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N° 81/07 - 15 juillet 1981

LES SECTES DE L'ISLAM


Cheick BOUAMRANE
L’auteur est professeur à l’Université d’Alger. Article paru dans la revue Axes, tome
XI/5, juin-juillet 1979, pp. 31-41, et reproduit avec l'aimable autorisation de ladite revue.

I. CONSIDERATIONS PRELIMINAIRES

En Islam, il est difficile de parler de sectes proprement dites, du moins au sens habituel du
mot. Il s'agit plutôt d'écoles ou de tendances politico-religieuses qui ont élaboré progressivement leurs
doctrines et plus ou moins durci leurs positions. L'origine des divergences entre ces écoles et la
majorité orthodoxe (sunnite), remonte au premier siècle de l'Islam. Elle est axée principalement sur le
problème de la légitimité du pouvoir et de l'Etat. C'est ce que les docteurs musulmans appellent "la
question de l'Imamat". L'Imam ou chef de la communauté (umma) doit-il être désigné par libre
consultation ou hériter de sa charge et la transmettre à ses successeurs ?

Les divergences politiques s'aggravent sous le gouvernement de 'Uthman, le troisième calife,


dont le meurtre provoque une guerre civile. La famille de 'Uthman, ou plus exactement le parti
omeyyade, s'oppose au quatrième calife élu par la communauté, 'Ali Ibn Abî Talib, gendre et cousin
du Prophète. Les Omeyyades, dirigés par Mu'awiya, gouverneur de la Syrie, prennent les armes contre
l' autorité du calife, sous prétexte de venger leur parent. Lors de la bataille de Siffîn (37 H/657 ap. J. C.
), terminée par l'arbitrage entre 'Ali et Mu'âwiya,. la contestation et les divisions s'accentuent parmi les
partisans du calife. Certains d'entre eux se séparent de lui : ce sont les Kharijites (séparatistes), tandis
que d'autres serrent leurs rangs autour de lui pour faire triompher sa juste cause : ce sont les Shî'ites
(partisans de 'Alî).

Pour les Kharijites, l'Imam 'Alî a commis une faute. Régulièrement élu et investi, il ne devait
pas accepter l'arbitrage. Ils considèrent les partisans de 'Alî comme aussi coupables que les
Omeyyades. Les uns et les autres, déclarent-ils, ont commis des péchés graves et doivent être assimilés
à des impies. Il est donc juste de les combattre, au même titre que les Omeyyades usurpateurs. Tous
les Khârijites s'accordent pour rejeter la légitimité de l'Imam 'Ali, après la bataille de Siffin. La charge
de l'Imam, selon eux, revient au plus méritant des croyants, quelle que soit son origine. Il appartient à
la communauté de le désigner, après large consultation, comme il lui appartient de le déposer, s'il se
conduit mal. Personne ne peut hériter de sa charge. Les descendants de l'Imam n'ont aucun droit de
succession. L'égalitarisme démocratique est une donnée fondamentale du khârijisme, maintenue en
toutes circonstances, malgré les conditions historiques les plus défavorables.

Pour les Shî'ites, au contraire, la fonction de l'Imam se rattache à celle du Prophète et la


prolonge. L'Imam 'Alî est le souverain légitime et le pouvoir doit rester dans sa famille. Le Prophète
lui-même, affirment-ils, - l'a désigné pour cette charge. Tous ceux qui s'opposent à son autorité doivent
être combattus sans faiblesse. On verra plus loin plus en détail les développements de cette doctrine.
Après le meurtre de l'Imam 'Alî, assassiné par un adversaire khârijite, les trois partis en présence sont
les Omeyyades, les Khârijites et les Shî'ites. Mais d'autres croyants ne veulent pas de cette guerre
civile et se demandent qui est coupable et qui ne l'est pas. Ils choisissent de rester en dehors de ces
querelles pour sauvegarder l'unité de l'Islam. Dans leur majorité, ils admettent que l'Imam doit être
désigné par le choix de la communauté, qu'il appartienne ou non à la famille du Prophète. Ce qu'ils
exigent de lui, c'est de défendre la communauté et fasse appliquer les prescriptions de la religion. S'il
s'écarte de cette voie, il est légitime de se rebeller contre lui et de l'écarter du pouvoir. Mais c'est là une
extrémité à laquelle il ne convient de recourir qu'à titre exceptionnel.

