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4°. Le conflit et l’anthropogenèse, ramifications politiques et esthétiques.

Comprendre ce conflit comme lieu de l’anthropogenèse -en même temps que le


lieu de l’apparition d’un monde (pour l’homme), comme on vient de le dire,
implique une redéfinition de la politique.
Ce conflit est le conflit politique, il est le lieu de la politique authentique, dans la
mesure où le lieu propre de la politique est la lieu par lequel l’humain conquiert son
humanité.
Et par ailleurs, il est aussi le vrai lieu de la philosophie de l’art, qu’on ne nommera
pas esthétique, puisqu’on trouve une opposition entre la terre et le monde dans le
texte sur L’origine de l’œuvre d’art.
Un mot rapide d’abord sur la dimension politique générale du propos :

1° Cosmo-politisme.

Agamben, p. 118
Que dans la dialectique entre voilement et dévoilement (verborgenheit/unverborgenheit) qui définit
la vérité soit en jeu pour Heidegger un paradigme poltiique (ou plutôt le paradigme politique par
excellence, voilà qui ne fait même pas question. Dans le cours sur Parménide, la polis est
précisément définie par le conflit Verborgenheit-Unverborgenheit. « La polis est le site en soi
rassemblé du dévoilement de l’étant. » (…) le paradigme ontologique de la vérité comme conflit
entre voilement et dévoilement est immédiatement un paradigme politique. C’est parce que l’homme
advient dans l’ouverture à une fermeture que quelque chose comme une polis et une politique est
possible. Or (…) ce conflit est en même temps et dans la même mesure, celui entre l’humanité et
l’animalité de l’homme.

p.121 Peut-être Heidegger a-t-il été le dernier philosophe à croire de bonne foi que le lieu de la
polis, le pole où règne le conflit entre le voilement et le dévoilement, entre l’animalitas et
l’humanitas de l’homme, soit encore praticable, et qu’il soit encore possible, pour des hommes, pour
un peuple, de trouver son destin historique.
C’est devenu impossible, car pour Agamben, la politique à présent s’est réduite à un
effort pour conserver la vie nue (nur noch Leben)
On se méprend totalement sur la nature des grandes expériences totalitaires du vingtième siècle si
on ne les voit que comme une continuation des dernières grandes tâches des Etats nations du 19e :
siècle. L’enjeu est maintenant tout autre et plus extrême, puisqu’il s’agit d’assumer comme tâche la
simple existence de fait des peuples mêmes, c’est-à-dire, en dernière analyse, leur vie nue »

123 : « ‘L’homme ayant atteint désormais son télos historique, et pour une humanité redevenue
animale, il ne reste rien d’autre que la dépolitisation des sociétés humaines, au moyen du
déploiement inconditionné de l’oikonomia, ou bien l’assomption de la vie biologique elle-même
comme tâche politique ou plutôt impolitique suprême. (…) La vie naturelle elle-même et le bien-
être qui lui est attaché semblent se présenter comme la dernière tâche historique de l’humanité- en
admettant que parler de « tâche » ait ici encore un sens.
On voit ici combien une certaine pensée de la relation ontologique entre l’homme
et le monde conduit à considérer la vie comme un repoussoir, une notion
antipolitique. Elle est synonyme d’animalisation de l’homme

Les puissances historiques traditionnelles -poésie, religion, philosophie – qui tenaient en éveil le
destin historico-politique des peuples, ont été depuis longtemps transformées en spectacles culturels et
en expériences privées, et ont perdu toute efficacité historique. Devant cette éclipse, la seule tâche
qui semble encore conserver un peu de sérieux est la prise en charge et la « gestion intégrale » de la
vie biologique, ie de l’animalité même de l’homme. Génome, économie globale, idéologie
humanitaire sont les trois faces solidaires de ce processus ou l’humanité post-historique semble
assumer sa physiologie même comme ultime et impolitique mandat.
(…)
L’humanisation intégrale de l’animal coïncide avec une animalisation intégrale de l’homme.

