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SEPTEMBRE 2014 NUMÉRO 6
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comprendre
Problèmes économiques invite les spécialistes à faire le point

L’ÉCONOMIE MONDIALE
problèmes économiques
HORS-SÉRIE
problèmes économiques
q Le meilleur de la presse et des revues pour suivre l actualité

problèmes économiques
q
Le meilleur de la presse et des revues pour suivre l actualité
N° 3092
problèmes économiques
q
Le meilleur de la presse et des revues pour suivre l actualité
N° 3093
DEUXIÈME DEUXIÉME
QUINZAINE QUINZAINE
06.
6.2
201
014
4 08.2
08.2014

Chin
Chine
Géant aux pieds d’argile ?
LES VILLES
dans la globalisation
+ COMMENT FAVORISER + ZONE EURO : + CONSOMMATION :
L’INNOVATION FAUT-IL RESTER VERS UNE FRUGALITÉ
ET LA CROISSANCE ? OU EN SORTIR ? CHOISIE

+ PLANÈTE
DOM : 5 € - LUX : 4,90 € - MAROC : 54 MAD - TUN 7,500 TNM CFA 3500 - NC 810 XPF - POLYN 890 XPF

DOM : 5 € - LUX : 4,90 € - MAROC : 54 MAD - TUN 7,500 TNM CFA 3500 - NC 810 XPF - POLYN 890 XPF

FOOTBALL :
L’EUROPE
EXCELLE
+ DÉBAT
AUTOUR DU
CAPITAL AU
XXIE SIÈCLE
DE THOMAS
PIKETTY
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M 02299 - 3092 - F: 4,80 E

M 02299 - 3093 - F: 4,80 E

problèmes économiques
Problèmes économiques invite les spécialistes à faire le point
problèmes économiques
Problèmes économiques invite les spécialistes à faire le point

HORS-SÉRIE HORS-SÉRIE
MARS 2014 NUMÉRO 5

SEPTEMBRE 2014 NUMÉRO 6

comprendre
DOM : 9,40 € - MAROC : 100 MAD - TUN 19 DT - CFA 5900 - LIBAN 17500 LBP

L’ÉCONOMIE MONDIALE
DOM : 7,10 € - MAROC : 76 MAD - TUN 11 DT - CFA 4500

comprendre
LE CAPITALISME
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M 01975 - 5H - F: 9,00 E - RD

M 01975 - 6H - F: 8,00 E - RD

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et par correspondance : DILA 29 quai Voltaire - 75344 Paris cedex 07
TRENTE-CINQ ANS
Direction de l’information
légale et administrative
DE MONDIALISATION
26, rue Desaix
75015 Paris Depuis plus de trois décennies, l’économie de la planète est façonnée par la mondialisation. Son
visage est aujourd’hui bien différent de celui qu’il était au début des années 1980. Tandis que le
Rédaction
de Problèmes économiques
volume de la production a plus que doublé, les échanges de marchandises et les investissements
Patrice Merlot (rédacteur en chef) directs à l’étranger ont progressé, respectivement, deux fois et quatre fois plus vite que le PIB en
Olivia Montel (rédactrice en chef valeur, témoignant d’une montée en flèche de l’ouverture – et donc aussi de l’interdépendance –
des hors-série) des économies. Mais surtout, l’économie mondiale a vu son centre de gravité, longtemps déterminé
Makus Gabel (rédacteur) par le poids écrasant de la triade, se déplacer progressivement vers l’Asie. Les pays avancés ne
Stéphanie Gaudron (rédactrice) produisent plus que deux tiers de la richesse annuelle contre près de 80 % trente ans plus tôt1. Ce
Secrétariat de rédaction recul est plus marqué encore pour le commerce mondial, leur part ayant dégringolé sur la même
Anne Biet-Coltelloni période de 90 % à 50 %.
Promotion Ce basculement, qui s’est accentué avec la crise, ne peut se comprendre sans un retour sur
Anne-Sophie Château la spectaculaire insertion des « BRICS » dans le commerce international, Chine en tête. Car si
les exportations, en valeur, ont plus que décuplé au cours des trois dernières décennies, les
Secrétariat
changements qualitatifs des échanges de marchandises méritent peut-être plus encore qu’on s’y
Paule Oury
attarde. Tandis qu’à la fin des années 1970, les biens étaient majoritairement produits sur un
Voltaire territoire puis exportés, aujourd’hui, c’est la production qui est segmentée à l’échelle internationale,
75344 Paris cedex 07 de telle sorte que les pays ne sont plus tant spécialisés dans la production d’un bien que dans une
Tél. : 01 40 15 70 00 étape des chaînes de valeur. C’est en trouvant leur place au sein de cette division internationale
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des processus de production (DIPP), mouvement à l’épicentre de la mondialisation, que les pays du
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Sud-Est asiatique sont parvenus à s’imposer.
caise.fr/revues-collections/
problemes-economiques/ Si ces transformations se sont accompagnées d’un recul massif de la pauvreté – rappelons qu’au
index.shtml début des années 1980, près de 85 % des Chinois vivaient sous le seuil de 1,25 dollar par jour
Abonnez-vous à la newsletter contre seulement un peu plus de 10 % aujourd’hui –, elles sont également porteuses de tensions
Avertissement et déséquilibres. Notons tout d’abord que les inégalités internes aux pays se sont creusées, la
Les opinions exprimées croissance mondiale ayant particulièrement profité aux catégories ultra-favorisées. Ensuite,
dans les articles reproduits l’insertion réussie des pays émergents dans les échanges internationaux alimente les tensions
n’engagent que les auteurs commerciales, qui s’expriment par de nouvelles formes de protectionnisme voire par des conflits
larvés autour des monnaies.
Crédit photo
Couverture : Corbis C’est toutefois la finance globalisée qui est la plus emblématique des ambivalences de la
Page 3 : Corbis mondialisation : au cœur de la croissance des années 1990 et 2000, elle a parallèlement nourri
© Direction de l’information légale l’instabilité financière qui caractérise ces années, de la crise des pays émergents à celle déclenchée
et administrative. Paris, 2014 par les subprimes, en passant par la bulle Internet. Six ans après la faillite de Lehman Brothers,
Conception graphique malgré des réformes relativement ambitieuses dans les grandes économies et au niveau de la
Célia Petry communauté internationale, le système financier et les déséquilibres macroéconomiques qui
Nicolas Bessemoulin l’accompagnent sont toujours porteurs de risques significatifs.
En vente en kiosque et en librairie La crise écologique constitue un dernier phénomène à l’envers de la médaille. Le rattrapage des
(Adresses accessibles en ligne) pays en développement s’accompagne de pressions inédites sur l’environnement et les ressources
# Retrouvez-nous sur naturelles, particulièrement énergétiques ; et, bien que le spectre d’un épuisement prochain de ces
Facebook et sur Twitter dernières ait été momentanément éloigné par la découverte d’hydrocarbures non conventionnels,
@ ProbEcoPE les coûts liés à leur exploitation et l’incapacité de notre planète à supporter une généralisation des
standards de vie occidentaux à l’ensemble de ses habitants posent des questions non résolues.
Olivia Montel
IMPACT-ÉCOLOGIQUE
www.dila.premier-ministre.gouv.fr

PIC D’OZONE 213 mg eq C2 H 4 1 Source : CNUCED. PIB en dollars, prix et taux de change 2005.
Pour un ouvrage

IMPACT SUR L’ EAU 2 g eq PO 4 3-

CLIMAT 840 g eq CO2

Cet imprimé applique l'affichage environnemental.


COMPRENDRE
L'ÉCONOMIE MONDIALE
Le nouveau visage de l’économie mondiale
P. 5 L’émergence des BRIC : le leadership occidental bousculé ?
(Christine Rifflart)
P. 13 La géographie du commerce mondial : 1967-2012 (Deniz Ünal)
P. 19 La géographie des investisseurs (Sandra Rigot)
P. 28 Migrations internationales et mondialisation des économies
(Jean-Christophe Dumont et Jean-Pierre Garson)
P. 36 Le monde énergétique de la décennie 2010 : entre profusion
d’hydrocarbures et transition vers les renouvelables
(Patrice Geoffron)
P. 44 La division internationale des processus de production au cœur
de la nouvelle géographie des échanges (Michel Rainelli)
P. 51 Les interdépendances entre les grandes économies
(Michel Dupuy)

Tensions et déséquilibres
P. 58 Endettement et déséquilibres des balances courantes :
quels risques pour l’économie mondiale ? (Cécile Bastidon Gilles)
P. 68 La finance mondiale : maîtrisée ou porteuse de nouvelles
crises ? (Christophe Boucher)
P. 77 Les grandes monnaies internationales : guerre ou équilibre ?
(Jean-Pierre Patat)
P. 86 Les conflits autour du libre-échange (Bernard Guilllochon)
P. 95 La crise écologique mondiale (Romain Weikmans
et Edwin Zaccai)
P. 104 Les inégalités mondiales : recul ou creusement ?
(Florent Bresson)
P. 113 L’économie mondiale, un navire sans capitaine ?
(Jean-Marc Siroën)
La mondialisation a favorisé l’émergence de nouvelles puissances économiques, avec au pre-
mier rang la Chine, qui a profité de façon spectaculaire de son insertion dans les échanges
commerciaux. Bien que leur niveau de vie soit toujours très inférieur aux standards occiden-
taux, les « BRIC » – Brésil, Russie, Inde et Chine –, de par leur dynamisme et leur importance
démographique, sont devenus des poids lourds de l’économie mondiale, revendiquant à juste
titre un rôle accru au sein des institutions internationales et des forums économiques. Chris-
tine Rifflart fait le point sur l’affirmation de ces grands émergents sur la scène internationale,
qui s’est renforcée avec la crise. Si les BRIC y occupent désormais une place plus conforme à
leur poids économique, leurs difficultés de coopération ainsi que la réticence des puissances
occidentales à partager leur leadership ralentissent ce rééquilibrage des pouvoirs.
Problèmes économiques

L’émergence des BRIC :


le leadership occidental bousculé ?
 CHRISTINE RIFFLART leurs intérêts et s’opposer à la suprématie
occidentale. Si ce rééquilibrage des zones
Économiste OFCE-Centre de recherche de pouvoir est bien en cours, il peine tou-
en économie de sciences Po tefois à s’imposer, entre d’une part des lea-
ders occidentaux qui veulent conserver leur
rôle et d’autre part de jeunes économies qui
trouvent difficilement leur unité.
Depuis une vingtaine d’années, la montée en
puissance des BRIC sur la scène internatio-
nale s’accompagne de changements majeurs Des puissances économiques
dans l’ordre économique et financier inter-
national hérité de l’après-guerre. Longtemps incontournables
figé dans une représentation bipolaire entre En 2013, les BRIC comptent 3 milliards d’ha-
l’Occident et le Bloc soviétique, le monde est bitants, soit 40 % de la population mondiale,
aujourd’hui multipolaire, assis sur de nou- et réalisent plus de 27 % du PIB mondial
velles puissances qui veulent participer à la en PPA1. Comparativement, les États-Unis,
[1]
Le taux de change en
PPA (parité de pouvoir
gouvernance mondiale et revendiquent leur première puissance mondiale, comptent
d’achat) sert à égaliser le place. La puissance économique qu’elles ont un peu plus de 300 millions d’habitants et
prix d’un panier de biens acquise au fil des années leur confère cette produisent 19 % de la richesse mondiale,
entre deux pays. Il est
différent d’un taux de légitimité. Leur ambition est de peser sur tout comme l’Union européenne (UE). Tout
change de marché. la scène internationale pour faire entendre autant que leur place au sein de l’économie

5 L’ÉMERGENCE DES BRIC : LE LEADERSHIP OCCIDENTAL BOUSCULÉ ?


1. Croissance du PIB des BRIC et des économies avancées (en %)
en %, t/t – 1
20

15

10

–5

Brésil Chine
– 10 Inde Russie
Économies avancées

– 15

Source : FMI.

mondiale, c’est leur dynamisme qui frappe. de succès : le Brésil sur l’Amérique latine, la
En 1992, les BRIC ne représentaient que 15 % Chine sur l’Asie de l’Est, l’Inde sur l’Asie du
du PIB mondial, contre respectivement 23 % Sud, et la Russie sur l’ex-empire soviétique.
et 26 % pour les États-Unis et l’UE. En dollars Ils possèdent d’importantes ressources en
courants, l’émergence des BRIC est encore matières premières, qu’elles soient agricoles,
plus spectaculaire : leur part dans l’économie minérales ou énergétiques.
mondiale est passée entre 1992 et 2013 de 5 % Très intégrés à l’économie mondiale, ces pays
à 21 % quand celles des États-Unis et de l’UE ont tiré parti de la mondialisation pour déve-
déclinaient respectivement de 27 % à 23 % et lopper leurs échanges et attirer des capitaux
de 33 % à 23 %. Avec des taux de croissance étrangers. D’anciens pays ateliers ou simples
moyens annuels supérieurs à 10 % en Chine, fournisseurs de matières premières, ils sont
de 7,5 % en Inde, 4,3 % en Russie et 3,5 % au devenus de dangereux concurrents pour les
Brésil au cours des dix dernières années, pays du Nord. L’essor des classes moyennes,
leur dynamisme contraste avec les piètres effectif depuis dix ans au Brésil, plus récent
performances des économies occidentales. en Chine et potentiel en Inde, ouvre égale-
Les BRIC ont également en commun de cou- ment de nouvelles perspectives de débouchés
vrir de vastes territoires (un quart de la sur- aux vieilles économies occidentales dont les
face terrestre) éclatés sur trois continents. marchés intérieurs sont saturés.
Si l’on ajoute l’Afrique du Sud, qui leur est Les BRIC sont pourtant loin d’être homogènes.
ponctuellement associée – on parle alors Avec un PIB supérieur de 30 % à celui des trois
des BRICS –, tous les continents du Tiers autres pays réunis, la Chine demeure le géant
Monde sont représentés. Chacun revendique du groupe. Deuxième puissance mondiale,
le leadership régional, avec plus ou moins elle produit 15,4 % de la richesse mondiale,

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2014 6


2. Poids des BRIC et des économies avancées dans l’économie mondiale (en % du PIB mondial) (*)
100

90

80

70

60
Économies avancées
50 Russie
Inde
40 Brésil
Chine
Reste du monde
30

20

10

0
1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008 2009 2010 2011 2012 2013

(*) mesuré à partir des taux de change PPA


Source : FMI.

contre 2,9 % pour le Brésil et la Russie respec- Si la montée en puissance des BRIC a fini par
tivement. À sa puissance économique s’ajoute les imposer sur la scène internationale, c’est
une puissance commerciale (les exportations probablement à la lumière de la crise écono-
chinoises représentent 10,6 % des exporta- mique et financière qui sévit depuis 2007-
tions mondiales en 2013, devant les États- 2008 qu’il faut comprendre le basculement
Unis), financière (avec 4 000 milliards de qui s’est opéré ces dernières années en leur
dollars, le pays détient 90 % des réserves de faveur. La mise en faiblesse des économies du
change des BRIC, soit un quart des réserves Nord face aux jeunes économies émergentes
de change mondiale) et enfin militaire. Avec du Sud a accéléré le nécessaire rééquili-
plus de 1,3 milliard d’habitants, la Chine est brage des pouvoirs dans les rapports inter-
aussi le pays le plus peuplé. Mais face à l’évo- nationaux, dominés depuis l’après seconde
lution démographique de son voisin indien, guerre mondiale par les grandes économies
elle devrait être dépassée sur ce point dans occidentales.
les dix prochaines années. Le Brésil, et plus
encore la Russie, font figures de petits pays
avec 198 et 143 millions d’habitants respec- Les BRIC dans les instances
tivement. Enfin, aussi imposants soient-ils,
ces pays connaissent d’importants écarts de internationales : des revendications
développement. Avec un revenu par habitant
de 17 884 dollars PPA en 2013, le niveau de
et quelques résultats
vie de la population russe est deux fois plus Depuis une dizaine d’années, les revendica-
élevé qu’au Brésil et en Chine et 4,5 fois plus tions des BRIC en faveur d’un rééquilibrage
élevé qu’en Inde. des pouvoirs dans les grandes instances

7 L’ÉMERGENCE DES BRIC : LE LEADERSHIP OCCIDENTAL BOUSCULÉ ?


internationales passent par une présence « commerce et développement », jusqu’à
accrue dans les forums et les grandes organi- ce qu’un accord historique soit finalement
sations officielles. trouvé à Bali en décembre 2013, sous la pré-
sidence du Brésilien Roberto Azevêdo.
Le G20 et l’OMC
À la suite de la crise financière asiatique et Le FMI et la Banque mondiale
russe de 1997-1998, la nécessité d’intégrer Né de la Conférence de Bretton Woods en
les pays émergents aux discussions multi- juillet 1944 pour assurer la stabilité du sys-
latérales sur l’économie et la stabilité finan- tème financier international, le FMI est une
cière internationales s’est imposée. En 1999, institution officielle où chaque pays membre
onze nouveaux pays, dont neuf émergents, est représenté selon un système de quotes-
rejoignent le G8, qui, avec l’Union euro- parts basé sur sa position relative dans l’éco- [2]
G8 : États-Unis, Japon,
péenne, se transforme alors en G202. La par- nomie mondiale. Hérité de l’après-guerre, Allemagne, France,
ticipation des BRIC à ce lieu de concertation ce mode de représentation fait la part belle Royaume-Uni, Italie,
et d’échanges entre grandes nations est la aux puissances occidentales, vainqueurs de Canada et Russie depuis
1998. G20 :
première marque de reconnaissance de leur l’époque. Depuis l’adhésion de la Russie en G8 + Union européenne
poids accru dans l’économie mondiale. Ils 1992, tous les BRIC sont membres du FMI. + Brésil, Argentine,
peuvent désormais faire entendre leurs voix La sous-représentation des pays émergents
Chine, Afrique du
Sud, Australie, Arabie
et défendre les intérêts des pays du Sud face tranche avec leur dynamisme économique, Saoudite, Mexique,
aux économies dominantes du Nord, États- l’ouverture de leurs marchés et l’accumula- Turquie, Corée du Sud,
Unis en tête. Inde, Indonésie. Le G20
tion de leurs réserves de changes au cours de représente désormais
Mais c’est surtout depuis le sommet des chefs la dernière décennie. 85 % du PIB mondial
et deux tiers de la
d’État et de gouvernement de novembre 2008
Si les réformes de 2006 et surtout de 2008 population mondiale.
à Washington que les BRIC ont réussi à véri-
ont permis un premier rééquilibrage, celui-
tablement s’imposer dans les discussions.
ci demeure insuffisant. Le véritable chan-
Face à la crise des économies du Nord, ils
gement de gouvernance est surtout attendu
s’impliquent dans un plan d’action excep-
de la réforme de 2010, négociée lors de la
tionnel visant à éviter l’effondrement du sys-
réunion du G20 en Corée du Sud et qua-
tème financier et de l’économie mondiale. Ils
lifiée d’historique par l’ancien directeur
profitent de cette rencontre pour faire avan-
Dominique  Strauss Kahn. Elle prévoit le
cer la réforme des modes de représentation et
doublement des ressources financières de
de vote dans les instances officielles du FMI
l’institution et la révision des quotes-parts
et de la Banque mondiale et les mettre en
des pays sur-représentés au profit des pays
adéquation avec leur poids économique.
émergents et en développement dynamiques.
Les émergents occupent également une place Si cette réforme est adoptée, les droits de vote
centrale dans les négociations au sein de des États-Unis passeraient de 16,8 % actuel-
l’OMC. Après l’entrée de la Chine en 2001 et lement à 16,5 % tandis que ceux des BRIC
de la Russie en 2012 (après dix-huit années progresseraient de 9 % à 13,5 %. Les quatre
de négociations), les quatre pays sont tous pays feraient alors partie des dix plus gros
désormais membres de l’OMC. Partisans du actionnaires du FMI, la Chine devenant la
multilatéralisme et de l’ouverture des mar- troisième puissance de l’institution. L’Europe
chés, ils n’hésitent pas à faire varier les coa- serait la principale perdante. Pourtant, après
litions pour défendre au mieux leurs intérêts quatre ans de négociations, la réforme n’est
et ceux des pays du Sud, quitte à bloquer les toujours pas appliquée et la situation est, à
négociations face aux États-Unis et à l’Eu- l’heure actuelle, bloquée. Le 25 mars 2014,
rope. C’est ce qui a expliqué l’échec des dis- le congrès américain a refusé d’entériner
cussions lancées à Doha en 2001 sur le thème la réforme pour des raisons officiellement

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2014 8


budgétaires, les États-Unis demeurant à ce
jour le plus gros contributeur du FMI. Vers le déploiement
Ce retard de calendrier a conduit à un mar- d’une coopération Sud-Sud…
chandage croissant de la part des pays
Si les revendications des BRIC attestent leur
émergents. Depuis la crise de 2008, certains
volonté de s’impliquer activement dans la
d’entre eux se sont déclarés prêts à aider
gouvernance mondiale, ils entendent déve-
financièrement les économies de la zone
lopper simultanément une nouvelle forme de
euro, aux prises avec la crise des dettes sou-
coopération entre pays du Sud qui contreba-
veraines, et à revoir à la hausse les accords
lancerait la domination occidentale et ren-
de crédits bilatéraux avec le FMI, dans le
forcerait leur leadership, au moins sur une
cadre de ses ressources complémentaires. La
partie du monde. Avec la création du sommet
Chine, le Brésil et la Russie ont ainsi proposé
des BRIC en 2009, puis des BRICS en 2011
d’augmenter leur aide de 49 à 70 milliards de
(avec l’adhésion de l’Afrique du Sud qui jette
dollars. Mais dans ce contexte, le déblocage
un pont avec l’Afrique), ils officialisent leur
des fonds est devenu étroitement corrélé à
regroupement et montrent une nouvelle réa-
l’adoption de la réforme de 2010.
lité géopolitique sur la scène internationale.
Après avoir été pendant longtemps débi-
C’est pour contourner la Banque mondiale et
teurs nets, le Brésil, l’Inde et la Chine
le FMI qu’en 2012, lors du sommet des BRICS
viennent désormais en aide à leurs anciens
de New Delhi, ils mettent à l’ordre du jour
créanciers. Ce retournement des flux nets
la création d’une Banque de développement
de capitaux des pays du Sud vers les pays
Sud-Sud. Proposé par les Indiens, le projet a
du Nord marque un véritable tournant dans
été rapidement bouclé puisqu’il a été défini-
les relations financières internationales,
tivement adopté lors du sommet des BRICS
qui justifie la présence des pays émer-
à Fortaleza (Brésil) du 14 au 16 juillet 2014.
gents à la table des grands argentiers de
La Banque devrait mobiliser ses ressources
ce monde. C’est pourquoi la règle tacite et
pour financer des projets d’infrastruc-
appliquée jusqu’à aujourd’hui, qui veut que
tures et de développement durable dans
la présidence du FMI revienne à un Euro-
les BRICS, et aussi probablement dans les
péen, et celle de la Banque mondiale à un
autres pays émergents et en développement.
Américain, est de plus en plus obsolète.
Les besoins en infrastructure sont énormes,
Pour autant, l’incapacité des pays émer-
évalués à 4 500 milliards de dollars au cours
gents à s’entendre sur un candidat issu de
des cinq prochaines années. Les prêts pour-
leurs rangs, contrairement aux Européens,
raient être effectués en monnaie nationale,
a permis que cette règle soit à nouveau
ce qui permettrait aux BRICS de s’affran-
appliquée lors du dernier renouvellement
chir du dollar. Le capital initial de la Banque
[3]
L’Américain (né de la direction des deux institutions3.
à Séoul) Jim Yong serait fixé à 50 milliards de dollars (en com-
Kim a remplacé son Si la situation est bloquée au sein du FMI, paraison, le capital de la Banque mondiale
compatriote Robert la réforme engagée à la Banque mon- est de 223 milliards de dollars). Chacun
Zoellick à la tête de
la Banque mondiale diale a été plus facile. Moins politique, des cinq pays membres serait contributeur
le 1er juillet 2012. À la davantage orientée sur le financement des à hauteur de 10 milliards de dollars. Cette
tête du FMI, c’est la
Française Christine
investissements de long terme, la Banque répartition permettrait une représentation
Lagarde qui a remplacé mondiale a vu la représentativité des pays équilibrée des pays qui garantirait le pro-
Dominique Strauss- émergents augmenter de 3,13 points, dont cessus démocratique au sein des instances
Kahn à la suite de sa
démission.
2,97 points au profit de la Chine, du Brésil de décision (contrairement au FMI et la
et de l’Inde, pour atteindre un total de 47 %. Banque mondiale) et faciliterait l’ouverture à
Elle pourrait même augmenter jusqu’à 50 % d’autres pays membres. Mais d’autres sujets
ultérieurement. sont encore en débat, et non des moindres.

9 L’ÉMERGENCE DES BRIC : LE LEADERSHIP OCCIDENTAL BOUSCULÉ ?


La Chine souhaiterait marquer son lea-
dership en amenant 50 milliards de dollars Le maintien des rivalités
supplémentaires au capital initial. De même, Pourtant, derrière cette volonté de rappro-
le choix de la monnaie de transactions n’est chement, l’absence d’une vision stratégique
pas tranché. Là encore, la Chine souhaiterait commune et la priorité donnée aux intérêts
imposer sa propre monnaie, l’objectif étant nationaux sont autant de freins à la réus-
à terme que le yuan chinois prenne le sta- site des projets de coopération. L’échec de la
tut de monnaie de réserve internationale et réforme du Conseil de sécurité de l’ONU et
détrône le dollar américain. le recours à la guerre des monnaies comme
stratégie de développement en fournissent
Cette Banque de développement pourrait
deux exemples.
également disposer d’un fonds de réserves
qui agirait comme stabilisateur financier en
cas de choc conjoncturel. Ce fonds commun, L’échec de la réforme du Conseil
doté de 100 milliards de dollars, éviterait le de sécurité de l’ONU
recours au FMI. La Chine prélèverait 41 mil- Comme dans les autres instances officielles
liards de dollars sur ses réserves de change, datant de l’après seconde guerre mondiale, le
le Brésil, la Russie et l’Inde, 18 milliards cha- Conseil de sécurité de l’ONU, chargé du main-
cun et l’Afrique du Sud 5 milliards. tien de la paix et de la sécurité internationale,
D’autres projets de rapprochement sont lan- ne reflète plus les rapports d’équilibre du
cés. La Russie et l’Afrique du Sud auraient monde moderne. Avec ses cinq membres per-
convenu de monter une organisation sur le manents (États-Unis, Royaume-Uni, France,
modèle de l’OPEP, pour défendre les cours Chine et Russie – URSS jusqu’en 1992) dont
du platine. Plus avancés sont les accords la présence s’explique par des raisons histo-
entre pays membres des BRICS pour déve- riques, et ses dix membres non permanents, la
lopper les échanges commerciaux. Entre le structure du Conseil de sécurité n’a pas évo-
Brésil, qui dispose d’abondantes ressources lué. Depuis vingt ans, pourtant, des négocia-
agricoles (soja, maïs…), minières (fer, bau- tions sont en cours. Et même si la Russie et la
xite, manganèse…) et d’hydrocarbures, et la Chine – qui sont deux puissances militaires et
Chine, dont les besoins sont immenses, les deux régimes autoritaires – siègent au Conseil,
exportations ont été multipliées par plus le manque de représentativité des différentes
de 30 entre 2003 et 2009. La Chine est ainsi régions en développement et l’inefficacité du
devenue le premier partenaire commercial Conseil face à la montée des conflits sont des
du Brésil. Ses liens avec la Russie se sont critiques récurrentes faites à l’institution.
eux aussi intensément resserrés. La dernière Plusieurs projets de réformes ont été propo-
illustration de ce rapprochement est l’accord sés (nombre de membres permanents / non
du 21 mai 2014 sur un approvisionnement permanents, droits de véto, représentation
de la Chine en gaz d’un montant de 400 mil- régionale…). La France et le Royaume-Uni
liards de dollars sur trente ans. D’autres soutiennent par exemple la candidature de
accords de coopérations dans le domaine l’Allemagne, du Brésil, de l’Inde et du Japon
des transports et de l’énergie pourraient à des sièges supplémentaires de membres
suivre. Une des caractéristiques fondamen- permanents et souhaitent un renforcement
tales de ces accords est qu’ils sont conclus de la présence de pays africains. Mais ces
en monnaies nationales. Le Brésil et la Chine propositions achoppent en raison des prises
ont par exemple signé en 2013 un accord sur de positions stratégiques des États membres
trois ans, couvrant jusqu’à 30 milliards de qui visent à préserver la structure actuelle
dollars d’échanges bilatéraux réglés en reals du droit de véto. Le refus de céder ou modi-
brésiliens et en yuans chinois. fier les conditions d’usage de ce droit de véto

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2014 10


démontre l’attachement des cinq membres Des politiques de change
permanents à cette prérogative de grande non coopératives
puissance. Ces positions ont encore été véri-
fiées récemment lorsque la Russie et la Chine Un autre exemple de dissension entre les
ont eu recours à ce droit pour empêcher le BRIC porte sur les stratégies de développe-
vote d’une résolution condamnant la répres- ment, et plus précisément sur les politiques
sion du régime syrien. Ce faisant, la Russie de change. En ancrant sa monnaie sur le
cherchait à préserver sa position stratégique dollar à un niveau sous-évalué, la Chine a
auprès du régime en place et défendre ses fait de sa politique de change une arme de
intérêts de marchands d’armes. La Chine guerre commerciale. En inondant le reste
visait quant à elle davantage à écarter du monde de produits bon marché, elle a
l’influence des États-Unis dans la région. stimulé ses exportations et développé son
économie, mais elle s’est attirée en même
Si le principe de l’élargissement du Conseil temps les foudres de ses partenaires et
de sécurité rencontre une certaine résistance, concurrents. Avec la crise et les politiques
il en est de même dès lors qu’il s’agit de sou- monétaires expansionnistes menées par la
tenir la candidature de tel ou tel pays aux Réserve fédérale des États-Unis et la Banque
postes de membres permanents. L’Afrique du centrale européenne (BCE), le dollar (et avec
Sud subit le refus de l’Egypte et du Nigéria lui, le yuan) s’est trouvé affaibli, tout comme
qui s’estiment plus légitimes pour représen- l’euro bousculé jusqu’en 2012 par la crise
ter l’Afrique. Le Brésil est contré par l’Argen- des dettes souveraines et le risque d’éclate-
tine et le Mexique qui veulent en découdre ment de la zone euro. Dans le même temps,
avec l’hégémonie du Brésil sur la scène régio- certaines monnaies émergentes librement
nale. Enfin, la rivalité connue entre l’Inde et convertibles, et au premier chef le réal bré-
le Pakistan empêche tout soutien mutuel qui silien, se sont appréciées dangereusement
pourrait favoriser la représentation par l’un sous le poids des entrées de capitaux en
ou l’autre de l’Asie du Sud. quête de hauts rendements. Sous la pression
internationale, et parce que le modèle de
Le refus d’intervention dans les crises poli-
développement chinois est en train d’amor-
tiques internationales au nom du respect de
cer un recentrage sur son marché intérieur,
la souveraineté nationale (les derniers en date
les autorités chinoises ont accepté de réé-
étant la condamnation unanime par les BRICS
valuer modestement leur monnaie. Cette
des sanctions occidentales face à la crise
guerre des monnaies au sein même des BRIC
ukrainienne, et de l’éventuelle exclusion de la
n’en illustre pas moins le caractère non coo-
Russie au prochain sommet du G8 en Austra-
pératif des politiques dès lors que les inté-
lie à l’automne prochain) pose une question de
rêts nationaux sont en jeu.
fond. Comment définir une politique commune
au sein des instances de l’ONU dont les mis- * * *
sions fondatrices sont de maintenir la paix et
Comme on le voit, ce regroupement des quatre
la sécurité dans le monde, quand les positions
puissances émergentes est fait, comme tout
de certains membres du Conseil sont animées
jeu d’alliances, de stratégies opportunistes.
par le rejet des positions occidentales et la pri-
S’il est nécessaire de donner aux nouvelles
mauté des intérêts nationaux ou stratégiques
puissances la place qui leur convient, la
sur le respect du droit international ? Dans un
résistance des perdants et les individua-
tel contexte, il est à craindre que les difficultés
lismes des gagnants rendent la tâche difficile.
de l’ONU à remplir ses missions et à se réfor-
Le leadership occidental, néanmoins, est bel
mer se prolongent encore longtemps, tant les
et bien entamé.
crispations autour de questions stratégiques
sont fortes.

11 L’ÉMERGENCE DES BRIC : LE LEADERSHIP OCCIDENTAL BOUSCULÉ ?


POUR EN SAVOIR PLUS
™ DEGANS A. (2011), Les pays ™ CHAPONNIÈRE J.R., au sein de l’organisation
émergents : de nouveaux PERREAU D., PLANE P. (2013), mondiale du commerce », in
acteurs, Paris, Ellipses. « L’Afrique et les grands Jaffrelot C., L’enjeu mondial,
™ OCDE (2013), Études émergents », À savoir n° 19, Paris, Presses de Sciences Po.
économiques de l’OCDE. étude coordonnée par
™ LAÏDI Z. (2011), « Les BRICS :
Brésil, Paris, OCDE. Genevey R., AFD, avril.
un cartel d’ambitions
™ OCDE (2014), Études ™ GOLDSTEIN A. et LEMOINE F. souverainistes », Le Débat
économiques de l’OCDE. (2013), L’économie des BRIC, n° 167, Paris, Gallimard.
Fédération de Russie, Paris, Paris, La Découverte, coll.
™ http://www.imf.org/
OCDE. « Repères ».
external/about/govrep.htm
™ OCDE (2011), Études ™ SAINT-GEOURS Y. (2013),
™ http://www.lemonde.
économiques de l’OCDE. Inde, « L’émergence du Brésil : fr/international/
Paris, OCDE. à l’international aussi », article/2014/04/12/les-
™ OCDE (2013), Études
Politique étrangère n° 4, IFRI. États-unis-sommes-d-
économiques de l’OCDE. ™ WOLL C. (2008), « Les adopter-la-reforme-du-
Chine, Paris, OCDE. stratégies des pays émergents fmi_4400174_3210.html

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2014 12


Entre la fin des années 1960 et aujourd’hui, le centre de gravité de l’économie mondiale s’est
déplacé vers l’Asie. Ce basculement est particulièrement visible au niveau du commerce inter-
national, où les échanges de l’axe transatlantique ont cédé du terrain à ceux de l’axe Asie-
Pacifique. L’émergence spectaculaire de la Chine depuis les années 1990 et surtout 2000 a
rebattu les cartes. Nouvelle puissance économique et commerciale, elle remplace désormais
le Japon au sein de la triade qui avait dominé les échanges internationaux pendant plus de
trois décennies. Deniz Ünal dresse le panorama de ces transformations.
Problèmes économiques

La géographie du commerce
mondial : 1967-2012
 DENIZ ÜNAL dans la triade des superpuissances écono-
miques, a exercé une forte attraction sur les
Économiste au CEPII zones d’influence des États-Unis et de l’Union
européenne. Le nouveau millénaire est ainsi
inauguré avec une nouvelle donne  : l’affai-
blissement accéléré du bloc transatlantique.
Entre la fin des années 1960 et aujourd’hui,
le centre de gravité de la sphère réelle de
[1]
Ce texte est
une réactualisation
l’économie mondiale a basculé vers l’Asie1.
L’essor économique du continent asiatique Le basculement du centre de gravité
de l’économie mondiale vers l’Asie
d’un travail précédent
de l’auteur : est un phénomène «  naturel  » de rattrapage
« La géographie du qui est loin d’être achevé. Les échanges inter-
commerce mondial,
1967-2011 », Panorama
nationaux, dont le volume a décuplé lors des La géographie de l’économie mondiale peut
du CEPII, n° 2014-A-01, quatre dernières décennies, conservent un être représentée d’une manière simplifiée à
janvier 2014. Il s’appuie fort ancrage régional. Développé plus tardi-
sur les bases CHELEM
travers trois grands blocs :
et BACI du CEPII. vement qu’en Europe ou en Amérique, le com-
merce régional représente désormais plus – l’«  Eurafrique  », constituée de l’Union
de la moitié des échanges de l’Asie. L’inté- européenne et des zones géographiquement
gration asiatique, renforcée par l’émergence proches  : autres pays d’Europe, Commu-
de la Chine, fut l’un des événements majeurs nauté des États indépendants (CEI), Afrique
qui ont modelé le commerce international à et Moyen-Orient ;
partir des années 1990, à l’instar de la chute – le continent américain ;
du mur de Berlin ou de la crise économique
récente. La Chine, qui a remplacé le Japon – l’ensemble Asie-Océanie.

13 LA GÉOGRAPHIE DU COMMERCE MONDIAL : 1967-2012


Depuis la fin des années 1960, la réparti- Si l’ensemble «  Afrique-Moyen-Orient  » se
tion de la population mondiale a peu varié distingue par un dynamisme démographique
entre ces trois grandes régions. En revanche, qui contraste notamment avec le déclin euro-
les centres de gravité  de la production et péen, son poids dans le commerce mondial
du commerce se sont sensiblement dépla- recule (graphique 1a) et son poids dans le PIB
cés des régions eurafricaine et américaine n’augmente pas (graphique  1b). L’Afrique-
vers l’Asie-Océanie. Ainsi, le déséquilibre Moyen-Orient est, en moyenne, la région la
très fort qui existait entre la place de l’Asie plus pauvre de la planète, avec un revenu par
dans la population mondiale d’une part, le habitant qui n’atteint pas en 2012 la moitié
commerce et la production de l’autre, tend-il du revenu par tête moyen au niveau mondial
progressivement à se résorber (tableau 1). (43 %, graphique 1d).
Les poids relatifs de ces blocs dans l’économie
Depuis le début des années 1980, période
mondiale sont présentés dans le graphique 1
marquée par l’ouverture au commerce inter-
en décomposant le bloc eurafricain en deux
national de nombreux pays asiatiques, la
grands ensembles : d’une part, l’Europe et la
progression du revenu par tête en Asie-Océa-
CEI, de l’autre, l’Afrique et le Moyen-Orient.
nie s’est accélérée. En 2012, le revenu moyen
1. Le déplacement du centre de gravité y reste toutefois inférieur à la moyenne mon-
de l’économie mondiale vers l’Asie-Océanie diale (il en représente 66  %), très en-deçà
entre 1967 et 2012 (en % monde) des niveaux du continent américain et de
l’ensemble Europe-CEI (graphique 1d).
Amé- Asie- Eura-
rique Océanie frique Dans le PIB mondial et le commerce inter-
Com- 1967 25 12 63 national, la montée spectaculaire de l’Asie-
merce Océanie se traduit par un déclin relatif du
2012 20 30 50
continent américain et de la zone Europe-
PIB- 1967 36 16 48 CEI. Celle-ci demeure encore prépondé-
PPA 2012 30 36 34 rante dans le commerce mondial (échanges
Popula- 1967 14 54 32 intra-UE inclus), avec 41  % en 2012, mais
tion elle est nettement dépassée dans le PIB par
2012 14 55 31 l’Asie-Océanie.

1. Poids relatifs des grandes régions dans le monde, 1967-2012


a. Commerce (en %) b. PIB-PPA (en %) c. Population (en %) d. PIB-PPA par tête
(100 = moyenne)
60 45 60 300
40 55
50 35 36 50 250
41 220
40 30 30 40 200 203
25 26
30 30 20 30 150
20 20 15 20 19 100
10 14 66
10 9 8 10 13 50 43
5
0 0 0 0
67
72
77
82
87
92
97
02
07
12
67
72
77
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97
02
07
12

67
72
77
82
87
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97
02
07
12
67
72
77
82
87
92
97
02
07
12

Amérique Europe-CEI Afrique-M. Orient Asie-Océanie

Note : Le commerce (somme des exportations et des importations de biens et de services), le PIB-PPA, la population et les PIB-
PPA par tête des grandes régions sont exprimés en % du monde. Les échanges intra-UE sont inclus dans le commerce mondial.

Source : CEPII, base de données CHELEM-Commerce international-Balance des paiements-PIB.

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2014 14


La région, ancrage 2. Part des échanges intra-zone dans les
échanges de biens des grandes régions (en %)
de la mondialisation commerciale 80
Depuis la fin des années 1960, alors que la 70 71 Europe-CEI
population mondiale a doublé et la produc-
60
tion quadruplé, le commerce international a
53 Asie-Océanie
été multiplié par dix. Cette croissance remar- 50
48 Amérique
quable des échanges a souvent pour cadre les 40
régions géographiques. L’obstacle que consti-
tue la distance conduit les pays à échanger 30
plus intensivement avec leurs voisins (Gau- 20
lier et al., 2005a). La région Europe-CEI pré- 12 Afrique-
sente l’intégration régionale la plus poussée 10
M. Orient
au monde, avec une part de commerce intra- 0

67
72
77
82
87
92
97
02
07
12
zone qui s’élève à plus de 70 % des échanges
totaux depuis plus de quatre décennies (gra-
phique 2). Les échanges à l’intérieur du mar- Source : CEPII, base de données CHELEM-Commerce
ché unique européen y sont pour beaucoup, international.

mais l’Europe a aussi fortement intensifié


son commerce avec les pays de la CEI. plus de la moitié du commerce total du
continent.
En Amérique, les échanges intra-zone corres-
pondent actuellement à un peu moins de la Au niveau mondial, en 2012, le commerce
moitié du commerce total. Le continent amé- intra-régional (graphique  3a) dépasse nette-
ricain a connu un flux et reflux de régionali- ment les flux inter-régionaux (graphiques 3b
sation depuis la fin des années 1960. Les pays et 3c) : 54 % contre 42 %. Dans les échanges
d’Amérique se sont davantage orientés vers entre les cinq grandes régions du monde, les
l’extérieur du continent jusqu’au début des duos montants sont ceux où l’Asie-Océanie
années 1990. Puis, l’instauration d’une zone est impliquée (graphique  3b). La part rela-
de libre-échange au Nord entre les États-Unis tive du commerce asiatique dans le monde
et le Canada et son extension au Mexique a crû de 4 points depuis 1967 avec les par-
dans le cadre de l’ALENA, ainsi que la mise tenaires de l’Amérique (11  % en 2012) et de
en place du MERCOSUR, le marché commun 3 points avec ceux de la région Europe-CEI
du Sud, ont sensiblement favorisé l’intégra- (10 % en 2012). La progression fut encore plus
tion commerciale du continent. Mais, depuis forte (+ 6 points) avec le partenaire Afrique et
le début du millénaire, l’émergence chinoise Moyen-Orient, la part du duo s’élevant à 8 %
dans le commerce international inverse à du commerce mondial en 2012. Le commerce
nouveau la tendance. transatlantique a été le principal perdant
L’intégration commerciale des pays d’Asie- de l’émergence asiatique (graphique  3c)  : le
Océanie a démarré plus tardivement. Les poids relatif du commerce entre l’Amérique
flux intra-zone se sont renforcés dans les et l’ensemble Europe-CEI a été divisé par
années 2000 grâce à une division régionale deux, passant de 14 % en 1967 à 7 % en 2012
du travail très active, notamment autour de (Jean et Ünal, 2013).
la Chine (Gaulier et al., 2005b). Aujourd’hui, L’ensemble «  Afrique et Moyen-Orient  » est
l’Asie-Océanie n’est plus un vaste ensemble la zone de notre découpage géographique
qui cherche ses débouchés sur les grands qui a le moins développé ses échanges intra-
marchés américain et européen. Les échanges régionaux. Même s’ils progressent depuis
mutuels des pays asiatiques représentent le début des années 1990, ils se limitent

15 LA GÉOGRAPHIE DU COMMERCE MONDIAL : 1967-2012


3. Évolution des échanges de biens à l’intérieur et entre les grandes régions, 1967-2012
(en % du commerce mondial de biens)
a. Échanges intra-régionaux b. Échanges inter-régionaux : c. Échanges inter-régionaux :
couples avec Asie-Océanie autres couples
60 20 20
54
50
15 15
40
11
30 10 10 10
28
8
20 7
16 5 5 5
10 9 2
0 1 0 0

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72
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02
07
12
67
72
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07
12
67
72
77
82
87
92
97
02
07
12

Europe-CEI Asie-Oc./Amér. Amér./Eur.CEI


Asie-Océanie Asie-Oc./Eur.-CEI Eur.-CEI/Afr.-MO
Amérique Asie-Oc./Afr.-MO Amér./Afr.-MO
Afrique-M. Orient
Total intra-régional

Note : Les échanges qui impliquent des zones non ventilées ne figurent pas ici (3 % du commerce mondial).

Source : CEPII, base de données CHELEM-Commerce international.

aujourd’hui à 12 % du commerce total de la – la crise économique intervenue en 2008,


zone (graphique 2). Pour cette grande région qui a contribué à augmenter le poids des
à fort potentiel de croissance, une meilleure grands émergents dans la production mon-
insertion dans l’économie mondiale, allant diale et celui des échanges Sud-Sud dans le
au-delà des exportations des produits pri- commerce international.
maires vers le reste du monde, devrait se
Ces processus ont modifié l’orientation du
concrétiser par une intégration régionale à
commerce des trois pôles actuels de l’écono-
l’instar de ce qui s’est produit sur les autres
mie mondiale et des grands ensembles régio-
continents.
naux regroupant les autres pays entre 1992
et 2012 :
La redistribution des cartes – en 2012, les trois superpuissances éco-
dans les deux dernières décennies nomiques – UE (hors échanges intra-zone),
États-Unis, Chine – se situent au centre des
Les deux dernières décennies ont connu des échanges commerciaux. La répartition des
événements majeurs qui ont modelé le com- flux entre les trois continents-régions est
merce international : plus équilibrée qu’à la fin des années 1960.
– la réorganisation des échanges dans la La Chine a remplacé le Japon au sein de la
région Europe-CEI après la chute du mur de triade ;
Berlin ; – depuis les deux dernières décennies,
– l’émergence chinoise et la nouvelle organi- l’Union européenne s’éloigne du pôle amé-
sation du travail en Asie ; ricain pour s’orienter davantage vers l’Asie-
Océanie et, plus encore, vers sa propre région ;
– l’augmentation des prix des matières pre-
mières qui a accompagné la forte croissance – sur le continent américain, la création
mondiale ; de l’ALENA et du MERCOSUR a favorisé

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2014 16


l’intégration régionale dans les années 1990, – en Asie, deux mouvements opposés s’ob-
sans toutefois empêcher la forte attraction de servent  : plusieurs pays d’Asie de l’Est,
l’Asie-Océanie sur les pays d’Amérique latine notamment le Japon et la Corée, ont intégré
à partir des années 2000 ; la Chine dans leurs réseaux de production
– l’attraction asiatique se manifeste égale- et d’échanges et renforcé leur polarisation
ment de façon nette pour les pays de l’Afrique régionale ;
et du Moyen-Orient. Si la majeure partie des – l’intensification du commerce régional a
échanges des pays d’Afrique du Nord et de fait de la Chine le pôle exportateur vers les
l’Afrique sub-saharienne s’effectue encore autres régions du monde, les exportations
au sein de la région eurafricaine (respec- chinoises se substituant à celles d’autres
tivement 70 % et 50  % en 2012), les pays du économies asiatiques. La Chine s’est ainsi
Moyen-Orient réalisent désormais 58  % de projetée en vingt ans vers une position plus
leur commerce avec les pays d’Asie-Océanie ; centrale.

