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T r a n sce n d an ce

ET FINITUDE
La Philosophie en commun
Collection dirigée par Stéphane Douailler, Jacques
Poulain, Patrice Vermeren

Nourrie trop exclusivement par la vie solitaire de la pensée,


l'exercice de la réflexion a souvent voué les philosophes à un
individualisme forcené, renforcé par le culte de l'écriture. Les
querelles engendrées par l'adulation de l'originalité y ont trop aisément
supplanté tout débat politique théorique.
Notre siècle a découvert l'enracinement de la pensée dans le langage.
S'invalidait et tombait du même coup en désuétude cet étrange usage
du jugement où le désir de tout soumettre à la critique du vrai y
soustrayait royalement ses propres résultats. Condamnées également à
l'éclatement, les diverses traditions philosophiques se voyaient
contraintes de franchir les frontières de langue et de culture qui les
enserraient encore. La crise des fondements scientifiques, la
falsification des divers régimes politiques, la neutralisation des
sciences humaines et l'explosion technologique ont fait apparaître de
leur côté leurs faillites, induisant à reporter leurs espoirs sur la
philosophie, autorisant à attendre du partage critique de la vérité
jusqu'à la satisfaction des exigences sociales de justice et de liberté. Le
débat critique se reconnaissait être une forme de vie.
Ce bouleversement en profondeur de la culture a ramené les
philosophes à la pratique orale de l'argumentation, faisant surgir des
institutions comme l'École de Korcula (Yougoslavie), le Collège de
Philosophie (Paris) ou l'institut de Philosophie (Madrid). L'objectif de
cette collection est de rendre accessibles les fruits de ce partage en
commun du jugement de vérité. Il est d'affronter et de surmonter ce
qui, dans la crise de civilisation que nous vivons tous, dérive de la
dénégation et du refoulement de ce partage du jugement.

Dernières parutions

Fiorinda LI VIGNI, Jacques D ’Hondt et le parcours de la


raison hégélienne, 2005.
Philippe TANCELIN, Quand le chemin se remet à battre, 2005.
Esteban MOLINA, Le défi du politique, 2005.
Jad HATEM, Christ et intersubjectivité chez Marcel, Stein,
Wojtyla et Henry, 2004.
Laurence CORNU, Une autre république, 2004.
Monica SPIRIDON, « La nymphe Europe », 2004.
Giovanni Pietro Basile

T r a n sc en d a n c e
ET F IN IT U D E

La synthèse transcendantale dans la


Critique de la raison pure de Kant

Préface de François M arty

L ’H arm attan L'Harmattan Hongrie L ’H arm attan Italia


5-7, rue de l ’École-Polytechnique K ônyvesbolt V ia D egli A rtisti, 15
75005 Paris K ossuth L. u. 14-16 10124 Torino
FR A N C E 1053 Budapest ITAI^ E
© L’Harmattan, 2005
ISBN : 2-7475-8334-1
EAN : 9782747583343
A mes parents
R e m e r c ie m e n t s

Je tiens à remercier, avant tout, François Marty s.j.


de son aide précieuse et de ses remarques stimulantes au
cours de l ’élaboration de cet ouvrage, et d ’en avoir écritla
préface.
Ma reconnaissance va aussi à mes amis Paul
Legavre s.j., Laurent Gallois s.j., à mesdames Odile
Lelevier et Jeanne Andrade, qui ont revu mon manuscrit
avec beaucoup de patience et de générosité.
Ma profonde gratitude, enfin, à tous ceux qui m'ont
encouragé à publier ce livre, et, plus particulièrement, à
Pierre-Jean Labarrière s.j., sans qui il n ’aurait sans doute
pas pris le chemin de l ’imprimerie.
P réface

Transcendance et flnitude, le titre donné par


Giovanni Pietro Basile à son ouvrage peut sembler
d’abord inviter à un choix. Les deux chemins de pensée
évoqués sont en effet divergents, le premier appelant au
dépassement de chaque niveau atteint, tandis que le
second parle de limites de compétence, et on pourrait
penser que c’est lui qui va être retenu, puisque le sous-titre
annonce qu’il va s’agir de « la synthèse transcendantale
dans la Critique de la raison pure de Kant ». Sans doute
est-ce de détermination des limites de l’usage légitime de
la raison que s’occupe cette œuvre, mais le ferme clé,
porteur de l’avancée kantienne, est le qualificatif de
transcendantal, et c’est lui qui constitue le thème propre
de ce travail. Il est alors possible d’entendre autrement le
titre général. Certes, on peut en langage kantien mettre une
équivalence entre critique et transcendantal, et le titre
énoncerait bien un choix, où c ’est flnitude qui serait à
retenir. Mais on peut aussi remarquer que l’adjectif a pour
racine transcendance, ce qu’il est peut-être dommage
d’oublier, ainsi que cela se produit dans une trop rapide
identification à critique. Il ne s’agit pas de choix, mais de
deux composantes dont la divergence même est requise
pour une juste intelligence du transcendantal kantien.

Tel est bien en effet le propos de G. P. Basile, et il


manifeste tout l’intérêt de l’ouvrage : c’est la notion de
Transcendance et finitude

transcendantal, en sa centralité dans la pensée kantienne,


qu’il invite à revisiter. En son fond, la démarche
transcendantale apprend en effet à penser l ’unité
d ’irréductibles, hors de laquelle on ne saurait parler
justement de la connaissance humaine. On comprend alors
que le sous-titre ne se contentait pas d’annoncer une
monographie sur une des questions de la première
Critique. Il s’agissait de ce qui fournirait le meilleur abord
pour présenter et argumenter cette interprétation du
transcendantal, en en permettant la meilleure
problématisation. Il s’agit d’abord des Préfaces des deux
éditions, et des Introductions à l’Esthétique et à la Logique
transcendantales. C’est mettre au point de départ
l’évaluation faite par Kant de l’état des sciences, tel qu’il
est repérable dans la « révolution copemicienne », ainsi
que les premières formulations de la notion de
transcendantal. Est ensuite retenue YEsthétique
transcendantale, lieu paradoxal, car la « transcendance »,
dès que l’on songe à l’expliciter dans le
« transcendantal », est d’abord celle de la raison. Comme
il faut parvenir au sujet transcendantal, le lieu propre en
est, dans YAnalytique transcendantale, la Déduction des
concepts purs de Ventendement et le Schématisme
transcendantal.

Visée d’une question majeure de la pensée kantienne,


pertinence du corpus pris en considération pour assurer
l’argumentation, il convenait de rappeler cela pour
présenter l’enjeu et le cheminement de l’ouvrage. Sans
chercher à tout reprendre, il faut marquer d’abord la force
du point de départ, du fait de sa valeur de noyau
générateur. Il s’agit de l ’objet donné et pensé. Nous
sommes dans l’ordre de la connaissance, avec pour
paradigme les sciences de l’expérience. Les deux
qualificatifs sont à prendre dans toute leur force, ainsi que
dans leur inséparabilité, l’un ne saurait être posé sans
10
Préface

l’autre. « Donné » est du côté de l’a posteriori, la donation


sensible, mais il serait faux d’y voir quelque antécédent à
l’activité pensante, celle de Y entendement. On en vient
ainsi à Va priori, mais il ne reçoit son effectivité que du
donné. Sensibilité et entendement se présentent comme
deux sources de la connaissance, irréductibles, en même
temps qu’assignées l’une à l’autre. Le risque, combien
souvent vérifié, est de les mettre en simple juxtaposition,
en un dualisme impuissant à rendre compte de la
connaissance. On piétine, en réduisant l’un à l’autre,
intellectualisation du sensible, avec Leibniz, pensée
réduite à un agrégat de sensations, du côté de l’empirisme.
Il faut penser une compénétration de la sensibilité et de
l’entendement, résistant à toute absorption.
Cela revient à travailler sur Y apparaître, le terme
rendant mieux YErscheinung allemand que le phénomène,
inévitable pour les traductions françaises. C’est l’enjeu de
Y Esthétique transcendantale, avec l’idéalité de l’espace et
du temps, assise de leur réalité empirique. Ce point avait
été suffisamment atteint dans la première édition pour
donner lieu, dans la seconde, à l’élaboration de l’auto-
affection, spontanéité, qui tient toute dans une exposition
au donné, une passivité donc, textes centraux, lus avec
beaucoup de rigueur par G. P.Basile. C’est parce qu’il y a
un tel sujet sensible qu’il y a lieu de parler de sujet
transcendantal, sujet qui n’a de réalité que dans la
donation, si bien que c ’est un paralogisme de vouloir
appuyer sur lui quelque considération sur l’être de
l’homme. Et c’est pourquoi Va priori des formes de la
sensibilité se retrouve dans la table du rien, alors même
que c ’est cette donation seule qui atteste de la réalité,
marque de la fmitude de la connaissance humaine qui ne
peut décider de l’existence.

Au fond de la question transcendantale, chez Kant, se


trouve donc la question de l ’unité d ’irréductibles, dont le
11
Transcendance et finitude

modèle se prend des deux sources de la connaissance, le


sensible et l’intelligible, et il faut être reconnaissant à
G. P. Basile d’avoir su le mettre en lumière. Rien n’est
aussi étranger à la pensée de Kant que la paresse des
dualismes. Il est vrai cependant, et cela rend compte des si
nombreuses réceptions dualistes de sa pensée, que cette
unité est celle d’un équilibre, instable, comme il en va de
tout ce qui est vivant, toujours à rattraper, à la façon de la
marche, équilibre toujours repris. Il y a un « reste » qui
demeure, ou encore une « disproportion », toujours à
réajuster. Paradigmatique est ici le jeu entre dogmatisme
et scepticisme, présenté dès les Préfaces de la Critique de
la raison pure. L ’excès dans la transcendance va vers la
suffisance dogmatiste, cependant que l’insatisfaction de la
finitude provoque l’errance nomade. La pondération
critique est, par sa nature même, toujours à assurer. Aussi
bien, la question transcendantale ne se ramène pas au seul
corpus de textes concernant la synthèse transcendantale.
G. P.Basile le sait bien, et c’est dès la première Critique,
dans la Méthodologie transcendantale, qu’il repère
l’horizon du travail dont il a posé les bases, et qui demeure
donc programmatique. L’essentiel ici est l’extension du
connaître vers Vagir. Le fond reste le même, l’articulation
d’irréductibles étant celle de la nature et de la liberté.
C’est la notion de fin qui dès lors émerge, et il devient
clair que le couple de transcendance et de finitude du
connaître avait pour enjeu la liberté, inconditionnée,
portée à l’absolu de la transcendance, et pourtant n ’ayant
d ’autre réalité que dans les chaînes d’événements du
monde sensible.
Les jalons sont posés d’ailleurs pour aller encore plus
avant. G. P. Basile donne un relevé des emplois de
transcendantal dans les autres œuvres de Kant, et il sait la
place qui est la sienne dans YOpus postumum. Il sait aussi
se situer dans l’immense chantier de l’interprétation
kantienne, aussi bien dans ses grandes articulations,
12
Préface

Idéalisme allemand, Néo-kantisme, tournant avec


Heidegger, et les rapports avec le courant
phénoménologique, que dans les publications récentes.

Kant aujourd’hui, G. P. Basile fait sien le propos d’A


Renaut, à entendre comme l’interrogation sur la valeur
paradigmatique qu’aurait la démarche kantienne pour
notre actualité. Transcendance et fmitude, pensées en leur
irréductibilité et leur inséparabilité, offrent une orientation,
et d’abord, en allant au plus large, pour la mondialisation,
chance pour la solidarité, si elle sait être aussi une chance
pour le génie propre de chaque peuple. Il n ’est pas
indifférent que le transcendantal kantien s’apprenne dans
l’attention à la connaissance scientifique qui, au XVIIe
siècle ouvrait le champ où viendrait la physique du XXe
siècle, et ses performances technologiques. Les sciences
qui se sont ajoutées, les sciences humaines, ne sont pas
sans donner beaucoup de relief au primat de l’agir, auquel
aboutit la Critique de la raison pure. Il vaut donc de relire
ce texte, avec la rigueur qui, seule en garde la fécondité.
Le travail que l’on va lire le confirme.

François Marty

13
I n t r o d u c t io n

La question qui a été à l’origine de ce travail et qui


l’a accompagné tout au long de son élaboration, a été
inspirée par celle qu’A. Renaut se pose au début de son
ouvrage Kant aujourd’hui1, à savoir : pouvons-nous nous
dire kantiens aujourd’hui ? De toute évidence, le kantisme
appartient de plein droit au nombre des événements
incontournables jalonnant l’aventure de la pensée
occidentale. Par conséquent, personne ne trouve
surprenant qu’il y ait des kantiens se consacrant à l’étude
de Kant dans la mesure où ce dernier représente un
chapitre de l’histoire de la philosophie. Néanmoins, la
question qui se pose à nous est autre : Kant appartient-il
uniquement à notre passé ou bien demeure-t-il un
philosophe contemporain ? Pouvons-nous nous définir
comme des kantiens de la même manière que certains
philosophes se disent aujourd’hui heideggeriens, d’autres
husserliens, d’autres encore wittgensteiniens, voire
nietzschéens ou, comme c’était le cas encore il y a moins
de quinze ans, marxistes ? L’héritage de Kant survit-il
uniquement dans la mesure où d’autres philosophes ont su
s’inspirer de ses conquêtes philosophiques pour les
dépasser dans des systèmes de pensée foncièrement post­
kantiens, ou bien ne propose-t-il pas plutôt une pensée qui
garde encore une originalité fondamentale ? Et si cette

1A. RENAUT, Kant aujourd’hui, Aubier, Paris 1997.


Transcendance et flnitude

dernière hypothèse se trouvait être juste, en quoi


consisterait cette originalité du kantisme par rapport aux
autres philosophies contemporaines dominantes ?
Bien évidemment, il n ’est pas envisagé ici un retour
aussi naïf que paresseux à Kant comme au « maître » qui
aurait déjà tout pensé il y a deux siècles et dont la simple
répétition nous épargnerait, par conséquent, la tâche
onéreuse de penser à notre propre compte. Il s’agit plutôt
de mesurer la chance du kantisme d’être la matrice et le
paradigme d’un système de pensée pour aujourd’hui. Cela
revient à avancer l’audacieuse hypothèse que, après deux
cents ans d’interprétations et d’études critiques autour de
Kant, il reste encore quelque chose à comprendre de la
philosophie critique. Maintes lectures de Kant ont été
tentées2, mais le fond de la philosophie critique résiste
toujours. Ainsi le criticisme kantien ne se laisse réduire ni
au rôle de précurseur de l’idéalisme critique3, ni à une

2 Une brève histoire de l’interprétation de Kant est esquissée par A.


Renaut, dans le premier chapitre de l’ouvrage que nous venons de
citer. Il nous semble, cependant, qu’A. Renaut passe sous silence
l’interprétation « sceptique » qui avait été faite immédiatement de
Kant et qui lui avait valu le titre, à l’intention tout autre que flatteuse,
de « Hume allemand », ainsi que la complexe réception de Kant dans
la philosophie anglo-saxonne. Dans la mesure où celle-ci se
revendique de Hume et de Occam par le biais d’une interprétation
« analytico-logiciste » de Wittgenstein, Kant est considéré tantôt
comme le précurseur de la philosophie analytique, tantôt comme le
dernier apologiste du causalisme, par conséquent, comme un
métaphysicien idéaliste.
3 Très tôt, l’idéalisme allemand, notamment à travers Fichte et Hegel,
a vu dans le kantisme la préparation d’une philosophie comme
système accompli de la rationalité. Cependant, les idéalistes allemands
reprochent à Kant surtout la brisure entre le régime de la rationalité
scientifique (la connaissance) et celui de la rationalité spéculative (la
pensée), dont la responsabilité principale serait à attribuer à ce que
Fichte n ’hésita pas à définir par « la triste chose en soi », résidu
gênant de la métaphysique dogmatique que la philosophie critique
cherchait pourtant à dépasser. Pour Hegel, Kant esquisse le

16
Introduction

simple épistémologie des sciences modernes4, ni à une


ébauche plus au moins involontaire et primitive de la
phénoménologie existentialiste5.

La conviction sous-jacente à ce travail est que ce qui


mesure la véritable percée du criticisme kantien et qui, au
demeurant, en décide l’originalité, c’est la notion de
« transcendantal ». Très rarement employé par Kant avant

programme et propose la méthode (à savoir la dialectique) que


l’idéalisme critique doit porter à son aboutissement. A. Renaut
observe justement que « si cette lecture était tenable, elle exclurait que
l’on pût comprendre pourquoi, aujourd’hui, ce serait du kantisme et
non de l ’hégélianisme que nous pourrions constater la particulière
fécondité philosophique, sauf à imputer cette actualité du kantisme à
une regrettable illusion » (A. R en a u t , ibid., p. 26).
4 L ’interprétation logiciste de Kant par l’École de Marburg (Cohen,
Natorp, Cassirer) ou par Popper a le mérite indéniable de s ’opposer à
la thèse qui ferait de Kant l’anneau de conjonction entre Leibniz et
Hegel. Avec raison, le logicisme souligne l’importance fondamentale
de l’expérience dans la philosophie de Kant. Ce n’est pas un hasard si
le premier ouvrage de H. Cohen sur Kant (ouvrage réécrit trois fois et
que l’on peut considérer comme le manifeste de l’interprétation
logiciste de Kant) porte le titre de La théorie kantienne de
l ’expérience. Nous aurons l’occasion de montrer que l’interprétation
logiciste, ne reconnaissant pas à la sensibilité une autonomie effective
par rapport à l’entendement, tombe elle aussi dans une forme
d’idéalisme.
5 L ’interprétation de Kant par Heidegger est sans aucun doute à
l’origine de la mise en valeur du rôle de la connaissance sensible
comme véritable connaissance non logique : le criticisme kantien n ’est
pas une ontologie (science de la détermination de l’étant), mais une
ontologie fondamentale (une phénoménologie de l’être). C ’est
toujours Heidegger qui interprète le criticisme kantien comme une
philosophie de la finitude radicale. Cependant, la lecture de Kant par
Heidegger reste marquée par une incompréhension très grave, à savoir
celle d’avoir salué, dans la Critique de 1781, la critique radicale de la
raison pure et, de ce fait, d’avoir considéré la Critique de 1787 comme
un retour en arrière vers l’entendement et la raison au détriment de la
sensibilité et de l’imagination.

17
Transcendance et finitude

la Critique de la raison pure6, le vocabulaire du


« transcendantal » est massivement présent dans les deux
éditions de la première Critique. Si, par la suite, cette
notion connaît un fléchissement de son usage explicite
dans les ouvrages publiés par Kant, elle ne disparaît pas
pour autant et même ne cesse de jouer un rôle capital dans
la pensée kantienne. La contre-épreuve de l’importance
que Kant attribue au « transcendantal » est donnée par
VOpus Postumum, où l’on compte un nombre tout à fait
considérable d’occurrences relatives à cette notion.
Kant reçoit la notion de « transcendantal » d’une
longue tradition philosophique qui remonte à la
scolastique médiévale, notamment à Thomas d’Aquin, et
qui se poursuit jusqu’à Wolff. Dans la métaphysique
idéaliste connue et même enseignée par Kant, cette notion
désigne les attributs les plus généraux de l’Être déterminés
par le seul intellect naturel, à savoir en dehors de tout
apport dogmatique. Dans la philosophie critique, cette
notion acquiert, comme nous le verrons, une signification
profondément nouvelle, qui marquera le passage à la
conception moderne de la connaissance. Au sens
proprement kantien, le mot « transcendantal » désigne
encore une connaissance non dogmatique — et qui serait
alors critique — par l’entendement, mais le contenu de
cette connaissance ne concerne plus les attributs de l’être
des étants ou de l’Étant. Elle désigne désormais le mode
de la connaissance par lequel le sujet parvient à la
connaissance objective.
Cependant, on aurait tort de confiner la pertinence du
« transcendantal » à la seule théorie de la connaissance et
d’en faire l’antagoniste de la «liberté». Le kantisme
fonctionne foncièrement selon un principe d’intégration.
Si Kant distingue le domaine de la connaissance de la
nature de célui de la pensée de la liberté, ce n’est que pour

6 Cf. les analyses statistiques reproduites en annexe de ce travail.

18
Introduction

montrer plus aisément combien l’un est essentiel à la


constitution de l’autre et vice versa. Pour Kant, la pensée
des fins qui orientent l’agir humain est une question de
nature indéniablement transcendantale. Dieu, le monde,
l’âme qui sont au fondement de l’agir libre de l’homme, ce
sont bien des idées transcendantales. L ’homme de Kant
est un sujet libre et connaissant, un sujet de sentiment et
de raison. Mais de même que la connaissance et l’usage
de raison ne sont possibles que dans l’horizon du sens
ultime qui meut l’homme vers l’action, de même la liberté
et le sentiment n ’ont de sens qu’en reste de l’activité de
détermination et d’unification par l’entendement. On
pourrait dire que la tâche transcendantale consiste à
mesurer l’étendue du pouvoir de la connaissance humaine
pour dégager l’espace de l’agir ; espace où l’agir n ’est
pourtant pas affranchi finalement et une fois pour toutes
de son rapport à l’entendement. Par ailleurs, l’agir libre de
l’homme ne peut être pensé que si le problème de la
connaissance est posé de manière transcendantale.
Comment donc poser de manière transcendantale le
problème de la connaissance ? Voilà le problème central
de la Critique de la raison pure. Kant distingue la
connaissance par l’expérience de la connaissance en
dehors de l’expérience. De même que Kant ne distingue
connaissance de la nature et pensée de la liberté que pour
mieux les articuler, de même il ne démarque l’usage de
l’entendement dans les limites de la connaissance sensible
de celui de la raison spéculative que pour mieux montrer
combien les deux usages sont intrinsèquement corrélés. Ce
serait manquer complètement l’esprit du kantisme que de
penser que Y illusion transcendantale, qui est le thème
majeur de la Dialectique dans la première Critique, ne
représenterait rien d’autre que la fausse connaissance, la
connaissance métaphysique, à laquelle la raison humaine
est destinée lorsqu’elle quitte les limites de l’expérience.
C’est bien au niveau de la Dialectique transcendantale
19
Transcendance et finitude

que la Critique pose le problème de l’unité systématique


du savoir humain — unité qui ne peut être atteinte
précisément que par le travail de l’illusion
transcendantale— , sans quoi aucun savoir ne peut se
constituer en science. Rien n’est plus lointain du criticisme
transcendantal que l’opposition de la vraie connaissance,
celle acquise par expérience, le savoir scientifique
« épistémique », à la fausse connaissance, à la tromperie
métaphysique, au pseudo-savoir méta-scientifique
« doxatique ». Poser le problème de la connaissance de
manière transcendantale signifie, au contraire, mesurer
l’étendue du pouvoir de l’entendement tant qu’il est
couplé avec la sensibilité, pour finalement établir ce que la
raison connaît une fois qu’elle est dépourvue du support
solide de l’expérience.

Nous arrivons ainsi à l’aspect de la notion de


« transcendantal » qui fait l’objet direct de notre travail, à
savoir la constitution transcendantale de la connaissance
par expérience, ou, dans les termes de Kant, comment les
jugements synthétiques a priori sont possibles. Le
problème du rapport entre sensibilité et entendement
transcendantaux est tout à fait décisif pour l’édifice
critique, car l’articulation entre sensibilité et entendement
peut être considérée comme la pierre de touche de cet
édifice. Dans le problème de la synthèse entre a posteriori
et a priori, il en va de tout le programme critique comme
projet transcendantal.
La reconnaissance kantienne de deux sources de la
connaissance — la sensibilité et l’entendement
précisément — est sans cesse exposée au danger
d’éliminer l’une ou l’autre de ces deux sources et de
retrouver ainsi le principe unique de la connaissance.
L’attitude logiciste consiste à reconduire la sensibilité à
l’entendement. L ’attitude phénoménologiste revient à
considérer la logique comme un résidu métaphysique du
20
Introduction

rapport à la chose selon la simple présence et à réduire


l’importance de la connaissance transcendantale à la seule
connaissance sensible.
Nous retrouvons les trois tendances fondamentales
de toute l’interprétation kantienne. D ’après une première
tendance — qui s’inspire à tort ou à raison de Hegel —
Kant serait un dualiste, car après avoir posé la distinction
entre sensibilité et entendement — l’un connaissant le
phénomène, l’autre la chose en soi — , il laisse les deux
connaissances simplement juxtaposées. Kant n ’arriverait
donc pas à dépasser une opposition radicale entre
extériorité et intériorité, qui fait du sujet kantien un
schizophrène, où raison et sentiment ne se rencontrent
jamais. La tendance logiciste — inspirée surtout de
l’École de Marburg — résout la tension entre sensibilité et
entendement en concluant que si la sensibilité est une
source de la connaissance, si elle est transcendantale, elle
est forcément, en dernier ressort, une forme de
connaissance logique. Contre son intention originaire,
cette interprétation fait du criticisme transcendantal une
forme d’idéalisme. La tendance phénoménologiste de
l’interprétation de Kant — qui trouve en Heidegger son
père — revient à sauver le transcendantal kantien comme
horizon de l’apparaître des phénomènes au prix d’une
lourde mise entre parenthèses de la logique.
Notre relecture du transcendantal kantien s’inscrit en
faux par rapport à ces trois tendances et essaye une
quatrième voie, celle de l’articulation constitutive entre
sensibilité et entendement. La connaissance par expérience
est connaissance d’objets. Du point de vue transcendantal,
le problème de la connaissance objective porte sur les
conditions générales de possibilité de l’objet connu.
Autrement dit, l’aspect proprement transcendantal de la
connaissance objective est l’interrogation sur les structures
a priori qui font qu'il y a quelque chose. L ’objet pris en
considération par la connaissance transcendantale est
21
Transcendance etjlnitude

toujours l’objet donné et pensé : es gibt etwas. Pour nous


les hommes, id est pour nous qui sommes des êtres de
finitude, le rapport de connaissance à la chose se passe
toujours par la médiation de la sensibilité. Nous ne
décidons pas de l’existence des choses, les choses ne
peuvent qu’être données. Mais rien ne pourrait être connu,
rien donc n ’existerait pour nous sans le pouvoir de
détermination par l’entendement. Cependant, tout ce qui
fait que l’objet est déterminé comme objet donné et pensé,
tout ce qui concerne le mode de connaissance de l’objet,
est transcendantal. Non seulement le mode de
détermination par l’entendement, mais aussi le mode de
réception par l’intuition sont objet d’une description
transcendantale, faute de quoi nous ne pourrions même
pas en parler. Ce que la critique transcendantale doit
élucider, c’est précisément que le logos est inévitablement
dépendant et limité par la réception dans sa connaissance
objective, mais aussi que la sensibilité ne se constituerait
même pas en connaissance, qu’elle ne connaîtrait rien du
tout sans le pouvoir de désignation du concept. L ’homme
est ainsi fait qu’il se transcende dans l’altérité de l’objet
qu’il pose dans son « objectivité ». Les structures qui font
qu’il y a transcendance du sujet dans l’objet et dont la
détermination fait l’objet de la connaissance
transcendantale sont entièrement définies a priori, autant
pour la sensibilité que pour l’entendement. Mais le
remplissage de cette structure vide de la transcendance, la
donation d’un contenu à l’objet formel de la connaissance
empirique, que la chose qui se donne à connaître soit telle
ou telle chose, cela n’est pas du pouvoir de l’homme de le
déterminer. Car le fait que nous soyons en rapport avec les
choses inévitablement sous le mode de la passivité, c’est la
marque de la limite de notre condition humaine.
Le sujet qui correspond à cette description
transcendantale de la connaissance objective est toujours
sujet sensible et intelligible, pouvoir de synthèse et
22
Introduction

passivité réceptive, intentionnalité conceptuelle et intuition


sensible, sujet de la donation et sujet de la pensée. Il est
toujours en rapport avec les choses et avec lui-même par
un geste de mise à distance, d’objectivation, geste
transcendantal par excellence. Mais en reste de ce rapport
sous le mode de la détermination, il est aussi
immédiatement présent à lui-même et au monde comme
sujet sensible. Ce sujet où s’articulent le logos et
Yaisthesis, constitués en sources distinctes mais
mutuellement compénétrées pour ce qui est de leur
constitution même comme sources de connaissance,
mesure toute l’originalité de la percée du criticisme
kantien.
La démonstration de cette thèse sera faite à partir de
la lecture de la Critique de la raison pure, car c’est dans
cet ouvrage que, comme nous l’avons remarqué, le geste
critique est thématisé explicitement par la réflexion de
Kant. Plus particulièrement, nous allons nous borner aux
parties qui concernent la description transcendantale de la
sensibilité et de l’entendement. Le premier chapitre de
notre exposé sera, partant, consacré aux Préfaces des deux
éditions de la Critique, à YIntroduction, aux parties
introductives de YEsthétique et de la Logique. En effet,
c’est dans ces textes que la question de la constitution
sensible et intelligible de l’objet est posée comme question
éminemment transcendantale, située par rapport à la
démarche critique à la fois post-métaphysique et anti­
sceptique. Le deuxième chapitre sera consacré à
Y Esthétique transcendantale, dans le but de montrer que
la connaissance sensible n ’est ni d’ordre conceptuel, ni
une phénoménologie. Si la sensibilité ne se laisse pas
déduire conceptuellement de l’entendement, elle n’est
connaissance de l’apparition de l’objet, donc
phénoménologie, que par la médiation du pouvoir
déterminant de l’entendement. Sans la médiation
intellectuelle, la sensibilité est non seulement incapable de
23
Transcendance et finitude

connaître la chose en soi de l’objet, mais également


impuissante à faire que le phénomène de l’objet
apparaisse. D’où la nécessité de passer à l’analyse de la
connaissance conceptuelle, qui fait l’objet du troisième
chapitre. L’entendement est non seulement incapable
d’accéder directement au phénomène, mais il ne pourrait
penser pas même la chose en soi si l’expérience de l’objet
n ’était possible a priori, à savoir s’il n’y avait pas de
structures transcendantales de Va posteriori déjà
disponibles a priori. C’est en poussant jusqu’au bout la
recherche de la compénétration de Va priori par Va
posteriori — ce qui nous mène au cœur de la synthèse
transcendantale — qu’il sera possible de reconnaître la
structure de subjectivité d’un sujet sensible en reste de
l’« ipséité » qui pose la transcendance de l’objet.

24
I. L e p o in t d e d é p a r t : l ’o b j e t d o n n é e t p e n s é

Ce premier chapitre est consacré aux parties


introductives de la Critique de la raison pure : les
Préfaces à la première et à la deuxième édition,
YIntroduction, la page introductive de YEsthétique
transcendantale et Y Introduction de la Logique
transcendantale. Dans ces pages, Kant définit la notion
générale de « transcendantal » et la situe par rapport à la
problématique globale de la première Critique, à savoir la
fondation critique de la métaphysique. La question
transcendantale qui se pose à la critique de la raison pure
est présentée comme le problème de la médiation entre
sensibilité et entendement en tant qu’unité d’irréductibles
dans la connaissance de l’objet donné et pensé.

§ 1.1. Les Préfaces : anti-dogmatisme et anti­


scepticisme critiques
Si le mot « transcendantal » n ’apparaît pas
explicitement7 dans les Préfaces aux deux éditions de la
Critique, la notion est néanmoins impliquée dans la
présentation de la critique de la raison pure comme
dépassement autant de l’idéalisme dogmatique que du
scepticisme agnostique.

7 Exception faite pour les deux références à YAnalytique


transcendantale {A XVI) et à la Dialectique transcendantale (B
XXXIX).
Transcendance et flnitude

§ 1.1.1. Visée anti-dogmatique de la Préface de 1781


Dans la Préface de l’édition de 1781, la philosophie
critique est présentée avant tout en réaction contre le
dogmatisme métaphysique, véritable « champ de bataille »
de « combats sans fin » menés sans fruits pour atteindre
une connaissance en dehors des limites de l’expérience.
La métaphysique est incontestablement le
protagoniste de la brève histoire des idées esquissée à
travers la métaphore du royaume d’abord sujet à la
domination despotique des dogmatiques, ensuite tombé
dans l’anarchie produite par les guerres intestines, du fait
que « sa législation portait encore les traces de l’ancienne
barbarie »8 (A IX), à savoir l’usage dogmatique de la
raison. La tentative de Locke de mettre fin à ces querelles
en assurant la « légitimité » des prétentions de la
métaphysique n ’ayant pas abouti, un sentiment de dégoût
vis-à-vis du dogmatisme ouvre le dernier chapitre de cette
histoire, celui de l’« indifférentisme »9. En effet, d’après
Kant, les « indifférentistes », tout en partageant avec les
sceptiques le même dégoût pour le dogmatisme, ne
peuvent s’empêcher de retomber eux aussi dans des
affirmations métaphysiques. Ainsi, l’histoire de ce
royaume est d’un bout à l’autre histoire de la
métaphysique. Dans cette histoire, les sceptiques, cette
« espèce de nomades, qui ont en horreur tout établissement
stable sur le sol » (A IX), se limitent à porter atteinte de
temps en temps au « lien social » du royaume, demeurant
«peu nombreux» par rapport aux dogmatiques. La

8 Pour les citations du texte de la Critique nous adoptons la traduction


de la Pléiade : E. K ant , Critique de la raison pure, sous la direction
de F. Alquié, trad. par A. J.-L. Delamarre et F. Marty à partir de la
trad. de J. Bami, Éditions Gallimard folio essais, Paris 1980. Les notes
de F. Marty seront citées en référence à cette édition de la Pléiade.
9 Au sujet de 1’ « indifférentisme », cf. F. MARTY, note 1, p. 34, folio
essais p. 781.

26
Le point de départ : l ’objet donné et pensé

métaphore du royaume dans lequel on n’arrive pas à


établir un état de droit traduit la stérilité de la
métaphysique, qui n ’a su assurer aucun véritable progrès
dans la connaissance. A cause de son incapacité à fonder
ses prétentions à la connaissance, la métaphysique se rend
douteuse et laisse libre jeu aux critiques des sceptiques et
des indifférentistes.
La tâche de la philosophie critique est définie, dans
la Préface de la première édition, comme entreprise anti­
dogmatique en continuité avec l’esprit de critique des
sceptiques et des indifférentistes. Elle est l’expression
mature de cet esprit de jugement devenu propre à
l’époque : « Notre siècle est le siècle propre de la critique,
à laquelle tout doit se soumettre » (A XI, en note)10. Elle
doit finalement instaurer un état de droit dans le royaume
de la métaphysique, par l’institution du « tribunal » de la
critique de la raison pure, destiné à assurer le droit de la
raison elle-même par ses lois étemelles et immuables. Ce
tribunal doit juger de la possibilité ou de l’impossibilité de
la métaphysique, de la légitimité d’une connaissance en
dehors de toute expérience, de déterminer par des
principes les sources, l’étendu et les limites de cette
connaissance (cf. A XII), de redimensionner « le désir
délirant de savoir des dogmatiques » (A XIII), de dissiper
le « mirage » et la « chimère » qu’ils poursuivent. La
critique de la métaphysique cesse d’être l’incursion
occasionnelle d’un peuple nomade ; elle s’exerce
désormais selon le pouvoir judiciaire du tribunal de la
raison pure.

10 La même idée est exprimée dans la Méthodologie : le passage de


l’enfance, représentée par le dogmatisme, au «jugement mûr et
adulte » de la raison critique se fait à travers la « circonspection du
jugement averti par l’expérience », propre de l’attitude sceptique (cf.
A 762, B 789).

27
Transcendance et finitude

La teneur « sceptique » de la Préface de 1781 tient


tout entière dans cette présentation anti-métaphysique de
la philosophie critique comme expression mature du
soupçon suscité depuis toujours à l’égard du dogmatisme
infécond et douteux.

§1.1.2. Visée anti-sceptique de la Préface de 1787


La Préface à la deuxième édition de la Critique vise
précisément à corriger l’aberration sceptique que la
Préface précédente avait induite auprès de beaucoup de
lecteurs de la première édition. Kant déclare, par des
propos formels, non seulement que le scepticisme, « qui
fait prompte justice de toute la métaphysique (B XXXVI),
est la cible de la critique autant que l’est l’idéalisme, mais
encore que l’anti-dogmatisme critique n’est pas opposé
« au procédé dogmatique de la raison dans sa
connaissance pure comme science » (B XXXV)11. Ces
déclarations arrivent à la fin d’un long développement où
il est montré que la tâche « négative » de la critique est
loin de s’épuiser dans une fonction destructrice. Elle est
déjà un geste fondateur, qui, en tout cas, ne doit pas être
disjoint de la tâche « positive » et plus explicitement
constructrice de la critique.
La première moitié de la Préface de 1787 (B VII-
XXIV) est consacrée à montrer que l’« utilité négative »
de la critique consiste, cela est vrai, à délimiter le champ

11 Le dogmatisme étant « le procédé dogmatique de la raison pure sans


critique préalable de son pouvoir » (B XXXV). Kant défend
vigoureusement la critique de l’accusation de nuire à la foi du peuple,
nullement concerné par des querelles académiques. La critique ruine
le dogmatisme métaphysique et les « prétentions arrogantes » des
écoles (cf. B XXXI-XXXIII) ; d’un même coup elle coupe « à la
racine même le matérialisme, le fatalisme, Y athéisme, Y incrédulité
des esprits forts, [...] enfin aussi Y idéalisme et le scepticisme, qui sont
dangereux pour les écoles, et peuvent difficilement passer dans le
public » (XXXIV).

28
Le point de départ : l 'objet donné et pensé

de connaissance de la métaphysique, mais cela afin de la


sortir du tâtonnement dans lequel elle demeure depuis ses
débuts et de la mettre sur « le chemin sûr d ’une
science » (der sicher Gang einer Wissenschaft)12. Par
conséquent, la critique doit discerner pour quelles
disciplines une connaissance « scientifique » s’est déjà
réalisée historiquement en vue de trouver, de la même
manière, un chemin sûr vers la connaissance pour la
métaphysique aussi. Les trois doctrines mises en examen
par Kant sont la logique, la mathématique et la physique.
Pour Kant, la logique formelle est une discipline
rigoureusement établie et achevée depuis ses débuts, mais
cela grâce à sa nature qui est de « faire abstraction de tous
les objets de la connaissance », car en elle « l’entendement
n ’a affaire à rien d’autre qu’à lui-même et à sa forme » (B
IX). N ’étant pas connaissance d’objets, elle n’est pas
proprement une science, mais « le vestibule des
sciences » ; par conséquent, elle ne peut pas fournir le
modèle méthodologique souhaité pour la métaphysique.
L’entendement à lui seul, la théorie seule ne sont pas
suffisants pour fonder une science.
Par contre, la mathématique et la physique
représentent de véritables sciences, à savoir des théories
du réel, car elles ont une connaissance d’objets à partir de
principes. En d’autres termes, elles sont des sciences parce

12 Dans l’expression « chemin sûr » il faut voir la traduction littéraire


du mot d’origine grecque « méthode ». Kant ne propose pas ici un
transfert de la méthode scientifique à la métaphysique. Comme nous
allons le préciser, ici, le mot « méthode » désigne plutôt le geste de
passer à la fondation transcendantale de la connaissance en tant que
synthèse a priori. La « méthode » commune aux sciences déjà
constituées comme savoir effectif et à la métaphysique que Kant
aspire à constituer comme science consiste en ce qui va être appelé la
« révolution copemicienne ».

29
Transcendance et finitude

qu’elles couplent théorie et expérience13, entendement et


sensibilité. De ce fait, c’est cette démarche c est-à-dire,
le fait de coupler a priori et a posteriori — que la
métaphysique doit suivre comme exemple. L ’ambition de
Kant est de reproduire en métaphysique par analogie la
même révolution qui s’est produite historiquement très tôt
en mathématique et bien plus tard en physique,
lorsqu’elles ont réalisé le passage de la connaissance
empirique à la connaissance théorique d’objets donnés par
l’expérience. La « révolution copemicienne » annoncée
par Kant en métaphysique tient sans reste dans l’adoption
du même déplacement de l’objet au sujet comme source
de la connaissance d’objets de l’expérience14 : « ou bien

13 Ce qui est évidemment le cas pour la physique en tant que science


empirique par excellence. Pour la mathématique, on ne peut pas
vraiment parler d’expérience. Il est vrai, cependant, que Kant
reconnaît une place privilégiée à la géométrie euclidienne
tridimensionnelle, où les objets (les figures géométriques étudiées : le
point, les lignes, les triangles, etc.) sont représentés par des images et,
partant, ils sont en rapport avec l’expérience sensible. Ce qui pose
problème dans la perspective kantienne, ce sont, en revanche, les
géométries, où les objets ne peuvent pas être associés à une
représentation par image. Avec ces restrictions et les questions
qu’elles posent, nous pouvons comprendre que la donation du contenu
a posteriori par l’« expérience » est constitutive de la géométrie en
tant que connaissance opérant une synthèse a priori.
14 Ce que la révolution kantienne et la révolution copemicienne ont en
commun est le geste fondateur, le passage à une connaissance du réel
venant non plus du réel lui-même, mais de principes universels et
nécessaires. Du point de vue matériel, le déplacement du
« spectateur » à la périphérie du soleil opéré par Copernic va dans le
sens inverse du déplacement qui, en métaphysique, situe le centre dans
le sujet et non plus dans la chose. La note de Kant à la page B XXII
ajoute que l’analogie avec Copernic porte aussi sur la formulation,
dans les deux cas, d’une hypothèse de départ qui va à rencontre des
apparences, à savoir de Y évidence. Pour le dossier sur la « Révolution
copemicienne », cf. F. MARTY, La naissance de la métaphysique. Une
étude sur la notion kantienne d ’analogie, Beauchesne, Paris 1980, pp.
518-526.

30
Le point de départ : l ’objet donné et pensé

les concepts à l’aide desquels j ’opère cette détermination


se règlent aussi sur l’objet, mais alors je me retrouve dans
le même embarras en ce qui concerne la façon dont je puis
en savoir quelque chose a priori ; ou bien les objets, ou, ce
qui revient au même, Y expérience dans laquelle seule ils
sont connus (comme objets donnés), se règlent sur ces
concepts, et je vois aussitôt une issue plus aisée » (B
XVII). Si la condition pour qu’il y ait science est que
principes et expérience, entendement et sensibilité soient
couplés, il s’ensuit « qu’avec ce pouvoir [de connaître]
nous ne pouvons jamais aller au-delà des limites de
l’expérience possible » (B XIX). L’utilité négative de la
critique est de limiter la connaissance (Erkenntnis)
métaphysique au domaine de la connaissance sensible de
la mathématique et de la physique. Il ne faut en effet
«jamais nous risquer avec la raison spéculative au-delà
des limites de l’expérience » (B XXIV). Toutefois, à
l’intérieur de ces limites, la raison pure établit le
programme de développement de la métaphysique, le
«tracé [...] de toute sa structure interne » (B XXII-
XXIII).
Kant indique l’utilité positive de la critique en ce que
le même geste qui rétrécit le domaine de la raison pure
spéculative élargit l’espace accordé à l’usage pratique de
la raison. Les limites fixées par l’expérience peuvent être
franchies par la raison « dans une visée pratique » (B
XXI). Soucieux d’éviter tout soupçon de dualisme à
l’égard de sa théorie, Kant précise qu’au-deçà et au-delà
de l’expérience, la raison a affaire aux mêmes objets,
«considérés d ’une part comme objets des sens et de
l’entendement pour l’expérience, d ’autre part cependant
comme objets que l’on pense simplement, en tout cas
comme objets pour la raison isolée et s’efforçant d’aller
au-delà des limites de l’expérience » (B XVIII-XIX, note).
Les mêmes objets que l’expérience donne à connaître
comme phénomènes à la raison pure spéculative peuvent
31
Transcendance etfînitude

être pensés comme choses en soi, à savoir en ce qui en soi


précisément est inaccessible à la sensibilité : « bien que
nous ne connaissions (erkennen) pas ces objets comme
choses en soi, du moins devons-nous pouvoir les
penser (denken) » (B XXVI).
L ’exemple de la liberté de la volonté humaine (cf. B
XXVII-XXIX) montre le véritable enjeu de la distinction
entre phénomène et chose en soi, entre connaître et
penser, à savoir l’ouverture d’un espace d’autonomie de
l’agir humain par rapport aux lois de la nature. S’il n ’y
avait pas manière de tenir cette distinction, la volonté
pourrait être connue et pensée uniquement comme
phénomène manifesté par les actions visibles ; par
conséquent, elle ne serait pensable que comme soumise
aux lois nécessaires de la nature et tout propos sur la
liberté de la volonté humaine n ’aurait strictement aucun
sens. Or, que la liberté d’un être ne puisse pas être connue
par des effets de son action dans le monde sensible, cela
n ’empêche qu’elle puisse être pensée sans contradiction
sous le mode purement intellectuel. Que la représentation
possible de la liberté ne contienne pas de contradiction ni
en elle-même, ni avec le mécanisme de la nature, est la
condition nécessaire et suffisante pour qu’il y ait
autonomie de la morale par rapport à la physique. La
conclusion du passage explicite clairement la visée de
Kant : « Mais comme j ’ai seulement besoin pour la morale
que la liberté ne se contredise pas elle-même, et puisse
donc du moins être pensée, sans qu’il soit nécessaire
encore d’en avoir une intuition, comme donc la liberté ne
fait aucun obstacle au mécanisme de la nature pour la
même action (prise sous un autre rapport) la doctrine de la
moralité peut garder sa place et la physique la sienne, ce
qui n ’aurait pas eu lieu si la critique ne nous avait d’abord
appris notre ignorance inévitable à l’égard des choses en
soi et n’avait restreint tout ce que nous pouvons connaître
théoriquement à de simples phénomènes » (B XXIX).

32
Le point de départ : l ’objet donné et pensé

La teneur « dogmatique » de la Préface à la


deuxième édition tient, pour le dire avec les mots d’E.
Weil, en ce que « Kant se veut métaphysicien, quoique
métaphysicien d’une espèce nouvelle »15. La tâche de la
critique est présentée comme délimitation au sensible de la
prétention de connaissance de la raison pure spéculative,
en vue de fonder du même coup une pensée de la liberté.
La célèbre phrase programmatique : « Je devais donc
supprimer le savoir ( Wissen), pour trouver une place pour
la foi (Glaube)16 » (B XXX) ôte définitivement tout doute
à qui hésiterait à reconnaître dans la critique de la raison
pure non d’abord une théorie de la connaissance
scientifique, mais le préalable méthodologique d’une
nouvelle métaphysique.

