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Revue
d’histoire critique
123 | 2014 :
Les libéralismes en question (XVIIIeXXIe siècles)
DOSSIER
Montesquieu et le « doux
commerce » : un paradigme du
libéralisme
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p. 2138
Résumé
Le « doux commerce » décrit par Montesquieu n’a rien d’une doctrine. Tout au plus s’agitil d’un
mécanisme social qui ne dit rien de la qualité morale de ceux qui commercent. Catherine Larrère
reprend le fil tissé par Montesquieu pour repenser la généalogie de son paradigme libéral. Il n’y a
pas de volonté, chez Montesquieu, de proposer des lois universelles ; mais plutôt de comprendre
des logiques locales, des règles spécifiques. Il s’ensuit que le libéralisme de Montesquieu ne fait
pas appel à une anthropologie réductrice et qu’il est d’abord un positionnement politique (bien
plus qu’économique) dégagé d’un gouvernement par la peur.
Entrées d’index
Motsclés : Montesquieu, commerce, libéralisme, gouvernement
Keywords : Montesquieu, commerce, libéralisme, gouvernement
Géographie : France
Chronologie : XVIIIe siècle
Schlagwortindex : Montesquieu, commerce, libéralisme, gouvernement
Palabras claves : Montesquieu, commerce, libéralisme, gouvernement
Texte intégral
1 Le terme de libéralisme n’a été introduit, dans les langues européennes, qu’au début
du 愇�ꁆ�愇� e siècle et il est lié à l’apparition de partis et de doctrines qui se réclament de la
garantie constitutionnelle des libertés individuelles, de l’essor économique et de la libre
concurrence pour assurer le bienêtre de tous1. Parler du libéralisme de Montesquieu, ou
de tout autre auteur du 愇�頀�ꁆ�ꁆ�ꁆ�e siècle, est donc un anachronisme. Non seulement cela n’a
pas de sens de s’interroger sur leur appartenance à un courant dont ils ignorent
l’existence, mais l’adjectif « libéral », qui sert de support au substantif, existe certes à
leur époque, mais signifie « généreux », « qui donne avec raison et jugement en sorte
qu’il ne soit ni prodigue ni avare », selon Furetière. La Rochefoucauld peut ainsi écrire
que « l’avarice est plus opposée à l’économie que la libéralité »2. Et, dans une telle
maxime, le terme d’« économie » n’a pas la signification actuelle, mais renvoie plutôt à
la sage gestion d’un patrimoine par le chef de famille.
2 Cela n’interdit pas de s’intéresser aux configurations conceptuelles qui ont précédé
l’énonciation de la doctrine et ont pu en favoriser l’émergence. C’est ce que fait Albert
Hirschman en présentant, dans Les passions et les intérêts3, le modèle normatif du
« doux commerce ». Il y montre comment, au 愇�頀�ꁆ�ꁆ�e et au 愇�頀�ꁆ�ꁆ�ꁆ�e siècles, la
reconnaissance de la capacité du commerce à réguler les passions violentes, notamment
politiques, a favorisé l’acceptation des conduites orientées par le gain et a donc aidé au
développement du capitalisme dans l’Europe des Lumières. Étudier ce paradigme, c’est
s’intéresser à une généalogie du libéralisme à travers ses justifications sociales et
politiques, plutôt que d’en retracer la constitution juridique (au travers d’une théorie
des droits, de l’échange et du contrat) comme on le fait plus souvent. L’étude du « doux
commerce » a l’avantage de ne pas préjuger de la séparation de l’économique et du
politique. On peut ainsi rechercher les antécédents du libéralisme sans qu’il soit
nécessaire de prêter à ceux chez qui l’on trouve ces antécédents une connaissance de ce
qui ne sera affirmé qu’après eux.
3 Albert Hirschman suit la thématique du doux commerce depuis la fin du 愇�頀�ꁆ�ꁆ�e siècle,
où elle apparaît dans les Dictionnaires de commerce (Le Parfait Négociant de Jacques
Savary), jusqu’à la fin du 愇�頀�ꁆ�ꁆ�ꁆ�e siècle, où elle disparaît (elle n’est pas chez Adam
Smith). Mais, de tous les auteurs auxquels Albert Hirschman se réfère, c’est
Montesquieu qui occupe la place centrale, à tel point qu’à y regarder de plus près, on en
viendrait à penser que s’il y a, à propos du doux commerce, une « doctrine » (selon le
mot d’Hirschman4), c’est à Montesquieu qu’il faut l’attribuer5. Mais s’agitil vraiment
d’une doctrine ? Il est difficile de voir en Montesquieu un doctrinaire.
4 Nous allons donc suivre la piste du « doux commerce » chez Montesquieu, mais
comme celle d’un paradigme et non d’une doctrine. En effet, étudier la façon dont
Montesquieu en présente les effets (comme nous le verrons dans une première partie),
c’est se rendre compte qu’il s’agit plutôt de ce que l’on pourrait caractériser, en
reprenant le terme à Jon Elster, comme un « mécanisme » (ce que nous ferons dans une
deuxième partie). Dès lors, la présence ou l’absence du paradigme renvoie à
l’anthropologie sur laquelle il s’appuie, ce qui nous conduira à présenter, dans une
troisième partie, une étude comparative des propositions anthropologiques telles qu’on
peut les trouver chez Hobbes, Rousseau et Montesquieu afin de comprendre ce qui
permet à ce dernier de distinguer entre les intérêts et les passions, condition d’existence
du paradigme du doux commerce.
Le doux commerce et ses effets
5 Même s’il n’emploie pas, à proprement parler, l’expression de « doux commerce »
(c’est Hirschman qui l’a répandue), Montesquieu établit entre douceur et commerce une
nette corrélation : « c’est presque une règle générale, que partout où il y a des mœurs
douces, il y a du commerce, et que partout où il y a du commerce, il y a des mœurs
douces »6, écritil au tout début des livre qu’il consacre au commerce (XXXXIII). Et il
continue en affirmant, en une phrase que l’on retrouve en exergue de toutes les
Histoires du commerce publiées au 愇�ꁆ�愇� e siècle : « L’effet naturel du commerce est de
porter à la paix » (XX, 2). Les effets pacificateurs du commerce s’observent aussi bien
dans les conduites privées, dans les mœurs, qu’au niveau politique, entre les États
comme au sein de ceuxci.
