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COLLECTION LA PHILOSOPHIE EN EFFET

dirigée par Jacques Derrida, Sarah Kofinan,


Philippe Lacoue-Labarthe, Jean-Luc Nancy
Chances de la pensée
DU MÊME AUTEUR

Aux Éditions Galilée

LA FORMArION DES FORMES, 2008.


Juan-Manuel Garrido

Chances de la pensée
À partir de Jean-LueN aney

X~)(

Éditions Galilée
Cet ouvrage a bénéficié du soutien de l'université Diego Portales
à Santiago du Chili.

© 2011, ÉOITIONSGALlLÉE, 9, rue Linné, 75005 Paris

En application de la loi du Il mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement


ou partiellement le présent ouvrage sans autorisation de l'éditeur ou du Centre français
d'exploitation du droit de copie (CFe) , 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris.
ISBN 978-2-7186-0843-3 ISSN 0768-2395
www.editions-galilee.h
Préface

Ce livre réunit cinq essais sur Jean-Luc Nancy. Il y


est notarnment question des idées de création, de vie,
de corps, de sacrifice et de pensée, mais aussi, bien sûr,
de toucher, de sujet, de cornrnunauté, de christianisme,
de Inonde. Il s'agit à la fois d'analyser un texte philoso-
phique difficile, de faire homrnage au professeur et,
finalement, de saluer l'ami. Il s'agit de térnoigner de
toute l'adrniration qu'un philosophe habitant à l'autre
bout du monde professe pour cette pensée qu'il trouve
si originale et si puissante. Il s'agit surtout - pour moi,
qui décide en toute conscience de rne placer sous les
possibilités, mais alors aussi sous les contraintes, de
cette pensée - d'ouvrir des voies pour lui donner de
nouvelles chances, pour me donner moi-même une
chance de penser.
Le premier essai du recueil, « Le sens de l'être comme
creatio ex nihilo et la déconstruction de la vie », cherche
d'abord, cornme l'indique son titre, à préciser le sens
ontologique de l'idée de création. Avec la creatio ex
nihilo, il n'est pas sitnplement question de penser une
figure du retrait des causes comme libre venue en pré-

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Chances de la pensée

sence de l'étant. Autrernent dit, l'être pensé selon la


creatio ex nihilo n'est pas nécessairernent à résorber sous
le schème de la production ontologique, de la transi-
tivité de l'être ou de la dift<~rence ontologique. Au
contraire: puisque rien aucun étant - n'est créé à
partir de rien, il est question de penser un anéantisse-
rnent de l'être lui-mêrne ou de la libre donation de
l'étant. Il s'agit alors de conduire l'ontologie jusqu'à ses
limites ultimes, voire de la dépasser - en poussant ainsi
la pensée de Nancy à des conséquences qu'elle ne pré-
voit peut-être pas. Si d'un autre côté on accepte - j'en
fournirai des raisons que la vie a été, dans toute l'his-
toire de l'ontologie occidentale, le schèrne principal et
l'horizon indépassable pour la compréhension de l'être,
y cornpris lorsqu'il est saisi cornrne production ou dif-
ference ontologique, alors l'idée de creatio ex nihilo doit
engager une déconstruction de la vie. Tout en essayant
de donner sens à la proliferation exorbitante des dis-
cours et des techniques concernant le vivant dans l'ac-
tualité, mon travail explore les conditions d'une telle
déconstruction.
Le deuxième texte, «La vie et le mort », tente de
fournir quelques pistes supplémentaires à l'égard du
concept de « vie» introduit dans le chapitre précédent.
Il offre un bref commentaire de l'idée de « vie éter-
nelle» telle qu'elle est présentée dans L'Adoration 1.
Cette idée se trouve, sous d'autres fonnes, dès le début
et tout au long de l'œuvre de Nancy, comme par

1. Jean-Luc Nancy, L'Adoration (Déconstruction du christia-


nisme, 2), Paris, Galilée, 2010.

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Préface

exemple dans l'interprétation de la Psyche rnorte dont


nous parle Freud rnourant, dans celle du corps rnort de
la Vierge dans la peinture du Caravage, ou encore dans
l'explication de l'idée de «résurrection» à travers le
cornmentaire de quelques représentations tradition-
nelles du Noli me tangere. La « vie éternelle» n'est rien
d'autre que le rnode d'être et de paraître de celui ou
celle qui est mort(e), c'est-,à-dire, justement, de celui
ou celle qui a cessé d'être et de paraître - ou bien, pour
tout dire, de celui ou celle qui ne peut plus être saisi(e)
par nos catégories concernant l'être et le paraître.
Le troisième essai mène une exposition systématique
du concept de corps chez Nancy, avec tous les risques
de réduction que cela cornporte. En prolongeant
quelques pistes données par Jacques Derrida, il s'agit
d'abord de revenir au texte fondateur de la philosophie
occidentale concernant la corporalité vivante, à savoir
le traité sur l'ârne d'Aristote. Les oppositions à établir
entre la psychè du Stagirite et la Psyche morte de Nancy
ne sont pas si radicales qu'on pourrait le croire dans
une prernière approche: chez l'un cornme chez l'autre,
il s'agit avant tout de saisir l'âme, hè psychè, comrne la
différence, le retrait ou le départ qui f~üt l'exposition
des corps. L'essai se poursuit par une analyse du tou-
cher et du soi, et s'achève par une explication de l'idée
de corps à l'intérieur du programrne général de pensée
sur la déconstruction du christianisme, et en particulier
à l'égard de l'idée d'incarnation.
«Le corps insacrifiable» cornplète le texte précé-
dent. D'une part, il aborde le problème de la violence
subie par les corps, et qui commence par être une vio-

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Chances de la pensée

lence infligée par la «signification» - c'est-à-dire la


soumission du corps à un sens (spirituel, incorporel) qui
l'aliène de sa pure et simple extériorité de corps. Il s'agit,
d'autre part, de l'aporie d'une soufFrance que nous ne
savons pas reconnaître sans justernent lui accorder une
signification - celle du « corps souffrant», du « corps
victime» dont l'histoire doit garder mérnoire, par
exemple -, par laquelle la souffrance devient la proie de
la violence qui aliène l'extériorité insensée du corps. Cet
essai inclut une brève réflexion sur la torture.
« La chance de la pensée» clôt ce recueil, mais ce
texte pourrait tout aussi bien l'ouvrir, car il tente de
décrire l'expérience de pensée et du réel à l'œuvre chez
Nancy. Il s'agit notamment de signaler en quel sens son
travail nous apprend à nous rapporter d'une nouvelle
façon à la « tradition philosophique », qui n'est pas une
réserve de concepts et d'idées toujours disponibles et
auxquels on peut faire retour selon nos besoins théo-
riques, rnais une tâche, une responsabilité - tout à fait
incontournables, puisque nous nous y trouvons engagés
du moment que nous cherchons à comprendre quoi
que ce soit du monde que nous habitons - de créer ses
possibilités, ses chances, son héritage et son avenir.

Santiago du Chili, janvier 2011


Le sens de l'être comme creatio ex nihilo
et la déconstruction de la vie

Pour Roberto Torretti

L'être considéré en lui-même ou en son propre n'est


pas à confondre avec rien qui puisse être identifié,
signifié, défini comme étant - fût-ce l'étant saisi dans
son procès ou rnouvement de venir à être ce qu'il n'est
encore qu'en puissance. Cela veut dire que le mot ou le
concept lui-même de l'être n'a pas vraiment de sens ni
de réferent, ou bien que ce qu'il nomrne devrait pou-
voir échapper à toute nomination. Il est rernarquable à
quel point la pensée française, notamment depuis
Jacques Derrida, s'est décidée à pousser cette consé-
quence de la différence ontologique jusqu'à ses limites
ultirnes. Si l'être est néant et par conséquent n'a pas
de nom, la seule chose qui reste à penser - ou à affir-
mer - comme être est la différence même entre l'être et
l'étant-la difference ontologique n'étant en réalité que
la déterrnination d'une différance plus originaire, mot
ou nom inexistant que Derrida écrit pour signaler la

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Chances de la pensée

néantité innornmable de l'être et le principe de la tâche


centrale de la philosophie : repérer et étudier les effets
de l'impropriété des noms de l'être, les conduire à leur
impossibilité, les substituer, les disloquer, les évider, les
traduire, les raturer. La philosophie est la tâche il s'agit
d'une pratique et non pas d'une doctrine! - de pro-
duire le néant qui s'inscrit dans ou s'excrit du mot et du
concept de l'être.
Ce travail de la pensée française, qui sans doute s'est
risqué à explorer le « vide de l'être» auquel, selon Grane!,
« mêrne Heidegger n'a pas su se laisser entraîner 1 », nous
ofFre aussi l'occasion de saisir que l'être - c'est-à-dire la
diff(~rance - ne peut pas être une réalité à résorber sans
reste dans le vide anonyme du néant ontique. Autre-
ment rien ne résisterait aux noms de l'être ni ne produi-
rait les effets de son inadéquation sémantique essentielle.
Au fond la difFérance, tout en néantisant l'être, accorn-
plissait un dernier pas dans le chemin de la philosophie
contemporaine vers les choses rnêmes. Par-delà l'être et
l'apparaître, ce qu'on retrouve n'est justement rien ou
c'est justement la chose même, voire la chose en soi -la
chose qui n'est rien ou qui n'apparaît pas : et que ce
soit cette chose en soi ce qu'on trouve à la place des
choses mêmes constitue une fin assez ironique pour la
phénoménologie et pour l'ontologie. La pensée retrouve
la chose se dénudant de tous ses sens et de toutes ses
conditions, rien (res) absolument inaccessible qui

1. Gérard Grane!, « Loin de la substance: jusqu'où? Essai sur la


kénôse ontologique de la pensée depuis Kant », dans Études philo-
sophiques, n° 4, 1999, p. 535.

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Le sens de l'être comme creatio ex nihilo

heurte la pensée et qui seul peut se donner à penser de


façon inconditionnée.
Tout ce que je vais essayer de dire sur le sens de l'être
cornme creatio ex nihilo - création avec rien, pour rien
et de rien (la chose même), création qui interrompt
donc, ainsi qu'on le verra, le sens de l'être comrne pro-
duction - est ceci : le travail philosophique de Jean-
Luc Nancy autour de cette notion ne s'épuise pas dans
l'affirmation ou l'exercice du né-ant de l'être, filais
essaye d'indiquer vers l'inaccessible le rien, la chose
en soi qui y fait irruption. Cet inaccessible, comme
j'espère pouvoir le montrer, est aujourd'hui accessible
sous la figure de la vie.
Oui, je vais proposer la vie comme nom pour la dif-
ferance. Depuis très longtemps, en réalité depuis tou-
jours, il a été souhaitable d'abandonner ce rnot qui
n'existe pas et qui ne dit rien du tout. Aujourd'hui, je
crois, il est sans doute trop tard pour le faire. Cela
n'ernpêche pourtant pas qu'on ne doive revendiquer la
tâche de le faire. Il faut à tout prix se garder de trans-
former la différance en quelque chose. Rassurez-vous
donc, je ne suis pas venu en France pour annoncer un
nouveau mot - du reste, la vie est probablement le
concept le plus ancien d'Occident avec lequel clô-
turer l'époque de la différance. La diHerance, pour
autant qu'elle annule la différence de l'être et de l'étant,
ne saurait faire époque - ne saurait faire rien du tout et
c'est pourquoi la creatio ex nihilo lui appartient si inti--
mement. Il est ternps de déclôturer cette différance, ce
qui veut dite nous confronter à ce qu'elle dit et pense
du réel au moment même de lui refuser tous les noms:

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Chances de la pensée

que le réel consiste dans ce refus lui-mêrne, que le réel est


donc en un sens du mot « être» plus radical, plus incon-
ditionné et plus inouï que tout sens de l'être déjà advenu
dans la tradition, y compris cornme différance.

LE SENS DE L'ÊTRE COMME CREATIO EX NIHILO

L'être n'est pas l'étant, nIais ce qui laisse être ou


donne l'étant en tant qu'étant. L'être, qui n'est pas
l'étant, est l'étant considéré dans son acte d'être: que
l'étant est. Tout en n'étant rien d'étant, l'être est donc
l'étant. Cette transitivité voire productivité de l'être ne
doit surtout pas se confondre avec la causalité d'un
faire, soit au sens de la technique qui transforme les
objets de la nature en des instruments pour la vie
humaine, soit au sens de la causalité spontanée qui
constitue les phénomènes (les « faits») de la nature.
N'étant rien, être n'est pas une cause - matérielle, for-
melle, efficiente ou finale - de l'étant. Au contraire,
l'être est (transitivement) l'étant par le fait même de
n'être aucune condition pour l'étant : il n'est rien
d'autre que la libre position ou la libre donation de
l'étant.
Dans une première approche, la creatio ex nihilo servi-
rait à caractériser cette causalité ontologique puisqu'elle
indique la donation de l'étant à partir du (ex) retrait des
conditions de production de l'étant {nihilo}. L'« à partir
de rien» ne désigne pas seulement l'absence des condi-
tions matérielles - to ex hou, ce avec quoi l'étant est fait
ou devient ce qu'il est. S'il n'est fait de rien ou s'il n'est

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Le sens de l'être comme creatio ex nihilo

fait avec rien, l'étant ne peut pas non plus incarner la


forme (morphè) d'une essence (eidos). Rien ne peut être
fait de rien! Si, pour finir, cette production n'accomplit
rien, si par elle aucun telos n'est réalisé, alors rien n'a
jamais exécuté l'action de comrnencer la production
celle-ci demeure sans archè tès metabolès. Posant alors
l'étant à partir du retrait de ses conditions; sans ren-
voyer à un substrat, à une essence, à un agent (fut-ce
l'étant lui-même) ou à une fin (fût-ce interne), la creatio
ex nihilo semble renvoyer à la pure et simple position de
l'étant, à son ouverture ou à son événernent d'être. Elle
découvre ou met en œuvre la simplicité du « qu'il est»
de l'étant. Heidegger, en général très méfiant à l'égard
du concept de création, l'a utilisé quelquefois en ce
sens l.
Or rien - aucun étant - n'est fait à partir de rien, ou
bien rien n'est produit par rien. La creatio ex nihilo ne
peut pas produire un étant qui serait, elle ne peut pas
produire de l'être - elle ne peut produire en aucun sens
du mot, ontique ou ontologique. Rien ne peut être créé
ex nihilo et, par conséquent, ce qui est créé ex nihilo - à
condition qu'il y ait quelque sens à en parler - n'est
tout simplement pas. L'étant créé ex nihilo est un non-

1. « Plus essentiellement l'œuvre s'ouvre, plus pleinement fait


éclat la singularité de l'événement qu'elle soit, plutôt que de n'être
pas. [... ] Ainsi, c'est dans la production même de l'œuvre que se
trouve cette offrande: "qu'elle est". [... ] L'être-créé est lui-même
expressément introduit par la création dans l'œuvre; il vient se
tenir dans l'ouvert comme le choc silencieux du quod. » (Martin
Heidegger, « L'Origine de l'œuvre d'art», dans Chemins qui ne
mènent nulle part, tr. fr. W. Brokmeier, Paris, Gallimard, 1962.)

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Chances de la pensée

étant, un néant. Comrne tel, il renvoie à un non-être


comme à son acte de ne pas être. L'étant n' « est» pas, il
ne se pose plus ou ne se découpe plus sur fond de la
néantité de l'être pour être quelque chose plutôt que
rien. Le « ex nihilo » de la creatio ex nihilo se retourne
ainsi vers la valeur rnême de création. Il se retourne
contre le sens de la provenance ontologique pure de
l'étant ou contre la mise en œuvre de l'être. Cela peut
être fonnulé aussi de la façon suivante: si l'étant n'est
pas et que par conséquent l'être, qui à son tour n'est
rien, est désonnais à distinguer de ce qui n'est pas, la
difh~rence ontologique s'annule. La creatio ex nihilo
fournit donc, du moins en principe, l'enjeu d'un sens
de l'être au-delà de tout sens de l'être, un sens par où
l'être finit par se dissoudre sans reste dans son vide
d'être.
La creatio ex nihilo ne désigne pas alors la création
ontologique de l'étant, le retrait des conditions ontiques
qui le donne ou fait le mouvement de son venir à l'être.
Elle est le retrait de ce retrait lui-même et la suppression
de ce mouvement. Se supprime ou s'annule la libéralité,
la prodigalité de l'être - se supprime l'être-sans-cause,
l'être-sans-condition ou sans-fondement qui caractérise
la délivrance (la pro-duction) de l'étant. « Sans modèle,
sans réference, sans premier pas, sans provenance »,
écrit Nancy de la creatio ex nihilo, et il ajoute: « sans
possibilité de dire "sans" : puisque rien n'est là que de
lui, de rien. Rien sans lui, et lui, de rien 1 ».
Si le problème ontologique fondamental est de

1. J.-L. Nancy, La Pensée dérobée, Paris, Galilée, 2001, p. 187.

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Le sens de l'être comme creatio ex nihilo

décrire l'être de l'étant en son propre - comrnent l'être,


n'étant rien, et par conséquent sur un rnode irréduc-
tible à tout faire ou produire, conçu selon la nature ou
l'art, laisse être l'étant? -, la creatio ex nihilo répond:
rien -l'être - ne peut rien transferer à rien - à l'étant -,
lequel, n'étant à son tour rien, néantise le néantisse-
ment de l'être. Être « est (transitivernent) rien. Il transit
y
rien en quelque chose, ou rien s transit en quelque
chose 1 ». La creatio ex nihilo est l'être comrne retrait du
retrait de l'être. L'étant n'est pas, il ne provient pas,
il n'arrive pas. « Il n'y a ni être ni événernent : rien ne
provient ni ne survient, si rien n'est présupposé 2. » La
creatio ex nihilo est « une provenance dépourvue de
pro-, de prototype et de promoteur - ou bien encore
un pro- qui est nihil dans la propriété mêrne de la
pro-venance 3 ».
Le «fiat» de la création ne produit pas quelque chose
plutôt que rien et par conséquent n'est pas la merveille
des merveilles qui éveille la pensée. L'être de l' étan t
n'est rien ni l'essence, ni le phénomène, ni l'événe-
rnent de l'étant. Et c'est bien la seule chose qui doit
désormais choquer ou se heurter contre la pensée pour
l'éveiller: qu'il n'y a plus rien de quoi s'émerveiller
- qu'il n'y a pas, qu'il n'y a rien 4.

1. Id., La Création du monde, Paris, Galilée, 2002, p. 90.


2. Ibid., p. 98-99.
3. Ibid., p. 84.
4. Cf Rodolphe Gasché, « Thinking Without Wonder », dans
The Honor of Thinking, Stanford University Press, 2007. Il fau-
drait ajouter que l'événement qui donne à penser est l'annulation
de tout événement au sens ontologique que je viens de préciser -la

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Chances de la pensée

Le rien qui se pose à la place de l'étant n'est pas la


chose dans son surgissement, dans son émergence - la
res nata (d'où vient, en espagnol, le rnot « nada »). Le
rien dont il s'agit est la chose tout court, c'est-à-dire
cela qui résiste aux déterrninations antiques (les causes
de l'étant) aussi bien qu'ontologiques (la diHerence de
l'être et de l'étant). La chose même, la chose en elle-
rnême, dans son inaccessibilité, la chose qui ne se laisse
ni percevoir, ni montrer, ni cornprendre, ni donner,
chose qui n'arrive tout sirnplement pas, chose dont le
poids se retire de tout retrait de l'être. Chose en soi qui
n'est rien, qui n'est pas, rnais qui, par là mêrne, perce le
né-ant de l'être et la provenance ontologique J. Nancy
écrit: « le principe phénoménologique de la chose en soi
ne peut précisérnent pas être principe de la production;

provenance pure (quodditas) de l'étant. C'est pourquoi il constitue


le risque et non seulement la chance de la pensée - ou mieux, il fait
le risque sans lequel il n'y aurait pas véritablement de chance pour
la pensée (if. ibid., p. 363).
1. La choséité de la chose dont parle « L'Origine de l' œuvre
d'art» est peut-être loin de se donner pour la première fois dans la
mise en œuvre de l'œuvrer ontologique de l'être dans l'œuvre
d'art; bien au contraire, elle pourrait indiquer vers une fermeture
et une inaccessibilité - du rien, de la chose - qui s'avèrent
antérieures et indépendantes de la vérité de l'être ou de sa mise en
œuvre. La chose n'est donc pas à confondre avec la Terre, dont la
fermeture est ouverte par l'ouverture du combat originaire de la
Terre et du Monde. Il faudrait dire que la chose est le désœuvre-
ment ontologique de l'œuvre d'art, ou que, dans l'œuvre d'art, ce
qui se met en œuvre est l'effondrement de l'être. D'un autre côté,
sur la chose en soi kantienne et en particulier pour une discussion
de l'interprétation de Heidegger, cf J.-M. Garrido, La Formation
des formes, Paris, Galilée, 2008, p. 99-118.

20
Le sem de l'être comme creatio ex nihilo

il doit être de l'ordre qui s'indique en creux cornme


celui d'une "création", c'est-à-dire une provenance sans
production 1 » - une provenance, on vient de le voir,
dépourvue de pro-.

LA VIE COMME HORIZON INDÉPASSABLE


DE L'ONTOLOGIE

Par l'impossibilité théorique qu'elle exprime - puis-


qu'elle indique une production sans causalité (fût-ce
ontologique) -, l'idée de creatio ex nihilo déconstruit
l'être, l'ouvre par-delà lui-mêrne et déclôt une pensée
du rien qui annule la différence ontologique. L'idée de
creatio ex nihilo n'est pas ici considérée cornme la trans-
position théologique tardive de l'hylémorphisme grec
servant de matrice pour penser la présence de l'étant
comme production 2. Au contraire, il s'agit d'une struc-
ture plus vieille que tout hylémorphisrne - que toute
pensée de l'être! - et qui fait partie de la déconstruction
du monothéisme (principalement du christianisme,
forme dominante des monothéismes) 3.
Il faut pourtant se garder de trop abuser des formu-
lations négatives, de faire trop avec un rien qui n'est
rien, puisque la chose créée ex nihilo n'est pas un rien
dont la valeur puisse justement être déterminée par

1. J .-L. Nancy, La Création du monde, op. dt., p. 84.


2. Cf « L'Origine de l'œuvre d'art», art. cit., p. 29.
3. Jean-Luc Nancy s'en explique, comme on le sait, dans plu-
sieurs textes - cf en général La Déclosion, Paris, Galilée, 2005.