4. Part des grandes régions dans les échanges de la nouvelle triade, 1992-2012
(en % de la somme des exportations et des importations de biens du pôle économique)
a. Chine
60 10

50 8

40 6

30 4

20 2

10 0
92

96

00

04

08

12

92

96

00

04

08

12
Asie-Est Afrique et MO Amér. autre
ALENA Asie autre CEI et Eur. autre
UE28

b. États-Unis c. UE-28 (hors intra-UE)

40 40

30 30

20 20

10 10

0 0
92

96

00

04

08

12

92

96

00

04

08

12

Amérique Europe-CEI Afrique-M. Orient Asie-Océanie

Source : CEPII, base de données BACI.

17 LA GÉOGRAPHIE DU COMMERCE MONDIAL : 1967-2012


L’affaiblissement du bloc 5. Poids dans le commerce mondial (*) (en %)
40
transatlantique depuis le début 35 Total ASEAN+62 [2]
ASEAN (Brunei,
du millénaire Cambodge, Indonésie,
Laos, Malaisie, Myanmar,
30 Philippines, Singapour,
Depuis le début des années 2000, la Chine Total EU+UE
Thaïlande, Viêt Nam) + 6
s’oriente vers les zones qui étaient jusqu’alors 25 (Chine, Corée du Sud,
dans la mouvance des deux autres pôles de Japon, Inde, Australie,
N.-Zélande).
l’économie mondiale (graphique 4a). L’ensemble 20
de l’Afrique, du Moyen-Orient, de l’Amérique du
Sud, des pays de la CEI et des pays européens 15 Intra ASEAN+6
non membres de l’UE représentent 28 % du com-
merce total chinois en 2012 contre 11 % en 1992. 10 Bilatéral “EU+UE”
et “ASEAN+6”
Au sein des deux pôles avancés de l’économie
5
mondiale, les États-Unis ont une structure Bilatéral EU et UE
figée de leurs échanges par grandes régions
0
partenaires (graphique 4b), tandis que la nou-
92

96

00

04

08

12
velle donne depuis l’explosion de l’ex-URSS
a redessiné la carte commerciale de l’UE-28 (*) Exportations + importations de biens (hors intra-UE).
(graphique  4c). Le commerce de l’Union avec Source : CEPII, base de données BACI.
la CEI et le reste de l’Europe dépasse désor-
mais son commerce transatlantique. En 2012,
38  % du commerce mondial en 1992 (gra-
l’UE réalise 12 % de ses échanges avec la CEI
phique  5). Aujourd’hui, il n’est plus que de
contre 3  % en 1992. Par ailleurs, le commerce
29  %, contre 35  % pour le grand ensemble
de l’UE28 a augmenté bien plus avec les pays
asiatique ASEAN+6. La perte de vitesse sur
d’Afrique-Moyen-Orient (+  3 points) qu’avec
le marché planétaire des deux anciens pôles
l’Asie-Océanie (+ 1 point sur la période). L’UE,
concerne aussi leur commerce bilatéral.
contrairement aux États-Unis, a intensifié ses
Leurs échanges mutuels s’élèvent aujourd’hui
échanges dans sa zone d’influence.
à moins de la moitié de leur commerce avec
L’émergence de la Chine comme troisième l’ASEAN+6 (respectivement 4 % et 9  % du
pôle de l’économie mondiale a atténué la commerce mondial en 2012). C’est dans un tel
suprématie commerciale du couple transat- contexte que les deux protagonistes du projet
lantique dans les années 2000. Le poids com- ont repris les négociations pour un accord de
mercial total des États-Unis et de l’Union libre-échange transatlantique en juillet 2013.
européenne (tous leurs flux bilatéraux, à l’ex-
ception des échanges intra-UE) représentait

POUR EN SAVOIR PLUS


™GAULIER G., JEAN S. ™ GAULIER G., LEMOINE F. ™JEAN S. et ÜNAL D. (2013),
et ÜNAL-KESENCI D. et ÜNAL-KESENCI D. (2005b), « Les échanges transatlantiques
(2005a), « Régionalisation « Chine : atelier du monde, dans la concurrence mondiale »,
et régionalisme », in CEPII, marché pour l’Europe », in CEPII, Économie mondiale
Économie mondiale 2006, La Lettre du CEPII, n° 245, 2014, Paris, La Découverte,
Paris, La Découverte, mai. coll. « Repères ».
coll. « Repères ».

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2014 18


L’essor des fonds d’investissement, qu’ils soient des institutions financières réglementées
comme les fonds de pension ou des structures beaucoup plus libres comme les hedge funds,
constitue une évolution importante pour le fonctionnement de l’économie mondiale. Ces nou-
veaux investisseurs ont en effet changé les règles de l’intermédiation financière et donc modi-
fié le mode de financement des économies. Après en avoir expliqué le fonctionnement et le
rôle économique, Sandra Rigot analyse leur développement fulgurant depuis la fin des années
1990, en insistant sur la période post 2007. Si la participation des pays émergents progresse
et s’accélère depuis la crise, elle reste toutefois modeste au regard de celle des économies
avancées.
Problèmes économiques

La géographie des investisseurs


 SANDRA RIGOT Les investisseurs sont censés
Maître de conférences en économie
à l’Université Paris Nord, CEPN, CNRS jouer un rôle économique en tant
qu’intermédiaires financiers
Depuis les années 1980, les pays occidentaux Besoin et capacité de financement :
ont connu une financiarisation de plus en deux types d’agents
plus importante de leurs économies. Du point
Si, au niveau microéconomique, les agents
de vue des ménages, cela s’est traduit par
non financiers peuvent avoir des ressources
une augmentation substantielle de leur patri-
suffisantes ou non pour financer leurs plans
moine financier qui a bénéficié d’une sophis- de dépenses à un horizon donné, au niveau
tication croissante de la sphère financière. Si, macroéconomique, les ménages sont des
dans ce mouvement d’expansion financière, agents à capacité de financement (prêteurs
le rôle des investisseurs institutionnels a potentiels) et les entreprises et les États, des
été crucial, l’évolution des quinze dernières agents à besoin de financement (emprun-
années, ponctuées par deux crises majeures, teurs potentiels). Ces derniers visent alors à
s’est accompagnée d’une redéfinition du pay- minimiser les charges de remboursements
sage institutionnel avec l’émergence de nou- et à s’endetter à moyen et long termes. Au
veaux acteurs. Après avoir rappelé le rôle contraire, les premiers ont le souci d’avoir des
théorique des investisseurs dans le finan- rendements élevés, de minimiser les risques
cement de l’économie et identifié les traits et de conserver une liquidité en privilégiant
caractéristiques des principales catégories des placements à court terme. Dés lors, ce
de ceux-ci, nous ferons le point sur les ten- déséquilibre des comptes individuels et cette
dances récentes au niveau mondial. diversité des besoins de financement des

19 LA GÉOGRAPHIE DES INVESTISSEURS


agents économiques expriment la nécessité pas la dette des entreprises mais la dette des
de mettre en place un ensemble d’institutions intermédiaires.
et de mécanismes de marché (communément
Selon le poids relatif de ces deux types de
appelé système financier) permettant, non
financement, on observe une diversité des
seulement, d’organiser le transfert des fonds
systèmes financiers. Les typologies tradi-
depuis les agents qui épargnent vers ceux
tionnelles opposent les économies d’endet-
qui souhaitent emprunter, mais aussi de
tement dans lesquelles les entreprises se
rendre compatibles leurs motivations anta-
financent essentiellement auprès des banques
goniques en termes de prix, d’échéances, de
via le crédit (finance indirecte) et les écono-
rendements ou de liquidité. Cette transaction
mies de marchés financiers dans lesquelles
s’avère mutuellement avantageuse dans la
le financement passe par l’émission de titres
mesure où elle permet de lever la contrainte
(finance directe). Toutefois, depuis les années
budgétaire1 des agents non financiers en leur [1]
Cette contrainte
1980, cette distinction binaire ne saurait être budgétaire est levée
permettant un échelonnement temporel plus
satisfaisante car, progressivement, l’intermé- temporairement car
satisfaisant de leurs dépenses. À l’échelle
diation bancaire traditionnelle5 qui caracté- il s’agit d’un crédit
globale, elle permet d’accroître les niveaux qu’il faut rembourser.
risait la finance indirecte s’est enrichie d’une
d’épargne et d’investissement et de participer [2]
nouvelle forme  : l’intermédiation de mar- Gurley J.G. et Shaw F.S.
à la croissance économique. (1960), Money in a Theory
ché, laquelle superpose chez les mêmes inter- of Finance, Washington,
médiaires une émission d’actifs souscrits par Brooking institution.

Finance directe, finance indirecte : les épargnants et l’acquisition d’actifs émis [3]
Les emprunteurs
par les entreprises et les États. Celle-ci est (prêteurs) vont émettre
une distinction de moins en moins concomitante de l’essor de nouveaux inter- (souscrire) des titres.
opérationnelle médiaires financiers non bancaires, les inves- [4]
Cette activité permet
tisseurs institutionnels. Les banques, qui de dégager une marge
d’intermédiation
Selon Gurley et Shaw (1960)2, ce transfert et jusqu’alors avaient quasiment le monopole en qui dépend des
cet ajustement peuvent être assurés selon matière d’intermédiation de financement, ont taux d’intérêt entre
dû s’adapter en diversifiant leurs ressources fonds prêtés et fonds
deux modalités différentes à l’origine d’une
empruntés. Ces taux
distinction clé entre finance directe et finance (émission de certificats de dépôts) mais aussi ne sont pas fixes
indirecte et renvoyant à deux systèmes de leurs activités vers celles de l’intermédiation mais évoluent au
gré des conditions
financement complémentaires. Le premier de marché (bancassurance, filiales de gestion macroéconomiques.
s’opère sur les marchés financiers directe- d’actifs pour compte de tiers…).
[5]
Les banques
ment entre les deux types d’agents à besoin transforment
et à capacité de financement via l’émission3 L’essor d’une nouvelle forme des actifs courts (dépôts
et la souscription d’actifs financiers. Dans à vue) en emplois longs
d’intermédiation favorisé (emprunts bancaires).
le second cas, le transfert passe par un tiers,
par les imperfections de marché Par ailleurs, elles sont
un intermédiaire financier, via l’émission de les seuls intermédiaires
titres distincts, juxtaposant ainsi deux rela- L’émergence et l’essor de cette nouvelle forme financiers à pouvoir
prêter sans collecter
tions contractuelles. Une fonction essen- d’intermédiation au regard de la finance une épargne préalable
tielle des intermédiaires financiers consiste à directe peut s’expliquer par un contexte (création monétaire).
réaliser deux types de transformations4 des d’incertitude, d’asymétries d’information et [6]
Information parfaite,
caractéristiques des créances  : une trans- d’incomplétude des contrats. En effet, l’exis- biens homogènes,
formation d’échéances en proposant aux tence d’intermédiaires financiers répond à un atomicité du marché,
libre entrée et sortie,
ménages des actifs à court terme et aux ensemble d’imperfections dans le domaine de libre circulation des
entreprises un financement à long terme, et la distribution de l’information, de la réparti- facteurs de production.
une transformation de nature en substi- tion des risques ou des attributs de la liquidité.
tuant leur propre dette à celle des agents non Si on se trouvait dans un univers économique
financiers déficitaires. Les ménages, dans le de concurrence pure et parfaite6, les intermé-
cadre de la finance indirecte, ne détiennent diaires financiers n’auraient aucune raison

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2014 20


d’être. Il serait plus simple et moins cher pour
les prêteurs primaires d’acquérir directement Les principales catégories
auprès d’une infinité d’emprunteurs finaux
les titres qui correspondent à leurs préfé-
d’investisseurs
rences en termes de rendements, d’échéances Au delà de leur fonction commune de faciliter
de risques, de liquidité… Les agents à besoin la rencontre entre prêteurs et emprunteurs de
de financement, qui se trouveraient dans une capitaux, les intermédiaires financiers se dif-
situation symétrique, seraient certains de ren- férencient fortement par la finalité de leurs
contrer les investisseurs qui jugeraient attrac- activités, la nature des produits d’épargne
tifs leurs propres exigences d’endettement et proposés aux ménages, ou encore le profil
les potentialités d’investissement. rendement-risque des actifs. On distingue
traditionnellement les investisseurs insti-
Mais la réalité économique est différente et
tutionnels (fonds de pension, compagnies
bien plus complexe. En produisant des ser-
d’assurances, organismes de placements col-
vices d’informations liés à la sélection des
lectifs) des autres fonds d’investissement.
emprunteurs, en se spécialisant dans l’achat
Cette distinction se justifie généralement par
et la vente d’actifs financiers, en traitant des
le fait que ces derniers ont connu un essor
volumes financiers très élevés en provenance
plus récent et sont moins réglementés.
ou à destination des clients en grand nombre,
les intermédiaires financiers accèdent à des
coûts unitaires de collecte ou de prêts (coûts Les investisseurs institutionnels
opérationnels, de négociation ou de recherche Les investisseurs institutionnels sont des
d’information…) plus bas que ceux qui s’im- institutions financières spécialisées, qui
posent aux agents individuels, qu’ils soient gèrent des épargnes collectivement, par capi-
[7]
La capitalisation prêteurs ou emprunteurs dans des contrats talisation7, pour le compte de tiers, avec des
consiste à placer sur bilatéraux noués sur des marchés. Ils par- objectifs spécifiques. Ils ont un engagement
les marchés financiers viennent donc à en tirer profit. Ils développent
l’épargne collectée d’objectifs inscrit dans un contrat vis-à-vis
(achat d’actions, également une expertise pour mieux gérer de leurs mandants qui sont des ménages. Ils
obligations...) pour la l’asymétrie d’information à long terme. Enfin, représentent des intermédiaires financiers
faire fructifier et à
réinvestir les revenus
grâce à leur taille, les intermédiaires financiers distincts des intermédiaires bancaires dans
financiers ainsi obtenus peuvent diversifier plus facilement leurs por- leur activité traditionnelle8. L’émergence de
de manière à accroître la tefeuilles et donc mieux répartir l’ensemble ce nouveau type d’intermédiaires peut être
somme initiale.
des risques inhérents à l’activité financière. vue comme une forme d’adaptation et d’amé-
[8]
L’actif des Toutefois, loin de faire disparaître les imper- lioration des institutions financières sous
investisseurs
institutionnels est
fections du marché, ils ne font que les réduire. la pression de forces compétitives (Davis et
constitué de titres Steil, 2001). Ils ont d’ailleurs participé au
négociables, celui des Ainsi, les investisseurs sont censés jouer un
banques de créances
mouvement de financiarisation des écono-
rôle important dans l’économie, en facili-
non négociables ou de mies occidentales au début des années 1980.
crédits… les banques tant le partage des risques et en diminuant
peuvent être considérées les coûts de transaction et les asymétries Les organismes de placements collectifs
comme des investisseurs d’information. Garantissant des revenus (mutual funds) ont pour objet la gestion de
institutionnels via leurs
filiales d’assurance ou de d’épargne dans un contexte d’incertitude portefeuilles de titres financiers. Ils pro-
gestion d’actifs. et dans la longue durée, ils procèdent à une posent des formules collectives de placement
socialisation des risques. C’est la raison pour qui permettent aux agents d’investir à moyen
laquelle, dans toutes les économies déve- et long termes en bénéficiant des avantages
loppées, les particuliers, naturellement plus liés à la diversification des risques, l’expé-
averses au risque, leur confient des sommes rience des professionnels (possibilité de pla-
importantes. Mais encore faut-il qu’ils se cer des montants de moindre importance,
comportent comme tels. professionnalisme et accès à des techniques

21 LA GÉOGRAPHIE DES INVESTISSEURS


de gestion sophistiquées) et souvent à une fis- socialisation des risques dans un contexte
calité avantageuse. d’incertitude, ils peuvent être encouragés par
les pouvoirs publics, tout en étant particuliè-
Les fonds de pension sont des plans mis en
rement contrôlés.
place par les entreprises pour assurer le finan-
cement des retraites de leurs salariés. Ils sont
chargés de collecter les contributions sala- Autres investisseurs
riales et patronales, de les gérer par capita- Les autres fonds d’investissement sont d’une
lisation et de verser des prestations (capital/ grande diversité. Nous ne présenterons ici
rente viagère). La nature de leurs engagements que les principaux.
contractuels entre employeurs et employés
Les hedge funds et les fonds de private equity
permet de différencier les fonds de pension
sont des fonds de performance absolue, autre-
à prestation définies et à cotisations définies.
ment dit, ils ont comme point commun de
Dans les premiers, le montant des prestations
donner l’espoir de rendements plus élevés que
à verser au retraité est fixé à l’avance et garanti
les indices des marchés actions. Les premiers
par l’employeur. Les prestations ne dépendent
sont des fonds qui combinent des stratégies
pas exclusivement des rendements du porte-
variées, un trading très actif, du levier finan-
feuille. Dans les seconds, c’est le salarié qui
cier, dans le but de réaliser une performance
porte le risque car le montant de sa retraite
absolue sur un horizon court, le tout dans un
dépend exclusivement des rendements du
cadre réglementaire très souple voire inexis-
portefeuille et le choix de la stratégie de place-
tant. Historiquement, ils collectaient des
ment incombe aux salariés.
fonds auprès de fortunes personnelles mais
Les compagnies d’assurance sont des orga- ils le font de plus en plus auprès des investis-
nismes qui commercialisent des contrats de seurs institutionnels depuis les années 2000.
protection financière contre la conséquence Les fonds de private equity (fonds de capital
d’événements futurs incertains. Elles col- investissement) sont, à l’origine, plus spéciali-
lectent l’épargne sous la forme de primes sés dans le financement de l’innovation via la
ou de cotisations pour les gérer par capita- création d’entreprises (venture capital), de la
lisation afin de pouvoir les redistribuer sous croissance des PME (expansion), l’acquisition
forme d’indemnités lors de la survenance d’un d’entreprises cibles existantes et de tailles
risque. On distingue les compagnies d’assu- diverses (leverage buy out – LBO) afin de réali-
rance vie (épargne, retraite, décès) qui ont des ser une performance à moyen terme.
engagements de long terme et non-vie ou bien
Les fonds souverains représentent des inves-
IARD (incendie, accidents, risques divers) qui
tisseurs publics qui n’ont pas d’engagements
ont des engagements à un an en général mais
contractuels auprès d’épargnants indivi-
renouvelables régulièrement. Au sein des
duels, contrairement aux investisseurs insti-
contrats d’assurance vie, le risque peut être
tutionnels. Leurs fonds proviennent de deux
porté par l’épargnant ou par l’assureur.
sources : les matières premières (pays du
Les produits offerts par ces deux derniers Moyen-Orient, Norvège, Russie) et le trans-
investisseurs ont comme point commun fert des réserves de change (Chine, pays asia-
d’avoir une dimension sociale. Les fonds tiques). Tous ont des objectifs de long terme
de pension participent au financement des qui prennent en compte les risques macroé-
retraites dans les pays qui ont adopté un sys- conomiques (protection contre l’épuisement [9]
Selon le type
tème de retraite par capitalisation9. Les com- des ressources naturelles et les fluctuations de système de retraite
pagnies d’assurance répondent aux besoins des prix ou encore des taux de change)  ; le par capitalisation,
de protection du plus grand nombre en four- développement à long terme pour financer certains types de
fonds de pension sont
nissant une assurance aux citoyens contre les des investissements nécessaires au sou- obligatoires, d’autres
aléas de la vie. Parce qu’ils participent à une tien de la croissance potentielle  ; et la mise facultatifs.

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2014 22


en place de systèmes de protection sociale premiers et n’ont pas de garantie en termes
(retraite, santé…). de valeur ou de performance, si bien que les
fluctuations de la valeur du portefeuille se
[10]
Les principaux sont Les fonds de dotations universitaires10
américains : Harvard, répercutent directement sur le capital investi
(endowments) gèrent des actifs substantiels
Yale et Stanford. par l’épargnant.
sur un horizon très long et avec un passif sans
[11]
Les fonds de pension engagement bien défini. Ils investissent pour
L’évolution du paysage
à cotisations définies
ont justement connu fournir au budget de l’université des reve-
un essor pour échapper nus à la collectivité. Leur objectif est donc
à leurs engagements
de passif vis-à-vis des
double : préserver la valeur réelle du capital
sur un horizon indéfini et fournir des flux de
institutionnel mondial
bénéficiaires.
[12]
revenus stables à un budget opérationnel. La période 1985-2001 a vu la montée en force
Ces chiffres sont à
manier avec prudence de l’épargne longue et des investisseurs ins-
dans la mesure où il Des horizons, des risques titutionnels dans le patrimoine financier des
n’existe pas de données
agrégées mondiales sur et des objectifs variables ménages. Celle-ci a participé à la transfor-
ces acteurs. Il est donc mation profonde du système financier. Cette
nécessaire de combiner Parmi ces investisseurs, certains peuvent tendance s’est confirmée de 2001 à 2006. En
plusieurs sources.
être considérés comme des investisseurs effet, depuis plus de trois décennies, les plus
[13]
Investment Company à long terme. Par la nature de leur passif, gros collecteurs d’épargne dans le monde
Institute, 2007
composé d’engagements contractuels inter- sont les investisseurs institutionnels. En
[14]
Les endowments générationnels (fonds de pension à presta- 1995, leur poids financier12 mesuré à l’aune
représentaient 300
milliards de dollars
tions définies et compagnies d’assurances), de leurs portefeuilles de placements, repré-
en 2006 (FMI, Morgan de capitaux publics (fonds souverains) ou sentait environ 20 000 milliards de dollars. Il
Stanley, Mac Kinsey, collectifs (fondations familiales ou universi- est multiplié par plus de deux, dix ans plus
2007).
taires), ces entités financières disposent de tard (46 000 milliards)13. Si, en 1995, les com-
fonds propres abondants et ont une faible pagnies d’assurance sont majoritaires, en
dépendance au refinancement des marchés 2005 il faut compter avec les mutual funds
de court terme. En conséquence, elles dis- qui connaissent un essor important sur cette
posent d’une épargne longue qui leur permet période. La domination des pays développés
de prendre des risques et d’immobiliser du occidentaux et anglo-saxons en particulier
capital, contrairement aux banques. Ce pas- est incontestable. Ces derniers comptabili-
sif de bonne qualité et stable va déterminer saient près de la moitié des encours des com-
leurs objectifs, à savoir préserver dans la pagnies d’assurance en 2005 (8 200 milliards
longue durée la valeur réelle du capital et de dollars), les trois quarts des fonds de
viser des rendements réels compatibles avec pension (essentiellement parce qu’ils ont
les engagements du passif. Ce sont des objec- adopté un système de retraite par capitali-
tifs de soutenabilité (Glachant et al., 2010). sation) et les deux tiers des mutuals funds.
Au regard de cet avantage stratégique lié Par ailleurs, on observe à partir des années
à leur passif, les investisseurs à long terme 2000 la montée en puissance d’autres fonds
pourraient réorienter l’épargne collectée vers d’investissements14 : les fonds souverains,
des projets productifs rentables (infrastruc- d’une part, avec les évolutions démogra-
ture et développement de l’économie low phiques, la nationalisation des rentes pétro-
carbon), jouer un rôle stabilisant sur les lières et les déséquilibres des balances de
marchés ou encore influencer l’horizon d’in- paiements  ; et les hedge funds et les fonds
vestissement des sociétés (Aglietta et Rigot, de private equity, d’autre part, avec l’institu-
2009). En revanche, les mutual funds et les tionnalisation de leur clientèle. En 2006, ils
fonds de pension à cotisations définies11 ne représentaient respectivement 3  000, 700 et
font pas partie de cette catégorie car ils ont 1  500  milliards de dollars, enregistrant, sur
une contrainte de liquidité forte pour les la période 2000-2006, des taux de croissance

23 LA GÉOGRAPHIE DES INVESTISSEURS


1. Encours des investisseurs institutionnels traditionnels dans les pays de l’OCDE, 1995-2011
(en milliards de dollars)
30 000
Organismes de placements collectifs 28 800
Compagnies d’assurance
Fonds de pension
25 000
Autres 24 300

20 000 20 200

15 000

10 000

5 000

1 800
0
95 96 97 998 999 000 001 002 003 004 005 006 007 008 009 010 011
19 19 19 1 1 2 2 2 2 2 2 2 2 2 2 2 2

Source: OECD Global Pension Statistics, Global Insurance Statistics and Institutional Investors databases.

(1) Les autres fonds comprennent notamment les endowments, private equity funds, hedge funds…

Note: Les compagnies d’assurance et les fonds de pension n’investissent qu’une petite partie de leurs portefeuilles directe-
ment sur les marchés financiers. Ils préfèrent acheter des actifs financiers indirectement en passant par les fonds de place-
ment collectifs.

annuels respectivement de 19 %, 20 % et 15 %, les plus importants, notamment en France.


bien supérieurs au taux de croissance moyen Les Pays-Bas font figure d’exception, compta-
des institutionnels (7%). Les plus grands bilisant une pension industry très forte15. Au [15]
Du fait de leur
fonds souverains sont issus des pays émer- Japon, les compagnies d’assurance dominent système de retraite par
capitalisation
gents (à l’exception de la Norvège), tandis que avec près de 3 200 milliards de dollars d’en-
les hedge funds et les fonds de private equity cours en 2005 contre 997 pour les fonds de
sont très majoritairement américains. pension et 470 pour les mutual funds.
Toutefois, la répartition des investisseurs Cette expansion peut s’expliquer par des
institutionnels est très variable d’un pays à facteurs d’offre combinés à des facteurs
l’autre. Les États-Unis se taillent la part du de demande (qui ont accru les besoins des
lion, loin devant le Royaume-Uni, le Canada ménages pour l’épargne institutionnelle).
et l’Australie. Leurs fonds de pension repré- Côté demande, les pays industrialisés ont
sentaient, en 1995 et 2005, la catégorie la plus connu, au cours des dernières décennies,
importante parmi les investisseurs institu- d’importantes modifications de leur pyra-
tionnels, loin devant les mutual funds et les mide des âges, avec la hausse du taux de nata-
compagnies d’assurance en dépit d’une forte lité après la seconde guerre mondiale (baby
progression. En Europe, ce sont les compa- boom) puis sa diminution dans les années
gnies d’assurance et les fonds communs de 1970, ainsi que l’augmentation continue de
placement (organismes de placement collec- l’espérance de vie. Ceci a engendré, au cours
tif en valeurs mobilières – OPCVM) qui sont de la période 1985-2001, un accroissement

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2014 24


important de la population d’âge mûr (40- tandis que le développement des mutual
59 ans), une hausse du poids de la population funds privés s’est poursuivie dans les pays
âgée (60  ans et plus) et comme contrepartie occidentaux. D’un autre côté, les contrats
directe des deux premiers cas, un recul mar- noués entre les ménages et les deux princi-
qué de la population la plus jeune (moins pales catégories d’investisseurs institution-
de 40 ans). Côté offre, trois transformations nels ont changé de nature, confirmant une
majeures (la déréglementation, la libéralisa- tendance lourde d’un transfert des risques
tion interne et externe et l’innovation finan- financiers sur les épargnants.
cière) ont joué un rôle important dans l’essor
de ces acteurs de marché. Aussi, les incita- L’évolution de la répartition géographique
[16]
Ces incitations tions fiscales16 initiées par les gouvernements des encours institutionnels, à l’échelle mon-
fiscales suscitent occidentaux ont orienté les ménages vers une diale, montre que la part des actifs détenus
des arbitrages et par les pays émergents a augmenté de 10 %
des réallocations de épargne longue dans le but de financer les
portefeuilles dès lors besoins croissants de financements de l’État. à 19 % entre 1995 et 2009 au détriment des
qu’elles ne concernent Par ailleurs, le placement des actifs longs de pays développés. Celle détenue par le Japon
pas de manière uniforme et les États-Unis a baissé, passant respecti-
tous les produits l’épargne a été sans aucun doute favorisé par
d’épargne. la politique monétaire et la période d’expan- vement de 23 % à 14 % et de 47 % à 45 % (FMI,
sion exceptionnelle des marchés boursiers 2011). Par ailleurs, la proportion des mutual
durant les années 1990. Si ces mutations ont funds a augmenté entre 1995 et 2009 (29 % à
certes amélioré la compétitivité des investis- 40 %) au détriment des fonds de pension (47 %
seurs institutionnels, elles ont aussi généré à 33 %) et des assureurs (32 % à 26 %) (FMI,
autant d’incitations favorisant la spéculation 2011). Plus précisément, en 2011, les encours
et, en conséquence, des risques de fragilités des investisseurs institutionnels représen-
financières (Boyer et al., 2004). taient plus de deux fois le PIB des Pays-Bas,
de la Suisse, du Danemark et du Royaume-
Le poids des investisseurs Uni contre moins d’un quart pour le Mexique,
la Grèce et la Turquie. Les fonds de pension
sur les marchés boursiers
restent toujours majoritaires en Australie, au
Par leur détention d’actions, ces fonds d’in- Chili mais aussi aux Pays Bas, en Islande et
vestissement sont devenus les principaux au Royaume-Uni dans une moindre mesure.
actionnaires des sociétés cotées. Ils repré- Aux États-Unis, les mutual funds deviennent
sentent aujourd’hui, aux États-Unis, 40 % de majoritaires au détriment des fonds de pen-
la capitalisation boursière alors qu’en 1960, sion. Enfin, le paysage institutionnel euro-
84  % des actions étaient détenues par des péen reste dominé par les assureurs (France,
personnes physiques. Cette progression est Belgique, Allemagne, Norvège, Portugal,
encore plus marquée au Royaume-Uni où la Italie, Espagne…).
proportion d’actions directement détenues
par les personnes physiques est passée de Les fonds de pension et les compagnies d’as-
54 % à 11 % en cinquante ans (Çelik et Isaks- surance ont en effet subi des pertes lourdes
son, 2013). durant la crise par rapport à leur allocation
en actions pour les fonds de pension et par
Quelles évolutions rapport à leurs crédits (RMBS, CDO et obliga-
tions bancaires) pour les compagnies d’assu-
depuis la crise de 2007 ?
rance dues à la corrélation de tous les actifs
La crise qui a éclaté en 2007 a inversé mais risqués dans la crise qui détruit les avantages
aussi confirmé certaines de ces tendances. de la diversification. Les conséquences se tra-
D’un côté, la progression des investisseurs duisent par un sous-financement des plans
publics s’est renforcée dans les pays émer- de retraite pour les fonds de pension à pres-
gents sous la forme de fonds souverains tations définies (incitant les employeurs à

25 LA GÉOGRAPHIE DES INVESTISSEURS


2. Encours des investisseurs institutionnels dans les pays de l’OCDE en 2011 (en % du PIB)

300 %
250 %
200 %
150 %
100 %
50 %
0%
m
lands
rland

States

Iceland

al
rk

Japan

lia

Italy

Estonia
France

a
n

ny
Israel
Chile

Austria

Spain

Poland
d
Korea

ia
ry
lic
Mexico
lic

Greece
Turkey
Canad

Norwa

Finlan
Swede

Portug

Sloven
Denma
Kingdo

Belgiu

Hunga
Repub

Repub
Austra

Germa
Switze
Nether

United

Czech

Slovak
United

Organismes Compagnies Fonds de pension


de placements collectifs d’assurance

Source : OECD Institutional Investors Database. GDP data from OECD National Accounts.

transformer leurs fonds de pension en fonds Avant la crise, les fonds de pension à pres-
à cotisation définies), une perte du capital tations définies (environ 11  000  milliards
des compagnies d’assurance aggravée par de dollars) et les compagnies d’assurance
les taux d’intérêt très bas sur longue période (18  000  milliards de dollars) représentaient
inférieurs au rendement minimum requis les deux catégories les plus importantes, soit
pour honorer les engagements de passif (inci- un peu moins de 50 % des actifs des institu-
tant les assureurs à privilégier des contrats tionnels (62  200  milliards de dollars). Leur
d’assurance non garantis). La crise a donc surface financière élevée (31 000 milliards de
précipité la conversion des passifs contrac- dollars) était alors comparable aux besoins
tuels dans des engagements qui rejettent d’investissement de long terme (45  000  mil-
le risque financier sur les épargnants qui liards de dollars). En 2009, malgré la hausse
n’ont pas les capacités de le gérer. On est de l’ensemble des investisseurs (65 000 mil-
donc à l’opposé du rôle théorique attribué liards de dollars), leurs encours ont baissé
à la finance et aux intermédiaires financiers à 27  000  milliards de dollars. Cette baisse,
qui est de mutualiser les risques. Ce report qui se confirme encore aujourd’hui, tranche
du risque participe à la remise en cause de avec l’augmentation des besoins de finan-
l’influence positive des marchés financiers cement de long terme. Un premier défi sera
sur la croissance économique (Cecchetti et alors de stimuler l’épargne de long terme
Kharroubi, 2012). des ménages dans les pays développés pour
compenser cette perte. Un second défi consis-
On peut également déplorer la baisse, dans les tera à inciter ces investisseurs à adopter un
pays développés, du poids des investisseurs comportement de long terme en réorientant
dits à long terme –  c’est-à-dire capables de cette épargne vers l’investissement dans les
financer des projets sur un horizon long – au énergies de transition, l’industrie, l’efficacité
profit d’autres institutionnels (mutual funds énergétique, l’énergie bas carbone ou encore
et fonds de pension à cotisations définies). les infrastructures adaptées au changement

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2014 26


climatique. L’appui des régulateurs, par une des pays émergents, même s’ils sont encore
réforme allant en ce sens, leur permettrait faiblement abondés par rapport aux fonds
alors de s’approprier et de jouer pleine- des pays développés, leur essor devrait se
ment ce rôle dans le capitalisme contempo- poursuivre.
rain. Quant aux investisseurs à long terme

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and What Do They Do? », (2010), Investissements et Long-Term Financing for
OECD Corporate Governance investisseurs de long terme, Growth and Development,
Working Papers, n° 11, Paris, rapport du CAE n° 91, Paris, OECD Report for G20 Leaders,
OCDE. La Documentation française. Paris, OCDE.

27 LA GÉOGRAPHIE DES INVESTISSEURS


La mondialisation des économies se manifeste par une très forte mobilité du capital. Qu’en est-
il des hommes, et en particulier du facteur travail ? Jean-Christophe Dumont et Jean-Pierre
Garson montrent que si les migrations internationales, et notamment les migrations de travail,
se sont accrues au cours des dernières décennies, on ne peut pour autant y voir une mondia-
lisation du phénomène en lien avec ce que l’on observe pour le commerce international ou les
mouvements de capitaux. Les causes des migrations restent très diverses et l’augmentation
des flux précède parfois l’intégration économique. En outre, ces flux ne s’inscrivent pas néces-
sairement dans une logique de compensation des déséquilibres démographiques et écono-
miques entre pays ou régions.
Problèmes économiques

Migrations internationales
et mondialisation des économies
Dans de nombreux pays, la maîtrise des  JEAN-CHRISTOPHE DUMONT1
flux migratoires internationaux est au cœur
des préoccupations gouvernementales. Chef de la Division des migrations
Pourtant, globalement, le nombre total internationales de l’OCDE
d’immigrés2 dans le monde ne dépasse pas JEAN-PIERRE GARSON
232 millions en 2013 (Nations unies, 2013),
soit 3,2 % de la population mondiale, contre Économiste, ancien chef de la Division
2,9 % en 1990. Toutefois, ces effectifs d’im- des migrations internationales de l’OCDE
migrés varient considérablement selon les
grandes régions du monde (tableau  1) et,
au sein de chacune d’elles, selon les pays capitaux. Elle est aussi marquée par une ten-
considérés (ONU et OCDE, 2013). Alors qu’en dance à l’internationalisation des processus
1913, les immigrés représentaient près de de production. Enfin, elle se caractérise par
10  % de la population mondiale, leur part des formes plus ou moins développées d’inté- [1]
Les opinions
relative est en 2013 trois fois moins impor- gration économique (Union européenne) ou exprimées ici sont
tante. La raison principale de cette forte de coopération économique et commerciale celles des auteurs et
ne reflètent en rien
baisse est la croissance de la population entre des pays appartenant à une même région celles de l’OCDE et les
mondiale, notamment en Afrique et en Asie. (MERCOSUR, ALENA, ASEAN, CEI, CEDEAO3). autorités nationales
concernées
La mondialisation des économies est le Depuis le début des années 1990, ce proces-
[2]
résultat d’un processus de forte croissance sus de mondialisation des économies a pris Personnes nées à
l’étranger et résidant
des échanges commerciaux internationaux une plus grande ampleur. Qu’en est-il des dans un pays autre que
et de la libéralisation des mouvements de mouvements migratoires internationaux  ? celui de leur naissance.

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2014 28


1. Effectifs de migrants internationaux (en millions)

1990 2000 2010 2013


Monde entier 154,2 174,5 220,7 231,5
Régions développées 82,3 103,4 129,7 135,6
Régions en développement 71,9 71,1 91 95,9
Afrique 15,6 15,6 17,1 18,6
Asie 49,9 50,4 67,8 70,8
Europe 49 56,2 69,2 72,4
Amérique latine et Caraïbes 7,1 6,5 8,1 8,5
Amérique septentrionale 27,8 40,4 51,2 53,1
Océanie 4,7 5,4 7,3 7,9
Source : ONU (2013), Tendances des migrations internationales, mise à jour 2013.

Peut-on vraiment parler d’une mondialisa- Les données sur les effectifs d’immigrés pro-
tion des migrations et, par ailleurs, peut-on viennent pour l’essentiel des recensements,
identifier le rôle que les migrations interna- des registres de population et/ou des statis-
tionales jouent dans la mondialisation des tiques administratives (titres ou permis de
économies ? séjour). Elles prennent parfois en compte une
partie des immigrés en situation irrégulière.
Par ailleurs, en Afrique et en Asie, une par-
L’évolution des migrations tie des réfugiés sont inclus dans les données
sur les effectifs d’immigrés. Le nombre des
internationales au cours réfugiés s’élève fin 2012 à environ 15,5 mil-

des deux dernières décennies lions, dont 13 millions résident en Asie ou en


Afrique, contre 1,5 en Europe et 0,8 million sur
le continent américain. Les flux de réfugiés ont
L’évolution des effectifs d’immigrés fortement augmenté en Afrique, passant de
2,3 millions fin 2008 à 3 millions fin 2012.
Le nombre d’immigrés a crû deux fois plus vite
durant la première décennie du XXIe siècle (en Tous pays confondus, les femmes repré-
moyenne + 4,6 millions par an) qu’au cours sentent 48 % des effectifs mondiaux d’immi-
des années 1990 (+ 2 millions par an). Sur la grés (ONU, 2013). Depuis plusieurs décennies,
période 1990-2000, le nombre de migrants on a pu constater une lente augmentation de
dans les régions classées par les Nations ce pourcentage. Cette féminisation des migra-
unies comme développées augmentait de tions s’explique en partie par l’espérance de
2,3 % par an alors qu’il diminuait légèrement vie supérieure des femmes migrantes, mais
dans les régions en développement (–  0,1 % on observe aussi une plus grande propor-
[3]
Marché commun
par an). Entre 2000 et 2013, la tendance s’est tion de femmes parmi les primo-migrants, en
du Sud, Accord de inversée dans les régions en développement : raison de l’évolution des besoins du marché
libre-échange nord- la croissance annuelle se situe en moyenne du travail, notamment dans les secteurs de
américain, Association
des nations de l’Asie du autour de 2,3  %, alors qu’elle se maintient la santé et de l’éducation, dans les services
Sud-Est, Communauté autour de 2,1 % dans les régions développées. domestiques et ceux de soins aux personnes
des États indépendants, Dans ce contexte, les migrations intra-régio- âgées (Dumont et al., 2007). Elle tient aussi à
Communauté
économique des États nales sont particulièrement importantes en l’accroissement des migrations familiales et
d’Afrique de l’Ouest. Afrique (Bredeloup, 2009). à la proportion élevée des femmes dans les

29 MIGRATIONS INTERNATIONALES ET MONDIALISATION DES ÉCONOMIES


ZOOM avec 2 millions d’immigrés,
avec
Mexique
Me xique et le
d’immigrés, se situe dev
le Venezuela
devant le
Venezuela (1,1 million, chacun)
le

LES IMMIGRÉS
et le
le Brésil
Brésil (0,5 million). Dans les
les Caraïbes,
Caraïbes,
la République dominicaine
dominicaine et Puerto
Puerto Rico
Rico

DANS LE MONDE accueill


ac cueillent
ent à elles
des immigrés
elles seules
immigrés de cett
seules la moitié du tot
cettee région
total
région (1,4 million).
al

En 2013, c’est
c’est en Europe
Europe que résident
résident le le plus En Asie, l’Inde
l’Inde est
est le
le plus grand
grand pays
grand
gr and nombre
nombre d’immigrés
d’immigrés (72,5 millions), d’immigration
d’immigr ation (5,3 millions) dev
devant la Thaïlande
contr
ontree presque
presque 71 millions en Asie, près près de (3,7 millions), le
le Kazakhst
Kazakhstan (3,5 millions),
62 millions en Amérique (dont 53 millions en Hong Kong, Chine (2,8 millions), et un peu
Amérique du Nord), Nord), 18,6 millions en Afrique et moins de 2,5 millions d’immigrés
d’immigrés résident
résident
environ
envir on 8 millions en Océanie
Océanie – dont 6,5 millions respectiv
espectivement
ement à Singapour,
Singapour, en Malaisie et au
en Austr
Australie
alie et 1,1 million en Nouvell
Nouvelle-Zélande.
e-Zélande. Japon. Rapportés
Rapportés à la population, les les Émirats
Émirats
En val
valeur
eur absolue, ce ce sont de loin
loin les
les États-Unis
États-Unis arabes
ar abes unis enregis
enregistrtrent
ent le
le pourc
pourcent
entage
age le
le
qui compt
comptentent dans leur
leur population le le plus grand
grand plus éle
élevé d’immigrés
d’immigrés (84 %) suivis du Qatar Qatar
nombre
nombr e d’immigrés
d’immigrés (46 millions) suivis de la (74 %), du Kow
Koweit (60 %) et de Bahrein
Bahrein (55 %).
Russie,
Rus sie, de l’l’All
Allemagne,
emagne, de l’l’Ar
Arabie
abie saoudite
saoudite et À l’opposé, ce
À l’opposé, ce pourc
pourcent
entage
age est
est très
très faibl
faible
e en
des Émirats
Émirats arabes
arabes unis, avec
avec respectiv
respectivement
ement Chine (0,1 %), en Inde (0,4 %) et au Japon
11,10, 9 et 8 millions. L’ L’Afrique du Sud et la Côte
Côte (1,9 %). Il est
est inférieur
inférieur à 0,5 % au Brésil
Brésil ainsi
d’Ivoir
d’Ivoire
e compt
comptent ent chacune près
près de 2,5 millions qu’à Madagascar
Madagascar..
d’immigrés,
d’immigr és, lele Nigéria 1,2 million. En Amérique Jean-Christophe Dumont
centr
entral
ale
e et du Sud (OAS,(OAS, 2012), l’l’Ar
Argentine,
gentine, et Jean-Pierre Garson

populations déplacées et les flux de réfu- internationales, elle n’est pas suffisante pour
giés. C’est en Afrique et en Asie que résident garantir une bonne évaluation des flux d’im-
les immigrés les plus jeunes avec des âges migration ou d’émigration. Parfois, la même
médians respectivement de 30 et 34 ans personne qui traverse la frontière à de nom-
(ONU/OCDE, 2013). Dans ces deux grandes breuses reprises dans l’année est comptabi-
régions du monde, les migrations revêtent lisée plusieurs fois comme ayant immigré. À
un caractère plus temporaire, comparées aux l’inverse, le nombre des immigrés en situa-
autres régions, dans lesquelles les migra- tion irrégulière, à l’exception de ceux qui ont
tions permanentes ou dites d’installation fait l’objet d’une régularisation, n’est pas
prédominent. connu ou mal estimé.

