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d’histoire
contemporaine
Sous la direction de
Marielle Chevallier et Guillaume Bourel
Dictionnaire
d’Histoire
contemporaine
Sous la direction de
Marielle Chevallier et Guillaume Bourel
Guillaume Bourel
Professeur agrégé d’histoire en CPGE
Éva Chaumet
Professeur certifiée d’histoire-géographie
Marielle Chevallier
Professeur agrégée d’histoire
initial
Ivan Dufresnoy
Professeur agrégé d’histoire
Nathalie Héraud
Professeur agrégée d’histoire
i
Annie Loeser
Agrégée de sciences économiques et sociales
Élève de l’ENS Cachan
Paul Maurice
Professeur certifié d’histoire-géographie
Jean-Pierre Panouillé
Professeur agrégé d’histoire
Stephan Soulié
Professeur agrégé d’histoire
Conception maquette : Alain Berthet et Graphismes
Mise en pages : CGI
2
Ce Dictionnaire d’histoire contemporaine s’adresse aux étudiants
en histoire, aux élèves de classes préparatoires et aux enseignants
de l’enseignement secondaire. Il peut également intéresser toute
personne passionnée ou curieuse de la discipline.
3
S
SOMMAIRE
I ntroduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7
Histoire économique
C rise économique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13
C roissance économique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21
D éveloppement. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30
É conomie de marché . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39
É tat et économie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45
I ndustrialisation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 53
Mondialisation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 61
5
Histoire politique
Citoyenneté . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 205
Crise politique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 214
Démocratie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 222
Droite et gauche . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 232
É tat . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 241
É tat-nation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 249
P arlementarisme / antiparlementarisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 256
Régime de Vichy. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 264
Régime politique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 273
République française . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 281
T otalitarisme. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 291
V ie politique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 298
I ndex. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 439
6
INTRODUCTION
Un dictionnaire de « notions »
Les historiens utilisent des concepts, c’est-à-dire des idées géné-
rales et abstraites, des mots dans lesquels entrent une pluralité de
significations et d’expériences. Néanmoins, il s’agit en général de
ce qu’Antoine Prost [Douze leçons sur l’histoire, Le Seuil, 1996]
qualifie de « concepts empiriques », ou encore de « descriptions
résumées ». Les concepts en histoire découlent de la généralisation
ou du résumé, et non de la nécessité logique : « Le concept historique
atteint une certaine forme de généralité parce qu’il résume plusieurs
observations qui ont enregistré des similitudes et dégagé des phéno-
mènes récurrents. » Par conséquent, ces concepts ne peuvent être
définis d’une simple formule : leur explication appelle forcément une
explicitation, une mise en contexte, un développement. Cependant,
on réserve souvent le terme de « concepts » aux termes qui tendent
à la généralité et à l’abstraction, tandis que les « notions » auraient
un degré moindre d’abstraction et un contenu factuel plus important,
tout en restant, la plupart du temps, diachroniques.
Ainsi, les programmes d’histoire et de géographie de lycée de
2002 ont mis clairement en avant l’importance des « notions » dans
leur mise en œuvre. Les accompagnements de programme publiés
par l’inspection générale les ont définies comme « des termes de
vocabulaire ayant valeur synthétique », destinés à fournir aux élèves
« d’utiles outils d’analyse intellectuelle, pour autant qu’ils sachent
qu’ils condensent une réalité foisonnante et complexe, toujours irré-
ductible par quelque côté ».
Ce dictionnaire propose donc des notices suffisamment longues
pour pouvoir déployer ces notions dans toute leur richesse et leur
complexité, tout en rappelant aussi que ces notions sont elles-mêmes
à historiciser.
7
« Périodiser » en histoire contemporaine
Pour se repérer dans le temps qui constitue l’objet privilégié
de leur science, les historiens ont pris l’habitude de « périodiser »,
c’est-à-dire de découper dans l’épaisseur temporelle des moments
présentant une certaine homogénéité. Dans l’université française,
quatre périodes découpent académiquement l’histoire : Antiquité,
Moyen Âge, Temps modernes et histoire contemporaine. En France,
l’« histoire contemporaine » est académiquement définie comme la
période qui s’ouvre avec la Révolution française et continue jusqu’à
aujourd’hui. La plupart des traditions universitaires nationales
s’accordent pour donner une importance capitale à la charnière des
XVIIIe et XIXe siècles comme double révolution, politique et écono-
mique, dont est sorti le monde moderne. Ce que nous désignons en
France comme « histoire contemporaine » est d’ailleurs désignée
comme modern history dans le monde anglo-saxon.
Cette périodisation est née dans la deuxième moitié du XIXe siècle,
d’abord portée par l’enseignement et la vulgarisation de l’histoire
avant d’être reprise par la recherche universitaire, comme l’a montré
Gérard Noiriel [Qu’est-ce que l’histoire contemporaine ?, Hachette,
1998]. Néanmoins, cette rupture chronologique a aussi pu être remise
en question. Ainsi, pour Arno Meyer [The Persistence of the Old
Regime, 1981], les continuités culturelles et structurelles l’emportent
sur la rupture de 1789, et l’époque moderne persiste jusqu’en 1914.
D’un autre côté, l’organisation de la recherche universitaire a conduit
à déplacer le curseur de 1789 à 1815, l’étude la Révolution étant prise
en charge par les modernistes qui traquent ses origines culturelles
dans le XVIIIe siècle. Plus récemment, les subaltern studies ont remis
en question une périodisation envisagée à partir de l’Europe et de l’Occi-
dent [Dipesh Chakrabarty, Provincializing Europe : Postcolonial
Thought and Historical Difference, 2000] pour penser complètement
la modernité.
Vers l’aval, la définition de l’histoire contemporaine a aussi
suscité des débats. Paradoxalement, la recherche universitaire sur
la période « contemporaine » au sens commun du terme, c’est-à-
dire l’histoire de ce qui est vivant avec nous, s’est difficilement
imposée. Avec la professionnalisation du métier d’historien au cours
du XIXe siècle, la recherche historique s’est définie comme l’étude
des faits qui n’ont plus de témoins vivants, autrement dit l’étude
d’un passé totalement révolu. C’est au lendemain de la Seconde
8
INTRODUCTION
9
Le poids de l’histoire culturelle
La périodisation de l’histoire culturelle est plus mouvante car les
césures tiennent compte des continuités culturelles, des systèmes
de représentation et des mentalités dans la longue durée. L’histoire
culturelle a en effet considérablement renouvelé l’histoire politique
et sociale. Si l’organisation du dictionnaire en 6 rubriques tient aux
objets évoqués, les articles visent à montrer comment ces champs
de l’histoire s’enrichissent les uns les autres. Pascal Ory parle plus
globalement d’une « culturalisation » du raisonnement de toute une
génération d’historiens depuis les années 1980 [L’Histoire culturelle,
PUF, 2004]. La culture est entendue ici dans sa dimension anthropo-
logique. Jean-François Sirinelli la définit dans L’Histoire des droites
en France [coll. « Tel », Gallimard, 1992] comme « celle qui s’assigne
l’étude des formes de représentation du monde au sein d’un groupe
humain dont la nature peut varier – nationale ou régionale, sociale ou
politique –, et qui en analyse la gestation, l’expression et la transmis-
sion ». Il s’agit pour l’historien d’intégrer dans l’étude de son objet,
quel qu’il soit, le poids des représentations collectives : « Comment
les groupes humains représentent-ils et se représentent-ils le monde
qui les entoure ? Un monde figuré ou sublimé – par les arts plas-
tiques ou la littérature –, mais aussi un monde codifié – les valeurs,
la place du travail et du loisir ; la relation à autrui –, contourné – le
divertissement –, pensé – par les grandes constructions intellec-
tuelles –, expliqué – par la science – et partiellement maîtrisé – par
les techniques –, doté d’un sens – par les croyances et les systèmes
religieux ou profanes, voire les mythes –, un monde légué, enfin, par
les transmissions dues au milieu, à l’éducation, à l’instruction ».
Dans cette nouvelle approche de l’histoire, et plus encore de celle
du temps présent, la mémoire prend alors un poids tout particulier.
Elle est pour l’historien à la fois matériau et objet d’étude, tandis
que l’écriture scientifique de l’histoire vient en retour nourrir la
mémoire.
Histoire et mémoire
Ainsi que l’analyse Gérard Noiriel (op. cit.), « en intégrant le
passé le plus récent dans la recherche historique universitaire, les
partisans de l’histoire du temps présent ont accepté d’affronter […]
un problème que les “méthodistes” avaient arbitrairement évacué :
celui des rapports entre histoire et mémoire ».
10
INTRODUCTION
11
reconnaissance et de moralisation : critique de l’histoire officielle,
boom des cérémonies commémoratives, règlement judiciaire du
passé, etc.
Un nouveau régime de la mémoire s’installe que Pierre Nora
analyse comme la « mémoire devoir ». En France, l’État, parti-
cipant de ce mouvement, multiplie les lois mémorielles visant
à imposer un point de vue officiel sur un événement historique.
L’instrumentalisation du passé, l’injonction faite à l’historien de
dire ce qui est juste, l’intervention grandissante des pouvoirs publics
ne sont pas sans danger et ouvrent l’ère d’une véritable concur-
rence mémorielle : mémoires du génocide, de la colonisation, etc.,
chacune rivalisant dans une optique compassionnelle. Aussi le philo-
sophe Paul Ricœur [La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Le Seuil, 2000]
insiste-t-il sur la nécessité de réconcilier le discours mémoriel avec
la recherche sur le passé en privilégiant, plutôt que le devoir, le
« travail de mémoire ».
REPÈRES BIBLIOGRAPHIQUES
Historiographie
• Gérard Noiriel, Qu’est-ce que l’histoire contemporaine ?, coll. « Carré-
Histoire », Hachette, 1998.
• Antoine Prost, Douze leçons sur l’histoire, Le Seuil, 1996.
Histoire et mémoire
• François Hartog et Jacques Revel, Les Usages politiques du passé,
EHESS, 2001.
• Paul Ricoeur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Le Seuil, 2000.
• Enzo Traverso, Le Passé, modes d’emploi. Histoire, mémoire, politique,
La Fabrique, 2005.
Enseignement de l’histoire
• Laurence De Cock, Emmanuelle Picard (dir.), La Fabrique scolaire de
l’histoire, Agone, 2009.
• Patrick Garcia, Jean Leduc, L’Enseignement de l’histoire en France de
l’Ancien Régime à nos jours, coll. « U », Armand Colin, 2003.
• Henri Moniot, Didactique de l’histoire, Nathan, 1993.
12
C RISE
ÉCONOMIQUE
HISTOIRE
ÉCONOMIQUE
Retournement de la conjoncture économique sur une durée
plus ou moins longue.
REPÈRES CHRONOLOGIQUES
DES IDÉES
HISTOIRE
1873-1896 Dépression « fin de siècle »
1929 Krach boursier à Wall Street (« Jeudi noir »)
1973 Premier choc pétrolier
2008 Crise des subprimes
OUVRAGE DE RÉFÉRENCE
POLITIQUE
HISTOIRE
industrielles du XIXe siècle, crises financières du XXe siècle, Armand Colin,
2004.
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
HISTOIRE SOCIALE
ET CULTURELLE
13
La disparition progressive des crises
d’Ancien Régime
Dans des sociétés agraires où le surplus constitue une exception
et où la consommation de céréales est à la base de l’alimentation
humaine (les « civilisations du pain » de Pierre Goubert), les grandes
crises naissent des mauvaises récoltes céréalières. Des températures
trop basses comme en France en 1609, des pluies trop abondantes
comme en 1690 ou encore des hivers rigoureux comme en 1709-
1710, provoquent disettes, famines et épidémies chez des populations
extrêmement dépendantes de l’activité agricole.
Les mauvaises récoltes créent des tensions sur le marché des
céréales et conduisent à une flambée des cours d’autant plus préju-
diciable que ce ne sont plus seulement les populations urbaines mais
aussi les paysans qui doivent, pour assurer la survie de leurs familles,
acheter des grains.
Les conséquences de ces crises frumentaires (adjectif dérivé du
terme « froment ») sont, jusqu’au XVIIIe siècle, souvent catastrophiques
car elles sont à l’origine de graves crises démographiques. C’est le
cas par exemple en 1693-1694 où le nombre de victimes semble
atteindre les 2 millions, soit 10 % de la population de la France de
Louis XIV [Michel Lachiver, Les Années de misère, la famine au
temps du Grand Roi, Fayard, 1991].
À partir du XVIIIe siècle, ces crises perdent en intensité et se font
plus rares, en particulier en Angleterre et en France. En France, le
Grand Hiver de 1709-1710 marque la dernière grande crise frumen-
taire et démographique d’Ancien Régime. L’amélioration générale
des niveaux de vie, la disparition progressive des grandes épidémies,
de meilleures conditions météorologiques ainsi que la modernisation
progressive des agricultures atténuent en Angleterre et en France les
conséquences d’une crise frumentaire. Ces crises ne se traduisent plus
par des famines généralisées comme on pouvait encore en rencon-
trer au XVIIe siècle mais, au pire, par des disettes (comme celles en
France de 1738-1739) beaucoup plus localisées. Avec les débuts de
l’industrialisation, les crises économiques n’ont plus une origine
spécifiquement agricole.
14
CRISE ÉCONOMIQUE
ÉCONOMIQUE
Les crises commerciales et industrielles
HISTOIRE
du XIXe siècle
Analysées dès 1862 par l’économiste français Clément Juglar
(1819-1905) [Des Crises commerciales et de leur retour périodique
en France, en Angleterre et aux États-Unis], ces crises d’un type
INTERNATIONALES
ture, retournement caractérisé par une chute des prix. Pour Juglar,
ces « crises commerciales » témoignent de l’incapacité du secteur
industriel à écouler ses marchandises après une période de forte
expansion et de spéculation boursière et à trouver les financements
nécessaires auprès d’un secteur bancaire en difficulté. Les crises
du XIXe siècle, cycliques selon Juglar (tous les 10-11 ans), auraient
donc pour origine les secteurs nouveaux de l’industrialisation et
confineraient le secteur agricole à un rôle beaucoup plus modeste
DES IDÉES
HISTOIRE
dans leur déclenchement.
En fait, ces crises conjuguent les aspects traditionnels de celles
de l’Ancien Régime (disette, augmentation des prix agricoles) et des
aspects nouveaux (spéculation, tarissement du crédit). Elles témoignent
tout au long du XIXe siècle de la coexistence de structures anciennes
héritées de l’Ancien Régime et des nouvelles nées de l’industriali-
sation. Ainsi, la récession qui touche l’Europe occidentale dans les
POLITIQUE
années 1845-1850 naît d’abord d’une crise agricole avec l’arrivée
HISTOIRE
du mildiou, parasite qui ruine les récoltes de pommes de terre, en
particulier en Irlande, et les mauvaises conditions météorologiques qui
menacent la production de grains dans toute l’Europe occidentale. La
faiblesse des récoltes et la cherté des denrées alimentaires obligent ainsi
les pouvoirs publics à importer, en particulier du Nouveau Monde,
pour nourrir la population. Le cas le plus emblématique est celui de
OBJET DE L’HISTOIRE
15
prolétariat urbain, le premier à être touché par la cherté des produits
agricoles et par le chômage industriel, et démultiplient les risques
de soulèvement, comme à Paris en 1848, avec le renversement de la
monarchie de Juillet et les tumultes qui accompagnent la proclamation
de la IIe République la même année.
16
CRISE ÉCONOMIQUE
ÉCONOMIQUE
États-Unis (1890, tarifs Mac Kinley) et par la France (1892, tarifs
HISTOIRE
Méline). C’est donc partiellement abrités de la concurrence étrangère
que les pays industrialisés consolident leurs industries nationales
dans le dernier tiers du XIXe siècle. En effet, pour lutter contre la
déflation et la baisse des profits, les entreprises multiplient entre
elles les ententes (cartels) et les fusions et acquisitions pour peser
INTERNATIONALES
rents. Ce mouvement de concentration industrielle, verticale ou hori-
zontale, est particulièrement fort dans les pays d’industrie récente
(latecomers) qui voient naître des groupes géants, en situation de
quasi-monopole dans leur pays d’origine : konzerns en Allemagne,
trusts aux États-Unis, zaibatsus au Japon.
DES IDÉES
HISTOIRE
La crise de 1929 fait figure de point d’ancrage de l’ensemble de la
pensée économique du XXe siècle et tend même à éclipser la mémoire
de la Dépression « fin de siècle » par l’ampleur des conséquences
économiques, politiques et sociales qu’elle a entraînées à l’échelle du
monde capitaliste. Elle a d’abord été à l’origine d’un effondrement
complet de l’économie de la première puissance mondiale, les États-
POLITIQUE
HISTOIRE
Unis, avant d’atteindre, de manière plus ou moins forte, l’Europe et
le reste du monde.
Dès les années 1930, les interrogations des économistes et histo-
riens se cristallisent sur la signification à donner à ce formidable
retournement de la conjoncture. Si, pour les communistes, elle est
une preuve de la crise systémique du capitalisme, qui doit, selon
l’analyse marxiste conduire à son effondrement, elle relance pour les
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
17
combattre les effets dévastateurs de la crise, ils sont appelés au chevet
des économies malades afin de proposer des solutions de sortie. Ainsi,
les années 1930 voient le triomphe des mesures de relance de l’éco-
nomie par les États, du New Deal de Roosevelt jusqu’aux politiques
de réarmement dans les États totalitaires, avec des résultats qui restent
au final modestes, même pour les États-Unis.
Si les mécanismes de la crise sont connus (récession des années
1927-1928 aux États-Unis, krach boursier du Jeudi noir, faillite et
chômage de masse, contamination des pays capitalistes dépendants
de l’économie américaine, replis protectionnistes), c’est avant tout la
longueur de la crise qui a suscité les réflexions sur les responsabilités
des différents acteurs économiques. Pour J.-M. Keynes (1883-1946),
la Grande Dépression est avant tout une crise de la demande, qu’il
faut relancer par une plus grande intervention de l’État, en matière
économique (grands travaux) et sociale (indemnisation du chômage).
Pour Milton Friedman (1912-2006), les origines de la crise sont
monétaires, avec les erreurs commises par la Banque centrale améri-
caine pour enrayer le processus de dégradation dans la sphère du
crédit. Pour Charles Kindleberger (1910-2003), l’ampleur de la crise
s’explique par le refus des États-Unis de prendre leurs responsabi-
lités en s’érigeant, en tant que première puissance mondiale et face
à l’effacement de l’Europe depuis la Grande Guerre, comme les
premiers acteurs de la relance du commerce international [Le Monde
en dépression, 1929-1939, 1973, Économica, 1986]. Aujourd’hui,
économistes et historiens semblent plutôt s’accorder sur le fait que
l’aggravation de la crise est avant tout due à un rétrécissement de
l’offre du crédit.
Dans les années 1940, la question centrale est celle du lien entre la
crise économique et le déclenchement de la guerre. Au lendemain de
la Seconde Guerre mondiale, se dégage un consensus autour de l’idée
que les crises économiques sont belligènes et que le protectionnisme
des années 1930 a conduit les États à se replier, puis à s’affronter. Il
faut par conséquent promouvoir à l’échelle internationale le libre-
échange, par une refonte complète du système monétaire international
(accords de Bretton Woods, 1944) et des institutions internationales
(FMI, Banque Mondiale) et la lutte contre le protectionnisme (GATT,
1947). Les États, sous des formes diverses, adoptent le principe d’une
intervention accrue dans le domaine économique (planification indica-
tive) et social (protection sociale) en mettant en place des mécanismes
de correction et de redistribution (État providence).
18
CRISE ÉCONOMIQUE
ÉCONOMIQUE
La crise des années 1970 :
HISTOIRE
un retour à la normale ?
La crise contemporaine caractérise avant tout les difficultés
rencontrées par les pays industrialisés au début des années 1970. Les
éléments déclencheurs sont aujourd’hui connus : la fin du système
INTERNATIONALES
1979) révèlent les difficultés structurelles des pays industrialisés,
confrontés à une nouvelle concurrence internationale. Après une
période de forte croissance (Trente Glorieuses), les pays capitalistes
avancés sont touchés de plein fouet par les effets de la crise contem-
poraine. Cette crise présente des aspects inédits : elle se caractérise
par la conjonction entre un ralentissement de la croissance (et non
un effondrement) et par une inflation généralisée, ce que les écono-
mistes appellent la « stagflation ». Avec l’arrivée des générations du
DES IDÉES
HISTOIRE
baby-boom sur le marché du travail, elle s’accompagne également
d’un retour au chômage de masse, qui contraste avec la période de
plein-emploi des Trente Glorieuses. Les secteurs industriels, victimes
de la concurrence internationale, sont les premiers touchés, même
aux États-Unis. Des régions entières, symboles de la crise, subissent
la désindustrialisation, tandis que les créations d’emplois, dans les
secteurs de la tertiarisation, ne permettent pas de combler l’ampleur
POLITIQUE
des pertes de l’emploi industriel. Ces difficultés économiques et
HISTOIRE
sociales réactivent les thèses déclinistes, aux États-Unis particuliè-
rement, mais aussi en France [Nicolas Baverez, Les Trente Piteuses,
Flammarion, 1997].
Pour autant, à l’échelle mondiale, la période 1970-2000 est bien
plus complexe. En effet, contrairement aux années 1930, caractéri-
sées par une contraction du commerce international, les années 1970
OBJET DE L’HISTOIRE
sont marquées par une progression forte des échanges, ainsi que
LA VIOLENCE,
pement. C’est pour cette raison que Maddison préfère parler d’« âge
ET CULTURELLE
19
En effet, si la croissance est ralentie pour les pays industrialisés, elle
reste forte jusqu’au milieu des années 1970 pour le Japon, tandis
que d’autres puissances économiques s’affirment à partir des années
1980, en particulier en Asie (NPIA, puis Chine).
20
C ROISSANCE
ÉCONOMIQUE
HISTOIRE
ÉCONOMIQUE
Augmentation sur une longue période de la richesse
produite, mesurée grâce au PIB ou au revenu par habitant.
DES IDÉES
REPÈRES CHRONOLOGIQUES
HISTOIRE
FIN Début des révolutions agricole et industrielle en
DU XVIIIE SIÈCLE
Angleterre
1929 Krach de Wall Street
1972 Le Club de Rome publie Limits of growths
1976 Jean Fourastié publie Les Trente Glorieuses
POLITIQUE
HISTOIRE
OUVRAGES DE RÉFÉRENCE
e
• Jean-Charles Asselain, Histoire économique du XX siècle, Dalloz,
1995.
• Paul Bairoch, Victoires et déboires. Histoire économique et sociale
du monde du XVIe siècle à nos jours (3 vol.), Gallimard, 1997.
• Pierre Dalenne et Luc Lecru, Croissance et mutations de l’économie
OBJET DE L’HISTOIRE
21
La croissance, définie comme l’augmentation constante des
richesses et des niveaux de vie à l’échelle mondiale, est un phéno-
mène relativement récent, contemporain de l’industrialisation euro-
péenne et de la diffusion du modèle capitaliste au reste du monde.
Elle est le signe d’une révolution civilisationnelle qui marque le
passage progressif de sociétés à dominante rurale et agricole à des
sociétés urbaines et industrielles. Pour autant, le régime de croissance
est inégal à l’échelle mondiale. En 1870, l’Europe occidentale, qui
représente 15 % de la population mondiale, produit déjà plus d’un
tiers des richesses dans le monde.
22
CROISSANCE ÉCONOMIQUE
ÉCONOMIQUE
des registres de naissances et de décès, le tableau d’un « monde
HISTOIRE
plein ». Le plus célèbre d’entre eux, le pasteur anglican Thomas
Malthus (1766-1834), montre que le principal goulet d’étranglement
à la poursuite de la croissance démographique est l’incapacité des
agricultures à nourrir une population de plus en plus nombreuse
[Essai sur le principe de population, 1798]. Pour lui, les populations
INTERNATIONALES
les ressources tendent à progresser plus lentement (selon une suite
arithmétique) car la mise en culture de nouvelles surfaces agricoles
oblige progressivement les populations à cultiver des terres moins
fertiles (théorie des rendements décroissants). Pour éviter que ce ne
soit à la Nature (ou Dieu) de « pallier », par la famine et la maladie,
l’écart entre l’augmentation des populations et celle des ressources
disponibles, Malthus préconise une limitation rapide des naissances,
en particulier par le recul de l’âge au mariage.
Cette vision sombre des dynamiques démographiques est
DES IDÉES
HISTOIRE
partagée par les économistes classiques. Pour David Ricardo (1772-
1823) [Des Principes de l’économie politique et de l’impôt, 1817],
paralysés à terme par la pression démographique, les États seront
confrontés à une inflation généralisée et, malgré le progrès technique
qui ne peut constituer qu’une échappatoire temporaire, verront leur
production stagner, voire régresser vers ce qu’il appelle un « état
stationnaire ».
POLITIQUE
HISTOIRE
Karl Marx (1818-1883) emprunte en grande partie la vision
pessimiste de Ricardo dans son analyse critique du capitalisme [Le
Capital, 1867]. Pour le père du matérialisme historique, le capita-
lisme, parce que fondé sur la recherche du profit, tend naturellement
à substituer le capital au travail, c’est-à-dire à remplacer les sala-
riés par les machines. Cette dynamique interne du capitalisme est
à l’origine d’une montée inexorable du chômage, ouvrant une crise
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
qui ouvre des débouchés aux produits » (loi des débouchés) [Traité
ET CULTURELLE
23
En cela, l’optimisme de Jean-Baptiste Say sur les possibilités d’une
croissance soutenue rejoint celui du père fondateur du libéralisme
économique, Adam Smith, qui voyait dans la division internationale
du travail et l’essor du commerce international les moteurs d’une
prospérité partagée par tous [Recherche sur la nature et les causes
de la richesse des nations, 1776].
Pourtant, les craintes soulevées par Malthus, par Ricardo et bien
d’autres, ne se vérifient pas au XIXe siècle, hormis peut-être pour
l’Irlande, touchée de plein fouet par la « Grande Famine » entre
1845 et 1850. D’une part, les agricultures relèvent le défi de la crois-
sance démographique par la modernisation de leurs structures (du
mouvement des enclosures en Angleterre dès le XVIIe siècle jusqu’aux
mécanisations du XIXe siècle) et de leurs méthodes de cultures (appa-
rition de nouvelles plantes, disparition de la jachère, aménagement
du cycle des cultures – révolution agricole). D’autre part, plus que
d’être un frein au développement, la croissance démographique
pourrait avoir un effet d’entraînement (« pression créatrice ») sur
l’ensemble de l’économie, selon la thèse célèbre de l’économiste
danoise Ester Boserup [Évolution agraire et pression créatrice, 1965,
Flammarion, 1970].
24
CROISSANCE ÉCONOMIQUE
ÉCONOMIQUE
régime de croissance intensive, basée sur les gains de productivité,
HISTOIRE
entre 1820 et 1950.
• Entre 1820 et 1870, dans les pays d’Europe occidentale, les
structures du capitalisme se mettent lentement en place dans un
contexte de forte poussée démographique. Dans un monde encore
fortement marqué par des structures économiques héritées de
l’Ancien Régime (poids du monde rural, cloisonnement des marchés,
DES IDÉES
HISTOIRE
les pays européens.
• Entre 1913 et 1950, les perspectives de croissance esquissées
pendant le « vieil ordre libéral » sont assombries par le choc des
deux guerres mondiales et de la Grande Dépression des années 1930.
Les taux de croissance sont bien minimes sur la période (1,19 %
de moyenne annuelle pour l’Europe occidentale, 2,84 % pour les
États-Unis).
POLITIQUE
À ce schéma d’ensemble, il faut réserver une place particulière
HISTOIRE
aux pays d’industrialisation tardive, à l’instar, pour la deuxième
moitié du XIXe siècle, de l’Allemagne, des États-Unis ou du Japon.
Selon la théorie du rattrapage proposée dans les années 1940 par
Alexander Gershenkron (1904-1978), les pays tardivement industria-
lisés connaissent des taux de croissance importants car ils bénéficient
de transferts de technologies à faible coût depuis les pays leaders
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
25
XIXe siècle ; électricité, acier, chimie à la fin du siècle. Parallèlement,
à la faveur de localisations industrielles privilégiant la proximité des
sources d’énergie comme le charbon, les régions minières, notam-
ment, se développent rapidement, tandis que les grandes villes se
transforment au rythme du développement industriel et de la tertia-
risation des économies.
Enfin, cette croissance est soumise à de fortes variations conjonc-
turelles tout au long de la période. Irrégulière dans l’espace, la crois-
sance l’est également dans le temps, alternant phases d’expansion
économique et phases de recul de la croissance. Cette respiration
de l’économie capitaliste passionne les contemporains. La première
grande analyse est due, dans les années 1860, à Clément Juglar qui
remarque que des crises apparaissent environ tous les 8 ans. Dans un
monde marqué par la quasi-disparition des crises d’origine agricole,
les « crises commerciales » de Juglar naissent de la spéculation
et du rétrécissement du crédit décidé par les banques. Sur le long
terme, l’économiste soviétique Nikolaï Kondratieff identifie des
cycles longs, des trends de 40 à 60 ans environ, caractérisés par
l’alternance de phase d’expansion (A) et de dépression (B) [Les
vagues longues de la conjoncture, 1926]. Pour Joseph Schumpeter
(1883-1950), l’existence de ces cycles courts (Juglar) ou longs
(Kondratieff) est clairement liée à l’évolution du progrès technique.
Les phases d’expansion s’explique par l’impact d’une innovation
phare (par exemple la machine à vapeur à la fin du XVIIIe siècle) et des
nombreuses applications qui en découlent (grappe d’innovations)
sur l’ensemble de l’économie [Capitalisme, socialisme et démocratie,
1942, op. cit.]. La crise n’est plus interprétée comme le signe d’un
effondrement du capitalisme (analyse marxiste), mais comme une
étape nécessaire à l’adaptation du capitalisme aux nouvelles condi-
tions de l’innovation technique (cf. article « Crise économique »).
26
CROISSANCE ÉCONOMIQUE
ÉCONOMIQUE
deux fois plus vite que le rythme de l’évolution démographique.
HISTOIRE
C’est d’autant plus spectaculaire que le taux moyen annuel de crois-
sance de la population mondiale n’a jamais été aussi fort au cours de
l’histoire (autour de 1,80 % par an). À l’échelle de la planète, cela
signifie que le revenu par habitant a plus que doublé au cours de ces
cinquante dernières années.
INTERNATIONALES
d’or de la croissance économique », avec des taux de croissance
jamais atteints, autour de 5 % par an de moyenne mondiale ! Elle se
caractérise par le rattrapage économique de l’Europe occidentale sur
les États-Unis et, en Asie, par le fort dynamisme du Japon. En Europe
occidentale, elle se manifeste aussi par la mise en place progressive
de la société de consommation et de l’État providence. On constate
également une accélération du progrès technique qui se traduit par
d’importants gains de productivité, en particulier dus à la diffusion
des modèles tayloro-fordistes dans l’industrie.
DES IDÉES
HISTOIRE
Temps béni du plein emploi et de l’élévation générale des niveaux
et des conditions de vie, la période 1950-1975 constitue pour les
pays d’Europe occidentale, en particulier la France, les « Trente
Glorieuses » selon l’expression de Jean Fourastié (1907-1990).
Véritable « révolution invisible », les Trente Glorieuses bouleversent
les modes de vie des contemporains sur le temps court d’une généra-
tion, comme le démontre l’historien à travers l’étude de son village
POLITIQUE
HISTOIRE
natal de Douelle dans le Lot, entre 1950 et 1975. Véritable tour-
nant civilisationnel, les Trente Glorieuses marquent ainsi l’entrée
brutale de la France dans la société de consommation et la victoire
d’un modèle économique fondé sur le productivisme et le bien-être
matériel.
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
Le ralentissement de la croissance
dans les années 1970 : crise contemporaine
ou retour à la normale ?
Le choc pétrolier de 1973 semble retourner une conjoncture
mondiale favorable. Pour autant, à l’examen des données statistiques
sur le long terme, la « crise contemporaine » ne se caractérise pas
HISTOIRE SOCIALE
ET CULTURELLE
27
les pays capitalistes avancés subissent de plein fouet les chocs du
ralentissement (poussée du chômage, stagnation économique, infla-
tion). Mais à l’échelle du monde, d’autres aires de croissance confir-
ment leur vitalité. C’est le cas en particulier du Japon qui connaît
pendant la période de Haute Croissance (1955-1975) des taux supé-
rieurs à 7 %. À partir des années 1990, l’économie mondiale est en
grande partie dynamisée par l’expansion des pays émergents comme
la Chine, l’Inde ou le Brésil qui amorcent un rattrapage rapide sur
les pays capitalistes avancés et connaissent des taux de croissance
souvent spectaculaires (autour de 10 % de moyenne annuelle pour la
Chine entre 1990 et 2005). La période s’accompagne, de plus, d’une
accélération des transformations du capitalisme mondial et d’un
essor du commerce international. Entre 1950 et 2000, le volume des
échanges a été multiplié par 60, avec une accélération à partir des
années 1970. Cette explosion des flux de toute nature (de marchan-
dises dans un premier temps, d’informations dans un second temps)
a plusieurs explications : multiplication à partir de 1947 des accords
douaniers dans le cadre des négociations du GATT, révolution des
transports et des télécommunications, mesures de libéralisation et de
dérégulation de l’économie mondiale à partir des années 1970, forts
gains de productivité, victoire et extension de la sphère capitaliste
dans le monde à partir des années 1990… À l’échelle mondiale, la
période, qualifiée d’« ordre néolibéral » par Angus Maddison, semble
marquer le triomphe du libre-échange. En ce sens, elle constitue une
étape clé dans le processus de mondialisation.
28
CROISSANCE ÉCONOMIQUE
ÉCONOMIQUE
dangers d’une expansion non maîtrisée. Le rapport Meadows met en
HISTOIRE
effet en lumière l’incapacité de la Terre à supporter la diffusion globale
d’un modèle civilisationnel fondé sur le productivisme et la consom-
mation à outrance de biens matériels et pose la question de la viabilité
du modèle capitaliste. Il aborde une approche à bien des égards néo-
malthusienne faisant de la question environnementale le principal
frein à la croissance. Selon ses auteurs, les ressources disponibles et les
INTERNATIONALES
humaines (épuisement des ressources, pollution…) sont limitées tandis
que la sphère d’extension du capitalisme et de la société de consom-
mation est par définition infinie. Pour éviter la catastrophe environ-
nementale, prévue pour le siècle à venir, le rapport préconise un
ralentissement urgent de la croissance (« croissance zéro »). Le
rapport Meadows participe à la prise de conscience par la communauté
internationale des problèmes environnementaux (émissions des gaz à
effets de serre, pollution, réchauffement climatique) et reformule les
principes de l’écologie politique. En 1992, lors du deuxième Sommet
DES IDÉES
HISTOIRE
de la Terre à Rio, William Rees se propose de mesurer, dans la droite
ligne des conclusions du rapport Meadows, l’« empreinte écolo-
gique » de chaque activité humaine (de la production jusqu’à la
destruction), indicateur (calculé en hectares) qui cherche à évaluer
l’impact des activités humaines en terme de surface biologiquement
productive utilisée par une population donnée pour pourvoir à ses
besoins. Les évaluations proposées sont inquiétantes : si le mode de
consommation occidental actuel se diffusait à l’ensemble de l’huma-
POLITIQUE
HISTOIRE
nité, il faudrait ainsi 3 à 8 planètes Terre pour pouvoir satisfaire les
besoins de la population mondiale.
L’extension du modèle capitaliste et de ses normes de consommation
aux pays émergents remet sur le devant de la scène la question des
ressources disponibles. Par glissement sémantique, l’idée d’un ralen-
tissement rapide de la croissance préconisée par le Club de Rome ou
par les « décroissants » se transforme, au début du XXIe siècle, en tenta-
OBJET DE L’HISTOIRE
29
DÉVELOPPEMENT
Processus de modernisation des économies
et de transformation des sociétés qui doit conduire, à terme,
à une meilleure insertion dans l’économie mondiale
et à un mieux-être des populations.
REPÈRES CHRONOLOGIQUES
OUVRAGES DE SYNTHÈSE
30
DÉVELOPPEMENT
ÉCONOMIQUE
Développement et industrialisation au XIXe siècle
HISTOIRE
Au XIXe siècle, c’est la fascination pour l’Angleterre qui structure
les théories du développement économique. De par sa formidable
avancée technique et sa promotion du libre-échange afin de trouver
les débouchés nécessaires à son industrie, l’Angleterre victorienne
INTERNATIONALES
économique au XIXe siècle ne consiste pas simplement à imiter le
modèle anglais ; il s’agit aussi de trouver les voies d’une indus-
trialisation capables de dépasser les spécificités nationales et de
s’assurer une place dans un commerce international en plein essor.
Le développement économique devient la pierre angulaire de la
construction des États-nations. En ce sens, ce sont dans les pays
nouvellement industrialisés (latecomers) que l’on trouve les théories
les plus novatrices et que l’action de l’État se fera la plus volontariste
DES IDÉES
HISTOIRE
en matière d’industrialisation.
Le plus bel exemple d’imitation du modèle britannique est illustré
par le Japon de l’ère Meiji (1868-1912). Contraint à l’ouverture
par les assauts répétés des puissances occidentales en Asie et sous
la pression américaine, le Japon rompt à partir de 1854 avec l’iso-
lement qui le caractérisait depuis le XVIe siècle. À partir de 1868,
l’arrivée au pouvoir du nouvel empereur Mutsuhito (1852-1912),
anglophile convaincu, inaugure une période volontariste de moderni-
POLITIQUE
HISTOIRE
sation économique. Le Japon s’industrialise rapidement et adopte les
technologies occidentales tandis que le système féodal traditionnel
est progressivement démantelé. Le Japon entend ainsi « quitter l’Asie
pour rejoindre l’Occident », selon la célèbre expression de Yukichi
Fukuzawa (1835-1901), penseur emblématique de l’ère Meiji. Le
règne de Mutsuhito est donc celui de la modernisation à marche
OBJET DE L’HISTOIRE
forcée du Japon qui, de pays menacé d’être colonisé par les puis-
LA VIOLENCE,
31
but de protéger son industrie naissante de la concurrence agressive
des pays économiquement plus avancés. Mais ce protectionnisme,
défensif, ne peut être que temporaire ; une fois le pays doté d’une
industrie capable de rivaliser avec ses concurrents, il peut s’ouvrir
au libre-échange en négociant des traités commerciaux et en abais-
sant les barrières douanières. List a ainsi un impact considérable
en Allemagne. Il fut le promoteur auprès des princes allemands
du Zollverein, union douanière qui réunit dès 1834 la majorité des
États de la Confédération germanique, bien avant la proclamation de
l’unité politique de l’Allemagne (1871). Il fut également à la source
d’une certaine tradition du protectionnisme allemand : pendant la
Dépression « fin de siècle », l’Allemagne est ainsi le premier pays
industrialisé à remonter brutalement ses tarifs douaniers (tarifs
Bismarck, 1879).
Du côté américain, la question du développement économique se
pose, au lendemain de la guerre d’Indépendance (1775-1783), sous
la double problématique de la future vocation économique du pays
(agricole ? industrielle ?) et de l’orientation commerciale (libre-
échange ? protectionnisme ?) que doivent prendre les États-Unis
après leur rupture avec l’Angleterre. Ce débat est souvent résumé
par l’opposition politique entre Alexander Hamilton (1757-1804) et
Thomas Jefferson (1743-1826). À la fin du XVIIIe siècle, le premier
défend l’idée d’un État fédéral aux compétences élargies et l’adop-
tion de barrières protectionnistes capables d’assurer le dévelop-
pement d’une industrie américaine. Le deuxième se fait l’ardent
défenseur d’une intégration au libre-échange capable de fournir les
débouchés commerciaux aux agriculteurs des plantations du Sud.
Cette hésitation sur la vocation industrielle ou agricole à donner aux
États-Unis au moment de l’indépendance sera au final résolue après
la guerre de Sécession (1861-1865) ; la victoire du Nord confirmant
la vocation industrielle des États-Unis par le relèvement progressif
des barrières douanières.
32
DÉVELOPPEMENT
ÉCONOMIQUE
dans un contexte de Guerre froide, au débat idéologique qui oppose
HISTOIRE
tenants du modèle capitaliste et défenseur du modèle socialiste. En
effet, les grandes théories libérales du développement économique
s’appuient sur les exemples de pays industrialisés et sur le réexamen
historique de la révolution industrielle pour démontrer la force du
modèle capitaliste. Walt Whitman Rostow (1916-2002), dans Les
INTERNATIONALES
les conditions préalables au décollage économique (take-off). Il
s’appuie particulièrement sur l’Angleterre de la révolution indus-
trielle (révolution agricole, modernisation des transports, progrès
techniques) pour construire son modèle de développement, qui doit
conduire, en son stade ultime, à la mise en place de la société de
consommation. Critique ouverte du modèle communiste, les travaux
de Rostow font du développement un processus linéaire, mécanique,
qui, au-delà des spécificités nationales, répond à un même objectif :
le triomphe du capitalisme et de la société de consommation de
DES IDÉES
HISTOIRE
masse. Selon Rostow, se développer, c’est au final emprunter la voie
ouverte par les pays capitalistes.
En opposition à l’analyse libérale qui fait de l’intégration au
commerce international les conditions du développement [Adam
Smith, La Richesse des nations, 1776], d’autres interprétations,
souvent qualifiées de néomarxistes ou de tiers-mondistes, font des
questions de développement non pas un problème de retard mais
POLITIQUE
HISTOIRE
plutôt la résultante de rapports de dépendance entre les pays capita-
listes avancés – souvent d’anciennes puissances coloniales – et les
pays en développement. Le sous-développement ne serait finale-
ment que le pendant du développement des pays capitalistes avancés.
En plus de la dualité de leurs économies, déjà mise en valeur par
Arthur Lewis, les pays du tiers-monde sont confrontés à la problé-
matique de leur insertion dans l’économie mondiale. Déjà, dans les
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
années 1930, les pays d’Amérique latine s’étaient engagés dans des
politiques de développement visant à rompre leur grande dépendance
à l’égard des pays capitalistes avancés par l’adoption des stratégies
d’« industrialisation par substitution aux importations » (ISI). L’une
des thèses les plus célèbres de la dépendance économique est celle
développée, dans les années 1950, par l’Argentin Raul Prebisch
(1901-1986) pour qui la division internationale du travail, héritée de
HISTOIRE SOCIALE
33
le sont dans l’exportation de matières premières dont le prix, inexo-
rablement, tend à la baisse dans un marché mondial contrôlé par les
pays capitalistes avancés et en l’absence de transfert de technologie
entre pays développés et pays en développement.
34
DÉVELOPPEMENT
ÉCONOMIQUE
particulier par la planification, et des institutions internationales doit
HISTOIRE
permettre d’accompagner et d’accélérer le développement.
DES IDÉES
HISTOIRE
dans les pays nouvellement décolonisés. C’est donc tout naturelle-
ment que les projets économiques d’inspiration socialiste se déve-
loppent dans les pays du tiers-monde. Plus que de simples adoptions
du modèle soviétique ou chinois, on assiste à des adaptations sous
la forme de déclinaisons nationales, par définition hétérodoxes,
du modèle socialiste dans de nombreux pays (Vietnam, Algérie,
Cuba, Éthiopie…). En fait, ces modèles socialistes s’apparentent au
POLITIQUE
HISTOIRE
modèle de développement d’industries industrialisantes, théorisé
par François Perroux (1903-1987) en France et qui donne à l’État un
rôle fort en termes de développement économique. Il s’agit d’abord
de favoriser les conditions du décollage en privilégiant l’industrie
lourde, capable de créer un effet d’entraînement sur l’ensemble de
l’économie du pays. Il s’agit ensuite d’amorcer une révolution agri-
cole (voire de collectiviser les terres), capable de libérer la main-
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
que la dette de l’État tend à exploser. Cet échec du modèle, sur fond
de profonde crise sociale, est accentué par la forte corruption et la
confiscation de la rente pétrolière par une élite politico-industrielle.
35
À partir des années 1970, les difficultés des pays du tiers-monde
s’accumulent : dettes, désarticulation économique, mauvaise inser-
tion dans l’économie mondiale, pauvreté endémique… C’est vrai à la
fois pour les pays qui ont choisi des modèles de développement auto-
centré, mais aussi pour ceux qui ont tenté une insertion dans l’éco-
nomie mondiale par la valorisation de leurs matières premières. La
dégradation des termes de l’échange, théorisée dans les années 1950,
se révèle être une réalité économique dans les années 1970. Ainsi,
les pays d’Afrique subsaharienne, même lorsqu’ils ont connu un
certain boom économique (« miracle du cacao » pour la Côte d’Ivoire
jusqu’à la fin des années 1970), se trouvent dans les années 1980 dans
une situation souvent dramatique : le revenu par habitant a même
pu chuter entre 1950 et 1980 dans les espaces les plus enclavés. Aux
logiques Est-Ouest caractéristiques des années de Guerre froide,
se substituent bientôt une lecture du monde en termes d’inégalités
mondiales et de fracture Nord-Sud. Au lieu d’avoir rattrapé leur
retard sur les pays capitalistes avancés, les pays en développement
ont vu leurs situations se dégrader à partir des années 1970 et les
symptômes du mal-développement s’accentuer : gonflement de la
dette, multiplication des crises financières, maintien d’une pauvreté
endémique, instabilité politique…
Pour autant, le tableau n’est pas aussi sombre pour l’ensemble
des pays constituant l’ancien tiers-monde. Les pays possédant une
rente énergétique, à l’exemple des pays de l’OPEP, bénéficient, à
partir des deux chocs pétroliers, d’un développement économique
reposant sur la hausse des prix des matières énergétiques. Mais le
meilleur exemple reste l’émergence des pays d’Asie orientale qui, sur
le modèle du Japon, connaissent, à partir des années 1960, des taux
de croissance exceptionnels, leur permettant bientôt d’atteindre un
niveau de développement économique proche de celui des pays déve-
loppés. C’est le cas des Quatre Dragons (Corée du Sud, Hong Kong,
Taïwan, Singapour), NPI qui bénéficient de l’effet d’entraînement
du Japon. Ce processus d’émergence, en « vol d’oies sauvages »,
est théorisé dès les années 1930 par Kanamé Akamatsu. Il préconise
dans un premier temps la spécialisation à l’exportation de produits
à faible valeur ajoutée, préalable au développement d’activités de
pointe (remontée des filières). Si ce modèle d’extraversion écono-
mique a pu faire ses preuves, ce n’est pas seulement en raison de
sa valeur intrinsèque mais aussi parce que ces pays d’Asie orientale
bénéficient, dans un contexte de Guerre froide, d’un climat géostra-
tégique favorable au développement économique (aide américaine).
36
DÉVELOPPEMENT
ÉCONOMIQUE
Ces réussites accentuent l’extrême hétérogénéité des situations au
HISTOIRE
sein des pays du Sud, entre ceux qui, désormais, se rapprochent des
pays du Nord (pays pétroliers, NPI, puissances émergentes) et les
poches grises de l’économie mondiale, les PMA confrontées à la
stagnation ou à la dégradation de leurs situations.
DES IDÉES
HISTOIRE
encore le PNUD (1966) contribuent à mettre la question du dévelop-
pement des pays du Sud au cœur de leurs actions. Le PNUD multiplie
ainsi les projets de soutien aux pays en développement, axant priori-
tairement son action sur la lutte contre la pauvreté, la promotion de
l’éducation et de la bonne gouvernance. Depuis une vingtaine d’an-
nées, la notion de développement s’enrichit de nouvelles contribu-
tions. Avec l’élaboration d’un indice statistique, l’IDH (indicateur de
POLITIQUE
développement humain), inspiré des travaux de l’économiste indien
HISTOIRE
Amartya Sen (né en 1933), l’ONU entend mesurer le développement
de chaque pays en prenant en compte à la fois des indices quanti-
tatifs (niveau de vie), mais aussi des indices qualitatifs (accès au
soin, alphabétisation). Elle fait de la lutte contre les maladies infec-
tieuses (en particulier contre le VIH et le paludisme) et de l’éducation
(notamment celle des filles) les leviers du développement. L’ONU
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
37
l’échec global des stratégies de développement, FMI et Banque
mondiale changent totalement de politique à l’égard des pays du Sud.
Désormais, ils conditionnent leurs prêts à des mesures de libéralisa-
tion des économies (le « consensus de Washington », selon l’expres-
sion de John Williamson [1937-]) avec des résultats qui peuvent
s’avérer catastrophiques lorsque le pays est mal préparé à affronter
les mécanismes du marché. Cette nouvelle orientation des politiques,
fortement critiquée par certains économistes (Joseph Stiglitz, Paul
Krugman, tous deux prix Nobel d’économie), ne doit pour autant pas
faire oublier que ces institutions restent, avec l’ONU, les principaux
financiers des politiques de développement dans les pays du Sud
alors que, dans le même temps, l’aide publique au développement
(APD), c’est-à-dire les programmes d’aides au développement et
de coopération économique financés par les États, tend à baisser de
manière drastique.
Enfin, les ONG, de par leur capacité d’action et de prise de
conscience, sont des acteurs majeurs du développement. Elles mobi-
lisent les opinions publiques autour des thèmes forts de l’éducation,
de la santé, de la bonne gouvernance. Elles ont ainsi contribué à faire
sortir la question du développement des cercles des économistes par
le biais d’une réflexion sur les inégalités Nord-Sud dans le monde.
38
É CONOMIE
ÉCONOMIQUE
HISTOIRE
DE MARCHÉ
Système économique qui accorde au marché un rôle central
dans la régulation des activités économiques.
REPÈRES CHRONOLOGIQUES
DES IDÉES
HISTOIRE
1936 J. M. Keynes publie la Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt
et de la monnaie, considéré comme l’ouvrage fondateur de la
théorie keynésienne
2004 La Constitution européenne fixe comme objectif à l’Europe
d’atteindre une économie sociale de marché
OUVRAGES DE SYNTHÈSE
POLITIQUE
HISTOIRE
• Paul Bairoch, Victoires et déboires. Histoire économique et sociale
du monde du XVe siècle à nos jours (3 vol.), coll. « Folio histoire »,
Gallimard, 1997.
• Michel Beaud, Histoire du capitalisme, 1500-1980, Le Seuil, 1981.
• Ghislain Deleplace, Histoire de la pensée économique : du royaume
OBJET DE L’HISTOIRE
39
Les règles du marché et le développement
du commerce
Fernand Braudel [Civilisation matérielle, économie et capita-
lisme. XVe-XVIIIe siècles, Armand Colin, 1967] entend par « économie
de marché » des échanges concurrentiels et transparents tels ceux qui
s’opèrent depuis le Moyen Âge, au moins au niveau du bourg et des
grandes foires, tout en précisant qu’une grande partie de l’économie
réside encore dans l’autosubsistance et le troc. Dans les économies
antique et médiévale, les producteurs sont le plus souvent en contact
avec le consommateur final. À partir du XVe siècle et à la Renaissance,
les échanges commerciaux s’intensifient à travers l’Europe et surtout
hors d’Europe. Les modalités de l’échange évoluent. De grands
négociants et banquiers (le Français Jacques Cœur ou la famille tyro-
lienne des Függer) deviennent des intermédiaires incontournables
dans la relation économique entre producteur et consommateur. Ils
mettent en place des systèmes de transaction reposant sur la lettre
de change et le crédit, qui marquent ainsi le début d’activités spécu-
latives et d’un capitalisme marchand.
Dans le cadre du développement du grand commerce, les États
interviennent pour fixer certaines règles aux échanges. Aux XVIIe et
XVIIIe siècles, le commerce mondial de marchandises (sucre, produits
tinctoriaux, épices…), qui génère de forts profits, a lieu dans le
cadre de monopoles. Les échanges entre l’Espagne, le Portugal, puis
la France et l’Angleterre et leurs colonies ou comptoirs respectifs
se font dans le cadre de « l’Exclusif », accord qui n’autorise que
des marchands et des armateurs sujets des rois respectifs à opérer
sur ces marchés. Durant cette période, les échanges internationaux
s’inscrivent, en effet, dans le mercantilisme dominant. L’essentiel,
pour un royaume, est sa richesse mesurable en quantité de métal
précieux. Le mercantilisme posant le principe que la richesse est
finie, la puissance d’un État dépend de sa capacité à accumuler l’or
et l’argent, et donc de limiter les importations et d’accroître les
exportations. Il est impératif de protéger son commerce ultramarin
des marchands étrangers.
Jusqu’au XIXe siècle, les règles de certains marchés restent
soumises à des « contraintes sociales ». Celui des céréales est long-
temps contrôlé par les autorités municipales ou le roi pour assurer
l’approvisionnement des populations et éviter les troubles sociaux.
Sur le marché des produits de l’artisanat, les prix et le montant des
40
ÉCONOMIE DE MARCHÉ
ÉCONOMIQUE
salaires sont fixés par les corporations. Enfin, les prix des produits
HISTOIRE
de luxe obéissent autant au rapport offre / demande qu’à la valeur
de marqueur social desdits produits.
DES IDÉES
HISTOIRE
la naissance du système capitaliste. Caractérisé par la propriété
privée des moyens de production et l’accumulation du capital, ce
système implique que les profits soient pour une grande part réin-
vestis afin d’accroître les moyens de production. Pour les historiens,
qui reprennent les analyses de l’économiste américain Karl Polanyi
[The Great Transformation, Farrar and Rinehart, New York, 1944],
le capitalisme et l’économie de marché se sont donc épanouis en
POLITIQUE
même temps au XIXe siècle.
HISTOIRE
Au début du XIXe siècle, le passage d’un capitalisme marchand
à un capitalisme industriel s’accompagne d’un mouvement libre-
échangiste en Europe de l’Ouest. L’Angleterre et la France d’abord
abolissent les monopoles commerciaux (en 1849, la Grande-Bretagne
abolit l’acte de navigation qui donnait le monopole du commerce de
l’empire aux compagnies britanniques). Les traités de libre-échange
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
41
L’État et le marché
Le libéralisme économique domine chez les élites économiques
et politiques du XIXe siècle, qui estiment que la loi du marché assure
au mieux le progrès et l’enrichissement de tous et que l’État ne doit
pas intervenir pour fausser le marché. C’est Adam Smith, écono-
miste classique, qui a théorisé, dans Recherches sur la nature et les
causes de la richesse des nations (1776), cette foi dans le marché
qui permet de concilier l’intérêt individuel du profit et l’intérêt général
par la « main invisible » du marché. Le marché serait doté d’une loi
naturelle qui impliquerait que, lorsque chacun cherche à s’enrichir
personnellement, il accroît également, sans que cela soit dans ses
intentions a priori, la richesse de la collectivité. En France, il faut
plutôt parler de libéralisme « réaliste » : tant que la liberté d’entre-
prendre est respectée, les libéraux français tolèrent en matière écono-
mique que l’État encourage et protège certains marchés. L’historien
Yves Leclercq [Le Réseau impossible, 1820-1850, Droz, 1987]
montre qu’au début du XIXe siècle les milieux d’affaires français
préfèrent une intervention raisonnée de l’État dans le domaine des
chemins de fer sous forme d’aides, voire par la gestion publique de
lignes peu rentables.
La Grande Dépression des années 1930 a profondément ébranlé
la confiance dans un marché qui rétablirait spontanément l’équilibre
entre l’offre et la demande. C’est dans ce contexte que s’inscrit la
théorie de John Maynard Keynes (1883-1946), pour qui l’économie
de marché n’est pas incompatible avec une intervention de l’État
quand le déséquilibre entre l’offre et la demande est trop fort et
engendre un chômage de masse durable empêchant la reprise. Deux
arguments centraux justifient cet interventionnisme. D’une part,
l’offre ne répond pas à une demande effective mais à une demande
anticipée par les industriels ; l’État doit donc briser ce climat pessi-
miste. D’autre part, l’intervention de l’État ne se substitue pas au
marché mais le favorise par le mécanisme du multiplicateur : en
créant une demande nouvelle pour les entreprises, une production
nouvelle génère de nouveaux revenus redistribués qui amplifient la
demande.
L’intervention de l’État dans l’économie de marché n’est pour
Keynes que temporaire. Ce sont notamment l’intervention nécessaire
de l’État lors des deux conflits mondiaux et les défis de la recons-
truction qui ont acclimaté les élites européennes comme américaines
42
ÉCONOMIE DE MARCHÉ
ÉCONOMIQUE
à l’intervention durable de l’État en tant que régulateur du marché
HISTOIRE
à des degrés divers. En France, les nécessités de la reconstruction
se doublent du traumatisme de l’Occupation qui a installé la société
française dans l’insécurité. Le Comité national de la Résistance
entend également refonder le contrat républicain en l’étoffant d’une
démocratie économique et sociale. Elle se traduit par la naissance
d’une économie mixte où la planification, purement incitative,
DES IDÉES
HISTOIRE
qui a amené Hitler au pouvoir, Erhard admet qu’il faut organiser les
cadres sociaux assurant que le marché garantisse effectivement pros-
périté et protection sociale. Dans cette économie sociale de marché
(Soziale Marktwirtschaft), ce sont le fédéralisme et les processus de
négociations entre entreprises et syndicats qui permettent de dégager
un consensus, au niveau local comme fédéral, mêlant intérêt parti-
culier et intérêt général. D’une certaine manière, on pourrait dire
POLITIQUE
que l’économie sociale de marché remplace la « main invisible » de
HISTOIRE
Smith par celle de la société civile.
Les années 1970 et 1980 ont vu à l’inverse les États occiden-
taux, principalement les États-Unis de Ronald Reagan (1980-1988),
l’Angleterre de Margaret Thatcher (1979-1990) ou ceux d’Amérique
latine, déréguler complètement les marchés et notamment le marché
financier, sous l’influence des économistes néolibéraux. L’Anglais
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
43
Lévy, 1931] estime que l’économie obéit à des lois logiques, que les
agents économiques agissent rationnellement et que l’intervention
de l’État sur le marché fausse l’information dont le prix est porteur
dans l’économie de marché. Les néolibéraux entendent finalement
démontrer scientifiquement la théorie de la « main invisible » de
Smith.
44
É TAT ET ÉCONOMIE
ÉCONOMIQUE
HISTOIRE
L’État moderne détient le monopole de la contrainte
légitime, ce qui lui donne de fait une place importante dans
l’économie, car il légitime les contrats, collecte les impôts
et encadre les pouvoirs économiques.
REPÈRES CHRONOLOGIQUES
DES IDÉES
HISTOIRE
1917 Révolution russe
1933 Premier New Deal
1942 Rapport Beveridge
1979 ET 1980 Début du « tournant libéral » – arrivée au pouvoir de
Margaret Thatcher en Grande-Bretagne et de Ronald Reagan
aux États-Unis
POLITIQUE
HISTOIRE
OUVRAGES DE SYNTHÈSE
45
L’« ordre libéral » du court XIXe siècle
L’État est aujourd’hui un acteur important pour le fonctionne-
ment de l’économie. L’économiste Richard Musgrave [A Theory of
Public Finance, 1959] lui a attribué trois fonctions : l’allocation des
ressources, la redistribution et la régulation. Mais une telle vision de
l’État est un héritage du XXe siècle. Au XIXe siècle, sous l’influence
des idées libérales, la place de l’État est beaucoup plus restreinte.
Le libéralisme domine au XIXe siècle, en Europe et aux États-
Unis, tant la pensée économique que la pensée politique. Dans cette
perspective, les fonctions économiques de l’État doivent se limiter
aux fonctions régaliennes d’entretien de la justice et de forces de
police et à la fourniture des infrastructures indispensables au bon
fonctionnement des entreprises privées. En France, si la Révolution
promeut l’individualisme et le libéralisme, les réformes menées
pendant les périodes révolutionnaire et napoléonienne traduisent
néanmoins, même sous l’ordre libéral, le besoin de règles qui sont
effectivement assurées par l’État. Ainsi, dès 1806, est créée une
nouvelle institution, les prud’hommes, chargés de réguler certains
conflits du travail. À partir de 1807, le Code du Commerce précise
les règles de constitution et de financement des entreprises. Un travail
de codification accompagne de manière similaire l’industrialisation
de nombreux pays d’Europe. Mais dans cette perspective, l’État se
cantonne à un rôle d’arbitre ou de « gendarme ».
En revanche, la politique douanière, domaine privilégié d’inter-
vention de l’État au XIXe siècle, montre qu’il existe des espaces de
régulation. La plupart des États industrialisés protègent leurs indus-
tries nationales via le protectionnisme, c’est-à-dire la modification
des termes de l’échange par les droits de douane ou l’imposition de
quotas. Ainsi, la politique française est assez protectionniste pendant
toute la première moitié du XIXe siècle, alors qu’en Angleterre, au
même moment, un important débat oppose partisans et adversaires
des Corn Laws (des droits de douane sur les produits agricoles).
Le traité de libre-échange avec la Grande-Bretagne, conclu par
Napoléon III en 1860, est perçu comme un tournant important, voire
dénoncé comme un « coup d’État douanier » par ses nombreux
opposants. Ces traités, dont l’impact réel est contesté, amorcent
une dynamique libre-échangiste : de 1861 à 1867, la France signe
dix autres traités analogues (notamment en 1866 avec le Zollervein,
l’union douanière germanique). Un retour au protectionnisme
46
ÉTAT ET ÉCONOMIE
ÉCONOMIQUE
s’opère néanmoins aux États-Unis après la guerre de Sécession, en
HISTOIRE
Espagne, en Russie et en Autriche en 1877, en Allemagne en 1879
et en France après 1892, avec le « tarif Méline » qui taxe lourdement
les importations agricoles.
Enfin, malgré la doctrine libérale, l’État intervient parfois plus
directement dans l’activité économique, dans des domaines situés
INTERNATIONALES
tructures, armement, arsenaux). En France, à partir des années 1820,
l’État développe un programme ferroviaire en partenariat avec des
entreprises privées. L’État se charge des infrastructures tandis que
les compagnies concessionnaires assurent l’exploitation des lignes.
L’impulsion de l’État dans ce domaine est encore relancée sous la
IIIe République avec le plan Freycinet. Ceci contraste avec la situa-
tion britannique où les lignes sont développées spontanément par
les compagnies privées. Mais, si les dirigeants cherchent parfois à
impulser des changements, l’État s’appuie toujours sur des structures
DES IDÉES
HISTOIRE
privées, comme dans le domaine social où l’Eglise et les sociétés
de secours mutuel restent au cœur des politiques d’assistance et
d’assurance.
POLITIQUE
HISTOIRE
Les années 1880 constituent un premier tournant pour la ques-
tion de la place de l’État dans les économies industrialisées. À l’ère
libérale succède un environnement plus démocratique, marqué par
le progrès du suffrage universel masculin en Europe, mais aussi de
l’urbanisation, de l’instruction et de la salarisation. Ces évolutions
participent à l’apparition d’un nouvel environnement où, d’un côté,
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
47
règlemente celui des moins de 16 ans, a été qualifiée par François
Ewald [L’État providence, Grasset, 1986] de tournant dans l’histoire
de la protection sociale, en ce qu’elle a initié l’émergence d’un
véritable droit du travail. Néanmoins, cette loi est restée pendant
plusieurs décennies assez mal appliquée. Aux États-Unis, le crédo
libéral, selon lequel l’État n’a pas à intervenir dans la relation de
travail, est encore plus influent : il faut attendre 1888 pour que le
travail des enfants de moins de 13 ans soit interdit. Mais en dehors
de la question des enfants, c’est seulement à la fin du XIXe siècle que
de véritables réformes sociales sont menées en Allemagne, le pays
le plus précoce en la matière. Dans un contexte de développement
du mouvement socialiste, le chancelier Bismarck met en place le
premier véritable système d’assurances sociales afin de s’attacher
les classes ouvrières. En France, il faut attendre la mise en œuvre du
programme républicain pour que se développe une législation sociale
à destination de la population ouvrière (loi Waldeck-Rousseau auto-
risant les syndicats en 1884, loi sur les accidents du travail en 1892,
loi sur les retraites ouvrières et paysannes en 1910), mais la création
d’un véritable système d’assurance inspiré de l’Allemagne ne se fait
qu’après la Première Guerre mondiale.
Certains États mettent en place au même moment des systèmes
fiscaux redistributifs : en Grande-Bretagne, un impôt progressif
sur le revenu commence à être appliqué à partir de 1909, tandis
qu’aux États-Unis l’Income Tax est appliqué en 1913. En France,
la loi Caillaux instaurant l’impôt général sur le revenu est votée en
1914, après 7 ans de débats. La réforme des systèmes fiscaux est sans
doute dans une certaine mesure poussée par le besoin de financement
des nouvelles mesures sociales mais elle est accélérée et rendue
nécessaire du fait du premier conflit mondial. Si la mise en place
de programmes sociaux entraîne un développement des appareils
d’État, c’est surtout à cause des conflits mondiaux et de l’arrivée
de la gauche au pouvoir que le rôle de l’État dans les économies se
renforce.
Malgré l’initiation de réformes sociales, au début du XXe siècle,
la doctrine libérale est toujours dominante, les économistes, tels
Paul Leroy-Baulieu, comme la plupart des représentants politiques
se méfiant d’une intervention trop poussée de l’État dans la sphère
économique, d’autant plus que l’étatisme est associé au socialisme
montant et jugé dangereux. Les guerres mondiales et leurs consé-
quences bouleversent profondément cet état des choses. En effet,
l’urgence de l’effort de guerre conduit à la militarisation de certaines
48
ÉTAT ET ÉCONOMIE
ÉCONOMIQUE
productions. C’est à cette occasion qu’un véritable complexe militaro-
HISTOIRE
industriel se constitue aux États-Unis. En France, l’État, pour faire
face à la Première Guerre mondiale, fait le choix du dirigisme sous
l’influence d’Albert Thomas, ministre de l’Armement. Les nouveaux
modes d’organisation qui en ont résulté ont eu une influence durable.
Ainsi la Première Guerre mondiale généralise le recours aux sociétés
d’économie mixte, déjà apparues au début du XXe siècle en Suède,
DES IDÉES
HISTOIRE
France, comme pour ses principaux voisins, la Première Guerre
mondiale est un choc terrible. Elle laisse 1,4 millions de morts,
3 millions de blessés dont 1 million d’invalides, 600 000 veuves et
autant d’orphelins : l’intervention de l’État dans la sphère sociale
s’en trouve légitimée. La loi sur les pensions militaires de 1919, qui
aboutit à la création d’un Ministère des Pensions, contribue à habituer
la population à l’idée d’une intervention de l’État dans l’allocation
POLITIQUE
HISTOIRE
des revenus. De plus, avec la guerre, l’État commence à s’imposer
comme arbitre dans le domaine des relations sociales, notamment par
la mise en place de commissions d’arbitrage des conflits. L’immédiat
après-guerre est l’occasion de satisfaire d’anciennes revendications
ouvrières comme la journée de 8 heures (1919). Enfin, la Première
Guerre mondiale fait apparaître au grand jour les transformations
profondes des structures sociales françaises et notamment l’existence
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
49
de la crise et à relancer l’économie. Une pièce centrale en est, en
1935, la grande loi de retraites dite Social Security Act, mais aussi
les programmes de grands travaux et la réorganisation du système
bancaire. Le New Deal jette les bases d’un capitalisme désormais
fondé sur la régulation étatique.
50
ÉTAT ET ÉCONOMIE
ÉCONOMIQUE
La volonté de modernisation passe aussi par de nouveaux liens
HISTOIRE
créés entre l’État et les entreprises, avec la constitution, dans beau-
coup de pays industrialisés, d’un vaste secteur public. Les seuls
éléments de secteur public se limitaient jusque là à des domaines
très particuliers : la crise des années 1930 a poussé l’État en France à
prendre le contrôle des chemins de fer et de l’aéronautique ; l’indus-
INTERNATIONALES
pour faire face à la montée des dangers. En Italie, le gouvernement
fasciste est devenu propriétaire d’entreprises dans l’industrie lourde
par l’intermédiaire de l’IRI (Institut de Reconstruction Industrielle),
et, même aux États-Unis, le gouvernement de Roosevelt a participé
à la création d’entreprises comme la Tennessee Valley Authority pour
lutter contre le chômage dans le cadre du New Deal. Néanmoins, à
partir de la Libération, tous les États mènent des interventions à visée
plus large dans une perspective de modernisation. Au Royaume-Uni,
le gouvernement travailliste procède à la nationalisation des trans-
DES IDÉES
HISTOIRE
ports et des industries de base comme le charbon, l’électricité et
le gaz, alors qu’en France, le gouvernement provisoire nationalise
en plus certaines banques et des entreprises telles que Renault. En
outre, la planification, méthode d’organisation économique apparue
en URSS en 1928, est utilisée de manière assouplie dans les pays
démocratiques, comme outil de modernisation en Europe à partir
de 1946. En France, le Commissariat au Plan, sous l’égide de Jean
POLITIQUE
HISTOIRE
Monnet entre 1946 et 1952, fixe des objectifs indicatifs de produc-
tion, élaborés par des commissions tripartites (hauts fonctionnaires,
patronat, syndicats) et accorde des aides financières.
La crise des années 1970 a des effets ambivalents sur les trans-
formations de l’État providence et de l’État entrepreneur. Dans un
premier temps, comme dans les années 1930, la crise conduit à
l’extension des secteurs publics pour protéger les industries. Ainsi,
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
51
Ronald Reagan aux États-Unis en 1982. Le gouvernement conser-
vateur de Margaret Thatcher, inspiré par les recommandations des
économistes de l’offre, procède à une vague de privatisations (British
Steel, British Airways), mais mène aussi à une politique d’affaiblis-
sement des syndicats et de baisse de la pression fiscale qui inspirera
de nombreux autres pays. Aux États-Unis, à partir de 1980, Ronald
Reagan défend sa conception d’un « État minimal », particulière-
ment en matière économique : baisse des impôts, déréglementation
des entreprises et réduction du Welfare State. Les rares entreprises
publiques américaines sont démantelées à cette époque. En France,
avec le retour de la droite au pouvoir, de grandes vagues de privati-
sations ont lieu en 1986 et 1993. Le mouvement est général : dans
les années 1990, avec la chute du bloc soviétique, des privatisa-
tions de grande ampleur sont menées en Europe de l’Est, mais aussi
en Amérique latine. Enfin, la constitution de l’Union Européenne
et d’autres grands ensembles régionaux, conjuguée à la mise en
œuvre d’un processus de décentralisation dans de nombreux pays,
fait peser des incertitudes sur l’évolution de la place des États dans
les économies.
52
I NDUSTRIALISATION
ÉCONOMIQUE
HISTOIRE
Passage d’une société à dominante agraire à une société
à dominante industrielle et commerciale, s’accompagnant
d’une modification profonde des modes d’organisation,
des habitudes de consommation et des structures sociales.
INTERNATIONALES
et culturelle. C’est un phénomène continu et de longue
durée qui s’est déroulé des années 1750 aux années 1950.
DES IDÉES
HISTOIRE
dans la société industrielle ?
REPÈRES CHRONOLOGIQUES
POLITIQUE
HISTOIRE
1908 Ford T, première automobile fabriquée en série
1926 Premier appareil de télévision
1938 Invention du premier textile synthétique
OUVRAGES DE SYNTHÈSE
OBJET DE L’HISTOIRE
53
L’industrialisation,
un processus continu et contrasté
L’expression de « révolution industrielle », utilisée dès 1837 par
l’économiste Adolphe Blanqui pour faire un parallèle avec le boule-
versement politique que fut la Révolution française, met en évidence
l’ampleur des transformations ressenties par les contemporains. Cette
expression a été beaucoup reprise depuis, mais les historiens tendent
à lui préférer aujourd’hui le concept d’industrialisation. Ceci traduit
le passage d’une explication de la croissance comme résultant d’un
bouleversement technique soudain à l’idée d’une transformation
économique graduelle, liée non seulement à la technique mais aussi
à des changements économiques et sociaux.
L’industrialisation ne se confond pas avec le développement
économique mais les deux notions sont liées : le développement et
la croissance économique passent par l’industrialisation. Malgré de
très nombreux travaux sur les origines de l’industrialisation, il n’y a
pas aujourd’hui de véritable consensus sur les facteurs principaux de
la naissance des sociétés industrielles. D’autant que ce développe-
ment n’a pas touché tous les pays de la même façon : si la Grande-
Bretagne connaît des transformations économiques rapides dès les
années 1750, la croissance industrielle est un processus beaucoup
plus tardif et progressif dans les autres pays d’Europe occidentale.
Des historiens comme Jean Gimpel [La Révolution industrielle du
Moyen Âge, Le Seuil, 2002] vont même jusqu’à affirmer que la révo-
lution industrielle pourrait avoir des origines médiévales. Il en ressort
en tout cas que la croissance économique est un phénomène de très
longue durée : plus que du « décollage », c’est de l’accélération de
ce phénomène au XVIIIe et au XIXe siècle qu’il faut rendre compte.
Outre la question des origines de l’industrialisation les historiens,
à partir des années 1950, se sont interrogés sur les étapes suivies,
dans la lignée des travaux des économistes du développement. Dans
ce domaine, l’ouvrage de Walt Whitman Rostow, Les Étapes de
la croissance économique [Le Seuil, 1970], a fait date. L’auteur y
développe le concept de take-off : les pays, pour « décoller », doivent
passer par une série déterminée d’étapes. Cette approche a été beau-
coup critiquée, et est aujourd’hui largement dépassée. Néanmoins,
elle permet de se poser la question des chronologies différenciées de
l’industrialisation. En effet, alors que la Grande-Bretagne commence
à s’industrialiser dès le XVIIIe siècle, ce processus est plus tardif et
54
INDUSTRIALISATION
ÉCONOMIQUE
plus progressif pour la France (on date la première industrialisation
HISTOIRE
aux alentours des années 1820-1830, au même moment que pour la
Belgique et la Suisse). Pour des pays comme l’Allemagne, le Japon,
la Russie ou les États-Unis, cette industrialisation est encore plus
tardive, mais le rattrapage est très rapide. Cependant, ces différences
ne se résument pas à un échelonnage des décollages industriels :
INTERNATIONALES
différentes, sur lesquelles il convient de s’attarder. De plus, certains
historiens préfèrent aujourd’hui adopter une approche régionale de
l’industrialisation, plutôt qu’une approche nationale. Ainsi, Sidney
Pollard [Peaceful Conquest, Paperback, 1981] s’attarde sur les dyna-
miques régionales de certaines régions précocement industrialisées,
comme l’ensemble Belgique-Ruhr-Alsace.
Les changements techniques sont l’aspect qui a d’abord le plus
marqué les historiens de l’industrialisation. Il s’agit principalement
d’innovations concentrées dans trois domaines : l’utilisation de
DES IDÉES
HISTOIRE
l’énergie (vapeur notamment), la production de métal et de machines-
outils et l’industrie textile. La mécanisation permet parfois le passage
à la production en usine (le factory-system) mais pas nécessairement.
Les innovations dans les différents domaines interagissent entre elles,
ce qui rend en retour possibles de nouvelles innovations (c’est la
notion de système technique, développée par Bertrand Gille dans
Histoire des techniques, Gallimard, 1978). Mais l’explication « tech-
POLITIQUE
HISTOIRE
nologiste » n’est pas suffisante. D’autres historiens ont mis en avant
le rôle des types nouveaux d’organisation, du développement des
marchés des capitaux et de la banque et la disponibilité des matières
premières. Mais, comme le souligne Patrick Verley [L’Échelle du
monde : essai sur l’industrialisation de l’Occident, Gallimard, 1997],
ces interprétations traditionnelles restent essentiellement ancrées du
côté de l’offre. Depuis les années 1970-1980, cependant, les histo-
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
lités et de valeurs.
ET CULTURELLE
55
La voie française d’industrialisation
L’historiographie a longtemps opposé la France à la Grande-
Bretagne, modèle d’industrialisation. Le développement industriel
français aurait commencé en retard, mais surtout, son industriali-
sation aurait été moins poussée parce que la grande entreprise y a
eu une place moindre. Aujourd’hui, les historiens ont tendance à
remettre ce schéma en question, en revalorisant le rôle des campa-
gnes et des petites et moyennes entreprises dans l’industrialisation.
L’industrialisation française se caractérise par son caractère
progressif, mais le XIXe siècle introduit une rupture certaine : le PIB
français croît à un taux moyen annuel de 1,6 % entre 1830 et 1914,
soit une croissance comparable à celle de la Grande-Bretagne.
L’économie française s’industrialise à partir de structures originales.
Alors que les campagnes anglaises, après 1860, sont presque vidées
par un exode vers les villes, l’espace rural français est au XIXe siècle
un « monde plein » selon l’expression de Georges Duby, assis sur
des structures agraires spécifiques : la petite propriété, l’exploitation
familiale, l’entraide communautaire. Cette civilisation rurale est
défendue par les responsables politiques, tant sous le Second Empire
que sous la Troisième République, comme une force de stabilité face
à l’individualisme des populations urbaines et à l’émergence des
solidarités ouvrières.
L’industrialisation française a un caractère dualiste lié à l’impor-
tance de la population rurale : à côté de grandes entreprises indus-
trielles se maintiennent des ateliers urbains de taille modeste et une
industrie à domicile, au moins jusque dans les années 1870. Si la
persistance dans les structures industrielles des petites entreprises
et de l’industrie rurale a longtemps été vue comme un archaïsme,
par opposition à la situation anglaise, cette approche a été contestée
depuis vingt ans par les historiens défendant l’idée que la produc-
tion industrielle domestique a pu être un support de la moderni-
sation, à travers le concept de « proto-industrie » introduit par
Franklin Mendels [Industrialization and Population Pressure in
XVIIIth Century Flanders, 1969]. Il s’agit d’une production assurée
par des familles paysannes, auxquelles un « marchand-fabricant »
fournit de l’ouvrage, en sus de leur activité agricole. Les produits
de cette industrie sont destinés à un marché extérieur à la région de
production, ce qui la distingue de l’artisanat rural traditionnel. Ce
type d’organisation industrielle concerne en France principalement
56
INDUSTRIALISATION
ÉCONOMIQUE
les industries textiles, mais aussi la métallurgie et l’horlogerie. La
HISTOIRE
proto-industrie coexiste jusqu’à la fin du XIXe siècle avec le type
nouveau d’organisation qu’est la grande industrie. Il y a en effet
des industries très concentrées en capital et en main-d’œuvre dans
les secteurs de la chimie, de la verrerie, de l’extraction minière, de
la filature ou de la papeterie. Néanmoins, ces grandes entreprises
INTERNATIONALES
allemands. Ce n’est qu’à partir des années 1870, et surtout 1880,
que le modèle de la grande industrie prend le dessus, même si à la
même époque, le travail à façon connaît un nouvel essor, du fait du
développement des grands magasins.
Mais si l’industrialisation française est progressive, elle n’est
pas uniforme. Le développement économique français est marqué,
comme dans les autres pays industriels, par une succession de phases
de forte croissance et de périodes de crise. La première phase de
forte croissance industrielle qui démarre dans les années 1820 a été
DES IDÉES
HISTOIRE
identifiée comme première industrialisation. Elle se manifeste par
le développement de secteurs phares : les canaux, le chemin de fer, le
coton. La construction de réseaux de transports permet l’amélioration
des conditions de circulation et donc l’élargissement des marchés,
notamment pour les produits semi-finis (tissu, métal). Elle se fait
sous l’égide de l’État, et le financement des canaux, puis des chemins
de fer est monté en relation étroite avec les banques. Un ministère
POLITIQUE
HISTOIRE
des Travaux Publics est créé en 1831 et la loi de 1842 définit un plan
d’aménagement en même temps qu’elle spécifie le rôle de l’État et
des compagnies privées dans la construction des chemins de fer. La
fin du siècle voit s’opérer une deuxième industrialisation du fait
d’un renouvellement technologique. La France se place à la pointe
des progrès dans les secteurs neufs comme l’automobile, l’aviation,
l’électricité, les métaux non ferreux et la chimie. L’électricité permet
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
57
La société industrielle
À partir des années 1870, on peut véritablement parler d’une
« civilisation industrielle » en Europe et en Amérique du Nord,
c’est-à-dire d’un monde où l’industrie a transformé durablement les
modes de vie et les rapports sociaux.
En effet, l’industrialisation, en conduisant à la concentration des
capitaux et de la main-d’œuvre, consacre l’apparition de nouvelles
classes sociales : le prolétariat et la bourgeoisie industrielle. Alors
que l’organisation du travail est plutôt lâche pendant la première
période d’industrialisation, les efforts visant à discipliner la main-
d’œuvre se renforcent lors de la deuxième phase, même si des types
d’organisation très divers continuent à coexister parallèlement. Le
XIXe siècle se caractérise par une très forte instabilité de l’emploi
industriel : les travailleurs changent facilement d’employeur et, en
milieu rural, accordent les rythmes du travail industriel à ceux du
travail agricole. Inversement, les patrons n’hésitent pas à mettre au
chômage les ouvriers du jour au lendemain. Mais pour attirer la main-
d’œuvre dans un contexte de pénurie, se développent dans certains
secteurs des types spécifiques de gestion de la main-d’œuvre, sous
la forme du paternalisme. Dans les chemins de fer ou la métallurgie
notamment, les patrons ont ainsi cherché à stabiliser les ouvriers par
des œuvres sociales.
Cependant, ce qui frappe les historiens, c’est la formidable inten-
sification du travail au XIXe siècle : vers 1840, les ouvriers travaillent
en moyenne 12 à 14 heures par jour en fabrique, et peut-être 16 heures
dans les industries domestiques. À la filature, dans les mines comme
à la maison, femmes et enfants secondent le travail des ouvriers
sans que leur travail soit valorisé (la hiérarchie des salaires repro-
duisant la hiérarchie des pouvoirs au sein de la famille). Les condi-
tions de travail sont souvent éprouvantes et les accidents du travail
fréquents. De ce fait, les établissements industriels sont souvent
vus comme des lieux de perdition : c’est ainsi que les décrivent les
philanthropes comme le Dr Villermé [Tableau de l’état physique et
moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de
laine et de soie, 1840]. Le constat de la misère ouvrière a alimenté
très tôt le paupérisme, un courant de réflexion d’intellectuels et de
philanthropes sur les effets appauvrissants de l’industrialisation.
Cependant, l’amélioration des conditions de travail est très tardive.
En Allemagne, dès les années 1880, et en Angleterre à partir de
58
INDUSTRIALISATION
ÉCONOMIQUE
1906, des lois sociales commencent à protéger les ouvriers contre
HISTOIRE
les risques d’accident, de maladie ou de chômage, mais en France,
il faut attendre 1919 pour que la journée de travail soit réduite à
8 heures et les lois de 1928 et 1930 pour que se développe un véri-
table système d’assurances sociales. À partir des années 1920, le
taylorisme, puis le fordisme, d’abord aux États-Unis puis dans
INTERNATIONALES
mais aussi une intensification des cadences et généralisent le recours
aux ouvriers non qualifiés. En revanche, la crise de 1929, du fait
de l’ampleur du chômage qu’elle entraîne, signe une décennie de
misère ouvrière.
Mais si la concentration en usine renforce le poids du contrôle
et de la discipline auxquels les ouvriers font face, elle leur permet
aussi de s’organiser. À partir des années 1880, et en France sous
l’influence de la loi Waldeck-Rousseau de 1884, les difficultés liées
à la Grande Dépression conduisent à la forte augmentation des effec-
DES IDÉES
HISTOIRE
tifs syndicaux et à la multiplication des grèves. La crise de 1929
conduit elle aussi à une forte mobilisation syndicale, notamment aux
États-Unis avec l’American Federation of Labor et le Comittee for
Industrial Organisation créé en 1935. En France, les syndicats se
regroupent en 1936 dans le soutien au Front Populaire. Les syndicats
sont aussi appuyés dans de nombreux pays par les partis socialistes
émergents. En France, la SFIO est créée en 1905, mais reste dura-
POLITIQUE
HISTOIRE
blement coupée du mouvement syndical.
Parallèlement à la constitution de la classe ouvrière, l’industriali-
sation transforme les classes dirigeantes. Selon Éric-John Hobsbawm
[L’Ère du capital : 1848-1875, Fayard, 1978], le XIXe siècle est « le
plus bourgeois des siècles », du fait du développement du capita-
lisme et d’un libéralisme triomphant. En effet, l’industrialisation
consacre, partout en Europe, le recul de la puissance de l’aristo-
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
59
moyennes : petits patrons, fonctionnaires, professions libérales
forment la petite-bourgeoisie, mais peuvent être issus de catégories
populaires. S’y ajoutent les « couches nouvelles » produites par le
renouvellement des structures professionnelles : ingénieurs, ensei-
gnants, bureaucrates et journalistes.
60
M ONDIALISATION
ÉCONOMIQUE
HISTOIRE
Processus historique de décloisonnement des différents
espaces par la diffusion, à l’échelle du monde, d’un modèle
capitaliste porté à partir du XVIe siècle par l’Europe, puis
au XXe par les États-Unis.
REPÈRES CHRONOLOGIQUES
DES IDÉES
HISTOIRE
1869 Ouverture du canal de Suez
1947 Accords du GATT
1956 Premier porte-conteneur
OUVRAGES DE RÉFÉRENCE
POLITIQUE
HISTOIRE
• Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme
(3 vol.), Armand Colin, 1979.
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
HISTOIRE SOCIALE
ET CULTURELLE
61
Pour l’historien, tout est mondialisation
Le concept de mondialisation est pluriel dans la mesure où il
est d’abord utilisé en économie, au début des années 1980, pour
décrire le processus de globalisation financière avant d’embrasser
une multitude de significations, de perceptions et donc d’utilisa-
tions, dans des champs d’étude aussi divers que variés. Pour autant,
l’historien y trouve sa place, d’abord dans l’élaboration même du
concept, mais aussi dans sa capacité à dessiner les phases de mise
en place d’une économie mondialisée.
Dans sa recherche des origines, l’historien serait contraint à
voir dans tout développement de l’activité humaine un processus
de mondialisation. C’est au final revenir à l’œkoumène des Anciens.
Dans la Grèce antique, l’œkoumène désigne la « terre habitée »,
c’est-à-dire le monde connu des Grecs. Il s’agit d’une conception
ethnocentrique qui place les Grecs au cœur du monde qu’ils se
construisent. Au centre, une communauté d’hommes, un peuple
sédentaire qui se reconnaît dans une culture commune (la langue,
la religion), dans le respect pour des lieux symboliques (les sanc-
tuaires) et l’attachement à une organisation politique et sociale
singulière (la cité). Les périphéries deviennent en revanche plus
mystérieuses et hostiles, peuplées de nations barbares et de créatures
monstrueuses.
Cette vision du monde, partagée en particulier par Hérodote, est
d’abord réutilisée par les géographes du début du XXe siècle. Pour
Paul Vidal de la Blache (1845-1918), père de la géographie humaine,
l’œkoumène définit le territoire qu’une communauté humaine s’est
construit, qu’elle maîtrise et qu’elle exploite, par la colonisation ou
le commerce. Pour l’historien, l’œkoumène est une porte d’entrée
vers l’analyse des représentations du monde qu’une civilisation peut
avoir. Par exemple, pour un habitant de l’Empire romain, le monde
connu est essentiellement méditerranéen, avec une ligne de fracture
culturelle (l’opposition entre Romains et Barbares) marquée dans
l’espace par une frontière fortifiée (le limes). Lorsque les représen-
tations du monde deviennent de plus en plus conformes à la réalité
géographique, ce qui arrive à partir du XVIe siècle, on peut estimer que
le processus de mondialisation s’accélère, jusqu’à la connaissance
complète du globe terrestre.
Si la mondialisation peut se définir comme le passage progressif
d’une perception locale à une connaissance globale du monde, alors
62
MONDIALISATION
ÉCONOMIQUE
l’étude des représentations cartographiques nous permet de voir
HISTOIRE
l’évolution du processus. Jusqu’aux XIVe-XVe siècles, l’Occident n’a
guère dépassé les traditions héritées de l’Antiquité, en particulier
celles du travail cartographique réalisé par l’Alexandrin Ptolémée
(vers 100-170) au IIe siècle, redécouvert au XIIe siècle par l’intermé-
diaire du savant arabe Al-Idrisi (vers 1100-1165) et la Cour des rois
INTERNATIONALES
vise pas à représenter l’espace, mais plutôt à valider, à travers une
vision cosmologique du monde, le paradigme chrétien de la création
de l’univers.
Dans les cartes TO, le monde est divisé en trois continents, autour
d’un centre de gravité constitué par Jérusalem. En périphérie de ces
continents, sur les bords du disque que constitue cette terre plate, se
trouvent les masses océaniques, terribles et dangereuses, qui condui-
sent tout droit à la fin du monde.
