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Dédicace

« L'espace du politique » Collection dirigée par Pierre Birnbaum

INTRODUCTION

Première partie - L'EXPORTATION DES MODÈLES


POLITIQUES
CHAPITRE PREMIER - La logique de la dépendance
L'ÉCHEC D'UNE VISION ÉCONOMIQUE

LA DÉPENDANCE PAR L'ÉTAT

DES ÉTATS-PATRONS ET DES ÉTATS-CLIENTS

LA DÉPENDANCE AU-DELÀ DES ÉTATS

LES CAPTATIONS DE SOUVERAINETÉ

CHAPITRE II - La prétention universaliste de l'État


L'INVENTION DE LA CITÉ UNIVERSELLE

L'OCCIDENTALISATION DE LA SCÈNE INTERNATIONALE

L'UNIFICATION PAR LE DROIT

Deuxième partie - L'IMPORTATION DES MODÈLES


POLITIQUES
CHAPITRE III - Les importateurs et leur stratégie
LES ACTEURS DU POUVOIR

IMPORTATION ET CONSERVATION

CONTRAINTES D'ALIGNEMENT ET EFFETS DE COMPOSITION

É
LA CRÉATION D'UNE CLASSE D'IMPORTATEURS

LES INTELLECTUELS IMPORTATEURS

LES CONTESTATAIRES

CHAPITRE IV - Les produits importés


UN JEU POLITIQUE IMPORTÉ

UN DROIT IMPORTÉ

UN DÉBAT IMPORTÉ

Troisième partie - UNIVERSALISATION MANQUÉE ET


DÉVIANCE CRÉATRICE
CHAPITRE V - Désordres intérieurs
NOUVELLES MOBILISATIONS

LA DIALECTIQUE DU PARTICULARISME ET DE L'EMPIRE

LES ESPACES SOCIAUX VIDES

LE SUBTERFUGE POPULISTE

LA PART DE L'INVENTION

CHAPITRE VI - Désordres internationaux


LA PERTE DE SENS DE L'ORDRE INTERNATIONAL

LES STRATÉGIES DU DÉSORDRE

LES PROCESSUS D'INNOVATION INTERNATIONALE

L'INTERNE ET L'EXTERNE : FIN D'UNE SÉGRÉGATION

CONCLUSION

NOTES
© Librairie Arthème Fayard, 1992.
978-2-213-65232-0
À la mémoire de mon père, Mansour
Badie.
« L'espace du politique » Collection
dirigée par Pierre Birnbaum
Hannah Arendt, L'Impérialisme (traduit de l'anglais par
Martine Leiris).
Claude Aubert, Yves Chevrier, Jean-Luc Domenach, Hua
Chang-Ming, Roland Lew, Wojtek Zafanolli, La Société
chinoise après Mao. Entre autorité et modernité.
Bertrand Badie, Les Deux États. Pouvoir et société en
Occident et en terre d'Islam.
Georges Balandier, Le Détour. Pouvoir et modernité.
Alain Bergounioux et Gérard Grunberg, Le Long remords
du pouvoir. Le Parti socialiste français (1905-1992).
Pierre Birnbaum, La Logique de l'État.
Raymond Boudon, L'Art de se persuader des idées
douteuses, fragiles ou fausses.
Martin Broszat, L'État hitlérien. L'origine et l'évolution des
structures du Troisième Reich (traduit de l'allemand par
Patrick Moreau).
Christophe Charle, Les Élites de la République 1880-1900.
Jean-Luc Domenach, L'Archipel oublié.
Jacques Donzelot, L'Invention du social. Essai sur le déclin
des passions politiques.
Raphaël Draï, La Sortie d'Égypte. L'invention de la liberté.
Raphaël Draï, La Traversée du désert. L'invention de la
responsabilité.
François Dupuy et Jean-Claude Thoenig, L'Administration
en miettes.
Pierre Favre, Naissance de la science politique en France
1870-1914.
Maurice Godelier, La Production des grands hommes.
Nancy Green, Les Travailleurs immigrés juifs à la Belle
Époque. Le « Pletzl » de Paris (traduit de l'anglais par Michel
Courtois-Fourcy).
Catherine Grémion et Philippe Levillain, Les Lieutenants
de Dieu. Les évêques de France et la République.
Jürgen Habermas,Après Marx (traduit de l'allemand par
René Ladmiral et Marc B. de Launay). Théorie de l'agir
communicationnel. Tome I : Rationalité de l'agir et
rationalisation de la société (traduit de l'allemand par Jean-
Marc Ferry). Tome II : Critique de la raison fonctionnaliste
(traduit de l'allemand par Jean-Louis Schlegel).
Guy Hermet, Le Peuple contre la démocratie.
Albert O. Hirschman, Bonheur privé, action publique
(traduit de l'anglais par Martine Leiris et Jean-Baptiste
Grasset).
Albert O. Hirschman, Deux siècles de rhétorique
réactionnaire (traduit de l'anglais par Pierre Andler).
Paula Hyman, De Dreyfus à Vichy. L'évolution de la
communauté juive en France 1906-1939 (traduit de l'anglais
par Sabine Boulongne).
Georges Lavau, À quoi sert le Parti communiste français?
Yves Mény, La Corruption de la République.
Serge Moscovici, L'Age des foules. Un traité historique de
psychologie des masses.
Serge Moscovici, La Machine à faire des dieux.
Jacques Rancière, La Nuit des prolétaires.
Jacques Rondin, Le Sacre des notables. La France en
décentralisation.
Richard Sennett, Autorité (traduit de l'anglais par Férial
Drosso et Claude Roquin).
Theda Skocpol, États et Révolutions sociales. La révolution
en France, en Russie et en Chine (traduit de l'anglais par
Noëlle Burgi).
Charles Tilly, La France conteste, de 1600 à nos jours
(traduit de l'anglais par Éric Diacon).
INTRODUCTION
L'Histoire n'est pas finie. Le XXe siècle a pu consacrer
l'échec de plusieurs totalitarismes et mettre un terme à
l'aventure coloniale, du moins dans sa facture classique. La
vague des indépendances a marqué, un temps, la
prolifération et l'uniformisation des États, un peu partout sur
le globe; elle a favorisé la formation d'un vaste « tiers
monde », à l'appellation trompeuse, dont on a cru qu'il
faisait l'apprentissage d'un monde normalisé. Le dernier
parcours devait conduire à la démocratie qui, faute d'autres
modèles, devenait le sens ultime de l'Histoire.
Pourtant, ces visions développementalistes consomment
leurs dernières illusions, tandis que se dissipent les rêves de
convergence et le mythe d'un progrès uniforme et continu.
Les sciences sociales sont désormais solidement installées
dans un post-développementalisme qui présente au moins
le mérite d'être plus lucide. L'actualité a fait son œuvre : le
parcours des Etats d'Afrique et d'Asie n'a pas été, durant ce
dernier tiers de siècle, conforme aux modèles annoncés.
L'État des Lumières ne s'est pas épanoui, les indices de
concurrence politique n'ont pas progressé, les visions
nourries sur ce que doit être la Cité ne se sont pas
rapprochées. Encore que l'essentiel ne réside probablement
pas dans ce constat désabusé qui, pris isolément, ne suffit
pas à renouveler les analyses. Celles-ci innovent en réponse
à d'autres sollicitations, alors que la recherche empirique
découvre les paradoxes d'une mondialisation annoncée et
les effets inattendus qu'ils exercent sur les processus de
développement.
La mondialisation décrit la constitution d'un système
international qui tend vers l'unification de ses règles, de ses
valeurs, de ses objectifs, tout en prétendant intégrer en son
sein l'ensemble de l'humanité. Inédit dans l'histoire, le
processus semble naturellement conforter voire consacrer
l'hypothèse de la convergence. Il en marque en fait les
limites en laissant apparaître plusieurs inconséquences :
activant l'importation des modèles occidentaux dans les
sociétés du Sud, il en révèle l'inadéquation ; incitant les
sociétés périphériques à s'adapter, il suscite des espoirs
d'innovation tout en risquant de les tromper; précipitant
l'unification du monde, il encourage la renaissance et
l'affirmation des individualités ; dotant l'ordre international
d'un centre de pouvoir plus structuré que jamais, il tend à le
conflictualiser davantage. En cherchant à mettre un terme à
l'Histoire, il lui redonne soudain des sens multiples et
contradictoires.
La première de ces inconséquences n'est pas la moindre.
Les années qui ont suivi la décolonisation avaient
clairement consacré l'échec de tous les mimétismes, en
premier lieu dans le domaine constitutionnel. Tout indique
pourtant que le processus n'a pas cessé et qu'il s'est même
amplifié : de manière plus étrange encore, les efforts
d'importation l'emportent souvent sur les tentatives
d'exportation, les élites des sociétés du Sud prenant
l'initiative d'emprunter, même lorsque par ailleurs elles
condamnent la démarche avec fracas. Tout se passe comme
si la logique de mondialisation conduisait à l'erreur par
l'erreur et privait les sociétés périphériques de la capacité
de se corriger. Ce cercle vicieux tient certes à un rapport de
forces, mais on peut faire l'hypothèse qu'il est aussi
alimenté par des considérations stratégiques et notamment
par les avantages qu'en retirent individuellement les élites
qui y participent.
Aussi les sociétés extra-occidentales sont-elles
perpétuellement écartelées entre une logique d'adaptation
et une logique d'innovation. La première est tenue pour «
réaliste » ; elle est surtout rationnelle à court terme. La
seconde s'inscrit intellectuellement dans un long terme
mûrement réfléchi. Praticiens et sociologues cherchent
souvent à les concilier, en prêtant notamment des
propriétés novatrices aux pratiques d'hybridation forcée. La
synthèse est périlleuse; elle est surtout très fragile, car les
deux logiques relèvent en réalité de stratégies qui
s'affrontent : dans un contexte d'importation massive et peu
contrôlée, l'innovation devient l'emblème naturel de la
contestation et sert davantage à mettre en cause le pouvoir
qu'à le réinventer. Aussi les appels revivalistes sont-ils en
même temps mobilisateurs et tribunitiens, accusateurs et
populistes davantage que programmatiques et
constructeurs. Producteurs de sens divergents, ils aggravent
le fossé qui sépare gouvernants et gouvernés, dénoncent et
dramatisent les processus d'occidentalisation, empêchant la
banalisation de tout ce qui prétend à l'universalité.
La mondialisation va ainsi de pair avec l'exaltation de la
singularité. L'association est d'autant plus curieuse que la
première est exigeante et se trouve dotée de ressources
prometteuses : l'unification du système international repose
sur des moyens techniques solides qui favorisent la
mobilité, la communication, l'interpénétration; elle vise
effectivement la réduction des particularismes,
l'appartenance à un ordre commun, juridique, politique,
économique et même éthique. L'individualité qui lui fait face
n'a donc pas pour elle l'atout de la puissance : elle s'impose
certes en mobilisant les ressources qui échappent au centre,
mais elle se nourrit surtout des blocages et des résistances
que suscite tout processus d'homogénéisation culturelle.
Dès lors, la mondialisation reconstruit l'idée même de
dépendance. Supposant un ordre international unifié,
s'alimentant d'un processus complexe de diffusion de
modèles, elle implique d'abord l'existence d'une structure
de pouvoir qui anime les rapports internationaux. Complexe
dans son identité, cette structure ne répond à aucun mono-
déterminisme et ne peut pas être tenue pour exclusivement
économique. Elle n'est pas non plus réductible à un jeu
simple d'acteurs, ni en tout cas à un « complot des
dominants ». Sa principale propriété est de créer des
réseaux et aussi des utilités qui unissent des acteurs du «
Nord » et du « Sud » qui sont porteurs d'intérêts et
d'objectifs très diversifiés. Suscitant le pouvoir, la
mondialisation crée aussi sa propre contestation, engendre
ses propres conflits, se dote de ses propres lignes de
clivage. Trouvant sa visibilité dans sa prétention à
l'uniformisation des modèles, elle confère aux tensions
qu'elle engendre une tonalité principalement culturelle.
Contradictoire dans ses réalisations, utopique dans ses
prétentions, naïve dans ses postulats, dénoncée, parfois
diabolisée, génératrice de conflits souvent violents, la
dépendance culturelle demeure et même s'étend, contrôle
en tout cas de plus en plus la scène internationale. Derrière
toutes ces ambiguïtés apparaît peut-être l'hypothèse
essentielle : au-delà de ces dysfonctions, parfois grâce à
elles, la dépendance culturelle dispose d'une capacité
politique très appréciable, déterminante dans le
fonctionnement du système international comme dans
l'évolution suivie par les sociétés périphériques. À ce titre,
elle est efficace et fonctionnelle, tant pour les exportateurs
de modèles que pour ceux qui les importent, tant dans ses
réalisations que dans la manière dont sont gérés ses
propres échecs. De cette universalisation faite de
performances et de revers, de résistances et de tensions se
dégagent des histoires nouvelles, porteuses peut-être
d'innovations au sein des sociétés extra-occidentales
comme au sein du système international.
Première partie

L'EXPORTATION DES MODÈLES


POLITIQUES
L'exportation des modèles politiques n'est pas
nécessairement une pratique consciente; elle ne relève
certainement pas d'un complot, encore moins d'une «
manœuvre de l'Occident », comme portent parfois à
l'affirmer la facilité de langage ou un enthousiasme tiers-
mondiste souvent mal maîtrisé et faiblement conceptualisé.
Pourtant, depuis deux siècles au moins, pensées,
institutions et pratiques politiques, codes de droit et
formules économiques quittent les rivages de l'Europe ou de
l'Amérique du Nord, en direction du Sud et de l'Est. La
colonisation ou la conquête ont souvent servi de vecteurs,
mais pas toujours, loin de là, comme le révèlent les
exemples de l'Empire ottoman, de la Chine ou du Japon :
l'exportation la plus efficace a souvent été la plus diffuse,
portée par la configuration du pouvoir qui structure un ordre
international mondialisé dès la fin du XVIIIe siècle, activée et
réactivée aussi par la prétention universaliste dont se pare
la construction occidentale du politique.
Dynamique de la dépendance et identité universelle se
renforcent bien entendu l'une l'autre et contribuent à doter
l'Occident d'une unité, au moins sur le plan analytique.
Centre du système international dont elles ont organisé la
mondialisation, les sociétés occidentales, de l'Europe de
l'Ouest à l'Amérique du Nord, occupent une même position
de pouvoir et sont réunies par une même grammaire
politique; si leurs conceptions du droit se distinguent, leur
œuvre d'exportation en matière juridique atténue ces
différences, comme le suggère l'exemple de l'Inde. Bien
évidemment concurrents entre eux, et même stimulés par
les rivalités d'influence et de conquête, ces États n'en
dispensent pas moins, dans les sociétés qu'ils abordent ou
dans celles qui font appel à eux, des recettes qui participent
du même univers culturel, qui contribuent à consolider le
même ordre international et qui suscitent surtout les mêmes
dissonances au sein des collectivités réceptrices.
De la même manière, les pratiques d'exportation ne sont
pas toujours identiques, même si ces différences
s'appliquent davantage aux méthodes de colonisation qu'au
processus de diffusion pris dans son ensemble. Dotée d'un
État fort, la France a pratiqué dans ses colonies la méthode
de l'administration directe, répandant ainsi une culture
politico-administrative qui n'était pourtant pas conforme au
modèle métropolitain. Faiblement étatisée, la Grande-
Bretagne a, quant à elle, recouru aux pratiques de l'indirect
rule, ménageant d'autant mieux les relations d'autorité
précoloniales. Ces différences se sont estompées cependant
au moment de la décolonisation et lorsqu'il s'est agi de
construire, dans son sillage, des États nouveaux; elles
s'effacent encore davantage lorsqu'on apprécie
l'occidentalisation de manière globale, au-delà de ses
réalisations formelles : tout se passe alors comme si la
dynamique de l'importation, les contraintes et les tropismes
qui s'exercent sur elle, l'emportaient sur les conditions
propres à chaque mécanisme importateur pour en
uniformiser la réalisation et pour mieux légitimer leur
prétention réellement universelle.
CHAPITRE PREMIER

La logique de la dépendance
Le principe de souveraineté des États résiste difficilement
à l'observation empirique. Il n'est pas nécessaire qu'une
société soit colonisée pour qu'on puisse démontrer qu'elle
est dépendante d'une autre; il n'est pas suffisant qu'un État
ait un siège aux Nations unies pour qu'il revendique, au-delà
du formalisme juridique, l'exercice d'une pleine
souveraineté. Cette entaille profonde par tout le corps de
notre droit international va bien au-delà de la discussion
académique : la connaissance des mécanismes qui
oblitèrent la souveraineté permet de résoudre l'énigme du
pouvoir dans les relations internationales, de comprendre
comment certains modèles politiques voyagent, se
diffusent, s'imposent hors de chez eux, autrement dit
comment ils peuvent quitter le quai des pays qui dominent
l'ordre international.
De façon significative, la réflexion a été systématisée en
sciences sociales par les spécialistes de l'Amérique latine1.
Le subcontinent faisait figure d'exception dans le contexte
des années cinquante : indépendants mais soumis, les États
latino-américains ne pouvaient être que la mauvaise
conscience de l'ordre international d'après-guerre, le lieu où
celui-ci semblait formel, pris au piège de mécanismes
sociologiques qui défiaient directement la plupart des
articles de la charte des Nations unies. Le sous-
développement ne faisait même plus figure d'excuse,
puisqu'il paraissait aller en s'aggravant : d'une situation
transitoire, il semblait devoir s'imposer durablement.
L'opposition du formel et du réel - qui ne pouvait échapper à
personne - conduisait ainsi à opter pour l'hypothèse du
dédoublement : derrière une intégration formelle au
système politique international, les États latino-américains
ressentaient les effets d'une incorporation au sein d'un
système capitaliste international. Ce que l'ordre politique
formalisait, l'ordre économique venait le défaire.

L'ÉCHEC D'UNE VISION ÉCONOMIQUE

La sociologie de la dépendance faisait ainsi une entrée


d'autant plus fracassante dans le domaine des sciences
sociales qu'elle imposait en même temps plusieurs
postulats. Celui d'abord de l'unité des sciences de la société,
puisque seule la dissociation des approches économique et
politique pouvait entretenir l'illusion de la souveraineté des
États. Celui ensuite de la dimension internationale du
développement, puisqu'une analyse purement interniste
pouvait occulter dangereusement les vraies raisons du
retard économique et mettre celui-ci sur le seul compte des
facteurs culturels. Celui enfin de la nature déterminante des
relations transnationales qui bousculent frontières et
souverainetés, réunissent l'étude du pouvoir à l'échelle
nationale et à l'échelle internationale, et conduisent à
découvrir l'existence d'un système capitaliste unificateur à
l'échelle du globe, doté d'un centre et d'une périphérie.
Dans cette vision, celle-ci paraissait manipulée au moins
d'un triple point de vue. Pillée par le centre, elle alimente le
développement économique des puissances hégémoniques.
Structurellement en retard, l'aggravation de son sous-
développement sert les intérêts du centre et renforce les
conditions de sa domination. Rivée dans l'accomplissement
de fonctions assignées par la division internationale du
travail, elle sert un développement dont elle ne retire aucun
bénéfice.
Au total, cette vision économiciste s'imposait par son
fonctionnalisme : l'ordre de la dépendance se forge et se
reproduit sans que rien ne puisse remettre en cause son
efficacité et son inéluctable logique. L'acteur individuel est
dépouillé et inutile : il n'a aucune prise sur les mécanismes
qui aliènent la souveraineté de son État d'appartenance;
qu'il choisisse la stratégie du collaborateur ou celle du
résistant, son choix n'aura aucun effet sur l'ordre collectif.
Le Prince du Sud devient un fantoche irresponsable. À la
limite, aucune volonté n'arrête ni n'accélère le rythme de
travail de la main invisible qui régule l'ordre économique
international.
La thèse ne s'est pas pour autant formée par surprise.
L'analyse marxiste avait cru repérer, quelques décennies
auparavant, les processus économiques qui amorçaient la
dynamique de la dépendance. Lénine, s'inspirant de la
tradition ricardienne, avait déjà conçu les lettres de
noblesse d'une théorie économique de l'impérialisme en
marquant la nécessité fonctionnelle d'une absorption des
surplus 2. Ceux-ci, liés au développement industriel et à la
fusion du capitalisme industriel et du capitalisme bancaire,
se manifesteraient par une profusion d'excédents de
capitaux qui seraient donc appelés à converger vers les
pays les moins développés où les taux de profit auraient
toute chance d'être plus élevés. Ces nouveaux flux
financiers marqueraient ainsi l'amorce d'un partage du
monde entre puissances du Nord, faisant de l'impérialisme
le « stade suprême du capitalisme ». L'explication léniniste
a pourtant déçu, puisque l'essentiel des flux de capitaux est
resté cantonné à l'intérieur du monde en développement,
même lorsque l'expansion impériale a connu son extension
maximale; en outre, l'Allemagne était, de tous les pays
capitalistes, celui qui correspondait le mieux à la définition
que Lénine nous offre de la prédisposition à l'impérialisme :
ce fut pourtant en Europe celui qui s'engagea le moins dans
la conquête coloniale.
Rosa Luxemburg, en s'inscrivant dans la tradition d'Adam
Smith, proposait une interprétation alternative qui n'a pas
davantage emporté la conviction 3. S'arrêtant à la
contradiction opposant, de façon croissante, la production et
la consommation, elle présentait comme urgente la
nécessité pour l'économie capitaliste de se doter de
nouveaux marchés capables d'éponger une production que
l'augmentation trop modérée du pouvoir d'achat ne
permettait pas d'absorber. La conquête coloniale servait
ainsi de support à l'exportation des biens. La déception
tient, cette fois, à la sous-estimation du rôle de l'État qui,
dès la phase keynésienne, a pu pourtant opérer une
redistribution des fonctions de production et de
consommation sur un mode autrement plus efficace. Certes,
l'impérialisme pouvait accomplir une telle performance : il
était pourtant abusif de tenir cette possibilité pour une
cause nécessaire et de figer l'hypothèse de la dépendance
dans une représentation a priori stable sur le long terme,
incapable d'obéir à d'autres fins, de changer de fonction ou
d'en accomplir plusieurs.
Il serait, bien sûr, excessif de tenir pour négligeables les
réécritures récentes du paradigme économique. L'apport
d'un Cardoso est notamment décisif lorsqu'il montre
comment les relations de dépendance peuvent être
modulées en fonction des stratégies des détenteurs du
pouvoir au centre du système international 4. La
construction d'une hégémonie américaine a ainsi rompu
avec le modèle impérial propre au XIXe siècle, abandonnant
la production agricole aux pays périphériques pour confier
au centre l'œuvre de production industrielle. Cette division
du travail a été bousculée par les États-Unis qui ont, au
contraire, innové en concevant des formules de dépendance
par « enclavisation », organisant et contrôlant directement,
au sein du monde en développement, des lieux
d'investissement et de production à faible coût. L'ordre
politique s'en trouve transformé : le pouvoir, dans les
sociétés périphériques, perd un peu plus sa fonction
délibérative, les enclaves échappent davantage à sa
souveraineté, l'hypothèse de l'incorporation se trouve
aggravée.
La perspective est suggestive, car elle est un peu plus
humaine : le rôle de l'acteur apparaît, tout comme la
pertinence de sa stratégie, et la nature mouvante des
processus réels de dépendance. Pourtant, si le modèle
s'anime, il reste marqué par la même pesanteur du
déterminisme économique. L'incorporation dans le système
capitaliste international est censée contrôler à elle seule
l'ensemble des mécanismes de dépendance. Plus encore,
l'élite politique périphérique ne dispose d'aucun moyen pour
échapper à la logique du système : si l'acteur du centre
apparaît dans ses choix, celui de la périphérie semble au
contraire tout à fait passif, condamné à perdre de plus en
plus son autonomie et astreint à s'installer dans
l'accomplissement d'une fonction répréssive qui ne lui
apporte même aucun bénéfice.
Cette logique économiciste ressemble pourtant à un
colosse au pied d'argile. De multiples observations
historiques ou sociologiques démontrent aisément la
fragilité d'une théorie qui n'impose que par son ampleur et
sa prétention globalisante. Hans Morgenthau 5 puis
Raymond Aron 6 ont pu établir un long catalogue de
contradictions et de démentis de toute nature, prolongé par
l'œuvre des historiens de la période coloniale 7. Les deux
nations les plus impérialistes, la France et la Grande-
Bretagne, sont également celles qui, du point de vue
économique, en avaient le moins besoin : la première,
compte tenu de sa faible croissance économique et
démographique, la seconde parce que l'ancienneté et la
progression de son développement la plaçaient davantage à
l'abri de tensions qu'elle a pu, par ailleurs, réguler avec ses
dominions bien plus qu'avec ses colonies. En outre,
l'entreprise coloniale n'a que très rarement reçu le soutien
des élites économiques, comme le révèlent les débats
suscités en France sous la IIIe République tant à propos de la
conquête du Tonkin que lors de celle du continent africain.
L'histoire confirme, au contraire, la forte prégnance des
mécanismes politiques sur la réalisation du jeu colonial.
Décidée, organisée par le personnel politique, l'expansion
impériale s'est bien accomplie au rythme des initiatives et
des stratégies politico-diplomatiques des États. La rivalité
franco-italienne éclaire les circonstances de la conquête de
la Tunisie, comme la rivalité franco-allemande rend compte
des modalités de celle du Maroc. Le congrès de Berlin a
effectivement découpé l'Afrique sur le mode d'un jeu
concurrentiel entre États européens qui ne faisait que
reproduire un impérialisme millénaire inextricablement lié à
la logique étatique. On sait en effet, depuis les travaux de
Tilly notamment, que l'ordre international post-féodal
conduit en même temps chaque État à rechercher le
maximum de ressources territoriales pour déjouer les
menaces qui pèsent sur lui et à trouver dans l'affrontement
concurrentiel les moyens d'approfondir son
institutionalisation . Dans un système européen qui, à partir
8

des traités de Westphalie (1648), se fige dans des frontières


qui réclament l'intangibilité pour en faire un principe
consensuel, la concurrence se déplace vers l'extérieur.
Comme le soulignait Schumpeter, l'expansion devient alors
une fin en soi, le simple déplacement géographique de la
volonté de dominer pour dominer 9. La transitivité avec la
logique moderne de dépendance semble assez forte : quels
que soient les avantages économiques que celle-ci peut
susciter, les fondements politiques de la dépendance
apparaissent au moins d'un double point de vue : d'abord à
travers le rôle central occupé par les acteurs politiques dans
la construction de cette relation; par le biais aussi de la
médiation effective et déterminante accomplie par l'État
dans la mise en place de la logique de la dépendance.
L'observation du rôle de l'acteur contribue quelque peu à
désacraliser la question : elle amène évidemment à limiter
les déterminismes, à remettre en cause la pertinence des
explications infra-structurelles et à introduire une part de
liberté qu'occultait le postulat d'une incorporation forcée au
système économique international. De façon peut-être
encore plus sensible, elle met fin à l'hypothèse, évidemment
trop simple, de rapports univoques entre dominants et
dominés, puisqu'elle suggère que la dépendance se
construit au moins partiellement sur une convergence de
stratégies, réunissant, dans un échange fonctionnel, élites
du Nord et élites du Sud. Les travaux de Galtung avaient
fort opportunément attiré notre attention sur cette réalité,
en partant de l'hypothèse que l'impérialisme ne pouvait
atteindre sa pleine capacité que si, de part et d'autre de la
frontière qui sépare, au sein du système international, le
centre de la périphérie, les acteurs individuels et collectifs
entretenaient un certain type d'harmonie 10. Celle-ci
supposait d'abord une convergence active entre les intérêts
des élites du centre et ceux des élites de la périphérie. Elle
impliquait ensuite que les conflits entre élites et masses
fussent plus aigus à la périphérie qu'au centre. Elle
réclamait enfin que les intérêts des masses du centre et de
celles de la périphérie fussent conflictuels. On voit
clairement tout ce qui se profile derrière ces données
apparemment simples : une stratégie de collaboration – au
moins partielle – entre Princes du Sud et Princes du Nord
exigeant, entre autres, que la dépendance soit également
rétributrice pour les premiers ; la reproduction, voire
l'aggravation, du fossé entre élites et masses du Sud,
séparant les espaces sociaux et la scène politique officielle
de façon fonctionnelle pour la pérennisation du projet de
dépendance. De même, se recomposent à travers ce
modèle les éléments déployés depuis le congrès de Bakou,
lorsque la IIIe Internationale cherchait précisément à
combattre l'impérialisme en tentant de réconcilier les
prolétariats du Nord et les masses populaires du Sud. De
tous ces points de vue, les processus de dépendance
restent fondamentalement une composition de stratégies de
pouvoir et de mobilisation, donc un objet véritablement
politique.

LA DÉPENDANCE PAR L'ÉTAT

Le rôle éminent de l'État s'inscrit dans la même logique.


Les États du Nord produisent certes de la dépendance, par
le jeu même de leur concurrence, mais aussi par l'effet de
leur stratégie politico-diplomatique qui les conduit à un
processus d'accumulation de puissance. Au-delà,
cependant, la relation de dépendance surgit de la
confrontation même de leurs capacités avec celles des «
États » en développement. La formule de Callaghy,
appliquée à ceux-ci, paraît tout à fait significative
puisqu'elle les présente comme des « Léviathan boîteux 11»,
soulignant ainsi le puissant déséquilibre qui s'instaure entre
la prétention de l'Etat à agir partout dans l'ordre social et la
réalité de sa faible performance. Ce déséquilibre renvoie à
plusieurs éléments qui alimentent chacun individuellement
les effets de dépendance et dont la composition les aggrave
sensiblement.
La construction néo-patrimoniale du pouvoir est en même
temps un trait majeur des sociétés en développement et un
élément décisif de la connexion entre princes du Sud et
princes du Nord 12. Elle décrit un phénomène facilement
observable, tant dans les sociétés africaines que dans celles
du Sud-Est asiatique ou du Moyen-Orient : la stratégie du
prince consiste à s'approprier l'espace politique, et à partir
de celui-ci, les principales ressources que comptent les
espaces sociaux privés. Personnelle d'abord, cette pratique
devient rapidement collective, pour bénéficier également
aux entourages et à l'ensemble de cette bourgeoisie d'État
dont la survie dépend, à titre principal, de sa capacité à
s'insérer dans cette logique de patrimonialisation. Le
phénomène est souvent présenté dans sa connotation
morale, pour recevoir une interprétation péjorative. Il
dépend pourtant essentiellement de mécanismes sociaux
qu'on ne peut pas dissocier des ressorts de la dépendance.
Le néo-patrimonialisme tient en effet d'abord à la
modicité des ressources internes dont peut disposer le
système politique, par rapport à la part décisive occupée
par les ressources externes. L'État occidental s'est en partie
constitué dans l'accomplissement d'une fonction
d'extraction fiscale, tandis que la société civile a pu exercer,
face à lui, un contre-pouvoir effectif grâce au mécanisme
représentatif mis en place pour voter l'impôt. La part
modeste, souvent insignifiante, que représente la fiscalité
dans le financement des dépenses d'État au Sud, tend à
démunir la société civile de moyens de pression et de
contrôle sur celui-ci. L'État devient ainsi, dans la gestion des
rapports avec l'extérieur, le principal pourvoyeur de
ressources : celles-ci, acquises par le jeu de la négociation
internationale, renforcent la dépendance des élites des
États périphériques par rapport à celles des États du Nord,
tout en les dotant d'un sur-pouvoir par rapport aux espaces
sociaux qu'elles sont censées administrer.
En même temps, la logique néo-patrimoniale se trouve
encouragée par la situation de segmentarité caractérisant la
société qui lui fait face 13. L'individualisation des rapports
sociaux a une histoire qui se confond assez largement avec
la trajectoire occidentale de développement pour donner à
l'État, à la société civile et à la relation de citoyenneté leur
pleine signification. Dans cette histoire, l'articulation entre
l'État et la société n'est pas neutre, la multiplicité des
solidarités horizontales et des lignes de clivage qui
structurent celles-ci contraignent le jeu politique, définissent
les conditions dans lesquelles se construisent les enjeux,
s'élaborent les modes d'alternance au pouvoir, s'organisent
les débats. Dès lors, l'acteur politique n'est pas maître de
son environnement. La persistance des solidarités
communautaires, la priorité des identifications primordiales
sur l'identification citoyenne créent, dans les sociétés
périphériques, les conditions d'un double repli, sur les
espaces extra-politiques d'une part, sur les espaces micro-
communautaires d'autre part, comme le révèlent autant les
progrès du tribalisme que la prolifération des
particularismes. Face à ces désertions de l'individu sans
qualification politique, le professionnel du pouvoir dispose,
en même temps, d'une forte potentialité d'appropriation des
biens sociaux et des moyens de déplacer à son profit et
avec d'autant plus d'aisance la frontière qui sépare l'espace
public de l'espace privé14.
La gestion de cette frontière est elle-même facilitée par la
convergence de plusieurs facteurs. D'abord le pouvoir est
lui-même construit sur un mode communautaire, soit que le
tribalisme atteigne la classe politique, soit que le jeu
monocratique en active la clanisation; à travers, par
exemple, les dowreh en Iran ou le shillal, en Égypte, les
titulaires du pouvoir disposent tous de réseaux leur
permettant de traverser sans encombre la ligne qui sépare
le privé du public 15. L'absence ou la maigreur de solidarités
horizontales et donc en particulier d'organisations en termes
d'intérêt favorise la prolifération de ces réseaux verticaux :
parti de la nation arabe, le Parti baath est ainsi devenu en
Syrie le parti de la minorité alaouite et en Irak celui du clan
des Takriti; parti constitué pour assurer la promotion d'une
nouvelle classe politique modernisante, d'inspiration
nationaliste et socialiste, le Néo-Destour tunisien s'est peu à
peu transformé en parti contrôlé par les Sahéliens. De
même, les alliances familiales entre élites politiques et
élites économiques sont alimentées au Liban par la logique
des clans, tandis que la légitimité traditionnelle dont se
parent les familles royales dans les monarchies
conservatrices, au Maroc ou, autrefois, en Iran, vient
consacrer une active interpénétration entre le contrôle de
l'État et celui du monde des affaires. En Arabie saoudite, la
classe marchande s'insère d'autant plus volontiers dans des
réseaux contrôlés par la famille royale que celle-ci lui
garantit par la loi le monopole des activités financières et
économiques, dans un pays où les entreprises étrangères
n'ont pas légalement accès au marché local 16.
L'opulence a, de ce point de vue, le même effet que la
précarité, voire la pauvreté. Si la première active le
patrimonialisme du fait de l'abondance des contrats à
dispenser et des biens à contrôler, la seconde bénéficie d'un
ressort différent, mais en réalité tout aussi efficace. Au
centre, l'étroitesse des ressources propres à l'État incite les
acteurs politiques à diversifier leurs recettes : le contrôle
par l'État ivoirien de la caisse de compensation servant à
réguler les cours du café ne constitue pas seulement un
instrument de surpouvoir pour le centre politique, c'est
aussi un moyen, au demeurant fort efficace, de financer les
dépenses de l'État et, partant, de couvrir les besoins
inhérents à la pléthore bureaucratique. De façon plus
générale, les progrès de la corruption sont alimentés par
l'extrême faiblesse de la rémunération salariale de
fonctionnaires trop nombreux; en même temps, le jeu du
prince consiste à intégrer le plus grand nombre de jeunes
diplômés dans les institutions d'État, de manière à les
rendre solidaires de celles-ci, à l'instar de Gamal Abdel
Nasser qui décida que tous les étudiants sortis de
l'université avaient le droit de postuler un emploi public.
Dans ce cercle vicieux, plus les fonctionnaires sont
nombreux, moins ils sont payés et plus ils sont conduits à
chercher, par le jeu des réseaux sociaux, des
compensations dans l'appropriation, même modeste, des
biens sociaux. À l'autre bout de la chaîne, les attentes sont
identiques. Le sociologue Banfield avait ainsi autrefois
montré de façon convaincante que la précarité était une
source rationnelle d'engagement clientéliste 17 : plus les
ressources sont rares, plus l'individu a intérêt à construire
directement des rapports de clientèle avec un patron faisant
partie de l'élite politique centrale. Cette logique permet au
client d'espérer l'obtention d'un gain qu'il n'aura pas à
partager comme il eût dû le faire dans une logique
horizontale de coalition d'intérêts. Précieuse et fonctionnelle
de part et d'autre, la logique clientélaire entretient ainsi la
mobilité de la frontière, jusqu'à faire basculer dans le
formalisme la distinction du public et du privé.
Ici aussi, la dépendance reçoit en même temps le statut
de cause et de conséquence. La précarité des ressources
renvoie en bonne part aux effets de la dépendance
économique; la segmentation plus ou moins forte de la
société est elle-même partiellement liée aux circonstances
de la conquête coloniale, tandis que l'administration qui
découlait de celle-ci tendait à favoriser, parfois même à
protéger, la pérennisation de l'ordre tribal communautaire.
En bref, c'est bien d'une composition de données
économiques et de stratégies politiques que dérive la mise
en place du néo-patrimonialisme. En retour, ces
caractéristiques viennent renforcer les liens de
dépendance : la nature segmentaire de l'ordre social
favorise les dynamiques d'incorporation au système
économique international. La construction des économies
microcommunautaires, soit sur le mode informel, soit sur
celui de leur gestion directe par les communautés
familiales, laisse le champ libre aux processus d' «
enclavisation » analysés par Cardoso. Elle encourage la
reproduction d'une économie duale dont l'un des éléments
échappe largement à la logique du marché, et dont l'autre a
vocation à s'insérer directement dans le marché
international 18. Ainsi, au Zimbabwe, l'opposition est-elle
tranchée entre l'agriculture commerciale de grande échelle,
contrôlée par une petite minorité blanche détenant 39 % de
la surface foncière, et une agriculture d' « aires communales
» incluant 42 % des terres et faisant vivre à elles seules 53
% de la population zimbabwéenne. Non seulement cette
distribution alimente l'insertion directe de l'économie
zimbabwéenne dans un ordre international qui lui échappe,
mais elle suscite en même temps une stratégie néo-
patrimoniale nécessaire à son entretien et remplissant
plusieurs fonctions. Elle établit une formule de compromis et
de coexistence entre la minorité blanche et l'État, celui-ci
continuant à allouer à celle-là l'essentiel des subventions en
échange du financement de la pléthore bureaucratique. De
même, orientée vers la paysannerie noire, cette stratégie
néo-patrimoniale permet à l'État de garder un minimum de
relation avec une économie communautaire qui échappe à
tout mécanisme régulateur central : à défaut de pouvoir
recourir aux différents types de stimulation que compte
l'arsenal des politiques économiques, l'élite politique doit se
résoudre à toucher ces espaces économiques par le biais
des relations de clientèle et par celui de l'ensemble des
réseaux inter-personnels. Le Land Acquisition Bill, adopté
seulement en mars 1992 par le Parlement de Harare,
prévoit certes une expropriation des grands propriétaires et
une redistribution des terres : il est significatif pourtant que
son adoption fût si tardive, que son application reste
incertaine et soit perçue comme menaçante pour
l'économie zimbabwéenne 19.
Il serait certes hasardeux et schématique de s'en tenir à
une vision binaire opposant un secteur orienté vers
l'extérieur, dominant et en expansion, à un secteur
d'autoconsommation, dominé et en régression. D'abord
parce que le second bénificie des dotations
infrastructurelles produites par le premier : l'agriculture et
l'industrie blanches ont, par leur développement, suscité au
Zimbabwe la construction d'un réseau de communications
dont a bénéficié - et bénéficie encore - l'économie noire. En
outre, par mimétisme et par émulation, la puissance du
secteur économique exportateur a incontestablement rejailli
sur le secteur traditionnel, incitant notamment la
paysannerie noire à se coaliser, à s'organiser en
coopératives et à bénéficier d'un savoir technique plus
performant. Comme le Nigeria, également exposé aux
stimulations d'un secteur économique moderne enclavé, le
Zimbabwe est riche en réseaux associatifs qui limitent la
nature segmentaire des espaces sociaux. Pourtant, la
nuance ainsi apportée n'est pas très significative : la
puissance du secteur blanc est suffisante, au Zimbabwe,
pour court-circuiter les initiatives venues de l'agriculture
noire qui risqueraient de la mettre en danger. Partenaires
blancs et noirs s'entendent directement dans des conditions
individuellement très avantageuses qui contredisent les
intérêts collectifs de la paysannerie noire. Les premiers
proposent d'acheter aux seconds tout ou partie de leur
production à des prix plus avantageux que ceux proposés
par les coopératives commerciales, mais restant
intéressants pour le gros fermier blanc qui se ravitaille ainsi,
près de chez lui, à moindre frais : la division du travail entre
agriculture commerciale et agriculture d'appoint tend ainsi à
perdurer avec le soutien actif d'un État qui y trouve
évidemment son compte, c'est-à-dire les moyens
d'optimiser ses ressources dans le court terme et de
protéger ses propres réseaux clientélaires.
L'orientation néo-patrimoniale des systèmes politiques est
également gagée par l'identité essentiellement politique du
personnel gouvernant. Issu soit des entourages des Princes
dans les monarchies traditionnelles, soit des mouvements
de libération dans les sociétés anciennement colonisées, ce
personnel exerce le pouvoir sur la base d'une compétence
et de ressources qui contribuent à aggraver son isolement
par rapport aux espaces sociaux. Les bâtisseurs d'États ont
été de même victimes de la routinisation de leur invention :
celle-ci, acquise à la faveur d'une guerre de libération ou de
la réalisation d'un processus de conquête en douceur de
l'indépendance, perd de sa substance à mesure que les
Princes sont confrontés à la quotidienneté de la gestion d'un
État le plus souvent dépourvu de ressources. Lorsqu'ils ont
bénéficié d'une dévolution traditionnelle du pouvoir, les
monarques ne peuvent reproduire leur légitimité qu'en
puisant dans une histoire de moins en moins compatible
avec les exigences de la modernisation socio-économique.
Dans le premier cas, le Prince tend à compenser l'érosion de
son autorité par un investissement symbolique lourd, le
conduisant à se présenter, à l'instar de Habib Bourguiba, de
Félix Houphouët-Boigny ou d'Ahmed Soekarno, comme le «
père de la nation », fondant ainsi sa domination
patrimoniale sur une équation personnelle et affective. À
titre alternatif, cette orientation se trouve combinée avec
une prolifération de symboles idéologiques conférant une
identité politique à cette domination : marxisme au
Zimbabwe, socialisme avec l'Égypte nassérienne ou l'Inde
de Nehru. La compensation idéologique prend alors le relais
de l'effet mobilisateur des luttes de libération nationale,
mais revêt un aspect d'autant plus formel que cette
orientation anticapitaliste laisse subsister un secteur
économique international puissant qui échappe au contrôle
de l'État : sa seule pertinence reste donc politique et
interne, favorisant, du même coup, la reproduction de
l'ordre néo-patrimonial. Dans le cas des monarchies, le
Prince est amené à diversifier sa stratégie, réservant son
discours traditionnel à la société rurale et compensant son
déficit de légitimité au sein de la société urbaine par le
recours aux techniques clientélistes, comme le suggère fort
bien l'exemple marocain. Dans un cas comme dans l'autre,
l'incapacité des élites dirigeantes à se doter d'une fonction
de représentation sociale, c'est-à-dire de se définir soit
comme l'expression de certaines catégories d'intérêts
sociaux, soit comme porteur d'un processus de
modernisation socio-économique aboutit à la confirmation
des formules néo-patrimoniales en même temps qu'à leur
délégitimation croissante au sein des espaces sociaux 20.
Cette délégitimation est d'autant plus accusée que les
élites politiques sont condamnées à une attitude de plus en
plus ambiguë à l'égard du développement économique.
D'une part, celui-ci constitue un objectif valorisant qui
correspond étroitement au rôle assigné à tout chef d'État,
qui doit également s'imposer hiérarchiquement face aux
autorités périphériques chargées de tradition. D'autre part,
une politique trop active de développement risque d'être
porteuse de plusieurs effets négatifs : valoriser la
compétence des élites technocratiques par rapport à celle,
chancelante, des élites politiques; désenclaver les espaces
sociaux et favoriser la constitution d'une société civile
capable de faire contrepoids au système politique, voire de
neutraliser les stratégies néo-patrimoniales. Celles-ci
perdraient en effet l'essentiel de leur efficacité dans un
contexte de modernisation active, où les ressources de
pouvoir seraient autrement réparties et où les élites non
politiques auraient un accès direct au centre.
La crainte de voir ainsi se constituer une élite rivale
conduit les Princes à déployer tout un ensemble de
parades : contrôler activement la formation des jeunes
diplômés et les absorber directement au sein des appareils
administratifs; limiter l'accès direct des ONG (organisations
non gouvernementales) aux espaces sociaux dont elles
cherchent à promouvoir le développement; s'ériger en
intermédiaire obligé dans la négociation et la canalisation
de l'aide étrangère au développement; orienter cette aide
prioritairement vers le financement des dépenses de l'État,
pour couvrir par la même occasion les frais impliqués par
une gestion néo-patrimoniale du pouvoir. C'est
probablement à ce niveau qu'apparaît le plus clairement la
contradiction entre néo-patrimonialisme et développement,
mais surtout que se révèle, de façon manifeste et en plein
jour, la solidarité unissant ce type d'ordre politique à la
logique de dépendance. Non seulement celle-ci est
puissamment confortée par la modération, voire le freinage
que la stratégie néo-patrimoniale impose aux processus
d'émancipation économique de la périphérie, mais elle se
construit sur les bases d'une solidarité active et d'une
convergence d'intérêts entre les élites du Nord et celles du
Sud. La relation n'a certes rien de mécanique : la
dénonciation de l'impérialisme est même, au contraire, un
mode fonctionnel de relégitimation des élites politiques du
Sud et un moyen efficace de procéder à une mobilisation
politique active. Les exemples de la nationalisation du canal
de Suez par Nasser ou de celle de l'Anglo-Iranian Co par
Mossadegh, ou encore de la reconquête de Bizerte par
Bourguiba ou de Goa par Nehru semblent, de ce point de
vue, révélateurs. La symbolique de la lutte contre
l'impérialisme était particulièrement présente chez
Soekarno au début des années soixante comme, à la même
époque, chez Nkwame Nkrumah ou Ahmed Sékou Touré.
Pourtant, les initiatives de conjoncture et les déploiements
symboliques ne peuvent pas rivaliser avec un faisceau de
facteurs qui eux relèvent du temps long et d'une réalité
strictement matérielle : la faible capacité politique de l'État
en développement, la rareté des ressources dont disposent
les élites au pouvoir du fait d'une identité strictement
politique, l'étroitesse des moyens dont elles disposent pour
rester en fonction et pour contenir la pression sociale.
Le politique devient ainsi un élément décisif de la
construction des relations de dépendance. C'est à tort que
l'école « dépendancialiste » le rejette comme accessoire ou
épiphénoménal, au profit d'une thèse économiciste qui
aboutit à des analyses déformées, voire caricaturales, du
rôle de l'État, selon des variantes, au demeurant très larges,
incluant souvent des représentations contradictoires. Dans
une perspective systémo-fonctionnaliste, Immanuel
Wallerstein relève ainsi que la logique de la domination
internationale rend dysfonctionnelle l'apparition, à la
périphérie, d'un État dont la dynamique pourrait contrarier,
par son indépendance et sa souveraineté, les intérêts du
capitalisme mondial. Conformément à un raisonnement
assez proche, André Gunder-Frank tient l'État périphérique
pour un fantoche, entretenant l'illusion juridique et politique
d'une indépendance que le contexte économique rend de
toute manière impossible21. À l'inverse, Cardoso ne récuse
pas l'hypothèse d'un État périphérique qui, au contraire,
serait appelé, selon lui, à assumer des fonctions de type
répressif destinées soit à faire admettre à ses administrés la
logique de la division internationale du travail, soit, dans les
nouveaux modes de dépendance, à faire respecter la
soumission directe de certains secteurs économiques aux
intérêts du capitalisme international 22. Aux frontières de
l'école de la dépendance, l'école néo-mercantiliste va même
jusqu'à réhabiliter l'État périphérique en le présentant
comme le seul rempart possible contre les flux de pouvoir
provenant de l'environnement international 23.
Le débat paraît vain et faussé : il s'essouffle à reproduire
une sociologie assimilant l'État à une simple superstructure
dotée d'une « autonomie » plus ou moins « relative ». Plus
profondément, il repose sur une conception instrumentale
et fonctionnelle du politique qui n'a pas lieu d'être : l'ordre
politique, dans les sociétés en développement, ne s'est pas
constitué pour réprimer au nom des dominants ni même
pour entretenir des illusions ou des apparences capables de
servir les intérêts de ceux-ci. Plaider de pareilles thèses
conduit immédiatement aux extrêmes qui consistent soit à
postuler l'existence d'une main invisible dévouée aux
intérêts impérialistes et régulant l'ordre international à son
profit, soit à asseoir solidement l'hypothèse du complet
cynisme et de l'absolue complicité incitant les Princes du
Sud à se placer sans aucun état d'âme au service des
Princes du Nord dès l'indépendance acquise. Poussée
jusqu'au bout de sa logique, cette conception conduirait à
l'absurde : la symbolique anti-impérialiste, les pratiques
qu'elle inspire ne seraient qu'un trompe-l'œil destiné à
mieux dissimuler les effets de la dépendance et à les rendre
ainsi plus efficaces. Quant aux structures politiques, elles
seraient, au gré des analyses, de simples façades ou de
grossiers instruments de coercition.
On doit à cette vision bien des fausses pistes. Elle a
d'abord entretenu l'hypothèse d'une corrélation entre
dépendance et autoritarisme là où en fait la correspondance
est trompeuse. On sait déjà que le lien entre développement
et autoritarisme est contestable, que le boom pétrolier qui
avait profité, notamment, aux pays de la péninsule
Arabique, à l'Iran ou à la Libye n'avait que davantage mis en
relief et confirmé l'autoritarisme qui sévissait dans ces
contrées. Au-delà, les efforts déployés par Guillermo
O'Donnell pour associer l'autoritarisme et le renforcement
des liens avec le capitalisme étranger et pour lier
l'avènement des populismes à la promotion du nationalisme
économique se sont révélés doublement périlleux 24. D'abord
parce qu'il serait bien présomptueux d'analyser la sortie des
dictatures qui marque l'Amérique latine de la fin du IIe
millénaire comme la marque d'une régression des
mécanismes de dépendance. Ensuite parce qu'il serait tout
aussi abusif d'associer systématiquement la vogue populiste
à une simple manifestation de nationalisme économique. Le
populisme latino-américain a connu, depuis le début des
années quatre-vingts, un succès croissant qui s'est
notamment traduit par l'élection d'Alberto Fujimori à la
présidence du Pérou ou celle de Carlos Menem à la tête de
l'Argentine. Il a, dans les deux cas, débouché sur la mise en
œuvre d'une politique économique aggravant les conditions
de dépendance économique des pays concernés. En outre,
dans toutes ces manifestations, le nationalisme tient une
place secondaire, loin derrière une réaction beaucoup plus
profonde de censure de la politique officielle, de ses acteurs
professionnels et de l'État lui-même, révélant ainsi une
tension profonde entre la société et les structures politiques
néo-patrimoniales. Tel quel, ce phénomène se retrouve en
Afrique à travers les résurgences combinées du tribalisme et
des sectes, en monde musulman et dans le subcontinent
Indien à travers les diverses expressions revivalistes ou à
travers des résurgences particularistes aux contours
volontairement imprécis. Ignorer cette orientation
antipatrimoniale, d'abord centrée sur les gouvernants, qui
caractérise ces mouvements populistes revient tout
simplement à occulter toute la densité des rapports
politiques internes aux sociétés en développement. Isoler
leur orientation xénophobe pour en faire la marque d'une
mise en procès populaire de la dépendance conduit à
oublier que la dénonciation de l'étranger est une dimension
courante des mouvements sociaux d'inspiration populiste,
déjà répertoriée, notamment par les travaux d'Hobsbawm 25.
De même, la sous-estimation de la médiation politique
des phénomènes de dépendance rend difficile, voire
impossible, l'analyse des « nouveaux pays s'industrialisant »
(NPI) 26. L'essor, en ces pays, d'une économie d'exportation
cadre mal avec la thèse du « développement du sous-
développement » avancée par les « dépendancialistes »; il
rend par ailleurs dif ficile et hasardeuse la définition d'une
ligne de partage entre le monde des dominants et celui des
dominés, ajoutant déjà à la confusion créée par l'existence
d'un monde communiste et par celle des pays du Sud qui
tirent leur richesse de leur sous-sol. L'hétérogénéité
économique est telle, au Nord comme au Sud, que toute
distinction binaire devient effectivement schématique et
que l'on est ainsi peu à peu conduit à présumer la non-
pertinence de la variable économique. Les amendements
proposés par la sociologie de la dépendance paraissent, du
reste, peu convaincants. À propos du décollage économique
de certaines sociétés du Sud, Cardoso fait ainsi état d'un «
développement dépendant-associé », rompant avec la thèse
insoutenable d'une détérioration irréversible des conditions
économiques au sein de la périphérie du système
international. Cette hypothèse est pourtant largement
fictive : contrairement à ce qui a été généralement avancé,
notamment dans une perspective « néo-classique », le
succès des NPI doit peu à la pression du système
économique international, aux effets régulateurs et
incorporants du marché mondial, guère davantage à la mise
en place surveillée d'une quelconque division internationale
des tâches. Les performances des nouvelles puissances
industrielles obéissent surtout à des facteurs politiques, au
soutien financier de leurs États, aux exemptions fiscales
consenties, à leur politique protectionniste et surtout à leur
politique sociale très répressive 27. De façon significative,
l'État et les élites politiques ont pu donc faire preuve de
volontarisme, contribuant à modifier sensiblement les
données économiques et même l'effectivité d'une
dépendance économique qui, sans avoir, bien évidemment,
disparu, se trouve substantiellement atténuée et modifiée,
puisque aussi bien l'essor des NPI commence même à
limiter la dépendance technologique, comme en Inde ou en
Corée du Sud, et la dépendance financière, comme dans le
cas de cette dernière.
Cependant, de manière tout aussi révélatrice, ces États ne
se sont départis d'aucun des attributs politiques que nous
avons soulignés. En optant pour une stratégie politique de
développement, ils conservent pour l'essentiel le contrôle
de celui-ci, n'atténuant que de façon illusoire la
survalorisation du politique par rapport aux espaces
sociaux. Du fait des caractéristiques mêmes de cette
stratégie de développement, ils gardent également les
principales caractéristiques de leur orientation néo-
patrimoniale et même en renforcent certaines. L'effort
d'industrialisation, en reposant fondamentalement sur une
politique très active, mais très sélective, d'attribution
d'exemptions, de crédits, de tarifs publics préférentiels ou
de subventions budgétaires donne à l'État les moyens
d'accomplir de façon encore vigoureuse, sa tutelle
patrimoniale. L'appartenance du secteur bancaire et des
établissements de crédit à l'État – ou, du moins, leur
contrôle direct et indirect – vient s'inscrire dans l'axe de ce
renforcement des potentialités patrimoniales de l'élite au
pouvoir. De même, enfin, les données nouvelles issues des
transformations économiques des NPI ne modifient pas
sensiblement la dépendance politique de leurs États : c'est
vrai par exemple de la Corée du Sud et de Singapour, mais
aussi des « petits dragons » comme la Thaïlande, des pays
les plus industrialisés d'Amérique du Sud, et tout
particulièrement du Brésil.
La relecture politique des relations de dépendance permet
ainsi de contourner certaines incohérences que la
diversification des économies périphériques introduisait
dans la théorie dépendancialiste classique. Elle permet, de
la même manière, de se dispenser du recours à la catégorie
boiteuse de « semi-périphérie » utilisée par des auteurs
comme Wallerstein, qui doivent tenir compte de
l'impossibilité de partager le « système économique
international » sur un mode binaire de façon à y distinguer
un centre et une périphérie. Où devrait-on alors situer les
économies méditerranéennes, celles de l'Europe centrale ou
de l'Europe scandinave? La dépendance analysée en termes
de localisation à l'intérieur d'un système présumé unifié
suggère l'existence de positions intermédiaires qui ne font
qu'introduire confusion et incohérences dans l'explication.
Son interprétation en termes d'acteurs et de stratégies
politiques libère au contraire des déterminismes
systémiques et de la nécessité de recourir à des sous-
catégories qui deviennent largement incompréhensibles.
L'abandon des contraintes systémiques reste
probablement l'acquis le plus sérieux. Ni fantoches
impuissants ni complices cyniques, les élites politiques
peuvent apparaître désormais dans la plénitude de leurs
accomplissements stratégiques. Ceux-ci ne s'apprécient pas
en termes économiques, mais au contraire en fonction d'une
histoire et d'une sociologie qui les séparent du monde de
l'économie. Leurs initiatives doivent donc être comprises
dans un double contexte socio-politique. Dans celui de leur
propre espace national d'une part, fait d'un ordre social
segmenté, de relations sociales verticales, d'une scène
politique qu'ils prétendent monopoliser et contrôler de façon
non concurrentielle alors qu'elle se trouve structurée selon
des modèles culturels et institutionnels qui la séparent de la
société. Dans celui d'un environnement international d'autre
part, qui contrôle les sources de financement interne de ces
sociétés, mais qui détermine aussi les règles du jeu
interétatique, les normes internationales, les flux
internationaux, les orientations diplomatiques et donc les
conditions d'accès à la scène internationale. Face à cette
double contrainte, des convergences stratégiques
paraissent s'imposer : séparées des espaces sociaux
internes et bousculées dans leur légitimité, ces élites ont
intérêt à investir sur la scène internationale et à rechercher
le patronage des Princes du Nord dont ils peuvent par
ailleurs obtenir protections et ressources leur permettant de
renforcer ensuite leurs positions au sein de leur propre
société. Mais, réciproquement, cette stratégie clientélaire
les encourage à systématiser leurs pratiques patrimoniales :
d'une part parce qu'elle les dote de ressources capables de
rendre celles-ci effectives; d'autre part parce que leur
orientation de plus en plus marquée vers l'extérieur et leur
clientélisation renforcée aggravent le fossé qui les sépare
des espaces sociaux internes, réduit ainsi les capacités
institutionnelles de communication entre gouvernants et
gouvernés, et rend donc inévitable le recours au bricolage
néo-patrimonial. La solidarité entre politique intérieure et
politique extérieure paraît ainsi profonde, vérifiant
l'hypothèse du fondement politique de la dépendance.

DES ÉTATS-PATRONS ET DES ÉTATS-CLIENTS

Plutôt que logique de système, la dépendance s'impose


donc comme logique interactive. Plutôt que déterminée de
façon intangible par des facteurs qui échappent à toute
volonté humaine, elle est perpétuellement créée et recréée
selon des procédures en définitive très proches du modèle
clientéliste. Celui-ci a été forgé pour rendre compte de
situations internes et pour caractériser au sein d'une société
un type de relation possible unissant les gouvernants aux
gouvernés. Les liens sont alors définis comme personnels,
créateurs de dépendance, reposant « sur un échange
réciproque de faveurs entre deux personnes, le patron et le
client, qui contrôlent des ressources inégales28 ». La logique
de l'échange, l'inégalité, tout comme la verticalité de la
relation se transposent parfaitement dans l'étude des
rapports inter-étatiques. Sa construction individuelle pose,
en revanche, un certain nombre de problèmes qui
pourraient rendre métaphorique l'usage de cette
conceptualisation.
La dépendance suppose bien évidemment un échange de
faveurs : « l'État-patron » alloue à « l'État-client » des biens
indispensables à sa survie selon une procédure
parfaitement identique à ce qu'on peut observer à l'échelle
du fonctionnement interne des sociétés. En retour, l'État-
client apporte les faveurs les plus diverses, que celles-ci
concernent l'usage de son territoire ou celui du pouvoir
symbolique qu'il détient, en tant qu'État sur la scène
internationale. L'aliénation du territoire à l'État-patron
correspond certes d'abord à ce qu'une abondante littérature
avait autrefois nommé « pillage du tiers monde » et qui se
ramène principalement aux matières premières diverses et
variées dont regorgent les sous-sols. On sait aussi que cette
aliénation peut s'inscrire dans les visées géopolitiques de
l'État-patron et concerner alors l'octroi de bases militaires,
ou simplement de « facilités » pour traverser le territoire
client, celles-ci étant souvent réclamées avec le sceau de
l'exclusivité, comme le fit la Grande-Bretagne avec la Perse
à l'issue des guerres afghanes du XIXe siècle.
Mais il est remarquable qu'avec les temps modernes cette
logique de l'aliénation tende à se diversifier jusqu'à
l'outrance, comme le révèle par exemple l'extension de la
pratique de « l'État-poubelle » qui conduit le client à
rétribuer son patron en lui laissant la libre disposition de son
sol ou de son espace maritime pour y stocker les déchets de
la société industrielle : cette tractation concerne en
particulier le golfe de Guinée et la Corne de l'Afrique 29.
L'État-client peut également aliéner les droits qui lui
reviennent en tant qu'acteur de la communauté
internationale : le vote des pays d'Afrique francophone aux
côtés de la France constitue une pratique courante au sein
des institutions internationales, comme le montre par
exemple leur refus d'approuver les résolutions présentées
devant l'Assemblée générale des Nations unies, en 1986 et
1987, condamnant la politique française en Nouvelle-
Calédonie.

L'inégalité des rapports est tout aussi évidente. Elle est


fondée certes sur une disparité des ressources, mais
également sur une différence de localisation au sein de la
scène internationale : comme dans l'ordre interne, le patron
tient son rôle de sa présence au centre du système, ou du
moins de sa proximité et de sa facilité d'accès à celui-ci. La
relation est dès lors inégale dans la mesure où les risques
d'abandon du partenaire n'ont pas la même gravité pour
l'État-patron et pour l'État-client. Pour le premier, ils sont
marginaux, la perte d'un client renvoyant à une simple
diminution de son influence internationale; pour le second,
ils sont dramatiques, la perte du patron équivalant en
même temps à l'asphyxie interne et à la mise au ban de la
communauté internationale. Aussi le changement de patron
est-il plus coûteux pour un État dominé que le changement
de client pour un État dominant : le passage de l'Éthiopie du
patronage américain au patronage soviétique a valu une
intensification de la dépendance de l'ancien empire du
Négus; l'émancipation clientélaire de l'Iran consécutive à la
révolution islamique a tant coûté à l'ancien empire du Shah
que la mort de Khomeyni a été l'occasion attendue d'une
réinsertion « réaliste » au sein du système international,
favorisant le retour au pouvoir de jeunes technocrates
occidentalisés qui ont volontiers accepté de faire quelques
concessions aux puissances qui les avaient formés. Aussi,
conformément à la logique clientéliste traditionnelle, les flux
restent fondamentalement asymétriques et n'ont pas la
même signification selon qu'ils proviennent des patrons ou
des clients. Installés au centre, les premiers maîtrisent le
langage et les règles d'un jeu international, tandis qu'ils
s'imposent également comme producteurs des normes qui
sont censées concerner l'ensemble des acteurs.
Cette asymétrie vaut sur les plans financier, économique,
militaire ou technologique, mais elle s'affirme aussi sur le
plan symbolique. L'État-patron définit les symboles dont
l'État-client doit se parer pour rester son obligé : toute
l'expression verbale, musicale, vestimentaire, tout ce qui
concourt à la mise en scène du pouvoir s'élabore au centre
pour encadrer la vie socio-politique des États-clients. Le
rapport de clientèle fonde ainsi son inégalité sur la pratique
de la ressemblance forcée : les portraits de Marx, Engels et
Lénine « déménageront » de Mogadiscio à Addis-Abeba lors
de l'inversion des relations de clientèle de la Somalie à
l'Éthiopie 30; l'étoile rouge, la faucille et le marteau orneront
les drapeaux des États quittant le patronage occidental pour
le patronage soviétique.
Plus encore, l'asymétrie de ces rapports se traduit par des
phénomènes de mimétisme constitutionnel forcé : l'État-
client est conduit à identifier ses propres structures
politiques à celles de l'État-patron, comme l'indique la
première vague de partis uniques de mobilisation mise en
œuvre par les États africains « progressistes » sur le modèle
des pays de l'Est, mais comme le révèle également l'appel
lancé par les patrons occidentaux à leurs clients en vue de
se conformer à leur propre histoire de démocratisation.
L'apport de l'État-patron à l'État-client atteint ainsi l'identité
même du second, alors que la contribution apportée en
échange n'a qu'un effet périphérique, n'entraîne que des
modifications à la marge des équilibres socio-politiques des
États dominants. C'est très précisément dans cette
asymétrie que se situent les éléments décisifs qui font du
rapport de clientèle un rapport de dépendance.

La verticalité des relations va clairement dans le même


sens. Elle est constitutive de la logique clientélaire, puisque
le comportement du client consiste à privilégier la relation
qui le lie verticalement au patron, par rapport à celle qui
pourrait l'associer à d'autres clients. Ce jeu se trouve
renforcé dans les contextes de précarité : quand les biens à
partager sont rares, il est en même temps plus rationnel et
plus cynique de n'agir qu'en direction du patron, sans
s'allier à d'autres demandeurs, de manière à ne pas avoir à
partager et afin de bénéficier pour soi seul des allocations
obtenues. Il est clair qu'à l'échelle internationale la
dépendance se nourrit largement d'un tel calcul qui a
concrètement pour effet de limiter la construction de sous-
ensembles régionaux soudés. Le panafricanisme comme le
panaméricanisme pâtissent directement de cette logique;
tout ensemble régional, par ailleurs, ressent les contrecoups
du jeu individualiste de celui des États-membres qui aspire à
avoir des relations privilégiées avec un État extérieur plus
puissant : c'est le cas, par exemple, de l'Union du Maghreb
arabe (UMA), contenue par la politique extérieure marocaine
de partenariat privilégié avec l'Europe occidentale; c'est le
cas de la Communauté européenne elle-même, dont
l'intégration se trouve freinée en partie par les réserves de
la Grande-Bretagne qui cherche à optimiser les bénéfices
des rapports prioritaires qui l'unissent aux États-Unis. Ainsi,
la force du clientélisme à l'échelle des États du monde tient
à la capacité des relations bilatérales de supplanter, en
efficacité, la logique associative ou, du moins, de justifier
leur pérennité au sein de politiques d'intégration qu'elles ne
peuvent ainsi que freiner. Dès lors, la recomposition, à tous
les niveaux, des plus riches aux plus pauvres, d'une
pyramide de relations verticales contribue non seulement à
bloquer l'essor de solidarités horizontales, mais à doter le
rapport de dépendance d'un attrait fonctionnel qui apparaît
clairement dans la concurrence qui oppose les Etats les
moins dotés.
La nature individuelle de la relation de clientèle rend en
revanche délicat l'usage de ce modèle en relations
internationales. La clientélisation ne peut mettre en scène
que des individus et non des êtres collectifs : patron et
client sont appelés à se connaître, à établir des liens
personnels non médiatisés, chargés même d'émotion et
d'attachement. Supposer que des rapports de ce type
existent entre États n'est pas satisfaisant dès lors qu'on se
contente de mettre en relief la bilatéralité des échanges : se
limiter à cette analyse conduit l'internationaliste à un usage
métaphorique du concept de clientélisme. Celui-ci implique
en effet un minimum de conscience, de choix individualisé
et d'acceptation lucide : aussi la relation de clientèle n'est-
elle totalement compréhensible que si elle fait intervenir, de
manière décisive, des personnes qui trouvent leur intérêt
dans sa pérennisation. Or force est précisément d'admettre
que le propre du clientélisme d'État est de valoriser la
médiation personnelle par rapport à la médiation
institutionnelle, d'impliquer directement les dirigeants des
États-clients en tant que personnes, avec d'autant plus de
facilité que la nature néo-patrimoniale des systèmes
politiques clientélisés s'y prête avec aisance. Ce processus
suppose en particulier que les faveurs fournies par le patron
soient dissociables et que le Prince de l'État-client puisse en
retirer un avantage matériel et symbolique supérieur à celui
qu'il pourrait retirer soit d'une politique d'indépendance, soit
d'une politique d'association. L'argument est, certes un
moyen commode et, somme toute, assez courant
d'expliquer la corruption de certains dirigeants des pays du
Sud. Présenté comme tel, il est pourtant très insuffisant.
Certes, il a l'avantage de cerner un maillon essentiel de la
chaîne de dépendance que Galtung avait déjà pressenti. La
personnalisation – au moins partielle – de l'allocation fournie
par l'État-patron consolide en effet la fidélité du Prince
dominé au Prince dominant, et permet surtout de
reproduire, à la périphérie du système international, un
ordre néo-patrimonial dont nous avons vu qu'il s'insérait
directement dans une logique de dépendance : le Prince du
Sud devient effectivement, à son tour, le patron de son
peuple, le dispensateur principal de l'allocation étrangère.
De ce fait, c'est lui qui décide personnellement des
conditions de domestication des flux internationaux,
devenant par là même le régulateur attentif, à l'échelle de
son État, des rapports de domination.
Se contenter d'une telle analyse est pourtant très
appauvrissant. Outre qu'elle est essentiellement cynique,
trop aisément vérifiable pour être réellement convaincante,
totalement contrôlée par les postulats de l'individualisme
méthodologique, elle oublie que le jeu politique pur est
également porteur d'exigences qui la contredisent. Le Prince
peut jouer la carte d'une mobilisation de type populiste en
s'appuyant sur l'argument nationaliste contraire; il peut aller
au-delà, jusqu'à se construire une légitimité de contestataire
de l'ordre international, et chercher ainsi à obtenir des
soutiens dépassant les frontières de son propre État, selon
une formule pratiquée de Nasser à Saddam Hussein, de
Soekarno à Nkrumah. Aussi la relation de clientèle se
trouve-t-elle personnalisée sur un mode autrement plus
complexe que celle qui se dégage d'une approche
strictement utilitaire : on doit l'envisager à travers les
stratégies changeantes des catégories dirigeantes des États
périphériques, inclure leur condition de socialisation
politique et de dépendance culturelle, tenir compte de leur
perception de la scène internationale et de leur possibilité
d'y accéder, prendre en considération enfin la vision qu'ils
nourrissent du modèle occidental de gouvernement et de la
nécessité d'en devenir importateurs. Ainsi la relation de
clientèle se trouve-t-elle construite principalement à
l'initiative des clients, et conçue comme le compromis le
plus favorable face à une série d'exigences contradictoires :
gérer une rationalité étatique d'inspiration occidentale dans
un contexte socio-politique relevant d'une autre culture;
sauvegarder une compétence essentiellement liée à la
gestion de l'État et qui est davantage monnayable sur la
scène internationale qu'à l'intérieur de chaque société
dépendante; retirer de leur rôle d'importateur du modèle
étatique le maximum d'efficacité pour sauvegarder et
promouvoir leur propre carrière politique. Ainsi la logique
clientéliste est-elle animée par des individus tout en
s'imposant comme principe constitutif de rapports de
dépendance entre États.
Cette logique est à son tour porteuse de toute une série
de conséquences. Elle inclut d'abord un effet de durée :
comme tout rapport de clientèle, la dépendance trouve son
optimum d'efficacité lorsqu'elle parvient à se pérenniser sur
le long terme. La fidélité devient l'exigence première tant du
patron que du client. Celui-ci en fait une attente légitime qui
organise l'essentiel de sa politique extérieure comme de sa
politique intérieure. Ainsi, lorsqu'il vilipendait au soir de sa
vie la trahison du protecteur américain, le Shah révélait que
toute sa stratégie avait été conçue, durant des décennies,
de manière à capitaliser les bénéfices intérieurs et
extérieurs de l'absolue fidélité qui le liait aux États-Unis 31.
Dans ce jeu, le patron ressent des contraintes de même
nature. Le privilège accordé au Maroc dans la politique
maghrébine de la France transcende manifestement
l'orientation des majorités parlementaires tout autant que
les options politiques des occupants de l'Élysée. Partant du
principe que le royaume chérifien est un pôle de stabilité
dans une région soumise à de nombreux soubresauts, la
politique française a pour constante de sacrifier aux
chances de durée de cette relation de clientèle beaucoup
d'avantages acquis par ailleurs et qui risqueraient de lui
porter ombrage. Qu'il s'agisse de l'appréciation portée sur
les litiges algéro-marocains, puis sur la question sahraouie
ou de la préférence donnée au Maroc sur la Mauritanie dans
le conflit sourd qui oppose ces deux pays, qu'il s'agisse
enfin de la conduite à tenir face aux opposants marocains,
l'idée reste toujours d'anticiper sur les faveurs
exceptionnelles que le patron peut espérer retirer d'une
fidélité qui se serait construite sur la longue durée.
L'attitude américaine lors de la crise du Golfe était la
même : l'investissement représenté par plusieurs décennies
de protection américaine sur le Koweït limitait de façon
drastique la marge de manœuvre de la Maison Blanche,
autant parce qu'une attitude non interventionniste risquait
de rendre a posteriori totalement improductives les faveurs
autrefois dispensées à la famille As-Sabah que parce qu'elle
ne pouvait que ruiner la crédibilité de la protection
simultanément offerte aux voisins saoudiens et aux autres
clients de la région.
Ainsi donc la relation de clientèle conduit-elle,
rationnellement, à une accumulation de gages, de part et
d'autre, selon des modalités et un rythme qui, peu à peu, lui
donnent une réelle autonomie par rapport à la volonté
même des acteurs. La part de choix diminue, et les
politiques étrangères s'en trouvent par la même occasion
quelque peu figées dans des proportions qui dépassent, et
de beaucoup, ce qu'étaient autrefois les effets
contraignants des traités d'alliance militaire. La logique
d'accumulation est en effet tout à fait différente : le propre
du clientélisme est d'engager à des investissements
continus et quotidiens qui rendent d'autant plus coûteuse la
rupture de fidélité dès lors que celle-ci s'est inscrite dans la
longue durée. Même si l'asymétrie de la relation protège de
toute manière son identité de relation dépendante, force est
d'admettre alors que la position du protecteur face au client
n'est pas celle de l'homme libre face à l'esclave. En effet, ce
que le patron retire de cette relation tient essentiellement à
la reproduction d'un système international conforme, dans
sa structure comme dans sa distribution, à ses propres
valeurs et à ses propres intérêts : ce n'est nullement une
absolue maîtrise sur l'événement ni davantage sur
l'élaboration, au jour le jour, des politiques extérieures.
Ce clientélisme est, bien entendu, multiforme. La
dissemblance des situations entre le Tchad, l'Arabie
Saoudite, le Brésil ou le Vanuatu ne saurait échapper à
personne. L'erreur serait cependant de penser que le
rapport de clientèle se restreindrait aux seules relations
unissant les pays du Nord aux pays du Sud les moins
avancés : le boom pétrolier, en favorisant l'enrichissement
des pays dotés d'un sous-sol très productif, n'a pas
seulement modifié, mais peut-être encore aggravé les
situations de dépendance, selon des modalités dont rend
fort bien compte la notion d'État-rentier. Celle-ci s'applique
à « tout État qui retire une part substantielle de ses revenus
de ressources étrangères, sous forme de rente 32 ». Ce
mécanisme d'enrichissement couvre de 70 à 98 % des
revenus d'États en fait aussi différents que l'Algérie, la
Libye, l'Irak, l'Iran de l'Arabie Saoudite. Il a pour principal
effet d'accroître très substantiellement l'autonomie de l'État
face aux acteurs sociaux, puisque la quasi-totalité des
revenus perçus viennent de l'extérieur de la société. L'effet
du pétrole sur les économies et le jeu socio-politique des
pays producteurs peut être ainsi comparé à celui de l'or sur
la société espagnole du XVIe siècle : l'économie de rente
encourage les élites à la passivité et incite les États à la
facilité 33.
Le comportement passif des élites s'explique aisément et
fait le jeu de tous. Au lieu de s'engager dans un effort de
production, il est en effet plus confortable d'acheter
massivement à l'étranger; au lieu d'adopter un
comportement d'entrepreneur relevant de l'ascétisme
wéberien, mieux vaut se complaire dans les activités
lucratives d'une bourgeoisie rentière qui se partage
volontiers entre la spéculation financière et l'acquisition de
prébendes dans la haute bureaucratie d'État. La logique de
dépendance s'en trouve déjà en grande partie reconstituée.
En s'écartant des tâches de production, et notamment en
délaissant le secteur agricole pour procéder à des achats
massifs à l'étranger, en particulier en Australie et en
Nouvelle-Zélande, la bourgeoisie rentière iranienne a accru
sensiblement sa dépendance par rapport à l'extérieur. En
abandonnant à une élite immigrée l'essentiel des fonctions
de production pour se spécialiser dans la gestion financière
de la rente, l'élite saoudienne autochtone est parvenue au
même résultat 34.
En choisissant la facilité, les États rentiers n'ont fait
qu'aggraver la même logique. L'épaisseur des revenus
étrangers rend d'autant plus dérisoire l'effort de taxation :
au contraire, dans une rationalité politique à court terme,
celui-ci devient manifestement contre-productif et entrave
les stratégies néo-patrimoniales qui incitent le prince à se
concilier à bon compte les élites potentiellement rivales. La
nationalisation des industries du pétrole, loin d'estomper
ces effets, les accuse davantage puisque d'une part elle
suscite, de façon encore plus directe et immédiatement
disponible, un substitut aux revenus de l'impôt et qu'elle
tend d'autre part à encourager la formation de toute une
bureaucratie d'État dont les meilleurs postes sont investis
par les élites. De ce point de vue, les conséquences
perverses de la politique de nationalisation paraissent
manifestes : si celle-ci conforte, sur le plan symbolique, la
volonté de résister aux mécanismes de dépendance, elle
contribue, dans sa réalisation et surtout dans son
aménagement subséquent, à en réintroduire les effets. La
nationalisation des pétroles iraniens par Mossadegh, en
1950, s'inscrit ainsi davantage dans le contexte des rivalités
internes au système politique iranien que dans celui des
rapports internationaux : en promouvant les symboles du
nationalisme, le mossadeghisme consacrait davantage la
volonté d'une jeune élite technocratique, formée en
Occident, d'être associée aux rouages de l'État et du
pouvoir qu'une réelle détermination à instaurer les
conditions d'une véritable indépendance nationale. Rien de
ce qui se constituait alors ne remettait fondamentalement
en cause les rapports de clientèle tissés avec les États du
Nord : au contraire, l'entreprise augmentait et diversifiait le
réseau de clients potentiels en favorisant l'accès à celui-ci
de toute une nouvelle bourgeoisie d'État.
L'État rentier se trouve, en revanche, conforté, par rapport
aux autres, dans sa politique d'allocation et de distribution.
L'augmentation de ses ressources lui permet d'accroître ses
dépenses publiques, d'améliorer sa politique de crédit, de
démultiplier ses investissements et donc de renforcer
sensiblement sa légitimité – et en tout cas son efficacité –
en prenant l'initiative d'une réelle politique de bien-être et,
pour les mieux dotés d'entre eux, en assurant de multiples
services gratuits. Les résultats sont pourtant, là aussi,
ambigus : l'essor d'États-providence à l'ombre des derricks a
également pour effet de renforcer la dépendance, voire la
soumission de la société à l'État, la première ne participant
pas à la montée en puissance du second et ne disposant
donc d'aucun moyen pour en revendiquer le contrôle. L'État-
providence ainsi constitué, vivant sur des financements
extérieurs, dépend du dehors et trouve dans sa politique de
générosité les moyens d'exercer plus efficacement son
propre contrôle clientéliste et patrimonial sur l'ensemble des
espaces sociaux.
Il convient cependant d'être prudent : en termes relatifs,
l'État-rentier est loin de s'imposer comme le plus efficace
dans le domaine du bien-être. Au contraire, les différences
s'accusent sans cesse : si l'on compare le rang tenu en
termes de PNB à celui occupé dans le palmarès des
indicateurs de développement humain (IDH), la plupart des
États rentiers marquent une sérieuse régression. Ainsi
l'Arabie Saoudite perd-elle 37 places, le Koweït 30 places et
les Émirats arabes unis 43 places. Preuve est ainsi faite que
l'essentiel de la rente n'est pas employé dans les dépenses
sociales et donne lieu encore à des fuites importantes vers
des secteurs non productifs et extérieurs à la société. Même
si le Koweït consacrait en 1988 la somme record de 536
dollars par habitant pour ses dépenses de développement
humain, ce chiffre ne correspondait qu'à 4 % de son PNB, là
où le Zimbabwe en investissait 12,7 %, la Malaisie 6,3 % ou
le Costa Rica 5,4 %. Globalement, l'indicateur de
développement humain place, en 1990, le Koweït au 48e
rang, derrière l'île Maurice, le Gabon au 50e rang, derrière
l'Albanie, l'Arabie Saoudite au 69e rang, juste après la
Guyana et la Tunisie. On vit moins vieux en Arabie Saoudite
(64 ans) qu'au Vanuatu (69,5), au Cap-Vert (67), en Algérie,
en Turquie, en Tunisie ou au Brésil (65) 35. Autant dire qu'une
économie de rente, atteignant même un niveau légendaire,
n'aboutit pas nécessairement à des prouesses en matière
de développement et qu'en tout cas les résultats en ce
domaine ne sont pas en mesure d'arracher les pays
concernés aux zones d'attraction de la dépendance : bien
mieux, on peut, dès à présent, et à la seule lecture de ces
données, avancer l'hypothèse que la politique suivie en
matière d'usage de la rente conforte cette situation de
dépendance plutôt qu'elle ne l'efface.
D'autres indicateurs permettent de confirmer facilement
cette orientation. Sur le plan démographique, la plupart des
États du Golfe ont approfondi les conditions de leur
dépendance, étant de plus en plus tributaires de l'apport
d'une main-d'œuvre qualifiée venue de l'étranger.
Choisissant par priorité des emplois non productifs, l'élite
saoudienne abandonne les postes les plus déterminants à
des ingénieurs et des techniciens venus d'ailleurs, en
particulier du monde arabe. Les enquêtes réalisées auprès
de ces populations immigrées révèlent qu'à l'exception
d'une minorité elles ne revendiquent pas à titre prioritaire
leur appartenance au monde arabe, mais qu'au contraire les
mieux dotés et les plus compétents s'identifient d'abord soit
à leur entreprise, soit à un système de valeur dominé par
l'affairisme, la technocratie, voire un cosmopolitisme
laïcisant 36. Au total, la logique sociale de l'économie de
rente favorise une socialisation des élites à des référents
culturels de type occidental et précipite leur intégration
dans des réseaux sociaux, dominés notamment par de
nombreux clubs où s'apprend par priorité la fidélité à un
Occident dont elles ont par ailleurs suivi la formation
universitaire.
Sur le plan économique, la plupart des indicateurs de la
dépendance restent en l'état : la commercialisation du
pétrole échappe aux États producteurs pour revenir
essentiellement aux grandes compagnies; les capitaux
arabes sont en très grande partie gérés par des banques
occidentales, pour la plupart américaines; les besoins
alimentaires sont, en très grande majorité, couverts par des
importations; la base technologique tant de la production
pétrolière que des efforts sélectifs d'industrialisation est
presque exclusivement d'origine occidentale 37. Dans chacun
de ces domaines, les ressorts de la dépendance contrôlent
la stratégie des élites rentières et bureaucratiques qui y
trouvent individuellement leur compte.
Tous ces éléments ont leur prolongement en politique
étrangère, jusqu'à reconstituer ainsi l'intégralité de la
logique clientéliste. La dépendance des États-rentiers à
l'égard des équipements militaires produits par les États du
Nord est à peu près totale. Ainsi leur latitude d'action, au
sein même des ensembles régionaux auxquels ils
appartiennent, est quasiment nulle. La crise du Golfe de
1990 et 1991 l'a très clairement montré; la capacité de
l'Arabie Saoudite et de ses alliés à réagir était directement
fonction de l'engagement américain à leur côté. Le rapport
de clientèle prend ainsi un relief particulier : l'obligation est
clairement réciproque, puisque la dépendance
technologique et militaire des Etats du Golfe réduit à son
tour la part d'autonomie de décision des États-Unis qui, en
renonçant à intervenir, mettent inévitablement en péril
l'intégrité de leur client ainsi que la crédibilité de leur
patronage. En soulignant cette réciprocité d'obligations, la
logique clientélaire est donc plus proche de la réalité que la
simple hypothèse dépendancialiste. Conjoncturellement,
l'obligation du patron peut être plus forte que celle du
client : l'Arabie Saoudite pouvait rester sourde aux
injonctions des États-Unis pendant la guerre d'octobre 1973
ou lors des accords de Camp David, car elle savait que
l'expression d'une divergence de politique étrangère ne
suffirait pas à remettre en cause l'ensemble de l'effort de
protection investi depuis des décennies par la diplomatie
américaine. L'insensibilité de celle-ci à la menace irakienne
sur le Golfe pouvait, au contraire, conduire les États de la
région à conclure à l'inanité du patronage américain.
En neutralisant, dans les limites indiquées, la variable
constituée par le développement économique, l'exemple
des États-rentiers donne ainsi une vision plus claire et plus
exacte des ressorts de la dépendance clientélaire. De la part
du client-dépendant, elle suppose l'accès à un système
international dont il ne maîtrise pas la compétence
technique, culturelle et symbolique; elle implique à ce titre
une aliénation de souveraineté et l'incapacité de se
conduire de manière autonome tant sur la scène
internationale que dans l'élaboration de politiques de
redistribution intérieure. De la part du patron, elle suppose
non seulement une vigoureuse politique d'allocation à son
client, mais aussi une sensible réduction de ses choix
d'action en politique étrangère : gardant sa souveraineté
sur la nature des valeurs allouées, il les perd sur la
définition de l'opportunité, du moment et même de
l'intensité de son action d'allocation. La mise en œuvre de
ce mécanisme d'échange implique enfin un double
accompagnement. L'exemple des Etats-rentiers montre
d'abord l'importance de l'habillage matériel et symbolique
de la relation de dépendance : le jeu des princes du Sud est
de retirer un maximum de gains de cette relation afin de la
rendre supportable par leur opinion publique. Les pays
producteurs sont bien placés pour réaliser cet impératif : la
mise en œuvre de politiques sociales, souvent plus
spectaculaires que réelles, l'équipement en moyens
technologiques de pointe, la dotation en moyens militaires
souvent sophistiqués mais inutilisables sans recours à un
patronage actif sont autant d'éléments qui s'inscrivent dans
ce registre, qui font oublier la réalité de la dépendance et
qui permettent même de socialiser une population, par
ailleurs rétive à ces catégories, à un réel sentiment de fierté
nationale.
L'autre accompagnement se doit d'être plus
individualisable, puisqu'il vise à créer au sein des catégories
dirigeantes une motivation à s'impliquer dans le circuit de la
dépendance. Les efforts consentis par le patron sont, de ce
point de vue, loin d'être négligeables et vont de la formation
universitaire des futures élites jusqu'à leur insertion
préférentielle au sein du système international. Plus
précisément, ces catégories retirent de la situation ainsi
créée la possibilité d'acquérir des positions sociales
particulièrement attractives sur le plan matériel soit en
tirant individuellement profit d'une économie de rente, soit
en s'insérant dans le système socio-politique grâce à
l'obtention de postes bureaucratiques, rémunérateurs et
prestigieux, mais en fait privés de toute responsabilité et de
tout pouvoir réels. Le Koweït ne compte ainsi pas moins de
55,3 % de sa population active dans le secteur
bureaucratique 38.
D'une manière plus générale, la force de la dépendance
clientéliste est d'engendrer, au sein des sociétés assujetties,
une catégorie dirigeante qui parvient à retirer du patronage
dont elle jouit, dans divers registres, une position de
domination dont elle se persuade assez vite et assez
facilement qu'elle ne saurait être améliorée par la
promotion d'une stratégie alternative de type nationaliste.
Plus précisément encore, cette catégorie se trouve
confortée dans sa position effectivement cliente dès lors
qu'elle peut établir par expérience que son propre pouvoir
se trouve réellement renforcé par l'exercice de son rôle de «
domestication » de l'aide extérieure. La conjonction de ces
éléments négatifs et positifs d'appréciation tend à fonder sa
stratégie de « souveraineté cliente » dont faisait autrefois
état le président ghanéen Nkwame Nkrumah 39 : elle ne rend
compte pour autant que de la dimension purement utilitaire
de la démarche des Princes du Sud et de leur entourage; à
ce titre, elle n'épuise pas l'intégralité des éléments qui
permettent d'apprécier leur comportement.