§ 1.1.3. La critique comme dépassement du scepticisme


et du dogmatisme
Il y a une continuité essentielle entre la tâche du
tribunal de la critique de la raison pure décrite dans la

15 E. W eil, « Penser et connaître », dans Problèmes kantiens, Vrin,


Paris 1970, p. 16. C’est Kant lui-même qui oppose « dogmatique » à
« dogmatisme » et qui n ’hésite pas à reconnaître que la métaphysique,
y compris refondée de manière critique, doit être dogmatique : « La
critique n ’est pas opposée au procédé dogmatique de la raison dans sa
connaissance pure comme science (car celle-ci doit toujours être
dogmatique, c’est-à-dire strictement démonstrative à partir de
principes a priori sûrs), mais au dogmatisme, c’est-à-dire à la
présomption de progresser seulement avec une connaissance pure par
concepts (la connaissance philosophique), d’après des principes tels
que ceux que la raison emploie depuis longtemps, sans chercher à
savoir comment et de quel droit elle y est parvenue » (B XXXV).
16 Venant à la fin du passage sur la distinction entre connaître et
penser, l’opposition entre le savoir, universel et nécessaire, et la fo i
range celle-ci du côté de l’option de sens libre et inconditionnée.
Comme le dit E. Weil : « La foi est foi de la raison, de la raison pure.
Elle pense ses objets » (E. W eil, ibid., p. 19). Elle n ’est pas encore
adhésion à la spécificité d’un credo.

33
Transcendance et flnitude

première Préface et la recherche du chemin sûr vers la


connaissance engagée dans la deuxième17. Cependant, la
divergence de perspective entre les deux Préfaces montre
bien les deux écueils entre lesquels navigue la critique : le
scepticisme d’une part, le dogmatisme de l’autre. Il n’est
pas étonnant que non seulement les premiers lecteurs18,
mais aussi les grands courants interprétatifs ultérieurs de la
pensée kantienne aient cédé à la tentation de ranger Kant
d’un côté ou de l’autre19. Cependant, même ceux qui
accordent leur confiance à la volonté de Kant de dépasser
l’alternative entre agnosticisme sceptique et
constructivisme dogmatique sont bien obligés de faire face
aux « obscurités presque inévitables » et aux
« contradictions apparentes » dont l’Auteur lui-même
reconnaît la possibilité dans l’ouvrage « encore çà et là
défectueux » pour ce qui est de la présentation, mais « très
faciles à résoudre pour celui qui a maîtrisé l’idée du
tout » (cf. B XLIII-XLIV). En dépit de l’optimisme de
Kant, ces obscurités et ces contradictions apparaissent à

17 La deuxième édition fait allusion de manière beaucoup plus


explicite à la fonction constructive du programme critique. Le chemin
sûr, référence à peine voilée à la méthode, renvoie à la Méthodologie,
notamment au ch. 2, où il est question des fins et de la loi morale et de
leur articulation systémique avec la connaissance objective.
18 En 1786, dans une note de Q u’est-ce que s ’orienter dans la
pensée ?, Kant est étonné d’avoir à se défendre précisément de
l’accusation à la fois de spinozisme et de scepticisme. Il écrit : « La
Critique rogne entièrement les ailes du dogmatisme quant à la
connaissance des objets suprasensibles [...]. De même un autre savant
découvre dans la Critique de la raison pure une forme de
scepticisme ; bien que la Critique vise justement à établir a priori
quelques conclusions sûres et précises quant à l’étendue de notre
connaissance », VIII 143-144, trad. par P. Jalabert.
19 « [...] selon les uns, parmi lesquels bon nombre de néo-kantiens, il
n’aurait pas évité la métaphysique, terme en ce contexte et sous ces
plumes nettement péjoratif ; pour les autres, dont le chef de file fut
Hegel, il aurait penché, coupablement, du côté du scepticisme ou, à
tout le moins, du subjectivisme », E. WEIL, op. cit., p. 14.

34
Le point de départ : l ’objet donné et pensé

certains comme la marque de l’échec auquel aboutit


finalement le programme de la Critique de la raison pure,
« l’œuvre la plus géniale et la plus contradictoire »20.
Néanmoins, Kant lui-même indique dans l’intelligence du
système critique, pris dans son ensemble, la clé pour
résoudre les problèmes de cohérence posés localement par
le texte.
Si la fin du dogmatisme n’est pas la fin de la
métaphysique ni l’avènement du règne de l’agnosticisme,
une question se pose à la critique : comment éviter la
dichotomie entre le phénomène et la chose en soi, la
physique et la morale, la nécessité et la liberté, un monde
réel qui n ’aurait pas de sens et un monde de sens qui ne
serait pas réel21 ? La solution avancée par Kant est ce sujet
qui, par effet de la « révolution copemicienne » en
métaphysique, porte sur lui tout le poids de la
connaissance et de la pensée. Comment donc concevoir ce
sujet sans retomber dans l’idéalisme métaphysique ? Voilà
que la question transcendantale s’annonce déjà et
s’adresse au système critique de la raison pure dans sa
totalité.

20 Selon le propos de Vaihinger souvent repris pas d ’autres (cf. F.


M a r ty , note 2 de p. 61, folio essais p. 789).
21 E. Weil formule de la manière suivante la question suscitée par le
programme critique : « Comment échapper au dédoublement du
monde en un univers structuré sans doute, mais purement
phénoménal, et un autre monde, un sur- ou arrière-monde, dont, en
bonne logique, on ne peut même plus affirmer l’existence, étant donné
que l’existence n ’est définie et saisissable que dans le cadre spatio-
temporel, à l’aide des sensations, et, dans un système de références
logiques et ontologiques qui, par principe, ne peut ni ne doit être celui
de la chose-en-soi, laquelle, si on l’y fait entrer par force, on ne sait
pas d ’ailleurs comment, se présentera nécessairement comme
apparaissant, en d ’autres mots, comme phénomène, comme ce qu’elle
ne doit pas être ? » E. W eil, op. cit., p. 17.

35
Transcendance et finitude

§ 1.2. La formulation transcendantale du problème


critique dans VIntroduction
C’est dans VIntroduction que le mot
« transcendantal » apparaît pour la première fois dans le
texte de la Critique22. Il qualifie ici une connaissance non
plus relative aux objets, mais à notre mode de
connaissance des objets. Par ce passage du contenu de la
connaissance à la connaissance elle-même, Kant espère
jeter les fondations de la métaphysique non dogmatique.
Le problème du fondement de la métaphysique devient
alors la question transcendantale sur les conditions de
possibilité de la connaissance, pour nous qui sommes des
êtres de finitude, à savoir limités dans notre connaissance
de l’objet par les bornes de la sensibilité.

§ 1.2.1. La métaphysique comme science


C’est la question de la fondation de la métaphysique
comme science par l’usage de la critique de la raison pure
qui commande d’un bout à l’autre le développement de
YIntroduction, Kant étant infiniment plus intéressé à
l’établissement critique de la métaphysique qu’à la seule
élaboration d’une théorie épistémologique de la
mathématique et de la physique23. L’explication critique

22 En dehors des deux références aux titres de chapitre déjà signalées à


propos des Préfaces. Les 11 occurrences du mot dans le texte sont
communes aux deux éditions de la Critique et se trouvent toutes dans
le paragraphe VII. La première édition présente aussi deux
occurrences de l’expression « philosophie transcendantale » dans deux
titres de chapitre (A 1 et 13) disparues dans la deuxième édition.
23 Un passage commun aux deux éditions de la Critique devrait à lui
seul suffire à contrer toute réduction de la Critique à un traité
d’épistémologie des sciences naturelles : « C’est justement dans ces
dernières connaissances (Erkenntnissen), qui vont au-delà du monde
sensible, où l’expérience ne peut donner aucun fil conducteur, ni
aucune rectification, que se situent les investigations de notre raison,
que nous jugeons par suite de leur importance bien plus précieuses et
de visée finale beaucoup plus sublime que ce que l’entendement peut

36
Le point de départ : l ’objet donné et pensé

de la connaissance atteinte dans le domaine de ces


sciences vise surtout à comprendre de quel droit la
métaphysique aussi peut revendiquer par analogie — à
savoir par une similitude dans la différence — le titre de
science24.
Kant n’ignore pas les différences entre mathématique
et physique « pures », et métaphysique. Celles-là
« contiennent une connaissance théorique a priori des
objets » (B 20), à savoir une connaissance nécessaire et
universelle des données de l’intuition ; leur contenu est
déjà constitué de jugements synthétiques a priori. La
critique de la raison pure n ’a qu’à expliquer comment ces
sciences sont possibles, « car qu’elles doivent être
possibles, c’est prouvé par leur réalité » (B 20). La
métaphysique, par contre, ne peut ni vanter un savoir réel

apprendre dans le champs des phénomènes » (A 3, B 6-7). Du temps


de Kant, le succès de la connaissance scientifique est assuré par le
progrès de celle-ci et universellement reconnu, alors que la
métaphysique est en crise. F. Alquié observe que, contrairement à ce
qui a été cru longtemps, ce n ’est pas le criticisme qui a ruiné la
métaphysique. Déjà du temps de Kant, la métaphysique n ’est plus
florissante ; elle est devenue une doctrine d’école à laquelle le XVIIIe
siècle semble renoncer. Cf. F. ALQUIÉ, La critique kantienne de la
métaphysique, PUF, Paris 1968, pp. 7-23. D ’autre part, même si les
interprètes attribuent à Kant une « épistémologie », il est évident que,
strictement parlant, Kant n ’a pas élaboré une «philosophie des
sciences » au sens moderne et, en ce sens, ce serait un anachronisme
de lui en attribuer une. N ’empêche que le problème des conditions de
la connaissance « fondée », des « racines » de la connaissance
« sûre », c ’est bien celui de la Critique de la raison pure. P. Ricœur
parle très souvent d’une « épistémologie » de la Critique, en
l’opposant à la « phénoménologie » : le premier terme indique le
rapport médiat à l’objet par le concept, le deuxième l’ouverture
immédiate aux objets par l’intuition.
24 F. Alquié observe justement : « Si l’intention de Kant avait été de
légitimer la science et de ruiner la métaphysique, sans doute aurait-il
séparé leur cas », F. A lquié , ibid., p. 11.

37
Transcendance etfinitude

déjà acquis25, ni aspirer à une connaissance par intuition,


car elle dépasse par sa nature même le domaine du
sensible. Par conséquent, le fait que Kant parle ici de la
métaphysique comme science ( Wissenschaft) de Dieu, de
la liberté et de Y immortalité, accordant aux propositions
sur ces sujets le rang de connaissance (Erkenntnis) et de
jugements synthétiques a priori’26, pourrait paraître pour le
moins déroutant27. Ces expressions doivent être
relativisées et situées en rapport à l’ensemble de la

25 L ’existence de fait assure le droit de la connaissance mathématique


et physique à l’explication critique. Faute de l’existence de fait d ’un
quelconque savoir métaphysique déjà acquis, Kant est bien obligé de
justifier l’application de la critique à la métaphysique à titre de
«disposition naturelle»(B 21). Cf. F. A lquiÉ, ibid., pp. 12-16. Les
questions métaphysiques sur Dieu, l’âme et le monde sont
inévitables : nous ne pouvons pas éviter de les poser. La Dialectique
dira bien que 1’ « illusion transcendantale » associée à ces idées est
inévitable, qu’on ne peut être en rapport avec elle que de manière
critique. Seulement grâce à la critique on évite le piège dogmatique
d’en faire des principes déterminants, au lieu de les reconnaître
comme des principes régulateurs. Ce sont ces idées transcendantales
qui permettent de fonder la métaphysique comme système, à savoir
comme science.
26 Un passage de la deuxième édition déclare : « Ces problèmes
inévitables de la raison pure elle-même sont Dieu, la liberté et
Y immortalité. Et la science ( Wissenschaft) dont la visée finale avec
toute son armature est proprement dirigée vers la seule solution de ces
problèmes s’appelle la métaphysique » (B 7). Tout à fait à la fin du
paragraphe V, encore dans un texte propre à la deuxième édition, on
lit: « Dans la métaphysique [...] nous voulons étendre notre
connaissance a priori [...] et nous avancer par des jugements
synthétiques a priori si loin que l’expérience elle-même ne peut nous
suivre, par exemple dans la proposition : Le monde doit avoir un
premier commencement, etc. » (B 18).
27 Et en désaccord flagrant avec la distinction entre science et
métaphysique, connaissance et pensée qui vient d’être établie dans la
Préface à la deuxième édition. Comment des jugements synthétiques a
priori — nécessaires, universels et phénoménales — pourraient-ils
être compatibles avec la pensée libre de la chose en soi ?

38
Le point de départ : l ’objet donné et pensé

Critique, où la distinction entre connaissance (erkennen)


et savoir (wissen) est respectée de manière assez
cohérente.

La similitude analogique de la science métaphysique


avec la mathématique et la physique ne tient finalement
qu’à la pertinence que l’une et les autres ont par rapport au
questionnement critique de la raison pure : celles-ci au
nom d’une connaissance de fa it qui reste à expliquer,
celle-là au nom d’une « disposition naturelle » (B 22) de
fa it de l’esprit humain à s’interroger sur Dieu, sur la
liberté et sur l’immortalité. Les questions « Comment la
mathématique pure est-elle possible ? Comment la
physique pure est-elle possible ? » (B 20) et « Comment la
métaphysique est-elle possible à titre de science ? » (B 22)
sont ramenées à une seule et même question : « Comment
les jugements synthétiques a priori sont-ils possibles ? » (B
19), qui est la question de la critique de la raison pure.

C’est au nom d’une nécessité factuelle que, à titre


différent, mathématique, physique et métaphysique
revendiquent la dignité de science et une commune
appartenance à la même raison ; unité qu’il revient
précisément au geste critique de la raison envers elle-
même d’élucider.

§ 1.2.2. La philosophie transcendantale comme système


de la raison pure

La nouveauté de l’approche kantienne consiste à


déplacer le problème du terrain des contenus à celui de
l’acte de la connaissance. Dans ce mouvement il faut
reconnaître le geste transcendantal de la critique de la
raison pure : « J’appelle transcendantale toute
connaissance qui s’occupe en général non pas tant d’objets
que de notre mode de connaissance des objets [en tant
39
Transcendance etfinitude

qu’il est possible en général]28 » (A 11-12, B 25). Cette


définition de transcendantal se démarque de manière tout
à fait originale par rapport à la signification ontologique
que cette notion gardait dans la métaphysique classique
des écoles. En accord avec la « révolution copemicienne »
opérée par le geste critique, la notion de transcendantal
n ’est plus relative à l’extériorité de la chose connue, mais
aux structures subjectives qui font qu’il y a objet
connaissable29. Transcendantale est alors non la question
de savoir comment nos représentations des objets
correspondent aux objets extérieurs à nous — ce qui
revient à supposer la précédence de l’objet sur le sujet — ,
mais celle des conditions subjectives qui font qu’il y a
objet, ou, en d’autres termes, la question de savoir
comment l’esprit humain peut se transcender dans la
position de la structure objective.
Si la question critique devient transcendantale, la
question transcendantale ne s’épuise pas pour autant dans
la question critique, elle ne se borne pas aux seules
conditions de possibilité de la connaissance synthétique.
Le champ de la « philosophie transcendantale » couvre
« complètement aussi bien la connaissance analytique que
la connaissance synthétique a priori » (A 12, B 25). La
philosophie transcendantale porte de manière complète

28 À la place de « en tant qu’il est possible en général », on lit dans A :


« mais avec nos concepts a priori des objets ». Dans le même sens, la
définition de transcendantal que Kant donne au § 13 des
Prolégomènes : « Or le terme transcendantal, qui chez moi ne signifie
jamais un rapport de notre connaissance aux choses, mais seulement à
la faculté de connaître, devait prévenir cette méprise » (IV 293, 28-
29).
29 La remarque de J. Rivelaygue à ce propos est tout à fait juste : « La
question transcendantale est celle du rapport de nos représentations,
non pas aux choses, mais à notre faculté de connaître, non à l’objet,
mais à nos concepts a priori. Elle traduit le renversement
“copemicien” », J. Rivelaygue , Leçons de métaphysique allemande
2. Kant, Heidegger, Habermas, Bernard Grasset, Paris 1992, p. 55.

40
Le point de départ : l 'objet donné et pensé

sur la totalité des sources de la connaissance a priori :


« Elle est le système de tous les principes de la raison
pure » (B 27)30. Le plus grand soin doit être pris à ce que
-} i

le contenu de cette philosophie soit pur : « que ne soit


admis32 aucun concept qui contienne en lui quelque chose
d’empirique, ou bien que la connaissance a priori soit
complètement pure » (A 14, B 28). Il ne s’agit pas
seulement de juxtaposer les uns aux autres les principes de
la connaissance humaine ; encore faut-il les articuler entre
eux. C’est pourquoi Kant insiste à plusieurs reprises sur le
caractère systématique de la philosophie transcendantale :
elle est «un système de la raison pure » (A 11, B 25).
Finalement, la philosophie transcendantale est un système
limité, du fait qu’il ne s’occupe pas de la « nature des
choses, qui est inépuisable » (A 12, B 26), ni des contenus
de la métaphysique, car il n ’est pas « une critique des
livres et systèmes de la raison pure » (A 13, B 27), mais
seulement de l’entendement et de son pouvoir a priori. Il
est du coup raisonnable d’espérer pouvoir achever la

30 Un peu avant, toujours dans le paragraphe VII de YIntroduction,


Kant avait écrit : « Un système de tels concepts s’appellerait
philosophie transcendantale » (A 12, B 25).
31 Ici, comme à la fin du paragraphe 1 de YIntroduction, Kant
envisage une distinction formelle entre « pure » et « a priori ». A
priori qualifierait toute connaissance d’ordre conceptuel, qu’elle soit
ou non tirée de l’expérience. « Pures » seraient alors ces
connaissances a priori particulières « absolument indépendantes de
toute expérience » (B 3). Cependant, le plus souvent dans la Critique,
cette distinction entre pure et a priori demeure sans effet.
32 Le paragraphe 7 de YIntroduction exclut sans hésitation de la
philosophie transcendantale « les principes suprêmes de la moralité et
ses concepts fondamentaux » (A 14, B 28), car ils sont considérés ici
comme étant inévitablement en rapport au sentiment, d ’origine
empirique, et, par conséquent, incompatibles avec les exigences de
pureté fixées pour le système des principes de la raison pure. Le
problème de la fondation de la morale par la raison pure pratique est
discuté dans la Première section du Canon de la raison pure : « De la
fin dernière de l’usage pur de notre raison ».

41
Transcendance et finitude

construction de ce système en entier : « le système


complet de la philosophie de la raison pure [...] pourrait
être un jour présenté analytiquement aussi bien que
synthétiquement » (A 12, B 26)33.
En somme, Kant conçoit la « philosophie
transcendantale » comme le système complet et exclusif de
tous les principes de la connaissance a priori. Système
qu’il est tout à fait possible d’espérer achever un jour et
qui constituera « la pierre de touche sûre pour apprécier le
contenu philosophique des œuvres anciennes et nouvelles
en cette partie34» (A 13, B 27). On reconnaît dans la
philosophie transcendantale le système que Kant réalisera
avec les trois Critiques, système préalable à une oc

métaphysique de la nature et des mœurs .

§ 1.2.3. La critique de la raison pure comme critique


transcendantale
C’est par le biais de la critique de la raison pure que
Kant pense réaliser le système de la philosophie
transcendantale. En tant que science des conditions de
possibilité des jugements synthétiques a priori, la critique
de la raison pure est une partie de la philosophie

33 La même remarque avait été faite au début de la Préface à la


deuxième édition à propos de la logique formelle, science achevée dès
ses débuts car elle a affaire uniquement aux structures de
l’entendement et non pas à la connaissance d’objets.
34 Ce passage de la deuxième édition rappelle la formule de la Préface
à la première édition : « Je n ’entends pas par là une critique des livres
et des systèmes, mais celle du pouvoir de la raison en général » (A
XII).
35 Ce qui implique que la notion de transcendantal n’est pas pertinente
uniquement à la première Critique, mais aussi à la Critique de la
raison pratique et à la Critique de la judiciaire, même si le thème est
moins explicitement développé dans ces deux derniers ouvrages. Il
reviendra encore de manière massive dans les notes de YOpus
Postumum, notamment par rapport au système de la philosophie
transcendantale.

42
Le point de départ : l ’objet donné et pensé

transcendantale. Cependant la critique de la raison pure


n ’appartient pas à la philosophie transcendantale à la
manière d’un simple sous-ensemble complémentaire et
juxtaposé à la partie sur les jugements seulement
analytiques. Elle est même plutôt la première partie du
système de la raison pure à devoir être développée, car elle
est aussi « la propédeutique » (A 11, B 25) à la
philosophie transcendantale tout entière, elle fournit « la
pierre de touche » de l’édifice systématique.
Elle représente, en effet, l’investigation préalable sur
les sources et les limites de la raison en son pouvoir de
connaître. Du coup, la critique de la raison pure ne vise
pas un contenu, « l’extension des connaissances elles-
mêmes » (A 12, B 26), mais la connaissance en tant que
telle . Sa première utilité vise à la « clarification de notre
raison, ainsi qu’à la préservation des erreurs » (A 11, B
25), à la « rectification » (A 12, B 26) de nos
connaissances. C’est pourquoi, selon Kant, « son utilité ne
serait [à l’égard de la spéculation]37 réellement que
négative38 » (A 11, B 25): de ce fait, la critique de la
raison pure est « critique transcendantale » (A 12, B 26),
discernement des jugements synthétiques a priori et non
point connaissance ontologique39.

36 «U ne telle [science ( Wissenschaft)\ devrait s’appeler non


doctrine (Doctrin), mais seulement critique » (A 11, B 25). Et encore :
« Cette recherche [Untersuchung] que nous ne pouvons pas nommer
proprement doctrine [Doctrin], mais seulement critique
transcendantale » (A 12, B 26).
37 « à l’égard de la spéculation » est un ajout de B.
38 L ’utilité négative qui correspond à l’emploi transcendantal de la
critique de la raison pure rejoint l’utilité négative de la critique dont il
est question dans la Préface à la deuxième édition et qui est
explicitement mis en relation avec une utilité positive de la raison pure
à l’égard de la métaphysique, à savoir la possibilité de penser la chose
en soi.
39 « Ses principes [de YAnalytique transcendantale] sont simplement
des principes de l’exposition des phénomènes, et le nom orgueilleux
Transcendance et finitude

Kant attend de la critique de la raison pure qu’elle


constitue un organon ou qu’elle fournisse au moins un
canon40 de la philosophie transcendantale. Elle sera ainsi
Y instrument pour bâtir organiquement le système de la
philosophie transcendantale. En ce sens, la critique fait
plus qu’assurer le fondement du système complet de la
raison pure ; elle contient en elle « l’idée complète de la
philosophie transcendantale, mais pas encore cette science
elle-même » (A 14, B 28) et il lui revient de « tracer le
plan tout entier de façon architectonique » (A 13, B 27) du
système complet des principes de la connaissance a priori.
La fonction de la critique ne consiste pas uniquement à
assurer les fondements de l’édifice, mais à esquisser le
projet de l’édifice même en donnant une unité à son
ensemble. Cela implique que la critique ne s’arrête pas aux
principes de la philosophie transcendantale : elle est
présente à chaque stade de son développement.
Conformément à cette esquisse de la critique de la
raison pure comme étant, à la fois, une partie de l’exposé

d’une ontologie, qui prétend donner des choses en général des


connaissances synthétiques a priori, dans une doctrine
systématique (par exemple le principe de causalité), doit faire place au
nom modeste d’une simple analytique de l’entendement pur » (A 247,
B 303).
40 « Un organon de la raison pure serait un ensemble de ces principes,
d ’après lesquels toutes les connaissances pures a priori peuvent être
acquises et réellement établies. L’application détaillée d’un tel
organon produirait un système de la raison pure»(A 11, B 25). Et
encore : « Une telle critique est par suite une préparation, autant que
possible, pour un organon, et si celui-ci devait ne pas réussir, du
moins pour un canon de ces connaissances a priori, d’après lequel en
tout cas le système complet de la philosophie de la raison pure [...]
pourrait être un jour présenté analytiquement aussi bien que
synthétiquement» (A 12, B 26). La référence à YOrganon d’Aristote
est intentionnelle. Kant laisse entendre que, dans l’usage qu’il fait de
ces mots, le canon (la règle) a une signification plus faible que
Y organon (Y instrument).

44
Le point de départ : l 'objet donné et pensé

systématique de toutes les connaissances a priori et sa


propédeutique, le plan du traité qui lui correspond
présente deux parties principales : la Doctrine des
éléments et la Doctrine de la méthode41. Celle-ci contient
le canon en vue d’une édification architectonique de la
philosophie transcendantale ; celle-là est l’exposé de la
connaissance synthétique a priori, qui partage avec la
connaissance analytique la totalité du domaine de la
philosophie transcendantale.
La question à laquelle la critique de la raison pure
doit répondre — comment les jugements synthétiques a
priori sont-ils possibles ? — se précise ici comme la
question transcendantale de la médiation entre « les deux
souches de la connaissance humaine» (A 15, B 30), la
sensibilité et Y entendement. Le problème de la synthèse a
priori se traduit dans la recherche « d’une racine
commune » entre ces deux souches, le principe qui fait
que l’objet connu soit donné et pensé à la fois. L ’objet
connu, à savoir reçu et pensé, n ’est que le réflexe du sujet
connaissant, qui le reçoit et le pense. Pour Kant, il est clair
que c’est cette unité qui est le point de départ originaire et
non l’opposition dualiste de la sensibilité à l’entendement.

41 Kant estime ne pas avoir à plonger ici dans les détails du plan de la
première Critique, restant à l’essentiel des lignes générales du traité.
Du coup, il apparaît encore plus clairement que la Méthodologie n ’est
pas à ses yeux l’appendice de la Doctrine des éléments, de même qu’il
ne considère pas YEsthétique transcendantale comme la préface à la
Logique transcendantale. La division de la Logique en Analytique et
Dialectique n’est pas même mentionnée. En dépit des indications
données à la fin de YIntroduction par Kant lui-même et de
l’avertissement qu’il tient de l’abbé Terrasson de mesurer « la
grosseur d’un livre non au nombre des pages, mais au temps dont on a
besoin pour le comprendre » (A XIX), la tradition interprétative de la
Critique a souvent eu tendance à amoindrir indûment l’importance de
Y Esthétique et de la Méthodologie par rapport aux deux sections de la
Logique, précisément par effet de l’aberration produite par la longueur
sensiblement majeure de celles-ci.

45
Transcendance et finitude

Éclairer l’unité originaire de l’objet transcendantal ne


signifie pas autre chose que laisser apparaître comme dans
un miroir l’unité originaire du sujet transcendantal face
auquel cet objet se tient.

Le geste transcendantal, tel qu’il est présenté dans


YIntroduction, consiste dans le détournement de
l’ontologique au connaître, du connu au connaissâble, de
l’ontologie à la critique. La métaphysique comme
interrogation sur Dieu, Y immortalité et la liberté ne peut
échapper au dogmatisme que si ses fondements sont
assurés par une philosophie transcendantale de tous les
principes de la connaissance a priori ; système qui ne
pourra pas trouver sa pierre de touche et sa règle
d’édification tant qu’il ne sera pas l’articulation des deux
souches de la connaissance42. C’est pourquoi le point de
départ de la recherche transcendantale est le seul lieu où
cette articulation est déjà réalisée : l’unité de l’objet donné
et pensé.

§ 1.3. Apparaître et détermination : Yesthétique


transcendantale comme science
La distinction entre sensibilité et entendement, et le
problème de la détermination de leur racine commune sur
lesquels butte YIntroduction rebondissent sur le texte
d’ouverture de Y Esthétique transcendantale.

42 Kant affirme la possibilité d’une racine commune de la sensibilité et


de l’entendement (« il y a deux souches de la connaissance humaine,
qui viennent peut-être d’une racine commune», A 15, B 29), mais
seulement pour la retirer aussitôt et sans hésitation du champ de notre
connaissance (cette « racine commune » est bien déclarée « inconnue
de nous »). Cette référence à un troisième terme et à une racine
commune ne manquera pas de désorienter certains interprètes.
L ’irréductibilité de la sensibilité à l’entendement est le pilier de
l’édifice critique transcendantal.

46
Le point de départ : l ’objet donné et pensé

Le point de départ du parcours critique est


Y objet ( Gegenstand) en tant que donné (gegeben) et
pensé (gedacht), à savoir en tant que la sensibilité et
l’entendement sont inséparablement ses conditions de
possibilité : « C’est donc au moyen de la sensibilité que
des objets nous sont donnés, et elle seule nous fournit des
intuitions ; mais c’est par l’entendement qu’ils sont
pensés, et c’est de lui que proviennent les concepts » (A
19, B 33). La pensée n ’a d’autre accès à l’objet qu’en lien
— que ce soit « direct » ou « indirect » (A 19, B 33) —
avec l’intuition sensible. Ce qui est premier dans l’ordre
de l’apparition est Y objet de l’expérience dont le regard
critique dit après coup qu’il est donné et pensé, qu’il est
l’allégeance de la sensibilité à l’entendement. La synthèse
d’emblée en acte dans ce qui « se tient en face » se
manifeste comme le lieu du questionnement
transcendantal43.
La critique — fidèle à son sens étymologique de
«jugem ent» qui produit un «discernement» — doit
casser cette unité de la sensibilité et de l’entendement
« sur » l’objet, considérer séparément les éléments qui la
constituent, afin d’accéder à leur racine commune dans le
sujet. Comme le dit P. Ricoeur : « Tout progrès dans la
réflexion est un progrès dans la scission »44. Loin d’être la
marque d ’un dualisme originel, l’opposition entre
sensibilité et entendement n ’est que l’effet de cette

43 P. Ricceur résume avec une extrême clarté la question du point de


départ propre à la réflexion « transcendantale » kantienne : « [elle] est
une réflexion à partir de l’objet, à partir plus précisément de la chose.
C’est « s u r » la chose qu’elle discerne le pouvoir de connaître. [...]
C’est sur la chose qu’elle aperçoit le pouvoir de la synthèse. [...] C ’est
en quoi elle est proprement transcendantale : elle fait apparaître sur
l’objet ce qui dans le sujet rend possible la synthèse », P. RiCŒUR,
Finitude et culpabilité 2, L ’homme faillible, Edition Montaigne, Paris
1960, p. 36.
44 P. R icœ ur, ibid., p. 37.

47
Transcendance et finitude

progression réflexive de la critique dans la scission,


progression qui commence par et se termine dans une
unité plus originaire, respectivement celle de l’objet et
celle du sujet qui est en face de lui et qui se reflète en lui.
La stratégie mise en acte par Kant afin de saisir le
sensible est alors une double abstraction à partir de l’objet
donné et pensé : « Dans l’esthétique transcendantale, nous
isolerons d’abord la sensibilité, en séparant tout ce que
l’entendement y pense par ses concepts, de telle sorte qu’il
ne reste rien que l’intuition empirique. En second lieu,
nous en écarterons encore tout ce qui appartient à la
sensation, de sorte qu’il ne reste plus que l’intuition pure
et la simple forme des phénomènes, seule chose que la
sensibilité puisse fournir a priori » (A 22, B 36).
Abstraction faite de ce qui dans l’objet donné et pensé
appartient au concept, reste l’objet qui apparaît, à savoir le
« phénomène » (.Erscheinung). La « forme pure » au sens
transcendantal (A 20, B 34) de l’intuition sensible est
obtenue par séparation de Va posteriori (« la matière »,
« la sensation ») — de Va priori (« la forme »). Par
conséquent, elle « se trouve a priori dans l’esprit, comme
une pure forme de la sensibilité, indépendamment même
de tout objet réel des sens ou de toute sensation » (A 21, B
35). C’est cette forme pure du phénomène qui fait le
principe de la « science » de la sensibilité a priori,
Vesthétique transcendantale45.

45 Un peu avant dans le texte de Kant on trouve la même progression


vers la forme pure de la sensibilité par une double abstraction (de
l’entendement d’abord, de la sensation ensuite) à partir de l’objet
donné et pensé : « Ainsi, quand, dans la représentation d’un corps, je
sépare ce que l’entendement en pense, comme la substance, la force,
la divisibilité, etc., ainsi que ce qui appartient à la sensation, comme
l’imperméabilité, la dureté, la couleur, etc., il me reste encore quelque
chose de cette intuition empirique, à savoir l’étendue et la figure » (A
21, B 35)

48
Le point de départ : l ’objet donné et pensé

Le résultat de l’application de la critique à l’objet est


de distinguer deux sciences du même objet, ou, plus
précisément, étant donné qu’il s’agit de sciences
transcendantales, deux modes de connaissance du même
objet : « Une science de tous les principes de la sensibilité
a priori, je l’appelle esthétique transcendantale*. Il faut
donc qu’il y ait une telle science, qui constitue la première
partie de la théorie transcendantale des éléments, par
opposition à celle qui contient les principes de la pensée
pure et qui se nomme logique transcendantale » (A 21, B
35-36). Qu’est-ce que l’objet de l’intuition sensible donne
à connaître ? Ou, en d’autres termes, de quoi l’esthétique
transcendantale est-elle une science et, qui plus est, une
science distincte et opposée à la logique transcendantale ?
La fameuse note relative au passage en question offre des
indications précieuses à ce propos. Kant démarque l’usage
du mot « esthétique » au sens transcendantal de son usage
au sens de « critique du goût » que lui donne
Baumgarten46. Il le ramène ainsi à sa relation avec la
logique selon le partage de la connaissance en
aiG0yyrà kcù vorjxà à l’instar de la philosophie grecque.
Mais ce retour à un paradigme originaire et plus
authentique ne va pas sans ambiguïté. La distinction entre
aÏG0r)aiç et vôrjaiç qualifie effectivement deux
connaissances — deux sciences — bien distinctes, dont,
cependant, la première est la connaissance de la simple
apparence (non de l’apparaître) de l’étant, le savoir faux
d’origine sensible ; et la seconde, éveil à la vérité de l’être
de l’étant, au savoir selon le X6yoç que l’étant est41. La

46 Kant reproche à Baumgarten la nouveauté de l’usage du mot, tandis


qu’il propose de revenir à l’usage classique.
47 Que l’on songe au mythe de la caverne de Platon ou au Poème de
Parménide. Quelques extraits de ce Poème contenant la doctrine de la
suprématie du vo rj^a ou du Xôyoç sur la sensibilité, à savoir ce qui
dans le langage de Platon deviendra l’caaôïiaiç, se trouvent indiqués

49
Transcendance et finitude

philosophie grecque oppose le sensible au logique, mais


en tant que le premier donne Y illusion et le second la
vérité de la connaissance de l’existence de l’étant48. Il y a
bien deux connaissances, deux sciences du même objet,
mais l’une est vraie et l’autre fausse. Or, Kant n’oppose
pas Y esthétique à la logique comme un faux savoir à un
vrai savoir.
La tentative de Baumgarten de fonder Y esthétique
comme science a le mérite d’essayer de rendre autonome
le sensible comme source de connaissance, en réaction à
l’idéalisme leibnizien dominant de son époque pour qui la
vérité est uniquement d’ordre logique, le sensible n’étant
qu’une forme confuse et dépendante de la vérité logique49.
L’effort d’attribuer à la connaissance sensible une vérité
propre, indépendante de la logique, fait que, au moins sur
un point, Baumgarten est plus proche de Kant que les

dans J. BENOIST, « Du champ et du sol d’une Esthétique


transcendantale », dans Archives de philosophie SI (1994) pp. 312-
315.
48 Nous avons déjà remarqué, à propos de la « révolution
copemicienne », qu’un trait commun entre l’attitude de Copernic et le
geste critique est d’aller à rencontre des simples apparences, de
l’évidence naïve des choses. Quant au geste, mais non pas quant à la
valeur du sensible, la démarche de Kant est la même que celle de
Parménide.
49 Cf. ce que Kant lui-même dit sur l’idéalisme de Leibniz et Wolff
dans les Remarques générales à l'esthétique transcendantale. A. G.
Baumgarten s’inscrit dans le même courant de la métaphysique
idéaliste de Leibniz et Wolff ; d’ailleurs, Kant avait adopté son livre
Metaphysica comme manuel. Baumgarten avait déjà utilisé
l’expression « esthétique » dans ses Meditationes philosophicae de
nonnullis ad poema pertinentibus de 1735 et avait publié son traité
d ’Aesthetica en 1750. Cf. F. M arty , note 2 de p. 89, folio essais p.
797. Pour une reconstruction généalogique plus détaillée de la notion
d’ « esthétique transcendantale » avant la Critique de la raison pure,
cf. R. THEIS, « Aux sources de PEsthétique transcendantale », KS
76/2(1985) 119-137. Les pp. 3-6 sont plus spécialement consacrées
au rapport avec la notion d’esthétique chez Baumgarten.

50
Le point de départ : l ’objet donné et pensé

Grecs. Ce que Kant lui reproche, c ’est d’avoir logé la


science esthétique dans le champ du « beau »50, où la
vérité est celle des peintres et des poètes et non pas celle
de la logique, délaissant en revanche le fait que, dans le
champ de l’expérience naturelle, le sensible continue
d’obéir aux règles fixées par la logique. En physique, il
n ’y aurait toujours pas d’autonomie du sensible par
rapport à l’entendement. Esthétique et logique seraient
alors deux sciences à part entière, mais visant deux objets
différents, l’objet artistique et celui de l’expérience51.
Sur le plan transcendantal, esthétique et logique ne
s’opposent pas l’une à l’autre ni quant à la vérité de leur
connaissance, ni par la diversité des objets qu’elles visent.
L ’esthétique transcendantale vise le même objet que la
logique, l’objet de l’expérience, l’objet donné et pensé. De
cet objet, l’esthétique transcendantale désigne une
connaissance par la sensibilité autre que la connaissance
par l’entendement et articulée à celle-ci. Faut-il
comprendre par là que la même chose serait pour Kant

50 L’ajout de B au texte de la note en question nuance la position de la


première édition, en admettant la possibilité d ’avoir deux disciplines
esthétiques, l’une au sens transcendantal et appartenant à la
philosophie spéculative, l’autre dans la signification psychologique.
Dans cette dernière on reconnaît la doctrine esthétique que Kant
présente dans la troisième Critique. Cependant, tandis qu’en 1787
Kant rejette purement et simplement YAesthetica de Baumgarten, au
sens de traité du goût, en 1790, il se ravise complètement et dans la
troisième Critique il reconnaît au jugement de goût un aspect
universel et nécessaire.
51 La remarque de Kant à Baumgarten pointe aussi un autre problème.
Fonder l’esthétique comme science signifie pour Baumgarten
« soumettre le jugement critique du beau à des principes
rationnels » (A 21, B 35) ; cela revient à utiliser la logique comme
fondement de cette science - car elle seule peut fournir des principes
rationnels - , alors même que l’esthétique est la tentative d’affranchir
le sensible de l’entendement, de se constituer comme science
autonome à l’égard de la logique.

51
Transcendance et finitude

objet à la fois d’une connaissance par l’entendement et


d’une connaissance par la sensibilité distinctes l’une de
l ’autre ? Cela reviendrait à dédoubler le réel en un monde
des idées et un monde des sens, chacun avec sa vérité.
Kant est clair : l’entendement n’a accès à l’objet de
l’expérience que par la sensibilité. L’objet de l’expérience
n ’est pas connu en partie par l’entendement et en partie
par la sensibilité. Le champ52 de connaissance du sensible
est le même champ de connaissance que celui de
l’entendement, quant à l’objet de l’expérience.
La différence entre esthétique et logique est
transcendantale ; elle ne concerne pas l’objet connu, mais
le mode de connaître le même objet . L’entendement
connaît l’objet selon le concept, il pense le quid de la

52 Au début du paragraphe II de YIntroduction de la Critique de la


judiciaire (Ak V 174), Kant définit le « champ » (Feld) des concepts
« dans la mesure où ils sont rapportés à des objets », mais avant de
déterminer si leur connaissance est possible ou non, comme étant
déterminée « seulement d’après le rapport que leur objet a à notre
faculté de connaître en général ». En d ’autres termes, le champ est ce
qui est visé ou intentionné, mais pas encore saisi par notre pouvoir de
connaissance. Le « territoire » (Boden/Territorium) est la partie du
champ où les concepts ont la possibilité de connaître des objets ;
autrement dit, le territoire définit ce à quoi le concept a accès, le
connaissable du concept. Le « domaine » (Gebiet/Ditio) est la partie
du territoire que les concepts possèdent de droit, à savoir du fait qu’ils
sont purs a priori. Par conséquent, les concepts dérivés de
l’expérience, ne procurant pas une connaissance nécessaire et
universelle, n’ont pas de domaine dans le champ de la nature, mais on
leur accorde seulement un « domicile » (Aufenthalt/Domicilium).
53 Que la sensibilité ne soit pas un complément à la connaissance de
l’entendement, cela ne suffit pas à conclure que l’esthétique devrait
être réabsorbée par la logique. Telle semble être pourtant la position
de Cohen, du moins d’après l’interprétation que Philonenko en
donne : « Ici YEsthétique transcendantale se supprime réellement
dans la Logique transcendantale », A. PHILONENKO, L ’œuvre de Kant.
La philosophie critique 1. La philosophie précritique et la Critique de
la raison pure, Vrin, Paris 1969, p. 200.

52
Le point de départ : l ’objet donné et pensé

chose, la détermination de l’objet. Dans la procédure de


double abstraction mise en place au début de YEsthétique
transcendantale, la réduction du concept fait paraître le
phénomène, le donné que le concept ne pourrait
aucunement produire et qu’il ne peut que recevoir. La
réduction par abstraction sur le phénomène de ce qui est
en lui contingent, a posteriori , fait paraître le mode de
connaissance propre de l’esthétique transcendantale. Elle
concerne l’autre du contenu conceptuel et empirique du
donné, à savoir le fait même qu’il soit donné, la donation
du donné54. Notre sensibilité ne représente rien d’autre que
notre exposition structurelle à la rencontre avec les objets :
« La capacité de recevoir (la réceptivité) des
représentations grâce à la manière dont nous sommes
affectés par des objets s’appelle sensibilité » (A 19, B 33).
Notre capacité à être affectés par les objets, à recevoir leur
donation, à nous tenir dans le champ de l’apparaître (et
non pas de l’apparence) de la chose est une structure
originaire du sujet, encore plus profonde et plus vraie que
toute détermination d’ordre conceptuel de la vérité de
l’objet. Ce que l’intuition sensible connaît dans la
connaissance par expérience, c’est l’apparaître de l’objet,
à savoir qu’zVy a donation et manifestation de quelque
chose dans l’objet donné et pensé avant même que la
raison puisse questionner l’apparition de cet objet.
Il n ’y a pas de connaissance sensible de l’objet en
dehors de la détermination conceptuelle de celui-ci et il
n ’y a de connaissance logique que d’un objet saisi par
intuition. L’objet de l’expérience est toujours donné et
pensé. Mais la raison pure trouve entre l’intuition et la

54 J. Benoist observe à juste raison que l’esthétique transcendantale et


la logique transcendantale visent le même champ, mais habitent deux
sols (nous préférons l’expression territoires) différents. Cf. J.
B enoist , « Du champ et du sol », pp. 307-324.

53
Transcendance et flnitude

détermination de l’objet au plan transcendantal le point de


scission qui lui permet de commencer son travail critique.

§ 1.4. L’Introduction de la Logique transcendantale


L ’Introduction à la Logique transcendantale ne dit
pas autre chose lorsqu’elle répète : « Intuition et concepts
constituent donc les éléments de toute notre connaissance,
de sorte que ni des concepts sans intuition qui leur
corresponde de quelque manière, ni une intuition sans
concepts ne peuvent donner une connaissance » (A 50, B
74). La distinction entre Y esthétique comme « science des
règles de la sensibilité en général » et la logique comme
« science des règles de l’entendement en général » (A 52,
B 76) suppose l’unité préalable de l’acte de connaissance.
Comme pour l’esthétique, au début de la section sur
la Logique transcendantale, Kant est soucieux de définir
la logique transcendantale en la démarquant de la logique
formelle qui est valable aussi pour les connaissances
empiriques. La logique transcendantale concerne l’usage
de l’entendement en tant qu’il se rapporte à des objets a
priori.
C ’est dans cette optique que Kant fait « une
remarque qui a son importance » (cf. A 56-57, B 80-81).
« Transcendantal » ne coïncide pas avec « a priori » :
« toute connaissance a priori ne doit pas être nommée
transcendantale ». Kant considère comme
transcendantales uniquement les connaissances a priori
relatives aux conditions de possibilité de <<certaines
représentations (intuitions ou concepts) » et à leur usage a
priori par rapport « à des objets de l’expérience ».
Autrement dit, la notion de « transcendantal », comme
dans l’introduction de YEsthétique, est relative au mode de
connaissance a priori — le « que et comment » certaines
représentations sont possibles a priori — et non à la
connaissance elle-même : « La différence du
transcendantal et de l’empirique n’appartient donc qu’à la
54
Le point de départ : l ’objet donné et pensé

critique des connaissances et ne concerne point la relation


de ces connaissances à leur objet ». Transcendantal est dit
du rapport à l’origine non empirique de la connaissance
objective.
Ce que Kant ajoute plus clairement ici, c’est que la
question de comment des représentations d’origine non
empirique peuvent « tout de même se rapporter a priori à
des objets de l’expérience » est aussi de nature
transcendantale. La question transcendantale se spécifie
comme le problème de la synthèse, à savoir l’explication
de comment des contenus donnés par l’expérience sont
subsumés sous des concepts a priori.

