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Dédicace
INTRODUCTION
IMPORTATION ET CONSERVATION
É
LA CRÉATION D'UNE CLASSE D'IMPORTATEURS
LES CONTESTATAIRES
UN DROIT IMPORTÉ
UN DÉBAT IMPORTÉ
LE SUBTERFUGE POPULISTE
LA PART DE L'INVENTION
CONCLUSION
NOTES
© Librairie Arthème Fayard, 1992.
978-2-213-65232-0
À la mémoire de mon père, Mansour
Badie.
« L'espace du politique » Collection
dirigée par Pierre Birnbaum
Hannah Arendt, L'Impérialisme (traduit de l'anglais par
Martine Leiris).
Claude Aubert, Yves Chevrier, Jean-Luc Domenach, Hua
Chang-Ming, Roland Lew, Wojtek Zafanolli, La Société
chinoise après Mao. Entre autorité et modernité.
Bertrand Badie, Les Deux États. Pouvoir et société en
Occident et en terre d'Islam.
Georges Balandier, Le Détour. Pouvoir et modernité.
Alain Bergounioux et Gérard Grunberg, Le Long remords
du pouvoir. Le Parti socialiste français (1905-1992).
Pierre Birnbaum, La Logique de l'État.
Raymond Boudon, L'Art de se persuader des idées
douteuses, fragiles ou fausses.
Martin Broszat, L'État hitlérien. L'origine et l'évolution des
structures du Troisième Reich (traduit de l'allemand par
Patrick Moreau).
Christophe Charle, Les Élites de la République 1880-1900.
Jean-Luc Domenach, L'Archipel oublié.
Jacques Donzelot, L'Invention du social. Essai sur le déclin
des passions politiques.
Raphaël Draï, La Sortie d'Égypte. L'invention de la liberté.
Raphaël Draï, La Traversée du désert. L'invention de la
responsabilité.
François Dupuy et Jean-Claude Thoenig, L'Administration
en miettes.
Pierre Favre, Naissance de la science politique en France
1870-1914.
Maurice Godelier, La Production des grands hommes.
Nancy Green, Les Travailleurs immigrés juifs à la Belle
Époque. Le « Pletzl » de Paris (traduit de l'anglais par Michel
Courtois-Fourcy).
Catherine Grémion et Philippe Levillain, Les Lieutenants
de Dieu. Les évêques de France et la République.
Jürgen Habermas,Après Marx (traduit de l'allemand par
René Ladmiral et Marc B. de Launay). Théorie de l'agir
communicationnel. Tome I : Rationalité de l'agir et
rationalisation de la société (traduit de l'allemand par Jean-
Marc Ferry). Tome II : Critique de la raison fonctionnaliste
(traduit de l'allemand par Jean-Louis Schlegel).
Guy Hermet, Le Peuple contre la démocratie.
Albert O. Hirschman, Bonheur privé, action publique
(traduit de l'anglais par Martine Leiris et Jean-Baptiste
Grasset).
Albert O. Hirschman, Deux siècles de rhétorique
réactionnaire (traduit de l'anglais par Pierre Andler).
Paula Hyman, De Dreyfus à Vichy. L'évolution de la
communauté juive en France 1906-1939 (traduit de l'anglais
par Sabine Boulongne).
Georges Lavau, À quoi sert le Parti communiste français?
Yves Mény, La Corruption de la République.
Serge Moscovici, L'Age des foules. Un traité historique de
psychologie des masses.
Serge Moscovici, La Machine à faire des dieux.
Jacques Rancière, La Nuit des prolétaires.
Jacques Rondin, Le Sacre des notables. La France en
décentralisation.
Richard Sennett, Autorité (traduit de l'anglais par Férial
Drosso et Claude Roquin).
Theda Skocpol, États et Révolutions sociales. La révolution
en France, en Russie et en Chine (traduit de l'anglais par
Noëlle Burgi).
Charles Tilly, La France conteste, de 1600 à nos jours
(traduit de l'anglais par Éric Diacon).
INTRODUCTION
L'Histoire n'est pas finie. Le XXe siècle a pu consacrer
l'échec de plusieurs totalitarismes et mettre un terme à
l'aventure coloniale, du moins dans sa facture classique. La
vague des indépendances a marqué, un temps, la
prolifération et l'uniformisation des États, un peu partout sur
le globe; elle a favorisé la formation d'un vaste « tiers
monde », à l'appellation trompeuse, dont on a cru qu'il
faisait l'apprentissage d'un monde normalisé. Le dernier
parcours devait conduire à la démocratie qui, faute d'autres
modèles, devenait le sens ultime de l'Histoire.
Pourtant, ces visions développementalistes consomment
leurs dernières illusions, tandis que se dissipent les rêves de
convergence et le mythe d'un progrès uniforme et continu.
Les sciences sociales sont désormais solidement installées
dans un post-développementalisme qui présente au moins
le mérite d'être plus lucide. L'actualité a fait son œuvre : le
parcours des Etats d'Afrique et d'Asie n'a pas été, durant ce
dernier tiers de siècle, conforme aux modèles annoncés.
L'État des Lumières ne s'est pas épanoui, les indices de
concurrence politique n'ont pas progressé, les visions
nourries sur ce que doit être la Cité ne se sont pas
rapprochées. Encore que l'essentiel ne réside probablement
pas dans ce constat désabusé qui, pris isolément, ne suffit
pas à renouveler les analyses. Celles-ci innovent en réponse
à d'autres sollicitations, alors que la recherche empirique
découvre les paradoxes d'une mondialisation annoncée et
les effets inattendus qu'ils exercent sur les processus de
développement.
La mondialisation décrit la constitution d'un système
international qui tend vers l'unification de ses règles, de ses
valeurs, de ses objectifs, tout en prétendant intégrer en son
sein l'ensemble de l'humanité. Inédit dans l'histoire, le
processus semble naturellement conforter voire consacrer
l'hypothèse de la convergence. Il en marque en fait les
limites en laissant apparaître plusieurs inconséquences :
activant l'importation des modèles occidentaux dans les
sociétés du Sud, il en révèle l'inadéquation ; incitant les
sociétés périphériques à s'adapter, il suscite des espoirs
d'innovation tout en risquant de les tromper; précipitant
l'unification du monde, il encourage la renaissance et
l'affirmation des individualités ; dotant l'ordre international
d'un centre de pouvoir plus structuré que jamais, il tend à le
conflictualiser davantage. En cherchant à mettre un terme à
l'Histoire, il lui redonne soudain des sens multiples et
contradictoires.
La première de ces inconséquences n'est pas la moindre.
Les années qui ont suivi la décolonisation avaient
clairement consacré l'échec de tous les mimétismes, en
premier lieu dans le domaine constitutionnel. Tout indique
pourtant que le processus n'a pas cessé et qu'il s'est même
amplifié : de manière plus étrange encore, les efforts
d'importation l'emportent souvent sur les tentatives
d'exportation, les élites des sociétés du Sud prenant
l'initiative d'emprunter, même lorsque par ailleurs elles
condamnent la démarche avec fracas. Tout se passe comme
si la logique de mondialisation conduisait à l'erreur par
l'erreur et privait les sociétés périphériques de la capacité
de se corriger. Ce cercle vicieux tient certes à un rapport de
forces, mais on peut faire l'hypothèse qu'il est aussi
alimenté par des considérations stratégiques et notamment
par les avantages qu'en retirent individuellement les élites
qui y participent.
