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Michel 

Serres - RETOUR AU CONTRAT NATUREL


 Year of publication : 2000 Published on OpenEdition Books : 04 septembre 2015
En 1990, paraissait chez François Bourin Le Contrat naturel (réédité en 1992 dans la collection Champs/Flammarion).
Michel Serres s’y livrait à une méditation sur les nouveaux devoirs que nous avons envers le monde que nous
habitons. Dans le présent texte, Retour au Contrat naturel, le philosophe revient sur la problématique de son livre et
sur le débat, actualisé en 1992 à l’occasion de la conférence de Rio et de l’appel de Heidelberg qui contribuèrent,
chacun à leur manière, à donner une dimension planétaire au souci écologique. À travers le litige qui opposa alors
partisans d’un progrès conditionné par le respect de la nature et les tenants d’un progrès conçu comme la poursuite de
la maîtrise technique, la pensée de la nature s’est considérablement « dramatisée ». Pourquoi ? Quelle « fin de la
nature » est-on en train de vivre ? Faut-il en appeler à une nouvelle philosophie de notre inscription dans le monde ?
Avertissement liminaire
La mort globale monde-humanité
Deux morts communes
Originalité de l’homme par rapport aux animaux
Originalité de l’Occident : ses Antiquités
La troisième et nouvelle mort
Originalité du xxe siècle : la globalisation
Deux modalités
Le nouvel objet-monde
La chaleur et les objets-monde
Qu’est-ce qu’un objet ?
Dépendance et possession
Le monde ou la nature
Bilan de la globalisation
Objectif : la Terre entière
Subjectif : l’humanité
Collectif : nouvelle distribution objet-sujet
Du droit à la politique
Conditions juridiques de la connaissance et de l'action
Pollution : le prix des choses ou leur gratuité ?
Antécédents politiques et religieux
Caractère juridique de l’antécédent du vrai. Choses et causes : l’archaïque et le nouveau Contrat
Sujets, objets, connaissance
Histoire des causes
La connaissance et l’échange : le donné
Le droit qui fonde la symbiose
Un Contrat naturel, imité de Lucrèce et des Italiens
Luttes, maîtrise, paix, symbiose
Archaïsmes philosophiques : le pouvoir
Le maître et l’esclave : de l’ancienne mort
La dialectique et le réseau
Envoi
Avertissement liminaire
Usité en langue française pour la première fois autour de 1874, sur le modèle allemand proposé par Haeckel en 1866,
mais écrit, semble-t-il, dès 1852, par le philosophe américain Thoreau sous la forme de l’anglais œcology, le terme
« écologie » a désormais deux sens.
– Celui d’une discipline hautement scientifique, adonnée à l’étude d’ensembles d’êtres vivants groupés en grand
nombre et en rapports interactifs avec leur milieu. Elle commença, en même temps, par la considération globale du
système du mont Ventoux, en France, et de la limnologie ou science des lacs, alentour de Madison, Wisconsin, États-
Unis. De même qu’elle étudie un ensemble lié de vivants et d’objets inertes, elle réunit un concert de disciplines,
classiques et récentes, mathématiques (équations différentielles), thermodynamique… biochimie.
– Le sens idéologique et politique d’une doctrine, variable selon les auteurs et les groupes, et visant, par des moyens
divers et contestés par ses adversaires, à la protection de l’environnement.
2Publié début 1990, donc écrit dans la décennie précédente, Le Contrat naturel, sur lequel les responsables de la
Bibliothèque nationale de France m’ont demandé de revenir, n’utilise pas une seule fois le terme écologie. Pourquoi ?
Parce que, ne parlant ni de cette science ni d’engagement militant ou doctrinal, il ne traite ni du mot ni des deux
choses. Pour une rare fois, l’un de mes livres ne vise ni les sciences ni leur philosophie ; d’autre part, je ne me suis
jamais engagé dans aucun parti politique, ce n’est pas ici le lieu de confesser pourquoi.
3Le Contrat naturel traite de philosophie du droit. Avant de l’écrire, j’ai repris mes études et travaillé, pendant
plusieurs années, cette discipline, nouvelle pour moi. J’ai découvert, alors, une chose profonde, destinée, je l’espère,
à devenir banale, que mes maîtres, jadis, auraient dû m’apprendre et que j’enseigne volontiers à mes jeunes
successeurs : que la philosophie la plus traditionnelle, au moins en Occident, se donne pour but ultime, quoique le plus
souvent sans le savoir ni le dire, la découverte d’un lieu tiers, difficile à déceler, changeant, sans doute, à chaque
époque, d’où l’on peut voir, en même temps et à la fois, la raison scientifique et la raison juridique, les lois du monde
physique et les lois politiques des collectifs humains, les règles de la Nature et les règles des Contrats ; ce pourquoi,
dans les langues de référence, les termes qui désignent ces principes sont les mêmes dans les deux cas.
4Vrai de Platon, d’Aristote, de Lucrèce et des stoïciens, cela se vérifie, aussi bien, pour saint Thomas d’Aquin
au Moyen Âge, pour Spinoza et Hobbes à l’âge classique, pour Kant, Hegel et beaucoup d’autres plus près de nous.
Mes maîtres semblaient méconnaître cet état de choses et les contemporains leur succèdent parce qu’ils croient
pouvoir pratiquer la philosophie dans l’ignorance totale des sciences et du droit.