OSÏO CSBO 0880

L ’exploration menée dans ce premier chapitre sur les


parties introductives de la Critique nous fournit quelques
éléments préalables pour situer la problématique du
transcendantal. Par cette notion, Kant espère jeter les
fondations d’une métaphysique qui échappe autant au
dogmatisme idéaliste, qu’à la critique radicale sceptique.
La question transcendantale est directement liée au
problème de fond de la Critique de la raison pure :
comment fonder la métaphysique comme science ? La
réponse de Kant consiste à déplacer le problème du plan
de la connaissance des objets au plan des modes de
connaissance. L ’analyse critique du pouvoir de
connaissance de la raison, de son origine et de son
étendue, est plus urgente que l’analyse critique des
contenus de la métaphysique. Cette option marque le
passage d’une approche ontologique à une approche
transcendantale de la métaphysique. Le problème principal
de la philosophie transcendantale, celui auquel la critique
de la raison pure doit trouver une réponse, est la question
de savoir comment les jugements synthétiques a priori
sont possibles. Les introductions à YEsthétique
55
Transcendance etfînitude

transcendantale et à la Logique transcendantale montrent


que la question de la synthèse se pose à partir de l’unité de
l’objet de l’expérience, l’objet donné et pensé. La
distinction entre sensibilité et entendement ne représente
aucunement un dualisme originaire : elle est le résultat de
l’application de la critique qui a besoin de rompre l’unité
sur l’objet pour qu’il y ait progrès dans la réflexion. La
question de la synthèse ne porte pas sur la relation entre a
posteriori et a priori , mais entre donation et détermination
de l’objet. La première étape de notre parcours s’achève
sur la position de la question transcendantale telle qu’elle
est formulée dans la « remarque » de YIntroduction de la
Logique transcendantale : comment des représentations
non empiriques peuvent-elles se rapporter a priori aux
objets de l’expérience ? La visée de la réflexion
transcendantale est la recherche de la racine commune de
la sensibilité et de l’entendement dans le sujet de la
connaissance, le sujet à qui quelque chose (etwas )
apparaît et par qui ce même quelque chose est
conceptualisé.

56
II. La c o n s t i t u t i o n tr a n sc en d a n ta le de
l ’a p p a r a î t r e

L ’étape esthétique de la démarche transcendantale


vise à établir l’autonomie de la sensibilité comme source
de connaissance par rapport à l’entendement, sans quoi la
critique sombrerait dans une nouvelle version de
l’idéalisme. Explorer les possibilités de l’esthétique en tant
que transcendantale, c’est précisément établir l’étendue
du pouvoir de connaissance en dehors de sa relation à
l’entendement. Le pouvoir propre à la connaissance
sensible est celui de connaître Y apparaître des choses, à
savoir le dépassement définitif de tout dualisme de l’être
et de la simple apparence. C’est à partir de la conquête de
ce sol phénoménologique que se prépare la question de
l’articulation de l’intuition sensible à la détermination
intellectuelle.

§ 2.1. L’exposition des concepts de l’espace et du temps


Dans les écrits pré-critiques de Kant, l’espace a une
place considérablement plus importante que le temps55.

55 Les étapes qui ont précédé et préparé la réflexion de VEsthétique


transcendantale sont esquissées dans J.-L. V iellard -B a r o n ,
« L’espace et le temps chez Kant : difficultés et critique », KS
89 (1998) 130-134. L’auteur renvoie à son tour à l’ouvrage magistral
de F.-X. CHENET, L ’assise de l ’ontologie critique. L'esthétique
transcendantale, Presses Universitaires de Lille, Lille 1994. Une
reconstruction de l’évolution de la pensée kantienne plus
Transcendance et finitude

Cependant, dès la Dissertation de 1770, le problème de la


forme phénoménale du monde sensible est finalement
posé, l’espace et le temps sont désormais associés en tant
que principes de la forme du monde sensible et beaucoup
d’éléments qui seront repris dans l’exposition de
Y Esthétique transcendantale sont déjà élaborés. Ce que la
Dissertation n’élucide pas encore clairement est la nature
a priori de l’espace et du temps. Dans la Lettre à Marcus
Herz , Kant écrit que l’espace n’est ni objectif, ni non plus
intellectuel56 ; cela implique par conséquent qu’il doit être
pensé comme étant dans le sujet et sensible. C ’est
précisément sur ce point que la réflexion transcendantale
de la première Critique apporte sa contribution la plus
originale.
Dans la première édition, Kant présente de manière
parallèle les concepts de l’espace et du temps selon un
même schéma en cinq points. Cette présentation fera
l’objet d’importants aménagements dans le texte de la
deuxième édition. Tout d’abord, Kant introduit en 1787
l’expression « exposition » et il distingue entre
« exposition métaphysique » et « exposition
transcendantale » des concepts de l’espace et du temps.
L ’« Exposition métaphysique du concept de l’espace »
contient quatre des cinq points consacrés en 1781 à
l’espace. Le troisième point du texte de la première édition
est carrément supprimé dans la deuxième et reformulé à
l’intérieur de l’« Exposition transcendantale du concept de
l’espace ». Le quatrième point de l’« Exposition
métaphysique du concept de l’espace » est la réécriture du
cinquième point de la présentation de l’espace du texte de

spécifiquement axée sur la notion de temps dans la période pré­


critique se trouve chez S. J. A l-A z m , K a n t’s theory o f Time,
Philosophical Library, New York 1967, pp. 1-6.
56 « On ne peut prétendre que l ’espace soit objectif, ni donc non plus le
faire passer pour intellectuel » (AK X 133, lettre du 21 février 1772).

58
La constitution transcendantale de l ’apparaître

1781. Par contre, l’«Exposition métaphysique» du


concept de temps reprend les mêmes cinq points de la
présentation du concept de temps de la première édition
sans modifications textuelles significatives. Néanmoins,
au début de l’« Exposition transcendantale du concept du
temps » Kant renvoie explicitement au troisième point de
l’exposition métaphysique, qui est de ce fait à considérer
comme étant pertinent pour l’exposition transcendantale
en dépit de la position qu’il occupe dans le texte de la
deuxième édition. Les quatre autres points de
l’« Exposition métaphysique » du concept du temps
correspondent ainsi dans l’ordre aux quatre points de
l’« Exposition métaphysique du concept de l’espace ». En
ce sens, l’exposition du concept de l’espace procède de
manière essentiellement parallèle à l’exposition du
concept du temps aussi dans le texte de la deuxième
édition de la Critique.
Les changements apportés dans la deuxième édition
concernent de manière significative la distinction entre les
arguments d’ordre transcendantal et ceux d’ordre
métaphysique. Le déplacement des expositions
transcendantales après les expositions métaphysiques
forme une nouvelle progression où l’argument
d’infinité (le quatrième de l’exposition métaphysique)
représente le moment extrême de l’exposition
métaphysique, celui même qui rend nécessaire le passage
à l’exposition transcendantale.

§ 2.1.1. Sur les mots « exposition » et « concept »


L 'Esthétique transcendantale ne contient pas une
démonstration, mais seulement une exposition 57 de

57 Même si le mot « exposition » n’apparaît que dans la deuxième


version de YEsthétique transcendantale, la présentation de l’espace et
du temps de 1781 a déjà la teneur d’une exposition et non pas celle
d’une véritable démonstration.
Transcendance et finitude

l’espace et du temps. L’intuition pure de l’espace et du


temps n’est pas l’objet d’une déduction par
démonstration58 : cela est la chance de Vesthétique
transcendantale. Une démonstration de l’espace et du
temps comme formes de l’intuition pure les aurait réduits
à des concepts de la sensibilité et, du même coup,
l’esthétique transcendantale serait devenue un accessoire
de la logique, le reflet pâle et indistinct de la connaissance
pleine à laquelle on accède par l’entendement. Une
déduction aurait impliqué de faire dériver l’espace et le
temps d’autres principes, de remonter à une source plus
originaire, de ramener la sensibilité comme connaissance à
une racine plus profonde. Rien n’aurait pu empêcher la
critique de sombrer dans un idéalisme absolu.
Certes, Kant parle bien de « concept » de l’espace et
du temps, alors que Y esthétique transcendantale vise
précisément à montrer que l’espace et le temps ne sont pas
des concepts, du moins au sens qu’ils appartiendraient à la
logique transcendantale. L’ambiguïté du langage de Kant
va jusqu’à produire ce qui pourrait paraître, au premier
abord, une contradiction dans la lettre du texte, car
l’« Exposition métaphysique du concept de l’espace »
aboutit à la conclusion suivante : « La représentation
originaire de l’espace est donc une intuition a priori , et
non pas un concept » (B 40). Certainement, Kant ne
conçoit pas l’espace et le temps comme des

58 Ce renoncement à une démonstration marque une innovation dans la


recherche de Kant, comme l’observe J.-L. Viellard-Baron selon une
litote : « En un certain sens, c ’est une régression, puisque les textes
antérieurs avaient une valeur proprement démonstrative. Pour avoir
réfléchi longuement à ce problème, à l’irréductibilité du sensible en
tant que ce réel qui nous est donné et ne peut être produit par le
concept, Kant en donne une exposition sèche et, si l ’on ose dire,
dogmatique », J.-L. V iellard -B aron , « L’espace et le temps chez
Kant», p. 133. Or la retenue de Kant est précisément le salut de
YEsthétique transcendantale en tant qu’esthétique transcendantale.

60
La constitution transcendantale de l ’apparaître

représentations construites par l’application d’une règle.


Le « concept » que nous pouvons nous en faire ne procède
pas des principes de l’entendement ; l’espace et le temps
ouvrent à une connaissance qui n ’est pas d’ordre
intellectuel, au sens où, dans la connaissance par
expérience, l’intuition connaît autrement que le concept.
C’est afin de marquer cette autonomie de l’intuition par
rapport au concept que, jusque dans l’ordre de l’exposition
de la Critique , YEsthétique transcendantale doit devancer
la Logique transcendantale.
Il n ’est pas étonnant que certains interprètes aient
cédé à la tentation d’exploiter la lettre même du texte de
Kant pour réduire l’intuition au concept. Beaucoup de
critiques formulées à la charge de YEsthétique
transcendantale procèdent de cette méprise. C ’est le cas
de l’interprétation issue de l’École de Marburg et formulée
notamment par H. Cohen, qui cherche à tirer profit de la
fonction cognitive de l’intuition pour finalement
intellectualiser Y esthétique59. Si l’esthétique est
transcendantale — si l’intuition est connaissance par les
concepts de l’espace et du temps —, elle est, par
conséquent, un moment provisoire dont la Logique
déborde et qu’elle subordonne. La faiblesse de Kant serait
précisément de ne pas avoir déduit les concepts de cette
forme de connaissance, d’avoir cru qu’une simple
exposition pût suffire60.

59 « L’intuition, qui n’est pas pour autant identique à la sensation mais


doit être “pure”, n ’est-elle donc pas apparentée à la pensée ? Et ne
fournit-elle pas un universel, la valeur du concept qu’on a mise en
évidence paraissant être cet universel ? » H. COHEN, La théorie
kantienne de l ’expérience, trad. de l’allemand par E. Dufour et J.
Servois, Éd. du Cerf, Paris 2001, p. 157.
60 Chez les philosophes anglophones d’inspiration analytique, ce
reproche est courant encore aujourd’hui : Kant aurait fait d’une
expérience mentale une démonstration (cf. E. A q u ila , « A priori
Form and a priori Knowledge in the Transcendental Aesthetic », dans

61
Transcendance et finitude

Néanmoins, Kant ne renonce pas au mot « concept »


à propos de l’espace et du temps en tant que formes de
l’intuition et même, dans la deuxième édition, il affiche le
mot y compris dans les titres de chapitre. C’est bien cette
insistance sur le mot « concept » qui résiste à toute
réduction de YEsthétique à une ébauche de
phénoménologie. Le symétrique de l’interprétation
logiciste est l’interprétation phénoménologiste de la
Critique , selon laquelle toute la nouveauté de Kant
tiendrait dans la reconnaissance de l’autonomie absolue de
l’intuition par rapport au concept, car c’est bien par
l’intuition que nous sommes immédiatement présents à la
manifestation de l’être du monde dans le temps. Dans cette
perspective, la référence de Kant au concept n’est qu’un
résidu métaphysique dont il faut se défaire pour dégager la
véritable percée phénoménologique de la Critique. Il s’agit
d ’une tentation subtile, car par là la critique est
subrepticement ramenée à une autre forme d’idéalisme, où

Akten des 5. Internationalen Kant-Kongresses, 2 vol., Bouvier Verlag


Herbert Grundmann, Bonn 1981, pp. 83-90). E. Aquila fait le point sur
les objections « mentalistes » (mentalistic). Par exemple, qu’on ne
puisse pas imaginer quelque chose, cela implique uniquement les
limites de l’imagination et non pas la démonstration que ce quelque
chose n’existe pas. Un autre exemple : le sentiment d’être affecté par
quelque chose nous est donné par la pensée en nous du concept de la
chose ; mais du fait que nous sommes en train de penser une chose
nous ne pouvons pas déduire qu’il s’agit d’une perception de re : tous
les états intérieurs ne correspondent pas à une perception de re.
L ’auteur voit la difficulté des objections mentalistes dans le fait qu’il
s ’agit d’une formulation de l ’argument non sequitur (du concept d’une
chose n’en suit pas l’existence). Or, pour Kant, les « objets
immédiats » de la perception sont des objets simplement
intentionnels : « Those objects exist, that is, simply in the sense that
certain perceptions are possible » (p. 90). Fichte et les idéalistes
allemands reprochent aussi à Kant d’avoir oublié de déduire ses points
de départ, à savoir l ’espace et le temps.

62
La constitution transcendantale de l ’apparaître

le concept comme principe de connaissance est remplacé


par l’intuition sensible.
h'Esthétique est transcendantale parce que Kant
renonce à ramener l’exposition au concept ou à éliminer le
concept en faveur de l’exposition ; l’autonomie de
l’esthétique comme science des principes de la
connaissance sensible n ’est pas dissociée par Kant du
problème de la synthèse. Il ne s’agit pas seulement de
montrer la nature a priori des formes de l’intuition pure,
mais aussi d’exposer comment elles structurent la
connaissance par expérience. C’est pourquoi l’exposition
métaphysique de l’espace et du temps doit être suivie de
leur exposition transcendantale.

§ 2.1.2. L’exposition métaphysique de l’espace et du


temps
Au § 2, la formulation de la question sur la nature de
l’espace et du temps prend en compte toutes les réponses
possibles dont dispose la métaphysique classique :
« Qu’est-ce donc que l’espace et le temps ? Sont-ils des
êtres réels (wirkliche Wesen) ? Sont-ils seulement des
déterminations [des choses] (Bestimmungen der Dinge ) ou
même des rapports des choses ( Verhâltnisse der
Dinge ) ? » (A 23, B 37) La troisième possibilité évoquée
s’ouvre à son tour sur deux alternatives : « Ces rapports
sont-ils tels qu’ils leur conviendraient encore en soi, alors
même qu’ils ne seraient pas perçus, ou bien sont-ils tels
qu’ils ne tiennent qu’à la forme de l’intuition, et par
conséquent à la constitution subjective de notre esprit
[ ...] ? » (A 23, B 37-38) La question métaphysique sur
l’espace et le temps ne se pose pas d’emblée comme
l’alternative entre « réalité » et « idéalité ». En d’autres
termes, la question est formulée de la manière suivante :
l’espace et le temps sont-ils substance , accident ou
relation ? La dernière possibilité en contient en réalité
deux : l’espace et le temps sont-ils des relations entre les
63
Transcendance et finitude

choses immanentes aux choses mêmes, ou ces relations


sont-elles posées par notre esprit ? La stratégie mise en
place par Kant consistera à éliminer les trois premières
possibilités, la dernière étant par conséquent la seule
admissible61. L’exposition, métaphysique et
transcendantale, de l’espace et du temps prépare la
réponse à la question sur la nature de ces concepts.
Le texte de la deuxième édition précise le but de
l’exposition métaphysique : « cette exposition est
métaphysique lorsqu’elle contient ce qui présente le
concept comme donné a priori » (B 38). Les deux
expositions métaphysiques reposent — nous l’avons déjà
remarqué — sur un parallélisme rigoureux des propriétés
de l’espace et du temps et procèdent selon un style
strictement réfutatif pour les trois premiers arguments : le
temps et l’espace ne sont ni un concept, ni un phénomène ;

61 II a été remarqué très tôt qu’il y a un décalage entre cette


formulation initiale des natures possibles de l’espace et du temps et les
formulations ultérieures par Kant dans la suite du texte. En outre, il a
été observé que les quatre possibilités évoquées ne sont pas
exhaustives ; plus particulièrement, les arguments de Kant excluent
carrément que l’espace et le temps soient des substances ou des
accidents, mais ils laissent ouverte la possibilité qu’ils soient un
troisième type de relation, à la fois objective et subjective : « L’espace
et le temps pourraient être, à quelque égard, quelque chose de l’être et
tenir pourtant au sujet (empirique et/ou transcendantal), avoir une
dimension subjective sans être exclusivement [nur, blofî, lediglich]
subjectifs », F.-X. CHENET, « Que sont donc l’espace et le temps ? Les
hypothèses considérées par Kant et la lancinante objection de la
“troisième possibilité” », dans KS 69/3 (1978) 288-298, p. 134. Nous
renvoyons à ce même article de F.-X. Chenet pour une discussion
détaillée de la question. La conclusion à laquelle parvient l’auteur est
que, non seulement, il est loin d’être évident que Kant ait voulu
évoquer indirectement cette troisième possibilité de la relation, mais
encore que : « Le problème dit de la “troisième possibilité ” n 'en est
un que sur le fondement de l ’admission tacite d'une conception de la
sensibilité dont Kant est l ’adversaire sans merci », ibid., pp. 152-153.

64
La constitution transcendantale de l ’apparaître

de même que l’exposition qui en est faite n’est ni une


déduction, ni une monstration du moins explicite.
Le premier argument est « platonisant » et il est
repris presque mot à mot de la Dissertation . La première
phrase : « L’espace n’est pas un concept empirique, qui ait
été tiré d’expériences externes »64 (A 23, B 38) illustre
l’enjeu de l’argument, à savoir que l’espace et le temps ne
sont pas d’origine a posteriori. La deuxième phrase
contient la véritable argumentation et elle est donc le cœur
de l’argument : « En effet, pour que certaines sensations
puissent être rapportées à quelque chose hors de
moi (c’est-à-dire à quelque chose placé dans un autre lieu
de l’espace que celui où je me trouve) et, de même, pour
que je puisse me représenter les choses comme en dehors
et à côté les unes des autres, et par conséquent comme
n ’étant pas seulement différentes, mais placées en des
lieux différents, il faut que la représentation de l’espace
soit déjà posée comme fondement »65 (A 23, B 23).
L’impossibilité de déduire l’espace et le temps de
l’expérience découle du fait que la représentation de
l’espace et du temps est le fondement nécessaire pour
pouvoir appréhender les prédicats spatiaux (l’extériorité et

62 La nature « platonicienne » du premier argument de l’exposition


métaphysique a été remarquée par G. Martin (cf. G. M artin , Science
moderne et ontologie traditionnelle chez Kant, trad. de l ’allemand par
J.-C. Piguet, PUF, Paris 1963, pp. 37-40). L’auteur observe que Kant
applique au cas particulier de l’espace et du temps l’argument que
Platon emploie en faveur de l’apriorité en général des idées.
63 Cf. Dissertation, § 14 pour le temps (Ak II 399) et § 15 pour
l ’espace (Ak II 402).
64 Cf. la formulation parallèle pour le temps : « Le temps n’est pas un
concept empirique, qui ait été tiré de quelque expérience » (A 30, B
46).
65 La formulation correspondante pour le temps est : « En effet, la
simultanéité ou la succession ne tomberaient pas elles-mêmes sous la
perception, si la représentation du temps ne servait a priori de
fondement » (A 30, B 46).

65
Transcendance et finitude

la contiguïté) et temporels (la simultanéité et la


succession) de l’expérience perceptive. En d’autres
termes, l’espace et le temps ne sont pas des substances, car
ils sont le fondement nécessaire pour appréhender les
substances par l’expérience. La conclusion est contenue
dans la troisième phrase de l’argument66 : l’expérience
elle-même suppose la représentation de l’espace et du
temps.
Le deuxième argument est « anstotélisant » . Son
exposition se compose aussi de trois phrases. La première
indique l’enjeu de l’argument : la représentation de
l’espace et du temps est nécessaire pour toutes les
intuitions68. La deuxième phrase contient le cœur de
l ’argumentation, qui consiste à instaurer un ordre de
priorité par une expérience mentale : l’espace et le temps

66 Pour l’espace, la conclusion est la suivante : « Par suite, la


représentation de l ’espace ne peut pas être empruntée aux rapports des
phénomènes externes par expérience, mais cette expérience externe
n’est elle-même possible qu’au moyen de cette représentation » (A 23,
B 38). Le texte correspondant sur le temps conclut : « Ce n’est que
sous cette supposition que l ’on peut se représenter que quelque chose
existe dans un seul et même temps (ensemble), ou dans des temps
différents (successivement) » (A 30, B 46).
67 Cf. G. MARTIN, ibid., pp. 40-43. Aristote emploie cet argument dans
la Physique pour objecter à la thèse qu’il attribue à Hésiode, à savoir
que l’espace aurait été la première des choses à être parues, tandis que
pour Aristote les choses naissent et meurent dans l’espace, mais celui-
ci demeure inaltérable. Chez Aristote, l’intention de nier à l’espace
toute visibilité directe est claire. Leibniz reprend le même argument :
les monades supposent l’espace et le temps, mais l’espace aussi
suppose les monades.
68 « L’espace est une représentation nécessaire, a priori, qui sert de
fondement à toutes les intuitions externes » (A 24, B 38). « Le temps
est une représentation nécessaire qui sert de fondement à toutes les
intuitions » (A 31, B 46). Ici, apparaît plus explicitement que dans
l’argument précédent la dissymétrie entre l’espace, qui concerne
uniquement les intuitions externes, et le temps qui concerne toutes les
intuitions. Nous allons revenir sur cette dissymétrie.

66
La constitution transcendantale de l ’apparaître

pourraient être vidés de tous les objets qu’ils contiennent,


sans être eux-mêmes abolis69. En d’autres termes, l’espace
et le temps ne sont pas des accidents par rapport à une
substance qui subsisterait sans eux, car, au contraire, ils
sont co-originaires à l’existence de toute substance. La
conclusion que Kant en tire est que la représentation de
l’espace et du temps ne dépend pas des phénomènes,
puisqu’elle est supposée en tant que condition de
HA

possibilité même des phénomènes .


Le troisième argument métaphysique affirme que
l’espace et le temps ne sont pas des concepts de nature
« discursive » ou « universelle » — à savoir, ils ne sont
pas des concepts de l’entendement— au sujet de la
relation entre les choses. Ils sont, par conséquent, de
l’ordre de l’intuition71. L ’espace et le temps ne sont pas
pensés comme des concepts universels englobant des

69 « On ne peut jamais se représenter qu’il n’y ait point d’espace,


quoiqu’on puisse bien penser qu’il ne s ’y trouve pas d’objets » (A 24,
B 38-39). « On ne peut, par rapport aux phénomènes en général,
supprimer le temps lui-même, quoique l’on puisse tout à fait bien
retrancher les phénomènes du tem ps» (A 31, B 46). À propos de
l’objection « mentaliste », cf. supra notre note 60.
70 « [L’espace] est donc considéré comme la condition de possibilité
des phénomènes, et non pas comme une détermination qui en
dépende, et il est une représentation a priori, servant nécessairement
de fondement aux phénomènes externes » (A 24, B 39). « Le temps
est donc donné a priori. En lui seulement toute réalité des
phénomènes est possible. Ceux-ci peuvent tous ensemble disparaître,
mais lui-même (comme condition générale de leur possibilité) ne peut
être supprimé » (A 31, B 46).
71 II faut remarquer encore une différence significative entre l’espace
et le temps qui intervient sous la plume de Kant. L’espace est dit « une
intuition pure » (A 25, B 39), alors que le temps est défini comme
«une forme pure de l’intuition sensible » (A 31, B 47). Nous
reviendrons par la suite sur cette différence, qui semble suggérer une
dissymétrie entre l’espace et le temps. Les deux sont form es de
l’intuition sensible, mais de l’espace est ici suggérée aussi la
possibilité d’une intuition en tant qu’infini actuel.

67
Transcendance et flnitude

espaces et des temps en tant que concepts particuliers. Ils


ne sont pas en rapport à leurs parties comme le genre avec
les espèces, ils ne sont pas le résultat de l’intégrale de tous
les éléments qui les composeraient et qui, du coup, les
précéderaient. Au contraire, l’espace et le temps sont les
représentations qui permettent de penser les relations entre
les éléments finis de l’espace et du temps.
Le quatrième argument métaphysique est dit de
Y infinité de l’espace et du temps. Il est le seul des quatre
arguments qui ne soit pas réfutatif72, car il y est finalement
dit dans une formulation positive comment nous pensons
l’espace et le temps : « L ’espace est représenté comme une
grandeur infinie [donnée]73 » (A 25, B 39). « Il faut donc
que la représentation originaire du temps soit donnée
comme illimitée » (A 32, B 48). L’argument invoqué par
Kant est celui de la fmitude du concept : nous ne pouvons
pas nous faire une représentation de l’infini, nos concepts
sont toujours finis ; or, l’espace et le temps doivent bien
être pensés comme sans limites, car ils peuvent contenir en
eux une multitude indéfinie de représentations ; ils sont
donc la représentation qui sert de fondement à toutes les
autres représentations finies. Ils sont, par conséquent, de
l’ordre de l’intuition et non pas du concept74. En d’autres

72 Ce que P. Ricoeur semble ignorer lorsqu’il écrit : « l’argumentation


[de Y exposition métaphysique] offre, dans les deux cas [de l’espace et
du temps], un style strictement réfutatif » P. R icœur , Temps et récit 3.
Le temps raconté, Éd. du Seuil, Paris 1985, p. 86.
73 « Donné » est un ajout de B.
74 Pour l’espace, la conclusion à laquelle Kant aboutit dans la
deuxième édition est : « La représentation originaire de l’espace est
donc une intuition a priori, et non pas un concept » (B 40). Pour le
temps, Kant écrit : « il faut qu’une intuition immédiate leur [aux
représentations partielles] serve de fondement » (A 32). C’est donc
dans le quatrième argument que Kant parle du temps aussi comme
d’une intuition et non seulement comme d’une form e de l’intuition
sensible. Comme pour l’espace, il nous faudra revenir pour la suite sur

68
La constitution transcendantale de l ’apparaître

termes, l’espace et le temps ne sont pensés par nous que


comme les conditions de possibilité des relations entre les
choses établies en nous. D ’eux, nous n ’avons pas le
concept, mais la représentation indirecte , infinie.
La nature a priori de l’espace et du temps est
illustrée per viam confutationis dans les trois premiers
arguments : l’espace et le temps sont a priori parce qu’ils
ne sont ni donnés, ni déduits a posteriori en tant
qu’objets (substances), propriétés d’objets (accidents) ou
rapports entre objets immanents à l’expérience (relations).
Cependant, ils ne sont pas a priori à la manière de
concepts ou de représentations de l’entendement : ils ne
sont ni des concepts discursifs universels (troisième
argument métaphysique), ni des représentations finies, des
définitions (quatrième argument métaphysique).
L ’association de l’espace et du temps à l’intuition sensible
vient du fait que nous ne pouvons les penser ni comme
venant de l’expérience, ni comme venant de
l’entendement. Dans les quatre arguments de l’exposition
métaphysique, Kant adopte toujours une vue indirecte sur
l’espace et le temps ; leurs propriétés sont exposées , non
déduites. D ’autre part, l’espace et le temps ne sont jamais
montrés de face. Si l’exposition n’est pas une déduction
conceptuelle, elle n’est pas non plus une phénoménologie
de l’espace et du temps — du moins explicitement. Certes,
ridentification de l’espace et du temps, non seulement
avec les formes de l’intuition sensible, mais aussi avec
l’intuition elle-même, de même que l’affirmation de leur
infinité, ne manquent pas de donner une valeur
phénoménologique à l’exposition métaphysique, mais ce
n’est qu’une « phénoménologie inchoative »75. Sur cette

ces expressions de Kant qui semblent accorder aux formes de


l ’intuition une certaine phénoménalité immédiate.
75 Pour employer l ’expression de P. Ricœur(cf. P. RiCŒUR, ibid., p.
87).

69
Transcendance etfinitude

phénoménologie implicite, comme sur la dissymétrie entre


l’espace, forme des phénomènes externes, et le temps,
forme de tous les phénomènes, il nous faudra revenir.

§ 2.1.3. L’exposition transcendantale de l’espace et du


temps
Au début du § 3, le texte de la deuxième édition de la
Critique présente une formule à ajouter au dossier des
définitions de «transcendantal » au sens kantien :
« J’entends par exposition transcendantale l’explication
d’un concept comme d’un principe, à partir duquel peut
être saisie la possibilité d’autres connaissances
synthétiques a priori » (B 40). Est dit ici transcendantal le
mode de comprendre comment un concept — dont nous
avons pu éclairer précédemment qu’il s’agit du concept
d’un « non-concept », c’est-à-dire de l’espace et du temps
en tant que forme de l’intuition sensible — a la fonction
de principe fondateur d’une science au sens propre du mot
— connaissance synthétique a priori. Autrement dit, la
qualification de transcendantal intervient parce qu’il est
question de l 'origine de la vraie connaissance. Or, la
question sur l’origine de la connaissance, la question
proprement transcendantale, suppose une connaissance
déjà acquise. Si l’exposition métaphysique de l’espace et
du temps a expliqué leur nature a priori , l’exposition
transcendantale doit éclairer leur pertinence à la synthèse,
telle qu’elle est réalisée dans deux sciences données : la
géométrie et la mécanique.
L ’exposition transcendantale procède en deux temps.
Dans un premier temps, il faut vérifier « que des
connaissances de cette nature découlent réellement du
concept donné » (B 40). Dans un deuxième temps, il est
question de vérifier « que ces connaissances ne sont
possibles que sous la supposition d’un mode d’explication
donné de ce concept » (B 40). En d’autres termes, ce que
l’exposition transcendantale montre est que l’espace et le
70
La constitution transcendantale de l ’apparaître

temps ont un caractère transcendantal si : a) est déjà


donnée une connaissance synthétique a priori fondée sur
eux, est déjà disponible un savoir scientifique acquis par
eux ; b) ces connaissances obligent à penser l’espace et le
temps uniquement comme formes pures de l’intuition.
Dans le cas de l’espace, la science déjà existante est
la géométrie : « La géométrie est une science qui
détermine synthétiquement, et pourtant, a priori , les
propriétés de l’espace » (B 40). Du fait que les
propositions géométriques sur l’espace sont synthétiques,
il s’ensuit que l’espace ne peut pas être un simple
concept (car, en ce cas, il s’agirait de jugements
analytiques)76. D ’autre part, puisque les propositions
géométriques sont a priori , donc nécessaires et
apodictiques, l’espace77 ne peut pas être d’origine

76 Kant lui-même invoque les exemples donnés dans le § V de


Y Introduction, où d’ailleurs il est montré non seulement que les
jugements géométriques sont pour la plupart synthétiques, mais que le
sont aussi les jugements du calcul abstrait.
77 La représentation de l’espace à laquelle pense Kant ici est celle de
l ’espace tridimensionnel de l’expérience commune et de la géométrie
euclidienne classique. Martin discute de manière convaincante la
priorité que Kant accorde à cette notion d’espace et, par conséquent, à
la géométrie euclidienne (cf. G. M artin , op. cit. pp. 17-51). Kant était
au fait des progrès dans les géométries non-euclidiennes, mais il a
continué à attribuer une position d’excellence à la géométrie
représentative : de toutes les géométries possibles, seule celle que l’on
peut représenter en faisant appel à un principe de construction de
l’image géométrique (à savoir, qui implique la sensibilité) est réelle,
car le choix des axiomes de départ n’est pas arbitraire mais lié aux
possibilités de l’imagination constructive. Par rapport aux conclusions
de G. Martin, j ’observe que Kant attribue une position privilégiée non
seulement à la géométrie euclidienne sur les géométries non-
euclidiennes, mais plus précisément à la géométrie euclidienne
classique tridimensionnelle sur toutes les autres géométries. Une
sphère à dix dimensions est un objet de la géométrie euclidienne,
auquel on peut appliquer de manière opportunément généralisée tous
les mêmes théorèmes concernant une sphère à trois dimensions, mais

71
Transcendance etfînitude

empirique (en cas contraire, la géométrie serait fondée sur


l’observation et non sur la déduction). Autrement dit,
l’espace ne peut être ni un concept de l’entendement, ni
une intuition empirique ; partant, il est originairement une
intuition a priori.
Or comment est-il possible de concevoir sans
contradiction une intuition a priori, étant donné que
l’intuition est en effet relative à la saisie d’un objet donné,
mais que, en tant qu’a priori , elle doit précéder toute
expérience de l’objet ? La seule manière de concevoir une
intuition externe qui appartient cependant au Gemüt et, de
ce fait, précède la donation des objets, est de penser
qu’elle est la « propriété formelle » du sujet d’être affecté
par les objets et d’en recevoir une représentation
immédiate 78. En conclusion, le fait que la géométrie soit
une science apodictique de l’espace implique

il n’est pas plus représentable par l ’imagination que les objets des
géométries non euclidiennes (il a fallu attendre la moitié du XIXe
siècle pour réaliser que deux parallèles qui se rencontrent à l’infini ou
un biangle sont tout à fait concevables par représentation figurative,
par exemple, comme objets d’une surface sphérique respectivement de
rayon infini et fini, alors que la géométrie des triangles sphériques
était connue depuis l’Antiquité). Sans doute, l’attribution du caractère
synthétique à l ’addition 7+5=12 implique que, pour Kant, les
démonstrations algébriques non représentatives figurativement en
géométrie ont aussi une valeur synthétique (ce qui est vrai pour les
géométries euclidiennes à plusieurs dimensions comme pour les
géométries non-euclidiennes). Mais l’imagination constructive n ’est
impliquée que par cette géométrie particulière engendrée par les cinq
axiomes d’Euclide et par la notion d’espace qu’elle suppose.
78 Le même argument est discuté de manière plus étalée dans les
Prolégomènes §§ 8-9 (Ak IV 282) : « Mais comment Yintuition peut-
elle précéder l’objet lui-même ? » (§ 8) « Il n’y a ainsi pour mon
intuition qu’une seule façon possible de précéder la réalité effective de
l’objet et de se produire comme connaissance a priori, c'est de ne
contenir rien d ’autre que la form e de la sensibilité, qui dans le sujet
que j e suis précède toutes les impressions effectives p a r lesquelles je
suis affecté p a r des objets » (§ 9).

72
La constitution transcendantale de l ’apparaître

nécessairement que l’espace doive être pensé comme la


forme du sens externe en général.
La science fondée sur les « axiomes du temps » (A
31, B 47), à savoir la science du changement et du
mouvement en tant que changement de lieu dans le temps,
est la dynamique newtonienne. Le troisième point de
YExposition métaphysique du temps montre que le
caractère apodictique et universel de cette science
implique que les propriétés du temps ne peuvent pas être
acquises par expérience, mais a priori . Au § 5 de la
deuxième édition, Kant ajoute la démonstration de la
nature non conceptuelle du temps. Changement et
mouvement supposent une synthèse : « une liaison de
prédicats contradictoirement opposés dans un seul et
même objet (par exemple l’existence dans un lieu et la
non-existence de la même chose dans le même lieu). Ce
n’est que dans le temps que deux déterminations
contradictoirement opposées peuvent se rencontrer dans la
chose, à savoir successivement » (B 48-49). La
représentation du temps qu’ils supposent ne peut pas être
analytique, ni par conséquent être un concept. Mais si le
temps n ’est pas un concept, il est une intuition. Le
deuxième point de l’exposition transcendantale n’est pas
développé dans le cas du temps. Kant se limite à énoncer
que la représentation du temps supposée par la science
générale du mouvement est nécessairement « une
intuition (interne) a priori » (B 48), sans montrer
explicitement comment cette intuition a priori est forme
du sens interne.
L ’exposition transcendantale de l’espace apparaît
plus claire et plus complète que celle du temps. Mais ce
n’est pas là le privilège principal que Kant semble
accorder à l’espace sur le temps. Dans l’exposition
transcendantale la représentation du temps fait appel à la
médiation de la représentation spatiale à deux titres. Au
troisième point de YExposition métaphysique du temps,
73
Transcendance eîfinitude

l’image du temps à « une dimension » recourt à la


représentation géométrique du temps par une ligne droite.
Au § 5, la représentation du temps est en réalité impliquée
par les notions de changement et notamment de
mouvement, à savoir le changement de lieu. Ce n’est que
par la médiation de la représentation spatiale qu’une
représentation du temps est indirectement possible. Le
temps se cache derrière l’espace. Ici s’annonce un aspect
tout à fait essentiel de la théorie kantienne de l’espace et
du temps, à savoir leur inséparabilité. La représentation du
temps suppose toujours l’espace et vice versa .
Il serait vain de vouloir chercher dans YExposition
transcendantale la visibilité immédiate de l’espace et du
temps qu’il leur a été nié dans YExposition métaphysique.
Comme ne manque pas de souligner P. Ricœur : « Il serait
erroné de croire qu’en assignant à l’espace et au temps le
statut d’intuition a priori , Kant ait conféré à l’assertion de
ce statut un caractère lui-même intuitif »79. Il n’y a pas
d’évidence immédiate de l’espace et du temps ; en ce sens
Y Esthétique transcendantale n’est pas une
phénoménologie explicite et ce n’est que pour affirmer
cette non-évidence que l’on peut parler de l’espace et du
temps en termes de concepts ou de représentations, car le
fa it de la synthèse en géométrie et en physique oblige à
penser l’espace et le temps comme les formes de
l’intuition sensible, à savoir de la capacité tout à fait non
conceptuelle de notre esprit — notre Gemüt — d’être
affecté par les choses.

§ 2.2. L’idéalité transcendantale de l’espace et du


temps
La notion d 'idéalité transcendantale de l’espace et
du temps résume les conclusions que Kant tire des
expositions métaphysique et transcendantale de ces

79 P. R icœ u r, Le temps raconté , p. 83.

74
La constitution transcendantale de l ’apparaître

concepts. C’est aussi à la lumière de cette notion qu’il peut


élucider la distinction entre chose en soi et phénomène.

§ 2.2.1. Idéalité transcendantale et réalisme empirique


de l’espace et du temps
La formulation de la notion à'idéalité
transcendantale de l’espace et du temps est le revers
positif qui accompagne la négation de la réalité absolue de
ces concepts. En cela, Kant s’inscrit dans toute une
tradition philosophique qu’il assume et dépasse.
L’affirmation du caractère éminemment subjectif de
l’espace et du temps implique l’abandon définitif de toute
représentation dans laquelle ils seraient considérés comme
subsistants « pour eux-mêmes », ou comme des propriétés
« des choses en soi » ou bien de « ces choses dans leur
rapport entre elles » en tant que ce rapport est indépendant
OA

du sujet connaissant .
L ’affirmation de l’espace et du temps comme
substances remonte aux atomistes81, mais la conception
cosmologique qu’elle implique — l’espace et le temps ont
préexisté à toute chose — trouve un écho dans la
conception newtonienne qui leur attribue l’éternité.
Lorsque Kant réfute la conception qui fait de l’espace et
du temps les accidents de Dieu, c’est encore à Newton
qu’il pense82. La réfutation de l’espace et du temps comme
relation entre les choses indépendante du sujet connaissant
sensible vise Leibniz. Celui-ci, bien avant Kant,

80 Cf. les formulations de Kant au début des deux paragraphes intitulés


« Conséquences tirées » respectivement pour l’espace et pour le
temps.
81 G. Martin montre que Kant pense explicitement ici à la cosm ologie
atomiste (cf. G. M artin , op. cit. pp. 18-20).
82 Du moins telle est l’interprétation de G. Martin (cf. G. MARTIN,
ibid., pp. 20-21). La formulation de l’espace et du temps comme
accidents de la substance divine est de Clarke, qui se fait le porte-
parole de Newton dans son échange épistolaire avec Leibniz.

75
Transcendance et jïnitude

considérait l’espace et le temps non comme des res, des


monades, mais comme des représentations et, de ce fait,
comme étant doués d’un être idéel. La différence avec
Kant tient en ce que, pour Leibniz, ils sont la
représentation en nous de la raison divine, qui est donc la
garante de la subsistance de ces relations entre les
monades.
Comme Leibniz, Kant conteste la réalité absolue du
temps et de l’espace comme substances et accidents et il
en affirme le caractère foncièrement relationnel, donc leur
idéalité. Mais à la différence de Leibniz, il refuse de faire
appel à la permanence de Dieu pour fonder l’idéalité de
l’espace et du temps. L’avancée de Kant consiste
précisément à rapporter cette idéalité à l’homme. Quant à
l’espace, Kant conclut : « Nous ne pouvons donc parler de
l’espace d’êtres étendus, etc., qu’au point de vue de
l’homme » (A 26, B 42). Ce qui vaut essentiellement aussi
pour le temps, dont il écrit : « en lui-même, en dehors du
sujet, il n ’est rien » (A 35, B 51). Toute la nouveauté de la
pensée de Kant sur l’espace et le temps tient dans le fait
que leur idéalité est définie sans reste comme dimension
du pouvoir de connaissance de l’homme : elle est
transcendantale. Les déclarations de Kant à ce propos sont
formelles autant pour l’espace — « Nous affirmons donc
la réalité empirique de l’espace (par rapport à toute
expérience externe possible), bien que nous en affirmions
Yidéalité transcendantale » (A 28, B 44) — que pour le
temps — « Ce que nous avons dit enseigne donc la réalité
empirique du temps [...]. Nous combattons au contraire
toute prétention du temps à une réalité absolue [...]. En
cela consiste donc Y idéalité transcendantale du
temps » (A 35-36, B 52).
Au début du § 7, paragraphe à la teneur éminemment
apologétique, Kant se défend des objections adressées
contre sa théorie, en tant qu’elle « accorde au temps une
réalité empirique, mais [...] lui conteste la réalité absolue
76
La constitution transcendantale de l ’apparaître

et transcendantale » (A 36, B 53). Dans ce passage, la


réalité empirique — et du coup l’idéalité transcendantale
qui en est le revers — est conçue de manière distincte de
et opposée à la réalité absolue et transcendantale du
temps. Évidemment le mot « transcendantal » est ici
employé par Kant non pas au sens qu’il assume désormais
dans la philosophie critique, mais en accord avec la notion
traditionnelle qu’il gardait encore dans l’ontologie
classique des écoles et qui désignait les attributs de
l’être (par exemple, ens, unum, bonum, verum)
transcendant le genre. Au sens traditionnel, la notion de
transcendantal s’applique à la connaissance objective,
réelle de l’être en tant qu'être. Or, non seulement, pour
Kant, il n’y a pas une subsistance ontologique en propre
du temps et de l’espace — ils n ’ont pas de réalité absolue
— , mais encore ils ne subsistent pas comme des
déterminations « /ra«s-générales » d’une res, comme des

83 Le mot « transcendantaux » commence à apparaître dans les traités


de logique de la basse scolastique. Cependant, le concept est déjà
présent chez Aristote, lorsqu’il conteste l’idée de Platon que Vêtant et
Yun soient des « genres » stricto sensu (cf. Métaphysique III, 3, 998 b
22). Mais, alors que pour Aristote l’être n’est pas un genre car il est
moins qu’un genre, pour Thomas d’Aquin Y ens et ses
transcendantaux transcendent la diversité des « genres » au sens où
Y ens est plus qu’un genre, car il concentre en soi toutes les
différences (cf. à propos de cette importante distinction la thèse tout à
fait juste de Pierre Aubenque dans son étude Le problème de l ’être
chez Aristote, PUF, Paris 1962, notamment pp. 231 ss.). D ’après
Thomas d’Aquin, les « transcendantaux » sont les propriétés de Y ens,
qui « dicuntur addere supra ens, in quantum exprimunt ipsius modum,
qui nomine ipsius entis non exprimitur » {De Veritate, q. I, a. I). La
discussion des transcendantaux devient dès lors un passage obligé des
manuels de la philosophie de l ’école, jusqu’à W olff (Ont. § 495,503)
et à Baumgarten (Metaph. § 72,89). Sur cette tradition se greffe de
manière perverse une théologie transcendantale — dont la
philosophie critique est l’adversaire sans merci — qui fait des
transcendantaux les attributs généraux de Dieu, à savoir les propriétés
de la nature divine, que l’intellect naturel peut déterminer en dehors de

77
Transcendance et finitude

transcendantaux relatifs à un autre être doué à son tour de


réalité absolue, moins encore s’il s’agissait de Dieu.
L’occurrence du mot « transcendantal » au début du § 7
est instructive, entre autres parce qu’elle permet de
comprendre que la notion kantienne de transcendantal
s’inscrit dans une tradition philosophique tout en la
dépassant. Comme dans la métaphysique classique, la
désignation de transcendantal au sens critique concerne la
connaissance objective ; mais elle ne vise pas — nous
l’avons déjà vu — un contenu, à savoir la connaissance
des transcendantaux de l’être (moins encore s’il s’agit de
la nature des êtres suprasensibles) ; elle est dirigée sur le
mode même de la connaissance objective, sur le comment
nous connaissons l’objet de l’expérience sensible.
Non seulement Kant nie la réalité absolue de l’espace
et du temps, mais, en leur attribuant une idéalité
transcendantale, il affirme qu’il faut en chercher l’origine
dans le mode de connaissance propre de l’homme. Comme
Leibniz et à la différence de Newton, Kant n’attribue plus
à l’espace et au temps un « être » ; pour lui, ils sont de
l’ordre de 1’ « être-pensé » : « chez Leibniz, “être-pensé”
par Dieu ; chez Kant, “être-pensé” par l’homme. C’est
cela, c ’est cet “être-pensé-par-l’homme” que Kant
souligne en parlant de l’idéalité transcendantale de
19
1 espace »84 .

toute révélation positive sur Dieu, par exemple en dehors des


affirmations de la christologie ou de la théologie trinitaire (cf. G.
M a rtin , p. 43).
84 G. MARTIN, ibid., p. 49. Le rapport de la notion kantienne d’espace
et de temps avec celle de Leibniz et de Newton est sans doute
complexe et nos observations ne prétendent aucunement avoir traité
exhaustivement le sujet. A l’époque où Kant rédige la Critique, le
monde philosophique et scientifique est agité par le débat entre
newtoniens et leibniziens autour de la question sur la nature de
l’espace et du temps. Pour les uns, l’espace et le temps sont deux
grandeurs absolues, qui interviennent dans les mêmes lois de la

78
La constitution transcendantale de l ’apparaître

§ 2.2.2. L’espace et le temps comme formes


Les expositions métaphysique et transcendantale de
YEsthétique aboutissent à la conclusion que l’espace et le
temps sont les formes de l’intuition sensible. Kant avait
précédemment distingué la forme et la matière du
phénomène. Dans le texte de YAmphibologie des concepts
de la réflexion consacré précisément à la forme et à la
matière, Kant assigne une signification nouvelle à ce
couple de termes qu’il reçoit de la tradition
philosophique ; notamment, il renverse la précédence
traditionnellement reconnue à la matière sur la forme.
Leibniz, ne reconnaissant pas la sensibilité comme une
source de connaissance réellement distincte de

physique, mais leur relation est purement extrinsèque. Pour les autres,
au contraire, l’espace et le temps sont relatifs aux monades et leur
relation est intrinsèque. C’est pourquoi, certains voient dans la
conception leibnizienne (beaucoup plus que dans la conception
newtonienne) le terrain où la théorie de la relativité d’Einstein trouve
ses racines. Depuis ses tout premiers écrits, Kant est marqué par ce
débat. S. J. Al-Azm montre que dans la première dissertation, Pensées
sur la véritable évaluation des forces vives, de 1747 Kant rejette la
vision newtonienne de la nature comme réceptacle temporel contenant
un nombre fini de substances. L’article « Du premier fondement de la
différence des régions de l ’espace » de 1768 marque une conversion à
la théorie de Newton, qui ne dure cependant que jusqu’à la publication
de la Dissertation de 1770 avec laquelle l ’affirmation newtonienne du
statut ontologique absolu de l’espace et du temps est définitivement
abandonnée. Nous avons vu que c’est encore cette position qui
prévaut dans YEsthétique transcendantale. La lecture de YAnalytique
posera le problème d’une nouvelle séparation entre l’espace et le
temps, ce qui impliquerait selon certains un nouvel abandon de la
perspective leibnizienne et un retour à Newton, du moins au sens
d’une distinction radicale entre espace et temps ; position que nous ne
partageons pas. Il n’y a pas de discontinuité et encore moins de
repentir dans le passage de YEsthétique à YAnalytique. Sur la relecture
kantienne de Newton et Leibniz, cf. par exemple S. J. A l-A zm , K an t’s
theory o f Time, et F. MARTY, La naissance de la métaphysique, pp.
112-114, 154-156, 222-223.

