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LES ESPIONS FRANÇAIS

PARLENT
Dans la collection « Le Grand Jeu »

David Bankier (dir.), Les services secrets et la shoah, 2007.


Olivier Forcade, La République secrète, 2008.
Emmanuel Droit, La Stasi à l’école, 2009.
Sébastien Laurent (dir.), Entre l’État et le marché, 2010.
Louis Rivet, Carnets du chef des services secrets, présentés
par Olivier Forcade et Sébastien Laurent, 2010.
Constantin Melnik, De Gaulle, les services secrets et l’Algérie, 2010.
Peter A. Huchtausen et Alexandre Sheldon-Duplaix, Guerre froide
et espionnage naval, 2011

Le « Grand Jeu », collection dirigée par Olivier Forcade et


Sébastien Laurent, rassemble des travaux de recherches sur
­l’histoire du renseignement et des services secrets. Elle tire son
nom du roman de Rudyard Kipling, Kim, et désigne les jeux
de l’information et de l’influence entre les grandes puissances
­occidentales en Asie centrale.

© Nouveau Monde éditions, 2011


21, square Saint-Charles
75012 Paris
ISBN : 978-2-36942-326-3


Sous la direction de Sébastien Laurent


Avec Jean-Pierre Bat, Floran Vadillo
et Jean-Marc Le Page

LES ESPIONS FRANÇAIS


PARLENT
ARCHIVES ET TÉMOIGNAGES INÉDITS
DES SERVICES SECRETS FRANÇAIS

nouveau monde éditions




Remerciements

Je remercie très vivement M. Jean-Claude Bouchoux, M. Jean-


François Clair, le colonel Dominique Fonvielle, l’amiral Pierre
Lacoste, le général Pierre Latanne, le général Jacques Laurent,
M. Raymond Nart, le préfet Jean-Jacques Pascal, le préfét Rémy
Pautrat, le préfét Claude Silberzahn et M. XXX.

L’équipe de Nouveau Monde éditions a accompagné ce volume


avec beaucoup d’attention et de professionnalisme, en particu-
lier Sabine Sportouch, Aurélie Walk, Madison Deschamps et
Frédéric Durand. Que tous trouvent ici l’expression de ma très
vive gratitude.

Toute aussi grande est ma reconnaissance à l’égard de plusieurs


professionnels des services, qui ont bien voulu relire cette a­ nthologie.

Sébastien Laurent

Avertissement

Nous avons scrupuleusement respecté le découpage et la ponc-


tuation des textes issus des archives. Ils pourront apparaître par-
fois aléatoires, mais ils sont conformes aux originaux.
Le lecteur trouvera en fin de volume (p. 601) les notices bio-
graphiques des personnalités évoquées et des témoins rencontrés.

L’éditeur
Préface

par Marc Dugain

Le monde du renseignement a toujours fasciné le grand public.


Son goût pour le secret, le complot, les coulisses de l’État,
motive son intérêt pour des hommes de l’ombre dont beau-
coup ont contribué à faire l’histoire. Il n’est d’autorité qui ne
veuille être informée de ce qui se trame ici ou ailleurs, quelles
alliances se nouent, quels mauvais coups se préparent. Sans le
renseignement, bien souvent, les armées partiraient à l’abattoir,
c’est l’amont de toute décision stratégique. Allié des rois puis des
nations, son importance ne fait que croître à la mesure de deux
phénomènes : une augmentation quasi exponentielle de la dan-
gerosité du monde par l’accès de tous les pays à un armement de
plus en plus sophistiqué et un progrès fulgurant des technologies
associées à l’espionnage, qu’il s’agisse de nanotechnologies, de
satellites, de capacité d’écoute des communications et de bien
d’autres encore. Il n’est pas erroné de dire que le progrès scienti-
fique profite systématiquement à la défense contre des États ou
plus récemment des groupuscules qui prolifèrent à l’aune des
extrémismes nationalistes ou religieux. Si la guerre n’est jamais
incertaine, le terrorisme est désormais une constante de la vio-
lence internationale.
On ne naît pas espion, mais il faut pour le devenir des quali-
tés particulières qui confinent à la schizophrénie. Il faut rester

5
Les espions français parlent

simple, la profession ne supporte pas les excentriques. Mais


double aussi parfois. C’est un monde du silence, comme celui
des sous-marins. La vérité connue des agents de renseignement
n’est pas celle qu’on distille en abondance aux électeurs. Une
démocratie, quelle que soit sa qualité, ne peut se permettre de
révéler au grand jour les secrets de son action à l’extérieur des
frontières. Cette nécessité de la discrétion et du mutisme a son
revers : les services de renseignement ont pris depuis la fin de la
guerre une importance et une autonomie qui menacent parfois
les fondements mêmes des démocraties. Le plus grand raté en
matière de renseignement qui vient à l’esprit est évidemment le
11 septembre 2001. En dehors du drame humain, on se souvient
de la faillite d’un système de renseignement considéré comme le
plus développé au monde. Comment la CIA et le FBI ont pu se
faire surprendre ? On le saura certainement un jour, lointain. Le
secret finit toujours par filtrer. L’important, c’est que les fuites
n’interviennent pas avant que les faits qu’elles relatent n’entrent
dans l’histoire. L’apogée du renseignement, on s’en souvient, a
été atteint pendant la guerre froide. À cette époque, deux blocs se
dressent dans le monde. Leur stratégie de tension peut conduire
à tout moment, on l’a vu avec l’affaire de la baie des Cochons,
à une guerre nucléaire, et même peut-être à un anéantissement
de l’humanité. La crise iranienne, s’agissant de pays qui déve-
loppent un nucléaire malveillant, démontre une nouvelle fois la
nécessité d’un renseignement vigilant.
La France a moins contribué à l’imaginaire populaire en
matière de renseignement et d’espionnage que les puissances
américaine et soviétique. Pourtant, forte de sa place originale
aux marches de l’atlantisme voulue par de Gaulle, sa puissance
nucléaire l’a obligée à développer depuis la fin de la guerre un
service de renseignement à la mesure de son importance éco-
nomique et de sa place sur la scène internationale. La France,
grande nation d’avancées technologiques et scientifiques, se
devait aussi de protéger sa recherche et ses développements.
S’il a été un acteur majeur de la guerre froide, le renseignement
6
Préface

français a été aussi particulièrement actif dans ses zones d’in-


fluence, l’Indochine et l’Afrique, pour servir les intérêts de notre
nation. Ce livre tombe à une période où l’utilisation systéma-
tique du secret défense dans les grandes affaires judiciaires liées
à l’armement pose un réel problème de démocratie en France.
À l’écran de fumée nécessaire aux services secrets s’ajoute celui
du secret défense délibérément élargi à des affaires sulfureuses
où sécurité de l’État et intérêts politiques partisans se mélangent
dans un flou entretenu. Le renseignement justifie-t-il l’écoute de
simples citoyens comme d’opposants déclarés dans une démo-
cratie ? Une faction peut-elle utiliser le renseignement pour ses
propres intérêts ? La question est posée. En attendant, ce livre a
le grand mérite de mettre en lumière des zones entières de notre
histoire contemporaine restées dans l’ombre. En ce sens, c’est
une contribution substantielle à cette discipline.
Introduction
La parole est aux espions : pour une réforme
culturelle du renseignement

par Sébastien Laurent

Les espions parlent est un ouvrage sans précédent ni équiva-


lent. Jamais un éditeur n’avait eu l’ambition1 de rassembler un
demi-siècle d’histoire des services spéciaux en s’appuyant sur
des archives inconnues et des témoignages inédits d’une époque
récente2. Car dans ce volume, la parole est aux espions : ce sont
leurs mots et leurs phrases, leurs arguments et leurs impressions
que l’on peut lire. Parfois leurs sentiments. Nouveau Monde
éditions, maison spécialisée depuis plusieurs années dans le ren-
seignement3, offre ainsi aux lecteurs une plongée étonnante dans
l’activité des divers services de renseignement français depuis le
milieu du xxe siècle.

1. Yannick Dehée est à l’origine de ce livre dont il a eu l’idée.


2. Il n’existe pas d’ouvrage analogue en langue anglaise. Le livre de Gerald Hugues,
Len Scott and Peter Jackson (ed.), Exploring intelligence archives. Enquiries into the
Secret State (London-New York, Routledge, 2008, 332 p.) qui rassemble douze docu-
ments d’archives américains et britanniques, certains inédits, fait en partie exception.
3. Non seulement dans le cadre de la collection « Le Grand Jeu » qui publie des
ouvrages d’origine ou de facture universitaire, mais aussi par de nombreux autres livres
hors collection.

9
Introduction

Un demi-siècle de renseignement français

Ce livre est la première anthologie du renseignement français.


Naturellement un « prologue » ouvre le volume : on assiste à un
échange discret de courriers en 1956 entre le fondateur et direc-
teur de la DST en 1944, Roger Wybot, et les « anciens » des
services spéciaux1. Ce document postérieur à la guerre évoque les
séquelles de l’Occupation, en l’occurrence les guerres – le mot
n’est pas exagéré – entre les services de renseignement policiers
et militaires pendant et après cette période. L’ouvrage s’achève
avec le témoignage du préfet Claude Silberzahn, ancien gouver-
neur de la France d’Outre-mer et directeur de la DGSE de 1989
à 1993, qui évoque l’activité paradiplomatique de son service
en Afrique sahélienne. Pendant ce grand intervalle d’un demi-
siècle, ce sont les trois composantes traditionnelles du « rensei-
gnement » qui sont évoquées : le renseignement, c’est-à-dire la
recherche d’informations fermées, le contre-espionnage et enfin
l’action clandestine et l’influence.
C’est principalement en compagnie de la DST et du SDECE-
DGSE que le lecteur est invité à parcourir le vaste monde.
Mais ce monde est celui du secret d’État, une zone aux fron-
tières parfois très floues. En lisant dans les pages qui suivent
les vingt-quatre documents et témoignages, il est aussi convié
à un voyage dans le temps et dans l’espace. C’est le demi-siècle
postérieur à la Seconde Guerre mondiale qui est (dé)couvert
dans les différentes zones de présence française. C’est donc une
invitation à s’immiscer dans les guerres coloniales et les conflits
d’indépendance, dans la recomposition de l’influence française,
au cœur de la guerre froide, mais aussi sur le territoire français à
observer la lutte contre le terrorisme. Archives et témoignages
ont été choisis afin de dessiner une cartographie de la présence
française dans le monde après 1945, avec ses zones de forte

1. Ceci est l’occasion pour nous de remercier l’Association des anciens des services
spéciaux de la Défense nationale (AASDN) pour nous avoir autorisé à reproduire ce
document.

10
La parole est aux espions

présence – l’Afrique – et de moindre influence – l’Asie. La


sélection des moments et des lieux a également été opérée sans
esprit de parti en essayant de représenter les principaux services
de renseignement et de sécurité français dans leur dimension
intérieure (DST, DCRG, préfecture de police) et extérieure
(SDECE-DGSE, SRO, SCTIP)1. En revanche, s’il est un parti
pris de l’auteur de ses lignes, c’est bien d’avoir voulu montrer
les différentes facettes de l’activité des services de renseigne-
ment et de sécurité couvrant un éventail très large, de l’action
de guerre clandestine et illégale – le détournement d’avion des
chefs du FLN en octobre 1956 – jusqu’aux problèmes éthiques
et juridiques posés à un directeur central des Renseignements
généraux au début des années 1990, à la difficile collecte de
renseignements par un officier français en URSS, au début des
années 1960.

À la recherche des archives et des traces du passé…

Nous sommes heureux d’avoir rencontré un éditeur créatif et


courageux2, d’avoir trouvé pour nous épauler dans la mise en
œuvre de cette anthologie deux jeunes chercheurs, Jean-Pierre
Bat et Floran Vadillo qui, engagés dans l’achèvement de leurs
thèses de doctorat, ont fourni un travail considérable. Ils ont
été rejoints en cours de route par Jean-Marc Le Page, spécialiste
de l’Indochine. Archives et témoignages ont été choisis afin de
trouver un équilibre entre l’unité du volume et la volonté de pré-
senter la diversité du renseignement. Tous les entretiens repro-
duits ici ont été réalisés dans le cadre spécifique de ce volume,
avec des témoins retraités des services. Tous les documents
­d’archives, principalement issus de fonds publics, sont inédits.

1. Afin de faciliter la compréhension de cet écheveau compliqué de « services »,


nous en proposons un bref historique aux pages 21 à 26.
2. N’ayant en effet pas craint de publier une édition annotée d’un document excep-
tionnel : Général Louis Rivet, Carnets du chef des services spéciaux 1936-1944, Paris,
Nouveau Monde éditions, coll. « Le Grand Jeu », 2010, 1004 p.

11
Introduction

On peut ainsi mesurer les effets bénéfiques de la loi de 2008


sur les archives publiques qui a ramené le délai de communi-
cabilité pour les archives sensibles1 de soixante à cinquante ans,
rendant accessibles en 2011 des documents datés de 1961. Ainsi
le fonds d’archives conservé aux Archives nationales de Jacques
Foccart, conseiller pour les affaires africaines du président de la
République Charles de Gaulle, a-t-il été abondamment mis à
contribution. D’autres documents, issus des fonds du Service his-
torique de la Défense (SHD) ont également été valorisés dans ce
volume. À ce jour, les archives, pourtant publiques, des services
demeurent fermées, même pour des périodes anciennes comme
pour l’après-guerre, limitant de facto les recherches universitaires
à la période antérieure2. Tous les entretiens ont été accordés spé-
cifiquement pour ce volume. Ce sont deux récents directeurs de
la DGSE et plusieurs chefs de poste de ce service de renseigne-
ment extérieur, ainsi que trois récents directeurs de la DST et
deux anciens directeurs adjoints de ce service, qui ont accepté de
répondre aux questions des chercheurs. La plupart des acteurs
de cette histoire n’avaient jamais publié à ce jour quelque écrit
que ce soit sur leur activité à la tête des services. Si cette parole
publique, à ce niveau hiérarchique et pour une période récente,
est extrêmement rare, elle n’en est pas pour autant la toute pre-
mière manifestation. On constate en effet que l’après-Première
Guerre mondiale a vu, pour la première fois, des responsables
des services secrets allemands, anglais et français publier leurs

1. Sur cette notion, cf. S. Laurent (dir.), Archives « secrètes », secrets d’archives ? Le
travail de l’historien et de l’archiviste sur les archives sensibles, Paris, éditions du CNRS,
2003, 288 p.
2. Dans l’ordre chronologique, du XIXe siècle à la Seconde Guerre mondiale :
­Sébastien Laurent, Politiques de l’ombre. État, renseignement et surveillance en France,
Paris, Fayard, 2009, 692 p. ; Olivier Forcade, La République secrète. Histoire des ser-
vices spéciaux français de 1918 à 1939, Paris, Nouveau Monde éditions, coll. « Le
Grand Jeu », 2008, 701 p. et Sébastien Albertelli, Les services secrets du général de
Gaulle. Le BCRA 1940-1944, Paris, Perrin, 2009, 617 p. Ces livres sont tirés de deux
thèses d’habilitation (O. Forcade, 2005 et S. Laurent, 2007) et d’une thèse de doc-
torat (S. ­Albertelli, 2006). Il faut y ajouter également pour l’entre-deux-guerres le
Ph. D. précurseur de : Peter Jackson, France and the Nazi Menace. Intelligence and
Policy Making 1933-1939, Oxford, Oxford University Press, 2000, 446 p.

12
La parole est aux espions

Mémoires1. Les années 1970 ont été l’occasion d’une deuxième


vague de publication de souvenirs d’acteurs importants portant
sur la période de la Seconde Guerre mondiale et dévoilant des
réalités majeures comme l’existence du programme britannique
« Ultra2 » de décodage des communications militaires alle-
mandes à partir de 1940 ou encore, à un autre niveau, certains
succès du contre-espionnage français sur l’Allemagne dès la fin
des années 19303. En leur temps, ces publications avaient, mal-
gré la distance des trente années les séparant des événements évo-
qués, engendré des réactions désapprobatrices des autorités et de
certains « anciens », mais elles avaient initié l’édition d’une série
de témoignages. Cette anthologie offre aujourd’hui à la lecture
des témoignages sur des périodes bien plus récentes.

… car les services ont besoin d’histoire.

Hasard du calendrier, ce volume est publié peu de temps


avant que la DGSE ne franchisse en 2012 le cap des trente
ans. Lorsqu’en 1982 la DGSE succéda au SDECE4, nul ne se

1. Cf. Général Max Ronge, L’espionnage. Douze années au service du renseignement,


Paris, Payot, « Mémoires, études et documents pour servir à l’histoire de la guerre
mondiale », 1932, 316 p. ; Colonel Nicolaï, Forces secrètes (Geheime Mächte), Paris,
éditions de la Nouvelle Revue critique, 1932, 218 p. ; Sir George Aston, Secret Ser-
vice. Espionnage et contre-espionnage anglais pendant la guerre 1914-1918, Paris, Payot,
« Mémoires, études et documents pour servir à l’histoire de la guerre mondiale »,
1933, 338 p. ; Sir Basil Thomson, La chasse aux espions. Mes souvenirs de Scotland Yard
(1914-1919), Paris, Payot, « Mémoires, études et documents pour servir à l’histoire
de la guerre mondiale », 1933, 265 p. ; Commandant Ladoux, Mes souvenirs (contre-
espionnage), Paris, Les Éditions de France, 1937, 185 p.
2. Frederick Winterbotham, The Ultra secret, London, Weidenfeld and Nicolson,
1974, 199 p. L’auteur de ce livre était un officier de la Royal Air Force, devenu dans
les années 1930 responsable de la section Air de l’Intelligence Service.
3. Paul Paillole, Services spéciaux (1935-1945), Paris, Robert Laffont, 1975, 565 p.
Et la même année parut un livre « autorisé » par R. Wybot sur la période 1940-1958 :
Philippe Bernert, Roger Wybot et la bataille pour la DST, Paris, Presses de la Cité,
1975, 543 p. Sur ces deux personnages, cf. le document figurant en ouverture de ce
volume.
4. Le 4 avril 1982, un décret créait la Direction générale de la sécurité extérieure
(DGSE) succédant ainsi au Service de documentation extérieure et de contre-espion-
nage (SDECE).

13
Introduction

préoccupa d’encourager une quelconque forme de recherche


historique sur cet organisme curieux. Le général de Gaulle, qui
avait modifié – le jour même de la signature, le 28 décembre
1945 –, le décret de création du SDECE rédigé par le colo-
nel Dewavrin (« Passy ») avait dit à son aide de camp quelques
mois plus tard qu’il s’agissait d’une « administration essentielle
à l’État1 ». De même, lorsque la Direction centrale du renseigne-
ment intérieur (DCRI) fut créée en 2008 succédant à la DST, ce
service de contre-espionnage disparut dans la plus grande discré-
tion. Pourtant le contraire n’eût pas été étonnant tant les insti-
tutions ont l’habitude, notamment en France, de célébrer et de
commémorer. L’on peut ainsi se demander si l’histoire n’est pas
jugée comme un peu aventureuse ou tout simplement inutile par
ces services qui conservent pieusement – c’est une partie de leur
métier – leurs archives, c’est-à-dire le matériau indispensable à
l’écriture d’une histoire éloignée de toute forme de journalisme.
Une telle attitude n’est pas de mise dans les services étrangers.
Les services britanniques qui ont célébré avec faste et publicité
en 2009 le centenaire du MI5 et du MI6 se sont préoccupés
dans la perspective de cette célébration d’encourager la rédac-
tion d’histoires à destination du grand public en ouvrant leurs
archives2 et en organisant en avril 2009 un colloque internatio-
nal rassemblant une centaine d’universitaires3. Le directeur du
service de renseignement extérieur allemand, le BND, a chargé
officiellement en septembre 2010 une commission d’historiens
installée quatre mois plus tard, de lui faire des propositions en
matière d’ouverture des archives et l’a chargé de rédiger plusieurs
études historiques à destination du public. L’Espagne, l’Italie et
la Russie ne sont pas en reste à cet égard. Ceci amène à faire

1. Claude Guy, En écoutant de Gaulle. Journal 1946-1949, Paris, Grasset, 1996,


p. 68-69. Propos tenus en mai 1946 en pleine « affaire Passy ». Cf. à ce propos, S. Lau-
rent, « Les services secrets gaullistes à l’épreuve de la politique (1940-1947) », Politix.
Revue des sciences sociales du politique, vol. 14, n° 54, 2001, p. 139-153.
2. Cf. Christopher Andrew, The Defence of the realm. The authorized history of MI5,
London, Penguin Books, 2009, 1032 p. et Keith Jeffery, MI6. The History of the Secret
Intelligence Service, London, Bloomsbury, 2010, 810 p.
3. « 100 Years of British Intelligence: From Empire to Cold War to Globalisation ».

14
La parole est aux espions

le constat que ce que l’ancien directeur de la DGSE, l’amiral


Pierre Lacoste1, avait appelé la « culture française du renseigne-
ment2 » du nom du séminaire créé par lui en 1995, est l’une
des plus négatives dans le monde occidental. En installant solen-
nellement le 20 septembre 2010 l’Académie du renseignement
destinée à former les cadres des six agences françaises, le Premier
ministre reconnaissait leur image dépréciée3. Quoi qu’il en soit,
pour des raisons variées, on juge au-delà de nos frontières que les
services ont besoin d’histoire.

Essayer d’expliquer le secret de l’État

Comment donner la parole à ceux que l’on appelle – stéréotype


littéraire oblige – les « espions4 » ? La question peut être posée car
ce droit à la parole leur est particulièrement compté. Les suites
judiciaires liées à la publication de certains de leurs ouvrages de
« Mémoires » le montrent. Il n’est pas difficile de comprendre
que outre les contraintes qui s’imposent à tout fonctionnaire –
« secret professionnel » et « discrétion professionnelle » selon le
code pénal et le statut des fonctionnaires – les personnels des
différents services « secrets » sont confrontés à des règles bien
plus strictes5. On ne trouvera donc pas dans les pages qui sui-
vent de témoignage émanant d’un agent en fonction ou d’un

1. Interrogé notamment sur ce point particulier dans ce volume.


2. Amiral Pierre Lacoste (dir.), Le renseignement à la française, Paris, Economica,
1998, 641 p.
3. cf.http://www.gouvernement.fr/sites/default/files/interventions/09.20_Discours_
du_Premier_ministre_Installation_de_lAcademie_du_renseignement.pdf), p. 4.
4. Au-delà du stéréotype, le terme est impropre, car il est question dans ce volume
d’espions, mais aussi de contre-espions.
5. Cf. Roseline Letteron (dir.), La liberté d’expression des fonctionnaires en uniforme,
Paris, Economica, 2000, 172 p. Sur un débat récent né de la divulgation par un fonc-
tionnaire de police d’informations acquises dans le cadre de sa profession, cf. Philippe
Pichon et Frédéric Ocqueteau, Une mémoire policière sale : le fichier STIC, Paris, édi-
tions Jean-Claude Gawsewitch, 2010, 381 p. et des mêmes auteurs une contestation
argumentée et subtile : Frédéric Ocqueteau et Philippe Pichon, « Secret professionnel
et devoir de réserve dans la police. Le pouvoir disciplinaire face aux lanceurs d’alerte »,
Archives de politique criminelle (à paraître en 2011).

15
Introduction

informateur, d’autant plus qu’une loi de mars 2011 a rappelé


l’interdiction de mentionner leur identité d’emprunt ou réelle1.
Retraités, les agents sont encore contraints par des règles spé-
cifiques plus déontologiques que juridiques : en particulier ils
doivent continuer à assurer la protection de leurs « sources » et
ne pas dévoiler des informations obtenues par le biais de services
étrangers. On ne trouvera donc rien de tel dans ce livre où les
témoins interrogés ont camouflé les identités de leurs sources,
ou ont, pour deux d’entre eux, voulu dissimuler la leur. Sans
ces précautions, leur témoignage n’aurait pu être publié. On
constatera cependant ici dans les témoignages relatifs au « pré
carré africain » que l’anonymat n’amoindrit pas l’intérêt de cette
parole secrète.
La parole est aux espions, mais cette parole n’est pas une action
de communication externe des services, moins encore une ten-
tative d’enrôlement : les entretiens ont en effet fait l’objet d’un
choix par deux chercheurs particulièrement compétents, l’un
politiste (F. Vadillo), l’autre historien (J.-P. Bat), tous deux rom-
pus à l’art bien difficile de la collecte du témoignage2. Ce sont eux
qui ont réalisé et ont ensuite édité et annoté les 11 témoignages
reproduits ici. Cette parole a aussi été sélectionnée et encadrée
dans le cas des documents d’archives qui procèdent d’un choix
et qui sont valorisés par des annotations. On pourra ainsi lire à
loisir les seuls documents ou bien les brefs éclairages apportés
sur certains passages plus obscurs ou complexes. À l’heure où
les études de renseignement commencent à peine à se structurer
en France, sans avoir accédé, loin s’en faut, à la reconnaissance
académique qui est la leur dans la plupart des pays européens,
ce volume est issu de la volonté de mettre en avant les premières

1. Cf. l’article 27 de la loi n° 2011-267 du 14 mars 2011 (« Loppsi 2 ») qui modifie


le code pénal et le code de la défense sur ce point en introduisant de nouveaux articles.
2. On renvoie à l’ouvrage fondamental : Florence Descamps, L’historien, l’archiviste
et le magnétophone : de la constitution de la source orale à son exploitation, Paris, CHEF,
2001, 860 p. et à Sammy Cohen (dir.), L’art d’interviewer les dirigeants, Paris, PUF,
« Politique aujourd’hui », 1999, 274 p. Cf. également Agnès Callu et Hervé Lemoine
(dir.), Le patrimoine sonore et audiovisuel français entre archives et témoignages. Guide de
recherche en sciences sociales, Paris, éditions Belin, 2005, 3 tomes.

16
La parole est aux espions

recherches doctorales sur le sujet conduites par les chercheurs


que sont Jean-Pierre Bat1, Floran Vadillo2 et Jean-Marc Le Page3.

Pour une réforme culturelle du renseignement

Depuis l’été 2007, les pouvoirs publics ont procédé à une


réforme institutionnelle du renseignement sans précédent
depuis un demi-siècle, lorsque la DST et le SDECE avaient été
créés. Un contrôle parlementaire du renseignement, certes rela-
tivement théorique4, a été mis en place à l’été 2007. Un an plus
tard, la DCRI a été créée par fusion de la DST et d’une partie
importante de la Direction centrale des Renseignements géné-
raux. Au même moment, le rôle de l’Élysée a été réaffirmé dans
la coordination des six agences de renseignement avec la créa-
tion auprès du chef de l’État de la fonction de coordonnateur du
renseignement, assisté d’une équipe. Enfin, le renseignement a
été, pour la première fois, très fortement valorisé dans le « Livre
blanc sur la défense et la sécurité nationale » de 20085. La créa-
tion d’une Académie du renseignement en 2010 pour assurer la
formation initiale et continue des cadres des services, a parachevé
l’édifice. Ces mesures ont incontestablement donné un véritable
sens au terme de « réforme ». Malgré cela, il n’est pas certain

1. La décolonisation de l’AEF selon Foccart. Entre stratégies politiques et tactiques sécu-


ritaires (1956-1969), thèse de doctorat d’histoire contemporaine sous la direction de
Pierre Boilley, Université Paris I Panthéon-Sorbonne, 2011, 925 p. + 350 p. d’annexes.
2. Allocataire de recherche à Sciences Po Bordeaux qui achève dans cet établisse-
ment une thèse de science politique (La présidence de la République et l’exercice du
pouvoir en France. Le cas de la gestion de la lutte antiterroriste par l’entourage présidentiel
(1974-1997) sous la direction de Pierre Sadran.
3. Les services de renseignement français pendant la guerre d’Indochine (1945-1954),
thèse de doctorat d’histoire contemporaine sous la direction de Maurice Vaïsse,
Sciences Po Paris, 2010, 2 vol., 1074 p.
4. Cf. sur ce point notre étude : « Les parlementaires face à l’État secret et au rensei-
gnement sous les IVe et Ve Républiques : de l’ignorance à la politisation », Les Cahiers
de la sécurité, n° 13, juillet-septembre 2010, p. 134-144 ainsi que : « Le renseignement
saisi par la politique. Note critique », 11 juillet 2001, 6 p. (http://www.laurent-muc-
chielli.org/public/S._Laurent_-_Le_renseignement_saisi_par_la_politique.pdf ).
5. Cf. Défense et sécurité nationale. Livre blanc, Paris, Odile Jacob-La documentation
française, 2008, p. 133-149.

17
Introduction

que pour le public le renseignement soit perçu de façon plus


positive qu’auparavant. Certes les services, la DGSE principale-
ment, ont fait un effort de communication sans précédent avec
des mesures comme l’ouverture d’un site Internet ou la création
d’un poste de « chargé de communication ». La culture du secret
absolu sur tout ce qui ressort aux services s’émousse un peu. En
atteste d’ailleurs le fait que de nombreux anciens chefs des ser-
vices ont accepté de participer à ce volume. Mais la méconnais-
sance du renseignement dans l’ensemble de la société n’est pas
une fatalité. Or face à la « force du préjugé », seule une action
volontariste des services eux-mêmes et inscrite dans la durée peut
provoquer des changements. « Les journalistes, les chercheurs,
les historiens doivent pouvoir, plus que cela n’a été le cas, tra-
vailler sur le monde du renseignement. C’est utile pour la société
française, c’est utile pour les services eux-mêmes. Je le répète,
cette ouverture doit être raisonnable, décidée par vos hiérarchies
respectives, et compatible avec le respect des règles qui encadrent
votre activité1 », disait en 2010 le Premier ministre aux direc-
teurs des six agences présents lors de l’installation de l’Académie
du renseignement. C’est en effet à l’État après la réforme insti-
tutionnelle, d’engager la réforme culturelle du renseignement.

Il ne s’agit donc pas ici d’un « roman vrai » des services, même
si certains pourront estimer que la réalité dépasse parfois la
fiction. Sélectionnés, mis en ordre, présentés avec précision et
annotés de façon détaillée avec un souci pédagogique destiné à
aller au-delà du seul public des spécialistes, les 24 documents et
témoignages de Les Espions français parlent sont autant de vues
singulières sur des petits et grands épisodes de l’histoire que
celle-ci se joue dans des couloirs de bureaux ou sur des champs
de bataille, qu’elle s’exprime par des rapports dactylographiés,
des actions de désinformation ou dans ses relations, rarement
distantes, avec le pouvoir exécutif. En près de cinquante années,

1. cf.http://www.gouvernement.fr/sites/default/files/interventions/09.20_Discours_
du_Premier_ministre_Installation_de_lAcademie_du_renseignement.pdf ), p. 5.

18
La parole est aux espions

on pourra y lire le déclin d’une puissance aujourd’hui moyenne


et sa politique désormais principalement d’influence. Chacun
pourra ainsi se faire une idée personnelle de la portée des guerres
secrètes de plus ou moins grande ampleur que mènent – quoti-
diennement – les services. Chacun pourra être juge de l’intérêt
que le public connaisse mieux les services en dissipant les préju-
gés et les idées reçues.
Prologue
Les « services » français depuis 1945

par Sébastien Laurent

Le lecteur croisera dans les pages qui suivent de nombreux sigles


et acronymes tout aussi variés qu’obscurs. À l’abri de ces lettres
imprononçables se trouvent des « services de renseignement »,
dits aussi « secrets » et donc « spéciaux ». Cette anthologie qui a
l’ambition d’exposer la diversité de ces services doit aussi propo-
ser quelques repères généraux sur leur organisation au cours du
demi-siècle qui s’est écoulé depuis la fin de la Seconde Guerre
mondiale.

Les deux services de force issus de la guerre :


le SDECE-DGSE et la DST

Sans attendre la libération complète de la France, le gou-


vernement provisoire a procédé en 1944 à une réorganisation
d’ampleur des services français. L’ordonnance du 16 novembre
1944 qui réorganise en profondeur le ministère de l’Intérieur
dispose notamment de la création d’une Direction de la sur-
veillance du territoire (DST)1, qui hérite de la mission de contre-

1. Cf. dans ce volume les entretiens avec trois de ces directeurs, Rémy Pautrat
(1985-1986), Jacques Fournet (1990-1993) et Jean-Jacques Pascal (1997-2002).

21
Prologue

espionnage1 traditionnellement partagée jusque-là, en temps de


paix, entre la police et l’armée. La réorganisation du service de
renseignement extérieur est plus longue, essentiellement pour
des raisons liées à des heurts de nature corporatiste, mais aussi
politiques entre les services issus de Vichy et ceux de la France
libre fusionnés – de force – en 19442. L’amalgame n’a pas tou-
jours pris malgré la poursuite des combats et le général de Gaulle
a inscrit le 28 décembre à l’ordre du jour du dernier Conseil des
ministres de l’année 1945, la création d’un Service de documen-
tation extérieure et de contre-espionnage (SDECE).
La DST et le SDECE ont constitué pendant un demi-siècle
les deux principaux services français. Le premier a été orienté,
dans le cadre du ministère de l’Intérieur, vers le contre-espion-
nage : ce fut donc au sens britannique du terme, un service « de
sécurité ». Le second, rattaché sur le modèle de l’Intelligence
Service britannique, ainsi que l’avait voulu son créateur, le colo-
nel André Dewavrin, au chef du gouvernement, était un service
de renseignement extérieur, chargé, en théorie, de collecter du
renseignement en dehors du territoire français. Ces deux services
bâtis en 1944 et 1946 ont été pensés comme différents et com-
plémentaires : la DST était une des directions du ministère de
l’Intérieur composée exclusivement de fonctionnaires de police
et le SDECE composé de militaires et de civils, mais avec un
encadrement presque uniquement composé d’officiers3. Le pre-
mier service avait pour mission de travailler dans le cadre du
territoire français et le second, a contrario, celle de prospecter en
dehors de ce cadre. L’un et l’autre étaient pour autant des ser-
vices à compétence nationale ayant, au sein de l’État, le mono-
pole pour mener leur mission. Créés juste avant la guerre froide,

1. Le terrorisme qui se manifesta en France à partir des années 1970 entra dans les
attributions de la DST : cf. sur la lutte antiterroriste, l’entretien avec Jean-François
Clair dans ce volume.
2. Cf. sur ce point un document : général Louis Rivet, Carnets du chef des services
spéciaux 1936-1944, Paris, Nouveau Monde éditions, coll. « Le Grand Jeu », 2010,
1004 p.
3. Après 1966, le SDECE fut rattaché administrativement au ministère de la
Défense tout en demeurant étroitement lié à l’exécutif.

22
Les « services » français depuis 1945

ils furent tous deux les principaux acteurs français de ce conflit


ainsi qu’en témoignent plusieurs documents inédits présentés
ici. La transformation, purement sémantique, le 2 avril 1982
du SDECE en une Direction générale de la sécurité extérieure
(DGSE) demeurant dans le cadre du ministère de la Défense
ne modifia rien sur le plan de la réalisation de ses missions1. De
même, la disparition de la DST le 28 juin 2008, absorbée dans
le cadre de la nouvelle Direction centrale du renseignement inté-
rieur (DCRI)2 n’apporta pas d’évolution substantielle pour ce
qui est du contre-espionnage, désormais entre les mains de la
DCRI. Existe-t-il des États démocratiques aujourd’hui, dans les-
quels les délimitations théoriques consacrées par le droit entre le
domaine d’action intérieur et le « vaste monde » sont pleinement
respectées ? En l’espèce, pratiquement, les logiques administra-
tives et professionnelles commandent aux édifices de papier éla-
borés subtilement lors de leur création. Comme dans la plupart
des autres pays, l’histoire des services français est aussi celle d’une
guerre des services jamais achevée, malgré de nombreuses tenta-
tives pour y mettre fin : le texte du « prologue » de cette antho-
logie le montre très clairement.

Les services spécialisés de renseignement militaires


et policiers

La création des services spéciaux en France au xixe siècle3 a


été l’occasion d’une rivalité entre policiers et militaires qui s’est
prolongée jusqu’à aujourd’hui. Ces deux corps de fonctionnaires
ont ainsi créé leurs propres organes de renseignement dont la
DST-DCRI et le SDECE-DGSE sont le plus récent développe-
ment.
1. Cf. les entretiens avec deux de ses directeurs, l’amiral Pierre Lacoste (1982-1985)
et le préfet Claude Silberzahn (1989-1993).
2. Celle-ci absorbant en outre une partie importante de l’ancienne Direction cen-
trale des Renseignements généraux (DCRG) du ministère de l’Intérieur.
3. Cf. Sébastien Laurent, Politiques de l’ombre. État, renseignement et surveillance en
France, Paris, Fayard, 2009, 692 p.

23
Prologue

Lors de la réorganisation du ministère de l’Intérieur en 1944,


il fut décidé la création, aux côtés de la DST, d’une Direction
des Renseignements généraux1, héritage partiel en fait des
nombreuses réformes policières de Vichy. Cette Direction des
« Renseignements généraux » (RG), terme apparu au début du
xxe siècle au sein de la Sûreté2, avait pour tâche de fournir aux
préfets et au gouvernement des informations de nature politique.
À partir de 1944, les RG présents sur tout le territoire français
furent une police d’observation sans rôle répressif revendiqué,
notamment pour rompre avec la période de l’Occupation. Là
encore, le partage des tâches entre les deux directions qu’étaient
la DST et les Renseignements généraux3 apparaissait très net, sur
un plan théorique, alimentant en pratique de nombreux conflits.
Les délimitations entre les différents services selon le cadre
d’exercice, national ou étranger, sont importantes ainsi que l’on
s’en apercevra dans les différents témoignages et archives de ce
volume. Elles ne furent jamais respectées à l’image de la création
en décembre 1961 du Service de coopération t­echnique inter-
national de police (SCTIP)4, permettant au ministère de l’In-
térieur de posséder en dehors du territoire français, jusqu’à ce
jour, d’importants moyens de renseignement et d’influence. Par
ailleurs si la DST et la Direction des Renseignements généraux
étaient censées travailler sur l’ensemble du territoire français,
Paris et les départements avoisinants – exception d’impor-
tance – leur échappaient. En effet, depuis la création en 1800
d’une préfecture de police, celle-ci était autonome vis-à-vis du
ministère de l’Intérieur. Jusqu’en 1965, elle posséda son propre

1. Cf. l’entretien avec le préfet Jean-Jacques Pascal, directeur des RG de 1990 à


1992.
2. Cf. sur ce point, la somme de Jean-Marc Berlière et René Lévy, Histoire des polices
en France de l’Ancien Régime à nos jours, Paris, Nouveau Monde éditions, 2011, p. 261
à 351.
3. La Direction des Renseignements généraux devint Direction « centrale » des
Renseignements généraux en octobre 1968. Cependant dès 1944 elle était, comme la
DST, l’une des grandes directions du ministère de l’Intérieur.
4. En 2010, la Direction de la coopération internationale (CDCI) du ministère de
l’Intérieur a succédé au SCTIP.

24
Les « services » français depuis 1945

service de contre-espionnage1 (« 7e section ») et une « Direction


des renseignements » (RG-PP) (créée sous forme de service dès
1913) effectuant, jusqu’aux années 1990, la collecte du rensei-
gnement général et politique dans la capitale2.
Au sein des armées, l’organisation d’un bureau de l’état-
major – le 2e – spécialisé en matière de renseignement militaire
remonte à la fin du xixe siècle. Ce principe fut conservé par la
suite et l’on verra dans les pages qui suivent plusieurs exemples
de leur activité dans l’Afrique décolonisée des années 1960. Sous
la Ve République, un organisme rattaché au Premier ministre,
le Secrétariat général de la défense nationale (SGDN), effec-
tuait la synthèse du renseignement militaire et stratégique pour
le compte des autorités politiques, notamment celui en prove-
nance des 2es bureaux. Une étape importante fut franchie en
1976 lorsque les 2es bureaux, créés un siècle plus tôt, disparu-
rent et que le Centre d’exploitation du renseignement militaire
(CERM)3 fut créé au sein des armées. Le regroupement du ren-
seignement militaire en un seul organisme fut achevé après la
première guerre du Golfe lorsque fut décidée la création de la
Direction du renseignement militaire (DRM) en 1992.

Les services de circonstance

Par ailleurs, l’« État secret4 » a montré sa capacité d’adapta-


tion dans de nombreuses crises en procédant à la mise en place
de services spéciaux, notamment lors des conflits coloniaux.
Ainsi fut créé en Indochine en 1951 avec la bénédiction du
général de Lattre une émanation du SDECE, le Groupement
des c­ ommandos mixtes aéroportés (GCMA), chargé de mener

1. À cette date, la DST recouvra la mission de contre-espionnage sur la totalité du


territoire.
2. Cf. l’entretien avec Paul Bouchoux dans ce volume.
3. Cf. à ce propos l’entretien avec le général Jacques Laurent dans ce volume.
4. Sur le sens que nous donnons à cette expression, cf. S. Laurent, op. cit.

25
Prologue

la guerre non conventionnelle1. En matière de renseignement et


d’« action », domaine d’action à part entière des services « spé-
ciaux », plusieurs enseignements furent tirés de l’expérience
indochinoise et appliqués en Algérie. En 1956, un Service de
renseignement opérationnel (SRO) fut créé pour l’ensemble de
l’Algérie à charge pour lui de collecter le renseignement mili-
taire sur le FLN. La même année, un Centre de coordination
interarmées (CCI) fut mis en place afin de mieux coordonner la
collecte du renseignement humain et technique2. Ces différents
organes circonstanciels disparurent après la fin des conflits d’In-
dochine et d’Algérie.

1. Le GCMA devint en 1953 le Groupement mixte d’intervention (GMI). Cf. sur


ce service les chapitres 2 et 4 de ce volume.
2. Sur ces deux services, cf. le témoignage du colonel Parisot.
Ouverture
SDECE-DST : les guerres des services. Une lettre
du directeur de la DST Roger Wybot aux « anciens
des services spéciaux » (4 mai 1956)

par Sébastien Laurent

Les « services » français des années 1950, le service de contre-


espionnage (DST) et le service de renseignement extérieur
(SDECE), créés tous deux à la Libération, étaient engagés dans
une « guerre des services » permanente.
Ce document étonnant éclaire parfaitement les multiples
strates de ce conflit. Il s’agit d’une lettre adressée par le fonda-
teur (en 1944) et directeur de la DST, Roger Wybot, à l’Asso-
ciation des anciens des services spéciaux de la défense nationale
(AASSDN). Cette association regroupait principalement les
anciens membres des services spéciaux qui, après la défaite de
1940, avaient continué à Vichy, puis à Alger à lutter contre
l’Allemagne et les diverses formes de « dissidence » ainsi qu’on
le verra dans ce document. Wybot, qui avait été un des leurs,
adhéra à l’AASSDN après la guerre. Cette lettre était une réponse
à la « mise au point » parue dans le bulletin de l’AASSDN au
début de l’année 1956. Ce billet au ton libre et franc répondait
lui-même à un très long article de deux pages paru dans l’heb-
domaire France-Dimanche1 entièrement à la gloire de R. Wybot,
1. « Dans ce jardin où s’éveille le printemps le terrible Roger Wybot », France-
Dimanche, n° 501, 29 mars-4 avril 1956, p. 5-6.

27
Ouverture

loué pour son rôle déterminant dans « l’affaire des fuites ». En


effet, au cours de cette affaire dont le procès1 venait de se terminer
au début du mois de mars, il avait notamment blanchi l’ancien
garde des Sceaux François Mitterrand et établi la responsabilité
de Jean Mons, secrétaire général permanent du Secrétariat géné-
ral de la défense nationale à l’époque des faits. Dans le texte de
son bulletin, l’AASSDN – dont certains des officiers avaient tra-
vaillé avec et contre Wybot – lui rappelait certains épisodes liés à
la surveillance et à l’arrestation dont il avait été l’objet en 1941,
alors qu’il travaillait pour les services de contre-espionnage de
l’armée d’armistice. Cependant la guerre des services de Vichy
et de Londres sous l’Occupation n’est pas la seule explication de
cette lettre. La rivalité traditionnelle entre militaires et policiers
a été réactivée par le fait que dès le retour à la paix en 1945, la
mission de contre-espionnage n’a jamais été véritablement clai-
rement départagée entre le SDECE et la DST. On peut surtout
voir apparaître dans cette lettre, en filigrane, l’affrontement qui
culmina en 1949-1950 lors de la confrontation directe à l’occa-
sion de « l’affaire des généraux », entre le directeur de la DST,
Roger Wybot (1912-1997)2et Pierre Fourcaud (1898-1998),
numéro 2 du SDECE, deux personnages qui sont les principaux
protagonistes du document qui suit.

1. Cf. le livre du chroniqueur judiciaire du Monde Jean-Marc Théolleyre : Le procès


des fuites, Paris, Calmann-Lévy, 1956, 285 p. qui accorde une place importante à la
déposition de R. Wybot.
2. À l’état-civil, il s’appelait Roger-Paul Warin, mais adopta le patronyme de Wybot
à compter de son arrivée à Londres, en 1941.
SDECE-DST : les guerres des services

HISTOIRE… ET PETITES HISTOIRES


À PROPOS DE « MISE AU POINT »

« Monsieur R. WYBOT, Directeur de la Surveillance du Territoire, a bien


voulu, à la suite de la “Mise au point” parue dans notre dernier Bulletin
Spécial, nous écrire la lettre que nous publions ci-après in extenso.
« Nous l’en remercions et nous lui savons tout particulièrement gré de
s’associer à l’hommage que nous avons rendu à l’œuvre anti-allemande
des Bureaux M.A. mais nous devions sur quelques points apporter à nos
adhérents certaines précisions complémentaires.
« Par courtoisie et camaraderie, nous avons tenu à les communiquer à
M. WYBOT et, à l’occasion de la correspondance qu’il a engagée avec lui,
le Président Paul PAILLOLE a résumé ainsi les raisons majeures de notre
«“réaction1” :
« … Tout comme vous [R. Wybot], je n’éprouve que de l’estime pour ceux
qui ont voulu faire leur devoir de 1940 à 1944 – de quelque manière que
ce soit. Dans les circonstances actuelles, il serait criminel de les opposer.
« C’est, du reste, la raison essentielle pour laquelle je crois nécessaire de
publier dans notre BULLETIN (dont la diffusion est limitée) nos diverses
« mises au point ». Nos camarades verront ainsi qu’au-delà des ragots
d’une certaine Presse, et des mauvaises légendes volontairement entre-
tenues par des esprits sectaires et malveillants, il y a une Vérité qui rap-
proche les vrais Résistants et doit sceller aujourd’hui leur Union.
« … Si le ton général de notre rédaction vous donne l’impression d’être
un peu amer, il faut sans doute en chercher la cause dans notre décep-
tion de constater, quinze ans après, l’altération systématique des faits et la
mauvaise foi qui préside trop souvent à l’information d’une opinion igno-
rante et docile ».

1. La dizaine de lignes qui suit est un extrait de la réponse personnelle du colonel


Paillole à la lettre de Wybot du 4 mai 1956. En 1956, Paul Paillole, colonel en retraite,
était le président de l’Association des anciens des services spéciaux de la défense natio-
nale (AASSDN) éditant le Bulletin dont cet article est extrait.

29
Ouverture

M. ROGER WYBOT NOUS ÉCRIT1 :

PARIS, le 4 mai 1956.

Mon cher X2…,

J’ai lu avec beaucoup d’intérêt, l’article publié sous le titre « Mise au


point » du numéro spécial 1956 du bulletin de l’AMICALE et, bien
que très bousculé en ce moment, je m’empresse de vous répondre
aussitôt pour faire, à mon tour, quelques mises au point qui, d’ailleurs,
je le pense, ne gêneront personne :

Douze ans de Directeur de la Surveillance du Territoire m’ont appris


à ne jamais redresser les erreurs de la presse, mais simplement à
la poursuivre en diffamation quand elle dépasse les bornes – bien
entendu, je n’assimile pas le Bulletin de notre AMICALE à un quel-
conque journal, et c’est pourquoi je lui réponds.

1°) – Tout d’abord, je suis entièrement d’accord sur le fond de votre


article, et notamment sur le rôle anti-allemand, extrêmement
efficace, joué par les Bureaux M.A.3 Je ne veux donc rectifier que
quelques points de détail.

1. Sur tous les personnages cités ici nous renvoyons pour plus de détails à : Général
Louis Rivet, Carnets du chef des services spéciaux 1936-1944, Paris, Nouveau Monde
éditions, coll. « Le Grand Jeu », 2010, aux pages 787 à 902 où l’on trouvera des
notices biographiques beaucoup plus détaillées que celles que nous donnons ici en
bas de page.
2. R. Wybot s’adresse ici à l’auteur anonyme de la « Mise au point » parue au début
de l’année 1956 dans le Bulletin des anciens des services spéciaux de la défense nationale
aux pages 22 à 24. Cette « mise au point » à laquelle R. Wybot réagit ici n’est pas
du colonel Paillole même si elle reflète l’état d’esprit de l’ensemble de l’AASSDN, à
­commencer par celle de son président.
3. Les bureaux des menées antinationales (BMA) furent créés en zone libre par les
services spéciaux militaires après l’armistice de 1940. Ayant la charge de traquer toute
forme de « menées » qu’elles soient allemandes, britanniques ou même gaullistes, ces
bureaux remplissaient de facto une mission de contre-espionnage défensif. Ils étaient
principalement encadrés par des officiers issus des services spéciaux mais également,
faute d’effectifs suffisants, par des officiers non spécialistes tel l’auteur de la lettre, à
l’époque le lieutenant Roger Wybot, officier d’artillerie.

30
SDECE-DST : les guerres des services

2°) – M. LEONARD, chef de la B.S.T1. de Marseille en 1941, était


heureusement en congé lors de mon arrestation2 faisant suite à
celle du Colonel FOURCAUD3. Il n’a jamais occupé de poste à la
Surveillance du Territoire sous ma direction4.

3°) – Je ne connais pas personnellement le Colonel de BONNEVAL,


mais je suis certain de son grand patriotisme et je puis témoigner
que, lorsqu’il m’a reçu à Londres, en 1941, le Général de GAULLE,
s’il ne m’a pas cité le nom du Colonel de BONNEVAL, m’a au moins
cité le nom d’un autre Officier, chef d’un Bureau M.A.5, pour lequel il
aurait [sic] beaucoup d’estime.

4°) – J’ignorais, jusqu’à ce jour, la démarche qu’avait faite auprès


du Colonel d’ALES6, le Colonel GROUSSARD7. Voici, en ce qui me
concerne, quelle est l’histoire : après la dissolution des Bureaux

1. Brigades de surveillance du territoire, unités policières chargées depuis leur créa-


tion en 1937 du contre-espionnage.
2. C’est Robert Blémant (1911-1965) qui arrêta R. Wybot. Après la guerre, celui-ci
– étonnamment peu rancunier – le recruta au sein de la DST et lui confia la mission
très délicate de « traiter » les agents, ce qui explique très probablement que le directeur
de la DST ne le cite pas en 1956.
3. Le capitaine Pierre Fourcaud (1898-1998) avait gagné Londres dès juillet 1940.
Rattaché à l’état-major particulier du général de Gaulle, il fut envoyé en mission dès
le mois suivant en France pour y organiser un des tout premiers réseaux de renseigne-
ment au bénéfice de ce que l’on n’appelait pas encore la France libre. Proche avant-
guerre d’officiers situés très à droite, il rencontra au cours de sa mission achevée en
décembre des officiers très marqués politiquement comme le colonel Groussard ou
le commandant Georges Loustaunau-Lacau, ainsi que des officiers des services spé-
ciaux de l’armée d’armistice comme le commandant d’Alès, chef des BMA. Fourcaud
revint en France à la mi-janvier pour une deuxième mission, au cours de laquelle il fit
la connaissance (en mars), de Wybot peu de temps avant qu’il ne soit affecté au BMA
de Marseille. Fourcaud fut arrêté par la police à Marseille le 28 août 1941, le même
jour que Wybot.
4. C’est-à-dire après novembre 1944, lorsque R. Wybot fut nommé directeur de la
nouvelle DST.
5. Le capitaine de Bonneval (1911-1998) fut nommé en 1940 chef du BMA n° 9, à
Châteauroux. Il devint après la guerre aide de camp du général de Gaulle et le demeura
pendant près de vingt ans.
6. Le commandant Guy d’Alès (1895-1972) était le chef du service des BMA.
7. Le colonel Georges Groussard (1891-1980), ancien commandant de l’école
d’officiers de Saint-Cyr, fut le créateur après la défaite du Centre d’informations et
d’études (CIE), un organisme de renseignement clandestin dépendant du ministère
de l’Intérieur, et le créateur des « groupes de protection » (GP), force mi-policière, mi-
paramilitaire (dont Wybot fut le responsable pour le Cantal à la fin de l’année 1940)
qui procédèrent à l’arrestation de Laval en décembre 1940. À la suite de pressions
allemandes, les GP durent être dissous au début de l’année 1941. C’est à cette époque

31
Ouverture

M.A.1, j’ai cherché, par mes propres moyens, à rejoindre l’Angleterre


en compagnie de quatre autres camarades, et c’est presque par
hasard que j’ai retrouvé le Colonel GROUSSARD, qui se préparait
également à aller à Londres et qui m’a présenté à FOURCAUD2.

À la demande du Colonel GROUSSARD, et surtout de FOURCAUD,


nous avons consenti à abandonner momentanément notre projet de
rejoindre Londres pour rester en France, tout en nous considérant
comme militairement engagés dans les Forces Françaises Libres et
devant exécuter les missions qui nous étaient confiées.
Pour ma part, on me conseilla de solliciter la fin de mon congé d’ar-
mistice et je fus affecté dans un groupe de D.C.A. de la région de
MARSEILLE.
Je croyais savoir que j’avais été affecté, très peu de temps après,
au Bureau M.A. à la demande du Colonel GRANIER, alors Chef
d’État-Major de la 15e Région Militaire3, après la démarche qu’avait
faite auprès de lui le Colonel GROUSSARD ; mais j’ignorais que des
contacts avaient eu lieu à l’échelon du Colonel d’ALES.
Je dois dire qu’à cette époque j’ai rencontré, au Bureau M.A4., des
Officiers animés du patriotisme le plus ardent, ce qui ne signifie pas
forcément qu’ils étaient pour de GAULLE.

que Groussard, proche des services spéciaux, recommanda au commandant d’Alès de


prendre Wybot dans son service des BMA. Le rôle du sulfureux Groussard dans sa
nomination au BMA de Marseille semble avoir été ignoré de Wybot qui indique dans
cette lettre l’avoir appris par la « Mise au point » publiée par le bulletin de l’AASSDN
au début de l’année 1956.
1. Wybot commet une erreur : les BMA ne furent dissous sous pression allemande
qu’à l’été 1942, plus de six mois après le départ de Wybot pour la Grande-Bretagne.
Il a probablement voulu dire que c’était après la dissolution des « GP », effective au
début de l’année 1941.
2. Groussard était son ancien chef des « groupes de protection » et Wybot fit la
connaissance de Fourcaud par son entremise en mars 1941.
3. Le colonel Georges Granier (1889-1963), chef d’état-major de la 15e division
militaire de Marseille, était particulièrement bienveillant à l’égard des services spé-
ciaux, ce qui n’était pas très fréquent.
4. Le lieutenant Wybot fut donc affecté au BMA de Marseille (ville où, par ailleurs,
était établi le PC du service de contre-espionnage du commandant Paul Paillole) au
printemps 1941, grâce à Groussard et après sa rencontre avec l’envoyé de Londres
Pierre Fourcaud. Il est très difficile de savoir dans quelle mesure Wybot fut recruté en
connaissance des liens qu’il avait avec cet émissaire du général de Gaulle.

32
SDECE-DST : les guerres des services

Cependant, deux Officiers du Bureau M.A., le Capitaine BAGGIO1,


dont le beau-frère était Colonel aux Forces Françaises Libres, a su
que j’avais des contacts avec Londres et le Capitaine ROLAND
qui, lui-même, a déjeuné en ma compagnie et en la compagnie de
FOURCAUD qu’il n’a d’ailleurs connu, avant mon arrestation, que
sous le nom de LUCAS.

Je ne savais pas, jusqu’à ce jour que d’autres Officiers du Bureau M.A.,


sauf peut-être GEORGES-HENRY qui n’était pas directement ratta-
ché au Bureau M.A. mais au Service de PAILLOLE, avaient connais-
sance, en 1941, des contacts directs que j’avais avec LONDRES.

Je dois d’ailleurs signaler, à propos du service PAILLOLE2 sur lequel je


reviendrai tout à l’heure, que, bien que j’aie fort peu connu son acti-
vité, car c’était vraiment un service secret, le peu que j’en ai connu
m’a rempli d’admiration et a peut-être été à l’origine de ma vocation
actuelle. En tout cas, l’admiration que je lui portais et que je ne cher-
chais pas à cacher, m’a valu de sérieux désagréments à mon arrivée
à LONDRES3.

5°) – Si je fus bien interpellé le 28 août 1941, en même temps que


FOURCAUD, à la Gare Saint-Charles à Marseille, je ne fus heureu-
sement arrêté que le lendemain, ce qui m’a tout de même donné un
peu plus d’une nuit pour prendre quelques précautions.

Si je n’ignore pas qu’effectivement les Services de la Surveillance


du Territoire de l’époque obtinrent beaucoup trop de renseigne-
ments dans l’interrogatoire d’un résistant, j’ignore encore, malgré
les enquêtes que j’ai menées sur ce point, tant à Londres qu’à Paris,
comment les Services de la Surveillance du Territoire étaient en pos-
session, lorsqu’ils ont interrogé FOURCAUD et moi-même, d’une
partie du courrier qui aurait dû partir à la lune précédente, au cours

1. Le capitaine Baggio était le chef du poste n° 14, le BMA de Lyon.


2. Le commandant Paul Paillole (1905-2002), officier des services spéciaux depuis
1935, était le chef de l’organisation clandestine de contre-espionnage offensif dissimu-
lée derrière les services des « Travaux ruraux » qui donna le nom « TR » à son service.
3. Dès 1941, les services spéciaux de Londres (« 2e bureau », puis BCRA) et de
Vichy étaient entrés dans un conflit qui devint un vif affrontement à partir de leur
confrontation en 1943 en Afrique du Nord.

33
Ouverture

d’une opération aérienne mais qui, finalement, avait été acheminé


par les Pyrénées.
Je vous serais très reconnaissant, mon cher X... qui savez tant de
choses que j’ignore, de bien vouloir me le confier, simplement à titre
historique, un jour, au cours d’une conversation privée.
6°) Dès qu’il a connu la prochaine arrestation du Lieutenant
WARIN, le colonel d’ALES s’est d’abord proposé de venir lui-même
à MARSEILLE, puis demanda effectivement à PAILLOLE de suivre la
question.
Je ne doute pas un seul instant que PAILLOLE avait, non seulement
la mission, mais encore l’intention de limiter les dégâts et qu’il s’y est
vraisemblablement pris de la manière la plus habile ; mais je dois dire
que, sur le moment, son attitude m’a beaucoup déconcerté, comme
elle a d’ailleurs déconcerté le Capitaine ROLAND.
C’est le commissaire PIANI qui m’interrogea alors. Il commença par
me dire que je pouvais bien lui déclarer tout ce que je voulais, car il
ne connaissait rien à l’affaire ; et si les questions du commissaire divi-
sionnaire LINAS1, venu spécialement de VICHY, ne m’embarrassèrent
jamais tant elles montraient une ignorance fondamentale du sujet, je
dois dire que j’ai passé l’un des plus mauvais moments de mon exis-
tence lorsque PAILLOLE est venu me poser lui-même des questions
d’une telle pertinence que j’ai été vraiment fort embarrassé.
7°) – Je croyais savoir que j’avais été libéré à la suite d’une
intervention très énergique du Capitaine JONGLEZ de LIGNE2
auprès du Général commandant la Région – j’ajoute que, dans
une conversation qu’il eut avec moi, après cette libération, le
Capitaine JONGLEZ de LIGNE, sans cependant manifester son
accord avec mes entreprises, me fit comprendre la connaissance
que la Surveillance du Territoire avait du réseau et quelques-unes
des charges qui pouvaient être retenues contre moi.

1. Ce commissaire divisionnaire de la surveillance du territoire travaillait étroite-


ment depuis plusieurs années avec les services spéciaux militaires.
2. Le commandant Pierre Jonglez de Ligne (1900-1980) était depuis août 1940 chef
du BMA 15 de Marseille, c’est-à-dire le chef direct de Wybot. Par la « mise au point »
du début de l’année 1956, Wybot avait appris que c’est en fait le lieutenant-colonel
d’Alès chef des BMA qui avait demandé au commandant Paillole d’intervenir auprès
du commissaire Linas afin de relâcher Wybot et Fourcaud.

34
SDECE-DST : les guerres des services

Quelques jours après, PAILLOLE me confirmait effectivement au


grand ébahissement du Capitaine ROLAND, que la proposition qu’il
m’avait faite, peut-être un mois auparavant, d’aller occuper un poste
T.R. à Paris1 tenait toujours, car, en zone occupée, les intérêts des
Bureaux M.A. et des Services pour lesquels je travaillais se confon-
daient.
J’ajoute que je n’ai dû ma bonne étoile et à la suspicion qui pesa sur
moi à Londres après que j’aie déclaré mon admiration pour les ser-
vices de PAILLOLE et qu’on m’empêcha, en conséquence, de retour-
ner en France, de ne pas tomber dans la gueule du loup, car j’ai appris
depuis, hélas ! que les Allemands avaient un bon Agent dans ce poste
que j’aurais dû rejoindre [sic].
Je précise également qu’à cette époque, je fus reçu à VICHY par
le Colonel d’ALES qui me fit très amicalement remarquer que, s’il
admettait parfaitement des contacts très poussés avec les Anglais et
avec les Américains, il n’était pas tout à fait d’accord sur des contacts
avec les Gaullistes et qu’il avait bien l’impression que, sur ce point,
j’avais dépassé les bornes.
Il ne me demanda d’ailleurs pas d’explication et confirma la proposi-
tion qui m’était faite d’occuper un poste T.R. à Paris. Je différais ma
réponse à un mois, sous le prétexte d’aller voir préalablement moi-
même la situation à Paris ; mais, en réalité, pour aller chercher des
instructions à LONDRES2.
J’avais d’ailleurs, au même moment, essayé de solliciter l’appui et
les conseils du Colonel RONIN3, dont je savais qu’il était en liaison
avec le Colonel GROUSSARD, avant l’arrestation de ce dernier4.
Le Colonel RONIN, qui était, à cette époque [illisible] surveillé lui-

1. Il s’agissait d’un poste très exposé, le poste TR 112 bis, qui fut décapité quelques
mois plus tard par l’arrestation de son chef, le lieutenant Martineau.
2. En passant au mois d’octobre 1941 par les Pyrénées, l’Espagne et le Portugal, il
attint Londres à la fin du mois.
3. Le lieutenant-colonel Georges Ronin (1894-1954) avait créé à l’été 1940 le ser-
vice de renseignement clandestin de l’armée de l’air qui entretenait des liaisons régu-
lières avec l’Intelligence Service.
4. Grâce à Fourcaud, Groussard avait pu gagner en juin 1941 la Grande-Bretagne
où il rencontra le général de Gaulle et le chef de ses services spéciaux. Groussard fut
arrêté à son retour en France à la mi-juillet 1941 sur ordre de Darlan.