Faut-il taxer d'hérétiques les Khârijites et les Shî'ites ? Les opinions sont très nuancées sur ce
point. Si certains de leurs partisans extrémistes s'écartent délibérément de la voie orthodoxe, la plupart
des autres restent fidèles aux dogmes essentiels de l'Islam, tout en affirmant des positions particulières
sur la légitimité ou l'illégitimité de l'Imam. On ne saurait donc les exclure globalement de la
communauté. En général, l'Islam majoritaire est plus tolérant sur ce point que d'autres religions. Il ne
recourt à l'excommunication (takfîr) que dans certains cas précis, sur lesquels on reviendra plus loin.
Ces éclaircissements préliminaires permettent de situer correctement le problème des divergences qui
demeurent fondamentalement politique et de classer les écoles, depuis les origines jusqu'à nos jours,
en trois groupes principaux : les Khârijites, les Shî'ites et les Sûfis (mystiques) que l'on présentera
successivement.

IL LES KHARIJITES OU PURITAINS DE L'ISLAM

Les Khârijites condamnent les Omayyades comme les Shî'ites :"Les Omayyades, dit l'un
d'eux, constituent une secte plongée dans l'erreur... Ils arrêtent sur un soupçon, jugent selon leurs
passions, tuent par colère, prennent des ressources où ils ne devraient pas... Les Shî'ites reprochent
leurs péchés à ceux qui les ont commis, mais ils les commettent à leur tour... "1. Il convient de lutter
contre ces adversaires qui se sont écartés de la voie droite. Il est permis de saisir leurs biens et
d'emprisonner leurs femmes et leurs enfants. Solidaires de leurs parents dans le bien comme dans le
mal, les enfants des incrédules méritent le même châtiment que leurs pères, parce qu'ils partagent
forcément leurs fautes2. A leur mort, ils ne peuvent être enterrés dans un cimetière musulman. Une
tendance khârijite extrémiste, celle des Azraqites, va jusqu'à autoriser la mise à mort des enfants et des
femmes de leurs ennemis. En effet, disent-ils, ces gens ne sont pas seulement des impies, mais des
polythéistes. Les Azraqites se réfèrent3 à un texte coranique : "Si tu les épargnais, ils égareraient tes
serviteurs et ils n'engendreraient que des pervers incrédules" (Cor. 1/26-27). Ces extrémistes
condamnent leurs propres partisans, s'ils refusent de combattre à leurs cotés. Pour mettre à l'épreuve
les hésitants, ils exigent d'eux de mettre à mort un adversaire prisonnier ou ses enfants.

Une telle position est condamnée par la tradition islamique. Le verset coranique cité se
rapporte au peuple de Noé et non à tous les incrédules. La responsabilité collective est incompatible
avec la sagesse de Dieu. Les Khârijites modérés ou Ibâdites n'admettent pas les excès commis par les
Azraqites. Pour eux, les femmes et les enfants doivent être épargnés. Ils se gardent d'assimiler leurs
adversaires à des polythéistes. Ils distinguent nettement le croyant du polythéiste et de l'infidèle. Le
croyant fautif ne perd pas tous ses droits au sein de la communauté, mais il ne peut prétendre à la
fonction d'Imam.