5À la recherche donc de ce lieu tiers, Le Contrat naturel traite de philosophie de la connaissance et de l’action, au
sens le plus traditionnel et général du terme, mais à propos d’un problème singulier posé, de manière urgente, par les
sciences et les techniques d’aujourd’hui.
6Cette question, d’abord, interroge notre mort.
La mort globale monde-humanité
Deux morts communes
Originalité de l’homme par rapport aux animaux
1Sans doute sommes-nous devenus les hommes que nous sommes pour avoir appris — comment, le saurons-nous
jamais ? — que nous allions mourir. Les seuls restes loyaux de la Préhistoire et de la première histoire, nous les
trouvons, le plus souvent, dans les tombes, ossements accompagnés d’objets. Les animaux n’ont ni mort ni objets.
Cette fin redoutée nous appartient deux fois en propre : en tant que nous sommes des hommes, en tant qu’individus
singuliers ; elle nous atteint et nous attend dans notre définition générique et notre singulière solitude.
2Mais, en finissant par la détruire, elle construit notre vie : sans elle ni le sexe qu’elle implique ni le temps irréversible
qu’elle induit, aurions-nous jamais peint les parois des cavernes, allumé le feu, chanté dans la dentelle du langage,
dansé pour les dieux, observé les étoiles, démontré les théorèmes de la géométrie, aimé nos compagnes, éduqué des
enfants, vécu enfin en société ? Dans La Cité antique, Fustel de Coulanges démontre qu’avant l’ère classique dominait
le culte des ancêtres morts : les maisons avaient pour fondations les tombes et les métropoles commencèrent comme
nécropoles. J’ai tenté, dans Statues, de généraliser son analyse, limitée à l’aire gréco-latine, en lui donnant valeur
anthropologique. Dans notre dos, la mort et les faiblesses issues de sa peine engendrèrent les civilisations humaines.
Originalité de l’Occident : ses Antiquités
3Or celles-ci meurent, elles aussi, au même titre que les individus et de la même manière, aussi certaine qu’imprévue.
Nous qui assistons à la fin des cultures agraires apparues au néolithique, à la disparition programmée des langues
anciennes, à l’assassinat du goût européen, à l’évanouissement soudain de systèmes politiques dont tant de militants
prévoyaient, voilà peu, la pérennité, nous savons, depuis longtemps, que les civilisations, comme nous, sont mortelles.
Nous fîmes semblant d’entendre ce dit de Paul Valéry, alors que l’originalité de la nôtre consiste en ceci qu’une
Antiquité la précède et la fonde.
4L’ère qui tantôt fêtera son deuxième millénaire commença, en effet, sur les ruines de Rome, terrestre cité que ses
contemporains avaient cru immortelle. Oui, le propre de notre civilisation vient de ce qu’elle surgit de cette Antiquité,
qu’elle se fonde sur la disparition, mais en même temps sur la rétention de la civilisation qu’elle nie. L’événement et
le dogme de la Résurrection, dont saint Paul dit qu’elle constitue l’essence du christianisme, signifie, dans cette
perspective, que, contrairement à la cité antique, la nôtre tourne le dos à la mort : non seulement les aromates des
saintes femmes et les linges pliés dans la tombe ne serviront plus à la momification du Christ, mais saint Augustin
développe, dans La Cité de Dieu, texte fondateur de ces deux millénaires, la même idée, mais collective : la nouvelle
histoire de la nouvelle Ville tourne, en effet, le dos à la mort de l’ancienne. Quelle mort ? Celle de plusieurs
Antiquités : l’égyptienne, la grecque, la romaine et quelques autres, droguées de polythéismes.
5Demain donc, dans trois minutes ou quelques années, nous ignorons quand, nous allons mourir, de maladie,
d’accident ou de fatigue. Nous ne savons pas, de même, quand s’effondrera, peut-être sans grand fracas, la plus grande
puissance actuelle du monde : l’année prochaine, dans six mois ou dans cent ans ? Mais nous ne pouvons pas ne point
avoir appris que ces deux déchirures et ces deux ignorances fondent tous nos savoirs et toutes nos pratiques.
6Si nous oubliions ces fondations qui conditionnèrent nos arts exemplaires et nos excellentes conduites, nous
danserions demain devant nos cathédrales comme des foules de singes jacassent sur les temples du Yucatan et
d’Angkor envahis par la jungle. Cette fonction dynamique et vitale, individuelle et collective, de la mort, quadruple
source d’où jaillissent nos temps historiques, ne la perdons pas. Une fondation s’oublie, mais se retient.
La troisième et nouvelle mort
7Jusqu’à une date récente, nous distinguions donc deux morts : celle qui paraît la seule intéressante et originale, la
nôtre propre ou celle de telle que nous aimons. Rien de plus banal, cependant, puisque ce qui paraît à chacun aussi
singulier : la perception de ses sens, ses goûts et ses amours, les affaires intimes qu’il porte et cache dans son sac et la
mort propre qui l’attend… constituent justement la banalité la plus communément partagée. Nous savions aussi que
disparaissent à jamais des groupes humains tout entiers : aussi fréquente dans l’histoire, aussi commune, aussi aveugle
que la première, cette mort frappe et frappera de manière aussi imprédictible.