35
Ouverture

même, m’a sans doute pris pour un provocateur et m’a proprement


flanqué à la porte.
J’ai revu effectivement PAILLOLE, en août 1943 (je crois que c’est
août et non avril) à Alger1. J’avais toujours la même admiration
pour lui (que j’ai toujours d’ailleurs). Nous avons eu, à l’époque, une
conversation aussi amicale que le permettait la différence de grade
qui existait entre nous, mais je ne me souviens pas d’avoir songé à
m’excuser d’être parti à LONDRES sans lui en avoir, au préalable,
rendu compte. Je me rappelle simplement qu’il a été question, à ce
moment-là, d’une espèce de rapprochement entre le B.C.R.A. et
les Services de PAILLOLE dans lequel je devais jouer un rôle relati-
vement important puisque j’avais appartenu aux deux Maisons,
rôle que j’aurais rempli de grand cœur car il me semblait nécessaire
de réconcilier, au plus tôt, des Services qui poursuivaient le même
objectif avec la même efficacité.
J’ajoute que l’arrestation de FOURCAUD, lors d’un contact qu’il
avait avec moi, et l’admiration naïve et réelle que je manifestais pour
le travail des Bureaux M.A., et le Service T.R. en particulier, m’ont
valu les pires ennuis, d’abord avec les Anglais lors de mon passage
en Espagne, puis, toujours avec eux, lors de mon arrivée à Londres
– enfin, avec les Services du S.R. gaulliste, qui n’étaient pas encore à
l’époque le B.C.R.A., une première fois lors de mon arrivée à Londres
et une deuxième fois, un an plus tard, quand FOURCAUD y revint.
Je ne pense pas, mon cher X…, que ces précisions soient de nature
à gêner qui que ce soit. En tous cas, elles sont pour moi strictement
conformes à ce que je crois être la vérité, et je serais très heureux, si je
me suis trompé sur quelques points, que vous me le déclariez, à votre
choix, en public ou en privé.
Ignorant votre identité, je ne puis malheureusement mettre la tradi-
tionnelle formule de politesse qui risquerait de ne pas s’adapter à la

1. Après un passage de quelques mois à Londres au BCRA où il travailla au sein


du modeste service de contre-espionnage de la France libre, Wybot fut affecté au
1er régiment d’artillerie coloniale avec lequel il fit la campagne de Tunisie. En 1943,
le commandant Paillole dirigeait la DSM, service de contre-espionnage et de sécurité
militaire.

36
SDECE-DST : les guerres des services

sympathie que j’ai peut-être pour vous ou à la considération que je


vous dois peut-être.

Signé : Roger WYBOT


[Ici s’achève la lettre de R. Wybot à la suite de laquelle la rédaction de
l’AASSDN a ajouté le commentaire suivant :]

Un pur, trouve toujours


un plus pur qui l’épure !!

Il est aussi injuste de mettre en cause – ou de rendre responsable –


le SSM/TR1 tout entier (ou les BMA) en s’appuyant sur des fautes
ou des erreurs individuelles, que d’accabler le réseau de police
AJAX2 (par exemple) pour des fautes ou des erreurs individuelles
commises par des fonctionnaires de la Sûreté Nationale. »

Source : « Lettre de Roger Wybot à l’AASSDN, 4 mai 1956 », Bulletin des anciens
des services spéciaux de la défense nationale, n° 11, juillet 1956, p. 4-8.
12

1. Désignation du réseau de contre-espionnage du commandant Paillole sur le ter-


ritoire métropolitain entre 1940 et 1944.
2. « Ajax » était un réseau de résistance créé au sein de la police de Vichy par Achille
Peretti (1911-1983), fonctionnaire de la surveillance du territoire, en liaison étroite
avec le BCRA.
I

L’Asie vacille
1. Une opération d’agit-prop des services spéciaux
franco-laotiens contre le Viet-Minh au Siam
(1947-1948)

par Jean-Marc Le Page

Jean Deuve (1918-2008) est un personnage singulier. Il a


fait une grande partie de sa carrière en Asie et en particulier au
Laos. Officier colonial, membre des services spéciaux, il prend
contact avec cette région du monde au sein de la force 136,
émanation asiatique du Special Operations Executive (SOE).
Le SOE doit coordonner toutes les actions (subversion et sabo-
tage) menées contre le Japon. À ce titre, il est parachuté au
Laos en 1945 pour effectuer des missions de guérilla. En 1946,
il prend en main le service de renseignement des forces fran-
çaises du Laos attaché aux forces commandées par le colonel de
Crèvecœur. Le SR Laos est constitué autour de l’expérience des
officiers issus de la force 136 qui ont affronté successivement
les Japonais, les Chinois et les Lao-Viêts, Laotiens ayant rallié
le communisme. Les principes qui sont à la base de l’organisa-
tion et des méthodes du SR procèdent de ces expériences. C’est
un service qui est largement décentralisé et qui jouit d’une
grande autonomie. Il est parfaitement adapté à un milieu lao-
tien qui se caractérise par de faibles densités, des distances très
importantes et une frontière commune très longue avec un voi-
sin, la Thaïlande ou le Siam, très ombrageux et peu favorable

41
L’Asie vacille

aux intérêts français1. La relève des officiers en 1948 conduit à


une approche nettement moins favorable, et le nouveau com-
mandant des forces du Laos décide de la suppression d’un SR
qu’il trouve beaucoup trop indépendant. Cette décision aura
des conséquences désastreuses sur l’efficacité du renseignement
au Laos. Après cette expérience, Jean Deuve reste au Laos au
service du nouveau gouvernement comme chef de la police
Lao puis conseiller politique du Premier ministre jusqu’au
coup d’État communiste de 1964. Il reprend ensuite une car-
rière plus classique dans les services spéciaux. Féru d’histoire,
il rédige de nombreux ouvrages sur son expérience laotienne
qui se nourrissent de ses archives personnelles et d’une analyse
d’historien puisqu’il sera attaché à des unités de recherche du
CNRS et de l’École pratique des hautes études.
Ce document présente un double intérêt. Il nous montre
l’action du service de renseignement du Laos, un territoire peu
connu sur lequel la documentation est rare. De plus, le témoi-
gnage est de première main, puisqu’il s’agit de celui de son seul
et unique chef qui a conservé un grand nombre d’archives2.
Le second est de mettre l’accent sur un aspect souvent oublié
de l’activité des services de renseignement : la désinformation
et l’intoxication. Pourtant les services français vont développer
un savoir-faire certain qu’ils mettront en œuvre en Indochine
et en Algérie – notamment la célèbre « bleuïte ».

1. Les tensions territoriales sont vives et débouchent sur un conflit, perdu par les
forces françaises d’Indochine en 1940-1941.
2. Jean Deuve a déposé ses archives personnelles au Mémorial de la Paix à Caen.
Une opération d’agit-prop des services spéciaux franco-laotiens

1947-1948 : LA LUTTE
CONTRE LE VIET-MINH AU SIAM
UNE OPÉRATION D’AGIT-PROP

avril 1947
Les Forces du Laos comprennent six bataillons de chasseurs Lao et
quatre commandos encadrés de Français soit 7 000 hommes. Depuis jan-
vier, les meilleures unités et la quasi-totalité des moyens de transport sont
engagées dans l’opération Alpha 2 (dégagement de la région Hué-Dong
Hoï-Dong Ha1). Il ne reste que quelques unités très éparpillées pour sur-
veiller et protéger 4 300 km de frontières, toutes sensibles et menacées.
La frontière du Siam (1 635 km) est particulièrement dangereuse par suite
du regroupement dans ce pays de Vietnamiens ayant fui le Laos réoccupé
par les Français, d’anciennes colonies vietnamiennes très organisées par le
Parti communiste indochinois du « gouvernement Lao Issala2 » en exil, et
de l’hostilité générale vis-à-vis de la France des autorités siamoises. Cette
frontière lao-siamoise, en grande partie constituée par le Mékong, tra-
verse des zones de grande densité forestière, des zones en général peu
peuplées du côté lao et, souvent, d’accès difficile.
Or se reforment au Siam, où elles s’entraînent, une quinzaine de com-
pagnies viet-minh3 dont la mission est d’agir au Laos. Malgré l’efficacité
de son SR, le colonel de Crèvecœur, commandant les Forces du Laos, est
inquiet de ces unités viet-minh, car, ayant tiré la leçon de leur échec de
mars au Laos, elles vont agir avec une plus grande discrétion et pourront,
maîtres du jour et de l’heure, venir attaquer les voies de communications
entre le Nord et le Sud-Laos, essentiellement le fleuve lui-même et la
RC 134, très vulnérables. Elles pourront aussi, par des raids aller et retour,

1. Villes situées dans la cordillère annamitique à la frontière entre le Laos et le


Centre Viêt-Nam.
2. Les « Laotiens libres » qui refusent le retour des Français, qui se regroupent au
sein d’un gouvernement de l’État-Lao, le Pathet Lao. Au retour des troupes françaises,
ils trouvent refuge au Siam en avril 1946 d’où ils mènent des actions contre les troupes
françaises et le gouvernement du Laos.
3. Acronyme de Viêt-Nam Doc Lap Dong Minh, Ligue pour l’indépendance du
Viêt-Nam, créée en 1941 par Hô Chi Minh.
4. RC pour route coloniale.

43
L’Asie vacille

attaquer les villes, créer des zones d’insécurité. Elles seront d’autant plus
dangereuses qu’elles bénéficient de la bienveillance active ou de l’inertie
du gouvernement siamois.
Mais la présence militaire viet-minh au Siam n’intéresse pas seulement
le Laos. Elle intéresse toute l’Indochine, car les Viet-Minh au Siam fixent
au Laos des troupes qui pourraient être utilisées ailleurs, participent aux
opérations au Cambodge, envoient vers la Cochinchine, hommes, équipe-
ments, armes, poudre, métaux précieux. Le Siam est aussi pour les Viet-
Minh un précieux centre de renseignements.
Ce gouvernement siamois est dominé par Pridi Panomyong1, Thamrong2
et par les Thai Seri, ancien mouvement dit de résistance, qui sont ouver-
tement favorables à la lutte de « libération » des peuples de l’Indochine.
Parmi les aides que ce gouvernement apporte aux Viet-Minh, on peut
citer la communication des BR des services de renseignement siamois en
ce qui concerne les activités de l’armée française au Laos et au Cambodge,
le transport sous escorte militaire d’armes et de volontaires (pour le Sud-
Vietnam) par trains ou camions, le transport par des vedettes de la marine
siamoise d’armes et d’équipements jusque sur les côtes de Cochinchine, le
prêt de pilotes et d’avions pour effectuer des liaisons avec le Nord-Vietnam
et en ramener de l’opium (pour acheter des armes). Les plus hautes auto-
rités siamoises, militaires et civiles (qui prennent leur part au passage) se
font les intermédiaires pour des achats d’armes en Tchécoslovaquie, aux
Philippines, en Indonésie, en Suède…
Quand on envisage l’ensemble de la guerre d’Indochine, il peut sem-
bler dérisoire de s’inquiéter de la possible action de quinze compagnies
ennemies. Pour le Laos, qu’Hô Chi Minh veut neutraliser afin de proté-
ger son flanc ouest, c’est une menace réelle. C’est pourquoi le colonel de
Crèvecœur, commandant les Forces du Laos, prescrit au chef du SR3 « de
le débarrasser de ces quinze compagnies ou, du moins, de les neutraliser ».

1. (1900-1983), Pridi est l’homme politique le plus influent de Thaïlande, plusieurs


fois ministre et régent du royaume durant la Seconde Guerre mondiale. Il dirige le
mouvement des Thaïlandais libres, le Thai Seri contre l’occupation japonaise. Dans ce
cadre, il entre en relation, nom de code « Ruth », avec les Alliés. Il est chassé du pou-
voir en novembre 1947 par le coup d’État nationaliste de Pibul Songram.
2. Amiral Thawal Thamrong Navaswadhi (1901-1988), Premier ministre de la
Thaïlande en 1946-1947.
3. Le colonel Jean Deuve dirige le service de renseignement des forces françaises du
Laos de sa création le 1er octobre 1948 à sa dissolution le 1er novembre 1948.

44
Une opération d’agit-prop des services spéciaux franco-laotiens

Ces quinze compagnies sont dispersées : près de Nongkhay, de


Konkhène, d’Oudorn, face au Nord-Laos, autour de Sakhon-Lakhon et
de That Phanom, face au Moyen-Laos, près d’Oubon, face au Sud-Laos et
près de Xieng Sen, face au Haut-Laos. Elles recrutent dans les anciennes
colonies vietnamiennes installées au Siam avant guerre et parmi les réfu-
giés ayant quitté le Laos en 1946 au moment de la réoccupation du Laos
par la France. Elles sont immergées dans des structures encadrées par
le Parti communiste indochinois, officiellement supprimé, mais qui n’en
existe pas moins. Elles dépendent directement du Front du Mékong com-
mandé par Vu Huu Binh1, flanqué de son commissaire politique Hong, le
Front étant supervisé par Tran Van Giau2, commissaire aux Affaires mili-
taires de la représentation viet-minh au Siam, installée à Bangkok.
Le secret de l’opération étant essentiel à sa réussite, seuls quatre offi-
ciers et deux sous-officiers secrétaires-interprètes, l’un vietnamien, l’autre
lao, participent à cette action. Des comptes rendus brefs, et ne portant
que sur les résultats, seront adressés épisodiquement au 2e bureau des
Forces du Laos et de l’EMIFT. Ce seront les seuls documents écrits sur
l’opération qui n’a même pas de nom. Le colonel de Crèvecœur qui tient
à être tenu au courant de près sera constamment informé oralement. Le
commissaire de la République au Laos, la Sûreté fédérale, le Bureau de
documentation (DGER 3 ), les commandants de secteurs et d’unités ne sont
pas avisés de l’existence de cette opération.
Les quatre officiers initiés sont familiarisés avec les langues, les coutumes
et la psychologie locales. Certains d’entre eux, formés à la Force 1364, ont
l’expérience, sur ce même terrain, des actions de guerre psychologique
(guérilla contre les Japonais). Les deux sous-officiers ont participé aussi à
cette guérilla. Ils assureront tout le support matériel de l’opération : imita-
tions, faux, lettres, tracts…

1. Vu Huu Binh a été officier dans l’armée thaïlandaise durant la Seconde Guerre
mondiale. Il intègre le Parti communiste indochinois durant cette période. Grâce à ses
contacts, il permet le développement des bases du Vîet-Minh en Thaïlande.
2. (1911-2010), un des principaux leaders communistes au Sud Viêt-Nam, membre
du Parti communiste français. Grâce à ses relations avec Pridi Panomyong qu’il a
connu à Paris, il obtient le soutien du gouvernement thaïlandais.
3. Direction générale des études et recherches à laquelle le SDECE succèdera en
1946. Deuve ayant été officier du premier service conserve l’ancienne titulature.
4. La force 136 est l’antenne Sud-Est asiatique du Special Operations Executive
(SOE). Le SOE doit coordonner toutes les actions (subversion et sabotage) menées
contre le Japon. Deuve est lui-même un ancien de ce service.

45
L’Asie vacille

Les quatre officiers sont OR1 des secteurs de Vientiane, de Thakhek, de


Savannakhet et de Paksé. Ils lèveront trois équipes spéciales : – formées
de garçons parlant vietnamien – destinées à des opérations ponctuelles
au Siam.
Avant de commencer l’opération, il faut compléter, de beaucoup,
les dossiers des unités viet-minh au Siam et il faut surtout se procu-
rer des informations que les OR ne recueillaient pas systématiquement
jusqu’alors : l’organisation détaillée des unités, les identités, les griefs
et sujets de mécontentement, les frictions internes, les revendications,
même mineures (portant sur la solde, la nourriture, l’éloignement du vil-
lage natal…), les équipements (le manque de cartouches…), le « compor-
tement de classe » de certains chefs (cela existe…). Il faut des informations
sur les familles des soldats, leur origine géographique, sur leurs relations
avec l’environnement siamois. Il faut aussi des plans détaillés des camps,
l’organisation de leur sécurité. Il faut les noms des morts ou des blessés
lors des raids menés au Laos.
Il faut rassembler aussi le maximum de documents, même sans impor-
tance apparente : lettres aux familles ou venant des familles, agendas,
liste d’abréviations, copies de notes de service ou d’avis, tours de gardes,
signatures et exemplaires d’écritures, reproduction de cachets, modèles
des papiers utilisés quotidiennement dans les camps, en-têtes… Il a été
demandé à tous les OR du Laos de conserver et d’envoyer au SR tous les
documents ramassés en cours d’accrochages (sans qu’on leur précise le
but de cette récupération), mais cela ne suffit pas. On devra s’en procurer
au Siam même.
Se pose donc dès maintenant le problème des renseignements spéci-
fiques à recueillir. Pour ne pas mélanger les genres, les réseaux bâtis sont
nouveaux et différents de ceux utilisés jusqu’alors pour le renseignement
au Siam. À cette époque, le recrutement est relativement aisé, comme dans
toute période de troubles interethniques ou interpolitiques, y compris dans
certains milieux vietnamiens, catholiques souvent ou, plus simplement,
excédés de l’emprise du Parti communiste, des taxations patriotiques, sou-
haitant rentrer dans un Laos où ils avaient jadis vécu en paix.
On peut trouver aussi des officiers de gendarmerie siamoise, mal payés,
souvent d’origine lao, souvent très hostiles à la présence vietnamienne

1. OR pour officier de renseignement territorial, membres du 2e bureau.

46
Une opération d’agit-prop des services spéciaux franco-laotiens

dans leur pays. Deux des meilleurs agents de renseignement et d’action


seront deux officiers de cette gendarmerie dont la position au sein de leur
hiérarchie et leur mission (surveillance des milieux vietnamiens) donne-
ront au SR/Laos des facilités considérables.
On peut également compter sur certains officiers supérieurs Lao Issala,
exilés au Siam, qui participent aux réunions de comités mixtes lao-viet-
minh à divers échelons.
Le SR dispose encore d’un outil incomparable, l’interception des télé-
grammes émis par les Viet-Minh au Siam, entre la représentation viet-
minh à Bangkok et le « gouvernement » d’Hô Chi Minh, entre le Front
du Mékong et les LienKhu bordant la frontière lao-vietnamienne, entre
les diverses unités du Front du Mékong. Les télégrammes sont décryptés
sur place. Cet outil permet d’obtenir des informations que l’on n’obtien-
drait pas autrement : déplacements de personnalités, rapports d’inspec-
tions, directives, mutations disciplinaires… Mais il va surtout permettre
de suivre la progression de l’action. On retrouvera parfois dans ces télé-
grammes interceptés des phrases entières tirées des tracts du SR ou la
trace de revendications qui auront été suscitées ou amplifiées.
Le service d’écoute intercepte en permanence les réseaux de la gendar-
merie siamoise, dont les messages sont en clair, en semi-codé avec des
mots conventionnels, parfois codés. Cette écoute permet de réagir à tout
mouvement ou décision des gendarmes.
Le plan a une double forme, une intérieure aux unités viet-minh, une
extérieure.

L’action intérieure doit :


– créer une psychose d’insécurité à l’intérieur des unités en faisant pla-
ner la menace de raids de commandos français contre les camps viet-minh.
Elle doit provoquer des mesures de sécurité astreignantes (doublement
des sentinelles et des gardes, suppression des sorties…) ;
– provoquer la dissension entre chefs ;
– faire croire à l’existence d’un mouvement clandestin de mécontents à
l’intérieur des unités.

L’action extérieure doit dresser les Viet-Minh contre les Siamois et réci-
proquement, le but étant de pousser les autorités siamoises à prescrire le
déménagement des camps viet-minh ou leur suppression.

47
L’Asie vacille

Le SR pense que l’ensemble de ces opérations devrait suffisamment


occuper les chefs viet-minh et les empêcher de trop s’occuper du Laos.
L’action d’agit-prop à mener ne part pas sur un terrain vierge. Il y a,
dans la colonie vietnamienne au Siam, et, même, dans certaines unités
militaires, des signes concrets de lassitude, voire de mécontentements.
Des groupes se plaignent de manquer de munitions. Certains soldats à qui
on a refusé le rapatriement dans leur province d’Ha Tinh ont perdu une
grande partie de leur enthousiasme pour la « cause ». Les opérateurs radio
du Front du Mékong, rappelés à l’ordre pour « négligences répétées »,
se disculpent en se plaignant d’être surchargés de travail. Les griefs de
la population civile, qui ont un impact sur les troupes, ne sont pas moins
réels : pénurie de riz, irrégularité des paiements dus par les Siamois pour
les travaux de route, fatigue des impositions forcées et des séances d’édu-
cation politique…

1re PARTIE : AVRIL 1947 À 8 NOVEMBRE 1947

A) Action intérieure aux camps viet-minh


Le substratum de la campagne sera basé sur des tracts, des papillons et
des graffiti, collés ou déposés à l’intérieur des camps viet-minh, d’abord
anonymes, puis signés d’un parti du Tigre, semblant émaner d’un mouve-
ment secret interne (qui deviendra peu après Mouvement de rénovation
révolutionnaire, Viet Kieu Lien Minh). Une attention toute particulière sera
apportée à la confection matérielle de ces tracts, volontairement de fac-
ture primitive, comme on doit l’attendre d’un tel parti clandestin interne,
mais les chefs viet-minh pourront vérifier que les supports sont faits d’un
papier (souvent des pages de cahiers d’écoliers que l’on trouve dans les
camps) et que le procédé de reproduction est vieux comme l’Asie (colle de
poisson). Au PC de l’opération, chaque camp viet-minh a son dossier où
sont classés les informations, les listes nominatives, le plan, mais aussi les
modèles de papiers ou les particularités afférentes à chaque camp.
Ce substratum de documents écrits (tracts, graffiti et papillons) sera
permanent pendant les neuf mois que va durer la campagne avec pour
but d’assurer la permanence de l’agitation en ressassant les mêmes idées
sous des formes diverses et adaptées aux événements ou aux particulari-
tés de chaque camp. Les principales idées ainsi ressassées sont : le Parti de

48
Une opération d’agit-prop des services spéciaux franco-laotiens

rénovation révolutionnaire est attaché à la lutte contre les colonialistes,


mais exige l’épuration des chefs corrompus ou traîtres ; il dénonce l’abus
des impositions forcées et le mauvais emploi de cet argent ; il dénonce la
cherté de la vie et l’indifférence des chefs devant la pénurie de certains
produits ; il réclame le rapatriement des soldats originaires du Vietnam et
la constitution de Soviets de soldats au sein des unités…
Pendant la campagne, seront placardées une soixantaine de séries dif-
férentes.
Parallèlement à ce substratum, des séries exploiteront chaque incident,
chaque événement, local ou intéressant l’ensemble de la communauté
vietnamienne au Siam (dont on ne peut séparer les unités viet-minh qui
vivent grâce aux dons en argent et en nature de leurs compatriotes civils).
Parmi ces événements, recevront une particulière attention les alterca-
tions, les mesures de sécurité renforcées, les arrestations, les attentats,
l’évolution de la situation en Indochine, les mesures prises par les Siamois
à l’égard des Vietnamiens ou leur attitude internationale.
Parmi les autres moyens utilisés figurent : 1) les lettres ; 2) les attentats.
Les lettres, anonymes ou signées d’initiales plus ou moins transparentes,
visent surtout à créer les dissensions entre les chefs. Elles ne peuvent être
employées qu’avec beaucoup de soin car elles ne doivent pas prêter à la
suspicion.
Les attentats, dirigés contre des objectifs viet-minh (et qui ne feront
aucune victime), sont destinés à accélérer le mouvement, notamment en
forçant les chefs viet-minh à mettre en œuvre de nouvelles contraintes de
sécurité et à provoquer ainsi matière à grogne… et à agitation.
La campagne fait boule de neige et se nourrit elle-même de l’ambiance
qui se crée dans les milieux viet-minh. Par moments, il y aura de vraies
« chasses aux sorcières » fournissant une matière excellente à agiter. La
seule façon de suivre et de comprendre le déroulement des opérations et
son impact est donc de les narrer dans l’ordre chronologique.
Les premières manifestations de l’action sont déclenchées fin avril 1947,
sous forme de tracts, papillons et graffiti, et de lettres qui tombent « acci-
dentellement » dans les mains d’agents viet-minh au Laos ou de cadres
viet-minh au Siam. Ces lettres, signées d’un nom de code, sont adressées
à des correspondants, non identifiés, mais appartenant visiblement à des
unités viet-minh.

49
L’Asie vacille

Les unes remercient chaleureusement des renseignements envoyés.


Les autres réclament des informations confidentielles sur les systèmes de
défense des camps, indiquant ainsi des projets d’attaque des camps par
des commandos (qui ne peuvent être que français !). Ces lettres provo-
quent une réaction immédiate : des mesures supplémentaires sont prises
dans les camps, comme le doublement des sentinelles et des suppres-
sions des autorisations de sorties. Il y a aussi une réaction imprévue : les
Siamois, prévenus d’une façon quelconque, déménagent sur-le-champ les
camps viet-minh de Phonpissay et de Si Xieng May, qui sont tout au bord
du Mékong et les transplantent loin à l’intérieur, ce qui ne plaît ni aux sol-
dats – privés désormais de leurs contacts familiaux – ni aux Vietnamiens
de ces centres, qui vivaient, en partie, sur le ravitaillement qu’ils fournis-
saient aux troupes.

24 mai. – Le Comité central de Bangkok viet-minh signale au gou-


vernement Hô Chi Minh « qu’un certain malaise règne dans les troupes
viet-minh du Siam », que des « rebelles » diffusent des tracts et causent
des troubles. Le Comité ordonne des enquêtes et prescrit des sanctions
sévères.

26 mai. – Des altercations ont lieu entre cadres viet-minh au Bureau


d’information à Nongkhay.

14 juin. – Le Comité central de Bangkok signale que « des tracts terrori-


sent la population vietnamienne dans les provinces de Nongkhay et d’Ou-
dorn ». Deux soldats viet-minh viennent d’être arrêtés.

20 juin. – Vu Huu Binh, commandant du Front du Mékong, reçoit


une lettre d’une personne « qui lui veut du bien » où il apprend que ses
demandes réitérées de matériel fatiguent ses supérieurs et qu’un rapport
a été fait contre lui à Hanoi. On lui affirme que le commissaire aux Affaires
militaires à Bangkok veut le faire muter pour « manque d’enthousiasme »
et qu’un de ses subordonnés a été chargé de l’espionner. Comme toutes
les manifestations du parti du Tigre, cette missive est basée sur des faits
réels, mais souvent sans rapport direct avec le sujet. Binh réclame sans
cesse de l’argent et des cartouches, mais il n’est pas le seul et son loya-
lisme est entier. Mais les intrigues, les jalousies et défiances sont monnaie
courante au PCI et ce genre de lettres peut, dans une certaine mesure,
perturber le destinataire.

50
Une opération d’agit-prop des services spéciaux franco-laotiens

Pour appuyer cette attaque contre le commandant du Front du Mékong,


son commissaire politique, avec qui il entretient de bonnes relations,
reçoit une dénonciation anonyme, selon laquelle un dénommé Phia Phan,
de Nongkhay, vient de toucher une grosse somme d’argent pour tuer Vu
Huu Binh. On peut vérifier que Phia Phan existe, qu’il vient de toucher une
grosse somme d’argent, et ce n’est pas pour tuer un chef viet-minh. Mais
comme il cache, mordicus, l’origine de cet argent…

15 juin. – Le comité viet-minh d’Oubon arrête un de ses propres


membres, Nguyen Van Duc, chez qui, suite à une dénonciation anonyme,
on a trouvé un paquet de tracts rebelles (cette dénonciation vient du SR/
Laos… et le paquet a été caché dans le jardin de N. V. Duc).

15 juin. – Le comité viet-minh d’Oudorn arrête, pour le même motif


deux Vietnamiens, Loan et Tung.

Soir du 18 juin. – Une grenade offensive japonaise est lancée dans le


bureau – vide la nuit – du comité viet-minh de Thabo. Des indices prou-
vent qu’il s’agit de soldats viet-minh mécontents. Ce raid, copieusement
exploité par le parti du Tigre, déclenche une grande agitation dans les pro-
vinces voisines de celles de Nongkhay. Les camps, plus lointains, d’Oubon
sont aussi touchés.
Le parti du Tigre devient Viet Kieu Lien Minh.

20 juin. – Les comités viet-minh d’Oubon et d’Oudorn signalent au


Comité central à Bangkok que le « mouvement de rébellion s’étend ».

21 juin. – Six Vietnamiens des camps de Lakhon sont « exécutés » par


les Viet-Minh sous l’accusation d’être des espions au service des Français
(en fait, le SR/Laos ne les connaît pas). Il y a une psychose d’espionnage
et de trahison chez les cadres viet-minh renforcée, ce jour, par l’arrivée
imprévue en inspection de Tran Van Giau, commandant en chef des
Armées vietnamiennes au Laos, Cambodge et Siam. Il visite les camps
d’Oudorn, d’Oubon et de Sakhon. Il met en garde les commandants des
camps contre « le mouvement de dissidence », prescrit de prendre des
mesures énergiques et de ne pas hésiter, s’il le faut, à procéder à des exé-
cutions sommaires. (Les références qu’il utilise prouvent qu’il parle bien
de l’action du SR.)
Ce même soir, Nguyen Duc Quy, chef de la Représentation viet-minh au
Siam, envoie des instructions aux chefs des divers comités et au Front du

51
L’Asie vacille

Mékong de ne pas tolérer des actes tels que ceux qui sont signalés, de se
livrer à des enquêtes serrées pour découvrir les coupables et de proposer
des sanctions sévères à leur égard.
Les télégrammes interprétés entre les 21 et 24 juin montrent que la
hiérarchie viet-minh prend très au sérieux le « mouvement rebelle ». Le
commissaire politique du Front du Mékong vient en inspection dans la
région de Sakhon-Lakhon, réunit les chefs locaux, confirme l’existence
d’un « mouvement rebelle », mais assure que, pour l’instant, il n’est pas
dangereux. Il précise que ceux qui en font partie sont des Vietnamiens
traîtres.
21 juin. – Deux Vietnamiens, Duc et Chuc, sont arrêtés à Oudorn par
le Comité de résistance comme traîtres. Le commissaire politique Hong
ordonne de les interroger et d’obtenir les noms des chefs et les projets
du mouvement rebelle. Il demande aussi que l’on assure les autorités sia-
moises que les jets de grenades ne proviennent pas des communautés
vietnamiennes et prescrit de régler les problèmes sans que la gendar-
merie siamoise puisse trouver le prétexte de se mêler des affaires des
Vietnamiens.
21 juin. – Le Comité central viet-minh à Bangkok avertit le Front du
Mékong de se méfier « car il y a un grand nombre d’espions ennemis
autour de lui ».
Un télégramme du gouvernement Hô Chi Minh prescrit à tous les
comités du Siam d’agir avec énergie et de se montrer sans pitié envers les
traîtres.
Le 22 juin, le SR/Laos fait lancer une grenade dans l’atelier de réparation
d’armes des Viet-Minh à Oubon (comme à Thabo, il n’y a pas de victimes)
et exploite au maximum cet attentat, mis sur le compte des rebelles.
Immédiatement, les instructions pleuvent. Nguyen Duc Quy prescrit de
distribuer des cartouches aux unités considérées comme sûres à Oudorn,
de distribuer des armes supplémentaires à Quang, chef du Comité de
résistance d’Oubon, qui a toute la confiance de ses chefs et le seul à opé-
rer encore au Sud-Laos. Il annonce qu’il va personnellement procéder à
une enquête pour déterminer les causes des mécontentements qui se font
jour et chercher les responsables. De son côté, le commissaire politique
du Front du Mékong adresse le 24 des instructions précises pour les uni-
tés de la région d’Oubon : surveillez d’éventuels mouvements de troupes

52
Une opération d’agit-prop des services spéciaux franco-laotiens

siamoises autour des camps, n’arrêtez pas les suspects ouvertement, évi-
tez tout prétexte à incident avec les Siamois, prenez toutes mesures de
défense pour faire face à un mouvement rebelle qui se développe.
Il y a un dernier point dans ces instructions qui réjouit les officiers du
SR/Laos ; Hong prescrit en effet de dissoudre la compagnie Ghuong. Or
Chuong était le premier objectif du SR tant par la personnalité de son chef
que par la qualité de la troupe.
L’interception d’un télégramme indiquant que Dinh, membre du Comité
central de Bangkok, est chargé par le gouvernement d’Hô Chi Minh de
surveiller l’orthodoxie idéologique de ses collègues permet au SR/Laos,
dès le 27 juin, de lancer une campagne particulière de dissension. On a
intercepté un télégramme de Dinh au gouvernement central viet-minh
dans lequel il signalait que deux des membres les plus importants de la
Délégation viet-minh à Bangkok, Nguyen Duc Quy et Hoang, faisaient
passer leur propre intérêt avant celui du parti. Le SR/Laos ignore s’il y a du
vrai dans cette affirmation ou s’il s’agit d’une manifestation de la psychose
d’espionnite, toujours est-il qu’il y a là une occasion à ne pas rater.
Le SR fait donc envoyer à Dinh deux lettres signées d’initiales transpa-
rentes qui dénoncent certains chefs locaux du nord-est du Siam comme
à l’origine des difficultés de ravitaillement et font état de troubles graves
à venir si des sanctions sévères ne sont pas prises. D’autres lettres ano-
nymes sont adressées à ceux dont le SR a emprunté les initiales leur
annonçant que Dinh est l’espion officiel d’Hô Chi Minh et qu’ils sont
sous surveillance. Une copie de ces lettres est adressée à Nguyen Duc
Quy…
Juillet. – Le Comité central viet-minh de Bangkok envisage de créer un
organisme spécial chargé d’enquêter, d’arrêter et de juger les suspects de
« rébellion » et prescrit, encore une fois, à tous les comités de réprimer
avec vigueur l’activité des Viet Gian.
25 août. – Le commandant de compagnie Xet (camp d’Oudorn) est
relevé de son commandement pour critiques envers ses chefs. Sa compa-
gnie cesse d’être opérationnelle. Le rapport qui rend compte à Bangkok de
cette sanction lie l’affaire au mouvement des Viet Gian.
Nuit du 24 au 25 août. – Des grenades sont lancées dans le camp viet-
minh de Nong Song Hong, près de Nongkhay. La même nuit, une autre des
équipes du SR vole les armes du poste de garde d’un des camps d’Oubon.

53
L’Asie vacille

26 août. – Quatre grenades sont lancées à Moukdahan au cours d’une


fête. Comme toujours les indices laissés prouvent qu’il s’agit des Viet Gian.
8 septembre. – Un agent fait sauter une partie du dépôt d’armes viet-
minh de Konkhène (loin à l’intérieur du Siam).
18 septembre. – Quatre grenades sont lancées contre un poste de gen-
darmerie siamoise, près de Nongkhay.
Tous ces événements sont l’objet d’une exploitation intense.
20 septembre. – Près de Moukdahan, trois Vietnamiens, Quang, Ngo et
You sont assassinés pour une raison inconnue… mais qui est exploitée.

B) Action extérieure aux camps :


Viet-Minh contre Siamois
L’organisation viet-minh au Siam est un État dans l’État. Les autorités
siamoises l’aident ou la tolèrent à condition que cette aide ne risque pas
de provoquer des complications internationales ou de déclencher de bru-
tales réactions françaises.
Les événements qui se déroulent à l’intérieur des camps viet-minh
ou dans les communautés vietnamiennes ne passent pas inaperçus des
autorités locales et ne les laissent pas indifférentes. Mais elles n’ont pas
pris conscience du sentiment, encore très latent, qui commence à se faire
jour dans les communautés vietnamiennes, d’une animosité certaine.
Il faut devoir faire prendre conscience aux Siamois de cette animosité,
et l’attiser. Dans un premier temps, on va donc « préparer » les Siamois,
essentiellement au moyen de lettres, de faux documents et de tracts.
Mais on continuera de maintenir la pression par des séries de tracts,
rédigés en siamois, mais portant des indices probants qu’ils ont été confec-
tionnés par des Vietnamiens. Ils dénonceront la trahison des Siamois qui,
après avoir aidé la lutte de libération des Vietnamiens, veulent les lais-
ser tomber ou qui, en arrêtant, contrairement aux promesses, les travaux
de routes, plongent des milliers de Vietnamiens dans la misère. Certains
appelleront à montrer aux Siamois, d’une façon concrète, combien les
communautés vietnamiennes sont furieuses. D’autres exploiteront inci-
dents et événements.
20 juin 1947. – Les gendarmes d’Oithène mettent la main, accidentel-
lement, sur une note en vietnamien signée du chef de l’Association des

54
Une opération d’agit-prop des services spéciaux franco-laotiens

jeunes Vietnamiens de la ville, qui dénonce la trahison des Siamois en


termes sans équivoque (cette lettre sort des « laboratoires » du SR/Laos).
21 juin. – Les gendarmes d’Oudorn arrêtent un Vietnamien chez qui on
a trouvé des tracts subversifs (à la suite d’une dénonciation… et du dépôt
des tracts).
22 juin. – Le gouverneur de la province de Nongkhay reçoit une lettre
« d’un Vietnamien qui se déclare écœuré de ce qui se prépare » et signale
la préparation d’attentats contre les bâtiments de l’administration sia-
moise, accusée par des groupes vietnamiens de trahir la solidarité avec
les Vietnamiens.
24 juillet. – Une circulaire (du faux, évidemment) signée de Vu Huu Binh
parvient aux mains des Siamois. Le chef du Front du Mékong y rappelle
que l’action à mener pour obtenir des Siamois le maintien et le dévelop-
pement de leur aide doit rester secrète, que cette action doit être mise au
compte des Français, que, si nécessaire, on présentera aux Siamois des
individus qui avoueront travailler pour les Français.
En août, on passe à une phase plus active en lançant des raids contre
des postes de gendarmerie siamoise ayant traité récemment des affaires
où étaient impliqués des Vietnamiens. Les traces laissées lors de ces raids
indiquent de façon claire que leurs auteurs viennent des camps militaires
viet-minh. Comme la France n’est pas en guerre contre le Siam, bien que ce
pays aide très fortement ses adversaires, des précautions exceptionnelles
de prudence sont prises pour que personne ne puisse remonter à la source.
3 août. – Opération contre le poste de Thabo.
5 août. – Opération contre le poste de Nongsa.
9 août. – Opération contre le poste de Ban Napho (30 km aval
Savannakhet).
12 août. – Opération contre le poste de Ban Khap Phouay (sud de That
Phanom).
Les enquêtes de la gendarmerie concluent à l’appartenance des « ter-
roristes » au mouvement vietnamien de Rénovation révolutionnaire. Les
autorités siamoises sont fort mécontentes.
16 août. – Le chef de la gendarmerie d’Oudorn reçoit une lettre en viet-
namien, datée du 28 juin et signée de Hoang Tan Em, chef d’un groupe

55
L’Asie vacille

militaire viet-minh. Écrite par Em avant son départ en opérations au Laos


et confiée à un de ses amis, avec consigne de la transmettre aux gen-
darmes s’il ne revenait pas de mission, cette lettre dénonce Quang, le chef
du Comité de résistance d’Oubon, et l’accuse de préparer des attentats
contre les Siamois. La lettre donne comme preuve un plan de la voie ferrée
Oubon-Khorat avec indication des points vulnérables à des sabotages. Le
plan est joint à la lettre et Em en garantit l’authenticité, car c’est lui qui a
effectué la reconnaissance de la voie ferrée. Em a été tué au Laos, près
de Ban Nadi (c’est vrai) et son ami, conformément à son désir, prévient la
gendarmerie (le plan est exact).

19 août. – Célébration de l’anniversaire de la Révolution. Cette année,


certains gouverneurs siamois prennent des mesures inhabituelles de sécu-
rité. Certains, dont celui de Nongkhay, refusent de laisser les Vietnamiens
pavoiser leurs maisons avec le drapeau viet-minh. Les Vietnamiens sont
très mécontents et, à Nongkhay, réclament la mutation du gouverneur. Le
SR exploite à fond ces incidents, et les attise.

19 septembre. – Six grenades sont lancées contre le poste de Tha Mak


Feuang (près de Ban Don Noi). Un gendarme est légèrement blessé.

26 octobre. – Lancement d’une série de rumeurs laissant croire à l’immi-


nence d’un raid de paras français contre les camps viet-minh : l’imprimerie
de Vientiane tire des quantités de cartes du Siam, des avions destinés au
largage de paras viennent d’arriver au Laos…

4 novembre. – Opération contre le poste de Koulou.

Bilan en fin octobre 1947


Pendant ces mois, alors que la frontière Laos-Vietnam est très troublée
et que les Viet-Minh du Vietnam multiplient les raids et les incidents, la
situation sur la frontière Laos-Siam est telle que les unités des Forces du
Laos, malgré leur effectif réduit, peuvent faire face.
Ne restent opérationnels à cette date, parmi les 15 compagnies viet-
minh du Siam, que :
– la compagnie 36 de Sithon, dépendant du Comité de Résistance
d’Oubon (Quang), 80 Japonais-Viet-Minh et Lao du Siam ;
– la compagnie 2, une douzaine de Viet-Minh devant opérer dans le
Bassac ;

56
Une opération d’agit-prop des services spéciaux franco-laotiens

– un groupe viet-minh d’une douzaine, face à Savannakhet ;


– un groupe viet-minh d’une quinzaine, près d’Outhène ;
– la compagnie 32, au Siam, entre Vientiane et Paksane (20 à 30 Viet-
Minh) ;
– la compagnie 31, au Siam (et partiellement dans les vallées de la Nam
Thone et de la Nam Sang), au Laos, en amont de Vientiane (15 à 20 Viet-
Minh) ;
– la compagnie 9, au Siam, au sud de la province de Sayabouri (une
vingtaine de Thai et de Lao du Siam).

Mais seuls quelques-uns de ces groupes opèrent au Laos sous forme


de raids aller et retour rapides, visant à assassiner un notable, à créer un
climat d’insécurité, à attaquer un camion civil sur les routes, à répandre
des tracts, à faire de la propagande, à piller. Entre mai et octobre, une
douzaine d’accrochages ont lieu seulement, tous dans le Sud-Laos :

– mai, ce groupe Tuyet doit évacuer la cuvette de Houei Mune et le


groupe Hoan doit quitter le Bassac et rentrer au Siam ;
– le 2 juin, le groupe Sithon doit repasser au Siam ;
– juillet, le groupe Hoan, revenu, doit repasser au Siam ;
– le 29 juillet, Sithon essaie en vain de pousser vers les Bolovens ;
– le 4 août, Sithon et Chan attaquent le poste de Vang Tao, puis tendent
une embuscade sur la RC 13. Accrochés les 14, 16 et 18, les deux groupes
repassent au Siam ;
– septembre, un accrochage a lieu avec Sithon ;
– octobre, privé de l’appui des groupes viet-minh, Sithon suspend ses
opérations.

2e PARTIE : 8 NOVEMBRE 1947 À 16 FÉVRIER 1948


Le 8 novembre, un coup d’État à Bangkok ramène au pouvoir le maré-
chal Phiboun Songkham, l’ancien dictateur du temps de guerre, qui prend,
à l’égard des mouvements indochinois de libération, une attitude contraire
à celle du gouvernement qu’il vient de renverser.
Des mesures sont effectivement prises contre l’État viet-minh au Siam :
fermeture de certains camps, saisie d’armes, perquisitions. L’aide appor-
tée par la marine et l’armée siamoises pour le convoyage d’hommes et

57
L’Asie vacille

de matériel vers la Cochinchine est stoppée. Les Viet-Minh prennent de


sérieuses précautions : le Front du Mékong déménage hâtivement et
s’installe près de la frontière du Cambodge, le journal Doc Lap suspend
sa parution. L’Association Viet Kieu Cuu Quoc Hai se saborde et laisse
la place à l’Association d’assistance mutuelle, Viet Kieu Cuu To Hoi. Les
membres du Comité central viet-minh de Bangkok se cachent ou se réfu-
gient en province.
Le SR/Laos révise ses plans, en tenant compte du fait que la sévérité
de la police siamoise est souvent de façade et se relâche vite, et que des
accommodements locaux se font très vite entre Viet-Minh et gendarmes
siamois. Les armes réapparaissent. Le Doc Lap est de nouveau publié, les
comités locaux resurgissent sous de nouveaux noms. Les ordres donnés par
le ­commandant des Forces du Laos à son SR sont d’exploiter à fond le chan-
gement d’attitude des Siamois vis-à-vis des Viet-Minh et de pousser l’action
afin qu’ils mettent réellement fin à la présence militaire viet-minh au Siam.
Le SR/Laos décide donc :
– d’abord de saborder le mouvement de Rénovation révolutionnaire,
car il lui semble psychologiquement impensable que les Vietnamiens,
devant le péril qui les menace, ne fassent pas front commun ;
– de mettre l’accent sur les dissensions à élargir entre autorités sia-
moises et militaires viet-minh ;
– de faire croire aux autorités siamoises que les Vietnamiens (ce qui
n’est pas vrai) s’allient avec les ennemis avérés de Phiboun Songkham,
à savoir les Thai Seri, les partisans de Pridi Panomyong et le PC siamois.
Un Comité d’action politique, censé coordonner les activités anti-gou-
vernement, est créé (fictivement).
Les moyens à mettre en œuvre, encore une fois, vont être à base de
lettres anonymes et de dénonciations écrites de séries de tracts, papillons
et graffiti, enfin, de quelques actions très spectaculaires.
14 au 23 novembre. – Une directive, censée être signée de Vu Huu Binh
et remise à un haut fonctionnaire siamois dans des conditions qui attes-
tent son authenticité, prescrit à toutes les unités du Front du Mékong :
– de cacher l’armement et de refuser de le rendre ;
– d’aider les adversaires politiques du maréchal Phiboun.
Une seconde directive, censée émaner du Comité viet-minh de Lakhon,
ordonne à tous les sous-comités de la province de se préparer à la

58
Une opération d’agit-prop des services spéciaux franco-laotiens

résistance contre le gouvernement siamois, de cacher les armes, de ne


rendre que celles qui sont connues des autorités siamoises, de rechercher
des volontaires pour commettre éventuellement des actions contre les
autorités siamoises.
Une directive du Front du Mékong, vraie cette fois, suspend toute opé-
ration en direction du Laos, sauf celles menées à base d’unités Lao Issala.
24 novembre. – Une lettre signée d’un Vietnamien réel dénonce à la
gendarmerie siamoise un chef de groupe viet-minh cachant des armes et
des explosifs chez lui. Une autre lettre prévient ce chef de groupe qu’il
vient d’être dénoncé par un tel…
Une série de tracts et de papillons censés émaner des Thai Seri récla-
ment le rétablissement de l’aide aux Viet-Minh et annoncent la poursuite
d’une action commune Thai Seri-Viet-Minh.
Des lettres anonymes parviennent à plusieurs officiers de gendarmerie
dans plusieurs villes différentes annonçant que les Thai Seri, les Viet-Minh
et les communistes du PC siamois viennent de se liguer dans une organisa-
tion « Liberté et Révolution » et qu’ils se préparent à un soulèvement armé.
Des tracts sont collés de nuit dans certains cantonnements viet-minh
appelant à la patience et annonçant que « des choses se préparent ». La
gendarmerie reçoit quelques-uns de ces tracts.
27 novembre. – Des centaines de tracts, reproduits à la colle de poisson,
en siamois et en vietnamien, sont placardés de nuit dans tous les camps
et centres vietnamiens du plateau de Khorat. Ils attaquent Phiboun. La
gendarmerie les fait enlever. La nuit suivante, il y en a autant et certains
attaquent plus spécialement la gendarmerie. Certains sont collés sur les
murs des bâtiments administratifs.
30 novembre. – Une (fausse) circulaire du Comité d’action politique
tombe aux mains des gendarmes : elle encense les Thai Seri et répète qu’il
faut absolument cacher le maximum d’armes.
1er décembre. – Des séries de tracts, signés du PCI, attaquant avec
violence les autorités siamoises à Phompissay, Nongkhay, Oudorn et
Koumpawapi.
1er décembre. – Deux agents du SR/Laos font sauter quelques traverses
sur la voie ferrée Koumpawapi-Houei Sam Phat et bloquent ainsi le tra-
fic pendant cinq heures. L’enquête conclut à l’action du Comité d’action

59
L’Asie vacille

politique ! Un système de garde est institué le long de toutes les voies


ferrées du plateau.
L’analyse objective de la situation fait penser au SR/Laos qu’une inten-
sification des événements devrait amener les Siamois à liquider les camps
viet-minh. On décide donc de pousser à fond l’action.
5 décembre. – 9 h 30, une charge explosive de très faible importance
explose dans le bâtiment du gouverneur de la province d’Oudorn, alors
que celui-ci, dans une autre salle, célèbre l’anniversaire du roi en compa-
gnie de tous les fonctionnaires et officiers de gendarmerie. Le bâtiment
est situé près du marché et l’explosion, qui n’a fait aucune victime, cause
une belle panique. Les gendarmes découvrent des tracts subversifs. Ils se
livrent à des perquisitions et arrêtent un fonctionnaire du bureau de l’état
civil dont la machine à écrire offrirait des ressemblances avec les carac-
tères des tracts.
5 décembre au soir. – Des grenades incendiaires, déposées dans le
bureau de l’ampheu (sous-préfet) de Phompissay, mettent le feu. Bien
que le sinistre ait été rapidement éteint, l’événement fait du bruit dans les
milieux officiels siamois.
6 décembre. Matin. – Douze gendarmes siamois fouillent le bureau
de l’Association Viet Kieu Cuu To Hoi à Oudorn et le jardin. Ils décou-
vrent des brouillons de certains des tracts jetés récemment et attaquant
Phiboun, et de notes pouvant prouver l’existence de projets d’attentats
(tout ceci à la suite d’une dénonciation anonyme et au dépôt de ces
documents incriminatoires). Le 6 au soir, un communiqué de la Direction
provinciale de la gendarmerie annonce officiellement que l’attentat du 5
dans le bureau du gouverneur est la manifestation d’un complot ourdi par
des Vietnamiens mécontents, en collusion avec les Thai Seri. Les troupes
régulières siamoises des camps de Nong Khong Khouang et de Nong
Sam Rong, à la périphérie d’Oudorn, sont mises en alerte, des munitions
distribuées et des postes de garde sont établis le long de la voie ferrée
Oudorn-Bangkok, autour du bâtiment de la radio, des PTT, de l’arsenal et
du terrain d’aviation.
Ce même jour, le chef du Comité viet-minh d’Oudorn rend compte au
Comité central de Bangkok que les « Viet Gian ont répandu des tracts se
plaignant que Phiboun ait confisqué les armes, qu’ils ont jeté des grenades
au cours d’une fête à Oudorn, que les autorités siamoises ont convoqué

60
Une opération d’agit-prop des services spéciaux franco-laotiens

les responsables vietnamiens et se sont plaintes de ces incidents, qu’elles


ont fouillé sept maisons dont nous suspections les habitants de faire par-
tie du complot. »
Les chefs viet-minh sont dans un embarras extrême. La gendarmerie
siamoise et les chefs viet-minh sont maintenant convaincus de l’existence
d’un mouvement secret ou d’un complot.
13 décembre. – De nouveaux tracts du Comité d’action politique sont
répandus au marché de Phompissay. Les chefs locaux viet-minh sont
convoqués par la gendarmerie et priés de collaborer à la recherche des
coupables.
Un télégramme est adressé ce jour au Front du Mékong par le Comité
central viet-minh à Bangkok. Il signale qu’un de ses membres (Hoang) a
été arrêté par les Siamois et est toujours en prison, que les autorités mili-
taires siamoises ont convoqué les commissaires et leur ont demandé de
leur indiquer les cachettes d’armes des Thai Seri. Les commissaires viet-
minh ont répondu ignorer ces cachettes. Les Siamois ne les ont pas crus
et il faut s’attendre à tout et se préparer à tout ! (Il est intéressant de noter
que cette collusion viet-minh-Thai Seri pour cacher des armes est une
invention du SR/Laos, mais « la sauce a bien pris » !) Il ne faut pas laisser
les choses se refroidir !
16 décembre. – Des tracts et papillons en siamois et en vietnamien
sont collés en grand nombre, de nuit, sur tous les poteaux télégraphiques
d’Oudorn, au marché et à la gare. À 7 h 30, le matin du 17, un petit
engin explosif éclate dans la gare à l’arrivée du train venant de Bangkok.
Il n’y a aucune victime, seulement quelques dégâts aux essieux de la
locomotive, et une jolie panique. Cet attentat, survenant après ceux de
la semaine précédente, cause un énorme émoi. Les journaux titrent en
lettres majuscules. On ne pouvait souhaiter meilleure publicité. Le jour-
nal Independance Daily du 20 reproduit in extenso un des tracts anti-Phi-
boun et signale que la gendarmerie a perquisitionné dans les quartiers
vietnamiens d’Oudorn. Pour les Siamois, il y a maintenant un terrorisme
d’origine viet-minh, lié aux mouvements proprement siamois hostiles au
chef de l’État.
Les chefs viet-minh prennent réellement peur : plusieurs unités viet-
minh quittent le Siam et sont acheminées vers le Vietnam via les régions les
moins peuplées du Cambodge et du Laos.

61
L’Asie vacille

Le SR/Laos envisage de créer un poste clandestin émettant en vietna-


mien, et qui pourrait être le porte-parole du Comité d’action politique,
appelant les Vietnamiens du Siam à la révolte contre les Siamois. Après
quelques essais, on y renonce : les populations vietnamiennes n’ont pas
les moyens pour capter ces émissions en nombre suffisant.
La gendarmerie poursuit ses fouilles et perquisitions.
24 décembre. – Le Comité central à Bangkok, dans un télégramme
adressé au Front du Mékong, déplore que les comités soient incapables
de maîtriser les événements et n’arrivent pas à se faire obéir. Il demande
confirmation du chiffre de 300 arrestations de Vietnamiens annoncé par
les journaux.
7 janvier 1948. – Le Comité central viet-minh réclame un rapport
immédiat sur les activités policières siamoises à Oudorn, à l’encontre des
Vietnamiens, et sur l’activité détaillée des Viet Gian. Nguyen Duc Quy,
signataire de ce télégramme, signale qu’il est de plus en plus difficile de
travailler à Bangkok, car la police siamoise surveille de façon incessante les
membres du Comité. Selon ses renseignements, la police siamoise a établi
une liste de 51 des membres les plus importants du Viet-Minh au Siam qui
seraient sous surveillance permanente.
À la suite d’une information signalant une panique provoquée locale-
ment à Ampheu Peu, à la suite d’un soi-disant cas de choléra, une opéra-
tion spéciale est lancée dans ce bourg qui abrite une compagnie viet-minh
encore solide. Le 2 février, un des meilleurs agents (S 165) répand secrè-
tement un puissant laxatif venant d’un médecin militaire compréhensif
dans les paniers et sur les étals des marchands vietnamiens du marché. Le
lendemain matin, une partie de la population et de nombreux soldats du
camp sont victimes d’affreuses coliques (quoique sans danger), en même
temps que des rumeurs parcourent les villages et que des dénonciations
anonymes affirment aux gendarmes qu’il y a le choléra au camp militaire
viet-minh. La réaction est imprévue ; le surlendemain à l’aube, 40 camions
de l’armée siamoise embarquent d’autorité tous les soldats viet-minh et
les transportent à 240 km de là, à Petchaboun, beaucoup trop loin de la
frontière pour pouvoir opérer au Laos !
10 février 1948. – Fête du Têt. Deux charges explosent à Oudorn (rede-
venu le PC du Front du Mékong), l’une à la gare, l’autre sur le pont jouxtant
le commissariat de la gendarmerie. Les gendarmes découvrent des tracts

62
Une opération d’agit-prop des services spéciaux franco-laotiens

très hostiles au gouvernement. Immédiatement, des barrages sont disposés


sur les routes quittant Oudorn ou y menant. Tous les voyageurs vietnamiens
sont fouillés. Le 11, les gendarmes effectuent de nombreuses fouilles dans
les maisons de tous les chefs viet-minh de la ville. Ils découvrent des paquets
de tracts pas encore distribués et qui avaient été placés là par le SR/Laos en
prévision de dénonciations ultérieures. Plusieurs Vietnamiens sont arrêtés
et le général Phin Sounahavan, adjoint du commandant en chef de l’armée
de terre, arrive en avion à Oudorn pour coordonner les mesures antisubver-
sion. Les premiers résultats des enquêtes font ressortir que tous ces atten-
tats sont l’œuvre de Vietnamiens et de leurs alliés communistes. Le général
Phin rentre à Bangkok le 13 à 8 heures. Dès son départ, la gendarmerie
organise un système de patrouilles de nuit et installe des postes permanents
en ville. L’adjoint du chef de la gendarmerie a accompagné le général Phin
à Bangkok pour rendre compte directement au ministre de l’Intérieur et lui
remettre des exemplaires des tracts découverts.

C’est la dernière opération. Le 16 février, le colonel Domergue a pris le


commandement des Forces du Laos. Mis au courant des opérations spé-
ciales au Siam, il donne l’ordre de stopper immédiatement.
Quand cette opération s’arrête, il n’y a plus au Siam, face au Laos, d’uni-
tés viet-minh. Une partie d’entre elles ont rejoint la Cochinchine, d’autres
le Nord-Vietnam en traversant le Laos par petits groupes ou en longeant
la frontière chinoise. Certaines sont à la frontière du Cambodge, et enca-
drent les Khmers Issarak. Mais les comités de résistance viet-minh sub-
sistent et tentent d’utiliser ce qui reste des troupes Lao Issala pour des
opérations au Laos. Il n’en reste que dans quatre secteurs :

– au nord, près de Xieng Sen, une vingtaine de Siamois et de Chinois


pratiquement inactifs ;
– au sud de la province de Paklay, une soixantaine d’hommes, Lao du
Siam, commandés par Ouane Rathikoun, attaquent de temps en temps
les postes français de la frontière ;
– en amont de Vientiane, dans les vallées de la Nam Sang et de la Nam
Thone, de petits groupes encadrés de quelques membres du PCI tentent
d’organiser des bases révolutionnaires et attaquer les ponts ou les postes
au nord-ouest de Vientiane ;

63
L’Asie vacille

– au sud, dans le Bassac, Sithon avec des groupes Loven, Viet, Jap et Lao
du Siam, est le plus actif et bénéficie d’une aide viet-minh.

Toutes ces activités cesseront fin 1948 ou en 1949 au moment de la


dissolution de Lao Issala. Ne subsistera que la mise en place de bases révo-
lutionnaires, mais, sauf épisodiquement, elle sera contrôlée et appuyée à
partir du Vietnam.

Certains des événements rencontrés, comme le coup d’État du


8 novembre 1947, furent indépendants de l’action du SR du Laos. Mais
ils ont été exploités. Par contre, le SR/Laos a imposé aux Viet-Minh et aux
Siamois de croire à un certain nombre d’inventions : l’existence d’un mou-
vement clandestin viet-minh responsable du terrorisme, la collusion entre
Viet-Minh et Thai Seri. Le SR/Laos a donc pris une part certaine dans la
neutralisation des 15 compagnies viet-minh. Malgré les ordres donnés au
Front du Mékong, il n’y a eu aucune opération viet-minh au Laos en 1947
et 1948.

Colonel Deuve

Source : « 1947-1948 : la lutte contre les Viet-Minh au Siam.


Une opération d’agit-prop », Guerre mondiale
et conflits contemporains, n° 176, octobre 1994, p. 21-38.
2. Lorsque l’opium finance la guerre des services
spéciaux : un officier d’Indochine accuse
dans la presse (1953)

par Jean-Marc Le Page

La guerre d’Indochine a été sous le feu des projecteurs de la


presse métropolitaine à plusieurs reprises en raison de scandales
qui ont été rendus publics par le biais d’une presse inquisitrice et
percutante. Avant l’opium comme on le verra ici, il y a eu la tor-
ture dans Témoignage chrétien en 1949, l’affaire des généraux en
1950, le trafic des piastres en 1953. À chaque fois les services de
renseignement, qu’ils soient « spéciaux » ou non, sont impliqués.
Il en va de même pour l’affaire de l’opium dont l’usage est
dénoncé dans l’article de L’Observateur du 28 mai 1953. Il croise
deux affaires qui vont se révéler indépendantes. La première
concerne des détournements de fonds effectués par deux sous-
officiers du SDECE. Malgré son ampleur, ils sont davantage un
signe de dysfonctionnement interne au niveau de la comptabilité
qu’un objet de scandale d’État. Ce n’est pas le cas de la seconde
qui est dévoilée au même moment par un concours de circons-
tances. Cette dernière révèle des pratiques que les responsables
militaires d’Indochine auraient souhaité maintenir discrètes1.
1. Pour plus de détails, cf. : Alfred W. McCoy, The politics of heroin in southeast Asia,
The Washington Monthly Company, 1972.

65
L’Asie vacille

La lettre de l’officier à son père, rapportée par le journal, fait


allusion à de grandes quantités d’opium qui transitent par Saigon.
Ce « trafic » est la condition posée par les tribus montagnardes
pour entrer dans la lutte contre les incursions des troupes de la
République démocratique du Viêt-Nam dans les régions monta-
gneuses du Tonkin. En 1952, le capitaine Desfarges a obtenu le
soutien de la peuplade des Méos en acceptant d’acheminer leur
production d’opium à Saigon où elle est revendue par l’intermé-
diaire des propriétaires de la maison de jeu du « Grand Monde »
à Cholon, les Binh Xuyen1. C’est en ramenant le produit de la
vente qu’il a été arrêté par la prévôté. Très vite, les plus hautes
autorités militaires interviennent pour remettre les fonds entre
les mains des Méos. Le général Salan, commandant en chef, et
son chef d’état-major « opération » qui est également son res-
ponsable du renseignement, le colonel Gracieux, sont dans
la confidence, sans doute aussi le colonel Belleux, délégué du
SDECE en Indochine, puisque le GCMA est sous son autorité
technique. Par contre, les autorités civiles sont totalement tenues
à l’écart. À la suite d’une rencontre avec Salan, le ministre et
haut-commissaire en Indochine, Jean Letourneau, se range aux
arguments des militaires et accepte la poursuite des échanges. Le
premier accord ne prévoyait pas de « ponctions » du GCMA sur
les fonds mis à disposition des Méos, après l’affaire, les achats
d’opium sont poursuivis pour remplir les engagements pris avec
les chefs de maquis, mais toute nouvelle transaction doit recevoir
l’aval du ministre. Les transferts se poursuivent donc, mais avec
un contrôle accru et le GCMA reçoit une part pour financer ses
activités.
L’opération X – c’est son nom de code – est révélatrice de cer-
taines pratiques de la part des services spéciaux. Nous sommes à
la lisière de ce qui est répréhensible au nom de la morale mais qui
peut être acceptable au nom de l’efficacité. Cette dualité explique

1. Les Binh Xuyen sont l’une des nombreuses sectes présentes en Cochinchine. Ral-
liés en 1948, ils prennent le contrôle de la principale maison de jeu de Cholon, « Le
Grand Monde » en 1950 qui devient le cœur des activités de leur leader, Bay Vien qui
prend le titre officiel de général Le Van Vien.