Dès le départ, les Khârijites se heurtent au pouvoir établi. L'Imam 'Alî, dont ils se sont séparés,
leur livre plusieurs batailles en Irak et les bat. Mais leur mouvement ne s'arrête pas pour autant. Après
la mort de 'Alî, les Omeyyades répriment plusieurs de leurs insurrections. Au cours de ces combats, les
Khârijites font preuve d'une opiniâtreté peu commune, souvent au prix de terribles souffrances.
L'histoire et la littérature de l'Islam ont conservé la mémoire d'un grand nombre de leurs martyrs, tels
Ibn al-Azraq, Mirdâs, Qatarî et bien d'autres. Plusieurs de leurs adversaires, comme le grand écrivain
Jâhiz, leur rendent un juste hommage4. Mais leur intransigeance écarte d'eux une grande partie des
croyants. Ils affirment, en effet, que tous les péchés sont identiques, les fautes graves comme les fautes

1
Baghdâdî, Farq, pp. 90-91.
2
Jurjânî, Sharh, p. 225.
3
Ibn Hazm, Fisal, t. IV, p. 73.
4
Jahiz, Rasa'il, p. 154.

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légères. Celui qui dérobe un grain d'orge ou une gerbe de paille n'est pas moins, coupable que celui qui
détourne les biens des orphelins.

L'Islam orthodoxe, au contraire, distingue deux sortes de péchés : les péchés majeurs et les
péchés mineurs. Les premiers seuls entraînent des sanctions légales, tandis que les seconds peuvent
être pardonnés. Les premiers Compagnons du Prophète et leurs successeurs sont unanimes à
reconnaître que le pêcheur ne peut être privé de son héritage, ni être empêché de se marier avec une
croyante; sa dépouille mortelle est reçue dans un cimetière musulman. L'opinion du Prophète lui-
même confirme cette position. Lorsqu'on lui demande, à propos des hommes injustes : "Sont-ils
musulmans ?", il répond : "S'ils l'étaient, nous ne les aurions pas combattus; ils étaient nos frères et ont
été injustes à notre égard"5. Le texte coranique indique que les grands péchés éloignent de Dieu, mais
il est possible de les éviter : "Si vous évitez les grands péchés, nous effacerons vos mauvaises actions"
(Cor. 4/31). "Ton Seigneur accorde largement son pardon à ceux qui évitent les grands péchés et les
turpitudes et à ceux qui commettent des fautes légères" (Cor. 53/32).

III. LES SHI'ITES OU LEGITIMISTES

Les Shî'ites se répartissent en deux tendances principales : les modérés et les extrémistes,
chacun d'eux comprenant plusieurs groupes plus ou moins importants. La tendance dominante est celle
des Shî'ites modérés parmi lesquels on distingue les Imâmites et les Zaydites. Tous considèrent que
l'autorité de l'Imam 'Alî est légitime et qu'il a bien fait d'accepter l'arbitrage de Siffîn, parce que ses
partisans l'avaient demandé. C'est l'un des premiers croyants à se rallier au Prophète; il s'est distingué
par sa piété, sa science et ses actions d'éclat. Ceux qui ont contesté son pouvoir ou persécuté ses
descendants sont les ennemis de l'Islam. Les Omayyades sont des usurpateurs. La mémoire de l'un de
leurs souverains, Yazîd, qui a fait mettre à mort Husayn, second fils de 'An, est particulièrement honni
par les Shî'ites jusqu'à nos jours.

Les Imâmites.