79
Transcendance etfînitude

l’entendement, doit céder à l’exigence de l’entendement


pur, qui veut que la matière précède la forme : « c’est
pourquoi Leibniz admettait d’abord des choses (des
monades), et, à leur intérieur, une faculté de
représentation » (A 226, B 323). Or, l’erreur de Leibniz
est de penser que l’entendement puisse se rapporter
immédiatement à des objets. En réalité, nous déterminons
les objets uniquement à titres de phénomènes ; c’est
pourquoi, la forme de l’intuition doit précéder toute
matière ; ce qui confère à la forme une prééminence sur la
matière que la philosophie intellectualiste trouve
insupportable. Dans la perspective transcendantale, la
matière de l’objet, en tant qu’elle participe à la
constitution de l’objectivité de l’objet, est transcendantale,
formelle. C’est la forme qui est condition de possibilité de
la matière et non l’inverse85.
Sans l’espace et le temps, les choses ne pourraient
pas apparaître et, par conséquent, elles ne seraient rien
pour nous. La prééminence de la forme sur la chose ne
signifie rien d’autre que le primat de l’apparaître sur l’être,
au sens où l’apparaître devient condition de possibilité de
la connaissance du fait que quelque chose existe pour
nous. Il ne s’agit cependant pas pour Kant de fonder une
phénoménologie comme correctif de la métaphysique86.

85 Nous nous heurtons ici à une difficulté majeure du texte de la


Critique de la raison pure, à savoir le choix de Kant d’adopter le
schéma hylémorphique. Nous reviendrons sur cette difficulté dans le
troisième chapitre. Nous anticipons, cependant, que la distinction
entre forme et matière conduit inévitablement à un paradoxe. En tant
que la matière de la chose participe à la constitution de l’objectivité
formelle de la chose, elle appartient à la forme, elle est foncièrement
transcendantale. Kant scandalise les intellectualistes parce qu’il nie
toute évidence d’un contenu objectif en deçà de la constitution
transcendantale de l’objet.
86 En ce sens, la Critique marque une évolution par rapport au projet
d’une phénoménologie comme science du sensible de la Dissertation.
Cf. à ce propos J. RlVELAYGUE, op. cit., pp. 76-77.
La constitution transcendantale de l ’apparaître

L ’enjeu de YEsthétique transcendantale n ’est pas


tellement d’élaborer une phénoménologie qui équilibre
l’ontologie, de compléter la science de l’être avec une
science du paraître. Le renversement opéré par Kant est
plus radical : « la forme seule est donnée par elle-
même » (A 268, B 324). La forme cesse d’être l’opposé de
la matière, ou son complément phénoménologique : elle
est la condition même qui rend possible qu’il y ait quelque
chose. La formule de J. Rivelaygue traduit bien la percée
transcendantale de Kant : « le paraître n’est pas un
complément de l’être, mais c’est l’être même du
sensible »87.
La nouveauté de Kant consiste à dépasser la
conception d’après laquelle il y a d’un côté les
éléments (les sensations), les choses en soi et de l’autre la
forme en tant que principe qui les ordonne et les met en
relation entre eux. La distinction entre forme et matière
que Kant donne au début de YEsthétique transcendantale
risque d’être comprise en ce sens : « Ce qui, dans le
phénomène, correspond à la sensation, je l’appelle sa
matière ; mais ce qui fait que le divers du phénomène peut
être ordonné suivant certains rapports, je le nomme la
forme du phénomène » (A 20, B 34). Or l’affirmation de
Y idéalité transcendantale de l’espace et du temps
implique une compréhension plus radicale de l’être de
relation propre à l’espace et au temps par rapport aux
choses en soi. Alors que, pour Leibniz, les monades
subsisteraient même si les rapports entre elles étaient
abolis, dans la vision transcendantale, si on supprime
l’espace et le temps, ainsi que les relations entre les
choses, les éléments mêmes de la relation — les sensations
— disparaîtraient. C ’est par et dans la composition de
forme et matière que quelque chose apparaît.

87 J. R ivelaygue , ibid., p. 77.

81
Transcendance etflnitude

La composition de la forme et de la matière n ’est


cependant pas d’ordre conceptuel. La composition
« construite » par le concept suppose une diversité
d’éléments particuliers (par exemple, tous les triangles
possibles) que le concept réunit, pour ainsi dire, par
addition (le concept de triangle réunit en lui tous les
triangles possibles en faisant abstraction de la particularité
de chaque triangle et en tenant compte de ce qui est
commun à tous les triangles). On peut distinguer le
concept du triangle et les triangles particuliers : lorsqu’on
fait abstraction du fait qu’un triangle est une figure fermée
à trois côtés, ce qui reste c’est ce triangle identifié par les
dimensions de ses côtés et de ses angles internes. Dans le
cas de la sensibilité, si on supprime l’intuition (par
exemple, la spatialité), aucune sensation colorée ne
subsiste88. Les éléments (les sensations) ne se donnent pas
en dehors du principe qui les fait être (l’intuition) : « Il n ’y
a pas des éléments qui préexistent, puis une composition
qui s’y ajouterait, mais c’est la composition qui est
originelle »89. Le caractère spatio-temporel est le sensible
même. Se méprendre sur le caractère transcendantal de la
forme, assimiler l’intuition au concept (et par conséquent
l’espace et le temps aux catégories), c’est l’erreur
commune à toute réduction logiciste du transcendantal
kantien.
L ’affirmation de Y idéalité transcendantale de
l’espace et du temps conduit négativement à deux
conclusions. La première est que l’espace et le temps sont
forme et relation, donc ils ne sont pas des phénomènes, ils

88 C’est pourquoi Kant est préoccupé de préciser que la vue, l’ouïe, le


toucher, à savoir les sensations des couleurs, des tons ou de la chaleur
sont des sensations et non pas des intuitions (cf. A 29, B 44). Elles
n’ont aucun pouvoir de synthèse a priori, aucune idéalité
transcendantale. Sans être associées à la spatialité, ces sensations ne
font connaître aucun objet, elles ne subsistent pas.
89 J. R iv elayg ue , ibid., p. 79.
La constitution transcendantale de l ’apparaître

n ’apparaissent jamais de face et, en ce sens, Vesthétique


transcendantale n ’est pas une phénoménologie de l’espace
et du temps. La deuxième est qu’ils sont forme et relation
dans le sujet, mais pas en tant que catégories
intellectuelles. Y a-t-il donc une signification positive à
Y idéalité transcendantale de l’espace et du temps ?
Paradoxalement, s’il y a une définition positive de
l’espace et du temps, elle est donnée tout à fait à la fin de
YAmphibologie des concepts de la réflexion, où l’espace et
le temps sont insérés dans le tableau du concept du rien en
tant qu’ « ens imaginarium » (A 291, B 347). En tant que
« formes de l’intuition », ils ne sont ni « en soi un objet »,
ni « des objets de l’intuition ». Ils sont rien. Ils sont le rien
du phénomène et du concept, qui cependant fonde la
possibilité qu’zï y ait quelque chose, que quelque chose
apparaisse et soit pensé. Ils sont le fondement de l’objet
donné et pensé, sans être eux-mêmes cet objet. Il est
commun de rapprocher, de ce fait, l’espace et le temps, de
l’être de l’étant chez Heidegger90 : l’être de l’étant n ’est
pas un étant et, en ce sens, il n’est rien. On peut également
rapprocher Y idéalité transcendantale de l’espace et du
temps de Y ens commune de Thomas d’Aquin, en tant qu’il
permet de poser la distinction entre esse et essentia. S’il y
a une ontologie de YEsthétique transcendantale, elle est à
l’œuvre dans ce rien transcendantal de la forme de
l’intuition sensible, condition de possibilité de la
connaissance de l’être dans l’apparaître.

90 Heidegger oppose l ’ontologie, dans laquelle la philosophie est


tombée à cause de l’oubli de la question de l’être, à 1’ « ontologie
fondamentale » du Dasein, condition de l’apparaître authentique de
l’être de l’étant. Le « transcendantal » de Kant partage avec la notion
heideggerienne d’« ontologie fondamentale» cette mise en place de
structures formelles d’objectivité, ce néant, ou ce rien, qui fait que
quelque chose apparaît, advient à l’être.

83
Transcendance et finitude

§ 2.2.3. La distinction transcendantale entre


phénomène et chose en soi
De Y idéalité transcendantale de l’espace et du
temps, Kant tire un corollaire concernant la distinction
entre phénomène et chose en soi. C’est grâce à cette
distinction que la notion d 'objet transcendantal pourra
être définie.
A la fin des Conséquences tirées du concept de
l’espace, après avoir établi que l’espace est le seul principe
qui fonde l’appréhension des choses comme étant
extérieures — ce qui exclut que les « qualités secondes »
aient une idéalité quelconque et donc nous fassent
connaître par intuition un objet, même si elles
interviennent dans la constitution subjective de notre
intuition sensible —, Kant achève le paragraphe par un
passage qui mérite d’être cité intégralement : « le concept
transcendantal des phénomènes dans l’espace est un rappel
critique que rien en général de ce qui est intuitionné dans
l’espace n’est une chose en soi, et que l’espace n ’est pas
une forme des choses, qui leur appartiendrait en quelque
façon en elles-mêmes, mais que les objets ne nous sont pas
du tout connus en eux-mêmes, et que ce que nous
nommons objets extérieurs consiste dans de simples
représentations de notre sensibilité, dont l’espace est la
forme, mais dont le véritable corrélatif, c’est-à-dire la
chose en soi, n ’est pas et ne peut pas être connu par là ;
aussi bien dans l’expérience n’est-il jamais posé de
question sur eux » (A 30, B 45).
Kant dépasse la conception selon laquelle la chose en
soi serait l’objet tel qu’il se donne à connaître par
intuition (par exemple, une rose serait du point de vue
empirique une chose en soi) et les phénomènes seraient les
perceptions subjectives de cette chose en soi (chaque œil
perçoit la rose de manière différente). Dans ce cas, en
effet, l’être de la chose aurait une précédence et une
prééminence évidentes par rapport à l’apparaître, qui
84
La constitution transcendantale de l 'apparaître

d’ailleurs serait réduit à la simple apparence. La nouveauté


révolutionnaire de la phénoménologie transcendantale
consiste à établir une relation stricte entre phénomène
extérieur et intuition dans l’espace. L ’espace n ’est plus le
lieu de l’apparence, mais la condition de possibilité de
l’apparaître des choses en tant qu’extérieures ; pour le
coup, les phénomènes ne sont plus une simple apparence
subjective et trompeuse, mais l’apparaître même de la
chose dans sa vérité ontologique fondamentale.
L’extériorité est entièrement habitée par le phénomène, ce
qui fait qu’il n ’y a aucune extériorité, aucun lieu de
l’espace où la chose en soi pourrait se loger, pourrait être.
La chose en soi n ’existe pas dans l’espace, par conséquent
elle ne peut pas être intuitionnée par expérience et,
finalement, d’elle nous ne pouvons avoir aucune
connaissance. Du point de vue transcendantal, il n ’y a pas
d’espace pour la chose en soi.
Un texte important de la première des Remarques
générales poursuit avec la même teneur. Kant prend
position ici une fois de plus contre la métaphysique de
Leibniz et de Wolff. Cet idéalisme reconnaît à la
sensibilité uniquement une représentation confuse des
choses ; par contre, l’entendement a une représentation
distincte du même contenu. Sensibilité et entendement
connaissent les mêmes choses, de la même manière : la
différence entre les deux modes de connaissance est
d’ordre purement qualitatif, « logique ». La sensibilité
n ’est qu’une connaissance logique moins claire. Du point
de vue transcendantal : « Au contraire, la représentation
d’un corps dans l’intuition ne contient absolument rien qui
pourrait convenir à un objet en lui-même, mais seulement
le phénomène de quelque chose et la manière dont nous
sommes ainsi affectés ; cette réceptivité de notre capacité
de connaître s’appelle sensibilité et demeure immensément
distincte de la connaissance de l’objet en soi, quand même
on parvient à pénétrer le phénomène jusqu’au fond » (A
85
Transcendance et finitude

44, B 61). Sensibilité et entendement n ’ont pas la même


connaissance intellectuelle selon deux degrés différents,
mais ils sont deux formes de connaissance différentes par
origine et contenu. La sensibilité n’a aucune connaissance
intellectuelle des choses, de leur « nature ». D ’autre part,
si l’on supprime l’objet sensible, il n’y a plus du tout
d’objet à connaître pour l’entendement, ni d’ailleurs
d’objet subsistant quelque part : « dès que nous faisons
abstraction de notre constitution subjective, l’objet
représenté, avec les propriétés que lui attribuait l’intuition
sensible, ne se trouve plus, ni ne peut plus se trouver nulle
part, puisque c’est justement cette constitution subjective
qui détermine la forme de cet objet comme
phénomène » (A 44, B 62).
La perspective transcendantale dépasse la distinction
« commune » et « purement empirique » entre la chose en
soi comme inhérente à l’intuition et le phénomène qui
serait accidentel, la simple perception subjective. La
« distinction transcendantale » (A 45, B 63) consiste, au
contraire, à séparer nettement l’intuition de la chose en
soi. L ’intuition est sans reste relative aux phénomènes, et
dans le monde sensible il n’y a pas de place pour la chose
en soi. Du point de vue de l’expérience « dans un sens
physique », on peut parler de chose en soi pour désigner,
par exemple, un phénomène comme la pluie ; les qualités
secondes de la pluie — l’arc-en-ciel en tant que jugement
de perception — sont désignées pour le coup comme
« phénomènes ». Cependant, dès que l’on quitte le
domaine de l’expérience et que l’on pose la question de
l’existence d’une réalité qui transcende les bornes du
sensible, alors la question devient proprement
transcendantale : « Mais, si nous prenons ce quelque
chose d’empirique en général, et que, sans prendre en
compte son accord avec tout sens humain, nous
demandions s’il représente aussi un objet en soi [...], la
question de la relation de la représentation à l’objet est
86
La constitution transcendantale de l ’apparaître

alors transcendantale » (A 45-46, B 63). L ’exemple de


Kant et les conséquences qu’il en tire sont utiles pour
élucider le sens critique de transcendantal : est
« transcendantale » l’interrogation sur la nature de
l’existence du réel au delà de l’expérience en tant qu’elle
fait appel à la raison du sujet connaissant pour trouver une
réponse. Dans ce cadre, il faut réserver le mot
« phénomène » uniquement à la désignation des éléments
de notre intuition ; la chose en soi, « l’objet
transcendantal »91 ne sont aucunement connus par

91 Sous la plume de Kant, la signification du mot « objet » manifeste


différentes nuances de significations, selon qu’il indique l’objet
empirique, transcendantal ou transcendant. Cf. à ce propos L. S tern -
Z weig , « The Object o f Sensible Intuition », dans Akten des 5.
Internationalen Kant-Kongresses, 2 vol., Bouvier Verlag Herbert
Grundmann, Bonn 1981, pp. 456-461. E. C. Sandberg observe, en
outre, que la compréhension des mots « chose en soi », « noumène »
et « objet transcendantal » chez Kant ne manque pas de poser certains
problèmes. Dans le passage de YEsthétique dont il est question ici,
Kant identifie chose en soi et objet transcendantal. Mais Kant a
beaucoup plus de retenue à employer l ’expression « noumène » pour
désigner la chose en soi que ses interprètes. En effet, le mot
« noumène » apparaît pour la première fois dans la Critique seulement
dans le dernier chapitre de YAnalytique, « Du principe de la
distinction de tous les objets en général en phénomènes et
noumènes ». Une analyse détaillée de ce chapitre serait nécessaire
pour évaluer comment la notion de noumène évolue dans la pensée de
Kant jusqu’à être identifiée avec la chose en soi. Nous nous limitons
ici à renvoyer aux analyses contenues dans E. C. SANDBERG, « The
Ground o f the Distinction o f Ail Objects in General into Phenomena
and Noumena », Akten des 5. Internationalen Kant-Kongresses, op.
cit., pp. 448-455, dont les conclusions sont tout à fait justes : « For
these reasons, Kant makes it quite clear at the end o f the Analytic that
the noumenon, conceived o f as the object o f a non-sensible intuition,
is something o f which we have neither intuition nor concept. We
cannot assume, beyond the appearances, objects o f pure
thought (noumena) as being even possible, and the doctrine o f the
Aesthetic and Analytic requires no such object» p. 455. Dans un
passage de YAmphibologie Kant s ’exprime clairement dans ce sens :

87
Transcendance et finitude

intuition : « et non seulement ces gouttes de pluie sont des


simples phénomènes, mais même leur forme ronde et
jusqu’à l’espace où elles tombent ne sont rien en soi, mais
de simples modifications ou éléments de notre intuition
sensible ; quant à l’objet transcendantal, il nous demeure
inconnu » (A 46, B 63).
Comment faut-il comprendre que la matière, à savoir
les choses mêmes — comme dit le passage de
YAmphibologie sur matière et forme —, n’apparaît pas en
dehors de l’intuition ? L’intention anti-leibnizienne et anti-
lockéenne de Kant éclaire le sens de la distinction
transcendantale entre chose en soi et phénomène. A
Leibniz, Kant reproche de ne faire des apparences rien
d’autre que des représentations confuses des choses elles-
mêmes. Locke se méprend quant à l’existence d’un lien
causal direct entre nos idées et les objets inconnus qui en
sont la cause. La position de Kant est tout à fait autre : les
phénomènes — en tant qu’ils sont l’apparaître de la
chose (Erscheinungen) — au sens transcendantal ne
représentent pas les choses en elles-mêmes, pour la simple
raison qu’il n’y a rien d 'autre à être représenté : la
différence entre chose en soi et phénomène n ’est pas celle
entre essence réelle et essence nominale telle qu’elle est
conçue par Locke.
Ce que la critique transcendantale ruine est le monde
réel — le monde « vrai » comme dirait Nietzsche — en
même temps que le monde des apparences ; en ce sens,
elle est à l’autre bout de la parabole de la métaphysique
qui commence avec le platonisme : « Nous avons aboli le
monde vrai : quel monde restait-il ? Peut-être celui de
l’apparence ?... Mais non ! En même temps que le monde

« Le concept du noumène n ’est donc pas le concept d’un objet, mais la


tâche inévitablement attachée à la limitation de notre sensibilité » (A
227, B 344). Le noumène est un concept négatif, qui renvoie à la
limite et la finitude de notre constitution cognitive sensible.

88
La constitution transcendantale de l ’apparaître

vrai, nous avons aussi aboli le monde des apparences ! »92


La troisième des Remarques générales est explicite sur ce
point. Les objets n ’ont pas une « simple
apparence » (Schein) : « Ainsi je ne dis pas que les corps
paraissent simplement exister hors de moi, ou que mon
âme paraît seulement être donnée dans la conscience de
moi-même, lorsque j ’affirme que la qualité de l’espace et
du temps, qui est la condition de l’existence de l’un et de
l’autre, et conformément à laquelle je les pose, réside dans
mon mode d’intuition et non dans ces objets en eux-
mêmes » (B 69).
Kant abolit le monde réel en soi et, du même coup, le
monde des apparences. Cela ne signifierait-il pas
précisément que la différence transcendantale entre
phénomène et chose en soi, en réalité, n ’en est pas une ?
Que si ! Kant ne se lasse pas de le dire en toutes lettres :
« cet objet comme phénomène est distinct de ce qu’il est
comme objet en soi » (B 69)93. Renoncer à cette
distinction réelle serait détruire le kantisme transcendantal.
Comment faut-il alors la comprendre ? Il n’y a plus qu’un
monde et par conséquent un objet : tout dualisme entre le
vrai et l’apparent est éliminé. Dans un seul et même objet,
c’est la vérité de l’apparaître qui se donne : le même objet
est et apparaît, est phénomène et chose en soi. Il n’y a plus
qu’un seul objet qui peut être regardé de deux manières.
Comme le dit P. Ricœur : « L’enracinement du savoir des
phénomènes dans la pensée de l’être, inconvertible en
savoir, donne à la Critique kantienne sa dimension

92 C’est ainsi que se termine la fable nietzschéenne du Crépuscule des


idoles : « Comment, pour finir, le “monde vrai” devint une fable », F.
N ietzsche , Œuvres complètes, Gallimard, VIII, 1974, pp. 80-81.
93 Dans Y Opus postumum Kant ne fait que confirmer la Critique sur ce
point : « La chose en soi (ens p er se) n’est pas un autre objet, mais une
autre relation (respectus) au même objet », Ak XXI, p. 26, tr. F.
Marty, PUF 1986, p. 144.

89
Transcendance et flnitude

proprement ontologique »94. La différence abolie au


niveau ontologique entre phénomène et chose en soi est
instaurée sur le plan transcendantal en tant que question
sur la limite et l’origine de la connaissance.

§ 2.3. La sensibilité du sens interne


Que YEsthétique transcendantale ne se laisse pas
réduire à une phénoménologie ne signifie pas qu’il n’y ait
pas une phénoménologie implicite à l’œuvre en elle. Bien
au contraire, c’est cette phénoménologie inchoative qu’il
s’agit d ’élucider, en précisant dans quel sens on peut
reconnaître au temps un privilège sur l’espace dans
YEsthétique même. Ce privilège du temps ne fera
cependant que mettre davantage en valeur le rôle joué par
l’espace dans la connaissance sensible.

§ 2.3.1. L ’apparaître de l’espace et du temps


Une dissymétrie entre l’espace et le temps est portée
au jour par l’exposé transcendantal : l’espace engendre la
géométrie, science du continu à trois dimensions ; le temps
est la condition de possibilité de la dynamique, science du
continu à une dimension. Cependant, la dissymétrie entre
l’espace et le temps s’annonce tout d’abord au sujet de
l’affirmation de leur infinité. Le quatrième argument de
l’exposition métaphysique affirme l’infinité de l’espace et
du temps. Or, la notion d’infini peut être comprise de deux
manières différentes. L ’infini se conçoit comme
préexistant à ses parties, en tant qu’horizon de position des
objets. L’infini est aussi concevable comme indéfini,
l’idée sous-jacente à l’addition sans fin des parties ; dans
ce dernier cas, l’infini est postérieur aux parties que l’on

94 P. RlCŒUR, « Kant et Husserl », dans KS 46/1 (1954/1955) p. 54.

90
La constitution transcendantale de l ’apparaître

additionne95. Selon laquelle de ces deux notions Kant


affirme-t-il l’infinité de l’espace et du temps ?
En ce qui concerne le temps, l’infini qui lui est
attribué est de l’ordre de l’horizon de toutes les positions.
C’est bien en ce sens que l’on peut reconnaître une teneur
phénoménologique à l’exposition métaphysique : le temps
est condition de l’apparaître des choses96. Nous l’avons

95 Certains commentateurs n ’ont pas manqué de souligner les


problèmes que la Remarque sur la Thèse de la Première antinomie à
Y Esthétique pose, lorsque Kant écrit : « Donc une grandeur infinie
donnée est impossible » (A 431, B 459). M. Fichant montre bien dans
quel sens l’impossibilité dont il est question dans cette remarque ne
peut pas valoir telle quelle dans YEsthétique (cf. M. FICHANT,
« “L’espace est représenté comme une grandeur infinie donnée” : la
radicalité de l’Esthétique », dans Philosophie 56(1997), pp. 25-27).
L’Esthétique, en tant que doctrine pure de la sensibilité, n’a à faire
qu’avec les conditions formelles de la seule intuition empirique, et
non avec celles de la pensée empirique : elle repose sur la séparation
de l’intuition et du concept ; elle se tient en deçà de leur réunion.
96 Cette phénoménologie du temps infini est déjà reconnaissable dans
la Dissertation. Au § 14, le premier argument établit bien que l’idée
du temps est obtenue de la simultanéité et de la succession, mais ce
n’est pas la succession qui engendre le temps, au contraire elle le
suppose : « En effet, ce n’est que par l’idée de temps que l’on peut se
représenter si les choses qui tombent sous les sens sont simultanées ou
successives ; et ce n’est pas la succession qui engendre [gignit] le
concept de temps ; au contraire, elle fait appel à lui [sed ad illam
provocat]. [...] Car je ne puis comprendre ce que signifie ce petit mot
après |p o st\, si je n’ai d ’abord [praevio] le concept de temps » (Ak II
399). D ’après J. N. Findlay, il faut voir dans cet appel de l’expérience
au temps une « vague vision o f the indefïnitely temporal order » (J. N.
F in d l a y , Kant and the Transcendental Object, a Hermeneutic Study,
Oxford, Clarendon Press, 1981, p. 88). Le deuxième argument du
même § 14 de la Dissertation — qui inspirera les quatrième et
cinquième points de l’exposition métaphysique — conclut dans le
même sens : « En outre, nous concevons toutes les choses actuelles
comme effectivement situées dans le temps [in tempore posita], et non
comme contenues sous une notion générale du temps, considérée à la
façon d’un caractère qui leur serait commun [tamquam nota
communi] ». Le temps n’est pas le genre commun à toutes les

91
Transcendance et finitude

déjà remarqué : 1*argumentation de l’exposition n’est pas


de l’ordre de la monstration immédiate, ni de la déduction.
Le temps est atteint comme horizon, comme l’englobant
de toute notre expérience, qui par contre apparaît
fragmentée dans le temps. Cela est vrai pour chacun des
quatre arguments de l’exposition métaphysique : celle-ci
fait appel à notre pré-compréhension du temps.
L’argumentation de l’exposition métaphysique convoque
le temps plutôt qu’elle ne l’engendre.
Pour ce qui est de l’espace, il s’agit de comprendre
en quel sens Kant dit : « L’espace est représenté comme
Q7
une grandeur infinie donnée » (B 40). Il y a deux
manières d’entendre le mot « représentation » : en tant
qu’effet sur l’esprit98 et en tant que corrélat de celui-ci, à
savoir en tant que représenté. Les phénomènes sont des
représentations au sens qu’ils sont des représentés. Dans le
cas de l’intuition, étant donné son caractère
d’immédiateté, le mode subjectif de l’intuition et
l’intuitionné se déterminent mutuellement. Lorsque Kant
écrit : « l’espace [...] est [...] une intuition pure » (A 26, B
39), il « signifie donc à la fois que l’espace est dans le

déterminations temporelles des choses (cf. l’interprétation donnée du


troisième point de l’exposition métaphysique) ; il est plutôt l’horizon
de position des choses. C’est en tant que le temps ne peut être perçu
en dehors de cette apparition des contenus sensibles dans le temps,
qu’il est dit non seulement form e de l'intuition pure, mais aussi
intuition pure. Cette définition du temps comme intuition pure a
surtout le sens d ’éviter de le déterminer comme une généralité
conceptuelle ou comme un contenu sensible déterminé.
97 Ce qui remplace le texte suivant de la première édition : « L’espace
est représenté donné comme une grandeur infinie » (A 25). Nous
reprenons ici les analyses de M. Fichant sur l’infinité de l’espace (cf.
M. F ichant , op. cit.).
98 « Si la réceptivité de notre esprit [Gemüt], qui consiste à recevoir
des représentations en tant qu’il est affecté de quelque manière, est
appelée sensibilité, [ ...] » (A 51, B 75) La référence à la
représentation au § 1 de YEsthétique va dans le même sens.

92
La constitution transcendantale de l ’apparaître

Gemüt, a parte subjecti, une représentation d’une certaine


sorte, et qu’il est aussi un intuitionné pur, le corrélat d’où
toute matière du phénomène a été évacuée » ". Si l’espace
est représenté comme une grandeur infinie donnée, la
question est alors de déterminer la représentation du
Gemüt qui lui corresponde. Les trois premiers arguments
de l’exposition métaphysique ont montré que l’espace ne
peut être ni un phénomène indéterminé, ni un objet ; sa
représentation ne peut être, par conséquent, ni une
sensation, ni un concept. Elle ne peut qu’être donnée dans
une intuition pure.
Le troisième argument métaphysique est
particulièrement instructif. Il dit — nous l’avons remarqué
— que l’unité de l’espace est plus fondamentale que les
espaces qui sont en lui. Cette unité est déjà ce qui permet à
Kant de conclure que l’espace est une intuition, car
l’intuition est la représentation dont le référent est unique.
Comme le temps, l’espace est un englobant, il n ’est pas le
résultat d’une composition de ses parties. Mais, à la
différence du temps, il est toujours donné dans l’unité
infinie des parties qui le composent (et qui sont aussi des
intuitions). Qu’il ne soit pas le résultat de la sommation
des ses parties, cela signifie que la représentation de
l’espace n ’est pas obtenue par rapport à la représentation
du temps qui se fait selon la succession100. L’espace se
représente comme grandeur infinie donnée, au sens où sa
représentation est celle d’un infini actuel et pas seulement
celle de l’infini à supposer comme condition de possibilité
pour qu’il ait une sommation sans fin. M. Fichant résume
exactement la différence d ’infini dans les représentations
de l’espace et du temps : « les parties de l’unique temps ne

99 M. F ic h a n t, ibid., p. 29.
100 M. Fichant montre que la réécriture du quatrième argument
métaphysique dans la deuxième édition vise précisément à
déconnecter l’espace du temps.

93
Transcendance et flnitude

pouvant jamais être données ensemble, son infinité comme


Tout n ’est que potentielle, alors que la co-donation des
espaces partiels présuppose l’actualité du Tout de l’espace
sur lequel elles se détachent »101. Le temps est une suite de
« maintenant » sans fin qui ne pourront jamais être tous
présents ; mais dans chacun de ces « maintenant »,
l’espace impose son infinité par la coprésence simultanée
et actuelle de toutes ses parties : « elle est donation
actuelle, en chaque maintenant, de Vespace tout
entier »102.
Le quatrième argument de l’exposé métaphysique
rompt donc la symétrie entre l’espace et le temps de
manière évidente dans l’édition de 1787, dans le but de
souligner explicitement l’irréductibilité de l’espace par
rapport au temps. Mais l’infini actuel de l’espace, infini
dont on peut avoir une sorte d’intuition et qui n’est pas du
même ordre que l’infini temporel, implique inévitablement
le temps. Les expressions que nous sommes obligés
d’employer en témoignent : l’infini de l’espace est la co-
présence , la simultanéité , Yactualité des parties de
l’espace. Nous n ’avons d’intuition de l’espace qu’en tant
que le temps le constitue pour nous comme présent et
actuel. La dissymétrie de l’espace par rapport au temps
dit, à la fois, l’irréductibilité de l’espace au temps, mais
aussi son inévitable corrélation constitutive au temps.

§ 2.3.2. Le privilège apparent du temps sur l’espace


La rupture de symétrie entre l’espace et le temps
dans YEsthétique pose la question de la hiérarchie entre
les deux formes de l’intuition sensible. Cela introduit à ce
que l’on a pu appeler dans la Critique « le privilège du
temps » par rapport à l’espace. Nous avons déjà remarqué
que, dans la période pré-critique de la réflexion kantienne,

101 M. F ichant , ibid., p. 33.


m Ibid.
94
La constitution transcendantale de l ’apparaître

l’importance donnée à l’espace prévaut sur celle donnée


au temps. Dans YAnalytique, le temps semble prendre le
dessus sur l’espace. Cependant, ce prétendu privilège du
temps de YAnalytique apparaît déjà dans YEsthétique,
puisque le temps y est déterminé comme un milieu
phénoménologiquement universel : « Le temps est la
condition formelle a priori de tous les phénomènes en
général » (A 34, B 50). L ’universalité phénoménale du
temps est opposée à la partialité de l’espace : « L’espace,
comme forme pure de toute intuition externe, est limité
comme condition a priori simplement aux phénomènes
externes » (A 34, B 50). Ce qui conduit à la conclusion qui
privilégie nettement l’intuition interne par rapport à celle
qui est externe : « Au contraire, comme toutes les
représentations, qu’elles aient ou non pour objets des
choses extérieures, appartiennent toujours, en elles-
mêmes, en tant que déterminations de l’esprit, à l’état
interne, et que cet état interne, soumis à la condition
formelle de l’intuition interne, appartient ainsi au temps, le
temps est une condition a priori de tout phénomène en
général, et, à dire vrai, la condition immédiate des
phénomènes internes (de notre âme), et, par-là même, la
condition médiate de tous les phénomènes externes » (A
34, B 50). L’espace est la forme associée aux phénomènes
externes, et le temps la forme associée aux phénomènes
internes ; mais précisément, en tant que tous les
phénomènes affectent l’intériorité du sujet connaissant, le
temps est de ce fait même le réceptacle de tous les
phénomènes.
Il est évident que la priorité du temps s’enracine dans
la priorité du sens interne. Nous intuitionnons tous les
phénomènes dans le temps, à savoir par le sens interne,
dans « notre âme » : ceux qui sont immédiatement
internes, à savoir qui n ’ont rien de spatial, et ceux qui sont
spatiaux, perçus comme étant à l’extérieur, car ceux-ci
aussi ne sont percevables « hors de moi » que par la
95
Transcendance et flnitude

médiation de l’âme, à travers notre intériorité. Le privilège


du temps, fondé sur celui du sens interne et, en dernier
ressort, sur celui de l’âme, n ’est cependant pas d’ordre
psychologique, mais phénoménologique. C’est dans le
temps, directement ou indirectement dans l’âme, que les
phénomènes sont représentés, qu’ils apparaissent. Par-delà
les expressions qui confèrent dans YEsthétique un
privilège au sens interne et à l’âme, le temps est déterminé
comme horizon phénoménal universel.
Ce privilège du temps ne signifie aucunement
l’annulation de la spécificité de la fonction de l’espace
comme fondateur du sens externe. Kant a soin de préciser
qu’il y a une restriction au privilège phénoménal du
temps : « Le temps n ’est autre chose que la forme du sens
interne, c’est-à-dire de l’intuition de nous-mêmes et de
notre état intérieur. En effet, il ne peut être une
détermination des phénomènes externes » (A 33, B 49).
Bien que le temps soit en rapport non seulement avec le
sens interne, mais aussi et autrement avec le sens externe,
il n ’a pas le pouvoir de fonder l’extériorité du sens
externe : il n’est pas la forme du sens externe. En dépit de
son privilège sur l’espace, le temps ne suffit pas à
constituer à lui seul l’intuition sensible. Le privilège du
temps n ’abolit pas sa dépendance à l’égard de l’espace,
comme le souligne justement J. Benoist : « il n ’y a
intuition que dans le temps, mais au déploiement de celle-
ci est nécessaire un espace » . En quoi se manifeste la
dépendance du temps vis-à-vis de l’espace ? Dans le fait
que le temps est incapable de produire une figure. C ’est
pourquoi toute représentation du temps n ’est qu’une
analogie des propriétés de l’espace : « Et précisément
parce que cette intuition interne ne donne aucune figure,
nous cherchons à réparer ce défaut par des analogies :

103 J. BENOIST, Kant et les limites de la synthèse. Le sujet sensible,


PUF, Paris 1996, p. 209.

96
La constitution transcendantale de l ’apparaître

nous représentons la suite du temps par une ligne qui se


prolonge à l’infini, [...] et nous concluons des propriétés
de cette ligne à toutes les propriétés du temps » (A 33, B
50).
Non seulement l’espace et le temps ne sont pas
déductibles, mais encore ils sont irréductibles l’un à
l’autre. Non seulement ils ne peuvent pas être ramenés à
un principe plus originaire qui fonderait par conséquent
toute la connaissance sensible, mais encore ils ne se
laissent pas ordonner selon une hiérarchie qui annulerait
toute complémentarité entre les deux formes de l’intuition
sensible. Le privilège du temps fondé sur son intériorité ne
peut pas être séparé de son besoin d’une médiation
représentative spatiale ; ce qui revient, d’une certaine
manière, à renverser l’ordre de la priorité entre l’espace et
le temps en faveur de celui-là104. Le temps est invisible105 :

104 Même l ’autonomie du temps par rapport à l’espace qui semblait


être établie par l’exposition transcendantale est à relire à la lumière de
cette dissymétrie de retour de l’espace vis-à-vis du temps.
L ’exposition transcendantale semble établir un partage net entre
espace et temps : le premier fonde la géométrie, le deuxième la
dynamique newtonienne. La Dissertation, d’ailleurs, associait déjà la
«mécanique pure» au temps (cf. § 12). À la fin de l’exposition
transcendantale du concept du temps on lit effectivement : « Notre
concept de temps explique donc la possibilité d’autant de
connaissances synthétiques a priori qu’en présente la théorie générale
du mouvement » (B 49). Cependant, cette conclusion doit être relue à
la lumière de ce que Kant écrit à la fin de 1’ « Explication » du § 7 :
« Que l’esthétique transcendantale ne puisse rien contenir de plus que
ces deux éléments, à savoir l’espace et le temps, cela résulte
clairement de ce que tous les autres concepts appartenant à la
sensibilité, même celui du mouvement qui réunit les deux éléments,
supposent quelque chose d’empirique » (A 41, B 58). Le temps est le
fondement de la science du mouvement, mais le mouvement réunit les
deux éléments : le rapport du temps au mouvement ne peut pas se
passer de la médiation de l’espace.
105 Sur ce point la lecture que P. Ricceur fait de la Critique dans Le
temps raconté est tout à fait juste.

97
Transcendance etfinitude

Kant le répète maintes fois sans la moindre ambiguïté106.


L ’espace aussi, d’ailleurs, est invisible. En tant que formes
de l’intuition, espace et temps sont les conditions de
possibilité de la visibilité des phénomènes — les
conditions que quelque chose apparaisse — , sans pourtant
être eux-mêmes visibles. Néanmoins, de l’espace on peut
avoir une intuition dans le présent, tandis que l’infini du
temps ne se rend jamais présent à l’intuition. Kant attribue
à l’espace une ambiguïté qui n’a pas de symétrique pour le
temps : l’espace est forme de la réception du donné et, de
ce fait, invisible ; cependant, il est aussi immédiatement
donné à chaque instant du temps. Il y a une monstration de
l’espace qui n ’a pas d’équivalent pour le temps. Il n ’y a
pas de saisie immédiate du temps ; ses propriétés ne
peuvent être représentées qu’à l’aide analogique de la
géométrie.
L ’invisibilité du temps, sur laquelle repose le
privilège du temps sur l’espace dans Y esthétique
transcendantale est en réalité la marque de l’insuffisance
même du temps, de sa « carence constitutive » — pour
employer l’expression de J. Benoist —, car le recours à
l’espace pour représenter une image du temps est
incontournable. Cela ne permet pas de conclure dans le
sens d’un privilège de l’espace. L’espace et le temps
demeurent deux sources irréductibles à l’unité originaire
d’un même principe identifiable à une réceptivité d’ordre
temporel. Tout le privilège du temps tient dans sa
propriété de ne pas être donné, d’être horizon absolu et
invisible de la donation du phénomène. Mais ce
« privilège » du temps, s’il en est un, s’accompagne d’une
exigence d'exhibition , de présentation dont la constitution

106 « Comme le temps lui-même ne peut être perçu » (A 177, B 219),


« Or le temps ne peut pas être perçu en lui-même » (A 182, B 225),
« Car le temps ne peut être perçu en lui-même » (A 189, B 233), « Or
on ne peut percevoir le temps lui-même » (A 211, B 257).

98
La constitution transcendantale de Vapparaître

fondamentale échappe au temps lui-même et fait


inévitablement appel à la médiation de l’espace.

§ 2.3.3. La sensibilité du sens interne : l’affection


Il y a encore un dernier privilège du temps qu’il nous
faut examiner avant de quitter YEsthétique
transcendantale. Dans le point (b) des « Conséquences
tirées » du concept du temps, Kant précise le lien entre
temps et sens interne : « Le temps n’est autre chose que la
forme du sens interne, c’est-à-dire de l’intuition de nous-
mêmes et de notre état intérieur» (A 33, B 49). Cette
définition de la première édition de la Critique laisse
ouverte la possibilité de concevoir le sens interne — et par
conséquent le temps — comme ce par quoi le sujet a une
intuition de lui-même. En d’autres termes, par le sens
interne, le sujet est donné, il est réduit à un objet. Cette
notion du sens interne aboutit à un « monstre
1C il
philosophique » : un sujet objet de lui-même. C’est un
texte de la deuxième édition qu’il faut interroger pour
sortir de l’impasse « objectiviste » dans laquelle la
première édition coince le sens interne.
Le texte en question, décisif pour la démarche
transcendantale de la Critique, est un passage de la
deuxième des Remarques générales sur l ’esthétique
transcendantale : « Or, ce qui peut, comme représentation,
précéder tout acte de penser quelque chose est l’intuition,
et, si elle ne contient rien que des rapports, la forme de
l’intuition ; cette forme de l’intuition, comme elle ne
représente rien, sinon dans la mesure où quelque chose est
posé (gesetzt wird) dans l’esprit (im Gemüte), ne peut être
autre chose que la manière dont l’esprit est affecté par sa
propre activité, à savoir par cette position (Setzen) de sa
représentation, par conséquent par lui-même, c’est-à-dire
un sens interne considéré selon sa forme » (B 67-68).

107 P. RICŒUR, Le temps raconté, p. 101.

99
Transcendance etfînitude

À la fois, quelque chose est posé (gesetzt wird) dans


l’esprit par l’intuition, c’est-à-dire par réception passive.
Mais lorsqu’on fait abstraction du quelque chose qui
affecte l’esprit de l’extérieur, voici apparaître comme en
reste de cette passivité une activité de l’esprit, à travers la
position (iSetzen) de la représentation. Le point le plus
problématique de ce passage est la référence à cette
activité ( Tàtigkeit) de Y esprit, du Gemüt. En tant que
form e , à savoir en faisant abstraction de tout contenu
empirique qu’elle reçoit, qu’est-ce que la forme de
l’intuition laisse apparaître ? A cette question, Kant
semble répondre que c’est bien l’activité de l’esprit en
elle-même, dans sa forme, la manière dont l ’esprit est
affecté par sa propre activité , qui apparaît. Qu’est-ce que
la réceptivité du sens interne révèlerait-elle ? L'activité de
l’esprit. En d’autres termes, c’est l’activité de l’esprit qui
est reconnue comme le fondement de la forme du sens
interne, qui est cependant du côté de la passivité du sujet.
Dès lors, qu’est-ce qui empêche de ramener, par le sens
interne, la sensibilité à l’activité de l’esprit,
d 'intellectualiser l ’intuition interne ? C’est ici que la
démarche transcendantale effleure plus que jamais le
danger de sombrer dans l’idéalisme le plus dogmatique :
celui de l’auto-position du sujet108. Car ce qui semble bien
être suggéré ici, c’est que le sens interne est constitué
fondamentalement, en deçà et en dehors de la matière
empirique donnée, par l’esprit. Le Soi advient à soi-même
comme pure activité qui anticipe le sens interne. Il
s’agirait alors d’un idéalisme non plus de la substance du

108 J. Benoist remarque avec raison : « Jamais Kant n ’a été aussi


proche de l’idéalisme absolu : la manifestation de l’esprit dans le sens
interne semble être alors l ’effet même de l’activité de l’esprit, dans un
retour, tout transcendantal qu’il soit, de la métaphysique de
l’autofondation », J. BENOIST, Kant et les limites de la synthèse, p.
249.