Aussi les sociétés extra-occidentales sont-elles
perpétuellement écartelées entre une logique d'adaptation
et une logique d'innovation. La première est tenue pour «
réaliste » ; elle est surtout rationnelle à court terme. La
seconde s'inscrit intellectuellement dans un long terme
mûrement réfléchi. Praticiens et sociologues cherchent
souvent à les concilier, en prêtant notamment des
propriétés novatrices aux pratiques d'hybridation forcée. La
synthèse est périlleuse; elle est surtout très fragile, car les
deux logiques relèvent en réalité de stratégies qui
s'affrontent : dans un contexte d'importation massive et peu
contrôlée, l'innovation devient l'emblème naturel de la
contestation et sert davantage à mettre en cause le pouvoir
qu'à le réinventer. Aussi les appels revivalistes sont-ils en
même temps mobilisateurs et tribunitiens, accusateurs et
populistes davantage que programmatiques et
constructeurs. Producteurs de sens divergents, ils aggravent
le fossé qui sépare gouvernants et gouvernés, dénoncent et
dramatisent les processus d'occidentalisation, empêchant la
banalisation de tout ce qui prétend à l'universalité.
La mondialisation va ainsi de pair avec l'exaltation de la
singularité. L'association est d'autant plus curieuse que la
première est exigeante et se trouve dotée de ressources
prometteuses : l'unification du système international repose
sur des moyens techniques solides qui favorisent la
mobilité, la communication, l'interpénétration; elle vise
effectivement la réduction des particularismes,
l'appartenance à un ordre commun, juridique, politique,
économique et même éthique. L'individualité qui lui fait face
n'a donc pas pour elle l'atout de la puissance : elle s'impose
certes en mobilisant les ressources qui échappent au centre,
mais elle se nourrit surtout des blocages et des résistances
que suscite tout processus d'homogénéisation culturelle.
Dès lors, la mondialisation reconstruit l'idée même de
dépendance. Supposant un ordre international unifié,
s'alimentant d'un processus complexe de diffusion de
modèles, elle implique d'abord l'existence d'une structure
de pouvoir qui anime les rapports internationaux. Complexe
dans son identité, cette structure ne répond à aucun mono-
déterminisme et ne peut pas être tenue pour exclusivement
économique. Elle n'est pas non plus réductible à un jeu
simple d'acteurs, ni en tout cas à un « complot des
dominants ». Sa principale propriété est de créer des
réseaux et aussi des utilités qui unissent des acteurs du «
Nord » et du « Sud » qui sont porteurs d'intérêts et
d'objectifs très diversifiés. Suscitant le pouvoir, la
mondialisation crée aussi sa propre contestation, engendre
ses propres conflits, se dote de ses propres lignes de
clivage. Trouvant sa visibilité dans sa prétention à
l'uniformisation des modèles, elle confère aux tensions
qu'elle engendre une tonalité principalement culturelle.
Contradictoire dans ses réalisations, utopique dans ses
prétentions, naïve dans ses postulats, dénoncée, parfois
diabolisée, génératrice de conflits souvent violents, la
dépendance culturelle demeure et même s'étend, contrôle
en tout cas de plus en plus la scène internationale. Derrière
toutes ces ambiguïtés apparaît peut-être l'hypothèse
essentielle : au-delà de ces dysfonctions, parfois grâce à
elles, la dépendance culturelle dispose d'une capacité
politique très appréciable, déterminante dans le
fonctionnement du système international comme dans
l'évolution suivie par les sociétés périphériques. À ce titre,
elle est efficace et fonctionnelle, tant pour les exportateurs
de modèles que pour ceux qui les importent, tant dans ses
réalisations que dans la manière dont sont gérés ses
propres échecs. De cette universalisation faite de
performances et de revers, de résistances et de tensions se
dégagent des histoires nouvelles, porteuses peut-être
d'innovations au sein des sociétés extra-occidentales
comme au sein du système international.
Première partie
La logique de la dépendance
Le principe de souveraineté des États résiste difficilement
à l'observation empirique. Il n'est pas nécessaire qu'une
société soit colonisée pour qu'on puisse démontrer qu'elle
est dépendante d'une autre; il n'est pas suffisant qu'un État
ait un siège aux Nations unies pour qu'il revendique, au-delà
du formalisme juridique, l'exercice d'une pleine
souveraineté. Cette entaille profonde par tout le corps de
notre droit international va bien au-delà de la discussion
académique : la connaissance des mécanismes qui
oblitèrent la souveraineté permet de résoudre l'énigme du
pouvoir dans les relations internationales, de comprendre
comment certains modèles politiques voyagent, se
diffusent, s'imposent hors de chez eux, autrement dit
comment ils peuvent quitter le quai des pays qui dominent
l'ordre international.
De façon significative, la réflexion a été systématisée en
sciences sociales par les spécialistes de l'Amérique latine1.
Le subcontinent faisait figure d'exception dans le contexte
des années cinquante : indépendants mais soumis, les États
latino-américains ne pouvaient être que la mauvaise
conscience de l'ordre international d'après-guerre, le lieu où
celui-ci semblait formel, pris au piège de mécanismes
sociologiques qui défiaient directement la plupart des
articles de la charte des Nations unies. Le sous-
développement ne faisait même plus figure d'excuse,
puisqu'il paraissait aller en s'aggravant : d'une situation
transitoire, il semblait devoir s'imposer durablement.
L'opposition du formel et du réel - qui ne pouvait échapper à
personne - conduisait ainsi à opter pour l'hypothèse du
dédoublement : derrière une intégration formelle au
système politique international, les États latino-américains
ressentaient les effets d'une incorporation au sein d'un
système capitaliste international. Ce que l'ordre politique
formalisait, l'ordre économique venait le défaire.
