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Jacques Revel, Comparer les religions au début du XVIIIe siècle

p. 95-106
https://books.openedition.org/pur/43745

Juan Carlos Garavaglia, Jacques Poloni-Simard et Gilles Rivière (dir.), Au miroir de l’anthropologie historique.
Mélanges offerts à Nathan Wachtel
Presses universitaires de Rennes, Collection Des Amériques, Rennes, 2014
Publication sur OpenEdition Books : 08 septembre 2017
https://books.openedition.org/pur/43720

Texte intégral

 1 Cérémonies et coutumes religieuses de tous les peuples du monde, représentées par des figures dessi
(...)
 2 Cérémonies et coutumes…, op. cit., t. I, « Préface générale », p. 3 (les passages en italiques sont (...)

11. En 1723, deux émigrés français dans les Provinces-Unies, l’écrivain et éditeur huguenot Jean-Frédéric
Bernard et son associé, le graveur Bernard Picart, plus récemment converti à la religion réformée, lancèrent la
publication d’une série de volumes intitulés Cérémonies et coutumes religieuses de tous les peuples du monde1.
Cette très lourde entreprise devait se prolonger pendant vingt ans. Malgré ses dimensions – huit tomes en neuf
volumes –, l’ouvrage allait connaître un succès réel, avec plusieurs éditions, des traductions en anglais, en
néerlandais et en allemand, ainsi que des adaptations jusqu’au début du XIXe siècle. Il s’agissait d’une large
compilation de textes d’origine, d’ancienneté et de statut différents. À cet égard, l’ensemble pouvait être reçu
comme une encyclopédie, enrichie par les centaines de gravures de Picart qui en ont souvent fait la réputation
pour la postérité. Mais elle n’était pas qu’une encyclopédie. Dès l’abord, ses promoteurs en explicitaient le
projet. Il ambitionnait de donner « une idée générale des pratiques extraordinaires que les hommes ont mis en
usage pour servir Dieu etc., et l’on est obligé d’avouer en la lisant qu’excepté les caractères de révélation que
l’on reconnaît à quelques Religions, elles conviennent toutes sur plusieurs choses, ont les mêmes principes et
fondements dans l’esprit d’une bonne partie des hommes, s’accordant généralement en la thèse, tiennent même
progrès et marchent de même pied. Un peuple est sur cet article le singe de l’autre2 ». De la comparaison entre
les religions du monde, on attendait donc la possibilité de réduire la multiplicité des croyances et des rites, leur
désordre apparent, à un petit nombre de modèles communs (même si le cas des « caractères de révélation que
l’on reconnaît à quelques Religions » se voyait prudemment réservé).

2Comment lire un tel programme ? Et, plus intéressant sans doute, comment pouvait-il être reçu par ceux
auxquels il était destiné ? Sur les intentions de Bernard et de Picart, nous pouvons, à défaut de certitudes, avoir
de fortes présomptions qui s’appuient à la fois sur la composition de l’ouvrage et sur les principaux
commentaires de ses éditeurs : il ne fait guère de doute que leur projet était fortement marqué tout à la fois par
l’héritage, encore récent, de Pierre Bayle, et par le déisme anglais, si fortement présent, avec John Toland et
Anthony Collins, dans les Provinces-Unies en ces années. Mais ce constat, sans vraie surprise, ne saurait nous
contenter. En raison de son succès même, la proposition était appelée à circuler bien au-delà du milieu qui la
portait. De cette réception, il ne nous reste guère de témoignages directs. On est pourtant en droit de s’interroger
sur les différents usages de la comparaison qui étaient possibles au moment de la publication des Cérémonies et
coutumes.

 3 DETIENNE M., « L’art de construire des comparables. Entre historiens et anthropologues », Critique
(...)
 4 HARTOG F., Anciens, modernes, sauvages, Paris, Galaade, 2005, p. 197-219.

32. La comparaison est pour nous un exercice évident, même s’il reste plus souvent invoqué qu’il n’est
effectivement mis en œuvre. Les historiens, les anthropologues, les sociologues, en attendent des bénéfices
heuristiques, en particulier une meilleure intelligence des données empiriques qu’ils rassemblent. À cette
exigence de méthode, ils cherchent volontiers des précédents. Ils les trouvent aisément dans cette première
moitié du XVIIIe siècle où tant d’auteurs paraissent avoir partagé leur souci. De façon insistante, on a voulu y
voir les premières formulations d’une démarche appelée à devenir essentielle aux sciences de l’homme. Marcel
Detienne parle ainsi d’un « comparatisme de reconstruction » à propos de Lafitau et de Fontenelle. Et Philippe
Borgeaud y repère, plus discrètement, un moment tournant « aux origines de l’histoire des religions »3. De
telles mises en regard ne sont pas illégitimes, tant s’en faut. Mais elles présentent le risque certain de relire des
textes anciens à partir de notre seul point de vue, nous qui sommes provisoirement modernes, et de les inscrire
du même coup dans une perspective qui n’était pas nécessairement la leur. Non que la comparaison – le mot, et
l’usage – ait été absente des préoccupations des hommes du premier XVIIIe siècle, au moment où elle commence
en outre à prendre ses distances d’avec le genre du parallèle4. Elle est, on le sait, bien plus ancienne, mais cela
n’implique en rien que la signification et les enjeux en aient été stables ni les acquis cumulatifs. Pour nous
cantonner aux limites chronologiques de la modernité, comparer – et, plus particulièrement, comparer les
religions – a servi des fins et construit des objets bien différents et le plus souvent irréductibles les uns aux
autres.

 5 PAGDEN A., The Fall of Natural man. The American Indian and the Origin of Comparative
Ethnology, Ca (...)
 6 LAPLANCHE F., L’évidence du Dieu chrétien. Religion, culture et société dans l’apologétique protest
(...)
 7 DUPRONT A., « Espace et humanisme », ID., Genèses des Temps modernes. Rome, les Réformes et le
Nouv (...)