Originalité du xxe siècle : la globalisation
8Mais une troisième, inconnue du genre humain jusqu’à la moitié de notre siècle, exactement le 6 août 1945, désigne
l’une des deux ou trois grandes originalités de l’ère qui se termine, où nous risquâmes même de l’expérimenter en
vraie grandeur : la mort, globale, de l’humanité. En deux matins de colère où deux bombes atomiques conçues et
construites aux États-Unis d’Amérique explosèrent, au Japon, à Hiroshima et à Nagasaki, ma génération apprit, la
première dans toute l’histoire, que l’espèce humaine toute entière entrait désormais dans le risque d’extinction. Que
penser des savants qui n’hésitèrent point, dans les décennies suivantes, à fournir aux militaires et aux politiques des
pays les plus puissants des armes thermonucléaires de plus en plus destructrices ? Que la philosophie, que l’éthique et
la déontologie, que le droit qu’ils avaient appris ne s’adaptaient plus aux moyens qu’ils procuraient à l’humanité.
À partir de la même date, cette constatation, hélas, ne va plus cesser : toute embarrassée dans son histoire passée, la
philosophie ne comprend plus les nouvelles donnes et ne projette plus de construire la maison des hommes. Du coup,
les techniciens et les savants font accoucher un nouveau monde et nous pensons toujours comme s’il s’agissait de
l’ancien. Depuis Nagasaki et Hiroshima, il fallait déjà changer de philosophie.
Deux modalités
9Or, cette mort globale, originale et, pour le coup, authentiquement commune, vient à nous sous deux modalités.
10La première, subite, peut s’ensuivre de quelque événement hasardeux, naturel ou nucléaire : sous la lumière d’une
telle découverte, nous révisons l’histoire passée de la Terre et y découvrons des traces d’accidents de ce genre ;
presque toutes les espèces vivantes disparurent, en effet, voici 550 millions d’années, puis 440, 370, 250, 210 et
65 millions d’années… morts globales et quasi périodiques vraiment décisives pour la réorientation de l’évolution…
Derechef, nous naquîmes de ces morts-là, qui ne dépendaient pas de nous.
La seconde modalité, plus lente, suivra, peut-être, de nos actions propres, qui dépendent exclusivement de nous, et
doit contribuer à la réorienter : cette éventualité hante et définit nos préoccupations. Mais d’abord, quelles actions ?
Voici.
Le nouvel objet-monde
La chaleur et les objets-monde
1Lorsque, plus qu’aux solides, la chaleur s’attaque aux liquides et aux gaz, des mélanges vaporeux s’expansent
à partir de ce foyer, dans toutes les directions, partout dans le monde et de manière aléatoire : les carottages récents
des inlandsis glaciaires savent dater, en effet, à l’année près, le début de l’âge du bronze grâce aux traces des premiers
effluents lâchés dans l’atmosphère par les fours archaïques du Moyen-Orient et dispersés en tous lieux de telle sorte
qu’ils furent entraînés par les chutes de neige en ces hautes latitudes. Qui eût cru que, dès la Préhistoire, la
globalisation commençait ?
2Généralisées, propagées par la révolution industrielle, les techniques de la chaleur accélérèrent donc la montée du
local vers le global dont la philosophie n’a pas encore étudié les raisons ni les conséquences. Comme je l’avais
beaucoup décrite dans quelques livres précédents, Le Contrat naturel en prend acte d’abord. Notre savoir-faire
s’adonne, en effet, depuis un temps assez récent, au façonnage de ces objets-monde que j’avais définis, voici un quart
de siècle, dans « La Thanatocratie » (Hermès III. La traduction, Éditions de Minuit, 1974, p. 101) en prenant les
exemples des missiles balistiques, des satellites fixes et des résidus nucléaires ; entendez par là des outils dont l’une
des dimensions est commensurable à l’une des dimensions du monde. Un satellite, pour la vitesse, une bombe
atomique, pour l’énergie, l’Internet, pour l’espace, les résidus nucléaires pour le temps… voilà quatre exemples
d’objets-monde.
Sont-ce encore des objets ?
Qu’est-ce qu’un objet ?
3Qu’est-ce donc qu’un objet ? Au sens littéral : « cela qui est jeté ou que l’on jette devant ». Les objets-monde gisent-
ils devant nous ? La dimension globale ou mondiale qui caractérise les objets-monde supprime, en effet, la distance
entre nous et eux, écart qui définissait autrefois nos objets ; nous habitons dans ces nouveaux objets comme dans le
monde. Les objets techniques traditionnels, outils et machines, forment des ensembles à rayon d’action local, dans
l’espace et le temps : l’alène découpe le morceau de cuir, la masse frappe et enfonce le pieu, la charrue taille le
sillon… et définissent, en tout, un environnement sur lequel les hommes de l’art qui les utilisent travaillent. Un tel
découpage du monde en localités quasi corporatives rend possible une philosophie de la maîtrise et de la possession,
puisque nous savons alors définir ce que nous dominons et comment nous le faisons. Mais encore avant, ce même
découpage stable contribue à définir et à fixer la notion médiévale d’objet, objectus, ce qui gît, à distance moyenne,
devant le corps et sa force, pour aider à nos interventions et à nos pensées. Tenu par un sujet, un objet technique agit
sur des objets : tous ces éléments demeurent dans un sous-ensemble spatio-temporel étroit et relativement stable dans
le temps.
4Commencées avec les techniques de la chaleur et l’augmentation quantitative de ces objets-monde, la globalisation
forme, peu à peu, un nouvel univers : technique, physique, nous le voyons, humain et juridique, nous le verrons. Peut-
on encore nommer objets les choses qui le constituent et sujets encore les personnes qui s’en servent ? Nos réseaux de
communication sont-ils des objets ? Ils n’en ont ni la présence ni sans doute la réalité puisque les canaux et les fibres
optiques transportent des chiffres, des symboles et des virtualités.