LA DÉPENDANCE AU-DELÀ DES ÉTATS

Une nouvelle dimension a été récemment apportée par la


sociologie du pouvoir international, et notamment par les
travaux de Susan Strange qui mettent en évidence la nature
substantielle et non plus seulement relationnelle des
phénomènes de puissance à l'échelle du globe40.
L'impérialisme classique reposant sur la coercition et sur les
relations d'administration directe a présentement failli : les
empires coloniaux supposaient la mobilisation de ressources
qui ont non seulement été dévalorisées depuis, mais qui,
pour beaucoup, se retournent maintenant contre ceux qui
en firent autrefois usage. Le démantèlement des empires
français et britannique, puis celui de l'empire soviétique ont
montré que la signification même de la puissance et les
moyens de l'obtenir ont profondément évolué. Dans une
perspective wéberienne, la puissance désigne la capacité
d'imposer sa volonté à autrui : insérée dans l'étude des
relations internationales, cette conception privilégiait l'idée
que les États agissaient par recours à des modes coercitifs,
en vue d'agrandir leur sphère territoriale d'influence. La
logique coloniale et impériale restait assimilée à la vision
millénaire de la conquête, et dominer signifiait d'abord
administrer un vaste territoire en se dotant des moyens
adaptés. Le néo-colonialisme ne se séparait, à la limite, que
formellement de cette construction : il supposait la mise en
place d'une continuité entre l'administration de l'État
dominant et celle de l'État dominé, capable de transcender
les effets d'une indépendance qui ne restait alors que
symbolique. Fondamentalement, la présence de l'État
dominant demeurait territoriale puisqu'elle s'exerçait, par
l'intermédiaire de l'État-client, de façon exclusive et précise,
sur le territoire de celui-ci.
L'essor des flux transnationaux a contribué à bousculer
sérieusement ce modèle. De plus en plus, les ressources de
la puissance transitent d'un lieu à l'autre en ignorant les
frontières, en bafouant les souverainetés, en contournant
les États. D'un monde interétatique, le système
international contemporain évolue vers ce « monde
multicentré » dont parle Rosenau 41, avoisinant parfois, sous
certains aspects, cette « société anarchique » dont fait état
Hedley Bull 42 pour désigner l'érosion qui frappe
l'omnicompétence souveraine des États et la réelle
démultiplication des centres de pouvoir jalonnant les flux
transnationaux. Que ceux-ci soient culturels, économiques,
religieux, démographiques ou médiatiques, la
problématique est fondamentalement la même : ils sont de
plus en plus chargés de ressources de puissance qui, par
définition, échappent aux États et tendent par ailleurs à
exister hors de tout support territorial. De ce point de vue,
contrôler la diffusion du savoir technique, réguler la
circulation des capitaux ou disposer de moyens permettant
d'influencer moralement ou politiquement une Eglise
constituent autant de ressources qui permettent de faire la
différence avec une approche purement interétatique de la
dépendance.
L'hégémonie américaine s'est en bonne partie constituée
sur ces bases. Ayant jadis souffert de l'impéralisme dans sa
forme classique, les États-Unis ont incontestablement
construit leur puissance « néo-impériale » en cherchant
avec succès à s'emparer de la maîtrise de ce flux. Au-delà
du patronage d'États, ils fondent leur puissance sur leur
capacité à décider du crédit, à déterminer s'il convient de
relancer ou au contraire de combattre l'inflation à l'échelle
mondiale, mais aussi sur leur maîtrise du savoir, de la
recherche et de la formation des élites, sur celle de la
communication, tout comme sur l'usage mondial de la
langue anglaise, sur la généralisation des modèles de
marketing et de management élaborés dans leurs propres
universités, ou sur les moyens techniques et militaires
d'assurer la sécurité. Autant de biais qui permettent
d'exercer une autorité sur les peuples beaucoup plus que
sur les États et, éventuellement, de contourner ceux-ci si
leurs dirigeants sont rétifs aux orientations de la diplomatie
américaine. Il est clair, de ce point de vue, que la portée des
stratégies nationalistes et antiaméricaines déployées, dans
les années soixante, à l'initiative notamment des grandes
figures du non-alignement, comme Nasser, Soekarno ou
Nehru, trouvait ses limites dans l'effectivité de cette
puissance directement exercée par les États-Unis sur les
peuples et l'ensemble des élites. La prise en charge de la
socialisation de celles-ci joue en particulier un rôle
déterminant : elle explique, entre autres, que les élites
technocratiques intermédiaires tendent à contenir les
pressions antioccidentales, à l'instar des jeunes cadres de la
République islamique d'Iran, formés pour la plupart dans les
universités américaines, maîtrisant la langue anglaise et
faisant de leur compétence acquise la principale ressource
de leur carrière future.
Certes, la maîtrise des flux culturels est plus difficile à
saisir et à évaluer 434445. Pourtant, la domination des agences
de presse américaines, des programmes de télévision
élaborés aux États-Unis, des modes musicales,
vestimentaires ou culinaires sont loin d'être sans effets,
même s'il convient de ne pas sous-estimer l'importance de
la réceptivité sélective et critique des flux de
communication. Les enquêtes ont même montré les effets
de boomerang produits par la diffusion de certaines
émissions télévisées américaines, notamment dans les
banlieues ouvrières de Santiago du Chili à l'époque
d'Allende. Quelque importantes que soient ces réactions et
les modulations qui en dérivent, elles ne dissipent pas la
pertinence de ces flux; tout au plus déplacent-elles le foyer
de leur impact pour concerner davantage les classes
moyennes que l'ensemble de la population, les premières
misant le plus souvent sur l'identification aux modèles
culturels occidentaux pour assurer leur propre ascension
sociale et notamment leur intégration au sein de la
bureaucratie d'État : ce phénomène a été notamment
observé au Moyen-Orient et en Afrique sud-saharienne.
La maîtrise des flux religieux est beaucoup plus difficile à
insérer dans ce type d'analyse. D'une part parce qu'ils sont,
par nature, beaucoup plus autonomes que les autres, tant
dans les circonstances de leur production que dans le
contrôle de leur orientation. Une politique néo-impériale
peut davantage se construire par une manipulation des flux
financiers ou médiatiques que par celle d'une Église. D'autre
part parce qu'ils ont davantage vocation à être endogènes
et à servir précisément de protection à la diffusion des flux
transnationaux venus du Nord : de ce point de vue, le rôle
des flux religieux musulmans est particulièrement
significatif. Pourtant, le renouveau que connaissent un peu
partout les sectes protestantes s'inscrit assez clairement
dans ce contexte néo-impérial. L'archevêque de Guatemala,
Mgr Prospero Penados, avait lui-même, en janvier 1989,
avancé que les États-Unis appuyaient « les groupes non
catholiques [...] pour consolider [leur] pouvoir économique
et politique en Amérique latine », car « les évangélistes
défendent une conception individualiste du salut éternel qui
coïncide pleinement avec les postulats du libéralisme et du
capitalisme 46 ». Sans verser dans les absurdités de la thèse
du complot, et sans oublier surtout que la plupart de ces
sectes se recomposent sensiblement dans le contexte
culturel ambiant, force est d'admettre qu'elles s'inscrivent
dans un lignage qui, dans ses origines, se confond avec
l'histoire culturelle américaine et qu'elles cherchent à
supplanter une Église romaine qui relève d'une autre
histoire et d'un système de valeurs venu d'une autre
culture. Il est difficile d'établir l'effet de cette contre-
socialisation; il le serait tout autant de nier qu'elle puisse
s'insérer dans ce modèle néo-impérial d'inspiration
transnationale.
Il est certain, en tout état de cause, que cette double
déconnexion entre la puissance et le territoire, et entre la
puissance et le jeu interétatique favorise un nouvel ordre
international qui avantage les États-Unis par rapport à
l'Europe, et naguère par rapport à l'Union soviétique, et
qu'elle enrichit facilement la problématique de la
dépendance. Désignant un système plus que des relations
entre États ou, plus exactement, ne faisant des États et des
relations interétatiques qu'une des composantes de ce
système, elle réévalue sensiblement le rôle médiateur de
tous les autres acteurs dans la diffusion et la réception des
flux transnationaux qui s'imposent comme la composante
principale du système de dépendance.

LES CAPTATIONS DE SOUVERAINETÉ


Quelles que soient leurs modalités et les médiations au
travers desquelles elle s'exerce, la relation de dépendance
est d'abord politique et s'assimilie à une captation de
souveraineté. Dépossédé directement ou par le biais de
réseaux sociaux qui échappent à son contrôle, l'État
dépendant peut être exposé à trois types de captation,
concernant trois secteurs essentiels d'accomplissement de
sa souveraineté : la fonction diplomatique, la coordination
des fonctions socio-économiques, l'organisation de l'espace
public.

La captation de la fonction diplomatique est probablement


la plus ancienne et relève, de la façon la plus directe, de la
logique étatique traditionnelle et des paradigmes de la
puissance. Les premières manifestations de la prise de
contrôle d'un État par un autre renvoyaient le plus souvent
à l'effort de démantèlement par l'État dominant du
processus d'expression de la souveraineté de l'État dominé
sur la scène internationale. Le traité de 1814 passé entre la
Grande-Bretagne et la Perse avait ainsi pour principale
fonction de sceller la promesse de la première de ne pas
intervenir dans les affaires intérieures de la seconde, en
échange de l'engagement consenti par le Shah de ne laisser
aucune puissance étrangère autre que britannique traverser
son propre territoire et surtout de combattre ses voisins
musulmans en cas d'éclatement d'un conflit anglo-afghan 45.
De façon complémentaire, le jeu des grandes puissances
dans la région était, dès le début du XIXe siècle, d'établir des
relations directes avec gouverneurs et chefs de tribu dans le
but de faire éclater les monopoles et la fonction
diplomatique dont se prévalaient le sultan ottoman, le shah
de Perse ou le khédive égyptien. Inversement, mais pour
conforter la même logique, la fonction diplomatique se
trouvait fréquemment captée pour favoriser une
intervention directe des puissance occidentales dans le jeu
socio-politique interne des États dominés : l'action
diplomatique était couramment utilisée pour obtenir du
souverain musulman des engagements précis et concrets
en faveur des étrangers et des minorités chrétiennes qui
étaient de son ressort. C'est par un traité passé entre
Soliman le Magnifique et François Ier dès 1535 que le Sultan
a exempté d'impôts les ressortissants français résidant dans
l'Empire ottoman; c'est à la faveur d'engagements
bilatéraux avec chacun des États occidentaux que furent, en
même temps, établis le droit de protection internationale
dont jouissaient désormais les diverses communautés
chrétiennes, l'interdiction de condamner à mort les
musulmans convertis, l'allégement, voire la disparition des
inégalités de droit qui distinguaient musulmans et chrétiens
à l'intérieur de l'Empire. De même, l'instauration, par traité
international, du régime des capitulations reconnaissait dès
1569 à la France, et dès 1601 à l'Angleterre, le droit de
soustraire leurs propres ressortissants aux juridictions
ottomanes pour les confier au pouvoir judiciaire de leurs
propres consuls 46. L'élargissement progressif de cette
pratique aux minorités protégées, voire aux musulmans qui
en faisaient la demande, aboutit très vite à constituer un
État étranger dans l'État ottoman, comme dans l'État
persan et bien d'autres encore, et à démanteler ainsi toute
logique de souveraineté.
La captation de la fonction diplomatique est ainsi tout à
fait au centre de la logique de dépendance. Très ancienne
dans ses réalisations, précédant très clairement la pratique
même de la colonisation, elle en constitue l'un des éléments
de départ les plus évidents, puisque d'une part elle découle
d'un déséquilibre de puissance et que d'autre part elle
aboutit à une aggravation progressive du démantèlement
de la souveraineté de l'État dominé. Il n'y a, dans l'évolution
des capitulations notamment, aucune limite claire entre la
reconnaissance de droits exorbitants accordés aux
communautés étrangères et la mise en place d'un contrôle
consulaire sur les principales fonctions politiques de l'État
dominé. À ce titre, la captation de la fonction diplomatique
devient bien vite un instrument visant d'autres fins,
préparant notamment l'entreprise de domination coloniale.
Dans l'ère post-coloniale, la même ambiguïté demeure,
même si la volonté unanimement proclamée de dépasser et
de fustiger les pratiques passées aboutit à des distinctions
déjà plus subtilement construites. La captation de la
fonction diplomatique se fait selon des modes plus
informels, ménageant à l'État dominé une souveraineté de
façade. Elle se distingue alors plus clairement de
l'intervention dans les aménagements internes de l'ordre
socio-politique qui emprunte couramment d'autres voies.
Marque juridique par excellence de la souveraineté des
États, la diplomatie de l'État faible est captée par celle de
l'État fort non plus par recours aux traités inégaux ou à la
pratique des capitulations, mais par l'application banale de
la logique de clientèle : l'État dominant s'érige en État-
patron en s'imposant comme prestataire d'une ressource
rare qui lui permet d'obtenir en contrepartie la participation
ou le soutien de l'État dominé et clientélisé à son entreprise
diplomatique, notamment au sein des institutions
internationales ou dans le cadre de conflits militaires
régionaux.
Cette logique peut, de façon significative, laisser
également la place à un processus d'échange tout aussi
inégal, mais qui, contrairement à la relation de clientèle, n'a
pas la valeur d'un engagement durable et n'est pas
constitutif de fidélité. L'évolution de l'attitude de la Chine
dans la crise du Golfe s'apparente ainsi à un processus de
captation de la diplomatie chinoise par les États-Unis, sur
une base d'inégalité qui crée une situation de dépendance
de fait. La République populaire n'avait pas caché, dans un
premier temps, son hostilité à toute intervention militaire
contre l'Irak, et plusieurs délégations officielles s'étaient
rendues de Pékin à Bagdad pour le faire savoir. La Chine n'a
pas, pour autant, opposé son veto à la résolution 678 du
Conseil de sécurité autorisant expressément le recours à la
force. Or, la veille de ce débat, le président Bush annonçait
son intention de recevoir le ministre chinois des Affaires
étrangères, Quian Quichen, auquel il accorda effectivement
audience quelques jours après. Simultanément, les États-
Unis décidaient de ne plus s'opposer à ce que la Banque
mondiale accorde un prêt de 114,3 millions de dollars à
l'État chinois afin qu'il relance son économie, notamment
dans les domaines de l'équipement technologique et de
l'industrie rurale. Or on sait que des prêts annuels d'environ
2 milliards de dollars avaient été consentis à la Chine avant
la répression qui avait suivi le « Printemps de Pékin » et que
la communauté internationale, les États-Unis en tête,
avaient décidé d'y mettre un terme pour sanctionner la
politique du gouvernement chinois 47.
La logique de dépendance apparaît ici sur un triple mode.
La Chine, qui ne peut pas financer seule son
développement, a besoin d'une aide extérieure et donc de
s'insérer dans la communauté internationale, au prix de
concessions qui engagent soit l'évolution de sa politique
intérieure, soit l'orientation de sa politique étrangère.
Choisir la première de ces options, compte tenu de la
tournure prise par les événements de Tien Anmen,
conduisait l'équipe en place à quitter le pouvoir, alors que la
seconde représentait évidemment un moindre coût. Si
importante soit-elle, la concession faite dans le domaine de
la politique extérieure était donc plus supportable et plus
rationnelle : elle engageait, de toute manière, le
gouvernement chinois à abdiquer une part de sa
souveraineté sur le plan diplomatique, en contrepartie d'une
prestation mineure de la part des Etats-Unis, se limitant, sur
le plan matériel à assumer leur part dans un financement
collectif, et sur le plan symbolique à justifier que le moment
était venu de lever les sanctions. On retrouve ainsi dans les
rapports sino-américains la même inégalité de coût qu'on
peut constater dans le rapport de clientèle et donc, à
travers celle-ci, le ressort essentiel et constant de toute
relation de dépendance.
La dépendance ne s'arrête pourtant pas ici à une simple
captation de souveraineté diplomatique. Le vote de la
résolution 678 par la Chine ne vaut pas seulement
réorientation de la diplomatie chinoise, de ses principes
affichés et de sa ligne politique déclarée. Elle implique
inévitablement une perte de crédibilité auprès de ses
partenaires privilégiés, notamment dans un contexte de
réouverture tentée en direction du tiers-monde. En cela, elle
engage un risque évident de dissolution ou du moins
d'affaiblissement de son propre réseau d'influence et de
clientèle. Même si la Chine n'a jamais été protecteur de
l'Irak, sa détermination affichée à ne pas soutenir une
politique de force a créé un effet d'annonce qui, à l'issue du
vote de la résolution 678, tend à démonétiser
vigoureusement la valeur de son patronage. Au-delà donc
d'une captation ponctuelle de sa propre diplomatie, la Chine
vit ainsi, à son passif, une situation de dépendance qui
aboutit à la priver du capital de puissance lui permettant
d'accéder au rôle d'État-patron.
Enfin, le vote de la résolution 678 n'est pas un acte
diplomatique banal, puisqu'il crée du droit et énonce ce
qu'est la morale internationale. En s'y associant, la Chine
participe ainsi à la définition du droit d'ingérence et à la
construction de ce qui est explicitement présenté comme
l'amorce d'un nouvel ordre normatif international. Son vote
contribue ainsi à occulter, voire à abolir, en tout cas à faire
disparaître la nature conflictuelle des relations
internationales dont l'énonciation constituait pourtant l'un
des principes fondamentaux de sa politique étrangère. En
s'insérant de la sorte dans cet ordre communautaire
international, elle manifeste clairement que l'abandon de la
souveraineté diplomatique est le prix à payer pour
bénéficier des apports matériels d'une intégration
internationale sur laquelle elle n'a qu'une prise formelle.
Cette captation de la dimension normative de la fonction
diplomatique est une marque majeure, et parmi les plus
stables, de la relation de dépendance. Le conformisme
diplomatique constitue évidemment l'une des méthodes les
plus sûres auxquelles peut recourir un État faible pour se
protéger et s'impose évidemment comme un choix plus
rationnel que le recours à des discours et des pratiques
contestataires. Ainsi les organisations interafricaines et
chaque État pris isolément au sein du continent noir ont-ils
pour principal souci de proclamer la règle de succession
d'État, de se réclamer de l'héritage territorial issu de la
colonisation, de proclamer l'intangibilité des frontières et de
revendiquer le droit à l'indépendance et à la souveraineté
nationales 48. Dans la situation aléatoire qui est le propre de
tout État dominé, la garantie minimale que représente le
droit au statu quo s'impose évidemment comme le meilleur
calcul qui repousse d'autant les tentations visant à
restructurer l'ordre international en fonction de critères
extérieurs à la logique étatique d'origine occidentale et à la
géographie politique qui en a dérivé : ainsi en est-il des
multiples tentatives avortées, destinées à reconstituer
l'Umma ou à fédérer entre eux plusieurs États africains. La
logique de dépendance fait ainsi primer le conformisme et
le conservatisme sur la contestation et la remise en cause,
favorisant d'autant la pérennisation d'un ordre international
dont la dénonciation active est perçue par chaque État
individuellement comme trop coûteuse. C'est dans cette
perspective que les États du Sud se révèlent les soutiens les
plus actifs et les plus assidus des institutions internationales
et que l'Afrique compte, par exemple, le plus grand nombre
et la plus grande densité d'organisations internationales
gouvernementales reproduisant de façon sourcilleuse autant
la logique étatique que le droit international dans sa
conformité présente.

La captation des fonctions socio-économiques des États


est une marque au départ plus discrète, mais qui ne cesse
d'asseoir davantage les logiques de dépendance. Dans les
situations post-coloniales, son rôle est crucial : surmontant
ou contournant les indépendances formelles, elle conduit les
États dominants à inciter avec succès les États dominés à
aménager leur environnement socio-économique
conformément aux règles de l'économie de marché et à
celles du néo-libéralisme. On sait, notamment grâce à
Polanyi, que l'un et l'autre ont une histoire et un fondement
culturel particuliers. On sait par ailleurs que la plupart des
sociétés extra-occidentales sont caractérisées par un réseau
complexe d'économies informelles et communautaires
difficilement réductibles à la logique de marché. On sait
également que l'importance du secteur économique public
tient pour partie à la stratégie néo-patrimoniale des princes,
mais pour partie aussi à la nécessité d'éponger le sous-
emploi des nouvelles élites. On sait enfin que les politiques
de subvention des denrées de première nécessité, tout en
représentant un coût économique élevé, constituaient un
élément sensible de maintien de la paix sociale. Or
l'évolution des politiques d'aide aux pays en développement
tend à bousculer ces données en faisant fi, la plupart du
temps, des paramètres sociaux et culturels propres à ces
pays. L'échec des politiques économiques de coopération
bilatérale a consacré, au début des années quatre-vingt,
l'avènement du multilatéralisme qui a confié à la BIRD et au
FMI l'essentiel de la tutelle économique des États dominés.
Ce transfert de compétences a conduit ces institutions
internationales à imposer en échange, des programmes
d'ajustement structurel fortement teintés d'orientation
néoclassique. D'une tractation essentiellement politique qui
correspondait à sa nature interétatique, la dépendance se
muait désormais en interaction de type économique : l'aide
se trouve dès lors soumise à l'acceptation par l'État dominé
d'une structuration de son paysage économique conforme
aux vues et aux options de pays occidentaux les plus
développés. Le type de dépendance qui en dérive est
double : le procédé tend à faire peser sur le Sud l'essentiel
du fardeau de l'ajustement à une économie mondiale en
crise généralisée; il conduit par ailleurs les pays du Nord à
influencer les choix nationaux du Sud et à y transférer leurs
modèles de développement économique à un rythme
d'autant plus rapide et dramatique que le pays concerné est
classé parmi les moins avancés. La logique d'exportation
vers le Sud des modèles forgés au Nord tend ainsi à
s'accélérer à mesure qu'elle se révèle inappropriée et à
s'imposer comme un véritable cercle vicieux 49.
Celui-ci a toute chance, semble-t-il, de s'activer, dans la
mesure où cette combinaison de multilatéralisme et de
réajustement drastique paraît soulager et intéresser chacun
des États patrons pris individuellement. Le coût budgétaire
de l'aide bilatérale et son inefficacité relative ont, par
exemple, conduit les pays européens à accepter cette
nouvelle pratique tout en cherchant à l'amender de manière
d'ailleurs plus formelle que réelle. La Commission de
Bruxelles a ainsi fait adopter par le Conseil des ministres
une résolution datant du 31 mai 1988 émettant le vœu que
fussent conciliés développement et ajustement, sans que
les conditions concrètes de réalisation d'un tel objectif ne
fussent jamais établies 50. La Grande-Bretagne semble
décidée à encourager les États de sa sphère d'influence qui
ont le plus clairement opté en faveur des politiques
d'ajustement, tandis que la France, après avoir développé
une attitude quelque peu critique à son égard, semble s'en
accommoder d'autant mieux que la prise en charge de ces
effets drastiques par des institutions multilatérales lui
semble de nature en même temps à alléger ses propres
contraintes budgétaires et à relancer, par la suite, sur des
bases plus efficaces et plus profitables, sa propre aide
bilatérale 51. Loin d'être perçue comme incompatible avec un
patronage d'État, la politique d'ajustement mise en place au
niveau multilatéral est ainsi vécue comme un complément
fonctionnel déchargeant partiellement l'État-patron de la
part la plus lourde du fardeau financier et lui abandonnant,
en fin de compte, la partie la plus profitable de sa fonction
de patronage.
Pour ces raisons, la « politique FMI » marque bien les
contours d'un nouveau type de dépendance qui complète –
au lieu de la dépasser ou de la nier – la dépendance de type
clientélaire, introduisant entre elles deux une division du
travail. Le multilatéralisme favorise une intervention
croissante des pays du Nord dans la vie socio-économique
des États dépendants, la diffusion en leur sein de modèles
de développement et une ingérence sans cesse plus
accusée dans leur économie, sur un mode d'autant plus
vigoureux que l'action multilatérale offre l'alibi de
l'anonymat. Le maintien et la réorientation du bilatéralisme
permettent, de leur côté, de consolider, « sur des bases plus
saines 52 », les acquis d'une dépendance politique. Aussi le
procès instruit contre la politique d'ajustement – accusée
d'être récessionniste, d'impliquer des coûts sociaux
énormes, entre autres dans les domaines de la santé et de
l'éducation, d'aggraver la pauvreté des couches sociales les
plus défavorisées, de désorganiser la production destinée à
la consommation locale et notamment l'agriculture
traditionnelle, et d'accroître le chômage en liaison avec la
remise en ordre des services publics – est-il très peu repris
par les dirigeants des États du Nord.
La solidarité de ces perspectives et l'intériorisation de
cette complémentarité apparaissent d'ailleurs nettement
dans les politiques de coopération mises en place par les
États-patrons. Dans sa politique d'aide à l'Amérique latine,
l'administration américaine insiste explicitement sur les
conditions de renégociation de la dette, directement liée à
une restructuration de l'économie et à l'approfondissement
des fidélités diplomatiques. Ainsi le président américain
George Bush a-t-il pu, en décembre 1990, assurer le
président Menem de faire profiter l'Argentine du plan Brady
et de réduire sa dette extérieure, après avoir rendu en
même temps hommage à la réorientation de la politique
économique argentine, dans le sens du libre-échange, de la
privatisation, de l'ouverture aux investissements étrangers,
mais aussi à l'aide apportée à la diplomatie américaine par
l'envoie de deux navires de guerre dans le Golfe.
L'orientation en direction du Brésil est comparable, comme
le révèle l'appui américain au plan Collor, allant également
dans le sens de la privatisation, alors que le nouveau chef
d'État brésilien opte simultanément pour une diplomatie
beaucoup plus conformiste que celle de son prédécesseur,
José Sarney, qui s'était rendu pour la première fois dans
l'histoire de son pays, en visite officielle en Union soviétique
53
.
La combinaison du bilatéralisme et du multilatéralisme
maximise ainsi les possibilités de captation de la fonction
socio-économique des États tout en la rendant compatible
avec la survie et l'approfondissement des relations de
clientèle. Au total, elle aboutit principalement à entretenir
une dépendance par l'image : politiques de restructuration
et politiques d'ajustement ont pour effet non seulement
d'organiser un certain type de régulation du système
économique international, de maintenir certainement la
dépendance économique des pays du Sud en les
soumettant à des conditions inégales de traitement de la
crise internationale, mais aussi et surtout de favoriser
l'universalisation du modèle libéral et de présenter
l'économie de marché comme le mode unique de
conception de l'économie. Derrière cette victoire d'un néo-
libéralisme triomphant, s'inscrivent ainsi toutes les
variantes du discours de la fin de l'Histoire : extinction des
modèles économiques concurrents à un moment où les pays
d'Afrique d'inspiration socialiste font à leur tour appel au
FMI; convergence des économies vers un modèle unique;
légitimation de la dépendance qui se trouve désormais
traduite comme l'expression normale d'une référence
obligée de tous les États en développement à l'ordre
économique conçu et pratiqué par les États du Nord les plus
développés. Diplomatiquement, cette orientation ne peut
que déboucher sur la voie la plus sûre pour disqualifier les
offres de patronage issues d'autres États, qu'il s'agisse de la
Chine ou naguère de l'URSS.
L'évolution des pays du Maghreb, de la Tunisie et surtout
de l'Algérie est, de ce point de vue, exemplaire d'un
glissement d'une économie dirigiste, voire socialiste vers un
modèle progressivement libéral dont la réalisation semble
porteuse également de mutations politico-diplomatiques.
Dès son VIe Plan (1981), la Tunisie faisait ainsi appel à la «
libéralisation de l'économie, à la réduction des rigidités et
au renforcement des mécanismes de libéralisation ». Avec le
plan suivant, on sollicitait l'épargne privée, notamment pour
la création de petites et moyennes entreprises, les
financements de ce type couvrant désormais, et pour la
première fois, plus de 50 % des investissements. Dans cet
esprit, l'État amorce une réforme de la fiscalité allant dans
le sens d'une décentralisation de la décision économique,
tandis qu'est mise en place en juillet 1985 une réforme de la
législation en matière d'entreprises publiques qui a pour
principal effet de porter le nombre de celles-ci de 500 à 307.
Parallèlement, l'État cède de nombreuses parts de ses actifs
afin de hâter son retrait de la vie économique. Enfin, point
d'orgue des incitations mises en oeuvre par le FMI, le
président Ben Ali décide, le 12 août 1989, de relever de 10 à
15 % le prix des produits compensés, et notamment celui
du pain de 14 %, pour se rapprocher ainsi d'une politique de
vérité des prix 54.
Ainsi se trouvent clairement abandonnées les séquelles
encore notoires du « modèle global de développement
socialiste» que Habib Bourguiba avait commandé dès 1962
à Ahmed Ben Salah pour mieux marquer l'indépendance de
son pays au moment où il amorçait une rupture dramatique
avec l'ancienne métropole 55. À l'époque, l'effet d'annonce
était important et fut fortement orchestré, notamment par
une transformation conséquente du Néo-Destour en un PSD
(Parti socialiste destourien) qui affichait conjointement ses
orientations anti-impérialistes, anticapitalistes et
socialisantes, tandis que le Zaïm décidait de la confiscation
des terres possédées par les anciens colons. Dans les
années quatre-vingt, la logique de dépendance favorise
nettement un effet d'annonce inverse: rentrant dans le rang
d'une économie néo-libérale, la Tunisie se trouve privée
d'une des marques conçues pour affirmer son
indépendance, tandis que l'État recompose ses fonctions
économiques dans un sens qui affirme, clairement cette
fois, sa conformité au système économique international.
Les transformations subies parallèlement par l'Algérie
sont encore plus significatives. La référence au socialisme y
était plus affichée, et le rôle qui lui était assigné dans
l'affirmation de l'identité nationale et dans la construction
de sa diplomatie était beaucoup plus net. La visite effectuée
par le président de la Banque mondiale à Alger en juillet
1989 est l'aboutissement d'un processus des plus
significatifs. Dès le plan quinquennal qui entre en vigueur en
1985, l'État est appelé à se retirer des rouages économiques
en faveur d'autres agents, entreprises et ménages. On
sollicite désormais, et ouvertement, l'épargne privée. Le
secteur privé est reconnu et se voit même doté de fonctions
cruciales puisqu'il doit faire face aux « besoins essentiels
des citoyens, d'exportation, de contribution à la création
d'emplois et à l'aménagement du territoire 56. » En même
temps, les fermes d'Etat sont supprimées et une nouvelle
politique économique est mise en place qui, sans épouser
les caractéristiques radicales de celle qui fut adoptée en
Tunisie, tend à valoriser les mêmes orientations néo-
libérales. Les implications politiques de cette évolution sont
évidentes : l'Algérie doit accepter les recommandations
d'une institution internationale dont elle dénonçait jusque-là
la nature impérialiste; elle doit, pour cela, modifier son
paysage économique, s'aligner sur un modèle de
développement inspiré de l'Occident, renoncer à une
symbolique socialiste qui était la seule marque doctrinale
fondant l'identité de l'État et du FLN; celui-ci se trouve, de
ce fait même, en situation de dérive, laissant la voie libre à
la contestation islamiste. Pourtant, cette réorientation était
en même temps admise, voire voulue et portée par toute
une nouvelle génération technocratique qui trouvait dans
l'inflexion libérale le moyen de dégager sa responsabilité
d'une économie en décomposition et de s'ouvrir à l'extérieur
de manière à y gagner de nouveaux avantages. Ainsi la
captation de la fonction socio-économique de l'Etat algérien
est-elle la résultante de pressions extérieures et d'attentes
venues du dedans : l'évolution vers le conformisme
économique se fait bien sur une communauté d'intérêts, ce
qui augmente ses chances de se révéler durable.
Cette logique de captation aboutit à une convergence des
économies maghrébines qui trouve immédiatement une
traduction politique. L'homogénéisation des structures
socio-économiques a ainsi favorisé la construction de
l'Union du Maghreb arabe dont l'acte fondateur remonte au
sommet de Marrakech, en février 1989, précisément en
plein contexte de restructuration économique. Chacun des
autres partenaires suivait la même voie : déjà installé dans
une économie de type libéral, le Maroc approfondissait son
orientation vers la privatisation et le désengagement de
l'État tout en réactivant l'économie boursière; l'État
mauritanien, soumis aux injonctions du FMI, abandonnait
des parts dans les secteurs bancaire et industriel; la Libye
elle-même n'échappait pas à cette logique puisque à partir
de mars 1987, le gouvernement revenait sur sa politique
passée, retirant à l'État le monopole de la propriété
industrielle, alors que le petit commerce se libéralisait et
qu'apparaissait un petit secteur de PME. En se banalisant et
en recourant à des modèles et des solutions sans cesse plus
proches, les État de la région révélaient leur sensibilité aux
orientations dominantes de l'économie mondiale,
restreignant d'autant la portée et la signification de leur
identité politique, renonçant quelque peu à se particulariser
et à approfondir leurs efforts d'invention politique. Cette
dynamique du conformisme, engendrant celle de la
convergence, favorisait l'établissement de négociations
avec les acteurs dont dépend l'avenir des nouvelles
politiques économiques, qu'il s'agisse du FMI, de la Banque
mondiale, des États-Unis ou de l'Europe des Douze dont
l'unification constitue un autre élément de contrainte pour
le Maghreb.

La captation des fonctions d'innovation institutionnelle


précède les autres captations et couvre, par son extension,
l'ensemble des logiques de dépendance. L'attribution d'une
aide européenne à l'Égypte avait ainsi été subordonnée, lors
de la crise financière qu'elle eut à surmonter en 1876, à des
réformes constitutionnelles introduisant notamment le
principe d'un vote de l'impôt par le Parlement,
conformément à un modèle qui initia l'histoire
constitutionnelle occidentale. Près d'un siècle plus tard,
Anouar al-Sadate décida de se tourner vers le monde
occidental, abandonnant le patronage soviétique pour gérer
les séquelles de la guerre d'octobre 1973: il mit en place,
parallèlement, les conditions d'un multipartisme surveillé
qui faisait suite au parti unique d'inspiration socialisante et
inaugurait ainsi un type de vie politique se rapprochant du
modèle pluraliste occidental.
On peut analyser ces alignements plus ou moins forcés à
travers leur fonction symbolique, puisqu'ils apparaissent
immédiatement comme la marque d'un patronage, un
élément essentiel d'énonciation de l'échange qui s'effectue
entre le patron et son client. À ce titre, le conformisme
institutionnel apparaît d'abord comme formel avant d'être
réel : les États-clients de l'Union soviétique s'empressaient
de se doter d'un parti unique d'inspiration socialiste, et
manipulaient les symboles se référant au marxisme; les
États-clients des démocraties occidentales s'ornent
d'institutions parlementaires le plus souvent artificielles,
intègrent dans leur représentation les principes qui fondent
la séparation des pouvoirs et cultivent les marques
symboliques issues de la puissance tutélaire.
Au-delà de cet effet d'annonce qui est un élément
privilégié de la logique de dépendance, probablement
même son manifeste, cette dynamique du mimétisme
politique mérite d'être accueillie à deux autres niveaux
d'analyse considérablement plus sérieux et plus
déterminants: comme signe de l'attraction culturelle
qu'exercent les modèles institutionnels issus du monde du
Nord, comme révélatrice d'une stratégie d'acteurs, celle des
élites des sociétés dominées qui tirent avantages et utilités
de leur fonction d'importateurs de biens symboliques et
institutionnels venant des États dominants. Ces deux
propriétés sont solidaires: la prétention universaliste du
modèle occidental du gouvernement resterait formelle si
elle ne prenait un sens particulier et ne recevait un écho
remarquable auprès des élites du Sud. Quant à la stratégie
importatrice déployée par celles-ci, elle n'atteindrait ni le
même niveau de performance ni la même signification si
elle ne se trouvait renforcée par le contenu même des
produits institutionnels importés: acteur et culture sont bien
deux éléments indissociables de l'analyse sociologique.
Pour ces raisons, la fonction d'aménagement politico-
institutionnel dispose d'un statut à part. En captant la
fonction diplomatique, l'État dominant procède par
instrumentalisation; en captant ses fonctions socio-
économiques, il contraint ses clients à entrer dans un
système économique international dont il escompte retirer
le maximum d'avantages matériels; en captant la fonction
d'aménagement politico-institutionnelle, il ne met en
revanche à son crédit aucune utilité immédiate, se
contentant d'activer un conformisme international alignant
un monde multiculturel sur son propre modèle. L'inégalité
issue de la dépendance s'apprécie alors d'une double
manière: à travers la chance inégale de chaque culture de
pouvoir inspirer et contrôler l'action sociale et l'innovation
au sein de la collectivité qui la concerne; à travers l'inégale
performance des collectivités sociales plus ou moins
entravées par l'obligation d'obéir à des modèles culturels
qui leur sont extérieurs.
Ce double paradoxe fonde probablement la logique de la
dépendance, illustre son caractère essentiellement
politique, fait le partage entre les effets de structure et les
effets de manipulation qui la rendent possible, détermine
enfin et surtout ce qui constitue le fondement de la relation
de clientèle entre États dominants et États dominés. Il
éclaire, par là-même, les éléments essentiels d'une
problématique de la dépendance : quel est le fondement de
la prétention universaliste et exportatrice du modèle
occidental? Quel principe anime les stratégies importatrices
des acteurs dirigeants des sociétés dépendantes?
CHAPITRE II

La prétention universaliste de l'État


On peut dire de la dépendance ce que la sociologie dit
généralement du pouvoir : elle est d'autant plus efficace et
active qu'elle ne s'exerce pas de manière coercitive et
qu'elle ne recourt à la contrainte que de façon
exceptionnelle. Comme toute relation de domination, la
dépendance puise le meilleur de ses ressources dans
l'argument d'évidence d'autant mieux distillé qu'il n'est pas
le fait d'un acteur, qu'il soit intellectuel ou praticien de la
politique. En réalité, les modèles occidentaux de
gouvernement s'imposent comme universels de manière
tautologique, puisque de tous les ordres politiques, seul
l'ordre étatique s'autoproclame universel, par recours à un
postulat dont il peut d'autant moins se défaire qu'il est reçu
par tous comme constitutifs de sa propre définition.

L'INVENTION DE LA CITÉ UNIVERSELLE

Tous les exercices typologiques montreraient aisément


que l'État est la seule forme de gouvernement qui récuse de
manière systématique toute identité particulariste. La cité
grecque s'est construite en référence à des cultes
particuliers qui faisaient son identité et qu'elle prétendait
pérenniser 57. Les monarchies patrimoniales se sont
constituées autour de la particularité de leur centre
dynastique. Les empires se réfèrent, dans leur construction,
à une culture singulière qu'ils entendent défendre,
promouvoir ou, à la rigueur, étendre : mais l'universel n'est
alors qu'une finalité fictive et incertaine, dont la réalisation
passe précisément par la négation de la culture de l'autre.
Les systèmes segmentaires, enfin, constituent la réalisation
simple et non médiatisée d'un ordre social communautaire,
et donc essentiellement bâti sur le particulier.
Il en va tout autrement de l'État. Construit par référence
directe à la raison, il ne peut que se prétendre universel et
ses principes de fonctionnement ne peuvent que viser à
réduire la variété des ordres politiques qui composent le
système international. Impliquant, à la différence de tous les
autres, une autonomie de l'espace politique et la formation
d'un espace public différencié de la société civile, il ne peut
parachever sa construction qu'en se distinguant du
particulier, qu'il s'agisse des intérêts privés, des cultures
spécifiques ou des groupements communautaires.
L'argument n'est pas seulement intellectuel : il se vérifie
dans la pratique quotidienne des États et à travers leur
œuvre de façonnement d'un système international à leur
image.
Sur le plan de la légitimité, la référence à la raison
consacre une triple rupture. Elle est d'abord constitutive
d'une hiérarchie qui place l'État au sommet des typologies :
corrélative de la naissance du modèle étatique, la légitimité
rationnelle-légale est par essence supérieure aux autres
formules de légitimité et conduit les diverses traditions
sociologiques à associer État et modernité. L'usage de la
raison introduit de même l'argument redoutable de la
convergence et de la fin de l'Histoire. Seule formule de
gouvernement à se concevoir explicitement hors du
particulier, l'État ne peut en effet que se généraliser à
l'ensemble des aires culturelles en marquant un « progrès »
ainsi que l'entrée dans le stade positif d'Auguste Comte : la
thèse se retrouvait déjà chez Daniel Bell dans les années
soixante et ressurgit trente ans plus tard sous la plume de
Fukuyama 58. La raison ne peut en effet que triompher de
l'histoire et s'imposer, sans combat autre que d'arrière-
garde, face à tout autre mode de construction du social.
Enfin, science et État ne peuvent s'inscrire que dans une
relation transitive : l'État ne prétend pas défendre sa
marque comme étant celle d'un bon système politique, mais
comme étant le débouché logique de toute entreprise de
diffusion du savoir.
La référence à l'espace public est porteuse de la même
dynamique. L'invention étatique tient une partie de sa
marque de sa capacité à abstraire la politique de la société,
à le construire hors de celle-ci, dans un espace propre, à
l'inverse de l'ordre impérial qui suppose la totale fusion des
deux ordres. Cette œuvre de différenciation se veut
également entreprise d'émancipation des allégeances
traditionnelles et particularistes et se présente
inévitablement, sur cette base, en même temps comme
source de progrès, de droits nouveaux et surtout, à travers
l'allégeance citoyenne qu'elle construit, comme productrice
d'un mode égalitaire et universaliste de conception des
rapports au politique. Les droits de l'homme deviennent
ainsi droits de l'homme et du citoyen et se présentent aussi
comme droits universels. Éteignant les particularités à
l'intérieur même des sociétés, la construction des espaces
publics a vocation à éteindre les différences entre sociétés:
se présentant en même temps comme émancipatrice et
individualisante, elle s'impose comme mode universel de
recomposition des liens sociaux. Dans ces conditions, toute
résistance communautaire, toute expression d'allégeance
autre que citoyenne deviennent inévitablement des
résurgences du passé et des manifestations régressives. La
culture elle-même voit son statut déplacé : de principe
d'expression identitaire ou de conscience collective, elle
devient soit formule de légitimation du système politique
sous l'appellation de culture politique, soit simple principe
résiduel abandonné à la curiosité de l'anthropologue.
La production de la science politique occidentale constitue
de ce point de vue un instrument précieux de vérification de
cet ensemble d'hypothèses. L'aventure culturaliste a
significativement oscillé entre la tentative désespérée de
ressusciter l'œuvre des pères fondateurs et la volonté
militante qu'on retrouve notamment dans le courant
behaviouriste anglo-saxon d'envisager la culture dans sa
capacité de reproduire un modèle d'intégration civique. La
référence à Weber et à Durkheim conduisait à reléguer la
culture dans l'interprétation des formes prémodernes de
gouvernement. En suivant le maître français, le sociologue
est en effet amené à assimiler culture et religion, à valoriser
le sacré comme « expression raccourcie de la vie collective
tout entière 59 », mais en même temps à admettre que l'État
moderne marque le « retrait des dieux sur l'Olympe » et la
substitution d'une forme nouvelle d'intégration à
l'intégration par la culture . En suivant le maître allemand,
60

il est conduit à distinguer entre l'épure de l'Éthique


protestante marquant la production d'un sens particulier
dominé par la raison et des types religieux dont Parsons se
hâte de conclure qu'ils constituent des « cultures-niches »,
véritables impasses de la modernisation sociale 61. Dans de
telles constructions, l'analyse culturelle se confond
étrangement avec celle des «aires culturelles » lointaines,
les cultures propres aux sociétés occidentales étant
délaissées, à de très rares exceptions près, sauf pour
étudier des phénomènes de résistances minoritaires ou de
subcultures. Étrangement, Weber et Durkheim posent à
leurs commentateurs la même énigme. Le premier porte
jusqu'au bout de sa logique l'argumentation de l'Éthique
protestante lorsqu'il constate que « seul l'Occident a
disposé pour son activité économique d'un système
juridique et d'une administration atteignant un tel degré de
perfection légale et formelle 62 », nous conduisant à
présenter non seulement la culture protestante, mais en
réalité la culture occidentale comme culture élue, tirant son
exceptionnalité de sa capacité exclusive d'accéder à la
raison. Weber disqualifiait par là même la validité d'une
comparaison des systèmes politiques reposant sur l'usage
du concept de culture, puisqu'il tenait l'Etat pour un ordre
de domination fondé en même temps en culture et en
raison, la première ne pouvant qu'expliquer pourquoi, dans
d'autres histoires, l'État n'a pas pu se constituer: la culture
devient ainsi un mode d'explication résiduelle qui en outre
ne peut pas déboucher sur des propositions de type
revivaliste, faisant apparaître l'existence d'une modernité
propre à l'islam ou propre à la culture indienne. De même
peut-on noter chez Durkheim un dilemme encore plus
marqué lorsqu'on trouve dans la Division du travail social
une analyse de la régression du religieux et du triomphe
progressif d'un État laïc ainsi que d'une morale individuelle,
alors que, dans les Formes élémentaires de la vie religieuse,
il nous invite à considérer que « presque toutes les
institutions sociales sont nées de la religion », donnant
toute sa puissance à l'explication culturelle 63. À nouveau,
l'exception de la modernité occidentale est, au moins
implicitement, confirmée; la portée de l'explication
culturelle s'estompe pour se voir préférer une analyse en
termes d'universel.
L'inversion qui marque l'analyse culturelle depuis les
années soixante est dès lors très significative. Laissant aux
africanistes ou aux orientalistes le soin de mener, sur leur
terrain, une recherche en termes d'identité, les politistes
spécialisés dans l'analyse du monde occidental ont pris le
parti de faire la route à rebours: travailler sur la culture
consiste à rechercher le système d'attitudes tenu pour
universalisable, capable d'assurer le maximum de stabilité
et d'intégration au modèle de gouvernement moderne.
Almond et Verba définissaient par exemple les contours
d'une culture civique assurant à l'allégeance citoyenne le
maximum d'accomplissement et leur permettant de classer
les différentes sociétés sur une échelle de performances en
haut de laquelle figurait la Grande-Bretagne et tout en bas
le Mexique 64... De même, travaillant sur la Norvège, Harry
Eckstein ne cherchait pas tant à saisir les fondements
culturels du système politique norvégien qu'à établir les
contours du système d'attitudes le plus apte à assurer la
stabilité des institutions démocratiques 65.
Au-delà même de la culture, toutes les dimensions de la
science politique s'efforcent de valider cette progression des
modèles occidentaux de gouvernement vers
l'universalisation. Longtemps dominante, la tradition
systémiste propose une représentation transculturelle des
relations politiques ne laissant la place à la construction
typologique que pour classer les types de systèmes en
degré de capacité politique. Ramené à une technique, le jeu
politique moderne est d'autant plus efficace qu'il est neutre
et qu'il sait faire abstraction de références idéologiques,
tandis que la culture, dans ce type de construction, n'est
fonctionnelle que lorsqu'elle renforce précisément les
capacités du système. C'est précisément ainsi que des
auteurs comme Lucian Pye et Gabriel Almond tiennent pour
développés les ordres politiques sécularisés, c'est-à-dire
ceux dont les références au sacré s'éteignent pour laisser la
place à la raison et en fait à une technologie politique
reprenant les éléments de l'ordre étatique.
C'est bien sur la base d'un tel postulat que s'est constitué
le concept de développement politique, destiné précisément
à décrire ce processus de réalisation de l'universel, au sein
des sociétés extra-occidentales, mais en même temps à
interpréter comme inévitablement transitoires – et donc
fonctionnelles - les manifestations d'autoritarisme qui
structurent la vie politique des sociétés en développement.
Sévèrement critiqué et de moins en moins admis par la
communauté scientifique, le développementalisme connaît
en revanche un rayonnement politique certain fondé sur un
échange évident de bons procédés entre les Princes du
monde occidental et ceux qui se retrouvent ainsi identifiés
comme appartenant à un monde « extra-occidental » ou «
en développement ».
La science politique développementaliste présente pour le
prince occidental le double avantage de sur-légitimer son
ordre et de justifier la constitution d'un système
international à l'image de son droit et de ses institutions.
Pour le prince des autres sociétés, elle ouvre des
perspectives stratégiques considérables 66. Elle légitime
d'abord son recours à l'autoritarisme, sacrifice aussi
fonctionnel qu'inévitable pour atteindre le stade
démocratique : elle laisse en effet le champ libre pour
contenir le flux de la participation en fonction du niveau de
capacité atteint par les systèmes politiques. Elle lui offre
ensuite la possibilité de se légitimer en tant que porteur de
modernité, face aux détenteurs de ressources
traditionnelles de pouvoir : difficile à détruire sur le plan de
la légitimité, l'autorité traditionnelle peut être ainsi sapée ou
contenue grâce à la mobilisation active de toute une
symbolique modernisatrice qui disqualifie ainsi tout autre
pouvoir qui se réfugie dès lors dans la périphérie.
Paradoxalement enfin, la logique développementaliste lui
permet de plaider les effets contraignants du décalage entre
les sociétés modernes et les sociétés en développement,
pour dénoncer devant son peuple les pratiques de
dépendance et les échecs socio-économiques qu'elles
suscitent. Cette habile combinaison d'un usage du
développementalisme apologétique sur le plan interne et
dénonciateur sur le plan externe se retrouve fréquemment
dans les sociétés d'Afrique ou d'Asie. On le perçoit ainsi
dans le discours d'un Nasser dénonçant conjointement, dès
1955, le féodalisme et l'impérialisme, de même que chez
Félix Houphouët-Boigny lorsqu'il légitime son pouvoir par un
discours étatique moderne disqualifiant les détenteurs de
l'autorité traditionnelle, et à partir également d'une mise en
cause explicite des États occidentaux et de leur incapacité
ou de leur refus de soutenir les cours des matières
premières67.
Cette convergence stratégique a pour effet tangible
d'exporter le modèle étatique comme forme de
gouvernement des sociétés, mais aussi et surtout de
reconstruire la scène internationale comme l'exact décalque
de la logique de l'État. Le premier de ces effets suppose
l'universalisation du modèle hobbésien. Le discours du
Léviathan combine précisément les éléments d'une
hypothèse sociologique rendant compte du processus
d'invention de l'État et ceux d'un discours philosophique
offrant à celui-ci le sceau légitimant de la raison universelle.
On peut dissocier les deux démarches et présenter l'œuvre
de Hobbes comme l'explication d'un processus social situé
dans l'espace et le temps. En revanche, l'usage courant les
présente comme solidaires faisant de l'État une expression
politique universelle 68.
L'hypothèse sociologique transparaît clairement lorsque
Hobbes commence son célèbre chapitre XVII, « Des causes,
de la génération et de la définition de la république », en
affirmant : « La cause finale, le but, le dessein que
poursuivirent les hommes, eux qui par nature aiment la
liberté et l'empire exercé sur autrui, lorsqu'ils se sont
imposé ces restrictions au sein desquelles on les voit vivre
dans les républiques, c'est le souci de pourvoir à leur propre
préservation et de vivre plus heureusement par ce moyen 69.
» Cette exigence fonctionnelle est satisfaite par « la
convention de chacun avec chacun passée de telle sorte
que c'est comme si chacun disait à chacun : j'autorise cet
homme ou cette assemblée, et je lui abandonne mon droit
de gouverner moi-même, à cette condition que tu lui
abandonnes ton droit et que tu autorises toutes ses actions
de la même manière 70 ». Ainsi la réponse que donne
l'auteur à l'exigence fonctionnelle qu'il avait posée reprend-
elle la formule de la remise au tiers dont on perçoit
aisément qu'elle recouvre toutes les caractéristiques que la
sociologie prête généralement à l'État : différenciation de
l'espace politique, fondée par la spécificité même de ses
fonctions et par son existence comme lieu de remise;
individualisation des rapports sociaux tenant au caractère
individuellement rationnel de cette remise, nature prioritaire
de l'allégeance citoyenne fondée de manière presque
tautologique puisque celle-ci est garantie par la coexistence
même de l'échange d'avantages qui s'opère entre l'individu
et la république, par-là même nommée «Dieu mortel71 ».
Or cette hypothèse sociologique peut être soumise à une
double vérification. Empiriquement, il est aisé de s'appuyer
sur les travaux des historiens de la fin du Moyen Âge et de
la Renaissance en Europe pour montrer qu'elle décrit avec
rigueur le processus même de construction de l'État, le
contexte de mise en péril de la sécurité des biens et des
personnes, la pratique d'abandon formellement consenti par
les acteurs sociaux, nobles affaiblis, bourgeois soucieux de
la sécurité des marchés, paysans livrés aux incertitudes de
la migration rurale naissante. Surtout, elle correspond de
façon manifeste aux effets de mutation de la structure
sociale, lorsqu'on établit comment l'État occidental est né
du dépérissement des structures communautaires,
notamment des communautés villageoises et des
communautés familiales et de l'incapacité des sociétés
civiles de donner la pleine mesure à leurs structures
associatives 72.

Sur le plan philosophique, l'hypothèse de Hobbes suppose


que la remise au tiers s'impose comme seule formule
capable de satisfaire l'exigence de protection. Or l'analyse
sociologique conduit vers d'autres conclusions: on peut
envisager des constructions communautaires du social qui
se révéleraient durables et qui feraient obstacle à la
conclusion du pacte hobbésien tout en fournissant d'autres
formes possibles de prestation de sécurité. Ainsi, la
communauté peut être conçue comme lieu d'excellence de
protection de l'individu, l'histoire de la sortie du Moyen Âge
montrant que l'État s'est précisément imposé face à la
déficience des communautés villageoises et familiales 73.
Hobbes semble rejeter cette hypothèse lorsqu'il précise que
« ce n'est pas davantage la réunion d'un petit nombre
d'hommes qui peut donner cette sécurité; en effet, lorsqu'il
s'agit de petits nombres, une légère augmentation du
nombre de l'un ou de l'autre camp rend la supériorité des
forces assez grande pour emporter la victoire, constituant
ainsi un encouragement à l'agression 74 ». En établissant ce
constat, le philosophe anglais inscrit incontestablement son
discours dans une logique universaliste dont on retrouve la
trace dans bon nombre de traditions : Ibn Khaldun par
exemple attire tout autant l'attention sur les effets
dévastateurs des solidarités communautaires dès lors
qu'elles conduisent précisément les tribus à l'affrontement
et à la conquête. En revanche, les conclusions offertes et les
solutions prônées ne semblent pas universellement
partagées, puisque le même Ibn Khaldun pense au contraire
trouver dans la solidarité communautaire les principes de
reconstruction de la cité 75. En stipulant que les principes
organisateurs des liens sociaux avaient beaucoup plus de
chance d'être opérants pour assurer l'ordre social que leur
complète dénaturation et leur remplacement par d'autres
liens, le penseur maghrébin faisait œuvre de sociologue et
ouvrait un débat qui avait toute chance de garder
longtemps son actualité. Relayé en cela par les
anthropologues contemporains, il annonçait déjà les
paradigmes qui semblent s'imposer maintenant: ceux de
Clifford Geertz, lorsqu'il rappelle l'identité tribale des villes
arabes ou ceux de Gellner lorsqu'il expose que la perte
d'identité communautaire des cités implique l'établissement
de susbtituts qu'il situe dans le clientélisme ou, en
analysant le cas marocain, dans le sharifisme76.
La démarche est la même chez les sinologues lorsqu'ils
rappellent que la vision courante d'un État impérial chinois,
bureaucratique et centralisé, ne rend compte que d'une
partie de la réalité socio-politique, probablement même la
moins pertinente. L'ordre impérial chinois, après
l'expérience du légisme (III siècle av. J.- C.), a d'abord été
e

celui d'un gouvernement communautaire et


antibureaucratique (fengtian), dans lequel le politique ne
s'est pas construit à partir d'une démission des
communautés, mais au contraire grâce à l'établissement
d'une correspondance entre la vie communautaire, familiale
et paysanne, et le centre impérial 77. Chacune des dynasties
a pu instaurer son pouvoir à partir d'un pacte plus ou moins
explicite entre le nouveau centre politique et la
reconstruction des communautés familiales rurales.
L'arrivée des Tang au pouvoir suppose l'élaboration d'une
ordonnance agraire redistribuant les terres de manière à ce
que chaque unité familiale dispose non seulement des
ressources dont elle avait besoin, mais aussi du surplus
nécessaire pour le paiement de l'impôt, permettant
l'entretien de l'empire. Le pacte ainsi conçu n'avait rien
d'hobbésien : il ne sanctionnait pas un échange entre liberté
et sécurité, ne produisait pas un ordre de souveraineté,
mais ne faisait qu'assurer une harmonie sociale dont le
maintien est la seule garantie de la pérennité du centre
dynastique impérial. Dans un tel modèle, en outre, la
fonction politique se dissout presque intégralement dans
l'ordre social: loin de disposer de ressources propres, le
centre impérial ne vaut que par sa capacité de bénéficier de
la mobilisation des structures communautaires: loin de
dégager une allégeance citoyenne prioritaire, il dépend de
l'inclusion en son sein des communautés agraires, loin de se
construire sur une remise individuelle de libertés, il est
alimenté par la sauvegarde de l'équilibre entre ses propres
prétentions et celles des communautés sociales. Avoir le
pouvoir ne signifie pas intervenir, agir, transformer, mais au
contraire être titulaire d'un rôle qui dispense de décider.
Or l'effritement progressif de ce modèle et surtout la
montée de l'occidentalisation ont sérieusement bousculé ce
modèle qui fit peu à peu place à celui d'un État
bureaucratique centralisé (junxian), distinct de la société,
séparé, dissocié de la vie économique. Retrouvant certains
éléments du légisme traditionnel qui avait dominé au début
de l'aventure impériale chinoise, mais s'apparentant de
façon beaucoup plus évidente à la tradition étatique
occidentale, ce modèle recompose plusieurs des données
du pacte hobbésien: construction d'un espace politique
différencié et souverain, allégeance directe de l'individu au
centre politique, construction d'une bureaucratie complexe.
Or les travaux d'Yves Chevrier montrent que ce modèle n'a
pas définitivement triomphé 78. On oppose volontiers le
système maoïste tentant de renouer avec la vieille tradition
fengtian, en s'appuyant sur la mobilisation paysanne, sur la
dissolution des fonctions politiques dans les espaces
sociaux, sur la reconstitution d'une indifférenciation de
l'économique et du politique au système mis en oeuvre par
Deng Xiaoping qui semble, au contraire, se réaligner sur le
modèle du junxian. Deng joue visiblement la carte de l'État,
la décentralisation économique, la renaissance d'un marché
désormais distinct d'un pouvoir bureaucratique qui fait
appel à la fonction citoyenne. Mieux encore, il cherche à
corriger l'effet d'effritement du contrôle social, tenant en
même temps à la régression du marxisme et à celle des
cultures traditionnelles, par le recours au nationalisme: la
reconstitution d'un modèle qui se rapproche ainsi de
l'universalisme hobbésien se retrouve par là même
complétée par l'importation de l'un des éléments clefs de la
grammaire occidentale de la modernisation.
L'analyse sociologique ne confirme donc pas la portée
universelle du pacte hobbésien. Elle montre, plus
précisément, la variété des pactes sociaux incluant tout
autant des formules individualistes que des formules
communautaires. Loin de disparaître, celles-ci se
recomposent, se redéploient, tandis que les acteurs visant
l'efficacité politique doivent chercher à les intégrer plutôt
qu'à les effacer. Plus exactement encore, les modèles extra-
occidentaux et en particulier l'exemple de la Chine
suggèrent qu'individualisme et communautarisme peuvent
se compléter ou se succéder rythmant, comme dans la
Chine communiste, l'alternance des types de régime
politique. Sauf à tenir ces manifestations pour des résidus
de tradition et qui, en tant que telles, devraient être
démantelées par un processus de modernisation, force est
d'admettre qu'elles construisent un modèle concurrent
d'allégeance qui ne s'intègre pas dans la construction de
Hobbes et dont la déficience porte directement atteinte à la
légitimité du système politique.
Aussi Hobbes ouvre-t-il, en sociologue, un questionnement
qui se révèle décisif pour apprécier le contexte dans lequel
peut s'opérer le processus d'invention étatique. En
philosophe, il inscrit résolument cette perspective dans une
théorie normative qui donne à son pacte une autre nature:
l'invention de l'État n'est plus appréciable par rapport à un
contexte mais par référence à un calcul de raison. Celui-ci
s'impose chez Hobbes en même temps au-delà de la nature
humaine qui pousse à la prédation et au-delà de la religion
qui conduit à un autre type d'obéissance. La raison se
définit chez lui comme l'ordre de l'addition, du calcul, de la
recherche des conséquences et ouvre ainsi le domaine de la
science. Or, c'est exactement dans celui-ci que l'auteur
inscrit le pacte social, établi précisément comme un calcul
accompli par l'homme pour neutraliser les conséquences
néfastes de ses passions. Ainsi se trouve posée l'identité
scientifique non seulement de l'État, mais de tout le
mécanisme d'obéissance que l'auteur lui attribue. Non
seulement ce sceau de la rationalité se trouve confirmé par
le siècle des Lumières et repris, comme nous l'avons vu, par
la tradition sociologique, mais il est identifié comme tel par
les intellectuels et les acteurs politiques du monde extra-
occidental dès la fin du XVIIIe siècle. L'Occident s'impose
alors, grâce à ses performances technologiques, comme le «
monde de la civilisation » et parvient ainsi à se faire
accepter comme agent de la reconstitution d'un savoir
positif et comme diffuseur de la science. C'est à ce titre
notamment que les premiers exportateurs appartenaient
aux différents courants rationalistes et positivistes de
l'Europe du XIXe siècle. Ainsi convient-il d'interpréter
notamment le rôle de la franc-maçonnerie, sensible un peu
partout, et d'abord en Perse et au Levant, celui du saint-
simonisme, fortement présent en Égypte dès 1830, du
positivisme, qui a joué un rôle considérable auprès des
Jeunes Turcs 79. De même, en Chine la science occidentale a-
t-elle été présente bien avant les traditions philosophiques
qui leur étaient concomitantes: dès la seconde moitié du
XIXe siècle, la création des premiers instituts de langues
étrangères à Pékin, Shanghai et Canton accompagne la
formation des écoles techniques d'abord attachées aux
chantiers navals; les missionnaires accomplissent
parallèlement la même œuvre de diffusion d'un savoir
scientifique, tandis que les premiers étudiants chinois sont
envoyés en Europe et aux États-Unis pour acquérir une
qualification dans les domaines industriel et médical; en
même temps commence à s'amorcer une véritable œuvre
de comparaison entre les mathématiques occidentales et
chinoises 80. Ce vecteur scientiste est d'autant plus efficace
qu'il conduit à la diffusion d'une pensée évolutionniste
conséquente remarquable en Chine à travers l'œuvre de Yan
Fu (1852-1921) qui avait été précisément formé par l'une de
ces écoles, celle de l'arsenal de Fuzhou, et par un stage
accompli en Grande-Bretagne dans la Royal Navy. À cette
occasion, il avait lu précisément Darwin et Spencer, avait
étudié le droit et l'administration britanniques et avait
traduit en chinois les philosophes évolutionnistes, en plus de
Stuart Mill et Montesquieu. C'est précisément dans ce
contexte scientiste que pénètrent les idées politiques
occidentales et les premiers modèles institutionnels. De
même, l'Appel à la jeunesse de Chen Duxiu (1880-1942), de
formation française et futur responsable du PC chinois, se
réfère-t-il, dès 1921, à l'esprit d'entreprise occidental 81.
Le lien entre la justification scientifique de l'invention de
l'État occidental et l'hégémonie technologique de l'Occident
favorisait ce vaste mouvement d'exportation. Elle explique
que le XIXe siècle fut une période charnière de ce processus
et le moment même où la prétention universaliste de toute
cette production avait le plus de chance d'être
favorablement accueillie. L'essentiel n'est pourtant pas là :
la diffusion du modèle occidental de gouvernement apparaît
déjà, à travers ces quelques exemples, être le fait
d'importateurs issus des élites nouvelles – élites du pouvoir
ou élites intermédiaires – dirigeant les sociétés extra-
occidentales. Si importante soit-elle, la sociologie du
prosélytisme n'explique qu'une petite partie de la pratique
même de la diffusion, inconcevable sans une œuvre
d'accueil. Plus que concertée et voulue par les États
occidentaux, elle répond à des demandes et des stratégies
d'élites, certes fréquemment socialisées aux valeurs
occidentales, mais qui, le plus souvent, déploient leur action
non pas en prolongement d'incitations venues d'Occident,
mais pour réaliser des objectifs qui leur sont propres et qui
sont souvent des finalités d'émancipation. Les acteurs de
cette socialisation sont eux-mêmes moins coordonnés qu'on
ne pourrait a priori le supposer : organisations non
gouvernementales, humanitaires ou religieuses, missions
protestantes ou catholiques, associations scientistes, saint-
simoniennes ou maçonniques, chacune d'entre elles agissait
en fonction de ses intérêts propres et d'une stratégie qu'elle
arrêtait de façon autonome. Face à cet effet de composition
et au processus de diffusion accompli depuis les métropoles
par les institutions universitaires et culturelles, le rôle des
organismes officiels de coopération et des missions
gouvernementales ne pesait en fait que très peu.

L'OCCIDENTALISATION DE LA SCÈNE
INTERNATIONALE

Cette occidentalisation diffuse s'est plus


systématiquement exercée à travers la transformation de la
scène internationale que les États occidentaux ont peut à
peu forgée à leur propre image. Contrairement à certaines
hypothèses, l'État occidental n'est pas le produit d'un
système international nouveau: son origine qu'on situe
volontiers maintenant dans les profondeurs des sociétés
rurales de la fin du Moyen Âge rend anachronique son
apparentement au système international que le capitalisme
marchand avait inauguré à la Renaissance. En revanche,
l'État a profondément marqué de son empreinte le jeu
international, d'une manière qui se faisait d'autant plus
décisive que les progrès de l'État-nation se sont réalisés
dans le contexte d'une mondialisation de la vie
internationale. On peut recenser au moins trois axes de
cette étatisation: la diffusion du principe de territorialité,
celle d'un système normatif fortement marqué par la
conception occidentale du droit, celle enfin des règles du jeu
international.
La territorialisation du monde