4Pendant deux siècles, la comparaison a eu partie liée avec l’apologétique chrétienne. Avec les découvertes et
l’invention de nouveaux mondes, théologiens et historiens s’étaient trouvés requis de rendre compte des
hommes, des croyances et des pratiques qu’ils y rencontraient. De Bartolomé de Las Casas à José de Acosta,
pour n’en rester qu’au cas des Amériques – le plus spectaculaire, sans doute –, d’immenses efforts furent
consacrés à reconstruire une généalogie acceptable de l’humanité. Le débat sur l’« homme naturel » n’était, bien
entendu, pas séparable d’une interrogation sur les rapports entre les religions des sauvages et celles de leurs
nouveaux maîtres5. Elle justifia un programme de comparaisons entre les faits de religion au sens large, en
particulier entre les mythologies. Catholiques et protestants étaient soucieux d’en réduire l’insupportable
diversité et de la ramener à un tronc commun. Pour n’évoquer qu’un court segment français de ce vaste débat, la
Geographia sacra du pasteur Samuel Borchart (1646), et la Demonstratio Evangelica (1679) de son disciple et
rival Pierre-Daniel Huet, évêque d’Avranches, étaient l’une et l’autre soucieuses d’établir, preuves à l’appui,
l’antériorité de la Bible, la vérité de la Genèse, mais aussi les nombreuses homologies existant entre toutes les
religions et sur lesquelles Huet pensait pouvoir appuyer sa théorie des « Moïse », présents selon lui en chacune
d’elles6. Dans ces reconstructions, l’histoire était mise à contribution : il lui revenait de rendre compte de la
multiplicité des formes religieuses telle qu’on pouvait la constater, en montrant que celles-ci n’étaient que des
formes dégradées d’une même foi originelle, que le christianisme avait seul su conserver, et qui avaient été
corrompues à l’occasion de leur dispersion, au gré des migrations des peuples. Autour de 1700, cette ferveur
comparatiste paraissait pourtant s’épuiser – avec la notable exception des jésuites. Outre qu’elle avait donné lieu
à de périlleuses acrobaties, dont Huet était l’exemple, elle présentait plus généralement le risque d’accréditer
l’hypothèse d’une religion naturelle et de mettre en cause la centralité fondatrice du christianisme, voire de se
transformer en « instrument d’irreligion7 ».

5Le risque était d’autant plus réel que les apologistes se voyaient menacés sur un autre front. La découverte de
la diversité des religions avait aussi eu pour effet d’alimenter les multiples expressions de la tradition
evhémériste, vivace depuis la Renaissance, et du relativisme sceptique qui leur était attaché. L’offensive
libertine en France et en Italie, la critique déiste en Angleterre et, en dernier lieu, le radicalisme philosophique
formulé par Spinoza en Hollande, suivaient certes des lignes différentes, avec des ressources argumentaires et
des agendas eux aussi différents. Il leur arrivait pourtant aussi de converger, voire de se mêler, partiellement au
moins, comme on le verra. Mais dans l’exercice de la comparaison, tous trouvaient des ressources qui ne
pouvaient qu’apparaître menaçantes à leurs adversaires.

6C’est dire que les usages de la comparaison en matière de religion n’étaient pas unifiés au moment où le projet
des Cérémonies et coutumes était conçu et mis en œuvre. On se propose de le vérifier en examinant quatre
textes de statuts très différents. Ils ont l’intérêt de s’inscrire dans une fenêtre chronologique relativement étroite
– 1719-1724 – et d’en présenter autant de versions particulières.

 8 JACOB M., The Radical Enlightenment: Pantheists, Freemasons and Republicans, Londres, Allen &
Unwin (...)
73. Le Traité des trois imposteurs est probablement le texte le plus célèbre d’une littérature clandestine qui a
largement circulé dans l’Europe du XVIIIe siècle. On n’entrera pas ici dans l’histoire compliquée (et largement
débattue encore) de ce titre fameux, mentionné et recherché pendant des siècles avant qu’on ne se décide à lui
donner corps à la fin du XVIIe siècle. La version qui en a été publiée à La Haye en 1719, sous le titre de La Vie
et l’œuvre de M. Benoît de Spinosa, est, en gros, celle qui allait être réimprimée deux ans plus tard à Rotterdam
comme le Traité des trois imposteurs. Elle devait être souvent rééditée par la suite, adaptée, traduite, tout au
long du siècle sans que d’ailleurs l’imprimé fasse pour autant disparaître une opiniâtre circulation manuscrite
(probablement destinée aux amateurs de pièces rares). Le texte de 1719 semble avoir été élaboré au sein d’un
cercle cosmopolite, les Chevaliers de la Jubilation, une société secrète consacrée aux idées, à la politique et aux
plaisirs. Elle accueillait des réfugiés protestants français (parmi eux Bernard Picart), des opposants à
l’absolutisme français et au catholicisme romain, des gens du livre, hollandais, allemands et français, ainsi que
des proches du radicalisme whig comme des réseaux spinozistes locaux8.

8Le Traité était, pour l’essentiel, un montage de citations et de paraphrases empruntées à diverses sources. Il
était en cela conforme à la tradition libertine. À celle-ci, à Charron, à Vanini, à Naudé, à La Mothe Le Vayer, il
empruntait en outre nombre de ses références. Mais il en trouvait d’autres dans la philosophie nouvelle, en
particulier dans le Léviathan de Hobbes (et, plus précisément, dans le chapitre XII, « Of Religion »), et surtout
dans Spinoza. Le Tractatus theologico-politicus (1670), mais aussi le premier livre de l’Éthique et son
appendice (1677), se voyaient lourdement mis à contribution. Que la première édition du texte ait explicitement
revendiqué la figure du philosophe nous en dit long, d’ailleurs, sur la manière dont ses promoteurs en
anticipaient la réception.