On retrouve ici tout le ton de déploration qu’on trouve aussi chez Arendt et
Foessel : l’humanité de l’homme est menacée par la valorisation de la vie et de la
conservation de la vie, de ses fonctions pourtant sous-humaines…

En réalité, la politique ne commence qu’au-delà de la vie, au-delà de la Terre, et


quand l’homme entre dans le monde.
La politique authentique est cosmopolitisme, non pas au sens où il faudrait mettre
en place une souveraineté à l’échelle du monde, mais parce que seul l’homme est en
mesure de comprendre ce que c’est qu’être un humain, c’est-à-dire être libre qui
pense le monde et n’est pas soumis aux besoins de la vie, et donc ce que la loi et le
droit veulent dire. Vieux thème stoïcien…
On acquiert le lieu de la polis en même temps qu’on acquiert le lieu du monde, à savoir
l’humanité de l’homme. Par conflit et surrection par rapport au vivant.
La politique, c’est la lutte contre la réduction de l’homme au statut d’être vivant
sans monde, ou encore aux nécessités de la survie du vivant. L’animalisation de
l’homme est la fin de la politique.

Le vivant est acosmique, comme apolitique. Cela nous condamne à ne pas


comprendre que la crise véritable est celle du vivant lui-même, et de la dépendance
du politique véritable à l’égard des conditions de l’entretien de la vie.

2° L’origine de l’œuvre d’art : la fonction de dévoilement de l’art.

Agamben relève bien le rapport étroit entre ce qui a été dit ici des rapports entre
l’animal et l’homme et la manière dont Heidegger décrit la fonction et
l’origine de l’œuvre d’art dans le texte célèbres des Chemins qui ne mènent
nulle part.
Il y a en fait deux versions disponibles de ce texte.
Dans L’origine de l’œuvre d’art, dans les Chemins, il y a deux chapitres : la chose et
l’œuvre, et l’œuvre et la vérité. La première parle de la chose et aborde à la fin le
tableau de Van Gogh, et la seconde parle du temple grec.
E. Martineau a choisi de publier la traduction de la deuxième partie du texte à part,
comme étant le texte d’une conférence ayant eu lieu à Fribourg en 1935. « De
l’origine de l’oeuvre d’art »

Il y a un rapport étroit de proximité entre la description du conflit « Streit » qui


articule animalité et humanité en l’homme dans les CFM, et le conflit interne entre
la terre et le monde dans l’œuvre d’art.

Le temple grec n’est pas posé à un endroit du monde. Il est « érigé » pour instaurer
son monde, le monde sur lequel il « règne ».
C’est le temple qui fait voir l’étant en tant que tel, il est érigé pour maintenir
l’ouverture de ce qui est, pour maintenir vivant le rapport entre le Dasein et le
monde :

a/ L’œuvre d’art comme installation du monde

TEXTE MARTINEAU

Le temple de Zeus se dresse là, au fond d’une gorge crevassée. L’édifice embrasse la figure du dieu,
et, en même temps, il la laisse ainsi émerger, à travers la colonnade ouverte, dans l’espace consacré.
Dans le temple et par le temple, le dieu manifeste sa présence, et c’est ainsi seulement qu’il laisse le
domaine s’étendre et se délimiter comme un domaine sacré. Bien loin que la présence du dieu se
perde dans l’indéterminé, c’est au contraire le temple qui, pour la première fois, joint et rassemble
l’unité de ces rapports où s’ajointent la naissance et la mort, l’heur et le malheur, la victoire et
l’humiliation, l’unicité et le déclin d’un peuple. L’unité régnante de ces rapports, nous l’appelons un
monde. C’est au sein de celui-ci qu’un peuple, à chaque fois, accède à lui-même. Le temple comme
œuvre est le milieu ajointant de toutes les jointures de tout monde (Hw. 30-31).

Le temple donne toute sa configuration de sens aux choses qui l’entourent, il lui assigne leur signification
par rapport à celui qui l’a construit, disposé là pour maintenir ces relations patentes.

Se tenant là, l’édifice repose en même temps sur le roc. C’est ainsi seulement que celui-ci manifeste
l’obscurité de son sourd portement.
Ici, on voit le rôle de la terre, de ce à partir de quoi la manifestation a lieu.
Se tenant là, l’édifice tient tête à la tempête qui fait rage sur lui, manifestant par là pour la première
fois celle-ci en sa violence. L’éclat et la lueur de la pierre, qui apparemment ne sont eux-mêmes dus
qu’à la grâce du soleil, manifestent pourtant justement la clarté du jour, la largeur du ciel et les
ténèbres de la nuit. La sûre éminence du temple se dresse contre le déferlement des flots marins, et
laisse ainsi le tumulte sauvage venir au paraître en provenance du calme. C’est maintenant
seulement que l’arbre et l’herbe, l’aigle et le taureau, le serpent et le grillon parviennent à une
figure distincte et se dégagent ainsi en ce qu’ils sont.
Ce dégagement, les Grecs le nommèrent physis. Ce mot veut dire : ce qui se lève à partir de soi et
entre ainsi dans la lumière. Le nom grec pour la lueur de la lumière, phaos, phôs a la même racine .
Une telle levée porte, embrasse et pénètre toutes choses. Elle est le tout sur lequel et dans lequel
l’homme fonde son habiter. Celui-ci, nous l’appelons la terre.
La terre est l’hôte des hommes, elle leur donne les moyens de se manifester