La difficulté de mesurer Les données de flux devraient porter sur


avec précision les flux migratoires des flux nets, c’est-à-dire les soldes annuels
des entrées et des sorties d’immigrés et
internationaux
aussi ceux des personnes nées dans le pays,
Le suivi des mouvements migratoires est une qui soit émigrent vers un autre pays, soit
tâche complexe, parce que contrairement aux retournent dans leur pays après avoir émigré.
autres événements démographiques (nais- Mais ce n’est pas le cas dans tous les États,
sances ou décès), ils sont susceptibles de se et en général, les données de flux les plus
répéter et sont en partie déterminés par des fiables proviennent des pays d’accueil des
processus administratifs (titres de séjour immigrés. Les pays de l’OCDE, par exemple,
ou naturalisations). Si la notion de fran- disposent d’un système de suivi continu des
chissement des frontières permet de distin- mouvements migratoires internationaux  ;
guer les migrations internes des migrations une grande partie d’entre eux ont harmonisé

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2014 30


leurs statistiques sur les effectifs et les 1990. En même temps, on a assisté à une
flux d’immigrés, en distinguant avec préci- accélération des flux, deux phénomènes qui
sion les entrées d’immigrés par catégories pourraient indiquer une tendance à la mon-
(motifs liés au travail, migrations familiales dialisation des migrations (ONU et OCDE,
ou migrations à caractère humanitaire) et 2013). La chute du Mur de Berlin et l’éclate-
selon les titres de séjour délivrés, en fonction ment du bloc soviétique ont ouvert les fron-
du caractère temporaire ou permanent de la tières de pays dont les ressortissants ne
migration. pouvaient pas sortir librement. Les migra-
tions des pays d’Europe centrale et orien-
tale vers l’Europe occidentale (notamment
Observe-t-on une mondialisation les pays anciens ou traditionnels d’immi-
des migrations ? gration, comme le Royaume-Uni, la France,
l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique et les
Au cours des dernières décennies, les migra- Pays-Bas) et vers les pays d’installation des
tions internationales ont augmenté, mais immigrés, c’est-à-dire les pays qui privilé-
peut-on parler pour autant d’une mondialisa- gient l’immigration permanente (Australie,
tion des migrations? Répondre à cette ques- Canada, États-Unis et Nouvelle Zélande) ont
tion suppose que l’on puisse la définir et la fortement augmenté. Les flux migratoires ont
mesurer. alors revêtu une dimension plus géopolitique
avec des migrations à caractère ethnique,
Un phénomène plus qualitatif par exemple des minorités allemandes de
retour en Allemagne (Aussiedler) provenant
que quantitatif de l’ex-Union soviétique et d’Europe centrale
Si l’on se limite, dans un premier temps, à et orientale, des Grecs revenant de l’ex-Union
l’évolution en termes quantitatifs des effectifs soviétique et accueillis en Grèce. Par ailleurs,
d’immigrés dans le monde au cours du siècle la montée des sentiments nationalistes et la
dernier et depuis le début du XXIe siècle, on guerre civile en ex-Yougoslavie ont provo-
constate qu’ils ont certes augmenté mais qué des déplacements de population et des
dans des ordres de grandeur qui sont sans flux très importants de demandeurs d’asile,
commune mesure avec ceux enregistrés pour notamment vers l’Allemagne, la Suède, l’Au-
le commerce international et les mouvements triche et la Suisse. Dans le même temps, au
de capitaux (Tapinos et Delaunay, 2000  ; Sud de l’Europe, des pays qui dans le passé
PNUD, 2013). En se référant uniquement à étaient de grands pays d’émigration sont
l’ampleur des mouvements migratoires, on devenus des pays d’immigration, accueillant
peut difficilement parler de mondialisation des migrants en provenance d’abord d’Alba-
des migrations, même si cette plus grande nie (principalement vers la Grèce et l’Italie),
«  stabilité  » des migrations internationales puis d’Amérique latine (vers l’Espagne et
cache de fortes variations dans le temps. En le Portugal), d’Afrique du Nord (Espagne et
fait, ce sont surtout la nature et les caracté- Italie) et d’Afrique subsaharienne (France et
ristiques des mouvements migratoires qui Italie) et lusophone (Portugal).
ont beaucoup changé et c’est à travers ces
changements que se dessinent les liens entre L’augmentation des migrations
mondialisation et migrations. de travail
Pour illustrer ces changements, on peut se Les années 1990 ont été aussi des années de
référer aux pays de l’OCDE (34 pays), pour forte augmentation des migrations à des-
lesquels l’espace géographique de référence tination des pays d’installation (Australie,
à prendre en compte pour les migrations Canada, États-Unis et Nouvelle Zélande) avec
internationales s’est élargi dans les années un caractère plus marqué par les besoins du

31 MIGRATIONS INTERNATIONALES ET MONDIALISATION DES ÉCONOMIES


2. Immigrés de 15 ans et plus résidant dans les pays de l’OCDE par pays
et région de naissance, 2010-2011 (en milliers, en %)

Population totale Population féminine


Taux d’émi- Taux d’émi-
Immi-
Immigrés Taux d’émi- gration des Taux d’émi- gration des
Pays et région Immigrés Immigrées grées de
de formation gration migrants de gration migrantes
d’origine (en milliers) (en milliers) formation
supérieure (en %) formation (en %) de formation
supérieure
supérieure supérieure
Afrique 10 490,4 2 855,7 2,4 10,8 5 017,5 1 259,9 1,8 8,8
Asie 26 329,2 10 435,9 0,9 3,3 13 678,4 5 276,2 0,9 3,7
Europe 32 758,7 9 269,8 5,0 5,3 17 465,1 4 957,5 4,9 5,0
Amérique
2 405,8 1 164,1 0,9 0,8 1 273,2 608,2 0,9 0,8
Septentrionale
Océanie 1 314,3 421,8 4,4 4,8 664,4 221,0 4,1 5,2
Amérique
Latine 25 837,3 4 399,0 5,7 7,4 13 002,2 2 465,0 5,4 7,4
et Caraibes
Source : OCDE (2013), DIOC 2010/11. www.oecd.org/fr/els/mig/dioc.htm

marché du travail en migrants qualifiés et concernés par les nouveaux flux migratoires.
la persistance des besoins en main-d’œuvre Ces flux tiennent en grande partie à l’ouver-
moins qualifiée (tableau 2). Des politiques ture des frontières des pays d’Europe cen-
migratoires plus sélectives de recrutement trale et orientale, mais aussi aux migrations
de travailleurs immigrés par le biais de sys- internationales qui ont accompagné la crois-
tèmes à points ont été mises en place dans ces sance économique de nombreux pays d’Asie.
pays (ainsi que dans certains pays européens) Dans cette région du monde, entre 2000 et
tout en ayant le souci d’encourager les migra- 2013, les effectifs d’immigrés sont passés de
tions simultanées des familles, contraire- 50 à 71 millions. En 2012, par exemple, plus
ment aux systèmes européens privilégiant les d’1 million de Philippins ont quitté leur pays
procédures plus tardives de regroupement pour aller travailler dans les pays du Golfe,
familial, une fois le migrant installé dans le à Singapour, à Hong-Kong ou en Chine. La
pays d’accueil. Les pays d’installation ont même année, 750 000 Indiens ont émigré vers
connu eux aussi une géographie changeante des pays hors de la zone OCDE, et environ
des pays d’origine des immigrés, le solde des 500 000 personnes ont quitté le Bangladesh,
entrées provenant majoritairement d’Asie, et l’Indonésie et le Pakistan pour travailler
dans le cas des États-Unis, d’Amérique latine dans les services domestiques, principale-
aussi. La diversification des flux concerne ment dans les pays du Golfe. Depuis 2008,
les Sri Lankais, Viêtnamiens et Indonésiens, en moyenne chaque année, ce sont environ
parallèlement au renforcement des courants 250  000 Sri Lankais et 100 000 Thaïlandais
en provenance des Philippines, de Chine et de qui émigrent vers d’autres pays d’Asie (OCDE,
l’Inde. 2012; ADBI, OCDE et OIT (2014).
C’est vers la fin des années 1990 et au Tous pays confondus, le regain d’intérêt pour
cours de la décennie qui a suivi que l’on a les migrations de travail, aussi bien tempo-
commencé à parler de mondialisation des raires que permanentes, a été l’une des carac-
migrations, avec l’augmentation des pays téristiques marquantes des années 2000.

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2014 32


1. Étudiants étrangers dans le monde et dans la zone OCDE (en millions)

4,1 4,3
3,2 3,5 3,7
2,6 2,8 3,0 3,1
2,1 2,1 2,4

2000 2011

1,6 1,6 1,9 2,1 2,3 2,4 2,4 2,5 2,6 2,8 3,2 3,3

Monde OCDE

Source : OCDE et Institut statistique de l’UNESCO.

Cette décennie a été aussi celle de la mobi- avec les pays d’origine. Dans le passé, l’exis-
lité croissante des étudiants internationaux. tence de diasporas a contribué à l’accroisse-
Les pays développés se sont rendu compte ment du nombre de nouveaux migrants venus
que cette population pouvait constituer une rejoindre les anciens. Aujourd’hui, le regain
source de revenus et de compétences déci- d’intérêt pour les diasporas s’explique par le
sives dans la mondialisation des économies rôle accru qu’elles pourraient jouer dans le
(graphique 1). Un plus grand nombre de pays développement économique et social de leur
ont modifié leur législation pour permettre pays d’origine. La mobilisation des diasporas
aux diplômés internationaux de rester sur pour le développement se heurte toutefois à
leur territoire après la fin de leurs études. de nombreux obstacles et ne se traduira pas
Une partie des étudiants internationaux ont par une inversion massive des flux migra-
pu, en changeant de statut, devenir des tra- toires, mais plutôt par une meilleure utili-
vailleurs immigrés dans les pays d’accueil, sation des compétences des membres de ces
qui se livrent une concurrence accrue pour diasporas en relation avec la mondialisa-
les attirer et aussi pour les retenir. tion des économies et l’émergence de pays
en développement (ministère français des
Un regain d’intérêt Affaires étrangères, 2012). L’Agence française
pour les diasporas de développement (AFD) et l’OCDE ont publié
en 2012 un panorama des compétences des
Si les effectifs d’immigrés dans le monde immigrés et de leurs enfants nés dans le pays
sont relativement peu élevés, il existe cepen- de destination (OCDE et AFD, 2012). Dans la
dant des communautés importantes ins- zone OCDE, la diaspora mexicaine concer-
tallées depuis longtemps à l’étranger. La nerait 20 millions de personnes, suivie de la
dimension familiale de la migration (familles diaspora italienne (5,2 millions) et allemande
accompagnantes, regroupement familial, (4,1 millions). Viennent ensuite des diasporas
constitution de familles dans les pays de dont les effectifs se situent entre 3 et 3,8 mil-
destination) a renforcé ces diasporas, dont lions, par ordre d’importance décroissante,
les membres entretiennent parfois des liens l’Inde, le Royaume-Uni, la Chine, la Pologne,

33 MIGRATIONS INTERNATIONALES ET MONDIALISATION DES ÉCONOMIES


la Turquie, les Philippines et le Maroc. Si les accords de libre-échange et les processus
une part croissante des compétences (capi- de libéralisation des mouvements de capitaux
tal humain) ou ressources financières (capi- sont présentés de manière implicite ou expli-
tal financier) de ses membres était mobilisée cite comme des alternatives aux migrations
pour le développement des pays d’émigration, internationales, que l’on veut contenir et maî-
alors on pourrait parler du rôle des diaspo- triser à tout prix, et de l’autre, l’extension des
ras dans la mondialisation des migrations espaces régis par l’économie de marché s’ac-
en relation avec la mondialisation des écono- compagne d’une augmentation des flux migra-
mies ; mais pour l’instant, ce rôle est limité. toires. La théorie économique néo-classique de
l’échange international nous dit que la mobi-
Intégration économique lité des biens et des services et la mobilité des
et migrations internationales : facteurs de production sont de parfaits subs-
tituts à la mobilité des personnes (Tapinos et
des liens ambigus
Delaunay, 2000). Qu’en est-il dans les faits?
La question de savoir s’il y a une mondiali-
L’intégration économique régionale a conduit
sation des migrations trouve un début de
dans l’Europe des Six, lors de la création du
réponse dans l’accroissement des flux au
Marché commun en 1958, à une réduction des
cours des deux dernières décennies, en par-
migrations entre les différents pays membres.
tie en relation avec l’intégration économique
Cette tendance à la réduction de la mobilité
régionale. La notion de mondialisation des
intra-régionale des personnes s’est accom-
migrations, bien que toute relative, pourrait
pagnée, notamment à partir des années 1960,
se justifier aussi par le fait que l’espace géo-
d’arrivées d’immigrés originaires de Grèce,
graphique à prendre en compte pour analyser
d’Espagne et du Portugal, mais aussi d’autres
l’évolution des flux d’immigration s’est élargi
pays (Turcs et ex-Yougoslaves en Allemagne,
à de nouveaux pays, tant d’origine que de des-
Maghrébins en Belgique, en France et aux
tination. Par ailleurs, la persistance et parfois
Pays-Bas). En ce sens, les migrations interna-
la prédominance des migrations familiales
tionales ont contribué à l’intégration des éco-
dans l’ensemble des flux contribuent aussi à
nomies européennes, et non l’inverse (Barros
la mondialisation des migrations internatio-
et Garson, 1998). De même, aux États-Unis,
nales. Il en va de même pour les migrations
la présence massive d’immigrés originaires
à caractère humanitaire. Les réfugiés dans le
du Mexique a précédé de loin l’adhésion de
monde (15 millions) résident principalement
ce pays à l’Accord de libre-échange nord-
dans les pays en développement (13 millions)
américain (ALENA) en 1994. Cette adhésion
et au sein de ces derniers, l’Afrique sub-saha-
devait de manière implicite réduire les flux
rienne en compte près de 3 millions (ONU,
d’émigration de Mexicains vers les États-
2013). L’absence de droits fondamentaux
Unis. Vingt ans après, ces flux persistent et se
dans certains pays, les conflits politiques et/
maintiennent à un niveau élevé. Autre exemple
ou ethniques, les guerres civiles ou les consé-
étonnant, après les élargissements de l’Union
quences des désastres naturels, ainsi que
européenne de 2004 et 2007, l’accroissement
l’accroissement de la pauvreté alimentent
des flux migratoires à destination des pays de
les flux mondiaux de réfugiés politiques et/
l’UE provient en majorité des pays nouvelle-
ou économiques, autant de déterminants des
ment intégrés, sans que les flux hors-UE ne se
migrations non liés aux besoins des marchés
tarissent. Le paradoxe est là.
du travail et directement à la mondialisation
des économies. * * *
La question de la mondialisation des migra- Les flux migratoires internationaux n’ont
tions en relation avec la mondialisation des pas  attendu  le processus de mondialisa-
économies renvoie à un paradoxe. D’un côté, tion des économies pour se développer car

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2014 34


les causes des migrations internationales les plus peuplés, et même si l’extrême pau-
sont multiples (économiques, politiques et vreté qui règne dans certains pays en déve-
sociales). Il n’y a cependant pas de liens quan- loppement pousse des milliers de personnes
titatifs directs entre d’une part, l’ampleur de à émigrer au péril de leurs vies, la majorité
la libéralisation du commerce international des immigrés ne viennent pas des pays les
et des mouvements de capitaux et, d’autre plus pauvres. Il n’y a pas de mondialisation
part, le volume des flux migratoires interna- des migrations d’une ampleur comparable à
tionaux. De même, les déséquilibres démo- celle de la mondialisation des économies.
graphiques et économiques entre les pays
ou régions ne donnent pas lieu à des mouve-
ments de vases communicants. Les immigrés
ne proviennent pas nécessairement des pays

POUR EN SAVOIR PLUS


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SPIELVOGEL G. (2007), « Women Éditions OCDE. internationales ?, in OCDE
on the move : the neglected ™ OCDE et AFD (2012), Resserrer (2000), Mondialisation,
dimension of the brain les liens avec les Diasporas. migrations et développement.

35 MIGRATIONS INTERNATIONALES ET MONDIALISATION DES ÉCONOMIES


La mondialisation a provoqué un choc de demande de très grande ampleur sur les marchés
énergétiques, faisant craindre un épuisement relativement proche du stock d’hydrocarbures.
Cette crainte a toutefois été écartée avec la découverte de ressources importantes, dont cer-
taines sont « non conventionnelles » comme les gaz de schiste. Selon Patrice Geoffron, les ten-
sions sur les matières premières énergétiques ne sont toutefois pas complètement résolues.
Outre les problèmes de coût et d’impact environnemental liés à l’extraction des ressources,
qui rendent toujours souhaitable le développement d’autres énergies telles que les énergies
renouvelables, les équilibres géopolitiques ont été bousculés. La place de l’Europe dans ce
nouvel ordre énergétique est encore incertaine : à l’écart de la révolution des hydrocarbures
non conventionnels, les pays de l’Union ont comme unique atout leur efficacité énergétique et
leur avance dans la transition vers des énergies plus propres et renouvelables.
Problèmes économiques

Le monde énergétique
de la décennie 2010 :
entre profusion d’hydrocarbures
et transition vers les renouvelables
Le paysage énergétique progressivement
dévoilé au fil des années 2010 est d’une com-
 PATRICE GEOFFRON
plexité sans commune mesure avec celle des Université Paris Dauphine
décennies précédentes, y compris les années LEDa-CGEMP
1970, pourtant chaotiques du fait des chocs
pétroliers. Depuis 2000, les forces de la glo-
balisation sont venues bouleverser l’équilibre
des marchés des hydrocarbures : explosion de
la demande des pays émergents, exploitation durables et celles de long terme sont com-
de nouvelles ressources fossiles non conven- promises par le changement climatique. La
tionnelles. Dans le même temps, les pers- décennie 2010 est celle durant laquelle la
pectives de moyen terme sont hypothéquées transition vers des modèles de société sobres
par la crise économique et ses conséquences en carbone doit être amorcée, ce qui conduit

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2014 36


à promouvoir des filières énergétiques nou- des mouvements mensuels supérieurs à 25 %
velles, notamment l’éolien et le solaire. Mais, avaient été enregistrés à d’autres périodes
contrairement à ce qui était anticipé, ces (1990, 1999 et 2008). Cette singulière sta-
énergies renouvelables devront s’imposer bilité du prix du pétrole est cependant très
face à des énergies fossiles dont les stocks trompeuse, et déduire, sur cette base, que la
sont encore très abondants  ; ce n’est donc sérénité règne serait un grave contresens ; les
pas la raréfaction rapide de ces derniers qui, années 2000 ont au contraire introduit une
naturellement, dégagera des espaces pour véritable rupture, ouvrant sur une nouvelle
la transition énergétique. Tous ces facteurs ère énergétique particulièrement complexe et
combinés produiront des effets puissants instable.
de nature macroéconomique et géopolitique,
bien au-delà de la seule sphère énergétique. Pour comprendre ce qui s’est joué, il faut
tourner le regard vers la Chine dont, entre
2000 et 2010, la consommation énergétique a
Le progressif basculement été multipliée par 2,5 et les importations de

dans une nouvelle ère énergétique pétrole par 4. Cette rupture est intimement
liée à la globalisation – la Chine ayant rejoint
durant la décennie 2000 l’Organisation mondiale du commerce en
2001 – et a provoqué un choc pétrolier, com-
Une observation superficielle des fluctua- parable dans sa violence à ceux des années
tions du prix du pétrole depuis 2010, indi- 1970, si ce n’est qu’il a été induit par la
cateur usuel des tensions énergétiques, demande et non par l’offre. Les temps à venir
conduirait à conclure au «  calme plat  »  : devraient prolonger cette tendance, l’Agence
l’amplitude mensuelle des variations du prix internationale de l’énergie (AIE) anticipant
du brut avoisine les 5 %, niveau le plus faible que, après 2030, la Chine consommera autant
depuis le milieu des années 1990, alors que d’énergie que l’ensemble de l’OCDE.

1. Perspectives de consommation d’énergie primaire en 2035 (en tonnes équivalent pétrole)

Eurasie
Europe
1 370

1 710 Chine

4 060 Japon
États-Unis 2 240
440
Moyen- 1 050
Orient
Asie du
Brésil 1 000 Sud-Est
1 540
480 1 030

Afrique Inde

Source : Agence internationale de l’énergie.

37 LE MONDE ÉNERGÉTIQUE DE LA DÉCENNIE 2010…


Sous cette pression, il est assez logique que le près de deux pour le pétrole2. L’épuisement
prix du baril ait grimpé en flèche, de 20 dol- physique des hydrocarbures qui occupait
lars à la fin des années 1990, jusqu’à un pla- les esprits est plus éloigné aujourd’hui
teau de 100 dollars après 2010, en passant par qu’il y a dix ans et n’est sans doute plus
un pic proche de 150 dollars en 2008. Comme la contrainte première dans les politiques
cet indicateur a valeur de «  prix-directeur  » énergétiques.
(en ce sens qu’il influence de nombreux inves- Cela ne signifie pas, toutefois, que toutes ces
tissements dans la sphère énergétique), un ressources, disponibles au plan géologique,
espace économique s’est ouvert pour exploi- puissent être extraites dans des conditions
ter de nouvelles ressources fossiles plus coû- techniquement ou économiquement soute-
teuses à extraire et qui sont souvent situées à nables. En l’espace de dix ans, les inves-
quelques milliers de mètres sous la mer (off- tissements dans l’exploration-production
shore dit «  profond  ») ou sous terre (hydro- de pétrole et de gaz ont été multipliés par
carbures non conventionnels comme le gaz de quatre, jusqu’à atteindre 700  milliards de
schiste). dollars en 20133 sous la double pression
La conséquence est que la raréfaction pro- d’une montée en complexité des projets
[1]
gressive des hydrocarbures, qui était la et d’une raréfaction des matériels ou des AIE (2013), World
Energy Outlook.
menace latente depuis les années 1970, experts requis (foreurs, géologues). Le déra-
[2]
semble désormais caduque face à une pro- page dans les coûts de mégaprojets (pour En se fondant sur
les niveaux actuels de
fusion de ressources fossiles. Dans son certains jouxtant les 50  milliards de dol- consommation.
bilan annuel de 2013, l’AIE1 fait état de plus lars) est devenu un syndrome classique, au [3]
Selon l’Institut
de trois millénaires de réserves de charbon, point de remettre en question ou de fragili- français du pétrole et
de deux ou trois siècles pour le gaz et de ser nombre d’entre eux. des énergies nouvelles.

2. Le prix du pétrole en longue période (en dollars/baril)


120

100

80

60

40

20

0
1988
1989

1999
2000
2001
2002
2003
2004
2005
2006
2007
2008
2009
2010
2011
2012
2013
1995
1996
1997
1998
1990
1991
1992
1993
1994

Légende : Moyenne annuelle des prix bu baril (Brent + WTI).

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2014 38


Cette sorte de «  résurgence  » des hydrocar- préparaient à la baisse inexorable de leurs
bures ouvre sur un ordre de complexité ressources conventionnelles – et donc à deve-
énergétique nouveau dans la mesure où les nir de plus en plus importateurs et dépen-
décennies à venir sont également celles durant dants pour couvrir leurs besoins. À l’inverse
lesquelles la transition vers des modèles de ces prévisions, les États-Unis sont désor-
sobres en carbone doit être impulsée, et que mais le premier producteur mondial, devant
ce retournement devra donc être engagé dans la Russie. Et, si les conditions géologiques
un environnement paradoxalement caracté- sont favorables, le gaz de schiste pourrait
risé par une profusion d’énergies fossiles. représenter plus de 50 % de la production
gazière américaine en 2040. Parallèlement, et

Focus sur l’émergence en faisant moins de bruit pour l’heure, une


autre «  révolution  » est amorcée avec cette
des hydrocarbures fois l’exploitation de différentes formes de
pétroles non conventionnels (dont des huiles
non conventionnels de schiste). L’administration américaine
envisage l’augmentation de la production
L’entrée dans cette nouvelle ère présente pétrolière nationale vers 2020 à un niveau
déjà une traduction très concrète avec le gaz équivalent au record historique de 1970 (soit
de schiste aux États-Unis. Cette ressource a de l’ordre de 10 millions de barils par jour) et
pris place très récemment dans le paysage la production « non conventionnelle » devrait
énergétique, à partir de 2007. Depuis lors, la représenter environ 50 % du total national
production de gaz aux États-Unis a augmenté en 2040.
de 30 % environ, alors que les Américains se

3. Carte mondiale des ressources en hydrocarbures non conventionnels

Légende
Bassins dont les ressources
sont évaluées
Bassins dont les ressources
ne sont pas évaluées

Source : US Energy Information Administration.

39 LE MONDE ÉNERGÉTIQUE DE LA DÉCENNIE 2010…


Seules les transformations à l’œuvre aux compétitivité depuis les années 1990 avec
États-Unis sont pour l’heure nettement per- les recettes de la «  nouvelle économie  », ils
ceptibles, mais ces derniers n’ont pas le ravivent désormais leurs avantages compara-
monopole des hydrocarbures non conven- tifs avec ceux de « l’ancienne économie » basée
tionnels : ces « nouveaux » fossiles sont assez sur l’exploitation des ressources minières.
largement répartis sur le globe, esquissant
La hausse de la production américaine de
une «  néo-géographie  » des hydrocarbures
gaz a entraîné une forte baisse du prix qui
(la Chine et certaines parties de l’Europe en
a été divisé par trois entre 2008 et 2012 pour
seraient riches). Les rapports de force éner-
atteindre 3 dollars/MMBtu4. S’il est remonté [4]
Le million de BTU
gétiques s’en trouveront affectés, sans qu’il (British Thermal Unit)
depuis entre 4 et 5 dollars, et peut-être plus
soit possible d’anticiper la portée réelle des représente l’unité
à l’avenir (sous le double effet d’une aug- de mesure traditionnelle
changements qui s’annoncent et qui ne se
mentation des coûts de production et, éven- du gaz naturel
révèleront que dans le temps long. Quoi qu’il (et équivaut à 28 m3).
tuellement, en raison du développement
en soit, le spectre des politiques énergétiques
d’exportations qui tireront le prix vers le [5]
L’American Chemistry
envisageables s’en trouve élargi, de même Council (2013) indique
haut hors de l’espace Nord-américain),
que les stratégies d’entreprise. que le coût du gaz peut
l’Agence internationale de l’énergie consi- atteindre jusqu’à 75 %
Mécaniquement, s’ajoutent des incertitudes dère que l’avantage en termes de prix restera du coût de production
sur la manière dont circuleront ces ressources dans certaines
très conséquent dans les prochaines décen- branches (comme
non conventionnelles sur les routes interna- nies  : les entreprises américaines auront pour le propylène).
tionales des hydrocarbures. À partir de 2016, accès à un gaz et à une électricité (qui sera
les États-Unis pourraient devenir expor- plus largement produite avec cette ressource)
tateurs de gaz. Leurs débouchés sont déjà moitié moins chers que leurs concurrentes
sécurisés par des contrats, notamment avec européennes et japonaises. Il en ira de même
des pays d’Asie-Pacifique, la fin des travaux pour les ménages, avec des conséquences en
d’expansion du canal de Panama facilitant de termes de pouvoir d’achat.
tels flux. Afin d’exporter du gaz naturel liqué-
fié, les États-Unis doivent toutefois adapter La transmission des effets intervient à la
des infrastructures qui ont initialement été fois via le prix du gaz en tant qu’énergie
conçues pour importer (puisqu’il fallait faire pour l’industrie (aluminium, pneumatique…),
face un épuisement rapide des ressources mais également via le prix du gaz « matière
conventionnelles). Une vingtaine de projets première  » (chimie)5. Certes, le poids écono-
de transformation ou de construction de ter- mique des activités concernées est limité, les
minaux méthaniers (destinés au commerce secteurs intensifs en gaz ne pesant que de
de gaz liquéfié) sont envisagés, en attente 1 à 2 % du PIB américain. Et même si ces der-
d’autorisations fédérales. niers ont vu leurs exportations nettes tripler
(de 10 milliards de dollars en 2006 à près de
30  milliards en 2012), cette progression ne
Vers une nouvelle étape change pas la donne pour ce qui est du déficit
commercial américain (près de 800 milliards
de la globalisation ? de dollars).
Ces mouvements sont trop puissants pour Mais il convient surtout d’anticiper les
rester circonscrits à la sphère énergétique. transformations de la structure de produc-
Des effets industriels et macroéconomiques tion des États-Unis en raison de l’attractivité
commencent à poindre avec la perspective nouvelle d’un espace économique offrant
de voir émerger, au cœur du processus de des garanties à long terme concernant le
globalisation, les États-Unis comme redou- prix du gaz et de l’électricité. Par exemple,
table concurrent low cost dans les secteurs après avoir financé le sauvetage de l’indus-
intensifs en énergie. Après avoir dopé leur trie automobile, l’administration américaine

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2014 40


4. Prix du gaz naturel dans le monde

Légende :
Données non disponibles
< 3 dollars/mmBtu
(millions de British Thermal Units)
3 à 6 dollars/mmBtu
6,01 à 10 dollars/mmBtu
10,01 à 13 dollars/mmBtu
> 13 dollars/mmBtu

Source : International Gas Union.

a injecté 20  milliards dans ce secteur pour exportations de l’UE a diminué de manière
[6]
Commission promouvoir l’usage des carburants alterna- significative »6.
européenne (2014), tifs. Un Natural Gas Act soutenant la moto-
« Prix et coûts de
l’énergie en Europe »,
Communication au
risation au gaz devrait voir le jour en 2014,
afin de favoriser l’utilisation de ce combus- Quelles conséquences
Parlement, DG Energie,
janvier, p. 16.
tible dans le transport. Les pouvoirs publics
seront d’autant plus incités à favoriser de
sur les équilibres géopolitiques ?
telles transformations structurelles que le Dès lors que la position nord-américaine sur
gaz non conventionnel a rapporté 31 mil- les marchés gaziers pétroliers se trouvera
liards de dollars en impôts et taxes fédéraux fortement influencée par le développement
en 2012. de ses ressources non conventionnelles, il
Les Européens sont en première ligne pour convient de prendre en compte le canal de
affronter cette phase nouvelle de la globa- diffusion via ces marchés, en matière éco-
lisation. Le diagnostic de la Commission nomique, mais également dans le champ
européenne est tranchant sur l’impact en géopolitique.
termes de compétitivité de la dégradation La stabilité du marché pétrolier dépend, his-
du différentiel de coûts du gaz et de l’élec- toriquement, de la présence américaine au
tricité : « Certes, l’énergie n’a jamais été bon Moyen-Orient. Qu’en sera-t-il, dès lors que
marché en Europe, mais l’écart de prix dans la production américaine pourrait dépasser
le domaine de l’énergie entre l’UE et ses prin- celle de l’Arabie saoudite dès 2020, a fortiori
cipaux partenaires économiques s’est encore avec les ressources disponibles au Canada ?
accentué au cours des dernières années. […] Pour la zone, la perte du client américain
Ces dernières années, toutefois, la part des devrait être compensée par les importations
biens à forte intensité énergétique dans les accrues de pays émergents comme la Chine

41 LE MONDE ÉNERGÉTIQUE DE LA DÉCENNIE 2010…


ou l’Inde, mais rien n’indique que ces nou- schiste américain entre dans son « spectre ».
velles puissances pourraient se charger d’une Plusieurs pays de l’Est de l’Europe (notam-
fonction de stabilisation de la zone. L’ancrage ment la Pologne) ont appelé de leurs vœux
américain au Moyen-Orient repose certes sur l’importation future de gaz américains pour
d’autres considérations (notamment l’al- contrebalancer la puissance russe, ce à quoi
liance avec Israël), mais nul ne peut prédire le président Obama s’est déclaré favorable.
comment la nouvelle géographie des hydro- Au moment où Vladimir Poutine et son homo-
carbures pèsera sur les équilibres anciens logue chinois, Xi Jinping, signent un accord
et si, comme c’est le cas actuellement, la monumental sur l’exportation de gaz russe
5e flotte américaine sera toujours basée au vers la Chine, l’ensemble de ces éléments
Bahreïn pour sécuriser la principale route du laissent également entrevoir un nouveau jeu
pétrole qui traverse le détroit d’Ormuz… S’il politique autour du gaz.
est impossible, à ce stade, de décrire la future
géopolitique du pétrole, il est tout autant
impossible d’anticiper le statu quo. Quelle est la puissance de l’Europe
La résurgence du conflit russo-ukrainien
dans ce nouvel ordre énergétique ?
conduit également à porter une attention Tous ces facteurs dévoilent une Europe
renouvelée à la géopolitique du gaz. À la dif- entourée de géants énergétiques, qu’ils soient
férence des épisodes de la seconde partie producteurs (Russie et désormais États-Unis)
des années 2000 (2006 et 2009), la singularité ou consommateurs (Chine). En découlent
du conflit apparu en 2013 est que le gaz de des interrogations logiques concernant sa

5. Taux d’importation et d’exportation en pétrole et gaz à long terme (en %)

100 %
Gaz

Japon et Corée 2011


Importateur net de gaz Importateur net de gaz
80 % Exportateur net de pétrole et de pétrole 2035

Union européenne
60 %

40 % Chine
Brésil
Inde
20 %

00 %
Moyen-Orient
États-Unis
– 20 %
Asie du Sud Est
Russie
– 40 %
Afrique Indonésie
– 60 % Mer Caspienne

– 80 % Exportateur net de gaz Exportateur net de gaz


et de pétrole Importateur net de pétrole
– 100 %
– 100 % – 80 % – 60 % – 40 % – 20 % 0% 20 % 40 % 60 % 80 % 100 %
Pétrole

Source : Agence internationale de l’énergie.

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2014 42


place dans cette nouvelle ère énergétique. d’efficacité énergétique, sans équivalent dans
L’Union européenne importe 53 % de l’éner- le monde (si ce n’est au Japon). L’enjeu col-
gie consommée dans ses frontières et les 28 lectif relèvera de la capacité à gagner encore
membres de l’Union sont bien conscients que et encore en efficacité : dans un monde aussi
le premier fournisseur des trois grands com- incertain, chaque mètre-cube de gaz ou baril
bustibles fossiles (pétrole, charbon et, bien de pétrole non importé contribuera à la
évidemment, gaz naturel) est chaque fois la sécurité collective et, comme les entreprises
Russie. européennes ne pourront avoir accès à une
L’Europe est aujourd’hui dans un no man’s énergie aussi bon marché qu’aux États-Unis,
land : pionnière dans sa vision de la transi- leur compétitivité dépendra de leur seule effi-
tion énergétique avec la stratégie « 20-20-20 » cacité. Les marchés associés sont immenses
[7]
Le paquet climat- définie en 20087, elle en découvre les écueils puisqu’il s’agit de l’amélioration de pro-
énergie, adopté en par temps de crise économique : marché des cessus industriels, de la gestion de chaînes
2008, vise à faire passer logistiques, des réseaux de transport, de
la part des énergies quotas de CO2 en berne, déstabilisation des
renouvelables dans grands producteurs d’électricité (en concur- l’agencement des villes … et de la capacité à
le mix énergétique
rence avec les renouvelables), incapacité à exporter cette excellence énergétique vers les
européen à 20 %, réduire
faire émerger de grands acteurs industriels marchés émergents.
les émissions de CO2 des
pays de l’Union de 20 % de la transition en raison d’une fragmenta- Fin 2015, la conférence annuelle sur le chan-
et accroître l’efficacité
énergétique de 20 % d’ici
tion de l’espace intérieur, coûts collectifs gement climatique se tiendra à Paris et pour-
à 2020. notamment traduits par une augmentation rait être le lieu d’un accord autour d’une
des prix de l’électricité pour les ménages et stratégie mondiale de lutte contre cette
pour l’industrie… Et, pour contrebalancer menace, suite aux échecs de ses devancières,
ces phénomènes, les Européens ne peuvent en particulier de Copenhague 2009. Si Paris
espérer doper leur économie avec leur gaz de 2015 était un succès, les Européens verraient
schiste (pourtant en cours de développement leur vision politique de la transition énergé-
en Pologne, au Royaume-Uni et au Danemark) tique, définie avant tous dès la fin des années
qui ne constituera pas (pour des raisons mul- 2000, validée et pourraient espérer en tirer
tiples qui relèvent autant de la géologie que les bénéfices économiques, et même refonder
de la géographie) une révolution comme aux un leadership industriel sur cette base. C’est
États-Unis. tout le sens de ce pari (risqué) fait par les
Les Européens ont un seul facteur de « puis- Européens.
sance » qui est leur expertise en termes

POUR EN SAVOIR PLUS


™ AGENCE INTERNATIONALE DE Transition énergétique : les Communication au Parlement,
L’ENERGIE (AIE) (2013), World vrais choix, Paris, Odile Jacob. Direction générale de
Energy Outlook. ™ COMMISSION EUROPÉENNE l’énergie.
™ CHEVALIER J.M., CRUCIANI M. (2014), « Prix et coûts de ™ CYCLOPE (2014), Les marchés
et GEOFFRON P. (2013), l’énergie en Europe », mondiaux, Paris, Economica.

43 LE MONDE ÉNERGÉTIQUE DE LA DÉCENNIE 2010…


À l’œuvre depuis la fin des années 1970, la division internationale des processus de production
(DIPP) est un phénomène marquant qui caractérise la mondialisation contemporaine. Elle a
considérablement transformé la géographie et la nature du commerce international, en substi-
tuant à des spécialisations horizontales des spécialisations verticales, dont de nombreux pays
en développement, situés pour la plupart en Asie du Sud-Est, avec la Chine au premier rang,
ont grandement tiré profit. Selon Michel Rainelli, les effets de la DIPP sur le commerce interna-
tional sont toutefois difficiles à évaluer car celle-ci en biaise les statistiques, les composants
intermédiaires des biens étant comptabilisés plusieurs fois, à chaque franchissement de fron-
tière. La comptabilisation en valeur ajoutée qui commence à se développer sous l’impulsion de
l’OMC pourrait réorienter de façon significative les jugements suscités par les déséquilibres
des balances commerciales et donc changer la donne des politiques associées.
Problèmes économiques

La division internationale
des processus de production
au cœur de la nouvelle géographie
des échanges
La théorie du commerce international s’est  MICHEL RAINELLI
construite à partir d’un monde simple dans
lequel les nations produisent des biens
Université Nice Sophia Antipolis
qu’elles échangent entre elles, comme le vin GREDEG UMR 7321 CNRS et UNS
et le drap dans le célèbre modèle de David
Ricardo, à l’origine de la théorie des avantages [1]
Lassudrie-Duchêne B.
comparatifs. Il s’agit de biens entièrement (1982), « Décomposition
produits sur le territoire national, ce qui per- jusque dans les années 1970, où une pratique internationale des
des firmes a retenu l’attention d’économistes processus productifs
met d’établir une correspondance entre les et autonomie nationale »
caractéristiques des biens et celle des nations tels que Bernard Lassudrie-Duchêne qui, en in Bourguinat H. (éd.),
dont les avantages comparatifs expliquent la 1982, a introduit la notion de décomposition Internationalisation
et autonomie de
spécialisation internationale. Cette représen- internationale des processus productifs1. décision, Paris,
tation de l’échange international a prévalu La réalité à laquelle renvoie ce concept, qui Economica.

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2014 44


connaît aujourd’hui différentes dénomina- dans les années 1870 avec d’une part la pro-
tions, comme la spécialisation internationale duction sur une grande échelle, et d’autre
verticale, la chaîne de valeur mondiale ou part les possibilités accrues de transport par
[2]
Baldwin R. (2012), le commerce de tâches, est celle d’une frag- train ou par bateau2. Cette première étape a
« Global Supply Chains :
Why They Emerged, Why
mentation internationale du processus de des conséquences sur la répartition interna-
They Matter, and Where production  : des composants, matériels ou tionale des activités, avec en particulier une
They Are Going », CTEI immatériels, d’un bien sont produits dans concentration géographique de la production
Working Papers, Genève,
The Graduate Institure,
différentes nations avant d’être assemblés. industrielle, qui ne va pas fondamentalement
7 juillet. Ce phénomène s’est développé significative- changer dans sa nature jusqu’au milieu des
ment à partir des années 1980 en raison des années 1980. La nouvelle étape de la mondia-
possibilités offertes par les technologies de lisation est caractérisée par le développement
l’information et de la communication (TIC) ; des nouvelles techniques de l’information et
il a radicalement modifié la nature du com- de la communication. En diminuant les coûts
merce international contemporain, le débat de coordination des entreprises, elles vont
sur le protectionnisme, ainsi que les pers- permettre le développement de la DIPP.
pectives de développement de nations émer-
Le processus de production d’un bien est une
gentes. Ce n’est que récemment que nombre
suite d’étapes impliquant des tâches diverses
d’organisations internationales, en particu-
et des techniques plus ou moins standardisées
lier l’OMC, l’OCDE et la CNUCED en ont tiré
qui vont des services à l’origine de la concep-
les conséquences dans leurs domaines de
tion du bien (recherche et développement
compétences.
– R&D) à la fabrication ou à l’achat de compo-
sants qui sont assemblés dans un lieu donné.
La naissance de la division Le bien final est ensuite vendu grâce à des ser-
vices de commercialisation et logistique. C’est
internationale des processus cette suite d’opérations qui est décrite par les
gestionnaires comme la « chaîne de valeur »
de production d’un bien et qui nécessite une forte coordina-
Sans entrer dans une perspective historique tion, à la fois pour des raisons techniques (les
de longue période, il est possible de retenir les différents composants doivent être parfaite-
grands traits qui permettent de comprendre ment compatibles) et de synchronisation. Ces
pourquoi la division internationale des pro- nécessités permettent de comprendre que le
cessus de production (DIPP) devient possible modèle initial soit celui de la localisation de la
dans la période contemporaine.Trois facteurs chaîne de valeur dans un lieu unique, au sein
essentiels sont à l’œuvre : l’abaissement des d’une entreprise donnée.
coûts de transport, les possibilités d’échange L’abaissement des coûts de transports inter-
d’informations digitalisées à très grande nationaux, avec les progrès de la chaîne
vitesse et à très faible coût et l’évolution des logistique liés notamment à l’apparition des
techniques de production. conteneurs et l’émergence des TIC vont per-
Dans la période antérieure au XIXe siècle, les mettre d’assembler en un lieu des compo-
espaces de production et de consommation sants provenant de différentes localisations.
sont largement confondus, en raison des dif- La DIPP prend place lorsque différentes
ficultés à transporter des marchandises sur étapes de la chaîne de valeur sont réalisées
de longues distances. Richard Baldwin fait dans des pays distincts, soit parce que les
remonter à 1830, au moment de la «  révo- firmes ont implanté des filiales de produc-
lution de la vapeur », le début de la sépara- tion à l’étranger spécialisées dans la fabri-
tion géographique de la production et de la cation d’un composant, soit parce qu’elles
consommation. Ce mouvement s’accélère achètent des éléments de la chaîne de valeur

45 LA DIVISION INTERNATIONALE DES PROCESSUS DE PRODUCTION…


à des fournisseurs étrangers. Les firmes choi- développement (PED) s’est fortement accrue,
sissent la localisation des différentes étapes passant, dans les exportations, de 14,3 % à
du processus productif de façon à bénéficier, 31,3 % et, dans les importations, de 25,2 % à
pour chaque composant, des coûts les plus 40,8 % ;
faibles. – la part des pays de l’Asie de l’Est en déve-
Il en découle une nouvelle forme de spécia- loppement dans les exportations de «  par-
lisation internationale, qualifiée de spéciali- ties et composants  » est passée de 14,1  % à
sation verticale par référence au processus 27,3 %, celle de la Chine augmentant de 5,5 %
productif que l’on représente comme une à 15,2 % ;
suite d’étapes s’enchaînant verticalement, qui – ce commerce est fortement concentré dans
est l’objet de nombreuses réflexions depuis la le secteur des machines et équipements de
fin des années 1980. C’est ainsi, par exemple, transports ;
que des théoriciens du commerce internatio-
nal ont développé des modèles de commerce – ce commerce est, pour les pays d’Asie de
international des tâches qui reposent sur l’ar- l’Est, concentré dans les industries électrique
bitrage réalisé par les firmes entre les gains et électronique.
résultant de l’usage de facteurs de produc- En raison des limites de cette méthode
tion moins onéreux à l’étranger et les coûts directe, de nombreux travaux ont utilisé une
impliqués par une coordination à distance3. approche différente reposant sur l’utilisation [3]
Grossman G.M. et
des matrices input-output6. Ces matrices Rossi-Hamberg E.
(2008), « Trading Tasks :
La spécialisation verticale décrivent dans une nomenclature donnée, les
échanges entre les branches de production
A Simple Theory of
Offshoring », American

dans le commerce international (achats et ventes) qui sont nécessaires pour


la production d’une branche donnée. Grâce à
Economic Review, vol.
98, n° 5.

Pour apprécier l’importance de la spécialisa- une série de calculs, il est possible de savoir
[4]
Cf. Athukorala
P. et Yamashita N.
tion verticale dans le commerce international quel est le montant de biens intermédiaires (2006), « Production
des différentes nations, plusieurs méthodes (inputs) utilisé pour produire des biens (out- Fragmentation and
sont utilisées. La plus évidente est le recours put) dont une partie est exportée. On peut Trade Integration: East
Asia in a Global Context,
aux statistiques du commerce internatio- ainsi connaître le contenu en importations North American Journal
nal  ; dans les nomenclatures détaillées des des exportations d’une branche pour un pays. of Economics and
biens, il existe la catégorie «  commerce de Finance, vol. 17.
Le tableau suivant présente les dix premiers
parties et de composants  ». Il est donc pos- pays connaissant une spécialisation verticale [5]
Athukorala P. et
sible de repérer des échanges internationaux Yamashita N. (2006),
mesurée à partir de cette méthode. op. cit.
correspondant à la spécialisation verticale  ;
Ces données confirment le caractère récent de [6]
Voir Amador J.
il est certain, toutefois, qu’une partie signi-
la DIPP  : à l’exception de Taiwan, le phéno- et Cabral S. (2009),
ficative du phénomène est alors ignorée, « Vertical Specialization
mène est inexistant à la fin des années 1960.
car la nomenclature n’identifie pas de tels Across the World: A
Par ailleurs, huit des dix pays concernés sont Relative Measure »,
mouvements dans le secteur de la chimie et
localisés en Asie de l’Est ; dans cet ensemble, North American Journal
pharmacie, par exemple, alors que les mouve- of Economics and
la dynamique de la Chine est remarquable : la
ments de demi-produits et de molécules sont Finance, vol. 20.
part de ses importations relevant de la spé-
fréquents4. Une étude réalisée sur la période
cialisation verticale est passée de 5  % dans
1992-2003 et utilisant cette méthode donne
la période 1986-1990 à 20,3 % dans la période
les principaux résultats suivants5 :
2001-2005. Enfin, deux pays font exception en
– la place du commerce mondial de « parties raison de leur appartenance géographique  :
et composants  » dans le total des échanges l’Irlande et la Hongrie, respectivement en 8e
est passée de 18,5 % en 1992 à 22 % en 2003 ; et en 10e position en 2001-2005. Pour l’une
– dans le commerce mondial de «  par- comme pour l’autre, cette spécialisation s’ex-
ties et composants  », la place des pays en plique par leur stratégie de développement

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2014 46


1. Part des activités de spécialisation verticale mais aussi parce qu’elles y ont été encoura-
dans les importations totales de biens gées par certaines politiques économiques.
manufacturés1 (en %) De nombreux pays ont en effet créé des zones
franches industrielles, notamment sous la
1967-70 1976-80 1986-90 1996-00 2001-05 forme des export processing zones (EPZ) qui
Malaisie 0,8 13,6 23,3 34,6 36,2 offrent différents avantages (en matière de
Philippines 0,5 5,0 11,7 30,2 34,5 fiscalité, d’accès à des terrains, à des infras-
tructures de transport…) aux firmes qui y
Singapour 1,2 11,5 18,9 29,4 30,7 investissent afin de produire des biens qui
Taiwan 14,7 14,0 10,7 24,1 28,6 seront exportés. Ces zones se sont multi-
[7]
Voir Nunnenkamp P. Chine 2,0 0,6 5,2 7,5 20,3 pliées ces dernières années comme l’indique
(2006), « Relocation, le tableau 2.
Offshoring and Labour Corée du Sud 1,7 7,6 12,0 17,8 19,6
Market Repercussions :
Hong Kong 7,0 8,7 11,1 12,0 18,9 2. Le développement des zones franches
The Case of the
German Automobile Irlande 0,5 1,7 9,3 18,3 18,4 industrielles (export processing zones)
Industry in Central
Europe », in Snower Thaïlande 0,0 3,0 5,0 14,7 15,9
et Dennis J. (ed.), The Années 1975 1986 1997 2002 2006
effects of Globalization
Hongrie 1,2 3,7 2,6 7,8 13,7
Nombre de pays
on National Labor Source : Amador J. et Cabral S. (2009), « Vertical Specialization 25 47 93 116 130
Markets : Diagnosis and ayant des EPZ
Across the World: A Relative Measure », North American Jour-
Therapy, Berlin, Duncker nal of Economics and Finance, vol. 20, Appendice B, p. 278. Nombre d’EPZ
& Humblot. 79 176 845 3 000 3 500
(1) À l’exclusion de l’énergie.
ou similaires
[8]
CNUCED (2011),
Modes de production Emploi (millions) n.d*. n.d. 22.5 43 66
internationale et qui va de pair avec leur intégration dans
de développement dont Chine n.d. n.d. 18 30 40
l’UE : pour la Hongrie, les dispositions com-
sans participation au
capital, Rapport sur merciales de l’accord d’association avec l’UE n.d. : non disponible.
l’investissement dans le se sont appliquées en mars 1992, l’Irlande Source : Singa Boyenge J.-P. (2007), « ILO Database on Export
monde 2011, New York et ayant pour sa part rejoint l’UE en 1973. Ces Processing Zones (Revised) », WP 251, Bureau international
Genève, ONU. du travail, Genève, Avril, p. 1.
deux pays, très en retard par rapport aux
[9]
Les modes autres membres de l’UE au moment où ils y
de production
sont entrés, se sont largement ouverts aux Ainsi, les avantages «  naturels  » liés à une
internationale sans
participation au investissements directs étrangers (IDE), localisation donnée, comme par exemple de
capital « concernent qu’ils ont attirés par des conditions fiscales faibles coûts salariaux, sont renforcés par
la sous-traitance
manufacturière, intéressantes et par des salaires faibles. Les des avantages créés par les pouvoirs publics.
l’externalisation de filiales des firmes multinationales créées en Les analyses que la CNUCED publie chaque
services, l’agriculture
contractuelle, le
Irlande et en Hongrie ont été les actrices de année dans son Rapport sur l’investissement
franchisage, la la DIPP pour des biens destinés au marché dans le monde s’intéressent, depuis 2011,
concession de licences, européen. C’est ainsi que la Hongrie occupe aux implications des firmes multinationales
les contrats de gestion
et autres types de
une place particulière dans la stratégie des dans les chaînes de valeur mondiales. Le rap-
relations contractuelles constructeurs automobiles allemands  : elle port de 20118, a permis de mettre en évidence
par lesquelles les est le principal fournisseur de composants, les différentes formes utilisées par les firmes
sociétés transnationales
coordonnent leurs
en particuliers des moteurs, pour ce secteur7. multinationales dans la DIPP : les straté-
activités au sein de leurs gies de décomposition internationale de la

La DIPP au service
chaînes mondiales de chaîne de valeur par les firmes n’impliquent
valeur et influent sur la
gestion des entreprises pas nécessairement des investissements
des pays d’accueil sans
détenir de participation du développement ? en capital. La CNUCED évalue l’ensemble
de ces modes de production9 en 2009 à plus
au capital de ces
entreprises » (CNUCED, Les firmes ont mis en œuvre des stratégies de de 2 000  milliards de dollars, la sous-trai-
2011, op. cit.) DIPP pour les raisons présentées plus haut, tance manufacturière et l’externalisation de

47 LA DIVISION INTERNATIONALE DES PROCESSUS DE PRODUCTION…


services en représentant la modalité prin- dans un produit Y d’une valeur finale b, qui
cipale (entre 1 100 et 1 300 milliards de dol- est lui-même exporté vers le pays C. Le com-
lars). Le rapport met l’accent sur l’intérêt des merce international tel qu’il est enregistré est
pays en développement de s’intégrer dans les donc de a + b, mais, ce faisant, la valeur du
chaînes mondiales de valeur afin de renforcer composant X est comptée deux fois. La valeur
leurs capacités productives, tout en mesu- des exportations du pays B n’est en fait que
rant les risques impliqués par les différentes (b – a). De manière plus rigoureuse, il est indis-
modalités d’intégration. Le rapport de 2013 pensable, pour que les données du commerce
va encore plus loin, en considérant que la international reflètent la réalité, qu’elles
stratégie de développement de la majorité des soient estimées en valeur ajoutée sur le ter-
PED passe par une participation accrue à la ritoire national, afin de prendre en compte le
DIPP. Il estime regrettable que de nombreux contenu en importations des exportations.
pays pauvres aient difficilement accès aux
Le recours à une approche du commerce
chaînes de valeur mondiales10. La CNUCED [10]
Selon la CNUCED,
international en valeur ajoutée conduit à une la part de ces pays dans
tire donc un bilan positif de la participation
représentation nouvelle de la spécialisation le commerce impliqué
des nations à la DIPP, en particulier grâce à dans la DIPP « est passée
internationale, susceptible de remettre en
la diffusion de la technologie. Elle considère de 20 % en 1990 à 30 % en
cause nombre d’analyses et de politiques. 2000 pour s’établir à plus
même qu’une politique de promotion de cette
L’exemple de la balance commerciale des de 40 % aujourd’hui »,
participation peut, moyennant des mesures (CNUCED, 2013 p. 22).
États-Unis pour les échanges d’iPhones
d’accompagnement, être plus efficace pour le
permet d’éclairer ces aspects. [11]
Ibid., pp. 25-29.
développement industriel que des politiques
axées sur les biens finals11. Si l’on s’en tient à la comptabilisation tra-
ditionnelle, les États-Unis importent des

Impact de la DIPP sur la mesure iPhones exclusivement en provenance de


Chine. Cette dernière apparaît donc comme
du commerce international spécialisée dans la production de biens à fort
contenu technologique, alors qu’en fait, seule
une très faible part de la valeur des iPhones,
Exportations en valeur brute,
moins de 4 %, a été ajoutée en Chine dans la
exportations en valeur ajoutée chaîne de fabrication des appareils, dans des
Les données sur le commerce mondial cor- activités de montage qui reposent sur une
respondent à un enregistrement en valeur main-d’œuvre faiblement qualifiée. Le princi-
des biens et services qui franchissent les pal contributeur en valeur est le Japon, pour
frontières d’un pays  ; la DIPP fausse les 36 %, suivi par l’Allemagne (18 %) et la Corée
données en raison des comptages multiples du Sud (14  %). Les composants, matériels
d’une même valeur. Un exemple élémen- ou services en provenance de ces nations
taire éclaire cette question : un composant X relèvent, quant à eux, d’une technologie avan-
d’une valeur a est produit dans le pays A ; il cée, impliquant une main-d’œuvre qualifiée
est exporté vers le pays B où il est assemblé et des investissements en R&D.

