement neutralisé par le
futur amant de l’épouse française.
Un autre roman colonial, pose quand même aussi le problème de l’intellectuel
français. Il s’agit de Du Sang sur la ville (1931) de Jean-Renaud. Il n’est pas du tout sûr que

1853
TENEUVILLE, Albert de et TRUONG-DINH-TRI, Bà Đầm, roman franco-annamite, Paris, Fasquelle, 1930.
1854
BROCHEUX, Pierre et HEMERY, Daniel, Indochine. La colonisation ambiguë, op. cit.
BHABHA, Homi, Les Lieux de la culture, « Introduction », op. cit.
636 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

ce jeune homme ait été faire ses études en France, mais il est le seul autre intellectuel francisé
que j’ai trouvé dans la littérature coloniale. Dans le roman de Jean-Renaud, un jeune
Tonkinois demande à devenir membre du Club français. Mais cela crée d’énormes tensions et
le jeune en question se rend compte des dangers que présenterait son accréditation. Sa carte de
membre créerait un précédent et la colonie n’est pas encore prête à cela. Il retire de lui-même
sa demande.1855 Comme chez Forster, il y aurait théoriquement un désir de rapprochement
entre certains habitants de la colonie, mais c’est encore trop tôt. C’est une fiction qui affirme à
la fois les deux entités du paradoxe : le mouvement de rapprochement et son impossibilité.
Ces deux romans coloniaux, Bà Đầm et Du Sang sur la ville, qui traitent tous deux de jeunes
indochinois francisés, les neutralisent rapidement. Tous deux feignent le rapprochement mais
le font aboutir à un échec. Le message est clair : chacun doit rester à sa place, dans sa
communauté. Ces deux romans ont au moins l’originalité de mettre en scène un tel
personnage. Les autres se contentent généralement de serviteurs, de congaïes et de métis, ou –
encore pire – de tribus primitives et de mandarins empoisonneurs (la vague des romans
historiques de Paul Chack en est un exemple, mais également La Voie royale).
Par contre, ce personnage du « retour de France » est présent dans la littérature en
quốc ngữ. Au fond, Xûan, le héros de Vũ Trọng Phụng, est accueilli à un certain moment de
son ascention sociale comme un « retour de France ». Il s’impose dans la société comme
médecin français parce que l’on croit qu’il revient d’un voyage en France. Son langage
pompeux suffit à impressionner et à convaincre la population crédule. Et c’est surtout la pièce
de théâtre de Nam Xương, Ông Tây An-nam (1931), qui met en scène un « retour de France »
pour le ridiculiser et lui régler ses comptes. En considérant la manière dont les « retour de
France » sont ridiculisés dans ces deux textes en quốc ngữ, on ne peut que conclure que leurs
compatriotes étaient loin de les apprécier. Chez Nam Xương c’est parce que ce personnage
singe les Français qu’il est ridiculisé. Bien qu’il soit plus Français que les Français de la
Cochinchine, ses compatriotes ne lui accordent aucun pouvoir, au contraire ils l’évacuent de
l’Indochine après l’avoir poursuivi de leur hargne vengeresse.
Ông Tây An-nam (1931) dont on peut traduire le titre par « le Français annamite »,
tourne autour du retour au pays de Lan, un jeune intellectuel ayant passé des années d’études
en France.1856 Récusant ses origines, comme le faisaient certains de ses compatriotes, il

1855
TENEUVILLE, Albert de et TRUONG-DINH-TRI, Bà Đầm, roman franco-annamite, Paris, Fasquelle, 1930 et
JEAN-RENAUD, Du sang sur la ville, Paris, Cosmopolites, 1931.
1856
NAM XƯƠNG, Ông Tây An-nam (1931), dans : NGUYễN KHắC VIệN et HữU NGọC (prés.), Mille ans de
Littérature vietnamienne, Arles, Philippe Picquier, 2002, p. 288 – 292. Nguyễn Khắc Viện et Hữu Ngọc
Chapitre XXII : Alternatives indochinoises à la blancheur 637

prétend ne pas pouvoir parler sa langue maternelle. Lorsqu’il débarque, une vieille femme
l’aborde dans un sabir incompréhensible, le tire par ses vêtements et le suit partout. Il va s’en
plaindre au bureau de police disant qu’elle cherche à le voler. Il rejette ici, littéralement sa
langue maternelle – puisque, on l’aura compris, cette femme est sa mère venue l’accueillir à
son arrivée. Mais il ne veut rien à voir avec cette Indochinoise. Il arrive à la semer, débarque
chez lui accompagné d’un interprète nommé Khieu et s’adresse à son père, Cuu. Le texte
original comprend des mélanges linguistiques : les répliques de Lan sont en français (ici en
italique), celles du père en quốc ngữ et lorsque l’interprète parle en français avec Lan, il
s’exprime en ‘petit nègre’ (aussi en italique).

Cuu ― Te voilà mon enfant! Tu es de retour, mon fils, tu es de retour!


Lan (fronçant les sourcils) ― Quel est ce vieux fou-là? […] Que signifie?
Cuu ― Mais installe-toi là, là!
Lan ― Veut-il par hasard me manger?
Khieu ― Messou, li dié qu’lui papa messou.
Lan ― Mon père? Oh ho ho!
Cuu ― Misère! Fiston, aurais-tu oublié ton papa? A ton départ pour l’Occident, papa t’a
accompagné jusqu’à Hai Phong, tu sais bien? Et c’est papa qui, chaque mois, t’a envoyé de
l’argent pour tes études et ton entretien, tu sais bien?
Lan (qui a ostensiblement dévisagé le père Cuu pendant que celui-ci parlait ― Possible! (Il
prend son père dans ses bras et l’embrasse). Excuse, papa, je ne t’avais pas reconnu. […]
([puis] repoussant doucement son père) Oh, pouf! Il m’étouffe avec son odeur d’indigène! Dis-
lui de ne plus recommencer, je te prie! (Il s’évente avec son mouchoir).1857

Ce sont les stéréotypes des coloniaux concernant les Orientaux que Lan réinscrit en
s’adressant à ses parents. Comme les Français, il refuse de se laisser ‘toucher’ et installe une
insurmontable distance.
A son retour de Paris, Lan se sent déplacé dans son milieu natal. Il est
géographiquement déplacé du centre culturel de l’Empire, Paris, et est socialement déplacé
par rapport à ses compatriotes: il se sent en exil dans son pays. Il refuse de réintégrer la place
qui est allouée par le pouvoir aux Indochinois. C’est aussi la raison pour laquelle il renie sa
langue. Mais lorsqu’il se croit seul avec une jolie indochinoise – envoyée par ses rusés parents
– il laisse tomber le masque et, pour cette beauté qui ne parle pas français, il reprend le parler

proposent ici une introduction succinte du texte et de l’auteur ainsi que la traduction d’un court extrait du
début de la pièce de théâtre. Voilà donc encore un texte qui mériterait une traduction française.
1857
Ibid., p. 290-291.
638 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

natal. Il tombe dans le piège de ses parents et est ridiculisé car la fille qui était dans le coup ne
veut pas de lui. Il regrette d’avoir réintégré son identité de colonisé et décide de retourner en
France pour y préparer une thèse sur « la coutume des salamalecs des Annamites ». Cette
pièce ironique se moque des manières des coloniaux et du snobisme des bourgeois francisés.
Le sujet du doctorat n’est sans doute pas innocent. La politesse asiatique est un autre
stéréotype, mais elle vient ici faire contraste à la grossièreté avec laquelle les coloniaux
traitent les Indochinois.
D’ailleurs on comprend aussi que ce Français-Annamite n’a de place nulle part. Sa
place en Indochine est ambivalente, c’est ce qui ressort de la presse de l’époque, selon le
sociologue Trin Van Thao. Ils sont pour les coloniaux « à la fois bouc émissaires et
privilégiés de la société coloniale ».1858 Il n’y a qu’en France que Lan pourra sans doute
exister, mais il lui faudra aussi contribuer à augmenter les connaissances sur les coutumes de
son pays et répondre aux attentes d’une métropole friande de cette politesse asiatique si
délicieusement exotique. Le titre de sa recherche – le terme arabe est significatif – donne à
penser qu’il pourrait très bien se faire, comme Joséphine Baker, le ventriloque du discours
colonial dominant de la métropole. Contrairement à Nguyễn An Ninh, ce « retour de France »
n’est pas le bienvenu. La population ne lui reconnaît aucun pouvoir. Il est à la mode, mais
trop pro-Français. Il ne trouve pas de tiers-espace qui lui permettrait de s’affirmer dans
l’univers colonial. Il semble bien que ni les coloniaux, ni les Indochinois ne leur accordaient
de bon gré une place dans la société.

3.3. - Le « retour de France » guide et ami des voyageurs.

Je vois une réelle différence entre la littérature coloniale et les textes des voyageurs qui eux
font bien souvent référence à ces intellectuels francisés, à leurs vêtements modernes,
traditionnels et au fait qu’ils en changent souvent en fonction de la situation. Ce qui est
historiquement assez réaliste. Nguyễn Văn Ký explique que « jusqu’aux années 1930, la tenue
occidentale [il parle du costume trois-pièces pour homme] était uniquement portée par la
petite bourgeoisie et la jeune génération de formation moderne, tandis que la large majorité,
dont les paysans, continuait à s’habiller à la mode traditionnelle. Entre ces deux extrêmes, la
classe “moyenne” mélangeait les deux genres […] ».1859 Chez les voyageurs, ils ne sont pas

1858
TRIN VAN THAO, op. cit., p. 66.
1859
NGUYễN VAN KÝ, op. cit., p. 247.
Chapitre XXII : Alternatives indochinoises à la blancheur 639

ridiculisés comme chez Nam Xuong et Vũ Trọng Phụng, mais plutôt reconnus comme le futur
de la colonie ; les représentants de la génération à venir, avec laquelle il va falloir compter. Ce
qui est en soi bien différent du point de vue des romans coloniaux où le futur de la colonie est
évalué à partir de personnages de métis. Chez les voyageurs, elle est digne d’intérêt cette
génération d’hommes modernes. La majorité des voyageurs parlent de ces « retour de
France ».
Jean Dorsenne, dans son Faudra-t-il évacuer l’Indochine ?, rencontre un jeune
médecin indochinois qui change d’identité comme de chemise. Il porte un costume blanc pour
se rendre à son travail à l’hôpital, mais endosse ses vêtements de lettré quand il rentre chez lui
où l’attend son père.1860 Il raconte aussi comment, selon lui, on crée des adeptes de Moscou
parmi les Indochinois recrutés à l’université de Moscou.

On leur fit quitter leurs vieux habits chinois, sans doute indignes de figurer dans un Congrès
officiel ; on les habilla des pieds à la tête à la mode russe : ils se trouvèrent ainsi avec un
complet, deux chemises, deux caleçons, quatre mouchoirs, quatre paires de chaussettes, une
paire de souliers, une brosse à dents et une savonnette. Avec pareil équipement, ils pouvaient
parader dans les rues. Ils n’y manquèrent pas.1861

Il prend l’exemple de « Binh – appelons-le ainsi » – contrairement à Roubaud qui dit vouloir
garder l’anonymat à ses informants, Dorsenne ne nous dit pas pourquoi il donne un nom
imaginaire. Binh est le prototype du jeune intellectuel qui « à la nouvelle de troubles qui
avaient éclaté au Tonkin fut soulevé d’un grand enthousiasme et pris du désir de s’illustrer à
son tour ».1862 Cet intellectuel – qui, comme les autres, est plus nationaliste que communiste –
utilise le vêtement pour passer inaperçu. Dans les villages les révolutionnaires mettent des
costumes chinois sordides et sur le bateau en provenance d’Occident ils portent l’uniforme
colonial. Il raconte la rencontre de Binh avec deux anti-Français membres du parti
communiste :

Un individu attendait sous un manguier touffu. Les deux instituteurs retirèrent leur casque et se
lissèrent les cheveux. C’était sans doute un signal convenu, car l’inconnu répondit par le même

1860
DORSENNE, Jean, Faudra-t-il évacuer l’Indochine ?, op. cit., p. 180-181. « Des cas émouvants » dit-il où les
jeunes qui ont goûté à la modernité respectent encore les ancêtres.
1861
Ibid., p. 84.
1862
Ibid., p. 79-80.
640 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

geste. Sans dévoiler son identité, il révéla qu’il était un délégué de la IIIe Internationale et il
pria Binh de se tenir prêt à partir pour Hong-Kong.1863

Ces jeunes ont donc une très grande flexibilité et il faut faire attention à eux si l’on veut
pouvoir répondre « non » – comme il le fait – à la question éponyme de son essai. Ce Binh est
une première version fictive du personnage de sa nouvelle Les Amants de Hué (1933), Phung.
Ce jeune intellectuel, un révolutionnaire bolcheviste, a tiré un trait sur le passé de ses
ancêtres et de sa culture, mais revient à des sentiments non violents et retrouve le contact avec
la tradition lorsqu’il rencontre une jolie Indochinoise dont il veut devenir l’époux.1864 Tout à
fait comme chez Nam Xuong, le jeune homme moderne francisé, qu’il soit pro- ou anti-
Français, réintègre la tradition extrême-orientale par amour pour une jeune fille pure qui
incarne la nation. Phung, le sentimental, ce « déraciné annamite », sera assassiné par les
communistes ses anciens complices parce qu’il a voulu se retirer du mouvement par amour.
Dorsenne montre l’incompatibilité qu’il y a, selon lui, entre le communisme et la tradition de
l’Indochine. C’est cette tradition qu’incarne la jeune fille dont Phung tombe amoureux. Elle
est la fille de celui qu’il se doit d’assassiner parce que c’est un mandarin qui combat les
communistes. Parjure au serment de totale fidélité au Việt Nam Đảng Cộng Sản, il se fait
assassiner.1865 Le message est clair : le communisme sera le plus judicieusement combattu par
un retour à la tradition. La défense de la culture des Indochinois et le rejet de l’assimilation
n’ont donc pas nécessairement des causes humanitaires.
Dorsenne n’est pas le seul voyageur à parler de ces jeunes francisés qui n’étaient pas
tous révolutionnaires. Henriette Célarié raconte qu’à chaque étape de son voyage
l’administration lui a assigné des guides locaux. Ces jeunes lettrés possèdant le français lui
servent d’interprètes, de guides et sont la carte de visite de la colonisation. Elle s’étonne de la
différence de caractère entre son guide de Saïgon et celui de Hanoï et Hué qui n’est autre que
Nguyễn Tien Lang, l’écrivain de Indochine la douce. Le premier est plus bourru que Lang, le
second, qui est très intellectuel. Elle note donc des différences individuelles et non pas
ethniques ou régionales. Dans Promenades en Indochine (1937), elle a l’air convaincu que la
blancheur de l’Indochine et le nombre d’Indochinois qui l’ont adoptée est une preuve des
succès de la mission civilisatrice. Ces « Français annamites » habillés en blanc sont pour elle
la preuve de la réussite de la colonisation.

1863
Ibid., p. 80.
1864
DORSENNE, Jean, Les Amants de Hué (1933), op. cit.
1865
Việt Nam Đảng Cộng Sản est le parti communiste créé par Nguyễn-Ái-Quốc en 1929 à Hong Kong
Chapitre XXII : Alternatives indochinoises à la blancheur 641

Elle rencontre par ailleurs une jeune Indochinoise habillée à l’européenne et qui, elle
en est ravie, se comporte comme une véritable femme d’affaires en venant lui proposer ses
services de secrétaire.1866 Pourtant il faut reconnaître que le récit de Célarié est, sur ce point
particulier, une exception car bien peu d’autres romans ou récits de Français (coloniaux ou
voyageurs) décrivent favorablement des Indochinoises modernes et portant des vêtements
occidentaux. En général, les romanciers coloniaux les décrivent plutôt par le ridicule de ce
qu’ils considèrent un hideux déguisement. Dans sa nouvelle Les Amants de Hué, Dorsenne
présente lui-aussi une jeune femme asiatique moderne, mais elle est à la solde des
communistes et c’est la violence de son attitude qui campe son personnage. C’est d’ailleurs
elle qui sera responsable de la mort du héros.
Léon Werth a pour guide, on le sait, le grand révolutionnaire, Nguyễn An Ninh, qui est
lui aussi un « retour de France ». On s’imagine bien que ce n’est pas l’administration
coloniale qui a mis les deux hommes en contact. Werth a rencontré Ninh par l’intermédiaire
de Paul Monin, cet avocat co-directeur avec Malraux de L’Indochine (enchaînée) et qui était
réputé pour avoir des contacts avec Sun Yat Sen. Monin invite Werth en Indochine et c’est
avec lui qu’il fera la traversée. C’est donc lui son premier guide qui ne manque pas de lui faire
remarquer les stéréotypes des coloniaux du bateau et qui lui présentera Nguyễn An Ninh qui
deviendra le guide de Werth, puis son ami.
Au fond, il est assez logique que les « retour de France » soient présents chez les
voyageurs. En fait, les jeunes intellectuels parlant français en étaient souvent réduits à
travailler dans le tourisme, donc pour l’administration coloniale, ou dans le journalisme,
souvent contre cette même administration. Il faut dire que bien des diplômés ne pouvaient pas
compter exercer dans leur pays le métier appris en France. Les médecins pouvaient encore
travailler dans des dispensaires ou hopitaux, mais ceux qui avaient fait des études de droit ou
de lettres (les formations qui ressemblaient le plus à ce qui dans le passé préparait à la carrière
mandarinale) étaient souvent réduits à être guides-interprètes pour les voyageurs ou venaient
grossir le lot des journalistes de la presse en français, la seule qui soit acceptée sans patronage
direct d’un grand colonial. Les journaux en quốc ngữ ne pouvaient paraître que si et
seulement si un colonial se portait garant du contenu des articles qui y étaient publiés. Les
contestataires se voyaient ainsi réduits à publier en français et à créer des journaux qui
passaient rapidement dans l’illégalité. C’est le cas de Nguyễn An Ninh qui a fondé son propre
journal, La Cloche fêlée. Journal de propagande des idées françaises. Cependant, comme on

1866
CELARIE, Henriette, Promenades en Indochine, Paris, Baudinière, 1937.
642 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

le sait, il sera arrêté à plusieurs reprises et incarcéré comme prisonnier politique, pour mourir
dans le bagne de Poulo Condore. Comme le faisait remarquer l’historien McDonnell, dans
l’Indochine de l’entre-deux-guerres, le journalisme menait assez rapidement à la prison. En
tout cas, pour Werth, la rencontre avec ninh a certainement contribué au développement de
son regard productif.
Si Malraux journaliste a collaboré avec des collègues indochinois – il connaissait
d’ailleurs Nguyễn An Ninh –, dans son roman il n’est pas question d’intellectuels. Même le
guide – qui pourtant parle plusieurs langues – est décrit en des termes les plus dénigrants.
C’est une exception chez les voyageurs ; même si Dorgelès se moque de la leçon apprise par
son guide du Cambodge, il n’est pas aussi négatif que le narrateur de La Voie royale. Quant à
Faure et Titaÿna, eux-aussi se rapprochent des écrivains coloniaux qui ne disent mot des
Indochinois modernes. Ils nous donnent d’ailleurs l’impression d’avoir visité l’Indochine sans
aucune aide, sauf celle de leur chauffeur qui les mène jusqu’aux ruines d’Angkor. A ce sujet,
Titaÿna qui, comme on s’en souvient, a volé une tête de Bouddha à Angkor, est très pressée
de rentrer à Saïgon où elle veut cacher le fruit de son larcin dans la cale du paquebot qui doit
la ramener en France. Son chauffeur ne roulant pas assez vite à son gré (ce qui est très
étonnant, la majorité des voyageurs se plaignent au contraire de l’agressivité des chauffeurs
indochinois qui sont passés maîtres dans l’art d’appuyer sur l’accélérateur et sur le claxon
mais qui ont oublié l’usage du frein), la voyageuse décide de prendre sa place derrière le
volant. C’est la seule indication de cette présence indochinoise à ses côtés.
Il me semble que l’absence-élimination des francisés dans la littérature coloniale est
signe d’un refus de considérer les problèmes coloniaux d’un point de vue culturel et social.
Même leur modernité ne leur donne pas accès au pouvoir dans leur pays. Il n’y a que pour les
voyageurs qu’ils prennent une place prépondérante. Même pour les Indochinois eux-mêmes,
les jeunes habillés à l’européenne n’ont pas grand chose à trouver dans leur pays. Pourtant, le
port du blanc peut aussi avoir été une tactique de dissimulation et de résistance, mais à ma
connaissance, seuls Roubaud et Dorsenne y font allusion. Le contact avec ces jeunes a eu une
incidence sur le regard productif des voyageurs qui regardent de plus en plus avec la mémoire
de cet autre qui est aussi son guide. Viollis et Durtain sont sans doute les plus ‘radicaux’,
puisqu’ils vont visiter les politiques dans les prisons. Ceux-ci ne sont pas tous « retour de
France » ni « francisés », mais ils sont tous des jeunes qui choisissent d’agir dans leur pays,
une attitude moderne qui contredit l’idée de docilité et de sommeil qui colle aux habitants de
l’Asie française. J’en reparlerai dans le dernier chapitre.
Chapitre XXII : Alternatives indochinoises à la blancheur 643

Tous les « retour de France » n’étaient pas nécessairement politisés, on l’a vu avec
Lan et Xûan, néanmoins ils ramenaient souvent avec eux une apparence et un discours qu’ils
avaient hérités de leur voyage : soit de la métropole, soit de Moscou, soit encore – et ce sera
le point suivant – de la mode internationale promulguée par le cinéma, celle de Hollywood.
Ces variantes à l’esthétique coloniale apportent une contradiction à l’obligation de tenir la
blancheur, l’esthétique coloniale ; elles posent problème aux coloniaux. Mais ceux-ci ne
s’étendent pas sur le sujet des « retour de France » dans leur littérature. En revanche ces
jeunes garçons modernes sont assez présents dans la littérature de voyage et les dossiers de la
Sûreté sont bourrés de fichiers concernant ceux qu’elle considère rapidement comme des anti-
Français.
CHAPITRE XXIII

LES GARÇONNES EN INDOCHINE

Il n’en revient pas : une garçonne et cultivée.


Presque aussi intelligente que Max Jacob, […] et
cosmopolite comme un Cendrars. Une femme qui
n’est pas un ventre. […] Une demoiselle qui se veut
à la page. Elle le voudra toujours.
Jean-François Lyotard, Signé Malraux (1996).1867

Sachez m’hypnotiser, m’envelopper, me capturer


Déshabillez-moi, déshabillez-moi.
Juliette Gréco, Déshabillez-moi (1967).1868

1. - Transgression de la mode : les amants de Duras


On remaquera que les protagonistes du bac, les futurs amants, ne portent pas l’uniforme
colonial. Dans les diverses versions de cette rencontre, l’apparence physique des héros est
essentielle. Cette scène itérative chez Duras – une obsession ? – elle l’a remaniée à au moins
cinq reprises. On la lit dès les premières lignes des Cahiers de la guerre, dans le « Cahier rose
marbré ». Cette sorte de journal, ces « souvenirs » – mais qui portent déjà les traces de la
fiction – fut sans doute rédigé en 1943. La narratrice réfère à la mort de son frère et de son
enfant un an plus tôt et l’on sait que l’un et l’autre sont décédés en 1942.1869 En écrivant ces
souvenirs, elle soumet « des conduites desquelles [elle] prévien[t] qu’il [lui] déplairait qu’on
les juge ».1870 Déjà un lecteur potentiel et réprobateur est présent dans le pronom personnel
indéfini « on ». Les Cahiers, qui sont à mon sens les exercices d’écriture de l’auteur et qui
1867
LYOTARD, Jean-François, op. cit., p. 85. Il s’agit ici, selon Lyotard, de la manière dont, au tout débu des
années 20, André Malraux a été séduit par Clara Goldschmidt, sa future épouse.
1868
GRECO, Juliette, Déshabillez-moi (1967), paroles: Robert Nyel, musique: Gaby Verlor.
1869
DURAS, Marguerite, Cahiers de la guerre, op. cit. , p. 73.
Pour la date du décès de ce frère, voir :VALLIER, Jean, Marguerite Duras. La Vie comme un roman, Paris,
Textuel, 2006, p. 86
1870
DURAS, Marguerite, Cahiers de la guerre, op. cit., p. 73. Mes italiques.
646 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

montrent la construction progressive d’un style, ont été incités par ce double deuil. Cette
écriture au départ intime est pourtant aussi dès le début adressée à un public scrutateur, voire
accusateur. Si elle soumet quand même ces lignes, c’est :

Sans doute pour les mettre au jour, simplement. […] Aucune raison ne me les fait écrire, sinon
cet instinct de déterrement. C’est très simple. Si je ne les écris pas, je les oublierai peu à peu.
Cette pensée m’est terrible. Si je ne suis pas fidèle à moi-même, à qui le serais-je ? Je ne sais
déjà plus très bien ce que je disais à Léo.1871

Ce texte est donc à cheval entre le cahier intime – puisqu’il s’agit de se souvenir et d’être
fidèle à soi-même – et un remaniement pour un lecteur potentiel. Il est possible que la mort de
son frère et celle de son enfant nouveau-né la même année, que ces deux deuils, aient incité
Duras à retrouver ces souvenirs d’enfance et de jeunesse indochinoise avant qu’ils ne
disparaissent eux-aussi. Quoiqu’il faille les aborder avec prudence, ces cahiers sont d’une
importance biographique reconnue. Comme le disent Bogaert et Corpet dans leur
introduction, tous les biographes de Duras lui ont accordé une place toute particulière.1872 Ces
cahiers s’ouvrent sur la rencontre de la narratrice avec celui qui inspirera L’Amant.

Ce fut sur le bac qui se trouve entre Sadec et Saï que je rencontrai Léo pour la première fois.
[…] Léo était indigène mais s’habillait à la française, il parlait parfaitement le français, il
revenait de Paris. Moi je n’avais pas quinze ans, je n’avais été en France que fort jeune, je
trouvais que Léo était très élégant. Il avait un gros diamant au doigt et était habillé en tussor de
soie grège. Je n’avais jamais vu pareil diamant que sur des gens qui jusqu’ici ne m’avaient pas
remarquée, et mes frères, eux, s’habillaient en cotonnade blanche. Etant donné notre fortune, il
était à peu près inimaginable qu’ils puissent un jour porter des complets de tussor. Léo me dit
que j’étais une jolie fille.
― Vous connaissez Paris ?
Je dis que non en rougissant. Lui connaissait Paris. Il habitait Sadec. Il y avait à Sadec
quelqu’un qui connaissait Paris, je ne le savais pas jusqu’alors. 1873

Il faut sans doute souligner le fait que la couleur grège est claire, mais plus que blanche elle
est gris-beige. Ce qui est tout aussi visible et raffiné que le blanc des costumes coloniaux,

1871
DURAS, Marguerite, Cahiers de la guerre, op. cit., p. 73.
1872
BOGAERT, Sophie et CORPET, Olivier, « Préface », op. cit., p. 9.
Voir aussi : ADLER, Laure, Marguerite Duras, op. cit. et VALLIER, Jean, C’était Marguerite Duras , Paris,
Fayard, 2006.
1873
DURAS, Marguerite, Les Cahiers de la guerre, op. cit., p. 31.
Chapitre XXIII : Les garçonnes en Indochine 647

mais différent. En outre le tussor est une étoffe de soie sauvage, très légère. De ce costume se
dégage luxe, raffinement et impeccable propreté. « Léo » est une francisation du personnage
rencontré par Marguerite Donnadieu et qui, selon les informations fournies à Jean Vallier par
le fils de Duras Jean Mascolo, s’appelait Thuy Lé, ou Huynh Thuy Lé comme le précise Jean-
Marc Béguin dans un article qui retrace ses recherches entreprises à Sadec.1874 Peut-être cette
francisation a-t-elle été opérée par l’intéressé lui-même. On se souvient que Nguyễn Ái Quốc
se faisait aussi appeler Paul pendant la guerre et que Do Dinh Tach s’est fait rebaptiser Pierre
(qui est d’ailleurs la traduction de Tach) lors de son baptême catholique. La narratrice dit
encore de ce Léo :

Il était d’un snobisme européen du pire goût, ce qui n’empêche qu’il m’en imposait drôlement
parce qu’il savait danser le charleston, qu’il commandait ses cravates à Paris, qu’il avait vu en
chair et en os Joséphine Baker aux Folies-Bergères. Il s’ennuyait de Paris et traînait une
nostalgie qui n’était pas sans charme.1875

Les vêtements sont essentiels pour Léo, mais aussi pour la narratrice ; c’est l’apparence
physique ‘parisienne’ et la mode internationale qu’évoque cet « indigène » (le charleston,
Joséphine Baker) qui éveillent l’intérêt et peut-être le désir. Il est aussi amusant de constater
que, pour la jeune Donnadieu qui a passé la majorité de son enfance en Indochine et qui n’a
jamais visité Paris, l’attirance de la ville lumière s’est cristallisée sur le flambeau exotique et
international de l’entre-deux-guerres, Joséphine Baker. C’était aussi le cas de Henri Bouchon,
dont j’ai parlé dans un autre chapitre, ce colonial et écrivain de A Paris tous les trois…(1938),
en visite en France pour la première fois.
Dans le même cahier, quelques pages plus loin, Duras réécrit la rencontre avec déjà
énormément de variations. Il n’est plus question d’un bac, mais d’une sortie pour laquelle la
protagoniste s’est maquillée et où elle se rend en famille. C’était dans une « cantine, qui était
aussi un bungalow, il y avait des officiers de marine et quelques passagers ».1876 En arrivant,
la famille admire la belle voiture garée devant l’entrée. C’est celle d’un planteur de
caoutchouc, les renseigne-t-on, un propriétaire du Nord. « C’était un métis. Sur la table, il
avait posé son chapeau mou. Il portait un costume de tussor de soie et au doigt il avait un

1874
VALLIER, Jean, op. cit., p. 174.
BEGUIN, Jean-Marc, « Sur les traces de l’amant de Marguerite Duras », Le Temps du monde, 26-04-2000,
www.letemps.ch/tour/reportages/etape6/jour116.html, 27-05-2005.
1875
DURAS, Marguerite, Les Cahiers de la guerre, op. cit., p. 59.
1876
Ibid., p. 148.
648 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

magnifique diamant ».1877 On reconnaîtra dans ce portrait le futur amant de la narratrice,


même s’il ne s’appelle plus Léo. Il prend dans cette deuxième réécriture le nom qu’il aura
dans Un Barrage contre le Pacifique, Mr. Jo. De « indigène » il est devenu « métis » et perdra
toute coloration ethnique dans Un Barrage contre le Pacifique ou son physique pose
cependant encore problème puisque sa « figure n’était pas belle » qu’il était « nettement mal
foutu » et « laid ».1878 Si ces versions pré-décolonisation blanchissent racialement cet amour
de jeunesse – sans doute sous le poids du regard accusateur de cet austère « on » –, L’Amant
et L’Amant de la Chine du Nord le décolonialisent surtout puisqu’il y est avant tout présenté
comme Chinois (ce groupe qui a quand même une position à part dans la colonie), puis avec
cette incroyable précision, comme Chinois, non pas de Shangaï ou de Hong Kong, mais de la
Chine du Nord, c’est-à-dire une région qui n’a jamais connu le joug de la colonisation
occidentale.1879 Il est intéressant de voir le travail de la fiction qui fait, au fil de réécritures, un
être toujours plus blanchi, toujours plus aimé dans des versions qui lui ôtent de plus en plus sa
position de subalterne dans le milieu colonial.
Malgré les variations entre les nombreuses versions, l’apparence vestimentaire du
protagoniste ne varie guère. Dans les romans de la maturité, L’Amant puis à nouveau L’Amant
de la Chine du Nord, c’est la même attirance de la focalisatrice pour ce Chinois si élégant.
Mais L’Amant de la Chine du Nord est plus intéressant pour mon propos puisque des dires
mêmes de l’auteur dans la préface : il vient ajouter à L’Amant ce qui lui manquait : « l’histoire
de l’amant de la Chine du Nord et de l’enfant : elle n’était pas encore là dans L’Amant, le
temps manquait autour d’eux ».1880 Ce texte a été suscité par un événement spécifique, le fait

1877
Ibid., p. 149.
1878
DURAS, Marguerite, Un Barrage contre le Pacifique, op. cit., p.42, 43 et 60.
« C’etait un jeune homme qui parraissait avoir vingt-cinq ans, habillé d’un costume de tussor grège. Sur la
table il avait posé un feutre du même grège. Quand il but une gorgée de Pernod, ils virent à son doigt un
magnifique diamant, que la mère se mit à regarder en silence, interdite. […] C’était vrai, la figure n’etait pas
belle. Les épaules étaient étroites, les bras courts, il devait avoir une taille au-dessous de la moyenne », ibid.,
p. 42.
Plus tard la narratrice explique : « Il [Monsieur Jo] disait que le tussor était plus frais que le coton et qu’il ne
pouvait supporter rien d’autre parce qu’il avait la peau fragile. Il y avait vraiment de grandes différences
entre eux et Mr. Jo », ibid., p. 150.
1879
Pour ce qui est de l’importance de la Chine dans les romans de Duras, voir : WATERS, Julia, « “Cholen
capitale chinoise de l’Indochine française” : Rereading Marguerite Duras’s (Indo)Chinese Novels » dans :
ROBSON, Katherin et YEE, Jennifer (éd.), France and “Indochina”. Cultural representations, op. cit., p. 179-
192. Selon Waters, Duras considère que dans L’Amant de la Chine du Nord, lorsque les Français partiront de
l’Indochine, le pays reviendra à qui de droit, c’est-à-dire à la Chine ce grand Empire dont la culture a baigné
l’Indochine de Duras.
1880
DURAS, Marguerite, L’Amant de la Chine du Nord, op. cit., p. 11.
Chapitre XXIII : Les garçonnes en Indochine 649

que, continue Duras, en mai 90, « j’ai appris qu’il était mort depuis des années ».1881 Dans ce
sens ce roman qui commence comme un scénario de film, celui corrigeant la version
cinématographique de L’Amant – Duras n’était pas convaincue par la version de Jean-Jacques
Annaud – est, comme Les Cahiers, suscitée par un deuil. Les sélections de la mémoire ont
évidemment fait leur œuvre, mais cette dernière réécriture est, des dires de l’auteur, celle qui
rend le mieux l’histoire autour des amants, le contexte de leur amour, c’est-à-dire l’Indochine
coloniale du tout début des années 30.
Lors de la traversée du fleuve, c’est par son apparence que l’héroine-narratrice attire
l’attention de son futur amant, cet élegant et riche Indochinois installé derrière son chauffeur,
dans une longue et luxueuse voiture noire.

Le bac s’en va.


Après le départ, l’enfant sort du car. Elle regarde le fleuve. Elle regarde aussi le Chinois
élégant qui est à l’intérieur de la grande auto noire.
Elle l’enfant, elle est fardée, habillée comme la jeune fille des livres : de la robe en soie
indigène d’un blanc jauni, du chapeau d’homme d’ « enfance et d’innocence », au bord plat, en
feutre-souple-couleur-bois-de-rose-avec-large-ruban-noir, de ces souliers de bal, très usés,
complètement éculés, en-lamé-noir-s’il-vous-plaît, avec motifs de strass.[…]
Lui c’est un Chinois. Un Chinois grand. Il a la peau blanche des Chinois du Nord. Il est très
élégant. Il porte le costume en tissu de soie grège et les chaussures anglaises couleur acajou
des jeunes banquiers de Saïgon.
Il la regarde.
Ils se regardent. Ils se sourient. Il s’approche. […]
— Excusez-moi… C’est tellement inattendu de vous trouver ici… Vous ne vous rendez pas
compte… […]
Moi je reviens de Paris. J’ai fait mes études en France pendant trois ans. Il y a quelques mois
que je suis revenu.
— Des études de quoi ?
— De pas grand chose, ça ne vaut pas la peine d’en parler. Et vous ?
— Je prépare mon bac au collège Chasseloup-Laubat. Je suis interne à la pension Lyautey.
Elle ajoute comme si cela avait quelque chose à voir :
— Je suis née en Indochine. Mes frères aussi. Tous on est nés ici.1882

1881
Huynh Thuy Lé est décédé en 1972 – il n’a donc pas connu la réunification du Việt Nam. Voir BEGUIN,
Jean-Marc, op. cit.
1882
DURAS, Marguerite, L’Amant de la Chine du Nord, op. cit., p. 35-38.
650 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

En lisant cette scène de la traversée où les vêtements sont si importants, résonne encore à
notre mémoire la scène initiatique du paquebot où le coloniaux mettaient pour la première fois
leur uniforme. Pour eux aussi les vêtements portés sur le pont lors de la traversée sont
essentiels.
Dans les diverses versions, le futur amant est campé avant tout en cosmopolite ; il est
celui qui peut voyager, qui connaît Paris, danse le Charleston, a vu Joséphine Baker et
s’habille à la mode française ou même, internationale. Il a le luxe de la mobilité, celle des
études en France, de la voiture et des danses modernes. Par son apparence il sort de la
dichotomie imposée par le pouvoir colonial. Il ressemble plus à un Français de France qu’aux
Indochinois colonisés qui dans leur rôle de mimétisme se doivent, dans certaines
circonstances, de porter le costume colonial. Mais, un peu comme Ninh et Quốc, dans son
apparence il porte aussi la marque de l’Orient : le tussor qui est une soie sauvage. Et surtout,
par ses chaussures anglaises, il se meut dans l’esthétique internationale. Même s’il a « la peau
blanche des Chinois du Nord », il dépasse l’esthétique de la blancheur coloniale. Il ne
ressemble ni à un colonial, ni à un Indochinois : il ressemble plutôt à une gravure de mode, un
acteur de Hollywood.
Quant à « l’enfant » qui fait la rencontre de ce « retour de France », bien des experts
estiment que c’est pour camper un personnage pauvre, mais original et à la forte personnalité,
que tant d’attention est portée à son apparence. Il n’est pas ici question de détruire le mythe
d’une famille Donnadieu au bord de la faillite. Jean Vallier a déjà montré de manière tout à
fait convaincante que, plus que pauvre, la mère est près de ses sous. Mais là n’est pas la
question. Selon le sémioticien et greimassien Thomas Broden, également auteur de plusieurs
études sur l’écriture durassienne, la jeune Marguerite Donnadieu était fascinée par ce qu’il
appelle le look Chanel.1883 Dans la communication qu’il a faite en juin 2005 à Ottawa, il a
montré que la jeune fille dans L’Amant doit être considérée comme quelqu’un qui cherche à
paraître moderne et pas tellement comme une pauvre qui se veut originale.1884
Dans la première version de la rencontre du bac, et contrairement à celles de L’Amant
et de L’Amant de la Chine du Nord, la narratrice ne se décrit pas tout de suite physiquement.
Elle ne dit d’abord rien de ses vêtements à elle. Elle y vient un peu plus loin lorsqu’elle

1883
Sur Marguerite Duras, voir entre autres : BRODEN, Thomas, « Narrativité et dynamique du corps chez M.
Duras », RSSI: Recherches Sémiotiques / Semiotic Inquiry, vol. 19, 1999.
1884
Ibid., « Mode, race et identité; l’héroine de L’Amant et Coco Chanel », Ottawa-Gatineau, Conseil
International des Etudes Francophones, 19ème congrès international, 27 june 2005, conference non publiée.
Chapitre XXIII : Les garçonnes en Indochine 651

explique qu’elle s’habille du mieux qu’elle peut pour aller retrouver son amoureux
« indigène », le seul garçon qui l’ait jamais remarquée.

Je crois que je manquais du moindre charme à un point inimaginable – d’autant que ma mère
m’accoutrait à sa façon qui devait retarder de dix ans sur la mode en cours. Contrairement aux
autres jeunes filles qui portaient des chapeaux de paille, j’étais affublée d’un casque colonial à
larges bords ronds qui devait m’abriter aussi bien la nuque que les épaules. C’était un modèle
d’un calibre impressionnant que ma mère avait commandé spécialement pour la vie à la
plantation et que je traînai pendant des années. Lorsque enfin je réussis à le perdre (il tomba
dans un fleuve lors du passage d’un bac), ma mère m’acheta un feutre d’homme, qui à
l’origine était bois de rose et qui devint par la suite d’un jaune marbré de vert. […] J’oublie de
dire que lorsque je rencontrai Léo, je portais entre autres le feutre d’homme bois de rose que
maman affectionnait particulièrement et dont elle me coiffait elle-même d’une façon assez
inattendue, penchée sur le côté, et qui rappelait celle des cow-boys des films américains de
1900.1885

Même si cette fierté pour ce chapeau d’homme lui semblera déplacée après coup, elle est
évidemment à considérer par rapport à l’obligatoire et imposant casque colonial enfin largué.
Le pire pour la narratrice portant le casque, c’est que, selon ses dires, ce couvre chef était
franchement en train de passer de mode. En tout cas la jeune génération des grandes villes
comme Saïgon ne le portait pas volontairement selon elle. Cela corrobore les indications à la
fois de Dorgelès et de Chivas-Baron. On peut dire que la protagoniste cherchait à être à la
mode, à renvoyer une image d’elle comme d’une femme moderne.
Il en va de même dans L’Amant de la Chine du Nord car les vêtements sont décrits
comme des modèles de collections, comme se vendait la mode dans les années 1920-1930.
Les vêtements sont nommés comme s’ils étaient cités dans un magazine de mode, avec les
tirets que l’on retrouve également dans les désignations des modèles de la collection du
tailleur de Sổ Đỏ. Le couvre-chef crânement porté par la jeune-fille – « l’enfant » dit la
narratrice – est un chapeau d’homme et, même si c’est un chapeau qui fait 1900, une coiffure
d’homme n’est pas si étonnante sur la tête d’une fille à l’époque de la mode ‘garçonne’.1886 Il

1885
Ibid., p. 53-54.
1886
Le roman de Victor Margueritte, La Garçonne (1922), dans lequel l’héroïne, Monique, est une femme
libérée qui se comporte comme le ferait un homme, a donné son nom à ce style vestimentaire. Monique,
émancipée (sexuellement), est un personage qui questionne les relations habituelles entre hommes et femmes
et critique le pouvoir de l’Eglise et des structure de l’Etat.
BARD, Christine, « Lecture de La Garçonne », Les Temps modernes, vol. 52, 1997, pag. 76-93.
652 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

semblerait qu’elle ait recherché à être à la mode, même si, évidemment elle n’avait pas les
moyens pour avoir le look Chanel.
La victoire de la perte du casque n’est pas non plus fortuite. Cet attribut ne peut être à
la mode. En effet, comme le montrent les traités théoriques, l’apparence féminine est au sein
des discussions. Comme le disait Parkins, l’attention se porte sur les vêtements féminins
lorsque les femmes empiètent sur le domaine des hommes. En fait, en lisant les recueils
d’essais pro-coloniaux tels que La vie aux colonies (1938) et les textes de Clotilde Chivas-
Baron – c’est d’ailleurs elle qui rédige la préface de La Vie aux colonies –, on remarque
l’insistance avec laquelle les théoriciens recommandent aux (futures) coloniales de porter le
blanc et surtout le casque. Comme précisé plus haut, un des signataires de La Vie aux colonies
prend même la peine de faire savoir aux lectrices qu’il y a plusieurs modèles de casques dont
certains sont très féminins, avec de la dentelle, de la gaze ou à voilette et que l’on peut
accrocher sur le bord des motifs de fleurs, fruits ou oiseaux.1887 Il est clair que si les femmes
des colonies l’avaient porté sans tergiverser, une telle précision dans l’argumentaire eut été
superflue. Apparemment, il était nécessaire de les convaincre d’avance par une foule
d’arguments, et surtout par des arguments esthétiques. Ce serait donc pour des raisons
esthétiques que les femmes se sont montrées réticentes à l’idée de porter ce casque. Il faut
d’ailleurs bien se dire que l’objet ne devait rien avoir de très appétissant. Malgré les
ventilateurs incorporés dans certains modèles et les franfreluches qu’on y accrochait, l’odeur
qui s’en dégageait ne devait pas être très ragoûtante puisque l’on transpirait abondamment
sous sa chape. Comme le disait Clotilde Chivas-Baron : à cause du casque, les cheveux
s’applatissaient et se mouillaient de sueur.1888 Mais heureusement, ajoutait-elle, la mode
lancée par Joséphine Baker des cheveux courts et gominés, a rendu un fameux service aux
coloniales.
Toute cette littérature pour convaincre les coloniales me donne à penser que les
femmes préféraient suivre la mode de Paris, de Londres ou New York, plutôt que de se
conformer aux désiderata imposés par les grands fonctionnaires coloniaux et leurs coutumes.
A mon avis, à l’entre-deux-guerres il y a progressivement compétition entre deux esthétiques :
premièrement, celle de la colonie traditionelle qui affirme son identité par une hypervisibilité
blanche – une affirmation ressentie par certains comme vitale face à la pression
révolutionnaire –, deuxièment, celle de Paris capitale internationnale de la mode qui exporte

1887
BLACHE, J., art.cit., p. 98.
1888
CHIVAS-BARON, Clotilde, La Femme française aux colonies, Paris, Larose, 1929, p. 187.
Chapitre XXIII : Les garçonnes en Indochine 653

une image de femmes résolument modernes. On peut reprendre l’analyse de Tammy Proctor,
qui signalait deux mythes de citoyenneté qui s’opposent par l’uniforme : d’une part la
blancheur de l’Occident civilisateur et d’autre part l’esthétique internationale.1889 C’est aussi
la mode internationale qui, selon moi pénètre dans la colonie pour y faire concurrence, bon
gré mal gré à l’uniforme colonial.
La mode a toujours joué un rôle important chez Marguerite Duras. Jean Vallier le dit,
dans ses romans comme dans ses films, elle s’est toujours montrée très attentive aux
vêtements, « élément[s] porteur[s] de rêves, de désir, d’érotisme, de drame et de fatalité. […]
L’essence du personnage s’exprime déjà dans l’habit qui le revêt ».1890 Il cite un interview
accordé en 1984 dans lequel Duras dévoile :

Il y a une chose que je n’ai jamais dite. C’est quand, pour la première fois, j’ai vu la beauté que
pouvait avoir une femme, ou encore : la beauté dont un corps et un visage pouvaient se
charger. C’était en 1926. Ça s’est passé à Saïgon, à l’angle du boulevard Charner et de la rue
Catinat. J’étais Boulevard Charner. Une femme est arrivée dans l’autre sens, elle tournait rue
Catinat. Ça a duré quelques secondes. Elle avait une robe noire, très fluide, très légère, comme
en soie satinée. La jupe arrivait au genou, retenue aux hanches. Le corps était très élevé,
athlétique, très mince. Les cheveux noirs étaient lisses, coupés à la garçonne. La robe et le
corps étaient indissociables, un seul objet confondu, porté par la marche d’une élégance
bouleversante, nouvelle.1891

Une apparition d’un des personnages itératifs de l’œuvre de Duras : Anne-Marie Stretter.
Mais peu importe le nom, ce qui bouleverse l’adolescente, c’est la vision d’une tout autre
image de la féminité que celle à laquelle elle a l’habitude dans la colonie. Rien de blanc, ni de
strict ou de rigide. Au contraire la beauté du noir – couleur des tuniques des Indochinois, et
couleur du deuil porté par cette femme dont on dit que son jeune amant s’est suicidé pour elle
–, la fluidité du tissu et la souplesse de la silhouette de la garçonne (hanches basses et cheveux
courts) sont les éléments qui contribuent à exhaler la liberté de cette incarnation d’une
nouvelle féminité.1892 L’image ne réfléchit pas l’identité mais constitue des identifications

1889
PROCTOR, Tammy M., « Scouts, Guides and the Fashioning of Empire », art. cit., p. 130.
1890
VALLIER, Jean, C’etait Marguerite Duras, op. cit., p. 462.
1891
LE MASSON, Hervé, « L’Inconnue de la rue Catinat », Le Nouvel Observateur, 28 septembre 1984, cité par
Vallier, Jean, ibid., p. 462-463.
1892
C’est apparemment cette image de femme libre qui l’a obsédée et c’est pour comprendre cette obsession
qu’elle a voulu écrire. Voir : ARMEL, Aliette, Marguerite Duras et l’autobiographie, Bordeaux, Le Castor
Astral, 1990.
Dans Les Lieux de Marguerite Duras (1977), Duras dit : « Je me demande si l’amour d’elle n’a pas toujours
654 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

possibles, dit justement Joep Leerssen.1893 C’est l’image d’une femme forte, qui aime hors des
codes de la société et qui porte des vêtements qui expriment pour la petite Donnadieu tout le
contraire des normes bourgeoises implantées et gardées jalousement par la société des
coloniaux. C’est l’importation de cette nouvelle esthétique, de la mode de Paris, qui selon moi
joue chez Duras un si grand rôle. Cette mode apportée par Léo, ce « retour de France » et
Anne-Marie Stretter, cette « garçonne » est évidemment une alternative à l’esthétique
coloniale.
Il est étrange que l’ouvrage de Kniebiehler et Goutalier, par ailleurs très bien
documenté, ne dise mot de l’habillement des femmes aux colonies. Pourtant, Dieu sait si la
mode a joué un rôle, comme moteur – et comme indice révélateur – de la transformation de la
société entre la période de la conquête et celle de la colonie administrative. On reconnaît
effectivement sans problème que l’esthétique exotique a envahit les métropoles occidentales
vers la fin du XIXème siècle : la mode selon Paquin et Poiret, les costumes dessinés pour les
Ballets russes de Diaghelev, tout cela est teinté d’exotisme oriental.1894 Mais qu’en est-il de la
mode des années 1920-1930 et en particulier de « la garçonne » : pourquoi n’aurait-elle pas
elle-aussi été importée dans les colonies et opéré ainsi une révolution dans l’apparence de la
femme coloniale et, qui sait, indochinoise ? Avant la guerre la silhouette féminine se
composait de triangles superposés qui soulignaient le buse, les hanches, la taille (Figure 23.1 :
photo de Charlus – grand interprète de La Petite tonkinoise – et d’une chanteuse dont la
silhouette est composées de triangles ; voir aussi Figure 13.1 : caricature du Cri de Saïgon
[s.d. ± 1912-1917] où femme déshabillée par des Indochinois guillotineurs porte des sous-
vêtements qui accusent la taille). Les partons de modèles à faire soi-même montrent que la
silhouette devient plus linéaire (Figures 23.2 et 23.3) et, puisque Mon aiguille était destiné à

existé. Si le modèle parental, ça n’a pas été elle […] Anne-Marie Stretter, non pas ma mère, voyez […] ».
Voir : DURAS, Marguerite en collaboration avec PORTE, Michelle, Les Lieux de Marguerite Duras, Paris, Ed.
de miniuit, 1977, citée par : ibid., p 41.
A mon avis, Aliette Armel a raison de constater qu’il y a un lien intime entre la future Duras et cette femme
dont le corps est fait pour aimer – aimer à en mourir – et cet amour, cette liberté affirmée par le corps les relie
dans la réprobation de la société. « Dans L’Amant, Marguerite Duras établit enfin le lien qui unit en
profondeur “la dame” […] et la jeune Blanche qui l’a rejointe dans la réprobation populaire parce qu’elle a
un amant chinois. […] “Isolées toutes les deux… Toutes deux au discrédit vouées du fait de la nature de ce
corps qu’elles ont, carressé par des amants, baisé par leurs bouches, livrées à l’infamie d’une jouissance à en
mourir, disent-elles, à en mourir de cette mort mystérieuse des amants sans amour” », ibid., p. 42.
Sur les coupes de cheveux ‘garçonne’ voir : ZDATNY, Steven, « La mode a la garconne, 1900-1925: une
histoire sociale des coupes de cheveux », Le Mouvement social, n0 174, 1996, pp. 23-56.
1893
LEERSSEN, Joep, « Imagology : History and method », art. cit., p. 27.
1894
FRAIN, Irène, « Le “look” exotique », dans : BALANDIER, Georges et FERRO, Marc (dir.), Au Temps des
colonies, Paris, Seuil. L’Histoire, s.d. [±1984], p. 30-33, p. 30. « Aux environs de 1907-1913, l’air du temps
est résolument exotique », p. 32.
Chapitre XXIII : Les garçonnes en Indochine 655