Le principe de territorialité échappe souvent à la critique


tant il semble évidemment universel. Composante décisive
du jeu étatique, il est pourtant lié à une histoire; élément
essentiel du système international contemporain, il heurte
également de plein fouet quantité d'autres histoires, bon
nombre d'autres cultures. Si les relations internationales
sont aujourd'hui plus ou moins conformes au modèle
interétatique aronien, c'est d'abord parce qu'elles se sont
constituées à partir de l'universalisation forcée de l'idée de
territoire 82.
Or celle-ci, dans l'histoire, repose sur plusieurs
caractéristiques qui fondent sa singularité. Elle suppose
d'abord le dépassement d'une logique sociale
communautaire. Dans l'ordre de l'État, le territoire devient
un cadre fonctionnel de regroupement politique, parce que
celui-ci implique des individus qui fondent leur identité sur
leur rapport d'allégeance à un centre qui prétend
monopoliser l'autorité. En cela, la logique territoriale
contredit la construction communautaire du social: dès lors
qu'elle est valorisée, l'appartenance à la tribu, au clan, ou à
la famille élargie rend fragile, ambiguë ou contestable
l'identification territoriale. Celle-ci est au contraire
fortement opératoire lorsque disparaît toute médiation entre
l'individu et l'État, lorsque le territoire devient ainsi la
concrétisation géographique de la notion d'espace public.
L'anthropologie et la sociologie historique ont pu saisir ce
processus d'individualisation lorsqu'il a commencé à
affecter l'Europe dès les XIe et XIIe siècles, précisément au
moment où s'essoufflait la logique féodale et où prenait
corps en Occident l'idée d'un territoire fini 83.
Le territoire est également, à ce titre, dépassement de la
logique féodale. On sait que, dans celle-ci, il ne revêt pas la
même signification, qu'il n'y est porteur ni d'identification ni
d'allégeances prioritaires et qu'il n'y a jamais reçu le
caractère fini et institutionnel que lui confère le jeu étatique.
On a montré aussi, notamment à l'instigation de Norbert
Elias, que le jeu féodal a joué un rôle essentiel dans la
construction progressive de l'idée de territoire et surtout
dans sa conversion de l'état de ressource individuelle
assurant la puissance du seigneur, en ressource
institutionnelle favorisant l'exercice d'une domination de
type étatique 84. Le sociologue allemand avait en effet
expliqué comment la concurrence entre seigneurs
inégalement dotés en territoires conduisait à l'affrontement
guerrier et encourageait le vainqueur à revendiquer le
monopole de la domination sur le territoire dont il s'était
rendu maître. En cela, la structure féodale a pour la
première fois institutionnalisé le territoire sur le plan
politique en en faisant en même temps le support essentiel
de la domination et de l'identification politiques et le
marqueur exclusif de la souveraineté exercée par chaque
Prince. Dépassement d'un système de délégation
hiérarchique qui donnait au territoire une signification
politique relative, la construction de l'État fixait ainsi le
territoire dans un absolu qui devenait la seule méthode
capable de restaurer l'autorité. En ce sens, l'histoire de
l'invention territoriale est liée, dans sa configuration
présente, au passé féodal des sociétés occidentales.
De même, le territoire s'impose-t-il comme dépassement
de la logique impériale qui repose, elle, sur la notion de
territoire non fini. Portant au plus haut la tension entre le
particulier et l'universel, entre la référence à une culture
spécifique et la volonté de l'étendre, l'empire se déploie, par
définition, sur un territoire dont les limites ne sauraient être
fixées ni institutionnalisées. Les Empires omeyyade et
abbasside se référaient à un dar al islam, c'est-à-dire à un
domaine de l'islam qui ne se réduisait pas totalement à une
catégorie géographique. Dans l'Empire chrétien, le propre
de l'empereur est, de même, de rayonner au-delà de son
territoire strict pour faire valoir dans toute la chrétienté le
surcroît de légitimité que lui valent ses attributs. Dans
l'Empire chinois, l'idée de frontière ne désignait que les
franges où commençait la barbarie, par nature instables et
qui ne pouvaient être constitutives d'un espace fini. À
l'intérieur des empires, au contraire, se juxtaposaient
cultures et peuples dont l'identité ne se référait pas au
territoire, mais à la religion (cf. le millet dans l'Empire
ottoman), à la langue (dans l'Empire chinois) ou au statut
politique, la citoyenneté ne renvoyant, dans l'Empire
romain, ni au lieu ni à l'espace, mais à un acte politique:
jusqu'à l'édit de Caracalla qui liait, pour la première fois et
au IIIe siècle seulement, terre et citoyen, l'ordre impérial
dissociait territorialité et statut civique.
La territorialisation s'inscrit aussi comme dépassement de
la société rurale occidentale. Sans tomber dans un
évolutionnisme trop sommaire, on peut en effet tirer parti
de la concomitance qu'on établit facilement entre la
construction du territoire national et les progrès de
l'économie marchande. Celle-ci supposait une modification
des espaces politiques : trop vastes, les empires risquaient
d'étouffer les circuits marchands et de porter atteinte à
l'autonomie des sociétés civiles et du marché; trop exiguës
ou fractionnées, les cités-États ou les ligues de cités
risquaient d'entraver les flux commerciaux et de mal
s'insérer dans le système économique naissant. Celui-ci, à
mesure qu'il se renforce, transforme puissamment la carte
de l'Europe jusqu'à faire peu à peu de l'échelle nationale la
mesure universelle des systèmes politiques. C'est en cela
que la société civile, dans son processus de constitution,
porte le principe de territorialité: on évalue d'autant mieux
combien une économie indifférenciée des structures
communautaires peut mal se prêter à la construction et à la
légitimation d'un territoire. Les économies d'affection
auxquelles Goran Hyden fait référence pour analyser les
sociétés d'Afrique orientale contribuent à limiter les flux
sociaux, à incruster les fonctions économiques dans les
structures communautaires et à dévaloriser le rôle de
l'administration locale, privant ainsi le territoire de tout ce
qui est en mesure de lui donner une réelle portée politique
85
.
C'est cependant la logique de l'État qui,
incontestablement, confère le plus clairement au territoire
son identité politique. Le parachèvement de la construction
étatique tend à institutionnaliser, voire à sacraliser, l'idée de
territoire fini: l'État ne s'accomplit qu'en venant à bout de
toute allégeance intermédiaire, en fixant dans la relation de
citoyenneté la sujétion directe de l'individu au centre
politique. Seul, dans ce contexte, le territoire peut demeurer
un repère légitime de cette relation: il se doit d'être sans
ambiguïté, de susciter sur le plan du droit un jus loci qui,
peu à peu, se substitue au jus sanguinis et d'être doté de
frontières qui deviennent juridiquement intangibles. Tel est
le sens de l'ordre qui se dégage des traités de Westphalie;
tel est celui qui apparaît à travers les mutations qui
affectent les royaumes européens dès la sortie de la
Renaissance lorsque la notion même de marches vient à
disparaître: le flou qui caractérise l'identité territoriale de la
Lorraine jusqu'en 1766 s'efface devant le principe d'un
territoire désormais fermé.
Cette construction du territoire prétend à l'universalité et
s'est effectivement universalisée: le système international
contemporain est pensé et conçu en fonction de ce principe
qui veut que tout acteur qui y agisse puisse justifier d'un
territoire fini. C'est précisément par une fiction territoriale
que l'Église catholique a pu se faire admettre comme acteur
légitime du concert des nations; c'est en revendiquant un
support territorial que les collectivités dominées, où qu'elles
soient et quelles qu'elles soient, tendent universellement à
faire valoir la légitimité de leur cause. Cet alignement forcé
sur l'histoire occidentale ne va pas cependant sans susciter
incertitudes et tensions qui révèlent de manière éclatante
les limites d'une telle exportation.
L'incertitude contemporaine de l'ordre territorial tient
essentiellement à deux séries de facteurs: la persistance
des cultures communautaires qui ne cesse de le remettre en
cause ou de le dénaturer; les systèmes de sens, qui se
dégagent de différentes cultures, donnant à l'idée de
territoire une signification autre, qui ne saurait se ranger
dans ce que lègue et ce qu'exporte la culture occidentale.
L'hypothèse d'une culture communautaire a souvent été
avancée et repose sur le postulat qu'au-delà de leur
diversité les structures sociales communautaires partagent
en commun un réseau de significations qui les distingue des
autres. Ces principes sont en fait nombreux: la communauté
est pourvoyeuse principale d'identité, d'allégeance, de
repère territorial, de signification donnée à la terre.
Pourvoyeuse prioritaire, voire exclusive d'identité, la
communauté se prête difficilement aux contraintes
territoriales. L'identité tamoule se conçoit en termes de
communauté, par référence ou par recours à des marqueurs
religieux ou linguistiques: remettant directement en cause
la citoyenneté sri-lankaise, elle est condamnée à s'exprimer
dans un langage territorial qui, en même temps, la trahit et
la radicalise davantage. En fait, territoire et identité
communautaire ont longtemps fait mauvais ménage dans
l'histoire de l'île, pesant dramatiquement sur les conditions
d'une éventuelle partition. Tamouls hindouistes et
Cinghalais bouddhistes ont jadis coexisté sur des bases
géographiquement distinctes, les premiers se regroupant au
nord et à l'est, les seconds au centre et au sud-ouest, les
immigrants de l'un ou l'autre groupe s'intégrant dans la
communauté rivale par l'entremise du système de castes.
C'est essentiellement le processus d'aménagement
territorial amorcé par la colonisation britannique qui a
contribué à donner à cette dualité communautaire
l'orientation conflictuelle qu'on lui connaît présentement: au
XIXe siècle, l'unification territoriale opérée par le
colonisateur incite certaines minorités à la mobilité, des
Tamouls de Jaffna allant peupler l'administration du Sud,
tandis que les planteurs britanniques font appel à des
coolies tamouls pour travailler dans le centre de l'île. La
concurrence ainsi suractivée entre groupes et celle qui les
oppose au prosélytisme chrétien contribuent à dramatiser
l'enjeu communautaire, selon une logique de division qui
aide la puissance coloniale à gérer l'ensemble du territoire;
en même temps, l'importation du modèle majoritaire et
représentatif, réalisé à travers l'octroi de la Home Rule,
conduit les leaders nationalistes cinghalais à flatter les
sentiments antiminoritaires 86. Cette logique se banalise
après l'indépendance, ce qui conduit à la radicalisation des
partis tamouls, glissant d'une revendication fédérale à une
revendication séparatiste, comme l'atteste, à la fin des
années soixante-dix, la transformation du Fédéral Party en
un Tamil United Libération Front. En même temps, l'essor
d'une politique libérale marque la régression du Welfare
state qui avait l'avantage de communaliser indistinctement
les citoyens sri-lankais 87. Le malaise qui s'en est suivi a en
outre accéléré l'émigration des jeunes élites tamoules,
compliquant d'autant plus la territorialisation du problème
communautaire en l'élargissant notamment au Tamil Nadu
indien.
La traduction territoriale du problème devient ainsi
impossible et contradictoire: largement majoritaires dans le
Nord, les Tamouls y ont acquis une autonomie de fait; à
l'Est, au contraire, où ils sont mêlés aux autres
communautés, leur mobilisation débouche sur une guerre
civile sans issue et sur un contentieux qui ne peut pas
connaître de solution territoriale; nettement minoritaires au
centre, ils sont précipités dans des violences communalistes
orchestrées par les Cinghalais. L'impossible territorialisation
de la question tamoule rend ainsi ineffectifs les projets
d'autonomie ou d'aménagement spatial et conduit donc à
une radicalisation que sanctionnent la création des
mouvements séparatistes et leur recours aux méthodes
violentes.
On retrouve à travers le problème kurde la même tension
entre la logique identitaire et la logique territoriale. Jusqu'à
la fin du XVIIIe siècle, cette tension n'apparaissait pas,
l'identité kurde étant totalement intégrée dans un ordre
tribal communautaire. Les tribus kurdes étaient alors
groupées dans un certain nombre de confédérations ou
d'émirats comme ceux de Bitlis, Jazira ou Rawandaz, dirigés
par des hommes choisis dans des lignages nobles, assistés
d'un conseil composé des chefs de tribus, d'une petite
bureaucratie et d'une armée légère. L'ensemble était
d'autant plus relâché que certaines tribus étaient en dehors
de toute confédération et composaient librement les
alliances tactiques qu'elles souhaitaient. L'intégration
politique avait d'autant moins de support territorial que la
collectivité était nomade et que, durant la transhumance,
elle laissait cultiver ses pâtures par les paysans arméniens
et nestoriens; l'absence d'identification territoriale était
alors compensée par l'intégration communautaire, par la
libre négociation des émirs avec les gouverneurs ottomans
et persans, et par le rôle de ciment que jouait,
conformément au modèle khaldunien, l'identification aux
sectes sufi, et notamment à l'ordre Naqshbandi 88.
L'étatisation de l'Empire ottoman, amorcée par les sultans
dès la fin du XVIIIe siècle, combinée à l'effet déjà perceptible
de l'étatisation du jeu international, bouleversa toutes ces
données précisément en favorisant une territorialisation
ingérable de l'identité kurde. En tant que chef d'un État, le
sultan ne pouvait plus tolérer l'autorité des émirs kurdes ni
le maintien d'allégeances communautaires l'emportant sur
la sujétion au centre impérial. Aussi les vali(s) (gouverneurs)
s'efforcèrent-ils d'intégrer par la force ces émirats dans le
territoire ottoman. Surtout, insérée dans une pratique
désormais territoriale, l'administration ottomane chercha à
fixer la population kurde, suscitant ainsi une concurrence
aiguisée entre cultivateurs sédentaires et anciens nomades,
entre Kurdes et Arméniens, les premiers lançant désormais
des raids contre les villages des seconds. Dans une situation
d'affrontement entre communautés, l'identité kurde devint
source de conflits, faisant du territoire un objet de discorde
en même temps qu'un mode d'identification chargé de
tensions intercommunautaires.
Simultanément, la guerre entre la Perse et l'Empire
ottoman, avec le traité d'Erzerum (1847), favorisa l'insertion
de la région dans un système international cofidié par les
règles interétatiques. Premier traité véritablement conforme
au droit international public, il consacra une délimitation et
une institutionnalisation des frontières qui empêcha
désormais les tribus kurdes de jouer sur l'imprécision des
structures territoriales. Parallèlement, les rivalités russo-
ottomanes avivaient les prétentions des Arméniens à
l'autonomie ainsi que leur espoir de promouvoir leur identité
à la faveur d'une confrontation entre États.
La revendication d'un Kurdistan libre devint ainsi l'effet
direct de l'universalisation de la conception occidentale d'un
territoire support de l'ordre politique; elle se transforma par
là même en question insoluble. Soulevée dès le traité de
Sèvres, elle se heurtait à de nombreux obstacles qui
demeurent encore. L'idée même d'un territoire kurde était
contredite par l'enchevêtrement sur une même terre de
communautés différentes, tandis que les populations kurdes
ne parvenaient pas à s'entendre sur l'identité même de
leurs représentants habilités à négocier en leur nom. Ces
contradictions entre l'ordre tribal et l'ordre étatique
paraissent suffisantes pour rendre compte du processus
récurrent et presque consensuel d'élimination ou de
marginalisation de la question kurde par les acteurs
étatiques de la scène internationale. La solution territoriale
du problème n'a en fait progressé que lorsqu'elle devenait
instrument d'une politique interétatique : après la Première
Guerre mondiale, lorsqu'il s'agissait de dépecer l'ancien
Empire ottoman et d'étatiser la région; en 1946, avec la
création de l'éphémère république de Mahabad, lorsque
l'Union soviétique espérait en faire un relais de sa
pénétration en Iran. Qu'il s'agisse ainsi des Kurdes ou des
Tamouls, la référence territoriale brouille l'expression
identitaire au lieu de la favoriser, complique son
accomplissement, au lieu de s'imposer comme solution.
Pour des raisons parallèles, la culture communautaire est
également pourvoyeuse d'allégeance conformément à une
logique qui ne supporte pas davantage de traduction
territoriale. L'exemple de l'organisation politique kurde est
déjà évocateur, reproduisant ainsi un système d'obéissance
qui ne transite nullement par la référence au territoire; celui
du peuple sahraoui, vivant sur les anciens districts
espagnols du Sahara, révèle plus clairement encore les
incertitudes et même les effets de blocage qui dérivent
d'une telle référence. Le projet initial du gouvernement
espagnol, lorsqu'il amorça la décolonisation, était de
concéder une autonomie locale au Sahara occidental, ce qui
provoqua une réaction immédiate du Maroc qui revendiqua
aussitôt la souveraineté sur ce territoire. Saisie en ce sens,
la Cour internationale de justice, distingue on ne peut plus
nettement entre l'idée d'allégeance et celle de territoire.
Admettant qu'il existe des liens d'allégeance entre le sultan
du Maroc et les tribus sahariennes, la CIJ conteste que ceux-
ci soient constitutifs de liens de souveraineté entre le
territoire du Maroc et celui du Sahara occidental. La raison
de cette absence de correspondance est claire: le Maroc
n'était pas, avant la colonisation, la seule entité politique
existant dans la région et les tribus sahraouies s'inséraient
dans un « ensemble chinguitien », c'est-à-dire dans une
structure tribale communautaire, localisable dans les
pourtours de l'oasis de Chinguiti, actuellement située dans
l'espace territorial mauritanien 89.
Une telle décision relève d'une importance qui dépasse de
beaucoup le seul problème saharien. Certes, dans la
pratique, elle renvoie dos à dos Maroc et Mauritanie et
empêche l'élaboration d'une solution de droit à la question
posée par la succession de la domination espagnole. Elle
sanctionne, à ce titre, l'incapacité du droit international de
trancher un contentieux qui pèse gravement sur le Maghreb
contemporain, et donc d'édicter des règles universelles.
Pourtant, l'essentiel n'est probablement pas là : en
consentant à retenir l'hypothèse d'un « ensemble
chinguitien », la Cour rompait avec une problématique
fondée sur l'universalité de l'État; passée ou présente, une
telle entité est porteuse de conséquences affectant
directement l'ordre international contemporain et générant,
par son éloignement de la rationalité étatique, des tensions
qui deviennent insolubles parce qu'elles ne sont pas
répertoriables dans la grammaire qui régente présentement
les rapports internationaux. Surtout, cette reconnaissance
proclame la valeur normative de la dissociation entre
territoire et allégeance: non seulement celle-ci constitue
une réalité autonome, en l'occurrence produite
exclusivement par le jeu des solidarités communautaires et
des réseaux d'obéissances qu'elles suscitent, mais surtout
elle ne peut déboucher sur la reconnaissance d'aucune
souveraineté territoriale. Ainsi l'allégeance au Prince
n'implique-t-elle pas la souveraineté de celui-ci sur le
territoire concerné; de même, l'obligation politique peut-elle
affecter une population sans supposer un support territorial.
Ainsi donc, penser l'identité sahraouie en termes de
territoire stato-national devient impossible et suscite de
toute manière un débat sans fin, dans lequel les
revendications de tous les États concernés pourraient à la
rigueur se justifier: l'en dissocier permettrait
incontestablement de progresser dans sa définition, mais
rendrait impossible son insertion dans le jeu international
contemporain.
C'est à un dilemme comparable mais aggravé que sont
confrontées les populations nomades qui trouvent, dans leur
culture communautaire, les éléments qui sont seuls de
nature à fixer leurs repères territoriaux. Dans ce cas de
figure, la logique territoriale occidentale est exactement
inversée: c'est en contrôlant les hommes que se trouvent
contrôlés les territoires, comme l'indique clairement
l'exemple des Touaregs. Ceux-ci ont été en plus d'une
occasion bousculés par l'importation du principe de
territorialité. Par l'État colonial d'abord, qui bouleverse non
seulement les données de l'économie traditionnelle, mais
qui organise en plus l'espace saharien, traçant des
frontières et réglementant les déplacements des nomades.
Cependant, l'effet restait limité, le jeu de la colonisation
attribuant, surtout dans les espaces non disputés, une
liberté relative à la circulation des caravanes. C'est surtout
la construction de l'État-nation post-colonial qui remit
profondément en cause les équilibres traditionnels et qui
figea, institutionnalisa et en réalité aggrava les modalités
frontalières autrefois tracées par le colonisateur. L'espace
touareg est désormais morcelé entre cinq États: le Mali, le
Niger, le Burkina-Fasso, la Libye et l'Algérie; le découpage
territorial démultiplie les régimes fonciers auxquels sont
soumis les individus, les éleveurs ne se voient plus reconnu
le droit de se déplacer avec leur famille lors des
transhumances, ils sont désarmés et se trouvent soumis à
de multiples autorisations. Surtout, la territorialisation
impose un contrôle aux frontières, renforcé lors de chaque
réunion des ministres de l'Intérieur des États impliqués; de
façon concomitante, on peut percevoir une démultiplication
des signes de rejet du rôle de citoyenneté au sein des
populations concernées: mépris pour les symboles de la
souveraineté étatique, changement de nationalité,
imprévisibilité des comportements politiques, qui attire la
méfiance des fonctionnaires et des dirigeants politiques 90.
Cette mise en échec de la logique territoriale n'a pu
aboutir en fait qu'à une exacerbation des tensions. Celle-ci
s'exprime d'abord dans la récurrence des luttes armées qui
s'amorcèrent dès 1962 avec le conflit opposant l'État malien
aux Touaregs Kel Adar; ces luttes mobilisèrent
progressivement d'autres populations nomades, notamment
les Toubous du Tchad qui entretiennent un foyer endémique
d'une guérilla devenant peu à peu le principe presque
affiché de la lutte pour le pouvoir au sein de l'ancienne
colonie française. Comme le souligne l'ethnologue André
Bourgeot, « l'impossibilité de l'itinérance nomade » tend
même à transformer ces populations en une collectivité de «
lumpen-nomades » qui régénère son identité par un flux
migratoire de la jeune génération vers l'Algérie et surtout la
Libye où elle apprend les techniques de la guerre moderne
et acquiert la compétence et la réputation de combattant 91.
Double dynamique qui affecte ainsi le fonctionnement des
systèmes politiques, pouvant aller jusqu'à ériger
l'affrontement guerrier en mode de gestion de la
concurrence politique, et qui pèse aussi sur la structuration
des rapports internationaux dans la région. De ce dernier
point de vue, la référence territoriale est d'autant plus
redoutable qu'elle est indéfiniment source de blocage. En
faisant de l'autonomie de l'Adrar malien sa principale
revendication, le Front de libération de l'Azawed parle un
langage audible en droit international et peut effectivement
aboutir à un résultat, comme ce fut le cas avec l'accord de
paix signé à Tamanrasset en janvier 1991. Il doit pourtant,
ce faisant, laisser de côté l'essentiel du problème soulevé
précisément par l'incompatibilité entre la notion de territoire
et la conception touareg, en fait nomade, de l'ordre
politique, donnant du même coup au mythe libyen d' « État
saharien » sa valeur mobilisatrice. Encore que celle-ci
n'atteigne son optimum que comme projet utopique et non
comme réalité construite et institutionnalisée, et qu'elle
s'inspire en fin de compte de la même vision territoriale du
politique. La critique de celle-ci suscite donc bien davantage
la mobilisation contestataire qu'un projet alternatif de
modernité politique.
La difficulté peut paraître insurmontable: les cultures
communautaires donnent au territoire une signification
fondamentalement différente de celle qu'on trouve dans les
cultures occidentales. Alors que les premières en ont une
représentation en même temps concrète et sacrée, les
secondes se distinguent au contraire par une conception
pragmatique et institutionnelle. Là où prédomine le lien
communautaire, les idées de terre et de territoire se
confondent pour désigner d'abord le bien des ancêtres et à
ce titre le support spirituel et nourricier de la communauté:
indissociable de celle-ci, il ne saurait inclure d'autres
collectivités sociales ni d'autres relations politiques. Portée
jusqu'au bout de sa logique, cette indifférenciation
s'exprime, notamment dans le communautarisme africain
ou amérindien, par une conception enchantée de la nature
où terre et divinité se confondent. Cette tendance à
sacraliser la terre rend dès lors d'autant plus délicate sa
conversion en support institutionnel de relations politiques
anonymes et individualisées, conçues en fonction du
modèle de la citoyenneté. Source d'allégeance dans le
modèle communautaire ou instrument de formalisation des
allégeances dans le modèle de la culture citoyenne, le
territoire reflète ainsi deux significations entièrement
antinomiques. Le discours nationaliste de sacralisation de la
terre qui prend corps dans l'histoire occidentale du XIXe
siècle ne parvient à réduire cet écart que sur le mode de la
métaphore: les thèmes de l'enracinement ou les références
mythiques à la « terre de France » sacralisent davantage la
patrie que le territoire, tandis que les thèmes de la frontière
naturelle ne parviennent pas à trouver en Europe une assise
juridique ni sociologique.
Mis à mal par le jeu des cultures communautaires, le
principe de territorialité est également reconstruit par le
système de sens qui caractérise chacune des cultures extra-
occidentales. L'islam confirme ainsi la conception
communautaire du territoire. Seule collectivité légitime,
l'Umma rassemble tous les croyants et constitue le lieu par
excellence d'accomplissement des fonctions politiques et
d'expression des rapports d'allégeance. En tant que telle, sa
territorialisation est évidemment impossible, mais elle
entretient en même temps toute une conception de la
mobilisation politique qui fait pièce au principe de
territorialité. L'allégeance du musulman à un ordre qui fait
appel à sa foi ou à sa solidarité communautaire transcende
la loi du territoire: les mouvements islamistes ont souvent
montré qu'ils revendiquaient la souveraineté de l'islam sur
les communautés musulmanes en Europe et y contestaient
celle des États en place; l'ayatollah Khomeyni ne considérait
pas comme une ingérence de s'impliquer dans le conflit
libanais, ni même dans la vie politique du monde arabe en
général, estimant qu'il agissait alors dans son propre espace
quelle que soit la qualification juridique du territoire
concerné.
De ce point de vue, la notion de dar al islam qui désigne le
domaine de l'islam, celui dans lequel la communauté est
régie par une administration islamique, constitue déjà une
première restriction puisqu'elle impose un premier
découpage à l'intérieur d'une Umma légitimement non
sécable. Concept de relations internationales, elle s'oppose,
à ce titre au dar al harb (« le monde de la guerre»), l'espace
extérieur à l'islam, conformément à une dichotomie qui
prenait tout son sens lorsque le dar al islam était unifié dans
l'espace impérial abbasside. À cette échelle, toute division
interne ne peut être qu'accidentelle, conjoncturelle, et
renvoyer au seul argument de nécessité: on est donc à
l'opposé même du principe occidental de territorialité qui
confère à la frontière une valeur institutionnelle et une
qualité d'intangibilité. On voit s'opposer ici deux
conceptions de l'universel: avec le modèle occidental,
l'affirmation de la portée universelle du mode de conception
du territoire et de son découpage; avec le modèle
islamique, l'affirmation implicite de l'orientation
universaliste de l'islam relativise au contraire la signification
même de la frontière. Tout découpage territorial n'a donc
que valeur de convention, d'autant plus qu'il dérive le plus
souvent du jeu diplomatico-militaire des grandes
puissances. Loin d'être des foucades, les annonces
périodiques de fusion totale entre États du monde arabe
sont de ce point de vue l'expression symbolique d'une faible
adaptation au cadre stato-national; il en va de même de
l'organisation de certains partis, tel le Baath, renvoyant à un
commandement national, c'est-à-dire interarabe, plus ou
moins fictif; en témoigne enfin l'effacement des questions
de frontières derrière le heurt de régimes, de modes de
légitimation du pouvoir ou de rivalités entre chefs d'État.
Cependant, le problème ne peut pas être posé de manière
univoque: réfractaires à l'idée occidentale de territoire, les
élites dirigeantes du monde musulman doivent aussi
compter avec elle; toute ambiguë qu'elle soit,
l'universalisation du principe se fait sentir, tant du fait des
exigences de l'ordre international, que par les bénéfices que
ces élites peuvent en retirer, notamment pour promouvoir
ou protéger leur propre domination. Sensible à la spécificité
de l'islam asiatique et soucieux de construire un
nationalisme malais capable de réunir les composantes
musulmane et chinoise du pays, le Premier ministre Mahatir
relevait dans l'Umma l'existence de plusieurs peuples, ce
qui donnait un sens à l'idée de découpage territorial; l'idée
trouvait son écho chez Mohamed Fadel Djamali, ancien
Premier ministre irakien, qui affirmait l'existence d'une
pluralité de cultures à l'intérieur même du monde de l'islam,
tandis que le dirigeant nationaliste marocain Allal al-Fassi ne
manquait pas de noter, dans le contexte de la lutte pour
l'indépendance, la compatibilité entre nation et Umma : la
pluralité de réseaux d'allégeance est en fait un gage de
liberté et d'équilibre, protégeant contre les risques
d'allégeance exclusive 92. Le territoire redevient ainsi un
mode de correction à la toute-puissance des intégrations
culturelles. Mieux encore, il devient le passage obligé de
tout un ensemble de pratiques politiques: pratiques
d'émancipation de la tutelle coloniale qui supposent en effet
l'exaltation du « territoire national », pratiques d'exercice du
pouvoir qui font du cadre territorial le lieu de réalisation
achevée d'une domination.
En même temps, le dirigeant islamiste soudanais Sadik al-
Mahdi, formé à Oxford, ne manquait pas de noter que l'État
territorialisé était une chance providentielle saisie par les
élites occidentalisées pour se propulser au pouvoir et pour
se créer une communauté politique à leur dévotion 93. Il est
sûr que la promotion du cadre territorial est largement
rémunératrice pour ce type d'élite: elle favorise la
reproduction d'un modèle étatique appris et correspondant
donc à leur compétence acquise, elle protège dès lors l'élite
politique en place grâce à la valorisation de son propre
savoir, elle donne enfin au Prince des moyens
supplémentaires de se légitimer auprès de son peuple en
s'imposant comme le garant du territoire national ou le
conquérant de territoires nouveaux: Hassan II avec la
Marche verte, Nasser avec Suez et Sadate avec le Sinaï,
Saddam Hussein avec le Koweït ont joué une telle carte
avec la même conviction, malgré des chances inégales de
succès.
Les arguments émis en faveur de l'universalisation de la
notion de territoire ne sont donc pas minces et trouvent
ainsi un écho réel à l'intérieur même des systèmes
politiques. L'ordre hybride qui en dérive n'est pourtant pas
sans danger : la réalité et la multiplicité des modes de
négation culturelle et sociale du principe de territorialité
suscitent des tensions qui portent en même temps atteinte
à la légitimité de ceux qui en font usage. Pis encore, elles
engendrent des stratégies de contre-mobilisation qui, en
monde musulman, alimentent autant les mouvements
islamistes que les mouvements nationalistes et populistes,
tout en favorisant par ailleurs leur fusion. Ainsi Saddam
Hussein chercha-t-il à combiner, tout au long de la crise du
Golfe, une stratégie d'expansion territoriale avec un appel à
une mobilisation populaire transnationale, à cumuler les
effets d'une guerre entre États et ceux d'une guerre
cherchant à soulever les peuples contre les États: il ranimait
ainsi la potentialité inépuisable qui se dégage, en monde
musulman, de la superposition jamais articulée de deux
mondes, celui des États territoriaux subissant l'attraction
des principes universalistes et celui d'une scène politique
déterritorialisée obéissant aux constructions culturelles
endogènes.
Tout comme l'islam, la culture indienne s'accommode fort
mal de la notion de territoire. L'idée quelque peu confuse
d'un nationalisme hindou s'est constituée dans l'opposition
à l'autre, dès lors qu'il refuse de s'intégrer à une culture
hindoue qui ne peut se penser que comme une cosmogonie.
Tel ne fut pas le cas des premiers envahisseurs, tel fut, en
revanche, celui des conquérants musulmans puis
occidentaux. Ce rapport binaire du nous et de l'autre
débouche déjà difficilement sur l'affirmation d'un cadre
territorial autre que négativement conçu. Au-delà de ces
difficultés, le monde hindou ne s'est jamais réellement
construit sur le mode continu: monde des castes et des
sectes, il ne construit d'identité qu'à un niveau microsocial;
monde du raj, il n'a longtemps conçu de rapport au politique
qu'à la dimension des microentités territoriales; n'ayant
vécu que des constructions impériales épisodiques, il n'a
donné à celles-ci leur pleine mesure qu'en les appuyant sur
des modèles culturels généralement non hindous, qu'ils
fussent bouddhiques (empire maurya), musulman (empire
mogol) ou chrétien (empire des Indes). Hors de ces
réalisations, la culture indienne se réalise dans un ordre
politique « galactique », fait de la juxtaposition d'une infinité
d'entités religieuses, sociales et politiques dont l'ensemble
constitue davantage un monde qu'un territoire, dans lequel
la diversité se trouve valorisée par rapport à l'unité 94.
Cette unité s'est constituée en référence à un
nationalisme largement importé sur un mode syncrétique
qui permit ainsi à une identité hindoue, puis indienne de
s'affirmer par recours à une grammaire occidentale. Ce «
syncrétisme stratégique » fit le succès des sectes
réformistes comme le Brāhmo Samaj et surtout l'Arya Samāj
qui amenda l'hindouisme de manière précisément à lui
conférer ce sens de l'unité qui servit de base à l'expression
d'un nationalisme indien: référence aux Védas comme livre
unique, atténuation du système des castes, redécouverte
dans l'hindouisme des principes fondant sa propre
modernité, valorisation des aryâs, appel à un âge d'or 95. En
même temps, les emprunts à l'Occident étaient importants:
le fondateur de la secte, Dayananda Serasvati, d'éducation
anglaise, était fermement attaché au monothéisme; dès
l'origine, les mouvements intellectuels nationalistes
puisaient dans la philosophie des Lumières et prétendaient
reprendre à leur compte l'idée d'un État scientifique. Tel
était le cas de Henry Louis Vivian Derozio (1809-1831),
philosophe indo-portugais, fondateur du mouvement Young
Bengal, mais surtout de Ram Mohan Roy (1772-1833),
fondateur de la secte Brāhmo-Samāj : connaissant aussi
bien le persan, l'arabe et le sanskrit, que l'anglais, il servit
dans l'administration de l'East India Company; il fut ensuite
représentant à Londres de l'empereur Akbar III, visiteur
assidu de la France et adepte convaincu du rationalisme des
Lumières qu'il prétendait diffuser en Inde par le biais de
l'éducation 96. Ainsi donc, le passage d'une cosmogonie qui
ne pensait que l'altérité à une identité peu à peu construite,
puis correspondant à un espace fini résultait bien de cet
effet de découverte de la thématique rationaliste
occidentale à prétention universaliste. Les foyers de cette
découverte sont aisément répertoriables : idées d'unité et
de monothéisme, référence à un Livre unificateur, ouverture
à la science venue d'ailleurs, réunification de la structure
sociale, mais aussi amorce d'une dynamique revivaliste
qu'alimentent les thèmes du peuple élu ou du moins
valorisé, ceux de l'âge d'or et d'une modernité alternative
embryonnaire. Exposé à la modernité occidentale, le
revivalisme hindou, comme le revivalisme islamique,
s'oriente ainsi vers un ordre de la connaissance différencié
qui opère par distinction entre l'universel et le particulier.
Distinguée désormais de la simple cosmogonie, l'indianité
devient particulière; ouverte au rationalisme occidental, elle
accepte un universalisme qui lui est historiquement
extérieur : au nom de cette particularité, elle est désormais
identifiable et territorialisable; au nom de cette universalité,
le mode d'identification peut prendre des contours qui font
sens également dans d'autres cultures. Cependant, elle est
par là-même porteuse d'un réinvestissement culturel qui est
aussi source de mobilisation contre l'autre et qui peut, à son
tour, remettre en cause l'ordre de l'universel, comme le
révèle la formation de mouvements revivalistes hindous
radicaux pour qui État et territoire apparaissent
progressivement comme des emprunts et donc des objets à
délégitimer. Dans cette logique, la référence identitaire
devient, comme dans le monde musulman, l'enjeu indirect
des processus de mobilisation : si l'Arya Samaj put
mobiliser, au nom de l'identité et d'une doctrine
prénationaliste, les marchands qui recherchaient un statut
plus flatteur que celui que leur offrait leur caste, le
mouvement Rashtriya, relevant du radicalisme hindouiste,
put, de son côté, intégrer dans son réseau de cellules
clandestines tout un ensemble de catégories sociales
frustrées par la modernisation qui s'enrôlaient dans la
dénonciation même du fait stato-national.
La conception territoriale de l'identité indienne est ainsi
marquée d'une double tension : celle qui oppose la
résistance d'un système culturel à l'effort d'universalisation
d'un autre, celle qui met en contradiction des stratégies
d'acteurs, selon qu'ils trouvent ou non leur compte dans les
processus d'innovation culturelle menés au contact de
l'Occident. La quotidienneté des pratiques politiques ne
peut qu'être affectée par l'instabilité qui en dérive. La
représentation de l'Inde sur la scène internationale est
notamment marquée d'ambiguïté : la République indienne
ne peut s'affirmer que comme une totalité englobant le
monde de l'indianité, comme en témoigne la conception de
souveraineté limitée qu'elle nourrit à l'égard du Bhoutan et,
de façon beaucoup plus remarquable, du Népal ou comme
le révèlent encore son implication dans la défense de la
cause tamoule ou l'impossibilité de penser une solution de
compromis dans la question du Cachemire. Certains
observateurs des conflits qui déchirent l'Asie du Sud-Est
vont même jusqu'à y retrouver le heurt critique entre les
cultures territoriales vietnamienne et cambodgienne, la
première se traduisant par la valorisation de l'espace fini et
de la frontière, la seconde étant précisément marquée par
l'héritage culturel indien qui tient toute délimitation
territoriale pour « poreuse et changeante 97 ».
L'UNIFICATION PAR LE DROIT

Le système normatif accompagne le principe de


territorialité dans la même orientation universaliste. Conçu
en Europe dès la Renaissance, le droit international a connu,
certes, bien des vicissitudes et des remises en cause; son
histoire et ses tentatives contemporaines visant à le
ressusciter n'en sont pas moins significatives des
dissonances et des tensions liées à un processus
d'extension forcée. L'acte de naissance du droit
international est déjà en soi significatif. La Renaissance était
marquée, en même temps, par le poids de la Réforme
contestant la légitimité de l'État naissant, la construction,
dans son sillage, d'une carte de l'Europe où une
juxtaposition d'États se substituait définitivement à
l'hypothèse d'une chrétienté unifiée, l'ouverture sur le
monde, consacrant notamment la conquête des océans et
des terres lointaines où étaient établies d'autres cultures
avec lesquelles il fallait vivre, mais qu'il convenait aussi
d'évangéliser. L'enjeu était donc bien de tenter de se définir
par rapport à l'autre, de chercher dans son vis-à-vis un autre
soi, de découvrir l'altérité tout en essayant de la concilier
avec l'ordre de l'universel 98.
La simultanéité des enjeux est significative des
orientations d'un droit qui se voudra en même temps celui
de la confirmation des États et celui de l'apologie de la
nature et de la raison. Le droit international est celui d'États
souverains au service de principes naturels, donc, en tant
que tels, évidemment universels : l'école ainsi formée ne
peut être que néo-thomiste, le dominicain Vitoria, mais
aussi les jésuites Suarez et Vasquez trouvant dans la
construction théologique du Docteur angélique tous les
postulats capables d'accorder État et raison, droit de la
nature et droit universel, État, droit naturel et christianisme.
Les éléments du débat sont révélateurs et, en fait,
significatifs d'une grammaire qui est loin d'être périmée.
Missionnaire auprès des Indiens, Bartolomé de Las Casas
réclamait que fût reconnu un droit des gens dont pourrait
bénéficier même celui qui ne connaissait pas la vérité des
Évangiles. Le premier grand choc de civilisations auquel le
système interétatique était confronté dessinait ainsi les
orientations fonctionnelles du nouveau droit : définir un
système normatif unique capable d'épouser les différences
de cultures, susceptible aussi de concilier le droit d'être soi
et le droit d'annoncer l'Évangile. En cela, le droit naturel
s'imposait comme une clef de voûte : gommant les
différences, nécessairement unique puisqu'il est l'attribut de
la nature humaine, il est supérieur au droit positif auquel est
tout juste reconnue la fonction de gérer la nature humaine
dans l'état où elle se trouve, ici ou là, à un moment donné
du temps.
L'oeuvre de Vitoria est donc fondatrice d'un droit
international par essence universalisable. Si chaque peuple
est une entité irréductible, qui peut dire le droit entre
peuples différents sinon une loi naturelle unique expressive
de la vérité? Si la liberté est un droit naturel, elle s'efface,
dans des situations d'infériorité trop marquée, devant le
droit à la vérité et donc le droit de dire et de recevoir
l'Évangile : la particularité des Indiens est un fait avant
d'être un droit; leur aspiration naturelle à la vérité l'emporte
donc en droit sur leur volonté hypothétique de protéger leur
différence. De même, la conquête coloniale pose le
problème de la sauvegarde de relations pacifiques, mais
celle-ci ne saurait masquer le droit au bien-être et au
développement que suppose la diffusion de la vérité.
Il y a donc bien un ordre international soumis d'abord à
une vérité qui s'impose comme loi de la nature humaine.
Celle-ci ne saurait, d'ailleurs, nier la fragmentation en États
souverains, puisque Vitoria tient l'État pour une nécessité
de droit naturel qui succède à un état préjudiciable
d'individualisation. La progression est ainsi évidente entre
un ordre naturel, un ordre de vérité et un ordre des États,
remettant aux États les plus avancés la fonction de parfaire
la structuration de l'ordre international.
L'évolution de cette construction juridique est
significative. La difficulté de définir un contenu à ce droit et
surtout de le concilier avec le principe de souveraineté de
l'État a conduit à ériger celui-ci en premier principe de droit
naturel, comme le confirme notamment l'œuvre de Vattel
qui postulait que le bonheur des hommes dépendait d'abord
du bonheur de leur patrie et donc de l'affirmation de l'État :
à ce compte, l'individu n'existait que comme sujet de l'État,
ce dernier s'imposant comme acteur unique des relations
internationales. Conception qui redonnait de fait une
coloration positiviste au droit international, l'obligation
n'existant en droit international que parce qu'elle était
consentie et reconnue par les États. Ce glissement apparent
vers le positivisme est pourtant trompeur. D'abord parce
que le principe affiché de la souveraineté des États ne peut
se réclamer ni d'un principe naturel ni d'une construction
positiviste : comme nous l'avons vu, l'État ne relève ni d'une
catégorie universelle ni d'un ordre politique empiriquement
observé dans toutes les temporalités et dans toutes les
cultures. Ensuite et surtout parce que, pris dans toute sa
logique, le positivisme rend inopérante l'idée même d'un
droit international qui se trouve ainsi privé de toute
obligation et de toute sanction.
Ce volontarisme absolu a pu convenir. Dans certains
contextes, la conception, d'une société internationale non
structurée et privée d'obligations peut plaire et
correspondre à l'intérêt de certains États qui cherchent à
préserver leur souveraineté et qui disposent d'une capacité
coercitive suffisante pour s'en assurer. C'est bien dans cet
esprit que l'Union soviétique a pu, au temps de la guerre
froide et de son propre encerclement, adhérer pleinement à
une telle construction. C'était bien au nom de ce principe de
souveraineté que l'URSS dénonçait les projets de libre
circulation des personnes et des idées entre l'Europe de
l'Est et l'Europe de l'Ouest et qu'elle récusait notamment le
droit des « radios libres » d'émettre vers son propre
territoire. Du point de vue du strict positivisme juridique,
l'argumentation était incontournable; elle montrait ainsi que
le principe de la souveraineté des États pouvait être mené
jusqu'à l'absurde et que la réalisation d'un système
international passait par la définition d'un système
d'obligations transcendant quelque peu la souveraineté des
États. La prise de conscience déjà ancienne de cette
exigence a contribué à relancer l'œuvre de confection du
droit international : le normativisme kelsénien a joué, de ce
point de vue, un rôle considérable qui n'épuise pourtant pas
l'essentiel, à savoir l'identification des principes mêmes qui
fondent l'obligation internationale.
La sortie de la guerre froide et l'achèvement de la
décolonisation redonnent dès lors une nouvelle vigueur au
jusnaturalisme. La régression des idéologies à l'Est,
l'abandon de la primauté conférée au rapport de puissance
dans la définition des relations entre l'Est et l'Ouest, la
démultiplication des États souverains conduisent de plus en
plus à repenser la scène internationale en termes
universalistes : le retour en force des Nations unies, le
traitement de la crise du Golfe comme une opération de «
police internationale », menée par des « soldats du droit »
évoquent la redécouverte d'un droit naturel destiné à
organiser les rapports internationaux et dont aucun ne
saurait se soustraire. Certes, l'idée de souveraineté des
États reste ménagée, « l'opération de police » n'étant
légitime que lorsqu'elle est destinée à combattre un État
hors de chez lui; certes, les modes de sanction restent
incertains, mais force est d'admettre que discours et
pratiques se rejoignent pour redonner à l'idée d'un droit
universel sa valeur originelle de principe justifiant
obligatoirement toute initiative internationale d'un Etat. Le
détour par ce droit universel ne fonde pas seulement la
légitimité de l'action sur la scène internationale, il asseoit
aussi l'idée d'une scène internationale unifiée,
consensuellement organisée autour de valeurs communes.
La capacité des sociétés occidentales à produire celles-ci, à
les présenter comme universelles, à les diffuser ou à les
imposer devient ainsi la marque la plus sensible de la
propension du modèle occidental à l'universalisation.
Ce processus constitue l'un des enjeux majeurs des
relations internationales contemporaines. Sa faisabilité fait
débat entre ceux qui, misant sur l'atténuation des conflits,
jugent que la tentative de juridiciser la scène internationale
n'est pas seulement un fait de conjoncture et ceux qui, au
contraire, retirent de l'activation du conflit Nord-Sud la
conviction que les normes sont, d'une culture à l'autre,
suffisamment différentes pour rendre improbable la
constitution d'un droit international perçu comme universel
par tous les acteurs 99.
L'analyse des conditions dans lesquelles s'est constitué un
droit international transculturel montre la complexité du
débat et la difficulté de trancher entre les deux thèses. Il est
certain d'une part que, bien avant la Renaissance et la
constitution explicite d'un droit international, se sont mises
en place entre cultures différentes des pratiques de
tractation et d'interaction qui ont favorisé une création
essentiellement empirique et utilitaire d'un système
normatif déjà complexe. Mais il est vrai d'autre part qu'avec
les époques moderne et contemporaine, l'extension d'un
droit international à prétention universelle, venu d'Occident
et essentiellement relayé par des rapports de domination, a
contribué à accumuler des ambiguïtés et à figer ce droit
dans une identité construite comme monoculturelle.
Si l'on prend en compte la formation et l'extension des
empires musulmans, on peut constater en effet, dès le
premier siècle de l'hégire, la mise en place d'un grand
nombre de pratiques qui annonçaient déjà la constitution
d'un droit international : le prophète Mahomet avait déjà
conclu des traités avec les juifs de Médine et les chrétiens
d'Aqaba; le calife Abd el-Malik avait déjà traité avec
Byzance; très tôt, des ambassades avaient été ouvertes
dans la Rome d'Orient ainsi qu'en Perse ou auprès de
Charlemagne. Quelle que fût la prétention de l'Empire à
l'universalité, l'inscription de celui-ci dans un monde où lui
faisait face le dar al harb, c'est-à-dire celui de la chrétienté,
l'amenait à se considérer aussi comme territoire : des
laissez-passer étaient délivrés aux guerriers non
musulmans, les marchands étrangers étaient taxés à
l'entrée de l'Empire.
De la même manière, l'empire chinois des Han envoie, dès
le IIIe siècle, au royaume de Funan (Cambodge) des
ambassades qui y lient des contacts avec l'empire des
Kushans. Au siècle suivant, on relève de nombreuses
ambassades des royaumes indiens et de Ceylan à Nankin.
Les Cao-Wei avaient également établi avec le Japon des
rapports diplomatiques qui se renforcèrent durant les deux
siècles qui suivirent, tandis qu'on sait que les Perses
sassanides envoyèrent des ambassades auprès des Tang.
De même un traité d'alliance est-il conclu à la fin du VIIIe
siècle entre ceux-ci et les Abbassides pour se protéger
contre les Tibétains 100. Plus tard, au XVIe siècle, les relations
tumultueuses entre la Chine et le Japon, rythmées et
entravées par la progression de la piraterie, furent
également régulées par un jeu diplomatique subtil et par
une succession d'ambassades.
On ne trouve certes pas, derrière ces constructions, un
droit international fini. L'idée même de traité laisse
apparaître beaucoup d'ambiguïtés, lorsqu'on sait par
exemple que, pour les juristes musulmans, les traités
conclus correspondaient à des états de nécessité qui ne
créaient qu'une obligation provisoire qui, en toute
hypothèse, ne pouvait pas durer au-delà de dix ans. De
même, l'argument de nécessité bloquait l'hypothèse même
d'une sanction et retirait de toute manière à l'ordre
international tout fondement en valeur : plus qu'un droit
international, on voyait s'instaurer en réalité une pratique
internationale dont se trouvait exclu le principe même «
Pacta sunt servanda ». En fait d'insertion dans un système
international, les acteurs s'appuyaient sur leur totale
souveraineté pour concevoir un ordre de la juxtaposition
d'entités dans lequel il était seulement nécessaire de
pouvoir entrer en contact avec l'autre.
L'apprentissage du système international dans lequel il
convient de s'insérer et même de s'intégrer est intervenu
plus tard, dès que se sont manifestés des rapports de
domination. Le premier traité d'alliance conclu par l'Empire
ottoman liait Soliman le Magnifique et François Ier sur un
mode cette fois explicitement interétatique, puisque le
sultan ottoman tenait le roi de France pour son égal et
concluait pour un temps long, se séparant ainsi de
l'argument de nécessité couramment avancé. Peu après,
cependant, le droit à contracter eut pour fonction d'établir
un régime de capitulations, en faveur de la France en 1569,
puis de l'Angleterre en 1601 : le principe de droit naturel de
souveraienté des États et d'égalité entre eux se trouvait
ainsi bousculé par la logique de domination dès les premiers
mouvements de construction d'un ordre international
intégré. De même, le premier traité de paix constitué
conformément au modèle du droit international récemment
élaboré fut imposé au sultan ottoman dans le contexte
d'une défaite : le traité de Zsitva Torok fut effectivement, en
1606, le premier à correspondre aux exigences de forme
d'un document passé entre États ne se présentait plus
comme un ordre donné par le sultan à ses gouverneurs de
se conformer à des accords internationaux auxquels il avait
personnellement souscrit. En même temps, les puissances
occidentales continuèrent, tout au long du XIXe siècle, à
passer directement accord avec certains gouverneurs de
l'empire et surtout incitèrent, avec succès, la Sublime Porte
à traiter avec des ressortissants non musulmans par le biais
de son propre ministère des Affaires étrangères 101. Les
mêmes orientations se retrouvent dans le cas de la Perse
où, notamment, une succession de traités passés avec la
Grande-Bretagne dans le courant du XIXe siècle eut pour
effet aussi d'instaurer un régime capitulaire, de provoquer
des cessions de souveraineté sur des richesses naturelles
ou des infrastructures, de limiter l'autonomie de la
diplomatie persane, en interdisant par exemple le passage
sur le territoire de la Perse et pour rejoindre les Indes, de
tout ressortissant européen autre que britannique (1814).
Le mode d'insertion de la Chine dans le système
international révèle d'une autre manière l'importance de
l'effet de bascule que représentent l'universalisation du
droit international de facture occidentale et les
circonstances qui la mettent en œuvre. Nous avons vu que
la découverte de l'altérité par la Chine est très ancienne,
puisque concomitante de sa construction comme empire.
L'institutionnalisation et la formalisation des effets de cette
découverte sont plus récentes et se révélèrent lorsqu'il s'est
agi non plus de se juxtaposer à l'autre, mais de définir son
propre espace, de préciser les normes qui président à son
rattachement au centre, la signification des frontières, ainsi
que les obligations réciproques liant soi et l'autre. La
période mandchoue est, de ce point de vue, d'autant plus
sensible qu'elle fixe la Chine dans son actuelle géographie,
que les conquêtes du XVIIe siècle la mettent directement en
contact avec d'autres acteurs cherchant à s'insérer dans la
même logique interactive et tentant de se doter d'un
territoire fini.
De manière significative, cette premièe insertion de la
Chine dans un système international en voie de
mondialisation se fit de manière hybride, ne correspondant
que de manière partielle au droit interétatique. Les
territoires périphériques alors intégrés se trouvaient dotés
d'identités différentes essentiellement distinctes de la
logique de l'État, annonçant déjà l'insertion ambiguë de la
Chine dans les relations internationales : la Mandchourie
était ainsi un bien territorial propre de la dynastie
mandchoue au pouvoir à Pékin; la Mongolie n'était intégrée
à l'empire que par l'effet de liens personnels d'allégeance
rattachant les chefs de tribu à l'empereur mandchou; le
Tibet était reconnu comme centre de rayonnement religieux
sous un protectorat chinois destiné à éliminer les risques
d'une tutelle mongole; les royaumes périphériques (Népal,
Birmanie, Siam...) étaient dans une situation de vassalité;
seul le Sinkiang (étymologiquement « nouveau territoire »)
recevait un statut territorial d'occupation et d'administration
militaires, s'inscrivant de façon assez nette dans la logique
de territorialisation conforme au droit international. La Chine
s'est ainsi constituée en acteur international selon des
pratiques qui prolongeaient une logique impériale presque
bimillénaire et qui faisait, somme toute, peu de concessions
à un droit international qu'elle ignorait assez largement :
elle se construisait par là même d'abord comme système
régional autonome et comme acteur seulement potentiel du
système international. Il s'agit là d'un élément charnière
dans une histoire qui contribue encore à expliquer la
spécificité de la Chine comme acteur hybride des relations
internationales, son identité impériale toujours réelle, la
complexité de ses relations avec ses voisins vietnamien,
birman ou coréen, au total l'adéquation encore très relative
du système chinois au droit international 102.
D'autant plus que cette adéquation a commencé et s'est
poursuivie, comme pour l'Empire ottoman ou la Perse, sur
des bases inégalitaires et des plus contradictoires. La
première rencontre de la Chine avec le droit occidental des
traités remonte à 1689 pour enregistrer, à Nerchinsk, la
progression de la colonisation russe en Sibérie et pour fixer
les frontières séparant les deux pays. Significativement, le
document fut établi dans plusieurs versions, celles des
langues des parties contractantes, mais aussi en latin. Les
pourparlers associaient des Hollandais jouant le rôle
d'intermédiaire et des jésuites qui accomplirent un travail
important de formalisation de l'accord. L'entrée de la Chine
dans l'ordre juridique international forgé par les puissances
occidentales se fit ainsi pour définir ses rapports avec un
autre empire et pour stabiliser un processus de conquête.
Elle fut prolongée par la démultiplication des échanges
diplomatiques qui s'amorcèrent dès la première moitié du
XVIIe siècle, mais s'intensifièrent précisément après
Nerchinsk, les Russes relayant alors, et pour un bon
moment, les Portugais et les Hollandais. Ce sont pourtant
les traités inégaux qui, là aussi, banalisèrent l'insertion de la
Chine dans le nouvel ordre international. Ainsi le traité de
Nankin marqua-t-il en 1842 la sanction juridique de la
première guerre de l'Opium en institutionnalisant l'abandon
de Hong-Kong à la Grande-Bretagne, l'ouverture d'un certain
nombre de ports de commerce et surtout des modifications
de l'ordre juridique interne de l'empire, comme la
suppression du monopole du Cohong (Association des
marchands de Canton) et la reconnaissance du droit
d'exterritorialité aux ressortissants britanniques se trouvant
à l'intérieur de l'empire. Le traité de Tianjin (1858) et la
convention de Pékin (1860) mêlent la création de certaines
institutions internationales de droit commun, comme par
exemple l'ouverture de consulats, et l'aggravation de
certaines dispositions inégalitaires qui reçoivent la
bénédiction du droit tout en contredisant directement
certains de ses principes fondamentaux : les services
douaniers chinois sont placés sous la responsabilité d'un
étranger, de nouvelles concessions sont ouvertes, le textile
britannique se trouve exonéré de droits de douane, les
flottes étrangères peuvent circuler librement sur le réseau
fluvial chinois. Cette orientation est confirmée en 1904 par
la signature du traité de Shimonoseki qui restreint un peu
plus la souveraineté chinoise, cette fois au profit du Japon 103.
Au total, les formes étaient assez largement respectées :
les traités étaient conformes à la procédure arrêtée par le
droit; des ambassades permanentes commençaient à se
mettre en place, un ordre international de l'intégration se
substituait à celui, ancien, de la juxtaposition. Mieux encore,
le droit international occidental s'était bien universalisé,
était bien admis et reconnu comme mode de régulation des
rapports internationaux par les partenaires extra-
occidentaux. Pourtant, cette logique de l'universalisation
impliquait, en même temps, un triple effet. D'abord,
l'unification du système international et sa construction
autour d'un centre que le monde occidental pouvait
d'autant mieux prétendre incarner qu'il en était le
producteur de norme. Ensuite son uniformisation, selon un
processus qui accélérait l'alignement des acteurs
internationaux sur la configuration et la pratique du modèle
étatique. Enfin, la légitimation de rapports inégaux et
dépendants, grâce à la généralisation de la pratique
contractuelle des traités : inégalité et dépendance se
trouvaient en effet confortées sur le plan symbolique par le
fait qu'elles apparaissaient aussi comme le résultat d'une
volonté affirmée par les parties contractantes, découlant
donc de leur souveraineté.

La construction d'un système interétatique


Cette universalisation du système normatif a
inévitablement sur la pratique même des relations
internationales un effet qui va dans le sens de l'expansion
du modèle sous-jacent à la logique étatique. De ce point de
vue, le praradigme hobbésien acquiert, sur la scène
internationale, la même pertinence que sur chacune des
scènes nationales : pratique et droit se retrouvent à la
croisée des principes de sécurité et de souveraineté. L'ordre
international qui triomphe après les traités de Westphalie
consacre d'abord le transfert de la logique de la violence de
l'ordre du particulier à celui de l'universel : il n'est plus
légitime de s'opposer par la force pour des motifs religieux;
il n'est pas pour autant exclu que les États recourent à la
force dès lors qu'elle est légale, c'est-à-dire conforme à
l'exercice par chaque État de sa souveraineté. Cette
appropriation par l'État de la violence internationale
présente des conséquences multiples tant sur le plan
interne qu'externe 104. Pour le fonctionnement interne de la
logique étatique, elle constitue un réservoir précieux de
mobilisation des ressources et de légitimation, l'aggravation
de l'insécurité extérieure étant une source privilégiée de
réactivation des allégeances : le procédé s'est révélé
suffisamment efficace pour s'universaliser et servir
d'instrument de consolidation de l'État et des régimes en
place au sein des espaces extra-occidentaux, comme en
témoignent les actions militaires déployées par l'Inde vers
Goa, par l'Indonésie vers Timor, par le Maroc lors de la
Marche verte ou, de façon moins réussie, par l'Argentine
vers les îles Malouines. Dans chacun des cas, le processus
de mobilisation valorisait et diffusait auprès des gouvernés
le réfèrent stato-national, celui de territoire et celui de
citoyenneté, en somme toute une grammaire qui avait
essentiellement pour fonction de précipiter l'intégration des
ordres politiques à l'origine les plus divers dans un système
interétatique. Sur le plan externe, l'appropriation par l'État
de la violence oriente le système international vers
l'élimination prioritaire de la guerre privée : réalisée avec le
pacte hobbésien à l'intérieur même des espaces nationaux,
elle est confirmée au plan international avec la mise hors la
loi de toute confrontation violente qui ne serait pas le fait
des États. Ainsi la piraterie devient-elle insupportable
jusqu'à être éradiquée par la convention de La Haye en
1907. De même la guerre civile, précisément parce qu'elle
n'oppose pas des États, ne peut pas recevoir de statut
international et la diplomatie interétatique est-elle
contrainte de l'ignorer autant comme objet que comme
enjeu. Le terrorisme lui-même n'a pas vocation à s'inscrire
dans la pratique internationale : un Etat attaqué ou menacé
par un groupe terroriste ne saurait traiter ni négocier avec
lui sans risquer de nier la formule même qui fonde sa propre
légitimité. Aussi le principe sacro-saint de négociation d'État
à État est-il avancé dans toutes les occasions, même
comme paravent pudique à toute amorce de négociation
clandestine entre un État et un groupe terroriste.
Cette reproduction du modèle stato-national s'alimente en
outre de deux paradoxes qui deviennent les deux
fondements les plus efficaces des pratiques de
dépendance : celui de la fiction juridique de la souveraineté
et celui du jeu de puissance. Le premier dérive d'un des
principes les mieux établis des relations internationales
contemporaines. Le système international ne peut être
constitué que d'États souverains dont l'identité juridique
reflète celle des États occidentaux et se trouve consacrée
par l'appartenance à l'Organisation des Nations unies. Dans
cet effort d'universalisation, toute la construction normative
internationale est mise au service de l'affirmation de la
souveraineté de chaque État, du droit et du devoir de
protection qui en dérive. Le premier élément du paradoxe
tient au fait que, tels qu'ils sont constitués, ces États ne
peuvent, par définition, qu'entretenir une souveraineté
fictive. Disposant de faibles capacités, ils ne sont pas dotés,
sur le plan intérieur, des moyens de satisfaire aux exigences
du pacte hobbésien; composés d'espaces sociaux éclatés,
privés d'une société civile unique et structurée, morcelés
par des solidarités communautaires puissantes, ils ne sont
destinataires que de très faibles demandes de prestation
sécuritaire. États faibles face à des sociétés fortes, pour
reprendre en partie la formule de Joël Migdal 105, ils
expriment en réalité une configuration identitaire largement
fictive. À l'exact opposé de cette logique, le système
international place l'essentiel de ses ressources normatives
et de sa pratique politique dans l'entretien de la
personnalité juridique de chaque État : récusant toute
révision territoriale, érigeant le principe de non-ingérence et
de respect de la souveraineté des États en fondement
même de toute pratique diplomatique, ne reconnaissant
comme interlocuteur et comme partenaire dans les
négociations que les seuls gouvernements légaux des États,
il compense la faiblesse des capacités intérieures des États
par l'entretien, voire l'activation de leur capacité extérieure.
Qu'il s'agisse du Liban, de l'Éthiopie, du Tchad, de l'Angola,
le manque ou l'absence de légitimité du centre politique, le
caractère fictif ou précaire de ses fonctions d'autorité,
l'inexistence de relations réelles avec les gouvernés se
trouvent à chaque fois compensés par un afflux de
légitimation internationale provoqué par sa seule identité
d'acteur étatique 106.
On comprend dès lors que cette contradiction soit
alimentée. Par les gouvernants des systèmes politiques
extra-occidentaux qui trouvent dans la conformité au
modèle étatique et au droit international une garantie
appréciable de leur maintien au pouvoir. Renvoyant à un «
État guerrier », où la concurrence pour le pouvoir passe par
un affrontement communautaire permanent de type
khaldunien, l'histoire du Tchad évoque une substantielle
mutation du discours tenu par son personnel politique
manifestant, lors de son accession au pouvoir, un respect
sourcilleux pour le droit international qui tranche avec une
pratique de guérilla qui lui était ordinaire peu de temps
auparavant. Les dirigeants irakiens ont pu, de la même
façon, professer simultanément une critique en règle d'un «
droit international impérialiste » qui conduisait à condamner
leur invasion du Koweït et un respect sourcilleux de celui-ci,
qui leur permettrait de rétablir leur souveraineté face à la
rébellion kurde. Le Mouvement des non-alignés lui-même,
parallèlement aux efforts qu'il déploie pour condamner les
pratiques de dépendance et s'en défaire, place la mise en
pratique du principe de souveraineté des États au centre
même de ses prises de position.
En même temps, ce paradoxe est encouragé par les
puissances du Nord qui y trouvent aisément leur compte.
Situé exclusivement dans le cadre stato-national, le principe
de souveraineté tend à entretenir dans le monde extra-
occidental ce que Robert Jackson dénomme des « quasi-
États » ou une « souveraineté négative 107 ». À ce titre, il
tend à aggraver tant les effets d'écart entre le centre et la
périphérie du système international que les conditions qui
rendent nécessaire l'exercice de véritables rapports de
dépendance. Du point de vue du fonctionnement interne
des sociétés périphériques, il accélère les processus de
décomposition de celles-ci, c'est-à-dire de retribalisation et
d'activation de nouveaux modes de communalisation dont
bénéficient autant les sectes religieuses, les pouvoirs
notabiliaires ou les prêcheurs indépendants, tout en
confirmant aussi l'affirmation de minorités culturelles. Cet
effet de composition réduit d'autant l'espace d'autorité des
dirigeants d'État et accroît par là même leur propension à
rechercher à s'ériger en clients des États du centre. Plus
grave peut-être, le morcellement de la société civile
transforme de manière d'autant plus vigoureuse le
développement économique en source d'affrontement et de
concurrence selon un mode qui tend à affaiblir encore
davantage l'État périphérique et donc à renforcer sa
dépendance. En fait, cette contradiction est en grande
partie contenue dans l'idée tout à fait fictive que le système
interétatique est un système international, c'est-à-dire que
le découpage entre unités souveraines correspond
effectivement au découpage entre unités conscientes de
leur identité nationale, selon un mode rendant transitif le
rapport entre souveraineté nationale et souveraineté des
États. L'intransitivité de ces catégories dans le contexte des
sociétés extra-occidentales conduit, au contraire, à
rattacher l'universalité du modèle étatique à la seule
dynamique des relations internationales.
En outre, le paradoxe est aggravé par le caractère
largement fictif de la transcription du principe même de
souveraineté dans l'espace international. Selon ce principe,
il ne saurait y avoir de source d'autorité hors de l'État lui-
même qui serait donc détenteur ultime de tous moyens de
contrainte. En termes de rapports internationaux, la
proposition ne fait sens qu'à deux conditions alternatives :
soit que les États se trouvent dans un rapport de stricte
égalité de puissance, soit qu'ils produisent les conditions
normatives et institutionnelles permettant l'arbitrage de
leurs litiges. La seconde formule vaut abandon de
souveraineté et apparaît ainsi comme contradictoire, outre
qu'elle ne s'est jamais réalisée; la première est à l'évidence
parfaitement utopique alors qu'une inégalité de fait
s'impose entre les États. Celle-ci, en créant les conditions de
la compétition internationale, renforce sensiblement le
décalage entre l'affirmation juridique de la souveraineté et
les modalités de son accomplissement au plan des réalités
concrètes. Dans ce contexte, le principe de droit devient un
idéal que les élites politiques des sociétés en
développement instrumentalisent pour critiquer l'ordre
politique réel : l'universalité des États souverains et égaux
s'impose comme un principe capté par les acteurs du
nationalisme extra-occidental afin de dénoncer une
situation inégalitaire ; de principe particulariste inscrit dans
l'histoire occidentale, il devient ainsi principe universalisé
par le jeu même des stratégies contestataires.
Le paradoxe du jeu de puissance tient au fait que, dans un
contexte de faible institutionnalisation, la confrontation de
puissances devient le seul mode de compétition concevable,
alors qu'il ne peut, par définition, impliquer qu'un petit
nombre d'États. Aux autres n'est concédé que le rôle de
définir, dans la pratique, un mode alternatif d'expression
politique qui, en contrevenant aux règles du jeu, ne saurait
être assimilé qu'à la déviance et à la production d'une
insécurité aggravée.
La guerre froide s'inscrivait, de ce point de vue,
parfaitement dans la norme puisque, en consacrant
l'équilibre de la terreur, elle faisait de la neutralisation des
puissances entre elles un mode de validation par la pratique
du principe de souveraineté. Que le conflit Est-Ouest se
dédoublât en conflit d'États et d'idéologies renforçait même
cette vérification, puisqu'on démontrait ainsi que la
confrontation des flux idéologiques ne pouvait faire
basculer, en dernier ressort, le respect réciproque de la
souveraineté. La discussion avait alors un sens, puisque,
dans une compétition policée entre États qui recherchaient
le maximum d'avantages unilatéraux, elle permettait
d'indiquer à partir de quel point de non-retour cette
recherche était inacceptable pour l'autre, à partir de quel
degré ses intérêts vitaux étaient atteints. En bref, derrière
cet équilibre de puissance, se retrouvait l'affirmation
implicite d'un principe d'égalité entre États qui donnait son
sens à l'hypothèse de souveraineté : rien de ce qui était, en
dernier recours, inacceptable pour l'autre ne pouvait se
réaliser, l'un et l'autre étaient donc bien souverains et
participaient réellement du même universalisme étatique.
La sortie de la guerre froide et la décomposition du conflit
Est-Ouest ont fortement ébranlé ce modèle, en lui ôtant au
moins son universalité. Aussi sommaire soit-elle,
l'hypothèse d'un conflit Nord-Sud suggère déjà les difficultés
liées à son usage : un conflit de puissance peut opposer
entre eux des États du Sud, comme le révèlent les guerres
entre l'Iran et l'Irak, l'Algérie et le Maroc, ou l'Inde et le
Pakistan; il ne peut nullement mettre face à face un pays du
Sud et un pays du Nord. Aussi ce dernier type de conflit
peut-il prendre, alternativement ou solidairement, deux
formes totalement dérogatoires par rapport à la logique
interétatique : soit par le recours massif à des modes
d'action extra-étatiques, comme le terrorisme, la
mobilisation de solidarités transnationales, la mise en
opposition des États et de leurs peuples; soit par le recours
à des formes de guerres qui, au lieu d'opposer des
puissances entre elles, tendent à reproduire, sur la scène
internationale, un affrontement de type dominants-dominés
ramenant le conflit à une guerre « contestataire ».
Le processus est d'autant plus novateur qu'il est
explicitement anti-étatique et qu'il met en péril ce qui, dans
le modèle classique, fonde l'universalité des pratiques
internationales : monopole de l'usage de la violence par les
seuls États, priorité reconnue et institutionalisée des
rapports d'allégeance citoyenne sur les réseaux de
solidarité transnationale, recours à la force par les États
dans le but exclusif de protéger ou de définir leur espace de
souveraineté. Or les conflits qui se déploient au Sud ont
tendance à superposer des éléments de cette logique et
d'autres qui relèvent de son contraire comme le révèle le
contexte d'instabilité et de guerre qui caractérise, depuis
des décennies, la Corne de l'Afrique 108. Avant d'être un
affrontement interétatique, la guerre y relève d'une longue
tradition structurant les relations entre ethnies, tribus et
clans, comme l'indique l'ancienneté des rapports
conflictuels entre Tégréens et Amhara à l'intérieur de
l'Éthiopie, mais aussi entre Éthiopiens, Somali, Afar, Issaaq
ou Oromo, et également entre Éthiopiens et nomades
musulmans érythréens. Autant de conflits qui transcendent
largement les structures et les allégeances étatiques : les
Tégréens pactisèrent avec l'Italie dans la guerre de
conquête qui opposa celle-ci à l'Éthiopie, les Issaaq
somaliens firent alliance avec l'Éthiopie pour conserver le
droit d'accès à leur pâturage, en plein conflit de l'Ogaden;
Addis-Abeba joua de l'opposition entre notables musulmans
et serfs chrétiens et utilisa les rivalités claniques pour
contenir les indépendantistes érythréens... Mais en même
temps tous ces conflits ont une traduction interétatique : en
conflit avec l'Éthiopie, le président somalien Siyaad Barre
rechercha activement l'alliance soviétique; confrontée à des
difficultés économiques internes particulièrement graves, la
Somalie adhéra à la Ligue arabe en 1974, afin de bénéficier
notamment du soutien économique et financier de l'Arabie
Saoudite. Lâchée par l'URSS qui préféra jouer la carte
éthiopienne, la Somalie dut solliciter la protection des États-
Unis, alors que naguère le Négus avait offert à ceux-ci, en
vue d'obtenir leur solidarité, la base érythréenne de
Gagnnäw, tout en se rapprochant de l'URSS, de la Chine, de
l'Égypte nassérienne et de l'Arabie Saoudite. Cuba et
certains Etats arabes prirent même l'initiative de médiations
selon les règles du droit international.
Deux plans viennent aussi se superposer sans avoir pour
autant le même statut : au plan sociologique, on retrouve
toutes les composantes d'un jeu qui décompose le modèle
interétatique pour lui substituer d'autres règles; au plan
institutionnel, on remarque, au contraire, que les contextes
de crise réactivent les modes d'interaction étatique, tant au
nivau interne, les États tentant d'instrumentaliser les
antagonismes communautaires, qu'au niveau externe, les
États du Sud recherchant dans les jeux d'alliances, de
protections ou d'insertions au sein des institutions
internationales les moyens de compenser leurs incapacités
et leur défaut de légitimité. On retrouve ainsi une logique
comparable à celle par laquelle les élites politiques
cherchaient dans l'alignement sur le modèle étatique un
moyen de corriger la faiblesse de leur autorité sur les
gouvernés : en politique étrangère, le paradoxe est encore
plus marqué puisque la surenchère étatique à laquelle se
livrent ainsi les Princes des sociétés du Sud s'impose
comme le dépassement des tensions et des contradictions
qui opposent l'ordre international institutionnalisé aux
dynamiques sociales internes.

Des sociétés civiles introuvables

L'extrême diversité de ces dynamiques tranche, là aussi,


avec le postulat d'universalité qui structure le concept de
société civile, hérité de la trajectoire occidentale de
développement et qui constitue probablement l'élément
implicite le plus décisif de tout le dispositif qui tend à
asseoir la domination du modèle occidental d'ordre
politique. La construction historique de ce concept a
souvent été discutée et repose sur au moins trois principes
discriminants : la différenciation des espaces sociaux privés
par rapport à l'espace politique; l'individualisation des
rapports sociaux qui confère ainsi à l'allégeance citoyenne
une valeur prioritaire; l'horizontalité des rapports à
l'intérieur de la société qui fait préférer la logique
associative à la structuration communautaire et qui, à ce
titre, marginalise les identifications particularistes au profit
de l'identification stato-nationale.
Chacun de ces principes est porteur d'universalité et se
trouve aisément intégré dans une problématique générale
du développement transcendant chacune des histoires : il
est consciemment associé à une démarche normative et
prescriptive qui est censée obliger les acteurs des sociétés
extra-occidentales. La différenciation du privé et du public
est ainsi conçue comme la formule conciliant de façon
optimale l'intérêt général et les intérêts particuliers, tout en
favorisant la réalisation d'un espace économique propre,
facteur de développement. L'individualisation des rapports
sociaux est tenue, dès la philosophie des Lumières, et plus
encore avec l'évolutionnisme du XIXe siècle, pour
émancipatrice et rationalisante : elle libère progressivement
l'individu des allégeances communautaires, de la tutelle de
son groupe naturel d'appartenance et conduit à une
socialisation plus libre et plus critique; elle le détache d'une
volonté naturelle dont le groupe est porteur pour lui
substituer une volonté rationnelle, faisant place au calcul et
à l'évaluation. Quant aux solidarités horizontales, elles
achèvent de libérer l'individu de ses identifications
particularistes pour l'amener à concevoir son rôle en
fonction non plus d'une construction segmentaire de la
société, mais d'une conception qui, au gré des visions, se
veut organique, solidaire ou fonctionnellement
concurrentielle. Selon cette lecture, tout communautarisme
ne peut donc être que résiduel, legs de tradition et appelé à
disparaître : la gouvernabilité des systèmes politiques passe
par sa résorption. Le tribalisme nie par deux fois le principe
d'universalité : en entravant la construction d'une société
civile capable de transcender les particularismes, en
bloquant le processus d'avènement d'une société moderne
universelle reproduisant partout les mêmes caractéristiques
et, en tant que telle, conforme à une raison qui ne saurait
être qu'unique.
L'universalisation du modèle de la société civile dispose
d'un triple ressort. D'abord, elle est inférée par l'universalité
prêtée au modèle étatique : les bâtisseurs d'État se doivent
de réduire les modes d'identification particulariste qui
entravent la construction d'une allégeance citoyenne, qui
gênent la prétention de l'État à exercer le monopole de
l'autorité, qui limitent ses capacités d'extraction et de
mobilisation. Sur le plan symbolique, le prince, sans
renoncer toujours à faire valoir son identité tribale, cherche
à lui substituer son identité de père de la nation : le
président Bourguiba, sans effacer son particularisme
sahélien, met en avant son rôle de « combattant suprême »
et d'incarnateur de la nation tunisienne; le président
Houphouët-Boigny, tout en rappelant son ascendance royale
baoulé, lui préfère une conception paternelle de ses
rapports au peuple ivoirien. Sur le plan de la pratique, l'État
active la constitution d'une société civile en s'efforçant de
se doter, de façon volontaire, d'interlocuteurs censés
incarner les différents intérêts sociaux et transcender ainsi
les particularismes communautaires : l'entreprise néo-
corporatiste de construction de syndicats ou de groupes
d'intérêt étroitement liés à l'État ne doit pas être seulement
analysée comme un symptôme d'autoritarisme, mais aussi
comme un effort de création plus ou moins artificielle
d'espaces sociaux structurés en fonction d'une logique
d'intérêts.
La constitution d'une société civile est également relayée
par les stratégies des élites intermédiaires : la formation
progressive de catégories professionnelles nouvelles
(avocats ou journalistes par exemple) favorise l'essor
d'associations jouant un rôle assez considérable, en Inde,
mais aussi en Afrique noire et plus particulièrement au
Ghana et au Nigeria. L'alignement de ces catégories sur une
conception associative relève d'une stratégie
d'universalisation calculée : conforme, certes, à un modèle
appris en Occident, sur leur lieu de formation, mais jugée
également capable de protéger la spécificité de leur statut
et d'asseoir de la manière la plus symbolique et la plus
manifeste, leur nouvelle position sociale.
Enfin et surtout, l'essor des flux transnationaux constitue
un puissant appel, venant du système international dans
son ensemble, à la constitution de réseaux associatifs
privés. Les associations professionnelles sont elles-mêmes
stimulées par la démultiplication des organisations
internationales non gouvernementales auxquelles on adhère
d'autant plus volontiers qu'on est isolé ou menacé chez soi.
Le phénomène est amplifié par la prolifération des
associations humanitaires et de défense des droits de
l'homme qui, en favorisant la constitution de
correspondants locaux, accélèrent ainsi la formation
d'embryons de société civile et garantissent ainsi sinon
l'immunité, du moins une protection non négligeable à une
petite élite locale relevant la plupart du temps des premiers
réseaux associatifs professionnels en voie de constitution.
Me Lahidji, qui participa à la création, puis à l'officialisation
en 1978 de l'Association pour les droits de l'homme en Iran,
raconte par exemple comment celle-ci fut lancée par une
dizaine de juristes et d'intellectuels iraniens en étroite
relation avec Amnesty International, avec l'Association des
juristes démocrates, et fut intégrée dans la Confédération
internationale des droits de l'homme 109. Il rappelle aussi
comment elle fut précédée par la constitution de
l'Association des avocats, tandis qu'un autre des
promoteurs de la même cause, l'écrivain Hajj Seyyed Javādi,
précise qu'elle favorisa, dans la foulée, la constitution de
l'Association des écrivains. Ce qui est vrai de ce type
d'association l'est tout autant des autres associations
professionnelles, religieuses, des sociétés de pensée et
s'étend aussi jusqu'au domaine économique. En bref, la
dynamique internationale renforce les pressions –
minoritaires et dispersées – qui agissent en faveur de la
formation d'une société civile unifiée. Elle favorise ainsi la
constitution d'une « société duale », composée d'une part
de l'ensemble de ces réseaux associatifs et d'autre part d'un
ordre communautaire qu'on ne saurait pour autant tenir
pour résiduel et qui fait intégralement partie de l'histoire
des sociétés extra-occidentales.
Ainsi, l'universalité du modèle occidental ne reflète pas
seulement la prétention affichée par un discours, mais
désigne également une pratique qui se manifeste
essentiellement par le jeu du système international.
L'organisation de celui-ci autour de normes uniques, mais
culturellement situées, son fonctionnement obéissant à des
modèles qui dérivent de l'histoire occidentale tendent à
peser sur chaque ordre politique extra-occidental comme
pour rectifier sa propre trajectoire de développement. La
pression ne s'arrête cependant pas à l'universalisation
forcée du jeu interétatique : elle va bien au-delà, s'appuyant
notamment sur les flux transnationaux, de nature
économique, culturelle, ou associative qui entretiennent
ainsi le paradoxe de consolider de par le monde une culture
de l'État par des voies qui se veulent pourtant extra-
étatiques.
De façon peut-être encore plus déterminante, les tensions
que suscite cette logique universaliste profitent bien
souvent au modèle interétatique et favorisent même sa
restauration ou son parachèvement. Les incompatibilités qui
s'affirment entre certaines cultures et l'ordre territorial
contribuent, comme dans le cas kurde ou le cas tamoul, à
convertir les revendications identitaires liées à ces cultures
dominées en revendications territoriales et accélèrent ainsi
leur entrée dans la logique de l'État. L'universalisation d'un
droit international appartenant à l'histoire occidentale
conduit les Princes extra-occidentaux à s'appuyer sur ces
principes pour revendiquer les droits qu'ils ouvrent. Les
conflits inter-ethniques et intertribaux se trouvent traduits
en conflits interétatiques précisément parce qu'ils activent
les relations entre États de la région, précipitent ou
consolident les alliances, accélèrent les phénomènes de
clientélisation par les puissances du Nord. L'affaiblissement
des capacités politiques internes propres aux systèmes
politiques en développement conduit les Princes qui les
gouvernent à consolider leur statut par l'acquisition d'une
capacité symbolique qu'ils retirent de leur insertion dans le
système international. Enfin, la revendication du principe
étatique de la souveraineté constitue, dans la pratique, le
dernier atout symbolique que ces Princes peuvent utiliser
afin de contenir les effets de la dépendance.
Toutes ces dynamiques reposent certes sur des rapports
de pouvoir, sur un mode de distribution des ressources, sur
un usage de la violence. Mais elles dérivent également
d'une configuration culturelle originale, constituée au fil de
l'histoire occidentale, qui reflète une articulation spécifique
du particulier et de l'universel, l'affirmation de soi comme
identité particulière, c'est-à-dire différente de celle de
l'autre, mais en même temps universalisable. Le principe
stato-national est bien au centre de cette dualité, puisqu'il
proclame la prétention de chaque identité culturelle à
accéder à la souveraineté, mais aussi l'universalité d'un
mode de gestion politique qui tire précisément sa marque
de sa vertu égalisante, uniformisante, destructrice de la
différence et apte à transcender les intérêts particuliers.
Incompréhensible souvent dans d'autres cultures, le
message stato-national flatte et attire cependant parce qu'il
évoque la souveraineté et l'émancipation. Tour à tour sujet à
des pertes de sens ou à l'entretien de contresens, l'État
peut néanmoins cultiver ainsi l'ambiguïté à son profit.
Cette logique de l'exportation trouve pour autant ses
limites dans les conditions de mise en œuvre de la logique
d'importation au sein des sociétés d'accueil. Les modèles
politiques occidentaux n'auraient que peu de chances de
s'universaliser s'ils ne trouvaient pas, hors de leur lieu
d'invention, une entreprise active de captation. Au-delà
d'une infinité de stratégies d'acteurs individuels trouvant
leur compte dans la conduite de ces pratiques, cette
articulation des processus d'importation et d'exportation
met l'accent sur la diversité des constructions culturelles de
l'universel et en fait sur leur caractère inconciliable. Là où le
modèle occidental s'appuie sur une combinaison
fonctionnelle et très productive de l'universel et du
particulier, d'autres cultures ont affirmé, au fil de leur
histoire, des modes de combinaison différents qui explicitent
déjà bien des malentendus.
S'inscrivant dans une vision cosmogonique, la culture
hindoue ne peut pas se réduire à cette même distinction du
particulier et de l'universel. Le monde hindou est déjà posé
en un universel qui contient en lui-même une infinité de
particularismes, notamment en termes de sectes et de
castes. Cette construction rend difficilement assimilable la
conception de l'autre et de soi aux catégories occidentales :
d'où la grande difficulté éprouvée de définir une nation
hindoue ou indienne au sein du système international. D'où,
plus généralement, l'acuité des problèmes posés par la
nécessité de s'insérer dans un univers autre et par celle
d'accueillir et d'intégrer des modèles politiques relevant de
celui-ci.
La culture islamique semble renvoyer à une autre
variante. Se définissant par rapport à un universel inscrit
dans la Révélation, elle est accessible à la culture de l'autre,
mais au nom soit d'un prosélytisme qui la conduit elle-
même davantage à exporter qu'à importer, soit d'une
coexistence passagère avec un autre monde qui ne saurait
en tout cas être accepté comme porteur d'universalité. Sans
chercher à être exhaustif, on pourrait encore envisager
d'autres cas de figure, comme par exemple celui des
cultures tribales, celle des Nuer étudiés par Evans-Pritchard
ou des Kachin observés par Leach qui n'intègrent pas
l'universel dans leur construction du politique et ne
conçoivent leur action, dans ce domaine, que comme
reproduction d'une identité particulariste 110. Ni prosélyte ni
conduite à se penser dans un universel, la culture tribale
s'intègre ainsi avec difficulté dans la dialectique de
l'importation et de l'exportation; elle trouve peut-être dans
cette absence d'affinité l'un des fondements de sa réticence
à s'inscrire dans un cadre stato-national.
Ces résistances culturelles ne peuvent pas être tenues
cependant pour des données pérennes : elles se combinent
avec des stratégies d'acteurs qui peuvent trouver quelque
utilité à contrarier ces orientations pour s'ériger en
importateurs et tenter ainsi de vaincre, d'en haut, les
entraves qui gênent le processus d'exportation : les
réticences à l'universalisation du modèle occidental sont
alors plus ou moins surmontées par une volonté politique
d'importation.
Deuxième partie

L'IMPORTATION DES MODÈLES


POLITIQUES
L'exportation suscite des tensions, met en évidence des
décalages, crée des frustrations : elle tend pourtant à
s'accomplir et même, de certains points de vue, à
s'amplifier. La puissance et l'hégémonie n'expliquent pas
tout : les modèles politiques occidentaux se diffusent et se
mondialisent ainsi – peut-être principalement – parce qu'ils
sont importés. Ils sont demandés et intégrés parce qu'ils
répondent à des stratégies d'acteurs importateurs, donc à
des choix individuels, guidés par des incitations et des
rétributions, par des espoirs et des attentes.
À ce titre, l'importation des modèles occidentaux
concerne des acteurs et des produits. La variété des uns et
des autres explique que, pris globalement, le processus est
complexe et se prête dangereusement à l'amalgame. La
désignation des lieux est tout aussi délicate. L'opposition
entre un Nord exportateur et un Sud importateur est
évocatrice, mais peu rigoureuse. Si l'occidentalisation
irradie les sociétés du monde à partir d'un foyer englobant
l'Europe de l'Ouest et l'Amérique du Nord, l'insertion de
l'Amérique latine devient incertaine : revendiquant son
occidentalité tout en devant compter de plus en plus avec
des populations indiennes qui la récusent, le monde latino-
américain est en même temps importateur et pour partie
occidental. Cette situation tranche clairement avec celles
des sociétés qui, à l'instar du Japon, de l'Inde ou du monde
arabe, opposent une autre histoire à l'histoire occidentale,
une autre construction du politique, pratiquée jadis, à celle
qui l'universalise maintenant, une tout autre culture à celle
qui fonde l'identité occidentale.
Cette distinction permet de préciser les contours de l'acte
d'importation. Fondamentalement, celui-ci désigne le
transfert, au sein d'une société donnée, d'un modèle ou
d'une pratique de nature politique, économique et sociale,
forgé et inventé dans une histoire qui lui est étrangère et
qui relève d'un ordre social fondamentalement différent. En
ce sens, l'acuité des dissonances culturelles devient
naturellement l'élément de cristallisation des dysfonctions
qui accompagnent ce processus; elle n'en est pas
cependant l'élément fondateur. Même si elles revendiquent
leur appartenance à l'Occident, les sociétés latino-
américaines vivent au quotidien cette logique de l'emprunt,
cette tension entre leur histoire et celle des sociétés
exportatrices, tout comme elles subissent les effets de
l'internationalisation forcée de leur développement et ceux
des stratégies des élites importatrices qui les gouvernent.
Ce sont essentiellement ces données qui composent les
dynamiques d'importation et qui sont porteuses de
contraintes et de revers.
CHAPITRE III

Les importateurs et leur stratégie


Le principal paradoxe des logiques d'importation tient
probablement à l'extrême variété de ceux qui en prennent
l'initiative. Très largement décrié, porteur de dysfonctions et
d'échecs, le processus d'occidentalisation s'intègre pourtant
dans les stratégies les plus diverses et les plus inattendues.
Souvent conçue comme arme du pouvoir, l'importation de
modèles occidentaux sert autant les projets conservateurs
que les perspectives révolutionnaires ; cible de la plupart
des mouvements contestataires, elle s'infiltre jusque dans
leurs thématiques et leurs pratiques politiques
quotidiennes; instrument d'action et de gouvernement, elle
est aussi largement servie par le jeu des élites
intellectuelles, quel que soit leur domaine de pensée ou
d'écriture et quelle que soit aussi l'orientation de leur
conviction.

LES ACTEURS DU POUVOIR

Le jeu même du pouvoir place en situation d'emprunter à


l'extérieur les façons d'agir, de penser et d'organiser. La
difficulté tient pourtant à la complexité d'une démarche
dont les résultats ne sont pas tous consciemment
recherchés; et, lorsqu'ils le sont, se mêlent de façon étroite
initiatives voulues et contraintes subies : la dépendance
relève en fait d'une logique complexe, d'autant plus efficace
qu'elle place l'acteur qui se soumet en situation de
demandeur, assumant la pleine conviction qu'il retire des
avantages de sa situation de dépendant. Ceux-ci sont
d'ailleurs de deux sortes : ou la dépendance subie à l'égard
de l'étranger apporte au prince des utilités nouvelles ou elle
lui donne la conviction qu'elle peut l'aider, pour l'avenir, à
renforcer ses propres ressources de pouvoir et donc ses
chances de s'émanciper des tutelles qui l'enserrent.

IMPORTATION ET CONSERVATION

La modernisation conservatrice correspond ainsi, au


départ du moins, à un choix raisonné : pour mieux
conserver son pouvoir, le Prince tente de l'adapter aux
données nouvelles, c'est-à-dire à un idéal de modernité dont
il espère qu'il lui apportera en même temps un surcroît de
ressources matérielles et un surcroît de légitimité. Le jeu du
Prince consiste alors à présenter la modernité comme une
catégorie neutre, universelle, donc adaptable à toute
culture, dotée de la sorte d'une légitimité supérieure à celle
qui fonde tous les particularismes. En cela, son action
prétend s'imposer comme supérieure à celle de ses propres
contestataires, facilement rejetés dans la périphérie comme
incarnateurs d'une tradition qu'il est aisé de présenter
comme inférieure.
Derrière cette option, plusieurs stratégies sont possibles.
La première est clairement exprimée par le sultan ottoman
dans le courant du XIXe siècle : essentiellement orientée
vers l'extérieur, elle cherche à restaurer un pouvoir
chancelant en empruntant de manière sélective à l'Occident
ses recettes de succès. La seconde se retrouve au centre
même de la révolution du Meiji et tend à emprunter en vue
de satisfaire d'abord des considérations d'ordre intérieur.
L'opposition des deux n'est pas tranchée : elle dessine
pourtant les contours de projets différents dont les chances
de succès sont loin d'être identiques, comme l'histoire l'a
d'ailleurs montré.
La stratégie ottomane s'est retrouvée avec des variantes
en Perse, en Egypte, mais aussi plus tard au Maroc ou dans
la péninsule Arabique et, plus loin, au Siam. Le cas ottoman
s'impose par sa clarté : les moments forts d'importation
correspondent étroitement à des périodes au cours
desquelles se conjuguent un affaiblissement militaire à
l'égard de l'Occident et une détérioration des conditions
d'exercice de la domination sultanique à l'intérieur de
l'empire. Ainsi la stratégie d'importation fut-elle
essentiellement sélective et amorcée dans le domaine
militaire. Aussi l'aventure de l'occidentalisation commença-
t-elle sous Sélim III, avec la mission du général Sébastiani 111.
De même fut-elle ravivée après la défaite essuyée par
Mahmoud II en Syrie, avec la mission du général von Moltke.
De la même manière, Méhémet-Ali inaugura-t-il un long
processus d'occidentalisation en Égypte en s'appuyant
notamment sur la coopération amorcée par le capitaine de
Sève. Strictement militaire au départ, la logique
d'importation s'élargit fonctionnellement aux domaines
administratif et éducatif. Les réformes militaires entreprises
par Sélim III condamnaient d'abord l'administration militaire
traditionnelle, en particulier les janissaires qui se lancèrent
en 1807 dans une entreprise de conspiration aboutissant à
l'assassinat de Mustafa IV; elles remettaient en cause par la
même occasion l'appareil administratif local dont la trop
forte décentralisation nuisait en même temps au processus
de mobilisation des ressources humaines et à
l'accomplissement des fonctions gouvernementales : leur
logique conduisait ainsi directement de l'emprunt des
techniques militaires occidentales à une vaste réforme
administrative mettant en pratique le principe wéberien du
monopole du pouvoir étatique et reprenant aux structures
tribales, familiales et religieuses, les fonctions politiques
qu'elles exerçaient sur le plan local. C'est au cours de cette
période que prend forme la première coalition d'acteurs
inquiets du processus d'occidentalisation, où se retrouvent
côte à côte janissaires, notables locaux et ulama. Il est de
même significatif que la mission von Moltke ait relancé la
réforme administrative en réclamant, au nom d'une
rationalité militaire occidentale, la constitution d'une
fonction publique composée d'agents dotés de salaires
fixes. De la même manière, la formation progressive d'une
armée ottomane moderne, atteignant en 1742 les effectifs
de 400 000 hommes, eut-elle pour effet de favoriser la
création d'académies militaires et la diffusion progressive
d'un savoir marqué de l'empreinte du positivisme et du
scientisme. Le phénomène se retrouve en Égypte, la
modernisation de l'armée étant accompagnée des
premières réformes administratives consacrant notamment
la création de ministères, d'institutions administratives
provinciales destinées à prendre en charge d'abord la
conscription, puis la taxation; simultanément, surtout,
Méhémet-Ali prit l'initiative d'envoyer les premiers étudiants
égyptiens faire des études en Europe. De même la création
d'écoles militaires, comme celle de l'infanterie à Damiette,
de l'artillerie à Thourah ou de la cavalerie à Gizeh, se
doubla-t-elle de l'ouverture, en août 1834, d'une école du
Génie civil, favorisant la diffusion de toute une pensée saint-
simonienne, Lambert prenant la direction de l'école des
mines inaugurée en 1838, tandis qu'essaimaient dans les
villes égyptiennes des « commissions des écoles » et des «
conseils de l'instruction publique » où se mêlaient cadres
saint-simoniens et lettrés égyptiens. C'est dans ce contexte
que se forma, autour du ministre Tahtawi, de Mazhar
Effendi, et des premiers ingénieurs, tels Reshvan Effendi ou
Mustafa Effendi, la première élite occidentalisée,
étroitement marquée par Auguste Comte et John Stuart Mill.
Le même phénomène apparaît dans l'histoire de la Perse,
puisque ce sont les défaites essuyées dans la guerre contre
l'Afghanistan qui marquèrent l'amorce du processus de
modernisation, en fait d'occidentalisation : celle-ci affecta
d'abord l'armée, selon la même logique expérimentée chez
le voisin ottoman. Pourtant, le mouvement ne connut pas la
même ampleur, précisément parce qu'il n'impliqua pas de
manière aussi directe et aussi rapide l'appareil
bureaucratique persan, celui-ci restant longtemps bloqué
dans une logique néo-patrimoniale. La différence semble
s'expliquer là aussi par des considérations stratégiques :
moins nombreuse mais plus ancienne, la bureaucratie
persane s'était depuis longtemps installée dans
l'accomplissement d'une fonction de promotion sociale
individuelle qui permettait même à un individu d'extraction
sociale modeste de prétendre aux rangs les plus élevés. Au
lieu donc de s'organiser en groupe de pression cohérent,
militant pour une réforme dont elle aurait pu tirer
collectivement avantage, elle favorisait l'éclosion de
stratégies individuelles d'ascension ou de pérennisation au
pouvoir qui, de ce fait, passaient davantage par le maintien
du statu quo que par le soutien à un processus
d'occidentalisation. Aussi les tentatives menées en ce sens
par Amir Kabir ou Sepah Salar rencontrèrent-elles hostilité
et intrigues de la part des autres agents, dissuadant les
monarques de s'engager dans une politique de changement
susceptible de susciter la division et d'affaiblir les soutiens
dont ils disposaient 112.
Solidaires dans leur logique, les pratiques monarchiques
d'occidentalisation atteignaient ainsi les secteurs militaire,
éducatif et administratif, dans la mesure cependant où ils
étaient relayés par des stratégies intermédiaires. En ce
sens, elles combinaient déjà une part de choix libre et une
autre de contrainte subie : les monarques persans du XIXe
siècle étaient certes déjà peu enclins à se prêter à un
processus de modernisation conservatrice dont ils
craignaient qu'il réduisît la marge de leur despotisme,
comme en témoigne l'inquiétude d'un Naseredin Shah
inaugurant la première Ecole polytechnique de Téhéran et
faisant part de son appréhension de voir se former en son
sein une élite éduquée et donc contestataire. Pourtant,
l'essentiel se situait probablement à un autre niveau :
fonctionnant par ondes successives, la modernisation par
diffusion du modèle occidental se développait ici et là en
atteignant solidairement l'armée, l'administration et
l'éducation. Or l'absence de relais au sein de l'appareil
administratif lui-même, c'est-à-dire le défaut d'attente de la
part d'un corps s'organisant en groupe de pression militant
pour un changement dont il espérait retirer des bénéfices,
risquait de stériliser les efforts du Prince. Les processus
d'occidentalisation les plus réussis passèrent par ce relais,
qu'il s'agisse de l'Empire ottoman ou plus encore, comme
nous le verrons, du Japon du Meiji. Sur ce point au moins,
certaines thèses développementalistes recèlent une part de
vérité : l'acquisition d'une rationalité collective et donc d'un
esprit de corps favorisent incontestablement le processus
de transformation des institutions, même si celui-ci, en
promouvant un ordre politico-administratif occidental, ne se
révèle pas toujours très fonctionnel.
Le phénomène acquiert une importance encore plus
marquée à l'époque contemporaine, au sein des régimes
monarchiques traditionnels. De soutien au processus
d'occidentalisation, la disponibilité de l'appareil administratif
et de ses agents se transforme nettement en aiguillon. Le
cas marocain est, de ce point de vue, remarquable : lieu par
excellence de promotion du modèle occidental d'État,
l'administration se révèle être bien davantage qu'un simple
support de la politique chérifienne de modernisation
conservatrice. Combinant leurs attentes à celles des classes
moyennes urbaines, les fonctionnaires, doublement motivés
par leur formation universitaire occidentale et par la
démultiplication de leurs contacts avec leurs homologues
européens, agissent solidairement en vue d'assurer la
conversion de la formule traditionnelle de légitimité dont se
pare le Prince en formule « rationnelle-légale »,
commandant ainsi un alignement sur le modèle étatique
occidental. Passé un certain palier, une trop forte
mobilisation des appareils administratifs en faveur de
l'importation devient ainsi source de perturbations dans la
stratégie de modernisation conservatrice, puisqu'elle
aboutit alors à un déficit dangereux de légitimité
traditionnelle 113.
Un aspect essentiel du processus de modernisation
conservatrice réside précisément dans l'effort stratégique
consenti par le Prince en vue de combiner l'importation de
modèles occidentaux avec la pérennisation de son autorité
traditionnelle. La démarche du sultan Abdul Hamid II était
de ce point de vue tout à fait remarquable, puisqu'elle
cherchait à mêler l'introduction sélective de pratiques et
d'institutions occidentales à une réactivation de l'institution
califale : le sultan favorisait ainsi le retour sinon à un islam
orthodoxe dont il craignait qu'il limitât son pouvoir, du
moins à un islam mystique dont il attendait qu'il légitimât
les transformations politiques et sociales. Le soutien officiel
apporté aux sectes sufi arabes, et en particulier à l'ordre
Rifaï d'Alep, est de ce point de vue très révélateur; il
trouvait d'ailleurs un large écho auprès de ses dignitaires,
en particulier, de son maître Abdul Khoda al-Sayyadi qui
souhaitait précisément que fût préféré à l'établissement
d'un ordre constitutionnel le rétablissement du califat 114115.
Le même jeu se retrouve, hors du monde islamique, dans
le processus de modernisation accompli au XIXe siècle par
les monarques du Siam. Rama Ier, fondateur de la dynastie
Chakki, chercha d'abord à réintroduire dans le pays et dans
sa cour les rites et les principes du bouddhisme classique,
et ouvrit un long processus de réformes entreprises par ses
successeurs sur la base d'une consolidation de la légitimité
princière traditionnelle. Selon cette formule, le Siam s'ouvrit
progressivement à une influence occidentale qui se fit de
plus en plus marquante, en se combinant avec une
transformation et une consolidation de la monarchie en
place qui put, par ailleurs, sauver sa couronne face aux
puissances coloniales qui prenaient pied en Asie. Les règnes
de Mongkut (1851-1868) et de Chulalongkorn (1868-1910)
sont significativement proches de ce qu'on observe dans
l'Empire ottoman, puisque l'un et l'autre de ces monarques
entreprirent une politique d'occidentalisation sélective,
surtout dans les domaines militaire, administratif et
législatif, tout en s'appuyant sur une légitimité traditionnelle
restaurée. Ici pourtant, le processus s'est réalisé dans un
contexte de renforcement du pouvoir monarchique, tandis
que le pouvoir sultanique allait en s'affaiblissant, ce qui
permit aux princes siamois de mener un dosage subtil
d'occidentalisation et de restauration en l'imposant à
l'aristocratie conservatrice, sans devoir rechercher le
soutien d'autres élites. En même temps, l'occidentalisation
signifiait une modulation, voire une transformation du
système de sens : le monarque siamois, contrairement au
monarque birman, atténua peu à peu la référence aux
identités que lui prêtait le bouddhisme, celles de
Boddhisatva, de Chakravartin (gouverneur du monde), de
Devaraja (roi-dieu) et de Dhamaraja (roi-juste), jusqu'à
procéder à sa progressive dédivinisation qui lui permit
précisément de remplir un rôle politique de plus en plus
actif dans la conduite des affaires politiques et du
changement social. En cela, sa dédivinisation renforça la
constitution d'une élite nouvelle qui s'affirma en même
temps comme soutien de cette nouvelle politique et comme
importatrice de modèles occidentaux.
En revanche, les monarques birmans firent le double choix
de ne faire aucune concession dans la définition même de
leurs attributs et du fondement culturel de leur pouvoir, et
de se fermer à l'influence occidentale, à l'exception peut-
être du roi Mindon Min (1853-1878). La conquête
britannique eut donc pour principal effet de faire basculer le
réfèrent culturel bouddhiste dans le rôle d'étendard du
processus de mobilisation contestataire, et non plus dans
celui d'idéologie du centre gouvernemental. À la limite,
l'opposition entre Siam et Birmanie laisse apparaître deux
postures des systèmes politiques périphériques face à
l'Occident : une pénétration de l'influence occidentale prise
en charge par le Prince lui-même dans le cas siamois; une
fermeture à celle-ci, aboutissant à une entreprise de
colonisation, dans le cas birman. Que le lien entre ces
stratégies et leur résultat ne fût pas direct ni exclusif est
probable; on ne peut pas pour autant douter qu'il existât :
en composant avec le modèle occidental, le Siam rassurait
l'Occident en même temps qu'il renforçait ses ressources;
en se refermant, la Birmanie précipita probablement le
mouvement d'invasion coloniale et en même temps le
démantèlement par l'administration britannique des
structures politiques en place. La modernisation
conservatrice entreprise au Siam correspondait bien ainsi à
des considérations stratégiques d'adaptation à l'ordre
politique international et à une tentative visant à protéger la
structure du pouvoir princier contre les risques de
déstabilisation 116.
La révolution du Meiji s'inscrit, elle aussi, dans cette
logique de modernisation conservatrice, mais renvoie à une
tout autre stratégie qui donne une signification différente au
processus d'importation des modèles occidentaux. La
trajectoire japonaise de développement s'est toujours
caractérisée par une ouverture sur l'extérieur strictement
limitée et contrôlée. La pénétration des jésuites au XVIe
siècle favorisa nombre de conversions dont l'ampleur (près
de 500 000) précipita la décision politique de renvoyer les
missionnaires; au XVIIIe siècle, la présence hollandaise ne fut
tolérée que parce qu'elle diffusait l'idéologie de la Réforme
et faisait ainsi équilibre à l'importation de valeurs
catholiques : elle n'en favorisa pas moins la circulation de
thématiques scientistes et utilitaristes. Pourtant, l'ère du
Meiji ne saurait être analysée comme le point
d'aboutissement de cet ancien processus
d'occidentalisation, au demeurant trop faible et trop
maîtrisé pour conduire à un bouleversement de l'ordre
politique en place; il ne tient pas non plus, comme dans
l'Empire ottoman ni même au Siam, à un effort d'adaptation
tactique à un ordre international devenu contraignant. Il
s'impose, au contraire, comme un mode de restauration du
pouvoir impérial comme pouvoir politique central, contre le
shogunat et contre l'ordre féodal. Or il est significatif que ce
processus ait eu lieu en même temps par mobilisation de
l'influence occidentale, par recours à des solutions très
proches du réfèrent étatique, et à l'initiative des élites
traditionnelles, sans susciter donc le mouvement de
contestation et de rejet qu'on a pu observer dans les
sociétés du monde musulman 117.
La mobilisation de l'influence occidentale transparaît
clairement de l'analyse sociologique des élites du Meiji,
toutes issues de la noblesse, mais marquées aussi par la
diversité et la densité de leur connaissance de l'Occident.
Trois ans après la restauration de l'ordre impérial, une
importante délégation japonaise – de niveau
gouvernemental – se rendit en Europe et aux États-Unis
pour un séjour de deux ans. La constitution de 1889 doit de
même beaucoup au modèle prussien, dans la définition
notamment de la primauté de la fonction impériale, tandis
que le nouveau gouvernement s'empressa d'abolir les droits
féodaux 118.
Les solutions adoptées ressemblent, par ailleurs, de façon
très étroite au processus de construction de l'État
occidental. Tel est le cas de la réforme militaire aussitôt
entreprise, visant à construire une armée nationale,
directement placée sous l'autorité impériale, selon une
procédure démantelant les pouvoirs intermédiaires et
établissant, en faveur de l'État, un monopole de la violence
physique légitime. Tel est celui aussi de la réforme
administrative, convertissant les daimyos en gouverneurs
de province et les samurais en agents de la bureaucratie
impériale. Tel est le cas enfin de la réforme de la fiscalité,
aboutissant notamment, en 1873, à l'établissement d'un
nouvel impôt foncier. Ainsi construit sur la base d'une
mobilisation des ressources militaires, administratives et
fiscales, le nouveau système impérial reconstituait à son
profit la dynamique de centralisation dont dériva jadis
l'institution étatique occidentale.
Ce processus de modernisation s'inscrit d'autant plus dans
une logique conservatrice qu'il mobilise les soutiens de
l'ensemble des élites traditionnelles, contrairement, par
exemple, à la révolution bismarckienne plus imposée par les
acteurs politiques que demandée par les élites, les junkers
manifestant même, contrairement à l'aristocratie japonaise,
une assez forte résistance au changement. Cette solide
base conservatrice dont put jouir la révolution du Meiji
s'explique probablement par l'absence de potentialité
démocratique du processus révolutionnaire : amputée de sa
dimension populaire et de sa référence à la démocratie,
l'importation sélective du modèle occidental risquait
d'autant moins d'inspirer la méfiance des élites dirigeantes.
Par ailleurs, exclus de la terre par le shogunat, les samurais
n'avaient plus intérêt à investir dans un ordre social rural et
féodal, mais attendaient au contraire d'une réforme qu'elle
leur fournît des rôles sociaux nouveaux dans le cadre d'une
société urbanisée. À ce titre, la révolution du Meiji put
mobiliser les soutiens de toute une élite traditionnelle
demanderesse de reconversion d'emploi et de méritocratie,
trouvant donc dans l'importation de modèles occidentaux
une chance d'adaptation. En cela, et paradoxalement, le
nouvel ordre impérial se construisait sur un consensus
minimal, comme ce fut le cas autrefois pour la construction
de l'État dans l'Europe post-féodale, tandis que l'imitation
sélective du modèle occidental ne suscitait l'hostilité
d'aucun groupe susceptible d'en être victime. Menée
essentiellement en fonction de considérations internes, sans
incitation extérieure directe ou pressante, avec un contrôle
plus efficace, sans contredire directement des intérêts
acquis, l'occidentalisation du Japon s'est imposée plus
solidement que celle qui s'est développée en monde
musulman 119.
En fait, dans l'ensemble de ces cas, le processus
d'occidentalisation s'est réalisé comme un mode de
comblement des « espaces vides » ou des espaces
incertains. La révolution du Meiji faisait appel à la logique du
monopole du pouvoir face à la décomposition d'un ordre
féodal qui ne permettait plus au shogunat de contrôler
certaines fractions du territoire japonais, en particulier dans
le sud-ouest de l'archipel; le sultan ottoman s'était efforcé
de réaliser le même processus, face à l'autonomisation
croissante des 'ayan rendant impossible tout processus réel
de mobilisation ou tout contrôle territorial systématique. Le
shah de Perse tendait, de son côté, à réagir au pouvoir
croissant détenu par les gouverneurs traitant directement et
par-delà son autorité avec les puissances étrangères. En
fait, dans chacun des cas, c'était le principe de territorialité
qui s'imposait comme l'élément essentiel et le plus précieux
parmi les emprunts que le prince cherchait à contracter
auprès du monde occidental. La logique territoriale
apparaissait dès lors dans une double fonctionnalité :
favoriser l'insertion dans l'ordre international en alignant les
structures en place sur celle des puissances dominantes,
remplacer un ordre impérial segmenté par un ordre étatique
centralisé et fermé diminuant probablement le rayonnement
symbolique du Prince, mais renforçant sensiblement sa
capacité de décision et d'action. De ce dernier point de vue,
le calcul était risqué : il s'était révélé efficace et payant
dans le contexte de l'Europe post-médiévale, puisqu'il avait
été effectué à l'initiative de centres dynastiques dont les
ressources de pouvoir étaient en pleine expansion, alors que
se désagrégeaient les pouvoirs périphériques; pour des
raisons très proches, il s'est révélé positif dans le Japon du
Meiji où le rapport centre-périphérie bénéficiait d'autant
plus au prince que les anciennes élites traditionnelles
avaient déjà été privées de leurs ressources par le shogunat
et étaient demanderesses de réintégration dans le centre.
En revanche, le calcul était beaucoup plus hasardeux dans
certaines monarchies conservatrices du monde musulman :
dans l'Empire ottoman et en Perse beaucoup plus qu'en
Égypte ou au Maroc, dès lors que les résistances
périphériques et que le réveil notabiliaire y étaient
particulièrement aigus, conformément donc à une
chronologie qui contredisait celle de la construction de l'État
occidental.
La création d'un système politique nouveau correspond à
une logique assez voisine, et ce d'autant plus qu'elle
suppose autant la formation, voire l'invention, d'un
territoire, le sur-classement des autorités périphériques et
surtout la création de tout un ensemble d'institutions,
pratiquement ex nihilo. L'exemple des monarchies moyen-
orientales est significatif d'un processus d'invention
conservatrice, puisque prise en charge par un centre
dynastique traditionnel. Cette construction de nouveaux
États s'est faite avec le double souci de protéger la formule
de légitimité sur laquelle s'appuyait l'autorité du Prince et
de doter à la hâte la scène politique des institutions dont
elle avait besoin. L'obligation d'agir dans la courte durée
devient alors un facteur décisif d'emprunt d'autant plus
généreux auprès du modèle occidental. Il est remarquable,
de ce point de vue, que la monarchie irakienne, au moment
de son invention, se fût dotée d'une constitution
d'inspiration australienne, tandis que les constitutions
successives du royaume hachémite portent la marque du
constitutionnalisme occidental et que la première fût
d'origine indienne 120. Plus significatif peut-être encore, le cas
du Koweït révèle la complexité de la double référence
traditionnelle et occidentale : les émirs al-Sabah se
lancèrent, dès les années trente, dans une politique allant
bien au-delà de la simple volonté tactique de consolider leur
propre pouvoir. Le phénomène se renforça dès
l'indépendance, acquise en 1961 : devant assurer sa survie
autant face au panarabisme nassérien que par référence à
la monarchie traditionnelle wahabite, l'émir Abdallah al-
Salem al-Sabah chercha à doter son État d'une marque
distincte en l'agrémentant, sous l'influence des
Britanniques, d'une constitution fortement occidentalisée,
dominée par le modèle de l'institution parlementaire et par
la pratique du Welfare State 121. Paradoxalement, c'est donc
la volonté de se distinguer qui a organisé l'acte
d'importation : pressé d'agir vite, dans le cadre d'un État à
construire, mais aussi cherchant à protéger sa propre
autorité, face à des modèles concurrents, le Prince a ainsi
trouvé dans l'accomplissement d'un processus
d'occidentalisation un moyen stratégique de pérenniser son
propre pouvoir, et surtout d'en préserver la spécificité face à
ses voisins immédiats. Ce n'est pas le moindre des
paradoxes, en effet, que la protection de l'identité, ou du
moins de l'indépendance par rapport à des flux menaçants,
puisse passer par la sollicitation de l'influence occidentale.
Celle-ci a certes été mesurée et somme toute assez
précaire, puisque l'expérience parlementaire qui
l'accompagnait a été interrompue à plusieurs reprises
depuis.