6 Le commerce adoucit les mœurs parce que, en multipliant les échanges – et donc
aussi les voyages –, il rapproche les gens et multiplie les comparaisons, favorisant la
tolérance : il « guérit des préjugés destructeurs » (XX, 1). Le sens très général du mot
« commerce », qui, au 愇�頀�ꁆ�ꁆ�ꁆ�e siècle, ne se limite pas aux seules marchandises, mais
désigne toute forme d’échange, intellectuel ou affectif autant que matériel, permet à
Montesquieu, dans le livre qu’il consacre à l’histoire du commerce, qui est pour lui celle
de « la communication entre les peuples » (XXI, 5), d’associer aux grandes découvertes
maritimes et commerciales de l’époque moderne la diffusion des progrès techniques
(boussole, imprimerie) et le développement des connaissances.
7 À ces effets civilisateurs du commerce (le terme de « civilisation » est introduit, peu
de temps après L’esprit des lois pour désigner les effets positifs de la sociabilité
commerçante7) s’ajoutent leurs conséquences plus proprement politiques. Elles ont
retenu toute l’attention d’Hirschman. C’est le passage où Montesquieu montre
comment l’invention de la lettre de change au Moyen Âge a permis aux négociants juifs
en butte aux persécutions des princes chrétiens d’échapper à leurs confiscations
prédatrices en se rendant très mobiles et en multipliant les échanges sans avoir besoin
de déplacer de grosses sommes d’argent. Par là même, les intérêts commerciaux sont
venus à bout de la violence politique des « grands coups d’autorité » : « Et il est
heureux pour les hommes d’être dans une situation où, pendant que leurs passions leur
inspirent la pensée d’être méchants, ils ont pourtant intérêt de ne pas l’être » (XXI, 20),
déclare Montesquieu, en une phrase où Hirschman a sans doute trouvé le titre de son
livre.
8 Le développement du commerce renforce donc le lien social, assure les libertés
individuelles en confortant l’opinion dans laquelle chacun se trouve de sa sûreté (ce en
quoi Montesquieu fait consister la liberté politique, XI, 6) et régule les excès du pouvoir.
Il contribue en ce sens au libéralisme, tant économique que politique. Il tend en effet à
séparer la sphère des échanges de celle du pouvoir politique. Au livre XXII, consacré aux
questions monétaires, Montesquieu montre comment se sont produits, au niveau du
change, des effets comparables à ceux qu’il avait d’abord repérés pour la lettre de
change. Là aussi, on se débarrasse des « grands coups d’autorité » c’estàdire, en
l’occurrence, des manipulations monétaires auxquelles le pouvoir politique avait
fréquemment recours : la leçon de l’affaire Law, c’est qu’elle s’est réglée sur les places de
commerce en Hollande et non au ministère. Et avec le pouvoir du prince, disparaît son
secret, remplacé par la publicité des échanges : « On sent que ces opérations violentes
ne sauraient avoir lieu dans ces tempsci : un prince se tromperait luimême, et ne
tromperait personne. Le change a appris au banquier à comparer toutes les monnaies
du monde, et à les mettre à leur juste valeur. Le titre des monnaies ne peut plus être un
secret » (XXII, 13). Les progrès du commerce sont aussi ceux de l’espace public, au sens
d’Habermas8 . En même temps, le commerce tend à se substituer à la guerre et à la
conquête, installant la paix entre les États. Dans ses Réflexions sur la monarchie
universelle, écrites à la suite de ses Considérations sur les causes de la grandeur des
Romains et de leur décadence (1734), imprimées mais non publiées, Montesquieu
affirme l’impossibilité que l’Europe soit unifiée par la conquête guerrière, à la façon dont
cela s’était fait sous l’Empire romain : « Aujourd’hui, écritil, ce sont les richesses qui
font la puissance »9. Cela ne signifie pas seulement que la puissance se soit déplacée, de
la guerre au commerce, et que les États doivent s’appuyer sur leur puissance
commerciale, plutôt que militaire, pour s’imposer aux autres, ce qui rend cette
domination plus fragile, parce que l’hégémonie commerciale dure peu. Cela signifie
surtout que l’exercice du pouvoir a été transformé : les liens entre les pays se renforcent,
les peuples « sont, pour ainsi dire, les membres d’une grande République »10 et les
États se retrouvent contraints, par leurs intérêts, à ne pas intervenir dans les échanges
commerciaux, et à respecter les libertés individuelles. Le paradigme du doux commerce
est bien celui du développement du libéralisme11.
9 Cela ne signifie pas que Montesquieu, en détaillant les effets civilisateurs et
pacificateurs du commerce, les approuve sans restriction. Les mœurs ne sont pas la
morale. Ce sont des conduites collectivement contraignantes, qui, à la différence des
lois, ne procèdent pas d’une intention politique déclarée (Montesquieu les dit
« inspirées » et non « établies »12), et qui agissent sur les individus sans nécessairement
les moraliser. Montesquieu joue ainsi sur le double sens du mot mœurs (qui peut être
descriptif, pour présenter les façons de faire collectives d’un peuple, ou plus normatif
quand on parle de « bonne vie et mœurs »), pour signifier les effets ambigus du
développement des rapports sociaux : « la société des femmes gâte les mœurs et forme
le goût » (XIX, 8). Dans sa présentation de la douceur des mœurs liée au commerce, il
continue à jouer de l’ambiguïté du mot : « On peut dire que les lois du commerce
perfectionnent les mœurs, par la même raison que ces mêmes lois perdent les mœurs »
(XX, 1). Ce paradoxe peut renvoyer à une dualité de jugement entre anciens et
modernes : « Le commerce corrompt les mœurs pures : c’était le sujet des plaintes de
Platon : il polit et adoucit les mœurs barbares, comme nous le voyons tous les jours »
(ibid.).