66
Lorsque l’opium finance la guerre des services spéciaux

certainement pourquoi les autorités civiles ont été totalement


tenues à l’écart : sans doute n’auraient-elles pas pu comprendre
la nécessité de telles actions. Ce trafic met également en lumière
des pratiques par lesquelles les différents services de renseigne-
ment financent leurs activités. L’affaire de l’opium, telle qu’elle
est dénoncée dans cet article, n’est que la partie émergée d’un
iceberg : tous les services de renseignement d’Indochine finan-
cent leurs activités par des ventes illégales d’opium, de sel, de
cannelle, de prises de guerre. Elles sont le plus souvent couvertes
par les autorités militaires, alors que les civils se contentent de
corriger les dérapages les plus voyants. Dans l’affaire de l’opium
seul le lieutenant-colonel Grall sera sanctionné et relevé de son
commandement1. Curieusement, Desfarge, cheville ouvrière du
trafic, n’est pas inquiété.

1. Sur ce personnage, cf. le rapport du lieutenant-colonel Trinquier édité après l’ar-


ticle de L’Observateur.
L’Asie vacille

LES TRAFICS DE SAIGON :


UN OFFICIER D’INDOCHINE ACCUSE

La publication par L’Observateur de certains documents concer-


nant le trafic des piastres1 et les révélations que nous avons été en
mesure d’apporter ont déclenché et déclenchent chaque jour de
vives réactions dans l’opinion publique et dans les milieux par-
lementaires. Le congrès du M.R.P.2 y a consacré plusieurs inter-
pellations. Mais les protestations d’honnêteté ne suffisent pas.
Nous ne nous lasserons pas de répéter que la constitution d’une
commission d’enquête sur le trafic des piastres est indispensable.
Elle l’est d’autant plus que chaque jour qui passe nous apporte
les preuves d’autres scandales et de nouvelles corruptions.
Nous avons reçu d’un officier ministériel auquel un de nos
amis avait fait parvenir notre numéro du 7 mai, la lettre que
nous publions ci-dessous et dont nos lecteurs apprécieront la
gravité. La façon significative dont toute l’affaire a été traitée
en haut lieu, le départ dramatique d’Indochine du témoin, au
bout de cinq mois seulement de présence, alors qu’il devait nor-
malement y rester deux ans, les pressions qui ont été exercées et
les passe-droits qui ont été commis, tout cela montre qu’il s’agit
d’une affaire importante parmi d’autres, sur laquelle la lumière
doit être faite rapidement.
En publiant aujourd’hui cette lettre, nous pensons non seu-
lement porter un nouveau coup à la corruption qui règne

1. Scandale dénoncé d’abord dans un article du Monde, puis dans un livre du même
nom par Jacques Despuech, Le trafic de piastres, paru aux éditions Deux-Rives en
1953. L’auteur, employé de la Banque de l’Indochine, fait état du trafic généré par la
différence de convertibilité du franc et de la piastre : la valeur officielle de la piastre
indochinoise est fixée par décret à 17 francs alors que sa valeur réelle, telle qu’elle est
estimée sur les marchés parallèles, est comprise entre 8 et 10 francs. Il dénonce les
transferts de fonds organisés par des personnalités et des notables. En définitive, les
bénéficiaires de cette particularité sont extrêmement nombreux. Pour répondre au
scandale, le président du Conseil, René Mayer, décide le 11 mai 1953 la dévaluation
de la monnaie au taux unique de 10 francs.
2. Mouvement républicain populaire. Parti démocrate-chrétien présent dans la coa-
lition au pouvoir au début des années 1950. Ils sont dix dans le gouvernement du
radical René Mayer de janvier à mai 1953.

68
Lorsque l’opium finance la guerre des services spéciaux

dans certains milieux en Indochine, mais aussi, comme nous


le demande l’expéditeur de la lettre, protéger la vie de son fils
contre de graves menaces. À partir d’aujourd’hui en effet, tout
« accident » qui arriverait à cet officier ferait peser sur un certain
nombre de personnes des suspicions précises.

Voici le texte de cette lettre :

Ce 13 mai 1953

Monsieur le rédacteur en chef


du journal L’Observateur
Monsieur,
J’ai eu connaissance de votre article du 7 mai sur le scandale de la
Piastre. Je vous envoie ci-joint copie d’une lettre de mon fils, officier,
qui vient d’être rapatrié d’Indochine à la suite d’une très grave affaire
dont il a été témoin et qui a failli lui coûter la vie.
Je serais heureux que vous donniez à cette affaire toute la publicité
nécessaire car je crains pour la vie de mon fils ; si cette affaire est
étouffée les coupables pourront mettre leurs menaces à exécution.
Je suis prêt à fournir aux autorités compétentes les informations
complémentaires que je possède et mon fils se tient à la disposi-
tion de son Ministre et de toute Commission d’enquête qui serait
désignée : il faudrait que le Commandant de la Justice Militaire en
Indochine soit invité au plus tôt à venir à Paris pour exposer les faits.
D’autre part, je compte porter plainte pour menaces de mort profé-
rées contre mon fils. Je vous tiendrai au courant.

Veuillez agréer

69
L’Asie vacille

Et voici le texte de la lettre de l’officier :

Marseille, le 23 avril 1953

Cher père,

Tu vas être étonné d’avoir une lettre postée à Marseille, mais je m’y
trouve depuis trois jours. J’ai été rapatrié sur ordre du ministre, après
cinq mois de séjour en Indochine, pour une affaire très grave, mais je
suis du bon côté de la barrière.
J’ai l’impression qu’en Indochine le commandement se refuse à
signer l’ordre d’informer, pour que cette affaire ne passe pas devant
le tribunal militaire, malgré les conclusions des rapports faits par la
justice militaire en Indochine, la prévôté en Indochine, et l’inspection
générale de la France d’Outre-Mer. Ces trois autorités ont demandé
comme moi qu’une action judiciaire soit intentée.
Voici en gros les faits :
À mon arrivée en Indochine, j’ai été affecté dans une unité en qualité
de major, c’est-à-dire chargé de vérifier la comptabilité. Je me suis
rendu compte, après une semaine de travail que, depuis la création
de l’unité en juin 19511, de très fortes sommes d’argent étaient
détournées de leur destination principale par le trésorier, lequel avait
la pleine confiance du chef de corps2 et était fortement soutenu
par ce dernier. Celui-ci étant en mission, je fis part de ces choses à
son adjoint, type parfait de l’officier3. L’intendant chargé de la véri-
fication des comptes ainsi que le chef direct de mon commandant
d’unité étaient aussitôt mis au courant. Une enquête fut ordonnée.
On essaya par intermédiaire de me mettre dans le coup, mais je refu-
sai malgré les millions que l’on me promettait. On tenta de me faire
enfermer dans un asile. Le trésorier qui buvait parfois un peu trop,
racontait que l’on allait me faire la peau sur ordre du chef de corps.

1. Il s’agit du Groupement de commandos mixtes aéroportés (GCMA) créé par


décision du général de Lattre en avril 1951.
2. Le lieutenant-colonel Grall qui dirige le groupe de 1951 à juin 1953.
3. Il s’agit du capitaine Alexandre Desfarges.

70
Lorsque l’opium finance la guerre des services spéciaux

Un beau jour, l’intendant et moi-même fûmes mutés parce que trop


renseignés. Pour l’intendant, on raconta que c’était une coïncidence.
Quant à moi, soutenu par de nombreux officiers propres, je me ren-
dis à la prévôté porter plainte pour faux, usage de faux, détourne-
ment de fonds publics, menaces de mort, et je protestai contre une
mutation, qui était une injustice flagrante, en attirant l’attention du
commandement sur le fait qu’en cas d’échec en Indochine, je por-
terais l’affaire sur le plan parlementaire1. J’étais fortement soutenu
par mon remplaçant, un Alsacien déporté qui arrivait de France et
était outré de voir ce qu’il se passait. Il connaît personnellement
M. Bidault2, ainsi qu’André Marie3 avec qui il avait été en prison sous
l’occupation.
La prévôté, à la suite de ma plainte, me conseilla de ne plus fréquen-
ter les lieux où je me rendais d’habitude, d’être armé en permanence
et de ne jamais sortir seul. C’est ainsi que le 7 février, je m’installais
à la « popote » où je devais rester jusqu’à mon départ, le 16 avril. J’ai
appris par la suite que l’affaire avait été étouffée une première fois
(elle devait l’être trois fois). C’est pourquoi j’ai profité du passage de
la Commission du contrôle du budget militaire et c’est ainsi que j’ai
été reçu par M. Devinat, président, et M. Arnal4. À la suite de cette
visite, j’ai été convoqué à la direction de la justice, où on me conseilla
de ne plus voir personne ; l’affaire étant dans les mains de la justice et
de la prévôté, suivrait son cours. Mais à la demande de M. Devinat,
j’étais convoqué par un inspecteur général de la France d’Outre-Mer,
lequel a rang en Indochine de contrôleur général d’armée. Aussitôt,
un officier supérieur de l’E-M du commandant en chef en Indochine
se rendit auprès de ce contrôleur général, mais je n’ai pas pu savoir
ce qu’il lui a raconté. Le même jour j’étais convoqué par le chef de

1. En février 1953, une mission parlementaire menée par le député radical Paul
Devinat, président de la sous-commission de contrôle de l’emploi des crédits budgé-
taires, est en Indochine.
2. Georges Bidault (1899-1983). Ministre MRP des Affaires étrangères du gouver-
nement Mayer. Il appartient à plusieurs gouvernements et sera président du Conseil
d’octobre 1949 à juillet 1950.
3. André Marie (1897-1914), ministre radical de l’Éducation nationale du gouver-
nement Mayer. Il appartient à plusieurs gouvernements et sera président du Conseil
du 26 juillet au 5 septembre 1948.
4. Franck Arnal (1898-1985), député SFIO et membre de la sous-commission de
contrôle de l’emploi des crédits budgétaires.

71
L’Asie vacille

cabinet militaire de M. Letourneau1 et par la sécurité militaire. Sur


intervention de ce même officier supérieur, ces deux rendez-vous ont
été annulés, mais jamais je ne pensais que l’affaire était encore en
train de s’étouffer.

Trois jours après, convocation à l’E.-M. où l’on m’ordonnait de


rejoindre d’urgence mon affectation à Xieng Kouang (Laos). À noter
que j’étais muté au Laos en qualité de trésorier : donc on ne pouvait
rien me reprocher quant à mon travail. Tout était mis en œuvre pour
m’éloigner de Saïgon afin que tout se tasse définitivement.
Je fis part de cette mutation au contrôleur général, lequel avait été,
entre-temps, désigné personnellement par M. Letourneau pour
effectuer l’enquête administrative. Il me déclara : « Le ministre sait
que votre vie est en danger, et vous fait dire de ne pas quitter
Saïgon. En cas d’ordre contraire, de jour comme de nuit, venez me
voir. »
Au cours de l’enquête, le trésorier fut « gardé à vue » à la prévôté
et interrogé. Au cours de cet interrogatoire, il a affirmé avoir agi sur
ordre, a indiqué les bénéficiaires et révélé le mécanisme des détour-
nements, qui portent sur des sommes très élevées. Il a confirmé que
des menaces de mort pesaient sur moi, et dit avoir assisté à un entre-
tien au cours duquel mon chef de corps a dit à un officier de son
état-major : « Un tel nous emm Tu vas me le liquider. Si tu ne peux
pas y arriver, tu vas écrire à X au Laos, qu’il le fasse disparaître à
son arrivée. » L’adjoint du trésorier, également présent à l’entretien,
a fait une déclaration identique. Tous ces faits doivent être encore
consignés dans un dossier qui se trouve à la direction de la justice
militaire en Indochine.

1. Jean Letourneau (1907-1986), Ministre MRP chargé des relations avec les États-
associés (Viêt-Nam, Cambodge et Laos sont « indépendants » depuis 1949) sous diffé-
rents gouvernements d’octobre 1949 à juin 1953. De janvier 1952 à mai 1953, il sera
également haut-commissaire de France en Indochine.

72
Lorsque l’opium finance la guerre des services spéciaux

Le trésorier a conclu sa déposition en demandant la protection de


la prévôté, « car j’ai peur, dit-il, que l’on me fasse ce qui devait être
fait au lieutenant ». À la fin du mois dernier, il s’est rendu à Hanoï en
compagnie de mon adjoint qui était au courant de toute l’affaire.
Une jeep les attendait au terrain. En cours de route : accident. La jeep
a capoté. Mon adjoint a été tué et le trésorier est dans le plâtre à
l’hôpital.

Pendant cette sombre histoire, d’autres faits nouveaux sont appa-


rus : j’étais toujours en fonction quand un sous-officier de mon
unité me dit : « Mon lieutenant, il y a des caisses suspectes qui sont
arrivées. Elles se trouvent au magasin d’armement. C’est louche
parce que ce sont des cantines en fer cadenassées, cerclées, dans
la paille et le tout dans un sac : c’est certainement quelque chose
de louche. » Je rendis compte à la prévôté. Cette autorité interro-
gea le trésorier. Celui-ci déclara que c’était de l’opium : il y en avait
1 600 kilos (l’opium vaut 800 piastres le kilo à l’achat au Laos, et
18 000 à la vente à Saïgon). Cela a été vite ébruité et tout Saïgon ne
parlait plus que de l’opium. L’affaire semble être très grave et je ne
puis t’en dire davantage.

Fin mars, je n’ai pas perçu ma solde, mon unité prétextant que, muté
au Laos, je devais la réclamer à ma nouvelle unité. Je me rendis une
fois de plus au contrôle de l’armée qui alerta le Cabinet militaire de
M. Letourneau. Le vendredi 10 avril, à 11 heures, j’étais convoqué au
cabinet de M. Letourneau et je demandais à avoir un entretien avec
le ministre. On me demanda de me tenir prêt à rejoindre Paris par
l’avion du mardi matin.
Le samedi matin j’étais convoqué à l’E.-M. où l’on m’apprenait que
j’étais muté au Tonkin. L’officier qui s’occupe des mutations m’a
déclaré qu’il avait reçu des instructions formelles pour me mettre

73
L’Asie vacille

en route le plus tôt possible. Je lui dis que n’ayant pas encore perçu
ma solde, je ne pouvais quitter Saïgon avant mardi matin. J’en rendis
compte aussitôt au Cabinet de M. Letourneau. À 11 heures, il y avait
réunion de notre amicale. Nombreux étaient ceux qui étaient au
courant et qui savaient que si je quittais Saïgon, j’étais sûr de « mou-
rir pour la France » avec une belle citation !
Malgré une série incroyable d’obstructions, j’ai eu mes papiers : pas-
seport, ordre de mission et billet d’avion pour le mercredi soir. Après
le déjeuner, vers 14 heures, arrivèrent trois officiers de mes amis
qui me supplièrent de me cacher jusqu’au départ de l’avion. On me
fit escorter au terrain d’aviation par deux officiers armés. De nom-
breuses personnes m’accompagnaient et, en particulier, un officier
du Cabinet militaire. Ils n’ont pas quitté le terrain jusqu’au départ de
l’avion. On s’attendait à quelque chose. À Orly, un officier me remit
une lettre du ministre me convoquant à son cabinet à 11 heures
J’eus un entretien d’une demi-heure avec lui. J’espère que l’affaire
sera reprise à Paris, car M. Letourneau m’a assuré que la lumière
serait faite et que la justice suivrait son cours.
Étant militaire et tous mes chefs étant prévenus, je ne sais que faire,
mais je ne voudrais pas que cela en reste là. Tu connais les questions
juridiques, et je sais comme tu es « à cheval » sur ces questions d’ar-
gent. Je souhaiterais être convoqué à Paris par les services compé-
tents du ministère de la Défense nationale dont je dépends.
On m’a bien recommandé de suivre l’affaire, car si on l’étouffait, j’en
subirais les conséquences par la suite. Je n’ai rien à me reprocher et je
crois avoir fait mon devoir en signalant ces faits à mes supérieurs. Je
voudrais, si tu peux, que tu rentres en relations avec les autorités ci-
dessous, toutes désireuses que l’affaire ait la suite qu’elle comporte
(suit une liste de personnalités militaires et civiles).
Je voudrais que toutes ces personnes qualifiées te donnent leur
appréciation sur cette triste affaire, à titre personnel. Comme je le
disais à M. Letourneau, j’avais la foi mais j’ai été trop déçu par ce que
j’ai vu…

74
Lorsque l’opium finance la guerre des services spéciaux

QUELQUES QUESTIONS

Dès réception de cette lettre, nous avons demandé des renseignements


complémentaires et des précisions à l’un de nos correspondants d’Indo-
chine. Il nous a été répondu que l’on était à Saigon assez ému par ces deux
affaires – celle des détournements porte sur une centaine de millions de
francs, celle de l’opium sur un demi-milliard – et que l’on s’y étonne qu’au-
cune suite ne paraisse jusqu’ici y avoir été donnée.
Nous avons assez souvent porté des accusations contre la politique de
M. Letourneau pour reconnaître que, dans cette affaire au moins, son
attitude semble avoir été correcte puisque c’est uniquement grâce à son
intervention et à celle de ses services que l’officier a pu quitter l’Indo-
chine, malgré les obstructions venant de haut. De même, l’intervention
de la commission présidée par M. Devinat a permis un commencement
d’enquête. Mais il faut maintenant aller plus loin. Le ministère des États
associés est au courant de l’affaire. L’officier, nous dit son père, se tient à la
disposition du ministre de la Défense nationale : nous-mêmes tenons son
nom à la disposition d’une commission parlementaire d’enquête.
Nous savons que le chef de corps, responsable des détournements, a été
rapatrié en France vers le 25 avril, sans qu’aucune poursuite ait été exer-
cée contre lui en Indochine, alors que certains comptables ont été arrêtés
pour des détournements de quelques centaines de piastres ; en sera-t-il
de même en France ? Est-il exact qu’un officier1 de cette même unité a
été arrêté porteur d’une valise dans laquelle se trouvaient 2 millions de
piastres dont il n’a pu expliquer la provenance, mais qu’il a été relâché sur
l’intervention d’une importante personnalité du haut commandement ?
Quant à l’affaire de l’opium, elle semble mettre en cause une des plus
hautes personnalités de l’armée, ce qui explique les interventions répé-
tées de l’état-major du général Salan, alors commandant en chef en
Indochine, pour étouffer l’affaire et pour empêcher l’officier dont nous
publions la lettre de venir en France. Nous savons qu’un rapport sur cette
affaire d’opium a été remis au gouvernement vietnamien qui pourra un
jour le sortir quand il le voudra. Cet opium qui avait été entreposé dans

1. Il s’agit du capitaine Desfarges qui avait entre ses mains les fonds issus de la vente
de l’opium et qu’il acheminait dans les locaux du GCMA. Il est libéré sur la demande
du colonel Gracieux, sous-chef d’état-major chargé des opérations du général Salan et
qui s’occupe plus particulièrement des relations avec les services spéciaux.

75
L’Asie vacille

un local appartenant à l’armée, a aujourd’hui disparu et, selon nos ren-


seignements, les douanes n’auraient pas réussi à le récupérer. Des élé-
ments civils, bien connus à Saigon, sont mêlés à l’affaire et ce sont eux qui
menacent de mort l’auteur de la lettre. Qu’a fait le haut commandement
français pour le protéger ?
Cette affaire, celle des malversations dans l’armée, celle de l’opium
comme celle du trafic des piastres, doivent être éclaircies au plus tôt.

L’Observateur

Source : « Un officier d’Indochine accuse »,


L’Observateur, 28 mai 1953, p. 12.
3. Longs feux impériaux, théorie des dominos et
révolution asiatique
« La Chine communiste et le Viet-Minh »,
rapport du SDECE (novembre 1953)

par Jean-Pierre Bat

Le 7 novembre 1953, en réponse à un questionnaire remis


par le gouvernement, le SDECE diffuse au plus haut sommet
de l’État (présidence de la République, présidence du Conseil,
ministère chargé des relations avec les États associés – c’est-à-dire
les États issus de l’Indochine coloniale –, ministère des Affaires
étrangères et ministère de la Défense nationale) une analyse sur
le rôle de la Chine communiste dans la géopolitique de la guerre
d’Indochine. L’avènement du régime de Mao Tsé Toung, le
1er octobre 1949, bouleverse la carte de l’Asie et transforme la
portée internationale de la crise indochinoise. Jusqu’alors, elle
pouvait essentiellement apparaître comme une guerre coloniale ;
à compter de cette date, elle devient un point de fixation de la
guerre froide, en écho avec la guerre de Corée (1950-1953).
Preuve en est la reconnaissance dès janvier 1950 du gouverne-
ment communiste vietnamien d’Hô Chi Minh. Le même mois,
le SDECE avait remis aux autorités politiques de la République
française un rapport pour avertir des impacts de l’insertion plus
marquée de la Chine dans le conflit.
77
L’Asie vacille

Cette étude de 1953 s’inscrit donc dans une temporalité bien


précise, marquée par deux facteurs importants. La mort de
Staline, survenue le 5 mars 1953, constitue le premier événe-
ment de taille au sein du monde communiste : si le « Petit Père
des Peuples » parvenait à dominer par son autorité morale les
organisations communistes, Mao ne va-t-il pas profiter de la dis-
parition du leader historique et charismatique de la révolution
marxiste-léniniste pour chercher à s’émanciper de Moscou ? Le
second événement marquant est l’armistice de Pan-Mun-Jom
signé le 27 juillet 1953 : il scelle la guerre de Corée en partageant
la péninsule autour du 38e parallèle, intégrant la Corée du Nord
dans le bloc de l’Est et la Corée du Sud dans le bloc de l’Ouest.
Dans une telle conjonction de la géopolitique asiatique, l’Indo-
chine retrouve une place privilégiée dans les stratégies chinoises,
au regard de la théorie des dominos énoncée par Foster Dulles,
secrétaire d’État américain.
Le rapport du SDECE se compose de deux parties, organi-
sées autour des questions qu’il a à traiter : la politique chinoise
(première partie) et la Chine et le Viêt-minh (seconde partie).
Sont présentés ici les chapitres III de la première partie (à l’ex-
clusion des questions intéressant l’Inde) et les chapitres I et II de
la seconde partie. Ils correspondent à la dimension politique des
activités chinoises.
Plusieurs spécificités méritent d’être soulignées dans l’ana-
lyse du SDECE. En premier lieu, le service reconnaît ses pro-
blèmes de sources pour les mondes indien et russe, et ne cache
pas avoir recours essentiellement à des informations ouvertes.
Deuxièmement, l’analyse s’inscrit dans la quête du démantèle-
ment des stratégies qui fondent le communisme international
pour les spécialistes de la sécurité : suivant les thèses de Lénine,
dès 1928, l’URSS a clairement énoncé sa stratégie d’offensive
en direction du camp impérialiste à travers le soulèvement de
ses colonies. En ce sens, l’effort de l’enquête porte sur l’identi-
fication de l’appareil dit « crypto-communiste » que prend en
main Pékin à partir de la fin des années 1940 (bureau de liaison
78
Longs feux impériaux, théorie des dominos et révolution asiatique

syndical et thèmes d’agitation-propagande). Se développe ainsi


davantage un regard marqué par l’histoire de la lutte anticom-
muniste qu’une prospective sur l’avenir géopolitique de l’Asie du
Sud-Est. Aucune mention n’est faite sur le lien entre les blocages
de la politique coloniale en Indochine et la montée des contesta-
tions nationalistes et communisantes.
L’analyse s’inscrit dans la double perspective des tentatives
d’affaiblissement de la France en Europe par l’URSS et en Asie
par la Chine communiste. L’enjeu qui sous-tend ce rapport est
clair : sur quelle chronologie à venir la France doit-elle miser
dans la résolution du conflit indochinois ? Quels intérêts les dif-
férentes parties communistes développent-elles respectivement ?
Faut-il s’attendre à une poursuite de la guerre à moyen et long
termes, ou au contraire à un dénouement rapide à la faveur de
la nouvelle donne géopolitique asiatique. Il convient donc de
constater que cette étude du SDECE, loin de se faire le miroir
de longs feux impériaux, observe avec finesse les tensions gran-
dissantes entre la Chine et l’URSS en Asie, à travers le rôle de
leadership révolutionnaire régional.
L’Asie vacille

PREMIÈRE PARTIE
LA POLITIQUE CHINOISE

[…]

CHAPITRE III
POLITIQUE EXTÉRIEURE DE LA CHINE
Question posée : C – politique de la CHINE dans le SUD-EST ASIATIQUE.
La CHINE et l’INDE (nature des liaisons) par rapport à leur position réci-
proque sur le problème indochinois. Différence entre la position russe et la
position chinoise sur le VIET-MINH

I. La politique chinoise dans le Sud-Est asiatique

1. Note préliminaire

a) Méthode d’étude
Avant d’entreprendre l’étude de la politique chinoise dans le SEA, il
faut préciser en premier lieu que la méthode classique habituellement
employée pour l’étude de la politique étrangère d’un État, ne peut être
utilisée pour la CHINE communiste.
En effet, dans un pays communiste, le gouvernement n’est que l’organe
administratif de l’État sous le contrôle du Parti, qui, lui, conserve la direc-
tion de la politique et le contrôle absolu de son exécution.
Le gouvernement central de PÉKIN, de plus, n’entretient de relations
diplomatiques normales qu’avec une minorité d’États non communistes
qui l’ont reconnu.

b) Le PCC, leader des Partis communistes des pays coloniaux


et semi-coloniaux
Il faut en outre noter le rôle important tenu par le Parti communiste
chinois dans le monde communiste. Ce qui, en raison de la remarque pré-
cédente, donnera une importance toute particulière à la politique chinoise
dans le Sud-Est asiatique (SEA).
Le PCC occupe une place importante parmi les Partis communistes :
1°) par ses 5 millions de membres guidant une population de 500 mil-
lions d’habitants ;

80
Longs feux impériaux, théorie des dominos et révolution asiatique

2°) par ses nombreuses « colonies d’expatriés », vite adaptés aux condi-
tions locales mais jamais assimilées, formant dans toute la zone
d’expansion autant de points de catalyse autour desquels se déve-
loppent les Partis communistes locaux ;
3°) enfin et surtout, par sa position de communisme dans les pays
coloniaux, semi-coloniaux, dépendants et sous-développés – posi-
tion acquise depuis l’inauguration de la République populaire de
CHINE, le 1er octobre 1949, par suite de la défaite des troupes du
Kuomintang, mais prévue par le 6e Congrès de l’Internationale
communiste qui, dès 1928, nota la grande différence existant
entre les pays « capitalistes » et les pays « dépendants » du point de
vue communiste et définit les stades intermédiaires spéciaux par
lesquels devaient passer ces pays dépendants avant d’atteindre la
dictature du Prolétariat, stade actuellement atteint par l’URSS seu-
lement.

c) Les organisations de masse – Moyen d’action du PC


Pour entrevoir l’orientation de la politique chinoise dans le SEA, il
convient donc d’étudier l’évolution de la politique du PCC, en tant que
guide des autres Partis communistes – officiels ou clandestins – de chacun
des pays de cette zone.
L’étude des directives d’agitation-propagande des organisations de
masses, ces « bras de levier » maniés par les Partis communistes pour agir
sur les peuples, donnera d’utiles indications à ce sujet.
Sous cet angle particulier, l’orientation de la politique du PC chinois s’est
principalement manifestée par les circonstances de la création et la défi-
nition des attributions de deux organismes, « sections géographiques » de
la Fédération syndicale mondiale et du Mouvement mondial des partisans
pour la Paix. Il s’agit en l’espèce :
1°) du Bureau de liaison des syndicats d’Asie et d’AUSTRALASIE, orga-
nisation « continentale » de la Fédération syndicale mondiale créée
lors du congrès panasiatique de la FSM à PÉKIN, fin novembre 1949.
2°) et du Comité de liaison pour la Paix des pays d’Asie et du Pacifique,
organisation du Mouvement mondial de la Paix, créé lors du congrès
des partisans de la Paix des pays d’ASIE et du Pacifique qui s’est tenu
à PÉKIN en octobre 1952.

81
L’Asie vacille

2. Le Bureau de liaison des Syndicats d’Asie et d’Australasie

a) Origine
L’un des thèmes essentiels du Congrès de réorganisation de la FSM qui
s’est tenu à MILAN en juillet 1949 fut « l’aide aux peuples des pays colo-
niaux et semi coloniaux » ; l’une des décisions importantes fut consacrée à
la tenue, en novembre à PÉKIN, d’une conférence syndicale panasiatique
qui aurait à décider de la création d’un Bureau asiatique de la FSM.
À l’occasion de cette Conférence, le bureau exécutif de la FSM se réunit
à PÉKIN du 15 novembre au 8 décembre 1949 et prit sur le plan de l’orga-
nisation les principales décisions ratifiées par les délégués à la Conférence
panasiatique. Ainsi fut établie l’organisation « continentale » de la FSM,
complément nécessaire et logique de son organisation horizontale.

Les décisions prises visaient :


– la confirmation de la Confédération des Travailleurs de l’AMÉRIQUE
LATINE (CTAL) dans son rôle de Bureau américain ;
– la décision de créer par la suite un Bureau de liaison panafricain et,
éventuellement, un organisme analogue pour le PROCHE et le MOYEN-
ORIENT ;
– l’organisation immédiate du Bureau panasiatique de liaison, installé à
PÉKIN et confié à la Fédération pan-chinoise des Syndicats.

b) Création et organisations
En application de la résolution sur la création des Bureaux de liaison de
la FSM (point 5 de l’ordre du jour du bureau exécutif de la FSM de PÉKIN)
et compte tenu de la résolution adoptée par la Conférence syndicale de
PÉKIN des pays d’ASIE et d’AUSTRALASIE, le Bureau exécutif de la FSM
prend les décisions suivantes :

1°) Il est créé un Bureau de liaison pour l’ASIE dont le siège sera éta-
bli en CHINE et provisoirement à PÉKIN par accord conclu avec la
Fédération pan-chinoise du Travail.

2°) Le nombre de membres du Bureau de liaison pour l’ASIE est fixé à
quatre, à savoir :
a) un représentant de la Fédération pan-chinoise du Travail,
b) un représentant du Congrès des Syndicats pan-hindous,

82
Longs feux impériaux, théorie des dominos et révolution asiatique

c) un représentant des syndicats soviétiques,


d) un représentant des syndicats d’AUSTRALIE,
e) ce dernier est désigné en accord avec les Unions internationales
des syndicats.
La désignation de ces membres doit être approuvée par le Bureau
exécutif.
3°) 
Le principal responsable du Bureau de liaison sera le membre
nommé par la Fédération pan-chinoise du Travail ;
4°) La date d’entrée en vigueur de cette décision est fixée au 1er janvier
1950.
5°) Le Secrétariat de la FSM est mandaté pour prendre toutes les dis-
positions administratives et financières nécessaires à l’application
de cette décision ; il présentera à la prochaine session du Bureau
exécutif un rapport sur son activité à ce sujet.

c) Rôle
Les Bureaux de liaison de la FSM, et celui de PÉKIN en particulier, auront
comme fonction fondamentale :
– d’aider les organisations syndicales de leur ressort à appliquer et à
réaliser les décisions de la FSM ;
– de mener une propagande aussi large que possible au sujet des buts
et objectifs de la FSM, et de diffuser ses publications ;
– de lutter contre la politique scissionniste dans les rangs de la classe
ouvrière ;
– d’établir des contacts avec les centrales syndicales affiliées à la FSM,
ainsi qu’avec les organisations syndicales progressistes qui, pour une rai-
son quelconque, ne sont pas adhérentes à la FSM ;
– d’informer la FSM du développement du mouvement syndical dans le
ressort de leur compétence territoriale.

Pour faciliter l’accomplissement de leur tâche, les représentants du


Bureau de liaison pourront participer aux réunions et conférences tant des
centrales syndicales nationales que des Syndicats et Fédérations.
Comme l’a résumé le délégué soviétique à la Conférence de PÉKIN, le
Bureau de liaison de la FSM en ASIE a pour mission :
1. de renforcer les liaisons entre les syndicats des pays d’ASIE et la FSM,

83
L’Asie vacille

2. d’échanger des informations,


3. d’aider les centrales nationales des pays d’Asie.

d) Importance
De tous les Bureaux de liaison créés ou dont la création est envisagée,
celui de PÉKIN est le plus intéressant de cette organisation horizontale en
raison des succès soviétiques en EXTRÊME-ORIENT.
Son rôle, en effet, s’étendra à l’INDE tant que le Bureau du PROCHE et
du MOYEN-ORIENT ne sera pas organisé1. Or, cette organisation, bien
que nécessaire à l’équilibre de l’organisation de la FSM, en raison des riva-
lités sino-indiennes, pour la « manipulation de l’ORIENT », s’avère pour
le moment difficile vu les répressions exercées contre les « syndicats pro-
gressistes » du PROCHE et MOYEN-ORIENT et l’importance prise par la
CHINE au sein du Bureau de PÉKIN.

e) Thèmes d’agitation-propagande
Les thèmes d’agitation-propagande donnés pour les syndicats d’Asie
à la Conférence de PÉKIN et que le Bureau de liaison a charge de faire
appliquer, furent principalement exposés dans le discours d’ouverture
de LIU SHAO-CHI, vice-président de la FSM, et le discours de clôture de
SAILLANT, les exposés des délégués des divers syndicats asiatiques se
bornant à les confirmer.
Ces thèmes furent :
– opposition à l’oppression impérialiste et féodale et lutte pour l’indé-
pendance nationale et la démocratie populaire ;
– évolution différente du mouvement syndical suivant que l’on envisage
le cas des syndicats des pays :
• déjà libérés (démocraties populaires, CHINE, MONGOLIE, CORÉE du
Nord et URSS) où les syndicats participent à la direction de l’État ;
• en voie de libération ; les syndicats de ces pays (CORÉE du Sud, Viet-
Nam, MALAISIE, PHILIPPINES, INDONÉSIE, SIAM) peuvent déve-
lopper leur influence auprès des populations en accentuant leur lutte
libératrice anti-impérialiste et anti-colonialiste ;
• où une aggravation des mesures terroristes est envisagée. Les syn-
dicats de ces pays (INDE, PAKISTAN, CEYLAN, JAPON, BIRMANIE,

1. Ce bureau n’a pas encore été créé à l’heure actuelle.

84
Longs feux impériaux, théorie des dominos et révolution asiatique

IRAN) doivent intensifier la lutte revendicatrice pour maintenir effica-


cement leurs liens avec les masses, les méthodes d’action ne pouvant
être déterminées qu’à l’échelon national suivant les conditions locales.
Ces thèmes furent inclus dans 3 résolutions :
1. Résolution sur les rapports des centrales syndicales nationales des
pays d’ASIE. Les syndicats ont été invités :
– en CHINE et en CORÉE du Nord à consolider au maximum le régime
démocratique,
– dans les pays coloniaux et semi-coloniaux d’ASIE, à employer, en
tenant compte des conditions locales et des particularités de chaque
pays, les méthodes appropriées pour réaliser l’unité du peuple dans la
lutte pour sa véritable indépendance nationale, pour la démocratie et
la paix, contre les impérialistes et leurs agents.
2. Manifeste à tous les travailleurs d’ASIE et d’AUSTRALASIE insistant
sur les sauvages cruautés des impérialistes et sur l’exemple des peuples
luttant à main armée pour leur indépendance nationale.
3. Appel aux travailleurs des pays capitalistes (FRANCE, GRANDE-
BRETAGNE, USA, HOLLANDE) leur demandant, par une action puissante
et organisée, de stopper la réaction et de contraindre les gouvernements
à cesser l’intervention armée dans les pays d’ASIE par le rappel immédiat
des troupes du Viet-Nam, de l’INDONÉSIE, de la MALAISIE et du Sud
de la CORÉE et à reconnaître les droits et les libertés démocratiques des
peuples de ces pays.

f) Rôle de la CHINE
Contrôlant statutairement le Bureau de liaison des syndicats d’ASIE et
d’AUSTRALASIE, les syndicalistes chinois ont en main actuellement toute
l’organisation syndicale de l’ASIE. L’INDOCHINE, l’INDE et l’AUSTRA-
LASIE elle-même sont considérées comme de simples secteurs d’activité
du « syndicalisme de la GRANDE ASIE » contrôlés par les dirigeants de la
Fédération pan-chinoise des syndicats, lesquels, il est bon de le noter ici,
ont toujours passé pour être plus « Kominformistes » que les dirigeants du
PCC, y compris MAO TSE TUNG.
Le Bureau de liaison de PÉKIN doit en principe, d’après les décisions
de constitution, être contrôlé au point de vue finances et organisation
par le secrétariat de la FSM. Mais du fait qu’un délégué des syndicats

85
L’Asie vacille

soviétiques est membre du Bureau de liaison (l’URSS s’étant rangée


parmi les pays asiatiques à la Conférence de PÉKIN), il est probable
que le seul contrôle efficace est directement exercé par MOSCOU.
La CHINE, sous le contrôle permanent de MOSCOU, dispose donc d’un
puissant moyen d’action pour imposer à toute l’ASIE, sous le prétexte
d’anticolonialisme, ses mots d’ordre, nuancés d’ailleurs suivant la phase
de cette lutte où se trouvent les pays visés.
La Fédération pan-chinoise des syndicats, dont le délégué à la
Conférence de PÉKIN, LI-LI-SAN, déclarait : « La classe ouvrière chinoise
est prête à apporter toute l’assistance possible aux travailleurs des pays
d’ASIE et d’AUSTRALASIE qui subissent encore la brutale oppression
impérialiste », prend le rôle de syndicat-pilote des syndicats d’ASIE.
De plus, sur le plan diplomatique, par l’intermédiaire du Conseil éco-
nomique et social et de la Commission économique pour l’ASIE et
­l’EXTRÊME-ORIENT de l’ONU, dont la FSM est membre consultatif, la
CHINE disposera d’un atout supplémentaire en vue de sa reconnaissance
par les Nations-Unies.

3. Le Comité de liaison pour la Paix des pays d’ASIE et du Pacifique


a) Origine
Dans le cadre des résolutions adoptées par le Congrès mondial de la
Paix de VARSOVIE (novembre 1950) et par le Conseil mondial de BERLIN
(février 1951) « sur la nécessité d’organiser à travers le monde des confé-
rences régionales de la Paix », le Conseil mondial de la Paix réuni à VIENNE
en novembre 1951 avait décidé, se fondant sur une motion présentée par
la délégation birmane, de tenir à PÉKIN « un congrès de la Paix des pays
d’Asie et du Pacifique ».
Le Comité chinois des Partisans de la Paix, chargé de l’organisation de la
Conférence de PÉKIN, confia cette tâche à un comité de 11 membres. Un
secrétariat de 3 membres fut chargé de lancer un « appel aux Partisans de
la Paix des pays d’ASIE et du Pacifique » et de convoquer une conférence
préparatoire à PÉKIN.
Du 3 au 6 juin 1952, les délégués de 20 nations organisèrent le comité
préparatoire dont le poste de secrétaire général, revenant de droit à la
CHINE, fut occupé par LIU NING I, vice-président de la Fédération pan-
chinoise du Travail et membre du Bureau de liaison d’ASIE et d’AUSTRA-
LASIE de la FSM.

86
Longs feux impériaux, théorie des dominos et révolution asiatique

b) Création
Le 2 octobre 1952 se réunirent à PÉKIN 400 délégués et observateurs
représentant 37 pays, et LIU NING I fut nommé secrétaire général de la
Conférence pour la Paix des pays d’ASIE et du Pacifique.
Cette conférence, qui se termina le 13 octobre, prit en matière d’or-
ganisation l’importante décision de créer, sur la proposition du délégué
indien : « un Comité permanent de liaison pour la Paix des pays d’ASIE et
du Pacifique. »

c) Organisation
Ce Comité permanent ayant ses assises à PÉKIN est composé de
73 membres représentant 38 nations.
Son organisation interne est calquée sur l’organisation du Conseil mon-
dial de la Paix.
Le secrétariat doit, d’une façon permanente, assurer le travail du Comité.

d) Rôle
Le rôle du Comité de liaison est défini comme suit :

– Faire connaître les décisions adoptées par la conférence des pays


d’ASIE et du Pacifique et assurer leur application.
– A ssurer la liaison entre les Mouvements de la Paix des pays d’Asie et
du Pacifique.
– Convoquer des conférences régionales où seront discutées les ques-
tions intéressant la paix et présentant une importance particulière
dans ces régions.
– Appuyer et assurer l’application des décisions prises par le Congrès
mondial des Partisans de la Paix et maintenir la liaison avec cet orga-
nisme.

e) Importance
Le Comité de liaison pour la Paix des pays d’ASIE et du Pacifique doit son
importance au fait qu’il est le premier « Comité régional » du Mouvement
mondial de la Paix à être constitué.

f) Thèmes d’agitation-propagande
Les travaux de la Conférence de PÉKIN ont abouti à 7 résolutions que le
Comité de liaison est chargé de diffuser et de faire appliquer.

87
L’Asie vacille

Elles concernent :
1. La CORÉE : ouverture immédiate de pourparlers de paix.
2. Le JAPON : lutte contre le militarisme et le traité de paix de San
Francisco.
3. L’indépendance nationale : le respect de l’indépendance souveraine
et de l’intégrité territoriale est une garantie de paix. Les pays possé-
dant des systèmes politiques différents peuvent cœxister pacifique-
ment.
4. Le pacte de paix entre les Cinq Grands devant assurer la paix dans le
monde.
5. Les échanges culturels.
6. 
Les relations diplomatiques : oppositions contre tout blocus ou
embargo.
7. La défense de la Femme et de l’Enfant.

Ces résolutions furent suivies : d’un appel aux peuples du monde entier ;
d’un message aux Nations Unies qui, au cours de 7 années d’existence,
ont continuellement violé leur propre constitution, appuyant les agres-
seurs, couvrant la guerre de CORÉE, refusant d’admettre la République
populaire chinoise.

g) Rôle de la CHINE
La préparation, le déroulement et les résultats de la Conférence de
PÉKIN révèlent l’intention du Parti communiste chinois, par l’intermé-
diaire de son organisation de masse « le Comité de la Paix chinoise », de
devenir le Bureau d’agitation-propagande de « tous les peuples coloniaux
et dépendants sans distinction géographique et ethnique ».
En effet, la liste des délégués invités à la Conférence et celle des repré-
sentants du Comité de liaison montrent que la notion classique du Sud-
Est asiatique a été largement dépassée, tandis que l’ordre du jour établi à
la conférence préparatoire était limité aux questions intéressant la CHINE
ou pouvant servir d’exemple aux peuples « coloniaux ou dépendants ».
Enfin à la Conférence elle-même le rôle de guide tenu par la CHINE a
été exalté par certains délégués (dont celui de l’INDE affirmant sa « fidé-
lité inconditionnelle » à la CHINE « source d’inspiration pour l’ASIE tout
entière »).

88
Longs feux impériaux, théorie des dominos et révolution asiatique

Cependant il semble que les représentants du Conseil mondial de la


Paix ont été surpris de cette emprise chinoise et ont voulu la freiner, rap-
pelant aux organisateurs du Comité de liaison la nécessité de reconnaître
la tutelle du Conseil mondial et de suivre les thèmes généraux de propa-
gande lancés par lui.

4. Conclusion
La CHINE, par l’intermédiaire du Parti communiste chinois, concentre
désormais tous les pouvoirs de deux sections « régionales » des plus
importantes organisations internationales de masse :
– le Bureau de liaison des syndicats d’ASIE et d’AUSTRALASIE, bureau
panasiatique de la FSM,
– le Comité de liaison pour la Paix des pays d’ASIE et du PACIFIQUE,
comité des Partisans de la Paix des pays coloniaux et dépendants.
Elle devient de ce fait le pays-pilote des peuples coloniaux et écono-
miquement dépendants, tenant effectivement le rôle que MOSCOU lui
réservait dès 1928.
Sa politique étrangère, s’appliquant en particulier au Sud-Est asiatique,
est contenue dans les thèmes d’agitation-propagande diffusés par les
deux organismes de liaison qu’elle contrôle.
On peut noter, entre 1949 et 1952, l’élargissement du domaine contrôlé
par les dirigeants chinois qui étendirent leur influence des peuples d’ASIE à
tous les peuples coloniaux et dépendants.

[…]

III. La Chine, l’URSS et le Viet-Minh


L’étude de la position soviétique à l’égard du Viet-Minh doit tenir
compte de deux remarques préliminaires importantes :
a) La politique de l’URSS dans ce secteur particulier ne peut être étu-
diée que dans le cadre de sa politique mondiale dont elle ne consti-
tue qu’un aspect, et plus spécialement dans le cadre de sa politique
extrême-orientale. Les dirigeants soviétiques, aussi bien avant que
depuis la mort de STALINE, mènent en effet leur diplomatie sur le

89
L’Asie vacille

plan mondial, et leur action sur un point donné est fonction de l’évo-
lution de la conjoncture internationale.
b) En ce qui concerne plus particulièrement la politique suivie à l’égard
du Viet-Minh, les renseignements précis et de premier ordre font
malheureusement défaut. En dehors des indications fournies par le
dépouillement systématique de la presse soviétique, nous ne dispo-
sons guère que d’interprétations fondées sur l’étude de l’information
ouverte, nous n’en retiendrons naturellement que celles qui sont for-
mulées par des observateurs qualifiés.
1. L’URSS appuie officiellement le gouvernement HO CHI MINH qu’elle
reconnaît de jure depuis le 16 janvier 1950 et avec lequel elle entretient
des relations diplomatiques normales. Il ne s’ensuit pas nécessairement
que les dirigeants soviétiques aient l’intention, tout au moins dans l’im-
médiat, de favoriser une victoire rapide de ses protégés. Celle-ci aurait
éventuellement de profondes répercussions matérielles, psychologiques
et morales favorables au communisme dans le monde entier. Mais il ne
semble pas cependant que, pour l’instant tout au moins, MOSCOU ait
intérêt à une issue rapide du conflit, ni, évidemment, dans le sens d’une
victoire française, ni même dans le sens d’un succès complet du Viet-Minh.
Les maîtres du Kremlin semblent au contraire désirer une prolongation
de la guerre d’INDOCHINE. En effet, tant qu’elle durera, le gouvernement
français ne pourra songer à porter l’armée française d’Europe et d’Afrique
du Nord au degré de perfection désirable. Or, il ne faut pas oublier que
l’Europe reste la préoccupation dominante des dirigeants de MOSCOU.
Ceux-ci cherchent avant tout à empêcher la réalisation de la Communauté
européenne de la Défense (CED), tout au moins à la rendre inefficace.
Le conflit du Viet-Nam leur fournit une occasion excellente de paralyser
le développement d’un des éléments essentiels de la CED, l’armée fran-
çaise, qui est d’ailleurs déjà une pièce maîtresse du Pacte de l’Atlantique.
L’action soviétique consiste donc à aider le Viet-Minh suffisamment pour
empêcher sa défaite par les Français, mais sans pour cela lui permettre
une victoire prompte et complète.
En fait, si les preuves d’une aide matérielle de la CHINE au Viet-Minh
abondent, elles sont beaucoup plus rares et imprécises en ce qui concerne
l’aide russe. Indépendamment du soutien moral et psychologique
que l’URSS apporte au gouvernement HO CHI MINH dans son action

90
Longs feux impériaux, théorie des dominos et révolution asiatique

diplomatique et sa propagande, nous n’avons pu relever d’une façon pré-


cise qu’une aide financière.
C’est BANGKOK qui semble être le principal centre dont les Soviets se
servent pour cette aide financière qui est envoyée au gouvernement Viet-
Minh par l’intermédiaire de la délégation Viet-Minh installée au SIAM.
Ainsi le 20 janvier 1950, TRANG QUOC MAI, un des délégués Viet-
Minh à BANGKOK, accusait réception d’une certaine somme reçue à
TRUONG HONG VAN de MOSCOU et, le 20 février 1950, le remer-
ciait d’une certaine somme en livres sterling reçue par l’intermédiaire du
ministre de l’URSS au SIAM. Ces deux faits significatifs confirment ainsi le
rôle de « boîte aux lettres » joué par la délégation soviétique à BANGKOK
dans l’aide financière que l’URSS fournit au Viet-Minh.
2. La guerre d’INDOCHINE donne également un tremplin magnifique
à MOSCOU pour son action politique en Europe et plus particulièrement
en FRANCE.
En effet, elle se procure des arguments précieux à la propagande com-
muniste en FRANCE. S’appuyant sur le fait que le conflit est impopu-
laire, cette propagande le présente comme l’exemple-type d’une guerre
coloniale d’agression, d’une guerre impérialiste, ce qui permet de saper
le moral de la nation. En outre, les sacrifices de tous ordres imposés à la
nation française contrecarrent son relèvement économique et financier,
aggravant par là les problèmes sociaux et favorisant ainsi le développe-
ment d’un mécontentement facile à exploiter en présentant la situation
comme résultant des entreprises des « fauteurs de guerre » capitalistes.
Il ne serait même pas impossible que MOSCOU se serve de la situation
comme d’un moyen de chantage en laissant entendre que l’URSS pour-
rait offrir ses bons offices à PARIS pour mettre un terme au conflit si la
FRANCE renonçait à la CED. Une telle proposition, officielle ou sous-
entendue, sincère ou non, serait accueillie avec faveur par une grande par-
tie de l’opinion française.
3. Mais la réalisation pratique de cette grande politique n’est pas facile
sur le plan local. Elle entraîne les dirigeants de MOSCOU à des prises
de positions contradictoires. L’URSS se présente auprès du Viet-Minh
comme auprès de tous les peuples coloniaux comme le champion de
la lutte contre l’impérialisme et le colonialisme, comme le puissant allié
qui doit l’aider à réaliser son rêve d’indépendance. Mais l’aide accordée

91
L’Asie vacille

n’étant pas suffisante pour assurer la victoire, MOSCOU s’expose à des


difficultés de la part des partisans non communistes d’HO CHI MINH
qui peuvent lui reprocher, soit son incapacité, soit sa mauvaise volonté.
D’où une certaine tendance pour ces éléments à s’appuyer surtout sur la
CHINE dont l’intérêt semble être le même que le Viet-Minh quant à une
conclusion rapide et victorieuse du conflit. Cela amène en contrepartie
l’obligation pour le Kremlin de s’assurer la docilité du gouvernement HO
CHI MINH par l’intermédiaire du Parti communiste vietnamien lui-même,
le LAO DONG, et par l’intermédiaire des organisations de masse dont
MOSCOU s’est assuré le contrôle. Il reste à savoir dans quelle mesure les
Russes y parviennent et dans quelle mesure cette action ne les met pas en
opposition avec la CHINE elle-même.
4. On est ainsi conduit à envisager l’incidence de la guerre du Viet-Nam
sur les relations sino-soviétiques.
Si on s’en tient strictement aux faits, on peut constater que la reconnais-
sance du gouvernement HO CHI MINH par l’URSS a eu lieu à peu près
en même temps que sa reconnaissance par la CHINE communiste et pré-
cisément au moment où MAO TSE TUNG poursuivait à MOSCOU avec
les dirigeants soviétiques des négociations que les observateurs les plus
sérieux considèrent comme ayant été laborieuses. Cela tiendrait à accré-
diter la thèse qui veut que MOSCOU et PÉKIN aient eu, et aient toujours,
de sérieuses divergences de vues sur le problème.
Dans le même sens, on peut remarquer également que la guerre d’IN-
DOCHINE n’a tenu jusqu’à ces derniers temps qu’une place des plus
modestes dans la presse soviétique, contrairement à la guerre de CORÉE
qui était abondamment relatée et commentée.
Or, il en a été de même dans la presse chinoise. Faut-il voir là un accord
plus ou moins officiel de PÉKIN et de MOSCOU reléguant au second plan
une question épineuse susceptible de les diviser ? Certains commenta-
teurs le croient, mais en fait nous n’avons aucune preuve confirmant ou
infirmant cette hypothèse, et la question reste posée.
Toujours est-il que l’URSS semble craindre une intensification à ses
dépens du nationalisme chinois. Jusqu’à présent, celui-ci, qui s’incarne
dans la traditionnelle xénophobie populaire, a été surtout dirigé contre les
Occidentaux et a favorisé MOSCOU. Mais une ingérence soviétique trop
marquée dans les affaires intérieures de la CHINE pourrait fort bien faire

92
Longs feux impériaux, théorie des dominos et révolution asiatique

retourner cette xénophobie contre les Russes, comme certains indices


portent à le croire.
D’ores et déjà, il est certain qu’il existe, de part et d’autre, pour le moins
un certain manque de confiance. Les Soviets semblent redouter particuliè-
rement l’ambition de MAO TSE TUNG. Ce danger est incomparablement
moins grand du vivant de STALINE qui avait un prestige énorme chez les
communistes du monde entier et qui possédait sur MAO un ascendant
personnel incontestable que ses successeurs ne peuvent avoir. Aussi la
CHINE occupe-t-elle une place à part parmi les démocraties populaires.
Elle le doit au fait qu’elle est le plus puissant des satellites de l’URSS, le plus
difficile à manier et qu’en outre elle pilote des pays « coloniaux et semi-
coloniaux ». C’est le seul pays considéré comme semi-colonial du point de
vue marxiste, qui soit devenu communiste. À ce titre, il est l’exemple-type
pour les peuples qui espèrent se libérer du capitalisme et de l’impéria-
lisme1.
Mais en même temps, MOSCOU tient à contrôler l’expansion chinoise
dans le Sud-Est asiatique, de façon que celle-ci se fasse non pas au béné-
fice de la CHINE seule, mais au profit du communisme international, et
par conséquent de l’URSS elle-même.
Dans cet ordre d’idées, le Kremlin dispose d’une arme puissante, les
organisations de masse (Fédération syndicale mondiale, Combattants de
la Paix, etc.). En particulier, ce n’est pas sans raison que le gouvernement
de MOSCOU a envoyé comme ambassadeur à PÉKIN l’ancien président
du Conseil central des Syndicats soviétiques KOUZNETOV. Cela lui per-
met, par l’intermédiaire des syndicats chinois, de contrôler l’action inté-
rieure et extérieure du gouvernement de PÉKIN et de surveiller MAO TSE
TUNG. Celui-ci prend en effet très souvent une attitude qui n’est pas faite
pour plaire aux dirigeants soviétiques. Ainsi plusieurs des discours du dic-
tateur chinois, exaltant la lutte des peuples asiatiques pour leur indépen-
dance, auraient pu avoir des répercussions fâcheuses sur les populations
jaunes de l’URSS (Bouriates, Mongols, Tadjiks, etc.) si les autorités sovié-
tiques locales avaient permis leur reproduction dans la presse locale de la
SIBÉRIE et de l’ASIE centrale. Or, on a pu noter que cette presse s’est bien
gardée de les reproduire et ce d’autant plus que MAO s’était approprié,

1. C’est pourquoi notamment l’on propose la CHINE communiste comme modèle


aux peuples d’AFRIQUE du NORD.

93
L’Asie vacille

en les faisant passer pour des idées personnelles, des idées et des citations
de LÉNINE.
5. Enfin, il reste à déterminer quelle sera la conséquence de l’armistice
de PAN MUN JOM sur la politique soviétique à l’égard du Viet-Minh. Sur
ce sujet encore, on en est réduit à des hypothèses plus ou moins contra-
dictoires. Cependant, on admet en général que l’arrêt des hostilités en
CORÉE peut être gros de conséquences en INDOCHINE. Toute la question
est de savoir si MOSCOU a maintenant intérêt à poursuivre la politique
esquissée plus haut et qui tend à faire durer le conflit pour des raisons de
politique européenne ou si, au contraire, le Kremlin juge que le moment
est venu de mettre un terme au conflit, soit en précipitant les événements
pour s’assurer la mainmise sur le Sud-Est asiatique, prélude indispensable
à une action future contre l’INDE, soit d’une manière pacifique, une telle
solution pouvant avoir sur l’économie française des répercussions consi-
dérables que MOSCOU pourrait éventuellement utiliser.

DEUXIÈME PARTIE
LA CHINE ET LE VIET-MINH

CHAPITRE I
IMPORTANCE DU PROBLÈME INDOCHINOIS
POUR LA CHINE
La Chine s’intéresse à l’Indochine et plus particulièrement au Tonkin
pour des raisons, les unes permanentes, les autres actuelles ou acciden-
telles.
1. L’Indochine du Nord est le débouché naturel du YUNNAN ; la voie
ferrée KUNMING (YUNNAN-FOU) – HAÏPHONG fut la solution du pro-
blème des échanges entre le Tonkin, d’une part, et, d’autre part, les trois
provinces chinoises (YUNNAN, KWANG-SI, KWANG-TUNG) qui le bor-
dent et la riche province de SSEU-CHUAN qui en constitue l’arrière-pays.
Pendant des siècles, l’Annam reconnaît la suzeraineté de la Chine, dont
il avait reçu son écriture et les principaux traits de sa civilisation. Les traités

94
Longs feux impériaux, théorie des dominos et révolution asiatique

imposés à la Chine au XIXe siècle lui firent renoncer à cette suzeraineté ; mais
les souvenirs historiques alliés aux nécessités économiques entretenaient
le regret des provinces perdues ; la propagande nationaliste chinoise rap-
pelait fréquemment les anciens droits de la Chine ; l’animosité contre la
France, qui frappe quand on étudie la presse de Chine méridionale vers
les années 1947-1949, s’explique par la déception d’avoir dû en 1946 éva-
cuer le Tonkin que les armées chinoises occupaient jusqu’au 16e parallèle.
2. La propagande communiste fait le silence sur les droits historiques
de la Chine, peut-être pour ménager les susceptibilités de la République
populaire du Viet-Nam. La Chine nouvelle ne peut cependant se désinté-
resser de l’Indochine :
a) Et d’abord pour des raisons stratégiques. En cas de conflit, le Tonkin
peut jouer le rôle de « tête de pont » pour les armées occidentales. De
même que PÉKIN ne peut supporter de voir s’installer sur le Yalu les
armées d’un État puissant, il ne peut non plus tolérer que ces armées
installent leurs bases dans le delta du Tonkin.
b) Mais les raisons avouées de l’intérêt que porte la Chine à l’Indochine
sont d’ordre idéologique : le Viet-Minh est un mouvement anti-colo-
nialiste et « progressiste » ; à ce double titre, la Chine se doit de le
soutenir si elle veut jouer le rôle de leader des pays asiatiques, dans la
lutte pour l’indépendance et pour l’avènement du marxisme.
Bien que la presse communiste n’ait jamais accordé à la guerre du Viet-
Minh autant de place qu’à la guerre de Corée, l’aide de la Chine au VM
permet de mesurer l’importance qu’a, pour l’avenir de la Chine, l’issue de
cette guerre. Il est permis de supposer qu’à l’inverse peut-être de l’URSS
elle n’a pas intérêt à voir prolonger le conflit, et que, seule, la prudence lui
interdit d’accorder une aide plus efficace mais plus voyante et de précipi-
ter ainsi la victoire du Viet-Minh ; elle ne se sent pas en mesure de mener
au Sud-Est asiatique une guerre aussi dure que celle de Corée.
3. On peut se demander quelle serait, en cas de victoire du Viet-Minh,
la position de la République populaire du Viet-Nam vis-à-vis de la Chine.
La politique suivie par la Chine à l’égard des minorités ethniques, puis
des provinces extérieures (TIBET, MONGOLIE intérieure), permet d’ima-
giner ce que serait cette position. Appliquant le principe stalinien qu’il
faut libérer les peuples avant de les fédérer, qu’il faut développer leurs

95
L’Asie vacille

caractéristiques individuelles avant de les fondre dans une Union des


Peuples, PÉKIN a « reconnu » les minorités ethniques de Chine, a favo-
risé l’enseignement de leurs langues, la connaissance et le respect de leurs
coutumes, et enfin leur a accordé l’autonomisme administratif, trouvant
ainsi la solution politique des problèmes des minorités.
Cette doctrine autonomiste fut ensuite appliquée à des provinces
entières (MONGOLIE intérieure et TIBET) et il est permis de supposer
que la création de la République populaire au Viet-Nam, en Birmanie, au
Népal, etc. serait la solution qui prévaudrait en cas de victoire commu-
niste. À ce sujet, la création en Chine du Sud d’un « État autonome Thaï »
serait l’amorce d’un État « pan-Thaï » qui comprendrait le Laos Thaï, la
Thaïlande et la partie Thaï de la Birmanie.

CHAPITRE II
LIAISONS ENTRE PÉKIN ET LE VIET-MINH
1. Relations diplomatiques :

a) Le gouvernement de PÉKIN a reconnu dès janvier 1950 le gouver-


nement VIET-MINH ; deux missions VM se rendirent à PÉKIN en
décembre 1950 :
I. Une mission dirigée par TRAN NGOC DANH avait mission d’étudier
l’action communiste dans les États du Sud-Est asiatique.
II. Le mois suivant (janvier 1951), un délégué du ministre des Affaires
étrangères d’HO CHI MINH, Nguyen VANDAT, après être passé par
PÉKIN, s’est rendu à MOSCOU.
Des relations diplomatiques régulières ont été établies avec l’arrivée à
PÉKIN, en avril 1951, de HOANG BAN HOAN, représentant officiel du
gouvernement Viet-Minh, accrédité auprès de la République populaire de
CHINE.
De son côté, le gouvernement chinois entretient auprès d’HO CHI
MINH une représentation diplomatique, dirigée par le général HSIAO-
K’E, ancien chef d’état-major du gouvernement du Kwang-Si ; une liaison
officieuse est assurée entre HO CHI MINH et les autorités locales de
CHINE du Sud par HSIAO WEN.

96
Longs feux impériaux, théorie des dominos et révolution asiatique

b) Contacts à l’étranger :
Des relations ont pu s’établir avec les missions diplomatiques chinoises
et des représentants du Viet-Minh dans trois pays : l’URSS, la BIRMANIE
et l’INDONÉSIE.
En effet, le gouvernement Viet-Minh est représenté à l’étranger auprès
du gouvernement soviétique (ambassadeur : NGUYEN LUONG BANG).
En BIRMANIE une délégation officieuse du VM, dirigée par TRAN VAN
LUAN, est installée à RANGOON, mais le gouvernement birman ne lui a
accordé aucun statut diplomatique, et il semble actuellement moins dis-
posé à le faire qu’il y a seulement deux ans.
Enfin, en INDONÉSIE, une mission VM a manifesté une certaine activité
à JAKARTA, où elle avait organisé un centre de propagande. Le gouverne-
ment indonésien n’est jamais entré en rapport avec elle ; d’ailleurs, cette
mission n’a fait preuve d’aucune activité depuis 1951.

2. Liaisons locales chargées de la collaboration sino-Viet-Minh


Rapidement, l’importance de l’aide matérielle chinoise au Viet-Minh
a nécessité la création d’organismes ou de comités spéciaux chargés, du
côté Viet-Minh, de centraliser et de présenter les demandes, et, du côté
chinois, de les examiner et d’y donner satisfaction dans le cadre des pos-
sibilités.
Le programme d’aide et les questions qu’il soulève sont étudiés et défi-
nis au cours des réunions périodiques tenues le plus souvent à NANNING,
CANTON ou PÉKIN, selon l’importance des participants, et donnant lieu
au déplacement en CHINE de personnalités et de missions VM.
Les décisions prises lors de ces conférences sont ensuite préparées,
mises en application et suivies par des comités permanents de collabora-
tion. Sous la haute direction du « Comité chinois d’aide au Viet-Nam », des
comités ont ainsi été constitués dans les trois provinces du Sud : WANGSI,
KWANGTUNG et YUNNAN, et placés sous la présidence des gouver-
neurs de province. La part primordiale prise par le KWANG-SI dans le
programme d’aide a cependant fait de NANNING le centre actif de cette
collaboration. On y signale les différents organismes civils et militaires
sino-Viet-Minh qui en règlent les modalités et c’est de NANNING que
partent en particulier les ordres concernant la livraison du matériel à PING
HSIANG.