Les Shî'ites imâmites constituent actuellement le groupe shî'ite le plus important. On peut
résumer leur doctrine en deux ou trois points. Pour eux, les Imams sont au nombre de douze, d'où leur
nom de duodécimains. Tous les Imams descendent de l'Imam 'Alî. Ils sont désignés soit par un texte,
soit par l'un d' eux. Ils tiennent leur charge de l'héritage prophétique, d'où leur caractère de guides
impeccables et infaillibles. Leur mission consiste à établir la justice sur la terre età gouverner la
communauté, conformément aux prescriptions religieuses. Ils recrutent leurs partisans non seulement
parmi les croyants d'origine arabe, mais aussi parmi les Iraniens. On compte parmi leurs grands
docteurs Ja'far as-Sadiq, le sixième Imam (m. en 765 ap. J. C. ) et le Shaykh al-Mufîd (m. en 1023 ap.
J. C. ) qui compose l'histoire des douze Imams et fixe la doctrine imâmite. D'abord alliés aux
Abbassides, ils s'en séparent et mènent leur combat pour leur propre compte. Ils exercent une grande
influence à Bagdâd. Aujourd'hui, le shî'isme imaMite est la religion officielle de l'Iran.

Les Zaydites.

Les Zaydites constituent le second groupe des Shî'ites modérés. Leur chef est Zayd Ibn 'Alî
(m. en 740 ap. J. C. ). Pour eux, les trois premiers Imams sont 'Alî et ses deux fils, Hasan et Husayn;
les autres Imams doivent se déclarer par une action de propagande et la rébellion contre le pouvoir
établi. Ils reconnaissent l'autorité des deux premiers califes, Abû Bakr et 'Umar; ils s'efforcent de
s'emparer du pouvoir, mais leur action est vite réprimée; ils doivent chercher refuge au Yémen où ils
fondent un Etat, maintenu pendant plusieurs siècles, jusqu'à la révolution de 1952.

Les Isma'iliens.

La tendance extrémiste se manifeste en plusieurs groupes dont le plus important est constitué
par les Ismâ'iliens. Ils se rattachent à Isma'il, le septième Imam. Leur doctrine s'exprime dans l’œuvre
encyclopédique d'une société secrète, fondée à Basra dans le bas-Irak, celle des Ikhwan as-Safâ' ou
Frères de la pureté. Ils se distinguent des Imâmites par le fait qu'ils divinisent pratiquement l'Imam 'Alî
et refusent de reconnaître les califes orthodoxes. Cette doctrine des Ismâ'iliens subit largement
l'influence du néo-platonisme et s'écarte de l'Islam majoritaire. Ils fondent la cité sur la hiérarchie et
l'initiation. L'histoire du monde comporte, selon eux, sept périodes cycliques au cours desquelles un
Imam succède à chaque Prophète. Leur mouvement ésotérique se répand par des propagandistes qui

5
'Abd al-Jabbâr, Sharh, pp. 712-713.

Se Comprendre N° 81/07 3
ont pour tâche de préparer des insurrections populaires contre le pouvoir. Mais les positions des
Isma'iliens diffèrent sur la manière de s'emparer du gouvernement. Ils se séparent en divers partis dont
les plus connus sont les Fatimides et les Qarmates. Les Fatimides fondent un Etat au Maghreb, après
avoir éliminé les Khârijites; ils s'emparent de l'Egypte et fondent la ville du Caire (Xè siècle). Les
Qarmâtes constituent un Etat indépendant à Bahrayn; ils recrutent leurs partisans surtout parmi les
classes pauvres et promettent d'établir la justice sociale parmi leurs membres. Ils ravagent plusieurs
régions de l'Irak et de la Syrie et s'attaquent à la Mecque où ils s'emparent de la pierre noire qui sera
restituée quelques années plus tard.

Tous ces groupes s'écartent des principes de l'Islam et se placent en dehors de la communauté.
Leur action terroriste conduit le pouvoir à réprimer énergiquement leur mouvement. Après une période
relativement brillante, les Fatimides et les Qarmates sont éliminés par l'Islam sunnite en Egypte,
comme en Orient (XIIIè siècle). Leur action ésotérique et violente éloigne d'eux la masse des croyants.
Quelques sectes minoritaires se réclamant d'eux ont subsisté jusqu'à nos jours en Orient : les Nusayrîs,
qui croient en l'esprit saint et les Druzes, partisans du souverain fatimide al-Hakim; leurs conceptions
s'écartent beaucoup des dogmes de l'Islam.