Madame Tout-le-monde, ils indiquent que ces changements avaient pénétré jusque dans les
maisons bourgeoises. Les gravures de mode sont encore plus explicites dans ce changement
esthétique du corps de la femme (Figures : 23.4, 23.5, 23.6 du magazine Vogue et
Figure 23.7 : photo de Gabrielle Chanel vers 1930). En France, entre les chignons et corsets
de l’avant-guerre et les cheveux courts, les jupes à hanches basses et le pantalon de Coco
Chanel il ne s’est passé qu’une dizaine d’années.
Evidemment, à partir de 1914, les femmes ont dû faire tourner le pays délaissé par les
hommes partis à la guerre. Elles y ont acquis une certaine liberté d’action, des responsabilités
qu’elles entendent bien conserver, comme le montre l’apparence physique qu’elles se
choisissent. Les formes triangulaires disparaissent pour laisser la place aux cache-seins (qui
applatissent les poitrines), les hanches basses (qui masquent la taille) et aux cheveux courts :
la féminité se présente par des valeurs qui sont aux antipodes de celles de l’avant-guerre. La
lecture des textes de Duras confirme que cette transformation a aussi eu un impact sur la
colonie, que les coloniales comme Anne Marie Stretter ont elles-aussi suivi ce mouvement.
Les femmes qui débarquaient de France – comme Clara Malraux et les autres voyageuses –
jouaient là un rôle considérable. Même si, le jour, elles portaient le casque et le blanc, on
imagine que les voyageuses émancipées comme Titaÿna, Clara Goldschmidt ou Henriette
Célarié devaient mettre des tenues à la mode pour sortir le soir. Il n’est pas improbable que,
dans les grandes villes, elles avaient laissé tombé l’uniforme colonial.
J’ai déjà parlé de la liberté que ressent la jeune fille du bac, par son habillement qui lui
permet de s’affirmer. C’est bien le type de liberté que ressent l’adolescent lorsque qu’il a
réussi à se dégager des attaches et des limites établies par son milieu. C’est dans cette liberté
volée que l’« enfant » affirme sa personnalité, par des choix esthétiques et un engagement
vers une modernité qui n’a rien à faire de ces casques et de ces ‘blancs’, ce lourd attirail dont
se harnachait la génération précédente. L’abandon volontaire des signes extérieurs du
colonialisme ne marque donc pas nécessairement une prise de position politique ou
idéologique ; il peut cependant subvertir le pouvoir établi. Pour moi la liberté ressentie à la
vue de l’esthétique de Stretter est déclencheuse d’une révolte formelle contre la loi et
l’esthétique (de la mère) coloniale. Ce n’est pas encore la révolte du style littéraire ‘Duras’
qui s’écarte de la grammaire de la langue maternelle, mais déjà sans doute la conviction que
la forme porte le sens. Le rejet de l’esthétique coloniale est d’ailleurs source d’une plus
grande liberté physique. Peut-être n’y a-t-il aucune intention anticoloniale dans le désir
d’adopter ce style, mais le résultat n’en est pas moins que l’enfant rencontre l’amant alors
qu’elle a abandonné l’esthétique héritée de la mère coloniale. Il y a parallélisme entre la
656 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

libération de la loi de la colonie et celle de l’entrée dans l’âge adulte ; une imbrication de la
transgression vestimentaire et de la transgression raciale.
Julia Waters a montré que le colonialisme, qui est bien souvent ignoré par les critiques
des textes de l’auteur, joue en réalité un rôle non négligeable – quoi qu’implicite.1895 Waters
analyse les descriptions du fleuve Mékong comme référents du système colonial et de ses
succès. Elle montre aussi comment les thèmes présents dans le procolonial L’Empire français
sont remaniés dans des textes plus marxistes, anticoloniaux ou féministes en fonction de
l’époque de leur réécriture.1896 La même histoire, le même contexte historique est chaque fois
analysé par l’auteur selon les perspectives politiques de l’époque. Elle peut ainsi passer d’un
engagement procolonial dans le premier essai rédigé sous commande du ministère des
Colonies, à un engagement anticolonial dans L’Amant de la Chine du Nord. Julia Waters ne
s’arrête pas aux vêtements des personnages de Duras, mais les habits des protagonistes sont
aussi des référents qui permettent à l’auteur de camper l’histoire de la colonie. C’est par leur
aspect que les protagonistes prennent place dans le système des divisions sociales et ethniques
que le colonialisme impose – au moins en théorie – aux habitants du pays.
Pourtant, et cela peut surprendre, les auteurs de L’Empire français ne disent rien des
vêtements portés à la colonie, ni de ceux des coloniaux, ni de ceux des Indochinois, pas même
dans les descriptions ethnologiques des divers groupes peuplant l’Indochine. Ceux-ci sont
décrits à partir de leurs caractères psychologiques (indolence, passivité…) mais pas par leurs
traits physiques ni par leurs traditions vestimentaires. Sans doute parce que la perspective est
coloniale et non pas ethnologique et peut-être aussi parce que le vêtement concerne la petite
histoire et touche plutôt au quotidien, à l’histoire sociale, plus qu’à la grande histoire. En
revanche Les Cahiers sont truffés de considérations vestimentaires :

(Une remarque, qui peut-être n’a pas ici sa place, mais que je tiens à faire : n’étaient admis au
collège de Saïgon que les Annamites fils de citoyens français, exclusivement. Par ailleurs, le
port du costume européen était de rigueur absolue. En 1931, lorsque je quittai définitivement
l’Indochine, quelques jeunes filles annamites fréquentaient le lycée. Elles étaient obligées de
se déguiser en Européennes, et en général, cela leur allait très mal, et elles en souffraient. De
même, à l’internat primaire où je logeais, le costume européen était de rigueur. Le dimanche,
on pouvait rencontrer dans les rues de Saïgon les internes annamites en promenade, tous

1895
WATERS, Julia, « ‘La traversée du fleuve’ : Representations of the Mekong in Marguerite Duras’s Colonial
and Post-colonial Works », Remembering Empire, Automn/Winter 2002, Society for Francophone
Postcolonial Studies, p. 98-115.
1896
Ibid., Duras and Indochina: Postcolonial Perspectives, Liverpool, S.F.P.S. Critical Studies in Postcolonial
Literature and Culture, 2006.
Chapitre XXIII : Les garçonnes en Indochine 657

habillés à la française et qui se ridiculisaient publiquement. Pourquoi de telles mesures dont


l’imbécillité est impardonnable ? Je pense que des mesures semblables, qui peuvent paraître
insignifiantes de prime abord, ne sont pas loin d’être criminelles. […] ).1897

C’est dans ces impardonnables « mesures » esthétiques que Duras lit avant tout l’imbécillité
du pouvoir. Elle rejoint aussi d’une certaine manière la position qu’elle avait dans L’Empire
français puisqu’elle y plaide pour une préservation des us et coutumes locaux. En tout cas, je
suis comme elle d’avis que, loin d’être insignifiant, l’habillement aux colonies est un
argument essentiel du discours de domination. L’inflexibilité de l’apparence que la société
des coloniaux se devait de maintenir, implique aussi que toute entorse aux règles est déjà
potentiellement porteuse de rébellion. Ceux qui ne se tiennent pas aux préceptes détruisent la
simple et claire division que l’idéologie s’applique à implanter dans la colonie.
Volontairement ou non leur apparence est une forme de subversion.
Sachant cela, on sera moins étonné par la belle anecdote racontée par Aliette Armel
dans Marguerite Duras. Les trois lieux de l’écrit. Armel retrouve dans une des maisons de
l’écrivain après le décès de celle-ci, « un carton d’invitation émanant du président de la
République François Mitterrand, pour une réception à l’Elysée, sur laquelle était indiquée la
nécessité de la tenue de soirée. Marguerite Duras s’y était peut-être rendue (la date était
soulignée) mais en “tenue de travail”, comme elle l’avait porté elle-même à la main sur
l’invitation, annulant d’un trait de crayon la prescription de la robe longue ».1898 La
conformité vestimentaire n’était toujours pas faite pour plaire à la vieille dame qu’elle était
devenue. Déjà, s’il faut en croire ses textes ‘indochinois’ la jeune fille s’était elle-même
libérée de ce corps uniformisé sous la politique coloniale. Ni la jeune fille qu’elle avait été, ni
le grand écrivain qu’elle était devenue ne consentait à se conformer aux obligations
vestimentaires. Celles-ci sont ressenties, même pour une soirée chez Mitterrand, comme une
entorse à sa liberté. Ce carton d’invitation confirme pour moi l’importance que l’auteur
accorde aux vêtements de ses protagonistes dans L’Amant (de la Chine du Nord) et que l’on
trouve déjà dans Les Cahiers.
Ce qui est remarquable c’est l’insistance et la constance avec laquelle les textes de
Duras indiquent qu’aucun des deux amants n’est affublé du blanc ni du casque. C’est, à mon
avis, une des clefs de la sensation de liberté qui se dégage de la scène du bac. Sur cette très

1897
DURAS, Marguerite, Les Cahiers de la guerre, op. cit., p. 78-79.
1898
ARMEL, Aliette, Marguerite Duras. Les trois lieux de l’ecrit, Saint-Cyr-sur-Loire, Christian Pirot, 1998, p.
45-46.
658 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

symbolique traversée, les protagonistes sont visiblement hors du système codifié par la société
coloniale. On pourrait penser que pour la jeune-fille c’est une question de classe sociale, que
sa famille n’est pas assez riche pour pouvoir maintenir les vêtements blancs et propres. Ce qui
est évidemment possible. Mais si cela est le cas, on voit aussi qu’elle est fière de l’image
qu’elle renvoie. Quant à la petite Donnadieu, on sait qu’elle a activement ‘perdu’ son casque,
ce volumineux attribut de coloniale, lors d’une autre traversée fluviale. Ce qui est
symboliquement intérressant, même si ce n’est qu’une affabulation du « Cahier marbré rose ».
Quant à l’amant l’argument financier ne tient pas non plus. Le jeune Chinois a les fonds pour
s’habiller comme bon l’entend. Les deux amants portent les vêtements qu’ils désiraient porter,
dans les limites de leurs finances.
En principe, selon l’analyse de Nguyễn An Ninh, par son apparence, la jeune fille
faisait honte à toute la communauté occidentale de la colonie. Pourtant la honte n’est pas la
première chose qui vient à l’esprit dans la manière dont elle est décrite dans les romans et
dans Les Cahiers; au contraire la narratrice se sent joyeuse de son image lors de la rencontre
de « l’amant ». Même s’il est vrai que la narratrice des Cahiers nous dit qu’elle souffrait de ne
pouvoir être à la mode comme ses copines, on voit que la victoire concerne déjà le casque
activement ‘perdu’ sur un bac. Le chapeau d’homme est une victoire puisqu’il signifie
l’abandon de cet horrible couvre-chef porté encore à l’époque dans les contacts officiels – à
l’école, lors de visites dans les bureaux de l’adminisration, d’expéditions chez les chefs de
villages, etc. – mais qui est associé à la génération des parents et aux lois de la bourgeoisie.
Il est frappant de voir qu’ils ont choisi de ne pas adhérer à l’esthétique coloniale et que
c’est leur apparence vestimentaire, l’adhésion à la mode et au look international, qui leur
donne l’impression de se reconnaître. En effet, dans L’Amant de la Chine du Nord, les
voyageurs du bac se reconnaissent. Apparemment ils portent des vêtements qui leur
permettent de considérer qu’ils se sont ralliés à un code vestimentaire – qui n’est pas révélé
ou nommé –, mais qui rejette l’esthétique du casque et du blanc. « C’est tellement inattendu
de vous trouver ici… Vous ne vous rendez pas compte » dit l’amant. A quoi elle répond,
comme pour effacer un malentendu sur son cosmopolitanisme : « Je suis née en
Indochine ».1899 Leur apparence est le signe de ralliement à une nouvelle esthétique qui n’a
apparemment pas encore atteint la colonie ou du moins pas cette partie du Mékong où ils se
rencontrent. C’est cette nouvelle esthétique qui rend possible le « rapprochement »
théoriquement vanté par les discours coloniaux, mais prohibée par l’esthétique de la

1899
Ibid., L’Amant de la Chine du Nord, loc. cit.
Chapitre XXIII : Les garçonnes en Indochine 659

blancheur. Leur rapprochement est possible grâce au corps qui a cessé d’être un corps
politique, un corps colonial, puisqu’il est dépouillé de l’uniforme blanc.
Chez les protagonistes de Marguerite Duras, les futurs amants, le choix des vêtements
est déterminé par désir d’être à la mode plus que directement par des prises de positions
politiques. Bien que le rejet du blanc suggère un rejet de l’identité coloniale traditionnelle, on
comprend que le désir de porter d’autres vêtements ne peut être en soi une marque de rejet
politique ou idéologique ni une prise de position pour les colonisés. On remarque néanmoins
que, chez Duras, l’esthétique ‘coloniale’ est activement rejetée, pour une esthétique plus
moderne. Les modèles à suivre sont des Français de France, ou la mode internationale des
films de Hollywood, et non pas les coloniaux. Ses textes révèlent la nature métropolitaine ou
même internationale d’une culture moderne qui attire la jeunesse et balaye les grandes
théories coloniales.
Par les vêtements qu’elles affichent, les femmes garçonnes indiquent qu’elles
entendent bien continuer à participer à la vie publique. Les « retour de France » revendiquent
eux-aussi une place dans la vie publique. Il est intéressant de voir que historiquement, les
questions sur le droit de participation des Indochinois à la vie publique de la colonie (la
politique d’association et le rapprochement) se posent de manière aiguë pour l’administration,
au moment où les gaçonnes et les « retour de France » importent une nouvelle esthétique.
C’est par la mode que, selon moi, les amants prennent place dans le paysage politique duquel
ils sont en principe exclus. Alors que l’uniformisation et l’homogénéisation sont la règle, une
contestation se manifeste à travers l’importation de la mode parisienne (déjà ressentie comme
internationale) et cette nouvelle forme d’habillement rencontre à son tour la contestation des
tenants du statu quo. La mode féminine est ressentie comme un danger pour l’équilibre
colonial, comme le montrent les théoriciens qui ont co-signé La vie aux colonies, et les
« retour de France » présentent apparemment un tel problème que les romancier n’osent
même pas toucher au sujet.
L’originalité chez Duras, dans le contexte colonial c’est de présenter la rencontre entre
un « retour de France » et une (would be) « garçonne » : deux personnages peu appréciés des
coloniaux. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle j’ai considéré ses textes bien qu’ils ne
soient pas des sources historiques faciles.
660 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

2. - Les femmes modernes de l’Indochine


La petite Donnadieu n’est certes pas la seule femme de la colonie à apporter une subversion
vestimentaire aux lois de la colonie. Au contraire, elle suit le modèle de la mode importée de
France par les « Anne-Marie Stretter ». Les femmes modernes sont un danger pour l’équilibre
colonial et son paysage ; mais aussi parce qu’elles sont un très mauvais exemple pour les
Indochinoises. Judith Henchy soutient que, lorsque les Malraux étaient à Saïgon en 1925,
Clara était autant si pas plus surveillée par la Sûreté qu’André, parce que le modèle de femme
active, moderne et qui avait des contacts avec des Indochinois subvertit toute la construction
hiérarchique de l’Indochine des coloniaux.1900 On peut d’ailleurs penser que l’attitude de
femme libérée des Titaÿna, Viollis, Célarié, Drevet, etc. a dû aussi effrayer les coloniaux.
Peut-être d’ailleurs, qu’elles s’habillaient à la mode dans les grandes villes indochinoises. On
sait en tout cas que Tiatÿna, Drevet et Viollis étaient surveillées par des agents de la Sûreté.

2.1. - L’Indochinoise moderne : la mode « vert espérance »

Si les Occidentales ont fait l’objet de nombreuses publications, les Indochinoises ont, elles
aussi, été au centre des débats de l’entre-deux-guerres. Judith Henchy montre qu’elles ont
vraiment fait les frais des campagnes culturelles.1901 Comme je l’ai déjà souligné, elles étaient
au centre des disputes de l’époque : aussi bien pour les confucianistes et autres traditionalistes
que pour les modernistes communistes, colonialistes ou cosmopolitains. Les écoles de filles
du Cambodge ne visaient pas à former l’intellect des petites cambodgiennes, mais œuvraient
au développement social par des cours de couture, de maintien et de français, dit Penny
Edwards.1902 En 1938, le seul journal khmer indépendant, Nagaravatta, indique l’évolution
vestimentaire comme indice de progrès de la nation.1903 Ces différents concepts de
‘modernité’ sont évidemment relatifs : pour les communistes et cosmopilitanistes des années
1920-1930, les valeurs du colonialisme sont archaïques. Mais chronologiquement, elles sont

1900
HENCHY, Judtih, art. cit., p. 125.
« His wife who was involved in international anti-imperial and human right activities, was regarded in Sûreté
reports with no less suspicion for her influence on young women. Such external role models were reinforced
throughout the 1920s […] ».
1901
Ibid..
1902
EDWARDS, Penny, « “Propagander” : Marianne, Joan of Arc and the Export of Gendered Ideology to
Colonial Cambodia (1863-1954) », art.cit., p. 122.
1903
SOTRA, K., « Les progrès des jeunes-filles khmères », Nagaravatta, 5-3-1938, cité par : ibid., p. 123.
Chapitre XXIII : Les garçonnes en Indochine 661

plus ‘modernes’ – elles se présentent surtout comme telles – que celles du confucianisme
indochinois.
Christiane Fournier montre dans ses publications, combien les choses changent
rapidement. Les femmes indochinoises sont de plus en plus actives et certaines – c’est
l’exception – vont même étudier en France. En 1934 à la Maison de l’Indochine à Paris, lors
d’une fête, elle déplore qu’une jeune fille se soit « déguisée » en Occidentale : « Lunettes de
touriste, coiffure ébouriffée, bas noirs, souliers plats… Son courage [d’avoir enfreint tous les
interdits pour venir étudier en France] vaut mieux que sa mascarade ».1904 Il y a donc aussi
des ‘garçonnes’ indochinoises, mais ce sont apparemment des exceptions que même Fournier
qui s’affirme féministe, n’apprécie guère. Au contraire, elle est ravie par un jeune médecin qui
est elle aussi féministe : « Toutes les femmes sont vêtues du costume national. Elles ne
semblent pas préparées à devenir des intellectuelles sportives en 1934 ».1905 Mais cette jeune
indochinoise qui a bientôt terminé sa médecine se prépare à rentrer dans son pays où elle
projette d’œuvrer « au développement du féminisme ». Selon elle, les femmes y sont prêtes,
puisqu’il y a aussi des femmes poètes, des femmes d’affaires et des planteuses de riz. Elle
sent que bientôt elle ne sera plus un cas isolé. Ce dont Fournier la féministe ne peut que se
réjouir.
Au fond c’est aussi une recherche esthétique qui se lit chez la petite amie du narrateur
de Vingt ans, le roman de Nguyễn Đưc Giảng.1906 Thoa choisit une modernité « chaotique »,
mais qui dépasse les divisions. Elle adhère à une modernité qui est peut-être tout autant
révolutionnaire que hollywoodienne, celle des tenues sportives : des maillots de bain et des
robes de couleurs, celle des maquillages et vernis à ongles américains, celle du jazz écouté sur
un pickup made in Japan. Son apparence subvertit elle aussi les simples distinctions
préconisées par les discours de l’administration.
Thoa trouve elle aussi un tiers-espace – non pas nécessairement politique – mais un
espace où elle peut s’affirmer en tant que jeune femme. Lorsque le narrateur va la chercher à
la gare elle n’est ni en blanc, ni en noir.

1904
FOURNIER, Christiane, « La fête du printemps à la Maison indochinoise », Minerva juin 1934, repris dans :
FOURNIER, Christiane, Perspectives occidentales sur l’Indochine, Saïgon & Vinh, La Nouvelle Revue
Indochinoise, 1935, p. 75.
1905
FOURNIER, Christiane, « Etudiantes indochinoises à Paris », Annales coloniales, janvier 1935, repris dans :
ibid., p. 72.
1906
NGUYễN ĐứC GIảNG, Vingt ans, op. cit
662 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

Mes yeux fouillèrent le quai. Une silhouette apparut, en robe légère, vert espérance, une
valisette à la main, le visage illuminé d’un sourire angélique. […]
Ses yeux jetaient des éclairs de bonheur et cette joie débordante me fit peur.
Elle s’était mis du rouge aux lèvres – pour la première fois de ses seize ans, m’assura-t-elle –
un soupçon de fard sur les joues, du vernis nacre-rose sur les ongles. Ses pieds nus étaient
pris dans des sandalettes du plus pur style hollywoodien.
Cet accoutrement de princesse de conte de fée 193… me choquait, bien que j’en fusse flatté
autant qu’un homme peut l’être. N’était-ce pas pour moi, pour moi seul qu’elle s’était parée ?
Et, à travers ces vêtements et ce fard, n’y avait-il pas ce corps et cette âme, n’y avait-il pas ce
cœur, qui, déjà, m’appartenaient ?1907

Même si, de bien des manières, le narrateur est traditionnaliste, cela lui plaît que Thoa suive
la mode inspirée de modèles internationaux. Elle aussi, par la mode hollywoodienne, elle
réussit à dépasser les divisions imposées à l’Indochine. Elle choisit résolument la modernité,
est à la fois révolutionnaire, cliente des instituts de beauté, apprenante de français et deviendra
mère vietnamienne. Au fond la tenue qu’elle porte, de la très jolie couleur « vert espérance »
est sans doute un des modèles d’un certain Lemur (pseudonyme d’un dessinateur
indochinois), qui transforme profondément la mode féminine sans que les Indochinoises
deviennent des copies des Occidentales.
La mode des tuniques de couleur, des sandales à hauts talons et des fards a pénétré en
Indochine en 1920. Les cols chinois disparaissent, les tuniques se font plus échancrées et le
cache-sein sombre et applatissant les seins devient blanc et ressemble peu à peu au soutien-
gorge qui viendra finalement le remplacer. « Les couleurs sont essentielles » disent les
femmes et les journalistes de l’époque qui expliquent :

Depuis peu de temps les femmes et les filles des villes se sont mises à s’habiller à la mode.
C’est une réforme sur le plan vestimentaire. Elles ont enterré non seulement la tunique à la
mode chinoise et le pantalon en lin de Bưởi (un village des environs de Hà Nội), mais aussi
les tuniques de couleur sombre pour remplacer par un pantalon blanc et une tunique
bleue.1908

Selon Nguyễn Văn Ký, c’est un énorme pas franchi par la femme contre la tradition
puisque le noir était la couleur traditionnelle et le blanc la couleur du deuil. Selon lui, cette
mode est calquée sur les modèles occidentaux, mais sans transformer les vêtements du tout au
tout. Il me semble que Thoa s’inscrit dans cette mode ‘Lemur’. Ce styliste était aussi le

1907
Ibid., p. 152-153.
1908
ANONYME, Phong hóa, 17 juillet 1932, cité par : NGUYễN VAN KÝ, op. cit., p. 248.
Chapitre XXIII : Les garçonnes en Indochine 663

propriétaire du plus grand magasin de mode féminine de Hanoï. Peut-être est-ce lui qui a servi
de modèle au couturier du roman Số Đỏ ? Vũ Trọng Phụng n’est pas le seul à condamner
cette modernité et des chansons populaires et des proverbes édifiants promettent aux filles qui
ne seraient pas sages : « Les filles qui fréquentent les garçons auront des seins aussi gros que
les noix de coco ».1909 Cette mise en garde n’a pas pu enrayer le mouvement de modernisation
et de ‘hollywoodisation’ de la mode féminine. Les femmes indochinoises ne se sont pas
transformées en garçonnes, pour la plus grande majorité d’entres-elles du moins, mais elles
ont tout de même été influencées par la mode occidentale, dans les couleurs et dans les formes
de leurs vêtements. Si les femmes garçonnes occidentales les ont influencées, leur ont donné
le ‘mauvais’ exemple, celui de femmes qui affirment leur corps et leur féminisme dans leur
attitude, les Indochinoises ne les ont en tout cas pas copiées. Elles ont suivi une mode
originale. Après ce crochet pour passer par la mode des Indochinoises, passons à la garçonne
française d’Indochine.

2.2. - Les garçonnes en voyage colonial

Il faut reconnaître que dans la littérature coloniale de l’époque, il y a beaucoup de


personnages féminins qui, comme la petite Donnadieu, adhèrent à une toute autre esthétique
que celle de la blancheur. Si les francisés ont peu inspiré les auteurs coloniaux. En revanche
les femmes ‘garçonnes’, qui remplissent souvent le rôle du ‘décivilisé’, sont très présentes
dans leurs romans. Ces femmes modernes se perdent dans la jungle qui les a trop attirées et
leur compagnon – généralement un colonial – tente de les retrouver mais en découvrant leurs
vêtements abandonnés il comprend qu’elles se sont laissé ingurgiter par la nature. Ces
femmes blanches sont en effet décrites comme ayant perdu leur tenue coloniale, ce garde-fou
contre la décivilisation. Nous sommes donc en face d’une remarquable variation de la
thématique du décivilisé. Il n’est plus question d’un interprétation masculine de l’histoire
coloniale avec des rois-blancs virils tels que Kurtz et Perken ; on passe maintenant à
l’attention particulière portée aux femmes blanches modernes qui sont ‘décivilisées’ et
déshabillées. Il est en outre étonnant de constater que c’est la découverte des vêtements
abandonnés qui indique, sans doute possible, que celle qui les portait est maintenant passé de
l’autre côté. Une variation du thème des Evangiles où les trois femmes qui viennent pour
embaumer le corps du Christ doivent constater sa disparition ? La découverte des linges
abandonnés fait ici aussi la preuve du passage dans le monde de l’altérité.

1909
NGUYễN VAN KÝ, op. cit., p. 250.
664 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

Les Dieux rouges (1923) de Jean d’Esme, La Route du plus fort (1925) de George
Groslier et Le Mirage indochinois (1931) de Christiane Fournier, Passions d’Asie (1930) – un
recueil d’histoires courtes – des Corlieu-Jouve, et même un roman qui est difficilement
rangeable parmi la production ‘coloniale’, La Favorite de dix ans (1940) de Makhali-Phāl,
sont de cette trempe.1910 Cette thématique itérative de la littérature produite par les coloniaux
à l’entre-deux-guerres ne peut être fortuite. Peut-être est-ce déjà un signe que ses auteurs
craignent que la colonisation ne soit en fin de compte un échec.
C’est en tout cas ce que suggère l’analyse de Richard Dyer. L’écrivain de White note
en effet la centralité des femmes blanches dans les narrations du déclin de l’Empire britanique
à commencer par A Passage to India. Pour lui il s’agit d’une habitude de la représentation qui
fait porter par la femme le blâme de la perte de l’Empire. C’est elle qui est incapable de
s’adapter aux changements, de s’intégrer dans la société coloniale ; c’est elle qui offre le
spectacle de la souffrance morale de l’échec.1911 Pour Dyer donc, lorsque les coloniaux se
doivent de constater la faillite du colonialisme, ils ont l’habitude d’en incriminer les femmes.
Son analyse du contexte colonial anglais peut aussi enrichir notre lecture des textes du
colonialisme français de l’entre-deux-guerre.
Ce qui est sûr dès l’abord, c’est que pour les romanciers coloniaux également, les
femmes à la mode ont constitué un point d’attention et d’angoisse tout particulier, l’enjeu de
la confrontation culturelle. Dans cette littérature coloniale qui élimine la présence des « retour
de France », l’attention est portée entièrement sur la femme moderne (et les métis mais cette
thématique dépasse les cadres de ma recherche et a déjà fait l’objet d’excellentes analyses).

1910
ESME, Jean d, Les Dieux rouges (1923), dans : QUELLA-VILLEGER, Alain (prés.), Indochine. Un rêve d’Asie,
Paris, Omnibus, 1995, p. 627-804 ; GROSLIER, George, La Route du plus fort (1925), op. cit. ; FOURNIER,
Christiane, Le Mirage tonkinois, Hanoï, Imprimierie d’Extrême Orient, 1931 ; MAKHALI-PHAL, La Favorite
de dix ans, op. cit.
CORLIEU-JOUVE, La Facheuse aventure de Lady Stone, Passions d’Asie, préf. CHACK, Paul, Paris, Jules
Tallandier, 1930, p. 179-193.
Il s’agit d’un receuil de nouvelles sur l’Extrême-Orient rédigées par deux écrivains : Corlieu et Jouve. Selon
ce que dit le préfacier, il me semble qu’il s’agit de deux coloniaux.
« Vous avez étudié toutes les races éparses dans l’immense triangle qui s’étend du Liao-Toung au golfe du
Tonkin […]. Et ayant vu, éprouvé et compris, vous avez écrit ce livre à travers quoi toute l’Asie chante »,
CHACK, Paul, « Préface », dans : ibid., p. 9-12, p. 12.
Cette préface me donne à penser que les auteurs ne peuvent être que des coloniaux puisqu’ils ont eu le temps
« d’étudier » et de « comprendre » l’Asie, compliment qu’un colonial comme Chack ne s’abaisserait pas à
faire pour de simples passants. Dans Passions d’Asie, il n’est pas toujours clair où se pasent les histoires –
généralement en Chine semblerait-il – mais l’aventure de Lady Stone à lieu dans un pays où l’on vénère à la
fois le Bouddha et le lingam hindou. Rien de très clair quant au lieu ni quant à l’époque, mais l’angoisse de
l’altérité sous les traits de la perte d’une femme attirée par l’Asie est tout à fait représentative de la littéraure
coloniale de l’époque qui m’intéresse.
Quoique l’analyse de ces romans soit très intéressante, je ne les traite que par confrontation aux écrits des
voyageurs. Une ‘close reading’ de leur roman m’emmènerait trop loin.
1911
DYER, Richard, op. cit., p. 206.
Chapitre XXIII : Les garçonnes en Indochine 665

Les romanciers y notent les transformations des femmes et leurs réticences à ces
transformation sont révélées dans les rôles accordés aux héroïnes.
Les textes de Jean d’Esme, de George Groslier, de Christiane Fournier et de Corlieu-
Jouve décrivent des filles à la mode qui voyagent seules et affirment leur indépendance.
Quoique les vêtements des héroïnes ne soient pas décrits avec autant de détails que ceux
portés par les protagonistes de Marguerite Duras, leur apparence est aussi essentielle : elles
sont toutes modernes et à la mode, de véritables exportatrices de cette nouvelle esthétique
métropolitaine, celle de Chanel mais aussi celle de Hollywood, qui faisait tant d’effet sur la
petite Donnadieu et sur Thoa. Elles ont toutes, d’une manière ou d’une autre, un intérêt
profond et une sensibilité particulière pour le pays, pour l’Asie et pour ses cultures ; elles sont
quelque part ‘adaptées’ – ou prêtes à s’intégrer – au milieu asiatique dans lequel elles
évoluent. Ces femmes cosmopolites modernes semblent, au premier abord, avoir une
meilleure interaction avec le milieu asiatique que leurs compagnons masculins. Mais leur
modernité se lit aussi à leur identité, car, plus que françaises, elles sont cosmopolites,
porteuses de plusieurs cultures : chez d’Esme l’héroïne est moitié polonaise, chez Groslier
elle est française mais dit comprendre l’Asie et chez Fournier elle est italienne mais parle
parfaitement le français.
Il faut pourtant avouer que certains voyageurs se laissent parfois inspirer, eux aussi,
par cette thématique que je considère pourtant plutôt comme coloniale. Mais bien sûr les
voyageurs étaient, eux-aussi, lecteurs de littérature coloniale. Le récit-roman de voyage de
Pourtalès traite d’une héroïne moitié scandinave, moitié siamoise et qui a des contacts aussi
bien avec des Anglosaxons qu’avec des Français leur vendant des sculptures khmères qu’elle
est allée dégoter dans la jungle. Cette femme d’affaires disparaît dans la jungle.1912 Louis-
Charles Royer met lui-aussi en scène une femme moderne, moitié italienne, qui se promène
librement en Indochine.1913 Sa liberté s’exprime physiquement puisqu’elle est nue sur la

1912
POURTALES, Guy de, Nous à qui rien n’appartient, Paris, Flammarion, 1931.
1913
ROYER, Louis-Charles, Kham la laotienne, op. cit.
Chez ce roamncier qui s’est fait le spécialiste des romans érotiques, la femme européenne et moderne est nue
lorsqu’il la rencontre. Elle est, semble-t-il, Italienne. C’est une femme facile que le héros s’empresse de
prendre – et de satisfaire – mais leur nuit tropicale n’est qu’un épisode érotique dans son voyage pour
retrouver l’or du Laos et le trésor qui est – évidemment – Kham, la Laotienne. Il est assez amusant de
constater que l’auteur a crée, avec Kham, un personnage asiatique très fortement inspiré de Joséphine Baker.
Au moment où le héros rencontre Kham, elle est danseuse dans des clubs parisiens. Les mouvements de son
corps offrent tout un possible esthétique et érotique jusque là ignoré et refoulé par son public. Mais – comme
l’héroïne ‘joséphinienne’ de Chair de beauté de Simenon, elle est avant tout une femme engagée capable de
lutter pour préserver son pays contre l’influence des Blancs. Kham rentre dans son pays pour empêcher son
ancien mari de mettre la main sur des mines d’or qu’elle veut préserver de la main mise occidentale. Le héros
la suit dans son voyage de retour jusqu’au plus profond du Laos. Le héros découvrira ces mines, mais il
maintiendra le secret et restera au Laos pour vivre son amour avec Kham. Ici aussi, comme chez un autre
666 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

terrasse de son bungalow au moment où le héros la rencontre. Mais cette femme libérée n’est
qu’un bref épisode dans la narration d’où elle disparaît rapidement. Pour le reste, les femmes
émancipées chez les autres voyageurs ne disparaît pas de la narration et de l’Indochine. Les
romans de Benoit, Farrère (et Léonnec, mais je ne suis pas sûre à cent pour cent qu’il soit allé
en Indochine) montrent une femme moderne qui est une héroïne positive.1914 Mais il est vrai
que les narrateurs ne leur accordent leur indépendance que le temps du roman puisqu’elles
doivent se marier à la fin. Il me semble que Pourtalès a ici intégré une thématique assez
spécifiquement coloniale.
L’aventure de Lady Stone est représentative de l’attirence des femmes modernes pour
l’Asie. C’est pourquoi je cite cet auteur, même si le contexte de production n’est pas clair.
Cette femme moderne est obsédée par un bouddha de bois muni, apparemment, d’un lingam –
particularité pour le moins ‘originale’.

Lady Stone n’osait en avouer [des charmes] plus secrètement impérieux… si impérieux, en
vérité, que chaque jour la ramenait à la pagode dont l’énigmatique attirence troublait de
remous profonds ses plus obscurs instincts. Sur le bois sculptés, le rudiment des antiques
croyances révélait la crudité des choses… Au fond de son être, lady Stone sentait s’éveiller
d’étranges sensualités dont les plus intimes crevasses de sa chair s’émouvaient jusqu’à
souffrir. […] Impunément elle considérait l’Idole lissée par le temps. Des instants passaient
ainsi – à la faveur desquels, par la trouée des yeux fixés sur l’impudeur sculptée – les
tentations montaient à l’assaut de ses sens, avec des ruses sournoises de coupe-jarrets. Alors
un torrent brûlant d’instincts déformés ébouillantait sa chair de l’inavouable désir. [sic].1915

Une telle passion pour l’altérité ne peut avoir que la mort comme conclusion. Et
effectivement, quelques pages plus loin, elle retourne au temple où entre le coolie qui n’en
peut plus de l’attendre :

il entrevit, grise dans l’ombre, la tache d’une écharpe flottante et soudain, releva la tête. A
trois mètres au-dessus du sol, une forme blanche s’accrochait au bouddha de bois. Les
jambes pendaient naturellement, mais le haut du corps, ployé sur le bras mi-fermé de la

voyageur, Benoit, l’histoire d’amour interraciale ne se termine pas mal.


Les coloniaux n’appréciaient guère l’image des couples mixtes, alors que les voyageurs – peut-être sous
l’influence des lectures de Loti – sont moins catégoriques.
1914
BENOIT, Pierre, Le Roi lépreux, op. cit. ; FARRERE, Claude, Une jene fille voiyagea…, op. cit ; LEONNEC,
Félix, Le Mystère d’Angkor, op. cit.
1915
CORLIEU-JOUVE, op. cit., p. 183-184.
Chapitre XXIII : Les garçonnes en Indochine 667

statue, retombait en arrière et les mains s’enflaient dans le vide. A bout de gorge la tête était
renversée, de sorte que l’on voyait très bien les dents blanches dans l’ovale noir de la bouche
entr’ouverte. Le long de la jambe, un mince filet de sang glissait et tombait goutte à goutte
du talon… 1916

Comme c’est l’histoire la plus extrême, j’en reproduit aussi la couverture (Figure 23.8 :
croquis de l’aventure le Lady Stone).
Mais un point essentiel pour comprendre que ces femmes sont modernes, c’est
qu’elles sont mobiles : volages mais aussi et surtout, elles sont des voyageuses. En effet, elles
se déplacent seules, prennent leur propre destin en main et décident de leur futur sans
consulter – et parfois contre l’opinion – de leur fiancé (ou amant) qui est, typiquement, un
colonial. Il est à mon avis indispensable de comprendre que leur émancipation se traduit par le
voyage de ces héroines. Le fait qu’elles soient des voyageuses détermine, selon moi, la place
que veulent bien leur accorder les coloniaux dans leur littérature.
Sara Mills semble suggérer que les femmes occidentales ont en principe plus de liberté
dans le milieu colonial.1917 Elles ont certainement une position de supériorité par rapport à la
population locale, mais peut-on réellement conclure que la Française, la coloniale de l’entre-
deux-guerres, avait plus de liberté en Indochine qu’en métropole ? Contrairement à Sara
Mills, j’estime que l’inverse est sans doute plus exact. Il est vrai que les coloniales avaient
obtenu une promotion sociale – elles n’étaient plus au bas de la hiérarchie d’une société qui
compte des Indochinois(es) – mais le rôle que leur impartit le système colonial est très strict.
Cela se voit aussi aux codes de comportement que l’on leur rabâche avant de se rendre sur
place, comme dans La Vie aux colonies et comme dans l’essai de Chivas-Baron qui prévient
de toutes les manières possibles et imaginables : qu’il faudra se tenir et participer à l’action
des coloniaux. Même dans leur corps elles ne sont pas libres puisque, en principe, elles sont
en représentation coloniale et se doivent de porter l’uniforme. Alors qu’on est à la mode
garçonne ! Evidemment, on sait que dans la pratique elles rechignent à se laisser dicter la loi
de la sorte. Mais il me semble erroné de considérer que, par définition, puisque les Françaises
avaient du pouvoir sur les populations autochtones, elles avaient plus de liberté que dans la
métropole.
La situation des voyageuses est totalement différente. Contrairement aux coloniales,
ces femmes – surtout celles qui voyagent seules – ont pris leur liberté. Les voyageuses sont

1916
Ibid., p. 193.
1917
MILLS, Sara, « Gender and Colonial Space », op. cit., p. 699.
668 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

celles qui peuvent larguer les amarres, qui ont les finances pour voyager autour du monde, qui
font sans doute partie – pour la majorité d’entre-elles – de la classe supérieure, argentée,
éduquée, etc. A force de voyager librement, elles n’avaient plus l’intention de se laisser dicter
la loi et de se soumettre aux stricts règlements de l’administration coloniale. C’est à ce niveau
que je considère que Clara Malraux, Camille Drevet, Andrée Viollis, Elisabeth Desmarets,
Paule Herfort, Henriette Célarié ont une position distincte de celle des femmes accompagnant
leurs époux employés dans l’administration coloniale (les Leuba, Chivas-Baron, Schultz,
Vassal et Triaire) ou même de celles qui ont directement une fonction dans la colonie, dans
ses écoles ou ses hopitaux (les Fournier, Donnadieu-mère, Karpalès : quoique cette
orientaliste se mouvait réellement dans un domaine masculin) et bien entendu aussi de celle
de la métisse Nelly-Pierrette Guesde alias Makhali-Phāl.1918 Dans les trois romans coloniaux
cités ci-dessus, les femmes modernes, émancipées, habillées à la mode et cosmopolitaines,
sont en réalité des voyageuses. Elles ont décidé de leur plein gré de partir en Indochine et
même si elles ont l’intention d’y rester, elles sont surtout des « Madame toute neuve ». Au
fond, elles sont des aventurières et, comme les aventuriers, elles ont beaucoup de courage,
mais aussi beaucoup d’inconscience. Comme les Kurtz et Perken, elles s’enfonceront dans la
jungle pour y disparaître.
Elles disparaissent typiquement dans le dédale des arbres tropicaux (d’Esme, Groslier,
mais aussi il faut l’avouer chez Makhali-Phāl et Pourtalès), laissant derrière elles leurs
amoureux transis d’angoisse puis atterrés lorsqu’ils découvrent leurs vêtements abandonnés à
l’orée de la jungle. C’est la découverte de ces vêtements délaissés, trace de vie signifiant la
mort, qui donne à comprendre à leurs partenaires masculins que ces imprudentes ont péri
happées par cette altérité fondamentale, celle de la jungle primitive.1919 Chez Corlieu-Jouve,
dans Passions d’Asie, la femme moderne voyageant seule en Asie est retrouvée morte,
déshabillé dans les bras d’une statue de Bouddha, empêlée sur son lingam qui est pourtant un
objet du culte hindouiste. Mais peu importe, l’image est claire : on paye de sa vie l’attirance
pour l’Asie. (Figure 23.8 que l’on peut rapprocher d’une autre et prolifique image de

1918
Suzanne Karpalès est une de ces femmes qui prend position dans le monde masculin et dans le domaine
public. Elle arrive à se forger une position dans la très sélect et machiste Ecole Française d’Extrême-Orient,
ou elle travaille sur les textes boudhistes des monastères du Cambodge. Elle contribue largement à remplir
la bibliothèque du Cambodge de textes issus de monastères éparpllés dans le pays (elle a su acquérir la
confiance des bonzes) et à faire reconnaître la part bouddhique dans les pratiques des anciens khmers. Voir
KNIBIEHLER, Yvonne et GOUTALIER, Régine, op. cit., p. 107.
1919
A ce sujet le roman de Christophe Ono-dit –Bio, Birmane, entre tout à fait dans cette tradition. Le héros suit
une jeune française qui s’est tellement adaptée à la Birmanie qu’elle se sent Birmane. Cette reine-blanche
d’Asie disparaît elle aussi dans la jungle ayant pris les traits d’un tigre ( ! ).
ONO-DIT-BIOT, Christophe, Birmane, Paris, Plon, 2007.
Chapitre XXIII : Les garçonnes en Indochine 669

l’attirance des femmes modernes pour l’altérité : celle donnée par un film de la même époque,
King Kong : Figure 23.9). A mon avis, leur modernité esthétique, leur cosmopolitisme et leur
ouverture à l’altérité de l’Asie indiquent déjà aux lecteurs qu’elles sont perdues d’avance et
condamnées à mort. C’est qu’elles ont usurpé une place qui ne leur revenait pas. Elles ont
d’abord pris une place spécifique dans le paysage visuel de la colonie détruisant la simplicité
du système sémiotique patiemment mis en place par le pouvoir. Ensuite, elles sont venues
revendiquer le rôle de celui qui est capable d’écouter les voix que ce même système étouffe.
Ces voyageuses cosmopolites apparaissent, à travers ces romans, comme les personnages
centraux qui minent, à cause de leur naïveté, un système colonial qu’elles ne comprennent
pas.
Selon Penny Edwards dans « Womanizing Indochina », un article cité plus haut, le
traitement des femmes françaises dans la littérature coloniale, qu’elle analyse à partir de deux
romans coloniaux : La Route du plus fort (1925) de George Groslier et Saramani, danseuse
khmère de Roland Meyer (1919), est un signe du refus des coloniaux de laisser les coloniales
jouer quelque rôle que ce soit dans la colonie.1920 Dans cette perspective, la disparition des
voyageuses qui m’intéressent montrerait la répugnance masculine à ce que la colonie soit
‘féminisée’. Edwards évalue les représentations coloniales à partir de trois personnages
centraux autour desquels tourne toute narration coloniale de l’Indochine ; ce qu’elle nomme la
trigonométrie du gender.1921 Premièrement la mère patrie, la métropole, la France et son icône
Marianne qui est représentée par des femmes françaises de la colonie. Deuxièmement : la
colonisation qui est représentée sous des traits virils, ceux d’un Français, un colonial, dont les
actions épitomisent celles de la colonisation avec tout ce que cela comporte de routes, de
ponts, de structures administratives, de mise en valeur économique et de revitalisation
culturelle, physique et médicale de l’Asie. Troisièmement : l’Asie colonisée qui est
représentée à partir d’une femme-enfant, la femme exotique : une ‘petite tonkinoise’. Dans la
situation idéale elle est une danseuse khmère, l’incarnation de celle dessinée sur les billets de
banque de la colonie et qui invite d’un silencieux baiser à la conquête virile de ses contrées.
Mes lectures ont avalisé cette structure fondamentale des représentations de
l’Indochine, mais j’aimerais y apporter certaines précisions et peut-être quelques points de
1920
EDWARDS, Penny, « Womanizing Indochina : Colonial Cambodia », op. cit.
1921
Ibid., p. 108.
Comme le disent Frances Gouda et Julia Clancy-Smith : « the relationship between modern European ideas
about sexuality and their permuttations in a colonial setting […] reveal the ways in which middle-class
conceptions of propiety shaped European men’s daily interation with female others », p. 15. Leur ouvrage
explore comment la « race et l’orde colonial » était imbriqués dans les définitions des Européens.
CLANCY-SMITH, Julia et GOUDA, Frances, « Introduction », Domesticating the Empire, op. cit., p. 1-20, p. 15.
670 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

nuance, surtout en ce qui concerne la première instance mise en avant dans cette
trigonométrie : le personnage de la Française. Edwards a raison de noter que chez Groslier les
Françaises sont expulsées de la narration et du pays. Ou du moins et là est mon point –
certaines Françaises, celles qui sont des voyageuses modernes sont expulsées. J’insiste sur le
fait que ce sont des voyageuses qui posent problème. Madame Gassin, l’héroïne de La Route
du plus fort (1925) disparaît dans la jungle et l’épouse du héros dans Retour à l’argile (1929)
rentre en France ; dans les deux cas, pour le meilleur ou pour le pire, le héros reste en Asie
avec sa maîtresse orientale. Quant à Meyer, il ne fait que décrire la stupidité du regard
dénigrant que porte une Française sur la population et sur le couple que forme le héros-
narrateur avec Saramani, sa concubine cambodgienne. Cette Française haineuse n’est pas
expulsée, mais elle semble responsable des difficultés et échecs que rencontre la colonisation
et le rapprochement entre les colonisateurs et les colonisés. Ce qui correspond bien à toute
une tradition de la littérature coloniale qui estime que l’arrivée des Françaises ayant empêché
les relations sexuelles entre les ‘marins français’ et les ‘petites tonkinoises’, le clivage entre
les communautés s’en est approfondi.1922
Jean Dorsenne est un des rares voyageurs à reprendre à son compte, et très
directement, ce discours misogyne émis habituellement par les coloniaux. De nouveau ce
voyageur montre qu’il a bien écouté leur discours. Il compare l’attitude des anciens de la
colonie et des femmes.

Il faut voir l’air de commisération apitoyée avec lequel les “femmes du monde” disent : - Ce
pauvre Un Tel, c’est un bien gentil garçon, mais il est “encongayé”. “Encongayé”, c’est le
terme de mépris le plus absolu que l’on emploie là-bas pour stigmatiser les dévoyés qui
poussent la perversion jusqu’à aimer la compagnie des indigènes et à épouser une femme
jaune. Il ne faut point craindre de le dénoncer. Trop de Français ne voulant pas se donner la
peine de comprendre l’indigène trouvent plus commode de le mépriser, de lui attribuer tous les
défauts et de le regarder comme un être taillable et corvéable à merci.1923

Dorsenne répète un discours que l’on rencontre depuis, au moins le tout début du siècle, qui a
été marqué par l’arrivée des femmes dans une colonie qui était, jusque là, le terrain de chasse
des militaires et des marins. C’est à cause des femmes – mais précise Dorsenne, celles des
petits fonctionnaires – que le fossé entre les groupes s’est approfondi.

1922
Mon objectif n’est pas de me prononcer dans ce débat, mais force est de constater que en aucun cas les
‘petites tonkinoises’ n’étaient consultées.
1923
DORSENNE, Jean, Faudra-til évacuer l’Indochine ?, op. cit., p. 42.
Chapitre XXIII : Les garçonnes en Indochine 671

« Un sale pays » ! C’est l’opinion de trop de femmes de petits fonctionnaires qui, devant les
ruines d’Angkor ou les merveilleux tombeaux de Hué, soupirent de regret en pensant aux
jardinets de la banlieue parisienne. Elles ne se soumettent que rarement, d’ailleurs, avec les
jaunes et leur phobie déteint sur les maris […].1924

Il se range totalement au discours de nombreux coloniaux qui rejettent :

sur les femmes françaises la responsabilité du fossé qui se creuse de plus en plus profondément
entre les autochtones et nous. Autrefois, expliquent-ils [les coloniaux], les coloniaux venaient
seuls ; ils prenaient tous une congaïe. Cela les forçait à apprendre la langue du pays, et la
congaïe formait le trait d’union naturel [sic] entre l’Annamite et le blanc. Maintenant, il n’y a
plus de contact. Le résultat… Le résultat n’est pas brillant […] [et] le divorce est total entre
1925
protecteurs et protégés.