21
Chances de la pensée

l'être ou par le retrait de l'être qu'elle n'est pas. Or,


être un rien d'être n'est quelque chose de négatif qu'à
l'intérieur du discours ontologique! De rnêrne, on l'a
vu, il ne suffit pas de caractériser la creatio ex nihilo
comme création sans causalité ou sans production: elle
est sans la possibilité de dire « sans ». C'est dans l'inten-
tion de quitter les équivoques d'une conceptualité
ontologique négative, et en particulier dans l'intention
de libérer la différance de sa nullité, que je propose de
réfléchir sur le concept de vie.
Cela a de quoi surprendre, je le sais bien. Ce n'est
évidernrnent pas que la vie soit un concept désuet
ou, au contraire, qu'on doive se méfier du fait qu'il est
plutôt trop à la mode - depuis bien des années la vie
(rnoyennant l'imprécision du tenne, bien sûr, comme
il arrive dans toutes les rIlodes) retourne avec force
dans les courants philosophiques les plus divers, anglo-
saxons ou continentaux, analytiques ou métaphysiques,
épistérnologiques, éthiques ou politiques. La surprise
n'est pas davantage provoquée parce qu'un certain
mouvernent de la pensée contemporaine, depuis Hei-
degger jusqu'au travail de ce mort vivant que nous
saluons aujourd'hui, en aurait fini avec les philosophies
de la vie et les phénoménologies du vécu de la cons-
cience ou de la corporalité. Encore moins est-elle pro-
voquée parce que la description des mécanismes
biochimiques de la cellule et en général la révolution de
la génétique moléculaire conternporaine témoignent
d'une vision de la vie déracinée du corps et de l'exister,
et appartiennent à une époque de la technique où la
science aurait cessé de penser à la limite, c'est très

22
Le sens de lëtre comme creatio ex nihilo

exactement le contraire qui arrive, comrne j'aurai l'oc-


casion de le suggérer.
Si rna proposition de réfléchir sur la vie a de quoi
surprendre, c'est plutôt parce que les concepts de vie et
de vivant fournissent probablement le grand paradigme
pour penser l'être cornme production (aux sens ontique
et ontologique). Le vivant est un étant naturel térnoi-
gnant d'une productivité originaire (non technique) 1.
Il se produit soi-Tnême cornme ce qu'il est ou il est par
lui-mêrne la rnise-en-œuvre de ce qu'il est. Plus précisé-
nlent, il est par essence la tâche de se rnaintenir en vie,
de se nourrir, de croître, de se reproduire - tout ce
qu'Aristote appelait hè threptikè psychè. Autrement dit,
le vivant a pour essence de produire sa propre essence.
Sa nature (son essence) consiste dans l'exercice de ne pas
cesser d'être ce qu'il est par nature. C'est pourquoi la
vie elle-nlêrne (hè psychè) est le phénonlène de la diffé-
rence entre le vivant et le non-vivant 2 : elle est la lutte,
l'effort ou la résistance du vivant pour demeurer vivant.
Voilà d'ailleurs la raison pour laquelle, je dis cela en
passant, il ne saurait être question de vouloir extirper la
peur de mourir, comnle Épicure le voulait. On doit
certes en finir avec les discours qui nous racontent des
histoires concernant la vie qui vient après cette vie;
mais la peur de mourir, au sens d'une peur de ne plus

1. Cf M. Heidegger, « Ce qu'est et comment se détermine la


Physis», tr. h. F. Fédier, dans Questions 1 et II, Paris, Gallimard,
1968, p. 563-564 et 567-568.
2. « Disons donc [... ] que l'animé est distingué de l'inanimé par
le [f::l.Ït de] vivre (legomen oun [. .. ) dioristhai to empsychon tou apsy-
chon toi zèn)) (Aristote, De l'âme, II, 2, 413 a 21-22).

23
Chances de la pensée

pouvoir résister à la IrIOrt ou la peur de cesser d'être, est


structurelle ou inhérente voire identique à la tâche
d'être en vie. C'est l'essence ou le moteur de la vie - ce
par quoi la vie est l'activité qu'elle est, l'entéléchie pre-
mière du corps organisé.
Le vivant est l'étant qui se montre COIrIIrle produc-
tion de soi - il montre l'être rnême comme autopro-
duction. ReIrlarquons davantage ceci qu'ayant à être ce
qu'il est c'est en quoi son essence consiste -, il devient
lui-même responsable de soi et de fournir les condi-
tions de son être, lesquelles ne sont pas données imIrlé-
diatement. Autrement dit, dépourvu de conditions
(causes) données, le vivant devient cause (responsable)
de soi, il est délivré à soi dans la tâche d'être en vie. La
vie est la délivrance à soi de l'étant pour la préservation
de sa nature. Comrne le dit la célèbre définition aristo-
télicienne, c'est par soi-même (di hautou) que le vivant
se nourrit, croît et dépérit 1. Il faut dire aussi que, se
produisant cornrne vivant, il produit ou fait émerger le
soi lui-même, le régime de son ipséité, qui ne préexiste
pas à la pratique de sa production. Le vivant est le soi
qui émerge ou se forme à soi dans l'acte d'être délivré à
soi pour être ce qu'il est. C'est pourquoi le soi ne pré-
cède pas son activité immunologique, mais dérive
d'elle, pour ne pas dire qu'il consiste en elle 2. Le soi

1. Aristote, De l'âme, II, 1,412 a 14-15.


2. Le « soi immunologique» est une « réalité historique et
changeante, qui est altérée dans chaque rencontre immunologique,
et en un sens elle est chaque fois renouvelée, voire recréée. » (Alfred
1. Tauber, The Immune Self, New York-Cambridge, Cambridge
University Press, 1996, p. 8.)

24
Le sem de l'être comme creatio ex nihilo

érnerge cornrne l'auto-appropriation de la force ou de


la puissance (dynamis) qui se met en œuvre (energeia)
et s'eHorce de ne pas cesser d'être ou de disparaître.
Chaque fois que l'on cornprend l'étant selon l'acte et la
puissance, nous ernpruntons alors la vision que nous
fournit ce modèle d'être qu'est l'étant naturel vivant.
Tout ce qui est vivant est soi et tout ce qui est soi est
conçu selon le sens d'être du vivant 1.

1. Le travail de Nancy sur la création n'échappe pas tout à fait à


ce modèle ontologique qu'est la vie au sens de l'autoproduction
de/du soi; au contraire, il se laisse déterminer dans une large
mesure par lui. Du coup, bien sûr, il suffit de penser à la puissante
réflexion qu'il déploie explicitement au sujet du soi, bien que
celle-ci soit sans doute trop complexe pour ne pas mériter d'être
reprise autrement. Mais je me borne ici à rappeler que Nancy ne
renonce pas à caractériser la création comme croissance. Dans la
creatio ex nihilo, il s'agirait pour lui de « rien croissant comme quel-
que chose. [... ] Dans la création, une croissance croît de rien et ce
rien prend soin de lui-même, cultive sa croissance» (J.-L. Nancy,
La Création du monde, op. cit., p. 55). Or une croissance de rien ne
devrait précisément pas être caractérisée comme une croissance!
Sous le motif du creo - « faire croître », «cultiver », «soigner»
(cf par exemple ibid., p. 90) -, il est difficile de ne pas entendre le
schème du souci propre de la délivrance à soi dans la tâche de
vivre. C'est en ce même sens qu'il faut comprendre, à mon avis, les
allusions à la force formatrice kantienne (cf ibid., p. 78-79) témoi-
gnant d'une finalité interne de la nature dont le seul analogue
que nous avons, pour éloigné qu'il soit, est précisément la vie! Il
faudrait aussi se rapporter au motif de la croissance (wachsen) dans
« Ce qu'est et comment se détermine la Physis» (art. cit., p. 561 sq.).
Or la creatio ex nihilo, qui néantise aussi bien l'être que l'étant et,
par là, annule tout sens ontologique de la production et toute déli-
vrance à soi (ipséité) de l'être, ne saurait se laisser saisir comme
croissance, fût-ce comme la croissance du rien-de-raison (La Créa-
tion du monde, op. cit., p. 56) ou du sans pourquoi (comme la rose

25
Chances de la pensée

La vie est schèrne de la production ontologique encore


en ce sens qu'elle est conçue comIne la dirnension d'un
excès, d'un devenir, d'un désir, d'une liberté, d'une force
ou d'un élan créateur soustraits à la finalité et en général
à toute causalité de la production. Se nourrir n'est pas
l'activité d'un Inétabolisrne qui cherche l'équilibre phy-
siologique de son auto-rnaintenance : il devient crois-
sance, reproduction, variation, multiplication, évolution,
lutte, filort ... La faim qui met en mouvement la nutri-
tion est déjà Désir. La vie organique - chez l'hornme
aussi bien que chez les bactéries - est constituée par une
incomplétude qui lui est structurelle. Vivre est douleur,
souffrance, pauvreté - la satisfaction ou l'équilibre phy-
siologique n'étant efh:ctifs que pour les dieux (Épicure).
Il convient de rappeler que Heidegger ne caractérisait
pas le vivant cornme pauvre parce qu'il le comparait à un
étant qui serait riche. Ce dont le vivant manque n'est pas
quelque chose qu'il pourrait un jour obtenir, et ce n'est
pas davantage quelque chose que d'autres étants, moins
malheureux (par exernple, des dieux), possèdent. La pau-
vreté, c'est-à-dire le « ne pas avoir dans le pouvoir avoir»
(Nichthaben im Habenkonnen), est la condition positive,
l'unique condition de la vie 1. Le seul sens et la seule vérité

du distique d'Angelus Silesius commenté par Heidegger, cf ibid.,


p.47) qui ne font d'ailleurs que radicaliser l'autosuffisance de
l'auto-appropriation du mouvement de croissance.
1. M. Heidegger, Die Grundbegriffe der Metaphysik, dans Gesamt-
ausgabe, vol. 29-30, Francfort-sur-le-Main, Klostermann, 1983,
§ 50, p.307. Vivre consiste à souffrir d'être en vie. Heidegger
écrit: « Une souffrance et une douleur (ein Leiden und ein Leid)
devraient parcourir tout le royaume animal et de la vie en général »

26
Le sens de lëtre comme creatio ex nihilo

de la vie: la douleur de savoir que la douleur de vivre, la


fairn, n'a pas de sens ni de vérité. À suivre les conseils de
Nietzsche, voilà quelque chose qu'il vaudrait rnieux
apprendre à affirrner, lnêrne au point de vouloir que cette
vie et cette souffrance reviennent éternellernent. Il ne faut
pas vouloir un autre sens que ce non-sens de la vie.
En se lirnitant à décrire les mécanismes naturels du
rnétabolisme, du développernent, de l'hérédité, de la
sélection, etc., en se lirnitant à présupposer qu'il y a
cette force inépuisable et sans finalité (sans cause d'au-
cune sorte) qui produit la variation et le changernent
sur quoi ces mécanisITles opèrent, les sciences de la vie
professent rnoins une attitude réductionniste qu'elles
ne nous offrent la possibilité de donner une rnesure de
l'excès créateur en quoi consiste la vie. La vie consiste
en cela qui défie tous les rnécanismes. Elle est une cau-
salité qui opère par le retrait rnêrne de toute causalité,
ITlécaniste ou finaliste. Il s'agit du bien connu « ITlYS-
tère» de la vie, qui peut certes être rnis au cornpte de
forces extraphysiques (vitalistes), mais aussi d'une corn-
plexité de la nature qui, tout en faisant partie du rnême
système observable par la physique, ne se laisse pas
expliquer par ses lois déjà connues et requiert d'autres
lois encore inconnues 1. La vie, le phénomène biolo-

(ibid., § 63, p. 393). Ou bien, comme il le dira quelques années


plus tard dans un commentaire de « Ein Winterabend» de Trakl :
« tout ce qui vit est douloureux» (Unterwegs zur Sprache, Stutt-
gart, Neske, 200l, p. 62). Pour une analyse un peu plus appro-
fondie de la douleur, cf J.-M. Garrido, « Without World », dans
CR: The New Centennial Review, vol. 8, n° 3, 2009, p. 119-137.
1. « [ ... ] la matière vivante», écrit E. Schrodinger dans un

27
Lnances de la pensée

gique, est essentiellement cela qui arrive dans la nature


(et à la nature) et qui ne semble consister qu'en cette
arrivée. C'est d'ailleurs exactement ce qui arrive dans le
travail expérirnental des sciences biologiques: il arrive
l'arrivée d'un imprévisible, la rencontre avec « ce qu'on
a
n pas recherché 1 ». L'expérimentation dans les sciences
de la vie n'est pas une programmation a priori de la
réalité cherchant seulernent à la contrôler et à la rnani-
puler; elle est aussi une façon de penser ce que veut dire
« arriver» dans la réalité et de laisser se montrer ceci

célèbre passage de What Is Lift? (New York, Cambridge University


Press, 1945), « bien qu'elle n'élude pas les "lois de la physique"
telles qu'elles ont été établies jusqu'à présent, engage probable-
ment d'''autres lois de la physique" encore inconnues ». Le texte
inaugural soulignant la complexité irréductible des phénomènes
biologiques - du moins pour autant qu'ils sont considérés dans
l'organisme exerçant actuellement ses fonctions vitales est celui
de la conference de N. Bohr, que M. Delbrück entend en 1932,
«Light and Lift» (publié dans Nature, 131, 1933, p. 421-423 et
457-459) : « [ ... ] l'existence de la vie doit être considérée comme
un fait élémentaire qui ne peut pas être expliqué, mais qui doit cons-
tituer le point de départ de la biologie ». Les phénomènes biologi-
ques, tout en étant irréductibles à la physique atomique, en seraient
« complémentaires» (ibid, p. 458). Cf aussi M. Delbrück, « A Phy-
sicist Looks at Biology », dans J. Cairns, C.S. Stent, ].D. Watson
(éds) , Phage and the Origins ofMolecular Biology [1966], New York,
Co Id Spring Harbor, 2007, p. 20-21; C.S. Stent et R. Calendar,
Molecular Genetics. An Introductory Narrative, San Francisco,
W.H. Freeman & Co, p. 24-29 et 756-757.
1. Hans-Jorg Rheinberger, Experimentalsysteme und epistemische
Dinge. Eine Geschichte der Proteinsynthese im Reagenzglas, Franc-
fort-sur-Ie-Main, Suhrkamp, 2006, p. 167. Cet ouvrage retrace de
façon très détaillée les avatars de la « découverte» de l'ARN de trans-
fert (ARNt).

28
Le sens de l'être comme creatio ex nihilo

« qu'il arrive ». C'est le savoir s'éveillant à rnêrne l'appa-


raître de la nature qu'il y a l'être plutôt que rien.
La vie le thaumazioteron de tous les objets scienti-
fiques 1 est en somme le schèrne pour l'être cornrne
pure provenance ou différence ontologique. Elle fonne
l'horizon indépassable de l'ontologie 2. C'est à cause de

1. Aristote, De l'âme, l, l, 402 a 3.


2. On pourrait montrer que cela est bien le cas chez Heidegger.
Il faudrait commencer par rappeler que, jusqu'à la moitié des
années 1920, le penseur allemand n'hésitait pas à caractériser les
structures de l'exister (être-là, souci, être-au-monde, coexister,
etc.) comme vie. La vie est la mouvance ou mouvement (Beweg-
heit, Bewegung) mêmes de l'être (Gesamtausgabe [désormais noté
GA] 61, p. 130; G-:A 62, p. 352). Dans l'interprétation d'Aristote,
la vie fournit la structure ontologique de base guidant la descrip-
tion de l'être comme présence (ousia). La vie était le schème sous
lequel Heidegger comprenait le sens, le processus ou le mouve-
ment (Bewegheit, kinèsis) d'être (cf par exemple GA 61, p. 130;
GA 62, p. 352), si bien que la vie (Leben) doit être entendue dans
son sens« verbal» (GA 61, p. 81-85). Il est normal alors que Hei-
degger ait considéré le De Anima comme une ontologie de la vie et
du Dasein (GA 22, p. 182-188 et 308-309), l'aisthèsis étant «le
mode d'exister du vivant au monde» (GA 17, p. 8 et 16 sq. ; GA 18,
p. 45 et 51-52). La psychè du « Peri Psychè» - qu'il fmdrait tra-
duire non pas par « De l'âme» mais par « De l'être au monde»
est un concept proprement ontologique, irréductible aux analyses
psychologiques et phénoménologiques du vécu (GA 17, p. 293-
295). Les physei onta sont continuellement assimilés aux empsycha
et la kinèsis en tant qu'être de l'étant à la psychè (cf par exemple
GA 18, p. 213-214, 216, 218-220, 222-223, 226 et 370-373). Se
nourrir, croître, dépérir, percevoir, imaginer, penser, désirer,
choisir, etc., étaient pour Heidegger des possibilités originaires d'être.
On pourrait aussi montrer que Sein und Zeit, malgré l'intention
explicite d'abandonner le registre de la vie, et du moment même
qu'il garde les structures qui lui étaient auparavant attribuées

29
Chances de la pensée

cela que je disais qu'il y avait de quoi être surpris lorsque


tout à l'heure je proposais de penser la vie comrne au-
delà de l'être et de l'apparaître. C'est bien ce que je vais
maintenant développer 1.

LA DÉCONSTRUCTION DE LA VIE

Le phénomène de la vie offre aussi, d'un autre côté,


une déconstruction remarquable de l'ontologie. La
prolifération des savoirs et des techniques dont elle
est aujourd'hui l'objet en fait peut-être le syrnptôrne le
plus aigu. En un sens, et en raison rnême de l'accumu-
lation de ces savoirs et techniques, on n'avait jamais su
moins sur la vie. Cette ignorance n'éveille pourtant
aucun étonnernent, rnais indique plutôt que jarnais
auparavant la vie n'avait autant disparu comrne objet.
Toute unité possible du phénomène de la vie explose
derrière la prolifération de ses événements multiples.
On ne peut plus repérer ce minirnum de substantialité
ou de mêmeté auto-appropriante qu'il faut pour qu'il
puisse se montrer comme arrivant quelque part. Cette
explosion de la chose a lieu juste là où, selon Foucault,
on ne peut plus la distinguer du mot, et par conséquent

souci, être-au-monde, être-avec, etc. -, laisse l'être contaminé de


part en part par le vivre (je donne des renseignements plus précis
dans « L'animalité de l'être », Le Portique, n° 23, 2009, p. 73-86).
1. Cette question sur la vie est aussi développée, plus longue-
ment et plus systématiquement, dans une étude à paraître sous
le titre On Time, Being, and Hunger. Challenging the Traditional
Way of Thinking Lifè (New York, Fordham University Press).

30
Le sens de l'être comme creatio ex nihilo

elle vient accompagnée d'une explosion conceptuelle.


Par nécessité, tout phénornène vital singulier ayant lieu
dans un système expérimental 1, lui-mêrne formé par
des constellations non unifiées de pratiques et discours
enchevêtrés, diffère de/du soi et se dissérrlÏne dans la
suite de concepts d'objets qui surgissent, se succèdent,
se transforrnent, se déplacent, se contredisent, s'entas-
sent et se remplacent dans le travail effectif d'expéri-
mentation. Il s'agit d'une « errance ernpirique 2 » qui
coupe la singularité des phénomènes de tout rapport
logique à un objet-idée unifiant la vie, le gène, l'ADN,
l'ARN, etc. -, fût-ce en un sens régulateur ou réfléchis-
sant. L'ahurissante irnprécision du concept de gène,
tellement soulignée ces dernières décennies par les phi-
losophes de la biologie, ne témoigne pas d'un échec
théorique mais incarne la condition de possibilité du
travail expérimental et de sa productivité. Le regard
philosophique n'est plus appelé à détecter des concepts
présupposés par une pratique irréfléchie de la science;
ce que la science ne pense pas, personne n'a à le penser
ou bien on n'a à penser strictement que cela: ce qui
se pense effectivement sous cette forme de non-pensée,
de pratique irréflexive. Le travail des « sciences de la
vie» doit sans doute nous faire avouer qu'on ne com-
prend plus rien à ce qui s'y passe, à ce qu'il en est de la
vie. Mais justement, il se peut alors que cela présente

1. Je viens d'évoquer le cas de l'ARNt étudié par Rheinberger


- cf note l, p. 28.
2. Jacques Derrida, « La diHerance», dans Marges de la philoso-
phie, Paris, Minuit, 1972, p. 7. Je reprends ce concept d'errance
empirique du commentaire de Rheinberger, op. cit., p. 99.

31
Chances de la pensée

une chance pour saisir que la vie n'a pIuS' effectivement


aucun sens, ou qu'elle s'excrit du sens.
À mêrne la plus spectaculaire proliferation de ses
événements, alors, tout se passe cornrne si la vie avait
cessé de venir. Ou rnieux, dans chacune de ses venues
vient désorrnais seulement ceci qu'elle ne vient pas
- qu'elle n'est pas, qu'il n'y a pas. Il arrive donc comme
si la complexité de la vie s'était aggravée au point de se
désintégrer. Il arrive comme si l'excès ou le déborde-
ment qui lui sont caractéristiques devenaient pure
dépense. Peut-être le jour est arrivé où la vie est passée
d'être un phénornène écrit avec des caractères inconnus
dans le livre de la nature à un phénomène qui n'est plus
à déchiffrer ou qui ne se donne plus à lire. Car ni Dieu
ni aucun entendement ne pourraient vraiment lire ce
livre qui n'a jamais été écrit. La vie, figure éminente de
l'inaccessible, est devenue plus autre que tout autre:
elle est devenue l'inaccessibilité de ce qui ne dérobe
plus aucun accès parce qu'il ne mène nulle part. Il s'agit
de l'inaccessibilité du rien - ou de la chose en soi. Et
c'est ce qui se donne à penser, aujourd'hui, comme vie.
Par-delà tout autre, tout être et tout paraître 1.

1. Depuis au moins les leçons de 1929-1930 sur l'animalité


(Les Concepts fondamentaux de la métaphysique), qui cherchent à
comprendre l'être de la vie (la « pauvreté») sans y réduire son inac-
cessibilité (cf en particulier § 63), jusqu'à la Lettre sur l'huma-
nisme où la vie est dite « le plus difficile à penser» (M. Hei-
degger, Lettre sur l'humanisme, tr. fr. R. Munier, dans Questions
111 et IV, Paris, Gallimard, 1966, p. 82) s'ouvre chez Heidegger
une possibilité d'entente de la vie - et c'est très exactement ce
que j'appelle ici une déconstruction de la vie - indiquant vers un
au-delà de l'être (de la compréhension, de la temporalité, du

32
Le sem de l'être comme rreatio ex nihilo

La souveraineté de la vie n'est RIEN. Le rrlétabolisrne


(hè threptikè psychè) est structuré selon une f~lÏm qui ne
conduit pas à ou ne fait pas érrlerger l'organisation, la
croissance, la reproduction, l'évolution. Nous ayant
appris à penser l'évolution comme bricolage, Darwin
ouvrait la voie pour qu'aujourd'hui la vie soit devenue
une réalité qui n'est plus de l'ordre de l'étant et qui, par
conséquent, n'est plus redevable au sens de l'être cornrne
production. Un organisme vivant, en effet, n'arrive pas à
érnerger sans que, à rnême ce rnouvernent d'émergence,
il ne se diversifie déjà, ne se dérrlultiplie et ne se désappro-
prie dei du soi. C'est le sens de tous les phénornènes du
développernent et de l'évolution: l'absolu non-sens de la
désappropriation, de la désorganisation, de la diffi'ac-
tion, de la désintégration dei du soi.
Pour emprunter de nouveau le langage de Nancy: la
vie est creatio ex nihilo au sens de la coprésence et de la
coexistence, de la disposition singulière plurielle sans
provenance et sans origine, et surtout sans le sans-
origine en quoi consiste l'événernent d'être 1. La vie, hè

monde, de l'être-avec, de l'essence ek-sistante, du langage, etc.).