97
L’Asie vacille

Cette organisation est complétée par la présence en zone Viet-Minh


d’une mission permamente chinoise comprenant un certain nombre
d’officiers et de spécialistes répartis dans les principaux ministères, les
états-majors de brigade et de division, les services techniques tels que
CDCA, artillerie, armement, santé, transport, génie, travaux publics, ins-
truction. Enfin, de fréquentes missions chinoises de contrôle ou d’étude
sont envoyées au Viet-Nam où un organisme d’accueil Viet-Minh a été
spécialement créé à leur intention.

3. Liaison sur le plan du Parti communiste et dans le cadre


des organisations de masse :
Se reporter sur ce point au chapitre III de la première partie.

Source : Archives nationales, 552 AP 140, dossiers du président Vincent Auriol


sur la crise indochinoise, novembre-décembre 1953.
4. Lorsque les services spéciaux évaluaient
leur guerre non conventionnelle en Indochine.
Rapport du lieutenant-colonel Trinquier (1955)

par Jean-Marc Le Page

En 1955, l’armée française d’Indochine est à l’heure du bilan.


La bataille de Diên Biên Phu a sonné le glas des ambitions fran-
çaises en Extrême-Orient. Les services des trois Armées entre-
prennent des études qui soulignent les échecs et les réussites
rencontrés durant huit années de conflit.
Le GMI est davantage connu sous son sigle précédent : le
Groupement de commandos mixtes aéroportés (GCMA).
L’idée de la constitution d’un service Action en Indochine,
sur le modèle existant en France, mais surtout en se référant
à l’expérience de la Seconde Guerre mondiale – en particulier
les groupes Jedburgh –, a fait son chemin au sein du SDECE
en 1949 et 1950. Néanmoins, c’est l’activisme américain qui
semble lui donner l’impulsion décisive. En effet, les services spé-
ciaux américains, sur le modèle de ce qui se fait aux Philippines,
vont présenter aux autorités françaises un projet de maquis anti-
communistes en Indochine et en Chine qui s’appuieraient sur
les populations montagnardes. Le nouveau commandant en
chef, le général de Lattre de Tassigny qui arrive en Indochine en
décembre 1950 refuse la proposition américaine, mais accepte
une aide sous forme matérielle et financière.
99
L’Asie vacille

Le 7 avril 1951, le général de Lattre décide de la création d’un


service Action en Indochine. Le Groupement de commandos
mixtes aéroportés – GCMA – est une émanation du SDECE
dont il constitue la section 49. Du point de vue de la subordi-
nation, l’organisation choisie est particulière puisque le GCMA
appartient officiellement au SDECE, mais le chef du service
Action, le lieutenant-colonel Grall – de 1951 à mai 1953 –
reçoit ses ordres du commandant en chef, par le biais de son
état-major, puis de la représentation locale du SDECE dans
les territoires. Le délégué régional du SDECE en Indochine, le
colonel Belleux – présent en Indochine de décembre 1947 à avril
1956 – se retrouve dessaisi de toute responsabilité exécutive sur
ce nouveau service, ce qui fait dire que le « SDECE n’aura de
cesse, dans les années suivantes, de manœuvrer pour retrouver sa
place et ses prérogatives1 ».
À l’origine les groupes d’unités autochtones organisées par le
GCMA qui doivent pratiquer la guérilla sont engagés à proxi-
mité des zones contrôlées par la République démocratique du
Viêt-Nam. Il faut attendre 1952 et surtout 1953 pour que la
constitution de maquis apparaisse. Les réussites du maquis
« Chocolat » en Haute-Région – qui débute son activité en avril
1952 et dont les opérations provoqueront l’intervention d’une
division chinoise au Tonkin – permettent l’adoption d’une
nouvelle doctrine, portée par Roger Trinquier de mai 1953 à
décembre 1954. Désormais, le GCMA se destine à la construc-
tion et à la direction de maquis autochtones sur les arrières de
la RDVN. Les officiers français du GCMA s’appuient sur l’hos-
tilité ancestrale qui oppose les populations montagnardes des
confins de l’Annam, du Tonkin et du Laos aux Annamites. Les
troupes de la RDVN, les membres des comités populaires qui
doivent investir ces territoires éloignés sont composés dans leur

1. Michel David (lieutenant-colonel), Guerre secrète en Indochine, les maquis autoch-


tones face au Viêt-minh (1950-1955), Paris, Lavauzelle, 2002, p. 69. En métropole, le
SDECE manœuvre le service Action sans que le pouvoir militaire ait la moindre pré-
rogative sur ses méthodes et objectifs. Belleux supporte mal la position subordonnée
qui lui est imposée.

100
Lorsque les services évaluaient leur guerre non conventionnelle

immense majorité de Vietnamiens des plaines, le plus souvent


ignorant des coutumes, de la langue de ces populations. Ils sont
le plus souvent empreints d’un sentiment de supériorité vis-à-vis
de ces hommes et femmes qu’il faut « éduquer ».
L’activité du GCMA, devenu GMI en décembre 1953 pour
des questions de maintien du secret, prend fin à la suite du ces-
sez-le-feu de juillet 1954. Le service est dissous le 30 septembre
1954 et toutes les actions qui à cette date étaient encore en
œuvre devront être terminées le 31 décembre 1954. Ce rap-
port est rédigé par le second chef du GCMA, celui qui va lui
donner sa plus importante dimension : le lieutenant-colonel
Roger Trinquier (1908-1986)1 qui débute en Indochine un
second séjour en décembre 1951. Ancien instituteur, Trinquier
s’est engagé dans l’armée et a choisi les troupes coloniales dès
sa sortie de l’école d’officiers en 1928. Il a fait toute sa carrière
en Indochine et en Chine et a rejoint les troupes parachutistes
en 1946. À la tête de son bataillon en 1948-1949 en Centre-
Annam et dans les environs de Saigon, il a commencé à mener
une guerre non conventionnelle. Adjoint du lieutenant-colonel
Edmond Grall en 1952, chef du GCMA, Trinquier prend la tête
de ce qui deviendra la représentation régionale de ce service au
Tonkin. Il prend la direction de l’ensemble du service à la suite
du scandale de l’affaire de l’opium en mai 19532.
Ce document va au-delà d’un simple compte rendu de l’acti-
vité des maquis en Indochine. Il est fortement influencé par le
contexte de son élaboration, que Roger Trinquier (1908-1986)
rappelle à plusieurs reprises. Nous sommes dans les premiers
mois de la guerre d’Algérie et le commandant du GMI précise sa
conception de la guerre qui doit être menée en Afrique du Nord.
Il est l’un des promoteurs de la guerre contre-insurrectionnelle
aux côtés du colonel Lachéroy. Le bilan qu’il établit de l’action

1. Il a laissé des Mémoires : Roger Trinquier, Le temps perdu, Paris, Albin Michel,
1978, 442 p. et un ouvrage extrêmement connu sur la guerre révolutionnaire : La
guerre moderne (Paris, éditions de la Table Ronde, 1961).
2. Sur cette affaire, cf. le document : « Un officier d’Indochine accuse », L’Observa-
teur, 28 mai 1953, édité dans ce volume.

101
L’Asie vacille

du GMI montre qu’il est devenu nécessaire de faire la guerre


autrement, que les forces armées françaises doivent s’adapter au
nouveau type de conflit qu’est la guerre « moderne » ou la guerre
« révolutionnaire ».
Le document est intéressant à double titre : il donne une infor-
mation de première main sur la réalité d’un dispositif original,
et peu connu en Indochine et dans les forces armées françaises,
qui a eu le mérite d’obtenir des résultats encourageants. Comme
le GCMA/GMI est structurellement dépendant du SDECE,
ses archives sont soumises aux mêmes conditions de commu-
nication, et son action est donc restée secrète. Il est également
le plaidoyer d’un officier aux conceptions originales qui tente
de se faire entendre des plus hautes autorités. Ce dernier point
explique sans doute les erreurs et omissions qui se glissent dans
le corps du texte et qui sont la conséquence de la défense d’un
point de vue, de la part d’un homme qui est convaincu de déte-
nir l’une des clés du conflit sans nom qui vient de débuter en
Algérie.
Lorsque les services évaluaient leur guerre non conventionnelle

RAPPORT

du Lieutenant-Colonel TRINQUIER
de la Brigade Coloniale Parachutiste

SUR L’ACTION MENÉE EN INDOCHINE PAR LE


GROUPEMENT MIXTE D’INTERVENTION

Établi en exécution des prescriptions de la Note de Service du Ministre


de la Défense Nationale et des Forces Armées, N° 801 DN/CAB/
EMPS.C., en date du 9 juin 1955.
*
Donner un aperçu de ce qu’était le G.M.I. à la fin des hostilités.

C’était devenu un Organisme très important qui groupait sur les arrières
V.M. – particulièrement au TONKIN et au LAOS 20 000 guérilleros1,

qui comptait dans ses effectifs :

– 83 Officiers
– 300 Sous-Officiers
– 200 Hommes de Troupe
– 800 Autochtones réguliers.

Je vous parlerai rapidement de :

– 1°) sa création et de son Organisation


– 2°) les façons dont nous sommes arrivés à nous implanter solidement
sur les arrières V.M.2

1. Le chiffre de 20 000 est largement exagéré : le rapport d’activité du GMI au


troisième trimestre 1954 fait état de 12 840 supplétifs armés au Tonkin et de 3 672
au Laos. En 1953, le chiffre moyen évolue autour des 10 000 hommes. Service histo-
rique de la Défense/Département Terre, 10 H 338. Trinquier est dans une logique de
promotion de son activité.
2. Abréviation d’usage extrêmement courante pour désigner le Viêt-minh. Ce der-
nier terme est utilisé par les autorités franco-vietnamiennes pour désigner leur adver-
saire : la RDVN.

103
L’Asie vacille

– 3°) les plans d’extension qui étaient prévus pour la campagne d’au-
tomne
– 4°) les principaux résultats obtenus
– 5°) les leçons à tirer de cette expérience
– 6°) les possibilités d’envisager préventivement la création d’un autre
organisme semblable en V.F.

Il serait évidemment utile de vous donner l’organisation intérieure d’un


maquis, sa hiérarchisation, son commandement.
Certain[s] comptai[ent] près de 5 000 hommes, uniquement comman-
dés par des Chefs Autochtones.
Mais ce serait trop long.

A. CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES
I. Il apparaît de plus en plus évident que Notre Armée, dans sa forme
actuelle, est inadaptée pour lutter contre l’ennemi qui menace l’Union
Française. En Indochine par exemple malgré une supériorité manifeste en
matériel moderne, elle n’a pas réussi à écraser le V.M.
Dans la guerre qui vient de s’ouvrir en AFRIQUE DU NORD nous
employons encore la même armée. Il ne semble pas, malgré la supériorité
écrasante de ses moyens qu’elle soit en voie d’éliminer rapidement l’ad-
versaire qui lui est opposé.
Notre appareil militaire fait penser au marteau pilon qui tenterait d’écra-
ser une mouche.
C’est pourtant ce que nous avons essayé de faire en Indochine. Le
Commandement, à tous les échelons a vainement espéré, d’une cam-
pagne à l’autre d’acculer les V.M. dans une bataille rangée, où, grâce à la
supériorité de ses moyens il aurait pu facilement l’anéantir. Mais le Viet ne
s’est jamais prêté à cette manœuvre ; comme la mouche il s’est toujours
dérobé lorsque le marteau menaçait de l’écraser.
Finalement lorsqu’il a accepté la bataille rangée classique – tant atten-
due – c’est lui qui avait rassemblé sur le champ de bataille des moyens
supérieurs aux nôtres et qui nous a battus.

II. Une autre caractéristique de la guerre d’Indochine a été l’inaptitude


du Commandement à tirer des leçons des batailles passées.

104
Lorsque les services évaluaient leur guerre non conventionnelle

On se battait par exemple en 1954 plus mal qu’on ne le faisait en 1946.


En particulier dans un pays où l’Infanterie aurait dû être REINE, elle était
surclassée par l’Infanterie V.M. et incapable de l’affronter sans un puissant
appui d’Artillerie et d’Aviation.
Nous avons souvent pêché par orgueil à tous les échelons ; les nouveaux
arrivés ont rarement consenti à bénéficier de l’expérience des anciens. Ils
ont bien souvent recommencé, croyant innover des expériences malheu-
reuses.
Un seul exemple suffira pour illustrer cet état d’esprit.
En décembre 1952 le problème s’est posé de renforcer la garnison de
NASAN1 par parachutage d’un bataillon. La seule D.Z. ayant été pour les
besoins de la défense, recouverte de fil de fer barbelé, le parachutage fut
impossible, et le bataillon dut être aérotransporté quelques jours après.
Il apparaissait dès lors évident qu’une base aéroterrestre devait compor-
ter d’abord une D.Z.2 pouvant permettre le largage facile d’un bataillon.

Or, à DIEN BIEN PHU – un an seulement après – tout l’État-major ayant


été renouvelé3, aucune D.Z. n’avait été prévue à l’intérieur de la base aéro-
terrestre, ce qui a toujours rendu très difficiles et longs les parachutages
que le Commandement a été amené à faire.

III. La guerre d’Indochine a été perdue ; un autre théâtre d’opérations


est ouvert en Afrique du Nord, d’autres s’ouvriront bientôt dans l’Union
Française.
On se bat actuellement en Afrique du Nord à peu près comme on se
battait en 1946 en Indochine. Contre un adversaire qui offre les mêmes
caractéristiques, on utilise un instrument de guerre inadapté, on recherche
toujours à écraser la mouche avec le même marteau pilon.

1. Na San est une base aéroterrestre située en pays Thaï dans le nord-ouest du Ton-
kin. Établie pour limiter les intrusions vietnamiennes au Laos, elle subit les assauts
du corps de bataille du général Giap du 30 novembre au 2 décembre 1952. C’est une
victoire défensive à mettre au crédit du général Salan. Le camp est évacué avec succès
en août 1953.
2. Drop Zone : zone de largage pour les troupes aéroportées.
3. Lorsque le général Salan passe le commandement au général Navarre en mai
1953, c’est la quasi-totalité des grands commandements qui change de mains. Toute
la génération venue avec de Lattre en 1951 quitte l’Indochine.

105
L’Asie vacille

Si l’on persiste dans cette voie le résultat final ne fait pas de doute. On
essaiera peut-être d’alléger nos Unités actuelles et de les adapter en les
rendant plus mobiles. Mais le chemin qu’il faudrait parcourir pour les
transformer, changer leurs procédés de combat, leurs habitudes et les
réflexes de nos cadres, est si grand qu’on ne parviendra que très difficile-
ment à leur donner une efficacité suffisante pour gagner la guerre.
En Indochine cependant une expérience a été faite, qui dans la lutte
contre un adversaire apparemment insaisissable, a donné des résultats
concluants. Elle est peu connue puisque ses résultats n’ont jamais été
divulgués. C’est l’action menée par le G.M.I. sur les arrières V.M.
Un exposé succinct des résultats obtenus et le programme d’expansion
en bonne voie de réalisation, devant être mis en place avant l’automne
1954, seront donnés. Le Général Commandant en Chef, qui suivait de
près son évolution, estimait que l’action du G.M.I. constituerait sa carte
maîtresse.
Cependant, dès la cessation des hostilités le G.M.I. a été dissous, ses
archives versées au SDECE, sans qu’aucun rapport de fin de mission n’ait
été demandé à son Chef et à ses Cadres.

Au cours de cette causerie, je vais m’efforcer de dégager quelques-unes


des leçons de cette expérience et envisager les possibilités que pourrait
avoir dans l’Union Française, une Organisation analogue, adaptée aux
besoins et aux circonstances.

B. CRÉATION ET ORGANISATION
I. Au début de 1950, il vint à l’idée du Commandant des Troupes
Aéroportées en Indochine que l’on pourrait peut-être capturer certaines
personnalités V.M. au cours de leur déplacement entre le Nord et le
Sud-Vietnam. Les Troupes Aéroportées en Indochine avaient un certain
nombre d’Officiers venant du S.A.S. Britannique, et habitués à ce genre
de mission. L’inventaire en fut fait et le Commandant des T.A.P.I. s’ouvrit
de cette possibilité à l’E.M.I.F.T1.

1. État-major Interarmées des forces terrestres. C’est le nom donné à l’état-major


du commandant en chef en Indochine à partir de l’arrivée du général de Lattre en
décembre 1950.

106
Lorsque les services évaluaient leur guerre non conventionnelle

Ses propositions ayant été acceptées, il fut mis en contact avec le


Colonel Directeur Délégué du SDECE en Indochine.
C’est alors que partant des T.A.P., en particulier des États-Majors
opérationnels aéroportés, chargés de la préparation des opérations sur
les arrières V.M., que fut envisagée la création d’un service ACTION en
Indochine.

II. – Création

C’est en juin 19511 que le Général DE LATTRE, Haut Commissaire et


Commandant en Chef, a créé le Service ACTION en Indochine.
Le Service Action était en principe une section du SDECE qui en définis-
sait ainsi la mission :
– créer des maquis
– créer des équipes de sabotage
– monter des filières d’évasion.
En fait c’était un corps de troupe appartenant à l’origine aux T.A.P.
d’Indochine, qui prit le nom de Groupement de Commandos Mixtes
Aéroportés ; transformé en Groupement Mixte d’Intervention à compter
du 1er décembre 1953, il dépendait directement de l’E.M.I.F.T.

Les moyens
– personnel
– matériel
– crédits2
étaient donnés presque en totalité par le Général Commandant en Chef
– une faible partie seulement était fournie par les services spéciaux – (à
la dissolution du G.M.[I.] (Note de J.-M. Le Page : nous corrigeons ainsi
certaines approximations et erreurs de l’auteur du rapport) , par exemple,
sur un effectif global de 83 Officiers, 4 seulement venaient des services
spéciaux.

1. En fait le 7 avril : décision n°174/CAB MIL/ED.


2. Une part importante du financement des maquis, en particulier méos et thaïs,
était assuré par la vente de l’opium. Cette substance, traditionnellement cultivée en
haute-région tonkinoise, était la principale source de revenus de ces populations.
Le GCMA, pour s’attacher les populations et assurer un autofinancement, accepte
d’acheminer clandestinement le produit des récoltes à Saigon où il sera confié aux
Binh Xuyen, groupe mafieux qui se charge de la commercialisation.

107
L’Asie vacille

Les missions
étaient étudiées par un Comité d’Orientation de l’action (voir compo-
sition jointe).

Les ordres
lui étaient donnés par le Général, Commandant en Chef par l’intermé-
diaire du Colonel, Chef d’État-Major, Adjoint au Chef d’État-Major de
l’E.M.I.F.T.
En fait le G.M.I. à l’origine émanation des T.A.P.I. a été pratiquement
une création du Général Commandant en Chef.

III. – Implantation
a) – L’implantation du G.M.I. était calquée sur celle du Commandant.
Le Commandant du G.M.I. et son État-Major étaient installés à SAIGON
auprès du Général Commandant en Chef, qui lui donnait ses directives et
ses ordres.
Les comptes rendus d’activité et le rapport trimestriel lui étaient adressés
directement : une copie était adressée au Directeur Délégué du SDECE.
Dans chaque territoire était créée une représentation régionale, dont le
Chef était installé auprès du Commandant du territoire. Le Commandant
du territoire, destinataire des comptes rendus journaliers et des rapports
trimestriels de la R.R. était ainsi tenu au courant des activités du G.M.I.
dans sa zone d’action.
Les suggestions quant à l’emploi du G.M.I. pouvaient être adressées par
le Commandant du territoire au Chef de la R.R. du G.M.I. qui les trans-
mettait pour étude au Commandant du G.M.I., ou adressées directement
au Général Commandant en Chef.
Chaque représentation régionale disposait d’un certain nombre d’an-
tennes, chargées de l’entretien des centaines ou des maquis.

b) – Partant de cette implantation, très simple à l’origine, l’organisation


du G.M.I. est devenue de plus en plus complexe.
Un organigramme joint en annexe dans l’organisation complète du
G.M.I. à la cessation des hostilités le 27 juillet 1954.
Il serait fastidieux de rappeler cette évolution. Elle est caractérisée sur-
tout par la création d’organismes nouveaux, nécessités pour l’évolution
des besoins.

108
Lorsque les services évaluaient leur guerre non conventionnelle

VI. Évolution du g.m.i. à partir de la mission générale qui lui avait


été donnée

Il faut d’abord dire que vouloir en 1951 créer des maquis sur les arri-
ères lointains V.M. apparaissait à tout le monde comme une gageure.
Personne n’y croyait.
La mission très générale qui avait été donnée :
– créer des maquis,
– former des équipes de sabotage,
– monter des filières d’évasion,
était un but qui ne pouvait être que lointain. Il fallait pour l’atteindre créer
d’abord un climat favorable qui nous permette d’y parvenir.
En prenant en janvier 1952, le Commandant de la R.R. au Nord-
Vietnam, afin d’orienter dès le départ les efforts de tous, et sans perdre
de vue la mission donnée, je définissais une mission plus immédiate du
G.M.I. qui lorsqu’elle serait réalisée permettrait de réaliser la mission don-
née. Je la définissais ainsi :
« La Mission du G.M.I. est de s’implanter sur toute l’étendue du terri-
toire contrôlé par les V.M. et de créer sur leurs arrières un état d’insécurité
permanent.
Dans cette zone qui est notre champ d’action, nous devons pousser des
antennes pour :
1°) Être d’abord renseigné sur les populations, leur état d’esprit, leur
attitude vis-à-vis des V.M.
2°) Les amener ensuite à collaborer avec nous d’abord, et nous rensei-
gnant ensuite en participant effectivement à l’action.
3°) Enfin, créer en zone V.M. une organisation qui nous en permette le
contrôle.
Ce n’est en effet que lorsque ce travail préparatoire aurait été accompli,
qu’il serait possible d’envisager la création :
– des maquis
– des filères d’évasion etc.
En 1952, une telle mission apparaissait cependant comme une chimère.
Pourtant, deux ans d’expériences, dont les leçons ont été tirées, ont mon-
tré qu’au LAOS en particulier et dans l’immense zone du Nord-Vietnam
nous avions des possibilités pratiquement illimitées. Le fruit de cette expé-
rience a été mis au point et codifié dans un petit fascicule « Les Maquis

109
L’Asie vacille

d’Indochine – Études Générales », dont l’application stricte a permis de


donner au G.M.I. et au travail sur les arrières une extension insoupçonnée.

Pour comprendre le mécanisme de la création du G.M.I. et son évolu-


tion, je vais prendre la représentation R.R. du Nord-Vietnam, qui placée
à la zone critique du théâtre est celle sur laquelle le maximum d’effort a
été porté.
Les arrières V.M. constituaient en 1951-1952 un monde inconnu,
sur lequel nous n’avions pratiquement pas de renseignements, sauf par
quelques rares agents. En tout cas, nous n’avions aucun contact avec la
population. C’est ce contact perdu, qu’il fallait reprendre1.
Le G.M.I. a d’abord installé en bordure du delta de petites bases, tenues
par des partisans :
à TIEN YEN
LUC NAM
PHUYEN
SONG THAI
PHAT DIEM
qui essayèrent de percer la croûte et de pénétrer en zone occupée.
Mais ce procédé, qui grâce à la sélection des partisans permettait de
faire quelques coups de main fructueux, ne répondait pas à la mission
demandée et risquait de faire double emploi avec les commandos de ren-
seignements que le Commandant FOURCADE avait déjà créés2.
Cependant comme le travail était spectaculaire, il donnait satisfaction
au Commandement qui admettait difficilement que les moyens qu’il met-
tait à notre disposition ne soient rentables que dans un an ou deux.

1. La défaite française sur la route coloniale n°4 entre Cao Bang et Lang Son a eu
comme conséquence une évacuation de toute la frontière entre le Tonkin et la Chine.
2. Ces unités commandos, appelées « commandos Nord-Viêt Nam », dirigées par
le colonel Fourcade sont mises en place à partir de juillet 1951. Constituées d’une
centaine de supplétifs dirigés par quelques officiers et sous-officiers français des TAPI,
elles se spécialisent dans des opérations coups de poing en zone viêt-minh. À la diffé-
rence des GCMA, elles ne sont pas destinées à s’installer sur le long terme et se conten-
tent de missions de « va-et-vient ».

110
Lorsque les services évaluaient leur guerre non conventionnelle

La zone NORD-OUEST, le pays THAI placée en partie sur les arrières


V.M. nous offrait une base de départ plus favorable.
Des bases de départ furent installées à NGHIA LO, à TAN UYEN et à
LAICHAU.
Celle de NGHIA LO, commandée par un Officier remarquable, avait
dès le mois de septembre, en s’appuyant sur les populations, pénétrée
jusqu’au Fleuve Rouge. C’est elle d’ailleurs qui au mois de septembre et
au mois d’octobre, a jalonné pas à pas l’avance de troupe V.M. qui ont
investi NGHI[]ALO.
Ne se laissant pas isoler dans des postes, ils réussissent à tenir la brousse
pendant un mois en nous renseignant très utilement avant de succomber.
Sur le pays Thai qui était très vulnérable à une attaque V.M. et dont les
populations nous étaient sympathiques, le G.M.I. avait porté le maximum
de son effort.
Son intention était de créer une organisation clandestine en pays THAI
occupé, destinée à rester sur place en cas d’invasion et qui nous aurait
permis de reprendra des contacts faciles.
Mais le G.M.I. s’est heurté à l’opposition tenace du Commandement
local, qui s’estimant seul responsable de sa Zone, n’a jamais permis la mise
en place d’une organisation para militaire qui lui échappait.
À sa demande la zone d’action, attribuée au G.M.I. se limitait au ter-
ritoire occupé par les V.M. et certaines parties, même en bordure de la
frontière déclinée lui restaient encore interdites par crainte des réactions
Chinoises.
Le G.M.I. a donc essayé de s’attaquer résolument à la zone V.M. là, la
chance nous a servi.

LA GUERRILLA DE CHO-QUANG-LO
Lorsque nous nous étions repliés en 1950 de la rive gauche du Fleuve
Rouge et que nous avions abandonné LAO [K]AY, un chef de partisan
nommé CHO-QUANG-LO avait refusé de nous suivre, s’estimant capable

111
L’Asie vacille

de se maintenir seul dans sa région extrêmement montagneuse de PHA


LONG, malgré les V.M.1
Après que nous eûmes abandonné LAO KAY, un essai de mortier
fut tenté. Un groupe de combat entièrement Autochtone, et un poste
radio 694 lui furent parachutés. La liaison radio pu être établie pendant
quelques jours, mais l’intervention de deux Bataillons chinois, obligea
CHO-QUANG-LO à disperser ses troupes, et rapidement tout contact
fut perdu avec lui.
Mais par des renseignements, très vagues cependant, nous savions qu’il
avait toujours réussi à se maintenir aux environs de PHA LONG.
Le premier but du G.M.I. fut de tenter de reprendre contact avec lui.
Mais tous les émissaires envoyés par voie de terre ne purent jamais y par-
venir.
De nombreuses reconnaissances aériennes faites en rase-mottes, nous
avaient montré que la population nous était favorable. Nous décidâmes
donc de parachuter deux partisans que nous avions récupérés au pays
THAI, et volontaires pour porter un message à CHO-QUANG-LO qu’ils
connaissaient.
Les contacts furent repris, le radio parachuté l’année précédente s’y
trouvait toujours. Un poste 694 lui fut parachuté et le 1er mai 1952 le
contact radio était établi de nouveau à CHO-QUANG-LO.
Des armes à sa demande lui furent parachutées, de plus en plus nom-
breuses. En mai et juin, 1 500 armes lui furent parachutées. Faisant preuve
d’un dynamisme étonnant, il put ainsi facilement s’emparer d’un grand
nombre de postes de la haute région.
La plupart des troupes V.M. locales se rendirent sans combattre. CHO-
QUANG-LO récupéra ainsi environ 500 armes. Le 148 à LAOKAY envoyé
contre lui se fit proprement étriller, et CHO-QUANG-LO s’apprêtait à
reprendre LAOKAY.
C’est alors que les V.M. qui préparaient contre NGHIA LO leur cam-
pagne d’automne, et qui n’avaient pas les moyens de faire face à cette
menace qui risquait de faire boule de neige, demandèrent aux Chinois
d’intervenir.

1. Ce maquis, qui prendra le nom de « Chocolat », mène ses activités de novembre


1950 jusqu’à l’automne 1952.

112
Lorsque les services évaluaient leur guerre non conventionnelle

Le 19 juin 1952, la 302e D.I. chinoise en entier, forte des 3e, 11e, 112e
et 113e régiments, aidée du 148 reçu[t] la mission de réduire CHO-
QUANG-LO. Des combats acharnés eurent lieu, que nous appuyâmes
quand nous le prîmes avec l’Aviation. Le 3e Régiment en particulier fut
totalement anéanti le 25 juin. Mais les Chinois ne lâchèrent pas prise, le
19 août après 3 mois les liaisons radio cessèrent.
CHO-QUANG-LO, cependant avant de succomber allait seul pendant
plus d’un an avec quelques fidèles, continuer la lutte1.
Néanmoins au TONKIN, après la chute de CHO-QUANG-LO et de
NGHIA LO, de THAN YEN, il ne nous restait plus que la base de LAICHAU,
soit peu de choses.
Tout ce qui avait pu être sauvé du G.M.I. s’était replié dans NASAN avec
le Général GILLES, ou à LAICHAU.
C’est à partir de ces deux bases, LAICHAU et NASAN, que le G.M.I.
allait reprendre son effort.

NASAN
Un Officier et deux Sous-Officiers plus quelques partisans fidèles y
furent envoyés, avec mission de contacter, les MEOS établis entre DIEN
BIEN PHU et NASAN. Des contacts furent pris en profitant des sorties
des Groupes Mobiles. Au mois d’avril, nos missions spéciales s’infiltrent
dans toute la zone, et le 20 mai se sentant assez fort, un commando de
40 hommes réussi[rent] à se glisser sur les arrières V.M. et gagnèrent la
région MEO. Rapidement tous les MEOS se rallièrent à eux.
En deux mois, un maquis fort de 1 500 hommes armés commandé par
un Capitaine et 5 Sous-Officiers disposant de 3 terrains de beaver pu être
installé entre NASAN et DIEN BIEN PHU. C’est le maquis COLIBRI2.
À LAICHAU tous nos rescapés autochtones étaient regroupés et ins-
truits sous la direction d’un Officier Autochtone d’une rare valeur. Des
missions spéciales furent parachutées sur toute la zone que nous avions

1. La date de son décès n’est pas connue avec précision. Selon un supplétif du
GCMA qui a réussi à rejoindre les lignes françaises en 1953, il aurait été tué en octobre
1952. David, op.cit., p.116.
2. Il s’agit du groupe dirigé par le capitaine Hébert.

113
L’Asie vacille

récemment abandonnée entre PHUNG TO et THAN UYEN, qui nous


confirmèrent la fidélité des populations.
Les équipes instruites à LAICHAU s’infiltrèrent à la fin du mois de mai
1953 en direction de PHONG THO qu’elles harcelèrent. Il suffit le 30 juin
de l’appui de quelques B.26 pour que les quelques V.M. qui s’étaient
enfermés dans PHONG THO se rendent à nos partisans.
Fin juin, le G.M.I. avait donc solidement pris pied sur les arrières V.M. à
PHONG THO, maquis de la zone CARDAMONE et dans la zone comprise
entre NASAN et DIEN BIEN PHU – maquis de la Zone COLIBRI.
Le Commandement ayant alors projeté l’évacuation de NASAN, nos
maquis pendant un mois harcelèrent les arrières V.M. et finalement atti-
rèrent à eux la totalité des forces qui encerclaient NASAN. À la fin août,
lorsque le Commandement décida l’évacuation de NASAN, les V.M. occu-
pés ailleurs ne purent pas intervenir et NASAN put ainsi être totalement
évacué et sans perte. Nos maquis à cheval sur la R.R. 41 bloquaient cette
route du 17 Kilomètres. C’était pour le G.M.I. un succès important qui
mérite d’être signalé.
Sur la rive droite du Fleuve Rouge nos maquis progressaient également.
Mais les V.M. leur opposaient en direction de THAN UYEN une résistance
acharnée.
C’est alors que pour concentrer toutes les forces V.M. sur un point sen-
sible, nous décidâmes de faire au mois d’octobre, l’Opération de LAO
KAY.
Trois Commandos de 20 hommes uniquement Autochtones comman-
dés par un Officier Autochtone avaient été instruits dans ce sens à HANOI.
Le 15 octobre, 3 à 400 partisans se portèrent en direction de LAO
KAY. Pour aider leur effort et pour accroître la menace sur LAO KAY, les
3 Commandos furent parachutés avec un fort appui de chasse et de B.26.
Les V.M. affolés par cette menace, regroupèrent toutes les troupes dont
ils disposaient sur la rive droite, se replièrent dans LAO KAY et firent eux-
mêmes sauter le pont de RO CIEOU pour protéger leur repli.
Le but recherché, l’évacuation de THAN UYEN était obtenue. Nos
maquisards s’en emparèrent sans difficulté.
Il est à souligner que la prise de THAN UYEN avec son terrain de
DAKOTA que nous devions conserver pendant 7 mois, comme l’opération
de LAO KAY s’était faite sans l’intervention d’un seul gradé ou Officier

114
Lorsque les services évaluaient leur guerre non conventionnelle

Français. Tous les combats que nous avions appuyés dans la mesure du
possible avec notre Aviation avaient été conduits uniquement par des
Autochtones.

[…]
*

PROGRAMME D’EXTENSION soumis au Général Commandant en


Chef en décembre 1953 et dont l’application avait commencé le 20 février
1954 lorsque les crédits nécessaires furent obtenus. (Lire ce programme
dans l’ANNEXE N° 6.)

Forts de ces succès possédant désormais une méthode sûre – codifiée


dans un fascicule – les Maquis d’Indochine – qui donne en conclusion, la
préparation, la mise en place et l’évolution de ces deux grands maquis,
ainsi que leur organisation interne, le Commandant du G.M.I., étudia un
plan d’extension de nos maquis à toute la Haute Région du TONKIN et au
NORD LAOS.
C’était surtout une question de moyens à obtenir :
– crédits,
– matériel et équipements,
– armement,
– potentiel aérien.

Ce plan est donné en annexe. Accepté par le Commandement en jan-


vier 1954, il fut mis aussitôt en application.

DIEN BIEN PHU (reprendre la situation de nos maquis au mois d’août)


(CARDAMONE et COLIBRI)

À cette date PHONG SALY avait été évacué par les Troupes régulières
et confié au G.M.I.

115
L’Asie vacille

L’intention du Commandant en Chef était d’évacuer également


LAICHAU et de le confier au G.M.I., et de supprimer également les
2 Bataillons V.M. qui s’étaient presque par surprise, installés à DIEN BIEN
PHU en décembre 1952.
Si ces deux Bataillons avaient été anéantis, toute une zone immense
pouvait passer sur le contrôle du G.M.I. Mais il n’était pas possible étant
donné la situation géographique de LAICHAU, de l’évacuer comme nous
avions évacué NASAN et PHONG SALY. Il était nécessaire de replier
d’abord les Bataillons sur un point solidement tenu qui ne pouvait être
que DIEN BIEN PHU.
C’est une des raisons qui a motivé l’opération CASTOR, le recueil des
Troupes de LAICHAU1.
Malheureusement, l’opération CASTOR a été déclenchée trop tard.
Aussitôt après l’évacuation de NASAN, qui les avait surpris, les V.M.
s’attaquèrent aux maquis qui avaient permis cette évacuation. Il fallut
deux mois de lutte acharnée, menée par deux Régiments V.M. pour les
réduire. Mais fin octobre et début novembre, les V.M., de nouveau avaient
ouvert la R.P. 41 entre NASAN et DIEN BIEN PHU, que nous bloquions
sur 17 kilomètres.
Nos cinq Sous-Officiers qui avaient organisé ces maquis après des pro-
diges d’héroïsme, étaient finalement prisonniers2.
Lorsque le Général GILLES sauta sur DIEN BIEN PHU le matin du
19 novembre 19533, la route était ouverte aux V.M. qui pouvaient rapi-
dement se mettre à notre contact, rendant désormais très difficile l’éva-
cuation pour les troupes régulières qui avait été envisagée primitivement.
Ainsi que je vous l’ai déjà dit, à propos de NGHIA LO, le G.M.I. n’a
jamais pu convaincre le Commandement, de la nécessité d’installer sur
place en prévision d’une évacuation possible, une organisation destinée à
nous en laisser le contrôle. Le Commandant local, continua à préférer la

1. L’opération « Castor » visait à réoccuper Diên Biên Phu afin de mettre en place
une base aéroterrestre. La base doit permettre de recueillir les partisans thaïs qui éva-
cuent Lai Chau sous la pression viêt-minh, de créer un pôle qui donne la possibilité
aux troupes de rayonner autour afin de provoquer de l’insécurité sur les arrières de la
RDVN et surtout de bloquer la route du Laos au corps de bataille adverse qui est en
mouvement depuis le début du mois de novembre 1953 dans cette direction.
2. Seuls une cinquantaine de maquisards thaïs et méos réussissent à rejoindre le
camp où ils retrouvent le capitaine Hébert, arrivé le 29 novembre.
3. Le 20 novembre 1953.

116
Lorsque les services évaluaient leur guerre non conventionnelle

création plus spectaculaire d’une vaste organisation mobile de partisans


groupés en unités régulières et qui [s]’est volatilisée sans laisser de traces
après les premiers engagements sérieux autour de DIEN BIEN PHU1.
Et finalement lorsque la bataille de DIEN BIEN PHU s’est ouverte la
cuvette s’est trouvée rapidement isolée, nous n’avions autour aucune
organisation à proximité, pour l’éclairer et l’appuyer.
Je ne veux pas faire ici, l’historique de DIEN BIEN PHU. Le G.M.I. jusqu’à
fin mars, a cru comme tout le monde que la citadelle tiendrait. Il conti-
nuait, en vue de la prochaine campagne d’automne, l’exécution de son plan
d’extension, qui consistait principalement au TONKIN, à créer une vaste
zone de guérillas entre la rivière NOIRE et la rivière CLAIRE, à l’intérieur de
laquelle nos maquis auraient créé un véritable et 2e front qui aurait rendu
possible et facile les opérations envisagées à l’automne dans cette région.
Je vous rappellerai en fin d’exposé, la création, peu de temps avant la
fin des hostilités, du dernier de nos maquis, sur la rive gauche du Fleuve
rouge. Intéressant par le fait surtout qu’il démontrait d’une façon écla-
tante que la méthode mise au point était bonne.

ÉVOLUTION DE L’ORGANISATION
Cette extension rapide pour rester contrôlable et commandable, a
nécessité une évolution constante de l’organisation du G.M.I. au fur et à
mesure que ses moyens augmentaient et que sa zone d’action s’étendait.

I. D’abord au point de vue instruction


À l’origine un seul centre d’Instruction, celui du CAP ST. JACQUES suffi-
sait pour la formation des cadres Européens et Autochtones.
Mais pour les maquis qui à la cessation des hostilités comptaient
20 000 hommes et en auraient eu 40 000 à l’automne, restent
commandables et efficaces, il fallait qu’ils soient organisés. À titre
­

1. Il s’agit sans doute d’une référence aux groupements de supplétifs présents à Lai
Chau et qui ont gagné Diên Biên Phu en novembre : le commando de 400 supplé-
tifs du lieutenant Wieme, mais également les groupements mobiles de partisans thaïs
comme celui de Bordier, le gendre de Déo Van Long, chef de la fédération thaïe. Ces
groupes vont régulièrement entrer en contact avec les unités qui encerclent le camp
retranché.

117
L’Asie vacille

d’exemple, 1 000 élèves radios sont passés du Centre d’Instruction au


G.M.I. qui avait 300 aptes à se <?>
Au début de 1954 chaque représentation régionale dut être dotée
d’un Centre d’Instruction propre, capable de former les petits gradés et
les radios nécessaires à l’encadrement des maquis. Ils n’inculquaient aux
stagiaires que la technique indispensable à leur emploi, sans amoindrir les
qualités natives des maquisards.
Ce Centre d’Instruction du CAP ST. JACQUES dut se spécialiser dans la
formation des Chefs Autochtones de rang élevés, des Officiers de maquis
Autochtones, et des Chefs de Centre de radios Autochtones.
En effet, le but inlassablement poursuivi par le G.M.I. était de ne laisser
dans les maquis que des Autochtones, les Européens n’ayant qu’un rôle de
contrôle et d’appui.
Un Centre d’Instruction pour 400 maquisards fut créé au TONKIN à
HADONG, un Centre pour recevoir 150 maquisards fut installé au LAOS.
TOURANE, BAN METHUOT sur les plateaux montagnards reçurent des
Centres analogues.

II. Ravitaillement aérien et appui aérien logistique


L’importance prise par le ravitaillement des maquis et leur appui
(1500 heures de DAKOTA par mois) avait nécessité la création d’un
bureau des services aériens et des sections des opérations aériennes mis à
la disposition de chaque R.R.
Le soutien logistique des maquis devait en effet se faire avec ponctua-
lité sous peine de voir nos partisans rester inactifs. La guérilla, toute de
mobilité, leur imposait de ne jamais constituer de dépôts importants,
objectifs vulnérables offerts à l’adversaire. Elle les éloignait des rizières où
ils ne pouvaient se ravitailler qu’en pressurant les habitants.
Nous devions au contraire nourrir nos guérilleros par un apport de
vivres dans ces régions pauvres. C’était en outre le meilleur atout pour
notre propagande contre les V.M. qui eux nourrissaient leurs soldats sur
le pays même.
Effectués avec ponctualité, les parachutages permettaient une tactique
souple, se moulant aux manœuvres de l’adversaire, en opposant la fluidité
à une pression trop forte, pour attaquer les lignes de communications,
harceler les gros, menacer les dépôts.

118
Lorsque les services évaluaient leur guerre non conventionnelle

Ce ravitaillement, s’il n’était pas journalier, devait au minimum être


hebdomadaire, si l’on voulait respecter la règle du ravitaillement sans
dépôts.

II. Appui de feu par l’aviation


Les maquis ne disposaient que d’armes légères (F.M. et mortier) de 60
dans une proportion inférieure à celle des V.M.
L’appui de feu de l’Aviation, outre l’aide morale considérable qu’il
apportait aux maquisards, pouvait seul leur donner dans les cas critiqués
un soutien sérieux.
D’autre part, beaucoup de maquis décelaient des objectifs et des dépôts
qu’ils ne pouvaient ni attaquer ni détruire. C’était des objectifs tout dési-
gnés pour l’Aviation.
Environ 3 à 400 heures de B.26 étaient ainsi utilisées mensuellement
par le G.M.I.

III. Forces d’intervention
Les maquis représentaient surtout une masse de gens peu instruits. Il
leur manquait un élément de choc, capable de monter des embuscades
payantes et le cas échéant d’enlever une résistance localisée.
Chaque R.R. avait été dotée d’un camp d’entraînement où les élé-
ments les plus actifs des maquis furent réunis et instruits pour former des
Groupements d’appui de guérillas, destinés à être parachutés.
C’est ainsi que le 11 juillet 1954, deux Groupements d’appui de gué-
rillas – 60 hommes au total – furent parachutés sur PA[K]HA pour faire
cesser la résistance des éléments V.M. qui s’y étaient retranchés.

FONCTIONNEMENT
À ce stade le G.M.I. était devenu un organisme très important (voir
annexe l’organigramme).
Il était formé de 2 éléments distincts :
– un corps de troupe
– un service spécial

a) Un corps de troupe
Un corps de troupe disposant des services administratifs d’un régiment,
avait à la cessation des hostilités le tableau d’effectif suivant :

119
L’Asie vacille

6 Officiers Supérieurs
Officiers 74 Officiers Subalternes
3 Officiers Autochtones
83
Sous-Off. 214 Sous-Officiers Européens
61 Sous-Officiers Autochtones
275
Troupe 163 Hommes de troupe Européens
850 Hommes de troupe Autochtones
soit environ un total de 1 300 Hommes.

b) Un service spécial
En temps que Service Spécial, le G.M.I. disposait :
– de crédits
– de personnels spéciaux
– de matériel

1°) LES CRÉDITS – Les fonds nécessaires à l’entretien (nourriture


– habillement – solde) du personnel irrégulier étaient donnés en presque
totalité par le Commandant en Chef : 6 000 000 de piastres environ
chaque mois, et 200 000 piastres fournies par le SDECE1.
2°) PERSONNEL – 15 à 20 000 partisans répartis dans les Centres
d’Instruction, les camps d’entraînement et les maquis, dont l’organisation,
le recrutement, l’entretien, la solde, variaient d’une région à l’autre, for-
maient la masse de manœuvre du G.M.I.
3°) MATÉRIEL
– La presque totalité était également fournie par l’Armée (armement,
poste radio, véhicule, etc.)
– Une faible partie, quelques postes radio étaient fournis par le SDECE

1. Le chiffre est considérable. À titre de comparaison les 6 millions de piastres men-


suelles correspondent plus ou moins au budget alloué au 2e bureau des forces du Ton-
kin pour toute l’année 1954. La question qui se pose est celle de la part de l’opium
dans ces fonds.

120
Lorsque les services évaluaient leur guerre non conventionnelle

– 
puis assurer l’extension des maquis, les armements importants
(15 000 armes) avaient été donnés au G.M.I. directement par les
Américains1.

d) Emploi
1. Le G.M.I. était pratiquement une création du Général Commandant
en Chef qui lui donnait ses moyens :
– personnel
– matériel
– fonds.
Il entendait donc l’employer et l’orienter en fonction de ses besoins, sans
trop se soucier si les doctrines spéciales au service « ACTION » étaient res-
pectées ou non. Ce qui importait avant tout, c’était de causer aux V.M. en
particulier sur leur arrière, le maximum de pertes.
Il apparut vite en effet que le travail de sabotage par petites équipes
contre un adversaire qui avait établi sa puissance sur la dispersion et la
fluidité, ne laisserait aucun objectif valable à des équipes de sabotage.
Il en était de même pour les filières d’évasion qu’il était impossible de
créer en pays de forêt où les rares pistes sont aisément contrôlables sur
des centaines de Kilomètres.
Après des tâtonnements multiples, le procédé qui s’est révélé le plus
rentable a été la création de vastes maquis sur les arrières V.M. (V. Maquis
d’Indochine – étude générale – jointe).
En plein accord avec le Général, Commandant en Chef, c’est vers la
création et le développement de ces maquis, devenus une véritable armée
de l’intérieur, que le G.M.I. a développé le maximum d’efforts.
C’est en travaillant en étroite collaboration avec l’E.M.I.F.T que le G.M.I.
était arrivé à les mettre sur pied.
2. Les Commandants des R.R. du G.M.I. auprès des Commandants
des territoires restaient aux ordres directs du G.M.I., mais les suggestions
faites étaient toujours très sérieusement étudiées.
Les Commandants de territoires convaincus de l’utilité du G.M.I. lui ont
toujours donné le plus large appui.

1. Une convention est signée entre la CIA et le SDECE qui prévoit l’échange de
missions Action en Indochine et en Corée – dont Trinquier profitera – ainsi que la
fourniture de matériels, en particulier des postes radio au SDECE.

121
L’Asie vacille

3. Le Colonel, Directeur Délégué du SDECE en Indochine était destina-


taire de tous les C.R. du G.M.I. – Il avait donc la possibilité de faire les cri-
tiques techniques qu’il estimait utiles. Ces mêmes C.R. étaient acheminés
par ses soins auprès du Chef de Service Action en France qui avait ainsi la
possibilité d’en suivre l’évolution1.

e) Résultats obtenus
1. Les croquis du C.R. d’activité établit à la cessation des hostilités le
27 juillet sont joints en annexe.
Les durs combats soutenus par nos maquis pendant toute la campagne
d’hiver, contre les V.M. désireux d’assurer d’abord la sécurité de la R.P. 41
vitale pour le ravitaillement de DIEN BIEN PHU, et pour assurer la sécurité
de leurs arrières, nous avaient obligés à abandonner un certain nombre de
points importants.
Le terrain Dakotable de TAN HUYEN réoccupé depuis 7 mois, ainsi que
la ville de PHONG SALY durent être abandonnés.
Mais l’essentiel était conservé. Le potentiel de nos maquis restait intact.
La saison des pluies, qui chaque année ralentissait l’activité V.M. allait
leur permettre de reprendre rapidement le terrain perdu, et de poursuivre
notre programme d’extension.
À la cessation des hostilités le G.M.I. groupait sur les arrières V.M.
15 000 maquisards instruits, armés, organisés. Un réseau radio complet,
dont la carte est donnée en annexe, en permettait un Commandement
facile.
2. Il serait fastidieux de donner ici un bilan complet des résultats obte-
nus par le G.M.I., les plus marquants seront simplement indiqués.
– À la fin de la campagne d’hiver 1952-1953 les maquis du plateau du
TRAN NINH, bien que de création très récente, ont récupéré, après l’éva-
cuation de SA[M] NEUA, une centaine d’Européens (Officiers – Sous-
Officiers et Hommes de Troupe – dont le Lieutenant-Colonel ME[L]
EPLATTE, Commandant de la Colonne) et environ 200 Autochtones de
tous grades.

1. Les relations entre le colonel Belleux, directeur délégué du SDECE en Indochine


et le GCMA/GMI ont été compliquées dès le début de son histoire. Le plus souvent
l’état-major du groupe était en relation directe avec Paris et le commandant Morlanne,
chef du service Action. Cependant les contacts sont plus faciles entre Belleux et Trin-
quier qu’avec Grall.

122
Lorsque les services évaluaient leur guerre non conventionnelle

– L’évacuation totale et sans pertes de NASAN en août 1953, n’a pu


se faire que grâce au maquis de la zone COLIBRI. 10 jours avant la date
prévue pour l’évacuation ils se sont livrés à une activité intense attirant à
eux l’ensemble en forces V.M. qui étaient absentes au moment de l’éva-
cuation.
– Pendant toute la bataille de DIEN BIEN PHU, nos maquis, au prix de
lourdes pertes ont interdit complètement la piste directe LAICHA[U] LAO
KAI, harcelé sans arrêt la R.P. 41 et maintenu de ce fait hors de DIEN BIEN
PHU 14 Bataillons V.M., dont 17 appartenaient aux divisions régulières1.
– Nos maquis s’étaient maintenus ou avaient réoccupé l’ensemble des
provinces de PHONG SALY et de SAM NEUA ; c’est ce qui a permis, en
dépit des prétentions V.M., de les rattacher au LAOS, à la cessation des
hostilités.
– On peut également ajouter le coup de main spectaculaire sur LAO
KAY en octobre 1953, fait uniquement avec les moyens du G.M.I. et dont
l’effet psychologique a été comparable au coup de main de LANGSON
effectué par 3 Bataillons de Parachutistes.
3. Si l’on faisait une étude détaillée des résultats obtenus par le G.M.I.
en particulier au cours de l’année 1954, on constaterait alors que sur bien
des points nous subissions des pertes souvent importantes, le G.M.I. seul
apportait constamment un bilan positif (voir à ce sujet le compte rendu
journalier du G.M.I.).

LEÇONS À TIRER PERMETTANT D’ENVISAGER LA CRÉATION


D’UN SERVICE ANALOGUE OUTRE-MER
I. Les écoles militaires enseignant les doctrines classiques font état de
facteurs de décision plus ou moins nombreux :
– Mission
– Ennemi
– Terrain
– Moyens.

1. Les chiffres sont très exagérés. Ce sont plutôt 6 bataillons qui ont été réunis par
Giap pour lutter contre les maquis et protéger les arrières de son front. Néanmoins, ce
sont des unités qui étaient effectivement absentes autour du camp.

123
L’Asie vacille

Il est par contre fait abstraction d’un facteur qui tend à devenir très
important dans la guerre moderne1, particulièrement dans l’Union
Française où les conflits sont d’ordres idéologiques c’est :

L’HABITANT
Le champ de bataille extrêmement étendu n’est plus vide. Sauf en cas
de stabilisation rarement envisagé (DIEN BIEN PHU ou NASAN) l’habi-
tant reste chez lui au milieu de la bataille2. Il est en fait l’élément stable au
milieu d’actions dont les points d’application varient constamment.
Il est donc désormais indispensable dans les zones d’opérations pos-
sibles, de le préparer lui aussi à la Bataille, à laquelle bon gré ou mal gré il
participera, et de le mettre de notre côté.
Mais l’on ne peut demander au Commandement local ou à un
Commandant d’unités régulières, dont les missions de combat absorbent
toute l’activité, de s’intéresser à ce problème.
Par contre un service analogue au G.M.I. agissant à la fois dans le
domaine civil et militaire peut être capable de mener à bien une telle mis-
sion.
II. Une des difficultés principales rencontrées par le G.M.I. a été juste-
ment de convaincre le Commandement de la nécessité de préparer à la
guerre les habitants d’une zone susceptible d’être éventuellement occu-
pée par l’ennemi et de les faire participer à la lutte à nos côtés (voir annexe
numéro 7 Préparation du Pays THAI.).
L’expérience a montré qu’il n’était nullement nécessaire d’avoir les sym-
pathies de la totalité des populations, qui en général sont amorphes et
indifférentes. Il suffit de former une élite agissante et de l’introduire dans
la masse comme un levain, qui agira au moment voulu.
Mais cette élite il faut la détecter et la former.
Bien que l’idée de patrie n’ait pas chez nos Autochtones une résonance
profonde, nous trouverons certainement chez eux des gens dévoués à la
France et prêts à se dévouer pour elle. L’Indochine nous en a fourni d’in-
nombrables exemples. Mais en général ils sont plus attachés aux privilèges

1. Trinquier donnera ce titre à son livre de référence paru en 1961 aux éditions de
la Table Ronde.
2. Il y avait tout de même entre 8 000 et 15 000 habitants à Diên Biên Phu au
moment du siège et de la bataille.

124
Lorsque les services évaluaient leur guerre non conventionnelle

qu’ils tiennent de la France, qu’à la France elle-même, et cet attachement


pourrait se relâcher si la puissance de la France venait à être mise en doute.
Il faudra donc trouver autre chose, et se souvenir que dans les périodes
troublées, l’intérêt, l’ambition ont toujours été de puissants mobiles pour
des gens dynamiques qui veulent sortir de l’ornière et arriver, c’est à ces
sentiments qu’il faudra faire appel.
Il y a l’argent aussi, mais c’est un mobile peu efficace utile seulement
pour payer des agents ou des renseignements.
Pour chaque région, pour chaque race souvent, il faudra trouver une rai-
son, une idée bien différente souvent pour des régions voisines capables
cependant d’être un mobile suffisant pour prendre les risques demandés.
Tout cela est très possible, mais mérite d’être sérieusement pensé.
III. Dans une zone propice à l’établissement d’un maquis il n’y a pas
place pour deux autorités ; elle appartient au premier occupant. Il est
ensuite très difficile de déloger les gens qui y sont installés. La vie rude
menée par les maquisards, la crainte qu’ils savent inspirer aux populations
voisines, les obligent malgré elles bien souvent à les soutenir.
Il faut donc être le premier occupant, pour empêcher au minimum
qu’une autre autorité que la nôtre ne s’y installe.
IV. Il faut donc au préalable former les cadres, Autochtones principa-
lement, adaptés aux régions susceptibles de se transformer en zones de
guérillas, et de les mettre en place dès le temps de paix. Il est indispen-
sable ensuite de nous assurer de leur fidélité et de leur dévouement – en
les récompensant justement d’une part – en les plaçant ensuite au sein
d’une hiérarchie très stricte, à laquelle ils puissent difficilement échapper.
V. La subordination même simplement technique au SDECE n’est pas à
retenir. Le service Action en Métropole ne peut s’inscrire dans un tel service
que dans la mesure de sa compétence particulière qui est très limitée sur un
théâtre d’opérations extérieur. Un service comme le G.M.I. requiert beau-
coup plus la compétence des cadres connaissant hommes et choses et ayant
des accointances personnelles ou locales, que celles de spécialistes du sabo-
tage, qui peuvent d’ailleurs être très facilement trouvées au sein des T.A.P.
Seuls quelques spécialistes du C.E.1 pourraient y être détachés pour
assurer une protection efficace du service à créer.

1. Contre-espionnage.

125
L’Asie vacille

Toute double subordination n’ayant jamais favorisé un Commandement


efficace seule celle du Commandement militaire est à retenir.
Pour la réalisation de ce programme, la méthode mise au point a été
rigoureusement appliquée. Je ne cite pour fixer les idées qu’un exemple de
réalisation, malheureusement interrompu par l’armistice.
« La remise en activité des maquis de la zone chocolat sur la rive gauche
du Fleuve Rouge ».

1°) – Les missions spéciales ont été parachutées :


le 28 avril (46)M.S.
le 5 mai 4M.S.
le 16 juin 5M.S.

Elles permirent d’établir des liaisons radio régulières et d’équiper les


maquisards.
L’équipement de cette zone (voir compte rendu trimestriel du 3e tri-
mestre 1954) a été extrêmement rapide. En quarante jours toute la zone
est passée entièrement sous notre contrôle :
– plus de 35 000 habitants se sont ralliés,
– 2 villes : PAKHA et HOANG-SU-PRY ont été occupées,
– 200 villages entièrement libérés,
– 2 068 armes ont été parachutées
– 3 000 partisans recrutés et armés
– 120 soldats V.M. se sont ralliés avec leurs armes
– 350 soldats V.M. ont été tués ou mis hors de combat.
Tel est, le bilan du dernier-né des maquis, dont « le cessez-le-feu » n’a
pas arrêté l’action, puisque NGIA DO et YEN BIN XA se ralliaient encore
le 31 juillet, et que nos équipes de renseignements étaient bien accueillies
à HAGIANG.
Cette extension rapide a cependant démontré que le G.M.I. était désor-
mais en possession d’une méthode sûre et efficace, susceptible d’avoir sur
le développement des opérations en Indochine l’influence décisive qu’en
attendait le Commandement.

126
Lorsque les services évaluaient leur guerre non conventionnelle

CRÉATION D’UN SERVICE ANALOGUE AU G.M.I.,


SUR UN TERRITOIRE D’OUTRE-MER
Peut-on créer un service analogue au G.M.I. sur un territoire d’Outre-
Mer ? L’Étude générale très succincte qui précède permet de répondre par
l’affirmative. Il est bien évident que les notes de création devraient faire
l’objet le moment voulu d’une étude très approfondie permettant de les
adapter à chaque région.
Cependant on peut déjà donner les grandes lignes d’une telle organi-
sation :
1°) – S’il est possible de la créer en période opérationnelle, il est préfé-
rable de la mettre en place dès le temps de paix, afin qu’elle soit en état de
fonctionner dès la première alerte.
2°) – Les bases opérationnelles doivent être reconnues et étudiées au
préalable ; le personnel désigné pour les occuper, recruté et instruit, à
temps voulu.
Ce service comprendra initialement deux éléments :
– un élément d’information et de reconnaissance, à grand rayon d’ac-
tion,
– un centre de formation.
a) – L’élément d’information et de reconnaissance pourrait être confié,
comme en Indochine, à une section opérationnelle aéroportée, chargée
sur un territoire de prospecter et d’établir des dossiers de D.Z. Elle serait
en outre chargée de reconnaître les zones de maquis possibles et de recru-
ter le personnel Autochtone susceptible de les occuper.
b) – Un centre d’instruction analogue à celui du CAP SAINT-JACQUES
qui aurait la charge de former le personnel, serait donc à créer.
3°) – Cet Organisme est à placer uniquement sous les ordres du
Commandement militaire, à un échelon qui est à préciser et qui peut
varier suivant la situation et la région considérées.

127
L’Asie vacille

ANNEXE N° 1
COMITÉ D’ORIENTATION DE L’ACTION1

– Le Comité d’Orientation de l’Action était présidé par le Colonel,


Adjoint au Général Chef du P.E.M.I.F.T.

Les membres de ce Comité étaient les suivants :


– Le Colonel Délégué du Directeur Général du SDECE
– Le Lieutenant-Colonel, Chef de la D.G.[D]. – représentant le
Haussaire.
– Le Colonel, Chef du 3ème Bureau E.M.I.F.T. ou son représentant.
– Le Lieutenant-Colonel, Chef du 3ème Bureau E.M.I.F.T. ou son repré-
sentant.
– Le Lieutenant-Colonel, Commandant le G.M.I.
– Le Lieutenant-Colonel, Adjoint au Colonel Délégué du Directeur
Général du SDECE

1. Ce comité est en fait la commission n°6 du comité de guerre, créé en octobre


1953 par le commissaire général Dejean et le général commandant en chef Navarre.
Ce comité doit permettre de prendre des décisions en vue de l’établissement d’une
doctrine française de la conduite de la guerre en Indochine. Parmi les autres commis-
sions : n° 1 « Guerre psychologique et information », n°2 « renseignement »…
II

L’Afrique : la formation
du « pré carré »
après les indépendances
1. Début de la piraterie aérienne : l’interception
de l’avion de Ben Bella, le 22 octobre 1956

par Sébastien Laurent

Ce texte du colonel Serge-Henri Parisot (1909-2010)1 est éton-


nant par la liberté de ton qui le caractérise, à commencer par le
titre. L’épisode raconté ici n’est pas moins étonnant2 : en effet nul
ne savait le rôle des services spéciaux dans l’arraisonnement – sans
fard, le colonel Parisot parle ici de « piraterie aérienne » – de l’avion
transportant les quatre principaux chefs de la rébellion algérienne
le 22 octobre 1956. Cet acte mis par la suite au débit de « l’armée »
fut en fait une initiative de quatre chefs des « services » de l’armée
en Afrique du Nord. Il témoigne d’un état d’esprit particulier dans
lequel la sujétion traditionnelle de l’autorité militaire au pouvoir
politique n’existe plus, qui plus est lorsque le gouverneur géné-
ral Robert Lacoste (1898-1989) à Alger est un haut fonctionnaire
civil convaincu de la nécessité de la manière forte face au FLN,
quitte à laisser l’armée empiéter sur le pouvoir civil et sur les liber-
tés publiques. La carrière militaire du colonel Parisot l’a amené à

1. Qui nous l’avait confié il y a plus d’une dizaine d’années.


2. Sur cette opération, on trouvera peu d’informations inédites dans Jean Bois-
son (Ben Bella est arrêté le 22 octobre 1956..., Études et recherches historiques, 1978,
446 p). En revanche, quelques confirmations existent dans les souvenirs du colonel
Germain, l’un des quatre acteurs de ce « coup » tels qu’ils sont rapportés par Roger
Faligot (« Comment le colonel Germain a enlevé Ben Bella », Historia, n° 573, sep-
tembre 1994, p. 40-45). Germain – « Allemand » – oublie notamment de mention-
ner le rôle des trois autres officiers supérieurs évoqués ici par le colonel S.-H. Parisot.

