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« Je sais, en tout cas, que le moment le plus crucial de

mon propre développement vint quand je fus obligé de


reconnaître que j’étais une sorte de bâtard de
l’Occident ; quand j’ai suivi le fil de mon passé, je ne
me suis pas retrouvé en Europe mais en Afrique. »
James BALDWIN,
Chroniques d’un enfant du pays
INTRODUCTION

Un concert
Il est impossible d’oublier le premier regard posé sur un
être aimé, la première impression qu’il nous a faite, la
première fois que sa présence s’est pressée contre la nôtre, y a
laissé une marque. Quarante ans après la rencontre entre
Pascaline Bongo et Bob Marley dans les vestiaires du Pauley
Pavilion à l’Université de Californie à Los Angeles (UCLA),
j’imagine ce qu’elle a vécu. La salle est normalement réservée
aux compétitions sportives. Ce soir, l’équipe de basket-ball de
UCLA affronte celle de Californie. Je ferme les yeux. Les
ombres des gigantesques joueurs volant vers les paniers
s’effacent, les crissements de leurs baskets sur le parquet
brillant s’estompent, et je vois le chanteur jamaïcain
apparaître, le 23 novembre 1979, vêtu d’une chemise en jean
bleu foncé à boutons à pression et d’un pantalon en cuir. Sa
guitare Les Paul pend à son cou. Des peintures de Haïlé
Sélassié et de Marcus Garvey, ainsi qu’un drapeau d’Éthiopie
géant, flottent derrière lui. Des réminiscences de fumée de
marijuana parviennent à mes narines. J’ai toujours détesté
cette odeur âcre. Elle m’évoque des ados boutonneux en train
de ricaner et des putois écrabouillés sur des routes du
Michigan. Là, c’est différent. Ce n’est pas moi qui la sens
mais Pascaline. Elle ne sait pas encore que cet effluve va
s’imprimer dans son cerveau, et s’associer pour toujours à cet
homme dont elle va bientôt tomber raide dingue amoureuse.

Bob s’avance vers le micro et vers la chair, les os et l’âme


de Pascaline. Comme au début de chacun de ses concerts,
Marley lance cet appel qui râpe sa gorge : « Yeah ! His
foundation is in the holy mountains. Jah loveth the gates of
Zion more than all the dwellings of Jacob. Glorious things
have been spoken of the city of God. I will make mention of
Rahab and Babylon to them that know I : behold Philistia, and
Tyre, with Ethiopia ; it shall be said that this man was born
here : and the highest himself shall establish the earth. Jah !
Rastafari ! » À travers les lumières vertes, or et rouges, elle
l’admire. Tel un pasteur, il interpelle ses fidèles. Il connaît ce
sermont par cœur et il le prononce si vite que les mots sont
collés les uns aux autres : « Rastafari-who-liveth-and-
reigneth-in-I-and-I-continually-and-ever-faithfully-and-sure-
Jah-rastafari1. » Avec son accent jamaïcain incompréhensible
même pour les Anglais, Bob ne dit pas « je » mais « I and I »,
« moi et moi », afin de rappeler au monde qu’il n’est jamais
seul, que Dieu est toujours avec lui. Pascaline comprend-elle
un mot de ces invocations ? Autour d’elle, 40 000 personnes
applaudissent. Des cris aigus retentissent. Presque tous les
étudiants de l’université sont là. Pascaline ne les entend plus.
Elle n’entend que lui. Il a les yeux clos maintenant. On dirait
qu’il prie.
Carlton Barrett fait rouler ses baguettes sur la batterie.
C’est le signal : la basse de son frère Aston, alias Family Man,
claque, profonde, lente, comme un cœur calme et régulier.
« Sur scène, le batteur envoyait les signaux et le tempo, tout
partait de lui2 », m’a expliqué le guitariste américain des
Wailers, Al Anderson. « La batterie est le battement du cœur et
la basse, la colonne vertébrale du reggae3 », confirme Family
Man. Le son est chaud, enveloppant. « It’s a news and day,
and it’s a new feeling, and it’s a new Zion. Oh what a new
day4 ! », commence le chanteur. Pascaline connaît toutes ces
paroles par cœur. La première fois qu’elle a assisté à un
concert de Bob Marley, c’était à Paris, un an plus tôt. « C’était
la grande époque des Jackson Five mais un jour, une cousine
m’a parlé du reggae », m’a-t-elle raconté. « Je ne connaissais
pas. Elle m’a emmenée au concert de Bob Marley. Ça a été un
choc. On est restées bouche bée. Alors quand on a appris qu’il
allait jouer à Los Angeles, j’ai tout de suite demandé des
places. À l’époque, les gens écoutaient surtout sa musique
mais quand vous écoutez ses paroles vous êtes marqué à vie. Il
y a tout dans ses paroles : l’amour, la Bible, la philosophie, la
vie de tous les jours5… » Pascaline chante. Tandis que les
jambes souples et légèrement écartées de Bob rebondissent
comme des ressorts sur la scène du Pauley Pavillon. « Picking
up ? Are you picking up now ? », demande Bob, l’index pointé
dans les airs. Quelque part dans la salle une femme pousse un
« wouh » d’approbation.
« Positive Vibration » est la première chanson du set. Elle
est suivie de « Wake Up and Live », un nouveau morceau au
rythme lascif, inspiré par une pub pour un remède à la gueule
de bois. Bob est accompagné de neuf musiciens, mais ils sont
invisibles pour Pascaline. Quoi qu’il advienne entre eux, il
sera impossible d’effacer ce moment. Alors que le saxophone
entame son solo presque jazz, le chanteur marche en levant
ostensiblement les pieds, se plante devant son micro, les yeux
à nouveau fermés, dresse ses bras en croix, les poings fermés,
la tête basse, l’air recueilli. Les yeux de Pascaline, eux, sont
grands ouverts : elle assiste, estomaquée, au concert le plus
sensuel de sa vie. Sur scène, Bob fait l’amour avec les
vibrations de la basse, de la batterie, des cordes glissantes de
sa guitare. Il bouge les hanches lentement, les genoux fléchis,
renverse son crâne en arrière, ouvre la bouche en extase, prend
une grande inspiration, comme s’il revenait à la vie, ramène
son visage vers la foule, la fixe, se met à sautiller, comme si
sous ses pieds brûlait du charbon… Ses longues dreadlocks,
qu’il n’a pas coupées depuis 1972, volent au-dessus de lui et
ses bras raides appuient chacun de ses mots par des
mouvements de balancier. Il est collant de sueur. Il enlève sa
chemise. Dessous, il porte un T-shirt rouge. Il est plus musclé
que son visage émacié ne le laisse présager. Il est beau.
Extraordinairement attirant.
Quand il entame son tube « I Shot The Sheriff », les
spectateurs sont envoûtés. L’époque est plutôt au disco… Mais
jamais ils n’ont vu un chanteur avec une telle aura. Bob
absorbe leur altérité. Attentifs à chacun de ses souffles, de ses
gestes, ils ne font bientôt qu’un. Family Man accentue la
troisième note avec sa basse, comme s’il était un peu en retard,
rythme caractéristique du reggae, plongeant tout le monde
dans un état de relaxation irrésistible. 40 000 cœurs battent
ainsi au rythme de ses cordes. « Dans le groupe, chacun
connaissait les parties de tous les autres », dévoile le guitariste
Junior Marvin. « On pouvait faire durer un morceau parce
qu’on était si proches, on était comme dans une moufle (…) si
l’on bougeait, tous les autres suivaient6. » Après « Them Belly
Full », un solo de guitare électrique hyper sexy d’Al Anderson
annonce « Concrete Jungle » . Les percussions rappellent à
Pascaline son Gabon natal. « Ambush in The Night »,
« Running Away »… Puis vient « Crazy Baldhead ». Se tenant
le front comme s’il se souvenait, le visage crispé de douleur,
Bob crie : « Didn’t my people before me slave for this
country7 ? » Pascaline doit avoir la gorge sèche. Ses arrière-
grands-parents aussi auraient pu être envoyés couper des
cannes à sucre dans les Caraïbes. Les « baldheads » sont les
« chauves », enfin ceux qui n’ont pas de dreadlocks, soit la
grande majorité des gens présents dans la salle qui non
seulement n’en portent pas, mais n’en ont pour la plupart
jamais vu de leur vie. Les choristes font mine de les chasser
avec leurs mains. Junior Marvin et Al Anderson s’excitent sur
leurs guitares. « The Heathen » est la fusion parfaite entre le
rock et reggae. C’est aussi un appel au combat, pour Jah, le
dieu rasta, et pour l’amour… Dans « Ride Natty Ride », une
des chansons préférées de Pascaline, Bob rappelle qu’il n’est
pas juste un joli minois : prophète de la bonne parole rasta, il
est là en mission. « C’est une chanson extrêmement puissante,
commente-t-elle. Elle pousse à continuer la lutte malgré
tout8. » Bien sûr, Bob n’a plus la vie dure qu’il chante dans ses
chansons… Mais quand les mots sortent de sa bouche, il
dégage une sincérité rarement vue chez une rockstar. « C’était
fantastique, décrit Pascaline. Ce concert avait lieu dans le
cadre de la tournée Survival, un album consacré à l’Afrique. Il
chantait que l’Afrique devait s’unir, non pas avec les armes,
mais grâce à la Bible car tout est dans la Bible et tant que vous
la lisez et que vous avez confiance en Dieu, vous ne pouvez
pas vous tromper. Forcément, c’étaient des thèmes qui
résonnaient en moi9. »
« Until the philosophy / Which hold one race superior and
another / Inferior / Is finally / And permanently / Discredited /
And abandoned / Everywhere is war10 », martèle-t-il, en se
cachant les yeux, comme ébloui par la vérité de ces paroles. Sa
chanson « War11 » est tirée d’un discours d’Haïlé Sélassié
devant l’Onu en 1963. Le public est transformé en une
communauté unie par un idéal politique, celui de la paix entre
les Noirs. Pourtant, ils sont peu nombreux dans la salle,
Pascaline et son entourage sont même les seuls Africains
présents. Elle est riche, probablement plus riche que tous les
milliers de Blancs réunis ici, mais elle a peut-être déjà connu
le racisme. Jamais un homme ne l’avait aussi bien comprise.
Elle a tellement de choses à lui dire, il faut absolument qu’elle
lui parle.
« War ! » Les voix aiguës de ses choristes, les I Threes,
résonnent à intervalles parfaitement réguliers. La litanie est
ensorcelante, l’ardeur maximale. Le groupe glisse
imperceptiblement sur « No More Trouble », « Africa Unite »,
« One Drop »… Sur « Jamming », le chanteur drible
maintenant avec un ballon imaginaire. La foule compacte
saute d’un bloc en l’imitant. « Elvis made a bundle while we
remained poor », accuse le chanteur (car le King a bâti sa
fortune sur des chansons du répertoire noir, sans le créditer12).
Ce n’est plus un concert, c’est un baptême. Les spectateurs ont
l’impression de renaître. Bob semble habité par un duppy,
ainsi qu’on désigne les fantômes en Jamaïque.
« No no no no no no woman / Don’t shed no tears »,
chante-t-il dans une prière déchirante (le tube « No Woman No
Cry13 »). Sa voix se casse tandis que derrière lui, les I-Threes,
archétypes des femmes rasta avec leurs longues jupes et leurs
cheveux enturbannés, bercent le public comme s’il était
constitué des enfants qu’elles ont laissés chez elles.
« Everything’s gonna be alright », assurent-elles. À 14 ans,
alors qu’il venait de déménager à Trench Town, Bob a vu une
femme se faire battre à mort à coups de tuyau de plomb par
son mari jaloux. L’événement, banal en Jamaïque (où les
hommes peuvent se délester de leurs frustrations sociales en
frappant comme des sourds sur leurs femmes), a inspiré cette
ballade sortie en version live14 en 1975, qui fut son premier
tube international.
« Exodus ! The movement of Jah people15 ! » Comme
Moïse des millénaires avant lui, l’exode de Bob Marley est
religieux, biblique. « We know where we’re going / We know
where we’re from / We’re leaving Babylon / We’re going to the
Father’s land. » Les rares Africains-Américains présents dans
la salle sont bouleversés par ces paroles tirées du livre de
l’Apocalypse (7 :14) qui leur rappellent l’exode forcé de leurs
ancêtres sur des bateaux négriers. Ils n’ont peut-être jamais
mis les pieds en Afrique, mais ils sont attachés au continent
dont leurs aïeux ont été arrachés et peuvent presque sentir les
poussières de sa terre rouge piquer leurs narines. Le rythme
s’accélère, tout le monde danse et tape des mains parce que le
morceau écrit par Bob en exil à Londres est finalement aussi
entraînant qu’un bon disco. Le solo d’Alvin Patterson,
surnommé Seeco, aux percussions, est époustouflant.
Au bout d’1 h 25 de concert, Bob perd un peu son souffle
mais contrôle toujours la scène et ce qui s’y passe. Il finit en
faisant chanter toute la salle sur « Get Up Stand Up ». Il y a
quelque chose de mystique dans l’air, « a natural mystic »
comme il dit, et le groupe harangue les dévots comme dans
une église évangéliste. Certains soirs, il suffit à Bob de pointer
du doigt une personne dans la foule pour qu’elle s’évanouisse.
« Dans une des salles, les gens ont tellement hurlé que les
vitres se sont brisées16 », jure la chanteuse de R’n’B Betty
Wright, qui a assuré ses premières parties.
« Let’s hear you for Bob Marley : yeah ! » Quelques-uns
répondent par des « Rastafari ! ». C’est un spectacle très fort,
qui touche l’âme. Le public en sort toujours changé. Moi-
même qui ne suis pas physiquement dans la salle (je n’étais
même pas née en 1979) et me contente d’écouter le concert
enregistré par un amateur sur mon ordinateur17, je balance mon
corps doucement comme une algue au fond de l’océan. Son
énergie solaire coule sous ma peau et me jette dans un bain
doux d’irrésistible bien-être… « Is this love, is this love, is this
love / Is this love, that I’m feelin’ 18 ? » À la place de Pascaline,
j’aurais été foutue, fléchée, fondue. J’aurais été furieusement
attirée par cet homme. Mais elle n’est pas tombée
immédiatement amoureuse de lui. « Je ne sentais pas encore
mon cœur battre pour lui », m’a-t-elle assuré, exactement
quarante ans plus tard, dans une des salles de réunion du
cabinet de son avocate et meilleure amie dans le
7e arrondissement de Paris, où je l’ai rencontrée, après un an
de poursuites assidues entre Paris, Los Angeles et Libreville.
« Tout ce qui m’intéressait c’était sa musique et ses chansons.
Le reste est venu bien après19… »
1.

Triomphe et tragédie. Naissance d’une légende

Bob Marley est un homme singulier, décrit par le poète


jamaïcain Linton Kwesi Johnson comme « tantôt jovial,
volubile et spirituel, un lion qui dort capable de rage violente,
un faiseur de paix, un homme à femmes et un homme d’une
prodigieuse générosité1 ». Ce n’est pas pour rien que plus de
cinq cents livres ont été publiés à son sujet. Il est fascinant et
son parcours est palpitant. « Produit de Babylone2 » (ainsi se
définit-il), il est né dans un milieu modeste, avant de connaître
la misère, la faim, la violence, l’abandon, la résilience, la
survie, les échecs, la gloire, l’argent, l’amour, la luxure, la
maladie, la mort. Tout ça en à peine trente-six ans.
Fruit d’une courte idylle entre le « Capitaine » Norval
Marley, un garde-forestier anglais de 60 ans, et Cedella
Malcolm, une paysanne de 16 ans, Bob n’a pas vraiment
connu son père, un petit homme brun aux fines lèvres serrées
et au regard mélancolique, qualifié d’instable par ses cousins.
Cedella a rencontré Norval lorsqu’elle était enfant. « Dans
notre région, un homme blanc était une rareté qui attirait
l’attention3 », se souvient-elle. Or celui-ci vient tous les jours
fumer sa pipe avec son père, sur la véranda. À chaque fois
qu’elle passe devant lui, il pince ses petits seins naissants en
plaisantant. C’est elle qui s’offre à lui, une nuit, grimpant la
colline éclairée par la lune, pour le rejoindre dans sa cabane.
Elle lui a donné sa virginité, encouragée par le chant régulier
des grenouilles, ce sifflement strident étonnamment
soporifique qui berce les nuits jamaïcaines. Il épouse la jeune
fille au visage rond le 9 juin 1944, quelques semaines après
avoir appris qu’elle était enceinte. Il part à Kingston le
lendemain. Elle ne le reverra quasiment plus. Norval
appartient à une famille de riches planteurs blancs, sa mère,
issue de la communauté juive syrienne jamaïcaine, l’a
déshérité dès qu’elle a appris son union avec une « négresse ».
Bob naît le 6 février 1945, dans la maison de son grand-père
maternel à Nine Miles, un petit village entouré de plantations,
situé dans la paroisse de Saint Ann, au nord de l’île. Perché à
3 500 mètres d’altitude, le climat y est tempéré. Norval
rencontre son fils quelques jours après sa naissance, et le
baptise Nesta Robert Marley. Il repart aussitôt. Il s’intéresse
peu à sa progéniture mais envoie régulièrement de modiques
sommes d’argent au père de sa femme pour subvenir à ses
besoins. Il meurt dix ans plus tard, en 1955, d’une crise
cardiaque. De son père, Bob garde le souvenir d’une pièce de
cuivre glissée dans la paume de sa main lors de leur dernière
rencontre.
L’enfant grandit au milieu d’une végétation luxuriante, ses
doigts de pieds plantés dans une terre grasse dont la beauté
contraste avec la pauvreté des paysans qui la cultivent.
L’histoire de la région est chargée. C’est par la baie de Saint
Ann que Christophe Colomb a découvert la Jamaïque en 1494.
Après avoir massacré sa population locale arawak, les
Espagnols, en colonisant l’île, ont importé d’Angola des
esclaves en guise de main-d’œuvre. Une tradition perpétuée
par les Anglais qui conquirent l’île en 1665 et firent venir des
millions d’Africains pour exploiter le sucre dont raffolait
l’Europe. L’esclavage a été aboli en 1834 (ils étaient environ
300 000 sur une population de 377 000 habitants) mais, dans
les années 60, seul un millier d’individus ou de sociétés
possèdent la moitié des terres du pays4, et la plupart des Noirs
vivent dans un dénuement extrême. La Jamaïque est contrôlée
par « 21 familles » descendantes des Blancs européens ou
libanais qui ont afflué sur l’île durant la colonisation.
Ce monde blanc, dont il est à moitié issu, Bob le côtoie
brièvement, à l’âge de 6 ans, quand son père se rappelle de lui
et convainc sa mère de l’envoyer à Kingston pour qu’il puisse
y recevoir une éducation. Il place en réalité le chétif enfant
métis chez une vieille dame aveugle, en espérant qu’elle en
fasse son héritier… Contre de menus services, elle le nourrit et
le loge, mais ne l’inscrit pas à l’école. En apprenant ça, sa
mère le récupère quelques mois plus tard, mais le mal est fait :
Bob gardera toute sa vie un sentiment d’abandon et de
trahison. Don Taylor, son manager, se souvient que « Bob
disait qu’il n’oublierait jamais le jour où il lui avait rendu
visite à la boutique qu’elle tenait alors. En entrant, il avait
crié : “Maman !” Elle lui avait demandé : “Qui c’est que
t’appelles ‘maman’, petit ?” Il racontait souvent cette histoire
qui lui avait laissé un souvenir amer5. » Cedella ne le garde
d’ailleurs pas longtemps auprès d’elle : elle le confie trois ans
plus tard à ses propres parents Yaya et Omeriah, pour tenter sa
chance à Kingston, où elle travaillera comme femme de
ménage.
Omeriah, le grand-père de Bob, descend des esclaves
koromantins issus de la tribu d’Akan6, réputés pour être très
travailleurs mais rebelles (entassés dans le fort Koromantin
avant d’être expédiés dans les Caraïbes, les esclaves ghanéens
akans menaient des insurrections). Ce charismatique papi d’un
mètre soixante, à la peau sombre, aime jouer des airs de
quadrille au violon et à l’accordéon. Guérisseur, propriétaire
de plantations de café, de piments et de bananes, il est très
respecté dans le comté. Il ne pratique pas l’Obeah, la magie
noire similaire au vaudou haïtien, mais on lui prête des
pouvoirs de sorcier… Le dimanche, il invite ses voisins à
écouter Elvis sur sa radio branchée sur une station de Miami, à
880 kilomètres au nord. Bob, que tout le monde appelle Nesta,
gratte une guitare faite de peau de chèvre et de bambou et lit le
futur dans les paumes de la main. Quand il ne va pas à l’école,
il court pieds nus après les chèvres dans des champs où tout
pousse à une vitesse incroyable… Même l’herbe, la sinsemilia,
y est plus forte qu’ailleurs.
Pendant ce temps, sa mère s’installe avec un homme,
Taddy Livingston, à Trench Town, la partie basse de Concrete
Jungle, dans un des complexes en béton construits dans les
années 50 par le gouvernement, les fameux « government
yards » dont parlera Bob dans ses chansons. À 12 ans, il quitte
à nouveau Nine Miles, cette fois pour la rejoindre. À 6 h 30,
dans la brume du petit matin, il monte dans le bus chargé
d’enfants, de poulets et de victuailles, et parcourt les
120 kilomètres qui le séparent de Kingston. Le bus se glisse
pendant plus de quatre heures sur les routes sinueuses au
milieu des montagnes. Bob, mince et clair de peau, a revêtu
son plus beau costume et apporte des fruits et légumes frais à
sa mère.
Omeriah est désespéré de voir partir son petit-fils préféré.
Surtout que la capitale n’offre pas tellement d’autre option que
de devenir gangster ou ouvrier. Mais dans les années 50, tous
les fermiers quittent leur campagne pour s’installer en ville.
Au chômage, sans le sou, ils n’ont que quelques bouts de tôle,
de carton ou des cageots à poissons pour se construire une
maison. Alors que les pauvres envahissent Trench Town,
quartier bâti sur le canal de drainage des égouts à l’ouest de la
ville (en anglais, trench veut dire « tranchée »), les riches se
déplacent en périphérie, vers l’est, au pied des collines de
Saint Andrew. Dans ce centre-ville de plus en plus misérable, à
quelques mètres du port, des logements sociaux sont bâtis
sommairement : des immeubles d’un ou deux étages, avec des
petits appartements de 3,50 mètres sur 5, une cour, une cuisine
commune et une bouche d’incendie en guise d’accès à l’eau.
La nuit, seules des petites lampes à pétrole permettent d’y voir
quelque chose. Surpeuplé et sans système d’égouts, Trench
Town est vite devenu insalubre. On dirait une décharge. À
l’ombre des acacias, les gens pissent et chient dans les petits
chemins de terre faisant office de rues. La ville pue des
maladies qui s’y propagent, comme la polio et le typhus. C’est
encore pire l’été quand la ville, enfermée par les Blue
Mountains, bout, littéralement, jusqu’à l’étouffement. Les
enfants sont pieds nus. On se couche la faim au ventre. Sans
emploi et sans espoir, traînant leur ennui parmi les déchets
pourrissant au soleil, les habitants du ghetto deviennent
violents. La criminalité explose. Les rude boys font leur
apparition. Ces petites frappes du ghetto, soigneusement tirées
à quatre épingles dans leurs costumes, crânent entre deux
bagarres. Bob les admire. Il coupe ses cheveux court, comme
eux. De plus en plus pieuse, Cedella s’inquiète de l’influence
de ces dandys-bandits sur son fils de 15 ans, qui a décidé
d’arrêter l’école pour faire de la musique. Elle lui impose alors
de prendre un petit boulot. Il devient soudeur. Selon Joe Higgs,
qui l’a rencontré à cette époque, Cedella veut surtout que Bob
gagne sa vie. Son amant « Taddy ne dépensait jamais un sou
pour Bob. La mère, Cedella, ne voulait pas que quiconque
sache que Bob était son fils. Un jour, il l’a prise dans ses bras
et elle l’a frappé pour qu’il la lâche. Il dormait sous la maison,
sur le sol7 », témoigne-t-il.
Taddy Livingston vient lui aussi de Saint Ann. Il ne vit
qu’en partie avec Cedella, car il est déjà marié. Cela ne
l’empêche pas d’être terriblement jaloux envers sa maîtresse et
il la frappe dès qu’elle ose parler à un autre homme. Bob le
déteste, mais adore son fils Neville, alias Bunny, qui
accompagne souvent Taddy quand il vient rendre visite à sa
mère. Il aime chanter avec lui, le soir, en rentrant du boulot.
Les deux garçons fabriquent même une guitare avec une boîte
de sardines, des fils électriques et un morceau de bois, sur
laquelle ils arrangent leurs premières chansons. Ils s’entraînent
aussi dans la cour, la yard de Joe Higgs, un musicien rasta de
rhythm and blues très populaire en Jamaïque, qui prend
quelques jeunes talents sous son aile et leur apprend à
maîtriser leur souffle, à composer une mélodie, à écrire des
paroles, à jouer de la guitare… Ici, ils rencontrent Peter Tosh,
un grand garçon de 17 ans à la peau d’ébène et à la voix de
baryton. Avec lui, ils montent en 1961 leur premier groupe :
les Wailers, « ceux qui gémissent », parce qu’ils n’ont de cesse
de se plaindre des injustices subies par les Noirs et les pauvres.
« Bob était vraiment le moins bon du groupe, se souvient Joe
Higgs, mais je n’ai jamais vu quelqu’un qui avait plus d’amour
pour le chant8. » Bob plisse les yeux quand il chante. On dirait
qu’il pleure. Dans ce bidonville où tous les jeunes rêvent
d’avoir un transistor, ils écoutent les tubes de Tina Turner,
d’Otis Redding, des Supremes, joués par les stations de
Miami… Les ondes jamaïcaines diffusent plutôt des musiques
aux racines africaines : du ska ou du mento. Mais Bob aime
particulièrement les harmonies des Drifters et des Impressions,
le trio mené par Curtis Mayfield.
Le 6 août 1962, la Jamaïque obtient son indépendance
après trois siècles de domination anglaise, le plus long règne
colonial de l’Histoire. Le Royaume-Uni laisse un pays
terriblement endetté, dont les trois quarts de la population
vivent dans la pauvreté, et en proie à la guerre des gangs.
Alors que les tensions politiques s’exacerbent entre les deux
partis de l’île (le People’s National Party et le Jamaican
Labour Party), Bob enregistre grâce à Jimmy Cliff (qui lui a
été présenté par un collègue soudeur) deux chansons avec
Leslie Gong, un des grands producteurs de l’île : « Judge
Not » et « Do You Still Love Me ». Adolescent modeste et
discret, il a 16 ans, touche 20 livres. Son disque fait un flop.
Cedella part s’installer la même année aux États-Unis, à
Wilmington, dans une communauté d’immigrés jamaïcains du
Delaware. Elle a eu une fille avec Taddy, Pearl, mais réalise
qu’il voit d’autres femmes et ne supporte plus ses violences…
Elle prend Pearl avec elle et laisse alors celui qu’elle appelle
encore « Robbie » aux soins de son ex-beau-père et de sa
femme, Ceciline, qui, piquée par l’infidélité de son mari, le
traite comme Cendrillon. Bob s’échappe en écrivant des
chansons. « One day my mother left me for a valley far away
(…) Even though I’m not motherless it makes me feel like a
motherless child », chante-t-il dans « Where Is My
Mother9 ? ». S’il veut survivre, il n’a pas d’autre choix que de
réussir. « Bob a tiré sa force de sa mère10 », me confiera, des
années plus tard, son amie Diane Jobson.
En attendant de percer, le chanteur joue aux dominos et sort
le soir avec d’autres ados dans les sound systems de Sir
Coxsone. À la fois boîte de nuit, lieu de rencontre, église,
théâtre, laboratoire de musique et réseau d’information, ces
« dance-halls », ces lieux où l’on danse, s’établissent un peu
partout, sur les places, les parkings, ou dans les cours
d’immeubles. À celui de Love Lane, son corps s’ébranle sur
les rocks de Fats Domino, frétille sur le jazz rapide de Louis
Jordan and His Tympany Five et s’abandonne sur des tubes
R’n’B. Coxsone a ramené ces disques de Miami et arrache
leurs étiquettes pour être le seul à pouvoir les identifier. La
musique est hyper forte : les propriétaires des dance-halls
occupent leur territoire grâce aux décibels crachés par une
trentaine d’enceintes grandes comme des armoires normandes.
Tant pis pour les voisins, tant pis s’ils veulent dormir : leur
meilleure publicité c’est d’être entendus à des kilomètres à la
ronde. Des couples se forment, les filles se tournent et frottent
leurs fesses entre les jambes de leur partenaire. Les hanches
s’interloquent, les garçons rapprochent leur nez de leur nuque.
Sentir leur sueur les excite encore plus.
Ce soir, Bob a mis sa plus belle chemisette, celle à carreaux
orange. Une pipe à ganja circule. L’herbe le fait décoller. Les
poings fermés, il se balance en cadence quand King Stitt,
surnommé « The Ugly One11 » à cause de sa face ravagée par
une malformation de naissance, passe des disques de ska. Sa
manière de scander ses textes sur une musique répétitive sera
reprise par les DJ jamaïcains du Bronx dans les années 70
(c’est même ainsi que le rap est né). L’ambiance est bouillante,
mais comme d’habitude, Duke Reid, le propriétaire d’un autre
dance-hall, a envoyé des casseurs pour mater la concurrence.
La soirée finit en bagarre générale et le fait que la mère de
Coxsone, une des seules femmes DJ, a été la petite amie de
Reid, n’adoucit en rien leur rivalité.
En 1963, Joe Higgs présente les Wailers à Coxsone.
Toujours à la recherche de nouveaux morceaux pour ses
soirées, il a aussi un studio d’enregistrement où il produit les
musiciens les plus cool de la ville (qui font, en général, des
reprises de titres R’n’B américains, version ska jamaïcain).
Les Wailers détonnent parmi les groupes de Trench Town. Ils
ont une certaine classe. Leurs chansons s’adressent aux rude
boys mais appellent à la concorde. Coxsone lui-même est un
bandit et n’hésite pas à tirer sur les chanteurs qui réclament
leurs royalties… Il aime bien ces canailles pacifistes ! Il
enregistre leur chanson « Simmer Down » (« calme-toi » en
français) à la fin de l’année. En quelques semaines, elle est
numéro 1. « Quatre-vingt mille exemplaires ont été vendus
dans une île de seulement deux millions d’habitants12 »,
s’émerveille Roger Steffens, discographe de Bob Marley. Ils
enchaînent avec « Rude Boy », « Jail House », « Rule Dem
Rudie »… Leurs chansons sont jouées à la radio et dans les
dance-halls. Aucun groupe avant eux ne s’était adressé de
manière si explicite aux membres du ghetto. Mais malgré leurs
hits, ils ne sont rémunérés que 3 livres par semaine (à
l’époque, les droits d’auteur n’étaient jamais respectés et les
musiciens n’étaient payés que pour les sessions
d’enregistrement). Bob est sans domicile fixe. Il dort parfois
sur le sol de la salle d’audition de Coxsone. « Cold ground
was my bed last night / And rock was my pillow too13 »,
chantera-t-il dans « Talkin’ Blues14 ». Son visage émacié est
sévère et fermé. On le surnomme « Tuff Gong », parce qu’il
est dur comme un gong. Il est beaucoup plus petit que Peter
Tosh mais il dégage quelque chose de cool et de confiant. Il a
un sens du style que les deux autres Wailers n’ont pas et
commence à se faire pousser les cheveux en afro. Affublé d’un
pantalon évasé, d’une veste en jean et de petites lunettes
rectangulaires, « il marchait comme s’il était quelqu’un, de
façon royale15 », se souvient Neville Willoughby, animateur de
radio jamaïcain.Son menton est toujours haut et ses dents
rayent le parquet. Il travaille comme directeur artistique pour
Coxsone, se forme l’oreille et se constitue une solide culture
musicale en analysant les chansons qui sortent en Amérique
pour voir lesquelles pourraient être reprises en Jamaïque. À
nouveau, il n’est presque pas rémunéré. En 1966, à court
d’argent, il rejoint sa mère dans le Delaware et trime dans une
usine de voitures Chrysler et dans un hôtel. Il passe ses week-
ends dans la cave, à gratter sur sa guitare en fumant l’herbe
qu’il fait pousser dans le jardin. Il s’ennuie assez vite. En plus,
il vient de recevoir sa convocation à partir rejoindre l’armée
américaine et ne compte pas se transformer en chair à canon
au Vietnam… Fort de quelques économies, il rentre en
Jamaïque pour y fonder son label avec Peter et Bunnie :
Wail’N’ Soul’M (pour les Wailers et les Soulettes), mais
Coxsone contrôle le marché, ses stations de radio et ses
diffuseurs… Impossible de s’imposer en étant indépendant.
L’entreprise est un échec. Ils ne gagnent toujours pas un rond.
Bob tape alors à la porte d’un de ses oncles paternels pour lui
emprunter 300 dollars afin de financer une session
d’enregistrement. Bob a les mêmes pommettes saillantes, les
mêmes paupières tombantes que son père… La parenté est
flagrante. Son manager Don Taylor raconte la suite : « Le père
de Bob, Norval, était issu d’une famille jamaïcaine soi-disant
respectable. Ils ne l’auraient jamais laissé reconnaître un
bâtard, surtout celui d’une Noire ; paysanne de surcroît. (…) Il
fut mis à la porte sans autre forme de cérémonie. Pire, son
oncle, Robert Cecil Marley, appela la police16. »
Les Wailers signent alors avec JAD, label de Johnny Nash
et Danny Sims (qui se vante d’entretenir des relations avec la
mafia). Sous la houlette du producteur Lee Perry, ils
réinventent leur son et adoptent le rythme souple du reggae.
Cette sorte de rocksteady agrémenté du beat long et régulier
des tambours nyabinghi, qui bat à la vitesse d’un cœur apaisé,
vient de faire son apparition. « Qu’on la nomme ska, bluebeat,
rocksteady ou reggae, la pulsation jamaïcaine est trompeuse,
bien plus riche qu’il n’y paraît. Elle est moite, vous donne des
fourmis dans le bassin et vous lance comme un mal de tête17 »,
décrit Michael Thomas, journaliste spécialiste du genre
musical.
« Trench Town Rock », sorti en 1971, est numéro 1 pendant
cinq semaines en Jamaïque. Les Wailers partent à la conquête
du marché européen, mais l’attaque tourne court et JAD les
abandonne à Londres, dans le froid et sans un sou (ni même
leur passeport). Bob va alors taper à la porte de Chris
Blackwell, un play-boy anglo-jamaïcain, fondateur d’Island
Records. Chris est le fils d’un Irlandais et d’une Séfarade née
au Costa Rica nommée Blanche Lindo (elle est la muse de Ian
Fleming et de Noël Coward). Il a appris les rudiments du
business en jouant (professionnellement) au poker, au black-
jack, aux courses, et c’est sur le reggae qu’il veut aujourd’hui
miser. Adolescent, il a découvert la philosophie rastafari en
étant recueilli et soigné dans un campement de rastas sur la
plage, alors que son bateau venait de chavirer. Il crée son label
Island Records pour abreuver les fans de rock occidentaux, las
des excès et de la vanité de leurs idoles, de ce message
idéaliste qui défend la cause des Noirs et des opprimés. Car
depuis la fin des années 60, les étudiants ont occupé la
Sorbonne à Paris, Prague s’est soulevé et, à Chicago, les
Américains ont manifesté pour le retrait des troupes au
Vietnam. Chris a déjà tenté de faire de Jimmy Cliff
l’ambassadeur des rastas en produisant un film dont il est la
vedette, The Harder They Come, et en lui demandant de se
laisser pousser les cheveux, « mais au moment où sort enfin le
film, après trois années de casse-tête financier pour le
réalisateur, Jimmy a coupé ses cheveux et il est devenu
musulman18 ! », s’étrangle Blackwell. Finalement, c’est Bob
qui bénéficie des retombées du film. Il est meilleur et plus
rassembleur : à la fois noir et blanc, il peut toucher les deux
communautés, toujours divisées dans leurs goûts musicaux.
« Bob avait une excellente voix pour les enregistrements, dit
Chris Blackwell. C’est une question de fréquence : vous
pouvez associer la voix de Bob avec des instruments à des
niveaux très élevés, sa voix est à une telle fréquence qu’elle
ressort toujours19. » Ce producteur de génie ajoute aux
sonorités jamaïcaines pures de leurs morceaux des éléments de
rock, de blues et de funk. Des musiques de rebelles. Les
Wailers, accusés d’avoir vendu leur âme au diable,
remonteront le son de la basse dans la version sortie en
Jamaïque…
« Bob était différent », me dit Chris quand je le rencontre
un soir chez lui, à Golden Eye, la magnifique propriété de Ian
Fleming en Jamaïque (où il a écrit la série des James Bond)
qu’il a rachetée pour en faire un hôtel de luxe. « Il se
démarquait de ce qui se faisait à l’époque et, surtout, il avait
les pieds sur terre », poursuit-il en me tendant son joint.
Svelte, musclé, le cou bordé d’une barbe blanche, à 81 ans, le
magnat de la musique a vendu son label il y a trente ans pour
300 millions de dollars, mais signe toujours de jeunes artistes
en édition. Nous contemplons un instant la lune, auréolée de
nuages. La mer est calme, on entend à peine les vagues lécher
le rivage. « Je lui ai assuré le succès, et il a assuré le mien »,
conclut-il. Car avec « Catch a Fire », sorti en 1973, Bob
Marley devient une star. Il enchante la presse : il ne ressemble
à personne d’autre avec ses locks. Son image, comme celle de
Che Guevara, appelle à la révolte. Très conscient de ce qu’il
représente, Bob lit toutes les interviews à son sujet, avec
satisfaction : la critique l’encense. En Angleterre, les branchés
se pressent à ses concerts. En 1974, Clapton reprend « I Shot
The Sheriff » et en fait un tube mondial (certifié disque d’or
aux États-Unis). Adoubé par la rock star, plus rien ne peut
l’arrêter… Sauf en Jamaïque où les radios détiennent déjà des
accords avec des labels locaux, et ne veulent pas diffuser ses
nouvelles chansons. Pour les faire changer d’avis, son ex-
manager et ami Allan « Skill » Cole débarque dans leurs
locaux avec une batte de base-ball et deux copains pas très
grands mais pas commodes, tandis que Bob reste dans la
voiture, l’autoradio poussé à fond, en attendant qu’il crache
enfin le son de sa voix. « On pouvait crever les pneus de la
voiture d’un mec s’il le fallait. Ou boxer un type s’il ne passait
pas la chanson. On pouvait leur mettre des coups de tête20 »,
révèle Skill. En Jamaïque, il est commun d’être connu sous
plusieurs noms. Bob en a trois, qui correspondent à ses trois
personnalités : « Bob Marley » la super star, « Robert Nesta
Marley » le type humble, compréhensif et doux avec les
femmes et ses enfants, et « Tuff Gong » le révolutionnaire dur
du ghetto.
Sous ses allures de rasta fumeur de ganja, Bob Marley est
très professionnel. Son regard déterminé sous ses sourcils
presque toujours froncés lui confère beaucoup d’autorité
malgré ses 29 ans. Sa force physique et morale impose le
respect. « Il appréhendait le business avec discipline, sérieux
et il avait le sens des responsabilités21 », se souvient son
manager Don Taylor. Sa routine est implacable. Il se réveille
tous les matins avant le lever du soleil, vers 5 h 30, alors que
tout le monde dort, avale une tasse de porridge de maïs en
lisant la Bible, puis profite du silence de la maison pour
gratter, seul, quelques mélodies sur sa guitare. Vers 10 heures,
les quémandeurs de faveurs arrivent chez lui par dizaines.
Rastas, activistes, chefs de gangs, politiques, ils demandent
tous de l’argent à Bob, qui donne, toujours, « jusqu’au jour où,
comme le raconte Don Taylor, après avoir distribué 1 million
de dollars en l’espace de deux mois, il décida que cela ne
pouvait plus durer. À la fin, il se baladait avec les poches de
son pantalon retournées, histoire de faire comprendre qu’il
n’avait plus rien à donner22 ». De 16 heures à minuit il joue
avec ses musiciens. En tournée, il répète ses chorégraphies
devant un grand miroir en pied et il est le premier à s’installer
au fond du bus. Il est hyper perfectionniste. Il fait lui-même les
balances de tous ses concerts, engueule ses musiciens à la
moindre fausse note et les contraint à des heures de répétitions.
Taciturne, scotché à sa guitare, il écrit plusieurs chansons par
jour. Celles-ci reflètent sa vie et ses émotions. Il y glisse
toujours des éléments simples, presque triviaux, comme le
« porridge » dans « No Woman No Cry », qui donne un aspect
réel, concret à ses sentiments. Héros du peuple, il traduit
comme aucun de ses contemporains le sentiment de ceux qui
ne peuvent échapper à la misère. « No chains around my feet, /
But I’m not free / I know I’m bound here in captivity23 ». ,
chantet‑il dans « Concrete Jungle24 ». Ses paroles sont des
cartes postales du ghetto, frappantes de réalisme. Dans
« Johnny Was25 », il s’inspire d’un triste fait divers, celui d’un
enfant pris entre les balles de deux clans rivaux : « Woman
hold her head and cry, / Cos her son had been shot down in
the street and died 26. » Il a le sex-appeal de Mick Jagger,
l’éloquence de Leonard Cohen, l’engagement de Nina Simone
et l’idéalisme de John Lennon. « La première fois que j’ai
entendu son album, je me suis dit que Bob Marley serait plus
important que les Beatles ou les Rolling Stones27 », me raconte
Lee Jaffe, le photographe, réalisateur et musicien américain,
représentant d’Island Records aux États-Unis dans les
années 70.
On associe souvent les chanteurs de reggae à des abrutis
défoncés marmonnant des âneries sur la paix dans le monde
ponctuées de « yeah man ! » (et je dois avouer que dans le
cadre de cette enquête, j’ai rencontré pas mal de ces imbéciles
qui ne m’ont pas facilité la tâche tant leur mémoire avait été
cramée par les joints). Mais Bob Marley est loin de ce cliché.
Excellent mélodiste, ses textes rivalisent avec ceux des plus
grands chanteurs de folk. « Son génie de parolier était basé sur
sa capacité à projeter les choses personnelles dans une
dimension politique, le privé dans le public et l’anecdotique
dans un langage universel », écrit Linton Kwesi Johnson, qui
rappelle aussi qu’ « aucun artiste de la fin du XXe siècle, toutes
catégories confondues, n’a atteint un aussi large public dans le
monde28 ». Il accède au marché occidental en chantant en
anglais mais touche aussi le tiers-monde car il en vient. Ses
textes, qui transforment les sentiments des plus démunis en
hymnes protestataires et spirituels, sont d’une poésie
inattendue, ses images simples et frappantes de beauté. Si Bob
Dylan a eu le prix Nobel de littérature, Bob Marley aurait pu y
prétendre.
« There’s a natural mystic
Blowing through the air
If you listen carefully now you will hear
This could be the first trumpet
Might as well be the last
Many more will have to suffer
Many more will have to die
Don’t ask me why29… »
2.