L'OCCIDENTALISATION DE LA SCÈNE
INTERNATIONALE
IMPORTATION ET CONSERVATION
Importation et révolutions
LES CONTESTATAIRES
UN DROIT IMPORTÉ
Ce qui est vrai du jeu politique – partisan ou administratif
– l'est davantage encore du domaine du droit. Plusieurs
raisons se combinent pour expliquer que les processus
d'appropriation et d'adaptation se trouvent contenus ici plus
qu'ailleurs, jusqu'à susciter de nouvelles dysfonctions. La
règle de droit appartient d'abord à un domaine où la
formalisation revêt une importance opératoire toute
particulière: un texte de loi ou une procédure ne sont pas
seulement le reflet d'un système de valeurs, mais
également un agencement technique plus ou moins
performant qui dérive d'une histoire et d'une culture. Ainsi
l'importation du droit occidental au sein de l'Empire ottoman
s'explique-t-elle, en grande partie, par des considéraditons
formelles, les juristes de la Sublime Porte s'accommodant
mal de l'absence de codification du droit commun
musulman, face à des droits spéciaux codifiés qui, à l'instar
du droit commercial ou du droit maritime, s'étaient imposés
sous la pression internationale 180. Cet impératif technique
suscita un débat qui conduisit dans un premier temps à la
codification du droit traditionnel pour donner naissance au
Medjelle, composé de seize livres, publiés sous l'impulsion
de Djevdet Pasha entre 1870 et 1877. En soi, cette
production fut un cas typique d'importation
dysfonctionnelle: premier code de droit produit par un État
musulman, le Medjelle consacrait l'introduction d'une
méthode juridique nouvelle, effectivement venue d'Occident
et bénéficiant auprès des élites d'une aura de modernité. En
même temps, l'entreprise se présenta très vite comme un
échec, puisque le recueil ainsi constitué ne faisait que réunir
une somme impressionnante de solutions particulières,
conformément à la méthode propre du droit musulman qui
est essentiellement de nature jurisprudentielle: peu
maniable et peu utilisable, le Medjelle suscita rapidement
de vives critiques qui conduisirent à son abandon et
aiguisèrent les arguments de ceux qui étaient favorables à
son remplacement pur et simple par le Code civil
napoléonien. Ici l'impératif de forme se révéla donc la
matrice essentielle du passage d'une culture juridique à
l'autre.
On retrouve la même démarche dans les transformations
subies par le droit indien. Dès le Charter Act en 1833, l'Inde
s'ouvrit aussi à la codification, à l'initiative notamment de
Lord Macaulay, admirateur de Bentham et partisan d'une
méthode juridique dont les avantages pratiques étaient
évidents : l'édiction de codes favorisait l'unification d'un
pays dont l'éclatement traditionnel du droit entretenait la
segmentation politique. En même temps, la contrainte était
puissante: la logique de codification permit l'introduction de
nombreux éléments issus du droit occidental. L'œuvre
législative amorcée à partir de 1859 aboutit ainsi à
l'élaboration d'un code de procédure civile, d'un Code pénal
et d'un Code de procédure pénale ainsi que de tout un
ensemble de dispositions législatives spécialisées. Le droit
indien moderne se trouvait désormais dominé par la culture
juridique anglaise sans être dépourvu d'influence française
napoléonienne (ne serait-ce qu'à travers la notion de code)
et même de quelques touches issues du Code pénal de la
Louisiane 181. L'indépendance n'a rien changé à cet emprunt:
l'État nouvellement constitué, directement exposé au
danger des dynamiques centrifuges, avait prioritairement
besoin de confirmer, par l'article 372 de sa Constitution de
1950, l'œuvre unificatrice de codification, infiniment plus
sûre en cela que le droit communautaire traditionnel. Le
résultat fut pourtant source de tensions et de complexités:
le droit officiel indien tendait désormais à coexister avec des
droits particuliers, hindou et musulman, organisant les
rapports sociaux, notamment le statut personnel, au niveau
microcommunautaire. Cet éclatement et ce dédoublement
étaient d'autant plus préoccupants qu'ils reflétaient et
confirmaient la distance critique qui séparait un État
séculier et occidentalisé d'une société fortement marquée
par l'ordre communautaire. Cette situation a d'ailleurs
évolué dans un sens en réalité plutôt dysfonctionnel :
prétendant, conformément au modèle occidental, créer un
droit unifié et monopoliser les fonctions politiques, l'État est
intervenu de plus en plus activement dans le droit hindou
de la personne. Il s'en est en effet saisi sur le plan législatif,
l'a imposé aux Sikhs, et l'a à son tour occidentalisé pour
supprimer les castes (art. 15 de la Constitution), réformer le
mariage et le divorce (Hindu marriage Act, 1955), le statut
de la minorité, celui de la tutelle (1956), l'obligation
alimentaire et les successions (1956), et même le régime de
la propriété foncière. Le processus commence à toucher le
droit musulman, notamment à travers des initiatives prises
par les tribunaux en matière de divorce. Ces pratiques ont
surtout favorisé des crispations communautaires et en fait
le réveil et l'entretien d'un système normatif purement
traditionnel et social qui échappe au centre, organise la
réalité des comportements sociaux et dont la
reconnaissance par l'État devient source de revendication.
Ce « droit de la pratique » confirme sa prégnance à mesure
que l'État essaye d'unifier le droit: le cercle vicieux est donc
redoutable et entretient davantage une logique de
dissociation qu'une oeuvre d'innovation.
Une aventure quelque peu comparable se retrouve avec le
droit coutumier formalisé en Afrique noire francophone dès
l'époque de la colonisation: le produit fini constitue en
réalité un mixte de coutumes endogènes et d'une syntaxe
issue du droit romain; le passage de la coutume – normes
ancestrales reproduites par la tradition – au droit coutumier
– codifié et écrit – consacre une formalisation
essentiellement occidentale et amorce ainsi le basculement
du système normatif africain vers un droit étranger 182. La
remarque est particulièrement pertinente sur le plan
juridictionnel, puisque l'édiction d'un droit coutumier a, dès
la colonisation, abouti à l'organisation de tribunaux qui, en
s'imposant conformément au modèle occidental comme les
garants des droits subjectifs, ont pris l'exact contrepied
d'une conception de la justice exclusivement tendue vers la
conciliation et le règlement des conflits. L'effet unificateur
de la technique et de la forme semble ainsi l'emporter, au
moins chronologiquement, sur la pression exercée par le
contenu même de la règle d'origine occidentale, laissant
déjà peu de place aux mécanismes de réappropriation.
À cette exigence technique qui favorise l'occidentalisation
du droit s'ajoute, comme second facteur d'importation, la
pression vigoureuse des flux transnationaux. L'expansion du
droit occidental, avant même de répondre à des stratégies
politiques, fait écho à la nécessité d'organiser et de codifier
les relations d'échanges économiques, privés et publics,
entre les sociétés extra-occidentales et les pays européens.
C'est dans cette optique que l'Empire ottoman s'est ouvert
au droit occidental en adoptant d'abord, et très tôt, le Code
de commerce français (1850), puis le Code de procédure
commerciale (1860) et le droit maritime (1864) de même
provenance. Un processus comparable s'observe en Perse :
la formation d'une demande extérieure a favorisé, dans la
seconde moitié du XIXe siècle, l'essor du commerce du
coton, de la soie ainsi que de l'opium qui intéressèrent très
vite des sociétés européennes. La compagnie grecque
Koussi et Theophilatkos obtint par exemple le monopole de
la production d'olives du Gilan et y installa une usine de
raffinage pour les traiter. Le jute et le thé connurent la
même fortune, sans oublier le tabac dont le monopole revint
à une société britannique. Cette dynamique conduisit
rapidement à l'appropriation privée de terres, jusque-là
détenues essentiellement par le Shah qui trouvait ainsi un
moyen de se soulager de ses dettes. Elle mena directement
à l'adoption d'un droit des obligations et d'un droit
commercial empruntés au droit français, toujours en vigueur
sous la République islamique. De nombreuses sociétés
commerciales et financières iraniennes virent donc le jour, à
partir de 1880, sur le modèle occidental, depuis la
Compagnie d'opium d'Ispahan qui fit fortune en exportant
vers Londres et Hong Kong, jusqu'à la Société générale
d'Iran qui regroupa, au tournant de ce siècle, dix-sept
agents de change de Téhéran. Dès le début de ce processus,
les commerçants de chaque ville revendiquèrent par ailleurs
le droit de s'organiser en chambre de commerce, essuyant
la résistance conjugée du Shah, des gouverneurs et du
clergé. En imposant leur affranchissement de toutes ces
tutelles, ils hâtèrent en même temps la réglementation de
leur profession sur un mode qui s'inspirait étroitement de la
littérature économique occidentale (notamment de
l'ouvrage de Sismondi qui fut traduit en persan dès 1879) et
de la pratique inaugurée depuis longtemps dans les villes
européennes 183.