Dépendance et possession
5Enfin, autant il est possible de maîtriser des lieux donnés en des temps brefs et de s’en rendre possesseurs, puisqu’en
fin de compte la propriété ne se comprend qu’avec l’occupation d’une niche, autant nous ignorons les tenants et les
aboutissants d’une maîtrise globale de l’univers. Or, vouées à la différence, les philosophies actuelles se taisent toutes
sur les catégories de la totalité, si difficiles à manier, puisque nous ne savons définir de rigueur et d’exactitude que
dans le local, c’est-à-dire pour des objets, au sens le plus médiéval de ce terme.
6L’adage cartésien de la possession de la nature ne définit pas les conditions de la maîtrise d’un « objet » aussi vaste.
Le morceau de cire est un objet, certes, mais la « nature », mais le monde, en sont-ils, vraiment ? Cette même
recommandation de maîtrise s’inscrit, d’autre part, dans le lent déplacement historique du vieux partage stoïcien des
choses qui dépendent de nous et des choses qui n’en dépendent point. Et, de nouveau, quelles « choses » ? Dans ce
deuxième acte cartésien, ces « choses » qui, jadis, ne dépendaient point de nous en dépendent soudain ; mais,
troisième acte, nous dépendons nous-mêmes désormais de choses qui dépendent des actes que nous entreprenons. Au
premier partage stoïcien, à la maîtrise cartésienne, succède une spirale où inter et rétroagissent maîtrise et dépendance,
où disparaissent, en se mêlant, les sujets désuets, parce que solitaires, avec les anciens objets. Est-ce le changement
dans le statut des objets ou des choses qui commande le changement dans le régime de la dépendance ou de la
possession ? Voici déjà trente ans, j’avais écrit, dans l’un des Hermès, qu’« à la maîtrise du monde doit succéder,
aujourd’hui, la maîtrise de la maîtrise ».
7Les objets-monde nous mettent en présence du monde que nous ne pouvons plus traiter comme un objet : objectif,
assurément, et ainsi nous évitons tout animisme, mais non passif, puisqu’il agit, en retour, sur les contraintes globales
de notre survie. Nouveau et mystérieux, la philosophie, à nouveau, doit penser ce retour.
Le monde ou la nature
8De moins en moins objets et de plus en plus monde, les objets-monde nous conduisent vers le monde qui n’est pas un
objet comme les objets du monde. Nous ne connaissons pas ce dernier de la même façon. Nous ne savons pas ce qu’il
en est du monde, nous commençons à peine à le connaître et cette connaissance diffère de celle que nous prenons d’un
objet délimité ; nous commençons à peine à entreprendre des actions sur lui et cette pratique diffère de celle par
laquelle nous agissons sur des objets délimités ; nous ne savons même pas vraiment qui agit sur lui ou le connaît,
à partir de quel nombre de personnes, par exemple, telle ou telle action devient une intervention à portée globale.
9La philosophie a donc pour tâche de réexaminer tous ses anciens concepts comme : le sujet, les objets, la
connaissance et l’action… tous construits au long des millénaires sous condition de découpages locaux préalables ; en
ceux-ci, se définissait une distance sujet-objet, le long de laquelle jouaient connaissance et action. La mesure de cette
distance les conditionnait. Découpage local, distance, mesure, toute cette mise en scène des théories et des pratiques se
défait aujourd’hui, où nous passons sur un plus grand théâtre. D’anciennes catégories de la totalité, comme l’être-au-
monde, par exemple, entrent à la fois dans la connaissance objective et l’action technique. Ils passent donc de la
métaphysique à la physique, de la spéculation à l’action, de l’ontologie à la responsabilité. Nous avons assez agi sur
les choses, nous avons tenté d’examiner ses objets, il est temps de connaître le monde ; je préfère parler, plutôt, de
nature, non point aux sens ordinaires, mais dans le pur sens étymologique, puisqu’elle est en train de naître, tout à fait
nouvelle pour nous, nos connaissances et nos actes globalisés.
10Elle revient elle-même comme condition de connaissance, d’action et même de survie derrière les nouveaux sujets,
plongés en elle, dès lors que ceux-ci agissent sur elle.
Bilan de la globalisation
Objectif : la Terre entière
Perception : grâce aux photographies prises par les spationautes, nous voyons la Terre entière. Cette vue n’a rien
à voir avec les perceptions visuelles anciennes, qui supposaient derrière elles cette Terre jamais vue. L’être-au-monde
n’avait jamais vu le monde. À voir, ainsi, la Terre, nous supposons, derrière, l’Univers lui-même, non vu.
Transmission, information et connaissance : par la Toile et le courriel, nous communiquons immédiatement avec
la Terre entière. Les conséquences sur le savoir et la communauté humaine transforment aujourd’hui nos conditions de vie.
Pratiques : par nos techniques et leurs effluents, nous agissons sur la Terre entière, son climat et son réchauffement.
Dès que nous agissons sur elle, elle change et nous changeons, nous ne vivons plus de la même façon. Nous ne
pouvons que parier sur les conséquences pour notre survie.
Profits et pertes : dans le système gobal du savoir ou des actions, pour le monde ou pour l’humanité, il arrive qu’un
bénéfice en un lieu corresponde à un déficit dans un autre lieu. Actions et pensées locales ne pouvaient le voir. Le
global se résoud souvent par des distributions difficiles à prévoir.