La première rencontre

1979 est une année annonciatrice de bouleversements


politiques et religieux profonds. L’ayatollah Khomeini prend
le pouvoir en Iran, poussant le président américain Carter à
mettre en place des mesures économiques de rétorsion.
L’URSS envahit l’Afghanistan, entraînant l’essor des
moudjahidin. Le deuxième choc pétrolier provoque une crise
monétaire. L’élection de Margaret Thatcher en Angleterre
amorce un cap libéral. Le Système monétaire européen est
créé. On a l’impression que la plupart des conflits
d’aujourd’hui prennent racine dans des événements de cette
année-là. Pour Pascaline aussi : c’est l’année où elle rencontre
Bob Marley.
Si elle avait observé une dernière fois son reflet dans la
glace avant de pousser la porte des vestiaires du Pauley
Pavilion le soir du 23 novembre 1979, Pascaline aurait vu une
belle femme aux pommettes hautes, aux cheveux
soigneusement séparés en deux par une raie au milieu et
relevés sur les côtés. Ses sourcils sont épilés. Elle porte un
chemisier et une veste en cuir noir. Son sens du style est
toujours ce que les gens remarquent en premier. Son visage est
lisse, seule sa grande bouche aux lèvres pulpeuses est agitée
par un rire joyeux, dévoilant des dents
blanches impeccablement alignées. Elle entre dans les
coulisses.
Pascaline et sa sœur Albertine ont été invitées au concert
par Charles Bobbit. L’ex-manager de James Brown, qui a
travaillé pour Michael Jackson et s’occupe des intérêts de la
famille Bongo aux États-Unis, connaît Don Taylor, le manager
de Bob. Fascinée par Marley, elle lui a demandé de les
emmener « backstage », où une foule de groupies, de dealers,
de rastas et de fans entourent le musicien. Même Ronnie
Wood, le guitariste des Rolling Stones, est là (un peu plus tôt
dans la journée, il a écouté religieusement le groupe répéter1).
La pièce est enfumée. Contrairement aux fêtes de hippies où
un joint circule parmi une dizaine de personnes, ici, chacun
fume son propre (gros) spliff. Pour Bob, « l’herbe était un
sacrement religieux et il en fumait devant les représentants de
la loi, les ministres ou les chefs du culte, en toute impunité.
Bob était sans doute l’un des rares artistes à consacrer un
paragraphe de ses contrats de tournée à l’approvisionnement
en ganja2 », se souvient Don Taylor, qui a même convoyé de
l’herbe au Japon, en la cachant dans ses chaussures. « L’herbe
libérait sa créativité3 », m’explique Lee Jaffe, qui a joué de
l’harmonica avec les Wailers.
Bob se tient debout devant les casiers mauves. Il est de
profil. La lumière tape contre sa joue et fait danser la fumée
qui émane de sa gorge. Le chanteur est accoutumé aux effets
du cannabis : il fume beaucoup, et depuis longtemps. Il porte
une doudoune beige. Ses dreadlocks épaisses sont lâchées sur
ses épaules. Elles lui arrivent à la poitrine. Telle la Gorgone,
cette divinité à la chevelure constituée de vipères tortueuses,
fille de la Terre et de l’Océan, ses yeux ont le pouvoir de
pétrifier tout mortel qui croise son regard. Il est aussi
magnétique qu’un aimant. « Quand il entrait dans une pièce, il
avait une présence incroyable », m’a confié l’actrice Esther
Anderson, une de ses anciennes petites amies. « Il ne disait pas
“Hi” mais “Hail”. Personne ne parlait comme lui. Il était
charmant parce qu’il avait l’air vulnérable et innocent4. » On
ne remarque pas de loin le petit collier de barbe qui affine son
cou, la moustache qui surplombe sa lèvre ronde et sensuelle. Il
a une bouche qu’on aimerait embrasser.
Don Taylor présente Bob à Pascaline. Les amants
s’inscrivent dans la biographie de l’autre. « Je n’étais pas
nerveuse, c’était très rapide : nous avons été présentés et nous
sommes tout de suite partis5 », raconte-t-elle. Il est plus petit
qu’il ne paraît sur scène : il ne mesure qu’1 mètre 70, comme
elle. Il a la peau claire, beaucoup plus claire que la sienne. Son
nez long est fin, ses pommettes saillantes et sa paupière
légèrement tombante. De ses sourcils partent deux rides, qui
remontent jusqu’au milieu de son front. Ce sont les rides du
lion, animal emblème de la Tribu de Juda et de la royauté
éthiopienne. En concert, il est une boule d’énergie, mais en
coulisses il est plutôt calme. Il ne sourit presque jamais. Pire :
c’est comme si son visage renfermait tous les soucis de la
terre. Parfois, quelqu’un fait une blague, il rit d’un coup, et le
monde se gonfle soudain de légèreté. « Quand Bob sourit,
c’est comme si le soleil se levait6 », décrit Kate Simon, la
photographe du groupe depuis 1975. Pas étonnant que dans
toutes les photos qui lui ont été proposées pour la couverture
de l’album Kaya, Neville Garrick, directeur artistique du
groupe, ait choisi la seule où le chanteur se déride un peu7.
Bruce W. Talamon, qui ce soir-là prend des clichés du groupe
en coulisses, me dit la même chose : « Toutes les femmes qui
regardent une photo de lui en train de sourire ne peuvent
s’empêcher de sourire à leur tour. Bob était une racaille, mais
aussi un gentleman. Les femmes l’adoraient et les hommes
aimaient être dans son entourage. Quand il entrait dans une
pièce, toujours à grandes enjambées, il avait une aura et était
extrêmement sûr de lui. Il était à la fois roi et gredin. Les
femmes sont souvent attirées par les mauvais garçons. Elles lui
auraient donné n’importe quoi, elles perdaient toute inhibition
en sa présence8. » Dommage que Bob se referme toujours
presque instantanément. Il a le visage dur, dramatiquement
auréolé de fumée, quand il lance à Pascaline ces mots
méprisants : « Tu es vilaine. » Elle est choquée. C’est la
première fois de sa vie qu’elle le voit. Comment peut-il se
permettre de lui parler ainsi ? Ne sait-il pas qui elle est ? « En
fait, j’ai compris après que c’était parce que j’avais les
cheveux défrisés9 », explique-t-elle en riant. Gilly, le cuisinier
de Bob, a assisté à la scène : « À l’époque, ces filles, vous
savez… (Il éclate de rire.) Elles venaient tout le temps nous
voir après les concerts… Je me suis dit que Pascaline devait
être spéciale si elle avait accès aux loges. Elle était attirée par
Bob. Elle était passionnée. Entre elle et lui, ça a été le coup de
foudre10. » « Non, ce n’était pas le coup de foudre, corrige-t-
elle. Bien sûr que je l’ai trouvé beau, charismatique et sexy…
Mais je l’ai aimé en le découvrant11. » Bob accepte sans hésiter
l’invitation de Bobbit à un cocktail en petit comité chez les
filles Bongo, trois jours plus tard. « Une belle femme noire
comme ça ! Et classe ! explique Gilly. Il ne pouvait pas
refuser12 ! »
Bob vient accompagné de son manager, Don Taylor, de
Tyrone Downie (clavier des Wailers) et de Neville Garrick qui
a étudié à UCLA. Il fait doux à Los Angeles à cette époque de
l’année, presque frais. Au coucher du soleil, la ville entière se
couvre d’une chape rose. C’est dans cette atmosphère
purpuracée que Bob et son entourage abordent la petite rue
calme et chic bordée d’arbres, proche du Sunset Boulevard, à
Beverly Hills. Il a précisé aux sœurs Bongo qu’il était
végétarien. À Los Angeles, il n’aime que la cuisine du
restaurant jamaïcain Delrose. Il sait qu’elles sont les filles d’un
dirigeant africain, mais quand il pousse la porte du 726 N
Maple Drive, il est quand même impressionné par la propriété
avec piscine bordée de palmiers, terrain de tennis et sauna…
Les Wailers sont installés dans un motel à West Hollywood et
Bob loue une maison sur le boulevard Alta Vista, cossue, mais
pas aussi somptueuse. Il parcourt la maison de 830 m2, six
chambres, et neuf salles de bains en marbre aux murs couverts
d’un luxueux tissu. La salle à manger est si grande qu’on
pourrait facilement y asseoir 25 personnes. Dans la cheminée
de marbre crépite un feu. Même la cuisine est moderne, ce qui
est rare à l’époque dans le quartier. Omar Bongo a payé cash
ce pied-à-terre de 2,2 millions de dollars (aujourd’hui, il est
estimé à 17 millions) et ses 300 000 dollars de meubles13. La
maison était évaluée à 1,7 million, mais il a rajouté 500 000
billets pour que ses filles, étudiantes à Los Angeles, puissent
emménager trois jours après l’achat dans un logis parfaitement
équipé, avec les lits faits et le frigo plein.
« J’étais étonné que seulement deux filles vivent dans une
si grande maison ! » me raconte Neville Garrick quand je le
rencontre chez lui, dans la vallée de San Fernando, à l’ouest de
Los Angeles. Assis dans son jardin, à l’ombre d’un parasol, il
me montre ses plantations de marijuana et me sert un smoothie
bien frais. Nous sommes en janvier, mais à midi, il fait chaud
en plein soleil. Il vit ici avec son fils, graphiste lui aussi, qui
travaille aujourd’hui avec les enfants Marley. Neville a grandi
à Los Angeles, pourtant, il a un fort accent jamaïcain quand il
me dit : « Elles ne parlaient pas parfaitement anglais.
Albertine, la plus jeune, était plus agressive, même dans sa
façon de parler. Elle m’a dragué mais j’aime être le chasseur et
pas la proie14 ! » Pascaline et Bob, eux, se contentent de se
saluer. Ils échangeront à peine plus. « J’étais surprise qu’il
accepte notre invitation mais dans sa chanson “Natty Dread”,
Bob Marley chante “Dreadlock Congo Bongo”… Ils ont dû se
dire “wow, ce sont les filles de Bongo15 !” », plaisante-t-elle.
Elle a commandé des plats ital (qui veut dire « vital » pour les
rastas), un régime sans sel ni viande ni produits transformés,
basé sur les fruits, les légumes, les racines, les graines et le
poisson. « Il n’y avait pas de problème parce que leur cuisine
est très proche de la nôtre », raconte-t-elle de sa voix chaude et
ronde. « Pendant deux heures, nous avons mangé, dansé – sur
du reggae évidemment ! – mais la soirée s’est finie tôt : ils
jouaient au Roxy le lendemain. »
Ce soir-là, par l’intermédiaire de Charles Bobbit, elle
propose à Bob de venir jouer au Gabon pour l’anniversaire de
son père Omar Bongo. Elle a toujours adoré
l’entertainement et grâce à ses grands moyens, elle a accès à
toutes les stars. Or Bob Marley est la superstar de l’époque16…
Elle le veut. « Pascaline pouvait faire venir n’importe qui. À
l’époque, le pétrole était au plus haut et l’argent coulait à flots,
tout lui était possible », m’explique au téléphone Robert
Bourgi, proche des Bongo. « Mais Omar aimait bien ! Chaque
occasion était bonne pour danser, et faire la fête. Ils ont le
rythme dans le sang17 ! » Le chanteur est fou de joie : un
concert en Afrique… Il attend ça depuis des années. « Nous
étions très excités : la plupart d’entre nous n’avaient jamais été
en Afrique ! », me confirme Neville Garrick. Bob observe
Pascaline. Il est séduit. C’est la première fois qu’il rencontre
une Africaine aussi riche et puissante. Elle a tout ce qu’elle
peut désirer. Pour une fois, c’est lui qui doit impressionner et
conquérir.
Le lendemain, le 27 novembre, Pascaline et sa sœur sont au
Roxy, salle légendaire de Los Angeles. Ce soir, Bob joue
gratuitement pour la fondation de Sugar Ray Robinson, un ex-
boxeur qui fut l’un des premiers Noirs à devenir une célébrité
aux États-Unis. Les 500 tickets à 100 dollars l’unité ont été
vendus en un temps record. Le club est bondé. Tout ce que
Hollywood compte d’influent est là. Neville Garrick me
raconte : « On adorait jouer au Roxy, parce qu’à chaque fois,
un gros sac d’herbe nous attendait dans les coulisses, donc
nous avions toujours hâte d’y arriver et moi j’étais soulagé
parce que pour une fois, c’était pas moi qui devais m’en
occuper18 ! » Dans les vestiaires, le photographe Bruce W.
Talamon les observe, et prend discrètement quelques clichés,
qu’il m’a montrés : « C’était l’époque où aucun attaché de
presse n’aurait osé ôter le joint de la bouche de Bob Marley,
même si c’était illégal. D’ailleurs, si vous regardez bien, sur
cette photo, les garçons sont en train d’effriter l’herbe19… » Al
Anderson se souvient : « Nous commencions toujours nos
concerts avec 20 à 40 minutes de retard. Le spliff d’abord !
Avant chaque show, on fumait tous un joint et on s’envoyait
des bonnes ondes, comme des dauphins20. » Ce dernier garde
un souvenir très précis du concert au Roxy. Attablés dans un
excellent restaurant de sushis de Los Angeles, toujours fin et
élégant, il me raconte : « C’est le genre de concerts dont on se
souvient toute sa vie parce qu’il y avait tellement d’amour et
d’énergie… Il y avait beaucoup de stars dans le public, tout le
monde était là : David Lee Roth, Raquel Welch, Jack
Nicholson… » Bruce W. Talamon aussi a été marqué par cette
soirée : « Il n’y avait quasiment que des Blancs. Mais c’était
très intime. La lumière était superbe. Les concerts de Bob
étaient infectieux. Il vous prenait par le cœur et ne vous lâchait
pas21. »
Le cœur de Pascaline bat un peu plus vite quand elle entend
la langoureuse ballade « Stir It Up22 ». « And now you are
here, I said / It’s so clear / See what we could do, honey, Just
me and you / Oh, we could stir it up… », chante Bob sur la
petite scène pentagone. C’est sa chanson la plus sensuelle, la
préférée de Pascaline. La salle sent l’alcool, la transpiration et
la moquette anthracite colle un peu aux pieds. Parmi le public
qui se serre pour approcher les musiciens, les filles ont du mal
à rester indifférentes à cette invitation : « I’ll push the wood / I
blaze your fire / then I’ll satisfy your heart’s desire… »
Quarante ans plus tard, j’emprunte le chemin qu’elle a
parcouru pour retrouver Marley dans sa loge. Je franchis la
petite porte à gauche de la scène, grimpe l’escalier raide. Je
traverse le couloir. Mes baskets couinent sur le sol en lino. La
lumière est rouge. C’est presque aussi oppressant qu’un film
de David Lynch (Blue Velvet). Je passe devant les toilettes
vétustes au carrelage jaune et aux murs de bois, dotées d’un
unique petit lavabo sale à la peinture émaillée. Ce n’est pas
Beverly Hills. Les loges sont minuscules : la première, à
gauche, contient un canapé en cuir noir, quelques miroirs, et
au fond, une douche, un fer à repasser. La deuxième laisse voir
d’affreux murs verts. « Les coulisses étaient toutes petites et il
y avait beaucoup de monde23 », se souvient Bruce W. Talamon.
« Il y avait même Joni Mitchell ! », ajoute Al Anderson. « Ça
m’a marqué parce que j’étais fou amoureux d’elle et de sa
musique. Quand je lui ai demandé son numéro, elle m’a
répondu : “Mec, dégage”, et elle est partie. Je me souviens
aussi avoir vu Albertine et Pascaline Bongo. Elles étaient très
gentilles, extrêmement bien habillées, très élégantes et très
branchées. Nous avons peu parlé, mais elles étaient surtout
intéressées par Bob, avec qui elles passaient beaucoup de
temps… » Pourtant Pascaline ne tombe pas encore tout à fait
sous le charme de Bob. Elle se dit qu’elle a le temps. Trois
jours après leur concert au Roxy, les Wailers reprennent leur
tournée aux États-Unis et elle reprend ses cours en master
d’administration publique à l’University of Southern
California. Elle n’imagine pas qu’il n’a plus que dix-sept mois
à vivre.
3.

Pascaline, la princesse africaine

Pascaline Bongo Odimba n’est pas une groupie ordinaire.


Elle est la chouchou de son père, le président du Gabon, un
petit pays tranquille et riche, niché sur la côte atlantique de
l’Afrique centrale, entre le Congo, le Cameroun et la Guinée.
Le Gabon n’existe que depuis 1946, date à laquelle ses
frontières ont été tracées par les Français. Quand les Portugais
découvrent l’estuaire du Como à la fin du XVe siècle, ils
baptisent « Gabao » cette terre chaude et humide à la
biodiversité exceptionnelle peuplée par des Bantous et des
pygmées. Située au bord de l’océan, cette contrée devient une
des portes d’entrée commerciales de l’Afrique. Pendant des
décennies, contre des pacotilles, les Portugais achètent aux
Mpongwés installés sur la côte Atlantique de l’ivoire, de la
cire, du miel, de l’huile de palme, du caoutchouc. À partir de
1776, ils entreposent les esclaves achetés aux peuples vivant à
l’intérieur des terres dans des « barracons » avant de les
expédier aux plantations de Sao Tomé (île portugaise au large
du Gabon) puis à l’Amérique1. « Afin de garder leurs
privilèges, ils n’hésitent d’ailleurs pas à peindre ces tribus sous
les traits les plus effrayants à leurs interlocuteurs européens2 »,
raconte Raphaëlle Walter, docteur en géographie et historienne
qui a vécu trente-cinq ans au Gabon. Peine perdue : à partir de
1839, les Français colonisent (à coups de cadeaux ou de
canons) tous les petits royaumes de ce territoire 2,4 fois plus
petit que la France, traversé par l’équateur et déjà dépendant
économiquement de l’Europe. Les rois gabonais, habillés à la
mode napoléonienne avec des vestes d’officiers à épaulettes et
de grands chapeaux bicornes en feutre à plumet, signent un à
un les traités par lesquels ils cèdent leurs terrains. La fondation
de la colonie du Gabon remonte à 1842. En 1910, elle forme
avec le Moyen-Congo, le Tchad et l’Oubangui-Chari
l’Afrique-Équatoriale française. En 1848, la France abolit
l’esclavage (qui sera pourtant, de fait, toujours pratiqué dans
les colonies) et développe la culture du café, du cacao et du
bois okoumé. Après la Seconde Guerre mondiale, les
Gabonais, prenant exemple sur les autres colonies françaises,
s’organisent en partis et obtiennent sans heurts l’indépendance
en 1960. À Libreville, le palais des gouverneurs devient le
palais présidentiel. Dans sa cour, le drapeau du Gabon est
hissé à la place du drapeau français. « L’identité gabonaise
s’est construite avec la colonisation. Dès l’instant où la France
a défini ses frontières, la population, par l’éducation et le sens
de la propriété de ses ressources, s’est petit à petit sentie
“gabonaise”. Avec l’indépendance, ce sentiment s’est
renforcé3 », m’explique le professeur de géographie Roland
Pourtier, spécialiste du pays.
Léon Mba (qui avait pourtant milité pour que le Gabon
devienne un département français juste avant l’indépendance)
est le premier président de la République gabonaise.
Quatre ans plus tard, malade, il laisse la gestion du pays à son
vice-président Albert-Bernard Bongo. « Et puis c’était fini.
J’étais le boss4 », résume ce dernier. Bongo est le benjamin
choyé d’une famille d’agriculteurs du Haut-Ogooué de douze
enfants. Il passe son enfance nu (ou vêtu d’un petit pagne de
raphia) dans une case de terre battue, jusqu’à la mort de ses
parents. Son tuteur inscrit alors l’orphelin en classe primaire
où il se fait remarquer par son intelligence, mais aussi par sa
nature turbulente. Il s’inscrit lui-même au lycée technique de
Brazzaville. Il se dit socialiste, et milite pour l’indépendance à
la SFIO. En 1960, il travaille aux PTT de Libreville. À
l’époque, les campagnes se vident au profit de cette petite ville
alanguie, qui ne compte que 31 000 habitants5. « Elle offre aux
visiteurs son charme désuet et fragile ; en apparence engluée
dans sa nonchalance6 », décrit Raphaëlle Walter. Car
l’économie gabonaise repose alors sur le bois, qui transite par
Port-Gentil, et non par Libreville. Les ethnies sont regroupées
par quartiers et la topographie de la ville est chaotique, bien
trop étendue par rapport à sa population attirée par la brise
marine dissipant l’humidité du climat. « Le maillage du tissu
urbain est très lâche (…) d’immenses zones vertes trouent
l’espace urbain7 », décrit Raphaëlle Walter. Le centre-ville est
bigarré, les résidences coloniales tranchent avec les bâtiments
en béton d’après-guerre. Le soir, les femmes et les enfants qui
ont quitté leur village pour étudier ou trouver du travail à la
capitale font la queue devant les nouvelles fontaines d’eau
gratuite, avant de rejoindre leurs cases. En 1961, Bongo
s’implique dans les élections législatives et se fait repérer par
le ministre des Affaires étrangères, Jean-Hilaire Aubame, qui
l’intègre dans son cabinet. « Travailleur, énergique, il connaît
bien ses dossiers8 », écrit Pierre Péan. Il se rapproche du
président, qui lui confie la direction de son cabinet en 1962,
puis, en 1965, à la suite du coup d’État manqué de Jean-
Hilaire Aubame, le désigne ministre délégué à la présidence
chargé de la Défense et des Affaires étrangères, et enfin, après
une modification de la constitution, « vice-président de la
République, chargé de prendre la succession du chef de l’État
en cas de vacance du pouvoir » en 1966. Mba meurt le
28 novembre 1967, Albert-Bernard Bongo prend donc sans
difficulté sa succession. Il est mince, distingué. Derrière ses
grosses lunettes son regard est déterminé. À 31 ans, c’est un
des plus jeunes chefs d’État du monde. Il doit s’assurer une
légitimité populaire, et s’entoure alors de jeunes cadres (pour
la plupart d’anciens militants étudiants), gracie plusieurs
détenus politiques et instaure des rencontres avec des étudiants
et diverses communautés. Un climat « de délation et de
terreur » régnait au palais du temps de Mba (il se promenait
parfois avec des opposants dans le coffre de sa Mercedes,
quand il ne les « chicotait » pas9) : ces mesures sont donc bien
accueillies10.
Née le 10 avril 1956, Pascaline est âgée de 11 ans quand
son père devient président. Sa mère est la première des
33 femmes qui ont donné des enfants (54 reconnus) à Omar
Bongo. Louise Mouyabi Moukala est la fille d’un ancien
chauffeur du général de Gaulle. Albert la rencontre en 1955
lors de vacances d’été à Franceville, capitale du Haut-Ogooué.
Il a 19 ans et travaille aux postes à Brazzaville, capitale de
l’Afrique-Équatoriale française. Deux ans après la naissance
de sa fille, il part faire son service militaire comme officier de
réserve au deuxième bureau, le service de renseignements de
l’armée française. Le couple divorce en 1959. Sur Internet,
dans les livres et dans la presse, c’est tout ce qu’on trouve sur
les origines de Pascaline. Interrogés sur le sujet, ceux qui l’ont
fréquentée adulte jurent ne pas en savoir plus.
Je rencontre Félix Bongo, fils de Martin Bongo, neveu
d’Omar et ex-ministre des Affaires étrangères gabonais, un
matin d’hiver neigeux dans un café, porte Maillot. Pimpant
quadragénaire, il m’en dit plus sur l’enfance de sa cousine :
« La mère de Pascaline est congolaise. Son grand-père
maternel, monsieur Mouyabi, était chauffeur au gouvernorat
de Franceville, dans le sud-est du Congo, d’où nous sommes
originaires. C’est là qu’elle a rencontré Omar Bongo. Ils ont
eu un enfant mais n’ont jamais été mariés. Omar est reparti et
pendant des années, elle a fait des démarches pour qu’il la
reconnaisse. Pascaline a donc été élevée au Congo par sa
mère, et n’a pas eu une enfance huppée11 », dit-il en dévorant
un pain au chocolat. Il essuie quelques miettes tombées sur son
pull brun et poursuit : « Quand elle a eu 13 ans, Paul Malékou
(alors ministre des Affaires étrangères, ndla) a été la chercher
dans un avion privé, à la demande de son papa, qui entre-
temps était devenu président. Elle s’est installée au palais.
Après tout, elle est son premier enfant sur terre ! Bien sûr, on
dit aussi qu’il n’est pas son père… Enfin, en bon patriarche
africain, il l’a reconnue, et maintenant, c’est sa fille12. » « J’ai
vécu avec ma mère jusqu’à mes 13 ans », raconte, pour la
première fois, Pascaline. « Mon grand-père paternel n’a jamais
voulu que mon père m’élève. Il était chauffeur du commandant
de région à ma naissance, et n’a jamais accepté de la relation
entre mes parents. Malgré tout, mon père a toujours gardé le
contact avec ma mère et moi. Chaque fois qu’il venait à
Brazzaville, où j’ai fait mon primaire, il me rendait visite.
Finalement, en 1968, mon grand-père a accepté que j’aille
d’abord en vacances à Libreville et ensuite vivre avec mon
père13. »
Pendant les premières années de sa présidence, Bongo
cumule les fonctions de Premier ministre, de ministre de
l’Intérieur, de la Défense, de l’Information… Au nom de la
« Rénovation » gabonaise, et pour préserver le pays des luttes
politiques ethniques (40 ethnies sont présentes au Gabon), il
instaure un parti unique, le sien, dont il est le secrétaire
général ; les cotisations sont prélevées directement à la source
des revenus de tous les travailleurs gabonais. « À l’époque, la
multiplicité des partis aurait été dangereuse », assure-t-il. « Il
fallait réunir tout le monde dans un objectif commun : l’intérêt
du Gabon ! Après tout, nous ne sommes pas français, avec vos
histoires de démocratie qui ne nous convenaient pas à cette
époque14. » Le Gabon est en effet le pays le plus stable et le
plus pacifique de la région. Le 12 mars, date de la création du
Parti démocratique gabonais (le « PDG » – ça ne s’invente
pas), est et restera chaque année l’occasion d’une grande fête
nationale. Une « École des cadres du Parti » est créée pour
former les futurs hauts fonctionnaires. « 99 % des opposants
rentrent dans le système : après avoir été emprisonnés, on leur
donne un poste, parfois même de ministre15 », m’explique
Roland Pourtier. Mais ça ne suffit pas toujours. Germain Mba,
parent éloigné de l’ancien président et opposant historique de
Bongo, nommé ambassadeur à Bonn puis à Tokyo, s’est fait
abattre devant chez lui, alors qu’il rentrait du cinéma avec sa
femme et sa fille, en septembre 1971, car il représentait une
menace pour Bongo16. En 1973, celui-ci est réélu avec
99,56 % des voix. Forcément : il est le seul candidat. En 1979
et 1985, il réalise des scores toujours meilleurs, remportant
99,96 % puis 99,97 % des suffrages. Il faut attendre 1993 pour
le voir ouvrir les élections aux autres partis (cela ne
l’empêchera pas d’être réélu dès le premier tour haut la main).
« L’une des dernières difficultés ataviques que rencontrent les
chefs d’État africains, c’est le problème de la confiance »,
explique Loïk Le Floch-Prigent. « Autour d’eux, il y a une
cour, voire plusieurs cours, toutes déchirées de zizanies, mues
par la cupidité, ourdissant sans cesse des cabales : en qui le
Chef peut-il placer sa confiance ? En ses enfants ? Certes non.
Beaucoup aimeraient prendre la place du père, et la chose s’est
maintes fois constatée. (…) Ainsi Omar Bongo, président du
Gabon pendant quarante et un ans, se méfiait-il de tout : il
avait un goûteur, et il s’entourait de gardes marocains, envoyés
de son ami Hassan II, sa sécurité étant assurée par des officiers
français17. » Car Bongo ne veut pas finir comme son
homologue togolais Sylvanus Olympio assassiné en 1963 !
D’après Pierre Péan, il dispose « des meilleurs fétiches pour
conserver le pouvoir et surmonter les obstacles », et ses
ministres (qui doivent tous appartenir à la franc-maçonnerie)
lui prêtent allégeance lors de cérémonies ndjobi (société
secrète africaine) durant lesquelles ils doivent boire l’eau dans
laquelle il s’est lavé les pieds18. Si un dictateur est un dirigeant
qui « détient tous les pouvoirs, les exerçant sans contrôle et de
façon autoritaire19 », alors Bongo en est un. Mais il n’est pas
du genre sanguinaire comme Amin Dada. Et même s’il parle
souvent de lui à la troisième personne aux journalistes
français, il est beaucoup moins mégalomaniaque que
« l’empereur » Bokassa. Mais pendant quarante-deux ans, il a
régné sans partage sur le Gabon. Selon Loïk Le Floch-Prigent,
c’est un « despote républicain dont la tyrannie s’est accrue
avec les années20 ».
Favorisé par le boom pétrolier de 1973 qui inonda le pays
de devises et donna le sentiment d’un décollage économique à
sa population de moins d’un million d’habitants, Bongo ne
connaît qu’une opposition timide. « C’était quelqu’un de très
éclairé, qui a quand même développé le pays après
l’indépendance », m’explique Emmanuelle Pontié, directrice
adjointe d’Afrique Magazine. « Le pays avait du pétrole, donc
il y a eu une période de faste. Il a tout construit, on l’appelait
papa Bongo, c’était un personnage haut en couleur, qui avait
beaucoup de gouaille21. » Le Gabon est riche comparé aux
autres pays d’Afrique noire. Avec plus de 800 km de côtes sur
l’océan Atlantique, des forêts de bois précieux comme
l’okoumé et l’ébène, et des fleuves qui facilitent l’agriculture,
c’est un îlot de paix dans la région. Jusqu’en 1969, l’okoumé,
idéal pour la fabrication des contreplaqués, représente 75 %
des exportations gabonaises ; dix ans plus tard, ce pourcentage
tombe à 8,7 %22 car le sol du pays livre d’autres richesses tels
l’uranium, le manganèse, le fer et surtout le pétrole. Grâce à
l’or noir, l’État a sextuplé son budget entre 1973 et 1977.
Albert-Bernard se convertit à l’islam, et se fait appeler Omar
parce qu’Omar était un révolutionnaire chez les musulmans23.
Son fils Alain deviendra Ali. Pascaline, elle, garde son nom et
reste catholique. Le pétrole représente désormais la quasi-
totalité des revenus du pays. Si une partie du budget national
est affectée à la construction du port d’Owendo, du barrage
hydroélectrique de Kinguélé, du chemin de fer Transgabonais,
des hôpitaux, écoles et équipements sportifs, une autre, plus
importante, est détournée par les responsables politiques. « Le
mouton broute là où il est attaché », répliquent les nouveaux
riches. « La traite négrière priva le continent de ses plus
solides gaillards, tandis que les pillards de l’ère industrielle
firent main basse sur le cacao, l’ivoire, l’hévéa, l’or, le
diamant, les minerais, et la décolonisation contribua à asseoir
une nomenklatura locale qui n’était gère encline à partager ses
richesses avec la plèbe, dont elle entendait se distinguer le plus
possible24 », déplore Loïk Le Floch-Prigent. L’État est
ankylosé par une bureaucratie corrompue et rendue médiocre
par la pratique du favoritisme ethnique que Bongo ne peut
contrôler. Il gaspille et s’endette prodigieusement. Manquant
de raffineries, le pays vend du pétrole à bas prix et importe des
produits raffinés. En quarante-deux ans de présidence, « Omar
Bongo n’a réussi à construire que huit cents kilomètres de
routes goudronnées alors que son pays produit du pétrole à
bitume et qu’il existe une raffinerie à Port-Gentil25 », poursuit
Loïk Le Floch-Prigent. Les fameuses routes et chemins de fer
que les colons se vantent d’avoir construits ne servent qu’à
acheminer les ressources naturelles en dehors du pays, là où
demeure l’appareil industriel qui sert à fabriquer les produits
revendus (sous forme de produits finis) à l’Afrique. Mais pour
Bongo, autant pousser les gens à prendre l’avion : il possède la
plupart des compagnies aériennes du Gabon. En fait, toutes les
sociétés importantes sont entre les mains de son clan : les
compagnies aériennes, donc, mais aussi de construction,
d’assurances, d’import/export, l’industrie du bois, de la
chimie, du pétrole, l’immobilier, et même la Banque du
Gabon26 ! « Toute activité, tout contrat fait l’objet d’un
prélèvement important. Les détournements de biens publics
sont continuels27 », affirme Pierre Péan. Bongo est même
propriétaire de l’ambassade du Gabon à Paris, qui doit lui
verser un loyer exorbitant… Il est richissime. Sa fortune est
estimée à (au moins) 500 millions d’euros. Son pays est l’un
des plus corrompus du monde (classé 123e sur 198 par
Transparency International en 2019). La tour constitutionnelle
gabonaise est surnommée la tour de Pise car elle penche
toujours du côté des Bongo. C’est le prix de la stabilité.
Roland Dumas, le ministre français des Relations
extérieures de 1984 à 1986 et des Affaires étrangères de 1988
à 1993, est devenu l’avocat d’Omar Bongo en 1979 quand
celui-ci a été accusé d’avoir assassiné l’amant d’une de ses
maîtresses. À 96 ans, installé dans son superbe bureau de l’île
Saint-Louis à Paris, il se souvient de ce jour comme si c’était
hier : « Il m’a appelé vers minuit : “C’est Bongo”, m’a-t-il dit,
alors que je ne le connaissais que de vue… “On m’accuse de
la mort de ce type. Il faut me sortir de là, je n’y suis pour rien :
en réalité, il allait voir cette femme régulièrement mais comme
il était hyper tendu, il est mort !” Mais les gens ne meurent pas
parce qu’ils sont tendus ! (Rires.) Ah, il était amusant… Il y a
eu une enquête simplifiée à l’excès et ça s’est terminé par un
non-lieu. Donc il m’a pris comme avocat d’abord, puis comme
conseiller politique. Il avait un opposant prêtre, très bon
orateur, qu’on appelait “le curé” (il est d’ailleurs devenu le
maire de Libreville). Il m’a demandé de m’en occuper. Je lui ai
conseillé de créer un budget pour l’opposition. On a signé
l’accord ici, dans mon bureau. Puis Bongo leur a donné
l’argent, avec instruction de se débrouiller entre eux pour la
répartition. Du coup, ils se sont disputés tout de suite. Omar
Bongo était génial. Il me recevait le soir dans son palais, qui
était moderne mais avait beaucoup d’allure. Assis sur son
grand fauteuil, ses pieds ne touchaient pas terre. Il avait une
famille nombreuse incroyable. Il a nommé une de ses
compagnes (Marie-Madeleine Mborantsuo, avec qui il a eu
deux enfants, ndla) comme présidente du Conseil
constitutionnel (elle y est toujours, vingt-sept ans après, ndla).
On lui amenait parfois des femmes, mais c’était fait avec
beaucoup de discrétion. Omar était aussi très copain avec
Chirac. Après la mort d’Houphouët-Boigny, il est devenu un
peu le sage de l’Afrique. Une grande partie du budget de l’État
allait grossir sa fortune personnelle. Il pensait à lui, à sa
carrière, à sa famille, mais pas à la misère de son peuple. Avec
son entourage, il pouvait punir, il était assez sévère, mais il
savait aussi récompenser. C’était un vrai chef à l’africaine28. »
Quand, au même âge, Bob creuse un trou pour faire ses
besoins, Pascaline fait ses études en France. « J’étais à Alès
dans le Gard jusqu’à la 6e, puis chez les bonnes sœurs, à
l’Institution Saint-Dominique à Neuilly-sur-Seine jusqu’en
terminale, puis à Dauphine où j’ai fait une maîtrise de gestion.
Je revenais toutes les vacances à Libreville mais à cet âge, je
ne me rendais pas compte de ce qu’il y avait d’extraordinaire à
avoir un père président29. » Dans le palais blanc à arcades de
style colonial, entouré d’un splendide jardin séparé de la plage
par une route à quatre voies, une armée de serviteurs comble
tous ses désirs. Elle part en vacances au ski dans les Alpes.
Elle aime les voyages mais sa passion, c’est « l’école, l’école,
l’école30 ! », confie-t-elle. « Mon père m’a toujours
encouragée dans mes études. Pour lui, la bataille, c’était la
plume. J’étais plutôt observatrice, pas très bavarde, très
introvertie. J’adorais la lecture et l’histoire. Comme toutes les
adolescentes qui ont vu le film sur Sissi avec Romy Schneider,
j’ai été émue par l’histoire de cette jeune impératrice, par cette
belle époque du XIXe siècle, et par les magnifiques tenues
qu’elle portait. C’est vraiment un film remarquable. J’ai
ensuite lu tous les livres écrits sur Sissi. Ce qui m’a le plus
fascinée, c’est son avant-gardisme. C’était une femme
moderne ! Son amour pour ses enfants, pour son mari et pour
la Hongrie, son intuition politique, ont également suscité mon
admiration. Je crois qu’on bénéficie toujours des femmes qui
ont de bonnes intuitions. En fait, j’admire beaucoup toutes les
femmes qui ont marqué leur temps et je me réfère aussi
souvent aux femmes de la Bible. Je souhaiterais que plus de
films aussi bien faits que Sissi soient faits sur des femmes
africaines. J’aime l’histoire, car elle nous donne des leçons de
vie : les comportements de l’Homme face au pouvoir, à la
famille, et à la vie en général, reste le même. » Pascaline aime
aussi la musique, le cinéma et les voyages. « Mon frère Alain
a fait de la musique. Albertine était dans la mode. Moi,
n’ayant pas de talent artistique particulier, j’étais plutôt dans
mes livres. Mais j’ai toujours été très sensible à l’art, à la
musique, aux fleurs, etc.31 », dit-elle. En revanche, elle ne
s’intéresse pas encore à la politique. Elle voudrait même être
docteur. « Malheureusement, au lycée, je n’étais pas très
bonne en maths donc j’ai été orientée vers une filière
économique32 », me raconte-t-elle. « J’ai donc fait des études
d’économie et gestion, car je voulais travailler dans une
société privée. Mais un autre destin m’attendait. »
Pascaline est vite employée par son père33. Elle se
souvient : « Mon père a commencé très tôt à me former et à
me familiariser avec son travail. J’ai commencé à travailler
auprès de lui (pas officiellement, j’étais stagiaire) lorsque j’ai
eu 18 ans, pendant toutes mes vacances scolaires. Je travaillais
avec ses secrétaires, j’ai commencé par trier le courrier et par
rédiger des notes pour lui avec mes commentaires et mon
point de vue. Je pense qu’il voulait m’évaluer et voir ce que
j’avais dans la tête. Il m’a appris à rassembler les gens et
résoudre les conflits. Il m’a transmis l’humilité comme valeur.
Même si on a accès aux belles choses, même si on a du
pouvoir, de l’argent, il faut garder un cœur humble et pouvoir
accepter de se passer de ces choses, accepter de partager avec
ceux qui n’ont pas, accepter les échecs ou le fait de se tromper.
Il m’a aussi appris à écouter et surtout, il m’a transmis son
amour pour le Gabon34. »
Jean-Léon Abiague, ancien chef du protocole d’Omar
Bongo et proche de Pascaline, se souvient : « C’est la première
fille de Bongo qu’on a connue. Elle détient le pouvoir de son
père. Récemment, elle a envoyé son jet chercher un gâteau à
Paris pour l’anniversaire de sa fille à Libreville. À Paris, nous
avions des Mercedes, des Cadillac, des Porsche, des Ferrari…
Pascaline était la mama. Quand elle voyait qu’on était tristes,
et qu’on lui disait que c’était parce qu’on était fauchés, elle
nous disait d’aller se servir dans les sacs. Il y avait des sacs
alignés : dollars, livres sterling, francs suisses, francs CFA,
francs français… On pouvait prendre l’équivalent de
20 000 euros35. » Derrière elle, la présidence règle les factures
impayées. Elle ne semble pas avoir de limite de budget.
Son père l’a désignée comme l’administratrice de la fortune
de la famille, « parce qu’il la trouvait maternelle et
attentionnée à l’égard de ses nombreux enfants », explique un
proche36. Il fait d’elle « le gardien des secrets des reliques de la
famille », comme son propre père l’avait fait avec lui. Petit
homme affable à moustache, Omar Bongo connaît par cœur la
vie politique de l’ancienne puissance coloniale. Elle voit
défiler dans les salons richement meublés du palais les
émissaires de tous les présidents français de la Ve République.
« C’est celle qui a le plus de personnalité. Elle a un sens des
relations avec les gens très habile37 », m’a confié Roland
Dumas. Élevée dans la vénération, l’adoration et la proximité
du père, elle ne semble pas très proche de sa mère, comme me
le divulgue l’avocat de la Françafrique Robert Bourgi, qui a
fait de nombreux allers-retours entre Paris et Libreville à partir
de 1982 : « Ça fait partie des mystères de l’Afrique. S’ils
veulent que tu saches qui elle est, ils te la montrent. Mais je
n’ai jamais vu maman Pascaline38. » Selon Félix Bongo, « elle
s’en occupe, mais pas plus. Vous savez, les filles aînées d’un
autre lit, dont la maman n’est pas l’épouse, mais qui vit du
côté du père, ont toujours tendance à vouloir surcompenser
leur présence39 ». « Je suis une fille à papa, reconnaît
Pascaline. Mais j’ai deux mères. Louise Mouyabi, ma mère
biologique, qui est congolaise, et Patience Dabany, la première
femme de mon père, et celle qui m’a élevée. Toutes les deux
sont des femmes de tête engagées dans leurs pays respectifs.
Ma mère Patience est plutôt forte, autoritaire et passionnée.
Ma mère Louise est plutôt calme et réservée. Mais les deux
m’ont appris, chacune à leur manière, l’importance du travail
et du respect de nos traditions : même si on étudie en Europe,
il ne faut pas oublier d’où on vient, notre culture, et continuer
de respecter nos aînés40. »
À la place de Pascaline, j’aurais détesté « Marie-Jo », cette
marâtre qui fit ensuite carrière dans la chanson sous le nom de
Patience Dabany, qui enchaîne les amants (leur taux de
mortalité est élevé) et qui est prête à toutes les vilenies pour
protéger ses propres petits. Elle rend Bongo fou : « Tant que
Marie-Jo n’a pas réintégré le foyer présidentiel, le président
gabonais ne travaille plus, bloque le fonctionnement de la
machine d’État41 », relate Pierre Péan. Heureusement pour lui,
elle finit toujours par revenir à la maison contre une grosse
somme d’argent. Pascaline est très proche de la fille de Marie-
Jo, Albertine. « Trois personnes ont marqué ma vie d’une
façon extraordinaire : mon père, ma sœur Albertine et Bob.
Ces trois personnes ont vu ce qu’il y avait de meilleur en moi.
Trois âmes sœurs qui ont su m’élever de manières différentes :
Bob spirituellement, par sa foi en Dieu et sa vision de la vie.
L’amour de ma vie. Papa humainement, par ses enseignements
politiques, familiaux et traditionnels. Le mentor de ma vie.
Albertine émotionnellement, par son affection, son amour, sa
présence… Ma meilleure amie, mon autre moi, ma sœur… Les
trois, à leur manière, ont contribué à faire de moi ce que je
suis. C’est dans leur amour inconditionnel et dans ma foi en
Dieu que je puise ma force. Ils ont transpercé mon âme et sont
devenus mes anges gardiens. »
« Pascaline et Albertine étaient comme deux sœurs
siamoises, se souvient Robert Bourgi. Albertine était très
gentille mais très introvertie, très pudique. Pascaline danse,
rigole, aime la vie. Albertine ne parlait jamais42. » Pour Jean-
Léon Abiague, « Pascaline était humble, elle n’avait pas la
grosse tête. Albertine avait des humeurs bizarres, elle était trop
gâtée43 ». Inséparables, libres et riches, les sœurs Bongo
dévalisent les magasins et vont de fête en fête, à Paris,
Libreville ou Los Angeles… Albertine sera bientôt aux
premières loges de l’histoire d’amour qui est en train de se
nouer entre sa sœur et Bob Marley.
4.