Sauf à Hué, cette capitale de l’Annam et la ville où siège l’Empereur où se déroule l’action de
son roman. C’est la seule ville où il y a encore l’espoir d’un rapprochement, sans doute selon
l’ancienne forme : congaïe-Français. Il soutient l’idée que seule la tradition – si présente dans
la ville de l’Empereur – est à même d’endiguer l’engouement de la jeunesse pour les idées des
nationalistes et des communistes.
Les voyageurs, contrairement aux coloniaux, ne parlent que rarement du rôle des
coloniales. Dorsenne est une exception, mais il n’est pas tout à fait le seul. Roubaud a
consacré tout un roman à une coloniale. Mais sa position est diamétralement opposée à celle
de Dorsenne. Il met en scène une bonne Française, mais il révèle que les femmes françaises
qui représentent la moralité ne sont pas toujours celles que l’on croit. Son Christiane de
Saïgon (1932) met en scène une société saïgonnaise pourrie jusqu’à la moëlle.1926 C’est à
partir des déboires d’une prostituée sur le retour – Christiane – qu’il fait apparaître le
fonctionnement scandaleux du pays avec ses administrateurs maffieux, intéressés, violents.
Au fond, seule Christiane est capable d’un peu d’humanité, c’est elle la vraie Française pour
qui le narrateur ne cache pas son attendrissement. Chez Roubaud, le vrai bordel n’est pas
celui de Christiane, c’est la colonie toute entière. La question de la moralité – sujet qui
intéresse particulièrement les modernistes – est employée de manière à choquer le lectorat qui

1924
Ibid., p. 40.
1925
Ibid., p. 41.
1926
ROUBAUD, Louis, Christiane de Saïgon. Récit, Paris, Grasset, 1932.
672 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

doit se rendre compte qu’au pays de l’immoralité, les putains sont des saintes. Werth a aussi
de l’attendrissement pour une prostituée de la colonie, mais il n’y accorde pas beaucoup de
pages. Il me semble que ces deux voyageurs – et surtout Roubaud – annoncent ce que Duras
condamnera par le biais de son personnage de Carmen qui dit : « les putains, […] c’était
encore ce qu’il y avait de plus honnête, de moins salaud dans ce bordel colossal qu’était la
colonie ».1927 Chez Roubaud et Werth donc, il y a aussi de bonnes coloniales.
Si Dorsenne répète le discours qu’émettent certains coloniaux, l’état des choses dont il
parle correspond surtout à la situation pendant la première décennie du siècle. Les discours
concernant les femmes ont quelque peu changé depuis, en tout cas chez les théoriciens et les
romanciers. Apparemment, les coloniaux qu’il a rencontrés émettent encore ce type
d’analyses misogynes. D’une certaine manière, son analyse corrobore celle de Penny
Edwards. Selon cette spécialiste du Cambodge colonial, ce serait l’arrivée des femmes dans la
colonie qui aurait déclenché la résistance masculine que l’on retrouve dans la littérature
coloniale de l’entre-deux-guerres. A son avis, pour des hommes comme Groslier et Meyer, les
femmes françaises représentaient un danger parce que leurs actions signifiaient une perte du
pouvoir masculin.
Néanmoins historiquement, cette analyse pose problème. En effet, on l’a vu avec
l’analyse de Gilles de Gantès, la féminisation de la colonie et la résistance que les anciens
coloniaux lui ont opposée ne date pas de l’entre-deux-guerres ; elle a lieu bien avant, vers
1905, à l’époque où les femmes sont arrivées en masse (comme la mère de Duras et comme
Esther Lekain dans son interprétation de La Petite tonkinoise). Si la génération des
conquérants – d’avant 1905 – a pu faire l’expérience de la colonie sans la présence des
Européennes, on sait qu’il en va différemment dès 1905 et que la propagande mise en place
par la chanson La Petite tonkinoise a porté ses fruits. A l’entre-deux-guerres, la présence des
Françaises n’avait plus rien d’exceptionnel – sauf peut-être dans les postes de brousse.
D’ailleurs Penny Edwards le reconnaît elle-même implicitement dans un article préalable,
« “Propagander” : Marianne, Joan of Arc and the Export of French Gender Ideology to
Colonial Camobodia (1863-1954) », puisqu’elle y explique que dès 1904 le protectorat du
Cambodge importe des institutrices françaises et que les épouses des coloniaux trouvent un
exutoire à leur besoin d’activité, dans des œuvres philantropiques.1928

1927
DURAS, Marguerite, Un Barrage contre le Pacifique, op. cit., p. 198.
1928
EDWARDS, Penny, « “Propagander” : Marianne, Joan of Arc and the Export of French Gender Ideology to
Colonial Cambodia (1863-1954) », dans : Chafer, Tony et Sackur, Amanda (dir.), Promoting the Colonial
Idea, op. cit., p. 116-130, p. 120.
Chapitre XXIII : Les garçonnes en Indochine 673

S’il est vrai qu’en 1908 apparaît une circulaire qui interdit les relations mixtes et qu’un
système d’amendes est instauré qui doit endiguer les relations des Français avec des
concubines locales, il est difficile de savoir s’il est efficace.1929 Il semblerait au contraire que
les pratiques sexuelles et les concubinages se soient maintenus. Par contre, cette nouvelle
directive apporte un nouveau problème, celui des enfants métis abandonnés. En effet, puisque
les relations étaient devenues illégales, les pères français reconnaissaient moins facilement
leur progéniture. Cela explique la création de la Société de protection des enfants à Phnom
Penh en 1913. Ce qui n’empêche que certains coloniaux n’en avaient cure et s’occupaient de
leurs enfants, c’est le cas de Sabatier qui ramènera sa fille ‘Moï’ en France et c’est aussi le cas
du père du directeur du journal L’Indochine qui reconnaît son fils Eugène Dejean de la
Batie.1930 Cette nouvelle directive est à mettre en rapport avec la présence de femmes
françaises qui doivent contribuer à régulariser la colonie et à faire de l’Indochine une nation
construite autour de la famille.
Mais telle est la situation de la première décennie du siècle. Si l’on considère la
biographie des deux romanciers coloniaux analysés par Edwards, Meyer et Groslier, on peut
dire qu’ils ont toujours connu une colonie où au moins un quart des habitants d’origine
européenne étaient des femmes.1931 En effet, Gilles de Gantès signale dans un article cité plus
haut, que le nombre de femmes augmente énormément entre le tournant du XIXème siècle et
1922, et cela dans la proportion de une femme pour quatre hommes en 1907 et de une pour
trois en 1922.1932 Le fort pourcentage de femmes n’a donc rien de neuf au moment où les
deux hommes rédigent leurs romans. Par contre, ce qui neuf à l’entre-deux-guerres, c’est la
très forte théorisation par les spécialistes, du rôle à remplir par les coloniales, parce qu’il y a
comme le disait Chivas-Baron, une démocratisation de la colonie. Ce n’est plus la présence

1929
EDWARDS, Penny, « Womanizing… », art. cit., p. 118
1930
Sur Eugène Dejean de la Batie, voir : VINH ĐAO, « Quelques notes sur Eugène Dejean de la Batie »,
http://chimviet.free.fr/lichsu/chung/vids051.htm, consultation : 28-12-2006.
1931
Groslier, né dans la colonie en 1887, avait 18 ans en 1905. On peut dire que toute sa vie d’adulte a dû être
partagée parmi les femmes : celles de la générations de la mère de Duras et sa mère aussi !
Groslier aurait aussi publié comme œuvre de fiction : La mode masculine aux colonies, Paris, Adam, 1931,
qui est, hélas, introuvable, du moins jusqu’à présent. Voir : Groslier, Bernard-Philippe, « Bibliographie de
George Groslier », dans : AEFEC (Association d’Echange et de Formation pour les Etudes Khmères), Outils
bibliographiques, Travaux des khmérisants, http://aefek.free.fr/index.html, consultation : 14 janvier 2008.
Quant à Meyer, selon les informations données dans Komlah, il est sans doute né vers 1890 à moscou.
MEYER, Roland, Komlah. Visions d’Asie, Paris, Pierre Roger, 1930, p. 9. Il dit qu’il a décidé de s’exiler après
des études terminées à dix-huit ans, ibid., p. 13. Il débarque donc en Indochine vers 1908, à une époque où le
nombre de femmes avait déjà fortement augmenté. Après dix ans de Cambodge il est muté au Laos, parce
que – selon le narrateur de Komlah – son roman Saramani lui a valu les foudres de la communauté coloniale.
1932
GANTES, Gilles de, art. cit., p. 24.
674 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

des femmes qui est mise en question, mais leur contribution à l’entreprise réalisée par leurs
époux.
C’est qu’il y a, ce que j’appellerai, des « bonnes blanches » et des « mauvaises
blanches ». La mauvaise est celle qui refuse de suivre son compagnon dans son entreprise, de
le soutenir. Parmi ces mauvaises blanches, il y a deux types différents qui représentent deux
extrêmes à éviter à tout prix. D’une part celles qui rejettent tout ce qui est asiatique (les
femmes dont se plaint Dorsenne, celle dans le roman de Meyer, l’épouse du héros de Retour à
l’argile, etc.), d’autre part celles qui sont, au contraire, trop à l’écoute de l’Orient (les
voyageuses cosmopolites qui disparaissent dans la jungle de Groslier, d’Esme et même de
Makhali-Phāl). Il me semble que, à l’entre-deux-guerres, c’est surtout ce dernier type de
femme qui pose problème aux coloniaux, ce sont elles qui se voient refuser le droit
d’existence et le droit d’action dans cette France d’Asie réservée aux coloniaux. Cette femme
moderne (une nouvelle Jeanne d’Arc ?, qui entend des voix, est prête à se battre pour garder
sa liberté, mais qui, aux yeux des coloniaux, perd la France au lieu de la sauver) est celle qui
amène le risque de perdre l’Indochine. Cette distinction entre types de Blanches est
absolument essentielle pour mon développement et pour l’attention particulière que j’apporte
aux voyageurs, puisque, comme je l’ai dit les femmes modernes qui se voient éjectées de ces
romans coloniaux sont aussi des voyageuses.
Car en fait, le héros doit faire face non pas à deux femmes, une congaï et une
française, mais bien à un triumvirat colonial : la femme asiatique, la bonne blanche et la
mauvaise. Ce triumvirat se retrouve également dans les romans rédigés par des femmes et par
des coloniales. Par exemple dans Le Mirage tonkinois (1931) de Christiane Fournier.1933 Dans
ce roman, le colonisateur a des relations avec trois femmes : sa concubine locale, sa maitresse
moderne (moitié italienne), et sa fidèle épouse française restée en France pour accoucher de
leur enfant. La mère et épouse est l’héroïne du roman : elle est la femme-France « si belle,
sûre et fidèle comme la terre de France! ».1934 Elle arrive à la colonie juste à temps pour
sauver son époux du ‘mirage colonial’ : de la décivilisation dans les bras de sa congaï, ou –
encore pire – de la décadence dans ceux de sa maitresse à cause de qui il deviendra un
‘déchet’ colonial. Les valeurs que l’épouse représente, les véritables valeurs de la France,
sauvent le colonial. Pour la narratrice, cette femme est la France, le havre sûr de tout colonial
menacé par la colonie et par la modernité. Dans le roman de Fournier, l’épouse française qui

1933
FOURNIER, Christiane, Le Mirage tonkinois, Hanoï, Imprimierie d’Extrême Orient, 1931.
1934
Ibid., p, 86.
Chapitre XXIII : Les garçonnes en Indochine 675

symbolise les vraies valeurs traditionnelles de la France, est plus que bienvenue. L’autre, la
maitresse est éliminée le plus rapidement possible puisque c’est elle qui représente le réel
danger.
C’est aussi le cas, en fait, dans le roman de Groslier, Retour à l’argile qui comporte
également un troisième personnage féminin : la bonne Française. Elle est l’épouse d’un ami
du héros et ne peut donc le sauver. Cette confrontation entre bonne et mauvaise Françaises se
retrouve dans bien des romans coloniaux de l’entre-deux-guerres. Même La Route du plus fort
de Groslier traite, mais il est vrai très rapidement, d’une bonne Française : une femme qui a
suivi son homme dans la brousse et œuvre avec lui. J’imagine que c’est pour la clarté de son
propos qu’Edwards évite de parler de ces différences entre bonnes et mauvaises Françaises.
Mais c’est la même situation dans bon nombre de romans, qu’ils soient écrits par des hommes
ou par des femmes. Le didactisme est très clair. C’est à partir de ces trois femmes que le héros
blanc va choisir comment se comporter dans la colonie. Soit en décivilisé indigénophile, soit
en dégénéré leurré par la femme moderne, soit en homme conscient de son devoir et qui peut
venir se ressourcer auprès d’une femme qui est ‘réellement’ la France : une Marianne
maternelle qui sait garder sa place, contrairement aux voyageuses qui mettent leur nez dans
des histoires qu’elles ne connaissent ni ne comprennent. Ce n’est plus seulement l’homme
viril qui agit ; il est secondé, soutenu (virilisé ?) par sa fidèle compagne française. Ensemble
ils forment une entité bénéfique. Le rôle de la femme y donc aussi scellé. Elle doit se tenir à la
disposition de l’homme, le soutenir et le suivre dans toutes ses actions. Elle doit rester à sa
place, celle de fidèle collaboratrice subordonnée à l’homme et éviter deux comportements
extrêmes face à tout ce qui est asiatique : ni rejet, ni désir. La Blanche a un rôle positif à
remplir – si elle sait tenir sa place. C’est exactement ce que soutiennent dans leurs essais, les
théoriciens de l’époque.
Dans « La femme et la politique indigène », Georges Hardy, ancien directeur de
l’école coloniale, souligne le rôle des femmes dans la ‘politique indigène’.1935 Pour lui, dans
toutes les cultures, les femmes sont les gardiennes de la tradition. Si les Françaises arrivent à
devenir les grandes sœurs des femmes indigènes, elles deviendront de formidables
informateurs et contribueront à mettre en place une colonisation mieux adaptée, une
colonisation qui arrivera plus facilement à « se faire aimer ». C’est grâce à la coloniale qui
arrivera à pénétrer fraternellement jusque dans le foyer des Indochinoises, que
l’administration pourra mieux comprendre la culture des autochtones, instaurer une

1935
HARDY, Georges, « La Femme et la politique indigène », dans La Vie aux colonies, op. cit., p. 241-270.
676 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

colonisation et une éducation plus douces. Sans dévaster les valeurs locales et éveiller la haine
contre la France, elle arrivera à faire tomber graduellement les résistances culturelles. La
‘politique indigène’ accorde un rôle clair et bien déterminé aux coloniales, un rôle que les
hommes ne remplissaient que partiellement à travers les relations sexuelles qu’ils
entretenaient avec leurs congaï.1936 Il n’est plus question de relations sexuelles, mais de
relations qui se veulent et qui se présentent comme étant plus fraternelles. Une théorisation
qui correspond mieux non seulement à la présence des femmes, mais aussi à la phase
administrative – et non plus conquérante – dans laquelle se trouve cette colonie qui vise
théoriquement le rapprochement entre les peuples.
Selon les grands administrateurs – les héritiers de ceux qui ont attiré les femmes en
Indochine – les Françaises ont un rôle essentiel à jouer dans la colonie. La bonne blanche doit
se faire la grande sœur des femmes indigènes, travailler dans les missions, visiter les maisons,
devenir une dame patronesse de la colonie. Là est la véritable image de Marianne – et donc de
la France – que l’on veut promouvoir. Les attitudes dénigrantes face à la population locale ne
sont pas appréciées : d’où l’évacuation de l’épouse dans Le Retour à l’argile qui exècre tout
ce qui est asiatique ; d’où aussi la description haineuse de la Française dédaigneuse chez
Meyer.

Un groupe d’Européens passait à ses côtés, riant encore de leurs boutades haineuses [à la vue
du couple mixte que forment le héros et Saramani] ; Komlah les vit, hideux et difformes dans
leur accoutrement de toile blanche, barbus, suant du front et des aisselles, enveloppés des
relents fétides propres à leur chair fade. Une femme était parmi eux, sanglée dans sa gaine
inesthétique et coiffée d’une invraisemblable parure ; elle fixait de ses yeux de panthère, sous
la broussaille de ses cheveux décolorés, Komlah et Saramani, innocentes victimes de son
hautain mépris.1937

Ici ce n’est certes pas parce qu’elle est moderne que la femme française pose
problème, contrairement à ce qu’en dit Penny Edwards, son corset et sa coiffure volumineuse,
font d’elle une coloniale de l’ancienne trempe, une mauvais blanche qui rejette tout contact
avec l’Asie, qui refuse de participer à l’action des hommes.1938 Ce qui n’empêche que

1936
Ibid., p. 251-252.
1937
MEYER, Roland, Saramani, danseus khmère. La légende des ruines (vol. 3), op. cit., p. 12.
1938
EDWARDS, Penny, « Womanizing Indochina », art. cit., p. 123.
« The colonial madam personifies the evils of modernity. […]the horrific emblem of a French emancipated
women[…] »
Chapitre XXIII : Les garçonnes en Indochine 677

effectivement, puisqu’elle rejette l’Asie et tout contact avec la population, elle n’a pas le beau
rôle.
Mais l’autre extrême est également à éviter : les femmes qui sont trop proches du pays
sont elles aussi condamnées. Leur rôle d’intermédiaires faces à leur cadettes asiatiques n’est
pas le seul qui leur est imparti. Elles sont, elles aussi, les gardiennes de leur culture, des
Mariannes sous les tropiques qui rappellent à leurs compagnons les valeurs qu’ils pourraient
avoir tendance à laisser s’estomper. A côté des mauvaises Occidentales, apparaissent aussi de
plus en plus de bonnes Françaises dans la littérature coloniale, même dans celle des hommes
et leur action s’y révèle positive. Clairement le rôle qui est imparti aux Françaises de la
colonie est double : elles doivent devenir les grandes sœurs des colonisées tout en gardant,
avec la vigilance de Cerbère, les pures valeurs françaises. Elles sont les véritables garantes par
leur maintien de celui des coloniaux. Quelles que soient les circonstances, les coloniaux
doivent avoir de la tenue. Et, foncièrement, garder de la tenue est aussi garder la tenue
coloniale, l’uniforme blanc et le casque des coloniaux. Là est le problème des héroïnes
modernes qui se laissent, comme Juliette Gréco, hypnotiser, déshabiller, capturer. Dans les
romans des coloniaux tels que Groslier, d’Esme, Fournier, etc., le désir de la femme moderne
pour l’altérité asiatique entraîne sa mort.
Comme le dit Penny Edwards, il y a après la guerre, une promotion du personnage de
la mère (à la fois dans les média et chez les théoriciens et administrateurs) symbole de
renaissance, de guérison et de rédemption.1939 Ce qui est aux antipodes de l’image et du rôle
de la femme que revendique la garçonne métropolitaine : une telle définition de la féminité est
dépassée pour elle. A la colonie, la femme mère(-patrie) est conçue comme acteur du regain
de natalité et comme garante de la vertu coloniale. Mais, et cela vient compliquer les choses,
ce n’est pas toujours une femme maternelle qui est bénéfique dans les romans coloniaux de
l’époque. La jeune fille pure salvatrice du héros est encore un personnage récurrent de la
littérature coloniale. On la retrouve dans Les Conquérants (1925) de Herbert Wild, où c’est
une jeune coloniale qui maintient les véritables valeurs de la France, sauve le jeune héros des
malversations maffieuses auxquelles il s’est laissé aller sous l’influence de mauvais
coloniaux.1940 Déjà en 1905, avec son Les Civilisés, Claude Farrère avait traité ce sujet. Une
jeune coloniale, le prototype de la vraie et bonne Française, essaye de sauver le héros qui s’est
laissé entraîner par ses amis ‘civilisés’. Mais il la rencontre trop tard et elle n’arrive plus à le

1939
EDWARDS, Penny, « “Propagander” : Marianne, Joan of Arc and the Export of Gendered Ideology to
Colonial Cambodia (1863-1954) », art.cit., p. 121.
1940
WILD, Herbert, Le Conquérant (1925), dans : QUELLA-VILLEGER, Alain (prés.), op. cit., p. 471-626.
678 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

remettre sur le droit chemin. Le problème n’est pas résolu spécifiquement par l’apparition de
la femme-épouse-mère en bonne Française bénéfique à la colonie. La bonne française se
définit donc selon d’autres valeurs que seulement maritales et maternelles.
L’analyse de Dyer, peut ici à nouveau offrir un certain éclaircissement. Dans cette
mise en place des rôles de la femme aux colonies on retrouve comme valeur supérieure, celle
de la blancheur. On l’a déjà noté, l’esthétique de la blancheur que Dyer a mise en évidence est
également valable pour les femmes, mais cette fois sur le modèle féminin de la
désincarnation, la Vierge Marie.1941 L’esthétique de la blancheur porte elle aussi la marque du
gender. La valeur désincarnée de la blancheur de Marie se lit bien sûr à l’idée de
« l’immaculée conception » qui fait d’elle un corps pur, immatériel. Ici aussi la blancheur de
la femme comme valeur suprême porte sur la supériorité de l’esprit et nie la dimension
physique de la maternité. Et, bien entendu, par la blancheur, on peut dire que le rôle
reproducteur des femmes est également promulgué sur les bases de l’image mariale. Mais si
Marie est la mère du Christ, elle a aussi été choisie lorsqu’elle était encore une jeune-fille, sa
pureté et sa disponibilité à la volonté du Père sont déjà inscrites dans le personnage avant
qu’il n’ait fait l’expérience de la maternité. C’est l’esthétique de la blancheur qui explique que
aussi bien la femme maternelle que la jeune fille inexpérimentée puissent toutes deux incarner
les vraies valeurs de la France qui sauveront l’homme attelé à sa mission civilisatrice.
Chez les coloniaux que j’ai lus, l’imaginaire s’inspire largement des valeurs de la
blancheur. Non seulement la jeune fille comme la mère peuvent être pures disponibles,
bénéfiques, salvatrices, etc. – les garantes des véritables valeurs françaises –, mais ce qui est
plus important pour mon propos : la perte des valeurs de la blancheur est un danger physique.
La femme qui s’est dépouillée de ses vêtements blancs, de la protection du casque et de
l’uniforme – comme ces femmes qui préfèrent suivre la mode – repassent automatiquement à
une relation plus physique avec leur environnement. Leur écoute sensuelle de l’Asie et leur
irrésistible attirance pour la jungle, pour Bouddha et pour toute altérité asiatique, fait
réapparaître leur corps qui devient alors accessible parce que incarné. C’est bien la hiérarchie
analysée de Dyer entre esprit et corps, dans le cadre du colonialisme. Lorsque la femme
abandonne la blancheur de l’uniforme, elle perd sa position d’intouchable, sa supériorité
spirituelle et désincarnée. Puisqu’elle devient corps, elle peut être digérée par la puissance
bestiale, végétale ou même minérale d’une altérité fondamentale représentée par la jungle, ses

1941
DYER, Richard, op. cit., p. 164.
Chapitre XXIII : Les garçonnes en Indochine 679

tribus sauvages, ses tigres, ses fleuves bouillonants, et parfois aussi par un Bouddha qui
préfigure King Kong.
Il me semble que c’est là que réside l’explication de la disparition des femmes
modernes dans la jungle des années 1920-1930. Ce n’est pas seulement parce qu’elles sont
des femmes que les coloniaux règlent leurs comptes avec elles ; c’est surtout parce que ces
femmes représentent une nouvelle esthétique qui vient mettre en cause les assurances des
coloniaux et leur système d’explication et de domination du monde. L’amante du Chinois
annamite dans les diverses réécritures de Marguerite Duras représente ce type de danger qui
est pour la narratrice au contraire le début de la liberté.
Si l’on reprend la trigonométrie mise en avant par Penny Edwards qui nous dit que la
Française représente la France, il y a une lecture toute politique à faire dans les romans
coloniaux qui mettent face à face une bonne Franç(ais)e et une mauvaise Franç(ais)e. Les
coloniaux ne refusent pas tout rôle à la Franç(ais)e, mais ils lui refusent le droit de s’immiscer
dans les affaires coloniales de trop près. Elle doit seconder et soutenir l’action des coloniaux,
mais surtout ne pas chercher à régler les différends par elle-même. A ce niveau de l’analyse, il
vaut considérer que les romans prennent position contre une métropole qui tenterait de
renforcer son pouvoir dans la colonie, contre une France qui écouterait naïvement ce que la
colonie murmure dans le silence à ses voyageuses.
Il faut en effet savoir que le rôle de la France est au cœur des débats coloniaux pendant
toute la période de l’entre-deux-guerres. L’historien Jean-Dominique Giacometti montre dans
sa thèse que jusqu’en 1930 (l’année de la crise économique internationale et des crises
politiques internes) la majorité des administrateurs était séparatiste.1942 Il montre que le
mouvement vers l’autonomie est sourtout économique et financier parce que l’Indochine veut
prendre sa place au sein des activités du monde extrême-oriental. Ce qui est cohérent avec la
politique d’ouverture sur le Pacifique dont j’ai déjà parlé.1943 Contrairement à l’attitude que
montreront les grands financiers dans les années 30 – voir à ce sujet les analyses de Scott
McDonnell concernant Homberg qui freinait l’industrialisation du pays – de 1915 à 1929 il y
a un mouvement d’industrialisation.1944 Mais après la crise, il y a un repli sur soi et la France

1942
GIACOMETTI, Jean-Dominique, La Question de l’autonomie et de L’Indochine et les milieux coloniaux
français : 1915-1928. L’Indochine, entre colonie et dominion ?, Thèse de doctorat de Lettres sous la
direction de MICHEL, Marc, Université de Provence, Aix-Marseilles 1, 1997.
1943
Voir : MORLAT, Patrice, Indochine années vingt. Le Balcon de la France sur le Pacifique (1918-1928), op.
cit.
1944
MCDONNELL, Scott, op. cit.
GIACOMETTI, Jean-Dominique, op. cit., p. 439.
680 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

doit assurer les débouchés et préserver les investissements ; la piastre est alors rattachée au
franc. Les autonomistes des années vingt craignent de voir un renforcement de leur
dépendance par rapport à la France. A l’époque où la France envoie ses intellectuels en
voyage, les coloniaux eux-mêmes ne sont peut-être pas si heureux de les accueillir. Pendant
toute la période qui m’intéresse, on voit une grande méfiance face au droit de regard que
revendique la métropole. Et les voyageurs envoyés se faire leur opinion coloniale sont vus
d’un mauvais œil et considérés comme dangereux.
Mais il y a aussi beaucoup de résistance face au désir d’autonomie. Encore une fois la
colonisation est « ambiguë », pour reprendre l’analyse de Pierre Brocheux et Daniel
Hémery.1945 Les coloniaux ne plaident pas tous pour une plus grande indépendance. Il y a
aussi ceux qui craignent la concurrence étrangère et veulent alors au contraire resserrer les
liens avec la mère-patrie. Ou encore ceux qui craignent que plus d’indépendance par rapport à
la France demanderait un nouveau partage du pouvoir et une possible transformation
progressive des rapports de force. Le colonel Bernard, un libéral ami de Léon Blum est le
défenseur acharné d’un rapprochement entre métropole et colonie. Il veut accorder plus de
pouvoir à Paris pour pouvoir surveiller au plus près l’administration coloniale dont il se
méfie. Homberg est attaché à la France pour empêcher les déstabilisations internes et la
concurrence extérieure. Bref, les discours de l’autonomie et du patriotisme français sont
multiples.1946 « Chaque colonial porte en lui les contradictions du système colonial et conçoit
le projet en fonction de celles-ci ».1947
Les voyageurs qui ne se comportent pas en touristes heureux de consommer le produit
colonial, ceux qui se poseront des questions et qui émettront une critique, ceux qui sont venus
pour pouvoir créer en France une opinion coloniale, ceux là ne sont pas les bienvenus, mettent
en garde les romans. Titaÿna qui est si peu politisée, simplement parce qu’elle veut voyager
librement : a le sentiment qu’elle est l’objet d’une surveillance méfiante et hostile : « Le
reporter de passage n’a qu’à bien se tenir » dit-elle, résumant bien ce que Groslier, d’Esme,
Fournier et Corlieu-Jouve leur signifient dans leurs fictions.1948
Dans les romans, remettre la femme moderne à sa place c’est aussi remettre la France
moderne à sa place et surtout ceux qui en viennent et qui sont imprégnés de ses idées : les
voyageurs. La colonie est sous la responsabilité des coloniaux, les passants n’ont pas à
1945
BROCHEUX, Pierre et HEMERY, Daniel, Indochine. La colonisation ambiguë. 1858-1954, op. cit.
1946
Ibid., p. 349.
1947
GIACOMETTI, Jean-Dominique, op. cit., p. 452.
1948
TITAŸNA, Mon Tour du monde, loc. cit.
Chapitre XXIII : Les garçonnes en Indochine 681

s’immiscer dans des pratiques auxquelles ils ne compennent d’ailleurs rien. L’attrait pour
l’Asie est dangereux pour les non initiés, pour les non-avertis, ces voyageurs naïfs qui croient
tout et n’importe quoi. Ils se laisseront digérer par cette altérité qu’ils ne contrôlent pas. Le
droit d’écouter et de parler accordé aux voyageurs ‘invités à prendre la mesure de l’Empire’
est dangereux, estiment les narrateurs de ces romans. Se les voyageurs – les voyageuses –
écoutent les mille et unes plaintes de la colonie, la France perdra l’Indochine et elle s’y perdra
elle-même. Au fond ces romans sont une mise en garde et cette mise en garde rejoint ce que
disait Dyer : c’est à partir de la femme que se formule la crainte de la perte de l’Empire.
La recherche de nouvelles formes de colonisation, de relations coloniales plus
modernes et basées sur la politique indigène sont apparemment vouées à l’échec et soldées
par la mort. Les préceptes de rapprochement et de prise en compte de la culture des
Indochinois, les tentatives de modernisation des relations coloniales sont présentés comme
dangereuses – de véritable pièges pour les non spécialistes comme les « retour de France »,
les « garçonnes-voyageuses », et par extension la France métropolitaine. Les formes
alternatives de culture – les identités mélangées, le cosmopolitanisme – sont rejetées comme
un danger pour l’esthétique de la blancheur et donc pour le maintien de l’ordre colonial en
Indochine. Les romanciers dévoilent ainsi que l’avenir de la colonie n’est pas du tout assuré.
Au contraire, en y perdant leurs vêtements les femmes montrent que, selon les coloniaux,
elles se perdront en Indochine. En lisant ces romans, on se rend compte que l’esthétique
moderne importée en Indochine et visualisée par les vêtements féminins, acquiert de
nouvelles significations. Les vêtements féminins ne signifient plus seulement la liberté que les
femmes comptent bien garder dans le monde de l’entre-deux-guerres, ils renvoient également
aux formes alternatives de colonialisme que la politique moderne tente, au moins en théorie,
de mettre en place.
Alors que l’on ne peut que s’étonner de l’absence des jeunes francisés, des
révolutionnaires et des intellectuels dans la littérature coloniale, les voyageurs sont différents.
Dorsenne, Célarié, Roubaud, Londres, Dorgelès, Durtain et Viollis rencontrent ceux qu’ils
considèrent comme le futur de l’Indochine, qui sont leurs guides, qui les aident à construire
une perception productive de la colonie, qui leur permettent de formuler une autre opinion,
qui, si elle ne conclut pas, contredit les représentations et la logique de la fiction dominante.
Le regard productif qui s’intéresse particulièrement au vêtement, ne mène pas nécessairement
les voyageurs à se défaire des habits coloniaux – du moins on n’en a pas de preuve. Mais
aucun doute que, pour les romanciers coloniaux qui font disparaître les voyageuses dans la
jungle, les voyageurs se sont bel et bien déshabillés. A force d’écouter, de regarder, de sentir,
682 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

de « flairer » l’Indochine disait Tardieu, avec la mémoire de l’autre, on y perd sa place dans la
société, ses vêtements, sa vie. Exactement comme dans la caricature du Cri de Saïgon.
La question est de savoir si ces voyageurs, hormis la méfiance qu’ils ont éveillée chez les
coloniaux, ont eu quelque effet sur l’opinion publique, si les coloniaux avaient raison de
s’alarmer. Cette question fera l’objet du dernier chapitre.
CHAPITRE XXIV

EFFETS ET RESPONSABILITES DE LA VIOLENCE


UN ENGAGEANT DESENGAGEMENT

Il [Bougainville] n’explique rien, il atteste le fait.


Denis Diderot, Supplément (1773-1774).

Je n’avais pas encore voyagé assez […], et j’ignorais


qu’on est beaucoup plus heureux de ne s’être fait aucune
opinion, et d’être absolument convaincu qu’on ne s’en
fera pas. Quelle tranquillité !
André Bellessort, Reflets de la vieille Amérique (1922).

Qu’on loue tant qu’on voudra ce roi vaincu qui veut


s’enterer en furieux sous les débris de son trône ; moi je
le méprise ; je vois qu’il n’existe que par sa courone, et
qu’il n’est rien du tout s’il n’est roi ; mais celui qui la
perd et s’en passe est alors au-dessus d’elle. Du rang de
roi qu’un lâche, un méchant, un fou peut remplir comme
un autre, il monte à l’état d’homme, que si peu
d’hommes savent remplir.
Jean-Jacques Rousseau, Emile ou de l’éduation (1764).

Sera-ce demain la révolution, l’émeute ? La justice, à


nouveau, sera-ce la guillotine dressée sur les places ?
Léon Werth, Clavel soldat (1919).

Le problème de l’engagement de cette littérature est le point sur lequel je me penche à


présent. Je tente d’y faire le lien entre la réfutation du colonialisme et le modernisme, qui,
avec son esthétique de la distance et ses problèmes de la perception, rime difficilement avec
engagement, comme on l’a vu au chapitre III. Il est clair que je ne parle pas de l’engagement
des écrivains – même si c’est aussi important – mais plutôt de l’engagement des textes et
surtout de leur effet sur leur lectorat. Comme le dit Joep Leerssen, lorsque l’on analyse les
images de l’altérité, il est essentiel de considérer l’impact qu’elles ont sur le public.1949 C’est à

1949
LEERSSEN, Joep, « Imagology : History and method », art. cit., p. 28.
684 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

partir de la violence du colonialisme que je me tourne vers cette question, car c’est elle qui a
le plus marqué les voyageurs.

1. - La visibilité de la répression
Panivong Norindr le disait, la colonie se propage en France comme un lieu pacifique, comme
la réalisation du rêve de l’Orient français. C’est l’image de L’Indochine la douce, comme dit
Nguyễn Tien Lang, qui est pourtant, comme on l’a vu, assez peu conforme à l’oppression
politique de toute contestation. Il me semble que là aussi certains voyageurs prennent une
position différente de celles de la plupart des coloniaux. Si, selon Said, Malraux est incapable
de voir qu’il y a lutte des colonisés, on a noté que La Voie royale met quand même en scène
la polarisation du monde colonial et le vocabulaire employé est parfois celui de la lutte armée.
Luc Durtain va plus loin puisque, dans ses perceptions productives, il fait intervenir
une image de la guerre et dévoile certaines horreurs de la colonisation. Et, comme je l’ai déjà
donné à entendre, il n’est pas le seul. Camille Drvet analyse en 1928 : « La question coloniale
intéresse tous les Français, tous les Anglais, tous les citoyens de toutes les nations
colonisatrices. Les Anglais comme les Américains ou les Français doivent savoir que la
colonisation c’est la guerre ; guerre pour conquérir – “pacifier” – la colonie, guerre pour la
conserver » alors que Félicien Challaye affirme en 1935 que « Le régime colonial n’est
qu’une autre forme de la guerre ».1950 D’ailleurs, il est clair à la lecture des articles de
L’Indochine enchaînée (à partir du 4 novembre 1925), que Malraux-journaliste faisait lui
aussi le rapprochement entre le système colonial mis en place en Indochine et une situation de
guerre. Il révèle que si les villages ne payaient pas leur dû, les mandarins responsables étaient
emprisonnés, une pratique qui avait déjà fait ses preuves lors du recrutement de tirailleurs
pour la Première Guerre mondiale : d’où cette exclamation désespérée : « Mais enfin, nous ne
sommes pas en guerre avec la Cochinchine, que je sache ».1951 Le titre d’un autre article est
également révélateur : « Mytho, toujours des coutumes de guerres ».1952 Cette association à a
guerre mérite que l’on s’y arrête.
Evidemment, la représentation de la violence de l’Asie est aussi, paradoxalement, tout
à fait exotique. Comme le dit Paul Servais, lorsqu’il analyse l’œuvre de Francis de Croisset, le

1950
DREVET, Camille, Les Annamites chez eux, op. cit., p. 31.
CHALLAYE, Félicien, Souvenirs sur la colonisation, op. cit., p. 139.
1951
MALRAUX, André, « Les Notables et les impôts », L’Indochine enchaînée, 25 novembre 1925
1952
Ibid., « Mytho, toujours des coutumes de guerres », art. cit.
Chapitre XXIV : Effets et responsabilités ; un engageant désengagement 685

registre de la cour des miracles est tout aussi exotique que celui des mille et une nuits.1953
D’ailleurs, s’il faut en croire Pierre Mille, la violence est à la mode dans la littérature d’après
14-18.1954 Il explique dans son essai intitulé L’Ecrivain (1925), qu’après la Première Guerre
mondiale, les lecteurs sont tellement habitués à ses horreurs qu’ils ont besoin des émotions
fortes qu’elle apportait. Ecrire sur la violence est, selon lui, une bonne manière pour avoir du
succès en donnant aux lecteurs ce qu’ils réclament. Et, en effet, la littérature coloniale traite
de la violence du climat, de celle de la jungle et les voyageurs vont fréquemment se recueillir
sur les tombes de leur compatriotes tombés pour la France sur le sol asiatique (Loti,
Dorgelès). Ce qui frappe surtout chez les coloniaux, ce sont les horreurs de la culture locale :
le supplice de la cangue (Figure 24.1 et 24.2 : véritable stéréotype de l’Asie ‘jaune’ que l’on
envoyait comme carte postale à sa famille de France, la première est très populaire : j’en ai
trouvé plusieurs exemplaires signées. Celle-ci indique : « Bonne santé, Gaston », une autre
« Ne Chaerchez pas cher ami, je ne suis pas dans le tas ». Rien de bien dramatique donc.), le
raffinement des tortures qu’appliquait le code de justice annamite, le sourire des mandarins
empoisonneurs, etc. Les romans coloniaux n’hésitent pas à nous dévoiler les corps sanglants
des Indochinois malmenés par les coutumes de leur propre culture.1955 A l’entre-deux guerre il
y a une vague de réinvestissement littéraire de la thématique de la conquête dans des romans
historiques (Chack, Pujarniscle, D’Esme, Marquet, et même Malraux). Et la violence du
colonialisme s’inscrit donc hors du présent. Mais il y a aussi les romans des métis qui eux
aussi nous donnent à voir un(e) jeune qui doit être sacrifié(e) pour maintenir le statu quo de la
coloniale qui n’est pas prête à l’accueillir (Cendrieux, Chivas-Baron et surtout Wild) ; c’est
bien ce que dévoile le roman de Makhali-Phāl. Mais en général c’est surtout l’Asie qui crée la
violence rencontrée dans les textes des coloniaux.1956 D’ailleurs, comme on le verra, certains

1953
SERVAIS, Paul, « Francis de Croisset et son “Beau voyage” », SERVAIS, Paul (éd.), De l’Orient à l’Occident
et retour : preceptions et représentations de l’Autre dans la littérature et les guides de voyages. Actes du 9ème
Colloque international de l’Espace Asie, Louvain-la-Neuve, Academia Bruylant, 2006, p. 93-109.
1954
MILLE, Pierre, L’Ecrivain (1925), op. cit.
1955
On pensera à SCHULTZ, Yvonne, Le Sampanier de la baie d’Along (1930), dans : QUELLA-VILLEGER, Alain
(prés.), op. cit., p.805-909 ; aux romans de Jean Marquet : MARQUET, Jean, De la Rizière à la montagne.
Mœurs annamites, op. cit. ; Ibid., Du village à la cité. Mœurs annamites, op. cit.
Il faut dire que son Lettres d’Annamites, celles que des Indochinois pris dans la Guerre en France, envoient à
leurs familles, traite aussi des souffrances qu’entraine la guerre pour les intéressés.
MARQUET, Jean, Lettres d’Annamites, Hanoï, Ed. du Fleuve Rouge, 1929.
1956
Même le roman de Schultz inspiré du procès que fait Paul Monet au système des travaux forcés, reporte la
responsabilité sur les Indochinois. Ce sont les assistants des Français qui procèdent aux ‘recrutement’ illégal
des populations pour aller travailler dans les plantations de caoutchouc ; c’est encore eux qui maltraitent les
saigneurs de latex leur volant leur paye, violant les nouvelles arrivées et les dénonçant s’ils veulent
s’échapper. SCHULTZ, Yvonne, Dans la griffe des jauniers , op. cit.
686 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

voyageurs rejoignent parfois aussi les coloniaux qui aiment à s’étendre sur la cruauté et le
sadisme des asiatiques.1957
Dans les romans des coloniaux, la violence est surtout du fait de l’Asie elle-même et
pas celle de la France. Au contraire de la souffrance des pauvres Français en Indochine – et
contrairement à La Voie royale –, c’est celle du peuple sous l’occupation de la France qui
préoccupe les Roubaud, Durtain, Viollis, Werth et on le verra Dorgelès. Déjà leur réfutation
du colonialisme porte sur la violence verbale des coloniaux – leurs jurons – et leur violence
physique – l’emploi de la canne ou de la cadouille. Mais il me semble qu’ils vont plus loin et
réfutent même le système de répression mis en place, un système qui ne peut que les étonner.
Michel Foucault, dans Surveiller et punir (1975) analyse l’évolution des formes de
répression de l’Etat.1958 Il ne parle pas du tout du colonialisme, mais seulement de l’évolution
de la punition visible – qu’il relie à l’ancien régime – à la punition cachée dans la prison et
qu’il voit apparaître dans une France qui refuse le pouvoir absolu du roi. Le pouvoir du
souverain doit se montrer et s’affirmer, alors que dans une démocratie, le pouvoir partagé a
tendance à cacher les représentations visuelles du pouvoir suprême. Dans la colonie, qui n’est
évidemment pas une démocratie, le pouvoir se maintient visuellement – on l’a déjà vu dans le
chapitre sur les vêtements – mais il affiche aussi les punitions infligées à ceux qui ont commis
un crime de ‘lèse colonialisme’. Les prisonniers sont affublés de la cangue, les détenus sont
vus construisant des routes, et surtout on ne manque pas d’exposer les têtes coupées des
révolutionnaires, même dans les cartes postale envoyées en France (Figure 24.3 : un Français
observe intéressé des décapitations publiques, l’arrière de la carte porte ces mots : « A Mlle
Fernande L. La fraternité universelle est une magnifique utopie dont la niaiserie éclate surtout
ici au sein de cette race jaune qui nous dominera un jour, si nous ne la dominons pas. Nos
fausses idées humanitaires nous vouent au mépris des gens qui ne respectent que la force.
Signé: J.P. ».1959 et Figure 24.4: carte postale de la tête d’un empoisonneur). Comme le disait
le Gouverneur en place à l’époque de ‘Yen Bay’, un maximum de publicité doit être donné au
bombardemment des villages qui ont recueilli des contestataires (la photo d’un décapité de

1957
Les voyageurs ne sont pas en reste car DORSENNE, Jean, Sous le soleil des bonzes, op. cit. et MALRAUX,
André, La Voie royale, op. cit., traitent aussi de la violence des ‘sauvages’.
1958
FOUCAULT, Michel, Surveiller et punir. Naissance de la prison (1975), Paris, Gallimard, 2003.
1959
Photo et texte tirés de : ENGELMAN, Francis (prés.), L’Indochine à la belle époque. Un rêve d’aventure 1870-
1914, Paris, Ed. ASA, 2001, p. 28.
Chapitre XXIV : Effets et responsabilités ; un engageant désengagement 687

Yen Bay est devenue très populaire, on la reprenait encore en 1956, dans Le Crapouillot en
pleine Guerre d’Algégie et alors que l’Indochine venait d’être ‘perdue’ : Figure 24.5).1960
La friction entre idées démocratiques de la République et un système colonial qui
entretient des liens étroits avec l’Ancien Régime abasourdit certains voyageurs qui ressentent
le système de répression comme aberrant. Tous les voyageurs ne le ressentent pas de la sorte,
mais c’est bien ce qui ressort de « Dans la colonie pénitentiaire » (1919), cette nouvelle de
Kafka qui traite de la visite d’un voyageur à un bagne.1961 La machine qui accomplit l’acte de
torture, puis l’exécution – une marque du raffinement de la modernité – est décrite dans le
détail. Les rouages de l’appareil ne cachent pas leurs secrets. Pourtant la raison pour laquelle
elle doit être employée se révèle incompréhensible, pour le bourreau qui la manie et pour le
condamné. Le voyageur-narrateur qui cherche à comprendre pourquoi le condamné l’est, est
incapable de trouver un sens à la scène. Plus qu’injuste l’instrument du pouvoir est absurde –
rien d’étonnant chez Kafka. Mais les questions naïves du voyageur en viennent à détruire
l’efficacité de la machine : le bourreau est déstabilisé et l’appareil s’emballe. Le voyageur
repart sans y avoir compris grand chose. Au fond, comme les voyageurs de l’Indochine, il
n’aura fait que poser des questions et constaté son incompréhension, son impuissance face à
l’absurdité qui se dégage de cette situation extrême. Comme les voyageurs d’Indochine le
visiteur de « la colonie pénitentiaire » ne fait que décrire les rouages de l’instrument
d’oppression. Comme le disaient Blanchard, Vergès et Bancel dans La République coloniale
(2003), le système colonial impose un régime d’exception qui devient la règle.1962 C’est cet
état d’exception incompatible avec l’idéal des lumières qui choque surtout les voyageurs.

2. - Déni de violence coloniale chez les coloniaux


Certes, les coloniaux reconnaissent qu’il y a eu violence française lors de la conquête, mais ils
la justifient par le biais d’une rhétorique spécifique où je relève trois arguments essentiels :
(1) c’est la violence des Orientaux qui a forcé la nôtre, (2) les pertes en hommes sont le prix à
payer pour atteindre l’objectif, (3) la violence employée est tue ou omise par le vocabulaire.

1960
P. D., « Colonialisme et anticolonialisme », Le Crapouillot, n0 32, février 1956, p. 35-36, p. 35.
1961
KAFKA, Franz, « Dans la Colonie pénitentiaire » (1919), Dans la Colonie pénitentiaire et autres nouvelles,
trad. LORTHOLARY, Bernard, Paris, Flammarion, 1991, p. 83-127.
1962
BANCEL, Nicolas, BLANCHARD, Pascal et VERGES, Françoise, La République coloniale, Paris, Albin Michel,
2003, p. 20.
688 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

Ce sont par ailleurs des arguments qu’Elaine Scarry met en avant dans son analyse du
discours de la guerre.1963 Si le colonialisme – et principalement le colonialisme de l’époque
administrative – n’est pas une guerre, ses arguments justificatifs ressemblent en tout cas de
près aux à ceux qui justifient la guerre. Dans « The structure of war », Scarry montre que la
guerre se voit légitimée par des mensonges constitutifs qui nient l’objectif physique – infliger
des pertes – qui en fait pourtant partie intégrante. Ce discours qui motive les violences en
termes de : liberté, civilisation, protection, paix, le colonialisme le partage avec la guerre.
Plusieurs des stratégies mises en avant par la chercheuse – des stratégies qui permettent une
représentation déformée de la violence – se retrouvent à la fois dans le discours justificateur
de la conquête et dans celui de la période administrative. Dans la légitimation des horreurs de
la guerre et du colonialisme on note ces trois statégies ; on peut dire que le discours
justificateur de la violence coloniale est hérité d’un discours sur la guerre.

2.1. - Leur violence est la cause de la nôtre

Par cet argument, la responsabilité des souffrances endurées par la population est rejetée du
côté des victimes. Dans les années trente, la négation des responsabilités, se lit à merveille
dans le texte de l’administrateur en Annam, Laborde :

Ils [les successeurs de l’empereur Gia-Long] firent massacrer des chrétiens (Français et
Espagnols) et c’est uniquement pour cette dernière raison que la France […] dut en venir
aux représailles. […] Dans ce dernier événement [refus de l’accès au fleuve Rouge à un
commerçant français : Jean Dupuis] la conduite du roi Tu-Duc avait été trop visiblement
hostile, et la France n’hésita pas dès lors à poursuivre la conquête du Tonkin ; les généraux
Bouet et Millot, l’amiral Courbet eurent tôt fait de l’assurer.1964

Ou encore dans son résumé de l’histoire du pays, il écrit : « L’histoire de l’Annam sera
désormais [après 1858] l’histoire de la conquête que la France n’entreprit que peu à peu et au
fur et à mesure qu’elle y fut contrainte par les attitudes hostiles échelonnées sur plus d’un
demi-siècle ».1965 Ce sont ces ‘attitudes hostiles’ des Indochinois, le massacre de prêtres et le
refus d’ouvrir leurs cours d’eau aux Français, qui ont obligé la France à conquérir le pays. En
d’autres termes, la conquête de leur pays est du fait des Indochinois eux-mêmes ; c’est de leur

1963
SCARRY, Elaine, « The Structure of War », The Body in Pain, New York/Oxford, Oxford University Press,
1985, p. 60-157.
1964
LABORDE, A., op. cit., p. 67-68. Mes italiques.
1965
Ibid., p. 18.
Chapitre XXIV : Effets et responsabilités ; un engageant désengagement 689

faute si la France s’est vue dans l’obligation de les coloniser. Les écrivains de L’Empire
français tiennent le même type de discours, la faute est du côté de « l’empereur d’Annam Tu
Duc, très xénophobe, [qui] entreprend de résister à l’emprise française. […] motivant
l’intervention de […] notre flotte […] ».1966 La responsabilité de l’attaque est alors renvoyée
dans le camp des agressés ou encore, de manière plus insidieuse, du côté de ses voisins. C’est
ainsi que le Tonkin et l’Annam sont occupés pour ‘libérer’ les Annamites du joug de la Chine,
le Cambodge se voit ‘protégé’ contre l’influence annamite et siamoise et les tribus Moïs
échappent à la ‘disparition’ pure et simple de leur culture que prépare la cour d’Annam. On
reconnaît, dans ce discours, le justificatif mis en évidence par Spivak qui pourtant ne fait pas
le lien avec une rhétorique guérrière.
Cet argument refuse évidemment toute responsabilité et, on en a déjà parlé, les termes
‘Moïs’, ‘sauvages’, ‘tribus primitives’ et surtout ‘communiste’, ‘bolcheviste’ et ‘anti-
Français’ excusent a priori toute violence employée à leur égard.

2.2. - Les pertes sont le prix à payer

Les victimes de la « mise en valeur » des colonies sont le prix à payer pour aboutir à l’objectif
de l’entreprise coloniale : la civilisation des peuples colonisés. Comme le dit Scarry « les
victimes sont la voie matérielle qui permet la construction de la voie ».1967 Les structures de la
société sont détruites pour répondre aux idéaux républicains de liberté, égalité et fraternité : le
système des concours mandarinaux est détruit pour l’égalité entre les hommes, et le
confucianisme pour celle entre hommes et femmes. Dans le contexte colonial, cette voie à
suivre n’est autre que la voie de la civilisation. La guerre est le prix à payer pour avoir la
paix ; la destruction est le prix à payer pour civiliser. C’est généralement par un vocabulaire
qui tend à déshumaniser les victimes que l’on légitime la destruction de la culture et des
hommes.
En effet, la déshumanisation et le refus de responsabilité se lisent clairement dans la
terminologie des investissements et de la rentabilité que certains coloniaux – et pas seulement
les pires – prennent à leur charge avec le plus grand sérieux. Tel est le cas de Pierre Gourou,
un géographe de renom, une référence pour la géographie sociale de l’Indochine, encore cité à

1966
ROQUES, Philippe et DONNADIEU, Marguerite, L’Empire français, op. cit., p. 33-34.
1967
SCARRY, Elaine, op. cit., p. 74.
690 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

l’heure actuelle par les antropologues du Việt Nam, comme le dit John Kleinen.1968 Gourou
reconnaît que « le bilan de l’intervention européenne apparaît jusqu’à présent comme chargé
d’un lourd passif » mais explique le dilemme auquel on est confronté: « stagnation
économique et sauvegarde des indigènes ou développement économique provisoire et
régression des indigènes ».1969
Une des ‘affaires’ de l’Indochine qui est parvenue jusqu’en France et qui a fait l’objet
de débats dans les assemblées de la Société des Nations, c’est celle des travaux forcés. Les
Indochinois étaient arrachés à leur région (souvent le Tonkin au delta très peuplé) pour aller
travailler dans les plantations d’hévéa (caoutchouc) du Sud ou bien carrément expatriés dans
les mines des îles du Pacifique. On se souvient que même Titaÿna, qui a peu de sensibilité
politique, y ressent un malaise qui l’oblige à acheter l’artisanat des forcats. L’expatriation
forcée – souvent cachée derrière une condamnation – est justifiée par le plus haut but. Il s’agit
ici également du prestige international de la France, de son pouvoir dans le Pacifique.
Marianne y exporte de la main-d’œuvre à bon marché pour mettre en valeur les richesses,
mais aussi pour étendre son influence et renforcer sa présence dans ces eaux si convoitées.
Les îles Hébrides, la Nouvelle Calédonie, etc. reçoivent ainsi leur contingent d’Indochinois
‘recrutés’ pour le travail forcé. La souffrance par le travail est le prix à payer pour maintenir
la paix internationale dans le Pacifique. Déjà Camille Drevet dans son rapport de visite en
Indochine avait dénoncé le système du travail forcé.1970 Son texte avait pénétré dans les
débats de la métropole et surtout dans les discussions de La Société des Nations qui se veut
garante du « bien-être » des colonisés mis sous la tutelle des nations colonisatrices.1971 Mais le
plus cinglant plaidoyer contre le système des travaux forcés est sans conteste le très
courageux Les Jauniers (1930), de Paul Monet. Il y dévoile, documents à l’appui, l’horreur
d’un système qui arrache les habitants à leurs familles, qui les expulse loin de chez eux sans
aucune forme de procès, qui fait leur signer un contrat de trois ans, automatiquement
renouvelable si le trajet de l’aller n’a pu être remboursé, qui maintient ces ‘esclaves’ dans
d’inacceptables conditions de travail et qui assassine inéluctablement ceux qui ont tenté de

1968
KLEINEN, John, « Tropicality and Topicality : Pierre Gourou and the genealogiy of French colonial
schorlarship on rural Vietnam », art. cit.
1969
GOUROU, Pierre, Les Pays tropicaux : principes d’une géographie humaine et économique (1946), Paris,
PUF, 1948, p. 157.
1970
DREVET, Camille, Les Annamites chez eux, op. cit., p. 17. Elle précise qu’elle a envoyé son rapport en
décembre 1927 au B. I. T. pour les coolies qui travaillent dans l’hévéa et sur les coolies-pousses .
1971
Sur les discussion concernant les travaux forcés voir supra. Voir aussi la question du Congo-Océan dans :
POEL, Ieme van der, Congo-Océan : Un chemin de fer colonial controversé, Paris, L’Harmattan, Coll.
Autrement Mêmes, 2006 (2 vol.).
Chapitre XXIV : Effets et responsabilités ; un engageant désengagement 691

s’enfuir.1972 Si Monet n’accuse pas directement le colonialisme, il reconnaît la responsabilité


des coloniaux français qui appliquent le système des travaux forcés. C’est un des textes les
plus fortement ‘anticoloniaux’ de la main d’un colonial.
Par contre, dans un article du journal Le Monde nouveau, Paul Boudarie, un membre
du Conseil Supérieur des Colonies, commente les débats de la Société des Nations sur les
travaux forcés en Indochine. D’un côté il pratique la dénégation : ce sont des inventions de
nos concurrents européens qui briguent nos colonies : « Qu’on ne se couvre pas du manteau
de l’hypocrisie pour condamner, sur un fait exceptionnel et déjà redressé, la colonisation
française. Nous aurions de souveraines répliques à adresser aux critiques passionnées à
l’excès ou trop intéressées ».1973 De l’autre il déshumanise la violence. Il reconnaît que les
travaux dans les plantations de caoutchouc entraînent des pertes en vies humaines, des
« déchets », mais « Il reste acquis que le progrès de l’humanité se paie partout, en tout pays,
avec des vies humaines et une certaine fatalité exige son contingent de sacrifices ».1974
Comptabilité en terme de « déchets », discours de « sacrifice » pour le but à atteindre « la
civilisation » ; toute cette rhétorique de déshumanisation des victimes refuse la responsabilité
des conséquences de la colonisation.