En Chine, la révolution de 1911 et surtout l'instauration du
régime de Nankin amorcèrent le même processus qui
conduisit peu à peu à l'adoption de plusieurs codes inspirés
du droit romain: code civil et commercial, entre 1929 et
1931, code de procédure civile, en 1932, code foncier, en
1930, encore appliqués aujourd'hui à Taiwan. Là non plus, la
chronologie n'est pas innocente : la période de Nankin a
effectivement consacré l'ouverture du gouvernement
chinois sur le monde des affaires et sur les flux
économiques extérieurs. Ses fonctionnaires sont formés à
l'étranger tandis que son principal soutien, la bourgeoisie
d'affaires de Shanghai, est directement exposée aux
influences des grandes compagnies étrangères présentes
sur place. En même temps, l'État tire profit du capitalisme
bancaire qui se met ainsi en place: lui assurant d'énormes
exemptions en échange de son soutien politique et matériel,
il se compromet largement dans cette œuvre
d'occidentalisation des institutions économiques et sociales,
jusqu'à en faire la pierre angulaire d'une véritable
patrimonialisation du système politique et de la société. Des
liens personnels se tissent entre capitalisme et État, à
l'instar de ceux unissant le président Tchang Kaï-chek à la
banque Song dirigée par son propre beau-frère, lui-même
diplômé de Harvard. En fait, rarement l'importation d'un
modèle de droit étranger n'a été autant ferment de
dépendance et de néo-patrimonialisation. Nulle part, peut-
être, l'une et l'autre de ces deux logiques n'ont été aussi
clairement associées dans la construction d'un mimétisme
juridique aussi rapidement accompli. L'abolition, d'un trait
de plume, de ces codes empruntés a été l'un des premiers
actes de la République populaire de Chine: ce fut d'autant
plus aisé qu'elle visait une réalisation récente presque
caricaturale, fortement utilitaire et donc très élitiste,
touchant de ce fait très peu le tissu social. De ce point de
vue, la différence avec l'Inde est nette: le caractère brutal et
superficiel de la pénétration du principe occidental de
légalité, l'échec subséquent de la greffe du modèle
soviétique ont conduit conjointement à un abandon de la
culture juridique qui a largement favorisé la mobilisation
maoïste des années soixante et les formules totalitaires qui
l'ont accompagnée. Tout se passe alors comme si cet échec
de l'importation du droit occidental laissa libre cours, dans
la droite ligne confucéenne, à l'éducation et la persuasion
qui se substituèrent ainsi au droit et à la procédure 184.
L'opposition est tout aussi ferme lorsqu'on compare
l'expérience chinoise et l'expérience japonaise, puisque l'ère
du Meiji a, au contraire, amorcé une occidentalisation du
droit qui, elle, s'est révélée durable et beaucoup plus solide.
Dès 1874, la traduction des codes français bouleversa la
culture juridique nippone, au point d'imposer la création de
mots nouveaux destinés à rendre des notions étrangères
aux catégories propres à la pensée juridique traditionnelle.
À la fin du siècle, l'empire était ainsi doté d'un Code pénal
d'inspiration française (1882), d'un Code de procédure civile
davantage marqué par l'influence allemande (1890), d'un
Code de commerce (1899) et surtout d'un Code civil (1898)
où coexistent les deux modèles. Il reste que l'usage social
de ce droit est demeuré longtemps limité, très faiblement
adapté, notamment dans sa nature individualiste, aux
données culturelles de la société japonaise. Le recours aux
tribunaux et à l'ensemble des procédures judiciaires reste
modeste, notamment dans la mise en œuvre de la
responsabilité civile, tandis que le métier de juriste attire
très peu et est faiblement valorisé. Autant d'éléments qui
font d'une importation maintenant centenaire et, semble-t-
il, durable une source réelle d'aliénation de la société par
rapport à ses institutions tout en raccordant celles-ci à
l'ordre économique international 185.
Ce décalage est porteur de dysfonctions que de nombreux
travaux consacrés au Japon ont pu mettre en évidence. Ainsi
le capitalisme s'est-il mis en place, notamment à la faveur
de cette occidentalisation du droit, sans que les catégories
de l'individualisme juridique ne pénètrent dans la société et
n'y fassent fonction de contrepoids. Sa construction a donc
pu se réaliser de pair avec le maintien d'un «
communautarisme fusionnel » qui - comble du paradoxe - a
même été capté et entretenu tant par les entrepreneurs que
par la classe politique. Les premiers y ont trouvé un moyen
de limiter les conflits dans l'entreprise et les progrès d'une
législation sociale qui aurait pu cependant s'inscrire dans le
droit fil de l'œuvre d'importation du droit. La seconde y a
fait activement référence, sur des modes les plus divers,
fluctuant avec la conjoncture, mais restreignant à chaque
fois de façon sélective la portée de certains principes
constitutionnels empruntés aux systèmes politiques
occidentaux. C'est au nom de ce « communautarisme
fusionnel » que s'est constituée l'école traditionaliste du
droit constitutionnel japonais qui servit en grande partie de
fondement juridique à l'autoritarisme de la fin de l'entre-
deux-guerres 186. Ainsi le professeur de droit Uesugi Shinkichi
(1878-1929) put-il faire le pont entre communautarisme et
État, pour déboucher sur l'exacerbation de l'ultra-
nationalisme, présentant l'homme comme « désir d'ordre et
de coopération » et la raison d'être de l'État dans « l'unité
du fait naturel et de l'opération spirituelle 187 ». Le succès de
l'ultra-nationalisme s'est pour beaucoup alimenté d'une
combinaison active d'un confucianisme traditionnel vivace
qu'un processus d'importation élitiste ne pouvait
aucunement inquiéter et des catégories de la pensée
juridique et politique occidentale. La synthèse était aussi
complexe qu'habile : Nakono Seigô, fondateur en 1933 du
parti Tôhôkai, se réclamait en même temps d'Hitler et du
retour à la communauté japonaise 188; en 1940, Fujisawa
Chikao prétendait quant à lui qu'Hitler avait été influencé
par le confucianisme 189. Sans atteindre ces extrémités, les
idées de nation et de nationalisme s'imposaient au Japon
comme des catégories de pensée nouvelles, fruits de cette
synthèse culturelle, comme le révèle l'évolution subie par le
terme de kokka qui a servi à désigner la nation à l'époque
contemporaine 190. Dans le Japon actuel, le processus
d'hybridation alimente les mêmes desseins stratégiques:
au-delà d'un nationalisme qui n'atteint plus les mêmes
cimes, les gouvernements libéraux-démocrates qui se
succèdent puisent dans le même registre, faisant du «
communautarisme fusionnel » un contrepoids commode aux
exigences du jeu pluraliste. L'entretien d'une idéologie
consensualiste nourrit en même temps la dépolitisation de
la société, la crise de représentativité des partis, l'essor de
mouvements sociaux hors système et parfois aussi violents.