Les rastas : un mouvement panafricain

Pascaline fascine Bob parce qu’elle vient d’« Africa », six


lettres chargées de fantasmes dans l’esprit du chanteur. Pour
lui, se rendre en Afrique, c’est revenir en Terre promise.
« Marcus Garvey a dit à tout le monde de regarder vers l’est
pour l’arrivée d’un roi. C’est le leader des rastas1 », explique-t-
il dans une interview. Le mouvement rastafari est apparu dans
les années 30 sous l’influence de ce self-made man rond et
moustachu. Né en 1887, Marcus Mosiah Garvey vient, comme
Bob, de la région de Saint Ann, mais du côté de la baie. Son
père est tailleur de pierre et sa mère domestique. Sa famille
s’en sort plutôt bien financièrement, et son père lui donne le
goût des livres. Il quitte l’école à 14 ans pour devenir apprenti
chez un imprimeur, puis il déménage à Kingston où il
s’engage dans les syndicats. Il part ensuite au Panama et au
Costa Rica, où il travaille comme journaliste puis rédacteur en
chef dans des journaux, commence à s’engager dans des
mouvements de droits civils et formalise ses idées
panafricaines. À Londres, il étudie le droit et la philosophie. Il
rentre ensuite en Jamaïque, où il fonde en 1914 l’Association
universelle pour l’amélioration de la condition noire (UNIA).
Il est peu suivi. Il parcourt alors l’Amérique pendant un an
pour diffuser ses idées avant de s’installer à Harlem, à New
York, un ancien quartier juif que les Noirs, notamment
jamaïcains, commencent par racheter bloc par bloc. Là, son
association rencontre tout de suite un écho auprès des
minorités qui se sont battues aux côtés des Blancs en Europe
pendant la Première Guerre mondiale et qui souhaitent
maintenant bénéficier des mêmes droits. Fort d’un à deux
millions d’adhérents, il crée des syndicats noirs, met en place
« the Black Cross », une Croix-Rouge pour les Noirs, fonde le
Negro World, un journal qui prône la fierté d’être noir, et
encourage les entreprises coopératives noires… Quarante ans
avant le mouvement Black is beautiful, il achète même une
usine pour fabriquer des poupées noires, afin de mettre en
valeur leur beauté auprès des enfants. Marley citera Garvey
dans « Redemption Song2 » : « Emancipate yourselves from
mental slavery / None but ourselves can free our minds. »
Affublé tel un prince d’un bicorne à plumes et d’une veste à
épaulettes, attaché à l’idée des racines, des roots, Garvey veut
faire revenir les Afro-Descendants en Afrique. Il conçoit dans
ce but une compagnie maritime, la Black Star Line. Il
demande même une aide financière au Ku Klux Klan ! S’ils
veulent se débarrasser des gens de couleur, le meilleur moyen
serait de les aider à rentrer chez eux, non ? Apôtre de la
libération des Noirs en Afrique à l’époque où seuls deux pays
du continent sont décolonisés (l’Éthiopie et le Liberia fondé en
1822 par la Société américaine de colonisation, l’American
Colonization Society, pour y installer les esclaves libérés), il
rêve de créer les États-Unis d’Afrique, sur le modèle des
empires médiévaux malien, éthiopien, ghanéen et songhaï.
« Tournez vos yeux vers l’Afrique où un roi noir sera
couronné », aurait déclaré un jour, de son débit ultra rapide, ce
fameux prédicateur. Quelques années plus tard, en 1930, Ras
Tafari (« ras3 » est le titre que l’on donne aux seigneurs
d’Éthiopie) monte sur le trône éthiopien en prenant le nom
Haïlé Sélassié (« le pouvoir de la Trinité »). Marcus Garvey
devient un prophète qui aurait prédit l’arrivée du Messie noir.
Il doit son statut de messie à un Jamaïcain de passage aux
États-Unis, Leonard Howell, qui va transformer ses idées en
une religion. « Il faut une bonne dose d’insolence pour créer
un nouveau dieu4 », écrit la journaliste Hélène Lee dans sa
biographie de Leonard Howell. Leonard Percival Howell
(surnommé « The Gong ») est sacrément insolent. Ami de
Garvey, il trouve que sa pensée économique, sociale et
politique manque justement d’une dimension religieuse. « Les
Blancs vous ont donné une fausse doctrine. Ils vous ont dit de
condamner l’or et l’argent, et de chercher le paradis après la
mort5 », prêche ce fils d’agriculteur jamaïcain. Howell est
arrêté par la police en 1934. Il se défend dans un long
monologue qui établira les prémices de la doctrine rasta. « On
veut un nouveau Messie, noir de préférence, et roi en ce
monde plutôt que dans l’autre6 », déclare-t-il. Ras Tafari (dont
il distribuait les photos dans les rues de Kingston) est
ce Messie revenu sur terre. La religion rastafari vient de naître.
Combattant le colonialisme, persécuté par les autorités,
Howell rassemble en 1940 ses disciples au Pinnacle, une terre
montagneuse à l’ouest de la capitale. La communauté passe la
première année de son existence en autarcie et perd plusieurs
de ses adeptes, victimes de la faim. Howell a fréquenté des
Jamaïcains venus d’Inde, des descendants des travailleurs
embauchés au XIXe siècle à bas prix par les Anglais après
l’abolition de l’esclavage, et leur emprunte l’usage de
« l’herbe sacrée », la ganja, qu’ils ont importée. Pour les
rastas, il ne s’agit pas juste de se défoncer mais d’atteindre une
communion avec Jah. C’est aussi une source de revenus
importante pour la communauté du Pinnacle qui la cultive et la
vend. « Du point de vue chronologique, la diffusion de la
ganja parmi la population noire de Jamaïque correspondant
précisément à l’essor du mouvement rasta7 », explique Hélène
Lee.
Les rastas combattent les croyances eurocentriques faisant
de l’Afrique un continent peuplé de sauvages non développés.
Ils rappellent l’existence des royaumes d’Égypte et du Mali.
Selon eux, Dieu est noir, le jardin d’Eden est en Afrique et le
Christ, qui avait promis de revenir sur terre dans deux
mille ans, s’est réincarné en Ras Tafari, ce petit homme mince
et barbu, qui affirme être le 225e descendant de Ménélik. Fils
du gouverneur du Hararghé, Ras Tafari a été élevé par
l’empereur Menelik II à la mort de son père. Il monte sur le
trône à l’âge de 39 ans, après des années d’intrigues à la cour.
Couronné empereur en 1930, il reçoit les titres de « roi des rois
d’Éthiopie, seigneur des seigneurs, lion conquérant de la tribu
de Juda, lumière du Monde, et élu de Dieu ». Mussolini
envahit son pays cinq ans plus tard, obligeant l’empereur à
s’exiler en Angleterre, dans la petite ville de Bath. Avec l’aide
des grandes puissances européennes, il retrouve son trône
en 1941. « Par la suite, il développa un tel complexe
d’infériorité vis-à-vis des chefs de la Résistance demeurés au
pays pour lutter contre l’envahisseur que lorsqu’il remonta sur
le trône, il se mit à les liquider un à un ou à les éloigner tout en
distribuant ses faveurs aux collaborateurs8 », relate le
journaliste polonais Ryszard Kapuściński, auteur d’un livre sur
celui qu’on appelle aussi le Négus. Excellent orateur,
panafricain convaincu (le siège de l’Organisation de l’unité
africaine devant jeter les fondements des États-Unis d’Afrique
est basé à Addis-Abeba depuis sa création en 1963), il est
chrétien orthodoxe pratiquant et n’a pas reconnu les croyances
rasta. Il a néanmoins accordé 2 kilomètres carrés de ses terres
aux rastas qui souhaiteraient retourner en Afrique. En 1948,
seulement quelques centaines d’entre eux ont fait le voyage
vers ce Zion, cette terre promise. En 1961, une délégation de
représentants de sept mouvements de retour à l’Afrique (dont
trois rastas) se rend au Nigeria, au Ghana, au Libéria, au Sierra
Leone et en Éthiopie. Ils prient Sélassié de venir en Jamaïque.
À leur retour sur l’île, ils sont acclamés par la population mais
aucun grand mouvement d’exode ne suit.
En 1966, le Négus se rend donc à Kingston pour rencontrer
ces hommes qui lui vouent un culte. Il a beau être persuadé
que son pouvoir est divin, il a malgré tout du mal à se laisser
séduire par la frénésie des Jamaïcains lors de sa première (et
dernière) visite sur l’île. Bob était installé dans le Delaware à
cette époque et n’a pas pu assister à cet événement historique.
Il s’en voudra toute sa vie. Sa jeune épouse Rita, elle, était là.
Elle lui a raconté dans ses lettres les détails de cette journée
singulière. Dans la foule, derrière un rideau de fumée de
marijuana, elle a aperçu le minuscule monarque en tenue
militaire, couvert de médailles dorées. Soudain, il se tourna
vers elle, levant sa main dans les airs pour saluer la foule. Rita
était parfaitement dans son axe. Elle fixa sa main. Au cœur de
sa paume, elle remarqua une tache noire, et y vit le signe de
son caractère divin. Son cœur battait aussi vite que les
tambours frappés par les hommes autour d’elle. À cet instant,
elle est devenue rasta.
Les dernières années du règne d’Haïlé Sélassié ne sont pas
roses. En 1973, son pays est en proie à une terrible famine
sans qu’il en paraisse particulièrement ému. Il ne réduit même
pas son train de vie fastueux… Pire : il taxe lourdement l’aide
humanitaire envoyée par les puissances étrangères ! Loïk Le
Floch-Prigent, ancien patron d’Elf et spécialiste de l’Afrique,
raconte la suite dans son livre : « De tous les pays affluèrent
des vivres capables de nourrir tout le peuple éthiopien pendant
des mois entiers, mais les malheureux ont continué de périr, et
les vivres finirent par pourrir dans des entrepôts : les
fonctionnaires les distribuaient avec parcimonie, et les
vendaient au lieu de les offrir9. » L’empereur s’en fiche. Pour
lui, les pertes humaines sont naturelles et inévitables. Dictateur
fasciné par l’Occident, il a néanmoins largement modernisé
son pays, acheté des avions, constitué une armée, fait
construire des hôpitaux, des banques, une université… Après
quarante-cinq ans de règne, la révolte des étudiants et un coup
d’État communiste entraîna sa destitution.
Garvey lui-même était très critique sur Haïlé Sélassié, dont
il déplorait la lâcheté face aux fascistes italiens. Prophète
malgré lui, il n’a jamais adhéré au mouvement rasta non plus.
Quand sa compagnie maritime fait faillite, il rentre en
Jamaïque où, rejeté par la population (les enfants lui jetaient
des pierres), il fuit en Angleterre. Il meurt à 52 ans, à Londres,
dans la pauvreté et sans avoir posé le pied en Afrique. Son
corps sera rapatrié en grande pompe en Jamaïque vingt-
quatre ans plus tard. Malcolm X et Martin Luther King Jr. se
sont entre-temps revendiqués de sa pensée. Selon Hélène Lee,
Garvey a « réveillé la conscience sociale des masses noires
plus qu’aucun autre leader ne l’avait jamais fait10 ». Car dans
les années 60, les consciences noires se réveillent un peu
partout dans le monde. Il est encore plus difficile de croire en
la suprématie blanche après avoir découvert des crimes nazis
commis pendant la Seconde Guerre mondiale et les Noirs ne
veulent pas finir exterminés comme les Juifs. Aux États-Unis,
où la ségrégation bat son plein, le Black Power fait son
apparition. « You can only be destroyed by believing that you
really are what the white world calls a nigger11 », écrit l’auteur
africain-américain James Baldwin dans une bouleversante
lettre à son neveu en 1966. En 1968, aux Jeux olympiques de
Mexico, les sprinteurs américains Tommie Smith et John
Carlos, pieds nus sur le podium, tête baissée, lèvent en l’air
leur poing ganté de noir (le salut du Black Power) en recevant
leurs médailles d’or et de bronze. Bob arbore fièrement une
afro. Sur la pochette de Soul Revolution II, les Wailers se
mettent en scène, pistolet à la main. Leur chanteur porte un
béret similaire à ceux des Black Panthers. En 1970, pour leur
album Soul Rebel, ils font poser une fille noire en tenue
militaire (très ouverte) mitraillette à la main. Sur la pochette de
l’album Uprising (« Soulèvement ») sorti en 1980, un rasta
sort du sol les poings en l’air, le regard vers le soleil.
Dans les villages jamaïcains, la Pocomania (culte hérité de
l’Afrique mélangé au protestantisme) permet de garder le lien
avec ses ancêtres, mais dans les années 70, les rastas sont les
seuls Jamaïcains à se revendiquer de l’afrocentrisme. Si le
Pinnacle est déserté (Howell mourra à l’hôtel Sheraton de
Kingston en 1981, dans la plus grande indifférence), sur le
reste de l’île, à partir de l’ordre pacifiste rasta Nyabinghi (qui
prône le retour en Éthiopie), les communautés se multiplient,
avec des croyances différentes. Les Douze Tribus d’Israël
(dont Bob Marley fait partie) est le plus libéral de ces ordres
mais considère que le discours de Sélassié doit être interprété à
la lettre. Les très orthodoxes Bobo Shanti (qui rejettent
totalement la société jamaïcaine) ramassent leurs locks sous
des turbans et couvrent les femmes sous de longs vêtements.
Les disciples de la School of Vision, que j’ai rencontrés dans
les collines de Saint Andrew, au-dessus de Kingston, sont
persuadés que nous sommes contrôlés par des extraterrestres
qui ont implanté des puces sous notre peau et viendront nous
éliminer lors du Jugement Dernier… Eux seuls, qui vivent en
autarcie, seront sauvés. Mais tous les rastas pratiquent le
shabbat et le culte du dieu Haïlé Sélassié. Le peuple élu, c’est
eux, assurent-ils. La plupart d’entre eux ont grandi dans la
misère, comme les rude boys, mais opposent à leur violence
l’ascétisme et la paix. Craints et haïs par les classes moyennes
jamaïcaines, « leur pauvreté, la liberté de leur langage, leur
coiffure sauvage étaient un défi vivant au monde colonial12 »,
explique Hélène Lee.
Un drapeau éthiopien flotte sur la BMW série 5 de Marley
(« BMW » pour « Bob Marley and the Wailers », dit souvent
Bob en rigolant). Sur sa guitare acoustique, il a scotché une
petite photo d’Haïlé Sélassié au-dessus de la silhouette verte
de l’Afrique. Quand le Négus meurt dans des circonstances
troubles durant sa détention en 1975, les rastas dénoncent à
grands cris une propagande occidentale, affirmant qu’il est
toujours en vie. « Fools saying in their heart “Rasta, your God
is dead” / But I and I know that Jah dread », chante Bob dans
« Jah Live13 » en 197614. La même année, il a pourtant fait la
connaissance de la petite-fille de l’empereur défunt, qui lui a
assuré que son grand-père était un homme bien mortel, et bien
faillible… Mais Bob secoue ses dreadlocks et aide
financièrement le prince héritier d’Éthiopie, Asfa Wossen, à
quitter le pays avec sa famille. En échange, celui-ci lui donne
une bague en or ayant appartenu à son père, l’empereur Haïlé
Sélassié. C’est le seul bijou que Marley ne quittera jamais.
Bob pense de plus en plus à l’Afrique. Il aimerait s’installer
sur le continent noir pour y construire un studio
d’enregistrement. Pascaline serait la compagne idéale pour le
soutenir dans ses projets. Sur la pochette de son album
Survival, sorti en 1979, il a voulu mettre côte à côte tous les
drapeaux africains, symbolisme panafricain. Derrière les
lettres blanches de « SURVIVAL », de minuscules silhouettes
d’esclaves noirs sont entassées dans un bateau négrier. Ça fait
froid dans le dos. L’appel à l’unité noire est un sujet récurrent
dans ses interviews. « Trop de gens agissent comme s’il n’y
avait que l’Amérique et l’Angleterre dans le monde. Mais on
peut vivre mieux en Afrique. Je SENS l’Afrique. Je veux aller
là-bas écrire un peu de musique15 », dit-il. Il a pourtant eu du
mal à se rendre en Éthiopie : le général Mengistu, au pouvoir
depuis la destitution de l’empereur, voit d’un mauvais œil les
rastas qu’il considère comme des royalistes et l’ambassade lui
a refusé son visa. En 1978, il a dû passer par le Kenya, pays
frontalier, pour visiter Shashamane, la colonie de rastas établie
en Éthiopie sur les terres allouées par Haïlié Sélassié en 1948.
Il y a écrit la prophétique chanson « Zimbabwe16 », sortie cinq
mois avant l’accès du pays à l’indépendance, en avril 1980 :
« So arm in arms, with arms,
We’ll fight this little struggle
’Cause that’s the only way
We can overcome our little trouble. »
À l’époque, Pascaline n’était pas encore engagée
politiquement, mais elle m’a confié avoir été bouleversée par
cet hymne à l’indépendance rhodésienne à laquelle la chanson
de Bob a certainement contribué. Quelques mois après son
séjour au Gabon, il donnera d’ailleurs un concert pour
l’indépendance du Zimbabwe dont il a payé tous les frais de sa
poche (le transport, la scène, les éclairages, le matériel de
sonorisation…) pour que le show soit du même niveau que
ceux qu’il donne en Europe ou aux États-Unis.
Le lien avec l’Afrique est aujourd’hui encore profondément
ancré dans l’identité des descendants de ses esclaves. Le
traumatisme de l’esclavage est si violent qu’il se transmet de
génération en génération. Pascaline se souvient de l’attention
particulière que lui portaient les Noirs-Américains de sa
classe. « J’ai ressenti une sorte de fierté de leur part du fait de
voir deux jeunes Africaines qui venaient aux USA faire leurs
études, raconte-t-elle. Il éprouvaient de l’admiration pour
nous, pas du tout du racisme ou du rejet, au contraire, ils
étaient contents de retrouver leurs frères d’Afrique et de
découvrir notre belle culture17. » Même Barack Obama, qui est
aussi moitié noir et moitié blanc, mais dont le père est né au
Kenya, écrira dans son livre Les Rêves de mon père : « Peut-
être, en allant étudier le droit, répétais-je un schéma qui avait
été mis en mouvement des siècles auparavant, au moment où
des Blancs, eux-mêmes aiguillonnés par leur propre peur de
l’inconséquence, avaient abordé les rivages de l’Afrique en
apportant leurs armes et leurs désirs aveugles, pour en ramener
ceux qu’ils avaient conquis et enchaînés. Cette première
rencontre avait redessiné la carte de la vie des Noirs, recentré
leur univers, créé l’idée même de la fuite (…). À un moment
donné, ils avaient compris que le pouvoir était inflexible et les
principes instables, et que, même après l’adoption des lois et
l’arrêt des lynchages, ce qui se rapprochait le plus de la liberté
inclurait toujours la fuite, émotionnelle si ce n’était physique,
loin de nous-mêmes, loin de ce que nous savions, une fuite à
l’extérieur de l’empire de l’homme blanc18. »
5.

Sexe, drogue et reggae à Libreville

Le 1er janvier 1980, Bob embarque pour Londres, d’où il


rejoindra le Gabon. Le concert à Libreville est l’un des plus
importants de sa vie. Non seulement il joue pour la première
fois en Afrique, mais il entame, sans le savoir, sa dernière
tournée mondiale. Il décide de passer deux semaines dans ce
pays. Il y arrive en jet. À l’aéroport, les fans l’attendent avec la
presse. Bob, sous sa chemise à carreaux et sa veste à poches
cintrée, est extatique. Une trentaine de personnes
l’accompagnent dans ce voyage. Tous sont émus aux larmes.
En descendant de l’avion, Judy Mowatt, une de ses choristes,
se penche pour ramasser un peu de cette terre. Elle la
rapportera en Jamaïque. Clavier des Wailers depuis les
années 70, Nathaniel Ian Wynter, alias Natty Wailer, l’imite.
« Toucher la terre de notre terre d’origine, quatre cents ans
après en avoir été extraits, mais sans nos chaînes, c’était déjà
un accomplissement en soi1 », me confie ce rasta originaire de
Kingston, qui vit aujourd’hui en Irlande. « Marcus Garvey
nous a toujours enseigné de reprendre contact avec l’Afrique,
d’où nos ancêtres sont issus », me dit quant à lui le guitariste
Junior Marvin. « On passe notre temps à entendre parler de
l’Afrique et à en rêver. Quand ce rêve devient réalité, on
embrasse le sol, on touche la terre, on pense à nos ancêtres, à
leurs esprits, et ils sourient, ils nous accueillent. Notre ADN
est là2. » Bob serre des mains, signe des autographes, pose
pour les photographes. Il prend ensuite la route qui longe la
mer jusqu’à son hôtel, à deux kilomètres au sud. Il hume
l’océan. Au Gabon, « il n’existait pas de ville, avant le
XIXe siècle, seulement des villages-royaumes, habités par les
différents clans3 », explique la géographe Raphaëlle Walter
dans son livre sur l’histoire de Libreville. En fondant ce
village en 1849 avec cinquante-deux rescapés de la traite
négrière, la France a voulu faire de ce hameau « le noyau
d’une population française, façonnée aux mœurs, à la religion
et au langage4 » et a construit – au cœur de cette végétation
opulente constituée de fleurs, de palmiers et de marais envahis
de mangroves – le palais du gouverneur, une maison pour
religieuses, un hôpital, une caserne… En 1891, Libreville
devient la capitale du tout nouveau Congo français. Raphaëlle
Walter poursuit : « Comme la France ne veut pas que ses
colonies lui coûtent de l’argent (elles devraient plutôt lui en
rapporter), l’idée (inspirée du système anglais des “Royal Cy”)
de créer des sociétés concessionnaires paraît séduisante. En
échange du monopole du commerce sur d’immenses
territoires, ces sociétés doivent y investir en construisant des
routes, écoles, dispensaires, déchargeant l’État d’une lourde
tâche5. » Hélas, dans la réalité, le travail forcé remplace
l’esclavage tandis que les équipements destinés à développer
le pays tardent à être édifiés. En 1903, Brazzaville pique son
statut de chef-lieu à Libreville qui tombe dans une douce
torpeur jusqu’à la décolonisation. Elle reprend vie lors de la
création en 1960 du Gabon, dont elle devient la capitale.
« Même si les autorités gabonaises trichaient sur les chiffres
(jusqu’à les doubler), le Gabon n’avait à l’époque que
500 000 habitants, m’explique le professeur de géographie
Roland Pourtier, spécialiste du pays. En 1973, la ville devient
tout à coup un immense chantier pour accueillir la réunion
annuelle de l’Organisation de l’union africaine. Sa
physionomie change. On construit des immeubles, là où il n’y
avait que de petites maisons6. » Pour faire bonne figure, et
grâce à l’argent du pétrole, le président fait sortir de terre une
série de bâtiments avant-gardistes en béton. La route bordant
la mer est agrandie : adieu les superbes alignements de
cocotiers qu’il fallait contourner jusqu’au centre-ville, on
emprunte maintenant une sorte d’autoroute, même si, en
dehors du centre administratif, la chaussée reste très
accidentée7. Libreville devient une capitale étrange, où se
côtoient des immeubles très modernes, des cases
traditionnelles de bois et de tôle et de grands pans de brousse.
L’Okoumé Palace Intercontinental est un vaste complexe
cimenté de dix étages avec piscine, érigé durant cette période
de folie bâtisseuse sur ce tout nouveau boulevard de Nice.
Selon les Wailers, des gardes munis d’AK-47 surveillent cet
édifice de couleur sable8. « Lors de tout son séjour au Gabon,
Bob a été très accessible, il n’y avait pas d’hommes en armes
avec des mitraillettes comme le racontent certains9 », rectifie
Pascaline. Marley et ses musiciens occupent le dernier étage
de l’hôtel. C’est là que Didier Ping les rencontre. Fils aîné de
Jean Ping, le futur père des enfants de Pascaline, Didier avait à
l’époque une vingtaine d’années et était le photographe officiel
des enfants Bongo. Je le retrouve un vendredi soir autour
d’une bière, dans une brasserie des Batignolles, à Paris.
Dehors, il pleut des cordes. L’eau coule contre les vitres qui se
colorent d’orange et de jaune, au gré des phares des voitures
passant lentement près de nous. Le soleil gabonais nous
réchauffe de loin quand il entame son récit : « Dans leurs
chambres, les Wailers avaient repoussé leurs lits contre les
murs et dormaient sur les matelas posés sur le sol. Chacun
fumait son joint, même les femmes, et l’étage s’est transformé
en nuage de fumée à tel point que même dans l’ascenseur, ça
sentait la ganja. Les autres clients se sont plaints. Du coup
l’hôtel leur a réservé un ascenseur rien que pour eux10 ! »
Tous les jours, Bob se lève à l’aube pour courir le long de
la mer. Il regarde le soleil scintiller dans les vagues et pense
aux souffrances endurées par les esclaves sur ce même océan.
Des femmes blanches bronzent topless sur le sable chaud.
Entre 12 000 et 13 000 Français vivent encore à Libreville.
Bongo les appelle « les Gabonais d’adoption ». Des jeunes,
qui connaissent sa consommation de drogues douces, lui
crient : « Ganja ! Ganja ! » Bruce W. Talamon, le photographe
du magazine américain Soul (le seul dédié aux cultures noires
dans les années 70), a accompagné Bob en Afrique. Il a
rencontré Bob Marley en 1978 : « Bob essayait de pénétrer le
marché noir américain à l’époque. Sa maison de disques a
contacté Soul Magazine pour qu’on fasse une couverture avec
lui. » Bruce est originaire de Los Angeles, où je l’ai rencontré,
installé au premier étage de la boutique Taschen de Beverly
Hills (ses photos y sont exposées). Il redresse ses petites
lunettes rondes et referme son blouson Teddy en cuir à blasons
(il y a un petit courant d’air frais et à 69 ans, Bruce est resté
stylé), puis me raconte comment, encerclant le chanteur, des
lycéens gabonais fascinés et admiratifs le bombardaient de
questions : « Le symbole était très fort : de jeunes garçons
africains attendaient Bob sous un arbre, sur ses racines, pour
parler de panafricanisme avec un Jamaïcain et un Afro-
Américain. Bob était totalement accessible : il invitait les
jeunes dans sa chambre. Il faisait de la musique, il leur parlait.
Il n’avait pas de sécurité. Ce qui le rendait heureux, c’était
d’échanger11. » C’est la période de vacances scolaires au
Gabon. « C’étaient surtout des enfants », se souvient Gilly
Gilbert, le cuisinier de Marley. « Ils étaient fascinés par notre
mode de vie, notre musique et par Bob lui-même. Ils le
voyaient comme s’il était un roi. Ils connaissaient la musique
de Bob, c’était incroyable pour des gens si éloignés12. » Junior
Marvin aussi a été marqué par ces rencontres : « Ils voulaient
savoir comment on vivait en Jamaïque et nous voulions savoir
comment ils vivaient en Afrique. Pour faire de la musique, il
faut être libre de pouvoir dire ce qu’on veut. En Jamaïque,
nous avons la liberté de dire ce que nous voulons. Mais les
Gabonais, eux, ne l’avaient pas, cette liberté, et ils nous
l’enviaient13. » Natty Wailer se souvient : « Les Gabonais
adoraient “Get Up, Stand Up” (il se met à chanter très fort,
m’éclatant le tympan au bout du fil, ndla). Et peu de temps
après notre venue, il y a eu de grands changements au Gabon.
Je ne pense pas que ce soit un hasard. » Bob, qui vient de
sortir sa chanson sur le Zimbabwe (devenue l’hymne des
indépendantistes), passe des jours entiers à prêcher à ces
jeunes Gabonais les préceptes du panafricanisme et de Jah
tout-puissant. Il les laisse caresser ses locks et écoute leur
histoire. Il a l’air ravi. Il se sent proche de ce peuple pourtant
si loin du sien, géographiquement. Il se sent africain. Le
personnel de l’hôtel est horrifié par ces jeunes qui envahissent
leur luxueux hall de réception. Mais le chanteur est un invité
de la famille la plus puissante du pays. Pas question de lui
faire une réflexion.
Le soir, les Wailers passent leur temps avec les enfants
Bongo (dix-huit selon Al Anderson). « Bongo avait six ou sept
autres filles, m’a raconté Neville Garrick, le directeur
artistique du groupe. Elles venaient souvent à l’hôtel avec
leurs amis. Ils parlaient tous un peu anglais alors que les gens
ordinaires ne parlaient que français, donc c’était plus facile de
leur parler14. » Natty Wailer m’a assuré qu’une des filles du
président aurait pu être sa fiancée s’il avait su parler français :
« Je sentais que je l’intéressais, elle me posait plein de
questions. Mais j’avais du mal à communiquer avec elle. Sans
la barrière de la langue il se serait passé quelque chose15… »
La preuve : Tyrone Downie, qui est francophone, est sorti avec
deux ou trois filles à Libreville16 ! « Nous les Tékés, on vit en
bande de cousins, m’explique Félix Bongo. Pascaline, la fille
du président, a pris le principal, le chanteur, et ses cousines
prenaient les Wailers ! Je me souviens que Tyrone est sorti
avec Stéphanie par exemple17… » Comme toute princesse,
Pascaline a sa cour. « Quand Pascaline disait “on part à Los
Angeles !”, 20 ou 30 personnes se levaient, on prenait le jet
DC-8, et on l’accompagnait18 ! », me raconte Jean-Léon
Abiague, un des membres de ce cortège. À 56 ans, avec ses
lunettes à large monture noire et sa casquette estampillée
Gabon vissée sur la tête, « tonton Jean-Léon » est fier d’avoir
fait partie de la joyeuse bande qui accompagnait les Wailers
partout à Libreville. C’est lui qui était chargé d’acheter la
marijuana pour le groupe. « Nous ne prenions jamais de
drogues dures mais on fumait tous pour être dans l’ambiance,
y compris Pascaline. Je ne sais pas comment ils faisaient pour
tenir debout en fumant autant ! Nous ne fumions que le soir
pour être chauds, mais eux fumaient toute la journée, comme
des cigarettes ! Bob avait en permanence un joint à la
bouche19 », me raconte-t-il dans un café de la place Victor-
Hugo. Depuis qu’il a défendu Jean Ping, opposant à Ali
Bongo, l’actuel président du Gabon, Jean-Léon vit à Paris,
comme beaucoup d’anciens du sérail gabonais… « Le
président a reçu Bob Marley pour faire plaisir à sa fille. C’était
l’aînée et tous ses désirs devenaient réalité. Ils sont arrivés en
jet privé, on les a tous installés à l’hôtel Intercontinental, et là
le show a commencé : les sorties, les boîtes de nuit jusqu’au
lever du jour… C’était infernal, on avait 20 ans, mais il fallait
être solide et avoir la fougue : nous sortions sans répit matin,
midi et soir ! Nous ne dormions que 10 minutes de temps en
temps ! On les cherchait avec tous les véhicules de la
présidence. On les emmenait partout, même sur la presqu’île
de Pointe Denis, en bateau. Pascaline avait des moyens
colossaux, et à mon avis, Bob Marley et les Wailers n’ont pas
dépensé un centime. Or, ils étaient nombreux ! Je ne pense pas
qu’ils aient déjà été reçus comme ça dans leur vie20. »
« C’étaient les plus beaux jours de ma vie ! », se souvient en
effet Betty Wright. La chanteuse américaine avait sorti un tube
soul en 1968, « Girls Can’t Do What the Guys Do », et
assurait les premières parties de Bob sur cette tournée. « Tout
était première classe, ils apportaient des tables entières
d’aliments21 », raconte-t-elle émerveillée. « Pascaline a reçu
Bob comme un roi22 », me confirme Gilly. Le soir, ils sortent
dans des boîtes de nuit appartenant à la famille Bongo. Ils
improvisent parfois quelques jams avec des musiciens locaux
et français23. Ils font un stop obligé au Night Fever, le club de
Patience Dabany, épouse d’Omar Bongo et mère d’Albertine
et Ali, une réplique du Studio 54 de New York, où ils dansent
toute la nuit sur de la musique américaine, africaine, et même
celle des Wailers. « Baby, c’était comme s’ils l’avaient prise
au cœur de la France, tout le décor était magnifique. Je n’ai
jamais rien vu de tel depuis24 », décrit Betty. Didier Ping fait
partie de cette bande de jeunes Gabonais cool, qui passent leur
vie à parcourir le monde en jet et à faire la fête avec Pascaline.
« Ils étaient bluffés qu’on soit si stylés, s’esclaffe-t-il. Même
les jeunes lycéens qui venaient leur parler sur la plage étaient
tirés à quatre épingles25. » Gilly me décrit ces « filles
admirablement vêtues à l’occidentale et à l’africaine. Les gens
étaient très beaux, leurs sourires étaient magnifiques26. » Eddie
Sims, le tour manager des Wailers, se souvient avoir apprécié
la soirée jusqu’au moment où le barman lui a demandé
7 dollars pour son Coca-Cola. « Minute, comment est-ce que
les gens peuvent se payer ça27 ? », s’est-il demandé. En
regardant autour de lui, il n’a vu que l’élite enrichie par les
ressources du pays, et s’est senti mal à l’aise. Le bassiste
Aston Barrett, alias Family Man, lui, s’illumine à l’évocation
de ces nuits. Je l’ai rencontré au studio Tuff Gong, dans un
quartier chaud de Kingston, où il enregistrait un morceau avec
un rasta africain. Le studio, créé après la mort de Marley, sert
aujourd’hui essentiellement pour ses nombreux enfants
musiciens. Victime d’un AVC il y a deux ans, Family Man a
aujourd’hui du mal à s’exprimer. Son fils (son 35e enfant sur
43 reconnus !), un garçon séducteur devenu batteur des
nouveaux Wailers, sert d’intermédiaire. « Au Gabon, le frère
de Pascaline nous emmenait dans sa boîte de nuit privée,
réservée à son entourage et sa famille, commence-t-il. Un
autre Bongo se baladait toujours avec une grenade dans sa
poche et jouait avec la goupille. On n’était pas très rassurés
avec Bob ! Mais on s’est bien amusés. Neville Garrick sortait
avec un autre membre de la famille. Moi-même je me suis fait
pourchasser par une des sœurs28… » Il rit, puis se tait. Ses
yeux fixent un point du mur derrière moi. Il sort ses pieds de
sa chaise roulante, demande à être allongé et s’endort
immédiatement, plongeant en rêve dans ses souvenirs…
La journée, les Wailers découvrent les quartiers populaires.
Ils vont au marché et achètent, sous des parasols multicolores,
des masques et des tissus. Didier Ping m’a dit avoir été étonné
par la simplicité de Bob : « On avait mis à sa disposition les
voitures présidentielles, de belles voitures de luxe, mais lui
avait un taxi sénégalais qui l’emmenait partout. Du coup il
montait dans le petit taxi et tout le monde le suivait en bus ou
dans les grosses voitures29 ! » Gilly Gilbert, le cuisinier de
Bob, se souvient : « J’avais l’impression qu’ils nous traitaient
comme si on était des rois. Ils nous suivaient partout où on
allait ; si on faisait un pas, ils nous suivaient de près30. » Le
groupe loue un van pour distribuer des affiches, vendre des
disques et des cassettes. Neville Garrick s’étonne de la
ressemblance du Gabon avec la Jamaïque : « Eux aussi avaient
des crieurs publics qui passaient dans les rues en van en
hurlant des annonces dans un micro31 ! » Une bonne odeur de
pain frais d’échappe des « show chaud », ces petites baraques
équipées d’un four. Le « commerce volant » fleurit à Libreville
où des femmes marchent d’un pas lent, des bassines remplies
de marchandises plantées sur la tête, en interpellant les
potentiels clients – c’est-à-dire tous les passants. Les épiceries
sont tenues par les Libanais, l’or par les Sénégalais et le textile
et la pêche par les Nigérians. « 1980 est une année intéressante
car le Gabon est dans une phase d’enrichissement pétrolier,
m’a expliqué Roland Pourtier. C’est ce que j’appelle les douze
glorieuses. En 1973, après le premier choc pétrolier, la
conférence de l’Opep provoque le quadruplement des prix du
brut. Le Gabon, qui est un producteur de pétrole depuis 1956,
se trouve d’un coup à la tête de ressources financières
inespérées. Le budget de l’État entre 1973 et 1974 a triplé.
C’est l’époque de l’argent facile. On est dans l’euphorie,
l’argent coule à flots. Le pétrole va alimenter la classe
politique qui est en train de s’établir après l’indépendance,
avec tout ce qui va avec : la corruption et des gaspillages
considérables, dans des constructions de villas somptuaires par
exemple. L’exode rural a commencé : les populations, attirées
par l’argent du pétrole, ont afflué en masse à Libreville. Le
Gabon devient l’archétype du pays rentier. Mais comme c’est
un petit État, les relations familiales, claniques sont
suffisamment vivantes pour que toute la population en
bénéficie. Il y a une très grande différence entre la richesse de
la minorité politique et des affaires (qui est très riche) et le
peuple, mais celui qui a l’argent est obligé d’en redistribuer
une partie en cash auprès de ses proches et ça finit par
ruisseler à partir du Palais. Du coup, même les gens sans
ressources ne vivent pas trop mal, à tel point que ceux qui
travaillent sur les chantiers ne sont que des étrangers ouest-
africains. Les Gabonais, eux, travaillaient surtout dans la
fonction publique, qui a explosé. En plus, pour avoir la paix
sociale, Bongo faisait de la géopolitique en embauchant des
fonctionnaires de toutes les ethnies. Ainsi, les richesses
nationales avaient des retombées dans toutes les provinces et
dans tous les trente-huit groupes ethniques du pays32. » Selon
Emmanuelle Pontié, « certains disent qu’Omar Bongo voulait
avoir un enfant issu de chaque ethnie du pays, une façon de le
gouverner33… ».
Contrairement à Kingston, Libreville est une ville calme,
très sûre. « Ce n’était pas un pays violent. Les prisons
gabonaises n’étaient pas très remplies. La torture n’était pas
pratiquée34 », m’assure Emmanuelle Pontié. Les Gabonais
préfèrent boire des bières (c’est le bastion de l’empire Castel)
en écoutant de la rumba congolaise. « Libreville est construite
sur un système de plateaux incisé par des vallons avec des
ruisseaux allant jusqu’à la mer. Donc il y a du relief, avec des
petits dénivelés qui décident d’une géographie sociale liée à
l’altitude, poursuit Roland Pourtier. La ligne de crête est la
plus recherchée parce qu’elle est ventilée et les pauvres sont
dans les vallons. Là, les maisons sont en planches de bois avec
des toits en tôle et elles sont souvent inondées. En arrivant, les
Français se sont installés sur le plateau et les riches Gabonais
les ont imités35. »
Bob a toujours un ballon avec lui, et improvise partout où il
va quelques parties de foot. Un jour, les Wailers empruntent
les pistes pour pénétrer dans la brousse. Dans les campagnes
gabonaises, les familles vivent en clan et les tâches sont bien
réparties : les hommes effectuent les travaux lourds, chassent,
tandis que les femmes plantent le manioc et vont à la pêche.
Les Jamaïcains s’arrêtent pour visiter un village. Ils sont
accueillis dans le « banja », cette hutte faite pour la danse et
les histoires, mais là aussi où on juge les gens. Dans les
villages, tout se passe dans ces maisons ouvertes avec juste un
toit et une entrée arrondie obligeant à se courber en entrant,
pour marquer son humilité… « Je pense qu’ils ont aimé aller
dans des endroits où personne ne les connaissait, me raconte
Didier Ping. C’est eux qui devaient aller se présenter aux gens.
Et ils étaient toujours accueillis, comme le veut la tradition,
avec un verre d’eau. Tout le monde voulait les toucher parce
qu’à l’époque, chez nous, les gens qui portaient des locks
comme ça, c’étaient les fous ! Ses cheveux sentaient mauvais
d’ailleurs, je me suis toujours demandé comment Pascaline
pouvait supporter cette odeur si forte36 ! », dit-il avec un léger
dégoût.
Les filles Bongo ne participent pas à ces excursions. On les
imagine mal jouer au foot dans les quartiers populaires ou
même aller au marché. Pascaline vit à cette époque encore au
palais37. « Pascaline était une femme très belle et intelligente.
Toujours polie et positive. Elle ne parlait pas de politique.
Nous parlions plutôt de la manière d’améliorer la
communication entre les communautés noires d’Occident et
d’Afrique, leur éducation, leurs infrastructures38… », me
raconte Junior Marvin. Pour Pascaline, la venue de Bob
Marley dans son pays est une source de fierté mais aussi de
conflit. Apparemment, Ali est jaloux de sa sœur et ne rate pas
une occasion pour intriguer contre elle auprès de leur père.
« D’après ce que j’ai compris, m’a confié Didier Ping, le
premier concert de Bob a été annulé à cause d’Ali, le frère de
Pascaline, qui avait été voir leur père en lui disant que Bob
était un révolutionnaire et qu’il allait pousser les Gabonais à la
rébellion. Du coup, Omar a décidé de déplacer au gymnase le
concert prévu au grand stade et de faire deux petites dates au
lieu d’une grande. Les concerts étaient toujours gratuits mais
avec moins de public. Personne ne voulait annoncer cette
mauvaise nouvelle à Bob : il était très charismatique, on ne
pouvait pas l’approcher comme ça, même ses musiciens
gardaient une certaine distance avec lui. Il était très cool, mais
très sérieux dans le travail. Finalement, on a envoyé le
musicien gabonais Jimmy Ondo, régisseur général du concert,
dans sa suite pour le prévenir du changement. Tout le monde
pensait qu’il allait hurler. Mais il a emmené Jimmy devant sa
baie vitrée où il lui a dit : “Viens voir ce coucher de soleil, je
ne vais jamais l’oublier.” C’est tout ce qu’il lui a répondu.
Jimmy s’est tourné, désemparé, vers Gilly, son cuisinier.
Celui-ci lui a traduit : il fera le concert, et ne l’oubliera jamais,
parce que c’est son premier concert en Afrique39. » « On peut
avoir l’impression en écoutant ses chansons “Get Up, Stand
Up” ou “I Shot The Sheriff” qu’il était révolutionnaire,
commente Pascaline, mais en fait il ne prônait que la non-
violence. Il m’a dit qu’à un moment, des gens avaient essayé
de le pousser à faire des actes terroristes, mais ce n’était pas
lui40. » Néanmoins, Omar refuse de le recevoir. « Mon père n’a
pas voulu le rencontrer donc mon frère l’a reçu et ma mère a
organisé un déjeuner pour eux41 », explique-t-elle. La
rencontre officielle aura lieu avec Ali, un après-midi42.
Sa mère Patience Dabany souffrant de stérilité, on dit
qu’Ali a été adopté au Biafra, ainsi que Félix Bongo me le
rapporte : « Vrai ou pas, 99 % des Gabonais sont convaincus
qu’Ali est biafrais, vu que plein de présidents africains de
l’époque ont adopté des Biafrais, incités par la France. Lui et
sa mère affirment le contraire, mais peu importe, dans tous les
cas, ils sont de lits différents et Pascaline avait une
prééminence incontestable sur tous les autres enfants. Omar
Bongo avait une confiance sans limite en elle. C’était pas
facile à vivre pour Ali ! Donc ils se gèrent, mais ils ne sont pas
de grands amis43. » L’avocat Robert Bourgi (récemment mis en
cause dans l’affaire des costumes de François Fillon) était très
proche d’Omar Bongo, « un homme atypique aimant la danse,
les femmes, le champagne » qu’il appelait « papa ». « Je vous
dirai tout, à la Bourgi ! », m’avertit d’emblée cet autoproclamé
« nègre blanc ». Il atteste la préférence du président pour sa
fille : « J’ai connu Pascaline gamine. C’est la seule des 54
enfants de Bongo que j’ai côtoyée, d’abord parce que je l’aime
beaucoup mais aussi parce que son père m’a toujours dit que je
ne verrais qu’elle. “Fiston, tu ne fréquenteras que Pascaline”,
m’a-t-il dit. Jamais, mais ô grand jamais, je n’ai été chez Ali.
C’était la seule qui avait sa totale confiance. À chaque fois
qu’il recevait une personnalité ou un chef d’État, il leur disait
que Pascaline était son totem. Devant moi, Omar lui a dit : “Je
ne regrette qu’une chose, c’est que tu ne sois pas un homme,
ma fille.” Ça veut tout dire. Avec elle, j’ai fait des missions
extrêmement sensibles. Avec Ali, jamais. Elle était très fine.
C’était le reflet de son père, un personnage politique hors
norme44. » « Parmi les Bongo, le seul qui était vraiment
charismatique c’était le père et la plus importante était
Pascaline », me confirme Loïk Le Floch-Prigent. « Elle était la
confidente de son père, celle qui avait le plus de connaissance
de ses opérations financières45. » C’est aussi ce que me dit
Roland Dumas, qui a rencontré Pascaline quand son père l’a
nommée ministre des Affaires étrangères : « Il adorait sa fille.
Elle est très intelligente, très active. Elle s’occupe de ses
affaires, son père lui a donné beaucoup. Quand il recevait des
personnalités marquantes, elle était toujours là. Elle avait
beaucoup d’aisance et d’influence sur Omar Bongo. J’ai cru
comprendre un moment qu’il aurait bien voulu que ce soit elle
qui lui succède, si elle avait été un garçon. D’abord elle était
vraiment sa fille… Et puis les autres n’avaient pas l’étoffe.
Finalement, il a choisi Ali. Il m’avait demandé de le former
quand il était jeune. Nous jouions au tennis à l’ambassade de
France. Il est grand et très costaud. Quand il allait aux congrès
des pays musulmans, il passait par Paris, où je le conseillais.
Au retour, il venait me rendre compte46. » Ali a passé son
enfance en France, où il était si médiocre à l’école que Jean-
Paul Benoît, l’ancien directeur de cabinet au ministère de la
Coopération, a dû intervenir auprès de l’Élysée pour qu’il
obtienne son bac47. Le fils du président préfère le funk aux
maths. Il a même tenté une carrière dans la chanson. À 17 ans,
il a enregistré un disque avec les musiciens de James Brown.
« Now that I got you inside of me and let you feel my
world… », chante-t-il en 1977 dans « A Brand New Man48 ».
« Ali avait un orchestre et était chanteur dans les boîtes de
nuit49 », s’amuse Robert Bourgi. Petit à petit, son père
l’emmène partout avec lui, pour lui apprendre le métier.
« Mais il est resté aigri50 », assure Jean-Léon Abiague.
Aujourd’hui, Pascaline reconnaît que cette complicité lui est
toujours reprochée…
La rencontre officielle entre Bob et Ali a lieu au palais
présidentiel, un gigantesque bâtiment de béton blanc en forme
de U, dix fois plus grand que l’Élysée, reconstruit en 1976 sur
l’ancien emplacement du « Plateau » sur lesquels les Français
s’étaient installés plus d’un siècle plus tôt. Jean-Léon
Abiague me le décrit : « Le palais était immense, tout
l’intérieur était en marbre. Un côté donnait sur la ville, l’autre
sur la mer. Chaque chambre avait ses cuisine, salon, salle de
bains, c’était comme des appartements. On pouvait parfois
passer un mois sans voir ses autres habitants ! Quand on disait
qu’on vivait au Palais, les femmes faisaient la queue leu leu
pour venir passer la nuit avec nous51 ! » Selon le journaliste
Pierre Péan, « véritable bunker, le palais a été construit à la
fois pour soutenir un siège contre l’attaque de soldats “égarés”
et pour permettre une fuite rapide du président en cas de
besoin : ascenseur permettant à une voiture blindée de changer
rapidement de niveau, héliport protégé52… » À l’intérieur, ce
n’est qu’étalage de luxe, de marbre de Carrare et de dorures.
« Le palais ressemblait à Buckingham Palace. Je me souviens
des deux gigantesques portes coulissantes en marbre… C’était
incroyable53 », se souvient Al Anderson (même s’il était à
l’époque totalement subjugué par Grace, une des filles du
président avec qui il a eu une histoire d’amour). Le cuisinier
Gilly a aussi été frappé par ces « deux énormes portes qui
s’ouvrirent sur le prince, assis sur son trône, avec sa tenue de
cérémonie et ses ornements54 ». « Bob a été reçu par mon
frère, mais il n’était pas assis sur un trône, une photo en fait
foi ! », corrige Pascaline. Sur cette photo facilement
consultable sur Internet, les deux hommes sont assis sur un
simple canapé blanc. Ils rient aux éclats. L’échange semble
informel.
Pour rencontrer Ali, le chanteur a enfilé une chemise à
carreaux, un jean et un bonnet à motifs géométriques. Marley
n’aime pas montrer qu’il a de l’argent. « C’était cordial, il
nous a remerciés, serré la main, on a échangé des politesses
pendant une heure, la barrière de la langue rendait difficile une
conversation moins officielle55 », m’a dit Junior Marvin. Le
déjeuner organisé au palais les a tous impressionnés. « C’était
un buffet, pas un dîner assis. Je n’avais jamais vu une si
grande table recouverte de nourriture56 ! », me raconte Neville
Garrick, émerveillé. « Pascaline était une formidable hôtesse
mais je pense que les filles de Bongo étaient plus intéressées
par le reggae que leur père ! admet en riant Diane Jobson,
l’avocate de Bob, qui a fait partie de l’expédition gabonaise.
Le fils du président a dit à Bob : “Demandez-moi ce que vous
voulez, et je vous le donnerai.” Bob a répondu : “Tout ce que
je veux, c’est vous donner un bon concert.” Bongo était une
sorte de dictateur bienveillant mais il nous recevait très bien.
Au Gabon, je n’ai pas remarqué de grande pauvreté, ni des
gens mendier dans les rues… C’était plutôt une classe
moyenne, plus développée que je le pensais, plus développée
qu’en Jamaïque. Notre hôtel, la rue et le palais étaient très
modernes. On voyait que la richesse était redistribuée. Bongo
construisait une grande autoroute pour ouvrir le pays, et il le
faisait tout seul, sans l’aide de la Banque mondiale, ça m’a
impressionnée57 ! » Mais assez vite, les Wailers déchantent.
6.