10 Mais la même dualité se retrouve à l’intérieur de la modernité, lorsque Montesquieu
oppose les effets collectifs de l’esprit de commerce (il « unit les nations ») à ses effets
individuels (« il n’unit pas de même les particuliers » ibid.). Montesquieu énumère
alors les effets corrupteurs de la généralisation d’un esprit de commerce qui est un
esprit de calcul : « on trafique de toutes les actions humaines, et de toutes les vertus
morales : les plus petites choses, celles que l’humanité demande, s’y font ou s’y donnent
pour de l’argent » (ibid.). La « libéralité » de La Rochefoucauld, qui ne compte pas au
denier près, même si elle est avisée, le cède à une rationalité calculatrice : la « justice
exacte » que produit l’esprit de commerce s’accompagne d’un abandon des « vertus
morales qui font qu’on ne discute pas toujours ses intérêts avec rigidité et qu’on peut les
négliger pour ceux des autres » (ibid.). L’intérêt vient sans doute à bout des passions,
mais il fait disparaître certaines vertus des anciens peuples, comme l’hospitalité, qu’il
va falloir chercher à réintroduire par le biais du droit13.
11 Or cette opposition de la vertu et du commerce, et surtout cette critique de la
réduction marchande de toutes les valeurs, y compris celles de la dignité humaine, est
le support des critiques du libéralisme, du capitalisme ou de l’esprit de calcul qui
l’accompagne, qui se sont succédé depuis Montesquieu. On trouve ce thème chez Burke,
dans sa déploration, dans ses Réflexions sur la Révolution en France, du « monde que
nous avons perdu » : « L’âge de la chevalerie est terminé ; celui des sophistes, des
économistes et des statisticiens lui a succédé ; et la gloire de l’Europe est éteinte à
jamais »14. Une telle opposition était déjà présente chez Montesquieu qui remarquait,
dans ses Pensées : « ce qu’on appelait autrefois gloire, lauriers, triomphes, couronnes,
est aujourd’hui de l’argent comptant »15. C’est toujours la même opposition qui permet
à Marx et à Engels de présenter, dans le Manifeste du Parti communiste (1848), le rôle
de la bourgeoisie : elle « a noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse, de
l’enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petitebourgeoise dans les eaux
glacées du calcul égoïste. Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur
d’échange ; elle a substitué aux nombreuses libertés, si chèrement conquises, l’unique et
impitoyable liberté du commerce »16.
12 La dénonciation des effets dissolvants des « eaux glacées du calcul égoïste » ne
s’arrête pas à Marx. On la retrouve chez Michael Sandel qui, dans un livre récent, Ce que
l’argent ne peut pas acheter. Les limites morales du marché, montre comment dans
les années 1980 et 1990, en particulier aux ÉtatsUnis, le libéralisme économique
triomphant a chassé du paysage, avec une confiance en soi croissante, les valeurs qui
donnaient d’autres significations qu’économiques à des biens et des activités qui leur
étaient, jusqu’alors, réputés étrangers, comme les organes du corps humain, ou la
chasse des espèces rares17.
13 Mais s’il faut fixer des « limites morales » aux marchés, cela impliquetil que l’on
reconnaisse l’échec du doux commerce ? Ou cela signifietil qu’il faille distinguer entre
libéralisme économique et libéralisme politique ? Il faut d’abord comprendre comment
fonctionne le paradigme du doux commerce.
Les mécanismes du commerce
14 Il en est des effets positifs du doux commerce comme des « vices privés, bénéfices
publics » de la Fable des abeilles de Mandeville18 : on est dans le domaine des
conséquences involontaires, ou des effets non intentionnels, où chacun, comme le dit
Montesquieu à propos de l’honneur en monarchie, « va au bien commun, croyant aller à
ses intérêts particuliers » (III, 8). Mais ces effets involontaires peuvent tout aussi bien
être négatifs. Rousseau explique ainsi, dans le Discours sur l’origine de l’inégalité,
comment les hommes, en se procurant « plusieurs sortes de commodités inconnues à
leurs pères », déclenchèrent une série de conséquences qu’ils n’avaient ni prévues ni
voulues : « ce fut là le premier joug qu’ils s’imposèrent sans y songer et la première
source de maux qu’ils préparèrent à leurs descendants »19. Il s’agit donc de caractériser
le type de connexions qui se produisent ainsi.
15 Pour en rendre compte, on peut se tourner vers ce que Jon Elster présente comme les
« mécanismes », qu’il dit intermédiaires entre les lois et les descriptions et qu’il définit
comme « des structures causales aisément reconnaissables et qui interviennent
fréquemment, et qui sont déclenchées sous des conditions en général inconnues et avec
des conséquences indéterminées »20. Aussi les mécanismes permettentils d’expliquer
mais non de prédire. La connexion de causes et d’effets qui caractérise un mécanisme ne
se produit que dans un contexte déterminé, et ne se déclenche pas de façon nécessaire.
À partir d’une même situation, deux mécanismes différents peuvent se déclencher si
bien que l’on ne peut pas en connaître l’issue à l’avance. Mais il y a bien un mécanisme,
un enchaînement causal que l’on peut repérer et non une conjonction aléatoire
d’événements. La valeur explicative du mécanisme vient de ce qu’il est plus général que
le phénomène singulier auquel on le rapporte. Jon Elster souhaite introduire l’étude des
mécanismes dans les sciences sociales, car ils conviennent mieux à l’étude des
phénomènes humains (mais aussi animaux) que les lois caractéristiques des sciences
de la nature. De telles explications ne sont pas sans précédent : il en trouve notamment
avec les proverbes, descriptions robustes de comportements suffisamment claires et
compréhensibles pour pouvoir être retenues et résister au temps. Les maximes de
moralistes comme La Rochefoucauld, qui se transforment parfois en proverbes,
renvoient aussi à des mécanismes. De telles descriptions supportent qu’on leur oppose
des contraires, sans les infirmer. On dit à la fois « tel père tel fils », et « à père avare, fils
prodigue ». Non qu’il s’agisse de platitudes que l’on peut nier sans obtenir plus (ou
moins) de sens, mais parce que ces proverbes (ou ces maximes) reposent sur des
mécanismes opposés, mais tous deux existants.