Pour autant, les cartes TO ne sont pas l’unique représentation
DES IDÉES
HISTOIRE
cartographique dans l’Occident chrétien : des cartes plus fonction-
nelles, censées guider marchands et pèlerins dans leurs voyages,
existent, mais elles sont d’abord la traduction iconographiques des
itinéraires à suivre, étape après étape, sans grand souci pour les
localisations géographiques et les écarts de distance.
Le tournant essentiel réside dans l’élaboration des portulans,
cartes nautiques qui se développent à partir du XIIIe siècle et qui ne
POLITIQUE
HISTOIRE
cessent de s’améliorer au fur et à mesure que progresse le transport
maritime. Simple relevé des côtes réalisés à la boussole, les portulans
tracent, en direction des marins, les itinéraires permettant le cabo-
tage. Avec le développement du commerce transatlantique à partir
du XVIe siècle, les portulans deviennent plus précis et les espaces
embrassés deviennent de plus en plus importants. Ils cartographient
désormais les routes maritimes les plus sûres, et les plus rapides,
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
63
Une étape décisive dans la mondialisation :
l’essor de l’Occident à partir du XVe siècle
Les premiers jalons de l’histoire de la mondialisation ont été
posés par Fernand Braudel (1902-1985) dans ses ouvrages novateurs,
La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II
[Armand Colin, 1949] et surtout Civilisation matérielle, économie et
capitalisme, XVe-XVIIIe siècle [Armand Colin, 1979]. Dans son projet
de construire une histoire totale, Fernand Braudel apporte une
contribution à la fois méthodologique et critique. Méthodologique,
car l’historien stratifie la temporalité historique en se dégageant
de l’événement, s’intéressant davantage au « temps immobile », le
temps long, celui de la succession des générations et de l’évolution
lente des civilisations. Analytique car Fernand Braudel définit la
notion d’« économie-monde » pour décrire la fragmentation du
monde en aires civilisationnelles. Selon lui, une économie-monde
est un espace qui, en dépit de ses divisions internes (langues, culture,
fragmentation politique), présente une unité propre, que traduit l’in-
tensité des relations commerciales et économiques entre ses diffé-
rentes composantes, et qui entend étendre son influence à une échelle
planétaire. Une économie-monde obéit à une organisation concen-
trique : autour d’un centre dynamique s’organisent des périphéries
plus ou moins intégrées.
Autour de ce concept, Fernand Braudel entend dresser l’histoire
du développement de l’Europe occidentale jusqu’à aujourd’hui,
et ainsi expliquer l’organisation actuelle du monde. Le début du
décollage (take-off) de l’Occident est selon lui à situer au Moyen
Âge tardif avec la révolution urbaine du XIIe siècle et le développe-
ment des cités marchandes, en Italie et dans le monde hanséatique.
L’histoire de l’Europe à partir du Moyen Âge est donc marquée
par la succession d’économies-monde, organisées autour d’une cité
portuaire dynamique, par exemple Gènes au XVIe siècle. L’essor de
l’Occident se manifeste par une conquête progressive des périphéries,
en particulier lors des Grandes Découvertes au XVIe siècle, et par le
rôle dorénavant joué par l’interface atlantique, qui supplante progres-
sivement le rôle que jouait depuis l’Antiquité la Méditerranée.
Les travaux de Fernand Braudel rencontrent un écho considé-
rable en France et à l’étranger, en particulier dans les travaux de
l’Américain Immanuel Wallerstein (1930-) [Le Système du monde,
du XVe à nos jours, Flammarion, 1980]. Par son souci de construire
64
MONDIALISATION
ÉCONOMIQUE
une « histoire totale », Fernand Braudel dresse ainsi les contours
HISTOIRE
d’un monde en mouvement et offre la première grille de lecture de
l’histoire de la mondialisation.
DES IDÉES
HISTOIRE
libre-échange et que sont achevés les grands canaux (Suez en 1869,
Panamá en 1914). Dans le même temps, les échanges sont faci-
lités par la grande stabilité du système monétaire de l’étalon-or ;
toutes les monnaies sont en effet directement convertibles en or, et la
découverte de nouveaux gisements, en particulier en Californie et en
Afrique du Sud, soutient la progression constance des échanges.
Dans ce monde de plus en plus interdépendant, l’Europe joue
POLITIQUE
HISTOIRE
le rôle de moteur et confirme son avancée technique, économique,
culturelle et militaire. Au milieu du siècle, l’Angleterre est le centre
de cette nouvelle économie-monde et l’Atlantique, l’interface privi-
légiée des échanges. Des espaces, qui auparavant constituaient des
marges extérieures, sont progressivement intégrés par les Européens,
de gré ou de force. À la fin du siècle, l’Europe devient en effet
conquérante, avec l’accélération de la colonisation. En l’espace
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
65
récente et nouveaux concurrents économiques. Âge d’or de la diffu-
sion de l’industrialisation et de l’essor de la grande entreprise capi-
taliste, la fin du XIXe siècle voit donc l’émergence de l’Allemagne
en Europe et, hors d’Europe, des États-Unis et du Japon. Cette
redistribution des cartes témoigne de la vitalité des transforma-
tions et d’un recentrage progressif de l’économie-monde en faveur
des États-Unis. Le XIXe siècle fait donc figure de premier âge de la
mondialisation économique et pose les jalons d’un développement
du capitalisme à l’échelle du monde. Il confirme l’avancée de l’Europe
occidentale et dessine progressivement, au début du XXe siècle,
une organisation plus complexe du monde autour de trois pôles de
puissance : l’Europe occidentale, les États-Unis et le Japon. Cette
nouvelle organisation du monde a été théorisée dans les années 1980
par le géographe japonais Kenichi Ohmae (1943-), avec l’expression
de « Triade ».
Le repli de l’entre-deux-guerres
L’entre-deux-guerres se caractérise par une conjoncture troublée
qui, à bien des égards, hypothèque les perspectives de croissance
économique offertes durant les années d’avant-guerre. Le choc consi-
dérable de la Grande Guerre, en termes de destructions humaines et
matérielles, plonge les États européens dans une crise multiforme
remettant en cause leur statut de puissances mondiales. Endettés
(en particulier auprès des États-Unis devenus premiers créanciers
du monde), les États européens sont confrontés à des désordres
monétaires d’une ampleur inédite. L’inflation – hyperinflation pour
l’Allemagne en 1923 – gangrène les économies européennes. Elle
s’explique par l’importance de l’émission monétaire pour financer la
guerre (« la planche à billets »), la pénurie de biens de consomma-
tion, courante dès 1917, et les augmentations salariales consenties
pour contenir la poussée révolutionnaire dans les milieux ouvriers.
Ces désordres monétaires contribuent à mettre fin au système
monétaire international qui prévalait depuis le XIXe siècle. Après la
tentative de mise en place d’un système hybride à la conférence de
Gênes en 1922 – qui prévoyait que les seules monnaies réellement
convertibles pouvaient être le dollar et, de manière plus artificielle,
la livre sterling – le système de l’étalon-or est définitivement enterré
en 1933 à la Conférence de Londres. Conjugué aux difficultés écono-
66
MONDIALISATION
ÉCONOMIQUE
miques des pays européens, l’abandon progressif de l’étalon-or est
HISTOIRE
donc un frein au développement des échanges pendant l’entre-deux-
guerres.
Cette situation est aggravée, dans les années 1930, par la crise
mondiale consécutive au krach boursier de 1929. En effet, la Grande
Dépression, après l’embellie passagère des années 1920, se caracté-
INTERNATIONALES
marché mondial. Les politiques de lutte contre la crise sont avant
tout nationales, et ne passent pas par une relance du commerce inter-
national, mais plutôt par son atomisation. L’URSS se constitue en
bastion, voire en alternative au modèle capitaliste ; les États totali-
taires rêvent de projets autarciques tandis que les grandes puissances
européennes se replient sur leurs marchés coloniaux.
DES IDÉES
HISTOIRE
Une accélération des échanges après 1945
Dans un contexte de Guerre froide naissante, les États-Unis assu-
ment, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, d’endosser le
leadership économique qu’ils avaient refusé dans les années 1920
et se chargent de rebâtir un nouvel ordre économique, autour de la
promotion du libre-échange. Dès 1944, un nouveau système moné-
POLITIQUE
HISTOIRE
taire international naît à la conférence de Bretton Woods. Le dollar
(as good as gold) devient la seule monnaie librement convertible
en or ; toutes les autres devises sont librement convertibles en or
à condition qu’elles établissent une parité fixe à l’égard du dollar.
Le Fonds monétaire international (FMI), créé en 1945, est chargé
de soutenir cette nouvelle architecture en fournissant les liquidités
nécessaires à un pays qui ne pourrait équilibrer sa balance des paie-
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
67
restent encore fortes jusque dans les années 1980. La création de la
Communauté économique européenne (CEE), en 1957, en est un bon
exemple puisque le traité de Rome, s’il facilite les échanges entre les
six pays membres, érige à ses frontières un tarif extérieur commun,
particulièrement dissuasif en matière agricole.
Il faut au final attendre les années 1970 et « l’âge néolibéral »
(Angus Maddison) pour assister à une véritable explosion des flux
de toute nature. Alors que les deux chocs pétroliers (1973 et 1979)
mettaient à mal l’économie des pays capitalistes avancés, les mesures
de libéralisation s’accélèrent, en particulier dans le cadre des négo-
ciations (rounds) du GATT et s’accompagnent, dans les années 1980,
de mesures de déréglementation et de libéralisation des marchés
des capitaux. La mondialisation se fait ainsi globalisation financière.
Parallèlement, les institutions internationales, comme le FMI et la
Banque mondiale, préconisent à partir des années 1970 des mesures
de libéralisation rapide des économies en développement par le
conditionnement des aides à des politiques d’ajustements struc-
turels (« consensus de Washington »). Ce décloisonnement rapide
des économies trouve son point d’orgue avec l’effondrement du bloc
soviétique en 1989-1991 : désormais, plus rien ne semble s’opposer à
la diffusion d’une mondialisation libérale, dont les États-Unis sont le
fer de lance et les progrès dans le domaine des nouvelles technologies
de l’information et de la communication (NTIC) le vecteur.
68
C OLONISATION
ÉCONOMIQUE
HISTOIRE
Processus d’expansion par lequel un État prend
possession d’un territoire, l’occupe et le domine
politiquement et économiquement.
REPÈRES CHRONOLOGIQUES
La colonisation française
DES IDÉES
HISTOIRE
1789 Expédition de Bonaparte en Égypte
1830 Début de la conquête française de l’Algérie
1853 Annexion de la Nouvelle-Calédonie
1862 Colonie de Cochinchine
1881 Protectorat sur la Tunisie (traité du Bardo)
1887 Union indochinoise française
POLITIQUE
HISTOIRE
1895 Création de l’Afrique occidentale française
1910 Création de l’Afrique équatoriale française
1912 Protectorat sur le Maroc (traité de Fès)
1919 Les colonies allemandes et les provinces arabes de l’Empire
ottoman (Syrie et Liban) deviennent des mandats français
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
e e
• Bernard Phan, Colonisation et décolonisation (XVI -XX siècle),
coll. « Licence », PUF, 2009.
69
Les deux âges de la colonisation européenne
Les historiens étudient dorénavant la colonisation en la resi-
tuant dans le temps long. On peut faire remonter le fait colonial à
l’époque grecque. Cependant, c’est avec les Grandes Découvertes
que la colonisation européenne prend une tout autre dimension en
sortant du cadre méditerranéen. Marc Ferro fait cependant remarquer
que l’on peut remonter au XIIIe siècle pour comprendre par exemple
comment l’expansion dans l’Atlantique des Portugais joue un rôle
de substitution à la croisade frontale menée au Moyen Âge contre
les Maures.
Dans l’histoire européenne, on distingue donc la première coloni-
sation, qui s’étend du XVIe au XVIIIe siècle, et la seconde, qui débute au
XIXe siècle, avec une accélération à partir des années 1870-1880, date
à laquelle les conquêtes coloniales deviennent plus systématiques et
où les Européens pénètrent et se partagent l’intérieur des territoires
africains ou asiatiques principalement. Il y a une certaine continuité
entre ces deux phases : du côté européen dans la rivalité de puissance
qui se joue outre-mer ; du côté des peuples colonisés surtout puisque
certains ont connu quatre siècles de domination européenne, comme
les Capverdiens sous tutelle portugaise du XVIe siècle à 1975 ou les
populations de l’estuaire du Sénégal contrôlé par les Français du
milieu du XVIIe siècle à 1960.
Cependant, la colonisation de la fin du XIXe siècle présente plusieurs
caractéristiques qui la distinguent de la première phase d’expansion
européenne. La colonisation des XVIe-XVIIIe siècles s’inscrivait dans
une logique mercantiliste qui visait à prendre le contrôle des impor-
tations d’or, d’épices, de sucre, de tabac ou d’étoffes précieuses,
alors que la colonisation du XIXe siècle prend place dans le contexte
d’industrialisation de l’Europe. Si les conquêtes du XVIe siècle étaient
légitimées par une vocation missionnaire des royaumes européens,
celles du XIXe sont alors justifiées par un « devoir » de civilisation
qui ne se réduit par à la religion. Cette évolution doit surtout aux
Lumières, qui inventent la notion de civilisation et en font la marque
d’un certain degré du progrès de l’humanité. Ce sont les encyclopé-
distes qui lancent les premiers l’appel à cette nouvelle conception
de la colonisation pour apporter la civilisation aux autres peuples.
L’expédition d’Égypte de Bonaparte en est la première traduction
dans les faits. Bonaparte entend libérer les Égyptiens de la tutelle
tyrannique des Mameluks, tout en renouant le fil de l’histoire de
70
COLONISATION
ÉCONOMIQUE
l’humanité : c’est la France de la raison triomphante qui réveille-
HISTOIRE
rait l’antique sagesse égyptienne. C’est pourquoi cette expédition
est autant militaire que scientifique. La maîtrise de territoires plus
importants, qui ne se limitent plus aux régions littorales, implique
aussi que la colonisation se militarise. Celle-ci, au XIXe siècle, ne
se fait plus au nom de la grandeur d’un monarque, mais d’un État-
INTERNATIONALES
temps indifférentes, les gouvernements cherchent à les mobiliser
dans l’œuvre colonisatrice par la presse, l’école, et les expositions
coloniales, et de façon encore plus régulière lors des expositions
universelles ou même régionales.
Les Européens
se partagent le monde au XIXe siècle
DES IDÉES
HISTOIRE
Pour expliquer ce qui pousse les puissances européennes dans une
colonisation systématique, on peut invoquer un faisceau de facteurs
et un ensemble d’acteurs qui ont participé à l’entreprise coloniale
du XIXe siècle. La motivation économique est un premier facteur
important pour des États en quête de débouchés comme de matières
premières, mais l’entreprise a aussi un coût et la mise en valeur des
POLITIQUE
HISTOIRE
colonies s’est parfois faite à reculons, souvent avec lenteur. Ainsi,
en France, le monde des affaires est loin d’être unanime : certains
sont sceptiques sur l’intérêt économique réel des colonies, les plus
libéraux voyant dans la signature de traités d’exclusivité avec les pays
soumis une entrave au libre-échange. À l’inverse, certains industriels
(les soyeux lyonnais), négociants ou banquiers (Crédit Lyonnais,
Société Générale, CIC) ont joué un rôle déterminant dans l’intérêt
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
71
dégager un facteur démographique déterminant, les colonies ont par
contre servi de soupape de sûreté aux sociétés française et anglaise.
Les colonies de peuplement ont en effet accueilli les révoltés, les
prisonniers politiques, les délinquants (Nouvelle-Calédonie, Algérie,
Australie). Enfin, le XIXe siècle est l’âge d’or de la géographie qui
stimule toutes les formes de curiosité et les voyages d’explora-
tion. La géographie s’institutionnalise par la création de la Royal
Geographical Society de Londres, en 1830, qui finance les voyages
de Speeke, Burton, Livingstone ou Stanley en quête des sources du
Nil dans les années 1850-1870.
Pour autant, les initiatives personnelles (négociants ou mission-
naires catholiques en Cochinchine, traités de « protection » passés
par des officiers avec des chefs africains…) n’ont pu déboucher
sur une colonisation durable que parce que le fait colonial s’est
accompagné d’une idéologie, un impérialisme colonial assumé.
Les Européens le justifient par une prétendue supériorité technique,
culturelle et raciale de l’homme blanc, et ils s’investissent d’une
mission civilisatrice. Cette expression se distingue du colonialisme
au sens strict. Forgé par les marxistes pour condamner la colonisa-
tion, le colonialisme désigne l’exploitation capitaliste des territoires
d’outre-mer au profit de la métropole autant que la domination poli-
tique de ces territoires.
Quelle place alors faire à cette idéologie coloniale dans l’his-
toire des nations européennes ? On peut d’abord la lire comme une
politique impérialiste alternative. Ainsi, dans la France de la fin du
XIXe siècle, dans un contexte de frustration après la défaite de 1871
et de complexe d’infériorité vis-à-vis de l’Allemagne, il s’agit d’un
expansionnisme de substitution, voyant en l’Afrique notamment
l’opportunité de restaurer la grandeur de la France. De la même
façon, dès le XVIIIe siècle, le discours expansionniste en Angleterre
change. Le choc de l’indépendance américaine – et d’une guerre
qui opposa des Anglais à des Anglais – correspond à l’affirmation
d’un impérialisme britannique et non plus anglais. C’est une façon
à la fois de proposer un nouveau projet politique aux citoyens mais
aussi de créer une nation britannique qui se projette dans le monde.
Il est frappant de constater que la colonisation de l’Inde (de l’Indian
Act de 1784 à l’attribution du titre d’impératrice des Indes à la reine
Victoria en 1876) correspond à l’intégration politique totale de l’Irlande
à la Grande-Bretagne (Acte d’Union de 1800), mais aussi à celle des
catholiques (Acte d’émancipation de 1829). C’est alors que naît une
identité britannique (Britishness). L’idéologie coloniale et l’impé-
72
COLONISATION
ÉCONOMIQUE
rialisme moderne ont donc également partie liée avec l’affirmation
HISTOIRE
des États-nations. Comme le souligne Marc Ferro, « l’expansion
coloniale est devenue la solution à tous les problèmes intérieurs »
[Histoire des colonisations, Le Seuil, 1994], et à la fin du XIXe siècle,
la mobilisation de toute la société en vue d’une politique de puis-
sance coloniale est devenue une des facettes de l’État-nation. En
INTERNATIONALES
la nation dans l’empire colonial, surtout dans l’entre-deux-guerres
comme en témoigne l’exposition coloniale de 1931.
DES IDÉES
HISTOIRE
État sur le long terme. L’expansion coloniale aboutit à la fondation
d’un nouveau territoire nommé et organisé selon les règles du coloni-
sateur. La tutelle sur un territoire peut être plus ou moins lourde : les
colonies sont entièrement administrées par la métropole représentée
par un gouverneur ; les protectorats ont un statut d’État protégé,
ce qui implique qu’ils abandonnent la gestion des relations interna-
tionales à la métropole représentée par un résident ; les dominions
POLITIQUE
HISTOIRE
britanniques, anciennes colonies « blanches » sont autonomes mais
continuent de reconnaître la souveraineté de la couronne.
La colonisation est une conquête militaire qui s’accompagne de
soumissions mais aussi de résistances comme celle de Samori Touré
à la tête d’un vaste empire musulman à cheval sur la Guinée et la
Côte d’Ivoire, qui s’oppose aux troupes françaises de 1891 à 1898.
C’est donc un phénomène d’autant plus brutal que les Européens ont
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
73
du sous-sol à une entreprise privée qui réalise et gère également
l’équipement public. Ce fut par exemple systématiquement le cas
dans les colonies allemandes. La colonisation a modelé les paysages
des colonies mais aussi ceux des métropoles, notamment les villes
portuaires.
L’administration des territoires repose dans tous les cas sur la
distinction des populations européennes et locales, et pose donc la
question du statut des peuples colonisés. La sujétion totale est rare
dans les premiers temps de la colonisation, sauf dans le cas de l’État
indépendant du Congo, possession personnelle du roi des Belges
Léopold jusqu’en 1908, date à laquelle il devient colonie de l’État
belge. La politique d’assimilation, que revendiquent les Français au
début de la colonisation, visait à terme à faire des peuples dominés
des citoyens français adoptant les valeurs et le mode de vie euro-
péen. L’accès à la citoyenneté fut rare et réservée à une très mince
élite. C’est une politique d’association plus ou moins poussée qui
est souvent appliquée, d’abord dans les colonies britanniques, puis
françaises. Elle reconnaît les particularismes des peuples soumis
et cherche à les associer plus activement au développement de la
colonie par l’éducation d’une élite indigène afin qu’elle participe à
l’administration de la colonie. Mais au final, la majorité des peuples
colonisés reste soumise au code de l’indigénat, qui les prive des
droits politiques (droit de vote) et les soumet à un régime juridique,
pénal et fiscal différent de celui des colons, tout en respectant leurs
coutumes et leurs préceptes religieux, notamment dans les territoires
musulmans.
Mais, dans tous les cas, la colonisation banalise l’usage de la
violence, aussi bien au moment de la conquête, souvent suivie d’une
période de « pacification », que dans les rapports quotidiens avec les
colonisés, souvent empreints de racisme. Il ne faut cependant pas
avoir une vision monolithique des colons ; la plupart des instituteurs,
par exemple, étaient convaincus de leur mission civilisatrice sans
arrière-pensée ou comportement racistes. La colonisation crée, quoi
qu’il en soit, des sociétés à deux vitesses en établissant un régime
de ségrégation des dominés qui doivent subir un statut d’infériorité
(travail forcé, statut juridique spécifique, impôts spéciaux…).
Se voulant mission civilisatrice, la colonisation est enfin cultu-
relle. Elle aboutit à une acculturation, certes limitée aux élites, par
l’éducation, l’imprégnation des modes de vie occidentaux… Et le
phénomène culturel qu’est la colonisation est double, car en retour
il façonne l’imaginaire des sociétés métropolitaines. En mobilisant
74
COLONISATION
ÉCONOMIQUE
l’opinion européenne par une propagande efficace, l’entreprise colo-
HISTOIRE
niale enracine durablement une vision stéréotypée des peuples non
européens.
INTERNATIONALES
L’histoire coloniale par les Européens a longtemps été marquée par
un caractère légitimateur et certains travaux historiques récents y
participent encore. C’est patent quand il s’agit d’anciens coloniaux qui
empruntent leur langage et leur démarche aux sciences sociales pour
retracer l’« œuvre » accomplie dans les colonies. L’accès à l’indépen-
dance des pays dominés a correspondu à l’émergence, dans les années
1960-1970, d’une histoire des dominés insistant sur le phénomène
d’aliénation subi par les colonisés et la violence intrinsèque à la colo-
nisation. La parution de l’ouvrage de Frantz Fanon, Les Damnés de la
DES IDÉES
HISTOIRE
Terre – édité en France en 1961, aux Éditions François Maspero, et
préfacé par Jean-Paul Sartre –, marque la naissance d’une histoire
qu’on a pu appeler tiers-mondiste. Cette historiographie a cependant
eu pour corollaire une certaine « sacralisation de la victime » [Gérard
Chaliand dans la préface de la réédition des Damnés de la Terre en
1991, Gallimard] et a voulu faire de la colonisation une simple paren-
thèse (école de Dar es-Salaam, par exemple, pour l’histoire
africaine).
POLITIQUE
HISTOIRE
Cette histoire est celle de l’Europe colonisatrice mais intègre aujourd’hui
celle des peuples colonisés. Dès 1946, un des plus prestigieux acteurs
de la décolonisation, Jawaharlal Nehru, s’attachait dans La Découverte
de l’Inde [édition en langue française, Philippe Picquier, 2002] à décrire
l’histoire de son pays, son passé culturel, social et politique ; il dénon-
çait « l’histoire presque toujours écrite par les vainqueurs et les conqué-
rants dont elle expose les points de vue ». C’est dans cette perspective
OBJET DE L’HISTOIRE
actuel).
Cette « décolonisation » de l’histoire doit beaucoup à l’apport des
historiens des anciennes colonies britanniques depuis la fin des années
75
1970, qui ont obligé à déplacer le point de vue de l’historien du centre
vers la périphérie. Ce qu’on désigne depuis comme les post colonial
studies s’attachent à décrire « la situation coloniale », qui englobe à
la fois les rapports d’identité croisés qui se jouent entre colonisés et
colonisateurs, entre métropole et colonies… De ce fait, les post colonial
studies étudient dans la continuité période coloniale et d’indépen-
dance, partant du principe que l’accès à l’indépendance politique
n’implique pas une rupture dans ces définitions croisées de l’autre et
de soi-même, entre Européens et anciens colonisés. En France, des
historiens comme Pascal Blanchard, Nicolas Bancel et Sandrine Lemaire
s’inscrivent dans cette démarche depuis les années 1990 et insistent
sur le poids de l’imaginaire colonial, de la propagande impériale et
également de ses prolongements postcoloniaux.
76
COLONISATION
ÉCONOMIQUE
2003 du Livre noir du colonialisme dirigé par Marc Ferro a connu un
HISTOIRE
grand retentissement car il dresse un bilan sans appel de l’esclavage
et de toutes les formes de violence coloniale. L’introduction en France
des post-colonial studies tend par ailleurs à prouver que la période
coloniale ne s’arrête pas au moment précis des indépendances mais
qu’il existe des héritages indéniables via les migrations, la culture,
l’imaginaire, les liens économiques [Nicolas Bancel, Pascal Blanchard,
INTERNATIONALES
cette nouvelle approche par l’histoire des représentations montre
comment la République a massivement conçu, organisé et relayé
auprès des Français une véritable culture coloniale et donc comment,
en retour, elle a été marquée pour longtemps par un long passé colo-
nial, puis par une immigration de populations originaires des anciennes
colonies [Pascal Blanchard, Sandrine Lemaire et Nicolas Bancel (dir.),
Culture coloniale en France de la Révolution française à nos jours, Paris,
CNRS éditions, 2008]. Olivier Lecour-Grandmaison [La République
impériale, Fayard, 2009] intègre le colonialisme à l’identité même de
DES IDÉES
HISTOIRE
la IIIe République : celle-ci repose sur un ensemble de valeurs (progrès,
émancipation…) qui se veulent universelles et l’empire colonial est,
au même titre que l’hexagone, le lieu de démonstration de leur bien-
fondé. Et si l’historien parle de « République impériale », c’est qu’elle
s’était dotée d’un ensemble de structures, qui vivent par et pour les
colonies.
Parallèlement, l’espace politique et médiatique est régulièrement le
champ de débats virulents. Plusieurs facteurs y contribuent. Comme
POLITIQUE
HISTOIRE
l’a montré Benjamin Stora, la guerre d’Algérie, refoulée jusque là,
devient centrale dans les enjeux mémoriaux des années 1990, face aux
attentes mémorielles opposées des anciens harkis, des rapatriés, des
enfants d’immigrés algériens et de la société algérienne. En 1999, la
France reconnaît officiellement le terme de guerre pour parler de ce
qu’on désignait jusque là comme les « événements » d’Algérie. Par
ailleurs, la panne du modèle d’intégration français se manifeste notam-
OBJET DE L’HISTOIRE
77
sur la traite et la colonisation ; il précise que « la colonisation n’est pas
responsable de toutes les difficultés actuelles de l’Afrique » et invite
donc les Africains à « entrer davantage dans l’histoire ». Ce discours
témoigne au minimum d’un refus de repentance. Ces affrontements
de mémoires traduisent la difficulté de la France à repenser le modèle
républicain pour l’adapter à une société multiculturelle et plus profon-
dément les interrogations de la France sur sa place à l’heure de la
mondialisation et sur ses idéaux. L’État semble alors chercher à
reprendre en main le récit du « mythe national » et la mémoire, comme
le montre la création de la Cité de l’immigration [Pascal Blanchard et
Isabelle Veyrat-Masson (dir.), Les Guerres de mémoires, La Découverte,
2008].
Outre que les médias et les politiques font appel aux historiens, ces
derniers se sont vivement opposés aux usages radicaux de l’histoire
coloniale, ce qui les amène à se diviser en deux camps : d’un côté, ceux
qui redoutent que ne se rejouent sans cesse les conflits d’autrefois
mais militent pour une histoire expliquant sans concession [cf. la
préface de Benjamin Stora dans Les Guerres de mémoires], de l’autre,
ceux qui rejettent la déconstruction des illusions républicaines en l’assi-
milant à de la repentance, comme Daniel Lefeuvre [Pour en finir avec
la repentance coloniale, Flammarion, 2006].
78
D ÉCOLONISATION
ÉCONOMIQUE
HISTOIRE
Le terme est apparu dès le XIXe siècle pour désigner
le retrait, forcé ou négocié, des puissances impériales
de leurs colonies, qui accèdent à la souveraineté.
DES IDÉES
HISTOIRE
REPÈRES CHRONOLOGIQUES
POLITIQUE
HISTOIRE
1956 Indépendance de la Tunisie et du Maroc
1957 Indépendance du Ghana
1960 Indépendance des colonies françaises d’Afrique noire
1975 Indépendance des colonies portugaises d’Afrique
79
Les mouvements nationalistes dans les colonies
Un certain moralisme ambiant tend à percevoir la colonisation
comme une entreprise inique de domination – alors que ses motiva-
tions ont été en réalité bien plus complexes – et présente la décolo-
nisation comme un processus historique juste et inéluctable, ce qui
tend en définitive à biaiser l’analyse du processus de construction
des nationalismes.
La décolonisation contemporaine est d’abord le résultat de la
formation de mouvements nationalistes indigènes dans les colo-
nies. Le terme d’émancipation désigne davantage ce processus
par lequel un peuple dominé se libère de la tutelle coloniale. Le
nationalisme naît de l’affirmation d’une élite indigène formée dans
les métropoles (le Tunisien Habib Bourguiba était avocat, l’Algérien
Ferhat Abbas pharmacien, l’Indonésien Ahmed Soekarno ingénieur,
l’Indien Gandhi avocat…) et des frustrations sociales qui découlent
des contradictions de la colonisation : le système colonial, même si
l’accès à l’éducation restait limité, a conduit malgré tout à la forma-
tion d’une élite indigène occidentalisée (les educated native dans
les colonies britanniques), sans pour autant lui ouvrir suffisamment
l’accès aux postes à responsabilité et un traitement égal avec les
Européens. Cette situation génère dans cette jeune génération de
l’entre-deux-guerres une immense frustration qui trouve son expres-
sion dans le nationalisme.
Celui-ci se fonde sur des revendications identitaires et idéolo-
giques diverses. Des partis communistes se créent en Indonésie en
1920 ou en Indochine avec Ho Chi Minh en 1927. Certains courants
se réclament de l’Islam comme celui d’Abd El-Krim au Maroc, de
Ben Badis en Algérie. En 1919, un congrès panafricain est organisé
à Paris grâce à l’action du député sénégalais Blaise Diagne.
Les nationalistes n’ont par ailleurs pas tous les mêmes objectifs.
Certains, comme Léopold Sedar Senghor, revendiquent plutôt l’assi-
milation et l’égalité entre Noirs et Blancs, la colonisation contem-
poraine étant perçue comme une continuité de la traite des Noirs.
D’autres aspirent à l’accès progressif à l’indépendance. C’est le cas
du Parti du Congrès indien qui privilégie l’idée d’une autonomie
sous souveraineté britannique jusqu’en 1942, date du lancement
du mouvement Quit India. De manière générale, les mouvements
nationalistes n’ont pas été monolithiques. Le Parti du Congrès était
divisé en deux tendances : le Garam Dal plus radical, et le Naram
Dal plutôt modéré ; de même, le Néo-Destour naît en 1934 de la
80
DÉCOLONISATION
ÉCONOMIQUE
scission du Destour, sur l’exigence d’une indépendance immédiate
HISTOIRE
de la Tunisie. Mais ces évolutions doivent aussi beaucoup à l’intran-
sigeance de la métropole.
DES IDÉES
HISTOIRE
sur l’Algérie et ne peut prendre le risque de trois fronts militaires),
de l’acceptation par la métropole de l’inéluctabilité et de l’intérêt,
y compris pour elle-même, de la décolonisation, et de l’existence
d’une vie politique locale et donc d’interlocuteurs que la métropole
reconnaît comme légitimes. Ainsi, au Ghana, les Anglais organisent,
dès 1925, l’élection d’un conseil législatif et adoptent une série de
mesures, dans les années 1950, visant à établir un gouvernement
POLITIQUE
HISTOIRE
représentatif, dont Kwame Nkrumah prend la tête après la victoire du
Parti de la Convention du peuple aux législatives de 1951. Il négocie
alors l’indépendance, proclamée en 1957.
La plupart des travaux de synthèse récents privilégient une
approche à la fois chronologique et géographique du processus.
Plutôt que d’opposer décolonisations pacifiques et décolonisations
guerrières, ou de traiter successivement de la fin de chaque empire en
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
81
internationale de pays aussi importants que l’Union indienne (1947)
ou l’Indonésie (1949). Entre le milieu des années 1950 et 1962, la
décolonisation s’étend au Maghreb. Le panarabisme de Nasser qui
cherche à former un troisième pôle entre les deux Grands (création
de la République arabe unie qui lie la Syrie et l’Égypte en 1958),
le dégel momentané des relations Est-Ouest au détriment des puis-
sances européennes qu’illustrent la crise de Suez de 1956 et la confé-
rence de Bandung de 1955 expliquent cette phase d’accélération.
La décolonisation de l’Afrique noire, enfin, s’étend sur un temps
plus long (le Soudan devenant un État souverain dès 1956, alors que
la Namibie et l’Érythrée ne gagnent leur indépendance qu’en 1990
et 1993). La période 1960-1965 correspond cependant à une seconde
accélération pendant laquelle les gouvernements français et britan-
nique prennent conscience que le développement économique, la
liberté d’action diplomatique (en Europe pour la France par exemple)
et la maîtrise de l’atome sont les garants de la puissance dans l’ordre
mondial. D’autre part, ils cherchent à prendre de vitesse le vent de
contestation révolutionnaire communiste qui pourrait emporter le
continent africain en accélérant la décolonisation.
Ce qui brouille ce schéma chronologique, c’est que la rapidité
de la décolonisation a été fonction de la présence ou non d’une forte
population européenne dans la colonie, comme en Algérie (1962),
au Kenya (1963) ou en Rhodésie (1980).
82
DÉCOLONISATION
ÉCONOMIQUE
1932. S’il devient Commonwealth of Nations en 1949 pour prendre
HISTOIRE
en compte les indépendances de l’après-guerre, il permet à la
Grande-Bretagne, head du Commonwealth, le maintien d’échanges
inégaux et d’une influence dans certaines régions du monde, même
si les liens se sont distendus au fur et à mesure de son intégration
européenne. La tutelle française, quant à elle, reste militaire dans le
INTERNATIONALES
elle demeure économique dans le cadre la zone franche créée en 1939
et réorganisée en 1945, et à travers les accords de coopération qui
justifient le maintien, parfois le monopole, d’entreprises françaises
et la dépendance technologique.
DES IDÉES
HISTOIRE
L’historiographie et les manuels d’enseignement secondaire ont long-
temps opposé les décolonisations « pacifiques », dont la décolonisation
anglaise, négociée et consensuelle, aurait constitué l’archétype, aux
« décolonisations guerrières » comme celle de la France où une majo-
rité du personnel politique se serait enfermée dans un mépris des
aspirations des peuples dominés à l’émancipation.
On a également mythifié l’évolutionnisme britannique qui aurait vu
dans la colonisation une forme transitoire, plus ou moins longue, de
POLITIQUE
HISTOIRE
la domination. Dès 1867, il est vrai que le Canada accède au statut de
dominion, suivi de l’Australie et la Nouvelle-Zélande en 1907, et de
l’Afrique du Sud en 1910. Ils ont alors une autonomie administrative
et financière totale. Le souvenir de l’indépendance des États-Unis n’est
sans doute pas étranger à l’instauration de cette forme conciliante de
dépendance. Les dominions accèdent à leur pleine souveraineté au
sein du Commonwealth en 1931. Frédéric Lugard (1858-1945), chargé
OBJET DE L’HISTOIRE
83
sont en jeu, comme au Kenya où la répression du soulèvement des
Mau Mau (de 1951 à 1954) est extrêmement brutale. Par ailleurs, en
Palestine, où le secrétaire aux Affaires étrangères Ernest Bevin cherche
plutôt à privilégier la solution d’un État unique, les Britanniques aban-
donnent leur mandat en 1947, laissant s’affronter Juifs et musulmans.
De même, la Grande-Bretagne se retire d’Inde en 1947 sans que son
armée ne soit aux prises avec les mouvements nationalistes hindous
et musulmans, mais laisse ceux-ci s’affronter sans intervenir, au prix
d’un bilan humain considérable.
À l’inverse, la politique française n’est pas monolithique. Durant les
années 1920, le ministre radical des colonies Albert Sarraut initie une
politique d’association, surtout en Indochine, favorisant la formation
d’une élite indochinoise et créant des conseils représentatifs dans les
différentes provinces [Daniel Hémery et Pierre Brocheux, Indochine,
La Colonisation ambiguë (1858-1954), 2001]. Si les gouvernements
français se crispent sur l’empire de 1944 (lors de la conférence de
Brazzavile, le général de Gaulle s’oppose à toute indépendance) au
milieu des années 1950, dès 1956 et la loi Deferre, ils savent aussi
appliquer à la plupart des possessions d’Afrique noire une politique
de « large autonomie », négociée, par étapes, et presque totalement
exempte de violence.
De manière générale, c’est le pragmatisme qui l’emporte sur les prin-
cipes, du côté britannique comme français. Ainsi, si on fait souvent de
Pierre Mendès France un partisan de la décolonisation, il s’avère qu’il
l’a plutôt négociée quand elle devenait inévitable, comme en
Indochine, en cherchant les moyens d’y conserver une présence (au
Laos, au Cambodge, au Vietnam du Sud) ou à Pondichéry (août 1954).
En Tunisie, Pierre Mendès France inaugure une politique d’autonomie
mais il n’envisage pas l’indépendance, laquelle ne sera accordée que
par le gouvernement de Guy Mollet en 1956… L’insurrection algé-
rienne de novembre 1954 lui paraît complotée par l’Égypte et il estime
que des réformes économiques et sociales peuvent y répondre [Maria
Romo-Navarrete, « Changer pour conserver. Les choix de Pierre Mendès
France », Relations Internationales n° 133, 2008].
De même, on pourrait souligner que Français comme Britanniques ont
joué, durant leur présence ou pour négocier l’indépendance, sur des
rivalités ethniques, religieuses ou tribales, ce qui explique certains
affrontements pendant la décolonisation.
84
DÉCOLONISATION
ÉCONOMIQUE
l’exploitation du tiers-monde (assimilé au prolétariat) par les nations
HISTOIRE
industrielles avancées (assimilées à la bourgeoisie) et conduit à des
remises en cause radicales. Cependant, le néo-marxiste John Galtung
propose dans les années 1970 [« A structural Theory of Imperialism »,
Journal of Peace Research, 8, 1971] une lecture plus fine de ce schéma
déterministe. Pour lui, le monde est composé de nations du centre
(pays industrialisés) et de nations de la périphérie, mais chaque nation
INTERNATIONALES
être vu comme le stade actuel de ces liens de dépendance infra et
internationale. Il repose alors sur la relation qui unit les élites des pays
industrialisés et celles des pays du Sud qui ont des intérêts communs.
C’est ce réseau de liens unissant politiques et industriels français et
dirigeants africains que désigne le néologisme de Françafrique dont
Félix Houphouët-Boigny, ministre de Guy Mollet en 1956, avant de
diriger la Côte d’Ivoire de 1960 à 1993, serait l’inventeur en 1955.
DES IDÉES
HISTOIRE
POLITIQUE
HISTOIRE
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
HISTOIRE SOCIALE
ET CULTURELLE
85
G ÉOPOLITIQUE
Discipline qui s’interroge sur les rapports
entre espace et politique.
REPÈRES CHRONOLOGIQUES
86
GÉOPOLITIQUE
ÉCONOMIQUE
La géopolitique : méthode d’analyse
HISTOIRE
et production idéologique
Déjà, lors du Congrès de Vienne de 1815, la géographie et la démo-
graphie avaient été convoquées pour prise de décisions diplomatiques.
Le Congrès a en effet inauguré la création d’un comité de statis-
INTERNATIONALES
en fonction de leur surface, de leur population et de leur richesse.
Mais c’est dans la seconde moitié du XIXe siècle que naît la géopo-
litique comme discipline. Elle s’inscrit à la fois dans le positivisme,
trouvant dans la géographie la clé d’explication des comportements
des États, et dans le darwinisme social dominant, transposant au
niveau des relations internationales le thème d’une lutte sans fin,
sélective, où les États les plus forts l’emportent.
DES IDÉES
HISTOIRE
• Deux écoles se sont formées au XIX e
siècle
L’école allemande est initiée par Friedrich Ratzel (1844-1904),
professeur de géographie à Leipzig, l’un des pionniers de la géopo-
litique en inventant l’anthropogéographie [Géographie politique,
1897]. Se proposant de réintroduire l’homme dans la géographie,
il cherche à mettre en lumière la diversité des sociétés humaines
POLITIQUE
pour lui faire correspondre une diversité égale de milieux naturels.
HISTOIRE
Dans une perspective darwinienne, il établit des règles d’évolution
à l’échelle des États, en les comparant à des organismes biologiques
qui connaissent croissance ou déclin suivant les époques. L’expansion
des peuples doit leur permettre de récupérer les espaces de voisins
moins vigoureux. Cette vision, développée par Karl Haushofer
[Zeitschrift für Geopolitik, 1923-1944] comme théorie de l’espace
OBJET DE L’HISTOIRE
87
Dans ce contexte, c’est l’heartland qui constitue le pivot géogra-
phique du monde. Si la Grande-Bretagne contrôle le commerce
mondial, elle doit, pour Mackinder, s’opposer aux prétentions alle-
mandes sur l’Europe centrale et russes en Asie centrale ou dans les
Balkans. Dès lors, la question centrale des relations internationales
doit être le contrôle géostratégique de certaines zones pivots.
88
GÉOPOLITIQUE
ÉCONOMIQUE
Les constantes de la géopolitique
HISTOIRE
La géopolitique renaît dans les années 1970 en tentant de se
garder à la fois de tout déterminisme et de tout présupposé idéolo-
gique, notamment en France avec Yves Lacoste, qui fonde en 1976
la revue Hérodote. On peut dégager quatre thèmes centraux de la
INTERNATIONALES
La quête des ressources est une constante de l’histoire, même si
elle n’est jamais l’enjeu unique des relations internationales. Ainsi,
la politique américaine au Moyen-Orient ne peut se comprendre sans
la volonté de maîtrise de l’approvisionnement en pétrole. Cependant,
la politique de l’administration Bush peut autant être expliquée par
le pétrole que par des motivations idéologiques (le poids des néocon-
servateurs). Par ailleurs, l’eau apparaît comme un enjeu disputé dans
bien des régions aux ressources énergétiques. Cette ressource de
plus en plus précieuse joue un rôle déterminant dans le conflit du
DES IDÉES
HISTOIRE
Proche-Orient par exemple, ou dans les relations entre la Chine et
les autres pays riverains du Mékong.
Les régions charnières constituent aussi une constante géogra-
phique importante en géopolitique car elles sont des zones « privi-
légiées » de conflits, comme les Balkans, l’Asie centrale, le
Proche-Orient…
Cette question renvoie également à celle des identités qui sont,
POLITIQUE
HISTOIRE
dans chacune de ces régions, à la fois ethniques, linguistiques et
religieuses. Si elles ne sont pas en soi des facteurs d’explication ni
des constantes, leur instrumentalisation l’est, comme l’ont montré
les guerres de l’ex-Yougoslavie de 1991-1995 et 1998-2000. Si
les identités « nationales » y sont en fait extrêmement récentes (il faut
attendre les années 1930-1940 pour voir apparaître un mouvement
OBJET DE L’HISTOIRE
du communisme.
ET CULTURELLE
89
DÉBATS D’HIER ET D’AUJOURD’HUI
Géopolitique et mondialisation
La fin de la Guerre froide et la mondialisation obligent la géopolitique
à s’interroger sur ses fondements. La rivalité entre États repose moins
sur la quête des ressources que dans la concurrence commerciale,
comme en témoigne la réussite de pays dépourvus de matières
premières. Pour l’économiste Edward Luttwak, la compétition écono-
mique remplace la guerre [The Endangered American Dream : how to
stop the United States from being a third world country and how to
win the geo-economic struggle for industrial supremacy, 1993] ; la
géoéconomie remplace la géopolitique. De plus, les révolutions des
communications et des transports ne font-elles pas disparaître l’une
des données essentielles de la géographie politique : les frontières ?
De façon plus fondamentale, la prépondérance des flux et des réseaux
transnationaux rendrait caduque la géopolitique classique qui part du
postulat d’un État volontariste. Aussi, de nouvelles approches se déve-
loppent en géopolitique : d’une part, l’étude des réseaux transnatio-
naux, notamment ceux du terrorisme étudié par Gérard Chaliand en
France ; la micro-géopolitique d’autre part. Cette dernière prend le
contre-pied de la géopolitique classique. Se centrant sur des espaces
régionaux, métropolitains, elle élargit son étude aux différents acteurs
sociaux (individus, entreprises, mafias…) et pas seulement à l’État. Elle
se focalise plutôt sur des enjeux quotidiens et, à l’inverse de tout
déterminisme, est plutôt modelée par la théorie du chaos (les acteurs
peuvent se tromper, engendrer des effets qu’ils ne désiraient pas…).
La question centrale est donc celle du rôle de l’État. Or, pour certains
spécialistes des relations internationales, la géopolitique consacrée à
l’évolution territoriale des États ne peut saisir un monde globalisé, un
monde de flux, comme l’avancent les auteurs du Dictionnaire des
relations internationales (op. cit.) ou Bertrand Badie. Les géopoliticiens
comme Aymeric Chauprade ou Pascale Boniface répondent que l’État
demeure le référentiel des relations internationales et qu’une majorité
d’organisations transnationales ont en fait une base nationale. Dans
le cas du terrorisme, la nébuleuse Al-Qaïda n’est-elle pas née dans un
cadre national (l’Arabie saoudite) ? N’a-t-elle pas besoin d’un sanc-
tuaire territorial aux confins de l’Afghanistan et du Pakistan, ce que
l’on appelle les zones tribales ?
90
GÉOPOLITIQUE
ÉCONOMIQUE
internationales au tournant des XXe et XXIe siècles, dans Le Choc des
HISTOIRE
civilisations paru aux États-Unis en 1996, proposant une description
géopolitique du monde non plus fondée sur des clivages idéologiques,
mais civilisationnels, qui résistent en partie à la modernisation, s’appu-
yant en cela sur les travaux de Fernand Braudel. Les conflits s’expli-
queraient soit par friction entre aires de civilisations (comme dans les
Balkans), soit par volonté d’affirmation d’une civilisation face à un
INTERNATIONALES
en prendre le contrôle (c’est son analyse des mouvements islamistes),
soit parce qu’un pays est déchiré entre plusieurs civilisations.
Cette théorie a été largement critiquée. Huntington réduit artificiel-
lement la civilisation à la dimension religieuse et en donne par là une
définition essentialiste qui ne tient pas compte des brassages. Dans le
cas de l’islam, sa thèse tend d’ailleurs à faire de la violence une compo-
sante presque essentielle de la civilisation musulmane. Les civilisations
ne forment pas des blocs monolithiques et sont traversées par des
fractures internes très fortes (chiisme / sunnisme par exemple). Quand
DES IDÉES
HISTOIRE
une ambition unificatrice a été mise en œuvre, force est d’ailleurs de
constater qu’elle a échoué ou qu’elle fait vite place à une concurrence,
comme le montre Pascal Buresi [Géo-histoire de l’Islam, 2005] dans le
cas de la rivalité irano-saoudienne pour la direction de l’umma. Enfin,
l’islam ne reste pas à l’écart de la massification des échanges et si une
vision wahhabite est certes diffusée par la télévision et certaines
mosquées des banlieues de Londres à Java, il n’en reste pas moins que
l’aire de civilisation musulmane est particulièrement éclatée.
POLITIQUE
HISTOIRE
Pour autant, la thèse de Huntington a récemment été réévaluée pour
ce qu’elle est, c’est-à-dire une mise en garde contre les prétentions
hégémoniques de l’Occident. Il a attiré l’attention sur les dangers de
l’instrumentalisation du religieux. Si Pascal Burési conteste la thèse de
Huntington dans son caractère très réducteur du fait civilisationnel, il
conclut cependant que dans le monde musulman, traversé par des
crises sociales et caractérisé par une prédominance de régimes auto-
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
91
G UERRE FROIDE
Période des relations internationales (1947-1991) dominée
par l’opposition entre les États-Unis et l’URSS et pendant
laquelle deux systèmes économiques, politiques et sociaux
– le capitalisme et le communisme – s’affrontent et / ou
coexistent, sur fond de menace nucléaire.
REPÈRES CHRONOLOGIQUES
92
GUERRE FROIDE
ÉCONOMIQUE
De la Seconde Guerre mondiale à la Guerre froide
HISTOIRE
Après l’unanimité observée dans l’immédiat après-guerre (charte
de San Francisco fondant l’ONU, création du TPI de Nuremberg…),
1947 marque traditionnellement la rupture entre les deux Grands.
Aux arguments développés par le Président américain Harry Truman,
INTERNATIONALES
nisme soviétique, Andreï Jdanov répond, en septembre, en appelant
les partis communistes à s’organiser (Kominform) et à défendre le
camp « pacifique » (celui de l’URSS) contre les prétentions hégé-
moniques du camp « impérialiste ». C’est dans ce contexte de fortes
tensions que le terme « Guerre froide » – utilisé dès le XIVe siècle
pour désigner la difficile cohabitation entre musulmans et chrétiens
en Espagne – fait une réapparition fracassante dans le débat public
américain.
Utilisée par le financier et diplomate américain Bernard Baruch
DES IDÉES
HISTOIRE
dans un entretien accordé au New York Times en avril 1947, l’expres-
sion « Guerre froide » est surtout popularisée par l’éditorialiste
Walter Lippmann dans sa série d’articles, publiée en 1947 sous le
titre de The Cold War. Désignant d’abord les fortes tensions d’après-
guerre entre les deux anciens alliés, le terme s’inscrit ensuite dans
le débat sur la ligne diplomatique que doit adopter l’administration
américaine à l’égard de l’URSS : fermeté et endiguement ou conci-
POLITIQUE
HISTOIRE
liation et retrait américain de l’Allemagne ?
Le terme réapparaît également dans un contexte de renouveau du
débat sur le totalitarisme, d’abord aux États-Unis, puis en Europe.
À la faveur de la Guerre froide, la lutte antifasciste devient lutte
anticommuniste.
Du côté soviétique, le terme « Guerre froide » est beaucoup
moins utilisé et débattu qu’aux États-Unis. Le temps est d’abord à la
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
93
Deuxième Guerre mondiale, l’économiste soviétique Evgueni Varga
rejette ainsi l’idée d’un effondrement économique des États-Unis,
donc du capitalisme mondial. Il montre également que la guerre
a permis aux États occidentaux d’adopter des politiques sociales
ambitieuses dans le cadre de l’État-providence et d’intervenir davan-
tage en matière économique, en particulier par la planification (et
les nationalisations des secteurs clés). Pour Varga, l’après-guerre
devrait se marquer par une atténuation des contradictions entre
impérialisme et communisme, rendant l’affrontement évitable et
la possibilité aux deux systèmes de coexister. Si la ligne officielle
condamne fermement ces positions qualifiées de révisionnistes, dans
la pratique, l’idée que l’on doit coexister avec un modèle capitaliste,
identifié à la première puissance mondiale, structure la diplomatie
soviétique. C’est en particulier le cas après la mort de Staline, en
1953, avec la politique de coexistence pacifique proposée par Nikita
Khrouchtchev et la Détente, initiée dans les années 1970 par le
Président américain Richard Nixon et son secrétaire d’État Henry
Kissinger, mais acceptée (quelquefois instrumentalisée) par Leonid
Brejnev. L’idée qu’il faut préserver l’héritage de la révolution bolche-
vique et continuer l’œuvre de construction de la société communiste,
ainsi que le constat d’une infériorité de l’URSS, principalement
économique, tendent à transformer le concept de Guerre froide en
guerre défensive contre une puissance, certes agressive mais encore
trop solide pour être combattue frontalement.
94
GUERRE FROIDE
ÉCONOMIQUE
face à une diplomatie américaine soucieuse de limiter le dialogue
HISTOIRE
avec l’Union soviétique à partir de 1943-1944 et de créer les condi-
tions favorables à une rupture. Pour autant, l’idée de bâtir un monde
unipolaire sur le monopole nucléaire américain disparaît définiti-
vement lorsque l’URSS se dote, dès 1949, de la bombe atomique.
Les deux Grands sont désormais des puissances atomiques et tout
affrontement direct tournerait à la conflagration nucléaire. Dans ce
DES IDÉES
HISTOIRE
cas d’affrontement direct, l’avantage est à celui qui est capable de
frapper en premier le territoire de l’ennemi, rendant la contre-offensive
limitée du fait des destructions considérables occasionnées par la
première frappe. Dans les années 1960, les progrès réalisés dans
la technologie des vecteurs (missiles, bombardiers et surtout sous-
marins nucléaires après le lancement de l’USS Nautilus en 1955)
ainsi que la forte croissance des arsenaux nucléaires (« course aux
POLITIQUE
armements ») rendent inopérante l’idée que l’on puisse faire plier
HISTOIRE
l’ennemi par une première frappe destructrice et ciblée. Au first strike
succède l’équilibre de la Terreur ou MAD en anglais (destruction
mutuelle assurée).
Malgré des périodes de fortes tensions (crise de Cuba en 1962),
l’arme atomique s’impose donc à partir de la fin des années 1950
comme une arme de dissuasion, capable de jouer l’arbitre dans les
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
95
années 1960, se pose le problème de la prolifération des arsenaux
et de la prolifération nucléaire (l’entrée dans le club très fermé des
puissances nucléaires de nouveaux pays : Royaume-Uni en 1952,
France en 1960, Chine en 1964…). En 1968, États-Unis et URSS
sont à l’origine des négociations menant à la signature du traité de
non-prolifération : les cinq puissances s’étant déjà dotées de cette
technologie sont reconnues comme puissances nucléaires, la trentaine
d’autres États signataires s’engagent à abandonner toutes recherches
leur permettant à terme de se doter de l’arme atomique. Traité certes
caduc car posant, comme principe de base, la ségrégation entre
nation nucléaire et les autres, ce traité est, tout comme les traités bila-
téraux signés entre URSS et États-Unis dans le cadre des politiques
de contrôle des armements (les accords SALT de 1972 et 1979,
accords START de 1982), l’illustration des rapports Est-Ouest, qui
vacillent entre gestion des conflits périphériques et contrôle, au coup
par coup, des arsenaux militaires et de l’arme atomique.
96
GUERRE FROIDE
ÉCONOMIQUE
cette guerre idéologique en mobilisant, sur fond de menace nucléaire,
HISTOIRE
leurs populations autour du thème fédérateur de l’ennemi extérieur et
de la menace que feraient peser, à l’intérieur, des éléments infiltrés.
Ainsi, les débuts de la Guerre froide s’accompagnent, à la fois aux
États-Unis et en URSS, d’une paranoïa d’un complot communiste
(pour les États-Unis : maccarthysme) ou d’une infiltration « d’élé-
INTERNATIONALES
idéologique du conflit reste primordiale tout au long du conflit. Les
relations Est-Ouest, en période de tensions, s’accompagnent en effet
d’une intense campagne de propagande et de justification doctri-
nale (l’« empire du Mal » de Ronald Reagan pendant la « Guerre
fraîche »). En période de dégel, la compétition entre les deux modèles
se transforme en concurrence technologique (course à l’espace inau-
gurée par les Soviétiques avec le premier satellite Spoutnik en 1957)
ou sportive (à partir de la participation soviétique aux Jeux olym-
piques d’Helsinki en 1952).
DES IDÉES
HISTOIRE
La bipolarisation du monde prend ensuite la forme d’organisa-
tions économiques et militaires structurant l’espace mondial en zones
d’influence. D’un point de vue économique, le plan Marshall (1948)
permet de resserrer les liens entre les pays d’Europe occidentale
qui l’acceptent. Il s’accompagne de la création de l’OECE (devenu
OCDE en 1960), chargée de répartir l’aide américaine entre pays
membres et de créer les conditions d’une coopération économique qui
POLITIQUE
HISTOIRE
permettrait d’accélérer la reconstruction. Les États-Unis, soucieux
de reconvertir leur économie de guerre, imposent également à leurs
alliés la réduction des barrières douanières. Symboles pour l’URSS
de l’hégémonie économique des États-Unis, l’acceptation (pour
les pays d’Europe occidentale) ou le refus (pour les pays à l’est du
rideau de fer) du plan Marshall, initialement proposé à tous les pays
d’Europe, sanctionne définitivement la coupure en deux de l’espace
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
97
des armées des pays d’Europe de l’Est aux intérêts militaires de
Moscou.
Malgré cette fracture Est-Ouest, cette bipolarisation du monde
conduit paradoxalement à une certaine stabilité des relations inter-
nationales, en particulier dans les années 1960. L’organisation du
monde en deux blocs répond davantage à la recherche de sécurité de
la part des États qu’à un réel souci de confrontation directe [Kenneth
Waltz, The Stability of a bipolar world, 1964].
98
GUERRE FROIDE
ÉCONOMIQUE
les relations établies depuis 1945 entre l’URSS et les démocra-
HISTOIRE
ties populaires. En effet, Gorbatchev, qui a déjà décidé du retrait
des troupes soviétiques en Afghanistan, souhaite desserrer l’étau
sur les démocraties populaires et enterre définitivement la doctrine
Brejnev de la « souveraineté limitée » des pays satellites. Entre juin
et décembre 1989, c’est ainsi l’ensemble de l’influence soviétique qui
INTERNATIONALES
lutions pacifiques (« révolution de velours » en Tchécoslovaquie). Le
retrait soudain de l’influence soviétique précipite l’URSS dans une
crise finale, où le réveil des nationalités et l’affaiblissement idéolo-
gique et fonctionnel du parti communiste conduisent à l’implosion
de l’URSS, officialisée en décembre 1991 (naissance de la CEI).
Guerre sans casus belli ni traité de paix, la Guerre froide donne
naissance à un monde recomposé, où la puissance américaine fait
figure de grand vainqueur. Elle montre également l’échec, moins
politique qu’économique, du modèle communiste incapable de
DES IDÉES
HISTOIRE
relever les défis du rattrapage économique. Alternant rivalités et
tentatives de coexistence avec les États-Unis, l’URSS n’a pu fournir
de modèle alternatif à l’économie de marché. Dans un contexte
géoéconomique bouleversé, celui de la mondialisation, le modèle
soviétique paraît ainsi inadapté à la fin des années 1980. La fin de
la Guerre froide inaugure une nouvelle étape dans la diffusion au
reste du monde d’un modèle de développement occidental, alliant
POLITIQUE
HISTOIRE
économie de marché et démocratie libérale.
lisées (Journal of Cold War studies, créé en 1999), d’autant plus que
l’ouverture des archives soviétiques laissent entrevoir la possibilité
d’avoir un éclairage plus précis sur la période. Cette réécriture de
99
l’histoire de la Guerre froide tend à réévaluer le rôle positif des États-
Unis et à faire porter l’ensemble des responsabilités sur l’URSS. Elle
prétend établir un bilan objectif et définitif de la Guerre froide.
L’itinéraire de John L. Gaddis, spécialiste américain de la question
depuis les années 1970 et ancien professeur à l’université de Yale, est
révélateur. Sur la base de nouveaux documents, en particulier sovié-
tiques, Gaddis revoit radicalement les positions médianes qu’il avait
pu défendre dans les années 1970 et entend livrer des conclusions
définitives sur la Guerre froide [John L. Gaddis, We know now, 1997].
En effet, Gaddis rend Staline personnellement responsable de la
rupture avec les États-Unis et fait de l’expansion soviétique en Europe
de l’Est l’origine immédiate de la Guerre froide. Il montre la duplicité
de Staline, sa paranoïa et l’instrumentalisation qu’il a pu faire de la
guerre de Corée (1950-1953) en poussant Kim Il-Sung à l’offensive. Il
revient également sur plusieurs épisodes clés, en particulier la crise de
Cuba (1962), où il montre un Kennedy souhaitant ardemment la conci-
liation et un Castro poussant Khrouchtchev a lancer une attaque
nucléaire sur les États-Unis. Il souligne également que la force améri-
caine réside moins dans son potentiel économique ou militaire que
dans la force des valeurs véhiculées par le modèle de société qu’ils
proposent. Dans ses travaux les plus récents, Gaddis passe au crible la
politique extérieure des États-Unis dans un réexamen systématique
des choix diplomatiques et militaires pendant la Guerre froide (il
critique ainsi la politique de containment américain).
En faisant de l’histoire de cette période une histoire à sens unique, ne
pouvant que converger vers la victoire américaine, ces nouveaux
travaux traduisent davantage le souci de légitimer la place des États-
Unis dans le monde que de nous éclairer sur le sens de la Guerre froide.
100
I MPÉRIALISME
ÉCONOMIQUE
HISTOIRE
Apparu en Grande-Bretagne dans les années 1880, le terme
désigne plus particulièrement l’impérialisme colonial.
Au sens large, c’est la politique hégémonique d’un État
sur d’autres États ou peuples.
REPÈRES CHRONOLOGIQUES
DES IDÉES
HISTOIRE
Chine
1884 Conférence de Berlin sur l’Afrique
1895 Traité de Shimonoseki entre le Japon et la Chine : début du
break-up of China
1898 Crise de Fachoda, au Soudan, entre Français et Britanniques
1899 Début de la guerre des Boers
1904-1905 Guerre russo-japonaise
POLITIQUE
HISTOIRE
1905 Première crise marocaine
1911 Deuxième crise marocaine
1919 Les colonies allemandes et les provinces arabes de l’Empire
ottoman sont confiées en mandat à la France, la Grande-
Bretagne, la Belgique, le Japon, la Nouvelle-Zélande, l’Australie,
l’Union sud-africaine
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
101
Des impérialismes
Jusqu’au début du XIXe siècle, l’impérialisme est associé à la
colonisation, c’est-à-dire la conquête puis la domination totale et
directe de territoires. Mais les XIXe et XXe siècles ont vu l’impéria-
lisme européen se manifester sous d’autres formes.
On a pu parler d’un impérialisme semi-colonial lorsque celui-ci
se concrétise par une mise sous tutelle financière et commerciale sans
passer par la conquête territoriale. L’impérialisme allemand dans
l’Empire ottoman déclinant est surtout économique et la pénétration
fut pacifique. En échange de l’envoi d’officiers allemands pour réor-
ganiser l’armée du sultan, les milieux d’affaires du Reich obtiennent
en 1903 le prolongement jusqu’au golfe Persique de la voie ferrée
reliant Berlin à Constantinople (le BBB : Berlin / Byzance / Bagdad),
la concession de son exploitation pour 99 ans et le droit d’exploiter
les mines situées dans une bande de 20 km autour de la voie ferrée.
Dans le cas de la Chine, l’impérialisme économique des grandes
puissances se double d’une mise sous tutelle administrative. À la
suite de la guerre de l’Opium, l’Angleterre signe un premier traité
obligeant la Chine à ouvrir des ports et à assouplir les conditions des
échanges. En 1895, la victoire du Japon sur la Chine met en évidence
la très grande faiblesse de l’Empire chinois, déclenchant le break-up
of China, le dépècement de la Chine. Anglais, Français, Japonais,
Allemands et Américains obtiennent des concessions à bail jouissant
de l’exterritorialité et de la liberté de circulation.
La frontière est alors ténue entre l’impérialisme économique
et le protectorat. L’Égypte fournit un bon exemple du passage de
l’un à l’autre. À partir de 1863, le khédive Ismaïl se lance dans une
vaste politique de modernisation : chemins de fer, canaux, télégra-
phes et participation à la compagnie du canal de Suez à hauteur de
8 millions de livres. Les emprunts effectués auprès des Européens
furent tels qu’à partir de 1878, l’État égyptien est déclaré en faillite.
Français et Britanniques s’engagent alors à soutenir le khédive en
échange d’une mise sous tutelle administrative, notamment pour le
prélèvement des impôts. Après la révolte d’Arabi Pacha en 1881, la
Grande-Bretagne, abandonnée par son allié français, n’a plus qu’à
prendre position militairement et politiquement dans le pays. Le
protectorat devient officiel en 1914.
102
IMPÉRIALISME
ÉCONOMIQUE
Empire mondial, empire régional
HISTOIRE
Dans ses études sur le concept d’impérialisme, l’historien britan-
nique Éric Hobsbawm insiste sur la distinction majeure qui existe
entre l’impérialisme européen, qui se veut mondial, et l’impérialisme
continental des Américains ou des Russes.
Dans les cas britannique et français, l’idée d’impérialisme s’est
DES IDÉES
HISTOIRE
mettent en avant une vocation universelle.
Parce qu’ils sont une ancienne colonie européenne et qu’ils sont
nés d’une révolution, les États-Unis n’ont pas prétendu au XIXe siècle
à une expansion hors du continent américain. C’est ce que pose
implicitement le président Monroe en 1823, dans ce qu’on appelle
par la suite la doctrine Monroe : le continent américain doit être
considéré comme fermé à toute tentative ultérieure de colonisa-
POLITIQUE
tion de la part de puissances européennes. Toute intervention d’une
HISTOIRE
puissance européenne sur le continent américain est considérée
comme une agression à l’encontre des États-Unis, qui s’interdisent
en retour toute ingérence dans les affaires européennes. Au cours
du siècle, les États-Unis se consacrent à assurer la maîtrise de leur
État-continent. Ce n’est qu’en 1904 que le corollaire Roosevelt
(du nom de Théodore Roosevelt, président de 1901 à 1909), en
OBJET DE L’HISTOIRE
103
consolidation de l’état monarchique en Russie, face à l’affaiblis-
sement des khanats, héritiers de la domination mongole en Asie
centrale. Le but est aussi de contrôler les voies de commerce terrestre
de la Baltique à la mer Noire et au Pacifique. Au XVIe siècle, Ivan Le
Terrible (1530-1584), premier à porter le titre de tsar, conquiert le
Caucase, offrant à la Russie sa première ouverture maritime, la mer
Caspienne. Stoppée à l’est, au milieu du XVIIe siècle, par l’Empire
mandchou, la conquête a repris au XVIIIe siècle avec Catherine II et
ses successeurs au XIXe siècle, vers la Crimée, puis en Sibérie où la
colonisation s’intensifie. C’est l’immensité d’un territoire ouvert sur
les steppes d’Asie et régulièrement menacé à ses marges occidentales
qui pousse à l’extension démesurée des frontières de l’Empire russe
pour assurer sa sécurité.
Le panasiatisme japonais de la fin du XIXe siècle s’inscrit dans
ces impérialismes circonscrits à une région. Il répond à la fois au
sentiment d’humiliation des élites japonaises face à l’introduction des
usages occidentaux durant l’ère Meiji (1868-1912) et à l’expansion-
nisme européen en Asie et russe en Sibérie orientale. L’impérialisme
japonais s’inspire également du darwinisme pour faire des Japonais
l’élite des races asiatiques, justifiant ainsi la colonisation de la Corée
en 1910 et la conquête de la Mandchourie à partir de 1931.
On ne saurait pour autant opposer totalement des impérialismes
universalistes à la constitution d’empires régionaux. L’impérialisme
américain, même circonscrit, s’inscrit dans un messianisme. La
conquête de l’Ouest a approfondi la notion de « Destinée manifeste »
(l’expression date du milieu du XIXe siècle), à savoir la croyance
selon laquelle l’arrivée des pèlerins du Mayflower en 1620 serait
le premier pas d’une alliance avec Dieu pour réaliser son royaume
sur terre. Selon Frederick Jackson Turner [The Significance of the
Frontier in American History (L’importance de la frontière dans
l’histoire américaine), 1893], les Américains ont la mission, dans
une « perpétuelle résurrection », de repousser plus loin les fron-
tières de la liberté, de créer une société en rupture avec une Europe
où règnent la guerre et l’intolérance. Lorsque s’achève, en 1890,
la conquête de l’Ouest, la notion de Frontier perd néanmoins de
son sens pour les Américains. Se tourner vers le reste du continent
constitue alors un début de réponse pour redéfinir leur destinée.
104
IMPÉRIALISME
ÉCONOMIQUE
Les causes de l’impérialisme
HISTOIRE
L’impérialisme donne lieu, au début du XXe siècle, à des analyses
économiques. John Hobson [Imperalism, A study, 1902], dans une
logique libérale, dénonce ainsi le choix opéré par la Grande-Bretagne
pour résoudre l’une des contradictions du capitalisme qui, en creusant
INTERNATIONALES
britannique, qui voit dans l’impérialisme une réponse à la sous-
consommation par l’exportation et la baisse des coûts de produc-
tion, il oppose une politique de hausse des revenus pour soutenir la
demande la demande intérieure.
Lénine, en inscrivant cette analyse dans une grille de lecture
marxiste, lie l’impérialisme aux fondements mêmes du capitalisme
[L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme, 1917]. Celui-ci, étant
par nature à vocation monopolistique, est voué, à terme, à détruire la
logique du libre-marché et de la libre concurrence, n’espérant plus
DES IDÉES
HISTOIRE
de nouvelles sources de profit ailleurs que dans les colonies. Lénine
voit dans l’impérialisme la transposition au niveau international de la
lutte des classes (entre pays capitalistes et colonies) et des logiques
monopolistiques du capitalisme (concurrence entre les puissances
impérialistes). C’est en ce sens que, pour lui, l’impérialisme pousse
au partage du globe entre puissances capitalistes et ne peut donc
mener qu’à la guerre.
POLITIQUE
HISTOIRE
L’économiste autrichien Joseph Alois Schumpeter [Impérialisme
et classes sociales, 1918-1919] remet quant à lui en cause une
explication déterministe et voit à l’œuvre des logiques sociales plus
complexes. Au sein des États européens, des classes usent selon lui
de la notion d’impérialisme pour légitimer leur propre existence.
C’est également dans cette perspective que se place l’historien
Christophe Charle [La Crise des sociétés impériales, 2001] en l’enri-
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
105
aristocratiques. Dans ce contexte, l’impérialisme joue un double rôle
face à la pression venue du monde ouvrier et des classes moyennes.
Le discours impérialiste crée de la cohésion sociale. Il s’inscrit dans
un projet de grandeur nationale, auquel l’État propose d’adhérer.
L’affirmation de ces sociétés impérialistes suppose donc au préa-
lable un renforcement du rôle de l’État, par la multiplication de ses
secteurs d’intervention, et ce afin de proposer un horizon dans lequel
chaque acteur de la société peut se reconnaître. Christophe Charle
dégage ainsi la notion de société impériale pour évoquer les carac-
téristiques des sociétés anglaise, française et allemande : des sociétés
marquées par l’industrialisation, cherchant à exercer une domination
territoriale et culturelle au nom d’un « devoir » de civilisation qui
justifie leurs entreprises d’expansion et permet de façonner dans
toutes les couches de la société un sentiment de supériorité.
106
IMPÉRIALISME
ÉCONOMIQUE
que de facteurs de solidarité » [Robert Frank, « Penser historiquement
HISTOIRE
les relations internationales », AFRI, vol. IV, 2003].
Dans les années 1960, l’historien marxiste britannique Éric Hobsbawm
renoue le lien entre essor du capitalisme industriel et impérialisme.
Dans L’Ère des révolutions : 1789-1848 [1962, traduit en 1969, Fayard],
il retrace l’établissement du capitalisme industriel et de la culture
bourgeoise en Europe occidentale. Il poursuit cette étude dans L’Ère
INTERNATIONALES
et les différentes classes sociales, puis dégage un troisième temps dans
L’Ère des empires [1987, traduit en 1989, Fayard]. Pour autant,
Hobsbawm inscrit l’impérialisme dans une histoire qui embrasse les
sphères politiques, sociales et culturelles.
DES IDÉES
HISTOIRE
mique, militaire, culturel, technologique, intellectuel… C’est cette
acceptation de la notion qui permet de parler d’impérialisme américain
en matière économique et culturelle. La notion de tentation hégémo-
nique semble plus appropriée. Le terme « empire » a une connotation
territoriale et renvoie à un contrôle direct et coercitif de ses sujets,
tandis que celui d’hégémonie peut recouvrir des formes informelles
de persuasion.
La fin de la Guerre froide a donné lieu à de vifs débats sur la nature
POLITIQUE
HISTOIRE
du leadership américain, d’abord aux États-Unis même. La première
question qui divise est celle de la motivation. Pour l’école « néoimpé-
riale » [Niall Fergusson, Colossus : The Rise and the Fall of the American
Empire, 2005], l’hégémonie américaine répond à une logique histo-
rique. Pour Robert D. Kaplan [The Coming Anarchy, 1994 et Warrior
Politics : Why Leadership Demands a Pagan Ethos, 2001], les États-Unis
doivent agir comme un empire puisque, avec la fin d’un monde bipo-
OBJET DE L’HISTOIRE
107
puissances, Payot, 2004], le monde est trop grand et complexe pour
permettre une hégémonie globale. Celle-ci est intenable car les États-
Unis ne peuvent conjuguer une politique impériale et les besoins
économiques et sociaux de la « métropole » américaine. Surtout, il y
a une contradiction entre une « république impériale » et une société
individualiste qui n’a pas de tradition d’empire colonisateur.
L’enlisement en Irak, et surtout la lassitude de l’opinion publique
américaine, semblent donner raison à ces derniers.
108
O RDRE MONDIAL
ÉCONOMIQUE
HISTOIRE
Ensemble des principes qui régissent les relations entre les
nations. Cette notion a donc une double dimension : c’est
à la fois une grille d’analyse de l’organisation des relations
internationales et un idéal que ses acteurs cherchent à
INTERNATIONALES
● Quels sont les acteurs qui structurent les relations
internationales ?
● Faut-il parler actuellement d’ordre ou de désordre mondial ?
REPÈRES CHRONOLOGIQUES
DES IDÉES
HISTOIRE
1814-1815 Congrès de Vienne
26 septembre 1815 Signature de la Sainte-Alliance (Russie, Autriche
et Prusse)
1878 Congrès de Berlin sur les Balkans
1920 Création de la SDN
1945 Création de l’ONU
POLITIQUE
HISTOIRE
1947 Doctrine Truman et doctrine Jdanov
1989 Chute du mur de Berlin
2003 Début de la guerre d’Irak
PUF, 2003.
• Gérard Chaliand, Atlas du nouvel ordre mondial, Robert Laffont, 2003.
• Yves Lacoste, Géopolitique. La longue histoire d’aujourd’hui, Larousse,
2006.
• Marie-Claude Smouts, Dario Battistella, Pascale Vennesson,
Dictionnaire des relations internationales, Dalloz, [2003], 2006.
HISTOIRE SOCIALE
ET CULTURELLE
109
Les acteurs des relations internationales
• Les États, principaux acteurs
Depuis le XVIIe siècle et les traités de Westphalie qui mettent fin
en 1648 à la guerre de Trente Ans, ce sont des traités internatio-
naux entre États qui ont permis de clore durablement les principaux
conflits. Hobbes explique dans le Léviathan, en 1651, au sortir de
la guerre de Trente Ans, que « les hommes sont en situation d’insé-
curité permanente » et qu’ils doivent donc abandonner une part de
leur liberté au souverain qui, en échange, les protège. Mais alors le
souverain doit être totalement souverain et, dès lors, pour Hobbes,
l’action la plus courante de l’État souverain est la confrontation. Pour
éviter un conflit permanent, il faut, ajoute-t-il, que les États soient
de puissance égale. On peut ainsi faire remonter à Hobbes l’école de
pensée dominante des relations internationales, dite « réaliste ». Elle
se focalise sur la notion d’« équilibre des puissances » développée
par Hume [Of the balance of Power, 1754], puis Friedrich von Gentz,
le conseiller de Metternich, qui représente l’Autriche au Congrès de
Vienne de 1815. Dans ses Fragments de la nouvelle histoire de l’équi-
libre politique des puissances en Europe (1804), ce dernier explique
que pour garantir la paix il faut éviter l’émergence d’une puissance
trop disproportionnée comme celle qu’a constituée la France napo-
léonienne. C’est une vision pessimiste des relations internationales
qui l’emporte alors. Pour les tenants de cette realpolitik (Hans
Morgenthau, professeur à Chicago et conseiller du gouvernement
américain durant la Guerre froide, Henry Kissinger, le conseiller du
président Nixon, ou Zbigniew Brzezinski, conseiller à la sécurité
nationale sous la présidence de Carter), le monde est fondamentale-
ment dans un état d’anarchie où les États tendent naturellement à la
guerre. Les relations internationales sont donc un jeu d’équilibre et
de menaces entre États, telles des boules de tailles différentes (suivant
la puissance des États) sur une table de billard, qui voient leurs rela-
tions se limiter à des contacts de surface, plus ou moins violents.
Kant a cependant apporté une alternative libérale à cette pensée :
la guerre est évitable et c’est même le but de l’humanité, au nom du
principe que les démocraties ne se font pas la guerre [Projet de paix
perpétuelle, 1795]. Au XXe siècle, les deux après-guerres ont réactua-
lisé cette théorie de l’obsolescence de la guerre puisque l’on a pu croire
alors à une sortie de guerre qui s’accompagnait d’une démocratisa-
tion des États [John Mueller, The Obsolescence of major war, 1989].
110
ORDRE MONDIAL
ÉCONOMIQUE
• Multipolarité, unipolarité, bipolarité, apolarité
HISTOIRE
Ainsi, la problématique des pôles est au cœur de la réflexion et
le débat porte sur les mérites comparés du système multipolaire,
bipolaire ou unipolaire pour garantir la stabilité. Alors que les intérêts
politiques, territoriaux ou économiques des États les pousseraient
à la guerre, l’Europe, puis le monde, ont connu des périodes de
INTERNATIONALES
relations internationales en fonction de la hiérarchie des puissances
en présence. On parle d’un monde multipolaire quand des puis-
sances à peu près égales s’équilibrent et se partagent plus ou moins
tacitement le monde en zones d’influences. Tel est le cas au début
du XXe siècle, quand les empires coloniaux européens se partagent
l’Afrique et une partie de l’Asie, que les États-Unis instaurent une
chasse gardée sur les Amériques au nom de la doctrine Monroe et
que le Japon a conquis la Corée. À l’issue de la Deuxième Guerre
DES IDÉES
HISTOIRE
mondiale, la domination de deux puissances sans égales, mais
idéologiquement opposées, débouche sur un ordre mondial bipo-
laire, où notamment la dissuasion nucléaire écarte les menaces de
conflits majeurs. Depuis la fin de la Guerre froide, est-on revenu à
un monde multipolaire ? Dans un premier temps, l’hyperpuissance
américaine a pu laisser penser que le monde était devenu unipolaire.
Les États-Unis semblaient seuls capables de jouer les gendarmes
du monde (négociations au Proche-Orient, interventions dans le
POLITIQUE
HISTOIRE
cadre de l’OTAN en Bosnie en 1995, puis Kosovo en 1999 et enfin
invasion de l’Irak en 2004), sans que ni la Russie ni la Chine, ou
parfois certains États européens, ne puissent s’y opposer malgré leur
désaccord. Cependant, l’enlisement en Irak et, à l’inverse, l’essor de
puissances émergentes dessinent plutôt un monde multipolaire autour
des États-Unis, de l’Union européenne, de la Russie, du Japon, de
OBJET DE L’HISTOIRE
• De nouveaux acteurs
La mondialisation oblige en effet à élargir l’analyse des acteurs
HISTOIRE SOCIALE
de l’ordre mondial. Dès les années 1970, l’étude des relations inter-
ET CULTURELLE
111
l’émergence de nouveaux acteurs et de mouvements transnationaux,
en particulier les flux de marchandises, d’informations, d’hommes
et de capitaux. Cette analyse, précurseur en la matière, à une époque
où on ne parlait pas encore de globalisation, invite à repenser les
relations internationales sous la forme d’une toile d’araignée, qui
enserrerait le monde dans un réseau d’intérêts complémentaires ou
concurrents que les États ne peuvent représenter seuls.
En effet, la mondialisation a favorisé, surtout depuis les années
1980, la montée en puissance d’acteurs transnationaux comme les
FTN (Firmes transnationales) dont le poids politique et économique
dépasse aujourd’hui celui de nombreux États et qui s’appuient pour
la défense de leurs intérêts sur les États dont ils sont originaires et
dont ils assurent la prospérité (cf. les conflits du Sud notamment du
fait de la présence de ressources pétrolières, minières…). La mondia-
lisation de l’information et l’essor des ONG favorisent l’émergence
d’une opinion publique internationale, par définition transnationale
et dont les centres d’intérêts (développement, problèmes environne-
mentaux, désarmement…) peuvent entrer en contradiction avec les
intérêts des États. Revers de la mondialisation, des groupes trans-
nationaux perturbent l’ordre mondial, réseaux terroristes et / ou
narcotrafiquants. La globalisation tendrait à réduire le rôle de l’État
comme acteur des relations internationales.
112
ORDRE MONDIAL
ÉCONOMIQUE
tion marxiste (les FARC en Colombie). Mais, en dernière analyse,
HISTOIRE
les facteurs de conflits se combinent le plus souvent et les intérêts
économiques ou stratégiques des puissances y jouent un rôle certain.
L’internationalisation du terrorisme, le regain de piraterie et la proli-
fération, c’est-à-dire la diffusion sans contrôle d’éléments sensibles
(nucléaires, biologiques…), expliquent entre autres que ces conflits
INTERNATIONALES
La complexification des relations internationales oblige à
dépasser une grille d’analyse en termes d’intérêts des États. Ainsi,
les néoréalistes [Kenneth Waltz, Theory of international politics,
1979] revisitent les relations internationales à partir d’une concep-
tion intersubjective des relations entre États : leurs intérêts sont
également déterminés par une structure partagée de normes, ou de
comportements qui s’imposent plus ou moins à eux, notamment à
l’heure où l’image internationale d’un État compte autant que sa
politique effective. Dès lors, on pourrait décrire l’ordre mondial
DES IDÉES
HISTOIRE
actuel en distinguant un centre (l’Occident) prospère et stable car
les structures internationales et leurs normes s’imposent aux États
et une périphérie, où la guerre continue. Ces deux mondes sont
condamnés à s’éloigner et à vivre à côté l’un de l’autre. Les désor-
dres ne concerneraient alors que le Sud parce que, comme l’explique
Robert D. Kaplan [The Coming Anarchy, 2000], les États y sont en
situation de décomposition (colapsed states) ou d’États ratés. L’État
POLITIQUE
HISTOIRE
raté (la Somalie, la Colombie, l’Afghanistan ou l’Algérie des années
1990…) est une construction reconnue par le droit international, mais
qui n’arrive pas à assumer les missions régaliennes sur son territoire,
au premier rang desquelles le monopole de la violence ; ce qui génère
une multitude de conflits qui restent de faible intensité. Cela revient
à poser l’État-nation occidental (et la démocratie libérale) comme
modèle ultime, mais aussi son impossible universalisation.
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
semble confirmer cette thèse d’un choc d’« incultures », selon une
expression de l’ancien ministre français des Affaires étrangères,
Hubert Védrine.
113
Ce débat n’est pas neutre dans la mesure où les théories du
désordre mondial sont souvent nées aux États-Unis, en lien avec
la question du rôle de l’hyperpuissance américaine, pour certains
nécessaire, pour d’autres souhaitable.
Unilatéralisme ou multilatéralisme ?
On peut dégager deux types d’approche des relations interna-
tionales. Le multilatéralisme cherche à concilier les intérêts des
différents États de la communauté internationale par des conférences
internationales régulières ou des actions concertées. L’objectif est
de garantir une sécurité collective en évitant les conflits ou en les
réglant par des systèmes d’alliance. C’est déjà le cas à l’issue du
Congrès de Vienne en 1815 quand l’Autriche, la Prusse et la Russie
se partagent les dépouilles de l’empire napoléonien et s’assurent
assistance contre toute révolution qui mettrait en cause l’ordre
monarchique européen dans le cadre de la Sainte-Alliance.
L’idée du président américain Thomas Woodrow Wilson (les
« 14 points » de 1918) de confier la sécurité collective à une institu-
tion internationale, la SDN, repose sur la confiance placée dans les
opinions publiques comme moyen de pression sur leurs dirigeants
et la nécessité de mettre en place des règles d’arbitrage interna-
tional en cas de conflit. Si les États-Unis n’y adhèrent finalement
pas, cet espoir est entretenu en Europe par Aristide Briand dans
les années 1920, puis repris en 1945 lors de la création de l’ONU.
On peut alors parler d’une communauté internationale, puisque
les membres de l’ONU, et leurs opinions publiques, se reconnais-
sent dans un minimum de valeurs communes à défendre et incluses
dans la charte de San Francisco (paix, droits des peuples à disposer
d’eux-mêmes…), de comportements, de normes. Avec la fin de la
Guerre froide et l’espoir d’un rôle nouveau donné aux instances
internationales, apparaît le terme de « gouvernance », c’est-à-dire
une gestion des relations internationales non seulement collective,
mais impliquant des négociations permanentes entre États ainsi que
ONG, institutions internationales…
L’administration américaine sous Georges Bush (2000-2008)
introduit une rupture profonde en privilégiant l’unilatélarisme,
c’est-à-dire une politique extérieure qui promeut ses propres intérêts
sans tenir compte de la position des autres États. C’est cependant une
114
ORDRE MONDIAL
ÉCONOMIQUE
rupture à nuancer, car le second mandat du président Bill Clinton
HISTOIRE
(1996-2000) était déjà marqué par une tendance unilatérale ; on peut
parler de « multilatéralisme dégradé ».
Réalistes Isolationnistes
Roosevelt, Nixon, Kissinger
DES IDÉES
HISTOIRE
Priorité aux intérêts américains
dans un ordre mondial régi par l’équilibre des forces
POLITIQUE
HISTOIRE
1. Si Bill Clinton inscrit à son premier mandat une politique où les États-Unis
ont un devoir humanitaire dans un monde où la globalisation amènerait la
démocratie, la défense des intérêts économiques américains et le fiasco de
l’intervention en Somalie en 1993 font évoluer sa politique vers des positions
plus réalistes et une action plus unilatérale. OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
115
attaque contre l’emblème de leur puissance (économique) et une
attaque au cœur du territoire américain (au sens où l’entendent les
géographes). En cela, les attentats ont accéléré et radicalisé une
tendance à l’unilatéralisme qui existait déjà auparavant. Pierre
Melandri et Justin Vaïsse montraient déjà en 2001 [L’Empire du milieu.
Les États-Unis et le monde depuis la fin de la Guerre froide, Odile
Jacob, 2001] que les différents courants multilatéralistes ou unilaté-
ristes coexistent dès les années 1990 aux États-Unis et que le second
mandat Clinton est caractérisé par un multilatéralisme dégradé (refus
de ratifier les Accords de Kyoto, d’adhérer à la convention sur la cour
pénale internationale, intervention au Kosovo dans le seul cadre de
l’OTAN et non de l’ONU). Plus généralement, Pascal Boniface met
l’accent sur la continuité des rapports de force internationaux : les
États-Unis étaient déjà une hyperpuissance, l’Europe cherche toujours
à définir une politique extérieure et de sécurité commune, la volonté
chinoise de moderniser son économie et de s’affirmer comme une
grande puissance reste valable, le virage pro-occidental de la Russie
remonte à Gorbatchev et n’est pas une innovation de Poutine.
En revanche, pour les théoriciens du terrorisme, le 11 septembre est
un tournant. L’impact du terrorisme doit s’analyser en terme de rela-
tion terroriste, à savoir l’acte terroriste, son impact via les médias sur
l’opinion publique et la réponse des États. Jusqu’aux années 1980, on
a majoritairement un terrorisme de « libération » circonscrit à certains
pays. Avec la fin de la Guerre froide, il est apparu aux États occidentaux
que le terrorisme pouvait perdre le poids qu’il avait eu dans les
années 1960-1970 puisqu’il perdait ses soutiens financiers ou logis-
tiques à l’Est ou parmi certains États arabes. Avec les attentats du
11 septembre, une internationale terroriste (Al-Qaïda) frappe au centre
du monde occidental (avant Madrid et Londres) et, en répondant par
une guerre mondiale au terrorisme, les États-Unis et leurs alliés replacent
la question terroriste au centre de leur stratégie. Comme le souligne
Jean-François Guilhaudis [Relations internationales contemporaines,
Litec, 2005], on ne peut penser le terrorisme seul puisqu’il n’a d’effets
qu’en fonction de la réaction des États et des opinions publiques. Or,
depuis le 11 septembre 2001, c’est cette relation terroriste, nécessai-
rement coproduite, qui est au cœur des relations internationales. La
« guerre contre le terrorisme » pourrait être analysée comme le moyen,
de la part des États-Unis de maintenir et de redéployer, à travers un
nouvel ennemi, les structures militaires et diplomatiques héritées de
la Guerre froide.