IV. LES SUFIS OU MYSTIQUES MUSULMANS

Les premiers musulmans mènent une existence ascétique, volontairement simple et austère. Ils
prennent exemple sur le Prophète Muhammad et ses Compagnons dont le temps est harmonieusement
partagé entre l'action quotidienne et la méditation. C'est le cas des califes Abû Bakr, 'Umar, 'Uthman,
'Alî et bien d'autres. Cette tradition s'est établie et maintenue chez tous ceux qui veulent faire de
l'Islam leur règle de vie6.

A partir du IIè siècle de l'Hégire (VIIIè siècle ap. J. C. ), le goût du luxe et l'ambition politique
se répandent avec l'extension du territoire islamique et le contact avec d'autres civilisations. L'école
sûrie se constitue alors, en réaction contre le dérèglement des mœurs dans certains cercles. C'est à ce
moment que les ascètes prennent le nom de sûfîs (mystiques) et se distinguent par leur habit de laine
(sûf) et un style de vie qui leur est propre.

Pour fixer les idées, on peut se référer à un auteur sûfî classique, Mohâsibi (m. en 848 ap. J.
C.). Ce maître met en garde contre l'usage de la raison pour expliquer les textes. Il préconise une
méthode ésotérique d'interprétation. Pour lui, chaque verset coranique présente un sens apparent
(zâhir) et un sens caché (bâtin). Il s'en prend aux docteurs qui usent de la dialectique rationnelle :
"Parmi ces hommes, se trouvent ceux qui se sont détournés du bon chemin et qui en détournent les
autres. On ne peut cependant pas discerner facilement leurs erreurs, car ils sont subtils dans leur
argumentation"7. Les bonnes actions sont l’œuvre de Dieu; "la science, dit-il, est comme la pluie : elle
descend du ciel, douce et pure, puis les arbres l'absorbent et la transforment selon leur nature. De ceux
qui sont amers, elle augmente l'amertume, et de ceux qui sont doux, elle augmente la douceur. Il en va
de même pour la science que les hommes absorbent, car ils la transforment selon la nature"8. Leurs
adversaires les accusent de fabriquer de faux "hadîths" pour justifier leurs théories.

Les docteurs de l'Islam considèrent la nouvelle doctrine avec quelque méfiance jusqu'au
moment où Ghazali (m. en 1111 ap. J. C. ) l'intègre à l'orthodoxie. Dans son ouvrage, Ihyâ 'ulûm ad-
Dîn (Revivification des sciences religieuses), il expose les règles de dévotion, montre la voie qu'il
convient de suivre, étudie la conduite des Sûfîs et explique les termes techniques dont ils se servent.
Les grands mystiques respectent toutes les prescriptions de l'Islam, observent une piété scrupuleuse,
pratiquent l'examen de conscience et ne négligent rien de leurs devoirs individuels ou
communautaires.

Le Sûfisme est ainsi un ensemble de préceptes qui déterminent le comportement mystique et


définissent une voie d'ascèse progressive, selon un ordre fixé et un vocabulaire particulier. L'initiation
du Sûfî se fait par l'entraînement; et l'effort d'ascèse comporte plusieurs degrés que le débutant doit
franchir. Il s'isole dans une solitude complète et répète constamment certaines expressions (dhikr)
extraites du Coran ou des propos (hadîths) du Prophète, en vue de se soustraire aux sensations externes
et se concentrer intérieurement sur les états spirituels propres à élever son âme vers Dieu.

6
Cf. Ibn Khaldûn, Muqaddima, chap. VI, sect. II (tasawwuf).
7
'Abd al-Halîm Mahmûd, Mohâsibî, p. 69.
8
'Abd al-Halîm Mahmûd, op. cit. , p. 188.