 9 JACOB M., The Radical Enlightenment…, op. cit. ; ISRAEL J. I., Radical Enlightenment. Philosophy
an (...)

9Le ton était celui du pamphlet. Les héros fondateurs des trois grandes religions monothéistes, Moïse, Jésus-
Christ et Mahomet, y étaient dévoilés comme autant d’imposteurs qui avaient abusé de la crédulité des peuples
pour mieux les soumettre à leur règle. Associant la tromperie au despotisme – la manipulation de la croyance et
la force des lois –, les trois fameux législateurs s’étaient ainsi servi de la Religion pour asseoir leurs ambitions
politiques. Les prêtres et les rois les avaient ensuite relayés tout au long de l’histoire. On reconnaît là, dans une
version simplifiée, nombre de thèmes empruntés au répertoire libertin, comme l’était la dénonciation des
incohérences du texte biblique, qui se voyait pour les besoins de la démonstration mis en regard de l’obscurité
du Coran. De Hobbes, le Traité retenait que l’ignorance des causes naturelles et la peur expliquaient les
absurdes élucubrations de la religion. À Spinoza, il empruntait la critique de l’imagination. Mais il le faisait sans
excessif souci de fidélité aux textes, à la logique des systèmes philosophiques, sans grande préoccupation de
cohérence ou de compatibilité entre eux. Des sources qu’il mobilisait ainsi, il tirait de quoi nourrir un
argumentaire simple et qui était avant tout soucieux d’efficacité. Le constat n’a rien qui puisse nous surprendre.
Outre qu’il s’agissait d’un texte de combat qui entendait dévoiler la vérité au plus grand nombre, un large
espace s’offrait dans les Provinces-Unies, en ces années tumultueuses, à des expériences d’hybridation entre des
propositions intellectuelles souvent désassorties9.

 10 Traité des trois imposteurs, édition de 1719, éd. par F. Charles-Daubert, Le Traité…, op. cit., p. (...)
 11 Ibid., p. 657.

10D’emblée, le Traité était construit sur une comparaison – plus exactement, sur un parallèle –, même si les
trois imposteurs y étaient inégalement traités (Mahomet n’y occupait qu’une place mineure et pour renforcer
l’argument). Il lui arrivait d’élargir le champ à l’occasion et de se référer à l’Antiquité grecque et romaine, à la
religion des anciens Égyptiens, à celles des Gaulois (l’édition de 1719 fait même allusion à la Perse, à l’Inde et à
Carthage). On y trouvait l’amorce de comparaisons entre les différents prophètes, entre les clergés, entre les
croyances. Elle pouvait même servir, rarement, à éclairer tel passage des textes sacrés. Ainsi, Moïse avait réussi
à soustraire son corps mort à la vue des Hébreux afin « qu’on le révérât comme un Dieu, sur qui la mort n’avoit
point de prise. […] Après lui, Romulus, Elie, Empédocle et ceux qui, comme eux, ont eu la sotte idée d’éterniser
leur nom, ont de même caché le temps de leur mort, afin qu’on les crût Immortels10 ». Dans le Traité, la
comparaison n’était pourtant jamais poussée très loin, et moins encore de manière systématique. C’est qu’il n’en
était point besoin puisque les religions y étaient toutes conçues comme le produit d’une matrice unique dont les
effets, portés par la tromperie, par l’ignorance et par la crainte, étaient les mêmes en tous lieux et dans tous les
temps : celle-ci était à l’origine et elle fondait l’unité de « ce grand nombre de créances bizarres, qui sont la
cause de tant de maux, de tant de cruautés barbares, et de tant de révolutions qui arrivent dans les États11 ».

 12 À l’exception notable des Lumières écossaises : plus tard dans le siècle, Ferguson, Robertson, Mill
(...)

114. Lorsque Joseph-François Lafitau publia les deux volumes de ses Mœurs des sauvages amériquains
comparées aux mœurs des premiers temps, en 1724, il n’était guère connu en dehors de cercles restreints que
pour un Essai sur le ginseng qui avait été remarqué quelques années plus tôt. Jésuite, il avait choisi d’être
envoyé comme missionnaire en Nouvelle-France, où il avait effectué un premier séjour entre 1712 et 1717 avant
d’y revenir plus brièvement à la fin des années 1720. Il en avait rapporté les données sur lesquelles il avait
construit une partie de son livre. De celui-ci, la réception fut limitée en dehors du Journal de Trévoux, qui lui fit,
comme il était normal, bon accueil. De fait, les Mœurs sont en gros restées à l’écart du grand débat
anthropologique des Lumières12. La vraie reconnaissance viendra bien plus tard, dans le dernier tiers du
XXe siècle, lorsque des lectures (d’ailleurs concurrentes) verront dans Lafitau un précurseur de certaines des
démarches (M. Detienne) et des thématiques ou des questions (Pierre Vidal-Naquet, Michel de Certeau, Marcel
Gauchet) de l’anthropologie contemporaine.

 13 LAFITAU J.-F., Mœurs des Sauvages amériquains comparée aux mœurs des premiers temps, Paris,
Chez Sa (...)
 14 Sur l’ethnologie de Lafitau et ses attendus, voir MOTSCH A., Lafitau et l’émergence du discours eth
(...)

12L’enquête partait du sentiment d’insatisfaction qui avait été le sien à la lecture des conjectures hasardées
depuis deux siècles sur « le caractère et les mœurs des Américains, […] si vagues et si incertaines qu’elles font
naître plus de doutes qu’elles n’en éclaircissent13 ». Lafitau ambitionnait de fonder sur ces points un savoir
mieux assuré. Il prétendait l’appuyer sur une solide connaissance de terrain, la sienne propre et celle accumulée
pendant plus d’un demi-siècle par les pères jésuites entre le Saint-Laurent et les Grands Lacs, ainsi que sur une
large connaissance de la littérature disponible14. Mais il introduisait aussi une dimension nouvelle, résolument
comparatiste :

 15 LAFITAU J.-F., Mœurs des Sauvages amériquains…, op. cit., vol. I, p. 3-4.

« Je ne me suis pas contenté de connaître le caractère des sauvages et de m’informer de leurs coutumes et de
leurs pratiques, j’ai cherché dans ces pratiques des vestiges de l’Antiquité la plus reculée : j’ai lu avec soin ceux
des auteurs les plus anciens qui ont traité des mœurs, des lois et des usages de ces peuples dont ils avaient
connaissance ; j’ai fait la comparaison de ces mœurs les unes avec les autres, et j’avoue que si les auteurs
anciens m’ont donné des lumières pour appuyer quelques conjonctures heureuses touchant les sauvages, les
coutumes des sauvages m’ont donné des lumières pour entendre plus facilement, et pour expliquer plusieurs
choses qui sont dans les auteurs anciens15. »