116
ORDRE MONDIAL
ÉCONOMIQUE
L’État, principal acteur des relations internationales
HISTOIRE
des XXe et XXIe siècles ?
Le terrorisme, et plus globalement la mondialisation, ont obligé à
s’interroger sur le rôle des États dans l’ordre mondial.
Pour les libéraux, et ce depuis le président Wilson, les véritables acteurs
sont les individus et groupes privés dont les États ne sont que les
INTERNATIONALES
l’interdépendance et donc ceux-ci, sous la pression des groupes sociaux,
interagissent en terme de coûts / bénéfices pour chacun d’eux. Pour
les libéraux, l’état d’anarchie n’est pas une fatalité et les individus sont
portés à influer sur les États dans le sens de la coopération, car elle
apparaît moins coûteuse. C’est une vision optimiste des relations inter-
nationales qu’a exprimé Fukuyama [La Fin de l’histoire et le dernier
homme, Flammarion, 1992] au sortir de la Guerre froide : l’Occident
est sorti de l’Histoire et ne connaîtra plus de guerre car il n’y a pas
d’autres alternatives que la « mondialisation heureuse » et démocra-
DES IDÉES
tique. Le reste du monde reste dans l’Histoire et ses conflits. Cependant,
HISTOIRE
la vision libérale a elle aussi été battue en brèche par la persistance
des conflits : la globalisation pousse les États à s’arc-bouter sur ce qui
leur reste, l’identité nationale, à défaut de la vie économique qui leur
échappe. La globalisation nourrirait le ressentiment et les conflits. Et
encore, les États sont fragilisés de l’intérieur par les phénomènes de
fragmentation identitaire, faite de conflits de mémoire, d’aspirations
communautaristes ou régionalistes.
POLITIQUE
Aymeric Chauprade [Géopolitique. Constantes et changements dans l’his-
HISTOIRE
toire, 2007], tout comme Pascal Boniface, contestent d’ailleurs que les
États soient dépassés. Dans la mondialisation, l’État dispose encore d’outils
face aux grandes firmes (avantages fiscaux ou législation anti-concentra-
tion aussi bien aux États-Unis que dans l’Union européenne). Les liens
entre États et ONG sont multiples : subvention, collaboration… Le monde
actuel est certes « une immense assemblée de copropriétaires », comme
OBJET DE L’HISTOIRE
117
P UISSANCE
Capacité d’un État à imposer sa volonté aux autres et / ou
à empêcher les autres États de mener à bien leurs projets
sur la scène internationale.
REPÈRES CHRONOLOGIQUES
118
PUISSANCE
ÉCONOMIQUE
Puissance brute et puissance douce
HISTOIRE
On peut dégager deux types de fondements de la puissance d’un État.
Traditionnellement, la puissance est perçue à travers les ressources
matérielles et mesurables, qui permettent à un État d’imposer ses
propres intérêts aux autres ou au moins de pouvoir garantir son
INTERNATIONALES
été repensée au XXe siècle à partir des outils de la sociologie et dans
le contexte de la Guerre froide. Hans Morgenthau [Politics among
Nations, 1948], élève de Max Weber, la définit comme une relation
d’emprise d’un État sur les autres pour faire triompher sa volonté.
Cette école réaliste des relations internationales a surtout insisté
sur la puissance militaire comme étant un élément déterminant, au
XXe siècle, de la puissance brute ou hard power. Elle dépend de la
géographie d’un État (ampleur et maîtrise du territoire, accès aux
DES IDÉES
HISTOIRE
mers…), de sa population, de ses ressources naturelles, de ses capa-
cités économiques et principalement industrielles, de sa préparation
militaire et de l’efficacité de sa diplomatie. La puissance militaire ne
se limite pas à l’arsenal disponible. Ce qui compte au moins autant,
comme l’ont montré les conflits mondiaux, c’est l’organisation de
l’armée, son commandement et surtout l’adhésion des citoyens face
à la guerre.
C’est avec la fin de la Guerre froide que Joseph Nye [Bound to
POLITIQUE
HISTOIRE
lead : the changing nature of american power, 1990] repense la puis-
sance dans le contexte de la globalisation, où les États sont liés par
une série d’interdépendances (financières, migratoires, politiques)
au sein des institutions internationales. La puissance d’un État est
révélée dans toute sa dimension par les relations qu’il entretient avec
les autres États ou au sein des institutions internationales. Dans ces
OBJET DE L’HISTOIRE
119
Cette notion est assez proche de celle de l’économiste Susan
Strange [States and Markets, 1988], le structural power, c’est-
à-dire la capacité d’un État, face à la montée en force des Firmes
transnationales et aux règles du marché, de contrôler les structures
internationales et de peser sur ces règles pour continuer à exercer
sa puissance.
Cette redéfinition de la puissance n’exclut en effet pas les dimen-
sions matérielles et militaires (hard power). Toutes ces dimensions
se combinent dans un jeu plus complexe. Réfléchissant à la place de
la puissance américaine, Joseph Nye compare le nouveau partage
du pouvoir dans le monde à un jeu d’échecs à trois dimensions
[The Paradox of american power : why the world’s only superpower
can’t go it alone, 2002]. Sur l’échiquier supérieur – celui de la force
armée –, le pouvoir est dominé par les États-Unis. Sur l’échiquier
intermédiaire – celui des rapports de forces économiques –, le monde
est multipolaire et le pouvoir se partage entre les États-Unis, l’Europe
et le Japon. Sur le troisième échiquier – celui des relations trans-
nationales et des acteurs non étatiques –, le pouvoir est très largement
dispersé et échappe au contrôle des gouvernements.
120
PUISSANCE
ÉCONOMIQUE
Avec la fin de la Guerre froide en 1991, ce n’est plus seulement
HISTOIRE
la capacité militaire qui compte, puisque a priori toute menace d’une
guerre mondiale semble écartée et qu’on assiste plutôt à la multipli-
cation des conflits locaux de « faible intensité » et intranationaux.
Par ailleurs, les années 1990 voient apparaître des puissances émer-
gentes, dont l’essor repose avant tout sur un développement écono-
INTERNATIONALES
son essor industriel, l’Inde a atteint une croissance de 6,2 % en 2007,
elle s’est assurée depuis 1998 des moyens de dissuasion nucléaire
et son budget militaire a explosé en quelques années pour atteindre
21,6 milliards d’euros en 2008. Elle revendique désormais un siège
de membre permanent au Conseil de sécurité de l’ONU. Depuis le
programme des quatre modernisations lancé par Deng Xiaoping, en
1978, la Chine est devenue la troisième puissance économique du
monde, le créancier des États-Unis, mais aussi un géant militaire :
développement de l’arsenal nucléaire, recours massif aux nouvelles
DES IDÉES
HISTOIRE
technologies (cf. la politique spatiale), rénovation de la marine… Le
facteur déterminant de puissance serait donc économique. Dans la
nouvelle hiérarchie des puissances, Hubert Védrine, ancien ministre
des Affaires étrangères français, émet en 1999 la thèse selon laquelle
les États-Unis sont une hyperpuissance, dans la mesure où c’est une
puissance globale (économique, technologique, militaire et cultu-
relle) et qu’aucun autre État n’est capable de rivaliser avec elle dans
POLITIQUE
HISTOIRE
ces quatre domaines à la fois.
1990].
ET CULTURELLE
121
le nouvel ordre mondial. Il constate une remise en cause de l’État sur
la scène internationale, du fait de la perte de pertinence de ses compo-
santes fondamentales (la souveraineté et le territoire) et de l’efface-
ment progressif des identités nationales au profit de nouvelles identités
davantage transnationales. Il voit dans l’enlisement américain en Irak,
mais aussi en Afghanistan, le nouveau paradigme des relations inter-
nationales : les États se retrouvent confrontés de plus en plus directe-
ment aux sociétés. À côté des États, de nouveaux acteurs participent
aux relations internationales : acteurs religieux, acteurs tribaux, acteurs
ethniques. Ce que révèle aussi la situation irakienne ou afghane, ou
encore le terrorisme international, c’est que la violence qui domine le
monde n’est plus tant celle des États que celle d’acteurs sociaux.
Bertrand Badie parle ainsi des nouveaux « entrepreneurs de violence
sociale internationale qui, sur ce marché […] de violence internatio-
nale, font fortune dès lors qu’il y a une demande sociale de violence ».
Dans cette nouvelle donne, les différents outils de la puissance, notam-
ment militaires, sont inopérants ou pour le moins peu efficaces. Dès
lors, pour Bertrand Badie, l’action des États sur la scène internationale
ne peut être adaptée à la nouvelle donne que dans le multilatéralisme,
appelé de ses vœux par une opinion publique internationale (OPI) en
construction. C’est là la limite que l’on pourrait avancer : Bertrand
Badie décrit une tendance en grande partie encore à confirmer.
Le politologue Samy Cohen, du Centre d’Études et de Recherches
Internationales [La Résistance des États. Les démocraties face aux défis
de la mondialisation, 2003], oppose à cette lecture, certes dominante,
la permanence des États comme acteurs des relations internationales,
même dans un monde globalisé. Ce qu’il appelle les États « postmo-
dernes », à savoir les démocraties de type occidental, qui ont rejeté
l’usage de la force pour régler leurs différends, doivent certes tenir
compte de l’exigence de transparence de leur politique étrangère et
de l’interdépendance de leur économie, mais cela ne disqualifie pas
leur rôle. Pour Samy Cohen, les diverses organisations transnationales
sont souvent des compléments de la diplomatie des États. L’État
s’accommode ainsi d’auxiliaires privés. Même les altermondialistes
réclament finalement non pas moins d’État, mais davantage d’inter-
vention des États, notamment dans le domaine des règles financières
et commerciales internationales.
122
TTIERS-MONDE
ÉCONOMIQUE
HISTOIRE
Ensemble des pays anciennement colonisés, peu développés
économiquement. Ces pays ont tenté de former un troisième
monde par distinction du monde occidental et du monde
communiste.
REPÈRES CHRONOLOGIQUES
DES IDÉES
HISTOIRE
1956 Réunion de Tito, Nehru et Nasser à Brioni, qui lance le mouve-
ment non-aligné
1961 Conférence de Belgrade des non-alignés
1964 Création de la Conférence des Nations unies pour le Dévelop-
pement (CNUCED)
1973 Sommet des non-alignés à Alger
POLITIQUE
HISTOIRE
OUVRAGES POUR APPROFONDIR
123
L’affirmation du tiers-monde
dans les années 1950
En 1952, dans un article paru dans L’Observateur, l’économiste
français Alfred Sauvy utilise pour la première fois la notion de tiers-
monde dans un sens économique. Il renvoie à la célèbre formule que
l’abbé Sieyès avait utilisée pendant la Révolution française pour
désigner tous ceux qui étaient exclus des ordres dominants de la
noblesse et du clergé (la brochure Qu’est-ce que le tiers état ?, paru
en 1789). Il désigne ainsi les pays dont l’économie se caractérise par
un revenu moyen par habitant faible et de grands écarts de ressources
entre une minorité de riches et une majorité de pauvres, une forte
dépendance vis-à-vis des échanges extérieurs, des taux de fécondité
et d’analphabétisme élevés, ou encore de fréquents problèmes de
malnutrition ou de sous-nutrition.
Mais la notion recouvre très vite une dimension politique. Tel
n’est pas le but d’Alfred Sauvy, qui ne cherche pas dans son article
de 1952 à désigner un nouvel ensemble. Mais l’expression se diffuse
progressivement parmi les militants nationalistes, notamment
d’Afrique du Nord. Reprise par le Marocain Ben Barka et par l’Antillais
Franz Fanon, elle se propage ensuite dans le monde entier pour
devenir un terme générique. La conférence de Bandung consacre
celui-ci puisqu’elle réunit 29 pays d’Asie et d’Afrique qui en appellent
à la fin du « colonialisme dans toutes ses manifestations ». Dès
lors, le terme désigne un ensemble solidaire d’États partageant une
communauté de destin, à la fois car ils ont connu la même domina-
tion coloniale et parce qu’ils font face au même sous-développement
économique. La conférence en appelle d’ailleurs également à des
échanges plus équitables avec les pays industrialisés.
Du milieu des années 1950 aux années 1970, les États qui se
regroupent sous cette appellation visent d’un côté à exister sur la
scène internationale comme un acteur indépendant des grandes puis-
sances et, de l’autre, à combattre les inégalités Nord-Sud.
En 1956, le Yougoslave Tito, l’Indien Nehru et l’Égyptien Nasser
se réunissent à Brioni afin de définir une politique internationale alter-
native qui rejetterait à la fois l’influence des États-Unis et celle de
l’URSS. Cette conférence est le point de départ du non-alignement,
refusant de prendre parti en faveur de l’un des deux Grands, mettant
dos-à-dos deux formes d’impérialisme. Le mouvement non-aligné
réunit sa première conférence en 1961, à Belgrade, et recueille les
124
TIERS-MONDE
ÉCONOMIQUE
espoirs de nombreux États décolonisés sentant leur indépendance
HISTOIRE
menacée. Il ne parvient toutefois jamais à gagner une véritable légi-
timité, du fait des divergences idéologiques existant en son sein et
de la grande proximité de certains États membres, comme Cuba
avec l’URSS.
Parallèlement, au gré des conférences des non-alignés, notam-
INTERNATIONALES
des Nations unies pour le développement (CNUCED) créée en
1964, les pays du tiers-monde revendiquent l’établissement d’un
nouvel ordre économique mondial. Ce discours, qui domine les
années 1970, repose sur une critique de la dépendance financière,
technologique et commerciale vis-à-vis des pays riches. Ce sont
les débuts du tiers-mondisme, lecture d’inspiration marxiste de
l’économie mondiale, qui dénonce l’exploitation du tiers-monde
(le prolétariat) et le pillage de ses ressources par les nations indus-
trielles avancées (la bourgeoisie). Il critique également le néoco-
DES IDÉES
HISTOIRE
lonialisme, c’est-à-dire la persistance d’une domination des pays
industrialisés sur leurs anciennes colonies, mais de façon indirecte,
essentiellement de nature économique (le contrôle des ressources
par les groupes industriels du Nord par exemple) et culturelle (la
coopération scientifique et culturelle qui entretiendrait les pays du
Sud dans une dépendance).
POLITIQUE
HISTOIRE
De profondes disparités entre les pays du Sud
Les pays du Sud sont tiraillés par des intérêts concurrents, voire
opposés. C’est vrai dans le domaine économique, entre producteurs
et importateurs de pétrole par exemple, comme dans le champ poli-
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
125
Sud. Sans qu’il existe de définition officielle, ils se caractérisent
par une croissance soutenue (supérieure à 5 % pendant plusieurs
années de suite), basée sur une industrialisation tournée vers l’expor-
tation (textile, automobile, électronique…). À l’opposé du spectre
économique, dès 1971, l’ONU crée la catégorie des pays les moins
avancés (PMA), caractérisés par un PIB par habitant inférieur à
900 $ (selon le critère recalculé en 2003), un IDH inférieur à 0,5 et
une vulnérabilité économique, notamment liée à une économie de
monoproduction.
126
TIERS-MONDE
ÉCONOMIQUE
D’autres géographes comme Sylvie Brunel [Tiers-mondes. Controverses
HISTOIRE
et réalités, Économica, 1987] et certains économistes [Daniel Cohen,
Richesse du monde, pauvreté des nations, Flammarion, 1997] ont remis
en question la pertinence des notions de tiers-monde et de sous-déve-
loppement, en montrant surtout que cette représentation des mondes
périphériques comme un tout monolithique – construite en Europe –
rendait imparfaitement compte de la diversité des problèmes politi-
INTERNATIONALES
décollage économique des « quatre dragons » (Corée du Sud, Taiwan,
Hong Kong et Singapour) dans les années 1960-1980 a obligé à aban-
donner la théorie de la dépendance. Sylvie Brunel insiste sur deux
points : la diversité économique et démographique des pays du Sud,
la responsabilité de la pauvreté des pays du Sud, qui est plus interne
à chaque pays (choix politiques, mauvaise gestion, blocages sociaux,
corruption…) qu’externe. Pour Daniel Cohen, les inégalités de déve-
loppement sont antérieures à la mondialisation. Leur cause réside dans
les inégalités de qualification, la troisième révolution industrielle les
DES IDÉES
HISTOIRE
ayant alors accentuées. Dès lors, non seulement tous les pays du Sud
ne sont pas égaux dans la compétition mondiale mais, surtout, c’est
dans la démocratisation, couplée à une scolarisation massive, que
réside l’espoir de sortir de la pauvreté, qui n’est plus une fatalité
comme pour Raùl Prebish.
POLITIQUE
HISTOIRE
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
HISTOIRE SOCIALE
ET CULTURELLE
127
C ONTRE-RÉVOLUTION
ÉCONOMIQUE
HISTOIRE
En France, courant politique qui entend rétablir
la monarchie de droit divin dans toutes ses dimensions,
politiques, sociales et religieuses.
REPÈRES CHRONOLOGIQUES
DES IDÉES
HISTOIRE
1796 Joseph de Maistre, Considérations sur la France
1824-1830 Règne de Charles X
OUVRAGES DE SYNTHÈSE
POLITIQUE
HISTOIRE
Aubier-Montaigne, 1982.
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
HISTOIRE SOCIALE
ET CULTURELLE
129
La contre-révolution serait-elle née
avant la Révolution ?
Pour Jean-Clément Martin, « les mouvements aristocratiques
qui, en 1788-1789, avaient contre le roi, mobilisé les masses, avant
d’en perdre le contrôle » méritent « à juste titre, la qualification
de contre-révolutionnaires ». Massimo Boffa [in François Furet,
Mona Ozouf (dir.), Dictionnaire critique de la Révolution fran-
çaise, Flammarion, 1988] est moins catégorique. Selon lui, avant
le bouleversement politique que constitue la transformation du
tiers-état en Assemblée nationale, il s’agit plus d’une résistance
au processus réformateur que d’une véritable contre-révolution.
Le contenu idéologique, en tout cas, est déjà en place. Dès la fin
1788, le doublement du tiers, et donc son rôle politique futur, sont
dénoncés à Louis XVI par ses frères comme « une révolution qui se
prépare dans les principes de gouvernement », mettant « l’État en
péril » et qu’on ne saurait tolérer. En juillet 1788, les plus éminents
membres du clergé demandent à Dieu « de conserver toujours à
la France cette antique constitution qui, par la force de son esprit,
supérieure à la révolution du temps et à la licence des opinions a
porté le Royaume au plus haut degré de splendeur ». Au fur et à
mesure des événements de l’année 1789 (prise de la Bastille, nuit
du 4 août, adoption de la Déclaration des droits de l’homme, jour-
nées d’octobre…) se constitue, hors de France (le comte d’Artois
émigre dès le 17 juillet) et à l’intérieur du royaume, un noyau dur
d’intraitables défenseurs de la monarchie absolue de droit divin et de
la société d’ordres. L’expression « contre-révolution », qui apparaît
à la fin de l’année 1789 et devient courante en 1790, vient à point
pour désigner cette opposition totale et fondamentale au change-
ment. Cependant, au cours de la décennie 1789-1799, la notion de
contre-révolution embrasse un sens bien plus large. Le terme est
appliqué à tous ceux qui s’opposent aux pouvoirs successifs préten-
dant tour à tour incarner la Révolution, au point de désigner, comme
le note J.-C. Martin, tous les groupes et les courants qui ont joué un
rôle dans la vie politique française : les Girondins accusés par les
Jacobins, même les sans-culottes ou Robespierre et ses partisans.
Après thermidor cependant, on revient peu à peu au sens premier :
la contre-révolution signifie « la volonté de rétablissement de la
monarchie ». Entre-temps, elle avait trouvé ses théoriciens, dont le
premier est un spectateur avisé, Edmund Burke.
130
CONTRE-RÉVOLUTION
ÉCONOMIQUE
L’idéologie contre-révolutionnaire
HISTOIRE
Burke (1729-1797) est un libéral favorable aux revendications
des insurgents américains et à la tolérance envers les catholiques
d’Irlande, son île natale. Membre du parti whig, il regarde plutôt avec
sympathie les événements qui se déroulent en France. Il s’en détache
INTERNATIONALES
tion de France. Il s’agit pour lui de mettre en garde ses compatriotes
contre la tentation de céder aux idées nouvelles qui embrasent l’outre-
manche. Celles-ci, selon lui, ne peuvent conduire qu’au chaos. Le
caractère prémonitoire de certains chapitres contribuera grandement
au succès de l’œuvre dans toute l’Europe. Le reproche essentiel fait
par Burke aux révolutionnaires français est d’avoir voulu faire table
rase du passé : « Vous avez préféré vous conduire comme si vous
étiez un peuple qui ne peut se faire fort d’aucun passé de civilisation
DES IDÉES
HISTOIRE
et qui doit tout reprendre à son origine. » C’est toute la différence
selon lui avec la « glorieuse révolution » de 1688, coup d’arrêt aux
prétentions absolutistes de Jacques II, permettant de renouer avec
les libertés dont les Anglais avaient été un temps privés. Ce qui se
passe en 1789 est la manifestation d’une prétention folle à construire
une société nouvelle sur des principes rationnels et universels. Or
la société est un ordre naturel indépendant des individus, elle se
construit empiriquement par l’accumulation d’expériences sur la
POLITIQUE
HISTOIRE
longue durée et « au travers d’une grande diversité d’accidents ».
Pour Burke, rien n’est possible hors du temps long, bousculer les
traditions est un acte voué à l’échec. L’ordre social est le fruit « d’une
masse énorme et compliquée d’intérêts humains » qu’on ne saurait
maîtriser. Sortir l’homme de cette masse pour en faire un individu
abstrait doté de droits universels est une chimère. L’idéal politique
OBJET DE L’HISTOIRE
131
tourne en dérision les révolutionnaires fiers d’avoir érigé des lois
universelles : « L’essence d’une loi fondamentale est que personne
n’ait le droit de l’abolir, or comment sera-t-elle au-dessus de tous si
quelqu’un l’a faite ? » L’homme cherche parfois à s’émanciper de
l’autorité divine mais les malheurs qui suivent la Réforme protestante
(les guerres de Religion) ou qui accompagnent la Révolution sont
autant d’expériences voulues par la Providence pour ramener l’huma-
nité dans le droit chemin. « Chaque goutte de sang de Louis XVI
en coûtera des torrents à la France », écrit Joseph de Maistre. Pour
celui-ci comme pour Bonald, toute construction politique ou sociale
qui ne repose pas sur l’autorité divine est vaine. En 1825, Bonald
n’hésitera pas à faire voter une loi qui punit de mort les vols sacri-
lèges dans les églises. Le seul pouvoir légitime est la monarchie de
droit divin. Maistre va même plus loin en adoptant un ultramonta-
nisme qui n’est guère dans la tradition française : l’autorité suprême
après Dieu, c’est le pape.
132
CONTRE-RÉVOLUTION
ÉCONOMIQUE
René de Chateaubriand, ministre des Affaires étrangères, entraîne la
HISTOIRE
France dans une expédition militaire contre les libéraux espagnols
qui avaient imposé au roi Ferdinand VII une constitution jugée trop
démocratique. L’avènement de Charles X (septembre 1824), son
sacre à Reims confortent les ultras. En 1825 est votée une loi indem-
nisant les émigrés, c’est le fameux « milliard des émigrés » (en fait
INTERNATIONALES
parti prêtre », les intrigues des jésuites, et la soumission du gouver-
nement à une mystérieuse congrégation confondue avec une société
secrète, les Chevaliers de la Foi, les ultras se montrent de plus en plus
intransigeants. Ce climat d’intrigue est magnifiquement décrit par
Stendhal dans Le Rouge et le Noir (1830). Dans une réunion tenue
chez le marquis de la Mole (dont le modèle semble être le duc de Fitz
James, un ultra très actif), il fait dire au Premier ministre : « J’ai une
mission ; le ciel m’a dit : tu porteras ta tête sur un échafaud ou tu réta-
bliras la monarchie en France et réduiras les chambres à ce qu’était
DES IDÉES
HISTOIRE
le parlement sous Louis XV, et cela Messieurs, je le ferai. » C’est la
question sur laquelle va buter le régime : le ministère est-il respon-
sable devant le roi ou devant le parlement ? Celui-ci doit-il être autre
chose qu’une chambre d’enregistrement ? La volonté du parlement
de jouer son rôle dans la délibération des intérêts publics entraîne
la dissolution, la signature des ordonnances voulues par le prince de
Polignac pour renforcer l’ultracisme et… les Trois Glorieuses. La
POLITIQUE
HISTOIRE
contre-révolution s’incarne alors dans le parti légitimiste, partisan
de la conception politique de Charles X et d’une restauration des
Bourbons, qui recueille la sympathie presque unanime du clergé en
mêlant activisme politique (la duchesse de Berry tente de soulever
la Vendée en 1832) et dénonciation des Lumières.
Le refus du comte de Chambord en 1873 d’abandonner le drapeau
blanc ruine les espoirs des légitimistes. En est-ce fini de la contre-
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
partage les vues des ultras sur le rôle des corps intermédiaires, la
ET CULTURELLE
défense des libertés locales et, plus généralement, des libertés et non
de la liberté ; elle ne répugne pas à l’action violente des « camelots
du roi ». Charles Maurras, bien qu’il n’ait jamais caché qu’il avait
133
perdu la foi très jeune, sait attirer à lui les catholiques intégristes
dans une communion de haine envers les francs-maçons, les Juifs et
la République. Mais cette adhésion n’a pas grand-chose à voir avec
le sentiment que tout pouvoir vient de Dieu et avec l’attachement
traditionnel des catholiques à l’alliance du trône et de l’autel. En
1926, les ouvrages de Maurras et le journal L’Action française sont
mis à l’index.
134
D ROITS
ÉCONOMIQUE
HISTOIRE
DE L’HOMME
La philosophie des droits de l’homme affirme l’existence
de droits imprescriptibles, inaliénables reconnus à chaque
DES IDÉES
HISTOIRE
● Quelles sont les difficultés et les limites de l’universalisation
progressive de la philosophie des droits de l’homme
au XXe siècle et au début du XXIe ?
REPÈRES CHRONOLOGIQUES
POLITIQUE
HISTOIRE
1789 Déclaration des droits de l’homme et du citoyen
1948 Déclaration universelle des droits de l’homme
OUVRAGES DE SYNTHÈSE
135
Le mythe de la France « patrie des droits de l’homme » a fait
de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 un
acte fondateur dans l’histoire de l’institution des sociétés démocra-
tiques en Europe et dans le monde. Un siècle et demi plus tard, la
Déclaration universelle des droits de l’homme (1948) renouait avec
cette tradition déclaratoire issue de la Révolution. L’histoire des
droits de l’homme relève d’une double dynamique : l’extension du
champ d’application des droits et de leur internationalisation.
136
DROITS DE L’HOMME
ÉCONOMIQUE
des principes premiers tirés de la raison : la vague référence déiste
HISTOIRE
du préambule à « l’Être suprême » pouvait satisfaire les croyants
de différentes confessions tout en ménageant les partisans d’une
définition des droits parfaitement indépendante de la religion.
Déclarer, c’est rappeler l’existence de droits nécessairement
préexistants au texte puisqu’ils sont « naturels ». Les principes
INTERNATIONALES
et sacrés ». Ils constituent les fondements (au sens philosophique)
et les fondations (au sens architectural) de la société nouvelle. Les
principes universels précèdent donc les lois dont ils sont le guide,
établissant un pont entre le plan philosophique des idées et celui,
juridique, du droit positif.
Le texte final résulte d’un compromis entre plusieurs projets,
adopté dans un climat troublé (la Grande Peur de l’été 1789). Le
texte connut très vite un tel succès qu’il ne semblait plus possible de
le modifier. La contingence relative de l’acte fondateur a été effacée
DES IDÉES
HISTOIRE
par l’affirmation radicale de l’universalité de son contenu, puis par
le lent travail de patrimonialisation qui en a découlé durant les deux
siècles suivants.
POLITIQUE
HISTOIRE
Les deux principes qui forment le cœur de la Déclaration sont la
liberté et l’égalité civile (les droits de la « première génération »).
La loi est la clé de voûte de la société nouvelle. Son universalité est,
en théorie, destructive des privilèges et organise un régime de rela-
tions entre des individus devenus libres. En effet, n’étant plus soumis
désormais qu’à la loi, réalité abstraite, les hommes se libèrent de toutes
les formes de domination concrète exercée par leurs semblables : la
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
137
L’article II énonce les « droits naturels et imprescriptibles de
l’homme » mais ne fait pas de place au principe d’égalité. L’égalité
civile fonde en réalité une égalité dans la liberté entre les hommes.
La défense de la « propriété », de la « sûreté » et de la « résistance à
l’oppression » ramène à l’affirmation de la liberté. L’égalité, seconde,
réapparaît dans les articles VI et XIII : il s’agit de l’égalité d’accès
aux emplois publics et de l’égalité devant l’impôt. La prééminence
de la liberté ainsi que la place accordée à la propriété « inviolable et
sacrée » expliquent que la Déclaration de 1789 ait été qualifiée de
bourgeoise et libérale (notamment par les marxistes).
La loi, « expression de la volonté générale », est le cœur du système
des droits de l’homme. Le principe de la souveraineté nationale est
affirmé. Pourtant, la question des conditions d’élaboration de la loi
ne trouve pas de réponse précise : la Déclaration ne tranche pas entre
régime représentatif et démocratie directe puisque tous les citoyens
« ont droit de concourir personnellement ou par leurs représentants à
sa formation ». L’article XVI enlève au roi la puissance législative en
posant le principe de séparation des pouvoirs.
138
DROITS DE L’HOMME
ÉCONOMIQUE
Pendant la Révolution, la rédaction de deux nouvelles Déclarations
HISTOIRE
(1793 et 1795) illustre l’impossible clôture de l’œuvre amorcée à
l’été 1789. La Déclaration « montagnarde » de l’an I (1793) est
marquée par la promotion du principe d’égalité alors que la propriété
rétrograde en dernière position dans la hiérarchie des droits. La
dimension démocratique du texte est incontestable (bien qu’excluant
INTERNATIONALES
et le suffrage universel découle de l’article 29 qui amende et précise
l’article 6 de la Déclaration de 1789 (les citoyens ont désormais
un « droit égal » à concourir à la formation de la loi). La rupture
est consommée avec les idées d’Emmanuel Sieyès, favorable à la
distinction entre citoyens actifs et passifs. Mais la Déclaration et la
Constitution de l’An I seront suspendues avant d’avoir connu un
début d’application.
Dans le texte final, arrêté le 26 août 1789, les constituants ne se
sont pas aventurés sur le terrain de l’égalité économique et sociale.
DES IDÉES
HISTOIRE
Dans la Déclaration de l’an I, le droit aux secours, à l’instruction
et au travail sont reconnus. Mais la Déclaration « thermidorienne »
de l’an III raye d’un trait de plume les avancées de 1793. Elle intro-
duit, par ailleurs, des devoirs qui doivent équilibrer les droits pour
faire barrage au désordre social (idée reprise dans le préambule de
la Constitution de la IIe République constitutionnalisant les devoirs
qui « obligent les citoyens envers la République »).
POLITIQUE
HISTOIRE
La Déclaration de 1789 n’envisage que des individus et ignore
les groupes (les lois d’Allarde et Le Chapelier de 1791 en sont le
prolongement). Au XIXe, socialistes, traditionalistes réactionnaires
ou républicains solidaristes critiqueront les excès de l’interprétation
individualiste, responsable selon eux de l’atomisme de la société
postrévolutionnaire. En Europe, les libertés dont l’exercice suppose
la reconnaissance de collectivités progressent plus lentement que les
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
139
moindre mesure, libertés politiques (le droit de suffrage n’est pas
alors considéré comme une liberté fondamentale). À l’intersection
des deux, liberté de la presse et liberté d’enseignement sont âpre-
ment discutées.
La révolution de 1848 marque une étape importante dans la défi-
nition des droits de la « seconde génération », c’est-à-dire des droits
économiques et sociaux. La IIIe République ne se réfère qu’à la
Déclaration de 1789 sans la constitutionnaliser. Pourtant, la pensée
républicaine progressiste intègre en partie les « droits créances »
(droits à l’assistance et à l’instruction). L’égalité d’accès à certaines
ressources lui apparaît comme la condition même de la réalisation
effective de la liberté pour tous.
L’approfondissement et l’extension du champ des droits se
poursuivent en France au début du XXe siècle. Le préambule de la
Constitution de la IVe République marque le triomphe d’une concep-
tion élargie : il constitutionnalise la référence à la déclaration de
1789 mais également, pour la première fois, l’égalité entre les sexes
« dans tous les domaines », la protection sociale et la solidarité.
L’avènement de l’État providence en Europe consacre les droits de
la « seconde génération ».
140
DROITS DE L’HOMME
ÉCONOMIQUE
• Le débat sur l’universalisme de la philosophie
HISTOIRE
des droits de l’homme et ses limites
Avec l’effondrement des utopies collectives et le triomphe de
l’individualisme, le thème des droits de l’homme semble devenir
central, à tel point qu’on peut parler, selon Marcel Gauchet, d’une
« politique des droits de l’homme » dont il faut interroger les limites
INTERNATIONALES
La philosophie des droits de l’homme n’en demeure pas moins criti-
quée comme une forme d’ethnocentrisme occidental. Ainsi, pendant
la conférence internationale sur les droits de l’homme de Vienne
(1993), l’idée d’universalité est mise en question, au nom des spécifi-
cités culturelles, par les représentants des pays non occidentaux (asia-
tiques notamment). L’accord final reconnaît cependant l’universalité,
l’indivisibilité et la complémentarité des droits. Les droits culturels
sont affirmés mais ils posent la question du dépassement de la défi-
DES IDÉES
HISTOIRE
nition individualiste des droits de l’homme : ces droits ne doivent-ils
être reconnus qu’à des individus particuliers ou bien peuvent-ils être
reconnus à des groupes ? La question du droit des étrangers et des
minorités s’inscrit en partie dans cette problématique.
Des questions contemporaines en relation avec les mutations
scientifiques et techniques ont ouvert de nouveaux champs de
réflexion : les problèmes relatifs à la bioéthique et aux répercus-
sions du progrès des NTIC sur la protection de la vie privée. Par
POLITIQUE
HISTOIRE
ailleurs, l’intégration du « droit à l’environnement » (par exemple
l’accès à l’eau) fait débat. L’extension des droits de l’homme dans
de multiples directions ne risque-t-elle de provoquer la dilution de
leur force principielle ? OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
141
Le « droit d’ingérence » se heurte à un obstacle juridique : le
principe de non-ingérence dans les affaires intérieures d’un État est
posé dans l’article II de la Charte de l’ONU. Le Conseil de sécurité
ne peut décider d’une intervention dérogeant à ce principe que si la
paix et la sécurité collective sont menacées. Le droit d’ingérence
n’a donc toujours pas d’existence légale même s’il a connu une
amorce de consécration dans des résolutions de l’ONU en 1988 et
1990. Plusieurs interventions (dans le cadre de l’ONU) ont pu être
interprétées comme répondant au « devoir d’ingérence » (en 1991
au Kurdistan irakien, en 1992 en Somalie, en 1994 au Rwanda, en
Bosnie-Herzégovine en 1994-1995, au Kosovo en 1999).
Les détracteurs du « droit d’ingérence » soulignent les risques
de dérives vers des interventions de nature impérialiste ou vers
une confusion entre motivations humanitaires et stratégiques. Ils
mettent en garde également contre le caractère sélectif des opérations
selon la couverture médiatique des catastrophes humanitaires ou
selon les rapports de puissance. Enfin, certains juristes soulignent
que les mécanismes juridiques existants dans le droit international
permettent déjà de fonder des interventions de nature humanitaire
[Olivier Corten, « Les ambiguïtés du droit d’ingérence humani-
taire », Le Courrier de l’UNESCO, juillet-août 1999].
142
FFASCISME
ÉCONOMIQUE
HISTOIRE
Mouvement politique qui récuse la démocratie
parlementaire et qui, dans l’espoir de créer une nation
soudée par un principe unificateur (l’État et / ou la race),
exalte l’appartenance au groupe, l’obéissance au chef et la
INTERNATIONALES
● Faut-il parler d’un fascisme ou des fascismes ? Quels sont,
au-delà des différences, les caractères communs ?
● Quelle est la place du racisme dans le fascisme ?
REPÈRES CHRONOLOGIQUES
DES IDÉES
HISTOIRE
de combat
1924 Hitler écrit Mein Kampf
1926 Lois fascistissimes
1935 Lois de Nuremberg
1942 Mise en œuvre de la solution finale
OUVRAGES DE SYNTHÈSE
POLITIQUE
HISTOIRE
• Pierre Milza, Les Fascismes, coll. « Points Histoire », Le Seuil, 1991.
• Pierre Milza et Serge Berstein, Le Fascisme italien : 1919-1945,
coll. « Points Histoire », Le Seuil, 1980.
• Collectif, L’Allemagne de Hitler : 1933-1945, coll. « Points Histoire »,
Le Seuil, 1991.
OBJET DE L’HISTOIRE
143
Fascisme ou fascismes ?
Ernst Nolte, en étudiant les mouvements fascistes hors d’Alle-
magne et d’Italie [Les Mouvements fascistes. L’Europe de 1919 à 1945,
Calmann-Lévy, 1966], recense quelque 25 pays européens, autrement
dit la quasi-totalité du continent, où se développèrent peu ou prou des
mouvements fascistes. Pierre Milza élargit encore le champ de l’étude
en analysant les fascismes en Europe et hors d’Europe. Tout comme
Robert O. Paxton, il s’intéresse aussi aux mouvements fascistes et
néofascistes nés après 1945. Aux variantes géographiques s’ajoutent
celles, chronologiques, de la création et de la jeunesse du mouve-
ment, de la conquête du pouvoir et, si celle-ci réussit, de l’installation
de la dictature, puis de la mise en œuvre d’un projet totalitaire. Ce
double constat, géographique et chronologique, vérifie la prédiction
de Mussolini à propos du fascisme : « Sa forme s’infléchira selon les
circonstances de temps et de lieu. » Nombreux sont les historiens qui
ont cependant tenté une théorie générale du fascisme.
• Le fascisme :
plus qu’une doctrine politique, une action
Le fascisme est, selon Mussolini, « une conception générale de la
vie » ; Hitler parle, lui, de son « idée du monde ». Cette conception
n’est pas une spéculation philosophique, elle se forge dans l’action :
« le fasciste est engagé dans l’action » (Mussolini). De par son titre,
Mein Kampf (« Mon combat ») est un appel à l’action et la structure
de l’ouvrage mêle inextricablement récit autobiographique, histoire
du jeune parti nazi, exposé doctrinal et propositions concrètes.
Ce besoin d’action trouve sa source dans le sentiment de vivre
une situation de crise. « Dans des millions de cerveaux se forma
subitement la conviction nette et claire que seule une transformation
radicale, faisant table nette du système politique actuel, pourrait
sauver l’Allemagne » (Mein Kampf). Le programme fasciste de 1919
est l’énumération d’une longue suite de « problèmes » et de « solu-
tions ». En 1921, le parti national fasciste dénonce « la désagrégation
intérieure des principes de solidarité nationale ». Cette « situation
de détresse », pour reprendre l’expression de Pierre Milza, entraîne
la recherche, tâtonnante, d’une troisième voie, hors du libéralisme
qui ne satisfait que les égoïsmes, mais aussi hors du socialisme dont
se réclament les marxistes, matérialistes, cosmopolites, « produit
monstrueux d’un cerveau criminel » pour Hitler. Cette troisième voie
144
FASCISME
ÉCONOMIQUE
redonnerait à la nation toute sa vigueur, car le fascisme, fondamen-
HISTOIRE
talement nationaliste, réglerait une fois pour toutes la question des
luttes sociales en créant une société unanime qui trouve son fonde-
ment dans l’État en Italie et la race en Allemagne, d’où l’appellation
de « national-socialisme ». Force est de constater, cependant, qu’une
fois au pouvoir, les fascistes ne bousculent pas les structures sociales
INTERNATIONALES
d’élites de remplacement.
• Un rêve d’unité
Le fascisme est un rêve d’unité poussé à son paroxysme et qui
doit aboutir à l’État totalitaire proclamé par Mussolini ; celui-ci le
met en place, à partir de 1936, avec la définition d’un « style de vie
fasciste » que chacun doit adopter. En Allemagne, Robert Ley, qui
dirige le Front du travail, se réjouit que, sous le IIIe Reich, « seul le
DES IDÉES
HISTOIRE
sommeil demeure une affaire privée ». L’emprise réelle de ces ambi-
tions totalitaires fut nettement plus forte en Allemagne qu’en Italie.
L’unité fasciste est pyramidale, donc inégalitaire dans son
essence. « Le fascisme affirme l’inégalité irrémédiable et féconde
des hommes… Il repousse dans la démocratie l’absurde mensonge
de l’égalité », écrit Mussolini. On retrouve la même haine de la
démocratie et des valeurs des Lumières chez Hitler qui, lui aussi,
POLITIQUE
HISTOIRE
trouve « absurde » l’idée selon laquelle un homme en vaut un autre
et pour qui « les décisions par majorité […] conduisent à la ruine des
peuples et des États ». Le fascisme s’incarne donc dans un Duce ou
un « Führer qui ne parle pas et n’agit pas seulement pour le peuple ou
à sa place mais en tant que peuple » (selon la formule du théoricien
nazi Gottfried Neesse en 1940). Le grand homme qui doit présider
aux destinées de la nation est à la fois un théoricien, un organisateur
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
145
violence est un moyen de défense que la guerre avait amplement légi-
timé. Tout est permis contre ceux qui menacent le groupe, la nation,
la race. Hitler justifie ainsi la création des SA pour « protéger » le
peuple allemand. La violence est aussi l’expression de « l’énergie
vitale » que les fascistes cherchent à retrouver. La guerre est dès lors
la finalité suprême, portant à leur maximum « toutes les énergies
humaines et marquant d’un sceau de noblesse les peuples qui ont
le courage de l’affronter » (discours au Sénat, 1926). Hitler estime
que pour « le bien du peuple allemand », il faut lui souhaiter une
guerre tous les quinze ou vingt ans, comme des cures de régénéra-
tion nécessaires. Enfin, en référence à la lutte pour la vie décrite par
Darwin, la violence est « naturelle ».
• Fascisme et racisme
Le fascisme italien resta longtemps à l’écart du racisme. Pour
exalter la grandeur du peuple italien et de l’État, Mussolini fait
146
FASCISME
ÉCONOMIQUE
appel à l’histoire, pas à la race. Cependant, après la conquête de
HISTOIRE
l’Éthiopie (1936), on passe du simple sentiment de supériorité des
Blancs, partagé par bon nombre d’Européens, à la peur du mélange
des races. Cela se traduit par une véritable politique d’apartheid dans
la colonie et, en 1938, par l’interdiction des mariages interraciaux.
Entre-temps, le fascisme italien est devenu raciste et les Italiens,
INTERNATIONALES
le gouvernement crée un Conseil supérieur de la démographie et de
la race et prend les premières mesures antisémites. Le 13 décembre
1942, dans son journal, Goebbels note cependant que « les Italiens
sont extrêmement laxistes dans le traitement des Juifs… Ceci montre
une fois de plus que le fascisme n’ose pas réellement attaquer les
problèmes fondamentaux ».
La question raciale est en effet fondamentale pour les nazis.
Le racisme développé dans Mein Kampf n’a rien d’original. Hitler
reprend des idées qui ont largement cours à son époque. Il fait
DES IDÉES
HISTOIRE
d’abord appel « aux lois de la nature » et à Darwin pour affirmer
que « le rôle du plus fort est de dominer et non point de se fondre
avec le plus faible en sacrifiant ainsi sa propre grandeur » et que si
cette loi est « cruelle », elle est conforme « à l’évolution de tous les
êtres organisés ». Le recours à l’Histoire permet de repérer la race
humaine de valeur supérieure. C’est la race aryenne qui aurait donné
naissance aux langues indo-européennes et à toutes les grandes civi-
POLITIQUE
HISTOIRE
lisations « en subjuguant les peuples inférieurs et en les soumettant à
sa volonté ». Il n’y a pas dans Mein Kampf de passage véritablement
explicite qui fasse des Allemands (ou des Germains comme l’écrivait
l’un des inspirateurs d’Hitler, Houston Chamberlain) les héritiers des
Aryens, cela semble aller de soi. L’identification de la nation à la race
est le principe fondamental du nazisme qui récupère ici un courant
romantique, dit « Völkisch », exaltant le peuple allemand, conscient
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
147
l’obsession hitlérienne réside dans le danger de souillure que les
Juifs représentent : « le jeune Juif aux cheveux noirs, épie, pendant
des heures, le visage illuminé d’une joie satanique, la jeune fille
inconsciente du danger, qu’il souille de son sang l’enlevant ainsi au
peuple dont elle sort. »
Que l’on penche pour les thèses intentionnalistes (ou « program-
malistes ») qui voient dans la « Solution finale » l’aboutissement du
projet nazi ou pour les interprétations fonctionnalistes qui insistent
sur les initiatives de services rivaux, l’interprétation au cas par cas
de la pensée du Führer et l’enchaînement des décisions jusqu’aux
camps de la mort, force est de constater que l’extermination devint
chez les nazis la finalité même de leur action.
148
FASCISME
ÉCONOMIQUE
misme et à l’acceptation de l’autoritarisme par « peur de la liberté ».
HISTOIRE
Cependant, l’étude de l’électorat du parti nazi tend à nuancer cette
interprétation qui réduit les fascismes à une réponse aux aspirations
de la classe moyenne.
Zeev Sternhell (1935-) a proposé de chercher les racines idéologiques
du fascisme dans la France des années 1885-1914, en particulier chez
Georges Sorel dont Mussolini fut un ardent lecteur. L’influence de
INTERNATIONALES
retrouve en effet dans les textes de Mussolini. Sternhell insiste par
ailleurs sur l’existence d’un fascisme français ne devant rien à l’étranger
et né de la convergence d’une droite nationaliste et d’un courant de
gauche antiparlementaire. La plupart des historiens français refusent
cependant de voir dans les ligues et les mouvements d’extrême droite
(à l’exception de quelques groupuscules comme le francisme de Bucard)
une forme française de fascisme, les considérant plutôt comme les
manifestations d’un courant activiste autoritaire mais non totalitaire.
Certaines interprétations ont suscité de vives controverses. En 1986,
DES IDÉES
HISTOIRE
Ernst Nolte déclencha ce qu’on appela en Allemagne la « querelle des
historiens » en prétendant replacer les nazismes « dans l’histoire
universelle » et englober le génocide dans une « volonté extermina-
tionniste » qui s’inscrirait dans le temps long (l’Inquisition, la Terreur…).
Affirmant « qu’il n’y a pas de fascisme sans la provocation bolché-
vique », il fait de l’antisémitisme d’Hitler un « anti-judéo-bolchévisme ».
Ainsi, à l’assassinat de classe répond l’assassinat de race, la seule diffé-
rence étant une innovation technique : les chambres à gaz. Dix ans
POLITIQUE
HISTOIRE
plus tard, l’ouvrage de Daniel Goldhagen, Les Bourreaux volontaires
de Hitler, suscite une nouvelle polémique. Goldhagen affirme en effet
que « le modèle cognitif de l’antisémitisme nazi était constitué bien
avant que les nazis n’accèdent au pouvoir et que ce modèle… avait sa
place dans la structure morale de la société ». Dès lors, l’antisémitisme
nazi n’aurait-il pas fait qu’officialiser et radicaliser ce que pensait une
majorité d’Allemands ?
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
HISTOIRE SOCIALE
ET CULTURELLE
149
I SLAMISME
Mouvement politique qui vise à construire, à partir
du pouvoir d’État, un système politique totalisant, gérant
la société et l’économie en s’appuyant sur les fondements
de l’islam et en refusant le pluralisme politique.
REPÈRES CHRONOLOGIQUES
150
ISLAMISME
ÉCONOMIQUE
Depuis trente ans, on assiste à une multiplication des conflits
HISTOIRE
frontaliers, des attentats terroristes, des guerres civiles, des révoltes,
des répressions et révolutions mettant en cause les pays d’islam. Pour
désigner l’idéologie sous-jacente à ces événements, journalistes et
chercheurs en sciences politiques ont remis au goût du jour un terme
ancien, tombé en désuétude, celui d’« islamisme » qui désignait, au
INTERNATIONALES
L’islamisme, ou islam radical, est conçu comme une idéologie,
un projet de société, mêlant les dimensions religieuse, sociale et
politique. Si l’islam politique ne peut se réduire à son expression
la plus radicale, c’est pourtant cette dernière qui a été médiatisée
par des événements tels que la révolution islamique d’Iran en 1979,
l’assassinat en 1981 du président égyptien Anouar al-Sadate, ou
encore les attentats de Bali, de Khartoum, de Karachi, du World
Trade Center (1993 et 2001), etc.
La révolution iranienne et l’instauration d’une République isla-
DES IDÉES
HISTOIRE
mique constituent un jalon important dans l’émergence de l’isla-
misme, en tant que mouvement politique et religieux, sur la scène
internationale. Alors qu’il vit en exil en France, le futur guide
suprême de la Révolution, l’ayatollah Khomeiny (1902-1989), défend
l’idée selon laquelle la démocratie n’est pas un modèle adéquat pour
l’Iran. Selon lui, c’est aux « oulémas », héritiers du prophète, que
revient l’autorité religieuse et politique. Aux dignitaires religieux
POLITIQUE
HISTOIRE
est reconnu le pouvoir de désigner le plus savant d’entre eux pour
centraliser l’autorité.
L’apparition d’un discours et d’actions politico-religieux se réfé-
rant à la religion musulmane à l’échelle locale ou mondiale résulte de
la convergence de deux logiques. La première, interne aux sociétés
musulmanes, renvoie à l’histoire de la pensée politique et religieuse
dans le monde musulman. La seconde est externe parce qu’elle
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
151
L’héritage historique
Dans les pays d’islam, les fondements de toute réforme, de tout
discours politique, de toute action renvoient la plupart du temps
à un lexique religieux. Cela apparaît clairement dans le « pacte
d’allégeance » que passe Abdelkader avec les populations tribales
d’Algérie pour résister à la conquête française ayant débuté en 1830.
Les références au désintéressement, à la lutte contre l’ennemi, à l’uni-
fication des tribus par la réforme des mœurs, à l’impératif de justice,
au titre califal de « prince des croyants » et à la crainte du châtiment
divin s’intègrent toutes dans le cadre d’une pensée politico-religieuse
élaborée par les grands penseurs musulmans au cours des siècles et
réactualisée en fonction du contexte. Les devoirs évoqués sont ceux,
traditionnels, du calife : guerre défensive (jihâd) pour protéger le dâr
al-islâm (« territoire de l’islam »), justice, paix sociale, respect des
principes de la Loi divine et de l’exemple muhammadien.
Les idées d’Abdelkader empruntent clairement à la pensée de
Ibn Taymiyya – un juriste hanbalite, né en 1263 à Harrân (Turquie
actuelle), mort en prison, en 1328, à Damas. Celui-ci, pourfendeur
de toute forme d’innovation (bidaa), interprète le Coran et la sunna
(« la tradition du prophète » fondée sur les hâdiths et les récits de
la vie de Mohammeh et de ses compagnons) dans un sens littéral et
défend l’idée que le fidèle doit s’occuper de l’au-delà avant de penser
aux richesses de ce monde. C’est l’origine du salafisme, de salaf,
« prédécesseur » ou « ancêtre », qui désigne en fait les compagnons
du prophète dont il faut suivre la voie.
Ibn Taymiyya, en tant que source d’inspiration du réformateur
sunnite Abd al-Wahhab (1703-1792), est l’un des maîtres à penser
des islamistes sunnites d’aujourd’hui. Toute son œuvre consiste à
montrer que le devoir du prince, du savant, voire de tout fidèle, est
de convertir l’autorité que chacun détient à un titre ou un autre en
autorité légitime, par un effort personnel de restauration de la Loi
divine.
La dynastie régnante des Saoud, qui se considère comme
« gardienne des lieux saints » de l’islam, se rattache idéologique-
ment à ce courant wahhabite, qui valorise la lettre aux dépens de
l’esprit du texte coranique. Pourvus de moyens financiers excep-
tionnels, les autorités de l’Arabie Saoudite se lancent dans un vaste
programme éducatif, en diffusant leur version, littéraliste et rigoriste,
de l’islam.
152
ISLAMISME
ÉCONOMIQUE
L’Expédition d’Égypte (1798-1801) puis la colonisation occiden-
HISTOIRE
tale provoquent une prise de conscience du retard technique et de
la faiblesse des régions musulmanes face aux grandes puissances,
et entraînent l’apparition d’un vaste mouvement de réflexion et de
réforme, la Nahda (« l’éveil »). Sur le plan religieux, le mouvement
prône un retour aux fondamentaux de l’islam ; en ce sens, il est
INTERNATIONALES
confrontation avec la modernité, symbolisée par l’Occident. Ce jalon
intellectuel est essentiel pour comprendre l’apparition de partis ou
d’associations musulmans de réforme des mœurs.
L’organisation des Frères musulmans, fondée en 1928 dans une
Égypte sous influence britannique, par Hassan al-Bannâ (1906-1949),
s’inscrit dans la continuité de la Nahda et constitue le prototype des
futurs partis « islamistes », désireux de réislamiser la société par le
bas, en vue de l’avènement d’un État islamique et de la restauration
du califat originel, mythifié. Hassan al-Bannâ, qui a reçu une éduca-
DES IDÉES
HISTOIRE
tion religieuse traditionnelle, entre dans un ordre soufi et devient
instituteur en 1927. Après avoir commencé par prêcher dans les
cafés, il forme une confrérie à but moral et éducatif, qui a un grand
succès en Égypte et en Syrie. Le mouvement promeut l’éducation
du peuple, l’honnêteté dans le travail et dans le commerce, l’unité
de tous les musulmans et fait du pouvoir politique l’un des piliers
de l’islam. L’organisation, très anticommuniste, prône un antico-
POLITIQUE
HISTOIRE
lonialisme virulent et, en même temps, une opposition résolue au
nationalisme au nom du panislamisme. Après l’assassinat de son
fondateur, en 1949, le mouvement des Frères musulmans se radica-
lise sous l’influence de Mawdûdî (1903-1979), un théologien réfor-
mateur fondamentaliste pakistanais, et de Sayyid Qutb, un penseur
égyptien qui en devient l’un des chefs en 1954. Arrêté, Sayyid Qutb
est condamné à mort et exécuté en 1963.
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
en place.
153
Une pensée révolutionnaire
Dans la seconde moitié du XXe siècle, le mouvement de réforme
musulman, dont les Frères musulmans ne sont qu’un aspect, héritier
d’une longue tradition de contestation, combat les régimes en place
aux côtés des partis d’opposition, laïques, socialistes ou commu-
nistes, libéraux et démocrates. Pendant la période de la Guerre froide,
ce courant de contestation est relativement épargné par des pouvoirs
souvent alliés aux États-Unis, alors que toutes les autres oppositions
sont combattues très fermement. Seuls les régimes laïcs socialisants
de Syrie et d’Irak répriment les partis réformateurs musulmans,
surtout après la Révolution islamique d’Iran en 1979.
À partir de 1979, commence entre l’Iran, État pétrolier, non
arabe, relativement puissant, et l’Arabie Saoudite une concur-
rence pour la direction de l’islam mondial. Chacun des deux pays
prétend promouvoir la conception qu’il a de la religion : un islam
puritain, rigoriste, littéraliste et conservateur – ce que les polito-
logues ont appelé un « islam de droite » – pour l’Arabie Saoudite,
face à un islam contestataire et révolutionnaire, visant à la prise du
pouvoir d’État par la mobilisation populaire et l’action militante,
pour l’Iran. Quels que soient les moyens utilisés – création de
partis politiques, de lieux d’enseignement, financement de groupes
armés, pressions diplomatiques, etc. –, cette concurrence favo-
rise l’islamisation de mouvements, le plus souvent nationalistes
(Afghanistan, Liban, Palestine), mais parfois aussi d’opposition
et favorables à une démocratisation des régimes autoritaires en
place (Frères musulmans, partis islamistes turcs, algériens, etc.).
La Révolution islamique iranienne et les pratiques saoudiennes de
réformes des mœurs (envoi d’imams dans les mosquées du monde
entier, création d’universités islamiques et de maisons d’édition)
s’influencent alors réciproquement et aboutissent à l’apparition
d’un lexique, d’une terminologie et d’idéologies « islamistes », aux
objectifs et aux moyens d’action parfois très différents : conquête
du pouvoir par les élections, révoltes armées, réformes de la société
par le bas, etc.
L’Arabie Saoudite, qui finance presque tous les partis islamistes
du monde pour la promotion de l’islam comme mode d’organisa-
tion de la société face à la « dépravation des mœurs occidentales »,
se trouve ainsi en porte-à-faux en raison de son alliance avec les
États-Unis. En outre, la dernière guerre du Golfe conduit paradoxa-
154
ISLAMISME
ÉCONOMIQUE
lement au renforcement politique de l’islam chiite, dont le principal
HISTOIRE
représentant étatique est l’Iran, aux dépens du sunnisme que prétend
diriger l’Arabie Saoudite, c’est-à-dire qu’elle favorise l’islam révo-
lutionnaire aux dépens de l’« islam de droite », qui a pourtant les
faveurs des États-Unis.
Le terrorisme international
DES IDÉES
HISTOIRE
déclaration de guerre aux États-Unis qu’il accuse de profaner la
terre sacrée de La Mecque et de Médine, les deux « sanctuaires »
– c’est là un motif religieux –, mais aussi d’agresser les musulmans
partout dans le monde – ce qui relève d’une critique politique. Le
discours de Ben Laden mêle théorie du complot, références histo-
riques contradictoires aux croisades, citations religieuses et occulte
les liens historiques entre les États-Unis et l’Arabie saoudite, le
POLITIQUE
Pakistan, la Turquie ainsi que la rivalité millénaire entre chiites et
HISTOIRE
sunnites. Malgré une rhétorique visant à présenter les attentats terro-
ristes comme une guerre légitime, ceux-ci n’ont d’autre logique que
déstabilisatrice et reflètent la déterritorialisation d’une contestation
informelle du « grand Satan » américain.
Olivier Roy [L’Islam mondialisé, Le Seuil, 2002] perçoit dans
l’islamisme contemporain une nouvelle forme du panarabisme qui
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
155
L’islamisme aujourd’hui
L’islamisme recouvre aujourd’hui des courants divers dans leurs
finalités et leurs modes d’actions, mais qui ont tous en commun de se
mouvoir dans l’espace de référence de l’umma (la communauté des
musulmans) : mouvements prédicateurs prônant l’islamisation de la
société en se désintéressant de l’action politique explicite, activistes
radicaux sans projet de construction de société nouvelle, laissés-
pour-compte de l’échec de l’islamisme politique, souvent partie
prenante des jihâd d’Afghanistan, de Tchétchénie, des Philippines,
etc.
L’échec de ce projet contribue à l’inflexion de nombreux mouve-
ments vers une logique nationaliste et à une insertion dans le jeu
politique, ainsi qu’au glissement de l’islamisme vers les dynamiques
fondamentalistes.
La compréhension de cet ensemble est complexe :
– l’échec de l’islamisme politique ne signifie pas celui de la
réislamisation : questionnement de la modernité au nom des valeurs
spirituelles, quête individuelle du salut, création d’écoles et d’asso-
ciations humanitaires, alignement de la législation sur la charia,
diffusion du voile et port de la barbe sont des réalités, à l’œuvre dès
les années 1970, très visibles dans les années 1980. Des jeunes nés
dans des familles issues de l’immigration sont sensibles à ce mouve-
ment, relayé par la prédication internationale et internet ;
– le fondamentalisme ne traduit pas la seule résistance de l’islam
traditionnel : c’est un néo-fondamentalisme qui s’accompagne
souvent d’une remise en cause des références anciennes (cas des
talibans ou de certains jeunes dans les pays occidentaux critiquant
les conceptions religieuses de leurs parents) ;
– les discours fondamentalistes traduisent nombre de frustrations
dues à des situations nationales (corruption, despotisme, injustice
sociale), s’inscrivent dans la dynamique anti-impérialiste, exprimée
dans un langage religieux endogène différent du tiers-mondisme des
années 1950-1960.
156
L IBÉRALISME
ÉCONOMIQUE
HISTOIRE
Doctrine qui place la liberté de l’individu au centre
du système politique et économique.
INTERNATIONALES
● Quels en sont les principes politiques et économiques ?
REPÈRES CHRONOLOGIQUES
DES IDÉES
HISTOIRE
des nations
1789 Déclaration des droits de l’homme et du citoyen
1835-1840 Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique
OUVRAGES DE SYNTHÈSE
POLITIQUE
HISTOIRE
• Francisco Vergera, Les Fondements philosophiques du libéralisme,
La Découverte, 2002.
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
HISTOIRE SOCIALE
ET CULTURELLE
157
La liberté des modernes
Dans un discours prononcé en 1819, Benjamin Constant définit
de manière concrète la liberté telle que la conçoivent les partisans
du libéralisme, mot qui apparaît pratiquement au même moment :
« Demandez-vous d’abord, Messieurs, ce que, de nos jours, un
Anglais, un Français, un habitant des États-Unis d’Amérique
entendent par le mot liberté. C’est pour chacun le droit de n’être
soumis qu’aux lois, de ne pouvoir être ni arrêté, ni détenu, ni mis à
mort, ni maltraité d’aucune manière, par l’effet de la volonté arbi-
traire d’un ou de plusieurs individus. C’est pour chacun le droit
de dire son opinion, de choisir son industrie et de l’exercer ; de
disposer de sa propriété, d’en abuser même ; d’aller, de venir, sans
en obtenir la permission et sans rendre compte de ses motifs ou de
ses démarches. C’est, pour chacun, le droit de se réunir à d’autres
individus, soit pour conférer sur ses intérêts, soit pour professer le
culte que lui et ses associés préfèrent, soit simplement pour remplir
ses jours et ses heures d’une manière plus conforme à ses inclina-
tions, à ses fantaisies. Enfin, c’est le droit, pour chacun, d’influer sur
l’administration du gouvernement, soit par la nomination de tous ou
de certains fonctionnaires, soit par des représentations, des pétitions,
des demandes, que l’autorité est plus ou moins obligée de prendre
en considération. » Cette conception de la liberté, qui fait largement
écho à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août
1789, est le fruit de longs cheminements qui s’entremêlent.
Le premier cheminement mène à ce que nous appelons aujourd’hui
la « liberté de penser » : refus de l’argument d’autorité, recours à la
raison et, comme l’écrit Kant en 1784, « courage de se servir de son
propre entendement ». Mais la liberté de penser ne serait rien sans la
liberté d’expression. En 1644, John Milton écrit le Discours pour la
liberté d’imprimer sans autorisation ni censure et, en 1670, Baruch
Spinoza, dans son Traité théologico-politique, affirme qu’« une auto-
rité politique exercerait un règne d’une violence extrême si elle refu-
sait à l’individu le droit de penser puis d’enseigner ce qu’il pense ».
La liberté d’expression implique bien sûr un climat de tolérance où
l’on accepte le pluralisme des opinions, en particulier religieuses.
« Il est clair », écrit Voltaire, dans son Dictionnaire philosophique
(1764), « que tout particulier qui persécute un homme, son frère,
parce qu’il n’est pas de son opinion, est un monstre ; cela ne souffre
pas de difficulté : mais le gouvernement, mais les magistrats, mais les
158
LIBÉRALISME
ÉCONOMIQUE
princes, comment en useront-ils envers ceux qui ont un autre culte
HISTOIRE
que le leur ? » Dès 1689, dans sa Lettre sur la tolérance, John Locke
avait donné la réponse : « Le pouvoir civil ne doit pas prescrire des
articles de foi par la loi civile » et, en retour, « que les ecclésiastiques
laissent de côté les affaires politiques et se consacrent uniquement
au salut des âmes avec paix et modestie ». Ainsi en arrive-t-on aux
articles 10 et 11 de la Déclaration de 1789.
DES IDÉES
HISTOIRE
eux-mêmes « leurs vies, leurs libertés et leurs fortunes, ce que je
désigne sous le nom général de propriété » face « aux empiète-
ments de leurs semblables » que les hommes consentent à établir
ce qui manque à l’état de nature : « une loi établie, fixée et connue
[…] comme le critère du bien et du mal » (Locke). Ainsi, selon
Montesquieu, la liberté ne consistera plus « à faire ce que l’on veut »
mais « à pouvoir faire tout ce que les lois permettent ». Celles-ci
POLITIQUE
devront être peu nombreuses : « L’homme doit pouvoir se déterminer
HISTOIRE
sans contrainte pour tout ce qui touche à l’essentiel de sa vie et, s’il
doit obéir à la loi, ce n’est autant qu’elle est nécessaire au maintien
du corps social et à la préservation de la liberté qu’elle régit et
garantit » (Montesquieu). Dès lors, il faudra « un juge connu de tous
et impartial », « une puissance […] pour imposer la décision et la
mettre à exécution comme il se doit » (Locke, Deuxième traité du
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
159
[…] donner du lest à l’une pour la mettre en état de résistance à une
autre ». C’est l’ébauche du system of checks and balances adopté par
la Constitution des États-Unis et renforcé par la mixité des pouvoirs :
le Président est chef des armées mais c’est le Congrès qui vote les
crédits militaires ; le Président négocie les traités mais c’est le Sénat
qui les ratifie ; le Président désigne les juges de la Cour suprême
mais leur nomination nécessite l’approbation du Sénat…
Le rôle et les attributions des uns et des autres nécessitent-ils
d’être gravés dans le marbre d’une constitution ? Oui, répondent
les Français qui en changèrent souvent et qui préfèrent aujourd’hui
l’amender ; oui, répondent les Américains qui amendent la leur
depuis 1789 ; non, pensent les Britanniques qui se contentent de la
coutume et de quelques textes ayant valeur constitutionnelle. Plus
qu’un texte, « une constitution, c’est un esprit, des institutions, une
pratique », dira le général de Gaulle en janvier 1964.
Un gouvernement représentatif
dans une démocratie libérale
La liberté des anciens que Benjamin Constant, en faisant réfé-
rence au citoyen athénien, oppose à celle des modernes consistait à
« délibérer sur la place publique […], à voter les lois, à prononcer les
jugements, à examiner les comptes […], la gestion des magistrats ».
Elle n’est plus de mise au regard de l’importance de la population
des grands États et du « désir de jouissance de leur indépendance
privée » qu’ont les modernes. Dès lors, un gouvernement représentatif
s’impose mais comment désigner les membres de ce gouvernement
(corps législatif, exécutif et judiciaire) ? Les libéraux apprécient le
suffrage censitaire car « la plupart de nos concitoyens n’ont ni l’ins-
truction ni les loisirs nécessaires pour vouloir décider eux-mêmes
des affaires publiques » (Sieyès en septembre 1789). Le vote n’est
pas un droit mais une fonction réservée à ceux qui en sont capables.
La souveraineté, telle que la conçoivent les constituants français
de 1789, ne réside pas dans le peuple mais dans la nation. Celle-ci
est définie, dès le 23 juillet 1789, comme « une personne juridique
constituée de l’ensemble des individus composant l’État ».
Les libéraux finiront cependant par admettre le suffrage universel
mais en écartant bien sûr tout mandat impératif. Les réticences sont
grandes : le Royaume-Uni, pays du libéralisme, n’accorde le suffrage
160
LIBÉRALISME
ÉCONOMIQUE
universel à tous les hommes de 21 ans et à toutes les femmes de
HISTOIRE
30 ans qu’après la Première Guerre mondiale. Ce ralliement à la
démocratie que Tocqueville jugeait inéluctable suscite chez lui deux
craintes qui n’ont jamais été complètement effacées. La première
est celle d’une « tyrannie de la majorité » puisque celle-ci sera à
l’origine de tous les pouvoirs. Cette crainte peut en partie être désa-
morcée par l’exigence libérale du respect du droit pour la minorité
DES IDÉES
HISTOIRE
un tel risque, Tocqueville prône la décentralisation : c’est au niveau
de la commune parce que celle-ci est forte et indépendante que le
citoyen exerce d’abord son sens civique et cela d’autant plus « qu’on
a eu soin d’éparpiller la puissance afin d’intéresser plus de monde
à la chose publique ». Une démocratie locale participative serait
donc le contrepoids de l’individualisme.
Au cours du XIXe siècle, les idées libérales ne cessent de gagner
POLITIQUE
du terrain en Occident. La lutte contre l’esclavage progresse, du
HISTOIRE
très réactionnaire Congrès de Vienne de 1815, qui apporte sa
pierre à l’édifice en condamnant la traite, au 13e amendement de
la Constitution américaine de 1865, en passant par l’abolition de
l’esclavage dans les colonies britanniques en 1833 et françaises en
1848.
Le respect des libertés fondamentales et des droits de l’homme
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
161
l’esprit de liberté (les fascismes) qui ne viennent pas à bout des résis-
tances. En 1942, dans son poème Liberté, Paul Eluard écrit ainsi :
« Et par le pouvoir d’un mot
Je recommence ma vie
Je suis né pour te connaître
Pour te nommer
Liberté »
Cependant, la pensée libérale se fige lorsqu’il s’agit d’aborder
la question sociale qui devient cruciale avec les progrès de
l’industrialisation. Alors que se développent des courants réfor-
mistes socialistes qui réclament une législation protectrice pour
les plus démunis et l’édification de systèmes de solidarité face à la
maladie, le chômage ou la vieillesse, les libéraux restent partisans
d’un État minimum. L’un des principaux théoriciens de l’époque
victorienne, Herbert Spencer (L’Individu contre l’État, 1884) affirme
que « la fonction du vrai libéralisme dans l’avenir sera de limiter les
pouvoirs du Parlement ». Le libéralisme politique se range au service
du libéralisme économique, qui prend des allures de dogme.
Libéralisme politique
et libéralisme économique
La maxime de Gournay (1712-1759), « Laissez passer les choses,
laissez faire les hommes », ramène aux racines du libéralisme écono-
mique que, par commodité, on sépare du précédent mais qui lui est
intimement lié.
Anne Robert Turgot, François Quesnay, Pierre Samuel Dupont de
Nemours (inventeur du mot « physiocrate ») sont les plus célèbres
représentants de ce courant qui se réfère à un « ordre naturel », à
un « gouvernement de la nature » (c’est le sens du mot). Cet ordre
repose sur deux principes : le droit de propriété et la liberté dans le
domaine de la production et des échanges car « un homme connaît
mieux son intérêt qu’un autre homme » et que « l’intérêt des particu-
liers est précisément le même que l’intérêt général » (Turgot, Éloge
de Gournay, 1759).
Adam Smith, qui fréquente les physiocrates lors d’un voyage
en France, présente, dans Recherches sur la nature et les causes
de la richesse des nations (1776), une vision bien plus ample de
162
LIBÉRALISME
ÉCONOMIQUE
l’économie qui en fait « le père de l’économie politique » (Jean-
HISTOIRE
Baptiste Say) mais aussi celui du libéralisme économique. Il constate
que la division du travail tant à l’échelle des hommes qu’à celle des
nations, optimise la production. Cette division du travail est facilitée
par la propension des hommes à l’échange. Dès lors, un « système
de liberté naturelle » s’instaure : « Donnez-moi tout ce dont j’ai
INTERNATIONALES
Au cœur de ce système se trouve donc le marché. Chacun, bien sûr,
y cherche son propre intérêt : « Ce n’est pas de la bienveillance du
boucher, du marchand de bière et du boulanger que nous attendons
notre dîner mais bien du soin qu’ils apportent à leur intérêt. » Ainsi,
chaque individu, « en poursuivant son propre intérêt, sert souvent
celui de la société plus efficacement que s’il cherchait réellement à
la servir ». Une « main invisible » guide les hommes vers l’intérêt
général pour peu qu’ils suivent avec prudence et honnêteté leur
intérêt particulier. L’État n’a donc pour fonction que la défense du
DES IDÉES
HISTOIRE
pays, l’administration de la justice, la construction et l’entretien
d’ouvrages publics utiles à tous mais dont « le profit ne rembourserait
pas la dépense à un particulier ».
Smith s’intéresse ainsi aux ressorts de l’enrichissement (Théorie
des sentiments moraux, 1759). Ce ne sont pas les satisfactions maté-
rielles, vite comblées selon lui. Si nous améliorons notre condition,
c’est pour « être observés, être remarqués, être considérés avec
POLITIQUE
HISTOIRE
sympathie, contentement et approbation ». Le riche doit d’ailleurs
rejeter tout sentiment de culpabilité puisqu’il contribue à faire vivre
tous ceux qu’il emploie.
Jean-Baptiste Say (Traité d’économie politique, 1803) reprend
largement les conclusions d’Adam Smith : l’intérêt personnel est
le meilleur guide, l’État ne doit « se mêler en rien à la production,
sauf pour prévenir les fraudes ». Il y ajoute la célèbre « loi des
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
163
Alors que Raymond Aron (Essai sur les libertés, 1965) constate
que la liberté-capacité, que les lois sociales ou la redistribution des
revenus donnent à la majorité des citoyens dans les sociétés dévelop-
pées, ne s’est pas révélée contradictoire avec les libertés personnelles
et politiques », la plupart des penseurs libéraux de sa génération
refusent tout compromis avec le socialisme, même sous forme de
social-démocratie. Ainsi naît, dans le climat de la Guerre froide, un
courant néolibéral qui entend purifier l’État des tentations socia-
listes ou keynésiennes et revenir aux fondamentaux. Le titre de l’un
des principaux ouvrages de Friedrich Von Hayek, La Présomption
fatale : les erreurs du socialisme [PUF, 1988], qui résume une
réflexion amorcée dès les années 1930, est révélateur. Pour Hayek,
l’économie est le fruit d’un « ordre spontané bien trop complexe
pour être embrassé par la connaissance humaine ». Cette « irrémé-
diable ignorance » justifie le rejet de toute intervention étatique sinon
pour « garantir la liberté d’action ». Milton Friedman et l’école de
Chicago, en vantant les mérites des taux de change flottants, de la
flexibilité des salaires et, d’une manière générale, les vertus d’un
désengagement de l’État de la sphère économique, confortent ce
courant néolibéral. Celui-ci inspire de nombreux gouvernements
occidentaux et des institutions internationales comme le FMI. C’est
l’ère de la déréglementation, des privatisations et de la foi dans un
marché autorégulé par la libre concurrence. La crise financière de
2009 semble conduire à réviser quelques-unes de ces certitudes.
164
M ODÈLE
M
ÉCONOMIQUE
HISTOIRE
IDÉOLOGIQUE
Ensemble cohérent de valeurs et de principes
d’organisation politique, sociale et économique, porteur
INTERNATIONALES
● Quels modèles idéologiques ont dominé le XXe siècle ?
● Peut-on parler d’une fin des idéologies depuis
les années 1980 ?
REPÈRES CHRONOLOGIQUES
DES IDÉES
HISTOIRE
1917 Révolution bolchévique
1947 Doctrines Truman et Jdanov
1966 Début de la révolution culturelle en Chine
1991 Dissolution de l’URSS
OUVRAGES DE SYNTHÈSE
POLITIQUE
HISTOIRE
S. Wolikow (dir.), Le Siècle des communismes, coll. « Points Histoire »,
Le Seuil, 2004.
e
• Éric Hobsbawm, L’Âge des extrêmes, histoire du court XX siècle,
Complexe, 1999.
• Mark Mazower, Le Continent des Ténèbres, une histoire de l’Europe
au XXe siècle, Complexe, 2005.
OBJET DE L’HISTOIRE
165
Le xxe siècle, siècle des idéologies
• Le modèle soviétique…
La Russie bolchévique est la première expérience d’organisation
politique, économique et sociale fondée à partir d’une idéologie :
le marxisme. C’est que Marx a opéré au XIXe siècle le passage d’un
socialisme qualifié d’« utopiste » à une idéologie permettant d’envi-
sager un socialisme réel. Partant d’une analyse « scientifique » de
la société bourgeoise, il décrit les conditions qui permettront au
prolétariat – qui tend à devenir majoritaire –, de prendre conscience
de son exploitation, d’accumuler les expériences de lutte et de rendre
possible la révolution. Après une période de « dictature du prolé-
tariat » et une phase préparatoire, le socialisme, une société sans
classes est possible : la société communiste. C’est alors que le socia-
lisme devient un projet de société, une utopie concrète [Denis Berger
et Loïc Rignol, « Communismes », dans Michèle Riot-Sarcey (dir.),
Dictionnaire des Utopies, Larousse, 2007].
La visée mondiale du projet communiste consacre la Russie
de Lénine comme « la patrie du socialisme » dès 1917, entraînant
une fracture durable au sein des partis socialistes entre les mili-
tants qui prônent la révolution prolétarienne dans le sillage de la
Russie bolchévique et les réformistes. Mais c’est surtout dans les
années 1930, alors que, paradoxalement, Staline abandonne l’idée
d’une révolution mondiale, que l’URSS incarne l’espoir d’un monde
nouveau pour des millions d’hommes à travers le monde. Les voya-
geurs européens s’y bousculent tandis que le régime soviétique orga-
nise des circuits touristico-politiques, destinés à sortir le pays de son
isolement diplomatique et à élargir l’audience de son système poli-
tique. À partir des années 1930, l’URSS de Staline jouit d’une aura
certaine chez nombre d’intellectuels européens. Elle se pose comme
la réalisation du communisme par la collectivisation de l’agricul-
ture, une industrialisation planifiée qui prétend égaler les économies
capitalistes et une société nouvelle, athée et égalitaire d’ouvriers et
d’ouvrières. L’idéologie officielle la présente comme l’incubatrice
d’un homme nouveau : l’Homo sovieticus représenté sous les traits
d’un jeune prolétaire, héros du travail.
L’issue de la Seconde Guerre mondiale confère à l’URSS une
dimension et un prestige supplémentaires : elle incarne la nation
prolétarienne qui a vaincu le nazisme, tandis que les partis commu-
nistes européens sont auréolés de leur participation déterminante à
166
MODÈLE IDÉOLOGIQUE
ÉCONOMIQUE
la résistance. Si le modèle soviétique continue de fasciner à l’Ouest,
HISTOIRE
comme en témoigne la montée des partis communistes, il est imposé
par la force dans les démocraties populaires. Le terme désigne les
régimes d’Europe de l’Est où les partis communistes ont accédé au
pouvoir entre 1945 et 1949. Ces pays calquent leurs institutions,
leur organisation économique et sociale sur le modèle soviétique. Le
INTERNATIONALES
entre capitalisme et socialisme ; ce qui suppose un rapport inégal
entre ces États et le « Grand frère » soviétique qui leur montre la
voie.
Le socialisme se construit alors dans l’imitation du modèle
soviétique. Les démocraties populaires mettent en place un État de
type stalinien : le parti communiste dirige le pays et l’économie est
centralement planifiée. La propagande officielle glorifie la classe
ouvrière, la patrie du socialisme, l’URSS, la réussite économique et
les avancées sociales. Elle véhicule des valeurs nouvelles, comme
DES IDÉES
HISTOIRE
l’« entraide socialiste » que les individus sont censés intégrer dans
leurs comportements. La tutelle de l’URSS s’exerce par l’intermé-
diaire d’institutions : le Kominform est créé en 1947 (auquel se
substitue le Pacte de Varsovie, signé le 14 mai 1955) ; il prévoit la
mise en commun des forces armées des démocraties populaires sous
commandement soviétique. Le Comecon, créé dès 1949, doit assurer
la coopération économique au sein du bloc de l’Est ; mais il ne
POLITIQUE
HISTOIRE
fonctionne vraiment qu’à partir des années 1960, et au profit surtout
de l’URSS. Pour autant, dès les années 1960, tirant les leçons des
soulèvements de 1956 en Pologne et en Hongrie, durement réprimés,
l’URSS laisse une certaine marge de manœuvre à des voies natio-
nales d’adaptation du modèle, tant qu’elles ne remettent pas en cause
la cohésion du bloc. Ainsi, Janos Kadar, chef du Parti communiste
hongrois de 1956 à 1988, mène la libéralisation du régime hongrois,
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
167
• …et son concurrent chinois
Si la Chine de Mao applique à partir de 1948 le modèle sovié-
tique, il se révèle économiquement inadéquat et politiquement inac-
ceptable car il sacrifie l’agriculture et donc 90 % du peuple chinois.
Le Grand Bond en Avant de 1958 marque le début d’une nouvelle
étape au cours de laquelle la Chine cherche une nouvelle voie alliant
l’industrialisation et l’agriculture dans le cadre des communes popu-
laires. En cela, la Chine communiste est un modèle de développe-
ment original. C’est avec la Révolution culturelle lancée par Mao en
1966 pour reprendre le contrôle du parti que le maoïsme devient un
modèle idéologique. L’idéalisation de la jeunesse des gardes rouges
contre les citadins, les intellectuels et les cadres du parti envoyés en
« redressement » dans les campagnes correspond à l’ambition de
forger un homme nouveau incarnant la pureté prolétarienne par une
révolution permanente contre toute tendance à l’embourgeoisement.
Le maoïsme trouve un succès dans la jeunesse d’extrême gauche
européenne dans les années 1960-1970 car il entre en écho avec le
conflit de génération qui s’y joue et la contestation des autorités,
tandis que la répression du Printemps de Prague discrédite le modèle
soviétique.
168
MODÈLE IDÉOLOGIQUE
ÉCONOMIQUE
la modernité capitaliste et le retour aux champs. L’épuration touche
HISTOIRE
les citadins assimilés à l’ordre ancien, les minorités non khmères et
les opposants politiques ; elle fait 2 millions de victimes.
DES IDÉES
HISTOIRE
quisme espagnol, dans l’Estado novo du Portugal de Salazar ou les
régimes d’Horthy en Hongrie et de Pétain en France des variantes
du fascisme, Robert Paxton les distingue nettement [Le Fascisme
en action, Le Seuil, 2004]. S’il reconnaît que la frontière est déli-
cate à établir, pour lui, ces régimes relèvent de l’autoritarisme et
non du fascisme. Ils acceptent l’existence de corps intermédiaires
(notables, Église…) et, s’ils revendiquent un État fort, ils se méfient
POLITIQUE
HISTOIRE
d’une trop forte intervention dans l’économie. Surtout, ils associent,
comme le franquisme, un État fort, le culte du chef (le caudillo),
un parti unique, un appareil paramilitaire (la Phalange), mais aussi
les piliers traditionnels de la société espagnole : l’Église, l’armée
et les notables.
OBJET DE L’HISTOIRE
169
de la Guerre froide, avec cette tradition wilsonienne. Elle est la
traduction, en matière de politique extérieure, d’une composante de
la culture américaine. De fait, les USA se sont toujours définis, par
rapport au reste du monde perçu, comme un bloc et se sont rarement
considérés comme une puissance parmi d’autres, à la différence
des puissances européennes. On peut en faire remonter l’origine
dans le thème de la « Destinée manifeste » du peuple américain.
L’expression apparaît en 1845 sous la plume du journaliste John
O’Sullivan, à l’occasion de l’annexion du Texas. Se fondant sur le
mythe fondateur des Pèlerins du Mayflower de 1620, il estime que
l’expansion vers l’Ouest relève d’une mission pour repousser plus
loin les frontières de la liberté et créer une société en rupture avec une
Europe où règnent la guerre et l’intolérance. La conquête de l’Ouest
en elle-même a donc approfondi cette coupure avec l’Europe dans
une « perpétuelle résurrection » de la nation américaine [Frederick
Jackson Turner, L’Importance de la frontière dans l’histoire, 1893]
et le volontarisme américain. La fin de la conquête de l’Ouest oblige
à redéfinir la destinée américaine et une de ses nouvelles dimensions
est alors de considérer que les États-Unis peuvent avoir pour mission
d’exporter leurs valeurs.
Pour autant, faut-il parler d’un modèle américain ou d’une
puissance qui endosse le rôle de promoteur du libéralisme ? Dès
les années 1920, les États-Unis fascinent pour les perspectives
qu’offre leur société : l’ascension sociale rapide (le mythe du self-
made man) et un mode de vie apportant confort matériel, loisirs et
libertés (l’American way of life), qui parait accessible à tous. Ce rêve
américain qui s’exporte durant les Trente Glorieuses recouvre un
modèle original dont Olivier Zunz décrit l’élaboration au cours du
XXe siècle [Le Siècle américain, Fayard, 2000] : les élites américaines
croient que le perfectionnement d’un système de production et de
distribution de masse permettra d’accroître le niveau de vie et que
leur modèle économique servira au final un projet de démocratie de
masse. Cette révolution interne qui s’étend sur la première moitié
du XXe siècle a trois dimensions : il s’agit de mettre la technologie
au service d’un projet de société démocratique par une nouvelle
manière d’associer les affaires, la politique et les sciences à travers
un réseau original de grandes entreprises, d’universités, d’instituts,
d’agences gouvernementales et de fondations. Dès lors, les élites
américaines ont foi dans un progrès économique sans fin qui devrait
amener à une société constituée d’une vaste classe moyenne, celle
des common men, dépassant ainsi la lutte des classes. C’est la classe
170
MODÈLE IDÉOLOGIQUE
ÉCONOMIQUE
moyenne, et non la classe ouvrière, qui est l’espoir de l’humanité
HISTOIRE
dans le système politico-social américain. En même temps, pour
éviter toute uniformisation et garantir les libertés, l’idéologie améri-
caine se veut soucieuse de respecter les différences, ce que l’on
appelle le « pluralisme culturel ». Cet idéal montre évidemment ses
limites dans l’exclusion des Noirs Américains de la « démocratie de
consommation de masse » et la persistance d’une frange importante
DES IDÉES
HISTOIRE
La fin des idéologies
L’effondrement de l’URSS ne signe pas seulement la fin des
affrontements idéologiques mais est un symptôme de la fin des
idéologies. Pour certains, le communisme a fait office de « religion
POLITIQUE
séculière », notamment chez les intellectuels [François Furet, Le
HISTOIRE
Passé d’une illusion, Robert Laffont / Calmann Lévy, 1995], et la
découverte de la terreur stalinienne, les répressions en Hongrie de
1956, en Tchécoslovaquie de 1968, entraînent un mouvement de
rejet de toute forme d’idéologie totalisante et un regard critique sur
la modernité et l’héritage des Lumières. Aujourd’hui, le débat intel-
lectuel se recentre sur des questions morales et de société mais ne
OBJET DE L’HISTOIRE
cain Daniel Bell [La Fin des idéologies : sur l’épuisement des idées
politiques dans les années 1950 (1960), PUF, 1997], inventeur de
l’expression « fin des idéologies », estime que la société de consom-
mation s’accompagnait d’une dépolitisation, d’un mouvement vers
le consensus, dépassant les idéologies, et d’un repli général des
individus sur la sphère privée.
À l’inverse, au début des années 1990, le philosophe américain
HISTOIRE SOCIALE
ET CULTURELLE
171
guerre car il n’y a pas d’autres alternatives que la « mondialisation
heureuse » et démocratique. L’administration américaine partage en
partie cette interprétation et, sous la présidence de Bill Clinton, les
États-Unis mènent une politique d’enlargement : de promotion de
la démocratie et de l’économie de marché à travers le monde. Cette
vision est battue en brèche notamment par Stanley Hoffman [« Le
XXIe siècle a commencé », dans Vingtième siècle, octobre-novembre
2002] pour qui la persistance des conflits tient à ce que la globa-
lisation nourrit le ressentiment, le repli identitaire, nationaliste ou
religieux.
172
N ATIONALISME
ÉCONOMIQUE
HISTOIRE
Idéologie qui fait de la nation la valeur centrale
et la communauté de référence principale. Elle exige
l’épanouissement intérieur et le rayonnement extérieur
de la nation organisée dans le cadre d’un État-nation.