Une voie analogue se trouve chez Derrida lorsqu'il décrit l'in-
commensurable altérité animale (cf L'animal que donc je suis,
Paris, Galilée, 2006, p. 156 et 162). Je renvoie de nouveau à
mon essai « L'animalité de l'être », dont la dernière section ofh'e
des indications plus détaillées.
1. « Selon cette archispatialité de la disposition, qui est aussi la
spaciosité de l'ouverture, ce qui est en jeu n'est pas une provenance
d'être (ni un être de provenance ou d'origine), mais un espace-
ment de présences. Ces présences sont nécessairement plurielles.
Elles sont existantes, mais moins au sens d'une ek~-stase à partir
d'un "soi" immanent (émanation, génération, expression, etc.)

33
Chances de la pensée

psychè, est le souille qui crée au sens où il sépare (cornrne


la terre des cieux). Elle est la réalité mêrne de la sépara-
tion: faim (existence séparée de la nourriture), naissance
(existence séparée de celui ou celle ou cela qui vient de
naître) l, développernent (séparation, désintégration ou
disparition de soi), variation (existence séparée de l'indi-
vidu à l'égard de l'espèce), etc. Elle est la figure du dehors
par excellence - elle n'est rien d'autre que le dehors en
tant que tell.

Une dernière chose - une piste - avant de finir. La


réintroduction de la vie et du vivant dans la réflexion
philosophique et scientifique depuis la fin du XlXe et le
début du xxe siècle s'est accornpagnée d'une interroga-
tion sur la temporalité. Le phénomène de la vie pro-
cessus, mouvement, transcendance, élan créateur, etc. -
a pris la forme du phénomène du temps. (Ce n'est pas
un hasard si cette réflexion concernant le temps a fini
chez Heidegger par donner la clef du sens de l'être.) En
général, toute idée de causation naturelle suppose, ainsi
que la deuxième des « Analogies de l'expérience» de la

que comme disposées ensemble et exposées les unes aux autres.


Leur coexistence est une dimension essentielle de leurs présences
aux bords desquelles l'ouverture s'ouvre. Le co- est intriqué dans
l'ex- : rien n'existe qu'avec dès lors que rien n'existe qu'ex nihilo. Le
premier trait de la création du monde est qu'elle crée l'avec de
toutes choses» Q.-L. Nancy, La Création du monde, op. dt., p. 99).
1. Cf J.-L. Nancy, La Communauté désœuvrée, Paris, Christian
Bourgois, 1986, p. 98 (cf aussi la note sur Hegel, à la même page).
2. Cyla conference « De l'âme», dans J.-L. Nancy, Lorp us,
Paris, Métailié, 2000. Je reviens largement sur cette idée dans « Le
concept de corps », cf infra.

34
Le sens de l'être comme creatio ex nihilo

Critique de la raison pure l'établit, la suite temporelle, la


succession. Or une causalité productrice ou autopro-
ductrice suppose davantage la flèche du ternps 1. Le
vivant, phénornène qui justernent est à saisir dans le
mouvernent de sa rnise en œuvre, est un étant dont
l'être est temps, et ce temps a une signification et une
orientation précises - c'est-à-dire que l'irréversibilité
du temps est constitutive du phénornène. Autrernent
dit, le vivant est construit par son histoire (développe-
rnent ou évolution). L'histoire du vivant, ipséité auto-
construite cornrne ternps le ternps est cela qui ne cesse
pas de passer, et de devenir autre -, produit 2 la diversité
qui lui est caractéristique.
Depuis la vie organique chez Kant (finalité interne
de la vie ou finalité sans intention 3) jusqu'au pro-
gramme téléonomique des généticiens moléculaires,
cette dirnension causale inhérente à la temporalité va
de soi. La déconstruction de la vie devrait ouvrir un
sens non causal de la temporalité. Peut-on penser le
divers sans supposer sa production, c'est-à-dire sans
supposer l'autoproduction du temps?
Avant d'y reconnaître la forme d'un élan créateur

1. Aristote, Physique, II, 2, 199 a 8-17.


2. « Le divers des phénomènes est produit chaque fois de façon
successive dans l'esprit. » (Emmanuel Kant, Critique de la raison
pure, A 190 / B 235, je souligne.)
3. Qui fait le pendant de la finalité sans fin du jugement de
goût. Je reprends par là une explication d'Eduardo Molina dans
Libertad, experiencia y finitud. El problema de la libertad trascen-
dental y la doctrina de la experiencia en Kant, thèse de doctorat,
P. Universidad Catôlica de Chile, 2005, p. 170-181.

35
Chances de la pensée

comrnun à toutes les fonnes vivantes - et en un cer-


tain sens avant rnêrne de le saisir COlTlme durée-,
Bergson décrit le telTlpS COlTlme production de la
« sirnple qualité» dans la sensation (réalité intensive
qui ne correspond pas à la qualité d'objet) 1. Pour
saisir cornment le temps produit le divers de la sensa-
tion, explique Bergson, il faut non seulernent faire
abstraction de nos « habitudes de langage» qui intro-
duisent l' « objet» là où il n'yen a pas; il faut surtout
faire abstraction de nos « souvenirs », c'est-à-dire
de toute rétention de soi et par conséquent de toute
succession 2. Il s'agit ainsi de la création d'un absolu-
rnent nouveau. Mais la nouveauté de ce nouveau, à la
difference de celle qui caractérise (selon lui) le vivant,
n'arrive au fond jarnais puisqu'elle ne se pose par
rapport à aucun passé déjà advenu. S'ouvre ainsi la
possibilité de saisir un temps (une création) sans his-
toire, un temps qui ne passe pas syncope sans trace,
arrivée qui n'arrive pas et qui n'arrive (irruption, dis-
continuité) à rien, pas même à soi. « Le temps se tend,
écritN ancy. Craque sans avoir commencé, tasse et
casse une masse de présent sans passé, écarquille l'ins-
tant sans précédent, crevasse de rien 3. » Crevasse de la
VIe.

1. Une « réalité intensive sans qualité », comme semble vouloir


transcrire Gilles Deleuze dans Différence et répétition, Paris, PUF,
1968, p. 299-314.
2. LY Henri Bergson, Essai sur les données immédiates de la
conscience, F. Worms (éd.), Paris, PUF, 2007, p. 39-40.
3. J.-L. Nancy, La Pensée dérobée, op. cit., p. 187.
La vie et le mort

Se nourrir, croître, se reproduire, désirer, se rnou-


voir, irnaginer ou penser, agir, parler ou écrire: toutes
ces activités peuvent être saisies comrne les phénomènes
d'un effort qui résiste à la rrlort et qui diffère d'elle
essentiellerrlent. Elles introduisent dans le rnonde la
difference substantielle entre la vie et la rnort. La vie
peut se définir comme l'effort de ne pas mourir ou
cornme la tâche de ne pas cesser d'être. Les pierres n'ont
pas par nature à se soucier de ne pas cesser d'être ce
qu'elles sont par nature: c'est pourquoi elles n'ont pas
rapport à la différence de la vie et de la mort.
Toute représentation de la vie semble errlporter la
représentation de l'opposition fondarrlentale de la vie
et de la mort. Là où il a été question de saisir la vie
« elle-même» de l'être vivant, il a été question en fait
de saisir cette opposition « elle-même ». Lamarck écrit:

[... ] si l'on veut parvenir à connoÎtre réellement ce qui


constitue la vie, en quoi elle consiste, quelles sont les
causes et les lois qui donnent lieu à cet admirable phé-
nomène de la nature, et comment la vie elle-même

37
Chances de la pensée

peut être la source de cette multitude de phénomènes


étonnans que les corps vivans nous présentent; il faut,
avant tout, considérer très-attentivement les diff(~­
rences qui existent entre les corps inorganiques et les
corps vivans; et pour cela, il faut mettre en parallèle les
caractères essentiels de ces deux sortes de corps 1.

Si l'être vivant cessait d'être la production ou l'évé-


nernent de la difference entre la vie et la rnort, s'il ces-
sait d'être la tâche de ne pas cesser d'être, il disparaîtrait
cornme être et comme étant. La vie est l'être rnêrne de
l'étant vivant, son « essence» qui consiste à avoir à être
et à ne pas cesser d'être. Peut-être faudrait-il pousser les
choses jusqu'à se demander si la vie, c'est-à-dire la di[
ftrence de la vie et de la mort, ne serait pas la Différence
même au sens de l'être ou l'apparaître. Aurait-il existé
en effet une autre raison pour appeler la vie « le plus
admirable» (thaumaziàteron) des objets scientifiques 2?
Peut-être alors serait-illégitime de répéter aujourd'hui
le mot de Nietzsche selon lequel la seule représentation
que nous pouvons avoir de 1'« être» est celle qui nous
apporte le « vivre» 3.
Oserait-on opposer un troisième terme, par exemple
« le mort », à l'opposition de la vie et de la mort? Ce
terme français, « le IllOrt », est pourtant fréquent sous la

1. Jean-Baptiste Lamarck, Philosophie zoologique, t. l, Paris,


Demu, 1809, p. 377-378.
2. Aristote, De l'âme, l, 1, 402 a 3.
3. « Das 'Sein' - wir haben keine andere Vorstellung davon ais
'leben'. » (Friedrich Nietzsche, Kritische Studienausgabe, G. Colii
et M. Mominari (éd.), Berlin, de Gruyter, 1967-1977, vol. 12,
p. 153: 1885-1886,2 [172].)

38
La vie et le mort

plume de ceux qui cherchent justernent à caractériser la


« rnerveille» de la vie par opposition à la cécité du
monde inorganique. La vie ne peut être que l'élan qui
repousse et interrornpt le mort. Loin de désigner l'irre-
présentable au-delà de la vie et de la rrlOrt, de l'être et
l'apparaître, « le mort» désignerait ainsi l'ordre du
représentable par excellence: le monde idéal et exact de
la res extensa saisi par un entendernent impuissant à
saisir la mouvance authentique du vivant. Cécité on
fa.Ît souvent ce reproche - qui aurait fini par « réduire»
l'intimité inétendue de la vie à une sirrlple interaction
rrlOléculaire dont il est désorrrlais indifFérent de savoir
si elle est vivante ou non.
Mais quoi d'un rrlOrt (ou d'une rrlOrte) ? C'est-à-dire
quoi « du mort» au sens de celui ou celle qui est
rnort(e)? Voilà une figure puissante et récurrente dans
l' œuvre de ] ean-Luc Nancy - depuis la Psyche morte,
étendue dans son cercueil, jusqu'au corps de la Résur-
rection, en passant par le cadavre de la Vierge du Cara-
vage et les corps impénétrables de éorpus. Celui ou
celle qui est mort(e), dans sa singularité de mort(e) -
celui ou celle qui vient de mourir, aussi bien que celui
ou celle dont le souvenir nous accable parce qu'il ou
elle n'est plus vivant(e), ou n'est plus avec nous -, est
celui ou celle qui ne parle plus, ne croît plus et ne vieillit
plus, celui ou celle qui n'habite plus et qui a cessé
d'avoir faim, de se mouvoir, d'agir et de penser. Le
rnort est celui ou celle qui cesse d'être « je » : il ne peut
plus rien du tout. Or il présente si durement et cruelle-
rnent cette impuissance qu'il n'est pas question de le
renvoyer à l'exactitude chimique de sa décomposition,

39
Chances de la pensée

qui en tant que telle n'expose aucune perte. Le mort,


par contre, est celui qui a tout perdu de soi, celui qui a
perdu le soi.

[... ] l'autre qui disparaît se soustrait à tout moyen pour


moi d'accéder encore à « lui », c'est-à-dire à ce « je »
qu'il était vivant. Le mort peut bien être représenté
- soit dans des souvenirs, soit selon l'état présent d'un
corps : mais aussi bien dans le souvenir que dans le
cadavre, il n'y a que représentation devant moi et il n'y
a pas le « je » de l'autre 1.

La représentation qui ainsi se trouve « devant moi»


n'en est pas une. La présence du mort ne représente pas
« la vie» qu'il a vécue pendant qu'il était vivant, ni « la
mort» en tant qu'essence générale et indéfinie com-
mune aux corps morts. Au contraire, la « représenta-
tian» reste devant moi ne représentant que l'absence
de représenté: elle est elle-rnême ou elle renvoie à elle-
même comIne à un présenté qui, du fait même de ne
plus pouvoir renvoyer qu'à lui-même et du fait de se
soustraire ainsi à toute signification universelle (<< la »
vie, « la » mort), inaugure et constitue la singularité de
l'autre, c'est-à-dire l'altérité de l'autre. Car seul ce qui
s'insurge contre toute résorption dans l'universel - la
trace de la voix, de l'écriture ou du geste qui échappe à
ce que tu me dis et à ce que je te dis, ta présence ou ma
présence se redressant là où défaille toute compréhen-
sion, toute communication et toute perception - peut
constituer une vraie altérité.

1. J.-L. Nancy, L'Adoration, op. cit., p. 129.

40
La vie et le mort

« Ce que je connais et sens)} - sans vrairnent le sentir,


sans qu'aucun sentir puisse jarrlais le thérnatiser, rnais
dans la lirnite où toute sensibilité s'évanouit: dans un
contact qui n'a lieu nulle part ni n'aura été présent à
aucun présent -, « ce que je connais et sens de la pré-
sence, de l'allure, de la voix d'un mort est une trace
véritable de lui, une trace vivante incorporée en rnoi 1 ».
L'autre -le mort - n'est pas l'autre moi, l'autre comme
rnoi, l'autre vivant, l'autre corps percevant ou l'autre
existant. Il n'est ni vivant ni non-vivant, il n'est ni
pierre, ni anirnal, ni horrlIne. Le rnort n'est rien que je
puisse rendre analogue à rrlOi ou à quelque chose dans
rnoi de façon à pouvoir l'accornpagner ou le suivre dans
son départ. Il ne se trouve nulle part dans ce monde, ni
dans aucun monde. Il ne « se trouve» tout sirnplement
pas. Il n'est ni dans un « ici », dans la proxirnité à soi de
son corps vivant qui peut se rnouvoir et désirer et sentir,
ni dans un « là », dans la proximité à soi de l'ouverture
qui l'écarte de son moi pour le jeter au monde. Il vient
et s'adresse à nous « d'où que je sois 2 » : hors de tout
lieu, hors de la localité rnêrrle, hors de l'espace et du
temps. Ce n'est que de « là-bas» qu'un autre digne de
ce nom vient et peut s'adresser (sans savoir qu'il
s'adresse, sans se savoir dans ce non-savoir et sans moi
le savoir). Le mort n'« est» tout simplement pas; c'est-
à-dire qu'il ne vit pas 3.

1. Ibid., p. 13l.
2. Une phrase d'un texte de Derrida écrit pour être prononcé à
sa mort, et que Nancy commente dans L'Adoration, p. 133.
3. C'est exactement ce que Nietzsche dit après la phrase citée

41
Chances de la pensée

Peut-être nous est confiée par là la tâche de repenser


la « vie» elle-même au-delà de l'être sous la figure
d'un mort. Non plus donc la vie comrne la difference
de la vie et de la mort ni donc cornme être ou cornrne
paraître, compréhension ou perception, présence ou
représentation -, mais cornrne l'inaccessibilité de l'au-
tre. À celui ou celle qui meurt, «je commence à lui
accorder une autre vie: non pas une autre vie dans un
autre monde, rnais l'autre de la vie dans le monde des
vivants 1 ». C'est sans doute cette altérité de la vie qui a
pu récenunent rernettre 1'« anirnalité » dans l'horizon
du travail philosophique 2. C'est elle seulernent qui a pu
devenir la chose « la plus difficile à penser 3 ».

plus haut (cf note 3, p. 38) : « Comment alors quelque chose qui
est mort peut "être"? (Wie kann also etwas Todtes 'sein'?) ».
1. ].-L. Nancy, L'Adoration, op. rit., p. 131.
2. L'altérité de l'animal, écrit Derrida, est « sans altérité, sans
logos, sans éthique, sans pouvoir d'universaliser ses maximes. Il ne
peut témoigner de nous que pour nous, trop autre pour être notre
frère ou notre prochain, pas assez autre pour être le tout autre dont
la nudité du visage nous dicte un "Tu ne tueras point" » (L animal
que donc je suis, op. cit., p. 162). Un peu plus haut, il écrivait:
« Une pensée de l'autre, de l'infiniment autre qui me regarde,
devrait au contraire privilégier la question et la demande de
l'animal [qui ne me demande plus rien]. Non pas la faire passer
avant celle de l'homme, mais penser celle de l'homme, du frère, du
prochain à partir de la possibilité d'une question et d'une demande
animales» (ibid., p. 156).
3. « De tout étant qui est, écrit Heidegger, l'être vivant est pro-
bablement pour nous le plus difficile à penser, car s'il est, d'une
certaine manière, notre plus proche parent (am nachsten ver-
wandt), il est en même temps séparé par un abîme de notre essence
ek-sistante. En revanche, il pourrait sembler que l'essence du divin
nous fût plus proche que l'étrangeté (das Befremdende) de l'être

42
La vie et le mort

Du mort nous n'avons que des traces. Le mort (ou


la morte) « est» dans un ternps qui aura toujours pré-
cédé la présence de toute verbalité, processus, flux ou
devenir. Le mort «se redresse» contre tout ce qui
cherche à le faire venir dans le cours du ternps -le cours
de la perception, du sens, du souci, du projet, de l'his-
toire, de l'avenir, de l'habiter, du parler, de l'être, du
rnonde. Il se redresse au milieu du rnonde contre le
monde et hors du rnonde. La « vie» du rnort est être-
dehors-le-monde. Nancy nous dit: la « vie éternelle ».

[... ] la vie éternelle est la vie non pas indéfiniment pro-


longée, mais la vie soustraite au temps dans le cours
même du temps. Alors que la vie de l'homme antique
était une vie mesurée par son temps, et celle des autres
cultures une vie en rapport constant avec la vie des
morts, la vie chrétienne vit dans le temps le dehors du
temps. Cette caractéristique a de toute évidence un
rapport intime avec ce que je nomme ici l'adoration,
que je pourrais caractériser comme un rapport au
dehors du temps (à l'instant pur, à la cessation de la
durée, à la vérité comme interruption du sens). [ ... ] le
« christianisme », c'est la vie dans le monde hors du
monde. Nietzsche, pour évoquer le meilleur témoin en
la matière, l'a parfaitement compris. Ce contempteur
des « arrière-mondes» sait que le christianisme (celui,

vivant : j'entends, plus proche selon une distance essentielle, qui


est toutefois en tant que distance plus familière à notre essence
ek-sistante que l'abyssale et presque impensable parenté corpo-
relle avec l'animal (die kaum auszudenkende abgründig leibliche
Verwandtschaft mit dem Tier) », Lettre sur l'humanisme, tI'. fr.
R. Munier (ici modifiée), dans Questions III et IV, op. cit., p. 82.

43
Chances de la pensée

du moins, qu'aucun Évangile ni aucune Église ne s'ap-


proprie) consiste à être au monde sans être du monde,
c'est-à-dire sans se contenter d'adhérer à l'inhérence,
au donné (qu'on le prenne pour le «réel» ou au
contraire pour une « apparence ») 1.

La vie éternelle ne peut pas en effet être la régénéra-


tion ou la renaissance indéfinie de notre vie, qui est
tâche de ne pas rnourir 2. Cette vie - la nôtre, celle de
tous les vivants -, qui est née, qui possède une origine,
qui se reproduit, se développe, s'hérite et se soucie de
soi, ne saurait être éternelle. Si elle a commencé et
occupe une place au monde, dès lors elle peut la perdre.
C'est une précarité constitutive. Une douleur et une
pauvreté essentielles. Prolonger indéfiniment cette vie
revient donc à prolonger péniblement un souci, un
soin, une recréation. L' « éterniser» ne pourrait se faire
qu'au prix de transformer la vie en quelque chose qui
n'a plus besoin d'être et cela est impossible ou contra-
dictoire : une vie indépendante de la nourriture, de la
sensibilité, de l'environnement, de l'autre, une vie déli-
vrée de la tâche de ne pas cesser d'être, serait justement
une vie qui cesserait d'être. Notre vie ne peut pas être
éternelle. Notre vie est infiniment rnortelle.
Or une vie - et il s'agit bien aussi de la nôtre - qui
peut vouloir se délivrer de sa faim au prix de se nier
cornme vie et comme volonté; une vie qui veut infini-
ment la mort - et elle la veut rnême dans l'ignorance
hallucinatoire des anesthésies les plus diverses que nous

1. J.-L. Nancy, L'Adoration, op. dt., p. 37.


2. Cf ibid., p. 129.

44
La vie et le mort

nous adrninistrons pour oublier la fairn 1 - est une vie


qui peut en même temps être indifférente à soi, à son
avenir, à son devenir, à son sens, son projet, son his-
toire, sa tâche, son désir, son être. Et elle aura toujours
la chance d'afhrrrler cette insouciance, de laisser en elle
se répéter l'insistance, la répétition, la cornpulsion ou
l'éternel retour de cette insouciance. Si Nietzsche l'a
«parfaiternent cornpris», cornrrle le passage que je
viens de citer le dit, c'est parce qu'il a cornpris que la vie
ne peut s'empêcher au fond de répéter le rrlanque, la
faute, la douleur et la dette qu'elle est, en dépit des plai-
sirs, des bonheurs, des besoins, des rachats et des saluts
qu'elle croit avoir le droit de s'approprier. La vie, notre
vie se veut en dépit d'elle-rnême, de son être et de son
exister : éternellement hors du ternps dans le ternps.
C'est sans doute le sens des irnpératifs de Nietzsche :
« Irnprirnons l'image de l'éternité dans notre vie! [... ]
vivre de telle façon que nous voulions vivre encore une
fois et vivre ainsi pour l'éternité 2. »

1. Cy. ibid les analyses sur 1'« addiction», p. 17-18.


2. F. Nietzsche, Kritische Studienausgabe, op. rit., vol. 9, p. 503 :
1881, Il [159] et [161] respectivement.
Le concept de corps

VIE ET MORT, CORPS ET ÂME:


NOUVEAUX REGARDS SUR L'ÂME D'ARISTOTE

Invité au Mans en 1994 à un colloque sur le corps,


Jean-Luc Nancy prononça une conference intitulée
« De l'ârne 1 ». Ce titre n'était pas une provocation, ou
bien pas seulement. « De l'ârne » est le titre du célèbre
traité d'Aristote sur le corps vivant. En effet, selon
celui-ci, l'âme est le principe des corps animés 2, leur
cause et leur fonne. L'âme est la vie ou la corporalité
rnême des corps vivants. Parler de l'ârne est donc, pour
Nancy, parler de l'essence ou de l'être des corps.
Le corps est essentiellement quelque chose qui appa-
raît ou qui s'expose lui-même par le simple fait d'être
un corps, c'est-à-dire par son simple poids de corps, par
sa pesée. Il se pose par lui-même hors de soi et fait
corps. Le corps consiste dans une telle exposition. Par

1. Conference publiée dansJ.-L. Nancy, Corpus, op. fit., p. 107-


128.
2. Aristote, De l'âme, I, 402 a 7.