Importation et révolutions

L'importation des modèles occidentaux apparaît tout


autant dans les processus de modernisation se réclamant
d'une légitimité révolutionnaire, à partir notamment d'une
mobilisation plus ou moins sélective des thématiques
socialistes. Celles-ci sont d'autant plus utilisables qu'elles
présentent l'avantage de déboucher sur une mise en
accusation de l'Occident et donc de soutenir un discours
anti-impérialiste permettant de rendre compte des échecs
subis par le processus de développement économique.
Pourtant, leurs références restent essentiellement
occidentales, tant dans les auteurs sollicités que dans le
système conceptuel mobilisé et surtout dans l'apologie de
l'État qui en dérive. Encore qu'il convienne, là aussi, d'être
prudent et de savoir distinguer. Le socialisme peut autant
s'imposer comme réel projet d'organisation de la cité que
comme compensation symbolique à l'inefficacité de l'Etat.
Le premier cas correspond assez clairement à l'évolution
suivie par les élites dirigeantes indiennes, et plus
particulièrement par le Parti du Congrès. Principal acteur du
nationalisme indien et de la conquête de l'indépendance, le
parti des pères fondateurs de l'Inde a pourtant été, dès son
origine, profondément marqué par l'influence occidentale.
Fondé à Bombay en 1835 à l'instigation d'un Anglais à la
retraite, Allan Octavian Hume, il s'est d'abord composé une
idéologie nationaliste, étatique et séculière, clairement en
retrait par rapport à la culture indienne. Sa conversion au
socialisme est en réalité concomitante de son accession au
pouvoir : essentiellement imputable à Jawaharlal Nehru, elle
apparaît comme un mode d'adaptation du parti aux
exigences de la construction étatique. Le Parti du Congrès
n'était pas monolithique : les circonstances dans lesquelles
cette option l'emporta progressivement restent fortement
significatives non pas tant d'un processus d'investissement
idéologique que d'une stratégie délibérée tendant vers un
certain nombre de buts clairement affirmés122.
Le premier consistait en la création d'un État fort, destiné
précisément à surmonter l'ordre politique traditionnel,
localement et socialement segmenté. Le socialisme
s'imposait ainsi comme une recette providentielle
permettant à une élite d'État de compenser les effets
centrifuges de la conception traditionnelle du politique en
Inde. On sait que celui-ci, contrairement au modèle chinois,
a été essentiellement marqué par l'éclatement non
seulement du fait du système de castes, mais aussi par
l'effet d'une conception « galactique » du système politique
qui tend traditionnellement à abandonner aux différentes
unités territoriales (villages, royaumes...) une large part de
souveraineté, faisant du monde indien un assemblage plus
ou moins articulé d'entités dispersées 123. La promotion d'une
conception unificatrice et légitimatrice d'un État fort et
puissant apparut ainsi, pour les bâtisseurs d'État issus du
Congrès, comme un moyen fonctionnel de parfaire leur
monopole de la violence physique légitime qui, sous couvert
de socialisme, devenait l'objectif central de leur stratégie
importatrice.
D'autant que la référence socialiste promouvait les
thématiques égalitaristes qui, dans le contexte de la
construction étatique indienne, devenaient un atout majeur
pour l'élite politique gouvernante. La réduction des
inégalités dans une société de castes et de profondes
disparités régionales a pour principal avantage de diminuer
les ressources de l'élite traditionnelle concurrente et de
conforter ainsi la scène politique comme lieu privilégié
d'exercice du pouvoir.
Enfin, l'idéologie socialiste offrait aux nouvelles élites
d'État, sous couvert d'entreprendre de manière volontariste
et dirigée le développement économique de la société, les
moyens de pénétrer celle-ci et d'accroître la propriété
publique. C'est bien dans cette perspective que Nehru mit
en place en 1950 la Commission du plan et que le premier
plan quinquennal fut lancé l'année suivante. Plus tard,
l'Industries Act prévoyait qu'aucune entreprise industrielle
nouvelle ni aucune extension significative des usines
existantes ne pourrait être admise sans une licence délivrée
par l'État. En 1952, Nehru installa le National Development
Council composé des principaux ministres, en offrant des
conditions supplémentaires d'intervention dans la vie
économique. Le secteur agricole était loin d'être oublié,
puisqu'il était l'objet essentiel du premier plan et qu'il
amorçait une importante réforme agraire, suivie d'une
tentative de mise en place de coopératives directement
contrôlées par l'État. Cette importante réforme, présentée
en 1959 à Nagpur devant le Parti du Congrès, devait
amorcer une véritable socialisation de l'agriculture 124.
Il est significatif que les projets agraires aient rencontré
beaucoup plus de résistance que ceux concernant
l'industrie, lesquels aboutirent, du moins pour la plupart.
Dans le premier cas, c'est toute une paysannerie,
profondément marquée par la culture traditionnelle, qui
refusa de se plier à un ordre socio-économique qu'on
cherchait à greffer : la reculade de Nehru fut, dans ce
domaine, prudente. Dans le second cas, la socialisation de
la grande industrie rencontra, au contraire, le soutien actif
de toute une nouvelle élite bureaucratique qui y trouvait le
moyen d'assurer sa pérennisation et même de renforcer son
propre pouvoir. C'est dans cette logique que fut approuvée
en 1955 la résolution Avadi élaborée par Nehru et appelant
à la mise en place d'une propriété publique des moyens de
production, alors que, l'année suivante, fut retenu le
principe que les industries fondamentales ne pourraient
appartenir qu'au secteur public. Il est révélateur qu'Indira
Gandhi se soit ralliée progressivement à ces mêmes options
à mesure qu'elle eut à exercer le pouvoir, alors qu'à sa
nomination comme Premier ministre, en 1966, elle semblait
prendre le parti contraire en prônant une certaine
libéralisation de l'économie. Très vite, elle nationalisa
nombre de banques, de compagnies d'assurance et de
compagnies minières. Toute cette œuvre de socialisation se
développa parallèlement à tout un processus de
personnalisation et de centralisation du pouvoir que la fille
du Pandit Nehru chercha à développer à son profit, en se
réservant le portefeuille de l'Intérieur, en dotant la police et
les forces de sécurité, en renforçant l'administration
publique et le contrôle direct de celle-ci. De même, si Rajiv
Gandhi tenta d'amorcer, à son tour, une politique de
libéralisation, celle-ci trouva sa contrepartie dans le
maintien d'une imposante structure bureaucratique et dans
la progression de ses stratégies de corruption. Les percées
libérales de Narasimha Rao se révèlent dès 1991 délicates à
mener, en partie précisément du fait de la résistance de
toute une classe moyenne bureaucratique qui se croit
menacée.
Une logique somme toute assez proche se retrouve dans
le contexte des systèmes politiques les plus radicaux ayant
récemment accédé à l'indépendance. Le cas du Zimbabwe
montre à l'évidence les effets inattendus des processus de
résistance à la dépendance, et l'étrange combinaison de
pratiques d'importations subies et d'importations
provoquées. Les accords de Lancaster House conclus entre
la Grande-Bretagne et la ZANU, mouvement de résistance
dirigé par Robert Mugabe, d'inspiration marxiste-léniniste,
cherchaient à traduire en termes institutionnels le
compromis passé entre les nationalistes noirs et la minorité
blanche, détentrice du pouvoir économique. Cet équilibre
déjà précaire était uniquement conçu en termes
parlementaires, puisqu'il reconnaissait aux Blancs un
nombre minimal de sièges au sein du Parlement et
garantissait cette disposition par la définition d'une
procédure complexe et restrictive de révision de la
Constitution. Concrètement, ces accords fondaient aussi un
compromis qui abandonnait aux Blancs le pouvoir
économique et reconnaissait aux Noirs l'exercice d'un
pouvoir politique surveillé 125.
Cette curieuse dualité mettait en fait face à face un
espace économique performant, étroitement lié à l'Afrique
du Sud, par laquelle transitait effectivement 70 % du
commerce extérieur zimbabwéen et un espace politique,
doté d'institutions constitutionnelles rigoureusement
calquées sur le modèle britannique, pris en charge par une
élite marxiste formée dans les écoles chrétiennes et
dépourvu de tout moyen d'imposer ses choix. Le rapport
entre ces deux espaces se traduisait ainsi en termes de
capacités différenciées. L'hégémonie exercée par le pouvoir
économique blanc se manifestait par sa capacité de
maintenir la libre entreprise, d'entretenir des relations
étroites avec le voisin sud-africain, de contrôler le
développement des zones rurales pauvres occupées par la
population noire, et aussi de diffuser au sein de celle-ci
certains modèles d'organisation collective. Ainsi la CACU,
qui regroupe des coopératives de service agricole destinées
à approvisionner les fermiers noirs, a-t-elle été constituée
sur le modèle des farmers cooperatives des fermiers blancs
et datant de la période coloniale. Autre exemple, la NFAZ
(National Farmer Association of Zimbabwe) réunit les
fermiers noirs sur le modèle des anciens master
farmers'clubs d'origine britannique.
En face, l'espace politique a échoué dans
l'accomplissement de sa fonction de domination. Aucun
élément décisif du programme socio-économique de la
ZANU n'a pu être réellement appliqué. Le projet de réforme
agraire s'est longtemps enlisé; les nationalisations prévues
n'ont jamais été réalisées, et la volonté de transformer les «
fermes blanches » abandonnées en fermes d'État n'a
débouché que sur un nombre infime de réalisations. De
façon tout aussi significative, les tentatives de pénétration
par l' « État » zimbabwéen des espaces sociaux contrôlés
par la population noire ont abouti à des échecs : la mise en
place d'un ministère des Coopératives n'a jamais permis la
mise en tutelle de celles-ci, tandis que la vie sociale, dans
les villages, se structurait davantage sur le mode
communautaire qu'autour du représentant de l'État ou de la
ZANU.
Pour réagir à cette incapacité, le pouvoir central n'a pu
procéder que de façon symbolique. Faute de pouvoir agir
réellement sur les structures de dépendance, et en
particulier sur les modèles et les institutions capitalistes de
développement, Robert Mugabe a choisi la solution d'un très
fort investissement idéologique qui s'est traduit par un
recours massif au discours et à la symbolique marxistes.
Ceux-ci se révélèrent particulièrement efficaces auprès des
intellectuels et de la jeunesse étudiante, pour qui l'appel au
socialisme put formellement compenser la rigueur du
pouvoir exercé par les Blancs dans le domaine économique.
Le point d'orgue de cette inspiration se retrouva dans le
processus amorcé en décembre 1987, conduisant à la mise
en place hésitante d'un parti unique qui coexista
paradoxalement, depuis lors, avec un secteur économique
privé, ultra-libéral, contrôlant l'essentiel de la production
industrielle et agricole.
De la même manière, Mugabe a cherché à traiter les
véritables problèmes auxquels se trouve confronté le
Zimbabwe (tensions ethniques, difficultés sociales et
économiques éprouvées par la petite propriété rurale noire,
et surtout incapacité du pouvoir central à pénétrer la
périphérie) par la manipulation des structures politiques en
place. À défaut de pouvoir construire un modèle d'État doté
de capacités politiques et adapté aux données culturelles
endogènes, le président zimbabwéen tenta de réguler la
crise par la mise en chantier de réformes constitutionnelles
sur lesquelles il avait prise, mais dans lesquelles la
population était précisément très peu impliquée.

CONTRAINTES D'ALIGNEMENT ET EFFETS DE


COMPOSITION

L'occidentalisation ne doit pas pour autant être envisagée


uniquement comme le résultat d'un libre choix : elle se
réalise aussi et surtout en réponse – presque forcée – à des
contraintes d'alignement sur les puissances occidentales.
Qu'il s'agisse de devancer les vœux nourris par celles-ci ou
de se plier à des injonctions exprimées en termes
diplomatiques et militaires, l'action de contrainte joue dans
l'importation un rôle majeur, particulièrement dans les
domaines financier et politico-juridique.
Ainsi, la menace russe, au XIXe siècle, n'a-t-elle cessé de
peser sur les initiatives réformatrices du sultan ottoman. Le
Khatt-e-Sharif, premier document constitutionnel, a été
établi en 1839, à l'initiative d'Abdel Madjid 1er et de Rashid
Pàshà dans le but de se ménager l'alliance des puissances
occidentales; il rassemblait des dispositions qui avaient
toutes pour caractéristique de se rapprocher du modèle
occidental d'État: introduction des principes de sécurité, de
propriété (quelle que soit la religion ou la nationalité du
sujet), de contribution générale à l'impôt. La charte
prévoyait également des élections et stipulait que la peine
de mort devait être prononcée par un tribunal. De même, la
guerre avec la Russie (1853-1855) favorisa l'octroi d'une
seconde charte en février 1856 (Khatt-e Homayyun) qui
précisait certains de ces aspects : réforme fiscale, annuité
du budget, attribution de droits aux chrétiens. En 1861, la
reconnaissance par Abdel Aziz des dettes de l'empire le
conduisit, également, pour bénéficier du soutien des
grandes puissances, à accepter la création d'une cour des
comptes et d'une banque d'État alignées sur le modèle
français. Lors d'une nouvelle crise financière qui fit ravage
en 1875, Midhat Pasha, après avoir déposé le sultan,
s'efforça d'élaborer une réforme constitutionnelle inspirée
du modèle belge, tout en précisant les contours des
institutions budgétaires afin de les rapprocher davantage du
modèle occidental.
Le même processus s'observe en Égypte. La crise
économique de 1876 précipita l'appel à l'aide des
puissances européennes qui imposèrent en même temps
l'entrée de ministres anglais et français dans le
gouvernement ainsi qu'une redéfinition du droit fiscal,
obligeant notamment le Prince à soumettre chaque année le
montant des impôts à l'adoption par le Parlement. De la
même manière, chaque affaiblissement militaire de la Perse,
face à l'Angleterre ou face à la Russie, se traduisit, au-delà
de l'accueil de missions militaires venues d'Europe, par
l'octroi de concessions aux grandes puissances qui en
échange acceptaient d'éponger les dettes. Surtout, les
mouvements de protestation qui se développèrent au début
du siècle conduisirent à une « médiation » de plus en plus
active de la Grande-Bretagne qui pressa le shah d'accepter
l'élaboration d'une constitution, très proche, elle aussi, du
modèle belge et prévoyant notamment l'élection d'une
assemblée.
Il est remarquable que ce processus ait retrouvé toute son
actualité, à l'époque immédiatement contemporaine. Soit
parce que les princes prennent parfois, dans le cadre de leur
politique étrangère, l'initiative de la même démarche,
lorsque, par exemple, Anouar al-Sadate choisit d'attirer
l'attention de l'Occident en rétablissant en 1974 un
pluripartisme certes limité et surveillé, mais qui pût au
moins entretenir la fiction d'une vie parlementaire à
l'occidentale. Soit, au contraire, parce que les puissances
occidentales conditionnent explicitement leur aide à la
réalisation d'un processus de démocratisation qu'ils
assimilent purement et simplement à l'occidentalisation des
institutions et pratiques constitutionnelles des pays
concernés. La démarche était particulièrement affirmée
chez le président américain Carter et a été renouvelée lors
du sommet de La Baule à l'initiative de François Mitterrand,
conduisant notamment certains pays africains à convoquer
des conférences nationales, à mettre en place les conditions
d'un pluripartisme et à recourir à des élections
concurrentielles.
L'importation des modèles politiques occidentaux n'est
pourtant pas seulement effet de choix, contraint ou pas, et
ne renvoie pas toujours à une décision plus ou moins forcée
de l'acteur. Elle résulte aussi souvent d'un effet de
composition de choix, de processus sociaux et politiques
qu'aucun acteur ne contrôle directement et dont la
réalisation est d'autant plus irréversible. De tels effets
interviennent fréquemment et dans de nombreuses
histoires, en particulier dans celles du Moyen-Orient et du
Japon.
L'occidentalisation du Moyen-Orient évoque le jeu de
plusieurs effets de composition. L'essentiel se trouve dans le
processus de sécularisation qui domine l'histoire ottomane
du XIXe siècle et qui est imputable aux actions déployées
par le sultan, sans qu'elle ne fût ni toujours souhaitée par
celui-ci, ni même congruente avec son projet de
modernisation conservatrice. Celle-ci, ayant essentiellement
pour fonction de protéger le pouvoir du monarque et de
sauvegarder son autorité, supposait le maintien d'une
formule d'autorité traditionnelle qui concédait au sultan les
attributs du calife, le plaçait donc à l'abri des rivalités issues
de son entourage et lui permettait de contrôler d'autant
mieux le processus de changement socio-politique.
Néanmoins, la construction d'une logique étatique, faite de
recentralisation autour d'un appareil administratif
renouvelé, et de monopolisation du pouvoir par le centre
sultanique face aux autorités périphériques, plaça Mahmud
II en situation de devoir limiter les attributions et la
compétence du sheykh-al-islam qui, à ses côtés, incarnait la
présence effective d'un personnel religieux au sein de
rouage de l'empire. Les mêmes motifs le conduisirent à
diminuer progressivement, puis à supprimer les
commissaires religieux en poste au sein de l'armée et à
établir à travers l'institution du Waqf un contrôle financier
étroit des biens détenus par les ulama. Trois éléments
essentiels de la logique de l'État occidental se trouvaient
impliqués : la construction d'un centre politique prétendant
au monopole, le contrôle absolu des armées et donc de la
violence par le seul pouvoir politico-administratif, la mise
sous tutelle publique de toute perception de revenus
réalisée auprès des sujets de l'empire. Les sultans tentèrent
bien de compenser cette perte d'autorité par un
investissement symbolique qui amena notamment Abdul
Hamid à revendiquer la pleine restauration de l'autorité
califale à son profit. Il reste qu'il leur était impossible de
concilier la logique de la monopolisation de la violence
légitime avec le maintien, au sein du système politique, des
rôles religieux qui renvoyaient à une centralité bâtie sur
d'autres principes : non désirée, la sécularisation s'imposait
ainsi comme un affaiblissement des positions symboliques
du Prince que celui-ci devait consentir comme effet direct
d'un choix conscient de l'option étatique. Ce choix était
d'autant plus dramatique qu'il inaugurait un conflit
susceptible de dessiner à terme les contours d'une contre-
légitimité et donc de priver toutes les monarchies
conservatrices de formules autres qu'exogènes : le
phénomène apparut progressivement en Perse, au XIXe
siècle, sous la dynastie Qadjar, et plus brutalement avec les
Pahlavi; il s'impose même en Jordanie, au Maroc et dans la
péninsule Arabique, condamnant les Princes à devoir
recourir, pour se protéger, à une politique d'immobilisme
institutionnel.
Les effets de communalisation nationale et de
territorialisation paraissent tout aussi redoutables.
L'insertion progressive de l'empire dans le système
international valait déjà imposition d'une logique territoriale
qui n'était nullement réductible à la pluralité de minorités
culturelles qui s'y juxtaposaient. L'effet le plus sensible tient
précisément à cette transformation non contrôlable de l'idée
même de minorité. Dans le contexte classique, elle ne valait
nullement prétention à une identité nationale : la
valorisation d'une consanguinité arabe par un Butros al-
Bustani n'impliquait nulle demande de sortie de l'Empire
ottoman, pas plus que l'entretien d'un tribalisme millénaire
au sein des populations kurdes. Les minorités s'identifiaient
ainsi en même temps par l'expression d'une symbolique
culturelle et par la revendication d'un jeu d'autonomie qui
constituait en réalité l'un des principaux ressorts de l'ordre
impérial.
Or les historiens ont récemment montré que le glissement
progressif vers une thématique nationale puis nationaliste
ne devait que très peu à la diffusion directe de l'idée
occidentale de nation, mais bien davantage à un effet
complexe de composition de divers processus de
changement politique 126. Les fameux canaux d'importation
de l'idéologie nationaliste étaient en réalité bien fragiles.
Les écoles chrétiennes ont pu jouer un rôle en Syrie, mais
elles ne touchaient qu'une petite fraction des élites, de
façon d'autant moins décisive que la minorité chrétienne
avait stratégiquement pour parti de préférer l'équivoque
ottomane à un nationalisme arabe qui risquait de
reconstituer leur statut de minorité sur un mode beaucoup
plus entravant. Les sociétés secrètes, militant pour la nation
arabe, sous l'influence des idées occidentales, comme la
société des Jeunes Arabes constituée à Paris, étaient, quant
à elles, de formation tardive et ne touchaient qu'un petit
nombre d'individus. Quelle que fût leur importance
intellectuelle, elles n'eurent qu'une faible pertinence socio-
politique.
De même, la thèse classique attribuant aux classes
moyennes le rôle de vecteur d'une propagande nationale a
été peu à peu remise en cause. Prêter une âme et une
volonté particulières à un acteur collectif par ailleurs si
imprécis dans ses contours constitue déjà un excès que la
critique sociologique a souvent dénoncé avec raison.
Surtout, l'analyse historique montre que l'essentiel des
promoteurs et des pionniers du nationalisme arabe se
recrutait dans les rangs des élites traditionnelles et
notamment des notables syriens appartenant au milieu
sunnite de Damas, c'est-à-dire dans un contexte social qui
était également celui des agents les plus fidèles de l'Empire
ottoman. En fait, l'éclosion du nationalisme apparaît ainsi
comme l'effet d'une concurrence liée à l'essor d'une
bureaucratie politico-administrative dont les possibilités de
recrutement étaient inévitablement limitées.
Individuellement, elle renvoyait à une stratégie de sortie
déployée par une élite autochtone déçue de ne pas
bénéficier des mutations de l'ordre impérial et des effets de
l'occidentalisation de sa bureaucratie. Alors qu'auparavant
la lutte pour le statut passait par l'obtention de positions
religieuses ou par l'entretien d'un pouvoir tribal, la
construction d'institutions politico-administratives «
modernes » déplaçait vers celles-ci l'essentiel de la
concurrence : désormais, la naissance d'un espace public
fermé et sélectif contrôlait prioritairement la formation des
identifications et conduisait ceux qui en étaient exclus à
définir les leurs par la revendication d'un autre espace
public chargé d'une légitimité supérieure. D'élément d'un
discours culturel, l'arabité devenait l'élément tactique d'une
pratique politique et l'argument de rejet du mode de
délimitation de l'espace de souveraineté. Le nationalisme
arabe est principalement un effet dérivé de l'importation, en
monde musulman, de la logique occidentale de l'espace
public : la mise en oeuvre d'un élément de la grammaire
nouvelle précipite celle de tous les autres.
Ce processus ne signifie pas que le nationalisme arabe
soit exclusivement imputable à une stratégie de
concurrence entre élites, mais il répond d'une large part de
sa genèse et de son évolution ultérieure. En abordant les
masses à travers les grandes idéologies nationalistes qui
ont ponctué l'histoire des quatre dernières décennies du
monde arabe, il porte déjà la marque des ambiguïtés qui ont
présidé à sa naissance. Favorisé par l'essor mal contrôlé de
la mobilisation sociale et surtout de l'urbanisation, il fait
évidemment écho aux manifestations d'anomie, sans pour
autant s'inscrire dans un système de significations
réellement intégré par les masses : en témoignent
notamment sa rapide transcription dans l'adhésion à un
personnage charismatique, dont Nasser est la figure la plus
célèbre, sa fréquente confusion avec le répertoire religieux
et surtout le caractère extrêmement précaire des
mobilisations qu'il suscite.
En outre, l'essor d'une bureaucratie de type occidental n'a
pas été le seul mécanisme générateur des comportements
nationalistes. Les processus de mobilisation par le centre
ont engendré des effets similaires, notamment sur les
structures tribales et communautaires. En cherchant par
exemple à enrôler les tribus dans une armée commandée
par le centre impérial, le sultan Abdul Hamid a
considérablement accéléré la formation d'un sentiment
nationaliste à la périphérie de son empire. Constituée
essentiellement de Kurdes, la Hamidiyya a ainsi été créée
en 1891 : en mobilisant les tribus, en rapprochant les
individus qui la composaient, en démultipliant leurs
échanges sous un commandement qui n'était pas de leur
extraction, elle a transformé l'identité kurde d'un sentiment
d'adhésion communautaire et segmentaire en un sentiment
d'appartenance à un vaste ensemble revendiquant une
spécificité à l'intérieur de l'empire. À nouveau, un élément
de la logique de l'État, cette fois la mobilisation par le
centre des ressources militaires, conduisit très directement
à l'éveil d'un nationalisme qui joua, à son tour, un rôle
important dans le renforcement du nationalisme arménien
concurrent 127.
Il est évident que l'essor des pratiques coloniales a été
décisif dans l'extension des comportements nationalistes.
Encore que, là aussi, la construction d'un centre
gouvernemental se révélât en soi beaucoup plus importante
que l'identité même de ceux qui le dirigeaient. En Égypte
comme en Irak, la présence britannique était dénoncée, en
tant que telle, par une petite élite nationaliste, appuyée
dans le cas égyptien par les notables ruraux qui avaient
autrefois soutenu Urabi Pasha. Pour le reste, les émeutes de
mars 1919 consistaient essentiellement en émeutes
provinciales qui revendiquaient le maintien d'une autonomie
traditionnelle face au pouvoir cairote, quel que fût son
détenteur. De même, les révoltes qui secouèrent l'Irak en
octobre 1920 étaient-elles d'abord tribales, plus
périphériques que centrales, antifiscales plus que
directement anti-occidentales. Traditionnelles dans leur
nature, elles n'ont été inscrites que progressivement dans le
répertoire nationaliste, pour beaucoup à l'initiative des
Européens qui les accueillirent et les comprirent comme
telles : d'antipolitiques au départ, elles sont devenues par
destination, et par l'effet de leur confrontation à des
structures gouvernementales de facture occidentale, le
point de départ d'une mobilisation des masses égyptiennes
ou irakiennes en faveur d'une thématique de la nation 128.
À terme, cette construction d'une logique nationaliste
contribua à poser le problème de la territorialisation. Celle-ci
résultait, certes, d'une contrainte directe imposée de
l'extérieur et, notamment par le biais du traité de Sèvres;
mais elle découlait autant d'une conversion des modes
d'identification des diverses collectivités en un sentiment
national débouchant confusément sur une revendication
territoriale. La diplomatie britannique tenta de profiter de
cette convergence en incitant à la création d'un Etat kurde
qui présentait pour elle le double avantage d'affaiblir
l'Empire ottoman et de gagner un État-client. L'opération
échoua entre autres par le jeu combiné des deux entraves
qui révèlent combien le principe territorial est d'exportation
incertaine : l'impossibilité de dessiner un espace
géographique kurde– notamment face aux Arméniens – et la
méfiance des chefs tribaux conscients des pertes que
représentait pour eux l'essor d'une communauté nationale
kurde. Dans un cas comme dans l'autre, ce sont les
éléments d'une culture communautaire qui viennent
relativiser et défaire l'essor d'un sentiment national
répondant à une grammaire occidentale. La superposition
de ces deux logiques est d'ailleurs fort bien explicitée par la
concurrence entre les mouvements kurdes et leurs
dirigeants, entre un Sharif Pasha résidant à Paris, nourri de
culture occidentale, militant pour un État-nation kurde, et
les multiples chefs tribaux locaux militant en réalité pour
l'activation des allégeances tribales communautaires. En
fait, le cas du Kurdistan n'est pas singulier : l'imbrication des
logiques territoriales et communautaires, la combinaison
ambiguë de comportements nationalistes et de
comportements communautaires, les uns et les autres
entretenus par de multiples pratiques politiques, se
retrouvent autant dans les cas libanais, arménien ou
turkmène, c'est-à-dire à chaque fois que se pose le
problème de la juxtaposition de minorités.
On retrouve dans le cas japonais des processus
d'occidentalisation qui reflètent des effets comparables de
composition. La politique active du shogunat avait ainsi
conduit, dès le XVIe siècle, à imposer aux daimyos une
résidence forcée à Edo (Tokyo) et à soustraire les samurais
de leur domaine foncier, de manière à limiter l'autonomie
des uns et des autres. Cette restriction hiérarchique de la
logique féodale eut pour effet de limiter l'utilité politique de
la terre, de favoriser un glissement précoce vers la ville, et
de précipiter la paupérisation de la classe des samurais, leur
frustration sur le plan politique et leur sous-emploi. Elle en
faisait par là-même des demandeurs d'intégration au sein
d'espaces politiques de substitution : la forte implication des
samurais et de certaines daimyos dans la révolution du Meiji
s'explique non seulement par la dissolution des liens qui les
rendaient solidaires du shogunat, mais aussi par leur
volonté d'investir la construction d'un État moderne de
manière à reconstituer leurs positions de pouvoir. De même,
la perte par les samurais de leurs ressources foncières les
conduisit à s'impliquer dans la construction d'une économie
industrielle qui contribue à expliquer en même temps les
progrès très rapides du capitalisme japonais, notamment
son acceptation prompte par les élites en place, et la
diffusion assez massive des éléments qui fondent la culture
industrielle occidentale. Si, de ce point de vue, on compare
la modernisation conservatrice prussienne et celle du Japon,
longtemps tenue pour semblable, on perçoit la spécificité du
comportement propre à des élites traditionnelles en même
temps sollicitées et dépossédées, conduites, à ce titre, à
s'investir dans l'innovation et, en l'espèce, à saisir les
avantages offerts par la recomposition d'un État impérial
sujet à l'occidentalisation. Le paradoxe n'est qu'apparent :
l'identité traditionnelle des élites a, au Japon, favorisé leur
ralliement actif au modèle occidental.
D'autant que deux autres éléments au moins entraient en
composition. L'absence de mouvements de masse, paysans
ou a fortiori ouvriers, rendait l'importation de modèles
occidentaux d'autant plus sélective : les chances de
démocratisation étaient faibles, ne disposant au sein de la
société japonaise du Meiji d'aucun importateur potentiel.
D'autre part, la vieille tradition d'isolement propre au Japon,
en contenant et limitant depuis des siècles toute tentative
d'influence ou de contrôle venant d'Occident, permettait de
dissocier clairement importation et sujétion et de concilier
l'entretien d'un nationalisme pointilleux avec l'imitation sans
risque d'institutions venues d'Europe. Ainsi insérées de
manière inattendue et au départ non recherchée, dans une
position d'innovateurs et d'importateurs, les élites
traditionnelles japonaises purent peu à peu assumer
consciemment ce rôle sans en craindre les contreparties.

LA CRÉATION D'UNE CLASSE D'IMPORTATEURS

Enfin, l'occidentalisation est également entretenue par sa


propre dynamique. Elle favorise en effet l'essor de toute une
élite nouvelle dont la pérennité est liée à la sauvegarde,
voire au renforcement des processus d'importation. Dès le
début du XIXe siècle, l'entourage des Princes traditionnels
était déjà composé de conseillers, de ministres, ou de
courtisans qui comprirent très vite que l'imitation des
modèles et pratiques constitutionnels venus d'Europe
pourrait leur permettre en même temps de ravir au Prince
une part de pouvoir qu'il monopolisait, de leur garantir un
minimum d'autonomie et d'acquérir une marque d'identité.
Ce comportement se retrouve clairement chez l'Égyptien
Tahtawi, ministre du khédive Ismaïl, ou chez le Tunisien
Khayr ed-din, tous deux importateurs prudents mais
convaincus des principes du libéralisme politique du début
du XIXe siècle européen. Admirateurs de la charte orléaniste,
ils recherchaient avec succès, à travers la production de
constitutions, d'institutions représentatives et de débats
politiques, les conditions de la mise en place d'une vie
politique et d'un espace public dont ils seraient les pivots 129.
Plus profondément, cette logique réformiste conduisit, au-
delà de ses pionniers, à la formation d'une nouvelle
génération d'élites occidentalisées, retirant l'essentiel de
leurs ressources de leur passage par les écoles d'influence
occidentale. Ainsi composées de médecins, d'ingénieurs,
d'officiers ou de fonctionnaires, ces élites furent directement
absorbées par l'État ou se déployèrent, au sein de la société
civile, dans les secteurs du journalisme, du droit ou de la vie
intellectuelle. Dans le premier cas, elles eurent très tôt
partie liée avec l'État; dans le second, beaucoup plus
fréquent, notamment dans l'Empire ottoman, elles n'eurent
de cesse de prendre le contrôle des institutions politico-
administratives en appuyant précisément leur prétention
sur une légitimité légale-rationnelle ne dissimulant pas sa
conformité au modèle occidental. Cette stratégie, qui fut en
particulier celle des Jeunes Turcs, conduisait à une rapide
escalade dans la logique de l'emprunt, canalisant le débat
politique vers un espace où s'affrontaient essentiellement
différentes conceptions des modalités pratiques de
l'occidentalisation 130.
Le débat épousait d'autant mieux ces seuls contours que
l'effort d'importation entrepris par le Prince s'était fait
vigoureux. De ce point de vue, la différence apparaît
clairement, comme le souligne Ira Lapidus, entre le « monde
ottoman » au sens large et les autres pays musulmans
d'Asie. La colonisation n'est pas une variable déterminante
et joue un rôle beaucoup moins décisif que les stratégies
originellement déployées par le centre. L'Égypte a pu se
doter, sous l'impulsion du khédive, de cette élite civile
d'inspiration positiviste qui, menacée par la suite d'être
reléguée dans les basses strates de l'administration
publique par le protectorat britannique, a choisi de se
constituer en dirigeant du mouvement national égyptien.
Tout comme les Jeunes Turcs, adeptes d'un laïcisme
utilitaire, séduits par Durkheim ou par Frédéric Le Play, cette
élite nationale se voulut saint-simonienne et ne fit guère de
place aux ulama dans l'articulation de son mouvement. Au
contraire, l'importation des modèles s'étant réalisée de
façon plus mesurée en Indonésie ou en Perse par exemple,
où l'élite occidentalisée a été plus simplement absorbée par
le centre : reléguée dans les rôles administratifs subalternes
(priyayi) où elle passait compromis avec le colonisateur
néerlandais, dans le cas indonésien, ou accaparée tout
entière par la logique néo-patrimoniale du système
politique, elle laissait aux élites religieuses traditionnelles le
soin d'assurer la mobilisation contestataire 131. Aussi la
fonction d'opposition se cristallisa-t-elle en Iran autour des
ayatollah(s), laissant peu de chance au mouvement
mossadéghiste, tandis qu'elle fut animée en Indonésie par
une coalition d'ulama, de marchands et de fermiers, comme
l'illustre en particulier à Sumatra le mouvement Padri qui
mobilisait les planteurs de café inquiets de la
commercialisation de leur production.
L'unification de l'espace politique autour d'un haut
personnel sécularisé ne va pas cependant sans susciter des
effets négatifs porteurs d'instabilité. Délibérément exclue du
débat politique, l'élite d'inspiration religieuse peut choisir,
comme en Égypte notamment, la carte de l'investissement
communautaire, en favorisant la constitution de contre-
sociétés transformant la fonction contestataire en œuvre de
sortie du système politique, comme en témoigne la
démultiplication de petites communautés cherchant à
contrôler totalement l'individu et à l'exclure de son rôle de
citoyen. De même l'implication de élites dans l'entreprise
d'occidentalisation conduit-elle à les séparer des couches
intermédiaires, constituées de petits fonctionnaires,
d'enseignants, d'officiers subalternes et d'étudiants, qui
sont précisément amenées à exprimer leurs rancœurs à
l'encontre d'un modèle occidental auquel elles n'ont pas
réellement accès 132. Les enquêtes menées auprès de ces
catégories au sein de la population égyptienne
contemporaine révèlent l'ambiguïté de leur attitude à
l'égard de l'Occident, faite en même temps de fascination et
de crainte, dominée en réalité par un sentiment de menace
qui est, pour une grande part, l'expression combinée de leur
incapacité d'obtenir la promotion qui les conduirait vers les
hautes sphères occidentalisées de l'État et de la société
civile. Probablement pour ces raisons, la menace est
essentiellement perçue en termes culturels : l'Ouest est
condamné parce qu'il sape les valeurs et les modes de
structuration interne de la société, ôtant progressivement
aux catégories moyennes les ressources fondant leur
identité.
Cette tension culturelle contribue grandement à accuser
les différences entre deux groupes, celui des catégories
intermédiaires qui se radicalisent ainsi en s'identifiant de
plus en plus aux valeurs traditionnelles et celui des
dirigeants qui s'érigent de ce fait en professionnels de
l'importation des modèles occidentaux. On retrouve un
processus semblable à celui de la « sanskritisation » que
Srinavas avait déjà observé dans l'Inde des années
cinquante : exclues d'un pouvoir très fortement marqué par
la prédominance des références anglo-saxonnes, les classes
moyennes investissaient symboliquement, en réaction, dans
l'apprentissage et la maîtrise des domaines les plus
traditionnels de la culture 133.
D'autres éléments s'adjoignent à cette dynamique pour lui
donner la configuration d'un véritable cercle vicieux. Non
seulement l'occidentalisation vit de l'élite qu'elle entretient,
mais elle se nourrit de ses propres échecs. Confrontée au
pouvoir, cette élite se mesure quotidiennement aux
difficultés et aux tensions issues du développement.
L'impossibilité de trouver des solutions aux problèmes
démographiques, sociaux et économiques confine l'élite
dirigeante à l'impuissance absolue, l'obligeant à investir
l'essentiel de son effort sur le plan politique où l'action se
révèle moins coûteuse, plus spectaculaire et capable de
soutenir un processus de relégitimation de dirigeants de
plus en plus déficitaires de soutiens. Cette survalorisation
du politique peut apparaître à froid aussi bien que dans les
conjonctures de crise, mais se traduit, à défaut de contre-
modèles préconstruits, par une importation massive de
pratiques et de symboles politiques venus d'Occident.
Incapable de contrôler l'agricultre et l'industrie, l'État
zimbabwéen chercha ainsi à se constituer une petite
bourgeoisie noire grâce à une africanisation active de la
fonction publique et de l'armée, grâce également au soutien
économique effectif apporté au petit secteur que représente
l'agriculture exportatrice noire (4 % de la surface foncière).
De l'intérieur ou de l'extérieur, cette petite bourgeoisie eut
d'abord pour effet de soutenir l'État avec lequel elle avait
désormais partie liée et auquel elle s'identifiait. Réussissant
ainsi à se distinguer de la grosse majorité de la population
africaine, son jeu consista – et consiste encore – à épouser
au maximum une symbolique étatique de facture
occidentale qui l'éloigne d'autant des différents espaces
sociaux civils.
Cette stratégie conservatrice de la petite bourgeoisie
noire a son répondant dans la plupart des sociétés extra-
occidentales. Elle puise abondamment dans les idéologies
étatistes forgées en Occident, au tournant de ce siècle,
lorsque les classes dominées revendiquaient l'intervention
active et redistributrice de l'État. Capté par les élites au
pouvoir, ce discours tribunitien importé par le sommet
devient ainsi un mode nouveau et inattendu
d'occidentalisation ; il est aussi d'autant moins approprié
qu'il tend en fait à transposer au sommet de l'État la logique
de coexistence implicite qui est celle de tout mode
tribunitien. Marxisme à peine édulcoré en Afrique australe,
baathisme au Moyen-Orient, gétulisme ou péronisme en
Amérique latine, ces idéologies confortent les élites en
place d'une grammaire politique importée d'Occident et qui
n'est compréhensible qu'articulée à un État gardant sa
puissance et sa nature exogène.
Pourtant, l'extension de la crise économique dans les
sociétés en développement semble amorcer un changement
substantiel. Les politiques d'« ajustement structurel »
auxquelles les États du Sud doivent peu à peu se soumettre,
quelle que soit leur orientation politique, marquent l'essor
d'un processus de désengagement de l'État et donc
d'abandon progressif des idéologies liées à ses prétentions
interventionnistes. Le cas algérien est là tout à fait
remarquable : l'idéologie du FLN, profondément marquée
depuis l'indépendance par un socialisme étatique, semble
disparaître au profit d'un pragmatisme qui fait même
d'importantes concessions au libéralisme. Ainsi le second
plan algérien proclame-t-il la nécessité de répartir les
charges de développement entre l'État et les autres agents
économiques, qu'il s'agisse des entreprises ou des
ménages. Le mythe fondateur d'un secteur public
responsable de l'effort de développement est explicitement
dépassé par la volonté proclamée de satisfaire les besoins
sociaux, de trouver de nouvelles sources de financement et
surtout de soulager l'État des pressions qui s'exercent sur
lui et des demandes de subvention qui convergent dans sa
direction. La nouvelle élite technocratique algérienne a en
fait besoin de se différencier de l'espace économique,
même au prix de l'obligation d'assurer l'essor du secteur
privé, de manière à ne pas être elle-même entraînée dans
une dangereuse banqueroute de l'État. D'où l'appel à
l'épargne privée, la politique de bancarisation, l'incitation à
une décentralisation des responsabilités vers les entreprises
134
.
Ce processus de différenciation entre l'État et le secteur
économique traduit d'abord une nouvelle convergence avec
le modèle occidental de développement. Le rejet ou la
marginalisation de ces idéologies expriment en effet une
banalisation fonctionnelle de l'Etat et un alignement sur la
pratique de la dualité du politique et de l'économique. Le
processus ne fait par ailleurs que reprendre les thématiques
du néo-libéralisme qui ont cours en Occident dans le
contexte des années quatre-vingt, entretenant l'idée d'une
technique unique et universelle de traitement des crises.
Loin d'affaiblir l'élite politique, il la garantit enfin contre les
contrecoups que ne manquerait pas de subir l'État et son
personnel si l'effondrement de l'économie venait à se
précipiter. L'opération est en revanche risquée : les
positions acquises par l'État dans le secteur économique se
révélaient précieuses pour contenir l'émergence d'une élite
concurrente. De même la diffusion d'idéologies socialistes et
dépendancialistes lui permettait de se disculper des échecs
économiques en les imputant au système capitaliste
international : en technicisant l'économie, les élites risquent
d'accélérer les processus de contestation et de les essuyer
de plein fouet, comme ce fut le cas après la politique de
libéralisation entreprise par Sadate en Égypte en 1977
(infitah), ou après les efforts d'ajustement structurel
déployés au début des années quatre-vingt en Tunisie et au
Maroc, puis, à la fin de la même décennie, en Algérie.

LES INTELLECTUELS IMPORTATEURS

Le rôle de l'intellectuel dans le processus


d'occidentalisation pourrait tenir du paradoxe : identifié à
une culture dont il est le dépositaire, il s'érige pourtant en
importateur d'un système de pensée et d'action venu
d'ailleurs. Pourtant, le cheminement de l'intellectuel en
monde musulman montre que la contradiction s'explique
aisément. Inventeur de son propre espace, l'intellectuel se
trouve rapidement en double opposition avec le pouvoir
constitué et les contestations dont celui-ci est l'objet de la
part des secteurs traditionnels de la société. Dès lors qu'il
aspire à se doter de ressources autonomes de pouvoir et à
occuper dans la société une position propre, il bute autant
contre l'autoritarisme du Prince que contre l'œuvre de pure
et simple reproduction d'un savoir religieux qui échappe
presque totalement à son œuvre de façonnement. La
relation de face-à-face entre un pouvoir néo-patrimonial et
une tradition ancestrale est un obstacle redoutable à la
professionnalisation de l'intellectuel : celui-ci ne peut y
échapper qu'en empruntant de façon plus ou moins massive
auprès de schémas de pensée étrangers, suscitant par-là
même d'autres dangers et d'autres échecs.
L'itinéraire suivi par un Hajj Seyyed Javâdi, surnommé le «
Sakharov iranien », est, de ce point de vue, parfaitement
révélateur. En exil à Paris, il évoque le rôle important qu'il
joua dans l'éclosion de la Révolution de 1979, en dénonçant
la rigoureuse symétrie entre le régime du Shah et celui de
Khomeyni, et rappelle qu'en tant qu'intellectuel il ne pouvait
être qu'ailleurs : « Du temps du Shah, je n'avais pas le droit
de sortir d'Iran, du temps de la République islamique, je n'ai
pas le droit d'y rentrer 135. » Né en 1925 à Qazvin, il
accomplit ses études secondaires puis supérieures en Iran,
avant de passer quatre ans en France pour perfectionner sa
formation universitaire. Après le coup d'État qui renversa
Mossadegh, il mena une carrière de journaliste et d'écrivain,
entrecoupée d'arrestations, de passages dans la
clandestinité et de censures. Peu avant la révolution, il
adressa successivement deux « lettres ouvertes » au Shah
dénonçant l'autoritarisme et la corruption, reprenant en
traduction certains propos tenus peu de temps auparavant
par Vaclav Havel à Husak. Ces lettres connurent un succès
énorme et se répandirent comme des traînées de poudre à
l'université et au bazar, jouant un rôle majeur dans la
mobilisation prérévolutionnaire. Créant avec Bazargan la
Ligue nationale pour la défense des droits de l'homme, il
milita « pour un régime où le roi doit régner sans gouverner,
pour des élections libres, une radio libre, l'émancipation des
femmes, la séparation des pouvoirs, l'indépendance du
Parlement, la réunion d'une assemblée constituante et la
défense des prisonniers politiques ». Après la proclamation
de l'état de siège, il écrivit une Lettre ouverte à l'armée qui
lui valut d'être arrêté. Une fois Khomeyni au pouvoir, il
réagit à l'un des premiers discours de l'imâm, qui appelait
notamment au port du tchador, en dénonçant « le bruit des
bottes du fascisme ».
Ayant vécu essentiellement en Iran, éveillé à la
conscience politique par son sentiment de révolte contre «la
situation coloniale dans laquelle se trouvait l'Iran alors
tiraillé entre la Russie et la Grande-Bretagne », faisant de «
la lutte contre l'impérialisme » l'élément majeur de son
engagement, Hajj Seyyed Javadi n'en a pas moins forgé
l'essentiel de sa pensée politique en se nourrissant d'une
production intellectuelle occidentale : depuis sa découverte,
à douze ans, du personnage de Jean Valjean, sa lecture de
Rousseau et de Montesquieu, jusqu'à son engagement,
pendant la guerre, au sein du mouvement communiste, sa
participation au Toudeh, son adhésion au marxisme, dont il
s'éloigna ensuite peu à peu, et son admiration pour Pierre
Mendès France qu'il considère volontiers comme son
modèle.
Hajj Seyyed Javadi admet que le marxisme n'était rien
d'autre qu'un produit importé, et il se souvient d'y être venu
dans un contexte où il avait perdu toute mémoire
historique : « Lorsque j'avais vingt ans, je n'avais aucune
mémoire du passé de l'Iran. La dictature avait supprimé
toute célébration, à l'exception des anniversaires du roi ou
du martyre de Hossein. L'avènement de Reza Shah était le
seul moment de notre histoire que nous pouvions célébrer.
Le marxisme était agréable pour une génération qui n'avait
pas de mémoire du passé. » Cette fuite vers l'ailleurs et vers
l'étranger semble ainsi le seul comportement cohérent pour
s'arracher à un système politique qui récuse tout débat et
pour se construire une place dans une société où l'ordre
traditionnel entrave toute invention humaine d'autres
modèles : « La société persane a été très tôt encadrée par
l'islam sans aucune restriction. En plus, les contacts violents
avec les Arabes, les Mongols timourides ont empêché toute
stabilisation de la pensée persane. Dès le temps des
Safavides, tout était donc inclus dans la religion, tous les
pôles culturels étaient fermés, par la théologie, la
grammaire arabe, le fikh. »
L'oeuvre de sortie est dès lors claire : l'emprunt à
l'Occident des idées de modernité, de rationalité et de
souveraineté permet d'échapper au dilemme d'un ordre
socio-politique qui n'offre aucun rôle à l'intellectuel. En
opposant la culture occidentale faite de rationalité à la «
culture asiatique » qui est celle du « fatalisme, de la mort et
de l'autre monde », l'intellectuel désigne le lieu où peut
s'accomplir son propre pouvoir : la raison et la souveraineté
sont les deux attributs qui redonnent à l'homme la
possibilité de créer, d'inventer hors de toute tutelle
institutionnelle; la modernité constitue la légitimation de
l'œuvre d'invention qu'il se reconnaît. Se référant à Agha
Khan, Pirnia (Mushired-Dawle) et Mossadegh, qu'il tient pour
les premiers intellectuels iraniens modernes, Javadi souligne
qu'ils commencèrent tous trois l'œuvre de rationalisation
par la séparation du pouvoir et de la religion, tandis que
l'établissement d'une théorie de la souveraineté nationale
dominait toute la révolution persane de 1906 qui vit
l'avènement de la première constitution.
Deux paradoxes dérivent cependant de cette logique de
professionalisation de l'intellectuel. L'œuvre d'invention
dont il se réclame pour justifier sa professionalisation glisse
très vite vers celle d'importation. Se donner un rôle créateur
dans le court terme, participer à l'événement pour définir
sur-le-champ les contours qu'il doit épouser renforce
l'activité d'emprunt aux dépens de celle de production. La
cité de Seyyed Javadi est celle de la séparation des
pouvoirs, du régime parlementaire, des élections régionales;
la république est bien celle visée en Occident, et la laïcité
doit s'imposer « sans faire le malheur de la religion », même
si les vocabulaires arabe et persan n'ont pas de terme pour
la désigner : on l'appellera jodâ'i, ce qui en persan signifie «
séparation », sans mention de son objet. En outre, le prix à
payer est celui d'une distance par rapport au peuple :
l'intellectuel persan n'a pas, dans la révolution de 1979, le
statut de l'intellectuel de la Révolution française, sa
capacité de communication est des plus faibles. Le prix de
cette coupure désespérante est une perpétuelle exclusion,
un permanent exil que l'intellectuel ne peut supporter qu'à
grand renfort d'arguments développementalistes, en se
plaignant de l'« arriération » du peuple et de son manque
de culture : lourde démonstration qui engage un peu plus
son auteur dans un processus d'occidentalisation forcée.
De façon significative, la synthèse se fait par le recours à
l'idée de nation : le régime autoritaire comme le peuple
nourri de tradition « mettent en échec la construction
nationale ». Le premier le fait par intérêt, divisant pour
gouverner, éloignant pour ne pas redistribuer, découpant
pour ne pas être contesté. Le second le fait par excès
d'identification aux communautés traditionnelles, ethniques,
tribales, villageoises ou familiales. Le résultat est négatif en
suscitant l'irresponsabilité et la dictature. L'intellectuel est
en revanche « seul en mesure de créer la nation », de
diffuser le sentiment national, d'enseigner ses vertus; cette
fonction achève d'asseoir sa position de pouvoir : favorisant
le démantèlement des structures socio-politiques
traditionnelles, diminuant la fonction de médiation
accomplie par les titulaires d'autorités périphériques dans la
définition des formules de légitimation, créant les conditions
d'un débat idéologique et de la formation d'un espace
public, elle confère à l'intellectuel un véritable statut qu'il
était en peine d'acquérir autrement. Elle en fait, par-là
même, l'importateur des constructions occidentales du
nationalisme et de l'idée de nation. Aussi Seyyed Javadi
place-t-il l'idée d'État national comme priorité de toute
action politique et comme élément central de la conception
de la cité idéale.
L'aventure de Hajj Seyyed Javadi n'est pas unique, mais se
retrouve dans l'ensemble des sociétés extra-occidentales, et
de manière d'autant plus aiguë que la société concernée est
marquée par cette même tension entre un régime
autoritaire et une tradition dotée d'une forte capacité de
contrôle social, comme dans le monde musulman, dans le
monde indien ou dans le monde japonais. La formation
d'une classe d'intellectuels différenciée de la société est
d'abord imputable à l'œuvre d'extension de l'éducation qui
domine le XIXe siècle : mise en place d'écoles saint-
simoniennes en Égypte, essor d'un courant académique
d'inspiration positiviste en Turquie, succès croissant des
écoles chrétiennes, mais aussi des loges maçonniques en
Syrie. Elle tient également à la mobilité nouvelle des
enfants de la bourgeoisie et de l'aristocratie qui vont
prolonger leurs études en Occident. Ainsi, parmi les
nouveaux intellectuels ottomans du XIXe siècle, Sinàsi va-t-il
étudier les finances publiques à Paris, Ahmed Riza s'inscrit à
l'école d'agriculture de Grignon; le Syrien Michel Aflak
étudie à la Sorbonne de 1928 à 1933 136...
La stratégie de ces intellectuels qui se détachent ainsi
d'un ordre socio-politique fortement intégré fut d'abord de
se doter d'un très fort réseau de solidarité associative qui,
peu à peu, accentua leur identité d'importateur. La création
de journaux joua, de ce point de vue, un rôle d'autant plus
déterminant que le modèle de la presse occidentale fut une
source privilégiée d'influence. Ainsi en fut-il dans l'Empire
ottoman, de Takvimi Veka'i fondé en 1831, de Terjumani
Ahval, lancé en 1860, et surtout de Tasviri Efkyar qui fit son
apparition en 1862 à l'initiative d'Ibrahim Sinasi au retour
d'un voyage en France et alors qu'il menait parallèlement un
important travail de traduction en turc de la littérature
française. L'essor de salons littéraires accomplit la même
fonction de sociabilité, tels ceux d'Amy Kher ou de Marie
Cava-dia, dans l'Égypte de l'entre-deux-guerres où les
intellectuels occidentalisés cultivaient la distinction et
alimentaient la valorisation de leur rôle en s'interpellant
avec des titres honorifiques. On peut y ajouter les librairies,
comme celle d'Henri Curiel au centre du Caire, et surtout les
innombrables « sociétés » plus ou moins clandestines : la
Ligue de la patrie arabe créée par Néguib Azoury, au début
de ce siècle, l'Association des lettres et des sciences fondée
par Boutros Al-Bustani à la fin du siècle dernier, en partie
sous l'influence des missions protestantes américaines,
l'association Turk Derneyé fondée par les Jeunes Turcs en
1908, le Congrès arabe syrien tenu à Paris pour la première
fois en 1913137...
Cette logique associative a incontestablement contribué à
asseoir l'autonomie des nouveaux intellectuels. Elle a été
aidée en cela par leur mode de sortie du politique. Au
départ, ils avaient tous partie liée avec ce modèle d'État
occidental moderne, conforme à leur vision de l'universel et
du rationnel, qui correspondait étroitement à leur identité.
Enfants de hauts fonctionnaires ou hauts fonctionnaires eux-
mêmes, ils exprimaient, par leur aventure, l'étroite solidarité
de leur statut et de l'usage politique de la raison : Abd al-
Haqq Hamid fut ambassadeur à Paris, Londres et Bruxelles,
Ebrahim Sinasi fit alterner sa carrière d'écrivain et de
journaliste avec l'accomplissement de hautes fonctions
administratives à la tête du département de l'Éducation; le
père de l'Égyptien Georges Henein était ambassadeur à
Madrid et à Rome, Ahmed Rassim était lui-même
ambassadeur à Rome, Madrid et Prague : le Persan Forughi
occupa les plus hautes fonctions gouvernementales, comme
le Tunisien Khayred-Din ou l'Égyptien Tahtawi. Quand ils
n'étaient pas issus de cette caste intellectuelle, les hommes
politiques marquaient leur attachement à l'État en se dotant
eux-mêmes d'attributs intellectuels : les Premiers ministres
persans Vosuq Dawle et Qavam Saltaneh firent
parallèlement une carrière de traducteur, tandis qu'on sait
que Gamal Abd al-Nasser, lui-même lecteur assidu de Victor
Hugo, de Dickens, de Napoléon et de Rousseau, rédigea sur
Voltaire un article intitulé « L'homme de la liberté » et
commit des ouvrages sur la science militaire et sur l'histoire
138
.
Il est évident que, matériellement, ce lien put se défaire
lorsque l'intellectuel entra en conflit avec cet Etat dont il fut
très vite la victime. Il est clair également qu'il devint plus
complexe à mesure que certains intellectuels crurent habile
de drainer une construction revivaliste dénonçant la nature
exogène de l'État occidental. La profondeur du lien d'origine
ne parvient pourtant pas à se dissiper totalement.
L'abandon de toute référence étatique et nationale est trop
privative d'autonomie et même d'identité pour que
l'intellectuel s'y résolve : les baathistes en font la marque
essentielle de leur discours; quant à ceux qui se
reconnaissent dans l'islam, ils en font l'argument majeur de
la différence qui les sépare de l'élite des clercs : Aboi
Hassan Banisadr voit dans la référence à la nation la source
de son principal clivage avec Khomeyni 139; le Tunisien
Ghanushi ne récuse nullement le référent étatique et
national...
Le mouvement nationaliste indien en général, le Parti du
Congrès en particulier, regorgent de ce type d'intellectuels
qui ont participé activement à la construction de l'État dans
la configuration occidentale que nous lui connaissons
actuellement. À l'origine, l'Indian Association, fondée en
1876 et appuyée par une série de journaux, était
effectivement constituée d'un ensemble d'intellectuels
indiens occidentalisés et revendiquant la création d'un État-
nation indépendant. Son créateur, Surendranath Benerji,
avait marqué son attachement aux structures étatiques
occidentales en passant avec succès le concours de l'Indian
civil service; démis de ses fonctions, il voyagea en
Angleterre et rentra en Inde pour combiner un emploi de
professeur d'anglais et la promotion du mouvement
nationaliste indien. Son ouvrage, A Nation in the Making,
publié l'année de sa mort, reprend les éléments d'une
grammaire occidentale du nationalisme 140.
Sarojini Naïdu a été la première femme à présider une
session du Parti du Congrès, en 1925. Poétesse brahmane,
elle était en même temps docteur ès sciences de
l'université d'Édimbourg, familière de la Grande-Bretagne,
militante nationaliste, et auteur de langue anglaise.
Sarvepalli Radhakrishnan, l'un des plus grands philosophes
contemporains de l'hindouisme, a combiné, de façon encore
plus significative, les références hindouistes, la formation
occidentale, le militantisme nationaliste et le service de
l'État : titulaire de la chaire des religions orientales à Oxford,
il milita au sein du Parti du Congrès pour l'indépendance de
l'Inde, puis entama une longue carrière politique et
administrative qui le conduisit comme ambassadeur à
Moscou, puis à la présidence de la république. De langue
anglaise, certains de ses ouvrages sont particulièrement
significatifs de cette œuvre de conciliation : East and West
in Religion, Eastern Religion and Western Thought.
Rabindranath Tagore ne fait guère davantage exception :
représentant le plus éminent de la culture moderne, il
combina de façon tout aussi nette emprunt à l'Occident et
expression nationaliste. Après avoir partagé son temps
d'études entre Calcutta et la Grande-Bretagne, il rejoignit le
mouvement nationaliste dès 1905. Écrivant en bengali
comme en anglais, il se fit autant l'avocat du patriotisme
indien (Nationalism, 1917) que celui d'une croyance
religieuse universaliste (The Religion of Man, 1920) 141.
On pourrait citer enfin de nombreux cas, au sein de la
classe intellectuelle, où se font sentir ces influences
occidentales mais aussi cette attirance pour l'État : Ramesh
Chandra Datta passa dans la capitale britannique le
concours d'entrée dans l'Indian civil service, avant de
devenir lecteur d'histoire indienne à l'université de Londres
et de retourner ensuite pour s'installer comme haut
fonctionnaire dans l'État de Baroda et y poursuivre une
carrière d'écrivain, publiant des ouvrages d'histoire indienne
et menant à bien la traduction en anglais du Mahabarata et
du Ramayana. Son homonyme Michaël Madhusudana Datta
poussa l'occidentalisation jusqu'à la conversion au
christianisme : d'expression bengalie, il composa dans sa
langue maternelle, nombre de drames, dont un s'inspirant
directement de l'Iliade, un autre de Shakespeare ainsi que
de nombreuses poésies, certaines s'inspirant d'Ovide et
d'autres des Fables de La Fontaine 142.
La fonction de l'intellectuel dans le contexte du Meiji
japonais est comparable à celle observée dans les mondes
musulman et indien, participant de manière active au
processus d'occidentalisation. Le risque de coupure par
rapport à la tradition et donc de marginalisation politique
était cependant moindre : la culture japonaise du politique
repose davantage sur l'affirmation d'une lignée divine des
dynasties impériales que sur un savoir religieux complexe
prétendant s'imposer comme corps de doctrine politique.
Aussi l'occidentalisation de la pensée put-elle se faire de
manière moins conflictuelle : l'occidentalisation de
l'enseignement fut officiellement amorcée en 1872, et
l'interdiction du christianisme pratiquement levée en 1873.
La plupart des intellectuels importateurs de modèles
occidentaux venaient de familles de samurais modestes,
formés par l'apprentissage des langues occidentales et
cherchant, dans cet investissement, un moyen de
compenser l'effondrement de leur statut qui faisait suite à la
crise de la société féodale et à la marginalisation dont ils
étaient victimes. De manière tout aussi significative, leur
insertion dans la vie active se faisait soit par l'acquisition de
positions de pouvoir dans les réseaux associatifs, soit par
leur intégration au sein de l'État moderne. Ils se
répartissaient entre le Mouvement pour la liberté et les
droits populaires (premier parti politique, créé en 1874), et
la Société de l'an 6, relevant davantage de l'élitisme
intellectuel. Celle-ci fonda la Revue de l'an 6, lancée par
Mori Arinori, un moment ministre de l'Éducation, et où se
retrouvaient Nishi Amane, Tsuda Mamichi et Katô Hiroyuki,
tous trois hauts fonctionnaires, Nakamura Masanao qui se
convertit même au christianisme, et surtout Fukuzawa, le
plus grand des intellectuels du Meiji.
Cherchant à rompre avec un ordre shogunal qui les
excluait sans cesse davantage, ces intellectuels se sont faits
surtout les promoteurs d'une raison pratique plus que
philosophique, dépassant les structures sociales
traditionnelles sans bouleverser l'ordre religieux et culturel
en place, leur permettant en même temps d'acquérir un rôle
majeur dans la définition du nouvel ordre constitutionnel et
de légitimer un processus d'ascension sociale dont eux et
leurs proches étaient demandeurs. D'où l'importance des
travaux de diffusion du droit occidental, notamment chez
Katô, d'où les traductions de Hobbes, de Montesquieu, de
Tocqueville, de Bentham, et du Contrat social de Rousseau
par Nakae Chomin, lui-même surnommé le « Rousseau de
l'Orient ». D'où également l'œuvre de traduction du chrétien
Nakamura, offrant une version japonaise de Stuart Mill dès
1871, en même temps qu'il signait l'un des plus grands
succès littéraires de l'époque en traduisant le Self Help de
Samuel Smiles, véritable apologie de l'ascension sociale et
de la réussite individuelle, faites l'une et l'autre
d'expérience morale, de travail, de persévérance et de
frugalité. 143.
Conformément aux formules de Fukuzawa, le propos
consistait à « sortir de l'Asie », à reconstruire l'esprit
national japonais au sein de l'Occident. Face au flou des
modèles politiques qui hésitaient encore entre l'étatisme
allemand, le libéralisme anglais et la démocratie française, il
s'agissait bien de marier l'individualisme rationnel et la
tradition japonaise, de promouvoir l'individu recherchant le
bonheur et l'intérêt par la raison et de condamner le
passéisme pour mieux marquer la frustration d'intellectuels
victimes de la fixité des rapports sociaux 144. Ce type
d'emprunt se situait à l'exacte rencontre de la rationalité
collective et de la rationalité individuelle : la première était
celle des oligarchies traditionnelles dépossédées par le
shogunat; la seconde renvoyait, quant à elle, aux marques
dont avaient besoin les nouveaux intellectuels pour
s'imposer comme catégorie autonome.

LES CONTESTATAIRES

La fonction contestataire pourrait sembler, a priori,


échapper à cette logique de l'importation : n'est-elle pas de
plus en plus amorcée par la volonté explicite de rejeter ou
de remettre en question les atteintes portées à
l'indépendance, à la culture traditionnelle et à l'univers
symbolique propre à la collectivité nationale? Pourtant,
l'entreprise contestataire est elle-même porteuse
d'occidentalisation, même si la diversité de ses origines et
de ses orientations rend l'accomplissement de ce processus
complexe et multiforme. L'intellectuel lui-même, par son
discours et son action, peut être producteur de contestation,
tout comme du reste l'élite politique libérale, forgée, nous
l'avons vu, dans le cadre même de l'édification d'un État
conforme au modèle occidental : l'un comme l'autre de ces
acteurs est, de par son statut, porteur de valeurs et de
modes contestataires provenant de l'extérieur. Mais la
contestation peut également provenir des élites
traditionnelles, celles-là mêmes qui s'insurgent contre de
tels apports et qui s'en sentent menacés. Loin d'être
marginale, cette dernière entreprise joue un rôle d'autant
plus central qu'elle est en phase avec les gouvernés, très
souvent demandeurs de sens face à une transformation ou
une mutilation de leur univers symbolique. De nature
essentiellement culturelle, cette contestation peut
s'exprimer de façon directe, en mobilisant autour de son
propre propos ou, plus souvent, de façon indirecte, en
articulant toutes sortes de protestations précisément liées,
de près ou de loin, à la construction étatique. Dans un cas
comme dans l'autre, son insertion dans le jeu politique la
convertit, de façon manifeste ou latente, en vecteur de
messages qu'elle récusait auparavant ou qu'elle récuse
encore simultanément. Plus paradoxalement peut-être, le
contexte de son action n'est pas seul en cause : très vite
c'est la stratégie contestataire qui devient elle-même
porteuse de cet effet pervers et qui conduit, pour occulter
ces glissements, à des productions discursives souvent
étonnantes.