DES IDÉES
HISTOIRE
REPÈRES CHRONOLOGIQUES
POLITIQUE
HISTOIRE
1886 Publication du pamphlet antisémite d’Édouard Drumont,
La France juive
1899 Fondation de la Ligue de la patrie française et de l’Action
française
1902 Parution de Scènes et Doctrines du nationalisme, de Maurice
Barrès
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
OUVRAGES DE SYNTHÈSE
e
• Patrick Cabanel, La Question nationale au XIX siècle,
coll. « Repères », La Découverte, 1997.
• Éric Hobsbawm, Nations et nationalisme depuis 1780, coll. « Folio »,
Gallimard, [1992], 2001.
• Sandrine Kott, Stéphane Michonneau, Dictionnaire des nations
HISTOIRE SOCIALE
ET CULTURELLE
173
OUVRAGES POUR APPROFONDIR
174
NATIONALISME
ÉCONOMIQUE
Au fondement des nationalismes européens :
HISTOIRE
deux conceptions opposées de la nation
La conception volontariste de la nation (d’inspiration française) et
la conception déterministe (d’inspiration allemande) sont tradition-
nellement opposées. Dans le premier cas, la nation est considérée,
INTERNATIONALES
jours » : on ne naît pas Français, on le devient par la volonté d’appar-
tenir à la nation en participant à un projet collectif qui s’enracine
dans une histoire et s’ouvre sur un avenir commun à construire. Cette
conception, avant tout juridique et politique, issue des Lumières et de
la Révolution, est fondée sur l’idée rousseauiste d’un contrat social
unissant librement des citoyens (selon l’article 3 de la Déclaration des
droits de l’homme et du citoyen, « le principe de toute souveraineté
réside essentiellement dans la nation »). L’appartenance nationale est
DES IDÉES
HISTOIRE
donc moins définie par l’origine ethnique que par la libre adhésion
des individus (d’où l’institution du droit du sol en 1889). À l’inverse,
la conception allemande, d’inspiration romantique, est fondée sur
un déterminisme de l’histoire, de la langue, de la culture et du sang.
L’appartenance à la nation relève moins d’un choix individuel que
d’un héritage, de l’acquis que de l’inné : la nation, réalité culturelle,
préexiste à l’État. En 1774, Johann Gottfried von Herder définit la
notion de Volksgeist (esprit du peuple) pour souligner cette singu-
POLITIQUE
HISTOIRE
larité culturelle irréductible. En 1807-1808, Johann Gottlieb Fichte
insiste dans ses Discours à la nation allemande sur la communauté
de langue et part en quête de l’Urvolk, le « peuple originel », produit
organique d’une culture enracinée dans une terre.
Ces deux conceptions de la nation se sont construites en miroir et
en opposition : Fichte (pourtant philosophiquement marqué par les
OBJET DE L’HISTOIRE
175
Le nationalisme culturel du XIXe siècle :
une politisation de la culture
Dans l’Europe du XIXe siècle, les populations dominées et sans
État appuient leurs revendications politiques sur un nationalisme
culturel qui participe à la « création des identités nationales » (Anne-
Marie Thiesse). L’histoire, la philologie et l’érudition sont mobili-
sées au service des causes nationales et les « passés réinventés »
(Bernard Michel) se nourrissent parfois de faux manuscrits censés
remonter aux temps reculés du Moyen Âge afin d’attester une conti-
nuité historique de longue durée du fait national (les Fragments de
poésie ancienne, publiés en 1760 et attribués par l’écossais James
Macpherson au barde écossais Ossian, ou les manuscrits prétendu-
ment découverts, en 1817-1818, par le bibliothécaire Vaclav Hanka,
mettant en scène, à travers les siècles, la résistance tchèque à la
domination allemande).
Le XIXe siècle est également le siècle des nationalismes linguisti-
ques. Pour leur donner un caractère plus authentiquement national,
on réforme les langues en éliminant les emprunts aux dialectes étran-
gers et en retournant aux prétendues sources d’une langue populaire
archaïque (face au hongrois, le roumain est ainsi « re-latinisé »).
Parfois, comme c’est le cas pour le serbo-croate (appelé « yougos-
lave » à partir de 1861), il s’agit d’une véritable création : pour les
Slaves du Sud, l’unification linguistique précède l’unification poli-
tique consacrée par la création de la Yougoslavie après la Première
Guerre mondiale. Les nationalistes irlandais, quant à eux, favorisent
la résurrection du gaélique.
La nationalisation de la religion est aussi parfois un ressort du
nationalisme : le catholicisme, malgré sa dimension universaliste, est
un support essentiel de l’identité polonaise (face à la Russie ortho-
doxe et à l’Allemagne luthérienne) et devient, face à l’Angleterre
anglicane, une composante du nationalisme irlandais. La mémoire du
hussisme alimente le nationalisme tchèque jusqu’à faire de la révolte
des hussites, après l’exécution de Jean Hus pour hérésie (au début
du XVe siècle), le point de départ de l’affirmation de la conscience
nationale tchèque.
Le nationalisme culturel se nourrit en outre de l’intérêt pour le
folklore et la littérature populaire (à l’image des frères Grimm qui
compilent les contes traditionnels germaniques dès 1812). La créa-
tion artistique rencontre souvent cette passion folkloriste et natio-
176
NATIONALISME
ÉCONOMIQUE
nale : c’est vrai dans la musique de Bedřich Smetana en Bohême et
HISTOIRE
dans la poésie du hongrois Sándor Petofi. Ainsi, si tous les historiens
de l’idée nationale ne vont pas aussi loin que Benedict Anderson qui
fait de la nation une communauté politique essentiellement « imagi-
naire et imaginée » [Imagined communities. Reflections on the origin
and spread of nationalism, 1983], ils contribuent à une réflexion
INTERNATIONALES
et sur le mythe des origines, en mettant l’accent sur la dimension
volontariste de « l’invention » des nations.
DES IDÉES
HISTOIRE
nationale et la volonté d’être reconnues comme nation. Au sein
des empires multinationaux (austro-hongrois, russe et ottoman),
l’horizon est d’accéder à l’autonomie, voire à la souveraineté
pleine et entière en se dotant d’une État propre. Ce « nationalisme
d’existence » (René Girault) se rattache au principe des nationa-
lités, formulé au milieu du XIXe siècle et consacré (mais inégalement
appliqué) par l’éclatement des empires après la Première Guerre
POLITIQUE
HISTOIRE
mondiale (conformément à l’idéalisme wilsonien des « 14 points »
qui affirme le « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes »). Dans
les cas italien et allemand, le « nationalisme d’existence » vise à
réunir, dans les limites territoriales d’un même État, différentes
populations formant une même nation mais se trouvant dispersées
dans plusieurs entités étatiques.
La première moitié du XIXe siècle est marquée par un nationalisme
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
177
libertés politiques) et national donne naissance à l’État belge, au
détriment des Pays-Bas. Et, si le soulèvement polonais de 1831 est
écrasé par les Russes (la Pologne partagée entre trois empires n’existe
pas en tant qu’État), l’idée nationale continue de cheminer. La parenté
des mouvements témoigne de la dimension européenne de l’essor
du nationalisme : à la Jeune Italie répondent la Jeune Irlande ou les
Jeunes Tchèques. L’échec final des soulèvements libéraux et natio-
naux du « printemps des peuples » (1848-1849) n’entame pas la
vitalité des nationalismes.
L’unité italienne, réalisée autour du royaume du Piémont-
Sardaigne et achevée en 1870, est préparée par l’épanouissement
des idées du Risorgimento (Renaissance italienne) et le nationalisme
démocratique incarné par Giuseppe Mazzini (fondateur de la société
secrète de la Charbonnerie et du mouvement Jeune Italie), Giuseppe
Garibaldi et ses célèbres « chemises rouges », même si la solution
républicaine qu’ils défendent ne l’emportent pas (le nationalisme
italien se divisant entre monarchistes qui bâtissent l’unité sur des
stratégies diplomatiques et patriotes républicains qui exaltent la
volonté populaire). Le nationalisme conservateur prussien (incarné
par Otto von Bismarck) est le pivot de l’unification de l’Allemagne
qui s’achève en 1871 autour de la monarchie wilhelmienne. L’unité
se fait contre Vienne : l’option « petite-allemande » (excluant la
partie germanique de l’Autriche-Hongrie) l’emporte sur l’option
« grande-allemande ».
Nationalisme de puissance
et nationalisme des nationalistes
La période 1870-1914 est marquée par une mutation profonde
du nationalisme. Parallèlement au « nationalisme d’existence »,
s’affirme un « nationalisme de puissance » (Girault) conservateur
et autoritaire, défendu par les partisans d’un État fort, au service de
l’impérialisme (politique, économique et culturel) et des revendi-
cations irrédentistes des États constitués. Dans les empires multi-
nationaux, les nations dominantes ont remis en cause les libertés
culturelles des nationalités : russification des régions périphériques
de l’empire des tsars, magyarisation des populations slovaques et
roumaines dans la partie hongroise de l’Autriche-Hongrie, etc. Le
panslavisme, qui rêve de réunir les Slaves du Sud au sein d’une
178
NATIONALISME
ÉCONOMIQUE
grande Yougoslavie, et le pangermanisme, qui ressuscite le projet de
HISTOIRE
constitution d’une grande Allemagne vassalisant l’Europe centrale,
sont lourds de menaces pour les autres nations. Ils font dériver le
principe des nationalités vers des projets agressifs et inconciliables
de grandeur nationale : l’exacerbation des nationalismes prépare la
conflagration de la Première Guerre mondiale.
Dans les États constitués, le « nationalisme des nationalistes »
DES IDÉES
HISTOIRE
la Ligue de la patrie française et l’Action française. L’intangibilité
des droits de l’homme et l’individualisme démocratique sont remis
en cause au nom des droits « sacrés » de la nation qui l’emporte en
valeur sur l’individu. Qu’ils soient monarchistes ou non, les natio-
nalistes condamnent le régime parlementaire, fauteur de désunion,
et réclament un État fort. Charles Maurras, l’idéologue de l’Action
française, défend un « nationalisme intégral » dont le programme
POLITIQUE
implique le rejet de la République et la restauration d’un régime
HISTOIRE
fort, en l’occurrence une monarchie adossée à l’Église catholique :
positiviste agnostique, c’est la raison et non la foi qui lui fait conclure
à la nécessité du cléricalisme. Même chez Maurice Barrès, qui est
l’écrivain du « culte du moi » et dont la relation à la Révolution
française est plus ambivalente, l’individu doit se soumettre aux lois
naturelles régissant la vie de la nation. Or, ces lois sont en contradic-
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
tion avec les idées abstraites des intellectuels républicains dont l’uni-
versalisme artificiel menace de « déraciner », voire de dénationaliser
les individus (M. Barrès, Les Déracinés). La qualité de Français
s’expérimente dans la relation aux ancêtres, l’enracinement dans une
terre, le culte des morts. Les nationalistes, obsédés par le thème de
la décadence, stigmatisent les prétendus agents de l’anti-France qui
œuvrent secrètement à la dissolution de la nation, ces « États confé-
dérés » (protestants, Juifs, franc-maçons et « métèques ») dénoncés
HISTOIRE SOCIALE
ET CULTURELLE
179
Cette composante antilibérale et raciste du nationalisme se
retrouve ailleurs en Europe. Si le nationalisme n’est pas nécessai-
rement antisémite, l’antisémitisme de la fin du siècle, tout en se
nourrissant de l’antijudaïsme traditionnel, est très lié à la centralité
politique de la « question nationale ». En France, en Allemagne et
en Autriche, il s’organise politiquement et suscite en retour l’essor
d’un nationalisme juif sous la forme du sionisme qui revendique la
création d’un État pour les Juifs en Palestine. Le nationalisme raciste
trouve dans les travaux pseudo-scientifiques d’anthropologie et de
sociobiologie (d’Arthur de Gobineau à Stewart Chamberlain, en
passant par Georges Vacher de Lapouge) la justification de l’inégalité
entre les races et du rejet de la démocratie. Pessimisme culturel et
darwinisme social alimentent ce nationalisme d’exclusion.
L’entre-deux-guerres ouvre incontestablement une nouvelle page de
l’histoire du nationalisme : le nationalisme d’existence s’affirme au sein
des peuples colonisés tandis que le nationalisme de puissance, alimenté
par les ressentiments nés des traités des paix (thème du « Diktat » en
Allemagne, de la « victoire mutilée » en Italie), s’exacerbe jusqu’à
devenir une composante idéologique essentielle des régimes autoritaires
et totalitaires. Si les nationalismes agressifs s’épanouissent politique-
ment au XXe siècle, leur matrice intellectuelle est déjà largement élaborée
avant 1914. George L. Mosse a ainsi montré que l’idéologie du IIIe Reich
s’enracine dans la pensée völkisch de la fin du XIXe siècle (pensée ethni-
ciste fondée sur la mystique du volk, l’imaginaire de la terre et du sang,
l’antisémitisme). En France, de l’agitation des ligues antiparlementaires
dans les années 1930 au « national-populisme » du Front national, en
passant par l’idéologie de la Révolution nationale, la permanence
des thèmes apparus au moment de l’affaire Dreyfus est évidente. Zeev
Sternhell voit même dans la « droite révolutionnaire » qui s’affirme
entre 1885 et 1914 les « origines françaises du fascisme ».
La « résurgence » récente du nationalisme dans l’Europe post-
communiste montre à quel point le phénomène idéologique s’inscrit
dans la longue durée en manifestant de façon cyclique son ambiva-
lence : il est à la fois affirmation démocratique du droit à exister,
facteur d’intégration mais aussi générateur de haine, d’exclusion et
de violence de masse.
180
P
PACIFISME
ÉCONOMIQUE
HISTOIRE
Refus de la guerre ou, plus généralement, de la violence.
Désir d’établir un système de relations entre États fondé
sur la concorde.
REPÈRES CHRONOLOGIQUES
pacifiste
DES IDÉES
HISTOIRE
27 AOÛT 1928 Pacte Briand-Kellog de renonciation à la guerre
29-30 SEPTEMBRE 1938 Accords de Munich
24 OCTOBRE 1945 Ratification de la Charte des Nations-Unies
Le pacifisme en France
POLITIQUE
HISTOIRE
• Nicolas Offenstadt et Emmanuelle Picard, « Les pacifistes »,
in Frédéric Rousseau (dir.), Guerres, paix et sociétés. 1911-1946,
Atlande, 2004.
• Antoine Prost, Les Anciens Combattants. 1914-1940, coll. « Archives »,
Gallimard, 1977.
• Michel Winock, « Le pacifisme », in Michel Winock, La France
OBJET DE L’HISTOIRE
181
Des pacifismes
• Refuser la guerre
Le refus absolu de la guerre, et plus généralement de toute
violence, est au cœur d’une stratégie des conflits que développa
Gandhi dans sa lutte pour l’indépendance de l’Inde : le Satyagraha
(littéralement, « la force de la vérité »). Le refus absolu de la violence
semble cependant être le fait de minorités : certaines églises anglo-
saxonnes (Quakers, Témoins de Jéhova…), disciples de Tolstoï,
mouvement hippie de la fin des années 1960. L’aboutissement logique
de cette attitude est le droit de refuser la conscription en réclamant le
statut d’objecteur de conscience, acquis dès 1776 en Pennsylvanie,
débattu à chaque fois qu’une loi de conscription est votée aux États-
Unis ou en Grande-Bretagne, mais seulement accordé en 1963 en
France, après la grève de la faim du vieux militant anarchiste et
pacifiste (74 ans à ce moment), Louis Lecoin.
Au lendemain de la Grande Guerre, certains anciens combat-
tants français commencent à militer en faveur de l’objection de
conscience, mais l’idée va à l’encontre d’une conscription étendue
à tous en 1889, devenue l’un des symboles de l’égalité républicaine,
et le combat restera toujours marginal. D’autres anciens combattants,
sans renvoyer leur livret militaire, rejoignent le camp du « pacifisme
catégorique » (Michel Winock). Il s’agit de « faire la guerre à la
guerre », d’enseigner « la haine de la guerre ». D’Alain à Giono, de
Romain Rolland à Henri Barbusse en passant par Marc Sangnier, on
ne compte pas les intellectuels et les personnalités qui s’engagent en
faveur de la paix. Même la réception du maréchal Pétain à l’Académie
française en 1931 donne lieu à une dénonciation de la guerre. Paul
Valéry, chargé d’accueillir le récipiendaire, s’interroge : « Comment,
sans avoir perdu l’esprit, peut-on songer encore à la guerre ? » Le
pacte Briand-Kellog (août 1928), signé par 63 États qui renonçaient
alors solennellement à la guerre, n’avait-il pas mis celle-ci « hors la
loi » ? Mais ce pacifisme d’après la mêlée paraît plus comme une
répulsion au regard de ce qui a été vécu, comme une leçon tirée, que
comme une conviction immanente. Jean-Jacques Becker note ainsi à
propos du pacifisme des anciens combattants français qu’il ne s’agit
pas d’une idéologie : il est l’expression d’une société qui n’a pas pu
absorber le choc de la guerre, qui se sent incapable de faire face si
de nouvelles menaces devaient peser sur elle.
182
PACIFISME
ÉCONOMIQUE
• Éviter la guerre
HISTOIRE
Les mots « pacifisme » et « pacifiste » deviennent d’usage courant
en France au début du XXe siècle, au moment où les tensions inter-
nationales montent d’un cran, où les crises se multiplient et où se
forment les grands systèmes d’alliance. La guerre n’est pas consi-
dérée comme inévitable mais elle est possible. Comment, dès lors,
INTERNATIONALES
fisme de circonstance » (Michel Winock) est celui de Jaurès. Pour
une frange socialiste, la seule lutte qui vaille est la lutte des classes.
La patrie est un leurre mis en place par la bourgeoisie pour lutter
contrer l’Internationale ouvrière. Gustave Hervé, jusqu’en 1914,
date à laquelle il effectue un virage radical, se fait le porte-parole
de cet antipatriotisme et antimilitarisme (l’armée ne sert qu’à briser
les grèves) d’une partie des socialistes. Jaurès ne rejette pas la patrie
ni l’armée, mais la mission de celle-ci doit uniquement être défen-
DES IDÉES
HISTOIRE
sive, sorte de levée en masse de la nation « constamment éduquée,
constamment entraînée ». Le pacifisme de non-agression n’acceptant
la guerre que pour « défendre le sol national » inspirera la politique
militaire de la France victorieuse et trouvera sa réalisation, non pas
citoyenne mais technologique, dans la coûteuse et inachevée ligne
Maginot. Mais, lorsque les « circonstances » deviennent de plus en
plus inquiétantes, Jaurès en appelle à la solidarité socialiste inter-
POLITIQUE
nationale. Aux congrès de la IIe Internationale de Stuttgart (1907),
HISTOIRE
Copenhague (1910), Bâle (1912), face aux socialistes allemands, les
socialistes français défendent en vain l’idée qu’une grève générale
préventive « internationalement organisée » pourrait faire obstacle à
la guerre. Ces espoirs déçus d’un pacifisme transcendant les nations
sont admirablement décrits dans le tome 3 des Thibault (L’Été 1914)
de Roger Martin du Gard.
OBJET DE L’HISTOIRE
est probablement écartée. Mais dans des conditions telles que moi,
ET CULTURELLE
qui n’ai cessé de lutter pour la paix, qui depuis bien des années lui
avait fait le sacrifice de ma vie, je n’en puis éprouver de joie et me
sens partagé entre un lâche soulagement et la honte ». Les clameurs
183
qui accueillent Daladier à sa descente d’avion, les manchettes de
journaux proclamant que la paix est sauvée sont l’expression d’un
pacifisme à tout prix. Puis les Français commencent à s’inquiéter :
l’un des premiers sondages réalisés par l’IFOP juste après les accords
révèle que 57 % des personnes interrogées les approuvent, 37 %
les désapprouvent et 70 % estiment que la France et l’Angleterre
ne doivent plus céder une nouvelle fois aux exigences hitlériennes.
Maurice Vaïsse note qu’à partir d’octobre 1939 ne subsiste plus
qu’un pacifisme marginalisé.
Politique et pacifisme
• L’arme pacifiste comme instrument politique
La propagande pacifiste, sous toutes ses formes, a parfois été
utilisée comme outil politique. Dans les moments de tension entre
puissances, favoriser le développement de mouvements pacifistes
chez l’adversaire ne peut que l’affaiblir et attirer les hommes de
bonne volonté dans « le bon camp ».
L’URSS s’est fait une spécialité de cette instrumentalisation du
pacifisme, sans en avoir l’exclusive. À la fin des années 1920, Staline
conforte sa volonté d’intégrer l’URSS dans le jeu des relations inter-
nationales. En 1928, les Soviétiques acceptent de s’associer au pacte
Briand-Kellog de renonciation à la guerre. Les partis communistes
européens appuient dès lors les initiatives d’intellectuels, commu-
nistes ou sympathisants, en faveur de la paix. Lancé par Romain
Rolland et Henri Barbusse, un congrès mondial contre la guerre
se tient à Amsterdam en 1932, un second l’année suivante à Paris,
salle Pleyel (d’où le nom de mouvement Amsterdam-Pleyel). En
1932, on y dénonce la « guerre impérialiste » et, en 1933, le danger
fasciste.
L’année 1939 confirme le recul dans l’opinion française du paci-
fisme de circonstance mais voit se développer des pacifismes instru-
mentalisés. 76 % des Français interrogés dans un nouveau sondage
IFOP approuvent l’idée d’une action militaire pour empêcher Hitler
de s’emparer de Dantzig. Mais des hebdomadaires qui ne cachent
pas leurs sympathies fascistes (Gringoire, Je suis partout…) font
assaut de pacifisme. Dans le journal L’Œuvre du 4 mai 1939, Déat
interroge : « Faut-il mourir pour Dantzig ? » 17 % des Français qui
ne sont très probablement pas en grand nombre des admirateurs
184
PACIFISME
ÉCONOMIQUE
d’Hitler répondent « non », affaiblissant ainsi le consensus en faveur
HISTOIRE
de l’inter vention. Le parti communiste, qui avait fait de la lutte
antifasciste son cheval de bataille, se trouve complètement pris à
contre-pied par le Pacte germano-soviétique et les instructions du
Komintern reçues en septembre. Réduit à la clandestinité, le parti,
au moins dans sa ligne officielle (car il y a d’innombrables déchire-
INTERNATIONALES
Royaume-Uni sont jugés responsables.
Les débuts de la Guerre froide voient naître le Mouvement
de la Paix, pour lequel, en 1949, Picasso dessine une colombe et
auquel vont adhérer de nombreux compagnons de route du parti.
Les initiatives du Mouvement de la Paix vont le plus souvent dans
un sens favorable à l’URSS. C’est le cas de l’appel de Stockholm de
mars 1950 qui réclame l’interdiction absolue de l’arme atomique.
Les Soviétiques ont fait exploser leur première bombe A le 29 août
1949. Au moment de l’appel de Stockholm, les États-Unis possèdent
DES IDÉES
HISTOIRE
près de 300 bombes A, disposent de bombardiers B 36, dont l’URSS
n’a pas l’équivalent, et de bases en Europe d’où ils peuvent aisément
atteindre le territoire soviétique. En France, l’appel de Stockholm
reçoit 9,5 millions de signatures, deux fois plus que le nombre des
électeurs communistes.
La crise des euromissiles donne un autre exemple de pacifisme
« orienté ». Alors qu’à partir de 1979, les Soviétiques commencent
POLITIQUE
HISTOIRE
à installer en Europe de l’Est de nouveaux missiles SS 20, Ronald
Reagan menace d’installer en Europe de l’Ouest des fusées Pershing.
Nombreuses sont alors les manifestations pacifistes en Europe occi-
dentale, en particulier en RFA dont, malgré la sincérité de la plupart
des participants, la spontanéité n’est pas toujours évidente.
OBJET DE L’HISTOIRE
185
l’Allemagne et la France, par des projets précis, mais qui pourront
se multiplier et rendront la guerre « matériellement impossible ».
C’est le début de la construction européenne, qui repose sur l’am-
bition de bâtir entre États européens une paix irréversible grâce à la
multiplication des interdépendances entre eux.
À l’échelle mondiale, les résultats sont moins probants. Les
14 points énoncés par le Président Wilson, « programme de la paix
du monde », prévoient la constitution d’une « association générale
des nations ». La Société des nations, créée par le traité de Versailles
pour assurer la sécurité collective par l’arbitrage, la conciliation
et le désarmement – sauf dans les années 1925-1929 où souffle
« l’esprit de Genève » porté par Aristide Briand – ne montre guère
d’efficacité.
Le préambule de la charte des Nations unies (San Francisco,
24 juin 1945) commence par ces mots : « Nous, peuples des Nations
unies, résolus à préserver les nations futures du fléau de la guerre
[…] ». La Convention créant l’UNESCO (Londres, 16 novembre
1945) affirme que « les guerres prenant naissance dans l’esprit des
hommes, c’est dans l’esprit des hommes que doivent être élevées
les défenses de la paix » et prône « une solidarité intellectuelle et
morale de l’humanité ».
L’action des organisations internationales nées au lendemain de la
Seconde Guerre mondiale n’est pas négligeable. Elle est cependant
loin du projet kantien de « paix perpétuelle » (1795). Il est vrai que
Kant mettait comme condition à la constitution d’une fédération
d’États libres capables de vivre en paix, le fait que chaque État
doit être « républicain », au sens ici de « respectueux des droits de
l’homme », ce qui, à l’évidence, n’est pas encore le cas.
Le pacifisme reste cependant une idée vive, comme en témoigne
chaque année depuis 1901 l’intérêt porté, partout dans le monde, à
la désignation du prix Nobel de la paix.
186
R ÉFORMISME
ÉCONOMIQUE
HISTOIRE
Doctrine politique qui préconise une voie moyenne
entre libéralisme et socialisme collectiviste pour répondre
à la question sociale et transformer progressivement
la société par des réformes renforçant la législation sociale.
DES IDÉES
HISTOIRE
1893 Parution de De la division du travail social d’Émile Durkheim
1896 Publication de Solidarité de Léon Bourgeois
1899 Naissance du mouvement Le Sillon, fondé par Marc Sangnier
1904 Création des Semaines sociales de France, observatoire de la vie
sociale
OUVRAGES DE SYNTHÈSE
POLITIQUE
HISTOIRE
• Serge Berstein, Odile Rudelle (dir.), Le Modèle républicain,
coll. « Politique d’aujourd’hui », PUF, 1992.
• Gérard Cholvy et Yves-Marie Hilaire, Histoire religieuse de la France,
tome 2 : 1880-1914, Privat, 2000.
• Vincent Duclert, Christophe Prochasson (dir.), Dictionnaire critique
de la République, Flammarion, [2002], 2007.
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
187
Des réponses ni libérales ni collectivistes
à la question sociale
Contre les défenseurs du libéralisme absolu, les réformistes
croient en l’intervention régulatrice de l’État sans nécessairement
remettre en cause l’économie de marché, la liberté des acteurs
économiques et la propriété privée des moyens de production. Par
opposition au socialisme révolutionnaire marxiste, le socialisme
réformiste ne fait pas du renversement brutal de l’ordre économique
et social la solution unique et immédiate à la question sociale. Par
opposition à l’anarchisme et au syndicalisme d’action directe, il
croit en l’action politique, dans le cadre de la démocratie parlemen-
taire, comme moteur du changement social et de la transformation
des rapports de classes. Dans la France de la fin du XIXe siècle, le
réformisme s’épanouit dans les milieux démocrates et républi-
cains qui, désireux de concilier les principes de liberté et d’égalité,
s’inquiètent des dérives potentiellement liberticides du socialisme.
De la synthèse jaurésienne, socialiste et républicaine, au catholi-
cisme social progressiste, en passant par le solidarisme républicain,
le spectre des positions « réformistes » est très large. Il n’y a donc
pas d’unité idéologique du mouvement réformateur : il s’agit d’une
« nébuleuse réformatrice » dont les représentants se rencontrent au
sein de réseaux et dans des lieux (institutions, congrès et revues)
formant un « laboratoire de la réforme sociale », où s’expérimente
une culture du compromis (Christian Topalov).
La matrice commune de ces réformismes est la « question
sociale » née de la conscience aiguë de la misère sociale et de la
condition ouvrière qui remettent en cause la cohésion de la société
dans son ensemble. Jean Jaurès en donne une formulation très poli-
tique, en 1893, dans un célèbre discours à la Chambre : selon lui, la
question sociale naît de la conscience de l’insupportable écart (voire
de la contradiction) entre la souveraineté acquise par le travailleur
dans le domaine politique et la permanence de sa sujétion dans le
domaine économique ; la démocratie politique doit déboucher sur
l’instauration de la démocratie sociale. La question sociale, dans
sa définition politique, remonte donc à 1848 et à l’instauration du
suffrage universel masculin [Jacques Donzelot, L’Invention du social,
Fayard, 1984]. Dans les années 1890, elle est formulée en des termes
très sociologiques : le lien social apparaît fragilisé dans une société
atomisée où la cohérence et l’unité du corps social semblent en péril.
188
RÉFORMISME
ÉCONOMIQUE
Cette menace de dissolution sociale est à la fois présentée comme
HISTOIRE
le produit de l’individualisme révolutionnaire destructeur des corps
intermédiaires entre l’individu et l’État et comme la conséquence
des mutations industrielles qui ont accéléré le déracinement social
des classes populaires, le délitement de communautés sociales tradi-
tionnelles à la fois intégratrices et protectrices.
DES IDÉES
HISTOIRE
naissance du catholicisme social, dans les années 1830, n’étaient
pas en rupture avec le libéralisme et le paternalisme volontiers
moralisateurs des œuvres philanthropiques. La réponse au problème
de la misère ouvrière passait non pas par l’intervention de l’État ou
l’organisation économique des travailleurs mais par l’assistance et
la charité organisée dans le cadre d’associations de bienfaisance.
La critique de la société industrielle et capitaliste était alors essen-
POLITIQUE
tiellement d’inspiration traditionaliste, s’achevant parfois dans un
HISTOIRE
appel au retour à l’ancien régime économique et social par la recons-
titution des corps intermédiaires intégrant l’individu. L’Œuvre des
cercles catholiques d’ouvriers, fondée par Albert de Mun en 1871,
très leplaysienne d’esprit (la sociologie de Frédéric Le Play met
l’accent sur la reconstitution des hiérarchies sociales intégratrices),
demeure très conservatrice. À la fin des années 1870 et dans les
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
189
Les chrétiens sont par ailleurs invités à s’engager dans des œuvres
participant à la reconstitution du lien social par la multiplication
des groupements intermédiaires. Si le syndicalisme mixte (réunis-
sant, et réconciliant, dans une même structure, patrons et ouvriers)
est privilégié, la constitution de syndicats ouvriers séparés n’est
désormais plus exclue. C’est le point de départ de l’organisation
du mouvement ouvrier chrétien. Les années 1890 sont en effet
marquées par le développement, notamment dans les régions indus-
trielles du Nord, d’un syndicalisme d’inspiration catholique. C’est
également à ce moment que s’affirme la démocratie chrétienne (ou
la « seconde démocratie chrétienne », cinquante ans après l’élan
romantique, mais éphémère, de 1848) : la Chambre des députés
accueille quelques abbés démocrates-chrétiens (dont le promoteur
des « jardins-ouvriers », l’abbé Lemire) et la toute fin du siècle voit
la fondation, par Marc Sangnier, du Sillon, première organisation
laïque de la démocratie chrétienne. Au début du siècle, l’orientation
sociale de l’ACJF (Association catholique de la jeunesse française)
se renforce et deux institutions donnent un nouveau souffle au catho-
licisme social : l’Action populaire, fondée en 1903 pour diffuser
la pensée sociale catholique, et les Semaines sociales, rencontres
intellectuelles lancées en 1904.
Le débat n’en demeure pas moins vif autour de la question sociale
entre, d’un côté, les catholiques sociaux conservateurs fidèles à l’esprit
de patronage et, de l’autre, les syndicalistes chrétiens, soutenus par
les démocrates-chrétiens. Léon XIII, pour conjurer les menaces de
division, décide de limiter l’action catholique aux œuvres de bienfai-
sance et de lui interdire toute incursion dans le domaine politique :
c’est un coup d’arrêt pour la démocratie chrétienne (encyclique
Graves de communi re de 1901). Malgré les divisions internes et
les attaques intégristes contre le « modernisme social » à partir de
1908-1909, le catholicisme social progressiste s’est non seulement
affirmé dans ses œuvres mais également par ses propositions de
législation sociale visant à protéger les travailleurs et à combattre
les abus patronaux.
190
RÉFORMISME
ÉCONOMIQUE
À la différence des catholiques, les chrétiens-sociaux protestants
HISTOIRE
ne rejettent pas l’individualisme et le libéralisme. Ce dernier doit
cependant être aménagé pour permettre une amélioration de la condi-
tion ouvrière. Le pasteur Tommy Fallot a joué un rôle fondateur en
prônant un « revivalisme social », voire un « socialisme protes-
tant » qui fait de la justice économique une condition de réalisation
INTERNATIONALES
vitalité protestante XIXe-XXe siècles, Le Cerf, 1985]. Dans ce projet
de « réforme de la Réforme » (T. Fallot), le thème social demeure
étroitement lié à la passion missionnaire et évangélisatrice. Dans le
prolongement de ces réflexions est créée en 1888 une Association
protestante pour l’étude pratique des questions sociales. À la fin
du siècle, les pasteurs Wilfred Monod et Élie Gounelle donnent
une nouvelle impulsion à ce christianisme social dont l’influence
se prolongera durant l’entre-deux-guerres au sein de la Fédération
protestante du christianisme social (fondée en 1922) et dans la Revue
DES IDÉES
HISTOIRE
du christianisme social. Le réformisme protestant est également
animé par des laïques. L’École de Nîmes se développe ainsi autour
de Charles Gide, fondateur de l’économie sociale, qui joue un rôle
important dans l’essor du coopératisme (particulièrement des coopé-
ratives de consommation) et du mutualisme (qui vise à mutualiser
les risques pour protéger les travailleurs). Gide fait porter la critique
du capitalisme non sur la propriété des moyens de production mais
POLITIQUE
HISTOIRE
sur la recherche du profit. Cette tentative d’ouvrir une troisième voie
entre libéralisme et socialisme marxiste est proche du solidarisme
théorisé par Léon Bourgeois [André Gueslin, L’Invention de l’éco-
nomie sociale, Économica, 1987]. OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
De l’idée de solidarité
au solidarisme républicain
L’idée de solidarité est une notion « carrefour » du XIXe siècle, à
l’intersection de la religion, des sciences (biologiques et sociales),
de l’économie et de la politique (Marie-Claude Blais). C’est ce qui
fait sa grande fécondité et son succès, particulièrement au tournant
HISTOIRE SOCIALE
ET CULTURELLE
191
la nature du lien social et sur les fondements de l’unité morale dans
une société où les individus sont désormais, et ce de manière irréver-
sible, libres et autonomes. En cherchant à concilier individualisme et
cohésion sociale, elle pose les fondements juridiques d’une politique
sociale qui annonce l’État providence.
La science sociale, particulièrement la sociologie durkheimienne
qui se constitue dans les années 1890, fait de la solidarité une notion
centrale. En étudiant le passage de la « solidarité mécanique » des
sociétés traditionnelles à la « solidarité organique » des sociétés
contemporaines, Durkheim énonce une idée forte qui sera au cœur
des débats intellectuels de l’époque : les progrès de la différenciation
des individus vont de pair avec une interdépendance grandissante et
une division plus complexe du travail social. Pour le dire autrement,
les progrès de l’individualisme ne provoquent pas un affaiblisse-
ment mais une mutation – et peut-être un approfondissement – de
la solidarité sociale. L’individu du libéralisme économique et de
certaines philosophies du contrat social est donc une fiction démentie
par le positivisme sociologique : il n’existe pas antérieurement à la
société et en dehors d’elle. La philosophie de la solidarité tente de
concilier une conception naturaliste du lien social très marquée par
les progrès de la biologie – d’où le parallèle établi entre l’organisme
vivant formé d’organes interdépendants et le « corps social » – et
une conception contractualiste et volontariste. Les fondements de
l’idée de solidarité sont discutés : aux positivistes qui adoptent un
point de vue objectiviste pour fonder la solidarité sur la science, les
idéalistes répondent que la solidarité n’est pas seulement un fait mais
également un devoir, qu’elle appartient au domaine de la morale,
donc de l’idéal.
C’est à Léon Bourgeois, avocat et parlementaire, qu’il revient
d’opérer la traduction de l’idée de solidarité dans le domaine
politique et de dessiner l’horizon de ses applications pratiques en
contribuant à la fondation du droit social. Il développe l’idée d’une
« dette sociale » contractée par chaque individu à l’égard de tous
les membres de la société : le simple fait de vivre dans une société
organisée donne en effet à l’individu un certain nombre d’avantages
dont il tire profit (à commencer par l’utilisation d’infrastructures
communes). Dans les richesses qu’il crée, il y a donc nécessairement
une part qui revient légitimement à la société et que l’État peut mobi-
liser au service de l’intérêt général et de la justice sociale. L’individu
est ainsi lié à la société par un « quasi-contrat » implicite qui l’oblige
envers elle et réciproquement. Le solidarisme entend apporter à la
192
RÉFORMISME
ÉCONOMIQUE
République le fondement philosophique et juridique d’une politique
HISTOIRE
visant à réduire les inégalités, non pas pour égaliser les conditions,
mais pour instaurer un régime de justice qui implique à la fois le
respect de la liberté individuelle et l’égalité des chances, c’est-à-dire
l’égalité d’accès aux avantages retirés de l’association que forme la
société. La doctrine solidariste implique donc la réalisation effective
INTERNATIONALES
dont les assurances sociales obligatoires et l’impôt doivent être des
instruments. Le solidarisme ouvre ainsi une voie moyenne, entre le
libéralisme absolu et le socialisme marxiste, qui s’oppose à l’indi-
vidualisme et remet en cause la liberté. Il propose de transformer la
société par le droit et non par la force. Si le volontarisme politique,
dans le domaine social, est légitimé, l’intervention de l’État est
en principe limitée par le respect de la liberté individuelle et de
la propriété. En substituant la solidarité à la charité chrétienne, le
droit social à la libre initiative privée, le solidarisme participe d’une
DES IDÉES
HISTOIRE
sécularisation de la protection sociale.
La pensée réformiste pose les bases d’« un modèle social répu-
blicain » ; elle est à l’origine de la législation sociale inaugurée au
tournant du siècle (loi de 1898 sur les accidents de travail qui rompt
avec le principe libéral de la responsabilité individuelle ; loi de 1905
sur l’assistance aux vieillards, infirmes et incurables ; loi de 1910 sur
les retraites ouvrières ; loi de 1913 relative à l’impôt sur le revenu)
POLITIQUE
HISTOIRE
et de la création, en 1906, du ministère du Travail.
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
HISTOIRE SOCIALE
ET CULTURELLE
193
S
SOCIALISME
Courant politique qui se donne pour but de mettre fin
aux injustices sociales et d’établir une société solidaire en
proposant une alternative au capitalisme ou des mesures
propres à en corriger les excès.
REPÈRES CHRONOLOGIQUES
194
SOCIALISME
ÉCONOMIQUE
Le mot « socialisme » désigne un projet d’organisation sociale
HISTOIRE
plaçant l’intérêt général et l’égalité sociale au-dessus des intérêts
particuliers. En France, Pierre Leroux déclare avoir inventé le mot
en 1831 et le définit ainsi : « doctrine qui ne sacrifiera aucun des
termes de la formule liberté, égalité, fraternité ». En Angleterre,
Robert Owen publie en 1841 What is Socialism ? « Socialisme »
INTERNATIONALES
et prétend prolonger les acquis de la Révolution française en insistant
sur l’égalité. Il s’agit donc d’envisager l’homme dans sa dimension
sociale et non pas seulement citoyenne.
DES IDÉES
HISTOIRE
• Le saint-simonisme : ancêtre du socialisme ?
Saint-Simon (1760-1825) place au centre de sa réflexion la ques-
tion de la production des richesses et annonce l’avènement d’une
société nouvelle qu’il qualifie d’« industrielle ». Pour la réaliser, il en
appelle à une science sociale capable d’en analyser les fonctionne-
ments et d’éclairer des dirigeants choisis pour leurs compétences dans
POLITIQUE
HISTOIRE
les domaines de l’invention et de la production. Il voit dans l’État
un régulateur du développement économique, maintenant le cap de
l’intérêt général. Surtout, l’État aura pour rôle principal d’organiser
la production et les échanges. Le saint-simonisme séduit à la fois des
opposants farouches au système capitaliste comme Louis-Auguste
Blanqui, Pierre-Joseph Proudhon, Karl Marx et Friedrich Engels et
OBJET DE L’HISTOIRE
les partisans d’un rôle accru des acteurs économiques dans l’État,
LA VIOLENCE,
195
de nouveaux comportements. Ces socialismes expérimentaux, taxés
d’« utopistes » par Engels, sont des échecs.
196
SOCIALISME
ÉCONOMIQUE
Proudhon le père de l’anarchisme en évoquant ses multiples dénon-
HISTOIRE
ciations de l’État centralisateur, bureaucratique et omnipotent.
DES IDÉES
HISTOIRE
classe ouvrière. En France, les « bourses du travail » accueillent des
adhérents qui s’assurent mutuellement pour faire face au chômage,
à la vieillesse, à la maladie, aux frais d’obsèques.
Sur le plan politique, Mikhaïl Bakounine (1814-1876) imagine
une société construite sur l’association volontaire de groupes libres
que chacun peut rejoindre ou quitter quand il veut et qui collaborent
entre eux ; l’égalité et la liberté totales étant la garantie de la dispa-
POLITIQUE
rition de tous les conflits. Politiquement, l’audience des anarchistes
HISTOIRE
est plus faible que dans le domaine syndical. Certains n’hésitent pas
à adopter la « propagande par le fait ».
197
d’une société, sa base économique et sociale. Pour en garantir le bon
fonctionnement, le groupe dominant met en place une superstructure
politique, idéologique, religieuse, qui légitime cette domination.
Les progrès techniques impliquent de nouveaux rapports sociaux.
La machine à vapeur, avec son coût, sa taille, n’est pas compatible
avec une production artisanale. Cette nouvelle force productive
entraîne de nouveaux rapports de production (le capitalisme) et un
nouveau type de société. Ainsi, lorsque conditions de production
et rapports sociaux ne sont plus en phase, la nécessité de dépasser
l’ordre ancien se fait sentir. Les tensions se résolvent par un change-
ment des rapports sociaux, nouvelle étape de l’Histoire. Néanmoins,
les classes en tant qu’acteurs du déroulement de l’Histoire n’entrent
en scène que lorsqu’elles prennent conscience de leur propre exis-
tence. Cette conscience se forge dans la lutte. La révolution implique
donc un changement des modes de production et des hommes.
La critique de Marx se fonde sur l’observation de la misère
ouvrière mais surtout sur une mise en cause des grandes théories
d’économie politique (Smith, Ricardo, Malthus, Say…). Marx
constate d’abord que le salariat tend à devenir la norme de rému-
nération du travail. Le salarié vit de la vente de sa force de travail.
En la consommant (en faisant travailler l’ouvrier), le patron produit
de la valeur (les objets que l’ouvrier a contribué à fabriquer). Il lui
suffit donc de permettre à l’ouvrier de subsister grâce à son salaire.
Mais une fois cette force de travail « entretenue », rien n’empêche
d’en faire usage plus longtemps et de dégager une plus-value : le
surtravail non rémunéré. Pourquoi les ouvriers acceptent-ils une
telle situation ? Parce qu’ils sont des prolétaires, définis par Marx
comme ceux qui ne disposent pour vivre que de leur force de travail.
La possibilité de travailler dépend dès lors du capital. Le mot prend
ici le sens de « patrimoine », et plus précisément d’« argent ou de
biens matériels que l’on fait valoir dans une entreprise pour en tirer
des revenus ». L’argent permet d’acheter de la force de travail qui,
à son tour, va produire de l’argent. Grâce à la plus-value, la somme
récoltée est plus importante que la somme misée. Être capitaliste,
c’est donc faire de ce processus un instrument d’exploitation du
prolétariat.
Selon Marx, l’incessante recherche du profit est suicidaire face à
la concurrence car, faute de pouvoir abaisser les salaires déjà calculés
au plus juste, il faut investir dans de nouvelles machines. Mais une
machine ne rapporte pas plus que ce qu’elle coûte, d’où une « baisse
tendancielle » du taux de profit. Certes, la machine permet d’éco-
198
SOCIALISME
ÉCONOMIQUE
nomiser des emplois et crée un volant de chômage qui maintient
HISTOIRE
les salaires au plus bas en doublant la masse des prolétaires d’une
armée de remplaçants misérables toujours disponibles. Mais à quoi
bon produire des richesses pour une population riche de moins en
moins nombreuse (la concurrence élimine les capitalistes les moins
combatifs) et pour une population maintenue dans l’extrême pauvreté
et toujours plus nombreuse ? Pour Marx, les crises de surproduction
DES IDÉES
HISTOIRE
en 1876. L’internationalisme est une des composantes fortes du
marxisme et, dans une moindre mesure, du socialisme réformiste.
L’horizon postrévolutionnaire est brossé à larges traits. Dans une
période transitoire, le prolétariat victorieux réalisera la collectivi-
sation des moyens de production. Les résistances de la bourgeoisie
nécessiteront sans doute alors l’établissement d’une dictature du
prolétariat. Puis viendra le communisme, société égalitaire où la
POLITIQUE
hiérarchie des compétences n’aura plus de raison d’être parce que
HISTOIRE
la production sera vraiment collective, une société sans classe où
l’État en tant qu’instrument de domination disparaîtra.
La commune de Paris,
LA VIOLENCE,
nomes dont les élus seraient révocables à tout moment. La plupart des
historiens insistent aujourd’hui sur l’espoir d’une « république démo-
cratique et sociale » dans la lignée de 1793 et de février 1848. Mais on
199
peut voir aussi dans cette insurrection, dans sa féroce répression que
la bourgeoisie approuve, un épisode emblématique de la lutte
des classes. Sur le plan des symboles, la Commune participe en effet
pleinement à la mythologie communiste (L’Internationale, le « mur
des fédérés ») : même si les mesures concrètes prises par la Commune
sont peu nombreuses (journée de 10 heures, abolition des amendes
sur salaire, interdiction du travail de nuit dans les boulangeries, etc.),
les projets sont néanmoins ambitieux (associations ouvrières coopéra-
tives proposant leur production à prix coûtant, banque de crédit popu-
laire, etc.).
• La révolution permanente ?
Selon Trotski, la révolution ne doit pas être l’apanage des pays
industrialisés et toute sa vie, il en appellera à une révolution mondiale.
C’est l’espoir de Lénine lorsqu’il crée la Troisième Internationale
communiste, dite Komintern, en 1919. Trotski, qui ne renonce pas à
cet embrasement planétaire, exalte dans La Révolution permanente
(1929) la « dynamique révolutionnaire » : face à une économie de
plus en plus mondialisée, la révolution ne peut être que mondiale.
Quant au stalinisme, qui défend la théorie du socialisme dans un
seul pays, il n’est pour Trotski qu’une imposture, une dictature de
la bureaucratie.
200
SOCIALISME
ÉCONOMIQUE
• Révolution ou social-démocratie ?
HISTOIRE
Au Royaume-Uni, la pensée marxiste influence modestement
le Parti travailliste né en 1900 et conçu comme le porte- parole des
syndicats au Parlement. En France, Jaurès ne se rallie au marxisme
que du bout des lèvres, en 1905. D’une manière générale, les débats
tournent autour de deux thèmes : faut-il fomenter une révolution ou
DES IDÉES
HISTOIRE
qu’entre la minorité capitaliste et la masse prolétaire se développe
une classe moyenne qui rend bien incertains les fronts de la lutte
des classes. Bernstein souhaite que la social-démocratie fondée en
1875 (Congrès de Gotha en Thuringe) joue le jeu parlementaire car,
selon lui, « plus les institutions politiques des nations modernes se
démocratisent, plus aussi la nécessité et l’éventualité des grandes
catastrophes politiques disparaissent ».
POLITIQUE
En France, le Parti ouvrier français de Jules Guesde se réclame
HISTOIRE
de l’orthodoxie marxiste. Jean Jaurès (1859-1914), lui, est à la tête
du groupe des socialistes indépendants. De Marx, il retient surtout
la critique d’un capitalisme qui traite l’homme comme une simple
source de revenu. Mais pour lui, la matrice du socialisme, c’est
la Révolution française. Le but suprême est le « développement
individuel », impossible sans les libertés garanties par les droits de
OBJET DE L’HISTOIRE
201
de l’Internationale ouvrière (SFIO) dominée par les guesdistes mais
fortement marquée par la personnalité de Jaurès.
202
SOCIALISME
ÉCONOMIQUE
• L’affirmation de la social-démocratie
HISTOIRE
et la mise à distance de l’héritage marxiste
Après la Seconde Guerre mondiale, les socialistes abandonnent
peu à peu les références au marxisme. En RFA, le Parti social démo-
crate (SPD), lors du congrès de novembre 1959 à Bad-Godesberg,
affirme les valeurs fondamentales de la social-démocratie : liberté
INTERNATIONALES
tées comme les moteurs de l’économie. En France, la SFIO devient
le Parti socialiste en 1969 et élargit ses préoccupations (droit des
femmes, place des jeunes dans la société, etc.). L’élection de François
Mitterrand à la présidence de la République se traduit par des mesures
dans la droite ligne des programmes socialistes. Mais, à partir de
1982, on assiste à une progressive conversion du discours socialiste à
l’économie de marché. Au Royaume-Uni, le Parti travailliste devient
en 1997 le « New Labour » et Tony Blair, premier ministre, met en
DES IDÉES
HISTOIRE
œuvre la « troisième voie ». Il dénonce un État providence à bout
de souffle, refuse la « culture d’assistance » et prône le « partenariat
entre public et privé au nom de l’efficacité ».
• La « Voie chinoise »
Le modèle chinois, parce qu’il a cherché à se démarquer du
« grand frère soviétique », en s’appuyant non pas sur le prolétariat
POLITIQUE
HISTOIRE
ouvrier mais sur la masse paysanne et en promouvant un dévelop-
pement parallèle de l’agriculture et de l’industrie, a un temps fourni
un modèle alternatif au socialisme stalinien, surtout dans les pays du
tiers-monde. Mais l’exhortation de Mao à « la créativité du peuple
travailleur », lors du Grand bond en avant, ou encore son appel à
la jeunesse fanatisée, lors de la révolution culturelle, ne peuvent
OBJET DE L’HISTOIRE
203
C ITOYENNETÉ
ÉCONOMIQUE
HISTOIRE
Le citoyen est le sujet de droit d’un État, disposant de droits
civils. La citoyenneté suppose également, dans les régimes
libéraux, la participation à la souveraineté nationale et donc
des droits politiques. Elle est constitutive de la naissance
INTERNATIONALES
● Comment la citoyenneté civile et politique s’est-elle définie
et élargie ?
● Comment son contenu s’est-il étoffé aux XIXe et XXe siècles ?
DES IDÉES
HISTOIRE
REPÈRES CHRONOLOGIQUES
508 AVANT J.-C. Réforme de Clisthène qui établit l’isonomie entre les
citoyens athéniens
212 Édit de Caracalla qui donne la citoyenneté romaine à tous les
sujets de l’empire
1689 Bill of Rights
Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen
POLITIQUE
1789
HISTOIRE
1848 Suffrage universel masculin en France
1992 Le traité de Maastricht instaure une citoyenneté européenne
OUVRAGES DE SYNTHÈSE
205
La lente affirmation du citoyen
• Deux traditions contemporaines :
les traditions anglo-saxonne et française
La Bill of Rights anglaise (1689) et les dix premiers amendements de
la Constitution américaine (1789-1791) établissent les droits du citoyen
comme des garanties, des actions dont l’État doit s’abstenir à son égard.
C’est une approche libérale qui préside à la conception anglo-saxonne
de la citoyenneté : l’État de droit, respectueux du pluralisme d’opinion
et de religion notamment, doit garantir aux individus les libertés indi-
viduelles. La Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789
inclut ce principe mais garantit également une égalité civile (d’accès
aux fonctions et emplois publics par exemple), et pose des devoirs dont
celui de payer l’impôt. Mais la principale originalité française réside
dans le fait que la Déclaration de 1789 définit les citoyens comme des
associés volontaires de ce corps que constitue la nation et, dès lors,
« Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs
représentants, à [la] formation [de la loi] » (art. 6).
Le citoyen français est donc un citoyen abstrait qui participe à
l’universalité de la souveraineté nationale. Puisant notamment dans
les idées de Rousseau, les révolutionnaires définissent le citoyen
comme celui qui sait s’abstraire de ses particularités pour participer
à l’intérêt général ; alors que le libéralisme anglo-saxon pose d’abord
le primat de la garantie des intérêts particuliers.
206
CITOYENNETÉ
ÉCONOMIQUE
• L’extension de la citoyenneté politique
HISTOIRE
La pensée libérale pose le principe de la souveraineté nationale ;
le citoyen a donc vocation à intervenir dans les affaires de la Cité.
Deux exemples antiques, mais contradictoires, peuvent servir de
modèles : la citoyenneté athénienne est pleine et entière (égalité des
droits, participation aux élections et accès aux magistratures) mais
INTERNATIONALES
variable, suivant que l’on est citoyen de droit romain ou latin.
Se posant la question de la « capacité » à participer aux décisions
politiques, les régimes libéraux ont opté pour la deuxième réponse à
la tension entre l’universalité affichée de la citoyenneté et la tentation
d’en écarter les classes jugées « instables ». Ainsi Emmanuel Sieyès
écrit-il en juillet 1789 : « Tous les habitants d’un pays doivent y jouir
des droits du citoyen passif… mais tous n’ont pas droit à prendre une
part active dans la formation de pouvoirs publics. » L’idéal citoyen
DES IDÉES
HISTOIRE
exige la liberté et l’indépendance personnelle qui, érigées en critères
déterminants, justifient aux yeux des élites l’exclusion des masses
considérées comme subversives de la citoyenneté politique.
La constitution de 1791 distingue par le cens, et donc la fortune,
les citoyens actifs, qui votent, des citoyens passifs. Ce n’est pas en
contradiction avec l’esprit de la Déclaration de 1789 car la fonction
électorale est considérée comme une fonction publique comme une
autre et doit donc être exercée en regard de la « capacité » et du
POLITIQUE
HISTOIRE
« talent ».
Cette conception libérale se retrouve en Grande-Bretagne et dans
les États européens qui se libéralisent, à l’occasion des révolutions
de 1830 et 1848 : ils adoptent une distinction basée sur la propriété
ou l’impôt. Il en va de même dans certains États américains, qui
ajoutent parfois un critère religieux (le protestantisme) et de couleur
OBJET DE L’HISTOIRE
de peau.
LA VIOLENCE,
207
L’établissement du suffrage universel masculin en Europe
208
CITOYENNETÉ
ÉCONOMIQUE
ment, c’est parce que l’on considère qu’elle n’a pas les capacités
HISTOIRE
économiques ou d’instruction garantissant l’autonomie qu’on exige
du citoyen politique. Dès lors que ces restrictions sont assouplies,
les mouvements suffragistes peuvent lancer des campagnes pour
obtenir ce droit. Quand le suffrage devient quasiment universel pour
les hommes en Angleterre et qu’il ne repose plus sur la propriété,
INTERNATIONALES
Suffrage. Les militantes anglo-saxonnes mettent en avant l’argu-
ment selon lequel l’égalité des deux sexes devant la loi suppose
qu’on accorde une égalité devant le vote. Elles arguent également
du fait qu’elles sont les mieux à même de défendre les intérêts de
leur sexe dans des États où l’intérêt général est considéré comme
la somme des sommes des intérêts particuliers. Joan W. Scott [La
Citoyenne paradoxale : les féministes françaises et les droits de
l’homme, Albin Michel, 1998] explique de ce fait le retard fran-
çais par une tradition radicalement différente : la Révolution a posé
DES IDÉES
HISTOIRE
un individu universel, abstrait et sans sexe, dépositaire de l’intérêt
général. L’argument des féministes du XIXe siècle comme Jeanne
Deroin, qui déclarait en 1848 : « une assemblée législative, entiè-
rement composée d’hommes, est […] incompétente pour faire les
lois qui régissent une société composée d’hommes et de femmes »,
est alors incompatible avec la tradition politique française. À cette
explication structurelle, il faut ajouter le poids du contexte. Ainsi,
POLITIQUE
HISTOIRE
quand une partie des États européens octroie le droit de vote aux
femmes au sortir de la Première Guerre mondiale, au regard de leur
participation citoyenne à l’effort de guerre, le Sénat français rejette
la loi votée par l’Assemblée. C’est un positionnement dicté par les
circonstances, celles de la guerre, qui fait craindre aux hommes pour
leur pouvoir. La gauche radicale a peur, en outre, pour sa survie
électorale et verra durant tout l’entre-deux-guerres dans le vote des
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
La citoyenneté et l’État
HISTOIRE SOCIALE
ET CULTURELLE
209
Histoire du suffrage universel en France, Gallimard, 1992], le citoyen
est « celui qui se situe dans le monde ». La citoyenneté se définit donc
dans son rapport à l’État et à la nation, et se charge de dimensions
supplémentaires.
• Le citoyen républicain
Cécile Laborde [article « citoyenneté » dans le Dictionnaire
critique de la République, Flammarion, 2007] souligne que la
citoyenneté s’est construite en France dans une relation forte avec
l’État et la nation. Depuis la Révolution, elle n’est pas seulement un
droit mais aussi une qualité, avec l’assimilation par les Jacobins du
citoyen à la « vertu » [Mona Ozouf, L’Homme régénéré, Gallimard,
1989]. La réflexion sur l’enseignement de Condorcet [Cinq Mémoires
sur l’instruction publique, 1791-1792] témoigne de cette conscience
qu’il faut éduquer, voire fabriquer le citoyen. La IIIe République puise
dans la philosophie néo-kantienne de la seconde moitié du XIXe siècle
l’idée que les citoyens sont liés par des obligations morales récipro-
ques. L’école obligatoire, laïque et gratuite, instaurée par les lois de
1880-1882, est le vecteur de ce civisme républicain. Les rites du
« culte » civique (14 juillet ou 11 novembre) revivifient la citoyen-
neté républicaine. La présence des enfants de l’école du village et
de l’instituteur lors des cérémonies du 11 novembre montrent à quel
point le rituel est aussi une leçon d’instruction civique [Antoine
Prost, « Les monuments aux morts », dans Pierre Nora (dir.), Les
Lieux de mémoire, tome 1, Gallimard, 1997].
La tradition politique française posant le primat de l’État-nation,
la citoyenneté s’est également étoffée d’une dimension militaire.
À partir des guerres révolutionnaires de 1792, s’ajoute aux droits
et devoirs du citoyen le devoir de prendre les armes pour défendre
la nation. La conscription est établie par la loi en 1798. Le service
militaire, qui devient pleinement universel avec les réformes de 1872,
1889 et 1905, participe à faire du citoyen de la République un citoyen
patriote. La France de l’entre-deux-guerres confère de ce fait aux
anciens combattants un poids politique et un magistère moral déter-
minant aux anciens combattants qui ont versé l’« impôt du sang ».
• Le citoyen social
Quand l’État devient social, la citoyenneté intègre des
droits sociaux et des devoirs. Le solidarisme des radicaux de la
210
CITOYENNETÉ
ÉCONOMIQUE
IIIe République envisage un individu appartenant à un corps social
HISTOIRE
dans lequel il est contractuellement lié aux autres parties par une
dette réciproque. L’État a dès lors le devoir de demander aux
citoyens d’acquitter leur dette. C’est là le fondement des premières
lois sociales et de l’impôt sur le revenu, expression aboutie de la
citoyenneté républicaine.
INTERNATIONALES
dation du contrat social et politique. Dans ce contexte, la création
du Service national de Santé britannique en 1946, inspiré du plan
Beveridge en Angleterre (1942), est vécue comme une révolution du
mode de gouvernement démocratique. En instaurant l’universalité et
la gratuité de la santé, financée par l’impôt, la réforme de Clement
Atlee instaure une « citoyenneté sociale ». Avec l’État providence de
l’après-guerre, le citoyen acquiert en France également un ensemble
large de droits sociaux. L’État social et les services publics partici-
pent donc de l’identité citoyenne.
DES IDÉES
HISTOIRE
• Le citoyen dans l’État totalitaire
Les fascismes conçoivent l’État dans une opposition radicale
au libéralisme, considérant que l’atomisation d’une société d’indi-
vidus libres et autonomes cause la dissolution de l’État-nation. Le
citoyen fasciste se fond, au sens fort, dans l’État et la nation suivant
POLITIQUE
HISTOIRE
l’exigence d’obéissance que pose le principe du chef, la conception
organiciste de Mussolini de la communauté nationale ou la concep-
tion holiste de celle-ci que théorise Hitler. Il oppose une communauté
raciale, qui se définit comme une essence, une entité de toute éternité,
à la tradition libérale qui conçoit la société comme le résultat d’un
contrat social émanant de ses citoyens.
Le régime stalinien, quant à lui, entend construire une société
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
211
Citoyenneté et nationalité
• Droit du sol et droit du sang
Deux traditions principales de définition de la nationalité existent,
celle du droit du sol où la nationalité s’acquiert par la résidence
et celle du droit du sang où la nationalité dépend de la filiation.
La distinction s’explique pour partie par la définition libérale de
la citoyenneté puisque les révolutionnaires ont adopté le droit du
sol jusqu’en 1795, de même que les États-Unis et l’Angleterre.
Cependant, ce sont les conditions économiques et sociales ou le
contexte politique qui expliquent l’adoption d’une règle plutôt
qu’une autre. Ainsi, les États-Unis ont choisi le droit du sol car c’est
un pays d’immigration. En France, le Code civil de 1804 introduit
le droit du sang pour rompre avec l’Ancien Régime où tout rési-
dent était considéré comme sujet du roi. Alors que le gouvernement
républicain s’inquiète de la dénatalité et que la France a besoin de la
main-d’œuvre immigrée, la loi de 1889 restaure le droit du sol.
Le droit du sang prédomine dans les États dont l’unité nationale
est plus tardive, comme en Allemagne. La loi allemande de 1913
permet ainsi aux Allemands qui vivent hors du territoire de conserver
un lien avec la nation. Elle s’explique aussi par l’inquiétude suscitée
par l’immigration slave. Si l’Allemagne introduit partiellement le
droit du sol en 1999, c’est parce que ses frontières sont alors stabi-
lisées et pour permettre aux ressortissants de l’Union européenne
résidant dans le pays d’acquérir la nationalité allemande.
Pour autant, citoyenneté et nationalité ne coïncident pas forcé-
ment. En France, les femmes et les militaires sont exclus de la
citoyenneté politique jusqu’en 1944 ; les colonisés sont des « natio-
naux » non citoyens. En Europe centrale, les États ont souvent établi
la nationalité sur un critère ethnico-culturel. Soit ils en ont longtemps
exclu les minorités, soit, comme en Yougoslavie, ils ont distingué
la citoyenneté de la nationalité : la constitution yougoslave de 1946
reconnaît ainsi cinq nations et une vingtaine de nationalités.
212
CITOYENNETÉ
ÉCONOMIQUE
débat parlementaire lors de l’adoption la loi de 1889 met ainsi en
HISTOIRE
avant l’argument selon lequel il est anormal que les étrangers rési-
dents ne fassent pas leur service militaire. La loi crée par ailleurs
une catégorie intermédiaire de citoyens puisqu’un naturalisé n’est
éligible qu’au bout de 10 ans. La loi de 1893 renforce ce dispositif en
permettant de refuser la nationalité à un enfant né en France pour
INTERNATIONALES
tion d’une communauté nationale qui se fond dans un État assurant
la sécurité de ses citoyens et accordant des droits qui deviennent à
l’époque sociaux pousse la République à se donner le droit de juger
qui mérite d’être Français.
La fusion entre citoyenneté et nationalité explique que les périodes
de crise de la République s’accompagnent de crises d’identité natio-
nale. Dans les années 1930, les naturalisés se voient par exemple
interdire l’accès au barreau. Il est significatif également que, lors
de l’épuration des années 1945-1946, pour laver le traumatisme
DES IDÉES
HISTOIRE
de la collaboration, le gouvernement invente un nouveau type de
condamnation : la déchéance nationale. La perte des droits civiques
n’est pas propre à la France, mais le qualificatif « national » signifie
que l’on est exclu de la citoyenneté et de la nation !
POLITIQUE
HISTOIRE
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
HISTOIRE SOCIALE
213
C RISE POLITIQUE
Période de déstabilisation, généralement décisive,
d’un régime politique. Caractérisée par la remise
en cause de la légitimité des gouvernants, la crise
implique un blocage de la vie politique et des évolutions.
Il faut distinguer la crise conjoncturelle, résultat
de circonstances particulières, et la crise structurelle, issue
d’une inadéquation entre l’organisation institutionnelle
et la réalité sociale.
REPÈRES CHRONOLOGIQUES
214
CRISE POLITIQUE
ÉCONOMIQUE
1940 Défaite française qui entraîne la chute de la IIIe République
HISTOIRE
13 MAI 1958 Arrivée au pouvoir du général de Gaulle dans le contexte
insurrectionnel de la création du comité de Salut Public à Alger
MAI 1968 Crise estudiantine, sociale et politique
OUVRAGES DE SYNTHÈSE
INTERNATIONALES
1997.
• Serge Berstein, La Démocratie aux États-Unis et en Europe
occidentale de 1918 à 1989, Vuibert, 1999.
• Pierre Rosanvallon, Le Peuple introuvable. Histoire de la
représentation démocratique en France, Gallimard, 1998.
• Michel Winock, La Fièvre hexagonale. Les grandes crises politiques,
1871-1968, coll. « Points Histoire », Le Seuil, 1987.
DES IDÉES
HISTOIRE
POLITIQUE
HISTOIRE
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
HISTOIRE SOCIALE
ET CULTURELLE
215
Une notion polymorphe
• Un concept de sciences politiques
La crise politique est avant tout une notion qui relève des sciences
politiques. Le phénomène est alors défini dans une dimension essen-
tiellement institutionnelle. La crise politique est entendue dans une
triple dimension. La crise ministérielle (ou gouvernementale) inter-
vient lorsque l’exécutif n’obtient plus l’accord du Parlement et doit
donc démissionner. La crise de régime témoigne d’une rupture du
consensus entre les forces politiques et le fonctionnement constitu-
tionnel. Enfin, la crise d’État marque un dysfonctionnement majeur
des services publics.
La crise politique est liée à une perte de légitimité du gouver-
nement et / ou d’une incapacité pour celui-ci de faire appliquer son
pouvoir de coercition. La mobilisation politique est directement liée
à ce phénomène de contestation de l’autorité politique, que ce soit
directement, lorsque la crise fait suite à une manifestation populaire,
ou indirectement, lorsque la médiatisation du phénomène s’appuie
sur une contestation populaire.
Pourtant, cette définition institutionnelle peine à rendre compte
du caractère protéiforme de la notion de crise politique. Des mani-
festations populaires qui entraînent la démission du gouvernement
aux coups d’État, les critères de définition ne sont pas suffisants
pour rendre compte de la complexité de ces phénomènes. De fait,
si l’histoire des crises politiques est prolixe, cette notion n’apparaît
que rarement en tant que telle dans les dictionnaires et les ouvrages
de référence, les historiens lui préférant des exemples précis, comme
la crise politique du 13 mai 1958, largement étudiée.
216
CRISE POLITIQUE
ÉCONOMIQUE
l’histoire. « L’histoire par en-bas », animée par des historiens tels
HISTOIRE
qu’Albert Soboul, puis Ernest Labrousse dans le cas de la Révolution
française, met en avant les causes économiques et sociales des crises
et n’aborde plus les événements que pour leur donner du sens au
long terme.
Mais, dès les années 1980, ce qu’on appelle « le renouveau de
INTERNATIONALES
tiques. René Rémond justifie l’objet du politique en 1988 et de
célèbres historiens raccrochent cette branche de l’histoire à leurs
recherches. De fait, l’objet n’est plus abordé de manière linéaire,
construisant une histoire chronologique des États puisque les recher-
ches en histoire sociale et culturelle influencent largement les études
qui sont menées depuis lors. Les événements sont observés dans une
dimension transversale qui éclaire le fonctionnement des sociétés
étudiées. Maurice Agulhon s’est ainsi attaché à étudier les crises poli-
tiques des XIXe et XXe siècles, non seulement pour leur déroulement
DES IDÉES
HISTOIRE
mais surtout pour dégager les représentations qui expliquent leur
postérité. Il observe ainsi la révolution de 1848 dans une dimension
culturelle, en montrant comment cette nouvelle crise révolutionnaire
témoigne d’un apprentissage de la vie républicaine [1848 ou l’ap-
prentissage de la République, Le Seuil, 1973].
La crise politique doit aussi être comprise dans le cadre des idées
dans lesquelles elle s’insère et qui en détermine l’impact.
POLITIQUE
HISTOIRE
La crise politique : une histoire contemporaine ?
Les sociétés d’Ancien Régime ne sont pas étrangères aux crises
politiques. Changements de gouvernement, révoltes de la noblesse,
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
jacqueries, les rois ont subi de nombreuses crises, dont les consé-
quences politiques sont connues. Mais la gestion de ces crises est
à la discrétion du Roi qui, pour le bien de l’État et sous le seul
regard de Dieu, opère les changements voulus. Au contraire, les
régimes démocratiques, instaurés au cours des XVIIIe et XIXe siècles
en Europe et en Amérique, supposent le principe de la souveraineté
nationale. Ainsi, la contestation du peuple prend une dimension
HISTOIRE SOCIALE
217
nations en Europe et les ambitions libérales des peuples entraînent
des crises politiques récurrentes. Pour prendre l’exemple français,
notons que de 1815 à 1870 le pays connaît trois révolutions (1830,
1848 en février, puis en juin, et 1870), une monarchie, un empire
et deux républiques. De 1870 à 1940, la IIIe République n’est pas
moins mouvementée : Michel Winock compte six crises majeures
qui contestent directement la forme du gouvernement en place. Ces
épisodes ont mis en danger le fonctionnement du régime républicain.
Que ce soit une réaction populaire pour défendre la République,
telle que la commune de Paris de 1871 qui résulte de la crainte
d’une restauration monarchique, ou bien la réaction de membres
de l’exécutif, comme la dissolution de l’Assemblée par le président
Mac-Mahon le 16 mai 1877, les contemporains ont perçu dans ces
crises une menace directe pour le régime républicain.
Pourtant, les historiens considèrent désormais ces crises poli-
tiques dans une dimension plus globale. Maurice Agulhon met en
avant dans son œuvre le processus constructif que la démocratie a
nécessité tout au long du XIXe siècle. L’apprentissage de cette démo-
cratie, et en France du modèle républicain, entraîne de nombreuses
crises dont les échos politiques sont déterminants. Dans le même
registre, Michel Winock souligne que les crises qui ont secoué la
IIIe République ont permis l’ancrage du régime républicain dans la
vie politique française. Plus qu’une simple perturbation de l’équi-
libre politique, la crise permet aux démocraties occidentales de fixer
les fondements d’une culture politique nouvelle et de construire des
organisations institutionnelles modernes. Dans ce contexte, la crise
politique contemporaine, en tant qu’événement, servirait la mise en
place d’une vie politique dynamique. Si donc les crises politiques
conjoncturelles impliquent des changements ponctuels dans les insti-
tutions nationales, il faut lire la notion de crise structurelle dans un
registre très différent.
218
CRISE POLITIQUE
ÉCONOMIQUE
les démocraties occidentales connaissent depuis les années 1970
HISTOIRE
ce que les politologues appellent une « crise de la représentation ».
Caractérisée par la baisse de la participation et le déclin du mili-
tantisme, elle remet profondément en cause les pratiques politiques
et les institutions constitutives de la démocratie représentative. La
dimension sociale est ici essentielle puisque cette crise implique une
INTERNATIONALES
La construction européenne semble être le meilleur exemple
de cette crise du long terme. Après une intense période d’« euro-
péisme » dans les années 1920, après la création des institutions euro-
péennes des années 1950, les citoyens se sont largement détachés
de ces projets. Il faut dire que la dimension proprement politique de
l’Europe en tant qu’organe institutionnel est pour le moins récente.
Si le Parlement européen est élu au suffrage universel depuis 1979,
les chiffres de la participation ont toujours été faibles et ils n’ont
cessé de baisser, pour tomber à 45 % en 2009.
DES IDÉES
HISTOIRE
De fait, les « europessimistes » s’appuient sur ces chiffres pour
contester la légitimité européenne et l’organisation de l’Union,
accusée d’aggraver cette crise car le pouvoir de décision appar-
tient à des organes qui ne disposent pas d’une véritable légitimité
électorale (la Commission, la Cour de justice). La crise de la repré-
sentation témoigne d’un écart entre l’organisation institutionnelle
et les attentes des citoyens qui ne votent plus, car ils peinent à se
POLITIQUE
HISTOIRE
reconnaître dans le système politique.
La notion de crise peut s’appliquer à une situation durable. Il
convient de prendre cet élément de définition en compte dans la
mesure où le caractère polysémique du terme explique le système de
représentations auquel il appartient. La crise revêt une connotation
négative qui, pourtant, ne touche pas l’ensemble de ces formes. En
effet, l’histoire contemporaine oppose de manière radicale certaines
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
219
représentation spécifique. À de « bonnes » crises, supposées
permettre l’amélioration du fonctionnement étatique, s’opposent
des crises « mauvaises » qui perturbent l’équilibre politique et social
et qui doivent donc être combattues. Ainsi en est-il des notions de
révolution et de coup d’État, c’est-à-dire la prise du pouvoir par
un groupe disposant d’appuis à l’intérieur du système étatique, le
plus souvent soutenu par l’armée. À la première, réputée positive,
s’oppose la seconde, tout-à-fait blâmée par les sociétés démocrati-
ques. Pourtant, la lecture transversale que Maurice Agulhon fait des
deux siècles passés montre que la notion de coup d’État dépend de
conceptions particulières, largement dépendantes de l’histoire répu-
blicaine de la France, histoire qui permet à la tradition républicaine
de « concili[er] le respect pour la Grande Révolution avec l’hostilité
la plus résolue contre tout ce qui pouvait revêtir le caractère ou l’ap-
parence du coup d’État ». Si la violence révolutionnaire est légitime
pour défendre le régime démocratique et la liberté, le coup d’État
relève d’une violence arbitraire et illégitime. La révolution implique
donc une réaction à une situation de blocage de la vie politique à
laquelle répondent les forces populaires. Au contraire, le coup d’État
intervient dans une logique rétrograde contre une démocratie qui
supposait débats et évolution.
La notion n’avait, jusqu’au début du XIXe siècle, aucune connota-
tion négative. En France, c’est donc le XIXe siècle, par ses expériences
de crises politiques qui a opposé progressivement les révolutions,
portées par le peuple, aux coup d’État, conduits par une élite poli-
tique. La démonstration de Maurice Agulhon permet la relecture
des événements plus récents de 1958, puisque son ouvrage cherche
à préciser le contexte historique qui a permis à François Mitterrand
de condamner la Ve République décrite comme un « coup d’État
permanent » (1964), autrement dit un régime soumis à la discrétion
du chef d’État.
Cette approche permet d’établir dans quelle mesure ces représen-
tations négatives du coup d’État ont contribué à l’histoire républi-
caine de la France. De fait, les crises politiques de la IIIe République
montrent une réaction violente face à la menace, réelle ou fantasmée,
de coups d’État. Le boulangisme et la réaction des républicains en
témoigne. Le général Boulanger, populaire et charismatique, apparaît
entre 1886 et 1889 effrayant pour les républicains, qui n’hésitent à lui
associer l’image du bonapartiste. L’éviction du personnage a quelque
chose d’exemplaire puisque l’on voit que la menace fantasmée du
coup d’État explique pour partie les crises politiques du XIXe siècle,
220
CRISE POLITIQUE
ÉCONOMIQUE
ainsi que certaines du XXe siècle, telle que l’arrivée au pouvoir du
HISTOIRE
général de Gaulle le 13 mai 1958. Les représentations liées à ces crises
politiques permettent de rendre compte partiellement de l’imprévu
qui détermine la cristallisation des tensions, et de critiquer une
lecture trop événementielle des crises politiques.
À la France, qui craint la manipulation du pouvoir par des
INTERNATIONALES
tels que la Turquie au sein de laquelle l’armée tient une place parti-
culière. Depuis l’instauration de l’État turc moderne par Mustafa
Kemal Atatürk en 1923, l’armée est perçue comme la gardienne de
la sûreté républicaine. Dès lors, son rôle dans les trois coups d’État
de 1960, 1971 et 1980 n’est pas simplement entendu comme un
rétablissement de l’ordre, dans un sens rétrograde, mais comme
une garantie pour le régime d’assurer une certaine stabilité face aux
risques de guerre civile. En 1980, Kenan Evren justifie ainsi sa prise
de pouvoir en déclarant « préserver l’intégrité territoriale et l’unité
DES IDÉES
HISTOIRE
nationale, enrayer la menace d’une guerre civile fratricide, restaurer
l’autorité de l’État ainsi que faire disparaître tous les obstacles qui
empêchent le bon fonctionnement de la démocratie ». On peut ainsi
affirmer que les traditions politiques des États contemporains affec-
tent l’image que les sociétés ont de leurs crises.
Il importe donc, au-delà des événements particuliers, de lire
les manifestations de la crise politique au travers des représenta-
POLITIQUE
HISTOIRE
tions qu’elle implique. En effet, la connotation négative du terme
de « crise » vient contredire les principes d’évolution auxquels
ces mêmes événements peuvent conduire. Au-delà des consé-
quences parfois dramatiques que certaines crises entraînent (la
réaction d’Adolphe Thiers à la Commune de Paris a fait environ
20 000 morts), il peut également s’agir de moments privilégiés dans
l’évolution des structures institutionnelles puisqu’elles remettent en
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
221
D ÉMOCRATIE
Littéralement « le gouvernement du peuple », ce qui
suppose que le pouvoir coïncide avec l’expression
de la volonté générale.
REPÈRES CHRONOLOGIQUES
OUVRAGES DE SYNTHÈSE
222
DÉMOCRATIE
ÉCONOMIQUE
Démocratie ou démocraties ?
HISTOIRE
• Les principes de la démocratie libérale
La démocratie est d’abord un idéal, reposant sur des valeurs. La
cité athénienne invente au Ve siècle cet idéal en le définissant selon
trois principes : la participation de tous les citoyens à la vie de la
DES IDÉES
HISTOIRE
définit la liberté comme un droit naturel. Les libéraux font des
libertés individuelles la pierre angulaire du régime idéal, ainsi que
de la séparation des pouvoirs qui, selon Montesquieu, est la garantie
contre l’arbitraire. Le régime libéral repose enfin sur la souveraineté
nationale, le seul pouvoir légitime émanant de la nation et non de
l’hérédité ou de Dieu comme dans la monarchie d’Ancien Régime.
Pour autant, le libéralisme ne coïncide pas avec la démocratie, voire
POLITIQUE
peut s’y opposer. L’idéal libéral d’un Sieyès (Qu’est-ce que le tiers
HISTOIRE
état ?, 1789) suppose que pour faire un bon usage de la liberté, il
faut posséder les moyens de l’exercer, c’est-à-dire la liberté intel-
lectuelle (alphabétisation) et l’autonomie économique. Au nom de
cette exigence, la Révolution de 1789 et celles du XIXe siècle ont en
général instauré un suffrage censitaire, l’impôt sur la propriété étant
retenu comme le critère de la capacité à participer à la souveraineté
OBJET DE L’HISTOIRE
parvenir à voter.
L’idéal démocratique part donc en Europe d’une critique du
libéralisme dont il dénonce l’évolution conservatrice. Il s’exprime
une première fois au début de la Révolution chez certains Jacobins
comme Robespierre ou Condorcet et dans le mouvement des sans-
culottes. Tout commence avec « la terrible faute [du roi] que de fuir
à Varennes » [Mona Ozouf, Varennes, la mort de la royauté, les
HISTOIRE SOCIALE
ET CULTURELLE
223
collusion entre le roi et une partie des députés contre la Révolution.
Les sections de sans-culottes réclament le suffrage universel. Face à
l’insurrection des 9 et 10 août 1792, l’Assemblée décrète l’élection
d’une Convention au suffrage universel. Le droit de vote est un droit
de tout citoyen. Cela repose sur le principe de l’égalité des citoyens
en droit et de la souveraineté populaire, chaque citoyen est dépo-
sitaire d’une fraction de la souveraineté nationale et il doit donc en
désigner les représentants.
Cependant, la première expérience démocratique est associée, en
France comme en Europe, à la Terreur des années 1793-1794. Les
libéraux, comme Benjamin Constant (1767-1830), voient donc une
contradiction entre souveraineté populaire et liberté. Il faut attendre
les années 1830-1840 pour que l’idéal démocratique soit à nouveau
porté par les républicains en France (Ledru-Rollin ou Raspail) ou
le chartisme anglais. Le chartisme est un mouvement ouvrier qui
adopte en 1838 la Charte populaire réclamant le suffrage universel ;
il contribue, dans la seconde moitié du XIXe siècle, à la naissance du
syndicalisme anglais.
Dans les deux cas, l’exigence démocratique s’inscrit dans le
contexte de la révolution industrielle et du paupérisme. Le suffrage
universel est vu comme la réponse aux problèmes sociaux, car le
prolétaire est défini comme celui qui est exclu de la vie politique
du fait de la pauvreté. Ce n’est pas tant une question d’inégalité
économique qu’une question politique. Ainsi, au lendemain de la
révolution de février 1848, la loi électorale du 19 mars, instaurant
en France le suffrage universel, proclame qu’« à compter de ce jour
il n’y a plus de prolétariat en France ! »
Dans la seconde moitié du XIXe siècle, le suffrage universel se
répand en Europe, d’ouest en est, mais avec des limites dans la
plupart des cas. La démocratie reprend en même temps un certain
nombre d’acquis libéraux et notamment l’exigence de liberté, et
les développe. La démocratie est donc également un prolongement
radical du libéralisme.
224
DÉMOCRATIE
ÉCONOMIQUE
masses ». C’est ce qui distingue pour Pierre Rosanvallon [Le Sacre
HISTOIRE
du citoyen, Gallimard, 1992] la démocratie française de la tradition
anglo-saxonne : la Révolution a posé l’idée que la citoyenneté n’est
pas seulement un droit, mais aussi une qualité, un idéal où le citoyen
votant s’extrait de ses intérêts pour atteindre l’intérêt général. Dans
la logique anglo-saxonne, la volonté générale est la somme de toutes
INTERNATIONALES
anglais est élargi, John Stuart Mill défend la réforme en demandant
que les ouvriers « soient représentés en tant que classe faute de
pouvoir l’être en tant qu’individu ».
C’est aussi dans cette logique que les lobbies sont tout à fait légi-
times aux États-Unis : même si un lobby représente les intérêts d’un
groupe et opère en dehors du suffrage en faisant directement pression
sur le Congrès, la multiplicité des lobbies est sensée empêcher la
domination d’un groupe.
DES IDÉES
HISTOIRE
• Démocratie directe ou représentative
La démocratie est traversée par une tension entre démocratie
représentative, où la souveraineté populaire est déléguée à des
députés, et démocratie directe. Cette dernière puise dans le modèle
athénien de participation directe du citoyen aux instances de gouver-
nement, mais également dans un héritage révolutionnaire.
POLITIQUE
Cette tradition existe dans la démocratie américaine : les sheriffs,
HISTOIRE
les juges… sont élus, et la Constitution garantit au nom de la défense
de la liberté un droit d’insurrection dans son 2e amendement (« Une
milice bien organisée étant nécessaire à la sécurité d’un État libre,
le droit qu’a le peuple de détenir et de porter des armes ne sera pas
transgressé »). D’un autre côté, les institutions fédérales sont domi-
nées par le souci de diluer les errances du sentiment populaire :
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
retenu.
ET CULTURELLE
225
• La dérive illibérale : le peuple contre la liberté
Cette tentation peut expliquer que la démocratie cède aux sirènes
du populisme. Roger Dupuy [La Politique du peuple. Racines,
permanence et ambiguïté du populisme, Albin Michel, 2002] en voit
la première manifestation en France dès l’épisode sans-culotte de
1792, qui relève de « l’hostilité viscérale de la politique du peuple à
l’encontre des pratiques politiques des élites ». Le populisme désigne
un courant politique, voire un régime, qui en appelle au peuple pour
se donner une légitimité démocratique, dans le sens où il prétend
incarner l’expression de la démocratie directe et où il joue sur le double
sens du terme « peuple » : le peuple pouvant désigner l’ensemble
des citoyens (populus) ou les classes populaires (plebs), les « petits »
que le populisme prétend défendre contre les élites [Pierre-André
Taguieff, « Le Populisme et la science politique », in Jean-Pierre
Rioux (dir.), Les Populismes, Perrin, 2007]. Pierre-André Taguieff
distingue des populismes en fonction de leur statut. L’âge démocra-
tique voit régulièrement apparaître un populisme-attitude de rejet
des experts ou des élites, un populisme-rhétorique, synonyme de
démagogie, qui utilise le ressentiment de catégories populaires. Le
populisme peut être un mouvement qui canalise les classes moyennes
et populaires, notamment quand l’accès des masses à la vie poli-
tique est récent, comme dans l’Amérique latine du XXe siècle. Dans
l’Argentine du général Perón (président de 1946 à 1955, puis en
1973-1974), il devient populisme-régime, régime où le chef s’adresse
directement au peuple, via les médias, les rassemblements de foule…
et en tire sa légitimité. On en trouve déjà une forme dans le césa-
risme démocratique du Second Empire (1851-1870). Toutefois,
Pierre Milza [Napoléon III, Perrin, 2004] ou Pierre Rosanvallon
[La Démocratie inachevée. Histoire de la souveraineté du peuple
en France, Gallimard, 2000] ont montré que si l’on réduit le régime
de Louis Napoléon Bonaparte à une dictature teintée de populisme,
on ne saisit pas la cohérence de sa pensée politique. Il s’inscrit dans
la tradition jacobine de la souveraineté d’une nation une et indivi-
sible. Dès lors, il estime que les corps intermédiaires et les assem-
blées parasitent l’expression de la souveraineté populaire. L’Empire
est donc l’aboutissement de l’expression « parfaite » de celle-ci,
puisqu’elle s’incarne directement en un homme. Cette conception
de la démocratie justifie de limiter les libertés – pour Bonaparte, la
presse par exemple participe au pouvoir d’un groupe –, d’où la notion
de démocratie illibérale. Le populisme devient ici une forme de
226
DÉMOCRATIE
ÉCONOMIQUE
légitimation par l’usage du plébiscite qui demande aux citoyens de
HISTOIRE
valider les choix du chef de l’État, d’où le terme également utilisé
de « régime plébiscitaire ».
• Socialisme et démocratie
INTERNATIONALES
que cette dernière. Le blanquisme reprend de la république jacobine
l’idéal révolutionnaire où le peuple doit être guidé par une avant-
garde. Le socialisme utopique de Proudhon est associationniste et
s’inscrit dans l’égalitarisme des sans-culottes, imaginant une société
constituée d’association mutualistes d’ouvriers. Les saint-simoniens
comme Enfantin ou Bazard remettent d’abord en cause la propriété
car elle est inégalement répartie par la naissance. Pour ces divers
courants, dès 1848, le suffrage universel est vu comme un leurre,
tant que demeure l’inégalité économique fondamentale. Une mino-
DES IDÉES
HISTOIRE
rité de socialistes fait cependant exception, comme Louis Blanc ;
et 1848 marque aussi la naissance d’un courant social-démocrate.
Face à la démocratie libérale, se dresse une tradition d’extrême
gauche qui se méfie de la République (on la retrouve en France
dans la Commune et dans l’anarcho-syndicalisme des débuts de
la CGT). Pour les marxistes, le suffrage universel dans un système
parlementaire est un piège car il associe les classes populaires pour
POLITIQUE
HISTOIRE
mieux imposer un projet unique, finalement bourgeois. La démo-
cratie socialiste fait de l’égalité réelle un primat, nécessaire à la
disparition des classes. Les marxistes admettent donc que pour y
arriver, la démocratie doit être suspendue au profit de la dictature du
prolétariat. Une fois les classes disparues, il n’y a plus qu’un peuple
unifié et, dès lors, le suffrage universel ne consiste pas à choisir des
représentants en fonction de programmes politiques différents, mais
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
227
De la démocratie à la société démocratique
Le suffrage universel, la séparation des pouvoirs et la garantie
des libertés individuelles ne garantissent pas en soi l’exercice démo-
cratique de la vie politique.