16 Or, comme l’a montré Bernard Manin, de tels « mécanismes » peuvent être repérés
chez Montesquieu, particulièrement dans son étude du commerce21. L’opposition que
Montesquieu établit entre la vertu et le commerce est connue, elle est présentée dans
une phrase qui a eu beaucoup de succès (Rousseau l’a reprise à peu près telle quelle
dans son Discours sur les sciences et les arts22) : « Les politiques grecs, qui vivaient
dans le gouvernement populaire, ne reconnaissaient d’autre force qui pût les soutenir
que celle de la vertu. Ceux d’aujourd’hui ne nous parlent que de manufactures, de
finances, de richesses et de luxe même » (III, 3). Cette opposition n’est pourtant pas
inévitable. Montesquieu s’est intéressé aux républiques commerçantes, dans l’Antiquité
(Athènes) comme à l’Époque moderne (Hollande), ce qui suppose une connexion, ou un
« mécanisme », liant le commerce et la république qui peuvent être rendus efficaces
suivant les circonstances et le contexte. Il ne s’agit donc pas d’une rencontre
hasardeuse, mais d’un lien intelligible, dans sa généralité. Ce que fait Montesquieu en
montrant comment l’esprit de commerce peut, dans certaines républiques, tenir lieu de
vertu : « c’est que l’esprit de commerce entraîne avec soi celui de frugalité, d’économie,
de modération, de travail, de sagesse, de tranquillité, d’ordre et de règle. Ainsi, tant
qu’il subsiste, les richesses qu’il produit n’ont aucun mauvais effet (V, 6) ».
17 Le terme de « mécanisme » a l’inconvénient de faire penser à une forme linéaire de
causalité, alors que Montesquieu prend en considération aussi bien les effets en retour
que les phénomènes d’émergence (dont relève sa définition de l’« esprit général23 »).
C’est, au regard des caractérisations actuelles, un penseur de la complexité. Puisque
« tout est extrêmement lié » (XIX, 15), l’observation d’un élément, si l’on connaît le
mécanisme dont il fait partie, permet de qualifier la situation dans laquelle il se trouve.
Au livre XVIII, Montesquieu remarque comment, si l’on « arrive par accident chez un
peuple inconnu » et qu’on y trouve une pièce de monnaie, on peut être sûr d’être
parvenu « chez une nation policée » (XVIII, 15). C’est le même type de raisonnement
qui lui permet, après avoir énoncé que « l’effet du commerce sont les richesses ; la suite
des richesses, le luxe ; celle du luxe, la perfection des arts » (XXI, 6), d’en tirer
l’identification suivante : « Les arts, portés au point où on les trouve du temps de
Sémiramis, nous marquent un grand commerce déjà établi » (ibid). Repérer un
mécanisme a donc une portée heuristique. Hirschman relève la façon dont Montesquieu
semble s’étonner de « l’exceptionnelle constance et persistance de la passion
d’accumuler »24 : « Un commerce mène à l’autre ; le petit au médiocre, le médiocre au
grand ; et celui qui a eu tant envie de gagner peu se met dans une situation où il n’en a
pas moins de gagner beaucoup » (XX, 4). Il remarque que ce qui peut apparaître comme
une exception à la loi de l’utilité marginale décroissante a suscité l’attention de Georg
Simmel, qui a montré pourquoi et surtout dans quelles conditions le désir d’accumuler
n’entraîne pas la satiété : satisfaire le désir d’une quelconque somme d’argent ne
s’accompagne d’aucune déception à condition que l’argent ne soit pas destiné à la
dépense et que son accumulation devienne une fin en soi, l’argent ainsi accumulé, se
différenciant du plus petit objet, car il ne comporte « ni de quoi surprendre, ni de quoi
décevoir »25.
18 Mais pour pertinents et suggestifs que puissent être les mécanismes identifiés par
Montesquieu, ils ne constituent pas les linéaments d’une science économique, telle
qu’elle a pu se développer après Montesquieu. Ils n’ont pas l’universalité d’une loi : la
liaison entre douceur des mœurs et commerce est donnée pour une « règle générale »,
pas comme une loi universelle. Ils n’en ont pas non plus la quantification. Certes,
Montesquieu sait compter, il le montre dans les chapitres qu’il consacre aux monnaies
et au change (XXII), mais il s’agit de données empiriques qu’il ne cherche pas à
formaliser : les rapports numériques qu’il établit ne lui permettent pas de formuler des
lois au sens de la constance et de l’uniformité des rapports en lesquels Montesquieu, au
livre I, fait consister la loi. Si Montesquieu expose, dans les livres XXXXIII, un savoir
du commerce, ce n’est nullement pour l’ordonner en science. Il s’en tient à des
maximes, dont la fonction est d’éclairer la décision politique. C’est dans cet objectif
qu’il énonce que « c’est la concurrence qui met un prix juste aux marchandises » (XX, 9)
– il s’agit de déconseiller aux États d’exclure des nations de leur commerce – ou qu’il
affirme que « les États tendent toujours à se mettre dans la balance, et à se procurer leur
libération » (XXII, 6) – il invite à ne pas trop s’inquiéter d’une balance du commerce
défavorable. Le savoir mobilisé n’a pas fonction prédictive, il permet d’éclairer des cas,
en invoquant la règle, plus générale, mais non universelle, qui permet de les comparer à
d’autres. Les livres sur le commerce incorporent certes un savoir, mais ce savoir est celui
du conseiller politique, pas de l’expert scientifique. Il ne s’agit pas d’énoncer une
prédiction, à partir de laquelle il n’y a plus qu’à trancher, mais de donner les moyens
d’élaborer une décision, par la connaissance des circonstances. À plusieurs reprises,
Montesquieu refuse d’adopter une position d’expert sur des questions de politique
commerciale. Il écrit ainsi : « Ce n’est point à moi à prononcer sur la question, si
l’Espagne ne pouvant faire le commerce des Indes par ellemême, il ne vaudrait pas
mieux qu’elle le rendît libre aux étrangers. Je dirai seulement qu’il lui convient de
mettre à ce commerce le moins d’obstacles que la politique pourra lui permettre ». Pas
de loi universelle, des règles générales qui renvoient à la connaissance des cas et des
mécanismes qui s’y manifestent.