47
Chances de la pensée

conséquent l'ârne, c'est-à-dire l'être du corps, désigne le


mouvernent de rupture par lequel un corps fait corps ou
s'expose hors de soi: « Avec l'ârne il y a, en effet, un effet
de rupture, une rupture qui est le corps lui-même [... J.
En disant "de l'âme", j'ai sirnplernent voulu indiquer
. "de l'"arne"ou
cecI: " du corps h ors d e SOI." 1.»
L'ârne est l'irruption du corps, la rupture par laquelle
le corps vient au paraître. Elle n'est pas un autre corps,
une autre substance plus subtile ou spirituelle qui repo-
serait derrière le corps ou habiterait à l'intérieur de lui
cornrne un pilote dans son navire. «Avec l'âme, il ne
s'agit pas d'un autre corps spirituel 2. » L'ârne «ne
représente pas autre chose que le corps, rnais bien plutôt
le corps hors de soi, ou cet autre que le corps est pour
lui-rnême et en lui-même, par structure 3 ». En efFet, si
un corps est essentiellernent exposition, et si le mouve-
rnent de cette exposition est toujours celui d'une irrup-
tion - le corps est ou fait corps en irnposant son poids
de corps -, le corps est par définition un autre corps, le
corps d'un autre. En ce sens, l'ârne est le nom pour
l'altérité constitutive des corps.
Or l'âme, qui n'est pas quelque chose d'autre que le
corps, rnais l'altérité du corps, son être au dehors, n'est
pourtant pas un corps - ce corps-ci ou ce corps-là en
particulier. Il faut donc maintenir en même temps que,
tout en étant 1'essence du corps, l'ârne diffère de lui, et
plus précisément, comme on le verra, elle est la difJé-

1. J.-L. Nancy, Corpus, op. dt, p. 112-113.


2. Ibid., p. 113.
3. Ibid., loc. cit.

48
Le concept de corps

rence même (1'altérité) qui fait l'être (1'exposition) des


corps. « L'âIne est la difh~rence du corps à lui-mêrne, le
rapport de dehors qu'un corps est pour lui-rnêrne 1. »
C'est pourquoi il est pertinent de garder ce mot si
désuet, «l'âme », que toute une tradition a définie
cornrne quelque chose qui est fondamentalernent à dis-
tinguer du corps, pour nomrner l'essence de celui-ci.
L'ârne a toujours été le nOIn et le problème de la diHe-
rence rnême entre l'ârne et le corps, et par conséquent
le nom de tous les eHorts pour penser l'être du corps.
Dans la conclusion de sa conférence, Nancy explique:
Si on a parlé de l'âme, si toute notre tradition a parlé
de l'âme, et de plusieurs manières, c'est parce que, bon
gré, mal gré et en partie malgré elle-même, elle a pensé,
non pas dans l'âme toute seule, mais dans la différence
de l'âme et du corps, la diHerence qu'est le corps en soi,
pour soi 2.
Et pourtant, considérer la corporalité sous le titre
« De l'âme» engage, dans toute notre tradition depuis
Aristote, des décisions très lourdes concernant le sens
ontologique du corps. En effet, du rnornent que la cor-
poralité est conçue corrlme ârrle, hè psychè, on l'inter-
prète principalement comrrle vie. L'âme n'est pas en
eHet le principe des corps en général mais de cette
espèce en particulier qu'on appelle les corps vivants ou
animés (empsycha). En d'autres termes, selon la tradi-
tion, le corps s'expose ou apparaît comme corps là où
s'expose ou apparaît la vie - c'est-à-dire la génération,

1. Ibid., p. 114.
2. Ibid., p. 126-127.

49
Chances de la pensée

la nutrition, le développement, la perception, l'irnagi-


nation, le désir, la pensée ... Le concept de corps chez
Nancy, dans la mesure où il s'enracine dans cette tradi-
tion, sera sans doute déterminé par l'interprétation de
la corporalité cornme vie, même si cette interprétation
va être déconstruite. Dans la suite, j'essayerai de rendre
sensibles quelques-uns de ces déplacements.
Selon Aristote, l'âme est la forme des corps vivants, et
la rnatière est le corps vivant lui-rnême considéré du
point de vue de la puissance 1. Comme forme, l'âme n'est
pas une substance qui existe par elle-mêrne et qui arrive-
rait qui sait d'où pour informer une substance matérielle
(le corps), laquelle existerait à son tour indépendamrnent
de la fonne. L'âme, la forme, est plutôt le corps vivant
lui-même, la matière, considérée du point de vue de ce
que celui-ci est effectivement ou actuellement, c'est-à-
dire considéré en tant qu'il est en train d'être ce qu'il est
ou en tant qu'il IIlet en œuvre ses fonctions vitales.
Lorsque Nancy fait usage de la tenninologie aristotéli-
cienne de la matière et de la forme pour caractériser corps
et âme, il adopte une position antidualiste et met l'accent
sur l'unité prirnordiale du composé qu'est le corps vivant.
La forme d'un corps, c'est tout d'abord le corps lui-
même. S'il y a un corps, il a une forme - et même cela
est mal dit, parce que ce verbe avoir nous fait penser à
une certaine extériorité de la forme par rapport au
corps. Le corps est la forme 2.

1. Aristote, De l'âme, II, 1,412 a 21.


2. J.-L. Nancy, Corpus, op. cit., p. 114. Je rappelle très briève-
ment, et d'un point de vue antidualiste, la théorie aristotélicienne

50
Le concept de corps

Dans 58 indices sur le corps, on lit: « L'ârne est la


fonne d'un corps organisé, dit Aristote. Mais le corps
est précisément ce qui dessine cette fonne. Il est la
forme de la fonne, la forme de l'ârne 1. »

de la matière et de la forme (l'hylémorphisme). Une chose, une


substance, est un composé de forme et de matière. Pensez par
exemple à une statue en bronze : la matière correspond au métal
avec lequel elle a été construite - le bronze - et la forme est la
figure sensible de son idée (to schèma tès ideas) (Métaphysique, VII,
3, 129 a 4-5) c'est-à-dire la figure sensible qui rend possible que
je la reconnaisse comme une « statue ». Matière et forme ne sont
pas deux choses differentes, chacune existante par elle-même ou
séparée de l'autre; au contraire, elles sont deux perspectives ou
deux abstractions qu'on opère pendant l'observation d'une même
chose, le composé. En d'autres mots, le bronze n'est pas par lui-
même matière, mais uniquement la matière de cette statue que je
suis en train de considérer en tant que statue. Dès que je considère
le bronze en tant que bronze, c'est-à-dire indépendamment du fa.it
qu'il fournit la matière à partir de quoi cette statue est faite, alors
il devient à son tour le composé dont la forme est la figure sensible
de l'idée de bronze et la matière un alliage de cuivre et d'étain. Le
bronze est matière uniquement du point de vue des possibilités du
métal: lorsqu'il peut par exemple devenir un casque, une arme,
une statue; et la statue est forme uniquement dans la mesure où
elle est considérée comme telle réalisation particulière des possibi-
lités du bronze, à l'exclusion d'autres possibilités. On peut même
dire que la forme est la matière, c'est-à-dire non seulement ce qui
donne figure d'essence à celle-ci, mais en même temps ce qui la
« matérialise» comme la matière de ce composé-là; et on peut dire
aussi que la matière est la forme, c'est-à-dire ce qui lui donne corps
tout en la formant ou la figurant comme la forme de ce composé-
là. La matière et la forme sont une et la même chose (tauto kai
hen), tantôt considérée comme potentialité, tantôt considérée
comme actualité (Métaphysique, VIII, 6,1045 b 18-19).
1. ].-L. Nancy, 58 indices sur le corps et extension de l'âme,
Québec, Nota Bene, 2005, p. 12.

51
Chances de la pensée

L'ârne n'est rien d'autre que l'anirnation des êtres


animés. Elle est ce qui distingue les êtres anirnés de
cette autre espèce que nous appelons les êtres inanimés
(apsycha). Le corps vivant, à son tour, est matière orga-
nisée, c'est-à-dire matière accornplissant des fonctions
vitales - et il reste corps vivant uniquernent dans la
rnesure où il accomplit ces fonctions. L'âme ne peut
pas informer n'importe quelle rnatière, par exemple
cette pierre ou cette table, ainsi qu'elle ne peut pas réa-
nirner le cadavre de cet homme qui vient juste de rnourir;
l'ârne n'est rien d'autre que la vie -l'essence, l'exposition
du corps vivant. C'est d'ailleurs pourquoi le cadavre
d'un homrne - c'est-à-dire le corps qui ne peut plus
accornplir ses fonctions vitales, alors même qu'il garde
encore le même aspect et la même figure sensible du
corps vivant est pour Aristote le corps d'un homme par
pure homonymie (je reviendrai sur ce point). Encore
une fois, alors, pour Aristote il y a corps uniquernent
dans la rnesure où il y a vie (nutrition, génération, déve-
loppement, sensation, irnagination, désir, pensée, etc.).
Sur ce point, cette conception sernble s'opposer radi-
calement à celle que Nancy a de l'âme. Comme le sou-
ligne Jacques Derrida, « le Peri Psykhès [d'Aristote] est
un traité de la pure vie du vivant. Or la Psyche de
Nancy se voit traitée cornrne une morte 1 ». Derrida
affirme cela dans la conclusion de son cornmentaire au
bref texte de Nancy intitulé « Psyche» 2. Ce texte com-

1. J. Derrida, Le Toucher, Jean-Luc Nancy, Paris, Galilée, 2000,


p.31.
2. Ce texte fut publié pour la première fois en 1978 - je le

52
Le concept de corps

Inence en citant la dernière phrase d'une note de Freud


écrite le 22 août 1938, un an avant sa mort. Elle corres-
pond, comrne Derrida l'explique, à « la dernière phrase
de l'avant-dernière note d'un malade, on dirait presque
d'un mourant 1 » -la dernière note connue de Freud a
été écrite, en effet, ce jour Inême. Voici la phrase :
« Psyche est étendue, n'en sait rien» (Psyche ist ausge-
dehnt, weij5 nichts davon). À la fin de son texte, Nancy
écrit:

Psyche est étendue dans son cercueil. Bientôt, on va


le refermer. Parmi ceux qui sont présents, certains
cachent leur visage, d'autres gardent les yeux désespé-
rément fixés sur le corps de Psyche. Elle n'en sait rien
- et c'est cela que tous savent autour d'elle, d'un savoir
si exact et si cruel 2.

Traitée comme un cadavre, reposant dans son cer-


cueil, Psyche est singulière et non pas universelle. Il ne
s'agit donc pas d'une simple transformation allégorique
de la Vie dans la Mort: on est plutôt devant un corps
mort singulier entouré par d'autres corps singuliers.
L'âme n'est pas alors traitée comme Vie (ou Mort) rnais
comrne ce corps-ci séparé, inaccessible, singulier, autre.
La rnême scène se retrouve dans un autre texte, « Sur
le seuil », où Nancy développe une analyse de La Mort
de la Vierge du Caravage. Le centre de gravité de la

reprends tel qu'il est cité par Derrida dans Le Toucher, op. rit.,
p.22-23.
1. Ibid., p. 22.
2. Cité dans ibid., p. 23.

53
Chances de la pensée

scène est placé dans la puissante présence du corps de la


Vierge, étendue sur un lit et entourée d'observateurs.
Comme dans la scène de « Psyche », certains observa-
teurs dérobent leur visage, alors que d'autres maintien-
nent les yeux fixés sur le corps rnort. Il y a un sentirnent
général de désespoir face à la partie irrémédiable de
Marie. Ce cadavre n'est pourtant pas la présence d'une
absence, soit la présence de l'âme de Marie désormais
départie. Ce corps est là, au contraire, abandonné par
toute présence ou absence de l'ârne de Marie: il est là
ayant expiré (c'est la présence du départ même de
l'âme), mais il n'a pas encore été préparé pour les fu-
nérailles, il est « lâché dans une pose encore défaite ».
Il s'agit d'un corps qui n'a pas encore été lavé, qui ne
peut pas encore faire l'objet d'ablations, de commérno-
ration. Le corps n'offre que sa propre présence rnassive
et dénudée, s'irnposant elle-'même de par son poids
intolérable.

Elle n'est pas morte ici. On l'a portée jusqu'à ce lit


de fortune, on y a déposé son corps, lâché dans une
pose encore défaite, pour le laver avant les funérailles.
On n'a pas disposé ses mains en un geste qui imiterait
la prière. On vient d'écarter la couverture dans laquelle
on l'avait enveloppée. Le corps et le visage sont gonflés,
la chevelure est défaite, le corsage délacé. On a dit que
le peintre avait pris pour modèle une femme noyée
dans le Tibre 1.

1. J.-L. Nancy, « Sur le seuil », dans Les Muses, Paris, Galilée,


1994, p. 105.

54
Le concept de corps

La présence nue du corps mort est nue parce qu'elle


n'est pas là en tant que représentation d'autre chose qui
serait absente - comme s'il en était le signe ou le sym-
bole. Elle ne représente pas les restes qui nous font
remémorer la présence pleine de la Vierge désorrnais
partie, ni ne constitue le syrnbole de l'idée universelle
de Mort. Au contraire, la nudité de ce corps consiste en
ce qu'elle ne renvoie à rien d'autre qu'à sa propre expo-
sition. Autrernent dit, elle est nue de toute sorte de
signification. La présence du corps mort de la Vierge
est la présence du départ de tout sens et référent pour la
présence; elle est la présence de la présence même, ou
la présence exposée ou abandonnée par l'absence ou le
retrait de toute autre présence (absente). Quand Nancy
parlera par après de « résurrection 1 », c'est le phéno-
rnène d'une telle présence qu'il aura en vue. En effet, la
résurrection n'est pas à entendre comme la réanimation
ou la renaissance du corps à l'irnmortalité, mais comme
l'affirrnation de la rrlOrt et de ce rnode singulier de pré-
sence que possède le corps mort. La résurrection est
l'apparaître du corps comme tel, sa surrection ou insur-
rection - sa levée -, dans son altérité et hétérogénéité.
C'est sa présence s'imposant ou faisant corps par son
simple poids de corps.
Le corps mort s'expose ou se met hors de soi à même
le retrait de l'âme; ou plus exactement, l'âme, en par-
tant - en se différenciant du corps ... -, semble livrer
ou abandonner le corps à la nudité de son exposition.
Encore une fois, l'ârne, c'est-à-dire la différence rnême

1. Cf id., NoN me tangere, Paris, Bayard, 2003.

55
Chances de la pensée

de l'ârne et du corps (j'y reviens tout de suite), est l'es-


sence ou l'exposition des corps. C'est pourquoi le corps
semble apparaître avant tout dans la IllOrt, cornme
cadavre - c'est sans doute pourquoi Nancy cherche à
saisir la nature du corps dans ces scènes qui IllOntrent
des corps IllOurants ou déjà morts. Mais le cadavre doit
être pris ici comme la figure ou la condition de tous les
corps. Il expose la vérité non seulernent des corps morts
rnais aussi bien des corps vivants : « non le corps mort,
mais le mort comme corps - et il n'yen a pas d'autre 1 ».
Ou bien: « Toute sa vie, le corps est aussi un corps rnort,
le corps d'un IllOrt, de ce rnort que je suis vivant 2. »
Il convient de souligner que la conception aristotéli-
cienne de l'âme, sur ce point, est rnoins opposée qu'on
ne le croirait à celle de Nancy. Le concept de psychè
d'Aristote correspond, il est vrai, à la pure vie du vivant.
Or cette pure vie est toujours pensée, justement, dans
l'imminence de son départ. On ne doit pas oublier que
le De Anima ne s'occupe pas de toute espèce de vie, par
exemple la vie des corps célestes, mais très spécifique-
ment de la vie des êtres qui peuvent mourir, la vie telle
qu'elle a lieu chez les mortels (en tois thnètois) 3. La vie
des corps célestes, au contraire, reste au-delà de la vie et
de la mort, elle est plus élevée que la vie des hommes,
des animaux ou des plantes. De Anima s'occupe des
choses qui périssent, du moins numériquement ou
individuellement - car, du point de vue de l'espèce,

1. J.-L. Nancy, Corpus, op. cit., p. 49.


2. Ibid., p. 16.
3. Aristote, De l'âme, II, 2, 413 a 32.

56
Le concept de corps

elles pourraient être dites non temporelles ou éternelles.


On pourrait donc affirrner que la « pure vie» du vivant,
la vie en tant que telle, est en elle-même la différence à
l'égard de la mort: « l'animé est distingué de l'inanimé
par le vivre 1 ». La vie du vivant consiste à se produire
elle-mêrne cornrne vie, à rester en vie et à résister à la
mort. Le vivant est la tâche de se produire ou de se repro-
duire « par lui-rnême » comme vivant. C'est là que les
« facultés» de l'âme (nutrition, croissance, reproduction,
désir, sensation, locornotion, pensée, etc.) trouvent leurs
raisons d'être.
Toute sa vie, le vivant peut cesser de vivre - toute sa
vie, il annonce qu'il va cesser de vivre. Et justernent, parce
qu'elle va un jour abandonner le corps, l'âme nous le
donne déjà en tant que corps ou elle le laisse se rnontrer
dans sa rnatérialité inanirnée. Mêrne si le passage de la vie
vers la mort est, selon Aristote, une destruction, c'est-à-
dire un changement de substance et non pas seulement
d'accidents - ce qui veut dire, cornrne je l'ai rappelé, que
le cadavre d'un anirnal et toutes ses parties, pour autant
qu'il n'accomplit plus ses fonctions vitales propres, n'est
le corps d'un animal que par homonyrnie, de même
qu'une main dessinée sur une pierre n'est une main que
par son nom 2 ••• - , le corps, du rnoins pour un certain
ternps juste avant de se montrer sous un autre aspect, ou
lorsqu'il n'est pas encore clair si ce corps qu'on voit est

1. Ibid., II, 2, 413 a 21-22.


2. Ibid., II, 1, 412 b 17-25; Métaphysique, VII, 10, 1035 b 24;
De la génération des animaux, 734 b 25-735 a 9; Les Parties des ani-
maux, l, 640 b 34 sq., 641 a 20-23; Météorologiques, IV, 12 (je cite
partiellement ce passage dans la note qui suit).

57
Chances de la pensée

vivant ou non 1 - , se rnontre comme tel, comrne la


matière ou cornme cela à partir de quoi le corps vivant
est fait (chair et os), ou mieux cornme la ITlatière morte
que le corps, pendant toute sa vie, se résiste à devenir 2.

1. Cela touche principalement les parties homogènes du corps


ou homéomères (chair et os, sang, nerfs, etc), dont les fonctions
sont moins évidentes que celle des parties non homogènes (le visage,
les mains, les yeux, etc). Dans un célèbre passage des Météorologi-
ques, Aristote explique (je souligne) : « ii est plus facile de voir qu'un
cadavre n'est un homme que par homonymie. Il en va pourtant de
même pour la main d'un mort qui n'est main que par homonymie
[... ]. Cela est moins évident pour la chair et pour l'os. Et moins
encore pour le feu et l'eau. Car la finalité est moins facile à discerner
là ou la matière occupe le plus de place. [... ] Chaque chose est véri-
tablement elle-même quand elle est capable de remplir sa mission
propre, un œil, par exemple, s'il voit; de celle qui ne peut le faire, on
parle par homonymie, comme d'un œil mort, d'un œil de pierre.
Car une scie en bois n'est pas non plus une scie: c'en est comme une
image. Il en est de même pour la chair. Mais sa fonction est moins
apparente que celle de la langue ». Les « raisons d'être (logol) » de ces
parties (les homéomères) « ne sont pas connues exactement. Aussi
n'est-il pas facile de discerner si elles possèdent ou non la faculté [de
subir et de pâtir], à moins qu'elles ne soient totalement détruites ... »
(IV, 12, 389 b 30-390 a 16, texte établi et traduit par Pierre Louis,
Paris, Les Belles Lettres, 1982).
2. La matière qui reste ainsi « abandonnée », ou qui se montre
dans l'imminence de l'abandon de l'âme, correspond à celle
qu'Aristote appelle « la matière appropriée» ou « la matière der-
nière » (hè eschatè hylè) du composé: « dernière» non pas au sens
d'une matière anonyme, sans aucune sorte de forme, « archi-subs-
trat de tout (hè protè ekastoi hypokeimenè hylè) », même des quatre
éléments simples (Physique, II, 1, 193 a 28-29), mais, au contraire,
comme la plus proche du composé hylémorphique, comme le
bronze dans la statue de bronze ou la chair et le corps dans le corps
vivant de Callias.

58
Le concept de corps

C'est qu'il n'y a pas de « pure» vie, ni de « pure»


rnort. Il n'y a que le passage de l'une dans l'autre sans
qu'il y ait relève de leur différence ou opposition. Je
cite un autre passage du texte de Nancy sur le Cara-
vage, qui se rapporte étroitement à cela, et où il se réfère
au rapport ou à la diHerence entre la vie et la rnort. Il
s'agit de la description des corps des deux femmes - du
mêrne nom, d'ailleurs: Marie -, l'une rnorte la Vierge
- et l'autre qui, vivante, pleure la IIIort de l'autre:

L'une l'autre se tiennent, se répondent, jetées l'une


en arrière, l'autre en avant, l'une de face, l'autre de dos,
liées par une blancheur d'étoHe, du drap au corsage, du
linceul à la chemise. Tout ici est tissé de tissus.
L'une paraît soutenir l'autre, ployée comme une
cariatide sous le buste et sous le ventre gonflé de la
morte. L'autre paraît entourer l'une de son bras grand
ouvert, la faire entrer dans sa lumière. L'une l'autre se
répondent des deux bords de la mort, et entre elles il
n'y a pas la mort elle-même, il n'y a rien que la lumière
et la mince ligne d'ombre qui borde les corps et plis des
linges et des vêtements.
L'une l'autre femmes, en deçà et au-delà de la mort.
Non pas la vie, mais la clarté de leurs présences alter-
nées, du sein de l'une à l'épaule de l'autre, du dedans
de l'une au dehors de l'autre.
S'il n'y a pas la mort elle-même, il n'y a pas non
plus en deçà ni au-delà. La mort, nous n'y sommes
jamais, nous y sommes toujours. Dehors et dedans, à
la fois, mais sans communication entre dedans et
dehors, sans mélange, sans médiation et sans tra-
versée. C'est peut-être à cela que nous avons ici accès,
comme à ce qui est absolument sans accès. C'est peut-

59
Chances de la pensée

être à cela que nous sommes nous-mêmes l'accès, nous,


les mortels 1.