13Lafitau n’était certainement pas le premier à vouloir tenter de réintégrer l’ensemble des traits
anthropologiques recensés au sein d’un même ensemble, on le sait ; mais alors que ses prédécesseurs s’étaient
employés à les rapporter à ce qui leur semblait le plus sûr, la tradition judéo-chrétienne et les auteurs classiques,
lui, et c’était bien là sa radicale originalité, proclamait la réversibilité de l’information disponible. À partir des
données recueillies sur le lointain terrain américain, il était aussi possible de combler les lacunes et d’interpréter
plus justement les aspects de l’expérience du proche. Une « science des mœurs et des coutumes » devenait
pensable et possible, une science vraiment générale dans laquelle on a pensé, à juste titre, pouvoir reconnaître le
programme d’une anthropologie – même si Lafitau choisissait de la référer à l’Odyssée.

 16 Ibid., p. 3-4.

14Cette science, il la concevait comme systématique : « Quelques-unes de mes conjectures paraîtront légères en
elles-mêmes, mais peut-être que réunies ensemble, elles feront un tout, dont les parties se soutiendront par les
liaisons qu’elles ont entre elles16. » Qu’elle portât sur des traits morphologiques, des contenus ou des
significations, la comparaison jouait donc un rôle central dans l’entreprise. Mais il s’agissait de la comparaison
du même au même, fondée sur un immense répertoire d’analogies. Elle reposait sur la conviction qu’il était
possible d’identifier des critères de similitude, non de différence, la recherche étant celle du point de vue à partir
duquel l’ensemble de ces analogies deviendraient repérables, cohérentes et intelligibles.
 17 Ibid., p. 17.

15« La matière des mœurs est une matière vaste qui embrasse tout dans son étendue, qui renferme des choses
disparates, et lesquelles ont peu de rapport entre elles17. » La religion n’était pas le seul objet de l’enquête. Les
formes du « gouvernement », les lois, la naissance, le mariage et la mort, l’organisation de la vie sociale, le
travail, la production, la chasse, le commerce, la guerre, les savoirs locaux se voyaient tour à tour abordés. Mais
outre qu’elle venait en premier, que près de la moitié de ce gros ouvrage lui était consacrée, elle tenait un rôle
essentiel dans la démonstration et dans les raisons qui commandaient la démonstration car, « dans les premiers
temps, la Religion influait en tout ». On oublie trop souvent à ce point que Lafitau était un missionnaire et que
sa perspective demeurait d’abord celle d’un apologiste de la religion catholique.

16On se retrouvait ici en terrain plus familier. Si le père jésuite faisait preuve d’une réelle audace intellectuelle
dans le traitement de ses objets, il restait, comme ses devanciers plus traditionnels, soucieux de ramener la
diversité des pratiques religieuses à un tronc commun qui était celui de la religion révélée, celle dont la Bible
attestait l’instauration par le Dieu unique et l’inscription dans le monde qu’il avait créé. Autant le programme
d’une comparaison généralisée et à double sens représentait une spectaculaire innovation dans l’analyse des
faits de religion, autant le récit qui lui permettait de rendre compte tout à la fois de la dispersion et de la
corruption des pratiques et de leur parenté fondamentale, restait fidèle à la lecture qui avait été élaborée pendant
les deux siècles précédents (et qui, on le rappelle, était en voie d’être abandonnée en ces mêmes années). Il y
trouvait d’ailleurs la légitimation de ce qu’il nommait son « système » :

 18 Ibid., p. 15.

« Il est aisé d’expliquer dans ce système, comment, malgré l’altération de la Religion, malgré les changements
qui s’y sont faits chez les différents peuples du monde, il s’y trouve néanmoins partout une certaine uniformité
dans des fables qui ont un rapport à la Vérité, dans certains points de la morale, et dans plusieurs observations
légales, qui supposent des principes semblables à ceux de la véritable religion, et dont on peut tirer des
arguments très forts contre ceux qui l’ont altérée18. »

17Le théologien catholique retrouvait ici le refus de la multiplicité et de la diversité qui demeuraient
inacceptables au regard de sa foi, ce même refus que l’on retrouve chez les auteurs qui, comme Thiers ou
Lebrun, s’évertuaient à classer les superstitions comme les innombrables et insaisissables espèces du mal.

 19 Ibid., p. 13.

18Il devenait ainsi possible de défendre la foi sur deux fronts opposés. Contre les athées, contre les lecteurs du
Traité des trois imposteurs, les libertins, les spinozistes, contre les affirmations du baron de Lahontan dans ses
Dialogues avec un sauvage (1703), Lafitau pouvait reprendre et étayer la thèse du consentement unanime : il
n’était point de groupe social sans « sentiment de religion » ni reconnaissance d’une divinité. Mais par rapport
aux apologistes qui l’avaient précédé, et singulièrement Huet, il estimait pouvoir faire entrer dans son système,
sans plage vide, la totalité de l’histoire humaine depuis la création. Car tel était bien l’enjeu de la
démonstration : « Ainsi, le paganisme concourt avec les Livres saints à nous démontrer que la Religion vient
d’une même source19. »

19Chez Lafitau, le statut de la comparaison est donc ambigu. Par la méthode, il prend des risques remarquables
et qui font sans doute comprendre que sa réception ait été limitée en son temps (pour dire le moins) et qu’elle
soit au contraire si insistante de nos jours. Mais la nouveauté de la procédure demeure inséparable d’une
reconstruction qui reste d’abord théologienne et qui ne peut ni ne veut renoncer à l’hypothèse monogénétique,
parce qu’elle est la seule possible au regard de la foi puisqu’elle a été conçue pour confirmer l’enseignement de
la Genèse.