19 Si le « doux commerce » est l’effet de semblables mécanismes, on voit qu’il ne
constitue pas une doctrine, qui pourrait être validée, ou infirmée. Sans doute, au 愇�頀�ꁆ�ꁆ�ꁆ�e
siècle, des « voix dissonantes » se sontelles fait entendre qui doutaient de la douceur
du commerce, notamment dans l’Histoire des deux Indes26. L’abbé Raynal, Diderot et
d’autres auteurs ont pu montrer que le commerce, loin d’être associé à la douceur des
mœurs, s’accompagnait de violences : celles de l’esclavage, de la piraterie et du
monopole27. Mais pas plus que l’on n’infirme un proverbe en citant un comportement
opposé, les mécanismes que Montesquieu découvre à la base du commerce ne
prétendent à l’universalité. Exhiber des cas où ils ne fonctionnent pas, ce n’est pas nier
leur efficace. Il n’y a pas non plus de raison, à partir de ce qu’en dit Montesquieu, de
faire du doux commerce une idéologie, c’estàdire un point de vue englobant et
déformant à partir duquel on donnerait sens aux phénomènes rencontrés. Tels que
Montesquieu les présente, les mécanismes servent à différencier des situations,
nullement à les amalgamer28 .
20 Il reste donc à trouver d’autres raisons à l’abandon du paradigme du « doux
commerce ».
Les intérêts et leur anthropologie
21 Que le doux commerce ne doive pas vraiment s’entendre comme une doctrine, mais
fasse appel à des mécanismes, c’est ce que confirme (peutêtre à son insu) Hirschman
lorsqu’il constate que, bien que Smith, comme ses prédécesseurs, relève les bons effets
de la libre poursuite des intérêts sur la régulation du pouvoir politique, le modus
operandi qu’il envisage n’est plus le même : lorsqu’il montre comment le
développement du commerce et des arts, en attirant la noblesse en ville, a érodé son
pouvoir et permis aux habitants des campagnes de jouir d’une liberté inconnue jusqu’à
alors, il n’y voit pas une façon que les passions ont eu de céder aux intérêts, mais, au
contraire une victoire des passions (débridées et puériles) des seigneurs sur leurs
intérêts29. Ce qui est en cause, dans la question du doux commerce, donc, ce sont des
mécanismes, et leur fonctionnement. Pourquoi Adam Smith ne faitil plus appel au lien
entre douceur des mœurs et commerce ou à la régulation des passions par les intérêts ?
22 Hirschman donne deux explications. Moins confiant que Montesquieu dans la
capacité du commerce à réguler les excès du pouvoir central, Smith affirme surtout
l’indépendance de l’économie. L’économie se développe malgré le pouvoir politique et
ses folies, bien plus qu’elle n’en régule les excès. Or, pour expliquer une économie ainsi
autonomisée, il est n’est pas nécessaire d’avoir recours à une anthropologie subtile,
l’explication par le seul intérêt suffit : « les principaux ressorts de l’action humaine
finissent par converger dans le besoin d’un bienêtre matériel accru »30. Il n’est plus
nécessaire alors d’opposer passions et intérêts, et « tout cet enchaînement d’idées
devient incompréhensible, voire absurde »31. Le paradigme du doux commerce n’a plus
de raison d’être.
23 Il est possible que l’anthropologie simplifiée qu’Hirschman prête à Smith soit plutôt
caractéristique de la phase suivante de l’économie, celle de Jevons ou de Mengers, et
que l’anthropologie de Smith soit plus complexe, comme il ressort, notamment, de
l’étude d’Emma Rotschild, Economic sentiments32. Mais l’explication d’Hirschman a le
mérite de montrer l’importance, dans le paradigme du doux commerce, de
l’anthropologie à laquelle ses mécanismes font appel. Or cette anthropologie est
complexe : elle fait la différence entre les intérêts et passions, ce qui ne va nullement de
soi. Cela dépend de l’hypothèse anthropologique sur laquelle on fait reposer la réflexion
politique.
24 La référence, pour les auteurs modernes, se trouve dans l’adage énoncé par
Machiavel, au début des Discours sur la première décade de Tite Live, selon lequel on
« doit supposer d’avance les hommes méchants, et toujours prêts à montrer leur
méchanceté toutes les fois qu’ils en trouveront l’occasion »33. Personne ne le remet en
cause, et certainement pas Rousseau. S’il pense avoir démontré que « l’homme est
naturellement bon », il n’en reconnaît pas moins que « les hommes sont méchants ; une
triste et continuelle expérience dispense de la preuve »34. Si la proposition est acceptée
par tous, les différences viennent de la façon dont on en rend compte.
25 Hobbes adopte le postulat de Machiavel en développant son anthropologie à partir
d’un examen de la nature humaine. Les hommes sont naturellement intéressés : ils
cherchent ce qui leur fait plaisir et évitent ce qui leur cause de la peine.
Individuellement, cela ne pose pas problème, mais lorsque l’on prend en compte la
pluralité des hommes, on comprend que cela mène à l’état de guerre de tous contre
tous. Supposer les hommes méchants, c’est les supposer intéressés, et les prendre en
considération dans leur pluralité. De ce point de vue, il n’y a pas lieu de distinguer entre
intérêts et passions. Il n’y a pas de régulation politique du désir par les intérêts, au
contraire, la recherche du pouvoir croît avec la satisfaction des besoins : « Tous les
hommes recherchent par nature les honneurs et les promotions ; mais surtout ceux qui
sont le moins tourmentés par le souci du nécessaire »35. De la recherche individuelle de
la satisfaction à la conquête du pouvoir, il y a un développement continu.
26 Rousseau non plus ne fait pas de différence entre les intérêts et les passions, comme
le montre un passage (pris dans une note du Discours sur l’origine de l’inégalité) relevé
par Hirschman : « Chez l’homme en société, ce sont bien d’autres affaires ; il s’agit
premièrement de pourvoir au nécessaire, et puis au superflu ; ensuite viennent les
délices et puis les immenses richesses, et puis des sujets et puis des esclaves ; il n’a pas
un moment de relâche ; ce qu’il y a de plus singulier, c’est que moins les besoins sont
naturels et pressants, plus les passions augmentent, et, qui pis est, le pouvoir de les
satisfaire ; de sorte qu’après de longues prospérités, après avoir englouti bien des trésors
et désolé bien des hommes, mon Héros finira par tout égorger jusqu’à ce qu’il soit
l’unique maître de l’Univers »36.
27 Bien loin, donc, que les intérêts viennent à bout des passions, on ne peut les
distinguer des passions, et leur développement est sans limite, si bien que l’expansion
économique se transforme, sans solution de continuité, en domination politique, de la
pire espèce.