La déconvenue

Bongo l’ex-opprimé est-il passé du côté des oppresseurs ?


« Quand nous sortions du paradis dans lequel vivaient les
Bongo, les gens avaient l’air de lutter pour leur survie et leur
santé1 », déplore Al Anderson. « Nous étions un peu mal à
l’aise car le Gabon est très riche en minéraux mais ils
importent tout et il y avait de très grands écarts entre les riches
et les pauvres. C’était une monarchie, et nous n’aimions pas
trop ça2 », ajoute Neville Garrick. « Pascaline et sa famille
nous ont expliqué l’histoire du pays et la manière dont il était
géré et nous avons compris que ce n’était ni une démocratie, ni
un pays communiste », me dit avec un rire amer Junior
Marvin. « Nous ne savions pas qu’Omar Bongo était un
dictateur. Nous étions innocents, nous n’avions pas fait de
recherches, nous étions tellement contents d’être invités en
Afrique que nous n’avons pas réfléchi plus que ça, poursuit-il.
— Mais vous ne vous êtes jamais demandé d’où venait
l’argent de Pascaline ? lui ai-je demandé.
— Non. Elle avait le droit d’être riche ! Quand nous avons
découvert que c’était une dictature, nous ne l’avons pas
soutenue, mais nous avions déjà accepté son invitation donc
nous avons essayé d’être respectueux. Nous étions quand
même surpris d’avoir été invités, malgré la philosophie que
nous affichions. Bref, nous avons joué et tenté de diffuser
notre message à ceux qui voulaient l’écouter. La musique
permet de véhiculer beaucoup d’idées : on ne se méfie pas des
musiciens. C’est le pouvoir de l’amour3 ! »
Judy Mowatt, choriste des Wailers, a mis moins longtemps
à s’apercevoir des contrastes sociaux à Libreville : « Le jour
de notre arrivée, une de nos sœurs s’est cassé la main en
courant sur la plage. Nous, les femmes, l’avons accompagnée
à l’hôpital. Il était dans un état déplorable ! Il y avait des
enfants qui dormaient sur le sol sous les lits parce qu’ils
n’avaient pas assez de lits. C’est la chose la plus choquante
que j’ai vue de ma vie ! Ensuite, on a été dans un hôpital pour
l’élite qui était hypermoderne. La différence était brutale.
Comment les membres du gouvernement pouvaient-ils tolérer
ça ? Même au marché, il n’y avait pas de commodités
sanitaires, pas de système de réfrigération, la viande était
pourrie, c’était sale. Mais j’imagine que le président Bongo
n’allait pas au marché pour examiner les denrées4 ! » Elle fait
une pause, plongée dans ses souvenirs. Puis elle se tourne vers
moi et plante son regard dans le mien en disant : « C’était
peut-être naïf, mais je n’imaginais pas que des Noirs puissent
vivre au-dessus d’autres Noirs, je m’attendais à ce que tout le
monde soit au même niveau. J’espérais voir des Africains
diriger leur propre destin, je ne m’attendais pas à voir des gens
si… Ils n’étaient pas colonisés, mais ils n’étaient pas libres. Le
Gabon était un pays néocolonial dirigé par un homme noir
mais derrière lui, c’était la France. Et les pauvres
souffraient5. » N’a-t-elle pas été tentée de boycotter le
concert ? Jouer pour l’anniversaire du président pouvait être
perçu comme une manière de le cautionner… « Bien sûr que le
concert était bon pour l’image de Bongo. Mais c’était un
travail et j’étais payée pour ça. J’étais ravie de jouer n’importe
où en Afrique. C’est mes racines. Je viens de là. Rien que
poser le pied sur le sol africain est une joie6. »
Quand les Wailers arrivent au Gabon, le père de Pascaline
vient d’être réélu à 99,96 % et compte bien briguer un
nouveau mandat. « Le président se représentait et c’était le
seul candidat. C’était très étrange7 », se souvient Eddie Sims.
« Ce n’est tout de même pas de ma faute si les gens votent
pour moi8 ! », s’étrangle l’intéressé. Pendant les élections, il a
pourtant parcouru tout le pays en distribuant des ailes de dinde
et des T-shirts « Bongo » à sa population9 … Dans la rue, les
femmes portent des pagnes estampillés de son image.
L’université, l’hôpital, le stade portent son nom, de même que
le boulevard principal. « Il est tout petit. Si petit qu’aucun de
mes pires détracteurs ne peut m’accuser de culte de la
personnalité10 ! », se défend-il. Autour de lui, ministres et
conseillers vivent dans la peur de se voir confisquer tous leurs
biens du jour au lendemain. « Quand un entourage est
endormi, il faut le réveiller », explique-t-il simplement.
« L’exubérance de la démocratie provoque l’indiscipline et le
désordre, deux choses qui ne vont pas de pair avec le
développement11. » Pour assurer sa protection et celle de son
clan, Bongo recrute des mercenaires étrangers parmi les
policiers marocains12. En fait, selon Pierre Péan, la garde
présidentielle est « la seule véritable armée du Gabon – avec
1 200 militaires, des avions, des hélicoptères, des chars, un
armement sophistiqué13 ». On murmure que des étudiants trop
critiques sont emprisonnés ou disparaissent et que les meurtres
rituels sont fréquents pour conserver ou conquérir certains
postes14. Le service public serait pourri par le tribalisme. Issu
de l’ethnie Téké, Bongo aurait placé dès le début de sa
présidence des Tékés aux postes de direction dans
l’administration et dans l’armée15. La tribu est pourtant
minoritaire au Gabon : elle ne représente que 5 % de la
population environ…
En 1980, grâce aux revenus du pétrole, le PIB par Gabonais
est de 12 140 dollars16. C’est deux fois plus qu’en Afrique du
Sud. Mais le népotisme et la corruption freinent le
développement du pays. Selon André Tarallo, le
« Monsieur Afrique » d’Elf et numéro trois du groupe, Omar
Bongo (comme la plupart des autres chefs d’État africains)
toucherait personnellement 3 francs par baril de brut17. Ce
qu’il assume : « Au Gabon, on prévoit des fonds secrets pour
le président de la République. On les appelle des fonds de
souveraineté », révèle-t-il. « Les dirigeants peuvent les
dépenser comme ils l’entendent : pour payer en sous-main la
libération d’otages, pour acheter des opposants, pour financer
leurs partis, pour s’acheter des bijoux ou les donner aux
chiens18. » Il sert d’intermédiaire en Afrique pour Elf et trouve
normal d’être rémunéré pour cela : « Les enjeux sont énormes
et notre rôle peut être décisif. Ce genre d’intervention a un
prix19 », déclare-t-il. En 1996, par exemple, il demande dans
un courrier à Philippe Jaffré, président d’Elf, 10 millions de
dollars de « frais commerciaux » par trimestre20. « Le montant
des avoirs du président Omar Bongo, qui ont été placés sur ses
différents comptes bancaires à la Citibank, à New York, de
1985 à 1997, serait d’environ 130 millions de dollars, soit
900 millions de francs21 », peut-on lire dans L’Express en juin
2000. « Moi, demain, si j’ai un problème aux États-Unis, je
dois faire du lobbying, c’est très cher là-bas, j’envoie cet
argent par précaution22 », réplique Bongo. Il prétend carrément
qu’il est difficile pour un chef d’État africain de s’enrichir, au
vu des sollicitations auxquelles il est constamment soumis23, et
assure redistribuer aux Gabonais une grande partie de l’argent
que l’État lui confie : « Nous n’avons pas votre degré de
maturité politique. En Afrique, la notion d’État est
malheureusement souvent floue, alors que celle de chef est
claire. Il a son rôle et ses privilèges. Ici, si on pense que le chef
n’a pas d’argent pour en redistribuer, il ne peut pas être
respecté ni considéré. Il passe pour un égoïste. (…) D’ailleurs,
il n’y a pas si longtemps, c’était la même chose chez vous.
Est-ce que le château de Versailles a été bâti avec l’argent de la
France ou celui de Louis XIV24 ? » Touché. Lui qui s’était fait
baptiser catholique pour rencontrer le pape se convertit à
l’islam par pur opportunisme vis-à-vis de l’Opep selon ses
détracteurs et se comporte comme un émir. Problème : à côté
des luxueuses villas de la capitale, les bidonvilles grandissent,
nourris par l’exode rural massif ayant suivi le développement
économique du Gabon, et malgré les richesses en bois et en
pétrole de ce pays si faiblement peuplé, en dehors de
Libreville, il n’y a ni route goudronnée, ni eau courante… La
terre est riche mais tout est importé. « L’agriculture a suivi la
même évolution que les routes, en moins bon état qu’avant
l’arrivée de Bongo25 », se désespère Pierre Péan.
Pourtant Bob, le défenseur du peuple, s’apprête à chanter
en l’honneur de cet homme politique. « Les gens demandent
pourquoi Bob Marley a été jouer au Gabon chez Bongo le
dictateur, réplique Pascaline en riant, mais quand on s’est
rencontrés, il m’a appris que mon père avait été le seul à
proposer qu’Haïlé Sélassié s’installe au Gabon après qu’il a
été détrôné. Et ça, pour les rastas… C’était un acte fort qui
méritait leur respect et leur admiration pour Omar Bongo. Bob
me disait : “Il faut voir au-delà des apparences. Tout ce qu’on
dit sur ton père, c’est qu’il est un dictateur, mais pour les rastas
c’est un grand leader, nous le respectons, il a été le seul qui
s’est levé pour demander aux autorités éthiopiennes de
pouvoir accueillir l’empereur Sélassié.” Bob m’avait même
demandé de lui donner une photo de l’empereur et de mon
père26. »
Il gardera toute sa vie ce cliché près de lui.
7.

Concert au Gabon

Le matin du 4 janvier 1980, en ouvrant le quotidien


L’Union, les Gabonais sont agréablement surpris : « Le célèbre
et talentueux musicien jamaïcain Bob Marley, l’homme aux
cheveux jamais peignés, donnera deux soirées aujourd’hui et
demain à 20 h 30 au gymnase Président-Bongo1 », peuvent-ils
lire. Ils ne sont pas franchement fans de reggae, et la plupart
n’ont jamais entendu parler de Bob Marley. Mais le concert est
gratuit et ils ratent rarement une occasion de faire la fête. « Au
départ, en gros, les filles de Bongo voulaient Bob Marley pour
Noël, me rapporte Bruce W. Talamon. Mais quand Bob a
compris ce qu’il se passait, il a joué gratuitement en plus, pour
que tout le monde puisse venir, et pas que les riches2. » Le jour
du concert, Bob quitte sa chambre d’hôtel excité et ému à
l’idée de se produire pour la première fois en Afrique. Comme
d’habitude, il est le premier à monter dans le bus le conduisant
au gymnase. Installé sur un des sièges du fond, il roule un joint
en attendant son groupe. Enfin, le chauffeur démarre. « Plein
de jeunes couraient derrière notre bus, se souvient Neville
Garrick. Nous étions protégés par des soldats dirigés par un
Français blanc, et ils ont commencé à frapper les jeunes. Je
suis sorti du bus pour leur dire que s’ils ne les laissaient pas
tranquilles, Bob ne jouerait pas. Ils ont arrêté3. » Bob aurait
préféré donner un grand concert populaire, mais le Gymnase
Omnisport Président Bongo (construit en 1969 par le
président) ne peut accueillir que 2 000 spectateurs. Si les
rejetons de l’élite gabonaise (dont Pascaline) ont leurs places
réservées, la foule se presse aux entrées. « Bob a demandé au
promoteur de laisser passer les gens qui ne pouvaient pas
rentrer », se souvient Natty Wailer. « Certaines personnes ont
vraiment raconté n’importe quoi sur le séjour de Bob au
Gabon : qu’il a joué devant nos amis, des privilégiés… C’est
archifaux ! assure Pascaline. La majorité des gens présents au
concert étaient des jeunes. Vous voyez les gens du
gouvernement venir à un concert avec des gens qui ont des
“cheveux bizarres”4 ? » Elle rit. Dans sa loge, le chanteur
répète quelques pas de danse devant un miroir. On n’y voit
pourtant pas grand-chose : la pièce est un nuage de fumée (le
président lui ayant interdit de se droguer en public, il ne fumait
que dans sa loge).
Enfin, Bob monte sur scène, devant les yeux de Pascaline,
installée avec sa sœur au-dessus de l’estrade derrière les
musiciens5. Malaise : la foule se tait. « Peut-être qu’elle était
trop fascinée6 ! », tente d’expliquer Diane Jobson, qui admet
néanmoins sa déception en découvrant le public clairsemé.
« En 1980, le reggae n’était pas encore très implanté au
Gabon, nous écoutions plutôt de la funk7 », admet Jean-Léon
Abiague. Bob porte un dashiki (sorte de tunique ouest-
africaine) aux motifs géométriques crème et brun. C’est la
première fois qu’il joue en tenue africaine. Sa barbichette est
longue et pointue. Ses rastas tombent sur ses épaules. Comme
à son habitude, il commence le concert par une prière. « I
and I… »8 « Le public était comme ça (Pascaline mime les
spectateurs les yeux écarquillés et la bouche ouverte, ndla) et
il n’applaudissait pas, se souvient-elle. J’ai dit à ma sœur :
“Aïe aïe aïe, problème, les Gabonais n’aiment pas Bob
Marley !” On était anxieuses, admet-elle. En fait, ils étaient
hypnotisés. Ils n’arrivaient pas à croire que c’était Bob Marley
qui était là devant eux9. » « Au début, les gens étaient
silencieux parce que estomaqués et surpris », confirme Didier
Ping. « À l’époque, Marley prêchait quand il entrait sur scène,
appelait Haïlé Sélassié, et personne ne comprenait rien,
n’oubliez pas qu’on est francophones ! On était dubitatifs.
Finalement ça nous a rappelé nos rites traditionnels dans
lesquels on invoque les esprits. Et puis la musique a
commencé, et là aussi les ondes de la grosse caisse, les
percussions et les tambours étaient similaires à la musique de
nos rites. Alors le public est rentré en transe. Ils ont super bien
joué, c’était extraordinaire, d’une précision… Au Gabon, je
n’avais jamais vu de concert avec une telle puissance sonore.
C’était comme avoir un réacteur devant soi. C’était puissant.
(Il chantonne une base rythmique de reggae, ndla.) Pascaline
avait fait venir une trentaine de techniciens anglais, avec du
matériel de Londres, rien que pour la sonorisation de
l’événement. Le son était tellement puissant que les habitants
du quartier ont afflué petit à petit, attirés par le bruit. Le
président n’a pas assisté au concert mais c’était phénoménal,
la fosse était pleine, on était serrés10. »
Bob enchaîne les chansons habituelles de son set :
« Rastaman Vibration », « Wake Up And Live »… Comme
d’habitude, un solo de guitare hyper rock annonce « Concrete
Jungle11 », une lamentation déchirante (ils ne s’appellent pas
les Wailers pour rien) sur le quartier dans lequel il a grandi, un
bastion du PNP aujourd’hui détruit. Loin des clichés caribéens
de plages coincées entre de magnifiques cocotiers et une mer
turquoise, cette chanson ouvrant l’album Catch a Fire plonge
tout de suite ses auditeurs dans la réalité des pauvres de l’île :
« No sun will shine in my day today / The high yellow moon
won’t come out to play. » Sept ans après avoir joué ce titre à
l’Old Grey Whistle Test de la BBC, sa première apparition à la
télé, Bob n’a plus rien à voir avec le garçon timide aux rastas
naissantes, qui se dandinait en chemise bleu ciel. C’est
aujourd’hui une superstar qui dégage une confiance en lui
irrésistible. Son petit corps occupe totalement l’espace. Les
Wailers marquent une pause. Les applaudissements
retentissent enfin. Une toile est déroulée derrière les
musiciens. Elle représente Haïlié Sélassié, roi des rois, dieu
des rastas… Marley a le poing serré brandi dans les airs :
« Black Power, man ! » Le public l’acclame. Il crie « I shot the
sheriff ! » avec une voix enragée. Le « iff » de « sheriff »
retentit en écho. Bob a écrit cette chanson (sur les membres
des gangs qui tuent des policiers dans les rues de Kingston) à
Hellshire Beach, la plage préférée des habitants de la capitale,
alors que deux femmes agitaient leur imposant postérieur au
rythme de sa guitare. Clin d’œil au film Le Bon, la Brute et le
Truand (qui a eu un succès retentissant en Jamaïque), Bob
voulait initialement dire « I shot the police ». « On aurait eu
des problèmes alors j’ai dit à la place : “I shot the sheriff”.
Mais c’est toujours la même idée, la justice12 », explique Bob.
Alors que les Wailers entament « Running Away », le
public est à nouveau terriblement silencieux. « Come on !
Loosen up a little bit, get yourself together, come on », supplie
Bob. « Yeah ! That’s better ! I can’t here you over there. » Sa
voix tremble un peu. Il a attendu ce moment depuis tellement
d’années… Décidément, il ne l’avait pas imaginé comme ça.
À peine si son mash up de « Crazy Baldheads » et de « Who
Feels It Knows It », suivi de « Ambush In The Night », « The
Heathen », et le tube « No Woman No Cry » provoquent un
sursaut. Bob tente encore de réveiller les Gabonais en sautant
et en tournant sur lui-même. « Lively up yourself, ’cause if you
don’t do it / ain’t nobody gonna do it for you you you you
you13 ! » Avec l’écho, l’effet est dramatique. « Come on, how
do you feel up there, I wanna hear ! », persiste Bob. Dans son
compte rendu du concert, le journaliste de L’Union écrira :
« Que dire du public sinon qu’il n’a pas réagi comme il le
fallait. N’eurent été les interventions répétées du présentateur,
lui demandant de communier avec l’artiste, le spectacle
n’aurait pas connu cette chaleur. Ignorait-il cette danse ? Ne
l’appréciait-il pas en dehors de quelques exceptions ou bien
était-il tout simplement médusé par la prestation des artistes
mêmes14 ? »
Petit à petit, les articulations se décoincent. Junior Marvin
se souvient : « Le public était surtout constitué de jeunes, les
enfants des membres du gouvernement essentiellement. Les
meilleurs danseurs du monde sont en Afrique, donc ils ont
dansé comme des fous. Nous nous disions que ce concert
ouvrait la porte aux autres, que nous allions revenir15. » Ils
jouent alors leur hymne panafricain « Africa Unite ». « À la fin
du concert, les spectateurs étaient tellement conquis qu’ils ne
voulaient plus partir. Ils sont restés plus d’une heure dans le
gymnase à l’attendre », assure Didier Ping. « En démontant
tout, les ingénieurs passaient des disques de Peter Tosh, et
d’autres artistes jamaïcains. Ainsi, les Gabonais découvraient
le reggae. » « Le lendemain, tout le monde avait des locks16 »,
se souvient Pascaline. Le deuxième concert est plein dès le
début17 … Mais il se met à pleuvoir et le stade est en plein
air. La catastrophe pour Pascaline : « On a dû annuler. J’ai dit
à ma sœur : “Là, on a du souci. Les Gabonais vont se fâcher,
vont tout casser, tout brûler…” Pour sortir le groupe de là, j’ai
pris le volant du van. Ma sœur était à côté de moi. Peut-être
qu’en nous voyant, ils accepteraient plus facilement ? Ils
criaient “rastaman ! rastaman !” Mais ils étaient calmes18. »
Le spectacle du 5 janvier est donc reporté au lendemain à
cause de la pluie. En attendant, Bob donne une interview à la
télévison gabonaise. Le présentateur l’introduit ainsi : « Pour
nous autres de culture noire, c’est quand même très important
d’accueillir ici quelqu’un qui est noir mais qui a été déraciné
totalement de son Afrique et qui fait un retour car je vous
signale que le Gabon est le premier pays de toute l’Afrique
aussi bien noire que blanche où Bob Marley se produira19. »
Bob, obsédé par l’idée de l’unité des pays africains, répond :
« L’Afrique devrait faire un bloc face aux autres blocs. Le
Négus, par exemple, ne s’est associé à aucun bloc, ni
communiste, ni américain. » S’agit-il d’une attaque directe
contre Bongo, qui nourrit des liens privilégiés avec l’ancien
colon ? Bongo a été adoubé par le général de Gaulle (il a
même prêté serment à l’ambassade du Gabon à Paris), car
depuis l’Indépendance, la Françafrique a été mise en place.
Pierre Péan raconte comment « tout a commencé dans la
légalité et la tradition avec la “galaxie Foccart”. De 1960 à
1974, celui-ci tire les ficelles depuis l’Élysée au vu et au su de
tous. Dans la légalité, on étouffe la voix du peuple gabonais ;
dans la légalité, on empêche l’évolution du régime : la
tentative de putsch de 1964 n’aboutira finalement qu’à
installer un dirigeant plus “orthodoxe” ; dans la légalité
toujours, on permet aux intérêts français de s’épanouir20 ». Le
général Mobutu (le dictateur congolais, acquis aux idées
panafricaines, avait d’ailleurs tenté de lancer une union
économique et politique : les États-Unis d’Afrique centrale) a
recommandé à Bongo de rebaptiser Franceville21. Le président
n’a pas suivi ses conseils. À ce jour, la capitale du Haut-
Ogooé, où il a grandi et où il a fait ériger une monumentale
statue à son effigie, s’appelle toujours Franceville. « J’aime la
France qui reste un peu mon pays, admet Bongo. La France est
l’une des racines, l’une des composantes du Gabon. (…) Il ne
faut pas rompre avec le passé22. » Pour la France, l’Afrique
n’est pas un continent perdu mais un vaste marché23. 70 % des
investissements réalisés au Gabon sont d’origine française et
le Gabon exporte 77 % de sa production vers la France24.
Pierre Péan décrit le Gabon comme « un cas extrême, à la
limite de la caricature, de néocolonialisme » : « Le jour de la
proclamation de l’Indépendance, le 17 août 1960, la France,
représentée par André Malraux, signe avec le Gabon des
accords de coopération qui laissent à Paris des droits presque
aussi importants que si ce pays était resté un simple territoire
d’outre-mer. On peut parler, en ce qui le concerne, de
souveraineté limitée. (…) Paris maîtrise alors complètement le
sous-sol gabonais25. » Pierre Péan parle de « ménage à trois
entre le Gabon, la France et Elf » : « Elf-Gabon bénéficie,
dans ce pays, d’une des marges les plus substantielles au
monde. (…) Tous les pays de l’Opep ont imposé aux sociétés
pétrolières exploitant les sous-sols des participations variant de
51 à 100 %. Le Gabon s’est alors contenté de 10 % d’Elf-
Gabon26. » Contrairement aux pays du Golfe, où la préférence
nationale est appliquée dans les affaires et où tous les émirati
bénéficient de l’argent du pétrole, au Gabon, seuls les
expatriés et le clan Bongo en profitent. Omar Bongo sait qu’il
est sur un siège éjectable et que si la France intervient dans les
pays africains, c’est pour sauvegarder ses intérêts : « Il y a des
entrepreneurs français qui ont investi au Gabon. Les Français
sont présents dans la majorité des sociétés gabonaises. Si,
demain, il y a un désordre, la France sera obligée d’intervenir.
Pas pour venir au secours de Bongo. Pour sauvegarder ses
intérêts et ceux de ses ressortissants27 », expose-t-il. Pour
pérenniser ses bonnes relations avec ce pays qui l’a fait mais
qui peut le défaire, il aurait donc financé les campagnes des
présidents français (Chirac, Giscard, Mitterrand…) en les
arrosant de cash28. L’affaire des diamants de Bokassa vient
d’éclater (en octobre 1979, Le Canard enchaîné révélait que
Valéry Giscard d’Estaing, alors ministre des Finances, avait
reçu des diamants du président centrafricain) sans que ces
relations dangereuses en soient vraiment affectées. « La
France sans le Gabon, c’est une voiture sans carburant. Le
Gabon sans la France, c’est une voiture sans chauffeur29 »,
martèle Bongo. « Je ne comprends pas pourquoi le terme de
Françafrique est si galvaudé !, s’écrie Pascaline, quand je
l’interroge sur le sujet. « Il y a bien Japon-Afrique (Ticad
depuis 1992), Chine-Afrique, Turquie-Afrique et récemment
Russie-Afrique. Il n’y a qu’en France que cela pose problème.
C’est une relation qui aurait dû être privilégiée. Mais dans la
réalité, on a plus de résultats avec les autres coopérations (en
dehors du sommet de Libreville en 1992 avec Bérégovoy qui a
institué le mécanisme de la conversion des créances). La
France ne devrait pas avoir honte de sa relation privilégiée
avec l’Afrique. Je me demande comment cela se passe entre la
Grande-Bretagne et les pays du Commonwealth ! À mon
humble avis, si les chefs d’État sont amis ou ont des relations
fortes, cela permet de se parler plus franchement, de régler des
problèmes plus efficacement, et pas dans une relation de
maître/colonisateur et esclave/colonisé. Chacun doit savoir
assumer le passé commun. Les accords de défense ? Qui les a
lus en vérité ? Moi oui… Beaucoup a été dit mais seuls les
Africains ont encore beaucoup à dire. C’est comme pour les
BMA (la famille Bongo, dont Pascaline, est, au moment où
j’écris ces lignes, sous le coup d’une enquête pour biens mal
acquis, ndla) : qui a vraiment mal acquis et quoi… Time will
tell30. »
Ignorant ces subtilités politiques, Bob était tellement
content de jouer en Afrique qu’il était prêt à le faire
gratuitement. Mais son manager Don Taylor, comprenant que
Bongo est richissime, l’a convaincu de faire payer au moins
les frais de transport au président, soit 40 000 dollars. Après le
concert, la sœur de Pascaline demande à Bob s’il a bien reçu
les 60 000 dollars de son père… Celui-ci comprend que Don
Taylor l’a roulé, qu’il a surfacturé le concert et qu’il compte
garder les 20 000 dollars de différence pour lui. Marley est
mortifié. Il rentre à l’hôtel, le visage plus « tuff » que jamais.
Dans sa chambre, il saute sur son manager pour le frapper.
Puis il le questionne pendant trois heures, en enregistrant la
conversation, avant de le suspendre par la fenêtre du dernier
étage. « Bob a failli le tuer », m’a assuré Chris Blackwell, l’air
terrifié. Pascaline n’aurait certainement pas apprécié… Don
avoue l’avoir arnaqué depuis des années : sur 15 000 dollars
par concert négociés, il ne lui reversait que 5 000 dollars. Pas
étonnant que Bob Marley, immense superstar jouant à guichets
fermés, ne gagnait presque rien en tournée ! « On dit qu’il ne
faut pas mal parler des morts, mais celui-là, c’était vraiment
un serpent, m’a révélé Neville Garrick. Il nous roulait tous. Je
me souviens qu’il ne voulait pas me payer parce que je ne
venais pas du ghetto31. »
C’est en assurant la première partie de Marvin Gaye en
Jamaïque en 1974 que Bob a rencontré Don Taylor. Ce dernier
était alors le tour manager du roi de la soul. Jamaïcain émigré
aux États-Unis, il déclara vouloir absolument s’occuper de sa
carrière. Bob accepta d’une poignée de main. Ils n’ont jamais
signé de contrat. Mais Don a défendu bec et ongles ses
intérêts, notamment face à Blackwell (qui a toujours été un
peu filou). Deux ans plus tard, Don s’est jeté devant Bob
pendant l’attaque à Hope Road et a pris cinq balles pour lui. Il
s’en tira miraculeusement, mais a failli rester paralysé. Il n’a
jamais rien reproché à Bob qui avait donc toute confiance en
lui… Mais ce jour-là, quand Don lui dit qu’il est incapable de
lui rembourser les sommes qu’il lui a volées (il a déjà tout
dépensé en drogue et au jeu), Bob le vira.
8.