205. Les Lettres persanes ont été publiées anonymement à Amsterdam au début de 1721. Elles connurent
aussitôt un très large succès : pas moins de dix éditions dans la première année, trente au moins du vivant de
l’auteur, dont nombre de contrefaçons. Voici qui suggère une autre circulation et un autre statut que ceux des
deux premiers textes que nous avons examinés. Montesquieu avait à peine passé la trentaine. Sa carrière de
magistrat était solidement ancrée à Bordeaux, comme l’était sa fortune. Mais il complétait cet enracinement
provincial par de longs séjours, chaque hiver, à Paris où il avait noué des liens avec les cercles politiques qui
entouraient le Régent et d’autres, plus intellectuels sans doute, personnels peut-être, avec les groupes constitués
autour de Fréret et de Boulainvilliers, le commentateur de Spinoza en ces années. Nul doute que pour lui aussi,
la fin de l’interminable règne de Louis XIV ait été perçue comme une libération.

 20 MONTESQUIEU, Pensées. Le Spicilège, éd. par L. Desgraves, Paris, Laffont, 1991, n o 2032, p. 623-
624
 21 Le thème est repris dans la « Préface de l’éditeur », qui suit immédiatement. Sur le rapport de l’a (...)

21Les Lettres s’inscrivaient dans un genre consacré. Depuis les années 1680, un goût marqué pour l’exotisme
alimenté par le succès de relations de voyage, comme celles de Chardin ou de Tavernier, avait trouvé à
s’exprimer dans une série de textes qui, dans le registre de la fiction, tiraient parti d’une stratégie
d’estrangement en mettant en regard les mœurs du lointain et celles du proche. Depuis le succès de l’ Espion du
Gand Seigneur, de Jean-Paul Marana (1684), jusqu’aux Réflexions morales, satiriques et comiques sur les
mœurs de notre siècle (1711), de Jean-Frédéric Bernard (le futur éditeur et l’un des auteurs des Cérémonies et
coutumes), une série d’ouvrages avaient su exploiter une formule à la mode – et qui allait aussi porter l’ouvrage
de Montesquieu. Pourtant, lorsqu’il lui est arrivé d’évoquer le livre qui l’avait fait connaître, celui-ci s’est
montré réservé. Il a consacré l’une des Pensées – destinées à rester inédites –, à une « Apologie des Lettres
persanes », dont il revendiquait longtemps après que rien de ce qui y était écrit pût « choquer la religion ». Mais
il reconnaissait qu’« il y a quelque indiscrétion à avoir touché ces matières puisque l’on n’est pas aussi sûr de ce
que peuvent penser les autres, que de ce qu’on pense soi-même20 ». Il avait donc bien le sentiment de s’être
aventuré en terrain miné, ce qui peut expliquer le souvenir mélangé qu’il conservait de ce premier succès dans
les Lettres21.

22Dans les Lettres aussi, la religion n’était que l’une des « singularités » qui donnaient aux voyageurs persans
l’occasion de promener sur l’Europe, et sur la France en particulier, un regard dépaysant. Mais ce qu’ils en
rapportaient dans leurs échanges allait bien au-delà des matières de religion au sens strict. Sans doute, on y
retrouvait des thèmes classiques de la critique, à peine estompés par l’apparente légèreté du ton : la diversité des
religions, non seulement entre les Persans et les Européens, mais d’abord entre les chrétiens eux-mêmes ; la
critique de l’imagination et des constructions anthropomorphiques du divin, qui pouvait évoquer Spinoza ou ses
premiers commentateurs ; on y trouvait, comme dans les Trois imposteurs cette fois, la dénonciation de
l’instrumentalisation des lois religieuses par les rois et par les dignitaires de l’Église pour mieux asservir les
croyants. Si risqué qu’il restât, il s’agissait là d’un répertoire désormais accoutumé. Mais Montesquieu
s’aventurait bien plus loin.

 22 MONTESQUIEU, Lettres Persanes, éd. Vernière, Paris, Garnier, 1960, Lettre LXXVI, p. 160.
 23 Ibid., Lettre LXXXIII, p. 174-175.

23De façon récurrente, il s’attachait, à travers ses personnages, à montrer que chaque usage, chaque pratique
relevait d’une convention. Il n’y avait qu’un pas de plus à faire pour en déduire le caractère fondamentalement
artificiel des règles de la vie sociale, en y incluant ce qui touchait à la religion. « Pourquoi, s’interrogeait Usbek,
veut-on que je travaille pour une société dont je consens de n’être plus, que je tienne, malgré moi, une
convention qui s’est faite sans moi22 ? » Il convenait donc de limiter le domaine d’application des règles en
distinguant les lois de la nature, évidentes et immuables, des lois humaines ou prétendues divines qui n’étaient
que des constructions ambiguës et provisoires. Mais surtout, il était possible d’en tirer des conclusions sur le
fonctionnement de la vie sociale. C’était l’objet de la célèbre Lettre LXXXIII. La justice y était définie
« comme un rapport de convenance, qui se trouve entre deux choses ; ce rapport est toujours le même, quelque
être qui le considère, soit que ce soit Dieu, soit que ce soit un ange, ou enfin que ce soit un homme ». Elle était
donc une idée régulatrice que les hommes peinaient à entrevoir : un principe. À ce titre, elle n’avait pas besoin
d’autres garants qu’elle-même, contrairement aux conventions du monde social : « Ainsi, quand il n’y aurait pas
de Dieu, nous devrions toujours aimer la Justice ; c’est-à-dire faire nos efforts pour ressembler à cet être dont
nous avons une si belle idée, et qui, s’il existait, serait nécessairement juste. Libres que nous serions du joug de
la religion, nous ne devrions pas l’être de celui de l’équité. Voilà, Rhédi, ce qui me fait penser que la Justice est
éternelle et ne dépend point des conventions humaines23. »