Dans la perspective d'un communautarisme politiquement
entretenu, les mouvements d'habitants de quartier (jumin-
undo) l'emportent sur le syndicalisme d'entreprise,
marquant ainsi les bénéfices que les acteurs du pouvoir
peuvent retirer d'une implantation sélective des principes
de l'individualisme juridique. Cependant, outre les limites
qui en dérivent sur le plan de la participation, cette pratique
de l'hybridation contribue pour beaucoup à expliquer l'essor
d'une violence orientée contre l'État dont le mouvement
Sanrizuka, constitué pour mettre en échec la construction
du nouvel aéroport de Tokyo, est la meilleure illustration. Il
est remarquable que ce mouvement ait précisément été
organisé sur une base communautaire, alliant communautés
locales et sectes, contestant en bloc l'État dans sa légitimité
et sa configuration institutionnelle ainsi que l'essor d'un
capitalisme industriel qui met en danger l'agriculture et, à
travers elle, les terres ancestrales. Comme le montre David
Apter de façon tout à fait convaincante, ce heurt de l'État et
d'une logique communautaire est générateur d'une
dangereuse dialectique, «la violence devenant légitime et la
légitimité violente 191 ». Constitutif de dépendance, le
décalage créé par les mécanismes d'importation entre un
État de droit occidental et une société faisant
essentiellement usage de ses propres valeurs
traditionnelles, est également producteur de tensions et de
crises d'autant plus redoutables et violentes qu'elle
s'inscrivent alors dans un registre qui ne rend plus possible,
par définition, une quelconque rencontre entre l'État et la
société. Groupes communautaires et sectes prennent alors,
au nom d'une légitimité endogène, le relais des institutions
politiques importées.
Exigences techniques et pression des flux transnationaux
ne sont pas les deux seuls fondements de l'importation des
règles du droit occidental. Les besoins politiques du Prince,
la nécessité de disposer d'un droit national unifié, dans les
sociétés dominées par un système normatif particulariste,
engagent à emprunter des codes étrangers ayant la double
légitimité de la modernité et de l'unité. C'est sur cette base
que les nouveaux régimes africains ont répudié l'ordre de la
coutume – dont on a vu que la codification était souvent
d'une efficacité incertaine – pour préférer adopter le droit de
l'ancien colonisateur. Le droit public a eu, de ce point de
vue, un effet d'entraînement: le mimétisme constitutionnel
a contribué à valoriser, en le surévaluant, le cadre national
et donc à défaire un droit coutumier promouvant au
contraire le cadre tribal et communautaire. L'établissement
d'une conception jacobine, unitaire et centralisée de l'État
conduisait ainsi directement à délégitimer un système
normatif coutumier qui n'avait de sens qu'en s'appuyant sur
le postulat d'une société officiellement pluricommunautaire
et décentralisée. Cette jacobinisation du droit allie, comme
le remarque Étienne Le Roy, mimétisme et inefficacité dans
les différents domaines des réformes administratives,
territoriales, budgétaires et fiscales, dans ceux de
l'organisation judiciaire et du droit de la nationalité. De
même les réformes touchant la famille et le régime foncier
vont-elles dans le sens du code civil français, établissant
l'individualisation des rapports sociaux et dissociant la terre
des structures sociales communautaires, assurant le
triomphe de l'individu comme sujet de droit selon une
démarche qui construit le rapport de citoyenneté et assure
ainsi la domination de l'État 192. En même temps, le droit
constitutionnel et le droit administratif qui y font souche
sont, par les mots et les concepts, solidement européens,
voire français, tandis que, significativement, l'œuvre
d'importation du droit du travail ne suit pas, à l'instar de ce
qu'on peut constater dans le cas japonais.
Le résultat recherché est, dans ces conditions, loin d'être
acquis. Relevant d'un système de signification dérivé d'une
tout autre culture, le droit ne dispose que d'une faible
capacité de pénétration et de mobilisation au sein des
sociétés africaines. Privé, par la quasi-absence d'un droit
social généreux et d'un droit constitutionnel participatif, de
toute portée incitative, il s'intègre avec d'autant plus de
difficultés dans les stratégies individuelles de protection et
de promotion. Son effet principal est dès lors de transformer
les structures sociales traditionnelles en lieu de protestation
et de défense, face à un assemblable institutionnel perçu
comme étranger; ces structures s'érigent en lieu de contre-
légitimité, affaiblissant d'autant l'État, lui imposant de
composer avec elles pour rendre l'obéissance effective, et
ce en complète opposition avec le but recherché par les
importateurs. L'opposition entre État et société devient ainsi
ambiguë, voire totalement brouillée par rapport aux
catégories du droit occidental. Dans la confrontation de
légitimités qu'elle implique, elle conduit le Prince à
surenchérir dans sa référence aux modèles occidentaux,
présentés en même temps comme modernes et
démocratiques, tout en composant plus ou moins
discrètement avec les formules traditionnelles de
légitimation. La référence croissante, en cette fin de siècle,
au multipartisme et au pluralisme politique retrouvé, fait
ainsi pendant à l'apologie du parti unique pratiquée
naguère. Dans un cas comme dans l'autre, apparaît
clairement le même effort de légitimation par
ressourcement à une pratique institutionnelle occidentale,
socialisante ou marxisante, d'abord, néo-libérale
maintenant. Le procédé a en réalité une fonction charnière :
définir des solutions destinées à consolider un ordre
politique fragilisé, tout en rassurant les puissances
occidentales tutélaires. Son efficacité est pourtant bien
incertaine, puisqu'il cherche à sauver un système politique
victime de sa dissonance culturelle par recours à des
principes forgés par un droit venu d'ailleurs.
Dépendance et importation peuvent aussi se confondre
totalement, le droit occidental se trouvant purement et
simplement imposé par la puissance de tutelle. Le rôle joué
par le colonisateur dans la diffusion de son propre système
normatif est, comme nous l'avons vu, déjà considérable,
même s'il s'associe presque toujours, comme en Afrique ou
en Inde, à une mise en forme et à une conservation des
normes coutumières : paradoxalement, l'importation fut
plus systématique et plus exclusive là où elle fut mise en
œuvre par les élites nationales, comme dans le monde
ottoman ou au Japon. L'entreprise coloniale n'est donc peut-
être pas, à ce titre comme à bien d'autres, le mode unique
ni même privilégié de dissémination plus ou moins forcée
des formes occidentales de domination. Les transformations
subies par les pratiques capitulaires jouèrent ainsi un rôle
décisif dans la transmission aux États qui y étaient soumis
d'un droit venu d'Occident. Dès 1875, un système de
tribunaux mixtes fut imposé à l'Égypte: les magistrats
égyptiens y étaient minoritaires, face à leurs homologues
européens, essentiellement français ou italiens. Peu à peu,
le régime évolua sous la pression des puissances
européennes qui exigèrent que ces juridictions rendissent la
justice conformément au droit occidental. Dans ce sillage,
l'Egypte se dota de nouveaux codes qui furent très vite
étendus aux tribunaux nationaux. Au Liban, les tribunaux
mixtes franco-libanais ne disparurent qu'en 1946 et
permirent l'élaboration d'une jurisprudence fortement
teintée d'influence française 193.