28 Mais s’agitil là d’un jugement définitif de Rousseau ? Dans un autre passage, que
l’on trouve cette fois dans les Dialogues, il suggère au contraire que les intérêts, qui ne
sont finalement qu’un déguisement de la raison, viennent à bout des passions : « Si
j’avais mis le mot intérêt à la place du mot raison qui dans le fond signifie ici la même
chose : car qu’estce que la raison pratique si ce n’est le sacrifice d’un bien présent et
passager aux moyens de s’en procurer un jour de plus grands et de plus solides, et
qu’estce que l’intérêt si ce n’est l’augmentation et l’extension continuelle de ces mêmes
moyens ? L’homme intéressé songe moins à jouir qu’à multiplier pour lui l’instrument
des jouissances. Il n’a point proprement de passions non plus que l’avare, ou il les
surmonte et travaille uniquement par un excès de prévoyance à se mettre en état de
satisfaire à son aise celles qui pourront lui venir un jour. Les véritables passions, plus
rares qu’on ne pense parmi les hommes, le deviennent de jour en jour davantage,
l’intérêt les élime, les atténue, les engloutit toutes et la vanité, qui n’est qu’une bêtise de
l’amour propre, aide encore à les étouffer. La devise du baron de Feneste se lit encore en
gros caractères sur toutes les actions des hommes de nos jours : C’est pour paraître.
Ces dispositions habituelles ne sont guère propres à laisser agir les vrais mouvements
du cœur »37.
29 L’opposition entre ces deux textes n’est qu’apparente. Qu’il soit question d’intérêt ou
de passion, dans les deux cas, il s’agit de conduites visant à l’appropriation (plutôt qu’à
la jouissance, qu’elles retardent indéfiniment) et, dans les deux cas, Rousseau montre
leur incapacité à se stabiliser ou à se réguler : une fois lancées, elles ne s’arrêtent pas, ni
spatialement (on va jusqu’à l’univers), ni temporellement (le temps de l’intérêt est celui
d’une prolongation sans fin). Cela tient à ce que l’opposition principale n’est pas tant
entre intérêt et passion qu’entre nature et société, entre le besoin et l’amour de soi qui
sont de nature, et la passion (ou le désir) et l’amourpropre qui sont sociaux.
30 La situation que décrit Rousseau est comparable à celle que déplore Sandel : la
dynamique marchande (qui est celle de l’intérêt), une fois lancée, ne s’arrête pas et
dévore tout. Il n’y a pas d’autorégulation qui tienne. Il faut établir des limites. Pour
Rousseau, elles peuvent venir de deux côtés. Il y a la solution politique. Comme il
l’indique dans la première version du Contrat social, elle consiste à poursuivre le
processus d’artificialisation commencé avec la socialisation en cherchant « dans l’art
perfectionné la réparation des maux que l’art commencé fit à la nature »38 . On peut
aussi aller voir du côté de la nature, non pas en y faisant retour, mais en cherchant dans
une connaissance des besoins naturels, qui, eux, sont limités par nature, les références
nécessaires pour fixer des bornes aux activités économiques. C’est ainsi que Rousseau,
dans l’Émile, se sert de Robinson Crusoé pour maintenir, entre les différents métiers,
des rapports de valeur et de dignité que la société tend à inverser (en prisant plus les
arts libéraux que les arts utiles)39. Ces deux solutions ne sont nullement exclusives et
composeraient bien le tableau d’une démocratie sobre que Sandel pourrait peutêtre
apprécier. Mais elles ne peuvent pas être considérées comme libérales.
31 L’opposition tranchée que Rousseau établit entre la bonté naturelle de l’homme et sa
méchanceté en société ne le conduit donc pas à faire crédit à une forme de régulation
intrasociale. Ce type de paradigme libéral lui est étranger. Qu’estce qui permet à
Montesquieu d’avoir une vision plus nuancée et, finalement, plus optimiste ? Il ne
remet certainement pas en question l’adage de Machiavel, mais il l’aménage, en
desserre l’étau, affirmant par exemple, que « parce que les hommes sont méchants, la
loi est obligée de les supposer meilleurs qu’ils ne sont. » (EL, VI, 17). « Je suis le
premier homme du monde pour croire que ceux qui gouvernent ont de bonnes
intentions », écritil dans ses Pensées (1873). Il n’hésite pas à retravailler la phrase de
Machiavel, jusqu’à presque l’inverser : « les hommes, fripons en détail, sont en gros de
très honnêtes gens ; ils aiment la morale » (EL, XXV, 2). Ce qui est remarquable dans le
passage sur la lettre de change, où il se félicite qu’« on a[it] commencé à se guérir du
machiavélisme », c’est que, tout en continuant à tenir compte de la méchanceté des
hommes (« pendant que leurs passions leur inspirent la pensée d’être méchants »), il en
distingue l’intérêt (« ils ont pourtant intérêt de ne pas l’être »). Être intéressé n’est pas
nécessairement être méchant, cela peut permettre de ne pas l’être. Cela ne signifie pas
que l’on soit devenu bon, mais la différence est cependant importante.
32 L’anthropologie de Montesquieu n’est pas celle de Hobbes : supposer les hommes
intéressés ne signifie pas qu’on les suppose méchants. La question n’est pas de savoir ce
qui est vrai et ce qui est faux. Nous savons bien que tous les hommes ne sont pas des
« idiots rationnels »40, des individus égoïstes et purement calculateurs. Il y a des
altruistes, des généreux, des gens qui calculent mal ; tous les individus ne sont pas
indépendants les uns des autres, il y a des liens de fidélité. Mais la question n’est pas
celle de l’exactitude de la description, elle est de savoir de quel type d’hypothèse on a
besoin pour traiter de l’action (politique ou économique). Si on a besoin d’une
hypothèse universelle, la seule qui puisse être universalisée est celle de l’intérêt, comme
calcul égoïste, sinon on s’expose à être contredit, et la sanction est de « se perdre »
comme dit Machiavel. Dans ce cas, être intéressé, ou être méchant, c’est la même chose.
On peut aussi ne pas en avoir besoin, si l’on peut avoir recours à une anthropologie plus
ouverte à la diversité. C’est l’attitude de Montesquieu : il ne part pas d’hypothèses
anthropologiques universelles, il observe la diversité des situations et tâche de repérer
les règles qui s’y appliquent. Cellesci ne peuvent pas être universelles, mais tout au
plus générales. Ce sont ces présupposés méthodologiques qui rendent possible le
paradigme du doux commerce.