2.3. - Omission et occultation de la violence

Evidemment, il ne faut pas s’attendre à ce que les coloniaux s’étendent sur les exactions
commises par leurs compatriotes. Mais ce qui est plus étonnant, c’est qu’ils omettent aussi
généralement de mentionner la résistance et sa violence. Le texte de Laborde est remarquable
en ce qu’il fait très peu d’allusions aux révoltes contemporaines à l’écriture, alors qu’il
accordait quand même quelques lignes, et son admiration, aux patriotes indochinois de la
période de la conquête.1975 Son livre, publié en 1941, a très probablement été rédigé dans les
années 30 et il fait référence à des faits qui vont jusqu’à 1933.1976 Il n’y a donc aucune raison
pour qu’il omette dans ses « aperçus essentiels que tout Français doit avoir de ce pays de

1972
MONET, Paul, Les Jauniers, Paris, Gallimard, 1930.
1973
BOURDARIE, Paul, « Travail aux colonies devant Genève », Le Monde nouveau, 1929, cité dans : ibid., p.
304-305.
1974
Ibid., p. 304.
Monet précise que s’il reprend ce texte c’est pour « donne[r] un aperçu de la façon dont on “fait l’opinion” du
public métropolitain », ibid., p. 302.
1975
Exception faite de Pham Boi Chau qu’il indique comme étant un « rebelle anarchiste qui combattit
farouchement l’œuvre du Protectorat ». LABORDE, P., En Pays annamite, op. cit., p. 215.
1976
Ibid., p. 311.
692 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

Protectorat », la série d’attentats et d’insurrections de 1912 à 1917, la tentative d’assassinat du


Gouverneur Merlin en 1924, le meurtre de Bazin en 1929 (un responsable du recrutement de
la main d’œuvre pour les plantations de caoutchouc), ni l’insurrection de Yen Bay en 1930, ni
des grèves et de leur répression violente.1977 Pas plus que Laborde, Donnadieu et Roques ne
disent mot de cette résistance ; ils considèrent que depuis 1918, « Cet Empire français [est]
aujourd’hui conquis et pacifié […]. Voici L’Indochine, gonflée de ses deux deltas, carrefour
des peuples jaunes, aujourd’hui imprégnée de civilisation française : 700.000 kilomètres
carrés, 22 millions d’habitants ».1978 Ces écrivains coloniaux, en présentant les colonies aux
Français de métropole, occultent soigneusement ces révoltes.
L’occultation de la violence se manifeste aussi par la récupération en 1930 de la très
populaire Petite tonkinoise, les romans de la congaï et ceux de la métisse en sont d’autres
exemples. L’exotisme à la Loti est donc tout à fait utile. Pourtant, il ne faut pas être injuste
avec l’écrivain exotique qui avait pubié, on s’en souvient, des textes plus guerriers sur la prise
de Hué. Malgré la déshumanisation des agonisants, son texte est choquant parce qu’il montre
la violence employée par la France. Mais il est interdit de faire un vrai reportage de guerre.
On sait qu’il s’était fait rappeler à l’ordre lors de son Trois journées de guerre en Annam. Il
aura retenu la leçon: dans Les Derniers jours de Pékin (1900), son récit de la guerre des
Boxers, plus aucune violence physique n’est mentionnée.1979 Le narrateur arrive juste après
les combats, alors que fument encore les décombres et que plâne un silence qui, a lui seul,
porte l’horreur qui est alors simplement signifiée.
En outre, le langage employé effectue lui aussi l’omission de la violence. On a déjà
parlé du vocabulaire inventé par le colonialisme : rapprochement, mission civilisatrice,
loyauté, gratitude, générosité de la France, etc. Le « balcon sur le Pacifique » est aussi une
belle trouvaille. Comme on l’a déjà souligné, le balcon permet d’une part, d’exercer le
« regard impérial », pour parler comme Mary-Louise Pratt, c’est-à-dire : surveillance,
supériorité et appropriation, et, d’autre part, il permet de se montrer, de s’y faire acclamer.
L’Indochine se veut une colonie modèle. Comme le note Bùi Quang Chiêu, ce concept de
balcon ne peut être qu’ironique, vu la misérable situation de la colonie dont il faudrait être
honteux et qu’il vaudrait mieux cacher aux voisins et concurrents.1980

1977
Voir : NGO VAN, Viêt-nam 1920-1945. Révolution et contre-révolution sous la domination coloniale, op. cit.
1978
ROQUES, Philippe et DONNADIEU, Marguerite, L’Empire français, op. cit., p. 70.
1979
LOTI, Pierre, Les Derniers jours de Pékin, op. cit.
1980
BUI QUANG CHIEU, France d’Asie (1925), op. cit.
Chapitre XXIV : Effets et responsabilités ; un engageant désengagement 693

Une autre belle trouvaille terminologique du discours guerrier et qui est d’application
pour l’Indochine est le terme « pacification », ce terme que Camille Drevet met à juste titre
entre guillements, qui cache les pertes humaines (des deux côtés) pour ne montrer que le
résultat escompté, c’est à dire la paix.1981 Le terme « pacifié » est non seulement une négation
de la composante guerrière de la colonisation mais aussi un renversement habile de guerre à
paix. C’est encore cette « paix française » que suggère Perken, le personnage de Malraux,
lorsqu’il dit que sans lui ses hommes ne s’entendraient pas.1982 Cette « paix française » est
d’ailleurs un des justificatifs que l’on rencontre le plus fréquemment, même chez les
coloniaux et les voyageurs qui sont critiques.
A l’entre-deux-guerres encore, le vocabulaire nie la résistance des colonisés, on parle
d’événements (Yen Bay), de mécontents ou encore de communistes, anti-Français, etc.. Des
termes qui nient l’existence d’un mouvement de ce que les Indochinois appellaient – à partir
de 1930 au moins –, Cach Mang Dong Duong c’est-à-dire « la révolution indochinoise ».1983
Pour l’Indochine de la période de l’expansion, il semble bien que la terminologie tente
d’effacer le fait qu’il y ait eu des guerres et pour l’entre-deux-guerres le vocabulaire nie la
résistance. D’ailleurs, encore à l’heure actuelle, exception faite des ouvrages spécialisés sur
l’histoire d’Indochine, le terme ‘guerre’ semble exclusivement réservé aux combats qui ont
directement mené à l’indépendance du Nord du Việt Nam (1946-1954).1984 Il en va d’ailleurs
de même pour la ‘guerre d’Algérie’ qui ne sera reconnue guerre par la France, que très tard,
en 1999. La ‘guerre d’Indochine’ est également nommée ainsi après coup, mais on peut se
demander, comme le fait Christopher Goscha, où les Laotiens et les Cambodgiens étaient
dans une guerre qui s’appelle d’Indochine, mais qui – apparemment – s’est jouée au Việt Nam
et, plus précisément à Diên Biên Phu.1985
Les trois stratégies discursives mises en avant ci-dessus sont, selon Elaine Scarry dans
son Body in pain, typiques du discours de justification de la guerre. Elles sont valables pour la
période de la conquête coloniale, mais on les retrouve également dans les textes de la période
qui m’intéresse, chez les coloniaux, mais aussi chez certains voyageurs.
1981
DREVET, Camille, op. cit., p. 31.
1982
MALRAUX, André, La Voie royale, op. cit., p. 494.
1983
NGO VAN, Viêt-nam 1920-1945. Révolution et contre-révolution sous la domination coloniale, Paris,
Nautilus, 2000, p. 27.
1984
Pierre Brocheux et Daniel Hémry, emploient la dénomination ‘guerre’ lorsqu’ils parlent de la conquête.
Voir BROCHEUX, Pierre et HEMERY, Daniel, Indochine. La colonisation ambiguë. 1858-1954, Paris, Editions
La Découverte, 2001. Voir note 57.
1985
GOSCHA, Christopher, « Une guerre pour l’Indochine ? Le Laos et le Cambodge dans le conflit franco-
vietnamien (1948-1954), Guerres mondiales et conflits contemporains, n0 210, avril-juin 2003, p. 29-58.
694 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

3. - Discours colonial et discours guerrier


3.1. - La guerre subie et préparée

Nguyễn Ai Ninh considère assez directement que la situation de son pays est celle d’une
guerre. Il repère la composante guérrière de discours mis en place par les coloniaux. En cela il
rejoint les représentations de Lamine Senghor qui ironise les armes des civilisés. Senghor en
1927, dans La Violation d’un pays, parle de : « l’invasion complète des territoires des
innocents, qui, eux n’avaient pas “d’armes civilisées” ».1986 Ces armes civilisées de la
conquête, mises entre guillemets pour marquer l’ironie, ne sont rien d’autre que les armes de
guerre, ces canons et fusils représentés sur les dessins qui illustrent les chapitres de La
Violation d’un pays (Figures 15.7, 15.8, 15.9, 15.10). L’entreprise « civilisatrice » est
directement une entreprise guerrière puisqu’elle en utilise les armes. Pour Senghor, ‘mission
civilisatrice’ est synonyme de ‘guerre’.
Dans La France en Indochine, Nguyễn An Ninh affirme qu’« Il faut être “colonial”, au
sens le plus sot, pour croire à la “mission civilisatrice” des Européens » car c’est bien « la loi
de la guerre » qui règne en Indochine.1987 C’est une situation intenable où le roi refuse de
céder sa couronne, pour reprendre une image de Rousseau dont Ninh était un fervent lecteur.

Ainsi s’annonce la faillite inévitable de la politique de l’exploitation de l’homme par


l’homme en Indochine, politique de marchand de mauvaise foi qui vend à perte sachant la
faillite prochaine. [Si] […] l’oppression, enragée de son insuccès, s’entêt[e] malgré les signes
annonciateurs des événements prochains, à peser sur sa proie qui se débat ; alors ce sera la
catastrophe commune où la France perdra son renom et ses intérêts, où la « mission
civilisatrice » de l’Europe se révélera sous son vrai jour, et d’où l’Annam après bien des
peines et des angoisses, sortira plus libre pour accomplir son destin.1988

Tout comme Senghor, il attaque la rhétorique et les mensonges des coloniaux et promet que,
sans amélioration, ce sera la fin du colonialisme.
D’aileurs, si rien ne change, c’est à une guerre qu’il faudra se préparer. Dans cet essai
qu’il publie d’abord en France, il n’a pas peur de dire la nécessité, pour les opprimés, de
s’armer et de préparer la défense.

1986
SENGHOR, Lamine, La Violation d’un pays, Paris, Bureau d’Edition de Diffusion et de Publicité, 1927, p. 23.
1987
NGUYễN AN NINH, La France en Indochine, op. cit., p. 10 et p. 9.
1988
Ibid.
Chapitre XXIV : Effets et responsabilités ; un engageant désengagement 695

une organisation moderne de résistance. […] [Car contre les] avions chargés de bombes, [les]
[…] canons, [les] […] mitrailleuses, [les] […] fusils, […] la puissance des talismans [ne suffira
pas]. […] La violence est à condamner là où elle n’est pas nécessaire. Mais il est des cas où il
faut l’accepter parce qu’elle est la seule ressource. […] C’est un devoir […] de songer aux
méthodes de lutte qui conviennent au temps actuel, à l’organisation d’une résistance qui puisse
combattre l’oppression.1989

Quant à Nguyễn Ái Quốc, dont on connaît le sarcasme, il s’attaque au discours, sans


nécessairment parler de ‘guerre’, mais c’est bien un régime d’exception ad infinitum qu’il
attaque. Dans son Le Procès de la colonisation française il fait s’enchaîner les « Les
Annamites sont écrasés par les bienfaits de la protection française » et les « Voici quelques
faits qui illustrent le règne despotique de ce charmant administrateur que la République mère
a bien voulu nous envoyer pour nous civiliser », en guise d’introduction aux listes d’atrocités
impunies commises en Indochine : des meurtres, spoliations et viols qu’il décrit parfois avec
d’insoutenables détails.1990 Il s’intéresse surtout aux paysans et aux femmes doublement à la
merci de la colonisation. Les premiers sont « opprimés comme Annamites […] [et ]
expropriés comme paysans », en plus d’être martyrisées et violées, les secondes sont encore
traitées de « con-di », c’est-à-dire : ‘putain’.1991 Tout un chapitre est consacré à la femme dans
les colonies (il ne s’en tient pas à l’Indochine) et il conclut de la sorte :

C’est une douloureuse ironie que la civilisation – symbolisée en ses différentes formes, liberté,
justice etc…, par la douce image de la femme et agencée par une catégorie d’hommes qui se
piquent de galanterie – fasse subir à son emblème vivant les traitements les plus ignobles et
l’atteigne honteusement dans ses mœurs, dans sa pudeur et dans sa vie.1992

Mais lui aussi, et dès les premières publications dans Le Paria, s'appuie sur le discours même
pour le mettre à nu :

Vous parlez […] du « devoir », de l’« humanité » et de la « civilisation » ! Quel est donc ce
devoir ? […] tout au long de votre discours, ce sont les marchés, la compétition, les intérêts,
les privilèges. Le commerce et la finance, voilà ce qui symbolise votre « humanité ». Les

1989
Ibid. , p. 6-7.
1990
NGUYễN ÁI QUốC, Le Procès de la colonisation française (1925), Hô Chi Minh, Œuvres choisies, t. I, Ed. en
langues Etrangères, Hanoï, 1960, p. 193-346, p. 276 et p. 310.
1991
Ibid. et p. 309.
1992
Ibid., p. 331 et 315.
696 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

impôts, la main d’œuvre forcée, l’exploitation à outrance, voilà en quoi se résume votre
civilisation.1993

Il n’emploie pas nécessairement le terme ‘guerre’, mais pour lui aussi le système colonial est
un régime d’exception que la France instaure et maintient en Indochine. D’autant que les vols,
viols et meurtres n’y sont point sanctionnés. Comme Ninh il suggère que la révolte doit être
préparée et promet que les : « ouvriers de la métropole et soldats des colonies qui sont
également opprimés et exploités […] devront combattre, lorsque le moment sera venu, les uns
les autres […] contre leurs maîtres communs et non pas entre frères ».1994
Si le discours colonial n’est pas exactement équivalent au discours guerrier, il lui
emprunte beaucoup de ses arguments légitimateurs et son application en Asie crée un régime
d’exception ad infinitum qui ressemble bien au régime d’un pays en guerre. Et, contrairement
aux coloniaux qui mettent en scène les corps des Indochinois torturés par leur propre culture,
les textes de Ninh et surtout ceux de Quốc dévoilent les exactions françaises et la misère des
corps suppliciés par le colonialisme.

3.2. - Les images habituelles des voyageurs

Si Werth dévoile : « La bassesse de l’Européen quand il prend pour excuse de sa propre


brutalité les mœurs anciennes d’Annam. […] [Et que] la justification d’un crime présent par
un usage ancien est une hypocrite et sophistique sottise », il ne faut pas imaginer que tous les
voyageurs ont nécessairement une attitude différente des coloniaux.1995 Ils se servent au
contraire des images qui circulent dans la colonie. Ce sont des images qu’ils envoient aussi –
littéralement – à leurs proches de la métropole, où elles circulent librement, sans trop avoir à
craindre la contradiction. Il suffit d’examiner certaines cartes postales envoyées en France –
par les coloniaux et par les touristes et autres voyageurs – pour comprendre que la violence
n’est pas absolument exclue des récits de l’Indochine.
Avant la guerre, comme le montrent les cartes postales (Figures 24.1, 24.2, 24.3, 24.4),
ces images sont communes ; par contre je n’ai trouvé aucune carte postale de ce genre qui soit
indiscutablement envoyée dans les années de l’entre-deux-guerres. Il est intéressant de noter
que, même si les supplices sont appliqués sous l’autorité française, la responsabilité est

1993
NGUYễN ÁI QUốC, « Lettre ouverte à M. Léon Archimbaud », Le Paria, 15 janvier 1923.
1994
NGUYễN ÁI QUốC, « L’armée contre-révolutionnaire », La Vie ouvrière, 7 septembre 1923, repris dans : Hô
Chi Minh, Œuvres complètes, op. cit., p. 61-63, p.63.
1995
WERTH, Léon, Cochinchine (1926), op. cit, p. 179.
Chapitre XXIV : Effets et responsabilités ; un engageant désengagement 697

reportée sur les autochtones. Dans les photos des trophées de la chasse aux pirates, les
coloniaux posent fièrement, mais ce sont leurs subaltenes indochinois qui portent, avec leurs
fusils, des instruments de la violence (Figure 24.6). Il en va de même pour la photo d’un des
révolutionnaires de Yen Bay, sa tête décapitée est exposée à côté de sa ceinture de douilles
qui signifie, non pas la violence qui lui est faite, mais celle qu’il a employée (Figure 24.5).
Est-ce la raison pour laquelle cette photo a été si populaire ? Toujours est-il que ce qui est
montré sur ces images, c’est la violence et la cruauté asiatiques et non pas la responsabilité
française qui est soigneusement occultée. Cette cruauté asiatique exposée devient le
justificatif des punitions imposées par le système colonial.
La cruauté des ‘Jaunes’ était déjà un stéréotype dont s’étaient servis les pères
missionnaires du XVIIIe siècle, comme le soulignait Simon Leys dans La Forêt en feu. Pour
les missionnaires, l’idée d’une culture païenne et civilisée était impensable. Ils ont évacué le
malaise face au raffinement de la culture asiatique en soulignant la cruauté des mœurs (les
pieds bandés des femmes, les infanticides, sont dans leurs rapports de véritables
leitmotivs).1996 Ces cartes postales étaient fréquentes avant la guerre, au moment de la
conquête du Tonkin et avant la Première Guerre mondiale, mais cette attention portée aux
‘horreurs’ et à la cruauté asiatiques se retrouve également dans certains récits de voyage de
l’entre-deux-guerres qui pareillement refusent toute responsabilité française.
Par exemple, le très réputé Claude Farrère, dans Mes Promenades d’Orient (1925),
explique comment la cruauté asiatique justifie l’utilisation du même style de cruauté par les
Français. C’est la loi du Talion : œil pour œil, dent pour dent, et surtout, c’est la seule chose
qu’ils comprennent. Pour Farrère, c’est la surenchère de la violence qui éveille finalement
l’admiration pour la France des seigneurs de guerre aux longs ongles. Farrère se dit adepte
d’une forte présence de la Légion étrangère (réputée pour sa férocité dans les combats) qui
seule pourra en remontrer aux Asiatiques. Pour Farrère, le colonialisme est un humanisme qui
lutte par tous les moyens, même par la violence, pour contrer la violence.1997 Mais il n’est pas
le seul voyageur à trouver légitime une colonisation sanglante.
Dans son Au Pays des pagodes (1925), Eugène Lagrillère-Beauclerc, est témoin d’une
exécution de pirates mise en scène par la répression coloniale. Quoiqu’il soit choqué par ce
qu’il voit, il prend soin de photographier la scène et de joindre ses photos à son récit de

1996
LEYS, Simon, La Forêt en feu, op. cit., p. 55-56.
1997
FARRERE, Claude, Mes voyages, op. cit., p. 83.
698 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

voyage.1998 (La qualité des images ne me permet pas de les scanner) Pour légitimer davantage
l’horreur des scènes qu’il voit, il prend la peine d’informer ses lecteurs sur toutes les formes
de tortures asiatiques.
On peut dire que dans la majorité des cas, les descriptions de visites de prisons et
d’exécutions capitales sont des justifications du colonialisme. On montre que la France est en
train de libérer les colonisés, de la barbarie de leur propre culture.

3.3. - Dorgelès et la violence sociale

Cependant, selon moi, un nouveau type d’écriture de voyage est inauguré par Roland
Dorgelès dans Sur la Route mandarine (1925). Roland Dorgelès est le fameux écrivain de Les
Croix de bois (1919) (Prix Femina), roman de critique sociale sur la Première Guerre
mondiale. Il y révèle les injustices et l’inégalité des soldats devant le pouvoir militaire.1999
Dans Les Croix de bois, le narrateur ne fait que décrire des scènes, entre autres celle où des
déserteurs sont fusillés, sans émettre d’opinion marquée. Comme le disait Diderot de
Bougainville, « Il atteste le fait ».2000 Mais les descriptions montrent, à travers ce détachement
même, tout ce que la guerre a d’inacceptable. Son roman a connu une énorme popularité, mais
il manque – de peu – le Goncourt, parce que l’auteur y avait inséré beaucoup d’argot des
troupiers. Ce langage bourru – et les jurons qui l’accompagnent – n’ont pas manqué de
frapper les lecteurs qui ont été touchés par le désespoir existentiel des poilus qui ressortait si
bien dans leur langage simple et direct.
C’est le succès de ce roman qui a valu à son auteur l’invitation de coloniaux à venir
faire des conférences en Indochine. Evidemment, l’idée était aussi de tirer de son voyage
indochinois matière à un autre roman, exotique ou colonial, il va sans dire. Le résultat sera
tout autre et le texte qu’il soumet est sous bien des aspects inspiré de son écriture préalable,
celle de la guerre. Alors que les coloniaux – romanciers et théoriciens, à part de courageuses
exceptions comme Monet – gomment l’idée de guerre et surtout celle de la violence française,
Dorgelès la réinvestit. A mon avis, Dorgelès est le premier écrivain à avoir transposé sa forme
d’écriture de la guerre – critique sociale de la violence – à l’écriture du voyage dans la
colonie. Comme dans son récit de guerre, il condamne ceux qui détiennent le pouvoir.

3881998 LAGRILLIERE-BEAUCLERC, Eugène, op. cit., p. 96-97. Ici ce voyageur s’inscrit non pas comme écrivain
puisqu’il inserre ses photos, mais plutôt comme un véritble touriste sans aucune prétention littéraire.
1999
DORGELES, Roland, Les Croix de bois (1919), Paris, Albin Michel, 2003.
2000
DIDEROT, Denis, Supplément au voyage de Bougainville (1773-1774), Paris, Gallimard, 2002, p. 35.
Chapitre XXIV : Effets et responsabilités ; un engageant désengagement 699

Même la structure de son écriture s’en ressent. Dans Les Croix de bois il y a
fragmentation du réel, entre autres le passage abrupt du silence des tranchées avant l’attaque à
l’assourdissement des bombes pendant l’action et aussi un aller-retour de l’écriture du référent
à la narration intériorisée. La fuite se fait dans l’imaginaire du soldat replié sur lui-même. Ce
sont des caractéristiques que l’on retrouve dans son récit de voyage qui oscille entre action et
repos, entre considérations sur la colonie et sur le métier d’écrivain. Il faut dire que le
narrateur-voyageur est de beaucoup moins près confronté à la violence que le narrateur-soldat
et, contrairement à lui, l’horreur le concerne beaucoup moins que les plaisirs de la visite. En
bon élève des coloniaux ses hôtes, il visite tous les sites qui en valent la peine et comme on le
sait les Mines de Hong Hay, une des fiertés de la France : la preuve qu’elle met efficacement
le pays en valeur, apportant l’activité et le bien-être dans la colonie.
Néanmoins il décrit une scène d’horreur qui aura énormément d’impact sur son
lectorat. Il s’agit de la scène citée au chapitre suivant, celle où il voit les familles
d’Indochinois attelées au travail de la mine à ciel ouvert. Il découvre la misère physique des
hommes, des femmes et des enfants. Mais aucune diatribe contre les responsables de leur
misère ne suit. Par contre, – encore une tactique du déplacement – il reprend un dialogue bien
connu de la littérature française en s’adressant de la sorte à un passant (imaginaire bien sûr) :
« A qui sont toutes ces terres, bonhomme ? C’est au marquis de Carabas ! » Cette allusion
inattendue – et assez absurde – à un conte pour enfants de Charles Perrault a en réalité une
grande force critique. Le lecteur comprend que, dans la mine, tout – le sol, les bâtiments, et
même les misérables coolies, hommes, femmes et enfants – est la possession du marquis de
Carabas indochinois : Les Charbonnages du Tonkin. En outre, grâce à cette association avec
un conte enfantin, les relations de pouvoir sont claires comme de l’eau de roche ; tout le
monde, même un enfant, peut les comprendre !
Cependant, cette allusion au Chat botté ne donne pas lieu à une analyse rationnelle et
proprement anticoloniale du système colonial ; ce qui suit est simplement une description de
la situation des coolies, sans doute sur base des informations fournies par son guide-interprète
(un retour de France ?). La situation est telle que les coolies sont obligés d’accepter toutes les
conditions de travail. On peut comparer l’attitude du narrateur à celui du fameux Voyage au
Congo d’André Gide (publié 2 ans plus tard en 1927). Tous deux sont indignés par la
situation de la population et tous deux tiennent les grandes compagnies capitalistes pour
responsables, mais on ne peut pas dire qu’ils soient ‘anticolonialistes’ dans le sens de rejet du
projet et de l’idée. Au contraire, Dorgelès est choqué que tous les profits aillent à des
propriétaires anonymes et que rien n’aille à l’Etat français.
700 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

Dans les descriptions que fait Dorgelès des mines de charbon, ce qui m’intéresse ici, et
ce qui est neuf pour le récit de voyage en Indochine, c’est que la misère de la population n’est
plus le fait de la culture locale ; elle est causée par le capitalisme sauvage des compagnies
occidentales. Ce qui est aussi intéressant, c’est l’ironie avec laquelle il raconte sa visite à
Hong Hay ; le narrateur ne prend pas réellement position, et ne propose pas non plus de
solutions pour que les Indochinois cessent de « nous » haïr. Il pose des questions, mais ne
donne pas de réponses (hésitations). Il garde une certaine distance, et reste à la place qui lui
est assignée : celle d’un voyageur qui n’est pas vraiment capable de parler de la colonie.
Paradoxalement, même s’il reconnaît à maintes reprises qu’il ne prend que des clichés,
qu’il est incapable de ‘parler’ et même s’il joue avec l’adhésion de son lecteur qu’il ballotte
entre écriture factuelle et fiction, son livre a eu d'étonnantes répercutions. Tout d’abord il a eu
énormément d’ascendent sur ses lecteurs métropolitains. Son lectorat a été tellement choqué
que des extraits de son récit de voyage ont été lus à la Chambre.2001 Les politiques ont alors
pesé sur les Charbonnages du Tonkin qui se sont vus dans l’obligation d’améliorer les
conditions de travail et d’hygiène. Le récit de voyage de Dorgelès a donc eu des conséquences
directes pour les mineurs de Hong Hay qui ont vu leurs horaires s’alléger et les soins
s’améliorer (construction d’un hôpital). Ensuite, les nationalistes ‘anti-Français’, tels que Bùi
Quang Chiêu se sont servis de son texte pour revendiquer plus de justice dans la colonie.2002
Puisqu’un Français de cette envergure osait révéler des exactions, on pouvait s’appuyer sur sa
critique pour en formuler une qui irait chaque fois un peu plus loin. Dorgelès sera encore cité
par les pamphlets contre les exécutions de Yen Bay. Et, finalement, Sur la Route mandarine
est le modèle d’écriture pour toute une nouvelle génération de voyageurs. Tous l’ont lu avant
d’aller en Indochine pour ‘créer l’opinion coloniale’ de la métropole. Il est le premier maillon
d’un réseau de lecture et d’écriture qui permet à ses lecteurs-voyageurs de formuler une
critique. Dans ce réseau de contestation et de réfutation du discours colonial, la résistance
contre un système injuste se fait en interaction avec les autre écrivains qui sont passés par là.
C’est ce que montre Elleke Boehmer dans Empire, the National and the Postcolonial. 1890-

2001
DUPRAY, Micheline, op. cit., p. 263.
Il envoie en outre une lettre au ministre des Colonies pour prendre la défense du projet de Sabatier et sauver
les Moïs, ibid.
Dupray signale également que son Sur la Route mandarine a éveillé des réactions mitigées : il est taxé
d’« anticolonialisme », d’être un révolutionnaire, et surtout d’ingratitude envers les coloniaux. Ibid., p. 261.
Même au niveau littéraire ce récit de voyage suscite des passions contradictoires, son mélange de la forme
reportage avec un certain lyrisme met dans l’embarras et ses moqueries de Loti ne sont pas nécessairement
appréciées si peu de temps après la mort du grand auteur exotique. Ibid., p. 258.
2002
BUI QUANG CHIEU, France d’Asie (1925), op. cit.
Chapitre XXIV : Effets et responsabilités ; un engageant désengagement 701

1920. Resistance in Interaction.2003 Elle montre en particulier les relations qu’entretiennent


les modernistes tels que Yeats et Woolf avec les textes de Tagore.2004 Les relations
d’intertextualité sont essentielles pour la construction d’une réfutation française du
colonialisme et Dorgelès inaugure celle de l’Indochine.
Dans Chez les Beautés aux dents limées, il va plus loin que dans sa publication de
1925 puisqu’il dit :

On dira au chasseur : “Avec votre permis, vous n’avez le droit de tuer qu’un éléphant, un
gaur et deux buffles” mais personne n’a le pouvoir de dire à une riche compagnie : “La
mortalité dans votre concession a dépassé trente pour cent, nous vous dépossédons au nom
de l’humanité”. C’est pour cela que je m’indigne et s’il m’arrive d’aller trop loin, c’est que
mon coeur, une fois de plus, l’a emporté dans le débat.2005

Il vient en effet d’admettre que « J’ai été pris d’une telle pitié pour cette pauvre race moï,
qu’il a dû m’arriver, et qu’il m’arrive encore, en parlant des tribus des Terres Rouges, de
perdre toute mesure et de rendre le monde entier responsable du triste sort de ces
peuplades ».2006 C’est donc le « nous » qui, dans Sur la Route mandarine, était victime de la
haine des Indochinois qui devient « responsable », un peu comme Tam Lang qui tenait pour
responsable la société entière, de la misère des coolies-pousse. Un Parisien chez les sauvages
(≥ 1926 ; ≤ 1942) souligne également que la responsabilité concerne surtout l’Administration
coloniale et la justice et non pas seulement les grandes compagnies minières et forestières :

A quoi bon délivrer un peuple, si ce n’est que pour mieux l’asservir ? Malgré nos grands airs
d’émancipateurs nous n’avons supprimé l’esclavage que sur le papier […]. Rien a dire, c’est
la loi. […] N’est-ce pas un un escalvage aussi que ces contrats liant l’indigène à la plantation,
avec payes échelonnées afin qu’il ne puisse plus partir ? En vue de préserver le gros gibier,
l’Administration a pris des mesures […]. Mais pour le gibier humain on ne fixe aucune
limite. La mortalité sur une concession, peut atteindre trente pour cent, la justice
n’interviendra pas. C’est un simple chiffre sur la statistique. Tant de cerfs, tant de buffles,
tant de coolies, tant de tigres… Des tigres, toutefois, il y en a moins, ils se défendent… A

2003
BOEHMER, Elleke, Empire, the National and the Postcolonial. 1890-1920. Resistance in Interaction, Oxford,
Oxford University Press, 2002.
2004
Ibid., « “Immeasurable Strangeness” between Empire and Modernism : W.B. Yeats and Rabindranath
Tagore, and Leonard Woolf », Empire, the National and the Postcolonial, op. cit., p. 169-214.
2005
DORGELES, Roland, Chez les Beautés aux dents limées, op. cit., p. 33-34.
2006
Ibid., p. 28.
702 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

cette pensée, je frémissait. D’indignation, ai-je cru d’abord. Puis ma sueur s’est glacée le
long de mon dos et j’ai compris. […] [j’avais besoin d’] Un peu de quinine.2007

Comme chez Durtain la prise en compte de l’horreur de la situation pour les hommes soumis
au système colonial éveille une scène de fièvre qui nécessite l’ingurgitation de quinine. Si
Dorgelès ne conclut pas plus que Durtain, son texte balance beaucoup moins : il ne fait
qu’émettre l’idée de la maladie et la fièvre vient lui hôter l’obligation de trancher. Chez
Durtain, au contraire, c’est la fièvre qui lui donne l’excuse de se prononcer, de laisser le point
de vue des 1001 plaigants se verbaliser. Si les deux textes plus ethnographiques de Dorgelès,
s’appuient sur une argumentation plus pousée de la réfutation coloniale, c’est pourtant surtout
le plus timide Sur la Route mandarine qui attirera l’attention du public et qui contribuera à
créer l’opinion coloniale, beaucoup plus que le plus radical Cochinchine de Werth, par
exemple, et beaucoup plus que ses propres publications sur les Moïs.
Je me permets de faire ici une parenthèse pour prendre la défense de cet écrivain qui a,
bien avant Gide, fait la critique des grandes compagnies coloniales. Pourtant lorsque l’on
parle d’‘anticolonialisme’ précoce en France, seul Gide est nommé. Dorgelès avait fait de
même bien plus tôt. Sur la Route mandarine a contribué à changer l’opinon, puisqu’il est
l’origine d’améliorations sur place qui ont été initiées par la lecture de son texte. Il n’est pas
improbable que Gide ait lu ou entendu parler de Sur la Route mandarine. En outre, en 1927,
alors que Gide s’insurgeait contre les capitalistes du Congo, Dorgelès visitait le Moyen-Orient
(en 1927). Il en reviendra avec La Caravane sans chameaux (1928), où son anticolonialisme
va bien plus loin que celui de Gide à la même époque puisqu’il ose écrire qu’il faudrait :
« Renoncer aux mandats ! m’était-il arrivé de souhaiter. Se rembarquer noblement, les
Anglais à Jaffa, nous à Beyrouth, et laisser une grande nation arabe se constituer à sa
guise… ».2008 Ce récit contemporain de ceux de Gide voyageur de l’Afrique est beaucoup
plus courageux. Même s’il retourne sa veste lors de la Deuxième Guerre mondiale avec son
Sous le Casque colonial, il a osé réfuter le discours de légitimation du colonialisme, et cela
dès 1925. Il est tout à fait injuste de considérer Gide comme le premier ‘anticolonialiste’
français. Dorgelès mériterait beaucoup plus d’attention de la part de la critique postcoloniale.
Mais la mémoire est sélective et comme Dorgelès, le catholique, n’était pas un homme de
gauche (et certainement un anti-communiste) on a tendance à le mettre de côté. Non
seulement c’est injuste, mais en plus cela contribue à consolider un mythe, celui qui veut que
2007
DORGELES, Roland, Un Parisien chez les sauvages, op. cit., p. 170-171.
2008
Ibid., La Caravane sans chameaux, Paris, Albin Michel, 1928, p. 184.
Chapitre XXIV : Effets et responsabilités ; un engageant désengagement 703

la gauche était anticoloniale et la droite procoloniale. On sait que c’est faux pour la période de
l’expansion, mais le cas Dorgelès met à mal ce mythe, même pour la période de l’entre-deux-
guerres. D’ailleurs le cas Roubaud vaut aussi le détour. Il était tout autant anticommuniste que
antifasciste et c’est à partir de ses convictions d’humaniste et de chrétien qu’il formule une
critique anticoloniale qui a eu beaucoup plus d’effet sur les métropolitains que les actions
communistes de la même époque. Mais je reviendrai à Roubaud et ferme ici cette amicale
parenthèse à la pensée de Roland Dorgelès.

3.4. - De la critique sociale à la critique politique.

Lorsque Camille Drevet observe la misère des coolies d’Indochine, elle cite Dorgelès.2009
C’est en se basant sur le texte de Dorgelès – et cela dès le début – qu’elle plaide pour plus de
justice sociale en Indochine. « R. Dorgelès a dit la puisance de la Cie de Charbonnages à
laquelle tout appartient dans la région des mines. Il faut dire aussi la puissance des sociétés du
caoutchouc ».2010 Suit un point sur la situation des « Coolies des plantations de
caoutchouc ».2011 On sait que son texte contribuera à mettre la question du travail obligatoire
dans les colonies au sein des discussions du Bureau du Travail à Genève. Dorsenne loue dès
sa préface ces : « écrivains courageux, [qui] comme […] Roland Dorgelès, Léon Werth, etc.
ont déjà signalé au public métropolitain la gravité de ce qui se passe dans notre grande colonie
d’Extrême-Orient ».2012 Viollis le cite à deux reprises dans son Indochine S.O.S.2013 De tous
les écrivains de mon corpus, seul Werth n’a sans doute pas eu l’occasion de lire Sur la Route
mandarine avant de publier ses « Notes de voyage ».2014 Il est étonnant de constater que
Werth n’est presque pas cité par ses collègues – seul Dorsenne le donne en exemple – et je
n’ai trouvé aucun texte d’Indochinois qui faisait référence à Cochinchine.

2009
DREVET, Camille, « La grande pitié des travalleurs annamites », Les Annamites chez eux, op. cit., p. 16-19, p.
16.
Elle écrit : « On a dit que l’on vivait en Indochine sous le signe de la justice. Quand les intérêts économiques
d’un pays sont entre les mains d’un petit groupe de financiers, quand on vit sous le régime des concessions,
des privilèges, on ne saurait parler de justice sociale. […] [Dans les] charbonnages du Tonkin […] des
hommes, des femmes, des enfants peinent pour des salaires insiffisants. Une note en bas de page indique
« Voir Dorgelès », pour ensuite citer un extrait de Sur la Route mandarine, ibid.
2010
Ibid., p. 16.
2011
Ibid.
2012
DORSENNE, Jean, Faudra-t-il évacuer l’Indochine ?, op. cit., p. 9.
2013
VIOLLIS, Andrée, Indochine S.O.S., op. cit., p. 71 et p 73. Elle cite également Durtain, ibid., p. 73 et Monet,
ibid., p. 72.
2014
WERTH, Léon, « Notes de voyage », 1925.
704 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

Pourtant Werth occupe une position assez parallèle à celle de son confrère puisque lui
aussi s’inspire de son récit de la Première Guerre mondiale, Clavel Soldat, pour construire son
récit de la colonie (la structure oscillatoire s’y fait encore plus fortement sentir que chez
Dorgelès qui a quand même ordonné son texte en chapitres).2015 Cependant Cochinchine n’a
pas eu une telle incidence en France. Non seulement Werth était moins populaire que
Dorgelès mais en plus, il était sans doute considéré comme trop subversif – Léon Werth,
L’Insoumis titre la biographie de Gilles Heure – et son texte est parfois assez radical, comme
on l’a vu.2016 Mais je ne pense pas que ce soit la raison primordiale et certainement pas la
seule pour le manque d’impact direct. Car foncièrement les deux écrivains-voyageurs
juxtaposent et mélangent des arguments contradictoires ; ils manient tous deux l’hésitation.
Evidemment Cochichine accumule les scènes d’injustice et de violence des coloniaux, envers
les coolies et surtout envers son ami Ninh, cet intellectuel respectable, alors que dans Sur la
Route mandarine, il n’y a, au fond, qu’une seule scène de critique sociale, celle de la visite à
Hong Hay. Il est vrai pourtant que Dorgelès est aussi critique vis à vis des coloniaux, mais il
pratique surtout l’ironie sur le voyage, sur les possibilités de percevoir ce monde neuf et de
l’écrire. Cependant, comme Dorgelès, Werth marie des descriptions lyriques du plaisir de
voyager dans une Asie qu’il découvre empire des signes, avec des prises de conscience de la
misère des populations.
Il me semble que la grande différence est que Dorgelès est moins directement plongé
dans le monde asiatique que Werth qui prend les transports en commun, voyage avec Ninh
(sur pied d’égalité), et donc moins directement concerné par la situation des habitants qu’il
observe à plus grande distance. Je ne dis pas que Werth prend position, au contraire il tente lui
aussi de garder ses distances : « Tout ce que j’ai vu, je l’ai dit. Et quand j’étais indigné, j’ai
fait effort pour ne conter que les faits et non pas mon indignation », précise-t-il, mais il est un
peu moins que Dorgelès un observateur extérieur.2017 Werth est un peu moins ‘le voyageur’
habituel, celui avec lequel le lecteur peut s’identifier. A mon avis, c’est justement la raison
pour laquelle le texte de Dorgelès a eu des répercussions jusqu’en Indochine. Paradoxalement,
la distance que garde le narrateur de Sur la Route mandarine et l’air de ne pas y toucher sont
des caractéristiques d’une écriture efficace. Toujours est-il que c’est Dorgelès qui a

2015
WERTH, LEON, Clavel soldat (1919), PARIS, VIVIANNE HAMY, 1993.
2016
HEURE, Gilles, L’Insoumis. Léon Werth. 1878-1955, Paris, Vivianne Hamy, 2006.
2017
WERTH, Léon, Cochinchine (1926), op. cit., p. 15.
Chapitre XXIV : Effets et responsabilités ; un engageant désengagement 705

commencé un mouvement caractérisé à la fois par la réfutation coloniale et par un certain


nombre de choix esthétiques.
Certes Luc Durtain dans Dieux blancs, hommes jaunes (1930) et Louis Roubaud dans
Viet Nam. La tragédie indo-chinoise (1931) ne citent pas directement Sur la Route
mandarine, mais les écrivains reconnaissent ouvertement l’avoir pris en exemple pour rédiger
leurs récits de voyage.2018 Roubaud s’inspire de Sur la Route mandarine et Andrée Viollis,
dans la préface de son Indochine S.O.S (1935), précise que c’est en lisant Roubaud qu’elle a
décidé de partir en Indochine.2019 A son tour le livre de Viollis a donné le courage à Félicien
Challaye de publier son Souvenirs sur la colonisation (1935).2020 Tous sont donc, soit
directement, soit indirectement, les héritiers de Sur la Route mandarine, mais ils vont bien
plus loin car la violence française qu’ils découvrent n’est plus seulement économique et
sociale ; elle est politique. Elle le devient automatiquement lors de la visite des lieux de la
répression politique : prisons, bagnes, plaines d’exécutions.
Dans Le Globe sous le bras (1936) Durtain raconte sa visite au bagne de Poulo
Condore.

Voici maintenant un hangard solidement grillagé, ou pour mieux dire, une vaste cage. […]
[…] le quartire des prisonniers politiques : le fait le plus lamanetable de l’île. […] Les faces
de ces crimiles, coupables d’avoir aimé leur pays ou d’inquiéter les privilèges occidentaux,se
penchent sur le sol à notre passage : ne pas voir des visage de Blancs, des visages de
vainqueurs ! Derrière nous, les regards se relèveront vers les montagnes libres, poignantes,
qui s’offrent de toutes parts… — Voici la porcherie [dit le guide] […] Les porcheries, où je
retrouve le fumet du navire, sont disposées en quadrilatère comme les bâtiments faits pour
les hommes. Un porc n’est-il pas, lui-aussi, un condamné et qui attend sa fin dans la
détention cellulaire ? Mais il a droit à un carré confortablement lavé, aéré, à des terrains de
promenades, plantés d’arbres. […] Dans les bureau de la direction, des peaux de python
sèchent […]. Il n’y a pas, c’est étrange de peaux de forcats sur les murs ».2021

Cette visite qu’il avait omis de raconter dans son Dieux blancs hommes jaunes, il s’en
rappelle bien et en associe l’horreur à l’odeur de la porcherie. Se rappelant sa journée au

2018
LEFEVRE, Frédéric, art. cit.
2019
VIOLLIS, Andrée, « Avant-propos », Indochine S.O.S., op. cit., p. XIII-p. XVIII, p. XIII. « J’avais été
profondément émue par la belle et solide enquête que Louis Roubaud venait de publier sur les troubles en
Indochine », ibid.
2020
CHALLAYE, Félicien, Souvenirs sur la colonisation (1935), op. cit., p. 97. Il cite Durtain et Werth p. 88 et
Roubaud, p. 92-93.
2021
DURTAIN, Luc, Le Globe sous le bras, op. cit. , p. 183-184.
706 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

bagne, il a l’odorat productif. Par hasard, le bateau qui l’emportait à Poulo Condore
transportait justement une cargaison de porcs dont l’odeur était fort incommodante. « Etrange
symbole que ces miasme préludant à l’une des visions les plus navrantes que je me rappelle…
Un bagne colonial ? Bagne des bagnes. Bagne à la seconde puissance ».2022 Le déplacement,
la comparaison entre la situation des hommes et celle des porcs et le souvenir de son malaise
de voyageur sur le bateau se rejoignent dans son souvenir.2023 L’odeur des porcs en vient à
signifier pour Durtain l’horreur des hommes enfermés par la justice coloniale. Ils sont aussi
peu coupables, et moins bien traités que ces animaux. Les misérables prisonniers qu’il décrit
sont des « criminels coupables d’aimer leur pays ». Le narrateur ne conclut pas, ni ne juge,
mais il est clair qu’aimer son pays ne peut être un crime passible du bagne.
Roubaud est témoin de l’exécution publique de 13 mutins de Yen Bay. Il décrit leurs
derniers moments : un d’entre eux récite un poème français patriotique, un autre écoute les
mots apaisants de sa mère et tous crient au moment de mourir : « Viet Nam ! Viet Nam ! » ;
un cri auquel le titre de son récit de voyage fait directement référence. Ce titre n’est pas aussi
innocent qu’il y paraît. Au contraire, les Français avaient crée l’Union indochinoise qui devait
gommer l’existence d’une unité que la langue commune conférait au Việt Nam ; pareillement
la division en cinq régions administratives distinctes (Tonkin, Annam, Cochinchine : le Việt
Nam actuel, en plus du Cambodge et du Laos) met en pratique la devise bien connue : ‘diviser
pour mieux régner’. Le titre attire déjà l’attention du lecteur de l’époque sur la dimension
politique du récit. Pourtant, ici aussi, l’engagement politique se fait par la distance car le
narrateur présente les faits sans trop d’émotion. Mais l’horreur de la scène est claire, d’autant
plus que les prisonniers apparaissent comme des êtres humains qui ont des mères aimantes,
sont poètes et aiment leur pays. On est très loin des descriptions de Lagrillère-Beauclair ou de
Farrère.
Andrée Viollis, visite elle aussi une prison et en particulier la cellule du présumé
meurtrier d’un fonctionnaire français. C’est un tout jeune homme qui refuse de parler depuis
qu’il a été arrêté. Le directeur de la prison l’appelle « un sale gosse ».2024 Encore une fois, pas

2022
Ibid., p. 180.
2023
Le déplacement peut en effet se produire à la prise de conscience que le monde olfactif observé ne peut être
conçu à partir des codes de sa culture, ni à partir de la grammaire du français, ni à partir de celledes
coloniaux. Chez Dorgelès, les signifiés du monde neuf, odeur et mots contribuent à la prise de conscience de
son impossibilité à le rendre. « Arrêté devant une gigantesque marmite où devait bouillir un demi buffle, je
sentais la grammaire me monter à la tête. Ainsi, fallait-il écrire cuisseau ou cuissot ? Le buffle est un fauve,
et pourtant il vit ici à peu près domestiqué. Un marmot moï le conduit sans peine, mais s’il prend la brousse,
il redevient sauvage. Alors, dites-moi, puristes, que devrais-je faire ? »
DORGELES, Roland, Les Beautés aux dents limées, op. cit., p. 72-73.
2024
VIOLLIS, Andrée, Indochine S.O.S., op. cit., p. 9.
Chapitre XXIV : Effets et responsabilités ; un engageant désengagement 707

de prise de position directe, mais le lecteur ne peut s’empêcher de raccommoder les faits et de
se dire que ce « sale gosse » sera exécuté, peut-être demain.
Même Dorsenne qui a lu Viollis (il critique sa naïveté féminine !) regrette la violence
du colonialisme . Il se demande si après Yen Bay, la « répression, [n’avait pas été] peut-être
trop sévère » et condamne les promesses lancées par certains journaux « que tout
attroupement révolutionnaire s[era] désormais dispersé sans autre explication que la bombe à
ailettes et la mitrailleuse ».2025

L’emploi de la force armée est, hélas, nécessaire dans certains cas, et aucun esprit sensé ne
reprochera à un gouvernement de faire respecter son autorité. Mais il n’est pas bon que des
excitations au meurtre soient lancées ouvertement dans la presse. Communistes et
nationalistes ont alors la partie trop belle pour stigmatiser l’impérialisme français et pour
gémir sur « le régime d’oppression » en honneur en Indochine. Parmi les bienfaits que la
France a apportés à notre colonie asiatique, figure en premier rang la paix […]. Cette paix
nous devons la maintenir tant à l’extérieur qu’à l’intérieur.2026

Même un voyageur comme lui, qui défend bien souvent le point de vue des coloniaux, ne peut
s’empêcher de considérer les textes de voyageurs qui l’ont précédés et de parler de la violence
politique. Il prend position contre la violence de la répression, mais surtout parce que cela
donne des munitions aux contestataires communistes. Contrairement à Roubaud, Durtain,
Viollis, il prend position pour répondre par la négative à la question qu’il a posée dans le titre
de son ouvrage. A partir de son analyse, on comprend aussi que toute position qui rejette
frontalement le colonialisme, toute position radicale, est rapidement écartée. Seule la
réfutation ne peut ête balayée comme action condamnable de faire œuvre anti-française.

4. - Un engageant désengagement
Ce qui frappe surtout dans les textes de Durtain, Roubaud et Viollis, c’est le fait que, sur les
pas de Dorgelès, les narrateurs gardent leur réserve : ils tiennent leurs distances par rapport
aux faits qu’ils narrent et évitent de tirer des conclusions. Ils pratiquent l’incertitude, tout
comme Werth qui estime que : « l’univers entier se cherche des mœurs. Sans doute ne fit-il
jamais autre chose. Mais jadis il avait parfois l’illusion de l’immuable et du définitif.

2025
DORSENNE, Jean, Faudra-til évacuer l’Indochine ?, op. cit., p. 54-55.
2026
Ibid., p. 55.
708 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

Aujourd’hui la conscience est partout de cette incertitude ».2027 Cette attitude semble
incompatible avec l’idée de littérature « engagée » et même Malraux souligne qu’ : « il n’est
pas d’idéal auquel nous puissions nous sacrifier car de tous nous connaissons les mensonges,
nous qui ne savons point ce qu’est la vérité ».2028 Mais la question de la responsabilité de
l’inhumanité de la colonie n’est plus du côté de la culture des colonisés – comme avec Farrère
– ni du côté des grandes compagnies capitalistes – comme chez Dorgelès. Et cette littérature
apparemment ‘désengagée’ cultive aussi, comme on l’a vu, un contact intime avec son lecteur
à qui elle dit : « Nous ne disons rien, nous ne savons pas » tout en ajoutant : « C’est à vous de
conclure ». Foncièrement, c’est le lecteur qui hérite du problème colonial que le voyageur –
qui reconnaît n’avoir aucun droit au chapitre – ne peut trancher.
Car il faut aussi remarquer que la plupart des textes abandonnent géographiquement le
lecteur en Indochine. Celui-ci, qui avait suivi de confiance le narrateur dans ses
pérégrinations, n’a pas droit au voyage de retour. Les écrivains arrêtent la narration du voyage
sur place. L’opinion coloniale se crée chez le lecteur, à partir des non-dits du narrateur qui
baisse les bras devant un problème qu’il n’a pas pu résoudre. Les plus éloquents à ce niveau
sont Viollis et Werth.
Viollis nous raconte que depuis la fenêtre de son hôtel :

Tous les matins depuis que je suis à Hué, je suis réveillée par les éclats rauques d’une voix
graillonneuse, une voix d’alcoolique : « Vas-tu venir, animal, bougre de c… ? Combien de
temps faudra-t-il t’appeler ? Arrive ici, s… que je te botte le …, etc. » Parfois, fracas de
chaises renversées, de souliers lancés à toute volée. C’est un de nos aimables compatriotes
qui s’explique avec son boy. Celui-ci m’approte mon déjeuner, s’arrête pour écouter, me
regarde et sourit imperceptiblement. Voilà quels exemples nous donnons à ce peuple doux et
poli. […]
Aujourd’hui, après tant de spectacles d’horreur, j’arrive à ne plus réagir aussi vivement. En
suis-je déjà au point de comprendre l’attitude ironique et lasse des meilleurs parmi les
fonctionnaires ? Ah ! le virus colonial !2029

Encore un peu et elle se mettrait, elle aussi, à jurer d’impuissance.


Chez Werth aussi on s’attend presque à un « Putain de colonie ! » En tout cas, il n’est
pas plus positif que Viollis et doit abandonner la partie sur l’impuissance :
Je pars. Il est temps.