100
La constitution transcendantale de l'apparaître

sujet, mais de l’activité de l’esprit : « Ce qui est donné ici,


comme « activité », c’est le Soi-même de la
subjectivation, cette activité déterminante en laquelle le
Soi se constitue »109. Le Soi qui par le sens interne se pose
et se détermine est le sujet de la pensée : en tant qu’il
pense, dans l’activité de penser, il se donne à lui-même
comme étant, il s’identifie à cette activité même qu’il est.
L ’interprétation de VAnalytique devient décisive pour
sortir de l’impasse de cet idéalisme de l’activité qui hante
le sens interne. Notamment grâce à l’analyse de l’auto-
affection (Selbstajfektion) par Heidegger, il sera possible
de déjouer l’identification subreptice établie par Kant à
propos du sens interne entre détermination et affection.
La lecture de YAnalytique dans le prochain chapitre
sera l’occasion de préciser le rôle de la détermination par
l’entendement. Maintenant, il nous faut encore insister sur
le rôle de Y affection dans Y auto-affection. Toute
l’ambiguïté de l’auto-affection tient dans la conception qui
fait du sens interne un deuxième sens, un double du sens
externe en tant que, par le sens interne, il nous serait
possible de saisir d’autres types d’objets. Or, le sens
interne ne saisit pas autre chose que le même sensible saisi
par le sens externe. Quelles sont donc la fonction et la
particularité du sens interne par rapport au sens externe ?
Elles sont à rechercher dans le fait que le sujet se découvre
exposé à l’objet dans son exposition même à l'objet.
L’auto-affection est à comprendre non au sens d’un sujet

109 J. BENOIST, Kant et les limites de la synthèse, p. 256. En réalité, il


n’y a qu’une référence à la détermination faite au début de la
Remarque : « les lois qui déterminent ce changement de
lieu » (Gesetze, nach denen diese Verânderung bestimmt wird, B 67).
Mais dans le passage qui nous concerne de près, il n’est pas
proprement question de détermination. Le vocabulaire de l’activité et
de la spontanéité est cependant présent dans le passage par les
expressions Tâtigkeit et, dans la suite du texte cité, Selbsttâtigkeit et
selbsttâtig.

101
Transcendance etfinitude

qui s’affecterait lui-même : «bien plus qu’affection par


soi-même (en tant que spontanéité) est affection de
l ’affection, au sens de l’expérience de moi-même dans la
passivité primordiale qui me fait “affecté” »110.
En tant que sens , le sens interne reste du côté de la
passivité, de la réceptivité, de l’ouverture du sujet au
donné. Le « donné » du sens interne est alors la passivité
même du sujet. Quel contenu accompagne l’expérience
par le sens interne ? Celui de la finitude même du sujet en
tant que sujet sensible. En ce sens l’auto-affection de moi-
même par le sens interne est l’affection de mon affection,
conscience de mon affection. La définition du sens interne
de la deuxième remarque précise bien que le sens interne
— dans sa forme — n’a pas de représentation, ne pose pas
un objet : « cette forme de l’intuition, comme elle ne
représente rien, sinon dans la mesure où quelque chose est
posé dans l’esprit, ne peut être autre chose que la manière
dont l’esprit est affecté par sa propre activité, à savoir par
cette position de sa représentation ». Cette position de sa
représentation ne désigne pas une position conceptuelle
du sujet par l’entendement. Ce quelque chose posé dans
l’esprit — l’affecté de l’affection dans l’auto-affection —
n ’est aucunement un objet de connaissance, la
détermination catégoriale de l’être-moi.
Ce qui est posé ici est précisément ce qui peut être
posé dans l’esprit en dehors de la position conceptuelle :
l’affection pure et simple. L’activité de l’esprit dans cette
position va de pair avec la passivité même du sujet.
L’activité passive de l’auto-affection précède la distinction
même entre passivité et activité, est en deçà de
l’opposition de la réceptivité à la spontanéité.
Dans la suite du texte de la deuxième remarque il ne
faut pas hésiter à reconnaître le dépassement de
l’opposition spontanéité/réceptivité vers une constitution

110 J. B enoist , ibid., p. 276.

102
La constitution transcendantale de l ’apparaître

plus originaire de la conscience du sujet comme affection :


« La conscience de soi-même (l’aperception) est la simple
représentation du moi, et si, par elle seule, tout le divers
qui est dans le sujet était donné spontanément, l’intuition
interne serait alors intellectuelle. Dans l’homme, cette
conscience exige une perception interne du divers, qui est
préalablement donné dans le sujet, et le mode selon lequel
il est donné dans l’esprit sans spontanéité doit, en raison,
de cette différence, s’appeler sensibilité » (B 68). Ce
retrait de la sensibilité originaire, comme affection, à la
spontanéité intellectuelle est rapproché, à juste raison, par
F. Marty de la notion heideggerienne d’ « ouverture » :
« l’ouverture au donné ne peut se procurer celui-ci ; sans
elle, pourtant, jamais un donné ne pourrait devenir
effectivement tel »*11.
C ’est dans cette irréductibilité de la conscience de soi
à une détermination intellectuelle que la percée
transcendantale de YEsthétique atteint son point le plus
avancé, son point critique. Le sens interne, loin de
désigner une sensibilité intellectuelle, échappe, au niveau
de Y esthétique transcendantale, précisément à toute
interprétation d’ordre idéaliste.

OSVO OSHO OSBO

Dans l’économie de la démarche transcendantale,


l’étape de Yesthétique sert à établir la place éminente de la
sensibilité contre deux tentations. La première est l’effort
logiciste, qui cherche à ramener l’intuition à un double,
pâle et imparfait, du concept. Contre cette démarche joue
l’impossibilité de réduire l’espace et le temps à des
« catégories » de la sensibilité. L’espace et le temps ne se
laissent pas déduire à partir d’un principe quelconque de
l’entendement ; en outre, aucun privilège reconnu au

111 F. M a r t y , note 2 de p. 111, folio essais p. 805.

103
Transcendance etflnitude

temps ne permet de l’affranchir de la fonction médiatrice


de l’espace, si bien que l’on cherche en vain à déduire
l’espace du temps. Enfin, loin de gagner un privilège
quelconque, au plan de l’esthétique transcendantale, le
sens interne ne fait que perdre son autonomie de sens
distinct du sens externe. Il cesse d’être le sens de l’âme, de
représenter une sensibilité de l’entendement. La deuxième
des remarques finales est décisive pour le sort
transcendantal du sens interne : il n’est pas à comprendre
comme la détermination ou la position du moi-sujet par le
sujet lui-même, l’absurde coïncidence de la passivité et de
l’activité de la conscience. Sa fonction est de faire signe
vers un en deçà originaire de l’affection, où l’esprit reçoit
et se représente son reste conceptuel, son être en tant que
pure passivité, limite transcendantale.
La deuxième tentation est d’affranchir la science de
la sensibilité de tout rapport à l’entendement et de ramener
la percée critique à une ébauche de phénoménologie. Ce
qui résiste à cette réduction phénoménologiste de
l’esthétique, c’est l’invisibilité du temps et de l’espace.
Que l’espace et le temps en tant que formes pures de
l’intuition sensible fournissent l’horizon de l’apparaître
des objets, que tout dualisme entre l’être et l’apparaître
soit finalement aboli, cela ne fait pas de doute et c’est bien
la conquête d’un sol phénoménologique qu’il faut
reconnaître ici. Cependant, cette phénoménologie ne se
constitue qu’en résidu par rapport à l’activité déterminante
de l’esprit, comme un reste du pouvoir de connaître les
choses. C’est précisément l’articulation du sensible à
l’entendement qu’il faut éclairer maintenant par la
traversée de YAnalytique.

104
III. T r a n s c e n d a n c e e t s u b j e c t iv it é

L ’étape de YEsthétique transcendantale a montré


que la sensibilité est insuffisante à la connaissance de
l’objet. Que la sensibilité soit incapable de constituer un
objet, ce n’est pas une nouveauté : il s’agit même d’une
thèse constante de l’idéalisme. Néanmoins, dans la
perspective transcendantale, le pouvoir de connaissance de
la sensibilité est réel, car la sensibilité donne à connaître
ce qui n ’est pas au pouvoir de l’entendement de connaître.
Par la sensibilité, nous connaissons qu'il y a quelque
chose, qu’un objet est donné. Pourtant, la sensibilité ne
connaît rien de la chose qui apparaît. En ce sens la théorie
transcendantale est plus radicale et foncièrement moins
ambiguë que l’idéalisme : la sensibilité n’est aucunement
une détermination objective, ne serait-ce qu’imparfaite et
provisoire. L’apparaître est toujours apparaître de quelque
chose , d’un objet déterminé : la chose transcendantale est
toujours l’objet donné et pensé. Or le pouvoir de
détermination objective appartient uniquement à la source
intellectuelle de la connaissance. C’est ce pouvoir de
détermination qu’il s’agit de mesurer par une enquête dans
la Logique transcendantale, notamment par des textes de
YAnalytique.
Dans ce chapitre, il faut montrer que la capacité à
déterminer un objet par l’entendement n’est pas encore le
pouvoir de le poser dans son effectivité. Moins encore
l’entendement peut-il aboutir à la reconnaissance d’un
Transcendance etflnitude

sujet immédiatement présent à soi-même. Ne pas avoir


reconnu cette limite de la connaissance intellectuelle, c’est
le piège qui condamne l’idéalisme au dogmatisme
métaphysique. La connaissance sensible n’est jamais
récupérée par l’entendement. Ce n’est que par la
compénétration de l’entendement par le sensible en tant
que structure transcendantale que les êtres de finitude que
nous sommes connaissent l’effectivité de l’objet donné,
que nous sommes capables de Y expérience possible. C’est
uniquement dans l’effectivité de la connaissance par
expérience que nous sommes donnés à nous-mêmes
comme un sujet conscient d’exister comme sujet.

Nous allons procéder en trois étapes, selon les


déterminations d’objet et de sujet transcendantaux
repérables dans YAnalytique. Dans la première étape, il
s’agira de montrer que le pouvoir de l’entendement, qui
est foncièrement le pouvoir du jugement, ne détermine que
l’objet transcendantal comme forme universelle de l’objet
connu dans l’expérience possible. Le sujet transcendantal
n ’est alors que le « Je » simple qui accompagne le
jugement. La deuxième étape présente l’analyse de la
constitution de la conscience de synthèse dans
Yaperception : à l’objet un, correspond la détermination
du sujet un. Cependant, c’est au niveau de l’aperception
que YAnalytique, via l’imagination transcendantale, prend
en compte la compénétration a priori de l’entendement par
la sensibilité. Finalement, ce n’est que dans l’interrogation
du contenu sensible de l’expérience possible, les
sensations, en tant que structures transcendantales, qu’il
est possible de dissiper définitivement le dogme d’une
évidence phénoménale des objets de leur fond propre et,
du même coup, de constater Y apparition d’un sujet qui,
106
Transcendance et subjectivité

dans l’exercice de la connaissance effective des choses, se


perçoit comme sujet sensible 112 .

§ 3.1. La logique transcendantale en tant que telle


De même que dans l’étape de Y esthétique, Kant a dû
s’expliquer sur l ’usage transcendantal du terme esthétique,
de même, dans l’étape logique , il doit préciser en quel sens
la logique transcendantale se démarque de la logique
générale ou formelle. Cette différence, à savoir le
caractère spécifiquement transcendantal de la
connaissance discursive, tient dans le rapport constitutif du
concept par rapport à l’objet transcendantal. Interroger la
logique comme transcendantale, c’est chercher à
comprendre comment l’entendement contient les
structures a priori qui font qu’il y a objet. Le pouvoir du
concept est précisément celui de constituer
Y objectivité ( Gegenstàndlichkeit) de l’objet comme
structure vide et disponible pour l’expérience. Du même
coup, la double détermination du « sujet » qui en découle
n ’a rien de subjectif : elle donne une subjectivité vide de
sujet (le « Je » vide, corrélat logique de l’objet
transcendantal) d’un côté et une simple conscience de
synthèse de l’autre (le sujet purement intentionnel de
l’aperception transcendantale).

§ 3.1.1. La logique transcendantale en tant que


logique : le pouvoir de juger
La première section du premier chapitre de
YAnalytique — « De l’usage logique de l’entendement en
général » — représente un point d ’appui important pour la
démarche transcendantale. Kant pose ici une question
déterminante : comment l’entendement accède-t-il à une
connaissance de type logique , à « une connaissance par

112 Dans cette enquête, nous allons suivre de près l’excellent travail
réalisé par J. Benoist.

107
Transcendance etfînitude

concepts, non intuitive, mais discursive » (A 68, B 93) ?


En quoi le logos est-il une source de connaissance
spécifique par rapport à Y aisthesis ?
Kant distingue une fois de plus la connaissance par
l’entendement de la connaissance par la sensibilité.
L’entendement est défini tout d’abord de manière
négative : « un pouvoir de connaître non sensible » (A 67,
B 92). Cela implique par conséquent et contre toute thèse
idéaliste qu’il n ’y a pas d’intuition intellectuelle :
« L ’entendement n’est donc pas un pouvoir
d’intuition » (A 67, B 92). Cette séparation de
l’entendement de la sensibilité est comme l’âme de la
critique et elle a une conséquence immédiate d’ordre
transcendantal, car ce qui est en jeu ici est le rapport
logique de l’entendement à l’objet. Le seul rapport
immédiat à l’objet est par l’intuition ; or, le concept n ’est
pas une intuition ; il s’ensuit que le rapport de
l’entendement à l’objet n’est possible que de façon
médiate : « un concept n ’est jamais rapporté
immédiatement à un objet, mais à quelque autre
représentation de celui-ci » (A 68, B93). La médiation qui
permet à l’entendement d’accéder à l’objet est la
représentation ( Vorstellung), la médiation discursive , le
logos. Que connaît le logos au sujet de l’objet saisi par
Yaisthesis ?
Comme nous avions déjà remarqué, le point de
départ de la démarche critique transcendantale est l’objet
de l’expérience, l’objet donné et pensé. Le fait qui
s’impose comme une évidence à élucider est qu’z7 y a
quelque chose : Es gibt etwas. Le propre de l’esthétique
transcendantale est d’élucider le rapport à la donation de
la chose ; la sensibilité pensée de manière transcendantale
est le lieu de la réception de l’objet par l’intuition. Or le
point qui oblige à passer à l’étape logique est que, pour
qu’il y ait donation , il faut quelque chose qui se donne.
Qu’est-ce qui est reçu dans la donation ? La chose de
108
Transcendance et subjectivité

l’objet, évidemment, le quelque chose qui se tient en face


de moi comme un Ob-jekt, un Gegen-stand. Or, tant que
ce quelque chose n ’a pas de signification pour moi, tant
que je ne peux pas le représenter, le nommer, il n ’est rien :
rien n ’apparaît, il n ’y a rien en face de moi. La question
de la logique transcendantale est l’interrogation sur la
signification du donné.
A quelle condition quelque chose a-t-il un sens pour
moi ? A condition qu’il ait un sens, à savoir un sens
déterminé. Un objet est toujours un objet, une unité de
sens que je peux désigner, nommer, représenter , mettre à
part des autres objets. L ’unité de sens que je reconnais
dans quelque chose est le concept que j ’ai de lui en tant
qu’objet et l’entendement est ce pouvoir d’unification de
sens par le concept. Rien qui ne soit un objet ne peut
apparaître. Si quelque chose se donne, c’est un objet, à
savoir un quelque chose dont j ’ai le concept : « cet objet
n ’est rien de plus que le quelque chose au sujet duquel le
concept exprime une telle nécessité de la synthèse » (A
106) ; ou, dans les termes de la deuxième édition :
« L’objet est ce dont le concept réunit le divers d’une
intuition donnée » (B 137).
Mais, en connaissant qu’il y a un objet, que fait
d’autre l’entendement sinon de reconnaître celui-ci
comme un objet ? Autrement dit, la connaissance d’un
objet donné est toujours la subsomption de celui-ci sous
un universel par une règle de l’entendement. L ’objet
identifié par une représentation « (qu’elle soit une intuition
ou déjà même un concept) » (A 68, B 93) qui le distingue
de tous les autres objets est aussi mis en relation, toujours
par l’entendement, avec d’autres concepts. La manière
propre à l’entendement de se rapporter à l’objet se fait par
le jugement qui détermine un lien entre le concept de
l’objet et d’autres concepts : « Le jugement est donc la
connaissance médiate d’un objet, par suite la
représentation d’une représentation de celui-ci » (A 68, B
109
Transcendance et finitude

93). Le pouvoir de connaissance des objets par


l’entendement est le pouvoir de juger ; penser un objet ne
signifie rien d ’autre que le soumettre à un jugement par un
concept : « Or, nous pouvons ramener tous les actes de
l’entendement à des jugements, si bien que Ventendement
en général peut être représenté comme un pouvoir de
juger. Car il est d’après ce qui précède un pouvoir de
penser. Penser est la connaissance par concepts. Mais les
concepts se rapportent, comme prédicats de jugements
possibles, à quelque représentation d’un objet encore
indéterminé » (A 69, B 94). Ce que dit Kant est qu’il n ’y a
pas d’objet, ni de concept en dehors du discours, du
jugement : l’objet se donne toujours à connaître sous une
forme prédicative, en tant qu’il est ceci ou cela, en tant
que certains prédicats lui conviennent. Ce qui est donné a
posteriori est reçu dans la mesure même où le jugement le
détermine a priori comme un concept en lien avec
d’autres concepts. Le jugement est l’activité spontanée de
l’esprit à laquelle s’applique le concept et, par conséquent,
qui détermine l’objet dans son rapport constitutif y
compris aux autres concepts. Le jugement déterminant est
l’horizon de connaissance des objets et, du même coup, le
domaine légitime du concept : « De ces concepts,
l’entendement ne peut faire aucun autre usage que de juger
par eux » (A 68, B 93).
En résumant, le jugement est le principe même, la
fonction , de l’unité de l’objet (« Tous les jugements sont
[...] des fonctions de l’unité parmi nos représentations»,
A 69, B 94). Le concept est l’unité de sens que l’on
associe à un objet par un jugement. L’objet est l’unifié, ce
qui est visé par le concept. A cause de notre fmitude,
l’accès à l’objet ne peut se faire directement que par la
sensibilité ; mais c’est par la médiation du concept, dans
un jugement de l’entendement, que l’unité de l’objet se
constitue dans son rapport structurant avec d’autres
concepts.

110
Transcendance et subjectivité

§ 3.1.2. L’objet transcendantal


La constitution du sens de l’objet donné a son lieu
dans le jugement et, par là, l’objet se loge dans la logique.
Il est clair cependant que, pour Kant, la question du sens
de l’objet de l’expérience ne se joue pas au niveau de la
logique générale, mais qu’elle appelle à une logique
transcendantale. C’est bien le point que Kant traite dans la
Deuxième section du chapitre II de YAnalytique : « Du
principe suprême de tous les jugements synthétiques ».
Le questionnement de Kant ne porte pas sur l’objet
abstrait de la logique générale, science qui peut se passer
de l’expérience. L ’objet en question est le sens de la chose
que l’on saisit par l’intuition sensible et qui demeure
irréductiblement à Vextérieur du sujet, en face de lui. La
logique doit élucider le sens de ce quelque chose qui se
tient devant moi, en tant qu’il m éfait face, en tant qu’il est
à distance. En d’autres termes, l’expérience interroge la
logique autour de Y objectivité, la Gegenstandlichkeit, le
caractère d’extériorité irréductible de l’objet de
l’expérience.
C ’est pourquoi la logique générale est étrangère à ce
questionnement. Sur ce point, Kant est radical, car il
déclare d’entrée de jeu : « L’explication de la possibilité
des jugements synthétiques est une tâche où la logique
générale n ’a absolument rien à faire, et dont elle n’a même
pas besoin de connaître le nom » (A 154, B 193). La
logique générale peut fonder la vérité des jugements
analytiques, dont YIntroduction a bien précisé qu’il s’agit
de jugements explicatifs. Ils ne font qu’expliciter ce qui est
déjà dans le concept de départ déjà présupposé par tout
jugement analytique et, de ce fait, ils ne seraient pas à
considérer stricto sensu comme une connaissance, car, par
ces jugements, l’entendement ne connaît rien de nouveau ;
rien ne s’ajoute à ses connaissances : « Dans les jugements
analytiques, je m ’en tiens au concept donné pour établir
111
Transcendance et fînitude

quelque chose à son propos. Le jugement doit-il être


affirmatif, je ne fais qu’attribuer à ce concept ce qui était
déjà pensé en lui ; doit-il être négatif, je ne fais qu’exclure
du concept son contraire » (A 154, B 194).
Au contraire, la logique générale est impuissante à
fonder la vérité des jugements synthétiques ; d’où la
11^
nécessité du passage à la logique transcendantale , car
c’est en tant que transcendantale que la logique rejoint
l’interrogation sur la possibilité de connaître un objet qui
transcende radicalement le sujet dans une extériorité
irréductible : « Mais dans les jugements synthétiques, je
dois sortir du concept donné, pour considérer, dans le
rapport avec lui, quelque chose de tout autre que ce qui
était pensé en lui ; par suite, ce rapport n’est jamais ni
d’identité, ni de contradiction, et à son égard on ne peut
envisager ni la vérité ni l’erreur qui concernent le
jugement lui-même » (A 154-155, B 193-194). La
différence entre jugements analytiques et jugements
synthétiques n ’est pas au niveau de la forme du jugement,
mais dans la nature du prédicat attribué au sujet : dans le

113 B. Longuenesse a raison d’affirmer que l’opposition jugements


analytiques/jugements synthétiques ne fait pas en tant que telle
l’opposition entre logique générale et logique transcendantale, car la
logique générale « expose les formes du jugement, lesquelles sont
communes et aux jugements analytiques, et aux jugements
synthétiques » (B. LONGUENESSE, Kant et le pouvoir de juger.
Sensibilité et discursivité dans /'Analytique transcendantale de la
Critique de la raison pure, PUF, Paris 1993, p. 94). Cependant, la
logique générale peut fournir aux seuls jugements analytiques le
principe de leur vérité, à savoir le principe de non contradiction (c’est
précisément ce que Kant dit en toutes lettres dans la section « Du
principe suprême de tous les jugements analytiques »). Elle est
totalement impuissante à établir la vérité des jugements synthétiques,
car, par définition, la vérité d’un jugement synthétique est mesurée par
le prédicat qui n’est pas contenu dans le sujet et qui ne peut pas le
contredire. La distinction entre jugements analytiques et jugements
synthétiques est d’ordre transcendantal et non de la logique générale.

112
Transcendance et subjectivité

premier cas, le jugement est indifférent à Y objectivité de


l’objet, dans le second c’est précisément de cette
objectivité de l’objet que l’entendement est appelé à juger.
Dans un jugement synthétique, le sujet est altéré par
Y objet-prédicat ; il est contraint à sortir de lui-même, à se
transcender vers l’objet de la donation.
La caractéristique du jugement synthétique est de se
rapporter à la donation par l’intuition et, par conséquent,
l’intuition sensible est à considérer, d’une certaine
manière, comme constitutive de la transcendance du
jugement synthétique. Il en va de la « réalité
objective » (A 155, B 194) de la connaissance: «L a
possibilité de l ’expérience est donc ce qui donne une
réalité objective à toutes nos connaissances a priori » (A
156, B 195). Et sans un «Troisième terme » (A 155, B
194), à savoir Y objet pur , il est impossible de sortir d’un
concept donné pour le comparer synthétiquement avec un
autre : sans recours à l’objet pur la synthèse de deux
concepts est impossible.
Si la logique transcendantale est transcendantale,
c’est bien au titre de ce rapport structurant que les
jugements synthétiques entretiennent avec la chose en face
donnée par l’expérience. Mais en quoi la logique
transcendantale demeure-t-elle encore une logique ?
Heidegger ne voit dans ce rapport du transcendantal au
logique qu’un préjugé résiduel chez Kant114. Au contraire,

114 « Depuis l’Antiquité, l’essence du penser, du juger, est déterminée


par la Logique. Même s’il établissait, dans la direction qui a été
indiquée, un nouveau concept de la connaissance, Kant ne pouvait dès
lors rien faire d’autre, eu égard au penser, que d’ajouter à la définition
courante de l’essence du penser (juger) une détermination
supplémentaire : se tenir au service de l’intuition. Il lui fallait
reprendre inchangée la doctrine de la pensée qui avait eu cours
jusqu’alors, la Logique, pour y ajouter ensuite en supplément que la
Logique [...] doit toujours souligner que la pensée y est rapportée à
l’intuition», M. HEIDEGGER, Q u ’est-ce q u ’une chose? trad. de

113
Transcendance et finitude

l’enjeu de la logique transcendantale n’est pas seulement


que la détermination par l’entendement soit mise en
rapport, voire soumise à l’intuition, mais qu’il n’y ait pas
d’objet en dehors de cette détermination synthétique. La
référence à un objet ne manque certes pas d’ambiguïté,
mais Heidegger ne s’est pas aperçu qu’il s’agit ici d’une
notion éminemment phénoménologique et nullement
ontologique (du moins au sens métaphysique du mot)115.
Le sens de Y objet est de rappeler que, s’il y a quelque
chose en face, si quelque chose apparaît, c’est toujours à
condition qu’il soit nommable et la nommabilité de
quelque chose qui apparaît en face tient précisément au
fait que quelque chose apparaît116.
A propos de l’enjeu que Yobjet constitue pour la
logique transcendantale, Cohen semble bien avoir vu plus
loin que Heidegger en reconnaissant qu’il n’y a pas
d’objet donné qui ne soit pas aussi pensé. Par-delà le
langage essentialiste que Kant hérite de la tradition
wolffienne, la nouveauté de sa pensée tient précisément en
ce que la tinologie contenue dans YAnalytique
transcendantale n ’est plus une thèse ontologique : ce n ’est

l’allemand par J. Reboul et J. Taminiaux, Gallimard, Paris


1971 (Tübingen 1962), p. 159. Heidegger accorde que, par la suite,
Kant a - quoique péniblement - fini par reconnaître que la
subordination de la pensée à l’intuition modifiait profondément la
signification même de la Logique. Mais il n’a pas su tirer de cette
percée toutes les conséquences implicites : « ce qui aurait signifié rien
de moins que d’édifier la métaphysique sur le fondement qui a été
dégagé pour la première fois par la Critique de la raison pure, et
seulement de ce fondement. Telle n’était pourtant pas l’intention de
Kant », ibid., p. 160.
115 J. Benoist rappelle à ce propos ce que Kant lui-même écrit : « Le
plus élevé des concepts logiques est celui de l ’objet, le plus élevé des
concepts métaphysiques au contraire est celui de Yens
realissimum » (Ak XXVIII 636).
116 Dans les termes de J. Benoist : « l’Esthétique sans l’Analytique et
sans celle-ci comme Logique est une abstraction », ibid., p. 57.

114
Transcendance et subjectivité

que dans la mesure où quelque chose a sens que l’on peut


dire aussi qu’il estx 1. Autrement dit, la Logique
transcendantale est le résultat d’une réduction : « la
Logique, c ’est alors 1ce
1o
qui reste de l ’onto-logie lorsqu ’on
lui a retiré l ’étant » . La Logique , épurée de l’intention
ontologique des jugements, change de signification et
devient transcendantale. Elle ne peut devenir
transcendantale qu’après avoir renoncé à toute ambition
onto-logique. La logique transcendantale est une logique
dans la mesure même où elle résiste à la tentation de
fonder un rapport à l’objet d’ordre ontologique :
transcendantal concerne un mode de connaissance
objective et non pas directement les objets particuliers (il
ne s’agit pas d’une « ontologie régionale »).
La logique transcendantale s’intéresse à l’exposition
des structures de Yobjectivité en tant que telles, des
conditions selon lesquelles un objet donné fait sens en tant
qu’objet. Autrement dit, le problème de la logique
transcendantale est la détermination de l’intuition. La
logique transcendantale n ’est pas indépendante du
sensible : elle est la logique même du sensible. C’est en
tant que logique du sensible qu’elle se distingue de la
logique de l’entendement pur, la logique formelle. Si le
jugement est l’âme de la logique et si la synthèse est l’âme
du jugement, les jugements de la logique transcendantale
ne font qu’unifier le sens de la donation. La logique
transcendantale n ’applique pas les catégories de la logique
générale ou formelle au sensible (si c’était le cas,
Heidegger aurait raison). C ’est à partir de l’objet donné et

117 Cohen n’ignore certes pas la racine aristotélicienne du système des


catégories kantiennes. Mais la critique qu’il adresse aux catégories
aristotéliciennes est précisément d’être ontologiques : « Le concept
d’être ne peut pas être le principe des concepts fondamentaux de la
connaissance», H. COHEN, La théorie kantienne de l ’expérience, p.
270.
118 J. BENOIST, Kant et les limites de la synthèse, p. 59.

115
Transcendance etfînitude

pensé , à savoir à partir du sens qui est déjà donné dans


l’objet connu que la logique transcendantale extrait les
catégories. C’est parce que l’objet de l’intuition a toujours
une forme, est toujours compris, qu’une régularité peut
être reconnue dans la rencontre entre l’entendement et la
sensibilité. Les catégories n’ont de sens que par rapport à
cette conjonction régulière du sens et du donné. Les
catégories déterminent le principe médiateur de la
rencontre régulière dans le jugement entre la donation et la
détermination : le troisième terme.
L ’objet corrélat des catégories n’est pas un objet
particulier, mais la forme de l’objet, Y objet
transcendantal. Les catégories n ’ont pas le pouvoir de
connaître ce qui ne peut qu’être reçu. Ce qu’elles
connaissent de la donation, ce n’est pas le contenu de la
donation, mais les conditions de compréhensibilité de la
donation, la forme conceptuelle de la donation, l’objet^X :
« Qu’est-ce que l’on entend quand on parle d’un objet
correspondant à la connaissance et par conséquent aussi
distinct d’elle ? Il est aisé de voir que cet objet ne doit être
pensé que comme quelque chose en général=X, puisqu’en
dehors de notre connaissance nous n’avons rien que nous
puissions opposer à cette connaissance comme y
correspondant » (A 104).
L’objet transcendantal est l’objet non empirique119, le
principe de l’unité de la chose donnée en tant qu’elle est
pensée : « C’est très exactement le concept de l’unité de la
visée en tant que telle, de l’unité de la représentation en
tant qu’elle représente quelque chose »120. C’est en tant

119 « Les phénomènes ne sont pas des choses en soi, mais ils sont eux-
mêmes des représentations, qui à leur tour ont leur objet, qui par
conséquent ne peut plus être intuitionné par nous, et peut par suite être
appelé l’objet non empirique, c’est-à-dire transcendantal = X » (A
108-109).
120 J. B e n o ist, ibid., p. 67.

116
Transcendance et subjectivité

que principe unifiant que l’objet transcendantal constitue


le donné de la donation, mais de façon abstraite,
indépendamment de tout objet particulier qui peut y être
donné121. L ’objet transcendantal est l’indéterminé toujours
déterminable et, comme tel, il est la condition de
possibilité de tout objet déterminé. Il est ce qui est
représenté par les catégories, mais toujours en rapport
avec la sensibilité, dans l’horizon indépassable de la
donation.

§ 3.1.3. Le sujet transcendantal logique


C’est à partir de l’objet transcendantal que se pose la
question du sujet transcendantal. Cette exigence de penser
un sujet de l’acte de connaissance de l’objet à partir de la
structure logique du jugement n ’est pas sans ambiguïté.

121 Un passage du « Principe de la distinction de tous les objets en


phénomènes et noumènes » de la première édition, et disparu dans la
deuxième, est explicite sur ce point : « Toutes nos représentations sont
de fait rapportées à quelque objet par l ’entendement, et comme les
phénomènes ne sont rien que des représentations, l’entendement les
rapporte à quelque chose, comme à l ’objet de l’intuition sensible :
mais ce quelque chose n’est sous ce rapport que l’objet transcendantal.
Or cet objet signifie un quelque chose = X, dont nous ne savons rien
du tout, et dont en général (d’après la constitution actuelle de notre
connaissance) nous ne pouvons rien savoir, mais qui peut servir, à titre
seulement de corrélat de l’unité de l’aperception, à l’unité du divers
dans l’intuition sensible, unité au moyen de laquelle l’entendement
unit ce divers en un concept d’objet. Cet objet transcendantal ne se
laisse nullement séparer des données sensibles, puisqu’alors il ne reste
rien par quoi il serait pensé. Il n’est donc pas un objet de la
connaissance en soi, mais seulement la représentation des
phénomènes, sous le concept d’un objet en général, qui est
déterminable par ce qu’il y a en eux de divers. C’est précisément pour
cette raison que les catégories ne représentent aucun objet particulier,
donné à l’entendement seul, mais qu’elles ne servent qu’à déterminer
l’objet transcendantal (le concept de quelque chose en général) par ce
qui est donné dans la sensibilité, et par là à connaître empiriquement
des phénomènes sous des concepts d’objets » (A 250-251).

117
Transcendance etfînitude

C ’est pourquoi il faut interroger la Dialectique pour éviter


de donner au sujet transcendantal de la logique soit la
consistance d’une subjectivité de substance, soit
l’extériorité irréductible d’un soi-objet. Le sujet
transcendantal tel qu’il est déterminé par la logique n ’est
ni un concept, ni un phénomène.

§ 3.1.3.1. La non déductibilité du sujet transcendantal


logique
Le passage de la logique formelle à la logique
transcendantale définit l’objet transcendantal de manière à
permettre à la critique d’échapper aux pièges de
l’ontologie (à savoir que le logos connaîtrait l’être de la
chose et non la forme générale qui fait que toute chose qui
apparaît a le sens d’un ob~jet). De même, c’est dans le
rapport transcendantal à l’objet que la définition du sujet
logique est soustraite à toute position substantialiste.
Sur le plan logique, la question du sujet se pose
comme la définition du corrélat de l’objet. S’il y a un objet
connu, il faut bien qu’il y ait un sujet connaissant. Le sujet
transcendantal s’annonce comme le pendant de l’objet
transcendantal. Encore faut-il que l’ontologie
soigneusement évitée au niveau de l’objet transcendantal
ne vienne se loger du côté du sujet transcendantal. En
effet, avec toute la tradition de la métaphysique
dogmatique idéaliste, le risque est de faire du sujet de la
connaissance le siège subsistant et donné d’emblée des
structures de la connaissance. Par conséquent, il n’est pas
anodin de remarquer que le sujet transcendantal n ’est
défini que par rapport à l’objet transcendantal : celui-là
suppose celui-ci et non pas le contraire122. Que le sujet
transcendantal soit le corrélat de l’objet transcendantal
signifie que cette corrélation est d’ordre uniquement

122 Ainsi Kant écrit du sujet : « rien de plus qu’un sujet transcendantal
des pensées = X » (A 346, B 404).

118
Transcendance et subjectivité

logique et non pas ontologique. Le sujet transcendantal n ’a


rien d’une subjectivité de type cartésien.
Un texte de la Dialectique est décisif : « Nous
arrivons maintenant à un concept qui n ’a pas été
mentionné plus haut dans la liste générale des concepts
transcendantaux, mais qu’il faut y rattacher, sans qu’il y
ait lieu cependant de modifier en rien cette liste et de la
déclarer incomplète. Je veux parler du concept, ou, si l’on
aime mieux, du jugement : je pense » (A 341, B 399). Le
« je pense» a sa place dans la table des catégories, sans
pourtant ajouter quoi que ce soit à cette table. Qu’il soit à
rattacher à la table de catégories sans être lui-même une de
ces catégories, cela peut se comprendre uniquement au
sens que le « Je pense » n ’ajoute rien à la détermination de
l’objet transcendantal par la raison pure. Il n ’est que le
« conôept », ou mieux le « jugement », la fonction donc
qui accompagne la détermination catégoriale de l’objet
transcendantal. Cela implique aussi, finalement, qu’il n ’est
aucunement l’objet d’une détermination catégoriale : il ne
peut pas être connu, car il se tient toujours dans l’acte
même de la connaissance. Précisément parce qu’il est sujet
de l’objet, il ne peut jamais être lui-même objet, donc
connu : il est radicalement en-deçà de la distinction dans
l’objet entre noumène et phénomène. Il n’y a pas de sens à
chercher le sujet du côté du noumène d’un phénomène qui
lui apparaîtrait tout de même.
Le sujet transcendantal, corrélat de l’objet
transcendantal, est un sujet logique , le Je du « Je pense »
comme forme logique, à savoir moins qu’un concept et
i no

moins qu’une substance . Or c’est précisément ce

123 Au sens que nous avons déjà vu pour l’intuition : au plan du


discours philosophique, nous parlons du « Je pense » (tout comme de
l’intuition) et, de ce fait, nous en avons un concept. Mais le concept
que nous en avons est très précisément qu’il ne s ’agit pas d’un
concept.

119
Transcendance etfînitude

rapport logique du sujet à l’objet qui produit le


paralogisme transcendantal du sujet ; autrement dit, le
risque est grand de ne pas s’en tenir à une simple analogie
avec le rapport sujet/prédicat d’ordre grammatical.
L’illusion de la subjectivité de ce Je vient du
raisonnement : s’il y a pensée, il y a nécessairement un
sujet de cette pensée124. La forme devient alors,
fallacieusement, le siège d’un objet, à savoir le sujet.
L ’illusion est produite précisément du fait que l’on
transpose sur le plan ontologique une structure d’ordre
purement logique, qu’on élève la grammaire à
l’ontologie ; alors que le Je du « Je pense » ne précède
aucunement ce qu’il pense : il n ’est pas le support des
prédicats qu’il pense, il n’est que la fonction de la
prédication logique125. La notion de sujet transcendantal
est purement propositionnelle. Toute sa fonction s’épuise à
assurer l’identité de la pensée présupposée par la
prédication universelle. Elle désigne le sujet général du
Logos et de ce fait n ’a de sens que dans l’horizon de la

124 « Ce qui ne peut être pensé que comme sujet n’existe aussi que
comme sujet et est par conséquent substance ; / Or, un être pensant,
considéré simplement comme tel, ne peut être pensé que comme
sujet ; / Donc il n ’existe aussi que comme sujet, c’est-à-dire comme
substance » (B 410-411). Kant remarque qu’il y a un paralogisme
parce que dans la mineure il n’est plus question du même être que
dans la majeure : il est sujet par rapport à la pensée, mais pas par
rapport à l’intuition qui donnerait cet être comme objet à la pensée.
125 J. Benoist remarque que Kant ne manque pas de se prononcer de
manière contradictoire quant à la connaissance du sujet
transcendantal (cf. J. B e n o i s t , ibid., p. 80), car on peut trouver sous
sa plume l ’affirmation que le sujet transcendantal n’est connu que par
les pensées. En réalité, comme nous venons de l’écrire plus haut, à la
note 123, tant que nous parlons de « sujet transcendantal » ou de « Je
pense» nous les formulons comme concepts, sans quoi, nous nç
pourrions même pas en parler. Mais le concept que nous nous en
faisons est précisément qu’ils n’ont pas de détermination conceptuelle.
C ’est en ce sens qu’il faut lire la contradiction que J. Benoist attribue à
Kant.

120
Transcendance et subjectivité

connaissance de l’objet : « Qu’est-ce que le sujet


transcendantal ? C ’est la fonction logique du sujet en tant
que celle-ci est entendue dans l’horizon de l’objet » .
Le « Je pense », le sujet transcendantal, est rajouté
aux catégories non pas comme une connaissance positive
complémentaire, mais comme leur fonction de
signification d’un objet. Il fait seulement dire que les
catégories sont relatives à la donation de sens à un objet.
En ce sens, le sujet transcendantal est la marque de la
transcendance de la logique transcendantale : en tant
qu’elle n ’est pas formelle, mais relative à la connaissance
de l’objet. Plus qu’un concept, le « Je pense » est un
jugement. Mais alors, pas un jugement parmi d’autres : il
est la forme universelle du jugement en tant que
qualification de l’objet. Si l’objet transcendantal n’est pas
tel ou tel objet, mais la condition de possibilité du sens,
l’objet disponible pour le sens, son pendant, le sujet
transcendantal, n’est pas tel ou tel jugement, mais la
généralité du jugement : « En d’autres termes, le sujet
transcendantal n ’est rien d’autre que le nom de la
transcendance elle-même. D’où son évanescence, ni
concept, ni bien sûr intuition. Il est d’abord et
définitivement fonction »127. Le sujet transcendantal est
construit à la mesure de l’objet qui le convoque et dont il
n ’est que le pendant logique.
La définition du sujet transcendantal comme simple
fonction a une intention anti-dogmatique explicite ; car ce
sujet qui n’est ni déduit, ni donné, n’a plus aucune
substance. Kant achève ainsi la rupture avec la tradition
métaphysique qui reconnaît un fond de substantialité au
sujet, ou, en d’autres termes, la position du sujet par soi-

126 J. BENOIST, ibid., p. 84.


127 J. B e n o i s t , ibid., p. 89.

121
Transcendance etfinitude

même128. Le Te critique ne se fonde plus sur 1’âme-


substrat ; il n’est que la conscience que le sujet a de se
tenir toujours dans l’horizon de son rapport transcendantal
à l’objet transcendantal. Cette conscience est la seule
connaissance de soi à laquelle le sujet transcendantal
accède dans son acte de détermination de l’objet
transcendantal.

§ 3.1.3.2. Le non apparaître du sujet transcendantal


logique
Un premier danger auquel le sujet de l’objet
transcendantal a dû échapper est celui d’être déduit
indûment comme concept ontologique, tandis que le Je du
Je pense kantien n ’a plus rien d’une catégorie : il ne se

128 J. Benoist observe que, plus précisément, Kant tourne la page sur
une métaphysique subjectiviste de l ’âme, car l’âme est précisément
l’idée d’un sujet comme sujet donné, la subsistance d’un étant derrière
la simple fonction du sujet. Telle est l’intention du paralogisme de
l’âme. Le Je du Je pense est à jamais retiré de la position
psychologisante qu’il occupe dans le cogito cartésien en tant que res
cogitans. L’illusion transcendantale de Descartes est l’attribution
d’une consistance onto-logique à un sujet qui n’est que logique. Cf. J.
BENOIST, ibid., pp. 91-118. Dans la note à un passage du premier
paralogisme rencontré plus haut, la note de page B 411, Kant
distingue effectivement deux sujets de la pensée : « Dans la première
[prémisse du syllogisme], il s’agit des choses, qui ne peuvent être
conçues autrement que comme sujets ; dans la seconde, au contraire, il
ne s ’agit plus des choses, mais (puisque l’on fait abstraction de tout
objet) de la pensée, dans laquelle le Je sert toujours de sujet à la
conscience. On ne saurait donc en déduire cette conclusion : Je ne puis
exister autrement que comme sujet, mais celle-ci seulement : Je ne
puis, dans la pensée de mon existence, me servir de moi que comme
d’un sujet du jugement, proposition qui est identique et qui ne révèle
absolument rien sur le mode de mon existence ». Le sujet de la
première prémisse est un sujet-chose, subjectivité ontologique. Le
sujet de la deuxième est, en revanche, le sujet dépourvu de substance
et de tout acte de signification : il n’a d’autre sens que de désigner le
rapport à soi comme sujet, il ne signifie que l’auto-référentialité de la
subjectivité logique du sujet transcendantal.

122
Transcendance et subjectivité

laisse pas ramener à la sub-stance d’un sub-iectum,


illusion transcendantale de la nécessité d’un fondement
ontologique dans l’âme venant de la position du sujet
logique. Mais ce sujet qui n ’est pas un sub-iectum , serait-il
alors un ob-iectum ? La subjectivité du sujet
transcendantal, ne pouvant pas être déduite
conceptuellement, serait-elle donnée comme phénomène ?
Autrement dit, la question se pose de savoir si le sujet qui
s’impose dans un schéma prédicatif ne serait pas plutôt
reçu phénoménologiquement, donc par intuition, par le
biais du vécu empirique de telle ou telle pensée. Y a-t-il
manière que le sujet transcendantal devienne l’objet d ’une
affection ? La réponse du premier paralogisme est claire :
« L’analyse de la conscience de moi-même dans la pensée
en général ne me fait donc pas faire le moindre pas dans la
connaissance de moi-même comme objet » (B 409).
La question se pose cependant au sujet du sens
interne et de l’ambiguïté qui accompagne cette notion.
Selon J. Nabert, ce fut même le dernier obstacle rencontré
190
par Kant sur la voie de la critique . Dans la Dissertation
de 1770, Kant n ’a pas encore fait expressément du temps
170
la forme du sens interne , il n’a pas non plus établi
encore de corrélation explicite entre le sens interne et le
temps. Dans la lettre à Herz en 1772, le sens interne
demeure encore aux yeux de Kant la source d’une

129 « Quelques-unes des conceptions médiatrices qui rendent possible


la collaboration de la sensibilité et de l ’entendement n’ont reçu que
tardivement une signification transcendantale, alors que Kant avait
déjà atteint, par ailleurs, des résultats garantissant la fécondité de sa
méthode. Le sens interne est une de ces notions. Destituer le sens
interne de toute valeur pour la connaissance du moi considéré comme
substance, fut une des dernières étapes de la pensée de Kant, avant
1781 », J. N a b e r t , « L’expérience du sens interne chez Kant», dans
RMM3X/2 (1924) p. 206.
130 Ce n ’est que dans la lettre à Herz du 21 février 1772 que le temps
est reconnu comme la forme de la sensibilité interne.