L'insertion dans le jeu politique révèle bien le piège que


l'occidentalisation dresse à ceux qui s'insurgent contre elle.
Aboi Hassan Banisadr raconte de façon significative
comment a évolué le comportement de l'ayatollah
Khomeyni à mesure que prenait forme la Révolution
islamique et qu'il cherchait à la diriger : « À Nadjaf,
Khomeyni ne voulait pas entendre parler de la nation, car il
récusait l'idée de souveraineté nationale, la souveraineté
n'étant que celle de Dieu, et la nation ayant été imposée
par l'Occident. À Paris, on lui a fait comprendre qu'on ne
pouvait pas en même temps demander au peuple de se
soulever et lui refuser la souveraineté. Khomeyni a accepté
et a proclamé qu'il voulait un État national. Il a accepté
aussi de reprendre les thèmes d'indépendance, de
démocratie et de progrès. C'est de retour à Téhéran qu'il a à
nouveau remis en cause ce que, nous, nous considérions
comme acquis 145. »
Ce type de glissement est très commun dans l'histoire de
la contestation islamiste. Il apparaissait déjà nettement
avec le revivalisme du XIXe siècle qui en marquait l'amorce.
Le poids du contexte était alors évident : remettant en
cause le despotisme sultanique, ce courant ne pouvait que
marquer ses convergences avec les mouvements libéraux
qui déferlaient alors sur l'Europe; combattant une tradition
qui le dépossédait, il s'apparentait volontiers aux
thématiques du progrès qui faisaient souche dans un
Occident en pleine industrialisation; se défiant de certains
aspects contraignants de la construction étatique, comme
l'essor de la fiscalité, il reprenait librement les modes
contestataires adaptés à l'émergence d'un centre
monopolisateur, tels que les premiers mouvements sociaux
occidentaux avaient su les forger ; s'inscrivant enfin dans
une lutte pionnière contre les premières manifestations
actives d'un impérialisme européen, il s'emparait
inévitablement d'une thématique nationaliste inventée en
Occident et qu'il ne pouvait combiner que difficilement avec
celles de l'Umma, voire de l'arabisme. Cette aventure,
incarnée par des hommes comme Afghani, Abduh, Rashid
Rida ou Mawdudi, n'est pas même propre à l'islam : on la
retrouve, dans les combats pour l'indépendance indienne,
face au sécularisme du Congrès, dans le comportement de
l'Hindu Mahasabha ou dans celui du Dharma Sangh de
Svami Karpatri, et, après 1947, avec le Jana Sangh ou le
Bharatiya Lok Dal de Charan Singh 146.
Les acteurs de la révolution islamique iranienne expriment
volontiers leur dépendance thématique par rapport aux
valeurs issues de la contestation révolutionnaire
occidentale. Ainsi ce militant du mouvement des
Modjahedin du peuple qui dépeint son modèle de référence
en proclamant « qu'il était un musulman socialiste », en
ajoutant qu'il « basait son socialisme sur la démocratie ». Il
admettait volontiers qu'il s'inspirait des démocraties en
précisant : « [nous les combinons], avec notre nationalisme,
notre culture nationale; c'est important pour nous », pour
conclure : « Tous les Iraniens venus en France ont été
influencés par cette culture démocratique. » Un autre
modjahed reconnaît l'effet combiné de l'influence des deux
révolutions, russe et française. Du côté de la première, il
retient la promotion « de l'égalité économique entre les
individus » ; du côté de la seconde, il met en évidence
l'importation des concepts de liberté et d'égalité, qui ne se
limitent pas à la sphère de l'économie. Il conclut en
reconnaissant que « la modernisation en Iran s'est faite par
l'intermédiaire de la France 147 ».
En réalité, les chances d'échapper à cette logique sont
minces, et l'expérience a montré que bâtir une stratégie sur
la volonté de l'éviter aboutit à des effets pervers. L'exemple
de l'Association des ulama, créée en 1931 en Algérie à
l'initiative du sheikh Abdelhamid Ben Badis, est, de ce point
de vue, éloquent. D'abord instance de protection d'un
groupe qui se sentait menacé et dépossédé, l'Association se
présentait comme une « organisation à vocation religieuse
dont le but [était] la défense de l'islam, à travers
l'enseignement de la langue arabe et l'exaltation du passé,
pour démontrer la pérennité de la nation algérienne 148 ». Sur
la base de cet objectif, l'association, contrairement à l'Étoile
nord-africaine et plus tard au Parti du peuple algérien, ne
choisit pourtant de faire aucune concession au modèle
occidental de stratégie et de thématique contestataires.
Proclamant la non-dissociabilité du politique et du religieux,
elle tablait essentiellement sur un effort culturel visant à
sauver la communauté musulmane par un retour au Coran,
à sa lecture, son enseignement et sa direction effective.
Pour « résister à la fascination de l'Occident », il s'agissait
de promouvoir le véritable esprit de l'islam : l'Association se
donnait ainsi pour priorité l'ouverture et la démultiplication
d'écoles libres enseignant l'arabe.
L'imperméabilité aux méthodes occidentales de
mobilisation partisane risquait cependant d'être payée d'un
prix élevé. Contrairement à la ligne inaugurée par le
revivalisme, la stratégie de l'Association ne faisait place à
aucun jeu politique autonome et n'avait donc à accueillir
aucun des thèmes qui lui étaient traditionnellement
associés. Politique par destination et selon un modèle
parfaitement congruent avec la culture islamique, l'action
de l'Association ne tenait qu'à son ressort religieux et à son
projet de reconstruire la communauté musulmane, en
dehors de tout emprunt à l'idéologie nationaliste
occidentale. L'Association des ulama allait même plus loin :
à ses yeux, aucun parti ne saurait confisquer l'expression de
l'Umma ni parler au nom de l'islam, aucune organisation
partisane ne pouvait prétendre à la légitimité. La scène
politique officielle, celle du amr, n'avait donc qu'une
importance secondaire dont l'Association ne devait pas se
mêler, ce qui conduisit, paradoxalement mais
inévitablement, Ben Badis à ne se préoccuper que
faiblement du pouvoir colonial, voire, selon des accusations
répandues, de s'en accommoder. Considérant que l'idée de
nationalité ne pouvait que renvoyer à l'islam, le sheykh
distinguait en effet une nationalité culturelle (jensiyya
qawmiyya) et une nationalité politique (jensiyya
siyassiyya) : la première s'alimente de ressources culturelles
dérivant de la langue et de la religion et se trouve
naturellement exprimée par le corps des ulama; la seconde
renvoie à l'articulation des droits et des devoirs de
citoyenneté, mais n'admet aucune action politique
autonome qui risquerait de reconstituer le jeu partisan,
comme le firent précisément Messali Hadj ou Ferhat Abbas.
Aussi l'Association se cantonna-t-elle dans une action de
conquête de la société civile et fut-elle conduite à se
dissocier du PPA qui, pour dénoncer le colonialisme français,
fut amené à s'ériger en véritable parti, à épouser les
méthodes de mobilisation politique propres aux partis de
gauche français et à reprendre une thématique nationaliste
essentiellement forgée en Occident. L'État algérien, qui en
dérive par le biais des organisations partisanes
subséquentes, et notamment du FLN, tire précisément sa
marque occidentale étatique et nationale de cette racine
idéologique, tant il est vrai qu'indépendance et révolution
ne parviennent pas à se construire comme objectifs
concrets, au sein de la communauté interétatique
contemporaine, à l'instigation d'un mouvement qui
privilégie la « pureté » culturelle. Que l'Association des
ulama et la pensée de Ben Badis aient irrigué le
nationalisme algérien contemporain, nul n'en doute, comme
en témoigne d'ailleurs la pratique de l'arabisation : il n'en
reste pas moins que ni l'une ni l'autre n'ont pu sortir du
dilemme de l'autarcie culturelle et de l'inefficacité politique.
L'exemple n'est d'ailleurs pas isolé : les mouvements
quiétistes développent partout en islam une conception de
l'action strictement alignée sur la tradition, mais qui ne fait
aucune concession à la politique. Les akhbari(s) iraniens, en
n'acceptant que la tradition comme source d'inspiration,
déclarent leur incompétence en matière politique 149. Jouant,
à l'instar du mouvement de Ben Badis, un rôle fort
important de socialisation, de diffusion des valeurs
religieuses, de répression contre les sectes déviantes
(notamment les bahaïs), ils ont probablement accompli une
oeuvre importante dans la préparation de la révolution
islamique. Récusant toute action politique et toute
structuration partisane, ils ont cependant été très vite
dépassés par les usuli, reconnaissant une autorité politique
au marja' taqlid (ayatollah, source d'imitation par son
savoir) et, dans le contexte prérévolutionnaire, par la
branche Sadeqiyyeh, minoritaire, mais déterminée, autour
de Khomeyni, à se doter de tous les instruments
thématiques et organisationnels d'une action partisane de
type occidental. On retrouve ici l'opposition entre deux
ayatollah (s), Khomeyni et Shari'at Madari : le radicalisme
du premier l'emportait sur la modération du second, de
même que l'efficacité d'une action politique de contestation
ouverte se révélait plus efficace que les atermoiements
politiques propres à l'attitude quiétiste. Les Frères
musulmans, eux-mêmes, tout comme l'ensemble des
mouvements islamistes, purent passer à l'action sur une
conception de la mobilisation politique davantage inspirée
des méthodes du léninisme que de la tradition musulmane :
leur stratégie tribunitienne, leur mode d'organisation, leur
méthode d'action puisent davantage dans Que faire? que
dans la lecture du Coran...
En Inde, l'association Rashtriya Swayamsewak (RSS) a été
confrontée à des choix similaires. Hindouiste de façon
militante et exclusive, créée en 1925 pour combattre la
présence anglaise par la force, mêlée à des actions
violentes comme l'assassinat de Gandhi, elle ne ressemble
certes pas à l'Association des ulama 150. Récusant cependant
toute orientation partisane, se voulant dès ses origines
strictement culturelle, elle affiche le même refus de
s'insérer dans le jeu politique, le même militantisme actif en
faveur de la restauration d'un ordre sociopolitique
directement inspiré de la culture endogène, et surtout la
même volonté de démanteler les catégories politiques
forgées en Occident. Ainsi le RSS rejette-t-il brutalement le
concept occidental de nationalisme : dénonçant l'idée de
frontière et d'espace, son fondateur, Hedgewar, assimilait la
valorisation de la vision territoriale de la nation à une «
mentalité d'esclave » et fixait pour but à son organisation
de libérer la société hindoue de la dégénérescence et de la
démoralisation dans lesquelles l'occidentalisation l'avait
plongée. Plus précis encore et se rapprochant de thèmes
évoqués plus haut à propos de l'islam, son successeur,
Golwalkar, distinguait entre un nationalisme culturel et un
nationalisme territorial, pour faire l'apologie du premier et
repousser le second 151.
Aussi le RSS ne se reconnaît-il politique que par
destination : culturel dans son essence, il est d'abord hindou
et exclut de ses rangs bouddhistes et jaïnites. Son projet se
confond avec celui de l'hindouisme : condamnant le
sécularisme dans son acception occidentale, l'association
n'en accepte certains aspects que pour valoriser la pluralité
des théologies hindouistes. Sa stratégie, enfin, ne s'apprécie
que par rapport à cette essence culturelle : tout comme
beaucoup de mouvements islamistes, le RSS distingue État
et société, pour dénigrer et marginaliser le premier.
Expression du sacré, il ne peut être qu'au-dessus de l'État,
lui-même plaqué, imposé de l'extérieur, confiscateur abusif
d'une souveraineté qui ne fait pas sens entre ses mains et à
laquelle l'association, en revanche, peut prétendre, du fait
de sa nature et de sa consécration divine. Aussi l'effort se
concentre-t-il sur l'organisation des militants, sur leur
mobilisation, leur éducation, leur apprentissage d'un rôle qui
doit les couper de l'État ou en tout cas relativiser leur
allégeance à celui-ci. Par rapport au Congrès, le RSS fait
ainsi un choix strictement opposé : non plus construire un
État-nation pour le contrôler, mais éradiquer une logique
étatique et nationale à consonance occidentale, afin de
reconstruire ailleurs la société hindoue. Aussi Gandhi et ses
proches dénoncèrent-ils ce mouvement comme « totalitaire
» et même « raciste », mettant notamment en évidence
l'usage fait par Golwalkar de l'idée de « race hindoue » et la
valorisation de sa supériorité. Cette polémique, qui atteignit
très vite le stade de la violence meurtrière, indique bien la
bifurcation entre deux stratégies, celle du Congrès,
choisissant l'occidentalisation comme vecteur de conquête
du pouvoir, et celle du RSS, construisant son identité et son
effort de mobilisation autour du refus de toute concession à
la scène politique officielle et en fonction d'une affirmation
de nature strictement culturelle 152.
Or l'évolution stratégique du Rashtriya est aussi
surprenante que significative. Une fois l'indépendance
acquise et le jeu politique institutionnalisé, il se transforma
lentement pour épouser tous les contours de la fonction
partisane. Mobilisant d'abord exclusivement à l'occasion de
fêtes religieuses, notamment les couronnements de Rama
et de Shiva, il se dota, avec le Jana Sangh (devenu BJP en
1977) d'un bras politique dont les structures se calquèrent
peu à peu sur celles des circonscriptions électorales, ses
membres entrant, sous diverses étiquettes, au Parlement.
Surtout, l'opposition croissante à Indira Gandhi, qui tenta
dès 1973 de le faire interdire, l'amena à modifier ses plans
de manière significative : la volonté délibérée de ne pas
perdre (en étant déclaré illégal) et de tenter de gagner (à un
moment où la reconduction des succès électoraux du Parti
du Congrès se faisait problématique) le conduisit à rejoindre
la coalition électorale victorieuse en 1977, à transformer
son discours, abandonnant partiellement les thématiques
religieuses pour parler des prix et de la corruption,
choisissant de faire l'apologie de la démocratie pour
combattre la « dictature ». Ce virage était certes imputable
à la simple « attraction du système » qui lui permit d'ailleurs
d'être directement associé au pouvoir dans plusieurs États
de l'Union; mais il signifie bien davantage la redécouverte
tactique de l'État au-delà de la nation, la nécessité, pour se
donner de nouvelles forces, de participer à une lutte pour le
pouvoir qui déviait aussitôt vers la reprise d'une thématique
plus populiste que culturelle marquée de références à l'Etat
et à la démocratie.
Un tel processus ne signifie nullement l'abandon des
références culturelles identitaires : pas plus les mouvements
islamistes que les organisations hindouistes ne renoncent –
et n'ont intérêt à renoncer – à cet investissement
traditionnel, c'est-à-dire à cette puissante demande de sens
qui fait souche précisément dans le contexte d'une
occidentalisation croissante. Cependant, dans un cas
comme dans l'autre, le dilemme du pouvoir apparaît très
vite : le discours de mobilisation n'est efficace et crédible
que s'il débouche sur un discours de conquête des lieux de
décision qui impose la reprise de techniques et de
thématiques empruntées à l'Occident. On aboutit ainsi très
vite à des formes syncrétiques qui s'apparentent à un néo-
populisme où peuvent se mêler la référence occidentale au
peuple souverain et la référence culturelle endogène à une
tradition et un système de sens accessibles aux masses.
En Algérie, si l'on recense– à travers le propos de
l'islamiste Mahfoud Nahnah – les mots employés dans le
discours du FIS pour caractériser ce que doit être la cité, on
perçoit l'intensité de cette formation hétéroclite : État de
droit, protection des droits fondamentaux de l'homme,
arabisme, nationalisme, démocratie, fraternité, solidarité,
rejet de l'aliénation, application de la sharia. L'islam est
compris comme « État, foi, droit, livre, épée, ethnie, nation,
éthique, comportement », alors que la «théorie économique
islamique » implique la « distribution équitable et juste des
richesses, l'encouragement de l'initiative, l'instauration de
la justice sociale, l'autosuffisance [...], l'épanouissement des
valeurs humaines jusque-là bafouées » [par « l'alternative
économique occidentale: capitalisme ou socialisme »]. Ce
melting-pot de thèmes arrachés à différents répertoires
occidentaux et de références endogènes contribue ainsi à
affadir le discours, à le faire glisser dans l'imprécision la plus
complète et à le stabiliser en fait dans une version populiste
tribunitienne 153.
La référence à l'Occident tend à accomplir une triple
fonction au sein du discours contestataire. Elle vise d'abord
à découper un espace de pensée et d'action propres à
l'histoire occidentale, en même temps valorisé et présenté
comme universel. À l'instar d'Afghani ou d'Abduh, les
islamistes modernes recensent volontiers ce qui a fait le
succès de l'Occident et qui, comme tel, peut se retrouver
dans l'islam. Ainsi en est-il d'abord du progrès
technologique, mais aussi des valeurs de démocratie et de
liberté. L'islamiste marocain Abdessalem Yassine affirme
ainsi que les valeurs découvertes en Occident par Abduh – «
liberté, propreté [...], organisation, technologie, paix sociale
» – relèvent aussi de l'islam 154, tandis que le Tunisien
Ghanushi semble même disposé à « repêcher » également
l'État moderne, les partis et les institutions politiques forgés
en Occident 155... Toute une part essentielle de la production
occidentale est ainsi recomposée comme culturellement
neutre, selon une démarche qui légitime son adoption par
les mouvements islamistes et facilite leur mobilité sur la
scène politique, la définition de leurs options et de leur
stratégie politique.
En même temps, la référence occidentale a pour effet de
légitimer un espace de particularité. Que le bilan de
l'histoire occidentale ne soit pas entièrement négatif ne
justifie nullement l' « émerveillement que celle-ci inspire à
certaines élites du monde musulman. Mieux, matérialiste
par sa culture, l'Occident ne peut que « trahir » ses idéaux
de fraternité, de liberté ou de justice. Disparaissant quand il
s'agit d'inventer un nouveau modèle de cité, se dispensant
de fournir les contours d'une nouvelle utopie, les
mouvements islamistes réutilisent leur différenciation à
l'égard de l'Occident en même temps pour légitimer leur
réappropriation de l'histoire et pour asseoir la supériorité de
leur propre formule politique sur celle de leurs concurrents
politiques qui négligent ou combattent tout effort
d'expression identitaire.
Suivant cette même logique enfin, la référence à
l'Occident sert, négativement, de mode de délégitimation
des initiatives de l'autre. Cette construction apparaît de
façon frappante dans le discours d'Aboi Hassan Banisadr
qui, sans relever de la mouvance islamiste la plus radicale, ,
place son action politique au carrefour « des idéaux de la
liberté, de la modernité, de la révolution sociale et de l'islam
». Aussi l'État des Pahlavi est-il dénoncé comme «
extériorisé », c'est-à-dire de production essentiellement
occidentale. De façon plus étrange, mais combien
significative, le velâyat-e-fakih (gouvernement de
jurisconsulte) mis en place par Khomeyni est critiqué et
réfuté comme étant une « idée occidentale », « dérivée de
la théorie de la souveraineté du pape » et incompatible à ce
titre avec l'islam. « L'intégrisme » subit la même analyse,
tandis que la laïcité dont se réclame l'ancien président, pour
mieux se démarquer de Khomeyni, est précisément
présentée comme « définie dans le Coran », « dérivant de
l'islam et non du Nouveau Testament qui la récuse en
affirmant au contraire la totale souveraineté de Dieu », là où
le Livre des musulmans, « proclame la responsabilité des
hommes 156 »...
CHAPITRE IV

Les produits importés


La dépendance ne tient pas seulement à l'imitation, mais
renvoie aussi au dysfonctionnement du produit importé. Les
développementalistes fondaient leur théorie sur la certitude
que la diffusion des modèles occidentaux de gouvernement
pouvait se réaliser d'une part sans rupture de sens et
d'autre part sans susciter, à travers les dissonances
culturelles, de nouvelles dysfonctions. C'est pourtant bien la
remise en cause de cette croyance qui a inversé, de la façon
la plus manifeste, les conclusions auxquelles étaient
parvenus les tenants de la théorie du développement :
perdant leur fonction, c'est-à-dire leur efficacité et leur
performance, les produits importés deviennent également
porteurs de significations nouvelles qui tendent à
reconstruire la scène politique dans laquelle ils s'insèrent
selon des formes renouvelées qui, au total, la rendent
encore davantage dépendante. L'observation vaut pour les
données du jeu politique; elle est applicable également au
système normatif, mais aussi aux expressions idéologiques
et au contenu du débat politique.

UN JEU POLITIQUE IMPORTÉ

Dans le premier cas, l'exemple des partis politiques est


particulièrement saisissant. Instrument de participation et
de mobilisation politique, l'organisation partisane s'est
constituée, au siècle dernier, dans le monde occidental,
pour organiser un ordre politique bouleversé par
l'introduction progressive du suffrage universel. Destinée à
gérer la population électorale, elle s'est imposée, selon la
célèbre formule du politiste norvégien Stein Rokkan, comme
agent d'intégration et agent de conflit. Intégration d'une
collectivité désormais marquée par des solidarités
politiques, liée par une commune citoyenneté, mais aussi
par des croyances partagées. Conflit au sein d'une société
divisée par des clivages et par le jeu de la libre concurrence
pour le pouvoir '.
Derrière cette double fonction qui a très tôt réussi à
s'imposer comme le rythme naturel de la dynamique
partisane, transparaissent déjà trois caractéristiques
propres et inexportables de l'histoire occidentale. D'abord,
la libération des modes de communalisation : les progrès de
l'individualisation des rapports sociaux, ceux,
corrélativement, du mouvement associatif, le
dépérissement des solidarités communautaires ont, dès le
XIXe siècle, initié sinon une demande, du moins une
potentialité de mobilisation partisane qui apportait une
satisfaction en propre à l'individu-adhérent, permettant à la
sociologie wéberienne d'envisager le parti comme une «
sociation 112 ». Ensuite, l'histoire occidentale a intimement
mêlé parti et conquête du pouvoir en synchronisant la
formation des partis politiques et celle de la mobilisation
électorale, alors que, dans les anciens pays colonisés, la
constitution des premiers s'est faite essentiellement dans la
perspective de revendiquer l'indépendance et de cristalliser
des comportements de type nationaliste : au lieu de
concourir pour le pouvoir, les partis ont été créés pour
rassembler contre la puissance tutélaire sur le mode
unanimiste. Enfin, dans l'histoire occidentale, le jeu partisan
a été inventé, alors que s'étaient constitués, souvent depuis
plusieurs siècles, des clivages sociaux complexes dont
l'exaltation alimentait en même temps les dynamiques
associatives et la compétition pour le pouvoir : l'ancienneté
de ces clivages créait des solidarités horizontales solides,
alors que la pérennité des solidarités verticales et des jeux
de clientèle suscite en Afrique ou en Asie une recomposition
de la concurrence politique sur le mode du jeu factionnel qui
bouleverse d'autant les principales fonctions partisanes.
Dans une confrontation politique dominée par cette logique,
l'insertion de fonctions d'élaboration programmatique,
d'agrégation des intérêts ou d'éducation militante perd
probablement toute chance d'efficacité, peut-être même
toute raison d'être.
En revanche, l'importation de la logique partisane répond
à d'autres considérations stratégiques, porteuses d'autres
fonctions : servir d'instrument de sortie d'un ordre politique
passé où s'imbriquaient dépendance et tradition; agir
comme relais de communication politique; permettre de
gérer une scène politique qui ne procède pas, du moins à
titre principal, de l'exercice librement concurrentiel du droit
du suffrage. La logique de la sortie est paradoxalement la
source principale de la dynamique d'imitation. Pour
conquérir l'indépendance, les élites des collectivités
dominées ont largement emprunté aux puissances
coloniales leurs structures organisationnelles. L'exemple de
l'Afrique francophone est, de ce point de vue, remarquable,
avec la création, à l'issue de la Seconde Guerre mondiale,
des premiers grands partis, à l'instar du Rassemblement
démocratique africain 158. Symboles, structures, programmes
et idéologies de ces partis ont été appris et véhiculés par les
premiers députés africains siégeant au Palais-Bourbon,
comme Félix Houphouët-Boigny, Modibo Keita ou Hubert
Maga, et s'imposent ainsi souvent comme des décalques
des partis de gauche français. L'imitation était d'autant plus
forte que la conquête de l'indépendance ne pouvait se faire,
par ces élites et pour ces élites, que si elle se réalisait sur
une base en même temps fortement politique, c'est-à-dire
volontairement ignorante des paramètres socioculturels
traditionnels, et résolument mimétique, c'est-à-dire dans le
contexte d'une compétence institutionnelle apprise par ce
personnel et qui le distinguait des autres autorités
potentielles. La rupture se faisait ainsi dans l'imitation, selon
un mode dont cette région du monde n'avait certainement
pas le monopole : ce fut très exactement la démarche du
Parti du Congrès, mais ce fut également celle du Baath qui a
très tôt porté les couleurs d'un nationalisme arabe appris
dans les écoles chrétiennes du Liban et à la faveur des
contacts noués par ses dirigeants avec les partis socialistes
européens.
Ce dernier exemple suggère déjà que, même lorsqu'il
revendique une rupture brutale et radicale, le parti
d'inspiration nationaliste ne manque pas de références
occidentales, même si l'identité des sources tend à changer
159
. Le Parti socialiste national syrien (PSNS, al Hizb al qawmi
al ijtima'i as-suriyye) fut ainsi fondé à Beyrouth en
novembre 1932 par Antun Saada en sollicitant un discours,
une pratique et une symbolique qui doivent beaucoup aux
tournées effectuées par ses principaux dirigeants dans
l'Allemagne et l'Italie fascistes, et complétées par les
expériences vécues par Saada lui-même dans la société
brésilienne gétuliste où il fut envoyé en exil. La thématique
de la « Syrie naturelle », la promotion de la laïcité, la
séparation de l'Eglise et de l'État structuraient ainsi un
discours porté par une organisation hiérarchisée,
autocratique et militaire assez largement copiée sur celle du
Parti fasciste italien et du NSDAP allemand. La même
remarque vaudrait pour les Phalanges libanaises (Kataeb)
créées par Pierre Gemayel en 1936 et transformées en parti
politique en 1952, à partir des mêmes sources d'imitation
sollicitées lors de séjours effectués aux mêmes endroits. De
façon comparable, le parti Jeune Égypte, fondé en 1933 par
Ahmad Hussein et Fathi Radwan, lointain ancêtre du Parti
travailliste (Hizb al Amal), exprimait un nationalisme
exacerbé selon des thèmes et des méthodes empruntés au
même répertoire : militants revêtant des chemises vertes et
prêtant des serments d'allégeance, constitution d'un
discours sur la nation où se mêlaient références
pharaoniques et islamiques; dénonciation de la «
ploutocratie » du Wafd.
Les influences de type marxiste et social-démocrate sont
encore plus nombreuses. Elles sont évidentes dans le cas
des partis communistes qui se retrouvent un peu partout de
par le monde. Elles sont également perceptibles dans les
mouvements qui, de par les fonctions qu'ils ont eu à
déployer, ont été amenés à s'aligner plus ou moins sur des
modèles d'inspiration socialiste. La lutte pour
l'indépendance a ainsi eu pour effet lorsqu'elle était
vigoureuse, de favoriser l'émergence du thème du parti «
avant-gardiste »; il a par exemple considérablement
rapproché le FLN algérien du modèle léniniste, d'autant que
la référence à une mobilisation nationale unanime a eu tôt
fait de légitimer sa promotion en parti unique de
gouvernement. L'évolution fut identique avec le PAIGC (Parti
africain de l'indépendance de la Guinée-Bissau), le MPLA
(Mouvement populaire de libération de l'Angola), le FRELIMO
mozambicain ou la ZANU zimbabwéenne. Dans l'ensemble
de ces cas, c'est essentiellement le jeu factionnel, la rivalité
entre leaders potentiels cherchant dans les répertoires
idéologiques internationaux la marque capable de les
distinguer les uns des autres qui a activé la logique
d'emprunt et contrôlé son orientation indépendamment des
clivages et des enjeux sociaux internes. Le processus se
trouve, bien évidemment, complété par la pression de
l'environnement international qui contrôle les alliances et
incite les mouvements indépendantistes à puiser auprès de
la gauche, voire de la gauche extrême, les références leur
permettant d'organiser leur discours et leur pratique. La
recherche – souvent forcée – de l'appui soviétique a été, de
ce point de vue, déterminante; elle active parfois de
curieuses surenchères dans les dynamiques d'emprunt,
comme le révèle l'exemple rhodésien, lorsque la ZANU de
Robert Mugabe dut solliciter le modèle chinois pour tenir la
concurrence face au mouvement indépendantiste rival, la
ZAPU de Josué Nkomo, qui avait pu bénéficier de l'aide de
l'URSS. La distinction essentiellement ethnique qui séparait
les deux mouvements, le premier majoritairement shona, le
second davantage implanté chez les Ndebele du sud du
pays, se trouvait ainsi reconstruite et exprimée par
référence à des considérations où se superposaient les
antagonismes de personnes et de factions, ainsi que les
références empruntées et les types d'importation
contractée.
Ce même paradoxe de la rupture activant les emprunts se
retrouve dans l'histoire du mouvement indépendantiste
tunisien, lorsque Habib Bourguiba réforma le Destour pour
donner naissance à un Néo-Destour qui marquait son
originalité du sceau d'un nationalisme beaucoup plus
exigeant et pressant. Or ce parti rénové mobilisait en même
temps une élite nouvelle, sortie du collège Sadiqiyya qui se
distinguait précisément par la formation occidentale et
laïque qu'il dispensait : ces nouveaux cadres ainsi formés
s'érigeaient en contestataires de la tradition, avaient
souvent fait le détour par les universités françaises pour y
apprendre une profession juridique, donc le droit occidental,
et surtout pour y fréquenter des militants et des dirigeants
socialistes qui pesèrent ainsi de leur influence sur la
constitution du nouveau parti tunisien 160.
Cette logique où se combinent rupture et imitation est
porteuse de dysfonctions. Arrivés au pouvoir, à la faveur de
l'indépendance, les partis concernés tentent de pérenniser
une identité qui était essentiellement liée à la lutte contre
l'étranger, tout en tenant des discours et en déployant des
pratiques très largement inspirés de modèles extérieurs. Les
risques d'aliénation politique et de distanciation entre le
parti vainqueur et la population s'en trouvent très largement
renforcés. L'exemple de la ZANU, au Zimbabwe, est tout à
fait significatif : l'indépendance acquise, la logique de
rupture qui l'animait perdit tout son sens, pour ne devenir
que l'instrument d'une petite élite au pouvoir. Les efforts
déployés pour mobiliser, consécutivement à la première
campagne législative du printemps 1985, aboutirent à des
succès de surface. Si la participation officielle fut de 97 %, si
le parti remporta 98 % des voix dans le Mashonaland –
région habitée par l'ethnie dominante –, on sait que les
villageois désertèrent les meetings électoraux, qu'en
conséquence les sections locales du parti durent de plus en
plus recourir à la contrainte physique et morale et donc que
la violence ne fut pas exclue. En bref, ces premiers pas
favorisèrent l'entrée progressive dans une logique de parti
unique.
De ce point de vue, la mutation fonctionnelle qui a affecté
le discours d'inspiration marxiste-léniniste tenu depuis
toujours par la ZANU mérite une attention particulière :
destiné à marquer la rupture avec l'ordre colonial, il a
ensuite progressivement évolué jusqu'à servir de mode
d'occultation idéologique d'une politique économique en
réalité néo-libérale qui exprimait les nouveaux rapports de
dépendance pesant sur l'ancienne Rhodésie. Face à un
pouvoir économique blanc qui n'avait pas abdiqué, la
reproduction par le parti au pouvoir d'une idéologie
d'inspiration marxiste-léniniste et d'une politique étrangère
favorable au bloc de l'Est restait la seule recette de
légitimation de l'équipe au pouvoir et le seul signe de
continuité de sa ligne politique.
La même remarque vaudrait pour la plupart des partis qui
ont construit leur identité socialiste dans la lutte pour
l'indépendance. La progressive conversion de cette
référence en un vague discours idéologique qui ne parvenait
pas à se nationaliser a vite creusé le fossé qui les séparait
de la population, créant par là même un formidable appel
en direction de formations fondamentalistes ou
particularistes. Le succès du FIS en Algérie s'est construit
sur les dépouilles d'un FLN qui ne pouvait que continuer à
véhiculer une idéologie socialisante éloignée de la culture
algérienne et démentie par le processus de privatisation et
d'ouverture en direction du FMI. La forte capacité de
mobilisation des sectes et des Églises indépendantes en
Afrique noire répond à cette même logique d'attraction
particulariste face à des partis affichant des formules
politiques qui ne mobilisent plus. Ce déséquilibre a ainsi
livré des centaines de milliers de fidèles à l'Église harriste
de Côte-d'Ivoire, à la Lumpa Church en Zambie ou aux
Aladura Churches en Afrique occidentale, mais aussi aux
confréries maraboutiques au Sénégal ou à la secte de
Maitatsine qui avait, en 1984, semé la terreur dans l'État de
Gongola, au nord du Nigeria 161.
Or tous ces mouvements ne doivent pas être analysés
comme des organisations de substitution. Refusant de se
transformer en partis politiques, jouant au contraire la carte
de la dénonciation et de la délégitimation de ceux-ci, ils
s'alimentent de références à l'authenticité et au
particularisme. En cela ils s'inscrivent dans une logique de
contestation de la scène politique, appellent à une sortie du
politique et relèvent, pour reprendre la formule de Christian
Coulon, d'un mode de « revanche des sociétés africaines »,
cherchant plutôt à susciter une contre-société. Dans ces
conditions, apparaît très vite une logique de cercle vicieux :
perdant leur faculté de mobilisation, les partis politiques ne
sont plus que les supports d'un jeu de rivalités factionnelles
entre élites au pouvoir; ils alimentent ainsi la contestation
dont ils sont victimes de la part de mouvements sociaux
particularistes qui appellent, précisément sur cette base, à
une sortie du politique et à la construction de contre-
sociétés qui, à leur tour, aggravent l'incapacité mobilisatrice
des partis classiques. Dès lors, cet effondrement des
ressources partisanes, qui étaient partout, à l'aube des
indépendances, la fierté des nouvelles classes politiques,
rend celles-ci chaque jour un peu plus tributaires des
soutiens extérieurs. Ce n'est pas le moindre paradoxe de
ces partis de rupture que d'être devenus ainsi, par leur
incapacité croissante à renouveler et à adapter leurs
fonctions, une cause, indirecte mais particulièrement riche,
de l'approfondissement des relations de dépendance.

Instruments de rupture, les partis des pays en


développement s'efforcent néanmoins de remplir une
fonction de communication politique destinée à lier
gouvernants et gouvernés. Celle-ci est certes banale dans le
jeu partisan et couramment répandue dans tous les
systèmes politiques. Elle est pourtant d'un tout autre ordre
lorsqu'elle s'exerce en dehors d'un usage concurrentiel du
suffrage universel et dans un contexte où les solidarités
communautaires et la multiplicité des réseaux sociaux
prennent en charge l'essentiel de la communication. Dans
un tel cas de figure, les chances d'établissement d'un
langage commun entre la strate partisane et le public sont
d'autant plus faibles que l'utilité de parvenir à cette fin est,
pour cette raison, infiniment moins perceptible de part et
d'autre que dans une logique concurrentielle : du côté du
public, l'usage des réseaux sociaux traditionnels, des
relations de clientèle et de parentèle se révèle beaucoup
plus efficace; du côté du parti, l'effort d'articulation et de
transmission des demandes est d'autant plus aléatoire que
celles-ci ne s'expriment pas dans l'espace public, que
l'absence de concurrence partisane rend inutile la prise en
charge des attentes de la population et lui enlève tout
avantage immédiat. Au contraire, toute l'orientation de
l'idéologie développementaliste incite le parti à accomplir
autoritairement, du sommet vers la base, une fonction
d'éducation politique qui, par définition, n'a pas vocation à
concéder quoi que ce soit au niveau local. De ce point de
vue, l'emprunt d'un modèle centralisé propre aux partis de
masse occidentaux tend à se dévoyer et à se radicaliser : la
centralisation est d'autant plus renforcée qu'aux fonctions
de mobilisation électorale et d'agrégation des demandes se
trouvent évidemment préférées celles d'éducation politique
et de soutien des élites au pouvoir.
Les partis concernés se trouvent dès lors confrontés à une
contradiction. Le mouvement de centralisation tend peu à
peu à affecter gravement la capacité de patronage des
organisations partisanes qui dépend étroitement de
l'autonomie de leurs échelons locaux : le phénomène a été
remarqué dans des situations aussi diverses que celle de la
Turquie des années soixante-dix et celle de la Zambie,
lorsque, en 1972, l'UNIP (United Independance Party)
s'érigea en parti unique 162. Contrecarrer cette tendance
devient donc un souci majeur et tout à fait rationnel de la
part des dirigeants qui ont pourtant le plus grand mal à
opérer une décentralisation réelle, laquelle risque de
contrarier les élites partisanes intermédiaires et d'amener
celles-ci à bloquer le processus d'innovation. Les
impossibles réformes dont furent victimes, parmi tant
d'autres, l'USA de Nasser, le PDCI d'Houphouët-Boigny ou le
PDG (Parti démocratique de Guinée) de Sékou Touré
révèlent clairement les effets négatifs du plaquage de la
logique partisane : ces trois exemples montrent en effet
que, pour revigorer les échelons partisans locaux, la
direction du parti devait soit abdiquer devant les autorités
traditionnelles échappant à leur contrôle (comme en Égypte
ou en Côte-d'Ivoire) soit constituer elles-mêmes des cellules
de base qui dépossédaient alors toute une classe politique
nouvelle et attachée aux privilèges que la logique
développementaliste des bureaucraties partisane et
administrative leur avait conférés : l'exemple guinéen est,
de ce point de vue, révélateur.
Cette faible capacité mobilisatrice a, entre autres effets,
celui d'orienter un peu plus vers l'extérieur et donc vers la
scène internationale les partis politiques des pays en
développement. La précarité de leur implantation dans la
société, leur implication très forte dans l'action politique
gouvernementale les rendent parfois davantage sensibles
aux enjeux internationaux : de supports des demandes
issues de la société, le parti tend alors à devenir un élément
de communication diplomatique et internationale. Ainsi la
création par Nasser de l'Union socialiste arabe en 1962
avait-elle pour principale fonction d'afficher, à destination
de l'étranger, la réorientation pro-soviétique de la
diplomatie égyptienne; la transformation du Néo-Destour en
PSD permettait à Bourguiba de proclamer la radicalisation
de ses options socialistes qui elles-mêmes marquaient le
point d'aboutissement de la rupture avec la France et de sa
recherche de nouveaux patronages internationaux.
Ainsi captés par la scène internationale et assez
largement extravertis, les partis subissent les effets de leur
faible capacité d'action au sein des systèmes politiques en
développement et ont comme une vocation naturelle à
réintégrer, à travers l'ordre international, un espace
davantage conforme à leur origine. En même temps, ce
glissement les érige, au moins partiellement, en vecteurs de
flux idéologiques et politiques internationaux, et par ce
biais, en instruments de dépendance.

De ce fait même, le rôle institutionnel des partis politiques


se trouve fortement décalé par rapport à ce qui le
caractérise dans une situation concurrentielle. Créés pour
organiser l'expression du suffrage universel, les partis
politiques ont été très vite associés, dans leur histoire, à la
gestion des régimes pluralistes, jusqu'à se confondre avec
les données de fonctionnement de la démocratie. Insérés
dans une logique non concurrentielle, ils deviennent ainsi
l'objet d'une inversion dont les effets peuvent être tout à
fait inattendus. La constatation vaut d'abord pour le parti
unique dont les fonctions s'appauvrissent avec la durée, la
part de spécificité s'étiolant peu à peu par rapport à l'État.
Face à la dégradation de la fonction de communication
politique, ce type d'organisation perd progressivement tout
ce qui fait la marque de son originalité au sein des
institutions politico-administratives, et se trouve relégué
dans une fonction accessoire. L'évolution du FLN algérien
est, de ce point de vue, remarquable : à mesure que
s'éloignait l'époque de l'indépendance, le mouvement ne
gardait de son identité partisane qu'un déploiement
symbolique en faible prise sur l'orientation culturelle de la
société. En revanche, les nouvelles élites politiques avaient
toute raison, face à cette a-fonctionnalité du parti, de le
bouder et de lui préférer une carrière plus prestigieuse et
plus rémunératrice au sein des différentes institutions
d'État. Celles-ci combinaient en effet les symboles et
l'effectivité du pouvoir, permettant notamment à la nouvelle
génération de jeunes technocrates algériens de réaliser leur
compétence et de se professionnaliser, de démultiplier
contacts et déplacements vers l'étranger, enfin de
bénéficier pleinement de la reconnaissance symbolique qui
accompagne l'exercice du pouvoir. Ainsi le FLN a-t-il été
successivement supplanté par l'armée puis par la nouvelle
technocratie d'État, perdant très vite cette réputation de «
monocratisme partisan » dont il avait été doté au sortir de
la guerre de libération 163.
Abandonnant peu à peu sa fonction de gouvernement, le
parti unique s'insère le plus souvent dans un déficit
fonctionnel qui ne lui laisse plus qu'un rôle subordonné
aggravant l'aliénation politique de la société. Lieu
intermédiaire situé en dessous du pouvoir d'État, il a pu
prétendre exercer autrefois une fonction de patronage dont
on a vu qu'elle tendait progressivement à disparaître pour
laisser la place à l'accomplissement d'une fonction de
régulation dans les luttes factionnelles. Disposant d'une
implantation géographique diversifiée et retenant, par le
biais du militantisme, un grand nombre d'agents, il peut
également suppléer la bureaucratie d'État à différents
échelons régionaux et locaux, pour se complaire ainsi dans
une fonction de relais capable de satisfaire une petite élite
intermédiaire. Les quelque 150 000 adhérents que compte
le Parti baath syrien jouent par exemple un véritable rôle
d'administration locale, comme le PRI (Parti de la
République islamique) assurait effectivement la coordination
des prêcheurs et des organisations révolutionnaires locales
dans l'Iran des années quatre-vingt 164. Autant de fonctions
nouvelles qui constituent certes des inventions politiques
mais dont la performance est précisément contenue et
limitée par l'extranéité du produit partisan : FLN et Baath
sont reçus comme des organisations intermédiaires
collectives, tout comme les échelons locaux des partis
uniques africains auxquels est toujours préférée l'action de
relais des chefs de village; quant au PRI iranien, sa faible
fonctionnalité a tout droit conduit à la cessation de ses
activités décidée par Khomeyni en juin 1987.
Dans le contexte d'un multipartisme affiché, le jeu
fonctionnel aboutit, dans la plupart des cas, à des inversions
tout aussi remarquables : la concurrence admise entre
partis vient en effet revigorer les formes traditionnelles de
gouvernement autoritaire. Le monarque marocain avait ainsi
encouragé en 1959 la création du Parti démocratique de
l'Indépendance et la reconstitution du Mouvement populaire
agrarien pour faire pièce à la toute-puissance du Parti de
l'Istiqlal qui faisait de l'ombre au pouvoir du palais. Dans
l'Iran des années soixante, le Shah avait institutionnalisé la
lutte factionnelle en encourageant la constitution d'un
bipartisme opposant le parti Melli et le parti Mardom de
manière à jouer l'un contre l'autre afin de consolider sa
propre autocratie. Tout comme Sadate réussit à susciter un
pluripartisme surveillé suffisamment manifeste pour
légitimer le parti dominant, et suffisamment bridé pour ne
pas le mettre en péril. Dans chacun de ces cas, l'importation
du modèle pluraliste a ainsi conduit à générer des
accomplissements fonctionnels en totale contradiction avec
les caractéristiques originelles du produit importé,
consolidant l'autoritarisme au lieu de le défaire, faisant du
parti non pas un instrument de dispersion du pouvoir
politique, mais au contraire d'aggravation de sa
concentration.
On trouve là, probablement, l'une des causes majeures de
la faible performance, voire du caractère fantomatique de la
plupart des partis dans les pays en développement : leur
dérive fonctionnelle contribue non seulement à les éloigner
de la société et des acteurs sociaux, à les enfermer dans
une scène politique officielle et artificielle, mais aussi à
aviver au sein de la population la perception de leur
extranéité et de leur appartenance à un univers symbolique
et humain affranchi des réalités sociales. Certes, le parti
n'est pas pour autant isolé des traditions socio-politiques et
peut même tenter de les capter à son profit notamment en
introduisant en son sein des logiques de patronage et de
népotisme : l'UNIP, en Zambie, a servi de relais clientélaire
pour les fermiers demandeurs de crédits; à l'intérieur du
même parti, les factions Bemba et Ila-Tonga ont déployé
leur propre réseau de distribution factionnelle qui s'est fait
pourvoyeur d'emplois ou d'autorisations de toute sorte.
Pourtant, le phénomène a commencé à s'étioler à mesure
que l'UNIP s'institutionnalisait, s'érigeait en parti unique et
s'insérait dans une logique de pouvoir de type étatique et
néo-patrimonial 165. Le factionnalisme et le patronage se sont
alors transformés pour devenir les instruments d'une
pratique centralisatrice qui a conduit le titulaire du pouvoir
suprême à placer ses propres fidèles à la tête du parti, qu'il
s'agisse de l'entourage du président Kaunda, des
ressortissants du Sahel dans le PSD de Bourguiba, des
Malinké dans le PDG de Sékou Touré, des ressortissants de
Takrit dans le Baath de Saddam Hussein, voire de la famille
Gandhi dans le Parti du Congrès 157 en Inde.
La dynamique partisane combine ainsi les effets d'une
vigoureuse importation qui a conduit à une rapide
conversion de ses fonctions, et d'une forte captation par les
exécutifs qui a contribué à limiter puissamment l'autonomie
de son rôle au sein du jeu social. Cette composition est
d'autant plus dysfonctionnelle qu'elle risque d'aller en
s'aggravant : la captation des partis – le plus souvent
uniques – par le pouvoir central réduit les possibilités de
réappropriation de ceux-ci par la société, accélérant souvent
les phénomènes de départisanisation et faisant les beaux
jours des mouvements associatifs, religieux ou ethniques;
en même temps, ce mode d'insertion des partis dans la
scène politique officielle aggrave la faiblesse de leur
performance, réduit leur autonomie par rapport aux
institutions politico-administratives et accuse ainsi
davantage le caractère malencontreux de l'importation tout
comme le décalage entre les fonctions prêtées aux partis
occidentaux et la réalité socio-politique des pays extra-
occidentaux.
Les tentatives de correction symbolique, l'organisation
d'élections « sans choix » dont on sait qu'elles ne sont pas
seulement, ni principalement, des mises en scène, ne
changent rien à l'essentiel, c'est-à-dire au lien étroit qui se
manifeste, au sein même de la logique partisane, entre
importation et perte de capacité politique, et, par ce biais,
entre importation et dépendance. Il est remarquable,
d'ailleurs, que cette relation soit essentiellement négative :
la dépendance se crée, en l'espèce, non pas tant sur
l'imitation elle-même que sur les conséquences
destructrices que celle-ci tend à avoir sur l'ordre politique
des sociétés extra-occidentales. Les partis « libéraux » qui
se sont constitués un peu partout en dehors de l'Occident,
notamment au sein des régimes conservateurs du monde
musulman, n'ont pas réussi à instiller leur idéologie dans les
diverses couches de la population, pas plus que les partis
d'inspiration marxiste n'ont pu le faire dans l'ex-Yémen du
Sud, en Angola ou dans la Corne de l'Afrique. De ce point de
vue, le résultat net s'apparente davantage à une «
désidéologisation » et donc à une régression des
identifications partisanes qu'à une universalisation des
discours politiques d'origine occidentale : le Baath, dans le
monde arabe, les partis qui se réclament du socialisme
africain, le Parti du Congrès produisent et expriment un
discours dont les contours sont de plus en plus flous et de
moins en moins conformes à l'idéologie d'origine apprise à
l'école de l'Occident.

Dans le jeu politique, l'administration semble s'imposer


comme une autre composante, elle aussi importée, mais
connaissant une fortune supérieure à celle des partis
politiques. Les ressources de pouvoir dont elle dispose sont
incontestablement meilleures, au moins pour deux raisons
essentielles : les possibilités de financement des pays en
développement sont principalement couvertes par
l'étranger, hors des choix effectués par les pouvoirs
délibératifs et donc très largement négociées par les
bureaucraties en leur sommet ; l'avantage dont celles-ci
disposent amène la société à composer, au moins
partiellement et tactiquement, avec elles, initiant ainsi un
processus d'adaptation réciproque probablement plus
efficace que dans le cas des partis.
Pourtant, la logique du mimétisme trouve ici de quoi
s'alimenter. Peu de concepts ont à ce point pu s'identifier à
l'idée d'une rationalité universelle et abstraite que celui de
bureaucratie : introduire les rôles qui en relèvent dans une
société dominée par l'enjeu du développement constitue en
même temps un mode d'autolégitimation particulièrement
riche et une façon conséquente de prendre l'avantage sur
les autorités traditionnelles. Dans sa facture occidentale,
wéberienne, rationnelle-légale, la bureaucratie offre des
emplois chargés de symboles gratifiants et porteurs de
sécurité; elle constitue également un précieux moyen de
conserver le pouvoir et d'acquérir les avantages qui s'y
rattachent. On ne s'étonnera pas, dans ces conditions, que
les bureaucraties de souche française aient été parmi les
premiers biens importés par le sultan ottoman dès l'aube de
la période des Tanzimat, que les idéologies saint-
simoniennes et comtiennes et l'idée même de technocratie
aient irrigué très tôt non seulement le monde turc, mais
aussi le Levant, l'Égypte et la Perse. L'Inde inaugura elle-
même, au début du XIXe siècle, son premier concours de
recrutement de hauts fonctionnaires qui servit, plus tard, de
modèle à la Grande-Bretagne, lorsque celle-ci, en
application du rapport Northcote-Trevelyan (1854), chercha
à se doter à son tour d'une fonction publique structurée 166. Il
est de même compréhensible que, dans l'Asie ou l'Afrique
d'aujourd'hui, la bureaucratie soit perçue par les princes
comme un moyen de lier les nouvelles générations
diplômées à leur conception d'une modernité importée et
soit érigée comme un débouché prioritaire, voire obligatoire,
de l'enseignement supérieur. C'est cette logique qui
conduisit par exemple la Gambie à doubler le nombre de ses
fonctionnaires de 1974 à 1984, tandis qu'un peu partout la
pléthore bureaucratique et ses effets dysfonctionnels se font
de plus en plus sentir 167. C'est également par le biais du
développement bureaucratique, étayé par une solide
idéologie scientiste empruntée à l'Occident, que Mustafa
Kémal construisit ses propres soutiens et se dota d'une
clientèle puissante, composée en même temps de l'élite
étatique et d'une bourgeoisie nationale, formée
d'entrepreneurs insérés dans un capitalisme d'État, et
largement sustentée par la bureaucratie publique.
On est tenté de formuler la même hypothèse à propos des
États africains qui ont récemment accédé à l'indépendance
et dont on observe qu'ils reproduisent un modèle
administratif largement inspiré de l'ancienne métropole. La
constatation paraît tout particulièrement fondée pour les
États de succession française qui purent s'imprégner, durant
la colonisation, d'une tradition bureaucratique ancienne et
paradigmatique, généreusement entretenue par la
formation que reçurent les nouvelles élites nationales à la
faveur des études ou des stages accomplis dans
l'Hexagone. Plusieurs recherches récentes, notamment
celles menées par Dominique Darbon, appellent pourtant à
la prudence : l'ancienne administration coloniale ne
ressemblait nullement au modèle bureaucratique de type
jacobin, les nouveaux États africains héritant, en fait, d'un
modèle administratif largement « bricolé » par le
colonisateur, au gré des impératifs de la conquête, de la
gestion du quotidien et du maintien de l'ordre; en outre, si
les structures sont imitées, les conceptions et les visions
entretenues par les agents restent, quant à elles, largement
différenciées du modèle wéberien et génératrices, à ce titre,
non seulement d'une culture bureaucratique originale, mais
aussi d'une forme particulière d'articulation du modèle
administratif à la société réceptrice 168.
La part d'importation reste cependant décisive au moins
de deux points de vue. Sur le plan des structures, d'abord.
Quelle que soit leur orientation politique ou idéologique, les
États africains reprennent, principalement à la France, les
dénominations des ministères, leur organigramme, le mode
de distribution des compétences et les modes de gestion
administrative. De façon plus significative, on retrouve la
transposition du même principe d'organisation territoriale,
voire le découpage issu de la colonisation dont parfois seul
le nom donné aux circonscriptions a changé : les
communautés sont ignorées comme unités de base, malgré
l'importance décisive de leur rôle social, au profit d'une
territorialité qui semble sortie de la logique napoléonienne.
Comble du paradoxe, l'innovation majeure tentée depuis
l'indépendance est celle d'une décentralisation qui tranche
avec le modèle de l'administration coloniale, qui prolonge
des choix politiques pensés (comme en Mauritanie, avec la
loi de juillet 1986 initiant la démocratie locale) et qui
pourtant, dans ses réalisations, transpose le plus souvent
les modes de décentralisation en vogue en Occident, tels
qu'ils sont activement promus par les experts en
développement et par les techniciens du FMI 169... Les
groupes communautaires sont alors immédiatement
assimilés à des collectivités locales, banalisés par recours à
des remèdes associant une plus grande visibilité des
échelons locaux à la préservation des prérogatives
essentielles détenues par le centre. Celui-ci, tout comme au
Nord, n'abdique rien, comme le montrent par exemple les
résultats pratiques de la politique de décentralisation
menée en Tanzanie170.
Par ailleurs, les règles de fonctionnement demeurent
l'autre valeur sûre d'importation. Les droits administratifs
africains ne se sont pas différenciés du modèle français,
tant dans leurs concepts que dans leurs techniques. La
fonction publique reste soumise aux mêmes règles, de
même que les conditions d'accès de la population aux
bureaucraties publiques. Même si le droit écrit peut se
distinguer dans certaines de ses stipulations du droit
français, même s'il n'est pas - tant s'en faut – l'unique
fondement normatif de l'action de l'administration comme
de celle des administrés, même s'il se distingue du « droit
de la pratique » évoqué par Étienne Le Roy 171, la syntaxe
romaniste reste dominante, demeurant, pour les États
africains, la seule référence légitime, c'est-à-dire la seule
façon possible de penser et d'organiser le changement. On
ne s'étonne pas, dans ces conditions, que toute réforme
administrative, même vigoureuse, renoue très vite avec les
éléments constitutifs du même modèle importé, privant
ainsi l'État de toute possibilité de transformer véritablement
l'ordre administratif, comme le suggère par exemple le
destin connu par les « pouvoirs révolutionnaires locaux »
que Sékou Touré avait tenté de mettre en place en Guinée
au début des années quatre-vingt, afin de promouvoir la
participation populaire: insérée dans le cadre normatif et
institutionnel d'un modèle étatique et administratif
d'inspiration jacobine, l'initiative fut ruinée par la résistance
active des échelons administratifs intermédiaires qui
reproduisaient un modèle d'organisation territoriale de type
préfectoral.
En réalité, les institutions administratives importées
présentent le paradoxe de combiner un puissant
conservatisme de structure et un besoin d'adaptation au jeu
social. La contradiction n'est pourtant qu'apparente: l'une et
l'autre de ces caractéristiques dérivent solidairement des
ressources de pouvoir dont bénéficie la bureaucratie
publique dans des sociétés marquées en même temps par
l'absence de concurrence partisane, par l'efficacité de
pratiques patrimoniales bien ancrées profitant aux
fonctionnaires et par l'extraversion d'un jeu politico-
administratif qui offre les meilleurs atouts à ceux qui sont
en contact avec l'extérieur 172. Cette riche dotation dont
bénéficie la bureaucratie – qui peut, par ailleurs, et pour les
mêmes raisons, être pléthorique et parasiter des secteurs
entiers de la société – active ses efforts d'adaptation et
d'insertion dans la vie sociale. Pourtant, les limites de celle-
ci apparaissent déjà: l'impossible réforme dont souffre ce
type de bureaucratie, la « loi d'airain » qui semble la
contenir dans une syntaxe importée, énonçant à l'avance
les règles de transformation de ses structures
institutionnelles, relèguent les dynamiques de
réappropriation, soit à la marge du système, soit carrément
en dehors de son cadre institutionnel, au risque d'engendrer
un dédoublement tout à fait dysfonctionnel.
En fait, l'essentiel du travail d'adaptation réciproque tient
à un effet de composition de micro-stratégies d'acteurs :
tout en cherchant à préserver la rigidité du cadre
institutionnel importé, le bureaucrate a besoin de pénétrer
la société locale, de toucher l'administré et de l'arracher à la
tutelle des autorités traditionnelles; tout en se valorisant en
faisant siennes les règles qui fondent la puissance de
l'administration rationnelle-légale, il a besoin de
sauvegarder les cadres de sa propre culture et d'introduire
celle-ci sous les lambris de son ministère; en même temps,
tout en résistant à un modèle institutionnel qui lui est
profondément étranger, l'administré a besoin des services
de la bureaucratie et des ressources souvent décisives dont
elle dispose 173.
De cette rencontre ponctuelle d'intérêts partagés dérivent
de nombreux modes de raccordement, dont la tonalité
utilitaire fonde partout l'ambiguïté et engendre parfois la
dysfonction. La privatisation de l'administration apparaît
comme le résultat courant de ce jeu d'adaptation: moyen
clair de concilier position administrative et culture
communautaire de l'agent, truchement facile pour toucher
une société locale étrangère à la culture bureaucratique,
elle est aussi activée par la demande de l'usager qui,
conscient de solliciter des ressources rares, découvre
rapidement l'avantage de miser sur des solidarités
verticales afin d'obtenir personnellement le maximum de
prestations sans devoir les partager 174. Or le discours
moralisateur tenu sur la corruption pour la condamner est
tout aussi contestable, sur le plan sociologique, que celui
qui en propose la reconnaissance discrète pour l'ériger en «
dysfonction fonctionnelle 175 ». En réalité, la privatisation de
la bureaucratie est d'abord la marque d'une tension
insoluble entre le public et le privé dans un contexte socio-
historique et culturel qui la récuse; elle révèle l'incapacité
éprouvée par le centre et la périphérie de communiquer
autrement qu'en se contredisant et en rejetant comme un
carcan toutes les règles et procédures qui fondent leurs
interactions. En bref, le centre universaliste et individualiste
doit, pour fonctionner, devenir particulariste et
communautaire, donc se nier et surtout entretenir et
radicaliser toute l'orientation néo-patrimoniale dont nous
avons vu qu'elle était un des fondements les plus sûrs de la
dépendance. De ce double point de vue, la corruption au
Sud est donc différente de la corruption au Nord : de
pratique individuelle, elle devient fonction du système, de
productrice d'utilités purement internes, elle devient
génératrice d'utilités également pour l'extérieur.
La privatisation et la corruption n'ont pas pour autant le
monopole de la fonction d'adaptation: nombreux sont les
cas de convergence entre les dynamiques sociales venues
du bas et les initiatives de l'administration, surtout lorsque
celles-ci sont redistributives et par ailleurs réinterprétées en
fonction des codes propres à la société locale. La forte
hypothèse développée par Hyden d'une paysannerie «
capturée », arrachée à son autonomie communautaire par
l'action volontariste de l'administration, est en partie
exagérée, le paysan tanzanien trouvant, comme le montre
Denis Martin, des avantages évidents dans la présence
active de l'État 176.
Pourtant, une telle logique a ses pièges: plutôt que de
créer une relation d'allégeance citoyenne durable et
institutionnalisée, cet échange d'intérêts suppose aussi tout
un ensemble de stratégies de contournement et
d'évitement de l'administration, lorsque l'action de celle-ci
ne rencontre pas les besoins ou les attentes des
communautés locales. La mise en place par le bas de tout
un réseau de coopératives agricoles a remporté un véritable
succès au Zimbabwe, après l'acquisition de l'indépendance:
en revanche, les efforts déployés par l'État pour le mettre
en tutelle, à travers la création d'un ministère des
Coopératives, en 1986, s'est soldé par un échec. Les
communautés villageoises produisent en fait leur « auto-
administration clandestine » – pour reprendre la belle
formule d'Ernest Gellner – qui pour l'essentiel négocie, avec
l'administration centrale ou son représentant, les conditions
de sa participation à l'exécution des politiques publiques :
qu'il s'agisse des associations d'entraide, de protection de
l'enfance, des coopératives sanitaires et même de crédit, le
village crée des structures participatives suffisamment
fortes et actives pour ne plus laisser à l'administration
d'autres choix que de se rattacher à ce qui a été mis en
place par le bas 177. L'Afrique sub-saharienne est un véritable
laboratoire permettant d'observer et d'analyser ce
processus ainsi que les exaspérations qu'il suscite parfois
dans une population qui supporte mal cette œuvre de
récupération; pourtant, le phénomène se retrouve ailleurs,
notamment dans le monde arabe, et en particulier en
Égypte 178.
L'articulation est alors aussi courante que périlleuse:
parfois rentable à court terme, comme moyen commode
d'instiller certaines décisions dans la société locale, elle a
pour double effet de mutiler l'acte administratif et surtout
de l'exposer perpétuellement au risque de n'être suivi
d'aucun effet lorsque les communautés optent pour des
comportements d'évitement. Le fossé se creuse dès lors
entre la théorie d'un État bureaucratique universaliste et la
pratique qui est celle d'une médiation particulariste
systématique. En théorie, un tel résultat n'aurait pour effets
négatifs que de relativiser un peu plus le concept wéberien
de bureaucratie et d'enfermer encore davantage le modèle
étatique importé dans des catégories communautaires qui
viennent le nier dans sa prétention universaliste. Dans la
pratique pourtant, cet agencement aggrave la dérive néo-
patrimoniale qui se profilait déjà derrière le processus de
privatisation de l'administration, installe encore plus la
bureaucratie dans une logique de dédoublement 179, mais
surtout confirme les États concernés dans cette identité de
« Léviathan boiteux » qui exprime l'écart croissant qui
sépare sa prétention affichée et son efficacité réelle. Ce
dialogue ambigu entre un État prétentieux et une société
éclatée, négociant au cas par cas les conditions de son
ouverture à une action publique, légitime le dédoublement
des politiques d'assistance, venant d'une part des États du
Nord pour conforter les administrations publiques, et d'autre
part des ONG pour étayer les communautés locales. En
réalité, l'hypothèse de la réappropriation de la bureaucratie
importée trouve bien sa principale limite dans le blocage
dangereux qui interdit aux structures politiques et
administratives centrales de se transformer pour intégrer
ces conditions particulières d'articulation à la société locale
et dans l'obligation qui en dérive pour l'acteur public de
jouer cette carte du dédoublement, d'accepter cette
diminution de ses capacités politiques et de subir ainsi une
situation qui renforce les conditions de sa dépendance à
l'égard de l'extérieur.

UN DROIT IMPORTÉ
Ce qui est vrai du jeu politique – partisan ou administratif
– l'est davantage encore du domaine du droit. Plusieurs
raisons se combinent pour expliquer que les processus
d'appropriation et d'adaptation se trouvent contenus ici plus
qu'ailleurs, jusqu'à susciter de nouvelles dysfonctions. La
règle de droit appartient d'abord à un domaine où la
formalisation revêt une importance opératoire toute
particulière: un texte de loi ou une procédure ne sont pas
seulement le reflet d'un système de valeurs, mais
également un agencement technique plus ou moins
performant qui dérive d'une histoire et d'une culture. Ainsi
l'importation du droit occidental au sein de l'Empire ottoman
s'explique-t-elle, en grande partie, par des considéraditons
formelles, les juristes de la Sublime Porte s'accommodant
mal de l'absence de codification du droit commun
musulman, face à des droits spéciaux codifiés qui, à l'instar
du droit commercial ou du droit maritime, s'étaient imposés
sous la pression internationale 180. Cet impératif technique
suscita un débat qui conduisit dans un premier temps à la
codification du droit traditionnel pour donner naissance au
Medjelle, composé de seize livres, publiés sous l'impulsion
de Djevdet Pasha entre 1870 et 1877. En soi, cette
production fut un cas typique d'importation
dysfonctionnelle: premier code de droit produit par un État
musulman, le Medjelle consacrait l'introduction d'une
méthode juridique nouvelle, effectivement venue d'Occident
et bénéficiant auprès des élites d'une aura de modernité. En
même temps, l'entreprise se présenta très vite comme un
échec, puisque le recueil ainsi constitué ne faisait que réunir
une somme impressionnante de solutions particulières,
conformément à la méthode propre du droit musulman qui
est essentiellement de nature jurisprudentielle: peu
maniable et peu utilisable, le Medjelle suscita rapidement
de vives critiques qui conduisirent à son abandon et
aiguisèrent les arguments de ceux qui étaient favorables à
son remplacement pur et simple par le Code civil
napoléonien. Ici l'impératif de forme se révéla donc la
matrice essentielle du passage d'une culture juridique à
l'autre.
On retrouve la même démarche dans les transformations
subies par le droit indien. Dès le Charter Act en 1833, l'Inde
s'ouvrit aussi à la codification, à l'initiative notamment de
Lord Macaulay, admirateur de Bentham et partisan d'une
méthode juridique dont les avantages pratiques étaient
évidents : l'édiction de codes favorisait l'unification d'un
pays dont l'éclatement traditionnel du droit entretenait la
segmentation politique. En même temps, la contrainte était
puissante: la logique de codification permit l'introduction de
nombreux éléments issus du droit occidental. L'œuvre
législative amorcée à partir de 1859 aboutit ainsi à
l'élaboration d'un code de procédure civile, d'un Code pénal
et d'un Code de procédure pénale ainsi que de tout un
ensemble de dispositions législatives spécialisées. Le droit
indien moderne se trouvait désormais dominé par la culture
juridique anglaise sans être dépourvu d'influence française
napoléonienne (ne serait-ce qu'à travers la notion de code)
et même de quelques touches issues du Code pénal de la
Louisiane 181. L'indépendance n'a rien changé à cet emprunt:
l'État nouvellement constitué, directement exposé au
danger des dynamiques centrifuges, avait prioritairement
besoin de confirmer, par l'article 372 de sa Constitution de
1950, l'œuvre unificatrice de codification, infiniment plus
sûre en cela que le droit communautaire traditionnel. Le
résultat fut pourtant source de tensions et de complexités:
le droit officiel indien tendait désormais à coexister avec des
droits particuliers, hindou et musulman, organisant les
rapports sociaux, notamment le statut personnel, au niveau
microcommunautaire. Cet éclatement et ce dédoublement
étaient d'autant plus préoccupants qu'ils reflétaient et
confirmaient la distance critique qui séparait un État
séculier et occidentalisé d'une société fortement marquée
par l'ordre communautaire. Cette situation a d'ailleurs
évolué dans un sens en réalité plutôt dysfonctionnel :
prétendant, conformément au modèle occidental, créer un
droit unifié et monopoliser les fonctions politiques, l'État est
intervenu de plus en plus activement dans le droit hindou
de la personne. Il s'en est en effet saisi sur le plan législatif,
l'a imposé aux Sikhs, et l'a à son tour occidentalisé pour
supprimer les castes (art. 15 de la Constitution), réformer le
mariage et le divorce (Hindu marriage Act, 1955), le statut
de la minorité, celui de la tutelle (1956), l'obligation
alimentaire et les successions (1956), et même le régime de
la propriété foncière. Le processus commence à toucher le
droit musulman, notamment à travers des initiatives prises
par les tribunaux en matière de divorce. Ces pratiques ont
surtout favorisé des crispations communautaires et en fait
le réveil et l'entretien d'un système normatif purement
traditionnel et social qui échappe au centre, organise la
réalité des comportements sociaux et dont la
reconnaissance par l'État devient source de revendication.
Ce « droit de la pratique » confirme sa prégnance à mesure
que l'État essaye d'unifier le droit: le cercle vicieux est donc
redoutable et entretient davantage une logique de
dissociation qu'une oeuvre d'innovation.
Une aventure quelque peu comparable se retrouve avec le
droit coutumier formalisé en Afrique noire francophone dès
l'époque de la colonisation: le produit fini constitue en
réalité un mixte de coutumes endogènes et d'une syntaxe
issue du droit romain; le passage de la coutume – normes
ancestrales reproduites par la tradition – au droit coutumier
– codifié et écrit – consacre une formalisation
essentiellement occidentale et amorce ainsi le basculement
du système normatif africain vers un droit étranger 182. La
remarque est particulièrement pertinente sur le plan
juridictionnel, puisque l'édiction d'un droit coutumier a, dès
la colonisation, abouti à l'organisation de tribunaux qui, en
s'imposant conformément au modèle occidental comme les
garants des droits subjectifs, ont pris l'exact contrepied
d'une conception de la justice exclusivement tendue vers la
conciliation et le règlement des conflits. L'effet unificateur
de la technique et de la forme semble ainsi l'emporter, au
moins chronologiquement, sur la pression exercée par le
contenu même de la règle d'origine occidentale, laissant
déjà peu de place aux mécanismes de réappropriation.
À cette exigence technique qui favorise l'occidentalisation
du droit s'ajoute, comme second facteur d'importation, la
pression vigoureuse des flux transnationaux. L'expansion du
droit occidental, avant même de répondre à des stratégies
politiques, fait écho à la nécessité d'organiser et de codifier
les relations d'échanges économiques, privés et publics,
entre les sociétés extra-occidentales et les pays européens.
C'est dans cette optique que l'Empire ottoman s'est ouvert
au droit occidental en adoptant d'abord, et très tôt, le Code
de commerce français (1850), puis le Code de procédure
commerciale (1860) et le droit maritime (1864) de même
provenance. Un processus comparable s'observe en Perse :
la formation d'une demande extérieure a favorisé, dans la
seconde moitié du XIXe siècle, l'essor du commerce du
coton, de la soie ainsi que de l'opium qui intéressèrent très
vite des sociétés européennes. La compagnie grecque
Koussi et Theophilatkos obtint par exemple le monopole de
la production d'olives du Gilan et y installa une usine de
raffinage pour les traiter. Le jute et le thé connurent la
même fortune, sans oublier le tabac dont le monopole revint
à une société britannique. Cette dynamique conduisit
rapidement à l'appropriation privée de terres, jusque-là
détenues essentiellement par le Shah qui trouvait ainsi un
moyen de se soulager de ses dettes. Elle mena directement
à l'adoption d'un droit des obligations et d'un droit
commercial empruntés au droit français, toujours en vigueur
sous la République islamique. De nombreuses sociétés
commerciales et financières iraniennes virent donc le jour, à
partir de 1880, sur le modèle occidental, depuis la
Compagnie d'opium d'Ispahan qui fit fortune en exportant
vers Londres et Hong Kong, jusqu'à la Société générale
d'Iran qui regroupa, au tournant de ce siècle, dix-sept
agents de change de Téhéran. Dès le début de ce processus,
les commerçants de chaque ville revendiquèrent par ailleurs
le droit de s'organiser en chambre de commerce, essuyant
la résistance conjugée du Shah, des gouverneurs et du
clergé. En imposant leur affranchissement de toutes ces
tutelles, ils hâtèrent en même temps la réglementation de
leur profession sur un mode qui s'inspirait étroitement de la
littérature économique occidentale (notamment de
l'ouvrage de Sismondi qui fut traduit en persan dès 1879) et
de la pratique inaugurée depuis longtemps dans les villes
européennes 183.
En Chine, la révolution de 1911 et surtout l'instauration du
régime de Nankin amorcèrent le même processus qui
conduisit peu à peu à l'adoption de plusieurs codes inspirés
du droit romain: code civil et commercial, entre 1929 et
1931, code de procédure civile, en 1932, code foncier, en
1930, encore appliqués aujourd'hui à Taiwan. Là non plus, la
chronologie n'est pas innocente : la période de Nankin a
effectivement consacré l'ouverture du gouvernement
chinois sur le monde des affaires et sur les flux
économiques extérieurs. Ses fonctionnaires sont formés à
l'étranger tandis que son principal soutien, la bourgeoisie
d'affaires de Shanghai, est directement exposée aux
influences des grandes compagnies étrangères présentes
sur place. En même temps, l'État tire profit du capitalisme
bancaire qui se met ainsi en place: lui assurant d'énormes
exemptions en échange de son soutien politique et matériel,
il se compromet largement dans cette œuvre
d'occidentalisation des institutions économiques et sociales,
jusqu'à en faire la pierre angulaire d'une véritable
patrimonialisation du système politique et de la société. Des
liens personnels se tissent entre capitalisme et État, à
l'instar de ceux unissant le président Tchang Kaï-chek à la
banque Song dirigée par son propre beau-frère, lui-même
diplômé de Harvard. En fait, rarement l'importation d'un
modèle de droit étranger n'a été autant ferment de
dépendance et de néo-patrimonialisation. Nulle part, peut-
être, l'une et l'autre de ces deux logiques n'ont été aussi
clairement associées dans la construction d'un mimétisme
juridique aussi rapidement accompli. L'abolition, d'un trait
de plume, de ces codes empruntés a été l'un des premiers
actes de la République populaire de Chine: ce fut d'autant
plus aisé qu'elle visait une réalisation récente presque
caricaturale, fortement utilitaire et donc très élitiste,
touchant de ce fait très peu le tissu social. De ce point de
vue, la différence avec l'Inde est nette: le caractère brutal et
superficiel de la pénétration du principe occidental de
légalité, l'échec subséquent de la greffe du modèle
soviétique ont conduit conjointement à un abandon de la
culture juridique qui a largement favorisé la mobilisation
maoïste des années soixante et les formules totalitaires qui
l'ont accompagnée. Tout se passe alors comme si cet échec
de l'importation du droit occidental laissa libre cours, dans
la droite ligne confucéenne, à l'éducation et la persuasion
qui se substituèrent ainsi au droit et à la procédure 184.
L'opposition est tout aussi ferme lorsqu'on compare
l'expérience chinoise et l'expérience japonaise, puisque l'ère
du Meiji a, au contraire, amorcé une occidentalisation du
droit qui, elle, s'est révélée durable et beaucoup plus solide.
Dès 1874, la traduction des codes français bouleversa la
culture juridique nippone, au point d'imposer la création de
mots nouveaux destinés à rendre des notions étrangères
aux catégories propres à la pensée juridique traditionnelle.
À la fin du siècle, l'empire était ainsi doté d'un Code pénal
d'inspiration française (1882), d'un Code de procédure civile
davantage marqué par l'influence allemande (1890), d'un
Code de commerce (1899) et surtout d'un Code civil (1898)
où coexistent les deux modèles. Il reste que l'usage social
de ce droit est demeuré longtemps limité, très faiblement
adapté, notamment dans sa nature individualiste, aux
données culturelles de la société japonaise. Le recours aux
tribunaux et à l'ensemble des procédures judiciaires reste
modeste, notamment dans la mise en œuvre de la
responsabilité civile, tandis que le métier de juriste attire
très peu et est faiblement valorisé. Autant d'éléments qui
font d'une importation maintenant centenaire et, semble-t-
il, durable une source réelle d'aliénation de la société par
rapport à ses institutions tout en raccordant celles-ci à
l'ordre économique international 185.
Ce décalage est porteur de dysfonctions que de nombreux
travaux consacrés au Japon ont pu mettre en évidence. Ainsi
le capitalisme s'est-il mis en place, notamment à la faveur
de cette occidentalisation du droit, sans que les catégories
de l'individualisme juridique ne pénètrent dans la société et
n'y fassent fonction de contrepoids. Sa construction a donc
pu se réaliser de pair avec le maintien d'un «
communautarisme fusionnel » qui - comble du paradoxe - a
même été capté et entretenu tant par les entrepreneurs que
par la classe politique. Les premiers y ont trouvé un moyen
de limiter les conflits dans l'entreprise et les progrès d'une
législation sociale qui aurait pu cependant s'inscrire dans le
droit fil de l'œuvre d'importation du droit. La seconde y a
fait activement référence, sur des modes les plus divers,
fluctuant avec la conjoncture, mais restreignant à chaque
fois de façon sélective la portée de certains principes
constitutionnels empruntés aux systèmes politiques
occidentaux. C'est au nom de ce « communautarisme
fusionnel » que s'est constituée l'école traditionaliste du
droit constitutionnel japonais qui servit en grande partie de
fondement juridique à l'autoritarisme de la fin de l'entre-
deux-guerres 186. Ainsi le professeur de droit Uesugi Shinkichi
(1878-1929) put-il faire le pont entre communautarisme et
État, pour déboucher sur l'exacerbation de l'ultra-
nationalisme, présentant l'homme comme « désir d'ordre et
de coopération » et la raison d'être de l'État dans « l'unité
du fait naturel et de l'opération spirituelle 187 ». Le succès de
l'ultra-nationalisme s'est pour beaucoup alimenté d'une
combinaison active d'un confucianisme traditionnel vivace
qu'un processus d'importation élitiste ne pouvait
aucunement inquiéter et des catégories de la pensée
juridique et politique occidentale. La synthèse était aussi
complexe qu'habile : Nakono Seigô, fondateur en 1933 du
parti Tôhôkai, se réclamait en même temps d'Hitler et du
retour à la communauté japonaise 188; en 1940, Fujisawa
Chikao prétendait quant à lui qu'Hitler avait été influencé
par le confucianisme 189. Sans atteindre ces extrémités, les
idées de nation et de nationalisme s'imposaient au Japon
comme des catégories de pensée nouvelles, fruits de cette
synthèse culturelle, comme le révèle l'évolution subie par le
terme de kokka qui a servi à désigner la nation à l'époque
contemporaine 190. Dans le Japon actuel, le processus
d'hybridation alimente les mêmes desseins stratégiques:
au-delà d'un nationalisme qui n'atteint plus les mêmes
cimes, les gouvernements libéraux-démocrates qui se
succèdent puisent dans le même registre, faisant du «
communautarisme fusionnel » un contrepoids commode aux
exigences du jeu pluraliste. L'entretien d'une idéologie
consensualiste nourrit en même temps la dépolitisation de
la société, la crise de représentativité des partis, l'essor de
mouvements sociaux hors système et parfois aussi violents.
Dans la perspective d'un communautarisme politiquement
entretenu, les mouvements d'habitants de quartier (jumin-
undo) l'emportent sur le syndicalisme d'entreprise,
marquant ainsi les bénéfices que les acteurs du pouvoir
peuvent retirer d'une implantation sélective des principes
de l'individualisme juridique. Cependant, outre les limites
qui en dérivent sur le plan de la participation, cette pratique
de l'hybridation contribue pour beaucoup à expliquer l'essor
d'une violence orientée contre l'État dont le mouvement
Sanrizuka, constitué pour mettre en échec la construction
du nouvel aéroport de Tokyo, est la meilleure illustration. Il
est remarquable que ce mouvement ait précisément été
organisé sur une base communautaire, alliant communautés
locales et sectes, contestant en bloc l'État dans sa légitimité
et sa configuration institutionnelle ainsi que l'essor d'un
capitalisme industriel qui met en danger l'agriculture et, à
travers elle, les terres ancestrales. Comme le montre David
Apter de façon tout à fait convaincante, ce heurt de l'État et
d'une logique communautaire est générateur d'une
dangereuse dialectique, «la violence devenant légitime et la
légitimité violente 191 ». Constitutif de dépendance, le
décalage créé par les mécanismes d'importation entre un
État de droit occidental et une société faisant
essentiellement usage de ses propres valeurs
traditionnelles, est également producteur de tensions et de
crises d'autant plus redoutables et violentes qu'elle
s'inscrivent alors dans un registre qui ne rend plus possible,
par définition, une quelconque rencontre entre l'État et la
société. Groupes communautaires et sectes prennent alors,
au nom d'une légitimité endogène, le relais des institutions
politiques importées.
Exigences techniques et pression des flux transnationaux
ne sont pas les deux seuls fondements de l'importation des
règles du droit occidental. Les besoins politiques du Prince,
la nécessité de disposer d'un droit national unifié, dans les
sociétés dominées par un système normatif particulariste,
engagent à emprunter des codes étrangers ayant la double
légitimité de la modernité et de l'unité. C'est sur cette base
que les nouveaux régimes africains ont répudié l'ordre de la
coutume – dont on a vu que la codification était souvent
d'une efficacité incertaine – pour préférer adopter le droit de
l'ancien colonisateur. Le droit public a eu, de ce point de
vue, un effet d'entraînement: le mimétisme constitutionnel
a contribué à valoriser, en le surévaluant, le cadre national
et donc à défaire un droit coutumier promouvant au
contraire le cadre tribal et communautaire. L'établissement
d'une conception jacobine, unitaire et centralisée de l'État
conduisait ainsi directement à délégitimer un système
normatif coutumier qui n'avait de sens qu'en s'appuyant sur
le postulat d'une société officiellement pluricommunautaire
et décentralisée. Cette jacobinisation du droit allie, comme
le remarque Étienne Le Roy, mimétisme et inefficacité dans
les différents domaines des réformes administratives,
territoriales, budgétaires et fiscales, dans ceux de
l'organisation judiciaire et du droit de la nationalité. De
même les réformes touchant la famille et le régime foncier
vont-elles dans le sens du code civil français, établissant
l'individualisation des rapports sociaux et dissociant la terre
des structures sociales communautaires, assurant le
triomphe de l'individu comme sujet de droit selon une
démarche qui construit le rapport de citoyenneté et assure
ainsi la domination de l'État 192. En même temps, le droit
constitutionnel et le droit administratif qui y font souche
sont, par les mots et les concepts, solidement européens,
voire français, tandis que, significativement, l'œuvre
d'importation du droit du travail ne suit pas, à l'instar de ce
qu'on peut constater dans le cas japonais.
Le résultat recherché est, dans ces conditions, loin d'être
acquis. Relevant d'un système de signification dérivé d'une
tout autre culture, le droit ne dispose que d'une faible
capacité de pénétration et de mobilisation au sein des
sociétés africaines. Privé, par la quasi-absence d'un droit
social généreux et d'un droit constitutionnel participatif, de
toute portée incitative, il s'intègre avec d'autant plus de
difficultés dans les stratégies individuelles de protection et
de promotion. Son effet principal est dès lors de transformer
les structures sociales traditionnelles en lieu de protestation
et de défense, face à un assemblable institutionnel perçu
comme étranger; ces structures s'érigent en lieu de contre-
légitimité, affaiblissant d'autant l'État, lui imposant de
composer avec elles pour rendre l'obéissance effective, et
ce en complète opposition avec le but recherché par les
importateurs. L'opposition entre État et société devient ainsi
ambiguë, voire totalement brouillée par rapport aux
catégories du droit occidental. Dans la confrontation de
légitimités qu'elle implique, elle conduit le Prince à
surenchérir dans sa référence aux modèles occidentaux,
présentés en même temps comme modernes et
démocratiques, tout en composant plus ou moins
discrètement avec les formules traditionnelles de
légitimation. La référence croissante, en cette fin de siècle,
au multipartisme et au pluralisme politique retrouvé, fait
ainsi pendant à l'apologie du parti unique pratiquée
naguère. Dans un cas comme dans l'autre, apparaît
clairement le même effort de légitimation par
ressourcement à une pratique institutionnelle occidentale,
socialisante ou marxisante, d'abord, néo-libérale
maintenant. Le procédé a en réalité une fonction charnière :
définir des solutions destinées à consolider un ordre
politique fragilisé, tout en rassurant les puissances
occidentales tutélaires. Son efficacité est pourtant bien
incertaine, puisqu'il cherche à sauver un système politique
victime de sa dissonance culturelle par recours à des
principes forgés par un droit venu d'ailleurs.
Dépendance et importation peuvent aussi se confondre
totalement, le droit occidental se trouvant purement et
simplement imposé par la puissance de tutelle. Le rôle joué
par le colonisateur dans la diffusion de son propre système
normatif est, comme nous l'avons vu, déjà considérable,
même s'il s'associe presque toujours, comme en Afrique ou
en Inde, à une mise en forme et à une conservation des
normes coutumières : paradoxalement, l'importation fut
plus systématique et plus exclusive là où elle fut mise en
œuvre par les élites nationales, comme dans le monde
ottoman ou au Japon. L'entreprise coloniale n'est donc peut-
être pas, à ce titre comme à bien d'autres, le mode unique
ni même privilégié de dissémination plus ou moins forcée
des formes occidentales de domination. Les transformations
subies par les pratiques capitulaires jouèrent ainsi un rôle
décisif dans la transmission aux États qui y étaient soumis
d'un droit venu d'Occident. Dès 1875, un système de
tribunaux mixtes fut imposé à l'Égypte: les magistrats
égyptiens y étaient minoritaires, face à leurs homologues
européens, essentiellement français ou italiens. Peu à peu,
le régime évolua sous la pression des puissances
européennes qui exigèrent que ces juridictions rendissent la
justice conformément au droit occidental. Dans ce sillage,
l'Egypte se dota de nouveaux codes qui furent très vite
étendus aux tribunaux nationaux. Au Liban, les tribunaux
mixtes franco-libanais ne disparurent qu'en 1946 et
permirent l'élaboration d'une jurisprudence fortement
teintée d'influence française 193.
La combinaison de tous ces processus d'importation crée
des effets en chaîne dont le bilan alourdit sensiblement le
passif qui dérivait déjà de la seule pratique de l'emprunt.
Ainsi, au nom du principe de l'unité législative arabe, donc
sur des arguments de type nationaliste, la Syrie adopta-t-
elle, juste après son indépendance, un Code civil qui
s'inspirait directement et explicitement du Code égyptien
et, par cet intermédiaire, de l'œuvre législative française. La
trajectoire irakienne est plus complexe et révèle un
éclectisme beaucoup plus soutenu, aggravé notamment par
l'influence juridique du protecteur britannique: le Code des
biens et des obligations adopté par le Parlement en 1951
mêlait des règles issues du droit musulman, du Medjelle
ottoman, du Code égyptien et de la Common Law
britannique. Si cette composition se retrouve dans l'histoire
du droit jordanien, le rayonnement de l'œuvre juridique
égyptienne reste dominant en Libye à partir de 1961 et au
Koweït peu après l'indépendance 194.
Complexité et aliénation s'unissent ainsi pour procéder
très exactement à l'inversion des formules qui fondent la
légitimité du droit dans la culture occidentale. Elles
détachent la norme autant de sa source naturelle que de
son origine contractuelle: ni découverte par la raison, ni
produite par une volonté contractante, la règle de droit
importée, bricolée et hybridée, réunissant parfois même des
systèmes de droits étrangers rivaux, ne peut opposer à la
légitimité de la coutume ou de la Loi religieuse que
l'argument politique de la nécessité ou celui, plus
ésotérique, de la supériorité technique. La partie est
d'autant plus difficile pour les importateurs de droit que là
où la tradition est la plus vivace et la plus légitime,
l'opportunité politique ou technique se heurte au double
barrage de l'incompréhension culturelle et du rejet utilitaire.
Lorsque le droit égyptien stipule que tout mariage doit être
transcrit en acte notarié de manière à protéger l'héritage et
à garantir le versement d'une pension alimentaire en cas
d'éventuel divorce, il est immédiatement perçu comme
contraignant par les acteurs sociaux qui préfèrent se
réfugier dans la tradition et recourir au mariage coutumier.
On ne s'étonnera donc pas de voir celui-ci progresser au
sein de la société égyptienne moderne, tout comme en
Afrique noire d'ailleurs, au même titre que les baptêmes
attribuant les noms patronymiques ou les funérailles. En
Égypte toujours, et à l'instar du Japon, les plaignants évitent
de recourir aux instances juridiciaires pour obtenir
réparation, préférant procéder de manière privée. Aussi la
vengeance privée (tha'r) a-t-elle connu, surtout en Haute-
Égypte, une recrudescence significative et s'introduit-elle
progressivement en ville sous l'effet des migrations rurales
195
.
Cette logique de l'évitement révèle autant la forte
capacité de résistance de l'individu que l'ambiguïté d'un
ordre normatif qui ne réalise pas ses objectifs, suscite de
nouvelles dysfonctions et entretient finalement les
conditions d'une dépendance renouvelée. La cible visée,
dans la quasi-totalité des cas de figure, n'est pas atteinte:
apprécié et importé principalement pour ses vertus
universalistes, le droit occidental ne crée ni en Afrique, ni au
Moyen-Orient, ni en Inde, ni guère davantage au Japon, de
véritable espace public. Loin d'unifier les comportements, il
organise en fait leur éclatement; loin de susciter un ordre de
la citoyenneté, il favorise la libre mobilité de l'individu entre
différents espaces normatifs au sein desquels il choisit de se
positionner au gré de ses intérêts. Au lieu d'insérer une
logique de l'État dans ces sociétés, il impose en réalité une
image de l'obéissance civile qui s'inscrit en exacte
contradiction avec les principes de l'universalisme.
Tous ces résultats sont dysfonctionnels précisément parce
qu'ils tendent à organiser l'État contre lui-même. Soit,
comme en Afrique ou au Moyen-Orient, l'introduction du
système normatif accélère la sortie de l'État des espaces
sociaux, diminuant d'autant les allégeances individuelles au
centre; soit, comme en Inde, elle amène l'État à admettre la
portée publique de la pluralité des espaces sociaux
communautaires, donc les limites de ses propres
compétences et de son identité universaliste. Dès lors, la
survie de l'Etat passe non seulement par l'accommodation
et l'infléchissement de ses propres règles, ce qui serait en
réalité banal et bien connu de l'histoire occidentale, mais
aussi par la reconnaissance, voire l'officialisation d'une
logique de l'évitement qui conduit à la reconstruction d'une
scène politique et juridique légitime ailleurs. La logique de
l'appropriation est ainsi dépassée par celle du
dédoublement. Certes, les droits importés ont pu être, çà et
là, aménagés, à l'instar du droit de la famille et du droit
foncier en Afrique ou du droit anglais en Inde, mais ces
adaptations valent probablement peu à côté de la rigidité de
la plupart des droits publics empruntés à l'Occident et des
effets de décollement de l'ordre public par rapport à l'ordre
social qui en ont été la conséquence. Ce serait faire injure
aux sociétés réceptrices que d'admettre que la construction
d'un centre d'autorité en leur sein passe nécessairement
par une telle déperdition de capacité qu'il conviendrait
alors, paradoxalement, de saluer sous prétexte qu'elle
révélerait une forte capacité d'appropriation.
Cette déperdition est en réalité double. Sur le plan
technique, les effets de contournement et de dédoublement
sont générateurs d'incertitude et d'imprévisibilité, tout
comme l'affaiblissement subséquent des capacités du
centre. Sur le plan culturel, elle s'exprime dans une crise
identitaire que révèle couramment la superposition des
différentes cultures juridiques qui contribuent à la formation
de la norme : la Jordanie et l'Irak ont été, en l'espace d'un
demi-siècle, exposés à l'influence du droit musulman des
Medjelle, comme de la Common Law, et d'un droit français
ayant transité par le droit égyptien; le droit japonais
contemporain proclame son occidentalité et conduit ses
juristes à s'ériger en traducteurs d'une œuvre venue
d'ailleurs. Le contrepied est total par rapport à la fonction
des juristes romanistes qui, à la fin du Moyen Âge, avaient
accompagné la construction de l'État moderne d'une oeuvre
de redécouverte du droit romain revu et reconçu en fonction
de l'évolution de la pensée sociale, de la découverte de
l'individualisme et de l'aggiornamento qui affectait alors le
christianisme. Juriste traducteur et juriste bâtisseur
s'opposent ainsi dans la définition de deux fonctions
sociales différentes du producteur de droit, celle accomplie
par le premier entravant inévitablement le processus
d'invention sociale de l'État pour renforcer son extraversion.
Il en ressort un effet de composition nettement orienté
vers la dépendance. Qu'il s'agisse de la formation reçue par
les juristes eux-mêmes, de l'enseignement reçu au sein des
universités occidentales et suscitant, à ce titre, des réseaux
de solidarités installés dans le monde du Nord; qu'il s'agisse
de la forme ou du contenu de la règle de droit ainsi que du
mode d'insertion normative des sociétés extra-occidentales
dans les circuits économiques internationaux : tout concourt
à afficher une dépendance juridique marquée. Plus
profondément encore, la participation universelle à une
même culture du droit conduit les gouvernements à
répondre aux crises de société par l'élaboration de solutions
relevant en particulier d'un droit constitutionnel emprunté
aux régimes occidentaux, à accroître ainsi les dissonances
sociales et culturelles, à aggraver le fossé qui les sépare des
gouvernés, à s'insérer dans un ordre juridico-politique dont
ils deviennent dépendants: tel fut le cas par exemple du
gouvernement algérien qui s'efforça de réagir aux émeutes
d'octobre 1988 en proposant des réformes
constitutionnelles dont on peut aisément prétendre qu'elles
ne cristallisaient pas les enjeux responsables de la
mobilisation violente d'une part importante de la
population; tel fut aussi le propre du président Mobutu qui
tenta, en septembre 1991, de répondre à des émeutes d'un
type et d'une intensité comparables par la seule nomination
d'un nouveau Premier ministre, qui d'ailleurs ne put pas
aboutir. Cette dépendance de fait liant les gouvernants à
une culture juridique dont on a déjà vérifié l'extraversion
affaiblit la capacité réactive des systèmes politiques,
favorise leur dérive autoritaire et nourrit facilement et de
façon hautement perverse l'argument développementaliste
qui fait valoir l'inaptitude des sociétés extra-occidentales à
répondre, dans des situations de crise, à des sollicitations
réformistes ainsi que leur incapacité à satisfaire les
demandes de participation politique. L'histoire de l'échec de
l'importation du droit est ainsi bien celle d'une dépendance
matérielle et technique d'abord, culturelle ensuite, fondée,
enfin, sur l'incapacité insidieusement proclamée de retirer
de l'usage du droit les moyens de se réformer.