2027
WERTH, Léon, Cochinchine (1926), op. cit., p. 181.
2028
MALRAUX, André, André Malraux. Oeuvres complètes, t. I., op. cit., p. 218.
2029
VIOLLIS, Andrée, Indochine S.O.S., op. cit., p. 103.
Chapitre XXIV : Effets et responsabilités ; un engageant désengagement 709

Dix heures et demie du soir. A l’angle de la rue […] un énorme colonial à grosse nuque, du
type monstre gonflé, saute dans son pousse et giffle deux fois un Annamite, son boy je pense,
en lui criant :
— Saligaud… tu me fais poireauter depuis midi.
L’Annamite n’a pas bougé. […]
Le gifleur remonte dans son pousse.
Ils sont loin déjà.
Et je commence à être habitué.
Il est temps que je parte. Il est temps. Je ne peux plus.2030

Ils ne peuvent plus, ils baissent les bras impuissants, un peu comme Claude Vannec dans le
roman de Malraux. Tous ces voyageurs arrêtent leur narration sur un problème non résolu, en
pleine prise de conscience de ce que le colonialisme crée sur place. Il n’est pas question que
les narrateurs rejettent le colonialisme, ils sont incapables de prendre position ; ceux qui
peuvent le faire ce sont les lecteurs. Techniquement, c’est parce qu’ils hésitent qu’ils créent
l’opinion coloniale de la métropole ; c’est parce qu’ils évacuent toute conclusion que le
lecteur pourra dire qu’il a lui-même compris. Leur désengagement engage leur lectorat.
Et il est clair que les textes des voyageurs influencent d’autres intellectuels français,
même ceux qui n’ont pas l’humeur pérégrine. C’est le cas de la philosophe Simone Weil qui
a, comme Viollis, la révélation de l’‘anticolonialisme’ à la lecture de Viet Nam (1931) de
2031
Louis Roubaud. Elle parle de cette rencontre avec les articles de Roubaud à plusieurs
reprises.

Un jour, par hasard, j’avais acheté Le Petit parisien ; j’y vis, en première page, le début de la
belle enquête de Louis Roubaud sur les conditions de vie des Annamites, leur misère, leur
esclavage, l’insolence toujours impunie des Blancs. Parfois, le cœur plein de ces articles,
j’allais à l’Exposition Coloniale ; j’y trouvais la foule béate, inconsciente, admirative.
Pourtant beaucoup de ces gens avaient certainement lu, le matin même, un article poignant
de Louis Roubaud.2032

Elle réitère la narration de cette confrontation entre le texte de Roubaud et l’Exposition qui
ont une toute autre manière de représenter la colonie.

2030
WERTH, Léon, Cochinchine (1926), op. cit., p. 115.
2031
LEERSSEN, Joep, « Imagology : History and method », art. cit., p. 28
2032
WEIL, Simone, « Qui est coupable des menées antifrançaises ? » (1938 ?), Ecrits historiques et politiques,
Paris, Gallimard, 1960, p. 339-343, p. 341.
710 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

Je n’oublierai jamais le moment où, pour la première fois, j’ai senti et compris la tragédie de
la colonisation. C’etait pendant l’Exposition Coloniale, peu après la révolte de Yen-Bay en
Indochine. […] Il y a sept ans de cela. Je n’eus pas de peine, peu de temps après à me
convaincre que l’Indochine n’avait pas le privilège de la souffrance parmi les colonies
françaises. Depuis ce jour j’ai honte de mon pays. Depuis ce jour, je ne peux pas rencontrer
un Indochinois, un Algérien, un Marocain, sans avoir envie de lui demander pardon. Pardon
pour toutes les douleurs, toutes les humiliations qu’on a fait souffrir à son peuple. Car leur
oppresseur, c’est l’Etat français, il le fait au nom de tous les Français, donc aussi, pour une
petite part, en mon nom. C’est pourquoi, en présence de ceux que l’Etat français opprime, je
ne peux pas ne pas rougir, je ne peux pas ne pas sentir que j’ai des fautes à racheter.2033

Au-delà de leur incapacité à parler, Dorgelès à partir de 1925 et Roubaud à partir de 1930,
créent une opinion politique en métropole, Simone Weil le prouve qui, riche de l’expérience
de Roubaud, pratique elle aussi un ‘regard productif’ lors de ses visites à Vincennes.
Mais elle doit en même temps reconnaître que l’opinion a du mal à ‘prendre’. Un peu
comme Benjamin Stora a montré qu’il y a ‘savoir’ et ‘savoir’ à propos de la torture pendant la
guerre d’Algérie, Weil attaque la passivité de l’opinion coloniale française qui pourtant sait,
mais sans réaliser :

Un des moyens que l’on peut concevoir est la naissance d’un mouvement d’opinion dans la
nation colonisatrice contre les injustices effrayantes imposées aux colonies. Un tel
mouvement d’opinion semblerait devoir être facile à susciter dans un pays qui se réclame
d’un idéal de liberté et d’humanité. L’expérience montre qu’il n’en est rien. En 1931, Louis
Roubaud a publié en première page du Petit parisien, une série d’articles sur l’Indochine,
pleins de terribles révélations qui ne furent pas démenties ; ils n’ont produit aucune
impression, et aujourd’hui encore, beaucoup de gens cultivés, ceux que l’on considère bien
informés, ignorent tout de l’atroce répression de 1931.2034

Ce que Weil dévoile également, c’est que, dans son cas, les articles du bourgeois
Roubaud, sont plus efficaces que toute l’action de la ‘contre-exposition’ des surréalistes. Ce
sont ses articles qui lui montrent que l’Etat français est oppresseur, des articles dont se sert
d’ailleurs « La vérité sur les colonies » qui se base, elle aussi, sur le texte de Roubaud dont
elle recopie un passage. Cette référence, même si le nom de Roubaud n’y figure pas, prouve
que Viet Nam est capable de créer l’opinion coloniale, même celle des communistes.

2033
Ibid.
2034
WEIL, Simone, « Les nouvelles données du problème colonial dans l’empire français », Essais et combats,
décembre 1938, repris dans : Ecrits historiques et politiques, Paris, Gallimard, 1960, p. 351-356, p. 352.
Chapitre XXIV : Effets et responsabilités ; un engageant désengagement 711

N’est-ce pas aussi partiellement grâce à ces textes de réfutation coloniale que l’on
libérera les prisonniers politiques en 1936 ? C’est en collectionnant les textes des voyageurs,
qu’en 1933 le « Comité pour l’amnistie en faveur des Indochinois », le groupe de pression
pour l’aministie des politiques, tente d’agir.2035 Ses membres accumulent les documents à
charge dans une bibliothèque qui reprend les noms de Drevet, Dorgelès, Werth, Durtain,
Roubaud et Viollis, pour faire le procès du colonialisme. C’est en tout cas par une littérature
‘désengagée’ qu’ils ont pu toucher des métropolitains qui se sont sentis appelés à s’engager.
La distance du ‘désengagement’ en littérature de voyage est bien le type de littérature
que recherchait beaucoup de voyageurs, dont Michaux qui cherchait à produire une littérature
du « voyager contre », ce qu’il appelle encore une littérature des « contrées ».2036 Le refus
désengagé peut être engageant et, vu la censure sociale qui règne à l’époque des grandes
célébrations coloniales, il se révèle plus efficace que tout rejet pur et dur du colonialisme. La
distance permet l’esthétique moderniste et en même temps le déplacement vers un autre
niveau de narration (ironie, référence au règne animal, conte enfantin ou fantastique,
superpositions de possibles, polyphonie, hésitation, etc.) qui montre qu’avec eux, le voyage
est bien ce que Derrida en disait, le « déplacement incessant de la lettre et du sens ».2037
Pourtant cette littérature n’est pas assez critique pour intéresser Said et les autres
critiques postcoloniaux ne s’y arrêtent généralement que pour les condammer en condamnant
l’époque ; elle n’attire pas non plus l’attention des critiques littéraires qui la trouvent souvent
trop factuelle pour être intéressant littérairement parlant. A l’heure actuelle, les spécialistes de
l’Indochine française, Bernard Hue, Henri Copin, etc. ne considèrent pas ces textes comme de
la littérature.2038 La plupart du temps, si les textes des voyageurs sont encore analysés, c’est
uniquement comme témoins historiques du colonialisme. Même les chercheurs tels que
Panivong Norindr, Phantasmatic Indochina (1996) et Nicola Cooper, France-Indochina:
colonial encounter (2002) négligent la dimension esthétique des textes.2039

2035
Sur ce groupe de pression voir : ZINOMAN, Peter, Colonial Bastille, op. cit., p. 269-271.
2036
MICHAUX, Henri, cité par : COGEZ, Gérard, op. cit., p. 92 et 96.
2037
MALABOU, Catherine, Voyager avec… Jacques Derrida, Paris, La Quinzaine Littéraire. Louis Vuitton, 1999,
p. 22.
2038
HUE, Bernard, COPIN, Henri, PHAM DAN BINH, LAUDE, Patrick et MEADOWS, Patrick, Littératures de la
péninsule indochinoise (1999), op. cit.
2039
NORINDR, Panivong, op. cit.
COOPER, Nicola, op. cit.
712 Volet 4 : Littérature du déplacement : le « Grand Tour » d’Indochine

Il faut citer l’étude de Myriam Boucharenc qui apporte ici une nouvelle
perspective.2040 Elle considère à juste titre que certains écrivains-reporters des années trente
(Viollis, Roubaud) font de la littérature : c’est une forme qui vient faire concurrence au roman
qui est en crise et en même temps apporter une forme de réconciliation entre écriture factuelle
et écriture fictionnelle. Dans les années trente déjà, les critiques littéraires tels que Frédéric
Lefèvre ou même André Malraux, considéraient que le récit de voyage, même factuel, faisait
partie d’un nouveau mouvement esthétique en littérature. Dans un article déjà cité, « Les
problèmes de l’Indochine… » publié dans Les Nouvelles littéraires, Lefèvre traite des textes
de Roubaud et de Durtain.2041 Il y analyse leur écriture comme « une révolution littéraire » qui
allie les caractéristiques esthétiques de la distance du narrateur, le témoignage factuel révélant
un monde inconnu (une autre classe sociale, les maisons de délinquants, le bagne de Cayenne,
la colonie…) et la dimension politique. André Malraux est apparemment d’accord pour
définir ces reportages comme des œuvres littéraires. Dans sa préface au récit de Viollis, il
souligne l’apparition d’une nouvelle écriture dans laquelle les écrivains abandonnent
radicalement l’idée que l’art est une fuite hors de la réalité. Pour Malraux, ce qui est neuf,
c’est que l’artiste peut se servir du réel : les faits purs, juxtaposés par l’écrivain, font « un
grand roman à l’état brut ».2042
On voit en outre que certains textes, par leurs résultats concrets, font l’opinion de la
métropole sur le colonialisme. Mais, en même temps les écrivains font des choix esthétiques
proches du modernisme : distance ironique, position supérieure du héros observateur,
difficultés d’appréhender le monde réel, hésitations, composition d’un texte-collage,
questionnement sur les valeurs culturelles et sur la possibilité de l’écriture, etc. Par leur
distanciation, les narrateurs de Sur la Route mandarine, de Cochinchine, de Dieux Blancs
hommes jaunes, de Viet Nam, de Indochine S.O.S. et de La Voie royale, rejoignent à la fois la
réfutation des argument justificateurs de la colonisation et l’esthétique moderniste. Malgré
l’inspiration à la fois du récit de guerre et de celui du reportage journalistique, cette littérature
de voyage cultive un ‘désengagement’ qui se rapproche des valeurs modernistes de
l’hésitation, de la distance, de l’anti-rationalisme, etc. C’est la raison pour laquelle Sjef
Houppermans pouvait rejetter toute prise de position idéologique et politique dans les textes

2040
BOUCHARENC, Myriam, L’Ecrivain reporter au cœur des années trente, Lille, Presses Universitaires du
Septentrion, 2004, p. 134.
2041
LEFEVRE, Frédéric, « Les problèmes de l’Indochine. Une heure avec… Luc Durtain et Louis Roubaud », Les
nouvelles littéraires, n0 416, 04 octobre 1930.
2042
MALRAUX, André, « Préface », dans : Viollis, Andrée, Indochine S.O.S., op. cit., p. vii-xi, p. viii.
Chapitre XXIV : Effets et responsabilités ; un engageant désengagement 713

modernistes : « le modernisme se veut absolument indépendant », explique-t-il sur cet « art


rhétorique ».2043
L’inspiration à la fois du journalisme et de la guerre n’est pas nécessairement
étrangère au modernisme, s’il faut en croire Vincent Sherry dans son ouvrage sur The Great
War and the Language of Modernism (2003).2044 Sherry ne dit rien du colonialisme, mais il
consacre un chapitre à ce qu’il appelle le « tournant journalistique », dans lequel il explique
que la rhétorique de guerre mise en place dans les pays anglo-saxons au début de la Première
Guerre mondiale a inspiré les écrivains modernistes.2045 Les intellectuels ‘liberals’ de
l’époque, qui étaient à l’origine antimilitaristes, doivent tout d’un coup justifier cette guerre et
la mobilisation générale. C’est alors sur les ficelles du discours justificateur que se penchent
les modernistes. Les discours dévoilent leurs failles et tournent à vide puisque les concepts
tels que ‘civilisation’, ‘barbarie’ viennent justifier la guerre qui est, en soi, injustifiable. C’est
selon Sherry l’apparition dans les journaux de cette rhétorique qui a inspiré, à partir de la
Première Guerre mondiale, une certaine écriture moderniste. Il la retrouve dans l’écriture de
T. S. Elliot et Ezra Pound ou même Virginia Woolf. Il reconnaît alors l’écriture moderniste
d’une littérature qui s’exprime par la presse, ce qu’il appelle le « tournant journalistique » du
modernisme.
A partir de cette analyse de Sherry et des textes que j’ai étudiés, se dégage ce que
j’appelerai une « rhétorique moderniste ». La littérature du voyage en Indochine est, plus que
moderniste et anticolonialiste, une littérature ‘désengagée’ qui ne fait que mettre en lumière
les ficelles du discours colonial et amène la responsabilité coloniale du côté des lecteurs.
Cette littérature de voyage rejoint le modernisme parce qu’elle réfute le discours ambiant en
mettant en lumière la faillite de ses arguments. Elle met à profit de nouvelles formes
esthétiques pour dire la colonie en mimant la prise de conscience du monde colonial, un
monde où les sens sont mis à rude épreuve et où les jurons sont très présents. C’est par les
jurons des coloniaux que la violence verbale du système frappe dès l’accostage en Indochine.
Les narrateurs sont parfois eux-mêmes sur le point de jurer d’impuissance comme l’avait fait
Albert Londres en Afrique. Même si aucun d’eux ne prononce ces mots, « Putain de
colonie ! » est au fond la seule conclusion qu’ils donnent à leur expérience de l’Indochine.

2043
HOUPPERMANS, Sjef , art. cit., p. 96 et p. 121.
2044
SHERRY, Vincent, The Great War and the Language of Modernism, Oxford, Oxford University Press, 2003.
2045
Ibid., « The Journalistic Turn », p. 32-47.
CONCLUSION

RHETORIQUE MODERNISTE ET REFUTATION DU DISCOURS

COLONIAL

La taille de mon corpus – toujours prêt à gonfler – signale la popularité du voyage et le succès
de la propagande qui invitait les Français, non pas à s’inscrire dans la carrière coloniale
comme le supposait Charles-Robert Ageron, mais à aller prendre la mesure de la colonie.
Cette popularité indique paradoxalement la faible autorité qu’a l’écrivain qui raconte son
voyage. Présentant son expérience d’un point de vue personnel, il ne peut s’appuyer sur un
groupe pour donner du poids et de la légitimité à ses écrits ; cependant cette expérience n’est
pas si exceptionelle puisque beaucoup de ses compatriottes font de même. D’ailleurs,
littérairement parlant, l’écrivain de voyage n’a guère d’autorité. Tout d’abord parce qu’il
possède moins de connaissances que les coloniaux – il ne peut honnêtement se présenter
comme un spécialiste –, et ensuite parce que tout écrivain qui se respecte ne peut se contenter,
dans les années 1920-1930, de faire une littérature de tourisme exotique. Les deux extrêmes
de l’ignorance et de la connaissance lui sont refusés.
En outre, la neutralité idéologique de ceux qui ont voyagé dans les colonies à l’entre-
deux-guerres peut être sujette à caution. Ils répondent en effet à l’appel lancé par les tenants
du colonialisme à se rendre sur place, à ramener de leur voyage une œuvre qui permettra de
rapprocher du public une colonie méconnue mais dont tout Français devrait être fier. Leur
époque leur donne pour mission de créer l’opinion coloniale. Ils partent donc harnachés d’un
sérieux bagage idéologique et se sentent souvent pris au piège : comment lire différemment ce
monde qui devrait être neuf, mais que la propagande leur a déjà appris à voir d’une certaine
manière ? Les limites de leur écriture de la colonie renforcent celles inhérentes au genre : la
littérature de voyage se voit toujours confrontée à l’impossibilité de découvrir du nouveau,
d’écrire sans faire appel aux autres récits de voyage lus avant le départ.
Qui plus est, une fois sur place, ils rencontrent les réticences de coloniaux qui se
méfient de ce qu’ils vont bien pouvoir écrire sur leur compte et sur la colonie. Les romans
716 « Putain de colonie ! »

coloniaux qui mettent en scène des voyageurs sont on ne peut plus clair sur la place que les
coloniaux entendent accorder aux visiteurs. Les voyageurs y sont typiquement des voyageuses
naïvement à l’écoute de l’Asie par qui elles se laissent séduire. Devenues des sortes de
‘décivilisées’, ces femmes modernes sont évacuées de la narration, ou pire, elles meurent dans
les bras étouffants de l’altérité, ceux de la jungle, des temples, du bouddha, etc. (d’où le choix
du dessin de la couverture). Pour reprendre les mots de Titaÿna, le voyageur parti prendre le
pouls de l’Asie française sit pertinemment d’avec les coloniaux, il « n’a qu’à bien se tenir ».

Ce fut un enrichissement que d’analyser dans la même foulée les divers auteurs de
mon corpus. On y trouve des grands noms – qui font généralement l’objet d’analyses
individuelles : Malraux, Michaux, Claudel – et des voyageurs moins connus. On peut être
étonné de voir que des femmes y figurent : qui a dit que la Française ne voyageait pas ?
Henriette Célarié est une voyageuse professionnelle et une des rares à reconnaître qu’elle est
une touriste et qu’elle voyage en groupe : une honnêteté que l’on rencontre peu chez les
voyageurs qui préfèrent se camper en élite solitaire. Titaÿna est une autre femme intéressante
à redécouvrir. Non seulement pour les scandales du personnage, mais aussi pour certains de
ses textes. Elle est d’autant plus captivante que ses publications viennent mettre à mal
certaines théories féministes qui considèrent que les femmes n’ont pas la même interaction
que les hommes avec le paysage dans lesquels elles voyagent. Si Camille Drevet ne fait pas
de littérature, son rapport de mission est un des textes les plus radicalement anticoloniaux de
mon corpus. Quant à Andrée Viollis, elle est aussi remarquable pour ses qualités littéraires
que pour ses positions idéologiques. La confrontation des divers auteurs et de leurs œuvres
permet de dégager leurs points communs et leurs spécificités ; aussi bien pour ce qui est de
l’esthétique employée pour parler du voyage, que de leur engagement par rapport au
colonialisme.

Les écrivains de mon corpus ont tous voyagé en Indochine entre 1919 et 1939, mais ce
n’est pas le seul hasard biographique qui les relie. En effet la littérature de voyage est toujours
inspirée par la lecture de voyage des prédécesseurs. Les écrivains analysés forment ainsi un
réseau, informel il est vrai, d’écrivains-voyageurs friands lecteurs de littérature itinérante. Au
sein de mon corpus, Loti et Conrad sont des grands classiques, puis Dorgelès devient lui-
même après 1925 un inéluctable des ‘préparatifs’ du voyage ; tout comme, après 1930,
Malraux et surtout Roubaud puis Viollis. Ils se lisent donc les uns les autres. En outre, dans
leur écriture viatique, ils créent un lien assez intime avec le lecteur qui y est souvent considéré
Conclusion 717

comme un compagnon de voyage avec lequel le narrateur discute, à qui il raconte son voyage
comme à un ami ou qu’il met en scène directement dans ses pérégrinations. C’est une des
caractéristiques essentielles de cette littérature qui ne peut trouver de légitimité auprès des
coloniaux et écrit pour un public non scientifique : le narrateur est distant du monde, mais
proche du lecteur.
Une autre particularité est que le voyage dans le monde asiatique ne fait que renforcer
l’antirationalisme de l’après-guerre, c’est du moins ce que l’on observe dans la majorité des
textes étudiés. Les outils primordiaux de l’écrivain-voyageur sont mis à rude épreuve : les
sens et le langage ne sont plus automatiquement capables de formuler une interprétation de
l’univers rencontré. Le voyageur prend conscience des limites de ses facultés et c’est cette
prise de conscience qu’il décrit. Le texte est à l’image du monde perçu, construit de possibles,
marqué par la non-linéarité et le manque de relations claires de cause à effet. La narration du
voyage est souvent non-chronologique, elle hésite entre fiction et non fiction, et est composée
de sources diverses qui en font un collage. Ce sont des caractéristiques que l’on reconnaît
pour être celles de l’écriture moderniste. Toutes les oeuvres étudiées ne s’y conforment pas
absolument, mais un point essentiel du modernisme qui trouve son écho dans mon corpus, est
que le narrateur, ou son héros, se présente comme un exilé, un déphasé par rapport au monde
où il se meut. L’écriture moderniste et celle du voyage se rencontrent évidemment dans cette
particularité. Indéniablement les contextes littéraire et idéologique ont joué un rôle sur cette
littérature qui se doit d’écrire différemment que Loti, le grand modèle de l’écriture du voyage.

Il est donc impératif de considérer ce contexte pour analyser correctement cette


littérature, surtout si l’on veut en dégager les discours coloniaux qu’ont émis, renforcé ou
contredit les voyageurs, parfois inconsciemment. Mon analyse des discours coloniaux apporte
la contradiction à l’idée saidienne d’un discours extrême-orientaliste immuable et qui tire de
sa stabilité son efficacité. Dès le début de l’histoire de l’Indochine française, les discours
décisifs ne sont pas unifiés. Les contradictions du père Huc n’ont pas du tout empêché la
conquête du Tonkin. D’ailleurs les discours s’adaptent en fonction des destinataires et en
fonction des émetteurs : une seule chanson peut porter divers niveaux de performance. La
Petite tonkinoise chantée en 1906 par un homme ou par une femme a une toute autre
implication et son discours peut pousser soit à l’exil colonial des hommes et des femmes, soit
à la conquête. Homi Bhabha a donc raison d’affirmer que le discours colonial est ambivalent
et qu’il crée lui-même ses propres réajustements.
718 « Putain de colonie ! »

Cependant il ne dit rien de la situation qui force le discours à se réajuster. En 1930, la


même chanson est réinvestie dans un tout autre contexte et a une tout autre efficacité. La
France affirme et fête un Empire acquis, alors que depuis l’Indochine montent des voix
contestataires qui sont violemment réprimées. Le discours de la chanson vise maintenant de
nouveaux objectifs : réaffirmer la victoire, inviter les Français à consommer colonial, entre-
autres par le voyage, et rasseoir le déséquilibre de la relation coloniale en affirmant que les
colonisés aiment les Français et qu’ils leur sont reconnaissants d’être colonisés. Mélaoli-
Joséphine-Baker est la ventriloque parfaite de ce discours de désir colonial qui maintient le
statu quo au moment où il faudrait des réformes.
Contrairement à ce que dit Bhabha, qui, il est vrai, ne s’intéresse pas à la littérature et
au contexte français, le désir colonial n’est pas le désir d’« un autre ressemblant mais pas tout
à fait », c’est le désir du désir de l’autre, le désir qu’a une France donjuanesque qui aime
qu’on l’aime. A première vue, je suis d’accord avec le nationaliste Bùi Quang Chiêu pour
reconnaître là une spécificité du colonialisme français, mais c’est une intuition qu’il faudrait
vérifier plus avant. Toujours est-il que le discours de la chanson de 1930 inscrit une relation
ancienne qui a besoin d’être renforcée : il faut que chacun se tienne à sa place. Une rengaine
qui va à contre-courant du rapprochement théoriquement promulgué dans les discours
coloniaux qui ont abandonné le programme d’assimilation pour un programme d’association.

L’entre-deux-guerres est cette période où la métropole française se sent envahie par le


reste du monde ; et ce n’est pas un hasard, c’est aussi la période où les valeurs du modernisme
ont acquis droit de cité dans la littérature. Ici aussi il y a une différence avec la situation de
l’Angleterre qui voit sa métropole et le modernisme l’envahir un peu plus tôt. C’est à partir
d’une métropole sous pression, à la fois attirée et angoissée par ses colonies, qui se sait
dépendante d’elles, que les écrivains voyageurs prennent leur passage pour l’Indochine. On
comprend que, en principe, mon corpus est complice de l’entreprise coloniale. Ses auteurs
s’en vont consommer la colonie au moment où la propagande les y invite : nombre d’entre
eux partent autour de l’année 1922, d’autres autour de 1931 : les années des deux plus
grandes Expositions coloniales, celle de Marseille puis celle de Vincennes. Sensibles à
l’appel, les écrivains y répondent mais sentent le poids de cette force conservatrice du
discours qui leur dicte ce qu’il leur faut percevoir, penser, dire. Ce contexte est essentiel à
prendre en considération avant d’analyser les productions de l’époque. Un contexte que Said
oublie manifestement lorsqu’il affirme qu’à l’entre-deux-guerres, la contestation avait
abandonné l’idée de collaboration et compris qu’il fallait lutter contre l’Occident. Puisqu’il y
Conclusion 719

a deux camps, il faut choisir le sien, dit-il. Mais il omet d’examiner les positions des
Indochinois de l’époque. Leurs positions doivent servir d’aune pour évaluer les
anticolonialismes et pour comprendre les formes de leur contestation. Or la situation est bien
différente de celle décrite par Said.
Les romanciers : Tam Lang, Vũ Trọng Phụng, Nguyễn Duc Giang, Nguyễn Tien
Lang, Pierre Do Dinh, Makhali-Phāl, mais aussi les essayistes révolutionnaires
constitutionnalistes, nationalistes ou communistes tels que Bùi Quang Chiêu, Nguyễn An
Ninh, Nguyễn Ái Quốc ne pratiquent pas (uniquement) l’attaque frontale et l’on voit avec les
revendications pour des réformes urgentes, des demandes d’une meilleure collaboration.
Contrairement à ce que supposent Said et Spivak, qui tous deux recherchent des formes de
résistance qu’ils peuvent concevoir comme telles, j’estime essentiel d’analyser comment les
Indochinois se sont exprimés. Ils sont moins univoquement et moins ouvertement en lutte
contre le pouvoir et l’Occident que ne le laisse supposer l’analyse de Said.
Pourtant, il est indéniable qu’ils ‘parlent’ : ils font feu de tout bois et font aussi ‘avec’
l’Occident, avec ses valeurs, ses modes de représentation. Ou, pour le dire autrement : c’est à
partir du discours colonial lui-même, de ses stéréotypes, de ses contradictions, que les
Indochinois s’expriment soit en français, soit en quốc ngữ, soit par le dessin, soit encore par
l’autoreprésentation vestimentaire, pour mieux détourner ce même discours, en montrer les
rouages, l’ironiser, le mettre à nu. Le dessin que fait Nguyễn Ái Quốc d’un tireur de pousse
est exemplaire de la stratégie de l’ironie, alors que l’autoreprésentation de Nguyễn An Ninh
détourne et dépasse l’esthétique de la blancheur qui impose une compréhension manichéenne
de la société. En opérant un collage de symboles de diverses origines pour arriver à une
création personnelle, il intègre partiellement la blancheur, pour la dépasser.

On ne doit pas s’en étonner : les voyageurs ne sont pas plus radicaux, ni plus
univoques que les Indochinois. Cependant, à bien des niveaux ils refusent eux-aussi d’entrer
dans les discours tout faits et emploient des stratégies qui ressemblent souvent à celles des
Indochinois contestataires. Les activités touristiques par lesquelles le voyageur devrait
simplement prendre place dans les discours glorificateurs du colonialisme, en montant dans
un pousse-pousse, en endossant un costume colonial, en admirant la résurrection des ruines
d’Angkor, etc., en viennent à poser de sérieux problèmes.
Que ce soit à travers le silence de l’Indochine, la description des sites khmers, ou la
compréhension de la division de la société à partir de l’esthétique de la blancheur, ils
montrent l’impossibilité d’adhérer aux discours courants. Le silence n’est plus la marque
720 « Putain de colonie ! »

d’une infériorité culturelle : le silence se peuple et peut porter bien des signifiés inaudibles
pour les coloniaux. Mais généralement les voyageurs ne projettent pas une interprétation
concluante du mutisme ambiant, ils montrent les possibles, la polyphonie des voix du silence.
Qui plus est, certains, comme Roubaud, conçoivent que le silence offre des voies de
contestation. Cette attention au silence est tout à fait particulière de la littérature de voyage et
peut-être est-elle influencée par la propre situation du voyageur qui se sent lui aussi obligé à
se taire face à la pression des discours des coloniaux. Pareillement la visite aux ruines
d’Angkor, où ils devraient faire le constat que la France a ressuscité ces pierres et cette
civilisation, n’amène plus à la métamorphose promise par les expositions coloniales de
Marseille et de Vincennes. Chez certains auteurs, les ruines sont carrément délaissées parce
qu’elles sont trop chargées d’idéologie coloniale. Quant à l’habillement, certains d’entre eux
reconnaissent les divisions qu’apportent les costumes coloniaux – l’uniforme composé du
casque et du « blanc » – et comprennent la force innovatrice de l’autoreprésentation de Ninh,
ou la tactique du caméléon de certains communistes. La mode apporte elle aussi des
possibilités de découdre le manichéisme imposé à la société : les amants de Marguerite
Duras : le « retour de France » et la (would be) « garçonne » en sont des exemples concluants.

Il y a évidemment d’énormes différences entre les auteurs individuels, mais on peut


dire que, hormis quelques exceptions (Farrère, Duval, Célarié), les voyageurs tentent
généralement de refuser d’adhérer à la compréhension du monde telle que l’impose la doxa
coloniale. Mais, au lieu de contredire celle-ci de plein pied, ils pratiquent un déplacement : ils
multiplient les possibles (Roubaud), traitent du monde animal (Pourtalès, Michaux ?), de la
guerre (Werth), réfèrent à un conte enfantin (Dorgelès), ou fantastique (Durtain), ou à une
autre colonie (Viollis). Cependant ils ne rejettent pas vraiment le colonialisme dans son
ensemble ; ce n’est pas à l’idée coloniale qu’ils s’en prennent ouvertement, mais au
fonctionnement du discours justificateur de l’entreprise. Attaquant le discours à partir de ses
divers arguments, ils pratiquent l’ironie, le collage polyphonique, le déplacement, des
techniques rhétoriques que j’ai reprises sous le terme de ‘réfutation coloniale’. Les œuvres
étudiées accumulent des arguments ‘pour’ et des arguments ‘contre’ et se contredisent donc
fatalement. Le terme ‘anticolonial’ compris dans le sens de rejet en bloc du colonialisme ne
peut être appliqué aux écrits de cette époque : même les discours des Indochinois montrent
des contradictions et plaident à la fois pour la libération et pour une amélioration des
conditions de vie sous un système colonial amélioré. Mais, d’une manière ou d’une autre, ils
Conclusion 721

s’emploient à déstabiliser les discours dominants, c’est pourquoi j’emploie de préférence


‘réfutation coloniale’ à ‘anticolonialisme’.
Au mieux les voyageurs estiment que l’indépendance doit être préparée par des
réformes (Werth, Drevet, Challaye – qui rejoignent jusqu’à un certain point Ninh et Quốc qui
vont jusqu’à appeler à la prise des armes si rien ne change), ou plus généralement que ces
réformes sont urgentes parce que la situation dans laquelle doivent vivre les Indochinois est
inadmissible (Dorgelès, Durtain, Viollis, Roubaud, mais aussi Pierre Do Dinh, Bùi Quang
Chiêu ou des coloniaux tels que Paul Monnet, Paul Monin, etc.) ou encore parce que la
situation est dangereuse (Malraux, Dorsenne ou de grands coloniaux tels que Pouvourville).
La grande majorité des écrivains de mon corpus s’attaque aux ‘experts’ du discours, ces
coloniaux dont le niveau laisse à désirer (Malraux, Morand, etc.), d’autres sont très peu
concernés par la colonisation et semblent vouloir éviter le sujet (Michaux, Faure), d’autres
encore sont partisans d’un renforcement du statu quo colonial (Farrère, les Tharaud).
C’est un résumé que je fais de leur positions pour dégager les spécificités individuelles
et pour marquer la gamme des réactions face à ce qu’ils reconnaissent être des problèmes
coloniaux. Mais il faut avouer que ma démarche est ici un peu artificielle car leurs positions
sont beaucoup moins claires et moins tranchées : non seulement il y a des contradictions, mais
surtout, eux-même refusent de prendre position.

Si Malraux est le plus visible des écrivains de mon corpus, contrairement à ce que
suggère Said, La Voie royale n’est peut-être pas le texte le plus marqué pour ce qui est du
discours ‘anticolonial’ de l’époque. Ce roman indochinois pratique la réfutation du discours
colonial, surtout dans l’argument de victoire. Mais s’il y a désillusion, qui n’est d’ailleurs pas
exempte de nostalgie, on ne peut pas vraiment dire que le discours soit révisé. Il y est plutôt
appliqué puis abandonné comme inefficace : les mythes (le roi blanc, l’aventure coloniale, la
résurrection-métamorphose culturelle) y figurent comme valeurs qui ont cessé d’être
prégnantes. Le héros Claude Vannec y a la position d’un apostat du colonialisme, mais
l’altérité (celle des Indochinois) ne fait pas partie d’une nouvelle réévaluation du monde. On
reste sur l’échec des sens, sur l’impuissance à considérer la situation. Au contraire, Dorgelès,
Durtain, Viollis, Roubaud, Werth, etc., essayent d’intégrer à leur interprétation du monde les
perspectives des Indochinois, à partir de tous les déplacements possibles. Ces déplacements
s’effectuent au niveau de ce que Kaja Silverman a appelé – pour la vision-révision – le
« regard productif », mais comme cela s’applique également à l’audition et à l’olfaction, j’ai
considéré que les déplacements prennent leur source dans les ‘perceptions productives’. Ces
722 « Putain de colonie ! »

problèmes des sens sont typiquement ceux des modernistes qui, comme Monsieur Teste,
« s’écarquillent les yeux sur les limites ou des choses, ou de la vue », comme dit Henri
Mitterand. Certains voyageurs pratiquent la perception productive, mais le héros de Malraux
en reste à la prise de conscience des limitations de ses sens, principalement la vue et l’ouïe.
Il est en outre frappant de constater que le texte très métaphysique de Malraux reprend
précisément les arguments coloniaux qui avaient cours à l’époque. Ce sont ces arguments qui
l’aident à faire avancer son roman et qui sont à la base de concepts essentiels de sa
philosophie. La métamorphose des œuvres d’art s’est nourrie de la justification du
colonialisme comme résurrection de l’Asie sous l’impulsion énergisante de la France, et son
concept de fraternité doit beaucoup aux discussions sur le rapprochement entre les peuples,
sujet de discorde et de revandiction des habitants de la colonie à l’époque où Malraux y était
journaliste. La confrontation des arguments discursifs du héros Perken à ceux des grands
coloniaux tels qu’Albert Sarraut, entre-autres, est à ce niveau révélatrice. Dans les discours de
Perken résonent indiscutablement les arguments justificatifs du colonialisme. Malraux est un
écrivain que l’on ne peut plus lire sans tenir compte du contexte colonial.
Ce qui est clair c’est que Malraux est beaucoup moins ‘anticolonial’ que ne le
suggérait l’analyse de Said qui n’a pas lu très attentivement ce roman. L’a-t-il lu, d’ailleurs ?
On peut en douter : les descriptions que fait Malraux des ‘sauvages’ sont les plus choquantes
de mon corpus alors que Said admire l’attention ethnographique de Malraux. Chez Malraux,
même le journaliste de L’Indochine enchaînée, c’est surtout sur les ‘experts’, les coloniaux,
que porte la réfutation du discours. Il est vrai qu’il condamnera quand même un système qui
refuse l’instruction de la population, mais jamais l’idée coloniale n’est rejetée. Ses attaques
sont par ailleurs tellement personnelles qu’il semble que les mutations au sein de
l’administration devraient résoudre les problèmes. La réfutation du niveau des experts est une
tactique courante dans la littérature de voyage et même les écrivains peu politisés, comme
Morand, ou des coloniaux, comme Schultz ou Wild, la pratiquent : elle permet de faire la
différence entre bons et mauvais colonisateurs, sans remettre en question, ni le système ni le
projet. Ce qui ne veut pas dire que ce n’était pas courageux de la part de Malraux de s’en
prendre si directement et si brillamment – sa plume est une merveille d’ironie et de sarcasme
– aux grands hommes de l’Indochine. C’est tout à fait louable mais ce n’est ni très original
comme réfutation du discours colonial (c’est une des caractéristique de l’écriture du voyage),
ni d’ailleurs efficace.
Conclusion 723

Au contraire Roland Dorgelès, que plus personne ne lit, apparaît ici comme un auteur
tout à fait exceptionnel. Non pas que sa réfutation anticoloniale aille bien loin (comme tous
les autres il mélange des arguments contradictoires et, bien qu’il prenne la défense des Moïs,
pour lui la résurrection de l’Asie grâce à la France devient réalité lors de sa visite des ruines
khmères), mais parce qu’il est le premier à avoir trouvé une forme esthétique qui arrive à
quelque résultat politique. Il est au centre d’un réseau de textes qui pratiquent une réfutation
coloniale de plus en plus forte en le revendiquant directement ou indirectement comme
modèle. Il s’en prend non pas à des coloniaux spécifiques, mais comme Gide le fera deux ans
plus tard, à des grandes compagnies qui forcent les travailleurs à vivre dans des conditions
humainement inacceptables. Dorgelès est donc le premier – il n’est pas improbable que Gide
avait eu connaissance de Sur la Route mandarine – qui allie la réfutation coloniale à une
position résolument distante du monde qu’il observe. Le niveau autoréflexif, tout aussi
autoréflexif que Malraux, mais avec plus d’humour et d’autodérision, ressort dès le titre. C’est
un auteur que j’ai redécouvert avec plaisir. Son art de nous mener en bateau – dans tous les
sens du terme – est très amusant et sa position à la fois face au colonialisme et face aux
traditions littéraires de l’époque mériterait plus d’attention de la part de la critique
postcoloniale.

Lorsqu’il voyage dans la colonie, Roland Dorgelès peut mettre à profit son expérience
d’écrivain de la Première Guerre mondiale et de ses horreurs. Avec lui, l’écriture du voyage
en Indochine s’inspire très directement de la réfutation du discours guerrier. Peut-être peut-on
dire la même chose du grand reporter Albert Londres lorsqu’il était en Afrique, car il avait
déjà bouleversé son lectorat par ses articles sur la guerre. Ce réformé de la guerre avait réussi
son pari : sa plume était devenue une arme dans un conflit où il ne pouvait jouer d’autre rôle.
Toujours est-il que la littérature de voyage lectrice de Dorgelès emprunte à la fois à la
réfutation du discours justificateur de la guerre et à la forme du reportage avec ses ellipses, ses
collages de sources, ces variations entre considérations personnelles et descriptions du
référent. C’est que, grâce à Albert Londres – entre autres – le reportage est à la mode et vient
faire concurrence au roman. Le grand reporter Louis Roubaud est aussi intéressant parce que,
comme Dorgelès, il a contribué à mettre la question coloniale dans les discussions de la
Chambre. Leurs textes, Sur la Route mandarine et Viet Nam. La tragédie Indo-chinoise, ont
eu un véritable impact en France sur leur lectorat et sur leurs successeurs-voyageurs.
Dorgelès, Werth, Roubaud, Viollis, Durtain, etc., mettent en avant des stratégies qui
détournent leurs handicaps de départ : leur faiblesse devient leur force. Puisqu’on leur refuse
724 « Putain de colonie ! »

le droit de parler – ils n’ont ni l’autorité des coloniaux, ni la liberté des touristes – ils vont
faire une littérature des possibles sans rien affirmer, sans avoir l’air d’y toucher et sans
proposer de solutions. On reconnaît les valeurs du modernisme puisque c’est par la distance,
qu’ils tentent de garder, qu’ils décrivent leurs expériences. Paradoxalement, c’est cette
distance qui a permis l’impact de leur littérature. Leur désengagement est engageant pour leur
lectorat.

Les voyageurs qui réfutent les arguments du discours colonial officiel par un discours
oblique, une narration du déplacement, sont totalement ignorés des théoriciens du
postcolonialisme. Leur engageant désengagement n’est pas assez radical pour intéresser la
critique. Même les publications de Nguyễn Ái Quốc – alias Hô Chi Minh –, tout de même
assez connu, n’ont pas fait, jusqu’ici, l’objet de la recherche postcoloniale. Ce qui fausse le
débat de la validité des théories qui rejettent l’implication historique du « post- », mais qui
restent elles-mêmes cantonnées à l’analyse de textes publiés après les indépendances. Elles
oublient que dès qu’il y a eu colonialisme et discours coloniaux, il a fallu y réagir, faire
‘avec’, louvoyer, et faire ‘contre’. Cette attitude des théoriciens du postcolonialisme
ressemble de manière insidieuse à celle des communistes vietnamiens qui ont longtemps
refusé toute reconnaissance à des auteurs pourtant critiques du colonialisme, parce qu’ils
n’avaient pas connu la lumière libératrice du bolchevisme et, pire, parce qu’ils n’avaient pas
adhéré au ‘bon’ mouvement. Il sera clair que les textes des voyageurs doivent contribuer à
mettre au point les théories. Chez eux, comme d’ailleurs chez la majorité des Indochinois à la
même époque, la critique se fait de manière oblique, par des stratégies qui s’avèrent beaucoup
plus efficaces que toute attaque frontale, que tout anticolonialisme stricto sensu. Ces
stratégies de contestation doivent être réévaluées. En outre, j’ai montré combien la prise en
compte, dans le même appareil analytique, des pratiques de la métropole (les chansons qui
l’ont fait rire et fredonner, les Expositions coloniales), les publications des coloniaux (essais,
romans), des Indochinois (écrivant en français ou dans leur langue maternelle, s’exprimant
par l’image, la caricature ou la photographie, pour dépasser le langage verbal) et celles des
voyageurs, est essentielle à la compréhension de ces diverses pratiques culturelles. Même si
les théories postcoloniales prétendent faire une lecture contrapuntique, elles ne le font pas
encore suffisamment et se contentent bien souvent de reproduire la division colonisés-
colonisateurs imposée par les discours du pouvoir. J’ai au contraire tenté dans chaque chapitre
de confronter les divers discours, pour leur permettre de se répondre et d’instaurer un
dialogue. C’est historiquement plus précis et surtout cela garantit une plus grande honnêteté
Conclusion 725

dans les jugements que l’on porte sur les auteurs individuels. Cette approche m’a permis de
constater que, même si leurs positions sont totalement différentes, les contestataires du
colonialisme en Indochine et les voyageurs sont confrontés à un pouvoir qui tente de leur
dicter l’opinion à formuler et de les transformer, comme la ‘petite tonkinoise’, en
ventriloques. Face à ces positions malaisées ils présentent des stratégies similaires pour
arriver à ‘parler’.

Cependant, la littérature du voyage en Indochine est, plus que moderniste et


anticolonialiste, une littérature ‘désengagée’ qui ne fait que mettre en lumière les ficelles du
discours colonial et amène la responsabilité coloniale du côté des lecteurs. C’est une
littérature rhétorique qui comme celle des modernistes aime à dévoiler les rouages du
discours. C’est dans cette réfutation du discours ambiant qu’elle rejoint ce mouvement
littéraire. Elle met à profit de nouvelles formes esthétiques pour dire la colonie en mimant la
prise de conscience du monde colonial, un monde où les jurons sont très présents. Toutefois il
faut bien admettre que tout texte de réfutation du discours colonial n’est pas nécessairement
moderniste (Camille Drevet, par exemple), que tout écrit moderniste ne fait pas
nécessairement la réfutation du discours colonial (on pense à Elie Faure, Paul Morand) et que
tout récit de voyage n’est pas nécessairement ou l’un ou l’autre (Henriette Célarié et Claude
Farrère, par exemple, ne font ni des récits de réfutation coloniale, ni une littérature
moderniste). Mais le contexte du voyage indochinois permet d’accomplir la fusion entre les
deux. Ce que les réfutateurs du colonialisme ont en commun avec les modernistes c’est
justement cette rhétorique que Sherry met en avant dans le modernisme anglais : une
rhétorique ‘contre’ et qui devient rapidement, dans le voyage aux colonies, une littérature
‘contre’ le discours colonial. Il n’y a donc pas de relation de cause à effet entre les deux : les
‘anticoloniaux’ de l’entre-deux-guerres et les modernistes puisent simplement aux mêmes
stratégies de la rhétorique ‘contre’. Ou, pour paraphraser Michaux, on peut dire que les
voyageurs les plus intéressants de mon corpus pratique une écriture des « contrées ». Ces
voyageurs ont trouvé une manière originale de répondre aux attentes du public puisqu’ils
créent l’opinion en faisant une littérature de la protestation, tout en déjouant les foudres de la
censure sociale.

Dans la littérature viatique des « contrées » indochinoises, généralement, les narrateurs


ne prennent pas eux-même position. Les voyageurs ne proposent aucune ligne de conduite ;
ils fuient les conclusions et les opinions tranchées, ce qui correspond bien, à la fois au rôle qui
726 « Putain de colonie ! »

leur est imparti dans la société coloniale, et aux valeurs du modernisme. C’est néanmoins à
partir de cette position bancale de curieux de la colonie, à partir d’une position de complices
d’un discours qui les a envoyés « prendre la mesure » de la France d’Asie et qui les invite à
« créer une opinion coloniale », qu’ils opèrent un déplacement discursif qui se révèle plus
performant que l’on ne l’aurait pensé. Au lieu de crier haut et fort leur opinion, d’attaquer de
front le colonialisme, qui est toujours une donnée internationale à l’époque, les narrateurs-
voyageurs par leur ‘désengagement’ décillent les convaincus, désarçonnent leurs certitudes et
offrent au lecteur la possibilité d’imaginer lui-même des réponses et des prises de positions
morales. La prise de position n’est pas de leur ressort, elle devient une question adressée au
lecteur ; c’est lui qui hérite du problème colonial. D’autant que le narrateur-voyageur a
cultivé, depuis les premières pages, une relation particulière avec son lecteur, l’emmenant à sa
suite en Indochine, lui faisant participer à ses hésitations. A la fin, le narrateur abandonne
symboliquement et moralement son lecteur en Indochine puisque la narration s’arrête sur
place et le lecteur n’a donc pas droit à lire le retour du voyageur. Le lecteur hérite de
l’impuissance du voyageur à y voir clair, à formuler une opinion. Là est la force de cette
littérature : elle interpelle son lectorat.