Début d’une idylle

Personne ne sait exactement quand l’histoire d’amour entre


Bob et Pascaline a véritablement commencé. « Je ne peux pas
te répondre, baby doll. C’est pas mes oignons, a protesté Gilly
en éclatant d’un grand rire quand je lui ai posé la question,
mais c’était pendant ces jours-là. » « Je ne sais pas quand est-
ce que ça a commencé entre eux, répond quant à lui Natty
Wailer, c’est une question difficile ça, my sista ! Nous les
rastas on parle pas de ça ! Tout ce que je sais, c’est qu’après
notre concert au Gabon elle était toujours là1. » « Je ne pense
pas qu’il a eu le coup de foudre, croit Neville Garrick.
Pascaline était la première Africaine avec qui il était, je pense
que c’était ce qui l’intéressait le plus chez elle. À mon avis, ça
a débuté comme une amitié et puis leur relation s’est
développée, mais c’est difficile à dire : en général, Bob n’était
pas très démonstratif avec les femmes et leur relation à tous les
deux n’était pas étalée sur la place publique, ils étaient plutôt
discrets. Peut-être que son père n’aurait pas approuvé, je ne
sais pas2 … »
Après son concert au Gabon, Bob est rentré en Jamaïque.
« Ils nous ont invités en Jamaïque et donc j’y ai été, en avril,
avec mes sœurs3 », m’a confié Pascaline. Elle a réservé tout le
dernier étage de l’hôtel Pegasus dans le centre-ville de
Kingston4. « On était une quinzaine. On arrivait en avion privé
et on avait des gardes du corps. J’étais surpris parce que c’était
comme chez nous, en plus pauvre ! », m’a raconté Didier Ping,
qui l’a accompagnée dans ce voyage. « Nous avions des a
priori sur la Jamaïque, peur des vols et des agressions mais
tout s’est bien passé », admet Pascaline. « La Jamaïque est très
similaire au Gabon finalement. On y trouve les mêmes
paysages, la même nourriture… C’est là que Bob et moi avons
eu une aventure5. » Car au début, ce ne devait être que ça : une
aventure…
Elle seule pourrait raconter comment s’est déroulée cette
nuit. Elle ne le fera pas : Pascaline Bongo est une femme
réservée, discrète. Extrêmement secrète, elle ne donne pas
d’interviews. Pour parvenir à décrocher une audience, je l’ai
pourchassée pendant seize mois, suivant ses péripéties avec la
justice française et la politique gabonaise, harcelant son
entourage. L’inabordable m’obsédait tellement que je
n’arrivais plus à acheter un billet d’avion pour une destination
quelconque sans craindre que Pascaline ne choisisse justement
cette période pour me rencontrer. Pascaline, l’épée de
Damoclès de mes déplacements, est finalement apparue devant
moi le 31 octobre 2019, par un après-midi de grisaille froide,
en bas d’un immeuble de pierre de taille parisien, à 14 h 29,
une minute avant notre rendez-vous. Particulièrement élégante
en longue jupe de soie imprimée et col roulé beige, toujours
belle sous le grand tissu brun à motifs qui cache ses cheveux,
elle est polie, humble, souriante, mais distante. Son père a dû
lui apprendre à se méfier des gens comme moi qui ont fait de
leur indiscrétion un métier et chaque question posée me vaut
un regard sombre et autoritaire. Ses répliques sont laconiques.
Souvent, elle ne répond pas. Pendant une heure et demie, j’ai
arraché ses souvenirs aux forceps, flirté avec les limites de sa
pudeur, mais je n’ai pas eu le courage de l’interroger sur son
intimité.
Nous n’aurons donc aucun témoignage sur leur première
nuit d’amour. Nous ne savons pas s’ils étaient chez lui ou à
son hôtel, si sa salive avait le goût du cannabis, s’il a été un
amant doux ou brutal, si leurs corps se sont tout de suite
accordés ou s’ils ont mis du temps à se trouver. J’imagine la
scène, l’instant d’après : elle, allongée sur le lit, couverte de
transpiration, a la tête qui tourne et à mesure que les contours
de la pièce réapparaissent, se demande si tout cela a bien eu
lieu. Il est assis sur le lit et un rayon de lumière jaune éclaire
son torse compact. Il se retourne et la regarde droit dans les
yeux quelques secondes. Certains silences en amour sont plus
marquants que n’importe quel mot. Ils ne se disent pas « je
t’aime ». Ils ne se posent pas trop de questions. « Je pense que
l’amour était déjà là lors de mon séjour en Jamaïque, mais je
n’en ai vraiment pris conscience qu’à l’automne 80. J’étais
jeune, je ne me rendais pas compte que c’était une belle
histoire6 », m’explique-t-elle. « L’amour manque de raison,
comme on manque d’air à mesure qu’on monte en
montagne7 », écrit Jean-Luc Marion. « Quand vous tombez
amoureux de quelqu’un, vous ne réfléchissez pas, ça arrive8 »,
dit simplement Pascaline. « Je ne sais pas pourquoi nos deux
âmes sœurs se sont rencontrées. Peut-être que la chimie, c’est
Dieu9 », se demande-t-elle.
Lindsay Oliver Donald, le photographe de Bob en
Jamaïque, se souvient de la visite de la Gabonaise sur l’île. Il
vit aujourd’hui à Londres et hurle « Oh my gooooooood ! »,
lorsque je mentionne au téléphone l’histoire d’amour entre
Pascaline et Bob. « Quand Bob a fait son concert au Gabon en
janvier, elle est tombée amoureuse de lui et l’a suivi en
Jamaïque », commence-t-il. « Elle est restée une semaine, un
ou deux mois avant la tournée Uprising (qui a commencé fin
mai 1980, ndla). Elle voyageait avec son entourage et des
gardes du corps armés, ce qui était interdit en Jamaïque. Mais
en tant que fille de président, elle avait des privilèges
diplomatiques, donc Bob m’a envoyé la chercher à l’aéroport
de Kingston pour expliquer la situation aux douaniers, car je
parlais un peu français. Je les ai ensuite emmenés à leur hôtel,
puis à Hope Road, où Bob les attendait. Là, ils se sont reposés
et ont cuisiné. Bob a ensuite emmené Pascaline dans sa
chambre, ils ont fait leur affaire, et puis ils sont revenus parmi
nous. Pascaline était assise sur les genoux de Bob. Il m’a
demandé de prendre une photo d’eux, mais m’a interdit de la
publier : leur relation était secrète10. »
Chez moi, de l’autre côté de la Manche, je scrute le cliché
sur mon écran d’ordinateur. Bob a rarement l’air aussi tendre.
Il est assis sur le coin d’une table basse, tenant Pascaline sur
ses genoux. Sa tête penche un peu vers l’arrière et ses locks
sont ramassées sous un bonnet tricolore. Les yeux
langoureusement plissés, les lèvres entrouvertes, il caresse le
haut de la cuisse de Pascaline avec le dos de ses doigts dépliés
comme une main de Bouddha. Son amante porte une robe
longue noire à motifs blancs, brillante comme de la soie. Un
léger sourire éclaire son visage. Sa joue repose
amoureusement sur la sienne. Ses cheveux sont coiffés en
petites tresses, elles doivent lui chatouiller agréablement la
joue. Elle presse sa poitrine contre son torse. Il l’enserre avec
son bras gauche, et sa main recouvre toute l’omoplate de la
jeune fille. Il porte un jean, sa chemise est ouverte jusqu’au
nombril et laisse entrevoir ses pectoraux imberbes et fermes. Il
est vraiment sexy. Une douce brise semble passer à travers les
persiennes ouvertes. « Et puis elle est retournée à l’hôtel. Elle
ne dormait pas à Hope Road, elle était avec ses cousins vous
savez… », reprend Lindsay. Le lendemain, le photographe les
emmène voir le groupe Third World et le chanteur Big Use.
Didier Ping, lui, se souvient surtout des journées passées à se
faire des locks sur la plage à Montego Bay, et des balades en
radeau sur le Rio Grande11… « Bob et elle passaient très peu
de temps juste tous les deux ensemble : elle était constamment
avec son entourage. Elle avait l’air jeune, car elle gloussait
tout le temps12 », conclut Lindsay.
Pascaline passe aussi des journées entières chez Bob, au
56 Hope Road. « C’était un village13, décrit-elle. C’était
vivant, on sentait la vie, l’amour. Chaque jour, je voyais les
gens manger, lire la Bible, faire de la musique et s’en aller. »
Bob a négocié la propriété de cette maison (à l’origine un
espace de travail pour les musiciens d’Island Records) en
guise de paiement de la dernière tranche de son avance
(125 000 dollars) et en un déménagement il brise tous les
carcans de l’île. Dans les années 70, la suprématie des Blancs
et les barrières sociales sont encore bien ancrées sur l’île.
Quasiment aucun Noir ne met les pieds dans ce quartier huppé
du nord de la ville, alors qu’un rasta fumeur de ganja de
Trench Town, un marginal parmi la minorité, s’installe à
quelques mètres de la résidence de la reine d’Angleterre (où
logera Haïlé Sélassié durant son séjour de trois jours en
Jamaïque), des bureaux du Premier ministre et de la maison où
son père Norval a grandi, c’est vraiment impensable ! Si
aujourd’hui, on peut voir des mannequins coiffés de
dreadlocks sur les pubs Coca-Cola, à l’époque les rastas ont
une image effroyable. On dit d’eux qu’ils se droguent toute la
journée, se nourrissent mal et ne se lavent ni les cheveux ni les
dents. On les croit dangereux et anti-Blancs. Parfois, la police
et les enseignants coupent les locks des enfants. Mais dans
cette élégante bâtisse de deux étages de style colonial
construite en brique rouge et en bois jaune clair, le chanteur
reçoit tous les rastas, truands, journalistes et politiques qui
pressent la sonnette en forme de lion de sa porte en pin, ornée
d’une croix éthiopienne. Les pauvres des bidonvilles de
Kingston, venus attraper quelques billets, ne repartent jamais
les mains vides. Bob, assis sur les racines d’un grand
manguier, les reçoit dans ce bureau végétal. Au plus fort de la
guerre civile, c’est aussi une zone neutre pour les chefs de
gangs rivaux. Bob hait ces hommes politiques qui manipulent
le peuple et ne font rien pour lui. Il veut casser le système des
gangs et des partis, alors il fait en sorte que Claude Massop, le
bras armé d’Edward Seaga du JLP, et Tony Welsh, l’homme de
main de Michael Manley, chef du PNP, soient toujours avec
lui : forcés de se fréquenter, les deux hommes finissent par
s’entendre et Bob garde toujours un pied (enfin deux) dans le
ghetto.
Il aime monter trois par trois les marches menant jusqu’à sa
chambre, située au premier étage. Il a installé un grand portrait
d’Haïlé Sélassié au-dessus de son lit (dont le cadre de bois
représente un lion). De là, il descend dans la cuisine où il se
prépare des jus. C’est dans cette pièce que quatre ans plus tôt,
en 1976, Bob a failli être assassiné pour avoir voulu organiser
un concert gratuit (« Smile Jamaica ») sensé promouvoir la
paix en Jamaïque. Après avoir donné son accord pour que ce
concert géant ait lieu au National Heroes Park, le plus grand
parc de Kingston, situé en plein centre-ville, le Premier
ministre jamaïcain Michael Manley s’était empressé
d’organiser des élections anticipées, dix jours après
l’événement… Ainsi, Marley avait semblé lui apporter son
soutien. Bob avait 31 ans à l’époque. Pas facile de ne pas se
faire récupérer par les politiciens roublards, les « politricks »
comme il les appelle avec dédain. Pourtant, jusque-là, il était
un des seuls Jamaïcains à avoir réussi à ne pas se mouiller
dans la longue guerre sans merci entre le conservateur Jamaica
Labour Party (JLP) et le socialiste People’s National Party
(PNP), les deux partis régnant alternativement sur la vie
politique jamaïcaine (le JLP est actuellement au pouvoir).
Tête de file du JLP, Edward Seaga a toujours été fasciné par
la culture africaine en Jamaïque. Alors qu’il étudiait à
Harvard, il a écrit sur la Pocomania et les Obeah, et a
enregistré des musiques traditionnelles. Cette appétence aurait
pu lui faire gagner le vote rasta, mais son concurrent du PNP,
Michael Manley, a été plus loin que lui : pour « punir la
droite », le candidat socialiste brandissait son « rod of
correction », un bâton de bois au pommeau d’ivoire que
l’empereur Sélassié lui aurait donné lors de sa visite de l’île. Il
tenait aussi ses meetings sur fond de reggae. En veste safari
(pour exprimer sa solidarité avec les peuples africains), il a
scellé une alliance avec Mortimer Planno, chef spirituel rasta,
et pendant quelques semaines, Bob a fait partie des musiciens
accompagnant la caravane de Manley dans sa conquête du
pouvoir (selon Bunny Wailer, c’était juste pour recevoir leur
chèque de 150 dollars par concert et parce que Manley avait
promis qu’il légaliserait l’herbe s’il arrivait au pouvoir…).
Lorsqu’il est élu en 1972, les États-Unis, terrifiés à l’idée que
la Jamaïque devienne un pays communiste comme Cuba,
mènent une campagne de déstabilisation (en armant par
exemple les opposants de Manley) qui plonge l’île dans le
chaos. « Les armes à feu arrivaient d’Amérique en Jamaïque ;
certaines restaient sur l’île, le reste était envoyé en Colombie
en échange de cocaïne destinée à l’Amérique, dont une partie
était naturellement conservée pour la consommation locale »,
explique Vivien Goldman, journaliste anglaise spécialiste du
reggae. « Une fois plongés dans cet énorme tas d’argent sale,
les politiciens ne pouvaient plus contrôler leurs tueurs à
gages14. » La classe moyenne et supérieure quitte le pays. Les
Jamaïcains qui n’ont pas les moyens de s’enfuir manquent de
tout et font la queue pendant des heures pour un peu d’essence
ou de riz. Quand on ne possède rien, la victoire de son parti
peut devenir une obsession menant à des comportements
extrêmes. Pour Manley et Seaga, les pauvres sont des pions
dont la vie ne compte pas. Aussi ne se privent-ils pas de les
monter les uns contre les autres. Chaque pâté de maisons du
ghetto doit porter allégeance à un gang lié à un parti. Leurs
partisans défendent leur territoire dans un combat mortel.
En 1974, la violence est telle que Manley doit déclarer l’état
d’urgence et installer des tanks et des soldats dans les rues.
Posséder une arme est désormais condamné par
l’emprisonnement à vie. Les gunmen, les hommes armés, sont
enfermés sans être jugés dans une Gun Court, une prison
peinte en rouge, enveloppée de barbelés, et surveillée depuis
des miradors par des gardes armés. C’est aussi un moyen
commode d’écarter les membres du JLP, qui y sont jetés de
manière arbitraire, pour une durée indéterminée. En 1976, la
Jamaïque est devenu un état policier. Dans « Rat Race15 », Bob
chante : « Political violence fill ya city, yeah ! / Don’t involve
Rasta in your say say / Rasta don’t work for no CIA. » Dans
leurs rapports, les agents de la CIA décrivent Marley comme
un élément « subversif ». Apôtre de la justice sociale, il est
aussi un businessman enrichi qui fréquente également des gens
de droite ou de gauche. Pour qui roule-t-il vraiment ? « Moi je
suis un rebelle », dit-il en contemplant une de ses locks qu’il
tripote entre ses doigts. « Je suis un révolutionnaire ! Je ne
reçois d’aide de personne, personne ne peut me corrompre, je
ne me bats qu’avec la musique16. »
Bob veut réconcilier les Jamaïcains avec le concert « Smile
Jamaica ». Mais chaque camp essaie d’en tirer profit. Deux
jours avant de monter sur scène, la tension est si vive que le
chanteur se fait tirer dessus, alors qu’il pèle un pamplemousse
dans sa cuisine à Hope Road, pourtant connue comme un
terrain politiquement neutre où les membres des deux clans
peuvent se fréquenter sans risque. Cinquante-six balles sont
tirées, une seule effleure sa poitrine. Elle se plante dans son
coude où elle restera toute sa vie. Diane Jobson se souvient du
fruit jaune tombé par terre dans une mare de sang épaisse et
sombre17. La veille, Bob avait rêvé que des gunmen en
uniforme envahissaient sa maison. « Mais Jah m’a fait éviter
les balles mystiquement18 », a-t-il dit à Diane. Il est tellement
dévot qu’au moment de se faire tirer dessus, il crie « Selassié I
Jah Rastafari ! ». Le bras bandé, il fait quand même le concert
devant 80 000 personnes, prédit que l’auteur de l’attentat
mourra abattu par le même nombre de balles, et s’exile à
Londres. Dans les studios d’Island Records installés dans une
ancienne église de Notting Hill, il chante :
« Ambush in the night
All guns aiming at me
Ambush in the night
They opened fire on me now
Ambush in the night
Protected by his majesty19 »
Il ne remet les pieds sur l’île que deux ans plus tard, en
avril 1978, pour le One Love Peace Concert programmé à son
initiative par les deux leaders des gangs du PNP et du JLP afin
de mettre fin aux violences qui n’ont fait qu’empirer depuis
son départ. Rien qu’en 1977, plus de 2 000 personnes ont été
assassinées dans les rues20. On brûle les maisons de retraite et
on tire sur les pompiers tentant d’éteindre le feu. Des bébés
sont arrachés à leurs mères et jetés dans les flammes. « Think
you’re in heaven, but ya living in hell », chante Bob dans
« Time Will Tell21 ». Cette fois, le concert est clairement
organisé par les Wailers et le bureau culturel du gouvernement,
mais pas par son chef. Il se déroule dans la joie et la paix.
Dans une séquence devenue mythique, Marley appelle les
ennemis jurés Seaga et Manley à monter sur scène pour leur
faire se serrer la main, avant de brandir leurs paumes jointes
dans le ciel (les deux hommes politiques sont visiblement mal
à l’aise mais impossible de refuser devant 32 000 spectateurs
extatiques).
Jusqu’à ce jour, officiellement, personne n’a jamais su qui
avait tiré sur Bob Marley le 3 décembre 1976. Jim Brown,
homme de main du JLP, a été vu ce soir-là22. Mais les gunmen
du PNP chargés de la protection de Bob autour du concert se
sont mystérieusement éclipsés juste avant l’attaque. On parle
aussi d’une sombre affaire de racket lié à une arnaque aux
courses de chevaux dans laquelle le meilleur ami de Bob, Alan
« Skill » Cole, avait trempé… Selon Don Taylor (le manager
de Bob), le bras droit de Claude Massop (chef d’un gang lié au
JLP) les a appelés un après-midi de juin 1978 pour leur
annoncer avoir identifié les auteurs de l’attaque sur Hope Road
deux ans plus tôt. Le coup aurait été monté par la CIA, qui
aurait fourni les armes et la cocaïne aux tireurs. Personne ne
prévint les autorités. Il n’était pas question de les faire juger
par un tribunal. Ils se firent exécuter à Kingston, sous les yeux
de Bob et de Don, deux par pendaison et un d’une balle dans
la tête. « Je me souviens encore du moment où le général du
ghetto tendit une arme à Bob juste avant la dernière
exécution : “Skip, tu veux t’en charger ?” J’étais assis et je
fixais Bob. Il refusa, sans laisser paraître la moindre
émotion23. » Les rastas prônent la non-violence… « Babylone
on a thin wire », ont-ils coutume de dire. « Ils entendent par là
que le pays est à deux doigts de se désagréger24 », écrit
Michael Thomas, alors correspondant du magazine Rolling
Stone dans les Caraïbes.
Pascaline n’a jamais remarqué la cicatrice que Bob garde
au coude, trace de la balle plantée dans l’os de son amant, qui
l’auréole d’un parfum de danger. « Je ne ferai pas de
commentaire là-dessus : je pense que cela relève de son
intimité25 », se contente-t-elle de me dire, décidément pudique.
C’est Tyrone Downie, clavier des Wailers, qui lui a appris pour
l’attentat. Bob, lui, ne lui en a jamais parlé. Ils ont en commun
de devoir chacun se protéger du monde, elle en tant que fille
de dirigeant, lui en tant que superstar. « Bob ». Son nom est si
prosaïque, si banal : une voyelle qui s’étire entre deux
consonnes, « Boooob », et qui s’achève dans un bruit de
bouche pas très distingué. Pascaline murmure cette syllabe
avec une ferveur nouvelle, presque religieuse. Bob Marley est
maintenant quelqu’un d’autre, son Bob à elle, qu’aucun de ses
fans ne connaîtra jamais. Pascaline trouve en lui un homme
qu’elle décrit comme « direct, simple et humble », mais aussi
très affectueux. « Dans toutes ses relations, il cherchait sa
mère, m’explique une de ses ex, l’actrice Esther Anderson. Il
faisait comme si l’abandon de ses parents n’avait pas eu un
grand impact sur lui mais il suffit d’entendre la chanson qu’il a
écrite à ce sujet pour savoir que c’est faux26. » Tout son
entourage témoigne de son attachement à ses racines et à sa
famille, même au sommet de sa gloire. Sur ce point-là aussi ils
se ressemblent. Elle est séduite par sa bonté. « Il était Bob
Marley, la superstar, mais tout le monde mangeait avant lui.
Quand il voulait manger il n’y avait plus rien », raconte-t-elle.
Contrairement à la plupart des hommes que Pascaline connaît,
Bob n’aime pas l’argent et peut réciter des versets entiers de la
Bible dénonçant la cupidité. Il paye pour tout le monde : les
dettes de jeu de son meilleur ami Allan, les mauvaises affaires
de sa mère… Les billets de banque volent entre ses doigts,
comme entre ceux de Pascaline, et il ne fait rien pour les
retenir. Comme elle, il est intimement convaincu que l’argent
doit être partagé. Alors il donne, prenant exemple sur le
premier rasta, Leonard Howell, surnommé aussi « Gong »,
lequel en avait tellement horreur qu’il refusait de toucher le
moindre billet de banque sans qu’il ait été lavé au savon et
séché au soleil. « Lorsque le vent les emporte, il les laisse
s’éparpiller à travers la colline27 », raconte Hélène Lee dans
son livre sur Howell. Al Anderson est plus nuancé : « Ce n’est
pas que Bob n’aimait pas l’argent, c’est plutôt qu’il était
extrêmement radin. Il ne dépensait rien, économisait tout.
Certes, il distribuait des billets, mais en dollars jamaïcains (un
dollar jamaïcain équivaut à 0,0066 euros, ndla) et il ne donnait
jamais assez aux membres de son groupe28. »
En Jamaïque, Pascaline rencontre aussi Diane Jobson,
l’avocate de Bob Marley. Issue de la bourgeoisie blanche
jamaïcaine, Diane a été présentée au chanteur par son frère
Dickie, le meilleur ami et associé de Chris Blackwell. Très
vite, elle est devenue un de ses plus fidèles lieutenants. Bob
avait une telle confiance en elle qu’il a même envisagé d’en
faire sa manageuse à la fin de sa vie… « Elle défend
aujourd’hui les pires criminels de Kingston », m’a prévenu
Chris Blackwell, visiblement impressionné. Je donne rendez-
vous à Diane Jobson dans le lobby d’un hôtel de luxe de
Kingston. Ses immenses locks grises sont rassemblées dans un
bonnet brun. Rasta orthodoxe, elle arbore une tenue sobre, une
jupe longue et un chemisier. Ses yeux, pas maquillés, sont
défiants. Elle commande un Coca-Cola, même si le sucre
raffiné est prohibé par sa religion… « Pascaline est venue
rendre visite à Bob avec sa sœur Albertine et d’autres
membres de sa famille, me raconte-t-elle. C’était une très belle
femme africaine, avec une touche française. Bob aimait les
jolies femmes apprêtées, maquillées… Mais il les préférait au
naturel. Il respectait beaucoup son intelligence. Elle allait à
l’université et elle appréciait sa mission. Elle était timide, et
n’osait pas trop parler anglais, alors qu’elle le parlait bien. Bob
l’aimait aussi parce qu’elle n’en voulait pas à son argent.
— Elle en avait plus que lui, répondis-je.
— Manifestement29… »

Le 10 avril 1980, Pascaline fête ses 24 ans sur l’île, avec


Bob. Elle porte une ravissante robe blanche au col haut et aux
manches bouffantes. Ses cheveux sont lissés et coiffés sur le
côté. Elle est très belle. Bob, en veste de jogging Adidas bleue,
bonnet tricolore vissé sur la tête, l’embrasse tendrement. Il
essaie de la convaincre de construire une maison à Nine Miles.
Pascaline est fascinée par les rastas. Elle n’en avait jamais vu,
ni au Gabon, ni à Los Angeles, ni à Paris. Elle cesse de se
défriser les cheveux, se fait des tresses et ne s’épile plus les
sourcils. Elle le bombarde aussi de questions. « Il m’a
expliqué pourquoi il ne mangeait pas de porc ou de crevettes :
tout est dans la Bible30 », me dit-elle. Quand Bob lui parle de
son « Jah » (contraction de Yahvé, Dieu), prononcé dans un
souffle doux, son visage se referme, concentré. Ses lèvres se
pressent contre le cône de son joint. Il trouve que l’herbe le
rend lucide. D’après Pascaline, les seules discussions sérieuses
qu’ils ont eues portent sur la religion. « En fait je ne parle pas
beaucoup et lui non plus donc c’est assez difficile…,
commence-t-elle. Quand on s’est rencontrés, on était jeunes,
on faisait la fête, on ne parlait pas de beaucoup de choses. Il
n’était pas un intellectuel au sens français du terme. Bob
Marley, c’est sa musique, ses paroles. Il disait qu’il n’avait que
sa Bible et sa guitare. Je ne sais pas comment je l’ai marqué
mais lui m’a beaucoup marquée – à vie – par rapport à sa foi.
J’ai été éduquée dans une école catholique, mais quand on sort
de l’école, on oublie un peu Dieu. C’est lui qui a réveillé puis
fortifié ma foi. Il me disait tout le temps de lire ma Bible, que
tout était dans la Bible… Je partais donc lire les passages qu’il
me recommandait. Quand je revenais, il me demandait : “Tu as
lu ?” Mais souvent, je ne comprenais pas. Il me disait par
exemple : “Dans les Douze Tribus d’Israël, toi tu es Ruben et
moi Joseph. Va lire dans la Bible l’histoire de Joseph. Même si
tu ne comprends pas, relis-la encore.” Après sa mort, j’ai
compris. Ruben était le grand frère de Joseph et quand les
frères de Joseph décident de tuer Joseph, Ruben leur dit de le
jeter dans le puits pour pouvoir revenir le chercher et le rendre
à son père. Mais quand il revient, c’est trop tard, les frères
l’ont vendu31… » S’est-elle laissé gagner par ces idées ? « Jah
et Dieu, c’est la même chose, nous avons la même Bible.
“Who Jah bless no one curse” : celui que Dieu a béni,
personne ne peut le maudire. Il m’a appris que ce qui compte,
c’est la lumière qui était en moi, que je devais devenir ce que
je devais être, pas ce que les gens pensaient que je devais être,
et accepter qui j’étais réellement. On se révèle à soi-même : la
lumière qui est en nous, personne ne peut nous la prendre,
mais il faut apprendre à la reconnaître et toujours avoir
confiance en Dieu. Je pense que son panafricanisme à lui,
c’était de révéler chez les Africains la lumière, la force qu’ils
ont en eux. Ils doivent apprendre à la reconnaître et à la
conserver. Ce n’est pas parce qu’on a été colonisés, ou que
l’Afrique a des problèmes… On doit se battre contre les
inégalités en nous-mêmes pour nous-mêmes, pas attendre que
les Américains ou les Français nous disent ce que nous devons
faire. L’unité des Africains se fera s’ils réalisent qu’ils ont
cette force-là, personne ne le fera pour eux. Mon père était un
rassembleur. Unité africaine oui, mais il m’a appris qu’on ne
peut y arriver que s’il y a d’abord une unité au sein de chaque
pays ou ethnie, et même dans chaque famille, sinon comment
peut-on parler d’unité africaine ? Regardez par exemple le
NEPAD : avions-nous, Africains, besoin du NEPAD alors que
tout avait été dit dans la déclaration d’Abuja en 1990 ? Qui
parle encore du NEPAD aujourd’hui ? On parle maintenant
plutôt de l’émergence de l’Afrique à partir de l’émergence
dans chaque pays. Ce qui est déjà positif. Je crois, comme
Bob, que l’Afrique est belle, grande, pleine de potentiel. Elle
peut, doit et va s’en sortir par elle-même d’abord, et si les
autres veulent aider et contribuer à cela, pourquoi pas, mais
sur un pied d’égalité. Nous en avons les capacités, mais
l’Afrique doit être unie, arrêter de se juger d’après le miroir
des autres. Nous avons nos traditions, nos cultures, nous avons
été dans les écoles des autres… Maintenant nous devons faire
la synthèse entre ce qu’on a appris chez eux et ce que nous
avons de meilleur. L’important, c’est de réaliser que nous
avons cette force, cette lumière en nous, personne ne doit nous
faire croire que nous sommes dans l’obscurité. On peut
retarder le temps mais pas arrêter la marche du temps. Écoutez
les paroles de la “Redemption Song” de Marley et vous
comprendrez32 ! »

Bob lui dit : « Tu as tout pour être une femme rasta ! »


« Mais vous me voyez revenir chez mes parents avec des
locks à l’époque ? interroge Pascaline en gloussant. C’était
déjà bien que mon père accepte qu’on aille à la Jamaïque. Il a
accepté la relation, mais revenir avec des locks, je ne pense
pas33 ! »
9.

Une quête d’identité

Bob veut un enfant de sa « reine africaine ». Il veut planter


ses racines dans la terre de Jah, le dieu rastafari à qui il voue
un culte sans limite, son père de substitution, « de la même
manière que Jean-Paul II a remplacé par la Vierge Marie sa
mère qu’il a perdue très jeune1 », commente Pascaline.
L’abandon par son géniteur originaire d’un monde si riche, si
blanc, si éloigné du sien, qui ne lui a légué que sa carnation,
l’a profondément blessé, au point de s’accrocher à cette idée
que Dieu est son véritable père, un père qui le surveille et ne le
reniera jamais. « Mon père, c’est Dieu, et il m’a éduqué juste
de la manière dont un fils devait l’être2 », affirme-t-il. Rejeton
d’une « négresse », enfant moqué à cause de sa peau café au
lait, adolescent dédaigné par les filles qui lui préfèrent des
hommes au teint sombre, adulte renié par ses cousins blancs
Marley, Bob entretient un rapport complexe à son identité
noire. Les autres enfants de Trench Town, jaloux de sa peau
claire, lui demandent pourquoi il ne vit pas dans les quartiers
riches du haut de la ville, avec les autres de « sa couleur ».
« Les gens l’appelaient “le petit garçon rouge” et il a été battu
par plein de gars3 », raconte Joe Higgs. « Je me souviens de
rouler en voiture dans des villages jamaïcains avec Bob,
témoigne Lee Jaffe, et les gens qui ne le reconnaissaient pas
lui criaient des insultes racistes. Ils l’appelaient “red man !”
J’étais choqué4. » Bob est d’autant plus blessé qu’après le
décès de son père, la famille de celui-ci ne veut pas de lui. Ce
rejet vient se coucher dans son visage, de plus en plus endurci.
« Je l’ai entendu un jour demander à sa mère :“Pourquoi
aimes-tu tant les hommes blancs ?”, rapporte Lee Jaffe. C’était
une blague mais qui avait tellement de sous-entendus par
rapport à son père, à sa classe, au colonialisme, au néo-
colonialisme… Il avait un sens élevé de l’ironie5…» Le
guitariste des Wailers Al Anderson m’a confié un jour : « Bob
était très centré sur lui-même. Le fait d’avoir eu une enfance si
difficile et d’avoir été stigmatisé à cause de sa couleur de peau
lui donnait sa sensibilité aussi6. » « Sa conscience noire
recouvrait sa peau claire, assure Rita Marley. Vous le voyez,
vous l’entendez, et c’est un homme noir7. » Pourtant, le public
de ses concerts est très majoritairement blanc. Même à
l’Apollo Theater, à Harlem, où Bob Marley joue quatre soirs
d’affilée en 1979, trente pour cent du public est caucasien !
« À l’époque, aux États-Unis, la musique était encore très
séparée : il y avait les radios pour les Blancs qui jouaient du
rock et les radios pour les Noirs qui jouaient du R’n’B. La
musique des Wailers ne rentrait dans aucune catégorie8 »,
m’explique Lee Jaffe, dans un café de Harlem justement. « Les
Africains-Américains pensaient que sa musique était
commerciale, développe Pascaline. Ce n’est que lorsqu’ils ont
écouté ses paroles qu’ils ont eu un choc et ont compris
l’importance de Bob et de sa musique. Ils ont commencé à
venir à ses concerts pendant sa tournée américaine en 1980. »
Adolescent, alors que ses relations avec sa mère se
détériorent, il se rapproche des rastas, de plus en plus
nombreux à Trench Town. Bob devient un disciple de
Mortimer Planno, qui sera même, un temps, manager des
Wailers. Il trouve en lui la figure paternelle qui lui a manqué
toute sa vie. Planno est né en 1929 à Cuba d’une mère
jamaïcaine et a rejoint les mouvements rastafari à ses
balbutiements, dans des années 50. À l’époque, les rastas se
laissent pousser la barbe, comme Haïlé Sélassié, mais pas les
cheveux. « Certains portent bien les locks, à l’instar des vieux
sages hindous de Trench Town ou de certaines tribus
africaines, mais la mode n’est pas encore répandue. Howell
n’encourage pas ce signe extérieur de rébellion qui stigmatise
les adeptes9 », explique Hélène Lee, spécialiste de la musique
en Jamaïque. Appelées « dread-locks » pour leur aspect
terrifiant (en anglais, l’expression signifie littéralement
« mèches de la peur »), cette manière de laisser ses cheveux
s’emmêler en lianes n’est pas nouvelle : elle a été pratiquée en
Égypte ancienne, chez les adeptes de Shiva en Inde, chez
certains Peuls et Massaïs africains ou encore par quelques
prêtres aztèques… Mais dans la société jamaïcaine où les
cheveux lisses sont un idéal, les nœuds des dreadlocks sont
symboles de pauvreté. Pour Planno, les arborer avec fierté est
une manière de célébrer ses racines africaines et de rejeter le
système, ou le « shitstem de Babylone », maintenu par le
gouvernement, la police et l’Église. Il est aussi un « don », un
parrain, qui contrôle le marché de l’herbe à Kingston. Fumer
du cannabis est le principal rituel des rastas, qui en
consomment toute la journée sous forme de spliff ou dans des
calices pour « élever leur âme ». Chef spirituel et fondateur de
l’Association du mouvement Rastafari, c’est Planno qui a
organisé la venue d’Haïlé Sélassié et l’a accueilli en Jamaïque.
La religion rasta est accessible à tous ceux à qui elle se
révèle : ses adeptes considèrent que tout le monde est rasta au
fond de soi, et qu’il suffit de le reconnaître. À 17 ans, Bob
Marley ne se convertit donc pas à la religion rasta, il prend
simplement conscience qu’il est rasta. Bob fait aussi vœu de
ne plus jamais coiffer ni couper ses cheveux. « Pendant tout le
temps de son naziréat (vœu à Dieu, ndla), le rasoir ne passera
point sur sa tête ; jusqu’à l’accomplissement des jours pour
lesquels il s’est consacré à l’Éternel, il sera saint, il laissera
croître librement ses cheveux10 », lit-il dans la Bible. Ses
cheveux poussent et s’emmêlent. Son identité n’est plus dans
sa couleur de peau mais dans les dreadlocks. Il assiste dans
l’arrière-pays à sa toute première groundation, une cérémonie
rasta. Pendant toute une nuit, les rastas accroupis frappent les
tambours africains, ressuscitent les hymnes traditionnels en
faisant tourner dans le sens contraire des aiguilles d’une
montre un calice fumant bourré de ganja. Devant son plat de
riz aux haricots, Bob bouge sa tête au rythme des chants
nyabinghi (nommés ainsi en l’honneur d’une princesse
rwandaise qui mourut en combattant les envahisseurs
européens au XIXe siècle), un mélange de gospel et de cadences
africaines, qui influença le ska. Il perd vite sa timidité. « I have
a little light in I and I’m going to make it shine, Rastafariiii,
shine », entonne-t-il avec les autres. Il jette un coup d’œil vers
les femmes, assises à part. Les femmes n’ont qu’un rôle
secondaire chez les rastas. Elles prient, la tête couverte, après
avoir œuvré en cuisine (sauf quand elles ont leurs règles, ce
qui les rend « impures » et les oblige à rester à l’écart). Il leur
est interdit de se maquiller et de se parfumer. Elles portent de
longues jupes amples (les pantalons sont aussi prohibés) et ne
peuvent utiliser aucun produit chimique sur leurs cheveux
coiffés en locks qu’elles gardent cachées sous un fichu coloré.
Les femmes rastas sont encore plus mal vues que leurs
homologues masculins. Elles sont les parias des parias de la
société jamaïcaine. « À l’époque, on ne le réalisait pas, mais
les rastas sont très misogynes », admet Stefan Paul, un
réalisateur allemand qui a connu Bob en tournant un
documentaire sur lui. Les deux hommes ont exactement le
même âge et ont sympathisé autour d’un ballon de foot. Par la
suite, Stephan a filmé ses concerts en Allemagne. Aujourd’hui,
quand je le joins par téléphone, il m’exprime toute sa
déception : « La place donnée aux femmes est choquante.
Rétrospectivement, quand j’écoute les paroles de leurs
chansons, je suis un peu furieux. Chanter sur les bloodclaats
(les serviettes hygiéniques, une insulte en Jamaïque, ndla), les
battimen (terme très péjoratif pour désigner les homosexuels,
ndla)… Dans un sens, l’idéologie rasta est complètement
réactionnaire. Les hommes jamaïcains sont louches, paresseux,
on ne peut pas leur faire confiance, là-bas, tout le système ne
repose que sur les femmes. D’ailleurs quand nous filmions,
seules les Jamaïcaines nous aidaient11. » Bob lui-même était
tellement conservateur qu’il refusait de s’afficher avec Mick
Jagger parce qu’il disait qu’il était bisexuel ! « Il avait les
mêmes croyances que ses frères rastas, me confirme Esther
Anderson. Pour lui, les femmes étaient toutes Delila, celle qui
a vendu Samson aux Philistins12. »
Bob veut que le monde « overstand » son message, qu’il le
comprenne de manière positive. Bob est en mission. C’est un
prêcheur, il veut diffuser la bonne parole de Jah. D’ailleurs
qui, en dehors de la Jamaïque, connaissait l’existence des
rastas avant lui ? « Bob ne faisait jamais confiance à personne,
pensant que tout le monde était malhonnête, affirme son
manager Don Taylor. Son but ultime restait de lancer un assaut
révolutionnaire sur les forces de Babylone. Il pensait y arriver
en devenant la voix des laissés-pour-compte et des opprimés
par le biais de sa musique. Une musique qu’il employait
comme une arme pour monter à l’assaut des consciences, en
Jamaïque et partout dans le monde13. » Chaque jour, pendant
plusieurs heures, il lit la bible du roi Jacques (celle que
Jacques Ier a fait traduire en 1611) et il a foi en chaque mot, en
chaque phrase. En tournée, il vit selon les règles de vie strictes
des rastas. Il est toujours accompagné d’un cuisinier jamaïcain
qui lui prépare du poisson frit et des bammies (des galettes de
manioc), comme sur son île (il s’autorise malgré tout un peu
de foie de veau). Il ne boit presque pas d’alcool. « Il buvait un
peu de vin, mais ne tenait pas l’alcool donc il valait mieux
qu’il boive peu14 ! », s’amuse Diane Jobson. Par contre, il
fume des quantités astronomiques d’herbe pour méditer. La
chanteuse Calypso Rose se souvient de Bob Marley, « enfant
de Jésus-Christ », comme elle l’appelle, roulant toute la
journée ses joints avec trois doigts15. Pourtant le cannabis est
toujours illégal en Jamaïque. La police fouille
systématiquement les véhicules des rastas, y compris la voiture
du chanteur…
Il m’est difficile d’imaginer Pascaline, cette femme libre,
indépendante et coquette, embrassant les croyances ultra-
conservatrices rasta, ou se terrant quand elle a ses règles parce
qu’elle est considérée comme impure… Elle confie : « Chez
nous aussi il y a ça ! Les traditions africaines sont les mêmes
et la Bible dit que la femme doit être soumise. Mais ça veut
dire qu’elle doit avoir le respect de son mari, de sa famille, de
ses enfants, pas qu’elle ne peut pas donner son avis et
commander, être leader… La femme peut donner des conseils
au mari qui peut dire qu’il est le chef devant les autres alors
qu’il a d’abord demandé conseil à sa femme. Vous les
Européens, quand vous dites que la femme ne peut rien dire,
c’est faux ! En Afrique, c’est la femme qui est la tête, même si
devant tout le monde, le mari est le chef. La femme
intelligente respecte ça. Mais ça ne veut pas dire qu’elle est
soumise et qu’elle ne peut pas s’exprimer. D’ailleurs Bob
disait qu’il aimait les femmes indépendantes16. »
10.

Longue distance

Une semaine après l’anniversaire de Pascaline, le


17 avril 1980, Bob se rend au Zimbabwe, juste après
l’indépendance du pays. Pascaline promet à Bob qu’elle le
retrouvera là-bas. « Quand on était en Jamaïque, nos parents
nous ont appelés pour nous dire de rentrer afin de les
accompagner au Zimbabwe pour la cérémonie
d’indépendance, raconte-t-elle, mais je pense que c’était pour
qu’on quitte la Jamaïque, car quand on est arrivés à Libreville,
ils nous ont dit que finalement ils n’y allaient pas1. » Pendant
la crise du Biafra, en 1968, son père Omar Bongo s’était
rapproché du Premier ministre Ian Smith (un raciste invétéré),
tout en continuant d’importer de la viande rhodésienne malgré
les sanctions économiques votées par l’Onu… Elle le rejoint à
Paris où Bob fait escale à son retour du Zimbabwe. Junior
Marvin se souvient avoir passé une nuit à parler et à faire de la
musique avec la « famille royale » du Gabon, dans leur
magnifique appartement près de l’Arc de triomphe. Quelques
jours plus tard, les Wailers repartent à Londres, d’où ils
embarquent pour la Jamaïque. Le groupe ne semble pas avoir
beaucoup dormi : sur la photo prise par Adrian Boot dans
l’ascenseur du Hilton de Kensington, Bob a l’air totalement
épuisé. Le visage émacié, le regard hagard, son teint blafard a
la même couleur que sa veste en tweed gris.2 Il travaille depuis
le début de l’année dans les studios Dynamics près de Trench
Town sur son douzième album, Uprising. Il ne le sait pas
encore, mais ce sera son dernier. Plein de références
religieuses, c’est son opus le plus sombre, le plus pessimiste. Il
s’ouvre sur « Coming In From The Cold » et finit sur
« Redemption Song ». Dans « Real Situation3 », Bob se
lamente : « Well, it seems like total destruction the only
solution / And there ain’t no use no one can stop them now » ;
dans « Bad Card », il dénonce la « propaganda » autour de son
nom. Dans « We and Dem », il est trop tard pour sauver le
monde… Dix jours avant sa sortie, le 30 mai, il repart en
tournée en Europe.
Tel un papillon de nuit attiré par une ampoule électrique,
Pascaline le suit. Sa limousine talonne le tour bus. Il arrive
parfois à Bob de faire le trajet avec elle4. « À partir du moment
où Bob et Pascaline sont sortis ensemble, Pascaline était
toujours avec nous », me relate Al Anderson. « Elle en avait
les moyens. Elle dormait toujours dans son propre hôtel et Bob
lui avait donné un accès VIP à tous les concerts5 », témoigne
Lindsay Olivier Donald. Judy Mowatt s’en souvient : « Les
filles du roi du Gabon allaient à l’école aux États-Unis. Elles
adoraient Bob Marley et le suivaient partout, en Amérique et
en Europe. Elles avaient assez d’argent pour les vols et pour
louer dans chaque ville des chambres dans des hôtels de
luxe. J’admirais énormément ses vêtements. Elle portait de
magnifiques tenues africaines. Mais je ne lui parlais pas, à part
pour la saluer. Pascaline était une invitée de Bob donc elle
était avec lui, pas avec nous. Il n’y avait pas d’animosité entre
nous, nous la respections parce qu’elle nous avait invités en
Afrique, mais n’étions pas amies6. »
Si elle déplore avoir raté le plus gros concert de la carrière
de Bob, à Milan, le 27 juin 1980, devant 120 000 personnes (la
semaine précédente, le pape Jean-Paul II n’avait rassemblé que
40 000 fidèles dans ce même lieu), elle est à ses côtés au
Bourget le 3 juillet. « Ils jouaient tellement fort qu’on
n’entendait pas les avions passer7 », se souvient Didier Ping.
Étonnamment, parmi les journalistes présents que j’ai
interrogés, personne ne se rappelle la fille Bongo. « Leur
relation n’était pas cachée, mais elle n’était pas publique,
explique Junior Marvin. Elle travaillait pour son père, elle
avait des responsabilités, elle ne voulait pas s’afficher dans la
presse avec Bob. Je crois qu’il était amoureux de Pascaline et
qu’elle était amoureuse de lui. Ça se voyait dans leur manière
de se regarder et de se parler. Il la traitait très bien, avec
respect. Ils étaient comme des aimants. Ils étaient gentils l’un
avec l’autre. Je ne les ai jamais vus se disputer. Ils souriaient
tout le temps quand ils étaient ensemble. Ils essayaient de se
voir un maximum. Cette relation leur faisait à chacun du bien.
L’amour est inconditionnel et indestructible8. » « Avec
Pascaline, ils communiquaient par téléphone et par fax9 », se
souvient Gilly. Elle parle bien anglais, ils se comprennent sans
difficulté10. « Parfois, pendant les interviews par exemple, il
faisait exprès d’exagérer son patois mais avec moi il faisait un
effort11 », confirme Pascaline. Il l’appelle « Pasci » ou
« princesse » mais elle continue de l’appeler « Bob »12. « Il
disait que c’était une des femmes les plus intéressantes avec
qui il avait pu parler », me raconte Al Anderson. « Bob n’avait
pas étudié mais il comprenait très bien les enjeux politiques et
économiques du monde. Il y avait des similarités historiques et
culturelles entre leurs pays. Elle lui parlait d’économie, de
politique… Leurs conversations étaient profondes. Elle avait
beaucoup voyagé. Elle lui expliquait comment les États
africains fonctionnaient. Ce n’était pas le cas des femmes
jamaïcaines qu’il fréquentait. Il était différent avec elle. Il la
traitait avec plus de respect que les autres. Il la plaçait sur un
piédestal. Normalement, les hommes jamaïcains se comportent
comme des lions qui montrent leurs crocs… Elle, il ne l’aurait
jamais battue. Il n’aurait pas été avec d’autres femmes devant
elle. Elle était différente13. »
« Il paraît qu’elle est tombée enceinte de Marley, mais que
son père a dit stop et elle n’a pas pu le garder, m’a confié Félix
Bongo. Je n’ai pas de preuves mais c’est ce qui se dit. Elle
l’adorait, ça a dû être un drame14. » Une rumeur corroborée par
Jean-Léon Abiague : « On était tous au courant qu’elle était
enceinte de lui, mais je ne sais pas ce qui s’est passé. C’était
une relation avec effet de feu de paille, qui n’aurait pas pu
aller plus loin. Leur mariage n’était pas d’actualité. Le
Président avait des projets pour sa fille. Elle pouvait s’amuser,
mais pas l’épouser. Pourtant elle était folle de lui, mais alors
folle de lui ! Mais Omar Bongo ne l’avait pas envoyée faire
des études à l’étranger pour ramener des voyous15 ! »
Vingt ans plus tard, dans des soirées parisiennes, une certaine
Yamilé Bongo prétend être la descendante de Bob Marley.
Impliquée dans une affaire de corruption, elle n’a pas répondu
à mes sollicitations… Mais officiellement, elle est la fille
d’Omar Bongo et de Marie-Yva Astier, consul honoraire du
Gabon à Haïti. Et surtout, il me paraît hautement improbable
que Pascaline, constamment entourée d’une telle cour, ait pu
(et voulu) cacher une grossesse, ce qu’elle me confirme : « Je
ne suis jamais tombée enceinte de lui : j’étais jeune, je croyais
que j’avais le temps, je prenais la pilule. Il l’a découvert
après ! Il était contre l’avortement, contre la contraception. À
l’école, j’ai dû prendre position pour l’avortement dans un
débat. C’était un exercice, mais Bob ne tolérait pas que je
défende cette position, même si ce n’était pas mon opinion
personnelle. Après j’ai regretté16. »
« Bob aurait adoré avoir un enfant avec Pascaline », me
confie Allan « Skill » Cole. Ex-manager et entraîneur de Bob
(il a été joueur de foot professionnel), c’était surtout le
meilleur ami et le confident de Bob. Après l’avoir attendu
toute la journée au bar de mon hôtel à Kingston (prévue dans
la matinée, l’interview aura finalement lieu à 20 heures), je l’ai
vu débarquer, arrogant, flanqué de son assistant. Le corps
toujours tonique, ses fines dreads grises lui arrivant aux
épaules, il commande (en patois) un café avec du lait
concentré sucré et un cupcake à la carotte. En short, les jambes
écartées, le pied posé sur le muret, il m’explique que « Bob
respectait Pascaline. Ils étaient très proches. Il la trouvait
intéressante, très classe, il l’admirait beaucoup. Il était très
heureux de découvrir le Gabon, il m’en a parlé. Elle était à
Paris avec lui après le concert. Elle nous a accompagnés dans
pas mal de villes, en Angleterre aussi. Elle était une grande
source d’inspiration pour lui. Elle lui donnait une bonne
énergie17 ».
Après les concerts, elle le retrouve sûrement dans sa
chambre d’hôtel. Bob sort peu dans les boîtes de nuit. Il
préfère fumer des joints en jogging Adidas tout en dégustant
des plats jamaïcains. Il s’est même déjà fait virer de plusieurs
hôtels parce que son cuisinier faisait bouillir des marmites de
ragoût de poisson dans sa suite. À la manière dont Bob
s’accroche à Pascaline sur les rares photos prises d’eux, je les
soupçonne de dormir en cuillère, serrés l’un contre l’autre. Sa
courte barbe lui gratte la nuque. Ils transpirent. Leurs peaux
collent. Puis elles se décollent, quand le chanteur doit se
préparer à partir pour une autre ville. Rouler, jouer, manger,
faire l’amour, somnoler, se lever, recommencer. Paris, Dublin,
Brighton, Glasgow, Queensferry, Stafford… En septembre,
Pascaline reprend les cours et Bob la route aux États-Unis. Des
lieux qu’il traverse, Bob ne voit que les autoroutes
tentaculaires et les vestiaires exigus des salles de concerts.
Bob se languit de son île, sa chaleur tropicale, l’odeur de ses
bammies frits, le goût sucré sur sa langue des fruits pressés. Il
aime entendre les gens parler patois dans la rue, admirer les
variations carnées de la lumière déclinant sur la ville brûlante,
sentir la poussière des rues lui gratter le nez. Il se fout du
confort moderne des villes nord-américaines où il séjourne
pendant des mois lorsqu’il est en tournée. Leurs hauts
immeubles de briques rouges sont laids. Architecture
babylonienne… Là-bas, seules comptent la réussite et la
consommation, surtout en 1980. Quand il n’y a pas de service
public, ni d’État, ni de solidarité pour rattraper ceux qui
tombent, l’argent est forcément une angoisse : il est nécessaire
à la survie. Pour l’auteur James Baldwin, les Américains ont
peur de la vie et du contact humain, leur vie privée est un
échec car ils sont incapables de la concilier avec leur vie
publique18… Dans une lutte à mort contre la faiblesse, ils
semblent se battre pour conserver l’apparence d’une vie
éclatante, une opulence patente, un corps lisse, une moralité
irréprochable, même si derrière leur sourire figé, leur âme
s’effrite. Leur obsession pour la pureté pourrait être une des
causes de leur racisme. La prospérité américaine a pourtant été
bâtie sur le sang et la sueur des esclaves noirs. Sans cette
main-d’œuvre gratuite, puis bon marché, les États-Unis ne
seraient sans doute pas devenus la première puissance
mondiale. « Le capitalisme est un fléau, répète Bob. Babylone
va brûler. » Décidément, il est mieux chez lui, auprès des
siens. S’il a acheté à sa mère une maison à Miami, il préfère le
rêve africain au rêve américain. « On avait le projet de faire
revenir les Wailers à Libreville l’été suivant leur tournée
européenne pour préparer une tournée africaine19 », me confie
Pascaline.
Bob aimerait bien demander la main de Pascaline, mais il
est déjà marié. « Il disait à tout le monde qu’il n’était pas
marié mais légalement, il l’était », rappelle Diane Jobson.
« Un jour, il m’a posé des questions sur le divorce… Je lui ai
dit que divorcer impliquait de reconnaître son mariage. Il ne
m’en a plus jamais reparlé20. » Cette épouse est toujours là, à
l’hôtel, dans le bus, ou sur scène, balançant les bras contre sa
longue jupe, parmi les choristes de Bob. Sa poitrine pointe
sous son T-shirt moulant. Un sourire amusé flotte sur son
visage. Elle est lumineuse, ravissante. C’est Rita Marley, la
femme de Bob depuis quatorze ans.
11.