 24 Il n’est pas inutile de rappeler que Montesquieu écrit au cœur de la querelle provoquée par la bull
(...)
 25 STAROBINSKI S., Montesquieu par lui-même, Paris, Le Seuil, 1953, p. 63.
24Il va de soi que rien ne nous autorise à identifier Montesquieu avec Usbek. Il n’en reste pas moins que la
question était posée frontalement, et que c’était à cela, précisément, que servait la comparaison entre « eux » et
« nous », telle qu’elle était mise en œuvre dans les Lettres persanes. L’exercice n’était certainement pas
nouveau en tant que tel. Mais derrière la distance ironique qu’il rendait possible, il ne se satisfaisait pas d’une
élégante interrogation sur la possibilité d’être persan ou français, musulman ou chrétien, à quoi on a souvent été
tenté de limiter la portée de l’ouvrage. Là où chez Lafitau, et aussi dans le Traité des trois imposteurs, la
comparaison était mobilisée pour identifier des ressemblances ou des homologies (dont il était ensuite possible
de tirer des conclusions de significations opposées), elle pointait chez Montesquieu l’irréductible diversité des
formes et des normes qui régissait la vie sociale. Sur ce constat, elle fondait des considérations sur l’arbitraire
des conventions qui la réglait, y compris en matière de religion. Le mieux que l’on pouvait en attendre était
qu’elles facilitent les relations entre les hommes, non qu’elles les compliquent en les rendant plus
contentieuses24. Surtout, comme Jean Starobinski l’a fortement résumé, la comparaison imposait de constater la
« facticité universelle » des règles et des croyances25. Le relativisme de Montesquieu ne ménageait pas même
un refuge pour l’exotisme. Le dénouement brutal du roman, avec le sanglant châtiment du sérail à Ispahan,
excluait la possibilité d’un ailleurs utopique. La Perse n’avait pas davantage à offrir que la France. Tel était
l’enseignement mélancolique de la comparaison, au terme de cette plaisante intrigue.

 26 CARRÉ J.-R., La Philosophie de Fontenelle ou le sourire de la raison, Paris, Alcan, 1932 (Carré a d
(...)

256. J’en viens à la dernière pièce de ce petit dossier. Le Traité de l’origine des fables n’est sans doute pas la
pièce la plus connue dans l’œuvre prolifique de Fontenelle. Cette pièce brève a été publiée pour la première fois
en 1724, mais, selon les spécialistes, elle pourrait avoir été écrite autour de 1690, peut-être même avant cette
date, après quoi elle aurait été gardée secrète pour des raisons d’élémentaire prudence jusqu’à la fin du règne de
Louis XIV. Le succès en a d’ailleurs été limité, contrairement au débat qu’avait provoqué en son temps la
publication de l’Histoire des oracles que l’auteur avait (prudemment) adaptée à partir de l’original hollandais de
Anthonie Van Dale, en 1686. Dans ce court traité, plusieurs commentateurs ont pourtant reconnu un tournant
dans la réflexion comparatiste du XVIIIe siècle26, en même temps que la place de Fontenelle dans les premières
Lumières européennes faisait l’objet d’une réévaluation significative.

 27 FONTENELLE, De l’Origine des fables, ID., Œuvres complètes, t. 3, Paris, Fayard, 1989, p. 190.

26Le traité ne prétendait pas à l’érudition. Il affectait la simplicité de bon aloi, même si l’on peut soupçonner
l’auteur d’avoir lu bien davantage qu’il ne consentait à le laisser voir. On se gardera pourtant d’en sous-estimer
l’importance, car il rompait résolument avec les répertoires accoutumés de la critique des religions. Alors que
l’Histoire des oracles parlait encore des ruses par lesquelles les prêtres et les despotes n’avaient cessé d’abuser
de la crédulité des peuples, l’Origine des fables proposait un tout autre cadre de réflexion : celui d’une histoire
de l’esprit humain qui permettait de rendre raisonnablement compte des multiples formes de la croyance. Les
fables et les superstitions étaient attestées dans tous les temps et dans tous les lieux. Elles pouvaient être
rapportées à un ensemble de traits cognitifs spécifiques : l’ignorance, des formes élémentaires du raisonnement,
la « philosophie grossière » des premiers temps dont étaient « nés les Dieux et les Déesses. Il est assez curieux
de voir comment l’imagination humaine a enfanté les fausses divinités. Les hommes voyaient bien des choses
qu’ils n’eussent pu faire ; lancer les foudres, exciter les vents, agiter les flots sur les mers, tout cela était
beaucoup au-dessus de leur pouvoir. Ils imaginèrent des êtres plus puissants qu’eux, et capables de produire ces
grands effets. Il fallait bien que ces êtres fussent faits comme des hommes ; quelle autre figure eussent-ils pu
avoir27 ? »

27Les formes primitives de la religion renvoyaient donc à une « mentalité primitive » (si l’on ose cet
anachronisme), un moment particulier dans l’histoire de l’esprit humain. Si les croyances et les pratiques qui en
avaient été le produit avaient été durables, cela s’expliquait, selon Fontenelle, par les modalités de leur
transmission : elle était essentiellement orale et échappait à tout contrôle ; mieux, elle encourageait une sorte de
surenchère dans l’invention du merveilleux. « Le respect aveugle de l’Antiquité » n’avait pu que les encourager
davantage encore dans la conservation de ces fables. Il n’était donc plus besoin d’invoquer les manipulations
des prophètes, des clergés et des rois. Mais le raisonnement menait, en fait, bien plus loin. Car l’auteur rejetait
du même coup l’idée d’une religion originelle, qui aurait ensuite été corrompue au hasard de la dispersion des
groupes qui l’avaient emportée à travers le monde. Dans son état primitif et à travers la diversité de ses
expressions, la religion correspondait à un moment normal de l’expérience des hommes et elle était attestée
comme telle dans toutes les sociétés. Contre le monogénisme explicite ou implicite, Fontenelle faisait
résolument le choix du polygénisme comme la seule hypothèse de travail raisonnable.