Concluons donc cette première partie en disant


que l'ârne est la difference vie/mort exposant les corps.
L'âme n'est pas la difference ontique ou spécifique
entre animé et inanimé; l'ârne -l'exposition des corps
- est par contre elle-rnème instaurée par cette diffé-
rence entre animé et inanirné. L'ârne n'est rien d'autre
que le départ qui fait la nudité et le poids des corps. Elle
est ce poids et cette nudité.

LE TOUCHER: CORPUS SINGULIER PLURIEL

Chaque corps est limité par contact avec le corps


voisin; c'est pourquoi en un certain sens chaque corps
est pluriel (dio tropon tina poila ton sàmaton hekaston
estin)2.

Un corps est essentiellernent quelque chose de sin-


gulier 3 • Pensez encore au cadavre de la Vierge, je veux
dire à ce corps mort singulier, irrernplaçable, qui appa-
raît dans le tableau du Caravage, ou dans l'analyse que
Nancy en offre: il est « ferme, entier, intact dans son
abandon 4 », entouré d'autres corps qui désespèrent de

1. J.-L. Nancy,« Sur le seuil », art. cit., p. 106-107.


2. Aristote, Du ciel, I, l, 268 b 7-8.
3.« La détermination singulière est essentielle au corps. »
Q.-L. Nancy, Corpus, op. cit., p. 116.)
4. J.-L. Nancy, « Sur le seuil », art. cit., p. 106.

60
Le concept de corps

ne pas pouvoir trouver un accès à lui et entouré à la


fois par nous autres qui lisons la scène, qui regardons la
peinture. C'est cette singularité ou cette inaccessibilité
du corps qui nous touche. Le corps touche notre fini-
tude avec sa propre finitude. Toucher, cornme nous le
verrons, est d'abord et surtout un partage de la fini-
tude. Un corps est toujours un autre corps et le corps
de l'autre 1 dont l'altérité est nécessairement donnée
avec l'altérité de mon propre corps de mêrne lorsque
je touche rnon propre corps ou que mon corps devient
autre pour rnoi : scission ou pluralité du corps propre
qui n'est donc plus vécu cornme propre (je reviendrai
sur cela, bien sûr). Tout corps singulier, en tant que
singulier, partage la singularité avec tous les corps. Pour
cette raison, le corps, mort ou vivant, est accompagné
d'une exposition plurielle de corps singuliers. En ce
sens l'ârne, c'est-à-dire l'exposition des corps, est corpus
singulier pluriel: non pas ce corps-ci ou celui-là, mais
leur coprésence, le dehors qui les espace, dans lequel ou
grâce auquel les corps font corps.
Cornrnent la singularité des corps se forrne-t-elle? Si
le corps est essentiellerrlent singulier et par conséquent
essentiellement diHerent de tout autre corps singulier,
la singularité se produit dans la délimitation des corps.
La singularité comme telle se forme à la limite, par la
limite ou comme limite. C'est pour décrire la façon dont

1. « Un autre - si c'est un autre, c'est un autre corps. Je ne le


rejoins pas, il reste à distance. » Q.-L. Nancy et Mathilde Mon-
nier, Allitérations. Conversations sur la danse, Paris, Galilée, 2005,
p. 139.)

61
Cnances de la pensée

cette limite a lieu que Nancy parle de toucher. En effet,


pour qu'une limite apparaisse comrne limite, quelque
chose doit être touché plutôt que vu ou entendu. Une
limite est essentiellement ce avec quoi on est en contact.
Mêrne lorsqu'on voit ou entend la limite, il faut dire
plutôt que nous la touchons du regard ou de l'ouïe.
L'expérience de la limite veut toujours dire qu'il y
a une proxirnité absolue du touchant et du touché -
proximité au-delà de laquelle, justement, on ne peut
pas aller. Or ce qui est ainsi absolurnent proche, adja-
cent ou contigu, pour qu'il puisse se tenir dans une
telle proximité, doit toujours être un autre corps, un
corps capable d'irnposer une limite, un corps inacces-
sible et impénétrable. Ce qui nous touche dans la
proximité absolue ne peut donc être rien d'autre que ce
qui fait naître l'altérité même de l'autre corps, sa sépa-
ration définitive, en sornme sa distance absolue. Tou-
cher est alors la proximité absolue de la distance absolue.
« Le toucher est la distance proxirrle }), il nous donne
«la proximité du distant, l'approximation de l'in-
time 1 ». Et cette approximation ou contact de la dis-
tance peut bien sûr avoir lieu dans une distance physique
ou ontique, corrlme lorsque nos yeux se touchent 2 , ou
lorsqu'on regarde un corps danser 3 - ou bien lorsqu'on
lit quelqu'un, ou que l'on pense une pensée ...

1. « Pourquoi y a-t-il plusieurs arts, et non pas un seul? » G.-


L. Nancy, Les Muses, op. fit., p. 35.)
2. Cf J. Derrida, Le Toucher, op. dt., p. 11-17.
3. « L'autre corps se rejoue dans le mien. Il le traverse, il le
mobilise ou il l'agite. Il lui prête ou il lui donne son pas. [... ]
L'autre, là-bas, proche dans son éloignement, tendu, plié, déplié,

62
Le concept de corps

Toucher veut dire principalernent être au-dehors de


ce qui est touché, et le toucher ne touche (n'accède)
chaque fois qu'à ce dehors. Même lorsque je rne touche
rnoi-même, ou lorsque je rne sens toucher (ou en général
lorsque je rne sens sentir); même dans les plus intimes
sentiments - de joie ou d'angoisse, par exernple -, il Y a
séparation et disjonction, distance proxime. Dès qu'il y a
sentir (toucher), il y a exposition: je deviens a priori
inaccessible à rnoi-même ou bien je n'accède à moi que
du dehors et en me mettant hors de rnoi. Il arrive cornme
lorsqu'un organe interne de mon corps est senti : il
devient imrnédiaternent un autre corps, un intrus dans
rnon corps, produisant un dehors dedans rnon corps. Et
précisément parce que je suis pour rnoi-mêrne celui qui
est au plus proche de moi-rnêrne, précisérnent parce que
je ne peux rien sentir sans me sentir sentir, c'est avec
rnoi ou dedans rnoi que je fais l'expérience la plus radi-
cale et la plus constante de la distance absolue structu-
relle au toucher.
On comprendra facilernent pourquoi chez Nancy le
concept de toucher, cornIlle Derrida le montre avec
exhaustivité dans son étude, ne saurait conduire au
corps propre phénoménologique. Au contraire, il l'in-
terrompt - c'est l'interruption même en quoi consiste
le toucher - ou le rend impossible. En citant un com-
rnentaire de Derrida sur son propre travail, Nancy
explique que « ce qui fait le toucher, c'est cette "inter-
ruption qui constitue le toucher du se toucher, le tou-

déjeté, retentit dans mes jointures. » Q.-L. Nancy et M. Monnier,


Allitérations, op. rit., p. 139.)

63
Chances de la pensée

cher cornIlle se toucher" l ». La dirnension réflexive du se


sentir sentir, pour autant qu'elle est structurée comrne
toucher, ne peut pas accornplir l'appropriation de soi
d'un vécu pur intimernent replié sur soi - fût-ce dans
une intimité du monde inaccessible à la conscience et à
l'ego -, mais exhibe plutôt une radicale inappropriabi-
lité, une radicale impossibilité pour le soi - ou pour le
monde - d'être un avec soi. Toucher « est perdre le
propre au moment d'y toucher », dit Derrida 2, et, dans
la conférence « De l'âme », Nancy explique:

Il Y a des analyses célèbres de Husserl et de Merleau-


Ponty sur cette question du « se toucher », le « se tou-
cher)} de mes propres mains. Mais curieusement, et
c'est une récurrence dans toute la tradition, tout
retourne toujours en intériorité. Les analyses phéno-
ménologiques du « se toucher» retournent toujours en
une intériorité première. Ce qui n'est pas possible. Il
faut d'abord que je sois en extériorité pour me toucher.
Et ce que je touche reste du dehors 3.

Il convient de noter, en passant, que c'est surtout à


l'étude de Derrida qu'il faut se rapporter lorsqu'on veut
comprendre les dépiaceillents qu'opère le concept de
toucher deN ancy à 1'égard des concepts phénoméno-
logiques de corps propre et de chair. Nancy ne s'inté-
resse pas en général à établir une telle discussion;
d'ailleurs, ses références à la tradition phénoménolo-

1. J.-L. Nancy, Les Muses, op. dt., p. 35.


2. J. Derrida, Le Toucher, op. dt., p. 129.
3. J.-L. Nancy, Corpus, op. dt., p. 117.

64
Le concept de corpS'

gique sont rares et elliptiques. En f~lÏt, solliciter les


textes de Nancy autour du motifdu toucher comme s'il
s'agissait d'un thèrne dominant dans son travail philo-
sophique est déjà une décision interprétative assez
lourde, ainsi que Derrida lui-même l'avoue dans la pré-
face du Toucher 1• Ce qui ne veut pas du tout dire, d'un
autre côté, que l'interprétation de Derrida serait arbi-
traire ou qu'on pourrait l'ignorer. Le fait que Nancy
lui-même, après 1992 (lorsque Derrida écrit la pre-
mière version du Toucher), s'y réfère constamrnent,
tantôt pour élaborer à partir d'elle, tantôt pour s'en
démarquer, constitue en soi une raison pour ne pas
l'ignorer. Quoi qu'il en soit, Derrida est loin de vouloir
tout sirnplernent s'approprier de la pensée nancyenne
du corps afin de prolonger sa vieille discussion avec la
tradition phénoménologique. Au contraire, c'est en
essayant de montrer les singularités de la pensée et de
l'écriture de Nancy que Derrida découvre chez lui l'ex-
trême originalité du traiternent du toucher.
Si chaque fois que je touche quelque chose ou me
touche moi-même je fais l'expérience d'une inaccessibi-
lité, d'une distance absolue, si chaque fois que je touche,
je touche le dehors des choses et de moi-rnême, alors
toucher quelque chose (ou moi-même) veut dire en
même temps être touché par ce qui est touché. Chaque
fois, ce que je touche me touche, ou mieux, ce que je
touche n'est rien d'autre que ceci: que je suis touché
par ce que je touche. Toucher le dehors de quelque
chose (ou de moi-même) veut dire en rnêrne ternps que

1. J. Derrida, Le Toucher, op. cit., p. 9-10.

65
Chances de la pensée

ce dehors nous touche. Il n'est pas possible de décider


- il n'y a pas non plus à décider - lequel des termes est
ici l'agent et lequel est le patient. L'objet du toucher est
le sujet, et inversernent. Nancy parle souvent en ce sens
d'une « transitivité passive 1 ».
Ce qui touche n'est pas un agent ou un patient, ni
un agent qui est patient de soi-même, mais le toucher
lui-mêrne, ou le dehors, en somme la limite qui touche
indistinctement agent et patient. C'est la raison pour
laquelle Nancy parle parfois de « la touche» plutôt que
du « toucher ». Il rnet ainsi l'accent sur l'événelnent du
contact, sur le surgissement de l'hétérogénéité qui carac-
térise le toucher. Il y a toucher (et en général sentir)
lorsqu'il y a la touche, lorsque la limite, et rien d'autre
que la limite, touche, f~lÏt le contact tout en restant en
soi, en tant que lirnite, quelque chose de strictelnent
inappropriable, inappréhensible, imperceptible, inor-
ganisable, inconcevable, etc.
Il n'y a bien sûr pas lieu de parler d'un sens du tou-
cher. La chair est d'abord et surtout exposée au dehors
des choses et de soi. La chair ne saisit pas, ne perçoit
pas, n'appréhende pas ou n'organise pas - ni n'est orga-
nisée (instrumentalisée) par aucune sorte de percep-
tion. La chair, lorsqu'elle sent ou touche quelque chose,
est peau - pour nommer de quelque façon l'extension
sans épaisseur qui surgit dans le contact -, le principe
d'exposition des corps (plutôt qu'un instrument fonc-
tionnel pour la perception). Entre moi et le rnonde, et
entre rnoi et moi-même, il y a cette impénétrable sur-

1. ].-L. Nancy, Le Sens du monde, Paris, Galilée, 1993, p. 102.

66
Le concept de corps

face qui expose (ou « expeause », cornrne l'écrit parfois


Nancy) le rnonde et moi-rnême. Même cet « organe
suprême», ce « sens des sens» qu'est le cœur selon
Aristote l, se sentant sentir dans l'intimité de la réflexion
- si on ose une telle sirnplification (discutable) du rnotif
du sens comrnun chez Aristote -, n'est, en vérité, que la
peau.

Le corps, la peau: tout le reste est littérature anato-


mique, physiologique et médicale. Muscles, tendons,
nerfs et os, humeurs, glandes et organes sont des fic-
tions cognitives. Ce sont des formalismes fonctionna-
listes. Mais la vérité, c'est la peau. Elle est dans la peau,
elle Elit peau : authentique étendue exposée, toute
tournée au dehors en même temps qu'enveloppe du
dedans, du sac rempli de borborygmes et de remugles.
La peau touche et se fait toucher. La peau caresse et
flatte, se blesse, s'écorche, se gratte. Elle est irritable et
excitable. Elle prend le soleil, le froid et le chaud, le
vent, la pluie, elle inscrit des marques du dedans des
rides, des grains, des verrues, des excoriations - et des
marques du dehors, parfois les mêmes ou encore des
crevasses, des cicatrices, des brûlures, des entailles 2.

Il ne saurait y avoir de conditions transcendantales


ni en général aucune sorte de condition pour le tou-
cher. Encore une fois, toucher n'est ni l'action d'un
agent ni la passion d'un patient, mais l'événernent de la
lirnite, de l'extension, de la peau. En d'autres tennes,

1. Aristote, « De la jeunesse et de la vieillesse », dans Parva


Na tu ralia , 3, 469 a 8 sq.
2. ].-L. Nancy, 58 indices sur le corps, op. rit., p. 61.

67
Chances de la pensée

toucher n'est pas de l'ordre de ce que Kant aurait appelé


expérience. « Il n'y a pas ici de "formes a priori de l'in-
tuition", ni de "table des catégories" : le transcendantal
est dans l'indéfinie modification et rnodulation spa-
cieuse de la peau 1. »
Le toucher - l'événernent de la limite - est l'exposi-
tion des corps, c'est-à-dire, encore une fois, l'âme. Chez
Aristote, le sens du toucher désigne la rnodalité fonda-
mentale de la perception (aisthèsis), qui à son tour
désigne le mode d'être fondamental de la vie animale.
De mêrne que le corps vivant est en général défini
cornrne ayant la capacité de se nourrir, de croître et de
dépérir par soi-rnêrne - fonctions qui appartiennent
toutes à l'âme nutritive (hè threptikè psychè) -, les ani-
maux se distinguent spécifiquernent des autres vivants
par la sensation, qui correspond à une fonction de
l'âme sensitive (hè aisthètikè psychè). Or, entre les diffe-
rentes modalités de l'ârne sensitive chez les anirnaux,
celle qui ne saurait être absente est le toucher 2. Sans le
toucher, les anirnaux ne pourraient même pas se nourrir
par eux-mêlnes.
Chez Nancy le toucher est le mode d'être fonda-
mental de l'âme en un sens totalement différent. Tout
d'abord, ainsi qu'on l'a vu, le toucher n'est pas une sen-
sation ou une perception, qu'elle soit décrite tantôt
comme une sorte d'appréhension, d'identification, d'or-
ganisation, de compréhension, etc., tantôt cornme une
activité s'accornplissant en vue de l'autonutrition,

1. J.-L. Nancy, Lorp us, op. rit., p. 16.


2. Aristote, De l'âme, III, 13,435 a 16-17.

68
Le concept de corps

l'autodéveloppernent, l'autogénération, etc. De plus,


étant donné que, pour Nancy, l'exposition des corps
n'est justernent pas interprétée cornrne vie pure - mais
plutôt corrlme le retrait de la vie ou cornrrle la diffé-
rence viel mort -, le toucher n'est pas privatif des êtres
anirrlés - il faudrait aller jusqu'à dire qu'il se situe dans
un niveau prévégétatif! Dans Le Sens du monde, Nancy
analyse le toucher par rapport à la thèse de Heidegger
concernant l'être sans rnonde des pierres 1. Puisque les
pierres n'habitent pas le rrlOnde rnêrrle pas pauvre-
rnent, comme le font les anirnaux non hurrlains -, elles
ne peuvent rien saisir, identifier ou percevoir. Aucun
rrlOnde n'entoure les pierres. Elles n'ont aucun rapport
à d'autres corps, elles n'y sont pas ouvertes - elles ne
sont ouvertes à rien, pas mêrne à elles-rrlêrnes. Cornme
Heidegger l'explique, on ne peut pas dire d'une pierre
qu'on rencontre sur le chemin qu'elle touche le sol, ainsi
qu'on ne peut pas dire d'une chaise qui est contre une
porte qu'elle touche celle-ci sauf à parler par rrléta-
phore 2. La pierre est en contact avec le sol, mais elle ne
touche pas le sol; la pierre ne rencontre pas le sol de la
même façon que je rencontre la pierre - elle ne l'iden-
tifie pas ni ne le sent.
Or, mêrne si la pierre ne touche pas le sol - au sens
où rnes mains touchent la tête d'un enfant ou un lézard

1. « La pierre est sans monde », « l'animal est pauvre en monde »,


« l'homme est formateur de monde» : ce sont les trois thèses sur le
monde que Heidegger analyse dans son cours de 1929-1930, Les
Concepts fondamentaux de la métaphysique (cf § 42).
2. Cf respectivement Les Concepts fondamentaux de la méta-
p/~ysique (§ 47) et Être et temps (§ 12).

69
Chances de la pensée

touche la pierre où il repose pendant qu'il prend le


soleil-, la pierre touche au sol selon le mode de la tran-
sitivité passive: hors de soi au contact avec l'irnpéné-
trable terre qui ne saurait être appréhendée mais qui lui
offre en retour une surface résistante par rapport à
laquelle se dé-limiter. Toucher n'est pas atteindre (rei-
chen) ni posséder (besitzen) les choses. Toucher n'est
pas habiter (habere, habitare). Toucher n'est, je le
répète, que l'événernent de la surface, ou du réseau de
surfaces, qui constitue le monde dans son éclosion
infinie - rnonde qui n'est pas ni n'apparaît à rien, pas
rnême à soi: repli qui ne retourne jamais sur soi, pierres
contre le sol, arbres contre les arbres, terre contre le
ciel, « l'agencement indéfini de seuil en seuil de l'une à
l'autre chose, chacune au bord de l'autre, à l'entrée,
n'entrant pas, devant et contre la signature exposée sur
le seuil l ». Toucher n'est pas être au monde mais le

l. « Pourquoi donc l"'accès" serait-il déterminé a priori sur le


mode de l'identification et de l'appropriation de l"'autre chose"?
Lorsque je rouche autre chose, une autre peau, et que ce contact ou
cette touche est en jeu, et non pas un usage instrumental, s'agit-il
d'identifier et d'approprier? S'en agit-il au moins, d'abord et seu-
lement? Ou encore : pourquoi faudrait-il déterminer a priori
l"'accès à" comme le mode nécessaire d'un faire-monde et d'un
être-au-monde? Pourquoi le monde ne serait-il pas aussi a priori
dans l'être-parmi, l'être-entre et l'être-contre? Dans l'éloignement
et dans le contact sans "accès"? Ou sur le seuil de l'accès? (Et cet
a priori serait identiquement l'a posteriori du monde matériel,
l'agencement indéfini de seuil en seuil de l'une à l'autre chose,
chacune au bord de l'autre, à l'entrée, n'entrant pas, devant et
contre la signature exposée sur le seuil.) » Q.-L. Nancy, Le Sens du
monde, op. dt., p. 100.)

70
Le concept de corps

singulier pluriel inhabitable du rnonde, l'étre chaque


fois hors du monde du rnonde 1.
Les corps s'exposent ou se forment cornme corps
dans le toucher. La fonnation des corps ne dépend
donc pas d'un agent, en lui-mérne subsistant (un autre
corps physique ou spirituel), qui viendrait incarner ou
infonner une matière. D'un autre côté, les corps ne
sont pas les agents de leur propre formation - ils ne
sont pas des substances auto-poïétiques. Le toucher veut
dire que les corps ne se forment pas eux-rnérnes, rnais
qu'ils se fonnent exclusivernent en touchant à d'autres
corps. Leur soi est fonné par l'autre, à rnérne l'autre, aux
confins de l'autre, avec l'autre ou à travers l'autre. Tou-
cher l'autre ou soi-rnérne est l'événernent qui expose
le soi hors de soi et hors du régirne général du soi. On ne
devrait méme pas parler du soi, cornme s'il en était d'une
chose subsistante, indépendante du rapport ou du renvoi
à l'autre. Ni soi ni autre (je veux dire un autre soi), mais
un avec l'autre, toucher est l'évidence de ceci que le soi
est en soi et par soi un renvoi-à (l'autre/soi-mérne). Ce
renvoi n'est pas un accident du soi mais lui est constitutif
ou substantiel (il ne s'agit donc pas de la relation cornme
prédicat du sujet). Ou, si l'on préfère : la substance (le
soi) est substantiellement accidentelle. La relation fait
toute la substantialité de la substance, du soi; la subjecti-
vité est l'inquiétude de la relation de l'un à l'autre ou à
soi et ne présuppose pas derrière elle la mémeté à soi de
cette rnéme relation.

1. Cf ].-M. Garrido, « Without World », art. cit., et infra, « La


chance de la pensée ».

71
Cnances de la pensée

Un soi n'est rien d'autre qu'une forme ou une fonc-


tion de renvoi: un soi est fait d'un rapport à soi, ou
d'une présence à soi ... - ce renvoi lui-même dût-il être
infini et le point où l'occurrence d'un sujet au sens subs-
tantiel dût-il n'avoir jamais lieu que dans le renvoi 1.

Toucher n'est pas une rnodalité de la vie, mais


pourrait révéler cette vérité générale de la vie: rnême
l'autonutrition, l'autogénération ou en général l'auto-
mouvement ne sont pas les activités accomplies par un
soi pur isolé en lui-mêrne, rnais sont possibles unique-
rnent dans la rnesure où elles touchent à l'autre, grâce à
une telle touche ou en tant que telle, arrivant par défi-
nition hors du soi ou bien à sa limite. Même la nutri-
tion est possible seulernent au moyen d'une exposition
qui a déjà ouvert le soi à l'autre: « Manger n'est pas
incorporer, mais ouvrir le corps à ce qu'on avale, exhaler
le dedans en saveur de poissons ou de figue 2. » De
rnêrne la génération (exister séparément) 3, ou bien la
croissance (se rapporter - donc se séparer - de soi).
Avant de conclure cette deuxième partie, disons
quelques mots de la notion de soi et du sujet chez
Nancy. Même l'ego, le sujet supposé donné à soi abso-
lument dans l'autoréflexion ou l'auto-intuition, ne se
donne à soi que dans le toucher, et par conséquent dans
un rapport à soi - proximité/distance absolue à soi.
Chaque fois que je prononce « je », ou chaque fois que
j'ai « je » à l'esprit, je ne suis pas je ou je n'est pas rnoi.