De ce que ce mot veut nommer, il convient de tenir éloigné aussi bien la représentation d’une
masse matérielle sédimentée que celle, purement astronomique, d’une planète (Hw. 31).
Pas d’approche objectivante ou scientifique.
L’œuvre-temple, en se dressant là, porte le peuple à la conjonction de son monde. En même
temps, il laisse la terre se lever comme le fond natal (heimatlicher Grund) sur lequel son Dasein
repose (Hw. 32).
Cette phrase est à la fois significative et inquiétante, par son usage du mot Volk, et sol natal.

Cependant, les hommes et les animaux, les plantes et tout le reste ne sont pas là, sous la main,
comme des choses fixes et bien connues qui ensuite fourniraient seulement au temple — lui-même
sous la main un jour ou l’autre — son environnement. Tout, ici, est renversé : c’est le temple, dans
sa tenue, qui donne pour la première fois aux choses le visage grâce auquel elles deviendront à
l’avenir visibles et, pour un temps, le demeureront (Hw. 32).
Le temple n’est pas dans un environnement neutre, il est le centre d’un monde, il est la manifestation
conjointe d’une décision du Dasein et d’un monde qui s’ouvre, dont il est le centre et le milieu.

Et de même pour la statue du dieu, que lui consacre le vainqueur lors des jeux. Elle est tout sauf une
image, chargée de simplement faire connaître l’aspect du dieu — cela, nul ne le sait —, mais une
œuvre qui « est » le dieu même, le laisse devenir présent et aborde tout homme, dégageant aussi
bien à son être propre celui qui consacre (Hw. 32).

De même encore pour l’œuvre de langue — la tragédie ; là, rien n’est représenté ni seulement porté
à la connaissance, mais c’est le combat des nouveaux dieux contre les anciens qui est ouvert. Tandis
que l’œuvre de langue se dresse dans le dire du peuple, celui-ci ne parle pas sur le combat, mais,
par l’œuvre de langue, le dire est métamorphosé de telle manière qu’en tout mot essentiel il mène
le combat et porte à la décision ce qui est grand et ce qui est petit, ce qui est vaillant et ce qui est
lâche, ce qui est durable et ce qui est fugace, ce qui est maître et ce qui est esclave (Hw. 32).
La parole contient le combat pour la vérité, pour la révélation de l’étant dans sa signification et sa valeur
d’être pour le Dasein, qui se manifeste lui aussi en même temps.
Plus proprement des œuvres édifiées, sculptées, parlées se tiennent là en soi, et plus
immédiatement elles sont le milieu du Dasein d’un peuple. Elles rassemblent toutes choses autour
de soi et les libèrent en même temps à l’apérité de leur essence.

Le temps installe un monde comme règne, ce qui est sa première fonction :