131
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

entrer dans les services spéciaux à l’occasion de la guerre : en 1942,


cet officier au profil jusque-là classique fut en effet affecté dans
les services de contre-espionnage du Maroc, chargé d’assurer la
surveillance des commissions allemandes d’armistice. Il fut ensuite
appelé par le lieutenant-colonel Paul Paillole1 à Alger et chargé de
mettre sur pied diverses missions d’intoxication en Méditerranée2.
Il poursuivit ensuite une carrière alternant entre services spéciaux3
et affectations plus classiques.
En 1956, affecté en Algérie, le commandant en chef, le général
Lorillot, lui demanda de créer au printemps le Service de rensei-
gnement opérationnel (SRO) pour l’ensemble de la 10e région
militaire. Il se trouvait à la tête de ce service de renseignement
collectant du renseignement militaire sur la rébellion lorsqu’on
lui signala l’envol depuis l’aérodrome de Rabat du DC3 maro-
cain convoyant notamment les chefs de l’insurrection algérienne
à destination de Tunis. Cette opération déclenchée dans des
délais très courts fut le résultat de la collaboration entre les quatre
officiers commandant les principaux services de renseignement
engagés dans la lutte contre le FLN : le colonel Parisot à la tête
du SRO, son camarade de promotion de Saint-Cyr, le colonel
Henri Wirth (1908-1984), chef du 2e bureau de la 10e région
militaire (Algérie), le lieutenant-colonel Jean-Baptiste Allemand,
dit « Germain » (1906-1991), chef du SDECE pour l’ensemble
de l’AFN, et enfin le lieutenant-colonel Léon Simoneau (1905-
1993), chef du Centre de coordination interarmées (CCI)4,

1. Sur cet officier supérieur, nous renvoyons à la notice de présentation en ouver-


ture de ce volume.
2. Il participa notamment à la manipulation d’un agent double, « Gilbert ». Sur
cette opération, voir le livre récent : Olivier Pigoreau, Nom de code Atlas. L’espion fran-
çais qui trompa Hitler, Paris, Nouveau Monde éditions, 2011, 285 p.
3. Il fut affecté au SDECE de 1945 à 1948, puis fut envoyé comme attaché militaire
à Bucarest d’où il fut expulsé par les autorités roumaines en 1950.
4. Cet organisme militaire qui avait notamment la main sur les détachements opé-
rationnels de protection (DOP) utilisa la torture quelque temps plus tard dans le
cadre de la bataille d’Alger (cf. Sébastien Duquenne, Le Centre de coordination inte-
rarmées en Algérie (1956-1961) : organisme de recherche du renseignement opérationnel,
mémoire des écoles de Coëtquidan sous la direction d’Olivier Forcade, 1999, 133 p. et
Raphaëlle Branche, La torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie 1954-1962, Paris,
Gallimard, 2001, 474 p.

132
Début de la piraterie aérienne

organisme de recherche du renseignement politique et militaire


sur les rebelles.
À court terme, le succès de l’opération fut porté au crédit de
l’armée, mais il engendra le renforcement des chefs militaires
FLN de l’intérieur et suscita dans le monde entier une una-
nime condamnation de la France qui avait ouvertement violé
le droit international. Cet épisode reste comme l’une des plus
fortes opérations d’indépendance de l’armée à l’égard du pouvoir
politique, mais également comme une opération réussie des dif-
férents « services » qui avaient su, il n’en fut pas toujours ainsi,
travailler ensemble.
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

DÉBUT DE LA PIRATERIE AÉRIENNE :


L’INTERCEPTION DE BEN BELLA
(22 OCTOBRE 1956)

Mon excellent camarade (de promotion) Wirth, chef du 2e Bureau de la


X Région militaire (Algérie), venait d’apprendre l’envol imminent de Ben
e

Bella1 – principal chef du FLN et l’âme de la rébellion – et de son équipe,


d’un aéroport du Maroc pour Tunis.
L’antenne du SDECE à Rabat signalait même que le « quintette2 » était
monté par mégarde à bord d’un appareil d’Air France3 à destination de la
Métropole et que l’hôtesse avait malencontreusement prévenu ses clients
de leur erreur de direction.
Cette occasion manquée (car il aurait alors été simple de mettre la main
sur l’état-major des insurgés) donna immédiatement à notre quarteron4
de colonels l’idée et l’irrésistible envie de procéder quand même à l’inter-
ception de nos adversaires ; cela en dépit de la nationalité marocaine de
l’aéronef où ils avaient finalement embarqué, et qu’il suffisait d’arraison-
ner en vol et de détourner vers un aéroport sous contrôle français.
Nous n’avons pas éprouvé le moindre scrupule à transgresser ainsi les
usages diplomatiques, nos adversaires ayant les premiers faussé le jeu en

1. Ahmed Ben Bella (né en 1916), ancien sous-officier dans l’armée française durant
la Seconde Guerre mondiale, s’engagea après le conflit dans une formation nationa-
liste (PPA-MTLD) et devint conseiller municipal de Maghnia en 1947. Accusé d’avoir
participé en 1949 à la tête d’un groupe de « l’Organisation secrète » (OS) à l’attaque
de la poste d’Oran, il fut condamné en 1952 à sept ans de prison mais parvint rapi-
dement à s’évader, gagna l’Égypte et participa au déclenchement de l’insurrection en
novembre 1954.
2. Ahmed Ben Bella, Mohamed Khider (1912-1967), Mohamed Boudiaf (1919-
1993), Mostefa Lacheraf (1917-2007), et Hocine Aït Ahmed (né en 1926).
3. L’auteur commet une erreur, il ne s’agit pas d’Air France, mais d’une compagnie
marocaine : l’équipage de l’avion était français, mais le DC3 était la propriété du Sul-
tan du Maroc, d’où les effets politiques et diplomatiques négatifs. Il y avait également
à bord des journalistes français et étrangers.
4. « Wirth : chef du deuxième Bureau de la Xe Région militaire ; « Germain » :
chef du poste SDECE d’Afrique du Nord à Alger ; Simoneau : chef du CCI (Centre
de Coordination interarmées) ; moi-même : mis « dans le coup » car l’avion pouvait
atterrir à Oran, où j’ai alerté tout de suite mes représentants (une sous-direction) pour
constituer un éventuel « comité d’accueil » (note du colonel Parisot).
Le terme de quarteron est ironique car il renvoie à l’expression employée à la télé-
vision par le général de Gaulle le 23 avril 1961, pour qualifier les quatre généraux
auteurs du putsch en Algérie (« un quarteron de généraux en retraite »).

134
Début de la piraterie aérienne

utilisant prudemment le sol étranger pour y fomenter leur entreprise de


subversion exercée sur le territoire national. L’opération n’a pas été facile à
monter, notamment en raison du manque total de délais…
Il fallait essentiellement convaincre le pilote français, chef de bord de
l’appareil d’Air Maroc, d’obtempérer à nos ordres et de modifier en consé-
quence son plan de vol ; mais il était bon aussi, de pouvoir disposer de
moyens aériens capables d’appuyer et de matérialiser notre injonction.
La première partie de ce programme donna lieu à une longue conver-
sation radio entre les contrôleurs aériens, tout de suite consentants, et le
chef de bord : celui-ci, patriote, se rallia rapidement à notre projet quand
on put lui promettre l’escamotage immédiat de sa famille, domiciliée au
Maroc ; afin qu’elle ne puisse pas être l’objet de représailles très possibles.
Les autres membres de l’équipage, tous français, probablement céliba-
taires, n’émirent pas d’objection, l’hôtesse en particulier fut admirable de
courage et de sang-froid pendant que l’avion, après l’escale prévue aux
Baléares, tournait en rond pour que la durée de vol ne soit pas insolite (le
trajet Palma-Alger étant au moins deux fois plus court que le trajet Palma-
Tunis), elle bavardait avec ses passagers pour qu’ils ne s’aperçoivent de
rien et ne regardent pas aux hublots.
Les moyens aériens furent faciles à trouver, à alerter et à mettre en œuvre,
le général Jouhaud étant le commandant de l’Air en Algérie. Mais à cette
époque le commandant militaire était subordonné au pouvoir civil : le
Gouverneur Général, Raymond Lacoste, était provisoirement en France1,
et l’intérim était assuré par le Secrétaire Général du GG2, Chaussade. Avant
tout, administrateur appartenant à la carrière préfectorale, Chaussade ne
faisait guère le poids en face des généraux. Ce haut fonctionnaire ne se
permettait probablement pas d’avoir d’opinions personnelles, comme il l’a
montré en se révélant fidèle serviteur de nos républiques successives3.
Bref, cette interception nous fit vivre un « suspens » extraordinaire, sur-
tout à partir du moment où nous entendîmes les vrombissements de la
chasse passer au-dessus de nos têtes et foncer vers le large (l’escadrille

1. Il s’agit en fait de Robert Lacoste (1898-1985) qui outre ses fonctions en Algérie
était demeuré député (SFIO) de la Dordogne où il se trouvait lors de cette opération.
2. Gouvernement général.
3. « Préfet régional de Rouen quand j’y étais détenu ; sans doute pour se dédouaner
et rester en grâce, il a refusé de recevoir lui-même une délégation d’épouses de prison-
niers ; dont ma femme faisait partie. » (Note du colonel Parisot)

135
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

avait décollé de Blida, et mon PC chemin Laperlier, était entre El Biar et


Alger, voisin de la résidence du général Jouhaud). Chaque fois que l’appa-
reil d’Air Maroc, suivi au radar, dévia de la route fixée, nous nous deman-
dions s’il ne cherchait pas à nous échapper…
Finalement l’atterrissage tant attendu se fit sans encombre à Maison
Blanche, l’aéroport d’Alger, et notre précieux gibier fut immédiatement
confié aux bons soins de la Surveillance du Territoire (DST). Nos terribles
terroristes, médusés, étaient à ramasser à la petite cuiller et se sont laissé
passer les menottes sans tenter l’ombre d’une résistance.
J’ai participé à deux ou trois reprises à l’interrogatoire de nos clients,
désirant en particulier avoir des précisions sur une organisation qu’ils
connaissaient manifestement plus mal que nous.
Sur l’agenda pris sur Ben Bella, cet ancien adjudant de Tirailleurs avait
inscrit, à la page correspondant à l’arraisonnement du cargo yougoslave
« Athos1 », chargé d’armes et de munitions : « désastre ».
Je ne pensais pas alors que l’acharnement sénile de notre fossoyeur
national2 ferait de cette baudruche, discutable héros du hold-up de la
poste d’Oran en 19493, un chef d’État…
« Purée de nous ôtres ! », comme on disait à Bab-el-Oued.

S.-H. Parisot

1. Le 23 octobre 1956, quelques jours avant cet arraisonnement, la Marine fran-


çaise, alertée par le SDECE interceptait au large d’Oran le navire qui transportait plu-
sieurs tonnes d’armes à destination du FLN.
2. Ce texte écrit au tout début des années 1980, soit vingt-cinq ans après les faits,
laisse apparaître une franche hostilité à l’égard du général de Gaulle responsable du
retrait de la France en Algérie. Ces propos s’expliquent par l’engagement du colonel
Parisot dans l’OAS à partir de 1960 après qu’il eut été éloigné de l’Algérie vers l’Alle-
magne en raison de sa condamnation ouverte de la politique gouvernementale. Arrêté
à Landau, il fut condamné à huit ans de prison et libéré par anticipation en 1965.
3. Il s’agit de Ben Bella.
2. « Amicalement vôtre » : Jacques Foccart
et le capitaine Maurice Robert,
Dakar (mai-novembre 1958)

par Jean-Pierre Bat

Jacques Foccart, « Monsieur Afrique » de l’Élysée et fin


connaisseur du monde du renseignement, a fait largement gloser
sur ses fameux réseaux, supposés ou réels. Ceux du SDECE sont
au cœur des interrogations. Lorsqu’il s’installe dans les fonctions
de directeur général au boulevard Mortier en 1970, Alexandre
de Marenches affirme vouloir lutter contre ces réseaux. Très
rapidement, quelques cibles sont identifiées et tenues comme les
« hommes de Foccart » à la Piscine. Au premier rang d’entre eux
prend place le colonel Maurice Robert, qui finit par quitter le
service en 1973, au terme d’une évidente incompatibilité d’hu-
meur professionnelle avec le directeur général. Maurice Robert
est devenu, dans la mythologie recréée autour des services secrets,
le binôme inséparable de Jacques Foccart, au point d’apparaître
comme son homme clé au SDECE, à la direction du secteur
« Afrique » (N) du service de renseignement (SR).
Le secteur N voit le jour en mars 1959, de la scission du sec-
teur Afrique-Moyen-Orient à la faveur des indépendances afri-
caines. Maurice Robert en prend la direction et obtient l’accord
du directeur général Paul Grossin pour être en contact direct
avec le secrétariat général des Affaires africaines et malgaches
137
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

de Jacques Foccart. La longévité et l’importance des mandats


de Jacques Foccart (conseiller puis secrétaire général pour les
Affaires africaines et malgaches à la présidence de la République
de 1959 à 1974) et Maurice Robert (chef du secteur N de 1959
à 1968 puis chef du service de renseignement de 1968 à 1973)
font d’eux les figures clés de la politique africaine de la France
gaulliste. Le rapport entre les sphères politique et opérationnelle
s’établit dans le domaine africain autour du lien de confiance
noué en coulisse entre ces deux hommes. Le feu orange, que
décrit Maurice Robert dans ses Mémoires, devient une couleur
habituelle des années Foccart.
« Lorsque des initiatives allaient dans le sens souhaité par le
pouvoir et qu’il ne pouvait ouvertement les assumer, la plupart
du temps pour des raisons diplomatiques, il ne disait ni oui, ni
non. C’était ce que l’on appelait le feu orange qui signifiait :
“Allez-y. Faites comme bon vous semble mais nous ne sommes
pas au courant.” Sous-entendu : “En cas de pépin, on ne vous
couvre pas.” L’application était du ressort exclusif des services
spéciaux, en qui Foccart avait toute confiance.1 »

La conception politique et stratégique de la défense des intérêts


français dans les anciennes colonies ne doit rien au hasard entre
ces deux hommes : ils se connaissent depuis les premières années
du RPF, bien avant qu’ils ne prennent de telles responsabilités
politiques. Foccart n’est alors que délégué RPF pour l’outre-mer
tandis que le lieutenant Robert est officier méhariste. Ils se ren-
contrent pour la première fois en 1947 lorsque Maurice Robert
crée la section RPF de Port-Étienne en Mauritanie. Les deux
hommes lient amitié au fil des ans. De retour d’Indochine, le
capitaine Robert est parrainé par le lieutenant de vaisseau Bardet,
chef du 2e bureau de la Marine au Nord-Viêtnam et ancien du
BCRA, pour intégrer le SDECE. En 1955, Maurice Robert est
affecté au poste du service de renseignement de Dakar, tour de

1. André Renault, Maurice Robert, « Ministre » de l’Afrique, Paris, Seuil, 2004,


p. 109-110.

138
« Amicalement vôtre » : Jacques Foccart

contrôle de l’Afrique-Occidentale française. Il entretient, hors


service, une correspondance avec Jacques Foccart, dernier secré-
taire général du RPF qui s’efforce d’en maintenir l’existence
et les contacts en prévision d’un retour au pouvoir du général
de Gaulle.
Militant gaulliste, Maurice Robert s’avère particulièrement
actif à Dakar dans le sillage du 13 mai 1958. En marge de son tra-
vail pour le SDECE, il poursuit plus que jamais l’étroite liaison
qu’il entretient avec Jacques Foccart. Lorsque de Gaulle s’installe
à Matignon pour préparer la mise en place de la Ve République,
ce n’est plus au secrétaire général du RPF que le capitaine du
SDECE adresse ses rapports officieux, mais au conseiller tech-
nique de Charles de Gaulle. La démarche n’en est pas plus offi-
cielle, mais elle revêt dès lors une certaine importance politique.
Le protocole de rédaction adopté par Maurice Robert en porte la
marque : à partir du retour au pouvoir des gaullistes, il numérote
ses courriers à compter d’1/58.
L’édition proposée est composée de la correspondance inédite
adressée, entre mai et novembre 1958, par le capitaine Robert
à Jacques Foccart. Ces mois de transition entre la IVe et la
Ve République sont marqués, en Afrique, par l’organisation de
la victoire du « oui » au référendum constitutionnel du 28 sep-
tembre 1958 autour du thème de la Communauté. Ces docu-
ments appartiennent à l’ensemble d’archives remises par Jacques
Foccart aux Archives nationales, et sont conservés dans son fonds
dit « privé » (FPR). Si quelques pièces manquent, ainsi que le
prouve la numérotation de la correspondance, l’essentiel est
là : on peut suivre pas à pas la tournée d’inspection de Maurice
Robert en AOF, ainsi que les efforts et préconisations en direc-
tion des personnalités et formations politiques africaines jugées
potentiellement hostiles à la politique française en Afrique. La
Guinée de Sékou Touré, qui a osé dire « non » à la Communauté
le 28 septembre 1958, devient l’un des centres d’intérêt essentiels
du résident SDECE de Dakar à ce virage des indépendances. En
négatif se retrouvent les démarches entreprises pour procéder à
139
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

un rééquilibrage politique au Niger en faveur des partisans du


« oui ». Enfin, cette correspondance épouse les ultimes mois du
séjour de Maurice Robert à Dakar : ce dernier a obtenu, en juin
1958, un sursis de six mois, mais s’inquiète de ne plus pouvoir
servir la cause gaulliste et la sécurité nationale en Afrique à l’ap-
proche de la fin de l’année 1958. Foccart, conscient des qualités
d’un tel homme, ne l’oublie pas. Ayant obtenu son maintien
effectif jusqu’en mars 1959, il ne compte pas perdre un tel talent
revenu en métropole…

Dakar le 21 mai 1958

Cher ami,

Sans doute serez-vous heureux de recevoir quelques nouvelles de


l’AOF après les jours extraordinaires que nous venons de vivre.
Voici donc comment se présentent les choses ici.
L’armée en totalité est solidaire des camarades d’Algérie.
Du côté civil européen excellente réaction également, mais difficulté
de réaliser l’union à cause des questions de personnes surtout qui
jouent énormément.
Du côté gouvernemental, CUSIN et son équipe s’accrochent surtout
au fromage : on sent que les attaches avec le Parti socialiste sont plus
fortes que le désir d’Unité nationale autour du Général de GAULLE.
Cependant on note depuis hier et sous la pression des Français de
Dakar un petit revirement qui tendrait à prouver que par opportu-
nisme ces messieurs ménagent l’avenir. Il ne serait pas autrement
étonnant si les choses tournent dans le sens que nous désirons tous,
que CUSIN offre sur un plateau l’AOF au Général en s’appropriant le
mérite de l’avoir conservée intacte et unie.

140
« Amicalement vôtre » : Jacques Foccart

Du côté africain, crainte générale de perdre les droits acquis ou


pis encore de se voir accorder obligatoirement l’Indépendance si le
Général arrive au pouvoir. En dehors du PAI1, dont je vous joins le
tract, et de l’UGTAN2 qui pris une position violente contre le retour
du Général, les ministres et autres leaders africains conservent un
silence total et si des assurances leur étaient données quant à l’avenir
ils ne bougeraient pas.
Voyons maintenant dans le détail les mesures qui ont été prises : dès
la nuit de mardi à mercredi (13 au 14) j’ai pris contact avec BRAULT
et PATIN. Nous avons pris langue avec les diverses associations, FFL,
2e DB, 9e DIC, RHIN et DANUBE, CEFEO, médaillés militaires, offi-
ciers de réserve, AC. Très vite nous nous sommes aperçus de la néces-
sité de coordonner les efforts et d’assurer une liaison entre toutes ces
associations et l’armée, liaison dont j’ai pris personnellement la res-
ponsabilité malgré les embûches que cela présentait ; méfiance des
uns que je sois un provocateur, ce qui est le cas de Maître SANCHEZ-
CAZALDILLA qui a dit à certaines associations de se méfier de moi,
désir des autres d’aller très vite et qu’il a fallu calmer, initiatives per-
sonnelles malheureuses, cas d’un nommé MENEGLIER et de Maurice
VOISIN qui hier au soir autour d’un pastis sans doute ont constitué
un Comité de Salut public fantôme, etc.
Malgré ces difficultés nous avons obtenu les résultats suivants : en
accord avec le colonel GRALL commandant le 7e RPC, j’assure seul
la liaison avec les civils que je m’efforce de regrouper et d’organiser
dans le calme et la dignité en évitant toute manifestation publique
qui pourrait contrarier nos projets.
Les militaires, gonflés à bloc, attendent que nous nous décidions
vite et vous vous doutez du mal que nous avons à les maintenir sous
pression sans que ça éclate, que ça explose. Une seule ombre au
tableau, l’arrivée du général GARBAY que certains croient envoyé
par M. PFLIMLIN et qui n’a donné aucun apaisement au contraire.
Affolement complet chez CUSIN et son équipe qui ont fait la preuve

1. Parti africain de l’Indépendance, créé en 1957 au Sénégal.


2. Union générale des travailleurs d’Afrique noire, créée en 1957. Fondée notam-
ment par Sékou Touré et Djibo Bakary, l’UGTAN développe une ligne progressiste,
nationaliste et indépendantiste.

141
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

de leur médiocrité et dont les réactions sont imprévisibles s’ils avaient


à faire face à une situation grave, troubles en particulier. Les civils
attendent eux aussi avec impatience une décision, je pense arriver
d’ici à 48 heures à rétablir un climat de confiance à mon égard et
surtout de la part de SANCHEZ.
Au-dessus de tout cela le colonel GRALL reste calme et confiant. Il a
les pieds sur terre et on peut entièrement compter sur lui.
Mais il est important que vous nous donniez des consignes de façon
que nous sachions comment orienter nos efforts. Faudra-t-il agir ou
attendre que vous nous donniez le feu vert. Vous voyez à quel point
nous avons confiance en vous et en l’avenir puisque malgré l’excita-
tion nous gardons le calme avec le suprême espoir que le Général de
GAULLE prendra vite, très vite même, les destinées de la France car il
s’agit de la France avec un grand F nous ne l’oublions pas.
Veuillez donc assurer le Général de notre entier et fidèle dévouement
et dans l’espoir d’avoir un mot de vous par le canal d’AIR-FRANCE
par exemple, car les PTT ne sont pas sûres, croyez, cher ami, à toute
mon amitié.

[signature manuscrite]
ROBERT

142
« Amicalement vôtre » : Jacques Foccart

Paris, le 31 mai 1958


771/58

Cher Ami,
Votre lettre du 21 mai m’était bien parvenue mais, débordé d’occu-
pations, je n’ai pu encore y accuser réception.
Les événements ont été très vite. Je suis très confiant dans l’avenir.
Je vous écrirai plus longuement lorsque je serai moins pris. Je tenais,
néanmoins, à vous dire que j’ai bien reçu votre lettre et vous remercie
de toutes les indications fort intéressantes qu’elle contenait.
Croyez, cher Ami, à l’assurance de mes meilleurs sentiments.

J. Foccart

Capitaine ROBERT
Boîte postale 3.004
Dakar
Sénégal

[Lettre manuscrite]

Le 28-8-58
N° 1/58

Cher ami,
Quelques mots seulement pour vous parler en gros du meeting du
Parc des Sports du 26 et vous transmettre les dernières décisions du
Comité directeur de l’UGTAN.

143
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

a) Meeting du Parc des Sports

3000 personnes environ y assistaient, toujours les mêmes c’est-à-


dire les militants du PAI – excités de l’UGTAN et quelques centaines
de jeunes.
Orateurs habituels également – Bâ Thierno et le « grand » Diop entre
autres.
Thème des discours : l’Indépendance immédiate et totale, seule
condition à un vote favorable au référendum.
Bien chauffés, tous ces clients se répandirent en ville dans la soirée
et cassèrent des vitrines (Postes Medina – deux pharmacies – le res-
taurant « Baie d’Along » – une station service – une épicerie), une
quarantaine de voitures. Il y eut du côté promeneurs une dizaine de
blessés par jets de pierre. Une seule arrestation a pu être opérée et le
délinquant déféré au parquet.
Hier mercredi le calme semblait revenu.

b) Prise de position d’Ibrahim Seydou N’Daw

I.S. N’Daw a flétri les manifestations hostiles au Général de Gaulle et


a insisté sur le fait que le Sénégal en majorité était contre ce genre
de manifestations, que d’autre part les décisions prises à COTONOU
n’avaient pas été présentées pour adoption au Comité directeur de
l’UDS.
Il a incité ses compatriotes à voter OUI.

c) Démission de Senghor de l’UPS1

Une interception téléph[onique] de Ba Thierno nous apprend que


Senghor a démissionné de l’UPS. Il est accusé par Ba Thierno de vou-
loir créer un nouveau Parti pro-gaulliste.

Je n’ai pu encore confirmer.

1. Union progressiste sénégalaise, créée en 1958. Elle devient en 1976 le Parti socia-
liste.

144
« Amicalement vôtre » : Jacques Foccart

d) Décision du Comité directeur de l’UGTAN

Ci-joint une copie de la motion du Comité directeur de l’UGTAN qui


s’est réuni le 27 août.

Ma lettre N° 2 vous parviendra la semaine prochaine.


Pour terminer un mot de moi. J’avais commencé à vous en parler et
n’ai pu terminer faute de temps.
Mon séjour s’est terminé le 8-6-58. J’ai été prolongé de 6 mois
jusqu’au 8-12-58. Le contrôle a demandé une nouvelle prolongation
de 6 mois j[us]q[u]’au 8-6-59. La direction des troupes d’Outre-Mer
a refusé prétextant un besoin urgent en officiers subalternes. Le
Haut-commissaire MESSMER apprenant que je devais être remplacé
par le Cdt de RASILLY a télégraphié il y a 1 mois à la FOM1 pour
dire pas d’accord. Dans la conjoncture actuelle désire maintien de
ROBERT. Pas de réponse.
Pouvez-vous intervenir auprès du directeur troupes d’Outre-Mer
pour que mon séjour soit prolongé de 6 mois de plus soit j[us]q[u]’au
8-6-59. Cela est nécessaire croyez-moi que nous restions encore
q[uel]q[ues] mois en place. Merci.
Croyez en ma fidèle amitié.

[signature manuscrite]
ROBERT

1. France d’outre-mer, ancien ministère des Colonies.

145
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

31 août 1958
Cher Ami,
Bien reçu votre lettre du 28. Merci.
En ce qui vous concerne, je fais le nécessaire auprès de la FOM.
Ne manquez pas de me donner de vos nouvelles.
Bien amicalement à vous.

J. Foccart

Capitaine ROBERT
Boîte postale 3.004
Dakar
Sénégal

[Lettre manuscrite]

Le 19-9-58
A

Cher ami,
C’est une lettre hors série. Peut-être rirez-vous. Mais les représen-
tants de LEBOUS1 ont tenu à ce qu’elle parvienne au Général en
personne. Ils veulent aussi qu’un de leurs représentants qui doit se
rendre à PARIS au début de la semaine soit reçu par le Général.
Je vous enverrai lundi une longue et documentée lettre qui vous fera
le point complet de la situation.
Dernier détail… SÉKOU reviendrait sur son NON si Houphouët
allait à CONAKRY « s’excuser » d’avoir pris position avant la ­réunion

1. Population wolof de la presqu’île du Cap-Vert, d’obédience musulmane.

146
« Amicalement vôtre » : Jacques Foccart

de OUAGADOUGOU1 et surtout d’avoir annulé cette réunion ce


qui a vexé SÉKOU. C’est une affaire personnelle entre SÉKOU et
Houphouët et surtout une affaire d’orgueil.

Toute ma fidèle amitié


[signature manuscrite]
ROBERT

Le 29 septembre 1958
N° 4/58

Cher ami,
Les jeux sont faits et même au-delà de toutes nos espérances
puisque les pronostics sont largement dépassés. Vous ne pouvez
savoir la joie que c’est pour moi. Mais ne nous laissons pas entraîner
par l’euphorie du moment car il reste beaucoup de bonne besogne à
faire et il faut que nous soyons très vigilants du côté de SÉKOU qui
ne se laissera sûrement pas faire et cherchera par tous les moyens à
nous nuire, du côté de DJIBO BAKARY qui n’encaissera pas facile-
ment sa défaite et nous inquiète à cause de ses flirts avec le GHANA
d’une part et peut-être la RAU2 d’autre part qui en sous main l’aurait
aidé pécuniairement : ceci reste à vérifier cependant. Enfin, du côté
des leaders Sénégalais de l’UPS qui ont fait voter OUI avec un petit
regret derrière la tête et qui ont voulu justement un succès éclatant
pour qu’on ne puisse pas les taxer de mauvaise foi. Il faudra aussi sur-
veiller de très près les activités de N’KRUMAH et de son équipe qui
sur le plan du Pan-Africanisme ne désarmeront pas malgré l’échec
de leur propagande pour un vote négatif des territoires français au
référendum.

1. Congrès du RDA prévu en septembre 1958 pour préparer et uniformiser une


dernière fois la position du Rassemblement sur le référendum du 28 septembre 1958.
2. République arabe unie.

147
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

Je vous transmets ci-joint la composition du bureau du nouveau


parti le PRA du Sénégal. Vous le constaterez les noms mentionnés
sont évocateurs… tous des cocos notoires. Ce PRA peut très pro-
chainement fusionner avec le PAI et constituer tout simplement
le PC sénégalais. À signaler aussi le voyage à ACCRA du leader du
PAI DIOP MAJMOUTH qui y a rencontré un des collaborateurs de
N’KRUMAH nommé AMQAH : il est vrai que c’était avant le réfé-
rendum. Tout cela représente un programme chargé pour notre
boîte et du pain sur la planche.

Maintenant si vous le permettez, tout en m’excusant de vous impor-


tuner, je voudrais vous entretenir de ma prolongation. En effet,
malgré un deuxième télégramme adressé à la FOM par le Haut-
commissaire MESSMER ma prolongation a été refusée par la direc-
tion des troupes d’Outre-Mer et ce malgré une intervention directe
auprès du général directeur en précisant que ma connaissance des
problèmes politiques, économiques et sociaux de l’Afrique noire et
particulièrement des territoires étrangers imposent ma présence en
Afrique occidentale pendant encore plusieurs mois. Je pense qu’il
doit s’agir d’une intervention autoritaire et non d’une demande de
faveur à mon égard. Si vous pensez cette action inopportune peut-
être qu’une affectation à votre cabinet par exemple et détaché
comme chargé de mission Outre-Mer pourrait être envisagée. Je
ne demande qu’à servir, je vous le répète et servir utilement, et ma
place en ce moment est ici, j’en suis persuadé. Ne m’en veuillez pas
de vous ennuyer mais je crois qu’il est urgent d’agir. En vous remer-
ciant à l’avance de ce que vous pourrez faire, croyez cher ami à ma
fidèle amitié.

[signature manuscrite]
ROBERT

148
« Amicalement vôtre » : Jacques Foccart

29 septembre 1958
Cher Ami,
J’ai bien reçu votre lettre « A » du 19 septembre. Je vous remercie
des indications que vous me donnez et attends la lettre que vous
m’annoncez.
Croyez, cher Ami, à mes sentiments très amicaux.

Jacques FOCCART

Monsieur ROBERT

[Lettre manuscrite]

Niamey le 7-10-58
5/58

Cher ami,
Je comptais pouvoir vous faire une mise au point sérieuse de la situa-
tion au Soudan [Mali] et au Niger, il me manque quelques éléments ;
je le ferai donc jeudi avant de quitter Niamey. En gros, cependant,
voici ce que je pense de la situation.
SOUDAN : Pas de problème immédiat. L’UGTAN et le PRA sont
partagés, donc affaiblis. Diallo Abdoulaye, ex ministre du Travail
du Soudan, est parti en Guinée son pays d’origine pour y devenir
ministre dans le g[ouvernemen]t de Sékou. L’UGTAN se trouvera
donc affaiblie considérablement. Quant au PRA, un de ses leaders,
Fily DABO CISSOKO, désavoué, a perdu le peu d’audience qu’il avait.
À suivre : la section du PAI qui vient de se créer.
NIGER : Les résultats exceptionnels du référendum ont mis bien
entendu DJIBO BAKARY en minorité. Certes, si cet état des choses
avait été exploité immédiatement, il n’y aurait plus de DJIBO, mais

149
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

après une semaine de tranquillité DJIBO s’organise et est en train


d’essayer de regrouper les morceaux. La seule façon de le déboulon-
ner est de le mettre en minorité au conseil de gouvernement, mais
avant tout à l’Assemblée territoriale. Sur 60 conseillers, 18 sont
farouchement contre. Il reste donc 13 conseillers ou moins à déta-
cher de DJIBO, tel est le but de la manœuvre commencée par le gou-
vernement COLOMBANI. Il faut aller vite, très vite. Trois hommes
peuvent aider le gouverneur.
ISSOUFOU DJERMAKOYE, qui est seul pour le moment à jouer le
jeu loyalement. Il a démissionné du PRA et va sans doute créer un
parti soutenu par COLOMBANI qui s’alliera au RDA pour les besoins
de la cause seulement, car il faut ménager les susceptibilités. J’ai le
contact avec ISSOUFOU.
VIDAL, le dernier des derniers. Il ne faut avoir aucune confiance en
lui, mais le faire marcher en utilisant les moyens de pression que l’on
possède sur lui. La campagne lui a coûté cher, il éprouve des difficul-
tés financières certaines et ses entreprises sont en danger. Il faut jouer
là-dessus pour l’amener à entraîner avec lui les quelques conseillers
qu’il tient en main afin qu’ils votent contre DJIBO. Puis ensuite il faut
l’éliminer purement et simplement d’AOF car je le répète c’est le roi
des S.
DUMOULIN : aussi dégoûtant personnage que Vidal qui ne pense
qu’à son intérêt personnel. Je le vois aujourd’hui et pense l’amener à
faire ce que voudra le gouverneur.
Je dois voir aujourd’hui BOUBOU HAMA le chef de la section RDA
du NIGER et q[uel]q[ues] autres dont je vous parlerai jeudi. Il faut
trouver une solution rapide au problème et une solution juridique
serait la meilleure évidemment pour vider DJIBO.
Croyez à ma fidèle amitié.

[signature manuscrite]
ROBERT

150
« Amicalement vôtre » : Jacques Foccart

14 octobre 1958
Cher Ami,
Bien reçu votre lettre du 5. Merci.
Le ministre a pris personnellement en main la question de votre
affectation. J’espère que nous aurons un bon résultat.
Merci encore.
Bien amicalement.

[Lettre manuscrite]

Lomé le 12-10-58
N° 6/58

Cher ami,
Très bousculé je n’ai pu vous écrire jeudi comme je le voulais, je m’en
excuse. J’ai donc quitté NIAMEY vendredi matin pour LOMÉ.
DJIBO BAKARY et CONDAT ont dû quitter le NIGER hier au soir et
arriver à Paris ce matin. Les positions n’ont pas été modifiées et nous
aurons beaucoup de mal à mon avis avec DJIBO. Je vous adresse ci-
joint le communiqué du 6 octobre des ministres et conseillers terri-
toriaux du SAWABA1. C’est un modèle du genre et il ne faut pas s’y
laisser prendre. DJIBO est un homme dangereux qu’il faut descendre
de son piédestal si nous voulons redonner confiance aux éléments
sains de ce territoire du Niger. Laisser le Conseil et le gouvernement
actuel poursuivre sa mission équivaut pour ceux qui ont voté OUI à
un désaveu et à une blessure. Pour eux rien n’est changé et on les a
trompés. Pour que notre action soit durable et efficace dans le sens
de la Communauté il faut rapidement éliminer DJIBO et son équipe
gouvernementale. Mais il lui faut un remplaçant valable et à mon

1. L’Union démocratique nigérienne, rebaptisée Sawaba, est le parti de Djibo


Bakary.

151
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

avis le seul capable de mener la barque est d’ARBOUSSIER, il faut le


décider à venir au Niger même pour un temps très court prendre la
direction d’un gouvernement d’union comprenant des représentants
du RDA, de l’entente franco-nigérienne (ISSOUFOU) et même du
PRA en faisant un choix judicieux. Seul d’ARBOUSSIER peut mener à
bien cette tâche car BOUBOU HAMA – ISSOUFOU DJERMAKOYE
et même HAMANI DIORI n’ont pas assez de personnalité pour
prendre des responsabilités gouvernementales seuls.
Enfin je le répète doivent disparaître DJIBO – CONDAT et VIDAL ce
dernier faisant à mon avis, malgré des retournements spectaculaires,
une politique personnelle basée sur d’infâmes combines qui dessert
le prestige et les intérêts de la France.
Le gouverneur s’emploie à retourner la majorité de l’Assemblée
contre DJIBO, c’est bien et il peut réussir mais les jours passent et
chaque jour perdu profite à DJIBO. Il est à peu près certain mainte-
nant que DJIBO a touché de l’argent du GHANA. Un de ses hommes
de confiance que je m’efforce d’identifier a changé à LOMÉ avec
l’aide de plusieurs intermédiaires 4000 livres, ce n’est pas beaucoup
bien sûr, mais c’est certain.
Les contacts de DJIBO avec le GHANA et le Nigeria vont être suivis
de très près, je vais m’y attacher. À ce sujet il est également utile
que vous sachiez que les comités NCNC1 – AG2 et NEPU3 (Partis du
Nigeria) se sont réunis à KANO après le référendum. Une politique
d’aide financière aux partisans de l’Indépendance immédiate des ter-
ritoires français a été décidée. L’Action group s’est réservée le secteur
du DAHOMEY. Le NCNC et le NEPU le Niger français en liaison avec
le GHANA. La chefferie du Nord, représentée dans l’arène politique
par le NPC a refusé de participer pour l’instant à ce mouvement. Elle
avait d’ailleurs avant le référendum incité les Haoussas à voter OUI.
Voilà en quelques lignes une mise au point à ce jour. Ce soir je file à
COTONOU pour étudier sur place la situation. Lundi j’irai à Abidjan

1. National Council of Nigeria and Cameroons, parti politique nigérian de 1944


à 1966.
2. Action Group, créé en 1951.
3. Northern Elements Progressive Union.

152
« Amicalement vôtre » : Jacques Foccart

et mardi à CONAKRY et ce n’est je crois qu’à mon retour à DAKAR


que je vous ferai le point pour ces 3 territoires – soit le 16-10.
Toujours rien de ma prolongation je suis un peu désespéré.
Croyez à ma fidèle amitié et à mon entier dévouement.

[signature manuscrite]
ROBERT

15 octobre 1958
Cher Ami,
Comme je vous le disais dans ma lettre d’hier, le ministre1 s’est
occupé de votre situation.
Malheureusement, comme vous avez déjà eu une première prolon-
gation, il n’est pas possible de vous en accorder une nouvelle parce
qu’il n’en est accordé à personne, pour aucun motif.
Mais, le ministre a donné des instructions très larges pour que « de
larges délais vous soient laissés pour la mise au courant de votre suc-
cesseur ». Cela devrait reporter votre départ au premier trimestre
1959.
J’espère que tout se passera bien ainsi.
Bien amicalement.

1. Bernard Cornut-Gentille, ministre de la France d’outre-mer.

153
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

Paris, le 22 octobre 1958


Cher Ami,
Bien reçu votre lettre n° 6.
Elle m’a énormément intéressé et je vous en remercie.
J’attends vos prochaines nouvelles.
Bien à vous.

Le 18-11-58
N° 7/58

Cher ami,
Un mot en hâte pour vous fournir un tuyau intéressant.
Hier, 17-11, à Abidjan il y a eu une réunion orageuse des différentes
délégations RDA.
Celles du SOUDAN1 et de la Côte d’Ivoire se sont trouvées en complet
désaccord et la délégation du SOUDAN a quitté Abidjan en claquant
les portes. D’autre part HOUPHOUËT a refusé catégoriquement de
se rendre à la conférence de Brazzaville. De ce fait d’ARBOUSSIER
n’ira pas non plus. Conclusion : la conférence RDA de Brazzaville
tombe à l’eau.
Je vous écrirai plus longuement à la fin de la semaine.
Bien amicalement vôtre

[signature manuscrite]
ROBERT

1. Mali.

154
« Amicalement vôtre » : Jacques Foccart

21 novembre 1958
Cher Ami,
J’ai bien reçu votre lettre n° 7.
Je vous remercie des nouvelles que vous me donnez.
Bien amicalement.

Source : Archives nationales, 5 AG FPR 599,


correspondance de Jacques Foccart à Matignon.
3. « Un autre de mes agents1 » : Antoine Hazoume,
agent de Maurice Robert

par Jean-Pierre Bat

À la veille de son indépendance, le Moyen-Congo colonial,


qui devient le 28 novembre 1958 la République du Congo-
Brazzaville, est considéré comme la zone la plus sensible politique-
ment en AEF (Tchad, Centrafrique, Gabon et Moyen-Congo).
La prise de conscience a été totale lors des affrontements politico-
ethniques de février 1959 qui ont vu de sanglantes batailles
urbaines entre les partisans de l’abbé Fulbert Youlou (chef de
l’Union de défense des intérêts africains – UDDIA – et prési-
dent du Conseil élu le 28 novembre 1958) et ceux de Jacques
Opangault (chef du Mouvement socialiste africain – MSA – et
précédent chef du gouvernement à la faveur des dispositions de
la loi-cadre Defferre). Combinée à la menace de « subversion
communiste », ainsi qu’à l’agitation provoquée par les brèches
nationalistes africaines au Congo belge comme en Guinée, la
poudrière congolaise devient alors le point de fixation de la lutte
anticommuniste en Afrique centrale française. Le dispositif sécu-
ritaire, articulé autour de la coopération des services de rensei-

1. Maurice Robert a indiqué en 2004 l’identité de cet agent dans ses souvenirs :
« […] un autre de mes agents, un Béninois, conseiller de Tombalbaye, Antoine
Hazoume […] », in Renault André, Maurice Robert « Ministre de l’Afrique », Paris,
Seuil, 2004, p. 128.

157
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

gnement français et congolais, travaille activement sur ce dossier


en prévision de la proclamation de l’indépendance.
En crescendo tout au long de la décennie 1950, les services de
sécurité d’AEF surveillent les contacts ou les voyages en Afrique
comme en Europe des militants de formations syndicales ou de
mouvements de jeunesse qu’ils jugent « philo-communistes » ou
« crypto-communistes ». Julien Boukambou, Firmin Matingou,
Aimé Matsika et Abel Thauley-Ganga, affiliés à la Confédération
générale africaine du Travail (CGAT) et à l’Union de la Jeunesse
congolaise (UJC), font ainsi l’objet d’une attention toute parti-
culière. Leurs contacts avec la Guinée de Sékou Touré et leurs
séjours de l’autre côté du rideau de fer constituent les deux prin-
cipaux indices des connexions observées par les services de ren-
seignement.
Dans le courant de l’année 1959, la structure du renseigne-
ment franco-congolais est réaménagée à la faveur de la création
d’un service de renseignement et de sécurité présidentiel, le
Bureau de documentation et d’études économiques et sociales
(BUDES). Il est dirigé par un officier du SDECE, conseiller de
Fulbert Youlou. Le 4 février 1960, le président congolais tient
une réunion secrète dans sa résidence de Madibou. Elle offre le
meilleur cliché imaginable de cette communauté. Y sont pré-
sents le directeur du cabinet politique de Fulbert Youlou, le
conseiller juridique du gouvernement, le préfet du Djoué, le
directeur français de la Sûreté congolaise, le directeur français
du commissariat central de Brazzaville, responsable de la section
administrative, le directeur de l’antenne du Service de sécurité
extérieure de la Communauté (SSEC), le chef du poste de liaison
et de renseignement (PLR) du SDECE, et le chef du BUDES.
L’ordre du jour porte sur les mesures à trouver pour contenir la
menace subversive au Congo.
Dans les semaines qui suivent, la CGAT et l’UJC, sous la
conduite de Matsika et Boukambou, développent leur action
autour du thème « Indépendance-sécession » et font de Sékou
Touré et de la voie guinéenne leur référence. La menace de grève
158
« Un autre de mes agents » : Antoine Hazoume

se durcit à travers le pays. Aux yeux des responsables des ser-


vices de sécurité et des décideurs politiques, Brazzaville ne doit
à aucun prix devenir un second Conakry au cœur de l’Afrique
centrale, dans la perspective du bouleversement géopolitique
que vont provoquer non seulement l’indépendance de l’AEF,
mais surtout celle du Congo belge.
Le 3 mai 1960, une première mesure préventive est prise avec
la « mise en garde » contre le mouvement de grèves qui s’an-
nonce dans le sud du pays.
Le 10 mai 1960, à partir de 5 heures du matin, un vaste coup
de filet est opéré à Brazzaville, Pointe-Noire et Dolisie (les trois
principales agglomérations congolaises) sous la direction du
BUDES, avec le concours opérationnel des forces de l’ordre
conventionnelles. Cette action, envisagée comme une opération
contre-subversive, s’apparente à un véritable « coup de majesté »
voulu par l’abbé Youlou. La CGAT et l’UJC sont accusées de
collusion avec les organisations communistes internationales ;
une information judiciaire contre elles est ouverte pour atteinte
à la Sûreté de l’État et tentative de subversion interne. Les prin-
cipales personnalités qui dirigent ces deux mouvements sont
appréhendées prioritairement et une importante documentation
est saisie au cours des perquisitions. Le 12 mai, L’Homme nou-
veau, organe de presse du pouvoir, titre le « complot commu-
niste » pour expliquer à l’opinion publique cette intervention
policière, qui permet de consolider le pouvoir de l’abbé Fulbert
Youlou à la veille de l’indépendance. De manière complémen-
taire mais plus confidentielle, le président congolais mandate un
de ses plus proches conseillers pour faire la tournée des capitales
d’AEF afin de présenter à ses homologues centrafricain (David
Dacko), tchadien (François Tombalbaye) et gabonais (Léon
M’Ba) la réalité de la « menace communiste » en Afrique cen-
trale, documents à l’appui.
Il désigne pour cette mission Antoine Hazoume. Dahoméen
d’origine, ce dernier est initialement un cadre du Parti popu-
laire congolais (PPC) de Jean-Félix Tchicaya, vice-président
159
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

du Rassemblement démocratique africain (RDA) de Félix


Houphouët-Boigny. En 1957, la ligne officielle du RDA ayant
évolué, Jean-Félix Tchicaya n’apparaît plus comme son meilleur
atout au Moyen-Congo. Le président ivoirien mise alors sur l’abbé
Fulbert Youlou et envoie à Brazzaville, en mai 1957, le docteur
Youssoupha Sylla et Ouezzin Coulibaly, hauts dignitaires du
RDA, négocier ce virage politique. Au cours de ces « entretiens de
Brazzaville » avec les deux émissaires, Antoine Hazoume s’impose
comme le principal artisan congolais du transfert du parrainage
RDA du PPC à l’UDDIA de Youlou. Ayant rallié la formation
de l’abbé avec armes et bagages, Antoine Hazoume devient non
seulement conseiller politique de Fulbert Youlou mais aussi un
agent d’influence du RDA à Brazzaville. En 1959, il poursuit
sa formation en intégrant le séminaire de la Djoumouna (école
des cadres anticommunistes à Brazzaville) de l’ex-inspecteur
des RG Alfred Delarue, dit « Monsieur Charles », spécialiste de
la lutte anticommuniste et cadre du BUDES. Repéré dans cette
école des cadres du parti youliste comme le meilleur élément,
il intègre plus étroitement le cabinet politique de l’abbé dont
il est nommé directeur. Il est à ce titre l’une des figures clés de
la réunion de Madibou du 4 février 1960. C’est également à
cette période que peut être daté son recrutement comme agent
SDECE du commandant Maurice Robert, chef du secteur N.
Jusqu’à sa mort en 1966, Antoine Hazoume s’impose comme
son meilleur agent africain, ainsi qu’un conseiller très influent
de présidents affiliés au RDA, tels que François Tombalbaye
qu’il connaît depuis l’âge de l’Union française et qui le présente
personnellement à Jacques Foccart en 1963. Figures politiques
émergentes à la veille de l’indépendance, Antoine Hazoume et
François Tombalbaye semblent appartenir à la nouvelle généra-
tion promue en Afrique centrale par Félix Houphouët-Boigny
entre 1956 et 1960. Antoine Hazoume collabore également,
entre 1960 et 1966, avec Jean Mauricheau-Beaupré et Philippe
Lettéron, missi dominici de Jacques Foccart auprès des chefs
d’État amis de la France.
160
« Un autre de mes agents » : Antoine Hazoume

Les traces laissées par cet agent sont très rares. Elles se retrou-
vent, pour l’essentiel, dans les archives de Philippe Lettéron – et
sans doute dans celles de Jean Mauricheau-Beaupré. Le rapport
présenté est hautement symbolique car il correspond à sa pre-
mière mission internationale, ancrée dans la ligne anticommu-
niste qui domine son activité d’agent du SDECE en Afrique.
Pour la première fois, Maurice Robert révèle dans ses Mémoires
publiés en 2004 l’identité de son agent, décédé en 1966 à Fort-
Lamy.
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

COMPTE RENDU sur la Mission Spéciale


du 11 au 14 Mai 1960 de Monsieur HAZOUME
conseiller politique du gouvernement du Congo

Le 11 mai 1960, le Président de la République du Congo m’a chargé


d’aller remettre aux Premiers ministres du Gabon, de la République
centre-africaine [sic] et du Tchad, les documents concernant l’activité dans
leur État respectif, de la CGAT et de la Jeunesse Communiste, qui ont été
saisis aux sièges de ces associations au cours des perquisitions effectuées
le 10 mai 1960 au Congo.
Les possibilités des horaires des avions m’ont permis d’organiser ce
voyage de la manière suivante :
– MERCREDI 11 MAI 1960 : BANGUI
– JEUDI 12 MAI 1960 : FORT-LAMY
– VENDREDI 13 MAI 1960 : LIBREVILLE
– SAMEDI 14 MAI 1960 : BRAZZAVILLE
J’étais donc arrivé à BANGUI, le 11 mai 1960 à 18 h 15. J’ai téléphoné à
mon cousin GBAGUIDI Robert, ministre du Travail, à qui j’ai expliqué suc-
cinctement le but de ma mission. Ceci devait lui permettre de voir rapide-
ment le Premier ministre de la République centre-africaine afin d’obtenir
une audience.
En effet, Monsieur DACKO avait, en ce moment précis, la réunion de
son Assemblée nationale avec tous les délicats problèmes politiques que
l’on connaît. Très pris cette nuit, il s’était excusé et m’avait fixé rendez-vous
à son domicile le lendemain matin 12 mai 1960 à 8 heures.
Le matin j’y suis allé, nous avons parlé en tête à tête pendant 45 minutes.
J’ai lu au Président DACKO les principaux passages des documents géné-
raux que je pouvais lui lire. Il a manifesté un ardent désir de les avoir dans
son dossier, tout au moins conserver des passages essentiels de ceux-ci.
Après lecture des papiers, il a déclaré :
« Je le savais, nous le savions, BOGANDA aussi, que ces jeunes gens
étaient en train de mettre sur pied des organismes destructeurs en vue
de démolir un jour toutes les bonnes œuvres que chacun d’entre nous
aurait pu accomplir. Et c’est pourquoi ni BOGANDA ni moi-même n’avons
jamais voulu marchander quoi que ce soit avec ces éléments. Vous

162
« Un autre de mes agents » : Antoine Hazoume

remercierez sincèrement le Président YOULOU de ma part – nous nous


verrons d’ailleurs à FORT-LAMY. »
Après ces paroles, Monsieur DACKO m’avait fait accompagner chez un
nommé ANSELME assurant l’intérim du directeur de cabinet de la prési-
dence du Conseil. Monsieur BANDIO, titulaire, étant parti en mission en
France. Sur l’ordre du Premier ministre, Monsieur ANSELME devait donc
faire photocopier les documents généraux ou prendre à la machine à
écrire les extraits des principaux paragraphes de ces pièces, en combinant
les deux méthodes de travail. Ainsi la République Centre-Africaine a pu
compléter son dossier.

NB : Il m’a été indiqué que Monsieur ANSELME est administrateur


de la FOM, chef du bureau central du courrier, il doit abandonner dans
quelques jours ce poste pour prendre celui de secrétaire général du gou-
vernement – direction du secrétariat du Conseil des ministres. Il est aussi
l’ami d’enfance de Monsieur DACKO – par conséquent il s’agit d’un de ses
hommes de confiance.

Mais je dois souligner que Monsieur DACKO tient à avoir le texte inté-
gral de tous les documents généraux et surtout le document qui traite de
l’organisation politique et tactique de l’UJC.

Ceci dit, voyons rapidement la position actuelle de la CGAT et de la JTO


dans la RCA.
On peut affirmer que cette organisation souffre moralement et maté-
riellement. De la manière dont ils sont les uns et les autres décidés à sévir
contre tout ce qui est communiste dans la RCA, il n’est pas certain que la
JTO et même la CGAT puissent survivre encore assez longtemps.
Un jeune étudiant, Mr [XXX] , dont la bourse avait été précédemment
supprimée par le gouvernement de la RCA, en raison de ses activités com-
munistes, mais ayant pu en obtenir une autre du Parti communiste fran-
çais, non renouvelée d’ailleurs cette année, vient d’arriver à BANGUI. Il est
très suivi. DACKO attend qu’il commette la moindre faille pour le mettre
en « tôle ».
Tous les contacts officiels et privés que j’ai pu prendre m’autorisent
à conclure aisément que dans les sphères gouvernementales toutes les

163
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

conditions morales et pratiques sont remplies en vue de la lutte contre les


dangers du communisme international. Il manque cependant une condi-
tion primaire, mais indispensable dont je parle plus loin – voir la rubrique
« remarques particulières ».

PS : Il a été prouvé que MALEHOMBO, ex-président de l’Assemblée


nationale de la République Centre-Africaine, et un autre député, dont
le nom n’est pas révélé encore, soutiennent la JTO1 – En tant que tré-
sorier général du MESAN, Monsieur MALEHOMBO a fait acheter une
machine à écrire et du matériel de bureau à la JTO – Les fonds avaient
été pris soit sur les comptes du Parti, soit imputés sur le budget de l’As-
semblée nationale. Du résultat des enquêtes il s’est avéré que les bons de
commande et les factures des établissements fournisseurs des matériels
sus-indiqués portaient effectivement le nom et la signature de Monsieur
MALEHOMBO. Mis devant une telle évidence, l’ex-président de l’Assem-
blée nationale a avoué – Il aurait dit :
« Afin de pouvoir renverser le Gouvernement DACKO, j’ai dû, en effet
recourir à l’action dynamique de ces gens-là. »
Depuis cet aveu, Monsieur DACKO reçoit en permanence des per-
sonnalités de tout genre, lui demandant soit de traduire MALEHOMBO
devant le parquet, soit de lui pardonner. Mais soucieux de l’unité de son
pays, le président du Conseil opterait sans aucun doute pour la réconcilia-
tion, sans toutefois négliger les éléments : vigilance et surveillance.

TCHAD
Suivant mon programme, je débarquai à FORT-LAMY le 12 mai 1960
à 19 h 45. Accueilli par mes amis du Tchad, j’avais aussitôt cherché à tou-
cher le Président TOMBALBAYE ; mais hélas, retenu par des réunions du
Parti, et les délégations de la conférence du 16 qui commençaient déjà
à arriver, il m’avait été littéralement impossible de l’accrocher immédia-
tement.
Ce n’est donc que vers 1 heure du matin que nous avons pu heureu-
sement nous retrouver au domicile du Premier ministre TOMBALBAYE,
Monsieur LISETTE, vice-président, s’étant joint à nous.

1. Jeunes travailleurs oubanguiens.

164
« Un autre de mes agents » : Antoine Hazoume

Tous les documents ont été lus et épluchés un à un. Mais comme la
RCA, le Tchad nous a demandé également de lui adresser copie intégrale
des documents dits généraux.
Messieurs TOMBALBAYE et LISETTE m’ont chargé ensuite de trans-
mettre leurs vifs remerciements au Président YOULOU, qui par une orga-
nisation efficace, à laquelle ils rendent hommage, vient de porter un coup
sérieux aux organismes de subversion tels que la CGAT et l’UJC.
Monsieur LISETTE a trouvé très adroit et très intelligent l’envoi
d’un émissaire spécial auprès du Premier ministre de chaque État. Cela
prouverait aux uns et aux autres, a-t-il ajouté, que l’union ne put être
un vain mot.

AUDIENCE DE LA CGAT ET DE LA JT

CGAT et JT
La CGAT et la JT éprouvent de grosses difficultés pour le recrutement de
leurs membres. En effet, les jeux de syndicalisme et autres n’ont aucune
emprise ni sur le Sara, ni sur l’Arabe – Il y a une petite amorce à Fort-Lamy
et c’est tout – Les éléments sont d’ailleurs très suivis.
De toutes façons le séjour au Tchad est interdit à MATSIKA et
BOUKAMBOU. Je peux dire que la documentation remise permet-
tra au Gouvernement du Tchad d’orienter aisément ses services de
­renseignement.

PS : J’ai soulevé le cas GANGA – Le président TOMBALBAYE m’a dit


qu’il avait déjà été alerté par son service de sécurité. Nous avons décidé
que Monsieur TOMBALBAYE s’entretiendrait avec lui et en profiterait
pour arracher tous les documents qu’il a par devers lui. L’arrestation de
BOUKAMBOU et de MATSIKA que l’intéressé a déjà apprise doit lui per-
mettre cette opération – Tombalbaye me tiendra au courant du déroule-
ment de cette affaire.

165
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

LIBREVILLE [AJOUT MANUSCRIT]

Comme prévu, j’étais arrivé à LIBREVILLE le 13 mai 1960 vers 11 heures.


J’ai été reçu par le Premier ministre Léon M’BA. Nous avons eu un entre-
tien qui a duré plus de 30 minutes – Monsieur Léon M’BA a pris les docu-
ments concernant son État ; il m’a fixé alors un autre rendez-vous pour
16 h 30, au cours duquel il devrait prendre connaissance des documents
généraux. À la veille de son départ pour Fort-Lamy, il était un tout petit
peu bousculé ; nous nous sommes revus vers 17 h 15 très rapidement.
Il m’a laissé entendre que les documents étaient très intéressants. Cela
devant lui permettre de situer définitivement certains individus. Il m’a
chargé également de remercier le Président YOULOU de son geste qui
l’a bien touché. Le Président M’BA désire aussi qu’on lui adresse la copie
intégrale des documents généraux. Il m’a demandé alors de voir le reste
avec Monsieur MOUCOUCOUT, secrétaire général du gouvernement. En
terminant il a ajouté que l’audacieuse prise de position du Congo dans ce
domaine aura certainement des répercussions au Gabon. Nous ne man-
querons pas d’exploiter cette situation a-t-il ajouté.
Sur la demande du Président du Gabon, j’ai donc rencontré Monsieur
MOUCOUCOUT avec qui j’ai fait un tour d’horizon de la question. Ce
dernier a d’ailleurs des idées très nettes sur le problème. Il a pris note et en
parlera à Monsieur M’BA.
1. En résumé, je puis dire que les autorités sont prêtes à déclencher
une offensive contre toute tentative éventuelle des organisations en
cause.
2. La position de la CGAT et de la Jeunesse gabonaise dans le peuple
est insignifiante aussi bien dans les centres urbains qu’en brousse. Les
responsables n’apparaissent plus.
3. D’ailleurs – Ici encore, on peut croire que nos documents orienteront
une fois de plus l’action du Gouvernement Gabonais.

Pour conclure, je peux affirmer :


– que l’opération du Congo a été traitée « d’excellente » dans tous les
États. Partout, on a rendu hommage à l’organisation et au courage
des responsables de la République du Congo.
– Les trois Premiers ministres ont apprécié le geste du Président l’Abbé
YOULOU, qui a bien voulu dépêcher auprès d’eux une mission spéciale.

166
« Un autre de mes agents » : Antoine Hazoume

–Ils souhaitent que cette action soit soutenue et poursuivie, cela


­permettrait aux dirigeants de chaque République de voir clair autour
de lui.

BRAZZAVILLE, le 13 MAI 1960


A. Hazoume
[signature manuscrite complémentaire]

FOLIO CONFIDENTIEL

REMARQUES PARTICULIÈRES

Si en dehors du Congo, la situation des autres États paraît saine en ce


qui concerne l’activité des organisations communistes, il y a néanmoins
des points noirs qui méritent d’être signalés.
Que ce soit au Tchad, au Gabon, ou en République centrafricaine, on ne
sent guère la vitalité des partis politiques, dans les peuples.
• En RCA, bien que le MESAN soit incontestablement le parti majori-
taire, il n’exerce plus son influence dans les masses comme cela se pra-
tiquait, il y a à peine un an – J’ai vu des militants convaincus critiquer
ouvertement le gouvernement et leur Parti – De sérieuses difficultés
guettent le gouvernement et le Parti – Les divergences qui opposent
les responsables des deux organismes sont profondes.
• Le PPT (Parti majoritaire du Tchad) éprouve lui aussi de sérieuses dif-
ficultés internes – critiqué de l’extérieur par les opposants habituels,
il l’est aussi à l’intérieur par ses propres militants – Les antagonismes
entre ministres, parlementaires et grands responsables se multiplient.
• Au Gabon, quoi qu’on en dise, le problème Léon M’BA/AUBAME
demeure – Les deux ont une forte personnalité ; l’influence de chacun
reste intacte dans les régions électorales respectives. C’est d’ailleurs la
raison pour laquelle Léon M’BA a fait proroger le délai de validité de
l’Assemblée nationale actuelle qui lui donne une légère majorité. La

167
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

lutte politique est donc toujours ouverte dans cette République – Les
critiques les plus vives partent de part et d’autre.
• Comme on le voit, il y a des divisions ou divergences profondes au sein
de tous les partis politiques des 4 Républiques – Le Communisme lui
est unitaire – il peut soumettre ses membres à une forte discipline.
Ses noyaux installés par-ci, par-là, en Afrique Équatoriale, prêchent
l’UNITÉ syndicale ou politique [ajout manuscrit].
• Je crois quant à moi, si nous voulons juguler le péril marxiste et plus
particulièrement le danger communiste, il est nécessaire que la lutte
soit engagée sur deux fronts : le travail de choc (perquisitions, arres-
tations), qui est le rôle des autorités gouvernementales, et la contre-
propagande communiste qui serait celui des partis politiques.
Actuellement, seules les méthodes policières fonctionnent – Les partis
politiques, en raison de leur situation, ne peuvent nous apporter aucune
contribution utile en ce moment, et il faut reconnaître qu’il ne nous est pas
possible de se passer de leur action.
Pour ma part, je souhaiterais que, après la conférence de Fort-Lamy,
l’on provoque une réunion générale inter-États des partis politiques pour
les mettre en face de leurs responsabilités. Au cours de cette manifesta-
tion on pourrait mettre l’accent sur la formation des cadres politiques.
Dans les quatre Républiques de l’ex-AEF, l’organisation et la propa-
gande des partis politiques sont anarchiques – Leur but qui est de donner
un idéal commun à la plus forte majorité possible de leur Nation a été
bafoué par des ambitions, et des querelles inutiles.