33 On peut dire que, de ce point de vue, le libéralisme de Montesquieu a plus à voir avec
la libéralité de La Rochefoucauld qu’avec le libéralisme du 愇�ꁆ�愇� e siècle : il fait appel à une
certaine générosité qui permet de faire confiance aux hommes, sans pour autant
supposer qu’ils soient bons, mais sans non plus les ranger, indistinctement, dans la
catégorie des méchants. Les conditions de cette confiance sont l’existence des
institutions politiques : elles permettent à la diversité de la nature humaine qui, laissée
à ellemême, resterait uniforme, de s’exprimer. Telle est la différence entre le despotisme
qui « saute aux yeux », parce qu’il fait appel aux tendances les plus immédiates de la
nature humaine, et ce « chefd’œuvre de législation » que sont les gouvernements
modérés : ils permettent à chacun d’avoir le sentiment de sa liberté, de se penser en
sûreté, hors de danger, au lieu de n’être mu, comme les sujets du despotisme, que par la
peur.
34 Le libéralisme de Montesquieu, même s’il laisse place à la liberté des conduites
individuelles d’acquisition, est avant tout un libéralisme politique. Le savoir de la
liberté est celui des conditions qui en permettent l’exercice et ces conditions sont
politiques, plus exactement institutionnelles. Mais c’est pourquoi aussi ce libéralisme
politique n’est pas uniquement un libéralisme de la peur, à la façon dont l’entend
Judith Shklar41. Sans doute Montesquieu jugetil, comme celleci le montre, qu’être
libre, c’est ne pas avoir peur, une peur essentiellement engendrée par les exactions du
pouvoir politique, danger que Montesquieu identifie comme celui du despotisme. Mais,
en venant à bout des passions politiques (qui poussent les princes à être méchants), les
intérêts n’écartent pas seulement le danger du despotisme, ils éclairent en quelque
façon les dirigeants (intérêt et rationalité peuvent converger). Si l’on ajoute à cela qu’« il
n’est pas indifférent que le peuple soit éclairé » (EL, Préface), on peut penser que le
doux commerce, comme figure du libéralisme politique, ne constate pas seulement les
bons effets d’une politique négative, qui écarte la peur, mais laisse espérer une politique
positive qui conduise à un bon gouvernement.
Conclusion
35 Si le « doux commerce » est un paradigme libéral, au sens où nous l’avons indiqué
(une certaine façon de faire confiance à la diversité des tendances humaines, de
supposer les hommes intéressés, sans pour autant les supposer nécessairement
méchants), cette caractérisation a une portée critique. Cela invite en effet à revenir sur
les généalogies du libéralisme et sur la façon d’attribuer ce qualificatif. On peut
s’étonner, comme le fait Judith Skhlar, que toute une tradition place Hobbes à l’origine
du libéralisme42. Comment peuton qualifier de libéral quelqu’un qui considère qu’il n’y
a pas lieu de se plaindre d’un État, du moment qu’il existe, et pour qui la force et
l’efficacité des États dépendent de leur capacité à faire peur à leurs sujets ? À cela
s’ajoute l’anthropologie de Hobbes, qui universalise une conception minimaliste de
l’individu calculateur. C’est exactement celle que reprennent les économistes (c’est
pourquoi ils sont généralement fascinés par Hobbes). Cela atil alors un sens de
qualifier de libérales les représentations qui partagent cette anthropologie, qu’il s’agisse
du libéralisme économique ou de ce que l’on nomme néolibéralisme (conception qui, en
dégradant en gouvernance la conception politique du gouvernement, universalise, sans
limite aucune, la rationalité de la conduite économique) ?
36 Si le « doux commerce » n’est pas une doctrine mais désigne une configuration de
mécanismes qui ne fonctionnent que dans certains contextes, on retrouve la thèse de
Michel Foucault selon lequel le libéralisme n’est pas une doctrine, mais un dispositif
critique. On voit ce dispositif à l’œuvre, quand, dans Naissance de la biopolitique, il
montre comment la règle du « gouverner moins », celle de la raison libérale qui succède
à la raison d’État (dont la règle – celle de Hobbes – est que l’on ne gouverne jamais
trop) et vient contrôler et transformer de l’intérieur une politique de pression maximum
des États sur les négociants et les entrepreneurs, dans l’intérêt général du commerce43.
C’est dans la même perspective d’un processus endogène qui transforme le monde à
l’intérieur duquel il se développe qu’Hirschman, dans l’avantpropos des Passions et
des Intérêts, annonçait une nouvelle façon de concevoir l’« esprit » du capitalisme, en
montrant que « le monde nouveau procède bien plus directement de l’ancien qu’on n’a
eu coutume de le penser »44. Et c’est bien de cette façon, sans rupture brutale, que le
« doux commerce » permet, selon Montesquieu, de se débarrasser du machiavélisme.
Mais cela ne signifie pas que le « doux commerce » soit déjà le monde nouveau à venir
(dont Montesquieu, bien sûr, n’avait aucune idée). Nous qui savons la suite, nous
pouvons dire que le doux commerce ne vint à bout du monde ancien que pour être
supplanté par un monde nouveau qui n’avait plus grandchose à voir avec lui. Le
« doux commerce » n’est pas le modèle du libéralisme à venir. Il est une parenthèse
libérale (au sens de La Rochefoucauld) dans un monde bien peu libéral.
Notes
1 Deleule, D., « Libéralisme » dans Delon M. (dir.), Dictionnaire européen des Lumières, Paris,
PUF, 1997, p. 645 A.
2 Rochefoucauld, F. de la, Réflexions ou sentences et maximes morales, 167, dans Moralistes du
�摍���e siècle, édition de Jean Lafond, Paris, Robert Laffont, 1992, p. 149.
3 Hirschman, A., Les passions et les intérêts, Paris, PUF, 1980.
4 Ibid., p. 6786.
5 Ce fut un des enseignements de la journée consacrée au « dissonances du doux commerce »,
organisée par Eva Debray et Arnaud Skornicki (GAP/Sofiapol) à l’université ParisOuest le 4 juin
2012.
6 Montesquieu, De l’esprit des lois, livre XX, chapitre 1. Référence désormais abrégée en EL,
XX, 1 et indiquée dans le texte. L’édition utilisée est celle de Robert Derathé, Paris, Garnier,
1973, 2 vol.