On ne peut certes pas parler de littérature anticoloniale stricto sensu car les voyageurs
lus – même ceux qui exercent leurs perceptions productives – mélangent toute une série
d’arguments qui viennent parfois se contredire les uns les autres. Mais peu importe, tant que
certaines assurances sont remises en question, le mouvement de la réflexion peut commencer.
C’est au lecteur maintenant de formuler sa position par rapport au colonialisme, c’est à lui
d’imaginer des réponses morales que le narrateur ne lui fournit pas. Il ne s’agit donc pas de
parler de littérature ‘engagée’ ; c’est au contraire leur ‘désengagement’ qui crée les
circonstances de l’engagement du lectorat. En cela ils relancent l’opinion coloniale dans une
forme littéraire qui emprunte à la distance moderniste et qui révèle – dans ce contexte – son
potentiel transformateur. C’est là que l’on peut parler de sourdine anticoloniale – pour
reprendre le terme d’Alain Ruscio – malgré le tintamarre des célébrations de l’Empire. Dans
le cas de Dorgelès, Roubaud, Viollis, la littérature inspirée par le voyage dans la colonie
asiatique a contribué à améliorer la situation sur place. Si leur action n’a pas aidé à mener aux
indépendances, c’est que, non seulement les coloniaux font de la résistance, mais aussi que la
France des années trente a d’autres chats politiques à fouetter. Leur réfutation des arguments
des discours coloniaux est un anticolonialisme avorté.
Conclusion 727

L’originalité de cette littérature itinérante c’est d’avoir créé une opinion coloniale,
malgré sa faible légitimité à parler. Elle déstabilise les certitudes en amenant simplement la
contradiction, sans prendre elle-même une position tranchée : aucun programme concret n’est
avancé, aucune conclusion n’est tirée. Au contraire, les écrivains-voyageurs baissent les bras
devant ce qu’ils ont vu. Se sentant à bout de mots pour dire l’univers observé dans la colonie
asiatique, ils sont sur le point de lancer, sur les pas d’Albert Londres, un sonnant : « Putain de
colonie ! ». Malgré tout, cette littérature touche les métropolitains parce que justement elle les
incite à formuler eux-même une position. Si la littérature du voyage indochinois de l’entre-
deux-guerres a quelque effet, c’est parce qu’elle laisse moralement l’honnête homme sur sa
faim.
RESUME EN FRANÇAIS

« Putain d’Afrique ! » s’exclame Albert Londres dans son Terre d’ébène (1930), le récit de
son voyage en Afrique sub-saharienne. Albert Londres (1884-1932), ce journaliste et écrivain
bien connu des lecteurs des journaux parisiens : Le Petit Journal, L’Excelsior, Le Petit
parisien, pousse là son fameux cri de colère désespéré contre la situation coloniale qu’il
observe sur place. Le grand écrivain-reporter n’a plus de mots pour la décrire, aucun langage
littéraire soutenu ni même châtié, ne peut exprimer ce qu’il ressent. C’est par cet impuissant
juron qu’il dit son dégoût devant les conditions dans lesquelles se trouvent les habitants. Le
climat, la colonisation, les coutumes locales, tout cela est si loin du rêve d’aventure et
d’exotisme qui l’avait poussé à partir en voyage sous les tropiques. La langue en arrive à
abdiquer son pouvoir de représentation ; elle n’a plus de formes existantes pour dire une
situation insoutenable.
Il n’est pas le seul à jurer dans la colonie – loin s’en faut : les coloniaux sont les
premiers à s’y laisser aller, s’il faut en croire les représentations de l’époque –, mais si je
commence par Albert Londres, c’est parce que son exclamation est à mon avis exemplaire
d’une charnière littéraire et historique : celle où les voyageurs cherchent un nouveau langage,
une nouvelle esthétique, pour représenter la colonie. Cette charnière est à la fois historique –
la prise de position a des implications pour l’opinion coloniale ; et littéraire – les formes et le
langage classiques du roman ne sont plus adaptés au monde que l’on voudrait décrire.
J’analyse ici la montée de ce type de littérature de voyage dans un contexte particulier : celui
de l’Indochine française pendant l’entre-deux-guerres.
Albert Londres a également voyagé en Indochine au début des années 1930 et
l’histoire autour des notes de ce voyage en dit long sur les problèmes que rencontraient les
écrivains-voyageurs qui voulaient faire une littérature critique sur la colonie. Ce reporter qui
avait donné l’habitude de se prononcer avec passion contre les injustices du monde – du
bagne de Cayenne aux prisons françaises pour enfants en passant par la colonie africaine –
était parti en reportage en Extrême-Orient (Chine et Indochine) en 1931-1932. Il en revenait
avec un papier qui promettait de mettre le feu aux poudres. C’est ce à quoi on devait
s’attendre de lui, c’est aussi ce qu’il avait dit à Andrée Viollis sa consœur qu’il avait
730 « Putain de colonie ! »

rencontrée en Chine juste avant de s’embarquer pour L’Europe sur le Georges-Philippar, un


des plus beaux paquebots français de la ligne Pékin. Il ne débarquera jamais à Marseille car il
meurt le 16 mai 1932 lors du naufrage, dans le détroit d’Aden, du Georges-Philippar. Un
incendie s’était déclaré alors que les passagers pouvaient déjà voir apparaître les côtes
d’Afrique. Certains ont cru à l’assassinat pour cause politique. Cette thèse n’a jamais été
prouvée, mais il semble bien qu’Albert Londres ait été le seul première classe parmi la
cinquantaine de victimes qu’a comptées ce naufrage. Il va sans dire que son reportage a
sombré avec lui dans les eaux de la mer Rouge. Ma recherche est ainsi déclenchée par un
manque et par la perte de son reportage en Extrême-Orient. Qu’aurait-il dit après ce voyage
en France d’Asie au début des années 1930 : « Putain d’Indochine ! », ou tout simplement,
joignant son expérience coloniale de l’Afrique à celle de l’Indochine : « Putain de
colonie ! » ? Quoiqu’il en soit, le simple fait que l’assassinat pour cause politique ait été tenu
pour possible, montre combien la ‘censure’ se faisait sentir et pesait sur tous ceux qui
entendaient avoir une attitude critique face au colonialisme et ses réalisations.
1931, l’année où Albert Londres voyage, n’est pas une année anodine pour ce qui est
du colonialisme français. Elle est généralement considérée comme la charnière entre son
apogée et son déclin. L’opinion coloniale semble convaincue par le système et par les succès
de la mission civilisatrice. La ‘victoire’ est célébrée à grands frais, entre-autres dans
l’Exposition coloniale internationle de Vincennes (1931) et des prix littéraires récompensent
les auteurs qui popularisent la colonie. Même si, pour Charles-Robert Ageron, l’importance
de l’Exposition coloniale de 1931 et son influence sur l’imaginaire français est un mythe
construit après coup, j’ai montré au contraire que l’augmentation du nombre de voyages dans
la colonie dans les ‘années Vincennes’ permet de conclure à l’efficacité de la propagande de
l’exposition. Vincennes ne visait pas – du moins pour L’Indochine – la création de nouvelles
vocations à la carrière coloniale, comme le suppose Ageron, mais la vulgarisation de la
colonie, entre-autres en invitant les métropolitains à se rendre sur place, à faire du tourisme
colonial. Ce sont les publications de ces voyageurs de l’Indochine qui représentent le corpus
de mon analyse. Les années Vincennes sont une période de forte propagande coloniale et l’on
parle de ‘consensus’ colonial, du moins dans la classe politique. Mais en Indochine même on
doit constater une révolte de plus en plus organisée : la résistance politique des
constitutionalistes, des nationalistes, de communistes ; la résistance religieuse des caodaïste et
des Hoa-Hoa ; des grèves contre les mauvaises conditions de travail dans les usines et les
plantations ; des manifestations générales de mécontentement face à la manière dont les
Français traitaient les Indochinois : inégalité face à l’emploi, tutoiements, jurons, coups etc.
Résumé en français 731

Les Indochinois parlaient, dès 1930, de « la révolution indochinoise ». Les deux décennies sur
lesquelles je me penche, celles entre deux conflits mondiaux, de la signature du Traité de
Versailles (le 28 juin 1919) jusqu’à la déclaration de guerre de la France à l’Allemagne (le 3
septembre 1939), sont aussi une période prise en tenaille entre la conquête coloniale de
l’avant 1914 et les décolonisations de l’après 1945. Il s’agit d’une période de changements et
de confrontation entre divers discours coloniaux.
Les voyageurs m’intéressent avant tout car ils sont par excellence ceux qui
représentent la confrontation entre deux cultures, celle de l’Empire colonial français et celle
du pays colonisé, ainsi que la confrontation entre de nombreux discours contradictoires. Ils se
trouvent au centre d’une « zone de contact », pour reprendre le concept de Mary-Louise Pratt
(Imperial Eyes, 1992), en position de prendre le pouls des changements historiques et
culturels, prêt à notifier le brassage des discours coloniaux de l’Indochine, aussi bien le
discours de glorification des bienfaits de la France colonisatrice que ceux des anticolonialistes
révolutionnaires indépendantistes. Ce qui est essentiel dans le concept « zone de contact »,
c’est la reconnaissance d’interactions et de rencontres souvent ignorées dans de nombreuses
analyses manichéennes du colonialisme. On trouve bien des analyses dualistes du
colonialisme, aussi bien dans des essais de critique ‘postcoloniale’ – dans une certaine mesure
l’Orientalisme de Said – que dans les nombreux essais publiés récemment en France qui
évoquent avec nostalgie une merveilleuse Indochine française. Pire certains nostalgiques vont
jusqu’au révisionnisme pour condamner l’anticolonialisme.
Si le voyageur de l’entre-deux-guerres se déplace géographiquement entre la France et
l’Indochine, son texte se trouve, lui aussi, au croisement de catégories littéraires telles que le
journal de voyage, l’essai ethnologique ou social, le reportage, le conte, le roman, etc. Il est
par ailleurs souvent difficile de décider si un texte est une fiction ou un véritable journal de
voyage, s’il s’agit d’un voyage imaginaire ou d’un périple vécu par le narrateur. Cette
incertitude dans la forme de l’écriture du voyage pendant l’entre-deux-guerres est une des
raisons pour lesquelles j’évalue dans le même groupe, aussi bien des récits fictionnels (ou
majoritairement fictionnels) que des textes factuels (ou majoritairement factuels). Mon critère
principal est que l’écrivain ait voyagé en Indochine dans les années vingt et trente et qu’il ait
publié, à la même époque, un texte inspiré de ce voyage. Dans cette recherche centrée sur la
relation entre littérature et colonialisme chez les voyageurs, se dessine un corpus d’écrivains-
voyageurs qui peut sembler hétéroclite. On y rencontre des grands noms tels que André
Malraux, Roland Dorgelès, Paul Claudel, Henri Michaux, Pierre Benoit, Claude Farrère, Paul
Morand, Léon Werth, les frères Tharaud et des voyageurs obscurs ou des écrivains moins
732 « Putain de colonie ! »

connus tels que Henri Duval, Jean Tardieu, Camille Drevet, Maurice Percheron, Paule
Herfort, mais aussi des reporters oubliés aujourd’hui mais qui ont fait vibrer leur époque par
leurs récits de voyages (fictionnels ou non) tels que Louis Roubaud, Andrée Viollis, Titaÿna,
Louis-Charles Royer, Henriette Célarié, Jean Dorsenne, Georges Le Fèvre, etc. Certains
textes sont plus intéressants que d’autres et apparaissent plus souvent au fil des chapitres. J’ai
accordé plus d’attention à certaines sources qu’à d’autres mais toutes sont considérées comme
caisse de résonance potentielle de changements idéologiques et esthétiques.
Les trois axes analytiques à partir desquels j’ai évalué mon corpus sont : la littérature
de voyage, le colonialisme et le modernisme. Ils ont offert les instruments pour évaluer
l’impact du voyage d’Indochine sur ces écrivains, et permis d’évaluer si leurs publications ont
contribué à créer une sourdine ‘anticoloniale’ dans une métropole qui fêtait bruyamment ses
succès de colonisatrice. Ce sont les relations entre colonialisme et littérature dans les textes
des visiteurs de l’Indochine des années 1920-1930 qui ont fait l’objet de mon travail.
Je dois préciser que j’ai commencé mon analyse par le roman La Voie royale (1930)
d’André Malraux, parce que c’est le seul écrivain voyageur de l’Indochine française chez qui
Edward Said, le spécialiste de l’analyse culturelle de l’Empire, fait un lien explicite entre
nouvelle esthétique – celle du modernisme – et une position spécifique face au colonialisme
(Cutlure and Imperialism, 1993). Une des caractéristiques de ce mouvement littéraire serait
d’avoir répondu à la question du colonialisme à contre-courant de la mentalité dominante de
l’époque. Dans l’optique d’Edward Said, le modernisme, avec la conscience de soi, la
discontinuité, l’auto-référentialité et l’ironie, est marqué par l’angoisse et le doute face au
colonialisme. La Voie royale d’André Malraux (1930) en serait un exemple. Said regrette que
Malraux n’aille pas jusqu’à choisir le camp des colonisés dans la lutte coloniale. C’est que
pour lui, les colonisés de l’époque ont abandonné l’idée de collaboration et compris qu’il
s’agissait de se battre contre l’Occident. C’est à partir de l’analyse de Said que commence la
mienne : ses conclusions sont mes questions de départ. Y a-t-il un mouvement moderniste en
France ? Malraux, est-il un écrivain moderniste ? Les premiers chapitres de ma thèse montrent
que l’on peut répondre par l’affirmative à ces deux questions. Qui plus est, l’entre-deux-
guerres apparaît comme une période où les valeurs du modernisme ont trouvé droit de cité en
France. Bien des spécialistes de l’œuvre malrucienne, considèrent l’auteur comme un
‘anticolonial’ ; mais est-ce justifié ? Et Malraux était-il si exceptionnel ? Est-il le seul ou
même l’exemple le plus probant de cette attitude critique que note Said ? Les autres
voyageurs sont-ils comparables ? Y a-t-il un lien entre modernisme et anticolonialisme ? Et si
oui, quel est-il ? Et que doit-on entendre exactement par ‘anticolonialisme’ ? C’est pour
Résumé en français 733

pouvoir répondre à ces questions que je me suis tournée vers les théories postcoloniales qui
permettent de mieux analyser les discours coloniaux de l’époque.
Comme on le sait, Edward Said est le chercheur qui a lancé les études postcoloniales,
même s’il réfute l’appartenance à cette discipline. On aura compris que ma recherche, centrée
sur les relations entre littérature et colonialisme, s’inspire largement des travaux déjà réalisés
par les tenants de l’approche postcoloniale. Au moment où j’ai commencé ce travail, les
théories postcoloniales étaient encore décriées, mais surtout peu connues dans le milieu
universitaire français. Jean-Marc Moura regrettait très justement, encore en 2003, que les
intellectuels français lui fassent résistance. A l’heure actuelle le colonialisme est de nouveau
revisité en France et principalement par des historiens et journalistes, on l’a vu dans la presse
lors de la réaction face à la loi du 23 avril 2005 dans laquelle l’Etat français stipulait la
manière d’enseigner l’histoire – « Les programmes scolaires reconnaissent en particulier le
rôle positif de la présence française outre-mer » –, dans le refus que lui ont opposé les
« Indigènes de la République » ; on l’a également vu lors des crises des banlieues des
dernières années, lors de la reconnaissance du rôle de la torture pendant la Guerre d’Algérie,
etc. Les termes « devoir de mémoire » ont envahi tous les discours. Indiscutablement le
colonialisme est à la mode. Ce qui ne veut pas dire que la manière de le revisiter soit toujours
bénéfique, ni d’ailleurs que les théories postcoloniales aient enfin trouvé droit de cité dans les
départements littéraires de l’université française. Les choses changent, mais lentement et mon
travail veut contribuer à faire le pont entre des théories majoritairement anglo-saxonnes et la
littérature et la culture de l’Empire français. La confrontation entre les deux s’est révélée un
enrichissement mutuel. Les théories postcoloniales apportent des lumières à certaines
pratiques coloniales de la France et les spécificités françaises permettent les recadrages des
théories postcoloniales qui, jusqu’à présent, ont pu affirmer ce qu’elles désiraient sur l’Empire
colonial français, sans avoir à craindre la contradiction. Il est temps de s’en mêler, disait à
juste titre la regrettée Jacqueline Bardolph. C’est sur les pas de Jacqueline Bardolph et Jean-
Marc Moura que je plaide, dans le premier volet de ma thèse, pour une entrée des théories
postcoloniales en France.
Il me semble aussi utile de porter l’analyse sur un colonialisme qui ne concerne pas
l’Islam. Non pas parce que l’Islam est à la mode et que tout le monde s’en occupe déjà, mais
simplement parce que l’hypervisibilité religieuse de certains Français issus de la relation
coloniale empêche, à mon avis, de considérer l’héritage colonial à partir de critères plus
larges, ceux de la culture, de ses modes de domination et de résistance. Dans les guerres des
mémoires (entre les révisionnistes et les adeptes de la repentance) qui déchirent l’Hexagone,
734 « Putain de colonie ! »

la considération d’une autre situation coloniale peut contribuer à éclaircir certaines questions
en concernant une autre. Mon attention pour les pratiques des voyageurs de l’entre-deux-
guerres dépasse alors le contexte spécifique de l’Indochine de l’entre-deux-guerres. Elle offre
des possibilités pour considérer nos propres pratiques dans un monde contemporain qui,
depuis environ une décennie, se rend compte de l’importance de revisiter son passé colonial.
Après m’être étendue sur l’utilité du modernisme et de la théorie postcoloniale dans le
contexte littéraire français (volet 1), je me suis attachée à l’analyse du discours colonial (volet
2). Dans l’attention que je porte au rôle de caisse de résonance des voyageurs, à la manière
dont les changements culturels et discursifs retentissent dans leurs récits, je ne peux construire
mon argumentation exclusivement à partir des voyageurs. Au contraire, la mise en évidence
de la spécificité de l’écriture du voyage – ou de voyageurs individuels – ne peut apparaître
que si je les lis dans le contexte. J’ai considéré leurs productions culturelles par rapport à
celles des générations qui les ont précédé (analyse discursive historique) et en relation avec
les autres ‘agents’ du colonialisme, ce que Said appelle le contrepoint. J’ai évalué l’évolution
du discours depuis les arguments émis par les premiers missionnaires en Asie, jusqu’à la
période qui m’intéresse. Mon analyse historique apporte la contradiction à l’idée saidienne
d’un discours colonial homogène et stable, et qui tire sa force de cette stabilité. Dès le début
des contacts de la France avec l’Indochine, les discours qui ont été décisifs pour la
colonisation sont loin d’être homogènes. Les arguments contradictoires du discours du père
Huc ont contribué à décider de conquérir l’Indochine. On voit aussi que le discours est
flexible et s’adapte à de nouveaux contextes. La chanson populaire, La Petite tonkinoise
(1906), appelait le public à l’action, mais avait des conséquences variables en fonction de
celui qui la chantait et du public à qui elle était adressée. Selon le cas elle a incité, des
hommes, ou des femmes, à l’émigration coloniale, elle a également motivé l’attaque militaire
et les conquêtes coloniales.
Homi Bhaha – qui, il est vrai, ne s’intéresse pas spécifiquement au colonialisme
français – a raison lorsqu’il dit que le discours est ambivalent et qu’il crée lui-même ses
propres adaptations (The Location of Culture, 1994). Mais il ne dit rien des situations qui
exigent que le discours s’adapte. Je montre, par exemple, que la même chanson chantée en
1930, cette fois par Joséphine Baker, vise d’autres ‘objectifs’ que celle chantée en 1906. En
1930, on célèbre l’Empire que l’on considère comme acquis alors qu’en Indochine même la
résistance s’organise – et est violemment réprimée. La révolte de ‘Yen Bay’ est un cahpitre
oublié mais sanglant de l’histoire de France, avec bombardements aériens de villages et
décapitations publiques des meneurs. C’est dans ce contexte que la chanson fait sa
Résumé en français 735

réapparition sur la scène : elle réinvesti de vielles images et amène de nouveaux arguments.
L’artiste américaine – Joséphine-Baker-Mélaoli – se fait la parfaite ventriloque d’un discours
qui vient rassurer la métropole. Elle affirme que les Indochinois aiment les Français et qu’ils
sont heureux d’êtres colonisés. Ce discours maintient le statu quo alors que les circonstances
et le contexte ont changé et que des réformes sont nécessaires. La popularité de la chanson
permet de conclure qu’elle apporte des arguments adaptés à l’époque et que la France attend
une attitude précise de la part de ses colonisés. Il s’agit du ‘désir’ d’un colonisé spécifique.
Mais ce n’est pas tellement le désir analysé par Bhabha comme le désir d’un autre
reconnaissable, comme moi, mais pas tout à fait. Dans le discours colonial des années 1930, il
s’agit surtout du désir de l’autre pour la France, du désir que les Indochinois doivent éprouver
pour la mère patrie, de l’amour qu’ils doivent lui prouver. Mélaoli répond précisément aux
attentes de la France qui, comme le précisent nombres de théoriciens du colonialisme « aime à
être aimée ». Le constitutionnaliste Bùi Quang Chiêu avait sans doute raison lorsqu’il
analysait cette caractéristique du discours comme une spécificité française. Mais cette
conclusion mériterait d’être vérifiée plus avant par une analyse transcoloniale.
Quoiqu’il en soit, la chanson popularise la colonie, incite les Français à ‘consommer
colonial’ et réaffirme l’ancienne relation amoureuse, celle de l’Indochinois plein de gratitude
aimant d’un amour unilatéral, une France sûre de son succès et qui toujours se refuse. La
chanson scelle cette relation et indique à chacun la place qu’il lui faut tenir. Ce n’est pas un
hasard si un tel discours est populaire alors même que la France a le sentiment d’être envahie
par le reste du monde. Du reste, il faut noter la différence avec la situation de l’Angleterre qui
a vu, plus tôt que la France, la pénétration d’influences du monde extérieur et l’apogée du
modernisme. En tout cas, la rengaine de Méaloli soutient un statu quo qui est en contradiction
avec le discour de rapprochement propagé – au moins théoriquement – dans la colonie. En
effet, la majorité de l’intelligentsia de l’Indochine a dû abandonner la politique de
l’assimilation – qui est toujours la politique de la Troisième République – et se prononce en
faveur d’une collaboration entre les peuples, en faveur d’une politique d’association. C’est
dans ce contexte que les voyageurs prennent leur ticket pour l’Indochine, dans une métropole
qui est consciente d’être dépendante de ses colonies, qui se sent à la fois attirée et menacée
par elles.
Pour comprendre les discours de l’entre-deux-guerres, j’ai donc considéré les essais
théoriques de la métropole, mais aussi ses productions culturelles populaires : la chanson citée
ci-dessus, des bandes dessinées (Tintin), les expositions coloniales (Marseille, 1922 et
Vincennes, 1931), celles des coloniaux (les textes des romanciers et des théoriciens du
736 « Putain de colonie ! »

colonialisme) et, évidemment, celles des Indochinois (dans la mesure du possible leurs écrits
– les textes rédigés en français ne sont hélas pas toujours faciles à se procurer et il existe très
peu de traductions françaises de ceux rédigés en quốc ngữ, en khmer, en lao et en d’autres
langues de la péninsule indochinoise; la majorité des traductions disponibles sont en anglais et
je dois avouer ne pas parler ces langues asiatiques – et d’autres formes de représentations
culturelles : caricatures, vêtements, etc.). Si, comme le préconise Jean-Marc Moura dans
Culture postcoloniale (2005), le futur des théories postcoloniales c’est l’analyse
transcoloniale – il entend par là les comparaisons entre les divers Empires coloniaux –, on ne
voit pas pourquoi on devrait laisser de côté les textes publiés par les Indochinois à la même
époque. Evidemment la comparaison entre Empires est essentielle – je m’arrête également à
une comparaison de mon corpus avec la littérature anglo-saxonne moderniste et avec certaines
pratiques culturelles de l’Indonésie néerlandaise – mais plus important encore à mon sens est
la confrontation avec les textes publiés par la population qui a subi comme subalterne le joug
du colonialisme. C’est bien ce que préconisent Ann Laura Stoler et Frederick Cooper en
1997 ; pour eux, la métropole et la colonie, les colonisateurs et les colonisés doivent être
considérés de concert, dans un même champ analytique. C’est donc une lecture en contre-
point que j’ai appliquée à mon corpus, une technique qu’Edward Said à mise en pratique aussi
bien dans son Orientalisme que dans son Culture et impérialisme. Néanmoins, le contre-point
de Malraux, Said est allé le chercher principalement chez les romanciers anglo-saxons, sans
évaluer ce que le futur Hồ Chí Minh, par exemple, a publié et fait lorsque Malraux s’occupait
de l’Indochine ; Edward Said ne parle de ce grand révolutionnaire que lorsqu’il est déjà
‘Oncle Hô’.
Dans le troisième volet je m’attache à évaluer la place des voyageurs dans la société
de l’époque, dans la colonie et dans leur milieu littéraire. Cela semble paradoxal, mais la
grande popularité du voyage en Indochine et de la publication de textes inspirés de ce même
voyage (d’où l’étendue de mon corpus) indique la faible autorité des voyageurs. Bien que le
voyage en Asie soit encore réservé à une élite, il ne peut plus être considéré comme une
expérience unique. Si tout un chacun publie son voyage, les écrivains voyageurs perdent de
leur prestige. Le sujet à traiter est lui aussi problématique. D’un côté, le voyageur possède
moins de connaissance sur le lieu du voyage que les coloniaux qui y vivent – il ne peut se
présenter comme un spécialiste. De l’autre, l’écrivain qui se respecte ne peut se contenter
d’une littérature de tourisme exotique. Les deux extrêmes de la connaissance et de l’ignorance
lui sont refusés.
Résumé en français 737

En outre, la neutralité idéologique de ceux qui ont voyagé dans les colonies à l’entre-
deux-guerres peut être sujette à caution. Ils répondent en effet à l’appel lancé par les tenants
du colonialisme à se rendre sur place, à ramener de leur voyage une œuvre qui permettra de
rapprocher du public une colonie méconnue mais dont tout Français devrait être fier. Leur
époque leur donne pour mission de créer l’opinion coloniale. Ils partent donc harnachés d’un
sérieux bagage idéologique et se sentent souvent pris au piège : comment lire différemment ce
monde qui devrait être neuf, mais que la propagande leur a déjà appris à voir d’une certaine
manière ? Les limites de leur écriture de la colonie renforcent celles inhérentes au genre : la
littérature de voyage se voit toujours confrontée à l’impossibilité de découvrir du nouveau,
d’écrire sans faire appel aux autres récits de voyage lus avant le départ.
Qui plus est, une fois sur place, le voyageur rencontre les réticences des coloniaux (sa
première source d’informations) qui se méfient de ce qu’il va bien pouvoir écrire sur leur
compte et sur la colonie. Les romans coloniaux qui mettent en scène des voyageurs sont très
clairs sur la place que la colonie entend accorder aux visiteurs. Un nombre remarquable de
romans coloniaux assignent un rôle spécifique aux voyageurs. Bien des fictions écrites en
Indochine font apparaître un personnage de voyageur. Il s’agit en fait d’une voyageuse, une
femme moderne, une sorte de ‘garçonne’, qui à cause de son ignorance, de sa naïveté et de
son imprudence, se laisse séduire par l’Asie. Elle a trop écouté les voix de l’Asie et doit le
payer de sa vie. Les fictions coloniales règlent ainsi symboliquement leurs comptes aux
voyageurs. Les femme modernes qui voyagent seules en Indochine sont évacuées de la
narration, ou plus radicalement elles meurent dans les bras étouffants de l’altérité, dans la
jungle, dans des ruines khmères ou pâmées sur les genoux d’un Bouddha – comme sur la
couverture de ma thèse. La voyageuse et journaliste Titaÿna l’avait bien remarqué, vu le
pouvoir des coloniaux d’Indochine, « le voyageur n’a qu’à bien se tenir ».
J’ai rencontré plusieurs voyageuses françaises intéressantes en Indochine : ce fut la
première surprise de ma recherche. Henriette Célarié est une voyageuse professionnelle et
pourtant elle reconnaît qu’elle voyage avec un groupe de touristes : une honnêteté que l’on
rencontre rarement chez les voyageurs qui préfèrent se camper en élite solitaire. Titaÿna est
une autre femme intéressante à redécouvrir. Non seulement pour les scandales du personnage
et pour la qualité de certains de ses textes, mais elle est d’autant plus captivante que ses
publications viennent mettre à mal certaines théories féministes qui considèrent que les
femmes n’ont pas la même interaction que les hommes, avec le paysage dans lesquels elles
voyagent. Si Camille Drevet ne fait pas de littérature, son rapport de mission est un des textes
738 « Putain de colonie ! »

les plus radicalement anticoloniaux de mon corpus. Quant à Andrée Viollis, elle est aussi
remarquable pour ses qualités littéraires que pour ses positions idéologiques.
S’il ya de grandes différences entre les textes de voyageurs, ils partagent également un
certain nombre de caractéristiques. En effet la littérature de voyage est toujours inspirée par la
lecture de voyage des prédécesseurs. Les écrivains analysés forment ainsi un réseau, informel
il est vrai, d’écrivains-voyageurs friands lecteurs de littérature itinérante. Au sein de mon
corpus, Loti et Conrad sont des grands classiques, puis Dorgelès devient lui-même après 1925
un inéluctable des ‘préparatifs’ du voyage ; tout comme, après 1930, Malraux et surtout
Roubaud puis Viollis, en 1935. Ils se lisent donc les uns les autres. En outre, dans leur écriture
viatique, ils créent un lien assez intime avec le lecteur qui y est souvent considéré comme un
compagnon de voyage avec lequel le narrateur discute, à qui il raconte son voyage comme à
un ami ou qu’il met en scène directement dans ses pérégrinations. C’est une des
caractéristiques essentielles de cette littérature qui ne peut trouver de légitimité auprès des
coloniaux et écrit pour un public non scientifique : le narrateur est distant du monde, mais
proche du lecteur. Une autre particularité est que le voyage dans le monde asiatique ne fait
que renforcer l’antirationalisme de l’après-guerre, c’est du moins ce que l’on observe dans la
majorité des textes étudiés. Les outils primordiaux de l’écrivain-voyageur sont mis à rude
épreuve : les sens et le langage ne sont plus automatiquement capables de formuler une
interprétation de l’univers rencontré. Le voyageur prend conscience des limites de ses facultés
et c’est cette prise de conscience qu’il décrit. Le texte est à l’image du monde perçu, construit
de possibles, marqué par la non-linéarité et le manque de relations claires de cause à effet. La
narration du voyage est souvent non-chronologique, elle hésite entre fiction et non fiction et
est composée de sources diverses qui en font un collage. Ce sont des caractéristiques que l’on
reconnaît pour être celles de l’écriture moderniste. Toutes les oeuvres étudiées ne s’y
conforment pas absolument, mais un point essentiel du modernisme qui trouve son écho dans
mon corpus, est que le narrateur, ou son héros, se présente comme un exilé, un déphasé par
rapport au monde où il se meut. L’écriture moderniste et celle du voyage se rencontrent
évidemment dans cette particularité. Indéniablement les contextes littéraire et idéologique ont
influé sur cette littérature.
Il est donc impératif de considérer ce contexte si l’on veut dégager les discours
coloniaux qu’ont émis, renforcé ou contredit les voyageurs, parfois inconsciemment. Or c’est
justement ce contexte que Said oublie lorsqu’il affirme qu’à l’entre-deux-guerres, la
contestation avait abandonné l’idée de collaboration et compris qu’il fallait lutter contre
l’Occident. Puisqu’il y a deux camps, il faut choisir le sien, dit-il. Mais il omet d’examiner les
Résumé en français 739

positions des Indochinois de l’époque. Selon moi, ce sont leurs positions qui doivent servir
d’aune pour évaluer les anticolonialismes et pour comprendre les formes possibles de la
contestation. Or la situation est bien différente de celle décrite par Said. Les romanciers : Tam
Lang, Vũ Trọng Phụng, Nguyễn Duc Giang, Nguyễn Tien Lang, Pierre Do Dinh, Makhali-
Phāl, mais aussi les essayistes politiques, les constitutionnalistes, nationalistes ou
communistes tels que Bùi Quang Chiêu, Nguyễn An Ninh, Nguyễn Ái Quốc ne pratiquent pas
– et certainement pas uniquement – l’attaque frontale et l’on voit avec les revendications pour
des réformes urgentes, des demandes d’une meilleure collaboration. Contrairement à ce que
supposent Edward Said et Gayatri Spivak (« Can the Subaltern Speak ?, 1993), qui tous deux
recherchent des formes de résistance qu’ils peuvent concevoir comme telles – celles qui
mèneront à l’indépendance –, j’estime essentiel d’analyser comment les Indochinois se sont
exprimés. Ils sont moins univoquement et moins ouvertement en lutte contre le pouvoir et
l’Occident que ne le laisse supposer l’analyse de Said, qu’il faut donc nuancer. Il est
indéniable que ces Indochinois ‘parlent’ : ils font feu de tout bois et font aussi ‘avec’
l’Occident, avec ses valeurs et ses modes de représentation. Ou, pour le dire autrement : c’est
à partir du discours colonial lui-même, de ses stéréotypes, de ses contradictions, que les
Indochinois s’expriment soit en français, soit en quốc ngữ, soit par le dessin, soit encore par le
choix vestimentaire, pour mieux détourner ce même discours, en montrer les rouages,
l’ironiser, le mettre à nu. Le dessin que fait Nguyễn Ái Quốc d’un tireur de pousse est
exemplaire de la stratégie de l’ironie, alors que l’autoreprésentation de Nguyễn An Ninh
détourne et dépasse l’esthétique de la blancheur qui impose une compréhension manichéenne
de la société. En opérant un collage de symboles de diverses origines pour arriver à une
création personnelle, il intègre partiellement la blancheur, pour la dépasser. On ne doit pas
s’en étonner : les voyageurs ne sont pas plus radicaux, ni plus univoques que les Indochinois.
Cependant, à bien des niveaux ils refusent eux-aussi d’entrer dans les discours tout faits et
emploient des stratégies qui ressemblent souvent à celles des Indochinois contestataires.
Le dernier volet de ma thèse est structuré à partir des activités typiques du voyage en
Indochine. Ce sont des activités touristiques par lesquelles le voyageur devrait simplement
prendre place dans les discours glorificateurs du colonialisme. Cependant, en montant dans un
pousse-pousse, en endossant un costume colonial, en admirant la résurrection des ruines
d’Angkor, etc., les voyageurs n’adhèrent plus tous automatiquement au discours glorificateur
de la France colonisatrice. Que ce soit à travers le silence de l’Indochine, la description des
sites khmers, ou la compréhension de la division de la société à partir de l’esthétique de la
blancheur, ils montrent l’impossibilité d’adhérer aux discours courants. Le silence n’est plus
740 « Putain de colonie ! »

la marque d’une infériorité culturelle : le silence se peuple et peut porter bien des signifiés
inaudibles pour les coloniaux. Généralement les voyageurs ne projettent pas une interprétation
concluante du mutisme ambiant ; ils montrent les possibles, la polyphonie des voix du silence.
Qui plus est, certains, comme Roubaud, conçoivent que le silence offre des voies de
contestation. Cette attention au silence est tout à fait particulière de la littérature de voyage et
peut-être est-elle influencée par la propre situation du voyageur qui se sent lui aussi obligé à
se taire face à la pression des discours des coloniaux.
Pareillement la visite aux ruines d’Angkor, où ils devraient faire le constat que la
France a ressuscité ces pierres et cette civilisation, n’amène plus à la métamorphose promise
par les expositions coloniales de Marseille et de Vincennes. Certains voyageurs apportent le
doute sur l’argument de résurrection coloniale des ruines mais ne vont pas jusqu’à conclure à
l’illégitimité du discours justificateur du colonialisme. Tous n’ont d’ailleurs pas la même
attitude : chez Malraux et Claudel les ruines ne ressuscitent pas, mais Viollis et Dorgelès sont
encore convaincus pas l’argument ‘angkorien’. Chez certains auteurs, chez Roubaud par
exemple, les ruines sont carrément délaissées parce qu’elles sont trop chargées d’idéologie
coloniale : elles empêche une réelle considération du problème colonial.
Quant à l’habillement, bien des voyageurs reconnaissent le caractère répressif et les
divisions qu’apporte le costume colonial – l’uniforme composé du casque et du « blanc » – et
comprennent la force innovatrice du choix vestimentaire de certains intellectuels indochinois.
Werth comprend le potentiel politique de l’autoreprésentation de Ninh. Roubaud et Dorsenne
reconnaissent la tactique du caméléon de certains communistes. Quant à Viollis, elle exprime
son admiration pour le jeune médecin français qui se défait de son casque pour avoir des
rapports plus humains avec ses patients indochinois. Je n’ai pourtant pas pu établir si ces
voyageurs si critiques de l’uniforme se sont eux-mêmes déshabillés, s’ils se sont défaits du
costume colonial. Il semblerait au contraire, qu’ils aient voyagé vêtu de blanc. A ce propos il
est intéressant de noter que maintes fictions coloniales, le personnage du voyageur qui comme
on l’a dit est une voyageuse, une moderne ‘garçonne’ qui se laisse séduire par l’Asie, perd ses
vêtements. La perte du vêtement symbolise la perte du pouvoir colonial et de l’Indochine, un
danger que représentent les voyageurs ouverts à l’Asie, prêts, dans l’optique des coloniaux, à
abdiquer les formes (extérieures) du pouvoir. La mode, cette nouvelle esthétique qui n’a cure
de l’ordre colonial, apporte des possibilités d’en découdre avec le manichéisme imposé à la
société : les amants de Marguerite Duras : le « retour de France » et la (would be)
« garçonne » en sont des exemples concluants. Leur rencontre est possible puisqu’ils ont
laissé tombé les formes de représentations dictée par le pouvoir.
Résumé en français 741

Il y a évidemment d’énormes différences entre les auteurs individuels, mais on peut


dire que, hormis quelques exceptions (Farrère, Duval, Célarié), les voyageurs tentent
généralement de refuser d’adhérer à la compréhension du monde telle que l’impose la doxa
coloniale. Mais, au lieu de contredire celle-ci de plein pied, ils pratiquent un déplacement : ils
multiplient les possibles (Roubaud), traitent du monde animal (Pourtalès, Michaux ?), de la
guerre (Werth), réfèrent à un conte enfantin (Dorgelès), ou fantastique (Durtain), ou à une
autre colonie (Viollis). Cependant ils ne rejettent pas vraiment le colonialisme dans son
ensemble ; ce n’est pas à l’idée coloniale qu’ils s’en prennent ouvertement, mais au
fonctionnement du discours justificateur de l’entreprise. Attaquant le discours à partir de ses
divers arguments, ils pratiquent l’ironie, le collage polyphonique, le déplacement, des
techniques rhétoriques que j’ai reprises sous le terme de ‘réfutation des arguments du discours
colonial’. Les œuvres étudiées accumulent des arguments ‘pour’ et des arguments ‘contre’ et
se contredisent donc fatalement. Le terme ‘anticolonial’ compris dans le sens de rejet en bloc
du colonialisme ne peut être appliqué aux écrits de cette époque : même les discours des
Indochinois montrent des contradictions et plaident à la fois pour la libération et pour une
amélioration des conditions de vie sous un système colonial amélioré. Mais, d’une manière ou
d’une autre, ils s’emploient à déstabiliser les discours dominants, c’est pourquoi j’emploie de
préférence ‘réfutation coloniale’ à ‘anticolonialisme’.
La grande majorité des écrivains de mon corpus s’attaque aux ‘experts’ du discours,
ces coloniaux dont le niveau laisse généralement à désirer. Nombreux sont ceux qui estiment
que les réformes sont urgentes parce que la situation dans laquelle doivent vivre les
Indochinois est inadmissible (Dorgelès, Durtain, Viollis, Roubaud, mais aussi Pierre Do Dinh,
Bùi Quang Chiêu ou des coloniaux tels que Paul Monnet, Paul Monin, etc.) ou encore parce
que la situation est dangereuse (Malraux, Dorsenne ou de grands coloniaux tels que
Pouvourville). Au mieux les voyageurs estiment que l’indépendance doit être préparée par des
réformes (Werth, Drevet, Challaye – qui rejoignent jusqu’à un certain point Ninh et Quốc qui
vont jusqu’à promettre à la prise des armes si rien ne change). Cependant certains voyageurs
sont très peu concernés par la colonisation et semblent vouloir éviter le sujet (Michaux,
Faure). D’autres encore sont partisans d’un renforcement du statu quo colonial (Farrère, les
Tharaud). C’est un résumé que je fais de leur positions pour dégager les spécificités
individuelles et pour marquer la gamme des réactions et opinions. Mais il faut avouer que ma
démarche est ici un peu artificielle car leurs positions sont beaucoup moins claires et moins
tranchées : non seulement il y a des contradictions, mais surtout, eux-mêmes refusent de
prendre position.
742 « Putain de colonie ! »

Cela est également valable pour Malraux et explique sans doute les conclusions
diamétralement opposées que les critiques ont pu tirer à la lecture de son œuvre asiatique. Si
Malraux est le plus visible des écrivains de mon corpus, contrairement à ce que suggère Said,
La Voie royale n’est peut-être pas le texte le plus marqué pour ce qui est du discours
‘anticolonial’ de l’époque. Ce roman indochinois pratique la réfutation du discours colonial,
surtout dans l’argument de victoire. Mais s’il y a désillusion, qui n’est d’ailleurs pas exempte
de nostalgie, on ne peut pas vraiment dire que le discours soit révisé. Il y est plutôt appliqué
puis abandonné comme inefficace : les mythes (le roi blanc, l’aventure coloniale, la
résurrection-métamorphose culturelle) y figurent comme valeurs qui ont cessé d’être
prégnantes. Le héros Claude Vannec y a la position d’un apostat du colonialisme, mais
l’altérité (celle des Indochinois) ne fait pas partie d’une nouvelle réévaluation du monde qu’il
tente de voir. On reste sur l’échec des sens, sur l’impuissance à considérer la situation. Au
contraire, Dorgelès, Durtain, Viollis, Roubaud, Werth, etc., essayent d’intégrer à leur
interprétation du monde les perspectives des Indochinois, à partir de tous les déplacements
possibles. Ces déplacements s’effectuent au niveau de ce que Kaja Silverman a appelé – pour
la vision-révision – le « regard productif », mais comme cela s’applique également à
l’audition et à l’olfaction, j’ai considéré que les déplacements prennent leur source dans les
‘perceptions productives’. Certains voyageurs pratiquent cette perception productive, mais le
héros de Malraux en reste à la prise de conscience des limitations de ses sens, principalement
la vue et l’ouïe.
Il est en outre frappant de constater que le texte très métaphysique de Malraux reprend
précisément les arguments coloniaux qui avaient cours à l’époque. Ce sont ces arguments qui
l’aident à faire avancer son roman et qui sont à la base de concepts essentiels de sa
philosophie. La ‘métamorphose des œuvres d’art’ s’est nourrie de la justification du
colonialisme comme résurrection de l’Asie sous l’impulsion énergisante de la France, et son
concept de ‘fraternité’ doit beaucoup aux discussions sur le rapprochement entre les peuples,
sujet de discorde et de revendication des habitants de la colonie à l’époque où Malraux y était
journaliste. La confrontation des arguments discursifs du héros Perken à ceux des grands
coloniaux tels qu’Albert Sarraut, entre-autres, est à ce niveau révélatrice. Dans les discours de
Perken résonnent indiscutablement les arguments justificateurs du colonialisme. C’est
pourquoi, à mon avis, Malraux est un écrivain que l’on ne peut plus lire sans tenir compte du
contexte colonial.
Ce qui est clair c’est que Malraux est beaucoup moins ‘anticolonial’ que ne le
suggérait l’analyse de Said qui n’a pas lu très attentivement ce roman. L’a-t-il lu, d’ailleurs ?
Résumé en français 743

On peut en douter : les descriptions que fait Malraux des Moïs (nom vietnamien pour les
ethnies de la péninsule indochinoise) sont les plus choquantes de mon corpus alors que Said
admire l’attention ethnographique de Malraux. Chez Malraux, même lorsqu’il était journaliste
engagé de L’Indochine enchaînée, c’est surtout sur les ‘experts’, les coloniaux, que porte la
réfutation du discours. Il est vrai qu’il condamnera quand même un système qui refuse
l’instruction de la population, mais jamais l’idée coloniale n’est rejetée dans son ensemble.
Ses attaques sont par ailleurs tellement personnelles qu’il semble que les mutations au sein de
l’administration devraient résoudre pas mal de problèmes. La réfutation du niveau des experts
est une tactique courante dans la littérature de voyage et même les écrivains peu politisés,
comme Morand, ou des coloniaux, comme Schultz ou Wild, la pratiquent : elle permet de
faire la différence entre bons et mauvais colonisateurs, sans remettre en question, ni le
système, ni le projet. Ce qui ne veut pas dire que ce n’était pas courageux de la part de
Malraux de s’en prendre si directement et si brillamment – sa plume est une merveille
d’ironie et de sarcasme – aux grands hommes de l’Indochine. C’est tout à fait louable mais,
comme réfutation du discours colonial, ce n’est ni très original, ni d’ailleurs efficace.
Au contraire Roland Dorgelès, qui est moins réputé que Malraux, apparaît ici comme
un auteur tout à fait exceptionnel. Non pas que sa réfutation anticoloniale aille bien loin
(comme tous les autres il mélange des arguments contradictoires : il prend la défense des
Moïs, cependant il admire la résurrection de l’Asie grâce à la France lors de sa visite des
ruines khmères), mais parce qu’il est le premier à avoir trouvé une forme esthétique qui arrive
à quelque résultat politique. Il est au centre d’un réseau de textes qui pratiquent une réfutation
coloniale de plus en plus forte en le revendiquant directement ou indirectement comme
modèle. Il s’en prend non pas à des coloniaux spécifiques, mais comme Gide le fera deux ans
plus tard, à des grandes compagnies qui forcent les travailleurs à vivre dans des conditions
humainement inacceptables. Dorgelès est donc le premier – il n’est pas improbable que Gide
avait eu connaissance de Sur la Route mandarine avant de rédiger Retour du Congo (1927) –
qui allie la réfutation coloniale à une position résolument distante du monde qu’il observe. Le
niveau autoréflexif, tout aussi autoréflexif que Malraux, mais avec plus d’humour et
d’autodérision, ressort dès le titre. C’est un auteur que j’ai redécouvert avec plaisir. Son art de
nous mener en bateau – dans tous les sens du terme – est très amusant et sa position à la fois
face au colonialisme et face aux traditions littéraires de l’époque mériterait plus d’attention de
la part de la critique postcoloniale.
744 « Putain de colonie ! »

Lorsqu’il voyage dans la colonie, Roland Dorgelès peut mettre à profit son expérience
d’écrivain de la Première Guerre mondiale et de ses horreurs. Avec lui, l’écriture du voyage
en Indochine s’inspire très directement de la réfutation du discours guerrier. Peut-être peut-on
dire la même chose du grand reporter Albert Londres lorsqu’il était en Afrique, car il avait
déjà bouleversé son lectorat par ses articles sur la guerre. Ce réformé involontaire de la guerre
avait réussi son pari : sa plume était devenue une arme dans un conflit inacceptable. Toujours
est-il que la littérature de voyage lectrice de Dorgelès emprunte à la fois à la réfutation du
discours justificateur de la guerre et à la forme du reportage avec ses ellipses, ses collages de
sources, ses variations entre considérations personnelles et descriptions du référent. C’est que
le reportage est à la mode et vient faire concurrence au roman. Le grand reporter Louis
Roubaud est aussi intéressant parce que, comme Dorgelès, il a contribué à mettre la question
coloniale dans les discussions de la Chambre. Leurs textes, Sur la Route mandarine et Viet
Nam. La tragédie Indo-chinoise, ont eu un véritable impact en France sur leur lectorat et sur
leurs successeurs-voyageurs et même des conséquences en Indochine.
Néanmoins, les voyageurs qui réfutent les arguments du discours colonial officiel par
un discours oblique, une narration du déplacement, sont totalement ignorés des théoriciens du
postcolonialisme. Leur engageant désengagement n’est pas assez radical pour intéresser la
critique. Même les publications de Nguyễn Ái Quốc – alias Hô Chi Minh –, tout de même
assez connu, n’ont pas fait, jusqu’ici, l’objet de la recherche postcoloniale. Ce qui fausse le
débat de la validité des théories qui rejettent l’implication historique du « post- », mais qui
restent elles-mêmes cantonnées à l’analyse de textes publiés après les indépendances. Elles
oublient que dès qu’il y a eu colonialisme et discours coloniaux, il a fallu y réagir, faire
‘contre’, mais aussi faire ‘avec’, louvoyer, négocier, etc. Il sera clair que les textes des
voyageurs doivent contribuer à mettre au point les théories. Chez eux, comme d’ailleurs chez
la majorité des Indochinois à la même époque, la critique se fait de manière oblique, par des
stratégies qui s’avèrent beaucoup plus efficaces que toute attaque frontale, que tout
anticolonialisme stricto sensu. Ces stratégies de contestation doivent être réévaluées et pas
uniquement chez les auteurs français.
Dorgelès, Werth, Roubaud, Viollis, Durtain, etc., mettent en avant des stratégies qui
détournent leurs handicaps de départ : leur faiblesse devient leur force. Puisqu’on leur refuse
le droit de parler – ils n’ont ni l’autorité des coloniaux, ni la liberté des touristes – ils vont
faire une littérature des possibles sans rien affirmer, sans avoir l’air d’y toucher et sans
proposer de solutions. On reconnaît les valeurs du modernisme puisque c’est par la distance
qu’ils tentent de garder, qu’ils décrivent leurs expériences. Paradoxalement, c’est cette
Résumé en français 745

distance qui a permis l’impact de leur littérature. Leur désengagement est engageant pour leur
lectorat. La littérature du voyage en Indochine est, plus que moderniste et anticolonialiste, une
littérature ‘désengagée’ qui ne fait que mettre en lumière les ficelles du discours colonial et
amène la responsabilité du côté des lecteurs. C’est une littérature rhétorique qui comme celle
des modernistes aime à dévoiler les rouages du discours. C’est dans cette réfutation du
discours ambiant qu’elle rejoint ce mouvement littéraire. Elle met à profit de nouvelles formes
esthétiques pour dire la colonie en mimant la prise de conscience du monde colonial, un
monde où les jurons sont très présents. Toutefois il faut bien admettre que tout voyageur qui
pratique la réfutation d’arguments coloniaux n’est pas nécessairement moderniste (Camille
Drevet, par exemple). Ni que tout écrivain moderniste ne fait pas nécessairement la réfutation
du discours colonial (on pense à Elie Faure, Paul Morand). Et, finalement, tout récit de
voyage ne présente pas nécessairement l’un ou l’autre (Henriette Célarié et Claude Farrère,
par exemple, ne font ni des récits de réfutation coloniale, ni une littérature moderniste). Mais
le contexte du voyage indochinois permet d’accomplir la fusion entre les deux. Ce que les
‘réfutateurs’ ont en commun avec les modernistes c’est justement cette rhétorique que Sherry
met en avant dans le modernisme anglais : une rhétorique ‘contre’ et qui devient rapidement,
dans le voyage aux colonies, une littérature ‘contre’ le discours colonial. Il n’y a donc pas de
relation de cause à effet entre les deux : les ‘anticoloniaux’ de l’entre-deux-guerres et les
modernistes puisent simplement aux mêmes stratégies de la rhétorique ‘contre’. Ces
voyageurs ont trouvé une manière originale de répondre aux attentes du public puisqu’ils
créent l’opinion en faisant une littérature de la protestation, tout en déjouant les foudres de la
censure sociale.
Ils fuient les conclusions et les opinions tranchées, ce qui correspond bien, à la fois au
rôle qui leur est imparti dans la société coloniale, et aux valeurs du modernisme. C’est
néanmoins à partir de cette position bancale de curieux de la colonie, à partir d’une position
de complices d’un discours qui les a envoyés « prendre la mesure » de la France d’Asie et qui
les invite à « créer une opinion coloniale », qu’ils opèrent un déplacement discursif qui se
révèle plus performant que l’on ne l’aurait pensé. Au lieu de crier haut et fort leur opinion,
d’attaquer de front le colonialisme, qui est toujours une donnée internationale à l’époque, les
narrateurs-voyageurs par leur ‘désengagement’ décillent les convaincus, désarçonnent leurs
certitudes et offrent au lecteur la possibilité d’imaginer lui-même des réponses et des prises de
positions morales. La prise de position n’est pas de leur ressort, elle devient une question
adressée au lecteur ; c’est lui qui hérite du problème colonial. D’autant que le narrateur-
voyageur a cultivé, depuis les premières pages, une relation particulière avec son lecteur,
746 « Putain de colonie ! »

l’emmenant à sa suite en Indochine, lui faisant participer à ses hésitations. Là est la force de
cette littérature : elle interpelle son lectorat.
On ne peut certes pas parler de littérature anticoloniale stricto sensu car les voyageurs
lus – même ceux qui exercent leurs perceptions productives – mélangent toute une série
d’arguments qui viennent parfois se contredire les uns les autres. Mais peu importe, tant que
certaines assurances sont remises en question, le mouvement de la réflexion peut commencer.
C’est au lecteur maintenant de formuler sa position par rapport au colonialisme, c’est à lui
d’imaginer des réponses morales que le narrateur ne lui fournit pas. Il ne s’agit donc pas de
parler de littérature ‘engagée’ ; c’est au contraire leur ‘désengagement’ qui crée les
circonstances de l’engagement du lectorat. En cela ils relancent l’opinion coloniale dans une
forme littéraire qui emprunte à la distance moderniste et qui révèle – dans ce contexte – son
potentiel transformateur. C’est là que l’on peut parler de sourdine anticoloniale – pour
reprendre le terme d’Alain Ruscio – malgré le tintamarre des célébrations de l’Empire. Dans
le cas de Dorgelès, Roubaud, Viollis, la littérature inspirée par le voyage dans la colonie
asiatique a contribué à améliorer la situation sur place. Si leur action n’a pas aidé à mener aux
indépendances, c’est que, non seulement les coloniaux font de la résistance, mais aussi que la
France des années trente a d’autres chats politiques à fouetter. Leur réfutation des arguments
des discours coloniaux est un anticolonialisme avorté.
L’originalité de cette littérature itinérante c’est d’avoir créé une opinion coloniale
malgré sa faible légitimité à parler. Elle déstabilise les certitudes en amenant simplement la
contradiction, sans prendre elle-même une position tranchée : aucun programme concret n’est
avancé, aucune conclusion n’est tirée. Au contraire, les écrivains-voyageurs baissent les bras
devant ce qu’ils ont vu. Se sentant à bout de mots pour dire l’univers observé dans la colonie
asiatique, ils sont sur le point de lancer, sur les pas d’Albert Londres, un sonnant : « Putain de
colonie ! ». Malgré tout, cette littérature touche les métropolitains parce que justement elle les
incite à formuler eux-même une position. Si la littérature du voyage indochinois de l’entre-
deux-guerres a quelque effet, c’est parce qu’elle laisse moralement l’honnête homme sur sa
faim.
RESUME EN NEERLANDAIS / SAMENVATTING

“ SHIT-KOLONIE!”
ANTIKOLONIALISME EN MODERNISME IN
REISLITERATUUR OVER FRANS INDOCHINA
(1919-1939)

“Putain d’Afrique!” roept Albert Londres uit in het verslag van zijn reis door Afrika (Terre
d’ébène, 1930). Vrij vertaald naar 21ste eeuws Nederlands: “shit-Afrika!” Deze
wanhoopskreet vat zijn sentiment samen ten aanzien van de situatie die hij aantrof in Frans
koloniaal Afrika. Het ontbrak Londres kennelijk aan nette woorden om die situatie, en wat hij
daarbij voelde, te beschrijven; de vloek drukt zijn onmacht uit en tevens zijn walging over de
toestand waarin de inheemse bevolking moest leven. Klimaat, kolonisatie, plaatselijke
gewoontes – het lijkt allemaal in de verste verte niet op de avontuurlijke jongensdroom die
hem naar de tropen had gedreven. Bij het beschrijven van deze onmenselijke situatie stuit de
journalist als het ware op de grenzen van de taal. In zijn getergde uitroep weerklinkt m.i. de
behoefte van schrijvende reizigers om nieuwe esthetische vormen te vinden die de koloniale
situatie kunnen beschrijven. Daarmee markeert dit bekende “Putain d’Afrique!” volgens mij
een belangrijke historische en literaire overgang. De zoektocht naar een nieuwe esthetiek
vormt een kentering, zowel ideologisch (de teksten in kwestie hebben immers implicaties
voor de publieke opinie) als literair (de klassieke vormen van reisliteratuur zijn klaarblijkelijk
niet langer adequaat). In mijn proefschrift analyseer ik de opkomst van deze nieuwe
reisliteratuur onder druk van de veranderende omstandigheden in Frans Indochina gedurende
het interbellum.

Er zijn nog twee redenen waarom Albert Londres belangrijk was als inspiratie. Behalve naar
Afrika reisde hij zelf namelijk ook naar Indochina. Bovendien is wat er gebeurde met de
literaire oogst van zijn laatste reis door Azië (1931), tekenend voor hoe moeilijk reizende
748 « Putain de colonie ! »

schrijvers het hadden wanneer zij kritisch verslag wilden doen van de koloniale situatie.
Londres stond bekend om zijn geëngageerde reportages, waarin hij sociaal onrecht aan de
kaak stelde. Zo konden zijn lezers behalve van de situatie in Frans koloniaal Afrika ook
kennis nemen van de omstandigheden in de Franse strafkolonie in Guyana en in
kindergevangenissen in Frankrijk zelf. Na een jaar te hebben rondgereisd door China en
Indochina ging hij in 1932 in Peking aan boord van de Georges-Philippar, een van de
pronkstukken van de Franse vloot, die hem terug moest brengen naar Frankrijk. In zijn koffer
had de schrijver een reportage die beloofde explosief te zijn, hetgeen men van hem kon
verwachten. Bovendien had hij het zelf aangegeven tegenover zijn collega Andrée Viollis, die
hij in Peking had ontmoet. Maar Albert Londres is nooit in Marseille aangekomen: hij
overleed op 16 mei 1932 bij het vergaan van de Georges-Philippar in de straat van Aden. Er
had zich een brand voorgedaan in de machinekamer terwijl de kust van Afrika al zichtbaar
was. Vrij snel gingen er geruchten dat de reporter op deze manier, en om politieke redenen,
zou zijn uitgeschakeld. Dit is nooit bewezen maar alles wijst erop dat hij de enige eersteklas
passagier was die de ramp niet overleefde. En met hem verdwenen ook zijn reisnotities in de
Rode Zee. Het is dit verlies dat mede ten grondslag ligt aan mijn proefschrift. Want we zullen
nooit weten wat Londres te zeggen had over zijn ervaringen in Frans Zuidoost Azië aan het
begin van de jaren dertig. “Shit-Indochina” wellicht? Of zou hij zijn ervaringen in beide
rijksdelen, Afrika en Indochina, eenvoudigweg hebben samengevoegd in één wanhopige
conclusie: “Shit-kolonie!”? Hoe dan ook, het simpele feit dat een politieke moord zelfs maar
voor mogelijk werd gehouden, geeft al aan hoe problematisch het destijds was om zich
kritisch uit te laten over de koloniën en hoe sterk ‘de censuur’ werd gevoeld.