4 Se Comprendre N° 81/07
Les principaux représentants de cette mystique sont Al-Harawî, Ibn 'Arabi et Ibn al-Fâridh.
Leurs maîtres s'inspirent du néo-platonisme, du bouddhisme et des Shî'ites ismâ'iliens. Le vocabulaire
sûfî s'enrichit de termes nouveaux comme "le pôle" (qutb) ou guide suprême qui transmet son autorité
à un successeur avant de mourir. Ces Sûfîs estiment qu'ils peuvent accéder par leur effort personnel à
l'union divine, sans se référer à la loi religieuse. Il suffit de citer le cas bien connu de Hallâj (m. en
922) qui déclare : "Je suis devenu Celui que j'aime et Celui que j'aime est devenu moi. Nous sommes
deux esprits fondus en un seul corps"9. Il est condamné et exécuté à Bagdâd.

V. SECTES RECENTES ET SECTES TRADITIONNELLES

Au XIXè siècle, deux sectes d'inspiration shî'ites se constituent.

Les sectes récentes.

Les partisans du Bâb.

Le fondateur de la secte est Sayyid 'Ali Muhammad (m. en 1850), originaire de Shirâz, en
Iran. Il est appelé le Bâb (porte), c'est-à-dire le porte-parole de l'Imâm mahdî (dont on attend le
retour). Condamné par les autorités, il est arrêté, puis condamné et exécuté à Téhéran. Sa doctrine
s'exprime dans l'un de ses ouvrages, le Bayân (Manifeste). La véritable réalité se trouve entre Dieu,
créateur du monde, dont la connaissance est inaccessible, et la matière, destinée à la destruction. Les
Prophètes et les Imâms transmettent la foi par la parole, exprimée par les lettres et les nombres. La loi
ancienne est abrogée et le monde doit renaître sous forme cyclique. La nouvelle loi s'écarte de l'Islam
et modifie plusieurs de ses dogmes.

Les Bahâ'iyya.

Ce sont les adeptes de Mirza Husayn 'Alî, également persan, surnommé Bahâ-Allah ou "gloire
de Dieu". D'abord disciple du Bâb, i1 s'en sépare peu à peu et fonde sa propre secte. Persécuté en Iran,
il se réfugia en Irak, puis en Syrie. Il expose ses idées dans un livre, Kitâb al-aqdâs (1871-1874). Mort
à Chypre en 1892, il est remplacé par son fils, 'Abd al-Bahâ (m. en 1921) qui se rend dans plusieurs
pays musulmans, en Europe et en Amérique. Dans le bahâtisme, les Prophètes et les Imâms sont les
intermédiaires entre Dieu et le monde. Il se propose de régir la vie de l'individu, le fonctionnement de
la société et de l'Etat10. Plaçant toutes les religions sur le même plan, il professe le pacifisme universel
et abandonne plusieurs obligations de l'Islam. Sa doctrine est également rejetée par les Shî'ites et les
Sunnites (orthodoxes). Elle compte quelques groupes disséminés en Iran, en Europe et en Amérique.

Les sectes traditionnelles aujourd'hui.

Aujourd'hui, les Shî'ites imâmites comptent plus de 30 millions d'adeptes en Iran. Ouverts sur
les grands courants philosophiques, politiques et économiques du monde moderne, dans la voie tracée
par Jamâl ad-Dîn al-Afghânî (m. en 1897), ils maintiennent fermement la tradition shî'ite de résistance
au pouvoir arbitraire. Ils dispensent un enseignement religieux éclairé dans la masse du peuple, au
moyen d'un grand nombre de mosquées et d'écoles. Les docteurs de la loi mènent une vie austère et
s'efforcent de soulager la misère des petites gens. Leur prestige est considérable, comme le prouvent
les événements récents de l'Iran et leur lutte contre le pouvoir établi. Chaque année, les Shî'ites de
l'Iran et d'ailleurs commémorent le martyre de Husayn, tué à Karbala, en 680, qui correspond au 10è
jour du premier mois de l'année hégirienne. C'est le deuil shî'ite de l'Ashûrâ, accompagné de prières
publiques et de cortèges populaires. Les autres lieux saints des Shî'ites imâmites sont Najaf en Irak,
Qom et Mashad en Iran. En dehors de ce dernier pays où ils constituent la majorité, les Shî'ites vivent
en groupes minoritaires plus ou moins importants surtout au Pakistan, dans l'Inde, en Irak, en
Afghanistan, en Syrie, au Liban, en Turquie et en U. R. S. S. On évalue le nombre de ces minorités à
50 millions de croyants environ.

