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Les voyageurs arabes médiévaux : chroniques et récits. Zakariyā’ al-Qazwīnī (vers 1203-1283) : un juge
cosmographe contemplatif
Par Florence Somer, Jean-Charles Ducène
Publié le 26/05/2021 • modi é le 26/05/2021 • Durée de lecture : 9 minutes
Représentation des populations de Sumatra (Munich, Staatsbibliothek, Ar. 464, f. 59v)
La série d’articles sur le récit de la vie et des pérégrinations des voyageurs arabes vise à donner une image de l’Orient médiéval
narrée par ses auteurs qui ont arpentés les villes et les endroits reculés de leur temps. A travers leurs lignes, la topographie et les
particularités des lieux autant que les coutumes et les usages de leurs habitants prendront corps dans nos esprits et nous
permettront de nous gurer le mode de vie et les préoccupations qui furent celles des milieux divers que nos voyageurs ont
côtoyés et décrits, du faste de la cour aux intérêts des lettrés en passant par l’état du développement des sciences et les
préoccupations des milieux ruraux et citadins. Entre littérature historique, récit légendaires et témoignages pragmatiques
détaillés, la traduction des récits de ceux qu’on nommerait approximativement aujourd’hui « géographes » promet de nous
transporter dans le temps, à une dizaine de siècles de distance, dans un ailleurs dont les écrits ont préservé la mémoire.
Cet article est consacré à un voyageur particulièrement fantasque dont l’œuvre a eu une étonnante renommée : Zakariyā’ ibn
Muḥammad al-Qazwīnī. Féru de philosophie, d’astronomie, de mathématique, de zoologie mais aussi de sciences occultes et de
légendes merveilleuses, il nous a laissé une cosmographie en persan et en arabe, plusieurs fois remaniée de sa main, également
traduite partiellement en turc et que des copistes ont enrichis de magni ques miniatures, le Kitab ʿAjā’ib al-makhlūqāt wa gharā’ib
al-mawjūdāt [1] .De ses voyages est issu son autre ouvrage de référence, le Āṯār al-bilād wa aḫbār al-ʿibād [2] écrit sous le
patronage de l’historien persan ʿAlāʾ-al-dīn ʿAṭāʾ Malik Ǧuwaynī, auteur du Tārīḵ-eǰahāngošāy, qui devint en 659/1259
gouverneur de l’ʿErāq-e ʿArab et du Ḫūzestān pour l’ilkhan mongol Hülegü.
Directeur d’études à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes où son enseignement et ses recherches portent sur la géographie et les
sciences naturelles arabes médiévales, Jean-Charles Ducène revient dans cet entretien sur la production d’al-Qazwīnī dans la
période trouble des conquêtes mongoles.
A-t-on une idée précise de la carrière de ce savant rendu célèbre par ses ouvrages de géographie ?
La vie de Zakariyā’ ibn Muḥammad al-Qazwīnī a pour cadre un Proche-Orient qui subit d’importants bouleversements. Il voit le
jour à Qazwīn, en Iran, vers 1203 dans une famille de juristes mais encline à la mystique. Vers 1220, au moment des premières
incursions mongoles, il émigre vers l’ouest, gardant toute sa vie la nostalgie de sa ville natale. Il séjourne ainsi à Mossoul pour
étudier notamment auprès du philosophe et astronome Mufaḍḍal al-Abharī (m. 1265) qui l’introduit à la pensée d’Avicenne (m.
1037) et auprès du mathématicien Kamāl al-Dīn ibn Yūnus (m. 1242). Ce dernier fut par ailleurs l’un des maîtres de Naṣīr al-
Dīn Ṭūsī (m. 1274) et parvint à solutionner un problème mathématique soumis par l’ambassadeur de l’empereur Frédéric II (m.
1250). Al-Qazwīnī y côtoie également Ibn al-Aṯīr (m. 1239), l’exécuteur testamentaire peu empressé de Yāqūt. A cette occasion,
sans doute prend-il connaissance du dictionnaire géographique de ce même Yāqūt. En 1230, al-Qazwīnī est à Damas où il
rencontre le mystique Ibn al-‘Arabī (m. 1240). Probablement est-il par la suite passé par Bagdad car en 1252 il est nommé juge
à al-Ḥilla, au centre de l’Irak, par le calife al-Musta‘im (r.1242-1258), dernier calife abbasside de Bagdad. En e et, en février
1258 le mongol Hülägü prend la ville et fait mettre à mort le calife. L’année suivante, il nomme l’historien ‘Alā’ al-Dīn al-
Ǧuwaynī (m. 1283) gouverneur de Bagdad, celui-ci prend alors à cœur de reconstruire la ville.
Dans le troisième quart du XIIIe siècle, il se met à rédiger une cosmographie en persan « Les merveilles des créatures et
l’étrangeté des êtres » qu’il termine en 1259-1260 puis il la réécrit en arabe en lui donnant le même titre et il dédicace cette
version trois ans plus tard à al-Ǧuwaynī (m.1283), le gouverneur de Bagdad, qui le récompense de mille dinars. L’eulogie qu’il
lui consacre témoigne de la hiérarchie sociale de l’époque entre l’homme de savoir et l’homme de pouvoir.