3. Balance commerciale des États-Unis pour les iPhones en 2009 (en millions de dollars)

Corée Reste
Chine Japon Allemagne Monde
du Sud du monde
Mesure traditionnelle – 1 901,2 0 0 0 0 – 1 901,2
Mesure en valeur ajoutée – 73,5 – 684,8 – 259,4 – 340,7 – 542,8 – 1 901,2
Source : Miroudot S. (2011), Global Forum on Trade Statistics, 2-4 avril, cité par Maurer A., « Trade in Value Added : What is the
Country of Origin in an Interconnected World ? », http://www.wto.org/french/res_f/statis_f/miwi_f/background_paper_f.htm

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2014 48


Conséquences sur les analyses (dont les pays de l’OCDE, l’Afrique du Sud,
du commerce international le Brésil, la Chine, la Fédération de Russie,
l’Inde et l’Indonésie), pour les années 1995,
Le passage de la mesure traditionnelle des 2000, 2005, 2008, 2009, ventilés en 18 sec-
exportations à la mesure en valeur ajoutée teurs. Grâce à ces données, il est possible de
doit donc conduire à revoir les analyses qui revisiter des grandeurs de référence, comme
sont uniquement fondées sur le lieu d’assem- les balances commerciales bilatérales  ; le
blage du produit exporté, mais aussi à des cas de la balance bilatérale entre la Chine
appréciations beaucoup plus nuancées de et les États-Unis est révélateur de la diffé-
l’impact du commerce international sur les rence entre les résultats de la mesure tradi-
économies. Un élément décisif dans la prise tionnelle du commerce international et de la
de conscience des implications de la DIPP mesure en valeur ajoutée. L’importance du
sur le commerce mondial a été l’effondre- déficit commercial des États-Unis dans ses
ment de celui-ci en 2008-2009, avec une chute échanges avec la Chine est un sujet de préoc-
de 22,9 % des exportations de marchandises, cupation majeur aux États-Unis à la fois dans
très supérieure donc à la diminution de la le monde politique, celui des affaires ainsi
production. L’OMC s’est alors préoccupée que chez nombre d’économistes. Mais l’excé-
des conséquences du mode de comptabilisa- dent commercial chinois n’est pas le même
tion des échanges, sujet totalement négligé lorsque la balance commerciale bilatérale est
jusqu’alors. mesurée en valeur ajoutée ou en valeur brute,
En effet, la comptabilisation des exportations comme nous l’avons vu plus haut avec le cas
et des importations en grandeurs brutes et des iPhones. Au niveau global, le niveau de
non en valeur ajoutée contribue à amplifier l’excédent commercial en valeur ajoutée en
artificiellement l’impact des variations de 2009 diminue de plus de 60 milliards de dol-
la demande finale. Selon l’OMC, « la contrac- lars, soit 33 %, par rapport à celui mesuré en
tion ou l’expansion du commerce n’est plus valeur brute. L’écart entre les deux estima-
seulement une question de variation des flux tions résulte de la contribution des impor-
commerciaux entre un pays producteur et un tations de valeur ajoutée en provenance des
pays consommateur – les marchandises tra- États-Unis dans la demande finale chinoise,
versent de nombreuses frontières durant le qui n’étaient donc pas comptées dans les
processus de production, et les composantes exportations brutes, mais s’explique égale-
du produit final sont décomptées à chaque ment par le fait qu’un tiers des exportations
[12]
Cf. http://www.wto. fois qu’elles traversent une frontière. »12. On de la Chine vers les États-Unis incorpore des
org/french/news_f/ peut donc s’interroger sur la véritable expan- composants étrangers16.
pres09_f/pr554_f.htm
sion des exportations des biens industriels
[13]
Ibid. faisant l’objet d’une segmentation internatio- Impact de la DIPP sur les droits
[14]
Cf. le site de l’OMC : nale de la production, d’autant que, toujours de douane
http://www.wto.org/
selon l’OMC, son «  ampleur globale ne peut La DIPP a aussi une conséquence significa-
french/res_f/statis_f/
miwi_f/miwi_f.htm être que supposée en raison de l’absence de tive sur les droits de douane : à chaque pas-
[15]
Cf. http://stats.
renseignements systématiques »13. sage de frontière des composants, des droits
oecd.org/Index. L’OMC a en conséquence lancé l’initiative de douane peuvent être prélevés et ils sont
aspx?DataSetCode=
TIVA_OECD_WTO d’un programme intitulé «  Fabriqué dans le cumulés dans le produit final. Plus la part des
[16]
monde  »14 qui est consacré à des analyses composants étrangers dans la production du
Cf. http://www.oecd.
org/fr/sti/ind/quelles et surtout, en coopération avec l’OCDE, à bien final est élevée, plus les droits de douane
informationsnous l’élaboration de statistiques du commerce le sont pour les exportateurs du bien final.
livrelabasededonnees international en valeur ajoutée. Une base de Dans le cas de la Chine en 2009, on estime
eeva.htm
données est disponible depuis mai 201315 ; que les montants des droits pesant sur les
elle fournit des indicateurs sur 57 économies exportations en valeur ajoutée sont le triple

49 LA DIVISION INTERNATIONALE DES PROCESSUS DE PRODUCTION…


de ceux pesant sur les exportations brutes17. cette stratégie des firmes réalise une division [17]
Cf. OCDE,
« Importance des
Ainsi, le développement de la DIPP conduit internationale du travail de nature nouvelle. chaînes de valeur
à un niveau de protection douanière plus Si les modèles théoriques ont déjà pris en mondiales dans la
important que ne le laissent penser les don- compte la DIPP, il n’en est pas de même des politique commerciale »,
http://www.oecd.org/fr/
nées habituelles. Il en résulte un protection- politiques commerciales ni des jugements sti/ind/cvm-politique-
nisme « caché », non pris en compte jusqu’ici que l’on peut porter sur les déséquilibres commerciale.pdf
dans les négociations de l’OMC du commerce extérieur. C’est là désormais le
Ce n’est que récemment qu’un appareil statis- programme de recherche fondamental pour
tique permettant d’appréhender l’importance comprendre les relations commerciales entre
de la DIPP a commencé à se développer ; les les nations.
premiers éclairages qu’il offre confirment que

POUR EN SAVOIR PLUS


™ RUTA M. et SATO M. (2014) ™ CNUCED (2013), Les chaînes sur l’investissement dans
« Les chaînes de valeur », de valeur mondiales : le monde 2013, New York et
Finances et développement, l’investissement et le Genève, ONU. http://unctad.
mars. commerce au service du org/fr/PublicationsLibrary/
développement, Rapport wir2013overview_fr.pdf

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2014 50


La mondialisation a rendu les grandes zones économiques beaucoup plus interdépendantes
qu’elles ne l’étaient durant les Trente Glorieuses, de sorte que les chocs conjoncturels se
transmettent plus rapidement et plus amplement d’un pays à l’autre, à l’image de ce qui s’est
produit pour la crise des subprimes de 2007. Si les sources d’interdépendance sont bien iden-
tifiées – le commerce international et les marchés de capitaux –, les mécanismes agissent
différemment selon la conjoncture, la nature des chocs et les pays concernés. Michel Dupuy
analyse ces multiples aspects avant de faire le point sur les conséquences pour la conduite
des politiques économiques. Ces interdépendances réduisent les marges de manœuvre des
États et rendent la coordination internationale de plus en plus nécessaire.
Problèmes économiques

Les interdépendances
entre les grandes économies
 MICHEL DUPUY économies, notamment au sein des princi-
pales régions avancées1. Une étude relative-
Professeur à l’Université de Bordeaux
ment récente (Bayoumi et Bui, 2010) confirme
l’importance des interdépendances entre les
grandes économies sur longue période  : à
partir de données sur la période 1970-2007,
L’idée selon laquelle « lorsque les États-Unis les auteurs montrent notamment qu’un choc
éternuent, c’est le monde entier qui s’en- de 1 % du PIB réel des États-Unis provoque,
rhume » a été confortée par la crise financière au bout de deux ans, une augmentation du
mondiale de 2007-2009 (graphique 1). Les cor- PIB réel des autres régions de 0,4 à 1 %.
rélations bilatérales des taux de croissance Au-delà du constat des interdépendances
entre pays, qui étaient faibles sur la période entre les grandes économies, cet article se
2004-2006, se sont fortement accrues durant propose d’aborder les questions qu’elles sou-
la crise pour atteindre un niveau supérieur à lèvent  : quelles sont leurs origines, c’est-à-
0,5. En revanche, sur la période récente, ces dire, par quels mécanismes un événement se
[1]
corrélations ont de nouveau faibli. Elles sont produisant dans un pays va-t-il affecter les
Les interdépendances
entre pays peuvent donc volatiles à court terme  : elles tendent autres économies? Qu’est-ce qui détermine
également être mises en à se renforcer en période de récession et à l’ampleur des effets de contagion entre pays ?
évidence en considérant
les corrélations des
diminuer dans les périodes de calme  ; leur Quelles sont les implications de ces interdé-
consommations ou des tendance de long terme va toutefois dans le pendances pour la conduite des politiques
exportations. sens d’une synchronisation croissante des économiques ?

51 LES INTERDÉPENDANCES ENTRE LES GRANDES ÉCONOMIES


1. Évolution des corrélations bilatérales des taux de croissance économique
2004-06 2007-09 2010-12

0,9
0,8
0,7
0,6
0,5
0,4
0,3
0,2
0,1
0,0
Toutes les Paires Paires Paires
paires de pays de PA de PED de PA-PED

PA : pays avancés.

Source : FMI (2013), Perspectives de l’économie mondiale, octobre 2013.

ZOOM La diversité des sources


d’interdépendance entre
COMMENT MESURER
L’INTERDÉPENDAN
’INTERDÉPENDANCCE les économies
ENTRE LES ÉC
ÉCONOMIES ? Le renforcement des interdépendances entre
les grandes économies est avant tout la consé-
La faç
façon
on la plus simple
simple de mesurer
mesurer lele degré
degré quence de la mondialisation. Du fait de l’in-
de synchronisation
synchronisation de deux variabl
variables,
es, ici tensification des flux commerciaux et surtout
les taux
taux de crois
croissanc
sance e économique
économique de financiers – le graphique 2 montre que les
deux pays, est
est de cal
calcul
culer
er leur
leur coefficient
coefficient flux internationaux de capitaux ont augmenté
de corr
corrélation,
élation, qui est
est égal au rapport
rapport près de trois fois plus que les échanges com-
entre
entr e les
les fluctuations communes
communes aux deux merciaux entre 1994 et 2007 –, les économies
variabl
ariables
es (mesurées
(mesurées par la co covarianc
ariance)
e) et sont plus imbriquées aujourd’hui qu’elles
leur variation
variation tot
total
ale
e (mesurée
(mesurée par le le produit
produit ne l’étaient dans les années 1960 et 1970, ce
des écarts-type).
écarts-type). La valvaleur
eur du coefficient
coefficient qui augmente la probabilité de mouvements
de corr
corrélation
élation est
est comprise
comprise entre
entre – 1 et 1 : conjoncturels synchronisés entre les pays. Il
un coefficient
coefficient égal à 1 indique une parfait
parfaitee
convient dès lors de préciser les mécanismes
synchronisation
synchr onisation des deux variabl
variables,
es, un
par lesquels les liens commerciaux et finan-
coefficient égal à – 1 corr
correspond
espond à une
ciers contribuent à la transmission des chocs.
parfait
parf aite
e désynchronisation
désynchronisation et un coefficient
coefficient
égal à zéro
zéro signifie que lesles deux variabl
variableses
évoluent de façfaçon
on tot
total
alement
ement indépendante.
indépendante.
Le canal commercial
Trois variables jouent un rôle important
Michel Dupuy
dans la transmission des chocs par les
échanges commerciaux : le degré d’ouverture

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2014 52


2. Évolution de la mondialisation
Mondialisation financière et commerciale Positions financières extérieures des pays
(en % du PIB mondial) (en % du PIB mondial)
35 35 4,0 4,0
Commerce mondial
Entrées de capitaux
mondiales 3,5 3,5
30 30

3,0 3,0
25 25

2,5 2,5
20 20
2,0 2,0
15 15
1,5 1,5

10 10
1,0 1,0

5 5 0,5 0,5

0 0 0,0 0,0
19961998 2000 20022004 2006 20082010 1980 1985 1990 1995 2000 2005

NB. Le commerce mondial est mesuré par les exportations mondiales de biens et services rapportées au PIB. Les positions
financières extérieures des pays sont estimées à l’aide des données trimestrielles disponibles. Mesurées par la somme absolue
des actifs et engagements extérieurs bruts de tous les pays (tirées de Lane et Milesi Ferretti 2007 et de FMI-BOPS après 2004) en
pourcentage du PIB mondial (tiré des Perspectives de l’économie mondiale du FMI).

Source : Perspectives économiques de l’OCDE, 2011, vol. 1.

commerciale, la spécialisation et la contri- La richesse réelle3 des consommateurs de la


[2]
Une appréciation
(dépréciation) provoque
bution des firmes multinationales (FMN) au zone euro augmente donc, ce qui stimule leur
une baisse (hausse) commerce extérieur. demande pour les biens américains. Il s’ensuit
du prix des biens une hausse de la production et du PIB des États-
importés exprimé L’ouverture commerciale correspond au mon-
en monnaie nationale. tant des échanges de biens et services rap- Unis. Les PIB des deux zones sont donc positi-
D’où une baisse (hausse) porté au PIB. Théoriquement, elle peut avoir vement corrélés. Un troisième effet, allant dans
de l’inflation dont le sens d’une désynchronisation des cycles
l’ampleur dépend de la des effets opposés sur la synchronisation des
part des biens importés cycles économiques (Lambert et Chavy-Mar- entre les deux zones, intervient cependant : à
dans l’indice des prix.
tin, 2008). Considérons deux régions, les États- la suite de l’augmentation du prix des biens en
[3]
La richesse réelle Unis et la zone euro. À la suite, par exemple, provenance de la zone euro par rapport au prix
des consommateurs
d’un choc monétaire expansionniste aux États- des biens produits sur place, les consomma-
est égale à leur teurs américains sont incités à substituer les
richesse nominale Unis provoquant une hausse de la consomma-
(monnaie + titres + tion, la demande d’importations américaines seconds aux premiers, d’où un accroissement
biens immobiliers)
augmente. Il en résulte un acroissement de de la production aux États-Unis, une baisse de
rapportée au niveau
la production et du PIB de la zone euro, dont leurs importations et donc un recul de la pro-
général des prix. Dans le
prolongement de l’effet l’ampleur dépend de l’importance des rela- duction dans la zone euro.
d’encaisses réelles (effet
Pigou), on considère tions commerciales bilatérales entre les deux La transmission des chocs économiques via
que la consommation régions. En même temps, l’expansion moné- le canal commercial dépend également de
des ménages dépend taire américaine provoque une dépréciation la spécialisation d’une zone. Si l’ouverture
positivement de la
valeur réelle de leur du dollar qui réduit les prix dans la zone euro commerciale s’accompagne d’une spécialisa-
richesse. sous l’effet de la baisse de l’inflation importée2. tion des pays en fonction de leurs avantages

53 LES INTERDÉPENDANCES ENTRE LES GRANDES ÉCONOMIES


comparatifs4, la synchronisation des cycles liens commerciaux très étroits ont tendance [4]
Le principe des
avantages comparatifs
est moins marquée. En effet, dans ce cas, à avoir des cycles économiques plus corrélés stipule que les pays
comme le note Heitz et al. (2004), «  chaque (Frankel et Rose, 1998). L’augmentation du commercent entre eux
pays est plus susceptible d’être l’objet de degré d’ouverture des principales économies pour tirer bénéfice
de leurs différences
chocs sectoriels indépendants ». depuis le début des années 1980 (tableau 1) (différences de
a alors contribué à renforcer la synchronisa- technologie, de dotations
Enfin, l’interdépendance des économies résulte tion des cycles. Ainsi, la crise américaine de relatives en facteurs de
de la place occupée par les FMN dans l’éco- 2007-2008 s’est propagée au reste du monde
production). Chaque pays
doit alors se spécialiser
nomie mondiale. Acteurs majeurs de la mon- par le biais des échanges commerciaux. Au dans la production de
dialisation, celles-ci effectuent aujourd’hui un deuxième trimestre de 2009, la baisse des biens pour lesquels il
tiers du commerce mondial de biens et ser- dispose d’un avantage
exportations sur un an a atteint 17 % dans comparatif.
vices. Leurs stratégies influencent fortement la zone euro et 30 % au Japon. Il est à noter [5]
le commerce intra-firme. Ainsi, à la suite d’un À la suite de la
que l’effet de la récession américaine sur la baisse de la demande
choc provoquant une baisse des profits de la demande extérieure adressée à ces pays a extérieure adressée
maison mère, celle-ci peut décider de réduire dépassé très largement l’effet direct sur les par les États-Unis au
ses achats auprès de ses filiales étrangères, ce reste du monde, les
exportations à destination des Etats-Unis5. exportations de chacun
qui va entraîner une baisse des exportations des partenaires des
des pays d’accueil et donc un ralentissement Le canal financier États-Unis ont diminué
de leur activité économique. Si les filiales sous l’effet de deux
phénomènes :
décident à leur tour de réduire leurs achats Les effets de l’intégration financière sur la – baisse des exportations
auprès de la maison mère, le pays d’implanta- synchronisation des économies diffèrent à destination des États-
selon la conjoncture. En période de « calme », Unis (effet direct) ;
tion de cette dernière va également enregistrer – baisse des exportations
un ralentissement de son activité du fait d’une le renforcement de l’intégration financière vers les autres pays
diminution de ses exportations. La présence doit conduire à une réduction de la corré- partenaires des États-
lation des taux de croissance. Ainsi, selon Unis également frappés
de FMN contribue bien à une plus grande syn- par la crise (effet « pays
chronisation entre les économies. une étude réalisée par le FMI (2013), « si une tiers »).
paire de pays passe du 25e au 75e centile6 en [6]
Le centile correspond
Alors qu’au niveau théorique, l’effet de matière d’intégration financière – ce qui est à chacune des 99 valeurs
l’intégration commerciale sur la synchro- semblable à la progression de l’intégration qui divisent une
nisation des cycles est ambigu, les études entre l’Italie et le Portugal ces dix dernières distribution statistique
ordonnée en 100 parties
empiriques montrent que les pays ayant des années –, la corrélation des taux de crois- égales. Une paire de pays
sance baisserait de 0,1 point, un recul signifi- classée au 75e centile en
matière d’intégration
catif étant donné que la corrélation moyenne financière signifie que
1. Degré d’ouverture commerciale (entre les paires de pays) est de 0,2  ». Ce 75 % des paires de pays
des principales économies1 (en %) résultat peut se justifier, en théorie, par deux considérés ont un niveau
d’intégration financière
éléments. En premier lieu, en l’absence d’obs- inférieur ou égal.
Pays 1980 1990 2000 2010 tacles à la libre circulation des capitaux entre
France 22,2 22,0 28,3 26,7 les pays, ils se placent là où la rentabilité est
la plus élevée. En conséquence, la croissance
Allemagne 22,6 24,9 33,2 44,2
économique accélère dans les pays qui récep-
États-Unis 10,3 10,3 13,0 14,5 tionnent l’épargne mondiale et se réduit, au
Japon 13,9 9,9 10,1 14,6 contraire, dans les pays exportateurs de capi-
taux. En second lieu, en favorisant le déve-
Royaume-Uni 26,0 25,1 28,6 31,6
loppement du secteur financier domestique,
Chine 6,1 13,3 22 27,5 l’intégration financière internationale peut
Zone euro – – 36,5 40,3 faciliter le commerce international et donc la
spécialisation. Les entreprises tournées vers
1. (Exportations + importations)/2 PIB.
l’international se voient ainsi proposer une
Source : auteur, d’après données OCDE. gamme plus large de financements et peuvent

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2014 54


se couvrir plus facilement contre les risques plus grande synchronisation des cycles éco-
liés au commerce international. nomiques entre les pays. C’est notamment le
En revanche, en période de crise, les liens finan- cas des chocs communs, qui affectent plu-
ciers ont tendance à diffuser les chocs par- sieurs pays en même temps sans qu’il y ait
delà les frontières, via notamment les effets contagion entre eux. Parmi les principaux
de richesse négatifs. Ainsi, lorsque le prix des chocs communs qui ont touché l’économie
actifs dans un pays donné diminue, les agents mondiale au cours des dernières décennies,
étrangers qui en détiennent dans leurs porte- on peut mentionner les chocs pétroliers,
feuilles vont, tout comme les agents du pays l’accroissement de l’incertitude ou encore
domestique, voir leur richesse diminuer, ce qui l’augmentation de l’aversion des agents éco-
provoque une réduction de la consommation et nomiques vis-à-vis du risque. Ainsi, lors de la
de la production dans l’ensemble des pays où crise financière de 2007-2009, l’effondrement
des agents possèdent ces actifs. Par ailleurs, de Lehman Brothers a également agi comme
les banques qui essuient des pertes sur leurs un choc commun, provoquant une panique
actifs étrangers sont amenées à durcir leurs mondiale qui a conduit à une contraction
conditions d’octroi de crédits, ce qui renforce des PIB supérieure à celle attendue par les
les effets récessionnistes du choc financier économistes.
dans le monde. L’accroissement de la diversifi-
cation internationale des portefeuilles observé
depuis le début des années 1990 (tableau 2)
L’ampleur variable des effets
a alors contribué, conformément aux méca-
nismes précédents, à renforcer la synchroni-
de contagion
sation des cycles entre pays lors des périodes Selon la littérature sur les interdépendances
de crise. La crise financière américaine de entre économies, l’ampleur des effets de
2007-2009 s’est ainsi transmise à l’étranger en contagion dépend, d’une part, du pays dans
priorité par le biais des liens financiers. Ainsi, lequel se produit le choc et, d’autre part, de la
selon les estimations effectuées par le FMI nature du choc.
(2013), après la faillite de Lehman Brothers en Il apparaît tout d’abord que les répercus-
septembre 2008, les pays ayant des liens finan- sions internationales d’un choc, quelle
ciers forts avec les États-Unis ont connu près que soit sa nature, sont plus importantes
de 3 % de baisse du PIB supplémentaires par lorsqu’il se produit aux États-Unis (Bayoumi
rapport aux autres. et Bui, 2010  ; FMI, 2013). Bayoumi et Bui
(2010) ont montré qu’un choc de 1 % du PIB
Les chocs communs réel américain fait progresser le PIB réel
des autres régions de 0,4 % à 1 % deux ans
Outre les canaux précédents, d’autres fac-
plus tard contre seulement 0,02 % à 0,5 % si
teurs peuvent également contribuer à une
le même choc se produit au Royaume-Uni.
Selon les auteurs, lorsque ce choc se pro-
2. Part des actions étrangères dans le total duit dans la zone euro, le PIB réel des autres
des actions détenues (en %) pays varie de -0,2 à 0,6 %. Par ailleurs, les
répercussions d’un choc financier sur la pro-
Pays 1990 1995 2000 2003
duction des autres pays sont trois à quatre
Allemagne 13,2 13,6 23,9 26,3 fois plus importantes lorsqu’il se produit
Japon 2,2 4,2 9,1 10,6 aux États-Unis (FMI, 2013). Les résultats
Royaume-Uni 29,5 30,1 38,4 45,7 précédents s’expliquent intuitivement. Les
États-Unis sont encore la première puis-
États-Unis 5,7 9,1 10,4 12,5 sance mondiale, même si la zone euro et la
Source : Eyraud et Jacquet-Saillard (2007). Chine occupent une place de plus en plus

55 LES INTERDÉPENDANCES ENTRE LES GRANDES ÉCONOMIES


3. Effets de contagion de chocs se produisant aux États-Unis

Variation Variation
Nature du choc
de la production de la production dans
se produisant aux États-Unis
aux États-Unis (en %) le reste du monde (en %)
Choc financier
Augmentation de 1 de l’écart-type – 1,1 – 1,8
de l’indicateur de risque fondé
sur les marges des CDS1
Choc budgétaire
– 2,5 – 1,5
Hausse d’impôts de 1 % du PIB
Choc monétaire
Augmentation de 100 points de base – 1,7 – 0,7
des taux directeurs
1. Une augmentation de l’écart-type signifie que la volatilité augmente et donc que le risque financier s’accroît.

Source : Michel Dupuy, d’après FMI (2013).

importante. Par ailleurs, compte tenu du rôle manœuvre des politiques économiques et
central joué par les États-Unis sur les mar- rend nécessaire la coordination entre les
chés financiers mondiaux, les répercussions États, notamment durant les crises.
de chocs financiers en provenance des États-
Unis sont nécessairement significatives. Ce phénomène renvoie en partie au triangle
d’incompatibilité de Mundell, configuration
Ensuite, les études empiriques récentes ont qui indique que l’on ne peut disposer à la fois
également montré que l’ampleur des réper- de la fixité du change, de la libre circulation
cussions internationales d’un choc dépend de des capitaux et de l’autonomie de la politique
sa nature. Il ressort principalement que les monétaire. Ainsi, si un pays doté d’un régime
chocs financiers ont des effets de contagion de changes fixes décide de mettre en œuvre une
plus importants que les chocs de nature bud- politique monétaire expansionniste, la baisse
gétaire et monétaire. C’est ce que l’on constate des taux d’intérêt qui en résulte va entraîner
lorsqu’on examine les effets de différents types des sorties massives de capitaux  ; d’où des
de chocs survenant aux États-Unis (tableau 3). pressions à la baisse sur le taux de change,
Puisque les chocs financiers, à la différence que les autorités monétaires vont essayer de
des autres, se transmettent principalement par contenir en intervenant sur le marché des
le biais des liens financiers entre pays, leurs changes (ici, en vendant des devises contre la
répercussions internationales sont plus mar- monnaie nationale). Mais, le stock de devises
quées, compte tenu de l’importance des liens étant limité, les autorités ne peuvent soute-
financiers dans la transmission des chocs. nir indéfiniment leur monnaie. Elles devront
renoncer, tôt ou tard, à la fixité du change.
Les répercussions Face au triangle d’incompatibilité, certains
des interdépendances sur la conduite pays, comme la Chine au cours des dernières
décennies, ont mené une politique monétaire
des politiques économiques autonome en renonçant à la liberté des mou-
vements de capitaux  ; d’autres, comme les
Le renforcement des interdépendances a pays membres de la zone euro, ont renoncé
considérablement réduit les marges de à leur autonomie monétaire afin de garantir

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2014 56


la stabilité monétaire ; d’autres enfin, comme Lors de crises financières, la coordination
les autres pays de l’OCDE, ont choisi le flot- entre les États doit également porter sur
tement pour conserver l’autonomie de leur les injections de liquidités dans l’économie
politique monétaire. mondiale afin de limiter les phénomènes de
Par ailleurs, la plus grande synchronisation panique (courses aux retraits de dépôts ban-
des cycles entre les grandes économies durant caires, par exemple) et rassurer les marchés.
les crises souligne la nécessité de renforcer Si la coordination des politiques écono-
[7]
La politique de relance la coordination des politiques économiques miques et la coopération entre les États
profite d’autant plus au
pendant de telles périodes. En effet, comme sont indispensables en périodes de crise,
reste du monde que la
propension marginale le mentionnent Spilimbergo et al. (2008), en elles sont également nécessaires durant les
à importer du pays qui l’absence de réponse coordonnée à la crise, périodes de calme. Une harmonisation et une
effectue la relance est
élevée.
les pays peuvent mettre en place des plans de meilleure coordination des politiques macro-
relance qui se révèlent, soit insuffisants du prudentielles8 permettraient notamment
[8]
La politique
macroprudentielle vise à
fait de l’existence de fuites dans les multipli- de réduire les risques liés à l’intégration
prévenir et à contenir le cateurs7 et/ou d’un comportement de passager financière internationale. En effet, comme
risque systémique. clandestin consistant à laisser les autres pays le soulignent Vinals et Nier (2014)9, « si nous
[9]
Vinals J. et Nier E. pratiquer les politiques de relance, soit exces- voulons recueillir les bénéfices de l’intégra-
(2014), « Les problèmes sifs car les fuites impliquent une interven- tion financière, il est essentiel de mettre en
d’action collective
dans la politique tion de plus grande ampleur afin d’obtenir les place et de renforcer les mécanismes concer-
macroprudentielle résultats escomptés en termes de croissance tés qui traitent des problèmes de l’action col-
et la nécessité économique. Dans ces conditions, une coordi- lective, afin de garantir la stabilité financière
d’une coordination
internationale » in nation des plans de relance au niveau mondial mondiale ».
Banque de France (2014). permet de réduire l’effort de chaque pays.

POUR EN SAVOIR PLUS


™ BANQUE DE FRANCE Documents de travail et financière », Note de
(2014), « Politiques de la DGTPE, mars. conjoncture, INSEE.
macroprudentielles. Mise en ™ FMI (2013), « Sur la ™ LAMBERT F. et CHAVY-MARTIN
œuvre et interactions », Revue même longueur ? Effets A.-C. (2008), « Couplage ou
de la stabilité financière, d’entraînement, chocs découplage ? Une analyse de
n° 18, avril. communs et rôle des liens la corrélation des cycles entre
™ BAYOUMI T. et BUI T. (2010), financiers et commerciaux », pays », Bulletin de la Banque
« Deconstructing the Perspectives de l’économie de France, n° 171, mars.
International Business mondiale, octobre. ™ OCDE (2011), « Tirer le
Cycle : Why Does a US Sneeze ™ FRANKEL J. A. et ROSE A. meilleur partie des flux de
Give the Rest of the World a (1998), « The Endogeneity of capitaux internationaux »,
Cold ? », IMF Working Paper. the Optimum Currency Area Perspectives économiques,
™ EYRAUD L. et JACQUET- Criteria », Economic Journal, n° 1.
SAILLARD F. (2007), vol. 108, n° 449. ™ SPILIMBERGO A. ,
« L’internationalisation ™HEITZ B., HILD F. et MONFORT B. SYMANSKY S., BLANCHARD O.
financière explique-t- (2004), « Synchronisation et COTTARELLI C. (2008), « Fiscal
elle l’aggravation des des cycles au sein du G7 et Policy for the Crisis », IMF
déséquilibres extérieurs ? », intégration commerciale Staff Position Note, n° 1.

57 LES INTERDÉPENDANCES ENTRE LES GRANDES ÉCONOMIES


La mondialisation financière a multiplié les possibilités de financement entre pays et rendu
les déséquilibres de balance courante moins contraignants. Pourtant, les excédents et défi-
cits très importants de certains pays ont accru les risques financiers et participé à la crise
qui s’est déclenchée en 2007-2008. S’ils se sont sensiblement réduits en 2008-2009, ce n’est
que de manière conjoncturelle et non généralisée. Les économies émergentes déficitaires,
notamment, demeurent vulnérables, puisque dépendantes des flux de capitaux internationaux,
caractérisés par une forte instabilité. Le déplacement de la liquidité mondiale entre classes
d’actifs et entre zones géographiques est fortement lié aux orientations de politique monétaire
des grandes banques centrales. Ainsi, comme le souligne Cécile Bastidon Gilles, le resserre-
ment récent de la politique monétaire américaine a momentanément déstabilisé les marchés
émergents à l’été 2013.
Problèmes économiques

Endettement et déséquilibres
des balances courantes : quels
risques pour l’économie mondiale ?
Le décloisonnement des systèmes de finan-
cement domestiques constitue une caracté-
 CÉCILE BASTIDON GILLES
ristique clef du processus de globalisation LEAD, Université de Toulon
financière. En pratique, il en résulte la capa-
cité pour un investisseur de prêter ou de pla-
cer où il le souhaite. De manière symétrique,
les gouvernements et les entreprises peuvent Or, contrairement à ce que la logique voudrait,
alors trouver des financements non seule- ce ne sont pas les économies avancées qui, glo-
ment au niveau domestique, mais également balement, investissent dans les pays en déve-
au niveau international. Ainsi, certains pays loppement et émergents. Au contraire, à partir
ont une balance courante excédentaire, donc de la fin de la décennie 1990, les économies
un excès d’épargne qui s’investit ensuite à en développement et surtout émergentes (en
l’étranger  ; et d’autres une balance courante particulier, la Chine), en plein essor de leurs
déficitaire, donc un déficit d’épargne qui doit transactions commerciales, présentent des
être comblé par des investissements venus de excédents de balance courante qui viennent
l’étranger. s’investir dans les économies avancées (en

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2014 58


particulier, les États-Unis), symétriquement internationaux, parmi lesquels les investisse-
caractérisées par des déficits. Ces déséqui- ments de portefeuilles et les crédits bancaires
libres de balance courante se résorbent par- internationaux sont notoirement instables en
tiellement à l’occasion de la crise globale de cas de perte de confiance des investisseurs.
2008-2009. Les épisodes de crise enregistrés en 2013-2014
Pourtant, plus de cinq ans après le début de par les économies émergentes montrent, une
cette crise, de nombreuses interrogations nouvelle fois, que les crises de balances des
demeurent. paiements ont inévitablement des effets de
1. D’abord, la réduction des déséquilibres mon- contagion.
diaux de balance courante est-elle durable  ?
L’enjeu est crucial : les déséquilibres excessifs 3. Enfin, la stabilité financière constitue un
contribuent en effet à créer les conditions de bien public, ce qui légitime une forme de régu-
crises financières successives. Le gonflement lation des déséquilibres mondiaux de balance
excessif de la liquidité mondiale conduit les courante. Or, ceux-ci résultent en large part
investisseurs à se tourner massivement vers des tendances longues de la spécialisation
des placements fortement risqués, provoquant internationale des économies, sur lesquelles
des hausses de rendement là où elle se place, l’intervention publique a peu de prise à court
et symétriquement des baisses brutales là où terme. Mais ils résultent également des déci-
elle reflue (schéma 1). sions de politique monétaire, qui affectent non
2. Ensuite, quelles sont les spécificités de la seulement la liquidité mondiale mais égale-
configuration post crise des déséquilibres ment le choix des placements qui en résulte.
mondiaux de balance courante  ? Ou, en Les autorités publiques disposeraient donc,
d’autres termes, dans quelles zones se situent avec la coordination des politiques moné-
aujourd’hui les facteurs de risque pour la sta- taires et des réglementations prudentielles,
bilité financière internationale  ? Les déficits d’un moyen d’action, ce qui suscite actuelle-
de balance courante rendent les économies ment de larges débats entre économies avan-
concernées tributaires des flux de capitaux cées et émergentes.

1. « Sauts de liquidité » (classes d’actifs constituant successivement


les destinations privilégiées de la liquidité mondiale)

Š Immobilier (États-
Unis, Europe) 2013
Š Produits de
titrisation Š Actifs émergents Š Euro (au
2008-2009 (au détriments
Š Actifs émergents détriment du yen)
des économies Š Actif des
Š Euro, livre Š Dettes publiques périphériques
sterling, devises sans risque économies
de la zone euro) périphériques de
des émergents Š Dollar, yen, franc
suisse la zone euro (au
détriment des
2009-2012 actifs émergents)
pré-2008

Source : D’après Artus (2014).

59 ENDETTEMENT ET DÉSÉQUILIBRES DES BALANCES COURANTES : QUELS RISQUES POUR L’ÉCONOMIE MONDIALE ?


ZOOM – généralement celui des transactions
courantes, qui enregistre les opérations sur

QU’EST-CE QU’UN DÉSÉQUILIBRE


les biens et services, les transferts de revenus
et transferts courants ; soit un déficit au niveau
DE LA BALANCE de la somme du compte des transactions

DES PAIEMENTS ?
courantes et du compte de capital.
L’idée est que le pays, d’un point de vue
La balance des paiements est un document macroéconomique, est dans une situation de
statistique qui récapitule l’ensemble des besoin de financement : l’épargne nationale
transactions entre les agents résidents d’un est inférieure à l’investissement et les agents
territoire et les agents non-résidents. Elle résidents sont donc obligés de recourir aux
fonctionne sur le principe de la comptabilité non-résidents pour financer ce déficit ou
en partie double : toutes les opérations bien de puiser dans les réserves de change
comportent une contrepartie, ce qui fait que de la Banque centrale. Ces opérations de
la balance des paiements est équilibrée par financement, enregistrées dans le compte
construction. Lorsqu’on évoque un déficit de la financier de la balance des paiements,
balance des paiements, il s’agit donc d’un abus compensent le déficit.
de langage. Cela désigne en fait soit un déficit
Problèmes économiques
d’un des comptes de la balance des paiements

Une réduction peu durable déficit commercial) et à amoindrir l’excédent


chinois (en limitant l’excédent commercial).
des soldes courants Il faut avoir ces éléments en mémoire pour

dans les économies avancées comprendre l’évolution des déséquilibres


mondiaux de balance courante dans l’immé-
Commençons par le premier point. Sur le diat après-crise (graphique 1). À première
plan comptable, le solde de la balance des vue, ils se réduisent considérablement. La
paiements courants correspond à l’agré- somme des excédents et déficits (en valeur
gation des capacités et besoins de finance- absolue) représentait environ 2,5 % du PIB
ment des différents secteurs institutionnels. mondial à la fin de 2012 contre 5 % au début
Ainsi, selon que les ménages, les entreprises de 2008, avec une tendance à l’accentuation
et l’État augmentent ou réduisent leur aux États-Unis, au Japon et dans la zone
endettement, le solde de la balance courante euro, mais à une réduction dans les autres
évolue de façon défavorable ou favorable. Il pays. Toutefois, cette situation s’explique
existe donc des facteurs internes de déséqui- en partie par des facteurs conjoncturels,
libres  : par exemple, l’augmentation rapide notamment des niveaux de croissance et
des dépenses des ménages et de l’investis- d’investissement immobilier peu élevés.
sement des entreprises dans les périodes de En particulier, aux États-Unis, la vigueur de
forte croissance domestique. Mais il existe la reprise de la demande intérieure pourrait
également des causes externes, notamment causer un nouveau creusement du déficit à
le niveau de croissance des économies par- brève échéance, ainsi que l’illustrent les pré-
tenaires. Une croissance mondiale struc- visions de la Banque mondiale. Certes, les
turellement faible tendrait ainsi à creuser États-Unis peuvent se permettre un déficit de
le déficit des États-Unis (en augmentant le balance courante important, essentiellement

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2014 60


1. Balances courantes, 1980-2018 (en milliards de dollars)

600

400

200 PED et émergents

0 Économies avancées

Allemagne
– 200
Japon
– 400
États -Unis
– 600

– 800
1980 1985 1990 1995 2000 2005 2010 2015

Note : Prévisions après 2012.

Source : Données Banque mondiale.

2. Balances courantes des pays émergents, 1980-2018 (en milliards de dollars)


600

500

400
Brésil
300 Chine

200 Inde
Russie
100
Afrique du Sud
0

– 100
1980 1985 1990 1995 2000 2005 2010 2015

Note : Prévisions après 2012.

Source : Données Banque mondiale.

pour trois raisons. D’abord, l’essentiel des les revendant massivement, d’en faire for-
entrées de capitaux qui viennent compen- tement baisser les prix et donc de réaliser
ser ce déficit correspondent à des achats des pertes importantes. Ensuite, les débi-
de titres, et non à du crédit. Les investis- teurs américains sont quasi exclusivement
seurs qui les détiennent risqueraient, en endettés dans leur propre monnaie. Enfin,

61 ENDETTEMENT ET DÉSÉQUILIBRES DES BALANCES COURANTES : QUELS RISQUES POUR L’ÉCONOMIE MONDIALE ?


l’essentiel des transactions internationales
est justement libellé en dollars, ce qui en Les économies en développement
garantit une demande internationale forte. Il
reste qu’un nouveau creusement trop rapide
et émergentes vulnérables
du déficit de la balance courante des États- S’agissant des économies émergentes (gra-
Unis serait le symptôme de fragilités persis- phiques  2), la seule véritable réduction du
tantes de la première économie mondiale. solde de la balance courante s’est produite
Du côté de la zone euro, le solde dans son pour la Chine, également de manière conjonc-
ensemble est aujourd’hui positif, avec une turelle. Il faut dire que la catégorie d’«  éco-
tendance à la stabilisation. Mais cette sta- nomies émergentes  », définie au début des
bilisation pose deux problèmes. D’abord, années 1990 quand un sous-groupe de pays
les excédents des économies vulnérables en développement retrouve l’accès aux finan-
(Irlande, Espagne, Italie et, plus récemment, cements extérieurs privés après une décennie
Portugal et Grèce) sont avant tout le résul- de rationnement consécutive à la crise de la
tat de l’extrême faiblesse de la demande dette de 1982, renvoie aujourd’hui à des réa-
intérieure. Ensuite, le rééquilibrage est asy- lités diverses. En 2013, la Chine affichait un
métrique. Dans les pays en excédent (Alle- taux de croissance de 7,7 %, l’Inde et l’Indo-
magne, Pays-Bas, Autriche), les soldes se nésie de 4,4 % et 5,8 % respectivement, contre
stabilisent, mais ne se réduisent pas. seulement 3,4 % pour les PECO et 1,3 % pour
En somme, les excédents et déficits courants la Russie. Ces économies ont toutefois comme
des économies avancées se sont fortement point commun leur exposition à un double
réduits après la crise, mais pour l’essentiel risque  : le ralentissement de la croissance
entre 2007 et 2009, et pourraient se creuser et des importations des économies avancées
à nouveau à brève échéance. d’une part, et le resserrement des politiques

3. Dépréciation des actifs des marchés émergents entre mai et août 2013 (différence max-min, en %)

Obligations
Hongrie
Actions
Chine
Change (nominal)
Colombie

Mexique

Afrique du Sud

Malaisie

Inde

Brésil

Indonésie

Turquie

– 60 – 50 – 40 – 30 – 20 – 10 0

Source : Données Banque mondiale.

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2014 62


4. Indices boursiers de mai à août 2013 (en points)
110

105

100
SSE (Chine)
95
CAC40
(France)
90
NASDAQ100
(Etats-Unis)
85
02/05/2013
09/05/2013
16/05/2013
23/05/2013
30/05/2013
06/06/2013
13/06/2013
20/06/2013
27/06/2013
04/07/2013
11/07/2013
18/07/2013
25/07/2013
01/08/2013
08/08/2013
15/08/2013
22/08/2013
29/08/2013
mai 2013 juin 2013 juillet 2013 août 2013

Source : Données Datastream.