1. J.-L. Nancy, À l'écoute, Paris, Galilée, 2002, p. 24-25.


2. Id., 58 indices sur le corps, op. dt., p. 38.
3. Cf id., La Communauté désœuvrée, op. dt., p. 98.

72
Le concept de corps

Je suis a priori séparé de je, je est a priori un autre.


(~uand je prononce ou conçois ego sum, je perds toute
substantialité fondée sur la présence et l'identité à rnoi.
Le je devient, comme le dit Kant, « je ou il ou ça (la
chose), qui pense» et qui accornpagne toutes rnes
représentations 1. Quand je prononce « ego sum », je
sens/t je rernonter depuis rnon diaphragme jusqu'à mal
sa bouche, vibration qui rn' /1' exhale hors de toute iden-
tité à rnoi/soi 2. Ego sum, dans l'esprit ou dans la bouche,
est essentiellement disjonction, distinction, exposition,
être-au-dehors, et par conséquent l'évidence de ceci,
que je suis/est corps. « Ego, c'est être dehors par rapport
à l'ego. Ego, c'est aussi être un corps 3. » L'ego (je ou il
ou elle ou ça ... ) se forme à rnêrne l'autre, comrne autre,
avec l'autre, il est distinction de soi/de l'autre. L'ego n'a
pas plus de proxirnité à soi qu'à toute autre chose de
quoi il puisse se distinguer - car être soi, pour lui, ne
veut rien dire d'autre qu'être une telle distinction.
Ego est chaque fois « quelqu'un », c'est-à-dire un par-
mi plusieurs, singulier dans un pluriel. L'« un » du
« quelqu'un» n'est jamais un être qui soit tout seul à être,
absolurnent et totalernent un. Pour être absolument un, il
lui faudrait être tout seul à être un, il lui faudrait être
détaché de toute autre chose et de tout autre être, privé de
tout rapport et de toute séparation de l'autre et de soi 4.
Si cela était le cas, l'un ne serait tout sirnplement pas.

1. E. Kant, Critique de la raison pure, A 346 / B 404.


2. Cf J.-L. Nancy, Ego sum, Paris, Flammarion, 1979, p. 152.
3. Id., Corpus, op. rit., p. 12l.
4. Cf id., La Lommunauté désœuvrée, op. cit., p. 17-18.

73
(,nances de la pensée

Il se produit que l'un, comme purement et simplement


un, l'un absolument unique, l'un sans rien en dehors
de lui, le sujet qui est sa propre substance, se détruit
lui-même. [... ] S'il n'y avait que l'un il n'y aurait rien.
S'il n'y a que l'un ne se divisant même pas, comment
l'un se présenterait-il lui-même ? Pour qu'il soit présent
à lui-même comme un, encore faut-il qu'il y ait du rap-
port, donc plus d'un, dans l'un lui-même 1.
Être « quelqu'un» n'est pas être un individu. « Quel-
qu'un» n'est pas le particulier participant à l'unicité
de l'espèce, ou à certaine destination commune (cornme
l'individu d'un État, par exemple). « Quelqu'un» ne
partage pas avec l'autre une essence ou une destination,
mais il partage uniquernent la « distinction» qui le met
hors de tout autre et hors de lui-mêrne 2 • Or ce qui
accomplit cette distinction est le corps. Le corps est la
singularité qui expose chaque un (chacun) à l'autre et
fait le singulier pluriel des uns. Être quelqu'un signifie
être corps - en anglais, on peut dire: somebody. Comrne
Nancy le rernarque, « c'est ici que l'anglais somebody
prend tout son sens », car c'est seulement grâce au corps
que quelqu'un «s'expose et engage son unicité avec
celle des autres 3 ».

1. J.-L. Nancy, « Un sujet? », dans Homme et sujet. La subjectivité


en question dans les sciences humaines, avec A. Michels, M. Safouan,
J.-P. Vernant et D. Weil (dir.), Paris, L'Harmattan, 1992.
2. Dans « Un sujet? », Nancy réinterprète en ce sens la défini-
tion d'individu donnée par saint Thomas: « lndividuum : quod est
in se indistinctum, ab aliis vero distinctum » (art. cit., p. 103). Mais
il faut tout de même préciser que la distinction avec les autres n'est
pas plus radicale que la distinction de soi par rapport à soi.
3. Ibid., p. 102.

74
Le concept de corps

Cette unICite n'est pas celle de la personne, du


moins au sens d'un être autonome et identique à soi
qui sert de base (substance) pour des caractéristiques
singulières (accidents). L'unicité de quelqu'un doit se
trouver dans la ponctualité rnêrne de tels accidents:
« ce n'est jamais Pierre ou Marie que j'ai rencontré,
rnais l'un ou l'autre en telle "forme", dans tel "état", de
telle "hurneur", etc. 1 ». Ainsi lorsque, par exernple, nous
pensons à quelqu'un que nous le connaissions ou
pas -, nous n'avons pas à l'esprit la représentation objec-
tive d'une identité personnelle, rnais au contraire des dif-
ferences infrapersonnelles, des irnages, des traits, des
voix, des regards, etc. Dans le même texte que je viens
de citer, Nancy analyse l'expression «les gens sont
bizarres» : « "Les gens", ce n'est pas la rurneur anonyrne
du "domaine public", ce sont des silhouettes à la fois
irrlprécises et singularisées, des ébauches de voix, des
schèmes de comportements, des esquisses d'affects 2. »

Hoc EST ENIM CORPUS MEUM :


LE CORPS ET LA DÉCONSTRUCTION DU CHRISTIANISME

Avant de situer la réflexion sur le corps dans le pro-


gramrrle plus vaste de Nancy sur la déconstruction du
christianisme, je vais m'attarder sur le sens de cette
expression prima fade provocatrice. La déconstruction
du christianisme n'est pas, Nancy le répète sans cesse,

1. J.-L. Nancy, Être singulier pluriel, Paris, Galilée, 1996, p. 27.


2. Ibid., p. 25.

75
Chances de la pensée

une démolition de la religion, de la culture, de la théo-


logie ou de la philosophie chrétiennes. Elle indique
plutôt une recherche philosophique précise concernant
des élérnents fondateurs de la conceptualité du christia-
nisme dans le but de leur retrouver ou de leur réin-
venter de nouvelles possibilités philosophiques. On est
en tout cas bien loin de lancer des appels à redonner
naissance à une foi chrétienne oubliée ou à annoncer
un retour du religieux. Au contraire, la déconstruction
du christianisme prend note du f~lÏt que le christianisme
est « un horizon qui ne fait plus vivre 1 ». En effet, l'hu-
manité occidentale ne vit plus son histoire cornme his-
toire du salut même si le schème d'une historicité
salutaire ou rédemptrice continue à en fournir sa struc-
ture essentielle. C'est la raison pour laquelle il serait
inadéquat d'associer le travail de Nancy autour du
christianisme à quelque tournant religieux ou théolo-
gique de la philosophie dite continentale. La déconstruc-
tion du christianisme est plutôt à rapporter à une
tradition philosophique de travaux dont les réferents
modernes les plus proches sont Hegel, Feuerbach,
Kierkegaard ou Nietzsche. Dans cette tradition, ce qui
est en jeu est une généalogie du christianisme qui veut
saisir les fondernents de sa provenance historique, et ce,
à l'intérieur d'une interrogation sur l'identité et l'histo-
ricité de l'Europe ou de l'Occident (je ne rne pronon-
cerai pas sur la possibilité ou l'irnpossibilité d'échanger
ces termes).
S'il y a provocation de la part de Nancy, c'est plutôt

1. J.-L. Nancy, La Déclosion, op. cit., p. 201.

76
Le concept de corps

contre ces philosophes athéistes qui pensent en avoir fini


avec le christianisrne. Avons-·nous suffisarnrnent pensé
notre provenance chrétienne? Avons-nous suffisarnment
pensé la provenance chrétienne de tout notre athéisrne?
Comrne exergue à son essai « La déconstruction du
christianisrne », publié au début des années 1990 et
repris à la fin de La Déclosion, Nancy cite ces mots de
Nietzsche: « les théologiens et tout ce qui a du sang de
théologien dans les veines: toute notre philosophie 1 ».
Il faut bien souligner « toute notre philosophie» : pro-
bablement alors non pas seulernent l'idéalisme alle-
rnand filais toute la tradition de la philosophie
occidentale. Non seulement Kant ou Hegel rnais aussi
Platon ou Aristote, et puisque c'est Nancy qui réinscrit
ces rnots, ajoutons Marx, Husserl, Heidegger, et pour-
quoi pas Derrida, car la déconstruction rnêrne

[ ... ] comme geste qui n'est ni critique ni perpétuateur,


et en tant que geste témoignant d'un rapport à l'his-
toire et à la tradition qu'on ne peut trouver ni chez
Husserl, ni chez Hegel, ni chez Kant, n'est précisément
possible qu'à l'intérieur du christianisme, même s'il ne
se formule pas expressément de cet intérieur-là 2.

1. Ibid., p. 199.
2. Ibid., p.215-216. Nancy arrive même à suggérer que le
« juif~grec:» dont parle Derrida est justement le chrétien. « En
d'autres termes, on pourrait se demander si le "juif~grec" dont
parle Derrida à la fin de Violence et métaphysique (ce "juif~grec"
dont il dit qu'il est notre histoire) n'est pas le chrétien. On pourrait
se demander aussi pourquoi nous détournons systématiquement
notre regard du chrétien, pourquoi nous louchons toujours vers le

77
ChanceS' de la pensée

De cette façon, le christianisrne n'est surtout pas


considéré cornme un corps doctrinal (cornme une reli-
gion entre autres ou contre les autres - entre ou contre
l'islam, le judaïsrne, le bouddhisrne ou le paganislTle). Il
est plutôt considéré cornrne la matrice ou le schème
fondamental pour cOlTlprendre le sens et la destination
de la philosophie - et par conséquent aussi de la science,
de l'art, du droit, de l'éthique, de la politique 1. Si cette
analogie ne détruit pas mes efforts pour éclairer la pers-
pective de Nancy sur ce thème, je dirais que le christia-
nisme possède ici un statut similaire à celui que possède
l'idée du platonisme chez Nietzsche, qui renvoie à la
structure de toute la pensée philosophique occidentale
(et non pas seulement à la doctrine de Platon), ou à celui
des idées de rnétaphysique ou d' onto-théologie chez
Heidegger. On pourrait rnème dire que la déconstruc-
tion de Nancy prétend rendre explicite la provenance
chrétienne du platonisme et de la métaphysique.
Une déconstruction du christianisme, en tant que
déconstruction, cherche à saisir les impensés du chris-
tianisme, qui seront mis au jour dans la mesure où on
réussit à désassembler ses structures fondatrices. Il faut
laisser paraître le christianisme avant sa construction,
ou en retrait d'elle. Il ne s'agit pas d'aller puiser dans le

juif-grec comme si nous ne voulions pas regarder en face le


chrétien» Q.-L. Nancy, La Déclosion, op. dt., p. 204).
1. C'est à cause de cette généralité du concept de christianisme
que Nancy préfère parfois parler de monothéisme, dont la forme
« la plus européenne - et donc, de là, celle qui a le plus accom-
pagné, du moins jusqu'au milieu du XX siècle, l'occidentalisation
C

du monde [est] la forme du christianisme» (ibid., p. 51-52).

78
Le concept de corps

passé une supposée source intouchée ou inexploitée de


sens du christianisme, qui serait restée inaperçue jus-
qu'au présent. Il s'agit d'une tâche et d'une significa-
tion du christianisme encore à venir - à inventer,
même. Il s'agit de se tourner vers les irnpensés du chris-
tianisrne, de donner une chance à sa conceptualité. La
déconstruction du christianisme est une dé-closion du
christianisme - la « clôture de la rnétaphysique» est
une expression bien connue de Derrida. « Il faut accéder
à une provenance du christianisrrle plus profonde que
le christianisme lui-rnérne, une provenance qui pour-
rait faire surgir une autre ressource 1. » Il s'agit sans
doute d'un geste très risqué, mais c'est le risque que
prend une pensée qui ne veut pas s'aveugler dans l'idée
que nous en aurions fini avec le christianisrrle.
Je reviens sur la question du corps. Lorsque Nancy
affirme, au début de Corpus, que le corps est « notre
invention» (<< Qui d'autre au rrlonde connaît quelque
chose comrne "le corps" 2? »), il veut dire avant tout
que le corps est une invention chrétienne, depuis le
corps crucifié ou, avant lui, depuis le corps-caverne de
Platon jusqu'au corps propre ou la chair de la phéno-
ménologie conterrlporaine. Toutes les possibilités du
corps sont, dans l'Occident, chiffrées dans ce mot du
Christ: hoc est enim corpus meum. Ce mot, explique
Nancy, exprime notre obsession pour montrer cela
Dieu, l'âme, l'absolu, l'inconscient - dans ceci, lCl.
Hoc est enim corpus meum est:

1. Ibid., p. 206.
2. J.-L. Nancy, Corpus, op. dt., p. 9.

79
Chances de la pensée

[... ] notre Om mani padne ... , notre Allah ill'allah ... ,


notre Schema Israël.. Mais l'écart de notre formule
mesure aussitôt notre dift(~rence la plus propre : nous
sommes obsédés de montrer un ceci, et de (nous)
convaincre que ce ceci, ici, est ce qu'on ne peut ni voir,
ni toucher, ni ici, ni ailleurs - et que ceci est cela non
pas de n'importe quelle manière, mais comme son corps.
Le corps de ça (Dieu, absolu, comme on voudra), et
que ça a un corps ou que ça est un corps (et donc, peut-
on penser, que ça est le corps, absolument), voilà notre
han tise. Le ceci p résen tifié de l'Absen t par excellence 1.

Le corps chrétien, ou le corps cornme tel, est le corps


de l'Autre (Dieu, Absolu, etc.) dans ce corps-ci, ici
incarné. Le corps chrétien est le corps de l'Incarnation.
Le verbe est devenu chair (verbum caro factum est) :
cette pensée, alors même qu'elle affirme « que caro fait
la gloire et la véritable venue de verbum », dit aussi
bien, « en un tout autre sens, que verbum (logos) fait la
véritable présence et le sens de caro (sarx) 2 ». Cette pré-
sence vraie n'est pas, certes, celle de l'ârne étendue, s'ex-
posant ou présentant le corps dans son poids tout nu.
La présence de la chair, ici, dans ceci, est une présence
dans la mesure où elle présente la présence de cela qui
est absent et dont la nature est totalernent differente de
celle du corps - autrement, l'incarnation ne serait pas
un mystère. Ainsi, « c'est dans la ténèbre, et comme
ténèbre lui-même que le corps a été conçu 3 ». Il arrive

1. J.-L. Nancy, Corpus, op. rit., p. 7-8.


2. Ibid., p. 58.
3. Ibid., p. 59.

80
Le concept de corps

exactement cornme dans l'autre rnythe fondateur de la


corporalité, et qui fait du corps la prison de l'âme. Le
corps «a été conçu et confonné dans la caverne de
Platon, et comme la caverne rnêrne : prison ou tombe
de l'âme 1 ».
L'incarnation n'est pas ainsi l'exposition du corps
dans sa singularité irréductible, mais une sorte d'occu-
pation du corps par une substance non corporelle.
L'incarnation est le concept d'une impossibilité théo-
rique et pratique insurmontable: « ce qui est sans lieu,
sans extériorité, sans fonne, sans matière (Dieu) vient
dans la chaü· 2 ». Dès lors, le corps sera interprété
cornrne l'extériorité qui essentiellernent renvoie vers
une intériorité. Tout apparaître du dehors sera compris
cornrne expression d'un intérieur. Le « ceci» et 1'« ici»
du corps deviennent, dans l'incarnation, les certitudes
sensibles qui doivent être relevées à travers une rémis-
sion vers l'intérieur signifiant. Le corps de l'incarnation
est l'extension qui doit disparaître comrne extension
pour devenir intériorité pure. Le corps de l'incarnation
est inétendu, dés-extériorisé, dé-corporé. «L'incarna-
tion est structurée comme une décorporation 3. » Le
corps est une présence qui présente quelque chose uni-
quement pour autant qu'il représente quelque chose
d'autre qui n'est pas lui.
En d'autres rnots, dans l'incarnation, le corps est
essentiellement conçu comrne un signe. Son extension

1. Ibid., loc. rit.


2. Ibid., p. 124.
3. Ibid., p. 61.

81
Chances de la pensée

est celle de la signification. Encore plus, on peut dire


que le corps chrétien - c'est-à-dire l'incarnation du
verbe - constitue le prototype ou le signe de la signifi-
cation cornrne telle et absolument.

Lux in tenebris, le corps de l'incarnation est le signe,


absolument. Le signe, c'est-à-dire le signe du sens, c'est-
à-dire, non la venue du sens, mais un renvoi au sens
comme intériorité, comme « dedans ». Le corps est le
renvoi du « dehors» qu'il est à ce « dedans» qu'il n'est
pas. Au lieu d'être en extension, le corps est en expul-
sion vers son propre « intérieur », jusqu'à la limite où le
signe s'abolit dans la présence qu'il représentait 1.

Plus loin:

Signe de soi, et être-soi du signe: telle est la double


formule du corps dans tous les états et dans toutes les
possibilités que nous lui reconnaissons (dès lors que ce
que nous « reconnaissons» relève a priori de l'ordre du
sens). Le corps se signifie en tant que corps (de l')inté-
riorité sensée: il n'est que de voir tout ce qu'on fait dire
au corps humain, à sa station droite, à son pouce oppo-
sable, à ses «yeux où la chair se fait âme» (Proust).
Ainsi, le corps présente l'être-soi du signe, c'est-à-dire
la communauté accomplie du signifiant et du signifié,
la fin de l'extériorité, le sens à même le sensible - hoc
est enim 2 •

D'après la pensée de l'incarnation, il y a corps uni-


quernent s'il y a signification. Le corps est ce qui est

1. J.-L. Nancy, Corpus, op. dt., p. 60.


2. Ibid., p. 64-65.

82
Le concept de corps

sous la condition de devenir ce qu'il n'est pas, en


retournant son extériorité vers l'intériorité. En consé-
quence, l'ârne, au lieu d'être l'extension ou l'exposition
du corps, se recueille elle-rnême ou se ramasse de cette
extension, désonnais perçue cornrne aliénation. L'âme
devient l'Esprit: « Dans l'âme, le corps vient, dans l'es-
prit, il s'enlève. L'esprit est la relève, la sublimation, la
subtilisation de toute fonne des corps 1. » Le corps est la
prison qui retient l'Esprit; pour que la Vérité d'un tel
corps soit révélée et pour que l'Esprit soit libéré, celui-
ci doit être pénétré, voire déchiré.
Nous aurions tort de considérer la pénétration du
corps seulernent en un sens rnétaphorique, comme si
elle n'était que le rnouvement d'intellection qu'accom-
plit l'esprit dans la requête de la signification. Si la
vérité du corps est à trouver dans la décorporation, la
façon la plus extrêrne d'accornplir la pénétration du
corps est justement à travers la plaie. Le sens du corps
(le sens absolurrlent parlant) est accompli dans le sacri-
fice du corps - dans l'anéantisserrlent de l'extériorité ou
de l'extension du corps. Le sens du corps est le sang.
« L'esprit concentre ce que la plaie saigne: dans l'un et
l'autre cas, le corps s'affaisse, plus et rrlOins que mort,
privé de sa juste mesure de rnort, fouillé, souillé, sup-
plicié 2. » « Les ouvertures du sang sont identiquerrlent
celles du sens 3. » La forme la plus accornplie du corps
est celle du Christ saignant sur la Croix.

1. Ibid., p. 67.
2. Ibid., p. 68.
3. Ibid., p. 92.

83
Chances de la pensée

Mêrne lorsque l'idée d'incarnation reçoit des fonnu-


lations plus complexes, par exemple lorsqu'elle n'est
plus conçue comrne la venue dans le corps d'une subs-
tance non corporelle, mais comrne la venue du corps
lui-même à lui-même dans une proxirnité absolue à
soi; même lorsque le corps est conçu cornrne se vivant
soi et comme présence à soi du sens et de la significa-
tion, ainsi qu'il arrive dans le corps propre de la phéno-
ménologie, on n'a pas pour autant abandonné la
structure sérnio-,théologique qu'on vient de décrire.
Bien entendu, il ne s'agit plus ici d'une intériorité spi-
rituelle captive au-dedans du corps, car le corps tout
entier est devenu Esprit, recollection sur soi, concen-
tration, autoréflexion. C'est le corps-caverne entière-
rnent rempli de spiritualité, d'intentionnalité, de vécu.

Le corps est le « dehors» signifiant (<< point zéro» de


l'orientation et de la visée, origine et récepteur des rap-
ports, inconscient), et, dans ce cas, le « dehors» appa-
raît comme une intériorité épaisse, une caverne com-
blée, bourrée d'intentionnalité '.

En sornme:

Le corps signifiant ne cesse pas d'échanger dedans et


dehors, d'abolir l'étendue dans un unique organon du
signe: cela où se forme et d'où prend forme le sens. Les
perspectives philosophiques particulières n'y changent
pas grand-chose: dualisme de 1'« âme» et du « corps »,
monisme de la « chair », symboliques culturelles ou psy-

1. J.-L. Nancy, Corpus, op. dt., p. 61.

84
Le concept de corps

chanalytiques des corps, toujours le corps est structuré


comIne un renvoi au sens. [ ... ] le corps signifiant - tout
le corpus des corps philosophiques, théologiques, psy-
chanalytiques et sémiologiques n'incarne qu'une
chose : l'absolue contradiction de ne pas pouvoir être
corps sans l'être d'un esprit, qui le désincorpore 1.