Subjectif : l’humanité
5Pour le meilleur et pour le pire, l’information et la communication, avec ses intermédiaires et ses pouvoirs, traversent
la Terre entière et ses habitants ; elles définissent de nouvelles communautés.
6Si se forment, aujourd’hui, des communautés d’auditeurs, de spectateurs et d’intervenants, une opinion publique
mondiale se forme : scientifique d’abord, technique, ensuite, politique et morale, sans doute.
7À la Terre entière correspond donc l’humanité, non plus abstraite ou sentimentale, au moins, et potentielle, au plus,
comme jadis et naguère, mais actuelle et bientôt effective.
Collectif : nouvelle distribution objet-sujet
8Le sujet devient objet : nous devenons les victimes de nos victoires, la passivité de nos activités, les objets
médicaux de nos actions en tant que sujets. L’objet global devient sujet puisqu’il réagit à nos actions, comme un
partenaire. Les réunions de Rio et de Kyoto sur le réchauffement montrent la formation progressive de ce nouveau
sujet collectif global devant ou dans le nouvel objet naturel global et son fonctionnement juridique avant d’être
politique.
Du droit à la politique
9Lors de la rencontre de Kyoto sur le réchauffement de la Terre, ce qu’ont dit les envoyés des États n’a probablement
aucune importance : insuffisant, hypocrite… toute la critique se déchaîne, à l’ordinaire, là-dessus, qu’importe.
L’essentiel demeure le gradient de conscience et de savoir depuis Rio. De même que la France a entendu, lors des
derniers essais nucléaires dans le Pacifique, l’opinion mondiale rugir, de même ces deux réunions disent la nouvelle
mondialisation. Celle-ci tient certes aux nouvelles technologies, mais aussi à l’apparition d’une planète nouvelle : la
terre devient la Terre, non seulement dans nos pensers mais enfin dans nos actes et nos inquiétudes. De quoi donc ont
parlé nos représentants au Japon ? D’elle dans sa dimension globale.
Leur accord portait d’abord sur cette totalité. Sujet de droit dans mon ancien livre, la voici aujourd’hui sujet politique.
Conditions juridiques de la connaissance et de l'action
Pollution : le prix des choses ou leur gratuité ?
1La philosophie classique ne calcula jamais le coût du savoir, de la pensée ou des actions : elle les préjugeait gratuits.
Elle vivait dans le monde léger de la grâce et du donné. Or dès qu’apparaît le travail, tout passe par la loi martiale du
prix. Preuve que, de naissance grecque et romaine, la philosophie suppose des esclaves qui paient de la sueur de leur
corps la liberté de pensée et d’action de ceux qui ne travaillent pas. Ce prix prévisionnel se calcule dès le jardin de
l’Éden, où la question du mal et de la douleur en devient un cas particulier. Du travail, le rendement n’est jamais de
1/1, il existe toujours des résidus, des ordures, de la boue et de la crasse, ces objets exclus de la Métaphysique par
Platon, dans le Parménide. Tant qu’il y a des esclaves et des serfs, tant que le travail reste froid et local, les prix
peuvent passer par profits et pertes.
2Dès que la chaleur entre dans le travail, il faut calculer le rendement de la machine à feu. Dès que fonctionnent des
objets-monde, le prix devient commensurable à une dimension du monde : et, par exemple, la mer monte.
Antécédents politiques et religieux
3Sur ce point, nous aurions pu apprendre des politiques qu’un collectif ne se conduit pas comme une personne, même
pas comme une famille, mais diffère de statut. De même que cité ou nation figurent des ensembles non réductibles
à des individus, de même le monde est un objet qui n’a pas le même statut qu’un objet local.
4Il me semble que, dans un préalable plus archaïque encore, certaines traditions religieuses annonçaient de telles
rétroactions. La scène primitive du Déluge, par exemple, si fréquente dans beaucoup de religions, et qui décrit, peut-
être, une certaine transgression marine physique, parle trop de paix, de colombe et de rameau d’olivier, pour ne pas
avertir, quasi consciemment, que nos rivalités humaines peuvent mettre en danger la planète et la vie, en leur totalité,
marquée par la montée universelle des eaux et la réunion des animaux dans l’Arche. Loin de parler de culpabilité ou
d’interdictions morales, ces scènes semblent nous avertir qu’une certaine fin globale et collective dépend aussi de
nous : la mer monte.
Caractère juridique de l’antécédent du vrai. Choses et causes  : l’archaïque et le nouveau Contrat
5Revenons aux choses elles-mêmes : pour le linguiste comme pour l’historien, les causes précèdent les choses et le
premier sujet connu est le sujet de droit. Le contrat précède la connaissance et l’action. Il conditionne toute science.
6Le mot chose, usité pour découper une objectivité, dérive, en effet, du latin causa, terme juridique propre à désigner
l’enjeu d’un procès, ou le procès lui-même. Que fut, à l’origine, la chose ? Ce sur quoi il y a débat, procès, décision
d’un tribunal, ce de quoi il y a contrat. La connaissance de la chose s’ensuit de son établissement par une instance
légale nommant à la fois un accord et son objet. De même, l’anglais thing dérive d’un terme du droit germanique. En
nos langues donc, un contrat social accompagne toujours l’émergence d’une chose : celle-ci constitue-t-elle le groupe
ou le groupe la constitue-t-elle, nous ne saurons sans doute jamais lequel précéda l’autre. En tous cas, une objectivité
apparaît en même temps qu’un collectif et cette apparition a lieu dans des conditions de droit.