Rita Marley

Avant de devenir Rita Marley, Alpharita Constantia


Anderson est née à Cuba le 25 juillet 1945 puis a grandi dans
les rues sales de Trench Town, parmi les maisons en carton, en
tôle et en blocs de béton. « C’était comme en Afrique. Une
hutte ici, une là1 », décrit-elle dans ses mémoires. À l’école,
les enfants se moquent du contraste entre sa peau très noire et
ses dents très blanches. Elle se réfugie souvent dans l’atelier
de son père charpentier. Elle l’écoute jouer du saxophone,
assise sur les longues planches de bois. Sa mère, elle, est partie
avec un autre homme, quand Rita avait 5 ans. Elle n’a emmené
avec elle que son frère aîné. « Est-ce parce qu’il a la peau plus
claire qu’elle2 ? », se demande Rita, qui est aussi sombre que
son père. Cependant, ce dernier l’abandonne à son tour pour
pour s’installer en Europe. Il place sa fille chez sa tante,
« Auntie ». Elle est couturière, et habite juste devant le
cimetière Calvary, au nord de Trench Town. Elle travaille avec
acharnement et leur maison devient une des plus belles du
quartier. C’est elle qui paie la scolarité de Rita, la nourrit, et la
réconforte quand sa mère se remarie, sans l’inviter à la fête…
La petite fille est pourtant bien élevée. Elle chante à l’église
et étudie pour être infirmière. À 17 ans, elle se rebelle et
tombe enceinte d’un garçon qui s’envole pour l’Angleterre. Sa
tante élèvera aussi sa fille. Pendant ce temps, Rita reprend ses
études et écoute les Wailing Wailers, le groupe de Marley, à la
radio. Les filles du quartier en sont folles. Ils chantent parfois
dans le cimetière en face de chez elle : s’ils ont le courage de
se produire devant des fantômes, un public bien vivant, si
exigeant soit-il, ne leur fera pas peur. Rita est ambitieuse. Elle
a une jolie voix de soprano et fait partie d’un groupe de ska :
les Soulettes. Elle essaie de se faire remarquer. Peter Tosh est
le premier à lui parler. Il la drague même assidûment (on ne le
surnomme pas « Peter Touch » pour rien). Il lui présente
« Robbie » Marley le lendemain. Elle le trouve timide, mais
gentil garçon. Les Soulettes deviennent leurs choristes : à
l’époque, le R’n’B, le ska et le rock steady sont incarnés par
des groupes féminins et masculins, mais le reggae, lui, est
dominé par les hommes, les « frères rastas » testostéronés.
Pour eux, les femmes ne sont bonnes qu’à chanter les chœurs,
pourtant elles aussi ont vécu des choses qu’elles aimeraient
bien exprimer dans leurs propres chansons. Elles aussi sont
des sufferers. Mais voilà, tous les producteurs sont des
hommes et les radios préfèrent passer des groupes
d’hommes… Rita s’en fiche. Lorsqu’elle chante derrière celui
qu’on appelle encore Robbie, penché sur sa guitare, elle le
trouve beau malgré son teint clair. Bunny, le percussionniste
du groupe, lui passe des petits mots d’amour écrits par Bob à
son intention. Un soir, celui-ci lui dit de quitter la répétition
pour donner le sein à son bébé, et elle sent ses genoux
flancher, son cœur se gonfler… Il est si doux et attentionné !
Elle en tombe profondément amoureuse, se fait l’ombre de son
ombre, et ne le quitte plus3. Elle passe même une nuit à ses
côtés sur le sol du studio de Coxsone quand Bob se plaint des
visites nocturnes d’un fantôme (qu’elle confirmera avoir vu) !
Elle continue pourtant de correspondre avec le père de sa fille.
Bob insiste pour qu’elle coupe tout contact lui. Elle fait mine
d’accepter. Pourtant, elle décide de lui envoyer une dernière
lettre avec des nouvelles de leur enfant. Bob intercepte
l’enveloppe et la glisse dans sa poche. Elle ne recommencera
plus. « Je suis devenue à lui », explique Rita. Quand les autres
garçons du groupe se montrent un peu trop tactiles avec elle,
Bob leur dit : « Non, non, non… Elle c’est ma copine4 », ce
qui ne l’empêche pas de fréquenter d’autres filles. Rita le sait.
Tant qu’il les tient éloignées d’elle, ça lui suffit.
Physiquement, Rita ressemble un peu à la mère de Bob,
Cedella, en plus fine. Elle a le même joli petit nez qui s’élargit
au niveau des narines. Elle est rayonnante. Bob l’embrasse
pour la première fois au cinéma l’Ambassador, devant un film
dont ils ne voient pas une image tant leur étreinte est
passionnée. Robbie dort à cette époque dans la cuisine de
Vincent Ford, alias Tata, au numéro 3 de la Première Rue de
Trench Town. C’est dans cette minuscule pièce beige où Bob,
Bunny et Peter ont l’habitude de répéter qu’ils font l’amour
pour la première fois. « Cause I remember when we used to sit
/ In the government yard in Trench Town », chante Bob dans
son plus grand tube, « No Woman No Cry5 », à propos de ce
lieu… Il est tellement reconnaissant envers son vieil ami Tata
qu’il le créditera pour les paroles. Rita est étonnée, car
contrairement à ses précédentes fréquentations, Bob ne pense
pas qu’à lui tripoter les seins sous sa chemise. Si le soir, oui, il
aime coucher avec elle, durant la journée il reste très sérieux
dans sa chemisette rose à pois blancs. Il se concentre sur sa
musique ou échafaude des plans pour le futur. Il a un but dans
la vie, des idées claires, et des principes fermes. Sa
détermination fait croire à Rita qu’à ses côtés, elle atteindra
ses rêves. Il l’introduit aussi aux croyances rastas. « Tu es une
reine, une reine noire, lui dit-il. Tu es belle comme tu es, tu
n’as besoin de rien de plus. Tu n’as pas à te lisser les cheveux,
tu peux les laisser naturels6. » Rita range son peigne, ses
boucles d’oreilles, ses bracelets et son parfum. Elle couvre
désormais son corps et ses cheveux. Il lui demande aussi
d’arrêter de manger de la viande. Le porc est l’ingrédient
principal de la cuisine jamaïcaine, surtout pour les pauvres
comme eux, mais Rita cesse d’en manger, quitte à se fâcher
avec sa tante. Celle-ci ne voit pas d’un très bon œil la
métamorphose de sa nièce, même si elle lui assure que c’est
elle, et non Bob, qui prend ces décisions. À son uniforme
d’infirmière, elle attache une corde rouge, dorée et verte, les
couleurs des rastas, et se met à prêcher dans le bus qui la
conduit à l’hôpital.
Un jour, la mère de Bob (qui s’est entre-temps mariée avec
un Américain) propose à son fils de la rejoindre aux États-
Unis. Rita est enceinte. Avant de partir, le couple se marie sur
un coup de tête, le 10 février 1966. « Bob pensait que si nous
n’étions pas mariés avant son départ je trouverais un autre
petit ami7 », assure Rita. Elle a 19 ans. Il vient d’en avoir 21.
La cérémonie a lieu à 11 heures, chez un ami de la famille de
Rita. Bunny et Peter ne sont pas conviés (ils ne seront mis au
courant qu’après). Coxsone a acheté à Bob un costume noir et
des chaussures. Il est élégant et sérieux. Sous sa chemise, il
porte une sorte de col en cuir. Rita est ravissante dans la robe
blanche en dentelle confectionnée par sa tante. Son voile est
retenu par un bandeau brodé qui lui couvre le front. Un collier
de perles blanches orne son cou. Elle tient amoureusement le
bras de Bob. Il sourit. La chanson des Wailers « Put It On »
passe en boucle tandis qu’un petit déjeuner à base de chèvre au
curry est servi. Le soir même, Bob retrouve les Wailers au
stade national pour jouer devant un public qui n’avait jamais
été aussi nombreux. Il part en Amérique deux jours plus tard.
Dans l’avion qui le mène au Delaware, pense-t-il à son père ?
Lui aussi a quitté sa mère le lendemain de leur mariage… Bob
prétend n’avoir aucun souvenir de la cérémonie8. Sa mère
affirmera qu’il était absolument fou amoureux de Rita à
l’époque, mais qu’il éprouvait de l’amertume pour ce mariage
car il a eu l’impression d’être ensorcelé9… En tout cas,
pendant son absence, il écrit à sa jeune épouse presque tous les
jours et lui recommande de rester à la maison pour s’occuper
de sa fille aînée Sharon et de leur futur bébé, car elle est
enceinte. Il compose la chanson « Stir It Up » en pensant à
elle, mais Rita fait une fausse couche. Elle est déprimée. Bob
lui manque. Elle pense à lui constamment. Dans la rue, elle
croise une fille nommée Cherry qui lui assure que Bob est son
homme à elle. Rita court s’enfermer dans sa chambre couverte
de posters et de photos de pin-ups, et pleure. Heureusement,
après huit mois d’absence, Bob revient. Leur vie conjugale
commence enfin. « Reine », le rôle de la femme rasta se limite
à prendre soin de son « Roi », à tenir son foyer, à mettre au
monde ses enfants. Elle doit faire le ménage et la cuisine, sauf
quand elle a ses règles car alors, « impure », elle ne peut pas
toucher la nourriture de son époux. Rita aime s’occuper de
Bob. Chaque matin, elle enfourche son vélo pour distribuer les
disques de son mari dans les magasins. Chaque soir, avec
dévotion, elle lave à la main son unique caleçon. Mais ça ne
suffit pas. Le couple se retrouve très vite à court d’argent. Bob
lui propose de s’installer à Saint Ann, où il a une cabane et un
lopin de terre. Elle n’a jamais vécu à la campagne, mais elle le
suit sans hésiter. Elle ferait tout pour lui, surtout qu’elle est à
nouveau enceinte. Malgré la vétusté des lieux, l’absence
d’électricité et la rudesse du travail de la terre, elle ne se plaint
pas. Du moment qu’elle peut passer tout son temps avec
l’homme aimé… Le soir, à la lueur des lucioles et des étoiles,
Bob écrit des chansons et compose sur sa guitare. Le futur
tube « One Love » est pour elle.
Cedella Marley, leur première fille, naît le 23 août 1967. Ils
l’ont baptisée ainsi en l’honneur de la mère de Bob. Les jeunes
parents reviennent à Kingston, mais c’est Auntie qui
s’occupera de Cedella, vu qu’elle s’occupe déjà de Sharon…
Car les Marley redescendent de leur montagne, mais pas de
leurs rêves de gloire. Rita reforme son groupe, les Soulettes.
Elle s’en sort mais Bob ne perce toujours pas. Ils vivent dans
une pauvreté extrême. Assise devant le feu sur le sol, dans
l’embrasure de la porte qui leur sert de cuisine, Rita se fait
engueuler parce que le dîner n’est pas prêt. Quand elle se
défend, le ton monte, et vite, ils en viennent aux poings. Ils se
disputent aussi à chaque fois que Rita apprend que Bob conte
fleurette à d’autres filles… Auntie est catastrophée en voyant
les bleus apparaître sur le visage de sa nièce. Elle la ramène
chez elle, au grand dam de Bob, qui lui crie : « Je ne suis pas
assez un homme pour contrôler sa maison ? Pourquoi est-ce
que je ne pourrais pas me disputer avec ma femme10 ? » Rita
rentre à la maison. Pour elle, le lien qui lie une épouse à son
mari est indestructible.
Le 17 octobre 1968, Rita met au monde Ziggy Marley. Bob
hurle de joie. Enfin, il a un fils ! Un fils, c’est tout ce que
veulent la plupart des hommes jamaïcains. Et la chance
continue de lui sourire car peu de temps après, il signe enfin
son contrat avec JAD. Cela n’apaise pas pour autant les
tensions dans son couple : la maison de disques recommande à
Bob de dire à ses fans qu’il est célibataire. Quand un
journaliste lui demande s’il est marié, il présente Rita comme
sa sœur. « Listen, man, just cool », réplique-t-il quand elle
découvre, furieuse, l’interview. « Tu es en sécurité, tu es ma
reine, ma femme, ma vie11 », assure-t-il. Bob est un génie. Un
prophète. Alors Rita accepte de le partager. Elle sera l’amie, la
sœur, la mère, l’épouse, la choriste. « Je préfère être une sœur
heureuse qu’une épouse misérable12 », pense-t-elle, même si le
contrat que Bob a signé ne lui rapporte presque rien… Il doit
se concentrer sur sa musique, alors c’est à Rita qu’incombe la
responsabilité de faire vivre son foyer. Elle s’installe chez la
mère de Bob aux États-Unis et travaille dans un hôpital.
Pendant qu’elle trime comme infirmière de l’autre côté du
continent, Bob engrosse deux autres filles en même temps.
Rita l’apprend mais elle ne veut pas perdre son mari, le père de
ses enfants. Elle veut être forte pour eux, être forte pour lui.
Elle serre ses lèvres avec détermination, et rentre au pays avec
ses économies.
En signant chez Island Records, Bob s’éloigne d’elle
davantage encore. Il emménage dans les beaux quartiers, à
Hope Road, alors qu’elle reste chez Auntie avec les enfants.
Bob ne rentre plus la nuit à Trench Town. Il reste à Hope Road
pour « répéter ». Quand elle lui rend visite, elle voit le manège
des filles qui défilent… Rita ne se défait pas pour autant de
son sourire : elle n’est pas dupe, mais que faire contre ces
beautés qui se jettent sur son mari ? Surtout qu’il n’est pas
vraiment du genre à dire non… Heureusement, il est généreux.
Tant qu’il répond à tous ses besoins financiers, elle fait la part
des choses et détourne son regard. Avec les enfants, elle
emménage (aux frais de Bob) dans une maison de Bull Bay, un
quartier plus aisé, prisé des sportifs, des musiciens et des
artistes rastas. Bob vient souvent dans cette maison peinte aux
couleurs de sa religion : rouge pour l’effusion du sang du
peuple, or pour sa richesse et vert pour la fertilité de la terre.
Quand il a besoin de se ressourcer et de voir sa progéniture
(dont il est dingue), il apporte à sa femme des fleurs et une
boîte de chocolats, et la cajole jusqu’à ce qu’elle lui pardonne.
Le système est plutôt efficace : en avril 1972, Rita met au
monde Stephen, leur deuxième fils.
Ainsi s’instaure au fil du temps une relation ouverte entre
Bob et sa femme Rita. Elle ne lui court jamais après, même
s’il disparaît pendant des mois. De toute manière, les scènes ne
servent à rien. Quand elle lui demande où il était, il lui répond
invariablement : « Je ne sais pas ! » À Kingston, elle évite les
lieux où elle pourrait le croiser avec ses conquêtes. Si
seulement Bob n’avait pas l’indécence de les ramener à Bull
Bay, comme Yvette Anderson, une Américaine soi-disant
envoyée par Island Records pour s’occuper de sa paperasse
d’édition… Lasse du défilé des petites amies jusque dans sa
propre maison, Rita finit par céder aux avances d’un
footballeur jamaïcain, surnommé Tacky. Bob est fou de
jalousie. Il ne supporte pas qu’elle puisse avoir du désir pour
un autre homme que lui. Pire : depuis que Tacky est dans sa
vie, elle refuse de faire l’amour avec lui. « Tu es ma femme et
je te veux13 ! » hurle-t-il. Bob adore les jambes de sa femme. Il
les prend même en exemple auprès d’autres femmes. Il faut
dire qu’elle se maintient. Elle court presque tous les jours, à
l’aube, avant que les enfants ne soient réveillés. Elle est
coquette, aime les chaussures et les vêtements, et l’argent de
Bob lui permet d’acheter ce qu’elle veut… Il lui saute dessus.
Rita tombe enceinte de Stephanie, née en août 1974. « Un
regard m’a suffi pour savoir qu’elle n’était pas de lui14 »,
affirme Cedella, la mère de Bob, dans son autobiographie.
« Son père s’est révélé être un ami de Nesta, un homme appelé
Tacky », affirme-t-elle. Rita nie. Si elle refuse d’admettre que
Bob n’est pas le père de Stephanie, c’est parce que celui-ci
rompt définitivement avec toutes les femmes qui connaissent
d’autres hommes après lui. Elle l’a déjà vu jeter ainsi Pat
Williams, la mère de son fils Robbie, et refuse de subir le
même sort15.
Rita ne veut pas perdre Bob : elle dépend de lui
financièrement. Son quotidien bascule en 1974 : Rita vient de
former un nouveau groupe, les I Threes, avec ses deux amies
chanteuses Marcia Griffiths et Judy Mowatt quand Bob lui
demande de refaire des chœurs pour lui après les départs de
Bunny et Peter Tosh des Wailers. Le trio l’accompagnera
désormais dans ses tournées mondiales. En studio et sur scène,
elle chante les paroles de chansons écrites pour d’autres
femmes qu’elle. La journée, il ne lui parle que de travail et la
nuit, elle a sa propre chambre, mais elle continue de repasser
ses chemises. Chaque ville apporte son lot de filles. La plupart
d’entre elles ignorent qu’il est marié. Rita voit tout mais
vénère trop son époux pour lui faire la moindre réflexion. Sur
scène aussi, Bob est dur avec elle. C’est toujours elle qu’il
réprimande en premier quand les I Threes font une erreur. Elle
souffre, mais Marcia et Judy la soutiennent. Et puis Bob est le
porteur de la bonne parole rasta… Parfois, il la laisse partager
ses repas et lui laver ses locks en fumant des joints jusqu’au
petit matin. Certains soirs, il envoie aussi son manager la
chercher dans sa chambre, pour qu’elle le rejoigne. Il l’appelle
même pour qu’elle chasse les groupies de son lit, sauf quand il
est avec Pascaline bien sûr, ou une autre de ses petites amies
régulières.
Judy Mowatt a été un témoin privilégié de la relation du
chanteur et de sa femme. Je l’ai rencontrée à Kingston où nous
avons partagé un petit déjeuner jamaïcain traditionnel : ackee
et saltfish, bammy, callaloo… Elle porte une perruque bouclée
aux reflets roux, un jean large et un haut jaune fluo. J’étais
émue de pouvoir lui parler car Judy est un modèle pour les
femmes dans la musique. En 1987, elle a été la première à
avoir été nommée aux Grammy Awards dans la catégorie
reggae. C’était pour son album Black Woman, inspiré par le
sort des femmes esclaves, qu’elle a elle-même produit, faute
de trouver un homme pour le faire (c’est aussi le premier
album reggae à avoir été produit par une femme). Assise en
face d’elle, je m’apprête à planter ma fourchette dans un bout
de papaye quand elle m’arrête d’un regard autoritaire.
« Disons d’abord les grâces », dit-elle en posant les paumes de
ses mains ouvertes sur la table. Depuis ses années rastas, elle
est devenue chrétienne très pratiquante… Je ferme un œil en
murmurant vaguement une prière. On transpire. À Kingston, il
fait toujours chaud, surtout le matin. Nous nous dirigeons vers
un banc, à l’ombre des arbres. Des oiseaux gazouillent. Elle
me demande de la prendre en photo parmi les fleurs, et puis
entame son récit. « C’était forcément dur pour Rita de les voir
ensemble, avec Pascaline, commence-t-elle. Bob était son mari
mais elle ne partageait pas sa chambre. Il avait imposé qu’elle
ne dorme pas avec lui pendant qu’ils travaillaient. Elle était
traitée comme les autres choristes. Les devoirs dont Bob
devait s’acquitter ne lui permettaient pas d’avoir une relation
intime avec sa femme sur la route. Comme le roi Salomon, il
la sommait de venir quand il voulait avoir des relations
sexuelles avec elle et elle devait venir, c’était son devoir, mais
le reste du temps, elle devait rester seule avec ses dames de
compagnie16. » Le soleil nous brûle maintenant. Je prends Judy
par l’épaule et nous nous serrons dans la seule zone d’ombre
du banc. En tant que féministe, cette injustice ne la gênait-elle
pas ? « Je n’ai jamais fait de réflexion à Bob, répond-elle. À
l’époque, une femme ne pouvait pas se le permettre. La culture
rasta disait qu’un homme pouvait avoir plusieurs femmes. On
ne pouvait rien faire. Avant qu’il n’ait du succès, il n’y avait
que lui et Rita. Ensuite, la plupart des femmes lui couraient
après parce qu’il était connu. Bien sûr que c’était dur pour elle
de le voir avec d’autres femmes. Mais Rita n’avait pas d’autre
choix que d’accepter. Marcia et moi la soutenions. On n’avait
pas de psy et mais on était solidaires les unes avec les autres,
car moi-même je sortais avec Allan… On se soutenait toutes,
en fait17. » Junior Marvin m’a raconté comment les I Threes
sont restées du côté de leur amie : « Les I Threes ne parlaient
pas trop à Pascaline. Je pense qu’elles étaient un peu méfiantes
les unes des autres18. »
Un jour, Bob surprend Rita en train de fumer un joint dans
sa chambre avec un ingénieur du son. Elle jure qu’il n’y a rien
entre eux. Il l’attrape violemment et la projette dans les airs,
alors qu’au même moment, Yvette Anderson l’attend dans sa
chambre… L’infidélité est réservée aux hommes chez les
rastas. Dans chaque hôtel, il demande à voir sa note de
téléphone pour s’assurer qu’elle n’appelle pas Tacky. En
revanche, Rita, elle, n’a pas le droit de lui faire la moindre
critique. Lorsqu’une des maîtresses de Bob (la mère de sa fille
Karen) vient lui rendre visite au Hilton de Hambourg, Rita ne
peut s’empêcher de lui reprocher de dépenser trop d’argent
pour elle et sa fille. « Bob se mit à la frapper furieusement, se
souvient son manager Don Taylor, témoin de l’altercation, à tel
point que nous dûmes rembourser au prix fort le mobilier
endommagé de la suite19. » « Au début de leur relation, il
l’adorait mais à ce moment-là, il était en train de s’éloigner de
Rita20 », m’explique Natty Wailer, clavier du groupe. « Son
mariage avec Rita n’était qu’une union de façade, reprend Don
Taylor. D’ailleurs, il la présentait aux médias comme sa sœur.
Un jour où ils se disputaient devant moi, il lui dit : “Rita,
pourquoi continues-tu à porter mon nom ?” Elle répondit :
“Mais nous sommes mariés.” Et il rétorqua : “Rita, pourquoi
fais-tu semblant de ne pas comprendre ? Ma mère voulait que
je vienne bosser avec elle aux USA, et comme tu avais des
enfants, j’ai décidé de me marier avec toi pour que tu
obtiennes la green card. Uniquement pour ça. Bloodclaat,
Rita21 !” » Bob dit à qui veut l’entendre qu’il ne croit pas au
mariage : « C’est un piège, les femmes sont lâches22 », dit-il.
Al Anderson avait pitié de Rita23. Don Taylor a aussi :
« Bob se comportait mal avec elle. En fait, il la maltraitait
physiquement et moralement ; quasiment en permanence24. »
Bob passe son temps à la rabaisser, souvent en public. Alors
elle se venge en lui piquant du fric. Toujours d’après Don
Taylor, Rita imitait la signature de son mari pour retirer de
l’argent sur ses comptes et encaisser des chèques en son nom.
En tournée, elle touche le même cachet que les autres mais
Bob lui verse aussi une pension. Elle ouvre grâce à ce pécule
un petit restaurant non loin du 56 Hope Road et s’enorgueillit
de nourrir son mari, même s’il ne vit pas chez elle. Et s’il
fanfaronne sur son indépendance, Bob garde la plupart de ses
habits chez elle, à Bull Bay, puis dans la splendide maison
qu’elle lui a fait acheter pour elle et les enfants à Barbican. Il
en possède la clé, ce qui lui permet d’y venir à son gré. « Rita
acceptait la condition féminine au sein de la foi rasta25 »,
explique Don Taylor. Elle représente la figure de la mère pour
Bob, et accueille même ses autres enfants chez elle (elle a
carrément élevé Rohan Marley, le fils d’une danseuse de boîte
de nuit, et Robbie, le fils de Pat Williams). Au final, si d’autres
femmes possèdent le corps de Bob, elle est la seule qui porte
son alliance. « Bob prétendait que s’il ne parvenait pas à
mettre un terme définitif à sa liaison avec Rita, c’est parce
qu’Auntie l’avait ensorcelé26 », dit Don. En fait, Rita est
surtout la seule à l’avoir aimé avant le succès. Ils ont traversé
ensemble la pauvreté, les échecs, la réussite et le succès. Leur
lien est indestructible. « Quand je pense à leur vie, raconte
Cedella, la mère de Bob, j’ai l’impression qu’ils ont davantage
été heureux durant les premières années de leur mariage, qui
étaient dures, que pendant les années de gloire et
d’abondance. À la fin, leurs jours étaient marqués par
l’amertume et les conflits. Rita Marley a bénéficié de son
amour le plus fort et le plus durable, jusqu’à son dernier
souffle27. »
Pour Judy Mowatt, le comportement de Bob était surtout
culturel. « Les parents ne doivent pas se contenter d’avoir des
enfants, ils doivent aussi les éduquer. En Jamaïque, beaucoup
d’hommes n’ont pas été aimés par leurs parents. Ils leur
donnent peut-être des repas, les envoient à l’école, mais
s’asseoir sur les genoux de leur maman, être câliné, élevé…
Ça leur est refusé. Ils ne savent pas comment aimer une
femme parce qu’eux-mêmes n’ont pas été aimés. Quand un
homme a reçu plus de maltraitance que d’amour, c’est ce qu’il
donnera à son tour. Et quand ils reçoivent de l’amour, ils ne
savent pas quoi en faire, car ils ne savent pas ce que c’est. Bob
n’a jamais passé de temps avec sa mère. Elle ne l’a jamais
protégé ni guidé. Elle ne lui a jamais appris à bien se
comporter avec les femmes. Il s’est élevé tout seul. Il dormait
sur le sol du studio. Il n’avait pas de figure masculine non plus
à imiter. Tous les hommes autour de lui se comportaient
comme des monstres, alors lui aussi. J’ai compris ça
récemment. Mais c’était un très bel individu, qui prenait soin
des gens, des personnes âgées, des enfants, des mères
célibataires. Il a plus donné à ce pays que le Premier
ministre. Je pense que si Bob était vivant aujourd’hui, il aurait
agi différemment avec les femmes, il aurait mûri28. »
12.

Irrésistible polygame

Non seulement Bob Marley n’a jamais divorcé de Rita,


mais son cœur, comme celui de Dom Juan, « se plaît à se
promener de liens en liens, et n’aime guère à demeurer en
place1 ». Il le dit à qui veut l’entendre : il n’est fidèle qu’à Jah.
Pourtant, il n’a pas toujours été un tombeur. Adolescent
malingre, les filles l’éconduisent parce qu’il est métis. La
chanson « Judge Not » est même directement adressée au père
d’une de ses voisines dont il était amoureux, et qui l’a rejeté à
cause de sa couleur de peau. Cherry Green, une de ses amies
d’enfance, frappée par ses bonnes manières et son style soigné,
se souvient : « Toutes les petites filles l’aimaient bien. Gentil
garçon. Il était drôle. Faisait des blagues. Taquinait. Il était
timide pourtant2. » En devenant rasta, son rapport à son corps,
considéré comme un temple, change. Il prend soin de lui,
mange sainement et fait beaucoup de sport. Il dort avec ses
chaussures de foot posées à côté de la porte, toujours prêt pour
une petite partie (il paraît que dans le ventre de sa mère, déjà,
il donnait des coups de pied comme un footballeur). Tous les
jours, il court à Bull Bay, détend ses muscles bandés dans la
cascade de Cane River (Jamaïque signifie « pays des
sources », l’île en comporte des centaines), se désaltère avec
de l’Irish Moss, sa boisson préférée à base d’algues
fermentées, joue au ping-pong l’après-midi… Il boit des litres
de jus de fruits frais. Il devient très beau, tonique et musclé.
Enfin il plaît. Toujours réservé, ce sont les femmes qui
viennent à lui. Il a du mal à faire confiance. « Mon cœur peut
être dur comme de la pierre et doux comme l’eau », a-t-il
coutume de dire. Dans ses chansons et dans ses discours, Bob
parle tout le temps de love, d’amour. Il veut vaincre le mal par
l’amour, il n’a qu’un seul amour… Mais en fait, c’est quoi
l’amour pour lui ? Certainement pas notre conception
occidentale de l’amour exclusif, en tout cas. Selon son
manager, « il séduisait une fille et après il essayait d’avoir
toutes ses copines. Mais si elles se laissaient manipuler, il
perdait tout respect pour elles3. » Bob dit un jour à sa mère :
« Des milliers et des milliers de femmes m’aiment. Mais je ne
peux pas empêcher les gens de m’aimer. Et je ne peux pas
aimer toutes les femmes non plus4. »
« Bob n’avait qu’une seule phrase d’accroche pour
draguer : “Ouais, tu veux mon bébé5 ?” », raconte son
biographe Chris Salewicz. Son modèle familial, c’est son
grand-père Omeriah qui a eu une vingtaine d’enfants avec une
douzaine de mères différentes. Cedella, la mère de Bob, se
souvient des fois où sa mère, exaspérée par toutes ces femmes,
retournait vivre chez son propre père… Au bout de quelques
jours, Omeriah allait la chercher, et elle rentrait avec lui6. Sur
l’île, seuls les missionnaires chrétiens prônent la monogamie.
Le premier rasta Leonard Howell lui-même était polygame.
On le surnommait « Honeyman » et selon la légende, il
pouvait coucher avec quarante femmes par nuit, en les prenant
par groupes de cinq. Marié à une beauté blanche de la haute
société qui avait accepté d’être rejetée par sa classe sociale et
sa famille pour lui, ils ont eu ensemble deux garçons, mais elle
devait aussi s’occuper des femmes engrossées par son époux,
ainsi que de leur progéniture. « Les rastas croient en les
Saintes Écritures, qui nous disent d’avancer, d’être féconds et
de nous multiplier, explique la mère de Bob. Il est courant en
Jamaïque d’avoir des enfants hors mariage, dans ce cas, la
femme est la baby-mother et l’homme le baby-father7. » Pour
les rastas, l’avortement est un meurtre et les contraceptifs ne
sont qu’un moyen inventé par les Européens pour réduire la
population africaine. Alors Bob couche sans préservatif et il a
des enfants. Il se vante même de pouvoir mettre une femme
enceinte du premier coup. À 16 ans, il a son premier bambin
avec Cheryl Murray : Imani Carole. Il ne l’a pas reconnue,
mais il reconnaîtra durant sa courte vie onze autres enfants de
sept femmes différentes. Si, comme lui, ils sourient avec une
bouche un peu de travers, c’est qu’il est le père. En 1970, Rita
accouche de Cedella, et Pat Williams de Robert. En 1972, Rita
donne naissance à Stephen et Janet Hunt à Rohan (celui-ci
épousera la chanteuse Lauryn Hill). L’année suivante, à
Londres, Janet Bowen lui donne une autre fille, Karen. En
1974, Bob reconnaît Stephanie, la fille de Rita. En 1975,
Julian naît de sa liaison avec la Barbadienne Lucy Pounder,
tandis qu’en 1976, Anita Belnavis, championne de ping-pong
des Bermudes, met au monde Ky-Mani. Enfin, en 1981, Yvette
Crichton porte son dernier enfant officiel : Makeda Jahnesta. À
sa mort, 25 enfants illégitimes taperont à la porte des héritiers
Marley. « Les femmes seules sont foule en Jamaïque. C’est un
trait hérité de la société esclavagiste où les pères n’avaient
aucun droit (et donc aucun devoir) sur leur progéniture.
Comme les esclaves de jadis, la majorité des hommes de la
Jamaïque sont des nomades qui dérivent d’une femme à une
autre, d’un lit à un autre, abandonnant aux mères les charges
familiales8 », explique Hélène Lee.
Père sévère, Bob n’est vraiment joyeux qu’en présence de
ses enfants et il aime toutes leurs mères, à sa manière. « Bob a
connu tellement de tristesse tout au long de sa vie, plus de
tristesse que de joie. Ses enfants étaient sa véritable
réjouissance. C’est peut-être pour ça qu’il en a eu tellement, si
vite9 », explique Rita, à qui Bob a dit un jour : « Bébé, tu ne
pourrais pas avoir tous les enfants que je sens que je devrais
avoir. Je ne veux pas te mettre enceinte tous les ans. Donc je
ne fais que t’ôter un poids de tes épaules et de ton corps10. »
Selon Esther Anderson, Bob a écrit « I Shot the Sheriff » après
avoir voulu tuer le docteur qui lui prescrivait la pilule. Le
chanteur a rencontré cette actrice jamaïcaine en 1973 à New
York. Elle venait de jouer une princesse africaine dans le film
A Warm December de Sidney Poitier. Chris Blackwell trouve
qu’Esther est plus adéquate que Rita pour l’image publique de
son poulain. Elle est métisse, sublime et intelligente, et l’a déjà
séduit lui, Chris, le plus grand play-boy de l’île, ainsi que
Marlon Brando ! Il l’installe à Hope Road, en lui donnant les
titres de photographe et d’attachée de presse du groupe. Bob
est très attiré par elle. Le couple ne se cache pas. « On a
commencé à sortir ensemble lors d’un voyage à Haïti, et j’ai
tout de suite pensé que je devais le protéger11 », me raconte-t-
elle quarante-six ans plus tard. Ensemble, ils construisent
même une maison à Negril, à l’extrême ouest de l’île, sur l’une
des plus belles plages du monde. Un jour où Rita passe à Hope
Road pour demander de l’argent à Bob, Esther l’envoie
balader. Elle n’a pas compris que c’était sa femme : Bob lui a
juré que Rita était sa sœur… Désespérée d’être ainsi humiliée
en public, Rita se met à hurler. C’est la seule fois où elle fera
une scène à l’une des copines de son mari. Bob la calme, mais
ne cesse pas de voir Esther. D’ailleurs, ce sont ses photos qui
sont utilisées pour la pochette de Burnin’, l’album des Wailers
sorti en 1973 (on y voit le chanteur fumer un énorme joint ; ça
fait scandale à l’époque mais ça plaît aussi : c’est inédit,
différent, exotique.). Pourtant, la même année, Bob déclare à
un journaliste qu’il n’a pas de femme dans sa vie et qu’il n’est
pas près de se caser12…
En tournée, si l’une de ses petites amies ne l’a pas rejoint, il
fait monter dans sa chambre une jolie groupie. Celles qui n’ont
pas réussi à attirer son attention devront se contenter de passer
la nuit avec un membre du groupe. En coulisses, en studio,
dans le bus et les chambres d’hôtel, il y a toujours des dizaines
de filles et nombreuses sont celles dont la vie a été à jamais
marquée par le chanteur. « Il était manifestement le genre
d’homme qui pouvait fréquenter trois ou quatre femmes en
même temps et rester cool. (Rires.) Mais je ne l’ai jamais vu
comme un homme à femmes, c’était plutôt les femmes qui
venaient à lui13 », assure Neville. « Ce n’était pas un amant
extraordinaire, me confie Esther Anderson. Mais il était
chaleureux, passionné, attentionné. En revanche, il voulait tout
le temps prouver qu’il était viril, et qu’il pouvait vous mettre
enceinte. Il me disait qu’il lui suffisait de sourire à une fille
pour qu’elle le soit. Il était contre la pilule et les préservatifs. Il
ne pensait jamais aux maladies, tout ce qui comptait pour lui,
c’était d’avoir un maximum d’enfants, même s’il ne s’en
occupait pas. Il avait 26 ans quand je l’ai rencontré, et il avait
déjà sept enfants, ce que je n’ai appris qu’après : il ne m’a
présenté que Robert Nesta Marley Jr. et sa mère Pat Williams,
la sœur d’un musicien avec qui il avait travaillé. Il a même fait
plusieurs enfants à d’autres femmes alors que nous étions
ensemble14 ! »
Quand il est à Kingston, Bob ne sait jamais où il passera la
nuit. Il dort parfois à Hope Road, parfois à Bull Bay chez Rita,
parfois chez une autre de ses baby-mothers, les mères de ses
enfants. « Les oiseaux font leur nid mais le fils de Jah n’a
nulle part où reposer sa tête15 », dit-il un jour à Diane Jobson.
D’ailleurs, sa belle avocate aux pieds nus, à la peau claire et
aux immenses dreadlocks « figurait parmi les nombreuses
filles de bonne famille tombée sous le charme de Bob, raconte
Don Taylor, son manager. C’était une véritable uptown girl,
qu’il avait initiée à la foi rasta au début des années 70. Après
s’en être lassé, il lui avait confié un poste d’avocate16. » Diane
Jobson m’a expliqué que c’est en écoutant Bob prêcher qu’elle
a compris qu’elle était rasta : « Le rasta a toujours été en moi,
il fallait juste que j’en prenne conscience. Il n’y a qu’une seule
vérité, Bob m’a montré la bonne direction pour la trouver17 »,
me spécifie-t-elle, le regard illuminé. Selon Don Taylor, « tout
le monde savait que Bob n’était pas l’homme d’une seule
femme. Il avait “converti” nombre de gamines des beaux
quartiers, et en avait fait ses “soubrettes”. Parmi elles, on
trouvait des avocates, des actrices, des héritières de pétrole,
ainsi que quelques chanteuses qui mettaient leur carrière en
stand-by pour rester à ses côtés. Tout en haut de la liste trônait
l’ancienne Miss Monde, Cindy Breakspeare18. » Cette dernière
est la seule que Rita considérait vraiment comme une menace.
Preuve qu’elle comptait plus que les autres : Bob a offert une
voiture BMW à Rita en contrepartie de cette incartade-là…
Car Cindy avait la ferme intention d’épouser Bob. Elle est la
seule femme qu’il ait vraiment aimée selon certains de ses
proches. À 20 ans, cette ravissante mannequin aux yeux verts,
fille d’un père jamaïcain et d’une mère canadienne, gérait un
club de gym et une boîte de nuit à Kingston. Elle louait une
partie de la maison de Chris Blackwell à Hope Road quand
Bob la racheta. Jusque-là, Bob avait essayé de la séduire, en
vain (ses multiples rejets ont même inspiré sa chanson « Wait
in Vain »). Mais quand il devient son propriétaire en 1974, elle
cède enfin à ses avances (ce qui n’empêchera pas le musicien
de coucher avec deux de ses copines pendant leur relation)…
Comme avec Rita, il se fait pardonner sa conduite par des
virements bancaires et des cadeaux. Bob finance même sa
participation au concours de Miss Monde à Londres, où les
Wailers sont installés. Aux journalistes, elle le désigne comme
son « boyfriend » et s’empresse de le rejoindre dans sa maison
de Chelsea après sa victoire. Leur couple scandalise la
Jamaïque bien-pensante : que la plus belle fille du pays
choisisse un rasta comme compagnon est incompréhensible
pour eux. On les appelle « la belle et la bête19 » ! Quand elle le
retrouve le soir après ses engagements de Miss Monde 1976,
elle retire son maquillage, ses talons hauts, ses bijoux, enfile
une jupe longue et cache son brushing en un chignon. Il écrit
la splendide et sensuelle ballade « Turn Your Lights Down
Low » pour elle. Elle décrit leur relation comme « quelque
chose qu’on ne vit qu’une fois dans sa vie ». Pendant ce
temps, Rita l’attend avec leurs enfants dans un appartement
non loin, à Harrington Garden, avec les autres membres des I
Threes. Bob leur rend visite presque tous les jours20. En 1978,
Cindy tombe enceinte de leur fils Damian. « Les gens
désapprouvaient notre relation, et certains la désapprouvent
encore. À l’époque, les rastas ne sortaient pas avec des filles
claires d’uptown, et ils n’avaient certainement pas d’enfants !
Nous avons brisé une barrière21 », me dit-elle fièrement. Rita,
agacée par Bob qui vient d’offrir à Cindy une luxueuse villa
sur les hauteurs de Kingston pour la naissance de leur fils
(ainsi que 100 000 dollars pour lancer sa compagnie, Ital
Craft), lui balance que Stephanie n’est pas de lui. Bob, fou de
colère, lui arrache son alliance et la jette dans la mer22. Ils
resteront proches, mais ne seront plus jamais intimes.
Pourtant, Cindy finit par en avoir assez de devoir partager
Bob. « Il se dispersait trop. Trop d’enfants. Trop de femmes.
Trop d’engagements. Trop de travail. Trop de gens. Tout le
monde voulait quelque chose de Bob, donc les gens qui étaient
proches de lui n’étaient jamais satisfaits. Ils ne le voyaient
jamais assez23 », confie-t-elle. Elle est frustrée à chaque fois
qu’il lui fait faux bond pour déjeuner. « Mais peut-être que
cette fois-ci, dix personnes de Trench Town sont passées lui
demander de l’argent pour construire un mur à l’extérieur
d’une association, ou Dieu sait quoi, il était plus occupé que le
Premier ministre », déplore-t-elle. Et c’est sans compter la
musique, qui passe avant tout ! Impossible dans ces conditions
de construire quelque chose avec lui… « Il avait un côté très
gentil, doux, jovial, vulnérable. C’était merveilleux, mais il ne
pouvait pas se laisser aller trop souvent, il avait trop de choses
à faire24 », admet Cindy. Le chanteur ne pourra jamais lui
donner le foyer stable dont elle rêve et elle se convainc qu’elle
souffrira moins en l’aimant de loin. Ils se voient de moins en
moins souvent. Leur relation s’étiole. En exil à Londres, Bob
découvre le punk des Clash et la fille du ministre du Pétrole
libyen : la princesse Yashi, une beauté longue et élancée à qui
il ne résiste pas longtemps. Elle adore le château-lafite et
lorsqu’il l’invite à dîner dans un restaurant chic, l’addition
monte jusqu’à 35 000 dollars… « Il lui était impossible d’être
exclusivement attaché à une personne. Il n’avait pas grandi
comme ça25 », explique-t-elle. « Il laissait les gens se servir de
lui. Se servir de lui complètement26 », déplore-t-elle. « Le seul
défaut de Bob Marley, à mon avis, c’est qu’il était incapable
de dire non à quiconque27 », approuve Bunny Wailer.
Aujourd’hui, Cindy travaille comme décoratrice d’intérieur
à Kingston. Elle me rejoint un matin dans le lobby baigné de
lumière du Terra Nova. Maison d’enfance de Chris Blackwell
reconvertie en hôtel dans les années 50, c’est un des meilleurs
établissements de la ville, où l’élite se retrouve pour déjeuner
et où les Rolling Stones ont séjourné alors qu’ils enregistraient
leur onzième album. Parfaitement maquillée, les cheveux noirs
ramassés dans un chignon sophistiqué, elle entre dans la pièce
telle une reine flottant dans une magnifique robe de soie
imprimée (genre carré Hermès géant). Ce jour-là, le reggae
vient d’être sacré patrimoine immatériel par l’Unesco. Nous
lisons ensemble la réaction du ministre de la Culture jamaïcain
et des larmes mouillent ses yeux émeraude. Elle me dit que
tout ça, c’est aussi un peu grâce à elle. « Bob est dans la
catégorie des Martin Luther King, Mère Teresa, Nelson
Mandela, Desmond Tutu… Et en plus, c’est un des plus grands
musiciens du monde, c’est unique !, s’écrie-t-elle. Avoir fait
partie de sa vie, et avoir eu un fils, Damian, qui porte cet
héritage, c’est fantastique, me dit-elle de sa voix grave. À la
fin de sa vie, c’était très dur de passer du temps calmement
avec lui. Mais c’était un homme en mission, il était occupé,
donc on devait se mettre là où il y avait de la place ! Dans ces
cas-là, on continue à vivre, on n’a pas le choix28. » Tout de
même, on s’étonne : comment la plus belle femme au monde,
qui peut s’offrir n’importe quel homme, peut-elle supporter
d’être reléguée dans l’ombre, au second plan ? « Il était
spécial. Sinon on ne serait pas assises ici, des décennies après
sa mort. On sentait à l’époque qu’on était témoin de quelque
chose de génial. C’est un être mythique, c’est pour ça qu’on
m’interviewe encore aujourd’hui sur lui : pour l’humaniser.
Quarante ans plus tard, il est toujours un modèle, sa musique
touche des gens qui n’étaient même pas nés quand il nous a
quittés. Après toutes ces années, grâce à son message Bob, est
toujours numéro un dans les classements iTunes reggae. Et
vous savez quelle chanson John Legend a choisi d’interpréter
au prix Nobel de la paix ? “Redemption Song” ! Bref, ce qui
compte ce n’est pas la romance, mais d’avoir côtoyé la vraie
grandeur, celle qui n’arrive que tous les deux cents ans. Nous
ne reverrons pas quelqu’un comme ça de notre vivant. Moi et
Rita, nous avons eu un rôle de soutien.
— Et Pascaline, vous l’avez connue ? », lui demandé-je.
Elle relève la tête. Une mèche savamment gominée dépasse
au-dessus de son front.
« Je crois que je l’ai rencontrée une fois, je ne m’en
souviens même plus », répond-elle en balayant cette pensée de
la main.
J’insiste : « Ils ont pourtant été très proches la dernière
année de sa vie, non ? » Elle serre ses lèvres rouge sang.
« Il y a beaucoup de fausses informations qui circulent et je
crois que celle-ci en fait partie. Aujourd’hui, à chaque concert
des enfants Marley, on voit toujours Rita et moi, mais
certainement pas Pascaline ni les autres femmes, et ça, ça veut
dire quelque chose. Je ne crois pas que leur relation était assez
importante pour qu’elle puisse dire qu’elle a été une partie
importante de sa vie.
— Elle a pourtant essayé de racheter son héritage après sa
mort…
— La famille n’aurait jamais approuvé ça.
— La mère de Bob, Cedella, approuvait ce plan et était
proche d’elle…
— Pascaline a peut-être été vue comme une source
d’argent. » Elle se racle la gorge, m’indiquant qu’elle aimerait
un café. Je pars le lui chercher. La Jamaïque a le meilleur café
du monde, le Blue Mountain, qui pousse juste au-dessus de
nous, dans les collines de Kingston. Il est délicat, pas amer,
délicieux. Celui-ci est brûlant.
Elle reprend : « Il y a eu beaucoup de femmes, beaucoup, et
certaines ont eu un enfant avec lui, mais il n’a eu de vraie
relation avec aucune d’entre elles. Celles-ci et Pascaline
étaient des passades. Enfin c’est mon opinion. » Elle aspire
une gorgée de son café. Ses lèvres font slup contre la tasse.
Sur la réserve tout au long de notre entretien, elle ne s’adoucit
que lorsqu’elle parle de son fils, Damian Marley. Là, ses yeux
s’illuminent et elle sourit, avant d’ajouter : « C’est de l’histoire
ancienne tout ça. Ce qu’elle dit et sa relation avec Bob ne me
concernent pas. Il était plus excité par son concert au
Zimbabwe que par celui du Gabon. »