UN DÉBAT IMPORTÉ

Cette dépendance liant les sociétés extra-occidentales à


une culture juridique qui se proclame universelle s'élargit
enfin à l'ensemble du débat politique et idéologique. Les
luttes pour l'indépendance avaient placé l'idée de nation au
centre des discours politiques: ceux-ci, pour être légitimes,
devaient activement défendre et illustrer la nature
universelle des catégories du nationalisme. Il était logique
que le Baath, au Proche-Orient, le FLN en Algérie, l'Istiqlal
au Maroc, le RDA en Afrique, le Parti du Congrès en Inde
cherchent à retourner contre le colonisateur l'hypothèse
d'un droit universel à la souveraineté nationale et
s'inscrivent ainsi d'eux-mêmes dans une grammaire
politique dont l'efficacité était directement fonction de sa
nature de produit importé. On peut imputer à une telle
démarche la pauvreté dont ont fait preuve ces mouvements
dans l'œuvre de reconstruction d'une culture endogène du
politique; on peut surtout souligner le rapide déclin de leur
capacité de mobilisation une fois l'indépendance acquise:
de formule de contestation du colonisateur, le nationalisme
ne parvint pas à se transformer en formule de mobilisation
gouvernementale, comme l'attestent les aventures
subséquentes du FLN, du Congrès ou du Baath; le recours à
la formule charismatique avec Ben Bella ou Nehru, à la
coercition ensuite et partout ailleurs révèle leur incapacité à
mobiliser sur des symboles culturels endogènes qui eussent
supposé une complète rédéfinition des modes de
communalisation nationale propres à chacune de ces
cultures, œuvre pour laquelle ce personnel politique n'avait
été ni éduqué ni formé.
L'échec du marxisme dans les pays arabes, puis en Inde,
lié notamment à l'absence de solidarités horizontales et de
socialisation des individus en termes de classes, rejoint la
crise du discours de souveraineté nationale pour polariser
les données du débat politique. Celui-ci tend de plus en plus
à se simplifier, en opposant un discours
développementaliste, tenu par les dirigeants, et un discours
culturaliste qui émerge des divers modes de contestation.
Le premier correspond à une double fonction: ériger la
modernité comme exigence première, justifiant que le
pouvoir exécutif central exerce une autorité supérieure à
toutes les autres, notamment celle d'extraction
traditionnelle; différer ou aménager la réalisation de la
démocratie qui ne peut être atteinte qu'au-delà d'un certain
stade de développement économique. L'usage
nécessairement inflationniste de cet argument conduit leurs
bénéficiaires à insister de plus en plus sur l'universalité et la
valeur élevée de l'impératif de modernisation, lavant
notamment des vices auxquels conduit tout excès
d'autoritarisme. L'orientation est claire dans les monarchies
conservatrices, naguère dans le discours du Shah, encore
maintenant dans celui de la monarchie marocaine
lorsqu'elle cherche à passer alliance avec les classes
urbaines; elle recouvre aussi l'extrême variété des régimes
révolutionnaires ou réformateurs : le kémalisme, bien sûr,
mais aussi le bourguibisme, l'idéologie technocratique et
planificatrice du Congrès indien; le régime algérien post-ben
belliste, par exemple dans son ambition de créer
rapidement, une industrie lourde et de mobiliser à cette fin
l'énergie nationale.
Le discours culturaliste fait inévitablement écho: portant
la contestation là où le bât blesse, c'est-à-dire contre une
conception universaliste de la modernité génératrice en
même temps de violence symbolique et de frustration
sociale, la référence prioritaire à la culture sert de
fondement idéal à toute entreprise tribunitienne. On y
retrouve autant les différents mouvements islamistes que le
RSS indien et les formations partisanes inspirées de
l'hindouisme, le Komeito japonais, mais aussi la multitude
de sectes messianiques qui mobilisent avec un succès
croissant, comme substitut du fondamentalisme, en
Amérique latine ou en Afrique. Le discours tenu est
également appelé à se radicaliser : face aux stratégies
développementalistes, les contestations culturalistes
peuvent avec aisance revendiquer une légitimité supérieure
à celle dont peuvent disposer les gouvernants et faire de
celle-ci la base d'une contre-société politique dont la
conformité à la loi assure son ascendant sur la scène
politique officielle. La constitution d'une telle contre-société
devient évidemment le point culminant de toute cette
stratégie contestataire: au-delà, une prise de pouvoir
effective, à l'instar de ce qui s'est produit en Iran, tend à
affaiblir la légitimité du mouvement en obligeant celui-ci à
passer au moins partiellement compromis avec la pratique
développementaliste. Tout le discours culturaliste porte dès
lors à penser une modernité islamiste (ou hindouiste)
distincte de la modernité occidentale sans devoir en
énoncer le contenu. Outre que ce passage au projet concret
implique une insertion partielle dans la logique
développementaliste, il risque surtout de briser
l'unanimisme qui fonde la mobilisation de type culturaliste.
En cela, le FIS, le RSS, le Komeito ou le kimbanguisme
favorisent, à la limite, une désagrégation ou un
affadissement du débat politique.
En revanche, la confrontation des deux discours tend-elle
à se faire sur l'enjeu démocratique mais en des termes très
largement extérieurs aux données culturelles et historiques
de la société concernée. Le développementalisme, pour sa
part, sert de fondement théorique à la pratique du
pluralisme limité. Espace informe et éclectique entre
totalitarisme et démocratie, cet étrange concept s'est bien
imposé comme avatar du développementalisme pour
décrire les systèmes politiques dont l'autoritarisme se
justifiait par la nécessité de construire rapidement un centre
moderne et de contenir l'élévation rapide de la participation
populaire dérivant de tout processus accéléré de
modernisation. Comme pouvoir nouveau et contesté, le
centre modernisateur doit en même temps faire la preuve
de sa légitimité populaire tout en modérant les effets d'une
concurrence politique présentée comme un luxe dangereux.
Aussi la démocratie n'est-elle pas niée, et s'insère-t-elle
même en bonne place dans le discours de légitimation :
l'Algérie, à l'époque du parti unique, revendique le
qualificatif de démocratique; la consolidation du
monopartisme au Cameroun donne naissance, en 1985, au
Rassemblement démocratique du peuple camerounais; la
Guinée équatoriale, dotée de l'un des régimes africains les
plus autoritaires, est dirigée sans partage par le Parti
démocratique de Guinée équatoriale, le Gabon par le Parti
démocratique gabonais, la République centrafricaine par le
Rassemblement démocratique centrafricain, la Côte-d'Ivoire
par le PDCI, le Mali par l'Union démocratique du peuple
malien...
Courant de plus en plus prépondérant, voire exclusif dans
la pratique de la contestation, le culturalisme, de son côté,
s'empare de la revendication démocratique comme point
d'aboutissement cohérent de sa capacité mobilisatrice.
Héritier du RSS, le Jana Sangh va à la bataille électorale en
1977 au nom de la démocratie contre les tendancdes
dictatoriales qu'il prête à Indira Gandhi; contre Bourguiba, le
MTI se présente comme le principal porteur de démocratie
et réclame à cor et à cri le statut de parti politique; les
islamistes égyptiens veulent apparaître, lors des élections
de 1987, comme l'alternative démocratique du parti
dominant...
Ainsi, les thèmes de la démocratie et de la
démocratisation, cristallisent l'essentiel du débat politique,
sans même trouver de traduction dans les langues
vernaculaires. Introduit comme tel, comme par frottement
de deux logiques que tout oppose, il apparaît déjà sous son
double aspect de mot importé et de problématique
ambiguë. Paradoxalement, développementalisme et
culturalisme se rejoignent pour accentuer l'extériorité de la
problématique démocratique par rapport à l'histoire des
sociétés concernées : le premier en rejetant la démocratie
dans un avenir plus ou moins lointain, le second en
repoussant dans le temps la définition de son contenu pour
n'en garder que la fonction de mobilisation en même temps
unanimiste et réactive.
Le paradoxe est lourd, puisqu'il oblige acteurs et
observateurs à penser désormais la démocratisation des
sociétés extra-occidentales en mobilisant le seul modèle et
les seuls catégories de la démocratie telle qu'elle fut forgée
en Occident. L'ordre démocratique est ainsi envisagé
comme celui de la démocratie représentative, accompagné
de ses propres méthodes institutionnelles et de ses supports
philosophiques courants. Dans ces conditions, le débat sur
la démocratisation des pays d'Afrique et d'Asie tourne
rapidement au sophisme, conduisant à évaluer, dans la plus
pure tradition développementaliste, l'aptitude des États du
Sud à adopter, avec les mêmes résultats, le régime
démocratique tel qu'il fut inventé, dans le long terme, par
l'histoire occidentale.
Les termes de ce débat sont dès lors curieux, puisqu'ils
évoquent en même temps l'universalité du modèle
démocratique ainsi défini et les multiples ancrages de celui-
ci dans la culture occidentale. Ancrages ou du moins points
d'affinité mettant en relation démocratie et christianisme
sur au moins cinq plans distincts: l'un et l'autre se
caractériseraient par une même orientation active et
participative tranchant avec les attitudes contemplatives ou
de retrait; la formule démocratique de légitimité puiserait
largement dans le modèle chrétien de distinction entre le
temporel et le spirituel; christianisme et démocratie
partageraient la même construction de l'individualité, la
même conception de la délégation et de la représentation,
la même vision du pluralisme 196.
Une telle analyse peut aisément trouver des arguments
capables de la conforter ou, plus exactement, de l'illustrer. À
son extrême niveau de généralité, elle est pourtant tout
aussi facilement réfutable. L'histoire de la chrétienté
occidentale est parsemée d'expériences qui contredisent
une telle hypothèse et qui montrent on ne peut plus
clairement que la corrélation avancée est faible et ne recèle
en tout cas aucun rapport de nécessité. Il paraît pour le
moins évident qu'il n'existe pas une culture chrétienne
unique, que ses variantes romaine, réformée et orientale
sont déjà trop profondément distinctes pour qu'on puisse
définir même intellectuellement les composantes et les
fondements de cette affinité. À l'intérieur même de ces
variantes, l'usage social qui a été fait du christianisme a pu
se révéler tantôt démocratique, tantôt autoritaire, sans
qu'aucune de ces options ne puisse jamais prétendre à
l'exclusivité: le néo-augustinisme, puis le traditionalisme et
l'intégrisme ont servi de vecteur, en monde catholique, à
des idéologies politiques autoritaires et antidémocratiques,
alors que le thomisme a pu apparaître comme l'un des
fondements théoriques de la découverte du principe de
souveraineté nationale; de la Réforme ont pu autant se
dégager des expériences prétotalitaires, à l'instar de la
république de Genève, que des inventions démocratiques
comme celle qui a accomapgné la révolution puritaine. De
même est-il bien peu rigoureux de taxer à la hâte
d'antidémocratisme les autres cultures, sauf à tomber dans
la pure polémique: le bouddhisme theravada promeut une
conception de la société fondée en même temps sur l'idée
d'égalité et sur celle de responsabilité individuelle; la
grande tradition islamique a inspiré aussi une construction
de la justice sociale et de l'égalitarisme communautaire qui
est revendiquée, dans le monde musulman moderne, par
tous ceux qui reprennent à leur compte l'idée de démocratie
afin de l'insérer dans leur propre répertoire d'action
politique.
En réalité, derrière cette équation culturaliste trop simple,
se dissimulent deux considérations intermédiaires d'une
importance toute particulière. D'une part la démocratie s'est
imposée dans le monde occidental, inégalement et à des
rythmes différents, comme point d'aboutissement de
stratégies politiques d'acteurs individuels et sociaux qui
cherchaient soit à imposer leur participation politique, soit à
consolider leur propre pouvoir en élargissant la participation
des autres : conquête du pouvoir dans un cas, conservation
dans l'autre, la pratique de la démocratie consiste bien, à
chaque fois, à construire des formules de mobilisation
politique en utilisant et en enrichissant les réseaux de sens
que contient la culture environnante 197. D'autre part, et pour
cette raison, celle-ci intervient non pas pour produire la
démocratie, mais pour en définir le sens et l'orientation,
pour permettre le passage d'une conception idéale et
aporique de la démocratie à la réalité d'un régime concret
et construit. En d'autres termes, la culture a agi comme
facteur, dans l'histoire occidentale, pour inventer non pas la
démocratie, mais le gouvernement représentatif.
Si on transpose cette double médiation sur les scènes
politiques extra-occidentales, les effets de dépendance se
révèlent clairement. La pratique conduit d'abord
massivement à l'emprunt: l'existence de régimes
démocratiques fonctionnant déjà en Occident, la
socialisation des acteurs politiques extra-occidentaux
largement opérée auprès d'organisations politiques ou
d'universités européennes ou nord-américaines favorisent la
traduction immédiate des catégories de l'action
démocratique en celles de l'ordre démocratique
représentatif. Le premier soin des dirigeants de la
République islamique d'Iran fut d'organiser, dès les premiers
jours de la prise du pouvoir, un référendum constitutionnel
suivi de l'élection de députés. Les Parlements revêtent, dans
la plupart des régimes autoritaires d'Afrique et d'Asie, un
rôle important qui n'est pas seulement symbolique et qui
s'insère au centre même du dispositif de décision et de
légitimation, quelle que soit par ailleurs la nature faiblement
concurrentielle de l'élection de ses députés. L'exemple
irakien lors de la guerre du Golfe révèle qu'en soumettant
chacune de ses grandes décisions à un vote préalable de
Parlement, Saddam Hussein avait pour souci non seulement
de légitimer son action par une démonstration unanimiste,
mais aussi de renvoyer aux sociétés occidentales l'image
d'une mobilisation s'opérant en conformité avec les vœux
de la représentation populaire.
De leur côté, les stratégies déployées par les gouvernants
et les gouvernés tendent à renforcer cette logique
d'emprunt. De plus en plus, les premiers trouvent dans le
discours sur la démocratisation, les moyens d'occulter les
problèmes économiques et sociaux dont la maîtrise leur
échappe totalement. Les émeutes qui se succèdent
principalement en Afrique, du Caire à Kinshasa, de Fez à
Abidjan, articulent d'abord l'expression d'une profonde
frustration sociale sur laquelle la manipulation symbolique
n'a aucune chance d'avoir un effet réel. Le jeu des
gouvernants consistant à répondre à cette pression en
l'inscrivant dans le registre du débat constitutionnel
présente au moins l'avantage de rendre possible
l'établissement d'un couple demande-réponse entre
contestataires et contestés. Dans cette perspective, la
solution la moins coûteuse et la plus pratiquée par les
princes vise à opérer une redistribution au sein de la classe
politique et à assurer un accès minimal de certaines élites
aux centres du pouvoir : c'est ce que fit Sadate en
favorisant la constitution d'un pluripartisme en Égypte
lorsque les nouvelles orientations de sa diplomatie
risquaient de l'isoler, ou le Shah, durant l'hiver 1978-1979,
en confiant à Shapur Bakhtiar le soin de former un nouveau
gouvernement, ou encore le président du Bénin en
inaugurant en février 1990 la pratique des conférences
nationales, imité ensuite par les présidents du Congo, du
Togo, du Niger, du Zaïre et par le nouveau président du Mali.
La rencontre entre l'effet de démonstration et le souci de
limiter au maximum la transformation du système politique
ou la participation au pouvoir conduit ainsi à concevoir le
processus de démocratisation en termes élitistes et
représentatifs. Cependant, dans des sociétés où ni la culture
ni la pratique sociale ne valorisent les idées de délégation et
de représentation, de telles solutions présentent très vite le
risque évident de ne pas être reçues ni a fortiori comprises
par les populations concernées et de conduire ainsi à un
nouvel approfondissement du fossé séparant le système
politique et la société.
Sur le plan des pratiques contestataires, l'insertion du
thème de la démocratie représentative satisfait, de son
côté, plusieurs considérations stratégiques. Elle permet
d'abord un positionnement favorable des mouvements de
contestation face au pouvoir politique. Tout en dénonçant
l'imitation coupable des institutions occidentales, Djamal
ed-Din Al-Afghani s'opposait, au nom du revivalisme
islamique, au despotisme du sultan ottoman et du shah de
Perse, initiant à la fin du xixe siècle une confusion qui se
révéla durable entre la revendication culturaliste et l'appel à
une démocratisation des structures de gouvernement.
Même si Afghani, comme le sheykh Abduh en Égypte,
récusait l'idée d'importer les institutions parlementaires et
constitutionnelles en monde musulman, le revivalisme
gagnait à se définir ainsi comme l'expression d'une révolte
populaire contre le Prince et à associer déjà étroitement
l'apologie de la tradition reconstruite à l'émanation de la
volonté du peuple. Dès lors, la dynamique institutionnelle
avait toute chance de faire le reste et de conduire les
mouvements s'inspirant de cette pratique contestataire à
revendiquer une place sur la scène politique et dans la
concurrence électorale, dès que celle-ci commença à voir le
jour, à l'instar de ce qui se produisit à l'issue de la révolution
constitutionnelle persane au début du xxe siècle.
D'autant que l'orientation culturaliste des stratégies
contestataires peut paradoxalement servir ce glissement et
donner un sens original à la pratique de la représentativité.
Le retour à la Loi assure d'abord la promotion de ceux qui la
connaissent, érigés non pas en représentants, mais en
intermédiaires entre le peuple et une tradition apprise et
maîtrisée par une toute petite minorité de savants et de
clercs. Dans un tel modèle, la logique de la délégation
s'impose dès lors aisément, sur un double argument de
théorie et d'opportunité. Le peuple abandonne les fonctions
politiques à ceux qui connaissent; ces derniers peuvent, à
leur tour, confisquer à leur profit la théorie et la pratique du
gouvernement représentatif en en modifiant tout
simplement la formule fondatrice: les élus et les
gouvernants ne représentent pas le peuple souverain, mais
sont choisis et délégués sur la base de la compétence qui
les distingue et les habilite. Le calcul d'opportunité conduit
alors les élites revivalistes à se satisfaire des institutions
représentatives importées et même d'en tirer de
substantiels profits: dans la phase de contestation active,
elles les aident à remplir leur fonction tribunitienne de façon
favorable en pénétrant sur la scène politique officielle, en
contrôlant des municipalités, comme le FIS algérien, ou des
réseaux associatifs et corporatistes, comme les Frères
musulmans égyptiens; dans le processus de conquête du
pouvoir, elles leur permettent de bénéficier des bienfaits de
la loi d'airain de l'oligarchie, de confisquer à leur profit les
avantages de l'ordre représentatif et de le doter d'une
formule de légitimation conforme à leur marque.
Ainsi Khomeyni se rapprocha-t-il progressivement des
institutions importées qu'il dénonçait jadis avec virulence.
Antérieurement à son arrivée en France, le leader religieux
ne se réclamait explicitement ni de la république ni de la
démocratie, tout en fustigeant cependant depuis bien
longtemps, selon la méthode d'Afghani, le despotisme du
Shah et tout en mettant en relief les violations de la
constitution dont celui-ci s'était rendu coupable. L'ambiguïté
était déjà remarquable, puisque son discours contestataire
intégrait la référence à l'ordre constitutionnel et s'alignait
sur les appels à la démocratisation. C'était pourtant sur
l'ordre politique idéal que Khomeyni faisait le moins de
concessions : dans ses ouvrages théoriques comme dans
ses discours à la presse, il n'était question que de dowlat-e
islami (État islamique) et de gouvernement des fuqaha
(jurisconsultes) 198.
L'imminence de la conquête du pouvoir a modifié ces
données: dès le 1 er novembre 1978, le chef religieux parle –
et pour la première fois – de République islamique et de
gouvernement démocratique. La formule sera amendée,
certes, l'idée de démocratie étant soumise ensuite à une
sévère critique. Il reste que l'hommage était rendu et que le
mot figurait dans le vocabulaire des islamistes lors de la
phase cruciale de la révolution. Il demeure surtout que la
pratique du gouvernement représentatif se retrouvait au
centre même de la nouvelle République. Dans une culture
qui pourtant devait l'exclure, les institutions qui l'inspirent
sont légion : le Guide suprême est désigné par un conseil
des experts lui-même élu au suffrage universel.
Parallèlement, le président de la République est aussi l'élu
du peuple et incarne un pouvoir exécutif auquel fait
contrepoids un pouvoir législatif incarné par une Assemblée
nationale également désignée au suffrage universel, mais
contrôlée, dans son œuvre d'élaboration de la loi, par un
conseil de surveillance constitué de religieux et de juristes
nommés. Il en découle en fait un ordre institutionnel hybride
dans lequel l'abondance des procédures électives et des
instances de délégation revêt en réalité une triple fonction :
justifier internationalement la conformité à certaines
catégories qui fondent l'ordre politique « moderne », offrir,
par la pratique de la délégation, l'institutionnalisation d'une
nouvelle classe politique qui a été effectivement composée
pour l'essentiel de clercs et de leurs alliés, traduire en
termes institutionnels l'identité d'intermédiaire que le
discours théologique confère aux élites religieuses.
Tout se passe en réalité comme si le débat entre
développementalistes et culturalistes opposait d'abord deux
types de médiateurs dont la confrontation rythmerait le jeu
politique: Princes conservateurs ou réformistes, construisant
leur légitimité sur l'œuvre de médiation entre un peuple de
tradition et une modernité vers laquelle ils entendent le
conduire; clercs et entrepreneurs de la tradition, élaborant
la formule fondant leur autorité sur l'œuvre de médiation
entre un peuple désocialisé et une authenticité qu'ils sont
seuls à maîtriser et vers laquelle ils cherchent à le
reconduire; Princes encourageant l'entrée sélective des
élites dans le centre d'un pouvoir néo-patrimonial;
contestataires se réclamant d'une double exclusivité, l'une
tenant à l'ésotérisme de leur savoir et l'autre à la chance
qu'ils ont de pouvoir utiliser la pratique élective de la
démocratie représentative pour s'approprier des mandats et
s'imposer comme nouvelle classe politique.
Cette convergence d'utilités a évidemment pour effet de
limiter, voire de bloquer la capacité d'innovation politique,
les termes de la Cité idéale se trouvant rapidement
transcrits dans ceux de l'univers institutionnel importé. De
projet d'invention politique articulée à la culture des
sociétés concernées, le thème de la démocratie risque
d'être un subterfuge qui sert tantôt au Prince comme effet
de brouillage ou comme mode d'ajustement et tantôt aux
contestataires comme instrument de leur organisation en
classe politique.
Troisième partie

UNIVERSALISATION MANQUÉE
ET DÉVIANCE CRÉATRICE
Depuis que les sciences sociales ont critiqué les visions
fonctionnalistes, voire organicistes qui faisaient recette il y a
encore une ou deux décennies, il est devenu téméraire de
penser que les systèmes sociaux ont a priori et toujours la
capacité de se protéger contre les échecs et de se regénérer
au contact de ce qui les remet en cause ou menace leur
identité. Il serait naïf de penser que les États dépendants
disposent de la capacité politique à s'émanciper des
rapports de domination: à de rares exceptions près, les
analyses sociologiques ne se hasardent pas sur ce terrain et
ne recherchent pas dans la production politique des sociétés
périphériques les instruments d'inversion d'un ordre qui
appartient en propre au système international et aux
rapports de pouvoir qui l'organisent. Pour les mêmes
raisons, il est imprudent d'affirmer que les pratiques
d'importation débouchent nécessairement sur une logique
d'hybridation, que les flux venus du dehors ont vocation à
être appropriés par la société réceptrice, comme si une
mystérieuse main invisible assurait une prise de possession
des biens et des symboles conçus et façonnés par d'autres
histoires et d'autres cultures.
Au demeurant, l'hypothèse que l'on trouve de façon
nuancée et stimulante sous la plume de Jean-François
Bayart 1 notamment se heurte à au moins quatre arguments
contraires. Tout d'abord, les processus d'occidentalisation ne
s'inscrivent pas seulement dans l'espace des sociétés
réceptrices: en tant que flux, ils appartiennent aussi à
l'espace international qui contribue à les façonner et à les
organiser, à les perpétuer ainsi qu'à leur donner sens; il est
hautement probable que l'ordre international pèse de façon
contraignante, limitant les initiatives de réappropriation que
pourrait prendre tel ou tel acteur. En deuxième lieu, de
telles initiatives ne peuvent pas être conçues comme
données ou évidentes a priori: leur formation présuppose
que des acteurs sociaux dotés de ressources suffisantes y
trouvent intérêt; or nous avons vu que la stratégie
d'importation faisait sens pour ceux qui l'accomplissaient et
qu'il est peu évident que ceux qui en bénéficient aient un
intérêt à l'inverser. Par ailleurs, l'effet d'hybridation ne peut
être envisagé que comme effet de composition d'actions –
peut-être de stratégies – dont on ne peut postuler ni
l'homogénéité ni le caractère conscient: s'il est clair que
certains acteurs des sociétés réceptrices réagissent aux
désordres causés par l'importation de modèles étrangers,
on peut, sans grand risque de se tromper, supposer que
leurs réactions sont diverses, contradictoires et qu'il serait
miraculeux qu'elles aboutissent à des synthèses aussi
cohérentes et aussi fonctionnelles. Enfin, l'idée
d'appropriation tire l'essentiel de sa force du postulat
d'efficacité: les relations politiques optimiseraient leur
capacité dès lors qu'elles seraient compréhensibles par
ceux sur lesquels elles s'exercent et supposeraient donc une
combinaison des données importées avec celles dérivant de
la tradition. Or rien ne permet d'établir a priori que cette
formule ait la préférence des acteurs qui détiennent le
pouvoir, tandis qu'existent des formules de substitution
aussi performantes dans le court terme: l'habillage
populiste, le recours aux relations de clientèle, l'exaltation
des particularismes s'imposent souvent comme des
subterfuges faciles dispensant de tout effort de
réappropriation.
Il n'en résulte pas pour autant que les effets d'importation
restent figés: l'importation crée un désordre dont on a vu
qu'il contribuait souvent à renforcer les relations de
dépendance; cependant, ce désordre bouscule les systèmes
de sens, les processus d'identification, les modes d'action
collective tout comme les formes de gouvernement : à ce
titre, il suscite des pratiques politiques nouvelles, dégage
aussi des formes d'invention et d'innovation politique. Sur le
plan international, le désordre se mesure à l'échelle de
toutes les contradictions qui dérivent de la logique de
l'imitation forcée : dissensus aiguisé sur la légitimité du
droit, des règles et des pratiques, incertitudes sur l'identité
des acteurs, distinction de plus en plus nette entre « États
gouvernants » et « États gouvernés », dissociation
croissante entre peuples et États, élargissement à la scène
internationale de l'idée même d'anomie. En même temps
qu'elle est mise à mal, la logique stato-nationale se trouve
ainsi doublée d'une logique transnationale qui intéresse de
plus en plus le sociologue et dont l'effet de recomposition
semble aussi massif que complexe. La mise en perspective
de l'ensemble de ces dynamiques permet de repérer en
même temps la force et les limites des processus
d'occidentalisation, de faire la part de ce qui freine et de ce
qui encourage l'innovation, d'apprécier la réalité des
adaptations possibles et d'évaluer l'importance des
réappropriations manquées.
CHAPITRE V

Désordres intérieurs
L'importation massive de structures d'autorité a
d'évidence pour principal effet une perte de sens qui grève
les rapports entre gouvernants et gouvernés et, au-delà
même, l'ensemble des relations politiques. Compensée ou
non par un processus de dédoublement ou de tractation
entre le moderne et le traditionnel, cette perte de sens
devient un enjeu considérable en fonction duquel s'activent
les stratégies des titulaires de rôles d'autorité comme celles
des individus demandeurs d'allocations. L'opposition par
rapport à l'histoire politique occidentale est, de ce point de
vue, frontale, l'État ayant été construit en Europe à
l'initiative d'un centre dynastique détenteur d'une légitimité
traditionnelle, en fonction de modèles culturels chrétiens et
romains anciennement connus, à partir de stratégies
d'acteurs sociaux différenciés qui y recherchaient un
avantage.
La perte de sens constitue déjà un facteur important de
retrait par rapport au jeu politique officiel. Elle décourage
l'individu dans ses efforts d'adaptation à une vie
institutionnelle qui ne le concerne pas. De telles
perspectives restent dès lors l'exclusivité de l'élite politique
importatrice qui tend à s'en nourrir pour alimenter sa
concurrence interne et qui s'en acquitte par recours à des
formules exogènes. Ainsi en est-il des révisions
constitutionnelles mises en chantier en Algérie
consécutivement aux tragédies de l'automne 1988, vingt
ans après que le général de Gaulle en eut eu l'idée pour
apaiser les effets de la crise de mai 1968. Les débats sur la
démocratisation ressortissent à la même logique, lorsque
les conférences nationales africaines ont pour fonction de
réunir les différentes composantes de l'élite afin de définir
les conditions d'établissement d'un multipartisme capable
d'accélérer la transposition formelle du gouvernement
représentatif occidental.
De récentes recherches éclairent tout le paradoxe de la
démarche et le faible sens dont elle est investie chez les
gouvernés. Ainsi Yves Fauré montre-t-il à propos de la Côte-
d'Ivoire que les élections compétitives ou semi-compétitives
ont connu un taux d'abstention beaucoup plus élevé que les
consultations plébiscitaires proposant des candidatures
uniques 199200. Il note même que pour les législatives de 1990,
la participation oscillait de 21 % dans les circonscriptions où
les listes étaient nombreuses à 99 % lorsque le candidat du
PDCI n'avait pas de concurrent: il est clair, dans ces
conditions, que la manipulation plébiscitaire n'explique pas
tout. De même le niveau de compétence politique, fétichisé
par la sociologie électorale traditionnelle, ne semble pas
entrer ici en ligne de compte: la corrélation entre
participation et absence de choix était aussi nette dans les
différentes communes composant la zone urbaine d'Abidjan
que dans les circonscriptions rurales. Fauré résiste avec
sagesse à l'interprétation culturaliste facile, soulignant la
tradition africaine de la séniorité et de l'unanimisme:
l'exemple ivoirien – qu'on retrouve ailleurs – ne saurait
guère davantage alimenter le poncif faisant du
monopartisme la formule naturelle ou fonctionnelle de
gouvernement en Afrique. L'explication la plus crédible est
probablement plus prosaïque: face à des institutions qui ne
font pas sens, l'individu recompose sa stratégie selon un
double calcul particulariste et utilitariste. À défaut de se
fondre dans une communauté politique valorisée, à l'instar
d'un corps électoral porteur d'une souveraineté nationale, il
recherche dans l'élection la formalisation d'un rapport de
clientèle offrant un accès facile et certain à la scène
politique officielle. Autrement dit, aucune formule culturelle,
aucune valorisation symbolique ne viennent, comme dans
les démocraties occidentales, corriger ou inverser le coût
olsonien de l'acte de participation électorale.
L'effet de cette perte de sens est redoutable: au-delà du
vote, il tend à obérer toute forme de participation politique;
il enserre surtout la perspective de la démocratisation dans
un délicat dilemme : ou celle-ci passe par sa complète
redéfinition et donc par une « appropriation » s'opérant
jusque dans les unités élémentaires de la société, ou elle ne
peut connaître que des relances artificielles et trompeuses
grâce à la pénétration, sur la scène électorale, de logiques
identitaires, assurant de faciles succès aux partis
confessionnels ou ethniques, comme dans le monde
musulman, mais aussi en Inde, voire au Japon, parfois
même en Afrique noire. Dans le premier cas, l'appropriation
est un long parcours; dans le second, elle n'est que la
juxtaposition très ambiguë de deux univers de sens qui se
récusent l'un l'autre.
Dès lors qu'il n'est plus porteur de sens pour les acteurs
sociaux, le jeu politique connaît une profonde recomposition
dont les caractéristiques se retrouvent dans les cultures les
plus diverses: la mobilisation sort des vecteurs
institutionnels pour produire des mouvements sociaux
tendant à construire un espace concurrent de légitimité hors
de la scène politique officielle; la communauté politique
change de nature, abandonnant son référent stato-national
au profit de dynamiques contradictoires, combinant
l'affirmation particulariste et l'accomplissement impérial;
l'allégeance citoyenne perd de sa pertinence, révélant
simultanément une démultiplication des espaces sociaux
vides, au sein desquels l'État ne peut plus imposer son
autorité; le rôle de gouvernant doit, pour se reproduire,
concéder de plus en plus à un néo-populisme qui achève
d'ossifier les rapports qu'il entretient avec la société.
Conséquences lourdes d'une logique d'importation, ces
résultats peuvent aussi servir la cause de l'innovation et de
l'appropriation, mais sur une base très sélective et très
inégalement efficace.

NOUVELLES MOBILISATIONS

Les sociétés importatrices de modèles politiques


occidentaux vivent une crise récurrente des processus de
mobilisation dont certains aspects évoquent les nouveaux
mouvements sociaux qui affectent présentement certains
pays européens. La crise relativement récente de l'État-
providence, la régression de sa capacité réactive ont
contribué à déporter un mouvement social jusque-là intégré,
voire routinisé, vers un espace politique extra-institutionnel,
vers la production de demandes moins ordonnées, vers un
mode d'action où l'expression symbolique et le
questionnement sur les valeurs l'emportent sur la
mobilisation strictement utilitaire dont se réclamaient les
organisations syndicales traditionnelles 201. De ce fait, la
revendication identitaire, la dénonciation de la modernité, la
tendance à la spontanéité et à la souplesse
organisationnelle s'imposent-elles comme autant de traits
majeurs. On ne s'étonnera pas que la mobilisation ait pris,
bien plus tôt, une orientation de cette nature au sein des
sociétés extra-occidentales : peu étudiée par la sociologie
politique, elle avait déjà épousé la plupart des traits que
l'abondante littérature consacrée aux nouveaux
mouvements sociaux européens découvre présentement
dans l'actualité du Vieux Continent. Cette similitude
s'explique aisément: hors des rails institutionnels, la
mobilisation est d'autant plus réussie et légitime qu'elle
substitue à une démarche utilitaire l'appel à des valeurs
alternatives, notamment de type identitaire: faiblement
intégrée dans un jeu socio-politique qui ne peut plus la
contenir ni la neutraliser, elle est rebelle à la ritualisation, à
l'organisation et à la banalisation.
Le parallèle s'arrête probablement à la mise en évidence
des effets convergents d'une contestation extra-
institutionnelle. Celle-ci n'a pourtant pas le même sens
lorsqu'elle repose, comme en Europe occidentale, sur une
crise affectant la capacité distributrice de l'État, et,
lorsqu'elle dérive, en d'autres lieux, des processus de
délégitimation et de perte de sens qui accompagnent
l'importation massive des modèles politiques étrangers.
Celle-ci radicalise d'autant les traits prêtés aux nouveaux
mouvements sociaux: face à des institutions dont la faible
capacité se double d'une perte de sens, la contestation
prétend directement produire une contre-légitimité; aussi se
veut-elle d'autant plus extérieure à l'ordre en place et
s'impose-t-elle également comme contestation-émeute et
comme forme de mobilisation complètement dissociée de
l'expression citoyenne. À ce titre, l'action collective
contestataire, quel que soit son objet, tend-elle à
s'accomplir en moment d'expression identitaire, comme si
tout malaise économique ou social se trouvait directement
imputé à l'œuvre de déculturation par les individus ou les
groupes qui en étaient victimes.
De nombreuses illustrations, très variées dans l'espace et
dans le temps, semblent confirmer cette hypothèse. La
révolution iranienne de 1906 fut ainsi en partie initiée par
un problème économique purement catégoriel touchant la
réglementation par le gouvernement du prix du sucre. Celui-
ci connut une hausse sans précédent par suite de la crise
qui ébranlait alors la Russie, principal fournisseur de la
Perse: les commerçants du bazar, refusant de procéder à la
baisse décidée par l'État, furent sévèrement sanctionnés. Ce
qui aurait dû être une banale action de protestation
s'imposa immédiatement en expression identitaire : les
commerçants se rassemblèrent dans l'une des principales
mosquées de Téhéran et confièrent aux ulama le soin
d'articuler leurs requêtes; pour mieux soutenir celles-ci, les
principaux ayatollah décidèrent un exil symbolique qui les
conduisit à quelques kilomètres de la capitale, dans un lieu
de pélerinage célèbre où la population vint à son tour les
soutenir, exigeant du shâh qu'il rendît possible leur retour
par des concessions incluant notamment l'application
intégrale de la sharia et l'adoption d'une constitution. Les
réticences royales relancèrent l'action collective,
aboutissant notamment à une manifestation sans précédent
sur le parcours emprunté par le shâh, à la faveur de laquelle
de très nombreuses femmes exigèrent que fussent
respectés les ulama qui « avaient conclu leur mariage 202 ».
De tels glissements s'expliquent certes par la nature
autoritaire d'un système politique qui n'offrait pas, en
dehors de la religion, de vecteurs à la contestation; ils
s'éclairent par référence à une stratégie de récupération
habile de la part du clergé. La démonstration est pourtant
insuffisante : ce fut l'inscription dans le registre religieux qui
donna à la contestation l'essentiel de son efficacité
mobilisatrice, la dota d'une légitimité de substitution qui fit
céder le Shah et qui transforma une revendication
catégorielle en processus révolutionnaire. Cette inscription
était beaucoup plus qu'instrumentale, puisqu'elle donnait
sens à la mobilisation et constituait le fondement même de
la dénonciation du système politique en place et de son
titulaire principal.
Ce type d'articulation se retrouve aisément, soixante-dix
ans plus tard, dans le processus de la révolution islamique.
La contestation active menée par les commerçants du bazar
contre le Shah conserve la même cristallisation identitaire,
d'autant plus affirmée qu'elle dénonçait solidairement la
politique déflationniste menée par le gouvernement et la
concurrence imposée par les secteurs modernes et
transnationaux de l'économie. Popularisant le slogan : « Ni
est ni ouest, République islamique », les grandes
manifestations de l'hiver 1978-1979 mettaient
explicitement les frustrations accumulées sur le compte du
mimétisme, faisant de l'exaltation de l'identité islamique
non pas tant un modèle ni une solution, mais l'emblème de
la mobilisation contestataire.
Abdelkader Zghal fait une lecture très proche de la
réactivation de la tradition dans la Tunisie contemporaine,
soulignant qu'elle dérive d'une composition de plusieurs
comportements sociaux, qu'il s'agisse de la réapparition de
la sorcellerie et du maraboutisme en milieu rural, du regain
du prosélytisme moral chez les notables locaux, ou surtout
du retour à l'islam chez les jeunes 203. C'est de cette dernière
composante qu'est né le MTI par l'intermédiaire des cercles
d'enseignement religieux qui proliféraient, dans les années
soixante-dix, autour des mosquées de Tunis. Ces cercles
drainaient une population jeune, insérée – mais non
intégrée – dans une société moderne qui ne lui offrait aucun
cadre de sociabilité capable de prendre en charge ses
attentes, d'articulier une protestation sociale au sein de
laquelle elle pourrait se reconnaître. La manipulation des
symboles islamiques n'est plus tellement, dans ces
conditions, un mode de captation d'une revendication
sociale, mais un substitut à celle-ci, la production identitaire
tenant alors la place d'une expression revendicative qui ne
parvient pas à se réaliser.
Le mécanisme s'est en fait banalisé au sein du monde
musulman où la plupart des mouvements sociaux, amorcés
par les malaises les plus ordinaires, convergent vers la
même expression identitaire. Ainsi, le 26 février 1986, les
appelés de la Force de sécurité centrale égyptienne ont-ils
réagi à la rumeur d'une prolongation de la durée légale de
leur service en s'en prenant violemment aux hôtels de
grand tourisme, aux night-clubs et cabarets proches des
Pyramides, les mettant à sac et les incendiant 204. En
décembre 1990, l'appel à la grève générale lancé par les
syndicats marocains (CDT et UGTM) s'est rapidement
transformé en une émeute de jeunes et d'exclus qui a
notamment ébranlé la ville de Fès, aboutissant en même
temps à la totale destruction de l'hôtel des Mérinides,
établissement de luxe fréquenté par les touristes
occidentaux, et à l'apparition des slogans favorables à la
personne de Saddam Hussein. Deux exemples parmi tant
d'autres où le mouvement social, à mesure qu'il se façonne,
se transforme en une expression identitaire qui donne sens
à la mobilisation: les conditions difficiles d'un service
militaire, dans un cas, les récriminations liées à la vie chère,
au sous-emploi et à la restriction des libertés dans l'autre
sont comme sublimées dans la dénonciation du luxe
occidental lui-même assimilé à la débauche et à l'illicite. La
protestation ne fait pas sens en tant que demande adressée
au système politique: elle n'est légitime que dans la mesure
où elle oppose une identité à une autre, où elle exprime la
revanche d'une culture conçue comme dominée sur une
culture appréhendée comme dominante. À la logique de
l'hybridation s'oppose alors avec violence celle du rejet et
de la recomposition identitaire.
Les mouvements sociaux qui se développent en Inde
s'apparentent à l'essentiel de ces traits. L'accroissement
sensible des mobilisations identitaires, le rôle de plus en
plus important des processions religieuses et des émeutes
intercommunautaires doivent être mis en parallèle avec la
crise de légitimité qui affecte l'État indien et qui affaiblit ses
capacités d'intégration institutionnelle. À un modèle d'État
séculier, dominé par une idéologie politique d'importation
véhiculée par le Parti du Congrès répond de plus en plus une
restauration du communalisme religieux qui tend à inclure
et à sublimer tout un ensemble de revendications et de
frustrations. On a pu ainsi montrer comment les
reconversions économiques douloureuses qui frappèrent le
Gujarat et en particulier la ville d'Ahmadabad dans les
années soixante se traduisirent très vite en tensions
intercommunautaires. En septembre 1969, une émeute
antimusulmane déclenchée sous un prétexte religieux fit
officiellement plus de 500 morts alors qu'elle exprimait, plus
profondément, l'exaspération d'un petit prolétariat hindou
privé d'emploi et dénonçant la situation plus privilégiée dont
bénéficiait la communauté musulmane 205.
D'une traduction identitaire de frustrations socio-
économiques, on semble glisser peu à peu vers un nouveau
type de mobilisation où l'expression identitaire se suffit à
elle-même. La recrudescence des émeutes communautaires
observée en Inde dès le début des années quatre-vingt
s'alimente en même temps d'une concurrence accrue entre
les deux communautés, comme l'évoque l'affaire du temple
d'Ayodhia, et des craintes, sans cesse plus affirmées chez
les hindouistes, de voir les progrès du panislamisme
bouleverser l'ordre socio-politique indien. De mode
d'expression des enjeux, l'affirmation identitaire devient
ainsi elle-même un enjeu confisquant et marginalisant à son
tour tous les autres thèmes du débat sociopolitique. Le fait
que se développe un « rituel de la provocation », amenant
les processions hindoues à passer près des mosquées pour
y projeter des peintures de couleur vive, voire des têtes de
porcs, s'accorde avec l'émission de nouveaux slogans
dénonçant notamment « l'argent du Golfe » pour donner à
la mobilisation identitaire un rôle central de production
politique. Le résultat est d'autant plus probant que la
répétition des émeutes communautaires active les modes
d'allégeance et d'identification, ce qui est partiulièrement
appréciable dans une société où la hiérarchie et la
segmentation en castes et en sectes tend à atomiser le
monde de l'hindouisme en une cosmogomie complexe qui
limitait jusque-là les possibilités de son organisation
politique 206.
Cette cristallisation identitaire du mouvement social se
retrouve de façon comparable dans de nombreux autres cas
aussi différents que ceux du Japon ou de l'Amérique latine,
faisant le plus souvent la fortune des sectes religieuses, en
particulier lorsqu'elles parviennent à s'agrémenter de
référents messianiques. Cette habile composition leur
permet de prendre en charge une part importante de la
demande sociale, comme le révèle par exemple leur
fonction d'encadrement dans les mouvements de
contestation qui avaient accompagné la construction du
nouvel aéroport de Tokyo, ou encore dans ceux qui s'étaient
développés parmi les victimes du séisme au Guatemala en
1976. Qu'il s'agisse de la secte Chukoku-Ha dans le premier
cas, des adventistes dans le second, ces nouveaux
entrepreneurs du mouvement social tendent en même
temps à séparer celui-ci de l'espace étatique, à lui donner
une légitimité propre, distincte de celle dont jouit le réseau
institutionnel en place et à confondre la protestation avec
l'affirmation d'une nouvelle identité qui s'inscrit en
contradiction avec celle qui fonde la citoyenneté.
La juxtaposition de ces deux exemples suggère que
l'expression identitaire des mouvements sociaux ne passe
pas nécessairement par la contestation directe de la
communauté nationale et la revendication d'une
communauté alternative. Si l'on a pu montrer que les sectes
connaissaient un succès particulièrement affirmé en
Amérique latine parmi les populations indiennes qui y
retrouvaient un rituel du sacré proche de celui qui était le
leur dans la période préhispanique, la mobilisation sectaire
qui s'effectue dans le cadre de la société japonaise moderne
ne prétend nullement défaire la communauté nationale mais
au contraire la confirmer. En cela, la prise en charge de
l'action revendicatrice par des mouvements identitaires ne
préjuge pas de l'articulation qui peut s'opérer entre la
protestation socio-économique et la contestation du cadre
national. Elle suggère, de façon plus convaincante, la
défiance des acteurs sociaux à l'égard des canaux
institutionnels d'expression et leur étonnante disponibilité à
l'égard de démarches revendicatrices qui mêlent à la
fonction tribunitienne la prétention à incarner une légitimité
de substitution face à celle de l'État importé. Il est
significatif, de ce point de vue, que le type de mouvement
qui en dérive ne tient plus prioritairement un discours sur
l'Etat ni adressé à l'État, mais un discours sur le projet
identitaire qui l'anime. La dégradation émeutière de la
grève générale, telle qu'elle fut vécue à Fès en décembre
1990, dénonçait d'abord le luxe ostentatoire et l'action des
États-Unis contre Saddam Hussein et abandonnait ainsi
l'interpellation de l'État marocain pour promouvoir
l'affirmation identitaire islamique, tout comme les appelés
égyptiens qui, mécontents de la menace pesant sur la durée
de leur service, n'exprimaient plus que leur désir d'un retour
rigoureux à la sharia. De la même manière, la question du
prix du sucre atteignait-elle l'optimum de sa capacité
mobilisatrice quand elle conduisit, on l'a vu, les femmes,
lors de la première révolution iranienne, à défendre les
ulama qui ont « scellé leur mariage ». De même encore
l'évolution de la pratique émeutière en Inde montre que la
dénonciation de l' « argent du Golfe », de l'essor du
panislamisme ou des prétentions musulmanes sur le site
d'Ayodhia deviennent non seulement les emblèmes mais les
enjeux dominants de la mobilisation, jusqu'à faire de l'État
un acteur passif, impuissant et même superflu de la scène
revendicative. Paradoxalement, cet abandon croissant de
l'État par un mouvement social qui semble vouloir
ostensiblement le dévaluer favorise une rentrée en force du
paramètre international dans le débat politique. La
politisation de la revendication ne se fait plus donc par le
mécanisme de l'appel à l'État ni même de la remise en
cause frontale de celui-ci, mais par une articulation
identitaire et transnationale de la demande.
Dans ces conditions, c'est au sein des sociétés
plurinationales qu'apparaît de la façon la plus nette la
correspondance entre action revendicatrice, action
identitaire nationale et contestation directe de l'État. Celui-
ci devient naturellement une victime, puisque, au-delà de sa
nature, c'est son existence comme producteur de
communauté politique qui se trouve mise en cause. Le cas
de la Yougoslavie révèle alors clairement le même passage
de la revendication à l'affirmation identitaire, couronnée
cette fois par une négation explicite de l'État. La phase
active de ce processus s'amorce ainsi en mars 1981 lorsque,
pour protester contre le chômage et leurs conditions de
logement, les étudiants de Pristina engagent une action
collective d'autant plus prestement élargie aux ouvriers
qu'elle prend très vite une tournure nationaliste et qu'elle se
transforme d'elle-même en revendication pour la
reconnaissance de la spécificité culturelle de la population
albanaise du Kosovo. Sur toute la fédération, l'année 1987
comptera 1 623 grèves mobilisant 365 000 grévistes; 1988
en dénombrera 1 720 concernant 400 000 personnes:
presque à chaque fois, l'objectif salarial glissera vers la
dénonciation de l'exploitation économique d'une république
par l'autre 207.
Toute cette cristallisation identitaire de la demande se
retrouve sur la scène politique assurant le succès croissant
des partis qui en font leur marque : le Mouvement des
Frères musulmans en Égypte ou au Soudan, le MTI puis En-
Nadah en Tunisie, le FIS en Algérie, mais aussi le RSS puis le
BJP en Inde, le parti Komeito au Japon ne sont que quelques
exemples parmi les plus importants qui attestent leur
diversité géographique et culturelle, et donc leur présence
sur des scènes qui n'ont en commun que le traitement des
conséquences du processus d'importation du modèle
étatique occidental.
L'irruption de partis identitaires sur la scène politique
bouscule substantiellement les règles du jeu telles qu'elles
ont été importées. Le propre de ces partis est de
promouvoir un type d'identification qui prétend s'imposer
comme allégeance prioritaire et se substituer, à ce titre, à
l'allégeance citoyenne. Fondamentalement donc, le parti
identitaire est différent des autres: son projet ne s'inscrit
pas dans une lutte concurrentielle pour le pouvoir politique
mais essentiellement dans un effort de socialisation et de
mobilisation alternatives, promouvant une identité politique
autre que celle qui est officiellement proclamée. En cela, le
parti identitaire a peu de chances de connaître une
évolution comparable à celle des partis ouvriers qui ne
remettaient pas en cause l'idée de citoyenneté, mais
s'appuyaient au contraire sur elle pour légitimer les droits
de leur clientèle et pour revendiquer une transformation des
structures sociopolitiques. À ce titre, la dérive tribunitienne
de ces partis était d'autant plus logique qu'elle visait à
conduire la classe ouvrière à la pleine citoyenneté et à
opposer, à une intégration formelle, l'intégration réelle de
celle-ci à la société. Le parti identitaire, en s'incrivant au
contraire dans une logique de l'exclusion, cherche en
priorité à démanteler l'allégeance à l'État pour concevoir un
processus de réintégration d'autant plus efficace et
mobilisateur qu'il reste très largement sinon mythique du
moins parfaitement symbolique. En cela, le parti identitaire
est essentiellement producteur de mobilisation négative.
La thématique de ces partis est déjà éclairante. Le retour
à la loi religieuse ou à la stricte observance d'un rituel sacré
appliqué à la vie civile, l'appel à la Cité de Dieu, ou du
moins à celle du Prophète, la référence aux divinités
hindoues ou le retour à la pensée mystique du réformateur
bouddhiste japonais Nichiren (1222-1282) n'ont pas valeur
de programme, mais d'emblème. De même, si l'on se
rapproche du plus concret, le retour à la loi islamique vaut
davantage comme critique de l'ordre légal importé que
comme adhésion à un projet d'avenir. Se penchant sur le
renouveau islamique au Kenya et au Sénégal, Christian Cou-
Ion note ainsi que la revendication d'un droit islamique de la
succession ne correspond à aucune « quête d'un paradis
perdu », dans des pays où ce droit n'avait guère marqué
l'Histoire, mais s'impose « comme arme critique de la
société existante » et comme « vision constructiviste d'une
autre réalité ». Elles visent, écrit-il, « à dénoncer les méfaits
de la civilisation occidentale et à imaginer une autre voie 208
». C'est bien en effet cet ordre de l' « imaginaire » ou de la «
vision » qui grève la fonction programmatique des partis
identitaires et qui surtout la soumet à une redéfinition
préalable de l'identité politique de ceux auxquels elle
s'adresse: c'est comme hindou et non comme Indien,
comme musulman et non comme Sénégalais qu'est identifié
l'individu qui répond à l'appel de l'une ou l'autre de ces
organisations. Celles-ci ne sont plus les agents de
réappropriation des modèles politiques importés, mais, tout
au contraire, à la source même de la dénonciation d'une
logique de l'emprunt et de sa construction comme enjeu
dramatique de mobilisation.
En même temps, cette mobilisation s'érige de plus en plus
comme fin en soi. Pour le RSS puis pour le BJP, les festivals
religieux, le couronnement de Rama ou de Shiva, les
processions dont il prend lui-même l'initiative constituent un
moyen, en même temps, de réaffirmer l'identité hindoue,
mais aussi de lui donner une signification politique. Le
phénomène est alors d'autant plus total que les individus
qui y participent en perçoivent une rémunération
immédiate, basses castes et intouchables bénéficiant ainsi
d'une intégration au sein d'un mouvement intercaste. Cette
même logique du rituel pourvoyeur d'identité se retrouve
dans le mode de fonctionnement des partis islamiques à
travers les prières collectives ostentatoires, l'expression
vestimentaire, les cortèges et manifestations de rue ou la
participation au pèlerinage. Les services ainsi échangés
entre les partis identitaires et leur base, hors de tout
accomplissement des fonctions politiques traditionnelles,
sont suffisamment importants pour décourager leurs
dirigeants de rectifier leur stratégie et d'accepter leur
intégration et leur banalisation au sein du système politique
en place.

LA DIALECTIQUE DU PARTICULARISME ET DE
L'EMPIRE

Pourtant, l'éveil identitaire n'est pas seulement un


élément sensible des processus de mobilisation politique. Sa
pertinence apparaît jusque dans la configuration du système
politique tout entier, notamment à travers la remise en
cause de sa réalisation comme nation. Celle-ci est
ouvertement défiée, contestée et destructurée comme
modèle politique exogène, selon un processus qui favorise
alternativement une dérive vers les microparticularismes et
vers les reconstructions impériales. L'incertitude sur la
notion même de citoyenneté et la faiblesse de son
intériorisation rendent compte de l'essentiel d'un processus
qui est, par ailleurs, activé par l'échec et la capacité
décroissante des instances d'intégration: crise des États en
Afrique et en Asie, arbitraire des découpages territoriaux,
régression des idéologies politiques, marxistes, socialistes
ou nationalistes, des solidarités horizontales capables de
structurer la communauté politique nationale. Ce dernier
échec est celui de la construction d'un débat politique qui
eût pu valider le cadre stato-national en Afrique, au Moyen-
Orient, en Asie du Sud ou de l'Est.
À l'expérience de l'État, de l'administration, des solidarités
d'intérêts et d'idéologies, les individus répondent
essentiellement, en Afrique et en Asie, par une politisation
rebelle à toute forme d'intégration horizontale. Dans les
rares sociétés où le multipartisme se maintient, le débat
politique qu'il est censé entretenir est de plus en plus
bousculé par une logique particulariste qui lui enlève
l'essentiel de sa portée. L'irruption de partis identitaires, à
l'instar du Komeito japonais, du RSS puis du BJP indiens ou
des partis islamistes dédouble le débat politique qui devient
simultanément débat entre citoyens et débat sur la
citoyenneté : au lieu d'activer l'identification stato-
nationale, la compétition politique vient ainsi, tout au
contraire, la desservir. D'autant que les partis classiques ont
tôt fait de se défaire à leur tour, renforçant leur structure
factionnelle et clientéliste, substituant à leur fonction
d'intégration un rôle actif de reproduction des solidarités
verticales. Le phénomène est en particulier remarquable
dans le cas du Japon où, derrière l'importation
apparemment réussie du modèle occidental de démocratie
représentative, se dissimule l'entretien rigoureux de
l'organisation clanique de la société traditionnelle japonaise.
Chaque député est ainsi doté d'un jiban, c'est-à-dire d'une
clientèle électorale qui lui est personnellement attachée,
indépendamment de son appartenance partisane et dont il
devient en fait propriétaire. Ce réseau clientéliste est lui-
même constitué d'un koenkai, association de soutien qui
prolonge les anciens groupes restreints traditionnels,
hameaux ruraux ou blocs de quartiers, et qui s'impose
comme la véritable instance de communalisation politique
des Japonais. En même temps associations d'entraide, lieux
de sociabilité et canaux de demandes, les koenkais
mobilisent sur des bases communautaires qu'elles
reproduisent au lieu de les dissoudre dans un ensemble
national: comme le note Jean-Marie Bouissou, elles restent
le seuil d'implication politique de l'individu au sein d'une
société où le militantisme partisan n'attire que très peu 209. À
son tour, cette structure clientélaire et communautaire
transforme les partis, notamment le PLD japonais, en
juxtaposition de clientèles et de factions, à l'instar de ce
qu'on peut observer en Inde avec le Parti du Congrès, en
Turquie avec les principaux partis à vocation
gouvernementale et jusque dans les partis uniques africains
ou moyen-orientaux.
Cet échec de la socialisation nationale fait, par des biais
très divers, la fortune des solidarités
microcommunautaires : il tend à ressusciter la pertinence
politique du cadre villageois, notamment dans les sociétés
de l'Afrique subsharienne, alors que se confirme l'autonomie
de l'exploitation agricole familiale; il relance aussi, les
«identités prénationales 210 », notamment au sein des États
tribaux du Sahel, mais aussi dans bon nombre d'États
africains, comme le Libéria, le Zaïre, le Rwanda et le
Burundi, la Corne de l'Afrique ainsi que toute la partie
australe du Continent noir. Sous une forme différente, la
crise de l'État-nation dans des zones d'importation
rapprochée, comme l'Europe centrale et orientale, active les
décompositions subnationales en unités ethniques sans
cesse plus petites, tout en valorisant le cadre villageois et la
microsociété paysanne comme lieu d'identification
privilégiée.
La dynamique particulariste n'est pas seulement porteuse
d'émiettement : elle favorise aussi la constitution d'un
ensemble de réseaux qui peuvent tout aussi bien contrarier
l'allégeance citoyenne en transgressant les frontières. Face
au défaut d'identification à l'État, l'individu dispose d'une
infinité de modes de positionnement qui créent autant de
solidarités nouvelles et actives : insertion dans des
collectivités culturelles transnationales, Églises ou sectes,
allégeance à des diasporas marchandes, implication dans
des flux économiques variés.
L'identification à des collectivités religieuses
transnationales apparaît, un peu partout, en écho à la
remise en cause du modèle étatique. Le succès de l'Église
catholique, notamment en Afrique, peut être corrélé avec la
désaffection dont souffrent l'Etat et les gouvernants : l'afflux
des fidèles aux messes dominicales au Zimbabwe doit être
rapproché de la désertion qui affecte les meetings officiels
de la ZANU. Plus encore, Églises indépendantes et sectes
ont d'autant plus de chances d'étendre leur influence, en
Afrique noire et en Amérique latine, que leur message
messianique, leur plus forte adaptabilité aux particularismes
locaux ainsi que leur plus grande souplesse
organisationnelle et dogmatique leur permettent de capter
une part décisive de l'allégeance citoyenne. L'élection de
Jorge Serrano, adepte d'une secte évangélique, à la
présidence du Guatemala révèle un processus qui s'est
reproduit ailleurs : Alberto Fujimori a été porté à la tête de
l'État péruvien par le mouvement Cambio 90, structuré et
organisé par la même obédience; dans son sillage, un
pasteur baptiste a été élu à la vice-présidence, tandis que
20 % des candidats députés et sénateurs présentés sur
cette liste appartenaient à l'Église évangéliste. En Bolivie,
pays qui compte déjà 600 Églises non catholiques, le
président Paz Zamora a cru devoir s'associer à une journée
de prières organisée par les évangélistes. Un peu partout,
dans l'Amérique andine, les populations indiennes tendent à
s'identifier à ces nouvelles mouvances qui leur permettent
d'exprimer d'autant mieux leur particularisme : ainsi
peuvent s'apprécier le succès des pasteurs pentecôtistes
chez les Indiens Guarani de Bolivie, la forte pénétration des
missions protestantes dans les structures de représentation
des communautés indiennes du Pérou, l'importance du
prosélytisme, en langue quechua, parmi les Indiens du
Chimborazo en Équateur. Parallèlement, le Vatican lui-même
évalue à environ 600 000 les conversions annuelles des
Brésiliens catholiques aux Églises d'obédience protestante
211
.
Cette dynamique est importante sur le plan quantitatif
comme sur le plan qualitatif. Elle traduit incontestablement
un mouvement d'expression identitaire d'autant plus
vigoureux qu'il revendique, par le biais de ces conversions
massives, la sortie d'un ordre dont il se proclame extérieur.
En même temps, l'exemple des sectes en Amérique latine
est tout particulièrement remarquable, car cette
manifestation explicite d'un comportement de sortie génère
à son tour un nouveau dilemme du particulier et de
l'universel. Activée par une affirmation particulariste, cette
stratégie mène ceux qui la pratiquent à s'insérer dans de
nombreux réseaux qui, à l'instar des Églises protestantes,
prétendent à un nouveau type d'universalisme. Les succès
du panislamisme ou du pan-hindouisme ont le même effet.
À travers tous ces cas, on retrouve la même protestation
identitaire dirigée contre la relation d'allégeance citoyenne
à l'État, la même critique de l'illusion universaliste, mais
aussi la même inclination à recomposer de vastes
solidarités transnationales, sublimant la profession de foi
particulariste dans l'adhésion à un ensemble en fait
suffisamment vaste pour contenir la pression
microcommunautaire et reconstruire, au moins
partiellement, certains attributs de l'universalité.
On retrouve d'ailleurs la vigueur de cette nouvelle
conduite associative dans la constitution de quantité de
réseaux humains transnationaux qui mobilisent de plus en
plus d'engagements, comme le suggère notamment
l'étonnante vitalité des diasporas marchandes. Les progrès
de l'économie informelle, particulièrement en Afrique,
passent souvent par l'activation de flux économiques
transfrontières mettant en échec la capacité de contrôle des
États et substituant à la relation citoyenne d'autres
solidarités qui combinent couramment l'appartenance
ethnique et des objectifs utilitaires comme les contrebandes
de devises, de cacao ou de biens manufacturés. Certaines
zones, comme l'ensemble Nigeria-Togo-Bénin, se révèlent si
actives que l'État semble totalement dépassé, tantôt
victime, tantôt bénéficiaire : mais la recomposition extra-
politique des liens sociaux obéit ici à des allégeances qui
allient subtilement le microcommunautaire à un ensemble
socio-économique plus vaste qui, de toute manière, n'a plus
rien d'étatique 212.
L'observation vaudrait pour la diaspora des commerçants
libanais en Afrique de l'Ouest, tout comme elle a été
récemment menée à propos des Swahilis tout au long des
rivages de l'océan Indien 213. François Constantin constate la
qualité et la densité du mouvement associatif réunissant les
membres des communautés musulmanes par-delà leur
appartenance citoyenne au Kenya, en Ouganda, au
Mozambique, au Malawi et à la Tanzanie où ils sont partout
minoritaires 214. Il montre surtout comment la promptitude de
ces communautés à s'insérer dans un réseau transnational
donnant la part belle à l'islamisme radical conduit chacun
des États concernés à favoriser l'organisation de leurs
citoyens musulmans en foyers spécifiques, donnant
notamment au kadi local un pouvoir juridique important :
pour mieux se protéger l'État se défait et s'auto-dessaisit.
L'équilibre peut paraître fonctionnel pour tous : il reste qu'il
conduit à une régression de l'allégeance citoyenne, à une
institutionnalisation relative du communautarisme, à une
officialisation des sentiments identitaires, tandis que la
logique de l'identification transnationale à la diaspora n'est
pas pour autant totalement brisée.
Faisant ainsi écho à la crise du modèle étatique
occidental, l'expression identitaire contribue à restructurer
l'espace politique de façon sensible, mais fortement
contradictoire. La désaffection dont souffre l'État en Afrique,
en Asie, et même en Amérique latine et jusqu'en Europe
orientale est compensée par un retour vers le particularisme
qui réactive autant l'ordre politique microcommunautaire
que des ensembles transnationaux, dont le territoire est
incertain et qui se dessinent à mesure que se trouvent
réhabilitées politiquement les cultures dominées ou celles
que l'importation de l'État avait cherché à éteindre.
Ces vastes ensembles rappellent de bien des points de
vue l'ordre impérial traditionnel. De celui-ci ils héritent
plusieurs caractéristiques qui lui sont généralement
imputées : ils renvoient à une communauté politique
plurinationale ou, du moins, a-nationale; ils cristallisent une
identité culturelle valorisée qu'ils ont plus ou moins pour
vocation d'étendre; ils supposent une faible différenciation
du social et du politique, remettant en cause l'existence
même d'une société civile unifiée et autonome; leur degré
d'institutionnalisation est faible, tout comme la capacité du
pouvoir politique central à atteindre chaque individu-sujet
autrement qu'en déployant une surmobilisation de type
militaire ou des techniques totalitaires très élaborées. En
cela l'empire s'est constitué en catégorie politique sur des
bases bien différentes de celles de l'État : produit, inventé à
un moment donné du temps, celui-ci a été théorisé d'autant
plus rapidement que son histoire en a très vite fait un objet
de droit; le projet des bâtisseurs d'État a été suffisamment
clair et structuré pour qu'il pût très vite se penser dans son
universalisme, c'est-à-dire dans sa prétention à s'imposer
face aux intérêts particuliers, face aux groupes
d'intermédiaires, mais aussi face aux collectivités culturelles
productrices de sens particuliers. L'espace public se
démarquait ainsi de l'espace privé, pour ne pas
compromettre l'État des citoyens avec la société des
individus. L'empire, quant à lui, n'a jamais été théorisé, ni
même réellement pensé : il n'a eu ni Hegel, ni légistes, ni
professeurs de droit. Son identification est incertaine : la
comparaison des empires chinois, des empires musulmans
ou de l'Empire romain révèle que leur ambiguïté
conceptuelle tient bien à cette très forte tension entre le
particullier et l'universel qui, en fin de compte, fait
l'essentiel de leur marque commune, comme la raison de
leur succès et de leur fragilité. Constitués par référence à
une culture que leurs bâtisseurs cherchent à promouvoir
face à toutes les autres, ils ont une orientation
particulariste; finalisés et légitimés par le postulat explicite
que cette culture a vocation à se répandre, ils ont tout
autant une signification et une prétention universalistes.
C'est précisément de cette tension que dérivent leurs
principales caractéristiques : leur militarisation, leur
territorialité incertaine, l'ambiguïté de leurs frontières, leur
prosélytisme fiévreux, leur faible institutionnalisation. C'est
d'elle que provient leur incompatibilité avec l'idée même de
nation, envisagée comme communauté politique
territorialisable; c'est de son fait aussi que l'empire repose
sur une articulation, plus ou moins assurée, des solidarités
microcommunautaires et macroculturelles.
Ainsi construit, l'empire apparaît bien comme une
catégorie trans-historique et idéal-typique, désignant une
dynamique politique dont on peut comprendre qu'elle se
soit plus ou moins réalisée un peu partout dans le monde et
dans des contextes assez divers. L'histoire et l'anthropologie
peuvent certes opposer des sociétés qui, à l'instar de la
Chine ou du monde musulman, ont connu une continuité
impériale assez forte et, d'autres, comme l'Afrique
subsaharienne ou le monde indien, qui n'ont connu que des
empires éphémères. Tour à tour, la nature de la culture et
celle du lien social ont été mobilisées à des fins
explicatives : ici l'idée d'harmonie ou celle d'unité, là une
cosmogonie plurale ou le faible désenchantement du monde
rivalisant avec la prise en compte des modes d'intégration
communautaire pour aboutir à la production d'hypothèses
probantes. Cependant, la réflexion sur l'ordre politique
actuel dédramatise un peu le débat : l'évolution des
techniques de communication donne de nouveaux supports
aux relations transnationales et une nouvelle fortune aux
solidarités macroculturelles. La diffusion de cassettes et
d'images télévisées, les pèlerinages, les déplacements de
toute sorte conduisant des jeunes musulmans sénégalais ou
nigérians dans les universités coraniques d'Al-Azhar ou de
Qom, menant des étudiants philippins dans les facultés de
Téhéran et leurs homologues iraniens sur les campus de
Manille, contribuent à activer la mobilité et les liens à
l'intérieur d'espaces culturels vastes 215. Dès lors, la simple
existence de ceux-ci suggère les contours de nouveaux
espaces impériaux significatifs de nouvelles pratiques
politiques.
Ces nouveaux empires ne sont certes pas de nouvelles
institutions politiques. Leur combinaison avec une logique
de l'État dont nous avons déjà montré qu'elle conservait
d'importants supports rend d'autant plus difficile et fragile
leur dotation en instances productrices d'autorité, comme le
révèlent, par exemple, les vicissitudes, voire les échecs, de
l'Organisation de la conférence islamique et a fortiori, parce
qu'elle est plus exigeante, de la Ligue arabe.
En réalité, la dynamique impériale échappe au contrôle
des États, tandis que l'intérêt de leurs dirigeants est très
généralement de la contenir, voire de la contrarier. Aussi
cette dynamique se compose-t-elle soit par le bas, à
l'initiative des différents « entrepreneurs » de la culture
mobilisatrice, soit par le haut, à celle d'un Prince qui choisit
d'abandonner la stratégie étatique pour tenter de prendre
l'avantage par le recours à une stratégie impériale. Ordre
impérial et ordre étatique se font face et s'opposent,
entretenant ainsi une tension supplémentaire, aggravant
aussi les conditions de l'identification politique des
individus. Citoyens plus ou moins formels d'un État, ils se
retrouvent, en de multiples occasions, sujets informels mais
réellement mobilisés d'empires qui n'ont pas d'existence
légale.
Cet accomplissement impérial évoque immédiatement la
situation propre au monde musulman, où l'on retrouve
clairement les différentes caractéristiques que nous avons
énumérées et où se manifeste en fait la continuité d'une
tradition amorcée pratiquement à l'époque du Prophète. Le
recours présent à des stratégies impériales s'inscrit bien
dans le rejet délibéré du modèle de l'État et concerne les
différents types d'acteurs déjà évoqués : l'action des
mouvements et des intellectuels revivalistes vise ainsi la
construction d'un espace panislamiste prétendant à une
réelle identité politique; la stratégie déployée par Saddam
Hussein pendant la guerre du Golfe cherchait à mobiliser les
peuples du monde musulman contre les États de la
coalition, tout comme nombre d'initiatives de l'ayatollah
Khomeyni, de Muamar Kadhafi ou, en son temps, de Gamal
Abd al-Nasser. L'article 11 de la Constitution de la
République islamique iranienne stipule que « le
gouvernement iranien doit exercer des efforts continus pour
réaliser l'unité politique, économique et culturelle du monde
islamique », tandis que l'article 154 considère comme un
but de la République d'apporter « le bonheur aux hommes
de toutes les sociétés 216 ».
La dialectique de l'empire et du microcommunautaire
n'est pourtant pas l'apanage du seul monde musulman. Les
mouvements revivalistes hindous militent de la même façon
pour la construction d'une « société-nation », unifiée
transcendant les autonomies que concède le système
confédéral de la République indienne, s'étendant même à
l'ensemble du monde de l'indianité, au-delà des frontières
actuelles de l'union, tout en trouvant son équilibre dans la
revitalisation du village et du Panchayati Raj. D'autres
recompositions semblent aller dans le même sens :
l'effondrement des États socialistes en Europe centrale et
orientale paraît susciter la même dynamique, combinant un
glissement presque sans fin des identifications vers des
collectivités de petite taille et une réactivation des
appartenances à des ensembles plus vastes, mais
difficilement territorialisables. Ainsi la découverte presque
quotidienne de peuples revendiquant leur souveraineté,
inaugurant une réelle « microscopie politique » (Ossètes du
Nord et du Sud, Nenetses, Buriates, etc.) fait-elle jeu égal
avec le regain du pantarquisme, du panslavisme, du
panmagyarisme, voire du pangermanisme qui trouve une
résonance politique jusque parmi les Allemands de la Volga.
La géométrie politique qui en dérive rend de plus en plus
malaisé le jeu de l'État tandis qu'elle encourage ceux qui le
dirigent à capter, à leur profit, les stratégies impériales,
lorsque, du moins, celles-ci leur apportent un avantage
politico-diplomatique.
Le Japon et la Chine s'apparentent, dans une large
mesure, à cette même logique du dédoublement. Le
premier est également marqué par l'affirmation des
solidarités microcommunautaires puissantes que
l'importation de l'idée de citoyenneté a laissé intactes, et
par l'exaltation des réseaux japonais transnationaux qui
irriguent de plus en plus la vie économique et sociale des
régions de l'Asie du Nord-Est et du Sud-Est. La Chine, quant
à elle, a traversé les âges en conservant une structure
impériale qui, contrairement aux autres, n'a rien concédé
que de très formel à la logique stato-nationale. Elle peut se
prévaloir de l'ancienneté du couple politique associant la
solidarité des communautés familiales et la force de
l'autorité impériale qui a toujours dominé le monde des
grands. D'importants travaux de la sinologie récente
montrent l'actualité de ces données et la pertinence d'une
approche néotraditionaliste faisant notamment la part belle
à la fonctionnalité de ces solidarités microcommunautaires
qui n'ont été affectées ni par la construction d'un État
moderne ni par celle d'un régime fortement mobilisateur. Il
apparaît notamment que, au plus fort de la période maoïste,
l'autorité se maintenait dans les usines grâce à la force des
réseaux particularistes et à la prégnance du clientélisme 217.
En même temps, l'ordre étatique chinois est plus que jamais
entraîné dans une dynamique impériale qui relativise
d'autant la signification de ses frontières stato-nationales. Il
hérite d'abord d'une conception multi-millénaire qui fait de
sa périphérie extérieure l'espace des « peuples de la
barrière » dont la pleine souveraineté est incertaine et
fragile : Mongols, Turkmènes, Tibétains, Thaïs, Birmans et
surtout Vietnamiens en ont fait récemment – ou en font
encore – l'expérience. Cette orientation impériale est en
outre activée par la puissance de la diaspora dont la vitalité
et la forte solidarité culturelle donnent au monde chinois
une géométrie politique qui déborde significativement de
son espace territorial légal 218. Quelque 30 millions de
Chinois vivent à l'étranger, notamment en Asie du Sud-Est :
à Singapour où ils ont le pouvoir, en Malaisie où ils
constituent une forte minorité. Les Teochew, groupe
migratoire particulièrement actif, originaire du Nord-Est de
la province de Canton, comptent à eux seuls 5 millions des
leurs en Thaïlande où ils contrôlent trois des cinq groupes
économiques familiaux les plus importants et un million à
Hong Kong, dont Li Jiachen, l'homme d'affaires le plus riche
de l'île. Juridiquement, l'État chinois a tour à tour cherché à
les incorporer en faisant jouer dès 1949 une conception
rigoureuse du jus sanguinis, à les rejeter au moment de la
révolution culturelle, puis à s'en distinguer plus récemment
afin de préserver ses relations avec les États voisins. Il reste
que cette diaspora alimente des flux financiers et
marchands dont bénéficie l'économie chinoise (environ un
milliard de dollars de devises par an) et qu'elle fonde
l'existence d'un « monde sinisé » qui active ses allégeances
grâce à un réseau associatif extrêmement dense
reproduisant les traits principaux de la culture chinoise. Au
total, ces diasporas maintiennent des réseaux d'intégration
qui échappent assez largement au monde des États, pour
susciter, comme dans les mondes musulman et indien, une
dynamique impériale d'autant plus rebelle à
l'institutionnalisation .
219

LES ESPACES SOCIAUX VIDES

Cette dialectique du particulier et de l'universel n'épuise


pas l'effet de désordre associé à l'importation des modèles
politiques occidentaux. Affaibli par l'efficacité des
mobilisations identitaires, l'État importé souffre
consécutivement d'un grave déficit de citoyenneté
imputable autant à sa légitimité précaire, à son extranéité
et à sa faible capacité politique. L'ensemble de ces données
tend à aggraver l'importance, dans le monde extra-
occidental, des « espaces sociaux vides », c'est-à-dire des
secteurs de la société que la scène politique officielle ne
parvient ni à mobiliser ni à contrôler et au sein desquels se
déploient des formes d'autorité de substitution qui captent à
leur profit des allégeances individuelles. La prolifération de
ces espaces tend aussi à faire reculer les frontières internes
de l'État, à démultiplier et à entrecroiser les réseaux
d'allégeance qui intègrent les individus.
Ces espaces sociaux vides recouvrent les deux lieux
principaux d'exclusion, communs à la plupart des sociétés
extra-occidentales : le monde rural et le monde suburbain.
Le premier reste largement extérieur à la rationalité
étatique : lorsque la scène politique officielle y pénètre,
c'est essentiellement par le biais des relations de clientèle,
en dehors de tout canal institutionnel. Le second est en
situation de frottement par rapport à l'État et à un ordre
d'importation qu'il perçoit, qui souvent l'affecte de façon
coercitive ou le provoque de façon obstentatoire. À
l'aliénation passive et indifférente du premier correspond la
frustration active et souffrante du second. Aussi les espaces
ruraux substituent-ils aux relations politiques
institutionnelles, l'entretien, voire la réactivation de liens
personnels soit de type communautaire, soit de nature
notabiliaire. Au contraire, les espaces suburbains
privilégient-ils des mobilisations identitaires actives,
confiant à des organisations d'inspiration religieuse ou
messianique, mais aussi à des associations de quartier ou à
tout ensemble de réseaux parapolitiques, le soin de capter
et de gérer leurs allégeances.
L'opposition entre sociétés des champs et sociétés des
villes est suffisamment forte et défavorable aux premières
pour que celles-ci ne trouvent dans la modernité politique
importée aucun attrait ni aucune raison de composer avec
elle. À l'hypothèse de l'hybridation s'oppose celle de
l'altérité complète que toute une littérature a naguère
désignée sous le vocable de « société duale 220 ». L'idée
mérite cependant d'être précisée : s'il est difficile de
contester que les espaces ruraux disposent en Afrique
comme en Asie du Sud et de l'Est ou au Moyen-Orient, de
suffisamment de ressources sociales pour prétendre à
l'auto-organisation, pour résister à la capture de sa
paysannerie par l'État et pour opposer à celui-ci un ordre
politique propre, il est en revanche sommaire et trompeur
de nier toute communication entre les deux espaces. Face à
l'État, la société rurale adopte une attitude d'extériorité
pragmatique. Les coopératives agricoles des campagnes
zimbabwéennes refusent obstinément la tutelle du centre
politique, sans se fermer pour autant à toute aide matérielle
ou technique qui en proviendrait. De même le paysan de la
Casamance sait résister à la mise en place d'une
administration locale, sans pour autant négliger ses
bienfaits qu'il parvient à réintégrer par la médiation des
structures sociales traditionnelles 221. Faisant cavalier seul,
l'individu peut même aller jusqu'à solliciter des relations de
clientèle pour concilier sa participation à une microsociété
locale autonome avec son souhait d'obtenir un avantage
unilatéral. De son côté, l'État ne s'est pas avoué vaincu :
outre la passerelle que lui offre le patronage, il a pu
chercher, çà et là, à compenser ses faibles capacités de
pénétration en essayant de restructurer l'ordre social local.
Le succès fut inégal : du quasi-échec de la révolution agraire
tentée par Nehru en Inde à celui du projet de collectivisation
des terres forgé par la ZANU lorsqu'elle combattait Ian
Smith, nombreux sont les exemples illustrant la paralysie du
pouvoir politique face à la société rurale; les réformes
agraires décidées à l'initiative de Princes conservateurs
(comme le shah d'Iran en 1962) ou progressistes (comme
Nasser en 1961) ont davantage démontré la vigueur des
effets pervers dont elles étaient porteuses : loin de donner
naissance à une nouvelle paysannerie dont on pouvait
escompter qu'elle serait un nouveau soutien pour le régime,
elles ne firent qu'accuser l'indifférence et la méfiance
d'acteurs sociaux soumis à des changements octroyés par
le centre politique, selon des méthodes d'ailleurs
empruntées, dans le cas iranien, à Israël et aux États-Unis.
Ces réformes se présentent ainsi comme des initiatives
politiques qui ne parviennent pas à briser la passivité des
populations rurales à l'égard de l'État et encore moins à
construire une synthèse entre l'ordre importé et la société
rurale traditionnelle.
Plus directement confrontés aux manifestations de cette
importation, les espaces sociaux suburbains s'excluent des
relations politiques institutionnelles en produisant, au
contraire, des mouvements sociaux actifs et en suscitant
des mobilisations de type identitaire. Les courants
revivalistes y trouvent l'essentiel de leur base sociale,
même si les élections législatives turques de l'automne
1991 révèlent que le parti Rifah, de sensibilité islamiste,
remporta aussi des succès conséquents dans les régions
rurales du centre et de l'est de l'Anatolie. Pour l'essentiel
cependant, la concentration urbaine du revivalisme oriente
vers une autre dimension de l'exclusion et un autre usage
politique des « espaces sociaux vides » : au retrait
microcommunautaire, pratiqué en zone rurale, s'oppose ici
l'identification active et fiévreuse à une contre-légitimité.
Outre son expression revivaliste, celle-ci peut alors épouser
une forme messianique et sectaire, tout comme elle peut
favoriser l'essor de communautés ethniques prétendant
confisquer à leur profit l'essentiel des processus de
politisation. Dans tous ces cas de figure, les espaces sociaux
concernés se trouvent mobilisés par une formule de
légitimité qui, en contredisant radicalement l'ordre de l'État
importé, ne débouche ni sur une intégration partielle ni sur
une production programmatique concurrente, mais
simplement sur l'affirmation d'une identité de substitution.
Sur le plan de la communalisation politique, les « espaces
sociaux vides » ne sont donc pas comblés : la politisation
qui s'en empare ne favorise ni l'unification des structures
d'autorité, ni leur hybridation, ni même la construction d'un
type de cité de substitution.
Il serait néanmoins imprudent de se contenter d'une
analyse figée des « espaces sociaux vides » et de postuler
qu'ils se limitent à la société rurale et à la société
suburbaine. Ce serait renouer avec une approche
développementaliste qui confondrait aliénation politique et
retard économique et qui opposerait abusivement un
secteur moderne participatif et un secteur traditionnel
faiblement civique. Or la construction d'un État importé
suscite un relâchement des allégeances jusque dans les
nouvelles classes moyennes dont la formation et l'essor
sont pourtant directement liés à l'introduction de rôles
sociaux modernes, mais aussi à la croissance même du
secteur public. La logique néo-patrimoniale entretient
solidairement une élite de hauts fonctionnaires dotés de
nombreux privilèges matériels et symboliques,
demanderesse d'une élévation constante de son niveau de
consommation, et une armée, sans cesse plus forte, de
petits fonctionnaires, mal payés et frustrés dans leurs
espoirs d'ascension au sein des espaces de la modernité 222.
L'État privilégie les premiers jusqu'à en faire des
importateurs actifs des modèles politico-administratifs
occidentaux, au prix d'abandonner les seconds qui
rejoignent les petits intellectuels chômeurs et les étudiants
incertains de leur emploi futur, dans une contestation
radicale et dans la mobilisation identitaire. On peut
interpréter ainsi l'interclassisme des mouvements
revivalistes, comme celui qui caractérise le recrutement des
sectes messianiques ou des Églises indépendantes, en
Amérique latine et en Afrique. Le secteur de la modernité
tend donc à se défaire pour laisser apparaître à son tour des
îlots de vacuité.