Surgissant en soi, l’œuvre ouvre un monde et le tient dans la demeurance. L’œuvre installe un
monde. Mais qu’est-ce que c’est que cela, un monde ? À propos de l’exemple du temple de Zeus,
nous l’avons déjà suggéré, et maintenant encore le concept ne peut en être qu’indiqué. Pour le dire
de manière préventive : le monde n’est pas le simple rassemblement de choses sous la main
dénombrables ou innombrables. Mais le monde n’est pas non plus un cadre simplement imaginé,
ajouté en représentation à la somme de l’étant sous la main. Le monde règne (waltet).
Il est plus étant que les choses captables et calculables parmi lesquelles, quotidiennement, nous
nous croyons à demeure. Le monde, surtout, n’est jamais un objet qui se tient devant nous, mais le
toujours inobjectif auquel nous sommes sujets. Le monde tient nos faits et gestes captivés dans un
ajointement de renvois à partir desquels le signe de la grâce des dieux et la frappe de leur disgrâce
se présente et — se réserve. Même cette réserve est une guise, pour le monde, de régner.
Tandis qu’un monde s’ouvre, toutes choses reçoivent pour la première fois leur apparaître et leur
disparaître, leur lointain et leur proximité, leur expansion et leur resserrement. Là où sont prises,
là où sont élaborées et abandonnées, là où sont questionnées et manquées les décisions sachantes
et savantes fondamentales de notre Dasein, là est un monde. La pierre n’a pas de monde ; et pas
d’avantage la plante, ni même l’animal : celui-ci a seulement la pression voilée d’un
environnement où il s’insère (Hw. 33-34).
Le monde : la jointure qui étreint notre Dasein — et conformément à la consigne de laquelle
s’ajointe tout ce qui est en-joint quant à notre destin, et qui par conséquent doit nécessairement
être décidé par nous. Le savoir du monde — de cette in-jonction qui fait signe — précède toute
connaissance des choses. Tandis qu’une œuvre est œuvre, elle porte un monde à son émergence
ouverte. L’installation d’un monde — que nous appelons l’installation tout court — est le premier
trait essentiel dans l’être-œuvre de l’œuvre (Hw. 34).

Le monde ne doit pas devenir quelque chose d’objectif, car ainsi il perdrait tout
sens :

En érigeant un monde, et en plaçant le monde dans l’ouverture et en la maintenant


ouverte, le temple est en fait le lieu où se manifeste le Dasein d’un peuple.

Il faut des temples, pour qu’on puisse voir régner le destin historial d’un peuple à
travers le monde qu’il s’instaure…

C’était la première dimension de l’œuvre d’art.

b. Laisser venir la terre comme terre à l’intérieur de l’œuvre et du monde : le


second trait de l’œuvre d’art.
L’autre, plus subtile mais plus essentielle, est de faire apparaître le conflit entre le
monde érigé et la terre qui retire et qui est comme un contenant qu’on n’ouvre
jamais tout à fait :

TEXTE BROKMEIER 1962

L’œuvre-temple, au contraire, en installant un monde, loin de laisser disparaître la matière, la fait


bien plutôt ressortir : à savoir dans l’ouvert du monde de l’œuvre. Le roc supporte le temple et
repose en lui-même et c’est ainsi seulement qu’il devient roc ; les métaux arrivent à leur
resplendissement et à leur scintillation, les couleurs à leur éclat, le son à la résonance, la parole au
dire. Tout cela peut ressortir comme tel dans la mesure où l’œuvre s’installe en retour dans la masse
et dans la pesanteur de la pierre, dans la fermeté et dans la flexibilité du bois, dans la dureté et
dans l’éclat du métal, dans la lumière et dans l’obscur de la couleur, dans le timbre du son et dans
le pouvoir nominatif de la parole. Ce vers où l’œuvre se retire, et ce qu’elle fait ressortir par ce
retrait, nous l’avons nommé la terre. Elle est ce qui, ressortant, reprend en son sein (das
Hervorkommend-Bergende). La terre est l’afflux infatigué et inlassable de ce qui est là pour rien.
Sur la terre et en elle, l’homme historial fonde son séjour dans le monde. Installant un monde,
l’œuvre fait venir la terre (Indem das Werk eine Welt aufstellt, stellt es die Erde her).

Ce faire-venir doit être pensé en un sens rigoureux. L’œuvre porte et maintient la terre elle-même
dans l’ouvert d’un monde. L’œuvre libère la terre pour qu’elle soit une terre. Mais comment se fait-
il que ce faire-venir la terre s’accomplisse par le retrait de l’œuvre en elle ? Qu’est donc la terre pour
parvenir à l’éclosion précisément de cette manière ? La pierre pèse, et manifeste ainsi sa lourdeur.
Mais pendant que cette pesanteur vient à nous, elle refuse en même temps toute intrusion en elle.