Note : Il y a des valeurs manquantes dans la base.

monétaires de celles-ci d’autre part. Cette vul- début de la décennie 2000, causant une accé-
nérabilité concerne particulièrement mais pas lération de leur endettement extérieur. La
exclusivement les économies dont l’épargne baisse de leurs cours de change, depuis l’été
domestique et les déficits de balance courante 2013, pourrait contribuer à résorber pro-
sont les plus élevés, moins indépendantes gressivement ces déséquilibres.Toutefois, en
financièrement, ainsi que l’illustre l’épisode l’état, ils constituent un facteur de fragilité
de crise de 2013 (graphique 3).
financière  ; pour les économies concernées,
Or, la réduction des soldes de balance cou- dépendantes des flux de capitaux internatio-
rante n’a véritablement concerné que les naux ; pour les autres économies émergentes,
pays excédentaires : la Chine dans l’immé- que les investisseurs ont également tendance
diat après crise, et la Russie plus récemment à déserter en cas d’alerte (graphique 3)  ; et
à partir de 2011-2012. En Chine, l’excédent
pour la stabilité financière internationale,
de la balance courante a, de nouveau, légè-
dans un contexte de globalisation financière
rement augmenté dès 2012. L’ajustement en
cours en faveur d’une croissance domes- où les systèmes bancaires et surtout les
tique tirée par la consommation ne devrait marchés de titres sont très largement inter-
pas atténuer cet excédent à brève échéance, connectés (graphique 4). Car c’est là une spé-
compte tenu des gains de parts de marché à cificité des épisodes de 2013 et 2014 : les flux
l’exportation. de capitaux internationaux qui finançaient
Les autres grandes économies de marché les déficits de balance courante allaient
émergentes, notamment au sein du groupe majoritairement vers les marchés de titres,
des BRICS (Inde, Brésil, et, dans une moindre alors que dans le cas des crises émergentes
mesure, Afrique du Sud) sont en situation de de la décennie 1990, il s’agissait de prêts des
déficit de balance des paiements courants, banques des économies avancées à celles des
et ce déficit s’est fortement accru depuis le économies émergentes.

63 ENDETTEMENT ET DÉSÉQUILIBRES DES BALANCES COURANTES : QUELS RISQUES POUR L’ÉCONOMIE MONDIALE ?


La coordination des politiques comparative des économies en développe-
ment et émergentes.
monétaires en question Ces effets sont bien connus, et le débat relatif
à la coordination des politiques monétaires
Quel rôle joue la politique monétaire dans n’est pas nouveau. Il s’est rouvert lors du
le déclenchement de ces épisodes ? Les déci- reflux des investissements hors des écono-
sions des quatre grandes banques centrales mies émergentes en 2013-2014, qui coïncide
que sont la Banque centrale des États-Unis précisément avec l’annonce puis la mise en
(FED), la Banque du Japon, la BCE et la Banque œuvre par la FED de la fin progressive des
mesures exceptionnellement accommodantes
d’Angleterre ont des effets internationaux, et
prises pendant la crise. Impossible de ne pas
notamment influent sur l’attractivité des éco-
faire le parallèle avec les débuts des crises
nomies en développement et émergentes. Les
à répétition dont les économies émergentes
politiques accommodantes gonflent la liqui- avaient fait l’objet dans la seconde moitié
dité mondiale et donc les montants suscep- de la décennie 1990. Mais surtout, la coïn-
tibles de venir s’y investir. Simultanément, la cidence avec le resserrement de politique
baisse des taux d’intérêt directeurs coïncide monétaire de la FED évoque les débuts de la
avec une faible croissance, un faible rende- crise de la dette des pays en développement
ment des placements et une baisse des cours de 1982, après le changement d’orientation
des monnaies des économies avancées, ce radical décidé sous l’impulsion du Gouver-
qui augmente comparativement l’attractivité neur Volcker.
des économies en développement et émer- Raghuram Rajan, Gouverneur de la Banque
gentes. Dans un second temps, les politiques centrale d’Inde, déclare ainsi le 30  janvier
restrictives augmentent le rendement des 2014  : «  la coopération monétaire internatio-
placements sans risque dans les économies nale a été démantelée […]. Les économies avan-
avancées et donc diminuent l’attractivité cées ont un rôle à jouer pour restaurer cette

5. Flux d’investissements en fonds marchés émergents (en milliards de dollars)


40

30

20
En Mds de $

10

-10

-20 Fonds obligations marchés émergents


Fonds actions marchés émergents
-30

-40
01 03 05 07 09 11 01 03 05 07 09 11 01 03 05 07 09 11 01

2011 2012 2013 2014

Source : Données Banque mondiale.

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2014 64


coopération, et ne peuvent à ce point s’en laver monétaire exercent de très loin les effets les
les mains et dire ‘’Nous faisons ce que nous plus puissants sur les marchés financiers
avons à faire, à vous de faire l’ajustement’’ ». internationaux, le retour à une politique
De son côté, Ben Bernanke, alors Gouverneur monétaire moins accommodante est d’ores et
de la FED, précisait le 18 septembre 2013  : déjà programmé. Pour la stabilité financière
« Ce que nous tentons de faire avec notre poli- internationale, cette situation de transition
tique monétaire – ainsi que je crois que mes constitue un test.
collègues des économies émergentes le recon-
naissent – est de créer une économie plus forte
aux États-Unis. Et une économie plus forte Une nouvelle crise des marchés
aux États-Unis est l’une des choses les plus
importantes qui puisse arriver pour aider les émergents ?
économies émergentes ». Revenons sur la chronologie. En mai 2013,
Mais les économies émergentes, particuliè- la FED annonce que la fin progressive des
rement celles dont la balance des paiements mesures d’assouplissement quantitatif
courants est déficitaire, sont aujourd’hui pourrait intervenir plus tôt que prévu. Il en
vulnérables. Et dans ce contexte, leur attrac- résulte au printemps et durant l’été 2013 une
tivité, relativement à celle des économies remontée des taux d’intérêt à long terme sur
avancées, dépend de façon critique de la la dette publique des États-Unis (de 160 à
séquence de politique monétaire des grandes plus de 290 points de base). Les flux de capi-
banques centrales. Or, la fin de la crise glo- taux à destination des économies émergentes
bale et le retour à la croissance de ces écono- diminuent alors brutalement (graphique 5).
mies doit logiquement mettre un terme aux En revanche, quand, le 18 décembre 2013,
mesures extraordinairement accommodantes la FED annonce et met en œuvre la réduc-
prises au plus fort de la crise. Dans le cas des tion des mesures d’assouplissement quanti-
États-Unis, dont les décisions de politique tatif, les marchés ne réagissent pas, ce qui

6. Détention de la dette fédérale des États-Unis par la FED (en %)


60

50

40

30 Juin 2008

Octobre 2013
20

10

0
T T+1 T+2 T+3 T+4 T+5 T+6 T+7 T+8 T+9 T+10 T+11 T+12

Source : Données Banque mondiale.

Note : Les T+x désignent l’échéance des titres, x années après la date d’émission. T+2 correspond aux titres arrivant à
échéance en 2010 (série 2008) ou en 2015 (série 2013).

65 ENDETTEMENT ET DÉSÉQUILIBRES DES BALANCES COURANTES : QUELS RISQUES POUR L’ÉCONOMIE MONDIALE ?


suggère qu’ils ont déjà partiellement intégré des politiques monétaires dites «  conven-
l’effet du resserrement de politique moné- tionnelles » (hors crise) des grandes banques
taire. Cependant, cette période de calme se centrales est aujourd’hui le taux d’intérêt
termine à la fin du mois de janvier 2014, avec directeur, dont le niveau influence les coûts
la dévaluation du peso argentin de 16 %, qui de financement des agents économiques.
provoque une perte de confiance des inves-
Au contraire, les politiques dites «  non
tisseurs. Les marchés d’actions des pays
conventionnelles  », mises en œuvre depuis
émergents, dont plusieurs ont déjà été lar-
le début de la crise, associent engagement
gement affectés à l’été 2013, sont touchés les
de maintenir les taux directeurs à un niveau
premiers  ; mais ceux des économies avan-
plancher de manière prolongée, prêts massifs
cées reculent ensuite également.
aux banques commerciales, et achats d’obli-
Il faut noter que la décision de poursuivre la gations publiques et privées par la banque
normalisation de la politique monétaire de centrale. Le retour aux politiques convention-
la FED est prise le 29 janvier, soit après le nelles est conditionné, notamment, à l’endet-
début des retraits de capitaux ayant touché tement des agents économiques, parce que
les économies émergentes, dans un contexte dans un cadre conventionnel, le taux d’intérêt
où les taux à long terme sur la dette des directeur redevient le seul instrument dispo-
États-Unis sont en baisse (–  20  points de nible. Or, le maintien à bas niveau des coûts
base depuis le début de l’année 2014, contre de financement ne stimule pas la demande
+ 130 pendant l’épisode de l’été 2013), donc si les agents sont encore fortement endettés.
favorable aux économies émergentes. Tou- Autrement dit, dans ce cas, la banque centrale
tefois, le nombre de pays affectés par une ne dispose plus d’aucun instrument opérant.
dévaluation de leurs monnaies au début Cet argument va dans le sens d’une norma-
de l’année 2014 est plus important qu’au lisation forcément progressive des politiques
cours de l’été 2013, en particulier en Europe monétaires des économies avancées. Aux
de l’Est et en Asie centrale. Certains pays États-Unis en particulier, tant que l’endette-
émergents prennent alors des mesures de ment demeure élevé, le canal des taux d’in-
resserrement marqué de leurs politiques térêt directeurs est inopérant. En outre, les
monétaires. La Banque centrale de Turquie, quantités de titres, notamment publics, ache-
notamment, augmente fortement ses taux tés par la FED pendant la crise (graphique 6),
directeurs, ce qui conduit effectivement à vont également dans le sens d’un désengage-
stabiliser sa monnaie. ment progressif.

Les perspectives restent cependant mitigées.


Les conditions de financement des économies
émergentes sont susceptibles de se durcir Déséquilibres mondiaux de balance
davantage avec la poursuite de la normali-
sation des politiques monétaires des écono-
courante et stabilité financière
mies avancées. La question cruciale est donc
celle de la séquence du resserrement, le cas
internationale
le moins défavorable aux économies émer- Finalement, les termes de l’équation sont
gentes étant celui d’un resserrement progres- les suivants. Les déséquilibres mondiaux de
sif. Or, les décisions de politique monétaire balances des paiements se sont résorbés après
dépendent elles-mêmes de manière critique la crise, mais pas de manière généralisée ni
de la dynamique de désendettement interne durable. Les économies déficitaires restent
(public et privé) des économies concernées, qui vulnérables aux fluctuations de la liquidité
conditionne l’efficacité des politiques moné- mondiale et à ses rotations d’une classe
taires conventionnelles. Le principal outil d’actifs et d’une destination géographique à

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2014 66


une autre. Parmi les causes de ces rotations, la politique monétaire des grandes banques
les changements d’orientation des politiques centrales n’est pas à l’ordre du jour. L’objectif
monétaires, notamment celle de la FED. Après d’une réduction des déséquilibres mondiaux
plusieurs années de politiques exceptionnel- de balance courante, et donc de la dépen-
lement accommodantes, le début de resserre- dance des économies déficitaires aux flux de
ment déstabilise l’ensemble des économies capitaux internationaux, est plus que jamais
émergentes déficitaires, et par contagion les d’actualité. Dans l’immédiat, l’urgence
marchés actions des autres économies émer- consiste pour les économies fragilisées à
gentes et des économies avancées. Toutefois, s’isoler autant que possible des fluctuations
après deux épisodes aigus à l’été 2013 et de la liquidité mondiale, indirectement par
au premier semestre 2014, le calme semble le biais de règles de type prudentiel portant
revenu. Pour quelles raisons  ? Si le change- sur les montants d’endettement externe et en
ment de cap des politiques monétaires se devises, voire de manière ponctuelle directe-
fait de manière progressive, l’effet le plus ment par le biais de contrôles sur les entrées
déstabilisant peut être celui de l’annonce de capitaux. Il ne fait pas de doute, au vu de
– et non de la mise en œuvre – de la fin de la séquence de 2013-2014, que ces mesures
la séquence accommodante. Cette condition soient également profitables à la stabilité
devrait être remplie compte tenu de l’impor- financière internationale.
tance de l’endettement interne accumulé,
notamment aux États-Unis. Toutefois, la
prise en compte des effets internationaux de

POUR EN SAVOIR PLUS


™ ARTUS P. (2013), « Avons- ™ BANQUE MONDIALE (2014), ™ CARTAPANIS A. (2014),
nous aujourd’hui une vraie « Financial Markets Outlook », « Nouveau central banking et
crise des pays émergents ? », in Global Economic Prospects, cycle international du crédit »,
Special Report n° 151, Paris, Washington DC, Banque Revue d’économie financière,
Natixis / Groupe BPCE, mondiale, février. n° 113, mars.
5 septembre. ™ BASTIDON C., BRASSEUL J.
et GILLES PH. (2010), Histoire ™ OCDE (2013), « Évaluation
™ ARTUS P. (2014), « Comment de la globalisation financière. générale de la situation
se protéger des sauts de Essor, crises et perspectives macroéconomique », in
l’excès de liquidité ? » Flash des marchés financiers Perspectives économiques
Marchés n° 201, Paris, Natixis internationaux, Paris, de l’OCDE, vol. 2104/1, Paris,
/ Groupe BPCE, 7 mars. Armand Colin, coll. « U ». OCDE.

67 ENDETTEMENT ET DÉSÉQUILIBRES DES BALANCES COURANTES : QUELS RISQUES POUR L’ÉCONOMIE MONDIALE ?


La crise ayant mis en évidence les fragilités de la régulation des banques et de la finance,
plusieurs réformes ont été entreprises à divers échelons, inspirées par les réunions du G20 sur
le sujet. La réglementation bancaire internationale, sous l’égide du Comité de Bâle, a produit
de nouvelles normes (Bâle 3) ; au niveau de l’Union européenne, le projet d’union bancaire
propose un nouveau dispositif de contrôle du secteur bancaire ; plusieurs initiatives ont éga-
lement vu le jour au niveau national, et notamment aux États-Unis. Christophe Boucher montre
que si ces réformes ont apporté de nombreuses améliorations, des zones d’ombre demeurent,
dont deux constituent des menaces pour la stabilité financière. Tandis que le problème du
«  shadow banking » reste entier, celui de la concentration bancaire, qui oblige implicitement
les États à soutenir certains établissements en cas de difficultés (problème du «  too big to
fail ») a même eu tendance à se renforcer avec les restructurations qui ont suivi la crise.
Problèmes économiques

La finance mondiale : maîtrisée


ou porteuse de nouvelles crises ?
À la sortie de la crise financière globale qui
s’est ouverte en 2007, le G20 s’était engagé en
 CHRISTOPHE BOUCHER
2009, à Londres puis à Pittsburgh, à mieux Professeur à l’Université de Lorraine
réguler le système financier international. Le
G20 avait identifié une dizaine de dossiers
clés parmi lesquels : les marchés dérivés et
en particulier ceux de matières premières, matière de régulation et de réglementation
les agences de notation, l’encadrement des sont-ils suffisants pour maîtriser les débor-
bonus, les hedge funds, les ventes à décou- dements du secteur financier ? Ces initiatives
vert, les paradis fiscaux, le renforcement de sont-elles en mesure d’améliorer le fonction-
la résilience des banques et la lutte contre le nement du système financier en désamorçant
risque systémique. Depuis, un certain nombre les mécanismes à l’origine de son instabi-
de réformes ont été engagées1 mais de nom- lité ? Sommes-nous mieux armés pour éviter [1]
Le lecteur peut se
breux dossiers restent encore en suspens. de nouvelles crises ? reporter à Jégourel
(2013) pour un récent
Néanmoins, des progrès significatifs ont En mai 2014, le président de la République tour d’horizon des
réformes bancaires et
déjà été accomplis au niveau international, François Hollande annonçait  : «  la finance financières en Europe
notamment par le biais du Comité de Bâle est maîtrisée ». Or, rien n’est moins sûr. Car et aux États-Unis.
pour le contrôle bancaire, mais également au les crises se suivent mais ne se ressemblent [2]
Sur l’union bancaire,
niveau régional avec le projet d’union ban- pas. La nature des risques sous-estimés, les cf. Couppey-Soubeyran J.
caire en Europe2. Les efforts accomplis en acteurs, les canaux de contagion et les failles et Scialom R. (2014).

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2014 68


des instances de régulation ne sont pas les
mêmes d’une crise à l’autre. C’est là le para-
doxe de la régulation financière qui permet
d’améliorer la stabilité et la résilience du sys-
ZOOM
tème financier dans un premier temps mais QU’EST-CE QUE LES ACTIVITÉS
qui engendre des stratégies de contourne-
ment et des vagues d’innovations financières HORS-BILAN ?
susceptibles ensuite de le fragiliser. Le hors-bilan assure le suivi comptable
Si les banques sont aujourd’hui mieux sur- des activités qui n’ont pas encore entraîné
veillées – elles doivent respecter des règles un paiement (un décaissement ou un
plus exigeantes, que certains peuvent même encaissement) de la part de la banque,
juger excessives –, deux failles majeures du mais qui lui font courir un certain nombre
système financier restent béantes. D’abord, de risques. Il s’agit habituellement
de nombreuses opérations se développent de contrats en cours d’exécution. La
légalement dans la « finance de l’ombre » technique de gestion du hors-bilan s’est
significativement développée depuis les
moins bien surveillée via les activités hors
années 1990. Les activités enregistrées
bilan (cf. Zoom ci-contre). Certes, les canaux
dans cette catégorie sont pour l’essentiel
de financement non bancaires peuvent pré-
les opérations sur dérivés, les opérations
senter certains avantages, mais ils peuvent
de change ainsi que les opérations de
aussi devenir une source de risque systé- titrisation. Les ratios de solvabilité que
mique, en particulier lorsqu’ils assument des la réglementation de Bâle impose aux
fonctions traditionnellement réservées aux banques ne tiennent pas compte des
banques (transformation de liquidité et/ou activités hors-bilan. C’est pourquoi elles
de maturité, levier) ou lorsque les intercon- peuvent contourner la restriction qui porte
nexions avec le système bancaire sont fortes. sur les volumes de crédit qu’elles peuvent
Ensuite, le caractère systémique de certaines accorder grâce au recours à la titrisation.
institutions financières s’est encore renforcé
Christophe Boucher
avec la crise, non seulement parce que les
faillites bancaires ont accru la concentration
du secteur, mais aussi parce que les sauve-
tages par les États de certains établissements
ont rendu plus explicite encore la garantie La nouvelle régulation prudentielle
dont ils bénéficient.
La crise mondiale amorcée en 2007, d’abord
Cet article revient, dans un premier temps,
financière puis économique et sociale, a engen-
sur deux volets importants de cette nouvelle
dré une nouvelle vague de régulation. La nou-
régulation qui sont susceptibles, paradoxale-
velle régulation prudentielle des banques
ment, à terme, de faire émerger de nouvelles
(Bâle 3) et des compagnies d’assurance (Sol-
fragilités. Une deuxième partie montrera que
vabilité 2) vise à prévenir de nouvelles crises
le développement de la finance et de l’assu-
systémiques en renforçant la résilience des
rance « de l’ombre », peu contrôlé, et en partie
intermédiaires financiers, principalement
porté par des stratégies de contournement
mais pas seulement, par des exigences accrues
des contraintes réglementaires, menace
en fonds propres (cf. Zoom p. 70).
potentiellement la stabilité du système finan-
cier. Enfin, dans une troisième partie, nous
Bâle 3
montrerons que la crise financière globale et
les sauvetages de certaines banques d’impor- La réforme dite de « Bâle 3 », qui constitue la
tance systémique ont, de fait, accru la fragi- réponse du Comité de Bâle à la crise finan-
lité du système financier. cière de 2007, vise principalement à renforcer

69 LA FINANCE MONDIALE : MAÎTRISÉE OU PORTEUSE DE NOUVELLES CRISES ?


des propositions de nature macro-pruden-

ZOOM tielle, en cours d’élaboration, permettant


de réduire la procyclicité par un coussin de
capital contracyclique, ainsi que le risque
QU’EST-CE QUE LES FONDS systémique (cf. Zoom p. 71). La crise a en effet
PROPRES ? contraint les autorités de supervision à élar-
gir leur surveillance aux facteurs de vulnéra-
Les fonds propres désignent les bilité globale.
ressources en capital dont une entreprise
ou une banque dispose. Les fonds propres Solvabilité 2
d’une banque déterminent donc sa
capacité à faire face aux risques éventuels
Solvabilité 2 est un projet de réforme euro-
liés à ses activités (non remboursement péenne de la réglementation prudentielle
de crédits distribués ou autres pertes de s’appliquant au secteur de l’assurance. Dans
valeur de ses actifs). Pour augmenter ses la lignée du comité de Bâle pour les banques,
fonds propres, elle peut se recapitaliser, son objectif est d’encourager les organismes
c’est-à-dire faire appel aux actionnaires à mieux connaître et à évaluer leurs risques.
actuels ou à de nouveaux actionnaires et/ Afin de garantir leur solvabilité, les sociétés
ou accroître les bénéfices non distribués d’assurances doivent disposer, au-delà des
aux actionnaires. réserves qui couvrent déjà l’intégralité des
Christophe Boucher engagements souscrits vis-à-vis des assurés
(le passif des assureurs), des fonds propres
en quantité suffisante pour faire face à des
la solidité financière des banques tant du événements imprévus pouvant affecter le
point de vue de leur solvabilité que de celui respect de leurs engagements (leur actif) : ce
[3]
de leur liquidité3. En effet, la crise a révélé sont les capitaux propres réglementaires. La mise en œuvre
de ces nouvelles
que de nombreuses banques ne possédaient
Le niveau des capitaux propres devra être dispositions est
pas assez de fonds propres pour couvrir leurs progressive. Les
proportionné au risque des passifs et des
risques et que leurs réserves étaient insuffi- premières mesures
actifs détenus par les assurances : plus un sont entrées en vigueur
santes pour faire face à une crise de liquidité,
actif sera risqué, plus les capitaux propres le 1er janvier 2013 et
c’est-à-dire à un blocage de l’accès au refi- l’ensemble des mesures
réglementaires ou exigences en capital cor-
nancement sur les marchés interbancaires. devront être appliquées
respondantes devront être élevés, afin de au 1er janvier 2019.
Un premier volet consiste à rendre les éta- donner à la société d’assurance la possibi- [4]
L’effet de levier
blissements financiers plus résistants en cas lité de faire face à ses engagements en cas désigne l’utilisation
de crise. Ils devront ainsi disposer d’une base d’imprévu. Ainsi, à une obligation d’État de l’endettement pour
de capitaux propres plus élevée et de meil- correspondra une exigence en capital faible, augmenter la capacité
d’investissement et la
leure qualité, d’une meilleure adéquation car cette obligation est très peu risquée; rentabilité de capitaux
entre la durée de leurs emplois (leurs place- a contrario, une action d’entreprise non cotée investis en espérant
ments) et celle de leurs ressources (les dépôts (PME), par nature plus risquée (risque de fail- que la rentabilité des
montants empruntés
des épargnants par exemple), d’un volant lite de la PME), conduira à avoir une exigence soit supérieure au coût
d’actifs liquides plus important et d’une en capital plus importante. de l’endettement.
meilleure couverture en fonds propres de Ce renforcement des exigences réglemen-
leurs activités les plus risquées. Un second taires auxquelles sont soumis les assureurs
volet consiste à limiter l’effet de levier4 dans a des conséquences microéconomiques et
le système financier. macroéconomiques importantes. La prise
À ces réformes dites micro-prudentielles, qui en compte explicite du risque de marché
permettent de renforcer la résilience propre dans le calcul des fonds propres réglemen-
des établissements de crédit, s’ajoutent taires devrait conduire les assureurs à une

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2014 70


ZOOM risqués. Avec cette réforme, les poids permettant
de calculer la somme pondérée des engagements

DES RATIOS DE SOLVABILITÉ


(le dénominateur du ratio de solvabilité)
augmentent pendant les phases basses du cycle

PROCYCLIQUES et diminuent dans les phases hautes. En période


d’accélération de la croissance économique, les
En imposant aux banques un ratio de solvabilité banques satisfont sans difficulté aux exigences
minimum (ratio des fonds propres sur les réglementaires de fonds propres car le risque
engagements risqués), les règles prudentielles de leurs actifs est faible (le dénominateur se
issues de Bâle 1 en 1988, ont eu des effets déprécie) et la valeur de leurs fonds propres
procycliques : les banques subissent davantage de s’élève (le numérateur s’apprécie). La contrainte
pertes sur leurs crédits pendant les phases basses réglementaire s’éloigne ainsi en phase haute du
du cycle économique, ce qui réduit leurs fonds cycle, ce qui participe à l’emballement du crédit. En
propres (le numérateur du ratio de solvabilité). Si période de ralentissement, au contraire, le risque
elles ne disposent pas de fonds propres suffisants des actifs s’accroît et la valeur des fonds propres
pour satisfaire à la contrainte réglementaire, elles se dégrade : la contrainte réglementaire devient
sont obligées de réduire le volume de leurs crédits, difficile à satisfaire. Les banques resserrent alors
ce qui aggrave le ralentissement économique. la distribution du crédit plus fortement qu’elles
Les règles prudentielles de Bâle 2 ont rendu la ne l’auraient fait sans la contrainte réglementaire
distribution de crédit par les banques encore plus de fonds propres. Cela amplifie le ralentissement
procyclique en introduisant des pondérations économique.
variables pour agréger les différents engagements Christophe Boucher

ZOOM il peut s’agir d’un problème qui concerne une


institution ou un marché d’actifs particulier.

LE RISQUE SYSTÉMIQUE
Ce choc sur une institution ou un marché affecte
négativement d’autres institutions (faillites
et/ou problème de sous-capitalisation) et/ou
Le risque systémique est le risque qu’un
entraîne la chute d’autres prix d’actifs. En cas
événement particulier (une faillite, un défaut,
de choc systémique, la relation entre faillites ou
un choc, etc.) entraîne par réactions en chaîne
baisses de prix d’actifs est différente de celle qui
des effets négatifs considérables sur l’ensemble
est observée en temps normaux. Les relations
du système financier pouvant occasionner
d’interdépendance s’intensifient. La propagation
une crise générale de son fonctionnement. Le
s’effectue le plus souvent dans le temps,
système financier est alors dans l’incapacité
on parle alors de « contagion » ou d’ « effet
d’assurer ses fonctions habituelles d’allocation
domino ». Pendant longtemps, les superviseurs
de l’épargne et des risques, au point d’affecter
ont privilégié la régulation micro-prudentielle
sévèrement la croissance économique et le
– qui considère que le risque pour le système
bien-être social. La faillite de Lehman Brothers
financier se résume à l’agrégation des risques
le 15 septembre 2008 constitue l’exemple
de chaque institution – et ont prêté peu
emblématique du risque systémique. Cette
d’attention au risque systémique. Aujourd’hui, la
faillite a en effet entraîné la paralysie du
nécessité de renforcer l’orientation
système financier dans son ensemble (chute
macroprudentielle de la réglementation et de la
des prix, crise de liquidité et fermeture de
surveillance financières est largement admise
certains marchés, fragilisation et faillites
par les autorités et les économistes.
d’autres institutions financières). Au départ,
Christophe Boucher

71 LA FINANCE MONDIALE : MAÎTRISÉE OU PORTEUSE DE NOUVELLES CRISES ?


réallocation de leurs portefeuilles d’actifs moins risqués pourra conduire à moins
vers des titres moins risqués au détriment d’investissements à long-terme en actions
des titres risqués tels que les actions et les et en obligations. Si les banques et les assu-
obligations d’entreprises. reurs prêtent moins aux entreprises, celles-
De nombreux observateurs craignent que ces ci devront chercher des financements sur les
nouvelles exigences pour les assureurs et marchés. Or, les acteurs y sont, comme nous
pour les banques pénalisent le financement allons le voir, beaucoup moins régulés.
[5]
des investissements de long terme5. Ainsi, la Pour une analyse
réallocation des portefeuilles vers des titres
Les risques du système financier critique de cette thèse,
cf. Couppey-Soubeyran
et al. (2012).
de l’ombre
ZOOM Par le passé, il était aisé de distinguer les acti-
vités relevant de la fonction bancaire tradi-

L’INTRODUCTION tionnelle dépôt-crédit, de celles relevant des


assurances ou encore des marchés financiers.
DES RATIOS DE LIQUIDITÉ Aujourd’hui, les frontières sont beaucoup
DANS BÂLE 3 plus poreuses (Jeffers et Pollin, 2012). Les
groupes bancaires sont par exemple devenus
Une des innovations fondamentales de de grandes structures réunissant des activi-
Bâle 3 est l’introduction de deux ratios de tés variées (gestion des moyens de paiements,
liquidité. En août 2007, dès le début de la intervention sur les marchés financiers, pro-
crise des subprimes, certaines banques motion immobilière…) dispensées sur divers
ont éprouvé des difficultés pour se financer territoires.
auprès des autres banques et leurs
situations les mettaient potentiellement en En même temps, les exigences réglementaires
faillite. Elles devront désormais respecter apparaissent évolutives et fortement hétéro-
des ratios de liquidité suffisamment élevés gènes : certaines opérations sont très sur-
pour faire face à des retraits de dépôts veillées (opérations traditionnelles bancaires
– comme ce fut le cas avec Northern Rock de crédits et de dépôts, transactions sur des
en septembre 2007 en Grande-Bretagne – marchés réglementés), d’autres le sont très
ou de diminution de leurs ressources. peu (contrats financiers de gré à gré, produits
titrisés, etc.). Ce large spectre réglementaire
Le premier (liquidity coverage ratio)
ouvre la porte aux arbitrages.
imposerait aux banques internationales
de détenir un stock d’actifs facilement
négociables, sans risque, qui leur Le secteur bancaire fantôme
permettrait de résister pendant trente Les nouvelles réglementations – telles que
jours à une crise qui se traduirait, par Bâle 3 – contraignent les banques à réduire la
exemple, par des retraits massifs de la part
taille de leurs bilans et limiter le montant des
des déposants.
prêts qu’elles accordent. Face à cela, les entre-
Le second ratio (net stable funding prises se sont donc tournées vers les mar-
ratio) vise le même objectif sur un an. chés financiers pour emprunter directement
Plus contraignant, il doit inciter les (la «  désintermédiation  ») et les banques ont
établissements de crédit à rallonger sorti de leur bilan certains crédits par la titri-
leur profil de financement en faveur de sation. Cette technique permet aux banques
ressources de long terme, supposées plus de transformer les créances en titres qu’elles
stables. Christophe Boucher revendent ensuite sur les marchés tels que les
ABS (Asset-Backed Securities) par exemple.

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2014 72


Un secteur bancaire «  fantôme  » ou «  de comporte toutefois aussi des activités utiles.
l’ombre » (shadow banking) s’est ainsi déve- Il permet en particulier aux entreprises et
loppé depuis plusieurs décennies et son aux ménages d’emprunter des ressources
poids s’est encore accru au cours des der- lorsqu’il leur est difficile d’obtenir des prêts
nières années. Il regroupe tous les acteurs bancaires.
dont les activités se rapprochent de celles des
banques, mais qui ne sont pas des banques L’assurance fantôme
– et ne sont donc pas soumis aux mêmes La dernière décennie a également vu se déve-
[6] contraintes réglementaires6. Les banques ont
Il s’agit
lopper plusieurs pratiques innovantes chez
d’intermédiaires alimenté ces institutions en liquidités. Or,
financiers tels que les les assureurs. Traditionnellement, le métier
sociétés financières, les si ces institutions ne sont pas des banques, d’un assureur consiste à vendre des polices
conduits d’Asset-Backed elles se sont transformées en quasi orga- d’assurance à ses clients. La compagnie place
Commercial Paper nismes de crédit par l’achat de dette titrisée.
(ABCP), les véhicules les primes dans des actifs peu risqués, essen-
d’investissement Il s’agit dès lors d’un système de création tiellement obligataires, dont les revenus lui
structurés (SIV), les monétaire «  à double détente  ». Ce système permettent de payer les assurés qui subissent
hedge funds de crédit,
bancaire parallèle qui regroupe les activités des sinistres. Les assureurs sont donc intrin-
les money market
mutual funds (MMMF), et les entités participant à l’intermédiation sèquement liés aux marchés financiers du
les prêteurs sur titres, de crédit – transformation de liquidité et/ou côté de leur actif.
les sociétés financières à
objet limité (LPFC) et les
de maturité7 – opère ainsi hors du cadre de la
régulation bancaire. Le risque présenté dans Les pratiques récentes obéissent à une
government sponsored
enterprises (GSE). le bilan bancaire n’est désormais que la par- logique très différente, car elles ne sont plus
tie émergée de l’iceberg. centrées sur l’actif mais sur le passif. Elles
[7]
Les banques ont en
consistent, à l’instar de ce qui se pratique
effet la particularité
de transformer les Ce système bancaire parallèle pèse 71 000 mil- couramment depuis une quinzaine d’années
dépôts à court terme liards de dollars (52 000 milliards d’euros) en dans le secteur bancaire, à recourir à la titri-
des ménages (qui 2013, soit plus de la moitié du secteur ban-
sont liquides) en
sation pour optimiser leurs fonds propres.
financements de long caire classique, selon les derniers chiffres du Sauf que la titrisation ne concerne pas un
terme nécessaires Conseil de stabilité financière (Financial Sta- crédit mais un contrat d’assurance.
à l’investissement bility Board, 2013). C’est 10 000 milliards de
productif des Le segment de la titrisation de risques d’assu-
entreprises (qui sont dollars de plus qu’en 20078.
rance (insurance-linked security ou ILS), dont
moins liquides).
L’ennui est que ce secteur bancaire fantôme, les obligations catastrophes (catastrophe
[8]
En Chine, en peu ou pas régulé, est à l’origine d’une grande bonds, cf. Zoom p. 74) constituent une partie,
revanche, le système a été très actif en 2013 avec un nouveau som-
bancaire fantôme est
opacité concernant la localisation des risques
d’une nature très et l’exposition à ceux-ci des agents bancaires met atteint depuis 2007 pour les émissions
différente de ceux des traditionnels. Si ces institutions financières (7 à 8 milliards de dollars d’émissions nou-
États-Unis et de l’Europe
car il concerne pour
non bancaires venaient à faire faillite, les velles). On observe un fort engouement des
une large partie les établissements bancaires classiques seraient investisseurs pour ce type de titres.
crédits interentreprises. aussi touchés, car les connexions entre les
Le développement de
La demande excédentaire pour ces ILS est por-
cette forme de système deux types de structure sont nombreuses. teuse intrinsèquement de déséquilibres finan-
bancaire de l’ombre fait Les banques possèdent en effet des OPCVM ciers avec une sous-évaluation des risques et
ainsi naître un risque de au travers de leurs filiales d’assurances ou
défaillances en chaîne, leur transfert à des investisseurs qui n’ont
non pas au sein du de gestion d’actifs. Elles accordent aussi des pas toujours l’expertise pour les quantifier.
système bancaire mais prêts classiques aux hedge funds pour leur
parmi les entreprises Une difficulté supplémentaire apparaît lorsque
permettre de se financer.
non financières. les compagnies d’assurance revendent leurs
C’est dans ce secteur fantôme que s’est déve- contrats à des réassureurs qui sont en fait
loppée la titrisation des crédits subprimes leurs filiales et ne sont pas toujours assujet-
accordés aux ménages américains, qui a été tis à la contrainte de réserves réglementaires
à l’origine de la crise financière globale. Il (Koijen et Yogo, 2014). En cas de défaillance,

73 LA FINANCE MONDIALE : MAÎTRISÉE OU PORTEUSE DE NOUVELLES CRISES ?


ces filiales n’auront pas les moyens de faire
face à des pertes importantes. Or, elles sont La fragilité systémique
financées par des crédits accordés par des Une des difficultés les plus importantes que
banques, pour lesquelles les compagnies doivent affronter les régulateurs est le pro-
d’assurance initiales se sont portées caution. blème que posent les établissements finan-
Ainsi, les compagnies d’assurance sont autant ciers « trop importants pour faire faillite  »
exposées au risque que si elles l’avaient gardé (too big to fail). La crise financière nous a
en portefeuille, mais elles ne sont plus sou- appris que l’importance systémique des éta-
mises aux contraintes de réserves règlemen- blissements financiers ne pouvait se résumer
taires. Ces pratiques font courir des risques à leur taille. Elle se définit également par la
importants aux clients et aux actionnaires des complexité et l’interdépendance de l’institu-
compagnies d’assurance, aux marchés sur les- tion avec les autres institutions du système
quels elles interviennent, et aux banques qui financier. Malgré les réformes entreprises,
les financent. Les montants en jeu sont élevés, le problème des banques systémiques reste
et on ne peut écarter l’hypothèse que l’assu- entier. Elles continuent de bénéficier de sub-
rance fantôme contribue à une nouvelle crise. ventions publiques implicites, partant du
principe que l’État leur viendra en aide en cas
de difficultés.

ZOOM Une subvention implicite

LES CATASTROPHE BONDS


Compte tenu des coûts économiques et
sociaux de la faillite d’un établissement
financier systémique, le sauvetage apparaît
Les obligations catastrophes (connus sous
le nom de catastrophe bonds ou Cat- ex post comme la plus raisonnable des déci-
Bonds) sont principalement émises par des sions. Il conduit cependant à des transferts
compagnies d’assurances, de réassurance massifs d’argent des contribuables vers les
ou encore par des gouvernements désireux bénéficiaires des programmes de sauve-
de transférer à des investisseurs une partie tage (« privatiser les gains et mutualiser les
de leur exposition au risque d’occurrence pertes  »). Surtout, la garantie d’être sauvé
d’une catastrophe naturelle (inondation, engendre ce que les économistes appellent
tremblement de terre, ouragan, etc.) Si un aléa moral, c’est-à-dire un encouragement
aucune catastrophe naturelle couverte par à prendre davantage de risques lorsque l’on
l’obligation ne se produit avant la maturité se sent protégé.
de celle-ci, les investisseurs reçoivent les
coupons périodiquement et, à l’échéance, ils L’appui que les pouvoirs publics ont apporté
reçoivent le paiement du principal. Cependant, aux banques durant la crise a pris dif-
si l’événement déclencheur sous-jacent au férentes formes, depuis les garanties de
Cat-Bond se produit, ils perdent une partie prêts jusqu’aux injections directes de fonds
ou la totalité de leur investissement. Outre publics, qui ont accru dans certains pays le
ces obligations catastrophes, de nouveaux risque de défaut souverain. Ce soutien tacite
produits et structures d’investissement permet aux banques de profiter d’une assu-
autour de la titrisation se sont développés en rance gratuite et ainsi d’emprunter à des
quelques années tels que les titres hybrides, la taux d’intérêts plus faibles.
titrisation automobile et les side-cars (voir par
exemple Cummins, 2012). La garantie offerte par l’État représente en
quelque sorte une subvention implicite. En
Christophe Boucher
2012, cette subvention implicite accordée aux
banques d’importance systémique dans la

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2014 74


zone euro représentait entre 90 et 300  mil- Par ailleurs, à la sortie de la crise, les restruc-
liards de dollars selon les estimations du FMI turations bancaires ont conduit à un secteur
(2014). bancaire plus concentré avec des banques
Depuis la crise financière mondiale, les gou- moins nombreuses et plus grosses. Dans de
vernements ont lancé d’ambitieuses réformes. nombreux pays, la valeur des actifs dans le
Ainsi les banques, nous l’avons vu, doivent secteur bancaire par rapport au PIB a aug-
accroître leurs fonds propres pour parer aux menté de façon spectaculaire depuis 2000
pertes éventuelles, et la supervision des éta- alors que le nombre de banques a parallè-
blissements d’importance systémique est ren- lement diminué (graphique 1). La croissance
forcée afin de réduire la fréquence et le coût de la valeur des actifs a été particulièrement
des faillites. Ces réformes engagées ont réduit, forte pour les plus grosses banques. Par
sans pour autant la supprimer, la subvention exemple, les actifs détenus par BNP Paribas,
implicite de l’État aux banques systémiques. Citigroup et Barclays ont été multipliés envi-
ron par 10 entre 1997 et 2012. La fragilité sys-
Limiter la taille des établissements témique en zone euro est ainsi aujourd’hui
financiers plus grande qu’en 2007 à la veille de la crise
De fait, la crise financière consécutive à la financière globale.
faillite de la banque d’investissement Leh-
man Brothers en septembre 2008 a amené la Une solution simple pourrait être de limiter
sphère politique à offrir un soutien incondi- la taille des établissements financiers. Mais
tionnel à tout établissement financier en dif- en même temps, des banques de grande taille
ficulté dont la faillite pourrait engendrer des sont capables d’offrir une gamme étendue
perturbations majeures. de produits et services financiers, à des prix

1. Évolution du nombre de banques et de la taille du secteur bancaire


Ratio actifs des banques/PIB (en %, échelle de droite) Nombre de banques (échelle de gauche)

États-Unis Zone euro


11 000 95 8 000 400

10 500
90
10 000 7 500
350
9 500
85
9 000 7 000

8 500 80 300

8 000 6 500
75
7 500
250
7 000 6 000
70
6 500

6 000 65 5 500 200


2000 2002 2004 2006 2008 2010 2012 2000 2002 2004 2006 2008 2010 2012

Source : FMI.

75 LA FINANCE MONDIALE : MAÎTRISÉE OU PORTEUSE DE NOUVELLES CRISES ?


plus bas et à destination d’une clientèle plus néanmoins à rendre cette union bancaire
large et plus diversifiée. crédible en évitant une trop grande com-
Les réformes à venir doivent donc s’efforcer plexité. Elle devra également être complétée
de réduire la probabilité des difficultés finan- d’une « taxe systémique » à la façon d’une
cières et de désactiver le lien pernicieux entre taxe du type « pollueur-payeur » fondée sur la
crise bancaire et crise souveraine. Le pro- contribution au risque systémique de chaque
jet d’union bancaire en zone euro apparaît établissement.
dans ces conditions crucial. Le défi consiste

POUR EN SAVOIR PLUS


™ COUPPEY-SOUBEYRAN J., ™ CUMMINS J. D. (2012), « CAT ™ JEFFERS E. et POLLIN J-P.
GARNIER O. et POLLIN J.-P. (2012), Bonds and Other Risk-Linked (2012), « Déréglementation
Financement de l’économie Securities : Product Design bancaire des années 1980
dans le nouveau contexte and Evolution of the Market », et crise financière », Revue
réglementaire, Rapport The Geneva Reports: Risk d’économie financière n° 105.
du CAE n° 104, Paris, and Insurance Research n° 5, ™ JÉGOUREL Y. (2013), « États-
La Documentation française. p. 39-61. Unis, Europe : un tour
™ FINANCIAL STABILITY d’horizon des réformes
™ COUPPEY-SOUBEYRAN J. et BOARD (2013), Global Shadow bancaires et financières »,
SCIALOM L. (2014), Banking Monitoring Report, Cahiers français n° 375, Paris,
Union bancaire : de grands 14 novembre. La Documentation française.
enjeux, de petits moyens et ™ FMI (2014), « How Big is the ™ KOIJEN R.S.J. et YOGO M.
une transition à haut risque, Implicit Subsidy for Banks (2014), « Shadow Insurance »,
Cahiers français n° 382, Paris, Considered Too Important NBER Working Papers 19568,
La Documentation française, to Fail ? », Global Financial National Bureau of Economic
septembre-octobre. Stability Report, chap. 3. Research.