123
Transcendance et flnitude

connaissance directe de l ’âme et, d’après J. Nabert, cette


position dogmatique a coexisté longtemps à côté de l’idée
désormais critique que le temps est la forme du sens
interne.
L’ambiguïté de la notion de sens interne est inscrite
dans l’expression même qui la désigne et qui conjoint
deux concepts incompatibles dans la perspective critique
qui distingue connaissance sensible et connaissance
intelligible. U intériorité du sens interne fait signe vers la
conscience. Telle est sa signification dans la métaphysique
idéaliste de Wolff et Baumgarten. Chez Locke, elle
désigne même la conscience d’une connaissance
privilégiée de ce qui se passe en moi par opposition à la
connaissance de ce qui se passe à l’extérieur de ma
conscience. D ’ailleurs, la connaissance par le sens externe
n ’est possible que par la médiation du sens interne, en tant
que le donné de l’expérience vient se loger dans
l’intériorité de la conscience. C’est pourquoi Locke fait
jouer le mot sens par analogie avec le sens externe : de
même que j ’ai l’expérience des choses externes par le sens
externe, de même j ’ai l’expérience de ce qui se passe en
moi par le sens interne. Autrement dit, par le sens interne,
j ’ai accès à moi-même comme à cet étant que je peux
distinguer de tous les autres étants qui se donnent à
connaître et qui subsiste en leur absence ou
indépendamment d’eux. Cet étant subsistant n’est autre
que l’âme.
L 'Esthétique transcendantale reprend l’idée de
Locke d’une priorité accordée au sens interne par rapport
au sens externe, lorsqu’elle reconnaît que le temps est la
forme de tous les phénomènes, alors que l’espace ne l’est
que des phénomènes externes. Mais Kant ne tire de cet
argument aucune conclusion dans le sens de l’évidence de
l’âme, à jamais destituée de la position de prestige qu’elle
tenait dans la métaphysique idéaliste. Certes, dans le texte
« De la synthèse de la récognition dans le concept », le
124
Transcendance et subjectivité

sens interne est ramené à la conscience de soi-même : « La


conscience de soi-même, selon les déterminations de notre
état dans la perception interne, est simplement empirique,
toujours changeante, il ne peut y avoir un moi fixe ou
permanent dans ce flux de phénomènes internes, et on
l’appelle ordinairement le sens interne ou Yaperception
empirique» {A 107). Cependant, il ne s’agit pas ici de
n ’importe quelle conscience, mais de la conscience en tant
que sens interne et aperception empirique. La conscience
n’est pas prise ici au sens d’une subjectivité subsistante et
identique. Le sens interne n ’est plus compris d’abord
comme interne, mais comme sens , ce qui, dans
l’expression sens interne, fait signe vers l’expérience
empirique. Il ne donne aucun accès à l’en-soi de l’âme. Le
soi-même n’a plus de privilège quant à la possibilité d’être
connu : il n’est connu que comme objet et aux conditions
communes à tout autre objet de notre expérience, à savoir
dans les limites de l’expérience sensible.
En ce sens, la Critique marque un tournant dans la
compréhension de la notion de sens interne. Celle-ci ne
désigne plus l’accès immédiat à soi du Soi, mais l’accès à
soi du Soi par la médiation de la sensibilité. Dans la
Critique , le sens interne ne désigne pas un sens distinct du
sens externe et opposé à celui-ci, mais le complément de
ce dernier. Sens interne et sens externe recouvrent le
domaine tout entier de la sensibilité comme telle. Ce qui
fait du sens interne un sens, c’est qu’il reçoit son objet,
qu’il en est affecté, qu’il ne coïncide pas avec lui. Mais
que reçoit le sens interne, au fait ? Le sujet comme donné.
C’est par là que la notion critique de sens interne échappe
au dogmatisme : le sens interne reçoit le sujet non pas
comme sujet, mais comme objet. C’est la conséquence
directe de la constitution transcendantale du sujet kantien.
Puisque le sujet transcendantal est tel parce qu’il se
transcende vers l’objet, il ne peut se transcender vers lui-
même que comme objet. De ce fait, le sens interne qui est
125
Transcendance etfinitude

conscience de soi par le Soi ne peut qu’être un sens, à


savoir la mesure de la distance entre l’objet et le sujet.
C’est à la fin du texte du premier paralogisme que
Kant se prononce avec le plus de clarté sur le fait que le
sens interne est constitué en sens précisément parce qu’il
partage le même objet avec le sens externe : « La difficulté
que ce problème a soulevée consiste, comme on sait, dans
l’hétérogénéité présupposée de l’objet du sens interne (de
l’âme) et des objets des sens extérieurs, attendu que le
temps seul est attaché au premier comme condition
formelle de son intuition, tandis que celle des seconds
suppose en outre l’espace. Mais, si l’on songe qu’il n ’y a
pas, entre ces deux espèces d’objets, de différence
intrinsèque, qu’ils ne se distinguent qu’en tant que l’un
apparaît [erscheint] extérieurement à l’autre, et que par
conséquent ce qui, comme chose en soi, est fondement de
la manifestation phénoménale de la matière pourrait bien
n’être pas d’une nature si hétérogène, alors la difficulté
s’évanouit » (B 427-428). C’est la même structure
phénoménale , le même apparaître, que partagent l’objet
du sens externe et l’objet du sens interne.
Néanmoins, ce résultat entre en conflit avec les
conclusions auxquelles parvient Kant à la fin de la
«Réflexion sur l’ensemble de la doctrine de l’âme, en
conséquence de ces paralogismes » : « La conscience de
soi en général est donc la représentation de ce qui est la
condition de toute unité, mais est soi-même inconditionné.
On peut donc dire du moi pensant (de l’âme) [...] qu’au
lieu de se connaître lui-même par les catégories , il connaît
les catégories , et, par elles, tous les objets, dans l’unité
absolue de l’aperception et, par conséquent, pa r lui-même.
A la vérité, il est très évident que ce que je dois
présupposer afin de connaître en général un objet, je ne
puis le connaître comme objet et que le moi
déterminant (la pensée) est distinct du moi
déterminable (le sujet pensant), comme la connaissance est
126
Transcendance et subjectivité

distincte de l’objet» (A 401-402).


ITI
Dans ce passage, il est
bel et bien dit que le sujet , en tant qu’il est la condition
même de possibilité de la connaissance objective, ne peut
être lui-même connu objectivement. Du même coup, il est
reconnu aussi qu’il y a un double moi : d’un côté le moi
déterminant, de l’autre le moi déterminable, à savoir le
l'Kl
moi-objet . Chacun de ces deux moi est néanmoins
insuffisant, car le premier n ’apparaît pas et le deuxième
apparaît comme objet (et non comme sujet). Encore une
fois, l’expérience interne n ’arrive pas à exhiber le sujet
comme phénomène qui apparaîtrait à lui-même. Le sens
interne n’arrive pas à assurer une teneur
phénoménologique en propre au sujet. Car, si le moi peut
être connu, ce n ’est que sous la forme de l’objet. En outre,
le sens interne donne-t-il effectivement un sujet ? En
admettant que ce qui apparaît dans l’expérience de la
connaissance est le sujet général, le sens interne ne nous a
pas encore donné pour autant notre sujet empirique, le
sujet particulier de chacun de nous.

Cette incapacité du sens interne à donner un sujet


comme phénomène est loin d’être un échec : il s’agit
même de la chance de la théorie transcendantale. C’est par
là en effet que l’on arrive à la conclusion qu’il n’y a pas

131 Car cette conscience de soi en général comme représentation de ce


qui est la condition de toute unité tout en étant soi-même
inconditionné est précisément le sujet transcendantal.
132 L’existence de ce double moi est témoignée aussi dans d’autres
écrits de Kant : « Le Je semble être double (ce qui serait
contradictoire) : 1/ le Je comme sujet de la pensée [...] dont on ne peut
absolument rien dire sauf qu’il est une représentation absolument
simple ; 2/ le Je comme objet de la perception, donc du sens
interne » (Anthropologie, Ak VII 134, P III 952). « Je suis conscient
de moi-même constitue une pensée qui contient déjà un double moi, le
moi comme sujet et le moi comme objet » (Progrès, Ak XX 270, P III
1224).

127
Transcendance et finitude

d’objet qui ne soit soumis aux règles de connaissance de


tout objet. Même le sujet perd ses privilèges : s’il apparaît,
il ne peut apparaître que comme objet et, du même coup,
comme autre chose que lui-même, dans la distance
transcendantale et irréductible entre sujet et objet. Ce qui
pose le problème du rapport entre sujet transcendantal et
sujet empirique.

§ 3.2. L’aperception transcendantale


C’est dans la notion d 'aperception que la Logique
dépasse la conception d’un sujet transcendantal purement
logique. Mais c’est aussi à propos de l’aperception
qu’apparaît l’insuffisance de la logique à déterminer à elle
seule le sujet. C’est à partir de la limite du pouvoir
conceptuel de synthèse que l’on peut chercher un retour de
l’entendement vers le sensible. Cette rencontre entre
intuition et concept se fait d’abord par l’imagination
transcendantale et, ensuite, dans l’étape du schématisme à
l’œuvre dans la temporalité.

§ 3.2.1. L’aperception comme synthèse transcendantale


D ’un côté se trouve le Je pense , de l’autre le moi qui
est pensé et qui n’est pas encore proprement un sujet
1^
existant . Cette distance peut-elle être comblée ?

133 Ce partage est évident dans le premier texte de la Critique sur


Vaperception (passage déjà examiné lors de notre lecture de
YEsthétique transcendantale) : « La conscience de soi-
même (l’aperception) est la simple représentation du moi [des Ich] »,
mais comme telle elle ne donne pas spontanément « tout le divers qui
est dans le sujet [im Subjekt] » (B 68). La logique ne fait que donner
un sujet logique (le « Je pense »), sujet de l’activité déterminante,
spontanée, de synthèse. Mais ce sujet n’a pas encore d’existence : ce
« Je pense » n’est pas encore le « Moi » de mon existence, le sujet que
je suis et qui ne peut qu’être d’ordre phénoménal. La problématique
du double « Moi » n ’est pas étrangère à la philosophie de W olff non
plus (cf. F. M a r t y , note 1 de la p. 369, folio essais p. 897). W olff
distingue le moi-substance et le moi-existant assignant le premier au

128
Transcendance et subjectivité

Absolument pas, s’il s’agit de passer d’une position


logique du moi à une position ontologique, car ce qui est
déterminé par la pensée comme moi n ’est qu’un simple
pronom. Cette détermination est moins qu’un nom, elle ne
fait que désigner V identité du Je du Je pense , à savoir que
c’est toujours le même sujet auquel renvoient toutes les
pensées. Mais cela n’est pas encore suffisant pour déduire
que le même Je du Je pense est le Je du Je suis. Certes, le
moi désigne un sujet et même un sujet précis (le « moi »
n’est pas « Il » ou « Cela ») : le sujet comme « sujet
pensé » par le « sujet pensant ». Le « moi » désigne un
sujet dans la mesure même où il se tient à distance du Je
pense. C’est donc ce rapport à distance, à savoir
transcendantal, entre Je pense et moi qu’il faut élucider à
l’aide du § 16 de l’édition B : « De l’unité originairement
synthétique de l’aperception »134.

domaine du rationnel et le second au domaine de


l’empirique (psychologique). Kant ne veut pas faire du sum, de
l’existence du sujet, un problème de la psychologie empirique, mais il
veut le poser au niveau de la perception. D ’où la détermination du « Je
pense » comme identité de synthèse par l ’aperception.
134 Nous préférons commencer d’abord par travailler la question de la
synthèse par l’aperception telle qu’elle est présentée dans B et venir
ensuite à la notion d’ « imagination transcendantale » telle qu’elle est
exposée dans A. Les passages décisifs appartiennent dans les deux cas
au chapitre sur la Déduction des concepts purs de l'entendement. Ce
n ’est pas un hasard s’il s’agit d’un chapitre que la Préface à la
première édition reconnaît comme tout à fait fondamental pour la
thématique transcendantale (« Je ne connais pas de recherches plus
importantes pour aller au fond du pouvoir que nous nommons
entendement, et pour déterminer en même temps les règles et les
limites de son usage, que celles que j ’ai placées dans le deuxième
chapitre de l’Analytique transcendantale, sous le titre de Déduction
des concepts purs de l'entendement ; ce sont aussi celles qui m’ont
coûté le plus de peine, une peine qui ne sera pas, j ’espère, perdue », A
XVI) et qui pourtant a été entièrement réécrit au moment du passage
de la première à la deuxième édition. Les changements sont profonds
et trop nombreux pour les discuter ici. Nous nous bornons à exprimer

129
Transcendance et jînitude

Il s’agit d’un texte décisif pour la compréhension de


la relation entre le sujet pensant et le sujet pensé, où la
question de la réflexion transcendantale est posée d’entrée
de jeu : « Le : je pense doit pouvoir accompagner toutes
mes représentations ; car autrement quelque chose serait
représenté en moi, qui ne pourrait pas du tout être pensé,
ce qui revient à dire ou que la représentation serait
impossible, ou que du moins elle ne serait rien pour
m oi» (B 131-132). Le point de départ de Kant demeure
l’unité originaire de la sensibilité et de l’entendement : il
n ’y a rien qui soit donné et qui ne soit aussi pensé. C’est
bien sur ce point qu’il dépasse d’une part le dogmatisme
qui privilégie l’entendement, et d’autre part le scepticisme
qui privilégie la sensibilité. Ce que Kant précise ici, c’est
la réflexivité de la représentation. La représentation est
donnée par l’intuition : « La représentation qui peut être
donnée avant toute pensée s’appelle intuition » (B 132).
Ce qui fait l’unité du divers reçu par l’intuition dans la
représentation, c’est le fait de se rapporter à un même je
pense : « Tout le divers de l’intuition a donc une relation
nécessaire au : j e pense , dans le même sujet où ce divers
se rencontre » (B 132). Or, l’entendement qui pense le
divers de la représentation comme étant unifié par sa
référence au j e pense , en tant que pensé par le même sujet,
ne fait que réfléchir au sens primordial du mot : il se
reflète sur ce divers de la représentation, il accède à la
conscience de soi. Penser une représentation comme étant
mienne, en moi, pour moi, c’est précisément une
« courbure » de la pensée sur elle-même, elle s’aperçoit
dans la représentation, elle prend conscience de soi par la
médiation de la représentation.

notre conviction que, contrairement à l’avis de Heidegger pour qui,


ici, Kant recule vers un privilège accordé à la logique, les deux
éditions ne sont pas en conflit.

130
Transcendance et subjectivité

Cette conscience de soi acquise sur la représentation


est Yaperception : « [cette représentation] Je la nomme
Yaperception pure , pour la distinguer de Yaperception
empirique , ou encore Yaperception originaire , parce
qu’elle est cette conscience de soi qui, en produisant la
représentation : j e pense , qui doit pouvoir accompagner
toutes les autres, et qui est une et identique en toute
conscience, ne peut être accompagnée d’aucune autre » (B
132). L ’aperception est donc cette représentation que le
sujet se fait de lui-même du fait que le je pense
accompagne et assure l’unité du terme de toutes les
représentations135. Qu’est-ce qui est représenté par

135 L’emploi de l’expression « Je pense » est une référence évidente à


Descartes, que Kant dépasse ici plus que jamais. Car la thèse de la
Déduction transcendantale est précisément l’impossibilité de la
déduction purement intellectuelle ou analytique de l’existence d’un
sujet à partir du Je pense du jugement. C’est le cogito ergo sum qui est
dépassé par l’identité de l’aperception. Cependant, comme le montre
J. Benoist, la notion de conscientia comme « courbure » de la pensée
sur elle-même (impliquée par le cogito) arrive dans la métaphysique
allemande précisément par la traduction de Descartes. C’est W olff qui
commence à traduire le terme cartésien « conscientia » par
Bewufitsein. L’idée de la conscience comme courbure, retour de la
pensée sur elle-même, inspire à Leibniz la définition Yaperception
comme conscience de la perception. D ’après Leibniz, il y a des
« petites perceptions » dont nous ne nous apercevons pas et des
perceptions dont nous avons conscience, à savoir des aperceptions.
Leibniz définit explicitement la perception comme l’état intérieur de
la Monade représentant les choses externes, et Yaperception comme la
conscience (Bewufitsein), la connaissance réflexive de cet état
intérieur (cf. dans Die philosophischen Schriften, éd. par C. J.
Gerhardt : Nouveaux Essais, V 46 sq. et II, 9, § 4 ; V 121 sq. ;
Considérations sur la doctrine d ’un esprit universel unique, VI 534 ;
Discours de métaphysique § 33, IV 459, cité par J. Benoist, Kant et les
limites de la synthèse, p. 149). De cet héritage de la métaphysique de
la conscience liée à la réflexivité du cogito, Kant maintient
précisément la structure de réflexivité de la pensée, mais devenue
désormais transcendantale, car le retour du sujet sur soi-même n’est
possible que par le détour par l ’objet connu.

131
Transcendance et flnitude

l’aperception ? L ’unité transcendantale de la conscience


de soi : « Je nomme encore l’unité de cette représentation
l’unité transcendantale de la conscience de soi » (B 132).
Il s’agit de bien comprendre le sens de cette unité
transcendantale de la conscience de soi, car il y va
précisément de la différence de l’aperception par rapport à
la détermination purement logique du sujet transcendantal.
En effet, qu’est-ce qui empêche de comprendre cette unité
comme un jugement purement analytique ? Le sujet
transcendantal n’est-il pas lui aussi impliqué par la
fonction de jugement dans laquelle s’exerce
l’entendement ? Autrement dit, pourquoi « Le : je pense
doit pouvoir accompagner toutes mes représentations »
n ’exprimerait-il pas tout simplement la tautologie : toutes
mes représentations sont mes représentations ? En tant
que miennes, mes représentations impliquent bien un sujet
qui les pense. D ’ailleurs, la lettre du texte kantien ne
manque pas d’offrir un appui en ce sens : « Ce principe de
l’unité nécessaire de l’aperception est, à la vérité, lui-
même identique, et par conséquent il est une proposition
analytique » (B 135) 36. Le jugement analytique, qui d’une
certaine manière est une tautologie, tire sa vérité
uniquement de la logique. Du coup, pourquoi
l’aperception devrait-elle viser autre chose que le sujet
logique aperçu dans le jugement synthétique ?
Si Kant accorde à l’aperception le rang de
proposition analytique, ce n’est qu’après avoir établi sans
hésitation que « Cette identité de l’aperception d’un divers
donné dans l’intuition contient une synthèse des
représentations, et n’est possible que par la conscience de

136 Plus loin, dans la même section, Kant écrit : « Cette dernière
proposition est, comme il a été dit, analytique [...]; en effet, elle ne
dit rien de plus, sinon que toutes mes représentations [...] doivent être
soumises à la condition sous laquelle seulement je peux les attribuer
comme mes représentations au moi identique » (B 138).

132
Transcendance et subjectivité

cette synthèse » (B 133). Ce que vise l’aperception est


l’identité de la conscience : « C’est donc seulement du fait
que je puis lier un divers de représentations données dans
une conscience qu’il m ’est possible de me représenter
Videntité de la conscience dans ces représentations
mêmes » (B 133). Cette référence à Yidentité de la
conscience ne manque pas de poser question, car, si la
conscience de l’aperception n’est pas le sujet logique, elle
ne peut pas être non plus la subjectivité que Kant avait
niée au sujet transcendantal avec la dernière énergie dans
le premier des Paralogismes. L ’identité de la conscience
visée par l’aperception n’est compréhensible dans sa
portée transcendantale qu’en rapport avec la synthèse. Elle
ne vise pas une conscience subsistante et, qui plus est,
identique, mais la conscience une, Y unité de la conscience,
Y un qui est conscience : elle est le pendant de l’objet un,
1 0*7

donné et pensé .
En effet, si l ’unité de Paperception, Yidentité de la
conscience, n ’était que le résultat d’une déduction
analytique, elle ne serait rien d’autre que le sujet
transcendantal logique : ce qui la réduirait à une notion
banale. Mais cette interprétation laisserait aussi inexpliqué
le pouvoir que Kant lui attribue de constituer l’objet
comme objet par le concept. En effet, c’est ici que se
décide l’originalité de la percée transcendantale autant par
rapport au cogito cartésien, que par rapport au sujet
comme simple faisceau de sensations de Hume138. L ’unité

137 « Le problème est de comprendre comment l’apparition du


“quelque chose” comme un, donc sa prise de conscience, postule
l’unité de cette même conscience, ce que Kant appelle l’unité de
l’aperception », J. BEN0IST, Kant et les limites de la synthèse, p. 153.
138 La référence à Hume est évidente, quoique implicite ; sans l’unité
de l’aperception, il ne me resterait que le divers multiple qui compose
la conscience humienne : « j ’aurai un moi aussi bigarré et divers que
j ’ai de représentations, dont je suis conscient » (B 134). La critique de
Hume à l’identité du sujet est précisément que nous n’avons aucune

133
Transcendance etflnitude

transcendantale de l’aperception doit assurer l’unité de la


conscience de soi que l’analyse de Hume affaiblit
considérablement. Dans la perspective transcendantale,
cette identité ne peut être saisie que dans le rapport à
l ’objet : « L’unité synthétique du divers des intuitions, en
tant que donnée a priori , est donc le principe de l’identité
de l’aperception elle-même, qui précède a priori toute ma
pensée déterminée. Mais la liaison n ’est pas dans les
objets, et ne peut pas leur être en quelque sorte empruntée
par la perception et reçue ainsi d’abord dans
l’entendement, mais elle est uniquement une opération de
l’entendement, qui n’est lui-même autre chose que la
faculté de lier a priori , et de mettre le divers de
représentations données sous l’unité de l’aperception,
principe qui est le plus élevé dans toute la connaissance
humaine » (B 134-135)139.
Dans l’aperception transcendantale, le moi advient
dans la structure de 1’ « être pour moi » de la
représentation, à savoir précisément ce par quoi un ob-jet
est en-face. Cette structure est la plus originaire : rien ne la

impression qui pourrait nous donner l’idée de cette identité, car il n’y
a pas d’impressions constantes et invariables. La seule identité qu’il
nous est possible de reconnaître est celle d’une invariabilité relative du
récepteur de ces impressions : il s’agit d’une invariabilité relative.
Mais en soi, en absolu, elle n’est que le produit de l’imagination, une
fiction (cf. Treatise o f Human Nature).
139 Sur ce point, la deuxième édition rejoint tout à fait la première :
« Nous nommons transcendantale la synthèse du divers dans
l ’imagination, quand, abstraction faite de la différence des intuitions,
elle n’a trait a priori à rien d’autre qu’à la liaison du divers, et l’unité
de cette synthèse s ’appelle transcendantale quand, relativement à
l’unité originaire de l’aperception, elle est représentée comme
nécessaire a priori. Or, comme cette dernière sert de fondement à la
possibilité de toutes les connaissances, l ’unité transcendantale de la
synthèse de l’imagination est la forme pure de toute connaissance
possible, au moyen de laquelle par conséquent tous les objets de
l’expérience possible doivent être représentés a priori » (A 118).

134
Transcendance et subjectivité

précède. Le moi m ’advient dans la constitution même de la


chose comme un objet pour moi. C’est en ce sens qu’il ne
faut pas hésiter à comprendre la finale du § 16, véritable
clé de voûte de tout le passage : « Je suis donc conscient
du moi identique, par rapport au divers des représentations
qui me sont données dans une intuition, puisque je les
nomme toutes mes représentations, qui n’en forment
qu’wwe. Or, cela revient à dire que j ’ai conscience d’une
synthèse nécessaire a priori de ces représentations, qui est
l’unité synthétique originaire de l’aperception, à laquelle
sont soumises toutes les représentations qui me sont
données, mais à laquelle elles doivent être aussi ramenées
par une synthèse » (B 135). Cette synthèse, qu’il faut à
bon droit appeler transcendantale, fonde la primauté
absolue de Yaperception transcendantale, primauté
reconnue dans l’importante note de la page B 134 :
« L ’unité synthétique de l’aperception est donc le point le
plus élevé auquel on doit rattacher tout l’usage de
l’entendement, la logique même tout entière, et, après elle,
la philosophie transcendantale ; cette faculté est bien
l’entendement même ». La synthèse de l’aperception est
toujours présupposée par la synthèse de l’objet, sur lequel
l’entendement se reflète et revient à soi comme identité de
la conscience140.
C’est pourquoi c’est la synthèse synthétique de
l’aperception transcendantale qui précède et rend possible
la synthèse analytique du jugement purement logique. La
synthèse est évidemment un acte de l’entendement, un
concept et elle peut apparaître de ce fait analytique. Le je
pense qui accompagne un concept n’est que la
conceptualité même du concept : il ne fait qu’expliciter ce

140 Cette circularité marque une différence par rapport à la


présentation qui en faisait la première édition et qui présentait plutôt
un double mouvement : du donné à l’entendement et de l’entendement
au donné.

135
Transcendance etfïnitude

qui est déjà présent dans tout concept, à savoir qu’il est
mon concept. Mais la conscience de moi comme unité que
j ’acquiers par ce jugement suppose une conscience une
entendue comme pouvoir d’unification. C’est pourquoi
c’est la synthèse qui fonde l’analyse : « C’est donc
seulement du fait que je puis lier un divers de
représentations données dans une conscience qu’il m’est
possible de me représenter Yidentité de la conscience dans
ces représentations mêmes, c ’est-à-dire que l’unité
analytique de l’aperception n’est possible que sous la
supposition de quelque unité synthétique » (B 133).
Qu’une représentation donnée soit accompagnée —
du moins en principe — par le je pense , à savoir en tant
qu’elle est conceptualisable, elle se présente comme
synthétisée (ou synthétisable). Pour que la synthèse
conceptuelle soit possible, il faut qu’il y ait au préalable
une synthèse transcendantale originaire. Mais cette
synthèse originaire, cette unité de l’aperception n ’a pas
d’identité personnelle : elle est conscience d’une synthèse
possible, fondée sur la possibilité de principe de la
synthèse en général. Cette synthèse originaire a cependant
besoin de se refléter sur la synthèse de l’objet pour
pouvoir se recevoir comme conscience de soi y compris
comme synthèse. Il reste donc à élucider ce qu’est cette
identité originaire à la lumière de la synthèse proprement
transcendantale, à savoir la synthèse entre a posteriori et a
priori.

§ 3.2.2. L’imagination transcendantale


Ce que l’aperception transcendantale permet de
définir est certainement plus que le sujet transcendantal
purement logique ; mais ce n’est pas encore un sujet. Elle
ne fait que déterminer, à l’aide de la seule logique,
l’identité de la synthèse : elle fait signe vers Y un qui est
conscience de la transcendance de quelque chose en face
de lui. Pour le dire avec l’expression tout à fait juste de J.
136
Transcendance et subjectivité

Benoist : « Il ne suffît pas d’être un ipse pour avoir un


sujet »141. Je pense , donc Je suis Videntité transcendantale
qui fonde l ’objectivité de l ’objet, qui pose l ’objet en tant
que tel : tel est le cercle réflexif de l’aperception. Mais
l’entendement seul est impuissant à conclure dans le sens
de Y existence du moi comme sujet : le Je suis n ’est pas
déterminable par la logique. C’est à partir de cette limite
de la synthèse transcendantale que s’ouvre la question de
la position sensible du sujet ou, mieux encore, de la
position de la sensibilité comme sujet. Il ne s’agit pas
d’abandonner l’entendement, mais d’explorer ses
possibilités dans sa conjonction avec la sensibilité. Si le
sujet de Kant n ’est pas la détermination qu’on peut en
avoir par l’entendement (sans doute pas le sujet logique
transcendantal, mais pas non plus l’identité
transcendantale de la synthèse originaire réfléchie par
l’aperception), elle n’est pas plus une pure immédiateté à
la transcendance sensible de l’objet (comme semble le
croire Heidegger). L’originalité de la percée kantienne se
mesure à l’irréductibilité des deux sources de la
connaissance : sensibilité et entendement. Le sujet kantien,
qui demeure sujet transcendantal et conscience de la
synthèse originaire, ne s’atteint comme sujet qu’en tant
que sujet sensible, à savoir dans son rapport à l’objet non
seulement pensé , mais aussi et toujours donné.
Quel est le résultat atteint jusqu’ici par Kant ? Qu’il
y a une ipséité qui fait face à une transcendance et ceci de
manière irréductible. Ce qui reste à penser, c’est la relation
entre ces deux termes, à savoir comment Y ipséité de la
conscience de soi est toujours enracinée dans la
transcendance de l’objet donné et vice versa . Pour ce qui
est du moi, cette question équivaut à se demander quel est
le rapport entre le moi logique, un et fonction d’unification
— la conscience de moi comme synthèse originaire —, et

141 J. B e n o ist, Kant et les limites de la synthèse, p. 163.

137
Transcendance et finitude

le moi-objet que je reçois comme une donnée intuitive, le


« Je empirique » qui est un étant du monde et qui est
dispersé dans le monde. C’est bien dans le texte du § 16
que Kant établit cette opposition entre conscience de
synthèse et « conscience empirique » : « En effet, la
conscience empirique qui accompagne différentes
représentations est en elle-même dispersée et sans relation
avec l’identité du sujet » (B 133). Nous avions déjà vu
que, dans le texte de la Déduction transcendantale de la
deuxième édition, Kant fait allusion au problème de la
relation entre Y unité de la conscience et le moi bigarré et
divers dont je suis conscient par mes représentations (et
avec lequel Hume forge la pointe de son argument
sceptique).

Il n ’y a pas de doute que Kant oppose ces deux


« moi » — la conscience de l’unité et la dispersion de la
diversité — déjà dans le texte de la Déduction
transcendantale de la première édition. Cependant, c’est à
partir de cette version de la Déduction transcendantale
qu’il est possible de montrer comment cette opposition est
dépassée dans le passage de Yaperception au sens , par le
biais de Yimagination transcendantale. Dans ce texte,
Kant n ’hésite pas à attribuer à l’aperception
transcendantale un caractère d’immuabilité : « Cette
conscience pure, originaire, immuable, je l’appellerai
Yaperception transcendantale » (A 107). Cette conscience
immuable s’oppose à la « conscience de soi-même, selon
des déterminations de notre état dans la perception interne
[...] simplement empirique, toujours changeante », qui fait
qu’ « il ne peut y avoir un moi fixe ou permanent dans ce
flux de phénomènes internes, et on l’appelle ordinairement
le sens interne ou Yaperception empirique» {A 107).
Dans la Troisième section de la Déduction, Kant parle
aussi de 1’ « aperception pure » comme du « Je fixe et
permanent » (A 123) qui s’oppose à l’intuition sensible en
138
Transcendance et subjectivité

tant que celle-ci « appartient à une intuition interne pure, à


savoir au temps » (A 124).
Sans doute, le choix du vocabulaire fixiste et de
l’immuabilité ne manque pas d’ambiguïté et se prête à
l’interprétation idéaliste de l’aperception transcendantale.
La situation de l’aperception transcendantale semble
s’aggraver dans la suite des lignes de la Troisième section
de la Déduction que l’on vient de citer. Kant établit le lien
entre aperception transcendantale et imagination : « C’est
donc cette aperception qui doit s’ajouter à l’imagination,
pour rendre sa fonction intellectuelle. En effet, en elle-
même, la synthèse de l’imagination, bien qu’exercée a
priori , est cependant toujours sensible » (A 123). La lettre
du texte kantien distingue bien d’un côté l’aperception et
de l’autre, l’imagination. Celle-ci se range du côté du
sensible, mais elle est insuffisante à la constitution de
l’objet transcendantal. De ce fait, elle a besoin d’être
intellectualisée ; ce que l’ajout de l’aperception de
l’extérieur semble accomplir. Non seulement l’aperception
transcendantale est d’une certaine manière atemporelle (en
tant qu’immuable et fixe), mais encore elle s’ajoute au
sensible de l’extérieur : en somme, elle se présente comme
Vautre de la représentation intuitive. C’est précisément
dans le fait que l’aperception se présente ici comme l’autre
de l’imagination qu’il faut voir le dépassement de tout
risque de réduction idéaliste de l’aperception
transcendantale.
L ’aperception est la synthèse comme conscience.
Mais l’imagination est bien définie par Kant comme la
source de la synthèse: « L a synthèse est [...] le simple
effet de l’imagination » (A 78, B 103). Pas dans le sens
que l’imagination serait plus originaire que l’aperception :
l’aperception transcendantale est à la fois originairement
synthétique et origine de la synthèse. Elle est effet de
l’imagination au sens d’une autofondation
phénoménologique. Il n ’y a rien d’étonnant à ce que
139
Transcendance et flnitude

Heidegger ait cherché ici, dans l’imagination


transcendantale, le fameux « troisième terme », la « racine
commune » à la sensibilité et à l’entendement142.
L’intuition de Heidegger est juste en ceci : c’est à propos
de cette faculté moyenne entre l’aperception et le sens,
entre concept et intuition, que le sujet se rencontre dans la
Critique. Elle ne peut aucunement être considérée comme
une « racine » au sens où elle tiendrait place de
« fondement » métaphysique. À ce propos, Heidegger est
tout à fait clair : l’imagination transcendantale est apatride
et comme telle exprime la constitution ex-statique de la
subjectivité transcendantale143. Elle n’est pas une source
autonome de la connaissance, elle n ’a pas un rôle propre

142 « Or ceci ne signifie rien de moins que réduire l’intuition et la


pensée pures à l’imagination transcendantale », M. H e id e g g e r , Kant
et le problèm e de la métaphysique, trad. de l’allemand par A. de
Waelhens et W. Biemel, Gallimard, Paris 1953, p. 196. Cf. aussi toute
la section intitulée L Imagination transcendantale comme racine des
deux souches, pp. 196-227. Heidegger a parfaitement conscience que
la désignation de l’imagination transcendantale comme une troisième
source de la connaissance et, d’une manière plus générale, la
désignation d’une troisième source de la connaissance chez Kant est
loin d’être paisible :« Contre cette définition non équivoque de
l’imagination transcendantale comme troisième faculté fondamentale,
intermédiaire entre la sensibilité pure et l ’entendement pur [...]
s’élève pourtant une déclaration faite expressément par Kant au début
et à la fin de son œuvre : L’esprit n’a que “deux sources
fondamentales, la sensibilité et l’entendement”, notre capacité de
connaître n’a que “ces deux souches”; “en dehors de ces deux sources
de notre connaissance nous n ’en avons pas d’autres” », ibid., p. 194.
143 « L’imagination transcendantale est sans patrie. Il n’en est pas
traité même dans l’esthétique transcendantale où cependant, en tant
que “faculté d’intuition”, elle devrait se trouver. Par contre, elle forme
un thème de la logique transcendantale où, si la logique s ’en tient à la
pensée comme telle, elle n’aurait en rigueur rien à faire. Or, cette
esthétique et cette logique sont d’emblée orientées vers la
transcendance, laquelle n’est pas la simple somme de l’intuition pure
et de la pensée pure mais constitue une unité originelle et propre », M.
H e id e g g e r , ibid., p. 194.

140
Transcendance et subjectivité

dans l’économie transcendantale ; cependant, elle est une


fonction structurant l’expérience de la connaissance144.
L’imagination est la clé de voûte du processus de synthèse
qui est notre connaissance par expérience dans son
ensemble.
Kant reconnaît dans la première version de la
Déduction transcendantale trois moments de cette
synthèse : la synthèse de l’appréhension dans
l’intuition (où le sensible est unifié en tant que « senti »
dans une intuition) ; la synthèse de la reproduction dans
l’imagination (le « senti » lui-même doit être unifié par
une régularité qui assure la reproduction) ; la synthèse de
la récognition dans le concept (la reproduction devient la
reconnaissance identifiante d’un objet). Ce qu’on retrouve
ici c’est que, pour avoir un objet, il faut le concours des
formes de la sensibilité et des catégories de l’entendement.
Mais en plus de cela, c’est la fonction de synthèse qui se
trouve soulignée par Kant. Chacun des trois moments
réalise une synthèse : Kant le dit en toutes lettres. Mais la
synthèse relève toujours de l’imagination ; nous l’avons
déjà rappelé : « La synthèse en général est [...] le simple
effet de l’imagination » (A 78, B 103).
C’est la Troisième section de la Déduction
transcendantale selon la première édition, « Du rapport de
l’entendement à des objets en général et de la possibilité
de les connaître a priori » qu’il faut interroger au sujet de
l’imagination transcendantale. Ce paragraphe se propose

144 Si l’exclusion d’une troisième souche de la connaissance est nette


chez Kant, Heidegger ne manque pas de remarquer qu’à deux souches
de la connaissance correspondent cependant trois facultés subjectives :
la sensibilité, l ’imagination et l ’aperception. C’est bien à cause de cet
écart que se pose la question de la nature de l’imagination
transcendantale. J. Benoist remarque avec raison qu’il faut reconnaître
ici deux « économies » : l ’une transcendantale (celle des deux
sources) et l ’autre fonctionnelle (cf. J. B e n o i s t , Kant et les limites de
la synthèse, p. 179).

141
Transcendance etfînitude

de «représenter réuni et dans l’enchaînement» ce qui


avait été exposé auparavant « séparément et par unités
isolées » (A 115). Autrement dit, ce texte reprend en sens
inverse le mouvement de la section précédente pour
montrer comment la synthèse, dans les trois formes déjà
considérées, s’enracine dans la synthèse de l’aperception
transcendantale et comment l’unité de l’aperception est
fondée sur la synthèse la plus radicale qui soit, celle de
Y imagination transcendantale. Chacune des trois
fonctions145 est nécessaire à la connaissance de l’objet
transcendantal, mais ce qu’il faut élucider maintenant,
c’est la synthèse en tant que fondement de la donation
même d’un donné. En d’autres termes, la question est de
savoir comment la saisie du sensible est possible pour
qu’il y ait objet, pour que quelque chose de sensé
apparaisse.
Il faut remarquer un déplacement que ce texte réalise
quant au rapport entre l’unité de l’aperception et la
représentation. D ’un côté Kant reprend ce qu’il a déjà dit
au début de YIntroduction et au § 1 de YEsthétique :
« Toutes les intuitions ne sont rien pour nous, et ne nous
concernent pas le moins du monde, si elles ne peuvent être
reçues dans la conscience, qu’elles agissent sur elle
directement ou indirectement » (A 116). Cela équivaut
bien à dire que l’entendement ne peut être en rapport de
connaissance avec l’objet que par l’intuition. Le texte
continue avec une remarque importante de Kant : « Nous
avons conscience a priori de la complète identité de nous-
mêmes relativement à toutes les représentations qui
peuvent jamais appartenir à notre connaissance, comme
d ’une condition nécessaire de la possibilité de toutes les
représentations (puisqu’elles représentent en moi quelque
chose du fait seulement qu’elles appartiennent avec tout le

145 Que Kant appelle cependant « sources subjectives de la


connaissance » (A 115).

142
Transcendance et subjectivité

reste à une conscience et doivent par conséquent au moins


pouvoir y être liées) » (A 116). Cette conscience a priori
de nous-mêmes, qui est l’aperception, est ici confrontée à
l’apport de l’intuition. La connaissance, dans son
effectivité, fait signe vers la conscience d’une identité du
Soi par rapport aux représentations qui lui appartiennent.
Mais que signifie la conscience de cette identité, si ce
n ’est l’identité d’une conscience ? Dans la connaissance
effective , celle de 1’ « expérience possible », cette identité
ne se donne pas à connaître à la manière de l’objet
transcendantal, mais elle est représentée comme donné
premier. C’est ici donc que le « sujet » est exhibé à la
sensibilité et il l’est en tant que condition même de
possibilité de la connaissance. À ce sujet est alors attribuée
une identité non pas objective, mais subjective, car elle
n ’est exhibée que dans le retour à soi de la conscience
comme conscience d’identité. Dans la connaissance
effective , les représentations que je reçois doivent être
unifiées dans ma conscience pour la même raison qui fait
que toutes les représentations de ma conscience sont
unifiées en moi, sont les miennes, supposent a priori la
synthèse de l’aperception. Mais dans la connaissance
effective, ces représentations exigent l’unité d’un sujet
réceptif, l’unité de la sensibilité : le référent de la
conscience de synthèse dans l’aperception est le même qui
reçoit par la sensibilité des représentations qu’il unifie.
Dans ce passage, l’aperception n’est plus uniquement
la synthèse logique par l’entendement, mais elle est
pouvoir de synthèse au sens le plus fort, au sens
transcendantal : en tant que par elle s’opère la rencontre du
sensible et de l’intelligible. Autrement dit, l’unité
transcendantale de l’aperception implique un rapport a
priori à l’unité du sensible, à savoir le rapport à la
synthèse de l’imagination : «M ais cette unité synthétique
suppose une synthèse ou la renferme, et si la première doit
nécessairement être a priori, la seconde doit être aussi une
143
Transcendance et jïnitude

synthèse a priori. L’unité transcendantale de l’aperception


se rapporte donc à la pure synthèse de l’imagination,
comme à une condition a priori de la possibilité de tout
assemblage du divers en une connaissance » (A 118).
L ’aperception, en tant qu’elle est reconnue ici comme une
fonction , est en rapport avec Y effectivité de l’expérience,
la rencontre de fa it de Ya priori avec Y a posteriori. Il
s’agit ici de la nécessité d’un a posteriori pour qu’il y ait
synthèse a priori. Il n’est pas question ici d’un sensible
concret, du donné sensible qui précéderait les structures a
priori de la connaissance, mais de Y a posteriori
transcendantal, en tant que condition structurante sans
quoi la synthèse entre sensible et intelligible ne serait pas
possible a priori. Cet a priori de Ya posteriori s’appelle
Y imagination transcendantale : « L ’imagination est ici le
nom de l ’horizon de transcendance que nous ouvre la
sensibilité , à laquelle nous astreint notre finitude, comme
horizon de “donnabilité” en dehors duquel aucun objet,
même “en général”, ne peut avoir de sens »146.
Cela revient à faire de l’imagination un acte
transcendantal147. Le pouvoir de l’imagination est la
reproduction , à savoir la capacité à rendre présent ce qui
n ’est pas actuellement donné dans l’intuition. Ce qui fait
que l’imagination est un acte transcendantal, c’est qu’elle
est productive : « Or, la synthèse productive de

146 J. B e n o i s t , ibid., p. 185.


147 Kant va dans ce sens déjà dans le texte « De la synthèse de la
reproduction dans l’imagination », où il écrit : « La synthèse de
l’appréhension est donc liée inséparablement à la synthèse de la
reproduction. Et comme la première constitue le principe
transcendantal de la possibilité de toutes les connaissances en
général (non seulement des connaissances empiriques, mais encore
des connaissances pures a priori ), la synthèse reproductive de
l ’imagination appartient aux actes transcendantaux de l ’esprit, et, eu
égard à ceux-ci, nous appellerons aussi cette faculté- la faculté
transcendantale de l’imagination » (A 102), (c’est moi qui souligne).

144
Transcendance et subjectivité /

/ 'imagination peut seulement avoir lieu a priori ; car celle


qui est reproductive repose sur des conditions de
l’expérience. Le principe de l’unité nécessaire de la
synthèse pure (production) de l’imagination est donc,
antérieurement à l’aperception, le fondement de la
possibilité de toute connaissance, particulièrement de
l’expérience » (A 118). Cela revient à dire que la
sensibilité précède le sensible et que l’on peut se rapporter
par la sensibilité à ce qui n ’est pas encore senti. C’est pour
cela que l’imagination participe à la constitution a priori
des conditions de donnabilité, avant qu’il y ait donation de
quelque chose. Autrement dit, c’est l’ouverture
constitutive de l’horizon de l’apparaître. L ’aperception
transcendantale est considérée maintenant, grâce à l’apport
de l’imagination productive, comme la conscience qui vise
l’objet non seulement logiquement mais aussi par la
sensibilité.
Or, il ne suffit pas de dire que l’imagination est un
acte transcendantal parce qu’elle est productive d’une
synthèse qui précède et constitue la donation de l’objet. Il
faut montrer que son pouvoir de production a un
fondement temporel et que c ’est par ce fondement qu’elle
peut être jointe à l’aperception transcendantale. Ce sens
temporel n’est pas encore atteint dans la Déduction et on
le trouve dans la doctrine du schématisme. Cette doctrine
naît du besoin de justifier comment des concepts peuvent
se rapporter concrètement à du donné sensible. La
synthèse transcendantale de l’imagination n ’indique pas
encore comment un tel rapport est possible. Elle fonde le
rapport à l’objet en général, mais n’explique pas encore le
rapport à tel ou tel objet. Ceci est précisément le problème
du schématisme : comment subsumer un objet sous un
concept.
La pointe de la doctrine du schématisme est que la
reconnaissance du donné ne se fait pas par ressemblance ,
mais .par production : « Le schème n ’est toujours en lui-
Transcendance etfinitude

même qu’un produit de l’imagination » (A 140, B 179).


Kant distingue les cinq points alignés qui sont une image
du nombre cinq et la pensée du nombre cinq, qui n ’est pas
une image et qu’on aurait du mal à parcourir des yeux et à
comparer au concept. La représentation conceptuelle d’un
nombre est plutôt une méthode pour représenter dans
l’image une image ; le schéma est un procédé, la
production de l’image et non l’image elle-même : « Or
c’est cette représentation d’un procédé général de
l’imagination pour procurer à un concept son image que
j ’appelle le schème pur pour ce concept » (A 140, B 180).
C’est dans la théorie du schématisme que le temps
intervient comme horizon universel de l’apparaître et que
l’étreinte transcendantale entre aperception et imagination
trouve son fondement dans le temps.

§ 3.2.3. Le schématisme
Ce qui est acquis avec la Déduction transcendantale
de la première édition, c ’est le lien de droit entre
aperception et imagination. L’expérience possible
implique que l’aperception ne puisse pas être déterminée
comme une activité purement logique. Il faut que du
sensible soit déjà présent à cet acte de synthèse ultime, que
de Va priori soit compénétré d ’a posteriori avant même
l’effectivité de l’expérience. Du coup, l’imagination
représente cette contribution de la sensibilité à la
constitution des structures de connaissance a priori qui
rendent possible la connaissance d’objets particuliers.
Cependant, ce qui reste encore à élucider, c’est comment
cette compénétration de l’a posteriori dans Va priori est
possible ; autrement dit, comment s’effectue la
subsomption de la synthèse imaginative sous la synthèse
ultime de l’aperception : comment la rencontre entre
sensibilité et entendement se fait-elle ?