Sujets, objets, connaissance
7De même, le premier sujet connu est le sujet de droit. Du coup, Le Contrat naturel traite presque exclusivement de
cette question : qui a le droit de devenir sujet de droit ? Si l’histoire montre quelque chose, toute l’histoire du droit
montre l’universalisation progressive du droit à devenir sujet de droit : les esclaves anciennement le devinrent, les
enfants par la suite et les femmes beaucoup plus récemment, décision dont la date récente fait la honte de l’humanité.
Nous raisonnerons demain, par rapport à la nature, avec la même vergogne que celle d’aujourd’hui, sur le fait d’avoir
mis si longtemps à comprendre que nos compagnes auraient dû devenir nos partenaires au moins depuis la fondation
du monde.
8Toute la question porte sur le statut des sujets d’abord et des objets ensuite. Il a paru fou à certains de proposer un
Contrat qui engagerait et par lequel s’engagerait un objet : autant faire un cheval Sénateur ou marâtre la Nature. Poésie
ou folie. Que je sache, l’on a objecté les mêmes critiques à Rousseau, puisque le Contrat social ne fut jamais signé,
dans l’histoire connue ou connaissable par aucun homme ni aucun collectif, et qu’il désigne, chez le philosophe, la
condition sine qua non ou transcendantale de la formation des sociétés. L’on aurait pu, de même, critiquer Bacon de la
même façon : à qui commande-t-on, à qui obéit-on, dans son célèbre adage qu’on ne commande à la Nature qu’en lui
obéissant ? Arrive-t-il que des kantiens ne comprennent pas ce que signifie le terme condition ?
9Or, tout ce que je viens de dire de la globalisation a pour but de décrire la transformation progressive et profonde des
statuts respectifs des objets dans le processus qui fait croître action et connaissance vers l’universel ; comment le statut
objectif du sujet collectif varie, puisque, anciennement actif, il devient l’objet global passif de forces et contraintes en
retour de ses propres actions, et comment le statut de l’objet-monde varie, puisque, anciennement passif, le voici,
à son tour, actif en retour, et puisque, anciennement donné, il devient notre partenaire de fait. Je vais définir
comment, plus précisément. Mais avant cela, nous ne pouvons plus décrire la scène de la connaissance au moyen du
couple médiéval sujet-objet : les termes eux-mêmes changent, ainsi que leur relation.
10Pour ce qui concerne cette relation, je ne connais aucune connaissance qui ne commence, aussi, par des conditions
de droit, dont l’impact augmente dans l’histoire des sciences au moins aussi vite que les conditions de globalisation.
Tout savoir demande, en effet, un accord ou consensus que seules des instances de droit et de fait se chargent
d’établir. L’enseignement nous fait passer devant des jurys d’examens, de passages, de concours, de prix ou de
publication… Avant de proclamer quoi que ce soit vrai, faux ou probable, avant même de dire que ceci ou cela est ou
non un objet, de science ou de non-science, telle instance en délibère et en décide, pendant un procès largement
contradictoire. Des sujets de droit disent le droit des objets.
Histoire des causes
11Ces conditions juridiques n’ont pas toujours évité de mortelles conclusions. Tout le monde s’étonne, aujourd’hui,
du procès de Galilée, comme si cette action, exceptionnelle, avait fondé la science moderne ; cela montre l’immense
inculture de notre ère. Car je ne connais point de savant grec préoccupé de science objective, astronomie, physique ou
médecine, qui n’ait un jour comparu devant les tribunaux et risqué ou laissé sa tête pour avoir interrogé les astres, les
cristaux ou les plantes, sous le chef qu’il se désintéressait des choses politiques et des affaires de sa patrie. Le
philosophe non engagé se trouve exclu de la communauté. Que la chose émerge avec la cause, l’histoire grecque des
grands procès l’atteste en surabondance. Plutôt rare dans l’aire et dans l’ère chrétiennes, le procès de Galilée me
paraît, désormais, un reste de cette lointaine histoire.
12Que les grandes philosophies occidentales (de Platon et Aristote à Hegel) cherchent à découvrir, comme je l’ai noté
en commençant, le lieu commun d’où penser à la fois la science et le droit me paraît une trace large de cette origine.
Pourquoi appelons-nous d’un même terme les lois de l’une et de l’autre, pourquoi dit-on ou ne dit-on pas nature pour
le monde et pour les hommes ?
13Or nous devons, aujourd’hui, penser un nouvel objet qui dépasse de loin le statut des objets locaux, puisque à
certains égards nous devenons les objets de cela dont nous ne savons même pas s’il est un objet : si nous traitons le
monde comme un objet, nous nous condamnons à devenir, à notre tour, objets de cet objet. Pour penser cette situation
nouvelle, nous revenons donc au geste juridique d’origine : cet objet nouveau-là émerge à la pensée par un nouveau
Contrat, qui établit à la fois cet objet global nouveau et le nouveau groupe global qui le pense, qui agit sur lui, dont les
débats le font apparaître, dont les actions le font réagir et dont les réactions conditionnent en retour la survie même du
collectif qui le pense et agit sur lui. Depuis plus de vingt ans, nous ne parlons que de lui, nous ne débattons que de lui,
nous ne faisons qu’établir les bases de ce que j’ai nommé pour l’avoir entendu signer le Contrat naturel.