228
DÉMOCRATIE
ÉCONOMIQUE
attendre 1881 en France. Les débats sur la liberté d’association sont
HISTOIRE
révélateurs du problème qui se pose aux républicains français. La
représentation politique ne peut être que celle des individus d’une
société libérale. C’est au nom de ce principe que la loi Le Chapellier
avait interdit les corporations ouvrières en 1791. Il était difficile de
penser la représentation d’un groupe social dans une culture poli-
INTERNATIONALES
Waldeck-Rousseau de 1884 légalise les syndicats, elle leur interdit
les activités d’ordre religieux, commercial ou politique. Il faudra
attendre la loi de 1901 pour que soient légalisées toutes formes
d’association sauf celle à caractère religieux.
• L’organisation du scrutin
Thomas Hare théorise et promeut le mode de scrutin propor-
tionnel qui paraît le plus démocratique [Machinery of Representation,
DES IDÉES
HISTOIRE
1857] : le nombre de députés étant proportionnel au nombre de
votes obtenus, celui-ci garantit la représentation de tous les courants
d’idées, même minoritaires. Il ne s’implante qu’en Belgique (1899)
et en Suisse (1891). Partout ailleurs, on lui préfère le scrutin majori-
taire qui donne au premier parti la majorité des sièges, pour faciliter
la formation de majorités, mais aussi pour tempérer la volonté géné-
rale. Ainsi, en France, si les républicains sont favorables au XIXe siècle
POLITIQUE
HISTOIRE
au scrutin proportionnel par liste, la victoire du général Boulanger
aux législatives partielles de 1888-1889 dans de nombreux dépar-
tements révèle que le scrutin majoritaire peut être utilisé comme un
plébiscite. On lui préférera le scrutin uninominal, hormis sous la
IVe République. Pour Ferry, il fallait « mettre la République au-dessus
du suffrage universel » !
La représentativité du scrutin dépend du découpage électoral.
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
• L’émancipation du citoyen
HISTOIRE SOCIALE
ET CULTURELLE
229
culturellement, du fait de l’analphabétisme, et économiquement.
En Grande-Bretagne, les landlords, propriétaires terriens, usent de
leur influence par l’achat des votes, la promesse d’un poste dans
l’administration, la menace d’expulsion des métayers, etc. C’est
le Corrupt And illegal practices Prevention act de 1883 qui y met
progressivement un terme. En Espagne et en Italie du Sud, cette
pratique est presque institutionnelle. Le cacique forme des clientèles
étendues qu’il protège. C’est une sorte de représentant « naturel » de
la communauté : protection, interventions auprès de l’administration,
recommandations, etc. Le caciquat forme un réseau solidaire face à
l’État et constitue une forme politique transitoire entre autoritarisme
et démocratie dans des sociétés où la communauté réduite l’emporte
encore sur la communauté nationale.
Le suffrage universel ne met fin au poids des notables qu’à
plusieurs conditions : l’ouverture du local sur un horizon national
par le développement de la presse, des réseaux de chemin de fer… ;
l’instauration du vote secret (en 1872 en Grande-Bretagne, en 1913
en France avec l’isoloir) et la création des partis politiques qui
permet progressivement à l’électeur d’intégrer ses revendications
propres au débat national ou à une idéologie structurante. En Grande-
Bretagne, l’apparition de partis est assez précoce (les années 1830) ;
en France, il faut attendre la loi de 1901 sur les associations. Au
début du XXe siècle, le succès du socialisme favorise la création de
partis de masse dont l’encadrement du corps électoral est la fonction
première.
• La démocratie sociale
Les démocrates ont bien conscience que les inégalités sociales
sont un obstacle au fonctionnement de la démocratie. C’est pourquoi
l’idéal démocratique s’étend à de nouveaux droits et devoirs : droit
au travail, droit à l’instruction, droit à la santé, fiscalité. Ces droits
apparaissent pour la première fois en 1848 en France et reposent
sur l’idée de l’égalité des chances. La fermeture, en juin 1848, des
ateliers nationaux par la majorité conservatrice révèle qu’il est encore
difficile de concilier démocratie politique et démocratie sociale, ce
qui creuse un fossé durable entre les ouvriers et la République. En
France comme dans la plupart des pays européens, il faut attendre
les années 1880 pour voir les premières lois sociales, établies par des
gouvernements qui espèrent ainsi éloigner le « danger » socialiste.
Le XIXe siècle voit poser le droit à l’instruction. Le développement de
230
DÉMOCRATIE
ÉCONOMIQUE
l’enseignement primaire pour alphabétiser le citoyen suppose obli-
HISTOIRE
gation et gratuité (en France par les lois Ferry de 1881-1882, mais
aussi en Grande-Bretagne en 1890, en Belgique en 1878 et en Italie
en 1877). La forte hausse des dépenses de l’État rend par ailleurs la
question de l’égalité devant l’impôt urgente. L’impôt proportionnel
sur le revenu répartit la charge du financement de l’État de la façon la
INTERNATIONALES
1911, en France par la loi Caillaux de 1912, puis aux Pays-Bas…
Enfin la législation sociale commence timidement à la fin du
XIXe siècle. L’égalité juridique entre patrons et ouvriers avance en
Grande-Bretagne avec la suppression par Disraeli, en 1875, de la loi
« Maître et Serviteurs », tandis que le livret ouvrier n’est supprimé
en France qu’en 1890. À l’exception de l’Allemagne bismarckienne,
il faut attendre le XXe siècle pour voir se mettre progressivement
en place l’obligation de l’assurance contre les accidents du travail,
les assurances maladie, vieillesse… Le plan anglais Beveridge de
DES IDÉES
HISTOIRE
1942, garantissant une protection sociale universelle et, en France,
la Constitution de 1946 qui intègre les principes de la démocratie
sociale constituent un tournant décisif.
La démocratisation n’est pas seulement un concept politique ;
elle s’étend à tous les aspects de la société : le travail, la santé,
l’instruction, les rapports sociaux, etc. Le niveau d’analyse le plus
pertinent est donc, pour reprendre Tocqueville, celui de la « société
POLITIQUE
HISTOIRE
démocratique ».
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
HISTOIRE SOCIALE
231
D ROITE ET GAUCHE
Clivage politique qui structure la majorité des régimes
politiques d’assemblée, opposant les défenseurs de l’ordre
établi et les partisans d’un progrès social visant à plus
de justice. Cependant, les éléments de ce clivage ont évolué
depuis deux siècles.
REPÈRES CHRONOLOGIQUES
232
DROITE ET GAUCHE
ÉCONOMIQUE
OUVRAGES POUR APPROFONDIR
HISTOIRE
Sur le clivage droite / gauche en France
• René Rémond, Les Droites en France, coll. « Historique », Aubier,
1954.
• Nicolas Sauger, Gauche-droite : quels clivages aujourd’hui ?,
INTERNATIONALES
française, mars 2009.
• Jean-François Sirinelli (dir.), Histoire des droites (3 vol.),
coll. « NRF Essais », Gallimard, 1992.
• Michel Winock, La Gauche en France, Perrin, 2006.
DES IDÉES
HISTOIRE
POLITIQUE
HISTOIRE
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
HISTOIRE SOCIALE
ET CULTURELLE
233
L’évolution du clivage droite / gauche
Cette dénomination apparaît en 1789 quand les constituants
s’opposent sur l’octroi d’un droit de veto au roi. Mise entre paren-
thèses avec le régime autoritaire napoléonien, elle renaît dès la
Restauration quand les ultras (favorables à un retour à la monarchie
d’Ancien Régime) occupent la partie située à la droite du président
de l’Assemblée et que les libéraux (partisans d’une monarchie parle-
mentaire) doivent alors siéger à gauche. À partir de la IIe République
et jusqu’à la fin du XIXe siècle, être de gauche ou de droite, c’est être
pour ou contre la République.
Au-delà du choix du régime politique (libéral ou autoritaire,
monarchie ou république), le clivage recouvre un ensemble de
divergences qui portent sur l’organisation de la société. La gauche
incarne l’idée républicaine, puisée à la source de la Révolution, et
promeut ainsi le suffrage universel (masculin, surtout), la laïcité et
l’anticléricalisme, l’émancipation par l’école. La droite, quant à elle,
reste attachée aux hiérarchies, aux valeurs traditionnelles (famille,
indissolubilité du mariage, obéissance filiale, conservation du patri-
moine, dévouement à la patrie, morale de l’effort) et à la religion
catholique avec tout son pouvoir d’influence. On peut également
relever que cette distinction a d’abord été à usage parlementaire.
Au-delà des élites, l’identification droite / gauche n’a pas grand
sens au XIXe siècle.
Au début du XXe siècle, quand la République a surmonté les crises
qui menaçaient le régime (crise boulangiste) et ses valeurs (affaire
Dreyfus), le clivage droite / gauche se déplace sur le terrain de la
laïcité (interdiction des congrégations, loi de 1905 sur la séparation
des Églises et de l’État, querelle des inventaires de 1906) et sur celui
de la question sociale. C’est toujours une opposition ordre contre
justice, mais qui se joue autour de la défense de la propriété privée,
du libéralisme économique contre le progrès social. Pour la gauche,
le but principal de l’action de l’État est la disparition, ou au moins
la réduction des inégalités que génère le système socio-économique,
tandis que la droite estime qu’elles sont inévitables, résultant d’iné-
galités naturelles irréductibles.
C’est seulement à ce moment-là que les électeurs se positionnent
comme étant de droite ou de gauche et voient la vie politique à travers
ce système de représentation binaire, et ce pour trois raisons avancées
par le philosophe Marcel Gauchet [« La droite et la gauche », in
234
DROITE ET GAUCHE
ÉCONOMIQUE
Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mémoire, Gallimard, 1992]. Suite à
HISTOIRE
l’affaire Dreyfus qui divise la France en deux, puis à la constitution
d’un « gouvernement de bloc des gauches » au nom de la défense
des valeurs républicaines, les termes « droite / gauche » envahis-
sent et polarisent les élections. La loi de 1901 sur les associations
permettant la naissance des partis politiques crée un outil puissant
INTERNATIONALES
le débat autour d’un programme et d’éduquer politiquement les
masses. Enfin, la percée du socialisme marxiste, puis la création du
PCF, soulignent le clivage dans la vie politique. C’est en fonction du
parti socialiste et du parti communiste que les autres partis se situent,
évoluent et glissent de gauche à droite. Albert Thibaudet [Les Idées
politiques de la France, 1932] a appelé « sinistrisme » ce phéno-
mène qui voit naître à gauche des partis plus radicaux, poussant les
anciens vers le centre. Dès les années 1930, le parti radical devient
ainsi un parti de centre, s’alliant tantôt avec les socialistes dans des
DES IDÉES
HISTOIRE
coalitions fragiles, tantôt avec la droite.
Avec le déplacement du clivage droite / gauche sur la question
sociale, certains thèmes passent de gauche à droite. Ainsi, la liberté
individuelle devient le cheval de bataille de la droite au XIXe siècle :
liberté individuelle contre interventionnisme étatique, liberté de
l’enseignement contre la laïcité Le sentiment patriotique, né à
gauche sous la Révolution et défendu par les Communards de 1871,
POLITIQUE
HISTOIRE
se décale à droite entre la crise boulangiste (1888-1889) et l’affaire
Dreyfus (1894-1906), se transformant en nationalisme.
235
opportunistes), le Centre national des Indépendants et Paysans (CNIP)
d’Antoine Pinay après-guerre, puis l’Union pour la Démocratie fran-
çaise (UDF).
La droite bonapartiste, qui apparaît avec Napoléon III, défend
un régime fort combinant la démocratie (rôle du plébiscite comme
garant de la légitimité populaire) et l’ordre, au prix du sacrifice des
libertés. La quête de grandeur nationale distingue cette droite des
deux courants précédents. Avec de Gaulle, cette famille politique
s’inscrit dans la République et perd son caractère illibéral.
236
DROITE ET GAUCHE
ÉCONOMIQUE
teurs, et les Whigs, libéraux), soit pour recouvrir la lutte entre les
HISTOIRE
mouvements libéraux naissants et les monarchistes conservateurs.
Ainsi, les libéraux de gauche en Allemagne qui se veulent les
dépositaires de la Révolution de 1848 constituent la principale
opposition à l’autoritarisme de Bismarck à côté du Zentrum catho-
lique. De la même façon qu’en France, c’est la question sociale et
la montée du socialisme (Labour party anglais, SPD allemand, PSI
DES IDÉES
HISTOIRE
parti populaire autrichien…
Il est difficile, en revanche, de plaquer le clivage droite / gauche
sur la vie politique américaine. Les termes y ont d’ailleurs une conno-
tation plus péjorative et les Américains utilisent plutôt conservative
et liberal. Les partis démocrate et républicain sont nés d’enjeux
propres à l’histoire américaine et principalement de la question du
fédéralisme. À la fin du XVIIIe siècle, le parti démocrate fondé par
POLITIQUE
Jefferson défend les prérogatives des États contre un pouvoir fédéral
HISTOIRE
trop fort auquel est favorable le parti fédéraliste de Washington,
dirigé par Adams et Hamilton. Le parti républicain est quant à lui
fondé en 1854 en réaction aux revendications souverainistes des
États du Sud. Même si le parti démocrate est poussé par son élec-
torat populaire, puis par la crise de 1929, à envisager un minimum
d’interventionnisme pour soigner les excès du capitalisme (tandis
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
237
providence à un État « facilitateur » qui met à disposition des indi-
vidus les moyens de s’adapter aux mutations économiques, tout en
réduisant le rôle social de l’État à la protection des catégories défa-
vorisées, à l’éducation et la santé. Ce passage de la social-démocratie
à la Troisième Voie correspond également à une stratégie électorale
de certains partis socialistes pour proposer une réponse pragmatique
à l’ultralibéralisme de la droite anglo-saxonne des années 1980, et
pour s’adapter à un électorat de classe moyenne, hostile aux impôts
et favorable donc à un Small Government.
238
DROITE ET GAUCHE
ÉCONOMIQUE
La redéfinition française
HISTOIRE
Le clivage droite / gauche a perdu de son intensité en France
depuis le milieu des années 1980. La crise des idéologies, et singu-
lièrement du marxisme, est un premier facteur d’explication. La
crise du parti communiste, le ralliement de la gauche à l’économie
INTERNATIONALES
rigueur, et les alternances ont contribué à rendre moins lisible
la bipolarisation traditionnelle sur les questions économiques et
sociales. Henri Mendras [La Seconde Révolution française. 1965-
1984, Gallimard, 1988] invoquait les profondes transformations
sociales consécutives des Trente Glorieuses : progression d’une vaste
classe moyenne et de l’individualisme, revendication d’un « relati-
visme qui autorise chacun à être soi à sa manière ». Ces évolutions
touchent aussi bien les référents de la droite (la famille, la religion,
DES IDÉES
HISTOIRE
le couple nation / armée) que de la gauche (la classe ouvrière). De
ce fait, les discours de droite et de gauche sont moins centrés sur
une approche collective des structures sociales (le conflit social à
gauche, la conservation d’un ordre des hiérarchies à droite). L’accès
au second tour des présidentielles de 2002 de Jean-Marie Le Pen est
apparu pour certains politiques comme le signe de la fin du clivage
droite / gauche, au point que la candidature de François Bayrou en
2007 s’est faite sur l’argument du dépassement de celui-ci.
POLITIQUE
HISTOIRE
Plus qu’une disparition, les politologues envisagent une redéfi-
nition. Le clivage se fait sur le libéralisme économique et le libéra-
lisme culturel (respect de la liberté d’autrui en matière d’opinion,
de conduite, de mœurs…). Dans les deux cas, Étienne Schweisguth
[« Quelle gauche et quelle droite pour la campagne de 2007 ? »,
dossier Baromètre politique français, 2007] relève que « le conflit
OBJET DE L’HISTOIRE
239
Au niveau de l’opinion publique, être de gauche ou de droite
a-t-il encore un sens ? Pour Marcel Gauchet, ces catégories sont
en crise car l’individualisme l’emporte sur l’inscription dans le
collectif [« Pacification démocratique, désertion civique », Le
Débat, 1990] ; le sentiment d’appartenance à une classe sociale,
à un territoire et à ses traditions politiques… étant moins fort
également. Jean-François Sirinelli, en avant-propos de la réédi-
tion en 2006 de l’Histoire des droites, insiste au contraire sur la
pertinence des cultures et des sensibilités de droite ou de gauche,
fruits de deux siècles d’histoire, même si elles évoluent. S’il y a
crise, ce serait davantage une crise de la représentation politique
[Pierre Rosanvallon, Le Peuple introuvable, Gallimard, 1998].
240
É
ÉTAT
ÉCONOMIQUE
HISTOIRE
Ensemble des institutions chargées d’élaborer et d’appliquer
les lois. L’État est donc le support du pouvoir de coercition,
quelle que soit la (ou les) personne qui l’exerce.
DES IDÉES
HISTOIRE
1796 Création d’un ministère de la Police générale
1809 Organisation de la Fonction publique française (grades, classes
et traitement)
1833 Loi Thiers imposant aux communes l’entretien d’une école
publique
1898 Première loi d’assurance sociale sur l’indemnisation des accidents
du travail
POLITIQUE
HISTOIRE
1945 Création de l’École nationale d’Administration (ENA) et de la
Sécurité sociale
1946 Statut de la fonction publique
1982 Loi de décentralisation
OUVRAGES DE SYNTHÈSE
OBJET DE L’HISTOIRE
241
Les trois âges de l’État
• L’affirmation de l’État moderne
Toute société s’organise autour d’un pouvoir. Pour autant, cela
ne suffit pas à parler d’État. Dans une chefferie par exemple, ce
sont les traditions et les croyances qui constituent le pouvoir, qu’un
homme, qui peut d’ailleurs être élu par la tribu, incarne. Si le chef
détient le pouvoir du fait de qualités singulières, son pouvoir est
qualifié de « charismatique » selon l’expression du sociologue
Max Weber (1864-1920). On reste dans une relation de domination
/ obéissance individuelle, entre le chef et chacun de membres de
la société.
Les historiens situent à la Renaissance le passage progressif à
l’État moderne en Europe, la France, l’Angleterre et l’Espagne en
étant les exemples les plus précoces. Ce sont les guerres, de plus en
plus coûteuses, qui y contribuent. Les souverains font alors appel à
leurs sujets pour défendre la communauté par les armes et l’impôt.
On est donc passé d’un lien féodo-vassalique d’homme à homme,
au sommet duquel se trouvait le roi, à un dialogue politique entre
une fonction et une communauté.
L’État moderne se définit donc par trois principes :
– C’est d’abord une entité juridique impersonnelle, les rois qui
se succèdent n’étant que les agents d’exercice passagers. Machiavel
est l’un des premiers à définir l’État moderne (stato) dans Le Prince
en 1513. Ernst Kantorowicz a montré comment les théologiens de
la fin du Moyen Âge distinguaient déjà deux corps du roi : son
corps physique et son corps symbolique, celui de l’État qui, lui, ne
meurt jamais [The King’s Two bodies: A Study in mediaeval political
theology, 1957].
– L’État détient ensuite la souveraineté, c’est-à-dire le mono-
pole de la coercition sur un territoire géographiquement délimité.
Max Weber voit dans le monopole de la violence physique le prin-
cipe central de l’État moderne. Ainsi, la justice royale supplante les
guerres privées et soustrait à la justice seigneuriale les affaires de
crimes de sang.
– Cela suppose enfin que l’État est autonome face à toute autre
autorité temporelle et face à celle de l’Église. Son pouvoir en ce sens
est universel : « le roi est Empereur en son Royaume ».
242
ÉTAT
ÉCONOMIQUE
• L’État de droit
HISTOIRE
Les philosophes libéraux anglais comme John Locke (1632-
1704) et ceux des Lumières ont posé les exigences d’un État de droit
pour garantir les sujets contre la tyrannie. C’est aussi la nécessité
d’une rationalisation de l’action de l’État qui conduit à remettre en
cause l’arbitraire. L’État de droit est celui dans lequel la loi s’impose
INTERNATIONALES
Montesquieu, il suppose la séparation des pouvoirs exécutif, légis-
latif et judicaire, qui garantit l’indépendance de la justice et la liberté.
Une constitution doit donc établir le fonctionnement de ces pouvoirs
et surtout les rapports entre eux.
En France, comme dans bien d’autres cas, le passage à l’État
de droit s’est fait brutalement, en l’occurrence par la Révolution :
Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, abolition de l’héré-
dité des charges administratives, première Constitution promulguée
DES IDÉES
HISTOIRE
en 1791 ou la création du Conseil d’État en 1799, qui juge de façon
autonome les litiges impliquant l’État. En revanche, le processus
est très progressif en Angleterre. Dès le XVe siècle, la tradition veut
que le roi n’ait de pouvoir discrétionnaire « qu’au-dessous de la
loi », la Common Law, selon la formule du juriste John Fortescue
(1394-1476). De même, l’Habeas Corpus de 1679, qui interdit les
détentions arbitraires, est la formulation en loi d’une tradition qui
remonte au XIIIe siècle. Enfin, à partir de la Glorieuse Révolution de
POLITIQUE
HISTOIRE
1688-1689, les pouvoirs sont séparés.
• L’État démocratique
L’État connaît depuis le XIXe siècle un processus de démocratisa-
tion. Il suppose l’existence d’une vie politique démocratique, mais
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
243
des fonctionnaires sur examen (en 1854 en Angleterre) pour éviter
l’arbitraire ou la corruption. En France, la Révolution a remplacé la
vénalité ou l’héritage des charges par le principe de l’élection. S’il est
abandonné après la Terreur, cet idéal de gouvernement direct est repris
au XIXe siècle par les radicaux (programme radical de Belleville de
1869). À l’inverse, les tentatives de création d’école d’administration
(projet Carnot de 1848) ou de généralisation des concours, et donc de
création d’un corps de fonctionnaires, ont échoué de peur de constituer
une sorte d’État dans l’État, qui pourrait trahir la volonté générale. Il
faut attendre 1945 pour que soit créée l’ENA dans le souci de démocra-
tiser la fonction publique. Les États-Unis ont un système mixte puisque
certaines fonctions, comme celles de juge ou shérif, sont électives.
L’industrialisation pose enfin le problème de la légitimité de
l’État dans une société de classes, qui plus est, conflictuelle. L’État
libéral ne cherche pas à fonder le pouvoir sur les vœux des diffé-
rentes classes sociales. Pour les plus libéraux, la fonction de l’État
doit se réduire à la sûreté et à garantir les libertés. Les libéraux ne
cherchent pas une société parfaite, mais des institutions parfaites qui
garantissent ces principes de base. Pour Marx et Engels, le pouvoir
procède de la société, donc l’État libéral est en fait l’outil de la classe
bourgeoise dominante. L’État ne peut être qu’une forme d’oppres-
sion. Pour les socialistes, la révolution, si elle implique une phase
temporaire et nécessaire de dictature du prolétariat, doit aboutir à la
disparition des classes et donc au dépérissement inévitable de l’État.
Force est de constater que les expériences du XXe siècle (URSS,
Chine, etc.) ont montré le contraire. Mikhaïl Bakounine (1814-1876)
s’écarte de Marx et Engels sur ce point, estimant qu’on ne peut se
servir de l’État, même temporairement, pour abolir les classes, car
l’État est fondamentalement oppressif et génère sa propre élite. Pour
ce courant anarchiste, la révolution doit abolir l’État.
244
ÉTAT
ÉCONOMIQUE
• L’État, instituteur social
HISTOIRE
C’est l’État qui donne une cohérence à la nation ; il est « institu-
teur social » selon Pierre Rosanvallon. Il unifie d’abord le temps et
l’espace. Ainsi, l’une des premières mesures du nouvel État améri-
cain est l’arpentage du territoire et, en 1785, son découpage rationnel
en sections carrées d’1 mille de côté, divisées en quarters attribués
INTERNATIONALES
Les réformes mises en place durant la Révolution française sur les
unités de mesures, la départementalisation, la langue française se
veulent plus radicales encore : elles visent à créer une nation fran-
çaise en rompant avec l’arbitraire et les privilèges des provinces
de la France d’Ancien Régime. La loi du 7 avril 1794 qui instaure
le système métrique précise qu’il est « une preuve de l’attache-
ment à l’unité et l’indivisibilité de la République ». De même, les
États européens établissent au XIXe siècle un monopole sur tout ce
DES IDÉES
HISTOIRE
qui permet de maîtriser l’espace (télégraphe, téléphone, etc.) pour
garantir l’égalité d’accès.
La politique d’intégration nationale consiste à créer un citoyen
national, ce qui passe par la langue, l’école, la conscription univer-
selle, la création d’un patrimoine national, et contribue également à
la croissance de l’État dès le XIXe siècle.
Le rôle de l’État s’inscrit aussi dans l’idée, née chez les médecins
du XVIIIe siècle (Condillac, Bichat), qu’il y a un lien entre gouverner
POLITIQUE
HISTOIRE
et soigner : dans les deux cas, il s’agit de corriger la nature. Au nom
de ce principe, l’État enferme, comme l’a analysé Michel Foucault
[Surveiller et punir. Naissance de la prison, Gallimard, 1975]. Au
cours du XIXe siècle, le recours à la peine d’emprisonnement est
multiplié par 3,5. La prison s’inscrit dans une démarche utopique
de « prison école », par la mise au travail notamment. De la même
OBJET DE L’HISTOIRE
façon, l’État prend en charge les asiles bien plus tôt que les hôpitaux
LA VIOLENCE,
245
première moitié du XIXe siècle, les libéraux admettent un devoir d’as-
sistance. Mais les libéraux sont confrontés à un problème : jusqu’où
inférer dans la vie des citoyens sans empiéter sur les autres libertés
individuelles ?
Les libéraux conçoivent un État qui oriente et qui, au XIXe siècle,
s’appuie donc sur des auxiliaires privés : œuvres de bienfaisances,
municipalités, etc. Le seul domaine dans lequel l’État conçoit la
société comme un tout, c’est celui de l’hygiène. L’évolution de
la médecine, et notamment la théorie infectionniste du début du
XIXe siècle, révèle que les maladies sont liées au contexte et à l’état
social. Le XIXe siècle voit alors naître l’hygiène publique qui consiste
à conserver la santé des hommes réunis en société. L’État hygiéniste
intervient sur les symptômes de la question sociale et non sur ses
causes : conseils d’hygiène, lois sur les logements insalubres (en
1850 en France), urbanisme qui a pour objectif d’assainir la ville et,
au début du XXe siècle, les premières campagnes de vaccination.
L’histoire de la mise en place de l’État social s’inscrit ensuite
dans des traditions nationales différentes. Le premier État social naît
en Allemagne : Bismarck instaure entre 1884 et 1889 un système
d’assurance sociale obligatoire couvrant la maladie, les accidents du
travail et la retraite. Les motivations sont essentiellement politiques :
il s’agit de détourner les ouvriers du socialisme, vivement combattu,
pour les attacher à l’État impérial. L’État ne se substitue pas aux indi-
vidus et aux entreprises par une assistance directe, mais les oblige à
s’assurer. Par ailleurs, la protection n’est pas universelle car en sont
exclus les indépendants et les fonctionnaires. Ce modèle assurantiel
est appliqué au début du XXe siècle aux Pays-Bas, en Belgique, en
Suède, en Autriche et en partie en Grande-Bretagne.
C’est en Grande-Bretagne que naît, avec le plan Beveridge de
1942, l’État providence car il inspire, au sortir de la guerre, une
assistance cette fois universelle garantie par l’État. La succession
de la crise des années 1930 et de la Seconde Guerre mondiale
incite à repenser le rôle de l’État. Il s’agit également d’enrichir le
modèle libéral face aux systèmes totalitaires auxquels il s’oppose,
nazi comme communiste. À la différence du modèle allemand, c’est
l’État qui finance directement les soins, les indemnités chômage ou
la retraite par l’impôt.
Si le terme de Welfare State est appliqué à la Grande-Bretagne
et aux États-Unis à partir des réformes de Roosevelt dans le cadre
du New Deal (1933-1939), il n’y a pas le même sens. On ne peut en
effet pas parler d’État providence aux États-Unis. Il y a un refus de
246
ÉTAT
ÉCONOMIQUE
toute universalité de l’assistance, contraire aux valeurs de la réussite
HISTOIRE
individuelle qui sont au cœur du modèle américain. Ainsi, le Social
Security Act de 1935 ne s’applique qu’aux salariés de l’industrie. La
politique sociale des démocrates Kennedy et Johnson dans les années
1960 ne vise qu’à réajuster le modèle américain en intégrant des
filets de sécurité destinés aux catégories sociales les plus fragiles.
INTERNATIONALES
propre histoire. Au début du XXe siècle, les radicaux au pouvoir
estiment, en vertu du solidarisme, que l’État doit garantir que les
membres du corps social s’acquittent de la dette qu’ils ont les uns
envers les autres par un système d’assurance comme en Allemagne.
Cette solution permet de dépasser le principe libéral de la seule respon-
sabilité individuelle tout en garantissant que l’État n’empiète pas sur
les libertés individuelles. C’est pourquoi la première loi sur les
retraites de 1910 ne les rend pas encore obligatoires. Le solidarisme
est cependant une étape décisive. Il doit beaucoup à la révolution
DES IDÉES
HISTOIRE
pasteurienne qui a permis de repenser le lien social. Pasteur a en
effet montré que le vivant est un tout interdépendant, où l’homme
vit avec les virus, la seule protection étant la vaccination de tous. La
législation sociale française connaît une seconde étape clé en 1945,
avec la mise en place de la Sécurité sociale. Il s’agit de renouer le lien
national brisé par la guerre et l’Occupation. C’est aussi le fruit d’un
changement de perspective : le progrès social n’est plus seulement
POLITIQUE
HISTOIRE
perçu comme la retombée du progrès économique mais aussi comme
l’une de ses causes. Il doit donc être universel. L’État providence
français est mixte : assurantiel dans le cas de la protection maladie
ou chômage, assuré directement par l’État pour la protection des
personnes âgées par exemple.
OBJET DE L’HISTOIRE
• Centralisation ou décentralisation
LA VIOLENCE,
que l’intérêt général doit primer sur les intérêts particuliers locaux.
ET CULTURELLE
247
sur les libertés individuelles [Pierre Rosanvallon, Le Modèle poli-
tique français, Le Seuil, 2004]. La loi de 1882 introduit l’élection du
maire par le conseil municipal et celle de 1884 donne à la commune
une autonomie, mais purement administrative. La décentralisation
politique n’est introduite que depuis la loi Deferre de 1982 transfé-
rant des compétences propres aux communes, aux départements et
aux régions, qui ne relèvent plus de l’État central.
Les cas de décentralisation ancienne s’inscrivent dans des tradi-
tions historiques singulières. Ainsi, les États-Unis naissent d’une
confédération d’États en guerre contre la monarchie anglaise. Pour
les besoins de la guerre, puis de la défense de la souveraineté au
niveau international, les États consentent à déléguer à l’État fédéral
les affaires étrangères, la défense, la ratification des traités et la
monnaie. Cette notion de consentement est centrale, car les États-
Unis se fondent contre le pouvoir royal centralisé. Quand l’État de
Rhode Island signe la Constitution en 1790, c’est à la condition
d’ajouter le 10e amendement : « Les pouvoirs qui ne sont pas délé-
gués aux États-Unis par la Constitution, ou que celle-ci n’interdit
pas aux États, sont réservés aux États. » Si l’État fédéral voit ses
fonctions croître, notamment sous Roosevelt (1933-1945), la défense
de la « liberté » des États reste au cœur des valeurs américaines.
Depuis les années 1980, le thème de la réforme de l’État domine
les débats politiques en Europe. Il relève en fait des principes du
New public management ou management public, mis en œuvre au
Royaume-Uni et dans les pays scandinaves. Il faut le distinguer des
politiques ultralibérales menées dans les années 1980 par Ronald
Reagan aux États-Unis et Margaret Thatcher au Royaume-Uni, qui
consistent en un désengagement de l’État de ses fonctions non réga-
liennes. Le management public s’inscrit dans un double principe :
l’État doit adapter le pays à la mondialisation, le rendre attractif et
donc baisser la fiscalité, tout en maintenant des services publics.
Pour ce faire, il s’agit d’adopter des principes de gestion d’entreprise
(gains de productivité, objectifs de performance et évaluation des
politiques publiques) et de déconcentrer l’administration au profit
d’agences publiques autonomes.
248
É
ÉTAT-NATION
ÉCONOMIQUE
HISTOIRE
État dont les membres, sujets ou citoyens, se reconnaissent
dans un gouvernement qui les incarne ou les représente,
et partagent un sentiment commun d’appartenance.
REPÈRES CHRONOLOGIQUES
DES IDÉES
HISTOIRE
1861 Proclamation du royaume d’Italie
1871 Proclamation de l’Empire allemand
1878 Indépendance de la Roumanie ; la Bulgarie devient principauté
autonome
1919 Traités de Versailles et de Saint-Germain-en-Laye : indépendance
de la Pologne, la Tchécoslovaquie, la Hongrie ; création de la
Yougoslavie
POLITIQUE
HISTOIRE
OUVRAGES DE SYNTHÈSE
249
L’État précède la nation
L’idée d’État-nation devient centrale au début du XIXe siècle quand
les libéraux posent comme exigence la souveraineté nationale. Ce
principe suppose de délimiter qui y participe et donc la nationalité
des membres de la communauté politique. L’expression « principe
des nationalités » apparaît pour la première fois sous la plume de
Mme de Staël, dans De l’Allemagne, en 1810. Elle désigne alors
un principe qui traverserait l’histoire pour faire coïncider État et
nation afin de parvenir à la forme « supérieure » d’organisation des
collectivités, soulignant ainsi l’anomalie d’une Allemagne émiettée.
Jusqu’au XXe siècle, les historiens ont eu une vision de l’histoire qui
pose l’existence de nations dont les origines remontent loin dans
l’histoire (les Gaulois en France, les Romains en Italie, les Ibères
en Espagne…). Ils en ont dégagé plusieurs étapes de constitution
des États-nations : au Moyen Âge, constitution à partir d’un substrat
national d’un État centralisé ; les plus anciens États-nations comme
la France, l’Angleterre ou les États-Unis se sont affirmés ensuite
dès le XVIIIe siècle ; enfin, le XIXe siècle serait celui d’une série de
révolutions libérales et nationales pour faire coïncider la nation avec
un État qui la représente, processus « abouti » en Europe avec les
traités de Versailles et de Saint-Germain-en-Laye de 1919.
Or, la nation ne peut être considérée comme une entité anhisto-
rique qui perdurerait à travers le temps. Il n’y a pas de caractères
permanents valides (race, sang, langues) qui formeraient un noyau
dur d’identité nationale, stable et pur. La notion de nation est fina-
lement moderne. C’est une « invention » du XVIIIe siècle, ce qui
explique que pour définir l’appartenance à une nation, il n’y a pas
de critères universels, mais des traditions nationales. Sous influence
de l’historiographie américaine, la proposition de départ – la nation
s’incarne ensuite dans un État – a été inversée : c’est l’État qui
crée la nation, selon un processus de nation building. La construc-
tion de l’État-nation est alors analysée comme une acculturation
des individus, c’est-à-dire l’adhésion à une culture qui leur était au
départ étrangère. L’ouvrage fondamental d’Eugen Weber, La Fin des
terroirs, a introduit en France en 1983 cette révolution historiogra-
phique. Selon lui, la France est une mosaïque de patois, de coutumes
où jusqu’au milieu du XIXe siècle le sentiment d’appartenance est
extrêmement réduit. Les Français ne deviendraient Français qu’à
partir des années 1880, sous l’effet de la politique d’uniformisa-
tion menée par la IIIe République. Il décrit une « nationalisation »
250
ÉTAT-NATION
ÉCONOMIQUE
forcée, prenant l’exemple de l’interdiction de parler patois à l’école,
HISTOIRE
et compare dans sa conclusion la politique de l’État en métropole
à une politique d’assimilation forcée comme la République le fait
ensuite dans ses colonies. L’État en France aurait été l’agent d’une
intégration des Français par la langue et le partage de valeurs, d’une
histoire, de modes de vie communs (les Bretons, Picards ou Basques
INTERNATIONALES
Dans cette perspective, si l’unité territoriale de l’État allemand est
réalisée en 1871, celle de l’Italie en 1870 avec l’annexion de Rome, ces
deux États-nations sont encore à bâtir. « Nous avons fait l’Italie, main-
tenant, il nous faut faire les Italiens », aurait dit le député Massimo
d’Azeglio lors de la proclamation du royaume d’Italie en 1861.
L’État dispose d’un ensemble de leviers pour nationaliser ses
citoyens. Les premiers visent à organiser rationnellement la domi-
nation de l’État sur les individus par l’harmonisation du territoire :
unification des poids et mesures, des cadres administratifs (les dépar-
DES IDÉES
HISTOIRE
tements en France en 1790), une même police, une même fiscalité,
une bureaucratie présente partout… En 1895, le sociologue Émile
Durkheim insistait déjà sur le rôle du bureaucrate comme fer de lance
du lien entre les citoyens [Les Règles de la méthode sociologique].
L’État met également en œuvre des outils culturels afin de cristalliser
autour d’un souverain le sentiment national (statues, portraits et effi-
gies diverses…). L’homogénéisation culturelle résulte également de
POLITIQUE
HISTOIRE
l’élaboration et de la diffusion d’une histoire commune, de l’incul-
cation de l’unité territoriale conçue comme une entité naturelle (les
cartes suspendues dans les écoles, les cartes météorologiques…) et de
la sacralisation d’un patrimoine national – expression née en 1791 –
qui passe par la création des musées et d’une administration des
monuments historiques. Enfin et surtout, l’école est un enjeu essen-
tiel de ce « nationalisme d’État ». Le rôle historique de Jules Ferry
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
251
ou Anne-Marie Thiesse [La Création des identités nationales,
Europe XVIIIe-XIXe siècles, Le Seuil, 1999], sont à nuancer. On ne
peut réduire l’acculturation des nations à une assimilation « forcée ».
Jean-François Chanet [L’École républicaine et les petites patries,
Aubier, 1996] montre que non seulement le discours enflammé
de certains républicains cache une pratique pédagogique qui n’a
rien d’un apprentissage forcé du français ou du patriotisme, par
ailleurs souvent caricaturé (les signes d’infamies, de carton, de bois
ou de papier, pour les élèves qui parlent patois), mais aussi que
l’école exalte et s’appuie sur l’attachement au village et à la « petite
patrie ». Bien plus, le citoyen ne devient « national » que s’il trouve
un intérêt à s’intégrer dans le groupe. La politisation des masses et
la démocratisation sont donc à ce titre des conditions de la création
de l’État-nation, qui se forge par l’appropriation dans les villages
du débat politique national, par le biais des notables locaux comme
l’a montré Maurice Agulhon pour le Var [La République au village,
Le Seuil, 1970]. L’histoire rurale récente insiste plutôt sur le mouve-
ment inverse : ce sont les « querelles de clochers » qui se politisent
et permettent l’entrée des Français dans la sphère nationale par le
prisme de débats très locaux.
252
ÉTAT-NATION
ÉCONOMIQUE
En France, la notion de province et de région est reconstruite par
HISTOIRE
les érudits locaux à partir de la seconde moitié du XIXe siècle. Ils
s’évertuent à reconstituer et à classifier des pratiques folkloriques
qui ne correspondent que partiellement à la réalité. Le mouvement
félibrige par exemple, qui naît en 1854 autour de Frédéric Mistral,
entend défendre et promouvoir la culture provençale à travers la
INTERNATIONALES
reconstruite. Les félibres exaltent à travers leurs écrits la « civili-
sation » occitane pour, entre autres, s’imposer à Paris où se font et
défont les succès littéraires. Le mouvement régionaliste et folkloriste
est ici le regard nostalgique porté par une élite sur un monde rural
vécu comme le refuge des « vraies » valeurs face à la civilisation
industrielle et urbaine. On assiste dans l’entre-deux-guerres à une
radicalisation de phénomènes autonomistes dans les marges, essen-
tiellement rurales (Flandres, Bretagne, Pays Basque ; l’Alsace étant
un cas un peu à part). Ce passage d’un régionalisme à l’autonomisme
DES IDÉES
HISTOIRE
tient à la crise d’autorité que traverse la République parlementaire,
au contexte international, lequel donne un nouveau relief à la notion
de race et voit se multiplier les formes violentes d’action politique.
Cette radicalisation se traduit par des actes terroristes en Alsace et
en Bretagne ou le racisme anti-latin de l’abbé Quentois, fondateur
du parti flamand de France.
Cependant, régionalisme et patriotisme national peuvent s’imbri-
POLITIQUE
HISTOIRE
quer. L’État intègre le régionalisme en célébrant les régions, comme
le fait la IIIe République et plus encore le régime de Vichy. Dans ce
cas, patriotisme et régionalisme s’épaulent dans une logique réac-
tionnaire. L’historien Josep Maria Fradera parle, dans le cas espagnol,
de « double loyauté » [Cultura nacional en una sociedad dividada,
2004], dans le sens où le régionalisme est l’instrument d’une élite
locale frustrée d’être écartée du pouvoir et qui cherche à s’ériger en
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
253
L’histoire espagnole montre en effet que le processus par lequel
un État, même ancien, construit un État-nation ne fonctionne pas
systématiquement. La monarchie n’a pas pu jouer son rôle fédérateur
car, ébranlée au XIXe siècle par les guerres carlistes, elle n’a plus
été un symbole de ralliement efficace. L’école publique y est peu
développée et le castillan échoue à devenir une langue nationale.
L’Église, qui peut apparaître comme un ciment fort, diffuse une idée
de la nation espagnole passéiste qui la range du côté de l’oligarchie.
Parallèlement, si le nationalisme se développe à la fin du XIXe siècle
dans le Pays basque et en Catalogne, c’est d’abord au sein d’élites
qui ne sont pas associées au pouvoir. L’introduction du suffrage
universel, en 1890, n’y change rien car il est en fait employé par le roi
pour dissoudre et réélire les Cortes selon son gré. Faute d’une réelle
vie démocratique, les oppositions doivent trouver un autre terrain
sur lequel s’exprimer. Les élites industrielles basques ou catalanes
ont par ailleurs des intérêts économiques opposés à ceux des élites
terriennes castillanes. Ces dernières, bien représentées à Madrid,
voient leurs intérêts reposer avant tout sur les colonies, l’armée
où elles peuvent faire carrière, et de plus en plus sur l’ouverture
aux capitaux européens investis dans l’exploitation du sous-sol. La
bourgeoisie catalane, dont l’essor repose au contraire sur l’indus-
trialisation, veut faire de l’Espagne son marché privilégié et milite, à
l’inverse des élites traditionnelles, pour des mesures protectionnistes.
Parallèlement, les élites catalanes et basques ont forgé une identité
nationale qui sert de base aux revendications politiques de la fin du
XIXe siècle.
L’alternative à l’éclatement de l’État-nation réside alors dans le
fédéralisme, forme d’État fondée sur la libre association d’unités
autonomes. Les pouvoirs sont répartis entre un pouvoir central et des
pouvoirs locaux. Le fédéralisme recouvre en fait deux modalités. Le
fédéralisme de type américain résulte en 1787 de la libre association
d’entités territoriales, sans base ethnique ou culturelle. On peut en
rapprocher le fédéralisme allemand. Cependant, en Europe, la majo-
rité des solutions de type fédéral est une réponse aux revendications
de groupes nationaux. C’est le cas des systèmes politiques espagnol
(depuis 1978), italien (constitution de 1946) ou belge (nouvelle
constitution de 1992). Il y a alors souvent une inégalité face à l’auto-
nomie, entre les nations « historiques » et les autres. En Espagne, les
Catalans ou les Basques jouissent d’une plus grande autonomie ; en
Belgique la minorité germanophone n’a pas été intégrée au processus
de fédéralisation.
254
ÉTAT-NATION
ÉCONOMIQUE
DÉBATS D’HIER ET D’AUJOURD’HUI
HISTOIRE
L’État-nation est-il dépassé ?
Les penseurs libéraux, dans la perspective ouverte par La Fin de l’His-
toire de Francis Fukuyama [Flammarion, 1992], ont estimé que l’inter-
dépendance croissante au niveau international érodait le rôle de
l’État-nation et diluait les identités. Les conflits actuels montrent les
INTERNATIONALES
cependant s’exprimer dans de nouvelles formes d’intégration.
La principale est l’intégration régionale à l’instar de la construction
européenne. Elle ne fait pas forcément disparaître l’État-nation
puisque depuis ses origines, la forme politique de la CEE (1957),
devenue Union européenne (1992) est au cœur d’un débat toujours
vif entre partisans d’une Europe des nations (comme de Gaulle) et
fédéralistes (comme Alterio Spinelli, fondateur en 1948 de l’Union des
fédéralistes européens). Si l’Europe s’est dotée d’instruments supra-
nationaux surtout dans le domaine économique, elle ne peut devenir
DES IDÉES
HISTOIRE
vraiment une fédération tant qu’il n’existe pas de conscience euro-
péenne ancrée chez ses habitants et sans dépasser le déficit démocra-
tique qui caractérise ses institutions. La victoire du « non » lors des
référendums français et irlandais sur le projet de constitution en 2005,
et les taux d’abstention très élevés lors des élections du Parlement
européen en sont révélateurs.
Face à la crise de certains États-nations d’Europe orientale et au réveil
POLITIQUE
de la question des minorités nationales après l’effondrement du bloc
HISTOIRE
de l’Est, certains historiens cherchent dans l’exemple des empires multi-
nationaux du XIXe siècle une source de redéfinition du rapport entre
État et nation. Cette démarche n’est pas exempte d’une certaine
nostalgie pour l’empire austro-hongrois dont l’histoire a été réévaluée
[François Fejtö, Requiem pour un empire défunt, Le Seuil, 1993] afin
de montrer que sa disparition n’était pas inévitable et qu’il commençait
OBJET DE L’HISTOIRE
255
P
P ARLEMENTARISME /
ANTIPARLEMENTARISME
● Parlementarisme : doctrine et pratique politiques fondées
sur la défense du régime parlementaire, c’est-à-dire
sur la responsabilité des ministres devant une Assemblée
élue, généralement équilibrée par le droit de dissolution
accordé au chef de l’État.
● Antiparlementarisme : doctrine opposée au régime
parlementaire et, par extension, attitude politique
de défiance et de critique à l’égard du Parlement
et des parlementaires.
REPÈRES CHRONOLOGIQUES
En France
1875 Lois constitutionnelles de la IIIe République
1877 Crise du 16 mai 1877
1889 Crise boulangiste
6 FÉVRIER 1934 Manifestations des ligues d’extrême droite
contre le régime
1940 Instauration du régime de Vichy
1958 Constitution de la Ve République
OUVRAGES DE SYNTHÈSE
256
PARLEMENTARISME / ANTIPARLEMENTARISME
ÉCONOMIQUE
Le parlementarisme en Europe
HISTOIRE
• L’affirmation du parlementarisme au XIXe
et au début du XXe siècle
À en croire Victor Hugo [Napoléon le Petit, 1852], le terme
« parlementarisme » aurait été forgé par Louis-Napoléon Bonaparte
DES IDÉES
HISTOIRE
(vote d’une motion de censure ou vote de défiance), soit de manière
plus informelle (démission volontaire du gouvernement).
Au XIXe siècle, le parlementarisme s’est imposé dans de nombreux
États européens, en dehors du monde germanique. Le modèle a été
élaboré en Grande-Bretagne entre la fin du XVIIe et le début du
XIXe siècle. En 1689, le Bill of rights affirme les droits du Parlement
face au roi mais ne fonde qu’une monarchie limitée, dans laquelle les
POLITIQUE
ministres ne sont responsables que devant le roi (la séparation entre
HISTOIRE
les pouvoirs demeure stricte). C’est le renforcement progressif de la
fonction de Premier ministre, au détriment de l’autorité du roi, qui
donne véritablement naissance à une monarchie parlementaire. Les
caractéristiques du modèle sont fixées au début des années 1830 :
la responsabilité des ministres devant la Chambre des communes
est acquise.
OBJET DE L’HISTOIRE
257
au long du XIXe siècle, le gouvernement parlementaire s’est en effet
fort bien accommodé, dans nombre d’États, du suffrage censitaire :
c’est souvent peu avant ou juste après la Première Guerre mondiale
que les régimes parlementaires deviennent à proprement parler des
démocraties parlementaires. La troisième évolution est la nais-
sance et l’organisation, au début du XXe siècle, de partis de masse
qui entrent en compétition pour obtenir la majorité au Parlement.
Cette évolution consolide le principe d’alternance et contribue à la
reconnaissance du rôle, voire du statut, de l’opposition.
258
PARLEMENTARISME / ANTIPARLEMENTARISME
ÉCONOMIQUE
de sa puissance. Elle fait également l’objet de critiques de la part
HISTOIRE
des démocrates libéraux qui, sans condamner le système, en dénon-
cent les faiblesses (instabilité gouvernementale, danger de para-
lysie institutionnelle) et lui reprochent d’avoir déçu les espérances
démocratiques. La volonté de rationaliser le parlementarisme pour
lui assurer une efficacité réelle et conjurer les menaces autoritaires
INTERNATIONALES
déboucher sur des réformes capables de consolider durablement le
système. La République de Weimar est le théâtre d’une lutte intel-
lectuelle entre partisans et adversaires du régime parlementaire :
pour le philosophe Carl Schmitt, qui adhère plus tard au nazisme,
la crise du parlementarisme, incapable de faire émerger une élite
politique digne de ce nom, est l’un des aspects d’une crise plus large
de la civilisation libérale [Parlementarisme et Démocratie, 1923 et
Théorie de la Constitution, 1928]. Dans le cadre de la démocratie
de masse, les tentations plébiscitaires fondées sur une conception
DES IDÉES
HISTOIRE
unanimiste de la volonté du peuple conduisent à une dévalorisation
de la légitimité parlementaire. L’articulation entre démocratie d’un
côté, libéralisme et pluralisme de l’autre, est remise en cause et les
structures politiques intermédiaires entre le peuple et le centre du
pouvoir sont contestées.
Dans le contexte de la crise économique des années 1930 et
de la montée des tensions internationales, la vague autoritaire qui
POLITIQUE
HISTOIRE
déferle sur l’Europe achève de discréditer et, souvent, de balayer le
parlementarisme, qui connaît une éclipse tragique jusqu’à la fin de
la Seconde Guerre mondiale.
Après l’effondrement du fascisme et du nazisme, la démocratie
parlementaire apparaît à nouveau comme un modèle légitime. Le
parlementarisme fait de la défense du pluralisme un fondement des
régimes libéraux et démocratiques. Avec la défense des libertés
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
259
débouché, dans la plupart des cas, sur la constitution de nouveaux
régimes parlementaires en Europe. On peut donc parler aujourd’hui
d’un modèle politique européen fondé sur la démocratie libérale
et parlementaire.
Parlementarisme et antiparlementarisme
en France
• La naissance du parlementarisme en France
au XIXe siècle
260
PARLEMENTARISME / ANTIPARLEMENTARISME
ÉCONOMIQUE
La démocratisation relative de l’accès à la députation explique en
HISTOIRE
partie la représentation négative du parlementaire dans la littérature
conservatrice [Jean Estèbe, « Le parlementaire », in Jean-François
Sirinelli (dir.), Histoire des droites en France, tome 3, Gallimard,
2006]. Le stéréotype du député, « politicien » professionnel, essen-
tiellement préoccupé par la conservation de son siège, sans conviction
INTERNATIONALES
Mais il existe également un antiparlementarisme libéral nostalgique
du suffrage censitaire et de la figure idéalisée du « bon député » :
notable traditionnel, indépendant à l’égard d’électeurs – dont il est
très écouté – et capable de « courage politique ». Il existe aussi un
antiparlementarisme d’extrême gauche, anarchiste ou radical (rejet
du bicamérisme).
La crise boulangiste (1889) marque la première grande flambée
d’antiparlementarisme. Le général Boulanger entend revenir sur
l’affaiblissement de l’exécutif et réviser la Constitution pour renforcer
DES IDÉES
HISTOIRE
le pouvoir du président de la République en introduisant l’usage du
référendum. Le programme séduit les bonapartistes, certains radi-
caux, les jacobins partisans d’une république plus ferme et les natio-
nalistes qui considèrent que le gouvernement parlementaire est par
essence trop faible et instable pour servir la grandeur de la nation. Le
scandale de Panamá (1892), puis l’affaire Dreyfus, revitalisent l’anti-
parlementaire, surtout celui des ligues nationalistes. Elles s’orga-
POLITIQUE
HISTOIRE
nisent en dehors des partis pour souligner leur rejet de la logique
parlementaire et mobilisent des instruments politiques alternatifs :
la presse, le tract ou les défilés conçus comme des démonstrations
de force et de discipline collectives.
Durant l’entre-deux-guerres, l’instabilité ministérielle est au cœur
de la critique du régime parlementaire. L’esprit « ancien combat-
tant » entretient la mémoire de l’unité et de la solidarité au front que
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
261
Premier ministre, limitation de l’initiative parlementaire en matière
financière, référendum).
La défaite de juin 1940 précipite l’écroulement du régime parle-
mentaire. Le 10 juillet 1940, une écrasante majorité des parlemen-
taires acceptent de se dessaisir de leurs prérogatives en confiant les
pleins pouvoirs au maréchal Pétain. Le régime autoritaire de Vichy
se construit sur le rejet de la démocratie parlementaire.
262
PARLEMENTARISME / ANTIPARLEMENTARISME
ÉCONOMIQUE
tuants qui l’autorisent à élaborer une Constitution en rupture avec
HISTOIRE
la conception du parlementarisme dominante depuis 1877, mais à
la condition expresse de ne pas remettre en cause le principe de la
responsabilité du gouvernement devant les députés. Suivant le point
de vue de Michel Debré qui pilote le projet de Constitution, de
Gaulle juge que les Français ne veulent pas d’un régime présidentiel.
INTERNATIONALES
régime semi-présidentiel et semi-parlementaire : la Ve République,
qui met fin à l’instabilité ministérielle.
De Gaulle s’accommode du régime parlementaire mais le méprise
au nom d’une conception de l’unité nationale. Le gaullisme fait la
synthèse de la démocratie plébiscitaire et des principes républicains.
Bien que républicain et démocrate, de Gaulle participe d’une forme
modérée d’antiparlementarisme. Serge Berstein [Le Modèle répu-
blicain, PUF, 1992] souligne qu’il invente une nouvelle culture poli-
tique, distinguant deux légitimités : celle du Président, élu au suffrage
DES IDÉES
HISTOIRE
universel depuis 1962, incarnant la souveraineté populaire dans la
durée et l’intérêt général, et celle du Parlement qui représente les varia-
tions à court terme des orientations de la souveraineté nationale.
Depuis une vingtaine d’années, le Front national a fait survivre
une rhétorique antiparlementariste en dénonçant les travers d’une
oligarchie politique présentée comme éloignée des préoccupations
réelles des Français. Mais, dans son principe, le régime parlementaire
POLITIQUE
HISTOIRE
tempéré n’est plus contesté. Cependant, la présidentialisation a été
accrue par l’institution du quinquennat et l’inversion du calendrier
électoral (les élections législatives suivant les élections présidentielles),
ainsi que par la mise en scène médiatique d’un volontarisme politique
essentiellement élyséen. Ce processus participe de la relative obscurité,
aux yeux des Français, du travail délibératif des Chambres. Le rejet
en 2005, par voie référendaire, du traité constitutionnel de l’Union
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
263
R ÉGIME DE VICHY
Le gouvernement autoritaire et policier, établi à Vichy,
qui dirige la France de 1940 à 1944. Entré dans la voie
de collaboration avec l’occupant nazi, il met aussi en œuvre
la Révolution nationale.
REPÈRES CHRONOLOGIQUES
264
RÉGIME DE VICHY
ÉCONOMIQUE
Une dictature autoritaire et technocratique
HISTOIRE
Le 10 juillet 1940, la Chambre des députés et le Sénat, réunis
en « Assemblée nationale », votent les pleins pouvoirs en matière
constitutionnelle à Pétain. Pour autant, il n’y a pas de nouvelle
Constitution, le projet élaboré en 1941 n’ayant jamais été appliqué.
C’est donc la pratique qui définit le régime de Vichy et cela rend
DES IDÉES
HISTOIRE
justice sous la coupe de l’exécutif. Cette loi est complétée par les
lois du 3 septembre 1940 qui permettent d’interner tous les individus
« dangereux pour la défense nationale ou la sécurité publique ». En
janvier 1941, un acte constitutionnel prévoit que le gouvernement
peut « retenir » la justice quand il s’agit de ministres ou de hauts
fonctionnaires. Durant l’été 1941, des cours spéciales de justice sont
créées (ce sont les militants communistes qui sont visés). On passe
POLITIQUE
d’un État de droit à un État arbitraire.
HISTOIRE
Tous les contre-pouvoirs sont donc supprimés : l’Assemblée et
le Sénat cessent toute activité le 25 août 1942. Toutes les assemblées
élues (conseils municipaux et régionaux) sont suspendues ; les partis
politiques doivent s’arrêter (été 1941) ; l’art et l’information sont
sous contrôle de la censure d’État. C’est certes une dictature mais,
ce qui la caractérise surtout, c’est sa dimension charismatique car
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
265
sont fermées. Le régime de Vichy correspond aussi à un régime
technocratique qui vise à l’efficacité de l’État et s’inscrit en cela dans
la continuité du débat sur sa réforme dans les années 1930. L’École
des cadres d’Uriage forme l’encadrement des chantiers de jeunesse.
Pétain s’appuie sur des experts qui avaient déjà fait entendre leur
voix dans les années 1930. Méprisant l’incapacité des parlemen-
taires, Pétain ne nomme pas de parlementaires dans le gouvernement
de Vichy (excepté Laval et Flandin), mais des technocrates issus de
Sciences Po (François Lehideux, passé chez Renault, est chargé de
l’équipement), du monde industriel (Pierre Pucheu, qui vient de
l’entreprise Japy, secrétaire d’État à la production industrielle), des
écoles d’ingénieur ou de l’Université (Jérôme Carcopino, secrétaire
d’État à l’éducation et la Jeunesse)…
Zeev Sternhell [Ni Droite, ni Gauche. L’idéologie fasciste en
France, Le Seuil, 1983] a voulu voir en Vichy un régime fasciste.
Pour lui, c’est en France que serait né, avant la Première Guerre
mondiale, un courant à la fois hostile au libéralisme et aux Lumières
et anti-étatiste cherchant une troisième voie. Il voit Georges Sorel
(1847-1922) comme l’un des principaux initiateurs de ce courant qui,
dans les années 1930, rejette à la fois le libéralisme et le marxisme,
représenté par Emmanuel Mounier ou Marcel Déat, et qui arriverait
au pouvoir en 1940. Cette thèse a été très critiquée par les historiens
français (Jean-Pierre Azéma, Henri Rousso) qui insistent sur le fait
que les fascistes sont très minoritaires à Vichy et sur les différences
qui séparent l’État français du fascisme italien, notamment l’absence
de parti unique : dès l’été 1940, Pétain refuse la formation d’un parti
pour soutenir le régime proposé par Marcel Déat. L’État français n’est
pas un régime totalitaire et appartient plutôt à la famille des dicta-
tures autoritaires traditionalistes, comme l’explique dès 1973 Robert
O. Paxton : l’Espagne franquiste ou la Hongrie de Horthy…
La collaboration d’État
Dans l’historiographie, la parution en France, en 1973, de La
France de Vichy de Robert O. Paxton [Le Seuil] constitue un tour-
nant. Il démontre que Vichy n’a pas joué double jeu, que la colla-
boration a été voulue et s’inscrit, avec la révolution nationale, dans
une politique consciente. Vichy a insisté auprès des Allemands pour
qu’ils acceptent une politique de collaboration, et ce dès les premiers
266
RÉGIME DE VICHY
ÉCONOMIQUE
mois de 1940. Si Pétain a pu espérer en même temps garantir la
HISTOIRE
souveraineté de la France, cet espoir laisse place à un discours qui
se range plus ouvertement aux côtés de l’Allemagne sans condi-
tions, puis à un asservissement. La lettre que, le 18 décembre 1943,
le maréchal envoie à Hitler en dit long sur le degré de soumission
alors atteint : « Monsieur le chancelier, Comme suite à ma lettre du
11 décembre et au désir que vous avez fait exprimer, je précise que
DES IDÉES
HISTOIRE
déportation, aryanisation de l’administration et des entreprises…
La Révolution nationale
Dans La France de Vichy, Robert O. Paxton développe également
POLITIQUE
HISTOIRE
l’idée que le régime correspond à un projet politique propre et ne
peut se réduire à la collaboration.
Les fondements idéologiques qui sous-tendent la Révolution natio-
nale reposent sur le rejet des principes censés caractériser feue la
République. Pétain et son entourage sont persuadés que la France,
depuis 1870, voire 1789, est entrée en décadence et ils attribuent ce
déclin à de multiples facteurs : l’individualisme est accusé d’avoir
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
267
Vichy entend recréer une société organisée enracinée dans les
« communautés naturelles ». Le projet de Constitution de juillet 1941
établit que, parmi « les éléments organiques de la Nation », la famille
est « le groupe social de base » (art. 53) ; elle a un chef : « le mari
est le chef du ménage, le père est le chef de la famille » (art. 54). La
législation de protection de la famille est renforcée : le divorce n’est
autorisé qu’après 3 ans de mariage ; la loi accroît les peines contre
la propagande et la diffusion des moyens de contraception et l’avor-
tement ; la fête des Mères, qui était célébrée depuis 1926, prend un
caractère beaucoup plus solennel ; le monde paysan, considéré comme
le conservatoire des traditions françaises (« la terre ne ment pas »), est
favorisé et célébré. L’œuvre d’écrivains ruralisants est mise en avant :
Henri Pourrat [Gaspard des montagnes ou Vent de mars, prix Goncourt
1941], René Bazin ou Jean Giono. Le cinéma n’est pas en reste avec
les films de Marcel Pagnol ou de Jean-Paul Paulin. Concrètement, la
seule application de ce thème de la campagne régénératrice est la mise
en place des Chantiers de jeunesse, qui occupent les 100 000 jeunes
recrutés pour la guerre mais qui n’ont pas eu le temps de faire leur
service par des travaux d’utilité publique, essentiellement forestiers.
La Charte du travail, promulguée le 4 octobre 1941, prévoit que, dans
chaque famille professionnelle, des syndicats uniques et obligatoires
pour chaque catégorie de salariés règlent à l’amiable les questions
professionnelles et sociales. Les désaccords sont tranchés par l’arbi-
trage, ce qui exclut tout recours à la grève et au blocage d’usines.
Pour régénérer moralement la nation, Vichy s’appuie sur l’Église.
De ce point de vue, il s’inscrit dans la lignée du gouvernement
d’ordre moral des années 1870. Il revient sur la laïcité par l’abro-
gation des mesures interdisant à la congrégation d’enseigner et on
assiste parallèlement à un second souffle religieux marqué par les
grands pèlerinages à Lourdes (en 1942, le « Grand Retour » voit
affluer 60 000 personnes de toute la France). Mais Jean-Pierre Azéma
a montré que le discours moral de Pétain puise davantage dans la
sensibilité militaire. La Légion française des Combattants, créée
le 29 août 1940 et dirigée par Xavier Vallat, qui regroupe jusqu’à
1,5 million d’anciens combattants, a ainsi pour mission de « régé-
nérer la Nation par la vertu de l’exemple du sacrifice de 1914-1918 ».
Enfin, le gouvernement de Vichy estime que l’afflux des étran-
gers et la présence juive ont « abâtardi » la « race » française et
menacent la cohésion d’une société qui serait minée de longue date
par l’anti-France, Francs-maçons et communistes avant tout. La
politique qui en découle est appliquée très tôt : la loi du 22 juillet
268
RÉGIME DE VICHY
ÉCONOMIQUE
met en place des commissions de déchéance de la nationalité qui
HISTOIRE
visent les naturalisés depuis 1927 ; la loi du 27 septembre prévoit
le regroupement de ceux qui sont « en surnombre dans l’économie
nationale » ; le statut des Juifs du 3 octobre 1940 les exclut de toutes
les fonctions demandant d’exercer autorité et influence – fonction
élective, fonction publique, cinéma, radio, numerus clausus pour
INTERNATIONALES
doivent rien à la collaboration et s’inscrivent dans une redéfinition
ethnique de la nation qu’il faut régénérer.
Les principes de la Révolution nationale s’avèrent parfois contra-
dictoires. Ainsi, le principe corporatif n’est guère mis en application
en dehors de l’agriculture, et encore : de 1940 à 1942. À cette date,
la Corporation devient le Conseil national corporatif qui dépend
directement du ministère de l’Agriculture. C’est que l’organisation
corporative se heurte aux exigences économiques de la collaboration,
mais aussi au principe d’efficacité d’un État technocratique.
DES IDÉES
HISTOIRE
L’idéologie de Vichy est cohérente dans sa haine de la République
et du libéralisme, mais relève parfois de la juxtaposition de thèses
qui ont émergé dans l’entre-deux-guerres et de valeurs plus tradition-
nelles. Parmi les premières, on peut évoquer la « raciologie », inventée
par certains médecins dans le contexte de décroissement naturel et
qui craignent que la population française ne perde son « identité ».
La pensée d’Alexis Carrel, qui plaidait dès 1935, dans L’Homme,
POLITIQUE
HISTOIRE
cet inconnu, pour l’eugénisme a également eu une influence. En
1941, il rencontre le maréchal Pétain qui le nomme « régent » de
la Fondation française pour la question des problèmes humains :
« l’étude, sous tous ses aspects, des mesures les plus propres à
sauvegarder, améliorer et développer la population française dans
toutes ses activités ». La fondation, épurée, devient en 1945 l’INED.
D’un autre côté, Vichy propose de retisser des liens sociaux, mais
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
269
Une adhésion à Vichy
à géométrie variable
Si, en 1940, une majorité de Français soutiennent le maréchal
Pétain, Stanley Hoffmann distingue maréchalisme et pétainisme.
Le maréchalisme célèbre l’homme, son image de « sauveur », de
« pacificateur de 1917 » (souvenir de Verdun), du Père protecteur.
Le maréchaliste de base se soucie assez peu des options politiques
de Pétain. Le pétainisme, plus limité, consiste à adopter les valeurs
et les pratiques de la Révolution nationale, avec un degré d’adhé-
sion variable comme l’a montré Stanley Hoffmann : les pétainistes
de conviction les plus engagés, de l’extrême droite mais aussi tous
les « conservateurs brouillés avec la République » ; les pétainistes
d’illusion, souvent issus de milieux non-conformistes, opposés à
toute forme de collaboration et en espérant pouvoir gauchir certains
thèmes de la révolution culturelle vichyssoise ; les pétainistes par
défaut qui tiennent volontiers « l’ancien régime républicain » pour
le grand responsable de la déroute et mettent entre parenthèses leur
républicanisme parce qu’ils n’entrevoient aucune autre solution.
L’adhésion évolue également dans le temps. Les travaux de Pierre
Laborie [L’Opinion française sous Vichy, Le Seuil, 1990] montrent
un changement d’attitude complexe d’une majorité de l’opinion
publique dès la deuxième moitié de 1941. Une distance s’établit
vis-à-vis du régime, qui s’explique par le durcissement du régime,
la détérioration des conditions de vie quotidienne et l’approfondis-
sement de la collaboration.
270
RÉGIME DE VICHY
ÉCONOMIQUE
montre les liens entre élites politiques, élites économiques, la presse
HISTOIRE
(y compris d’extrême droite) et les ligues, on ne peut pas parler de
choix de la défaite, mais plutôt dire que les élites, lasses de l’inefficacité
de la République ou revanchardes, n’ont pas été très combatives. Dans
les deux cas, Vichy reste finalement une parenthèse dans l’histoire de
la République.
Depuis Robert O. Paxton [La France de Vichy, 1973], les historiens
INTERNATIONALES
qu’une parenthèse. Tous les historiens sont d’accord pour voir dans Vichy
une « dictature pluraliste », un composite d’ennemis mais surtout de
déçus de la République, notamment de toutes les familles de la droite :
des non-conformistes, des technocrates, la droite traditionaliste de
Maurras, la droite révisionniste qui prônait dans les années 1930 un
renforcement de l’exécutif (incarnée à Vichy par Pierre-Étienne Flandin,
ministre des Affaires étrangères de juin 1940 à février 1941), mais aussi
une partie de l’état-major antiparlementariste derrière Weygand. On
peut également relever plusieurs éléments de continuité entre l’État
DES IDÉES
HISTOIRE
français et la IIIe République : Vichy s’inscrit dans une tendance de renfor-
cement de l’interventionnisme étatique depuis les années 1930 et
surtout après-guerre ; il y a une continuité réelle du personnel politique
et administratif ; enfin, les mesures d’exception de la IIIe République
dans les années 1930 annonceraient le régime de Vichy. Ce dernier
argument a été analysé par Gérard Noiriel [Les Origines républicaines
de Vichy, Hachette, 1999] à partir de la politique envers les étrangers :
la politique d’identification des étrangers présents sur le sol français
POLITIQUE
HISTOIRE
avait doté la République de tous les fichiers dont Vichy put se servir pour
arrêter les étrangers puis les Juifs. Surtout, dès les années 1930, l’État
adopte une politique malthusienne en terme de marché du travail :
création en 1938 d’une carte d’identité pour les commerçants étrangers
qui précise le secteur autorisé pour son porteur ; exercice de la médecine
réservé aux Français en 1935 ; interdiction faite aux naturalisés d’exercer
comme avocat par la loi du 11 juillet 1934 (les arguments avancés alors
OBJET DE L’HISTOIRE
271
Qui est responsable de la collaboration d’État ?
Les années 1950-1960 sont dominées par la thèse d’un régime Vichy
« qui a fait ce qu’il a pu », résistant plus ou moins bien aux exigences
allemandes ; avec une distinction entre un bon Vichy (Pétain vieillissant
et « irresponsable ») et un mauvais (Laval, l’âme damnée des
Allemands). On est proche de la thèse des défenseurs de Pétain lors
de son procès, « Pétain le bouclier », tandis que de Gaulle était le
glaive. C’est très schématiquement la vision développée par André
Siegfried ou Raymond Aron.
La responsabilité de Vichy est clairement affirmée depuis les travaux
de Robert O. Paxton et Jean-Baptiste Duroselle, sans faire de grande
distinction entre Pétain et Laval. Ainsi, le retour de Laval au pouvoir
en 1942 a longtemps été imputé aux Allemands contre la volonté de
Pétain. Pour autant, le retour au pouvoir de ce partisan convaincu de
la politique de collaboration ne dédouane en rien Pétain de la respon-
sabilité de cette politique, au moins jusqu’à l’automne 1943 où le
maréchal tentera en vain de se débarrasser de Laval jugé trop
impopulaire.
En 1943 et 1944, les collaborationnistes parisiens prennent davantage
d’importance, jusqu’à entrer, pour certains d’entre eux comme Marcel
Déat en mars 1944, au gouvernement de Vichy. Certes, la zone dite
« libre » et occupée et l’illusion d’une souveraineté de l’État français
est tombée. Pour autant, on ne peut dire que Laval et Pétain ne
feraient que subir les collaborationnistes. Jean-Pierre Azéma [De
Munich à la libération. 1938-1944, 1979, Le Seuil, 2002] décrit la
complexité de la relation : les collaborationnistes jouent un rôle
d’épouvantail, promoteurs d’une fascisation de la France que ne parta-
gent pas Laval et Pétain, qui voient en eux une concurrence ; mais en
même temps, ceux-ci ont cherché à contrôler les collaborationnistes.
La Milice symbolise bien cette situation « à la croisée des chemins entre
l’État français et les collaborationnistes ». Créée en 1943 pour la répres-
sion de la résistance et dirigée par Darnand qui a prêté serment à
Hitler, elle fonctionne comme un organisme officiel et sera utilisée par
Pétain contre les maquisards. Il faut attendre août 1944, après le débar-
quement, pour que Pétain désavoue Darnand.
272
R ÉGIME POLITIQUE
ÉCONOMIQUE
HISTOIRE
Façon dont se combinent les pouvoirs, exécutifs et législatifs
surtout. Il est donc en général défini par une Constitution.
INTERNATIONALES
● Quelle typologie des régimes politiques peut-on alors
établir ?
REPÈRES CHRONOLOGIQUES
DES IDÉES
1958 Constitution de la Ve République
HISTOIRE
OUVRAGES DE SYNTHÈSE
POLITIQUE
HISTOIRE
• Marie-France Toinet, Le Système politique des États-Unis,
coll. « Thémis », PUF, 1987.
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
HISTOIRE SOCIALE
ET CULTURELLE
273
La conceptualisation actuelle des régimes
politiques est héritée des penseurs libéraux
De l’Antiquité au Moyen Âge, les régimes sont classés en fonc-
tion de leur conformité à un ordre jugé supérieur (la Justice pour
Platon ou Aristote, la loi divine pour saint Thomas d’Aquin). La
réflexion sur les régimes politiques se situe donc du point de vue
des gouvernants. Jusqu’à l’époque moderne, la typologie que fait
Aristote (384-322 avant J.-C.) dans La Politique prévaut. Il distingue
les systèmes politiques en fonction d’un critère « quantitatif » de
l’exercice du pouvoir : monarchie (un seul homme), aristocratie (un
petit nombre), république (la masse). En s’appuyant sur l’observation
des différentes cités grecques, Aristote décrit ensuite les institutions
qui concourent au gouvernement : l’assemblée générale qui établit
les lois, les magistrats qui gouvernent, le corps judiciaire.
Les juristes anglais de la fin du Moyen Âge, comme John
Fortescue (1394-1476), introduisent une première rupture en
établissant un régime idéal qui repose sur le principe de balance
des pouvoirs. Les humanistes anglais du XVIe siècle, tel Thomas
Smith (1513-1577), s’efforcent de voir ce modèle dans la monarchie
anglaise. Cette monarchie est dite tempérée dans le sens où le roi,
les lords, les « chevaliers, citoyens et bourgeois » collaborent au
sein du Parlement composé du roi (le « roi en son parlement »), de
la Chambre des lords et des Communes.
De ce cheminement émerge la pensée libérale des XVIIe et
XVIIIe siècles qui vise à se protéger contre le despotisme. Avec les
libéraux, la réflexion sur le pouvoir est débarrassée de toute réfé-
rence supérieure, d’ordre divin. La société reposant sur un contrat
social, ils distinguent l’État de la société civile. Leur réflexion sur
le régime idéal, reprise par les Lumières, se situe alors du point de
vue des gouvernés, dont il s’agit d’assurer la liberté. Partant du
principe que « tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser »
(Montesquieu), il faut « combiner les puissances […], donner du
lest à l’une pour la mettre en état de résistance à une autre ». John
Locke (1632-1704) pose dès le XVIIe siècle le principe de séparation
des pouvoirs : exécutif, législatif et judiciaire. Montesquieu (1689-
1755) l’accompagne de la nécessité de poids et contrepoids pour
éviter l’accumulation de trop de pouvoir par une des instances. Cela
suppose la possibilité pour l’un des trois pouvoirs de renverser ou
de censurer les autres, par exemple.
274
RÉGIME POLITIQUE
ÉCONOMIQUE
Constitution et exercice du pouvoir
HISTOIRE
Le rôle et les attributions des uns et des autres nécessitent-ils
d’être gravés dans le marbre d’une constitution ? Oui, répondent
les Français qui en changèrent souvent et qui préfèrent aujourd’hui
l’amender. Oui, répondent les Américains qui amendent la leur
INTERNATIONALES
coutume et de quelques textes « ayant valeur constitutionnelle ».
Plus qu’un texte, une constitution est un esprit, des institutions et
une pratique. La IIIe République (1870-1940) est, à cet égard, un cas
d’école. Les lois constitutionnelles de 1875 instaurent une république
parlementaire mais avec un exécutif fort, inspiré par le modèle de la
monarchie de Juillet (1830-1848). Le président de la République qui
préside le Conseil des ministres dispose aussi d’autres pouvoirs très
importants : il peut dissoudre l’Assemblée ; il convoque ou ajourne
les sessions des chambres (Assemblée et Sénat) ; il promulgue les lois
DES IDÉES
HISTOIRE
dans le mois qui suit leur vote par les assemblées ; mais dans ce délai,
le président de la République peut demander aux deux chambres une
nouvelle délibération qui ne peut être refusée, ce qui constitue une
sorte de veto suspensif temporaire. Toutefois, il est irresponsable (sauf
en cas de haute trahison) : il ne peut être destitué par l’Assemblée. De
son côté, l’Assemblée peut pousser le chef du gouvernement, dont le
titre est vice-président du Conseil, à la démission.
POLITIQUE
HISTOIRE
C’est la crise de mai 1877 qui aboutit à un affaiblissement durable
du Président en contradiction avec l’esprit de la constitution. Face
à la majorité républicaine, le président monarchiste Mac Mahon
dissout l’Assemblée, mais les nouvelles élections renforcent la majo-
rité républicaine à l’Assemblée, puis au sénat l’année suivante. C’est
la première et dernière fois qu’un président de la République use du
droit de dissolution sous la IIIe République. La nouvelle situation
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
275
Typologie des régimes politiques
• Les régimes libéraux
Avec l’instauration des premiers régimes libéraux en Angleterre,
aux États-Unis ou en France, le système politique libéral devient
le modèle juridique. À partir de celui-ci, les constitutionnalistes
établissent une typologie des régimes en fonction de la forme que
prend la séparation des pouvoirs et de l’application du principe de
poids et contrepoids.
Le régime parlementaire repose sur le principe de responsabilité
politique solidaire des ministres devant le parlement. Ce principe
implique la possibilité pour le Parlement de contrôler les actes du
gouvernement et peut se traduire par le droit de poser des questions
aux ministres, d’exiger des explications sur un sujet particulier (droit
d’interpellation), de formuler des critiques (droit d’adresse). La
responsabilité politique entraîne surtout le pouvoir de renverser le
gouvernement soit par des procédures déterminées par les textes
constitutionnels (le vote d’une motion de censure ou le vote de
défiance), soit de manière plus informelle (démission volontaire du
gouvernement).
La séparation des pouvoirs ne peut donc pas être stricte. L’exécutif
partage avec le Parlement l’initiative des lois, et les actes de l’exé-
cutif dans la conduite générale des affaires sont contrôlés par le
pouvoir législatif. D’autre part, le pouvoir exécutif est originellement
dédoublé (exécutif « à deux têtes » : le chef de l’État, monarque ou
président, et le chef du gouvernement, Premier ministre, président
du Conseil ou chancelier). Enfin, à la responsabilité des ministres
devant le Parlement répond souvent, par souci d’équilibre, le droit
de dissolution accordé au chef de l’État qui demeure, quant à lui, le
plus souvent irresponsable.
Autant que le texte de la constitution, les pratiques définissent le
régime. On constate ainsi que le contrôle parlementaire peut parfois
s’étendre bien au-delà que ce que le texte prévoit. Ainsi a-t-on pu
parler de parlementarisme absolu sous la IIIe République, notamment
avec l’introduction des commissions parlementaires qui réécrivent toutes
les lois et deviennent, à la Belle Époque, de véritables parlements
dans le Parlement, pouvant convoquer un ministre, mais délibérant
hors de sa présence. Les usages politiques ont également perverti les
règles constitutionnelles de la IVe République (1946-1958) : ainsi,
dès 1947, bien que la constitution ne l’impose pas, la composition
276
RÉGIME POLITIQUE
ÉCONOMIQUE
de l’équipe ministérielle (et pas seulement la nomination du prési-
HISTOIRE
dent du conseil) est approuvée par l’Assemblée nationale. C’est
l’origine de la pratique de la double investiture. Par ailleurs, même
lorsque la majorité absolue requise pour refuser la confiance n’est pas
atteinte, les gouvernements fragilisés sont portés à démissionner, car
le scrutin proportionnel multiplie les partis représentés à l’Assem-
INTERNATIONALES
intrinsèquement fragiles.
La plupart des régimes parlementaires sont bicaméraux. Le
Sénat, ou chambre haute, a été instauré ou maintenu (la Chambre
des lords en Grande-Bretagne) autant pour représenter le territoire
national dans sa diversité (notamment dans le cas d’une fédération
comme celles des États-Unis ou de l’Allemagne, mais aussi dans des
États centralisés comme la France) que par souci de modération.
Le régime présidentiel suppose une séparation stricte des pouvoirs
comme sous la IIe République. Si le président ne peut dissoudre
DES IDÉES
HISTOIRE
la Chambre, lui-même et ses ministres sont irresponsables devant
l’Assemblée. Mais c’est la constitution américaine qui a poussé au
plus haut degré le principe de séparation et d’équilibre des pouvoirs.
Le système de checks and balances est renforcé par la mixité des
pouvoirs : le président est chef des armées mais c’est le congrès qui
vote les crédits militaires ; le président négocie les traités mais c’est
le Sénat qui les ratifie ; le président désigne les juges de la Cour
POLITIQUE
HISTOIRE
suprême mais leur nomination nécessite l’approbation du Sénat…
Face à la hantise d’un pouvoir tyrannique, la constitution américaine
a établi une séparation des pouvoirs qui suppose égalité et contrôle
réciproque des pouvoirs. Cela suppose de pouvoir intervenir sur l’un
des autres pouvoirs. Ce double objectif est a priori antagoniste. Ainsi,
le président est irresponsable mais a droit de veto sur le Congrès. Le
Congrès ne peut s’y opposer que s’il réunit les 2/3 des congressmen,
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
277
idéalisation du Président, symbole de l’intérêt national et unificateur
de la nation. Il reste cependant jusqu’aux années 1930 un arbitre aux
pouvoirs importants mais limités par le Congrès. Avec Roosevelt
(1933-1945) s’ouvre une période de renforcement de la présidence
qui se dote d’outils nouveaux pour gagner en marge de manœuvre
dans un contexte d’interventionnisme plus grand de l’État. Dans
les années 1970, suite au scandale du Watergate et à la lassitude des
Américains face à l’intervention au Vietnam, le Congrès reprend la
main, votant une série de lois limitant ce qu’il juge être des excès du
pouvoir présidentiel. Depuis, les pouvoirs ont été rééquilibrés.
La Ve République offre un exemple assez atypique de régime
mixte. Les pouvoirs du président, élu au suffrage universel à partir de
1962, sont étendus ainsi que ceux du gouvernement. Le vote d’inves-
titure disparaît, le contrôle parlementaire est allégé, les projets de lois
déposés par le gouvernement sont étudiés en priorité, l’article 49-3
permet de faire passer une loi sans vote en engageant la responsabi-
lité du gouvernement, ce qui signifie que les députés doivent voter
une motion de censure pour faire barrage au projet. Le référendum
permet au Président de légiférer en soumettant une modification
constitutionnelle directement au suffrage universel.
Si le Parlement a été affaibli au début de la Ve République, son
rôle s’est progressivement renforcé depuis : l’Assemblée nationale
peut saisir le conseil constitutionnel depuis 1974 ; l’initiative légis-
lative parlementaire a été renforcée depuis 1995 ; les pouvoirs du
Parlement dans le domaine financier ont été étendus ; son rôle d’in-
formation et d’évaluation a été affirmé. De façon générale, le contrôle
parlementaire sur la politique gouvernementale mais aussi sur les
actes communautaires (contrôle de la subsidiarité) a été renforcé. La
loi de modernisation des institutions de 2008 rompt avec une vieille
tradition du parlementarisme français en autorisant le chef de l’État
à prendre la parole devant les députés et les sénateurs, mais elle
participe en même temps de la revalorisation du rôle du Parlement
(limitation de l’utilisation de l’article 49-3, plus grande maîtrise de
l’ordre du jour par l’Assemblée, reconnaissance accrue du rôle de
proposition de l’opposition).
278
RÉGIME POLITIQUE
ÉCONOMIQUE
XIXe et XXe siècles un mouvement d’ouest vers l’est et les pays médi-
HISTOIRE
terranéens. Entre le régime libéral et la monarchie absolue, certains
États connaissent des « moments » intermédiaires de régimes
autoritaires. Ainsi, l’Allemagne du IIe Reich (1871-1918) est une
monarchie constitutionnelle et fédérale, où les pouvoirs sont partagés
entre un chancelier et deux assemblées (Bundesrat qui représente
INTERNATIONALES
représente le peuple). Cependant, le chancelier n’est pas responsable
devant les assemblées, et peut dissoudre le Reichstag. Quand la
fonction est occupée par une personnalité forte comme Bismarck, de
1871 à 1890, il tend à concentrer un pouvoir personnel autoritaire.
C’est finalement le déroulement plus démocratique des élections au
début du XXe siècle qui donne plus de légitimité au Reichstag et fait
évoluer dans la pratique le régime vers le parlementarisme [Sandrine
Kott, L’Allemagne au XIXe siècle, Hachette, 1999].
La distinction régimes libéraux et autoritaires n’est cependant
DES IDÉES
HISTOIRE
pas toujours la grille d’analyse le plus pertinente pour saisir la parti-
cularité d’un régime. Le Second Empire pose ainsi un problème
d’analyse institutionnelle aux historiens. C’est une dictature puisque
Napoléon III concentre les pouvoirs exécutifs et en partie légis-
latifs et s’appuie sur un appareil policier redoutable. Mais cette
dictature repose en même temps sur le suffrage universel, même
s’il est dénaturé dans la pratique. Certes, les conditions de la vie
POLITIQUE
HISTOIRE
démocratique n’existent pas (liberté de presse, pluralisme total…),
mais les Français élisent leurs députés et expriment leur soutien
à Napoléon III lors des plébiscites, par lesquels ils approuvent,
a posteriori, la politique menée. On a donc parlé de « césarisme
démocratique », dictature d’un homme qui s’appuie sur le peuple,
et où le vote a été vécu comme un élément émancipateur par beau-
coup de Français, notamment face aux notables traditionnels. Les
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
279
majeures. La première est la concentration des pouvoirs soit dans les
mains d’un chef (duce, führer…) qui s’appuie sur un parti unique,
soit par une oligarchie issue du parti unique (l’URSS à partir de
Brejnev en est assez représentative), soit sur une oligarchie mili-
taire qui contrôle le parti unique également (c’est le cas de régimes
communistes du tiers-monde comme le Laos). Dans tous les cas,
ils prétendent tirer leur légitimité de l’intérêt de la nation qu’ils
incarnent. L’absence totale d’État de droit et l’arbitraire constituent
la seconde caractéristique. Mais on ne peut réduire le totalitarisme à
une dictature. Le régime a pour ambition de contrôler la vie de tout
citoyen, dans toutes ses dimensions, professionnelles, culturelles,
voire familiales…
280
R ÉPUBLIQUE
ÉCONOMIQUE
HISTOIRE
FRANÇAISE
La République en France est d’abord un régime politique
libéral et démocratique, mais avec ses particularités :
INTERNATIONALES
C’est également une culture politique avec ses fondements
philosophiques, ses valeurs en grande partie héritées de 1789
(le primat de l’individu, la confiance dans la représentation
du suffrage universel et la prépondérance absolue
du Parlement, la laïcité, la promesse d’un progrès social
graduel, un pacifisme conjugué au devoir de défense
de la patrie), ses héros, ses emblèmes. La République est enfin
un projet de société qui s’est voulu et se veut encore un modèle.
DES IDÉES
HISTOIRE
● Quelles sont les particularités de la culture politique
républicaine française ?
● Comment le projet politique et social républicain a-t-il évolué ?
REPÈRES CHRONOLOGIQUES
POLITIQUE
HISTOIRE
1848 Instauration du suffrage universel masculin
1879 La Marseillaise devient l’hymne national
1880 Le 14 juillet devient fête nationale
1884 Légalisation des syndicats
1889 Conscription égalitaire
OBJET DE L’HISTOIRE
281
La République, une « maison commune »
Pour Claude Nicolet, le terme de « républicain ne se contente
pas de qualifier un système institutionnel ou une tendance politique,
mais, à la manière de toute idéologie, il prétend exprimer une atti-
tude mentale, une certaine présence au monde et une explication du
monde ». Si cette idéologie républicaine a varié depuis la Révolution,
on peut cependant en énumérer les particularités, héritées des prin-
cipes posés à partir de 1789 et des débats révolutionnaires.
La République française entend accomplir les promesses de la
Révolution. Pour la culture politique républicaine, 1789 constitue
une rupture fondamentale avec les siècles obscurs d’oppression qui
régnaient auparavant. La République hérite de la Déclaration des
droits de l’homme et du citoyen d’août 1789 l’exigence d’un État
de droit : les constituants ont inscrit les droits de l’homme dans
quasiment chaque article, dans les limites de la loi. C’était une façon
de concilier les libertés individuelles et la souveraineté nationale.