Al-Qazwīnī est également l’auteur d’un ouvrage de géographie descriptive, « Les vestiges des pays et les informations sur leurs
habitants » (Āṯār al-bilād wa-aḫbār al-‘ibād), terminé en 674/1275-76, qui relève davantage du dictionnaire géographique, mais
avec une orientation particulière.
Vers la n de sa vie, al-Qazwīnī obtient une charge d’enseignement dans une madrasa à Wāsit, ville où il terminera ses ouvrages
de géographie et de sciences naturelles, et où il décèdera en 1283. Sa dépouille sera alors ramenée à Bagdad par le euve pour y
être ensevelie.
Peut-on deviner un développement chronologique dans sa réflexion et ses sources sont-elles connues ?
Son ouvrage a été continuellement réélaboré. Un détail insolite permet de mieux appréhender la chronologie de son écriture :
dans le chapitre consacré au Soleil, la date donnée de son apogée est 658/1259-60 dans la majorité des manuscrits de la
première version persane. Les versions arabes donnent 661/1262-63 et celle de Munich 678/1279-80. Cette encyclopédie
partage des points communs avec d’autres ouvrages contemporains ou antérieurs comme l’encyclopédie d’Avicenne (m. 1037), le
Kitāb al-Šifā’ et celle homonyme d’Aḥmad Tūsī Salmānī déjà citée. Dans le détail, des sources précises sont mentionnées ou
peuvent être reconnues. Pour la description des constellations, il démarque le Livre des constellations d’al-Ṣūfī (903-986). Il
s’appuie sur le Livre des pays d’Ibn al-Faqīh (début Xe s.) pour des informations sur l’océan Indien. Al-Bīrūnī et les Epitres des
Frères de la pureté - encyclopédie ismaélienne du Xe siècle - sont à la source de plusieurs considérations d’histoire naturelle.
Pour le bestiaire, il fait appel au Livre des animaux d’Aristote, à celui de Ǧāḥiẓ (m. 868) et au Canon de la médicine d’Avicenne,
mais aussi de manière étonnante au Livre des animaux du byzantin Timothée de Gaza (Ve s.) à propos de la girafe !
Ainsi, une dévotion plus individuelle et plus émotionnelle, motivée par la recherche des « signes » du Créateur dans la nature
ainsi que la séduction des images ont soutenu cette di usion.
Lire également :
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itinérant
Entretien avec Jean-Claude Ducène - Les voyageurs arabes médiévaux : chroniques et récits. Abū l-Fidā’ (1272-1331), prince,
géographe et chroniqueur
Entretien avec Jean-Charles Ducène - Les voyageurs arabes médiévaux : chroniques et récits. Abū Rayḥān al-Bīrūnī, le
mathématicien universel
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fabulateur
Ibn al-Mujāwir (m. 1291) : un marchand sagace au Yémen ayyoubide
Pour en savoir plus :
https://daten.digitalesammlungen.de/0004/bsb00045957/images/index.html?
id=00045957&groesser=& p=193.174.98.30&no=&seite=1
Berlekamp P., Wonder, Image, and Cosmos in Medieval Islam, Yale, 2011.
Carboni, St., The Wonders of Creation and the Singularities of Painting. A Study of he Ilkhanid London Qazvīnī, Edinburgh,
2015.
Ducène, Jean-Charles, « Merveilles, géographie et sciences naturelles au Proche-Orient médiéval », Annales islamologiques 51
(2017), p. 3-15.
L’Etrange et le Merveilleux en terres d’Islam, Paris, 2001
Zakariyyā’ al-Qazwīnī, Le meraviglie del creato et le stranezze degli esseri, Bellino, Fr. (tr), Milan, 2008.
— , Āṯār al-bilād wa-aḫbār al-‘ibād, Beirut, 1983.
Von Hees, S., Enzyklopädie als Spiegel des Welbildes. Qazwinis Wunder der Schöpfung – eine Naturkunde des 13. Jahrhundert,
Wiesbaden, 2002.
Irak Histoire
Publié le 26/05/2021
FLORENCE SOMER
Diplômée de Master en Sciences des Religions à l’Université Libre de Bruxelles (2015), Florence Somer Gavage a
préalablement travaillé pendant 8 ans en tant que journaliste professionnelle dont trois ans pour la chaîne de télévision
Kahkeshan TV où elle a produit des documentaires culturels en persan. Cette activité lui a également permis de voyager en
Afghanistan ainsi qu’en Iran. Elle a également réalisé des reportages au Moyen-Orient (Irak, Jordanie, Égypte), en Afrique du
Nord (Maroc, Algérie, Tunisie), en Asie et en Amérique du Sud.
Elle est actuellement doctorante à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes (Paris). Sa thèse vise à proposer une édition d’un texte
inédit, les Ahkām ī Jāmāsp (« Décrets de Jâmâsp ») sur base de manuscrits persans et arabes qui n’ont, à ce jour pas été
rassemblés ni systématiquement étudiés.
JEAN-CHARLES DUCÈNE
Jean-Charles Ducène est directeur d’études à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes où son enseignement et ses recherches
portent sur la géographie et les sciences naturelles arabes médiévales. Il a notamment publié L’Europe et les géographes arabes
(éditions du CNRS, 2018).
Notes