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2014 76


Au cours du dernier demi siècle, le système monétaire international a été affecté par deux
événements majeurs : la fin du régime de Bretton Woods et la mise en place de l’euro. Plus
chaotique – la plupart des monnaies «  flottent  » librement –, moins centralisé autour d’une
monnaie de référence – le dollar a perdu son statut d’unique monnaie convertible en or et
n’est plus l’unique monnaie internationale –, permet-il néanmoins une certaine stabilité moné-
taire mondiale ? Ou favorise-t-il, si l’on en croit les discours récurrents sur la sous-évaluation
du yuan et la surévaluation de l’euro par rapport au dollar, la guerre des monnaies ? Après
avoir rappelé les caractéristiques d’une monnaie internationale – auxquelles seuls le dollar et
l’euro satisfont aujourd’hui –, Jean-Pierre Patat montre que les stratégies de dépréciation du
change dont s’accusent régulièrement les grandes économies sont en partie fantasmées. En
particulier, leur efficacité est largement surestimée.
Problèmes économiques

Les grandes monnaies


internationales :
guerre ou équilibre ?
l’attachement à l’étalon-or et à la stabilité du
 JEAN-PIERRE PATAT franc perpétue le marasme économique. Le
Conseiller au CEPII et chez Thierry Apoteker Consulting souvenir ou la référence à ce qui fut, à cette
époque, une erreur magistrale, continue sans
doute de marquer l’inconscient collectif.
La «  guerre des monnaies  » est une expres- Après la seconde guerre mondiale, la hantise
sion fétiche de nombreux analystes, en par- de cette première guerre des monnaies ins-
ticulier en France où l’obsession du taux de pire les accords de Bretton Woods, qui ins-
change persiste et étonne nos partenaires. La taurent un système mondial de changes fixes.
manipulation du taux de change a été indis- Les taux de change des monnaies peuvent
cutablement une arme utilisée par de nom- varier dans d’étroites limites par rapport à
breux pays pendant des décennies. Dans les leur cours de référence en or, en pratique, par
années 1930, les États-Unis et le Royaume- rapport au dollar, seule monnaie demeurée
Uni, pays émetteurs des deux grandes devises convertible en métal précieux, et qui s’impose
mondiales, dévaluent leur monnaie, ce qui comme l’unique grande monnaie internatio-
dope leur croissance, pendant qu’en France, nale. La discipline étant trop rude, plusieurs

77 LES GRANDES MONNAIES INTERNATIONALES : GUERRE OU ÉQUILIBRE ?


pays européens – le Royaume Uni, la France, étroits et insuffisamment liquides pour per-
l’Italie – tentèrent pendant les années qui sui- mettre des transactions satisfaisantes.
virent, de compenser leurs erreurs de gestion C’est également une monnaie de libellé
économique, en particulier leur indifférence d’émissions de titres obligataires ou de bons
à l’inflation et le manque de compétitivité de à court terme, là encore émis par des États ou
leurs appareils productifs par de multiples des entités tierces, dont la devise n’est ni suf-
dévaluations. À l’inverse, en Allemagne, le fisamment attractive ni suffisamment liquide
souvenir d’épisodes d’hyperinflation et l’exis- pour permettre à des investisseurs la gestion
tence d’une banque centrale indépendante d’un portefeuille important de titres. Une
contribuent à l’émergence d’une monnaie devise internationale est également une mon-
forte, le deutschemark, qui devient, au corps naie de facturation pour les grands contrats
défendant des autorités allemandes, une d’achats/ventes de matières premières,
rivale du dollar. pétrole, textiles… Enfin, la fonction de « mon-
À partir des années 1970, les changes fixes naie de réserve » est peut-être la plus impor-
furent abandonnés à l’instigation des États- tante, car elle place le pays émetteur dans
Unis eux-mêmes, qui mirent fin à la conver- une situation privilégiée pour le financement
tibilité en or du dollar. Le paysage monétaire du solde de sa balance des paiements. Une
international comprenait désormais deux devise est une monnaie de réserve lorsque les
pôles, le dollar et le groupe de monnaies banques centrales placent massivement les
européennes regroupées dans le Système devises inscrites à leur actif en titres libellés
monétaire européen (SME), dont le pivot était dans cette monnaie.
de facto le deutschemark. Le yen japonais
demeurait quant à lui une devise régionale. Euro et dollar, seules monnaies
Avec la création de l’euro, le contexte a-t-il internationales
changé  ? Le monde monétaire est-t-il tou- Énoncer ces conditions montre qu’il n’y
jours bipolaire ? La devise chinoise peut-elle a actuellement de par le monde que deux
troubler ce jeu  ? Enfin, la manipulation des grandes monnaies internationales, le dollar
taux de change, à supposer qu’elle soit pos- et l’euro. Plus de 70 % des transactions sur
sible, est elle toujours une arme de politique les marchés de change sont libellées en dol-
économique ? lars et 20 % en euros. Les deux devises font
jeu égal en ce qui concerne le libellé des émis-
Les monnaies internationales sions d’obligations et de bons internatio-
naux. Les titres de dettes libellés en dollars,
aujourd’hui essentiellement des bons du Trésor amé-
ricains, occupent près de 60 % des réserves
des banques centrales et ceux en euros 25 %
Qu’est-ce qu’une monnaie environ. Enfin, le dollar est la devise de fac-
internationale ? turation dominante pour la réalisation des
Commençons par définir ce qui caracté- contrats sur les transactions avec les pays
rise une monnaie internationale. Une devise producteurs de pétrole.
internationale est d’abord le support, sur une C’est qu’il n’y a pas de monnaie mondiale
grande échelle, de transactions sur les mar- sans un marché de titres large, profond, très
chés de change mondiaux, non seulement en liquide, où les banques centrales étrangères
contrepartie d’opérations commerciales et puissent être garanties de pouvoir placer
financières impliquant le pays émetteur, mais leurs réserves. Sécurité, rendement, liquidité,
également comme intermédiaire d’échanges la hiérarchie de ces exigences peut varier
entre deux devises dont les marchés sont trop selon les circonstances  : si la sécurité est

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2014 78


ZOOM la compétitivité des exportateurs, lesquels
peuvent, dans des proportions variables selon

L’EURO FORT : UN DÉBAT


les secteurs, relever leurs marges ou gagner des
parts de marché. Toutefois, les exportations de la
TRÈS FRANÇAIS France hors zone euro – les seules directement
affectées par une dépréciation de l’euro – ne
Le thème de l’euro fort est un refrain bien représentent que 11 % du PIB français : la baisse
connu dans les débats économiques français : de l’euro ne peut être la réponse unique à notre
l’expression « euro fort » recueille 6,5 millions déficit de compétitivité.
d’entrées sur Google, tandis que l’expression
Parallèlement, il ne faut pas négliger l’impact
« euro faible » n’en récolte que 145000. Le
cette fois négatif d’une dépréciation de la monnaie
contraste est saisissant avec le débat en
sur le pouvoir d’achat des ménages, et donc sur
Allemagne, où l’euro fort est loin de constituer un
leur capacité à consommer des biens et des
leitmotiv : l’expression « stark euro » ne recueille
services : en renchérissant les biens importés,
que 1,4 million d’entrées (« schwach euro » en
notamment ceux dont les ménages peuvent
recueillant 764000). D’où vient cette différence de
difficilement réduire leur consommation à court
perception ?
terme (essence), la dépréciation les amène à
Une façon d’expliquer les différences de couper dans des dépenses de services locaux
sensibilité sur le taux de change de part et d’autre tels que les loisirs ou les services à la personne.
du Rhin a trait aux performances des deux pays Ainsi, la dépréciation entraîne deux types de
à l’exportation : la part de marché mondiale de la transferts : des entreprises importatrices nettes
France a fondu de 44 % entre 1999 et 2013, tandis (par exemple, le secteur des télécommunications)
que celle de l’Allemagne ne diminuait que de 18 %. vers les entreprises exportatrices nettes (par
Pour Patrick Artus et Lionel Fontagné, néanmoins, exemple, l’aéronautique) ; et des ménages
la différence de performance enregistrée entre vers les entreprises exportatrices. Enfin, une
les deux pays ne tient pas principalement à une dépréciation du taux de change revalorise les
sensibilité différente au taux de change de l’euro actifs et les dettes en monnaies étrangères par
(et en particulier à son appréciation tendancielle rapport aux actifs et dettes en monnaie nationale.
dans les années 2000, cf. graphique 3), mais La France a, dans son ensemble, davantage
plutôt à une moindre réactivité des exportations d’actifs que de dettes en monnaies étrangères.
françaises à la demande internationale. Fin 2012, par exemple, l’actif brut de la France
Une autre manière de comprendre les différences était de 5829 milliards d’euros, pour un passif brut
de perception entre les deux pays par rapport à de 6259 milliards d’euros. Nos calculs indiquent
la question du taux de change a trait à la culture une position nette approximative de 306 milliards
monétaire et à la préférence plus marquée en d’euros investie en dollars et de 247 milliards
Allemagne qu’en France pour une inflation faible. en livres sterling. Dans ces conditions, une
L’euro fort y est perçu comme un rempart contre appréciation du dollar de 10 % par rapport à l’euro
l’inflation ; et de toute façon, le taux de change est entraînerait un gain en capital d’environ 1,5 % du
le résultat d’une politique monétaire menée par PIB, tandis qu’une appréciation équivalente de la
une banque centrale indépendante dont le mandat livre sterling entraînerait un gain d’environ 1,2 %
principal est la stabilité des prix. du PIB.
Le taux de change nominal d’une monnaie Agnès Benassy- Quéré, Pierre-Olivier
détermine, à un moment donné, le prix relatif Gourinchas, Philippe Martin et Guillaume Plantin
des biens et services produits dans ce pays, ainsi
que la valeur relative des richesses accumulées Extrait choisi par Problèmes économiques, issu de :
dans les différentes monnaies. Une dépréciation « L’euro dans la "guerre des monnaies" », Note du
nominale de la monnaie améliore transitoirement Conseil d’analyse économique, n° 11, janvier 2014.

79 LES GRANDES MONNAIES INTERNATIONALES : GUERRE OU ÉQUILIBRE ?


évidemment toujours requise, les pays qui On comprend que d’autres monnaies qui ont
émettent des monnaies susceptibles de subir joué un grand rôle international – la livre
des pressions sur les marchés de change met- sterling – ou qui peuvent être des « refuges »
tront la liquidité en tête de leurs préoccupa- – le franc suisse –, même si elles ne sont
tions, afin de disposer rapidement de leurs pas dépourvues d’une certaine renommée,
réserves pour d’éventuelles interventions sur ne remplissent pas ou plus les conditions
le marché. pour être des monnaies mondiales. Leur part
dans les placements en devises des réserves
Plus de soixante-dix ans d’endettement public
de change des banques centrales est d’ail-
presque continu ont créé sur le marché des
leurs très faible. Quant au yen japonais, il
capitaux américains un incomparable terrain
demeure une devise régionale, dont l’impor-
de placements pour les capitaux internatio-
tance a d’ailleurs décru avec l’affaiblisse-
naux. En zone euro, le marche est fractionné
ment de l’économie japonaise et la montée en
et son unité sera réalisée, non par les émis-
puissance de la Chine.
sions des eurobonds préconisés par certains,
mais par un budget, un Trésor émetteur des
titres de dette de la zone. Ce défaut d’une ins- Le yuan, encore loin de remplir
titution fédérale dans le domaine budgétaire les conditions pour rivaliser
explique que l’euro, après avoir fortement avec le dollar
progressé comme devise de réserve, pla-
La Chine suscite bien des fantasmes. Cer-
fonne aujourd’hui à un niveau plus de deux
tains n’hésitent pas à affirmer que ses
fois inférieur à celui occupé par le dollar, les
performances économiques auront des
banques centrales étrangères limitant leurs
conséquences dans le domaine monétaire et
placements à des titres de la dette allemande
que le yuan se posera bientôt en rival du dol-
et, dans une moindre mesure, française.
lar. Un pronostic renforcé, estiment-ils, par
le fait que le commerce international chinois
Le rôle de la puissance politique est désormais le premier du monde.
du pays émetteur
Aujourd’hui, il est clair que le yuan chinois est
Il y a une autre condition pour qu’une devise très loin de remplir les conditions indispen-
remplisse toutes les fonctions d’une monnaie sables pour être une monnaie mondiale. Sans
mondiale  : la puissance politique, militaire, parler de son inconvertibilité (une situation
stratégique du pays émetteur. Outre le fait qu’il qui peut changer rapidement), la seule fonc-
ne peut y avoir de grand marché financier s’il tion internationale que remplit actuellement
n’est pas adossé à une grande puissance éco- le yuan est d’être une monnaie d’émission
nomique, il est certaines fonctions, monnaie de titres obligataires. Des émissions toutes
de facturation par exemple, qui échappent localisées à Hong Kong et qui n’atteignent
à la rationalité économique et financière et que 40  milliards de dollars, contre plus de
dépendent des facteurs stratégiques et poli- 900 milliards pour les émissions libellées en
tiques. Comment, sans cela, expliquer que les euros et près de 800 milliards pour les celles
pays du Golfe persique conservent le dollar libellées en dollars.
comme monnaie de facturation des contrats
pétroliers, en toutes circonstances, y compris Qu’en sera-t-il à l’avenir ? Si la Chine détient
dans les périodes d’extrême faiblesse de la incontestablement, d’ores et déjà, la puis-
monnaie américaine ? Cette pratique perdure, sance économique pour être un pays émetteur
même si certains responsables de ces pays de monnaie mondiale, ce n’est qu’à l’issue
ont quelquefois brandi la menace, jamais sui- d’un très long processus que se créent les
vie par les actes, d’adopter l’euro pour ces conditions pour que cela devienne une réa-
opérations. lité. En particulier, un marché large, profond,

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2014 80


liquide de titres de renommée internationale du commerce international. C’est ainsi que
et parfaitement fongibles ne se bâtit pas en depuis des années, les États-Unis se plaignent
peu de temps. Pour l’instant, et, semble t-il, d’une sous-évaluation chronique du yuan
pour longtemps, la Chine est davantage un et demandent aux autorités chinoises de le
pays qui cherche à placer des réserves de réévaluer. Une démarche techniquement fon-
change constituées à la faveur d’excédents dée, économiquement plus discutable. Tech-
récurrents de ses échanges extérieurs qu’un niquement fondée, car le yuan ne «  flotte  »
pays susceptible d’offrir des opportuni- pas sur le marché des changes. Son cours est
tés de placements à des banques centrales étroitement contrôlé par les autorités moné-
étrangères. taires chinoises et évolue entre des bornes
précises, ce qui est possible puisqu’il n’est
Car c’est là le paradoxe, l’ambiguïté de la
pas convertible librement en monnaies étran-
position d’une monnaie mondiale. Elle est
gères. Une réévaluation du yuan est donc
très largement issue d’un processus lié à des
concevable à l’initiative des autorités moné-
déficits budgétaires et des paiements cou-
taires chinoises. D’ailleurs, depuis plusieurs
rants quasi permanents. Un processus qui
années, la banque centrale de Chine conduit
s’auto-entretient, car le fait de bénéficier des
sa devise sur le chemin d’une lente mais réelle
retours de placements en sa propre monnaie
réévaluation. Ces efforts semblent toutefois
atténue singulièrement la contrainte que
insuffisants aux Américains, et la moindre
représente pour tout autre pays le fait d’avoir
interruption dans le processus de réévalua-
un déficit extérieur, et n’incite guère à la
tion de la monnaie chinoise les conduit à
rigueur financière.
s’interroger sur les intentions cachées des
autorités du pays.
Guerre ouverte, larvée Si la démarche des États-Unis est techni-
ou inexistante ? quement cohérente, elle n’en est pas moins
surprenante : avec un « salaire minimum » à
Il n’est pas nécessaire d’être un pays émet- 170  euros, la Chine dispose d’armes autre-
teur d’une monnaie internationale pour ment plus efficaces que le taux de change
pouvoir faire varier le taux de change de sa pour concurrencer les pays développés, et
devise, en vendant ou achetant une devise même une forte réévaluation du yuan ne
étrangère contre sa propre monnaie. De telles changerait pas grand-chose au différentiel de
opérations trouvent leurs limites avec le mon- compétitivité prix.
tant des réserves de change en devises dont
dispose une banque centrale. Elles peuvent C’est toutefois entre les grandes devises mon-
néanmoins être efficaces si le marché de la diales, le dollar et l’euro, que la guerre  des
monnaie concernée est de taille modeste. La monnaies est le plus souvent évoquée. Une
Banque nationale de Suisse est ainsi parve- guerre qui serait d’ailleurs le fait des États-
nue à modifier le cours du franc suisse dans Unis, puisque les autorités monétaires amé-
le sens recherché, avec différentes interven- ricaines manipuleraient le cours du dollar,
tions sur le marché. La Banque du Japon, tandis que celles de la zone euro resteraient
en revanche, a eu moins de succès avec des passives.
interventions solitaires sur un marché déjà
Avant d’aller plus avant sur ce point, il
plus large.
convient de s’interroger sur l’évolution de
De telles opérations relèvent davantage d’une l’impact d’une dévaluation, car c’est bien
«  guerre des monnaies  » lorsque l’émetteur dans ce sens là que les actions visant à modi-
de la devise, qui n’est pas pour autant une fier le taux de change sont le plus souvent
monnaie mondiale, est un acteur majeur engagées et dénoncées.

81 LES GRANDES MONNAIES INTERNATIONALES : GUERRE OU ÉQUILIBRE ?


La dévaluation de la monnaie, industrialisés, la dévaluation de la monnaie
est devenue contreproductive dans la mesure
une arme qui s’émousse et peut où elle n’incite pas les entreprises nationales
à l’effort de modernisation, de recherche de la
s’avérer contreproductive qualité et de compétitivité hors-prix. Ce n’est
sans doute pas un hasard si, lors de la crise
La science économique nous apprend qu’une récente de la zone euro, les pays qui souf-
dévaluation de la monnaie nationale provoque, fraient d’un grave problème de compétitivité
dans un premier temps, une hausse des prix étaient précisément ceux qui avaient dans le
des importations (donc de l’inflation), ainsi passé usé et abusé de la dévaluation – l’Italie,
qu’une baisse du prix des exportations. Il en l’Espagne, le Portugal…
résulte une détérioration du solde du com-
Dans les pays émergents, surtout lorsqu’ils
merce extérieur. Dans un second temps, les
sont exportateurs de matières premières
entreprises nationales profitent d’un taux de
et de produits semi finis, la dévaluation
change plus avantageux pour développer leurs
peut encore être efficace. Mais l’exemple de
ventes à l’étranger tandis que la demande de
l’Argentine montre que son incidence sur une
produits importés diminue. Cet effet volume
inflation déjà élevée peut entraîner des effets
est censé être plus important que l’effet prix
négatifs supérieurs aux bénéfices attendus.
subi précédemment. Le cas échéant, le solde
commercial s’améliore (courbe en J).
Longtemps efficace, lorsque les productions Dollar contre euro ?
des pays étaient dans une large mesure inter- L’expérience vécue des évolutions des deux
changeables, la dévaluation perd une grande monnaies mondiales, dollar et euro (deutsche
partie de son pouvoir d’entraînement des mark avant la création de la monnaie unique)
exportations avec la sophistication crois- permet de dégager un enseignement majeur.
sante et la spécialisation des productions de Il est très difficile, voire impossible pour
biens qui en résulte. De nombreux facteurs l’un des pays émetteurs d’une de ces deux
supplantent désormais la simple compa- monnaies, de contrecarrer et encore moins
raison des prix dans le choix des produits d’inverser un mouvement ou une situation
acquis  : réputation de qualité, respect des du taux de change jugés indésirables. Dol-
délais de livraison, service après vente…  Et lar et euro flottent librement sur les marchés
les exemples ne manquent pas qui contre- et leur cours résulte des actions de millions
disent l’effet supposé du cours de la devise d’opérateurs. En temps normal, ces actions
sur le commerce extérieur : Airbus surpasse ont tendance à s’équilibrer, de telle sorte que
Boeing dans son carnet de commandes avec le cours ne fluctue pas trop amplement. Mais
un euro réputé trop fort. La seule période lorsque des opérateurs disposent d’un puis-
prolongée d’excédents extérieurs enregis- sant effet d’entraînement sur la masse des
trée par la France depuis les années 1960 se acteurs du marché (dont les investisseurs
situe entre 1995 et 1999, en pleine époque de institutionnels, les fonds spéculatifs…), il
politique dite «  du franc fort  ». Plus récem- se forme des anticipations plus ou moins
ment, les affaiblissements prononcés de la rationnelles sur des facteurs pouvant provo-
livre sterling et du yen s’accompagnent d’une quer à terme une appréciation ou une dépré-
détérioration spectaculaire du commerce ciation d’une des deux devises : perspectives
extérieur du Royaume-Uni et du Japon. de croissance, d’inflation, de déséquilibres
Si une monnaie faible peut encore avoir extérieurs, de troubles géopolitiques ou
quelques effets favorables sur l’activité en géostratégiques, voire s’agissant de la mon-
dopant certains secteurs comme le tourisme, naie européenne, manœuvres pour tenter de
il n’est pas exagéré de dire que pour les pays provoquer l’éclatement de la zone comme ce

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2014 82


fut le cas en 2011-2012. Ces anticipations Ces expériences conduisent à relativiser les
peuvent déstabiliser fortement les cours incidences d’une supposée guerre des mon-
Dans ces circonstances, les autorités moné- naies à ce niveau, ou plus précisément d’un
taires du pays émetteur ont des marges de machiavélisme américain provoquant sciem-
manœuvre réduites si elles agissent seules, ment une dépréciation du dollar tandis que
leurs moyens (réserves dans la devise contre- les autorités européennes resteraient inertes.
partie) étant forcément limités. Il faut l’in- Les mesures non conventionnelles prises par
tervention des deux banques centrales pour la Fed avec des rachats massifs de titres de
parvenir à un résultat car chaque institution la dette publique américaine ont pour objec-
a alors des moyens illimités dans une des tif de maintenir à un bas niveau les taux
deux devises, ce que les opérateurs de mar- d’intérêt à long terme. Ont-elles eu vérita-
ché comprennent immédiatement. Ajoutons blement un impact sur le taux de change du
que même la parole a plus d’effet, lorsque les dollar contre l’euro ? Contrairement à ce que
acteurs des marchés constatent que les deux certains affirment, la monnaie européenne
banques centrales parlent d’une même voix. n’a pas subi de forte appréciation récem-
Ainsi, dans la première moitié des années ment. À 1,38 dollar, son cours est aujourd’hui
1980, le mouvement d’appréciation du dollar, supérieur d’un peu plus de 2 % à son niveau
initié par la très forte hausse des taux d’inté- moyen de 2013. Ce cours est d’ailleurs loin
rêt américains, se poursuit alors que les autres des niveaux observés à certaines époques,
pays ont aligné leur taux. Ce n’est qu’avec un 1,55 dollar pour un euro à la mi-2008, 1,49 en
accord collectif (accords du Plaza en 1985) fin 2009.
et des interventions sur les marchés de plu- Une baisse du taux de change euro/dollar de
sieurs banques centrales que le mouvement 10 % procurerait un surcroît de croissance
s’inverse. Il s’inverse même tellement que les de 0,7 %. Mais pour ce relativement modeste
mêmes acteurs échouent, avec les accords du gain, il faudrait imprimer au cours de l’euro
Louvre, en 1987, à arrêter la dépréciation du un mouvement de dépréciation le ramenant à
dollar, qui se poursuit jusqu’en 1995, et n’est 1,23-1,24 dollar, des niveaux proches de celui
stoppée que par des interventions concer- qui était le sien il y deux ans, en pleine inter-
tées américano-européennes. La robuste rogation sur l’avenir de la monnaie unique.
croissance américaine, contrastant avec une Pour faire à nouveau plonger la monnaie
médiocre conjoncture européenne, provoque unique vers ce plancher, les paroles et même
alors une durable appréciation du billet vert ; des mesures non conventionnelles ne suffi-
à tel point que l’euro, introduit sur les mar- raient pas. Il faudrait une action délibérée,
chés en 1999, subit par contrecoup un affai- violente de la BCE qui, pour le coup serait
blissement spectaculaire (son cours passe de prise comme une déclaration de guerre par
1,17 dollar début 1999 à 0,84 dollar à la fin les responsables des autres grandes mon-
de l’année 2000), qui n’est arrêté qu’à partir naies… Avec quelles réactions ?
de 2001 à la suite de nouvelles interventions
concertées de la Fed et de la BCE.
* * *

83 LES GRANDES MONNAIES INTERNATIONALES : GUERRE OU ÉQUILIBRE ?


POUR EN SAVOIR PLUS
™ FMI, Rapport annuel. ™ BANQUE CENTRALE ™ BENASSY-QUÉRÉ A.,
™ BANQUE DES RÈGLEMENTS EUROPÉENNE (2014), Rapport GOURINCHAS P.-O., MARTIN
INTERNATIONAUX, Rapport annuel, n° 13. PH. et GAULIER G. (2014),
annuel. « L’euro dans la “guerre des
monnaies” », Note du Conseil
d’analyse économique, n° 11,
janvier.

¶ COMPLÉMENT de long terme, l’euro n’est-il pas trop fort


au regard de la difficile sortie de crise de la
zone ? Pour répondre à cette question, on peut
COMMENT JUGER regarder comment a varié le taux de change
DE LA VALEUR DE L’EURO ? effectif réel de l’euro en fonction de l’écart de
production de la zone (écart entre production
L’euro est-il aujourd’hui trop fort, et si oui, effective et production potentielle), et comparer
au regard de quel critère ? […] Une première à ce qui s’est passé aux États-Unis. Pour être
approche est d’examiner l’évolution historique stabilisant, le taux de change réel (taux de
du taux de change effectif réel. Le graphique change nominal corrigé de l’évolution des prix)
montre que depuis 1964 (en reconstituant l’euro doit varier dans le même sens que l’écart de
à partir des monnaies des États membres production : s’apprécier quand l’activité se
avant 1999), on ne décèle pas de tendance porte relativement bien ; se déprécier dans le
particulière pour l’euro. Entre janvier 2012 et cas inverse. Le graphique ci-après montre que
novembre 2013, l’euro s’est situé en moyenne ce fut le cas entre 1995 et 2013 aux États-Unis,
2 % au-dessus de sa valeur moyenne depuis mais non dans la zone euro. Si l’euro s’est bien
1999 et 5 % au-dessus de sa valeur moyenne déprécié en 2012, en ligne avec la dégradation
sur longue période. Compte tenu des marges de l’activité, c’est l’exception plutôt que la règle.
d’erreur sur la mesure des prix, on peut En 2009, alors que l’activité chutait fortement
considérer que la valeur de l’euro est en dans la zone, la valeur réelle de l’euro est
ligne avec son niveau de longue période. Une restée stable.
deuxième approche consiste à se demander si En 2013, l’euro s’est apprécié par rapport à
l’euro n’aurait pas dû s’apprécier sur longue 2012 alors que le PIB de la zone continuait
période (sous l’effet des excédents extérieurs de se contracter. À l’inverse, en 2000, le pic
accumulés) ou au contraire se déprécier (en d’activité de la zone a coïncidé avec un euro
raison de la croissance tendanciellement particulièrement faible.
plus faible dans la zone par rapport au reste Dans cette optique, et en cohérence avec
du monde). Ces deux effets contradictoires notre diagnostic sur la politique monétaire,
sont difficiles à quantifier. Les estimations on peut considérer qu’une politique plus
existantes sont entachées d’une marge expansionniste de la Banque centrale
d’erreur importante et elles ne modifient pas européenne, qui s’accompagnerait d’une
fondamentalement le diagnostic sur l’euro. Une dépréciation nominale de l’euro d’environ
troisième approche se concentre sur le court 10 %, permettrait à la fois de se rapprocher
terme : indépendamment des considérations de l’objectif d’inflation de la BCE et d’atténuer

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2014 84


Taux de change effectif réel de l’euro sur longue période (indice base 100 en janvier 1999)
125

120

115

110
Moyennes
105
1999-2013
100
1964-2013
95

90

85

80

75
1964 1968 1972 1974 1978 1982 1984 1988 1992 2004 2008 2012 2014

Lecture : Le taux de change effectif réel est le taux de change moyen par rapport à un ensemble de partenaires,
corrigé par les prix relatifs à la consommation. Une hausse traduite une appréciation de l’euro.

Source : BRI, indice étroit (27 partenaires)

l’insuffisance de demande dans la zone. L’euro Extrait choisi par Problèmes économiques,
n’étant pas surévalué au regard des différentes issu de : « L’euro dans la "guerre des
normes de longue période, il ne faut toutefois monnaies" », Note du Conseil d’analyse
pas s’attendre à une dépréciation durable. économique, n° 11, janvier 2014.
Agnès Benassy- Quéré,
Pierre-Olivier Gourinchas, Philippe Martin
et Guillaume Plantin

85 LES GRANDES MONNAIES INTERNATIONALES : GUERRE OU ÉQUILIBRE ?


Les échanges commerciaux se sont fortement développés avec la phase de mondialisation
entamée dans les années 1980, sous l’effet de l’abaissement des barrières douanières négocié
dans le cadre du GATT puis de l’OMC et de l’insertion spectaculaire dans le commerce mondial
de certains pays émergents. Si l’ouverture commerciale constitue une tendance caractéris-
tique de l’économie mondiale relativement ancienne – par rapport, notamment, à la mondia-
lisation financière ou à la crise écologique –, Bernard Guillochon montre qu’elle n’en est pas
moins conflictuelle. La montée en puissance des pays émergents est source de tensions, qui
se manifestent aussi bien à l’échelon des négociations multilatérales qu’au niveau des diffé-
rends commerciaux, bien que ces derniers continuent pour l’instant d’opposer majoritaire-
ment les pays les plus développés. De façon plus générale, malgré la réduction de droits de
douane, le protectionnisme et les conflits commerciaux persistent à travers le développement
des obstacles non tarifaires.
Problèmes économiques

Les conflits
autour du libre-échange
Entre 1950 et 2012, le commerce mondial de
marchandises a crû quatre fois plus vite que la
 BERNARD GUILLOCHON
production mondiale. Ce mouvement d’ouver- Professeur émérite à l’Université Paris-Dauphine
ture concerne tous les pays, développés, émer-
gents, mais aussi ceux situés en bas de l’échelle
des revenus. L’économie mondiale évolue donc
plus en plus interdépendant mais continuel-
incontestablement vers le libre-échange. La
lement remodelé par le jeu des coopérations
situation actuelle n’est toutefois pas celle d’un
et des obstacles dressés par les firmes et les
libre-échange total car, d’une part, les pays
maintiennent de très nombreuses barrières, États, dans un contexte de profondes trans-
notamment sous forme d’obstacles non tari- formations de l’organisation productive et
faires, d’autre part, les spécificités productives d’émergence de nouveaux acteurs. Dans ce
et les réglementations étatiques propres à monde en mutation, on observe principale-
chaque nation ont un impact sur les échanges ment deux types de conflits : les affrontements
internationaux, alors que dans la conception durant les négociations multilatérales, qui les
théorique du libre-échange, le tissu productif paralysent ou les retardent, et les tensions
est homogène et l’État n’intervient pas dans autour des comportements jugés déloyaux et
le fonctionnement de l’économie. L’économie des mesures protectionnistes, les deux phéno-
mondiale est donc un système complexe, de mènes étant intimement liés.

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2014 86


Les conflits dans les négociations de beaucoup de PED qui n’appliquent pas les
normes de travail des pays avancés (inter-
multilatérales diction du travail forcé, interdiction du tra-
vail des enfants, droit syndical), ce qui, du
Dès le cycle d’Uruguay (1986-1994), dont point de vue de ces derniers, est source de
l’objectif est de mettre en place l’Organisa- concurrence déloyale. Les PED voient dans
tion mondiale du commerce (OMC), des diver- cette revendication un prétexte pour revenir
gences apparaissent. Durant les négociations, à plus de protections. L’affrontement Nord-
les États-Unis et la Communauté économique Sud apparaît dès les premières conférences
européenne (CEE) s’affrontent sur le dossier de l’OMC, celle de Singapour (1996) et celle
agricole, les premiers souhaitant une forte de Genève (1998). On atteint un vrai point de
libéralisation et la seconde tenant à pré- rupture à Seattle (1999), où le blocage vient à
server ses mécanismes de soutien. L’accord la fois de la contestation de la société civile
signé à Marrakech en 1994 prévoit finale- qui, lors de ses manifestations dans la ville,
ment une avancée importante sur la voie du accuse l’OMC d’être l’instrument d’un capi-
libre-échange  : abaissement des droits de talisme aveugle et de la mésentente entre les
douane dans toutes les branches (industrie négociateurs. L’opposition Nord-Sud n’est
et agriculture), réglementation des subven- d’ailleurs pas la seule cause de l’impuissance
tions et abaissement des aides internes aux de l’OMC. D’autres clivages apparaissent,
agriculteurs. Deux domaines nouveaux font notamment entre pays du Nord, sur le dossier
partie du champ de compétences de l’OMC, agricole, la CEE s’efforçant de préserver son
les services et la protection de la propriété système d’aides et de défendre une concep-
intellectuelle, pour lesquels des accords spé- tion nouvelle de l’agriculture, fondée sur la
cifiques sont signés, le GATS (General Agree- multifonctionnalité et qui repose sur d‘autres
ment on Trade in Service) et l’ADPIC (Accord fondements que la simple rentabilité, face
[1]
Le Groupe de Cairns pour la défense de la propriété intellectuelle aux États-Unis et au Groupe de Cairns1,
rassemble dix neuf pays
et commerciale). adeptes d’un modèle productiviste.
(en février 2014) très
exportateurs de produits
agricoles et favorables Le conflit Nord-Sud Doha : des espérances déçues
à l’abolition des
barrières et des aides De 1995 au lancement du cycle de Doha Malgré des débats qui révèlent la persistance
dans l’agriculture. Ils
sont particulièrement
(2001), les négociations au sein de l’OMC des clivages, la conférence de Doha (2001)
opposés à la politique sont dominées par l’affrontement entre les réussit à fixer le programme d’un cycle de
agricole commune pays du Nord et les pays en développement trois ans et à mettre au centre des préoccupa-
européenne. En font
notamment partie
(PED). Les seconds reprochent aux premiers tions la question du développement, ce qui ne
l’Afrique du Sud, de ne pas faire de véritables concessions en peut que satisfaire les pays les plus pauvres,
l’Australie, l’Argentine, matière agricole, en maintenant des barrières grands oubliés des cycles précédents. Lors de
le Brésil, la Thaïlande et
la Nouvelle-Zélande. à l’importation trop élevées et en allouant cette conférence, la Chine et Taïwan entrent
des aides qui pèsent sur les cours mondiaux à l’OMC. La question épineuse de l’exploita-
et entravent le jeu de la concurrence, en tion de certains brevets de médicaments par
contradiction flagrante avec le discours libre- des entreprises pharmaceutiques des pays
échangiste tenu par ailleurs. A contrario, les du Sud, pour soigner le sida et la tuberculose,
pays avancés mettent en avant leurs efforts semble résolue  : la protection de la santé
pour réduire ces obstacles et demandent aux publique telle qu’inscrite dans la charte SPS
PED, en contrepartie, d’accepter de négocier (dispositions sanitaires et phytosanitaires)
sur les droits de douane dans l’industrie, les de l’OMC passe avant la protection de la
obstacles dans les services, la défense de la propriété intellectuelle de l’ADPIC, au moins
propriété intellectuelle et la clause sociale. Le dans cette situation de grave danger sani-
terme de clause sociale se réfère à la situation taire : certains pays du Sud peuvent produire

87 LES CONFLITS AUTOUR DU LIBRE-ÉCHANGE


des médicaments protégés par des brevets de protection moyens devraient baisser de 54 %
laboratoires américains. Un accord est trouvé pour les pays développés et de 36 % pour les
sur l’aménagement de cette disposition au PED. Les subventions à l’exportation et les
cours de l’été 2003. Mais la conférence de aides internes agricoles doivent également
Cancún qui suit cet accord se solde par un être fortement amputées, selon le même prin-
échec, révélateur d’un changement de rapport cipe de progressivité, ce qui obligerait l’UE
de forces. Les positions des États-Unis et de à diviser par quatre ses subventions et ses
la CEE se sont rapprochées, mais ils trouvent aides et les États-Unis à réduire leurs aides
en face d’eux un bloc soudé de PED, le G21 de 40 %. Alors qu’on s’approche d’un accord,
(dont font partie le Brésil, la Chine et l’Afrique l’Inde demande un régime dérogatoire pour
du Sud), prenant fait et cause pour les pays son agriculture. Mais les États-Unis, qui
africains producteurs de coton. Ceux-ci considèrent que l’ampleur de la dérogation
dénoncent les aides considérables apportées est excessive, mettent leur veto et l’accord
aux producteurs européens et surtout améri- n’est finalement pas signé.
cains, mais les États-Unis refusent de mettre
en cause ces soutiens. Malgré leurs intérêts L’influence croissante
divergents dans beaucoup de domaines, les des pays émergents
pays du G21 parviennent à former une coa-
lition qui ferme la porte à toute possibilité La crise des systèmes bancaires de 2007-
d’accord. Les pays développés prennent ainsi 2008 et ses conséquences en termes d’activité
conscience de leur perte de pouvoir dans la macroéconomique ont détourné l’attention
négociation multilatérale. des gouvernements des négociations à l’OMC
et ont fait renaître un certain protectionnisme,
Pour tenter de dénouer la situation, des pro-
sous des formes diverses. Dans le domaine
positions sont faites dans l’été 2004 sur des
agricole, point majeur des tensions à l’OMC,
réductions tarifaires en agriculture et dans
la période contemporaine est marquée par de
l’industrie et sur l’introduction d’une caté-
profondes transformations qui modifient les
gorie à part, les produits sensibles, pour
conditions de la négociation. Les pays émer-
lesquels les coupes seraient moindres. À la
gents sont en train de devenir des acteurs
conférence d’Hong Kong (2005), on avance sur
centraux sur les marchés agricoles. En dix
tous ces dossiers et on se fixe 2013 comme
ans, leur place dans les échanges internatio-
date butoir pour l’élimination totale des sub-
naux a fortement crû : entre 2001 et 2011, la
ventions à l’exportation. De plus, en 2005, [2]
part des PED (hors PMA2 et hors commerce Pays moins avancés.
la juridiction de l’OMC, saisie par le Brésil,
intra-UE) est passée de 49 % à 62 % pour les
oblige les États-Unis à supprimer leurs sub-
exportations et de 39 % à 57 % pour les impor-
ventions et leurs aides internes sur le coton.
tations (Bureau et Jean, 2013). L’accroisse-
Mais pour ces dernières, la date précise d’ap-
ment du niveau de vie des PED, en particulier
plication de la mesure devra être fixée lors de
de la Chine, alimente une demande nouvelle
la future conférence. Celle-ci a lieu en juillet
qui stimule le commerce et provoque un mou-
2008 à Genève et propose un programme de
vement nouveau de hausse des prix de long
réduction massive des droits à l’importation
terme (graphique 1), ce qui favorise certaines
et des aides. Le principe des coupes tarifaires
productions agricoles des PED.
est celui de la progressivité : plus le taux de
protection est élevé, plus la réduction est Malgré cette conjoncture favorable, ceux-ci
forte, ce qui permet de resserrer l’éventail des recourent de plus en plus massivement aux
taxes. Les formules utilisées diffèrent selon aides internes, alors même que les États-Unis
la catégorie dans laquelle entre le pays, de comme l’UE commencent à les réduire, pour
sorte que les diminutions sont plus limitées satisfaire, au moins en partie, les demandes
pour les PED que pour les autres. Les taux de de l’OMC (graphique 2). Ainsi, l’UE, dans le

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2014 88


1. Indice des prix des produits agricoles exportés par les PED, 1995-2013 (base 100 en 2000)

350

300

250 Produits alimentaires

200
Boissons tropicales

150
Graines oléagineuses
1000

Matières premières
50
d’origine agricole

0
1995
1996
1997
1998
1999
2000
2001
2002
2003
2004
2005
2006
2007
2008
2009
2010
2011
2012
2013
Source : CNUCED (2014).

cadre de la révision de sa politique agricole


commune (PAC), réduit ses subventions qui Protections et différends
ne représentent plus que 19 % du revenu Malgré les résistances qui se sont exprimées
agricole en 2012, contre 30,8 % en 2005. au cours des cycles successifs, en particulier
Simultanément, des pays comme la Chine celui de Doha, tous les pays ont accepté, sur
ou l’Indonésie augmentent significativement le long terme, d’abaisser leurs barrières doua-
[3]
Le droit NPF (« nation
leurs soutiens. nières. Les droits NPF3 moyens ont été divisés
la plus favorisée ») Ce contexte nouveau sur les marchés agricoles par deux entre 1995 et 2012 et les taux pra-
est le droit de douane
appliqué par un pays à modifie les conditions dans lesquelles pour- tiqués actuels sont particulièrement faibles
tous les autres membres raient se dérouler les négociations futures, pour les produits non agricoles dans les pays
de l’OMC avec lesquels sachant que la conférence de l’OMC tenue à avancés : en 2012, le taux moyen appliqué par
aucun accord particulier
n’a été signé. Bali en décembre 2013 n’a rien proposé de les États-Unis est de 3,2 %, celui de l’UE de
neuf à cet égard. En réalité, les grands pays 4,2 % et celui du Japon de 2,6 % (Chine : 8,7 % ;
émergents, devenus très interventionnistes, Inde : 10,4 % ; Brésil : 14,1 %). Les pays émer-
ne sont prêts à renoncer ni à leurs obstacles gents maintiennent une certaine protection
à l’importation ni à leurs soutiens. Ils ont tarifaire, particulièrement dans l’agriculture,
évidemment intérêt à faire croire que leurs si l’on met de côté le Brésil, dont les droits
économies ressemblent à celles des pays agri- sont plus élevés dans l’industrie. Mais ce mou-
coles les plus pauvres dont les productions vement de désarmement douanier n’a pas fait
vivrières peinent à survivre sans aides éta- disparaître les occasions de conflits commer-
tiques. Pourtant, les PED forment un groupe ciaux, car les États ont très largement recours
de moins en moins homogène et la prise en à d’autres procédés que les droits NPF pour
compte de leurs différences demandée par se protéger. Ces diverses actions, qui, le plus
certains pays avancés permettrait sans doute souvent, répondent à des pressions de la part
de faire progresser la négociation. des groupes d’intérêt, aboutissent parfois à

89 LES CONFLITS AUTOUR DU LIBRE-ÉCHANGE


2. Soutien aux producteurs, 2005-2012 (en % du revenu brut agricole, soutien inclus)

60

50

40
Japon
30 UE à 27

États-Unis
20
Chine

10

0
2005 2006 2007 2008 2009 2010 2011 2012

Source : OCDE (2013).

des procès devant l’Organe de règlement des dernière catégorie, le dumping consistant,
différends (ORD) de l’OMC. dans la définition qu’en donne l’OMC, à
vendre à l’étranger un produit à un prix infé-
Les mesures contingentes rieur à son coût ou à un prix inférieur au prix
pratiqué par l’entreprise exportatrice sur son
Le protectionnisme emprunte aujourd’hui
marché domestique. La procédure anti-dum-
deux voies complémentaires, les mesures
contingentes et les obstacles non tarifaires ping est encadrée par des règles de l’OMC
(ONT). Les premières, acceptées par l’OMC, mais menée par des instances nationales sur
sont censées permettre aux pays membres de lesquelles, naturellement, les entreprises du
se défendre dans des situations où la pres- pays qui se considèrent lésées font assez faci-
sion de la concurrence étrangère est exces- lement pression. Cela permet de comprendre
sive, eu égard à leur situation, ou résulte d’un pourquoi le nombre d’enquêtes et de mesures
comportement déloyal. Trois cas sont pré- anti-dumping est si élevé  : entre le 1er jan-
vus : les mesures de sauvegarde (protections vier 1995 et le 30 juin 2013, on dénombre
exceptionnelles si le secteur est menacé par 4 358 enquêtes et 2 795 mesures. Le seul fait
la concurrence étrangère) ; les mesures com- d’ouvrir une enquête peut inciter les entre-
pensatoires (pour faire obstacle au fait que prises exportatrices visées à accroître leurs
le pays exportateur subventionne ses expor- prix pour éviter de subir ensuite les véri-
tations pour pénétrer plus facilement sur le tables mesures (droits compensant en par-
marché national) ; les actions anti-dumping tie la marge de dumping pendant au moins
(s’il est prouvé que l’entreprise du pays expor- cinq ans). Ainsi, les enquêtes n’aboutissent
tateur adopte un comportement de dum- pas toutes à l’érection de barrières, mais
ping). Depuis 1995, plus des neuf dixièmes font bien partie d’une stratégie de défense à
des mesures contingentes relèvent de cette l’encontre de la concurrence étrangère.

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2014 90


Dans la mesure où il est de fait difficile de dumping (tableau 1). Sur les vingt branches
prouver l’existence du dumping, les actions que distingue l’OMC, quatre  concentrent
anti-dumping peuvent être considérées 70,2  % des enquêtes et 71,1  % des mesures.
comme des formes contemporaines de pro- Il s’agit de biens manufacturés, soit intermé-
tectionnisme. Qu’elles soient ou non justifiées diaires (métaux, chimie, matières plastiques,
par un comportement agressif de la part de caoutchouc) soit d’équipement (machines
l’étranger, elles révèlent en tout cas que les et équipement électrique). Ce sont donc les
guerres commerciales n’ont pas disparu avec entreprises de certains secteurs industriels,
la réduction négociée des droits de douane. là où la concentration est élevée, au Nord
D’un côté, les pays acceptent la diminution comme au Sud, qui parviennent le mieux à
des droits NPF moyens sur de vastes caté- utiliser l’arme de l’anti-dumping. Leur taille
gories de biens, et de l’autre, ils rétablissent et leur petit nombre leur permettent de mobi-
des droits sur des produits bien spécifiés en liser de gros moyens et d’obtenir plus faci-
provenance de certains pays particuliers, lement l’appui des instances nationales (ou
lorsque les entreprises considèrent, à tort ou communautaires) qui engagent des procé-
à raison, qu’elles subissent une concurrence dures et peuvent fixer des droits élevés. Ainsi,
déloyale. On remarque que les États-Unis et les produits en acier venant de Chine et sou-
l’UE ne sont pas les seuls à recourir à ces mis à des droits anti-dumping européens,
procédures. Les grands pays émergents, en fixés dans la période 2008-2012, supportent
particulier l’Inde, en font également grand des taxes allant de 24 % à 71,90 % selon les
usage, tandis que les pays asiatiques, au produits (Bown, 2012), alors que le taux NPF
premier rang desquels figure la Chine, sont accepté par l’UE pour la branche acier est, en
les plus fréquemment suspectés d’utiliser le moyenne, de seulement 2 %.

1. Enquêtes et mesures anti-dumping, 1er janvier 1995- 30 juin 2013


Principaux pays engageant Principaux pays visés Principaux secteurs concernés
des actions anti-dumping par des actions anti-dumping par des actions anti-dumping
Nombre Nombre Nombre Nombre Nombre Nombre
Pays Pays Secteur
d’enquêtes de mesures d’enquêtes de mesures d’enquêtes de mesures
Métaux
Inde 690 513 Chine 950 683 et articles 1 233 804
en métaux
République Industries
États-Unis 478 318 320 186 879 597
de Corée chimiques
Matières
Union
453 293 États-Unis 249 148 plastiques 571 350
européenne
caoutchouc
Machines et
Argentine 305 210 Taipei 240 155 équipement 377 237
électrique
Textiles
Brésil 297 136 Thaïlande 178 116 323 240
habillement
Papiers
Chine 208 162 Japon 173 123 225 122
cartons
Source : OMC (2014).

