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Témoigner.

Entre histoire et mémoire


Revue pluridisciplinaire de la Fondation Auschwitz 
126 | 2018
Questions sur l’avenir du travail de mémoire

Les crimes coloniaux et le mea culpa belge,


c’est pour quand ?
Frédéric Crahay

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/temoigner/7048
DOI : 10.4000/temoigner.7048
ISSN : 2506-6390

Éditeur :
Éditions du Centre d'études et de documentation Mémoire d'Auschwitz, Éditions Kimé

Édition imprimée
Date de publication : 2 avril 2018
Pagination : 27-29
ISBN : 978-2-930953-06-9
ISSN : 2031-4183
 

Référence électronique
Frédéric Crahay, « Les crimes coloniaux et le mea culpa belge, c’est pour quand ? », Témoigner. Entre
histoire et mémoire [En ligne], 126 | 2018, mis en ligne le 24 janvier 2022, consulté le 04 février 2022.
URL : http://journals.openedition.org/temoigner/7048  ; DOI : https://doi.org/10.4000/temoigner.7048

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LES CRIMES COLONIAUX ET LE MEA


CULPA BELGE, C’EST POUR QUAND ?
THÉÂTRE Du 10 au 12 octobre 2017 s’est jouée une étrange pièce
au Théâtre Marni à Ixelles1. Il s’agit de Colon(ial)oscopie proposée
par la compagnie Ah Mon amour ! conçue et interprétée par
Geneviève Voisin. La pièce met en scène une mère et sa fille qui
assistent à une conférence organisée par les Anciens d’Afrique. La
mère, Fabiola de Potter Dardois, ne cache pas son admiration pour
le passé colonial belge et semble amèrement regretter cette
période où le Royaume de Belgique régnait sur un vaste territoire
africain. Comme le mentionne la brochure présentant le spectacle :
« Racisme ordinaire, situations sarcastiques, les tensions entre le
Nord et le Sud s’incarnent avec humour dans le rapport mère/fille.
Dévoilant ainsi la violence physique et morale de notre passé
colonial, ce récital satirique laisse progressivement place à un
règlement de comptes familial et national. »

D
isons d’emblée que le spectacle, qui est sur le Congo par Léopold II, Roi des Belges de 1865
adressé aux jeunes de 14 à 99 ans, permet à 1909. Il s’agit d’une initiative personnelle du sou-
d’aborder habilement le passé colonial belge, verain, l’État belge n’intervient pas dans la question
souvent douloureux. La pièce se présente de congolaise. Le monarque règnera à titre « privé » sur
façon burlesque, ce qui évite un côté trop moralisa- ce territoire qui portera le nom d’État indépendant
teur. Colon(ial)oscopie vient à point nommé, car, en du Congo jusqu’en 1908. La volonté de Léopold II
Belgique, on parle finalement peu de ce passé. Il faut n’est pas prioritairement de coloniser le territoire
attendre le début des années 2000 pour que les ques- (c’est-à-dire y apporter la civilisation occidentale, le
tions coloniales suscitent plus d’intérêt. Que s’est-il convertir au Christianisme etc.), mais d’accéder à ses
donc passé pour que l’on parle de crimes coloniaux en riches ressources (ivoire et caoutchouc) et matières
masse et de mea culpa belge ? premières (mines). Pour ce faire, la priorité est
donnée à la construction d’infrastructures (ports,
Tout d’abord, les liens entre la Belgique et le Congo chemins de fer) et au développement urbain. Un
(actuelle République démocratique du Congo – RDC) régime implacable mis en place par l’administration
sont relativement récents. Ce territoire au cœur du du Roi s’abat sur les habitants de l’État indépendant
continent africain ne commence à attiser les appétits du Congo. Des atrocités, sous forme de mutilations,
coloniaux européens que vers la moitié du XIXe siècle. seront commises contre les autochtones, afin de les
La conférence de Berlin de 1885 entérine la mainmise obliger à produire de plus en plus de caoutchouc. Les
exactions auront un écho jusqu’à l’étranger et c’est
essentiellement la presse anglaise qui va dépeindre
(1) http://www.cie-ahmonamour.com/spectacle/?id=119 Léopold II comme un tyran sanguinaire. En 1903, lll

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réponses rigoureuses aux excès d’Hochschild. Les nomique. Le président Joseph Kasa-Vubu (1917-1969)
écueils principaux sont le manque de documents à et le Premier ministre Patrice Lumumba (1925-1961)
disposition, mais surtout une absence totale de chiffres sont rapidement dépassés lors de l’éclatement de l’unité
fiables pour dénombrer la population indigène du congolaise dès le 11 juillet 1960 et la sécession de la riche
Congo, que ce soit en 1885 ou en 1908. En fait les résul- province minière du Katanga, sécession soutenue par les
tats démographiques d’Adam Belges. Patrice Lumumba, par
Hochschild sont basés sur son positionnement à gauche
de larges estimations qui ne et sa dénonciation du passé
peuvent être considérées colonial, se fait beaucoup d’en-
comme rigoureusement nemis. Il sera assassiné avec la
exactes. De plus, une volonté complicité de la Belgique le
exterminatoire de la part de 17 janvier 1961. Une commis-
Léopold II est à exclure et il sion d’enquête7 belge a éclairé
n’est en ce sens pas sérieu- et confirmé ces faits en 2001.
sement comparable à Hitler. Quand il fut égratigné dans la