Het jaar waarin Albert Londres door Indochina reist, is voor het Franse kolonialisme geen
onbeduidend jaar. Integendeel, historici beschouwen 1931 als het hoogtepunt ervan. De
publieke opinie in Frankrijk lijkt overtuigd van het systeem en van het succes van de mission
civilisatrice. De Franse ‘overwinning’ wordt luidruchtig gevierd, onder andere op de
beroemde internationale koloniale tentoonstelling van Vincennes. En er worden literaire
prijzen gegeven aan schrijvers die de koloniën bekend maken en populariseren. Hoewel
Charles-Robert Ageron in Les Lieux de mémoires (1984) twijfelt of ‘Vincennes’ inderdaad de
impact had die men er achteraf aan heeft toegekend, wijst de duidelijke toename van het
aantal reizen naar Indochina in elk geval op het succes van de tentoonstellingspropaganda. De
koloniale tentoonstellingen waren – althans voor wat betreft Indochina – niet primair bedoeld
om ambtenaren over te halen tot een overzeese carrière, zoals Ageron aanneemt, maar veeleer
Samenvatting in het Nederlands 749

om ‘de kolonie’ te populariseren, onder andere door Franse burgers aan te zetten tot
‘koloniaal toerisme’. En inderdaad hebben velen, onder wie Albert Londres, zich laten
verleiden om van dichtbij te bewonderen wat de Fransen in Indochina voor groots hadden
verricht. De publicaties van deze reizigers vormen het corpus van mijn onderzoek. De
Vincennes-jaren waren een periode van krachtige koloniale propaganda. Er heerste een hoge
mate van ‘koloniale consensus’, die een kritische benadering bemoeilijkte van wat er in de
koloniën uit naam van Frankrijk allemaal gebeurde. Aan de andere kant ziet men in Indochina
zélf de opkomst van steeds beter georganiseerde vormen van verzet (politiek verzet van onder
andere constitutionalisten, nationalisten en communisten; religieuze weerstand van de Hoa-
Hoa en de caodaïsten; oproer en stakingen tegen slechte levensomstandigheden in mijnen en
op rubberplantages; en ook een meer algemene ontevredenheid over de manier waarop de
Fransen de inheemse bevolking tegemoet traden: ongelijke behandeling op de arbeidsmarkt,
‘tutoiement’, schelden etc.). De inheemse bevolking sprak reeds in 1930 van de “Indochinese
Revolutie”! De Vincennes-jaren vormen een breukvlak: zowel hoogtepunt van het Franse
kolonialisme als jaren van verandering en van botsing tussen de diverse koloniale discoursen
uit het interbellum. In een ruimere zin vormen de decennia tussen de wereldoorlogen ook het
breukvlak van twee historische periodes: tot 1914 was er sprake van koloniale verovering en
expansie; na 1945 kwamen de bewegingen op stoom die, zoals wij nu weten, naar
dekolonisatie leidden.

Schrijvende reizigers zijn in dit opzicht bij uitstek interessant; zij zijn de aangewezen groep
om de koloniale situatie uit de doeken te doen. In hun teksten verwerken zij zowel de
verschillende discoursen als hun (onderlinge en interne) tegenstrijdigheden. Zij bevinden zich
in de woorden van Mary-Louise Pratt op een raakvlak (“contact zone”) van culturen (Imperial
Eyes, 1992). Zij zijn geprivilegieerde getuigen – en ook wel (onbewuste) agenten – van de
historische, discursieve en literaire veranderingen van hun tijd. Omdat ze reizen, hebben ze
het gevoel een uitzonderlijke positie in te nemen in een land en een systeem die ze met een
kritische afstand kunnen observeren. En omdat ze afstand houden – of denken te houden –
zijn ze in principe in staat verschillende discoursen en hun argumenten te registreren, zowel
argumenten die het kolonialisme moeten rechtvaardigen, als de argumenten van de
onafhankelijkheidstrijders – en alles wat daartussen zit. Wat essentieel is in Pratts
raakvlakconcept, is de erkenning van interactie tussen discoursen en mensen, iets wat m.i. niet
genoeg wordt onderkend in de diverse analyses van het kolonialisme. Zowel postkoloniale
theorieën als de nostalgische essays die recentelijk in Frankrijk zijn gepubliceerd over
750 « Putain de colonie ! »

Indochina en Frankrijks verlies ervan, berusten namelijk niet zelden op een zwart-wit-
beschrijving van de betreffende periode. Dit geldt zeker voor sommigen ‘revisionisten’ (die
zelfs zo ver gaan dat zij het antikolonialisme als zodanig veroordelen), maar ook tot op zekere
hoogte voor Edward Saids Orientalism.

De schrijvers van de boeken die mijn corpus vormen, verplaatsen zich tussen Frankrijk en
Indochina, maar hun teksten weerspiegelen ook een ontmoeting van literaire genres zoals:
reisverslag, column, etnologisch of sociaal essay, reportage, short story, roman etc. Het is
vaak heel moeilijk voor de lezer om te beslissen of een tekst fictie is of autobiografisch;
dikwijls spelen de schrijvers opzettelijk met deze onduidelijkheid. De vorm is vaak een
collage van verschillende tekstuele stijlen en bronnen van informatie. Dit spelen met genres is
de reden dat ik zowel teksten heb geanalyseerd die overwegend naar fictie neigen, als teksten
die voor het merendeel neigen naar een feitelijke beschrijving van de reis van de auteur. Mijn
voornaamste criteria waren dat de schrijvers gedurende het interbellum in Indochina hadden
gereisd en geschreven, en dat hun teksten door hun reizen waren geïnspireerd. In mijn analyse
van de verhoudingen tussen literatuur en kolonialisme vormde zich zodoende een zeer
heterogeen corpus. Het brengt grote schrijvers, zoals André Malraux, Roland Dorgelès, Paul
Claudel, Henri Michaux, Pierre Benoit, Claude Farrère, Paul Morand, Léon Werth en de
gebroeders Tharaud, samen met minder bekende of zelfs onbekende reizigers, zoals Henri
Duval, Jean Tardieu, Camille Drevet, Maurice Percheron, Paule Herfort, en ook met destijds
populaire maar nu in de vergetelheid geraakte reporters als Louis Roubaud, Andrée Viollis,
Titaÿna, Louis-Charles Royer, Henriette Célarié, Jean Dorsenne, Georges Le Fèvre e.a.
Sommigen zijn interessanter dan anderen en komen vaker voor in mijn analyse, maar ik
beschouw ze allemaal als klankbord van de ideologische en literaire veranderingen die
gedurende deze periode optraden bij het beschrijven van Frans Indochina.

De drie analytische assen waartegen ik de teksten uit mijn corpus heb afgezet, zijn:
reisliteratuur, kolonialisme en modernisme. Zo kon ik bepalen welke impact de Indochina-reis
had op de schrijvers in kwestie, zowel ideologisch als literair, en in hoeverre hun teksten
bijdroegen aan het creëren van een ‘antikoloniale ruis’ in een Frankrijk waar een luidruchtige
koloniale consensus overheerste. Mijn vraagstelling betrof dus de verbanden tussen literatuur
en kolonialisme in de teksten van schrijvers die gedurende het interbellum Indochina
bezochten.
Samenvatting in het Nederlands 751

Ik ben begonnen met het bestuderen van André Malrauxs Indochinese roman La Voie royale
(1930) omdat dit de enige Franse roman is waarin Edward Said een verband meent te vinden
tussen een bepaalde esthetische keuze – namelijk die van het modernisme – en een specifiek
standpunt ten aanzien van het kolonialisme – namelijk een discours dat afstand neemt van de
destijds dominante koloniale verheerlijking (Culture and Imperialism, 1993). Voor Said zijn
de twijfel, de ironie en het zelfbewustzijn van het modernisme strijdig met de toenmalige
algemene opvatting dat het kolonialisme een succes was dat gevierd moest worden. Volgens
Said is het modernistisch ‘ongemak’ in het werk van Malraux een teken van verandering.
Toch gaat Malraux niet zover dat hij de kant van de gekoloniseerde kiest. Dat betreurt Said,
die van mening is dat het enige acceptabele standpunt in die tijd was: beseffen dat er twee
kampen zijn en vervolgens kiezen voor dat van de onderdrukte. In de ogen van Said hebben
veranderingsgezinde gekoloniseerden in het interbellum afstand genomen van iedere vorm
van collaboratie en hebben zij begrepen dat ze moesten vechten tegen het Westen. Mijn werk
begint waar dat van Said eindigt; zijn conclusies vormen mijn openingsvragen: was Malraux
een modernist? En bestaat er überhaupt zoiets als Frans modernisme? In mijn eerste
hoofdstukken worden deze vragen bevestigend beantwoord. Sterker nog: het interbellum is de
periode waarin de waarden van het modernisme zich een plek bevochten in de Franse
literatuur. Veel Malraux-kenners zien zijn werk als antikoloniaal, maar is dat terecht? En is
Malraux zo uitzonderlijk? Is hij inderdaad het enige, of zelfs maar het beste voorbeeld van
deze kritische houding? Of zijn andere reizigers vergelijkbaar? Wat is het verband tussen
modernisme en antikolonialisme? En wat houdt ‘antikolonialisme’ dan eigenlijk precies in?
Allemaal subvragen die zich opwierpen en die noopten tot een nauwkeuriger analyse van het
koloniale discours. Ik heb getracht ze te beantwoorden met behulp van de postkoloniale
theorie.

Edward Said is, zoals bekend, een grote naam in de wereld van de postcolonial studies – ook
al heeft hij deze benaming voor zijn ‘discipline’ zelf nooit omarmd. Mijn onderzoek naar de
verbanden tussen literatuur en kolonialisme is geïnspireerd door werken van postkoloniale
onderzoekers. Toen ik eraan begon, waren postcolonial studies in de Franse academische
wereld nagenoeg onbekend en werd het hele idee zelfs verworpen, behalve door een enkele
uitzonderlijke onderzoeker als Jean-Marc Moura, die deze situatie nog maar zo kort geleden
als 2003 openlijk betreurde. Tegenwoordig is het kolonialisme een modieus onderwerp, zij
het dat het veel meer wordt behandeld door journalisten en historici dan door
literatuurdeskundigen. Het kolonialisme haalde opnieuw de Franse pers, vooral door de wet
752 « Putain de colonie ! »

van 23 april 2005, waarin de Franse staat wilde aangeven hoe geschiedenis op school moest
worden gedoceerd (“Schoolprogramma’s erkennen in het bijzonder de positieve rol van de
Franse aanwezigheid in de overzeese gebieden”) en door de reactie daarop van de kant van de
“inheemsen (indigènes) van de Republiek”, zoals deze groep zich noemde. Het kolonialisme
werd ook als argument ingebracht in de analyse van de diverse crises van de laatste jaren in de
banlieues. Onder andere de erkenning van het feit dat er tijdens de Algerijnse
onafhankelijkheidsoorlog stelselmatig is gemarteld, heeft het kolonialisme teruggeroepen in
de collectieve herinnering van de Fransen. Een uitdrukking als “devoir de mémoire”
(herinneringsplicht) is inmiddels in alle discoursen binnengedrongen. Het is kortom niet te
ontkennen dat het kolonialisme ‘hot’ is. Toch betekent dit niet perse dat het nu constructief
benaderd wordt, en evenmin dat de postkoloniale theorie eindelijk is doorgedrongen tot de
literaire afdelingen van de Franse universiteiten. De context verandert maar dit proces
verloopt langzaam. Mijn werk wil een brug slaan tussen enerzijds de theorie, die
voornamelijk Angelsaksisch is, en anderzijds de literaire en culturele ‘praktijk’ van het
voormalige Franse koloniale rijk. De confrontatie tussen die twee is een wederzijdse
verrijking gebleken: het postkolonialisme werpt nieuw licht op de Franse koloniale praktijk,
terwijl de specifieke ‘Franse casus’ leidt tot bijstelling van de theorie – waarin men tot dusver
over het Franse kolonialisme bijna kon beweren wat men wilde, zonder bang te zijn voor
tegenspraak. Zoals wijlen Jacqueline Bardolph zei, “het is tijd dat we ons ermee gaan
bemoeien!”. Dat is dan ook wat ik in het eerste luik van mijn proefschrift bepleit: het is hoog
tijd dat Frankrijk zich bezig gaat houden met de postkoloniale theorie.

Ook is het volgens mij verfrissend nu eens een koloniale praktijk te beschouwen die niet
direct te maken heeft met de Islam. De over-aanwezigheid van de religieuze opvattingen van
sommige Fransen met overzeese ‘roots’ staat m.i. een evenwichtige beschouwing van de
koloniale erfenis in de weg. Het is belangrijk zich in de analyse zich niet te beperken tot
religieuze aspecten maar breder te kijken naar de cultuur in het algemeen, naar culturele
vormen van onderdrukking, collaboratie, verzet etc. In de herinneringsoorlog die momenteel
in Frankrijk woedt, met als uitersten nostalgie en berouw, opent de analyse van een andere
koloniale context dan die van Noord Afrika nieuwe perspectieven. In die zin heeft mijn
onderzoek ook implicaties die verder gaan dan Frans Indochina tijdens het interbellum.

Na het ontrafelen van de concepten ‘modernisme’ en ‘postkolonialisme’ en hun bruikbaarheid


in de Franse context (eerste luik) richt mijn onderzoek zich op de analyse van het koloniale
Samenvatting in het Nederlands 753

discours (tweede luik). In mijn onderzoek heb ik me niet beperkt tot het lezen van de werken
van Franse reizigers. De bijzondere kenmerken van reisliteratuur – en van individuele
schrijvers – worden immers pas dan zichtbaar wanneer ook de context in acht wordt
genomen: de manier waarop het discours om hen heen wordt gevoerd en de argumenten die
daarbij worden gebruikt. Ik heb hun publicaties beschouwd in samenhang met die van vorige
generaties (historische discours-analyse) en tevens met uitingen van andere ‘koloniale
actoren’, wat Said het ‘contrapunt’ noemt. Ik heb de evolutie van het koloniale discours
bestudeerd vanaf de argumenten van de eerste missionarissen in Azië tot en met de periode
waarop ik mij specifiek richt. Mijn historische analyse spreekt Saids idee tegen van een
homogeen en onveranderlijk orientalisme dat zijn kracht ontleent aan zijn stabiliteit. Vanaf
het begin van de Franse bemoeienissen in Azië zien we namelijk dat de discoursen die
doorslaggevend waren voor de beslissing tot verovering, verre van homogeen waren. Zo
leidden de tegenstrijdige argumenten van de missionaris Huc toch tot de kolonisatie van
Indochina. Ook zien we dat koloniale discoursen flexibel zijn en zich aanpassen aan nieuwe
omstandigheden. Het liedje La Petite tonkinoise (1906) riep het publiek op tot actie maar kon
verschillende consequenties hebben naar gelang voor wie en door wie het gezongen werd. Het
spoorde mannen en vrouwen aan te kiezen voor een koloniale carrière, maar het kon
evenzogoed dienen als aanmoediging voor verdere militaire agressie en koloniale expansie.

Homi Bhabha (die overigens niet specifiek ingaat op het Franse kolonialisme) heeft gelijk als
hij zegt dat het discours ambivalent is en zijn eigen aanpassingen creëert (The Location of
Culture, 1994). Maar hij gaat niet echt in op situaties die dergelijke aanpassingen nodig
maken. Ik laat bijvoorbeeld zien dat hetzelfde liedje, nu gezongen door Josephine Baker, in
1930 andere doelen nastreeft dan de vroegere versies. In 1930 viert men een koloniaal rijk dat
als definitief en onveranderlijk wordt beschouwd, een vaststaand gegeven, terwijl in de
kolonie zelf het verzet nota bene steeds beter wordt georganiseerd – én steeds gewelddadiger
wordt onderdrukt: de ‘Yen Bay’ opstand is een vergeten maar bloedige pagina in de Franse
geschiedenis, met bombardementen van hele dorpen en publiekelijke onthoofding van
opstandelingen. Maar intussen voegt het oude liedje nieuwe koloniale argumenten toe: de
verhouding tussen kolonisator en gekoloniseerde wordt verbeeld door de ‘liefdesrelatie’
tussen een Franse minnaar en Josephine Baker/Mélaoli. De Amerikaanse artieste wordt de
perfecte buikspreekpop van een koloniaal discours dat beweert dat Indochinezen zoals
Mélaoli van de Fransen houden en blij zijn om gekoloniseerd te worden. Dit discours
ondersteunt de status-quo terwijl de omstandigheden veranderen en hervormingen
754 « Putain de colonie ! »

noodzakelijk zijn. Uit de populariteit van het liedje kunnen we afleiden dat Frankrijk in 1930
van de Indochinezen verlangt dat zij een bepaalde rol spelen. Het betreft hier niet zozeer het
verlangen dat Bhabha heeft geanalyseerd als “het verlangen naar een herkenbare ‘ander’” die
lijkt op mij maar “niet helemaal”; in het Franse koloniale discours van 1930 gaat het veel
meer over het verlangen dat de ander voor Frankrijk moet voelen. Mélaoli doet precies wat
van haar verwacht wordt en komt aan dit verlangen tegemoet want, zoals vele koloniale
theoretici aangeven: “Frankrijk houdt ervan om bemind te worden”. Ik denk dat de
constitutionalist Bùi Quang Chiêu gelijk had toen hij zei dat de liefde die Frankrijk denkt op
te wekken en bewezen wil zien, een specifiek kenmerk is van het Franse kolonialisme. Dit
zou nader moeten worden onderzocht door middel van transkoloniale analyse.

Hoe dan ook, het liedje van 1930 populariseert de kolonie, zet Fransen aan om ‘koloniaal te
consumeren’ en bevestigt een oude verhouding die opnieuw moet worden geduid, namelijk
als ongelijkwaardige liefdesrelatie tussen de eeuwig dankbare Indochinese aanbidder en een
Frans moederland dat op zijn beurt deze liefde nooit helemaal beantwoordt. Het liedje
bezegelt deze verhouding en geeft aan dat iedereen zijn plaats moet kennen. Het is geen
toeval dat dit discours opkomt in het interbellum want dat is de periode waarin Frankrijk zich
overstroomd voelt door de rest van de wereld. Overigens zien we hier een verschil met
Engeland, dat al eerder was overspoeld door invloeden van de buitenwereld en door het
modernisme. In ieder geval is de status-quo die het deuntje ondersteunt, in strijd met de
toenadering tussen de volkeren die in theorie wordt gepropageerd in de kolonie. De
meerderheid van de koloniale intelligentsia in Indochina heeft inderdaad moeten afzien van
een politiek van assimilatie – weliswaar nog altijd het officiële standpunt van de Derde
Republiek – en kiest nu voor een politiek van samenwerking, oftewel ‘associatie’ en
‘rapprochement’. In deze situatie kopen de reizigers hun ticket naar Indochina, in een
moederland dat beseft hoezeer het afhankelijk is van zijn koloniën, waar het zich tegelijkertijd
toe aangetrokken voelt en bang voor is.

Om de discoursen van het interbellum te begrijpen, heb ik niet alleen rekening gehouden met
theoretische verhandelingen uit het moederland maar ook met Franse populair-culturele
uitingen, zoals het genoemde liedje, stripverhalen (Kuifje), koloniale tentoonstellingen
(vooral die van Marseille in 1922 en die van Vincennes in 1931) etc. Ook de teksten van de
kolonialen heb ik in mijn werk betrokken, zowel die van de theoretici van het kolonialisme als
die van de romanschrijvers uit de kolonie. En natuurlijk hadden de Indochinezen zelf ook een
Samenvatting in het Nederlands 755

mening over het kolonialisme. Ook hun ‘teksten’ heb ik voor zover mogelijk geanalyseerd:
hun essays en romans maar ook andere vormen van culturele uitdrukkingen, o.a. karikaturen
en kleding. (Wat de geschreven uitingen betreft: voor zover deze in het Frans gesteld zijn, zijn
ze helaas niet altijd makkelijk te vinden; bovendien zijn er weinig vertalingen van werken in
het Quốc ngữ, Khmer, Lao en de andere talen van het schiereiland, talen die ik helaas niet
beheers; wat er vertaald is, is meestal in het Engels.) Dit contrapunt is een belangrijk aspect
van mijn onderzoek. De meeste postcolonial studies beperken zich m.i. ten onrechte tot de
culturele uitingen in de taal van de kolonisatoren – meestal ook de taal die de onderzoeker
zelf spreekt. Ik heb getracht een echte contrapunt-analyse te maken en in praktijk te brengen
wat Ann Laura Stoler en Frederick Cooper aanraden: het moederland en de kolonie, de
kolonisatoren en de gekoloniseerden moeten samen worden beschouwd in één en hetzelfde
analytische veld.

Daarnaast is ook de vergelijking tussen koloniale rijken onderling van belang. Transkoloniale
analyse heeft laten zien dat sommige vormen van weerstand en verzet tegen het Nederlandse
en het Franse kolonialisme, door respectievelijk Indonesiërs en Indochinezen, vergelijkbaar
zijn (bijvoorbeeld de rol die sportkleding speelde). Ook een vergelijking tussen het Britse en
het Franse modernisme toont aan dat beide niet perse parallel lopen.

In het derde luik schenk ik aandacht aan de plaats van de reiziger in de maatschappij van het
interbellum, zowel in de kolonie als in het moederland, én in de literaire wereld. Het lijkt
paradoxaal maar de enorme populariteit van het reizen en van het publiceren van
reiservaringen (ik verwijs hier naar de omvang van mijn corpus) duidt op de geringe autoriteit
die de schrijvers hadden. Hoewel verre reizen in deze periode nog alleen mogelijk waren voor
een elite, kon reizen niet meer worden beschouwd als een unieke ervaring. Als iedereen zijn
reisbelevenissen publiceert, verliezen de schrijvers van reisverhalen hun aanzien. Inhoudelijk
waren er ook problemen voor de reisliteratuur: ten eerste beschikt de reiziger over minder
kennis van het land dan de koloniale schrijver – hij is geen specialist; ten tweede kan een
zichzelf respecterende schrijver zich natuurlijk niet beperken tot het ‘exotisch-toeristische
genre’. Deze twee uitersten van kennis en onwetendheid worden hem ontzegd. Bovendien kan
zijn ideologische neutraliteit in twijfel worden getrokken. Zijn missie is immers om Indochina
op de kaart te zetten in de Franse publieke opinie, aangezien de kolonie nog steeds niet
bekend genoeg is, terwijl iedere Fransman er trots op zou moeten zijn. De schrijver heeft
positief gereageerd op de uitnodiging van ‘de propaganda’ om naar de kolonie te gaan. Zijn
756 « Putain de colonie ! »

werk helpt de populariteit van de kolonie te bevorderen, precies wat de propaganda beoogt.
Het is zeker geen toeval dat de twee grootste reisgolven plaatsvinden rond 1922
(tentoonstelling van Marseille) en 1931 (tentoonstelling van Vincennes). De reizigers
vertrekken met een zware ideologische bagage en velen – m.i. de interessantsten – voelen zich
dan ook in de val gelokt. Hoe kunnen ze iets anders leren, zien, horen, ruiken en voelen dan
wat ze verteld is in Frankrijk, dan wat ze al ‘weten’? Indochina zou ‘nieuw’ moeten zijn maar
heeft al betekenis gekregen door de beelden die hun voorgangers en de Franse propaganda in
hun geest hebben gegraveerd. De grenzen die ze voelen bij het percipiëren en schrijven,
versterken de eigenschappen van het genre: reisliteratuur wordt op zich al geconfronteerd met
de onmogelijkheid om iets nieuws te ontdekken, om te schrijven zonder zich te laten
beïnvloeden door wat voor het vertrek gelezen, gehoord en gezien is.

Een ander probleem is dat de reiziger, eenmaal aangekomen, overgeleverd wordt aan de
kolonialen (zijn eerste informatiebron), die argwaan koesteren jegens hem. “Wat zullen de
voorbijgangers over ons en over ons systeem gaan schrijven?” vragen de kolonialen zich af.
“Reizigers weten en begrijpen feitelijk niets van de kolonie.” Opmerkelijk veel koloniale
romans ruimen een bijzondere rol en plaats in voor de reiziger. In tal van koloniale werken
van fictie verschijnt een reiziger, of beter gezegd een reizigster, een moderne vrouw, een soort
‘garçonne’, die zich door onwetendheid, onvoorzichtigheid en onbehoedzaamheid door Azië
laat verleiden. Zij heeft te veel geluisterd naar de Aziatische stemmen en moet dat met haar
leven betalen. Zo wordt in koloniale fictie symbolisch afgerekend met reizigers. Moderne
vrouwen die door Indochina reizen, verdwijnen uit het verhaal of, beter nog, sterven in de
armen van ‘de ander’: in het oerwoud, in Khmer tempels of – zoals op het omslag van mijn
proefschrift – in de armen van de Boeddha. Zoals de schrijfster en journaliste Titaÿna zei:
gezien de macht van de kolonialen, moet de reiziger in Indochina “zich koest houden”.

Ik ben trouwens nog meer reizende Françaises tegengekomen in Indochina. Henriette Célarié
bijvoorbeeld, die weliswaar een professionele reizigster was maar toch toegaf dat ze met een
georganiseerde groep toeristen reisde. Deze eerlijkheid komen we niet vaak tegen bij
reizigers, die liever willen doen geloven dat ze alleen reizen, dat ze een elite en een
uitzondering zijn. Ook Titaÿna is een bijzonder geval en niet alleen door de schandalen die ze
veroorzaakte en de kwaliteit van sommige van haar publicaties: zij is ook fascinerend omdat
haar autobiografische teksten bepaalde feministische theorieën tegenspreken die beweren dat
vrouwen een andere houding hebben dan mannen ten opzichte van het landschap waarin ze
Samenvatting in het Nederlands 757

reizen. Hoewel Camille Drevet geen literaire teksten schreef, is het rapport van haar missie in
Indochina een van de felste aanklachten tegen het kolonialisme uit mijn corpus. En Andrée
Viollis is even opmerkelijk door de kwaliteit van haar teksten als vanwege haar ideologische
standpunten. De aanwezigheid van vrouwen was een van de eerste verrassingen waar ik in
mijn onderzoek tegenaan liep.

Ondanks de onderlinge verschillen vormen schrijvende reizigers wel degelijk een groep. Er
zijn namelijk ook veel overeenkomsten. Weliswaar vormen ze geen school en zijn er veel
niveau- en stijlvariaties, maar ze maken deel uit van een informeel netwerk van schrijvers die
tegelijk lezers zijn van reisliteratuur. Hun klassieken zijn Pierre Loti en Joseph Conrad. En na
1925 wordt Roland Dorgelès ook ‘verplichte lectuur’ bij de voorbereiding van iedere
Indochina-reis. De teksten van Malraux en vooral die van Roubaud worden vanaf 1930 ook
gelezen door andere reizigers, en die van Viollis vanaf 1935. De schrijvers uit dit informele
netwerk zijn elkaars lezers. En hoewel ze geen legitimiteit genieten van de kant van de
kolonialen, bouwen ze allen een nauwe band met hun lezers, die ze als het ware meenemen op
hun reis, met wie ze converseren en aan wie ze hun avonturen vertellen, zoals aan een vriend.
Hun legitimiteit en autoriteit ontlenen ze aan hun lezers. Ook inhoudelijk bestonden er
gemeenschappelijke kenmerken: de reis naar Azië versterkte het antirationalisme dat het
moederland in elk geval sinds de Eerste Wereldoorlog in zijn greep had. De instrumenten van
de schrijver – zijn zintuigen, de interpretatie daarvan en de taal die dit alles moet weergeven –
hebben het zwaar te verduren. De Azië-reiziger wordt zich dan ook bewust van de grenzen
van zijn vermogens en het is vooral deze bewustwording die hij in eerste instantie beschrijft.
Zijn teksten worden ook vaak gestructureerd naar analogie van dit bewustwordingsproces: ze
zijn niet lineair, noch chronologisch, ze aarzelen tussen fictie en non-fictie en vormen een
collage van allerlei bronnen en informatie. Deze vorm-eigenschappen herkennen we als die
van het modernisme. Een andere eigenschap van het modernisme die de teksten uit mijn
corpus vertonen, is dat de reiziger – de verteller of de hoofdpersoon – zich presenteert als een
eenzame elite, als iemand die niet thuis hoort in de wereld waarin hij reist, als iemand die
afstand houdt. Hij voelt en presenteert zich alsof hij in ballingschap (exile) is. Natuurlijk heeft
de koloniale context invloed gehad op deze eigenschappen. Maar deze afstand lijkt in eerste
instantie toch volledig apolitiek te zijn. Dit staat haaks op het feit dat vele van deze schrijvers
juist beschouwd werden en worden als ‘antikoloniaal’. Het woord ‘antikoloniaal’ dient met
zorgvuldigheid te worden gebruikt. Men moet eerst weten hoe het protest zich uitte alvorens
dit bijvoeglijk naamwoord kan worden toegepast. In het laatste hoofdstuk van het derde luik
758 « Putain de colonie ! »

richt ik me op de definitie van het begrip ‘antikoloniaal’, teneinde er een bruikbare en


context-gerichte betekenis aan toe te kunnen kennen.

Het is duidelijk dat Said vergat de context in acht te nemen toen hij beweerde dat het protest
in het interbellum afstand had gedaan van de idee van samenwerking en begrepen had dat de
tijd was gekomen om te vechten tegen het Westen. In feite heeft hij het protest van de
Indochinezen nooit geanalyseerd. Volgens mij moeten hun posities de maatstaf vormen voor
de mogelijke reacties op het kolonialisme in die tijd. Er waren veel meer vormen van protest
dan Said suggereerde. Romanschrijvers zoals Tam Lang, Vũ Trọng Phụng, Nguyễn Duc
Giang, Nguyễn Tien Lang, Pierre Do Dinh, Makhali-Phāl, maar ook politieke essayisten –
constitutionalisten, nationalisten en communisten zoals Bùi Quang Chiêu, Nguyễn An Ninh,
Nguyễn Ái Quốc – kozen niet perse, en zeker niet uitsluitend, voor de frontale aanval. Ze
stelden hervormingen voor, eisten verbetering van hun levensomstandigheden en een betere
samenwerking met het Franse bestuur. In tegenstelling tot Edward Said en Gayatri Spivak
(“Can the Subaltern Speak?”, 1993), die op zoek zijn naar vormen van opstand die ze als
zodanig kunnen beschouwen – namelijk degene die naar dekolonisatie zullen leiden – heb ik
gekeken naar uitingen van weerstand die daadwerkelijk door de bevolking zijn toegepast. Niet
alleen de strijd tégen, maar ook een zekere mate van samenwerking mét de macht was de
Indochinese activisten niet vreemd. Ze waren veel minder eenduidig en openlijk ‘tegen’ dan
Said doet vermoeden. Ze ‘doen ook mee’ met het Westen, met zijn waarden en met zijn
uitingswijzen. Of om het anders te formuleren: het is op basis van het koloniale discours zelf,
zijn argumenten, zijn stereotypen en zijn tegenstrijdigheden, dat de Indochinezen zich
uitdrukken. Ze gebruiken verbale uitdrukkingsvormen – teksten in het Frans en het Quốc ngữ,
etc. – maar ook tekeningen, kleding, etc. om het discours bloot te leggen, te ironiseren en te
ontkrachten. De tekening van een koelie door Nguyễn Ái Quốc is een goed voorbeeld van de
strategie van ironie, terwijl het zelfportret van Nguyễn An Ninh de esthetische en
hiërarchische waarden omzeilt die worden toegekend aan de kleur wit. Saids analyse dient
dan ook genuanceerd te worden: alle middelen werden aangewend om de
levensomstandigheden te verbeteren. We hoeven er niet verbaasd over te zijn dat de Franse
reizigers niet radicaler waren dan de Indochinezen zelf. Desalniettemin weigeren ze dikwijls
mee te gaan in voorgekauwde discoursen en gebruiken ze soms dezelfde strategieën als de
contesterende Indochinezen.
Samenvatting in het Nederlands 759

Het laatste luik van mijn proefschrift is gestructureerd rond de gebruikelijke hoogtepunten
van de “Grand Tour” door Indochina. Hier richt ik mijn aandacht op de toeristische
activiteiten die de reiziger als het ware plaats moesten doen nemen in het
verheerlijkingsdiscours ter meerdere eer en glorie van het Franse kolonialisme: de obligate rit
in een riksja, het al even obligate bewonderen van de ruïnes van Angkor, en van hun
‘herleving’ dankzij de Franse kolonisatie, en het dragen van het gebruikelijke koloniale
uniform. Dit waren stuk voor stuk standaardelementen in de koloniale ervaring en in de
literaire weergave ervan. Maar door in een riksja te klimmen, een koloniaal pak aan te trekken
of een bezoek te brengen aan Angkor worden de reizigers niet langer automatisch overtuigd
van de successen van het kolonialisme. Door aandacht te schenken aan de stilte van het land,
voorheen vooral gezien als kenmerk van Aziatisch archaïsme en derhalve juist een argument
vóór kolonisatie, laten ze blijken hoe onmogelijk het voor hen is in te stemmen met het
gangbare koloniale discours en zijn argumenten. Bij een aantal reizigers gaat de stilte leven en
wordt zij draagster van allerlei Indochinese stemmen, waaronder ook die van een anti-Franse
revolutie. Van deze stilte geven ze geen sluitende interpretatie maar ze associëren haar zeker
niet perse met culturele inferioriteit. Door deze benadering ontkrachten zij de vigerende
representaties. De nieuwe aandacht voor de stilte is kenmerkend voor de onderhavige
reisliteratuur en wellicht het best te begrijpen vanuit de positie die de reizigers innamen
binnen de koloniale orde; zij werden immers zelf tot stilte gedwongen door de macht van de
kolonialen.

Tijdens het bezoek aan de Khmer ruïnes, waar men geacht wordt de loftrompet te steken over
Frankrijk dat een bijna dode beschaving zou hebben doen herleven, constateren sommige
reizigers dat de aangekondigde Aziatische metamorfose niet plaats vindt. Zij trekken het
herlevingsargument in twijfel maar gaan nergens zo ver dat zij de legitimiteit van het
kolonialisme als zodanig verwerpen. Malraux en Claudel bijvoorbeeld zien de ruïnes niet tot
leven komen; Viollis en Dorgelès daarentegen vinden nog steeds reden tot jubel. Roubaud
wijst het bezoek aan de ruïnes van Angkor zelfs volledig af omdat ze te veel ideologische
lading hebben: de bezichtiging van de ruïnes ontneemt de reiziger het zicht op het echte land
en de echte werking van het kolonialisme.

De reizigers onderkennen het repressieve karakter van het koloniale uniform (wit pak en
helm) en enkele ook de vernieuwende kracht van de manier waarop sommige intellectuele
Indochinezen verkozen zich te kleden. Werth begrijpt de kracht van het zelfportret van Ninh.
760 « Putain de colonie ! »

Dorsenne en Roubaud herkennen de kameleontactiek van de communisten. Viollis heeft


bewondering voor een jonge arts die zijn helm afzet om de kloof met de plaatselijke
bevolking te verkleinen en een meer menselijke verhouding te krijgen met zijn patiënten. Ik
heb echter niet kunnen vaststellen of de reizigers zélf afstand doen van het uniform. Uit hun
teksten kunnen we opmaken dat ook zij waarschijnlijk in het bekende witte pak rondreisden
en hun analyse en beoordeling van rol en functie van koloniale kleding zette ze niet perse aan
tot het uittrekken ervan. In dit verband is het interessant dat in sommige romans van koloniale
schrijvers de reiziger juist wordt beschreven als een personage dat zich uitkleedt … en
vervolgens sterft. Zoals gezegd is de reiziger dan vaak een moderne vrouw, de ‘garçonne’.
Het verlies van haar kleren symboliseert het verlies van de koloniale macht. Overigens is de
mode bij uitstek geschikt om het maatschappelijk manicheïsme van de kolonie te doorbreken.
Zo vormt kleding een belangrijk element in de romans van Marguerite Duras: de ontmoeting
tussen de aanstaande minnaars, tussen de modieuze Indochinese student die net terug is uit
Frankrijk (de ‘retour de France’) en de blanke would be ‘garçonne’, is mogelijk omdat deze
protagonisten een andere esthetiek hebben gekozen dan die van de kolonialen.

Er zijn natuurlijk veel verschillen tussen individuele reizigers maar toch kunnen we zeggen
dat de meerderheid weigert de argumenten van de doxa te accepteren. In plaats van de
gangbare opinie tegen te spreken, gebruiken ze andere strategieën, met name ironie,
opeenstapeling van mogelijkheden, het verzamelen van meerdere tegenstrijdige bronnen
(Roubaud) of het schrijven over ‘iets anders’ (wat ik déplacement noem): een andere kolonie
(Viollis), het dierenrijk (Pourtalès, Michaux?) of de oorlog (Werth). Of ze maken gebruik van
ander literaire genres (ook een vorm van déplacement): kindervertelling (Dorgelès),
fantastische literatuur (Durtain) etc. Ze kritiseren door middel van tactieken die retorisch van
aard zijn maar verwerpen niet het kolonialisme als zodanig. Omdat ze het officiële discours
aanvallen langs de weg van diverse deelargumenten kan men het best spreken van
weerlegging van koloniale argumenten. De werken die ik heb bestudeerd, mengen
argumenten ‘pro’ en ‘contra’ en spreken zichzelf dan ook onvermijdelijk tegen. Het begrip
‘antikoloniaal’ – althans indien men hieronder wil verstaan het verwerpen van het
kolonialisme als zodanig – zou hier m.i. niet op zijn plaats zijn. Zelfs de werken van
Indochinese schrijvers bevatten tegenstrijdigheden en pleiten tegelijk voor bevrijding én voor
verbetering van de situatie onder het Franse regime. Ondanks hun verschillende posities in de
koloniale maatschappij trachten zowel Indochinese contestanten als sommige Franse
schrijvers van reisliteratuur het gangbare discours op vergelijkbare wijze te destabiliseren.
Samenvatting in het Nederlands 761

Daarom spreek ik liever van ‘weerlegging van koloniale argumenten’ dan van
‘antikolonialisme’.

De meerderheid van de schrijvers uit mijn corpus kritiseert de ‘experts’ van het discours: de
kolonialen – die meestal bepaald niet het niveau en de kwaliteiten hebben om de mission
civilisatrice uit te voeren. De meeste schrijvers vinden ook dat hervormingen dringend nodig
zijn, omdat de levensomstandigheden van de bevolking onaanvaardbaar zijn (Dorgelès,
Durtain, Viollis, Roubaud, maar ook Indochinezen als Pierre Do Dinh en Bùi Quang Chiêu,
en zelfs kolonialen als Paul Monnet, Georges Garros, Paul Monin etc.) of omdat het
eenvoudig te gevaarlijk is om helemaal niets te veranderen (Malraux, Dorsenne). In het beste
geval vinden de reizigers dat de onafhankelijkheid moet worden voorbereid door
hervormingen (Werth, Challaye, Drevet – die tot op zekere hoogte de mening delen van Ninh
en Quốc, zij het dat deze laatsten bezweren naar de wapens te zullen grijpen als er niets
verandert). Sommige anderen echter lijken het onderwerp ‘kolonie’ geheel te willen
vermijden (Michaux, Faure), terwijl weer anderen zich uitspreken voor een versterking van de
status-quo (Farrère, de gebroeders Tharaud). Het bovenstaande is een samenvatting van hun
standpunten, bedoeld om individuele kenmerken uit te lichten en om het brede scala aan
posities te schetsen. Maar ik geef onmiddellijk toe dat zo’n samenvatting kunstmatig is. De
standpunten zijn in werkelijkheid minder helder dan ik hier aangeef, niet alleen omdat er niet
zelden sprake is van tegenstrijdigheden, maar vooral ook omdat de meeste schrijvers
weigeren een duidelijke positie in te nemen.

Dit laatste geldt ook voor Malraux en verklaart waarschijnlijk waarom er zoveel tegenstrijdige
conclusies zijn getrokken uit diens Aziatische romans. Hij is weliswaar de meest bekende van
de schrijvers uit mijn corpus maar, in tegenstelling tot wat Said doet denken, is La Voie royale
niet de meest radicale roman wat betreft het weerleggen van koloniale argumenten. Said heeft
in zoverre gelijk dat er in het boek inderdaad geen sprake is van het vieren van de koloniale
successen; bij Malraux heerst eerder koloniale teleurstelling, maar deze is getint door
nostalgie naar een tijd waarin het koloniale avontuur nog mogelijk was. In de roman vinden
we de gebruikelijke koloniale thematiek: de avonturen van de Blanke Man (Perken), koning
van de inheemse bevolking, en zijn ‘romantische’ successen. De gangbare waarden van de
koloniale orde worden toegepast maar er wordt tevens geconstateerd dat ze geen betekenis
meer hebben. De andere hoofdpersoon van het verhaal, Claude Vannec, neemt het standpunt
in van ‘afvallige’ van het kolonialisme. Hij presenteert echter geen herziene versie van de
762 « Putain de colonie ! »

koloniale werkelijkheid. La Voie royale besluit met Vannecs onmacht om de kolonie


daadwerkelijk te observeren. ‘De ander’ (i.c. de Indochinees) wordt dan ook niet betrokken in
een nieuwe interpretatie van de situatie. Dorgelès, Durtain, Viollis, Roubaud en Werth
daarentegen proberen wel degelijk rekening te houden met ‘de ander’ in hun pogingen om tot
nieuwe interpretaties van het kolonialisme te komen. Dat doen ze door over iets anders te
schrijven (déplacement). Deze déplacement vindt plaats in wat Kaja Silverman de ‘productive
look’ noemt. Maar aangezien in de hierboven bedoelde herziening van de interpretatie van de
koloniale wereld ook horen en ruiken een rol spelen, kunnen we spreken van ‘productieve
zintuigen’. Malrauxs held Vannec wordt zich weliswaar bewust van het feit dat zijn zintuigen
tekort schieten bij het interpreteren van zijn koloniale omgeving, maar er is bij hem geen
sprake van productieve zintuigen, van her-ziening. Verder is het opmerkelijk dat de zeer
metafysische roman van Malraux met grote precisie argumenten behandelt die gangbaar
waren in de kolonie toen hij er zelf actief was als journalist. Deze argumenten sturen het
verhaal en liggen tevens aan de basis van belangrijke begrippen die de filosofie van de
schrijver hebben gevormd. Zo vindt het concept ‘metamorfose van kunst’ zijn inspiratie in de
rechtvaardiging van het kolonialisme ten behoeve van de herleving van Azië met behulp van
de energie van het moderne Frankrijk. En het concept ‘broederschap’ is beïnvloed door de
discussies en polemieken over toenadering tussen volkeren die centraal stonden in het
Indochina van de jaren 1920-1930. De vergelijking tussen het vocabulaire van Malrauxs held
Perken en dat van kolonialen als bijvoorbeeld Albert Sarraut is onthullend. Volgens mij is het
daarom ook onmogelijk de Aziatische romans van Malraux te lezen zonder aandacht te
schenken aan de koloniale discursieve context.

Het zal inmiddels duidelijk zijn dat de Indochinese roman van Malraux een veel zwakkere
kritiek op het kolonialisme ademt dan het werk van andere reizigers, en zeker dan wat Edward
Said suggereert. Said heeft La Voie royale niet aandachtig gelezen – als hij het boek
überhaupt heeft gelezen… Daar kunnen we namelijk aan twijfelen, temeer daar de
beschrijvingen van de Moïs (de Vietnamese verzamelnaam voor etnische minderheden) door
Malraux veel choquerender zijn dan die van andere schrijvers uit mijn corpus, terwijl Said
juist zijn bewondering uitspreekt voor Malrauxs etnologische observaties! Zelfs toen Malraux
nog actief was als geëngageerd journalist in Indochina, ageerde hij vooral tegen de ‘experts’
van het discours. Hij was weliswaar tegen de beslissing om Indochinese intellectuelen te
verbieden in Frankrijk te gaan studeren, maar in zijn stukken in L’Indochine (enchaînée)
verwerpt hij nooit de koloniale idee als zodanig. Zijn aanvallen zijn trouwens zo persoonlijk
Samenvatting in het Nederlands 763

gericht tegen bepaalde machtige ambtenaren, dat het erop lijkt dat personele wijzigingen
binnen het koloniale bestuur de problemen zouden kunnen oplossen. Bovendien was kritiek
op het niveau en de kwaliteiten van de kolonialen destijds vrij gebruikelijk. De weinige
politieke reisschrijvers, zoals bijvoorbeeld Morand, en koloniale romanschrijvers als Yvonne
Schultz en Herbert Wild gebruiken deze tactiek ook. Hierdoor kunnen schrijvers een verschil
maken tussen goede en slechte kolonisatoren, en ook tussen goede en slechte reizigers. Dit is
op zich dus geen bewijs van een kritisch koloniaal standpunt. Dit alles neemt echter niet weg
dat André Malraux moed heeft getoond door op een zo persoonlijk wijze – en met zo’n
scherpe pen –de hoge heren van Indochina als Kop van Jut te gebruiken. Dit was zeker
lofwaardig maar als weerlegging van het koloniale discours noch origineel, noch efficiënt.

Roland Dorgelès daarentegen legde een grotere mate van originaliteit aan de dag en heeft ook
meer bereikt met zijn Sur la Route mandarine (1925), ook al is hij tegenwoordig veel minder
bekend dan Malraux. Zijn koloniale weerlegging ging weliswaar niet heel ver (evenals andere
reizigers mengt hij tegenstrijdige argumenten: hij geniet van de glorieuze herleving van
Angkor dankzij de Fransen, terwijl hij tevens Moïs en mijnwerkers verdedigt). Maar hij is de
eerste die een literaire vorm vond die politieke consequenties had. Zijn werk werd gelezen in
het parlement, hetgeen leidde tot verbeterde werkomstandigheden in de Indochinese mijnen.
Het diende, direct of indirect, als voorbeeld voor reizigers die na hem naar Indochina gingen.
Zijn kritiek slaat niet op de acties van specifieke kolonialen. Evenals Gide (maar twee jaar
eerder) kritiseert Dorgelès het optreden van grote bedrijven die de bevolking in
onaanvaardbare situaties laten leven en werken. Het is trouwens niet ondenkbaar dat Gide
reeds bekend was met Sur la Route mandarine voor hij Retour du Congo schreef (1927). In
het reisverslag van Dorgelès verenigt de verteller twee op het eerste gezicht tegenstrijdige
standpunten: hij houdt resoluut afstand van de wereld waarin hij reist, maar toch slaagt hij
erin koloniale argumenten te weerleggen. Het autoreflexieve niveau – net zo autoreflexief als
de roman van Malraux, maar met meer humor en zelfspot – wordt al aangekondigd in de titel:
de schrijver was op zoek naar een exotische weg, maar de ‘route mandarine’ heeft plaats
moeten maken voor de RC1, de koloniale weg n01. Dorgelès is een schrijver die ik met veel
genoegen heb herontdekt. Zijn talent om de lezer mee te nemen in het verhaal, en om hem bij
tijden in het ootje te nemen, is amusant en zijn werk verdient m.i. meer aandacht van
postkoloniale theoretici. Zowel zijn houding ten opzichte van het kolonialisme als zijn
houding ten opzichte van de literaire tradities van zijn tijd was origineel.
764 « Putain de colonie ! »

In Indochina paste Dorgelès zijn ervaring als oorlogsschrijver toe in zijn reisliteratuur. De
manier waarop hij de gruwelijkheden van het kolonialisme benadert, is duidelijk geïnspireerd
door zijn Croix de bois (1919), een boek dat het geweld van de Eerste Wereldoorlog en de
rechtvaardiging daarvan aan de kaak stelde. Hetzelfde geldt voor Albert Londres. Londres had
zijn pen geslepen tijdens de oorlog in reportages die zijn lezers hevig beroerden. Tegen zijn
wil afgekeurd als militair wilde hij toch niet aan de zijlijn blijven staan: zijn pen was zijn
enige wapen in een onaanvaardbare situatie. Zeker is dat de schrijvers die Dorgelès naar
Indochina zouden volgen, soortgelijke kenmerken vertonen. Hun retorische literatuur ontleent
tegelijkertijd inhoudelijke elementen (het weerleggen van de argumenten die de oorlog
moesten rechtvaardigen) en vorm-elementen aan de oorlogsreportage. Qua vorm maken ze
gebruik van ellipsen, collages van verschillende bronnen, afwisseling tussen beschrijvingen
van de buitenwereld en persoonlijke, soms ook metafysische beschouwingen, aarzeling tussen
literaire en journalistieke stijl etc. In het interbellum is de reportage dan ook in de mode en
een belangrijke concurrent van de roman, die zich dan in een diepe crisis bevindt. Een andere
reporter die van essentieel belang is in mijn onderzoek, is Louis Roubaud, ook een lezer van
Dorgelès. Roubauds Viet Nam. La tragédie Indo-chinoise (1931) zorgde ervoor dat de
koloniale kwestie en het Franse geweld van ‘Yen Bay’ in het parlement aan de orde kwamen
en droeg bij aan de amnestie van politieke gevangenen in 1936. Dorgelès en Roubaud hebben,
met respectievelijk Sur la Route mandarine en Viet Nam. La tragédie Indo-chinoise, een
reële impact gehad op de Franse publieke opinie.

Toch worden de reizigers die koloniale argumenten weten te weerleggen door zijdelingse
kritiek, déplacement en ironie, volledig genegeerd door de postkoloniale critici. Het lijkt erop
dat de houding van deze schrijvers niet radicaal genoeg was om interessant te zijn. Ook het
feit dat ze in de periode zelf hebben gepubliceerd, speelt kennelijk een rol bij dit gebrek aan
belangstelling. Zelfs de publicaties van Nguyễn Ái Quốc (later bekend als Hô Chi Minh)
hebben tot nu toe niet de belangstelling van postkoloniale denkers kunnen wekken. Dit is zeer
problematisch. De postkoloniale theorie die beweert dat de ‘post-’ in haar naam niet historisch
moet worden geduid, beperkt zichzelf eigenlijk tot de analyse van teksten die sinds de
onafhankelijkheid zijn verschenen. Men lijkt te vergeten dat, zodra er ergens sprake was van
kolonialisme en van koloniale discoursen, daar ook op werd gereageerd: men kon er dan
natuurlijk ‘tegen’ zijn, maar men kon ook ‘meedoen’: accepteren, maar ook onderhandelen,
manoeuvreren, een modus vivendi zoeken, omzeilen etc. Het zal duidelijk zijn dat de door mij
bestudeerde reisliteratuur noodzaakt tot bijstelling van de theorie. In de betreffende teksten,
Samenvatting in het Nederlands 765

en trouwens ook in de meeste teksten van Indochinezen uit dezelfde periode, wordt namelijk
wel degelijk kritiek geuit maar vooral zijdelings, door strategieën die veel effectiever bleken
te zijn dan een frontale botsing, dan ‘antikolonialisme’ in de engere zin des woords. Deze
strategieën moeten nader worden onderzocht als pogingen om de argumenten van het
koloniale discours te weerleggen (en niet alleen bij Franse schrijvers).