La combinaison de tous ces processus d'importation crée
des effets en chaîne dont le bilan alourdit sensiblement le
passif qui dérivait déjà de la seule pratique de l'emprunt.
Ainsi, au nom du principe de l'unité législative arabe, donc
sur des arguments de type nationaliste, la Syrie adopta-t-
elle, juste après son indépendance, un Code civil qui
s'inspirait directement et explicitement du Code égyptien
et, par cet intermédiaire, de l'œuvre législative française. La
trajectoire irakienne est plus complexe et révèle un
éclectisme beaucoup plus soutenu, aggravé notamment par
l'influence juridique du protecteur britannique: le Code des
biens et des obligations adopté par le Parlement en 1951
mêlait des règles issues du droit musulman, du Medjelle
ottoman, du Code égyptien et de la Common Law
britannique. Si cette composition se retrouve dans l'histoire
du droit jordanien, le rayonnement de l'œuvre juridique
égyptienne reste dominant en Libye à partir de 1961 et au
Koweït peu après l'indépendance 194.
Complexité et aliénation s'unissent ainsi pour procéder
très exactement à l'inversion des formules qui fondent la
légitimité du droit dans la culture occidentale. Elles
détachent la norme autant de sa source naturelle que de
son origine contractuelle: ni découverte par la raison, ni
produite par une volonté contractante, la règle de droit
importée, bricolée et hybridée, réunissant parfois même des
systèmes de droits étrangers rivaux, ne peut opposer à la
légitimité de la coutume ou de la Loi religieuse que
l'argument politique de la nécessité ou celui, plus
ésotérique, de la supériorité technique. La partie est
d'autant plus difficile pour les importateurs de droit que là
où la tradition est la plus vivace et la plus légitime,
l'opportunité politique ou technique se heurte au double
barrage de l'incompréhension culturelle et du rejet utilitaire.
Lorsque le droit égyptien stipule que tout mariage doit être
transcrit en acte notarié de manière à protéger l'héritage et
à garantir le versement d'une pension alimentaire en cas
d'éventuel divorce, il est immédiatement perçu comme
contraignant par les acteurs sociaux qui préfèrent se
réfugier dans la tradition et recourir au mariage coutumier.
On ne s'étonnera donc pas de voir celui-ci progresser au
sein de la société égyptienne moderne, tout comme en
Afrique noire d'ailleurs, au même titre que les baptêmes
attribuant les noms patronymiques ou les funérailles. En
Égypte toujours, et à l'instar du Japon, les plaignants évitent
de recourir aux instances juridiciaires pour obtenir
réparation, préférant procéder de manière privée. Aussi la
vengeance privée (tha'r) a-t-elle connu, surtout en Haute-
Égypte, une recrudescence significative et s'introduit-elle
progressivement en ville sous l'effet des migrations rurales
195
.
Cette logique de l'évitement révèle autant la forte
capacité de résistance de l'individu que l'ambiguïté d'un
ordre normatif qui ne réalise pas ses objectifs, suscite de
nouvelles dysfonctions et entretient finalement les
conditions d'une dépendance renouvelée. La cible visée,
dans la quasi-totalité des cas de figure, n'est pas atteinte:
apprécié et importé principalement pour ses vertus
universalistes, le droit occidental ne crée ni en Afrique, ni au
Moyen-Orient, ni en Inde, ni guère davantage au Japon, de
véritable espace public. Loin d'unifier les comportements, il
organise en fait leur éclatement; loin de susciter un ordre de
la citoyenneté, il favorise la libre mobilité de l'individu entre
différents espaces normatifs au sein desquels il choisit de se
positionner au gré de ses intérêts. Au lieu d'insérer une
logique de l'État dans ces sociétés, il impose en réalité une
image de l'obéissance civile qui s'inscrit en exacte
contradiction avec les principes de l'universalisme.
Tous ces résultats sont dysfonctionnels précisément parce
qu'ils tendent à organiser l'État contre lui-même. Soit,
comme en Afrique ou au Moyen-Orient, l'introduction du
système normatif accélère la sortie de l'État des espaces
sociaux, diminuant d'autant les allégeances individuelles au
centre; soit, comme en Inde, elle amène l'État à admettre la
portée publique de la pluralité des espaces sociaux
communautaires, donc les limites de ses propres
compétences et de son identité universaliste. Dès lors, la
survie de l'Etat passe non seulement par l'accommodation
et l'infléchissement de ses propres règles, ce qui serait en
réalité banal et bien connu de l'histoire occidentale, mais
aussi par la reconnaissance, voire l'officialisation d'une
logique de l'évitement qui conduit à la reconstruction d'une
scène politique et juridique légitime ailleurs. La logique de
l'appropriation est ainsi dépassée par celle du
dédoublement. Certes, les droits importés ont pu être, çà et
là, aménagés, à l'instar du droit de la famille et du droit
foncier en Afrique ou du droit anglais en Inde, mais ces
adaptations valent probablement peu à côté de la rigidité de
la plupart des droits publics empruntés à l'Occident et des
effets de décollement de l'ordre public par rapport à l'ordre
social qui en ont été la conséquence. Ce serait faire injure
aux sociétés réceptrices que d'admettre que la construction
d'un centre d'autorité en leur sein passe nécessairement
par une telle déperdition de capacité qu'il conviendrait
alors, paradoxalement, de saluer sous prétexte qu'elle
révélerait une forte capacité d'appropriation.
Cette déperdition est en réalité double. Sur le plan
technique, les effets de contournement et de dédoublement
sont générateurs d'incertitude et d'imprévisibilité, tout
comme l'affaiblissement subséquent des capacités du
centre. Sur le plan culturel, elle s'exprime dans une crise
identitaire que révèle couramment la superposition des
différentes cultures juridiques qui contribuent à la formation
de la norme : la Jordanie et l'Irak ont été, en l'espace d'un
demi-siècle, exposés à l'influence du droit musulman des
Medjelle, comme de la Common Law, et d'un droit français
ayant transité par le droit égyptien; le droit japonais
contemporain proclame son occidentalité et conduit ses
juristes à s'ériger en traducteurs d'une œuvre venue
d'ailleurs. Le contrepied est total par rapport à la fonction
des juristes romanistes qui, à la fin du Moyen Âge, avaient
accompagné la construction de l'État moderne d'une oeuvre
de redécouverte du droit romain revu et reconçu en fonction
de l'évolution de la pensée sociale, de la découverte de
l'individualisme et de l'aggiornamento qui affectait alors le
christianisme. Juriste traducteur et juriste bâtisseur
s'opposent ainsi dans la définition de deux fonctions
sociales différentes du producteur de droit, celle accomplie
par le premier entravant inévitablement le processus
d'invention sociale de l'État pour renforcer son extraversion.