91 LES CONFLITS AUTOUR DU LIBRE-ÉCHANGE


Les obstacles non tarifaires des importations de biens industriels, qui,
comme on l’a vu précédemment, bénéficient
En complément des mesures contingentes, également d’une protection par des droits
tous les pays ont aujourd’hui recours aux anti-dumping. L’OMC, dans sa conférence
ONT. Ceux-ci prennent des formes variées, de Bali (décembre 2013), s’est fixé comme
allant des restrictions quantitatives aux objectif principal de démanteler ces OTC,
réglementations administratives, en pas- en particulier dans les PED qui cherchent,
sant par les subventions et les normes. par ce moyen, à compenser la baisse des
Hétérogènes et peu transparents, ils sont dif- droits NPF. Nul doute que la tâche sera dif-
ficilement comparables, aussi bien entre eux ficile, compte tenu du maquis réglementaire
qu’avec les droits de douane, dont l’impact qui caractérise les opérations de commerce
réel sur le commerce peut être évalué par une extérieur dans beaucoup de pays. Toutes ces
hausse affichée des prix, ce qui n’est pas le nouvelles formes de protection sont l’expres-
cas des ONT. Même si leur recensement exact sion d’un regain de tensions commerciales et
pose problème, les données rassemblées par nourrissent un terreau propice à engager des
plusieurs rapports récents indiquent un cer- actions judiciaires.
tain nombre de tendances sur lesquelles il
y a consensus (OMC, 2012, 2013 ; Commis- Les différends commerciaux
sion européenne, 2013). En premier lieu, on
observe que les deux instruments privilégiés Une partie des conflits est portée devant
actuels sont les normes sanitaires et phyto- la juridiction de l’OMC si les pays en sont
sanitaires (SPS) et les obstacles techniques membres, ce qui est le cas de toutes les
au commerce (OTC), ceux-ci consistant en la grandes puissances commerciales actuelles.
mise en place de règles administratives qui La procédure prévoit une première étape de
freinent voire suppriment l’entrée des pro- consultation destinée à permettre que les
duits étrangers. En 2010, l’ensemble SPS-OTC parties négocient pour trouver une solution
représente 64 % du total des ONT, en termes avant de porter l’affaire devant un groupe
de valeur des importations concernées (OMC, spécial de trois ou cinq membres qui rend
2012). De plus, depuis la crise, on constate son jugement. L’ORD composé d’un représen-
une intensification du recours à ces mesures, tant par pays membre (159 membres en mai
en particulier de la part des pays émergents 2014) entérine la décision du groupe spécial,
qui, pourtant, ont été moins affectés par la sauf vote unanime contre, ce qui n’est jamais
baisse d’activité dans la crise que les pays arrivé jusqu’à maintenant. L’une des parties
avancés. Les pays partenaires de l’UE ont peut faire appel de la décision et le jugement
de l’organe d’appel est entériné par l’ORD
ainsi adopté 688 nouvelles mesures entre
dans les mêmes conditions.
octobre 2008 et mai 2013 et en ont aban-
donné seulement 107 (Commission euro- L’OMC qui, comme il a été dit, peine à faire
péenne, 2013). Si l’on considère l’ensemble aboutir les négociations, rencontre en
des pays du G20, on relève qu’entre juin et revanche un grand succès dans sa fonction
décembre 2013, ces pays ont adopté 116 nou- d’arbitre. En témoignent d’une part le nombre
veaux ONT, contre 109 durant les sept mois très élevé de demandes de consultations (475
précédents. Dans neuf cas sur dix, les normes entre le 1er janvier 1995 et le 5 mai 2014), com-
SPS sont utilisées pour dresser des barrières paré à celui porté devant le GATT (à peine une
dans l’agriculture, ce qui révèle que les pays centaine en 46 ans d’existence), d’autre part
s’appuient principalement sur des argu- la volonté de beaucoup de pays de se joindre
ments de défense de la santé pour protéger à l’action du pays plaignant, en tant que par-
leurs productions agricoles. En revanche, ties tierces. Plus de 60  % des plaintes sont
environ deux tiers des OTC s’appliquent à déposées par seulement six pays, au premier

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2014 92


rang desquels figurent les États-Unis et l’UE, différencié (TSD), qui les autorise, pour cer-
également principaux défendeurs (tableau 2). tains biens, à garder des obstacles plus éle-
Les deux s’affrontent dans bon nombre de vés que les autres.
différends  : l’UE est plaignante à l’encontre
des États-Unis dans 32 cas et les États-Unis De nombreux conflits concernent les mesures
sont plaignants à l’égard de l’UE dans 19 cas. contingentes (sauvegardes, mesures com-
Le Canada, le Brésil, l’Argentine et l’Inde font pensatoires, anti-dumping) ainsi que les
également partie des principaux plaignants, mesures SPS et les OTC (tableau 2), ce qui
tandis que le Japon et la Chine préfèrent se montre bien que les formes actuelles du pro-
joindre comme parties tierces aux actions tectionnisme suscitent souvent des actions de
engagées par d’autres pays. Si la Chine est la part des pays qui se considèrent lésés. En
rarement plaignante, elle figure, en revanche, particulier, ceux qui subissent des mesures
parmi les principaux pays défendeurs, étant d’anti-dumping à l’encontre de leurs expor-
fréquemment mise en cause pour ses com- tations recourent fréquemment à l’ORD pour
portements jugés déloyaux par ses parte- tenter de prouver qu’il n’y a pas dumping
naires (dumping, subventions, violation de de leur part et pour obtenir réparation. En
la propriété intellectuelle, OTC). Ainsi,  le recourant à l’ORD, en tant que plaignants ou
recours à l’ORD est clairement l’apanage des en tant que parties tierces, les pays veulent
pays avancés et des grands pays émergents prouver aux autres qu’ils ne sont pas prêts à
qui s’accusent mutuellement de dresser des céder face à des comportements qu’ils jugent
entraves aux échanges. Les pays pauvres agressifs. En fait, ils comptent plus sur la
n’ont pas les moyens d’engager des plaintes pression qu’ils exercent que sur le résultat
et se trouvent rarement mis en cause, du fait qu’ils pourraient obtenir, la sanction étant
de leur faible participation au commerce lointaine, incertaine et difficile à faire appli-
mondial et du système dérogatoire dont ils quer. En effet, les pays savent que la durée
bénéficient à l’OMC, le traitement spécial de la procédure est particulièrement longue

2. Différends portés devant l’ORD, 1er janvier 1995-5 mai 2014


Différends liés aux mesures
Principaux plaignants Principales parties tierces Principaux défendeurs
contingentes et aux ONT
Nombre de Nombre de Nombre de Domaine concerné Nombre de
Pays Pays Pays
différends différends différends par le différend différends
Subventions
Union
États-Unis 106 143 États-Unis 121 et mesures 102
européenne
compensatoires
Union Union
91 Japon 142 77 Antidumping 102
européenne européenne
Obstacles
Canada 33 États-Unis 114 Chine 31 techniques 49
au commerce
Mesures
Brésil 26 Chine 109 Inde 22 44
de sauvegarde
Inde 21 Inde 99 Argentine 22 Mesures SPS 41
Argentine 20 Canada 95 Canada 17
Source : OMC (2014).

93 LES CONFLITS AUTOUR DU LIBRE-ÉCHANGE


du fait du nombre élevé d’affaires à juger des négociations multilatérales et alimentés
et que les défendeurs condamnés abusent par les comportements des grandes puissances
des délais qui leur sont octroyés. De plus, commerciales, en particulier émergentes, qui
en cas de refus d’application de la sanction, cherchent à la fois à pénétrer plus facilement
les mesures de rétorsion autorisées (par sur les marchés étrangers et à protéger cer-
exemple des surtaxes tarifaires érigées par taines activités, en particulier leurs agricul-
le plaignant à l’encontre du défendeur récal- tures. La crise économique mondiale n’a fait
citrant) doivent être équivalentes au préju- que renforcer la méfiance à l’égard de l’OMC,
dice. Or, cette équivalence pose problème et qui se voit de plus en plus concurrencée par
est assez rarement mise en œuvre. Le recours les accords commerciaux régionaux dont le
à la juridiction de l’OMC reste néanmoins nombre ne fait que croître depuis le début
utile aux yeux des grands acteurs de l’écono- des années 1990. Cette évolution vers plus de
mie mondiale, qui y voient un moyen de frei- régionalisme ne sera source d’apaisement que
ner, sinon de supprimer, les comportements si les zones ainsi constituées sont prêtes à coo-
déloyaux et/ ou protectionnistes de leurs pérer. Les négociations actuellement en cours
concurrents. entre les États-Unis et l’Europe dans le cadre
* * * du Transatlantic Trade and Investment Part-
nership révèlent que le fait d’être deux (et non
Ainsi, la participation croissante de tous les
pas 159) ne supprime pas les motifs de conflits.
pays au commerce n’a pas supprimé les conflits
commerciaux, responsables du piétinement

POUR EN SAVOIR PLUS


™ BOWN C. (2012), Global ™ OCDE (2013), Politiques ™ OMC (2014), Règlement
antidumping data. agricoles : suivi et évaluation des différends à l’OMC :
2013, Paris, OCDE, différends par pays,
™ BUREAU J.C. et JEAN S. (2013),
18 septembre. différends par sujet
« Les transformations des
™ OMC (2012), Rapport sur
OMC, www.wto.org.
échanges agricoles bousculent
l’agenda multilatéral », le commerce mondial 2012,
La Lettre du CEPII, N° 336, 2e partie, Genève, OMC. ™ PONVIANE A. (2007),
31 octobre. « L’agriculture à l’OMC :
™ OMC (2013), Report on G 20
libéralisation, développement
™ COMMISSION EUROPÉENNE Trade mesures, 18 décembre,
et souveraineté », in
(2013), Tenth Report of Genève, OMC.
L’agriculture nouveaux
Potentially Trade Restrictive ™ OMC (2014), Les mesures défis-édition 2007, INSEE-
Measures, 1er mai 2012-31 mai antidumping, données Références, Paris, INSEE.
2013, Direction générale statistiques, www.wto.org.
du commerce.
™ OMC (2014), Règlement ™ RAINELLI M. (2004),
™FONTAGNÉ L. et JEAN S. (2013), des différends à l’OMC : L’Organisation mondiale
« L’OMC en quête d’un avenir », comment l’OMC règle-t-elle les du commerce, Paris,
La Lettre du CEPII, n° 337, différends ? La Découverte, coll.
Paris, CEPII, 28 novembre. OMC, www.wto.org. « Repères », 7e éd.

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2014 94


La fin des Trente Glorieuses a coïncidé avec la prise de conscience des conséquences néfastes
de la croissance économique sur l’environnement et les ressources naturelles. Depuis la confé-
rence des Nations unies qui s’est tenue à Stockholm en 1972 et qui marque l’accès de la question
écologique au rang de préoccupation internationale, les atteintes à l’environnement se sont mul-
tipliées, avec, notamment, l’émergence des problèmes globaux tels que le réchauffement clima-
tique et la perte de biodiversité. Romain Weikmans et Edwin Zaccai dressent un constat de ce
qu’on désigne souvent sous l’expression de « crise écologique », avant d’analyser les réponses
que la communauté internationale y a apportées au cours des quatre dernières décennies. Les
auteurs pointent du doigt la nécessité d’analyser les problèmes écologiques à des échelles
locales, même s’ils se posent d’emblée au niveau global.
Problèmes économiques

La crise écologique mondiale


 ROMAIN WEIKMANS Un changement d’époque
Chercheur au Centre d’études du développement durable,
Université libre de Bruxelles géologique ?
Le changement climatique constitue la
 EDWIN ZACCAI manifestation la plus significative des
Professeur à l’Université libre de Bruxelles modifications que les activités humaines
Directeur du Centre d’études du développement durable induisent sur le système Terre. La tem-
pérature moyenne à la surface de la pla-
nète a augmenté de 0,85  °C entre 1880 et
2012 (GIEC, 2013). Les conséquences de ce
[1]
Le « système Terre » L’empreinte de l’espèce humaine sur le sys- réchauffement sont observables  : depuis la
peut être défini comme
tème Terre1 a atteint une telle ampleur qu’elle période préindustrielle, le niveau moyen des
l’ensemble des processus
biogéochimiques pourrait signer l’entrée de notre planète dans mers s’est par exemple d’ores et déjà élevé
planétaires et des flux une nouvelle époque géologique : l’Anthropo- de 20 cm. Ce réchauffement ne peut être
d’énergie qui fournit le
système de soutien à la
cène2 (Crutzen, 2002). La présente contribution expliqué par des facteurs naturels et peut
vie sur la planète. se propose dans un premier temps de faire être très largement attribué à l’influence
[2]
le point sur ce qu’il est courant de désigner des activités humaines, en particulier du
L’Anthropocène n’est
pas encore formellement comme la crise écologique mondiale. La perti- fait des émissions de gaz à effet de serre
reconnue comme nence du niveau mondial comme échelle d’ana- (GES) qui leur sont associées. La concentra-
une nouvelle époque
géologique. La prochaine
lyse des problèmes écologiques sera ensuite tion dans l’atmosphère du principal GES à
réunion de la Commission discutée. Nous examinerons enfin comment et l’origine de ce phénomène, le CO2, est pas-
internationale de avec quel succès la communauté internatio- sée de 278 parties par million (ppm) avant
stratigraphie en 2016
devrait se prononcer sur
nale s’est saisie depuis une quarantaine d’an- la période industrielle à 400 ppm en mai
cette question. nées des problèmes d’environnement. 2013, et augmente actuellement au rythme

95 LA CRISE ÉCOLOGIQUE MONDIALE


de 1,8 ppm par an. Une telle concentration évidemment considérables selon les pays.
de CO2 est totalement atypique puisqu’elle On constate aussi dans cette équation très
n’a plus été atteinte depuis au moins 3,2 simplifiée que le seul facteur sur lequel il est
millions d’années (GIEC, 2013). En outre, le possible de jouer pour diminuer les impacts
rythme actuel d’accumulation des GES dans en présence de croissance économique et
l’atmosphère, due à des émissions qui conti- pour une population donnée est le facteur
nuent de progresser à l’échelle mondiale, technologique.
pousse un nombre croissant de scientifiques
à estimer qu’un réchauffement global de 3 à Croissance économique et impacts
4 °C à l’horizon 2100 semble de plus en plus environnementaux
probable (AIE, 2013).
Les premiers travaux sur les questions envi-
L’appauvrissement de la biodiversité de notre ronnementales mondiales, comme le rap-
planète sous l’effet des activités humaines port fondateur du Club de Rome, Halte à la
est également sans appel. Les espèces dis- croissance ? (Meadows et al., 1972), posent
paraissent actuellement à un rythme inégalé d’emblée la question de la poursuite de la
depuis le dernier événement d’extinction de croissance dans un monde aux ressources
masse, qui a emporté les dinosaures il y a finies. Jusqu’à quel point les technologies,
65 millions d’années. Les changements dans qui nécessitent non seulement de l’innova-
l’affectation des sols en constituent la prin- tion, mais aussi des conditions de diffusion
cipale cause. On estime en effet qu’entre 40 à la fois économiques, politiques et sociales,
et 50 % de la surface terrestre est aujourd’hui sont-elles à même de diminuer significative-
«  anthropisée  », c’est-à-dire convertie en ment les impacts environnementaux ? Le rap-
zones agricoles, sylvicoles ou urbaines, avec port de 1972 se montre pessimiste et prône
[3]
une biodiversité significativement réduite3. un arrêt du modèle même de la croissance. Barnosky A.D.,
Hadly E.A.,
D’autres impacts d’origine anthropique Des travaux qui suivront, tels ceux de l’OCDE, Bascompte J. et al.
(2012), « Approaching
sont également en augmentation à partir de considèrent pour leur part qu’un «  décou- a State Shift in Earth’s
la révolution industrielle du XIXe siècle, et plage  » entre croissance et impacts envi- Biosphere », Nature,
connaissent une aggravation liée à l’utili- ronnementaux est possible et suffisant pour vol. 486.
sation massive du pétrole après la seconde obtenir une « croissance verte ». L’examen des [4]
Ehrlich P.R. et
guerre mondiale. évolutions des dernières décennies (Zaccai, Holdren J.P. (1971),
2011) laisse à penser que les réponses tech- « Impact of Population
Les moteurs principaux de ces évolutions Growth », Science,
peuvent être exprimés par l’équation I=PAT, nologiques dans les pays riches ont été en vol. 171.
proposée par Ehrlich et Holdren (1971)4 mesure de réduire certains impacts locaux [5]
Dinda S. (2004),
pour modéliser la manière dont la popula- et particulièrement gênants, comme les nui- « Environmental
tion humaine (P), le niveau de consommation sances dues aux déchets, à certaines pollu- Kuznets Curve

individuelle (A pour affluence) et l’efficience tions de l’eau ou de l’air. En revanche, elles Hypothesis : A Survey »,
Ecological Economics,
de la production de richesses (T pour tech- n’ont pas permis de répondre à de larges vol. 49.
nology) déterminent l’ampleur de l’impact perturbations comme celles du climat ou de
d’une population sur l’environnement. Si l’on la biodiversité mondiale, qui s’aggravent de
considère par exemple les soixante dernières façon préoccupante.
années, les gains d’efficience dans certains Les analyses empiriques de la courbe envi-
processus de production ont été très large- ronnementale de Kuznets vont dans le même
ment «  effacés  » par l’accroissement de la sens5. Pour les tenants de cette théorie, les
population mondiale (qui a quasiment triplé impacts environnementaux seraient desti-
depuis 1950) et l’augmentation du PIB par nés à augmenter avec la croissance écono-
habitant (qui a été multiplié par presque cinq mique jusqu’à un maximum pour ensuite
sur la même période), avec des variations décroître. Mais ceci n’est vérifié que pour

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2014 96


certains impacts, et comme nous l’avons vu, nécessaires pour absorber les émissions de
au niveau mondial, non seulement ce « maxi- GES) tend à dominer pour de nombreux pays.
mum » hypothétique n’est pas atteint, mais à
Si l’on examine les cinq premiers pays du
certains égards, il est susceptible de modifier
classement pour cet indicateur (tableau 1), on
profondément les écosystèmes, et, par consé-
constate que trois d’entre eux sont des pays
quent, les sociétés et systèmes économiques
du Golfe producteurs d’hydrocarbures. On
qui en dépendent.
retrouve de façon peut-être plus inattendue
le Luxembourg et le Danemark dans le top 5
Limites planétaires des « mauvais élèves ». Ce résultat s’explique
et problèmes locaux principalement, pour le Luxembourg, par le
fait que sa consommation de carburants est
Depuis le rapport du Club de Rome, la ques-
tirée vers le haut par les ventes réalisées aux
tion des limites écologiques mondiales a été
automobilistes étrangers, et, pour le Dane-
de nouveau conceptualisée à de multiples
mark, par le recours relativement important
reprises. L’approche récente la plus impor-
du charbon dans son mix énergétique  ; en
tante en ce sens est sans doute celle des
outre, la méthode est peu favorable à des
limites planétaires (Rockström et al., 2009).
pays très denses et très industrialisés. En
Le respect de ces limites – au nombre de
revanche, les derniers du classement, ceux
neuf – permettrait de maintenir la planète
à l’empreinte écologique la plus petite, sont
dans l’état de stabilité biogéophysique qui
des pays aux niveaux de richesse très faibles.
la caractérise depuis 10 000 ans. Les scien-
L’empreinte écologique reflète donc l’idée
tifiques à l’origine de cette approche ont
émise ci-dessus selon laquelle la croissance
fixé des seuils quantitatifs pour sept d’entre
économique serait difficilement compatible
elles. Trois sont d’ores et déjà dépassés : ceux
avec le respect de l’environnement.
relatifs au changement climatique, à la bio-
diversité et au cycle de l’azote. En outre, la Vu la grande diversité des questions écolo-
situation pour quatre autres limites (acidifi- giques, il n’existe pas d’indicateur unique à
cation des océans, usage de l’eau douce, occu- l’image du PIB en économie classique ; c’est
pation des sols et ozone stratosphérique) est pourquoi de nombreux systèmes d’indica-
également préoccupante. Les deux dernières teurs ont été proposés. L’indice de perfor-
(pollution chimique et aérosols stratosphé- mance environnementale, par exemple,
riques) n’ont pu être quantifiées faute de comptabilise une série de sous-composants
données adaptées disponibles. Bien souvent, comportant des indicateurs d’impacts (tels
dans des travaux mondiaux sur les politiques que les émissions de GES par habitant), mais
écologiques, les responsabilités des pays aussi des niveaux de politiques environne-
sont comparées entre elles en regard de cette mentales (réglementations concernant les
situation de pression globale. pesticides, par exemple) ou encore des rela-
tions avec la santé locale (un faible accès de
L’empreinte écologique, quant à elle, est un
la population à l’eau potable sera un facteur
indicateur de sensibilisation aux impacts de
négatif). Ce classement fait apparaître des
la consommation d’un individu, d’un secteur
pays riches comme la Suisse ou le Luxem-
économique ou d’un pays sur la planète. Les
bourg dans les premiers, mais cette fois
consommations par habitant dans un pays
comme des «  bons élèves  ». À l’inverse, des
donné sont ainsi traduites via une métho-
pays pauvres à l’empreinte écologique extrê-
dologie complexe en surfaces équivalentes
mement faible ont les plus mauvais résultats
(des «  hectares globaux  ») nécessaires pour
(tableau 1).
satisfaire cette consommation et absorber les
déchets qu’elle génère. La composante « car- Ces comparaisons montrent que ce type de
bone » de l’empreinte (les surfaces de forêts classements, en partie contradictoires, n’est

97 LA CRISE ÉCOLOGIQUE MONDIALE


pas le prisme le plus cohérent pour mesurer menées à des niveaux locaux, et avec des
la réalité des enjeux écologiques. Il tend en conséquences variables. C’est évidemment le
effet à masquer deux éléments essentiels : la cas pour des exploitations ou des pollutions
répartition des problèmes et la diversité des locales, mais cela vaut aussi pour les pollu-
processus. Or, cette hétérogénéité se retrouve tions de l’environnement réputé «  global  ».
lorsqu’on analyse les efforts mis en œuvre On peut le constater pour le problème du
pour limiter les impacts, et explique certaine- changement climatique,  dont les effets sont
ment une partie des difficultés des questions et seront très différents selon la localisation
écologiques. géographique (carte 1) et les caractéristiques
Ainsi, est-il pertinent de comparer les émis- socioéconomiques des populations touchées
sions de GES provenant de la culture du riz (van Gameren et al., 2014).
en Inde avec celles des voitures américaines ?
Autre exemple  : dire que les prises de pois-
sons surexploitent peu ou beaucoup les Réponses politiques internationales
stocks globaux, c’est débattre en référence à La gouvernance internationale de l’environ-
ce niveau mondial, qui reste abstrait pour une nement reste relativement faible au regard
société donnée en particulier. En revanche, des enjeux décrits supra. Elle se caractérise
des problèmes graves peuvent se manifester avant tout par des dispositifs éclatés et des
au niveau local – et local peut signifier régio- moyens d’action limités. Divisé en États sou- [6]
nal, national – mais passer inaperçus dans Zaccai E., Goor F. et
verains, le monde actuel n’est pour autant Kestemont B. (2004),
les approches globales6. dépourvu ni d’actions collectives ni de « Quelle importance
a l’environnement ?
Une chose est sûre : si des limites d’exploita- normes en matière environnementale. Il est Enseignements du cas
tion ou de pollution du milieu sont franchies, cependant important de tracer les contours Lomborg », Natures
cela se produira comme résultat d’actions de ses repères principaux, car malgré la Sciences Sociétés, vol. 12.

1. Empreinte écologique et indice de performance environnementale


Empreinte écologique (2011) Indice de performance environnementale (2014)
Score
Score
Classement (en hectares globaux Classement
(pas d’unité)
par habitant)
1. Qatar 11,7 1. Suisse 87,67
2. Luxembourg 10,7 2. Luxembourg 83,29
3. Koweït 9,7 3. Australie 82,40
4. Émirats arabes unis 8,9 4. Singapour 81,78
5. Danemark 8,3 5. République tchèque 81,47
... ... ... ...
145. Pakistan 0,8 174. Afghanistan 21,57
146. Rwanda 0,7 175. Lesotho 20,81
147. Bangladesh 0,7 176. Haïti 19,01
148. Haïti 0,6 177. Mali 18,43
149. Afghanistan 0,5 178. Somalie 15,47
Sources : http://www.footprintnetwork.org et http://epi.yale.edu/epi/country-rankings.

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2014 98


1. Exemples d’impacts probables du changement climatique au cours du XXIe siècle

Hausse des précipitations


Baisse des précipitations
Désertification
Activité cyclonique accrue
Fonte des glaciers
Dégradation des systèmes
agricoles
Océan Dégradation des ressources
Atlantique Océan halieutiques
Pacifique Dégradation des récifs
coralliens

Océan
Indien
Océan
Pacifique
Hausse du niveau de la mer
Côtes
particulièrement
vulnérables
Zones deltaïques
vulnérables

Source : Van Gameren et al. (2014).

diversité des situations dont il a été question, Stockholm : la mise


des formes accrues de coordination mondiale à l’agenda international
sont indispensables.
de l’environnement
Depuis un peu plus de quarante ans, la question C’est en 1972, à Stockholm, lors de la Confé-
environnementale est rythmée par de grandes rence des Nations unies sur l’environnement
conférences internationales convoquées par humain, que la question environnementale
[7]
La considération l’ONU7. À l’exception de celles de Stockholm est élevée au rang de préoccupation interna-
au début des années
1970 de la question
(1972) et de Rio (1992), les « grands-messes » tionale. La conférence aboutit à une décla-
environnementale à onusiennes sont néanmoins largement consi- ration – dite de Stockholm – comportant
l’échelle internationale dérées comme décevantes. Dernier en date, le
ne s’est pas faite
26 principes qui mettent en exergue divers
sans difficultés ni Sommet de Rio+20 organisé en 2012, dans un concepts, qui apparaîtront par la suite dans
oppositions. Elle tire ses contexte de crise économique sans doute peu de nombreux accords multilatéraux. On
origines à la fois d’une propice à des engagements forts des États en
critique scientifique et retiendra principalement le principe 21, réaf-
d’un mouvement social. matière d’environnement et de solidarité, n’a firmé en 1992 dans la Déclaration de Rio, qui
Pour une synthèse sur véritablement abouti, hormis la réaffirmation dispose que « conformément à la Charte des
ces questions, voir Lerin
et Tubiana (2005).
d’une série d’objectifs et de principes, qu’à Nations unies et aux principes du droit inter-
un renforcement limité du Programme des national, les États ont le droit souverain d’ex-
Nations unies pour l’environnement (PNUE) ploiter leurs propres ressources selon leur
et à la fixation d’un calendrier du processus politique d’environnement et ils ont le devoir
d’élaboration des objectifs du développement de faire en sorte que les activités exercées
durable, censés prendre le relais en 2015 des dans les limites de leur juridiction ou sous
objectifs du millénaire pour le développement. leur contrôle ne causent pas de dommage à

99 LA CRISE ÉCOLOGIQUE MONDIALE


l’environnement dans d’autres États ou dans travaux de la Commission mondiale sur
des régions ne relevant d’aucune juridiction l’environnement et le développement (mise
nationale. » en place en 1983 par l’ONU) et à son rapport
C’est aussi à Stockholm qu’est décidée la créa- de 1987 intitulé Notre avenir à tous (aussi
tion du PNUE. La modestie des moyens finan- appelé « rapport Brundtland », du nom de la
ciers à sa disposition contraste cependant présidente de cette Commission), le concept
fortement avec l’ampleur des missions qui de développement durable est mis à l’agenda,
lui sont confiées. Si la Conférence de Rio+20 après avoir été défini comme « un développe-
a accouché du premier changement structu- ment qui répond aux besoins du présent sans
rel majeur du Programme depuis sa création compromettre la capacité des générations
[8]
(adhésion universelle de l’ensemble des États futures de répondre aux leurs »8. Le dévelop- CMED (1987),
pement durable, suffisamment flou pour ral- Notre avenir à
membres de l’ONU au Conseil d’administra- tous, Organisation
tion du PNUE), son budget reste relativement lier un large consensus, joue aux équilibristes des Nations unies,
limité (actuellement autour de 300  millions entre les débats Nord/Sud (cf. Zoom p.  101), Commission mondiale
les revendications multiples de mouvements sur l’environnement
de dollars par an, dont plus de la moitié en et le développement,
coûts de personnel) et dépend toujours forte- sociaux et associatifs, et les positions d’en- New York.
ment des contributions volontaires (et donc treprises multinationales, impliquées de
peu prévisibles) des États. façon croissante dans les décisions inter-
nationales sur l’environnement. Sa concep-
L’idée – débattue depuis plus de quarante tion la plus répandue actuellement, celle
ans – de créer une organisation mondiale des trois dimensions, économique, sociale et
de l’environnement (OME) jouit d’un sou- environnementale, suggère que les questions
tien certain de la part des pays de l’Union environnementales ne peuvent être résolues
européenne et de nombreux États africains, qu’en tenant compte des autres dimensions.
et d’une partie de la société civile, mais fait Mais, à lui seul, un concept n’est pas en
face à l’opposition farouche des États-Unis mesure de résoudre des divergences d’inté-
et du Canada, ainsi que de la plupart des rêts, même s’il peut contribuer à rechercher
pays émergents. Plus largement, la portée des conciliations.
du PNUE en tant qu’acteur central de la gou-
vernance mondiale de l’environnement reste Quels résultats en quarante ans ?
limitée par la complexité institutionnelle
des Nations unies et surtout par les tensions Plus de 500 accords multilatéraux d’environ-
entre le droit des États souverains à exploi- nement, la plupart traitant de problèmes à
ter leurs ressources nationales, d’une part, et l’échelle régionale, ont été négociés à ce jour.
leur responsabilité quant aux impacts mon- Élaborés sans beaucoup de coordination
diaux de leurs activités socioéconomiques et sans hiérarchisation entre eux, ils s’im-
correspondantes, d’autre part. Bien qu’elle briquent en outre dans d’autres domaines du
puisse coordonner des actions mondiales en droit international, dont le droit commercial
faveur de l’environnement, une OME ne per- et le droit de la propriété intellectuelle. Qui
mettrait sans doute pas plus de résoudre ces plus est, ils s’appliquent à des territoires dif-
problèmes de fond. férents et ne prévoient généralement pas de
mécanisme de sanction en cas d’inexécution.
Rio : jalon majeur La faiblesse des contraintes imposées aux
de la coordination internationale États est souvent le gage d’une large adhé-
sion. À l’inverse, les traités qui contiennent
en matière d’environnement des objectifs précis suscitent plus de réti-
La Conférence de Rio en 1992 attire des mil- cences au moment de leur ratification, comme
liers de participants, dont une centaine de dans le cas du Protocole de Kyoto, qui n’a
chefs d’État ou de gouvernement. Grâce aux jamais été ratifié par les États-Unis et qui ne

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2014 100


ZOOM Chine et Afrique du Sud). Ceux-ci insistent en
revanche sur les profondes différences qui

NORD/SUD : UNE DICHOTOMIE


subsistent par rapport aux pays développés,
aussi bien en termes de responsabilités

EN PARTIE OBSOLÈTE historiques dans le problème du changement


climatique qu’en termes de capacités à le
Historiquement, la dichotomie Nord/ résoudre.
Sud est sans conteste l’une des difficultés Une chose est certaine : la dichotomie
majeures des négociations internationales « pays développés » versus « pays en
en matière d’environnement. Aux yeux développement », toujours utilisée dans
des pays en développement (PED), ce le langage onusien, ne permet plus de
sont les pays industrialisés qui sont les comprendre les positions des différents
principaux responsables des dommages États dans les négociations (van Gameren
environnementaux. Dès la Conférence de et al., 2014). En effet, 32 pays considérés
Stockholm, la question environnementale sous la CCNUCC (1992) comme des pays en
est qualifiée de problème de riches. La développement avaient en 2012 un PIB par
participation des PED à la résolution des habitant supérieur à celui du pays le plus
problèmes environnementaux mondiaux pauvre de l’Union européenne (la Bulgarie).
n’est acquise qu’en échange de promesses de Le tableau  des émissions de GES a lui aussi
transferts technologiques et financiers – qui considérablement évolué en vingt ans.
doivent s’ajouter à l’aide au développement. Autour de 2006, la Chine est ainsi devenue
La Convention-cadre des Nations unies sur le plus gros émetteur mondial, et en 2013,
les changements climatiques (CCNUCC)* et ses émissions annuelles de GES ont dépassé
son Protocole de Kyoto (1997) en portent les les émissions des États-Unis et des pays de
marques : pas d’engagements contraignants l’Union européenne réunis. Un Chinois émet
pour les PED, mécanismes de soutien en moyenne annuellement autant de GES
financier, obligation pour les pays développés qu’un Européen, mais toujours deux fois
d’agir les premiers, etc. Cependant, les pays moins qu’un Américain.
développés plaident aujourd’hui pour un Romain Weikmans et Edwin Zaccai
caractère nécessairement évolutif de ces
principes, pour tenir compte du rattrapage * CCNUCC (1992), Convention-cadre des
économique – et du rééquilibrage politique Nations Unies sur les changements climatiques,
qu’il entraîne – de certains PED, notamment document FCCC/INFORMAL/84, http://unfccc.
les grands émergents (Brésil, Russie, Inde, int/resource/docs/convkp/convfr.pdf

couvre que 14 % des émissions mondiales de la couche d’ozone. Principalement utili-


gaz à effet de serre dans sa deuxième période sées dans les systèmes de réfrigération, ces
d’engagement (2013-2020). substances étaient produites par un nombre
réduit de firmes, et la découverte de substi-
Le Protocole de Montréal, entré en vigueur tuts a entraîné une réduction rapide de leur
en 1989, est souvent présenté comme le plus production, même si, comme nous l’avons
grand succès de la coordination environ- vu, la situation de l’ozone stratosphé-
nementale internationale à ce jour. Il a en rique est jugée préoccupante par certaines
effet permis de diminuer considérablement études récentes. D’autres progrès ont vu
les émissions de substances appauvrissant le jour, comme des normes qui rendent les

101 LA CRISE ÉCOLOGIQUE MONDIALE


naufrages pétroliers proportionnellement caractéristiques planétaires que certains
moins nombreux que par le passé. Des ins- nomment l’Anthropocène. Il s’agit plutôt du
truments dits «  volontaires  », comme des résultat de processus qui ont systématique-
labels internationaux appliqués sans obliga- ment ignoré des mises en garde scientifiques
tion mais avec des effets commerciaux, ont ou des résistances sociales à développer
parfois montré des résultats intéressants. telle ou telle technologie ou à faire tel ou tel
C’est le cas du label « PEFC » appliqué à de choix économique (Bonneuil et Fressoz, 2013).
larges surfaces d’exploitation forestières Loin d’être inéluctables, ces impacts ont été
dans le monde. En outre, de nombreuses et sont déterminés par des choix politiques,
collaborations régionales, transfrontalières, économiques et techniques pris par certains
ont été signées, par exemple dans le cas de groupes humains. Car si de façon naturaliste
l’eau, un autre problème environnemental on peut dire que l’espèce humaine est res-
de grande ampleur mais qui est régional ou ponsable des graves problèmes écologiques
local dans sa gestion. Enfin, l’Union euro- actuels, tous les humains ne le sont pas de
péenne a joué un rôle majeur dans le relève- la même façon : un Bangladais ou un Ougan-
ment des standards environnementaux de dais émet en moyenne annuellement, encore
ses pays membres. aujourd’hui, soixante-dix fois moins de GES
En revanche, les efforts internationaux qu’un Koweïti et vingt fois moins qu’un Amé-
consacrés à la lutte contre le changement cli- ricain. « La Terre est une, le monde lui ne l’est
matique, un problème aux sources diffuses pas », constatait le rapport Brundtland il y a
dont les responsables sont nombreux et très plus de 25 ans. La situation n’a pas encore
inégaux, piétinent dangereusement. Les négo- changé à cet égard, et ne changera probable-
ciations internationales établies sous l’égide ment pas dans un avenir prévisible.
des Nations unies depuis 1992 ont finalement La prise de conscience des problèmes envi-
permis d’aboutir en 2010 à l’objectif consis- ronnementaux ne provient pas seulement
tant à limiter le réchauffement à 2 °C par rap- des milieux scientifiques : des contestations
port à l’ère préindustrielle, mais nous avons et des propositions émergent de la part de
vu que les projections actuelles montrent nombreux acteurs. Face à l’ampleur démesu-
que ce seuil sera franchi. Pour avoir 50 % de rée de certains problèmes environnementaux
chances de ne pas dépasser l’objectif officiel contemporains, certains spécialistes mettent
des 2°C, il serait nécessaire d’atteindre un dès lors en garde contre l’idée selon laquelle
pic des émissions mondiales en 2016, suivi il n’appartiendrait qu’aux élites technico-
d’une baisse des émissions de 5 % par an9, ce scientifiques d’y répondre. Ensemencement
[9]
Arnell N.W., Lowe J.A.,
qui est considérable. Si le pic des émissions des océans par des algues génétiquement
Brown S. et al. (2013),
« A Global Assessment
intervient plus tard, les réductions devront modifiées, pulvérisation de soufre dans la of the Effects of Climate
être encore plus fortes et seront aussi plus haute atmosphère pour réfléchir les rayons Policy on the Impacts
coûteuses. Ces chiffres contrastent fortement of Climate Change »,
du soleil, Hamilton (2013)10 montre ainsi Nature Climate Change,
avec les tendances récentes  : les émissions comment des scientifiques et entreprises vol. 3.
mondiales de CO2 ont augmenté en moyenne spécialisées élaborent des solutions face à un [10]
de 3,1 % par an durant les années 2000, et ont Hamilton C. (2013),
emballement du phénomène du changement Les apprentis sorciers
cru de 58 % entre 1990 et 2012. climatique, avec à leur tour une génération de du climat : raisons et
déraisons de la géo-
risques inconnus. ingénierie, Paris, Seuil.
Au-delà de la crise écologique En outre, l’utilisation du terme «  crise  »
mondiale pourrait, paradoxalement, dénoter un
optimisme trompeur car il laisserait pen-
L’analyse historique montre que l’huma- ser que l’issue des bouleversements que
nité n’a pas créé par inadvertance ces nous connaissons est imminente. Pourtant,

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2014 102


même si les pressions anthropiques sur à s’élever pendant des siècles. Quant aux
le système Terre cessaient du jour au len- conséquences par rapport aux espèces dis-
demain, il faudrait des milliers d’années parues, elles sont tout simplement irré-
pour qu’il retrouve en partie l’état qu’il versibles. Plutôt qu’une situation aiguë et
connaissait avant la révolution indus- provisoire, c’est une période d’instabilités,
trielle. Par exemple, même si le réchauffe- une mutation géologique inédite, qui s’est
ment climatique parvenait à être limité à engagée sous l’effet de processus multiples.
2 °C, le niveau moyen des mers continuerait

POUR EN SAVOIR PLUS


™ AGENCE INTERNATIONALE ™ GIEC (2013), Climate for the Club of Rome’s Project
DE L’ÉNERGIE (2013), World Change 2013, The Physical on the Predicament of
Energy Outlook Special Science Basis, Contribution Mankind, New York, Universe
Report 2013 : Redrawing the of Working Group I to the Books.
Energy Climate Map, Vienne, Fifth Assessment Report, ™ ROCKSTRÖM J., STEFFEN W.,
AIE. Summary for Policymakers, NOONE K. et al. (2009),
™ BONNEUIL C. et FRESSOZ Intergovernmental Panel on « A Safe Operating Space for
J.-B. (2013), L’Événement Climate Change. Humanity », Nature, vol. 461.
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Activism, Policy, New York, internationale et stratégique,
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The Anthropocene », Nature, et BEHRENS W.W. (1972), The
vol. 415. Limits to Growth: A Report

103 LA CRISE ÉCOLOGIQUE MONDIALE


La forte croissance des grandes économies émergentes, notamment de la Chine, a permis un
recul spectaculaire de la pauvreté à l’échelle de la planète. Dans le même temps, la mondia-
lisation a favorisé l’enrichissement des fractions les plus aisées de la population mondiale,
ce qui s’est traduit par un creusement des inégalités dans la plupart des pays avancés et
dans de nombreux pays en développement. Qu’en est-il des inégalités mondiales ? Rappelant
toute la complexité méthodologique du sujet, Florent Bresson analyse l’évolution des inéga-
lités mondiales de revenu en considérant successivement plusieurs points de vue : celui de
la distribution des PIB, celui des PIB par habitant et celui des niveaux de vie de la population
mondiale. Si certains indicateurs montrent une réduction des inégalités sur la période récente,
ces résultats doivent être interprétés avec la plus grande prudence.
Problèmes économiques

Les inégalités mondiales :


recul ou creusement ?
Nombreux sont les observateurs qui ont,
durant la dernière décennie, pointé une
 FLORENT BRESSON
aggravation des inégalités dans les pays Maître de conférences à l’Université d’Auvergne – CERDI et École
industrialisés depuis le début des années d’économie
19801. La crise a ravivé l’intérêt du public
pour la question, non seulement parce que les
inégalités pourraient y avoir contribué, mais
aussi parce que ses effets ont été ressentis peuvent être appréhendées sous différents
comme asymétriques et inéquitables2. Si les angles qui méritent à coup sûr notre intérêt.
données semblent confirmer une hausse des Il est donc nécessaire de s’interroger sur la
inégalités de revenus dans les pays indus- nature des inégalités que l’on souhaite étu-
trialisés, il n’est toutefois pas certain que l’on dier. Inégalités de quoi ? Inégalités entre
retrouve ce résultat lorsque que l’on change qui  ? La diversité des approches possibles
de point de vue pour s’intéresser aux pro- nous contraint à nous limiter ici à l’étude de
blèmes distributifs mondiaux. En effet, une la répartition du produit mondial entre pays
hausse des inégalités dans chaque pays peut et à la distribution relative des niveaux de [1]
Cf. par exemple OCDE
parfaitement être compatible avec un recul vie au sein de la population mondiale. Si les (2012).
des inégalités au niveau mondial (cf. Zoom). deux problématiques ne sont évidemment [2]
Stiglitz (2012) met
Il faut toutefois préalablement souligner le pas déconnectées, elles répondent néanmoins ainsi en lumière pour les
États-Unis les stratégies
caractère complexe du sujet. Tant du point à des préoccupations différentes. Nous allons de captation de rentes
de vue normatif que positif, les inégalités voir que, tandis que la distribution du produit par les plus fortunés.

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2014 104


ZOOM Ces deux approches ne sont pas
complètement superposables. Ainsi, la
démographie intervient dans la seconde mais
pas dans la première : l’enrichissement de
INÉGALITÉS MONDIALES, la Chine, qui figurait au début des années
1980 parmi les pays les plus pauvres du
INÉGALITÉS ENTRE PAYS, monde, a fait reculer les inégalités mondiales.
L’enrichissement d’un tout petit pays pauvre a
INÉGALITÉS INTERNES en revanche beaucoup moins d’impact sur le
recul des inégalités mondiales.
Les inégalités entre pays désignent les Enfin, les inégalités internes à chaque pays
inégalités que l’on observe entre les n’évoluent pas forcément dans le même sens
revenus moyens par habitant de chaque que les inégalités mondiales. Ainsi, celles-ci
pays. Cette approche mettra par exemple peuvent reculer alors mêmes que les écarts au
en évidence le fait qu’un Français est en sein de chaque pays se creusent. Il suffit pour
moyenne X fois plus riche qu’un Chinois. cela que les revenus progressent fortement
Les inégalités mondiales mesurent quant dans les pays pauvres, mais à un rythme plus
à elles les écarts de revenus au sein de la rapide pour les fractions favorisées.
population mondiale, sans tenir compte de
la nationalité des personnes. Problèmes économiques

mondial entre nations tend à se rééquilibrer des rapports de force en partie déterminés
depuis la dislocation du Bloc soviétique, il est par la puissance économique de chacun, ce
en revanche beaucoup plus délicat de parve- qui justifie d’en étudier la distribution. Cette
nir à une conclusion pour les inégalités de puissance économique peut être appréciée de
niveau de vie dans la population mondiale. différentes manières, la plus courante étant
le PIB total.

De la distribution du produit Le graphique 1 représente les courbes de

mondial. . . Lorenz (cf. Zoom) associées à la distribu-


tion du PIB entre pays pour les années 1980,
1995 et 2012. Le choix de la devise employée
[3]
L’utilisation d’un
La distribution des PIB n’est évidemment pas neutre3 : si les pays
taux de change courant
Un nombre croissant de sujets, en parti- aux niveaux de PIB faibles ont une mon-
plutôt que d’une parité
de pouvoir d’achat nous culier dans le cadre de la gestion des biens naie sous-évaluée par rapport au dollar, cela
semble plus pertinente publics globaux (climat, stabilité financière peut conduire à surestimer les inégalités
pour étudier des entre pays. De même, la Chine est fréquem-
rapports internationaux internationale, biodiversité…), appellent
puisqu’il ne s’agit pas des réponses concertées et coordonnées des ment accusée de maintenir artificiellement
ici de comparer les États. Dans la mesure où les organismes bas son taux de change vis-à-vis du dollar.
pouvoirs d’achat au sein
de chaque pays mais internationaux ne fonctionnent que rarement, Dans la mesure où elle se trouve en haut de
plutôt la valeur des aussi bien d’un point de vue formel que réel, la distribution des PIB, cela peut conduire à
produits nationaux dans sur le principe « un pays une voix », les négo- sous-estimer les inégalités dans les années
le cadre d’une évaluation
du pouvoir d’achat ciations entre nations ne s’effectuent généra- récentes. Les courbes du graphique 1 doivent
international des pays. lement pas sur une base égalitaire mais sur donc être appréciées avec un certain recul.

105 LES INÉGALITÉS MONDIALES : RECUL OU CREUSEMENT ?


ZOOM parfaite égalité puisque chacun reçoit alors
une part égale à son poids dans la population.

COURBE DE LORENZ
Plus la courbe de Lorenz en est éloignée, plus
les indices d’inégalités utilisés indiqueront un

ET COEFFICIENT DE GINI degré d’inégalités élevé.


Le ratio qui divise la surface comprise entre la
La courbe de Lorenz est un outil traditionnel courbe de Lorenz et la diagonale de parfaite
de l’étude des inégalités. Elle indique la part égalité et la surface comprise entre cette
du revenu total dont dispose chaque fraction diagonale et les axes donne le coefficient ou
p la plus pauvre de la population étudiée indice de Gini, un des indices synthétiques
Elle se présente donc comme une courbe d’inégalité les plus utilisés. Une valeur élevée
continue et convexe allant de l’origine – 0 % de ce coefficient indique donc des inégalités
de la population ne détient évidemment fortes. Il correspond à la moitié de l’écart
moyen (en % de la moyenne) entre les revenus
rien – au point de coordonnées (1, 1) – 100 %
de deux agents pris au hasard : pour un revenu
de la population détiennent logiquement
moyen de 20 000 euros et un indice de Gini égal
100 % de son revenu total. Sur le graphique 1,
à 0,4, deux individus quelconques auront en
on peut ainsi lire qu’en 2012, 80 % des pays
moyenne un écart de revenus de 16 000 euros.
produisaient environ 10 % du produit mondial.
La première diagonale décrit une situation de Florent Bresson

1. Distribution relative du produit mondial On constate une très forte concentration de la


en 1980, 1995 et 2012 (en dollars courants) valeur ajoutée mondiale entre quelques
(courbes de Lorenz) grandes puissances économiques. En 2012,
60 % des pays de la planète ne produisaient
Part du produit total (en %) guère plus de 2 % du PIB mondial alors que
[4]
100 5 % – soit dix pays4 –, ont généré près de 63 % États-Unis, Chine,
Japon, Allemagne,
des revenus mondiaux. L’indice de Gini asso- France, Royaume-Uni,
ciée à cette distribution prend la valeur parti- Brésil, Italie, Russie,
80
culièrement forte de 0,862. Une telle inégalité Inde.
permet de mieux saisir le poids prépondérant
60 2012
dans la gouvernance mondiale de clubs
comme le G8.
1995
1980 Cette très forte inégalité – beaucoup plus mar-
40
quée que celle qu’on observe généralement à
l’intérieur de chaque pays –, s’explique à la
20 fois par des facteurs démographiques et éco-
nomiques. Les écarts de taille de population,
plus encore que les différences de PIB par
0 habitant, déterminent cette distribution du
0 20 40 60 80 100 produit mondial. Bien que présentant l’un des
Part des pays (en %) niveaux de vie par habitant les plus élevés au
monde, le Luxembourg ne produit ainsi que
Source : FMI. 0,07 % de la richesse annuelle mondiale. Les

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2014 106


nations dont les PIB sont les plus faibles sont touchées par la crise que les nations en bas
souvent caractérisées à la fois par une popu- de distribution. En raison de l’évolution des
lation peu importante et de bas niveaux de parités des devises, il n’est toutefois pas cer-
revenus. Les 60 % des pays les plus pauvres tain que l’on puisse conclure avec certitude
représentent ainsi moins de 15 % de la popu- à une réduction des inégalités entre pays. Il
lation mondiale ; dans une situation fictive n’en reste pas moins que cette évolution est
où le PIB par habitant serait identique pour parfaitement cohérente avec la croissance
chaque pays, leur petite taille impliquerait tant démographique qu’économique des pays
alors des inégalités substantielles entre pays. à revenus intermédiaires sur l’ensemble de la
À l’opposé, les dix premières puissances éco- période considérée.
nomiques, parmi lesquelles figurent la Chine
et l’Inde, représentaient un tiers de la popula- La tendance depuis le début des années
tion mondiale en 2012. Le dynamisme démo- 1980 est plus délicate à analyser en rai-
graphique des pays d’Afrique sub-saharienne son d’une moins bonne disponibilité des
peut être vu comme une force rééquilibrante données et de l’éclatement du Bloc sovié-
dans les prochaines décennies. tique, qui a sensiblement accru le nombre
d’États. Si l’on se restreint aux seuls pays
pour lesquels on dispose d’évaluations du
La distribution des PIB PIB total en 1980, 1995 et 2012, on observe
par habitant alors que les inégalités dans la production
de la valeur ajoutée mondiale se sont dans
Le graphique 2 permet d’apprécier le rôle des
un premier temps accrues entre 1980 et 1995
écarts de développement dans la distribution
avant de reculer effectivement entre 1995 et
du produit mondial. Les 60 % les moins déve-
2012 (graphique 16).
loppés représentent 12 % du total des PIB par
habitant en 2012. La concentration est moins
marquée que pour les PIB, notamment pour
la partie la plus riche de l’effectif, puisque les 2. Distribution relative du PIB par habitant
5  % des pays présentant les niveaux de PIB en 1995 et 2012 (en dollars courants)
[5]
Qatar, Luxembourg, par habitant les plus élevés5 représentent (courbes de Lorenz)
Norvège, Suisse,
27  % du total (contre 63 % pour la distribu- Part de la somme des PIB/h (en %)
Australie, Danemark,
Suède, Singapour, tion des PIB). 100
Canada, États-Unis.
[6]
Sur le graphique 1 ne Quelle évolution depuis 80
sont utilisés que les pays
pour lesquels on dispose les années 1980 ?
de données en 1980.
Néanmoins les résultats La concentration du produit mondial n’est 60
ne sont pas modifiés en pas un phénomène récent puisque l’on pou- 2012
incluant pour les années
1995 et 2012 les pays vait aussi relever une situation très inéga- 1995
pour lesquels on dispose litaire en 1995 (graphique 1). 5 % des pays 40
de données à ces dates. produisaient alors 67 % de la richesse mon-
diale tandis que la part des 60 % les plus
20
pauvres n’était que marginalement diffé-
rente de celle observée en 2012. L’indice de
Gini était alors égal à 0,890. Une étude plus 0
fine des évolutions sur cette période permet 0 20 40 60 80 10
de voir que les changements distributifs Part des pays (en %)
sont essentiellement survenus à partir de
2007, les grandes économies ayant été plus Source : FMI.