Depuis la Révolution, l’autorité de la loi a valeur de dogme car elle
s’oppose au pouvoir d’un homme. Cette exceptionnelle autorité de
la loi a fait parler de « légicentrisme » républicain.
La République est attachée à une conception contractuelle et
politique de la nation, perçue comme l’union des citoyens animés
de la volonté de vivre ensemble. Elle est ainsi « une et indivisible ».
C’est l’intérêt général qui prime ainsi que la construction d’un État
républicain au service de tous, une « maison commune » [Pierre
Rosanvallon, Le Modèle politique français, Le Seuil, 2004]. La
culture républicaine tend à opposer à la défense des intérêts parti-
culiers, jugés égoïstes, la « culture politique de la généralité ». C’est
en ce sens que, depuis Nicolas de Condorcet et Joseph Lakanal,
l’instruction est intimement liée à l’instauration de la République. Il
faut former le futur citoyen à l’intérêt général. Le primat de l’intérêt
général explique également que les républicains se sont longtemps
méfiés des corps constitués, qu’ils assimilent aux corporations et
autres corps d’Ancien Régime, donc aux privilèges – c’est le sens
de la loi Le Chapelier de 1791 qui interdit les associations ouvrières.
Ils y voient aussi un filtre entre la volonté générale et son expression
à travers les représentants de la souveraineté nationale. La France a
dès lors tardé à légaliser les syndicats (1884) et à formaliser le droit
d’association (1901). De même, la tradition républicaine a du mal
à combiner démocratie et multiculturalisme. La France se distingue
ici de la tradition démocratique anglo-saxonne, pour laquelle la
282
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
ÉCONOMIQUE
volonté générale se dégage naturellement de la somme des intérêts
HISTOIRE
particuliers.
De la Révolution, la République hérite d’un contentieux entre
l’Église catholique et l’État. La constitution civile du clergé de 1791
a placé l’Église sous la tutelle de l’État ; la république montagnarde
de 1793-1794 a tenté de déchristianiser la nation ; Napoléon a fait
INTERNATIONALES
Restauration, le catholicisme redevient religion de l’État, mais surtout
l’Église conquiert une influence grandissante dans l’enseignement.
À partir de la seconde moitié du XIXe siècle, il y a unanimité chez les
républicains : la République ne peut être que laïque. On retrouve là
l’un des fondements, hérité des Lumières, de la culture républicaine :
l’homme libre et doué de raison est la source du progrès.
Sur le plan institutionnel, la République, victorieuse de la
monarchie, entend, au moins jusqu’à la IVe République, garantir la
souveraineté du peuple en donnant au législatif la prépondérance
DES IDÉES
HISTOIRE
sur l’exécutif.
Enfin, la Ire République, surtout celle des années 1792-1994, a
légué la notion de droits sociaux, de « droits-créances » des citoyens
les plus pauvres sur l’État, auxquels, au nom de la fraternité, la
IIe République a voulu donner corps en instaurant, de façon éphé-
mère, le droit au travail. C’est la IIIe République qui crée progres-
sivement l’État social.
POLITIQUE
HISTOIRE
Les âges de la République
La République est un « écosystème » social, selon l’expression de
Serge Berstein : une symbiose entre des fondements philosophiques,
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
283
est aussi vue comme la solution à la question sociale, ainsi que
l’illustre la phrase d’Alexandre-Auguste Ledru-Rollin lors du vote
de la loi électorale du 19 mars 1848 : « à compter de ce jour il n’y
a plus de prolétariat en France » ! En effet, dans les années 1830,
la question de la démocratie a été posée en terme politique mais
aussi social : comment intégrer le prolétariat naissant à la nation
et répondre à la question du paupérisme ? Pour les républicains, la
réponse est politique car le prolétaire est avant tout celui qui est privé
de droits politiques du fait de sa pauvreté. Se voulant fraternelle, la
République voit dans le suffrage universel la réponse à toutes les
injustices : porteur de progrès, il assure l’intégration de tous. Le
discours sur les premières élections du 23 avril 1848 est révélateur de
ce projet républicain de fusion nationale : Alphonse de Lamartine y
voit l’« aube du salut qui se leva sur la France » et Adolphe Crémieux
le « jour de régénération sociale ».
Sous le Second Empire, une nouvelle génération de républi-
cains, celle de Jules Ferry et de Léon Gambetta, tire les leçons de
l’échec de la IIe République et du coup d’État du président Louis
Napoléon Bonaparte. La République doit absolument garantir les
libertés publiques et tenir compte de l’opinion, l’éduquer, c’est-à-
dire concilier liberté et souveraineté populaire. Se forge alors l’as-
sise philosophique du modèle républicain qui va s’imposer avec la
IIIe République. L’héritage des Lumières s’approfondit au contact
du positivisme d’Auguste Comte et de ses disciples. Le positivisme
renforce la croyance dans le progrès industriel et technique comme
condition à l’enrichissement de toutes les classes. Les républi-
cains en retiennent aussi le recours à la méthode et à l’expérience :
une réforme politique n’est possible que si l’opinion est prête et
éduquée pour cela. C’est le fondement de l’opportunisme de la fin
du XIXe siècle : « Le progrès n’est pas une suite de soubresauts, ni de
coups de force. Non, c’est un phénomène de croissance sociale qui
se produit d’abord dans les idées, et descend dans les mœurs pour
passer ensuite dans les lois », disait Ferry en 1879, d’où le refus de
la révolution et notamment de la Commune de 1871, l’acceptation
du compromis avec les orléanistes sur les lois constitutionnelles
de 1875 et, surtout, l’importance donnée à l’instruction. Car, du
positivisme, les républicains ont également appris la nécessité d’un
pouvoir spirituel pour asseoir le nouveau régime ; ils en retiennent
le besoin d’une morale républicaine. Cela n’est possible qu’en écar-
tant de la sphère publique l’Église et en imposant la laïcité. Les
« néo-kantiens », comme Charles Renouvier, ont ici eu une grande
284
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
ÉCONOMIQUE
influence intellectuelle. La République se veut garante d’une morale
HISTOIRE
civique qui allie individualisme et solidarité. L’école républicaine
est donc au cœur du modèle car elle est à la fois le vecteur de cet
altruisme républicain, l’instrument d’intégration des individus à la
nation, le lieu d’apprentissage de la démocratie par le savoir (lire,
écrire, compter et surtout raisonner, d’où l’importance des leçons de
choses) et, enfin, le symbole du progrès auquel la République veut
DES IDÉES
HISTOIRE
raison la source du progrès. Le parlementarisme est vu comme l’ap-
plication institutionnelle de cette philosophie car il garantit la liberté
contre toute autre autorité, établissant une morale civique garantie par
le droit seul. À partir de la crise de 1877, qui voit échouer la disso-
lution de l’assemblée voulue par le président monarchiste Patrice
de Mac Mahon, les républicains se garderont de favoriser l’accès à
la plus haute magistrature d’un homme politique d’envergure. Dans
POLITIQUE
la pratique, ce sont les commissions parlementaires qui prennent
HISTOIRE
le pas sur les ministres dans l’élaboration des lois, au point que le
juriste Raymond Carré de Malberg a parlé de « parlementarisme
absolu ».
OBJET DE L’HISTOIRE
285
La devise trinitaire (« Liberté, Égalité, Fraternité ») hérite des
différentes sociétés de pensée du XVIIIe siècle, notamment franc-
maçonnes. Elle émerge parmi d’autres formules (« Salut, Force,
Union » ou « Amitié, Charité, Sincérité, Union »). Durant la
Révolution, elle est ponctuellement utilisée par Camille Desmoulins
ou Maximilien Robespierre. Elle n’est inscrite dans la Constitution
qu’en 1848 et à nouveau dans celle de 1958.
La Marseillaise, composée par Claude Joseph Rouget de Lisle
à Strasbourg dans la nuit du 25 au 26 avril 1792, au lendemain de la
déclaration de guerre à l’Autriche, s’intitule dans un premier temps
Chant de guerre pour l’armée du Rhin. Quand les fédérés marseillais
se rendent à Paris en juillet, l’hymne prend son titre définitif. C’est
d’abord un chant martial et patriotique ; il est révélateur que ses
paroles guerrières aient été composées dans une ville frontalière. En
1795, le Directoire en fait l’hymne officiel pour célébrer le patrio-
tisme et la République. Proscrit par les régimes suivants, il redevient
l’hymne national de la France en 1879.
Le 14 juillet devient la fête nationale en 1880. Les députés de
la IIIe République naissante ont opté pour une date consensuelle :
le 14 juillet, plutôt que la proclamation de la Ire République le
22 septembre qui se prolonge dans la Terreur de la Convention
montagnarde. Les débats parlementaires révèlent également que le
choix de cette date laisse planer une ambiguïté mémorielle (célèbre-
t-on le 14 juillet 1789 et donc la révolte, ou le 14 juillet 1790, fête
de la Fédération, symbole de l’unité nationale ?). Toujours est-il
que la fête perd rapidement son caractère transgressif et elle est de
moins en moins associée au souvenir de la Révolution. Pour autant,
par l’ensemble des rituels qu’elle engendre (remise des prix de fin
d’année aux élèves, banquet organisé par la mairie.) elle véhicule
les valeurs de la République : méritocratie, progrès… Elle socialise
et intègre les citoyens [Olivier Ihl, La Fête républicaine, Gallimard,
1996]. Si le sens politique de la fête s’amoindrit, elle reste un événe-
ment mobilisateur lors des moments forts (1936 ou 1945) ou de crise
de la République (1941).
Les bustes de Marianne sont installés dans les mairies mais
aussi dans les palais nationaux : cette sculpture de femme coiffée du
bonnet phrygien s’inscrit dans la tradition révolutionnaire. Le souci
des révolutionnaires d’une pédagogie par la statuaire a privilégié, dès
1789, les allégories féminines par souci de prendre une représenta-
tion aussi éloignée que possible de la virilité qu’on lie à l’acte révo-
lutionnaire [Mona Ozouf, La Fête révolutionnaire, Gallimard, 1976].
286
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
ÉCONOMIQUE
Dans la première moitié du XIXe siècle, elle incarne la liberté avant de
HISTOIRE
se confondre, dans l’imaginaire populaire, avec la République. À la
fin du XIXe siècle, des centaines de statues d’allégorie féminine de la
République, surtout dans la France du Midi, affirment la piété répu-
blicaine face aux croix et aux saints de l’ancienne France [Maurice
Agulhon, Marianne au pouvoir, Flammarion, 1989].
Le certificat d’études, organisé sur le plan national par la loi
DES IDÉES
HISTOIRE
la réaffirmation du modèle républicain, dont l’âge d’or s’épanouit
de 1900 à 1930. Face aux anti-dreyfusards qui remettent en cause
les principes de la Révolution française, la gauche radicale, puis
socialiste, veut retrouver les origines éthiques d’une république qui
se serait « embourgeoisée » avec les opportunistes. L’affaire oblige
à revisiter et à préciser les valeurs républicaines. L’Église étant assi-
milée aux ennemis de ces valeurs, l’action des radicaux aboutit au
POLITIQUE
vote de la loi de séparation des Églises et de l’État de 1905. L’affaire
HISTOIRE
provoque également la distinction entre patriotisme républicain non
exclusif (à gauche, l’antisémitisme est devenu tabou), sans volonté
de domination et finalement pacifiste, et nationalisme, dorénavant
apanage de la droite conservatrice.
L’impératif de justice mis en avant par l’affaire Dreyfus s’élargit
également au domaine fiscal – impôt sur le revenu voté en 1913 –
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
287
Du point de vue de la forme du régime, on assiste à un double rejet :
celui du régime parlementaire de la IIIe République qui n’a pas su
gérer efficacement le pays, et celui de Vichy, antithèse absolue du
modèle républicain, qui entraîne dans le même discrédit les parti-
sans du renforcement de l’exécutif. Après l’épreuve de la guerre,
les hommes du Conseil national de la Résistance estiment que la
réconciliation nationale passe aussi par la refonte du pacte social.
Le modèle républicain s’enrichit alors de droits « réels » (se loger,
travailler, avoir accès à un niveau de vie décent) et entérine l’univer-
salité des droits sociaux (ordonnance de 1945 sur la sécurité sociale),
fondement du nouveau pacte républicain.
L’arrivée au pouvoir du général de Gaulle en 1958 assure la
mise en place d’un nouveau modèle républicain, qui dépasse la
seule transformation des institutions [Odile Rudelle, Mai 1958, De
Gaulle et la République, Plon, 1988]. La Ve République concilie
régime parlementaire et exécutif renforcé pour plus d’efficacité, ce
qui amène à parler de « régime mixte ». Elle rompt avec la tradition
affirmée depuis 1877, qui veut que seul le Parlement représente la
volonté générale et que l’exécutif ne soit qu’un exécutant. Pour de
Gaulle, il y a deux légitimités démocratiques : celle du président,
élu au suffrage universel direct à partir de 1962, qui peut recourir au
référendum, et qui incarne l’intérêt général (« le président de tous
les Français » selon la formule consacrée), et celle du Parlement, qui
traduit la volonté générale passagère. L’intérêt général l’emportant
en dernier ressort, la Constitution de 1958 renforce par exemple le
droit de dissolution. La cohésion autour du général tient également
dans une politique active de « grandeur nationale ». De ce point de
vue aussi, c’est une rupture avec le patriotisme défensif et pacifiste
des IIIe et IVe Républiques. C’est enfin l’aboutissement de l’État
providence, c’est-à-dire d’un État qui assure de façon universelle les
individus contre les accidents de la vie. Si l’État providence émerge
progressivement au cours du XXe siècle, ce n’est qu’en 1958 que
l’État impose l’assurance chômage et la mise en place branche par
branche de caisses d’Assedic. Le modèle social républicain coïncide
alors aux mutations de la société : une société en voie d’uniformi-
sation où le salariat domine, une société de consommation et de
culture de masse.
288
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
ÉCONOMIQUE
DÉBATS D’HIER ET D’AUJOURD’HUI
HISTOIRE
La légende dorée de la République revisitée
La production scientifique sur les débuts de la IIIe République s’est
considérablement enrichie depuis une vingtaine d’années. Jusqu’aux
années 1980, ce sont les travaux d’histoire des idées ou d’histoire
politique qui ont dominé. La publication, sous la direction de Serge
INTERNATIONALES
marque le renouvellement de l’approche historique. Ce sont doréna-
vant les éléments constitutifs de ce qui serait un « modèle » à la fois
politique, social, culturel et idéologique qui sont au centre de l’analyse.
Le questionnement s’est surtout focalisé sur trois dimensions.
La démocratisation politique a d’abord été étudiée par le courant
d’histoire sociale du politique, illustré par les travaux de Maurice
Agulhon sur la descente de la République dans le village par l’inter-
médiaire de notables locaux [La République au village, Le Seuil, 1970].
Elle a fait l’objet de recherches complémentaires, d’inspiration plus
DES IDÉES
HISTOIRE
politologique, sur la difficile naissance des partis politiques dans un
régime qui aspirait à la disparition des corps intermédiaires [Raymond
Huard, La Naissance du parti politique en France, Presses de Sciences
Po, 1996]. Pour autant, c’est dans ce cadre que la République a été
conduite à intégrer la classe ouvrière, le parti ouvrier français de Jules
Guesde étant le premier parti moderne avant le parti radical (1901) et
le parti socialiste (1905). Odile Rudelle [La République absolue, La
Sorbonne, 1982] et Raymond Huard [Le Suffrage universel en France
POLITIQUE
HISTOIRE
(1848-1946), Aubier, 1991] ont également montré comment le régime
fait ses véritables premiers pas avec la IIIe République, au prix de
grignotages de l’idéal démocratique : préservation d’un Sénat vu
comme contrepoids aux « errements » du suffrage universel direct,
découpage des circonscriptions électorales qui assure aux campagnes,
jugées moins turbulentes, une surreprésentation… Ainsi, comme le
souligne Pierre Rosanvallon [La Démocratie inachevée, Gallimard,
OBJET DE L’HISTOIRE
289
l’impulsion décisive de la IIIe République, à partir des années 1880, et
décrit l’entreprise d’acculturation, parfois brutale, opérée par l’école
républicaine et la conscription universelle (loi de 1889). Les travaux de
Jean-François Chanet sur l’école [L’École républicaine et les petites
patries. 1879-1940, Aubier, 1996] ont largement nuancé cette vision,
montrant que les pratiques de la République n’ont pas induit de
centralisme destructeur des particularismes. Au contraire, l’instituteur,
souvent nommé en fonction de ses attaches locales, suit une pédagogie
qui part du proche (leçons de choses très concrètes, excursions dans
les cantons, élaboration d’herbiers…) pour atteindre ensuite un
horizon plus lointain, selon l’idée qu’il faut d’abord que le futur citoyen
connaisse et s’attache à son terroir pour s’attacher ensuite à sa patrie.
L’appropriation très diverse du 14 juillet dans chaque commune, le
rôle fondamental d’intermédiaire qu’ont joué les maires (dont la socio-
logie est profondément renouvelée dans les années 1880) ont égale-
ment contribué à cette républicanisation des Français.
Longtemps dominée par l’histoire du mouvement ouvrier et de ses
luttes, l’histoire sociale de la IIIe République s’est davantage attachée
ces dernières années à l’étude de la construction de l’État social répu-
blicain [Colette Bec, L’Assistance en démocratie. Les politiques assis-
tantielles dans la France des XIXe et XXe siècles, Belin, 1998]. La
République radicale a bien été une République sociale, fondée sur le
solidarisme. Cette approche a permis une meilleure connaissance de
ceux que la République rejetait hors du champ de sa protection sociale
naissante : parmi eux, les vagabonds et autres exclus d’un monde du
travail que la République s’efforce d’encadrer [Jean-François Wagniart,
Le Vagabond à la fin du XIXe siècle, Belin, 1999], mais aussi les immigrés
[Gérard Noiriel, État, Nation et Immigration. Vers une histoire du
pouvoir, Belin, 2001] car c’est au moment où la République étoffe les
droits du citoyens de droits sociaux qu’elle assimile strictement citoyen-
neté et nationalité et met en place les instruments d’identification et
de surveillance des étrangers (la carte d’identité pour les étrangers,
dont on débattait depuis 1890, est définitivement adoptée en 1917).
290
TTOTALITARISME
ÉCONOMIQUE
HISTOIRE
Concept permettant d’identifier un certain nombre
de pratiques propres à des régimes politiques qui, au nom
d’une idéologie qui justifie tout, entendent créer une société
unanime et la contrôler.
REPÈRES CHRONOLOGIQUES
DES IDÉES
HISTOIRE
1925 Première utilisation du terme « totalitaire » par Benito
Mussolini
1925-1928 Lois fascistissimes établissant la dictature en Italie
1928 Début de la collectivisation en URSS
1930 Création du Goulag en URSS – Staline s’est débarrassé
de ses opposants au sein du parti communiste
1933 Le parti nazi devient parti unique en Allemagne – ouverture
POLITIQUE
HISTOIRE
du premier camp de concentration, Dachau
1934 Hitler est Führer et chancelier du Reich
OCTOBRE 1935 Conquête de l’Éthiopie par l’Italie
1936-1938 Grande Terreur et purges en URSS
OUVRAGES DE SYNTHÈSE
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
291
Dès 1923, l’adjectif « totalitaire » est utilisé par le député
Giovanni Amendola pour dénoncer la mise en place par Mussolini
de ce qu’il est convenu d’appeler « la dictature légale ». Le Duce
reprend le terme en 1925, affirmant « la farouche volonté totalitaire »
des fascistes. Le fascisme est totalitaire parce que, selon Mussolini,
il intervient « dans la vie tout entière du peuple », « du berceau au
tombeau ». Dans les années 1930, le terme est utilisé pour désigner
des régimes politiques qui se distinguent des dictatures tradition-
nelles par des caractères communs radicalement nouveaux. Ces
régimes, en effet, ne se contentent pas de la soumission passive
des populations ; ils cherchent à obtenir, par tous les moyens, de la
propagande à la terreur, une adhésion unanime, quasi religieuse, et
ont pour ambition de créer un « homme nouveau ». Sont ainsi réunis
sous le terme « totalitarisme » : le fascisme italien, le nazisme, le
communisme de l’Union soviétique de Staline.
292
TOTALITARISME
ÉCONOMIQUE
Europe, en France surtout, l’influence des intellectuels communistes
HISTOIRE
est grande et, selon eux, ceux qui s’en prennent à l’URSS ne peuvent
être que des menteurs ou des fascistes. En 1950, David Rousset, qui
a survécu aux camps de concentration allemands, ose inclure l’URSS
dans son enquête sur les régimes concentrationnaires et parler du
goulag. Il est aussitôt traité de « trotskyste falsificateur » par l’heb-
INTERNATIONALES
le même hebdomadaire a présenté comme un imposteur l’ingénieur
transfuge Kravchenko qui, dans J’ai choisi la liberté, dressait un
sinistre tableau de l’URSS et de ses « camps de concentration ».
DES IDÉES
HISTOIRE
tion au Congrès du 12 mars 1947, dont on pourrait dire qu’elle
ouvre la Guerre froide, le Président Truman emploie à plusieurs
reprises l’expression « régimes totalitaires » et chacun comprend
qu’il s’agit des régimes communistes. Le président confirme dans
ses mémoires : « Il s’agissait pour les États-Unis de relever le défi
lancé par “le nouveau totalitarisme” que représentait l’URSS en
train d’édifier le bloc soviétique. » En 1951, paraît Les Origines du
POLITIQUE
totalitarisme d’Hannah Arendt. La troisième partie de l’ouvrage (Le
HISTOIRE
Système totalitaire) est une tentative pour définir le totalitarisme à
partir des exemples de l’Allemagne nazie et de l’URSS stalinienne.
Le nazisme « jusqu’au déclenchement de la guerre » y est présenté
comme « beaucoup moins cohérent et impitoyable que son homo-
logue russe » ; aussi le livre est-il largement utilisé comme réqui-
sitoire contre l’URSS. Hannah Arendt insiste sur la nouveauté du
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
293
6 critères qui permettent selon eux d’identifier un État totalitaire :
une idéologie d’État qui est à la fois explication et solution à tous
les problèmes ; un parti unique incarné par un chef charismatique ;
le monopole des moyens de communication de masse ; le monopole
de la force armée sous toutes ses formes ; un appareil policier qui
fait régner la terreur, pourchasse les opposants et élimine les groupes
inassimilables (handicapés, races dangereuses, ennemis de classe…) ;
un contrôle étroit et centralisé de l’économie.
294
TOTALITARISME
ÉCONOMIQUE
Origines du totalitarisme d’Hannah Arendt (Le Système totalitaire)
HISTOIRE
est traduite en français en 1972 [Le Seuil], au moment où le concept
semble beaucoup moins d’actualité aux États-Unis. En France, sa
réactivation ouvre la voie à une multitude d’études et de débats dans
deux directions principales. L’une, dont s’emparent surtout les histo-
riens, est celle de la comparaison entre régimes fascistes et commu-
INTERNATIONALES
à face totalitarisme et démocratie. Pour Claude Lefort par exemple
[L’Invention démocratique – Les Limites de la domination totalitaire,
Fayard, 1981], la démocratie est l’acceptation tacite de la division et
du conflit (qui génère les partis, les syndicats, etc.), elle est « la disso-
lution des repères de la certitude, l’indétermination ». En l’absence
de source transcendante du pouvoir, tout peut être remis en cause, le
pouvoir démocratique est « un lieu vide ». Le totalitarisme entend
nier ces divisions et cette indétermination et trouver, ou retrouver, une
unité au travers d’une identité fondatrice (la race ou la classe). Ainsi,
DES IDÉES
HISTOIRE
en URSS, le peuple (« le peuple-Un ») s’identifie-t-il au prolétariat,
le prolétariat au parti (« le parti-Nous »), le parti au politburo, le
politburo à l’« Égocrate » (qualificatif emprunté à Soljenitsyne). Ce
dernier est l’homme nouveau : Staline est le plus grand ingénieur,
le plus grand général, le plus grand poète, le plus grand connaisseur
de la pensée de Marx et de Lénine, le père des peuples…. Dans le
totalitarisme, il n’y plus d’espace public, toute opinion divergente est
POLITIQUE
HISTOIRE
une faute politique. Le pouvoir, le droit et le savoir ne font qu’un.
La seule division admise est celle d’un intérieur et d’un extérieur.
« L’Autre » ne saurait appartenir à la société qui par définition est
une, il est l’ennemi de l’extérieur qu’il faut inventer, si nécessaire,
pour maintenir une sainte fièvre, réactive, gardienne de l’intégrité
organique du « peuple-Un ». Ainsi le totalitarisme ne serait-il que le
fantasme d’une société qui sait qui elle est et où elle va et qui bannit
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
De l’intérêt à la discussion
Dans Le Passé d’une illusion [Robert Laffont, 1995], François Furet
HISTOIRE SOCIALE
295
n’entraîne pas que ces régimes soient identiques ou même comparables
sous tous les rapports ». Emprunté à Max Weber, la notion d’idéal-
type permet de construire, à partir des caractères les plus marquants
d’un phénomène et, selon un certain point de vue, « un tableau de
pensée homogène ». Mais, précise Max Weber, « on ne trouvera nulle
part empiriquement un pareil tableau dans sa pureté conceptuelle : il
est une utopie ». À l’aune de cette démarche, il n’y a jamais eu de
régimes totalitaires. Ainsi peut-on voir dans l’Italie de Mussolini un
« totalitarisme manqué » (Renzo de Felice) ou « inachevé », cher-
chant en vain son accomplissement à partir de 1936 dans le « style
fasciste » sans jamais parvenir à la fascisation profonde et unanime
des Italiens. La distance entre l’idéal type et la réalité apparaît aussi
dans les rapports secrets soviétiques dépouillés par Nicolas Werth
et Gaël Moullec (1994) : « on y découvre un pays réel réfractaire et
autonome », « la pérennité de comportements traditionnels », « l’ina-
déquation permanente entre les mesures prises et leur application ».
En Allemagne, Ian Kershaw insiste sur « le désordre administratif et
gouvernemental, la désagrégation des structures claires de gouver-
nement aussi despotiques fussent-elles ». Il montre que, pour une
partie de la population, l’adhésion n’est ni aveugle, ni totale, même si
une autre partie se transforma en « bourreaux volontaires » (Daniel
J. Goldhagen). Le caractère monolithique que revendiquent les régimes
totalitaires est un leurre. D’où, selon Philippe Burrin, « la nécessité
pour l’historien de prendre en compte la complexité des attitudes
envers le pouvoir ». Mussolini lui-même ne divisait-il pas la population
en fascistes, philo-fascistes et a-fascistes ?
Jamais complètement réalisé et donc peu apte à rendre compte
du réel, le totalitarisme est tout aussi difficile à cerner dans ses
origines et ses bornes chronologiques. Aux origines de celui-ci,
Hannah Arendt place l’atomisation des sociétés faisant disparaître les
classes au profit de masses d’individus « désolés » (au sens propre,
de « laissés seuls »), « déracinés par la révolution industrielle et
la débâcle des institutions politiques et des traditions sociales ».
Ce sont ces masses que les totalitarismes auraient su capter. Là
aussi, la réalité s’éloigne de la théorie ; de nombreux travaux sur la
République de Weimar et la montée du nazisme révèlent que le parti
recruta largement au sein d’un électorat rural protestant parfaitement
intégré socialement et sut investir les structures d’encadrement tradi-
tionnel. En Italie, Renzo de Felice a montré l’importance au sein
du parti fasciste des classes moyennes « émergentes » (professions
libérales, cadres, fonctionnaires, techniciens, etc.). On est loin de la
296
TOTALITARISME
ÉCONOMIQUE
« populace » dont parle Hannah Arendt. La plupart des historiens
HISTOIRE
s’accordent aujourd’hui pour souligner le caractère matriciel de la
Grande Guerre. « Le totalitarisme, écrit K. Krzysztof Pomian, est une
conséquence de la Première Guerre mondiale (aggravée en Russie
par la guerre civile) qui a entraîné partout une brutalisation des
mœurs, propagé une idéologie qui instaure le culte de la violence
et qui a assimilé la vie politique à la guerre totale. » Mais il n’a pas
DES IDÉES
HISTOIRE
de totalitaires ? Pour Hannah Arendt, qui écarte l’Italie, l’Allemagne
n’est « véritablement totalitaire que pendant la guerre qui a fourni de
grandes masses humaines et rendu possible les camps d’extermina-
tion ». En revanche, la guerre est selon elle une parenthèse dans le
totalitarisme de l’URSS qui commencerait en 1929 et s’achèverait en
1953. Mais certains voient chez Lénine et sa propension à faire fusiller
les opposants un précurseur. À l’autre bout de la chaîne chronologique,
POLITIQUE
Claude Lefort et Alain Besançon s’accordent sur « un totalitarisme
HISTOIRE
sans Staline ». Alors que Nicolas Werth voit des changements signi-
ficatifs dès la mort de celui-ci, Krysztof Pomian penche pour une
évolution « petit à petit » à partir des années 1960. François Furet
n’hésite pas à étendre le qualificatif de « totalitaire » à la Chine de
Mao, au Cambodge de Pol Pot ou à la Corée de Kim Il-Sung.
Il apparaît bien difficile de cerner dans le temps et dans l’espace
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
297
V IE POLITIQUE
Au sens étroit, la rivalité entre des individus, des groupes ou
des partis qui se disputent le pouvoir, et dans une acception
plus large, les différentes formes de participation
au pouvoir et au débat public.
REPÈRES CHRONOLOGIQUES
298
VIE POLITIQUE
ÉCONOMIQUE
Du temps court au temps long
HISTOIRE
Jusqu’au début du XXe siècle, en France, l’histoire est essentiel-
lement politique et vue comme une succession d’événements : les
avènements et les décès royaux, les successions de régimes et de
gouvernements, les décisions prises au sommet de l’État, l’action des
INTERNATIONALES
comprise comme la lutte de partis ou de groupes qui se disputent le
pouvoir. Essentiellement polémique, cette histoire, au XIXe siècle, a
surtout vu s’affronter les différentes interprétations de la Révolution :
une victoire du peuple pour Michelet [Le Peuple (1846) ; Histoire
de la Révolution française (1847-1853)] ou l’aboutissement du
combat de la bourgeoisie contre une société de privilèges pour Thiers
[Histoire de la Révolution, 1823-1827], idée réinterprétée par l’his-
toire marxiste, la vie politique étant alors l’expression de la lutte des
classes déterminée par l’évolution des structures économiques.
DES IDÉES
HISTOIRE
À partir de l’entre-deux-guerres, l’histoire politique entre en
crise, critiquée par l’école des Annales pour sa myopie et sa tendance
à se concentrer uniquement sur l’événement. Jacques Julliard [in
Pierre Nora et Jacques Le Goff (dir.), Faire de l’histoire, Gallimard,
1974] émet la plus cinglante attaque contre l’histoire politique. Elle
est « événementielle », « élitiste, voire biographique », « […] elle
est narrative et ignore l’analyse […] elle est ponctuelle et ignore la
POLITIQUE
HISTOIRE
longue durée ».
Les années 1970 voient pourtant un renouvellement de l’his-
toire politique et une réévaluation par l’apport des autres branches
de l’histoire et des sciences humaines. L’apport de la sociologie a
renouvelé l’histoire du personnel politique, posant la question de sa
représentativité : y a-t-il démocratisation des élites politiques ? Plus
OBJET DE L’HISTOIRE
299
les sociabilités des personnels politiques peuvent faire apparaître
d’autres formes de fermeture des élites politiques ou des traditions
nationales. Ainsi, le prototype du congressman américain, et même
du Président : il est, pendant une longue partie du XXe siècle, un avocat
formé dans l’une des universités de l’Ivy League (Harvard, Yale,
Dartmouth, Princeton, Northwestern et Stanford), et les hommes
issus des milieux d’affaires occupent des postes déterminants dans
les cabinets, les agences gouvernementales ou les commissions fédé-
rales, surtout après-guerre.
L’histoire politique a également été profondément influencée par
l’histoire culturelle. Les historiens de Science Po, autour de Serge
Bernstein, ont mis en évidence l’efficacité de la notion de culture
politique : « un ensemble de référents, formalisés au sein d’un parti
ou plus largement d’une famille ou d’une tradition politique » [Serge
Berstein (dir.), Les Cultures politiques en France, Le Seuil, 1999].
Cette notion englobe à la fois un ensemble de représentations et une
mémoire porteuses de valeurs, qui se constituent sur la longue durée.
L’étude des cultures politiques est au moins autant déterminante
pour comprendre les réactions d’un individu dans la sphère politique
que les programmes en eux-mêmes. Pour la France contemporaine,
Serge Berstein dégage quelques grandes cultures politiques qui se
combattent ou cohabitent : traditionnaliste, libérale, républicaine,
démocratique plébiscitaire, nationaliste, socialiste et communiste.
300
VIE POLITIQUE
ÉCONOMIQUE
les nouveaux électeurs. La réforme électorale de 1867 hâte la trans-
HISTOIRE
formation sous forme de parti moderne à l’image de ce qui existe
alors aux États-Unis. Des comités électoraux se forment, divisés en
sections locales qui investissent un candidat et apportent leur soutien
par l’organisation de la campagne électorale. Les leaders fournissent
des slogans et lancent un cri de ralliement (cry). En France, les
démocrates-sociaux s’organisent sous la IIe République, mais de
DES IDÉES
HISTOIRE
candidats aux élections, il permet à des individus partageant des objec-
tifs similaires de s’allier pour promouvoir un programme commun,
mais il a aussi un rôle pédagogique auprès des électeurs, et cette
dimension devient de plus en plus importante au fur et à mesure que
les régimes se démocratisent. Selon la priorité accordée à chacune de
ces fonctions, et leur structure, Michel Duverger [Les Partis politiques,
1951] a classé les organisations en « partis de candidats » (absence
POLITIQUE
d’enregistrement des adhérents ou d’une perception régulière des
HISTOIRE
cotisations) et « partis de masse » (caractérisés par l’enregistrement
des adhérents, la perception des cotisations). Il montre également
que le scrutin majoritaire favorise le bipartisme (comme c’est la
tendance sous la Ve République en France, avec deux partis dominants
à droite et à gauche) alors que le scrutin proportionnel favorise un
large multipartisme (comme sous les IIIe et IVe Républiques). Ces
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
301
notamment en France : les ligues. Ces mouvements de masse, à la
différence des partis, n’ont pas de programme de gouvernement
ni vocation électorale. Qu’elles soient très idéologiques, souvent
nationalistes, ou catégorielles (ligue de contribuables, d’anciens
combattants, de paysans…), les ligues cherchent à peser sur le
gouvernement par la manifestation de rue.
Le XXe siècle est également celui des intellectuels. Le mot appa-
raît avec Clemenceau en 1898, lors de l’affaire Dreyfus, pour désigner
ceux qui, ayant une profession intellectuelle et disposant à ce titre
d’une certaine audience, s’engagent dans le débat politique et produi-
sent ainsi des idées politiques. L’intellectuel existe au XIXe siècle,
mais c’est une figure singulière : c’est l’intellectuel romantique qui
se veut guide de l’opinion et voit dans l’engagement la réalisation de
son destin, tel lord Byron se battant aux côtés des indépendantistes
grecs. Comme l’ont montré Pascal Ory et Jean-François Sirinelli
[Les Intellectuels en France, Perrin, 1986], l’« Affaire » ouvre un
cycle où les intellectuels se politisent et forment un groupe visible,
ou plutôt des groupes avec leur pépinière (l’École normale supérieure
en France, par exemple), leurs réseaux, leurs structures propres. Un
siècle plus tard, l’affaiblissement des grands systèmes idéologiques
entrainent un effacement de leur rôle de médiateurs et d’interprètes
de la vie politique.
302
VIE POLITIQUE
ÉCONOMIQUE
L’un des acquis conjoints de la science politique et de l’his-
HISTOIRE
toire depuis les années 1990 est donc l’importance accordée aux
mécanismes subtils par lesquels se forme et s’exprime l’opinion
publique, c’est-à-dire l’expression publique et indépendante du
pouvoir, d’opinions et de valeurs plus ou moins partagées. L’histoire
a intégré la réflexion du philosophe Jürgen Habermas [L’Espace
INTERNATIONALES
de la société bourgeoise, 1962, Payot, 1986] sur la naissance de
l’espace public, espace de rassemblement qui appartient à tous,
donc à personne en particulier, en Angleterre puis en France au
XVIIIe siècle. Roger Chartier [Les Origines culturelles de la Révolution
française, Le Seuil, 1990] a ainsi étudié la naissance au XVIIIe siècle
d’une vie politique qui échappe à la Cour grâce à la naissance de l’es-
pace public. Celui-ci était inexistant jusqu’au XVIIe siècle car étouffé
par le sacré. Au XVIIIe siècle, une certaine « bourgeoisie » s’approprie
l’espace public. Salons, cafés, journaux, mais aussi circulation plus
DES IDÉES
HISTOIRE
intense du livre favorisent l’expression d’une parole plus libre. Roger
Chartier insiste sur les cafés, lieux auxquels chacun peut en principe
accéder et où les consommateurs font l’apprentissage de la parole
publique, fourbissent leurs arguments, élaborent leurs opinions,
développent leur capacité de raisonnement. Dès lors, tous les acteurs
de la vie publique sont en principe à égalité. Cela n’est possible que
par un processus de désacralisation du livre du fait de la multiplica-
POLITIQUE
HISTOIRE
tion des publications à bon marché, mais aussi parce qu’émerge un
nouveau rapport au texte « irrespectueux des autorités, tour à tour
séduit et déçu par la nouveauté et, surtout, peu enclin à la croyance
et à l’adhésion ». Cette mentalité critique existe dans le peuple pari-
sien grâce à toute une littérature éphémère et polémique étudiée par
Arlette Farge [Dire et mal dire. L’opinion publique au XVIIIe siècle,
Le Seuil, 1992]. Cependant, jusqu’au milieu du XIXe siècle, l’opi-
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
303
comme pyramidale, est cependant incomplète, comme s’il n’y avait
d’autre attitude possible que celle de la soumission au notable ou
celle de l’émancipation apportée de l’extérieur. Le reste de la vie au
village n’est considéré que comme des flambées de violence aveugle.
L’historiographie récente s’est intéressée à la façon dont le citoyen
se politise « par là-bas », à partir de conflits locaux ou des enjeux
de mémoire locale.
De même, la violence n’est pas synonyme du degré zéro de la poli-
tisation. Danielle Tartakowsky [Le Pouvoir est dans la rue, Aubier,
1997] montre comment le suffrage la délégitime certes au XIXe siècle,
mais aussi comment la violence évolue dans sa forme et trouve sa
place dans une vie politique démocratique moderne. En France,
après la Commune de 1871, on passe de l’insurrection, qui vise à
renverser un régime, à la manifestation. Elle a deux fonctions : une
forme d’expression dans le débat politique en mobilisant ses troupes
pour manifester son poids, mais aussi une fonction identitaire, tels les
1er mai qui commémorent la manifestation du 1er mai 1886 à Chicago,
durement réprimée, une journée internationale de grève et de lutte
qui participe donc de l’identité du mouvement ouvrier. Au XXe siècle,
c’est la manifestation-procession qui domine, « sans crise » pour
reprendre un titre de l’ouvrage de Tartakowsky, car elle est devenue
le lieu d’une politisation des mouvements populaires.
304
C RIME
ÉCONOMIQUE
HISTOIRE
CONTRE L’HUMANITÉ
L’assassinat, l’extermination, la réduction en esclavage,
la déportation, les violences sexuelles et tout acte inhumain
INTERNATIONALES
politiques, religieux, raciaux.
DES IDÉES
REPÈRES CHRONOLOGIQUES
HISTOIRE
1915 Le génocide arménien fait 1,5 million de victimes.
1932-1933 La famine en Ukraine et au Kouban fait entre 4 et 4,5 millions
de victimes.
21 JANVIER 1942 La conférence de Wannsee organise l’extermination
des Juifs d’Europe.
NOVEMBRE 1945 - OCTOBRE 1946 Le tribunal militaire international de
Nuremberg juge 21 criminels de guerre nazis pour crimes contre
la paix, crimes de guerre et crimes contre l’humanité.
1948 L’ONU adopte la Convention pour la prévention et la répression
du crime de génocide.
1968 L’ONU adopte la Convention sur l’imprescriptibilité des crimes de
guerre et des crimes contre l’humanité.
OBJET DE L’HISTOIRE
l’humanité.
ET CULTURELLE
305
OUVRAGES DE SYNTHÈSE
306
CRIME CONTRE L’HUMANITÉ
ÉCONOMIQUE
Des définitions juridiques
HISTOIRE
En 1945, l’article 6c du statut du tribunal militaire de Nuremberg
définit le crime contre l’humanité comme « l’assassinat, l’extermi-
nation, la réduction en esclavage, la déportation, et tout autre acte
inhumain commis contre toutes populations civiles, avant ou pendant
la guerre, ou bien les persécutions pour des motifs politiques, raciaux
DES IDÉES
HISTOIRE
Le terme « génocide », forgé en 1944 par le juriste polonais
d’origine juive Raphaël Lemkin, professeur de droit à l’université
de Yale aux États-Unis, pour donner une définition juridique au
crime commis par les nazis à l’encontre de la communauté juive
européenne, est antérieur à la notion de « crime contre l’humanité »,
à laquelle il a été ensuite intégré. Pour Lemkin, « le génocide est
dirigé contre le groupe national en tant qu’entité, et les actions en
cause sont dirigées contre les individus non pas en tant que tels,
mais comme membres du groupe national ». Le projet de Lemkin,
au-delà de la question de l’extermination juive, est d’universaliser
les réponses aux crimes de masse et de leur donner une portée
juridique et normative.
En 1948, l’ONU adopte la Convention pour la prévention et la
répression du crime de génocide, défini comme « l’un quelconque
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
307
que le meurtre, à condition qu’il ait été dirigé contre un groupe
national, racial ou religieux.
308
CRIME CONTRE L’HUMANITÉ
ÉCONOMIQUE
vise à épurer la société pour lui rendre son identité, sa pureté et sa
HISTOIRE
sécurité. Ainsi peut-on lier les logiques génocidaires aux politiques
de « purification ethnique » (ou « nettoyage ethnique ») visant à
créer des zones géographiques « ethniquement » homogènes par le
déplacement et la déportation de populations. Popularisée dans le
contexte des guerres en ex-Yougoslavie, l’expression de « purifica-
INTERNATIONALES
Alice Krieg-Planque en propose une exploration historico-discur-
sive [« Purification ethnique » : une formule et son histoire, CNRS
Éditions, 2003] pour montrer quels sont les modes de participation
des discours à l’histoire d’un conflit et selon quelles logiques certains
termes tendent à s’imposer dans les récits qui en sont proposés. Elle
montre ainsi comment le discours sur l’événement, construit le plus
souvent a posteriori, contribue à la structuration des enjeux d’un
conflit et des responsabilités des acteurs.
L’objet d’analyse se déplace donc pour tenter de comprendre
DES IDÉES
HISTOIRE
le mécanisme du passage à l’acte – « le mouvement de bascule du
fantasme à l’action » –, les logiques politiques des massacres selon
qu’ils visent la soumission d’un groupe ou son éradication, ainsi
que la pluralité des narrations et des représentations du meurtre
collectif.
une analyse comparative des génocides du XXe siècle [Le Siècle des
LA VIOLENCE,
309
Idéologiquement, les comportements génocidaires s’expliqueraient
par la diffusion des théories du darwinisme social et du racisme biolo-
gique justifiant le droit du plus fort et trouvant une première mise en
pratique lors des conquêtes coloniales, comme avec le massacre des
Hereros de Sud-Ouest africain par l’armée allemande (1904-1911).
Dans la droite ligne des travaux de George L. Mosse, Bruneteau fait
remonter à la Première Guerre mondiale et à la violence extrême
qu’elle a engendrée un processus de brutalisation des sociétés à
l’origine d’une « barbarisation » des comportements.
La logique comparative a également permis de mettre en exergue
les processus génocidaires. Durant la « phase d’incubation » s’opère
l’imprégnation idéologique de la société. La stigmatisation du
groupe-cible qui, dans le cas d’un génocide, est visé non pour ce
qu’il fait mais pour ce qu’il est, prend place dans le cadre d’une vaste
théorie du complot. S’appuyant sur une rhétorique différentialiste
bien rôdée, l’État s’attache alors à débusquer l’ennemi intérieur et
caché. Dans le discours léniniste, il faut « épurer », « nettoyer »,
« purger » la société russe des « puces », des « punaises », des « para-
sites » qui l’infectent et la polluent [Lénine, Comment organiser
l’émulation ? décembre 1917]. Au Rwanda, l’historien Jean-Paul
Chrétien décrit « le découpage sociobiologique d’un peuple » (« Le
nœud du génocide rwandais », Esprit, juillet 1999). En effet, le géno-
cide trouve ses origines dans un clivage ancien entre deux parties
de la population : les Hutus et les Tutsis. Le clivage ethnique Tutsi
/ Hutu est une construction intellectuelle européenne qui ne corres-
pond pas à la réalité de la société rwandaise. À la fin du XIXe siècle,
les missionnaires français développent un discours racial distin-
guant les Hutus, nègres de race bantou, des Tutsi qu’ils assimilent à
des « nègres blancs » d’origine éthiopienne et donc sémito-hamite
(descendants de Cham, fils de Noé). L’administration coloniale belge
reprend cette distinction à son compte de manière à utiliser le pouvoir
local des lignages « nobles » tutsi. Dans les années 1950, alors
que la Belgique prépare la décolonisation, une nouvelle génération
d’administrateurs belges inverse le discours en défendant les intérêts
des Hutus, opprimés. Dès lors, l’indépendance de 1961 donne lieu
à une première série de massacres, qui se répètent par la suite, le
Tutsi jouant le rôle du bouc émissaire pour un pouvoir incapable de
faire face aux difficultés économiques du pays et instrumentalisant
le discours ethniste.
La « phase d’accélération » est rendue possible par la « rencontre
entre une volonté politico-idéologique et un contexte ». Si la guerre
310
CRIME CONTRE L’HUMANITÉ
ÉCONOMIQUE
n’est pas une condition du génocide, elle en facilite le déroulement.
HISTOIRE
C’est dans le contexte du premier conflit mondial qu’a lieu le premier
génocide du siècle contre les Arméniens de l’Empire ottoman. De
la même manière, le contexte militaire explique en grande partie la
tenue de la conférence de Wannsee en janvier 1942. En revanche, au
Rwanda, c’est un attentat qui déclenche la tuerie : le 6 avril 1994,
l’avion qui transporte les présidents du Rwanda et du Burundi est
DES IDÉES
HISTOIRE
particulièrement fragile. En URSS, la terreur de masse, formule
élaborée par Lénine dès 1905, s’abat de manière discontinue et
non systématique : « Terreur Rouge » de septembre-octobre 1918,
« décosaquisation » en 2 phases (février-mars 1919, 2e semestre
1920), « dékoulakisation » (1930-1932), etc.
Les massacres de masse résultent dans tous les cas d’une plani-
fication très en amont. La Convention de l’ONU pour la prévention
et la répression du crime de génocide vise autant l’intention que
l’exécution du crime. Ainsi, la « question » arménienne s’inscrit
dans la question d’Orient et le dépeçage de l’Empire ottoman par les
grandes puissances et l’indépendance des États balkaniques (Serbie,
Macédoine, Bulgarie). Le parti Jeune Turc envisage alors comme
réponse aux appétits des grandes puissances l’assimilation forcée
(pan-turquisme) ou l’élimination des minorités. L’absence de réaction
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
311
le prouvent des télégrammes codés de Talaat à l’armée turque. La
préparation du génocide a en réalité commencé dès le début du mois
d’août 1914, alors que les hommes arméniens, de 15 à 60 ans, sont
mobilisés afin d’être éloignés des villes et des villages auxquels
doit être appliqué l’ordre de déportation. Dès janvier 1915, les
250 000 soldats arméniens de l’armée ottomane sont désarmés puis
assassinés par petits groupes, le plus souvent après avoir creusé
eux-mêmes leurs fosses communes. Officiellement, les déportés
sont « réinstallés » dans les provinces de Syrie-Mésopotamie. En
fait, la longue marche dans le désert est déjà une étape d’élimination
naturelle, puisqu’aucune organisation n’est prévue pour leur prise en
charge. Des massacres sont ensuite périodiquement organisés pour
que la population des camps soit progressivement exterminée.
Au Rwanda, durant les années 1970 et 1980, les Tutsis sont
l’objet de discriminations. En 1990, le Front patriotique rwandais,
rejoint par une partie des Tutsis exilés en Ouganda, débute un conflit
dans le but de renverser le général Habyarimana au pouvoir. La paix,
signée en août 1993, prévoit la mise en place d’un gouvernement
d’unité nationale mais les tensions restent très fortes et le discours
anti-tutsi, plus virulent que jamais, est relayé par les médias. Entre
le 6 avril et le 4 juillet 1994, environ 800 000 hommes, femmes et
enfants tutsis et hutus modérés sont massacrés. En 13 semaines, près
de 75 % de la population tutsie au Rwanda a été tuée. Au plus fort
des massacres, chaque minute, 5 personnes sont éliminées à coup de
machette ou de massue. Le mode opératoire, identique d’un village
à l’autre, témoigne d’une planification des massacres.
312
CRIME CONTRE L’HUMANITÉ
ÉCONOMIQUE
suivre les auteurs de crimes (parfois décédés ou en fuite), assurent
HISTOIRE
une reconnaissance aux victimes et rendent possibles des actions
en indemnisation.
Sur le plan juridique, les poursuites pour crime contre l’humanité
nécessitent de démontrer l’existence d’un projet d’extermination et
de distinguer précisément les différents degrés de responsabilité, la
INTERNATIONALES
procès souvent très longs – le procès de Slobodan Milosevic inculpé
de crimes de guerre, crimes contre l’humanité et génocide par le
Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), a pris fin
avec sa mort, le 11 mars 2006, avant qu’un verdict ait pu être rendu
–, pose de nombreuses questions : ne risque-t-on pas de privilégier
une vision rédemptrice du droit ? Ce point essentiel a été au centre
des débats en France, au moment du vote de la loi Taubira (21 mai
2001) stipulant : « La République française reconnaît que la traite
négrière transatlantique ainsi que la traite dans l’océan Indien d’une
DES IDÉES
HISTOIRE
part, et l’esclavage d’autre part, perpétrés à partir du XVe siècle, aux
Amériques et aux Caraïbes, dans l’océan Indien et en Europe contre
les populations africaines, amérindiennes, malgaches et indiennes
constituent un crime contre l’humanité. » C’est sous couvert de cette
loi que, en septembre 2005, l’historien Olivier Pétré-Grenouilleau a
été poursuivi par le collectif des Antillais, Guyanais et Réunionnais,
pour avoir dit des traites négrières qu’elles n’étaient pas un génocide,
car elles n’avaient pas pour but l’extermination d’un peuple.
Sur le plan historique, la relecture du passé à partir d’une grille
génocidaire entraîne amalgames et anachronisme. La lecture globali-
sante des crimes de masse, génocidaires ou non, fait courir le risque
d’une décontextualisation des phénomènes et oblitère toute chance de
mettre en lumière les spécificités et les ressorts historiques de chaque
crime. Qui plus est, cette vision simpliste favorise une approche
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
313
G ÉNOCIDE JUIF
Politique planifiée d’extermination des Juifs d’Europe par
le régime nazi.
REPÈRES CHRONOLOGIQUES
OUVRAGES DE SYNTHÈSE
314
GÉNOCIDE JUIF
ÉCONOMIQUE
Le génocide juif
HISTOIRE
Durant la Seconde Guerre mondiale, les Juifs ont été victimes
d’une politique d’extermination systématique. L’élimination indus-
trielle de 3 millions d’hommes, de femmes et d’enfants auxquels il
faut ajouter les tueries par balle perpétrées par les Einsatzgruppen
(1,3 million) et les morts dans les ghettos (800 000) dans le cadre
DES IDÉES
HISTOIRE
de force au nom de l’aryanisation. À l’est de l’Europe, le regrou-
pement dans les ghettos (1939-1941) est conçu comme une solution
provisoire que l’historien Christopher R. Browning qualifie de « puri-
fication ethnique ». L’invasion de l’URSS donne lieu aux premiers
massacres collectifs perpétrés par les Einsatzgruppen qui ont fait
l’objet d’une étude détaillée de la part de Browning pour étudier le
comportement de ces « bourreaux ordinaires ». Il en conclut que les
POLITIQUE
Allemands ordinaires enrôlés dans les Einsatzgruppen ne partent pas
HISTOIRE
imbus d’idéaux nationaux-socialistes, mais se transforment en tueurs
une fois plongés dans l’action ; il s’agit d’un double processus de
déshumanisation des victimes et de brutalisation des bourreaux.
L’organisation de la conférence de Wansee (20 janvier 1942)
renvoie à la question de la prise de décision de la « Solution finale ».
Tous les historiens parlent plutôt d’un processus d’accumulation
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
315
la guerre. Les déportés qui ont parfois été raflés avec la collabora-
tion active des pays vassalisés – la rafle du Vel d’hiv en France, le
17 juillet 1942, a nécessité la participation de la police française –
sont acheminés vers l’Est dans des wagons à bestiaux plombés. Tout
le réseau ferré de l’Europe occupée est mis à contribution (Adolf
Eichmann est chargé de l’organisation des convois).
Dans le cadre de la « Solution finale », des camps d’extermination
sont créés sur le territoire polonais. Les nazis conçoivent l’exter-
mination comme une véritable « industrie » de la mort. Les camps
sont organisés dans une logique d’« efficacité » : au printemps 1944,
les fours crématoires d’Auschwitz brûlent jusqu’à 12 000 corps par
jour. Il s’agit aussi d’éviter la confrontation des bourreaux avec leurs
victimes : ce sont les Juifs eux-mêmes (Sonderkommandos) qui sont
chargés du « traitement » des corps et non les Allemands.
Au total, le génocide juif a fait 5,1 millions de victimes, dont la
moitié dans les camps d’extermination.
316
GÉNOCIDE JUIF
ÉCONOMIQUE
La place du génocide juif
HISTOIRE
dans l’histoire du XXe siècle
L’antisémitisme nazi s’appuie sur le racisme biologique tel qu’il
est théorisé au XIXe siècle, et voit dans le Juif l’incarnation d’une
modernité détestée : capitalisme, individualisme, démocratie. Selon
DES IDÉES
HISTOIRE
génocide juif dans une vision plus globale de la politique raciste
du régime hitlérien. Les historiens allemands Götz Aly et Susanne
Heim [Les Précurseurs de l’extermination. Auschwitz et les plans
allemands pour un nouvel ordre européen, 1991] montrent que le
génocide juif prend place dans un plan général mis en place par les
« experts » nazis – économistes, démographes, anthropologues –
visant la réorganisation territoriale et ethnique de toute l’Europe
POLITIQUE
de l’Est. Meurtre prédateur donc, dont l’historien allemand Franz
HISTOIRE
Neumann [(Béhémot : structure et pratique du national-socialisme,
1933-1944, 1987] souligne aussi la dimension mafieuse. À l’opposé
de ces travaux qui tendent à relativiser le caractère idéologique du
judéocide, Daniel J. Goldhagen [Les Bourreaux volontaires d’Hitler :
les Allemands ordinaires et l’Holocauste, Le Seuil, 1998] vise quant
à lui à démontrer l’antisémitisme viscéral de la société allemande
OBJET DE L’HISTOIRE
317
cette « mosaïque de petits fragments », cette « succession d’activités
ordinaires » où la technique a pris le pas sur toute considération
morale.
Transmission et représentation
Au lendemain de la guerre, les rescapés du génocide, de retour
dans leur pays, sont confrontés à l’incompréhension. Face à l’énor-
mité du crime, beaucoup préfèrent le silence. Là encore, le procès
Eichmann constitue le premier grand récit du judéocide et ouvre
ce qu’Annette Wievorka nomme « l’ère du témoin ». On estime
aujourd’hui à plusieurs centaines de milliers la masse des témoi-
gnages portant sur la Shoah. Face à ce que d’aucuns considè-
rent comme un « devoir de mémoire », le témoin tient une place
centrale.
La question de la transmission reste au centre de nombreuses
polémiques. La dernière en date qui a vu, en France, le Président
Sarkozy demander que chaque enfant de primaire prenne en charge
la mémoire d’un enfant juif assassiné a relancé le débat. Alors que la
première mise en récit fictionnelle du judéocide, la série américaine
Holocauste (1979), a marqué une étape importante dans l’émergence
de la mémoire juive du génocide, l’utilisation aujourd’hui fréquente
de fictions par les enseignants – La Liste de Schnindler, de Steven
Spielberg (1993), La vie est belle de Roberto Benigni (1998) – pour
transmettre cette mémoire pose le problème de la représentation.
Avec Shoah sorti en 1982, réalisé à base de témoignages et sans
images d’archives, Claude Lanzmann pose à nouveau la question
de l’irreprésentable.
En 2001, une exposition organisée à l’Hôtel de Sully à Paris et
intitulée Mémoire des camps, photographies des camps de concen-
tration et d’extermination nazis (1933-1999) [catalogue sous la
direction de Clément Chéroux paru en 2001, éd. Marval] juxtapose
des photographies de la propagande nazie, des images clandestines
des déportés et les clichés des photojournalistes accompagnant les
armées alliées lors de la libération des camps, ouvrant une nouvelle
polémique sur la question de la représentation de l’extermination.
Il n’en reste pas moins qu’elle est l’occasion de réfléchir au statut
de l’image des camps nazis dont le mésusage a pu être à l’ori-
gine d’erreurs. La confusion longtemps maintenue entre tous les
318
GÉNOCIDE JUIF
ÉCONOMIQUE
camps a occulté la spécificité de l’extermination des Juifs. Comme
HISTOIRE
le souligne Annette Wieviorka, la Shoah n’est pas le produit des
camps de concentration, puisqu’elle est d’abord mise en route hors
du système concentrationnaire.
INTERNATIONALES
En 2002, les programmes d’histoire de la classe de terminale
L-ES intègrent pour la première fois une question portant sur les
mémoires de la Seconde Guerre mondiale en France. À cette occa-
sion, l’accent est mis sur l’émergence de la mémoire du génocide
juif.
Après les silences de l’immédiat après-guerre et l’unanimisme
du résistancialisme qui mêle dans les mêmes commémorations
DES IDÉES
HISTOIRE
toutes les victimes du nazisme, les années 1970 voient l’éveil d’une
mémoire juive qui cherche son identité dans le génocide. Les procès
des années 1990 relancent la question de la complicité de Vichy
dans le processus d’extermination. Pour certains, il faut opérer une
distinction claire entre l’État, la République et la nation. L’État
français – l’appareil administratif et politique entre 1940 et 1944
– est jugé coupable d’avoir contribué au génocide. L’épuration en a
POLITIQUE
HISTOIRE
condamné les responsables. Mais il subsiste une ambiguïté dans la
mesure où l’État français désigne tout autant le régime de Pétain que
la structure administrative qui lui subsiste. En filigrane, la question
du réemploi des fonctionnaires épurés est posée. La République,
elle, renversée en 1940, ne serait pas coupable : mais c’est bien
l’Assemblée nationale qui vota les pleins pouvoirs à Pétain. Quant à
la nation, la thèse de la trahison des élites est relativisée par l’enthou-
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
319
finale : il ne s’agit pas de dire que la République est responsable mais
que la nation accepte d’assumer tous les aspects de son histoire, y
compris les pages les plus sombres.
Mais François Mitterrand se refuse à « rejouer » la condam-
nation du régime qui eut lieu lors de la Libération. Il insiste sur la
discontinuité entre la République et le régime de Vichy, tirant de cet
argument l’impossibilité d’assumer les crimes bien réels du second.
Ce faisant, le président opère des oublis : il passe sous silence le
fait que les pleins pouvoirs furent votés à Pétain, le 10 juillet 1940,
par une majorité de parlementaires de la République (mais était-ce
bien un parlement représentatif de la République ? 670 présents sur
907 parlementaires ; les communistes interdits de siéger ; 27 parle-
mentaires embarqués à bord du Massilia, etc.). Il oublie également
que la discontinuité des régimes masquait une certaine continuité
du personnel administratif, pendant et après la guerre (ce que l’in-
culpation contre Papon mettait alors en lumière). Enfin, l’argument
de la discontinuité n’oblitérait pas forcément la reconnaissance
officielle.
Pour clore la polémique, F. Mitterrand accorde que la journée du
16 juillet soit une commémoration nationale des persécutions et des
crimes raciaux. En 1995, en revanche, Jacques Chirac prend le parti
d’assumer la responsabilité des crimes d’État et proclame la dette
imprescriptible de la France à l’égard des Juifs.
Le négationnisme
Les nazis ont cherché à cacher la réalité du crime : destruction
des preuves matérielles (« il n’y aura pas de certitudes parce que
nous détruirons les preuves en vous détruisant », dit un SS à Simon
Wiesenthal), interdiction faite aux gardiens de faire entrer des appa-
reils de prises de vues dans les camps, utilisation d’un langage admi-
nistratif qui camoufle la réalité du crime (« traitement », « Solution
finale »). Autant d’éléments qui ont permis aux négationnistes de
développer leurs thèses à partir des années 1970.
En octobre 1978, Louis Darquier de Pellepoix, ancien Commissaire
général aux questions juives du gouvernement de Vichy, explique
dans une interview donnée à L’Express, alors qu’il vit en exil en
Espagne : « Je vais vous dire, moi, ce qui s’est exactement passé à
Auschwitz. On a gazé. Oui, c’est vrai. Mais on a gazé les poux. »
320
GÉNOCIDE JUIF
ÉCONOMIQUE
Un mois plus tard, Robert Faurisson, maître de conférences en litté-
HISTOIRE
rature à l’université de Lyon II, publie, dans la revue La Défense
de l’Occident (fondée par Maurice Bardèche, beau-frère de Robert
Brasillach), un article paru plus tard dans le Monde sous le titre « Le
problème des chambres à gaz » ou « la rumeur d’Auschwitz ». Au
texte est joint un complément dactylographié qui résume les thèses
du négationnisme : les chambres à gaz n’ont pas servi pour les
DES IDÉES
HISTOIRE
une médiatisation sans précédent du négationnisme.
La genèse du négationnisme est progressive : Maurice Bardèche
appartient à une première génération issue de l’extrême droite (1948,
Nuremberg ou la terre promise en est l’ouvrage fondateur) ; Paul
Rassinier, dans Le Mensonge d’Ulysse [La Vieille Taupe, 1960],
dénonce ce qu’il appelle « les mensonges de la littérature concen-
trationnaire » et met en doute l’existence des chambres à gaz.
POLITIQUE
Détournant un célèbre article de l’historien allemand Martin Broszat
HISTOIRE
qui faisait la distinction entre camp de concentration et camp d’exter-
mination, Faurisson, à son tour, en déduit que les chambres à gaz
n’ont pas été utilisées. Passant pour un homme de gauche, il défend
les cercles de l’OAS et fréquente la bibliothèque du Centre de la
documentation juive contemporaine, séjourne à Struthof, en Alsace,
à Maïdanek et à Auschwitz.
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
321
En 1987, à l’époque où Jean-Marie Le Pen qualifie les chambres
à gaz de « point de détail de la Seconde Guerre Mondiale », le néga-
tionnisme se répand dans la presse d’extrême droite et devient un
élément à part entière de l’idéologie du Front national. Cette thèse
trouve aujourd’hui de nouveaux adeptes dans les cercles islamistes
radicaux.
Les historiens, d’abord désarçonnés, réagissent avec vigueur à
partir de 1979. Pierre Vidal-Naquet rappelle qu’une discussion sur
le fond n’est pas nécessaire, encore moins un relativisme qui tendrait
à faire de la Shoah un « point de détail » de la Seconde Guerre
mondiale alors qu’elle en est l’événement le plus remarquable. Plus
tard, l’École des Hautes Études et l’Institut de l’Histoire du temps
présent multiplient les efforts de recherche et d’explication en ce
sens. La tribune du Monde met le négationnisme au cœur des débats,
en partie parce que Faurisson était lui-même un universitaire. Le
défi n’est donc pas scientifique mais plus largement pédagogique et
idéologique. Ainsi, comme le dit Hilberg, le négationnisme a relancé
en France les travaux sur la Shoah afin de marquer la différence
entre l’interprétation des faits (apport de sources supplémentaires,
confrontation des sources) et leur négation, opérée au nom d’une
logique contestable.
322
GÉNOCIDE JUIF
ÉCONOMIQUE
le fonctionnement du régime nazi : des ordres vagues exigeant une
HISTOIRE
compréhension intuitive pouvant varier avec l’esprit d’initiative local
à qui l’on laisse ainsi une certaine marge de manœuvre, transformés
ensuite en ligne politique générale.
Les années 1980 sont ensuite marquées par un débat sur l’année 1941 :
Richard Breitman place la décision de la « Solution finale » début 1941,
dans le cadre de la préparation du plan Barbarossa ; tandis que Philippe
INTERNATIONALES
de l’échec d’une victoire éclair sur le front russe et de l’entrée en guerre
des États-Unis ; Ch. Browning, pour sa part, la pense à l’automne, dans
l’euphorie des premiers succès en URSS. Ce qui est en jeu, c’est donc
le poids du contexte ou du plan déterminé idéologiquement (même
s’il y a interaction entre les deux).
DES IDÉES
HISTOIRE
POLITIQUE
HISTOIRE
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
HISTOIRE SOCIALE
ET CULTURELLE
323
G UERRE
Confrontation militaire à grande échelle, organisée
et sanglante entre groupes politiques.
REPÈRES CHRONOLOGIQUES
OUVRAGES DE SYNTHÈSE
324
GUERRE
ÉCONOMIQUE
Du « droit du plus fort » au droit de la guerre
HISTOIRE
De tous temps, la guerre a constitué le moyen de régulation des
rapports entre les États et / ou des individus ou groupes d’individus.
Durant la période pré-industrielle et jusqu’au XIXe siècle, la conquête de
richesses ou de territoires constitue le principal moteur de la guerre.
INTERNATIONALES
théorisation de la guerre sainte : sortant du cadre juridique clas-
sique, la référence à la transcendance permet de justifier le recours à
la violence. La lutte contre le païen, l’infidèle ou l’hérétique devient
alors un impératif catégorique pour le croyant. La conquête musul-
mane du VIIe siècle a ainsi été légitimée par certaines sourates qui
recommandent aux musulmans d’effectuer le petit jihâd (la « guerre
légale »). Cependant, le jihâd n’est pas une obligation individuelle,
mais collective pour l’umma. Seule une armée représentant l’umma
peut l’effectuer. De là découle, très progressivement, une conception
DES IDÉES
HISTOIRE
du monde qui distingue le territoire de l’islam (dar al-islâm) aux
mains des musulmans où doit régner la Loi de l’islam, la sharî’a, et
le territoire de la guerre (dâr al-harb), c’est-à-dire là où le pouvoir
n’est pas aux mains des musulmans ; donc, a priori, la paix n’est
pas possible entre ces deux territoires. Cependant, le facteur reli-
gieux dans les conquêtes musulmanes est à bien mesurer : les tribus
arabes qui se lancent dans la conquête ne sont que fraîchement et
POLITIQUE
HISTOIRE
imparfaitement islamisées ; le texte du Coran ne sera consigné qu’au
milieu du VIIe siècle, quand la conquête aura déjà achevé sa première
étape. L’expansion a donc été au départ un dérivatif pour canaliser
les tribus guerrières arabes. Par la suite, le jihâd prend un caractère
défensif. Ainsi, au XIIe siècle, il répond à la croisade menée par les
chrétiens. Celle-ci découle d’une réflexion morale sur les buts et les
OBJET DE L’HISTOIRE
faire pour une cause juste ; elle doit viser le rétablissement du droit
ou de la situation antérieure (la droite intention) ; elle constitue
l’ultime recours, une fois qu’ont été tentées toutes les solutions
325
politiques et diplomatiques ; elle est déclenchée sur décision d’une
autorité légitime (prince chrétien chez Thomas d’Aquin, prince
souverain chez Grotius) ; elle doit respecter le principe de propor-
tionnalité (les destructions encourues ne doivent pas empirer la situa-
tion) ; l’espérance de succès doit être raisonnable.
– Le droit dans la conduite de la guerre (jus in bello) prévoit un
usage proportionné de la violence qui soit en rapport avec l’enjeu
ainsi que la discrimination entre combattants et non-combattants.
À partir du XVIe siècle, la notion se laïcise et laisse la place à une
réflexion sur le droit de la guerre. Mais elle est battue en brèche
par le triomphe de la Realpolitik qui défend l’idée, à la suite de Carl
von Clausewitz, que la guerre est « la simple continuation de la
politique par d’autres moyens » [De la guerre, 1832]. La Révolution
française et l’émergence des États-nations au XIXe siècle entraînent
une mutation des cadres de la guerre : le conflit « moderne » met
dorénavant en présence non plus des souverains mais des peuples. La
guerre de masse a besoin d’une justification idéologique : exporter
les idéaux de liberté de la Révolution, par exemple. Clausewitz,
contemporain des guerres napoléoniennes, les décrit comme des
guerres absolues dont le but est l’écrasement total de l’adversaire,
nécessitant le passage par une violence extrême. Les guerres totales
du XXe siècle en sont l’expression la plus aboutie.
Après 1945, les interventions militaires déclenchées dans le cadre
de la Guerre froide (guerre du Vietnam) et les guerres de décoloni-
sation relancent la réflexion sur la guerre juste. Pour le philosophe
américain Michaël Walzer [Guerres justes et injustes, Belin, 1999],
les conflits contemporains se font en violation du cadre moral défini
par le droit de la guerre. De plus, selon lui, la menace nucléaire rend
inopérante toutes les classifications classiques.
326
GUERRE
ÉCONOMIQUE
– Les hyper-conflits correspondent aux deux guerres mondiales.
HISTOIRE
– Les macro-conflits représentent des guerres internationales
localisées.
– Les médio-conflits recouvrent les guerres limitées.
– Les micro-conflits englobent les guérillas et le terrorisme.
– Les infra-conflits correspondent à des rivalités armées de type
INTERNATIONALES
• La multiplication des conflits
Depuis 1945, les guerres interétatiques sont de plus en plus rares :
elles ne représentent que 15 % des conflits entre 1945 et 1992. En
revanche, les guerres intraétatiques se sont multipliées : conflits sépa-
ratistes (Tchétchénie), ethniques (Rwanda), mouvements de rebelles
contre un pouvoir en place (FARC en Colombie), guerres civiles.
DES IDÉES
HISTOIRE
Dans tous les cas, ils témoignent d’une privatisation de la guerre
dont les civils sont les premières victimes (populations déplacées,
prises d’otages, massacres).
POLITIQUE
HISTOIRE
le début des années 1990 est marqué par une multiplication des
conflits asymétriques, dont la compréhension et le règlement sont
devenus plus complexes. La guerre asymétrique peut se définir
comme un conflit qui oppose deux forces inégales dans leurs moyens
militaires et la façon de les utiliser et dans les logiques qu’ils pour-
suivent. Le concept d’asymétrie n’est pas nouveau. Dès le VIe siècle
avant J.-C., le chinois Sun Tse théorise, dans son Art de la guerre,
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
327
Si le déséquilibre des forces entre deux adversaires peut consti-
tuer un élément de l’asymétrie, cela ne suffit pas à définir le concept.
Adopter une stratégie asymétrique consiste à abolir les règles dites
classiques de la guerre en déplaçant l’affrontement sur un terrain
inhabituel. Dans ce cadre, la victoire opérationnelle n’assure pas
forcément le succès d’une guerre. L’asymétrie peut être positive, par
l’usage d’une différence pour obtenir l’avantage, ou négative par la
conversion de la supériorité de l’adversaire en faiblesse ; elle peut
revêtir des formes violentes ou non-violentes (la résistance passive,
l’exhibition de sa faiblesse).
• Le terrorisme
La particularité de la fin du XXe siècle est la prolifération des
mouvements terroristes qui utilisent l’asymétrie de manière déli-
328
GUERRE
ÉCONOMIQUE
bérée et pour elle-même pour contester l’ordre mondial. Ils ont tous
HISTOIRE
en commun de mettre en œuvre une nouvelle forme de violence
dirigée le plus souvent contre des civils (attentats médiatisés,
prises d’otages). Par ailleurs, le système d’informations en continu
constitue une formidable caisse de résonance pour ces organisations
qui savent jouer de leur maîtrise des systèmes de représentation. La
INTERNATIONALES
tère mobile et transnational de ces nouveaux acteurs – plus qu’une
organisation structurée, Al-Qaïda apparaît davantage comme une
nébuleuse dont les agents dormants peuvent être actionnés partout
et à tout moment – rend plus diffuse la menace et plus difficile la
contre-attaque.
En attaquant les États-Unis là où ils s’y attendaient le moins
– leur territoire –, en visant des cibles symboliques – le World Trade
center, le Pentagone –, en jouant sur l’effet de surprise et sur la
résonance médiatique, et en s’assurant une hypermédiatisation par la
DES IDÉES
HISTOIRE
répétition d’actions spectaculaires (attentats de Madrid en mars 2004,
de Londres en juillet 2005), Al-Qaïda a inauguré un nouvel âge de
la stratégie asymétrique, obligeant les grandes puissances à revoir
leur stratégie de sécurité et à investir dans la guerre de l’information
(information warfare).
POLITIQUE
HISTOIRE
L’avenir de la guerre
Dès la fin des années 1980, le stratège américain William S. Lind
définit les contours d’un nouveau concept : la guerre de la quatrième
génération, caractérisée par une dispersion des combats, le ciblage
d’objectifs non militaires, le soutien de combattants immergés dans
OBJET DE L’HISTOIRE
329
Enfin, face à des combattants prêts au martyre, il souligne également
le déplacement du but même de la guerre qui, selon lui, ne serait
plus un moyen mais une fin.
Pour les théoriciens réalistes, au contraire, la guerre comme mode
de résolution des conflits va tendre à disparaître. Son coût exorbitant,
les risques encourus face au risque de l’utilisation d’armes « sales »,
son inutilité dans bien des cas, voire sa perversité puisque souvent
elle engendre une situation de chaos, la rendent inopérante et dange-
reuse. La guerre en Irak en fournirait la meilleure illustration.
Enfin, une approche plus optimiste insiste sur le fait que la guerre
pourrait « passer de mode ». Une partie de l’opinion mondiale, qui
a par exemple exprimé son opposition à l’intervention américaine
en Irak par le biais de grandes manifestations, ne serait plus prête
à accepter le recours à la violence, sauf en cas de légitime défense.
Les états-majors, s’appuyant sur une technologie militaire de plus en
plus sophistiquée, cherchent à limiter les interventions dont le coût
en vies humaines ne serait plus acceptable – l’émotion suscitée par
la mort de 10 soldats français en Afghanistan en août 2008 l’atteste –
et privilégient les « frappes chirurgicales » dont les « dommages
collatéraux » doivent être réduits au maximum. Les Américains en
ont fait un principe avec la doctrine Powell, à l’issue du fiasco de
l’intervention en Somalie, en 1992. Les guerres du futur seront alors
des cas de conscience (war of conscience) et n’obéiront plus à des
objectifs stratégiques (war of interest).
330
G UERRE TOTALE
ÉCONOMIQUE
HISTOIRE
Conflit dont les conséquences et les implications touchent
l’ensemble des sociétés des pays mobilisés.
INTERNATIONALES
repose-t-il ?
● Quels sont les moyens mis en œuvre dans une guerre totale ?
REPÈRES CHRONOLOGIQUES
DES IDÉES
HISTOIRE
1861-1865 Guerre de Sécession aux États-Unis
1870 Guerre franco-prussienne
1916 Bataille de Verdun
1937 Massacres de Nankin
1942-1943 Bataille de Stalingrad
1943 Discours de Goebbels au palais des sports de Berlin
sur la guerre totale
POLITIQUE
HISTOIRE
OUVRAGES DE SYNTHÈSE
1993.
LA VIOLENCE,
331
Alors que George Clemenceau déclare devant les députés le
20 novembre 1917 : « Politique intérieure, je fais la guerre ; politique
étrangère, je fais la guerre. Je fais toujours la guerre », Goebbels, au
palais des Sports de Berlin, le 18 février 1943, intime aux Allemands
de mener la guerre « la plus totale et la plus radicale qu’il est possible
[d’]imaginer ». Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit de répondre
aux nécessités imposées par un conflit qui s’est enlisé.
L’expression de « guerre totale », qui s’oppose à celle de « guerre
limitée », sous-entend le passage à un nouvel âge de la guerre qui,
s’il ne date pas du XXe siècle, trouve son expression la plus accomplie
dans les deux conflits mondiaux. Par la longueur des affrontements,
l’extension des théâtres d’opération, l’étendue des populations
touchées (civiles et militaires), l’ampleur de la mobilisation écono-
mique, l’utilisation massive de la propagande, les guerres de 1914-
1918 et 1939-1945 ont revêtu un caractère multidimensionnel jusque
là inconnu. Il explique l’importance des destructions et des pertes
humaines, et il entraîne d’énormes bouleversements dans l’organi-
sation économique et sociale des pays belligérants.
332
GUERRE TOTALE
ÉCONOMIQUE
l’affaire d’un corps de professionnels appelé « armée », mais devient
HISTOIRE
une entreprise qui concerne l’ensemble de la société et chacun est
tenu d’y contribuer. La levée en masse des soldats de l’an II, puis la
conscription rendue obligatoire en France en 1798 associent ainsi des
groupes de plus en plus larges au fait guerrier. C’est la Révolution
française qui a promu l’idée de la Nation en armes, et d’une armée
composée de citoyens soldats, victorieuse à Valmy face à l’armée
DES IDÉES
HISTOIRE
taire. Dans cette période de transition, la guerre est encore l’affaire
des ministres et des soldats. Elle se déroule en champ clos, selon les
codes qui la régissent depuis des siècles. Pour Carl von Clausewitz,
le Ziel est le but ultime de la campagne militaire et il peut et doit
donc se transformer en moyen au service de la fin politique (Zweck).
Dans sa conception, « la guerre est la continuation de la politique
par d’autres moyens. »
POLITIQUE
Cette thèse a été approfondie par l’historien Jean-Yves Guiomar
HISTOIRE
[L’Invention de la guerre totale, Le Félin, 2004] qui souligne comment
la république jacobine a mêlé le politique et le militaire dans un
engagement total où le conflit devient nécessaire à la Révolution.
La guerre idéologique impose alors sa propre logique et s’accom-
pagne d’une violence qui vise à l’anéantissement de l’adversaire.
Sur ce point, les modernistes relativisent la coupure que seraient les
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
333
confiés au commandement militaire. Toutes les ressources, toutes les
forces vives de la nation doivent être orientées vers l’effort de guerre,
organisé par une planification militaire cohérente et centralisée.
Après la défaite, Ludendorff expose ses analyses dans un livre,
publié en 1936, intitulé précisément Der Totale Krieg. Pour lui, la
Première Guerre mondiale marque le passage d’une guerre tradition-
nelle – une guerre de cabinets, limitée dans son ampleur et dans ses
buts, décidée par le pouvoir politique d’un État pour contraindre un
autre État et l’amener à la défaite – à la guerre totale. Les objectifs ne
sont plus désormais limités à l’invasion d’une région et au contrôle
de certaines ressources économiques, mais deviennent absolus : il
s’agit d’obtenir la complète soumission du pays ennemi ; la paix de
compromis n’est plus envisageable. On nie toute légitimité à l’adver-
saire et, parce que son existence même est vécue comme une menace
vitale, la guerre devient donc l’affaire de tout un peuple ; c’est la
« lutte du peuple pour sa vie » [La Guerre totale, Flammarion, 1937].
Dès lors, Ludendorff dépasse le modèle de Clausewitz en ce qu’il
prône la soumission du politique au militaire. Alors que la guerre
« classique » mettait aux prises des États, la guerre totale dépasse
le cadre interétatique pour porter « la passion nationaliste » sur le
terrain à la fois infra et supraétatique. Dans cette logique, la lutte
contre l’ennemi peut se déplacer au sein même des frontières natio-
nales (le génocide arménien) ou entraîner des situations de guerres
civiles.
Toutefois, il s’agit d’un modèle théorique, le conflit absolu étant,
en pratique, limité par des facteurs comme l’intervention d’autres
États, l’évolution des situations conflictuelles (qui sont des processus
et non des modèles) et les calculs du pouvoir politique.
334
GUERRE TOTALE
ÉCONOMIQUE
guerre totale. La puissance industrielle est mobilisée : équipement
HISTOIRE
des armées de masse, développement des moyens de transport
comme le chemin de fer et des moyens de communication rapide
comme le télégraphe.
La guerre de Sécession (1861-1865) en fournit le premier
exemple : mobilisation de part et d’autre de l’ensemble des
INTERNATIONALES
reddition sans condition de l’adversaire. Pour la première fois, les
moyens techniques et économiques permettent de conduire la guerre
sur une vaste échelle. Il y a des industries pour équiper durablement
les troupes, les fournir en armements et en munitions, des trains et
des navires blindés pour les transporter d’un bout à l’autre du pays,
et le télégraphe pour garantir une communication immédiate. Les
journaux de masse, avec la photographie, permettent de mener une
propagande d’envergure, nécessaire pour maintenir la population
mobilisée.
DES IDÉES
HISTOIRE
La guerre franco-allemande de 1870-1871 présente des caracté-
ristiques semblables. En France, Léon Gambetta constitue un gouver-
nement de défense nationale et appelle à « la guerre à outrance. »
POLITIQUE
HISTOIRE
Au XXe siècle, la mobilisation totale ne se cantonne plus aux
domaines économique et technique. Elle investit également la sphère
du droit civil et du droit constitutionnel pour créer un nouveau type
de contrat social, où le citoyen voit ses droits limités en fonction de
leur compatibilité avec la défense du pays. Ernst Jünger [Der Krieg
als inneres Erlebnis, 1941] note ainsi, dans de nombreux pays, une
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
335
jusqu’alors : atrocité et durée inédites des combats, armes nouvelles
qui pulvérisent les corps, mort de masse (2 200 morts par jour sur le
front Ouest). On assiste à une dépersonnalisation des combats : les
soldats sont éparpillés sur un périmètre assez vaste et leur expérience
militaire n’a que peu d’importance face au risque que représente
l’explosion d’un obus. La France compte, en 1918, 350 000 disparus
dont les corps ont été pulvérisés dans les bombardements ; elle a
également perdu 10,5 % de sa population active masculine.
De plus, comme la guerre totale suppose la mobilisation de
l’ensemble de la société, y compris de la population civile, celle-ci
devient un objectif militaire d’importance que l’ennemi tente de
détruire. Pour la première fois, au moyen des zeppelins, on bombarde
des villes de l’arrière du front. L’état de guerre se répercute sur les
civils, que les combats obligent parfois à l’exode et dont les condi-
tions de vie sont difficiles. La violence est directe dans les zones
occupées : déportations et travail forcé. Les populations vivant sur
les voies d’invasion (Belgique, nord de la France, Prusse orientale)
subissent les exactions des soldats : exécutions, viols, mutilations
que les rumeurs amplifient (les fameuses mains coupées des enfants).
Dans l’empire Ottoman, les Arméniens subissent un véritable géno-
cide (1,5 million de morts) en 1915.
Pour George L. Mosse [De la grande guerre au totalitarisme : la
brutalisation des sociétés européennes, Hachette, 1999], le premier
conflit mondial constitue une rupture dans la perception de la guerre
car, en banalisant la destruction de masse, elle a modifié le rapport
des hommes à la mort. On assiste ainsi à une brutalisation des
sociétés, qu’il décrit comme le processus par lequel la violence
physique et psychologique de la guerre engendre chez les soldats et
les civils des comportements brutaux.
Cet ensauvagement atteint les esprits et donne naissance à ce
que certains historiens décrivent comme une véritable culture de
guerre, entretenue à tous les échelons de la société aussi bien par la
propagande de l’État que par les intellectuels. Cette notion traduit
l’empreinte du conflit dans toute la société. Pour rallier les popu-
lations à la guerre, la propagande gouvernementale en appelle au
patriotisme et n’hésite pas à utiliser le « bourrage de crâne » et la
censure. Sur le front, un contrôle postal aux armées est organisé
pour connaître l’opinion des poilus et, le cas échéant, censurer les
lettres les plus défaitistes. La désinformation est maniée par tous
les gouvernements. Le contenu de la presse relève de la culture de
guerre qui exalte la perspective d’une victoire rapide, l’héroïsme des
336
GUERRE TOTALE
ÉCONOMIQUE
soldats et dénonce les atrocités commises par l’ennemi diabolisé et
HISTOIRE
animalisé. Selon les historiens de l’Historial de Péronne, c’est la
diffusion de cette culture guerrière qui serait à l’origine du consen-
tement des populations à la guerre.
À l’« Appel aux nations civilisées » signé par 93 intellectuels
allemands le 3 octobre 1914 – alors que l’armée allemande bombarde
INTERNATIONALES
sité absolue de défendre l’honneur de la nation allemande, répond le
23 octobre 1914 une « protestation des intellectuels russes » parue
dans L’Humanité. La guerre, ainsi identifiée comme une croisade,
anime la volonté exterminatrice et « jusqu’au boutiste » des soldats et
des civils et les fait « tenir » malgré les pertes, les souffrances et les
deuils. Par ce consentement collectif à la violence, la Grande Guerre
aurait donc rompu le processus de « civilisation des mœurs » cher à
Norbert Elias [La Dynamique de l’occident, Calmann Lévy, 1975].
L’expérience traumatique de la guerre et l’incapacité à démobiliser
DES IDÉES
HISTOIRE
les esprits expliqueraient le transfert de la violence dans la sphère
politique et sociale après 1918.
POLITIQUE
HISTOIRE
La Seconde Guerre mondiale va voir une augmentation consi-
dérable de la puissance de feu et la systématisation de l’emploi du
char et de l’aviation. Par ailleurs, chacun des belligérants est à la
recherche de l’arme absolue capable de renverser le cours de la
guerre. En Allemagne, la communauté scientifique est mobilisée
OBJET DE L’HISTOIRE
tion sans pilote capables de transporter des explosifs à 200 km, sont
lancés sur l’Angleterre ; le V2, fusée d’une portée de 300 km, mis
au point trop tard, ne sera pas d’une grande utilité. L’utilisation de la
bombe atomique sur Hiroshima met fin à ce que Churchill appelait
« la guerre des sorciers ». Sa mise au point aux États-Unis a coûté
2 milliards de dollars et nécessité la mobilisation de 6 000 cher-
cheurs et techniciens de toutes nationalités dans le cadre du projet
HISTOIRE SOCIALE
Manhattan.
ET CULTURELLE
337
• La subordination totale à la guerre
de toutes les sphères de la société
La mobilisation économique nécessaire à la conduite d’un
conflit long, initiée lors de la Première Guerre mondiale, est ampli-
fiée durant la seconde. Les structures économiques sont réorga-
nisées pour soutenir l’effort de guerre : production d’armements
(militarisation des économies), ravitaillement du front et des civils.
Cette économie de guerre implique un interventionnisme accru des
États. Durant la Seconde Guerre mondiale, c’est la production de
masse mécanique en URSS et aux États-Unis (Victory programm)
qui assure la victoire sur le Reich. En URSS, les mécanismes de la
planification mis en place dès les années 1930 ont servi l’effort de
guerre. Les civils sont largement mobilisés. L’appel aux non-combat-
tants (femmes, travailleurs venus des colonies, prisonniers de guerre,
déportés) se généralise : en URSS, les femmes représentent 53 %
de la main-d’œuvre civile en 1942. En Grande-Bretagne, la guerre
du peuple (people’s war) implique une participation collective à
l’effort national.
Les techniques de la guerre économique utilisées entre 1914
et 1918 pour affaiblir l’adversaire sont à nouveau appliquées : en 1939,
la Grande-Bretagne crée un ministère de la Guerre économique.
La conduite nazie de la guerre à l’Est implique l’utilisation de
toutes les ressources possibles et suppose une planification liée
à la conception économique d’une guerre totale. Pour l’historien
Ludolf Herbst [Der Totale Krieg und die Ordnung der Wirtschaft :
Die Kriegswirtschaft im Spannungsfeld von Politik, Ideologie und
Propaganda 1939-1945, 1982], les premiers éléments de planifi-
cation n’ont été introduits que très lentement avant la guerre et la
mobilisation économique par des moyens contraignants n’a été trans-
formée en un système de planification centralisée qu’après les revers
de la guerre en URSS, en 1942-1943, avec la création du ministère
de l’Économie en 1943.