Il en ressort un effet de composition nettement orienté
vers la dépendance. Qu'il s'agisse de la formation reçue par
les juristes eux-mêmes, de l'enseignement reçu au sein des
universités occidentales et suscitant, à ce titre, des réseaux
de solidarités installés dans le monde du Nord; qu'il s'agisse
de la forme ou du contenu de la règle de droit ainsi que du
mode d'insertion normative des sociétés extra-occidentales
dans les circuits économiques internationaux : tout concourt
à afficher une dépendance juridique marquée. Plus
profondément encore, la participation universelle à une
même culture du droit conduit les gouvernements à
répondre aux crises de société par l'élaboration de solutions
relevant en particulier d'un droit constitutionnel emprunté
aux régimes occidentaux, à accroître ainsi les dissonances
sociales et culturelles, à aggraver le fossé qui les sépare des
gouvernés, à s'insérer dans un ordre juridico-politique dont
ils deviennent dépendants: tel fut le cas par exemple du
gouvernement algérien qui s'efforça de réagir aux émeutes
d'octobre 1988 en proposant des réformes
constitutionnelles dont on peut aisément prétendre qu'elles
ne cristallisaient pas les enjeux responsables de la
mobilisation violente d'une part importante de la
population; tel fut aussi le propre du président Mobutu qui
tenta, en septembre 1991, de répondre à des émeutes d'un
type et d'une intensité comparables par la seule nomination
d'un nouveau Premier ministre, qui d'ailleurs ne put pas
aboutir. Cette dépendance de fait liant les gouvernants à
une culture juridique dont on a déjà vérifié l'extraversion
affaiblit la capacité réactive des systèmes politiques,
favorise leur dérive autoritaire et nourrit facilement et de
façon hautement perverse l'argument développementaliste
qui fait valoir l'inaptitude des sociétés extra-occidentales à
répondre, dans des situations de crise, à des sollicitations
réformistes ainsi que leur incapacité à satisfaire les
demandes de participation politique. L'histoire de l'échec de
l'importation du droit est ainsi bien celle d'une dépendance
matérielle et technique d'abord, culturelle ensuite, fondée,
enfin, sur l'incapacité insidieusement proclamée de retirer
de l'usage du droit les moyens de se réformer.
UN DÉBAT IMPORTÉ
UNIVERSALISATION MANQUÉE
ET DÉVIANCE CRÉATRICE
Depuis que les sciences sociales ont critiqué les visions
fonctionnalistes, voire organicistes qui faisaient recette il y a
encore une ou deux décennies, il est devenu téméraire de
penser que les systèmes sociaux ont a priori et toujours la
capacité de se protéger contre les échecs et de se regénérer
au contact de ce qui les remet en cause ou menace leur
identité. Il serait naïf de penser que les États dépendants
disposent de la capacité politique à s'émanciper des
rapports de domination: à de rares exceptions près, les
analyses sociologiques ne se hasardent pas sur ce terrain et
ne recherchent pas dans la production politique des sociétés
périphériques les instruments d'inversion d'un ordre qui
appartient en propre au système international et aux
rapports de pouvoir qui l'organisent. Pour les mêmes
raisons, il est imprudent d'affirmer que les pratiques
d'importation débouchent nécessairement sur une logique
d'hybridation, que les flux venus du dehors ont vocation à
être appropriés par la société réceptrice, comme si une
mystérieuse main invisible assurait une prise de possession
des biens et des symboles conçus et façonnés par d'autres
histoires et d'autres cultures.
Au demeurant, l'hypothèse que l'on trouve de façon
nuancée et stimulante sous la plume de Jean-François
Bayart 1 notamment se heurte à au moins quatre arguments
contraires. Tout d'abord, les processus d'occidentalisation ne
s'inscrivent pas seulement dans l'espace des sociétés
réceptrices: en tant que flux, ils appartiennent aussi à
l'espace international qui contribue à les façonner et à les
organiser, à les perpétuer ainsi qu'à leur donner sens; il est
hautement probable que l'ordre international pèse de façon
contraignante, limitant les initiatives de réappropriation que
pourrait prendre tel ou tel acteur. En deuxième lieu, de
telles initiatives ne peuvent pas être conçues comme
données ou évidentes a priori: leur formation présuppose
que des acteurs sociaux dotés de ressources suffisantes y
trouvent intérêt; or nous avons vu que la stratégie
d'importation faisait sens pour ceux qui l'accomplissaient et
qu'il est peu évident que ceux qui en bénéficient aient un
intérêt à l'inverser. Par ailleurs, l'effet d'hybridation ne peut
être envisagé que comme effet de composition d'actions –
peut-être de stratégies – dont on ne peut postuler ni
l'homogénéité ni le caractère conscient: s'il est clair que
certains acteurs des sociétés réceptrices réagissent aux
désordres causés par l'importation de modèles étrangers,
on peut, sans grand risque de se tromper, supposer que
leurs réactions sont diverses, contradictoires et qu'il serait
miraculeux qu'elles aboutissent à des synthèses aussi
cohérentes et aussi fonctionnelles. Enfin, l'idée
d'appropriation tire l'essentiel de sa force du postulat
d'efficacité: les relations politiques optimiseraient leur
capacité dès lors qu'elles seraient compréhensibles par
ceux sur lesquels elles s'exercent et supposeraient donc une
combinaison des données importées avec celles dérivant de
la tradition. Or rien ne permet d'établir a priori que cette
formule ait la préférence des acteurs qui détiennent le
pouvoir, tandis qu'existent des formules de substitution
aussi performantes dans le court terme: l'habillage
populiste, le recours aux relations de clientèle, l'exaltation
des particularismes s'imposent souvent comme des
subterfuges faciles dispensant de tout effort de
réappropriation.
Il n'en résulte pas pour autant que les effets d'importation
restent figés: l'importation crée un désordre dont on a vu
qu'il contribuait souvent à renforcer les relations de
dépendance; cependant, ce désordre bouscule les systèmes
de sens, les processus d'identification, les modes d'action
collective tout comme les formes de gouvernement : à ce
titre, il suscite des pratiques politiques nouvelles, dégage
aussi des formes d'invention et d'innovation politique. Sur le
plan international, le désordre se mesure à l'échelle de
toutes les contradictions qui dérivent de la logique de
l'imitation forcée : dissensus aiguisé sur la légitimité du
droit, des règles et des pratiques, incertitudes sur l'identité
des acteurs, distinction de plus en plus nette entre « États
gouvernants » et « États gouvernés », dissociation
croissante entre peuples et États, élargissement à la scène
internationale de l'idée même d'anomie. En même temps
qu'elle est mise à mal, la logique stato-nationale se trouve
ainsi doublée d'une logique transnationale qui intéresse de
plus en plus le sociologue et dont l'effet de recomposition
semble aussi massif que complexe. La mise en perspective
de l'ensemble de ces dynamiques permet de repérer en
même temps la force et les limites des processus
d'occidentalisation, de faire la part de ce qui freine et de ce
qui encourage l'innovation, d'apprécier la réalité des
adaptations possibles et d'évaluer l'importance des
réappropriations manquées.