Si nous essayons pourtant d’y pénétrer, en cassant le roc, ses morceaux brisés ne montrent jamais
quelque chose d’interne qui se serait ouvert à nos yeux. La pierre s’est aussitôt retirée en ses
morceaux, dans la même pesanteur sourde et massive. Si nous tentons de saisir cette pesanteur par
un autre moyen, en plaçant la pierre sur une balance, nous ne faisons entrer la pesanteur que dans
le calcul d’un poids. Cette détermination de la pierre peut être très exacte, mais elle reste un chiffre,
et la pesanteur nous a échappé. La couleur irradie, et ne veut qu’irradier. Si nous la
décomposons, par une intelligente mesure, en nombre de vibrations, alors
elle a disparu. Elle ne se montre que si elle reste non décelée et inexpliquée.
La terre fait ainsi se briser contre elle-même toute tentative de pénétration. Elle fait tourner en
destruction toute indiscrétion calculatrice. Celle-ci peut bien revêtir l’apparence de la domination et
du progrès en prenant la figure de l’objectivation technico-scientifique de la nature : elle n’en reste
pas moins une impuissance du vouloir. Ouverte dans le clair de son être, la terre n’apparaît comme
elle-même que là où elle est gardée et sauvegardée en tant que l’indécelable par essence, qui se retire
devant tout décel, c’est-à-dire qui se retient en constante réserve.
La terre est par essence ce qui se renferme en soi. Faire-venir la terre signifie : la faire venir dans
l’ouvert en tant que ce qui se renferme en soi. Ce faire-venir la terre, c’est l’œuvre qui l’accomplit en
s’y installant en retour.

c/ Ces deux traits essentiels doivent en fait être compris dans leur unité
profonde, qui est celle du conflit, Streit :

BROKMEIER :

Le monde est l’ouverture ouvrant toute l’amplitude des options simples et décisives dans le destin
d’un peuple historial. La terre est la libre apparition de ce qui se referme constamment sur soi,
reprenant ainsi en son sein. Monde et terre sont essentiellement différents l’un de l’autre, et
cependant jamais séparés. Le monde se fonde sur la terre, et la terre surgit au travers du monde.
Cependant, la relation entre monde et terre ne décrépit point en une vide unité d’opposés qui ne se
concernent en rien. Reposant sur la terre, le monde aspire à la dominer. En tant
que ce qui s’ouvre, il ne tolère pas d’occlus. La terre, au contraire, aspire, en
tant que reprise sauvegardante, à faire entrer le monde en elle et à l’y retenir.
L’affrontement entre monde et terre est un combat.

(Nous faussons trop facilement l’essence du combat en la confondant avec la discorde et la dispute ;
ainsi nous ne connaissons le combat que comme trouble et destruction. Mais dans le combat
essentiel, les parties adverses s’élèvent l’une l’autre dans l’affirmation de leur propre essence.
L’auto-affirmation (Selbstbehauptung) de l’essence n’est cependant jamais le raidissement dans un
état accidentel, mais l’abandon de soi dans l’originalité réservée de la provenance de l’être propre.
Dans le combat, chacun porte l’autre au-dessus de lui-même. Le combat devient ainsi de plus en
plus combat, de plus en plus ce qu’il est en propre. Plus âprement le combat s’exalte luimême, plus
rigoureusement les antagonistes se laissent aller à l’intimité du simple s’appartenir à soi-même.)

La terre ne peut renoncer à l’ouvert du monde si elle doit apparaître elle-


même, comme terre, dans le libre afflux de son retrait en soi-même. Le
monde, à son tour, ne peut se détacher de la terre s’il lui faut – en tant
qu’ordonnante amplitude et trajectoire de toute destinée essentielle – se
fonder sur quelque chose d’arrêté. Dans la mesure où l’œuvre érige un
monde et fait venir la terre, elle est instigatrice de ce combat. Ceci ne se fait
pas pour qu’aussitôt elle l’apaise et l’étouffe par un insipide arrangement,
mais pour que le combat reste combat. Installant un monde et faisant venir
la terre, l’œuvre accomplit ce combat. L’être-œuvre de l’œuvre réside dans
réflectivité du combat entre monde et terre. Le combat parvient à son
apogée dans la simplicité de l’intime ; voilà pourquoi l’unité de l’œuvre
advient dans l’effectivité du combat. L’effectivité du combat, c’est le
rassemblement du mouvement de l’œuvre qui se dépasse constamment lui-
même. C’est pourquoi le calme de l’œuvre reposant en elle-même a son
essence dans l’intimité du combat. Ce n’est qu’à partir de ce repos de l’œuvre que nous
commençons à entrevoir ce qui, dans l’œuvre, est à l’œuvre. Que ce soit la vérité n’était jusqu’ici
qu’une thèse anticipée. Comment se produit dans l’être-œuvre, c’est-à-dire, maintenant, dans
l’effectivité du combat, l’avènement de la vérité ? Qu’est-ce que la vérité ?