Quant aux Khârijites-Ibâdites, ils possèdent un Etat à 'Umân et vivent en petits groupes en
Libye, à Djerba (Tunisie) et au M'zâb (Algérie). Connus en général pour leur piété et leur sens de la
solidarité sociale, ils demeurent fidèles à leur doctrine originelle, tout en faisant leur place aux

9
Diwân d'Al-Hallâj, trad. L. Massignon, p. 92, n° 54.
10
Cf. J. E. Esselmont, Bahâtullah et l'ère nouvelle, 3è édit.

Se Comprendre N° 81/07 5
nécessités de la vie moderne. Ils disposent de nombreuses mosquées, d'instituts et d'écoles. Leur
nombre ne dépasse pas 3 millions d'adeptes.

De leur côté, les Sûfîs (mystiques) existent dans toutes les familles spirituelles : Sunnites
(orthodoxes), Shî'ites ou Khârijites, avec des nuances diverses, allant de l'ascétisme actif à la vie
contemplative. On les rencontre en Asie comme en Afrique, organisés en ordres mystiques ou
confréries, et participant plus ou moins à la vie sociale et politique.

On peut dire, pour terminer, que malgré leurs divergences sur l'Imâmat et sur d'autres
questions moins sensibles, les sectes traditionnelles restent solidaires de la communauté islamique et
acceptent les dogmes fondamentaux de l' Islam. Depuis un siècle, différents docteurs s'efforcent de
rapprocher les points de vue et se rencontrent régulièrement à la Mecque, lors du pèlerinage annuel, ou
à l'occasion de congrès et de colloques. En respectant leurs diversités doctrinales et politiques ils
entendent se concerter sur les problèmes majeurs qui se posent à l'ensemble du monde musulman et
engagent son avenir.

Cheick BOUAMRANE,
Professeur à l'Université
Alger, janvier 1979

BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE EN LANGUE FRANCAISE

Abd al-Halîm Mahmûd, Al Mohasibi, édit. Geuthner, Paris, 1940.

G. C. Anawati et L. Gardet, Mystique musulmane, édit. Vrin, Paris, 1961.

H. Corbin, Histoire de la philosophie islamique édit. Gallimard, Paris, 1964.

Eva Meyerovitch, Anthologie du soufisme, édit. Sindbad, Paris, 1978.

J. E. Esselmont, Bahâ'ullah et l'ère nouvelle, Comité national bahâti de publications, 3è


édit. , Bruxelles, 1957.

L. Gardet, L'Islam, religion et communauté, édit. Desclée de Brouwer, Paris


1967.

Ibn Khaldûn, Muqaddima, (Discours sur l'histoire universelle), trad. V. Monteil,


édit. Beyrouth, 1967, 3 vol.

H. Laoust, Le schisme de l'Islam, édit. Payot, Paris, 1965.

Y. Marquet, La philosophie des Ikhwân al-Safâ', édit. S. N. E. D. , Alger, 1975.

L. Massignon, Diwân d'Al-Hallâj, édit. Geuthner, Paris, 1955.

Ch. Bouamrane, Le problème de la liberté humaine dans la pensée musulmane


(Solution mu'tazilite), édit. Vrin, Paris, 1978.

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