7 Starobinski, J., « Le mot “civilisation” » , dans Le remède dans le mal ; critique et légitimation
de l’artifice à l’âge des Lumières, Paris, Gallimard, 1989, p. 1159.
8 Habermas, J., L’espace public, Paris, Payot, 1978.
9 Montesquieu, Réflexions sur la monarchie universelle, t. II, dans Œuvres complètes, T. II,
Oxford, Voltaire Foundation, 2000, p. 342343.
10 Ibid., p. 342.
11 Voir Spector, C., Montesquieu, Pouvoirs, richesses et sociétés, Paris, PUF, 2004, et
Montesquieu et l’émergence de l’économie politique, Paris, Honoré Champion, 2006.
12 « Les lois sont établies, les mœurs sont inspirées », EL, XIX, 12.
13 Kant, dans le Projet de paix perpétuelle (1795).
14 Burke, E., Reflections on the Revolution in France (1790), cité par Hirschman, Vers une
économie politique élargie, Paris, Éditions de Minuit, 1986, p. 19.
15 Montesquieu, Pensées, 1602, voir aussi 575, 760761, 810, édition L. Desgraves, Paris, Robert
Laffont, coll. « Bouquins », 1991, p. 321, 344345, 351352, 503.
16 Karl Marx et Friedrich Engels, Manifeste du Parti communiste (1848).
17 Sandel, M.J., What Money Can’t Buy. The Moral Limits of Markets, London, Penguin Books,
2013.
18 Mandeville, B. de, The Fable of the Bees, or Private Vices, Publick Benefits (1714), édition de
F. B. Kaye, 2 vols., Oxford, Clarendon Press, 1924 (réed. Indianapolis, Liberty Fund, 1988).
19 Rousseau, J.J., Discours sur l’origine de l’inégalité, deuxième partie, Œuvres complètes,
t. III, Écrits politiques, Paris, Gallimard, 1966, p. 168.
20 Elster, J., Proverbes, Maximes, Émotions, Paris, PUF, 2003, p. 25.
21 Manin, B., « Montesquieu, la république et le commerce », Archives européennes de
sociologie, vol. 42, n° 3, 2001, décembre, p. 573602.
22 « Les anciens Politiques parlaient sans cesse de mœurs et de vertu ; les nôtres ne parlent que
de commerce et d’argent », Discours sur les sciences et les arts, IIe partie, Œuvres Complètes, t.
III, Écrits politiques, op. cit., p. 19.
23 « Plusieurs choses gouvernent les hommes : le climat, la religion, les lois, les maximes du
gouvernement, les exemples des choses passées, les mœurs, les manières ; d’où il se forme un
esprit général, qui en résulte. » (EL, XIX, 4)
24 Hirschman, A., Les passions et les intérêts, op. cit., p. 54.
25 Simmel, G., Philosophie des Geldes, Leipzig, 1900, p. 232, cité par Hirschman, Les Passions et
les Intérêts, op. cit., p. 54.
26 Raynal, G.T., Histoire philosophique et politique du commerce et des établissements
européens dans les deux Indes, Amsterdam 1770 (première édition).
27 Voir Terjanian, A.F., Commerce And Its Discontents In EighteenthCentury French Political
Thought, Cambridge, Cambridge University Press, 2013.
28 On rappellera la mise en garde de la préface de L’esprit des lois : « Ne pas regarder comme
semblables des cas réellement différents et ne pas manquer les différences de ceux qui
paraissent semblables. »
29 Hirschman, A., Les passions et les intérêts, op. cit., p. 99.
30 Ibid., p. 99100.
31 Ibid., p. 100.
32 Rotschild, E., Economic sentiments, Adam Smith, Condorcet And The Enlightenment,
Harvard University Press, 2001.
33 Machiavel, Discours sur la première décade de TiteLive, Livre I, chapitre 3.
34 Rousseau, J.J., Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité, Œuvres complètes,
T. III, Écrits politiques, Paris, Gallimard, 1966, p. 202, note ꁆ�愇�.
35 Hobbes, English works, II, p. 160, cité par Hirschman, Les Passions et les Intérêts, p. 113.
36 Rousseau, J.J., Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité, Œuvres complètes, t.
II, Écrits politiques, Paris, Gallimard, 1966, p. 203. Cité par Hirschman, A., Les passions et les
intérêts, op. cit., p. 113.
37 Rousseau, J.J., Dialogues, Œuvres complètes, t. I, Écrits autobiographiques, Paris,
Gallimard, 1959, p. 818.
38 Rousseau, J.J, Manuscrit de Genève, I, II, , Œuvres complètes, t. III, Écrits politiques, Paris,
Gallimard, 1966, p. 288.
39 Voir Spector, C., « Rousseau et la critique de l’économie politique. Lecture du livre III de
l’Émile », dans Astigarraga, J., Usoz, J. (dir.), L’économie politique et la sphère publique dans le
débat des Lumières, Madrid, Casa de Velasquez, 2013, p. 125140.
40 L’expression est empruntée à Armatya Sen, « Des idiots rationnels. Critique de la conception
du comportement dans la théorie économique », dans Éthique et économie, Paris, PUF, 1993,
p. 87116.
41 Skhlar, J., « The liberalism of fear », dans Political Thought, Political Thinkers, The University
of Chicago Press, 1998, p. 320.
42 « Faire du Léviathan l’archétype du libéralisme est, écritelle, une représentation
grossièrement erronée. » (« a truly gross misrepresentation »), Skhlar, J., « The liberalism of
fear », art. cit., p. 6.
43 Foucault, M., Naissance de la biopolitique, Paris, GallimardSeuil, 2004.
44 Hirschman, A., Les Passions et les Intérêts, op. cit., p. 8.
Pour citer cet article
Référence papier
Catherine Larrère, « Montesquieu et le « doux commerce » : un paradigme du libéralisme »,
Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, 123 | 2014, 2138.
Référence électronique
Catherine Larrère, « Montesquieu et le « doux commerce » : un paradigme du libéralisme »,
Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique [En ligne], 123 | 2014, mis en ligne le 01 janvier
2014, consulté le 07 décembre 2017. URL : http://journals.openedition.org/chrhc/3463
Auteur
Catherine Larrère
Université Paris 1PanthéonSorbonne
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