 28 Ibid., p. 197.
 29 Ibid., p. 198.

28Il en résultait un usage original de la comparaison. Puisqu’en matière de religion, les conceptions et les
pratiques changeaient avec les étapes successives que traversait l’histoire des sociétés humaines, on pouvait à
bon droit comparer des données d’origines diverses. Elles pouvaient se comprendre si on prenait la peine de les
rapporter au contexte particulier d’une expérience locale. Mais elles prendraient leur pleine signification si elles
étaient replacées dans le cadre d’une histoire plus large qui était celle de la raison. Fontenelle se faisait fort de
montrer l’existence d’une « conformité étonnante entre les fables des Américains et celles des Grecs », entre
« l’Ynca Manco Guyna Capac, fils du soleil » et Orphée28. Il convoquait aussi bien les Égyptiens, les
Phéniciens, l’ancienne Chine, les Arabes, les Iroquois, les Lapons et les Cafres, dont chacun pouvait se prêter à
l’exercice de la comparaison. Reconnaissons qu’il ne s’aventurait pas bien loin dans la mise en œuvre de la
démonstration. Mais c’est sur un autre terrain que s’imposait son originalité. Tous les peuples avaient fait
l’expérience de l’ignorance dans laquelle certains se trouvaient encore enfermés. Chaque peuple pouvait, en
conséquence, être compris comme le passé ou le futur de tous les autres : « ce qui montre que les Grecs furent
pendant un temps des Sauvages aussi bien que les Américains, et qu’ils furent tirés de la barbarie par les mêmes
moyens […]. Il y a sujet de croire que les Américains seraient venus à la fin à penser aussi raisonnablement que
les Grecs si on leur en avait laissé le loisir29 ». À partir de là, une histoire comparée des progrès de l’esprit
humain et de sa marche inégale devenait possible en termes positifs. Le motif, on le sait, allait devenir une
manière de lieu commun dans le dernier tiers du XVIIIe siècle. Il ne l’était pas en 1724.

297. Quatre textes, donc, qui ont été retenus parce qu’ils étaient, en gros, contemporains de la publication des
Cérémonies et coutumes à Amsterdam en 1723, à l’initiative de Jean-Frédéric Bernard et de Bernard Picart.
Quatre textes, dont le statut, les intentions, la circulation et, probablement, la réception ont été différents, mais
qui ont tous en commun de proposer un usage de la comparaison en matière de religions. Il aurait, bien entendu,
été possible d’en retenir d’autres, d’ouvrir un peu plus largement la fenêtre chronologique de l’enquête : on peut
pressentir que cela n’aurait sans doute fait que compliquer le jeu en le diversifiant encore. Il reste qu’avec ses
limites, notre dossier fait voir qu’il existait autour de 1720 des usages, des argumentaires, des projets
irréductibles les uns aux autres. Non que nos textes se soient ignorés. Outre qu’ils faisaient parfois référence les
uns aux autres (de manière implicite, le plus souvent), ils prétendaient tous apporter des réponses à des
questions qui étaient désormais posées et dont leur existence même témoignait. Les publics qu’ils anticipaient
étaient divers et probablement segmentés. On forcerait sans nul doute les choses en suggérant qu’il s’agissait là
d’un débat public. Il n’est pas illégitime, en revanche, de penser qu’un espace existait bien, dans laquelle ces
propositions pouvaient être reçues et, dans une certaine mesure, circuler, en tout cas se faire écho parce qu’elles
touchaient à des préoccupations partagées (quand bien même ces préoccupations formulaient des attentes
différentes et, dans certains cas, contradictoires).

30Il est aisé d’identifier ces textes et de les opposer les uns aux autres en tenant compte de leurs projets
respectifs, des moyens qu’ils mobilisent, des contextes dans lesquels ils ont été élaborés, des séries dans
lesquelles certains d’entre eux s’inscrivent. Comme le fait Lafitau, le Traité des trois imposteurs tente de rendre
compte de la permanence des religions dans la durée, même si l’un et l’autre le font avec des convictions
contraires, l’illustration de la vraie foi pour le premier, la dénonciation de la tromperie universelle pour le
second. Fontenelle et Montesquieu, en revanche, s’emploient à replacer le phénomène religieux dans le cadre
plus large d’une intelligence générale des faits sociaux. Mais le relativisme des Lettres persanes débouche sur
un scepticisme généralisé, tandis que Fontenelle ouvre une perspective temporelle qui est finalement positive
puisqu’elle suggère une histoire des progrès de l’esprit humain.

31Avons-nous pour autant affaire aux premiers moments d’une histoire ou d’une anthropologie des religions ?
La réponse ne va certainement pas de soi. On a vu que Lafitau, qui est celui de nos auteurs dans lesquels les
modernes se reconnaissent le plus volontiers un prédécesseur, associe un véritable savoir, une démarche
analytique neuve et un projet apologétique traditionnel. Le recours à la comparaison ne permet pas, en tout cas,
de reconnaître une unité aux différents projets dont ces textes sont le résultat. La comparaison était acceptable et
elle était acceptée. Elle produisait des effets de vraisemblance, elle accréditait ces divers discours sur la religion.
Elle ne proposait pas les ressources d’une procédure stabilisée et reconnue. Mais c’est sans doute que le
domaine sur lequel elle était appelée à s’exercer n’était pas lui-même clairement défini au début du XVIIIe siècle.
Alors même que la religion commençait à pouvoir être considérée comme un objet d’études, la consistance et
les contours en demeuraient indécis. Le texte composite des Cérémonies et coutumes religieuses de tous les
peuples du monde n’a vraisemblablement pas fait l’objet d’une lecture unifiée, dont il ne livrait d’ailleurs pas les
règles. Ceux qui l’ont abordé dans les années 1720 pouvaient donc y chercher de quoi confirmer, ou encore y
trouver de quoi corriger, des convictions antérieures. La forme encyclopédique retenue par Bernard et Picart
était sans doute celle qui pouvait le mieux répondre à la multiplicité et à la diversité de leurs attentes.