LE SUBTERFUGE POPULISTE

Cette érosion des soutiens qui frappe les modèles


politiques importés ne ressemble pas à n'importe quel
processus de désaffection politique. Cristallisée en termes
d'identité, elle conduit à un divorce profond entre les
gouvernants et les gouvernés; contestant la formule de
légitimité sur laquelle s'appuient les premiers, elle crée les
conditions d'un comportement revivaliste par lequel les
seconds recherchent, dans leur propre histoire ou dans une
représentation mythique et messianique de leur destin, les
sources d'une légitimité de substitution. Dans ce contexte,
les Princes ne disposent plus que d'options stratégiques
limitées : sauver leur autorité en la confortant par un usage
renforcé du clientélisme; aménager leur propre formule de
légitimation en puisant quelque peu dans un répertoire qui
fasse sens auprès des gouvernés.
La première recette paraît de plus en plus hasardeuse : la
croissance urbaine rend la relation de clientèle fragile et peu
efficace, tandis que le démantèlement de la société
notabiliaire substitue à un clientélisme d'affection une
resucée beaucoup plus anonyme, froide et faiblement
fonctionnelle. La seconde solution ne laisse passer que peu
d'accommodements : l'exemple marocain, celui de la
Jordanie, comme naguère celui de l'Iran montrent
clairement que l'instillation de référence traditionnelles dans
une politique de modernisation ne suffit pas à entraver les
réactions identitaires que suscite toute entreprise
d'importation de modèles politiques occidentaux. Les
exemples latino-américains indiquent de même que
l'introduction des règles du jeu de la démocratie
représentative et l'avènement de la compétition politique se
révèlent incapables d'impliquer réellement une classe
moyenne désorientée politiquement et une classe ouvrière
très peu organisée. L'une et l'autre de ces classes vivent les
effets d'une même aliénation politique qui les sépare d'une
classe dirigeante à laquelle ne les relient ni l'évocation de
clivages sociaux anciens, ni la même vision emblématique
de la démocratie, ni la commune invention d'une modernité
endogène. Ces impasses furent un temps interprétées
comme transitoires et comme devant disparaître à mesure
que s'institutionnaliserait le jeu démocratique. Elles
devaient seulement contraindre les gouvernants latino-
américains à opter provisoirement pour des stratégies
populistes dont, à terme, elles devaient pouvoir se
dispenser.
Pourtant, ces stratégies se répandent au lieu de
disparaître. À elle seule, l'Amérique latine les a pour
l'essentiel confirmées comme mode durable d'organisation
des rapports entre gouvernants et gouvernés, comme
l'évoquent pêle-mêle le retour du péronisme en Argentine,
l'élection d'Alan Garcia puis d'Alberto Fujimori au Pérou ainsi
que la banalisation du mode populiste d'organisation et
d'orchestration de la plupart des campagnes électorales. De
nombreux systèmes politiques d'Afrique et d'Asie assurent
parallèlement un véritable approfondissement de la
stratégie populiste : ici les phénomènes d'aliénation
culturelle sont plus marqués qu'en Amérique latine où le
réfèrent occidental n'est que partiellement perçu comme
extérieur; l'incertitude qui obère les capacités de
mobilisation des catégories sociales dominées ou frustrées
est renforcée par le rejet essentiellement identitaire de
toute importation de modèles venus d'autres cultures. Le
populisme devient ainsi une technique de gouvernement
presque inévitable permettant au prince de se réinsérer
dans un tissu populaire dont l'avait exclu son propre rôle
d'importateur d'État.
Ce recours se profilait déjà chez un Nasser ou un Sankara,
chez les Bhutto ou Saddam Hussein; il s'est élargi ensuite à
l'Europe centrale et à l'Europe orientale, à mesure que se
défaisait l'ordre soviétique. Par rapport au péronisme ou au
gétulisme, la pratique est aménagée, mais elle n'est pas
bouleversée. Fondamentalement, elle entend rester la
même en dessinant le cadre d'un régime où les dirigeants
tentent de gouverner en « exaltant de façon systématique
une référence plébéienne 223 ». Sa fonction instrumentale n'a
pas été véritablement révisée : la valorisation de
l'égalitarisme, celle du cadre national, la reprise fortement
orchestrée et redondante de thématiques issues du discours
populaire, la manipulation habile d'attributs culturels
traditionnels sont destinées à lier la masse au leader, à
inscrire les secteurs populaires dans un axe unique de
politisation niant la réalité des conflits et contrant autant
que possible les processus de mobilisation réactive de type
identitaire. Autrement dit, le populisme s'impose de plus en
plus comme stratégie de compensation : face à
l'impopularité ou la faible légitimité de l'État importé, il
cherche à doter le discours et la pratique du Prince d'un
minimum de capacité attractive et mobilisatrice.
L'exacerbation du nationalisme, la dénonciation des
hégémonies et des blocs constituaient une formule
fondatrice du populisme classique. C'est dans la mise en
accusation vigoureuse de l'impérialisme que Nasser trouvait
les arguments qui alimentaient son rôle de tribun; c'est dans
le renvoi dos à dos des modèles russe et américain et dans
la condamnation solidaire de leurs convoitises qu'Indira
Gandhi puisait les éléments les plus convaincants de son
discours populiste. C'est surtout en liant l'hégémonie
extérieure et le marasme intérieur que toute cette
orientation faisait sens et laissait aux leaders populistes de
la première génération une marge de manœuvre
conséquente : les grands importateurs du modèle étatique
occidental pouvaient être aussi les censeurs les plus
impitoyables de la domination occidentale; la convergence
de l'un et l'autre de ces rôles sous la bannière populiste se
révélait finalement assez fonctionnelle pour tous.
La pratique a appelé, depuis les années quatre-vingt, une
réadaptation de la formule. L'exercice est devenu plus
périlleux, voire contradictoire. Les progrès de la mobilisation
identitaire ont permis à celle-ci d'annexer la plupart des
arguments populistes. De modes de gouvernement, ceux-ci
sont devenus les vecteurs crédibles des mouvements
revivalistes et messianiques, créant les conditions d'une
surenchère hasardeuse. La redécouverte de l'identité se
concilie fort bien avec l'exhumation de vieilles traditions
populistes, littéraires comme notamment en Europe de l'Est
– religieuses – un peu partout – mais aussi sociales et
politiques. En même temps, l'échec croissant du modèle
étatique importé rend délicat l'usage du populisme par les
gouvernants : pour rester cohérents avec les exigences de
cette formule, ceux-ci doivent de plus en plus prendre en
charge les frustrations engendrées par le fonctionnement
même de l'État; le Prince doit prendre le risque, pour mieux
se légitimer, d'orchestrer les critiques portées à son propre
appareil de gouvernement. Circonstance aggravante enfin,
l'exaltation de la nation et des droits du peuple doit
désormais être corrigée par le respect des politiques
d'ajustement réclamées par le FMI et la Banque mondiale; le
consumérisme et l'égalitarisme doivent devenir compatibles
avec la valorisation de la rigueur budgétaire; la thématique
de l'indépendance doit elle-même être surveillée pour ne
pas contrarier la recherche pragmatique de l'aide étrangère.
Dans ces conditions, le subterfuge populiste se révèle
indiscutablement moins efficace et pourtant plus que jamais
indispensable. Le néo-populisme qui prend forme semble
jouer de ses propres contradictions pour y puiser l'essentiel
de ses recettes. La vie politique latino-américaine suggère
qu'il se réfugie essentiellement dans les sites électoraux,
comme pour permettre à l'élu de capitaliser un crédit qu'il
sera appelé, ensuite, à dépenser. Carlos Menem en
Argentine, Alberto Fujimori au Pérou ont nettement axé leur
campagne sur une thématique populiste où la défense des
déshérités et les références identitaires rivalisaient avec
l'exaltation de la symbolique péroniste chez le premier, le
recours à des visions messianiques chez le second. Arrivés
au pouvoir, l'un et l'autre ont puissamment investi dans le
libéralisme économique le plus pur : Domingo Cavallo lance,
en mars 1991, le plan de « dollarisation de l'économie
argentine » et organise un vaste mouvement de
privatisations, tandis que le président péruvien a déjà
administré, le 8 août 1990, un « Fuji choc » qui s'inspirait
des mêmes principes. Dans un cas comme dans l'autre,
l'équation populiste est dangeureusement sauvée par la
dénonciation bruyante de la corruption que Fujimori déploie
en poursuivant son prédécesseur, Alan Garcia, et trois mille
de ses collaborateurs, tandis que Carlos Menem se résout à
déclarer « la guerre à la corruption » quand plusieurs de ses
proches se révèlent être impliqués dans de multiples trafics.
La manœuvre devient incertaine : la caution populiste ne
demeure que si le système néo-patrimonial est mis en
procès : autrement dit, la formule n'est mobilisable que si
elle dénonce certaines des conséquences de l'ordre qu'elle
est censée légitimer. À court terme, elle sert le prince aux
dépens de son entourage, mais en défaisant aussi une
partie des relations de pouvoir dont il s'alimente 224.
Le populisme devient dès lors une formule où se mêlent
l'équivoque et les ultimes espoirs de mobilisation. De
discours simple mais cohérent, il se transforme en une
rhétorique qui oscille du banal discours d'ornement à la
véritable fuite en avant. De façon générale, il cherche à
concilier des mesures économiques impopulaires ou de
libéralisation avec la manipulation de symboles unanimistes
et plébéiens privés d'effet réels sur la production des
politiques publiques : après le populisme politique de
Bourguiba, de Boumédienne ou de Chadli pendant les
premières années de sa présidence, se forge, en Tunisie ou
en Algérie, un populisme de la parole qui encadre le recours
à des politiques d'ajustement structurel, de privatisation des
entreprises ou du crédit et d'augmentation des prix des
denrées de première nécessité. De même le solidarisme
s'impose-t-il en des lieux les plus divers, comme l'habillage
formel d'échecs économiques qui portent directement
atteinte à la crédibilité de l'État. Ainsi Corazon Aquino lance-
t-elle en juin 1990, dans un contexte socio-économique très
défavorable, son propre mouvement, Kabisig, littéralement
« bras dessus, bras dessous », pour opposer, à une
mobilisation contestataire, une thématique de l'entraide
interclassiste 225. Ou encore la réorientation de l'économie
décidée, au Burkina Fasso à la fin de 1985 va-t-elle dans le
sens d'une libéralisation des investissements et d'une
régression des subventions sociales : à un discours
révolutionnaire teinté de lutte de classes, succède alors une
rhétorique moralisatrice occultant les oppositions sociales,
mobilisant autour d'une thématique qui va jusqu'à présenter
des relents de messianisme 226. Ce populisme ornemental
n'est pourtant pas à négliger : il constitue la dernière
chance de légitimation pour des gouvernements qui ne
peuvent compter ni sur une communion de sens capable de
leur attacher les secteurs populaires, ni sur les
performances d'un État dont la capacité fonctionnelle va en
régressant, ni sur les effets mobilisateurs d'une activité
programmatique fortement entravée tant par la rigueur de
la dépendance que par la régression des grandes idéologies
importées d'Occident. L'exaltation du peuple arabe, du
peuple indien ou du peuple africain reste en effet l'ultime
vecteur de mobilisation lorsque les variantes « tiers-
mondistes » du socialisme ou du nationalisme perdent leur
capacité attractive et que le seul débat qui prenne forme
sur leurs décombres oppose les renouveaux identitaires à
une idéologie de la modernité importée. L'ornement
populiste devient simultanément un écran destiné à
masquer ce clivage délégitimant et une source exclusive de
production symbolique organisant la parole et l'image du
chef, son paternalisme, son authenticité nationale et sa
qualité de tribun des déshérités. Ainsi, en janvier 1984,
Habib Bourguiba entendait-il et comprenait-il les émeutiers
de la faim qui conspuaient le Premier ministre Mzali...
Ce populisme ornemental reste partout contenu, puisqu'il
ne saurait nullement affecter ni la rigueur des politiques
publiques ni l'orientation des politiques étrangères : comme
le note Guy Hermet, ce nouveau réalisme érige même le
leader populiste en «briseur de mirages 227 ». La fonction est
redoutable puisqu'elle prive brutalement la pratique
politique qu'elle inspire de l'essentiel des bienfaits dont elle
était autrefois porteuse. La transgresser conduit le Prince à
une attitude de fuite en avant : libérant son activité
tribunitienne de toute contrainte, il abandonne le projet de
la concilier avec une politique d'austérité. La référence au
peuple et aux déshérités, l'exaltation des valeurs nationales,
l'appel à l'égalitarisme inscrivent alors l'essentiel de sa
pratique populiste au sein du système international. Le
leader axe sa stratégie mobilisatrice autour de la
dénonciation militante d'un système hégémonique mondial
qui le place au ban des nations, à l'instar d'un Kadhafi ou
d'un Saddam Hussein : la montée aux extrêmes est d'autant
plus vive que cette recomposition populiste pure et dure ne
s'insère plus, comme jadis du temps de Bandoeng et du
non-alignement, dans un ordre international bipolaire et
concurrentiel où le populisme diplomatique renvoyait en
même temps à un légitime refus de choisir et à une
stratégie associative qui se voulait porteuse de contre-
propositions. Ce populisme radical sort, de façon très claire,
d'un mode de gestion interne des contrecoups de la
dépendance pour s'imposer comme un traitement de choc
qui prend le risque de s'internationaliser.

LA PART DE L'INVENTION

La mobilisation identitaire, les dérives particularistes, les


déficits de citoyenneté, la prolifération des espaces sociaux
vides tout comme la parade populiste ne sont pas
seulement producteurs de désordre. On peut penser plutôt
qu'ils illustrent la « corruption » des pratiques importatrices
vers des logiques dont la contradiction est de plus en plus
affirmée : là où le produit importé s'affirme universel, il
active de plus en plus le particularisme; là où il prétend
construire un ordre politique monopolistique, il aggrave la
dispersion des espaces sociaux; là où il se veut rationnel-
légal, il encourage une gestion néo-patrimoniale de la cité.
Le désordre ne fait donc sens que par rapport au modèle
visé et aux synthèses espérées. Laisse-t-il pour autant
apparaître des sites d'innovation, des lieux où l'échec de
l'Etat serait suffisamment patent pour provoquer
précisément la naissance ou la renaissance d'un nouvel
ordre politique qui serait le point de départ d'une autre
aventure? Deux de ces lieux peuvent être retenus à titre
d'hypothèse, précisément dans les interstices de l'État
défaillant : la société locale et les réseaux sociaux extra-
politiques.

La société locale a toujours eu la faveur des revivalistes.


Les mouvements hindouistes font de la décentralisation et
du retour vers l'unité villageoise un élément clef de leurs
propositions. L'apologie du panchayati-raj, système de
gouvernement confiant à un conseil de cinq anciens le soin
de gérer le village, rattache le programme du RSS à une
tradition ancienne déjà relayée par le Mahatmata Gandhi
lui-même, comme pour équilibrer l'occidentalisation de
l'ordre politique indien. Cette valorisation se retrouve
partout où l'ordre étatique occidental est dénoncé 228. Il est
significatif que, au cours du XIXe siècle, la pensée populiste
en fasse un argument central de contestation des nouveaux
États qui se construisaient dans les Balkans par suite du
démembrement de l'Empire ottoman : le Grec Ion
Dragoumis critiquait le nouvel Etat bureaucratique en
appelant à un système politico-administratif fondé sur la
communauté locale; les slavophiles serbes opposaient les
institutions slaves « naturelles » aux influences
occidentales; les écrivains populistes bulgares
stigmatisaient la corruption bureaucratique en l'imputant au
déclin de la vie villageoise; le poète roumain Eminescu
situait la vraie nation dans la société paysanne, tandis que
son compatriote Constantin Stere distinguait la société
industrielle occidentale d'une Roumanie qui devait garder
une base purement agraire et décentralisée pour protéger
sa propre personnalité 229.
Ce type de localisme, en même temps protestataire et
romantique, s'exprime tout autant dans la critique menée
par Kadhafi contre la société urbaine et son appel au
communautarisme bédouin que dans l'illustration de la
société rurale opérée par les mouvements qui, en Amérique
latine, mobilisent contre l'État au nom du messianisme ou
de la révolution. Derrière cette diversité
d'accomplissements, l'apologie de la société locale cache
mal son flou programmatique. De prime abord, sa propriété
visionnaire l'emporte clairement sur sa capacité inventive.
D'autant que les progrès réalisés par les acteurs
contestataires au sein du tissu urbain atténuent
sensiblement la référence à la société villageoise pour lui
préférer de plus en plus une conception communautariste
du retour à la vie locale : les mouvements hindouistes et les
mouvements islamistes tout comme les sectes
messianiques célèbrent, à travers leurs efforts de
mobilisation et leurs activités quotidiennes, la solidarité
microcommunautaire, l'entraide par quartier ainsi que les
vertus de l'autonomie.
Ainsi glisse-t-on, au gré de l'action, d'un localisme
exaltant le retour à la terre vers une expression beaucoup
plus politique valorisant le principe d'autonomie locale des
acteurs sociaux. Plus que la société industrielle en soi, plus
que la modernité elle-même, dont les contestataires de
l'État importé se risquent de moins en moins à faire le
procès, ce sont les postulats de centralité et de monopole
de la violence physique légitime qui se trouvent ciblés.
L'argument est très cohérent sur le plan stratégique
puisqu'il s'appuie sur une triple constatation : contrairement
à l'Etat occidental, l'État importé s'est essentiellement
construit d'en haut, hors de toute tractation avec la société
périphérique; son échec tient en grande partie à sa difficulté
de pénétrer la société locale et de surmonter les résistances
communautaires qu'elle lui oppose; la mobilisation
contestataire est d'autant plus efficace qu'elle se nourrira à
son tour de l'affirmation des attentes d'intégration
microcommunautaire des individus. Autant d'éléments qui
font de la référence localiste le fondement d'une stratégie
politique particulièrement sûre.
La valeur de cette référence n'est pourtant pas
exclusivement instrumentale et peut se révéler porteuse
d'innovation. L'État importé n'a conquis que formellement
les espaces périphériques. L'administration coloniale elle-
même avait non seulement dû respecter ces autonomies,
mais avait su, la plupart du temps, s'appuyer sur elles, ou
du moins, composer avec elles. Les systèmes politiques
prémodernes n'avaient nulle part mis un terme à leur
existence, comme l'État occidental le fit avec rigueur dès la
Renaissance. L'Empire ottoman reconnaissait aux àyan et
même à ses propres gouverneurs une autonomie dont
baillis, sénéchaux et intendants n'avaient jamais joui; il en
allait de même dans l'Empire persan, safavide ou Qadjar,
dans l'Inde du raj et jusque dans la Chine impériale où
mandarins et nobles se partageaient la gestion effective de
la société locale. Dans le monde arabe, les systèmes
politiques traditionnels s'étaient construits à partir d'une
combinaison complexe d'un pouvoir central plus ou moins
institutionnalisé et d'un ensemble d'autonomies reconnues
aux tribus ou aux confréries 230. La coexistence d'un ordre
tribal segmentaire et de l'institution sultanique n'était pas
rare, comme le révèle l'exemple kurde qui, jusqu'à la fin du
XIXe siècle, combinait harmonieusement le respect
scrupuleux des autonomies segmentaires et la légitimité
d'un pouvoir princier qui n'était nullement remis en cause.

Toutes ces potentialités n'ont jamais été véritablement


réduites : lorsque l'Empire ottoman abolit le pouvoir des
émirs kurdes pour parachever sa construction en État
moderne centralisé, les sheykhs qui étaient à la tête des
confréries religieuses prirent aisément leur place et firent
ainsi perdurer les structures d'autonomie locale au-delà de
leur démantèlement institutionnel 231. De la même manière,
l'échec de l'intégration stato-nationale en Afrique
subsaharienne réévalue présentement le rôle des notables
villageois pour en faire au moins des agents indispensables
d'activation des politiques publiques et même, le plus
souvent, des titulaires d'un véritable pouvoir politique
autonome. De même de très nombreux conflits politiques –
internes ou externes –, et parmi les plus violents, révèlent
les effets désastreux d'entreprises politiques qui se
construisent sur la négation des autonomies locales. Le
constat vaut pour la plupart des guerres civiles africaines.
Derrière celle qui déchire la Somalie, se profile la
personnalité irréductible des clans du Nord et du Sud,
chacun incarné dans un parti politique différent et jouant sa
propre carte programmatique afin de mieux préserver son
autonomie. Ainsi les Hawiye, qui constituent la base du CSU,
se sont-ils affirmés, après le renversement de Siyyad Barre
(lui-même Merehan), en défendant sur la scène politique
officielle l'idée d'une conférence nationale, face au choix
inverse des Majertein regroupés dans le FOSS et les
Ogodenis, rassemblés dans le MPS 232...
À travers ces exemples, apparaît l'évidence d'une
bifurcation séparant l'État européen de l'État importé : le
premier s'est construit sur l'affaiblissement des ressources
de la société locale alors que le second s'est constitué
réellement hors de celle-ci. L'histoire occidentale a fait
clairement la part entre les pays comme l'Angleterre, où la
société locale ne s'était que très peu défaite et où
l'étatisation était précisément restée faible et ceux, au
contraire, où la crise du pouvoir périphérique seigneural fut
suffisamment vive pour permettre un réel redéploiement de
l'ordre politique. Dans ce dernier cas, l'État n'a eu de cesse
de se nourrir des résistances périphériques en y répondant,
dans un combat inégal, par la production de nouvelles
institutions qui l'enrichissaient et créaient dans la société
locale des attitudes de dépendance et de demande de
tutelle. Ce stratagème n'est pas exportable, car l'équation
des pouvoirs n'est pas du tout la même. Dès lors, les
pressions qui viennent de la périphérie sont porteuses de
redistribution profonde des compétences et des chances
d'innovation.
La difficulté est double. Facilement intégrable dans des
processus de protestation, ces pressions se prêtent trop
bien à la facilité tribunitienne qui les éloigne de la logique
d'innovation. Captées par les confréries en Turquie ou au
Sénégal, par les mouvements messianiques en Amérique
andine, ou par les structures notabiliaires en Afrique noire,
elles sont bloquées dans une posture négative. Parfois
manipulées pour faire l'apologie de l'âge d'or, voire du
mythe du Bon Sauvage, les visions localistes puisent encore
beaucoup trop dans la tradition pour être spontanément
porteuses d'innovation. Pourtant, la société locale capitalise
un peu partout deux ressources importantes. L'échec de
l'État et des politiques de développement par le haut
abandonne aux espaces sociaux locaux de nombreuses
initiatives dans la réactivation des politiques agricoles ou de
santé, dans la définition de branchements avec les ONG,
dans la mise en place de coopératives ou de réseaux
d'épargne. En outre, face à la rigidité institutionnelle propre
à l'Etat importé, la société locale peut tirer avantage de sa
souplesse pour définir des modes nouveaux de participation
politique des individus : la recherche fiévreuse d'une
démocratie qui serait locale avant d'être nationale, qui
reposerait sur une allégeance réelle des gouvernés plutôt
que sur une identité citoyenne forcée ou artificielle
constitue un thème dont s'emparent les intellectuels
africains, moyen-orientaux et latino-américains. De même la
solution des tensions identitaires qui, le plus souvent, ne
trouvent pas d'expression territoriale, semble assez
largement se confondre avec le réaménagement des
autonomies locales : c'est en tout cas la proposition le plus
souvent avancée par les intellectuels et dirigeants kurdes
qui espèrent ainsi concilier le besoin d'affirmation identitaire
et les difficultés que suscite la construction d'un État kurde
indépendant et souverain.

L'essor de réseaux associatifs peut être également tenu


pour un vecteur d'innovation 233. La faible efficacité de l'État
importé conduit inévitablement à la composition ou à
l'activation de solidarités sociales qui échappent à la tutelle
politique. Le phénomène s'est d'abord affirmé dans les
interstices mêmes de l'État, au sein des lieux qu'il ne
pouvait atteindre ni du moins pleinement contrôler :
réseaux de mosquées en Iran, d'ulema en Indonésie,
confréries au Maroc, au Sénégal, au Soudan ou en Turquie;
églises et mouvements chrétiens au Kenya ou au Burundi,
mais également aux Philippines; monastères et réseaux
associatifs bouddhistes en Birmanie ou au Viêt-nam. Le
religieux n'a d'ailleurs pas le monopole de cet
investissement intersticiel: l'autonomie dont jouit de fait le
secteur rural dans nombre de sociétés en développement
confère aux associations de fermiers une forte capacité
organisatrice de la sociabilité en milieu agricole. Ainsi en
est-il par exemple au Kenya et plus encore au Zimbabwe où
les associations de ce type ont réussi à défier la politique
agricole définie par l'État et à jeter les bases, de façon
autonome, d'une coopération directe entre Noirs et Blancs.
À ce niveau, la logique même de l'autoritarisme et du néo-
patrimonialisme tend à s'inverser. Les acteurs sociaux se
trouvent effectivement confrontés à un choix qui peut
parvenir à briser le cercle vicieux, et dont tout indique qu'il
peut déstabiliser l'État en place. Dans une telle logique,
l'acquisition du pouvoir et des biens passe en effet par une
stratégie de collaboration avec l'ordre politico-administratif :
se différencier de l'État et créer une société civile
constituent des objectifs coûteux et peu productifs puisque
celui-ci contrôle précisément les principaux accès à la
richesse. Dans cette perspective, la chance de voir se
constituer une bourgeoisie économique autonome est
mince, alors que la reproduction d'une bourgeoisie d'État
paraît correspondre aux intérêts rationnellement pensés de
chaque individu qui la compose. Or un tel calcul n'est pas
universel et peut paraître de plus en plus contestable.
D'abord, comme on l'a vu, il n'a jamais inclus les « acteurs
intersticiels » qui ont, au contraire, à l'instar des
organisations religieuses ou rurales, tout intérêt à appliquer
une stratégie de la différenciation dont ils ne peuvent
ensuite que capitaliser des bienfaits croissants. D'autre part,
cette stratégie risque d'intéresser de moins en moins les
acteurs sociaux capables de construire leur propre
autonomie à partir de l'accumulation de ressources propres
qu'ils tirent soit de leur capacité tribunitienne, soit de leur
insertion dans des réseaux transnationaux, soit, le plus
souvent, des deux. Ainsi en est-il des associations de
journalistes et de juristes dans plusieurs pays d'Afrique noire
anglophone, de l'action déployée au Nigeria par
l'Association des avocats pour s'opposer à ce que le
personnel politique convaincu de corruption soit déféré
devant des juridictions militaires 234. Ainsi en est-il également
du rôle tenu par l'Association des écrivains dans la lutte
contre le régime du Shah dans les années qui ont précédé la
révolution islamique, ou bien encore des associations
estudiantines en Egypte ou au Maroc, mais aussi des
syndicats, comme par exemple celui des mineurs en
Zambie. Enfin les contre-performances essuyées par l'État
importé conduit de plus en plus celui-ci à se désengager et
le secteur public à se défaire, libérant d'autant des zones
nouvelles de sociabilité. Au-delà des effets économiques, le
processus a des conséquences socio-politiques visibles en
des lieux aussi différents que le Maghreb et le subcontinent
indien où il conduit à un véritable démantèlement de la
bureaucratie, rend inutiles le détour par l'État et l'obtention
de la complicité de ses agents : la stratégie néo-
patrimoniale de fusion des acteurs sociaux avec l'espace
politique se trouve donc remise en cause au point de
susciter des comportements d'évitement pouvant
déboucher sur la constitution de sociétés civiles. Les
privatisations, l'autonomisation des entreprises, l'activation
de bourses comme celle de Casablanca, le développement
et la prolifération d'unités d'épargne vont
incontestablement dans ce sens.
Pourtant, la convergence de toutes ces données ne
débouche pas clairement sur la constitution d'une société
civile. Les réseaux de solidarité horizontale restent sélectifs,
concernant un nombre limité d'acteurs sociaux, alors que
d'autres trouvent leur compte dans la pérennisation de
solidarités microcommunautaires. Plus encore, l'essor d'une
mobilisation identitaire dont on a vu qu'elle s'imposait
couramment comme prolongement des comportements
d'aliénation face à l'État importé, constitue une entrave
évidente et probablement durable à la mise en place d'une
société civile structurée. Le succès du mouvement associatif
paysan au Zimbabwe trouve une double limite en se
constituant essentiellement dans le cadre privilégié du
village où il se combine avec les solidarités
microcommunautaires et en restant également soumis, au
plan national, à l'ascendant du clivage ethnique opposant
Shona et Ndebele. De la même manière, le réseau associatif
qui unit au Nigeria certaines professions libérales entre en
composition avec des jeux de solidarité ethnique et des
mouvements d'identification religieuse pouvant conduire, à
l'instar du mouvement de Maitatsine, jusqu'à des
mobilisations de type messianique. En outre, ce mode de
combinaison ne conduit pas à la disparition des espaces
sociaux vides, mais à leur comblement par des mouvements
qui n'aspirent qu'accessoirement à s'insérer dans une
société civile dont ils ne seraient qu'une composante parmi
d'autres. Ni les organisations religieuses revivalistes, ni les
sectes messianiques, ni les mouvements identitaires ne sont
disposés à cette banalisation qui équivaudrait à leur
disparition dans ce qui fait leur spécificité. C'est bien ici
l'aliénation culturelle qui ranime les principales entraves à la
constitution d'une société civile, rendant peu probable la
construction d'une économie de marché sur les dépouilles
de l'ordre néo-patrimonial. Ce bouleversement économique
aurait pu ouvrir une autre voie, conduisant à une société
civile structurée et différenciée : les progrès incessants de
l'économie informelle en Afrique, en Asie ou en Amérique
latine, l'enclavement des secteurs ruraux, la mise en échec
répétée de l'individualisation des rapports sociaux révèlent
que la probabilité est faible de voir se reproduire et
s'universaliser un jeu de différenciation semblable à celui
qui avait consacré le modèle occidental d'économie de
marché.
Si l'innovation ne passe pas par l'émergence d'une société
civile autonome, elle peut se concevoir sur la base d'une
composition des différentes actions mobilisatrices
énumérées plus haut. Le site local et le site associatif
peuvent être d'autant plus porteurs d'invention qu'ils
constituent deux lieux où l'individu se trouve soumis en
même temps à un contrôle politique minimal et à une
contrainte d'innovation maximale : villages et réseaux sont
en effet très peu investis par l'État, mais exposés à la
nécessité d'agir de façon urgente pour faire face aux
besoins quotidiens. En ce sens, l'éloignement et l'incapacité
du centre politique peuvent se révéler fonctionnels en
hâtant la réalisation de ce processus de prise en charge
autonome. À la limite, le simple fait de durer est déjà une
invention, puisqu'il présuppose un jeu très complexe
d'adaptation et surtout de transgression calculée de règles
universalistes produites par un centre qu'on ne peut pas
totalement ignorer.
La difficulté réside, en fait, dans la tentative de fédérer
toutes ces micro-inventions en un modèle cohérent
d'invention politique, de passer de l'innovation quotidienne
à la production d'une utopie mobilisatrice à l'échelle de la
société tout entière. Le processus est d'autant plus
complexe que les progrès du localisme tendent à «
ghettoïser » les innovations. Les acteurs sociaux qui en sont
porteurs dans le quotidien n'ont stratégiquement aucun
intérêt à les généraliser. La production d'utopie est ainsi
abandonnée aux organisations qui font précisément de la
dénonciation de l'aliénation la marque principale de leur
action politique. Elle se trouve ainsi déplacée vers un lieu –
stato-national ou transnational – qui se prête beaucoup
moins à l'invention. Elle est en outre prise en charge par un
acteur collectif dont les impératifs stratégiques l'éloignent
triplement de l'œuvre d'innovation socio-politique.
Mobilisant par référence à l'identité, il a tout intérêt à
construire son discours sur l'exaltation d'une tradition qui
défie l'Histoire et le changement social. Se devant d'être
interclassiste et unanimiste, il a d'abord besoin de ne pas
être contrarié par une production programmatique trop
précise et trop engageante. Dénonçant les effets néfastes
d'un ordre occidental importé, il cherche à optimiser ses
gains en mêlant un discours normatif et mobilisateur à un
verbe tribunitien. Comme le souligne justement Abdelkader
Zghal à propos de la Tunisie, le succès de l'islamisme chez
les jeunes tient à sa capacité de poser en même temps le
problème des inégalités sociales et celui de l'identité
culturelle 235. Un tel jeu se retrouve dans tous les
mouvements identitaires et écarte donc clairement ceux-ci
de la logique partisane conventionnelle, telle qu'elle
apparaît à travers les typologies les plus courantes de la
science politique.
Le discours qui en dérive est donc d'autant plus difficile à
rattacher à une problématique de l'innovation qu'il se fédère
par l'usage d'une rhétorique moralisatrice qui a toutes les
vertus recherchées : elle est normative, dénonciatrice et
délégitimante de l'ordre importé, valorisante de l'identité,
unanimiste, suffisamment imprécise et floue face aux
enjeux concrets pour être acceptable par tous. En fait, elle
permet d'unifier toutes les demandes sociales adressées à
un État dont on se méfie ou que l'on rejette sans préjuger
de ce que doit être sa réponse. La société est repensée à
travers le filtre peu compromettant d'une morale rigoureuse
abandonnée par des acteurs corrompus : mais on n'apprend
rien sur ce que doit être l'État.
En fait, on peut postuler que la question de la modernité
partage ces organisations plutôt qu'elle ne les réunit. Si
l'islamisme se veut plus revivaliste qu'intégriste et pose
l'hypothèse d'une modernité qui serait conciliable avec la
révélation et la tradition, le débat demeure sur le sens qu'on
doit donner à cette conciliation. Alors qu'au siècle dernier la
controverse sur la nature créée ou non créée du Coran
opposait ceux qui croyaient à l'adaptabilité de la parole de
Dieu à l'Histoire et ceux qui refusaient même de l'envisager,
la période contemporaine divise les islamistes sur la place
qu'il convient d'accorder à l'idée d'une société moderne et
aux projets qui l'accompagnent. Ainsi le FIS algérien intègre-
t-il, autour d'un Benahdj, des salafistes qui donnent la
priorité à l'apologie de la tradition et le courant Djeza'ara
qui, autour d'un Hachani, ingénieur en pétrochimie, milite
pour une véritable révolution algérienne porteuse d'un autre
ordre social, moderne, national et plus juste. La même
opposition distinguait en Iran un Khomeyni et un Taleqani,
comme si toute contestation identitaire, loin d'être porteuse
d'un modèle idéal de cité, érigeait celui-ci en thème d'un
débat qui ne doit surtout pas être tranché.
Le jeu politique interne brouille ainsi les logiques
d'innovation plus qu'il ne les promeut. La montée en
puissance des considérations internationales et leur prise en
compte croissante par les acteurs sociaux peuvent dès lors
s'analyser comme une recherche parfois consciente, parfois
inconsciente, de modalités de déblocage.
CHAPITRE VI

Désordres internationaux
Tout converge pour inciter les acteurs sociaux à investir
davantage la scène internationale : la mondialisation de
l'économie, l'essor des techniques de communication à
longue distance, la mobilité accélérée des individus, la crise
de l'État-nation. Bien des considérations pressent de façon
plus précise les acteurs des sociétés extra-occidentales à
réagir aux effets négatifs de l'importation en déployant leur
stratégie sur la scène internationale, comme si l'impossible
innovation sur le plan interne enclenchait un mouvement de
compensation sur le plan externe. C'est dire déjà que les
résultats de tels choix risquent d'être plus symboliques que
réels : les multiples initiatives qui en résultent ont pour
autant des effets destructurants tout aussi remarquables
que ceux qui se repèrent dans l'ordre interne; il n'est pas
interdit d'imaginer pourtant que de leur composition
peuvent dériver des axes d'innovation.

LA PERTE DE SENS DE L'ORDRE INTERNATIONAL

Dans cette perspective, le désordre international est


double : en amont, il renvoie aux effets déstabilisants de la
logique importatrice; en aval, il est aggravé par les
conséquences mêmes du redéploiement de la contestation
interne sur la scène internationale. Le premier de ces
phénomènes est particulièrement ample : l'acteur
contestataire fait irruption sur une scène qui est déjà
affectée par une perte de sens significative, qui est
déstabilisée et remise en cause par la crise qui frappe
l'universalité des modèles politiques. En renforçant les
relations d'incertitude, cette déstabilisation accroît les
chances d'efficacité de toute pratique contestataire : elle
contribue fortement à expliquer ce passage de l'interne vers
l'externe, cette cristallisation dans les relations
internationales des tensions socio-politiques issues de la
dépendance et des stratégies de diffusion du modèle
occidental de gouvernement.
L'échec de l'État importé, en conduisant à la crise de
l'allégeance citoyenne, favorise l'essor des flux
transnationaux c'est-à-dire de relations internationales plus
ou moins formalisées qui contournent les institutions
étatiques et ignorent délibérément leur prétention à
monopoliser la fonction diplomatico-militaire. La
mobilisation identitaire s'inscrit au cœur de ce processus :
incertains dans leur allégeance à un État dont ils se sentent
étrangers, les individus investissent dans des réseaux de
solidarité transnationale où la citoyenneté algérienne est en
concurrence avec l'appartenance au monde de l'islam, où la
citoyenneté libérienne rivalise avec l'identification au peuple
mandingue, où la citoyenneté équatorienne est défiée par
une insertion de plus en plus active dans des réseaux de
sectes messianiques. La commune exposition à des flux de
communication transnationaux, radiophoniques et surtout
télévisés, à des flux économiques conditionnant la
production et la consommation et à d'éventuels flux
démographiques tend à brouiller l'uniformité et l'exclusivité
de l'allégeance citoyenne.
Dans ce contexte, les identités sont de plus en plus
multiples et mobiles. Alors que les identifications
microcommunautaires sont réactivées, l'individu se trouve
inséré simultanément dans une pluralité d'espaces qui
souvent s'entrechoquent, relativisant d'autant la portée de
la frontière séparant le national de l'international. Cette
logique de l'appartenance multiple a en même temps pour
effet de relâcher l'appartenance citoyenne et surtout de
laisser de plus en plus à l'individu le choix de l'appartenance
qu'il entend privilégier, et donc de l'identité qu'il fera valoir
à un moment donné temps, dans une séquence précise face
à un enjeu déterminé. Dans le contexte de la guerre du
Golfe, le chômeur de la banlieue du Caire ou l'étudiant de
Casablanca avaient effectivement le choix de se définir
comme citoyen de leur propre État-nation ou comme
membre d'une communauté musulmane dont Saddam
Hussein réclamait la solidarité. La réalité de ce choix est
d'autant plus vive et dramatique qu'elle fait ainsi participer
directement l'individu à la construction des relations
internationales et que celles-ci sont donc de plus en plus
dépendantes de la composition d'un nombre extrêmement
élevé de microdécisions. De ce fait, les relations
d'incertitude s'élèvent brutalement, et les décisions
diplomatiques des États sont d'autant plus hasardeuses qu'à
l'inverse de ce que présuppose la théorie des jeux, les
partenaires qui prennent part à ce type de décision ne sont
plus en nombre limité. Incapables d'anticiper sur ce que
seront toutes ces microdécisions individuelles, les États
n'ont pas d'autres choix que de les ignorer ou de sous-
estimer a priori leurs éventuels effets : ainsi s'explique,
entre autres, la détermination constante des puissances
occidentales à circonscrire les différents conflits qui
déchirent le monde musulman à l'espace politico-
diplomatique et à faire abstraction de toutes les formes de
mobilisation et de transfert d'allégeance qu'ils suscitent au
sein des populations.
Comme le souligne fort bien James Rosenau 236, cette
fluidité des allégeances oppose à l'arme diplomatique la
ressource de plus en plus forte que l'individu retire de sa
décision quasi souveraine de coopérer ou de ne pas
coopérer. On est dès lors très loin des paradigmes qui
fondent la théorie classique des relations internationales. Il
est bien clair que ce renouvellement ne tient pas aux seuls
effets indirects de la dépendance et de l'universalisation
forcée du modèle occidental : il est en particulier fortement
sollicité par l'essor de quantité de flux transnationaux qui
relèvent d'autres logiques, à l'instar des choix opérés par les
acteurs économiques qui, en décidant ou non de coopérer à
la réalisation d'un embargo, soutiennent ou condamnent
une décision diplomatique arrêtée par des États réputés
souverains. Le même processus et les mêmes effets se
retrouvent à travers quantité d'autres relations
transnationales qui contournent soigneusement les États et
portent en même temps atteinte à leur souveraineté : fuite
ou transfert de capitaux, flux de main-d'œuvre, mobilité des
cerveaux, progrès de l'économie informelle, diffusion des
images et des sons, des modes culturelles ou artistiques.
Dans chacun de ces cas, la stratégie arrêtée par des acteurs
privés se révèle déterminante, laissant peu de prise à l'État
et conférant en même temps à l'individu un rôle d'acteur
international.
Pourtant, il existe entre ce bouleversement et
l'universalisation forcée du modèle occidental des liens
profonds qui les rendent, de bien des points de vue,
solidaires. Les processus d'occidentalisation hâtent cette
mutation, parce qu'ils affaiblissent la capacité des États
périphériques, parce qu'ils accélèrent, comme nous l'avons
vu, la relativisation des allégeances citoyennes, mais aussi
parce qu'ils constituent un exceptionnel facteur de
réactivation des acteurs culturels transnationaux. La
visibilité politique de l'islam, mais aussi de l'hindouisme, de
l'Église catholique en Afrique, de l'Église orthodoxe en
Europe de l'Est ou de l'Église luthérienne en Europe
centrale, leur actualisation comme force transnationale
tiennent pour beaucoup à l'appel des espaces sociaux vides
lié à la faillite des États importés. Plus en profondeur, la
démultiplication des stratégies importatrices, leur apparente
rentabilité dans la recherche du pouvoir et des avantages
matériels encouragent les élites des sociétés extra-
occidentales à amplifier les flux transnationaux, à s'insérer
en leur sein ou même à en susciter de nouveaux. L'ère du
Meiji au Japon, l'essor du nationalisme du Congrès en Inde,
les premiers réformismes qui ont affecté l'Empire ottoman,
l'Égypte ou la Perse ont amorcé les premiers flux
transnationaux en direction de ces régions et inauguré
quantité de stratégies individuelles qui ont conduit à leur
diversification : missions officielles et surtout voyages
privés; séjours d'étude; insertion dans des clubs ou des
ligues à vocation transnationale, qu'il s'agisse de la franc-
maçonnerie ou des réseaux d'anciens d'Oxford; conversion
à des religions occidentales, comme en Afrique ou, de façon
plus limitée, à l'initiative de missions chrétiennes
implantées en Chine, en Perse ou en Inde; création de
collèges copiés sur ceux d'Europe; ouverture d'hôpitaux ou
de centres techniques les plus divers faisant appel à des
coopérants occidentaux; implantation de succursales et de
représentations d'entreprises étrangères contrôlant une part
importante du marché intérieur. Enfin, dans la mesure où
ces pratiques se révélaient privatives d'innovations internes,
elles ont très fortement contribué à amplifier et à
généraliser la logique des flux : de sectoriels, ceux-ci
tendaient de plus en plus à recouvrir l'ensemble des
domaines socio-politiques, les importateurs sollicitant des
modèles idéologiques et institutionnels, et suscitant donc
des flux d'idées et de pensées, mais aussi de normes et de
techniques juridiques 237.
Présente en amont des flux transnationaux,
l'universalisation du modèle politique se nourrit également
de la montée en force des supports de communication. La
possibilité de capter les programmes télévisés de France 2 à
Tunis, d'être exposé aux messages de Radio-Free Europe
dans les démocraties populaires au temps de la guerre
froide, la facilité avec laquelle peuvent circuler, un peu
partout et à bas prix, des cassettes porteuses de son et
d'image constituent, parmi bien d'autres exemples, des
vecteurs efficaces de diffusion massive des modèles
culturels. La rupture est même saisissante par rapport à une
époque encore assez proche où l'importation ne touchait
qu'une petite élite qui en faisait évidemment la marque de
sa distinction et qui cultivait, face aux masses, l'exclusivité
du contact la reliant à l'Occident : dans les années trente
encore, ce rôle revenait à de rares voyageurs, à quelques
polyglottes, à ceux qui fréquentaient la librairie Curiel ou
quelques salons du Caire, le Club français à Téhéran ou les
sociétés savantes en Inde.
Ce changement d'échelle a bien évidemment amplifié les
processus d'importation de modèles occidentaux, en leur
donnant un accès aux masses, en ne les orientant plus
exclusivement vers la réforme des institutions et les lieux de
pouvoir, mais de plus en plus vers la transformation des
comportements individuels. Or de telles ruptures ont suscité
de nouveaux désordres et des tensions supplémentaires
plus qu'ils n'ont réellement harmonisé les rapports sociaux à
l'intérieur des pays d'accueil. Deux contradictions
apparaissent en effet dans le sillage de cette
communication internationale en pleine croissance :
l'affaiblissement confirmé de la maîtrise des États extra-
occidentaux sur les flux médiatiques ; la formation d'un
public international potentiel en proie à l'anomie et donc à
l'imprévisibilité des comportements.
Le principe de souveraineté de l'État paraissait déjà assez
fragile lorsque les théories politiques importées
l'appliquaient à des systèmes politiques périphériques dont
la culture n'était pas toujours conforme aux constructions
intellectuelles du droit constitutionnel occidental et dont le
fonctionnement réel révélait surtout les marques de la
dépendance et de la clientélisation. Le même principe
s'effondre complètement lorsqu'on peut établir que la
capacité de production médiatique des Etats extra-
occidentaux ne peut plus rivaliser, sur leur propre territoire,
avec celle qui leur vient de l'extérieur 238. Trois agences de
presse – AFP, Reuter, AP – ont le quasi-monopole de la
circulation de l'information; les États-Unis, à eux seuls,
contrôlent majoritairement la distribution en matière de
cassettes et de films; l'usage du câble et du satellite
favorise une extension presque infinie du rayon de diffusion
des messages médiatiques. Il est remarquable que ce soit
précisément par recours à un usage strict du principe
constitutionnel de souveraineté et à une lecture rigoureuse
d'un droit international public tissé par des juristes et
praticiens occidentaux que les États d'Afrique et d'Asie
s'insurgent contre ces pratiques et en dénoncent ainsi la
contradiction. Dès septembre 1973, la conférence des non-
alignés réunie à Alger demandait l'appropriation collective
des satellites de communication, et, trois ans plus tard, à
Delhi, réclamait la constitution d'un pool d'agences de
presse capable d'équilibrer le flux d'informations construit
par les agences occidentales; en octobre 1976, à la
demande de l'Unesco, et sous la pression des États africains
et asiatiques, Sean MacBride fut amené à établir un rapport
où il recommandait l'élaboration de politiques nationales de
communication dans chaque pays en développement, le
respect des identités culturelles et une large diffusion des
informations scientifiques et techniques, notamment en
direction des secteurs les plus défavorisés de la population.
L'année suivante, à Nairobi, un débat vigoureux opposa,
dans le cadre de l'Unesco, les États-Unis à ceux qui, à
l'instar du Tunisien Masmudi, revendiquaient un nouvel
ordre de l'information : à l'argument de liberté avancé par
les premiers, faisait écho celui de souveraineté dans la
définition même de ce qu'un peuple peut savoir... et ne pas
savoir 239. L'évolution est en fait significative : elle montre
jusqu'à quel seuil les élites dirigeantes d'un État importateur
peuvent concilier leur situation de clientélisation et leur
fonction gouvernante. En l'occurrence, le débat sur les flux
de communication est révélateur en même temps d'une
contradiction et d'une impuissance. Contradiction d'une
logique de clientélisation des États qui ne peut pas aller
jusqu'à compromettre la chance d'un contrôle minimal des
gouvernants sur la socialisation – et donc l'éducation
politique – des gouvernés. Impuissance, pour autant, des
États périphériques à abolir des flux de communication
tutélaires, relevant en plus, très largement, d'acteurs privés
plus ou moins disséminés, qui n'ont pas en tout cas les
attributs du partenariat international ni quelque raison de se
prêter à la discipline du nouvel ordre souhaité.
Le public international qui se constitue de la sorte est
pourtant loin d'être le reflet de ces flux médiatiques.
L'effectivité d'un modèle culturel occidental régnant sans
partage sur les masses, abolissant les frontières nationales
ou civilisationnelles est loin d'être démontrée. L'hypothèse
annexe d'une opinion publique internationale unifiée autour
de grandes catégories communes est tout aussi légère.
L'espoir fonctionnaliste a été déçu : à un système
international mondialisé ne correspond pas un code culturel
unifié; bien au contraire, l'aventure complexe des flux
transnationaux de communication confirme que
l'importation des modèles politiques occidentaux relève
bien d'une stratégie réfléchie d'acteurs et qu'elle ne
correspond en rien à l'image d'une vague déferlante qui
submergerait tout le monde de façon égale.
Des travaux sur l'Iran ont montré que la réceptivité aux
messages médiatiques était essentiellement sélective,
qu'elle tranchait à l'intérieur de la société au lieu d'unifier
celle-ci sous la bannière d'une communication de masse
structurée en Occident. La sensibilité aux programmes
musicaux émis de Los Angeles ou de Londres distinguait
essentiellement l'élite qui s'était déjà imposée, socialement
et professionnellement, comme importatrice des modèles
occidentaux de modernité. Bien plus, en Iran comme au
Nigeria, la pénétration de flux venus d'ailleurs eut surtout
pour effet de réactiver les canaux traditionnels de
communication à l'usage des autres catégories sociales.
Dans le cas iranien, le processus se fit très largement au
bénéfice des mosquées, des hayat qui réunissent un petit
nombre de croyants dans des lieux privés, surtout en
période de Ramadan ou de Moharam (mois de célébration
du martyre de Hossein), mais aussi du bazar et de tous ses
dédales associatifs : autant de lieux où l'information et le
message culturel étaient d'autant plus légitimes qu'ils
s'opposaient précisément à des médias rendus suspects par
leur inaccessibilité culturelle. Dans le cas nigérian, la mise
en place, après 1960, d'une radio et d'une télévision
conçues sur le modèle de la BBC, gérées et animées par des
nationaux formés par celle-ci, aboutit à un échec fortement
aggravé par la coexistence de 178 langues sur le territoire
national : elle n'atteignait, dès lors, qu'une toute petite élite
occidentalisée qui se trouva davantage éloignée, de ce fait
même, d'une masse qui n'avait d'autres voies que de
confirmer son éclatement communautaire et de vivifier ses
canaux traditionnels de communication jusqu'à redonner
une nouvelle jeunesse au rôle du gongman 240.
La thèse de l'impérialisme médiatique est donc trop
simple et irrecevable, tout comme celle du « village
universel » qui postule la constitution d'une culture
mondiale. À l'image, autrefois émise, du « boulet »
s'oppose, de façon plus convaincante, celle, maintenant
acceptée, du boomerang, décrivant l'échec d'un flux
médiatique qui se retourne contre ceux qui l'émettent et qui
rencontrent l'obstacle de l'identité et de la volonté du
récepteur 241. La recomposition qui en dérive est aussi
familière que trompeuse : elle mêle, comme dans le
quotidien des villes africaines ou d'Asie, les scories d'un flux
culturel exogène, faites de jeans ou de Coca-Cola, à un
système de sens qui continue à s'approvisionner ailleurs;
elle distingue socialement et culturellement deux mondes
au sein de chacune des sociétés extra-occidentales, deux
positionnements qui se définissent précisément par
référence à l'usage de ces flux. Cette opposition, souvent
trop tranchée pour être politiquement supportable, donne
carrément naissance à des stratégies populistes de
réappropriation : en Inde comme en Amérique latine, la
culture traditionnelle est réinjectée dans les médias et
politiquement encouragée, de manière à ranimer les
allégeances du public récepteur et de façon à éviter que la
culture traditionnelle ne serve qu'à des fins protestataires.
Ce néo-nationalisme culturel est alors plus politique que
social et distingue à son tour entre les élites politiques et les
élites socio-économiques qui n'y trouvent aucun intérêt 242.
Autant dire que la construction internationale qui en
découle est particulièrement complexe et imprévisible. Les
acteurs se déploient sur une scène internationale où se
multiplient les entraves et où les inégalités culturelles
créent les conditions d'un désordre croissant. D'une part, les
flux d'information restent produits, organisés, contrôlés et
diffusés essentiellement à partir du monde occidental, de
façon unimodale, plaçant les acteurs appartenant aux
autres mondes dans une situation de dépendance,
d'éclatement et, pis encore, de faible communication avec
leurs propres gouvernés. D'autre part, les flux culturels, en
échouant dans la constitution d'un public international,
viennent paradoxalement attiser la reconstruction des
particularismes et alimenter les mouvements identitaires.
Plus gravement encore, en lieu et place d'un public unifié,
ou du moins homogène, se forment ainsi des publics nourris
de particularisme et que tout concourt à rendre mobilisables
sur la scène internationale : la visibilité croissante des
facteurs internationaux responsables de leurs frustrations;
les alignements plus ou moins marqués et plus ou moins
acceptés de leurs propres gouvernants sur des modèles
institutionnels et normatifs de facture occidentale;
l'impossibilité de plus en plus confirmée et consacrée
d'amorcer, sur les scènes politiques intérieures, des
solutions et des réponses aux enjeux sociaux, économiques
et politiques qui prennent corps. Or cette mobilisation
internationale est d'autant plus aléatoire qu'elle n'est
régentée – ni régentable – par aucune autorité
institutionnelle et qu'elle fait appel à des schémas culturels
incertains, formés de références identitaires et d'éléments
épars puisés dans le répertoire de la modernité occidentale.
En cela elle est en même temps une limite portée à la
souveraineté des États qui ont de moins en moins de prise
sur la conduite internationale de leurs publics et un nouveau
facteur d'incertitude pour l'ordre international.
Cette logique du désordre est d'autant plus redoutable
qu'elle ôte par la même occasion à l'État tout ce qui pouvait
l'accréditer comme acteur international fiable et a fortiori
tout ce qui l'érigeait en acteur international
hiérarchiquement supérieur à tous les autres. Trois
fondements de l'action diplomatique de l'État se trouvent
ainsi mis en péril : sa prétention à la souveraineté, sa
fonction de garant de la sécurité, sa revendication à
l'exclusivité du partenariat international. La souveraineté de
l'État est battue en brèche à bien des niveaux : la
clientélisation, la dépendance économique, la dépendance
culturelle, le déficit de citoyenneté affectent déjà à titre
majeur les États extra-occidentaux; l'essor des flux
transnationaux s'impose, parallèlement, comme une
restriction décisive grevant tous les États, quels qu'ils
soient, hors de toute perspective de pouvoir. De façon plus
grave, cette fois, en entraînant un divorce net entre Etat et
société, les processus d'occidentalisation forcée libèrent, sur
la scène internationale, des espaces sociaux, des groupes
identitaires, des acteurs collectifs et des publics sur lesquels
aucune souveraineté de type politique ne s'exerce plus
réellement. L'observation concerne, pêle-mêle, l'acquisition
d'une personnalité internationale par tous les éléments qui
se défont d'un ordre étatique souffrant directement de ce
divorce : clans libanais, tribus yéménites, somaliennes,
éthiopiennes ou libériennes, minorités religieuses
musulmanes ou sikhs en Inde, minorités linguistiques
berbère au Maghreb, kurde au Moyen-Orient,
enchevêtrements de peuples en Europe de l'Est, mais aussi
communauté islamiste en Égypte ou en Algérie, confréries
en Turquie, diaspora chinoise en Asie du Sud-Est ou
libanaise en Afrique de l'Ouest, communautés indiennes
organisées en sectes ou en Églises indépendantes en
Amérique latine, communautés paysannes un peu partout
en Afrique, réseaux d'économie informelle ou d'élites
marchandes, mouvements sociaux de chômeurs, de jeunes
ou de migrants ruraux dans les macropoles arabes... Tous
ces cas renvoient à des processus sociaux qui ne sont ni
intrinsèquement modernes ni foncièrement traditionnels,
qui sont également à distinguer des phénomènes de
transnationalisation liés à la densification des échanges
mondiaux : ils se constituent tous en réalité internationale
par l'effet même de l'échec de leur intégration au sein d'un
ordre institutionnalisé de type étatique. La scène
internationale est ainsi parsemée d'espaces de pouvoir qui
tantôt s'enchevêtrent sur un même territoire, tantôt
débordent de celui-ci : la diffusion du modèle stato-national
libère, dans sa faillite et ses contre-performances, quantité
de bribes de souveraineté qui échappent aux Etats,
affaiblissent d'autant plus leur capacité et rendent d'autant
moins opératoires et efficaces leurs tentatives de réaction
sur la scène diplomatique. De la même manière, les
politiques de coopération déployées par les États-patrons se
trouvent réduites dans leur portée par ce rétrécissement
croissant de la souveraineté étatique : la clientélisation
interétatique perd, de ce fait même, une bonne part de son
efficacité et surtout de ses effets sur les sociétés
concernées, pour ne demeurer qu'un instrument de
reproduction des liens entre gouvernants du Nord et
gouvernants du Sud.

De la même manière, cette logique du désordre sépare


davantage l'État de la fonction sécuritaire. Celle-ci occupait
une part active dans l'ordre étatique, puisque, en même
temps, elle légitimait son existence et organisait son action
sur le plan intérieur et sur le plan international, de façon
d'autant plus efficace que nulle institution ne rivalisait avec
lui dans l'accomplissement de cette fonction. Les effets
secondaires de l'universalisation forcée du modèle
occidental n'expliquent pas à eux seuls la remise en cause
de cette logique : ils y participent pourtant de façon
significative, au même titre que l'ensemble des autres
processus qui contribuent au démantèlement de l'État.
D'une part, la réactivation des solidarités
microcommunautaires conduit les individus à rechercher au
sein de leur groupe d'appartenance la sécurité qu'ils
auraient dû solliciter auprès de l'État. D'autre part et
surtout, les espaces de souveraineté que l'État ne parvient
plus à s'agréger cherchent de plus en plus activement à
gérer de manière autonome leur propre violence. La prise
en charge par les mouvements revivalistes du
communautarisme hindou ou panislamique vaut également
transfert des instruments de violence légitime : les cortèges
menés par le BJP dans les rues de Baghalpur et de
Hyderabad affichent leur prétention à protéger la
communauté hindoue contre les intentions prêtées tant à la
communauté musulmane indienne qu'au monde musulman
tout entier; vecteurs d'une dissémination de la violence, ils
s'imposent comme mode d'intégration de la communauté,
mais aussi comme moyen de décourager la communauté
rivale et de la persuader d'abandonner les positions
occupées. Il est significatif qu'à Hyderabad les émeutes
communautaires fassent fuir les musulmans dont les
terrains sont ensuite rachetés à bas prix par les promoteurs
de la communauté hindoue; il est révélateur aussi que, dans
ce type de mobilisation, en Inde comme en Afrique et en
monde musulman, mais aussi dans les émeutes
communautaires qui frappent les grandes villes
occidentales, militants et sympathisants se trouvent mêlés à
une pègre pour qui l'action collective violente est un moyen
d'exprimer sa marginalité et son rôle social déviant 243.

Or ce qui est vrai dans l'ordre interne l'est doublement sur


la scène internationale. D'abord, cette violence
communautaire s'avive d'autant plus qu'elle parvient à se
cristalliser sur des objectifs internationaux : qu'il s'agisse de
la dénonciation du panislamisme en Inde, ou du « privilège
» accordé aux cibles occidentales dans les émeutes
affectant les villes africaines, maghrébines ou moyen-
orientales. Surtout, l'incapacité de tout un ensemble de
groupes de réaliser leurs fins conformément au modèle
stato-national tend à transférer leur action sur la scène
internationale et à enclencher ainsi un processus de
dissémination de la violence. L'impossibilité de traiter les
questions kurde, arménienne, palestinienne ou libanaise par
recours à des solutions puisées dans le répertoire étatique a
précipité la conversion des organisations qui les prennent
en charge en acteurs internationaux optant délibérément
pour une stratégie qui mise sur l'efficacité d'un
élargissement de la violence à l'ensemble de la
communauté mondiale. Une solidarité s'établit alors entre la
dénonciation d'un ordre étatique turc, irakien, israélien ou
chrétien libanais et un système international présenté
comme collectivement responsable. De façon plus prudente
et moins radicale, les mouvements de libération, sans cesse
plus nombreux, cherchent, par leur reconnaissance
internationale, à faire admettre comme légitime leur propre
usage de la violence. Dès lors, une part décisive du jeu
international consiste à transfigurer les rapports inter-
étatiques en relations entre acteurs porteurs d'une violence
suffisamment crédible pour accéder à la légitimité : le
cheminement décrit par Max Weber pour penser l'État s'en
trouve inversé et, avec lui, toute la conception de la sécurité
qui fondait l'ordre diplomatico-stragégique international.

Enfin, tout ce processus ne peut que rétro-agir sur l'État


occidental lui-même. Celui-ci peut-il être indéfiniment tenu
pour tel si l'évolution de l'ordre international modifie sa
conduite diplomatique jusqu'à lui prêter pour interlocuteurs
des acteurs qui ne sont plus des États? L'ordre étatique
postule l'universalisme et le monopole : le système mis en
place par les traités de Westphalie inaugurait un ordre dans
lequel les États étaient d'autant plus fermes et
institutionnalisés qu'ils ne traitaient qu'avec des États. La
légitimité de l'État tout comme son efficacité dépendent
étroitement de la codification de son partenariat et de
l'insertion de celui-ci dans un répertoire fait de normes, de
pratiques et de contraintes communément partagées : cette
réciprocité n'est pas respectée lorsqu'un Etat occidental doit
négocier avec des organisations non étatiques la libération
d'otages, le non-passage au terrorisme ou le respect de son
territoire, bien souvent dans une tractation qui implique une
entorse au jeu institutionnel propre à l'État de droit. Plus
généralement encore, l'action diplomatique des États
rencontre à travers les Églises, les organisations religieuses,
les acteurs culturels et l'ensemble des mouvements de
contre-mobilisation identitaire autant de partenaires qu'elle
ne peut maîtriser sans risquer de se délégitimer.

Ce désordre est enfin complété par l'éclatement du


discours international issu des sociétés extra-occidentales,
au sein duquel s'entrechoquent plusieurs logiques, de
manière plus ou moins organisée. Le discours des élites
institutionnelles, en principe seules habilitées à produire
une action diplomatique, se trouve déjà en concurrence
avec celui des multiples acteurs qui gèrent l'extrême
diversité des mobilisations et des expressions identitaires :
réseaux religieux, ethniques, économiques ou
démographiques ont une politique étrangère et une
présence active sur la scène internationale qui n'obéit pas
forcément à la tutelle de l'État. De celui-ci dérive, à son
tour, une énonciation diplomatique qui s'inscrit dans au
moins trois registres différents, souvent contradictoires, et
dont la coexistence enlève au jeu international une bonne
partie de son sens et de sa cohérence normative. L'État
extra-occidental peut d'abord, dans sa diplomatie, épouser
de manière sourcilleuse les pratiques et les normes des
relations internationales telles que le système européen les
avait jadis façonnées. Les États du monde musulman ont
fait maintes fois la preuve de leur adhésion à une
conception réaliste des relations internationales, invoquant
couramment la jurisprudence du droit international
beaucoup plus volontiers que le réfèrent islamique; certains
d'entres eux ont refusé de signer la convention de Genève
sur le droit de la mer en s'appuyant non pas sur l'argument
de l'exceptionalité culturelle mais sur celui de la
souveraineté des Etats, qui n'aurait pas été assez respectée
dans le document final 244. De la même manière, les États
africains font couramment appel au principe de succession
d'États pour défendre jalousement l'intangibilité de leurs
frontières, et ce autant face à des prétentions extérieures,
comme le Tchad dans ses rapports avec la Libye, la Somalie
avec le Kenya ou avec l'Éthiopie, que face à des
mouvements de sécession, comme le Nigeria avec la
question biafraise ou l'ex-Congo belge avec l'ex-Katanga. Il
est remarquable que pleuvent les recours et les
sollicitations déposés, auprès des institutions
internationales, par les États d'Afrique et d'Asie, comme le
montrent la question saharouie, celle du Cashemire ou le
conflit entre l'Irak et l'Iran à propos du Chatt-al-Arab. La
République islamique a su, de la même manière, utiliser ses
experts les plus avertis en droit international pour négocier
activement le règlement du contentieux qui l'opposait à
l'État français, se référant en l'occurrence à tout un
ensemble de normes clairement puisées dans un répertoire
juridique forgé en Occident.

Simultanément pourtant, les mêmes États savent


construire un discours et une pratique diplomatiques qui
s'alimentent de leur propre particularisme constuit, pour la
circonstance, en source légitime de droit. C'est bien
l'illégitimité d'un tracé de frontière issu de la colonisation
occidentale qui autorise l'État irakien à remettre en cause
l'existence du Koweït; c'est ce même arbitraire qui est
dénoncé par l'État marocain pour souligner l'artifice du
Sahara occidental, comme il le fut autrefois pour récuser
l'existence de la Mauritanie, au nom de l'institution
sultanique traditionnelle et donc d'un ordre politique
fondamentalement a-étatique. C'est, de même, une
tradition bimillénaire qui nourrit d'incertitudes la frontière
entre la Chine et le Viêtnam, la première érigeant
traditionnellement ses voisins du Sud en « peuples de la
barrière », refusant d'envisager tout tracé comme « une
limite entre deux États égaux ». Construite et
institutionnalisée par la France, cette frontière est ainsi
devenue une production essentiellement coloniale, une
formalisation occidentale d'une institution ancienne
autrement plus complexe, laissant courir autant
d'ambiguïtés et de fragilités, entretenant de la sorte une
dualité de discours où formalisme juridique et références
culturelles particularistes alternent, de part et d'autre, pour
justifier des entreprises de remise en cause de type
diplomatique et militaire. Il en va de même des rapports
entre Viêt-nam et Cambodge où une formalisation
semblable a produit des effets comparables :
l'extraordinaire complexité des rapports entre royaumes
khmer et champa renvoyait à une impossible cartographie
et à une conception de l'altérité difficile à saisir dans la
culture interétatique; le bornage administratif imposé par le
colonisateur prit le parti d'ignorer l'extrême subtilité de la
notion de délimitation, alimentant ainsi, notamment du côté
vietnamien, une double pratique puisant, en même temps,
dans le répertoire de la succession d'États et dans celui de
la contestation au nom de l'histoire d'un ordre frontalier
équivoque245.

Enfin, la critique de l'ordre international incite aussi les


États qui s'y livrent à s'inscrire dans un troisième répertoire
normatif, celui du monde des exclus et des déshérités. Le
discours de l'exclusion relaie celui du particularisme sans
pour autant se confondre avec lui : l'ordre international n'est
pas récusé à travers sa fausse prétention à l'universalisme
ni à travers son œuvre de destruction des histoires qui ne
s'inscrivent pas dans la trajectoire occidentale, mais il est
dénoncé comme producteur de domination et donc
d'exclusion. La parole de l'État qui en est victime est, à ce
titre, nécessairement dérogatoire par rapport à la norme :
au droit international s'oppose la justice; à l'égalité formelle
entre États s'oppose l'inégalité entre ceux qui sont dotés et
ceux qui sont déshérités. Dans une conception critique de la
justice qu'on pourrait rapprocher de celle de John Rawls,
l'Etat tend à faire valoir un droit particulier destiné à
équilibrer son retard et qui, en tant que tel, nie l'énonciation
classique d'un ordre international présupposant la stricte
égalité entre les États souverains 246.
L'état d'exclusion est lui-même complexe et multiforme. Il
repose sur le postulat d'une superposition entre la non-
appartenance à l'ordre occidental et l'exclusion des
ressources internationales de pouvoir, qu'il s'agisse des
ressources économiques, sociales ou politiques. L'inégalité
peut être évaluée en référence à l'endettement, au montant
du PNB par habitant, au nombre de pauvres absolus, à l'état
de développement des infrastructures en matière sanitaire
ou éducative, mais aussi à la capacité de contrôler et de
maîtriser l'innovation. En cela l'exclusion ne renvoie pas
seulement ni nécessairement à la pauvreté, mais aussi au
transfert de technologie, à l'inaptitude éventuelle à faire
usage de façon pleinement autonome des produits de la
modernisation et à organiser le passage à des stades
ultérieurs de celle-ci : l'exemple des États du Golfe est ainsi
révélateur d'une situation d'exclusion faite d'importation
forcée d'ingénieurs et de techniciens, de dépendance en
matière alimentaire, comme en matière bancaire ou en
matière d'armement. Cette maîtrise de l'innovation
concerne aussi la capacité de contrôler la production des
institutions et des idéologies : dominant l'innovation
technologique, parfois de façon plus performante que tout
autre, le Japon ne contrôle ainsi que partiellement les
mécanismes de construction de sa propre modernité
politique. Enfin, le phénomène désigne aussi la capacité de
dominer les choix politiques internationaux, d'avoir prise sur
l'évolution des enjeux et sur celle des conflits dans lesquels
chacun des États est impliqué : l'exclusion de la décision
internationale frappe ainsi inégalement toute une pyramide
d'États dont le rôle va de l'effacement presque total devant
un jeu international qui les transcende complètement à un
alignement sur des positions diplomatiques dont ils ont du
mal à dissimuler qu'elles leur sont imposées de fait, à
l'instar de ce que vécurent l'Europe et le Japon lors de la
guerre du Golfe.
A ce compte, bien peu d'États échappent totalement à
cette situation d'exclu. Le discours qu'elle inspire a
cependant un rayonnement considérablement plus restreint
et n'affecte que ceux des États pour lesquels l'exclusion est
non seulement constitutive d'une frustration réelle et
consciente, mais conduit à une telle superposition de
privations qu'elle les installe de façon ostentatoire à la
périphérie du système international, les campant ainsi dans
un rôle effectif de dominé.
Il en est de l'ordre international comme de l'ordre interne :
les acteurs ne sont incités à dénoncer une situation que
lorsqu'ils en cumulent les effets négatifs sans pouvoir
espérer en retirer un bénéfice minimal. Aussi l'exclusion
partielle – dont souffre pourtant gravement un État comme
le Japon – ne conduit-elle pas à la production d'un discours
déviant par rapport à la norme internationale : tout au plus
observe-t-on l'effet attractif de ce type de discours auprès
de certaines catégories qui restent minoritaires et qui font
notamment la fortune du Komeito. En revanche, lorsque
cette exclusion devient systématique, qu'elle sensibilise de
larges secteurs de la population mais aussi bon nombre
d'élites frustrées et qu'elle se combine avec une situation
d'aliénation culturelle, elle inspire couramment un discours
de contestation globale de l'ordre international qui risque de
trouver des échos multiples et des soutiens actifs au sein de
la société. Reconstruire un enjeu de politique intérieure en
question de politique internationale, concevoir les échecs
internes en termes de responsabilités externes deviennent
des recettes attractives pour certains entrepreneurs
politiques. À ce niveau, l'occidentalisation forcée de l'ordre
international favorise puissamment la crédibilité de ce
discours de dénonciation et hâte la mise en place d'une
nouvelle énonciation diplomatique qui devient celle du
déshérité.
Dans un tel contexte, l'incertitude est double. D'une part,
les acteurs de la scène internationale doivent s'attendre à
voir évoluer leurs partenaires extra-occidentaux entre trois
postures qui souvent se contredisent et qu'ils choisissent au
gré des conjonctures : l'alignement sur le jeu interétatique
classique; la référence militante à leur propre système de
sens et à leur propre histoire; la revendication d'un droit
particulier lié à leur situation de déshérité. D'autre part, les
acteurs extra-occidentaux doivent chercher, à chaque
moment, à concilier chacune de ces formules et à supporter
la concurrence de ceux qui, chez eux, militent pour une
stratégie internationale plus tribunitienne. Dans cette
distribution de plus en plus anarchique des rôles d'acteurs,
l'ordre international perd ainsi une bonne part de son sens,
alors que son uniformisation visait le but inverse.

LES STRATÉGIES DU DÉSORDRE

On peut, dès lors, postuler que certains acteurs cherchent


à tirer profit de cette situation de désordre pour réaliser des
gains que le jeu interétatique ne pouvait pas leur offrir. La
diplomatie des États extra-occidentaux a longtemps oscillé
entre la stratégie de clientèle et celle du non-alignement qui
étaient, l'une et l'autre, fonctionnelles pour le système
international : la première confortait une relation d'État à
État, en la conciliant avec les rapports de domination; la
seconde déployait l'action politico-diplomatique des États
du Sud selon des pratiques qui puisaient généreusement
dans le répertoire du droit international public et qui
s'inspiraient très largement d'une vision de l'État, du
politique, de la nation et du nationalisme clairement
empruntée à l'univers occidental. Mieux encore, ce
troisième ordre – où ce « tiers monde » – s'insérait presque
parfaitement dans le système de la coexistence pacifique,
sachant jouer, plus ou moins habilement, de la rivalité entre
superpuissances pour en retirer des avantages. Jusqu'à
récemment, le code des rapports internationaux restait ainsi
unifié.
Le désordre international incite présentement certains
acteurs à sortir de cette codification. La coïncidence entre
aliénation culturelle et exclusion rend désormais rationnel
l'usage emblématique d'une « culture dominée » pour en
faire l'arme d'un affrontement avec les « États dominants ».
Dans le rapport de clientèle comme dans le jeu du non-
alignement, les références aux cultures extra-occidentales
se faisaient discrètes; souvent même la logique conduisait à
les censurer pour privilégier une construction séculière du
politique. Dans un contexte où le désordre conduit à une
réactivation mobilisatrice des emblèmes culturels,
l'affrontement peut donc prendre une tout autre
configuration. La guerre du Golfe montre notamment
comment, à tout moment, un leader populiste peut prendre
le risque de défier le monde des États, son droit, son code,
ses valeurs et ses acteurs en inscrivant son action
diplomatique dans un autre registre, tout à fait extérieur au
jeu interétatique classique. Saddam Hussein croyait pouvoir
gagner en opposant, à la scène internationale officielle, une
scène internationale contestataire; à la mobilisation des
ressources étatiques, celle des ressources liées aux
solidarités culturelles; à l'ordre de la domination, celui des
déshérités.
Une telle diplomatie n'est certes pas totalement nouvelle :
la décolonisation et le non-alignement, puis certains conflits,
comme celui du Viêt-nam, avaient déjà amorcé un usage
fonctionnel et mobilisateur du thème de l'impérialisme et de
sa dénonciation. Pourtant, ce prélude n'avait pas vraiment
bousculé l'ordre ancien : la crise de Suez ou celle du
Viêtnam restaient bien solidaires des règles explicites et
implicites de la coexistence pacifique. La rupture qui est
apparue ensuite tient à plusieurs éléments nouveaux : la
parole et l'action des dominés s'inscrivent désormais dans
leur propre répertoire et non dans celui de la communauté
internationale ; elles visent à fédérer des déshérités plutôt
qu'à construire un ordre nouveau; surtout, le gain recherché
ne s'évalue plus en termes de puissance ni en termes
d'accumulation de ressources étatiques, mais en capacité
mobilisatrice et déstabilisatrice. Autrement dit, on voit se
propager, dans l'espace international, ce qui était déjà
repérable à l'intérieur des sociétés extra-occidentales : au
lieu de rechercher directement le pouvoir, les mouvements
de contre-mobilisation cherchent prioritairement à
construire une scène politique contestataire dont ils
pourront démontrer qu'elle est plus légitime que la scène
politique officielle.
La transposition aménagée d'un tel schéma stratégique
peut paraître rémunératrice pour tout Prince confronté à
une série d'échecs désormais bien connus : incapacité de
mobiliser les gouvernés autour d'un État culturellement
exogène; difficulté de contourner les contre-mobilisations de
type revivaliste qui se déployent à l'intérieur de la société;
impossibilité de défier les puissances internationales sur
leur propre terrain; précarité des avantages retirés tant du
jeu de clientèle interétatique que de l'entreprise de non-
alignement. Tous ces blocages, intérieurs et extérieurs,
conduisent à compenser des incapacités politiques
croissantes par le déploiement ostentatoire d'une fonction
contestataire sur la scène internationale : l'acteur dominé
s'efforce alors de substituer une stratégie tribunitienne à
une stratégie de puissance et recherche, par là même, un
tout autre usage du conflit. Celui qui y recourt ne vise plus,
comme dans la théorie classique des relations
internationales, à accroître sa propre puissance ou à réduire
celle de l'autre, mais à toucher, ailleurs, les dividendes de
son rôle de tribun. Le conflit ne s'assimile plus ainsi à un jeu
à somme nulle, puisque les pertes subies par l'acteur tribun
sur la scène interétatique peuvent être théoriquement
compensées par des avantages acquis en capacité
mobilisatrice des peuples247.
Certes, le précédent de la guerre du Golfe laisse planer
des doutes sur la rentabilité du jeu : le coût des destructions
subies par l'Irak l'emporte nettement sur les gains procurés
par des mobilisations populaires, moins fortes que le
président irakien ne l'espérait, mais pourtant beaucoup plus
importantes que les diplomaties occidentales ne
l'admettent. Néanmoins, ce conflit a marqué une étape,
puisque, pour la première fois, la logique de la guerre
contestataire a fonctionné dans son intégralité : un acteur a
fait le pari de s'engager dans un conflit où il ne pouvait être
que militairement et diplomatiquement battu et a ordonné
son action et ses initiatives, en vue, non pas de vaincre,
mais d'incarner une contestation. Cet objectif a été en
grande partie tenu, puisque la promotion de la cause
irakienne a contraint au ralliement tous les mouvements
qui, dans la région, s'inscrivaient dans le répertoire de
l'action contestataire : organisations palestiniennes de
diverses obédiences, mouvements sociaux maghrébins,
pakistanais ou bengladeshis, et surtout mouvements
islamistes algériens, tunisiens, jordaniens ou soudanais qui
ont tous choisi de préférer l'alignement sur Bagdad à l'aide
saoudienne. De la même manière, la conversion fracassante
du Baath irakien à une identité islamique militante montre
bien la rapidité avec laquelle l'aliénation culturelle peut
fournir des emblèmes identitaires aux guerres
contestataires; elle révèle aussi l'extrême mobilité des
appels à l'engagement international et la facilité avec
laquelle la sollicitation de l'engagement citoyen peut être
remplacée par celle d'autres engagements qui sortent
clairement du jeu étatique 248.
De ce point de vue, la rupture est donc profonde : d'une
scène internationale qui s'était construite sur le mode
universaliste, on glisse clairement vers une scène éclatée
mêlant des répertoires différents et contradictoires. Plus
encore, les acteurs jouent de cette pluralité pour acquérir
des avantages nouveaux, alors que naguère les États d'Asie
comme ceux d'Afrique n'accédaient aux relations
internationales qu'en utilisant le répertoire occidental de
l'action diplomatique, en se conformant à des modèles
idéologiques qu'ils y puisaient et en ne recourant, pour se
faire entendre, qu'à une surenchère qui réclamait plus d'État
et plus de souveraineté. Cet éclatement culturel du système
international accroît à son tour la fonction externe de toutes
les mobilisations qui, au sein de chaque société, se réfèrent
au discours identitaire. Les émeutes communautaires en
Inde, le prosélytisme des Églises protestantes en Amérique
du Sud, le progrès des confréries en Afrique musulmane,
tout comme les mobilisations islamistes au Maghreb, au
Machrek ou dans le subcontinent indien intègrent de plus en
plus une énonciation internationale de leur action et donc
une gestion de leurs relations internationales. Continuité et
rupture apparaissent ici assez clairement : la mobilisation
religieuse et sectaire se développe sur le continent latino-
américain là où les guerillas d'obédience castriste ne font
plus recette; la pertinence transnationale des mouvements
islamistes et les engagements dont ils bénéficient occupent
la place laissée vide par la diplomatie nationaliste
nassérienne, et la production active d'une vision militante
de l'étranger – musulman ou occidental – se substitue – en
Inde – aux effets mobilisateurs de la diplomatie « tiers-
mondiste » du Congrès. Tous ces éléments nouveaux,
prenant en charge à leur manière des frustrations ou des
exclusions anciennes, ne peuvent à terme que consacrer
une vie internationale nouvelle : soit parce que ces
nouvelles mobilisations ont déjà, comme nous l'avons vu, un
effet international direct, soit parce qu'elles contraignent les
dirigeants des États, donc limitent et façonnent leur propre
diplomatie, soit, enfin, parce qu'elles peuvent conduire
certains d'entres eux à changer de scène, à se dépouiller de
leurs instruments diplomatiques et à leur substituer les
ressources liées à ce nouveau type d'action.
L'effet de contrainte sur la diplomatie apparaissait
clairement, lors de la guerre du Golfe, au Pakistan, au Maroc
et en Tunisie. Les deux premiers avaient envoyé un
contingent pour participer à la coalition anti-irakienne, alors
que se déployèrent ensuite des actions de masse en faveur
de la partie adverse qui incitèrent le Pakistan à se faire
discret dans sa participation aux efforts de guerre et le
gouvernement marocain à soutenir les manifestations de
janvier 1992. Quant à la Tunisie, la pression des
mouvements islamistes la conduisit à se garder de prendre
position et même de se rendre à la réunion de la Ligue
arabe qui devait aboutir à la condamnation de l'Irak. L'effet
de substitution, quant à lui, permet d'interpréter une part
non négligeable de la diplomatie irakienne, mais il
apparaissait déjà, sous des formes moins amples, dans la
confrontation qui opposait l'Iran aux États-Unis dans les
premières années qui ont suivi l'instauration de la
République islamique. La complexité de la diplomatie
iranienne tient au fait qu'elle a su, beaucoup plus que la
Libye, combiner fonction tribunitienne et action étatique de
type réaliste, accomplir un rôle de fédérateur des déshérités
en jouant aussi de la rivalité entre l'URSS et les États-Unis,
et en tirant également profit des possibilités qu'offraient les
modes de coopération bilatérale d'État à Etat. La
reconstitution de l'Iran en même temps comme puissance
régionale et comme force transnationale de contestation
l'insère ainsi dans les deux dimensions présentes de la
scène internationale, conformément à un jeu dont elle
escompte qu'il maximisera ses propres gains.
Par là même, la fonction de tribun des « déshérités » –
pour reprendre une catégorie originellement coranique –
devient une composante à part entière du jeu international,
projetant, au sein de celui-ci, les éléments de rationalité qui
le caractérisent. S'appuyant, en même temps, sur la
contestation et non sur la puissance, sur des solidarités
transversales et non sur l'intérêt national, cette fonction se
dégage autant des instruments que des finalités de l'action
internationale classique. À ce titre, elle ne vise ni la
négociation, comme objectif intermédiaire, ni l'intégration
internationale comme objectif final. Négocier n'est qu'un
moyen de s'exprimer, d'énoncer les causes dont on est le
tribun. Lier la libération du Koweït à celle de la Palestine ne
vaut pas négociation, mais s'impose simplement comme un
mode de communication internationale. Celle-ci devient, à
son tour, le seul objectif final recherché de façon réaliste :
pas plus que la fonction tribunitienne accomplie à l'intérieur
de la société n'est porteuse d'un programme de cité ni
même d'une intention réelle d'accéder au pouvoir, la
fonction tribunitienne qui se déploie sur la scène
internationale n'est porteuse d'un ordre de substitution. La
rhétorique qui l'accompagne trouve ici sa principale limite :
tirant sa force de la dispense de définir les contours d'un
nouvel ordre, elle doit se satisfaire de la reproduction au
moins partielle de l'ordre interétatique qu'elle combat.
Comme tout tribun, le tribun international maximise ses
gains lorsqu'il parvient à sauver son rôle de contestataire.
Ainsi le calcul rationnel qui fondait le jeu international
classique tend-il à éclater : le rapport coût-gain n'a plus le
même sens selon les acteurs; certaines actions très
coûteuses et donc insensées dans le contexte des rapports
inter-étatiques peuvent paraître cohérentes et rationnelles
dans le contexte du jeu tribunitien. Dans cette situation, les
facultés d'anticipation sur le comportement du partenaire
deviennent plus réduites; le principe même de la dissuasion
peut s'en trouver brouillé. L'incompréhension entre les
diplomaties occidentales et certaines diplomaties du monde
musulman ne tient pas seulement à l'ambiguïté des
médiations culturelles, mais aussi à l'extrême difficulté
d'accorder ces deux jeux qui, par définition, ne sont pas
conciliables.
Force est d'admettre que cette stratégie contestataire est
inégalement répartie dans l'ensemble du monde extra-
occidental. Le fait qu'elle se déploie prioritairement dans
l'espace musulman confirme qu'elle est d'abord articulée
par la mobilisation de ressources culturelles capables de
donner sens à l'exclusion et à la dénonciation de
l'universalisation manquée des rapports internationaux. De
ce point de vue, la capacité de l'islam de s'organiser en
force transnationale et de produire une critique de la
prétention du modèle occidental à l'universalité doit être
envisagée comme une variable explicative sérieuse249. Ce
serait pourtant tomber dans un culturalisme naïf que d'en
faire une variable première et surtout de distinguer a priori
entre cultures qui seraient porteuses d'entreprises
tribunitiennes et celles qui ne le seraient pas, ou ne
pourraient pas l'être. La diffusion des stratégies
tribunitiennes a donc toute chance de se faire hors de
l'islam, d'atteindre d'autres espaces culturels et surtout de
structurer d'autres types de conflit. C'est donc dans ce
contexte, notamment, que tendent à se déployer des
formes de diplomatie de type populiste où un engagement
international de nature tribunitienne prolonge de manière
évidente l'orientation de la politique intérieure suivie par le
Prince, comme l'évoque l'exemple du Panama du général
Noriega : ici la construction d'une politique étrangère
activement anti-américaine ne correspond ni à un
alignement idéologique ni à la recherche d'un nouveau
patronage, ni même à une conception rénovée du
neutralisme, mais bien à la projection internationale d'un
style contestataire vidé de toute représentation de ce que
doit être le « nouvel ordre mondial ». C'est précisément
pour cette raison que cette stratégie a finalement peu de
chances d'être porteuse d'innovations, alors qu'elle risque,
au contraire, de tirer profit de la pérennisation de l'actuel
désordre international.

LES PROCESSUS D'INNOVATION INTERNATIONALE

Dans ce contexte, les possibilité d'invention peuvent donc


sembler réduites : l'intérêt à changer paraît aussi mince que
la latitude effectivement laissée aux acteurs pour procéder
à une transformation des règles du jeu international. Tout
comme dans l'ordre interne, la déviance a pourtant des
vertus créatrices. Pour peu qu'ils composent avec d'autres
ressources, les processus de réactivation des cultures
dominées peuvent bousculer le modèle étatique, pour
favoriser un processus nouveau de régionalisation du
monde; ils peuvent aussi aménager, à la longue, de
nouveaux modes d'articulation entre l'ordre interne et
l'ordre externe. Les deux hypothèses peuvent être soumises
à un début de vérification empirique, attestant que ce
changement est amorcé et ne se déduit pas seulement de
prémisses théoriques.