14Que, pour avoir repris ce geste, des philosophes politiques pour qui le monde ni la science ni le droit n’existent,
m’aient, violemment et sans m’avoir lu ni compris, critiqué, m’a paru d’un prix fort léger par rapport au traitement qui
aurait dû m’être infligé. Sans doute ma tête a-t-elle été sauvée par le fait que les hommes politiques ont pris au
sérieux, depuis lors, les problèmes en question. Le débat juridique a commencé, la collectivité mondiale prend acte de
l’existence et du statut de ce nouvel objet que, faute de mieux, nous continuons d’appeler la nature, et, en se réunissant
à son propos, ils signent de fait le Contrat naturel.
15La philosophie a pour rôle, parfois héroïque, d’anticiper l’avenir.
La connaissance et l’échange : le donné
16J’ai promis de parler du partenaire. La question du rapport entre le sujet de la connaissance et son objet n’a jamais
été pensée dans le cadre de l’échange, comme s’il restait entendu que le sujet, actif, prenait une information que lui
donnait l’objet, passif.
17L’utilisation, en philosophie, du terme « donné » révèle, en effet, que le monde objectif ou extérieur donne et ne
demande rien en retour. Du coup, le lien de connaissance devient celui du parasite, tel que je l’ai étudié dans le livre
qui porte ce titre. Le sujet prend tout et ne donne rien, alors que l’objet donne tout et ne reçoit rien. La connaissance,
gracieuse, peut alors se doubler d’actions non moins gratuites. Le rapport actif ou technicien au monde l’exploite et
voilà tout. Parasitisme ou prédation : nous ne savions pas comment nous nous conduisions. Ce qui paraît normal,
usuel, ordinaire dans la connaissance n’est pas moins un scandale et un abus, dans l’échange. Or, si nous commençons
à connaître par des processus juridiques, il faut qu’une certaine justice ait lieu dans l’échange : d’où la nécessité d’un
Contrat.
18Or j’essaie de montrer, dans mon livre, que toute pédagogie consiste à faire du petit d’homme un symbiote ou le
partenaire d’un échange équilibré ou équitable à partir du parasite ou du prédateur qu’à l’origine il ne peut pas ne pas
être. Qu’il prenne et il lui faut donner en retour. D’une certaine manière, il en arrive à devoir signer un contrat
d’échange avec son entourage, comme s’il débutait dans la vie humaine et civile par l’apprentissage d’un droit non
écrit. Il retombe, hélas, très souvent, dans l’équilibre quasi animal de la relation parasitaire, les textes de la littérature
témoignent en abondance de cet usage. Toute pédagogie commence donc par ce Contrat.
Le droit qui fonde la symbiose
19Du coup, nous devons éduquer le savant, le technicien, le politique et l’usager, comme nous éduquons nos enfants
depuis l’origine de toute éducation. Nous devenons, sur le tard, des adultes de la connaissance et de l’action. Le
rapport de connaissance change, aujourd’hui, par cette exigence de symbiose avec le nouvel objet. Avant la
connaissance, l’échange ; pour rendre équitable l’échange, il faut un Contrat. La connaissance commence avec le
droit, dont les lois précèdent toute découverte de lois ; de même l’action technique commence par le droit d’échange.
Commence alors la symbiose de l’objet-monde global et du sujet-genre humain global.
Un Contrat naturel, imité de Lucrèce et des Italiens
20L’idée de Contrat naturel, que je croyais avoir inventé ex nihilo, vient, à y réfléchir, de fort loin, et se trouve, bien
sûr, dans le De natura rerum de Lucrèce, sous le nom de fœdera naturæ, ainsi que dans les poèmes de saint François
d’Assise, mais aussi chez trois poètes italiens du xvie siècle, Faërne, Cesare Pavesi et Verdizotti, qui le décrivirent les
premiers, entre 1564 et 1570. André Siegfried en dit : « Le dirigisme maître du climat serait la fin de la planète. »
Admirable texte, écrit en 1955 ! Or tout cela se trouve encore mieux dit chez le Maître des eaux et forêts que voici.
JUPITER ET LE MÉTAYER
Jupiter eut jadis une ferme à donner,
Mercure (Hermès) en fit l’annonce ; et gens se présentèrent,
Firent des offres, écoutèrent :
Ce ne fut pas sans bien tourner.
L’un alléguait que l’héritage
Était frayant et rude, et l’autre un autre si.
Pendant qu’ils marchandaient ainsi,
Un d’eux, le plus hardi, mais non pas le plus sage,
Promit d’en rendre tant, pourvu que Jupiter
Le laissât disposer de l’air,
Lui donnât saison à sa guise,
Qu’il eût du chaud, du froid, du beau temps, de la bise,
Enfin du sec et du mouillé,
Aussitôt qu’il aurait bâillé.
Jupiter y consent. Contrat passé ; notre homme
Tranche du Roi des airs, pleut, vente et fait en somme
Un climat pour lui seul : ses plus proches voisins
Ne s’en sentaient non plus que les Américains.
Ce fut leur avantage ; ils eurent bonne année,
Pleine moisson, pleine vinée.
Monsieur le Receveur fut très mal partagé.
L’an suivant voilà tout changé :
Il ajuste d’une autre sorte
La température des Cieux.
Son champ ne s’en trouve pas mieux,
Celui de ses voisins fructifie et rapporte.
Que fait-il ? Il recourt au Monarque des Dieux :
Il confesse son imprudence.
Jupiter en usa comme un Maître fort doux.
Concluons que la Providence
Sait ce qu’il nous faut mieux que nous.
La Fontaine, Fables, Livre VI, Fable IV.