Notes

1 Cérémonies et coutumes religieuses de tous les peuples du monde, représentées par des figures dessinées par
Bernard Picart, avec des explications historiques, etc., Amsterdam, chez J.-F. Bernard, 1723-1743. Sur
l’ouvrage et sur ses promoteurs, qui n’ont guère retenu l’attention jusqu’ici, voir H UNT L., JACOB M. C. et
MIJNHARDT W. (éd.), Bernard Picart and the First Global Vision of Religion, Los Angeles, Getty Publications,
2010, et ID., The Book that Changed Europe: Picart and Bernard’s Religious Ceremonies of the World,
Cambridge-Londres, Harvard University Press, 2010.

2 Cérémonies et coutumes…, op. cit., t. I, « Préface générale », p. 3 (les passages en italiques sont explicitement
empruntés à CHARRON, De la sagesse, Paris, 1601). Le thème était repris et développé dans la « Dissertation sur
le culte religieux » qui suivait, en particulier p. XXXVII-XCVIII.

3 DETIENNE M., « L’art de construire des comparables. Entre historiens et anthropologues », Critique
internationale, 14, 2002, p. 68-78 ; ID., Comparer l’incomparable, Paris, Le Seuil, 2000 ; et déjà, ID.,
L’invention de la mythologie, Paris, Gallimard, 1981, p. 18-25. BORGEAUD P., Aux origines de l’histoire des
religions, Paris, Le Seuil, 2004, p. 198 sq.

4 HARTOG F., Anciens, modernes, sauvages, Paris, Galaade, 2005, p. 197-219.

5 PAGDEN A., The Fall of Natural man. The American Indian and the Origin of Comparative Ethnology,
Cambridge-Londres, Cambridge University Press, 1982, 2006.

6 LAPLANCHE F., L’évidence du Dieu chrétien. Religion, culture et société dans l’apologétique protestante de la
France classique (1576-1680), Strasbourg, Publications de la faculté de théologie protestante, 1983.

7 DUPRONT A., « Espace et humanisme », ID., Genèses des Temps modernes. Rome, les Réformes et le Nouveau
Monde, Paris, Gallimard/Le Seuil, 2001, p. 47-112, ici p. 96 ; et surtout, ID., Pierre-Daniel Huet et l’exégèse
comparatiste, Paris, Leroux, 1930, p. 164-166.

8 JACOB M., The Radical Enlightenment: Pantheists, Freemasons and Republicans, Londres, Allen & Unwin,
1981 ; BERTI S. (éd.), Tratatto dei tre impostori. La Vita e lo spirito des Signor Benedetto de Spinoza , Turin,
Einaudi, 1994 ; CHARLES-DAUBERT F. (éd.), Le Traité des trois imposteurs et « L’Esprit de Spinosa » :
philosophie clandestine entre 1678 et 1768, Oxford, Voltaire Foundation, 1999.

9 JACOB M., The Radical Enlightenment…, op. cit. ; ISRAEL J. I., Radical Enlightenment. Philosophy and the
Making of Modernity, 1650-1750, Oxford, Oxford University Press, 2001.

10 Traité des trois imposteurs, édition de 1719, éd. par F. Charles-Daubert, Le Traité…, op. cit., p. 661.

11 Ibid., p. 657.

12 À l’exception notable des Lumières écossaises : plus tard dans le siècle, Ferguson, Robertson, Millar et
Smith le discutent (je remercie Silvia Sebastiani pour le dossier qu’elle m’a communiqué sur ce point). En
France, Voltaire le raille superficiellement dans l’Essai sur les mœurs ; Raynal l’utilise vraisemblablement mais
il ne le cite pas.

13 LAFITAU J.-F., Mœurs des Sauvages amériquains comparée aux mœurs des premiers temps, Paris, Chez
Saugrain l’Aîné et Charles Estienne Hochereau, 1724, vol. I, p. 2.
14 Sur l’ethnologie de Lafitau et ses attendus, voir MOTSCH A., Lafitau et l’émergence du discours
ethnographique, Sillery-Paris, Presses universitaires du Septentrion/Presses de l’université de Paris-Sorbonne,
2001.

15 LAFITAU J.-F., Mœurs des Sauvages amériquains…, op. cit., vol. I, p. 3-4.

16 Ibid., p. 3-4.

17 Ibid., p. 17.

18 Ibid., p. 15.

19 Ibid., p. 13.

20 MONTESQUIEU, Pensées. Le Spicilège, éd. par L. Desgraves, Paris, Laffont, 1991, no 2032, p. 623-624.

21 Le thème est repris dans la « Préface de l’éditeur », qui suit immédiatement. Sur le rapport de l’auteur à « ce
malheureux ouvrage », dont il s’est dit « toujours embarrassé », voir le passage, souvent cité, de l’Histoire
véritable, éd. par D. Masseau et P. Rétat, Œuvres complètes, t. 9, Oxford-Naples, Voltaire Foundation, 2006,
p. 175.

22 MONTESQUIEU, Lettres Persanes, éd. Vernière, Paris, Garnier, 1960, Lettre LXXVI, p. 160.

23 Ibid., Lettre LXXXIII, p. 174-175.

24 Il n’est pas inutile de rappeler que Montesquieu écrit au cœur de la querelle provoquée par la bulle
Unigenitus.

25 STAROBINSKI S., Montesquieu par lui-même, Paris, Le Seuil, 1953, p. 63.

26 CARRÉ J.-R., La Philosophie de Fontenelle ou le sourire de la raison, Paris, Alcan, 1932 (Carré a d’ailleurs
donné la première édition critique de L’origine des fables) ; DAGEN J., L’histoire de l’esprit humain dans la
pensée française de Fontenelle à Condorcet, Paris, Klincksieck, 1973 ; BOCH J., Les Dieux désenchantés. La
fable dans la pensée française de Huet à Voltaire (1680-1760), Paris, Champion, 2002.

27 FONTENELLE, De l’Origine des fables, ID., Œuvres complètes, t. 3, Paris, Fayard, 1989, p. 190.

28 Ibid., p. 197.

29 Ibid., p. 198.

Auteur

Jacques Revel
EHESS

Du même auteur

Une autre histoire, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 2015

Penser par cas, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 2005

Qu’est-ce qu’une discipline ?, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 2006

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