« Je pense que c’est Cindy qui ne voulait surtout pas


rencontrer Pascaline29 ! », s’écrie Lindsay Olivier Donald, le
photographe de Bob Marley, quand je lui fais part de mon
dialogue avec l’ex-Miss Monde. « J’ai rencontré Cindy à la
Jamaïque, affirme Pascaline sans hésitation. Je l’ai vue en
Allemagne aussi. Je ne vois pas pourquoi elle serait jalouse :
elle a eu un enfant avec Bob et s’est remariée. Et si elle l’était,
elle ne pouvait pas le montrer devant moi : Bob était là. »
« Cindy n’était pas la seule… », commente quant à elle Diane
Jobson. « Pascaline aurait pu être aussi importante que Rita. Il
aimait chacune pour leurs talents individuels, mais elle était
parmi ses préférées. Tous les rastas jamaïcains veulent,
consciemment ou inconsciemment, une vraie reine rasta
africaine. Pascaline représentait cela pour Bob. Il disait
souvent qu’il voulait une femme de chacune des douze tribus
d’Israël, comme une armée de femmes. Le père de Pascaline
lui-même avait quatre femmes, c’est naturel ! Ça fait partie de
sa culture aussi, comme les musulmans, qui peuvent avoir
plusieurs épouses. Même Salomon en avait plein ! Comme
Bob me l’a dit un jour : “Si tu me dis que tu m’aimes, et
qu’elle me dit qu’elle m’aime, vous devriez vous aimer !”
— Ça s’applique pour une femme aimée par deux hommes
alors…, tenté-je.
— Ce qui est bon pour l’oie n’est pas forcément bon pour
le jars ! réplique Diane. Un homme a la capacité d’aimer plus
qu’une femme, et de cloisonner ses amours. Nous, les femmes,
on est heureuses en aimant un seul homme s’il correspond à
notre idéal. Vous savez, en Érythrée, les hommes ne sont pas
autorisés à avoir moins de deux femmes et elles ont l’air
ravies30 ! »
« Soyez honnête, il y a très peu de cultures où les hommes
acceptent que les femmes soient infidèles, approuve Natty
Wailer. En Jamaïque, la culture est similaire à la culture
africaine de ce point de vue. Ce n’est pas comme en Europe.
Les pères ont des enfants avec des femmes différentes. Bob
avait plusieurs femmes, mais il les respectait31. » « Les plus
grands coureurs sont les plus grands jaloux32 ! », commente
Pascaline dans un éclat de rire.
13.

Une histoire impossible

La polygamie ne devrait pas poser de problème à Pascaline.


Son père est polygame, comme le père de son père l’était
avant lui. Au Gabon et en Jamaïque, la femme n’a qu’un seul
mari alors que l’homme possède une ribambelle de
« bureaux ». « Nous ne sommes pas aux États-Unis. Les
Africains ne sont pas des puritains et le fait que leur président
puisse éventuellement se livrer à quelques écarts est plutôt un
signe positif de vigueur et de forme physique1 », observe
Omar Bongo. Interrogé sur ce sujet, l’avocat Robert Bourgi,
proche des Bongo, m’explique : « En Afrique, les relations
sexuelles ne sont pas comme chez nous. Il n’y a pas ce
caractère sacré2. » « Mais je n’approuve pas du tout ! proteste
Pascaline. Bob me disait : “Tu devrais accepter parce que ton
père a beaucoup de femmes” mais je répondais que non, ça
c’est mon père, moi je n’accepterai pas3 ! » Elle a néanmoins
fini par céder : « Avec Bob, quand vous êtes là, vous êtes
l’unique, la plus belle, la plus… C’est pour ça que toutes les
femmes tombaient amoureuses de lui », admet-elle en riant.
Pascaline a compris que l’amour n’est pas une chaîne mais
« une mer mouvante entre les rivages de nos âmes4 », comme
le décrit Khalil Gibran dans Le Prophète. En l’occurrence,
c’est l’océan Atlantique qui la sépare de Bob et elle a
largement les moyens de le traverser.
Je l’imagine rêvassant dans son avion privé, entre deux
concerts de Bob Marley. À travers le hublot, elle regarde les
paysages défiler en silence. Si elle n’est pas avec lui, elle
attend de le revoir. Quand elle entend une de ses chansons
quelque part, sa gorge s’assèche, sa langue ramollit. Cette
voix, qui résonnait il n’y a pas si longtemps dans le creux de
son oreille, sort maintenant de ces enceintes et tous ses sens
sont tendus pour en absorber chaque micro-décibel. Elle aurait
envie de gifler celui qui essaierait de lui parler à cet instant.
Combien de temps peut-elle le suivre ainsi ? Si elle avait lu les
lettres de Simone de Beauvoir à Nelson Algren, elle aurait su
que les histoires d’amour transatlantiques finissent toujours
mal. En plus, Bob est constamment entouré d’une cour…
Même quand elle est dans la même pièce, il est impossible de
l’avoir pour elle toute seule. S’il ne l’aime pas absolument, à
l’infini, à quoi bon ? Est-ce que cette place qu’il lui laisse,
c’est bien la sienne ? Jean-Léon Abiague s’est posé la même
question : « Nous étions un groupe autour de la grande sœur
Pascaline et on s’est dit : il y a quelque chose qu’on ne
comprend pas, Rita Marley, sa rivale, est là, et elles sont très
proches ! Carrément copines ! C’était la grande, ce n’était pas
notre rôle de lui faire des commentaires. Mais on ne
l’imaginait pas être la deuxième femme. Et malgré tout son
pognon elle n’a pas pu la dégager. Elle prenait leur relation au
sérieux mais je ne pense pas que c’était sérieux pour lui5. »
« Je n’avais pas de problème avec elle, admet Pascaline.
Quand j’ai rencontré Bob, il n’y avait plus rien entre eux mais
je ne pense pas que c’était une femme soumise. Rita Marley
est une femme forte. Elle a eu une belle carrière solo6 »,
conclut-elle avec respect. Didier Ping aussi avait compris que
Rita était la femme de Bob, mais il n’a jamais osé en parler à
Pascaline : « Rita ne disait rien, mais elle savait que son mari
sortait avec Pascaline : ils étaient discrets, mais ne se cachaient
pas. Je pense que Bob ne se posait pas trop de questions. Il
avait plusieurs copines à la fois. À New York, par exemple,
deux des autres copines de Marley étaient là, dont une
Anglaise blanche. Il allait voir l’une, lui faisait un petit câlin,
puis allait vers l’autre, lui faisait un petit bisou. Il n’avait pas
de problème. La fille Bongo le savait, mais elle n’avait pas
d’autre choix que d’accepter. Toutes les copines de Marley
étaient dans sa loge avant son concert, mais elles ne se
parlaient pas. Un artiste comme lui, il a combien de dossiers
dans le monde ? On ne sait pas7 ! » D’après mes informations,
à son retour du Zimbabwe, Bob tombe sur son ex Esther
Anderson dans une boîte de nuit de Londres (le Roaring
Twenties, un club de ska prisé des Jamaïcains immigrés en
Angleterre). Les anciens amants dansent ensemble toute la
nuit. Elle est accompagnée du chanteur Tony Washington,
mais Bob lui prend la main et l’empêche de partir loin de lui.
Esther passe la nuit avec Bob, et repart au petit matin8. Les
derniers mots qu’il lui a dits sont : « Tu ne pourras jamais me
quitter car ma musique te suivra partout9. » Lindsay Olivier
Donald ne pense pas que Bob était fou de Pascaline : « Bob
avait une épouse et trop de maîtresses. Pour Rita, les autres
femmes étaient des fans de passage, elle ne s’en préoccupait
pas et c’est d’ailleurs pour ça qu’aujourd’hui elle a tout son
argent : si elle s’était fâchée contre lui, il se serait débarrassé
d’elle. Au final, Bob revenait à la maison et c’est elle qui
disait aux filles de partir se coucher quand il voulait la voir. Il
est rasta et sa philosophie, c’est de tout partager. Et puis c’est
pas de sa faute si les filles lui sautent dessus, elles savaient
toutes qu’il était marié ! Mais c’était une superstar10… » Selon
Bruce W. Talamon, « il n’aurait pas quitté sa femme, il avait
déjà eu beaucoup de compagnes et ne l’avait jamais fait pour
aucune d’entre elles. D’ailleurs elle non plus n’aurait pas
quitté ses fonctions pour être avec lui. Mais c’était
certainement une très belle aventure11 ». Pascaline n’espère
rien, mais continue d’attendre. « Le problème était que chacun
de nous croyait qu’on n’avait aucune chance de vivre
ensemble, regrette Pascaline. Bob me disait : “Ton père ne te
laissera jamais te marier avec moi, alors que ce serait my
wildest dream becoming true if he says yes.” Et moi je me
disais aucune chance qu’avec toutes ces femmes dans sa vie…
Il avait beaucoup de respect pour les mères de ses enfants. Il
avait le don de faire sentir à chaque femme qu’elle était
unique12. » Comme Marie Stuart sous l’emprise de sa passion
pour Bothwell, Pascaline aurait-elle pu renoncer à sa couronne
pour lui ? Elle n’en a pas eu l’occasion.
Les 19 et 20 septembre 1980, Bob vient de donner deux
extraordinaires concerts au Madison Square Garden à New
York. « Il faisait la première partie des Commodores, se
souvient Pascaline. J’ai été surprise de constater que le public,
pour une fois essentiellement africain-américain, partait après
la performance de Bob, et ne restait pas pour les
Commodores13 ! » Ça y est, Bob a enfin pu s’introduire dans
les oreilles africaines-américaines qu’il cherchait à séduire
depuis longtemps. C’est un triomphe. En plus, il sera bientôt
libéré de son contrat avec Island Records. Il est même déjà en
train de négocier 10 millions de dollars d’avance pour son
prochain album. Le monde est à la portée de sa main. Il
séjourne à l’Essex House. Dans la suite du chanteur avec vue
sur Central Park, les journalistes, dealers et parasites en tout
genre font la fête. Pascaline est de la partie. Lindsay Olivier
Donald se souvient de cette soirée, « avec dix filles pour un
homme : c’était souvent ce genre d’ambiance avec Bob14…».
Les jolies filles plongent leurs fines narines dans la coke
ivoire. Le champagne coule à flots, pétille sur les lèvres
brillantes, et quand le service d’étage apporte les bouteilles, les
invités l’ajoutent à la note de la chambre. Bob s’en fout. Il
semble fatigué. L’air absent, il se laisse même prendre en
photo aux côtés de Vivian Blake, dirigeant de la branche
américaine du Shower Posse, un des gangs les plus puissants
de la ville, spécialiste du trafic de drogue. Le chanteur a
toujours eu des liens avec la mafia : ce sont même les
Gambino (une des cinq familles de la Cosa Nostra sicilienne
implantée à New York) qui ont assuré la sécurité de son
concert au Madison Square Garden…
Le lendemain matin, Rita, qui reste au Gramercy Park
Hotel avec les musiciens, téléphone à son mari pour lui
proposer d’aller à l’église (selon elle). Toujours selon ses
dires, c’est Pascaline qui décroche, et qui lui passe Bob. « Je
préfère aller courir à Central Park », répond-il. Sa voix est
faible. Il raccroche, enfile ses baskets, et rejoint le parc à
petites foulées. Dans une allée en pente, il trébuche et
s’écroule. Il tremble, vomit. Puis crie « Rastafari ! » et saute
sur ses pieds. Son entourage l’emmène malgré tout à l’hôpital.
Il y apprend qu’il a un cancer généralisé.
14.

La mort de la légende

En 1977, Bob a découvert, en se blessant au foot, qu’il


avait un mélanome au gros orteil. La plaie continuait de
s’infecter, alors il a passé des examens. Les résultats étaient
mauvais : on lui a diagnostiqué un cancer des mélanocytes, les
cellules pigmentaires de la peau. Le médecin lui a
recommandé d’amputer cet orteil pour endiguer le cancer,
mais Bob a refusé. Pour les rastas, le corps est sacré, il aurait
été criminel de le couper. Surtout, son entourage lui a assuré
que les docteurs mentaient, que son doigt de pied allait guérir
très vite. En plus, ça l’aurait certainement empêché de danser.
Bob s’est contenté de retirer l’ongle et une partie de la peau
avant de repartir en tournée. On ne lui a plus reparlé de son
pied. Tout le monde a préféré oublier. En secret, Bob souffre
mais ne se plaint pas. De temps en temps, il sort une gourde
pour avaler une gorgée d’un mélange de drogues très
puissantes, dont personne ne connaît ni la nature ni la
posologie. Mal soigné, ce mélanome bénin grossit. Bientôt les
métastases se propagent dans ses poumons et son cerveau.
C’est un miracle s’il tient encore debout. Mais Bob ne marche
pas, il saute. Il ne survit pas, il danse. « S’il avait fait des
check-ups réguliers, il serait encore avec nous1 », dit Chris
Blackwell. Car à New York, après sa crise à Central Park, le
diagnostic des médecins est sans appel : « Il n’y a plus rien à
faire. Continuez les concerts. Un jour, vous vous écroulerez
sur scène, mais vous ne pouvez pas être soigné, on ne peut
plus rien faire pour vous. »
Deux jours s’écoulent, Bob doit jouer à Pittsburg. Le
groupe l’attend dans le bus. Tout le monde s’inquiète : Bob
n’est jamais en retard. Finalement, il apparaît, l’air absorbé. Il
ne dit rien. En arrivant à la salle de concerts pour les balances,
il veut répéter la chanson « I’m Hurting Inside2 ». Ils jouent ce
même morceau pendant deux ou trois heures. « When I was
just a little child / Happiness was there awhile / And from me,
it slipped one day / Happiness come back I say », implore
Bob, encore et encore. Marley a toujours été scrupuleux mais
là… Il chante aussi en boucle « Another One Bites the Dust »,
de Queen3. « On ne comprenait pas4 », se souvient Judy
Mowatt. Enfin, un peu avant l’ouverture des portes, Allan
« Skill » Cole réunit les Wailers dans les loges. Il leur annonce
que Bob a un cancer et qu’après cette date, le reste de la
tournée est annulé. Le groupe monte sur scène, sous le choc.
« Merci Pittsburg ! s’écrie le chanteur après son deuxième
rappel. Si vous êtes comme ça, on va devoir revenir tous
les ans ! Toutes les semaines, tous les mois ! Merci ! » Ce sera
l’ultime concert de sa vie.
« J’étais à New York quand il s’est écroulé à Central Park
mais je n’étais pas avec lui à ce moment-là, précise Pascaline.
J’ai dû repartir à Los Angeles le lendemain. C’est Tyron qui
m’a appelée de Pittsburgh pour m’annoncer la maladie de Bob
et l’annulation de la tournée. J’ai revu Bob quand il a arrêté sa
tournée. Là il m’a appris qu’il n’avait que trois semaines à
vivre… » L’émotion serre sa gorge et coupe sa voix. Elle
s’arrête là.
À New York, Bob fait de la chimiothérapie mais c’est trop
tard, le cancer a envahi tout son corps. Ses locks sont lourdes,
elles le font souffrir : une nuit, il décide de les couper. « Quelle
nuit… raconte Cindy, les larmes aux yeux. Il y avait moi, Rita,
et d’autres femmes. On a allumé des bougies et lu la Bible, le
livre de Job5. » Sa fille Cedella ne l’avait jamais vu sans ses
cheveux. « Il avait l’air minuscule6 », observe-t-elle.
Fin octobre, les médecins annoncent à Bob qu’il n’a plus
que trois semaines à vivre. Il n’a plus rien à perdre, alors il va
essayer un traitement alternatif. Le réalisateur allemand Stefan
Paul lui recommande de consulter le docteur Issels, un
médecin holistique officiant dans une clinique près d’un lac en
Bavière. Justement, celui-ci donne une conférence à New
York. Ils se rencontrent. Issels lui propose de tenter le tout
pour le tout dans sa clinique de Rottach-Egern. « Il est venu en
avion privé avec 10 ou 15 personnes, me raconte Stefan. Il a
maigri très vite et quand je l’ai vu, il ne pesait plus que 45
kilos. On a quand même joué ensemble au foot dans la neige,
et puis il a vu le documentaire que j’avais réalisé sur lui. Il
était optimiste. On a même parlé de sa prochaine tournée. On
avait aussi dû lui apporter de la marijuana cachée dans les
bobines du film. Il fumait encore7 ! » Quel contraste avec la
dernière fois que Bob était venu en Allemagne pour un concert
à Kassel, devant 18 000 spectateurs hystériques de joie…
Au cours de l’hiver 1981, Pascaline se rend à Rottach-
Egern. « Un endroit étrange dans un climat qu’il détestait,
entouré de gens qu’il ne connaissait pas8 », décrit Cindy
Breakspeare. Sur la route brumeuse coupant à travers la forêt
bavaroise, la jeune Gabonaise se remémore l’époque où ils
étaient heureux. Des larmes lui montent aux yeux. Si elle avait
su qu’il était malade… La voiture s’arrête. C’est l’hiver et elle
porte des bottes pour marcher dans la neige jusqu’au chalet,
situé à quelques minutes à pied de la clinique. Des flocons se
posent en silence sur la route. Ce tapis blanc glacé crisse
sourdement sous ses pas. Pascaline frappe à la porte. Elle
s’ouvre. Elle le voit. « Je me suis rendu compte que c’était
l’homme de ma vie quand il est tombé malade, confesse-t-elle.
C’est en Allemagne que j’ai réalisé que je l’aimais9. »
Grâce à ses méthodes peu orthodoxes, le docteur Issels a
réussi à faire gagner à Bob six mois de vie. Il se promène
parfois dans la montagne, ou le long du lac gelé, enveloppé
dans une veste claire matelassée, un gros bonnet en forme de
cloche et une écharpe à carreaux. Aveuglé par la réverbération
sur la neige, il se protège derrière de grandes lunettes noires. À
son retour au chalet, il enregistre un message sur une cassette
pour rassurer ses fans : « I’ll be alright and I’ll be back on the
road again in 198110. » « Je pensais que tout irait bien, pas que
c’était la fin, confie Pascaline. Il faisait des efforts, il marchait
tous les jours. Les trois premiers mois, il était bien. Quand
nous marchions, c’est lui qui me tirait, moi qui étais bien
portante ! Un jour, il était en train de me chahuter en disant à
ma sœur Annick (qui partait souvent en Allemagne avec moi) :
“Pascaline ne m’aime plus depuis que je n’ai plus mes locks.”
(Elle étouffe un petit rire.) Moi j’étais choquée et plus je l’étais
plus il se moquait de moi. Plus tard, il m’a dit : “Je t’ai
attendue, j’attendais que tu prennes enfin conscience11…” »
Pascaline a aimé Bob quand elle l’a senti vulnérable et
quand elle a compris qu’il y avait peu de sincérité autour de
lui. Comme elle, il est entouré de flagorneurs. « Quand vous
êtes gravement malade, si vous n’avez pas à vos côtés des
gens qui vous aiment pour vous, vous perdez la foi et vous
désespérez. À certains moments, quand j’étais là, il y avait des
gens… (Elle secoue la tête d’un air réprobateur.) Il a donné
beaucoup d’importance à des gens, mais quand il est tombé
malade, beaucoup n’ont pas été à la hauteur de cette belle
âme. Ils ne le lui ont pas bien rendu. Ils venaient tous avec leur
agenda. Moi je n’avais pas d’agenda, juste je l’aimais. Donc je
jonglais avec l’école à Los Angeles et Libreville mais je
venais tous les mois. J’y allais seule ou avec une de mes
sœurs. Au bout de trois mois, il ne marchait plus beaucoup… »
Elle doit être bouleversée de le voir chauve, si pâle et si chétif.
Dans son visage maigre ses yeux ont l’air immenses. Il
ressemble à un petit garçon. Il a souvent des crises d’épilepsie.
Issels lui recommande des jeûnes, et il est constamment
affamé. Il est tellement faible qu’il ne peut plus s’habiller seul.
Il souffre tout le temps, il souffre énormément, il a mal au
crâne, au ventre, la douleur est insoutenable et il ne peut
s’empêcher de gémir. Lui qui était si « tuff », il lui arrive
maintenant de pleurer. « Une fois où Bob ne se sentait pas
bien, on a tous prié et fini en larmes, Bob, moi et sa mère Mrs
B, comme les pentecôtistes », se souvient Pascaline. « Certains
disent que Bob, comme mon père, était un homme de paix,
poursuit-elle. Bob avait pour arme la Bible et la guitare. Mon
père avait le dialogue et la tolérance. Moi, je suis comme sa
mère, je me focalise sur l’amour et le bon côté des gens malgré
les déceptions, les trahisons et les coups bas. La mère de Bob
disait que son secret était l’amour : “lots of love, love, love”…
C’est sûrement pour ça qu’il y avait beaucoup de respect et
d’admiration entre nous12. »
La mère de Bob décrit Pascaline comme « la femme la plus
attentive et aimante qu’il ait connue, restant avec lui dans les
pires moments, même après que sa maladie l’a transformé en
bébé impuissant. (…) Alors que Nesta s’affaiblissait, Pascaline
venait souvent tôt le matin à la maison l’habiller pour ses
visites quotidiennes à la clinique13. » Elle lui achète une
télévision, qu’elle installe dans sa chambre à coucher. Après
ses traitements, Bob aime s’allonger sur son lit et regarder des
films de kung-fu avec Bruce Lee14. Ça le détend et lui fait
oublier un instant la douleur et la frustration de ne plus
pouvoir jouer de la guitare, une énième crise d’épilepsie
l’ayant laissé partiellement handicapé. « La balle qu’il avait
dans le bras commençait à attaquer ses nerfs, lui rendant
impossible de bouger ses doigts15 », raconte sa mère. Au
chevet de son lit trônent deux photos encadrées : une de
Pascaline en Jamaïque et celle de son père avec Sélassié16.
Pourtant, d’après Jean-Léon Abiague, à ce moment-là, ils ne
sont plus en couple17. Elle loue une chambre dans un hôtel
proche. « Il était malade », explique Pascaline. Neville
Garrick m’a appris qu’elle prenait l’avion spécialement de Los
Angeles pour venir passer ses week-ends avec lui en
Allemagne : « Elle était très attentive avec lui. C’était très dur
pour lui. Il avait eu une attaque, ne pouvait plus rien faire,
donc il restait là toute la journée à se poser des questions
comme : “Pourquoi moi ?” En tant que leader, il ne voulait pas
avoir l’air faible face à ses troupes. Il préférait être entouré de
femmes. Rita, Cindy, sa mère18 … » Al Anderson se souvient
aussi de cet essaim de femmes qui entourait Bob : « Bob était
souvent entouré des femmes avec qui il avait eu des enfants.
Elles méritaient du temps avec lui. Il n’était pas en bonne
santé et Pascaline faisait tout ce qu’elle pouvait pour l’aider et
lui rendre les choses faciles19. »
Le 6 février, son trente-sixième anniversaire est sinistre.
Les pique-assiettes, espérant figurer sur son testament, le
couvrent de soins. Peine perdue : Bob ne communiquera
jamais ses dernières volontés, synonyme pour lui de
renoncement. Sa patience et sa bonne humeur impressionnent
les infirmiers. Le 2 mai, Pascaline est avec lui à l’hôpital. « Je
lui ai offert du muguet20 », me dit-elle. C’est la dernière fois
qu’elle le voit vivant. Les adieux sont douloureux. Ses cordes
vocales ont été opérées. J’aurais aimé qu’il lui prenne la main
et lui dise « Je t’aime » sans émettre un son, juste en bougeant
les lèvres, en continuant de la regarder. Mais Bob, qui passe
son temps à parler d’amour en général, de love, one love, n’est
pas du genre à se répandre en mots doux. Pascaline a souhaité
garder pour elle les dernières paroles qu’ils ont échangées. « Je
ne vais pas tout vous dire quand même ! », s’est-elle contentée
de me répondre. Le lendemain, le docteur Issels déclare qu’il
n’y a plus rien à faire : la maladie continue de le dévorer. La
neige a fondu sur les pins et des bourgeons ont éclos. De sa
chambre, Bob entend les oiseaux. Il veut rentrer mourir chez
lui, près de sa mère, de sa femme et de ses enfants. Il est
transféré à Miami. Cindy et Rita sont là aussi. « Quelques
jours avant sa mort, il m’a dit qu’il voulait épouser Cindy en
Israël, m’a confié Al Anderson. Cindy, c’était la reine de
beauté, Pascaline était beaucoup plus intelligente. Mais il n’a
jamais cessé d’aimer Cindy21. » À son fils Ziggy, il dit :
« Emmène-moi dans ton ascension et ne me laisse pas tomber
dans ta chute22. » Le dimanche 10, Pascaline appelle l’hôpital à
Miami. « C’est Rita qui a décroché. Je lui ai demandé de me
passer Mrs B. D’habitude, elle me la passait tout de suite.
Mais là, pour la première fois, elle m’a posé des questions sur
mes études… J’étais étonnée. Elle m’a demandé : “Quand est-
ce que tu viens ?” J’ai répondu : “J’ai dit à Bob que je venais
dans deux semaines, j’ai des examens…” En fait, aucune des
deux ne voulait me dire que c’était la fin car elles savaient à
quel point l’école était importante pour moi. »
Vers 11 h 45 le 11 mai 1981, son cœur cesse de battre. Il
paraît que lorsqu’il vivait aux États-Unis, quinze ans plus tôt,
il avait prédit sa mort, à l’âge de 36 ans. Rita rapatrie son
corps en Jamaïque. Tout le pays résonne de ses chansons.
« Ma musique jouera toujours. C’est peut-être idiot de dire ça,
mais, vous savez, quand je connais les faits, je les dis. Ma
musique jouera toujours23 », avait-il aussi présagé. Pendant
deux jours, son corps est exposé aux Arènes nationales de
Kingston. Quarante mille personnes viennent lui rendre un
ultime hommage. Bob a plusieurs fois fait trembler cette scène
avec ses pas de danse. Aujourd’hui, même mort, il tient
toujours sa guitare dans sa main gauche. La droite contient une
Bible ouverte sur le psaume XXIII :
« L’Éternel est mon berger.
Je ne manquerai de rien.
Grâce à lui, je me repose dans des prairies verdoyantes,
et c’est lui qui me conduit au bord des eaux calmes.
Il me revigore,
et, pour l’honneur de son nom,
il me conduit sur le droit chemin.
Si je devais traverser la vallée où règnent d’épaisses
ténèbres,
je ne craindrais aucun mal, car tu es auprès de moi :
ta houlette me conduit et ton bâton me protège.
Pour moi, tu dresses une table
aux yeux de mes ennemis,
tu oins d’huile parfumée ma tête,
tu fais déborder ma coupe.
Oui, toute ma vie,
ta bonté et ton amour me poursuivront
et je pourrai retourner au sanctuaire de l’Éternel
tant que je vivrai. »
Le cercueil, précédé par Rita, superbe dans sa robe violette,
est ensuite transporté à l’Église orthodoxe éthiopienne. « C’est
un coup dur pour les rastas : leur ambassadeur, leur prince, est
allé mourir dans les bras du Christ24 », relève Helène Lee. Là,
devant sa famille, les Wailers, les Douze Tribus d’Israël vêtus
de blanc et des dignitaires vêtus de noir, ses fils Stephen et
Ziggy, âgés de 9 et 13 ans, dansent pour lui une dernière fois.
Vêtus de petits costumes, ils reproduisent les gestes de leur
père. Ziggy, qui l’a longtemps accompagné sur la route, se
balance, la tête renversée, comme en transe. Dans sa longue
robe jaune, enrobé de la fumée des encens, l’archevêque prend
la parole : « Nous sommes venus du monde entier et nous
sommes réunis ici aujourd’hui pour partager notre amour et
respect pour notre frère Berhane Sélassié (“ lumière de la
Trinité ”, le nom qu’il a reçu en se faisant baptiser, ndla),
l’honorable Bob Marley qui s’est endormi. Mais nous pouvons
trouver le réconfort dans l’assurance de la glorieuse
résurrection de tous et l’espoir de la vie éternelle pour ceux qui
se sont endormis avec le Christ. » Les discours s’enchaînent.
Sur la scène, le Premier ministre Edward Seaga et l’ancien
Premier ministre Michael Manley, dont la guerre pour le
pouvoir a coûté la vie à des milliers de civils, saluent son
talent. Enfin, le corps inanimé de Bob reprend une dernière
fois la route sinueuse qui mène jusqu’à Saint Ann, dans les
traces du petit garçon qui, vingt-quatre ans auparavant, venait
retrouver sa mère dans la capitale. Son cercueil est déposé
dans un mausolée de pierre, puis est scellé sous une plaque de
métal rouge avec une étoile de David dorée, une grille de
métal et une couche de ciment. Ainsi, personne ne pourra
venir perturber le repos de celui que l’on célèbre désormais
comme un messie, ou un demi-dieu. Aurait-il aimé être
sanctifié ainsi ? Les fidèles, abrités du soleil sous des
parapluies colorés, embrassent et prennent une poignée de
cette terre qui a nourri le saint homme. Il est le Négus, le « roi
des rois » en éthiopien, l’empereur noir, Dieu. Tel Moïse,
l’esclave devenu prophète, il s’est élevé de sa condition pour
guider le peuple asservi. Après Marcus Garvey et Leonard
Howell, il rentre dans le panthéon jamaïcain des pères des
grands mouvements d’affranchissement des Noirs. Avant lui,
seul Harry Belafonte avait réussi à épingler la Jamaïque sur la
carte mondiale de la musique avec ses calypsos endiablés.
Après lui, seul Usain Bolt a atteint un tel niveau de notoriété.
Interrogé sur ses possessions, Bob Marley avait coutume de
dire que sa richesse était sa vie, pour toujours. Le chanteur
n’est plus, mais il survit à travers tout l’amour, la haine, la
passion, la jouissance, qu’il a provoqués. « La mort peut vous
retirer la vie mais pas ce que vous avez créé dans votre vie25 »,
écrit une fan de Côte-d’Ivoire en apprenant la mort du
chanteur. « À Libreville, tous les 11 mai, les jeunes se
retrouvent pour fumer et pour faire la fête26 », s’extasie
Pascaline. Cette année, les 10 et 11 janvier, la capitale
gabonaise célèbre même pour la première fois les « Bob
Marley Days », pour commémorer les quarante ans de la
venue du chanteur. Au fond du Grand Canyon aux États-Unis,
une tribu de nations autochtones lui voue un culte. Leurs
membres se sont reconnus dans les paroles du chanteur et de
son groupe. L’un d’entre eux explique : « Ils chantent sur
l’oppression que nous ressentons ici. Et ils chantent sur la paix
et l’unité dans le monde, ce que nous enseigne notre religion.
Mais c’est le rythme aussi, qui nous rappelle nos tambours
tribaux27. » Sans Bob, le mouvement rasta serait probablement
resté une communauté confidentielle du folklore caribéen et le
reggae un sous-genre de world music. Mais le reggae compte
désormais autant que le rock, la dance ou le rap. Même The
Police et The Clash ont incorporé des notes jamaïcaines dans
leurs disques. Aujourd’hui, ceux qu’on appelle les « White
Marleys » font toujours partie de l’élite économique de l’île,
mais vivent dans l’ombre de ce parent dont ils n’ont pas voulu,
et grâce à qui seul leur nom est connu dans le monde entier.
« The stone that the builder refuse / Will always be the head
cornerstone28 », les avertissait-il en 1970 dans sa chanson
« Corner Stone29 ». Comme le professe Diane Jobson :
« Même s’il n’est plus là physiquement, il continue d’inspirer.
Son message est toujours avec moi. Rastafari30 ! »
Pascaline a assisté aux obsèques de Marley. « J’étais assise
avec Tyrone. Il y avait tellement de monde sur la route de
Kingston à Nine Miles… Ouf ! soupire-t-elle. Je ne suis pas
restée après l’enterrement, je devais retourner à l’école31. »
Didier Ping était à ses côtés ce jour-là : « C’était dur. Elle n’en
parlait pas mais elle pleurait souvent. Elle ne pensait plus à
son standing ni à ses manières de princesse. Elle l’a vraiment
aimé, c’était le premier amour de sa vie. C’était quelque chose
de fort. Ils ont été ensemble jusqu’au bout32. » Si seulement on
pouvait compter jusqu’à trois et cesser de souffrir. Se retenir
de murmurer la nuit, dans des accès d’auto-apitoiement, le
prénom crève-cœur, la tête enfoncée dans l’oreiller baigné de
larmes et de morve, d’autant plus désespérée qu’on est
persuadée qu’on ne retombera plus jamais amoureuse. Au
moins, si elle pleure, c’est qu’elle n’est pas un objet, elle est
vivante. Pauvre lot de consolation que d’être vivant quand
celui que l’on aime est mort. L’être aimé laisse une trace dans
notre vie, dans notre peau, dans notre tête, une trace que son
absence ne suffit pas à effacer. Pire, son absence le rend
omniprésent. Un amour arraché déchire la chair salement,
comme un papier déchiqueté, et on peut presque sentir du bout
du doigt les irrégularités de cette plaie que la mémoire peut
perfidement raviver à coups de souvenirs et de regrets. C’est
une épine qui est toujours là, douloureusement coincée dans
l’épiderme, prête à s’enfoncer jusqu’à l’os au moindre
mouvement, apanage de tous les chagrins d’amour. Le chagrin
de Pascaline est à l’aune de son attachement pour cet homme :
immense. « J’aurais dû avoir un enfant avec lui, déplore-t-elle.
C’est mon seul regret. Mais il n’y a que Dieu qui contrôle tout
ça33. »
ÉPILOGUE