Il faut rétablir l’équilibre tout de suite – Ce sont ces petites fissures qui
ont permis à la CGAT et à l’UJC de se conduire comme des roitelets au
Congo.

A. Hazoume
[signature manuscrite]

Source : Archives nationales, 90 AJ 51, Congo-Brazzaville.


4. Jean Poitevin et le SSEC : protéger les frontières
de la Communauté. Le cas du Ghana
(janvier-mars 1960)

par Jean-Pierre Bat

La victoire du « oui » au référendum du 28 septembre 1958 a


pour conséquence de créer une ultime structure outre-mer : la
Communauté. Une nouvelle administration régalienne voit le
jour au fil de l’année 1959. L’appareil sécuritaire de cet ensemble
colonial tardif est arrêté par la décision présidentielle du 14 mai
1959 qui prévoit la création d’un Service de Sécurité extérieure
de la Communauté (SSEC), parfois appelé SECUREX. Cette
police spéciale hérite sur le terrain des Inspections générales
des services de police d’AOF, d’AEF et de Madagascar, tandis
qu’un échelon central est créé de toutes pièces à Paris et confié
au préfet Jean Poitevin (1902-1960). Ce service a pour mission
de protéger la souveraineté de la Communauté, en liaison avec
les services de renseignement, de sécurité et de police déjà exis-
tants au sein de la République française (SDECE, DST, RG).
Deux axes, définis dans l’article 2 de la décision présidentielle du
14 mai 1959, orientent les activités du SSEC : la surveillance des
frontières et la recherche des atteintes à la Sûreté extérieure de la
Communauté.
Le 18 septembre 1959, le directeur du SSEC remet une note
aux services du Premier ministre pour réévaluer les missions de
169
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

son service. Il pointe notamment le problème financier : avec


150 millions de francs pour frais de fonctionnement, le quart
du budget initial n’est pas atteint. Cela a pour conséquence de
ne pas permettre un fonctionnement optimal de ses agents sur
le terrain. Ce courrier offre surtout l’avantage de présenter le
premier organigramme général du SSEC et le premier projet
d’instructions que l’échelon central entend diffuser auprès de ses
antennes en Afrique.
En vertu de l’arrêté du 7 décembre 1959, le SSEC est placé
sous l’autorité de l’état-major général de la Défense nationale
(EMGDN), lui-même rattaché au Premier ministre. La branche
renseignement de l’EMGDN est l’interlocuteur privilégié du
SSEC. À l’échelon politique, deux destinataires constituent le fil
rouge de ces notes de renseignement : Jacques Foccart, conseiller
technique du président Charles de Gaulle pour les questions afri-
caines et sécuritaires, et Constantin Melnik, conseiller du Premier
ministre Michel Debré pour les questions sécuritaires. Fin 1959,
l’architecture globale du SSEC est donc achevée.
Le problème du SSEC est qu’il dispose d’une perspective
de développement intimement liée à l’évolution politique
que veut donner Charles de Gaulle à la solution communau-
taire pour décoloniser l’Afrique subsaharienne. À l’instar de la
Communauté que le fondateur de la Ve République a imagi-
née comme un « véhicule historique » pour passer d’un âge à un
autre, le SSEC est un outil sécuritaire qui permet de passer de
l’ère de la police coloniale à la sécurité post-coloniale du « pré
carré » africain. La liquidation en 1960 de la formule juridique de
la Communauté oblige à repenser le format du SSEC, en accord
avec tous les partenaires et interlocuteurs institutionnels fran-
çais des nouvelles Républiques africaines. Structure éphémère,
le SSEC n’est pas pour autant un service mort-né grâce à l’ac-
tion du commissaire Jean-Paul Mauriat (1921-2003)1. Lorsqu’il

1. Jean-Paul Mauriat, Un siècle de contre-espionnage civil français, l’espion et le pro-


phète, FM-BIO, Vanves, 2004. Entretien enregistré de Jean-Paul Mauriat avec Gaby
Castaing le 24 avril 2003 dans le cadre de la campagne d’archives orales de policiers
menée par le CESDIP (CNRS/Ministère de la Justice).

170
Jean Poitevin et le SSEC

rejoint le SSEC, ce dernier est mis à disposition (3 novembre


1959) puis détaché (1er janvier 1960) à la direction du service. Il
devient l’adjoint direct du préfet Jean Poitevin. La mort subite
de ce dernier, survenue le 30 novembre 1960, le propulse aux
fonctions de directeur par intérim. À l’heure des dernières pro-
clamations d’indépendance africaines, le commissaire de la DST
se voit alors en charge de la restructuration du service. Il doit,
d’une part, en refonder juridiquement l’activité dans un paysage
institutionnel en plein bouleversement pour les Affaires afri-
caines, tiraillées entre les préséances institutionnelles (Matignon,
Secrétariat d’État aux Relations avec les États de la Communauté,
secrétariat général de la Communauté, Quai d’Orsay, etc.) et les
concurrences entre services (SDECE, EMGDN, RG, etc.). Il
doit, d’autre part, définir les nouvelles missions, compétences et
identités d’un service à la marge entre l’invention de la politique
de coopération à destination des Sûretés africaines et les enjeux
de renseignement extérieur français.
Sous la conduite de Jean-Paul Mauriat, l’année 1961 est consa-
crée à la mue du SSEC en Service de coopération technique
internationale de la police (SCTIP). La personnalité du succes-
seur par intérim de Jean Poitevin marque profondément cette
mutation. Officier chevronné de la DST et formateur de poli-
ciers (comme en témoigne son activité dans la décennie 1960), le
commissaire Mauriat se montre soucieux d’assurer une transition
entre le savoir-faire policier post-colonial (SSEC) et la sécurité
extérieure de la France à long terme dans une logique de contre-
espionnage (DST). Dans l’économie d’une police de renseigne-
ment qui ne peut pas ouvertement dire ses ambitions face à ses
concurrents, notamment le SDECE, Jean-Paul Mauriat imagine
alors le SCTIP comme une voie médiane entre un système de
coopération technique envers les jeunes sûretés africaines et un
outil de sécurité pour le « pré carré » français en Afrique. En
évoquant les activités de renseignement du SSEC entre janvier
et mars 1960, c’est donc à la genèse du SCTIP qu’il est permis
d’assister en plein cœur de la décolonisation de l’Afrique.
171
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

Dans son programme de protection continentale, le SSEC ne


limite pas son activité de renseignement aux seules Républiques
membres de la Communauté. Dans le contexte plus général de
la guerre d’Algérie, du refus guinéen de la Communauté et de
la rébellion camerounaise, le SSEC surveille étroitement toute
menace d’infiltration ou de subversion extérieure en direction
du « pré carré » français, notamment de la Côte d’Ivoire de Félix
Houphouët-Boigny, fleuron de l’Afrique francophile en Afrique
de l’Ouest. Dans cette conception géopolitique, le Ghana consti-
tue une menace particulière, car il s’impose comme le contre-
modèle idéologique en Afrique subsaharienne du projet français
de décolonisation1. Le docteur Kwame N’Krumah (1909-1972),
président du Ghana, développe une politique diamétralement
opposée à celle du président ivoirien Félix Houphouët-Boigny,
le meilleur ami de la France. Les deux hommes se sont publique-
ment défiés dès 19572.
Le chef de l’État ghanéen s’affiche comme un partisan du pana-
fricanisme et cherche à promouvoir les États-Unis d’Afrique. Il
tente de réunir derrière ce drapeau les différentes forces d’une
Révolution africaine prônée par Frantz Fanon. La menace pour
le processus français de décolonisation se précise autour de
quelques thèmes.

1. Au sein d’une liasse d’archives composée de l’ensemble des notes de renseigne-


ments reçues par Jacques Foccart, avant qu’il ne devienne secrétaire général de la
Communauté (mars 1960), ont été sélectionnés les documents qui traitent du Ghana.
Parmi les autres dossiers qui émergent de cette documentation, le cas malgache et la
Conférence des peuples africains réunie à Tunis semblent retenir également l’attention
toute particulière du pouvoir français.
2. Un mois après l’érection de la colonie britannique du Gold Coast en Ghana
indépendant le 6 mars 1957, Kwame N’Krumah se rend en Côte d’Ivoire. Le 7 avril,
il y prononce un discours appelant tous les peuples africains à prendre leur indépen-
dance sur-le-champ. Interprétant ces mots comme une attaque dirigée contre lui, Félix
Houphouët-Boigny lui répond : « Votre expérience est fort séduisante… Mais en rai-
son des rapports humains qu’entretiennent entre eux Français et Africains et compte
tenu de l’impératif du siècle, l’interdépendance des peuples, nous avons estimé qu’il
était peut-être plus intéressant de tenter une expérience différente de la vôtre et unique
en son genre, celle d’une communauté franco-africaine à base d’égalité et de frater-
nité. » La rupture est consommée ; l’Ivoirien fixe rendez-vous au Ghanéen dans dix
ans pour établir le bilan des indépendances.

172
Jean Poitevin et le SSEC

Le premier risque identifié est l’éventuelle collusion, totale ou


partielle, du gouvernement d’Accra avec la Guinée de Sékou
Touré, le gouvernement provisoire de la République algérienne
(GPRA), les émissaires de la rébellion menée par l’Union des
populations du Cameroun (UPC), ou avec tout délégué de la
Tricontinentale.
La deuxième menace est géographiquement plus déterminée :
Paris redoute des tentatives d’infiltration, d’espionnage et de
subversion en Côte d’Ivoire, au Togo et en Haute-Volta, pays
membres de la Communauté et limitrophes du Ghana.
Le troisième risque est la propagande antifrançaise que déve-
loppe Accra autour de la guerre d’Algérie, ciblant notamment
ses diatribes contre les expériences nucléaires dans le Sahara et la
lutte contre le FLN.
Les trois premiers mois de 1960, année des indépendances
en Afrique francophone, permettent d’aborder les différentes
facettes du bras de fer amorcé avec le modèle ghanéen de Kwame
N’Krumah. À partir de cette date, et pour de longues années, le
Ghana devient une priorité des services de sécurité ivoiriens du
président Félix Houphouët-Boigny1, puis des services de sécurité
togolais du général-Président Éyadéma.

1. Le capitaine Gildas Lebeurrier, vétéran du 11e choc devenu à Abidjan le colla-


borateur du colonel Raymond Bichelot, ancien chef du PLR de Côte d’Ivoire (1963-
1968) passé au service de Félix Houphouët-Boigny, se spécialise tout particulièrement
sur le Ghana dans les années 1960 et 1970.
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

Paris, le 29 janvier 1960


PREMIER MINISTRE
Sécurité extérieure de la Communauté
N° 250 SSEC / SE
800.057

NOTE DE RENSEIGNEMENTS

Objet : Ingérences ghanéennes et nigériennes1 au Cameroun.

J’ai l’honneur de vous faire connaître qu’une réunion secrète aurait lieu
à ACCRA les 4 et 5 février 1960.
Assistaient à cette réunion :
– les délégués du CCP ghanéen2
– des représentants du NEPU (Parti du Nord Nigeria)3
– des leaders politiques du Cameroun sous mandat britannique
– des chefs des groupes terroristes opérant au Cameroun français4.
Ces différents délégués auraient pris la résolution d’apporter un appui
total au mouvement de rébellion camerounais.
Un représentant du CPP aurait déclaré que le Gouvernement du Ghana
était décidé à donner son appui financier aux rebelles du Cameroun pour
leur permettre d’intensifier leur propagande et leurs actions.
Par ailleurs, un groupe de Ghanéens et de Nigériens du Nord serait
envoyé, à la fin du mois de janvier, dans l’extrême Nord du Cameroun
britannique. Une base d’opérations y serait installée pour coordonner la
campagne politique contre l’actuel Gouvernement camerounais. Cette

1. Il convient de lire « nigerianes » et non « nigériennes » comme l’a orthographié


le rédacteur de la note. Cette confusion se poursuit au fil de ce document. Ainsi ne
sont-ce pas des « Nigériens du Nord » mais des « Nigerians du Nord » qui viendraient
épauler tactiquement les rebelles camerounais.
2. Convention’s People Party de Kwame N’Krumah.
3. Northern Elements Progressive Union.
4. Union des populations du Cameroun (UPC).

174
Jean Poitevin et le SSEC

base serait placée sous la direction du Malam AMINU KANO, leader


du NEPU.

Le Préfet
Directeur de la Sécurité extérieure de la Communauté
J. POITEVIN

Destinataires :
M. FOCCART, conseiller technique, cabinet de la Présidence de la République
M. MELNIK, conseiller technique, cabinet du Premier ministre

Paris, le 6 février 1960


PREMIER MINISTRE
Sécurité extérieure de la Communauté
N° 350 SSEC / SE
800.057

NOTE DE RENSEIGNEMENTS

Objet : Activité des « Builders Brigades » du Ghana.

Il m’est signalé de très bonne source que 1500 nouveaux membres des
« Builders Brigades » stationnent actuellement à TAMALE (Ghana) où
ils suivent, par petits groupes, des stages à la Direction régionale de la
Police et dans l’Armée. Certains d’entre eux seraient destinés à constituer
une force de gardes-frontières et seraient bientôt envoyés sur la frontière
de HAUTE-VOLTA. La création de 4 nouveaux camps serait envisagée :
un à LAWRA, un à TUMUJ, un à BONGO (NNE [Nord Nord Est] de
BOLGATANGA et au S [Sud] de ZECCO) et un à BAWKU. En outre, le
camp de NAVRONGO serait renforcé.

175
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

Observations :
Le SSEC de HAUTE-VOLTA a constaté des infiltrations d’agents
­ghanéens. Mais les crédits mis actuellement à la disposition du SSEC
(150 millions) ne permettent pas de mettre en place les postes de GAOUA
– LEO – PO – BITTOU, dont l’utilité se fait de plus en plus sentir.

Le Préfet
Directeur de la Sécurité extérieure de la Communauté
J. POITEVIN

Destinataires :
M. FOCCART, conseiller technique, cabinet de la Présidence de la République
M. MELNIK, conseiller technique, cabinet du Premier ministre
EMGDN (division Renseignement)

Paris, le 19 février 1960


PREMIER MINISTRE
Sécurité extérieure de la Communauté
N° 554 SSEC / SE
800.038

NOTE DE RENSEIGNEMENTS

Objet : Création d’un « Corps de Volontaires africains »


pour combattre en Algérie.

La proposition faite à TUNIS au cours de la 2e Conférence des Peuples


africains, par le Marocain MAJOUB BEN SEDDIK, de constituer un « Corps

176
Jean Poitevin et le SSEC

de volontaires africains » pour combattre en Algérie aux côtés de l’ALN a


provoqué un intérêt certain dans les milieux gouvernementaux du Ghana.
D’ores et déjà, des propagandistes venus d’ACCRA ont exposé, au cours
de ces derniers jours, aux membres des « Builders Brigades » de TAMALE
et NAVRONGO le sens de cette proposition, dans le but, semble-t-il, de
sonder leurs réactions si une demande de volontariat leur était présentée.
Ces réactions auraient été très réservées et les « Brigades » paraissent
fort peu désireuses de se rendre en Algérie pour y combattre.
Selon un renseignement non encore confirmé, plusieurs membres des
Builders Brigades de la région Nord auraient même quitté leur camp pour
regagner leur Village afin d’échapper à un éventuel « volontariat » plus ou
moins forcé.
À rappeler que les Builders Brigades constituent une force supplé-
tive dont les membres suivent des stages à la direction de la Police et
dans l’Armée. Certains d’entre eux sont destinés à constituer une garde-
frontière. Ils sont actuellement rassemblés à TAMALE et NAVRONGO,
mais de nouveaux camps doivent être créés à LAWRA, TUMU et BAWKU.

Le Préfet
Directeur de la Sécurité extérieure de la Communauté
J. POITEVIN

Destinataires :
M. FOCCARD1, conseiller technique, cabinet de la Présidence de la République
M. MELNIK, conseiller technique, cabinet du Premier ministre
EMGDN / DIV. RENSEIGNEMENT
DGSN / Renseignements Généraux
/ Dir. Surveillance Territ.

1. Sic.
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

Paris, le 23 février 1960


PREMIER MINISTRE
Sécurité extérieure de la Communauté
N° 529 SSEC / SE
800.096

NOTE DE RENSEIGNEMENTS

Objet : Le Ghana et la rébellion algérienne.


Réfé. : Ma note 493 SSEC / SE 800.096 du 18 février 1960.
PJ : Une annexe.

La proposition de constituer un « corps de volontaires africains » faite à


la Conférence de Tunis par le Marocain MAJOUB Ben SEDDIK a provo-
qué d’autant plus d’intérêt dans les milieux gouvernementaux du Ghana
que ceux-ci n’ignoraient pas, semble-t-il, qu’elle serait faite.
En effet, une réunion secrète avait été tenue à Accra (State House)
du 14 au 16 janvier, entre délégués du GPRA et représentant du
Gouvernement ghanéen (voir allocution d’un représentant ghanéen en
annexe).
Les Algériens obtinrent l’accord des Ghanéens pour :
– l’envoi de munitions
– l’octroi d’une subvention en devises
– le recrutement éventuel de volontaires destinés à combattre aux côtés
du FLN en Algérie.

Les Ghanéens ne donnèrent leur accord de principe sur ce dernier point


qu’après avoir été informés que la question des « Brigades internatio-
nales » serait soulevée à Tunis le 25 janvier.
Au début du mois de février, trois nouveaux délégués du GPRA sont arri-
vés, par avion, à Accra.
Une nouvelle réunion pour la mise en application des mesures envisa-
gées doit être organisée à Accra dans la deuxième quinzaine de mars.

178
Jean Poitevin et le SSEC

Actuellement, deux mesures sont envisagées par le Gouvernement


­ghanéen :
– Création des centres de recrutement pour les volontaires à Accra et
Kumassi et ultérieurement à Tamale, Takoradi, Sunyani et Ho.
– Projet d’installation du camp d’entraînement des volontaires à TSITO
(à l’Ouest de HO, dans le région de la Volta de l’ex-Togo britannique).

Enfin, à la demande des représentants du GPRA, le Gouvernement gha-


néen a donné l’ordre à la Police secrète de rechercher activement l’origine
et les distributeurs d’une brochure de propagande dirigée contre le GPRA
et relatant les atrocités commises en Algérie par les rebelles. Cette bro-
chure circule en effet en assez grand nombre d’exemplaires au Ghana.
Aussi le chef de la Police de Tamale vient d’adresser des instructions très
strictes aux chefs de poste de la Région Nord pour entreprendre des
recherches très actives.

Le Préfet
Directeur de la Sécurité extérieure de la Communauté
J. POITEVIN

Destinataires :
M. FOCCART, conseiller technique, cabinet de la Présidence de la République
M. MELNIK, conseiller technique, cabinet du Premier ministre
EMGDN / REN
SN / RG
DST

ALLOCUTION DU SECRÉTAIRE GÉNÉRAL DU COMITÉ DIRECTEUR1 À LA


RENCONTRE ENTRE LES LEADERS NATIONALISTE ALGÉRIENS ET LE COMITÉ
DIRECTEUR

Camarades,
Au commencement de cette réunion je dois vous dire ma conviction sur
le problème algérien et vous demander de me répondre sur ce problème
comme si vous étiez algériens.

1. Sans doute du Convention People’s Party.

179
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

La Nationalisme algérien est en guerre avec la France ; non seulement


l’Algérie, mais toute l’Afrique et ses vrais fils.
Comme je l’ai toujours dit l’indépendance du Ghana est sans significa-
tion si les autres vrais fils de l’Afrique restent encore sous la domination
impérialiste.
Je dis que le problème est vital parce que :
e) Des milliers de nos frères meurent chaque jour depuis 5 ans.
f) Les Algériens comme nous sont africains et non français et ils ne peu-
vent rester sous la domination française si l’Afrique devient libre.
g) L’aide aux Nationalistes algériens signifie l’entrée en guerre avec la
France.

Le dernier point est le plus important et doit être pris par la voie la plus
discrète et la plus délicate. Je sais que nous pouvons le faire et je sais aussi
que les Algériens seront bientôt libres.
L’Algérie a besoin d’argent et d’hommes pour supporter le fardeau sur
ses épaules. Les Algériens ont commencé la guerre et ils ne doivent pas
perdre. De plus le succès des Nationalistes sera le succès de l’Afrique sur
la France sur le sol africain.
Cette réunion historique que nous tenons est sans aucun doute impor-
tante pour l’Afrique, mais elle est aussi d’égale importance pour la posi-
tion future du GHANA et notre rêve des États-Unis d’Afrique.
Mettons-nous donc au travail pour résoudre au mieux ce problème.

LIBERTÉ

180
Jean Poitevin et le SSEC

Paris, le 25 février 1960


PREMIER MINISTRE
Sécurité extérieure de la Communauté
N° 554 SSEC / SE
800.038

NOTE DE RENSEIGNEMENTS

Objet : La Conférence des Peuples africains et l’action contre le


Gouvernement de la Côte d’Ivoire envisagée par Blaise N’GO YAO.

À la tribune de la Conférence des Peuples africains à Tunis, Blaise N’GO


YAO, leader ivoirien de l’UGTAN expulsé de Côte d’Ivoire et réfugié en
Guinée, s’était livré à un véritable réquisitoire contre M. HOUPHOUËT-
BOIGNY. Il avait notamment déclaré que le peuple de la Côte d’Ivoire
était « décidé au prix de tous les sacrifices – serait-ce une croisade armée
– à liquider ceux qui voient naître en eux leurs vieux sentiments de roite-
lets et de maîtres ».
Les contacts pris, en marge de la Conférence, par N’GO YAO avec les
délégués marocains, russes, chinois (qui l’ont invité à se rendre en Chine
populaire), tchèques et avec le représentant du Parti travailliste anglais
permettent de se faire une opinion plus précise sur ses projets.

4. Projets de N’GO
N’GO aurait l’intention de créer un « Front de Libération nationale de la
Côte d’Ivoire » en regroupant les mouvements formés par Camille ADAM
(Comité de libération de la Côte d’Ivoire – BP 264 Conakry) et celui
des Sanwis réfugiés au Ghana (le roi des Sanwis est actuellement jugé à
Abidjan pour atteinte à la Sûreté extérieure de l’État).
Il devait d’ailleurs à son retour de Tunis séjourner à Accra où il espérait
s’entretenir avec les représentants des Sanwis.
N’GO Blaise avait l’intention d’amener avec lui un tirailleur originaire de
BOUNA (Côte d’Ivoire) qui a été fait prisonnier puis libéré par le FLN en
Algérie. Il pensait pouvoir en faire spectaculairement un « combattant »

181
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

de la Libération de la Côte d’Ivoire. À noter d’ailleurs que le tirailleur ne


manifestait que peu d’enthousiasme pour ce projet.

5. Appuis extérieurs
N’GO aurait des promesses d’aide financière de la Chine, de la Russie
et du Maroc. Le représentant du Parti travailliste anglais aurait promis
de fournir rapidement des « moyens matériels de travail ». Le délégué
tchèque aurait promis des armes, si besoin était.

6. Position de DIALLO Abdoulaye


Par contre N’GO n’aurait pas reçu pour ses projets l’approbation de
DIALLO Abdoulaye, secrétaire général de la Conférence, qui serait opposé
à toute action violente dans les États de la Communauté. DIALLO aurait,
en effet, déclaré à plusieurs reprises, au cours des conversations privées :
« Nous sommes prêts à aider les territoires sous domination française
dans leur lutte pour leur libération, mais, dans la mesure du possible, nous
essayerons que ces États se libèrent, comme nous, sans effusion de sang. »

Le Préfet
Directeur de la Sécurité extérieure de la Communauté
J. POITEVIN

Destinataires :
M. FOCCART, conseiller technique, cabinet de la Présidence de la République
M. MELNIK, conseiller technique, cabinet du Premier ministre
EMGDN
SDECE
DST
SN / RG
SSEC Abidjan

182
Jean Poitevin et le SSEC

Paris, le 25 février 1960


PREMIER MINISTRE
Sécurité extérieure de la Communauté
N° 550 SSEC / SE
800.056

NOTE DE RENSEIGNEMENTS

Objet : Dissensions probables entre le Ghana et la Guinée.

Des informations de très bonne source permettent de penser que, mal-


gré les apparences d’une entente, toute superficielle, des discussions ne
vont pas tarder à se faire jour entre le Ghana et la Guinée.
Alors que les pays indépendants d’expression anglaise, et notamment le
Ghana, envisagent une reconquête de l’Afrique, la Guinée, au contraire,
s’opposerait à toute visée expansionniste pour réaliser les États-Unis
d’Afrique.
Cette opinion a été vérifiée lors des travaux de la Conférence de Tunis et
à l’occasion des prises de position récentes de M. N’KRUMAH sur le Togo
et le Territoire Sanwi.
On a parlé d’une « Conférence secrète » qui se serait tenue à Accra au
début de février au « African Affairs Center » avec des représentants des
mouvements d’opposition à la Communauté et au cours de laquelle le
principe de former des Gouvernements rebelles dans les pays dont les
leaders ne réclament pas l’indépendance complète de la part de la France
aurait été approuvé.
Le Gouvernement du Ghana aurait promis son appui total à ce projet
et l’assistance du Bureau des Affaires africaines d’Accra. Il demanderait
en échange que les futurs chefs de ces Gouvernements approuvent la
constitution des États-Unis d’Afrique et s’engagent à y adhérer dès leur
libération.
L’information sur cette « Conférence secrète » n’a pu encore être
­recoupée.
À la même époque cependant une conférence de presse était tenue
par le représentant des Sanwis de la Côte d’Ivoire – vraisemblablement à

183
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

l’instigation de M. N’KRUMAH. Le représentant Sanwi prêcha l’intégra-


tion du territoire Sanwi au Ghana.
Une très bonne source affirme que M. BARRY, Premier secrétaire du
ministre résident de Guinée au Ghana (DIALLO Abdoulaye) s’est mon-
tré hostile à cette politique d’intégration préconisée par le Ghana pour le
Togo et le Sanwi. M. BARRY aurait déclaré qu’il ne s’agissait pas là d’une
opinion personnelle, mais de la ligne politique de la Guinée.
L’objectif de la Guinée est la libération des territoires en vue d’une fédé-
ration ultérieure et non pas l’intégration d’un territoire dans un autre.

Le Préfet
Directeur de la Sécurité extérieure de la Communauté
J. POITEVIN

Destinataires :
M. FOCCART, conseiller technique, cabinet de la Présidence de la République
M. MELNIK, conseiller technique, cabinet du Premier ministre
Ministère des Affaires étrangères – direction Afrique –
EMGDN
SDECE
DST
SN / RG

184
Jean Poitevin et le SSEC

Paris, le 27 février 1960


Sécurité extérieure de la Communauté
N° 572 SSEC / SE
800.057

Le Premier Ministre
à
Monsieur le Ministre des Affaires Étrangères
Direction AFRIQUE

Objet : Activité diplomatique anti-française au Ghana (valeur B 3).

Il m’est signalé, de bonne source, que le Gouvernement du Ghana aurait


reçu, au cours du mois de janvier dernier, plusieurs lettres émanant d’États
arabes et lui demandant de rompre les relations diplomatiques avec la
France.
Cette question a été soulevée devant le Comité central du Convention
People’s Party. Plusieurs membres de ce Comité ont attiré l’attention de
leurs collègues sur le danger qu’une décision trop hâtive pourrait faire
courir à la position du Ghana dans le monde, notamment aux USA et en
Grande-Bretagne.
M. J.E. JANTUAH, ambassadeur du Ghana en France, appelé à cette
occasion en consultation, à la fin janvier, par son Gouvernement, aurait
également conseillé la prudence.
Toutefois, il est à noter depuis peu un certain raidissement des activités
ghanéennes à l’égard des ressortissants français. Les facilités frontalières
ne sont plus accordées qu’avec réticence.

J. POITEVIN

Copies :
M. FOCCART, conseiller technique, cabinet de la Présidence de la République
M. MELNIK, conseiller technique, cabinet du Premier ministre
EMGDN
SDECE
DST

185
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

Paris, le 1er mars 1960


PREMIER MINISTRE
Sécurité extérieure de la Communauté
N° 598 SSEC / SE
800.057

NOTE DE RENSEIGNEMENTS

Objet : Activité anti-française au Ghana (valeur A).


PJ : Procès-verbal de la réunion secrète de NAVRONGO (Ghana)
du 17 février 1960.

Les chefs de district de la Région Nord du Ghana ont tenu dans la nuit
du 17 février 1960 une réunion secrète à NAVRONGO en présence de
l’Honorable L.R. ABANAVA, chef de Région Ghana-Nord.
Au cours de cette réunion, diverses mesures intéressant la sûreté inté-
rieure et extérieure de la Haute-Volta et de la Communauté ont été prises.

5. I mplantation à PAGA (entre NAVRONGO et PO) d’un camp de tra-


vailleurs pour traiter avec rigueur les sujets français qui ont refusé de
collaborer avec le Ghana contre les essais nucléaires français.
6. R ecrutement d’espions de race Gourounsi demeurant en Haute-Volta
au salaire initial de 30 livres ghanéennes par mois, pour fournir des
renseignements sur les personnalités officielles françaises.
7. Installation d’un détachement de troupes à l’aérodrome de
NAVRONGO.

NOTA. Un détachement de 65 militaires de l’armée du GHANA est effec-


tivement arrivé le 20 février 1960 à NAVRONGO venant de TAMALE. Le
lieutenant MITCHEL et deux sous-lieutenants commandent ce détache-
ment qui est cantonné au terrain même. Leur armement comprendrait
trois mitrailleuses lourdes et un poste de radio. Le chef de détachement
a déclaré : « Qu’ils allaient attendre à proximité de la frontière pour être
prêts à toute éventualité. »

186
Jean Poitevin et le SSEC

8. A
 rrestation ou saisie des biens de toute personnalité officielle fran-
çaise trouvée dans la Région Nord dans le cadre de mesures propres
à empêcher tout nouvel essai nucléaire français.
9. P
 erception par la police préventive d’un droit spécial et d’une double
taxe sur toutes les marchandises appartenant à un sujet français
entrant ou quittant le Ghana.
10. Recrutement auprès de chaque chef coutumier de la région Nord de
250 hommes, pour être enrôlés dans l’armée et participer à ce qui
est désigné sous le terme : la guerre du saut du Lion (Lion’s Jump
War).
NOTA. Cette expression « Lion’s Jump War » paraît être le nom de code
de l’opération de recrutement des combattants pour le FLN décidée par la
2e Conférence des Peuples africains à TUNIS.
En première application de ces mesures, on signale que les membres
des Builders Brigades procèdent actuellement à la délimitation du camp
destiné à recevoir les renforts des gardes frontières. Ce camp est situé à
600 yards à l’Est de la route NAVRONGO-PO, entre le mile 6 et le mile
7 de NAVRONGO, c’est-à-dire à proximité immédiate du poste frontière
ghanéen de PAGA.
D’ores et déjà, des éléments du camp de NAVRONGO procèderaient
à des patrouilles de nuit sur la frontière. On doit souligner que le Builders
Brigade de NAVRONGO n’est composé que d’originaires de l’ex-Togoland
britannique et de la région d’ACCRA, à l’exclusion de tout originaire de
l’Ashanti ou des Northern Regions.

Le Préfet
Directeur de la Sécurité extérieure de la Communauté
J. POITEVIN

Destinataires :
Ministère des Affaires étrangères (direction Afrique)
M. FOCCART, conseiller technique, cabinet de la Présidence de la République
M. MELNIK, conseiller technique, cabinet du Premier ministre
EMGDN (div. Renseignement)
SDECE
DGSN / DST

187
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

TRADUCTION

MINUTE DE LA RÉUNION SECRÈTE TENUE


LE 17 FÉVRIER 1960 À NAVRONGO PAR LES CHEFS
DE DISTRICT DE LA RÉGION NORD
ÉTAIENT PRÉSENTS LES CHEFS DE DISTRICTS SUIVANTS :
MM. SEIDU BUKARI de Bawku
ADONGO de Bolgatanga
J.M.À. ADDA de Navrongo
S.S. SAKARA de Gonja West
IZAHAKU de Gambaga
SULEMAN BUKARI de Dagomba West
ABU WEMAH de Dagomba East
SALIFU DARIMANI de Gonja East

EN PRÉSENCE DE :
HON. L.R. ABAVANA, Chef de Région Ghana Nord

Article 1 / 60

ÉLECTION DU PRÉSIDENT

Le chef de district pour l’Ouest de Gonja, M/ S.S. SAKARA, suggère


qu’en raison de la présence du Chef de Région, il n’est pas nécessaire
d’élire un autre président pour la réunion. Il est assisté du Chef de District
de Bawku, M. SEIDU BUKARI et M. L.R. ABAVANA est élu à l’unanimité
Président de la réunion.
Dans une courte allocution, le Président remercie les membres de l’avoir
choisi comme président d’une réunion aussi importante et les assure qu’il
remplira sa tâche avec diligence.

Article 2 / 60

CAMP DE TRAVAILLEURS À PAGA

Il est décidé de solliciter du Gouvernement l’ouverture d’un camp de


travailleurs à PAGA aussitôt que possible, pour traiter avec rigueur les
sujets français pour leur refus de collaborer avec le Ghana dans sa protes-
tation contre les essais nucléaires au Sahara.

188
Jean Poitevin et le SSEC

Article 3 / 60

ESPIONS

Il est suggéré d’engager des espions d’origine Gourounsi résidant en


Haute-Volta qui fourniraient des renseignements sur les faits et gestes
des personnalités officielles françaises. Ces personnes, une fois engagées,
toucheraient un premier salaire mensuel de 30 L. G. prélevé sur un crédit
spécial fourni par le Gouvernement.

Article 4 / 60

CAMPEMENT D’OFFICIERS DE L’ARMÉE


À L’AÉRODROME DE NAVRONGO

Il est décidé de solliciter immédiatement du Ministère de la Défense le


stationnement de soldats à l’aérodrome de NAVRONGO pour faire face
aux cas urgents. Ces soldats devront être équipés de toutes munitions de
guerre nécessaires.

Article 5 / 60

JEEPS DE POLICE À PAGA

Il est décidé de demander au commissaire de police de transférer deux


jeeps de police à PAGA pour faire face aux cas urgents. Elles doivent natu-
rellement comprendre un technicien radio du Service radio de la police.

Article 6 / 60

MESURES PRÉVENTIVES

Il est décidé que, puisque la Région Nord est gouvernée par ses habi-
tants, ceux-ci ont tout pouvoir pour empêcher de nouvelles expériences
de la France par tous moyens possibles et efficaces. En conséquence, on
devra arrêter immédiatement toute personnalité officielle française trou-
vée au Ghana, surtout dans n’importe quelle partie du Nord, soit saisir ses
biens.

189
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

Article 7 / 60

M. AFFANIE TO BEL, LEADER DES TROUPES D’ACTION

Il est recommandé que M. AFFANIE, fournisseur local, soit placé à la


tête des troupes d’action pour traiter avec les sujets français les jours
de marché et que son nom ainsi que sa photographie soient envoyés à
ACCRA au commissaire de police pour identification. Une lettre d’enga-
gement lui sera envoyée.

Article 8 / 60

DOUBLE TAXE SUR LES MARCHANDISES DES SUJETS FRANÇAIS

Les membres décident de demander à tous les chefs de la Région Nord


d’envoyer chacun 250 hommes, afin de répondre à l’appel récent lancé
par le Gouvernement à la nation en vue d’enrôler le plus d’hommes pos-
sibles dans l’Armée pour ce qu’il est convenu d’appeler la guerre du « Saut
du Lion ».

Conclusion
La séance est close à 4h30, chaque membre ayant prêté serment ainsi
que les deux secrétaires, M. D.Y. DANIEL et M. Y. AMONDO et le repré-
sentant de la « Ghana News Agendy », M. B.L. DWOMOH.

190
Jean Poitevin et le SSEC

Paris, le 8 mars 1960


PREMIER MINISTRE
Sécurité extérieure de la Communauté
N° 680 SSEC / SE
800.100

NOTE DE RENSEIGNEMENTS

Objet : Conférence de la Paix À ACCRA (valeur B 2).


Le révérend Michael SCOTT, chef du Comité anti-atomique, aurait
l’intention de provoquer une « Conférence de la Paix », qui se tiendrait à
ACCRA et qui rassemblerait les leaders africains.
Son programme serait le suivant :
4. Mesures d’urgence à prendre par les États africains indépendants
pour « ramener la France à la raison » et prévenir tous nouveaux
essais nucléaires au Sahara ;
5. A
 ction combinée pour amener la paix en Algérie ;
6. Action collective des États africains et des organisations de volon-
taires pour « s’occuper de l’immense problème des réfugiés de la
guerre d’Algérie ».
Cette information est à rapprocher d’une dépêche de l’agence UPI
selon laquelle le Dr N’KRUMAH a annoncé son intention de convoquer
une conférence des pays africains pour s’opposer à de nouvelles expé-
riences nucléaires françaises en Afrique (Le Monde – 8 mars 1960).
On peut supposer que le problème des volontaires pour les « Brigades
Internationales » en Algérie sera également abordé à cette conférence, ne
serait-ce que par l’intermédiaire du point 3 du projet SCOTT.
Le Préfet
Directeur de la Sécurité extérieure de la Communauté
J. POITEVIN
Destinataires :
M. le Secrétaire général de la Communauté
M. FOCCART, conseiller technique, cabinet de la Présidence de la République
M. MELNIK, conseiller technique, cabinet du Premier ministre
EMGDN
SDECE
DST

191
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

Paris, le 14 mars 1960


PREMIER MINISTRE
Sécurité extérieure de la Communauté
N° 737 SSEC / SE
800.057

NOTE DE RENSEIGNEMENTS

Objet : Cours de vulgarisation politique au GHANA (valeur A 1)


Il avait été signalé antérieurement (note 399 SSEC du 11 février 1960)
qu’une école devait être ouverte à ACCRA où seraient admis tous les res-
sortissants africains. Les matières enseignées devaient porter plus particu-
lièrement sur le syndicalisme et les problèmes politiques.
Selon une information récente, un certain BERTELSEN Paul, de natio-
nalité danoise (PO-Box 25 Tsito GHANA), serait chargé de vulgarisa-
tion politique pour adultes dans une école installée à Tsito aux environs
­d’ACCRA. Des élèves de toutes nationalités y seraient admis et des ins-
tructeurs guinéens y seraient attendus.
M. BERTELSEN se vanterait d’avoir l’appui de M. N’KRUMAH et de
bénéficier de moyens financiers importants.
Il se peut qu’il y ait identité entre l’école de Tsito et celle dont nous
­avions signalé le projet de création en février, mais aucun élément ne per-
met de l’affirmer.

Le Préfet
Directeur de la Sécurité extérieure de la Communauté
J. POITEVIN

Destinataires :
M. FOCCART, conseiller technique, cabinet de la Présidence de la République
M. MELNIK, conseiller technique, cabinet du Premier ministre
Secrétariat général de la Communauté
EMGDN / Rens
SDECE

192
Jean Poitevin et le SSEC

Paris, le 14 mars 1960


PREMIER MINISTRE
Sécurité extérieure de la Communauté
N° 739 SSEC / SE
800.096

NOTE DE RENSEIGNEMENTS

Objet : Le Ghana et la rébellion algérienne (valeur A 1)


Des rencontres entre représentants du Gouvernement du GHANA et
délégués du GPRA ont été précédemment signalées en janvier et février
1960.
Il est précisé de très bonne source que le « Ministre » du GPRA, Ahmed
BOUMENDJEL, aurait été aperçu à ACCRA aux environs du 26 février. Il
était en compagnie de l’Égyptien Fouad GALAL dont l’activité ne nous est
pas connue.
Le « Ministre » FLN logeait dans la même chambre que Camille Assi
ADAM, avocat en Côte d’Ivoire (réfugié au Ghana) président du Comité
national de Libération de la Côte d’Ivoire.
BOUMENDJEL et ADAM paraissent très liés.

Le Préfet
Directeur de la Sécurité extérieure de la Communauté
J. POITEVIN

Destinataires :
M. FOCCART, conseiller technique, cabinet de la Présidence de la République
M. MELNIK, conseiller technique, cabinet du Premier ministre
Secrétariat général de la Communauté
EMGDN / Rens
SDECE
DGSN / DST

193
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

Paris, le 14 mars 1960


PREMIER MINISTRE
Sécurité extérieure de la Communauté
N° 741 SSEC / SE
800.130

NOTE DE RENSEIGNEMENTS

Objet : Projet de voyage en URSS d’un leader camerounais réfugié


au GHANA (valeur A 1).

MINLO Jacques – Centres des Affaires africaines (PO Box 24 ACCRA) –,


président des réfugiés camerounais, à l’intention de se rendre prochaine-
ment à MOSCOU pour un séjour d’environ un mois.
Son passeport serait en cours d’établissement en GUINÉE.

Le Préfet
Directeur de la Sécurité extérieure de la Communauté
J. POITEVIN

Destinataires :
M. FOCCART, conseiller technique, cabinet de la Présidence de la République
M. MELNIK, conseiller technique, cabinet du Premier ministre
Secrétariat général de la Communauté
Ministère des Affaires étrangères (direction Afrique)
Direction CAMEROUN, 27 rue Oudinot
EMGDN / Rens
SDECE

194
Jean Poitevin et le SSEC

Paris, le 21 mars 1960


PREMIER MINISTRE
Sécurité extérieure de la Communauté
N° 788 SSEC / SE
800.057

NOTE DE RENSEIGNEMENTS

Objet : Pressions économiques ghanéennes sur les états


de la Communauté (valeur B 3).

Le Gouvernement du Ghana négocierait actuellement avec la


République de Guinée pour l’importation de bétail en vue de remplacer
totalement les importations en provenance du Niger et de Haute-Volta.
Il envisagerait en effet de cesser toute relation commerciale avec ces
deux pays si leurs leaders continuent à collaborer étroitement avec la
France.
Cette mesure coïnciderait avec une aide financière accrue qui serait
accordée aux partis d’opposition du Niger et de Haute-Volta par l’inter-
médiaire de l’Ambassade du Ghana à Conakry.

Le Préfet
Directeur de la Sécurité extérieure de la Communauté
J. POITEVIN

Destinataires :
M. FOCCART, conseiller technique, cabinet de la Présidence de la République
M. MELNIK, conseiller technique, cabinet du Premier ministre
Secrétariat général de la Communauté
EMGDN / REN
SSEC NIGER

195
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

Paris, le 21 mars 1960


PREMIER MINISTRE
Sécurité extérieure de la Communauté
N° 815 SSEC / SE
800.347

NOTE DE RENSEIGNEMENTS

Objet : recrutement de volontaires pour l’Algérie et le Ghana.


L’action du Ghana en faveur de la rébellion algérienne semble se préciser.

III. CONFÉRENCE D’ABDOULAYE DIALLO


À ACCRA (VALEUR À 1)
Addoulaye DIALLO, secrétaire général de « All African People’s »
(Conférence des Peuples africains), a tenu une conférence à ACCRA où
il a commenté les résolutions prises à la récente conférence de TUNIS. Il
a notamment déclaré que le Comité directeur de la Conférence se réuni-
rait à ACCRA le 28 mars pour discuter de l’organisation d’une brigade de
volontaires africains chargée d’aider les nationalistes algériens.

IV. CONFÉRENCE DU DÉPUTÉ GHANÉEN C. K. TEDAM


(VALEUR B 2)
C. K. TEDAM, député du district « Kassena – Nankani Nord » du
Parlement ghanéen, vient d’effectuer une tournée dans la région de
NAVRONGO. Il a parlé, entre autres choses (réunion du 26 février 1960 à
NAVRONGO), du recrutement des volontaires pour l’Algérie et a déclaré
que la campagne de recrutement allait prochainement s’ouvrir dans la
Région Nord.
D’après lui, le Gouvernement d’ACCRA attache une grande impor-
tance à la formation des futurs États-Unis d’Afrique en luttant activement
contre le colonialisme.

196
Jean Poitevin et le SSEC

Opinion
Cette opinion du député ghanéen sur les mobiles inspirant l’action
du Gouvernement d’ACCRA permet de penser que la constitution des
« Brigades de volontaires » :
– répond à des préoccupations de politique intérieure,
– doit constituer un instrument de pression sur les États voisins du
Ghana (Togo plus particulièrement) en créant une force d’interven-
tion d’allure inter-africaine.
L’évocation du problème algérien, comme celui des explosions nucléaires
au Sahara, ne semble être qu’un prétexte et une « couverture ».

Le Préfet
Directeur de la Sécurité extérieure de la Communauté
J. POITEVIN

Destinataires :
M. FOCCART, conseiller technique, cabinet de la Présidence de la République
M. MELNIK, conseiller technique, cabinet du Premier ministre
Secrétariat général de la Communauté
EMGDN / Renseignements
SDECE
DGSN / DST

Source : Archives nationales, 5 AG FPR 102,


Communauté, organisation, fonctionnement 1958-1960.
5. Bokassa dans l’œil du 2e bureau.
Le colonel Mehay et le putsch de la Saint-Sylvestre
1966 à Bangui

par Jean-Pierre Bat

Le 2e bureau, figure emblématique de l’imaginaire tissé autour


de l’espionnage français, fait figure de parent pauvre lorsqu’il est
question de la communauté française du renseignement après la
Seconde Guerre mondiale. Outre-mer, à l’âge de l’État colonial
tardif, c’est souvent à travers une version fantasmée ou fantasma-
gorique que le 2e bureau est évoqué. Preuve en est le roman de
Romain Gary, Les Racines du ciel 1. L’action se passe vers 1953
au Tchad. Morel, personnage clé de l’intrigue dont les motiva-
tions s’avèrent impossibles à cerner, se voit finalement suspecté
par les rebelles de n’être ni plus ni moins qu’un agent double du
2e bureau chargé d’infiltrer leurs rangs pour mieux les réduire.
Ce machiavélisme teinté de realpolitik, seule explication plau-
sible à l’engagement incompréhensible de Morel en Afrique-
Équatoriale Française, s’impose comme l’image d’Épinal des
services spéciaux identifiée au 2e bureau pour le grand public.
Pourtant, ce service de renseignement est le premier à subir
les réformes et les coupes budgétaires liées à la décolonisation,
de sorte qu’il réduit comme peau de chagrin dès les premières

1. Romain Gary, Les Racines du ciel, Paris, Gallimard, 1956, Prix Goncourt 1956.

199
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

années de l’indépendance. Le 2e bureau est amené à réinventer


sa place en Afrique – ou à la normaliser, selon les points de vue :
ses représentants sont désormais les chefs de missions militaires,
conseillers et attachés de défense près les ambassades de France.
Ils deviennent les yeux et les oreilles les plus efficaces de ce ser-
vice. Personnage public, le résident du 2e bureau n’a plus grand-
chose à voir avec son double romanesque qui abonde encore
dans la littérature de l’époque.
Dans une large mesure, la création du secteur N du SDECE,
partagé entre les PLR et l’appareil clandestin, a constitué le prin-
cipal facteur de réduction des missions du 2e bureau en Afrique.
Cependant, à l’heure du coup d’État de Bokassa, effectué dans
la nuit du 31 décembre 1965 au 1er janvier 1966, le 2e bureau
s’impose comme la meilleure source de renseignement fran-
çais en Centrafrique. Pour comprendre le poids particulier du
2e bureau, il convient de renouer brièvement le fil du dispositif
de renseignement dans ce pays.
Dès 1960, l’ambassade a été particulièrement attentive aux
questions de sécurité. La personnalité du haut représentant n’y
est pas étrangère : Roger Barberot, ancien officier de la France
libre et proche de Jacques Foccart, suit de près les nominations
des délégués SCTIP comme des chefs de PLR. Le système intégré
(SDECE, SCTIP, BCSR) fonctionne relativement bien jusqu’en
décembre 1964. À cette date, et malgré les efforts de Barberot
et Foccart, la direction générale du SDECE se voit contrainte
de procéder à la fermeture du PLR de Bangui pour raisons bud-
gétaires. Plus que quiconque, l’ambassadeur se plaint ouverte-
ment de ce choix qui destructure selon lui l’efficacité prouvée du
­système :
« J’échangerais très volontiers, par exemple, le capitaine P.
[chef du PLR] contre un taxidermiste et un directeur d’artisa-
nat dont l’activité n’a qu’un caractère folklorique et qui sont
au surplus assez médiocres. […] Avec lui disparaîtra le seul
moyen efficace d’action contre les manœuvres de pénétration
des Chinois et des Russes. […] P. disposait, sous couvert de
200
Bokassa dans l’œil du 2e bureau

l’autorité présidentielle, des moyens gouvernementaux centra-


fricains pour le faire1. »
Dans une seconde correspondance, l’ambassadeur fait savoir
que cette suppression de poste est déjà considérée comme une
forme de retrait français : lors de son passage à Brazzaville, le
président Dacko a été approché par une ambassade étrangère
au courant de la suppression du PLR qui offre ses services pour
mettre sur pied un service de sécurité2. Le général Jacquier,
directeur du SDECE, promet à Dacko de chercher une nou-
velle formule afin « que le Service continue à [lui] apporter toute
l’aide désirable3 ».
Annoncée dès le mois de novembre 1964, la fermeture du PLR
est précédée d’un séjour à Bangui du commandant Robert, chef
du secteur N au SDECE. Plusieurs propositions de compen-
sation sont avancées, mais aucune ne peut réellement donner
satisfaction. Il est imaginé que le PLR de Fort-Lamy couvre les
deux pays, mais les relations entre le Tchad et la Centrafrique
ne le permettent pas. Il est ensuite proposé que le capitaine P.
revienne avec un contrat de la Coopération, mais l’affaire n’est
pas suivie car elle ne restaure pas institutionnellement le dispo-
sitif garanti par le PLR. En fin de compte, le SDECE estime
qu’une grande partie du renseignement est à assurer par le chef
de la mission militaire, au titre du 2e bureau : des officiers (du
grade de capitaine, commandant ou lieutenant-colonel) sont à
désigner comme correspondants du SDECE dans les pays où le
PLR est supprimé4. Il ne s’agit toutefois pas d’une solution de
substitution dans l’esprit du commandant Robert, mais plutôt
de pis-aller temporaire : le chef du PLR reçoit comme consigne

1. Archives nationales, 5 AG FPR 160, République centrafricaine (1960-1966).


Télégrammes officiels de Barberot les 8 et 10 décembre 1964.
2. Archives nationales, 5 AG FPR 160, République centrafricaine (1960-1966).
Télégramme officiel de Barberot, Bangui, le 10 novembre 1964.
3. Archives nationales, AG FPR 160, République centrafricaine (1960-1966).
Lettre de Jacquier à Dacko, Paris, le 7 décembre 1964.
4. Archives nationales, 5 AG FPR 160, République centrafricaine (1960-1966).
Fiche SDECE du Premier ministre pour Plantey, Paris, le 11 décembre 1964.

201
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

de sa hiérarchie de ne pas transmettre les sources SDECE au


2e bureau.
Saisi personnellement par David Dacko, Jacques Foccart, mal-
gré tous ses efforts, ne parvient pas à faire revenir le Premier
ministre sur cette décision budgétaire. La République centrafri-
caine n’est pas considérée comme une priorité du Service et de la
France1. Le circuit intégré du renseignement franco-­centrafricain
se voit brisé par cette décision économique.
En conséquence, le paysage des Services à Bangui est profon-
dément modifié dans le courant de l’année 1965. Ce phéno-
mène est amplifié par le remplacement de l’ambassadeur Roger
Barberot par Jean Français. Ce dernier, diplomate de formation,
ne partage ni les mêmes goûts ni le même investissement que son
prédécesseur pour les questions de renseignement. L’appareil
sécuritaire du régime de David Dacko se réorganise autour de la
Brigade de Sécurité intérieure d’État (BSIE).
Créée en 1963, la BSIE ne gagne pleinement son rôle de garde
prétorienne qu’en 1965, à la double faveur de la fermeture du
PLR et de la profonde crise que traverse la délégation SCTIP,
menacée de fermeture (sans surprise, l’ambassade américaine
voit alors une belle occasion de proposer ses services en matière
de police). Commandée par Mounoumbaï, la BSIE trouve son
véritable instigateur en la personne de l’inspecteur de police B.,
un Français devenu conseiller technique à la Présidence et secré-
taire général de la BSIE. Celle-ci, concentrant un double appa-
reil de renseignement et d’intervention, fait figure de police
politique du régime.
Le SDECE ne peut donc pas abandonner le dossier centra-
fricain. Dans un premier temps, le Service fait de B. son cor-
respondant informel. Mais ce policier finit par être « brûlé » à
Bangui. D’une part, Mounoumbaï s’avère jaloux des contacts
directs entretenus avec le président – au point de faire surveiller

1. Archives nationales, 5 AG FPR 1960. République centrafricaine (1960-1966).


Lettre de Dacko à Foccart, Bangui le 18 novembre 1964. 5 AG FPU 2011, Répu-
blique centrafricaine (juillet-décembre 1964). Lettre de Foccart à Dacko, Paris, le
16 décembre 1964.

202
Bokassa dans l’œil du 2e bureau

l’inspecteur français –, d’autre part, les surveillances et autres


menées antichinoises de B. s’avèrent suffisamment appuyées
pour que l’ambassade de Chine populaire finisse par s’en plaindre
directement au chef de l’État.
Dans un second temps, le SDECE, en accord avec le 2e bureau,
cherche un officier à mandater à Bangui. Après le refus du capi-
taine L., en poste au 2e bureau à Baden-Baden, le capitaine R.
est détaché auprès de David Dacko, en septembre 1965, pour les
questions de documentation extérieure. Le président centrafricain
décide de le nommer conseiller auprès de sa police spéciale tout en
le conservant attaché à sa personne. La formule sécuritaire s’avère
toutefois bancale, tant elle arrive tardivement au sein du régime
politique gravement malade. Les services de renseignement fran-
çais comme centrafricains ne parviennent pas à prévenir le coup
d’État des colonels Bokassa et Banza, aussitôt baptisé « putsch de
la Saint-Sylvestre ». Dès le 1er janvier 1966, la BSIE est naturelle-
ment une des cibles principales des putschistes, qui parviennent à
s’assurer par ailleurs du contrôle des autres forces armées au prix
de la liquidation du commandant Izamo, chef de la Légion de
gendarmerie. Même si le capitaine R. voit sa mission reconduite
auprès du nouveau pouvoir centrafricain et qu’il essaye de consti-
tuer, en accord avec l’état-major français, un 2e bureau pour le
compte des forces armées centrafricaines, aucune confiance réelle
ne peut exister entre lui et le colonel Bokassa.
Paradoxalement, tous ces mouvements et autres intrigues valo-
risent in fine la position du 2e bureau. À nouveau, la person-
nalité de l’officier est primordiale. Les informations et analyses
fournies par le colonel Mehay, attaché militaire à l’ambassade de
France, s’avèrent particulièrement appréciées par l’état-major de
l’armée de Terre qui écrit de lui, en novembre 1967, que ses rap-
ports « tradui[sent] comme à l’accoutumée des dons aigus d’ob-
servateur lucide et efficace1 ». Cet officier a pris ses fonctions au

1. Service historique de la Défense, 10 T 640, RCA, rapports des conseillers mili-


taires (1966-1972). Analyse du 2e bureau de l’EMAT du rapport du colonel Mehay
pour le mois de novembre 1967.

203
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

1er octobre 1965, et, dès les premiers jours, il noue d’excellentes
relations avec le chef d’état-major de l’armée centrafricaine… le
colonel Bokassa. Au lendemain du putsch de la Saint-Sylvestre,
le colonel Mehay conserve l’estime et la confiance du nouvel
homme fort de Bangui : il est l’un des rares Français à pouvoir le
toucher quand il le souhaite, même en temps de crise avec l’am-
bassade. C’est là une des clés du succès de ses analyses.
Deux rapports aussi symboliques qu’éloquents sont propo-
sés pour évoquer le putsch de Jean-Bédel Bokassa, conservés au
département Terre du Service historique de la Défense (SHD).
Le premier document est la note de renseignement du 5 janvier
1966 faisant le bilan à chaud du coup de force (10 T 641) ; le
second est le rapport annuel pour 1966, dans lequel le colonel
Mehay fait une analyse prospective de la situation politique en
Centrafrique (10 T 640). À l’image des dernières lignes de son
rapport annuel, ses analyses semblent s’avérer prophétiques tant
elles sont empreintes de pragmatisme et précision.
Bokassa dans l’œil du 2e bureau

[SECRET/CONFIDENTIEL]

A MBASSADE DE FRANCE EN RÉPUBLIQUE CENTRAFRICAINE


Conseiller militaire
Bangui, le 5 janvier 1966

NOTE DE RENSEIGNEMENTS

Objet : Coup d’État de l’armée centrafricaine


Dans la nuit du 31 décembre au 1er janvier, le gouvernement du
Président DACKO a été renversé par un putsch militaire, dirigé par le colo-
nel BOKASSA, chef d’état-major, commandant l’armée centrafricaine.
À l’heure de fêter la nouvelle année, le colonel BOKASSA, à la tête
d’une colonne motorisée, forte d’environ 300 hommes armés et dispo-
sant de 3 auto-mitrailleuses FERRET, prenait l’initiative de faire occuper
les bâtiments des Postes et Télécommunications et de la Radiodiffusion.
Quelques instants plus tard, l’élément blindé se portait au devant de la
Présidence dont il bloquait l’accès, tandis qu’un groupe de soldats, vêtus
de la tenue « léopard », se postait autour de la Présidence pour en inter-
dire les abords. D’autres investissaient les villas où résident les membres
du gouvernement et les fonctionnaires des cabinets ministériels et pro-
cédaient à l’arrestation des personnalités gouvernementales et politiques
du régime.
Par ailleurs, la piste du terrain d’aviation était occupée par une sec-
tion et rendue inutilisable par la mise en place de camions et de fûts de
200 litres, alors que les sentinelles étaient postées devant le hangar où
sont abrités les broussards et l’hélicoptère de l’armée de l’air. Il est à signa-
ler qu’à aucun moment l’armée n’a pénétré sur l’aire où se trouvaient les
installations françaises et notamment le service de radio de notre escale
aérienne.
Si l’on excepte des coups de feu isolés, des éclatements de grenades et
plusieurs rafales d’armes automatiques, dont le nombre devait décroître
avec le lever du jour, ce coup d’État n’a provoqué aucune panique parmi
la population de la ville. À aucun moment, les Européens n’ont été inquié-
tés et la circulation des véhicules est restée pratiquement libre dans la

205
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

mesure où les conducteurs ont fait preuve de discipline et ont obtempéré


aux signaux d’arrêt. Les seules victimes à déplorer du côté européen (1
mort et 3 blessés) sont le fait d’imprudences notoires. Il n’en a pas été
de même en ce qui concerne les Centrafricains de la ville et de sa proche
banlieue. Les villas des ministres et de leurs adjoints ont été saccagées
et pillées sans réserve. Les personnes arrêtées ont souvent été malme-
nées et transportées au lieu de leur détention dans un état physique cri-
tique. Enfin l’épouse, d’origine espagnole, du chef du bureau d’études du
ministre des Travaux publics a été violée. Dans le quartier populaire dit du
« kilomètre 5 », des règlements de comptes ont eu lieu, qui ont provoqué
la mort d’une huitaine de personnes.
Dans l’ensemble cependant, le putsch s’est déroulé dans l’ordre et avec
le minimum de perte. Quelques heures après son déclenchement, la ville
avait repris sa physionomie habituelle et ses activités. Ce retour à la nor-
male a permis au colonel BOKASSA de ne pas décréter le couvre-feu qu’il
avait envisagé un moment. Seule l’initiative malheureuse de libérer en
pleine nuit tous les prisonniers de la maison d’arrêt, pour la plupart cou-
pables de délits de droit commun, devait créer quelques inquiétudes et
décider les Européens à abandonner les lieux de réjouissances et regagner
leur domicile. Quant aux détenus, ils se répandirent dans les artères de la
ville en scandant les slogans « Vive l’armée » et « Bonne année » puis se
dispersèrent, absorbés par leurs villages ou leurs quartiers respectifs.
Si l’organisation et le déroulement du putsch paraissent avoir été menés
avec compétence et discipline, il semble par contre qu’aucun plan pré-éta-
bli n’ait précédé l’arrestation des personnalités compromises.
Seule, celle du commandant IZAMO, chef de la Légion de gendarmerie,
le 31 décembre à 20 heures, aurait été préméditée dans le plus grand
secret. Privée de sa tête, la gendarmerie, pourtant hostile à l’armée, ne
devait pas intervenir et elle s’est soumise sans la moindre résistance.
En ce qui concerne le chef de l’État, la rumeur laisse entendre qu’il a été
appréhendé alors qu’il rentrait à sa résidence, après avoir fêté la Saint-
Sylvestre, dans un quartier excentrique de la capitale.
De même, plusieurs suspects, dont M. MOUNOUBAI, chef de la
Brigade de sécurité intérieure de l’État, avaient le temps de fuir avant
d’être capturés.
Longtemps le doute devait planer sur le nombre et l’identité des per-
sonnes détenues au camp militaire du Kassaï.

206
Bokassa dans l’œil du 2e bureau

Par contre, chaque arrestation a donné lieu à des scènes de brutalité.


M. Dejean, ambassadeur de la République centrafricaine en Grèce,
qui passait la soirée chez le procureur général, devait être accidentel-
lement tué par une rafale tirée à travers la porte de la maison dans
laquelle il se trouvait. M. HASSEN, secrétaire général de la présidence,
était roué de coups et laissé pour mort. Le commandant IZAMO serait
atteint de plusieurs coups de poignards. Plusieurs ministres et fonction-
naires hauts placés appréhendés, subissaient un « passage à tabac » en
règle.
Quant au Président DACKO, c’est pour une grande part la parenté qui le
lie au colonel BOKASSA qui lui a valu de bénéficier d’un régime de faveur.
Depuis sa prise de pouvoir, le colonel BOKASSA a multiplié ses mani-
festations de francophilie. La nuit même du putsch, il s’arrêtait devant le
Bangui Rock Club où le Rotary avait organisé un réveillon en criant « Vive
le Général de Gaulle, vive les FFL, les Français ne paieront plus d’impôts
en République centrafricaine. »
Quelques heures plus tard, il se rendait à l’hôpital et s’inclinait sur la
dépouille de M. MAUVIN, ingénieur de l’ASECNA, tué quelques instants
auparavant. L’ayant incidemment rencontré à cette occasion, il m’exprima
son regret et sa peine.
Enfin, lorsque l’ambassadeur de France quittait l’escale aérienne pour
regagner la chancellerie, le chef d’état-major se jetait dans ses bras en lui
déclarant qu’il venait demander conseil.
Le lendemain, au cours d’une allocution qu’il prononçait devant la
Garde, il devait rappeler :
« Les routes qui se construisent, les édifices qui se montent, tous ces
travaux sont l’œuvre de la France. Aussi ne faudrait-il jamais se détacher
de la France. Au contraire, il faut maintenir les liens étroits d’amitié avec ce
pays qui pourrait un jour sauver la République centrafricaine à un moment
critique. »

En fonction de la lettre de démission que lui a signée le Président


DACKO, lors de son arrestation, le colonel BOKASSA assume tous les
pouvoirs de ce dernier.
À ce nouveau titre, il a fait plusieurs déclarations, désigné un nouveau
gouvernement et arrêté en Conseil des ministres un certain nombre de
mesures.