Luttes, maîtrise, paix, symbiose
Archaïsmes philosophiques : le pouvoir
Le maître et l’esclave : de l’ancienne mort
Le xxe siècle construit des objets-monde, globaux, mais ne réfléchit qu’au moyen de philosophies anciennes, locales.
Souvenez-vous, de même, comment elles parlaient du pouvoir : Hegel consacre maître celui qui s’approche au plus
près de la mort et esclave celui qui s’en tient éloigné. De quelle mort s’agit-il ? De la première, de l’ancienne et d’elle
seulement. Cette préoccupation mesure la désuétude des philosophies qui n’ont point appris, comme Hiroshima nous
l’enseigna, la mort collective de l’espèce humaine. Quoi au sujet du pouvoir, c’est-à-dire de la politique, lorsque son
exercice met en péril, non plus seulement le chevalier, muni de son armure, non seulement sa famille, sa tribu, son
groupe ou sa nation, mais l’humanité entière, planète comprise ?
Or, la question du pouvoir ne concerne pas ici seulement la guerre et la politique, mais aussi l’action technique et ses outils.
Or, comme d’habitude, le droit suit la mort.
Le droit que je propose s’ensuit, en effet, de la nouvelle mort et de la deuxième de ses modalités. Certaines
composantes de l’opinion et de la politique mondiales des prochaines années du xxie siècle se rattacheront aux
questions de ce droit.
Je préfère donc à la dialectique du maître et de l’esclave le tableau génial de Goya dont la description
ouvre Le Contrat naturel. Un couple d’ennemis combattent parmi des sables mouvants. À chaque coup asséné sur
l’adversaire, leurs jambes s’enfoncent dans la vase, d’autant plus profondément que s’accroît l’énergie consacrée au
combat. Depuis l’aube de l’histoire, tout le monde ne voit dans le spectacle majeur des batailles que les belligérants et
ne se passionne que pour la question : qui va perdre ou gagner, qui va devenir le maître en assujettissant ou en tuant
l’esclave ? Or le jeu ne se joue plus à deux, mais à trois : non plus à deux sujets, mais à ce couple, plus l’objet. Quel
objet ? Non l’objet local d’un débat menu, mais l’habitat global ; non plus la cause, mais l’univers des choses qui
réagit fortement sur les conditions du combat. Jadis, nous signions des paix temporaires entre les belligérants ;
maintenant nous devons signer des contrats de symbiose entre la Terre globale et les acteurs dans leur somme. Car,
malgré leur haine et la vigueur de leurs coups, ils luttent en fait, d’accord et de concert, contre leur habitat.
La dialectique et le réseau
Logique qui joue de la contradiction, ce qui lui permet d’avoir toujours raison, la dialectique disparaît, vite fondue
dans un graphe en réseau. Mon premier article sur le réseau date de 1964. Il forme l’Introduction d’Hermès I. La
communication, Éditions de Minuit, 1968, p. 11 à 20. Exemple : sur un ensemble fini de mailles, l’on ne sait jamais
déterminer d’où vient un mouvement ; lancée contre un obstacle, une force revient contre elle-même et en faveur de
l’obstacle, comme en métastabilité, etc. Nous vivons et pensons sur un réseau et avons depuis longtemps l’expérience
qu’une attaque violente dans les médias devient vite une publicité en faveur de l’adversaire, que l’on ne connaît pas la
source d’une rumeur ni d’une explosion de violence dans un groupe, etc. Les logiques en réseau approximent au
mieux les concepts de totalité que nous commençons à connaître et à mettre en pratique. Et que le réseau devienne
aujourd’hui la meilleure de nos techniques montre que sa forme devient le meilleur de nos concepts. Or le réseau
n’est-il pas un ensemble de contrats ?
8Sujet-objet, espace-temps universel, le réseau recouvre et exprime un objet-sujet, le monde. Lien universel, formé de
nœuds et de carrefours (cum), de routes et de navigations tracées (tractus)…, le réseau lui-même suppose un contrat et
pose donc, d’abord, des problèmes de droit. La suite scientifique, technique, juridique et politique du Contrat
naturel se trouve donc conforme à ce qu’il prévoyait. Ce que je voulais ce soir devant vous démontrer.
Envoi
Je ne suis point un grand adepte des retours ; je préfère anticiper l’avenir. De même que l’homme naquit de sa mort
individuelle et que notre civilisation surgit du tombeau d’Antiquités, de même l’histoire à venir naît, en ce moment
même, du péril global auquel nous échappons en temps réel. Voilà les fondations actives de notre habitat. Si la
philosophie se donne pour tâche positive et pour devoir moral de construire la prochaine maison des hommes, elle doit
d’abord commencer par ces fondations. Maison, en grec, se dit oikos ; nous en bâtissons deux, aujourd’hui : celle,
immédiate, fraîche et prochaine, que je décris dans Les Nouvelles du monde, qui chantent ma dilection pour le décor
de cette demeure aux tuiles de nuages, aux murailles de roche et de glace, à la piscine océanique, au plancher d’herbe
ou de sable et au toit de nuit. Redécouverte par le corps, en ses randonnées locales et par ses couchages sous les
étoiles, elle loge les plus humbles des hommes, dont je suis ; quant à la seconde, nous la projetons et la décrivons
à quelques-uns, pour la diffuser plus tard de par le monde, à travers la Toile, dans le Trésor, dictionnaire global des
sciences contemporaines. Fidèles au Contrat naturel, ces deux livres ont raconté cette année mon éco-logie, c’est-à-
dire mon discours sur notre maison nouvelle.

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