146
H

Transcendance et subjectivité

Sur ce point, la contribution de Heidegger148 est


décisive. D ’après Heidegger, la clé de voûte de la
rencontre entre sensibilité et entendement dans
l’effectivité de l’expérience possible est élucidée au
niveau de la théorie du schématisme, qu’il relit à la
lumière du privilège que cette théorie semble bien
accorder à la temporalité comme condition générale de
l’apparaître. Ce qui apparaît changeant dans le temps ne
peut que renvoyer à l’identité du Soi, à 1’ « ipséité » qui
nécessairement accompagne cette représentation149. C’est
par la temporalité que la transcendance et la subjectivité
sont liées, dans l’interprétation heideggerienne de Kant.
Le temps est Y ouverture du Soi dans laquelle le Soi est
comme ce qui laisse advenir l’étant à sa rencontre dans
cette ouverture. Le sujet se reçoit ainsi comme ouverture,
réceptivité selon la temporalité. Le sujet peut être cette
ipséité seulement parce qu’il est fini et, de ce fait, soumis
au régime de la réceptivité : les choses qui se déploient
devant lui, lui renvoient son identité de sujet et c’est
uniquement dans ce rapport à l’apparaître des choses dans
le temps qu’il peut acquérir la conscience de son identité
de sujet.
Le point de force de l’interprétation heideggerienne
du schématisme kantien est de situer à l’intérieur de
l’horizon de donation la réception du Soi du sujet. Le
point problématique de la lecture heideggerienne est le
privilège du temps comme constituant le tout de l’horizon

148 Cf. M. HEIDEGGER, Kant et le problème de la métaphysique,


notamment pp. 221-251.
149 r ' • , • ,
« La représentation de cette unité toujours présente, comme identite
[Selbigkeit] de l’ensemble des règles de l’affinité est le caractère
fondamental de l’acte d’ob-jectivation. Pareille orientation de soi, qui
s ’accompagne sous forme de représentation, emporte en quelque sorte
le soi dans cette orientation. Cette orientation, c’est-à-dire le “soi” qui
se trouve “extériorisé” en elle, rend manifeste le “moi” de ce “soi” »,
M. H e id e g g e r , ïbid., p. 207.

147
Transcendance et finitude

de la donation. Nous avons déjà traité la question du


privilège du temps au niveau de YEsthétique, en montrant
que ce sur quoi cette priorité du temps sur l’espace
repose (à savoir son universalité phénoménologique
comme forme de tout phénomène) se traduit dans un lien
constitutif vis-à-vis de l’espace. Car le temps est aussi
invisible et il ne peut se montrer que par la médiation de
l’espace.
La question se pose de savoir si ce privilège du
temps sur l’espace, nié en dernier ressort sur le plan
phénoménologique par YEsthétique, serait institué par
YAnalytique sur le plan noétique. La lettre du texte kantien
ne manque pas d’offrir des appuis : « Or, dès qu’on admet
qu’il faut sortir d’un concept donné pour le comparer
synthétiquement avec un autre, un troisième terme est
nécessaire, dans lequel seulement peut se produire la
synthèse des deux concepts. Quel est donc ce troisième
terme, qui a valeur de médium de tous les jugements
synthétiques ? Ce ne peut être qu’un ensemble où sont
contenues toutes nos représentations, à savoir le sens
interne, et sa forme a priori, le temps » (A 155, B 194). Le
temps, qui dans YEsthétique était la condition de
possibilité de l’apparition de tous les phénomènes, devient
dans YAnalytique le médium universel de toute opération
de synthèse conceptuelle. La question qui se pose est la
suivante : le temps est-il suffisant pour penser la
représentation ? Si la représentation se donne à l’intuition
dans le temps et Y espace, qu’en est-il du rôle de l’espace
au niveau de la pensée de la représentation ?
Le texte du Schématisme paraît accorder la même
faveur au temps. La définition de schème tient dans sa
fonction de médiation entre l’intuition et le concept : « Or,
il est clair qu’il doit y avoir un troisième terme, qui doit
être homogène d ’un côté à la catégorie, de l’autre au
phénomène, et qui rend possible l’application de la
première au second. Cette représentation médiatrice doit
148
Transcendance et subjectivité

être pure (sans rien d’empirique) et cependant d’un côté


intellectuelle , de l’autre sensible. Une telle représentation
est le schème transcendantal » (A 138, B 177). Ce
troisième terme, cette racine commune, doit accompagner
d’un côté tous les phénomènes et de l’autre tous les
concepts. Pour ce qui est des concepts, ce terme est à
chercher du côté du temps comme synthèse de
l’aperception qui implique le sens interne150. La
conclusion de « la sèche et fastidieuse analyse » des
schèmes transcendantaux est la suivante : « Les schèmes
ne sont donc autre chose que des déterminations du temps
a priori , d’après des règles » (A 145, B 184). En somme,
Kant le dit en toutes lettres : les schèmes sont temporels et
il n ’y a pas, ou du moins il n ’est pas question, de schèmes
spatiaux151.
C ’est ce privilège noétique, que la théorie du
schématisme semble accorder au temps, qu’il faut mettre
en question ici, de même que le privilège

150 « Au contraire, le schème d ’un concept pur de l’entendement est


quelque chose qui ne peut être ramené à aucune image, il n’est que la
synthèse pure, conformément à une règle de l’unité d’après des
concepts en général, qui exprime la catégorie, et il est un produit
transcendantal de l’imagination, qui concerne la détermination du sens
interne en général selon les conditions de sa forme (le temps) par
rapport à toutes les représentations, en tant qu’elles doivent tenir
ensemble a priori en un concept conformément à l’unité de
l’aperception » (A 142, B 181).
151 G. E. Franzwa n’hésite pas à voir dans l’absence de schèmes
spatiaux un manque de cohérence de la part de Kant : « In short then,
my conclusions are : first that the restriction o f schemata to time in the
first édition is a resuit o f the pervasive subjectivism o f that édition,
and secondly that there are sufficient texts in the second édition
bearing on the problem o f schematism to show that merely temporal
schemata are not adequate to the task o f applying the catégories to
intuitions. Thus I have made some conjectures as to how Kant should
have modified the Schematism Chapter to make it conformable to the
growing phenomenalism o f the second édition », G. E. F r a n z w a ,
« Space and the Schematism », dans KS 69 (1978/2) pp. 148-159.

149
Transcendance et flnitude

phénoménologique du temps par rapport à l’espace a été


mis en question dans YEsthétique. En réalité, il ne s’agit
pas de corriger la théorie du schématisme de Kant, comme
l’envisage Franzwa. Il faut plutôt intégrer les résultats
atteints au stade de YEsthétique. Il n’y a d’intuition que
dans le temps, mais pour que cette intuition ait une
extension, il faut l’espace. Le temps constitue l’intuition
en tant qu’avoir l’intuition de quelque chose, c’est la
rendre « présente », lui rendre une présence. Autrement
dit, le présent d’une intuition ne peut être disjoint de
l’image que le temps est impuissant à produire. Dans le
chapitre du schématisme Kant attribue — à vrai dire, de
manière insouciante — au temps une image, comme le
montre le passage à propos de la catégorie de grandeur :
« L ’image pure de toutes les grandeurs (quantorum) pour
le sens extérieur est l’espace et celle de tous les objets des
sens en général est le temps » (A 142, B 182). Non
seulement ce texte va à rencontre des résultats obtenus au
stade esthétique (le temps n ’apparaît pas), mais encore il
est désavoué dans un texte ajouté à la deuxième édition, la
« Remarque générale sur le système des principes » :
« pour comprendre la possibilité des choses, en vertu des
catégories, et par conséquent pour présenter la réalité
objective de ces dernières, nous n ’avons pas besoin
simplement d’intuitions, mais même toujours d 'intuitions
extérieures » (B 290). Pour présenter le présent du temps,
1S 9
il faut la contribution de l’espace . Le pendant de la

152 L’image relève sans doute de la synthèse (plus précisément de la


synthèse de l’appréhension), mais, en même temps, elle résiste à la
synthèse ; en elle il y a autre chose que la synthèse, parce qu’elle
rassemble le divers de l’intuition. Dans la première version du
chapitre sur la Déduction Kant écrit : « Mais, puisque tout phénomène
contient un divers, et que par conséquent il se trouve dans l’esprit des
perceptions diverses, de soi disséminées et isolées, il est nécessaire
que s’établisse entre elles une liaison qu’elles ne peuvent avoir dans le
sens même. Il y a donc en nous une faculté active de la synthèse de ce

150
Transcendance et subjectivité

thèse : il n'y a pas de schèmes spatiaux, c’est la thèse : il


n ’y a pas de géométrie du temps. Les représentations du
temps nécessitent inévitablement la médiation de
l’espace : on ne peut pas recevoir une image du temps sans
passer par une représentation géométrique, à savoir la
médiation de l’espace. Il n ’y a pas d’intuition formelle du
temps comme forme de l’intuition. Le texte*des « Axiomes
de l’intuition » a bien comme principe que « Toutes 1les co
intuitions sont des grandeurs extensives » (B 202) .
C’est ici que Kant affirme, en cohérence avec YEsthétique,
que la représentation extensive du temps n ’est possible
que par la médiation de l’espace : « J’appelle grandeur
extensive celle dans laquelle la représentation des parties
rend possible la représentation du tout (et par conséquent
la précède nécessairement). Je ne puis pas me représenter
une ligne, si petite soit-elle, sans la tirer par la pensée,
c’est-à-dire sans en produire successivement toutes les
parties, à partir d ’un point, et tracer d’abord cette intuition.
Il en est ainsi pour tout temps, même le plus petit. Je pense
en lui seulement la progression successive d’un moment à
l’autre, processus dans lequel, au moyen de toutes les

divers, que nous nommons l’imagination, et l’acte de cette faculté


s ’exerçant immédiatement dans les perceptions est ce que j ’appelle
l’appréhension. L’imagination doit en effet amener le divers de
l’intuition à former une image » (A 120). Dans la note de cette même
page A 120, Kant remarque que les psychologues de la perception ont
manqué de voir que « la réceptivité des impressions » est insuffisante
à former des images des objets et qu’elle « exige encore quelque chose
de plus, à savoir une fonction qui en fasse la synthèse ». Que la
réceptivité des impressions ne suffise pas pour avoir une image et
qu’il faille la synthèse, cela signifie aussi que l’image est sans doute le
résultat d’une synthèse, mais que cette synthèse ne peut pas se passer
du divers donné par l’intuition, donnée que la synthèse ne peut pas se
donner à elle-même.
153 Cette formulation remplace celle de la première édition : « Tous les
phénomènes sont, quant à leur intuition, une grandeur extensive » (A
162).

151
Transcendance et finitude

parties du temps et de leur addition, une grandeur


déterminée est finalement produite » (A 162-163, B 203).
Ici l’extensivité du temps est pensée suivant le modèle
offert par l’extensivité de l’espace.
Le temps ne peut être intuitionné que toujours
accompagné par l’espace, qui pourtant ne se laisse pas
réduire au temps. C’est au § 24 de la deuxième édition que
YAnalytique rejoint explicitement sur ce point les
affirmations de YEsthétique, tout en en montrant la
corrélation avec la fonction de synthèse de la pensée :
« nous ne pouvons nous représenter le temps, qui n ’est
cependant pas un objet de l’intuition externe, autrement
que sous l’image d’une ligne » (B 156). Ce n’est que sous
l’image d’une ligne (par la métaphore spatiale de la ligne)
que le temps est représenté; d’autre part, «Nous ne
pouvons penser une ligne, sans la tirer dans la pensée » (B
154), à savoir sans un acte d’unification du divers qui est
unification dans le temps.
De ce fait, de l’absence de privilège du temps, il
s’ensuit l’insuffisance du schématisme à déployer la
phénoménologie de l’affection. Le schématisme fonde
celle-ci comme condition nécessaire, mais elle est
insuffisante à représenter ce qui seul peut être exhibé dans
l’expérience possible effective.

§ 3.3. Le sujet sensible


Heidegger a sans doute le mérite d’avoir compris
l’importance de la sensibilité comme structure
transcendantale de la connaissance. La limite de sa lecture
de Kant est d’avoir cherché dans l’imagination
transcendantale le troisième terme, la racine commune à la
fois à l’entendement et à la sensibilité. Certainement,
l’imagination transcendantale montre que la détermination
de l’objet transcendantal par l’entendement suppose une
compénétration de celui-ci par la sensibilité. Cependant, la
temporalité est insuffisante à assurer la réflexion du
152
Transcendance et subjectivité

sensible sur l’intelligible. L ’absence de privilège du temps


par rapport à l’espace confirme que l’intuition ne peut
jamais être ramenée au concept, ni le concept à l’intuition.
Par quel biais est-il donc possible d’aboutir à la
conscience subjective ? Heidegger a donné un premier
élément de réponse : il faut interroger le sensible en tant
que structure transcendantale, à savoir en tant que
condition a priori de l’expérience possible. C’est cette
intuition qu’il faut développer jusqu’à ses conséquences
extrêmes. Rien ne doit être laissé à l’évidence d’un sens
qui précéderait la connaissance effective de l’objet. Cela
peut paraître désormais clair pour les structures logiques
de l’entendement et pour les formes de l’intuition
sensible : dans les deux cas, il s’agit de structures a priori.
Ce qui reste à élucider, c’est que même Va posteriori qui
constitue l’expérience sensible est une structure
transcendantale : du coup, il se constitue nécessairement a
priori.

§ 3.3.1. La sensation comme structure transcendantale


Il s’agit donc de montrer comment le contenu même
de la donation est une structure transcendantale. En effet,
la difficulté concernant le contenu qui accompagne les
formes de l’intuition, ce que YEsthétique appelle
sensation , porte encore une fois sur le vocabulaire adopté
par Kant. Car distinguer dans le phénomène la forme et la
matière, c’est entériner la conception hylémorphique d’un
quelque chose, d’un réel existant en deçà et
indépendamment de l’intuition et qui, dans l’acte de
l’intuition, serait « après coup » informé par l’espace et le
temps et déterminé par les catégories. Le passage au
transcendantal rompt précisément avec le dogme
métaphysique d’un contenu neutre et informe venant
ajouter aux structures vides de la subjectivité quelque
chose, donnant finalement consistance ontologique à
l’objet purement formel de la synthèse transcendantale. Si
153
Transcendance et jînitude

c’était le cas, il y aurait une donation réelle distincte de la


donation transcendantale et le jugement d’existence serait
pré-transcendantal. La réalité de la sensation est
contemporaine des deux formes de la sensibilité. La
sensation ne dit pas la vérité de l’être, elle affirme la
position d’existence. Par la sensation, la sensibilité dit
simplement qu’zV y a , la sensation est le plein de la
donation phénoménologique. Mais le quelque chose donné
ne peut être qu’une détermination catégoriale. La
sensation est ce par quoi on peut dire l’existence du
contenu d’une représentation, mais le contenu représenté
est déterminé par le concept. La sensation n’a pas encore
l’existence : elle n’est qu’un pur sentir, mais encore
dépourvu de sens. Ce n ’est que dans la jonction avec
l’entendement que la sensation peut désigner un contenu
ontologique, en tant qu’elle dépasse radicalement la
problématique de l’inné et de l’acquis.
C ’est le génie de Cohen d ’avoir vu que la sensibilité
que YEsthétique s’était simplement contentée de poser est
déduite en tant que fonction proprement transcendantale
dans les « Anticipations de la perception ». C’est dans ce
texte que Kant énonce le paradoxe de l’anticipation de ce
qui ne peut pas être anticipé, de Y a priori qui fonde Ya
posteriori de la donation : « Mais comme il y a dans les
phénomènes quelque chose qui n ’est jamais connu a
priori , et qui constitue ainsi la différence propre entre
l’empirique et la connaissance a priori , à savoir la
sensation (comme matière de la perception), il suit que la
sensation est proprement ce qui ne peut pas être anticipé.
[...] Mais supposé qu’il se trouve pourtant quelque chose
qu’on puisse connaître a priori dans chaque sensation,
comme sensation en général (sans qu’une sensation
particulière soit donnée), cela mériterait d’être appelé
anticipation dans un sens exceptionnel, parce qu’il semble
étrange d’anticiper sur l’expérience en cela même qui
constitue justement sa matière, que l’on ne peut puiser
154
Transcendance et subjectivité

qu’en elle. Et c’est ce qui arrive réellement ici » (A 167, B


208-209). Sans doute ce paradoxe risque de faire le jeu
d’une interprétation idéaliste de Kant154. La valeur
proprement ontologique de la sensation ne peut pas
dépasser le stade transcendantal auquel appartient cette
détermination de la « sensation en général » a priori de
toute sensation particulière. La sensation est interprétée
dans la suite du texte comme un degré de la réalité
empirique : il y a continuité entre la sensation la plus
intense et le degré 0 de la sensation. Elle est donc la
« trace » de l’être et non pas l’être subsistant des choses,
car sinon elle ne pourrait pas être qualifiée comme une
gradation. Elle ne fait que témoigner du « pour-moi » de
l’être effectif de l’objet.
Si la sensation n ’était rien d’autre que ce degré
d’intensité, trace d’un être existant et subsistant ailleurs,
force serait-il effectivement de se résigner à
l’interprétation idéaliste de l’expérience kantienne et de
conclure à l’échec du programme transcendantal comme
tel. Il faut remarquer que la déduction de la sensibilité
comme grandeur « intensive » découle du fait que la
sensation n’est pas une grandeur extensive et que
l’appréhension n ’est pas le résultat d’une synthèse
successive dans le temps : « L’appréhension, au moyen de
la seule sensation, ne remplit qu’un instant» (A 167, B
209). La sensation a un degré d’intensité du fait qu’elle est
appréhendée instantanément: «O r, j ’appelle cette
grandeur, qui n’est appréhendée que comme unité, et dans
laquelle la pluralité ne peut être représentée que par
l’approche de la négation=0, une grandeur intensive.
Toute réalité dans le phénomène a donc une grandeur

154 Philonenko résume l’interprétation idéaliste de Cohen par une


formule très efficace : « Ici VEsthétique transcendantale se supprime
réellement dans la Logique transcendantale », A. PHILONENKO, op.
cit., p. 200.

155
Transcendance et finitude

intensive, c’est-à-dire un degré » (A 168, B 210). L’unité


de la sensation est obtenue ici par la mise entre
parenthèses de la succession des instants. Dans l’arrêt de
cette succession d’instants, ce qui apparaît, c’est l’intensité
du temps, ce qui fait du temps une grandeur et, de ce fait,
lui donne une continuité. Comme l’espace, le temps a la
continuité propre à la grandeur : « La propriété des
grandeurs, d’après laquelle aucune partie n’est en elle la
plus petite possible (aucune partie n’est simple) s’appelle
leur continuité. L’espace et le temps sont des quanta
continua [...]. L ’espace ne se compose donc que
d’espaces et le temps que de temps » (A 169, B 211).
L ’espace aussi bien que le temps sont donc des grandeurs :
l’une extensive et l’autre intensive. Mais la notion même
de grandeur, en tant qu’elle est définie par sa propriété de
continuité, est constituée ici dans l’horizon du temps.
C’est l’espace qui est une grandeur (extensive) par
analogie avec la grandeur du temps : la continuité de la
grandeur est intensive, donc originairement propre au
temps. L ’extensivité de l’espace n’est pas pour autant
« déduite ».

Ce qui reste par rapport à l’intensité comme mesure


ontologique dans la sensation, c’est la qualité de la
sensation : « La qualité de la sensation est toujours
purement empirique et ne peut pas du tout être représentée
a priori (par exemple les couleurs, le goût, etc.) » (A 175,
B 217). C’est au niveau de ces qualités qui résistent au
modèle « intensif » que l’on trouve la radicale subjectivité
de la sensation. L’Esthétique affirme bien que ces qualités
de la sensation — « les couleurs, le goût, etc. » (A 29, B
45) — ne sont pas objectives — « des pures propriétés des
choses » — , mais « de pures modifications de notre
sujet ». Ce qui reste cependant à élucider, c’est la
subjectivité à laquelle ces sensations qualitatives
renvoient, car YEsthétique semble entendre des
156
Transcendance et subjectivité

subjectivités empiriques, la subjectivité des sujets


contingents.
Le texte des « Anticipations de la perception » résiste
à la lecture logiciste de Cohen dès les premières phrases.
Les phénomènes ne sont pas des intuitions pures
simplement formelles : en eux il y a autre chose que
l’espace et le temps, à savoir ce par quoi est représenté
quelque chose d’existant dans l’espace et le temps155. Ce
par quoi, qui permet la représentation dans l’intuition de
l’autre de la forme, est « le réel de la sensation, une
représentation simplement subjective, par conséquent,
dont on ne peut avoir conscience qu’autant que le sujet est
affecté [das Subjekt afflziert sei ], et que l’on rapporte à un
objet en général, en soi » (A 166, B 207-208). Le réel de la
sensation est une représentation simplement subjective à
deux conditions : en tant que le sujet est affecté (et de ce
fait il parvient à en avoir conscience, à savoir une
synthèse) et en tant qu’elle est rapportée à l’objet en
général, à savoir avant toute qualification de l’objet
comme tel ou tel objet. C ’est donc ici que la sensation
reçoit sa définition transcendantale et est reconnue comme
structurant a priori la connaissance objective. C’est la
sensation comme affection qui exhibe le sujet. Il n ’y a pas
de sujet de l’affection qui préexisterait à l’affection elle-
même : le sujet de l’affection est co-originaire de la

155 La sensibilité n’est reconnaissable comme horizon de l’être que


parce que la sensation est d’abord transformée en « intensité »
mesurable capable de déterminer l’être comme être-là. Le modèle de
cette connaissance ontologique demeure celui de la physique
newtonienne fondée sur le modèle de l’expérience des « essences
mathématiques » (ce que Cohen a très bien vu). C’est par le calcul
infinitésimal que l’on peut passer des représentations géométriques
discontinues et intensives aux grandeurs continues. Ce qui est sous-
jacent au passage effectué par Kant dans le texte des
« Anticipations », c ’est le passage à la limite mathématique dans le
cas de la variable qui tend à zéro.

157
Transcendance et flnitude

sensation qui l’affecte et, du même coup, il apparaît


comme sujet.
À proprement parler, ce sujet n’apparaît pas comme
un phénomène, il n’est pas donné comme un étant. Ce
régime particulier de l’apparaître non ontologique
s’appelle, dans le langage transcendantal, Yaffection. C’est
encore le texte des « Anticipations » qui établit le lien
entre les sensations en général — et par là l’affection — et
le sens interne : « Dans le sens interne, en effet, la
conscience empirique peut s’élever de 0 jusqu’à tout degré
supérieur » (A l76, B 218). Dans le sens interne, la
sensation se déploie comme conscience que le sujet est
affecté. Il n ’y a pas une sensation qui précède l’affection
de la conscience et dont cette affection ne ferait que
mesurer l’intensité — la grandeur. C’est la sensation en
tant qu'il y a du il y a quelque chose qui est sentie. La
question est donc de savoir comment le sens interne peut
être le lieu du il y a. Pour cela il faut que le sens interne
soit compris en tant que sens. Il s’agit de rendre au sens
interne son intériorité. C’est ici que l’on retrouve le
résultat atteint à la fin de notre parcours sur YEsthétique.
A savoir que l’auto-affection n’est pas à comprendre
comme l’affection de l’esprit par lui-même, ou mieux, par
son action. En effet, la tentation est grande de comprendre
le sens interne comme le sens où l’esprit se perçoit en
action, le Soi advenant à soi-même comme pure activité.

§ 3.3.2. Le sens interne comme auto-affection


C’est au niveau de l’affection qu’il est possible pour
le sujet d’être qualifié comme subjectivité. La question de
la subjectivité doit être posée non pas à partir du sujet
transcendantal qui demeure inconnaissable, mais à partir
de la réceptivité. Toute déduction de l’auto-affection
depuis la spontanéité de l’entendement marquerait une
position métaphysique du sujet et, de ce fait même,
158
Transcendance et subjectivité

annulerait tout ce qui a été conquis à travers le parcours


transcendantal.
Il s’agit de revenir encore une fois à l’objet donné et
pensé dont il faut comprendre en quel sens il affecte
Vesprit. Dans la définition que Kant donne de l’affection,
celle-ci est liée à la réceptivité, dans sa corrélation
immédiate à la donation. Dès les premières lignes de
YEsthétique transcendantale , Kant établit la coïncidence
entre l’immédiateté de l’intuition finie et l’immédiateté à
soi de Y « esprit » dans l’affection : « Kant n ’enseigne pas
seulement que l’objet est donné, mais qu’il ne peut être
donné que comme effet d ’une affection »156. Voilà le point
dont Y élucidation est désormais décisive. Qu’est-ce qui
affecte l’esprit ? On est tenté de répondre : l’objet,
évidemment. N ’est-ce pas Kant lui-même qui multiplie,
avec une légèreté à peine croyable, les affirmations du
type : « l’objet nous est donné » ? L’indication donnée au
début de YEsthétique transcendantale est d’autant plus
précieuse, car elle empêche de tomber dans une
interprétation grossièrement idéaliste : « l’objet nous est
donné », mais cela n’est possible « que si l’objet affecte
d’une certaine manière l’esprit ( Gemüt) » (A 16, B 30). La
présence de l’objet risque de laisser inaperçue la référence
à la manière de l’affection, tandis que c’est précisément
par là que le caractère transcendantal (connaissance du
mode de la connaissance) de l’affection se manifeste.
En effet, dire qu’un objet nous est donné, loin
d’affirmer une évidence première, pose un paradoxe
insoluble. Pour qu’il y ait des objets, il faut qu’il y ait
donation, il faut que la structure de la réceptivité soit prête
a priori. Mais ce qui est donné, ce ne sont pas à
proprement parler les objets eux-mêmes. Le fondement de
l’affection ne peut pas être le phénomène, puisqu’il en est
l’effet ; pas davantage la chose en soi, puisqu’elle est un

156 F.-X. CHENET, L ’assise de l ’ontologie critique , p 44.

159
Transcendance etflnitude

concept limite pour penser l’affection comme structure


transcendantale. La donation implique l’affection, mais
celle-ci se traduit phénoménologiquement comme
sensibilité. Qu’est-ce qui est reçu dans la réceptivité
comme telle ? Ce n’est certainement pas l’objet, car l’objet
n ’est que ce par quoi l’affection témoigne que, avec
l ’objet , il y a donation. Inévitablement, la donation est
accompagnée par la réception en nous de quelque chose.
Mais ce qui est reçu ne peut pas être ce qui est donné (le
quelque chose): « L ’objet “m’affecte”, mais l ’affection
elle-même n ’est rien de l ’objet, et c ’est précisément elle
que je reçois , ou plutôt que la réceptivité reçoit comme
je »157. Kant parle de « capacité à recevoir des
représentations ». Prendre l’affection pour une action d’un
objet sur un sujet, c’est manquer le sens critique de cette
notion. Il n’est pas dit que l’affection soit un effet. Au
contraire, il y a effet parce qu’il y a affection. C ’est en elle
qu’est fondé le sens de l’« objet » et du « nous ». Es gibt
etwas signifie que quelque chose est donné ; mais cela n’a
de sens qu’en tant que ce quelque chose est reçu. La
donation du quelque chose et l’affection qui la précède sur
le plan transcendantal comme sa condition de possibilité
sont deux moments constituants distincts de l’apparaître.
Ce n ’est pas par le quelque chose de l’objet qu’il y a
affection ; mais l’affection désigne ce qui, dans le
phénomène, est en reste de ce qui affecte.
Tel est le paradoxe de la donation. Comment se fait-
il qu’il y ait affection par un objet, si l’objet est ce qui est
donné par l’affection ? D ’autre part, comment l’affection
est-elle possible £ans quelque chose qui affecte ? Or, dans
la perspective transcendantale, le phénomène ne peut
aucunement précéder l’affection, jamais il ne pourrait se
constituer en objet de son fond propre, en dehors des
structures d’objectivation transcendantales. D ’autre part,

157 J. BENOIST, Kant et les limites de la synthèse, p. 266.

160
Transcendance et subjectivité

la chose en soi est inconnaissable et ne peut aucunement


être à l’origine de l’affection. Comment comprendre le
paradoxe d’un objet qui « cause » l’affection, dont l’effet
est à son tour la donation de l’objet ? Pour employer la
belle formulation de J. Benoist, la force de la pensée
transcendantale est « de récupérer et de qualifier au niveau
objectif ce qui est d’abord posé comme préalable à l’objet,
mais ne gagne son sens d’être, comme sens d’être
déterminé (l’un ne va pas sans l’autre chez Kant) qu’au
niveau même de l’objet »159.
En tant que l’affection est « causée » par un
objet (donc un objet déterminé catégorialement),
l’affection est catégorialement déterminée. L ’entendement
est déjà à l’œuvre pour qu’il y ait affection et l’affection
n ’a de sens que dans l’horizon de
Yobjectivité (Gegenstândlichkeit) de l’objet. Elle est donc
interprétée de manière anticipée comme affection par
Yobjectivité : ce qui fait que l’affection est intelligible ou,
en termes vulgaires, qu’il est sensé de parler de l’affection.
C’est par son objectivité que l’objet fait qu’il y a affection
et, du coup, donation de l’objet.
Il n ’en reste pas moins que l’effet de l’affection est le
phénomène, qui est à la fois le « contenu » de la
représentation elle-même, mais aussi le quid donné par la
représentation, l’objet en tant que représenté. Autrement
dit, l’usage même de Kant ouvre à la possibilité de
considérer la représentation comme un « contenu »,
indépendamment même du contenu spécifique qu’elle

158 J. Benoist signale un passage de VAnthropologie où Kant parle de


« représentations face auxquelles l’esprit a une attitude passive, par
lesquelles, donc, le sujet est affecté (qu’il s ’affecte lui-même ou soit
affecté par un objet) » (§ 7, Ak VII 140, P III 958). D ’après ce
passage, après avoir bien dit que ce sont les représentations qui
affectent le sujet, Kant affirme que le sujet s ’affecte lui-même où est
affecté p a r un objet.
159 J. B e n o i s t , ibid., p. 269.

161
Transcendance et finitude

représente. Il y aurait donc un contenu du phénomène qui


n ’aurait rien d’objectif au sens catégorial et qui, pourtant,
participerait de manière constitutive à l’apparaître de
l’objet. C’est ici qu’il faut voir avec J. Benoist une
ouverture possible à un sens non ontologique de la
réceptivité. Dans la réception sont donc reconnaissables
non seulement une dimension de spontanéité (l’affection
par Y objectivité nécessaire pour qu’elle soit logique), mais
aussi une dimension passive, proprement réceptive. Il faut
bien mesurer la portée de cette conclusion : il n’y a pas de
réceptivité (par l’affection) qui ne soit pensée ; mais aussi,
il n ’y a pas de représentation même produite par
l’entendement qui ne porte la marque de la passivité en
tant qu’elle est réceptivité. En d’autres termes, l’affection
en tant que réceptivité passive (donc indépendamment de
toute référence à un « moi ») ne va pas sans une
détermination catégorielle (donc référée à un « moi »).
L ’affection reçue est toujours reçue par un « moi » qu’elle
affecte et modifie : « La passivité première de l’affection
renvoie en ce sens à la conscience transcendantale elle-
même, sans quoi elle est dénuée de sens »160. Lorsque,
dans l’affection, je fais abstraction de ce qui m’affecte (de
l’objet qui affecte), ce qui reste est que c ’est moi qui suis
affecté. Dans l’affection de moi par l’objet, je reçois non
seulement l’objet, mais moi comme affecté par cet objet :
le moi est donc ce que j ’éprouve dans l’affection lorsque
je fais abstraction de l’objet affectant et que je considère
l’affection en elle-même.
C ’est à la lumière de cette compréhension de
l’affection comme auto-affection qu’il est possible de
relire le sens interne dans sa valeur de sens. Ce qui est
perçu par le sens interne, ce sont les sensations, en tant
qu’elles apparaissent en elles-mêmes, en deçà de leur
contenu, dans leur fonction représentative. Dans la mesure

160 J. B e n o i s t , ibid., p. 275.

162
Transcendance et subjectivité

où je suis affecté par des objets, je m’apparais à moi-


même comme étant affecté. Ce n ’est pas dans la
connaissance de l’objet, mais dans Y exposition à l’objet
que je m ’affecte en tant que sujet, en tant que passivité
originaire, être fini et sensible. Ce moi n’est pas une
détermination catégoriale et ne recouvre aucunement les
déterminations subjectives ou quasi-subjectives obtenues
au stade de la logique transcendantale. Ici est atteint le
sujet sensible comme sujet d’affection, exposé au donné,
situé dans 1’ « ouverture » au sens heideggerien.
Cependant, le sujet sensible n ’est pas une intériorité qui
s’opposerait à une extériorité : il est immédiateté de la
sensibilité à elle-même. Il ne peut apparaître que dans le
rapport à l’objet, mais il ne se réduit aucunement à la
fonction de sujet de l’objet. Le sujet sensible qui apparaît
comme un « Je suis affecté » est un reste
phénoménologique, le reste du rapport à l’objet. Pour le
dire avec les mots de F.-X. Chenet : « La connaissance
sensible est soumise à une condition subjective parce
qu ’elle est réceptive et non pas parce que cette réceptivité
a une form e»1 ].
Le sujet sensible ainsi défini par l’auto-affection est
immédiatement en coïncidence avec lui-même par le sens
interne : il n’est en rien une extériorité opposée à une
intériorité. Le sujet sensible ne revient pas à lui par voie
réflexive depuis l’objet, mais il est saisissement originaire
de soi.

C!#K> V3&Û OS&O

La connaissance par l’entendement est éminemment


synthétique, détermination spontanée de l’objet par le

161 F.-X. CHENET, « Réceptivité de la sensibilité et subjectivité de la


réceptivité : la question du fondement de la phénoménalité du
phénomène », dans R M M ( 1988), p. 470.

163
Transcendance et flnitude

concept. Précisément, ce qui est connu de l’objet avant la


donation de tel ou tel objet particulier, c’est Y objectivité
de l’objet, sa détermination transcendantale comme Yen-
face vers quoi le sujet se transcende, s’arrache à soi-
même, se découvre fini, se dé-finit. Ce que l’entendement
connaît de l’objet a priori , c’est sa Gegenstândlichkeit,
structure encore vide et universelle de l’objet simplement
posé en face du sujet. Aucune détermination logique ne
peut donner l’objet, faire qu’z'/ y ait quelque chose.
L ’entendement pense l’objet qui n ’est reçu que par la
sensibilité. Telle est la limite de l’entendement, pour nous
les hommes. Le rapport transcendantal à l’objet pose la
question du sujet en face de qui l’objet se tient. Il n ’y a pas
de sens à parler d’un pôle de transcendance si ce n’est que
par rapport à un pôle d’immanence : l’objet appelle un
sujet. Le sujet transcendantal, le « Je » en face de qui
quelque chose de déterminé se tient est une pure
détermination logique : il n ’est que le sujet qui
accompagne nécessairement le jugement logique par
lequel on connaît quelque chose. La connaissance
purement logique, le jugement, ne fait apparaître aucun
sujet (le sujet transcendantal n ’est pas un phénomène et,
du coup, n ’est pas un ob-jet) et encore moins permet-il de
conclure en faveur d’un être subsistant — d’un sub-jectum
— en deçà de la connaissance.
Néanmoins, l’objet connu par l’entendement est
toujours un objet, détermination d’une unité de sens
détachée sur l’horizon d’un multiple dispersé, désignation,
visée intentionnelle. Le sujet correspondant à cette visée
intentionnelle de l’objet est plus que le simple « Je » qui
accompagne la fonction logique du jugement : c’est la
conscience de la synthèse par l’aperception. L ’objet n ’est
un que pour une conscience une. Mais cette conscience de
synthèse n ’est encore qu’une pure fonction logique : elle
est dépourvue d’existence, elle n’est pas encore un sujet.
Elle n’est que la permanence d’une identité, d’une ipséité
164
Transcendance et subjectivité

en face de la transcendance de l’objet. La dispersion de


l’objet qui se trouve tantôt ici, tantôt là-bas, qui se
présente à moi à des instants différents toujours pourtant
comme le même objet, est ramenée à l’unité par la
fonction de synthèse de l’aperception transcendantale. Or,
Kant est bien obligé d’introduire une fonction de
médiation entre l’identité de la conscience de synthèse et
la dispersion de la transcendance : cette fonction est
l’imagination transcendantale. D ’une part, l’imagination
transcendantale se tient du côté de la sensibilité car elle est
fonction de représentation et les représentations nous
viennent de l’intuition. Mais elle a aussi un pouvoir de
production : elle reproduit en l’absence de l’intuition
actuelle. L ’objet est re-présenté à l’imagination en son
absence et par là rendu disponible à la représentation
conceptuelle. Heidegger a cru trouver dans l’imagination
transcendantale la source commune de l’entendement et de
la sensibilité. L ’imagination transcendantale serait alors
l’autre nom de la temporalité. C’est bien par la temporalité
que la transcendance est dispersion ; d’autre part, la
synthèse n ’est que déploiement de l’unité dans le temps.
Les objets nous sont donnés dans le temps, mais ils sont
aussi connus par un acte de synthèse du temps. Le temps
est forme de l’entendement, mais aussi principe de
déduction des catégories. Si la disproportion entre
l’entendement et la sensibilité pouvait vraiment se
résoudre dans l’imagination transcendantale, cela
signifierait la fin de la pensée transcendantale. Or, la non
priorité du temps sur l’espace résiste aux conclusions de
Heidegger. Pour qu’il y ait représentation dans le temps, il
faut la médiation de l’espace ; cependant, il n’y a pas de
schémas spatiaux dans la théorie du schématisme :
l’espace n ’est pas une structure de l’entendement pur. La
nécessité de la médiation de l’imagination transcendantale
dit plutôt l’insuffisance de l’entendement à représenter par
lui-même l’extériorité de l’objet. L ’expérience possible de

165
Transcendance etfînitude

l’objet connu dans l’espace et le temps implique que


l’entendement se laisse compénétrer par les structures
transcendantales de la sensibilité. Pour que de Va
posteriori soit déterminé dans l’expérience sensible, il faut
que Va posteriori soit donné au préalable comme structure
transcendantale : il faut de l 'a posteriori dans Va priori.
Autrement dit, il y a synthèse de l’aperception parce qu’il
y a compénétration de l’entendement par la sensibilité,
sans que la sensibilité soit absorbée par l’entendement.
La distinction entre connaissance conceptuelle et
connaissance sensible n ’a de sens que sur le plan
théorique. Dans l’effectivité, ce qui est connu est l’objet
donné et pensé. Il n’y a pas de donation sans un objet
déterminé qui soit donné : l’intuition n ’est possible
qu’avec le secours de l’entendement. Il n’y a pas de
détermination objective sans objet donné ; ce qui implique
que les structures a priori de la détermination objective
sont compénétrées des structures a priori qui font qu’il y a
donation d’un a posteriori.
Tout ce qui fait qu’il y a objet doit être défini dans sa
fonction transcendantale préalable à la donation effective
de l’objet. Sans cela, force serait de reconnaître une sorte
d’évidence venant de l’objet lui-même et subsistant en
dehors des structures subjectives de la connaissance. Cela
vaut aussi pour les sensations. C’est bien par les sensations
que nous, hommes, à savoir nous, êtres de finitude,
recevons les représentations des objets. Cependant, s’il n ’y
avait pas une structure transcendantale de la sensation,
aucune sensation ne pourrait être reçue comme telle. Or la
sensation a une particularité unique : elle est à la fois
détermination objective et auto-affection. La sensation est
toujours causée par un objet, elle est toujours sensation
d’un objet et, de ce fait, elle est une fonction
transcendantale : elle est relative à la transcendance de
l’objet. Mais les sensations sont toujours aussi mes
sensations et, de ce fait, elles appellent un sujet, qui n’a
166
Transcendance et subjectivité

rien d’une détermination objective. Par les sensations,


dans l’expérience effective d’un objet, je suis
immédiatement présent à moi-même, je coïncide sans reste
avec ma sensation. La sensation fait signe vers un sujet
sensible qui n ’a rien de la mise à distance objective propre
à toutes les déterminations de la mêmeté par
l’entendement. La sensibilité est ce sujet qui toujours
accompagne la détermination conceptuelle de l’objet et
qui ne se dégage qu’en reste de cette activité de
connaissance.

167
C o n c l u s io n s

§ A. Sensibilité et connaissance
Loin d’avoir épuisé la question du transcendantal non
seulement chez Kant, mais même dans la seule Critique de
la raison pure , notre enquête montre que, dès le niveau de
VEsthétique et de YAnalytique transcendan taies, le
programme de Kant échappe aux pièges du scepticisme et
du dogmatisme. Sans quoi, les bases mêmes de la pensée
kantienne s’avéreraient inconsistantes et incapables de
supporter le poids du système critique, destiné, par
conséquent, à s’effondrer comme une tour dépourvue de
fondations suffisamment profondes.
L ’originalité du geste transcendantal tient dans la
position de l ’objet comme la véritable transcendance du
sujet. Il n’y a d’objet que parce que les conditions pour
qu’il y ait objet sont a priori dans le sujet. Pourtant, nous
les hommes, nous restons des êtres de fînitude, incapables
de décider de l’être des choses : nous ne pouvons que
recevoir les choses du monde. Nous pouvons déterminer
ce qui nous est donné, mais pas qu’il y ait un donné. C’est
pourquoi l’objet qui est assumé comme point de départ par
la pensée transcendantale est toujours un objet donné et
pensé, phénomène et chose en soi. Il faut donc reconnaître
qu’il y a en nous deux sources de la connaissance : la
sensibilité par laquelle le phénomène est reçu et
l’entendement par lequel la chose en soi est pensée. Le
piège pourrait être de considérer les deux sources comme
Transcendance etflnitude

radicalement distinctes, si bien que l’intuition pourrait


recevoir l’objet indépendamment de l’entendement et le
concept pourrait le représenter sans le concours de la
sensibilité. En réalité, l’entendement n’est en rapport aux
choses connues empiriquement que par la médiation de la
sensibilité. Ce sont les structures mêmes dé la sensibilité
qui sont nécessaires à la détermination, à savoir à la
synthèse de l’objet. Pour qu’il y ait connaissance de Va
posteriori , il faut nécessairement qu’il y ait des structures
transcendantales de Va posteriori déjà disponibles a
priori , au niveau de l’exercice de l’entendement. Mais,
d’autre part, il n ’y a pas de connaissance sensible qui ne
soit connaissance de quelque chose. On connaît par
intuition qu 9il y a quelque chose seulement parce que
quelque chose de déterminé est donné. Sensibilité et
entendement sont deux sources distinctes de la
connaissance humaine et elles demeurent radicalement
irréductibles l’une à l’autre. Néanmoins, la pensée
transcendantale n ’est pas dualiste, car sensibilité et
entendement se compénètrent mutuellement.
Au scepticisme de Hume, pour qui le sujet n ’est
qu’un simple faisceau de sensations — en cela le
scepticisme de Hume anticipe la critique radicale du sujet
par Nietzsche — , Kant oppose un quasi-sujet logique de la
connaissance. Non seulement la détermination
transcendantale de Vobjectivité de l’objet implique, en
retour, la nécessité du sujet transcendantal — sujet
purement logique du jugement, vide de substance et
d’apparence — , mais encore la conscience de synthèse de
l’aperception est unité de conscience comme condition de
possibilité de la connaissance de l’objet un. Cependant, le
« Je pense » n ’aboutit aucunement à la position d’une
subjectivité phénoménale ou subsistante. A aucun
moment, le pouvoir de synthèse n’arrive à faire apparaître
un sujet-phénomène ou à le poser ontologiquement
comme substance. De ce fait, la critique rompt
170
Conclusions

définitivement avec toute position dogmatique de la


subjectivité par l’entendement. Le sujet sensible, sujet de
l’auto-affection du Moi par la « mienneté » des sensations,
est immédiateté de la sensibilité à elle-même. Il n’est
aucunement le finit de la mise à distance de l’objet ou
d’un retour sur le sujet depuis l’objet. EHe n ’est pas
déterminée par l’entendement, même si elle apparaît en
reste de l’activité de synthèse par celui-ci. Le pôle
subjectif de la transcendance critique reste marqué par une
disproportion irréductible entre le pouvoir de déterminer et
le pouvoir d’intuitionner, ce qui fait que le sujet sensible
ne se réduit jamais à la conscience de synthèse. Dans cette
disproportion entre sensibilité et entendement demeurent
peut-être la nouveauté et l’actualité principales de la
pensée transcendantale.

§ B. Raison et sentiment
Néanmoins, l’exposition de la pensée transcendantale
est loin d’être complète et notre travail ne prétend
aucunement avoir épuisé le sujet. Notre lecture de la
notion de transcendantal a investi surtout les parties
introductives de la Critique, YEsthétique transcendantale
et YAnalytique transcendantale. C ’est dans cette première
moitié de la Critique que se joue une première tâche de la
pensée transcendantale : mesurer l’étendue du pouvoir
humain de connaître tant que l’entendement s’exerce dans
le domaine du sensible. Comme nous l’avons souligné lors
de notre lecture de la Préface à la deuxième édition,
l’intention déclarée de Kant est d’investiguer aussi le
pouvoir de la raison lorsque l’entendement quitte le terrain
sûr de la connaissance par expérience. Les interprétations
« épistémologistes »162 de la Critique ont le tort de réduire
la tâche de Kant à la seule démarcation des confins entre

162 Et il n ’est pas sûr que l’interprétation de l ’école de Marburg,


notamment celle de Cassirer, échappe à cette critique.

171
Transcendance et flnitude

connaissance scientifique et pseudo-science métaphysique.