(Remarque : La terre et le monde, la vie et le sens, la femme qui inclut, se refuse, et


ne peut être entièrement ouverte, et l’homme qui érige, etc : phallocratie dans sa
forme la plus pure.)

d/ On retrouve ce vocabulaire dans la description des souliers de la


paysanne.

D’après la toile de Van Gogh, nous ne pouvons même pas établir où se trouvent ces souliers.
Autour de cette paire de souliers de paysan, il n’y a rigoureusement rien où ils puissent prendre
place : rien qu’un espace vague. Même pas une motte de terre provenant du champ ou du sentier, ce
qui pourrait au moins indiquer leur usage. Une paire de souliers de paysan, et rien de plus. Et
pourtant… Dans l’obscure intimité du creux de la chaussure est inscrite la fatigue des pas du
labeur. Dans la rude et solide pesanteur du soulier est affermie la lente et opiniâtre foulée à travers
champs, le long des sillons toujours semblables, s’étendant au loin sous la bise. Le cuir est marqué
par la terre grasse et humide. Par-dessous les semelles s’étend la solitude du chemin de campagne
qui se perd dans le soir. A travers ces chaussures passe l’appel silencieux de la terre, son don tacite
du grain mûrissant, son secret refus d’elle-même dans l’aride jachère du champ hivernal. A travers
ce produit repasse la muette inquiétude pour la sûreté du pain, la joie silencieuse de survivre à
nouveau au besoin, l’angoisse de la naissance imminente, le frémissement sous la mort qui menace.
Ce produit appartient à la terre, et il est à l’abri dans le monde de la paysanne. Au sein de cette
appartenance protégée, le produit repose en lui-même. Page 22

Grâce à elle, la paysanne est confiée par ce produit à l’appel silencieux de la terre ; grâce au sol
qu’offre le produit, à sa solidité, elle est soudée à son monde. Pour elle, et pour ceux qui sont avec
elle comme elle, monde et terre ne sont là qu’ainsi : dans le produit. Nous disons « ne… que »,
mais ici la restriction a tort. Car c’est seulement la solidité du produit qui donne à ce monde si
simple une stabilité bien à lui, en ne s’opposant pas à l’afflux permanent de la terre.

Ce qui est très frappant, c’est ce passage au féminin. Il parle de souliers de paysans,
et il ne peut pas s’empêcher de passer à la paysanne. Ce qui à mon sens veut tout
dire.

Ce qui reste intéressant ici, c’est que ce qui était dévolu à l’ennui, et donc à une
disposition particulière du sujet humain dans les CFM est ici assumé par l’œuvre
d’art elle-même, par le temps grec : ouvrir le monde et le maintenir ouvert.
C’est elle qui instaure le monde en quelque sorte, qui répète et réalise cette entrée
dans le monde qui caractérise l’être humain, à travers la notion de conflit,
d’opposition (Streit). Et c’est du coup un peuple et non plus un individu, qui, dans
et à travers l’œuvre, est alors porteur non plus d’un simple Dasein, mais d’un
« destin historial » : on voit le rapport direct entre la théorie de l’œuvre d’art, la
politique, et l’ontologie fondamentale.
Le texte de la conférence fait intervenir de manière permanente le terme de
« Volk », et celui de son « sol natal ». Ce qui est intéressant à plus d’un titre…

L’œuvre est dont en rapport direct avec l’ontologie etla question de la vérité comme
conflit verborgenheit/unverborgenheit comme on l’a dit plus haut :

e/Sur le rapport de l’œuvre à la vérité :