338
GUERRE TOTALE
ÉCONOMIQUE
ties, des services spécialisés sont progressivement créés : service
HISTOIRE
Action psychologique au ministère de l’Information en France,
celui de la guerre psychologique au Political Warfare Executive
britannique.
Pour les démocraties, il s’agit de promouvoir la défense de la
liberté (Charte de l’Atlantique) et du droit contre la barbarie. En
INTERNATIONALES
de la grande guerre patriotique. Staline n’hésite pas à s’appuyer
sur l’Église orthodoxe et à se référer à la mémoire des souverains
rassembleurs et des grands généraux de l’Empire russe, ce qu’Hélène
Carrère d’Encausse analyse comme l’échec du projet soviétique
et de son système de valeurs. Nicolas Werth [Histoire de l’Union
soviétique, PUF, 2001] montre quant à lui que la mobilisation dans
le cadre de la grande guerre patriotique s’est accompagnée d’une
certaine libéralisation du régime. Pour les historiens soviétiques, la
guerre menée par des millions de soldats au nom de la défense de la
DES IDÉES
HISTOIRE
patrie illustre le rôle des masses dans la guerre moderne
De son côté, l’Allemagne nazie cherche à enrôler les Européens
dans sa croisade contre « le bolchévisme asiatique et enjuivé ».
Après la défaite de Stalingrad, Joseph Goebbels, dans son discours
du 18 février 1943 au palais des sports de Berlin [Rede, Band II,
édité par Helmut Heiber, 1971], appelle à une mobilisation totale des
Allemands pouvant aller jusqu’au sacrifice. Ce discours radiodiffusé
POLITIQUE
HISTOIRE
est censé encourager le sentiment belliciste du peuple allemand,
qui devient lui même acteur et porteur de la guerre totale et ultime
défenseur du Heimatfront – Heimat, la patrie, géographiquement
définie comme le foyer, est confondue ici avec l’espace du front.
La proclamation de la guerre totale implique un affermissement
de l’appareil d’État, un durcissement de la violence nazie, sous la
double forme de la terreur politique (à l’intérieur de l’Allemagne)
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
339
• La radicalité des buts de guerre
Les civils tiennent une place grandissante dans le décompte
des victimes : 65 % du total des morts pendant la Seconde Guerre
mondiale. Les bombardements (1,2 million de civils succom-
bent sous les bombes pendant la Seconde Guerre mondiale, dont
593 000 Allemands), la destruction des villes, les représailles,
les persécutions de masse (massacre de Nankin, de Katyn, le viol
de 600 000 Allemandes par les soldats de l’Armée rouge) et les
déportations sont autant de signes de cette volonté d’anéantir
l’ennemi. À Nankin, l’armée japonaise massacre de 350 000 à
420 000 personnes, dont une grande majorité de civils. Akira
Fujiwara [Histoire du règne de Shôwa, 1960, cité par Paul Akamatsu,
« Au Japon : l’armée et le prince Konoé », dans Annales. Histoire,
Sciences Sociales, 1964, n° 1] souligne d’ailleurs que, dès 1937,
l’empereur Shôwa ratifie une directive de l’état-major qui invite à
ne plus prendre en compte le statut de prisonnier de guerre pour les
soldats chinois captifs.
La théorisation du bombardement stratégique dans l’entre-
deux-guerres doit, selon ses concepteurs, entraîner une véritable
révolution stratégique et assurer la victoire en ciblant toutes les
ressources de l’ennemi : centres industriels, voies de communica-
tion et villes. Les civils ne sont plus ici considérés comme victimes
collatérales des bombardements mais, au contraire, comme un
objectif à terroriser et à détruire. L’historien allemand Jörg Friedrich
[L’Incendie : l’Allemagne sous les bombes, 1940-1945, De Fallois,
2004] a rappelé l’ampleur des bombardements alliés sur les villes
allemandes à partir de 1943, allant même jusqu’à évoquer un véri-
table crime de guerre.
L’acharnement des combats lié à la volonté d’anéantissement de
l’adversaire explique l’ampleur des pertes. La guerre exterminatrice
menée à l’Est par les SS à partir de 1941, mais aussi, comme l’a
montré Omer Bartov [L’Armée d’Hitler, La Wehrmacht, les Nazis et
la guerre, Hachette, 1999], par les soldats de la Wehrmacht, parti-
cipent de cette même logique et font peu de cas de la distinction
militaires-civils ou belligérants-neutres.
Parallèlement, les revendications des belligérants s’alourdissent
avec la durée du conflit. En janvier 1943, lors de la conférence de
Casablanca, Roosevelt et Churchill exigent la capitulation totale et
sans condition des puissances de l’Axe. Le discours de Goebbels
exclut par définition toute idée de capitulation ; c’est un appel à la
340
GUERRE TOTALE
ÉCONOMIQUE
lutte à mort. Au Japon, la propagande joue un rôle de premier plan en
HISTOIRE
glorifiant le sacrifice des soldats pour leur nation et pour l’Empereur ;
les instructions militaires promeuvent le suicide collectif (gyokusai)
ou individuel des kamikazes. Brian Victoria [Le Zen en guerre, 1868-
1945, Le Seuil, 2001] a, depuis, mis en évidence le rôle joué par les
moines bouddhistes zen qui, adhérant au nationalisme japonais, ont
INTERNATIONALES
dans le cadre du zen, la violence est juste car elle peut être la voie
à l’établissement de la paix ultime, ce qui justifie l’anéantissement
de l’ennemi. Les moines zen ont ainsi participé à la propagande, à
la bénédiction des troupes, mais aussi à leur formation.
DES IDÉES
HISTOIRE
Le modèle de la guerre totale tel qu’il se déploie au XXe siècle, lors des
deux conflits mondiaux, a fait émerger chez les historiens le concept
de « guerre civile européenne » pour désigner la séquence qui s’étend
de 1914 à 1945. À la suite des travaux de George L. Mosse, la Grande
Guerre est présentée comme le creuset d’un monde nouveau où tous
les repères anciens sont bouleversés : l’anomie qui en découle aurait
favorisé l’émergence des régimes totalitaires ; l’impossible démobili-
sation culturelle et la brutalisation des sociétés, en rompant avec le
POLITIQUE
HISTOIRE
modèle de la violence légitime théorisée par Max Weber, seraient à
l’origine des violences de masse de la Seconde Guerre mondiale
(« Démobilisations culturelles après la grande guerre », 14-18, éditions
Noésis, mai 2002). Le philosophe allemand Ernst Nolte va même jusqu’à
voir dans l’affrontement entre bolchevisme et fascisme de 1917 à 1945
l’origine de la Shoah, qu’il présente comme un aboutissement de la
lutte contre le bolchevisme.
OBJET DE L’HISTOIRE
inhumanité, conséquences sur les soldats mais aussi sur les populations
civiles, ainsi que sur la notion de deuil, public et privé. À rebours d’une
historiographie qui avait jusqu’alors privilégié une vision « victimisante »
341
du poilu – vision largement tributaire de la mémoire pacifiste du conflit
qui s’est développée dès les années 1920 –, l’école de Péronne veut, à
partir des récits et des témoignages de soldats mais aussi en se fondant
sur toutes les productions littéraires, artistiques de la période, retrouver
la violence de la guerre, construisant ainsi l’image d’un soldat non plus
contraint mais consentant.
La question du consentement à la guerre devient la pierre d’achoppe-
ment qui oppose l’Historial de Péronne au CRID 14-18 (Collectif de
Recherche International et de Débat sur la guerre de 1914-1918).
Réunis autour de Nicolas Offenstadt [Le Chemin des Dames. De l’évé-
nement à la mémoire, Stock, 2004], Frédéric Rousseau [La Guerre
censurée, Le Seuil, 1999], Rémi Cazals [Dans les tranchées de 1914-1918,
Cairn, 2008], les historiens du CRID 14-18 s’attachent aux pratiques
quotidiennes des soldats et non pas « à la culture des élites et de
l’arrière » ; ils réfutent l’idée d’un consentement généralisé à la guerre,
insistant sur le fait que les archives montrent, au contraire, que face
à la brutalité des combats, le soldat, qui ne dispose d’aucune liberté
de choix, agit sous la contrainte. Jean-Yves Le Naour a même étudié
l’obsession de l’État-major à contrôler la sexualité du poilu français
[Misères et tourments de la chair durant la Grande Guerre : les mœurs
sexuelles des français 1914-1918, Aubier, 2002]. Voyant la Première
Guerre mondiale comme l’occasion d’une régénération morale de la
France et d’une re-virilisation des Français, dans un contexte de déna-
talité, l’État-major a tenu au maximum les poilus à l’écart des femmes
(répression de la prostitution, interdiction des infirmières sur le front…)
et admis la correspondance avec des marraines de guerre tant qu’elle
assurait une compensation à la misère psychologique des poilus. Ces
historiens montrent aussi que le soldat sait adopter une multitude de
stratégies d’esquive. Si la violence quotidienne est vécue comme une
souffrance (symptômes physiques et psychologiques), le soldat trouve
des biais pour « tenir » : une certaine forme de résignation, le senti-
ment de défendre les siens, la solidarité avec les autres combattants,
le lien avec l’arrière, l’attente de la permission… La culture de guerre
n’aurait donc pas pris de la même manière à tous les échelons de la
société, à l’arrière et au front, chez les soldats éduqués et les autres,
et correspondrait en fait à un discours de guerre qui recouvrirait toutes
les autres formes de représentation, notamment les discours pacifistes
et les condamnations de la guerre visibles dans la correspondance des
soldats.
342
O
ÉCONOMIQUE
CCUPATION
HISTOIRE
(NAZIE)
Domination militaire et exploitation de la majeure partie de
INTERNATIONALES
● À quel dessein idéologique répond le projet européen
d’Hitler ?
● Quelles sont les modalités de la domination nazie ?
REPÈRES CHRONOLOGIQUES
DES IDÉES
HISTOIRE
24 OCTOBRE 1940 Rencontre de Montoire entre Hitler et Pétain
7 DÉCEMBRE 1941 Décret Nacht und Nebel
15 JUIN 1941 Plan Est, prévoyant la réorganisation territoriale de toute
l’Europe de l’Est par les nazis
FÉVRIER 1942 Vidkun Quisling devient « ministre-président » de la
Norvège
10 JUIN 1942 Massacre de Lidice en Tchécoslovaquie
POLITIQUE
HISTOIRE
1943 Instauration du STO
OUVRAGES DE SYNTHÈSE
Autrement, 2007.
343
Un ordre nouveau
Pour comprendre la vision hitlérienne du nouvel ordre euro-
péen à construire, il faut en rappeler les fondements idéologiques.
S’appuyant sur l’idée d’une lutte des nations (« lutte universelle
pour la vie ») et de la survie nécessaire des plus fortes d’entre elles
(« la loi de l’autoconservation »), Adolf Hitler justifie son projet
d’« impérialisme naturel » et de recours nécessaire à la conquête,
quels qu’en soient les moyens. La guerre déclenchée en 1939 vise
l’instauration « pour mille ans » d’un ordre nouveau en Europe. Des
revues défendant cette vision – Das Neue Europa, Junger Europa
– sont créées. Le projet hitlérien repose sur l’idée d’une supériorité
de la race germanique autour de laquelle la nouvelle Europe devra
s’organiser : une confédération dominée par le Reich, un nouvel
ordre politique autoritaire, un bloc économique au profit de l’Alle-
magne contre les États-Unis et la Grande-Bretagne.
Racisme et darwinisme social sont à la base de cette vision
du monde. Dès 1939, Hitler annonce vouloir créer en Europe « un
nouvel ordre des rapports ethnographiques ». La race aryenne, supé-
rieure, doit s’assurer des conditions maximales de survie : élargir son
espace d’alimentation, se débarrasser des poids sociaux que consti-
tuent, à l’intérieur, handicapés et malades mentaux et, à l’extérieur,
assujettir les races « inférieures ». Les populations européennes sont
hiérarchisées en fonction de leur plus ou moins grande « parenté »
avec la race aryenne. Ainsi, les Scandinaves, les Hollandais et les
Flamands seront associés au Reich. Les Latins, jugés métissés,
s’ils acceptent la tutelle allemande, seront tolérés. Les populations
slaves d’Europe de l’Est sont considérées comme des sous-hommes
(Untermenschen), donc vouées à l’asservissement. Enfin, les Juifs
doivent « disparaître » d’Europe. Ainsi le génocide juif s’inscrit-il
dans un remodelage global de l’Europe centrale et orientale.
Le pangermanisme constitue le deuxième axe de la politique
nazie. Revanche sur le Diktat de Versailles, les territoires de l’Est
doivent être colonisés au nom de « l’espace vital » (Lebensraum).
L’Europe de l’Est est perçue comme une friche dont il faudra rationa-
liser l’organisation économique et maîtriser le nombre et la compo-
sition quantitative des habitants. Le Plan Est (Generalplan Ost),
présenté par Heinrich Himmler le 15 juin 1941, prévoit la disparition,
à moyen terme, de 31 millions de Slaves, pour libérer des terres
ainsi offertes à la colonisation germanique : 3 millions d’Allemands
doivent être implantés sur le front pionnier de l’Est. La germanisation
344
OCCUPATION (NAZIE)
ÉCONOMIQUE
vise en effet, comme l’explique Himmler en 1942, « à faire en sorte
HISTOIRE
que seules les personnes de pur sang germanique habitent l’Est ».
Après l’invasion de l’URSS, la propagande nazie met l’accent
sur la nécessité d’une alliance des Européens pour lutter contre le
bolchevisme asiatique.
Dans la pratique, c’est l’improvisation qui semble l’emporter et
les formes de domination varient selon les responsables allemands
L’Europe asservie
• Des statuts divers
DES IDÉES
Dès les premiers temps de la guerre, l’Allemagne s’est assuré le
HISTOIRE
soutien de l’Italie, de la Slovaquie, de la Hongrie, de la Roumanie,
de la Bulgarie et de la Finlande. Ces alliés sont en fait des satellites
du Reich. Mussolini, lui-même, après le débarquement des Alliés en
Italie du Sud en juillet 1943, doit sa survie politique à l’intervention
allemande. La République de Salo (septembre 1943-avril 1945)
n’a qu’une souveraineté relative au point de devoir céder certaines
provinces du Nord.
POLITIQUE
HISTOIRE
Les pays d’Europe conquis sont répartis en 5 types de statuts
administratifs. Les régions dites germaniques sont annexées (Alsace-
Lorraine, Luxembourg…). Une partie de la Pologne est rattachée
au Reich sous forme de « colonie » : le Gouvernement Général de
Pologne dirigé par le Gauleiter Franck. Une administration civile
allemande est imposée aux territoires de l’Est (Ostland, Ukraine),
OBJET DE L’HISTOIRE
• L’exploitation économique
Les nazis mettent en place ce qu’ils appellent « une économie
de grands ensembles », au niveau européen. Sur le plan financier,
345
le Reich impose un change favorable pour le mark. Des accords de
compensation (clearing) lui permettent également d’acquérir des
marchandises sans contrepartie. L’Europe doit financer et servir l’effort
de guerre allemand ; elle est donc organisée de manière à pourvoir au
ravitaillement du Reich tant en travailleurs qu’en matières premières
et en produits industriels. À l’Est, les ressources sont pillées et la
main-d’œuvre asservie. Le sort subi par la Pologne a donné son nom
à cette politique de polonisation.
À l’Ouest, les pays conquis participent à l’effort de guerre dans
le cadre fixé par les armistices. Une part de la production est directe-
ment dirigée vers l’Allemagne (matières premières et produits agri-
coles). Les industriels sont encouragés à fournir l’armée allemande.
Les États doivent verser des frais d’occupation exorbitants.
À partir de 1943, cette ponction se fait plus lourde, notamment
avec l’instauration du Service du Travail Obligatoire (STO). Il réqui-
sitionne la main-d’œuvre nécessaire à l’industrie allemande et à la
construction du mur de l’Atlantique sous la tutelle de l’organisa-
tion Todt – trait d’union entre le gouvernement allemand en charge
des grands travaux et les firmes qui devaient les exécuter – dirigée
par Albert Speer. Dans le cadre du STO, 8 millions d’Européens
travaillent en Allemagne.
• Les persécutions
La réorganisation de l’Europe suppose de la part des experts
du régime nazi de planifier un nouvel aménagement du territoire
– l’appropriation des territoires de l’Est implique des déplacements
massifs de populations pour implanter des colons allemands – et l’em-
ploi de la main-d’œuvre, suivant une logique que l’on peut résumer
par la formule d’Himmler : « On ne peut résoudre la question sociale
qu’en battant les autres à mort, afin de prendre leurs champs. »
Selon cette conception, les Juifs, dont les biens sont systématique-
ment aryanisés, doivent être anéantis ; les Slaves, englobés dans les
« races inférieures », sont soumis à des traitements inhumains et sont
victimes de massacres de masse. La Pologne est conçue comme un
réservoir de main-d’œuvre. Les Polonais ne peuvent plus posséder
de biens immobiliers, recevoir une instruction au-dessus du primaire,
se grouper en association, fréquenter des lieux de culture, lesquels
sont fermés. Avec l’extension du conflit à l’Est, la guerre d’exter-
mination concerne également les prisonniers de guerre soviétiques,
qui sont parfois sommairement exécutés ou envoyés dans des camps
346
OCCUPATION (NAZIE)
ÉCONOMIQUE
de concentration dans lesquels les nazis ont adopté une logique de
HISTOIRE
mort par le travail (3,3 millions de morts sur 5,2 millions de soldats
capturés). Cette politique explique l’énormité des pertes civiles en
URSS (7,7 millions) et en Pologne (5,5 millions).
Par ailleurs, partout en Europe, la traque des opposants (résis-
tants, réfractaires au STO) est menée par les SS et la Gestapo. Le
INTERNATIONALES
et leur déportation. Pour faire pression sur les populations, les nazis
utilisent les otages ou pratiquent des représailles aveugles (massacre
de Lidice du 10 juin 1942).
DES IDÉES
HISTOIRE
territoires occupés, abritent les ressortissants de 20 nations : d’abord
des Allemands opposants aux régimes, des « asociaux », puis des
résistants de toute l’Europe, des prisonniers de guerre, des Juifs et
des Tziganes voués à l’extermination. Il faut en effet distinguer les
camps en fonction de leur finalité :
– les camps de concentration (Buchenwald) ;
– les camps de concentration et d’extermination (Auschwitz-
POLITIQUE
HISTOIRE
Birkenau, Majdanek) ;
– les centres de mise à mort (Belzec, Sobibor, Treblinka,
Chelmno).
Les camps d’extermination ont un développement autonome et
n’obéissent pas à la même logique que celle des camps de concen-
tration qui visent d’abord à écarter de la société certaines catégories
d’individus et à les « rééduquer », même si cette rééducation amène
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
347
asociaux (triangles noirs), aux Tsiganes (triangles marrons), aux
Juifs (étoiles jaunes).
Dans les camps de concentration, la SS, propriétaire des déportés,
se charge de les mettre à profit comme main-d’œuvre, soit utilisée
au sein du camp soit louée à des entreprises extérieures. On touche
là l’un des paradoxes du système : les détenus dont les conditions
d’existence extrêmes rendent leur survie très précaire deviennent à
partir de 1942 un enjeu de la guerre totale.
Dans la typologie des camps de concentration qu’elle a dressée,
Hannah Arendt voit dans le système nazi celui qui a poussé à son
paroxysme l’écrasement du détenu dans un but de déshumanisation
totale. Comme l’écrit Bruno Bettelheim [Survivre, Robert Laffont,
1979], le camp de concentration est « le laboratoire où la Gestapo
apprenait à désintégrer la structure autonome des individus ».
David Rousset [L’Univers concentrationnaire, 1946, rééd. Minuit,
1981] voit, quant à lui, dans l’univers concentrationnaire nazi un
« système » visant l’instauration de « la société la plus totalitaire
encore réalisée ».
Les collaborations
Sur la collaboration en Europe, il existe peu de synthèses, les
historiens ayant privilégié les approches nationales. Werner Rings
[Vivre avec l’ennemi : 1939-1945, Robert Laffont, 1981] a proposé
une typologie : la collaboration neutre qui entérine la domination
nazie et présente la collaboration comme un expédient visant à
protéger la population (le bouclier) ; la collaboration condition-
nelle visant une contrepartie ; la collaboration inconditionnelle par
adhésion au projet nazi ; la collaboration tactique qui implique un
double-jeu vis-à-vis de l’ennemi. Différentes formes de collaboration
peuvent cohabiter en fonction des personnalités qui se succèdent au
pouvoir, les situations évoluant au gré des aléas de la guerre. C’est ce
que montre l’étude comparative menée par Yves Durand [Le Nouvel
Ordre européen nazi, Complexe, 1990].
Hitler a toujours maintenu une grande ambiguïté dans ses
rapports avec les États vassalisés. S’il est davantage dans son intérêt
de maintenir des gouvernements légaux, il cherche constamment
à les affaiblir pour obtenir d’eux le maximum de concessions. À
ses yeux, la collaboration d’État n’implique aucune contrepartie
348
OCCUPATION (NAZIE)
ÉCONOMIQUE
politique de la part de l’Allemagne. Les États soumis, quant à eux,
HISTOIRE
justifient la collaboration par la volonté de s’intégrer dans le « nouvel
ordre européen ». La rencontre de Montoire du 24 octobre 1940 au
sortir de laquelle la France entre officiellement « dans la voie de la
collaboration » répond tout à la fois, selon Philippe Pétain, au besoin
de protéger la population et d’obtenir une place digne pour la France
INTERNATIONALES
doit permettre d’assurer la réussite de la Révolution nationale et la
« régénération » de la société française. Même si les nazis en font
peu de cas, la volonté de rapprochement avec le régime hitlérien
correspond aussi à une certaine proximité idéologique.
Dans les pays occupés, les Allemands trouvent des relais de
propagande dans des mouvements pro-nazis. Ces collaboration-
nistes regroupent des tendances diverses. Certains partis nazis exis-
taient dès avant-guerre comme le Mouvement national socialiste
hollandais de Mussert (NSB) ou le Parti populaire français (PPF)
DES IDÉES
HISTOIRE
de Jacques Doriot. Le mouvement rexiste du belge Degrelle, à l’ori-
gine monarchiste, évolue vers l’adhésion au nazisme et appelle à
aller se battre sur le front russe aux côtés des Allemands par anti-
communisme. Les nationalistes flamands du Vlaamsch National
Verbond rêvent d’une autonomie au sein du nouvel ordre hitlérien.
L’antisémitisme et l’antibolchevisme alimentent également le colla-
borationnisme d’intellectuels tel le Français Robert Brasillach. Le
POLITIQUE
HISTOIRE
rôle des collaborationnistes est essentiellement idéologique à travers
l’animation d’une presse et d’une radio de propagande. À partir de
1942-1943, les groupuscules nazis ont un poids renforcé dans les
gouvernements des pays occupés : Mussert se fait nommer Leider
des Pays-Bas en 1942 ; la même année, Vidkun Quisling devient
« ministre-président » de la Norvège.
La collaboration est parfois le fait d’initiatives individuelles. Il
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
349
DÉBATS D’HIER ET D’AUJOURD’HUI
« Vichy, un passé qui ne passe pas »
Le titre de l’ouvrage d’Henry Rousso paru en 1994 dit bien la difficulté
des Français de se pencher sur l’expérience de la collaboration d’État.
Aussi son histoire est-elle relativement tardive et les historiens ont
longtemps été confrontés aux débats mémoriels. Dans Le Syndrome
de Vichy, paru en 1987, Henry Rousso proposait une histoire de cette
difficile mémoire de la collaboration d’État : les années 1945-1947 sont
celles des procès et finalement du deuil, les autorités voulant refermer
la déchirure qu’a introduite la collaboration dans le corps national.
Lui succède une période de déchirements (1947-1954) qui voit la
mémoire vichyssoise se réveiller : les maréchalistes défendent Pétain,
le héros de la guerre de 1914. L’apogée du résistancialisme dominant,
de 1955 à 1969, correspond à un temps de silences et de refoulements.
L’Histoire de Vichy de Robert Aron parue en 1954 les conforte. Selon
Aron, il existerait deux Vichy : celui de Pétain, l’homme du double-jeu,
et celui de Laval, le collaborationniste. Il reprend en partie la défense
de Pétain qui aurait joué le rôle du bouclier protégeant les Français,
tandis que de Gaulle était l’épée qui poursuivait la guerre à l’extérieur.
À la fin des années 1960, des ouvrages isolés commencent à montrer
les mécanismes de la collaboration d’État : Jacques Duquesne (1966),
Jacques Delarue (1968), Eberhard Jäckel (1969) préparent le terrain de
la « révolution paxtonienne ».
Le film de Marcel Ophuls, Le Chagrin et la Pitié, en 1971, et la parution
en 1973 de La France de Vichy de Robert Paxton [Le Seuil] ouvrent une
période de retour des souvenirs enfouis. Tournant le dos à la recons-
truction épique de la Résistance, le documentaire sur la vie quotidienne
à Clermont-Ferrand pendant l’Occupation présente différents acteurs
des événements : pétainistes, collaborateurs, notables, résistants
anonymes ou connus. Le film choque les milieux résistants et est
censuré par l’ORTF. Il n’est diffusé à la télévision que dix ans plus tard.
Robert Paxton et les historiens qui lui emboîtent le pas s’intéressent
beaucoup à Vichy, à rebours des thèses jusque-là admises par le résis-
tencialisme. Surtout Paxton montre en quoi la collaboration d’État
était étroitement liée à la volonté de réaliser le programme de la
Révolution Nationale et que les mesures antisémites de Vichy ne
devaient rien à la pression allemande.
Dans les années 1980, l’apogée de cette remise en question des
« années noires » coïncide avec un intérêt nouveau pour la mémoire
comme objet historique : l’entreprise de Pierre Nora dans Les Lieux de
mémoire [Gallimard, 1984] en marque le point de départ. Pierre Nora
et ses collaborateurs visitent d’abord les lieux de la mémoire républi-
caine et plus généralement nationale. En définissant la mémoire
350
OCCUPATION (NAZIE)
ÉCONOMIQUE
comme « présence du passé dans le présent », ils mettent en valeur le
HISTOIRE
lien entre mémoire et politique et établissent définitivement en France
la théorie constructiviste anglo-saxonne selon laquelle les identités
collectives sont un produit historiquement et socialement déterminé.
C’est en 1987 que Henry Rousso, chercheur de l’Institut du Temps
Présent fondé par François Bédarida, attaque la période de Vichy sous
l’angle des mémoires dans un livre qui fait date : Le Syndrome de Vichy.
INTERNATIONALES
sables de Vichy accusés de crime contre l’humanité ou collaboration à
un tel crime. Jean Leguay est le premier Français inculpé pour crime
contre l’humanité en 1979 : délégué en zone occupée de René
Bousquet, responsable de la rafle du Vel’ d’Hiv, il meurt avant que
l’instruction soit menée à son terme. Les années 1990 voient les procès
de Paul Touvier et Maurice Papon. René Bousquet, secrétaire général
de la Police dans le gouvernement de Vichy, est assassiné en 1993 sans
avoir été traduit en justice. Les historiens, appelés à la barre, se retrou-
vent mêlés aux débats épineux sur la responsabilité de l’État français
DES IDÉES
HISTOIRE
notamment, au risque de perdre de vue la spécificité de leur travail.
Le cas de Bousquet relance les polémiques quand on découvre les
protections dont il a bénéficié, dont celle de François Mitterrand, alors
président de la République. D’autant que la presse révèle en 1992 que
François Mitterrand faisait fleurir tous les 11 novembre, depuis 1987,
la tombe du maréchal Pétain.
Une polémique similaire avait déjà vu le jour au début des années 1970
quand Pompidou avait discrètement gracié Paul Touvier, condamné à
POLITIQUE
HISTOIRE
mort en 1946 et 1947 mais couvert par la prescription des crimes de
guerre depuis 1967. Cependant, un certain effet de génération voit
cette fois se mobiliser les intellectuels pour demander une reconnais-
sance officielle de la collaboration d’État et des responsabilités de
Vichy. Le discours par lequel Jacques Chirac reconnaît, en 1995, la
responsabilité de l’État français dans la rafle du Vel’ d’Hiv et la dépor-
tation clôt cette période par une tentative de réconciliation et de
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
repentance.
HISTOIRE SOCIALE
ET CULTURELLE
351
R ÉSISTANCE
Action clandestine, au nom de la liberté de la nation
et de la dignité de la personne humaine, menée
par des volontaires s’organisant pour lutter contre
la domination de leur pays par le régime nazi, fasciste ou
un régime allié.
REPÈRES CHRONOLOGIQUES
352
RÉSISTANCE
ÉCONOMIQUE
La résistance est une spécificité de la Seconde Guerre mondiale.
HISTOIRE
Cela s’explique d’abord par le caractère éminemment idéologique du
conflit. Pour beaucoup d’acteurs, résister à la violence exterminatrice
des nazis est un impératif moral. De plus, l’occupation nazie de
l’Europe n’assure pas un bouclage total des territoires. Des actions
de résistance, encouragées et parfois financées par les Alliés, peuvent
INTERNATIONALES
Les résistances européennes : unité et diversité
• La résistance intérieure
La résistance intérieure a donné lieu à de nombreux essais de typo-
logies. Nous retiendrons ici la typologie proposée par François Bédarida.
La résistance civile, dont les modes d’action sont surtout idéolo-
DES IDÉES
HISTOIRE
giques et politiques, a notamment été étudiée par Jacques Sémelin
[Sans armes face à Hitler. La Résistance civile en Europe (1939-
1943), Payot, 1989]. Elle s’organise de manière spontanée pour faire
face à l’occupant par toutes sortes de moyens (politiques, juridi-
ques, économiques ou culturels). Résistants du quotidien, ces civils
cherchent à mobiliser la population pour la défense des libertés, la
protection des proscrits, par le biais d’actions d’éclat (manifestation
POLITIQUE
de femmes allemandes pour exiger la libération de leurs maris juifs
HISTOIRE
en 1943 à Berlin), de propagande (presse clandestine).
La résistance armée est spécialisée dans la guerre de subversion
(sabotages, attentats, guérilla), le renseignement, la mise en place
de filières d’évasion. En URSS, les partisans, avant-garde et auxi-
liaires de l’Armée rouge, mènent une véritable guerre contre l’occu-
pant nazi dans le cadre de la grande guerre patriotique lancée par
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
Staline.
La guérilla est facilitée par la mobilité du front et par le fait que
l’armée et la police allemandes ne peuvent entièrement contrôler les
vastes espaces conquis. Les partisans, organisés en groupes locaux
largement autonomes, peuvent alors agir par des attentats, des sabo-
tages et des embuscades. Ils reçoivent des cours par la radio. À
l’ouest, les maquis sont plus limités et organisent des actions de
HISTOIRE SOCIALE
sabotage ponctuelles.
ET CULTURELLE
353
beaucoup plus vaste échelle, comme l’atteste le sauvetage des Juifs
du Danemark.
• La résistance extérieure
La résistance extérieure est constituée des gouvernements en
exil à Londres (gouvernements polonais, hollandais, luxembour-
geois, tchèque) mais aussi de comités sans légitimité antérieure,
parmi lesquels le comité français du sous-secrétaire d’État à la
Défense nationale, Charles de Gaulle, qui cherchent à réunir des
moyens humains et à financer la lutte contre l’occupant. À l’ouest,
les réseaux reçoivent des armes des Britanniques et le soutien des
SOE (Special Opérations Executive). Les contacts entre résistance
extérieure et intérieure se font par la radio (BBC) et les filières
d’évasion. À l’est, après juin 1941, les partisans sont en lien avec
Moscou qui coordonne leur action. En Yougoslavie, par exemple, le
soutien à la résistance scindée en deux mouvements – les Tchetniks
du monarchiste Draza Mihaïlovitch, nationalistes serbes, et les parti-
sans communistes groupant des résistants de toutes nationalités, sous
les ordres du Croate Joseph Broz, dit « Tito » – est l’objet de tracta-
tions entre Anglo-Américains et Soviétiques. Les Anglo-Américains
commencent par soutenir les Tchetniks de Mihaïlovitch, leur allié
naturel. De son côté, Staline, qui ne veut pas heurter des alliés, au
lieu de reconnaître le gouvernement des partisans, reconnaît celui
soutenu par Londres, regroupé autour du roi Pierre II, que Tito consi-
dère comme un ennemi. Les Britanniques s’aperçoivent cependant
vite de l’efficacité des partisans et décident de soutenir Tito.
354
RÉSISTANCE
ÉCONOMIQUE
l’Organisation juive de combat fondée en 1942 réunit des jeunes gens
HISTOIRE
échappés des ghettos qui rejoignent des partisans juifs en Biélorussie
ou en Lituanie.
À cela s’ajoutent des motivations diverses, de la défense de la
patrie au combat humanitaire en passant par la lutte idéologique.
De fait, les résistants viennent d’horizons idéologiques très divers :
INTERNATIONALES
Sophie Scholl en Allemagne, radical-socialiste comme Jean Moulin
en France, monarchiste comme Draja Mihailovitch en Yougoslavie,
nationaliste comme La Rocque en France, etc.
Les résistants ont en commun d’être des dissidents, plongés dans
la clandestinité, traqués par la Gestapo et les SS qui, s’appuyant
sur le décret Nacht und Nebel (décembre 1941), ont droit de vie
et de mort sur leurs prisonniers, dont beaucoup périssent sous la
torture. Les organisations de résistance sont à leur début marquées
par l’improvisation : les mouvements surgis de la base de la société
DES IDÉES
HISTOIRE
s’unifient autour de personnalités souvent inconnues avant-guerre.
La Résistance française fournit un bon exemple de centralisation
progressive (et difficile) autour de la figure de de Gaulle, grâce à
l’action de Jean Moulin et à la création du Conseil national de la
Résistance, en mai 1943.
POLITIQUE
HISTOIRE
Résister
• Dans les pays de l’Axe
À propos de la résistance allemande, Hans Mommsen a écrit qu’il
s’agissait d’une « résistance sans ennemi et contre soi-même ». En
effet, pour les résistants allemands, la lutte est rendue d’autant plus
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
355
supérieurs, des aristocrates et des sociaux-démocrates. Elle vise à
la fois l’élimination de Hitler et le remplacement du régime pour
entamer des négociations avec les Alliés.
À partir de 1943, en Italie, la complexité de la situation militaire
– libération du Sud de la péninsule par les Américains, occupation
du Centre et du Nord par les armées allemandes – et politique –
remplacement de Mussolini par Badoglio qui signe l’armistice avec
les Alliés et déclare la guerre à l’Allemagne (13 octobre 1943),
création de la république de Salò – entraîne une recomposition de
la résistance selon que les combattants axent leur lutte contre les
Allemands, la République de Salò ou l’armée royale. À la guerre de
libération s’ajoutent une guerre civile et une guerre de classe.
356
RÉSISTANCE
ÉCONOMIQUE
Les mouvements de résistance :
HISTOIRE
matrice des gouvernements et des sociétés
d’après-guerre ?
La situation exceptionnelle créée par le conflit a permis l’émer-
gence de nouvelles personnalités qui forment l’élite dirigeante de
DES IDÉES
HISTOIRE
en activité, ce qui double le corps électoral. L’instauration de la sécurité
sociale installe durablement la France dans l’État providence et est au
cœur du nouveau pacte républicain. Facteur de cohésion sociale, elle
vient aussi compenser les sacrifices consentis par les Français pour la
reconstruction. Enfin, pour faire face à la pénurie et pour reconstruire
et moderniser le pays, l’État s’engage dans la voie du dirigisme écono-
mique. Il crée un Commissariat général au Plan, confié à Jean Monnet,
POLITIQUE
et nationalise des entreprises dans des domaines stratégiques comme
HISTOIRE
l’énergie, le transport, le crédit et la banque. En étendant à l’ensemble
de la nation des droits économiques et sociaux, en intégrant dans la
communauté nationale des acteurs qui en étaient exclus, le nouveau
régime entend instaurer une république démocratique et sociale.
Pieter Lagrou, qui a proposé une comparaison des situations fran-
çaise, belge et néerlandaise [Mémoires patriotiques et Occupation
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
357
Alya Aglan [Le Temps de la Résistance, Actes Sud, 2008] montre
par ailleurs que de nombreux résistants se sont préoccupés de la
question de la réconciliation entre les peuples. Lors de 4 rencontres,
de mars à juillet 1944, des représentants des résistances française,
danoise, norvégienne, néerlandaise, polonaise, tchécoslovaque,
yougoslave, italienne et allemande élaborent un programme commun
de constitution d’une Europe fédérale incarnant les valeurs de la
résistance et réinsérant l’Allemagne dénazifiée dans la communauté
européenne. Sans en exagérer la portée, l’auteur souligne l’apport de
la résistance dans la préhistoire de la construction européenne.
358
RÉSISTANCE
ÉCONOMIQUE
Dans le prolongement des études comparatistes sur les régimes totali-
HISTOIRE
taires, les études sur les résistances européennes se sont multipliées : La
Résistance et les Européens du Nord [CNRS éditions, 1996], sous la direc-
tion de Robert Franck et José Gotovitch, La Résistance et les Européens
du Sud [L’Harmattan, 1999], sous la direction de Jean-Marie Guillon et
Robert Mencherini, ou encore Les Résistances, miroirs des régimes d’op-
pression (Allemagne, Italie, France) [Presses universitaires de Franche-
INTERNATIONALES
La mémoire de la résistance en France
En 1944 et 1945, 2 institutions ayant pour vocation d’écrire l’histoire
de la résistance sont créées, bénéficiant toutes deux de la caution de
l’État et de l’Université : la Commission d’Histoire de l’Occupation et
de la Libération de la France (CHOLF, octobre 1944) et le Comité d’His-
toire de la Guerre (juin 1945). Elles fusionnent en 1951 au sein du
Comité d’Histoire de la Seconde Guerre mondiale. À cette date, c’est
la vision gaullienne de la Libération qui prévaut : la France a participé
DES IDÉES
HISTOIRE
à la libération de son territoire et à la victoire sur l’Allemagne. Ceci
légitime sa place aux côtés des Alliés. La cohésion retrouvée explique
la naissance du résistancialisme qui veut faire croire que la France fut
un pays majoritairement résistant contre les nazis. Les milieux résistants
– les gaullistes commémorant « l’homme du 18 juin », les communistes
forgeant la légende du « parti des 75 000 fusillés » – en sont les
premiers promoteurs. La publication des Mémoires de Guerre du
général de Gaulle en 1954 et celle de L’Histoire de Vichy de Robert
POLITIQUE
HISTOIRE
Aron la même année confortent cette vision. Selon Aron, il existerait
deux Vichy : celui de Pétain, l’homme du double-jeu, et celui de Laval,
le collaborationniste. La panthéonisation de Jean Moulin en 1964
ranime le mythe résistancialiste.
À partir de 1970, l’horizon historiographique se bouleverse. La paru-
tion de La France de Vichy de l’historien américain Robert Paxton fait
sauter les verrous. Il pense que collaboration et Révolution nationale
OBJET DE L’HISTOIRE
359
TTERRORISME
Technique qui vise, par l’utilisation de la violence (attentats,
prises d’otages, assassinats, etc.), et ce le plus souvent contre
des civils, à la déstabilisation de celui qui est vu comme
l’ennemi. On emploie le terme quand l’effet psychologique
– peur, panique – dépasse les effets physiques entraînés par
l’action.
REPÈRES CHRONOLOGIQUES
360
TERRORISME
ÉCONOMIQUE
OUVRAGES DE SYNTHÈSE
HISTOIRE
• Jacques Baud, La Guerre asymétrique ou la défaite du vainqueur,
coll. « L’Art de la Guerre », Le Rocher, 2003.
• Gérard Chaliand, L’Arme du terrorisme, Audibert, 2002.
• François Géré, Demain, la guerre. Une visite guidée, Calmann-Lévy,
1997.
DES IDÉES
HISTOIRE
POLITIQUE
HISTOIRE
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
HISTOIRE SOCIALE
ET CULTURELLE
361
Les acteurs : terrorismes d’État et non étatique
Historiquement, le terme a d’abord désigné un mode de gouver-
nement avant de s’appliquer à l’utilisation de la violence contre
l’État, que celle-ci soit individuelle ou collective.
• La terreur d’État
Le terme de « terrorisme » fait son apparition dans le supplément
du dictionnaire de l’Académie française en 1798. Il désigne l’action
du gouvernement révolutionnaire en France en septembre 1793, pour
réprimer les opposants à la Révolution et répondre aux revendica-
tions des sans-culottes. Le Comité de salut public concentre alors
tous les pouvoirs et prend des mesures d’exception pour faire face
aux menaces extérieures et intérieures. Le Comité de sûreté générale
traque les opposants. Le terrorisme signifie alors la propagation de
la Terreur sur tout le territoire, légitimée par l’État pour répondre à
une situation exceptionnelle.
Suivant la même logique, Trotski, après la prise du pouvoir par
les Bolcheviks en Russie, justifie le recours à la violence contre
les opposants à la révolution, voyant dans l’intimidation « le plus
puissant moyen d’action politique tant dans la sphère internationale
que nationale ».
Ainsi, les régimes totalitaires du XXe siècle sont par essence
des régimes terroristes en ce qu’ils usent de manière permanente
d’une politique de terreur contre les opposants, réels ou supposés.
L’immixtion de l’État dans toutes les sphères de la vie des masses et
l’utilisation systématique de la violence doivent provoquer l’effroi
de l’individu.
362
TERRORISME
ÉCONOMIQUE
assassinat du tsar Alexandre II (13 mars 1881), du président français
HISTOIRE
Sadi Carnot (28 juin 1894), de l’impératrice Élisabeth d’Autriche
(10 septembre 1898), du roi Humbert Ier d’Italie (29 juillet 1900),
du Président américain McKinley (6 septembre 1901). Ces attentats
sont commis par des militants anarchistes plus ou moins organisés
qui veulent, par la violence, déstabiliser les sociétés capitalistes et
INTERNATIONALES
théorisée par Bakounine, doit assurer la victoire des principes anar-
chistes et l’avènement de la révolution universelle. Parallèlement, le
terrorisme devient l’arme de certains courants nationalistes (armé-
nien, irlandais…) et, au début du XXe siècle, c’est un attentat fomenté
par des nationalistes bosniaques, à Sarajevo le 28 juin 1914, qui
déclencha le premier conflit mondial.
Avec la radicalisation des affrontements politiques dans l’entre-
deux-guerres, il devient une arme d’accès au pouvoir des mouve-
ments d’extrême droite (fascistes italiens, nazis en Allemagne
DES IDÉES
HISTOIRE
ou la Cagoule en France). Le terrorisme vise les ennemis poli-
tiques. Il est une forme de propagande et cette « violence spec-
tacle » a aussi pour fonction d’entretenir le désordre à son profit.
Il peut d’ailleurs être instrumentalisé comme l’a été l’incendie du
Reichstag en février 1933, organisé par les nazis pour en accuser
les communistes.
Les guerres de décolonisation mettent également aux prises
POLITIQUE
HISTOIRE
les métropoles avec des mouvements de libération nationale pour
lesquels l’action terroriste est utilisée non pas tant pour son efficacité
militaire mais bien davantage comme arme de propagande. La guerre
d’Algérie débute sur une série d’attentats revendiqués par le FLN (la
Toussaint rouge, novembre 1954). Le terrorisme, explique Gérard
Chaliand, sert dans ce cas soit de catalyseur à une insurrection, soit
à creuser un fossé entre les communautés en présence.
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
363
organisé qui est un moyen d’expression pour mobiliser l’opinion
internationale. Gérard Chaliand voit dans le Front populaire de libé-
ration de la Palestine (FPLP) et les autres organisations terroristes
palestiniennes les initiateurs de ce modèle, dont on peut rapprocher
les actions spectaculaires de l’Armée secrète arménienne de libé-
ration de l’Arménie (ASALA) ou des Tigres tamouls au Sri Lanka.
À partir de la prise d’otages des JO de Munich (1972) et dans les
années 1980 surtout, on évolue alors vers un terrorisme trans-
national : il s’agit d’exporter les attentats en Europe pour étendre
l’écho international dont le mouvement entend bénéficier, ou alors
d’attaquer les intérêts des alliés de l’État (Israël, Turquie…) que
l’on vise. Cependant, avec la fin de la Guerre froide, ces différents
mouvements perdent le poids qu’il ont eu dans les années 1960-1970
puisqu’ils se retrouvent sans soutien financier ou logistique à l’Est
ou parmi certains États arabes.
364
TERRORISME
ÉCONOMIQUE
révolutionnaires, comme les FARC de Bolivie qui contrôlent la
HISTOIRE
production de cocaïne. Il existe dans les sociétés occidentales un
terrorisme marginal, c’est-à-dire qu’il est le fait d’un groupe révo-
lutionnaire mais sans support populaire (Bande à Badeer, Brigades
rouges italiennes, Action directe en France…). On peut en rappro-
cher le mouvement récent d’éco-terrorisme qui attaque des cibles
matérielles symboliques pour sensibiliser l’opinion aux dangers qui
DES IDÉES
HISTOIRE
permet de distinguer définitivement le terrorisme des actes de résis-
tance car ces derniers, ciblés contre l’occupant, visent des objectifs
opérationnels et ne cherchent pas en priorité à délivrer un message.
De même, le terrorisme se distingue de la guérilla au sens strict,
qui n’est qu’une forme d’action militaire sans visée de propagande.
Enfin, le terrorisme religieux islamiste, s’il peut utiliser les moyens
des précédents, a une logique propre. Légitimé par une autorité trans-
POLITIQUE
cendante, il donne à la vie humaine une valeur relative. Les victimes
HISTOIRE
civiles sont parfois visées sciemment par des organisations comme
le Hezbollah. Ces mouvements ont recours également, comme le
Hamas palestinien, à des kamikazes porteurs de bombes. L’acte
terroriste se tourne d’abord contre les régimes des États musulmans
jugés pervertis, dans l’objectif de leur substituer un État islamique.
Il s’inscrit, aux yeux des mouvements islamistes terroristes, dans
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
365
Les attentats du 11 septembre 2001 :
un tournant ?
Il faut se garder de vouloir à tout prix faire du 11 septembre un
tournant dans l’histoire des relations internationales. Certes, l’image
de l’effondrement des Twin Towers est un symbole fort pour les
Américains : c’est une attaque contre l’emblème de leur puissance
(économique) et une attaque au cœur du territoire américain (au sens
où l’entendent les géographes). En cela, les attentats ont accéléré
et radicalisé une tendance à l’unilatéralisme qui existait déjà aupa-
ravant. Pierre Melandri et Justin Vaïsse montraient déjà en 2001
[L’Empire du milieu. Les États-Unis et le monde depuis la fin de la
Guerre froide, Odile Jacob] que les différents courants multilatéra-
listes ou unilatéristes coexistent dès les années 1990 aux États-Unis
et que le second mandat Clinton est caractérisé par un multilatéra-
lisme dégradé. Plus généralement, Pascal Boniface met l’accent sur
la continuité des rapports de force internationaux : les États-Unis
étaient déjà une hyperpuissance, l’Europe cherche toujours à définir
une politique extérieure et de sécurité commune, la volonté chinoise
de moderniser son économie et de s’affirmer comme une grande
puissance reste valable, le virage pro-occidental de la Russie remonte
à Gorbatchev et n’est pas une innovation de Poutine.
En revanche, pour les théoriciens du terrorisme, le 11 septembre
est un tournant. L’impact du terrorisme doit s’analyser en termes
de relation terroriste, à savoir l’acte terroriste, son impact via les
médias sur l’opinion publique et la réponse des États. Avec les atten-
tats du 11 septembre, non seulement une internationale terroriste
(Al-Qaïda) frappait au centre du monde occidental (avant Madrid et
Londres), mais en répondant par une guerre mondiale au terrorisme,
les États-Unis et leurs alliés ont replacé la question terroriste au
centre de leur stratégie.
Comme le souligne Jean-François Guilhaudis [Relations inter-
nationales contemporaines, Litec, 2002], on ne peut penser le terro-
risme seul, puisqu’il n’a d’effets qu’en fonction de la réaction des
États et des opinions publiques. Or, depuis le 11 septembre 2001,
c’est cette relation terroriste, nécessairement coproduite, qui est au
cœur des relations internationales. La « guerre contre le terrorisme »
pourrait être analysée comme le moyen de la part des États-Unis de
maintenir et de redéployer, à travers un nouvel ennemi, les structures
militaires et diplomatiques héritées de la Guerre froide.
366
TERRORISME
ÉCONOMIQUE
Si on analyse le terrorisme d’Al-Qaïda en terme stratégique,
HISTOIRE
comme François Géré [op.cit.], il faut revoir la définition classique du
terrorisme. Le terrorisme est, selon Raymond Aron [Penser la guerre,
Clausewitz, Gallimard, 1976], un acte dont les effets psychologiques
sont hors de proportion avec ses effets physiques. Ce critère ne
semble plus tenir car les attentats du 11 septembre cherchent autant
INTERNATIONALES
part, dans le cas du terrorisme d’inspiration salafiste (Al-Qaïda ou
le GIA), la violence tend à devenir une fin en soi car le terrorisme
s’inscrit ici dans une vision de l’histoire apocalyptique, une lutte à
mort pour préserver l’identité islamique, recréer l’umma (la commu-
nauté des fidèles) sur le modèle des origines, un combat où il n’y a
rien à négocier.
DES IDÉES
HISTOIRE
POLITIQUE
HISTOIRE
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
HISTOIRE SOCIALE
ET CULTURELLE
367
A RTISTE
ÉCONOMIQUE
HISTOIRE
À l’origine, le terme désigne celui qui réalise une œuvre
avec habileté et technique. À la Renaissance, le terme
s’enrichit en intégrant la notion de pouvoir créateur
et désigne celui qui exerce un des beaux-arts. Le praticien
INTERNATIONALES
au sein de la société, statut qui évolue ensuite, à l’instar
des attitudes devant l’art.
DES IDÉES
HISTOIRE
● Quels rapports l’artiste entretient-il avec le pouvoir
politique ?
REPÈRES CHRONOLOGIQUES
1550 Giorgio Vasari, Vite dei piu eccellenti pittori, scultori e architettori
italiani da Cimabue a nostri tempi
1571 Décret de Côme de Médicis exemptant les peintres et sculpteurs
POLITIQUE
HISTOIRE
florentins d’appartenir à une corporation
1648 Fondation de l’Académie de peinture et de sculpture en France
1863 Premier Salon des Refusés à Paris
1924 André Breton, Manifeste du surréalisme
1937 Pablo Picasso peint Guernica
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
1992.
e
• Harrison C. et Cynthia A. White, La Carrière des peintres au XIX siècle,
Flammarion, 1991.
369
Le statut de l’artiste sous l’Ancien Régime
C’est à la charnière des XIVe et XVe siècles qu’apparaît le mot
« artiste » et que la figure de l’artiste s’individualise. Jusqu’à la fin
du XVIIIe siècle, le terme s’applique au praticien des beaux-arts. Au
XIXe siècle, il englobe d’autres disciplines : le théâtre, la musique, la
littérature ; au XXe siècle, le cinéma.
Jusqu’à la Renaissance, l’artiste ne se distingue pas de l’artisan.
Le métier s’apprend et s’exerce au sein d’un atelier, d’abord comme
apprenti, puis comme compagnon, et enfin comme maître-artisan.
C’est la corporation qui définit la pratique, fixe et assure les règles
de la formation. Au Moyen Âge, dans la hiérarchie des disciplines,
les arts mécaniques – faisant appel à l’habileté et au travail manuel
– que sont la peinture, la sculpture et l’architecture sont considérés
comme subalternes par rapport aux disciplines de l’esprit que sont
les arts libéraux (rhétorique, grammaire, logique, arithmétique, astro-
nomie, musique). L’Église est le principal commanditaire d’œuvres
dont elle fixe par contrat le sujet et la conception. Les commandes
privées émanent des cours princières, des confréries et des plus
riches bourgeois.
Avec la Renaissance, le marché privé s’élargit : collectionneurs,
riches marchands font appel aux artistes pour réaliser des œuvres
dont les sujets et la manière répondent dorénavant à des goûts parti-
culiers et qui ne sont pas vouées à être exposées au public. L’œuvre
d’art devient ainsi un mode d’expression que l’on peut juger selon
des critères esthétiques et non plus seulement le véhicule d’un ensei-
gnement religieux et social. L’œuvre d’art, cosa mentale, résulte
non seulement de l’habileté mais aussi des qualités d’imagination
et de création de son auteur. De plus, la représentation rationnelle de
l’espace implique des peintres qu’ils soient des savants et maîtrisent
la géométrie, la rhétorique, etc. La technique artistique fait donc
appel à l’esprit.
C’est donc à la faveur de la laïcisation de la société et de la
diffusion du mécénat à des couches plus larges que l’artiste est
désormais reconnu pour ses qualités créatrices. Plus largement, la
place privilégiée dorénavant reconnue à l’individu au sein de la
société de la Renaissance profite également aux artistes. La signature
des œuvres se généralise et la pratique de l’autoportrait se diffuse.
À la même époque, écrits théoriques et traités pratiques sur l’art
émanant d’artistes abondent : Vasari dresse le premier panthéon
artistique dans Les Vies des plus excellents peintres, sculpteurs et
370
ARTISTE
ÉCONOMIQUE
architectes ; Benvenuto Cellini écrit son autobiographie, la Vita ou
HISTOIRE
Mémoires de ma vie (publiée seulement en 1728). L’émergence de
la figure de l’artiste et l’apparition d’une première histoire de l’art
sont ainsi concomitantes.
Une hiérarchie s’établit au sein des artistes selon le commandi-
taire pour lequel ils travaillent : l’artiste de cour bénéficie du statut
INTERNATIONALES
peu à peu les échelons pour devenir un familier, voire parfois un
ami ou un ambassadeur du prince (Michel-Ange et Jules II, Léonard
de Vinci et François Ier, Titien et Charles Quint), dont il reçoit une
rente. Une multitude d’artistes travaillent pour les cours princières
sans pour autant y être attachés : ce sont les fournisseurs de cour qui
reçoivent des salaires pour des tâches aussi diverses que la décoration
des demeures, la conception du mobilier, l’organisation de fêtes, etc.
Enfin, l’artiste qui travaille dans la cité est tributaire des commandes
privées (Van Eyck). Il vit dans une plus grande précarité.
DES IDÉES
HISTOIRE
L’artiste et le mécène
À partir des XVIe-XVIIe siècles, la pratique de la collection se
diffuse. Les grands collectionneurs (Mazarin) utilisent les services
POLITIQUE
HISTOIRE
d’agents privés qui se fournissent grâce à l’apparition d’un commerce
international d’envergure (Amsterdam, puis Paris et Londres). Peu
à peu le goût de la collection s’empare de tous les milieux (mode
des cabinets de curiosités au XVIIIe siècle) et influe sur la produc-
tion artistique (prédominance de la peinture de chevalet, orientation
des sujets en fonction des goûts, etc.). Le commerce naissant de
l’art implique la rédaction de catalogues qui doivent authentifier les
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
371
est le découvreur d’Eugène Delacroix en 1822), artistes eux-mêmes
endossent le rôle de critiques. Au XIXe siècle, les progrès de la presse
en général, et de la presse artistique en particulier, donnent naissance
aux critiques professionnels.
372
ARTISTE
ÉCONOMIQUE
L’affluence considérable (on a pu parler d’une véritable « ruée vers
HISTOIRE
l’art ») témoigne du goût de plus en plus marqué du public pour la
peinture. Son organisation et la composition du jury donnent lieu
à des débats violents et l’institution du Salon entre en crise à partir
de 1870. Déjà en 1863, Napoléon III autorise la tenue d’un Salon
des Refusés.
INTERNATIONALES
de la production picturale et que la demande du public l’emporte
définitivement sur la commande d’État et les canons académiques,
les artistes doivent adapter leur offre de toiles et de thèmes : la
rencontre avec le jury-public commande l’offre. La tendance à la
peinture d’agrément (scènes de genre, paysages) se diffuse. Pour
autant, l’artiste peut vouloir profiter de la tribune offerte par le Salon
pour créer un événement : produire une œuvre manifeste peut asseoir
une réputation (Le Radeau de la Méduse de Théodore Géricault en
1819, premier manifeste romantique ; Un enterrement à Ornans par
DES IDÉES
HISTOIRE
Gustave Courbet, manifeste réaliste en 1849-1850).
POLITIQUE
Les Académies et écoles d’art voulues par les États ont profes-
HISTOIRE
sionnalisé l’apprentissage du dessin et intellectualisé les beaux-arts
pour les assimiler à des disciplines nobles. L’industrialisation et le
triomphe de l’individualisme vont favoriser la naissance de « l’artiste
moderne ».
À la fin du XIXe siècle, le système moderne du « marchand-
critique » se substitue au système académique. Le marché, désor-
OBJET DE L’HISTOIRE
373
des formes innovantes immédiatement légitimées par le groupe) ; le
marchand, pour se faire reconnaître sur le marché, a intérêt à devenir
le porte-voix unique d’un courant de peinture. Cela explique la multi-
plication des effets d’école à partir de l’impressionnisme.
L’artiste se trouve au centre de ce nouveau système. Nathalie
Heinich [L’Élite artistique, NRF / Gallimard, 2005] montre que, dans
la société du XIXe siècle, son statut évolue. Celui à qui l’on reconnaît
dorénavant une singularité liée à son pouvoir de création, voire à sa
« vocation » (le terme était jusque-là réservé au domaine religieux),
fabrique sa propre mythologie. Vivant à la marge (« la bohême »
artistique), il cultive une forme d’excentricité qui lui permet de
revendiquer l’appartenance à une nouvelle élite : l’artiste-dandy
(Baudelaire), le créateur tourmenté (Beethoven), le peintre incom-
pris et souffrant (Van Gogh). Cette image sert aussi à l’artiste à se
distinguer de l’amateur : avec la vulgarisation des techniques pictu-
rales (les tubes de couleur apparaissent en 1840), le peintre perd le
monopole du savoir-faire artisanal. Dans la réalité, les études menées
sur l’évolution du statut social des artistes [Jérôme de la Gorce,
La Condition sociale de l’artiste : XVIe-XXe siècles, actes, CNRS /
CIEREC, 1985] montrent un processus d’embourgeoisement.
Au début du XXe siècle, l’effet d’école se tarit et le « régime de
singularité » pointé par N. Heinich va dorénavant s’exprimer par
l’invention de modèles singuliers d’artistes (Picasso, Duchamp…).
La posture d’avant-garde revendiquée par l’artiste de la modernité
est en rupture avec la mythologie romantique. La recherche de la
nouveauté et de la rupture est devenue le moteur de l’activité des
artistes, dont certains affichent publiquement des opinions provo-
catrices et violentes : l’exposé des nouvelles théories artistiques –
le manifeste – est l’occasion d’exprimer publiquement le rejet de
la société bourgeoise (Manifeste du futurisme en 1909, Manifeste
du surréalisme, en 1924). Pour autant, l’essor des galeries et des
contrats d’exclusivité – celui qui lie Daniel-Henry Kahnweiler et
Pablo Picasso par exemple – et l’explosion du marché de l’art font
triompher la figure de l’artiste-héros.
374
ARTISTE
ÉCONOMIQUE
Artiste et pouvoir au XXe siècle
HISTOIRE
Parallèlement à la démocratisation de l’art et au développement
des nouveaux médias, certains artistes deviennent des personna-
lités publiques, d’autres s’engagent dans les grands débats de leur
temps : Émile Zola, chef de file du réalisme littéraire, ouvre la voie
INTERNATIONALES
devient l’incarnation de l’artiste engagé, de l’intellectuel ; Otto
Dix représente la terrible réalité de la Grande Guerre ; Pablo Picasso
dénonce les horreurs de la guerre d’Espagne en peignant Guernica,
en 1937. Certains artistes s’engagent dans les combats politiques :
des futuristes italiens se laissent tenter par les sirènes du fascisme, le
PCF se trouve de nombreux compagnons de route parmi les artistes,
etc.
Les régimes totalitaires comprennent très tôt le rôle que peuvent
jouer les artistes pour alimenter la propagande : si, un temps, la jeune
DES IDÉES
HISTOIRE
URSS peut s’appuyer sur la créativité des artistes constructivistes
favorables à la révolution (Lissitsky), le régime stalinien les enferme
bientôt dans les cadres rigides du réalisme socialiste ; l’Allemagne
nazie, qui a poussé à son acmé l’esthétisation de la politique, fournit
aux architectes du régime (Albert Speer) l’occasion de traduire dans
la pierre son utopie politique.
POLITIQUE
HISTOIRE
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
HISTOIRE SOCIALE
ET CULTURELLE
375
C LASSES SOCIALES
À l’âge du capitalisme industriel, la classe se caractérise
par un contenu objectif (la possession – ou non –
des instruments de production, l’origine et le niveau
des revenus, des valeurs et des comportements communs
et une communauté d’intérêts) mais aussi une conscience
de classe qui permet aux membres du groupe de découvrir
des intérêts collectifs. Les classes n’existent donc que
les unes par rapport, voire contre les autres.
REPÈRES CHRONOLOGIQUES
OUVRAGES DE SYNTHÈSE
e
• Christophe Charle, Histoire sociale de la France au XIX siècle, Le Seuil, 1991.
• François Guedj et Stéphane Sirot (dir.), Histoire sociale de l’Europe :
industrialisation et société en Europe occidentale (1880-1970), Seli Arslan, 1998.
• Pierre Guillaume, Initiation à l’histoire sociale contemporaine, Nathan,
1992.
e
• Pierre Guillaume, Histoire sociale de la France au XX siècle, Masson, 1993.
376
CLASSES SOCIALES
ÉCONOMIQUE
Des classes sociales à des stratifications sociales
HISTOIRE
plus fines et complexes
• La grille marxiste d’analyse des strates sociales
Le terme de « classe » n’est pas de Karl Marx mais de Babeuf (1794)
DES IDÉES
HISTOIRE
à une opposition binaire en deux camps qui s’affrontent, la bour-
geoisie et le prolétariat, affrontement qui reflète une contradiction
d’intérêt entre elles. Les sept classes décrites au prélable peuvent
s’allier entre elles dans le cadre de cet antagonisme. La distinc-
tion entre ces deux classes tient à leur place dans le processus de
production : d’une part, la bourgeoisie, qui détient les moyens de
production, le capital, et dans laquelle s’est fondue partout en Europe
POLITIQUE
l’aristocratie, et d’autre part, le prolétariat, qui ne possède que sa
HISTOIRE
force de travail. Cependant, la définition de Marx implique aussi des
critères subjectifs d’ordre politique ou psychologique : la conscience
de la spécificité de ses intérêts par rapport aux autres classes, ou
conscience de classe. Aussi, dans Le Dix-huit brumaire (1852),
Marx montre que si les paysans forment objectivement une classe,
ils n’ont pas, au XIXe siècle, de conscience de classe.
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
377
Adeline Daumard [La Bourgeoisie parisienne de 1815 à 1848,
Albin Michel, 1996] bouscule dès 1963 le postulat définissant la
bourgeoisie. L’historienne croise les niveaux de fortune avec les
métiers exercés, l’origine des revenus, le type de biens possédés,
les comportements, la répartition géographique dans la capitale et
les sociabilités des différents types de bourgeois, et en conclut que
la bourgeoisie n’est pas monolithique et n’a pas une conscience de
classe partagée. Dans le cas de l’Allemagne, on peut souligner la
distinction sociale très marquée jusqu’au début du xxe siècle entre
la bourgeoisie d’État ou intellectuelle, la Bildungburgertum, qui
monopolise les lycées et l’université et bannit toute formation tech-
nique, et la bourgeoisie négociante ou industrielle. Les bourgeoisies
se retrouvent cependant dans un genre de vie aux traits communs
(loisirs, habitat, domesticité…), ne serait-ce que par mimétisme.
La classe moyenne pose davantage problème aux historiens par
sa diversité. Cette notion est déjà au centre de la pensée de François
Guizot sous la Monarchie de Juillet, mais désigne alors les proprié-
taires et la « bourgeoisie des capacités », les gagnants des principes
de 1789. La théorie marxiste réintègre ces classes moyennes en
parlant de « petite-bourgeoisie », c’est-à-dire des indépendants qui
n’ont pas besoin de se salarier comme les prolétaires, mais qui ont
une autonomie limitée par rapport à la bourgeoisie capitaliste. On
peut donc définir la classe moyenne dans un premier temps comme
cette catégorie intermédiaire soucieuse d’indépendance économique,
de promotion sociale et, en même temps, désireux de se distinguer du
prolétariat, craignant notamment de le rejoindre dans la précarité en
cas de crise, effrayée donc par la prolétarisation. La classe moyenne
du XIXe siècle est celle des petits propriétaires, petits industriels,
petits boutiquiers, que Gambetta désigne en 1874 sous le vocable
de « nouvelles couches », dont la République veut faire son soutien
naturel. Sa composition se complexifie dès la fin du XIXe siècle avec
l’émergence d’un vaste monde de cols blancs, fonctionnaires ou
salariés du privé, qui deviennent après la Seconde Guerre mondiale
la composante dominante des classes moyennes et des sociétés occi-
dentales en général. Mais il faut alors parler des classes moyennes
tant leur hétérogénéité est grande.
Gérard Noiriel [Les Ouvriers dans la société française, Le
Seuil, 1986] a, quant à lui, étudié l’extrême diversité du monde
ouvrier français du XIXe siècle, qui rend difficile l’émergence d’une
conscience de classe : à côté des gens de métier de l’artisanat soucieux
d’indépendance et où la transmission du savoir-faire est essentielle
378
CLASSES SOCIALES
ÉCONOMIQUE
(l’apprentissage et le compagnonnage), il distingue les gens de
HISTOIRE
métier des manufactures (verriers, ardoisiers, forgerons…) pour
qui le métier ouvrier n’est jamais que la continuation du travail agri-
cole, les paysans qui travaillent à domicile dans le cadre du domestic
system et la masse des ouvriers non-qualifiés dans des manufactures
très mobiles.
INTERNATIONALES
grille de stratification sociale qui mêle, à partir des travaux menés
par W. Lloyd Warner dans années 1930, niveau de fortune et échelle
de prestige. Ainsi, les historiens de la société américaine décrivent
une société d’après-Seconde Guerre mondiale hiérarchisée de la
manière suivante : au sommet, une classe supérieure aux patrimoines
considérables et aux très hauts revenus ; elle forme l’establishment
par son pouvoir économique et politique, ses réseaux constitués par
les liens familiaux, les relations nouées dans les grandes univer-
sités et poursuivies dans les clubs. Vient ensuite la classe moyenne
DES IDÉES
HISTOIRE
supérieure d’hommes d’affaires, de managers des grandes firmes,
des professions libérales et intellectuels, dont le patrimoine et les
revenus sont moins impressionnants mais qu’on retrouve dans les
mêmes institutions et réseaux. Les cols blancs ou petits patrons
forment les classes moyennes inférieures, très hétérogènes, mais
qui partagent un certain nombre de comportements ou de modes
de vie : le souci des études pour les enfants, un certain mépris pour
POLITIQUE
HISTOIRE
les emplois manuels, des difficultés récurrentes pour conserver leur
statut social. La working class est très fragmentée selon la qualifica-
tion et l’ethnie. Elle est très intégrée à la classe moyenne inférieure
par le style de vie (mêmes banlieues, TV…) et la consommation.
Enfin, une classe inférieure regroupe les minorités, les exclus de la
société, les chômeurs, les familles monoparentales, les retraités aux
ressources insuffisantes.
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
mue par les dynamiques économiques mais elle est aussi encadrée
ET CULTURELLE
379
ouvrières », dans François Guedj et Stéphane Sirot (dir.), Histoire
sociale de l’Europe, Seli Arslan, 1998] étudie ainsi comment se
construit une culture ouvrière dans un monde qui a longtemps été
marqué par la mobilité professionnelle, laquelle rend a priori difficile
la constitution d’une conscience de classe. Il met l’accent sur des
cultures ouvrières qui se constituent, non pas au sein d’une vaste
classe ouvrière, mais dans le cadre d’un métier ou autour de l’identité
d’un quartier. La construction identitaire des groupes sociaux dépend
également des effets générationnels.
L’histoire des groupes sociaux est donc éclatée en une étude
d’une multitudes de petits groupes : les employés, les notaires, les
médecins, les universitaires, les intellectuels, les artistes, des groupes
d’intérêt (les anciens combattants), les minorités (les immigrés, les
protestants, les Juifs…). L’histoire des mentalités s’est également
intéressée aux groupes marginaux ou réputés tels [Alain Corbin,
Les Filles de noce : misère sexuelle et prostitution au XIXe siècle,
Flammarion, 1982 ou J.-F. Wagniart, Le Vagabond à la fin du
XIXe siècle, Belin, 1999], car les groupes sociaux se définissent par
l’image qu’ils se font d’eux mêmes et des autres groupes, surtout
ceux qu’ils renvoient à la marge.
L’histoire sociale marxiste oublie par ailleurs l’individu, comme
si chacun était emporté par des forces plus grandes que sont la classe
ou la conjoncture économique. Les monographies nous font pénétrer
dans l’intimité d’un fonctionnement social ou individuel. C’est en
effet l’objet d’un courant historique appelé la « micro-histoire ».
Le Monde retrouvé de Louis-François Pinagot [Flammarion, 1998]
d’Alain Corbin propose ainsi de récréer l’environnement d’un simple
sabotier du Perche. Dans L’Histoire en miettes [La Découverte,
1987], François Dosse montre les limites de cette évolution qui
rend difficile les synthèses explicatives.
380
CLASSES SOCIALES
ÉCONOMIQUE
• Une histoire longtemps dominée
HISTOIRE
par une vision marxiste
Marx reprend de Guizot l’idée de « lutte des classes ». Pour lui,
tout phénomène historique peut être considéré comme l’expression
de rapports conflictuels entre une classe dominante économiquement
et une classe dominée. La vision marxiste influence l’histoire sociale
INTERNATIONALES
à la fin de l’Ancien Régime et au début de la Révolution [PUF, 1944],
Ernest Labrousse constitue des groupes sociaux (fermiers, salariés
des villes, propriétaires exploitants, propriétaires non exploitants…)
à partir de leur niveau de fortune et de leur place dans les rapports
de production. Il interprète alors le déclenchement de la Révolution
française comme la conséquence de la dégradation de revenu chez
certains de ces groupes. Une priorité causale a par conséquent été
accordée par les historiens français labroussiens à la sphère écono-
DES IDÉES
HISTOIRE
mique, dans les modèles explicatifs des inégalités sociales et des
conflits sociaux jusqu’aux années 1970.
POLITIQUE
la sociologie de Max Weber (1864-1920). Ce dernier établit que la
HISTOIRE
société s’organise en fonction de trois types de stratification sociale.
À côté de la hiérarchie de classe qu’il réduit à une hiérarchie de
situation économique, chacun se situe dans une hiérarchie de prestige
qui se marque par le mode de comportement et de consommation et
dans une hiérarchie du pouvoir politique. Depuis les années 1980, les
historiens sont donc passés de l’étude du pouvoir de l’aristocratie ou
OBJET DE L’HISTOIRE
381
comparée des élites et de l’État en France et en Europe occidentale
(XIXe-XXe siècles) », dans Actes de la recherche en sciences sociales,
n° 116/117, mars 1997] et donne une vision dynamique des évolu-
tions sociales qui ne se résume pas à la lutte des classes mais, en
plus, intègre les tensions internes des élites et les phénomènes de
circulation, de mutation, d’adaptation des individus.
La tendance générale de l’histoire sociale de l’Europe du
XIXe siècle correspond alors au passage d’une élite du sang à une
élite des capacités, mais suivant des modalités nationales différentes.
En France, le notable dont l’assise sociale est la propriété foncière
remplace, et intègre aussi, l’aristocratie à partir du Ier Empire. Le
terme « notable » est hérité de l’Ancien Régime, où le roi réunissait
des assemblées de notables c’est-à-dire les personnes « les plus consi-
dérables d’une ville, d’une province, d’un État » (nobles, représentants
du clergé et membres de la noblesse de robe). Mais, au XIXe siècle, le
rang s’acquiert par la propriété foncière, un réseau politique et une
influence morale. Il ne s’agit pas seulement de l’aristocratie, mais
finalement de la fusion d’une partie de celle-ci, des anciennes bour-
geoisies et des hommes de loi. Les années 1870 voient l’emporter
« une bourgeoisie de robe » de juristes et de médecins qui investit
la IIIe République.
Mais si, en France, les bourgeoisies des capacités ont réussi à
s’unir, ce n’est pas le cas en Allemagne où l’aristocratie conserve
un poids plus important et aurait réussi à rallier à elles les nouvelles
élites industrielles, au lieu de s’effacer totalement, ce qui a empêché
une réelle démocratisation de la société : c’est la thèse du sonderweg
[voir notamment Jürgen Köcka, La Bourgeoisie dans l’Histoire
moderne et contemporaine en Allemagne, Oxford, Clarendon Press,
1986]. En Grande-Bretagne, les landlords s’ouvrent aux nouvelles
élites sans perdre leur avantage. La société britannique serait resté
restée aristocratique dans son essence par le biais d’une fusion des
élites [Lawrence Stone, An open élite ? England, 1540-1880, 1986].
Les élites peuvent être concurrentes, en permanente compétition
(thèse dite « pluraliste »), ou fusionner par diverses stratégies de
reconversion d’alliance matrimoniales (thèse « élitiste »)…
382
CLASSES SOCIALES
ÉCONOMIQUE
et donc des conditions d’une unité d’action varie dans le temps.
HISTOIRE
Jean-Luc Pinol a cherché à s’extirper entièrement des classifications
marxistes rigides ; il montre la diversité des comportements ouvriers
dans la ville de Lyon en se situant à l’échelle des individus (et non
de la classe) et suit leur parcours tout au long de leur existence [Les
Mobilités de la grande ville, Lyon, fin XIXe - début XXe siècle, Presses
INTERNATIONALES
Noiriel estime que le temps fort de la culture de classe ouvrière
n’intervient qu’entre 1930 et 1950, moment de renferment du groupe
sur lui-même (moins d’immigrés, moins de femmes), alors qu’en
Angleterre il se situe plutôt entre 1910 et 1950. Par la suite, la culture
de masse dissout les cultures ouvrières.
Par ailleurs, la société est plus ou moins unifiée par une culture
commune, des valeurs qui ne coïncident pas forcément avec les
découpages de types marxistes et qui peuvent atténuer les effets des
conflits sociaux. Jean-Louis Robert [Les Ouvriers, la Patrie et la
DES IDÉES
HISTOIRE
Révolution, 1914-1919, Les Belles Lettres, 1995] a ainsi étudié la
façon dont, en France, la Première Guerre mondiale a puissamment
contribué à intégrer les ouvriers à la nation.
De la même façon, les historiens tentent de rendre compte de la
remarquable stabilité de la société américaine. Ainsi, si les années
1965-1975 ont été très agitées, avec une combinaison de crises de
différentes natures (émeutes raciales, mobilisation contre la Guerre
POLITIQUE
HISTOIRE
du Vietnam…), force est de constater que la contestation a été
absorbée. Les rapports entre les classes sociales s’organisent d’une
manière originale, très différente du schéma proposé par Marx dans
la mesure où, si les États-Unis n’ignorent pas les luttes de classes,
celles-ci se déroulent selon un système social propre. La très forte
hiérarchie sociale est compensée par une forte mobilité sociale
individuelle, certes au prix d’une forte polarisation. Par ailleurs,
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
383
C ULTURE
DE MASSE
La culture, prise au sens large de « production de sens »,
de « tout ce qui participe à la constitution d’une certaine
vision du monde », qui s’est développée grâce aux mass
media (presse, radio, télévision) dans les sociétés
industrielles, pour toucher l’ensemble de la population.
REPÈRES CHRONOLOGIQUES
OUVRAGES DE SYNTHÈSE
384
CULTURE DE MASSE
ÉCONOMIQUE
Urbanisation et culture de masse
HISTOIRE
La notion de culture de masse est développée après la Seconde
Guerre mondiale dans le sens de « ce que diffusent et produisent
les mass media », terme qui apparaît lui aux États-Unis dès les
années 1920 pour désigner l’ensemble des moyens de diffusion
INTERNATIONALES
des sociologues qui étudient les effets de l’évolution des médias sur
la communication, le rapport de l’individu à la société. Ainsi, selon
l’Américain Marshall McLuhan, ce n’est pas le contenu qui affecte
la société, mais le canal de transmission lui-même [The Gutenberg
Galaxy : The making of typographic man, 1962]. Il résume cela
dans une formule restée célèbre : « Le média, c’est le message. »
La réflexion sur la culture de masse après-guerre résulte à la fois de
l’interrogation sur l’utilisation des moyens modernes de diffusion
nés avec l’expérience totalitaire, mais aussi du sentiment des intel-
DES IDÉES
HISTOIRE
lectuels de perdre leur influence sociale. La notion est donc au départ
péjorative, la culture de masse étant le signe d’une crise, comme
en témoigne Hannah Arendt [« The Crisis in Culture : its social
and its political significance », Between Past and Future, 1961],
crise que les penseurs marxisants attribuent, eux, au capitalisme. À
l’origine de la notion de culture de masse, il y a, comme l’explique
Edgar Morin, l’entreprise capitaliste [« L’Industrie culturelle », revue
POLITIQUE
HISTOIRE
Communications, 1961].
Dans les années 1990, les historiens s’emparent de la notion
et voient émerger en Europe, comme aux États-Unis dans les
années 1860, la culture de masse. Le signe le plus tangible en est la
diffusion de l’écrit. Le perfectionnement de l’imprimerie, la baisse du
coût du papier et l’apparition de grandes entreprises de presse (Louis
Hachette, Arthème Fayard ou Calmann-Lévy en France) expliquent
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
385
genèse aux années 1830, prenant comme emblème la création par
Émile Girardin du journal La Presse, premier des quotidiens à
s’inscrire dans une logique purement entrepreneuriale, cherchant à
fidéliser un public, multipliant ensuite des rubriques pour toucher
tous les centres d’intérêts (politique, roman-feuilleton, mode…).
C’est alors que s’opère la fracture entre une littérature qualifiée par
Sainte-Beuve, dès 1839, de « littérature industrielle » (les romans-
feuilletons de Balzac) et une littérature élitiste, celle par exemple
de « l’art pour l’art » (Théophile Gautier) dans la seconde moitié
du siècle, qui se focalise sur le travail poétique de la langue (les
parnassiens, le symbolisme).
Cependant, comme le souligne Edgar Morin, la culture de masse
n’est pas le simple produit des mass media ; elle naît par les mass
media, non pas des mass media. L’urbanisation, l’évolution du
rythme de la semaine accompagnant l’industrialisation et libérant
du temps libre et le développement d’une classe moyenne créent de
nouveaux besoins. Ses premières expressions ne sont-elles pas fina-
lement indépendantes des médias ? C’est d’abord dans le domaine
musical qu’elle s’exprime. Dès le début du XIXe siècle, la musique est
vue comme éducatrice des masses. Le mouvement orphéonique vise
ainsi, à partir des années 1830, à inculquer une morale aux ouvriers
(en luttant contre les guinguettes et les danses sulfureuses). Les
chorales, puis les harmonies et les fanfares ont un immense succès
en France (8 000 fanfares en 1908), en Allemagne ou en Belgique.
La culture de masse accompagne d’ailleurs la naissance, pour
les mêmes raisons, des loisirs de masse [Alain Corbin (dir.),
L’Avènement des loisirs, 1850-1960, Aubien, 1995]. Le XIXe siècle
est un « siècle danseur » : les classes populaires et moyennes se
croisent dans les bals et guinguettes, autour des danses qui deviennent
à la mode, telles la polka et la valse. Encouragée d’abord par les
préoccupations hygiénistes, en réaction à l’urbanisation, et par un
souci patriotique, la seconde moitié du XIXe siècle voit naître les
loisirs sportifs : sociétés de gymnastique, apparition du football en
Grande-Bretagne dans les années 1870, natation… Cela donne lieu
très tôt à des compétitions-spectacles : le premier club de football
français (le Havre Athletic Club) est fondé en 1873, une immense
compétition internationale de natation est organisée dans la Seine en
1898, et Pierre de Coubertin ressuscite les Jeux olympiques en 1896.
La seconde moitié du XIXe siècle voit naître le divertissement de
masse, foires et expositions universelles ayant pour but de conquérir
des visiteurs-acheteurs en éduquant et en divertissant les masses,
386
CULTURE DE MASSE
ÉCONOMIQUE
naissance du cirque-ménagerie aux États-Unis avec Barnum en 1871,
HISTOIRE
premiers parcs d’attractions au tournant du siècle.
DES IDÉES
HISTOIRE
sion de la culture américaine dans le monde occidental. L’invention
du cinéma, puis de la télévision, donne au XXe siècle une tout autre
dimension aux médias, particulièrement dans le rôle de l’image,
dont les gouvernements ont très tôt conscience. La Première Guerre
mondiale constitue ainsi le début d’une tentative d’instrumenta-
lisation des mass media (en 1915 par exemple, la SPCA, Section
photographique et cinématographique de l’armée, voit le jour en
POLITIQUE
France). Les régimes totalitaires, qui mettent en place différents
HISTOIRE
outils d’embrigadement des foules pour en remodeler les valeurs et
le comportement, se sont appuyés sur les premiers travaux de socio-
logie et notamment sur l’ouvrage de Gustave Le Bon, Psychologie
des foules (1895). Dans l’Allemagne hitlérienne comme dans l’Italie
fasciste, l’instrumentalisation du cinéma, dont la production passe
sous tutelle de l’État, et de la radio ont été au cœur de ce projet
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
387
être « rurale » et vouée à la maternité, le cinéma fasciste perpétue
le star system jusque dans les canons de beauté, les spectateurs
étant plus attentifs à la coiffure et au maquillage d’une actrice qu’à
sa vertu fasciste. De manière générale, en Allemagne comme en
Italie, la production de films policiers, de westerns ou comédies « à
l’eau de rose » est bien trop importante (60 millions d’exemplaires
en Allemagne entre 1933 et 1939) pour que l’on puisse en assurer
le contrôle et cela constitue une marge de « résistance » à la culture
officielle. Sous le régime de Vichy, il n’y a jamais eu d’étatisation
de la culture, car le gouvernement a conscience que le besoin de
divertissement « léger » de la population le servait au final [Jean-
Pierre Rioux (dir.), La Vie culturelle sous Vichy, Complexe, 1990].
C’est donc l’uniformisation d’une production tournée vers le
divertissement qui caractérise la culture de masse et finalement son
américanisation. Elle commence dès les années 1930 en Europe,
mais la Guerre froide l’a amplifiée. On peut y voir des motifs poli-
tiques et Jean-Michel Valentin a montré les liens complexes entre
le cinéma américain et le Pentagone, liens qui se nouent à partir
de 1942 quand Roosevelt commande aux grands réalisateurs de
l’époque des films pour soutenir le moral des Américains et que le
Pentagone installe un bureau de liaison à Hollywood [Hollywood, le
Pentagone et Washington : les trois acteurs d’une stratégie globale,
Autrement, 2003]. Il y a surtout une logique financière et industrielle.
L’industrie américaine du cinéma s’est très tôt donnée les moyens
d’une maîtrise du marché, d’abord américain. Les premières majors,
créées dès les années 1920, ont cherché à maîtriser par tous les
moyens l’incertitude commerciale, en standardisant les genres mais
surtout le « personnel ». La popularité des acteurs constituant une
variable prévisible, l’industrie invente le star system, meilleur moyen
d’assurer le succès d’un film. Car si rien n’indique que le public va
s’intéresser à une histoire, l’expérience prouve que les spectateurs
apprécient les films où jouent leurs acteurs favoris. Les studios vont
donc se bâtir en engageant des stars pour des contrats de plusieurs
années. Le premier exemple fut sans doute Rudolph Valentino en
contrat avec United Artists, et dont les funérailles rassemblèrent une
foule d’environ 100 000 personnes dans les rues de New York.
Les studios contrôlent par ailleurs les réseaux de distribution
et d’exploitation. Si l’arrêt Paramount de 1948, par lequel la cour
suprême contraint les studios à se débarrasser de leurs salles, brise
ce monopole, la puissance financière des studios américains n’a pas
de concurrents dans le monde.
388
CULTURE DE MASSE
ÉCONOMIQUE
Edgar Morin nuance pour autant l’idée d’aliénation par la culture
HISTOIRE
de masse, la culture ne pouvant être totalement intégrée dans un
système de production industrielle car il existe toujours une culture
traditionnelle, une contre-culture ou une avant-garde en marge de ce
système dominant. Il faudrait plutôt parler d’une culture moyenne,
dont on peut dégager trois âges [Edgar Morin, op. cit.] ; tout d’abord,
INTERNATIONALES
cinéma ou dans les premiers feuilletons radiodiffusés les thèmes de
la culture populaire du XIXe siècle (personnages fabuleux, comédies
burlesques…). Dans l’entre-deux-guerres émerge une culture de
masse du bonheur individuel et hédoniste qui correspond à l’indivi-
dualisme de la société moderne, des classes moyennes, et qu’illustrent
les mélodrames se terminant par un happy end, la vogue des maga-
zines féminins et surtout les stars, idéales de beauté [voir aussi Edgar
Morin, Les Stars, Le Seuil, 1957]. La culture de masse accompagne
finalement l’affirmation de la consommation de masse, puisqu’elle
DES IDÉES
HISTOIRE
promet un rêve qui n’est plus totalement inaccessible. À partir des
années 1960, ce modèle est en crise, mais la culture de masse l’in-
tègre : on se passionne pour les stars tourmentées et leur suicide,
les héros sont davantage ceux du mal de vivre, le cinéma véhicule
aussi les angoisses collectives avec le film d’horreur… C’est alors
dans la maison individuelle et dans les vacances – c’est justement
la naissance du tourisme de masse – que se projettent le bonheur et
POLITIQUE
HISTOIRE
un rêve plus accessible.
Il en ressort que la culture de masse est aussi le reflet des évolu-
tions de la société, un reflet standardisé et généralisé par les mass
media. OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
HISTOIRE SOCIALE
ET CULTURELLE
389
É
ÉTRANGERS
Personnes dont la nationalité est différente du pays
d’accueil. La place des étrangers dépend de leur statut,
déterminé par l’État, et de systèmes de représentations,
issus d’une société particulière. La figure de l’étranger est
donc à comprendre dans une double dimension, juridique
et sociale.
REPÈRES CHRONOLOGIQUES
OUVRAGES DE SYNTHÈSE
390
ÉTRANGERS
ÉCONOMIQUE
• Gérard Noiriel, État, nation et immigration : vers une histoire
HISTOIRE
du pouvoir, Belin, 2001.
• Ralph Schor, L’Opinion publique et les étrangers, 1919-1939,
Publications de la Sorbonne, 1980.
• Gildas Simon, Migrants et migrations du monde, Documentation
photographique n° 8063, La Documentation française, mai-juin 2008.
391
Histoire des étrangers
En Europe, l’histoire des étrangers en tant qu’objet historique
est récente. Les chercheurs américains se sont, au contraire, parti-
culièrement intéressés à cette question, à l’instar d’Oscar Handlin
dans les années 1950. En Europe, ces recherches naissent à la fin
des années 1980 sous le signe de la montée de conflits sociaux liés à
l’immigration, mais aussi de la progression de l’histoire des mino-
rités, et témoignent d’enjeux hautement politiques. Gérard Noiriel
fait figure de précurseur et cherche à définir de quelle manière se
juxtaposent le modèle de la nationalité française et le développement
d’une immigration importante lié aux besoins industriels et à la
faiblesse de la natalité.
À sa suite, plusieurs grandes entreprises de recherche mettent
au jour les mouvements migratoires qui ont touché nos sociétés
contemporaines. Des recherches telles que l’entreprise soutenue par
Pierre-Jacques Derainne et Patrick Veglia [Les Étrangers en France,
guide des sources d’archives publiques et privées, XIXe-XXe siècles,
Direction des Archives de France, 1999] témoignent de la volonté
de rendre compte des chiffres de l’immigration et des mouvements
migratoires en France. La question est alors de comprendre quelle
place les démocraties ont laissée à l’intégration de ces popula-
tions étrangères. Le modèle français [Éric Vial, « La République
des Étrangers », dans Prochasson (dir.), Dictionnaire critique de la
République, Flammarion, 2002] a été mis en avant pour définir la rela-
tion ambiguë qu’ont pu entretenir les États et les sociétés d’Occident
avec le statut des étrangers.
Quelques années plus tard, le champ s’est largement ouvert.