Expliquer comment là synthèse la priori est possible ouvre
sur une autre problématique proprement transcendantale à
laquelle est consacrée la Dialectique transcendantale, à
savoir qu’est-ce que la raison connaît.
C’est pourquoi le thème de Y illusion transcendantale
est tout à fait central dans la Dialectique et
complémentaire à la théorie transcendantale exposée dans
YAnalytique : « L ’issue de toutes les tentatives
dialectiques de la raison pure ne confirme pas seulement
ce que nous avons prouvé dans 1’ « Analytique
transcendantale », à savoir que tous ceux de nos
raisonnements qui veulent nous conduire hors du champ
de l’expérience possible sont fallacieux et sans
fondement ; mais elle nous enseigne aussi cette
particularité, que la raison humaine a un penchant naturel
à dépasser ses limites, et que les idées transcendantales lui
sont tout aussi naturelles que les catégories à
l’entendement » (A 642, B 760). Notre raison, de par sa
nature, ne peut pas éviter de penser les idées
transcendantales. Néanmoins, elle n’est pas non plus
condamnée à être trompée par ces idées : « En effet, ce
n ’est pas l’idée en elle-même, mais seulement son usage
qui peut être, par rapport à l’ensemble de l’expérience
possible, transcendant ou immanent, suivant que l’on
applique cette idée ou bien directement à un objet qui est
censé lui correspondre, ou bien seulement à l’usage de
l’entendement en général par rapport aux objets auxquels
il a affaire ; et tous les vices de subreption doivent
toujours être attribués à un défaut de jugement, jamais à
l’entendement ou à la raison » (A 643, B 671). L ’illusion
transcendantale est donc cette attitude à laquelle la raison
ne peut pas renoncer et qu’elle ne peut guère dépasser une
fois pour toutes : « cette illusion (qu’on peut cependant
empêcher de nous tromper) n ’en est pas moins
inévitablement nécessaire » (A 644-645, B 672-673).
172
Conclusions

L ’illusion transcendantale ne devient un piège dogmatique


que si la raison se trompe sur l’usage de ses idées : au lieu
d’en faire un usage régulateur, elle en fait un usage
constitutif. Cependant, les idées de la raison pure ne sont
pas de par leur nature dialectiques au sens de trompeuses :
« Les idées de la raison pure ne peuvent jamais être en
elles-mêmes dialectiques, mais seul leur abus doit faire
qu’il en résulte pour nous une apparence trompeuse ; car
elles nous sont données comme tâches par la nature de
notre raison » (A 669, B 697).
Nous ne traiterons pas ici de la constitution
régulatrice de l’usage des idées transcendantales. Nous
nous bornons à rappeler que, par là, s’ouvre un domaine
propre à la théorie transcendantale et dans lequel on peut
pénétrer une fois assurées les assises de la synthèse a
priori — ce qui a été la tâche de ce travail. Il est essentiel
cependant de remarquer que, par l’illusion
transcendantale, la problématique des fins de la raison est
introduite : « La raison n ’a donc proprement pour objet
que l’entendement et son emploi conforme à une fin » (A
643-644, B 671-672). Et par la notion de fin , c’est le
problème de la constitution de la critique transcendantale
en système qui est visé par Kant : « L ’unité de raison est
l’unité du système » (A 680, B 708). Le pouvoir de la
raison est la réduction à l’unité, tâche à laquelle la raison
ne pourrait s’atteler en dehors de la connaissance par
expérience qu’à l’aide des fins : « L’usage hypothétique
de la raison tend donc vers l’unité systématique des
connaissances de l’entendement, et cette unité est la pierre
de touche de la vérité des règles. Réciproquement, l’unité
systématique (comme simple idée) n ’est qu’une unité
projetée , que l’on ne doit pas considérer comme donnée,
mais seulement comme problème » (A 647, B 676). Le
problème de l’unité de la connaissance est proprement
transcendantal. Sur ce point Kant est formel : « De
décider toutefois si la nature des objets, ou la nature de
173
Transcendance et finitude

l’entendement, qui les connaît comme tels, est destinée en


soi à l’unité systématique, et si l’on peut dans une certaine
mesure la postuler a priori [...], ce serait là un principe
transcendantal de la raison, qui rendrait l’unité
systématique nécessaire, non plus simplement d’une
manière subjective et logique, comme méthode, mais
d’une manière objective » (A 648, B 676).
L 'Architectonique de la raison pure thématise au
niveau de la Méthodologie la problématique de l’unité
systématique163 comme tâche éminemment
transcendantale, fondée sur les idées de la raison pure ;
tâche dont il en va de la philosophie transcendantale
conçue comme un « système articulé (articulatio) et non
seulement un amas (coaçervatio ) » (A 833, B 861)164. La
question des fins et de la destinée suprême de l’homme ne
manque pas non plus d ’y être posée, notamment par le
passage de la « philosophie scolastique » à la
« philosophie cosmique ». Ce qui se joue, dans ce passage,
c’est l’attitude de fond à ne pas faire de la philosophie une
pure spéculation, mais à enraciner le questionnement
philosophique dans la pratique. La fin suprême de

163 Cf. à ce propos les remarques de F. M a r t y , « La méthode


transcendantale, deuxième partie de la “Critique de la raison pure” »,
dans R M M ( 1975/1) 11-31. Nous ne pouvons pas développer ici un
thème dont cet article souligne l’importance décisive pour tout le
programme critique, à savoir le devenir historique de la raison pure.
Ce devenir n’est concevable qu’à la lumière du rapport que Kant
analyse précisément dans la Méthodologie entre liberté
transcendantale et liberté pratique.
164 Comme le souligne justement H. Aviau de Temay : « En contexte
kantien, une méthodologie inclut nécessairement une
“architectonique” dans laquelle s ’exerce l’art des systèmes, au plan
théorique comme au plan pratique. Il s’agit de trouver un rapport
approprié entre système, schème et fin, qui permette au système d’une
science de montrer qu’il peut réellement fonctionner à ce titre », H.
A v ia u d e T e r n a y , La liberté kantienne. Un impératif d ’exode, Éd. du
Cerf, Paris 1992, p. 41.

174
Conclusions

l’homme n’est pas étrangère à l’acte spéculatif, au


contraire elle est même constitutive de celui-ci. Nous
n ’irons pas plus loin ici au sujet de cette partie de la
Critique que la tradition interprétative de Kant a eu le tort
de négliger pendant très longtemps. Nous nous bornons à
remarquer que, dans YArchitectonique, Kant reprend une
dimension décisive du programme critique énoncé à la fin
de YIntroduction, à savoir que la critique de la raison
pure, en tant que fondement de la pensée transcendantale,
est la chance d’une nouvelle métaphysique enfin libérée
des entraves dogmatiques du passé. La critique de la
raison pure fait corps, fait « système », avec la doctrine
morale et la doctrine des fins dont les principes sont
exposés dans la Critique de la raison pratique et la
deuxième partie de la troisième Critique consacrée à la
Critique du jugement téléologique. Par là nous voudrions
simplement exprimer notre conviction que la question
transcendantale ne se limite pas à la seule première
Critique, mais elle investit de manière structurante la
totalité de la philosophie critique. La reprise massive de la
thématique transcendantale dans YOpus postumum,
notamment par rapport à la relecture que Kant lui-même
fait du projet d’une philosophie transcendantale comme
système (à savoir, comme « science »), confirme que la
pensée transcendantale ne se borne pas à la seule question
de la connaissance par expérience. Elle comprend aussi la
pensée des idées proprement métaphysiques, et
notamment, l’idée de la liberté. Cela confirme que
l’interrogation sur le transcendantal n ’a jamais quitté Kant
depuis son surgissement dans la Critique de la raison
pure.
Ces remarques, sans doute trop rapides, sur la
philosophie transcendantale ne peuvent pas ne pas
s’achever par une dernière considération. De même que
n ’est pas « transcendantale » uniquement la connaissance
synthétique a priori , mais aussi la pensée des idées de
175
Transcendance etjïnitude

Dieu, de l’âme et du monde comme principes régulateurs,


de même que la notion de « transcendantal » ne démarque
pas les confins entre la vraie et la fausse connaissance,
mais entre deux usages différents de l’entendement, de
même la problématique transcendantale n ’est pas
uniquement opposée au domaine de la liberté. Séparer
nettement le régime transcendantal de l’usage de la raison
pure et l’action libre serait faire du kantisme une forme de
dualisme, à l’encontre de l’intention explicite de Kant lui-
même, lorsqu’il écrit : « Quel usage pouvons-nous faire de
notre entendement, même par rapport à l’expérience, si
nous ne nous proposons des fins ? Or, les fins suprêmes
sont celles de la moralité, et il n ’y a que la raison pure qui
puisse nous les faire connaître » (A 816, B 844). Sans ce
principe d’unité, aucun usage de la raison ne serait
possible ; par conséquent, l’élévation transcendantale de
notre connaissance rationnelle n’est pas la cause, mais
simplement l’effet de la finalité pratique que nous impose
la raison pure. Ce qui appartient encore au questionnement
critique est le rapport mutuellement constitutif du faire et
du connaître. Ce rapport est fondé sur une notion que nous
avons effleurée sans la nommer explicitement à propos de
l’auto-affection. Il s’agit du « sentiment » ( Gefühl).
Toujours dans le Canon de la raison pure , Kant ajoute une
note très instructive : « Tous les concepts pratiques
concernent des objets de satisfaction ou d’aversion, c’est-
à-dire de plaisir ou de peine, et, par conséquent, au moins
indirectement, des objets de notre sentiment
(G efîihls)»( A 801, B 829). Il s’ensuit que, puisque le
sentiment n ’appartient pas à la faculté de connaître, les
jugements pratiques, étant fondés sur le sentiment,
n ’appartiennent pas à la philosophie transcendantale. Or le
sentiment qui semble ici précisément démarquer
philosophie transcendantale et raison pratique est en lien

176
Conclusions

étroit avec le sentir des sensations165. Comme le dit


justement P. Ricœur : « Le sentiment — l’amour, la
haine — est sans aucun doute intentionnel : il est le sentir
« quelque chose » : l’aimable, le haïssable. Mais c’est une
intentionnalité bien étrange qui, d’une part, désigne des
qualités senties sur les choses, sur les personnes, sur le
monde, d’autre part, manifeste, révèle la manière dont le
moi est intimement affecté »166. Dans le sentiment, le sujet
se constitue en reste d’une détermination objective, donc
transcendantale. Le sentiment est toujours de « quelque
chose », donc structure relative à la constitution de la
transcendance de l’objet. Mais le sentiment, tout comme la
sensation, est présence immédiate de mon Moi à
moi (dépassement ou anticipation de toute opposition
entre une intériorité et une extériorité). C’est Vaffectivité
du sentiment qui manifeste en dernier ressort le sujet

165 Une note de la Métaphysique des mœurs investit d’une


signification transcendantale la signification de « sentiment » et établit
le lien avec la sensation : « Or le “subjectif’ de notre représentation
peut ou bien être tel qu’il puisse être aussi rapporté à un objet en vue
de la connaissance de ce dernier (quant à la forme ou à la matière, si
bien que dans le premier cas il se nomme intuition pure, dans le
second sensation) ; dans ces conditions la sensibilité, en tant que
réceptivité à la représentation ainsi pensée, est le sens. Ou bien le
“subjectif’ de la représentation ne peut aucunement devenir un
élément de connaissance parce qu’il renferme uniquement la relation
de la représentation au sujet et ne contient rien qui puisse servir à la
connaissance de l’objet, et alors, cette réceptivité à la représentation
s ’appelle sentiment, lequel comprend l’effet de la
représentation (qu’elle soit sensible ou intellectuelle) sur le sujet et
relève de la sensibilité, bien que la représentation elle-même puisse
relever de l’entendement ou de la raison » (Ak VI 211/P III 455 note).
En tant que rapport intentionnel de connaissance à l’objet, la
« subjectivité » est appelée sensation ; mais en tant que pure
réceptivité elle s’appelle le sentiment. Ce sentiment est toujours
sentiment d’une représentation qui relève de l’entendement ou de la
raison, mais en lui-même, le sentiment n’est rien de la connaissance.
166 P. R icœ u r, Finitude et culpabilité, p. 100.

177
Transcendance et finitude

sensible, sujet qui apparaît indirectement, en reste de


l’activité déterminante, mais aussi sujet de la décision
pratique167. Sur le sentiment, la disproportion entre
intentionnalité et affection n’est pas résolue (l’affirmation
de l’irréductibilité de cette disproportion est l’âme du
criticisme kantien), mais elle se trouve articulée : dans la
perspective critique, nous les hommes demeurons des
sujets foncièrement sensibles et raisonnables. C ’est sur le
sentiment que connaissance transcendantale et décision
libre se compénètrent mutuellement. Par ces trop brèves
considérations, nous ne voulons certes pas élucider cette
articulation, mais la nommer en tant qu’horizon et enjeu
décisif de l’enquête critique, dans lequel nous avons
cherché à nous tenir dans notre étude du transcendantal
dans la Critique de la raison pure.

§ C. Kant aujourd’hui
En conclusion de notre parcours, il nous faut revenir
à la question initiale : peut-on se dire kantien aujourd’hui ?
En dehors et au-delà des interprétations du kantisme qui se
revendiquent de l’hégélianisme, du logicisme de l’École

167 Le passage à la Critique de la raison pratique se fait précisément


par la notion de « sentiment de respect ». Le rapport entre sensation et
sentiment permet d’établir un rapport aussi entre YEsthétique
transcendantale et VEsthétique de la troisième critique. Dans la
première, la sensation est représentation intentionnelle d’un objet,
donc relative à la connaissance. Dans la deuxième, la sensation est
considérée en tant que sentiment de plaisir ou de peine, donc non plus
au sens « objectif », mais « subjectif ». La pointe de la pensée
transcendantale n’est pas de séparer la sensation objective de la
sensibilité objective, mais de montrer combien la subjectivité
compénètre l’objectivité, tout en lui restant foncièrement soustraite
chez nous, qui sommes sujets à la fois de raison et de sentiment.
VAnalytique du beau ne fait que déployer l’engagement du jugement
subjectif de plaisir ou de peine dans le rapport objectif à l’objet de
plaisir ou de peine.

178
Conclusions

de Marburg et de Heidegger, le kantisme est-il possible


comme matrice philosophique pour nous aujourd’hui ?
Considérer le criticisme comme une simple
anticipation de l’hégélianisme apparaît sans doute une
lecture complètement décalée de Kant et elle ne tient pas à
l’épreuve philologique des textes. Accuser Kant de
dualisme au nom d’une séparation du sensible et de
l’intelligible, qui ferait du phénomène et de la chose en soi
les citoyens de deux mondes parallèles et finalement
incommunicables, est simplement dépourvu de fondement.
L ’affirmation qu’un système achevé de l’expérience n ’est
pas possible n ’est certes pas une marque de l’insuffisance
de sa pensée, ou ce qui resterait à penser dans le cadre
d’une philosophie conceptuellement mieux armée.
L ’irréductibilité du concept à l’intuition et vice versa —
thèse fondamentale de tout l’édifice critique — est
radicalement en porte-à-faux par rapport à toute
philosophie de l’identité du réel et du rationnel. La
philosophie de Kant est décidément une philosophie de la
finitude, à savoir de l’impossibilité radicale d’une clôture
sur soi du discours philosophique. C’est précisément en
tant que philosophie de la finitude que le kantisme
demeure une pensée contemporaine ; non seulement elle
est anti-hégélienne, mais aussi foncièrement « post­
hégélienne ».
Le mérite indéniable de l’interprétation de Cohen, et
ensuite de Cassirer, est d’avoir pris au sérieux la valeur
profondément logique de la tâche critique : le criticisme
est d’un bout à l’autre une philosophie transcendantale.
Aucune des structures de notre connaissance objective ne
peut se soustraire à une constitution a priori. Même Va
posteriori doit avoir une constitution transcendantale,
donc a priori , faute de quoi la réception du divers de
l’expérience serait proprement incompréhensible et donc
ne serait pas du tout pour nous. Même VEsthétique est
transcendantale au sens où il faut que non seulement les
179
Transcendance et finitude

formes, mais aussi la matière de l’intuition soient pensées


analytiquement. De l’espace, du temps et même des
sensations, l’entendement doit élaborer des concepts, sans
quoi une constitution de la connaissance sensible comme
connaissance — comme science — serait strictement
impossible. L’impasse du logicisme est d’aVoir accompli
seulement une moitié du parcours critique et de ne pas
avoir accompli la tâche symétrique et inverse. De l’espace,
du temps et des sensations nous pouvons et nous devons
nous faire des concepts ; mais cela ne signifie aucunement
qu’ils sont des concepts et qu’ils seraient, partant, déduits
de l’entendement. La limite de Cohen et des autres
logicistes est précisément d’avoir retiré à YEsthétique son
statut de science autonome par rapport à la logique. De ce
fait, la sensibilité reprend le rôle malheureux auquel
l’avait confinée l’idéalisme de Leibniz et Wolff, à savoir
celui de connaissance provisoire et imparfaite d’un objet
qui, en dernier ressort, est entièrement constitué et connu
par le seul entendement.
Nous pouvons et nous devons penser l’espace, le
temps et les sensations ; mais nous ne pouvons les
représenter que comme étant des non concepts. L’enjeu de
la pensée des jugements synthétiques a priori est
précisément d’élaborer le concept de l’intuition comme
l’autre du concept. Penser de manière transcendantale
l’intuition, c’est reconnaître que, par elle, l’homme est
capable d’ouverture immédiate aux choses : le sujet de
l’intuition est immédiatement auprès des objets qui
l’affectent, situé dans 1’ « horizon » d’apparition de l’être.
N ’est-ce pas le génie de Heidegger d’avoir rendu à la
sensibilité son rôle spécifique et irréductible ? Heidegger a
bien saisi que le transcendantal de Kant n ’est aucunement
une ontologie, discours constitutif du savoir scientifique,
épistémologie des sciences qui connaissent les étants, mais
demeurent dans l’oubli de l’être. Ce qui se donne à penser
dans l’analyse transcendantale de la sensibilité est
180
Conclusions

précisément l’« impensé » de notre expérience de l’objet.


C’est grâce à Heidegger — cela est indéniable — que la
dimension phénoménologique de la critique
transcendantale a été reconnue comme telle. Cependant, ce
que Heidegger a manqué du kantisme, c’est que
VEsthétique n’est pas une phénoménologie et qu’elle ne
travaille pas contre la Logique : sa fonction n ’est pas celle
d’interdire la pensée et la connaissance. S’il y a une
phénoménologie dans la philosophie transcendantale — et
il y en a indéniablement une— , elle est cependant
indirecte : elle n 'apparaît qu’en reste d’une activité de
détermination intellectuelle. Ce n ’est que sur le pouvoir
intentionnel que l’intuition de l’objet se dégage comme
réception du phénomène, de la donation de l’objet.
Manquer la fonction constitutive du logos pour la
sensibilité, c’est faire de la pensée transcendantale une
nouvelle forme d’idéalisme, où à la place du concept se
trouve l’intuition : il n’y a qu’une seule véritable source de
la connaissance, l’intuition sensible enfin désentravée de
toute domination du logos.
On sait que, pour Heidegger, Kant a finalement viré
vers l’idéalisme. Face à la géniale intuition de
l’imagination transcendantale comme structure de
déploiement de la temporalité mise en place dans la
première édition de la Critique, Kant aurait reculé dans la
deuxième édition en attribuant de nouveau un privilège
foncier à la logique et retombant lui aussi dans l’histoire
de la métaphysique, de l’héritage de laquelle il cherchait
pourtant à s’affranchir. Au fond, Kant n’aurait pas renoncé
à mobiliser la subjectivité comme fondement de
l’interrogation ontologique168. Ce qui semble échapper à la

168 « Kant, en reprenant la position ontologique de Descartes, est


conduit à un autre manquement essentiel : celui de l’ontologie du
Dasein », M. H e id e g g e r , L'être et le temps, trad. de l’allemand par
R. Boehm et A. de Waelhens, Éd. Gallimard, Paris 1964, p. 41.

181
Transcendance etfînitude

lecture de Heidegger, c’est que la seule constitution


proprement subjective donnée dans la Critique, celle que
nous avons appelée « sujet sensible », n ’est en rien le
fondement de la détermination intellectuelle de l’objet ; la
subjectivité du sujet sensible se manifeste comme
immédiateté à soi du sujet par l’auto-affection ; dans
l’exposition au monde (et non pas dans la solitude de
l’âme), le sujet s’affecte par le pouvoir du sens interne, qui
n’est plus opposé à l’extériorité du sens externe. Comme
le dit J. Benoist : « L’ “existentialité” du “Je pense” réside
dans l’ambiguïté même du phénomène, qui avant d’être
détermination objective de l’apparu [...], est constitution
de l’apparaître lui-même »169. C’est de cette ambiguïté
féconde du phénomène kantien qu’il n ’est pas tout à fait
sûr que Heidegger et ses épigones aient pris toute la
mesure 170 .

Du fait qu’il échappe à toute réduction à l’une ou


l’autre forme d’idéalisme et qu’il ne se laisse pas ramener
à l’une ou l’autre philosophie dominante dont il serait plus

169 J. B enoist , Kant et les limites de la synthèse, pp. 314-315.


170 Dans la Conclusion de Kant et les limites de la synthèse, J. Benoist
montre que, selon l’interprétation de Heidegger, la « Réfutation de
l’idéalisme », texte ajouté à la deuxième édition, devient le lieu de la
condamnation sans rémission de Kant, là où s’opère le retour à
l’idéalisme d’une extériorité opposée à l’intériorité du sens interne
dans l’aspiration même à dépasser cette opposition. D ’après Benoist,
ce que Heidegger semble manquer c ’est que la thèse de la « Réfutation
de l ’idéalisme » est purement transcendantale et non ontologique. Elle
ne fait que rappeler que même le rapport à l’objet interne n’a pas de
privilège, il n’échappe pas aux conditions générales du rapport à
l’objet. Heidegger semble ne pas avoir saisi l’essentielle continuité
entre l’édition de 1781 et celle de 1787. Comme le dit A. Renaut : « la
perspective que ce dernier [Heidegger] a cru déceler dans la Critique
de 1781 d’une destruction de la raison se révèlera-t-elle correspondre
à l’une des plus graves erreurs d’appréciation qui se puisse commettre
sur la portée du criticisme », A. RENAUT, op. cit., p. 37.

182
'I

Conclusions

ou moins le précurseur, le criticisme transcendantal de


Kant garde une originalité tout à fait actuelle comme
système de pensée pour aujourd’hui. Le problème de la
synthèse transcendantale, central dans l’exposé de la
Critique de la raison pure , est précisément le lieu où il en
va de la nouveauté du kantisme et de sa capacité à penser à
nouveaux frais autant la connaissance scientifique que
l’agir moral171. Dans l’interrogation transcendantale sur
l’objet donné et pensé — posé par le sujet comme sa
propre transcendance mais dont l’effectivité ne peut être
reçue que par donation — , se décide la possibilité pour la
pensée de concevoir aujourd’hui un sujet post­
métaphysique, sujet sensible et intelligible — sensible
parce qu’intelligible et vice versa — fini et transcendant :
cette rencontre de connaissance et de liberté que nous
sommes.

171 D ’après A. Renaut, la phénoménologie heideggerienne et


l’idéalisme absolu partagent d’une part 1’ « incapacité foncière à
conférer un statut autre que subalterne à la rationalité scientifique », et
d’autre part le « rejet [...] de toute “vision morale du monde” » (A.
RENAUT, ibid., p. 41). Le kantisme s ’oppose par sa nature à toute
philosophie de la déconstruction absolue ou de la négation de la
fïnitude radicale. Nous n’avons pas analysé le rapport du kantisme à la
philosophie analytique anglo-saxonne, qui, tout en étant inspirée de
Occam, Hume et Wittgenstein, cherche elle aussi à penser une
philosophie de la connaissance scientifique et de l’agir moral. Nous
nous bornons simplement à évoquer cette comparaison comme
ouverture et continuation possible de la réflexion menée par ce travail.

183
r
A nnexe
A n a l y s e s t a t is t iq u e d e l a n o t io n d e
« TRANSCENDANT AL » CHEZ KANT

Une analyse, même sommaire, des occurrences des


mots du vocabulaire kantien liés à la notion de
« transcendantal » met en évidence l’importance que
l’usage explicite de cette notion acquiert dans la première
Critique par rapport au reste de l’œuvre de Kant.
L’analyse discutée dans cette annexe a été conduite à
partir des Kants gesammelte Schriften publiés sur CD
Rom (sous la direction de B. Schrôder, WorldCruncher
Plublishing Technologies Inc., 1996), qui reproduisent les
volumes I-XIII des Akademie Textausgabe, à savoir les
œuvres publiées par Kant lui-même ou avec son
autorisation (I-IX) et sa correspondance (X-XIII). Les
volumes contenant les inédits (entre autres, YOpus
postumum , où le vocabulaire du « transcendantal » est
massivement présent) ne sont pas pris ici en considération.

§ A .l. Le vocabulaire du « transcendantal » dans le


corpus kantien
La liste des entrées qui ont servi de base à cette
analyse est reproduite ci-après. Pour chacune des entrées
est indiqué le nombre total de ses occurrences dans les
Kants gesammelte Schriften voll. I-XIII et le nombre
Transcendance et flnitude

d’occurrences dans chacun des écrits de ce corpus où elle


«,172
apparaît .

A. 1.1 Latin
Transscendentale 1 : B (1)
Transscendentali 1 : Dissertation (1)
Transscendentalis 3 : Metaph. usus (1) ; A (1) ; B (1)

A. 1.2. Allemand
Transcendentale 3 : CRPr (2) ; [l] 173
Transcendentalen 14 : Logique (1) ; [13]
Transcendentaler 1 : CRPr (1)

172 Voici la liste des ouvrages où les occurrences du vocabulaire du


« transcendantal » ont été repérées :
Metaphysicae cum geometria iunctae usus in philosophia naturali
(1756) = Metaph. usus
Dissertation (1770)
Critique de la raison pure (1781) = A
Prolégomènes (1783)
Fondements de la métaphysique des mœurs (1985) = Fond, mœurs
Premiers principes métaphysiques de la science de la nature (1786) =
Premiers principes
Critique de la raison pure (1787) = B
Critique de la raison pratique (1788) = CRPr
Sur l’usage des principes téléologiques en philosophie (1788) =
Usage princ. téléol.
Critique de la judiciaire (1790) = CJ
Sur une découverte selon laquelle toute nouvelle critique de la raison
pure serait rendue superflue par une plus ancienne (1790) =
Une découverte
Sur l’insuccès de toutes tentatives philosophiques en matière de
théodicée (1991) = Insuccès
Projet de paix perpétuelle (1795)
Sur un ton supérieur nouvellement pris en philosophie (1796) = Ton
La métaphysique des mœurs (1797) = Métaph. mœurs
Logique (1800)
173 On indique entre [crochets] les occurrences des mots employées
par les correspondants de Kant dans les lettres qu’ils lui adressent.

188
Analyse statistique

Transcendentalphilosoph 2 : [2]
Transcendentalphilosophie 10 : [10]
Transcendentalphilosophischen 1 : [1]

Transsc 18 : B (4) ; lettres (8) ; [6]


Transscendental 92 : A (32) ; B (44) ; Prolégomènes (2) ;
CRPr ( l ) ; CJ (3) ; Usage princ. téléol. (1) ; Une
découverte (2) ; Logique (3) ; lettres (3) ; [1]
Transscendentale 372 : A (123) ; B (184) ; Prolégomènes
(14) ; Premiers principes (2) ; CRPr (5) ; CJ (13) ;
Métaph. mœurs (1) ; Une découverte (6) ; Pour la
paix perpétuelle {A) ; Ton (1) ; Logique (3) ; lettres
(7) ; [9]
[Transscendentale] 1 : lettres (1)
Transscendentalem 14 : A (7) ; B (7)
Transscendentalen 444 : A (155) B (238) ; Prolégomènes
(14) ; CRPr (3) ; CJ (14) ; Métaph. mœurs (1) ; Une
découverte il) ; Pour la paix perpétuelle (1) ;
Insuccès (Y) ; Ton (1) ; Logique (2) ; lettres (5) ; [2]
Transscendentaler 37 : A (8) ; B (22) ; Prolégomènes (1) ;
CJ (1) ; Une découverte (2) ; lettres (1) ; [2]
Transscendentales 37 : A (7) ; B (15) ; Prolégomènes (1) ;
CRPr (2) ; CJ (6) ; Une découverte (3) ; Pour la paix
perpétuelle (1) ; lettres (1) ; [1]
Transscendentalitâten 1 : [1]
Transscendentaliter 1 : [1]
Transscendentalles 1 : [1]
Transscendentalphilosophie174 45 : A (2) ; B (19) ;
Prolégomènes (3) ; CJ (3) ; Fond, mœurs (1) ;

174 Les occurrences de l’expression « philosophie transcendantale »


qui apparaissent dans le texte des Kants gesammelte Schriften sous
une autre forme (par exemple, « transscendental=Philosophie ») ne
sont pas incluses dans cette entrée, mais elles sont affectées aux
entrées du mot « transscendental ». Partant, le nombre total de fois
que l’expression « philosophie transcendantale » revient dans l’œuvre

189
Transcendance etjinitude

Premiers principes (2) ; Métaph. mœurs (2) ; Une


découverte (5) ; lettres (2) ; [6]

Transscendentelle 1 : [1]
Transscendentellen 1 : Prolégomènes (1)
Transszendentalen 1 : [1]
Transzendentalen 2 : [2]
Transzendentallen 1 : [1]

Le nombre total d’occurrences repérées est de 1088,


dont 62 employées par les correspondants de Kant et 1026
par Kant lui-même.

§ A.2. Analyse des occurrences


Un regard, même rapide, aux occurrences ci-dessus
montre que Kant exprime la notion de « transcendantal »
uniquement par deux mots : « philosophie
transcendantale » et « transcendantal ». Le vocabulaire et
l’orthographe employés par les correspondants de Kant
s’écartent parfois de l’usage pour lequel Kant opte lui-
même. Ainsi, on ne trouve guère sous sa plume les mots
« Transcendentalphilosoph », « transcendentalphiloso-
phischen », « Transscendentalitâten », et « transscenden-
taliter », pourtant présents dans les lettres qu’il reçoit.
Certaines manières dont quelques-uns de ses
correspondants écrivent les mots « transscendental » et
« Transscendentalphilosophie » sont également absentes
de l’écriture de Kant : « Transcendentalphilosophie »,
« transcendentalles », « transszendentalen », « trans­
zendentalen », « transzendentallen ».
A l’exception de quatre occurrences (dont trois dans
la Critique de la raison pratique ) de la forme
« transcendental » et de l’unique occurrence de l’entrée

de Kant dépasse largement le nombre d’occurrences repérées pour


cette seule entrée.

190
Analyse statistique

« transscendentellen » (employée par Kant dans une


citation), l’orthographe exclusivement adoptée par Kant
est celle de « transscendental » (« transscendentalis » en
latin) pour l’adjectif et de « Transscendentalphilosophie »
pour le substantif. On trouve aussi quelque douze
occurrences de la forme abrégée « transsc. ». Bref, dans
l’ensemble des écrits de Kant publiés dans l’édition de
VAkademie (lettres incluses), le mot « transcendantal »175
revient 1053 fois.
Ces occurrences se distribuent de la manière suivante
à l’intérieur du corpus kantien :

Metaphys. usus (1756) 1


Dissertation (1770) 1
A (1781) 335 (598)176
Prolégomènes (1783) 35
Fond, mœurs (1985) 1
Premiers principes (1786) 4
B (1787) 535
CRPr (1788) 14
Usage princ. téléol. (1788) 1
CJ (1790) 40
Une découverte (1790) 30
Insuccès (1991) 1
Pour la paix perpétuelle (1795) 6
Ton (1796) 2
Métaph. mœurs (1797) 4

175 L’usage du mot français ne distingue pas parmi les différentes


formes employées par Kant en allemand.
176 L’édition de VAkademie reproduit seulement 252 pages de la
première édition de la première Critique, s ’arrêtant à la fin du chapitre
sur les Paralogismes de la raison pure. Aux 335 occurrences du
quatrième volume de VAkademie il faut ajouter les 263 occurrences
des sections de la Dialectique et de la Méthodologie reproduites
uniquement dans le troisième volume et communes aussi au texte de
la première édition.

191
Transcendance et flnitude

Logique (1800) 9
Lettres 28

Les nombres de la colonne de droite indiquent le


nombre total d’occurrences dans chacun des écrits
correspondants.
Les données présentées dans le tableau ci-dessus
aident à comprendre l’importance que la première Critique
joue dans l’élaboration de la notion de « transcendantal »
chez Kant.

Mis à part les hapax qui interviennent respectivement


dans Metaphysicae cum geometria iunctae usus in
philosophia naturali de 1756 et dans la Dissertation de
177017 , les références explicites à la notion de
« transcendantal » apparaissent de manière massive dans
la première édition de la Critique de la raison pure. La
présence d’un nombre important d’occurrences dans les
Prolégomènes (surtout compte tenu de la différence de
dimension de cet ouvrage par rapport à la première
Critique) confirme le rôle tout à fait central de la notion de
« transcendantal » pour les fondements de la philosophie
critique qui viennent d’être posés avec les deux ouvrages
de 1781 et 1783. Dans la deuxième édition de la Critique
de la raison pure , le nombre des occurrences du
vocabulaire du « transcendantal » diminue de 63 unités par
rapport à la première édition.
L’usage explicite de la notion de « transcendantal »
devient plus modeste dans les autres écrits de Kant.

177 Dans les lettres écrites par Kant, on ne trouve que trois occurrences
du vocabulaire du « transcendantal » avant la publication de la
première Critique, dans deux lettres écrites à Marcus Herz : une
occurrence dans la fameuse lettre du 21 février 1772 (Ak X 132) et
deux occurrences dans une lettre plus courte de la fin de 1773 (Ak X
145).

192
Analyse statistique

Particulièrement significatif apparaît le cas de la Critique


de la raison pratique , où l’on compte seulement 14
occurrences du mot « transcendantal », équivalant à 2,6 %
du nombre d’occurrences de la deuxième édition de la
première Critique et à moins de la moitié des occurrences
présentes dans les Prolégomènes. Davantage considérable
est la présence de 9 occurrences dans la Logique (publiée
en 1800, mais qui fait l’état d’un enseignement qui aurait
duré jusqu’à quelques années auparavant), de 40
occurrences dans la Critique du Jugement et,
surtout (compte tenu des dimension de l’ouvrage) de 30
occurrences dans Sur une découverte selon laquelle toute
nouvelle critique de la raison pure serait rendue superflue
par une plus ancienne de 1790.
Cependant, la présence explicite de la notion de
« transcendantal » dans la Critique de la raison pure
demeure, sans comparaison, plus visible que dans
l’ensemble du reste du corpus kantien. Les occurrences du
vocabulaire du « transcendantal » de la première
Critique (même si l’on considère la deuxième édition) sont
trois fois plus nombreuses que dans le reste du corpus
kantien (Prolégomènes inclus).
La réduction du nombre d’occurrences après la
première Critique ne suffit certes pas à conclure dans le
sens d’une sorte de repentance tardive de Kant. Non
seulement la notion de « transcendantal » continue d’être
employée par Kant de manière implicite, mais encore elle
est soulignée de manière explicite par les occurrences qui
ne cessent de revenir sous sa plume. Évidemment, pour
justifier la conviction qui vient d’être exprimée, l’analyse
quantitative conduite ici devrait être poursuivie par une
analyse qualitative des occurrences, de leur signification et
de leur fonction à l’intérieur des écrits où elles sont plus
rares.
Cette analyse quantitative permet tout de même
d’aboutir déjà à quelques conclusions significatives. La
193
Transcendance et finitude

notion de « transcendantal » surgit dans les écrits de Kant


de manière nette et massive avec la première Critique. Si
elle ne cesse pas d’accompagner l’évolution de la
philosophie critique, sa présence se fait néanmoins plus
discrète. De ce fait, la Critique de la raison pure demeure,
dans l’œuvre de Kant, à la fois le lieu du surgissement de
la notion de « transcendantal » et son affirmation la plus
explicite. Si elle n ’épuise pas tous les aspects de la
question du « transcendantal » chez Kant, elle est
néanmoins reconnaissable comme une première phase
achevée de cette problématique, qui apparaît du coup
comme la toile de fond et l’horizon où la notion de
« transcendantal » dans la Critique de la raison pure prend
• 178
corps de manière unitaire .

§ A.3. La notion de « transcendantal » dans la Critique


de la raison pure
Les changements apportés par le texte de la
deuxième édition de la Critique de la raison pure
concernent de manière modeste VEsthétique
transcendantale et de manière beaucoup plus importante
YAnalytique et la première partie de la Dialectique. A
partir du chapitre sur les Antinomies de la raison pure, le
développement des deux éditions est identique. Le tableau
synoptique suivant permet de comparer les variations
numériques des occurrences du vocabulaire du
« transcendantal » dans le passage de la première à la
deuxième édition :

Préface A (1) B (1) AB (0)


Introduction A (19) B(ll) AB(ll)

178 Dans VOpus postumum on compte quelques centaines


d’occurrences et on sait que le problème d’une fondation systématique
d’une philosophie transcendantale est un thème majeur (peut-être
même le thème majeur) de ce projet d’ouvrage demeuré inachevé.

194
Analyse statistique

Esthétique A (22) B (29) AB (22)


Logique : Introd. A (21) B (21) AB (21)
Analytique A (152) B (136) AB (109)
Dialectique A (320) B (274) AB (273)
Méthodologie A (63) B (63) AB (63)

La dernière colonne du tableau indique les


occurrences du vocabulaire du « transcendantal »
communes aux deux éditions. L’Analytique est la partie où
le changement dans le passage de la première à la
deuxième édition est le plus considérable179. 99
occurrences de l’édition de 1781 disparaissent en 1787 et
36 nouvelles occurrences apparaissent. Pour ce qui est de
la Dialectique , les références au « transcendantal »
présentes dans la deuxième édition sont à une occurrence
près les mêmes que dans la première édition, 47 autres
occurrences employées dans l’édition de 1781180 ayant
carrément été supprimées en 1787.

179 La différence du nombre d’occurrences entre les deux versions de


l’introduction s’explique pratiquement par la disparition d’une table
des matières présente dans l’édition de 1781.
180 Toutes ces occurrences font partie de la section sur les
paralogismes propre à la première édition.

195
B ib l io g r a p h ie

Œuvres de Kant181
Gedanken von der wahren Schàtzung der lebendigen
Kràfte (1747), Ak 1-181, Pensées sur la véritable
évaluation des forces vives.
Metaphysicae cum geometria iunctae usus in philosophia
naturali (1756), Ak 1473-487.
Von dem ersten Grunde des Unterschiedes der Gegenden
im Raume (1768), Ak II 375-383, Du premier
fondement de la différence des régions de l ’espace.
Dissertatio de mundi sensibilis atque intelligibilis forma et
principiis (1770), Ak II 385-419, La dissertation de
1770: De la forme et des principes du monde
sensible et intelligible , trad. F. Alquié, P I 623-678.
Lettre à Marcus Herz (21 février 1772), Ak X 129-135,
trad. J. Rivélaygue, P I 690-697.

181 Les ouvrages de Kant qui paraissent dans ce travail sont ici
présentés par ordre chronologique, d’abord sous le titre original
allemand et avec la référence à l’édition de l’Académie de Berlin :
Gesammelte Schriften, herausgegeben von der Kôniglich Preussichen
Akademie der Wissenschaften, Berlin 1902 sq., rééd. (et éd.) chez
Walter de Gruyter, Berlin 1968 sq., 29 tomes parus. Pour la traduction
française, sont indiquées les références de l’édition de la Pléiade, pour
les ouvrages traduits dans cette édition : Œuvres philosophiques, sous
la direction de F. Alquié, 3 vol., Éd. Gallimard « La Pléiade », Paris,
respectivement 1980, 1985 et 1986. Les volumes de la Pléiade sont
notés respectivement P I, P II et P III.
Transcendance et fïnitude

Kritik der reinen Vernunft, Ak IV 1-252 (édition A de


1781 jusqu’aux Paralogismes) et Ak III (édition B de
1787), Critique de la raison pure, sous la direction
de F. Alquié, trad. par A. J.-L. Delamarre et F. Marty
à partir de la trad. de J. Bami, Éditions Gallimard
folio essais, Paris 1980.
Prolegomena zu einer jeden künftigen Metaphysik, die als
Wissenschaft wird auftreten kônnen (1783), Ak IV
253-383, Prolégomènes à toute métaphysique future
qui pourra se présenter comme science , trad. J.
Rivélaygue, P I I 15-172.
Grundlegung zur Metaphysik der Sitten (1785), Ak IV
385-463, Fondements de la métaphysique des mœurs,
trad. V. Delbos revue par F. Alquié, P I I 241-338.
Metaphysische Anfangsgründe der Naturwissenschaft
(1786), Ak IV 465-565, Premiers principes
métaphysiques de la science de la nature, trad. F. De
Gandt, P I I 347-494.
Was heifit : Sich im Denken orientieren ? (1786), Ak VIII
131-147, Q u’est-ce que s ’orienter dans la pensée ?,
trad. par P. Jalabert, P II 529-546.
Kritik der pratischen Vernunft, Ak V 1-163, Critique de la
raison pratique, trad. L. Ferry et H. Wismann, P II
607-803.
Über den Gebrauch teleologischer Principien in der
Philosophie (1788), Ak VIII 157-184, 451-460, Sur
l ’usage des principes téléologiques en philosophie,
trad. L. Ferry, P II 561-594.
Kritik der Urtheilskraft (1790), Ak V 165-485, Critique de
1R9
la faculté de juger , trad. A. J.-L. Delamarre, J.-R.
Ladmiral, M. B. de Launay et J.-M. Vaysse, P II 845-
912,917-1300.

182 Nous avons préféré désigner la troisième Critique comme Critique


de la judiciaire.

198
Bibliographie

Über eine Entdeckung, nach der aile neue Kritik der


reinen Vernunft durch eine altéré enthehrlich
gemacht werden soll (1790), Ak VIII 185-251, Sur
une découverte selon laquelle toute nouvelle critique
de la raison pure serait rendue superflue par une
plus ancienne, trad. A. J.-L. Delamarre, P II 1307-
1390.
Über des Mifllingen aller philosophischen Versuche in der
Theodicee (1991), Ak VIII 253-271, Sur l ’insuccès
de toutes tentatives philosophiques en matière de
théodicée, trad. A. J.-L. Delamarre, P I I 1391-1416.
Zum ewigen Frieden (1795), Ak VII 341-386, Projet pour
la paix perpétuelle, trad. auteur anonyme (1796)
revue par H. Wismann, PIII 333-384.
Von einem neuerdings erhohenen vornehmen Ton in der
Philosophie (1796), Ak VII 387-406, Sur un ton
supérieur nouvellement pris en philosophie, trad. A.
Renaut, P III 393-416.
Die Metaphysik der Sitten (1797), Ak VI 203-493, La
métaphysique des mœurs, trad. J. Masson et O.
Masson, P III447-792.
Antropologie in pragmatische Hinsicht (1798), Ak VII
117-333, Anthropologie du point de vue
pragmatique, trad. P. Jalabert, P III 937-1144.
Preisschrift über die Fortschritte der Metaphysik, Ak XX
259-351, Quels sont les progrès de la métaphysique
en Allemagne depuis le temps de Leibniz et de
Wolff?, trad. J. Rivelaygue, P I I I 1215-1291.
Logik, Ak IX 1-88.
Opus postumum, Ak XXI-XXII, en partie trad. par F.
Marty, PUF, Paris 1986.

Auteurs classiques
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199
Transcendance etfînitude

A. G. B a u m g a r te n , Meditationes philosophicae de
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sous le titre Phïlosophische Betrachtungen über
einige Bedingungen des Gedichtes, éd. Heinz
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200
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T able d e s m a t iè r e s

R em erciem ents 7
P réface 9
Introduction 15
I. L e p o in t d e d é p a r t : l ’o b je t d o n n é e t
p en sé 25
§ 1.1. Les Préfaces : anti-dogmatisme et anti­
scepticisme critiques 25
§ 1.1.1. Visée anti-dogmatique de la Préface de
1781 26
§ 1.1.2. Visée anti-sceptique de la Préface de
1787 28
§ 1.1.3. La critique comme dépassement du
scepticisme et du dogmatisme 33
§ 1.2. La formulation transcendantale du
problème critique dans YIntroduction 36
§ 1.2.1. La métaphysique comme science 36
§ 1.2.2. La philosophie transcendantale comme
système de la raison pure 39
§ 1.2.3. La critique de la raison pure comme
critique transcendantale 42
§ 1.3. Apparaître et détermination : Y esthétique
transcendantale comme science 46
§ 1.4. L’Introduction de la Logique
transcendantale 54
Transcendance etfinitude

IL L a c o n s t i t u t i o n t r a n s c e n d a n t a l e d e i
L’APPARAÎTRE 57
§2.1. L’exposition des concepts de l’espace et i
du temps 57
§ 2.1.1. Sur les mots «exposition» et
« concept » 59 ;
§ 2.1.2. L’exposition métaphysique de l’espace
et du temps 63
§ 2.1.3. L’exposition transcendantale de l’espace
et du temps 70
§ 2.2. L’idéalité transcendantale de l’espace et
du temps 74
§ 2.2.1. Idéalité transcendantale et réalisme
empirique de l’espace et du temps 75
§ 2.2.2. L’espace et le temps comme formes 79
§ 2.2.3. La distinction transcendantale entre
phénomène et chose en soi 84
§ 2.3. La sensibilité du sens interne 90
§ 2.3.1. L’apparaître de l’espace et du temps 90
§ 2.3.2. Le privilège apparent du temps sur
l’espace 94
§ 2.3.3. La sensibilité du sens interne :
l’affection 99
III. T r a n s c e n d a n c e e t s u b je c tiv ité 105
§ 3.1. La logique transcendantale en tant que
telle 107 |
§ 3.1.1. La logique transcendantale en tant que
logique : le pouvoir de juger 107
§ 3.1.2. L’objet transcendantal ni !
§ 3.1.3. Le sujet transcendantal logique 117 |
§ 3.1.3.1. La non déductibilité du sujet i
transcendantal logique 118 |
§ 3.1.3.2. Le non apparaître du sujet
transcendantal logique 122
§ 3.2. L ’aperception transcendantale 128

208
Table des matières

§ 3.2.1. L ’aperception com me synthèse


transcendantale 128
§ 3.2.2. L ’im agination transcendantale 136
§ 3.2.3. Le schématisme 146
§ 3.3. Le sujet sensible 152
§ 3.3.1. La sensation com me structure
transcendantale 153
§ 3.3.2. Le sens interne com m e auto-affection 158
C onclusions 169
§ A. Sensibilité et connaissance 169
§ B. Raison et sentiment 171
§ C. K ant aujourd’hui 178
A nnex e 185
A na ly se statistique de la notion de
« TRANSCENDANTAL » CHEZ KANT 187
§ A. 1. Le vocabulaire du « transcendantal » dans
le corpus kantien 187
§ A.2. Analyse des occurrences 190
§ A .3. La notion de « tran scen d an tal» dans la
Critique de la raison pure 194
B ibliographie 197
Πuvres de K ant 197
Auteurs classiques 199
Littérature critique 200
T able des matieres 207

209

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