L'incarnation se déconstruit au rnornent rnérne où


cette contradiction devient manifeste. Cette déconstruc-
tion arrive lorsque le corps se retire du régirne de la signi-
fication, lorsqu'il l'excède ou l'interrompt, lorsqu'il se
pose hors d'elle, à part elle, en retrait d'elle. En un rnot
- celui de Nancy -, lorsqu'il s'excrit du corps signifiant.
Mais comrnent cette excription a-t-elle eu lieu?
Pour finir, je vais en mener une analyse en rappelant
l'interprétation que le jeune Hegel a fait de la Cène
dans son ouvrage posthurne, L'Esprit du christianisme
et son destin. Ce texte décrit, avec une précision très
rernarquable, la contradiction inhérente au concept
d'incarnation, et pourrait ainsi offrir des pistes pour
« déclôturer » de nouvelles possibilités pour ce concept.
L'acte de boire et de rnanger ensemble, spécialement
entre les Arabes, explique Hegel, est en soi un acte
d'amour et non pas seulernent un signe d'amour. Entre
l'acte de manger ou de boire ensemble et l'acte d'arnour,
il n'y a pas un lien signifiant conventionnel ou arbi-
traire, mais union véritable 2. Or quand Jésus a pris le

1. Ibid., p. 61-62.
2. « L'acte de manger et de boire en commun n'est pas ici ce
qu'on nomme un signe; la relation entre le signe et le désigné n'est
pas en elle-même spiritualité, vie; c'est un lien objectif; le signe et

85
ChanceS' de la pensée

pain et le vin en prononçant: ceci est Inon corps, ceci


est rnon sang, il n'était pas en train de célébrer l'amitié
mais il cherchait aussi à signifier autre chose -l'Arnour
et l'Esprit. Le pain et le vin devinrent ainsi les signes de
l'Arnour et de l'Esprit, mais des signes assez particuliers
puisqu'ils sont dépourvus de tout lien conventionnel
avec leurs signifiés. Jésus ne dit pas: partageons ce pain
et ce vin comme si nous partagions rnon sacrifice et mon
esprit; ses rnots (<< ceci est rnon corps ... ») sont censés
présenter immédiatement - pendant qu'ils étaient pro-
noncés - leur contenu 1. Le pain et le vin, conclut
Hegel, sont censés être des signes rnystiques, et l'acte de
la Cène un acte religieux - rnêrne s'il échoue cornrne
tel, ainsi que Hegel le montrera (je reviendrai sur cela).
Le pain et le vin objectivent l'essence subjective de
l'arnour et de l'esprit. Ils transforment ceux-ci en
quelque chose de matériel qui peut être vu, entendu,
touché, goûté. Mais cette signification du pain et du
vin est uniquement possible entre des gens qui sont
déjà initiés dans la doctrine du Christ. Un spectateur
indifférent de la scène ne verrait qu'un acte courant
d'amitié. Le pain et le vin sont donc loin de se présenter
comme le fait la belle statue de Vénus, qui rend sen-

le désigné sont étrangers l'un à l'autre et leur liaison ne s'opère


qu'en dehors d'eux dans un troisième terme, c'est une liaison
pensée. Manger et boire avec quelqu'un est un acte d'union, et
l'expression même de cette union; ce n'est pas un signe conven-
tionnel. » (Georg Wilhelm Friedrich Hegel, L'Esprit du christia-
nismeetsondestin, tr. ft.]. Hyppolite, Paris, Vrin, 1981, p. 70-71.)
1. « Les termes hétérogènes sont liés de la façon la plus intime»
(ibid., p. 72).

86
Le concept de corps

sible et objective la vérité rnême de l'arnour pour qui-


conque la regarde. Hegel remarque en tout cas que le
pain et le vin, dans la scène christique, offrent aussi un
certain avantage pour la présentation esthétique :
puisqu'ils sont des substances mangeables et buvables,
c'est-à-dire des matières qu'on doit incorporer, ils pré-
sentent, pour le « sentiment extérieur », le mouvernent
rnême par lequel l'Esprit du Christ s'accornplit - le
rnouvernent d'intériorisation ou de décorporation de
l'étendue 1. Il Y va cornrne dans l'acte de la lecture -
l'analogie est de Hegel. Une pensée subjective devient
sensible et objective à travers le mot écrit, qui en soi est
un élément mort attendant la lecture qui lui insufflera
de nouveau sa vie. L'acte de la lecture cueille (legere) la
signification des rnots, c'est-à-dire accornplit le mouve-
ment d'intériorisation en quoi consiste l'intellection. Le
rrlot n'est un rnot que pour autant qu'il signifie quelque
chose, et pour signifier il doit être lu. De la rrlême façon,
le pain et le vin ne signifient ce qu'ils signifient que dans
la mesure où ils deviennent Esprit, Amour, et pour qu'ils
signifient cela ils doivent devenir le corps et le sang
mêmes de Jésus incorporés, mangés, digérés.
Ainsi, explique Hegel, la réalité objective de l'Esprit
dans le rite de cornmunion n'aura eu que la splendeur
d'une vérité qui dure le temps de la rnanducation. De
plus, afin de transformer le pain et le vin objectivement
en amour, nous avons besoin d'une synthèse de notre
pensée, de les transforrrler en signes, ce qui contredit
justement la nature de l'acte religieux. D'un côté, il y a

1. Cf ibid., p. 71-72.

87
Chances de la pensée

le pain et le vin cornrne des choses données au goût, de


l'autre il yale sentiment d'Amour comme chose
donnée à la foi : rnais voilà des domaines irréconci-
liables objectivement qu'on se limite à superposer, à
confondre 1. La valeur rituelle du pain et du vin réside
en ceci que ces substances sont détruites, mais cette
destruction comporte aussi celle de leur signifié spiri-
tuellui-mème, puisque aucune réalité objective ne sub-
siste pour présenter la présence du divin.

Après le repas, les disciples devinrent soucieux, à


cause de la perte imminente de leur maître; or un acte
authentiquement religieux laisse l'âme tout entière satis-
faite; après la participation à la Cène naît chez les chré-
tiens d'aujourd'hui un étonnement pieux sans sérénité,
ou mêlé de sérénité mélancolique, car le sentiment et
l'entendement attendaient chacun de leur côté, le
recueillement était imparfait; une réalité divine avait été
promise au fidèle et elle s'est dissoute dans sa bouche 2.

Or si ce qui se donne à la bouche n'est pas l'Esprit se


donnant par la foi; si la digestion du pain et du vin
n'est pas l'incorporation de l'Amour mais une matéria-
lité et une extériorité qui, dans la bouche ou l' œsophage
- en tout cas avant de tout simplement disparaître dans
le corps -, résiste à accomplir sa signification spiri-
tuelle; si, dans ce rnème sens, le « corps pourrissant 3 »

1. Cf G.W.F. Hegel, L'Esprit du christianisme et son destin,


op. cit., p. 73.
2. Ibid., p. 74.
3. Ibid., p. 115.

88
Le concept de corps

de Jésus que les disciples vont pleurer n'est pas l'irnage


d'une hurnanité rachetée, c'est que le corps - du pain, du
vin ou du Christ - s'expose comme tel, dans sa nudité et
son poids de corps. Le corps est ce qu'on ne peut pas
incorporer, décorporer, spiritualiser, il est ce qui s'ex-
crit de la manducation, de la digestion, de la compré-
hension ou de la signification - ce qui s'excrit de, dans,
toute incarnation (corps déchu, corps propre, vérité
sensible du divin, etc.).

Ni prison de l'ârne (corps sensible ou déchu), donc, ni


expression d'une intériorité (corps « propre» ou « signi-
fiant », ce que je nommerais même le corps «relevé»
d'une certaine «modernité »), ni cependant présence
pure (corps-statue, corps sculpté, corps redivinisé sur le
mode polythéiste où la statue est elle-même toute la pré-
sence divine) : mais étendue, espacement, écartement de
l'évanouissement même 1.

L'exposition ou l'excription du corps est la vérité


déconstruite de l'incarnation: que Dieu est le corps,
l'extension. Dieu est devenu chair parce qu'il devait
excéder toute concentration spirituelle. Dans l'incarna-
tion, la divinité se disperse, perd souffle, expire, se vide
c'est la vérité de la kénose de Paul. L'incarnation est
l'exposition du divin - ou elle n'est rien du tout. Le
corps incarné, le corps chrétien,

[ ... ] n'est pas autre chose que 1'« esprit» sorti de lui-
même ou de sa pure identité. L'esprit divin chrétien est

1. J.-L. Nancy, La Déclosion, op. cit., p. 127.

89
Chances de la pensée

déjà hors de soi (c'est sa nature trinitaire), et sans


doute faut-il même remonter jusqu'au dieu mono-
théiste commun aux trois religions « du Livre» pour
considérer qu'il est déjà, lui-même, essentiellement
un dieu qui se met hors de soi par et dans une « créa-
tion » (qui n'est en rien une production, mais précisé-
ment la mise-hors-de-soi) 1.

1. J.-L. Nancy, La Déclosion, op. cit., p. 126-127.


Le corps insacrifiable

Jean-Luc Nancy décrit souvent le corps cornme


quelque chose d'impénétrable. Pour qu'une pénétra-
tion soit possible, le corps devrait posséder une intério-
rité, une dimension intouchable ou insensible - tout ce
qu'on touche ou sent est déjà surface, extériorité, peau.
Un corps suit la loi de la plus stricte superficialité; il est
essentiellement et sans réserve exposé. On peut certes
diviser, couper, pulvériser, percer, déchirer, greffer les
corps, on peut les déforrner, les blesser, les rnutiler ou
les torturer - on ne les pénétrera pas pour autant, et
nous y resterons toujours au-dehors, nous n'aurons
accès qu'à du dehors. « Partes extra partes: ce qui est
impénétrable, ici, ce n'est pas l'épaisseur massive de la
pars, c'est au contraire l'écarternent de l'extra 1. » Le
corps, c'est la réalité du dehors ou la réalité en tant que
dehors - qu'il n'y a pas de dedans ou qu'il n'y a rien qui
ne soit du dehors.
Il n'y a donc pas lieu d'ouvrir les corps, qui sont déjà
essentiellement ouverts; il n'y a pas lieu de les traverser,

1. J.-L. Nancy, Corpus, op. dt., p. 27.

91
cnances de la pensée

puisqu'ils n'ont pas de dedans; il n'y a pas lieu de les


violer, puisque leur extériorité est inviolable. Ils sont
tous comrne le corps rnort, ferme et intact de la Vierge
dans la peinture du Caravage que Nancy a analysée
dans Les Muses!. Tous les corps sont vierges de l'ouver-
ture qui les pose là.

Les corps sont absolument inviolables. Chacun est


une vierge, une vestale sur sa couche: et ce n'est pas
d'être fermée qu'elle est vierge, c'est d'être ouverte. C'est
« l'ouvert» qui est vierge, et qui le reste à jamais. C'est
l'abandon qui reste sans accès, l'étendue sans entrée 2.

Cela ne veut pas dire que les corps ne peuvent pas


subir de violence. Seulement, il ne s'agit pas d'une vio-
lence qui porterait préjudice à quelque intimité ou
intégrité du corps, au contraire: la seule intégrité des
corps étant leur ouverture, la seule violation possible
consiste alors à y projeter une intériorité à laquelle on
pourrait accéder par voie de pénétration. La violence
sur les corps consiste à les retourner vers un dedans
essentiellement inexposé, inétendu, et dont le corps
serait le phénomène ou l'expression. Le corps n'est plus
dès lors la pure et simple exposition - limite, extério-
rité, peau -, mais le signe extérieur qui renvoie ou repré-
sente quelque chose d'absent, qui n'est pas là exposé
dans l'exposition. Le corps devient le corps de quelque
chose d'autre, ârne ou esprit incorporel, et la réalité du
corps devient celle du passage à cet incorporel, celle de

1. LY. J.-L. Nancy, « Sur le seuil », art. cit.


2. Id., Corpus, op. dt., p. 52.

92
Le corps imacrifiable

la signification. Le corps devient le corps du signe; par


là, il s'accomplit ou s'actualise cornme corps lorsqu'il se
désincorpore et supprime son étendue afin de présenter
le signifié incorporel qui fait sa vérité, lorsqu'il se ramasse
et se recueille sur soi pour se vivre cornme intirnité
irnmédiate. Le corps devient «le renvoi du "dehors"
qu'il est à ce "dedans" qu'il n'est pas. Au lieu d'être en
extension, le corps est en expulsion vers son propre "inté-
rieur", jusqu'à la lirnite où le signe s'abolit dans la pré-
sence qu'il représentait ». «Le corps se signifie en tant
que corps (de 1') intériorité sensée : il n'est que de voir
tout ce qu'on fait dire au corps humain, à sa station
droite, à son pouce opposable, à ses "yeux où la chair se
fait âme" (Proust) 1. »
Faire violence aux corps signifie donc se rendre
aveugle à leur exposition a-·signifiante, au poids et à la
nudité insensée de leur paraître. C'est tout rernettre à la
présence pleine d'une signification inexposée. Le corps
subit une violence lorsqu'il n'est plus l'ouvert, lorsqu'il
est dérobé sous cela qu'il est censé nous dérober - la
vérité inétendue d'un Esprit emprisonné. Le sens du
corps ne s'accornplit ainsi que dans la suppression du
corps, dans le supplice ou dans le sacrifice. L'exposition
du corps - la vérité du corps ne peut plus en effet se
tenir à même le fenne, l'intact, l'irnpénétrable - partes
extra partes -, mais elle devient la déchirure qui libère
l'Esprit. La vérité du corps est celle de la plaie. « L'es-
prit concentre ce que la plaie saigne 2. » Le sang - le

1. Ibid., p. 60 et 64-65.
2. Ibid., p. 68.

93
Lnances de la pensée

sang porteur du pneuma, c'est-à-dire de l'esprit qui,


retenu dans le corps, lui insuffle vie - est le sens du
corps.
Sacrifier un corps - accomplir son mouvernent signi-
fiant - revient à le lire jusqu'à en déceler son intirnité
incorporelle. La vérité du corps est censée être écrite, et
le corps ne « serait» rien d'autre que l'écriture de soi.
D'où ces corps bourrés de signes qui, par exernple, se
montrent dans nos galeries d'art et qui, au fond, ne
sont que des objets construits à l'image des sens que
nous savons y lire ou y reconnaître - altérité, étrangeté,
souffrance, jouissance, misère, rnarginalité, etc. Pour
ne rien dire des corps lorsqu'ils sont soumis à des
« actions» corps non seulement tatoués, écrits ou
incisés, rnais mutilés ou écorchés -, recherche furieuse
d'un absolu signifiant du corps. On pourrait dire, avec
Nancy:

Étranges corps étrangers soustraits à la pesée de leur


nudité, et voués à se concentrer en eux-mêmes, sous
leurs peaux saturées de signes, jusqu'à la rétraction de
tous les sens en un sens insensible et blanc, corps
délivré-vivants, points purs d'une lumière toute en soi
éjaculée 1.

Et un peu plus loin:

Les « corps écrits» inCIses, gravés, tatoués, cica-


trisés - sont des corps précieux, préservés, réservés
comme les codes dont ils sont les glorieux engrammes:

1. ].-L. Nancy, Corpus, op. rit., p. 10-11.

94
Le corps insacrifiable

mais enfin, ce n'est pas le corps moderne, ce n'est pas


ce corps que nous avons jeté, là, devant nous, et qui
vient à nous, nu, seulement nu, et d'avance excrit de
toute écriture 1.

Le sacrifice du corps est d'abord et surtout un sacri-


fice intellectuel. Cela ne veut surtout pas dire qu'on
aurait affaire à une violence sirnplernent « figurée» ou
« métaphorique », opposée à une violence « physique»
proprernent dite. La violence spirituelle est la condition
de toute violence « physique ». Il est dès lors facile d'in-
verser les choses et de ne plus pouvoir reconnaître de
violence que lorsqu'elle devient spirituelle, intelligible.
La violence physique ou corporelle suppose qu'il y ait
d'abord la violence de la signification: « Les ouvertures
du sang sont identiquement celles du sens 2. » Ainsi la
« torture », par exemple, n'est proprernent violente que
par ce qu'elle signifie: violation d'un droit, d'une pro-
priété, d'une intégrité ou d'une dignité du corps vivant.
Ce qui veut dire, sans doute aporie insupportable -,
qu'aucun crime commis contre le corps vivant n'est un
crime contre le corps, mais contre une idée, une nature,
une essence, un esprit inétendu. Par définition, il ne
saurait se trouver de « crimes» contre le corps en tant
que corps. Encore plus: toute revendication des « droits
du corps vivant », pour autant justement qu'elle reven-
dique des droits inétendus, n'est pas rnoins violente
que la violence de celui qui les enfreint.
Qualifier la torture de dommage ou de mal contre

1. Ibid., p. 13.
2. Ibid., p. 92.

95
Lnance5 de la pensée

des prétendus droits du corps vivant est donc la pre-


rnière violence que l'on porte contre le corps. On pour-
rait certes avoir le phantasme que les bourreaux, sujets
pervers ou possédés par une malignité d'outre-monde,
porteraient préjudice à des corps nus, exposés, qu'ils
coupent et écorchent insensément (<< Je cornprends la
nécessité de cette cagoule, écrit une victime, je ne serai
pas une personne, je n'aurai aucune expression. Je ne
serai qu'un corps, qu'une masse, ils ne s'entendraient
qu'avec lui 1 »). Personne d'autre que le bourreau
conclusion pourtant inavouable ne serait plus proche
de la vérité insensée des corps. Mais cela n'arrive que
dans les rornans de Sade. Les corps des torturés sont au
contraire totalement invisibles pour les bourreaux, qui
n'ont affaire qu'à ce qu'ils savent lire ou « intelliger »
(<< lire à l'intérieur »). Pour les appareils répressifs d'un
État, pour les agences d'« intelligence », les corps des
victimes ne sont pas des corps, mais des signes qu'il faut
apprendre à apprivoiser, à maîtriser, à produire. Il faut
savoir lire les corps et il faut savoir les écrire 2. L'art de

1. « Entiendo la necesidad de este capuchon: no seré una persona,


no tendré expresiones. Seré solo un cuerpo, un bu/to, se entenderdn solo
con él. » (Hernân Valdés, Tejas Verdes. Diario de un campo de
concentracion en ChiZe, Santiago, LOM/CESOC, 1996, 2 e éd., p. 118.
Je traduis.)
2. Voici les mots d'Osvaldo Romo, un des plus célèbres bour-
reaux de la dictature de Pinochet au Chili : « Si, hay un método,
hay una manera. Tû estudiai Inteligencia no para comprar papas en
la Vega, tû estudiai Inteligencia para desarrollar la cabeza. La Inteli-
gencia es la ciencia y el arte. » (( Oui, il y a une méthode, il y a une
façon [il parle évidemment d'une méthode et d'une façon pour
obtenir l'information dans les « interrogatoires »). T'étudies pas

96
Le corps insacrzfiable

la torture consiste à les rendre invisibles. La torture est


pratiquée à l'insu du rnonde : dans des camps, dans des
maisons clandestines, dans des sous-sols (<< D'ici aucun
cri ne peut percer à l'extérieur. C'est ici que cela In' est
arrivé: la torture 1 »). Il s'agit de ne pas laisser de traces
sur la chair 2 - ou bien d'écrire sur elle avec une inten-
tion sémantique précise (pour que le corps serve de
châtiment « exemplaire », pour qu'il brouille les pistes
des bourreaux, etc.). La douleur du corps doit vite s'ou-
blier, bien que ses effets doivent subsister longtemps
dans la rnéIIloire des victimes 3. La torture est par défi-

l'Intelligence pour acheter des pommes de terre au marché; tu


l'étudies pour développer ta tête. L'Intelligence est la science et
l'art. ») Cf Nancy Guzman, Romo. éonfesiones de un to l'tu rador,
Santiago, Planeta, 2000, p. 224 (je traduis).
1. Jean Améry, Par-delà le crime et le châtiment, Arles, Actes
Sud, 1995, p. 52. Rappelons aussi ces mots de Hernan Valdés:
« Todo el rumor de la ciudad nos rodea : una ciudad que pretende, en
buena parte, seguir vivien do en la inocencia. » (( Tolite la rumeur
de la ville nous entoure: une ville qui prétend, en grande partie,
continuer à vivre dans l'innocence. ») (Tejas Verdes, op. cit., p. 49,
je traduis.)
2. « Mira. La corriente se aplica de la siguiente manera. Se aptica
en la punta de los sen os, los pezones, dah? Dos perritos aqui nomds,
punto. Yotro perrito en la vagina, dcierto? { .. ] porque en otras partes
deI cuerpo no puedes poner corriente porque si no quedan ma l'cas. »
(<< Je t'explique. L'électricité s'applique ainsi. Tu l'appliques sur les
bouts des seins, eh? deux petits bouts du câble dans le bout des
seins, et un autre dans le vagin, tu vois? [... ] car tu ne peux pas
l'appliquer sur d'autres parties du corps, des marques reste-
raient. ») (N. Guzman, Romo, op. cit., p. 193, je traduis.)
3. « On ne m'a pas glissé des aiguilles brûlantes sous les ongles
et on n'a pas non plus pressé de cigares allumés sur ma poitrine
nue. Ce que j'ai subi est moins grave [... ]; en comparaison d'autres

97
LnanceS' de la pensée

nition « psychologique ». Si elle peut être qualifiée de


crirne contre le corps en tant que corps, c'est unique-
ment à cause de ceci: elle cherche à cacher ou à mas-
quer sa nudité insensée. Crime absolurnent banal qui
est bien, pour le dire avec Jean Arnéry, «par-delà le
crirne et le châtiment ».
Si l'on examine l'expérience laissée par la dictature
chilienne (1973-1990), on ne s'étonnera pas de consta-
ter que la torture soit comprise (<< intelligée ») selon un
schème sacrificiel, en particulier celui qui rejoue la scène
christique. Une certaine identification des victimes au
« Rédernpteur » semble garantir leur statut de victimes
(car, en fait, elles ne sernblent avoir de droit à l'exis-
tence historique que si elles sont représentées comme
« vaincues» par l'histoire). L'histoire peut dès lors
tranquillernent élaborer la représentation du présent
cornme le résultat bienheureux relevant, sublimant ou
s'appropriant la souffrance des victimes du passé. Or
nous le savons trop - nous l'oublions trop aussi: il n'y
a pas de sacrifice. La douleur des victimes - mais peut-,
on vraiment parler de « douleur» et de « victÏrnes » ? -
n'a produit ni ne produira janlais aucun sens, aucune

supplices ce n'était pas trop méchant et mon corps n'en a gardé


aucun stigmate spectaculaire. Néanmoins, vingt-deux ans après
que cela s'est produit, j'ose affirmer, en me fondant sur une
expérience qui n'a pourtant pas sondé toute l'étendue du possible,
que la torture est l'événement le plus effroyable qu'un homme
puisse garder au fond de soi»; « la torture a un caractère indélé-
bile. Celui qui a été torturé reste un torturé. La torture est mar-
quée dans sa chair au fer rouge, même lorsque aucune trace
cliniquement objective n'y est plus repérable» O. Améry, Par-delà
le crime et le châtiment, op. cit., p. 52 et 70).

98
Le corps insacrifiable

signification. Jarnais elle ne sera rachetée. C'est ce qui fait


rnal darls le rnal, c'est ce qui est véritablernent doulou-
reux dans la douleur: que le mal et la souffrance n'ont
aucun sens, qu'ils interrompent toute signification.

Il ne s'agit pas de nier la douleur, écrit Nancy, ni


la mort. Mais il s'agit encore moins, si possible, de s'y
précipiter en vue de quelque trans-appropriation. Il
s'agit d'une douleur qui ne sacrifie plus, et qu'on ne
sacrifie plus. Mais une vraie douleur, sans doute, et
même, la plus vraie de toutes. Elle n'efface pas la joie
(ni la jouissance), et pourtant, elle n'est pas le seuil
dialectique ou sublimant de l'accès à celle-ci. Il n'y a
pas de seuil, ni de geste sublime et sanglant pour le
franchir 1.