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C’est plus précisément sa poli- pièce Colon(ial)oscopie, cela a
tique, à laquelle se rajoutent ému un jeune spectateur d’ori-
des maladies endémiques et gine congolaise8 qui en fit état
une baisse de la natalité qui lors de la séance de questions
ont eu un résultat désastreux – réponses après le spectacle.
sur la population congolaise. Le personnage de Lumumba
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reste effectivement encore de


À partir du 15 novem- nos jours un héros de l’indé-
bre 1908, l’État belge prend le pendance en RDC.
relais de l’administration léo-
poldienne avec l’ambition de Que faut-il retenir du
lll le Rapport Casement2 va contraindre le souverain à Hitler et les maltraitances subies par les Congolais à faire de l’État indépendant du spectacle Colon(ial)oscopie ?
accepter la création d’une Commission d’enquête. Les la Shoah. Un des livres les plus remarqués est celui de Congo, devenu Congo belge, Surtout, qu’il est intéressant
conclusions de cette commission sont sans appel et l’écrivain américain Adam Hochschild, King Leopold’s une colonie exemplaire. De à trois niveaux. Primo, il pré-

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en 1908, Léopold II est forcé de céder « sa » colonie Ghost paru en 1998. L’ouvrage dénonce 10 millions de façon générale, les plus graves sente de façon ludique une
à l’État belge. C’est le commencement de la véritable morts à imputer au régime de Léopold II dans l’État exactions cessent, mais les véritable leçon d’histoire qui
colonisation. indépendant du Congo entre 1885 et 1908. Le livre est Congolais restent néanmoins fait fi du politiquement cor-
traduit en français sous le titre provocateur : Les fan- des citoyens de seconde classe. rect et qui nous conduit au
Que penser du rôle que joua Léopold II dont la tômes du roi Léopold, Un holocauste oublié4 et relance le Les colons belges s’installent questionnement. Secondo,
pièce Colon(ial)oscopie dresse un tableau ironique : débat sur Léopold II au début des années 2000 en affir- en plus grand nombre dans le but de s’y construire une destiné à un public varié et adapté à un public jeune,
« … notre grand roi bâtisseur ! Lui qui te prit d’une main mant que l’holocauste caché (hidden holocaust)5 serait nouvelle vie. C’est de cette époque que Fabiola de Potter il dévoile une histoire douloureuse, délicate, à des
le caoutchouc et l’ivoire pour te donner de l’autre le aux Congolais ce que la Shoah est aux Juifs. S’il n’y a Dardois, le personnage principal de la pièce Colon(ial) spectateurs qui n’ont pas forcément lu les ouvrages
Cinquantenaire, le Palais Royal et les Serres de Lae- pas de doute à avoir sur la cruauté des procédés utilisés oscopie, est très nostalgique et, dans la réalité, c’est le scientifiques déjà publiés sur le sujet et qui n’ont pour la
ken… »  En Belgique en 1985, l’historien et anthropo- par l’administration de Léopold II contre les popula- sentiment qu’ont éprouvé nombre d’anciens coloniaux plupart pas suivis les débats parfois enflammés de 1985
logue Daniel Vangroenweghe publie le livre accusateur tions congolaises, le chiffre des morts et les causes de belges après 1960 (après avoir dû quitter leur « para- à nos jours. Tertio, la séance de débriefing s’avère être
Rood rubber3, qui dresse un constat sans concessions la mort sont toutefois à nuancer. Les historiens belges dis » africain). très utile pour clarifier des éléments qui pourraient
de la politique de Léopold II et de « son » Congo. Dans Jean Stengers et Vincent Dujardin6 ont apporté des avoir été compris erronément. C’est à ce moment que
le monde anglo-saxon, les réactions sont également Fin des années 1950, suite aux pressions indépendan- se dégage pleinement l’aspect éducatif de ce spectacle
des plus virulentes. Certains auteurs le comparent à tistes internes, les autorités belges engagent le processus aux accents burlesques auquel nous venons d’assister. ❚
(4) NB : Le mot « holocauste » fut ajouté dans le titre en français puis de décolonisation pour l’indépendance du Congo. Il est Frédéric Crahay
enlevé lors de la réédition.
trop rapide et bâclé. Dès le 30 juin 1960, le Congo est lancé
(2) Du nom de Roger Casement (1864-1916), un diplomate britannique. (5) https://www.theguardian.com/theguardian/1999/may/13/features11.g22
seul dans l’aventure d’un État indépendant. En réalité,
(3) Daniel Vangroenweghe, Rood rubber: Leopold II en zijn Congo, (6) Vincent Dujardin, Valérie Rosoux, Tanguy de Wilde d’Estmael, Léo-
Leuven, Van Halewijck, 2004 [1985]. Le livre fut publié en français sous le pold II, entre génie et gêne. Politique étrangère et colonisation, Bruxelles, sous l’apparence d’une indépendance politique, le pays (7) http://affaire-lumumba.be/
nom Du sang sur les lianes. Léopold II et son Congo. Racine, 2009. reste fortement sous la coupe belge d’un point de vue éco- (8) Nous avons assisté au spectacle le 9 février 2017.

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