107 LES INÉGALITÉS MONDIALES : RECUL OU CREUSEMENT ?


. . . aux inégalités de niveau de vie
de la population mondiale ZOOM
Cette distribution du produit mondial entre INÉGALITÉS DE REVENU,
INÉGALITÉ DE POUVOIR
pays ne permet toutefois pas de conclure
quant aux inégalités de niveaux de vie pour
la population mondiale. Premièrement, les
évaluations en dollars courants ne per-
D’ACHAT
mettent pas de saisir les différences de pou- Les données sur les revenus mondiaux
voir d’achat entre individus dans la mesure ne permettent de saisir les inégalités de
où les écarts de prix entre pays de niveaux pouvoir d’achat que de façon approximative
de développement différents conduisent à en raison des écarts de prix que l’on observe
sur-estimer les écarts en termes de pouvoir entre des pays de niveaux de développement
d’achat (cf. Zoom). Deuxièmement, l’unité per- différents. Ceci s’explique traditionnellement
en économie par l’effet Balassa-Samuelson.
tinente pour l’analyse en termes de bien-être
Tandis que les biens et services faisant
est l’individu et non le pays. Troisièmement,
l’objet d’échanges internationaux sont
il existe un écart potentiellement important
théoriquement soumis à la loi du prix unique
entre les revenus créés sur un territoire et
– la concurrence provoque une égalisation
ceux perçus par les individus qui y vivent des prix –, ceux qui ne s’échangent qu’à
car une partie du PIB fait l’objet de transferts l’intérieur d’un pays sont supposés être
vers le reste du monde. De plus, l’intégralité intensifs en travail et dépendent surtout
des revenus n’est pas non plus reversée aux du prix de celui-ci. Dans les pays peu
ménages, une partie restant notamment dans développés, le travail est relativement
les entreprises. Quatrièmement, les niveaux abondant ; son prix est faible, donc il en est
de vie ne sont évidemment pas parfaitement de même des prix des biens et services non
égaux au sein de chaque pays. soumis à la concurrence internationale.
L’évaluation des inégalités globales de reve- Ainsi, les données sur les revenus mondiaux
nus est un exercice délicat en l’absence tendent à surestimer les inégalités de
d’enquête ménage réalisée sur un échantil- pouvoir d’achat entre les individus des pays
lon représentatif de la population mondiale. riches et ceux des pays pauvres.
Les estimations doivent donc être réalisées Florent Bresson
à partir d’enquêtes nationales reposant sur
des méthodes parfois très différentes. Il nous
faut notamment mélanger des distributions les fortes disparités de conditions de vie
basées sur les dépenses de consommation moyennes entre pays. Le graphique 4 montre
avec des distributions s’appuyant sur les quant à lui l’importance des inégalités en
[7]
revenus des ménages7. De plus, les pays à 2008 en termes de niveau de vie moyen par Par souci de
faibles niveaux de revenus ou en conflit sont simplification, nous
habitant lorsqu’est attribué à chaque pays utilisons néanmoins de
sous-représentés. le même poids dans la distribution : les 60 % manière interchangeable
les plus pauvres représentent alors 19 % du les notions de revenu et
Le graphique 3 révèle l’importance des iné-
de consommation.
galités mondiales de revenus : la part des total contre 24 % pour les 5 % les plus riches.
60  % les plus pauvres dans le revenu mon- Si l’on accorde à chaque pays un poids égal
dial est ainsi d’environ 9 % en 2008, tandis à la taille de sa population, la démographie
que celle des 5 % les plus riches est d’envi- apparaît plutôt comme une force égalisa-
ron 42 %. Milanovic (2013) estime que le coef- trice puisque la courbe de Lorenz avec pon-
ficient de Gini à cette date est de 0,705. Ces dération est sensiblement plus proche de la
inégalités s’expliquent essentiellement par diagonale. Ceci s’explique principalement

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2014 108


3. Distribution mondiale du revenu (en dollars indique ainsi une réduction des inégalités
PPA) en 1988, 1998 et 2008 (courbes de Lorenz) mondiales de revenus : Lakner et Milanovic
Part du revenu total (en %) (2013) notent un recul du coefficient de 0,722
100 à 0,705 entre 1988 et 2008. Il est aussi inté-
ressant de voir que l’essentiel de l’évolution
observée concerne la période 1988-1998, dans
80 la mesure où les courbes de Lorenz en 1998 et
2008 sont sensiblement identiques. Ceci peut
60
toutefois s’expliquer par la faible représenta-
2008
tion des pays du bloc soviétique et des pays
1998 africains dans l’échantillon de pays utilisé
40 1988 pour 1988.
Les résultats présentés sont néanmoins cri-
20 tiquables dans la mesure où l’utilisation
d’enquêtes ménages conduit à une sous-
représentation des ménages les plus riches
0 – les ultra-riches étant très peu nombreux,
0 20 40 60 80 100
leur probabilité d’être représentés dans un
Part de la population (en %)
échantillon standard de quelques milliers
d’individus est très faible – et donc à une
Source : d’après Milanovic (2013) et Lakner et Milanovic (2013). sous-estimation de leur part du revenu total.
Les études pays réalisées à partir de données
par les performances économiques des pays fiscales, qui permettent de saisir plus fidèle-
les plus peuplés, la Chine et l’Inde, dont les ment les revenus des ménages aisés mais ne
niveaux de vie moyens sont ceux de pays à permettent actuellement pas une description
revenus intermédiaires.
Les études récentes (Anand et Segal, 2008) 4. Inégalités de revenus moyens et inégalités
montrent qu’il est délicat de statuer sur l’évo- mondiales en 2008 (courbes de Lorenz)
lution des inégalités globales de revenus dans
Part du revenu total (en %)
les dernières décennies, certains auteurs
100
relevant un recul, d’autres un creusement et
Revenu individuel,
[8]
d’autres encore une relative stabilité. Outre population mondiale
Milanovic (2013)
montre aussi une
les divergences méthodologiques, la compa- 80
PIB/habitant, pondéré
progression notable raison des courbes de Lorenz pour 1988 et par la taille de la population
de la part de revenu 2008 (graphique 3) permet de comprendre
de l’effectif compris PIB/habitant, non pondéré
cette difficulté : alors que le dixième le plus 60 par la taille de la population
entre le premier et
le quatrième déciles. riche de la population a vu sa part du revenu
En fait, le premier mondial augmenter – de 57 % à 60,5 % –, la part
décile (les pauvres 40
parmi les pauvres) et détenue par les revenus intermédiaires s’est
les déciles 8 et 9 de la aussi considérablement accrue8, traduisant
population mondiale l’émergence d’une véritable classe moyenne 20
(qui correspondent aux
populations non riches mondiale. Les courbes de Lorenz se croisent
des pays industrialisés) et les conclusions auxquelles on peut aboutir
ont connu une 0
progression modeste de
quant à l’évolution des inégalités depuis 1988 0 20 40 60 80 100
leurs revenus sur cette dépendent de la mesure d’inégalités retenue. Part de la population/pays (en %)
période et donc une L’indice de Gini, plus sensible aux change-
diminution de leur poids
dans la distribution
ments sur les effectifs intermédiaires qu’à Source : d’après Milanovic (2013), Lakner et Milanovic (2013)
mondiale des revenus. ceux qui affectent le haut de la distribution, et Banque Mondiale.

109 LES INÉGALITÉS MONDIALES : RECUL OU CREUSEMENT ?


de la distribution mondiale des revenus, au Royaume-Uni sous l’impulsion de Ronald
soulignent clairement ces limites. Lakner et Reagan et Margaret Thatcher, a non seule-
Milanovic (2013) estiment ainsi que la valeur ment conduit à une hausse du revenu dis-
de l’indice de Gini en 2008 pourrait être ponible des plus riches mais a aussi accru
jusqu’à 0,5 point supérieure à celle estimée à les incitations des responsables des grandes
partir des seules enquêtes ménages, soit une entreprises à s’accorder ou à demander des
valeur de 0,759. rémunérations plus élevées – l’incitation
Les données fiscales révèlent en outre une à demander un million d’euros de revenus
forte progression des très hauts revenus par supplémentaires n’étant pas la même si l’on
rapport au reste de la société dans nombre de en touche au final 20 % ou 80 %.
pays industrialisés (Atkinson, Piketty et Saez,
À ce second élément s’est ajoutée une pro-
2010). Entre 1990 et 2008, la part détenue par
gression des disparités en termes de capital
les 1 % les plus riches de la population est
et une hausse de la part des revenus du capi-
ainsi passée de 13 % à 18 % aux États-Unis, de
tal dans les revenus des ménages. On estime
10 % à 15,5 % au Royaume-Uni, de 9,5 % à 13 %
que le dixième le plus riche de la population [9]
au Canada, de 6,5 % à 10,5 % en Irlande9. Les Source : World Top
mondiale détenait ainsi en 2010 plus de 82 % Income Database, http://
pays scandinaves, traditionnellement peu iné-
du patrimoine privé mondial, dont 43 % pour topincomes.g-mond.
galitaires, ont connu une tendance similaire parisschoolofeconomics.
le seul centième le plus riche10. À l’opposé, les
(cette même part est passée de 4 % à 7,5 % en eu.
60 % les moins bien lotis ne possédaient que
Norvège par exemple), alors que d’autres pays [10]
3  % de cette richesse, ce qui se traduit par Source : Crédit
industrialisés, dont la France (de 8 % à 9 %) et Suisse. Contrairement
un indice de Gini égal à 0,881 (graphique 5).
le Japon (de 8 % à 9,5 %) ont connu un enrichis- aux estimations
Or,  la plus grande capacité des hauts reve- précédentes pour
sement relatif de cette fraction ultra-favori-
nus à épargner et à obtenir un rendement net la distribution des
sée plus modéré. Ces changements affectent revenus, les données
plus important favorise une expansion méca- sont en grandes
l’évolution des inégalités mondiales  : en
nique des inégalités de patrimoine11 et par parties imputées à
prenant en compte ce phénomène, Lakner et l’aide d’estimations
conséquent un renforcement des inégalités
Milanovic (2013) concluent ainsi à une réduc- économétriques et
de revenus. Les politiques de libéralisation doivent donc être
tion très limitée du coefficient de Gini entre
et d’ouverture financière enclenchées dans appréciées avec la plus
1988 et 2008 (baisse de 0,763 à 0,759). grande précaution. De
les années 1980 semblent en outre avoir ren-
plus, les valeurs sont
forcé le phénomène en limitant la tendance
Facteurs d’évolution des inégalités
estimées en dollars
naturelle à la décroissance de la productivité courants en non en PPA,
marginale du capital. À l’opposé, les faibles ce qui conduit à une

mondiales et tendances récentes capacités d’accumulation des individus les


surestimation de ces
inégalités de richesse.
plus pauvres, la forte croissance démogra-
Les évolutions observées de la distribution [11]
Piketty (2013) a
phique des pays en développement, qui dilue
globale des revenus montrent que s’il est montré que depuis le
le capital lors des transmissions, et l’accès XIXe siècle, seuls des
délicat de dégager une tendance au creuse-
très limité aux outils financiers expliquent incidents majeurs
ment ou au recul des inégalités depuis la fin comme les deux
les capacités quasi nulles de la majeure par-
des années 1980, des changements notables guerres mondiales et
tie de la population mondiale à engendrer la Grande Dépression
ont néanmoins eu lieu, mettant en jeu des avaient pu conduire à
des revenus autrement que par le travail.
forces jouant en sens opposés. une réduction de ces
inégalités.
L’augmentation de la part des hauts revenus Faute de données, il est relativement délicat
s’explique à la fois par la progression des de statuer sur l’évolution de la distribution
très hauts salaires et par l’aggravation des mondiale du patrimoine des agents. Davies
inégalités patrimoniales comme l’a récem- et  al. (2010) estiment néanmoins que le
ment montré Piketty (2013). Dans de nom- dixième le plus riche possédait 85 % du patri-
breux pays, la réduction de l’imposition des moine mondial en 2000 et évaluent l’indice
hauts revenus qui a débuté aux États-Unis et de Gini à cette date à 0,891, soit 10  points

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2014 110


5. Distribution des patrimoines en 2010 et 2013 déjà les mieux lotis –, la plus forte croissance
(courbes de Lorenz) économique du monde en développement a
Part du patrimoine total (en %) favorisé une convergence des niveaux de vie.
100 Le revenu national brut par habitant en PPA
y a crû de 3,9 % par an entre 1990 et 2008 –
ce qui correspond à un doublement sur la
80 période – contre un rythme annuel moyen de
1,8 % dans les pays à revenus élevés.
60 L’élément central de cette convergence éco-
2010
nomique est sans doute le rattrapage techno-
2013
40 logique des pays émergents par rapport aux
pays leaders en la matière, rattrapage qui
a pu être obtenu à la fois grâce à un déve-
20 loppement notable du capital humain, en
particulier éducatif, et un environnement
0 international plus favorable au commerce
0 20 40 60 80 100 mondial. Alors que près de 30 % de la popu-
Part de la population (en %) lation adulte mondiale était illettrée en 1990,
cette part est tombée à moins de 20 % en 2010
Source : Davies, Sandström, Shorrocks et Wolff (2010) et explique en grande partie la forte dimi-
et Crédit Suisse. nution des inégalités mondiales en matière
[12]
Morrison et Murtin d’éducation sur cette période12.
(2010) estiment ainsi que de base de plus qu’en 2010. Cette baisse
les inégalités mondiales Les données disponibles ne permettent pas
d’éducation, mesurées est au premier abord en contradiction avec
à l’aide du coefficient l’interprétation que nous venons de faire, encore d’apprécier pleinement les effets de la
de Gini, ont diminué
mais la crise financière de 2007-2008 a sans crise sur la distribution mondiale des reve-
entre 1990 et 2010 (recul
du coefficient de 0,440 doute enrayé la progression des inégalités nus. Si elle a bien causé un creusement des
à 0,370). Attention, de patrimoine durant les années 2000 en inégalités dans certains pays industrialisés
ces inégalités ne sont
dévalorisant une partie du patrimoine des comme la France, l’Espagne, l’Allemagne ou
estimées qu’à partir
du nombre d’années agents. Une telle évolution est ainsi obser- les États-Unis, elle ne semble pas avoir eu
d’études et ne tiennent vée par Piketty (2013) au niveau des très d’impact majeur dans de nombreux pays. En
donc pas compte des fait, comme l’essentiel des inégalités mon-
différences qualitatives
hauts patrimoines sur la période considé-
entre pays et au sein de rée : le vingt millionième le plus fortuné de diales de revenus est dû aux écarts de déve-
chaque pays. la population possédait 0,7 % du patrimoine loppement entre pays, la récession, qui a
privé mondial en 2000, 0,8 % en 2008, 0,55 % surtout touché les pays industrialisés, a selon
en 2009 et 0,7  % en 2010. On peut en outre toute vraisemblance agi comme un facteur de
voir à partir du graphique 5 que les inégali- réduction des inégalités, même si l’impact
tés patrimoniales sont reparties à la hausse a priori aura été modeste. Les pertes tempo-
avec une courbe de Lorenz en 2013 située en raires en capital enregistrées parmi les hauts
dessous de celle pour 2010. revenus durant les premiers temps de la crise
ont sans doute aussi influé dans cette direc-
À ces forces centrifuges s’oppose la dyna- tion  ; mais les estimations à partir de 2009
mique de rattrapage économique des pays à montrent qu’au contraire, la progression des
revenus faibles et intermédiaires. Bien que inégalités patrimoniales a depuis aggravé les
la croissance n’ait pas toujours bénéficié de inégalités de conditions de vie au sein de la
manière uniforme à l’ensemble de la popu- population mondiale.
lation dans ces pays – en Chine, elle a par
exemple davantage profité à ceux qui étaient

111 LES INÉGALITÉS MONDIALES : RECUL OU CREUSEMENT ?


POUR EN SAVOIR PLUS
™ ANAND S. et SEGAL P. (2008), Distribution of Global of Education : A Global
« What Do We Know about Household Wealth », The Perspective on Educational
Global Income Inequality », Economic Journal, 121(551). Inequalities », Discussion
Journal of Economic ™ LAKNER C. et MILANOVIC B. Paper n° 116, Centre for the
Literature, vol. 46, n° 1. (2013), « Global Income Economics of Education.
™ ATKINSON A., PIKETTY T. et Distribution : From the Fall of
the Berlin Wall to the Great ™ OCDE (2012), Toujours plus
SAEZ E. (2010), « Top Incomes
Recession », Policy Research d’inégalité. Pourquoi les
in the Long Run of History »,
Working Paper n° 6719, écarts de revenus se creusent,
in Atkinson A. et Piketty T.
Banque mondiale. Paris, OCDE.
(eds), Top Incomes over the
Twentieth Century : A Global ™ MILANOVIC B. (2013), « Global ™ PIKETTY T. (2013), Le capital
Perspective, chapitre 13, Inequality in Numbers : in au XXe siècle, Paris, Seuil.
Oxford University Press. History and Now », Global
™ DAVIES J., SANDSTRÖM S., Policy, vol. 4, n° 2. ™ STIGLITZ J. (2012), Le prix de
SHORROCKS A. et WOLFF E. ™ MORRISON C. et MURTIN F. l’inégalité, Paris, Les liens qui
(2010), « The Level and (2010), « The Kuznets Curve libèrent.

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2014 112


L’économie mondiale est aujourd’hui beaucoup plus intégrée qu’elle ne l’était dans l’après-
guerre, lorsqu’ont été mis en place les institutions internationales chargées d’en assurer la
régulation. De plus, une partie de ce dispositif de régulation a volé en éclats avec le démantè-
lement du système de Bretton Woods, qui a marqué la fin du leadership américain et le flotte-
ment de la plupart des monnaies. Depuis, les carences de la gouvernance mondiale sont sans
cesse mises en avant. Selon Jean-Marc Siroën, il serait faux, toutefois, d’assimiler l’économie
mondiale à un navire sans capitaine. En effet, l’expérience de la crise récente a montré que
contrairement aux années 1930, il existe bien des structures de pilotage : les institutions inter-
nationales – FMI, Banque mondiale, OMC – mais aussi les structures informelles – le G7-G8,
élargi au G20 –, qui se sont révélées à l’occasion de la crise plus actives que les premières. Ce
sont néanmoins des institutions nationales – les banques centrales et les gouvernements – qui
ont pratiqué les interventions les plus décisives.
Problèmes économiques

L’économie mondiale,
un navire sans capitaine ?
 JEAN-MARC SIROËN Grande Dépression des années 1930  : les
Université Paris Dauphine limites des ajustements par les seuls mar-
chés et la nécessaire intervention des États.
Mais dans une économie mondiale toujours
plus intégrée, ces actions se doivent d’être
La mondialisation telle qu’elle s’est déve- coordonnées pour être efficaces. Qu’en est-il
loppée à partir des années 1970 reposait sur aujourd’hui ?
la croyance que les marchés s’auto-régule-
raient spontanément et plus efficacement
que ne le ferait n’importe quelle institution
L’ère hégémonique
étatique, qu’elle soit nationale ou internatio-
nale. Les déséquilibres de l’économie mon-
Un « nouvel ordre économique
diale étaient censés se résorber grâce à la mondial » piloté par le leadership
flexibilité des prix du travail, du capital, des américain
monnaies... Aujourd’hui, plus grand monde Pour l’historien de l’économie, Charles Kin-
ne partage un tel point de vue. Les crises dleberger, les crises économiques mondiales
économiques à répétition ont fait redécou- seraient d’abord dues à l’absence de pays lea-
vrir ce qui avait été bien perçu lors de la ders susceptibles d’imposer la coopération

113 L’ÉCONOMIE MONDIALE, UN NAVIRE SANS CAPITAINE ?


internationale. Il s’appuyait sur la crise de Un jeu coopératif difficile
1929 au cours de laquelle aucun pays ne pou-
Néanmoins, cette période idyllique de jeu
vait, ou ne souhaitait, assumer cette fonction.
coopératif, reposant sur des règles claires,
Les États-Unis eux-mêmes, avec la très libé-
imposées par le leader en fonction de ses
rale Angleterre, furent les premiers à adopter intérêts propres, mais censées correspondre
des politiques agressives de protectionnisme à l’intérêt général, connaîtra très vite son
(la loi Smoot-Hawley de 1930 aux États-Unis) premier grand échec avec la non-ratification
ou de dévaluations compétitives, accélérant de la charte de La Havane, pourtant signée
ainsi la diffusion d’une dépression qui raf- en 1948. À côté des deux piliers de Bretton
fermissait les pouvoirs totalitaires et portait Woods intégrés au système des Nations unies,
en germe le désastre de la seconde guerre le FMI et la Banque mondiale, la charte de La
mondiale. Havane prévoyait la création d’une Organisa-
tion internationale du commerce (OIC), certes
C’est à partir de ce constat que les États-Unis dévouée au libre-échange, mais autour de
et le Royaume-Uni pensèrent un nouvel ordre règles sanctionnant les pratiques déloyales.
économique mondial qui éviterait de repro- Le GATT (General Agreement on Tariffs and
duire les mêmes erreurs et poserait les bases Trade), beaucoup moins ambitieux et privé
d’une prospérité durable. Les États-Unis du statut d’organisation internationale, se
deviendraient le leader «  bienfaisant  » qui substituera ainsi à une organisation mort-
comprendrait que la défense de ses intérêts née. Il faudra attendre l’accord de Marrakech
nationaux ne se réaliserait pas au détriment de 1994 pour que soit créée une organisation
relevant du droit international, l’Organisa-
des autres pays. Il fallait donc substituer un
tion mondiale du commerce (OMC).
jeu « gagnant-gagnant » au catastrophique jeu
« perdant-perdant » des années 1930. Telle est De la guerre froide à la chute du mur de Ber-
la philosophie des accords de Bretton Woods lin, l’économie mondiale fut ainsi manœu-
de juillet 1944 qui imposaient certes la supré- vrée par deux capitaines – les États-Unis
et l’URSS – qui éprouvaient des difficultés
matie du billet vert, mais qui attribuaient
croissantes à diriger leur navire. Les années
aussi des devoirs aux États-Unis, notam-
1970 démontraient que l’exercice d’une hégé-
ment, l’obligation de convertir les dollars en
monie est tellement coûteux qu’il peut même
or à la demande des banques centrales. Les se révéler contre-productif pour le pays qui
États-Unis garantissaient ainsi la stabilité l’assume. D’un côté, la stabilité de l’écono-
monétaire sous la houlette du Fonds moné- mie mondiale aurait imposé aux États-Unis
taire international (FMI). Ils empêcheraient une politique économique trop restrictive,
les dévaluations compétitives, qui diffusaient obstacle à la croissance et au plein-emploi,
les crises au lieu de les régler. menacés par la première crise pétrolière de
1973. D’autre part, l’Union soviétique peinait
La guerre froide renforcera ce sentiment : il de plus en plus à soutenir ses républiques
était de l’intérêt des États-Unis de favoriser orientales et ses pays satellites et à compen-
la reconstruction et le redémarrage d’éco- ser les effets désespérants du corset que leur
nomies atones. Le Plan Marshall de 1948 imposait le « grand frère ».
visait ainsi à rendre la demande occiden- L’éclatement du système de Bretton Woods
tale solvable tout en créant des débouchés en 1971 marque la fin d’une conception
pour l’économie américaine, exemple de jeu « keynésienne » de l’économie mondiale, peu
«  gagnant-gagnant  » qui, selon la doctrine confiante dans la capacité des mécanismes de
dominante de l’époque, devait caractériser un marché à assurer seuls sa stabilité. L’aban-
régime international efficace et soutenable. don du système de changes fixes rendra

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2014 114


possible la libéralisation des mouvements nations, a été contestée par les tenants d’un
de capitaux, qui facilitera le financement des post-hégémonisme, tels que Keohane (1984),
déficits budgétaires américains par l’épargne qui permettrait de faire glisser l’initiative et
mondiale. Cela permettra aussi aux ménages le contrôle de la coopération d’États surpuis-
américains de consommer davantage et aux sants à des organisations internationales
gouvernements de relancer une économie plus légitimes.
alors considérée comme déclinante. Du côté
soviétique, le système reposait sur des rela- Le monde post-hégémonique reposerait ainsi
tions d’échanges coulées dans le moule de sur un socle de grandes organisations inter-
la planification (la «  division internationale nationales comme les Nations unies dans
socialiste du travail  »), sans convertibilité le domaine politique, ou le FMI, la Banque
des monnaies mais avec un système de com- mondiale et l’OMC dans celui de l’économie.
pensation (en fait, de troc) qui conduisait à Néanmoins, ces organisations restent « mem-
l’accumulation de créances du « grand frère » bers driven », c’est-à-dire orientées par les
soviétique sur ses «  petits frères  ». Ce sys- États et, particulièrement, par les plus puis-
tème n’empêchera pas l’éclatement du Bloc sants d’entre eux.
soviétique et le ralliement de la plupart des Ainsi, au FMI, les États-Unis, avec près de 17 %
ex démocraties populaires à l’économie de des droits de vote, sont les seuls à disposer
marché. d’un droit de veto pour les grandes décisions
prises à la majorité de 85 %. Pendant près de
Une ère post-hégémonique ? trente ans, de 1980 à 2009, ils ont ainsi fait
obstacle à la création de droits de tirage spé-
ciaux (DTS) qui auraient permis d’accroître
Un leadership repris les liquidités internationales alors même que
par les institutions la succession de crises, notamment la crise
internationales ? de la dette des pays en développement, aurait
justifié une telle mesure. Il a fallu attendre la
Si l’on suit Kindleberger, la multiplication
crise financière de 2008 pour que les États-
des crises depuis le premier choc pétrolier de
Unis acceptent une nouvelle émission.
1973, devrait être imputée à la faiblesse, voire
à l’absence, du leadership. Avec l’effondre- Si, à l’OMC, contrairement au FMI, chaque
ment du système de Bretton Woods, le navire pays membre dispose d’un droit de veto, le
aurait été laissé sans capitaine. leadership est partagé de facto entre un
En effet, les crises, que l’on croyait maîtri- nombre limité de pays. Cette organisation est
sées par des combinaisons optimales de poli- toutefois dotée d’un mécanisme de règlement
tiques économiques, se sont multipliées en des différends qui s’impose aux États. De
s’amplifiant : crises pétrolières de 1973 et de fait, les puissances commerciales « leaders »
1979, krach boursier de 1987 suivis de fail- se voient fréquemment condamnées pour
lites bancaires – dont le Japon ne s’est jamais n’avoir pas respecté les règles commerciales
remis –, de la crise des pays émergents puis de l’organisation. L’OMC dispose donc d’un
des valeurs technologiques au tournant des pouvoir relativement indépendant que n’ont
années  2000. Aujourd’hui, à la suite de la pas les autres organisations internationales.
terrible crise bancaire et financière de 2007- Ainsi, par exemple, l’Organisation internatio-
2008, l’économie mondiale reste engluée dans nale du travail (OIT) ne peut pas sanctionner
des politiques monétaires de crise qui ne par- les pratiques sociales des pays.
viennent pas à juguler le risque de déflation. Mais, au-delà de certaines exceptions, les
La thèse de Kindleberger, qui fait reposer organisations internationales sont davantage
la stabilité sur le pouvoir hégémonique des un lieu d’expertise et de rencontre entre pays

115 L’ÉCONOMIE MONDIALE, UN NAVIRE SANS CAPITAINE ?


membres, qu’une véritable alternative « post comme le principal organe d’orientation de
hégémonique ». l’économie mondiale, reléguant le G7-G8 au
second plan.
L’émergence des structures
« informelles » de la gouvernance
mondiale Qui a piloté la crise de 2008 ?
D’ailleurs, en amont même de ces grandes L’affirmation du G20
organisations internationales, nées sur les
décombres de la seconde guerre mondiale, La crise financière, démarrée lors de l’été
les grandes orientations sont arrêtées ail- 2007, a connu quatre phases. La première
leurs. Après l’effondrement du système de est la crise des subprimes proprement dite.
Bretton Woods, la France avait pris l’initia- Celle-ci écorne profondément la confiance
tive de réunir en 1975 un « club » de six pays dans le système bancaire, menacé de fail-
« riches » (France, Royaume-Uni, États-Unis, lite, mais ne touche pas l’économie réelle –
Allemagne, Italie, Japon) auquel se joindront la croissance économique, le commerce, le
le Canada dès 1976 et la Russie en 1998 prix des « commodities ». La seconde peut-
(exclue en 2014 à la suite de l’annexion de être datée de septembre 2008 avec la faillite
la Crimée). Ce G7-G8, informel, dépourvu de d’une des plus grosses banques d’investis-
statut et de siège, est à la fois un sommet sement, Lehman Brothers, qui transforme
annuel de chefs d’États et de gouvernements un simple ralentissement de l’activité en
et un forum interministériel. C’est en son profonde récession. La troisième phase com-
sein que se coordonneront, par exemple, les mence mi-2009 avec une reprise assez rapide
interventions sur les marchés des changes de l’économie mondiale, tirée par les pays
pour corriger des sous- ou des sur-évalua- émergents mais accompagnée d’une crise
tions indésirables. C’est aussi lors de ces de la dette souveraine localisée en Europe
sommets que, dans les années 1980 et 1990, et, spécifiquement, au sein de la zone euro
seront fixées les grandes lignes directrices (Irlande, Grèce, Portugal…). La quatrième
de la renégociation, puis l’annulation, de phase de 2012 est marquée par le ralentisse-
la dette des pays en développement. Il res- ment des pays émergents (Chine, Brésil, Rus-
tait ensuite aux organisations internatio- sie, Inde) qui avaient tiré la reprise et qui
nales concernées, en premier chef, le FMI, conduit les banques centrales à maintenir,
de mettre en œuvre les règles définies par le voire approfondir, leur politique monétaire
G7-G8. de crise.
La légitimité de ce «  club  » de riches, auto- La comparaison entre cette crise profonde
proclamé, mais doté d’un vrai pouvoir de et celle de 1929 est tentante. Incontestable-
pilotage de l’économie mondiale, a été contes- ment, le gouvernement américain a sous-
tée par d’autres candidats à ce co-leadership estimé les conséquences de la faillite de
et, notamment, par les pays émergents qui Lehman Brothers en septembre 2008. Cet
voient leur poids dans l’économie mon- épisode a fait réapparaître le spectre d’un [1]
Les membres sont les
diale spectaculairement s’accroître dans les scénario catastrophe d’«  égoïsme sacré  » pays du G8, l’Argentine,
années 2000. Pourquoi l’Italie ou le Canada du chacun pour soi qui a pu conduire les l’Australie, le Brésil, la
mais pas la Chine ou le Brésil ? La création décideurs à sur-réagir, en oubliant que le Chine, l’Inde, l’Indonésie,
la République de
du G201 en 1999 visait à répondre à cette monde était plus intégré, et que l’histoire Corée, le Mexique,
demande. Mais ce nouveau forum restera bégaie plus qu’elle ne se répète. Le sommet la Russie, l’Arabie
peu actif jusqu’à la crise de 2007-2008 avant de Washington du G20, en novembre 2008, a saoudite, l’Afrique du
Sud, la Turquie, l’Union
de s’imposer au sommet de Washington de ainsi été présenté comme un nouveau Bret- européenne. L’Espagne
novembre 2008. Depuis 2009, le G20 s’affirme ton Woods, ce qui était fortement exagéré. est « invité permanent ».

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2014 116


Si ce sommet, comme ceux qui l’ont suivi banquiers centraux les véritables pilotes de
au rythme de deux par an jusqu’en 2010, n’a l’économie mondiale.
pas permis d’imposer un nouvel ordre moné-
taire et financier, il a néanmoins affirmé une Le FMI, en second plan malgré
volonté commune de renforcer les règles pru- des ressources renforcées
dentielles – les ratios de Bâle –, de favoriser
la transparence financière ou de s’attaquer Si le G20 renforçait le FMI, celui-ci n’a quasi-
aux paradis fiscaux. Il a aussi renforcé la ment pas eu besoin d’intervenir, ni avant, ni
vieille institution de Bretton Woods, le FMI, juste après la faillite de Lehman Brothers. En
en accroissant ses ressources pour qu’il effet, le FMI peut prêter aux gouvernements
puisse faire face à une éventuelle amplifica- ou aux banques centrales, pas aux banques
tion de la crise et, notamment, à un effondre- privées. Il ne peut pas davantage intervenir
ment des pays émergents, qui n’a pas eu lieu. directement sur les marchés financiers ou
interbancaires et son pouvoir régulateur est
L’interventionnisme du G20 a donc d’abord
inexistant. Le FMI n’a donc pas été le prêteur
répondu à une panique qui n’a plus cours. Il
en dernier ressort de la crise de 2008. Plus
est, depuis, devenu plus difficile de lui faire
grave, peut-être, il n’a pas non plus assumé sa
adopter des décisions audacieuses.
fonction de gardien d’un système de changes
stables. Les taux de change ont été haute-
Le rôle décisif des banques ment instables tout au long de cette crise.
centrales et des gouvernements Certaines monnaies sont apparues comme
structurellement sous-évaluées, comme la
De fait, le pilotage est d’abord resté national
monnaie chinoise ou la livre sterling, d’autres
et les interventions du FMI ont été modestes
au contraire surévaluées comme l’euro  ;
relativement à l’ampleur de la crise et aux
d’autres, enfin, comme le dollar ou le yen, ont
interventions des banques centrales. La fail-
suivi un parcours plus erratique, s’appré-
lite de Lehman Brothers portait les germes
ciant puis se dépréciant. Assez curieusement,
d’une crise systémique. Les banques dou-
ces dévaluations et dépréciations, qu’on a
taient les unes des autres, provoquant l’ef-
hésité à qualifier de compétitives, ont pu être
fondrement du marché inter-bancaire et
déplorées mais n’ont pas suscité de conflits
l’assèchement des liquidités  ; les particu-
graves. La « guerre des monnaies » n’a pas eu
[2] liers risquaient de se précipiter aux guichets
Sur ce point, voir lieu2.
dans ce numéro l’article des banques pour exiger le remboursement
de Jean-Pierre Patat, de leurs dépôts. Mais la parade a d’abord Il faut attendre la crise des dettes souveraines
p. 77-84.
été trouvée par les banques centrales qui de la zone euro pour assister à un grand
ont fourni au marché toutes les liquidités retour du FMI dans sa fonction de prêteur
qu’il demandait. En quelques semaines, le aux États surendettés. Toutefois, les princi-
bilan de la Banque centrale américaine a paux prêts ne sont pas venus du FMI, mais
plus que doublé. Elle assumait ainsi, comme de l’Union européenne, via le Fonds européen
les autres grandes banques centrales, sa de stabilité financière (FESF) créé en 2010,
fonction traditionnelle de prêteur en der- devenu en 2012 le Mécanisme européen de
nier ressort. Par ailleurs, les gouvernements stabilité (MES) qui prête aux États, mais qui
ont augmenté leurs garanties sur les dépôts, peut également soutenir les banques. De fait,
s’engageant, par ce biais, à se substituer aux si les engagements du FMI dépassent les plus
banques en cas de faillite. Certes, ces inter- hauts niveaux atteints au début des années
ventions, cohérentes et complémentaires, 2000, ils apparaissent néanmoins limités et,
contrastaient avec les politiques monétaires en tout cas, sans commune mesure avec les
restrictives menées après la crise de 1929. gonflements des liquidités émises par les
Mais elles restaient nationales, faisant des banques centrales nationales.

117 L’ÉCONOMIE MONDIALE, UN NAVIRE SANS CAPITAINE ?


La quatrième phase de la crise, qui com- anti-dumping, des clauses de sauvegarde.
mence en 2012, est marquée d’une part par Malgré la crise, le commerce international
la fin d’une euphorie concernant le rôle de est aujourd’hui plus ouvert qu’il ne l’était il
locomotive que joueraient les pays émer- y a seulement vingt ans, quand les gouver-
gents et, d’autre part, par l’impossibilité nements négociaient bilatéralement l’auto-
pour les banques centrales des pays dévelop- limitation des exportations, contingentaient
pés de mettre un terme à leurs politiques de les importations textiles, subventionnaient
taux d’intérêt extrêmement bas ainsi qu’au massivement les exportations agricoles. Cette
recours aux instruments «  non convention- retenue est pourtant moins due à l’influence
nels » d’achats d’actifs sur les marchés finan- de l’OMC qu’à la nouvelle nature de la globa-
ciers. Cette situation inédite démontre que la lisation commerciale qui, en fragmentant les
crise n’a été amortie qu’au prix d’une surli- processus de production, rend chaque pays
quidité qui, en alimentant de nouvelles bulles plus dépendant des importations  : la Chine
spéculatives, pourrait demain provoquer de n’a aucun intérêt à limiter les importations
nouvelles crises financières. des composants qui sont assemblés sur son
territoire pour produire des ordinateurs qui
sont ensuite exportés, et Apple n’a aucun
Quels pilotes pour l’économie intérêt à taxer les importations de i-phones
assemblés en Chine.
mondiale ? La mauvaise nouvelle est, qu’une fois le
risque d’effondrement systémique écarté, la
Si la crise de 2008 a montré que la commu- coopération multilatérale ne progresse plus.
nauté internationale pouvait réagir à des Les fonctions du FMI n’ont pas été redéfi-
situations de crise graves, elle a également nies, les réformes tardent à s’appliquer, les
souligné les insuffisances du pilotage de nouvelles normes bancaires prudentielles
l’économie mondiale. On a su sortir le bateau (Bâle  III) sont contestées, les grandes négo-
de la tempête, mais on ne sait pas comment le ciations internationales n’aboutissent pas,
diriger pour l’éviter. qu’elles concernent le climat ou le commerce
(négociation de Doha). Elles se heurtent sou-
La bonne nouvelle est donc que le monde
vent à l’opposition des puissances écono-
d’aujourd’hui n’est plus celui des années
miques, qui rechignent à assurer une fonction
1930. Il possède des structures de gouver-
de leadership qui les obligerait à imposer des
nance et de pilotage, certes insuffisantes et
mesures qui ne les avantagent pas. Les États-
mal adaptées, mais qui existent et qui, en cas
Unis se sont ainsi désintéressés de la négo-
de crise, peuvent être mobilisées pour éviter
ciation de Doha, menée au sein de l’OMC et
la spirale d’un «  chacun pour soi  » qui sus-
qui se heurte aux réticences, voire à l’opposi-
citerait un mécanisme diabolique de guerre
tion du Congrès. La Chine, quant à elle, n’est
économique, amplifierait la crise en la dif-
pas prête à accepter des contraintes, sociales,
fusant et, pourquoi pas, la prolongerait par
environnementales, monétaires ou autres,
des conflits politiques. La crainte d’un retour
qui entraveraient la poursuite d’une crois-
au protectionnisme ne s’est pas matériali-
sance qui tend d’ailleurs à ralentir.
sée et les pays sont loin d’avoir utilisé tout
l’arsenal d’instruments qu’ils auraient pu L’économie mondiale n’est donc pas sans
déployer tout en respectant formellement les pilotes – peut-être même en a-t-elle trop –,
règles de l’OMC  : augmentation des droits mais les radars et protocoles permettant
de douane (souvent fixés à un niveau infé- d’éviter les accidents font défaut.
rieur à celui autorisé par l’OMC), des droits

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2014 118


¶ COMPLÉMENT clandestins qui sont, cette fois, les États.
Chaque pays attend des autres qu’il
adopte les mesures dont il bénéficiera
LES BIENS PUBLICS MONDIAUX ensuite gratuitement. Pour les biens
publics « nationaux », l’État peut exercer
Les biens publics ont deux caractéristiques : son pouvoir de « violence légitime » pour
ils sont « non rivaux » (le bien reste disponible imposer le financement du bien public par
après avoir été « consommé ») et « non l’impôt. Mais il n’existe pas d’impôt mondial
exclusifs » (on ne peut restreindre son malgré quelques tentatives, comme la taxe
accès). Une fois produit, la consommation de solidarité sur les billets d’avion (taxe
du bien n’est limitée que par le risque Chirac) qui finance la lutte contre le SIDA
d’encombrement, il est donc créateur de mais qui n’implique qu’une dizaine de pays.
bien-être. Le problème est que la non- Certes, les organisations internationales ont
exclusivité du bien dissuade sa production. été créées pour fournir des biens publics
Pourquoi participer au financement d’un mondiaux : l’ONU et la paix, le FMI et la
éclairage public si vous pouvez en bénéficier stabilité monétaire, l’OMC et l’accès aux
ensuite gratuitement ? Mais ce raisonnement marchés… Mais, d’une part, leur efficacité
rationnel de « passager clandestin », s’il est est discutée et, d’autre part, elles ne
tenu par trop de consommateurs potentiels, couvrent pas l’ensemble des domaines. Il
empêche le financement du bien public
n’existe pas d’Organisation internationale de
quelle que soit, par ailleurs, son utilité
l’environnement (seulement un programme
sociale. Ce concept de bien public, dû à
des Nations unies). Reste les négociations
Paul Samuelson, a ensuite été étendu, par
internationales qui cherchent à trouver
des auteurs comme Charles Kindleberger ou
un compromis en fixant une limite au
Joseph Stiglitz, aux biens publics mondiaux,
comportement de passager clandestin.
c’est-à-dire accessibles partout, ou presque.
L’entrée en vigueur du protocole de Kyoto
Il s’agit souvent de biens abstraits comme la
visant à réduire l’émission de gaz à effets
stabilité du système monétaire, l’existence
de serre était ainsi conditionnée à la
d’un prêteur en dernier ressort mondial,
ratification d’au moins 55 parties. Les
des droits internationaux de propriété, la
différentes conférences des Nations unies
connaissance, la paix, des marchés efficients.
sur les changements climatiques se sont
Symétriquement, apparaissent des « maux »
heurtées aux mêmes difficultés : le partage
publics internationaux, comme les épidémies,
des efforts entre les pays avancés et les
les guerres, les catastrophes climatiques, qui
pays émergents ou en développement, avec
répondent aux mêmes critères de non rivalité
une forte résistance de l’Inde ou de la Chine
et de non-exclusivité (personne n’échappe au
qui s’ajoute au scepticisme de pays comme
risque de les subir). La lutte contre ces maux
les États-Unis ou le Canada. La Conférence
publics devient alors un bien public, un vaccin
de Paris, qui aura lieu en 2015, permettra
ou un accord contre l’émission de gaz à effet
peut-être d’avancer vers des décisions plus
de serre, par exemple.
contraignantes devenues plus qu’urgentes.
Le concept a été largement repris par
les institutions internationales comme Jean-Marc Siroën
le Programme des Nations unies pour le
Pour en savoir plus
développement (PNUD). La sauvegarde
de l’environnement et la lutte contre Kaul I., Grunberg I. et Stern M.A. (eds.)
le réchauffement de la planète sont (1999), Global Public Goods: International
d’incontestables biens publics mondiaux Cooperation in the 21st Century, New York,
qui se heurtent au problème des passagers Oxford University Press.

119 L’ÉCONOMIE MONDIALE, UN NAVIRE SANS CAPITAINE ?


POUR EN SAVOIR PLUS
™ DONAHUE J.D., NYE J.S. ™ KEOHANE R.O. (1984), After in Badie B. et Vidal D. (eds.),
(eds.) (2002), Market-based Hegemony : Cooperation Puissance d’hier et de
Governance, Washington and Discord in the World demain. L’état du monde
D.C., Visions of Governance Political Economy, Princeton, 2014, Paris, La Découverte.
in the 21st century/ Brookings Princeton University Press
™ SIROËN J.-M. (2010), « Quelle
Institutions Press. ™ SIROËN J.-M. (2011), gouvernance économique
™ KINDLEBERGER C. (1988), « Négociations commerciales mondiale après la crise ? »
The International Economic multilatérales et cycle de in Montel-Dumont O. (dir.),
Order, Essays in Financial Doha : les leçons d’un échec La politique économique
Crisis and International annoncé », Négociations, n° 2. et ses instruments, Paris,
Public Goods, Brighton, ™ SIROËN J.-M. (2013), « Vers un La Documentation française,
Harvester-Wheatsheaf. retour du protectionnisme ? », coll. « Les Notices ».

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HORS-SÉRIE
SEPTEMBRE 2014 NUMÉRO 6

comprendre
L’ÉCONOMIE MONDIALE
Depuis plus de trente ans, l’économie mondiale est façonnée par une
tendance de fond : la mondialisation, commerciale et financière. La
libéralisation des mouvements de capitaux et la division internationale
des processus de production ont bousculé son centre de gravité, faisant
émerger de nouvelles puissances. Si ces transformations se sont
accompagnées d’une réduction massive de la pauvreté à l’échelle mondiale,
l’instabilité financière, les conflits commerciaux, la crise écologique ou
encore le creusement des inégalités montrent qu’elles sont également
porteuses de tensions et déséquilibres.
Ce numéro hors-série de Problèmes économiques fait le point sur l’ensemble
de ces évolutions et donnent les clefs pour comprendre les rouages
complexes de l’économie mondiale.

Prochain numéro à paraître :


Comprendre l’économie

Directeur de la publication
Bertrand Munch
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Dépôt légal 75059, septembre 2014
DF 2PE36221
ISSN 0032-9304
CPPAP n° 0518 B05932

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