La régionalisation du monde

La régionalisation du monde renvoie à des réalisations


diverses qui se rejoignent toutes pour transcender la carte
des États et faire admettre, de fait, un autre découpage de
la scène internationale, prenant en compte, de manière plus
ou moins partielle, les données du particularisme culturel.
Quatre formules semblent faire souche en ce domaine : la
formation d'ensembles culturels vastes qui se cristallisent
autour de flux culturels transnationaux, en contestant, voire
combattant les États; l'élaboration d'unions d'États selon
des procédés visant l'intégration et le dépassement de la
logique étatique ; la constitution de pôles régionaux autour
d'un État puissant, combinant de manière ambiguë son
identité étatique et la volonté de dissoudre celle-ci dans des
entités plus vastes; les efforts cherchant à résoudre les
problèmes liés au particularisme infra-étatique par la
construction de régions, distinctes des États, et prétendant
à l'autonomie.
La première de ces formules laisse en réalité coexister
plusieurs modes d'accomplissement qui tendent à se
contredire. La réactivation des flux culturels s'inscrivant
dans la périphérie du système international crée déjà de fait
des « espaces impériaux » correspondant largement à des
fins contestataires; la reconstitution d'un monde musulman
ou d'un monde hindou s'impose d'abord comme mode
d'énonciation d'un discours critique : contestation de la
domination du modèle occidental, contestation de
l'ensemble national comme espace intégré réunissant
différentes communautés culturelles ou ethniques,
contestation de l'État comme forme d'organisation de la
société politique et comme source de sécularisation,
contestation enfin des gouvernants en place, de leurs
pratiques autoritaires et de leurs échecs socio-politiques.
Dans l'un et l'autre de ces mondes, potentiellement dans
d'autres (celui de l'indianité en Amérique latine, peut être
de l'africanité sur le Continent noir ou du panturquisme en
Asie et en Europe), il se crée d'abord une interaction
soutenue entre les pratiques contestataires qui ne
parviennent pas à s'actualiser dans les rouages de l'Etat et
les appels culturels impériaux qui se présentent comme
substituts possibles à une prise de parole défaillante.
Mouvements revivalistes et intellectuels néo-traditionalistes
s'affirment alors comme les vecteurs de cette nouvelle
production d'espace qui consacre une part importante de
son discours à se démarquer du cadre stato-national : le dar
al-islam est celui des croyants; le monde hindou du BJP n'est
pas celui de l'État-nation indien, mais se réfère à un espace
mythique dont sont exclues les autres communautés, et
dans lequel en revanche sont inclus les États himalayens, et
où se retrouve aussi le Sri-Lanka. À cette régionalisation
culturelle, construite « par le bas » font timidement écho
des initiatives institutionnelles qui se moulent dans ce
même cadre pour lui donner une orientation positive encore
que, là aussi, leur lancement puisse s'analyser comme une
réponse de nature contestataire à un défi : l'organisation de
la Conférence islamique se constitue, par exemple, en 1969
en réaction à l'incendie de la mosquée El-Aqsa de
Jérusalem. Réunissant des États jaloux de leurs
prérogatives, ce type d'institution n'a pas de vocation à
institutionnaliser un nouveau mode de régionalisation, ni
même à structurer un espace que les initiatives
contestataires venues du bas ont bien davantage contribué
à dessiner. La charte de la conférence s'empresse d'ailleurs
de stipuler le « respect de la souveraineté, de
l'indépendance, de l'intégrité territoriale de chaque État-
membre 250 ». En revanche, les initiatives institutionnelles de
moyenne portée peuvent avoir un effet structurant
beaucoup plus significatif, comme le suggère l'essor des
OIG et surtout des ONG réunissant intellectuels,
universitaires, techniciens ou commerçants du monde
musulman, constituant ainsi une amorce de
communalisation régionale. « Communauté de souffrances
» et « Communauté d'utilités » produisent ainsi les
premières trames de ces ensembles culturels et la garantie
de leur existence internationale : le succès récent du parti
de la communauté turque en Bulgarie, la répression anti-
turque en Grèce, l'organisation de la communauté
musulmane bosniaque, l'essor de relations entre la Turquie
et l'Albanie post-stalinienne, tout comme la sortie des
peuples turcophones de l'ensemble soviétique défunt sont
autant d'événements qui échappent aux diplomaties d'État
et qui créent de fait un espace régional internationalement
pertinent avant même que l'État turc ne prenne clairement
position sur la question.

L'union d'États peut apparaître comme une autre variante


du processus de régionalisation et du dépassement du
modèle étatique. Contrairement à l'ensemble culturel,
l'union d'États s'impose d'abord comme produit d'une
rationalité diplomatique et comme choix venu d'en haut;
elle est pourtant marquée par deux caractéristiques
novatrices qu'elle partage avec le modèle précédent :
l'hypothèse que cette union puisse susciter un nouveau
mode de communalisation politique; la conviction qu'elle
débouchera sur une remise en cause du cadre étatique et
des règles du jeu qui font corps avec lui. Au centre même
du monde occidental, la construction européenne bouscule
déjà les structures stato-nationales en substituant aux
allégeances citoyennes un jeu d'allégeances multiples qui,
paradoxalement, redonne vigueur aux particularismes : la
démultiplication de réseaux pan-européens transétatiques
favorise en effet chez ceux qui sont concernés un regain
d'identification en même temps européenne et
subrégionale. Lyon, Milan, Francfort ou Barcelone ont intérêt
à se redéfinir comme métropoles européennes, tandis que
l'essor des ligues régionales en Italie, la revitalisation des
régions en France, des länder en Allemagne cristallisent de
nouveaux particularismes. Initiative d'États, la démarche
fédérale devient ainsi porteuse d'effets pervers pour la
survie de ceux-ci, et en même temps source d'innovation
pour l'ordre international.
Le phénomène est beaucoup plus contrasté et donc plus
incertain, lorsqu'il se déploie dans le monde du Sud. L'union
d'États consacre alors l'émergence d'un ensemble régional
dont l'identité culturelle est davantage affirmée, tandis que
simultanément les gouvernants se révèlent plus prudents,
davantage jaloux de leurs prérogatives souveraines,
beaucoup plus attachés à la préservation de ces biens
étatiques dont ils s'étaient faits les importateurs et qui sont
les garants de leur propre survie. La construction
progressive et frileuse de l'Union du Maghreb arabe (UMA)
semble ainsi tout à fait révélatrice de cette tension : mise
en place en février 1989 par le traité de Marrakech, cette
nouvelle instance marquait d'abord le dépassement d'une
ère de conflictualité qui opposait jusque-là ses cinq États-
membres, l'Algérie, la Libye, le Maroc, la Mauritanie et la
Tunisie. Fondamentalement, elle s'analyse comme une
coalition obéissant strictement à des rationalités étatiques
et se dotant de tous les moyens capables de la protéger
contre toute entreprise de démantèlement du cadre stato-
national. La fin des années quatre-vingt marquait
l'avènement d'une conjoncture dans laquelle plusieurs
exigences communes conduisaient chacun des États à une
stratégie de coalition : la convergence des crises et des
contraintes, liées à l'endettement, aux difficultés
économiques, aux effets négatifs d'un même type de
mobilisation sociale; le recours aux mêmes recettes d' «
assainissement », au moment où l'Algérie se tournait à son
tour vers le FMI et la Banque mondiale, et alors qu'elle
s'adonnait aussi à la privatisation et qu'elle procédait au
désengagement de l'Etat; l'apparition d'enjeux solidaires
dont le traitement impliquait une politique de coopération,
notamment dans le domaine de l'aménagement du
territoire, dans celui de l'irrigation, mais aussi dans le
secteur alimentaire. Par ailleurs, ces crises étaient assez
marquées et avaient des traductions politiques
suffisamment menaçantes pour convaincre chacun des
gouvernants de la nécessité de s'entraider, y compris dans
la répression intérieure, et de ne pas risquer, par une
politique de rivalité, de faire du voisin un sanctuaire pour
ses propres opposants. En bref, l'union des États faisait sens
pour couper court à la constitution d'une communauté
maghrébine de souffrances et de contestation. À cela
s'ajoutait enfin le besoin de faire face précisément à la
constitution, au Nord, d'une Communauté européenne : à
l'importation du modèle étatique succédait ainsi celle du
modèle confédéral.
Le résultat de ces choix est pourtant ambigu. Sur le plan
institutionnel, les projets qui risquaient de porter atteinte à
la souveraineté des Etats ont été écartés : ainsi, la
proposition libyenne de fusion totale n'a pas été retenue, ni
davantage le modèle tunisien, militant pour une formule
structurée rappelant les institutions communautaires
européennes. Ni l'harmonisation fiscale, ni l'union
monétaire, ni l'union douanière, ni l'idée d'une communauté
économique du pétrole et du gaz ne figurent parmi les
objectifs arrêtés. Seuls ont pu être mis en place des accords
bilatéraux et multilatéraux, somme toute assez nombreux,
mais toujours ponctuels, concernant la formation, les
échanges commerciaux, la coopération énergétique et
minière, à l'instar, par exemple, du projet de gazoduc reliant
l'oasis algérienne d'Essafsaf à la ville libyenne de Zwara et
passant par Gafsa et Zarzis, ou de celui raccordant Hassi
r'mel à Tanger. Pourtant, l'essentiel n'est probablement pas
là : le projet même d'une UMA, succédant à trois décennies
de nationalisme sourcilleux et surtout d'absence quasi
complète de coopération, contribue à réorienter
profondément le comportement des individus et notamment
des catégories dirigeantes. La libre circulation, dans la zone
maghrébine, des techniciens, intellectuels et fonctionnaires
des cinq nationalités concernées renouvelle
significativement les conditions mêmes de leur socialisation
et, à terme, la nature de leurs intérêts. Elle contribue en
tout cas à distendre sensiblement le lien qui les rattache au
modèle stato-national et à concevoir leur identité et leur
entreprise dans un contexte régional où l'histoire, la culture,
la communauté des besoins face à d'autres ensembles
régionaux sont capables de susciter d'autres intérêts et
d'autres conceptions de l'action politique. En bref,
l'hypothèse même d'une bourgeoisie d'État définie comme
le vecteur le plus sûr de l'importation du modèle étatique
occidental tend ainsi à s'affaiblir et à rendre plus ouvertes
les possibilités d'innovation 251.
Il paraît clair qu'au-delà de l'Europe et du Maghreb ce
mode de régionalisation tend à se répandre et à connaître
une nouvelle relance, faisant suite notamment à la
disparition du clivage Est-Ouest et à l'atténuation de la
division idéologique du monde : réactivation de l'ASEAN en
Asie du Sud-Est; essor d'accords régionaux en Amérique
latine, avec notamment la réactivation du Pacte andin et la
création du Mercosur unissant les pays du cône Sud;
démultiplication des organismes de coopération
interafricaine; prolifération de flux reliant la Chine côtière à
ses voisins immédiats par le biais des zones économiques
spéciales (ZES) dont la République populaire a dû concéder
la création. À travers chacun de ces cas, on peut voir
s'amorcer le même mouvement de recomposition de la
géographie politique, le même assouplissement de
l'uniforme étatique, la même recherche d'une nouvelle
conception des relations internationales dans laquelle
l'essor d'une multipolarité encore très relative s'allie à
l'affirmation d'espaces culturels relevant d'une histoire
particulière.

Les nouveaux pôles régionaux peuvent aussi se constituer


autour d'États puissants à prétention hégémonique plus ou
moins affirmée, suscitant par là même d'autres types
d'innovation, mais aussi d'autres types de paradoxe.
L'actuelle pratique japonaise du kokusaika c'est-à-dire de
l'internationalisation, évoque ainsi la reconstitution d'une
aire nippone s'étendant bien au-delà de ses propres
frontières politiques et dans laquelle se combinent de
manière assez complexe des éléments de rationalité
étatique et un faisceau de flux extrapolitiques, selon un
ordonnancement qui enlève une bonne part de leurs
significations aux codes qui régissent l'ordre international
classique. La tension est forte entre la prudence de l'État
japonais qui a longtemps renoncé à se doter d'une
diplomatie capable de compter sur la scène internationale
et l'extrême variété des pratiques issues de la société civile,
débouchant sur la constitution d'un espace régional dominé
par l'économie et la culture japonaises. Officiellement, l'État
japonais se réclame toujours de la doctrine de « Datsua
Nyuo » (Quittons l'Asie, entrons en Occident) énoncée à
l'époque du Meiji; stratégiquement, il reste profondément
marqué par le coût que représentait l'aventure impérialiste
qui précéda et accompagna la Seconde Guerre mondiale.
Face à cette diplomatie institutionnelle, la doctrine presque
inverse du « retour vers l'Asie » fait des progrès
considérables, avivés précisément par la crise d'identité
culturelle vécue par le Japon, entretenus aussi par les
appels venus des États périphériques. La rigueur du cadre
stato-national est ainsi amollie par le dynamisme des
universités japonaises qui recrutent 70 % de leurs boursiers
parmi les meilleurs étudiants du Sud-Est asiatique, qui
forment les cadres des filiales et des succursales des firmes
japonaises établies en Indonésie, en Malaisie ou en
Thaïlande. Comme aussitôt après le Meiji, des étudiants
chinois, coréens ou malaisiens viennent fréquenter les
établissements universitaires de l'archipel pour mieux
accéder, chez eux, à un rôle d'élite. Alors que se forme ainsi
une « sphère culturelle des idéogrammes », le financement
japonais apporte de nouvelles utilités à cette solidarité
régionale : à la fin des années soixante-dix, 27 % des
investissements japonais dans le monde se fixent dans
l'Asie du Sud-Est, soit presque 10 milliards de dollars 252. Le
Japon est ainsi le premier investisseur étranger en
Indonésie, en Thaïlande (où il contrôle 55 % des
investissements contre 7 % pour les États-Unis), en
Malaisie, à Singapour et aux Philippines. Le rôle des grandes
sociétés japonaises est ici déterminant, sans qu'il implique
pour autant un réel transfert de technologie : les flux
financiers qui en dérivent aboutissent à un contrôle de fait
des économies du Sud-Est asiatique, sans que celles-ci ne
risquent réellement de mettre en danger l'hégémonie
régionale des entrepreneurs japonais. Une division du travail
apparaît même clairement, affinant ainsi un véritable
aménagement de ce nouvel espace : l'électronique en
Malaisie, l'agro-alimentaire en Thaïlande, l'industrie lourde
en Indonésie, les services à Singapour.
Ce type d'évolution suscite bien des contradictions. Il
oppose d'abord nettement deux géométries politiques :
celle d'un État-nation japonais rigoureusement calqué sur
des règles du jeu universelles, assumant avec scrupule son
rôle d'imitateur et de client politique des États-Unis, à celle
d'un espace d'influence voire d'hégémonie japonaise, aux
contours imprécis, à l'institutionnalisation incertaine et
déviante, constitué à partir de ressources puisées dans la
société civile, et se cristallisant dans un ordre à la fois
économique et culturel. Cette première tension alimente à
terme les revendications d'émancipation politique du Japon
et donc de sortie de l'ordre de la dépendance, comme le
suggéraient déjà les débats qui avaient accompagné le
troisième renouvellement du traité nippo-américain en juin
1990. Il est significatif que cette révision – qui implique
également celle de la constitution et donc de l'ordre
politique interne – anime les esprits précisément dans les
jeunes générations et au sein des ministères économiques
253
.
En même temps pourtant, ce nouvel espace culturel qui
se forme ne se constitue pas en rupture avec le modèle
occidental. Si le Japon contrôle de mieux en mieux la
formation des élites du Sud-Est asiatique, les élites
japonaises continuent à fréquenter les universités
américaines; si la dynamique issue de la société civile
bouleverse les liens de clientèle tissés avec les États-Unis et
contribue à ébranler un système politique ouvertement en
crise et bénéficiant d'une très faible légitimation interne, les
mouvements de contestation n'opposent, à l'ordre politique
en place, aucun modèle de substitution. Dès lors, les
possibilités d'innovation tiennent davantage à l'évolution de
la dynamique externe, qu'à celle de la dynamique interne,
et sont plus fonction des effets d'entraînement des
processus de régionalisation que d'une capacité réelle de
dégagement de la tutelle occidentale. Autrement dit, le
changement se trouve réglé non pas sur la crise du système
international en son centre, mais sur les effets d'innovation
que les ordres régionaux créent à la périphérie de celui-ci.
De la même manière, l'accumulation des ressources
matérielles ne semble pas être, aujourd'hui comme hier, le
moteur de ces transformations, à l'inverse de ce
qu'affirment les développementalistes : la puissance
économique japonaise ne crée pas en soi les antidotes à un
processus d'occidentalisation et de dépendance politique
qu'elle peut, au contraire, amplifier. L'œuvre de rupture
semble se situer dans la construction d'espaces
dérogatoires à l'ordre international, très précisément dans
les conséquences en chaîne d'une régionalisation qui
ranime de fait des logiques culturelles et des solidarités
totalement autonomes des codes qui organisent la scène
internationale. La disparition du référent soviétique, qui
donnait autrefois à ces regroupements régionaux un sens
directement compatible avec le modèle dominant les
rapports internationaux, ne fait que renforcer un tel
processus.
Correspondant à une union d'États ou à l'hégémonie d'un
État, la prolifération de ces pôles régionaux tend ainsi à
avoir un effet restructurant, tempéré et limité cependant
par l'œuvre médiatrice de l'entité étatique. Tout semble
indiquer que la capacité de contrôle exercée par celle-ci
constitue la variable discriminante explicative des processus
d'innovation : l'intégration européenne, l'UMA, comme le
nouvel espace extrême-asiatique, voire le « monde
musulman » sont porteurs d'invention dans leur aptitude à
susciter des réseaux de solidarités transnationales, des
nouveaux modes d'identification et surtout des nouvelles
formes d'insertion dans le système international échappant
à la logique diplomatique traditionnelle.

Parallèlement, enfin, la régionalisation du monde couvre


la formation d'ensembles sub-étatiques ou transétatiques
destinés à résoudre les problèmes liés à l'existence des
minorités nationales et aux difficultés de faire coexister
celles-ci avec les principes du modèle stato-national. La
distinction fondatrice entre espace public et espace privé et
le postulat d'une allégeance citoyenne prioritaire supposent
que l'État ne connaisse que l'individu privé de toute identité
intermédiaire. C'est bien dans cet esprit que les minorités
nationales ont toujours été dépossédées de toute
personnalité internationale et que ne leur était jamais
reconnu le droit d'accéder, en tant que telles, à la scène
internationale ainsi qu'aux institutions qui la structuraient.
Pourtant, le jeu interétatique s'est très tôt révélé porteur
d'effets pervers. Les minorités sont bien souvent devenues
des acteurs internationaux de fait, à force notamment d'être
utilisées par les États comme instruments de leur rivalité.
L'évolution de la question kurde est de ce point de vue
particulièrement significative : en tant que particularisme
prenant conscience de lui-même, il heurte de plein fouet la
logique étatique et ne peut s'accomplir qu'en bousculant et
en remettant en cause le modèle stato-national dans la
région; sa formation et surtout son essor sont pour
beaucoup tributaires des manoeuvres politico-diplomatiques
initiées par les États de la région. Ainsi la diplomatie
soviétique a-t-elle soutenu la formation d'une identité kurde
et encouragé la proclamation en 1946 de la République
kurde de Mahabad, en vue notamment d'affaiblir les États
concernés et de s'y ménager une sphère d'influence. De la
même manière, mais plus tard, l'État iranien a soutenu
matériellement le mouvement kurde irakien de Barzani pour
prendre l'avantage dans le contentieux strictement stato-
national et frontalier qui l'opposait à l'Irak lors de l'affaire du
Chatt-al-Arab. En contrepartie, la réconciliation des deux
partenaires, à Alger en 1975, valut abandon par le Shah de
cette politique de soutien devenue soudainement
embarrassante. À son tour, l'État syrien lui-même, pourtant
menacé aussi par l'éveil du mouvement kurde, a plusieurs
fois prêté main-forte aux Kurdes turcs, pour faire pression
sur Ankara, et surtout aux Kurdes irakiens afin de vider la
querelle qui l'opposait à la tendance du Baath au pouvoir à
Bagdad. À son tour, l'État irakien ne s'est pas privé de
soutenir les Kurdes iraniens en rébellion contre la
République islamique, tandis que l'État turc, aux prises avec
sa propre minorité, a ouvert discrètement, dès 1978, sa
frontière aux peshmergas kurdes tout en se donnant aussi
les moyens d'intervenir militairement dans le Kurdistan
irakien pour y procéder à des « opérations de police254 ».
L'exemple kurde mérite d'être privilégié tant il accentue
les traits de la contradiction : menacés dans leur identité
même, les États-nations concernés sont amenés, par leur
propre logique, à participer activement à l'essor d'une
mobilisation qui conduit à leur négation. De façon plus
atténuée, le même phénomène accompagne le
développement de la plupart des mouvements identitaires
qui couvrent plusieurs États-nations : Tamouls de l'Inde et
du Sri-Lanka, Druzes de Syrie et du Liban, Azéris d'Iran et de
l'ex-URSS, Baloutches du Pakistan et d'Iran, jusques et y
compris Basques de France et d'Espagne. Dans chacun de
ces cas, un espace régional identitaire s'impose, au-delà des
États-nations, tout en étant avivé par le jeu de leurs propres
interactions.
Les minorités nationales isolées à l'intérieur d'un État ne
suscitent pas les mêmes contradictions, n'entraînant plus,
par définition, ce jeu étrangement suicidaire des Etats
concernés. Elles tendent néanmoins à s'insérer, elles aussi,
dans des actions diplomatiques et à transformer le jeu
international en producteur de légitimation identitaire :
minorités musulmanes aux Philippines, en Inde, dans l'ex-
URSS ou en Éthiopie, soutenues par la diplomatie voire
l'aide militaire des États musulmans qui ont besoin de
réactiver leur légitimation religieuse; minorités turques à
Chypre, puis en Europe orientale qui deviennent un enjeu du
débat politique à Ankara et donc sources de surenchère;
Tibétains appuyés par l'Inde en vue de faire
diplomatiquement contrepoids à la Chine; chrétiens libanais
encouragés par Bagdad au moment des accords de Taef, en
vue d'affaiblir la position du Baath syrien. Ainsi les États ne
fonctionnent-ils pas comme un club fermé protégeant ce
précieux monopole qui théoriquement devrait leur
permettre de contrôler à eux seuls la scène internationale :
leur action au sein de celle-ci les amène irrésistiblement à
participer à la construction d'espaces culturels régionaux
qui, à terme, tendent à les nier.
Cette dynamique ne répond pas seulement à un jeu
politico-diplomatique : elle se construit aussi à l'intérieur
des États, comme prolongement du fonctionnement interne
des systèmes politiques, et notamment des rivalités qui
s'aiguisent dans la quête du pouvoir. L'exemple kurde est, à
nouveau, significatif de l'évolution de l'État turc : plus
occidentalisée que ses voisins, plus intransigeante donc
dans ses visions jacobines et intégrationnistes, la Turquie
kémaliste a dû insensiblement évoluer vers la
reconnaissance de fait d'une personnalité kurde : la langue
kurde est admise comme élément d'une culture
subnationale; en même temps, les contacts pris au sommet
de l'État avec les responsables kurdes ne sont plus
clandestins; l'accueil massif de réfugiés kurdes à l'issue de
la guerre du Golfe et le rôle officiellement concédé aux
Nations unies en cette occasion valent déjà l'amorce d'une
internationalisation reconnue de la question du Kurdistan.
Significativement, une large part de l'initiative a été
assumée par le PSDP qui est, sur l'échiquier partisan,
l'héritier direct de l'orthodoxie kémaliste : c'est de ses rangs
que proviennent les huit députés kurdes qui ont participé en
octobre 1989 à la conférence de Paris sur la question kurde,
ce qui leur a valu certes, après coup, d'être expulsés de leur
parti; mais c'est aussi en vue de regagner des voix que le
parti kémaliste a décidé officiellement d'ouvrir ses listes aux
candidats kurdes lors des élections législatives d'octobre
1991, donc de remporter presque tous les sièges dans le
Sud-Est anatolien, mais aussi de préfigurer une
représentation kurde au Parlement d'Ankara. Parallèlement,
alternent en Irak une répression vive et des négociations
quasi officielles entre l'État et les représentants du
mouvement kurde. Ces tractations répondent clairement à
un jeu politique du prince en vue de maximiser ses chances
de rester au pouvoir : c'est dire que le jeu politique
intérieur, sous toutes ses formes, aboutit, au moins dans
certaines conjonctures, à des manifestations de
reconnaissance des minorités, peut-être précaires mais
suffisantes pour dessiner les contours d'un espace qui ne
peut plus s'effacer 255.
Le jeu étatique, dans ses fonctions internes comme dans
ses fonctions externes, contribue ainsi à l'émergence des
espaces culturels régionaux, au lieu de les contenir et de
décourager leur formation. Quelle que soit la rigueur du
modèle jacobin, explicitement présent dans tout modèle
d'État importé, les particularismes sont en fin de compte
confortés par des processus interactifs qui sont en même
temps partie prenante de la logique de l'État et source de
son extinction. D'autant que la crise de l'allégeance
citoyenne et le renforcement subséquent des identifications
communautaires entretiennent par le bas une dynamique
qui, de façon surprenante, est aussi activée depuis les
sommets. Si donc les glissements particularistes ne sont
initiés par les États que dans certaines conjonctures,
nationales ou internationales, et sujets à retournements,
voire à répressions à d'autres moments, tout concourt à
rendre indélébiles et irréversibles les effets de ces processus
d'éclatement. Tout se passe comme si l'ordre étatique était
engagé dans une logique d'entropie dont on peut pourtant
concevoir qu'elle est porteuse d'innovation : les espaces
culturels régionaux qui se dessinent ne sont pas seulement
la pure négation de l'idée d'État; à mesure qu'ils se
structurent, ils tendent aussi à se définir positivement, par
rapport aux espaces politiques existants, par rapport à la
scène internationale, par rapport aux autres espaces
culturels. Leur difficile territorialisation débouche ainsi sur
une autre innovation forcée : enlevant aux États le
monopole de l'action internationale, décentralisant celle-ci
vers l'individu et le groupe, ces nouveaux espaces
régionaux conduisent à reconstruire les modes d'articulation
de l'interne et de l'externe.

L'INTERNE ET L'EXTERNE : FIN D'UNE SÉGRÉGATION

L'innovation la plus marquante, à terme la plus porteuse


d'utopie, tient probablement à la réconciliation de l'interne
et de l'externe. Dans la théorie classique, dans la diplomatie
traditionnelle, dans la répartition affichée des rôles, l'ordre
interne était celui des individus, citoyens et sujets, tandis
que l'ordre externe était l'affaire des seuls États. La scène
internationale était un club fermé dont l'individu était
chassé. De ce point de vue, la décolonisation marquait bien
une rupture de souveraineté, mais affichait, en même
temps, une profonde continuité dans la théorie comme dans
la pratique : le principe de la succession d'État a été
fermement rappelé et revendiqué par les nouveaux Princes
de manière à bien mettre en relief l'effectivité de ce
postulat.
La rupture sur ce plan vient en revanche des effets en
chaîne du désordre international : la prolifération des
allégeances, l'activation des solidarités transnationales, la
déterritorialisation placent de plus en plus l'individu en
position d'arbitrage face aux identifications et aux
mobilisations multiples qui le sollicitent. La scène
internationale n'est dès lors plus l'espace gardé des acteurs
collectifs, encore moins des seuls États : elle se peuple
d'une infinité d'acteurs individuels et s'alimente de la
composition d'un nombre presque illimité de microdécisions.
Certes, les États n'abdiquent pas; certes les individus se
trouvent « recommunalisés » dans de nombreux agrégats
producteurs de socialisation et de solidarités nouvelles. Il
reste qu'en accédant à la responsabilité internationale,
l'individu bouleverse profondément l'ordre des affaires qui
lui étaient jusque-là pudiquement présentées comme «
étrangères ». Théoriquement, déjà, les conséquences sont
de taille : perdant son rôle de médiateur obligatoire entre
l'interne et l'externe, l'État abandonne une part importante
de sa légitimité et de ses fonctions; l'hypothèse même d'un
espace public ne peut que se ressentir de cette
transformation, alors que l'extension internationale des
espaces sociaux privés vient relativiser, de l'extérieur, l'idée
d'un intérêt national dont se nourrissait pourtant la théorie
classique des relations internationales.
En même temps, cette individualisation s'associe à une
recomposition et à une réactivation des espaces culturels
qui portent ombrage à l'autre face de l'État. La sphère
publique est cette fois mise à mal par la montée des
particularismes, par la substitution de l'identification
culturelle à l'orientation universaliste de la relation de
citoyenneté. Logique individuelle et logique culturelle
peuvent pourtant s'équilibrer harmonieusement, la première
en assouplissant les effets de la seconde et en lui offrant
une mobilité minimale. Les individus ne sont nullement
prisonniers d'identités pérennes dont la critique
sociologique a montré qu'elles n'existaient pas, en dehors
du moins des constructions idéologiques qu'elles inspirent.
À ce titre, la vision « primordialiste » des cultures et des
nations construit une affirmation de doctrine sur le constat
hâtif et mal maîtrisé du réveil des revivalismes religieux. On
doit pourtant admettre qu'une telle induction est abusive et
occulte l'effet de conjoncture, la logique d'aliénation
culturelle et le processus de mobilisation réactive qui
alimentent de tels mouvements. Si on effaçait ces derniers
paramètres, les référents culturels ne viendraient certes pas
à disparaître : enfin intégrés comme principes organisateurs
des cités extra-occidentales, ils seraient inévitablement
appelés à composer tant avec la logique individualiste
qu'avec la démultiplication des sollicitations issues de la
diversité croissante des flux transnationaux.
De nombreux travaux ont en effet montré que le calcul
individuel n'est incompatible avec aucune culture 256 :
l'hypothèse recevable et féconde d'une « culture
communautaire » n'exclut pas celle d'un individu actif et
stratège; elle distingue seulement un mode d'organisation
des rapports sociaux, une façon pour l'individu de donner
sens à son insertion dans la société urbaine, de penser et de
pratiquer sa sociabilité, de construire son rapport au groupe,
de se définir au sein des relations d'échange quelles qu'elles
soient. On peut ainsi dégager les grands axes d'une culture
communautaire dans laquelle l'espace politique se rapporte
au groupe plutôt qu'à un centre gouvernemental fixe, le
pouvoir à une conception de l'autorité incluse dans les
rouages de la communauté plutôt qu'à un système abstrait
de délégations, l'économique à un ensemble de pratiques «
encastrées » dans la structure sociale plutôt qu'à un
positionnement individuel sur le marché. Tous ces éléments
qualifient ce que peut – ou ce que pourrait – être un mode
communautaire d'innovation sociale dans la définition de
l'obéissance civile, dans celles des institutions, du système
normatif ou des transformations économiques. S'ils
construisent différemment le rôle de l'individu, ils ne
l'effacent pas pour autant. S'ils tendent à nier
l'individualisme, ils ne contredisent nullement la pertinence
de l'action individuelle.
Dès lors, la simultanéité entre l'ascension de l'individu sur
la scène internationale et la profusion des particularismes
n'engendre aucune contradiction majeure. Elle peut être au
contraire porteuse d'innovation, pour peu du moins que
l'affirmation des identités culturelles cesse d'avoir
prioritairement une orientation tribunitienne. Tant qu'elle se
limite à mobiliser contre une hégémonie qui cristallise
toutes les frustrations, l'identification culturelle militante n'a
certes aucune chance de produire des utopies nouvelles et
d'être facteur de changement, comme le suggère la grande
pauvreté des programmes nationaux et internationaux
élaborés par les mouvements revivalistes partout où ils se
développent. Si en revanche elle devient le fondement d'un
réaménagement des espaces politiques, la reconstruction
des identités peut tirer profit de l'activation de la
responsabilité internationale de l'individu. Face à la fragilité
croissante des cadres territoriaux, aux incertitudes qui
affaiblissent l'État importé, à la remise en cause du principe
même de nationalité abusivement tenu pour universel,
l'autonomie concédée à l'individu offre à celui-ci les moyens
de construire lui-même sa propre identité, de trancher entre
les différentes références qui le sollicitent, de répartir son
action entre les diverses allégeances qui l'appellent.
Cette perspective de l'arbitrage ne concerne pas
seulement un futur incertain : elle est déjà en oeuvre dans
plus d'une région du monde où l'accumulation de différents
niveaux d'allégeance ne peut que conduire l'individu à
choisir, même si ce choix est encore restreint par
l'ensemble des contraintes liées aux rapports de
dépendance. La formation des nouvelles républiques d'Asie
centrale s'opère dans un contexte de pressions croisées où
l'individu se trouve en même temps sollicité par la
reconduction du cadre stato-national ancien dont l'artifice
est discrètement amendé sous l'effet de cinquante ans
d'histoire commune, par la mobilisation panislamiste, par la
référence persane et par l'appel du panturquisme : histoire
politique, religion et langues se disputent les fidélités là où,
en fin de compte, seul le choix individuel peut trancher 257.
Que dire, de même, de la Corne de l'Afrique, entre le monde
arabe et le monde africain, le monde musulman et le monde
chrétien? De l'Afrique sahélienne entre l'identification au dar
al islam et l'identification à une culture et des réseaux qui
trouvent leurs racines ou leurs ramifications jusque sur le
littoral du golfe de Guinée? Des Haoussa, entre les liens
confrériques, les allégeances anciennes au sultanat et les
voies d'accès et de circulation vers le delta du Niger? Parce
que les cartes des cultures ne sont jamais figées et que les
identités ne sont nullement innées, parce que les
identifications potentielles sont heureusement toujours
multiples, l'individu tire, en fin de compte, de sa
transnationalité croissante les moyens de se choisir et de
faire bouger 258.
Il acquiert aussi la possibilité d'intégrer de plus en plus
d'événements dits « étrangers » dans la construction de ses
choix politiques et de ses réseaux d'identification. De façon
inattendue, la guerre du Golfe a été un facteur de
rapprochement entre la communauté hindoue et la
communauté musulmane indiennes dans leur hostilité
partagée à l'intervention américaine. L'aggravation du
conflit entre Azéris et Arméniens, à propos notamment du
Nagorny-Karabakh, ainsi que sa visibilité médiatique ont
contribué récemment à transformer les conditions de la
mobilisation politique en Turquie, à donner une prime aux
appels panturquistes et anti-occidentaux et à nourrir les
débats à l'intérieur de la classe politique, bouleversant, par
là même les stratégies diplomatiques élaborées au sommet
de l'État en vue de se rapprocher de la Communauté
européenne. La révision des alliances dans le subcontinent
indien a une traduction sociale évidente dès lors que le
relâchement des liens entre le Pakistan et les États-Unis, le
rapprochement entre ceux-ci et l'Union indienne sont
inévitablement compris et reçus comme une source de
simplification dangereuse du conflit du Cashemire qui
devient ainsi l'expression exclusive d'un affrontement entre
le monde de l'islam et ses adversaires.
Ce sont là autant d'effets de composition de données
internes et de données externes qui ont tous pour propriété
commune de prendre forme grâce à la médiation opérée par
les acteurs sociaux. De tels processus contribuent à
structurer les comportements politiques des individus, à
compléter leur socialisation, à orienter leurs identifications.
En même temps, ils limitent ou contrarient l'omnipotence
des États dans l'élaboration des politiques étrangères et
substituent surtout de plus en plus l'acuité des alignements
transnationaux au rôle socialisateur de l'État ou au discours
sur l'intérêt national. Dès lors, la confusion croissante de
l'interne et de l'externe conduit clairement à un
affaiblissement de la logique de l'État, libérant d'autant des
sources nouvelles de changement.
Le désordre international est ainsi créateur et ne se limite
nullement aux seuls effets d'entropie. Pour autant, il n'est
pas seulement ni nécessairement facteur d'innovation.
Celle-ci n'est sensible que si quatre conditions sont réunies :
que les facteurs de résistance ne prévalent pas, que les
éléments de changement ne soient pas principalement
manipulés à des fins contestataires, que les sources
d'incohérence ne l'emportent pas et surtout que la logique
de la dépendance ne neutralise pas les processus de
transformation.
Il est certain que les élites d'État ne sont pas privées de
moyens de résister. Disposant d'instruments de coercition et
trouvant dans leur rôle d'importateur les ressources
capables de faire face aux risques de bouleversement, elles
retirent aussi de leur position de clientèle l'assurance de
bénéficier, aux moments critiques, de la bienveillance de la
communauté internationale : même en conflit ouvert avec
l'Occident, Saddam Hussein s'est vu offrir par celui-ci des
chances sérieuses de sauver le statu quo face à la menace
que le mouvement kurde représentait pour l'ordre
international. Il reste que ce biais nourrit une double
inflation, d'appels à l'extérieur et de pratiques autoritaires,
qui risque d'accentuer la délégitimation dont souffre l'État
importé.
La logique contestataire est elle-même source de blocage.
La vaste récupération tribunitienne de tous les modes
contemporains de contournement de l'État contribue
inévitablement à empêcher toute innovation. D'abord parce
que ceux qui l'entreprennent s'y complaisent et tirent leur
efficacité du flou programmatique qu'ils entretiennent.
Ensuite parce qu'aucune mobilisation n'aurait ni la même
vertu unanimiste ni la même intensité si la promotion des
identités culturelles ne s'accompagnait pas d'un
particularisme frileux et d'une tendance à l'exclusive qui
paralysent leurs effets novateurs.
Les risques d'entropie ne sont pas non plus négligeables.
Avant d'être novateur, le désordre crée une situation
d'anomie que toutes les sociologies s'accordent à concevoir
comme facteur de conflit. La crise de l'universalité a été
jusqu'à présent davantage porteuse de tensions et de
violences que d'invention de modèles nouveaux. Cet état de
fait est d'autant plus considérable que l'anomie conduit le
plus souvent les individus à construire leur identification de
manière négative, en répondant à des processus de
mobilisation qui les opposent à d'autres collectivités :
cortèges hindouistes contre cortèges musulmans,
manifestations islamistes contre les États-Unis ou
l'Occident, mouvements gagaouzes contre les Moldaves ou
arméniens contre Turcs et Azéris... En outre, l'un des enjeux
majeurs que suscite la remise en cause du modèle étatique
tient précisément au monopole que l'État entendait exercer
sur l'usage de la violence légitime : l'effet le plus immédiat
du désordre international se cristallise ainsi dans une très
forte dissémination de ce type de violence, dont les
mouvements terroristes sont l'illustration la plus saisissante.
Tous ces changements s'apprécient enfin dans un
contexte de pouvoir qui ne s'abolit pas par décret, pas
même sous la pression de volontés individuelles ou
collectives. Parce que la dépendance ne relève ni du
complot ni de l'effet de conjoncture, mais bien d'une
propriété du système international et d'un mode de
répartition des ressources, il serait naïf de penser que la
contestation de cet ordre puisse inévitablement conduire à
son dépassement. En réalité, l'élément le plus contraignant
de la logique de dépendance tient à ce qu'elle est la source
principale de l'ordre international et qu'elle contribue donc à
rejeter dans l'univers de la contestation tout ce qui pourrait
la remettre en cause. Figer dans le jeu contestataire tout ce
qui résiste constitue probablement l'un des moyens les plus
sûrs de se pérenniser.
CONCLUSION
La dépendance prend corps dans la culture, dans
l'imitation et dans l'image. Son étonnante capacité
symbolique surclasse l'effet des infrastructures, des
pesanteurs diplomatiques et même des contraintes
militaires. Sur la scène internationale, comme dans les
microsociétés, le poids du conformisme, la pression du
contrôle social, la suprématie du modèle dominant ont pu
paraître efficaces et durables. Sans conduire à l'abandon de
la coercition, la dépendance culturelle s'est imposée comme
le principe le plus prometteur de l'unification du monde :
elle est sans conteste le fondement le plus clair de ce qu'on
a nommé significativement l' « ordre international ».
En contrepartie, le réveil des cultures périphériques s'est
vite imposé comme instrument de dénonciation des
hégémonies, comme l' « arme du pauvre », voire l'ultime
ressource des collectivités rejetées aux marges du système
international. Emblèmes de résistance, facteurs de
mobilisation et moyens de reconquérir identité et
souveraineté, les revivalismes culturels ont accompli sur la
scène internationale une double fonction de réintégration
des individus dans des ensembles transnationaux souvent
fort vastes et de reconstitution de particularismes qui
semblent proliférer à l'infini. Princes et leaders de la
contestation ont rapidement compris, en Afrique, en Asie ou
même en Europe orientale, le parti qu'ils pouvaient tirer de
tels usages, mais aussi les menaces et les incertitudes qui
pouvaient en dériver. Politiques dans leur capacité et dans
leur finalité, les cultures sont ainsi devenues politiques dans
le rythme de leur réveil et de leurs confrontations, politiques
dans leur essence même.
Aussi la dépendance et sa contestation renvoient-elles
aujourd'hui à une curieuse opposition de stratégies : diffuser
sa propre culture pour mieux dominer les autres, faire ainsi
de son particularisme l'expression de l'universel; importer
des éléments de la culture dominante pour se donner les
moyens de gouverner plus sûrement des collectivités qui
leur sont pourtant étrangères; placer dans la quête
identitaire et ses aléas l'essentiel d'une stratégie de
contestation en même temps nationale et internationale.
Autant dire qu'à force d'être sollicitées, voire manipulées à
des fins politiques, pour gouverner ou pour s'opposer, les
identités s'imposent paradoxalement de plus en plus
comme des instruments de l'action politique. Ainsi, il se
confirme que, loin d'être pérennes ou figées, ces identités
sont par essence mobiles, multiples, évoluant et se
transformant au gré des enjeux et des situations, mais aussi
en fonction des initiatives prises par les acteurs politiques
qui en font un élément décisif de leur stratégie et de leur
rivalité.
Dans ces conditions, la dépendance culturelle ne saurait
renvoyer à la vision simple – ou simpliste – d'une opposition
entre dominants et dominés. Elle tient d'abord à la
composition d'actions fort complexes qui conduisent nombre
d'individus et de groupes à trouver dans l'importation des
modèles occidentaux des avantages multiples qu'on ne
saurait réduire à un seul calcul cynique. Le processus est
d'autant plus considérable et probablement plus durable
que nombre de ces acteurs jouent, dans la répétition de ces
pratiques, l'essentiel de leur chance de survie et y trouvent
bien souvent leur seul espoir d'efficacité politique.
Par ailleurs, si l'on peut situer la culture dominante dans
l'énonciation universaliste que le modèle étatique occidental
donne de lui-même, il est évidemment illusoire de vouloir
dresser la liste des cultures dominées. Créées dans un
espace de confrontation politique, mobiles, diverses, elles
reflètent, dans leur instabilité, l'inanité des thèses
essentialistes qui en font les sujets de l'histoire. Il semble
surtout clair que, derrière la formule facile de « cultures
dominées », se dissimulent d'abord des systèmes de sens,
perpétuellement reconstruits, qui se forgent à la confluence
d'attentes nourries par des acteurs sociaux en situation
d'aliénation et de frustration, et de tentatives déployées par
des professionnels de la contestation qui espèrent y trouver
leur compte.
On est ici au cœur de deux contradictions majeures.
L'occidentalisation forcée est en même temps génératrice
d'ordre et d'entropie : elle impose des règles universelles
sans pouvoir imposer leur effectivité; elle énonce une
unification des mondes sans pouvoir réaliser une unification
des sens. Il est pourtant dangereux de confondre cette
entropie avec l'affirmation organisée de contre-modèles :
cet ordre chancelant mobilise contre lui des références
culturelles qui servent d'emblèmes et non pas de substitut.
Les chances d'innovation trouvent ainsi leurs limites dans
cette curieuse opposition entre une « culture de
gouvernement » et des mobilisations identitaires qui usent
leurs ressources dans l'inévitable recours à des stratégies
réactives.
Il est par exemple très imprudent de soutenir que
l'opposition entre culture occidentale et culture islamique
conditionne l'insertion du monde musulman au sein de
l'ordre international. La formule peut certes évoquer les
inadéquations de sens qui affectent les modèles politiques
occidentaux lorsqu'on tente de les transposer de force dans
cette région du monde. En revanche, l'idée d'opposition est
illusoire : au lieu d'un affrontement de deux cultures, on voit
se dessiner et proliférer de multiples entreprises politiques
mobilisant des symboles culturels puisés dans le répertoire
de l'islam afin de fédérer les mécontentements sous la
bannière du rejet du modèle occidental. L'entropie offre des
chances à la contestation : elle n'ouvre à l'innovation que
d'étroits sentiers.
Dans ces conditions, le culturalisme peut apporter le
meilleur et le pire, tant à l'analyse qu'à la pratique. En
montrant la diversité des systèmes de sens, en critiquant
les postulats universalistes, en évaluant les effets de la
diffusion des modèles, il a fait accomplir des progrès
énormes à la connaissance, notamment de la scène
internationale. En réifiant et en figeant les cultures, en
forçant leurs traits jusqu'à les installer dans des ghettos, en
poussant le relativisme jusqu'à l'absurde, il a pu substituer à
un universalisme naïf la vision d'un ordre international par
définition impossible, condamnant tout un chacun à choisir
entre la domination et le désordre, entre l'uniformité du
modèle occidental et l'éclatement infini des cultures.
Une analyse culturelle « revisitée » et émancipée de telles
simplifications peut permettre de penser les rapports inter-
culturels en d'autres termes. Ceux-ci peuvent en effet avoir
une signification toute différente dès lors qu'ils ne sont plus
dominés par la dialectique de l'importation et de la
résistance, de la négation de la différence et de l'exclusion.
La scène internationale comme l'ensemble des sociétés qui
la composent sont de facto multiculturelles, comme les
théories de la communication sociale en avaient déjà eu
l'intuition naguère. Cette multiculturalité n'a pas aboli les
cultures : au contraire, elle a appelé à une dédramatisation
de la différence. L'enjeu qui se profile, à partir de cette
observation, tient à l'institutionnalisation de cette pluralité,
à l'échelle des rapports mondiaux, comme à celle des
rapports nationaux. Un tel enjeu suppose la reconstruction
de bien des catégories qui nous sont familières, et engage
notamment un débat sur la transformation que l'Histoire fait
subir aux concepts d'État, de nation ou de territoire; c'est
dans ce débat que s'inscrit l'avenir de cette universalisation
manquée, et que résident surtout les chances d'innovations
futures.
NOTES

CHAPITRE PREMIER (pp. 17-67)


1 Parmi une abondante littérature, on peut citer : PREBISCH (R.), The
Economic Development of LatinAmerica and its principal problems. KAY (D.),
Dependant Development : the alliance of multinational State and local
capitalism in Brazil, Princeton, Princeton University Press, 1979. CARDOSO (F.),
FALETTO (E.), Dependency and Development in LatinAmerica, Berkeley,
University of California Press, 1979. AMIN (S.), Impérialisme et sous-
développement en Afrique, Paris, Anthropos, 1988.
2 LÉNINE (V.I.), L'Impérialisme, stade suprême du capitalisme, Paris, Editions
Sociales, 1975.
3 LUXEMBURG (R.), L'Accumulation du capital, Paris, Maspero, 1976.
4 CARDOSO (F.), Politique et développement dans les sociétés dépendantes,
Paris, Anthropos, 1971.
5 MORGENTHAU (H.), Politics Among Nations : the struggle for power and
peace, New York, Knopf, 1948.
6 ARON (R.), Paix et guerre entre les nations, Paris, Calmann-Lévy, 1962.
7 Cf. SMITH (W.), European imperialism in the nineteenth and twentieth
centuries, Chicago, Nelson, 1982, pp. 78 sq. WESSELING (H.L.), ed. Expansion
and reaction, Leiden, Leiden University Press, 1978.
8 TILLY (C.), « War-making and State-making as organized crime », rapp
multig, Université du Michigan, 1982. RASLER (K.), THOMPSON (W.R.), War and
State-making, Boston, Unwin Hyman, 1990.
9 SCHUMPETER (J.), Impérialisme et classes sociales, Paris, Éditions de Minuit,
1972.
10 GALTUNG (J.), « A Structural Theory of Imperialism », Journal of Peace
Research, vol. 8, n° 2, 1971, pp. 81-117.
11 CALLAGHY (T.), « The State as Lame Leviathan : the Patrimonial
Administrative State in Africa », in ERGAS (Z.), ed., The African State in
Transition, Basingstoke, MacMillan, 1987, pp. 87-116.
12 On peut se référer à quelques publications récentes : SAND-BROOK (R.),
The Politics of Africa's Economic Stagnation, Cambridge, Cambridge University
Press, 1985; MÉDARD (J.F.), « L'Etat néo-patrimonial », in MÉDARD (J.F.), États
d'Afrique Noire, Paris, Karthala, 1992.
13 Comme le révèle l'essor d'une littérature abondante sur l'ethnisme, le
particularisme et la segmentarité : HOROWITZ (D.L.), Ethnies groups on conflict,
Berkeley, University of California Press, 1985. VAIL (L.), ed., The Creation of
Tribalism in Southern Africa, Londres, J. Currey, 1989. AMSELLE (J.L.), MBOKOLO
(E.), Au cœur de l'ethnie : ethnie, tribalisme et État en Afrique, Paris, La
Découverte, 1985. CHRÉTIEN (J.P.), PRUNIER (G.), Les ethnies ont une histoire,
Paris Karthala, 1989.
14 Cf. THÉOBALD (R.), Corruption Development and Underdevelopment,
Londres, MacMillan, 1990.
15 MOORE (C.H.), « Clientelist ideology and political change: fictitious
networks in Egypt and Tunisia », in GELLNER (E.), WATERBURY (J.), ed. Patrons
and clients in Mediterranean Societies, Londres, Duckworth 1977, pp. 271 sq.
MILLER (W.G.), « The Dowreh and iranian politics », Middle East Journal, 23, 2,
spring 1969, pp. 159-167.
16 FIELD (M.), The Merchants : the big business families of Saudi Arabia and
the Gulf States, Woodstock, Overlook Press, 1985.
17 BANFIELD (E.), The Moral Basis of a backward society, New York, Free Press,
1958.
18 Cf. notamment, CHAZAN (N.), « Patterns of Sate Society incorportation and
disengagement in Africa », in ROTCHILD (D.), CHAZAN (N.), ed., The Precarious
Balance : State and Society in Africa, Boulder Westview Press, 1988, pp. 121-148
et LEMARCHAND (R.), « The State, the parallel economy and the changing
structure systems », op. cit., pp. 149-170.
19 Enquête sur le terrain, août-septembre 1987. Republic of Zimbabwe,
Quarterly Digest of Statisties, Harare, 1985.
20 Cf notamment, LUBECK (P.), The African Bourgeoisie, Boulder, Lynnier
Rienne, 1987.
21 FRANK (A.G.), Le développement du sous-développement, Paris, Maspero,
1970.
22 CARDOSO (F.), « Associated dépendant development : Theoretical and
practical implications », in STEPAN (A.), ed. Authoritarian Brazil, New Haven, Yale
University Press, 1973.
23 GILPIN (R.), War and Change in world Politics, Cambridge, Cambridge
University Press, 1973.
24 O'DONNELL (G.), Modernization and bureaucratic authoritarianism: studies
in South-American Politics, Berkeley, University of California Press, 1973.
25 HOBSBAWM (E.), Les Primitifs de la révolte, Paris, Fayard, 1966.
26 Cf. notamment WADE (R.), Governing the Market Economy. Theory and the
Role of Government in eastAsian industrialization, Princeton, Princeton
University Press, 1990.
27 ADDA (J.), SMOUTS (M.C.), La France face au Sud, Paris Karthala, 1989, p.
284.
28 Pour reprendre la définition classique de MÉDARD (J.F.), « Le rapport de
clientèle : du phénomène social à l'analyse politique », in Revue française de
science politique, février 1976, p. 103.
29 Cf. à ce sujet SMITH (S.), « L'Afrique poubelle », l'État du monde, 1989, p.
117.
30 Sur les effets du changement de patronage, dans le cas de la Somalie, cf
COMPAGNON (D.), « Somalie, de l'État en formation à l'État en pointillé », in
MÉDARD (J.F.), op. cit., pp. 205-240. LAI-TIN (D.), SAMATAR (S.), Somalia: Nation
in Search of a State, Boulder, Gower, 1987.
31 PAHLAVI (M.R.), Réponse à l'Histoire, Paris, Albin Michel, 1979, pp. 242-247.
32 BEBLAWI (H.), LUCIANI (G), ed., The Rentier State, Londres, Croom Helm,
1987, p. 11.
33 NAJMABADI (A.), « Depoliticisation of a Rentier State : The Case of Pahlavi
Iran », in BEBLAWI (H.), LUCIANI (G.), ed., op. cit., pp. 213 sq.
34 Ibid., pp. 216-218. MAHDAVY (H.), « The Patterns and Problems of
Economie Rent in Rentier States : the case of Iran », in COOK (M.A.), ed., Studies
in the Economic history of Middle East, Londres, Oxford University Press, 1970,
pp. 429-467 et AL-KUWAIRI (Ali K.), Oil Revenues in the Gulf Emirates, Boulder
Westview, 1978.
35 Les chiffres sont ceux du PNUD, Rapport Mondial sur le développement
humain, Nations unies, 1991, pp. 138 sq.
36 BEAUGE (G.), ROUSSILLON (A.), Le Migrant et son double, Paris, Publisud,
1988.
37 LEVEAU (R.), « État, société et rente pétrolière au Moyen-Orient », in Droit,
institutions et systèmes politiques, Paris, PUF, 1987, p.670.
38 FLORY (M.), MANTRAN (R.) et al., Les Régimes politiques arabes, Paris, PUF,
p.497.
39 GOOD (R.), « The Congo Crisis : a study of post-colonial politics » in MARTIN
(L.W.), Neutralism and non-alignement, New York, Praeger, 1962, p. 49.
40 STRANGE (S.), States and Markets, New York, Blackwell, 1988.
41 ROSENAU (J.), Turbulence in World Politics : A theory of Change and
Continuity, Princeton, Princeton University Press, 1990.
42 BULL (H.), Anarchical Society, New York, Columbia University Press, 1977.
43 Cf. KATZ (E.), WEDELL (G.), Broad casting in the Third World : promise and
performance, Cambridge, Harvard University Press, 1977.
44 Le Monde, 10 avril 1991.
45 PISCATORI (J.), Islam in a world of Nation-States, Londres, Cambridge
University Press, 1986, p. 55.
46 Ibid., p. 50.
47 Herald Tribune, 3 décembre 1990.
48 CONSTANTIN (F.), « Les relations internationales », in COULON (C.), MARTIN
(D.C.), Les Afriques politiques, Paris, La Découverte, 1991, pp. 237 sq.
49 Défis au Sud, Rapport de la Commission Sud, Paris, Économica, 1990, p.
73.
50 ADDA (J.), SMOUTS (M.-C.), op. cit.., p. 275.
51 Ibid, pp. 275-276.
52 Selon les propos cités, ibid, p. 277.
53 Le Monde, 5 et 7 décembre 1990.
54 CAMAU (M.), La Tunisie, Paris, PUF, 1989, pp. 85 sq.
55 CAMAU (M.), op. cit., p. 78.
56 BADUEL (P.R.), Maghreb: état des lieux, Aix, IREMAM, 1989, p. 13.

CHAPITRE II (pp. 69-126)


57 EHRENBERG (V.), L'État grec, Paris, Maspero, 1976, pp. 42 et 131.
58 BELL (D.), The End of ideology, Glencoe, Free Press, 1960, FUKUYAMA (F.),
La Fin de l'histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1992.
59 DURKHEIM (E.), Les Formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, PUF,
1968, p. 599.
60 DURKHEIM (E.), De la division du travail social, Paris, PUF, 1973, p. 274.
61 Comme le suggère PARSONS (T.), Sociétés, Paris, Dunod, 1973, p. 148.
62 WEBER (M.), L'Éthique Protestante et l'esprit du capitalisme, Paris, Plon,
1964, p. 23.
63 DURKHEIM (E.), Les Formes... op. cit., p. 598.
64 ALMOND (G.), VERBA (S.), The Civic Culture: Political attitudes and
Democracy in Five nations, Boston, Little Brown, 1963 et ALMOND (G.), VERBA
(S.), ed., The Civic Culture revisited, Boston, Little Brown, 1980. Sur tout ce
débat, cf. BADIE (B.), Culture et politique, Paris, Economica, 1986.
65 ECKSTEIN (H.), Division and cohesion in democracy. A Study of Norway,
Princeton, Princeton University Press, 1966.
66 Sur ce débat, cf BADIE (B.), Le Développement politique, Paris, Economica,
1988.
67 VATKIOTIS (P.J.), Nasser and his generation, Londres, Croom Helm, 1978.
68 Cf. HARDIN (R.), « Hobbessian Political Order », Political Theory, vol. 19, n°
2, mai 1991.
69 HOBBES (T.), Léviathan, Paris, Sirey, 1971, p. 173.
70 Ibid., p. 177.
71 Ibid., p. 178.
72 Sur ces questions, cf BADIE (B.), Les Deux États, Paris, Fayard, 1987, pp.
133 sq.
73 Cf. notament GAUDEMET (J.), Les Communautés familiales, Paris, M.
Rivière, 1963 et BADIE (B.), « Communauté, individualisme et culture », in
BIRNBAUM (P.), LECA (J.), Sur l'individualisme, Paris, PFNSP, 1986, pp. 114 sq.
74 HOBBES (T.), op. cit., p. 175.
75 Cf. BAALI (F.), Society, state and urbanism, Albany, State University of New
York Press, 1988.
76 GEERTZ (C.), Meaning and order in Moroccan Society, Cambridge,
Cambridge University Press, 1979. GELLNER (E.), Saints of the Atlas, Londres,
Weidenfeld and Nicholson, 1969.
77 Cf. CHEVRIER (Y.), « L'Etat en Chine : paradoxes et polarités », Rapport pour
le 3e Congrès de l'AFSP, Bordeaux, octobre 1988, 25 p. (à paraître, sous la
direction de J.F. BAYART). CHEVRIER (Y.), Modernization in China. Historical trends
and recent developments, Londres, Hurst, 1992.
78 art. cit., pp. 8-11.
79 FAKKAR (R.), Reflets de la sociologie pré-marxiste dans le monde arabe,
Paris, Geuthner, 1974, pp. 82 sq. ALGAR (H.), « An Introduction to the history of
Freemasonry in Iran », Middle East Studies, 6, 1978, pp. 276-279.
80 GERNET (J.), Le Monde chinois, Paris, A. Colin, 1972, pp. 517 sq.
81 Sur Yan-Fu, cf. SCHWARTZ (B.), In search of wealth and Power, Yen-Fu and
the West, Cambridge, Harvard University Press, 1964. Sur Chen-Duxiu, FEIGON
(L.N.), Chen Duxiu, Princeton, Princeton University Press, 1983.
82 ALLIES (P.), L'Invention du territoire, Grenoble, Presses universitaires de
Grenoble, 1980. JACOBSON (J.R.), The Territorial rights of nations and peoples,
Lewinston, Edwin Mellen Press 1989. ASIWAJU (A.I.), éd., Partitioned Africans.
Ethnic relations across Africa's international boundaries, Londres, Hurst, 1985.
BADUEL (P.R.), (dir.), Le monde musulman à l'épreuve de la frontière, Aix,
Edisud, 1988.
83 MAC FARLANE (A.), The Origins of English individualism, Cambridge,
Cambridge University Press, 1978.
84 ELIAS (N.), La Dynamique de l'Occident, Paris, Calmann-Lévy, 1975.
85 HYDEN (G.), No shorcuts to Progress : African Development Management in
Perspective, Londres, Heneman, 1983. SHAW (M.), Title to territory in Africa,
Oxford, Clarendon Press, 1986.
86 MEYER (E.), « La crise sri-lankaise : enjeux territoriaux et enjeux
symboliques », Herodote, n° 49, avril-juin 1988, pp. 57 sq.
87 . MEYER (E.) « Cingalais et Tamouls en Asie du Sud », in BERNARD (J.A.) et
al., Inde: l'un et le multiple, Paris, CHEAM, 1986, p. 160.
88 YAPP (M.E.), The Making of the Modern Near East, 1792-1923, Londres,
Longman, 1987, pp. 126 sq.
89 Cf. FLORY (M.), Annuaire français de droit international, 1975, p.253.
90 Cf. CLAUDOT-HEWOD (H.), « Des États-nations contre un peuple, le cas des
Touaregs », Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée, 44, 1987, pp.
48-63.
91 BOURGEOT (A.), « L'identité touareg : de l'aristocratie à la révolution »,
Études rurales, décembre 1990, pp. 129-162.
92 PISCATORI (J.), op. cit., p. 84.
93 Ibid., pp. 87-88.
94 cf. HEESTERMAN (J.C.), The inner conflict of tradition, Chicago, The
university of Chicago Press, pp. 175-182 et 21-24.
95 GONDA (J.), L'Hindouisme récent, Paris, Payot, 1965, pp. 360 sq. JAFFRELOT
(C.), Des nationalistes en quête d'une nation. Les partis nationalistes hindous au
XXe siècle, thèse de doctorat en science politique, Paris, IEP, 1991.
96 CRAWFORD (S.), Ram Mohan Roy, Social, political and religious reforms in
19th Century India, New York, Pargon House, 1987.
97 OSBORNE (M.), Before Kampuchea : Preludes to Tragedy, Sydney, 1979, pp.
165-166.
98 Cf. ANDRÉ-VINCENT (Ph.), « Le dialogue Las Casas-Vitoria : deux
interprétations nouvelles du droit des gens », in CHARNAY (J.-P.) (dir.) De la
dégradation du droit des gens dans le monde contemporain, Paris, Anthropos,
1981, p. 42 VILLEY (M.), La Formation de la pensée juridique moderne, Paris,
Montchrestien, 1975.
99 Cf. les points de vue opposés de NORTHROP (F.S.C.), The Meeting of East
and West, New York, 1972 et BOZEMAN (A.), The Future of Law in a multinational
World, Princeton, Princeton University Press, 1975.
100 GERNET (J.), Le Monde chinois, Paris, A. Colin, 1972, pp. 177 sq. et pp. 250
sq.
101 YAPP (M.E.), op. cit., pp. 44-46.
102 GERNET (J.), op. cit., pp. 416 sq.
103 Ibid., pp. 451 sq., 477 sq., 502 sq.
104 GIDDENS (A.), The Nation Sate and Violence, Cambridge, Polity Press,
1985.
105 MIGDAL (J.), Strong Societies and Weak States: State-Society relations and
capabilities in the third World, Princeton, Princeton University Press, 1988.
106 MAYALL (J.), Nationalism and international society, Cambridge, Cambridge
University Press, 1990, pp. 121 sq.
107 JACKSON (R.), «Négative Sovereignty in Sub Saharian Africa », in Review
of International Studies, vol. 12, octobre 1986, pp. 247-264; « Quasi States, dual
régimes and neo-classical théories », in International organizations, 41, automne
1987, pp. 519-550 ; Quasi States : Sovereignty International Relations and the
Third World, Cambridge, Cambridge University Press, 1990.
108 Cf. LEWIS (I.M.), « The Ogaden and the fragility of Somali segmentary
nationalism », in African Affairs, 88, oct. 1989, pp. 573-579. GASCON (A.), « Les
mouvements armés dans la Corne de l'Afrique et au Soudan : l'éclatement des
États centraux », in Etudes Polémologiques, 51, 1989, pp. 61-78.
109 Interview de Me Lahidji, par Patricia Pic-Sernaglia, 27 octobre 1990.
110 EVANS-PRITCHARD (E.E.), Les Nuer, Paris, Gallimard, 1968 et LEACH (E.),
Les Systèmes politiques des hautes terres de Birmanie. Paris. Maspero, 1972.
CHAPITRE III (pp. 127-176)
111 Sur la modernisation de l'Empire ottoman, on peut se référer à POLK
(W.R.), CHAMBERS (R.L.), ed., The Beginnings of modernization in the Middle
East, Chicago, University of Chicago Press, 1968. LEWIS (B.), The emergence of
Modern Turkey, Londres, Oxford University Press, 1961. SZYLIOWICZ (J.S.),
Education and modernization in the Middle East, Ithaca, 1973. BAILY (F.E.),
British Policy and the Turkish reform movement, Cambridge, Harvard University
Press, 1962.
112 FARMAN-FARMAYAN (H.) « The forces of modernization in 19th Century
Iran : a historical Survey » in POLK (W.R.), CHAMBERS (R.L.), ed., op. cit.
ARASTEH (R.). Education and Social Awakening in Iran, Leiden 1962.
MILLSPAUGH (A.C.), American in Persia, Washington, 1946. RICHARD (Y.), Entre
l'Iran et l'Occident, Paris, éditions de la M.S.H., 1989.
113 Cf. AGNOUCHE (A.), Histoire politique du Maroc, Casablanca, Afrique-
Orient, 1987, pp. 307 sq.
114 Cf. YAPP (M.E.), op. cit., p. 181.
115 Cf. COHEN (E.), « Thailand, Burma and Laos. An outline of the
Comparative Social dynamics of three Theravada Buddhist Societies in the
modern era », in EISENDTADT (S.), ed., Patterns of Modernity, Londres, Pinter,
1987, pp. 192-216.
116 Ibid., pp. 200-201 et SARKISYANG (E.), Buddhist Background to the
Burmese Revolution, La Haye, M. Nijhoff, 1965, pp. 95-110.
117 Cf. UMEGAKI (M.), After the restoration. The beginnings of Japan modern
state, New York, New York University Press, 1988. AKAMATSU (P.), Meiji-1868-
Révolution et contre-révolution au Japon, Paris, Calmann-Lévy, 1968.
118 KAWANO (K.), « La Révolution française et Meiji Ishin », in Revue
internationale des sciences sociales, février 1989, p. 52.
119 Cf. notamment BEASLEY (W.G.), The Meiji Restoration, Stanford, Stanford
University Press, 1972.
120 GIANNINI (A.), « La constituzionne della Transgiordania », in Oriente
Moderno, II, 1931, pp. 117-131. Sur la constitution de 1951, cf. N.E.D., mai 1952,
n° 1613.
121 ABU HAKIMA (A.), The modern History of Kuwait, Londres, Luzac and Co,
1983. GAVRIELIDES (N.), « Tribal Democracy : the Anatomy of parliamentary
elections in Kuwait » in LAYNE (L.), ed., Elections in the Middle East, Boulder,
Westview, 1987.
122 KOCHANEK (S.A.), The Congress Party of India, Princeton, Princeton
University Press, 1968.
123 Sur la construction du politique en Inde, voir en particulier HEESTERMAN
(J.C.), The Inner Conflict of tradition, Chicago, The University of Chicago Press,
1985.
124 SEN (S.), Rapeing the Green Revolution, Mary Knoll, Orbis Books, 1975.
ADVANI (B.), Influence of Socialism on policies, legislation and administration of
India since independance, New Delhi, Sterling Publisher, 1975.
125 MANDAZA (I.), ed., Zimbabwe: the political economy of transition, 1980-
1986, Londres, Codestria, 1986. MOYONA (H.V.), The political Economy of land,
Gweru, Mambo Press, 1984.
126 YAPP (M.E.), op. cit. pp. 202-210.
127 Ibid., pp. 199-200.
128 Ibid., pp. 335 sq.
129 Cf. KHAYR ED-DIN, Essai sur les réformes nécessaires aux États
musulmans, Aix-en-Provence, Édisud, 1987 et la présentation de M. Morsy.
130 LAPIDUS (I.), « Islam and Modernity », in EISENSTADT, (S.), ed., op. cit.,
pp. 97 sq.
131 Ibid., pp. 96 sq.
132 SHAMIR (S.), « Historical Traditions and Modernity in the Belief systems of
the Egyptian mainstream », in EISENSTADT (S.), ed., op. cit., pp. 121 sq.
133 SRINAVAS (M.N.), « A note on Sanskritization and Westernization », in
BENDIX (R.), LIPSET (S.M.), ed., Class, Status and Power, Londres, RKP, pp. 552-
560.
134 BADUEL (P.R.), op. cit., pp. 6-7.
135 Interview de Hajj Seyyed Javadi, 25 octobre 1990.
136 AKTAR (O.C.), L'Occidentalisation de la Turquie, Paris L'Harmattan, 1985,
pp. 50 sq.
137 On se réfère ici aux travaux d'Irène Fenoglio, chercheur au CEDEJ du
Caire.
138 RAOUF (W.), Nouveau regard sur le nationalisme arabe, Paris, l'Harmattan,
1984, pp. 134-135.
139 Interview d'Abol Hassan Banisadr, réalisé en novembre 1990.
140 BANERJEA (S.N.), A Nation in the Making, Londres, Oxford University Press,
1963.
141 Sur Radhakrishan, cf SAMARTHA (S.J.), Introduction to Radhakrishnan. The
man and his thought, New York, Association Press, 1964.
142 SEN (S.), History of Bengali Litterature, New Delhi, 1960.
143 LAVELLE (P.), La pensée politique du Japon contemporain, Paris, PUF,
1990, pp. 10-13 et NAJITA (T.), Japan : the intellectual foundations of modern
Japanese politics, Chicago, The University of Chicago Press, 1974.
144 LAVELLE (P.), op. cit., p. 14.
145 Interview d'Abol Hassan Banisadr.
146 JAFFRELOT (C.), Des nationalistes en quête d'une nation : les partis
nationalistes hindous, au XXe siècle, thèse de doctorat en science politique,
Paris, IEP, 1991.
147 Interviews réalisés par P. Pic-Sernaglia de deux militants modjahedin
(janvier et février 1991).
148 ADDI (L.), « Religion et politique dans le nationalisme algérien : le rôle des
oulemas », in Revue maghrébine d'études politiques et religieuses, octobre
1988, pp. 60-77.
149 Cf. RICHARD (Y.), L'Islam chiite, Paris, Fayard, 1991, pp. 93 sq.
150 MISHRA (D.N.), RSS : myth and reality, Delhi, Vikas Pub, 1980, et
JAFFRELOT (C.), op. cit.
151 GOYAL (D.R.), Rashtriya Swayamsewak Sangh, New Delhi, Radha Krishna,
1979, pp. 156-157.
152 Ibid., pp. 162 sq.
153 NAHNAH (M.), interview dans Horizons, 9 avril 1989, p. 2. Cf. aussi AL
AHNAF (M.), BOTIVEAU (B.), FREGOLI (F.), L'Algérie par ses islamistes, Paris,
Karthala, 1991.
154 BURGAT (F.), L'Islamisme au Maghreb, Paris, Karthala, 1988, p. 32.
155 Ibid., p. 68.
156 Interview de Abol Hassan Banisadr, novembre 1990.

CHAPITRE IV (pp. 177-220)


157 LIPSET (S.M.), ROKKAN (S.), « Cleavage structures, party systems and
voter alignments », in LIPSET (S.M.), ROKKAN (S.), ed., Party systems and voter
aligments, New York, Free Press, 1967. Cf. à ce sujet notre article « L'analyse des
partis politiques en monde musulman », in MÉNY (Y.), (dir.), Ideologies, partis
politiques et groupes sociaux, Paris, PFNSP, 1989, pp. 271-287.
158 BUIJTENHUIJS (R.), « Des résistances aux indépendances », in COULON
(C.), MARTIN (D.C.), op. cit., pp. 48 sq.
159 Cf. notamment ROBERTS (D.A.), The Baath and the creation of modern
Syria, Londres, Croom Helm, 1987, pp. 18 sq.
160 Cf. RUDEBECK (L.), Party and people. A study of political change in
Tunisia, Stockholm, Almguit and Wiksel, 1967.
161 COULON (C.), « Religions et politique », in COULON (C.), MARTIN (D.C.)
(dir.), op. cit., p. 91.
162 TORDOFF (W.), « Political parties in Zambia », in RANDALL (V.), ed.,
Political Parties in the Third-world, Londres, Sage, 1988, pp. 23-24.
163 Cf. LECA (J.), VATIN (J.C.), L'Algérie politique, Paris, PFNSP 1975, p.35.
164 HINNEBUSCH (R.A.), « Political parties in the Arab States », in DOWISHA
(A.), ZARTMAN (W.) (ed.), Beyond Coercion, Londres, Croom Helm, 1988.
165 TORDOFF (W.), art. cit., et RANDALL (V.), « Conclusion », ibid., p. 177.
166 Nous devons cette analyse à Guy Hermet.
167 Banque mondiale, Rapport sur le développement dans le monde,
Washington, 1991, p. 149.
168 DARBON (D.), « Administration et société », in COULON (C.), MARTIN
(D.C.), op. cit., p. 175.
169 DARBON (D.), Le Paradoxe administratif: perspective comparative autour
de cas africains, thèse pour le doctorat en science politique, Bordeaux, 1991, p.
98.
170 MARTIN (D.C.), Tanzanie: l'invention d'une culture politique, Paris, PFNSP,
pp. 96 sq.
171 LE ROY (E.), « Les usages politiques du droit », in COULON (C.), MARTIN
(D.C.), op. cit., p. 119.
172 RIGGS (F.), « Bureaucrats and Political Development » in LA PALOMBARA
(J.), ed., Bureaucracy and political Development, Princeton, Princeton University
Press, 1963, pp. 148-149, ainsi que l'introduction de La Palombara.
173 BUGNICOURT (J.H.), « Action administrative et communication avec les
administrés en Afrique », in Revue française d'administration publique, 2, 1977,
pp. 145-166.
174 BANFIELD (E.), op. cit.
175 DARBON (D.), « Administration et société en Afrique », in BACH (D.), KIRK-
GREENE (A.), États et sociétés en Afrique francophone (à paraître), p. 56.
176 HYDEN (G.), op. cit. MARTIN (D.C.), op. cit., p. 175.
177 DARBON (D.), Le paradoxe administratif: perspective comparative autour
de cas africains, op. cit., pp. 232 sq. Sur l'exemple sénégalais, cf. aussi
WATERBURY (J.), GERSOVITZ (M.), ed., The Political Economy of Risk and choice
in Senegal, Londres, Frank Cass, 1987.
178 Cf. AYUBI (N.), Bureaucracy and Politics in Contemporary Egypt, Londres,
Ithaca, 1980.
179 MARTIN (D.C.), « Par-delà le boubou et la cravate : pour une sociologie de
l'innovation politique en Afrique noire », in Revue canadienne des études
africaines, 20 (1), 1986, pp. 4-35.
180 MOUSSERON (J.M.), « La réception au Proche-Orient du droit français des
obligations », in Revue internationale de droit comparé, I, 1968, pp. 38 sq.
181 DAVID (R.), Les Grands systèmes de droit contemporains, Paris, Dalloz,
1982, pp. 516-518.
182 LE ROY (E.), art. cit., p. 113.
183 MOZAFFARI (M.), La Naissance de la bourgeoisie commerçante en Iran,
Publication de l'universalité d'Aarhus, 1981, pp. 11 et 16-17; Le Régime de la
propriété foncière en Iran, Publication de l'université d'Aarhus, 1981, p. 11.
184 GERNET (J.), op. cit., pp. 549-550.
185 DAVID (R.), op. cit., pp. 547 sq. et MOITRY (J.H.), Le Droit japonais, Paris,
PUF, 1988.
186 PONS (P.), « Consensus et idéologie », in TOURAINE (A.), dir., Japon : Le
Consensus : mythe et réalités, Paris, Economica, 1984, p. 58.
187 LAVELLE (P.), op. cit., pp. 41-42.
188 Ibid., p. 72.
189 PONS (P.), op. cit., p. 53.
190 LAVELLE (P.), Les Textes et les thèmes fondamentaux de l'idéologie
officielle du Japon impérial, thèse pour le doctorat de 3e cycle, Paris, INALCO,
1981.
191 APTER (D.), Pour l'État contre l'État, Paris, Economica, 1988, pp. 195 sq.
192 LE ROY (E.), art. cit., pp. 117-118.
193 MOUSSERON (J.M.), art. cit., pp. 63-65.
194 Ibid., pp. 70-72.
195 Sur l'Egypte, cf. BOTIVEAU (B.), « Faits de vengeance et concurrence de
systèmes de droit », Peuples méditerranées, 41-42, octobre 1987, pp. 153-166.
Sur l'Afrique noire, cf LE ROY (E.), art. cit.
196 Cf. BADIE (B.), « Démocratie et religion: logiques culturelles et logiques de
l'action », in Revue internationale des sciences sociales, août 1991, pp. 545-556.
197 Cf. HERMET (G.), Le Peuple contre la démocratie, Paris, Fayard, 1989.
198 MOZAFFARI (M.), « La problématique de la république et de l'islam chiite
», in Revue juridique et politique, 1980, pp. 707 sq.

CHAPITRE V (pp. 223-268)


199 BAYART (J.F.), L'État en Afrique, Paris, Fayard, 1989, pp. 27 sq.
200 FAURÉ (Y.), « Éléments d'analyse à propos de l'expérience récente en
Côte-d'Ivoire », in Politique africaine, 43, octobre 1991, pp. 33 sq.
201 Sur les nouveaux mouvements sociaux, cf. OFFE (C.), « New Social
Assements : Challenging the boundaries of institutional politics », in Social
Research, 1985, 32-4, pp. 817-868. MELUCCI (A.), « The Symbolic Challenge of
Contemporary Movements », in Social Research, 1985, 52-4, pp. 789-816.
202 MOZAFFARI (M.), La Naissance de la bourgeoisie commerçante en Iran, op.
cit., pp. 34-35.
203 ZGHAL (A.), « Le retour du sacré : la nouvelle demande idéologique des
jeunes scolarisés. Le cas de la Tunisie », Annuaire de l'Afrique du Nord, XVIII,
1979, p. 61.
204 Cf. BOTIVEAU (B.), « De nouveaux modes de contestation dans le monde
arabe », in Cultures et Conflits, n° 5, 1992.
205 JAFFRELOT (C.), « Les émeutes entre hindous et musulmans : essai de
hiérarchisation des facteurs culturels économiques et politiques », in Cultures et
Conflits, n° 5, 1992.
206 Ibid. et BANERJEE (S.), « Hindutva : ideology and Social psychology », in
Economic and Political Weekly, 19 janvier 1991, pp. 97-101.
207 RAJAKOVIC (N.), « Yougoslavie : l'absence de mouvements de contestation
ou l'anatomie d'une dérive nationaliste », in Cultures et Conflits, n° 5, 1992.
208 COULON (C.), « La sharia dans tous ses États », rapport présenté dans le
cadre de l'ATP, Islam, État et société en Afrique noire, Londres, décembre 1987,
(à paraître).
209 BOUISSOU (J.M.), « Mécontentement, désaccord et stabilité : la vie
politique dans le Japon contemporain », in TOURAINE (A.), dir., op. cit., p. 245.
210 BADUEL (P.R.), « Le front de l'État », in BADUEL (P.R.), dir., Le Monde
musulman à l'épreuve de la frontière, Aix, Edisud, 1988, p. 149.
211 Cf WHITTEN (N.E.), Cultural transformations and ethnicity in Modern
Ecuador, Urbana, University of Illinois Press, 1981. Le Monde, 9 avril 1991, et LE
BOT (Y.), « Le destin de l'Amérique latine », in Le Monde, 29 décembre 1991.
212 BACH (D.), « Les frontières du régionalisme : le Nigeria en Afrique de
l'Ouest », in BACH (D.), EGG (J.), PHILIPPE (J.), dir., Nigeria, un pouvoir en
puissance, Karthala, 1988, pp. 195-218.
213 LE GUENNEC-COPPENS (F.), CAPLAN (P.), dir., Les Swahili entre Afrique et
Arabie, Paris, Karthala, 1991.
214 CONSTANTIN (F.), « Communautés musulmanes et appareils d'État en
Afrique orientale : illusions organisatrices et aventurisme politique », in ATP,
Islam, État et société en Afrique noire, op. cit.
215 MAJUL (C.A.), « The Iranian Révolution and the Muslims in the Philippines
», in ESPOSITO (J.L.), The Iranian Revolution : its global impact, Miami, Florida
University Press, 1990, pp. 277 sq.
216 RAMAZANI (R.K.), « Iran's export of the Revolution », in ESPOSITO (J.L.),
op. cit., p.48.
217 WALDER (A.), Communist neo-traditionalism, Berkeley, University of
California Press, 1986.
218 Cf. LAFONT, (dir.), Les Frontières du Vietnam : histoire des frontières de la
péninsule indochinoise, Paris, L'Harmattan, 1989, pp. 15-16.
219 Sur ces questions, cf. en particulier PURCELL (V.), The Chinese in
Southeast Asia, Londres, 1965; TROLLIET (P.), « Les Chinois en Asie du Sud-Est,
Hérodote, 2-1981, pp. 62-82.
220 Comme l'évoquait C. Geertz. Cf GEERTZ (C.),Agricultural Involution,
Berkeley, University of California Press, 1963, et Old Societies and new states,
New York, Free Press, 1963.
221 DARBON (D.), L'Administration et le paysan en Casamance, Paris, Pédone,
1988.
222 LECA (J.), « Social Structure and political stability : comparative evidence
from the Algerian, Syrian, Iraqi case », in DOWISHA (A.), ZARTMAN (W.), ed.,
Beyond Coercion, op. cit., pp. 164-202.
223 GERMANI (G.), Authoritarianism, fascism and national populism, New
Brunswick, Transaction Books, 1978. TouRAINE (A.), La Parole et le Sang:
politique et société en Amérique latine, Paris, Odile Jacob, 1988.
224 Cf., sur les mouvements populistes en Amérique latine, CAS-TRO REA (J.),
DUCATENZEILER (G.), FAUCHER (P.), « La tentacion populista : Argentina, Brasil,
Mexico y Peru », Foro Internacional, XXXI, 2, Mexico, 1990.
225 Sur les Philippines, cf. notamment BURTON (S.), Impossible Dream, New
York, Warner, 1959.
226 Cf., à propos du Burkina Faso, OTAYEK (R.), « Rectification », in Politique
africaine, mars 1989, pp. 2-10.
227 HERMET (G.), « L'Amérique latine entre démocratie et populisme», in
L'Année internationale, 1990-1991, pp. 211-216.
228 Cf. JAFFRELOT (C.), « La place de l'État dans l'idéologie nationaliste
hindoue », in Revue française de science politique, 39, 6, décembre 1989, pp.
840-841.
229 JELAVICH (B.), History of the Balkans, Cambridge, Cambridge University
Press, 1983; « Balkan Intellectuals and the New States », Congrès de l'IPSA,
Washington, 1988.
230 BADUEL (P.R.), « Le front de l'État », art. cit., p. 148.
231 VAN BRUINESSEN (M.), « Kurdish Society, ethnicity, nationalism and
refugee problems », in KREYENSBROEK (P.), SPERL (S.), ed., The Kurds. A
contemporay overview, Londres, New York, Routledge, 1992, p. 51.
232 Le Monde, 25 janvier 1992.
233 Cf. dans ce sens, CHABAL (P.), ed., Political Domination in Africa :
Reflections on the Limits of Power, New York, Cambridge University Press, 1986.
234 Cf DIAMOND (L.), « Nigeria : Pluralism, Statism and the struggle for
Democracy », in DIAMOND (L.), LINZ (J.), LIPSET (S.M.), ed., Democracy in
Developing Countries : Africa, Boulder, L. Rienner, 1988, pp. 56 sq.
235 ZGHAL (A.), art. cit., p.63.

CHAPITRE VI (pp. 269-311)


236 ROSENAU (J.), op. cit. ZACHER (N.W.), « The Decaying Pillars of the
Westphalian Temple : Implications for International Order and governance » in
CZEMPIEL (E.D.), ROSENAU (J.), ed., Governance without Government : Order
and change in World Politics, Cambridge, Cambridge University Press, 1992.
237 BADIE (B.) et SMOUTS (M.-C.), Le Retournement du monde, Paris, PFNSP,
1992.
238 NORDENSTRENG (K.), SCHILLER (H.I.), National Sovereignty and
international communication, Norwood, Ablex, 1979.
239 Cf. notamment BOYD-BARRETT (J.), « Cultural dependency and the mass-
media », in GUREVITCH (M.), BENNETT (T.), CURRAN (J.), WOOLLACOTT (J.), ed.,
Culture, Society and the Media, Londres, Melhuen, 1982.
240 Cf. notamment UCHE (L.U.), Mass media people and politics in Nigeria,
Concept, New Delhi, 1989.
241 HAMELINK (C.), Cultural Autonomy in Global Communications, New York,
Longman, 1983.
242 Sur l'Inde cf. MALIK (M.), Traditional Forms of Communication and the
mass-media in India, Paris, Unesco, 1980.
243 ENGINEER (A.A.), « Tragedy of Baghalpur riots« , Economic and Political
Weekly, 10 février 1990, pp. 305-307 et « Making of the Hyderabad riots », op.
cit., 9 février 1992, pp. 271-274.
244 « Saudi Arabia, Culture change and the international legal order », in
PISCATORI (J.), HARRIS (G.), ed., Law, Personnalities and Politics in the Middle
East, Washington, MEI, 1987.
245 LAFONT (P.B.), (dir.), op. cit., pp. 17-23. DHARMA (P.), « Les frontières du
Campà », op. cit., pp. 128 sq.
246 RAWLS (J.), A Theory of Justice, Cambridge, Harvard University Press,
1971.
247 Cf. notre article, « La guerre contestataire », in BADUEL (P.R.), ed. « Crise
du Golfe, la logique des chercheurs », in Revue du monde musulman et de la
Méditerranée, 1991, pp. 54-56.
248 Sur ces mobilisations, cf. BURGAT (F.), « La part des islamites », op. cit.,
pp. 75-78.
249 Si on se limite à la littérature récente, on peut citer, sur ce sujet, ROFF
(W.R.), ed., Islam and the political economy of meaning, Londres, Croom Helm,
1987. HUNTER SHIREN (T.), ed., The Politics of Islamic Revivalism, Bloomington,
Indiana University Press, 1988.
250 Cf. FLORY (M.), et al., Les régimes... op. cit., pp. 102-103.
251 Cf. BALTA (P.), le Grand Maghreb, Paris, La Découverte, 1990, et SADIK
(A.), Le Grand Maghreb. Intégration et systèmes économiques comparés,
Casablanca, Afrique Orient, 1989.
252 Cf. POSTEL-VINAY (K.), « L'Asie dans l'amphithéâtre japonais », in Le
Monde diplomatique, janvier 1991, p. 26.
253 Cf. BOUISSOU (J.M.), « La puissance politique : une enquête inachevée »,
in BOUISSOU (J.M.), FAURE (G.), LAIDI (Z.), L'expansion de la puissance
japonaise, Paris, ed., Complexe, 1992, pp. 41 sq. POSTEL-VINAY (K.), «
Anachronique dépendance diplomatique du Japon », in Le Monde diplomatique,
avril 1991, p. 22.
254 BOZARSLAN (H.), « Turquie : un défi permanent », in PICARD (E.), (dir.), La
question Kurde, Paris, Complexe, 1991, pp. 46 sq.
255 Ibid., pp. 37-46.
256 Cf. BIRNBAUM (P.), LECA (J.), op. cit., et BIRNBAUM (P.), Dimensions du
pouvoir, Paris, PUF, 1985.
257 Cf. « Des ethnies aux nations en Asie centrale », Revue du monde
musulman et de la Méditerranée, n° 59-60, 1991.
258 Sur ces questions, cf. BLOOM (W.), Personal Identity, national identity and
international relations, Cambridge, Cambridge University Press, 1990,
notamment chap. 2 et 5.

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