Aujourd’hui, les recherches touchent davantage l’histoire propre-
ment culturelle ; les thèmes traités récemment dans un colloque à
Strasbourg rendent compte de cette évolution : quelle place l’immi-
gration a-t-elle jouée dans la construction de la nation ? Comment
le « nous » s’est-il construit et quel impact a-t-il eu sur l’autre ?
Quelle figure est attribuée à l’étranger en temps de crise (guerre, crise
économique) ? Comment les étrangers s’« auto-désignent »-ils dans
l’espace public ? En somme, en définissant l’altérité, les historiens
cherchent à saisir la relation du « nous » à l’« autre ».
Ces nouvelles recherches ont permis de relativiser l’opposition
classique entre l’Europe et l’Amérique, le Nouveau Monde étant
par excellence le monde des étrangers, l’Europe le vieux conti-
nent au sein duquel la nation est à l’origine de l’État. Les chiffres
392
ÉTRANGERS
ÉCONOMIQUE
démentent l’idée d’une immigration massive aux États-Unis contre
HISTOIRE
des migrations mineures en Europe. La chose tient davantage aux
représentations que ces deux nations ont données des étrangers. Alors
qu’aux États-Unis le mythe national donne toute son importance à
l’immigration, le mythe unitaire de la France ne laisse que peu de
place à l’étranger. Les recherches actuelles montrent pourtant toute
INTERNATIONALES
L’État-nation et la naissance de l’étranger
L’étranger n’est pas une question récente ; toutes les sociétés
animées par une « conscience de soi » ont, selon Claude Lévi-Strauss
[Race et Histoire, Denoël, 1952], des mots pour définir les membres
DES IDÉES
HISTOIRE
du groupe et ceux qui en sont extérieurs. Pourtant, au XIXe siècle, la
naissance des États-nations donne une importance décisive à cette
notion. Celle-ci, au sens juridique du terme, est inventée en France
sous la Révolution : les étrangers constituent une catégorie inférieure
et sont privés de droits civiques et civils. Le clivage opposant les
nationaux aux étrangers acquiert alors une dimension nouvelle sur
le plan juridique, social et politique.
POLITIQUE
HISTOIRE
À l’inverse, les pays d’Amérique du Nord ont directement
construit leur identité à partir des migrations étrangères. Dans un
long XIXe siècle (jusqu’au premier conflit mondial en 1914), on
estime que 60 millions d’Européens ont pris part aux migrations
transatlantiques. Différentes régions d’Europe ont successivement
participé à ces flux : tout d’abord les îles britanniques, puis la
Scandinavie et l’Europe centrale, pour finir, dans les années 1880,
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
(1620-1920), Gallimard].
ET CULTURELLE
393
L’industrialisation et les migrations de travail
Les motivations économiques constituent une catégorie fonda-
mentale des migrations. La révolution industrielle accélère les
besoins en main-d’œuvre. En Europe, l’industrialisation du XIXe siècle
contribue à transformer le peuplement du continent puisque les
régions dynamiques attirent les populations, et l’essor économique
nécessite parfois d’importer de la main-d’œuvre en faisant appel aux
étrangers. Leur localisation dépend du travail disponible, et dès la
fin du XIXe, Edward G. Ravenstein, sociologue anglais, considérait
comme une loi sociologique que les immigrants de tous les pays
habitent les grandes villes. De ce point de vue, la localisation des
étrangers aux États-Unis est significative. En 1920, les trois-quarts
des étrangers, ou migrants récents, résident dans les villes, et plus
de la moitié dans les villes de plus 100 000 habitants.
Si cette « loi » a largement été invalidée par différentes analyses,
les liens entre industrialisation et immigration restent prépondérants.
En France, de 1851 à 1901, la population étrangère passe de 1 %
à 2,6 %. La courbe des migrations suit alors la conjoncture écono-
mique. Le lien étroit entre l’immigration et la mise en place de
sociétés industrielles est clairement établi puisque certains compa-
rent la nation à une entreprise, au sein de laquelle il importe de comp-
tabiliser les entrées et les sorties afin d’en réguler le fonctionnement.
La figure de l’étranger se confond dès lors avec celle du travailleur
immigré (aujourd’hui défini comme une personne résidant hors de
son pays de naissance, dont le séjour dépasse un an).
La chronologie de l’histoire des étrangers devient alors celle d’une
histoire cyclique. À des vagues d’immigration tolérées par les natio-
naux parce que la conjoncture économique est favorable, s’opposent
des vagues de rejet liées aux crises économiques. La venue des étran-
gers est attendue par les entrepreneurs pour des raisons économiques
et contrôlée par l’État dans un souci politique et social. Le déficit
démographique est avancé comme une première explication à cette
demande de travailleurs étrangers. La Première Guerre mondiale
implique en effet pour les pays européens d’importer de la main-
d’œuvre pour compenser les pertes humaines. C’est alors considéré
en France comme une « nécessité nationale ». De même, au sortir
de la Seconde Guerre mondiale, la période des Trente Glorieuses
implique de faire massivement appel aux travailleurs immigrés.
Pourtant d’après Gérard Noiriel, la question démographique est un
argument insuffisant. Non seulement la demande en main-d’œuvre
394
ÉTRANGERS
ÉCONOMIQUE
étrangère est antérieure aux problèmes démographiques, mais surtout
HISTOIRE
la grande industrie connait très tôt une désaffection de la population
locale. Gary Cross a ainsi pu mettre au jour le lien entre les résis-
tances des Français aux emplois durs, « les comportements de fuite »
du monde ouvrier et le recours à l’immigration.
La question de l’« immigration », au sens moderne du terme,
INTERNATIONALES
amènent un recrutement massif de travailleurs étrangers, succèdent
des retournements de conjoncture durant lesquels on arrête ces recru-
tements. L’immigration au sens de « problème » naît dans le contexte
de la Grande dépression, à laquelle les États répondent par des politi-
ques protectionnistes, bloquant non seulement les importations mais
aussi l’accès aux emplois des travailleurs étrangers. Chaque crise
économique ouvre un cycle xénophobe : la crise des années 1930 est
connue pour ses décisions discriminatoires vis-à-vis des populations
étrangères ; de même, dans les années 1970, la récession contribue à
DES IDÉES
HISTOIRE
la montée des extrêmes et pose la question de l’immigration. Dans
ce registre, l’histoire de l’étranger dépend d’un jeu subtil entre les
politiques migratoires des États occidentaux, la pression sociale qui
influe sur la place des étrangers, et les nécessités économiques, dont
les logiques diffèrent le plus souvent.
POLITIQUE
HISTOIRE
Les conditions d’accueil et d’intégration varient selon l’histoire
et la culture politique des États. Le vocabulaire administratif de la
nationalité apparaît dans les archives du XIXe siècle en même temps
que les principes de la naturalisation. Le statut des étrangers, s’il
est le plus souvent précaire, n’est jamais définitif, la frontière entre
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
395
puisqu’une part importante des États européens adopte le Code avant
1815. Celui-ci pose également les bases du principe de naturalisa-
tion avec les possibilités d’obtenir une « admission à domicile »
permettant de jouir pleinement des droits civils. Inversement, les
citoyens peuvent être déchus de leurs droits civiques et perdre leur
nationalité. En 1811, des mesures établissent que les citoyens fran-
çais naturalisés par des pays étrangers seront déchus de leurs droits
civiques et civils. La nationalité et le statut de l’étranger sont à la
discrétion de l’État.
Dans la seconde moitié du XIXe siècle, l’accès à la nationalité
reste une prérogative du pouvoir exécutif mais il est facilité par
la loi de 1889. Les deux grands principes du droit du sang et du
droit du sol sont établis, l’idée sous-jacente étant que l’attachement
à la République sera lié à un séjour prolongé dans le pays. Dans
les années 1920, l’accès à la nationalité est encore facilité, ce qui
entraîne de fortes réactions de la part de l’extrême droite qui crie
aux « Français de papier ». Le régime de Vichy dégrade fortement le
statut des étrangers (et des fils d’étrangers) qui se voient interdire la
fonction publique, la médecine et le barreau. Le régime dénaturalise
plus de 15 000 personnes sur des critères raciaux et politiques.
Ce n’est qu’en 1945 que le statut des immigrés (distingués des
étrangers par leur présence continue sur le territoire pendant plus de
trois mois) est fixé. Les droits du sang et du sol sont réaffirmés et
les délais de naturalisation supprimés. Rapidement, la question des
clandestins se retrouve au centre des questions juridiques puisqu’en
1956, le patronat français obtient l’officialisation de la procédure
de régularisation. Le clandestin appartient désormais au champ
juridique des étrangers.
Les conditions d’accès à la citoyenneté posent en réalité la ques-
tion de l’intégration de ces populations étrangères. De fait, comme
le souligne Gérard Noiriel, « depuis le milieu du XIXe siècle, toutes
les communautés étrangères, si massives et si éloignées de la culture
nationale qu’elles aient été, ont fini par s’intégrer et s’assimiler dans
la société française ». Le mythe unitaire de la société française et
ses applications démocratiques permettent d’expliquer cette assimi-
lation. D’une part, la psychologie sociale a bien montré que l’inté-
gration d’un groupe d’individu impliquait l’assimilation des normes
dominantes. D’autre part, la politique de naturalisation incluant le
droit du sol, les catégories citoyens / étrangers sont mobiles ; les
enfants d’immigrés ont tous, depuis plus d’un siècle, accédé à la
nationalité, échappant ainsi aux lois d’exclusion inclues dans le
396
ÉTRANGERS
ÉCONOMIQUE
droit français. Les principes démocratiques permettent donc aux
HISTOIRE
étrangers d’assimiler les normes essentielles de la culture nationale
et d’intégrer la société d’accueil. Les modalités de cette intégration
varient selon les pays en fonction des traditions politiques, comme le
montre l’exemple de l’Allemagne qui a jusque récemment privilégié
le droit du sang.
INTERNATIONALES
gration des étrangers, ces dernières dépendent aussi des histoires
nationales. Ainsi, dans le cas du Canada, ce sont les autochtones
qui se retrouvent dans la situation d’étrangers. La constitution de
l’État oppose d’emblée les colons, aux autochtones, les « Sauvages »,
qui ont un statut particulier. Pourtant, rapidement, l’ambition des
Canadiens est bien l’assimilation des populations indigènes, consi-
dérées comme étrangères. Dès le milieu du XIXe, les lois édictées
encouragent la sédentarisation des « Sauvages ». L’assimilation par
la langue, la religion et le travail fixe est pensée comme une rupture
DES IDÉES
HISTOIRE
avec la tribu. Les autochtones considérés comme mineurs doivent
à terme être émancipés, puis devenir de vrais Canadiens. La loi
décisive est votée en 1876 et répond à des objectifs précis : définir la
qualité de sauvage et accélérer le processus d’assimilation en diffu-
sant la culture blanche. Les pratiques animistes sont condamnées
parce qu’incompatibles avec le progrès. Le choix est fait de limiter
l’autorité des chefs de tribu, de soustraire les enfants à l’influence
POLITIQUE
HISTOIRE
de leur famille, de les intégrer en milieu blanc dans les écoles, afin
qu’ils intègrent les bases de la civilisation. L’intégration est réalisée
dans la violence et, au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale,
ces méthodes sont profondément remises en cause. Dans le contexte
de décolonisation, les Indiens réagissent et, en 1951, est votée une
loi qui préfère l’intégration à l’assimilation. Ce n’est qu’en 1985
qu’une loi de réparation est votée, le statut des Indiens est confirmé,
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
397
F EMMES
La place des femmes dans la société dépend de normes
sociales et de systèmes de représentation lui conférant
un statut différent de celui de l’homme, statut longtemps
inférieur. L’historien ne définit donc pas la femme
biologiquement, mais socialement.
REPÈRES CHRONOLOGIQUES
OUVRAGES DE SYNTHÈSE
398
FEMMES
ÉCONOMIQUE
• Margaret Maruani (dir.), Femmes, genre et sociétés. L’état des savoirs,
HISTOIRE
La Découverte, 2005.
• Michelle Perrot (dir.), Une Histoire des femmes est-elle possible ?,
Rivages, 1984.
• Michelle Zancarini-Fournel, Histoire des femmes en France
(XIXe-XXe siècles), PUR, 2005.
399
Histoire des femmes et histoire du genre
L’histoire des femmes est une histoire récente, née au début
des années 1970, dans la foulée du féminisme qui renaît dans les
années 1960. Sa naissance est donc placée sous le signe du mili-
tantisme. L’histoire des femmes s’est ainsi d’abord donnée comme
sujets d’étude l’oppression et l’exclusion (surtout politique) dont les
femmes sont victimes.
L’analyse traditionnelle a été de lier l’exclusion de la femme à
une répartition séculaire des fonctions – à la femme la maternité et
l’éducation des enfants, à l’homme le travail rémunéré, la guerre,
etc. –, donc à une séparation sphère privée féminine / sphère publique
masculine, assurant ainsi le monopole du pouvoir aux hommes.
Cette distinction, légitimée par le discours religieux, a été réaffirmée
en France par le Code Napoléon qui, en faisant de la femme une
mineure juridique, la soumettait à la tutelle du mari pour tout ce qui
relèverait de la sphère publique : activités commerciales, recours
en justice, éducation… C’est dans la philosophie des Lumières
qu’il faut chercher les fondements de ce modèle. Les Lumières, et
singulièrement Rousseau dans Émile ou de l’éducation, son œuvre
la plus lue au XIXe siècle, posent le principe que la nature a destiné
les sexes différemment. C’est donc la nature qui veut que la femme
soit fragile et ait besoin de la protection de l’homme. Cependant, le
Code civil laisse une brèche ouverte. Son souci étant de préserver
l’autorité paternelle sur la famille, base de l’ordre social, il ne prévoit
en effet aucune restriction, par omission, pour la femme majeure
célibataire.
La distinction sphère privée / sphère publique n’est finale-
ment pas toujours opérante au XIXe siècle, et ce malgré le modèle
bourgeois dominant de la femme qui tient son intérieur. Michelle
Perrot explique comment, dans une société dominée par le pouvoir
masculin, les femmes ont néanmoins élaboré des contre-pouvoirs et
des réseaux de sociabilité [Histoire des femmes en Occident, tome IV,
Plon, 1991]. Au cours du XIXe siècle, les œuvres de charité ont été
prises en main par les « dames » et encouragées par l’État libéral
qui y voyait un moyen de se décharger à bon compte de la question
sociale. Si ces activités sont admises, puisque correspondant aux
fonctions d’éducatrice de la femme, elles leur confèrent néanmoins
une influence non négligeable. Parallèlement, l’essor des congréga-
tions féminines permet à quelques femmes d’envergure d’accéder
à des responsabilités qui leur sont inaccessibles ailleurs : direc-
400
FEMMES
ÉCONOMIQUE
trices d’écoles, d’hôpitaux ou de couvents-usines. Plus globalement,
HISTOIRE
Michelle Perrot, plutôt que de réduire la situation des femmes à
une totale soumission, préfère distinguer le pouvoir des hommes et
la puissance des femmes, qui font et défont les réputations dans le
village, par exemple.
La distinction des rôles trouve également son origine dans le
INTERNATIONALES
sur la complémentarité hommes / femmes. Dans les campagnes, il
existe une répartition des tâches propres aux femmes et interdites
aux hommes (et vice versa) : celles du foyer (les repas des hommes,
des enfants et des bêtes, le ménage), de l’étable (la traite, le soin des
animaux), du potager, mais aussi des travaux harassants comme le
ramassage du bois, le travail du chanvre, les récoltes, le dépierrage
des champs… Ce sont souvent les tâches subalternes, mais aussi
considérées comme nécessitant des qualités féminines, tandis que
celles du mari sont associées à la force physique (le labour). De ce
DES IDÉES
HISTOIRE
fait, ce sont souvent les femmes qui font le contact avec l’extérieur :
le lavoir où se crée une sociabilité entre femmes, le marché où l’on
vend les produits de la ferme, et le travail à la pièce à domicile ou à la
semaine dans l’usine voisine, dans le cadre de la proto-industrie.
C’est là que les historiennes du genre ont apporté leur contri-
bution, en déplaçant la perspective. Née aux États-Unis dans les
années 1970, la gender history, qui a beaucoup puisé dans l’anthro-
POLITIQUE
HISTOIRE
pologie, repose sur l’idée qu’il existe un sexe social par-delà le
sexe biologique : les identités féminine ou masculine des individus
sont fabriquées par la société et évoluent donc avec elle. « On ne
naît pas femme, on le devient » affirmait déjà Simone de Beauvoir
[Le Deuxième Sexe, Gallimard, 1949] et il en va de même pour les
hommes, ajouteraient les historien(ne)s du genre. L’histoire du genre
donne donc une place importante à celle des représentations.
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
401
sexuelles. Laura Lee Downs note que le taylorisme s’accompagne
d’une première distinction portant sur le type de tâche qui convient
le mieux à chaque sexe [L’Inégalité à la chaîne, Albin Michel, 2002].
Les employeurs jugent la femme minutieuse, voyant en elle des
qualités « innées » liées aux travaux domestiques. L’excellence des
femmes dans ces tâches serait compensée par une supposée timi-
dité et un manque d’initiative. Cela a pour conséquence de justifier
l’exclusion des femmes des emplois qualifiés réservés aux hommes.
La seconde distinction faite par les employeurs porte sur l’opposition
entre l’homme qui a des qualités innées de mécanicien, car prédis-
posé à bricoler, à être curieux et imaginatif, et la femme qui apprend
vite et sur le tas, par imitation. Ce discours justifie une différence de
qualification et donc de salaire entre hommes et femmes. Catherine
Omnès [Ouvrières parisiennes. Marchés du travail et trajectoires
professionnelles au XXe siècle, EHESS, 1997] insiste sur le fait que
c’est le taylorisme, en donnant la primauté à la machine sur l’habileté
de l’homme, qui entraîne cette redéfinition des qualités de chaque
sexe, ce qui satisfait autant l’employeur que les syndicats dans leur
combat pour écarter les femmes des postes dits « qualifiés ».
402
FEMMES
ÉCONOMIQUE
rédige, en septembre 1791, La Déclaration des droits de la femme
HISTOIRE
et de la citoyenne.
Michèle Riot-Sarcey souligne que le féminisme suit ensuite une
évolution assez semblable dans les pays européens et aux États-
Unis, tout en participant aux débats politiques propres à chaque
État. Les féministes sont proches des socialismes utopistes dans
INTERNATIONALES
dans le saint-simonisme, qui combat les inégalités de naissance, la
réponse à leurs attentes. Les révolutions de 1848 sont l’occasion d’un
engagement actif, notamment en France et dans les États allemands.
Le féminisme connaît son premier âge d’or à partir des années 1880
et jusqu’à la Belle Époque, car il se structure et trouve un relais
dans la classe politique. Il se divise cependant entre des associations
modérées, dont la stratégie est d’obtenir la suppression progressive
des inégalités juridiques, et des courants plus radicaux qui veulent
obtenir l’égalité civile et civique. Les relations entre le féminisme
DES IDÉES
HISTOIRE
et le mouvement ouvrier sont difficiles, même si les femmes y
participent activement. Les syndicats voient dans la main-d’œuvre
féminine une concurrence et les marxistes donnent la priorité à la
suppression des classes sociales sur la lutte contre les inégalités
entre les sexes.
Le second âge d’or du féminisme se situe dans les années 1960-
1970, marqué par le livre de Betty Friedan, La Femme mystifiée
POLITIQUE
HISTOIRE
(1963), qui dénonce le modèle aliénant de la femme au foyer et de
la mère que distille la société d’après-guerre. Le combat porte alors
sur la libération de la femme des codes machistes, le contrôle de son
corps et de sa sexualité.
Le féminisme américain se distingue assez tôt du féminisme
européen. Les premières féministes participent activement au
mouvement abolitionniste du XIXe siècle. À la fin du siècle, c’est au
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
nom de leur position de sexe faible que les militantes des classes
moyennes réclament le droit de vote pour voir naître une législation
protectrice. Et, en 1908, la Cour suprême considère les femmes
comme un groupe à part, nécessitant la protection de l’État en tant
que « minorité », même si le terme n’est pas utilisé. Le mouvement
féministe a, pour Olivier Zunz [Le Siècle américain. Essai sur l’essor
d’une grande puissance, Fayard, 2000], ouvert la voie au principe
HISTOIRE SOCIALE
du droit des groupes. Les Noirs et les femmes se sont trouvés réunis
ET CULTURELLE
403
• Les guerres ont-elles participé
à l’émancipation des femmes ?
Les après-guerres correspondent à des évolutions majeures : droit
de vote accordé aux femmes, évolutions de mœurs et de la mode
avec la « garçonne » des années 1920. Cependant, les historiens
ont largement nuancé l’effet des deux guerres mondiales. Formulée
par Margaret et Patrice Higonnet [Behind the Lines and the two
World Wars, 1987], la métaphore de la « double hélice », avancées
limitées dans le temps puis retour à la case départ, ou swing back,
illustre cette volonté de retour à la normale qui s’opère après chaque
guerre.
Les deux conflits mondiaux ont surtout donné une plus grande
visibilité des femmes dans la société : lors du premier parce qu’elles
prennent en charge des tâches masculines dans le monde du travail
(métallurgie, labours), lors du second par leur participation à la
résistance ou l’intégration aux forces armées.
Les guerres sont donc des moments de crise de l’identité mascu-
line, crise qui n’est pas seulement due au rôle nouveau des femmes
et qui s’exprime, à l’issue du conflit, au détriment de celles-ci. Ainsi,
l’expérience des tranchées lors de la Première Guerre mondiale a
opposé à l’image du héros viril, se préparant au corps à corps de
1914, la réalité d’une guerre qui consistait surtout à tenir le terrain
et à subir passivement le feu meurtrier de l’artillerie ennemie, d’une
attente où le moral des hommes est dépendant des lettres, mandats
et colis envoyés par leurs épouses, attente également hantée par la
peur de l’adultère.
À l’issue de la guerre, on assiste à une hypervirilisation qui
s’exprime dans les monuments aux morts, les affiches politiques
qui mettent de plus en plus en avant le corps viril de l’homme. Ute
Daniel insiste aussi sur le retour massif des ouvrières allemandes
au foyer [The war from within. German working-class women in the
first World War, 1997]. De même, les tontes des femmes soupçonnées
de « collaboration horizontale » en 1944-1945, phénomène dont on
sait maintenant qu’il a été général, sont autant de dégradations de
la féminité ; elles constituent une réappropriation par les hommes
d’une fierté masculine et nationale, surtout en France, pays vaincu
en 1940 et qui a collaboré… Surtout, l’après-guerre correspond en
Europe à une réaffirmation de la maternité, d’un idéal de la femme
au foyer.
404
FEMMES
ÉCONOMIQUE
• Une émancipation en dents de scie
HISTOIRE
La chronologie du féminisme et de l’évolution juridique du statut
des femmes ne doit donc pas faire envisager un progrès continu de
leur émancipation.
Dans le domaine économique, on constate une croissance du
travail féminin salarié de 1860 à 1906 (qui correspond à un premier
INTERNATIONALES
à 1921, une stagnation puis une baisse après la Seconde Guerre
mondiale. En France, il faut attendre la fin des années 1960 pour
retrouver le taux de 1906 ! S’il y a plus d’autonomie économique, il
n’y a pas égalité de revenus, sauf dans l’instruction publique où l’éga-
lité de traitement est instaurée en 1936. Par ailleurs, la croissance de
l’emploi féminin s’inscrit dans un long processus de déqualification
du travail ouvrier et la féminisation d’un emploi accompagne sa
dépréciation.
DES IDÉES
HISTOIRE
La libéralisation des mœurs est encore plus lente et inégale
géographiquement et socialement. Anne-Marie Sohn, dans Le Genre
face aux mutations [PUR, 2004], décrit un lent processus qui ébranle,
de 1880 aux années 1960, les relations amoureuses et familiales :
recul de la pudeur et des interdits gestuels, progression continue
des liaisons prénuptiales pour les jeunes filles, choix libre du mari
et relation plus égalitaire dans le couple. Commencée dans les métro-
poles comme Paris ou Marseille, elle ne s’amorce pas avant les
POLITIQUE
HISTOIRE
années 1930 dans les campagnes les plus traditionnelles. Elle est
inachevée en 1968 même si le mois de mai, en libérant la parole, lui
a donné l’élan final. Cette évolution n’est en fait possible que par
des évolutions souterraines qui ont démarré au XVIIIe siècle : primat
de l’individu, moins grande emprise morale de l’Église, et surtout
essor de la scolarisation des filles aux XIXe et XXe siècles.
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
HISTOIRE SOCIALE
ET CULTURELLE
Voir Citoyenneté
aussi
405
J EUNES
La jeunesse n’est pas une réalité biologique invariable dans
le temps. En effet, c’est l’organisation sociale qui détermine
les modalités de passage d’un âge à un autre, et donc
le statut de jeune, celui qui a quitté l’enfance mais n’est pas
encore installé dans la vie d’adulte.
REPÈRES CHRONOLOGIQUES
La jeunesse en France
1802 Création des lycées par Napoléon
1889 Réforme de la conscription qui devient véritablement universelle
1927 Création de la Jeunesse ouvrière chrétienne
1959 Réforme Berthouin qui repousse à 16 ans l’âge de la scolarité
obligatoire ; Europe n° 1 lance l’émission « Salut les Copains »
MARS À MAI 1968 Manifestations étudiantes
1989 Loi Jospin sur les Organisations estudiantines représentatives
2006 Mouvement contre le CPE (contrat première embauche)
406
JEUNES
ÉCONOMIQUE
Les jeunes :
HISTOIRE
un groupe à géométrie variable dans le temps
• La naissance des Jeunes
Dans l’Antiquité, la jeunesse correspond à une période d’ini-
INTERNATIONALES
la cité : l’éphébie athénienne (de 18 à 20 ans) ou l’agôgè spartiate.
L’anthropologie historique a contribué à repenser la notion et à l’étu-
dier à d’autres périodes de l’histoire. Le médiéviste Georges Duby a
mis en évidence, dans la société féodale occidentale, cette période de
la vie qui va de l’adoubement à la paternité, qui peut s’étendre de 20 à
45 ans dans le cas exceptionnel de Guillaume le Maréchal [Georges
Duby, Guillaume le Maréchal ou Le meilleur chevalier du monde,
Fayard, 1984]. La jeunesse est un état dans lequel les seigneurs laissent
leurs fils en quête de gloire participer, en bandes et sous la tutelle
DES IDÉES
HISTOIRE
d’un autre seigneur, à des tournois et des guerres privées. C’est « le
temps de l’impatience, de la turbulence et de l’instabilité ». Cette
pratique garantit l’équilibre de l’aristocratie naissante puisque les
fils ne prétendent pas trop tôt à la succession. Les âges qui délimitent
la jeunesse sont donc variables suivant les périodes et dépendent du
rôle de ce groupe dans des structures sociales données.
Jusqu’à l’époque moderne, la jeunesse s’inscrit avant tout dans
POLITIQUE
HISTOIRE
des rites socioculturels propres à une société et n’existe finalement
que pour une certaine catégorie sociale : les seuls citoyens, l’aris-
tocratie, les apprentis et compagnons du monde de l’artisanat… Ce
n’est qu’au XIXe siècle, dans les sociétés industrielles, qu’émerge
véritablement la jeunesse en tant que groupe à part entière. Son
histoire commence avec l’attention portée aux enfants dans la société
bourgeoise du XVIIIe siècle [Philippe Ariès, L’Enfant et la vie fami-
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
407
en autonomie du fait de l’intervention croissante de l’État : mise
en place de conscription universelle, généralisation de l’instruc-
tion primaire, puis démocratisation de l’enseignement secondaire.
L’exode rural et les mutations du travail en usine font disparaître la
transmission du savoir-faire qui se faisait traditionnellement au sein
de la famille.
La jeunesse constitue toutefois une réalité diverse suivant les
groupes sociaux. Dans les milieux ouvriers, la fin de la scolarité
primaire (13 ans) et le versement du salaire confèrent très tôt au
jeune une autonomie financière. L’évolution du monde du travail
fait des jeunes une classe d’âge à part dans les milieux populaires.
L’accroissement du nombre d’OS au détriment des ouvriers qualifiés
qui accompagne le développement du taylorisme entraîne un déclin
de l’apprentissage. Le revers de cette évolution est la précarité que
subit cette catégorie. En milieu rural, l’autorité du père est maintenue.
Les fils restent plus longtemps dans le foyer parental, même après le
mariage, l’indépendance du jeune couple nécessitant l’installation
sur sa propre exploitation. L’ouverture des campagnes fait évoluer
les mentalités et plusieurs indices témoignent de tensions au sein de
la famille : les fils commencent à exiger un salaire ou demandent à
partir. Dans les milieux bourgeois, c’est l’université qui constitue
le moment où le jeune acquiert une conscience de groupe, dans les
associations d’étudiants particulièrement. La jeunesse est décalée
dans le temps car le service militaire est reporté et l’âge du mariage
est plus tardif (30 ans dans la bourgeoisie orléanaise, en 1911).
L’entre-deux-guerres voit triompher des comportements culturels
propres aux jeunes : bals et promenades en vélo dans les campagnes,
cinéma, sport et début du tourisme de masse, grâce aux auberges de
jeunesse, pour les classes populaires urbaines. L’histoire récente du
sentiment amoureux et de la sexualité apporte un dernier élément
qui caractérise la jeunesse de ces premières décennies du XXe siècle.
Les mœurs se libèrent et la jeunesse crée alors ses codes. Au milieu
du XXe siècle, le flirt devient un rite d’apprentissage amoureux et
sexuel par lequel il faut passer sous peine, pour les jeunes filles, de
« paraître une idiote » [Anne-Marie Sohn in Luc Capdevila et alii,
Le Genre face aux mutations, PUR, 2004].
408
JEUNES
ÉCONOMIQUE
Seconde Guerre mondiale, du fait du baby-boom, de la massifi-
HISTOIRE
cation scolaire dans le secondaire, puis de la montée des effectifs
à l’université à partir des années 1960 en France. La jeunesse tend
alors à l’homogénéisation sociale et culturelle. C’est une mutation
profonde de la société qui se joue. En 1968, Margaret Mead l’analyse
en expliquant que, pour la première fois, « les enfants grandissent
INTERNATIONALES
par la télévision. Ils ne s’intègrent à aucune structure religieuse,
nationale ou éthique connue de leurs parents. Ils appartiennent au
monde entier » [citée dans M. Winock, « Années 1960 : la poussée
des jeunes », in Études sur la France de 1939 à nos jours, Le Seuil,
1985].
Cette homogénéisation du groupe social « jeunes » s’opère par
l’affirmation d’une culture propre et largement partagée : rock’n’roll,
musique pop ou yé-yé, bande dessinée, fascination pour les États-
Unis. Ce sont aussi les pratiques culturelles qui changent. La jeunesse
DES IDÉES
HISTOIRE
s’approprie une culture de masse dont les médias privilégiés sont la
radio, puis la télévision. Le texte cède le pas à l’image, le marketing
joue un rôle déterminant, le fan remplace l’amateur. Plus profondé-
ment, la jeunesse se retrouve dans un système de valeurs en rupture
avec celles de leurs parents. Pour cette génération qui n’a pas connu
la guerre, le patriotisme n’a plus grand sens, le pacifisme est idéolo-
giquement revendiqué. Pour ces raisons, Jean-François Sirinelli [Les
POLITIQUE
HISTOIRE
Baby-boomers. Une génération 1945-1969, Fayard, 2003] définit la
jeunesse des années 1960-1970 comme une génération palimpseste
où « ont été grattés bien des héritages venus des aînés » et qui s’est
construite sur les profondes mutations des Trente Glorieuses.
Depuis les années 1980, la jeunesse ne constitue plus autant un
facteur d’homogénéisation dans les pays occidentaux. L’entrée dans
le monde du travail est retardée par l’allongement des études et le
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
409
Les jeunes, acteurs ou enjeux ?
• La jeune génération,
avant-garde de mutations sociopolitiques
L’intérêt porté par les historiens à la jeunesse repose sur l’hypo-
thèse que le fait générationnel est une grille de compréhension des
évolutions sociales, culturelles et politiques… Jean-Pierre Azéma
définit la génération en histoire comme un groupe, souvent marqué
par un événement inaugural, une guerre par exemple, qui subit une
même empreinte du contexte social, culturel ou politique, notamment
durant sa période de formation, et partage une mémoire collective
[« La clef générationnelle » ; Vingtième siècle n° 22, 1989]. Ainsi, en
France, dans l’entre-deux-guerres, la jeunesse peut à la fois cristal-
liser la crise de civilisation que la Première Guerre mondiale a révélée
et être porteuse de réformes. La période voit l’essor de nouvelles
formes de sociabilité juvénile politisée (jeunesses communistes,
jeunesses patriotes) ou confessionnelle (Jeunesse ouvrière chré-
tienne, Jeunesse agricole chrétienne). Cette jeune génération aspire
à un renouveau de la vie politique et s’affirme dans les années 1930
au sein des différents partis. Les « Jeunes Turcs » du parti radical
(Pierre Mendès France), par exemple, s’efforcent de rénover le parti
et prônent une intervention plus efficace de l’État. Face à la crise
de la société libérale, toute une jeunesse intellectuelle de droite,
critique mais refusant la séduction du fascisme, se retrouve autour
d’Emmanuel Mounier et de la revue Esprit (1932) pour remettre du
spirituel dans la société, et forme le courant non-conformiste.
Les années 1960 voient les sociétés occidentales traverser l’un
des plus profonds conflits de générations. Que faut-il entendre
par là ? En France, le mouvement étudiant de mai 1968 naît de la
dénonciation de valeurs morales rigides, de la légitimité des autorités
traditionnelles. C’est un rejet des valeurs traditionnelles, qui fonde le
mouvement de libéralisation sociétale des décennies suivantes. Dès
le 6 juin 1968, Edgar Morin écrit dans Le Monde : « C’est autour
de la charnière jeunesse-liberté / vieillesse-autorité que s’articule le
conflit traditionnel dirigés / dirigeants. »
Dans l’Amérique des années 1960, le mouvement des jeunes
relève d’une autre définition du conflit de génération. La libérali-
sation de mœurs, la culture hippy, les revendications écologistes,
la musique pop et militante sont autant de signes d’une critique de
la consommation de masse. Il ne s’agit pas pour autant de remettre
410
JEUNES
ÉCONOMIQUE
en cause la génération de leurs parents. Cette jeunesse, qui a été
HISTOIRE
élevée dans l’opulence, dénonce l’hypocrisie du modèle américain
(le décalage entre ce que véhicule la télévision et la réalité) et le
conformisme. Finalement, les jeunes Américains revendiquent ce
que le modèle américain a promis : le pluralisme, mais appliqué
aux minorités (Noirs, Indiens), et l’épanouissement individuel. La
INTERNATIONALES
Kaspi, États-Unis 68, André Versaille éditeur, 1988].
DES IDÉES
HISTOIRE
tation qu’en construit le discours dominant. Dès la fin du XIXe siècle,
deux images cohabitent. Une image négative se développe dès l’affir-
mation de ce groupe social. Dans les milieux bourgeois, le jeune est
celui qui se laisse aller à ses mauvais penchants. Émile Durkheim,
dans son étude Le Suicide (1897), remarque ainsi la surreprésentation
des jeunes parmi les suicidés. La jeunesse des milieux populaires est
déjà assimilée à la délinquance et à l’instabilité. En 1902, un procès
POLITIQUE
HISTOIRE
retentissant a popularisé le terme d’« Apaches » qui désigne les
bandes de jeunes de l’Est parisien, issus de milieux ouvriers, petits
truands se distinguant par des signes vestimentaires d’appartenance
(bottines jaunes, casquette et nuque rasée). Parallèlement, la jeunesse
est idéalisée partout en Europe comme l’instrument de régénération
de l’ensemble de la société, le moyen d’insuffler de la vie et de la
force à un monde décadent. Ce discours est porté à son paroxysme
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
411
mobilisable. Avec le fascisme, elle constitue, dès les années 1920,
la cible privilégiée de l’embrigadement, à la fois comme vecteur
de propagande et instrument lors des coups de force, mais surtout
parce que la valeur « jeunesse » qui domine la société de l’entre-
deux-guerres sert le discours et l’esthétique fascistes de la création
d’un homme nouveau.
412
JEUNES
ÉCONOMIQUE
Mai 1968 serait finalement responsable de la crise de la République.
HISTOIRE
Lors de la campagne présidentielle de 2007, Nicolas Sarkozy entendait
« liquider l’héritage de mai 1968 ».
Dépassant ces débats, Jean-François Sirinelli [Mai 68. L’événement
Janus, Fayard, 2008] analyse mai 1968 comme un accélérateur bien
plus qu’un moment fondateur, un révélateur des mutations de la
société française : affirmation des différences individuelles alors que
INTERNATIONALES
l’heure de la mondialisation des pratiques culturelles de masse, ouver-
ture définitive de la France sur le monde…
DES IDÉES
HISTOIRE
POLITIQUE
HISTOIRE
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
HISTOIRE SOCIALE
ET CULTURELLE
413
MOUVEMENT OUVRIER
Idéologie et organisation dont les populations ouvrières
se sont dotées et qui ont créé un univers de luttes syndicales
et politiques.
REPÈRES CHRONOLOGIQUES
OUVRAGES DE SYNTHÈSE
e
• Christophe Charle, Histoire sociale de la France au XIX siècle, Le Seuil,
2002.
• Collectif, Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier
international, Éditions ouvrières, 1978.
• François Guedj et Stéphane Sirot (dir.), Histoire sociale de l’Europe,
Seli Arslan, 1997.
• Jean Maitron (dir.), Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier
français (1789-1864), Éditions ouvrières, 1964-1966.
e e
• Gérard Noiriel, Les Ouvriers dans la société française : XIX -XX siècle,
Le Seuil, 1984.
• Alain Touraine, Michel Wieviorka et François Dubet, Le Mouvement
ouvrier, Fayard, 1984.
414
MOUVEMENT OUVRIER
ÉCONOMIQUE
La diversité du mouvement ouvrier
HISTOIRE
• L’apparition du mouvement ouvrier
On peut observer certaines caractéristiques du mouvement
ouvrier dès la fin du XVIIIe siècle avec l’émergence de revendica-
tions sociales portées par la Révolution française. William H. Sewell
INTERNATIONALES
Régime à 1848, Aubier-Montaigne, 1983] montre que c’est dans
les traditions collectives pré-révolutionnaires, les corporations
interdites en 1791, que les « gens de métier » que l’on ne qualifie
pas encore d’ouvriers, puisent au XIXe siècle leurs moyens d’action.
Cependant, pour Stéphane Sirot [Histoire sociale de l’Europe, Seli
Arslan, 1997], le mouvement ouvrier à proprement parler se met en
place au XIXe siècle avec la Révolution industrielle en Europe et
l’apparition concomitante d’un monde ouvrier caractéristique. Ces
DES IDÉES
HISTOIRE
ouvriers se rassemblent eux-mêmes en organisations syndicales et
politiques porteuses des revendications de leur classe sociale. C’est
donc dans l’Europe occidentale que le mouvement ouvrier s’épa-
nouit au XIXe siècle, notamment à travers les revendications idéolo-
giques internationalistes de la première (1864) puis de la deuxième
Internationale (1889). Si l’apparition des mouvements ouvriers
est commune aux différents pays, elle s’opère selon des processus
différents dépendant de la vitesse et du degré d’industrialisation, de
POLITIQUE
HISTOIRE
l’organisation sociale et, selon Gérard Noiriel [Les Ouvriers dans
la société française : XIXe-XXe siècle, Le Seuil, 1984], de la tradition
politique et révolutionnaire de chacun des pays. Ainsi, en France,
l’historien décrit un mouvement ouvrier pénétré par de nombreuses
tendances, qui, malgré des caractéristiques souvent communes,
restent variées. Cette diversité reflète en fait l’extrême et durable
OBJET DE L’HISTOIRE
et structurels de ceux-ci.
Dans les pays du Nord de l’Europe, la tradition est plutôt de
tendance réformiste. L’organisation des syndicats est relayée par
415
l’action politique à la fois dans un rapport de négociation contrac-
tuelle et dans la continuité entre le syndicat et le parti. Cette dernière
est très forte au Royaume-Uni et doit son existence à une tradition
et à un passé politique et social singulier. En effet, dans le pays
où est apparue la Révolution industrielle, l’échec du chartisme,
mouvement de revendication populaire et démocratique qui, dans la
première moitié du XIXe siècle, mobilise en pure perte des masses
ouvrières sur l’ensemble du territoire britannique, montre l’absence
de reconnaissance politique du mouvement ouvrier face à l’alliance
nouée entre les classes dirigeantes aristocratiques et la middle class
pour se réserver le monopole du politique. Le mouvement ouvrier
britannique concentre donc l’essentiel de son activité dans une
approche purement sociale des problèmes, n’accordant longtemps
qu’une attention limitée au jeu politique.
En Allemagne le processus est inversé et c’est le parti de tradition
social-démocrate qui impose au syndicat sa position idéologique. En
effet, suite aux lois socialistes du chancelier Bismarck en 1878, les
associations socialistes sont interdites. Le mouvement ouvrier socia-
liste trouve un pis-aller et un exutoire dans la constitution d’un réseau
et d’un maillage d’organisations ouvrières comme les syndicats ou
les coopératives. La politique visant à instaurer une économie sociale
de marché menée par la démocratie-chrétienne de la CDU à partir
de l’après- guerre, repose également sur l’existence d’un mouvement
ouvrier chrétien, principalement catholique, qui se développe dans
les régions industrielles et catholiques de la Rhénanie comme la Ruhr
suite à l’encyclique Quanta cura du 8 décembre 1864 condamnant
violemment le socialisme et le communisme.
Dans les pays du Sud de l’Europe et en en France, le caractère
socialiste et révolutionnaire s’affirme dans des luttes politiques face
aux réformistes et du fait de la constitution tardive d’un parti poli-
tique organisé.
Enfin, dans l’Europe du Sud-ouest, en Espagne et au Portugal,
le mouvement ouvrier est nettement plus idéologique et l’influence
socialiste est moins importante que les mouvements anarchistes
comme la CNT espagnole dont l’audience au sein du mouvement
ouvrier national est forte et le reste jusqu’à la guerre en 1936.
Pour autant, pour Stéphane Sirot, il parait difficile de découper
le continent en espaces géographiques clairement distincts et il
est plus judicieux d’établir une typologie du mouvement ouvrier
européen aux XIXe et XXe siècles en prenant en compte deux para-
mètres : les rapports avec les syndicats et les mouvements politiques
416
MOUVEMENT OUVRIER
ÉCONOMIQUE
et ceux entretenus par le mouvement ouvrier avec l’État et les partis
HISTOIRE
politiques.
INTERNATIONALES
communauté qui est porteuse d’un avenir qui la dépasse, d’un projet
sociétal actif et d’un mouvement social porteur du conflit du peuple
contre le pouvoir dominant, qu’il soit État ou parti.
En 1906, en France, la charte d’Amiens définit les relations entre
le mouvement ouvrier organisé en syndicat et le politique établi
en parti. Les forces syndicales prônent leur indépendance face au
politique qualifié dans le texte de la Charte de « secte. » Cela tient à
une des spécificités du mouvement ouvrier français qui est de type
anarcho-syndicaliste et révolutionnaire. La même année, en Grande-
DES IDÉES
HISTOIRE
Bretagne, est fondé le Labour Party, le parti travailliste, qui s’appuie
sur la base du mouvement ouvrier ; c’est donc le syndicat qui donne
naissance au parti politique posant les bases d’une collaboration
étroite, malgré une certaine autonomie du mouvement ouvrier.
La fondation des partis communistes après la Première Guerre
mondiale constitue un changement fondamental dans la relation
entre le mouvement ouvrier et la politique. Dans la stratégie de la
POLITIQUE
HISTOIRE
lutte classe contre classe, le mouvement ouvrier apparaît comme
l’avant-garde de la révolution prolétarienne, et le parti prime sur le
syndicat. En France, après la Seconde Guerre mondiale, la tendance
« ouvriériste » du parti auréolé par son action dans la Résistance
utilise le mouvement ouvrier et la CGT comme une « courroie de
transmission », à la fois idéologique et électorale.
Le rapport aux partis politiques est donc divers et hétérogène et
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
417
Le mouvement ouvrier en France :
de l’affrontement à la négociation
Contrairement aux pratiques de nombreux autres pays européens,
le mouvement ouvrier français se constitue dans l’affrontement.
• Le mouvement ouvrier
et les révolutions politiques
Après les soulèvements des canuts lyonnais de 1831 et 1834, la
« question ouvrière » est à l’ordre du jour. On observe effective-
ment une mobilisation de l’élite urbaine des métiers. De plus, les
libéraux et les mouvements politiques progressistes qui souhaitent
la chute du régime de la monarchie de Juillet (1830-1848) voient
dans cette ébauche de prolétariat un groupe qui pourrait être l’ins-
trument du renversement du régime. En effet, ces classes populaires,
du fait de leur histoire révolutionnaire depuis 1789, apparaissent
comme le mouvement de contestation politique par excellence et,
dès les années 1832-1833, les sociétés républicaines développent une
propagande intense en direction des ouvriers, notamment parmi la
fraction qualifiée et alphabétisée des travailleurs de Paris et de Lyon.
Les mouvements ouvriers eux-mêmes revendiquent cet héritage
républicain et jacobin. Le 9 avril 1834, les canuts lyonnais impri-
ment des ordres du jour qu’ils datent du « 22 Germinal an XLII de
la République. » En effet, les soulèvements urbains du XIXe siècle
sont souvent considérés par les contemporains eux-mêmes comme
la continuation des luttes des sans-culottes.
Selon Charles Tilly [Reflections on the revolutions of Paris, 1963],
le mouvement ouvrier encore peu constitué joue un rôle central
dans la révolte de juin 1848 après la fermeture des ateliers natio-
naux. Les maçons, les charpentiers et les mécaniciens en fournissent
les insurgés types. Gérard Jacquemet [Belleville au XIXe siècle : du
faubourg à la ville, Éditions de l’EHESS, 1984] souligne par exemple
qu’à Belleville où culmine la révolte, les ouvriers représentent 84 %
des insurgés qui revendiquent une garantie de leur emploi et une
nouvelle relation au travail, contractuelle, avec les employeurs, après
la dissolution des ateliers nationaux. La concentration urbaine des
ouvriers dans les quartiers artisanaux et leur augmentation depuis
la Révolution française contribuent à la construction d’une identité
commune dans la lutte, et ce, par l’appréhension d’une mémoire
418
MOUVEMENT OUVRIER
ÉCONOMIQUE
collective. La répression de l’insurrection de juin 1848 introduit
HISTOIRE
d’ailleurs une fracture durable entre la République et le mouvement
ouvrier qui renonce à soutenir le régime lors du coup d’État du
2 décembre 1851. Cette défiance du mouvement ouvrier vis à vis
du régime parlementaire perdure pendant la IIIe République car,
inscrit dans une tradition sans-culotte d’action directe, il considère
INTERNATIONALES
parole, fût-il ouvrier.
La participation des mouvements ouvriers aux révolutions poli-
tiques du XIXe siècle culmine durant la Commune de 1871, où les
insurgés sont souvent issus de la petite industrie urbaine où le mouve-
ment coopératif atteint son paroxysme.
• La grève et le syndicat
Mais c’est avec la généralisation de la révolution industrielle
DES IDÉES
HISTOIRE
que le mouvement ouvrier va se manifester par des moyens d’action
propres. Ses revendications sont perceptibles dans les luttes menées
au XIXe siècle et dans lesquelles on trouve une double revendication,
les réclamations portant sur le travail et le salaire à court terme et
la démarche visant à un changement radical de la société à long
terme.
Les deux outils de structuration du mouvement ouvrier autour
POLITIQUE
HISTOIRE
de la question du travail sont la grève et le syndicat. Pour Michelle
Perrot [Les Ouvriers en grève : France, 1871-1890, Éditions de
l’EHESS, 1974] à partir de 1880, « comme une marée irrésistible, la
grève étend son domaine géographique et professionnel. » La grève
sert à la construction d’une identité collective, comme le montre par
exemple celle menée par les mineurs du bassin houiller d’Anzin du
21 février au 17 avril 1884. La question du travail est au cœur des
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
419
même eut des difficultés à s’imposer comme celui des mineurs de
Carmaux lors de la grève de 1892.
420
P
PROGRÈS
ÉCONOMIQUE
HISTOIRE
Idée d’un développement historique de l’humanité qui
procéderait comme un perfectionnement plus ou moins
linéaire. Ce principe est devenu à partir du XVIIIe siècle
et des philosophes des Lumières la base de la pensée
INTERNATIONALES
● Quelles implications la croyance dans le progrès a-t-elle eues
au XIXe siècle ?
● Pourquoi et à partir de quand l’idée de progrès est-elle remise
en question ?
DES IDÉES
REPÈRES CHRONOLOGIQUES
HISTOIRE
1795 Condorcet, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit
humain
1852 Comte, Catéchisme positiviste
1856 Découverte de l’homme de Neandertal
1859 Darwin, De l’origine des espèces par la sélection naturelle ou la
préservation des races favorisées dans la lutte pour la vie
POLITIQUE
HISTOIRE
1863 Renan, Vie de Jésus
1864 Le pape Pie IX recense dans le Syllabus son refus de transiger avec
le progrès
1905 Einstein fonde la théorie de la relativité
OUVRAGES DE SYNTHÈSE
OBJET DE L’HISTOIRE
Atlande, 2002.
ET CULTURELLE
421
La science, base de tout progrès
L’idée de progrès doit beaucoup en Occident aux monothéismes
et plus particulièrement au christianisme. La religion chrétienne
envisage le temps des hommes avec une origine, un développement
et une fin. Si les hommes, laissés à eux-mêmes depuis le péché
originel, sont voués à pécher, ils doivent s’élever spirituellement pour
préparer leur salut, guidés par la providence divine, dont l’Église
est l’instrument.
Au XVIIIe siècle, les philosophes des Lumières substituent la
raison à la providence divine. Ils voient alors leur siècle comme
un nouveau point de départ du progrès après des siècles d’igno-
rance, à l’exception de Turgot qui écrit en 1750 un Discours sur les
avantages que l’établissement du christianisme a procurés au genre
humain. L’Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit
humain (1795) de Condorcet s’inscrit parfaitement dans cette vision
du progrès issue des Lumières. Il y divise l’histoire en neuf étapes de
conquête de l’esprit humain. La dixième est celle des progrès futurs
où il expose sa vision d’un homme indéfiniment perfectible. Pour les
Lumières, le progrès basé sur la raison associe science, civilisation,
moralité, bonheur et justice dans un perfectionnement cumulatif.
La rationalité scientifique est alors inséparable du progrès de
l’humanité et devient au xxe siècle la base de la réflexion politique et
sociale. En effet, la Révolution française et le libéralisme ouvrent un
nouvel âge politique, celui de l’individu souverain, porteur de droits
et source ultime de la légitimité politique. Les auteurs du XIXe siècle
sont alors hantés par une question : la Révolution ayant détruit les
fondements antérieurs du lien social, comment éviter la mise en place
d’une société menacée d’inconsistance, voire vouée au désordre
social ? Le saint-simonisme répond par l’industrialisation comme
moteur d’un progrès social harmonieux, à condition de confier le
gouvernement à un conseil formé de savants, d’artistes, d’artisans et
de chefs d’entreprise. Le philosophe Auguste Comte (1798-1857),
qui fut secrétaire de Saint-Simon, apporte une réponse philosophique
plus fondamentale : le positivisme, qui aura une influence durable
dans toute l’Europe. Pour lui, il n’y a qu’une science, humaine et
sociale, et les sciences positives (telles que les mathématiques) sont
des sciences modèles pour celle-ci. Auguste Comte propose donc
de faire appel aux principes de la science pour repenser les condi-
tions de l’attachement de l’homme moderne au corps social et pour
fonder la légitimité du pouvoir qui assure la cohérence de la société.
422
PROGRÈS
ÉCONOMIQUE
Il distingue trois âges de l’humanité, qu’il nomme respectivement
HISTOIRE
« théologique », « métaphysique » et « positif ». L’état théologique
est celui du surnaturel et, dans l’ordre politique, de la « doctrine
des rois » qui fonde sur le droit divin les relations sociales et l’ordre
politique. Cet âge a pris fin avec la Révolution française qui voit
le triomphe d’une pensée politique abstraite (celle des droits indi-
INTERNATIONALES
surnaturels se sont substitués des droits naturels qui deviennent le
moyen d’une critique incessante des institutions, au nom d’une idée
générale de l’homme. Mais cet état n’est qu’intermédiaire et appelle
son dépassement dans ce qui est l’ultime étape de tout dévelop-
pement, l’état scientifique ou positif. La politique doit alors se fonder
sur l’observation scientifique, qui repère des constantes, pose des lois
et décrit l’organisation une et nécessaire de la société.
Le positivisme d’Auguste Comte, par l’intermédiaire d’Émile
Littré (1801-1881), a beaucoup influencé les pères fondateurs de la
DES IDÉES
HISTOIRE
IIIe République en France. Ils en retiennent plusieurs principes : le
recours à la méthode et à l’expérience, qui suppose qu’une réforme
politique n’est possible que si l’opinion est prête et éduquée pour cela
(c’est le fondement de ce que l’on appellera par la suite l’« oppor-
tunisme »), l’anticléricalisme, le développement industriel comme
condition à l’enrichissement de toutes les classes, la nécessité d’un
pouvoir spirituel pour asseoir une République qui ait une action
POLITIQUE
HISTOIRE
morale (l’École comme nouvelle Église). Pour autant, le positi-
visme républicain n’a pas le caractère mystique de celui d’Auguste
Comte, qui estime que l’âge scientifique ne peut se concevoir sans
le patronage d’un pontife occidental, chef de la religion d’État qui
aura remplacé l’Église. Auguste Comte se méfie de la souveraineté
populaire telle qu’elle s’est exprimée dans la Révolution française.
On ne peut comprendre cette influence sur la culture républicaine
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
423
seules des causes matérielles, donc essentiellement économiques,
fournissent une explication aux évolutions sociales et politiques.
Dans un autre registre, l’évolutionnisme de Charles Darwin [De
l’origine des espèces, 1859] – qui analyse l’évolution des espèces
en fonction de variations déterminées par les conditions du milieu
et la concurrence entre les individus, aboutissant à la survivance
du plus apte par un mécanisme de sélection naturelle – a servi des
causes politiques obscures. Karl Lueger (1844-1910) entreprend de
prouver scientifiquement la théorie des races à Vienne. Le darwi-
nisme social d’Herbert Spencer (1820-1903) tend à consolider le
libéralisme anglo-saxon : en transposant le principe de Darwin dans
la sphère sociale, il estime qu’il faut laisser jouer les mécanismes
qui éliminent les plus faibles dans la société parce que ce sont eux
les plus inaptes.
Le scientifique exerce donc un magistère moral nouveau au
XIXe siècle et le progrès tend à devenir une nouvelle croyance. Le
scientisme est cette religion du progrès continu et ininterrompu,
l’homme n’ayant plus besoin de la religion pour expliquer les
mystères du monde car la connaissance scientifique y répondra.
En France, l’une des grandes figures en est le chimiste Marcellin
Berthelot (1827-1907), qui affirme en 1885, dans les Origines de
l’alchimie, que « le monde est aujourd’hui sans mystère ».
La rationalité scientifique devient rivale de la religion. La concep-
tion du monde a été bouleversée : la théorie de la création divine
vole en éclat grâce à la biologie, la géologie, la génétique après
1900, mais aussi grâce à la paléontologie qui découvre les premiers
restes humains (l’homme de Néandertal est découvert en 1856) et
l’astronomie, qui fonde des théories sur la naissance de la Terre et
du Soleil. Le matérialisme du naturaliste allemand Ludwig Büchner
(1824-1899) fait scandale quand il critique dans Force et matière,
en 1855, la notion d’âme, l’idée de Dieu et nie le libre-arbitre de
l’homme. Au XXe siècle, les relations entre science et religion sont en
fait plus complexes. Si ces débats virulents échappent à l’immense
majorité de l’opinion publique, le moment positiviste a contribué à
une sécularisation culturelle. Mais, d’un autre côté, pour répondre
aux défis de la science, des clercs et des laïcs essaient d’appliquer un
regard critique sur la religion : les méthodes de l’histoire rationnelle
et la philologie sont appliquées dans les traductions critiques de la
Bible, l’exégèse des Écritures, la patrologie… Cependant, le confor-
misme intellectuel l’emporte : en 1907, des décrets pontificaux et
l’encyclique Pascendi rejettent le modernisme et tous ses apports.
424
PROGRÈS
ÉCONOMIQUE
L’épisode de ce qu’on a appelé, en France, la « crise moderniste »
HISTOIRE
est surtout intéressant par le débat qu’il provoque chez les catho-
liques, entre ceux qui sont fatigués de tant de fermeture intellec-
tuelle et les intégristes qui s’en tiennent aux « vérités » telles que
la tradition les enseigne.
DES IDÉES
HISTOIRE
la discontinuité des atomes. La mécanique quantique met l’accent
sur des quantités de matière indivisibles en unités distinctes. Enfin,
la théorie de la relativité est exposée dans 4 articles qu’Albert
Einstein publie durant l’année 1905. Il y insiste sur la relativité des
notions d’espace et de temps qui dépendent de l’observateur et ne
sont plus des cadres prédéterminés des phénomènes observés. L’œil
du savant doit être pris en compte pour rendre compte du phénomène.
POLITIQUE
HISTOIRE
Les faits ne lui sont pas donnés mais sont le résultat d’une activité
créatrice propre, ce qui remet en cause l’impersonnalité du savant.
La pensée européenne est alors secouée par une réaction anti-
positiviste au tournant des XIXe et XXe siècles. Le philosophe Henri
Bergson (1859-1941) réhabilite la notion d’intuition. Le vitalisme
de Bergson réfute une conception du monde purement mécaniste
et déterministe : il existe un élan vital imprévisible qui participe
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
425
que le professeur de littérature Paul Hazard étudie les processus de
crise de civilisation, dans l’Europe des Lumières. Dans La Crise
de la conscience européenne (1935), il montre comment à la crise
des valeurs de l’époque classique (primauté de l’ordre, foi dans les
dogmes que l’autorité de l’Église fait respecter, fidélité au roi…)
correspond l’élaboration d’un autre système de valeurs basé sur
l’individu, le doute et la raison.
426
S
SÉCULARISATION
ÉCONOMIQUE
HISTOIRE
Modification des rapports entre religion et société
vers une séparation des deux sphères, dans les sociétés
occidentales à partir du XIXe siècle.
REPÈRES CHRONOLOGIQUES
DES IDÉES
HISTOIRE
1884 Légalisation du divorce
1892 Ralliement des catholiques à la République
1905 Loi de séparation des Églises et de l’État
OUVRAGES DE SYNTHÈSE
POLITIQUE
HISTOIRE
• Alain Corbin (dir.), Histoire du christianisme, Le Seuil, 2007.
• Émile G. Léonard, Histoire générale du protestantisme, (3 vol.), PUF,
1988.
e
• Michel Rapoport (dir.), Culture et Religion. Europe, XIX siècle, Atlande,
2002.
• René Rémond, Religion et société en Europe. La sécularisation
OBJET DE L’HISTOIRE
427
Sécularisation et laïcisation
Au XIXe siècle, l’histoire religieuse épouse les conflits politiques
sur la place de l’Église et de la religion. Il faut attendre les années
1960 pour que l’apaisement des querelles religieuses, le contexte
du concile Vatican II, l’évolution de la recherche historique qui
privilégie l’étude des forces économiques et sociales, puis l’émer-
gence de l’histoire culturelle, orientent l’histoire religieuse vers
l’étude des pratiques, s’intéressant aux masses et non plus seule-
ment à l’institution. L’histoire religieuse dépassionnée étudie alors
la sécularisation, c’est-à-dire la perte de l’emprise des institutions
religieuses sur la société au cours du XIXe siècle, la religion devenant
une affaire privée.
• La sécularisation de la société
Elle a d’abord été précédée en Europe d’un processus, parfois
chaotique, de sécularisation de l’État qu’on peut faire remonter
aux affrontements religieux du XVIe siècle. Pour prévenir ou clore
l’affrontement entre catholiques et protestants, l’État s’est imposé
comme arbitre, comme en France avec l’édit de Nantes. La tolérance
n’étant dans ce texte en rien synonyme de reconnaissance des reli-
gions sur un pied d’égalité, c’est en tout cas une première étape qui
permet de penser la foi comme relevant de l’intimité de l’individu
ou de la famille. Mais c’est au XIXe siècle que l’on passe du principe
à sa traduction dans les comportements dans tous les domaines de
la vie publique, l’État accompagnant cette seconde étape.
L’espace et le temps publics se sécularisent. Les symboles reli-
gieux tendent à disparaître des édifices publics. Il en va de même
pour le calendrier, les fêtes nationales ôtant aux fêtes religieuses le
caractère de rassemblement de la communauté.
La vie privée des individus est de moins en moins régie par
l’autorité morale des Églises. Le mariage religieux n’a bientôt plus
aucune valeur pour l’État. Considéré comme un contrat, il peut dès
lors être dissout (loi Naquet de 1884 en France). La mort même se
sécularise : les enterrements civils se développent au XIXe siècle, les
cimetières passent sous la responsabilité des communes (1881 en
France, 1914 en Grande-Bretagne).
La nationalisation de l’enseignement et des services de santé
est plus lente et conflictuelle. Dans la France de la Belle Époque,
l’autorité du prêtre et de l’instituteur s’opposent, déchirant parfois
428
SÉCULARISATION
ÉCONOMIQUE
le village. En Espagne, il faut attendre 2005 pour que soit supprimé
HISTOIRE
le caractère obligatoire des cours de religion catholique.
La sécularisation de la société s’exprime dans un certain détache-
ment politique des masses catholiques par rapport aux positions de
l’Église. En France, une partie des catholiques suit le courant ultra-
montain dans une stricte obéissance aux prescriptions pontificales,
INTERNATIONALES
années 1890. Cependant, la grande majorité des catholiques sécula-
risent leur vote et l’échec de la création d’un grand parti catholique
en France en 1885 par Albert de Mun en est l’indice. De même, les
grands partis catholiques allemand (Zentrum) et italien sont inspirés
de tendances nationales ou s’écartent, dans le cas de l’Italie, du Non
expedit (1868) par lequel le pape Pie IX, en réaction à l’annexion de
ses États par le nouveau royaume italien, dénonce la participation des
catholiques italiens à la vie politique de leur pays. L’intransigeance
de l’Église de Pie VI (1775-1799) jusqu’à Léon XIII (1878-1903)
DES IDÉES
HISTOIRE
n’a pas payé. Les partis démocrates-chrétiens du XXe siècle sont
souvent non-confessionnels, et refusent d’être inféodés à l’Église.
Ils recrutent majoritairement parmi les catholiques, mais drainent
aussi toute une partie de la droite traditionnelle à l’instar du MRP,
fondé en 1944.
POLITIQUE
HISTOIRE
Dans le cas de la France et de l’Allemagne, la sécularisation
a pu être renforcée par la politique de l’État contre l’influence de
l’Église dans la sphère publique. Les deux phénomènes sont alors
concomitants, mais il ne faut pas les confondre.
La laïcisation est un terme ambigu qu’il faut réserver au cas
français. Il désigne à la fois la sécularisation de l’État et une idéo-
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
429
Mac-Mahon et les républicains se joue d’ailleurs sur ce terrain
puisque la crise, qui aboutit à la dissolution de l’Assemblée, éclate
avec l’appel du pape demandant aux diocésains d’adresser des péti-
tions au président de la République en faveur de la restauration
de son pouvoir temporel. La campagne électorale qui s’en suit est
virulente : le gouvernement exerce différentes formes de pression
(loges maçonniques fermées, presse surveillée), tandis que Léon
Gambetta s’engage dans le combat, avec comme mot d’ordre : « le
cléricalisme, voilà l’ennemi » – le cléricalisme désignant ici le prin-
cipe qui prône la participation active des prêtres à la vie publique.
Jean-Marie Mayeur a souligné aussi le poids du protestantisme dans
la République des années fondatrices. Mais, au total, entre 1870
et 1914, il n’y eut que 20 ministres protestants, soit 7 %. On peut
parler d’influence, mais pas d’une « république protestante ».
La laïcisation est d’abord celle de l’école. Jules Ferry dissout par
décret, le 29 mars 1880, les congrégations jésuites. Les représentants
des cultes sont exclus du Conseil supérieur de l’Instruction Publique
qui n’est plus composé que de membres appartenant au monde
éducatif. Les établissements supérieurs catholiques se voient inter-
dire de porter le nom d’université. Surtout, la loi de 1882 sur l’école
laïque remplace les cours d’instruction religieuse par des cours d’ins-
truction morale et civique. Enfin, la loi du 30 octobre 1886 prévoit,
dans les 5 ans, la suppression des écoles de garçons tenues par des
congréganistes.
Si les réactions de l’Église sont virulentes, il ne faut pas pour
autant surestimer l’anticléricalisme des républicains. Ces mesures
s’inscrivent avant tout dans une application stricte du Concordat de
1801 et des lois organiques de 1802 qui plaçaient l’Église sous la
tutelle de l’État : la loi de 1889 impose le service militaire aux curés ;
la révision constitutionnelle de 1884 supprime toute référence à Dieu
des lois constitutionnelles votées en 1875.
430
SÉCULARISATION
ÉCONOMIQUE
que le retour des conservateurs au pouvoir s’accompagne d’un
HISTOIRE
renforcement du rôle social du clergé. Un autre facteur est donc à
prendre en compte : la division entre catholiques qui se rallient à la
République et ceux qui la refusent, les intransigeants.
L’affaire Dreyfus ravive la question : d’un côté, les catholiques
s’engagent très majoritairement dans le camp antidreyfusard ; de
INTERNATIONALES
l’Église contre les valeurs de la République. C’est le gouverne-
ment Combes, à partir de 1902, qui applique avec fermeté la loi
sur les congrégations et entame en 1903 le processus de séparation
des Églises et de l’État, lequel aboutit au vote du projet Briand le
9 décembre 1905.
« Article 1er. La République assure la liberté de conscience. Elle
garantit le libre exercice des cultes [...].
Article 2. La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subven-
tionne aucun culte. »
DES IDÉES
HISTOIRE
La loi de 1905 constitue l’un des principes fondateurs de la
République, garant d’intégration de tous. Elle a aussi finalement
participé à la réintégration des catholiques au sein de la nation et
de la République. Une majorité s’y résigne, notamment parce que
l’Église retrouve la liberté de nommer sans contrôle les évêques,
chanoines et curés, et la faculté de créer de nouvelles paroisses. En
bref, la loi de 1905 a obligé les catholiques à choisir et a finalement
POLITIQUE
HISTOIRE
marginalisé le catholicisme intransigeant (au sein de l’Action fran-
çaise, par exemple).
La Première Guerre mondiale accélérant le ralliement des catho-
liques, la question religieuse, dès le milieu des années 1920, devient
marginale dans la vie politique, au point que les IVe et Ve Républiques
ont inscrit la laïcité dans la Constitution. La laïcité n’est pas le refus
des religions, mais l’exigence d’un espace public neutre, qui garantit
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
431
de l’enseignement, encadrement par l’État de la formation des prêtres,
introduction du mariage civil…) concerne essentiellement la Prusse,
mais elle touche également le Reich et une grande partie des États
allemands. Elle s’appuie sur les libéraux, à la pointe du combat anti-
clérical, mais pas uniquement car finalement la législation antica-
tholique accompagne la sécularisation de l’État. Le Kulturkampf a
pris une dimension répressive face à la résistance active des prêtres
(peines d’emprisonnement, suppressions d’offices dans certaines
paroisses…). L’élection de Léon XIII à la papauté en 1878 et la rupture
de l’alliance entre Bismarck et les libéraux ouvrent une période d’as-
souplissement. Les lois les plus répressives sont abolies. Mais surtout,
Bismarck a réalisé que le Zentrum sort globalement renforcé de cette
épreuve.
On ne peut pas réduire le Kulturkampf à un conflit entre l’Église
et l’État manipulé par Bismarck. Il traduit aussi un clivage social et
culturel au sein du nouvel État allemand. Pour la plupart des libéraux,
la religion catholique est antimoderne, alors que, pour eux, l’État
national symbolise la modernité. Les attaques des libéraux contre
l’Église sont aussi une attaque contre le retard des Länder du Sud
du Reich, où la bourgeoisie catholique vit d’activités économiques
plus traditionnelles. La sécularisation a souvent été beaucoup moins
conflictuelle, notamment dans les pays protestants. Dans la tradition
réformée, l’Église est depuis longtemps soumise à l’autorité civile.
Plus globalement, quelles que soient les modalités, la sécularisation
correspond à une évolution qui commence au XVIIe siècle. On passe
de structures sociales communautaristes, dans lesquelles l’Église
avait une place centrale comme garante des communautés, à des
sociétés plus individualistes où l’État s’affirme comme le nouvel
horizon de l’individu. Les sociétés occidentales passent d’une culture
dont le fondement central était la religion à une culture a-religieuse.
En ce sens, « la sécularisation est juste une manière de dire l’accultu-
ration » [M. Rapoport, op. cit.].
432
SÉCULARISATION
ÉCONOMIQUE
lisme ou d’autres formes de croyance concurrentes (la libre-pensée,
HISTOIRE
l’athéisme…). Aujourd’hui, ce terme est récusé car il suppose des
sociétés antérieurement et entièrement christianisées, quand l’histo-
rien ne dispose que d’instruments fragiles pour mesurer réellement
la ferveur de la foi.
En fait, la modification des pratiques réside dans le progrès de
INTERNATIONALES
liberté des fidèles par rapport aux pratiques traditionnelles impo-
sées. La pratique religieuse tend à se réduire à la conformité aux
grands rites sacramentels (mariage, baptême, sépulture dans les
communautés chrétiennes). Le nombre de pascalisants (qui vont à
la messe au moins le jour de la fête de Pâques) est un bon baromètre
de l’évolution générale de la pratique catholique. Il passe en France
de 95 % au milieu du XVIIIe siècle à 50 % au milieu du XIXe siècle,
et l’évolution n’est pas linéaire. On observe en effet une reconquête
globale à partir de 1850, puis à nouveau une baisse vers 1870-1880.
DES IDÉES
HISTOIRE
L’écart est important entre hommes et femmes. L’indifférence est,
enfin, plus précoce en ville et dans les milieux ouvriers.
L’indifférence se manifeste aussi par l’écart entre l’appartenance
religieuse et le respect strict des prescriptions morales des Églises.
À la fin du XIXe siècle, le délai entre la naissance et le baptême
s’allonge tandis que le concubinage et les naissances hors mariage
augmentent. Depuis les années 1960, les fidèles de toutes les reli-
POLITIQUE
HISTOIRE
gions participent à la libéralisation progressive des mœurs, acceptant
par exemple le recours aux contraceptifs ou à l’avortement dans
certains cas, contre l’avis des autorités religieuses.
Les pays protestants connaissent la même évolution. Le cas
anglais, bien connu par le recensement des pascalisants de 1851, fait
cependant apparaître des différences suivant les Églises. Le Centre
et le Nord connaissent une plus forte baisse car l’Église anglicane y
OBJET DE L’HISTOIRE
LA VIOLENCE,
visible est le regain du culte des saints après un recul au XVIIIe siècle
(retour des fêtes votives et des processions : roumeirages, pardons,
apports…) et celui de la Vierge immaculée. Le culte marial devient
433
central au XIXe siècle et ses apparitions reprennent de plus belle selon
une fréquence de 25 ans environ : La Salette en 1846, Lourdes en
1858, Pontmain en 1871… Ce qui frappe, c’est qu’il s’agit d’une piété
spontanée que l’Église observe avec inquiétude. À partir de 1875, les
apparitions ne sont plus reconnues et le clergé cherche à écarter les
paroles prophétiques (confiscation des témoignages), car l’Église tente
de sauver son monopole de l’interprétation de la parole divine.
En terres protestantes anglo-saxonnes, le mouvement du Réveil,
né au XVIIIe siècle, entend renouer avec l’époque fondatrice de la
Réforme face au conformisme dans lequel seraient installées les
Églises traditionnelles. Ce mouvement a une dimension apocalyptique
forte. Il invite le fidèle à se « réveiller », retrouver le droit chemin de
la foi dans la perspective d’une fin prochaine du monde.
Les laïcs commencent dès la fin du XIXe siècle à s’investir
dans l’encadrement religieux, surtout en France et en Allemagne.
Associations de piété, associations charitables, mouvements de
jeunesse chrétienne se développent.
Parallèlement, à la fin du XIXe siècle, on voit s’opérer un transfert
de sacralité du champ religieux au champ politique. Le culte aux
héros et à la nation apparaît comme une religion substitutive. On peut
alors parler de « religion civique » : un ensemble de rites laïcs assure
la cohésion des citoyens dans un sentiment partagé quasi-religieux. En
France, la célébration du 14 juillet, instaurée en 1880, ou la commé-
moration du soldat inconnu le 11 novembre, établie sous la pression
des Anciens Combattants par la loi du 24 octobre 1922, constituent
autant d’éléments de la religion civique républicaine.
Déchristianisation ne signifie donc pas « désacralisation ». Mais
la place du fait religieux dans la société a changé : il n’imprègne
plus toutes les sphères de la société et se restreint à un phénomène
culturel parmi d’autres. Plutôt qu’une séparation de la religion et
de la société, la sécularisation apparaît comme une inclusion du
religieux dans le social.
La Première Guerre mondiale a provoqué une régression brutale
des traditions et coutumes, qui s’accentue après la Seconde Guerre
mondiale. Dès 1930, en France, 10 000 communes rurales sur 35 000
n’ont plus de prêtres résidents. Cependant, la présence ecclésiastique
y reste plus importante qu’en ville. L’union du vieux panthéisme
rural (célébrations des grands cycles saisonniers) et du christianisme
se dissout. Noël, la Chandeleur, les Rois, l’Assomption, ces fêtes ne
sont pas oubliées, mais leur célébration est de plus en plus dépouillée
de religiosité.
434
SÉCULARISATION
ÉCONOMIQUE
Cette évolution n’est pas proprement religieuse. Ce sont les socia-
HISTOIRE
bilités traditionnelles en général qui déclinent au profit d’un repli
sur la cellule familiale.
INTERNATIONALES
Les facteurs de la montée de l’indifférence religieuse
On peut distinguer deux grands types d’analyse. Un premier courant
insiste sur les évolutions socio-économiques, comme le fait Gérard
Cholvy pour qui ce sont essentiellement l’industrialisation et l’urbani-
sation qui expliquent ces mutations. Un ensemble d’études régionales
menées en France fait apparaître des disparités dans l’espace et dans
le temps, expliquées dans l’ensemble par la fin des disettes et une
diminution des maladies qui s’accompagneraient d’un déclin des prati-
DES IDÉES
HISTOIRE
ques de sécurisation. De manière générale, la croissance que connais-
sent les campagnes, notamment à partir du milieu du XIXe siècle,
expliquerait que l’on est plus attaché à la recherche des biens matériels.
La proximité de la ville est également soulignée.
Yves-Marie Hilaire [Une chrétienté au XIXe siècle, la vie religieuse des
populations du diocèse d’Arras (1840-1914), 1977] insiste sur des
facteurs culturels de longue durée (l’esprit de contre-réforme hérité
des XVIIe et XVIIIe expliquerait la résistance des pratiques). De son côté,
POLITIQUE
HISTOIRE
Pierre Chaunu montre que les rites religieux qui entourent la mort
s’effacent dès les années 1730, d’abord au sein des élites cultivées [La
Mort à Paris, XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, 1978]. Roger Chartier généralise
ce facteur [Lectures et lecteurs dans la France d’Ancien Régime, 1987
et Les Origines culturelles de la Révolution française, 1990] en consi-
dérant que l’alphabétisation ancienne s’accompagne d’une plus grande
liberté vis-à-vis de la morale chrétienne, expliquant ainsi l’indifféren-
OBJET DE L’HISTOIRE
435
Certes, on peut parler d’une « théo-démocratie » américaine dans la
mesure où il existe, depuis les pionniers, une foi dans une destinée
américaine. Cependant, Olivier Zunz [Le Siècle américain, 2000] montre
comment, après la période de « dictature protestante » du XIXe siècle,
s’est forgé à partir des années 1910, face à l’immigration, le principe
du « pluralisme » qui est au cœur de l’identité américaine : un souci
du respect pour toutes les religions et du droit à la différence. C’est
ainsi qu’Eisenhower disait, dans les années 1950, que tout Américain
devrait pratiquer une religion, peu importe laquelle. Il existe un fond
très prégnant de valeurs protestantes et, en même temps, c’est l’im-
portance donnée à la religion et la vigueur de la pratique religieuse
– aujourd’hui encore, 40 % des Américains déclarent une pratique
hebdomadaire – qui a permis l’intégration d’immigrés de religions
différentes.
L’attachement à l’Église est une habitude et une sociabilité plus qu’une
ferveur, et beaucoup ignorent en quoi leur Église diverge des autres.
On appartient à une Église comme à un club, par tradition familiale
et habitude sociale. Cela permet de comprendre comment la religion
a été intégrée par l’american way of life et comment elle est entrée
très tôt dans la culture consumériste avec ses « méga-églises », gigan-
tesques centres commerciaux religieux.
Pour ce qui est de la relation entre le religieux et le politique, les États-
Unis offrent le paradoxe d’un État fondé sur la séparation de l’Église
et de l’État mais dans lequel la religion constitue une force sociale et
politique toujours puissante. Cette séparation est inscrite dans le
premier amendement à la Constitution : « le Congrès ne fera aucune
loi conférant à une religion un statut officiel ou interdisant le libre
exercice des activités religieuses » et, en même temps, la religion hante
l’inconscient collectif et les comportements politiques. Jean-François
Colosimo [Dieu est Américain, Fayard, 2006] explique ce paradoxe par
2 facteurs. Il n’y a pas eu aux États-Unis de volonté d’écarter les reli-
gieux de la vie publique, comme en France, car les États-Unis voient
cohabiter plusieurs religions dès leur naissance. La religion est par
ailleurs une institution politique, au sens où l’entendait Rousseau : la
religion civile permet la tolérance religieuse tout en fondant la morale
commune, indispensable au lien social. Cette religion civile a ses textes
sacrés (la Déclaration d’Indépendance américaine affirme que le
Créateur a donné à l’être humain des droits inaliénables) et ses rites
(prestation de serment sur la Bible ou sur le Coran), ainsi que ses objets
de culte (le drapeau). On a donc un système religieusement neutre
autour d’une divinité neutre et abstrait qui se présente surtout comme
un Dieu de justice, au point de faire dire à Jean-François Colosimo que
le Dieu de cette religion n’est pas celui des chrétiens, mais le « Dieu de
l’Amérique ».
436
SÉCULARISATION
ÉCONOMIQUE
On pourrait dès lors parler d’une forme de laïcité américaine, mais une
HISTOIRE
laïcité a-confessionnelle et non une laïcité a-religieuse. Cet équilibre
est fragile, comme le montre le succès de la nouvelle droite religieuse
fondamentaliste qui s’engage en politique dans les années 1980 et
acquiert une influence croissante dans le parti républicain.
437
I NDEX
Pour les termes et expressions présent(e)s dans plusieurs articles,
est indiquée en gras la page où figure leur définition.
439
colonialisme. . . . . . . . . . . . 72 culture moyenne . . . . . . . 389
colonie . . . . . . . . . . . . . . . . 73 culture politique . . . 208, 218,
colonie d’exploitation. . . . 73 300
colonie de peuplement. . . 72 cycle xénophobe . . . . . . . 395
colonisation . . . . . . . . 69, 102
COMECON . . . . . . . . . . . . . 97 D
communauté darwinisme social . . 179, 344,
internationale . . . . . . . . 114 424
Commune . . . . . . . . 179, 419 décentralisation. . . . 247, 253
communisme . . . . . .166, 199, déchristianisation . . . . . . 432
292, 416 décollage
concession . . . . . . . . . 73, 102 (take-off) . . . . . . . 33, 54, 64
conflit de générations. . . 410 décolonisation . . . . . . . . . . 79
conscience déconcentration . . . . . . . 248
de classe. . . . . . . . . 199, 377 déflation . . . . . . . . . . . . . . 16
conscience nationale. . . . 176 dégradation des termes
constitution . . . . . . . 243, 275 de l’échange . . . . . . . . . . 33
contre-culture . . . . . . . . . 389 démagogie. . . . . . . . . . . . 226
contre-révolution / démocide . . . . . . . . . . . . . 308
contre-révolutionnaire 129, démocratie. . . . . . . . . . . . 222
138 démocratie directe 138, 225
corollaire Roosevelt. . . . . 103 démocratie illibérale . . . . 226
corporation . . . . . . . . . . . 415 démocratie locale
coup d’État . . . . . . . . . . . 220 participative . . . . . . . . . 161
courant réformiste démocratie
socialiste . . . . . . . . . . . . 162 parlementaire . . . . . . . . 258
crime contre l’humanité 305, démocratie
316 représentative . . . . . . . . 225
crime de masse . . . . . . . . 307 démocratie socialiste. . . . 227
crise de civilisation . . . . . 426 déréglementation . . . . . . . 68
crise économique . . . . 13, 66 désacralisation. . . . . . . . . 434
crise moderniste . . . . . . . 425 Destinée manifeste 104, 170
crise politique . . . . . . . . . 214 deuxième
croisade . . . . . . . . . . . . . . 325 industrialisation . . . . . . . 57
croissance économique . . 13 développement durable . . 29
croissance verte . . . . . . . . . 29 développement
croissance zéro . . . . . . . . . 29 économique . . . . 30, 54, 64
culture de guerre . . . . . . 336 devise . . . . . . . . . . . . . . . . 286
culture de masse . . . 384, 409 dictature . . . . . . . . . . . . . 144
440
INDEX
441
grande guerre indifférentisme . . . . . . . . 433
patriotique . . . . . . 349, 353 indigénat . . . . . . . . . . . . . . 74
grande industrie . . . . . . . . 57 individualisme . . . . . . . . . 161
grappe d’innovations . . . . 26 industrialisation. . . . . . 15, 53
grève . . . . . . . . . . . . . . . . 419 industrie culturelle . . . . . 387
groupe social . . . . . . . . . . 408 industrie industrialisante 35
guérilla. . . . . . . . . . . 353, 365 inflation . . . . . . . . . . . . . . . 66
guerre . . . . . . . . . . . . . . . 324 intégration. . . . . . . . . . . . 395
guerre absolue . . . . . . . . 326 intégrisme . . . . . . . . 112, 425
guerre d’extermination 346 intellectuel(s) . . . . . . 302, 375
guerre de la quatrième intentionnaliste . . . . 148, 322
génération. . . . . . . . . . . 329 internationalisme . . . . . . 199
guerre de masse . . . . . . . 326 irrédentisme . . . . . . . . . . 178
guerre de subversion . . . 353 islam radical. . . . . . . . . . . 151
guerre économique. . . . . 338 islamisme . . . . . . . . . . . . . 150
Guerre froide. . . . . . . . 88, 92 isonomie . . . . . . . . . . . . . 223
guerre juste . . . . . . . . . . . 325
guerre médiatique . . . . . 329 J
guerre préventive . . . . . . 328 jeunes. . . . . . . . . . . . . . . . 406
guerre sainte . . . . . . . . . . 325 jihâd . . . . . . . . . . . . . 156, 325
guerre totale . . 326, 331, 348
K
H kadarisme . . . . . . . . . . . . 167
hard power . . . . . . . . . . . 119 kamikaze . . . . . . . . . . . . . 365
histoire totale . . . . . . . . . . 64 Kulturkampf . . . . . . . . . . 431
homme nouveau . . . . . . . 295
hygiénisme / hygiéniste 246 L
hyperpuissance . . . . . . . . 121 laïcisation. . . . . . . . . . . . . 429
laïcité . . . . . . . . . . . . . . . . 431
I landlord . . . . . . . . . . . . . . 230
identité sexuelle . . . . . . . 402 légicentrisme . . . . . . . . . . 282
IDH . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 37 légitimisme . . . . . . . . . . . 133
immigration / immigré . . 392, libéralisme / libéral. . . 42, 137,
396 157, 189
impeachment. . . . . . . . . . 277 libéralisme culturel . . . . . 239
impérialisme . . . . . . 100, 178 liberté-capacité . . . . . . . . 163
impérialisme colonial . . . . 72 libre-échange / libre-
impérialisme échangiste . . . . . . . . . 41, 67
semi-colonial . . . . . . . . . 102 ligue . . . . . . . . . . . . . 261, 302
442
INDEX
443
opportunisme . . . . . . . . . 284 progrès. . . . . . . . . . . . . . . 421
ordre mondial . . . . . . . . . 109 projet de grandeur
nationale . . . . . . . . . . . . 106
P prolétariat / prolétaire . . 198,
pacifisme . . . . . . . . . 181, 409 224, 377, 418
panarabisme . . . . . . . . . . . 82 prolétarisation. . . . . . . . . 378
panasiatisme . . . . . . . . . . 104 prolifération . . . . . . . 96, 113
pangermanisme. . . . . . . . 344 propagande armée . . . . . 365
panislamisme . . . . . . . . . . 153 protectionnisme . . . . . 46, 67
parlementarisme . . . 256, 285 protectorat . . . . . . . . 73, 102
parlementarisme absolu . 285 proto-industrie . . . . . . . . . 56
parti (politique) . . . . 300, 416 puissance . . . . . . . . . . . . . 118
partisan . . . . . . . . . . . . . . 353 puissance émergente . . . 121
paternalisme . . . . . . . . . . . 58 purification ethnique . . .309,
patrimoine national . . . . 251 315
patriotisme . . . . . . . . . . . 409
paupérisme . . . . . . . . . . . . 58 Q
pays en développement . . 34 quatrième pouvoir . . . . . 228
pays neuf . . . . . . . . . . . . . . 65 question ouvrière . . . . . . 418
pétainisme . . . . . . . . . . . . 270
physiocrate . . . . . . . . . . . 162 R
planification . . . . . . . . . . . 51 race. . . . . . . . . . . . . . . . . . 145
plébiscite . . . . . . . . . . . . . 279 racisme . . . . . . . . . . . . . . . 344
pluralisme culturel . . . . . 171 référendum . . . . . . . 225, 278
PMA . . . . . . . . . . . . . . . . . . 37 réforme de l’État . . . . . . . 248
poids et contrepoids . . . . 274 réformisme . . . . . . . 187, 415
politicide . . . . . . . . . . . . . 308 régime autoritaire. . . . . . 279
politique d’ajustement régime de Vichy. . . .264, 319,
structurel . . . . . . . . . . . . . 68 388, 396
polonisation. . . . . . . . . . . 346 régime illibéral /
populisme . . . . . . . . . . . . 226 démocratie illibérale. . . 279
populisme radical régime mixte . . . . . . 278, 288
de droite . . . . . . . . . . . . 238 régime parlementaire . . . 276
positivisme . . . . . . . . . . . . 422 régime plébiscitaire 227, 279
poujadisme . . . . . . . . . . . 262 régime politique . . . . . . . 273
première régime présidentiel . . . . . 277
industrialisation . . . . . . . 57 régime représentatif . . . . 138
principe des nationalités 250 régime totalitaire . . . . . . 280
printemps des peuples . . 177 régionalisme . . . . . . . . . . 252
444
INDEX
445
terrorisme transnational 364 ultramontanisme /
théorie de la relativité . . 425 ultramontain . . . . . 132, 429
tiers-monde . . . . . . . . 32, 123 unilatéralisme . . . . . . . . . 114
tiers-mondisme / unipolaire . . . . . . . . . 95, 111
tiers-mondiste . . . . . 84, 125
tolérance . . . . . . . . . . . . . 428 V
totalitarisme . . . . . . 291, 309 Vichy → régime de Vichy
traditionalisme / vie politique. . . . . . . . . . . 298
traditionaliste . . . . . . . . 189 violence extrême . . . . . . . 308
traditionaliste vitalisme. . . . . . . . . . . . . . 425
réactionnaire. . . . . . . . . 139
transition
démographique . . . . . . . 22 W
Trente Glorieuses. . . . . . . 409 wahabite . . . . . . . . . . 91, 152
Triade . . . . . . . . . . . . . . . . . 66 Welfare State. . . . . . . . . . 246
Troisième Voie . . . . . . . . . 237 Weltpolitik. . . . . . . . . . . . 103
U
ultra . . . . . . . . . . . . . . . . . 132 Z
ultragauche . . . . . . . . . . . 238 Zollverein . . . . . . . . . . . . . . 32
446
Achevé d’imprimé
l’essentiel en poche
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