CHAPITRE V
Désordres intérieurs
L'importation massive de structures d'autorité a
d'évidence pour principal effet une perte de sens qui grève
les rapports entre gouvernants et gouvernés et, au-delà
même, l'ensemble des relations politiques. Compensée ou
non par un processus de dédoublement ou de tractation
entre le moderne et le traditionnel, cette perte de sens
devient un enjeu considérable en fonction duquel s'activent
les stratégies des titulaires de rôles d'autorité comme celles
des individus demandeurs d'allocations. L'opposition par
rapport à l'histoire politique occidentale est, de ce point de
vue, frontale, l'État ayant été construit en Europe à
l'initiative d'un centre dynastique détenteur d'une légitimité
traditionnelle, en fonction de modèles culturels chrétiens et
romains anciennement connus, à partir de stratégies
d'acteurs sociaux différenciés qui y recherchaient un
avantage.
La perte de sens constitue déjà un facteur important de
retrait par rapport au jeu politique officiel. Elle décourage
l'individu dans ses efforts d'adaptation à une vie
institutionnelle qui ne le concerne pas. De telles
perspectives restent dès lors l'exclusivité de l'élite politique
importatrice qui tend à s'en nourrir pour alimenter sa
concurrence interne et qui s'en acquitte par recours à des
formules exogènes. Ainsi en est-il des révisions
constitutionnelles mises en chantier en Algérie
consécutivement aux tragédies de l'automne 1988, vingt
ans après que le général de Gaulle en eut eu l'idée pour
apaiser les effets de la crise de mai 1968. Les débats sur la
démocratisation ressortissent à la même logique, lorsque
les conférences nationales africaines ont pour fonction de
réunir les différentes composantes de l'élite afin de définir
les conditions d'établissement d'un multipartisme capable
d'accélérer la transposition formelle du gouvernement
représentatif occidental.
De récentes recherches éclairent tout le paradoxe de la
démarche et le faible sens dont elle est investie chez les
gouvernés. Ainsi Yves Fauré montre-t-il à propos de la Côte-
d'Ivoire que les élections compétitives ou semi-compétitives
ont connu un taux d'abstention beaucoup plus élevé que les
consultations plébiscitaires proposant des candidatures
uniques 199200. Il note même que pour les législatives de 1990,
la participation oscillait de 21 % dans les circonscriptions où
les listes étaient nombreuses à 99 % lorsque le candidat du
PDCI n'avait pas de concurrent: il est clair, dans ces
conditions, que la manipulation plébiscitaire n'explique pas
tout. De même le niveau de compétence politique, fétichisé
par la sociologie électorale traditionnelle, ne semble pas
entrer ici en ligne de compte: la corrélation entre
participation et absence de choix était aussi nette dans les
différentes communes composant la zone urbaine d'Abidjan
que dans les circonscriptions rurales. Fauré résiste avec
sagesse à l'interprétation culturaliste facile, soulignant la
tradition africaine de la séniorité et de l'unanimisme:
l'exemple ivoirien – qu'on retrouve ailleurs – ne saurait
guère davantage alimenter le poncif faisant du
monopartisme la formule naturelle ou fonctionnelle de
gouvernement en Afrique. L'explication la plus crédible est
probablement plus prosaïque: face à des institutions qui ne
font pas sens, l'individu recompose sa stratégie selon un
double calcul particulariste et utilitariste. À défaut de se
fondre dans une communauté politique valorisée, à l'instar
d'un corps électoral porteur d'une souveraineté nationale, il
recherche dans l'élection la formalisation d'un rapport de
clientèle offrant un accès facile et certain à la scène
politique officielle. Autrement dit, aucune formule culturelle,
aucune valorisation symbolique ne viennent, comme dans
les démocraties occidentales, corriger ou inverser le coût
olsonien de l'acte de participation électorale.
L'effet de cette perte de sens est redoutable: au-delà du
vote, il tend à obérer toute forme de participation politique;
il enserre surtout la perspective de la démocratisation dans
un délicat dilemme : ou celle-ci passe par sa complète
redéfinition et donc par une « appropriation » s'opérant
jusque dans les unités élémentaires de la société, ou elle ne
peut connaître que des relances artificielles et trompeuses
grâce à la pénétration, sur la scène électorale, de logiques
identitaires, assurant de faciles succès aux partis
confessionnels ou ethniques, comme dans le monde
musulman, mais aussi en Inde, voire au Japon, parfois
même en Afrique noire. Dans le premier cas, l'appropriation
est un long parcours; dans le second, elle n'est que la
juxtaposition très ambiguë de deux univers de sens qui se
récusent l'un l'autre.
Dès lors qu'il n'est plus porteur de sens pour les acteurs
sociaux, le jeu politique connaît une profonde recomposition
dont les caractéristiques se retrouvent dans les cultures les
plus diverses: la mobilisation sort des vecteurs
institutionnels pour produire des mouvements sociaux
tendant à construire un espace concurrent de légitimité hors
de la scène politique officielle; la communauté politique
change de nature, abandonnant son référent stato-national
au profit de dynamiques contradictoires, combinant
l'affirmation particulariste et l'accomplissement impérial;
l'allégeance citoyenne perd de sa pertinence, révélant
simultanément une démultiplication des espaces sociaux
vides, au sein desquels l'État ne peut plus imposer son
autorité; le rôle de gouvernant doit, pour se reproduire,
concéder de plus en plus à un néo-populisme qui achève
d'ossifier les rapports qu'il entretient avec la société.
Conséquences lourdes d'une logique d'importation, ces
résultats peuvent aussi servir la cause de l'innovation et de
l'appropriation, mais sur une base très sélective et très
inégalement efficace.
NOUVELLES MOBILISATIONS
LA DIALECTIQUE DU PARTICULARISME ET DE
L'EMPIRE
LE SUBTERFUGE POPULISTE
LA PART DE L'INVENTION
Désordres internationaux
Tout converge pour inciter les acteurs sociaux à investir
davantage la scène internationale : la mondialisation de
l'économie, l'essor des techniques de communication à
longue distance, la mobilité accélérée des individus, la crise
de l'État-nation. Bien des considérations pressent de façon
plus précise les acteurs des sociétés extra-occidentales à
réagir aux effets négatifs de l'importation en déployant leur
stratégie sur la scène internationale, comme si l'impossible
innovation sur le plan interne enclenchait un mouvement de
compensation sur le plan externe. C'est dire déjà que les
résultats de tels choix risquent d'être plus symboliques que
réels : les multiples initiatives qui en résultent ont pour
autant des effets destructurants tout aussi remarquables
que ceux qui se repèrent dans l'ordre interne; il n'est pas
interdit d'imaginer pourtant que de leur composition
peuvent dériver des axes d'innovation.
La régionalisation du monde