Page 40 BROKMEIER:
Le suspens secret de la réserve veut nommer ce jeu adverse à l’intérieur de l’essence de la vérité, qui
réside, dans l’essence de la vérité, entre éclaircie et réserve. C’est là l’opposition même du combat
originel. L’essence de la vérité est en elle-même la source de ce combat où se conquiert le milieu
ouvert dans lequel l’étant vient se tenir, et à partir duquel il se dérobe en lui-même. Cet ouvert
advient au milieu de l’étant. Il manifeste un trait essentiel que nous avons déjà nommé. De l’ouvert
fait partie un monde, et la terre. Mais le monde n’est pas tout simplement l’ouvert correspondant à
l’éclaircie ; la terre n’est pas l’indécelable correspondant à la réserve. Le monde, c’est bien plutôt
l’éclaircie de l’orbite des injonctions essentielles, dans laquelle toute décision s’ordonne. Mais toute
décision se fonde sur un non-maîtrisé, sur quelque chose de secrètement égarant : autrement, elle ne
serait jamais décision. La terre, à son tour, n’est pas simplement l’indécelable, mais ce qui
s’épanouit en tant que ce qui se referme sur soi. Monde et terre sont en eux-mêmes, chacun selon
son essence, de nature combative et adverse. Ce n’est qu’en tant que tels qu’ils peuvent entrer dans
le combat de l’éclaircie et de la réserve. La terre ne surgit à travers le monde, le monde ne se fonde
sur la terre que dans la mesure où la vérité advient comme le combat originel entre éclaircie et
réserve. Mais comment la vérité advient-elle ? Réponse : elle advient en quelques rares modes
essentiels. Un des modes dans lesquels la vérité se déploie, c’est l’être-œuvre de l’œuvre. Installant
un monde et faisant venir la terre, l’œuvre est la bataille où est conquise la venue au jour de l’étant
dans sa totalité, c’est-à-dire la vérité. La vérité advient en l’instance du temple. Cela ne signifie pas
que quelque chose soit ici représenté conformément à la réalité, mais bien que l’étant en son tout est
amené à l’ouvert et maintenu en lui. Maintenir (halten) a pour premier sens garder (hüten). Dans
la peinture de Van Gogh, la vérité advient. Cela ne veut pas dire qu’un étant quelconque y est
dépeint en toute exactitude, mais que, dans le devenir-manifeste de l’être-produit des souliers,
l’étant dans sa totalité, monde et terre en leur jeu réciproque, parviennent à l’éclosion.

Dans l’œuvre, c’est la vérité qui est à l’œuvre, et non pas seulement quelque chose de vrai. Le
tableau qui montre les chaussures de paysan, le poème qui dit la fontaine romaine, ne font pas
seulement savoir – à proprement parler, ils ne font rien savoir du tout – ce que cet étant particulier
est en tant que tel ; ils font advenir de l’éclosion comme telle, en relation avec l’étant en son entier.
Plus simplement et essentiellement les seules chaussures, plus sobrement et purement la seule
fontaine entrent et s’épanouissent dans leur essence, plus immédiatement et manifestement l’étant
tout entier gagne avec elles plus d’être. L’être se refermant sur soi est ainsi éclairci. Il ordonne la
lumière de son paraître dans l’œuvre. La lumière du paraître ordonnée en l’œuvre, c’est la beauté.
La beauté est un mode d’éclosion de la vérité.

Agamben : double intérêt : l’ennui comme passage, et l’idée du conflit, comme


définition de l’homme : combat contre la terre, révélation de la terre, opposition
interne de l’homme à l’animalité qui fait la politique, et en même temps
l’esthétique ? L’esthétique dit l’être et le rapport politique fondamental

5° Distances sanitaires

Puis critique de Shapiro sur l’art : le thème ambigu de « l’enracinement dans la


terre. »
et prise de distance, avec Goldstein, sur l’interprétation de Uexküll. La critique de
Shapiro est venu de Goldstein, obligé de fuir l’Allemagne.

Le monde ne doit pas rester cela, le monde ne peut pas être cela : l’inobjectif, le
rapport aux dieux d’un peuple historial : c’est un pur mythe du monde. Dans lequel
il n’y a pas de place pour un monde commun fondé sur la raison. L’appel d’un
destin.
Le monde dans sa mythologie réactionnaire, qui définit l’habitabilité du monde à
partir du rapport au sol natal (heimatliche Grund). Cela définit un cercle de définition
du monde dont il ne faut pas sortir. C’est le contraire d’un horizon commun, ou
d’un horizon d’objectivation.
Il y a un risque, et même un danger de ce sens métaphysique du monde, qui
contient en lui une définition intrinsèque et fermée de l’homme, toujours identique
à elle-même, et donc en creux du non-humain.
On retrouve ce genre de définition de l’homme « proprement dit », par opposition
au travailleur ou à l’artisan, chez Arendt. Le travailleur risque de ne plus appartenir
de plein droit à ce qui fait d’un homme un homme, à savoir « apparaître dans le
monde » à travers son « action » politique et morale.

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