207
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

Dès le 1er janvier, en effet, au cours de deux proclamations diffusées


sur Radio-Bangui, il justifiait le coup d’État par le souci de mettre fin aux
abus de la « classe privilégiée », invitait l’armée à déposer les armes et les
fonctionnaires à reprendre leur travail.
L’après-midi, il tenait une conférence de presse, à l’occasion de laquelle
il annonçait la dissolution de l’Assemblée nationale et la constitution d’un
prochain gouvernement. Il rassurait en outre les militants du MESAN en
réaffirmant sa foi et son dévouement à ce Mouvement. Par ailleurs, il
faisait remarquer que sa décision de prendre le pouvoir s’expliquait non
pas par « l’incapacité du Président DACKO », auquel il n’a cessé de rendre
hommage, mais par la malfaisance de son entourage. Il devait également
faire l’éloge de certains ministres, dont MM. BANDUI et GUIMALI, qui
détenaient le portefeuille de l’Intérieur et des Affaires étrangères dans
l’ancien gouvernement.
Le 2 janvier, le colonel BOKASSA prononçait un discours en sangho
devant la Garde républicaine réunie au camp du Kassaï et dénonçait une
fois de plus les excès de « la bourgeoisie », ce qui lui valut de nombreux
applaudissements.

Précédée la veille au soir d’un communiqué de la radio nationale, la


composition de la nouvelle équipe gouvernementale a été donnée par le
chef d’état-major en personne, le 3 janvier, à 3 heures 20 du matin, heure
anniversaire de la prise du pouvoir.
Le nouveau gouvernement est un amalgame de militaires, d’anciens
ministres et de hauts fonctionnaires. Le colonel BOKASSA cumule les fonc-
tions de l’ancien Président de la République, celles du ministre de la Justice
et Garde des Sceaux. Le capitaine BANZA reçoit les Finances et les Anciens
Combattants, tandis que MM. BANDIO, GUIMALI et GUERET conservent
respectivement leur portefeuille de l’Intérieur, des Affaires étrangères et de
l’Éducation nationale. Le lieutenant MALENDOMA est affecté au ministère
de l’Économie nationale et M. PATASSE, ancien directeur de l’Agriculture,
se voit confier le ministère du Développement. Le lieutenant de gendar-
merie MANGALE est nommé ministre de la Santé publique et des Affaires
sociales et M. KEZZA, ministre de la Fonction publique.
Enfin, le préfet GAMANA LEGOS est chargé des Travaux publics, des
Postes et Télécommunications.

208
Bokassa dans l’œil du 2e bureau

La première séance du « Conseil révolutionnaire » – nouvelle appella-


tion du Conseil des ministres – a été ouverte le 4 janvier par le colonel
BOKASSA.

Ce Conseil a adopté :
– l’acte institutionnel n° 1, qui abroge l’ancienne constitution et habilite
le Président de la République à prendre par ordonnance toutes les
mesures exigées par les circonstances actuelles ;
– un projet de décret fixant la composition du nouveau gouvernement ;
– un projet d’ordonnance portant dissolution de l’Assemblée nationale,
à compter du 1er janvier 1966 ;
– une note et une ordonnance relatives à la création d’une commission
spéciale de vérification des comptes du gouvernement démission-
naire ;
– un projet de décret portant suppression du régime de la journée conti-
nue dans les services administratifs ;
– une note relative à la conférence des chefs d’État de l’OCAM à
Tananarive ;
– une ordonnance reportant la date du quatrième Congrès international
du MESAN qui devait se tenir en mars prochain ;
– un projet de décret portant suppression de la direction de la Sécurité
intérieure de l’État, rétablissement des indemnités forfaitaires pour
frais de mission à l’étranger – et que la loi des Finances 1966 avait
abolies – suppression de l’abattement de 10 % prévu sur les soldes
des fonctionnaires, création d’un orchestre national de la République
centrafricaine.

En outre, des réformes sont introduites dans l’organisation pénitentiaire


– où toute condamnation à l’emprisonnement sera assortie de travaux de
force comme le pavage des routes. D’autre part, dans l’intérêt des classes
déshéritées, des facilités seront accordées aux familles pour les enterre-
ments de leurs défunts.

Dans l’ensemble, le coup d’État semble avoir été bien accueilli à Bangui,
surtout chez le petit peuple ; aucune manifestation n’est signalée en
brousse où la masse reste indifférente et les fonctionnaires circonspects.
De nombreux messages de félicitations et de ralliement sont adressés au
colonel BOKASSA.

209
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

Parmi ceux-ci, on peut relever l’adhésion donnée au nouveau régime par


la « Jeunesse révolutionnaire centrafricaine » (prolongement de l’ancienne
« Jeunesse révolutionnaire oubanguienne »), dont l’existence n’avait pas
été révélée jusqu’à ce jour.
Plusieurs personnalités, qui avaient disparu depuis la nuit du 31
décembre, ont rallié le nouveau régime. Tel est le cas de M. ADAMA
TAMBOUX et de M. BASSAMOUNGOU, président du Conseil écono-
mique et social. De leur côté, les dirigeants de l’ancien MEDAC, parti d’op-
position dissous par le Président DACKO en juillet 1960, refont surface.
Enfin, le nouveau gouvernement, dans un communiqué diffusé sur les
antennes de Radio-Bangui, le 4 janvier, a invité tous les membres de l’an-
cien gouvernement, tous les députés et tous les anciens directeurs et chefs
de cabinet ministériel à se présenter, dans un délai de huit jours, devant le
colonel BOKASSA, sous peine de poursuites. Il est probable que cet appel
sera suivi d’effet.

La vie a repris son cours normal, les services administratifs fonctionnent.


Les commentaires relatifs au putsch deviennent plus rares.
L’annonce, le 6 janvier, de la rupture des relations diplomatiques avec la
Chine, rupture que le colonel BOKASSA avait évoquée quelques heures à
peine après le coup d’État, semble favorablement accueillie par l’ensemble
de la population, qui attendait avec impatience cette décision.

[Signature manuscrite du colonel Mehay]

Destinataire
EMA/Ren
Copie à
EMAT/2
EMAA/2
DN/CER
DN/CERST
COMSUP LAMY

210
Bokassa dans l’œil du 2e bureau

[secret]
Exemplaire n° 5/12

Ambassade de France auprès de la République centrafricaine


conseiller militaire

Bangui, le 18 novembre 1966

Rapport annuel 1966

Destinataire EMA/Rens (Ex. n° 1/12 – 2/12)


copie à DN/CER (Ex. n° 3/12 – 4/12)
EMAT/2 (Ex. n° 5/12)
EMM/2 (Ex. n° 6/12)
EMAA/2 (Ex. n° 7/12)
COMSUP LAMY (Ex. n° 8/12)
Ambassade (Ex. n° 9/12 – 10/12)
Archives (Ex. n° 11/12 – 12/12)

(a) Titre 1

AMBIANCE GÉNÉRALE

Situation politique
Personnage discuté et, jusqu’au 31 décembre 1965, à peine toléré dans
ses fonctions de chef d’état-major de la Défense nationale, le colonel
Jean-Bédel BOKASSA, onze mois après le coup d’État – qu’il l’ait ou non
improvisé – est aujourd’hui le maître incontesté de la RCA et il a bien
l’intention de le rester.
Il a mis à profit le temps écoulé pour asseoir son régime tant sur le plan
intérieur que sur le plan international. L’étape du « provisoire », dans ces
deux domaines, est maintenant franchie. Les fêtes du 1er décembre consa-
creront pour le peuple centrafricain la représentativité du gouvernement
actuel auquel un probable remaniement ministériel en janvier prochain
pourrait conférer un aspect de légitimité, sans qu’on ait eu recours aux
procédés trop dangereux d’une consultation démocratique. La venue
aussi de chefs d’État et de délégations étrangères – dont notamment les

211
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

Présidents AHIDJO et TOMBALBAYE, monsieur de BROGLIE, les secré-


taires généraux de l’OCAM et de l’OUA – témoigne également pour le
peuple centrafricain que la RCA est désormais rentrée à part entière dans
le concert des nations.
Quant à l’homme à qui est dû ce bouleversement, les mois passés l’ont
également révélé sous un jour différent de celui sous lequel on le connais-
sait jusqu’ici, c’est-à-dire : débonnaire, conservateur et francophile. C’est
aujourd’hui un potentat rusé et ambitieux qui règne à Bangui. Grisé par sa
réussite, il est soucieux avant tout de conserver le poste qu’il a conquis et,
parallèlement, de jouer en Afrique centrale un rôle de premier plan.
Le fait nouveau – et le danger – c’est que ce but, il semble avoir la
conviction, depuis son séjour à Kinshasa, qu’il ne pourra l’atteindre qu’à
la condition de bénéficier de l’appui de l’intelligentsia révolutionnaire
et combative. Le colonel BOKASSA, tout au moins dans ses discours,
essaie donc de prendre des contre-assurances du côté de cette jeune
Afrique revendicatrice, dont, surtout au cours de ces derniers déplace-
ments africains, il a pris la mesure. Aussi bien, et il est à craindre qu’il
ne tente d’établir de plus en plus – comme il a d’ailleurs commencé à le
faire – un clivage entre nos compatriotes taxés par les progressistes afri-
cains de néo-colonialisme et le chef prestigieux de la France Libre auquel
il proclame avec emphase, en toute occasion, sa fidélité, laquelle doit,
dans son esprit, avoir pour corollaire une aide inconditionnelle, finan-
cière, technique et militaire, d’ailleurs exempte de tout contrôle de la
part du pays donateur.
Face à cet état de fait, le lieutenant-colonel BANZA se tient dans
l’ombre de son chef qui le suspecte et le craint, mais qui, sensible d’ailleurs
à sa valeur, en use dans l’intérêt immédiat de son pays et avec l’espoir de
diviser le clan M’Baya.

Action des pays étrangers


Il convient d’examiner plus particulièrement le comportement des USA
et d’Israël dont les interventions ont été assez souvent, au cours de l’an-
née, à l’origine de nos difficultés.

Action des États-Unis


Jusqu’à la chute du Président DACKO, les États-Unis s’étaient canton-
nés en RCA dans une politique de présence axée essentiellement sur le

212
Bokassa dans l’œil du 2e bureau

plan économique où ils s’étaient taillés une place prépondérante dans


le secteur du diamant. La Diamond Distributors s’employait déjà à cette
époque à évincer les Israéliens pour s’assurer le contrôle majoritaire de la
commercialisation de la production qui présente pour elle une importance
primordiale. Son volume (525 000 carats en 1965) constitue en effet la
quantité marginale suffisante pour éviter le total monopole des grands
trusts traditionnellement maîtres du secteur.
Cependant, les USA occupaient sur le plan bilatéral une place relative-
ment modeste (225 millions de francs CFA de crédits de 1962 à 1964, et
256 millions de francs CFA de fournitures diverses dans les domaines de
la santé, des transports et des Travaux publics).
Enfin, le rôle des représentants de Washington à Bangui consistait pour
une large part à observer la pénétration chinoise communiste en Afrique
centrale. On relèvera que, dans ces trois domaines, les États-Unis s’étaient
toujours systématiquement défendus de vouloir gêner, si peu que ce soit,
notre action en RCA.
Écartés du Congo-Brazzaville, assumant au Congo-Kinshasa les res-
ponsabilités que l’on connaît, ils ont tout naturellement, avec l’éviction
des Chinois de Pékin, apporté un intérêt supplémentaire à la RCA. Sans
qu’on puisse les accuser de vouloir modifier l’équilibre établi par le colo-
nel BOKASSA au sein du gouvernement constitué après le coup d’État
de la Saint-Sylvestre, ils n’en ont pas moins tenu à prendre aussitôt des
assurances pour l’avenir auprès des responsables M’Bayas qui, à la faveur
de la révolution, font, pour la première fois, participer cette ethnie, pré-
pondérante en Centrafrique, à la gestion d’un État jusqu’alors dirigé
par les seuls M’Bayas. Au cours des mois écoulés, l’action américaine
s’est faite de jour en jour plus voyante. Disposant de moyens financiers
importants, les membres de l’ambassade des États-Unis se sont consti-
tués dans tous les secteurs, aussi bien de l’intelligentsia généreusement
aidée que parmi une grande partie du personnel français d’assistance
technique, flattée des égards qui lui sont prodigués, une clientèle utile
qui permet à la fois d’investir les rouages de l’État et de rechercher des
informations indispensables. Sur ces bases a été lancée une opération
de mise en cause de nos efforts dont l’insuffisance en divers domaines
a été suggérée aux responsables centrafricains. On relèvera aussi la cam-
pagne lancée dès février, à l’instigation certaine des Américains, contre la

213
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

convention franco-centrafricaine d’exploitation de l’uranium de la région


de Bakouma, par le Commissariat à l’Énergie atomique. Puis la mise en
place, dans les quatorze préfectures de la RCA, d’un réseau radio exploité
par la Sûreté, mais dont le contrôle technique permet au donateur de
mener, à l’intérieur du pays, des missions de renseignements. En juin,
dernier résultat non négligeable, la Diamond Distributors a obtenu, à la
suite de la création d’un Office national du Diamant, le leadership de fait,
recherché dans ce domaine. Les USA ont acquis du même coup un moyen
d’action qui peut être particulièrement efficace sur la politique intérieure
et extérieure de la RCA.
Ils ont certes, grâce à la constitution d’Air-Bangui qu’ils ont durablement
ressentie, essuyé un échec dans leur tentative suivante, visant à installer
une compagnie aérienne dans le pays. Cependant, cela ne les a pas empê-
chés de s’attacher à octroyer à la RCA une aide spectaculaire – médi-
caments, matériels de Travaux publics et agricoles, destinés à l’opération
BOKASSA – assortie d’une propagande intensive. En même temps, sous
le manteau, s’est poursuivie une campagne de dénigrement systématique
de notre coopération menée par l’agent du CIA, agissant sous couvert de
ses fonctions de représentant de l’AID.
Parallèlement, de nombreux responsables centrafricains ont été invités
aux États-Unis, cependant que d’autres étaient l’objet de flatteries. Enfin,
à l’intérieur même de la République, c’est précisément la zone diamanti-
fère de l’Ouest où se trouvent les M’Bayas qui a bénéficié des attentions
des Américains. Ceux-ci se sont employés à orienter les efforts de déve-
loppement du gouvernement sur cette région où, notamment, leurs mis-
sions protestantes – en liaison radio d’ailleurs avec leur ambassade – sont
nombreuses et non dépourvues d’argent.
Le colonel BOKASSA est bien sûr informé de ces menées. Il est égale-
ment au courant de la collusion de son ministre de l’Intérieur, monsieur
BANDIO, et des contacts du lieutenant-colonel BANZA avec les représen-
tants de Washington. Malgré tout, il est sensible à l’intérêt manifesté par
les Américains à sa politique de rapprochement avec Kinshasa, sans réali-
ser que le but poursuivi par les États-Unis, en se servant de lui, est, sinon de
faire échec à l’UDEAC, d’obtenir les régimes tarifaires préférentiels qu’ils
recherchent avec persévérance. En dépit du résultat négatif du voyage
du lieutenant-colonel BANZA à Washington à l’occasion de la dernière
conférence des ministres des Finances du Fonds monétaire international,

214
Bokassa dans l’œil du 2e bureau

le Président BOKASSA n’a sans doute pas abandonné l’espoir d’obtenir


une aide financière, voire une aide militaire, accrue des États-Unis.

Action israélienne
Dans la ligne de sa politique visant à assurer partout en Afrique fran-
cophone des appuis contre l’offensive musulmane, Israël s’est relative-
ment taillé, en RCA, une place de choix. La représentation de Tel-Aviv,
dynamique, envahissante, qui a érigé la flagornerie en système et dont
les agents dans ce pays sympathisent tous ouvertement avec les États-
Unis, a fait le siège des chefs successifs de la Centrafrique. La tactique a
consisté à inciter, en toute occasion, les dirigeants de la RCA à s’émanci-
per, autant que possible, de la « tutelle » de l’ancien colonisateur, à entre-
tenir la méfiance à notre égard, à leur conseiller de marcher dans le sens de
l’Afrique nationaliste. Cette attitude s’est révélée payante, valant à Israël
la sympathie de l’intelligentsia, séduite également par les positions prises
de façon spectaculaire sur le plan international par la diplomatie israé-
lienne, en faveur de l’émancipation des territoires du continent demeurés
sous dépendance étrangère (faits portés à la connaissance de l’opinion
publique, en langue vernaculaire). Israël s’était ainsi acquis, à peu de
frais, des positions solides, au point de nous gêner en certains domaines,
notamment dans celui des services de sécurité, voire dans celui de la for-
mation d’une armée pionnière.
Le Président DACKO qui, il est bon de le rappeler, a effectué une visite
officielle en Israël, en juin 1963, avant même de se rendre à Paris – cepen-
dant que le Président BEN ZVI venait en République centrafricaine deux
mois plus tard – a favorisé l’implantation économique israélienne dans
son pays : en avril 1962, a été créée la société de diamants SOPICAD,
qui a monopolisé pratiquement cette industrie en matière d’importation
jusqu’en décembre 1963 (époque où la compagnie est devenue, à la suite
d’une décision du gouvernement centrafricain, simple bureau d’achat).
En contrepartie, Tel-Aviv a été appelé à faire l’apprentissage civique
de la jeunesse : création de villages coopératifs, fermes pilotes, enseigne-
ment agricole dans le style des Kibboutzims et, surtout, fondation de la
Jeunesse Pionnière nationale (JPN) par des officiers israéliens. Cette der-
nière organisation tendait à prendre, peu à peu, l’aspect d’une milice civile
de soldats-pionniers sur lesquels l’ancien Président pensait pouvoir s’ap-
puyer pour neutraliser l’armée nationale. Conscient de l’essoufflement de

215
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

son régime, le prédécesseur du colonel BOKASSA a, dans les mois qui


ont précédé sa chute, eu recours, à nouveau, à Tel-Aviv pour former une
Brigade de sécurité intérieure, placée sous sa seule dépendance, armée et
instruite également par Israël.
De ce fait, principalement au lendemain du putsch de la Saint-Sylvestre,
Israël est devenu suspect aux yeux du colonel BOKASSA. Les collusions
entre l’ambassade israélienne avec le Président déchu, les tentatives de
transformer la JPN en formation paramilitaire, le coût finalement assez
lourd d’une assistance supportée financièrement surtout par la RCA pour
des résultats économiques relatifs, l’incitaient à écarter des amis aussi peu
désintéressés et dont le concours grèverait, en dernière analyse, le budget
de l’État.

Le Président de la République a cependant aperçu les dangers que ferait


courir à son régime une jeunesse laissée à elle-même que l’encadrement
israélien empêchait, malgré tout, de devenir un facteur de désordre.
Bien que cette formation soit nettement, depuis janvier 1966, en perte
de vitesse, elle reste l’un des moyens dont Israël a pu user pour maintenir
ses positions et son influence. Il a profité des mois écoulés pour opérer un
certain rétablissement, utilisant vis-à-vis du colonel BOKASSA les mêmes
méthodes qui lui ont réussi avec son prédécesseur.
Un conseiller israélien pour l’information est en place à la Présidence, les
critiques voilées sont reprises contre notre assistance technique, cepen-
dant qu’un contact étroit est maintenu avec l’ambassade des USA.
On peut ajouter que, en toute occasion, la représentation israélienne
multiplie les égards, les attentions, les cadeaux au chef de l’État qui s’est
montré flatté d’être invité officiellement à visiter Israël en janvier prochain.
Cependant, les moyens financiers que cette dernière paraît vouloir consa-
crer à la RCA semblent restreints et, lors de son récent voyage à Tel-Aviv,
le lieutenant-colonel BANZA en a pris parfaitement conscience.

216
Bokassa dans l’œil du 2e bureau

[…]

(b) Conclusion et pronostics


Le gouvernement « révolutionnaire » que le colonel BOKASSA, à
l’aube du 1er janvier 1966, a imposé à son pays, achève son 11e mois
d’existence.
La pratique du pouvoir a eu raison de quelques illusions juvéniles, mais
il n’est pas certain que la sagesse ait gagné ce que l’enthousiasme a perdu.
Il faut cependant constater qu’un changement était devenu nécessaire,
car la preuve est faite que le gouvernement DACKO, avant d’avoir dis-
paru, avait déjà cessé d’exister.
Le colonel BOKASSA a fait armer ses fusils le 31 décembre 1965 pour
protéger sa vie et prendre, le premier, une place convoitée.
Avec lui, le virage nettement amorcé vers l’Est, par les abandons suc-
cessifs de son cousin, a été pris à nouveau vers l’Ouest. Il convient de ne
pas l’oublier.
Certes, grâce à l’armée qu’il contrôle et qui lui est fidèle et dévouée, il
détient un pouvoir quasi-absolu. Il n’y a toutefois pas eu abandon délibéré
de la démocratie, mais plutôt adaptation naturelle aux conditions particu-
lières de l’Afrique et aux besoins du moment.
La politique menée, faite de rebondissements successifs, n’est pas de
tout repos. BOKASSA s’énerve. Il s’indigne. Il manque d’esprit critique et
distingue très difficilement ce qui est possible de ce qui est souhaitable. Il
est souvent incohérent. Mais la faiblesse dérisoire de son pays ne confère
à ses propos qu’une résonance amortie, qui n’agace que ses voisins sans
les inquiéter outre mesure.
Il faut bien constater en cette fin d’année que le pays est paisible, et que
les pouvoirs publics, si imparfaits et si critiquables qu’ils soient, poursui-
vent leur tâche sans trop de heurts.
Les nuages qui pourraient devenir menaçants (mécontentement des
fonctionnaires, action syndicale, grèves, rivalités tribales) restent à l’ho-
rizon.
Le chef de l’État a réussi, sur le plan intérieur, une sorte de regroupe-
ment national autour du thème favori de la mise en valeur « d’une terre
riche » mais délaissée.
Une lente amélioration se dessine : l’aide extérieure, principalement
celle de la France, en est responsable pour une large part.

217
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

Dans la mesure où l’avenir est prévisible en Afrique, le gouvernement,


dans sa structure actuelle, apparaît stable, malgré les modifications qui
pourraient intervenir sous peu.
Aussi, j’incline à penser que l’intérêt de notre pays est, malgré tout, de
faire en sorte que le colonel BOKASSA reste au pouvoir aussi longtemps
qu’il saura demeurer suffisamment raisonnable.
Pendant ce temps, le ministre d’État BANZA, le plus énergique de
l’équipe et seul successeur capable de s’imposer sans révolution san-
glante, aura la possibilité de compléter sa formation et de comprendre
que le véritable intérêt de son pays est de faire route avec nous.

Le colonel MEHAY
Conseiller militaire
[Signature manuscrite du colonel Mehay]

Analyse du rapport du colonel Mehay par le 2e bureau de l’état-major


de l’armée de Terre à Paris, le 12 décembre 1966.

Lecture du colonel chef de bureau puis du général Cosom

Rapport annuel du conseiller militaire en RCA

Détenant depuis près d’un an un pouvoir quasi-absolu, le colonel


Bokassa apparaît comme le chef incontesté de la RCA. Très ambitieux,
rusé, grisé par sa réussite, il a, depuis son avènement, donné un net coup
de barre vers l’Ouest mais ne néglige pas pour autant l’appui de l’intelli-
gentsia africaine révolutionnaire.
La politique de présence des USA (et d’Israël) fait progressivement
place à une attitude de dénigrement systématique de notre assistance et
de notre coopération qui traduit, sinon la volonté de nous éliminer, du
moins celle d’amoindrir notre influence.

218
Bokassa dans l’œil du 2e bureau

La valeur combative des Forces armées centrafricaines ne s’est guère


accrue, l’instruction et l’entraînement au combat ayant été pratiquement
abandonnés. Cependant le moral et la cohésion demeurent bons et la
bonne volonté et le dévouement au chef de l’État sont acquis.
La gendarmerie, longtemps suspectée du fait d’un comportement beau-
coup plus politique que militaire, a progressivement retrouvé la confiance
des dirigeants et sa place dans le pays.

Source : Service historique de la Défense, 10 T 640,


rapports du conseiller militaire à Bangui, 1966-1972, et 10 T 641,
situation politique, 1953-1972.
6. Le secteur « Afrique » à l’épreuve du temps :
Dakar, bastion des Services (1985-1989).
Entretien avec Dominique Fonvielle

par Jean-Pierre Bat

Depuis l’expérience de Maurice Robert au poste SR de Dakar


entre les dernières années de la IVe République et l’avènement
de la Ve République, l’ancienne capitale de l’AOF est réputée
être une plate-forme privilégiée du SDECE. Un quart de siècle
après les indépendances, la capitale du Sénégal reste un rendez-
vous incontournable des spécialistes de l’Afrique de l’Ouest.
Entre évolutions géopolitiques locales et émergences de nou-
veaux acteurs régionaux, d’une part, et us et coutumes hérités de
plus de deux décennies de travail au sein du secteur « Afrique »,
d’autre part, l’expérience du colonel (H) Dominique Fonvielle
à ce même poste permet de radiographier les permanences et
les mutations de la politique des services de renseignement en
Afrique, à l’heure de la fin de la guerre froide1.
Dominique Fonvielle est saint-cyrien (1966-1968, promotion
Maréchal Juin). Lieutenant de cavalerie au 3e hussards, puis ins-
tructeur à Saumur, il commande comme capitaine (1975-1978)
un escadron de chars AMX30 au 1er régiment de dragons. Il
intègre le SDECE en 1978.

1. Dominique Fonvielle (et Jérôme Marchand), Mémoires d’un agent secret, Paris,
Flammarion, 2002.

221
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

Affecté au secteur « Afrique », après le stage de formation


« A », il appartient à une nouvelle génération d’officiers de ren-
seignement qui n’ont connu ni la période de la décolonisa-
tion ni l’influence du colonel Maurice Robert ou de Jacques
Foccart.
À l’aube des années 1980, le regard qu’il porte sur la situa-
tion continentale s’avère neuf, au sein d’un secteur traditionnel
de la DGSE. Dominique Fonvielle se spécialise sur l’Afrique
occidentale dès son arrivée au secteur N. Après avoir rempli
des fonctions d’analyste et de chef de sous-secteur pour la zone
sahélienne et sub-sahélienne, il part comme chef de poste à
Dakar en 1985.

Jean-Pierre Bat : Avant d’évoquer votre mission à Dakar,


pouvez-vous décrire le secteur « Afrique » (N) du SDECE,
puis de la DGSE ? On le connaît essentiellement à travers
la figure du colonel Maurice Robert qui en est le créateur.
Comment, à la fin de la décennie 1970, se présente ce sec-
teur et quelle place y trouvez-vous ?
Dominique Fonvielle : Il faut revenir sur mon entrée propre-
ment dite au SDECE. J’arrive au moment du « basculement »
du secteur « Afrique » avec le remplacement de monsieur K.
par le lieutenant-colonel G. J’y arrive après le stage « A », que
je dirigerai plus tard et qui forme les rédacteurs exploitants
et les futurs officiers traitants. Je suis ce stage dans des condi-
tions tout à fait normales, avec ses aspects théoriques d’étude
de la géopolitique, les aspects techniques et pratiques du
métier d’espion (sécurité, photographie, méthodes de rendez-
vous…) et la préparation à notre futur rôle d’analyste.
En fin de stage, les stagiaires sont répartis entre le contre-
espionnage et le service de recherche, et affectés dans les sec-
teurs après entretiens, consensus, discussions… Il n’y a pas,
officiellement, de classement.
222
Entretien avec Dominique Fonvielle

J’avais très tôt exprimé mon souhait de rejoindre N1, cela s’est
passé sans difficulté.
Dès mon arrivée au secteur « Afrique », je suis mis entre les
mains du lieutenant-colonel Q., patron du bureau d’exploita-
tion. Q. n’a jamais été en poste mais il a une connaissance très
approfondie de l’Afrique. Il m’explique les problématiques afri-
caines avec une pertinence largement supérieure à tout ce que
j’ai pu connaître ensuite, auprès de journalistes ou d’experts.
Je suis placé directement sous les ordres d’une femme remar-
quable, madame M., qui avait été traductrice et interprète à
l’OTAN. Elle avait un sens de la rédaction tout à fait extraor-
dinaire et connaissait parfaitement bien tous les pays anglo-
phones. C’est donc elle qui traitait le Nigeria, le Ghana, le
Liberia. J’ai eu pour ma part à traiter du Sierra Leone, comme
de la Gambie, parce qu’il y avait des liens particuliers avec
la Guinée et avec le Sénégal. Je pense qu’elle avait acquis sa
connaissance du monde africain et notamment anglophone
au secteur N. Elle réfléchissait vite et travaillait bien.
Dès mon arrivée, je me vois confier le Sénégal et les pays
avoisinants (Mauritanie, Gambie, Guinée, îles du Cap-Vert
et Guinée-Bissau). Je démarre donc au SDECE avec un
ensemble de pays important, assez cohérent sur un plan géo-
politique, pas trop agité par rapport à d’autres zones, et j’ap-
prends mon rôle de rédacteur, avec des échéances et un profil
de carrière plutôt motivants. J’y reviendrai.
Pendant la guerre Tchad-Libye2, je « fais un saut » au Tchad :
nous sommes deux analystes sur le Tchad avec la diffusion

1. Sur cette composante du SDECE spécialisée sur l’Afrique, nous nous permettons
de renvoyer à notre thèse ; Jean-Pierre Bat, La décolonisation de l’AEF selon Foccart.
Entre stratégies politiques et tactiques sécuritaires (1956-1969), thèse de doctorat d’his-
toire contemporaine sous la direction du professeur Pierre Boilley, université Paris I
Panthéon-Sorbonne, 2011, 925 p.
2. Dans le cadre des guerres civiles tchadiennes, et la prise du pouvoir par des élé-
ments rebelles du Frolinat, à compter de 1979, la Libye investit directement ce théâtre
d’opérations pour une décennie.

223
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

Journiac – puis Kirsch – tous les matins1. Nous avons cet


énorme travail qui est la relation Tchad/Libye et Tchad/
Nigeria : il y avait en effet une guerre entre le Tchad et le
Nigeria qui est complètement passée inaperçue aux yeux du
grand public. Nous la suivions toutefois avec beaucoup d’at-
tention parce qu’il s’y passait des choses importantes en parti-
culier sur les gisements pétrolifères du sud-ouest du lac Tchad
où le Nigeria et le Tchad s’étripent purement et simplement.
J’apprends donc mon métier apparemment pas trop mal parce
que G. devient de plus en plus nerveux quand je lui parle de
Sciences Po et de mes études linguistiques à la Sorbonne.
En effet, à l’issue du stage « A », je me suis fait coincer, pour
ainsi dire, pour présenter le brevet technique de l’enseigne-
ment militaire supérieur (BTEMS), option « renseignement
services spéciaux », en abrégé « BT Rens ». Ce diplôme, équi-
valent technique du brevet de l’École de guerre, est destiné à
former les futurs cadres supérieurs du SDECE. Il implique
l’obtention du diplôme de Sciences Po Paris en section « rela-
tions internationales », d’une licence d’anglais et un stage
terrain d’un an qui doit se dérouler dans le cadre et sous le
contrôle de la « maison », enfin, le suivi de la première année
de l’École de guerre. Ce BT est issu d’un accord passé entre
l’enseignement militaire supérieur et le SDECE, qui désigne
ses candidats. Ceux-ci ne sont donc pas astreints aux prépara-
tions des concours militaires, mais sont priés de se débrouiller
tout seuls…

JPB : Ce brevet technique aura-t-il un devenir ?


DF : Non, ce BT va malheureusement disparaître quelques
années après. Nous ne serons finalement que cinq diplômés
« BT Rens », parce qu’avec la modification de l’enseigne-
ment militaire supérieur – et cela ne tient ni à la DGSE ni au
1. Cette diffusion est à destination de la cellule Afrique de l’Élysée. Elle doit son
nom aux deux conseillers Afrique qui se succèdent auprès de Valéry Giscard d’Estaing,
René Journiac (1974-1980) et Martin Kirsch (1980-1981).

224
Entretien avec Dominique Fonvielle

SDECE – ce BT spécifique disparaîtra au profit d’une forma-


tion et d’autres diplômes spécialisés dans le renseignement, ce
qui, à mon grand regret, n’a pas réellement fonctionné dans
l’intérêt de la DGSE.
J’étais donc arrivé à N, avec cette désignation pour le BT sur
les épaules. Ce n’était pas vraiment un problème pour K., qui
partait ; mais pour le commandant G., il s’agissait d’un jeune
officier qui allait lui échapper dix-huit mois plus tard. En effet,
entre le stage « action » dont la seconde partie avait lieu au
mois de mai, alors que nous étions déjà en secteur, et ma dési-
gnation pour le BT, G. voyait arriver quelqu’un qu’il n’aurait
finalement qu’à mi-temps parce que cela ferait deux ans d’in-
terruption pour Sciences Po, plus un an d’École de guerre.
Lorsque je lui annonce que j’ai réussi le concours et que je
quitte le secteur au mois de septembre 1980, il me répond :
« Si je veux », ce qui me plonge dans un abîme de perplexité,
parce que cela me semblait être acquis, et surtout se dérouler
en coordination avec la formation et la direction générale…
Je lui dis donc en substance : « Écoutez, vous réglerez cela
avec la DG [direction générale] mais en ce qui me concerne,
on m’a dit de rentrer à Sciences Po, je rentre à Sciences Po ».
Cela a fini par s’arranger, et G. me laisse entendre que, pour
l’avenir, il est d’accord pour programmer mon départ en poste
en Afrique occidentale dès mon retour définitif au secteur.
Pendant les deux ans à Sciences Po, j’ai vécu une vie d’étu-
diant avec une maturité de père de famille et une expérience
de commandement militaire. J’ai énormément appris, j’ai
rencontré des gens passionnants, découvert le dialogue et la
démocratie, toutes sortes de choses qui me serviront abon-
damment plus tard.
Malheureusement, j’ai été un peu « oublié » par le service,
qui ne s’intéressait pas trop à mon cas, et réciproquement,
d’ailleurs, ce qui n’était pas très habile de ma part, comme
je l’ai vu plus tard. En effet, le directeur de la formation, qui
n’était absolument pas au courant de ces us et coutumes, ni
225
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

de ce BT, qui n’avait pas reçu de consignes, m’a noté, en


toute honnêteté de sa part, je crois : « Je ne connais pas cet
officier. » Il s’agit là de la pire des choses qui puisse arriver
(rires). Je crois qu’au tableau d’avancement, cela a dû me coû-
ter au moins une année de commandant.
De retour au service, je redeviens analyste et chef d’une sous-
section d’exploitation. Je suis commandant avec quatre rédac-
teurs sous ma houlette ; nous sommes donc cinq sur l’Afrique
de l’Ouest, avec, comme pays phares, le Sénégal, la Guinée, la
Mauritanie – avec les problèmes du Front Polisario1 –, et pour
une raison qui m’échappe, j’ai un lien direct avec le Tchad.
Je rentre à l’École de guerre en septembre 1983, et, pendant
cette période (1983-1984), alors que j’annonce triomphale-
ment que Idriss Déby doit venir suivre les cours de l’École de
guerre, dans le cadre du Centre supérieur interarmées (je crois
que c’était alors le nom de la formation École de guerre pour
les étrangers), on me dit : « Pas touche. » « Pas touche ? »,
mais je fais remarquer que j’ai aussi travaillé sur le Tchad,
que je connais le dossier, et je propose mon plan d’action, en
rencontrant Déby au mess et simplement discuter avec lui,
pour voir… On me répète : « Pas touche, laissez tomber. » Je
n’aurai évidemment pas d’explication !
Je sors de l’École de guerre en juillet 1984, pour effectuer
mon stage d’application obligatoire avant de revenir dans un
cadre plus normal. Je ferai ce stage maison dans la structure
parisienne de N, avec le commandant Jacques S., un très bon
connaisseur du monde africain, un véritable homme de terrain,
qui va m’apprendre pratiquement toutes les ficelles du métier.

JPB : Quel est alors votre emploi : analyste ?


DF : Non, là je ne suis plus analyste, je suis officier traitant.

JPB : S. opère pour N ?

1. Front populaire de libération de la Saguia el Hamra et du Rio de Oro. Mouve-


ment séparatiste et nationaliste du Maroc occidental créé en 1973 pour chasser les
Espagnols, qui a orienté sa lutte contre le royaume marocain.

226
Entretien avec Dominique Fonvielle

DF : Il est chef de poste de la base Paris1 du secteur N, poste de


recherche à part entière, vestige de la fameuse base « Bison ».
S. va m’apprendre un tas de choses et c’est lors de ce séjour en
poste parisien que je vais réaliser mon premier recrutement.
Là, je commence à gagner mes brisques de vieux soldat.
Cette période se conclut par la confirmation de ma nomina-
tion à Dakar, qui est effective, malgré le départ de G. et son
remplacement par le lieutenant-colonel V. qui confirme cette
décision et m’envoie au Sénégal où il avait été mon antépré-
décesseur. De retour à Paris, il a pris la direction du secteur N
et avait été relevé à Dakar par M., un de ses vieux copains de
stage. M. est donc à Dakar lorsque j’arrive.

JPB : Quels étaient vos rapports avec ce nouveau chef du sec-


teur « Afrique » ?
DF : Tout à fait courtois. Il n’y avait vraiment pas de soucis et
je n’ai jamais eu avec les chefs de postes de contentieux en
qualité d’analyste dans la mesure où je diffusais beaucoup. Je
triturais les télégrammes et les « bulletins de renseignement »,
j’en « tirais le jus », je faisais un boulot d’analyse et d’exploi-
tation où, en nourrissant régulièrement mes dossiers, je finis-
sais, au bout d’un mois ou deux par avoir assez de matière. En
posant les bonnes questions aux chefs de postes, en leur four-
nissant des éléments complémentaires, en leur renvoyant de
la matière pour qu’ils puissent mieux questionner les sources.
On faisait un vrai bon boulot que G. et Q. dirigeaient avec
efficacité et en parfaite complémentarité. Avec madame M.,
nous avancions vraiment bien sur nos dossiers respectifs. Je
diffusais largement les renseignements en provenance des
postes. Lorsque V. est rentré de Dakar, il me connaissait déjà,
et lorsqu’il a pris le secteur en mains, les choses se sont passées
sans difficulté majeure.
1. Sur cette antenne, source de nombreux fantasmes, le livre de Philippe Bernert,
S.D.E.C.E service 7. L’extraordinaire histoire du colonel Le Roy-Finville et de ses clandes-
tins (Paris, Presses de la Cité, 1980, 410 p.) est assez fantaisiste.

227
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

JPB : Les méthodes semblent avoir évolué par rapport à la


période précédente : la place de la rédaction et de la diffu-
sion paraît beaucoup plus affirmée.
DF : Effectivement, pour les diffusions vers l’extérieur, l’arrivée
de Pierre Marion à la DG va marquer un gros effort pour
mieux positionner le service dans le dispositif gouvernemen-
tal, et les diffusions sont un moyen important. Encore faut-il
qu’elles soient pertinentes et crédibles.
En interne, il y avait aussi un meilleur échange entre les ana-
lystes et le bureau R, chargé de la gestion des sources, même
si les chefs de poste « anciens » se sentent, c’est vrai, un peu
bousculés. Mais c’est leur boulot, après tout, et c’est pour
cela qu’ils sont en poste. Tous n’ont pas apprécié ce « coup
d’accélérateur » !
Le chef de poste reçoit les diffusions et le bilan des diffusions.
Il dispose ainsi d’un retour d’activité utile pour orienter son
travail. C’est important pour lui, y compris moralement, de
connaître le bilan de ses diffusions.
On lui signale que l’on a diffusé tant de ses télégrammes,
tant de ses BR, tant de ses messages. Le secteur devait faire
sept à huit diffusions par jour, j’en faisais environ quatre par
semaine au moins, ce qui fait un rythme soutenu au total.
Le secteur « Monde arabe » (A) était également en pointe,
diffusait beaucoup, avait de la matière – mais aussi et sur-
tout beaucoup de soucis à gérer. Ils avaient également autant
sinon plus de postes que N, je crois.

JPB : Le secteur « Monde arabe » avait peut-être plus d’ur-


gence à traiter dans ces années 1980 ?
DF : Ils avaient plus d’urgence et il y avait, je crois, une pres-
sion très forte sur l’Iran, l’Irak, les relations d’Alexandre de
Marenches avec le Shah d’Iran, les relations avec le Liban,
avec le Maroc, avec l’Algérie. A diffusait beaucoup, N diffusait
beaucoup : nous étions les deux secteurs les plus importants,
et, entre A et N, la Mauritanie constituait un lien. À chaque
228
Entretien avec Dominique Fonvielle

fois qu’il y avait une affaire intéressant le Front Polisario, j’al-


lais voir les gens de A – ou ils venaient me voir – pour savoir
qui diffusait quoi, parce que nous avions un télégramme qui
provenait de A mais qui intéressait N, ou qui venait de N et
qui intéressait A, ou les deux. Nous nous entendions pour
faire une diffusion commune avec le travail des deux secteurs
et nous échangions des idées. Cela fonctionnait bien et le
lieutenant-colonel G. et le colonel L., chef de A, collaboraient
en bonne intelligence.
Je suis donc désigné pour Dakar, de façon tellement naturelle
que je n’ai pas un souvenir précis de ma demande de départ en
poste, que j’ai bien dû signer à un moment ou un autre… Je
connais bien le Sénégal, les problèmes de la Sierra Leone et de
la Gambie ; la Mauritanie également. La Mauritanie ne sera
pas dans ma zone de chasse à Dakar, pas plus que la Guinée,
qui sera, assez logiquement d’ailleurs, traitée depuis Abidjan.
Avant mon départ, le futur ambassadeur de France en Sierra
Leone vient au service et demande à rencontrer le futur chef
de poste à Dakar, avec une invitation pour janvier 1986 à me
rendre en mission à Freetown. Un certain nombre de points
précis sont évoqués à cette occasion, et la mission aura effec-
tivement lieu.
Faut-il penser que cette démarche lui a été soufflée par Jean-
David Levitte1, que j’ai rencontré lorsque je me suis présenté au
ministère des Affaires étrangères ? Dès ma nomination comme
chef de poste, on m’a conseillé d’aller faire une visite de cour-
toisie au Quai d’Orsay. La visite était donc prévue et j’avais
comme consigne de ne rester pas plus de dix minutes, d’être
poli et de ne rien dire de compromettant. Cela a duré plus
d’une heure et demie… et ce sont les seules consignes vraiment
précises que j’ai reçues sur ma vraie mission au Sénégal.

1. Jean-David Levitte (né en 1946) est un diplomate français, qui a été, entre autres
fonctions en administration centrale, sous-directeur de l’Afrique de l’Ouest au Quai
d’Orsay. Il est conseiller diplomatique et sherpa du président Chirac de 1995 à 2000,
ambassadeur de France à l’ONU (2000-2002) puis aux États-Unis (2002-2007) avant
de devenir conseiller diplomatique et sherpa du président Sarkozy en 2007.

229
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

JPB : Elles viennent du Quai d’Orsay ?


DF : Formellement, non, mais ce sont des orientations précises
que j’ai déduites de nos conversations sur le Sénégal avec
Jean-David Levitte. Le service, lui, a été beaucoup plus léger
à ce sujet…

JPB : V., votre antéprédécesseur, devait particulièrement bien


connaître le dossier sénégalais ?
DF : Effectivement, V. le connaissait bien. Il avait un acquis et
un suivi. Ses consignes étaient simples : « Vous connaissez bien
le sujet, vous savez ce que j’ai fait, voilà ce que M. a fait, vous
continuez dans cette ligne, nous n’avons pas de graves soucis
pour l’instant. » Mais V., comme chef de secteur et comme
ancien chef de poste, avait toutefois déjà senti que le Sénégal
pénétrait dans des eaux plutôt tumultueuses et agitées. « C’est
un pays moche, où on vit bien, mais qui va vers de gros pro-
blèmes », disait-il. Mais V. n’avait pas la même vision que G.
sur notre rôle en Afrique. Ancien colonial, déjà ancien dans le
secteur, il était plus traditionnel dans sa gestion des postes et
dans ses orientations. Mais, en ce qui me concerne, il a par-
faitement respecté les engagements de G. à mon égard, et en
particulier respecté sa décision de m’envoyer à Dakar.

JPB : Le service arrivait-il à y voir plus clair dans ces eaux qui
se troublent, à décrypter les tenants et aboutissants de ces
mutations en cours dans la décennie 1980 ?
DF : Il sentait bien que l’arrivée d’Abdou Diouf au pouvoir
n’était pas réellement ce qu’attendaient les Sénégalais et vrai-
semblablement ce que Senghor avait prévu. J’avais eu l’im-
pression que Senghor – et j’ai rédigé une note du service en ce
sens – est parti parce qu’on lui a dit : « Monsieur le Président,
vous êtes à l’Académie française, vous êtes en pleine gloire,
vous êtes un des phares de la décolonisation, prenez donc
votre retraite, passez la main. » On l’a poussé dehors, comme
on avait poussé Ahidjo dehors, en lui faisant croire qu’il était
230
Entretien avec Dominique Fonvielle

très malade. Il s’agissait d’un coup monté, et Senghor a passé


la main et est venu s’installer en France, en Normandie, où
il a été totalement oublié, au point que Jacques Chirac n’a
même pas été à ses obsèques !
Selon moi – mais je n’ai pas senti au service de réelle adhésion
à cette opinion – le fait est que Senghor avait un opposant
très fort, Abdoulaye Wade, et que, dans son esprit, le change-
ment (Sopi en wolof) était inéluctable.
Diouf était son successeur constitutionnel jusqu’à la tenue
des élections deux ans plus tard ; cette période de transition
aurait dû permettre à Wade de mettre en place son parti (le
Parti démocratique sénégalais, PDS) face au parti socialiste
sénégalais, de faire une campagne présidentielle forte et effi-
cace, et de sortir vainqueur des urnes. C’est mon sentiment
personnel résultant de tout ce que j’observais et aussi d’une
certaine logique, parce que Senghor avait laissé Diouf aux
commandes mais avec des sous-entendus, du genre : « C’est
un bon administrateur, il ne fera pas de problèmes, il ne
prendra pas d’initiative… » En revanche, nous avons mal
apprécié la capacité du parti socialiste sénégalais à truquer les
élections ! Diouf devient donc chef de l’État sénégalais « par
intérim » avant d’être élu en 1983.
L’instabilité politique qui allait en découler, ou plus exacte-
ment l’agitation, avait été sous-estimée parce que, du fait de
« l’empilement » des antennes de la DGSE à Dakar, il n’y
avait pas suffisamment de communication horizontale sur
place pour que l’on puisse se faire localement une idée réelle
de ce qui se préparait. Je pense que le responsable PLR [poste
de liaison et de renseignement] à Dakar devait se rendre
compte de la puissance du parti socialiste avec les Thiam, les
N’Diaye et autres, qui étaient là, qui tenaient et qui n’avaient
pas l’intention de se faire tondre la laine sur le dos, et avaient
bien l’intention de garder le pouvoir.
En revanche, chacun observant la situation pour son propre
compte, et en l’absence d’une véritable coordination depuis
231
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

la centrale, personne n’a vu passer les indices montrant la


dégradation de la situation. Et puis, quelle était la position
du service et du gouvernement à cet égard ? Wade était consi-
déré comme proaméricain et pas très francophile malgré son
épouse française. Quelle était la position de Guy Penne1, de
Claude Cheysson2 ? Toujours est-il que mon travail dans
ce domaine se résumait pratiquement à suivre les ennuis de
Wade et à rendre compte. Du journalisme…
En face du PS, Wade n’avait en effet que de faibles effectifs,
et des alliances parfois baroques (Serigne Diop, par exemple).
Non seulement il avait à gérer des problèmes internes à
son parti, le PDS, mais le gouvernement lui a littéralement
« pourri la vie ». Il s’est expatrié, il est rentré en relation
avec Kadhafi, avec lequel il avait des relations discrètes mais
connues au sein d’une organisation panafricaine anticoloniale
montée par le leader libyen et toutes sortes d’éléments qui
l’ont décrédibilisé et l’ont amené à sortir du Sénégal, avant
la campagne électorale. Par conséquent, au moment des
élections, il n’a pas eu la présence qu’il aurait dû avoir. De
plus, les urnes ont dû être largement bourrées. Par exemple,
les communications téléphoniques étaient quasi impossibles
entre Dakar et certaines régions, dont la Casamance et la
région de Kédougou, la partie frontalière au niveau du Mali
et de la Guinée. C’est une région très excentrée par rapport
au Sénégal avec laquelle on avait beaucoup de difficultés à
communiquer. Les résultats de Kédougou sont arrivés dans
la soirée. Il est difficile d’admettre que les voix avaient été
comptées et recomptées – voire collectées – dans les condi-
tions normales, parce qu’il y avait des dizaines et des dizaines
de kilomètres à parcourir entre les bureaux de votes. Que ces
résultats aient pu être transmis aussi facilement et aussi vite à

1. Guy Penne (1925-2010), ancien président de l’UNEF, professeur de chirurgie


dentaire et franc-maçon, est conseiller de François Mitterrand pour les Affaires afri-
caines de 1981 à 1986.
2. Claude Cheysson (né en 1920), polytechnicien et énarque, est ministre des Rela-
tions extérieures des gouvernements socialistes de 1981 à 1984.

232
Entretien avec Dominique Fonvielle

Dakar me laisse dubitatif… D’autant qu’il n’était pas ques-


tion à l’époque de téléphone portable, tout au plus de liaisons
radio du ministère de l’Intérieur et de la gendarmerie. Les
résultats de Kédougou étaient pratiquement connus avant le
vote. Je sais bien que Mitsubishi avait offert une ribambelle
de 4x4 Pajero au PS pour la campagne (ils se sont évaporés
après les élections), mais tout de même, cela n’explique pas
tout.

JPB : Comment parvenez-vous à observer tout cela ?


DF : Pour la seconde élection de Diouf en 1988, je suis au
Sénégal, mais je voyais déjà depuis Paris la position respec-
tive des deux adversaires. On s’aperçoit très vite que, dans
la succession de Senghor, il y a quelque chose qui ne va pas.
Senghor a quitté le pouvoir en 1980 et, à partir de 1983,
on se rend compte qu’il y a quelque chose qui coince, que
manifestement nous ne sommes pas dans la logique qu’aurait
voulue Senghor. Il y a un court débat là-dessus au secteur,
mais la politique officielle du service a toujours été de sou-
tenir les gouvernements légitimes. En 1988, je suis aux pre-
mières loges.

JPB : En juillet 1985, comment s’organise concrètement votre


prise de fonction ?
DF : En 1985, le Sénégal est globalement calme, ainsi que
la sous-région, si l’on excepte les tentatives de putsch en
Gambie, qui est pratiquement contrôlée par Dakar. J’arrive
donc à Dakar le 10 juillet 1985. Je suis accueilli par M., mon
prédécesseur. Très vite, je suis reçu par l’ambassadeur, qui fait
là une fleur au service. Certains chefs de poste avaient attendu
trois semaines à un mois avant d’être reçus par l’ambassadeur,
alors que je suis reçu dans les quarante-huit heures. Il accepte
une revalorisation de la couverture du poste : M. était troi-
sième secrétaire et je deviens deuxième secrétaire, ce qui me
place convenablement au niveau du protocole et renforce la
233
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

crédibilité de ma couverture. Il s’agit là d’une bonne manière


que fait l’ambassadeur François Harel au service. Faut-il y
voir les suites de l’entretien avec Jean-David Levitte ? À mon
avis, oui, mais je ne peux pas donner de preuves. Peut-être
tout simplement le Quai d’Orsay et le service s’entendaient
bien à ce moment-là, mais ce n’est pas totalement évident.
Je pars donc ravi, mais avec une petite crispation au niveau
des épaules, dans la mesure où la centrale projette de
fusionner deux postes qui sont en principe indépendants,
et d’avoir un super chef de poste pour deux antennes. Là,
je me demande si je suis chef de poste ou grouillot, si j’au-
rai, comme mes prédécesseurs, mon autonomie ou pas. Je
suis à l’ambassade, je devrais être maître de mon activité. La
question est donc simple : ai-je mon propre chiffre ? On me
répond : « Oui, vous avez votre chiffre parce qu’il n’est pas
question de changer les structures du chiffre dans le cadre
de l’ambassade. »

JPB : Quel est ce projet de fusion de postes ?


DF : Il s’agissait de réunir le PLR1, qui dépendait du SR, et le
poste SR proprement dit. C’était une bonne idée, mais qui
aurait été le patron ?

JPB : Le PLR n’est-il pas un poste relativement visible, quasi


institutionnel voire intégré à un système protocolaire hérité
des années de Maurice Robert ?
DF : Exactement, et cela pouvait rendre les choses très complexes.
Qui allait commander ? Privilégier l’un ou l’autre signifiait se
rapprocher de l’ambassade (dans le cas du poste SR) ou du
président (dans le cas du PLR), et conditionnait une iden-
tité clandestine ou officielle. Même si le terme « clandestin »

1. Les PLR ont été longuement évoqués par leur créateur, le colonel Maurice Robert
(« Ministre » de l’Afrique. Entretiens avec André Renault, Paris, le Seuil, 2004, p. 115-
118). Cf. dans notre thèse, les pages consacrées à cet élément majeur du système de
renseignement français en Afrique (J.-P. Bat, op. cit., pp. 385-387, 612-613, 753-759
et 828-834).

234
Entretien avec Dominique Fonvielle

fait sourire certains au sein de la mission diplomatique, je


peux vous assurer que, pendant au moins un an et demi, per-
sonne n’a su ce que je faisais à l’ambassade, sinon que j’étais
­deuxième secrétaire.
Une anecdote à ce sujet, qui est également une manipula-
tion de ma part. Je venais à peine d’arriver. Cocktail à l’am-
bassade ; nous étions un certain nombre de personnes en
train de discuter et j’entends derrière moi quelqu’un dire :
« … Le chef des services de renseignement français à Dakar,
c’est moi. » Sursaut. Ma femme était en face de moi et a donc
vu la personne qui a prononcé ces paroles. Mon secrétaire
n’était pas loin derrière, il a fait le recoupement et le lende-
main je demande de qui il s’agit. Il me dit : « C’est untel qui
est dans une ONG. » Pourquoi raconte-t-il cela ? On n’en
sait rien. Nous décidons de profiter de ses fanfaronnades et
de valider ses dires. Nous nous répandons donc dans Dakar
en disant : « Vous savez, il y a un nouveau chef de poste de
la DGSE à Dakar, ce n’est plus du tout à l’ambassade, c’est
planqué dans une ONG. » Un an et demi après, notre « ami »
a quitté le Sénégal et les choses ont changé, et j’ai commencé
à être clairement identifié ; mais jusqu’alors, j’avais pu faire
mon travail en toute discrétion.
Il y avait donc un poste SR clandestin sous couverture
diplomatique, un poste PLR officiel, un poste CE [contre-­
espionnage] relativement fourni (quatre ou cinq hommes),
un conseiller « sécurité » à la présidence, un poste de liaison
dont je n’ai jamais su ce qu’il s’y faisait ou ce qu’il ne s’y fai-
sait pas (mais à mon avis, il pouvait aussi relever du ministère
de l’Intérieur et s’occuper d’écoutes téléphoniques).
Nous étions donc au moins cinq. Le projet de fusion avait du
sens, mais il fallait savoir si on regroupait des personnes qui
avaient la même mission ou des personnes qui avaient des
missions différentes. J’avais donc proposé de prendre le PLR
sous ma responsabilité mais j’étais commandant et le PLR
était tenu par un colonel, plus ancien et plus âgé que moi.
L’idée de regrouper les postes a fini par tomber à l’eau, et je

235
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

n’ai rien fait pour l’empêcher de se noyer… J’ai donc finale-


ment mené ma mission comme je l’entendais.
À cet empilement s’ajoutent les tensions internes de la cen-
trale entre le SR et le CE. Le chef du SR et le chef du CE se
détestaient cordialement. Or, peu importe ce qu’ils sont ou
ce qu’ils font, ce n’était pas notre problème. Mais il y a eu
des accrochages entre le PLR et le poste CE. Le PLR avait
bien une communication en ligne directe avec Paris, mais
était obligé de passer par le poste CE lorsqu’il devait envoyer
un document chiffré. Le poste CE a fini par dire : « On en
a assez de taper les correspondances du PLR, il n’a qu’à se
débrouiller avec l’ambassade ou avec le SR. » Je me suis donc
retrouvé avec deux chefs de poste qui venaient me voir à l’am-
bassade pour pleurer ; quand l’un arrive, un quart d’heure
après vient l’autre. Non seulement je me retrouve distrait par
des problèmes qui ne sont pas les miens, mais en plus j’ai
deux copains – parce que je ne m’entends pas trop mal avec
eux – dont je dois gérer les soucis.
Ils ont en plus pris l’habitude de fréquenter un troquet non
loin de l’ambassade, où ils retrouvent des personnes liées
aux services, des anciens militaires français, des « vieux de la
vieille », des honorables correspondants, et ça jacasse. J’y suis
allé une fois et j’ai manifesté mon étonnement. « Oh mais
non, ici on est au Sénégal, il n’y a pas de soucis », m’a-t-on
répondu. Je les ai salués et n’y suis plus jamais retourné.
Les bagarres à la centrale se répercutent sur les postes à Dakar
et on va se retrouver avec une double mutation, à savoir que
le chef du PLR va être relevé et revenir à Paris, et le chef de
poste du CE va être purement et simplement évincé – c’est-
à-dire qu’il va quitter définitivement le service, pour terminer
sa carrière militaire dans un placard.
Somme toute, cela renforçait l’idée de regrouper tous les
postes sous un seul commandement, avec des attributions
précises pour chacun, mais des problèmes accrus de sécurité
et de couverture. Mais rien d’impossible, à mon avis.
236
Entretien avec Dominique Fonvielle

JPB : Pour quelles raisons ?


DF : Il y a eu ces bagarres mais également d’autres éléments en
lien avec ce que le chef de poste CE estimait être ses attribu-
tions, à savoir surveiller l’ambassade soviétique, les services
soviétiques et ceux des pays de l’Est. A-t-il mis le pied sur un
truc qui l’a mordu ? Je n’en sais rien. Je ne sais pas et ce n’est
pas mon problème. Il sera remplacé par l’homme du chef du
CE. Le capitaine P. vient reprendre en main le poste CE, et le
colonel M. s’installe comme chef du PLR.
Nous échangeons là-dessus et j’arbitre : « Maintenant on
arrête de jouer, vous réglez vos problèmes entre vous, ce ne
sont pas les miens. Si vous ne vous entendez plus, vous ne
vous entendez plus, mais le mieux, c’est que vous ne vous
voyiez pas. Si vous vous voyez tant mieux, si vous voulez
qu’on se rencontre, on se rencontre et si vous ne voulez pas
qu’on se rencontre, on ne se rencontre pas. » Finalement, ils
sont restés chez eux et le travail a été bien mené. P. a fait son
boulot, comme M. et il n’y a pas grand-chose à dire là-dessus,
sinon qu’on se voyait de temps en temps.
Mais j’ai quand même été sous le feu de la hiérarchie, avec la
visite/inspection du chef de l’administration, de la sécurité
des directeurs généraux successifs – visite qui, dans leur cas,
était normale puisqu’ils se succédaient à cadence rapide.
Nous avons eu Lacoste, Imbot, Mermet, Silberzahn. Les
concernant, il ne s’agissait pas tellement d’inspection, mais de
visites très officielles à la présidence, à l’ambassade, avec récep-
tions, cocktails et réunions très protocolaires. En revanche, le
lieutenant-colonel B., nouveau chef du secteur N, est venu
au moins à deux reprises. Lors d’une de ses visites, il venait
directement vérifier ce que je faisais. Il y a eu des bruits qui
me sont revenus évidemment. On disait à Paris : « Fonvielle
envoie tellement de télégrammes qu’il ne doit sûrement
pas avoir le temps de travailler sur le terrain. » Il suffisait de
demander au gardien de l’ambassade combien de fois je sor-
tais dans la journée ! Ce n’était pas compliqué. Il suffisait de
237
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

demander à l’ambassadeur s’il me voyait souvent traîner dans


les couloirs, de demander à mon secrétaire combien de temps
j’étais absent dans la journée et ce que je faisais.
Je pense que le service a essayé de contrôler. Je me suis retrouvé,
pendant au moins un mois et demi, marqué de près. Ce sont
des choses qu’on ne voit pas vraiment bien mais que l’on sent.
Il y a des détails qui sont significatifs. Je suis tombé com-
plètement là-dedans, à devenir paranoïaque et finalement,
un jour, tout cela s’est arrêté et le ciel s’est dégagé d’un seul
coup. On m’avait manifestement monté quelque chose car B.
est venu, peu de temps après, pour vérifier. Officiellement,
il voulait faire la connaissance de mon épouse. Je pense que
beaucoup de choses ont dû être dites – par mes camarades,
mes honorables correspondants, ou le service de sécurité (qui
a pour mission de vérifier la sécurité des postes). Il est vrai
que j’avais été approché à plusieurs reprises par les services
adverses – dont l’ambassadeur américain, avec qui je m’en-
tendais très bien, les Chinois et des provocations du genre :
« Je voudrais rencontrer le chef de poste de la DGSE… » – et
que j’en avais rendu compte.
Qu’on ne me prévienne pas, il n’y a rien à dire. Qu’on ne
réponde pas à mes télégrammes passablement inquiets, je dois
dire, c’est autre chose. Le secteur N était-il au courant de ces
démarches ? Je n’en sais rien. En revanche, je n’ai pas du tout
apprécié d’apprendre que mon secrétaire de poste (qui avait
succédé au type le plus efficace que j’aie jamais eu comme
adjoint) envoyait directement à Paris des courriers personnels
au directeur général en passant par les pilotes d’Air France.
Je n’ai vraiment pas apprécié et comme il m’avait fait une ou
deux fautes graves de sécurité en cryptographie et en condi-
tionnement de valise, j’ai envoyé un compte rendu de sécu-
rité à la centrale, selon les procédés normaux. B. l’a appris
par la voie hiérarchique et la sécurité et m’a passé un sérieux
savon ! Il est venu dans les quinze jours à Dakar pour me
dire : « C’est inadmissible, vous n’avez pas le droit de faire
238
Entretien avec Dominique Fonvielle

cela, il fallait me mettre un mot personnel, il fallait d’abord


me prévenir, j’aurais réglé les choses. »
Je lui ai dit que j’étais désolé, mais qu’il s’agissait en l’occur-
rence de la sécurité du poste, et du service. J’avais un secré-
taire qui était incompétent, qui avait « pété les plombs », que
j’avais soutenu à bout de bras en faisant le boulot à sa place,
et qui commettait des fautes de sécurité graves et à répétition.
Il avait eu le temps d’apprendre et l’exemple de son prédéces-
seur montrait qu’on peut être bon à ce poste. Or, j’apprenais
en plus qu’il envoyait des courriers qui ne passaient pas par
moi et qui n’étaient pas réellement des courriers personnels !
Au fond, le contenu de ces courriers m’importait peu mais
je devais connaître – pour la sécurité du poste – ce genre de
circuit d’information. J’ai fait savoir à ma hiérarchie que si
elle voulait mettre quelqu’un pour me surveiller, il suffisait
de me le signifier et face à une quelconque défiance, je serais
parti. J’aurais bien fait une cinquième année mais pas dans
ces conditions.
Voilà, globalement, la façon dont cela se passe à Dakar.