Nous le savons trop: dans la torture - ainsi que dans


toute scène sacrificielle -, aucun vrai hétérogène (pour
parler comrne Bataille) ne s'introduit dans le rnonde.
Le sang coule sans sens. Aucun Esprit ne s'y libère -
mais tout au plus s'évapore, comme dans les cadavres
rnomifiés des victimes découvertes dans le désert
chilien. Cela s'impose de son pur et simple poids - c'est
le poids insensé, excrit ou a-signifiant du corps en tant
que corps.

Mais nous n'avons plus de sacrifices, ce n'est plus


notre monde. Le sang qui coule de nos plaies coule
affreusement, et seulement affreusement, comme s'est

1. J.-L. Nancy, « L'insacrifiable », dans Une pensée finie, Paris,


Galilée, 1991, p. 104-105.

99
Chances de la pensée

écoulé et dissous goutte à goutte l'Esprit des plaies du


Christ. Il n'y a pas de Graal pour recueillir ce sang. La
plaie n'est désormais qu'une plaie - et tout le corps
n'est qu'une plaie.
C'est donc aussi, et d'abord, cette plaie qui n'est que
son propre signe, ne signifiant rien d'autre que la souf.
france où le corps se rétracte, corps ramassé, concentré,
privé de son espace de jeu. Ce n'est pas le malheur (qui
f~üt un signe de tragédie, désormais indéchiffrable), et
ce n'est pas la maladie (qui f~üt signe vers sa cause et
vers la santé: il n'y a pas là de plaie sans pansement) :
mais c'est le mal, absolument le mal, une plaie ouverte
sur soi, signe de soi résorbé en soi jusqu'à n'être plus ni
signe, ni soi 1.

Tout cela ne veut pas dire en tout cas que la scène


chrétienne du sacrifice, cornme toute scène chrétienne
- inépuisablernent auto réformatrice et autodéconstruc-
tri ce -, ne puisse pas nous offrir la possibilité d'une
tout autre interprétation de la scène de torture. La dou-
leur du Christ doit aussi, après tout, être porteuse de la
vérité de la douleur absolue. Le corps torturé ou mort
du Christ, dans la singularité de son exposition - l'his-
toire de l'art en témoigne peut-être -, expose une dou-
leur insacrifiable qui ne cesse d'interrompre les discours
de la rédernption et qui par là déc!ôt la vérité du corps:
à savoir que celui-ci se lève, se révolte ou s'insurge
contre tout sacrifice. C'est la « résurrection », qui n'a
rien à voir - nous apprend Nancy - avec la réanimation
ou renaissance du corps, mais qui est l'affirmation radi-

1. J.-L. Nancy, Corpus, op. rit., p. 70-71.

100
Le corps insacrifiable

cale du poids insensé de la mort et du mode particulier


de présence que le corps rnort possède - présence nue
ou pur paraître qui ne renvoie ou qui ne fait signe à rien
d'autre (à une âme absente, par exemple) qu'à sa propre
exposition. Le corps souffrant et le corps mort du
Christ peuvent bien alors nous offrir la chance de par-
tager la singularité et l'insensé de la souffrance et de la
mort.
Cornrne l'explique Blanche Costello à sa sœur dans
un roman de Coetzee, les Africains ne viennent pas
s'agenouiller devant la Croix en vue d'obtenir une
rneilleure vie que celle-ci, rnais tout sirnplernent parce
qu'ils souffrent, et qu'il le Christ - souffre avec eux 1.

1. Voici le passage auquel je ta.is allusion: « La réalité c'est ça :


la réalité du Zululand, la réalité de l'Afrique. C'est la réalité d'au-
jourd'hui, et la réalité de l'avenir, aussi loin qu'on peut l'envisager.
Et c'est pourquoi les Africains viennent à l'Église s'agenouiller aux
pieds de Jésus sur la croix, les femmes africaines surtout qui por-
tent le fardeau de cette réalité. Parce qu'elles souffrent et qu'il
soufIre avec elles. - Pas parce qu'il leur promet une autre vie, une
vie meilleure, après la mort? » Blanche fait non de la tête. « Non.
À ceux qui viennent à Marianhill, je ne promets rien d'autre que
de les aider à porter leur croix. »a. M. Coetzee, Elizabeth Costello,
tr. fr. C. Lauga du Plessis, Paris, Le Seuil, 2004, p. 193.)
La chance de la pensée

Le travail philosophique de Jean-Luc Nancy appar-


tient à une époque où la pensée se saisit cornme histori-
quement destinée à la tâche de présenter les présuppo-
sés de son historicité elle-même en tant que structure
intime de son déploiement. C'est l'époque où la pensée
saisit sa destination comme celle d'être de fond en
comble exposée à l'absence de destin et d'horizon, et
donc ouverte par l'événement de l'avenir pur. C'est
l'époque où le retour aux choses mêmes s'est retourné
en deçà de toute subjectivité, corporalité, apparaître,
être, existence, perception, compréhension, tempora-
lité, historicité, tradition - en somme, de toute
condition pour la constitution des choses mêmes. C'est
l'époque qui répond à l'exigence inconditionnée de
s'interroger sur la provenance de toute exigence concer-
nant les conditions, les origines, les raisons ou les fon-
dements. C'est l'époque préparée par le travail de
Derrida, de Heidegger, de Husserl, de Nietzsche, de
Hegel, de Kant.
Ce n'est que par une déformation médiatique, uni-
versitaire ou dogmatique que la philosophie française

103
Chances de la pensée

de la seconde moitié du xxe siècle (une certaine philo-


sophie française, bien sûr: disons, pour se repérer, celle
post-phénornénologique ou post-ontologique de Der-
rida, Grane!, Levinas ou Lyotard) semble simplernent
consacrée à dérnolir l'histoire, à épuiser les concepts de
la tradition ou à nous étouffer avec des descriptions
aussi interminables que futiles (et prévisibles) des
« clôtures de la métaphysique» - clôtures de l'hornrne,
de la vie, de la religion, de l'éthique, de la politique,
du savoir, de l'art, etc. En vérité, le travail autour de ces
« clôtures» n'a eu d'autre sens que celui qu'ont eu
toutes les autres réflexions philosophiques qui ont
cherché à énoncer une épreuve du réel. Cette épreuve
étant chaque fois et par nécessité inédite et inouïe - car
autrement on n'éprouverait rien du tout -, la philoso-
phie a afElÏre à cela qui f~üt échouer ou qui excède, déli-
mite et par conséquent clôt les discours et les con cep-
tualités disponibles. Tout ce qui se donne, si cela se donne
véritablernent, ne saurait correspondre pleinernent à
aucune donnée déjà connue et disponible. Le réel se
donne pour autant qu'il devient tâche pour la pensée.
La philosophie n'est pas un arsenal de concepts héri--
tés toujours prêts à nous fournir une compréhension du
réel. Elle est au contraire l'émergence de problèmes
qui se posent dans la mesure même où ils suspendent
l'évidence et les présupposés de toute compréhension.
L'epoché n'est pas une « attitude» volontairement assu-
mée par le philosophe; c'est le coup du réel. Dans ce
coup, les concepts qui se trouvent déjà disponibles par-
lent moins à travers ce qu'ils énoncent effectivement
qu'à travers leur impuissance à nommer ce qui arrive. À

104
La chance de la pensée

ce rnornent-Ià se dévoilent les tensions et les inten-


tions qui les traversent et les significations qu'ils suppo-
sent, les préjugés qu'ils contiennent et les élérnents qui
conditionnent insensiblement la compréhension. C'est
la « déconstruction » dont parlait Derrida, et qui a juste-
ment pour tâche d'exposer la conceptualité philoso-
phique au mornent mêrne où elle va se heurter contre le
réel. La déconstruction n'a rien d'un travail «acadé-
rnique» (universitaire ou para-universitaire) redevable à
l'effort de tel ou tel philosophe ou groupe de philo-
sophes : sa tâche est d'énoncer les effets singuliers et pro-
blérnatiques du réel sur les conceptualités en vigueur.
Ces effets ont lieu à même l'irnpuissance des concepts.
Encore plus: le réel n'est rien d'autre que cette impuis-
sance des concepts - la res qui résiste, qui s'excrit des
concepts. Or l'ÏInpuissance des concepts n'est pas l'im-
puissance du sens, qui n'arrête jamais de faire sens,
fût-ce pour signaler l'épuisernent des concepts. C'est
pourquoi le sens fait sens mêrne, et primairement,
lorsque «tout le sens est à l'abandon », et que par
exemple on proclame la crise du sens ou qu'on déclare
la fin du monde ou de l'histoire 1. Ce n'est qu'à ce
moment-là que le sens, voire le sens du sens, se donne
comme tel, dans le pur mouvement - dépouillé de
« significations» de son faire sens. « Le sens a toute sa
chance et tout son sens seulement en deçà ou au-delà
de l'appropriation des signifiés et de la présentation des
signifiants, dans l'ouverture même de son abandon 2. »

1. Cf J.-L. Nancy, Le Sens du monde, op. rit., p. 11.


2. Ibid., p. 12.

105
ChanceS' de la pensée

Les concepts, à la lirnite de leur force, dans leur clôture


rnême ou dans leur défaillance, ne disparaissent pas
mais laissent venir un inconcevable qui dès lors com-
mence à les habiter et qui fait leur chance. La clôture du
déjà connu est en elle-même exposition à l'inconnu,
déclos ion de l'à-penser. C'est le sens du réel, qui est
toujours à saisir dans sa venue, dans son envoi ou son
adresse, comme question ou cornme promesse lorsque
sa signification n'est qu'imminence ou lorsque celle-ci
s'impose comme pure exigence de formulation.
La déconstruction de Derrida ne devait conduire ni au
mutisme ni au projet naïf d'« inventer» de nouveaux
concepts pour la philosophie. La philosophie n'a aucun
droit de s'écarter de ce qui est tout sirnplernent donné,
c'est-à-dire soustrait à toute cornpréhension et à toute
perception. Rien ne se donne si ce n'est sous la figure de
l'impuissance des concepts. C'est pourquoi il n'y a jamais
du « vieux» en philosophie - la « vieillesse» des concepts
est déjà leur actualité même! Vouloir changer les mots
ou inventer des formules, chercher à ressusciter, hors texte
et hors contexte, celles qu'on retrouve dans des moments
« oubliés» ou « hétérodoxes» de la tradition, risque seule-
ment de dérober ou de retarder le travail de la pensée. La
chance du sens se trouve dans l'obsolescence des concep-
tualités du passé - elle n'est rien d'autre que la chance de
cette conceptualité même qui, tout à coup, se voit ouverte
et hantée par un sens qui l'a toujours précédée ou qui
reste toujours à venir. Cette chance est sans doute incer-
taine et risquée, mais pas plus que l'aveugle complaisance
dans des significations assurées, qu'elles soient déclarées
présentes, dépassées ou à récupérer.

106
La chance de la pensée

Il Y a dans ce temps, le nôtre, d'un côté les risques


de l'attente de sens, de la demande de sens (comme
cette banderole à Berlin, sur un théâtre, en 1993, « Wir
brauchen Leitbilder» : « nous avons besoin d'images di-
rectrices »), avec les pièges redoutables que peut tendre
une telle demande (sécurité, identité, certitude, philo-
sophie comme distributrice de valeurs, de visions du
monde, et, pourquoi pas, de croyances ou de mythes),
et d'un autre côté toute la chance de se savoir déjà au-
delà de l'attente et de la demande, déjà au monde en un
sens inouï, c'est-à-dire, peut-être, rien que l'inouï qui
revient éternellement se faire entendre du même sens,
d'un sens qui précède tous les sens, et qui nous pré-
cède, prévenant et surprenant à la fois 1.

Tout le travail philosophique de Jean-Luc Nancy


avec les « vieux» concepts de la tradition - par exemple,
les concepts de sens, de monde, de création, de corps, de
liberté, d'être, etc. - répond à l'intention de leur
redonner une chance. Cela ne peut se faire qu'en affir-
IIlant l'impossibilité de revenir en arrière en vue de
revivifier des significations potentielles qui auraient été
oubliées. Tout cela appartient au domaine de la puis-
sance, du disponible dans les concepts; donner une
chance aux concepts veut dire au contraire créer du sens
en les exposant à leur impossible. Or cette création, qui
ne saurait provenir de la simple décision arbitraire d'in-
suffler du sens à tels ou tels mots - seule la passion du
réel peut donner vie aux concepts! -, n'advient, comme
on l'a vu, que par la clôture des horizons de sens -

1. J.-L. Nancy, Le Sens du monde, op. dt., p. Il.

107
Chances de la pensée

autrernent il n'y aurait pas lieu de parler de véritable


« création ». C'est pourquoi le réel n'advient qu'au sein
d'une « tradition» - en elle, grâce à elle et malgré elle.
Il ne faut pourtant pas voir ici une attitude conserva-
trice envers le passé. Déjà et d'abord parce qu'il n'y a
justernent pas de passé disponible ou potentiel; mais au
fond parce que le fait même de se tourner vers la tradi-
tion signifie affirmer l'historicité radicale de la pensée,
qu'il n'y a aucun retour possible à rien du tout et que
toute chose passée se trouve devant nous COHune rrlaté-
riel destiné à être transformé, déplacé, traduit, réin-
venté, déconstruit, déclos. La seule chose qu'il s'agit de
« conserver» dans la tradition est justernent sa chance
son pouvoir d'avenir, de création.
On comprend qu'un tel travail philosophique ait
suscité 1'« émerveillement reconnaissant» du père de la
déconstruction :

[... ] mon émerveillement reconnaissant devant le fait


inouï que Jean-Luc Nancy, nous le savons tous, a le
courage, oserai-je dire le cœur, d'assumer l'héritage, et
non seulement de foire avec la tradition, avec la plus
grande, la plus vénérable lignée, de vivre avec elle, mais
de faire face à tous les immenses fantômes conceptuels
que certains d'entre nous, moi en tout cas, avions crus,
ou jugés, aussi fatigants que fatigués : le sens, pour
commencer, et puis le monde, et puis la création, et puis
la communauté, et puis la liberté, autant de thèmes qu'il
a abordés frontaIement, là où d'autres, dont moi,
fuyaient, essayant de justifier ou d'organiser leur déro-
bade. [... ] Mon émerveillement tient au fait que Jean-
Luc Nancy, de façon lucide et sans aucun retour en

108
La chance de la pensée

arrière, ait pris en charge, pour en traiter de façon


déconstructive, postdéconstructive, ces grandes choses,
ces grands thèmes, ces grands concepts, ces grands pro-
blèmes, qui ont nom sens, monde, création, liberté, com-
munauté, etc. 1.

Considérons brièvernent un de ces « vieux» concepts


travaillés par Jean-Luc Nancy, celui de monde. À notre
époque, celle de la rnondialisation, la réalité du monde
se fait jour en deçà ou au-delà des possibilités signi-
fiantes du concept philosophique de « rnonde }) tel qu'il
s'est destiné de Kant à Husserl et à Heidegger, en par-
ticulier en deçà ou au-delà de l'idée du monde comme
« horizon transcendantal» ou « sol originaire» de l'ex-
périence et de la connaissance, de la perception du phé-
nornène et de la cornpréhension de l'être. Nancy saisit
le rnonde de la mondialisation cornme ce qui justernent
ne saurait être ouvert par aucun horizon: il s'agit par
contre d'une ouverture qui s'ouvre dans la rnesure
rnême où l'horizontalité transcendantale de l'être et de
l'apparaître se met en retrait.
La « rnondialisation » peut certes désigner la « globa-
lisation », forrne d'homogénéisation de la valeur et du
capital, sorte de réseau symbolique où toute la réalité
semble partout et indifferernment connectée et pré-
sente (mais présente à qui? à quelle conscience? à soi?
à Dieu? aux satellites ?). Cela, on peut le regretter; on

1. J. Derrida etJ.-L. Nancy, « Responsabilité - du sens à venir »,


dans François Guibal et Jean-Clet Martin (dir.), Sens en tous sens.
Autour des travaux de Jean-Luc Nancy, Paris, Galilée, 2004,
p. 167-168.

109
Chances de la pensée

peut y voir la confinnation de la perte des significations


et des « irnages directrices ». Mais on peut y voir aussi
le plus profond témoignage de ceci, que le sens ne cesse
pas pour autant de faire sens et que, par conséquent, il
indique une ouverture précédant tout sol originaire et
surprenant par-delà tout horizon.
La mondialisation comprise comme h0I110généisa-
tion et globalisation se déconstruit par l'expérience la
plus courante. La « même» surface sphérique censée
rendre le tout omniprésent est en réalité un lieu qui ne
fait que se dés identifier et se désapproprier de soi. Elle
n'est « mêmeté » que parce qu'elle met en lurnière des
différences, des singularités se singularisant et se démul-
tipliant à l'infini. Elle est le cornrnun d'un être en
cornmun qui n'a rien de commun - aucun bien, aucune
signification, aucune essence ou destination. C'est « le »
lieu de la pluralité des histoires, des langues, des
cultures, des corps, des races, des voix, des écritures. Le
lieu où tout est ensemble parce que rien ne fournit plus
l'idée d'un ensemble. Le lieu où tout se met à côté de
tout, où tout est avec tout: où tout se pose dans sa sin-
gularité irréductible, et c'est ce en quoi ce tout n'est pas
totalité (idée régulatrice, horizon, monde environnant)
mais ouverture infinie, « être singulier pluriel ».
Le monde de la mondialisation est le lieu de l'hété-
rogène, du sans lieu et du sans temps, lieu où l'expé-
rience possible devient structurellement impossible.
Dans le monde de la rnondialisation, aucun point ni
aucun instant n'est plus proche de soi que des autres.
Aucun vécu du corps propre ne peut se constituer. Par
exemple, être « ici» à Santiago du Chili signifie être à

110
La chance de la pensée

plusieurs rnilliers de kiloInètres de Strasbourg, en ce


rnoment qui est hier parce que là-bas est dernain. Être
ici mêrne, au plus près de moi-même, signifie être au
Inoins à la distance d'un rnéridien par rapport à rnoi-
rnême, et à vrai dire à une distance qui peut s'élargir
infiniment, qui peut In' éloigner infinirnent de rnoi-
rnêlne. Être ici et rnaintenant dans Inon propre corps
signifie être partout ou nulle part: où pourrais-je indi-
quer, en effet, un « ici incarné », un « repère donné »,
un « point zéro », un « ici absolu », un « centre d'orien-
tation » ? À quel rnOlnent pourrais-je indiquer un pré-
sent se vivant comme présent - comlne présent passé,
passant ou à passer? Dans le monde de la mondialisa-
tion, le soi est perdu pour soi, il est sans retour et sans
recours mis hors de soi. Il est hors du soi, c'est-à-dire de
la possibilité mêrne de se constituer comrne « ipséité» 1.
On ne « se trouve» pas au rnonde de la rnondialisa-
tion. On ne « s' » y trouve pas, car on n'est jarnais délivré
à une proxirnité ou propriété quelle qu'elle soit. On ne
s' « y» trouve pas, car le monde n'est plus habitation,
séjour, environneInent. On a beau penser des modes de
l'habiter plus originaires que celui du corps propre,
cornme celui de l'ouverture d'un « là » qui précéderait
l'incarnation de 1'« ici », « là » ou « ici» sont des termes
qui indiquent un lieu qui s'approprie de soi dans la

1. Comme je le suggère ailleurs (cf J.-M. Garrido, « Una pizca


de sentido», Revista de Filosofla, Universidad de Chile, vol. LXIV,
2008, p. 79-88), il faudrait repenser ce qui en est de la planète et
de la planétarisation comme structure originaire du monde -
plutôt que comme une simple représentation technique, déracinée
du vécu ou de l'exister.

111
Chances de la pensée

proximité de soi, mêrne si cela se fait en s'expropriant


de l'ego ou du corps propre, en les reconduisant à une
réflexivité ou ipséité qui se découvre plus vieille - celle
d'un étant qui est a priori « hors de soi », qui ne pré-
existe pas à son habiter, qui s'approprie de soi en sor-
tant de soi et en s'occupant de soi. À l'époque de la
mondialisation, par contre, l'être-au-monde ne peut
plus correspondre à un mode de l'habiter ou du se
trouver au monde. Être-au-monde signifie désormais
être-hors-du-monde, c'est-à-dire être traversé, écarté,
suspendu nulle part ou partout par une circulation de
sens qui se soustrait à l'expérience, à la perception, à la
compréhension, à l'habiter, au phénomène, à l'être, au
terrips. C'est le monde suspendant, déconstruisant, clô-
turant et déclôturant ce que la philosophie a jusqu'ici
essayé de dire avec le concept de « monde ». C'est le
réel offrant une chance à la pensée.
Provenance des textes

« Le sens de l'être comme creatio ex nihilo et la déconstruc-


tion de la vie» a été lu le 23 janvier 2009 au colloque
« Figures du dehors - Autour de Jean-Luc Nancy», organisé
par Gisèle Berkman et Danielle Cohen-Levinas du Collège
international de philosophie et de l'université Paris-IV Sor-
bonne.

« La vie et le mort» fait partie du MonoKL Companion to


Nancy, édité par Volkan Çelebi, à paraître à Istanbul dans le
numéro IOde MonoKL.

« Le concept de corps» est la traduction d'un texte rédigé


en anglais, et sur lequel j'ai élaboré deux conferences, l'une
organisée par Sol Pelaez au Département d'anglais et de
littérature comparée à l'université de Buffalo, New York, le
2 mars 2007, et l'autre organisée par Jorge Mittelmann au
Département de philosophie de l'université de Los Andes à
Santiago du Chili, le 19 mai 2007. La version anglaise est
parue à Philadelphie dans le numéro 1, volume 14 (2009),
de la revue dirigée par Walter Brogan, Epoche-AJournalfor
the History ofPhilosophy.

113
Chances de la pensée

« Le corps insacrifiable» est paru à Paris dans la revue


Europe, n° 960, avril 2009. Il fait partie d'un dossier consacré
à Jean-Luc Nancy, dirigé par Ginette Michaud.

« La chance de la pensée» est paru à Lyon dans le numéro 1


(2009) de la revue dirigée par Alain Jugnon, Contre-attaques.

Ces textes ont été rédigés au cours de deux projets de


recherche (n(lS 11060465 et 1100024) [-inancés par le Fon-
decyt (gouvernement du Chili).
T'able

Préfoce ...................................................................... 9

LE SENS DE L'ÊTRE COMME Cl?EA TIO EX NIHILO ET LA


DÉCONSTRUCTION DE LA VIE...................................... 13
Le sens de l'être comme creatio ex nihilo................. 16
La vie comme horizon indépassable de l'ontologie..... 21
La déconstruction de la vie ..................................... 30

LAVIEETLEMORT..................................................... 37

LE CONCEPT' DE CORPS......................................................... 47
Vie et mort, corps et âme : nouveaux regards sur
l'âme d'Aristote ..................................................... 47
Le toucher: corpus singulier pluriel........................ 60
Hoc est enim corpus meum : le corps et la déconstruc-
tion du christianisme.............................................. 75

LE CORPS INSACRIFIABLE...................................................... 91

LA CHANCE DE LA PENSÉE.................................................... 103

Provenance des textes... .............................. ................. 113


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