Deux ans après la mort de Bob, en janvier 1983, Pascaline


intègre l’ENA à Paris. Elle fait partie de la promotion Léonard
de Vinci. Un de ses camarades de classes se souvient d’une
« belle plante séduisante, particulièrement élégante dans ses
vêtements bien ajustés, très sympathique et ouverte,
s’intéressant à la mode, la musique et l’actualité, venant à
l’école dans une Mercedes noire avec chauffeur, et n’affichant
pas spécialement d’ambitions politiques1 ». L’écrivain et
académicien Marc Lambron (qui a été l’un des premiers
Français à découvrir Bob Marley) a aussi fait partie de sa
promotion. Il reconnaît que malgré ses dreadlocks lui arrivant
aux épaules, elle avait l’aura de la fille d’un chef d’État.
« C’étaient des tresses qui ressemblaient à des locks, mais pas
des vrais locks, son père ne l’aurait jamais laissée faire2… »,
admet Didier Ping. Peu importe. De l’avis de tous, parmi la
trentaine d’élèves étrangers inscrits au cursus de « séduction
plutôt que de sélection » de l’école, comme me dit Lambron
(ils n’ont pas la pression du classement à la fin), elle était
particulièrement distante et absente. En avril 1983, elle n’a pas
l’air stressée par son cursus ou ses devoirs à la maison
lorsqu’elle fête son anniversaire à Beverly Hills avec son
nouveau petit ami Jeffrey Daniel (danseur-chanteur dans le
groupe Shalamar, inventeur du « moonwalk ») et quatre-vingts
autres invités du showbiz. À l’ENA, elle a néanmoins eu le
temps de subir la mauvaise blague d’un petit malin qui
envoyait via le Minitel des messages à caractère
pornographique au nom d’autres élèves. « Pascaline aussi a
reçu certains de ces messages et l’ambassade a carrément
appelé l’école3… », me confie Marc Lambron. Car Omar
Bongo a de grands desseins pour sa fille : à sa mort, elle devra
tenir les cordons de la bourse du pays, dans l’ombre de son
frère qui reprendra la présidence. En 1986, elle est envoyée à
l’Institut du FMI. Chef de son cabinet en 1987, puis ministre
des Affaires étrangères entre 1991 et 1994, avant de redevenir
la chef de cabinet de son père de 1994 à 2009, elle représente
aussi l’État au conseil d’administration de Total Gabon.
Accusé de népotisme, le président réplique du tac au tac :
« Ma fille Pascaline a fait l’ENA, en France. Elle fait partie de
la “mafia intellectuelle”. Est-ce que, pour la seule raison
qu’elle est ma fille, elle est indigne d’avoir un poste de
responsabilité important4 ? » « Lorsque mon père m’a
demandé d’être ministre des Affaires étrangères j’ai pleuré,
dévoile-t-elle, ce n’était pas dans mes plans de faire de la
politique et j’étais aussi inquiète pour mes enfants, car cela
signifiait que j’allais passer moins de temps avec eux. Mais au
final j’ai adoré travailler aux côtés de mon père qui est pour
moi un homme extraordinaire5 ! »
En 1991, elle prononce un discours à l’Onu dans lequel elle
s’inquiète des violences en Afrique du Sud et prône le retrait
des troupes irakiennes au Koweit. Malgré ses responsabilités
(selon le magazine Jeune Afrique, elle est l’une des 25 femmes
les plus influentes d’Afrique), Pascaline garde un pied dans le
showbiz. Proche de Jermaine Jackson (qui la créditera dans les
remerciements d’un de ses albums), elle fait venir son petit
frère Michael (oui, Michael Jackson) au Gabon en 1992.
« Michael Jackson a même eu la nationalité gabonaise6 »,
m’apprend Didier Ping. « Des centaines de Gabonais couraient
derrière l’avion pour ne pas qu’il parte7 », se souvient
Pascaline. En 2006, c’est Jay Z qui séjourne à Libreville, lui
aussi invité par Pascaline. « Les gens connaissaient toutes ses
chansons par cœur8 ! », s’est-elle étonnée.
Exécuteur testamentaire à la mort de son père en 2009, elle
hérite de 50 % (Ali a les 50 % restants) de sa fortune, évaluée
en 2015 à 549 millions d’euros d’actifs nets, selon la Direction
générale des impôts du Gabon9. Pascaline s’est arrangée avec
son demi-frère : elle ne se mêlera pas de politique, et il s’en
accommode bien. Car Ali Bongo ne compte pas gouverner
comme son père. Il n’aime pas les anciens colons français et
préfère se rapprocher du nouveau monde, de l’Asie, des États-
Unis. Avec lui, fini les mallettes de billets pour les présidents
français, la Françafrique doit devenir un partenariat « gagnant-
gagnant ». Pascaline ne le contredit pas, et cependant, d’après
les observations de Loïk Le Floch-Prigent (qui a fréquenté
assidûment les Bongo de 1989 à 1993 alors qu’il était
président du groupe Elf-Aquitaine), leur entente ne dure pas
longtemps : « Quand Ali est devenu chef d’État, il a réalisé
l’étendue de la fortune de Pascaline. D’où les tensions
importantes entre eux10 … » Les plus folles rumeurs courent à
son sujet. On dit qu’Ali est « diabolique, sans état d’âme, sans
cœur11 ». Qu’il passe son temps à jouer aux jeux vidéo, qu’il
était l’amant de son chef de cabinet Maixent Accrombessi, un
« sorcier » avec qui il aurait fait des orgies de prostitués et de
coke dans son avion privé… Il commence par éjecter
Pascaline de ses fonctions au gouvernement (sans lui avoir
laissé le temps de faire ses cartons, s’indigne un
fonctionnaire). En 2015, il refuse de payer les factures de sa
grande sœur, qui continue de mener grand train aux frais de la
présidence (rien qu’entre 2008 et 2010, elle a dépensé
86 millions de dollars en billets d’avion). Elle a publiquement
pris son parti, mais il n’apprécie pas que Jean Ping, le père des
enfants de Pascaline, se soit lancé dans la course présidentielle
contre lui…
Pascaline a rencontré Jean Ping à la fin des années 80.
Délégué permanent du Gabon à l’Unesco à Paris, chef de
cabinet de son père depuis 1984, ce Sino-Gabonais de
quatorze ans son aîné est marié, mais entame une liaison
passionnelle avec elle. À partir de 1990, il devient ministre de
l’Information, puis de l’Énergie, des Affaires étrangères, du
Tourisme… « Les amours de Pascaline faisaient le
gouvernement, commente Loïk Le Floch-Prigent. Elle était
vorace en tout : en argent, en nourriture, en sexe. Elle arrivait
en avion privé avec 500 000 francs en billets de banque, et
faisait et défaisait les ministères. Quand elle est la maîtresse de
Jean Ping, il est au firmament de sa carrière. Elle a ensuite un
autre amant (Paul Toungui, son mari depuis 1995, ndla) : il
devient ministre des Finances. » Roland Dumas aussi m’a
décrit Pascaline comme une « voleuse de santé ». « Elle était
libre, même dans son ménage avec Ping », murmure le vieil
avocat. « Mon père n’a jamais été en couple avec Pascaline,
étaye Didier Ping, mais ils ont eu des enfants. Les trois
hommes de sa vie sont Marley, Ping, et son père12. » Jean Ping
et Pascaline Bongo ont eu deux enfants. L’aînée a été baptisée
Nesta, en l’honneur de Marley. « C’est la mère de Bob qui a
donné le prénom de Nesta à ma fille13 », dévoile Pascaline.
« Nesta aime beaucoup son prénom. Il n’est pas courant14 »,
assure son demi-frère Didier. Félix Bongo est aujourd’hui
exilé en France (il s’est aussi opposé à Ali Bongo), mais il
était là le jour de sa naissance, en 1986. « Pascaline dit à tout
le monde qu’elle a eu deux amours dans sa vie : Marley et
Ping. Elle a réconcilié les deux en ayant un enfant de Ping
avec le prénom de Marley15 », explique-t-il. Quand je l’ai
rencontrée à Los Angeles, où elle élève ses deux enfants (l’un
d’eux fréquente d’ailleurs la même maternelle que les enfants
de Ziggy Marley), Nesta m’a confirmé adorer son prénom.
Amusée, elle dit qu’on croit parfois qu’elle est la fille de Bob
(chronologiquement, c’est pourtant impossible). Elle admet
que sa mère cite souvent Marley pour l’éduquer, et elle garde
un souvenir ému des visites de Mrs B et de Pearl (mère et sœur
de Bob), ainsi que des voyages en famille en Jamaïque…
Comment oublier cet homme qui reste (jusqu’à
aujourd’hui) la figure la plus connue de la Jamaïque et la plus
grande star de reggae au monde ? Un portrait du couple
tendrement enlacé en Jamaïque est toujours accroché chez
Pascaline. Marraine du festival Abi Reggae à Abidjan, elle ne
conçoit pas une fête sans danser sur une chanson de Bob
Marley. « Pascaline a une obsession jamaïcaine, commente
Félix Bongo. Après la mort de Bob Marley, elle a continué à
financer sa mère16… » Les deux femmes sont restées très
proches. Un rasta allemand installé en Jamaïque depuis deux
décennies, proche de la famille Marley, m’a confié un soir
dans un bar des hauteurs de Kingston avoir vu plusieurs fois
Pascaline chez la mère de Bob, à Miami. « Elle ne dormait pas
à l’hôtel mais dans la maison de Cedella, qui la considérait
comme sa fille », me raconte-t-il de sa voix douce, la tête
immobile sous ses longues locks blondes ramenées en chignon
au sommet de sa tête. Trente ans plus tard, tirant lentement sur
son joint, il ne se souvient plus de leurs conversations mais
garde l’image d’une belle femme un peu timide, les pieds sur
terre, qui parlait de Bob avec affection. Elle a même accueilli
la demi-sœur de Bob, Pearl, dans sa maison de Los Angeles,
alors que celle-ci se débattait contre ses addictions. « Pearl a
une personnalité magnifique, elle a une voix fantastique, mais
elle a des problèmes de drogue17… », regrette Pascaline.
« Pascaline aimait beaucoup Pearl, la sœur de Bob, qui est
difficile… confirme Diane Jobson. Elle avait une voix mais…
On ne peut que secouer la tête en pensant à elle18… » Par
pudeur, elle refusera de m’en dire plus. Mais elle me raconte la
fois où Pascaline l’a invitée avec Cedella (à court d’argent) au
Gabon. « La mère de Bob est même venue dans ma maison à
Libreville parce que nous avions de l’herbe, confirme Didier
Ping. Elle fumait du matin au soir19. » Cedella dort au « palais
joyau », comme elle le décrit, rencontre le président Bongo, sa
femme et ses enfants et dîne dans leur salle à manger « grande
comme un terrain de football20 ». Un soir, un messager leur
apporte deux sacs en papier brun. « Un souvenir du
Président », leur dit-on. À l’intérieur : 5 000 dollars en cash
pour Diane et 30 000 dollars pour elle. Elles n’en reviennent
pas21. « Elle a été gâté, celle-là22 ! », commente Jean-Léon
Abiague. « Pascaline est une personne extrêmement
généreuse, explique, reconnaissante, Diane Jobson. Même
après la mort de Bob, elle est restée en contact étroit avec sa
mère. Elles étaient très liées. Cedella Brooker l’appelait
“daughter Pascaline”. Elle nous a traitées royalement.
D’abord, nous avons fait escale chez elle à Paris. Là, elle nous
a emmenées faire du shopping et nous a acheté ces incroyables
tenues de grands couturiers en prévision du bal où nous irions
au Gabon… Elle achetait aussi des tenues de soirée pour tous
ses cousins. Et quand nous sommes arrivés au poste de
frontière, les douaniers ont pris nos passeports et nous ont dit :
“Bienvenue chez vous !” Malgré tout, la famille avait vraiment
les pieds sur terre. Je me souviens que la femme du Président
nous montrait comment faire des plats africains végétariens
dans les cuisines du palais, en gardant ses bracelets en
diamant ! »
Avec l’aide de Pascaline, Cedella peut même attaquer la
succession de Bob. Car à sa mort, Rita, sa veuve, a hérité de
10 % de sa fortune, estimée à une trentaine de millions de
dollars, et doit partager le reste avec ses enfants. Mais grâce à
un jeu de documents exhumés selon lesquels les biens de Bob
sont à son nom, Rita met la main sur 98 % de l’héritage23.
Dénoncée par Don Taylor, en 1987, elle est « accusée d’avoir
fabriqué de faux documents et d’en avoir antidaté d’autres afin
de s’accaparer les actifs de Marley24 », raconte le biographe du
chanteur. Son titre d’exécuteur testamentaire lui est retiré. « La
mère de Rohan et deux autres mères ont alors attaqué
légalement la succession avec madame Brooker, grâce à
l’argent de Pascaline, m’a expliqué Diane Jobson. Pascaline a
fait une offre sur la succession de Bob. Grâce à son offre, les
enfants ont pu bénéficier de l’héritage. » Au final, Chris
Blackwell aurait racheté son catalogue pour 8 millions de
dollars avant de vendre son label Island Records à Polygram,
et les enfants auraient touché un million de dollars chacun. Les
Wailers, eux, n’ont droit à rien : ils n’ont jamais signé de
contrat et étaient payés en cash par Bob après les concerts. Ils
ont cependant réussi à négocier des chèques ici et là, en
échange d’une promesse écrite de ne pas saisir la justice. Car
la musique des Wailers continue de se vendre… Quelques
semaines après sa mort, Island Records a sorti une chanson
inédite de Marley : « I Know25 », enregistrée en 1975. C’est
Bob qui a demandé que ce morceau soit exhumé et remixé par
Family Man, le bassiste des Wailers. « It is good to know / Jah
will be waiting there », chante-t-il, serein, depuis l’au-delà.
« Les paroles sont poignantes et à pleurer26 », commente
Pascaline. Mais la production et ses orchestrations un peu bas
de gamme ne ressemblent pas du tout au style du chanteur : on
dirait une reprise au karaoké de Stevie Wonder. Le morceau
figurera quand même sur son album posthume, Confrontation,
sorti en 1983, constitué de démos, dont « Buffalo Soldier »,
son ultime tube… Un an plus tard, son best-of Legend se vend
à près de 30 millions d’exemplaires et figure 500 semaines au
hit-parade américain. En 1994, il est le premier artiste issu
d’un pays pauvre à entrer au Rock’n’Roll Hall of Fame. En
2000, Time Magazine désigne « One Love » et « Exodus »
comme chansons et album du siècle. En 2016, Forbes a
calculé que Bob Marley a rapporté 21 millions de dollars. Les
droits d’utilisation du nom et de l’image de Bob Marley
appartiennent toujours à ses enfants et à sa femme. Mais
régulièrement, la famille est en procès (notamment avec le
demi-frère de Bob) sur l’utilisation de cette marque lucrative
déclinable sur des mugs, T-shirts, boissons, bonnets, porte-
clés27… Selon Forbes, un demi-milliard de dollars est généré
chaque année par l’utilisation illégale de sa musique et de son
nom28.
Pendant ce temps, une famille de huit personnes vit
pauvrement dans l’appartement de Trench Town où Bob a
grandi. Quand je leur ai demandé s’ils étaient fiers de cet
héritage, ils se sont contentés de me regarder l’air absent, en
léchant des glaces, assis en mini-short à l’ombre de cet
immeuble totalement délabré. Les enfants Marley, eux, vivent
essentiellement aux États-Unis, mais se retrouvent souvent
dans la maison de Rita, dans les montagnes surplombant
Kingston, le coin le plus chic de la capitale. Avant son récent
AVC, Rita vivait entre Miami et le Ghana (qui regroupe la plus
grande communauté rasta du continent), où elle a installé sa
fondation et un studio Tuff Gong. En 2005, elle a eu pour
projet de déterrer son mari de son mausolée pour le faire
reposer à Shashemene, la colonie rasta au sud d’Addis-Abeba
en Éthiopie. « Toute la vie de Bob est tournée vers l’Afrique,
pas la Jamaïque », assure-t-elle, avant de répéter que son rêve
aurait été de reposer en Éthiopie.
Le regard perdu dans sa tasse de saké maintenant vide, Al
Anderson me dit : « Je suis sûr que s’il avait survécu,
Pascaline occuperait encore une grande place dans sa vie. Il
aurait adoré avoir des enfants africains avec elle, je n’ai aucun
doute là-dessus29. » Diane Jobson conclut notre entretien par la
même remarque. « La mission de Bob était de diffuser le
message rastafari. Il l’aurait convertie, et elle aurait pu être
une formidable porte-parole30. » « Peut-être, commente
l’intéressée tristement. On ne saura jamais. Je garde une chose
de cette rencontre : la foi31. »
NOTES

Introduction
1. Psaume 87 de la version King James de la Bible. Traduction : « Dieu qui vit et
règne en nous continuellement. »
2. Le 27 décembre 2018.
3. À l’auteure le 5 décembre 2018.
4. « Positive Vibration », Bob Marley (crédité Vincent Ford), Tuff Gong/Island,
1976.
5. Pascaline Bongo à l’auteure le 31 octobre 2019.
6. Dans So much things to say: L’Histoire orale Bob Marley par Roger Steffens,
Robert Laffont, 2018, p. 349.
7. « Crazy Baldhead », Bob Marley (crédité Rita Marley et Vincent Ford), Tuff
Gong/Island, 1976.
8. Pascaline Bongo à l’auteure le 31 octobre 2019.
9. Ibid.
10. Traduction : « Jusqu’à ce que la philosophie qui prône une race sur une autre
soit enfin et pour de bon discréditée et abandonnée, ce sera la guerre. »
11. « War », Bob Marley (crédité Allen Cole et Carlton Barrett), Tuff
Gong/Island, 1976.
12. « Jamming », Bob Marley, Tuff Gong/Island, 1977.
13. « No Woman No Cry », Bob Marley (crédité Vincent Ford), Tuff Gong/Island,
1974.
14. Enregistrée au Lyceum Ballroom de Londres.
15. « Exodus », Bob Marley, Tuff Gong/Island, 1977.
16. Roger Steffens, op. cit., p. 422.
17. https://www.youtube.com/watch?v=QhuaiP1rIUk
18. « Is This Love », Bob Marley, Tuff Gong/Island, 1978.
19. Pascaline Bongo à l’auteure le 31 octobre 2019.

Triomphe et tragédie. Naissance d’une légende


1. Voir Roger Steffens, op. cit., préface, p. 15.
2. En 1973.
3. Bob Marley My Son par Cedella Marley Booker, Taylor Trade Publishing,
2003, p. 13.
4. Bob Marley par Stephen Davis, éditions Seuil, 1994, p. 36.
5. Bob Marley & Moi par Don Taylor, son manager, Dread Editions, 1994.
6. Ibid.
7. Roger Steffens, op. cit., p. 41.
8. Ibid.
9. « Where Is My Mother ? », Bob Marley, Studio One, 1976.
10. À l’auteure le 1er décembre 2018.
11. Traduction : « Le laid ».
12. Roger Steffens, op. cit., p. 72.
13. Traduction : « Le sol froid était mon lit hier soir, et la pierre mon oreiller. »
14. « Talkin’ Blues », Bob Marley (crédité Leon Cogill et Carlton Barrett),
Island/Tuff Gong, 1974.
15. Roger Steffens, op. cit., p. 72.
16. Don Taylor, op. cit.
17. Babylone on a thin wire, éditions Allia, 2012.
18. Le Premier Rasta par Hélène Lee, Flammarion, 1999, p. 328.
19. Bob Marley : The Untold Story par Chris Salewicz, Harper, 2010, p. 234.
20. Bob Marley, Une histoire jamaïcaine par Chris Salewicz, Camion Blanc,
2012.
21. Don Taylor, op. cit., p. 41.
22. Ibid., p. 56.
23. Traduction : « Il n’y a pas de chaînes autour de mes pieds mais je ne suis pas
libre, je sais que je suis lié ici en captivité. »
24. « Concrete Jungle », Bob Marley, Island/Tuff Gong, 1973.
25. « Johnny Was », Bob Marley (crédité Rita Marley), Island/Tuff Gong, 1976.
26. Traduction : « La femme prend sa tête dans ses mains et pleure parce que son
fils s’est fait abattre dans la rue. »
27. Lee Jaffe à l’auteure le 10 juin 2019.
28. Roger Steffens, op. cit., préface, p. 11.
29. « Natural Mystic », Bob Marley (crédité Rita Marley), Island/
Tuff Gong, 1977.

La première rencontre
1. Bruce W. Talamon à l’auteure le 4 janvier 2019.
2. Don Taylor, op. cit., p. 57.
3. Lee Jaffe à l’auteure le 10 juin 2019.
4. Esther Anderson à l’auteure en juin 2019.
5. Pascaline Bongo à l’auteure le 31 octobre 2019.
6. The Book of Exodus par Vivien Goldman, Three Rivers Press, 2006, p. 245.
7. Ibid., p. 3.
8. Bruce W. Talamon à l’auteure le 4 janvier 2019.
9. Documentaire Marley, Kevin McDonald.
10. Antonio « Gilly » Gilbert à l’auteure le 27 mai 2019.
11. Pascaline Bongo à l’auteure le 11 décembre 2019.
12. Antonio « Gilly » Gilbert à l’auteure le 27 mai 2019.
13. Los Angeles Times, 4 novembre 1979.
14. À l’auteure le 3 janvier 2019.
15. Pascaline Bongo à l’auteure le 31 octobre 2019.
16. Félix Bongo à l’auteure le 22 janvier 2019.
17. À l’auteure le 23 janvier 2019.
18. À l’auteure le 3 janvier 2019.
19. Bruce W. Talamon à l’auteure le 4 janvier 2019.
20. Al Anderson à l’auteure le 27 décembre 2018.
21. Bruce W. Talamon à l’auteure le 4 janvier 2019.
22. « Stir It Up », Bob Marley, Wail’N Soul’M, 1967.
23. Bruce W. Talamon à l’auteure le 4 janvier 2019.

Pascaline, la princesse africaine


1. Nicolas Metegue N’Nah, Histoire du Gabon des origines à l’aube du
XXe siècle, L’Harmattan, 2006, p. 77.
2. Libreville au fil du temps par Raphaëlle Walter, 1991.
3. Roland Pourtier à l’auteure le 30 novembre 2018.
4. Blanc comme nègre par Omar Bongo, entretiens avec Airy Routier, Grasset,
2001, p. 77.
5. Raphaëlle Walter, op. cit., 1991.
6. Ibid.
7. Ibid.
8. Affaires africaines par Pierre Péan, Fayard, 1983, p. 46.
9. Ibid., p. 45.
10. Omar Bongo, op. cit., p. 63.
11. À l’auteure le 22 janvier 2019.
12. Ibid.
13. Pascaline Bongo à l’auteure le 11 décembre 2019.
14. Omar Bongo, op. cit., p. 16.
15. Roland Pourtier à l’auteure le 30 novembre 2018.
16. Selon Pierre Péan, op. cit.
17. Carnet de route d’un Africain par Loïk Le Floch-Prigent, Elytel, 2017, p. 28.
18. Pierre Péan, op. cit., p. 20.
19. Larousse.
20. Loïk Le Floch-Prigent, op. cit., p. 60.
21. À l’auteure le 30 juillet 2019.
22. Pierre Péan, op. cit., p. 24.
23. Omar Bongo, op. cit., p. 116.
24. Loïk Le Floch-Prigent, op. cit., p. 257.
25. Ibid., p. 41.
26. Pierre Péan, op. cit., p. 96.
27. Ibid., p. 104.
28. Roland Dumas à l’auteure le 17 juillet 2018 à Paris.
29. Pascaline Bongo à l’auteure le 31 octobre 2019.
30. Ibid., le 11 décembre 2019.
31. Ibid., le 31 octobre 2019.
32. Ibid., le 11 décembre 2019.
33. Ibid., le 31 octobre 2019.
34. Ibid.
35. Ibid., le 25 janvier 2019.
36. Jeune Afrique.
37. Roland Dumas à l’auteure le 17 juillet 2018 à Paris.
38. À l’auteure le 23 janvier 2019.
39. À l’auteure le 22 janvier 2019.
40. Pascaline Bongo à l’auteure le 31 octobre 2019.
41. Pierre Péan, op. cit., p. 199.
42. À l’auteure le 23 janvier 2019.
43. À l’auteure le 25 janvier 2019.

Les rastas : un mouvement panafricain


1. Interview à la RTG le 5 janvier 1980 : https://www.youtube.com/watch?
v=PXTb07zKnvk
2. « Redemption song », Bob Marley, Tuff Gong/Island, 1980.
3. Signifie « tête » en amharique.
4. Le Premier Rasta par Hélène Lee, Flammarion 1999, p. 8.
5. Ibid., p. 91.
6. Ibid., p. 55.
7. Hélène Lee, op. cit., p. 196.
8. Le Négus par Ryszard Kapuściński, Flammarion, 1978, p. 115.
9. Loïk Le Floch-Prigent, op. cit., p. 175.
10. Hélène Lee, op. cit., p. 45.
11. Traduction : « Tu ne peux être détruit qu’en croyant que tu es réellement ce
que le monde blanc appelle un nègre. »
12. Hélène Lee, op. cit., p. 14.
13. « Jah Live », Bob Marley, Tuff Gong/Island, 1975.
14. Dans « Jah Live ». Traduction : « Les idiots disent dans leur cœur “Rasta,
votre Dieu est mort” mais nous savons que Jah effraie. »
15. Le 11 août 1974 à Xaymaca (magazine dominical de Daily News).
16. « Zimbabwe », Bob Marley, Tuff Gong/Island, 1979.
17. Pascaline Bongo à l’auteure le 11 décembre 2019.
18. Barack Obama, Les Rêves de mon père : L’Histoire d’un héritage en noir et
blanc, Presses de la Cité, 2008, p. 370.

Sexe, drogue et reggae à Libreville


1. À l’auteure par téléphone le 8 janvier 2018.
2. À l’auteure en novembre 2018.
3. Raphaëlle Walter, op. cit.
4. Ibid.
5. Ibid.
6. Roland Pourtier à l’auteure le 30 novembre 2018.
7. Libreville, éditions Sépia, 1997.
8. Roger Steffens, op. cit.
9. Pascaline Bongo à l’auteure le 11 décembre 2019.
10. À l’auteure le 1er février 2019.
11. Bruce W. Talamon à l’auteure le 4 janvier 2019.
12. Roger Steffens, op. cit., p. 429.
13. À l’auteure en novembre 2018.
14. À l’auteure le 3 janvier 2019.
15. À l’auteure le 8 janvier 2018.
16. Jean-Léon Abiague à l’auteure le 25 janvier 2019.
17. À l’auteure le 22 janvier 2019.
18. À l’auteure le 25 janvier 2019.
19
. Ibid.
20
. Ibid.
21. Roger Steffens, op. cit., p. 426.
22. Antonio « Gilly » Gilbert à l’auteure le 27 mai 2019.
23. Junior Marvin à l’auteure en novembre 2018.
24. Roger Steffens, op. cit., p. 426.
25. À l’auteure le 1er février 2019.
26. Antonio « Gilly » Gilbert à l’auteure le 27 mai 2019.
27. Roger Steffens, op. cit., p. 429.
28. À l’auteure le 5 décembre 2018.
29. À l’auteure le 1er février 2019.
30. L’Histoire orale Bob Marley, Roger Steffens, op. cit., p. 426.
31. À l’auteure le 3 janvier 2019.
32. Roland Pourtier à l’auteure le 30 novembre 2018.
33. À l’auteure le 30 juillet 2019.
34. Ibid.
35. Roland Pourtier à l’auteure le 30 novembre 2018.
36. À l’auteure le 1er février 2019.
37. Jean-Léon Abiague à l’auteure le 25 janvier 2019.
38. À l’auteure en novembre 2018.
39. À l’auteure le 1er février 2019.
40. Pascaline Bongo à l’auteure le 31 octobre 2019.
41. Ibid.
42. Jean-Léon Abiague à l’auteure le 25 janvier 2019.
43. À l’auteure le 22 janvier 2019.
44. À l’auteure le 23 janvier 2019.
45. Loïk Le Floch-Prigent, par téléphone à l’auteure le 24 juillet 2018.
46. Roland Dumas à l’auteure, le 17 juillet 2018 à Paris.
47. « Complément d’enquête. Le clan Bongo : une histoire française », diffusé sur
France 2 le 17 août 2018.
48. « A Brand new man », Alain Bongo, United Artists Records, 1978.
49. À l’auteure le 23 janvier 2019.
50. À l’auteure le 25 janvier 2019.
51. Ibid.
52. Pierre Péan, Affaires africaines, op. cit., p. 117.
53. Al Anderson à l’auteure le 27 décembre 2018.
54. Bob Marley, The Untold Story, Chis Salewicz, Harper, 2010, p. 361.
55. À l’auteure en novembre 2018.
56. À l’auteure le 3 janvier 2019.
57. À l’auteure le 1er décembre 2018.

La déconvenue
1. Al Anderson à l’auteure le 27 décembre 2018.
2. À l’auteure le 3 janvier 2019.
3. Junior Marvin à l’auteure en novembre 2018.
4. Judy Mowatt, à l’auteure le 5 décembre 2018.
5. Roger Steffens, op. cit., p. 428.
6. Judy Mowatt à l’auteure le 5 décembre 2018.
7. Roger Steffens, op. cit., p. 429.
8. Omar Bongo, op. cit., p. 218.
9. Roland Pourtier à l’auteure le 30 novembre 2018.
10. Omar Bongo, op. cit., p. 86.
11. Ibid., p. 138.
12. Aristote Assam, Omar Bongo ou la racine du mal gabonais, La Pensée
Universelle, 1985.
13. Pierre Péan, op. cit., p. 151.
14. Aristote Assam, op. cit., p. 17.
15. Wilson-André Ndombet, Renouveau démocratique et pouvoir au Gabon
(1990-1993), Karthala, 2009.
16. Perspective monde de l’université de Sherbrooke, chiffres de la Banque
mondiale.
17. Omar Bongo, op. cit., p. 18.
18. Ibid., p. 277.
19. Ibid., p. 280.
20. « Complément d’enquête. Le clan Bongo : une histoire française », op. cit.
21. « Les faramineux comptes secrets d’Omar », L’Express, 8 juin 2000.
22. Omar Bongo, op. cit., p. 286.
23. Omar Bongo, Confidences d’un Africain, entretiens avec Christian Casteran,
Albin Michel, 2002.
24. Omar Bongo, op. cit., p. 291.
25. Pierre Péan, op. cit., p.114.
26. Pascaline Bongo à l’auteure le 31 octobre 2019.

Concert au Gabon
1. http://lunion-archives.org/web.11/index.php?option=com
_docman&task=cat_view&gid=875&Itemid=1
2. Bruce W. Talamon à l’auteure le 4 janvier 2019.
3. À l’auteure le 3 janvier 2019.
4. Pascaline Bongo à l’auteure le 11 décembre 2019.
5. Ibid. le 31 octobre 2019.
6. À l’auteure le 1er décembre 2018.
7. À l’auteure le 25 janvier 2019.
8. https://www.youtube.com/watch?v=HTzatjnTN-s
9. Pascaline Bongo à l’auteure le 31 octobre 2019.
10. À l’auteure le 1er février 2019.
11. « Concrete Jungle », Bob Marley, Island/Tuff Gong, 1973.
12. Stephen Davis, op. cit., p. 185.
13. « Lively Up Yourself », Bob Marley, Island/Tuff Gong, 1974.
14. Le mardi 8 janvier 1980, dans L’Union, page 3 : http://lunion
-archives.org/web.11/index.php?option=com_docman&task
=cat_view&gid=880&Itemid=1
15. À l’auteure en novembre 2018.
16. Pascaline Bongo à l’auteure le 31 octobre 2019.
17. Didier Ping à l’auteure le 1er février 2019.
18. Pascaline Bongo à l’auteure le 31 octobre 2019.
19. https://www.youtube.com/watch?v=PXTb07zKnvk
20. Pierre Péan, op. cit., p. 20.
21. Omar Bongo, op. cit., p. 84.
22. Ibid., p. 85.
23. Ibid., p. 179.
24. Au début des années 1980.
25. Pierre Péan, op. cit., p. 42.
26. Ibid., p. 96.
27. Omar Bongo, op. cit., p. 102.
28. « Complément d’enquête. Le clan Bongo : une histoire française », op. cit.
29. Ibid.
30. Pascaline Bongo à l’auteure le 11 décembre 2019.
31. À l’auteure le 3 janvier 2019.

Début d’une idylle


1. À l’auteure le 8 janvier 2018.
2. À l’auteure le 3 janvier 2019.
3. Pascaline Bongo à l’auteure le 31 octobre 2019.
4. Rita Marley, No Woman No Cry : My Life with Bob Marley, Hachette Books,
2005, p. 133.
5. Pascaline Bongo à l’auteure le 31 octobre 2019.
6. Ibid.
7. Le Phénomène érotique, Grasset, 2003, p. 137.
8. Documentaire Marley par Kevin McDonald.
9. Pascaline Bongo à l’auteure le 31 octobre 2019.
10. À l’auteure le 12 février 2019.
11. À l’auteure le 1er février 2019.
12. À l’auteure le 12 février 2019.
13. Pascaline Bongo à l’auteure le 31 octobre 2019.
14. Vivien Goldman, op. cit., p. 87.
15. « Rat Race », Bob Marley (crédité Rita Marley), Island/Tuff Gong, 1976.
16. Dans une interview pour une télévision néo-zélandaise en 1979.
17. Vivien Goldman, op. cit., p. 117.
18. Ibid., p. 5.
19. « Ambush In The Night », Bob Marley, Island/Tuff Gong, 1979.
20. Vivien Goldman, op. cit., p. 82.
21. « Time Will Tell », Bob Marley, Island/Tuff Gong, 1978.
22. « ReMastered : Who Shot The Sheriff ? », Netflix, 12/10/18.
23. Don Taylor, op. cit., p. 96.
24. Babylone on a thin wire, éditions Allia, 2012.
25. Pascaline Bongo à l’auteure le 11 décembre 2019.
26. Esther Anderson à l’auteure en juin 2019.
27. Hélène Lee, op. cit., p. 198.
28. Al Anderson à l’auteure le 27 décembre 2018.
29. À l’auteure le 1er décembre 2018.
30. Pascaline Bongo à l’auteure le 31 octobre 2019.
31. Ibid.
32. Ibid.
33. Ibid.

Une quête d’identité


1. Pascaline Bongo à l’auteure le 31 octobre 2019.
2. Bob Marley dans une interview à Fikisha Cumbo le 20 juin 1975.
3. Roger Steffens, op. cit., p. 39.
4. Lee Jaffe à l’auteure le 10 juin 2019.
5. Ibid.
6. Al Anderson à l’auteure le 27 décembre 2018.
7. Rita Marley, op. cit., p. 19
8. Lee Jaffe à l’auteure le 10 juin 2019.
9. Hélène Lee, op. cit., p. 269.
10. « Nombres », Bible.
11. À l’auteure le 1er février 2019.
12. Esther Anderson à l’auteure en juin 2019.
13. Don Taylor, op. cit., p. 60.
14. À l’auteure le 1er décembre 2018.
15. Paris Match, 6 avril 2017.
16. Pascaline Bongo à l’auteure le 31 octobre 2019.

Longue distance
1. Pascaline Bongo à l’auteure le 31 octobre 2019.
2. https://www.pinterest.co.uk/pin/330099847678845983/
?lp=true
3. « Real Situation », Bob Marley, Tuff Gong/Island, 1980.
4. Rita Marley, op. cit., p. 62.
5. À l’auteure le 12 février 2019.
6. Judy Mowatt à l’auteure le 5 décembre 2018.
7. À l’auteure le 1er février 2019.
8. À l’auteure en novembre 2018.
9. Antonio « Gilly » Gilbert à l’auteure le 27 mai 2019.
10. Ibid.
11. Pascaline Bongo à l’auteure le 31 octobre 2019.
12. Ibid.
13. Al Anderson à l’auteure le 27 décembre 2018.
14. À l’auteure le 22 janvier 2019.
15. À l’auteure le 25 janvier 2019.
16. Pascaline Bongo à l’auteure le 31 octobre 2019.
17. À l’auteure le 4 décembre 2018.
18. Dans Remember This House, manuscrit non publié cité dans le documentaire
de Raoul Peck sur James Baldwin, « Je ne suis pas votre nègre », sorti en 2015.
19. Pascaline Bongo à l’auteure le 11 décembre 2019.
20. À l’auteure le 1er décembre 2018.

Rita Marley
1. Rita Marley, op. cit., p. 4.
2. Ibid.
3. Ibid., p. 21.
4. Ibid.
5. « No Woman No Cry », Bob Marley (crédité Vincent Ford), Tuff Gong/Island,
1975.
6. Rita Marley, op. cit., p. 38.
7. Ibid., p. 21.
8. Bob Marley, The Untold Story, Chris Salewicz, Harper, 2010, p. 109.
9. Cedella Marley Booker, Bob Marley, My Son, Taylor Trade Publishing, 2003,
p. 112.
10. Rita Marley, op. cit., p. 74.
11. Ibid., p. 62.
12. Ibid.
13. Ibid., p. 113.
14. Chris Salewicz, op. cit., p. 262.
15. Ibid.
16. Judy Mowatt à l’auteure le 5 décembre 2018.
17. Ibid.
18. À l’auteure en novembre 2018.
19. Don Taylor, op. cit., p. 67.
20. À l’auteure le 8 janvier 2018.
21. Don Taylor, op. cit., p. 65.
22. Quand on l’interroge sur le sujet, en 1975.
23. Al Anderson à l’auteure le 27 décembre 2018.
24. Don Taylor, op. cit., p. 68.
25. Ibid., p. 70.
26
. Ibid., p. 66.
27. Cedella Marley Booker, op. cit., p. 112.
28. Judy Mowatt à l’auteure le 5 décembre 2018.

Irrésistible polygame
1. Dom Juan ou le Festin de Pierre, Molière.
2. Chris Salewicz, op. cit.
3. Roger Steffens, op. cit., p. 432.
4. Cedella Marley Booker, op. cit., p. 118.
5. Chris Salewicz, op. cit., p. 263.
6. Cedella Marley Booker, op. cit.
7. Ibid., p. 128.
8. Hélène Lee, op. cit., p. 180.
9. Chris Salewicz, op. cit., p. 314.
10. Rita Marley, op. cit., p. 142.
11. Esther Anderson à l’auteure en juin 2019.
12. Chris Salewicz, op. cit., p. 241.
13. À l’auteure le 3 janvier 2019.
14. Esther Anderson à l’auteure en juin 2019.
15. Stephen Davis, op. cit., p. 194.
16. Don Taylor, op. cit., p. 55.
17. À l’auteure le 1er décembre 2018.
18. Don Taylor, op. cit., p. 55.
19. Stephen Davis, op. cit., p. 194.
20. Bob Marley, Reggae King of the World par Malika Lee Whitney et Dermott
Hussey, Pomegranate Artbooks, 1984, p. 184.
21. À l’auteure le 29 novembre 2018.
22. Chris Salewicz, op. cit.
23. Malika Lee Whitney et Dermott Hussey, op. cit., p. 183.
24. Vivien Goldman, op. cit., p. 167.
25. Malika Lee Whitney et Dermott Hussey, op. cit., p. 183.
26. Roger Steffens, op. cit., p. 408.
27. Ibid., p. 483.
28. À l’auteure le 29 novembre 2018.
29. À l’auteure le 12 février 2019.
30. À l’auteure le 1er décembre 2018.
31. À l’auteure le 8 janvier 2018.
32. Pascaline Bongo à l’auteure le 31 octobre 2019.

Une histoire impossible


1. Omar Bongo, op. cit., p. 258.
2. À l’auteure le 23 janvier 2019.
3. Pascaline Bongo à l’auteure le 31 octobre 2019.
4. Khalil Gibran, Le Prophète, Actes Sud, 1982.
5. À l’auteure le 25 janvier 2019.
6. Pascaline Bongo à l’auteure le 31 octobre 2019.
7. À l’auteure le 1er février 2019.
8. Esther Anderson à l’auteure en juin 2019.
9. Documentaire Bob Marley, la naissance d’une légende par Esther Anderson,
2015.
10. À l’auteure le 12 février 2019.
11. Bruce W. Talamon à l’auteure le 4 janvier 2019.
12. Pascaline Bongo à l’auteure le 11 décembre 2019.
13. Ibid.
14. À l’auteure le 12 février 2019.

La mort de la légende
1. Dans le documentaire Marley de Kevin MacDonald, 2012.
2. « I’m Hurting Inside », Bob Marley, Tuff Gong, 1972.
3. https://www.newyorker.com/magazine/2017/07/24/manu
facturing-bob-marley
4. Dans le documentaire de Kevin MacDonald, op. cit.
5. Ibid.
6. Ibid.
7. À l’auteure le 1er février 2019.
8. Roger Steffens, op. cit., p. 489.
9. Pascaline Bongo à l’auteure le 31 octobre 2019.
10. Traduction : « Tout ira bien. Je reprendrai en 1981. » Voir le documentaire de
Kevin MacDonald, op. cit.
11. Pascaline Bongo à l’auteure le 31 octobre 2019.
12. Ibid. le 11 décembre 2019.
13. Cedella Marley Booker, op. cit., p. 179.
14. Ibid., p. 182.
15. Ibid., p. 183.
16. Pascaline Bongo à l’auteure le 31 octobre 2019.
17. À l’auteure le 25 janvier 2019.
18. À l’auteure le 3 janvier 2019.
19. Al Anderson à l’auteure le 27 décembre 2018.
20. Pascaline Bongo à l’auteure le 11 décembre 2019.
21. Al Anderson à l’auteure le 27 décembre 2018.
22. Rita Marley, op. cit., p. 168.
23. Bob à Fikisha Cumbo le 20 juin 1975.
24. Hélène Lee, op. cit., p. 342.
25. Malika Lee Whitney et Dermott Hussey, op. cit.
26. Pascaline Bongo à l’auteure le 31 octobre 2019.
27. The New York Times, 19 septembre
1999 : https://www.nytimes.com/1999/09/19/us/reggae-rhythms-speak-to-an-
insular-tribe.html
28. Traduction : « Je suis la pierre dont le maçon ne veut pas. Je serai toujours la
pierre angulaire. »
29. « Corner Stone », Bob Marley, Trojan, 1970.
30. À l’auteure le 1er décembre 2018.
31. Pascaline Bongo à l’auteure le 31 octobre 2019.
32. À l’auteure le 1er février 2019.
33. Pascaline Bongo à l’auteure le 31 octobre 2019.

Épilogue
1. Patrick Levaye à l’auteure en août 2018.
2. À l’auteure le 1er février 2019.
3. Marc Lambron à l’auteure en septembre 2018.
4. Omar Bongo, Confidences d’un africain, entretiens avec Christian Casteran,
Albin Michel, 2002, p. 24.
5. Pascaline Bongo à l’auteure le 11 décembre 2019.
6. À l’auteure le 1er février 2019.
7. Pascaline Bongo à l’auteure le 31 octobre 2019.
8. Ibid.
9. Le Monde, 23 avril 2015.
10. Loïk Le Floch-Prigent par téléphone à l’auteure le 24 juillet 2018.
11. « Complément d’enquête. « Le clan Bongo : une histoire française », op. cit.
12. À l’auteure le 1er février 2019.
13. Pascaline Bongo à l’auteure le 31 octobre 2019.
14. À l’auteure le 1er février 2019.
15. À l’auteure le 22 janvier 2019.
16. Ibid.
17. Pascaline Bongo à l’auteure le 31 octobre 2019.
18. À l’auteure le 1er décembre 2018.
19. À l’auteure le 1er février 2019.
20. Cedella Marley Booker, op. cit., p. 222.
21. Ibid.
22. À l’auteure le 25 janvier 2019.
23. « Héritage empoisonné ? », Paris Match, 18 mars 2010.
24. Roger Steffens, op. cit., p. 509.
25. « I Know », Bob Marley, Tuff Gong / Island, 1983.
26. Pascaline Bongo à l’auteure le 11 décembre 2019.
27. « Are Bob Marley’s Heirs Destroying His Legacy ? », Forbes, 5 décembre
2011.
28. « Manufacturing Bob Marley », The New Yorker, 17 juillet 2017.
29. Al Anderson à l’auteure le 27 décembre 2018.
30. À l’auteure le 1er décembre 2018.
31. Pascaline Bongo à l’auteure le 31 octobre 2019.
TABLE

Introduction

1. Triomphe et tragédie. Naissance d’une légende


2. La première rencontre
3. Pascaline, la princesse africaine
4. Les rastas : un mouvement panafricain
5. Sexe, drogue et reggae à Libreville
6. La déconvenue
7. Concert au Gabon
8. Début d’une idylle
9. Une quête d’identité
10. Longue distance
11. Rita Marley
12. Irrésistible polygame
13. Une histoire impossible
14. La mort de la légende

Épilogue
Notes
Photo © Lindsay Oliver Donald
ISBN 978-2-246-81876-2
Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation
réservés pour tous pays.
© Éditions Grasset & Fasquelle, 2021.
Mise en page par Soft Office

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