Dorgelès, Werth, Roubaud, Viollis, Durtain etc. gebruiken strategieën die hun oorspronkelijke
handicap weten te omzeilen. Sterker nog: hun zwakte wordt hun kracht. Als reizigers hebben
ze geen recht van spreken over de kolonie – ze hebben noch de kennis van de koloniaal, noch
de vrijheid van de toerist. Daarom kunnen ze niet echt een duidelijke mening geven en laten
ze die taak over aan hun lezers. Ze beschrijven tegelijkertijd meerdere mogelijkheden,
ventileren geen standpunt en hebben geen zekerheden. In hun teksten herkennen we veel
modernistische waarden, o.a. de afstand die de reizigers proberen te houden van hetgeen ze
beschrijven. Paradoxaal genoeg is het juist deze afstand die ervoor zorgt dat hun literatuur
impact kon hebben. Juist hun ongeëngageerdheid zet de lezer aan tot engagement. Deze
literatuur is niet zozeer modernistisch of antikoloniaal maar legt vooral het mechanisme
achter het koloniale discours bloot en draagt de verantwoordelijkheid als het ware over aan de
lezer. In het blootleggen en weerleggen van de argumenten van het discours is deze literatuur
wel verwant aan het modernisme. Ze gebruikt nieuwe esthetische vormen om de kolonie te
beschrijven en om de bewustwording van de reiziger weer te geven. Desalniettemin is niet
ieder tekst die koloniale argumenten weerlegt, perse modernistisch (Camille Drevet b.v.).
Evenmin bevat ieder modernistisch reisverslag perse een weerlegging van het koloniale
discours (Elie Faure, Paul Morand b.v.). En iedere reispublicatie ten slotte is niet automatisch
het een of het ander (Henriette Célarié, Claude Farrère, b.v.). Maar de specifieke context van
het reizen door koloniaal Indochina maakte een combinatie mogelijk. Wat ze gemeen hebben,
is de weerlegging van een discours. Zoals Vincent Sherry voor het Britse modernisme heeft
laten zien, was het modernisme in de oorlogsjaren doorgedrongen in de journalistiek en
maakten de schrijvers van deze beweging gebruik van een retorische stijl tegen de argumenten
die de Eerste Wereldoorlog moesten rechtvaardigen. In de kolonie wordt deze ‘tegen-retoriek’
al snel kritiek op de argumenten die het kolonialisme moesten rechtvaardigen. Maar er is geen
oorzakelijk verband tussen beide: de ‘antikolonialisten’ en de ‘modernisten’ van het
interbellum maken slechts gebruik van dezelfde retorische strategieën.
766 « Putain de colonie ! »

In de reisliteratuur nemen de vertellers zelf geen standpunt in, ontwijken zij duidelijke
conclusies en bevelen zij geen gedragslijn aan ten opzichte van het kolonialisme. Dat past
goed bij de rol die de koloniale maatschappij ze toekent en bij de modernistische waarden.
We kunnen dus niet spreken van antikoloniale literatuur stricto sensu, want de schrijvers
mengen allerlei argumenten die soms tegenstrijdig zijn. Toch is het vanuit deze zwakke
positie van voorbijganger, en als ‘medeplichtige’ aan een discours dat hen naar Indochina
heeft gestuurd en van hen verwacht dat ze een koloniale opinie creëren, dat ze een
verandering bewerkstelligen. Met de weerlegging van de argumenten van het koloniale
discours hebben de reizigers uit mijn corpus een manier gevonden om geen buikspreekpoppen
van dat discours te worden, zoals Mélaoli, en om toch een koloniale opinie te creëren, zoals
het moederland verwachtte; ze maken een protestliteratuur die de ‘censuur’ weet te omzeilen.
Het bloot leggen van sommige argumenten blijkt efficiënter dan men had kunnen denken: ze
slagen erin bepaalde zekerheden in twijfel te trekken terwijl het kolonialisme in die tijd nog
een internationaal gegeven is. Zodra heersende overtuigingen in twijfel worden getrokken,
kan de lezer beginnen met nadenken. Hij erft het koloniale probleem en is degene die een
standpunt moet formuleren en die morele antwoorden moet verzinnen op vragen waarvoor het
de reiziger aan woorden ontbrak. Dat is de kracht van deze literatuur: ze spreekt haar lezers
letterlijk aan. Het is dus geen geëngageerde literatuur in traditionele zin van het woord; het is
juist haar betrekkelijk ongeëngageerde opstelling die het engagement van de lezer stimuleert,
des te meer omdat de verteller vanaf de eerste zin een nauwe band creëert met de lezer.
Sommige van de teksten die ik behandel, hadden zelfs concrete gevolgen in de kolonie. Als ze
niet direct hebben bijgedragen aan de bevrijding – die nog een paar decennia op zich zou laten
wachten – is dat doordat de kolonialen verzet boden tegen iedere vorm van verandering, en
doordat het Frankrijk van de jaren 1930 politiek gezien waarlijk wel iets anders aan zijn hoofd
had. Ik beschouw de weerlegging door deze schrijvers van argumenten uit het koloniale
discours dan ook als een prenataal, om niet te zeggen geaborteerd antikolonialisme.

De door mij behandelde literatuur heeft een publieke opinie gecreëerd, ook al was haar
legitimiteit zwak en gaven de reizigers het zelf uiteindelijk op. Ze hadden geen woorden meer
om Frans Indochina en het Franse koloniale systeem te beschrijven en eindigen hun boeken in
onmacht, op het punt om een hartgrondig “Shit-kolonie!” te laten weerklinken.
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ANNEXE
810 « Putain de colonie ! »
Annexe
812 « Putain de colonie ! »
INDEX

angoisse, 24, 28, 36, 41, 53, 55, 70, 79, 95,
A 142, 145, 158, 207-210, 253, 276, 314,
342, 350, 352, 356, 361, 377, 483, 504,
Abatino, Pépito, 238
506, 507, 510, 511, 530-533, 535, 537,
Abbeele, Georges Van Den, 94 539, 600, 601, 604, 605, 608, 633, 664,
Abel-Rémusat, Jean-Pierre, 137 668

About, Pierre-Edmond, 280 Annaud, Jean-Jacques, 256

adhésion, 36, 37, 141, 156, 243, 248, 313, Anouilh, Jean, 296, 602
338, 345, 361, 367, 371, 375, 378, 394, anticolonial, 29, 122, 204, 391, 399, 656
404, 475, 493, 495, 508, 537, 558, 564,
anticolonialisme, 19, 28-30, 93, 95, 97,
584, 589, 590, 596, 627, 658, 700
109, 352, 372, 380, 388, 390-397, 401,
Adler, Laure, 178, 269, 391, 646 405-411, 415, 416, 421, 489, 496, 551,
administration coloniale, 67, 69, 135, 262, 552, 702, 709, 718, 724, 726
268, 274, 279, 386, 387, 388, 401, 415, anti-Français, 215, 245, 256, 347, 383-385,
443, 450, 483, 500, 522, 523, 544, 630, 387-390, 392, 393, 402, 404, 470, 514,
633, 641, 668, 680, 701 522, 613, 632, 634, 635, 639, 640, 643,
Adorno, Theodor, 89, 182 689, 693, 700

Affergan, Francis, 173 Aragon, Louis, 352

Ageron, Charles-Robert, 16, 17, 180, 214, Arbour, Romeo, 48, 84


215, 259 Armel, Aliette, 653, 657
Ahluwalia, Pal, 118, 127, 142 Aron, Paul, 158
Ainval, Christiane d’, 109 art nègre, 191-194, 197, 232, 247, 253, 544
Ajalbert, Jean, 168, 278 Ashcroft, Bill, 102, 115, 117, 118, 121,
Allégret, Marc, 238 123, 127, 142, 591

Alliau, Jeanne, 23, 431, 481 asiatisme, 197, 247, 252, 253, 379, 450

Alphen, Ernst van, 46, 54, 607 Asiatisme, 201

Amaury, Francine, 297, 335 Association des Patriotes Annamites, 204

amnistie, 94, 398, 399, 476, 711 Assouline, Pierre, 155, 157, 199, 203, 302,
336, 437
Anderson, Benedict, 130, 266, 515
attirence, 53, 207, 320, 666
André-Pallois, Nadine, 120
Auerbach, Erich, 41, 45, 73, 74, 91
Angkor, 20, 23, 24, 30, 60, 78, 81, 85, 87,
160, 178, 201, 215, 231, 243, 278- 282, Aung San Suu Kyi, 463
284, 288, 289, 292, 298, 301, 303, 304, autoréflexivité, 78
306, 351, 417, 442-447, 469, 497, 499-
autoreprésentation, 621, 623, 625, 627,
515, 517-522, 525-539, 543-550, 599,
719, 720
617, 618, 620, 642, 666, 671, 719
autorité, 116, 149, 151, 170, 223, 224, 268-
271, 273, 304, 326, 335, 349, 350, 379,
814 « Putain de colonie ! »

401, 413, 422, 438, 460, 493, 497, 555, Bilange, François, 21, 120, 268
560, 592, 625, 696, 707, 715, 723
Binot, Jean-Marc, 398
Autrand, Michel, 87, 273, 301
Biondi, Jean-Pierre, 126, 353, 391
Blache, J., 554, 652
B Blanchard, Pascal, 17, 18, 27, 100, 104,
Bacqué-Grammont, Jean-Louis, 509, 517 108, 191, 215, 216, 220, 241, 254, 264,
270, 285, 347, 348, 391, 395, 687
Baden-Powell, 555
blancheur, 30, 550, 551, 562, 565-568,
Baetens, Jan, 34, 37, 46 570, 572, 575, 581, 583, 587, 588, 592,
Baker, Joséphine, 189, 195, 224, 230, 250 609, 613, 614, 617, 625, 630, 640, 650,
653, 678, 681, 719
Bakhtine, Mikhaïl, 158
Boehmer, Elleke, 54, 119, 121, 234, 604,
Bal, Mieke, 597 701
Balandier, Georges, 654 Boissière, Jules, 176
Bancel, Nicolas, 27, 100, 108, 216, 220, Bonnetain, Charles, 176, 449
270, 348, 397, 555, 628, 687
Bontoux, Henry, 280
Bard, Christine, 651
Booth, Howard, 97, 345
Bardolph, Jacqueline, 26, 106, 107
Borm, Jan, 20
Barlet, Olivier, 264
Bosma, Hanna, 194, 196
Barquisseau, Raphaël, 111, 442
Boucau, Henri, 276
Barthes, Roland, 44, 126, 299, 328, 560,
579 Boucharenc, Myriam, 335, 712
Baudelaire, Charles, 34 Bouche, Denise, 16
Beauclair, Germain, 20 Bouchon, Henry, 263, 432
Béguin, Jean-Marc, 647, 649 Bouddha, 22, 64, 292, 335, 445, 456, 503,
642, 664, 668, 678
Beigbeder, Yves, 298
Boudineau, Jean-Pierre, 437
Beller, Manfred, 130, 265, 626
Bourcier, Emmanuel, 176
Benjamin, Walter, 217
Bourrel, Jean-René, 63, 66, 298, 529
Benoît, Bruno, 144
Bouvier, Emile, 64
Benoit, Pierre, 20, 202, 307, 313, 468, 505,
532, 666 Bricmont, Jean, 84
Bergson, Henri, 51, 84, 296, 476, 597, 602 Brincourt, André et Jean, 83
Berman, Marshall, 41 Brocheux, Pierre, 17, 81, 261, 265, 634,
635, 680, 693
Bernard, Colonel, 519
Broden, Thomas, 650
Berthier, Jacques, 271
Brodin, Pierre, 443
Besançon, Pascale, 179, 221, 225, 239
Brunel, Pierre, 18, 20, 344
Bhabha, Homi, 46, 101, 104, 222, 224,
233, 304, 377, 455, 461, 605, 624, 635 Bùi Quang Chiêu, 204, 205, 248, 249, 367,
394, 404, 406, 692, 700, 718, 720
Index 815

Bui Thanh Vân, 23 Clavaron, Yves, 112


Bureau du Travail, 245, 703 Clément, Murielle Lucie, 533, 561
Clifford, James, 193, 327

C Clifford, Nicholas, 153, 154


code de l’indigénat, 255, 276
Cacaud, Michel, 20 Cogez, Gérard, 323, 326, 328, 337, 343,
Camara, Félix de la, 238 711
Cameron, May, 62 Colette, 196
caodaïsme, 401 Collard, Paul, 519
Carr, Helen, 42, 200, 316, 326, 340, 345, Comité pour l’amnistie en faveur des
546 Indochinois, 399, 711
Casanova, Pascale, 589 Compagnon, Antoine, 33, 35, 125, 126
Cave, Terrence, 107 Condominas, Georges, 357
Célarié, Henriette, 20, 244, 293, 457, 501, congaï, 168, 169, 171, 173, 174, 186, 209,
505, 641 224, 229, 237, 275, 278, 305, 311, 312,
329, 488, 674, 676, 692
Cendrieux, Jean, 209, 488
Conklin, Alice, 219
Chack, Paul, 176, 449, 664
connaissance, 20, 40, 65, 111, 121, 137-
Chafer, Tony, 156, 176, 181, 634, 672 139, 141, 146, 153, 197, 206, 212, 216,
Challaye, Félicien, 20, 411, 508, 518, 543, 217, 243, 264, 269, 270, 272, 274, 277,
684, 705 279, 291, 294, 295, 315, 328, 329, 356,
385, 462, 474, 489, 507, 510, 552, 612,
Chambard, Claude, 297
635, 642, 715, 722
Champsaur, Félicien, 230
Conrad, Joseph, 43, 46, 55, 64, 65, 307,
Charaudeau, Patrick, 159, 410, 414, 416 561
Charlus, 164, 654 consensus, 141, 143, 160, 215, 347, 350,
Chassaing, Paul, 500 352, 380

Chatelain, Yves, 311 constitutionnaliste, 205, 213, 248, 249,


367, 394, 401, 404, 406, 629, 718
Chiu, Lily V., 232, 266, 532
contre-exposition, 213, 256, 395, 396, 710
Chivas-Baron, Clotilde, 183, 184, 185,
195, 209, 278, 366, 556, 570, 652 coolie, 284, 366, 428-430, 432-439, 441,
451, 460, 472, 474, 475, 480, 488, 489,
Christiné, Henri, 165 491, 492, 494, 495, 583, 623, 666
citoyenneté, 209, 256, 257, 554, 555, 627, Cooper, Nicola, 109, 112, 214, 266, 277,
630, 633, 653 282, 289, 351, 353, 393, 450, 465, 563,
citroën, 252, 283, 288, 739, 753, 763 711
Citroën, André, 288 Copin, Henri, 23, 103, 111, 112, 120, 126,
202, 265, 266, 270, 278, 330, 442, 488,
Clancy-Smith, Julia, 166, 185, 568, 669 711
Claudel, Paul, 20, 250, 442, 505, 507-510, Coquery-Vidrovitch, Catherine, 16, 17,
516, 527, 535, 536 215
816 « Putain de colonie ! »

Corlieu-Jouve, 664-666, 668, 680 267, 278, 279, 284, 288, 295, 298, 315,
Corpet, Olivier, 564, 646 322, 328, 348, 351, 354, 361, 362, 364-
367, 369, 370, 371, 373, 374, 375, 379,
Cousturier, Lucie, 206, 225, 355, 615 380, 383, 384, 387, 394, 396, 406, 408-
Cramer, Franz Anton, 195 416, 424, 425, 428, 433, 442, 446, 447,
448, 455, 456, 461, 462, 465, 467, 469,
crise de l’Occident, 53, 55, 57, 199 471, 472, 474-479, 483, 484, 487, 490,
croisière jaune, 21, 252, 288, 516 493-497, 499-501, 507, 526, 527, 532,
541, 543-546, 548-555, 567, 568, 570,
Croisset, Francis de, 20, 309, 326 572, 577, 582, 583, 584, 585, 593, 605,
Cros, Louis, 262 608, 619, 628, 629, 631, 634, 635, 638,
642, 657, 658, 661, 670-672, 680, 688,
Culler, Jonathan, 43
689, 691, 693-696, 700, 702, 713, 715,
717-726
D distance, 18, 41, 45, 68, 69, 71, 74, 76, 83,
85, 92, 96, 251, 274, 293, 316, 323, 339,
Dagens, Bruno, 502, 507, 508, 516, 517 345, 348, 354, 357, 363, 375, 409, 429,
Daguerches, Henry, 60, 78 437, 456, 471, 474, 476, 477, 482, 484,
493, 494, 496, 497, 527, 551, 558, 559,
De Freitas, Maria Teresa, 192
561, 568, 572, 593, 599-606, 614, 622,
Ðề Thám, 175, 176 637, 683, 700, 704, 706, 711, 712, 723,
Debaene, Vincent, 193 726

Deleuze, Gilles, 378 Dixon, Susan, 586, 588, 591

Delrez, Marc, 116 Do Dinh Tach, 250, 647

Denis, Benoît, 96, 347 Do Dinh, Pierre, 370, 428, 575, 577, 578

déplacement, 70, 95, 200, 300, 306, 312, Do Duc Ho, 450
316, 333, 343, 417, 419, 423, 429, 462, donjuanisme, 174
467, 477, 478, 481, 493-497, 526, 598,
Donnadieu, Marguerite (Voir: Marguerite
608-610, 699, 706, 711, 720, 723, 725
Duras), 206, 227, 239, 260, 268, 269,
Deroo, Eric, 100, 191, 216, 241 286, 287, 367, 440, 563, 689, 692
Derrida, Jacques, 43, 423, 494 Dorgelès, Roland, 21, 277, 297, 303, 311,
désengagement, 683, 707, 709, 711, 712, 312, 313, 321, 326, 330, 333, 358, 359,
723, 725, 726 374, 433, 434, 469, 527, 530, 533, 569,
571, 595, 603, 608, 613, 698, 701, 702,
désincarnation, 566, 567, 568, 678 706
Deutch, Miriam, 192, 193 Dorsenne, Jean, 21, 209, 320, 359, 368,
Dialo, Bakary, 206 452, 463, 492, 569, 603, 624, 639, 640,
670, 686, 703, 707
Diderot, Denis, 318, 337, 425, 698
Doumer, Paul, 178, 533
discours, 18, 25, 26, 29, 30, 44, 45, 50, 62,
73, 95, 97, 98, 101, 108, 110, 112, 117, doute, 23, 24, 26, 40, 41, 51, 56, 64, 65,
120-122, 127, 130, 132, 133, 135, 137- 69, 76, 93, 97, 108, 112, 120, 125, 143,
143, 145, 146, 148-152, 154-161, 163, 155, 157, 158, 171, 178, 183, 187, 201-
166, 179, 180-182, 184, 186, 187, 189, 203, 208, 218, 221, 228, 229, 232, 237,
190, 194, 210, 213-215, 218-225, 227, 241, 242, 244, 264, 266, 270, 277, 292,
232, 233, 243, 245-250, 255, 257, 260, 303, 304, 307, 310, 317, 325, 332, 337,
Index 817

342, 347, 349-352, 356, 362, 363, 368, engagement, 29, 36, 37, 42, 62, 63, 79, 89,
376, 394, 396, 399, 400, 406, 413, 422, 90, 93-96, 229, 249, 357, 410, 552, 621,
430, 437, 438, 439, 443, 448, 452, 455- 655, 656, 683, 706, 716, 726
457, 462, 466, 480, 483, 487, 489, 500, enquête, 170, 192, 195, 201, 205, 212, 305,
501, 506, 511, 514, 528, 534, 546, 551, 306, 314, 315, 329-331, 337, 339, 340,
552, 556, 563, 569, 584, 586, 597, 615, 345, 400, 406, 407, 491, 511, 705, 709
616, 624, 625, 627, 635, 637-639, 642,
645, 646, 648, 655, 656, 662, 663, 667, Esme, Jean d’, 131, 168, 169, 170, 278,
668, 671, 673, 681, 699, 703, 704, 707 307, 449, 511
doxa, 160, 256, 347, 424, 439, 455, 456, ethnographie, 193, 270, 325, 327, 328,
458, 467, 471, 474, 482, 720 339, 357
Drevet, Camille, 20, 412, 546, 547, 684, exil, 70, 85, 180, 257, 260, 261, 263, 289,
690, 693, 703 292, 385, 387, 388, 527, 566, 637, 717
Dubé, Paul, 164 exotisme, 15, 26, 63, 64, 66, 85, 100, 111,
112, 128-132, 139, 147, 172, 173, 179,
Dufresne, M., 440 202, 229, 252, 264, 270-274, 293, 325,
Duong Van Giao, 248 330, 342, 359, 362, 423, 442, 529, 531,
536, 591-593, 609, 654, 692
Duong Van Loi, 369
expansion coloniale, 97, 118, 166, 179,
Dupray, Micheline, 303, 358, 528, 700
362, 363
Dupriez, Bernard, 137
extrême-orientalisme, 137, 143, 144, 145,
Durand, Gilbert, 81 149, 151, 155, 158
Duras, Marguerite, 256, 257, 295, 532, Eysteinsson, Astradur, 38, 39, 80
564, 565, 645, 646, 647, 648, 649, 654,
Ezra, Elisabeth, 18
657, 672
Durosay, Daniel, 63, 77, 95, 199
Durtain, Luc, 21, 306, 311, 466, 480, 481,
F
483, 546, 559, 596, 610, 705 Fabian, Johannes, 130, 288
Duval, Henri, 505 Fallaize, Elisabeth, 74, 77
Dyer, Richard, 567, 664, 678 Fanon, Frantz, 154, 213, 223
Farrère, Claude, 21, 159, 160, 169, 310,
E 350, 518, 566, 666, 697
Fauconnier, Henri, 143, 202, 266, 289
Edwards, Penny, 166, 515, 560, 568, 634,
Faure, Elie, 297, 301, 309, 505, 509, 516,
660, 669, 672, 673, 676, 677
603
effet(s), 30, 96, 101, 102, 227, 229, 374,
Favre, Mireille, 632
427
Ferro, Marc, 100, 108, 215, 407, 654
égotisme, 57, 92, 200
Ferry, Jules, 219, 243
El Djazairi, 254
Flam, Jack, 192, 193
Eliot, T.S., 40
Fokkema, Douwe, 34, 35, 38-40, 42, 47,
Ellison, David, 53
87, 90, 96, 192
éloquence, 361, 365, 370, 371, 373-375,
471, 584
818 « Putain de colonie ! »

Forest, Alain, 170, 176, 212, 402, 445, Gourou, Pierre, 576, 690
450, 470
Goutalier, Régine, 166, 232, 668
Forsdick, Charles, 18, 23, 104-106, 109,
grand tour, 280, 281, 417, 419
118, 125, 127, 131, 202, 332
gratitude, 237, 244-249, 255-257, 366,
Foucault, Michel, 138, 139, 686
415, 426, 437, 447, 464, 475, 478, 479,
Fourniaux, Charles, 148, 150, 152, 175- 514, 613, 692
177, 268
Greville, Edmond, 238, 251
Frain, Irène, 654
Griffiths, Gareth, 102, 115, 117, 121, 123,
Franchini, Philippe, 257 591
Freud, Sigmund, 48, 531 Grosjean, Jean, 77
Front Populaire, 120, 229, 268, 397, 398, Groslier, George, 129, 168, 184, 511, 571,
400, 405, 547, 630, 631, 632 664
Furlough, Helen, 281, 282 Grossin, Pierre, 488
Guenneuges, Laurent, 240
G guerre, 16-18, 47, 53, 54, 57, 66, 81, 89,
90, 92-94, 99, 100, 108, 109, 128, 143,
Gallieni, Joseph, 202 148, 158, 163, 170, 175, 176, 183, 192,
Gannier, Odile, 292, 308, 341 194, 197, 198, 204-209, 212, 220, 225,
228, 229, 239, 241-243, 245, 252-254,
Gantès, Gilles de, 148, 150, 152, 175-179, 257, 260, 261, 264, 266, 271-273, 279,
183, 261, 673 281, 285-287, 293, 294, 296, 297, 300,
garçonne, 252, 645, 651, 653, 654, 659, 303, 306, 316, 317, 320, 335, 336, 347,
663, 667, 677, 720 350, 372, 373, 383, 387, 390, 395, 396,
397, 404, 406, 408, 412, 449, 451, 462,
Gardes-Tamines, Joëlle, 45
466, 467, 472, 475, 476, 478, 504, 506,
Garenne, Albert, 278, 572 516, 521, 532, 553, 555, 556, 563, 564,
Gasquez, Denis, 402 576, 583, 584, 595, 608, 617, 628-633,
645, 646, 647, 654, 655, 657, 664, 677,
Gauthier, André, 279, 281 684, 685, 987-689, 692-698, 702, 704,
Gavit, John Palmer, 220 710, 712, 713, 716, 720, 723
Gia Long, 146, 148, 153, 163, 222 Guneratne, Anthony R., 117, 123
Giacometti, Jean-Dominique, 479, 679, Gunter, P.A.Y., 84
680
Gide, André, 28, 43, 49, 53, 84, 157, 291, H
304, 307, 319, 374, 434, 597, 612
Ha, Marie-Paule, 62, 112, 166, 226, 442,
Girardet, Raoul, 17, 349
545
Godart, Justin, 21, 268, 399, 400, 547
Hale, Dana, 263
Goloubew, Victor, 178, 231, 518, 543
Halen, Pierre, 202, 270, 274, 277, 332,
Goscha, Christopher, 144, 207, 693 347, 392
Gouda, Frances, 166, 185, 461, 568, 569, Hall, Stuart, 426
627, 669
Hambursin, Olivier, 299
Goudet, Jean-Luc, 199
Index 819

Hamon, Philippe, 475 I


Hardy, Georges, 184, 367, 675
Harris, Geoffrey T., 66, 76, 89, 92 Ibsch, Elrud, 34, 35, 38, 39, 40, 42, 47, 87,
90, 96, 192
Hector, R.-E., 286
Içanavarman, 444
Heimermann, Benoît, 292, 503, 617
imagologie, 128, 130-132, 139
Hemery, Daniel, 17, 205
indépendance, 91, 100, 102, 108, 116, 117,
Henchy, Judith, 584, 585, 622, 629 118, 194, 205, 219, 320, 345, 347, 391,
Herfort, Paule, 21, 306 406, 409, 411, 412, 425, 507, 564, 627,
632, 665, 666, 680, 693, 720
Hergé, 67, 155, 156, 158, 270, 436, 437,
438, 451, 491 Indépendance, 205
Herman, Luc, 101, 110, 116 IIIe Internationale, 394, 403, 639
Hervez, Jean, 169, 184, 185, 440 ironie, 24, 25, 40, 45, 47, 75, 80, 86, 87,
117, 241, 303, 314, 330, 334, 366, 370,
Hô Chi Minh (Voir: Nguyễn Ái Quốc), 389, 414, 416, 455, 475-478, 482, 484,
205, 695, 696, 723 493, 495-497, 501, 522, 533, 547, 562,
Hoa-Hoa, 401 577, 584, 585, 596, 632, 694, 695, 700,
704, 711, 719, 720, 722
Hoàng Diệu, 174
Iukanthor, Areno, 370, 374
Holland, Patrick, 277
Homberg, Octave, 244, 261
honte, 185, 284, 444, 480, 486, 490, 576,
J
595, 610-613, 615, 658, 710 Jacomy, Henry, 333
Hooper, Glenn, 20, 291 Jameson, Frederic, 38, 51, 91, 234
hors-champ, 83, 365, 376, 378-380, 554, Jamin, Jean, 192, 194, 200
604
Jankélévitch, Vladimir, 475, 496
Houppermans, Sjef, 34, 37, 46, 90, 234,
713 Jay, Madeleine et Antoine, 19, 267
Hourmant, François, 343 Jay, Martin, 47, 601, 605
Hubert, Marie-Claude, 45 Jayavarman VII, 444
Huc, Régis Evariste, 149-152 Jean-Renaud, 271, 635, 636
Hue, Bernard, 23, 103, 111, 120, 126, 265, Jensen, Wilhelm, 531
266, 330, 442, 443, 711 Jouglet, René, 21, 308
Huggan, Graham, 277, 322 justificatif, 219, 277, 351, 365, 424, 488,
Hulme, Peter, 42, 200 517, 518, 543, 567, 596, 689, 697
Huré, Jacques, 133
Hữu Ngọc, 110, 112, 514, 636 K
Huynh Thuy Lé, 647, 649 Kafka, Franz, 687
hypervisibilité, 26, 554, 557, 572, 615, 652 Kâli, 445
820 « Putain de colonie ! »

Kaplan, Caren, 56, 57, 68, 85, 200, 316, Le Cour GrandMaison, Olivier, 100
527
Le Fèvre, Georges, 21, 189, 252, 260, 283,
Kelly, David, 140 288, 332
Kermode, Frank, 34, 38, 63 Le Galliot, Jean, 48
Khán Ký, 622 Lebel, Roland, 111, 271, 273, 275, 316,
Khiari, Sadri, 123 328, 329, 331, 337, 392, 512

Kleinen, John, 120, 690 Leblond, Marius-Ary, 202

Knibiehler, Yvonne, 166, 232, 668 Lecarme, Jacques, 66, 192

Koffeman, Maaike, 34, 36 Leclercq, Jacques, 614

Komintern, 93, 394, 397 Leerssen, Joep, 130, 265, 626, 654, 683,
709
Korthals Altes, Liesbeth, 424, 478, 497
Lefebvre, Denis, 398
Kuchta, Todd M., 567
Lefèvre, Frédéric, 339, 549, 705, 712
Kuomintang, 205, 211
Lefèvre, Kim, 168, 170
Légion étrangère, 697
L légitimité, 325, 335, 352, 596, 715, 716,
Laborde, P., 691 726
Lacan, Jacques, 445 Leiris, Michel, 192, 200, 309, 326
Lachnitt de Beaulieu, Catherine, 536 Lejeune, Philippe, 342
Lagrillière-Beauclerc, Eugène, 21, 486, Lemaire, Sandrine, 17, 18, 100, 104, 191,
698 215, 216, 241, 254, 264, 270, 285, 288,
347, 348, 391, 395
Landry, Donna, 238
Lempereur, Nathalie, 99
Langeveld, Arthur, 34, 37, 46
Lemur, 662
Langlois, Walter, 60, 62-65, 85, 87, 93,
128, 289, 365, 503, 541, 551-553, 558 Lénine, 281, 286, 379, 394
Lantelme, Michel, 103 Léonnec, Félix, 511, 666
Lao She, 429 Lestonnat, Raymond, 16
Larbaud, Valéry, 42 Levenson, Michael, 57
Larcher, Agathe, 370, 372, 409, 629 Lévi, Sylvain, 202, 440, 446
Larcher-Goscha, Agathe, 555, 628-630 Lévi-Strauss, Claude, 116
Larigaudie, Guy de, 21 Lévy-Bruhl, Lucien, 49, 270, 447
Larrat, Jean-Claude, 54, 62, 63, 66, 71, 73, Leys, Simon, 144, 145, 149, 152-154, 435,
76, 176, 192, 327, 552 473, 477, 495, 697
Lassus, Alexandra de, 270 Liauzu, Claude, 207, 208, 213, 384-386,
395, 397, 404, 408
Laude, Patrick, 23, 103, 111, 120, 126,
266, 330, 442, 711 Liebregts, Peter, 34, 37, 46
Lazarus, Neil, 104, 106 Ligue des Droits de l’Homme, 204, 212,
217, 398, 411
Index 821

Little, Roger, 118, 206, 277, 355 Marcillaux, Patrice, 207


Lombard, Denys, 112, 265 Margueron, Daniel, 342
Londres, Albert, 15, 22, 157, 199, 302, Marquet, Jean, 221, 244, 262, 278, 449,
303, 310, 336, 339, 434, 546, 617 685
Loomba, Ania, 426 Marr, David G., 204, 210, 211, 213
Loti, Pierre, 85, 163, 171-173, 175, 273, Marx, Karl, 492
351, 502, 517, 521, 530, 532, 692 marxisme, 158, 320, 404, 516
Louis XIV, 147 marxiste(s), 141, 394, 403, 404, 477, 656
Louis XVI, 147, 153 marxistes léninistes, 394
Lynn, Richard John, 154 Massis, Henri, 201, 450
Lyotard, Jean-François, 65, 89, 645 Mathé, Roger, 129
Maury, Lucien, 325, 326, 329
M Mbouguen, Hervé, 240
Maclean, Gerald, 238 McClintock, Ann, 117, 132, 166, 234
Madrolle, Claudius, 279 McConnell, Scott, 284
Madsen, Axel, 503 Meadows, Patrick, 23, 103, 111, 112, 120,
Mageon, Anthony, 26 126, 266, 330, 442, 711
Magny, Claude-Edmonde, 44, 344 Meiji, 387
Maingueneau, Dominique, 159, 410, 414, Memmi, Albert, 224, 227, 238, 247
416 Mercier, Paul, 195
Maison des Etudiants Indochinois, 211 Mercier-Leca, Florence, 475, 482, 495
Makhali-Phāl, 203, 442-446, 448, 470, Merle, Marcel, 407
513, 519, 520, 522, 533, 550, 664, 668,
674, 685, 718 Messali Hadj, 204, 207, 367

Malabou, Catherine, 711 métamorphose, 20, 40, 56, 79, 86, 87, 283,
344, 519, 534, 538, 540-545, 560, 719,
Mallarmé, Stéphane, 34 721
Malleret, Louis, 111, 271 Meyer, Roland, 23, 129, 184, 402, 441,
Malraux, André, 22, 56, 60, 62, 64, 65, 68, 448, 511, 673, 676
69, 72, 73, 75, 77, 79-82, 85, 87, 94, 95, Michaux, Henri, 22, 327, 328, 373, 423,
96, 103, 128, 129, 176, 200, 301, 302, 451, 468, 559, 580, 711
305, 306, 314, 317, 319, 325, 338, 344,
354, 355, 357, 358, 360, 362, 363, 366- Mille, Pierre, 168, 336, 338, 685
369, 375, 376, 378, 379, 385, 388, 389, Miller, Christopher, 18, 121, 282, 284, 500
393, 399, 403, 415, 423, 441, 457, 459,
Millet, Catherine, 410
462, 472, 489, 501, 527, 529, 538, 539,
541, 542, 545, 554, 558, 561, 599, 601, Mills, Sara, 167, 460, 667
602, 604, 606, 684, 686, 693, 708, 712 Milne, Lorna, 105, 127
Malraux, Clara, 60, 64, 199, 298, 322, 503, mimétisme, 222-224, 233, 243, 247, 251,
529, 617 253, 315, 368, 478, 623, 624, 650
Maran, René, 203, 206
822 « Putain de colonie ! »

Missions étrangères, 147 N


Mistinguett, 164, 182, 189, 194, 210
Nadeau, Maurice, 44, 299
Mitterand, Henri, 34, 44
Naficy, Hamid, 70
Moatti, Christiane, 87, 103, 298, 353, 357,
376, 552 Nagaravatta, 660
mode, 25, 26, 44, 52, 103, 168, 169, 192, Nam Xương, 636
197, 202, 207, 222-224, 228, 232, 276, Napoléon III, 149, 153
292, 335, 357, 361, 413, 449, 476, 491,
555, 556, 590, 593, 600, 610, 619, 625, nationalistes, 17, 18, 93, 119, 120, 204,
632-634, 638, 639, 643, 645, 647, 650- 213, 349, 379, 394, 399, 401, 405, 448,
660, 662, 664, 665, 667, 668, 673, 678, 483, 484, 549, 584, 628, 630, 671, 700,
685, 720, 723 707, 718

modernisme, 24, 25, 28, 30, 31, 33-38, 40- Naudin, Georgette, 502, 526
48, 50, 51, 53-57, 59, 63, 65-67, 70, 73, Ngo Van, 16, 121, 204, 205, 211, 212, 228,
74, 76, 77, 80, 84, 89-92, 97, 142, 200, 245, 349, 389, 390, 400, 401, 406, 483,
209, 234, 312, 321, 334, 338, 349, 352, 627, 692, 693
357, 494, 551, 579, 580, 600, 606, 614,
Nguyễn Ái Quốc (Voir: Hô Chi Minh),
683, 712, 713, 717, 718, 723, 725
121, 204, 205, 242, 254, 364, 366, 371,
Mohanty, Chandra Talpade, 460 388, 399, 402, 404, 407, 421, 422, 448,
Molière, 488, 585 461, 463, 472-475, 477, 478, 483, 489,
493-495, 571, 614, 622-626, 632, 647,
Monet, Paul, 144, 226, 246, 369, 691 695, 696, 718, 723
Mongin, Olivier, 99 Nguyễn An Ninh, 121, 205, 277, 320, 326,
Montalbetti, Christine, 299, 525 369, 371, 388, 390, 400, 406, 422, 455,
462, 479, 480, 575, 576, 593, 595, 611,
Montesquieu, 264, 404, 423 621, 622, 626, 627, 638, 641, 642, 658,
Montherlant, Henry de, 384 694, 718
Morand, Paul, 22, 49, 52, 207, 230, 292, Nguyễn Chau Huynh, Nathalie, 112
307, 334, 343, 441, 456 Nguyễn Du, 110, 163, 572, 585-587, 588,
Morfaux, Louis-Marie, 137 592, 593, 718
Morlat, Patrice, 241, 242, 244, 679 Nguyễn Duc Giang, 572, 585, 586, 587,
588, 592, 593, 718
Morot-Sir, Edouard, 376
Nguyễn Khắc Viện, 110, 112, 174, 514,
Mouhot, Henri, 517 636
Mounier, Emmanuel, 300 Nguyễn O Phap, 402
Moura, Jean-Marc, 25, 27, 63, 98, 100, Nguyễn Phủc Ảnh, 146, 147
106, 118, 119, 126, 129, 168, 201, 271,
327, 423, 450 Nguyễn Phủc Canh, 147
Mouralis, Bernard, 26 Nguyên Thê Anh, 522
Moureau, François, 20, 344 Nguyễn Văn Ký, 584, 629, 638, 662, 663
Moutet, Marius, 398, 399 Nguyễn Xuan Thu, 168, 181
Murphy, David, 18, 104, 105, 106, 118, Nizan, Paul, 407
125, 131
Index 823

Norindr, Panivong, 112, 116, 192, 214, Pelliot, Paul, 526


216, 217, 265, 266, 282, 396, 397, 514, perception, 45, 48, 75, 84, 156, 172, 193,
540, 543, 602, 711 291, 295, 376, 597, 598, 599, 604, 606,
nostalgie, 19, 26, 36, 85, 96, 109, 176, 254, 607, 608, 614, 615, 681, 683, 721
256, 266, 280, 375, 432, 463, 465, 504, perceptions productives, 610, 614, 620,
523, 529, 530, 532, 582, 647, 721 684, 721, 725
Percheron, Maurice, 22
O performance, 138, 180, 186, 219, 243, 256,
Onana, Charles, 196, 226 257, 260, 279, 377, 396, 472, 486, 717
Ono-dit-Biot, Christophe, 317, 668 Peyre, Henri, 63
orientalisme, 19, 28, 29, 79, 101, 106, 131, Pham Dan Binh, 23, 103, 110, 111, 112,
133, 137-141, 143, 145, 149, 151, 153- 120, 126, 266, 330, 442, 711
155, 158, 159, 232, 243, 269, 275, 299, Pham Quyn, 120, 263, 410, 422
348, 523, 530
Phan Bội Châu, 461, 462, 463, 611
Phan Chau Trinh, 204, 205, 206, 228, 387,
P 622, 628
Pacifique, 20, 144, 241, 242, 246, 247, Phan Ðìn Phùng, 175
266, 276, 295, 301, 310, 332, 387, 500, Phan Van Truong, 204, 206
507, 516, 551, 556, 564, 565, 593, 616,
648, 672, 679, 690, 692 Picasso, Pablo, 192, 193
pacte de lecture, 342 Picon, Gaëtan, 67
Pageau, Daniel-Henri, 18 Pierre, Nicolas, 279
Papin, Philippe, 116 Pillet, Claude, 61, 528, 604
paradoxe, 37, 97, 108, 117, 196, 288, 385, Piotte, Jean-Marc, 141
423, 567, 587, 636 Pisters, Patricia, 70, 194, 196
Parkins, Wendy, 554, 558, 559, 633 plus grande France, 239, 241, 267, 272,
Parmentier, Henri, 60 280, 287, 289, 463, 514, 534
parodie, 40, 80, 85, 86, 363, 371 Poel, Ieme van der, 28, 70, 93, 107, 108,
119, 124, 125, 170, 225, 245, 361, 378,
Parry, Benita, 426 391, 392, 552, 561, 690
Parti Communiste Français (Voir: PCF), Poirier, Léon, 252
206
Polin, 164, 165, 183, 189, 190, 218, 221,
Parti Constitutionnaliste, 248 231, 232, 251, 292
pastiche, 304, 312, 370, 529 politique indigène, 214, 225, 367, 368,
Pattynama, Pamela, 185, 461 370, 372, 500, 507, 514, 542, 553, 572,
583, 675, 681
Pavie, Auguste, 243, 248
Polo, Marco, 295, 309
PCF, 205, 208, 383, 393, 394, 396, 397,
400 Porra, Véronique, 274
Peabody, Sue, 263, 275 postcolonial, 25, 29, 54, 100-102, 104-107,
109, 115, 117-126, 131, 132, 167, 203,
Pelletier, Gaston, 297, 519
824 « Putain de colonie ! »

229, 234, 322, 422, 442, 550, 552, 563, R


604, 656, 700, 701
post-colonial, 27, 100, 115-118, 122, 421 Radar, Emmanuelle, 93, 265, 322, 365,
446, 533, 626
Poulo Condore, 147, 204, 205, 211, 228,
398, 414, 595, 625, 641, 705, 706 réformisme, 370
Pourtalès, Guy de, 22, 209, 294, 304, 306, réfutation coloniale, 410, 411, 416, 417,
321, 340, 436, 438, 451, 458, 464, 467, 702, 705, 711, 720, 722
559, 665 Régismanet, Charles, 219, 220, 231, 239,
Pourtier, Jean-Antoine, 209, 402, 448 449
Pouvourville, Albert de, 176, 209, 260, Renard, Michel, 214
393, 449 Renoult, Anne, 300, 329, 340, 603
Pratt, Mary-Louise, 19, 57, 92, 216, 605 répression, 16, 108, 139, 140, 211, 212,
prestige, 67, 241, 242, 244, 246, 275, 282, 249, 349, 379, 390, 391, 395, 399, 400,
325, 347, 515, 570, 571, 576, 690 401, 404, 405, 408, 427, 497, 684, 686,
687, 692, 697, 705, 707, 710
primitivisme, 193, 252, 292, 396
résurrection, 441, 446-448, 517-519, 521-
procès de la colonisation, 205, 364, 406- 523, 525, 526, 530, 532, 534, 535, 537-
408, 411, 448, 695 542, 544-546, 548, 719, 721, 722
Proctor, Tammy M., 554, 555, 627, 653 retour de France, 320, 388, 556, 620, 632,
productive look, 596, 597, 598 634-636, 638, 639, 641, 642, 650, 654,
659, 664, 681, 699, 720
Prou, Suzanne, 431
Reuter, Yves, 46, 74, 78
Proust, Marcel, 25, 35,37, 40-42, 83, 90,
91, 296, 334, 595 Reynaud, Paul, 463
proximité, 153, 173, 303, 313, 322, 559, Reyns-Chikuma, Cris, 103
601 rhétorique, 130, 137, 309, 314, 331, 407,
Proximité, 305 411, 501, 549, 568, 687, 689, 691, 694,
713, 715, 724
Psichari, Ernest, 273
Ricoeur, Paul, 315
Pujarniscle, Eugène, 111, 176, 209, 271,
449 Ridon, Jean-Xavier, 315, 325, 326, 344
Rigby, Nigel, 97, 345
Q Rignac, Paul, 19, 109, 267, 463
Robin, 211, 402, 514, 520
Quella-Villéger, Alain, 21, 60, 78, 85, 112,
131, 159, 176, 250, 274, 278, 310, 320, Robson, Kathryn, 112, 232, 264, 266, 351,
526, 677, 685 430, 515, 584, 622
Quendler, Christian, 38, 40, 43, 80, 86 roi blanc, 59, 67, 69, 80, 85, 86, 361-363,
371, 375, 721
quốc ngữ, 16, 27, 110, 113, 146, 204, 401,
461, 476, 489, 491, 493, 577, 636, 637, Romeiser, John B., 66
641, 719 Roques, Philippe, 206, 227, 239, 260, 268,
269, 286, 287, 367, 440, 563, 689, 692
Rosello, Mireille, 125, 157, 158, 427, 486
Index 825

Roubaud, Louis, 22, 211-213, 297, 305, Sherry, Vincent, 713


335, 342, 470, 479, 484, 492, 519, 548, Shohat, Ella, 101, 123
549, 556, 671
signes, 27, 104, 304, 328, 342, 430, 456,
Roue, Paul, 216 474, 477, 573, 575, 577, 579, 581, 582,
Roussel, Gilbert, 148 593, 598, 623, 625, 633, 655, 694, 704
Ruscio, Alain, 21, 120, 126, 165, 180, 190, silence, 30, 273, 360, 377, 397, 421-428,
240, 254, 268, 306, 352, 395, 399, 423 432, 436, 439, 441, 445, 448-452, 455-
472, 477-479, 481-483, 485-489, 492-
494, 496, 497, 517, 521, 530, 534, 596,
S 609, 619, 625, 648, 679, 692, 699, 719
Saada, Emmanuelle, 634 Silverman, Kaja, 596-599, 606, 609, 721
Sackur, Amanda, 156, 176, 181, 634, 672 Sim, Georges, 196
Said, Edward W., 19, 24, 38, 46, 51, 55, Simenon, Georges, 144, 196, 228, 252,
79, 80, 97, 101, 106, 138, 139, 140, 141, 295, 304, 307
142, 158, 159, 209, 213, 234, 243, 352, Socé, Ousmane, 500
353, 357, 360, 361, 363, 380, 385, 391,
528 Sokal, Alan, 84
Saint-Exupéry, Antoine de, 280 Soubigou, Gilbert, 362, 363
Saint-Jacques, Denis, 158 Soumois, Frederic, 437
Sarraut, Albert, 189, 208, 209, 214, 225, Spengler, Oswald, 197
249, 367, 449, 629 Spivak, Gayatri, 101, 171, 238, 247, 363,
Sartre, Jean-Paul, 128, 566 365, 425, 623
Saunders, Georges, 294 sport, 555, 626, 627, 628, 629, 630, 631,
632
Sauvage, Marcel, 189, 191, 193, 210, 218,
238, 250 Spurr, David, 332
Scarry, Elaine, 688, 689 Stoler, Ann Laura, 27, 99, 555
Schmitt, Michel-P., 43, 45, 86 Stora, Benjamin, 99, 100, 108, 212, 266
Schoentjes, Pierre, 482 Stovall, Tyler, 263, 275
Schultz, Yvonne, 23, 129, 209, 246, 278, Sun Yat Sen, 211, 242, 393, 410, 484, 641
685 surréalistes, 192, 193, 195, 213, 256, 393,
Schyns, Désirée, 108 395-397, 710
Scotto, Vincent, 164, 165 suspension, 12, 73, 172, 334, 599, 606
Segalen, Victor, 85, 131, 172, 173, 536
Senghor, Lamine, 206, 245, 694 T
Serene, Raoul, 435 Ta Thu Thau, 400
Serne, Pierre, 398 Tam Lam, 489
Serrano, Richard, 124, 203, 442, 443, 520, Tannery, Claude, 56, 375, 541
533
Tao Kim Haï, 146, 147
Servais, Paul, 309, 326, 685
Tardieu, Jean, 22, 384, 471
826 « Putain de colonie ! »

Tarr, Carrie, 266, 430 U


Tây Sơn, 146, 147, 148, 163
uniformisation, 266, 326, 555, 556, 627,
Tazerout, M., 197 659
Tchang Tchong Jen, 437 Union indochinoise, 109, 177, 179, 183,
Tchang Yifei, 437 208, 220, 262, 265, 286, 351, 366, 379,
557, 589, 706
Tchéou Ta-Kouan, 526, 531, 533, 549, 550
Urbain, Jean-Didier, 68, 295, 317, 340,
Tedral, Pierre, 266 344
Teneuville, Albert de, 186, 635, 636
Thai Nguyên, 401 V
Thibault, Bruno, 334, 457
Vadé, Yves, 35, 36
Thompson, Brian, 378, 600, 601
Valéry, Paul, 198
Tiffin, Helen, 102, 115, 117, 121, 123
Vallier, Jean, 177, 178, 563, 565, 566, 645-
Tintin, 155-159, 179, 270, 363, 436-438, 647, 653
472-473, 492
Vandegans, André, 60, 61, 298, 389, 503,
Titaÿna, 20, 22, 167, 292, 293, 301, 309, 600
310, 335, 337, 341, 342, 503-505, 512,
547, 588, 616, 617, 619, 642, 655, 660, Vann, Michael, 275
680, 690, 716 Varenne, Alexandre, 308
Todd, Olivier, 344 Varet, Pierre, 244
Todorov, Tzvetan, 139, 166, 167, 169, 172, Vassal, Gabrielle, 23, 333
180, 181
ventriloquisme, 210, 247, 467, 582
Tomasulo, Franck, 296
Ventura, Ray, 52, 145, 218
tourisme, 71, 259, 279, 281, 285, 286, 287,
289, 332, 502, 519, 527, 530, 546, 629, Vercier, Bruno, 173
641, 715 Vercors, 467
Tourisme, 279, 286 Vergès, Françoise, 100, 108, 220, 687
Trần Anh Hùng, 266, 429, 430, 492 Vérité sur les colonies, 214, 395-397
Tran Van Tung, 203, 250, 251 Verne, Jules, 149
transgression, 196, 633, 645, 656 Viala, Alain, 43, 45, 86, 158
Travis, Martin, 34, 37, 38, 40, 41 Viatte, Auguste, 111, 442, 443
Triaire, Marguerite, 111, 152, 442 Việt Minh, 401, 450
Trinh Van Thao, 368, 385, 386, 387, 398, Việt Nam Quồc Dân Ðảng (VNQDD),
400, 522 210, 211, 401
trotskistes, 205, 394, 400, 401 Villard, Georges, 164, 165
Trotter, David, 57 Vinh Dao, 370
Truong Buu Lam, 483 violence, 67, 108, 152, 179, 210, 226, 253,
Truong Dinh Tri, 635 354, 359, 365, 389, 396, 399, 404, 413,
427, 439, 448, 457, 459, 460, 462, 491,
Tự Đức, 148
Index 827

538, 641, 683, 684, 686-689, 691, 692, Waters, Julia, 264, 563, 648, 656
695-699, 704, 705, 707, 713 Weil, Simone, 410, 709, 710
Viollis, Andrée, 22, 300, 325, 326, 329, Werth, Léon, 22, 51, 205, 320, 384, 385,
338, 340, 358, 401, 465, 483, 521, 548, 390, 394, 408, 413, 438, 439, 480, 546,
603, 618, 703, 705, 706, 708, 712 547, 558, 576, 581, 603, 609, 611, 612,
vocation coloniale, 259 618, 620-622, 696, 703, 704, 708, 709
voix, 37, 43, 73, 75, 94, 95, 101, 141, 151, Wesemael, Sabine van, 90, 533
171, 182, 185, 190, 213, 218, 222, 233, Wild, Herbert, 210, 274, 449, 677
238, 250, 257, 259, 278, 313, 314, 317,
319, 342, 348, 376, 384, 422, 425, 426, Williams, Patrick, 97, 101, 102, 171
444, 469, 470, 472-474, 478-480, 483, Winock, Michel, 104
485, 486, 488, 493, 517, 521, 571, 603,
606, 610, 619, 669, 674, 708, 717, 719 Woolf, Virginia, 41, 74
Voltaire, 404, 423, 479
Voorhoeve, Paul E., 94 Y
voyage, 15, 16, 19-24, 26-28, 30, 41, 42, Yaçodharapura, 500
49, 52, 53, 55, 56, 60, 63, 64, 66-69, 73,
Yange, Paul, 245
74, 77, 80, 81, 85, 86, 92, 121, 127, 128,
130-132, 140, 141, 149, 150, 153, 157, Yeager, Jack, 111, 112, 442, 514, 586
168, 183, 184, 189, 199, 200, 202, 205, Yee, Jennifer, 112, 160, 167, 168, 169,
206, 230, 244, 248, 249, 259, 262-264, 172, 186, 210, 229, 232, 264, 266, 351,
279-286, 288, 289, 291-295, 297-300, 354, 430, 515, 584, 622, 648
302, 304-312, 314-323, 325-334, 336,
337, 339-345, 347, 348, 351, 352, 359, Yen Bay, 210, 211, 213, 218, 249, 284,
365, 374, 385-392, 404-407, 411, 417, 349, 352, 379, 386, 396, 398, 399, 401,
423, 426, 428, 430-434, 439, 446, 451, 402, 404, 448, 450-452, 470, 479, 484,
452, 455-457, 461, 464, 471, 480, 482, 485, 686, 692, 693, 697, 700, 706, 707
486, 489, 490, 492, 497, 499, 502-514, Young, Robert, 142, 248
516-521, 525, 527-530, 534, 536-538,
540, 545, 546, 548, 549, 552, 558, 559, Youngs, Tim, 20, 42, 200, 291
565, 580, 582, 595, 597, 601, 602, 609-
612, 615, 636, 640, 642, 663, 665, 667,
680, 685, 697-700, 703-706, 708, 711-
Z
713, 715-717, 719, 722-724, 726
Zdatny, Steven, 654
Vũ Trọng Phụng, 33, 110, 146, 490, 572,
577, 578, 579, 582, 583, 584, 585, 586, Zhang Kuan, 140
593, 630, 631, 632, 636, 638, 663, 718 Zinoman, Peter, 33, 110, 146, 349, 398,
vulgarisation, 262, 263, 267-269, 272, 278, 399, 400, 401, 490, 577, 585, 711
281, 289, 296, 347, 357, 424 Zola, Emile, 336, 338

W
Wargnier, Régis, 266

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