JPB : Quelles sont vos relations avec l’ambassade ?


DF : Le deuxième secrétaire – donc le chef de poste de la DGSE
sous couverture diplomatique – participe de droit aux réu-
nions hebdomadaires de l’ambassadeur, au même titre que
toute la chancellerie. Cérémonial traditionnel : l’ambassadeur
a préparé le bon mot, la plaisanterie qu’il va faire et chacun a
soigneusement préparé son intervention. J’étais régulièrement
sollicité à ces occasions, où j’apportais la touche d’aventure
qui manquait à tous ces diplomates confinés dans le quar-
tier de la présidence. Mais personnellement, j’avais établi une
relation privilégiée avec l’ambassadeur, en réussissant à récu-
pérer une situation pourrie due à la catastrophe du Rainbow
Warrior.
L’arrivée en juillet 1985 avait été mouvementée. Cette his-
toire est survenue alors que venait d’éclater en Guinée un
239
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

coup d’État que nous n’avions pas vu venir1, qui a posé un


vrai problème et suscité de vives remontrances à tous les
niveaux. Avoir été aussi aveugle sur le dossier guinéen s’avé-
rait déjà très gênant. Manipuler des sources guinéennes, c’est
bien, mais encore faut-il que ces sources disent ce qui va se
passer et ce n’était pas le cas. Au moment où j’arrive, nous
sommes deux chefs de poste, M. et moi. Nous avons donc
pu nous répartir le travail sur les sources mais cet événement
nous a complètement pris de court.
Nous l’avons appris par Paris qui a téléphoné en disant : « Il
y a un coup d’État en Guinée, vous n’êtes pas au courant ? »
M. a poussé un véritable hurlement, a appelé V., le ton est
monté (M. se plaignait de ne pas avoir été guidé dans ses
orientations de recherche par Paris) au point que j’ai fina-
lement pris le combiné pour calmer la discussion. M. et V.
se sont expliqués plus tard à Paris, et ce n’était plus de mon
ressort, bien que j’avais à gérer les sources guinéennes qui
n’avaient pas fait leur boulot.
M. parti, je suis seul, et je commence à travailler, en bénéfi-
ciant de la parfaite compétence de mon secrétaire de poste,
qui devient rapidement un collaborateur de premier plan, et
aussi, d’une certaine façon, un ami. Les premières relations
avec l’ambassadeur sont bonnes, empreintes de courtoisie et
d’humour, quand arrive l’affaire du Rainbow Warrior.
Je reçois un « télégramme réservé » émanant de la direction
générale à destination du chef de poste, me demandant d’in-
former nos correspondants habituels – l’attaché de défense,
l’ambassadeur, puis les grands périphériques du poste – que
la DGSE n’a rien à voir dans cette affaire. À la réunion heb-
domadaire du mardi ressort l’affaire du Rainbow Warrior.
L’ambassadeur me regarde et j’avance les informations dont
je dispose : la DGSE n’est pour rien dans cette affaire, je n’en

1. Dans la nuit du 4 au 5 juillet 1985, le colonel Diarra Traoré tente un coup d’État
(qui échoue) contre le général Lansana Conté, parvenu au pouvoir l’année précédente
suite à un coup d’État.

240
Entretien avec Dominique Fonvielle

sais pas plus mais reste attentif à tout ce qui se passe en lien
avec ce dossier.
Quelque temps après, l’ambassadeur m’appelle et me montre
l’article du Monde : « Voilà, qu’est-ce qu’on fait ? Vous m’avez
dit que ce n’était pas la DGSE et c’est le Premier ministre en
personne qui vous désigne. Comment puis-je avoir confiance
en quelqu’un qui me raconte pareille énormité ? »
Alors – il doit y avoir un Saint-Esprit pour les chefs de poste
(rires) – je dis : « Il faut que je retrouve votre confiance, je
peux donc vous proposer un deal. » Première surprise dans
son regard. « Voilà, il y a des choses sur lesquelles je travaille
qui vous intéressent. Par exemple, les problèmes liés à l’op-
position, l’opposition politique et les problèmes religieux qui
font partie de votre connaissance de l’ambiance générale du
pays mais sur lesquels vous n’avez pas d’autre éclairage qu’of-
ficiel. » Il acquiesce. « Quand j’ai quelque chose qui vous
intéresse, et si vous voulez, Excellence – je l’appelais ainsi, ce
qui l’agaçait tout en l’amusant parce qu’il convenait de dire
monsieur l’ambassadeur depuis l’arrivée du PS au pouvoir et
la création des Relations extérieures –, vous me dites ce qui
peut vous intéresser, je vous le donne et je ne le transmets
pas tout de suite à mon service. Vous avez la priorité pendant
deux ou trois jours. Et si ça vous intéresse vraiment et que
vous voulez garder l’exclusivité, vous me le dites et je retiens
l’information. Par votre canal ou par le mien, l’essentiel est
qu’elle arrive. » Il me précise alors ce qui l’intéresse, c’est-
à-dire les partis d’opposition, et avance les noms de Wade,
Babacar Niang, Serigne Diop, ou encore Ahmed Khalifa
Niasse.
Par conséquent, pendant mon séjour, j’ai eu ce type d’échanges
avec les ambassadeurs de France au Sénégal, au Mali, aux îles
du Cap-Vert, et en Sierra Leone. À chaque fois, nous avions
des conversations qui n’étaient pas de pur protocole, mais
réellement des conversations professionnelles entre la diplo-
matie et le renseignement, et qui s’avéraient de véritables
241
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

échanges de fond, y compris les présentations à des gens de


bonne valeur.
Mes déplacements à l’étranger étaient annoncés protocolai-
rement, je prévenais de ma venue, par la voie diplomatique,
l’ambassade du pays dans lequel j’allais, et où j’étais accueilli
en tant que missionnaire des Affaires étrangères. Il y a en
revanche des missions que j’ai réalisées d’une façon beaucoup
plus clandestine, qui me faisaient passer par d’autres canaux
et ne me faisaient pas connaître des ambassades.
Un interlocuteur privilégié – avec qui j’avais pu préparer la
mission depuis Paris puisque nous nous étions rencontrés
avant notre départ – m’a ouvert des portes que je n’aurais
jamais réussi à ouvrir tout seul, en particulier avec certains
collaborateurs des milices libanaises chiites Amal. Ces inter-
locuteurs m’ont expliqué en détail les raisons pour lesquelles
ils avaient destitué Siaka Stevens, comment ils avaient mis
Joseph Saidu Momoh en place, comment ils le tenaient en
main et comment ils avaient détourné à leur profit tout le
trafic des diamants.
Globalement, quand on y réfléchit à rebours, il y avait là
les prémices des guerres du diamant au Liberia et en Sierra
Leone.
Pourquoi y a-t-il eu ces guerres du diamant ? Parce que les
trafiquants – au sens britannique du terme – et les traders
traditionnels du diamant de Sierra Leone et du Liberia se sont
retrouvés bloqués par des gens qui étaient considérés comme
les financiers du terrorisme. Ils ont donc voulu reprendre la
main et ont dû être soutenus par d’autres pays – j’imagine
que la Grande-Bretagne ne devait pas être loin.
J’ai donc rencontré certaines personnes qui m’ont laissé très
nettement entendre deux choses : ils avaient détourné le tra-
fic du diamant à leur profit et ils pouvaient espérer en tirer
un projet politique. Le message induit signifiait aussi qu’ils
souhaitaient rencontrer, ou au moins approcher, les autorités
françaises. Or, nous sommes en 1986, à l’époque de la guerre
242
Entretien avec Dominique Fonvielle

entre l’Iran et l’Irak, et où la France est en double contentieux


avec l’Iran (la question d’Eurodif, contentieux entre la France
et l’Iran au sujet du consortium européen d’enrichissement
d’uranium, d’une part, et, d’autre part, la question des otages,
c’est-à-dire l’enlèvement à Beyrouth du journaliste Jean-Paul
Kauffmann et des diplomates Marcel Fontaine et Marcel
Carton en 1985).
Le 19 septembre 1989, le vol 772 UTA Brazzaville-Paris via
N’Djamena explose au-dessus du désert nigérien du Ténéré,
tuant 170 personnes. La principale piste désigne à chaud le
régime libyen comme l’organisateur de l’attentat, faisant écho
à celui de Lockerbie, survenu en Écosse le 21 décembre 1988.
Quand on examine cet attentat aérien, on voit bien la voie
libyenne, avec le soutien de la filière anticoloniale précédem-
ment citée. Le service les connaît très bien. Dans l’attentat
du DC-10 UTA, la liaison avec la Libye est établie grâce
au fameux détonateur et aussi d’autres pièces constituant la
bombe. On retrace aisément le passage par le Congo, l’em-
barquement de la valise piégée dans l’avion et l’explosion au-
dessus du Ténéré avec comme cible très nettement identifiée
la France. Le problème est que la relation entre la France et
la Libye, à ce moment-là, n’est pas totalement détériorée,
que la DGSE a bien Kadhafi en ligne de mire mais ce der-
nier est occupé et investi dans les affaires tchadiennes. Il y a
des échanges sur la bande d’Aozou, toute chronologie mise
à part, au nord du Tibesti. Les cartes sont brouillées depuis
l’expérience de Goukouni Weddeye (1980-1982), dont les
séquelles sont encore vives durant la présidence d’Hissène
Habré (1982-1990).
Il me semble toutefois incertain de réduire l’attentat à une
initiative de Kadhafi en lien uniquement avec le contentieux
tchadien entre la France et la Libye. Au total, la raison pour
laquelle Kadhafi ferait sauter un avion français, en 1989, n’est
pas si claire que cela.
243
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

JPB : En 1989, la DGSE congolaise diligente une enquête.


Elle procède d’ailleurs à Brazzaville à l’identification d’un
intermédiaire libanais. Des connexions extra-africaines
commencent à apparaître.
DF : J’ai moi-même retourné cette affaire dans tous les sens, et je
reviens à cette conversation que j’ai eue avec des représentants
des milices chiites Amal et cette demande de relation avec la
France.
Je me suis posé la question. Il y a beaucoup d’éléments qui
me laissent penser que la source de l’attentat est à chercher
en direction du Moyen-Orient et de l’Iran – sans doute parce
que la France avait fait des promesses à l’Iran qu’elle n’a pas
tenues. Déjà en 1986, la relation entre la France et l’Iran se
dégrade largement. Les termes de mon entretien sont très
curieux. Ma rencontre avec les hommes d’Amal a duré au
moins une heure et demie, et je l’avais mémorisée dans ses
moindres détails. Il en ressortait une différence de ton com-
plète entre : « Voilà ce que l’on fait en Sierra Leone, voilà ce
que l’on fait dans le financement des milices, et on voudrait
bien avoir un contact avec votre pays. »

JPB : À quelle destination ?


DF : Ils cherchaient un contact, ils savaient parfaitement qui
j’étais…
L’Iran espérait pouvoir parler en sous-main à la France, grâce
à un intermédiaire, pour régler des problèmes franco-iraniens.
C’est à cela que servent les services de renseignement, à servir
d’intermédiaire dans la diplomatie secrète. Je reste persuadé
qu’ils cherchaient alors un contact non officiel, totalement
clandestin.
Je les ai rencontrés dans une villa très protégée munie de tous
les dispositifs de sécurité imaginables. Officiellement, cette
visite n’existe pas. Que ces gens-là envoient un message de
cette nature me semble une approche très directe. Ce n’est
pas le Saint-Esprit qui tombe, ce n’est pas un miracle, ce n’est
244
Entretien avec Dominique Fonvielle

pas un hasard… Quel est le message qu’ils veulent passer ?


Trois ans et demi après arrive cet attentat du DC-10 UTA. Je
ne peux pas m’empêcher de penser qu’il s’agit là d’un avertis-
sement : « Vous n’avez pas écouté ce qu’on vous demandait,
vous n’avez pas voulu répondre à une question, voilà com-
ment nous, nous voulons reprendre le dialogue. »

JPB : Cette hypothèse dépasse la thèse traditionnelle des


Libyens, à la suite de l’imbroglio tchadien. Ce serait selon
vous un avertissement dans le cadre d’autres relations
bilatérales. À partir des années 2000, à la suite notamment
de l’enquête Manipulations africaines de Pierre Péan
parue en 2001 aux éditions Plon, beaucoup de personnes
commencent à avancer l’idée d’une intervention « à trois
bandes » de l’Iran.
DF : Je suis absolument convaincu de cela parce qu’il n’y a pas
d’intérêt objectif pour Kadhafi de lancer un attentat comme
cela, sous prétexte que les affaires du Tchad se sont mal
réglées. Dans ce cas, sa réaction aurait été à retardement, sinon
à contretemps : il aurait dû réagir dès 1982, après la chute de
Weddeye. En 1989, il n’y a plus cette logique ! Kadhafi a
servi d’intermédiaire, c’est certain, mais la piste iranienne me
semble plus crédible.
De plus, Kadhafi s’était beaucoup calmé, au plan terroriste,
depuis le bombardement américain sur Tripoli en 1986 où
il avait perdu une fille adoptive, suite à l’attentat contre des
Américains dans une discothèque de Berlin-Ouest. Il cherche
à revenir sur la scène internationale, et ce n’est pas de cette
façon qu’il pouvait le mieux y arriver.

JPB : Vous ne gérez pas au quotidien des crises de cette


ampleur.
DF : La vie quotidienne à Dakar est, en effet, beaucoup plus
tranquille, tout au moins en apparence, parce que lorsque
l’on fait le compte, mon séjour a été marqué par un certain
nombre d’événements non négligeables.
245
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

Nous avons la recherche sur le Sénégal proprement dit, où les


grands thèmes sont la politique et l’économie. Évidemment,
si on évoque la politique et l’économie, on retrouve les
Mourides. Il y a donc la surveillance de la secte Mouride et
de ses activités, et la façon dont les Mourides sont accep-
tés par le gouvernement de Diouf. Les Mourides sont une
secte religieuse musulmane avec un islam adapté – dirais-je
– aux mœurs africaines. Il existe ainsi un khalife général des
Mourides.
Il y a quatre grandes confréries islamiques dans le paysage
religieux du Sénégal.
En premier lieu, les Tidjanes qui sont les plus nombreux et
adeptes d’un islam modéré (le président Diouf est Tidjane).
C’est un islam traditionnel africain, assez strict sur le plan
social mais qui n’est pas intégriste. Ce sont les cinq prières par
jour, le jeûne, le ramadan. Il appartient à la confrérie soufie
de la Tidjaniyya.
En deuxième lieu, la Khadriya est une confrérie qui date de
l’invasion musulmane (on remonte là aux Almoravides) et à
la percée vers le sud de l’islam avec la chasse aux esclaves.
Il y a également la secte des Niassènes, avec Ahmed Khalifa
Niasse, qui est très politisée et qui tend déjà vers l’intégrisme.
Niasse est en relation avec Kadhafi. C’est une relation claire,
courante et surveillée de près. Il est en relation, manipulée
ou pas, avec Jean Collin, le Premier ministre sénégalais. Il
est en relation également avec l’Arabie saoudite et avec les
Américains (il existe aux États-Unis une importante confrérie
niassène). La situation de cette confrérie est plus confuse à
nos yeux : Ahmed Khalifa Niasse va implanter dans la région
du Lac Rose, à quelque distance de Dakar, dans un village
nommé Niaga Niassene, une « base » que j’ai vu sortir du
sol, que j’ai pu visiter pendant la construction des premiers
bâtiments. Subitement, je retrouve cette zone fermée. On
ne pouvait plus rentrer. Il y avait des gardes qui, au début,
étaient les mains dans les poches et qui sont devenus armés.
246
Entretien avec Dominique Fonvielle

Cette base a été inaugurée deux fois par le régime de Tripoli :


une fois par Ali Triki, alors ministre libyen des Affaires étran-
gères, et une fois par Kadhafi en personne lors de sa tumul-
tueuse visite au Sénégal. Cette base va bénéficier du statut
d’extra-territorialité.

JPB : Faut-il en conclure que c’est un territoire libyen ?


DF : C’est un territoire Niassène au cœur du Sénégal, officielle-
ment un « institut islamique agricole ». La seule certitude est
que cette base jouit d’un statut d’extra-territorialité, comme
une ambassade. Que se passe-t-il là-dedans ? On ne sait pas
trop. À vrai dire, je n’en sais rien du tout. Simplement, ce
que j’ai pu dire à Paris, c’est que j’ai vu se construire cette
base et changer le nom du village en Niaga Niassene, alors
qu’il s’appelait précédemment Niagara Oulof. On passe tra-
ditionnellement dans ce village pour aller au Lac Rose, et un
gros baobab en signale l’entrée ; un jour, je constate que la
pancarte a changé.
De nombreuses personnes ont cherché la raison de ma pas-
sion pour le Lac Rose où j’emmenais souvent mes invités.
C’était certes un paysage superbe, mais cela me permettait
surtout de surveiller l’évolution des travaux. J’ai cherché à
passer par toutes les pistes qui amenaient au Lac Rose, décou-
vrant de nouveaux itinéraires.
Cette affaire a lieu vers 1987 ; même si je n’ai jamais su ce qui
s’y faisait, j’observe que c’était les prémices de l’islamisme.
Niaga Niassène est-il devenu une base d’entraînement ? Je
n’en sais rien. Aucun coup de feu n’a jamais été signalé.
Un centre de formation, sûrement, sous la couverture d’un
Institut islamique agricole, financé par la Libye. Il reste que le
statut d’extra-territorialité demandé par une secte islamique
suscite des interrogations.
La visite de Triki au Sénégal et la visite de Kadhafi ont été
deux événements dantesques. L’arrivée de Kadhafi au Sénégal
a été délirante, au point, qu’une des commentatrices de la
247
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

télévision officielle sénégalaise a été limogée parce qu’elle


hurlait dans son micro : « Ah, je vois le Guide, il est beau,
il est entouré de ses Amazones, ah, je l’aime, je suis toute
excitée… »
Nous avions eu affaire à différents problèmes diplomatiques.
Par exemple, Kadhafi avait envoyé à Dakar un bateau avec
six cents hommes armés à bord. Il demande à les débarquer et
qu’ils soient logés dans un camp français. Problème intéres-
sant de relations diplomatiques (rires).
La décision a été de conseiller au président sénégalais de ne
pas l’accueillir au titre de l’indépendance territoriale, du res-
pect de la souveraineté nationale et de réaffirmer que le rôle
de l’État sénégalais est d’assurer la sécurité de ses visiteurs.
Kadhafi avait cependant la possibilité de conserver sa garde
rapprochée. Nous avons donc vu débarquer les fameuses
Amazones. J’étais à l’hôtel Teranga, pour un contact, lorsque
les portes de l’ascenseur se sont ouvertes au rez-de-chaus-
sée : il y avait quatre filles, pas belles mais puissantes. Des
grosses blondes avec la kalachnikov en travers de la poitrine,
en treillis.
Les Niassènes ont donc une importance et je les surveille
un peu comme le lait sur le feu, parce qu’on ne les sent pas
bien.
La dernière secte, la plus révélatrice de l’importance des
confréries religieuses dans la vie politique et économique du
Sénégal, est celle des Mourides. C’est une secte particulière,
wahhabite – que l’on peut donc supposer être en lien avec
l’Arabie saoudite sans que j’aie pu clairement observer la
nature de leurs relations. Contrairement à l’islam en géné-
ral, les Mourides promeuvent la vertu de l’argent. En ce
sens, l’influence wahhabite est délicate à déterminer avec
précision.
Les Mourides tiennent à Dakar non seulement la culture
de l’arachide, dont ils fournissent les semences aux paysans,
puis écoulent la récolte, mais aussi les transports et le petit
248
Entretien avec Dominique Fonvielle

commerce, et ils ont donc une importance politique parce


que économiquement très influente, bien plus que sur le
plan religieux. Touba, ville sainte des Mourides, jouit – elle
aussi – du statut d’extra-territorialité, mais c’est un cor-
don de gendarmerie sénégalaise qui vérifie que personne
n’y introduit de l’alcool, des cigarettes. Les femmes doivent
observer des tenues strictes. Le Grand Magal de Touba,
c’est-à-dire la grande fête annuelle des Mourides, ne corres-
pond pas à une fête musulmane traditionnelle. Ce Magal
attire des dizaines de milliers de personnes qui viennent de
toutes les régions du Sénégal, empilées dans des camions
ou dans des « cars rapides ». Durant la fête, les gens jet-
tent à travers une grille des liasses de billets en dons au
khalife général des Mourides, qui, assis sur un trône suré-
levé, les bénit en retour en les aspergeant de son crachat
sacré. Les Baye Fall, qui sont des nervis du khalife général
habillés de toutes les couleurs et armés d’un énorme gour-
din qu’ils portent habituellement sur l’épaule, empilent les
billets dans des sacs. Je crois que les Mourides ont eu un
gros problème au moment de la dévaluation du franc CFA,
après 1994, parce que le stock de billets qu’ils avaient chif-
fré en centaines de kilos, voire en tonnes, a dû être écoulé
en urgence.
Comment justifier une pareille richesse ? Je pense que l’État
sénégalais a dû trouver une astuce pour créditer un compte
des Mourides qui se sont passés du décompte des billets. Les
Mourides ont une importance extraordinaire au Sénégal.
Ils tiennent totalement l’économie et lorsque j’ai quitté le
Sénégal en 1989, il était question – et cela a été fait – de leur
accorder l’exclusivité de la distribution de l’eau, à Dakar et
dans les villes. Jusque-là, l’eau était distribuée gratuitement
par des bornes. Il y avait maintenant des Baye Fall près des
bornes qui font payer quelques centimes la bassine d’eau, ce
qui est totalement inadmissible.
249
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

JPB : Cela ressemble à de la captation de matière première.


Les Mourides ont dix ou vingt ans d’avance sur « l’or
blanc » ?
DF : Absolument. Ce sont des pratiques qui sont complète-
ment inadmissibles. Alors, pourquoi Diouf, qui est Tidjane,
accepte-t-il cette maîtrise des Mourides ? Il y a plusieurs rai-
sons. L’une d’entre elles est qu’ils sont incontournables. Si on
veut écarter les Mourides, il y a un véritable risque de guerre
civile parce que les adeptes sont nombreux et beaucoup plus
fanatisés que les Tidjanes.
D’autre part, la légende prétend que Diouf aurait un compte,
tout au moins aurait un crédit, vis-à-vis des Mourides.
À l’époque de la colonisation, le père de Diouf, receveur de
poste, je crois, aurait été mêlé à une histoire de détournement
de fonds avec des Mourides : c’est lui qui aurait finalement
été accusé et envoyé en prison. En échange les Mourides lui
auraient assuré qu’ils soutiendraient son fils et lui seraient
fidèles. Dans les faits, il est vrai que les Mourides ont soutenu
Diouf, y compris dans des conditions difficiles.
Juste avant les élections du 28 février 1988, le khalife général
des Mourides revient en faveur de Diouf alors qu’il soute-
nait Wade, lui-même Mouride. Cette volte-face annonce un
appel à voter pour Diouf et non pour Wade. C’est un retour-
nement très important politiquement, et c’est pratiquement
la base de l’échec de Wade – qui était, en plus, compromis
dans une histoire louche d’agents libyens, arrêtés à l’aéroport
de Dakar avec Ahmed Khalifa Niasse. Enfin, c’était là un
montage sénégalo-sénégalais savoureux qui n’a trompé per-
sonne mais qui a valu à Wade les pires ennuis.

JPB : Comment se déroulent ces élections présidentielles de


1988, si attendues après la transition qui a suivi le départ
de Senghor ?
DF : L’élection est supposée être plus démocratique. Wade revient
comme opposant traditionnel de Diouf avec un programme
250
Entretien avec Dominique Fonvielle

Sopi et un PDS apparemment rénové. J’ai été à plusieurs de


ses meetings, le discours est net, pas de promesses en l’air, il
suit un programme. Ses propos sont clairs et assez proches de
ce que souhaitent les Sénégalais, qui veulent effectivement le
changement. On n’est pas encore dans la démagogie.
En face, Diouf se fait passer pour le constructeur : il y avait
des affiches électorales « Diouf, le constructeur » sur tous les
grands bâtiments de Dakar. On avait l’impression d’être à
Manhattan ! Diouf, à la rigueur, a accepté la construction
de deux hôtels sur les Almadies ou en face de l’île de Ngor,
mais c’est le parti socialiste sénégalais qui a trouvé ce thème
de campagne. Ils ont également bénéficié du contrôle des
communications, avec notamment les 4×4 Pajero distribués
comme des petits pains pour aider les centres de vote.
L’ambiance avait été rendue lourde depuis l’année précédente,
où avait explosé une fronde policière. La grogne monte et les
policiers finissent par se mettre en grève et manifester. Cela
s’est conclu par un affrontement entre gendarmes et policiers,
qui a failli très mal tourner.
Il a fallu qu’un officier du GMI, l’équivalent de nos CRS, se
lève sur la place de l’Indépendance. Ils étaient l’un en face
de l’autre. Les policiers se tenaient sur la place de l’Indépen-
dance et les gendarmes barraient l’accès à la présidence, fusil
mitrailleur en batterie.
J’avais quelqu’un juste au-dessus qui me racontait tout par
téléphone. Je disposais du concours d’une source parti-
culièrement bien placée. De plus, en se penchant par une
fenêtre, on était dans l’alignement d’une rue qui donnait
sur la place de l’Indépendance, et on pouvait voir le point
de contact entre les gendarmes et les GMI. On était aux
premières loges !
Ça ne faisait pas renseignement au sens classique du terme,
mais l’essentiel était qu’on se trouvait vraiment à la pointe de
l’observation. J’ai pu donner deux ou trois coups de fil à Paris,
au lieu de passer par télégramme, pour faire un point sur la
251
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

situation en temps réel, décrire la montée des tensions, leur


paroxysme, et enfin la détente.
L’ambiance était malgré tout assez lourde parce que la réin-
tégration des policiers a pris du temps, cela a été difficile, il y
avait un gros contentieux.
Le dimanche des élections, la tension était palpable, on la
sentait enfler au point que, dans ce contexte, Diouf a décrété
l’état d’urgence dès le soir même ou le lendemain. Il se sent
mal élu, contesté et accusé de fraude. Les événements de l’an-
née précédente hantaient encore les esprits : les élèves et étu-
diants s’étaient mis en grève et la répression avait été conduite
à coups de matraque, la police est entrée dans l’Université. En
1988, c’est un Sénégal qui bouillonne.

JPB : C’est rare. Depuis 1968, le Sénégal n’avait plus connu


pareille effervescence.
DF : Non. L’ambiance politique au Sénégal restait plutôt décon-
tractée et sympathique en apparence. Mais on voit quand
même à cette époque des histoires aberrantes qui se produisent.
J’ai complètement oublié la date mais l’un des aqueducs qui
amène l’eau depuis le lac de Guiers – au nord du Sénégal
– saute. Un matin vers 7h-7h30, je charge une source en
« pick-up » et lui demande ce qui se passe. « L’aqueduc a
été détruit, me dit-il. Une grosse canalisation en ciment
à quelques dizaines de mètres de la route en direction de
Thiès a sauté. » Comme c’est un journaliste, je m’arrête à
quelque distance et l’envoie aux nouvelles. Il revient : « Il y
a un trou, l’eau passe maintenant par la nouvelle conduite et
Dakar ne va pas manquer d’eau. » Je n’ai jamais su qui était
l’auteur de cet acte. J’ai demandé au SCTIP, au ministère
de l’Intérieur et à plusieurs de mes sources. J’ai demandé
dans tous les sens sans obtenir de réponse. J’ai demandé
au service. S’ils avaient des informations, je n’ai même pas
eu de réponse. Pour moi, le message est – mais je ne sais
pas de qui : « Attention, s’il y a quelque chose qui ne se
252
Entretien avec Dominique Fonvielle

passe pas comme on vous l’a dit, on est capable de couper


l’eau à Dakar. » C’est grave. J’ignore toutefois l’origine de
ce « message1 ».
En 1988, Wade et son programme Sopi sont éliminés. Wade
va rentrer dans des problèmes juridiques, il va être arrêté,
envoyé en prison, libéré et va finalement aller de procès en
procès. C’est une vie politique assez agitée pour le Sénégal,
parce que le PS maîtrise tout. Serigne Diop, Babakar Niang,
Wade et d’autres s’agitent un peu, le pays connaît de plus en
plus souvent des poussées de fièvre : à mes yeux, la contes-
tation devenait très forte. Pas seulement au sein des partis
d’opposition mais également au sein du PS. L’état d’urgence
va quand même durer une très longue période, du 29 février
au 17 mai.

JPB : Cela signifie que la ville vit à l’heure militaire, avec un


couvre-feu et des patrouilles ?
DF : Il y a un couvre-feu avec des barrages, des patrouilles. Seul
le corps diplomatique – et encore pas intégralement – dis-
posait d’un laissez-passer. J’en avais un pour ma voiture, un
gros 4×4 avec plaques diplomatiques, ce qui fait que l’on n’a
jamais autant joué au bridge avec mon épouse ! Disposant
d’un laissez-passer, nous pouvions aller chez les uns et les
autres. On devait passer de solides barrages, avec contrôles
de passeport, de papiers d’identité. On pouvait à la rigueur
se déplacer à pied à l’intérieur des quartiers, mais ceux-ci res-
taient isolés les uns par rapport aux autres. L’ambiance était
pesante. Quand vous avez des automitrailleuses devant les
supermarchés, ce n’est pas simple. Il y a même eu des atten-
tats, des voitures brûlées, un état d’urgence assez important,
assez stressant, rapporté en France dans son aspect le plus
spectaculaire. Je prétendais être bien informé, avec un réseau

1. Au moment où ces lignes sont écrites (juin-juillet 2011), la Senelec, fournisseur


d’électricité, est prise d’assaut par des manifestants, qui détruisent tout le système
informatique… un message aussi !

253
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

efficace dans Dakar même, mais les équipes de télévision et


les reporters m’ont toujours précédé ! Je ne dois pas être un
bon journaliste !

JPB : Paradoxalement, cette mémoire n’a-t-elle pas été « étouf-


fée » ? Autant on entend parler de Mai 68 avec Senghor,
autant ces événements de 1988 passent plus inaperçus.
DF : Étouffée, oui. Mais elle a été aussi médiatisée dans l’im-
médiateté et dans l’émotion. La flambée a été spontanée puis
est retombée, à l’image de cette station-service dakaroise qui
a brûlé. Des incendies de voitures ont duré quelque temps.
Puis tout cela a cessé.

JPB : Cette gestion de l’état d’urgence vous semble-t-elle un


moyen d’empêcher Wade d’accéder au pouvoir ?
En l’occurrence, non. C’est au centre même du PS que la
contestation gronde. On veut le changement. Avec Diouf,
il n’y a pas de changement. Parallèlement, la crise sociale
pointe. Le prix du pain augmente, ce qui est catastrophique
pour les Sénégalais. Le riz manque, on en appelle à l’aide
internationale, au point de détourner une partie de l’aide ali-
mentaire destinée au Mali. Il y a de nombreux facteurs qui
font du Sénégal un pays agité. En toile de fond, il faut ajouter
les problèmes récurrents liés à la Casamance : prises d’otages,
assassinats de touristes. Les consignes sont très claires : ne pas
y mettre les pieds, alors que le Club Méditerranée y avait,
avec Cap Skirring, un de ses plus gros villages !

JPB : Le service vous avait-il demandé de mener une investi-


gation particulière sur la Casamance ?
DF : Cela faisait partie de mes attributions, mais sans excès.
J’avais quelques sources casamançaises. J’avais en parti-
culier un journaliste qui avait un bon contact avec l’abbé
Diamacoune Senghor, et qui l’avait interviewé en prison.
C’est d’ailleurs le même journaliste qui avait un excellent
contact avec Wade. Quand ce dernier était en prison, il me
254
Entretien avec Dominique Fonvielle

donnait de ses nouvelles, et c’est à ce moment-là que j’ai failli


le rencontrer. Je ne l’ai pas fait mais je pouvais rencontrer ino-
pinément Mme Wade puisque je savais quel jour et à quelle
heure elle faisait son footing sur la corniche. Je pouvais très
bien faire la même chose, la rattraper en courant, la saluer au
passage, reprendre mon souffle deux cents mètres plus loin
et lui dire : « Il me semble vous connaître, madame, excusez-
moi… » Je ne l’ai pas fait.
Le Sénégal s’agite donc beaucoup. En même temps, j’ai,
depuis le Sénégal, une grande partie de la zone ouest afri-
caine. Pas la Mauritanie, dans la mesure où c’est le PLR qui
s’en occupe, ainsi que le CE – c’est toujours la bagarre entre
eux – parce qu’il y a un poste soviétique à Nouadhibou.
Le PLR et le CE mènent donc des missions en Mauritanie (et
en profitent pour se surveiller l’un l’autre, j’imagine).
Quand les tensions entre le Sénégal et la Mauritanie com-
mencent à se faire sentir, je vais faire un tour sur la frontière
mauritanienne. Sous prétexte de visite touristique, je remonte
le fleuve, avec ma famille et des amis, par Saint-Louis, Podor,
Matam, et là je rencontre des gens.
Il ressort de cela une crainte et une tension locale. Je passe
sur une rive mauritanienne en bateau. Le fleuve Sénégal, à
cet endroit-là, n’est pas une frontière. Au contraire, c’est un
lieu d’échanges impressionnant, puisque dans cette zone de
méandres les villages sont dans la partie haute du fleuve, et
les terres cultivées sont de l’autre côté, dans la partie basse et
inondable. Le tracé de la frontière au milieu du Sénégal est en
ce sens une aberration. Il y a donc des villages mauritaniens
sur le territoire sénégalais et des champs sénégalais sur le ter-
ritoire mauritanien. Cette imbrication laisse entrevoir toutes
les conséquences désastreuses que peut avoir la tension avec
les populations mauritaniennes au Sénégal, tout particuliè-
rement avec la flambée contre les Mauritaniens à Dakar en
1989.
255
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

À Nouadhibou, trois ou quatre Sénégalais sont tués. Trois


jours après, à Dakar, près de trois mille Mauritaniens, appelés
les Nhars, sont pourchassés. Les Nhars sont de petits épiciers
mauritaniens qui font un chiffre d’affaires très important et
qui, pour la plupart, gèrent la « dépense », c’est-à-dire l’ali-
mentation mensuelle, des Sénégalais. Ceux-ci leur confient
leur argent directement et les enfants vont chez le Nhar cher-
cher ce dont la famille a besoin. Les comptes sont faits de
mémoire et il n’y a jamais d’erreur.
Ce sont ces gens-là, totalement intégrés à la société sénégalaise,
économiquement et socialement, musulmans comme eux,
qui sont massacrés dans la nuit par leurs voisins. Les magasins
sont pillés. Nous n’avons jamais su ce qu’était devenu l’ar-
gent des Nhars mais on retrouve les cadavres de Mauritaniens
alignés : un cadavre, une tête, un sexe. Les Mauritaniens se
réfugient dans des camps d’accueil ouverts en toute hâte par
les autorités sénégalaises.
En mission au Mali, je suis revenu à toute vitesse. Horrifiés,
nous faisons le tour d’horizon : c’est la chasse aux Mauritaniens
dans les rues1. Une fin d’après-midi, j’étais déjà rentré chez
moi, lorsque retentissent des cris. Je passe sur le balcon pour
voir ce qui se passe : une bande de jeunes gamins, pas plus
d’une vingtaine d’années, passe en criant en wolof : « À mort
les Mauritaniens ! » L’un d’eux me voit et m’interpelle : « Toi,
le Blanc, dégage ! » On ferme la fenêtre et on descend, et on
s’assure que les enfants sont en sécurité.
Le gardien Peuhl est prié de fermer la grille et de bien s’assurer
que personne ne s’approche. Avec son arc et ses flèches pour
garder la maison (rires), on est moyennement tranquilles,
lorsque survient un coup de fil des voisins : « On a des gar-
diens mauritaniens, est-ce qu’on peut les emmener chez vous,
vous êtes sous protection diplomatique, ou est-ce qu’on peut
les emmener à l’ambassade de France ? » Attention. Mon
domicile ne bénéficie d’aucune protection diplomatique ni

1. Cf. à ce propos l’entretien avec le préfet Claude Silberzahn dans ce volume.

256
Entretien avec Dominique Fonvielle

particulière. Quant à les emmener à l’ambassade, c’est un


autre problème, parce qu’il faut une raison pour y faire péné-
trer des Mauritaniens. Il y a des accords de défense entre
la France et la Mauritanie, c’est sûr, mais il y a les mêmes
accords entre la France et le Sénégal. Je leur indique plutôt
comme zone de repli tel camp ou l’aéroport pour les mettre
à l’abri. La situation est difficile à gérer dans ces conditions
d’affolement général.
La raison de ce coup de sang ? Je n’en sais rien ! Je n’ai pas
d’explication logique. C’est comme l’histoire de l’aqueduc,
mes sources n’ont jamais réellement donné de réponse.
Les Mourides vont en bénéficier, c’est certain, mais rien de
concret ne permet de prouver leur implication. Ces pro-
blèmes ­sénégalo-mauritaniens vont se terminer sur l’interven-
tion personnelle de Silberzahn.
Je m’occupe donc de la Mauritanie uniquement dans le cadre
des relations bilatérales entre la Mauritanie et le Sénégal.
Les problèmes mauritaniens proprement dits ne sont pas les
miens bien qu’il y ait ce vieux mouvement Harratine, et la
question lancinante des esclaves noirs que les services sénéga-
lais cherchent manifestement à manipuler pour déstabiliser la
Mauritanie.

JPB : Qu’en est-il du Mali, un territoire particulier dans le


paysage politique ouest-africain ? L’effervescence révo-
lutionnaire opère-t-elle une véritable rupture de la poli-
tique bilatérale traditionnellement menée au sein du « pré
carré » ?
DF : Je vais régulièrement en mission au Mali, tous les trois
mois à peu près, où je dois remettre en place un dispositif de
recherche.
Le début du virage malien remonte à la fin de la présidence
de Modibo Keïta (1960-1968), lorsque arrivent les pre-
miers Soviétiques. Dans les années 1980, l’implantation des
Soviétiques au Mali est bien réelle. Elle va l’être jusqu’en
257
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

1989, avant de s’effriter avec la chute du mur de Berlin.


Quand l’Union soviétique s’effondre, la présence soviétique
en Afrique de l’Ouest va pratiquement fondre au soleil.
Je ne sais pas ce que sont devenus les stocks d’armes, de chars,
de munitions, ni s’ils existaient réellement, mais il y avait à
proximité de Bamako un camp où aurait été stocké le maté-
riel équivalent à celui d’une brigade. J’ai été voir sans pouvoir
m’approcher réellement du camp, mais je pouvais voir depuis
une hauteur des bâtiments qui permettait de deviner sur plu-
sieurs hectares, des hangars, des stocks, des dépôts. Je n’ai
jamais vu de hangars ouverts, je n’ai jamais vu sortir un char.
Les informations que j’ai eues sont que le matériel était juste
entreposé. Personne ne s’en occupait, personne ne savait dans
quel état cela pouvait être.

JPB : C’est-à-dire que personne ne formait les Maliens ?


DF : Apparemment, non. À l’intérieur, c’était manifestement
soviéto-soviétique. Leur intérêt originel était de bénéficier
d’une plate-forme logistique à partir du Mali, avec deux aéro-
ports, un à Bamako et un autre à Mopti. Leur espace comme
leurs intérêts étaient particulièrement sécurisés.
J’apprends un jour par mes sources sénégalaises que la piste
de Mopti avait été allongée. Je vais au Mali et j’en parle à l’at-
taché de défense, qui me dit : « Vous plaisantez, si cela avait
été fait, je le saurais ! » Je lui réponds que mes informateurs
sont formels sur ce point ; pour preuve la route a été cou-
pée et il y a un passage tout neuf qui contournerait la piste.
Puisqu’il me rétorque que c’est impossible, je décide d’aller
vérifier sur place.
Je profite d’une mission suivante pour lancer une visite diplo-
matique, et informe l’ambassade de France au Mali que, pour
des raisons personnelles, je ne resterai pas à Bamako car j’ai-
merais aller visiter le pays Dogon avec mon épouse.
Une de mes sources maliennes et un de mes honorables cor-
respondants m’aident à trouver un taxi-brousse convenable
258
Entretien avec Dominique Fonvielle

et nous voilà partis pour Mopti et le pays Dogon. La piste est


vraiment infâme, c’est une route goudronnée complètement
détruite qui forçait à rouler plutôt sur les bas-côtés. Il ne
faut jamais goudronner en Afrique, il faut faire ça en latérite
comme c’était le cas en Côte d’Ivoire à une certaine époque,
à la fin de chaque saison des pluies, vous passez un coup de
bulldozer et vous êtes tranquille.
Nous avons un voyage difficile, mais en arrivant à Mopti,
la piste se transforme en route neuve, avec goudron et ligne
blanche au milieu qui tourne 90 degrés à gauche, surplombée
d’un talus de quinze mètres de haut. En haut du talus sont
installées des balises rouge et blanche. Nous faisons trois ou
quatre cents mètres à gauche, une baïonnette à droite, à gauche
et nous retrouvons la vieille piste. Je demande au chauffeur la
raison de cette installation et il me dit : « C’est l’aérodrome,
les travaux ont duré un an et la piste a été rallongée. » Je véri-
fie que c’est bien la piste que nous avons contournée. « Mais,
poursuit-il, on ne peut pas y aller parce que l’aérodrome est
militaire. » Je réponds que cet aérodrome ne m’intéresse pas,
que je m’interrogeais simplement sur nos virages, et que mon
seul souci est d’aller au pays Dogon.
Nous avons visité Mopti, nous nous sommes baladés et j’ai
quand même posé quelques questions.
Le lendemain, nous partons au pays Dogon. L’aérodrome
est derrière nous, il y a une grande colline sur la route qui
mène à Bandiagara. En voyant la colline, je me dis que ce
serait quand même bien d’aller voir de là-haut. Je demande
au chauffeur s’il y a une piste : « Patron, pour y aller, il faut
deux jours et autant pour revenir. » On décide donc de faire
autrement. On longe la piste en direction de Bandiagara,
juste à la sortie de Mopti, et on tombe sur un barrage de
police. Au Mali, c’est courant. Je descends et présente les pas-
seports. Je tourne le dos à la piste. Alors que les policiers sont
en train de les examiner, il y a un bruit d’enfer de réacteurs
et un avion part dans mon dos. Je me retourne, mais il est
259
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

déjà passé derrière une haie de filaos. Je ne vois donc pas ce


que c’est. J’entends simplement le raffut. Ma femme et moi
demandons au policier ce qui se passe : « Non, ce n’est rien.
C’est un avion de Bamako. » Je lui demande alors s’il atterrit
souvent et le policier s’interroge sur le sens de ma question.
« C’est juste qu’on en a plein les oreilles… » m’empressé-je de
lui répondre. Pour ma part, j’avais pu vérifier mon informa-
tion : la piste de Mopti avait bien été largement rallongée, et
des avions à réaction se posaient dessus ; elle avait donc une
capacité militaire accrue.
Quand on situe la position de Mopti, on observe que ce n’est
pas loin du Burkina Faso et à portée du Niger. C’est une posi-
tion centrale. Sont-ce les Soviétiques qui l’ont exigé ? C’était
un avion de fabrication russe, c’est certain. Était-il frappé
d’une étoile rouge ? Il n’existe que très peu d’avions maliens
et ils ne volent pas très bien. Quand ils ont relancé les trans-
ports aériens internes avec des Antonov, le premier à décoller
s’est écrasé en bout de piste, provoquant près de quatre-vingts
morts.
Dans tous les cas, la pression soviétique était toujours forte.
C’était vraiment important. On ne voyait pas vraiment de
Soviétiques en ville. En revanche, l’hôpital était tenu par des
Soviétiques. C’est une honte, d’ailleurs. J’y ai été voir sous
prétexte de rendre visite à quelqu’un. Mais lorsqu’on s’appro-
chait des zones soviétiques, les Maliens étaient quand même
assez nerveux.
De même pour les mines d’or de Kalhana. La production
annoncée officiellement par le Mali ne correspondait en rien
à l’activité, ni aux informations dont on pouvait disposer.
Ces mines étaient exploitées par les Soviétiques, et c’était une
expédition lourde pour y aller par la route. Or, un de mes
honorables correspondants maliens était pilote amateur et je
lui ai demandé de jeter un œil. À mon passage suivant, il me
dit, pas très content, qu’il avait failli se faire tirer dessus à la
mitrailleuse, et que l’accès aérien des mines est protégé… Je
n’ai pas insisté, mais le renseignement était de valeur et je
260
Entretien avec Dominique Fonvielle

crois que l’on a pu, par recoupements, déterminer la quantité


d’or dont pouvaient disposer les Soviétiques à partir de ces
mines.

JPB : De quelles consignes disposez-vous pour constituer un


réseau ?
DF : Les consignes sont intéressantes, dans la mesure où le chef
du SR me dit : « Nous n’avons pas de consignes particulières
à vous donner sur le Sénégal, en revanche sur le Mali, vous
allez reprendre cela en main. Alors allez-y, prenez tous les
risques. » Intéressant. Que signifie prendre tous les risques ?
Nous avons retrouvé de vieilles sources dont une faisait déjà
partie des contacts que l’on avait réactivés. Seulement, il avait
été formé en Union soviétique. Quelle pouvait être la fiabilité
de cette source ? Je vais donc le voir chez lui, sur son terrain.
Cette reconstitution de réseau présentait malgré tout certains
risques, en particulier dans la mesure où l’on ne savait pas bien
(ou je ne savais pas bien) quel était le rôle des Soviétiques.
J’ai failli recruter un membre de l’ambassade soviétique !
C’était un type assez bizarre, qui sortait beaucoup dans les
milieux africains, buvait comme un trou et pratiquait un trafic
fructueux de caviar et de cassettes pornos. L’environnement a
été effectué par l’intermédiaire d’un HC local, mais le jour où
j’ai voulu l’approcher – c’est-à-dire le rencontrer physique-
ment pour la première fois – mon honorable correspondant
me dit : « Trop tard, il est parti pour Moscou il y a quelques
jours, où il a été rappelé d’urgence. » Pas de chance ; j’aurais
bien aimé !
Une fois, j’ai été accueilli très gentiment à l’aéroport de
Bamako, j’ai présenté mon passeport diplomatique et on m’a
dit : « Monsieur Fonvielle ! Il fait très chaud, si vous voulez
bien aller au salon VIP, il est climatisé, vous pourrez attendre,
le temps qu’on en ait fini avec les formalités, et l’on va cher-
cher vos bagages. » On ne me l’a fait qu’une seule fois mais
j’ai dû être soigneusement vérifié. J’essayais ensuite de repérer
mon nom sur le cahier des personnes indésirables parce que
261
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

c’était assez reconnaissable. Je ne l’y ai jamais vu. Les Maliens


savaient que je venais en tant que diplomate. Est-ce qu’ils
me surveillaient particulièrement ? Je ne crois pas. Je ne l’ai
jamais senti.

JPB : Cela correspond au temps nécessaire pour regarder dans


la valise.
DF : Je suis venu une ou deux fois avec une valise diplomatique.
Dans ce cas, j’étais pris en charge directement par l’ambas-
sade qui venait me chercher à l’aéroport. Mais je n’ai pas été
vraiment surveillé. Il est vrai que j’ai toujours pris beaucoup
de précautions, et qu’il n’était pas question de lâcher la valise
ni des yeux, ni de la main.
Quand je suis parti, nous avions cinq ou six personnes
qu’on pouvait voir régulièrement, qui connaissaient à peu
près bien le sujet, qui ne racontaient pas trop d’histoires, et
qui p­ ouvaient devenir des sources fiables. Les relations avec
l’ambassade étaient bonnes, ainsi que celles avec le service
commercial qui était en ville – donc encore plus discret à
rencontrer.
JPB : Quels autres pays faisaient partie de votre champ d’ac-
tion ?
DF : Il y avait la Gambie où j’allais régulièrement, et souvent en
famille. Les enfants adoraient la piscine de l’hôtel Atlantic !
Ces liaisons étaient toujours marquées par une visite à notre
consul honoraire, un personnage pittoresque et haut en cou-
leur, un vrai personnage de roman, que le président gambien
avait nommé citoyen honoraire de Gambie !
J’y ai rencontré un jour un officier en tenue des SAS bri-
tanniques venu chercher sa femme, et avec qui j’ai échangé
quelques banalités, comme lui poser la question de savoir ce
que faisait à Banjul un officier britannique en tenue. Il m’a
répondu fort courtoisement qu’il était conseiller militaire
pour le gouvernement. J’ai donc pu parler de ce capitaine
et de son régiment au service. L’information, en apparence
262
Entretien avec Dominique Fonvielle

anodine, était de taille : tout le monde prétendait que les


Anglais avaient quitté la Gambie. Remis dans le contexte,
c’était assez piquant de trouver un officier des forces spéciales
qui avoue tranquillement sa mission.
Il y avait également les îles du Cap-Vert, où je n’ai été qu’une
fois parce que la dégradation de la situation à Dakar a retenu
par la suite mon attention. On y trouvait des Soviétiques, des
Cubains et des Sud-Africains.

JPB : Quel est l’intérêt de chacun ? Dans le cas des Cubains,


est-ce un souvenir de stratégie révolutionnaire en Afrique ?
DF : Non, ils allaient en Angola, où Cuba entretenait une force
d’intervention importante. Les îles du Cap-Vert fonction-
naient comme une escale, un relais pour l’Angola.

JPB : Que représentaient les îles du Cap-Vert pour l’Afrique


du Sud ?
DF : C’était la même chose, mais dans la direction opposée.
C’était une escale en direction des États-Unis et de l’Europe
sans passer par l’Afrique noire. La question a donc été posée
au président cap-verdien, à qui plusieurs chancelleries étaient
venues se plaindre de constater sur l’aéroport de Praia la pré-
sence d’avions cubains qui partaient pour l’Angola d’une part,
et, d’autre part, la présence d’avions sud-africains, alors qu’il
y a un embargo sur l’Afrique du Sud au titre de l’apartheid. Il
avait tranquillement répondu : « Voilà, cela me rapporte tant
de millions de dollars par an. Je suis prêt à leur interdire de
se poser mais vous compensez le manque à gagner. » Comme
il s’agissait de 80 % de son budget annuel ou de son PIB,
personne n’a pu lui interdire de servir de relais aérien. C’était
complètement ésotérique. Les Sud-Africains et les Cubains
ne sortaient pas de l’aéroport, c’est certain, mais tout le
monde côtoyait tout le monde, apparemment sans incidents.
De Praia, on peut aller sur Mindelo par avion, dans des petits
porteurs. Ce pays est aussi surprenant qu’intéressant. Il était à
263
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

l’époque très stratégique à cause de ses échanges, de la pêche,


et sur un plan culturel, absolument fabuleux.
Je ne me suis posé qu’une fois en Guinée en rentrant de Sierra
Leone. Nous avions fait escale par hasard à Conakry, suite à
un problème technique. Nous n’avions évidemment pas le
droit de débarquer. En roulant vers la zone technique, nous
sommes passés devant un hangar où il y avait deux MIG 21.
Je n’ai pas pu prendre de photos parce que l’équipage était à
bord et nous l’avait interdit. Nous devions fermer les rideaux.
J’ai eu toutefois le temps de voir les MIG. L’un avait le train
avant complètement fauché, les pneus des deux étaient à plat.
Sur l’autre, il manquait le cockpit, le siège éjectable était posé
par terre et couché sur le côté au milieu de grosses flaques
d’huile. Comme nous savions qu’il y avait deux MIG dans
l’armée guinéenne, ils étaient ainsi identifiés. Il n’y avait rien
à craindre.
Pour revenir au Cap-Vert, j’avais vu dans le port de Mindelo
la quasi-totalité de la flotte cap-verdienne que je suis par-
venu à photographier. Il s’agissait de deux vedettes d’origine
chinoise, assez bien entretenues. J’ai réussi à prendre des pho-
tos en profitant du débarquement d’un bateau de croisière
allemand qui sortait. Je rôdais avec mon épouse devant l’en-
trée en me demandant comment nous allions passer et il y a
eu ce flot dans lequel nous nous sommes glissés. Les gardes
nous ont vus rentrer dans le mauvais sens, mais dans la foule,
et n’y ont pas particulièrement prêté attention. J’ai repéré
les vedettes. Nous avons remonté le long du quai où elles se
trouvaient, nous avions une très belle vue sur Mindelo, alors
j’ai fait poser ma femme d’un côté, puis de l’autre, et en fai-
sant demi-tour j’ai déclenché mon appareil par deux fois. En
ôtant le viseur, je disposais d’un petit écran, comme sur les
appareils numériques actuels, ce qui permettait de prendre
des photos discrètement. J’ai pris deux photos en décalant.
Et là, je suis sûr que le garde cap-verdien a entendu le déclen-
chement de l’appareil photo. Devinant sa réaction, je me suis
264
Entretien avec Dominique Fonvielle

aussitôt écrié : « Ah, zut ! Mais bon, de toute façon, ça n’a pas
gâché la pellicule en retirant le viseur… » J’ai bricolé devant
lui, il n’a pas insisté. J’avais quand même la pellicule dans la
poche.
Je n’ai pas pu aller en Guinée-Bissau parce que les choses
ne se sont pas passées normalement, mais j’avais des sources
guinéennes. De plus, c’est le PLR qui y allait et du fait de
la situation, je n’ai vraiment pas pu organiser mon emploi
du temps pour m’y rendre. J’étais pourtant prêt. J’avais un
honorable correspondant qui était le résident d’une célèbre
agence d’information. Il m’avait préparé le voyage dans les
moindres détails pratiques et m’avait indiqué les endroits où
(ne pas) aller. Finalement, je n’ai pas pu y aller à cause de la
situation sénégalaise.

JPB : Cette source pouvait de toute manière vous alimenter


sans que vous ayez besoin de vous déplacer ?
DF : Oui. Il y a un point qui m’a bien plu, sur ce que l’on avait
récolté sur la Guinée-Bissau. Nous étions dans les premières
phases du développement durable, de l’écologie, bien avant
que cela ne devienne une mode. Par une de mes sources séné-
galaises – ou tout du moins résidant au Sénégal –, j’apprends
qu’un accord était en train de se signer entre l’Allemagne et
la Guinée-Bissau, pour la mise en place d’une décharge de
déchets toxiques à côté de Bissau. Bissau est un pays dont la
surface varie des deux tiers à chaque marée, c’était donc des
fûts qui allaient être immergés. Grave danger. Je demande
confirmation. J’en parle à cette source et aux journalistes qui
confirment. Je redemande à mes sources sénégalaises qui me
disent : « Attention, Diouf est en train de faire quelque chose
de similaire dans la région de Louga [c’est-à-dire dans son
fief]. Il y a un grand terrain qui est en train d’être négocié
comme décharge, mais cela appartient à Diouf et c’est lui
qui l’a autorisé. » J’envoie l’information à Paris via un télé-
gramme et je continue à enquêter sur le sujet.
265
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

Concernant la Guinée-Bissau, l’information est parue parce


que j’en ai parlé à l’AFP, à l’ambassadeur et que tout le monde
s’est excité. C’est devenu public, le contrat a alors été cassé
entre l’Allemagne et la Guinée-Bissau, et c’est devenu un
véritable scandale. Mais une de mes sources me dit un jour :
« Tu poses trop de questions. Louga, tu oublies. Les ministres
des Transports et de l’Industrie sont partis en vacances, le
président est agacé. Tu arrêtes tes questions. » J’étais en train
de conduire, je me suis arrêté pour lui demander quel était le
problème. Je n’ai pas obtenu de réponse précise. Ce projet ne
s’est finalement pas réalisé. À la place, Diouf a construit un
golf financé par l’Arabie saoudite ou quelque chose d’avoisi-
nant.
Le même problème écologique s’est posé en Guinée mais ce
n’est pas moi qui ai levé le lièvre. J’ai toutefois suivi l’affaire.
Sur les îles de Los, il y avait des dépôts d’une espèce de bitume
dont les habitants avaient fait un revêtement pour la route.
Ils y marchaient pieds nus dessus et la peau restait collée au
bitume. Ils avaient des brûlures graves non pas à cause de la
chaleur mais des produits toxiques. Il y a eu des vérifications
et il s’est avéré que les déchets ainsi importés étaient éminem-
ment toxiques. Cela aussi a fait scandale.

JPB : 1989 sonne la fin de votre séjour : vous devez dresser un


bilan.
DF : Je quitte l’Afrique et, dans mon rapport de fin de mission,
je dis que, entre les crises africaines, les conflits qui sont en
train de naître, l’incertitude politique et le sida qui commence
à se développer, dans vingt ou trente ans, l’Afrique va être une
espèce de parc d’attractions, dans lequel on viendra voir les
quelques Africains qui restent en vie et faire des safaris.
À cette époque, je suis très pessimiste sur l’évolution. La bas-
cule pour arriver à l’Afrique de 2010 doit se situer vers les
années 2000, mais en 1990, j’avais vraiment toutes les rai-
266
Entretien avec Dominique Fonvielle

sons – et le service est d’accord là-dessus – de penser que l’on


rentrait dans des zones de turbulences majeures.
J’ai vu les derniers sursauts de la Sierra Leone avant la guerre.
Beaucoup de choses ont été détruites dans les crises des années
1990. River Two, autrefois superbe plage très touristique,
est devenu maintenant un centre de rééducation d’anciens
enfants soldats. L’accès à la Sierra Leone est devenu quasi
impossible, alors que c’est une splendeur, aussi bien dans les
terres, avec ses « villages créoles » que sur ses côtes avec des
plages magnifiques.
Pour le Liberia et la Côte d’Ivoire, il n’y a pas besoin de
s’étendre. Quant au Sénégal et la Casamance, personne n’y
va plus par rapport aux années 1970 et 1980. La banlieue de
Dakar est devenue dangereuse, alors que nous nous y bala-
dions avec femme et enfants.

JPB : Dans cette conception, considérant la congruence


entre la génération d’officiers dont vous faites partie et les
anciens formés par Maurice Robert (qui avaient déjà pris
les rênes de la direction de N), comment se situe le service ?
Est-ce la fin d’une époque à N, marquée par la génération
d’officiers qui a accompagné la décolonisation ?
DF : Il y a de cela.

JPB : Est-ce que de jeunes analystes voient ces mêmes « plaques


tectoniques géopolitiques » que vous, avec des vitesses qui
ne sont plus dans les normes traditionnelles des rapports
bilatéraux France-Afrique qui ont dominé depuis 1960 ?
DF : Il y a de cela aussi. Et je dirais que le désarroi des anciens
est dû à une conjonction de choses très différentes. D’abord,
en France, les socialistes sont au pouvoir. Même si nous nous
sommes rendu compte que les choses n’étaient pas aussi ris-
quées que les gens voulaient bien le dire, la proposition com-
muniste de supprimer les services de renseignement n’a pas été
suivie d’effet, il y a quand même une certaine méfiance. Mais
267
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

lors de mon retour à Mortier, l’ambiance au sein de la DGSE


n’est pas bonne. Les anciens sont marginalisés. D’abord parce
que ce sont des anciens et que les jeunes arrivent, et, ensuite,
parce que le service est en cours de totale réorganisation.
En particulier, tout commence, enfin, à être informatisé.
Dans ce domaine, les anciens sont complètement largués.
Les méthodes de transmission, de rédaction et le système
d’archivage sont complètement modifiées. Tout ne passe pas
par l’informatique mais de plus en plus de choses sont infor-
matisées. Les officiers traitants tapent eux-mêmes leurs BR
ou leurs télégrammes. Les analystes tapent eux-mêmes leurs
projets de diffusion. Les télégrammes sont transmis de façon
numérique.
Les anciens sont perdus, et les jeunes ont les dents très lon-
gues. Ils viennent pour faire une carrière, on ne les paie pas
et ils sont déçus. Les personnes qui veulent partir en poste
acceptent de partir mais pas forcément dans des coins sen-
sibles. Ce sont donc les militaires qu’on envoie toujours là-
bas en priorité, mais le recrutement a changé, et les théâtres
d’action extérieure sont plus nombreux, le service n’est plus
là pour offrir de l’aventure à de jeunes officiers.
De plus, à l’intérieur du service, de notables évolutions socio-
professionnelles s’observent. La part des policiers, souvent
des professionnels d’excellent niveau, s’accroît considéra-
blement… avec des conséquences sur les conceptions et les
méthodes de travail.
C’est aussi – à mon sens – une erreur d’avoir confié le contre-
terrorisme au contre-espionnage ; le terrorisme est du travail
de SR et non de CE. Niaga Niassene – officiellement Institut
islamique agricole financé par la Libye dans le cadre d’un pro-
jet de développement intégré – pouvait être un camp d’en-
traînement terroriste, mais pas une menace pour les services
français de renseignement. À la DGSE, la mission du CE est
de contrer les tentatives des services adverses contre le service,
comme d’y recruter des agents (des taupes). Cela implique la
268
Entretien avec Dominique Fonvielle

surveillance des sources, des postes, de surveiller l’adversaire,


de chercher à effectuer des recrutements chez lui, mais n’a pas
grand-chose à voir avec le terrorisme.
Tout le monde est donc très déstabilisé. Le préfet Silberzhan
se consacre essentiellement à l’administration, et il faut recon-
naître qu’il a réussi à donner une véritable existence adminis-
trative au service. Mais il ne semble pas s’intéresser vraiment
aux actions sur le terrain, excepté, lorsqu’il est intervenu per-
sonnellement dans la crise entre la Mauritanie et le Sénégal,
en intervenant auprès de son ami le président mauritanien
Sid’Ahmed Taya, ancien camarade de l’École nationale de la
France d’Outre-mer (ENFOM), et du président sénégalais
Abdou Diouf.
L’ambiance est donc lourde et mauvaise. Cela ne se passe pas
bien. Les relations de chef à subordonnés ne sont pas bonnes.
Lorsque je suis désigné comme conférencier, puis directeur
de stage à la formation, je demande à repartir en poste. Le
chef du secteur N, le colonel B., me dit : « Vous allez rouvrir
Pretoria. » Et les choses sont très avancées, mais finalement,
cela ne se fera pas parce que c’est la division des opérations
qui le préempte pour préparer, entre autres choses, je pense,
le trafic d’armes qui sera dévoilé sous le nom d’« Angolagate ».
Or, il est notoire au service que ce n’est pas le genre de mis-
sion que j’affectionne en tant qu’officier de renseignement.
Cela ne me correspond pas.
J’avais pourtant déjà été accrédité par le Quai d’Orsay pour
partir à Pretoria. Je perds donc un an sur ma demande.
L’année d’après, je redemande à partir en poste. On me dit
qu’il n’y a rien : « Vous voulez aller en Côte d’Ivoire, il ne
faut pas plaisanter, vous voulez allez à Washington, il ne faut
pas plaisanter non plus. » Et puis, bêtement, parce que intel-
lectuellement cela m’intéresse, je mets Aden en cinquième
choix. Et là, on me dit : « Aden est au Yémen, vous partez au
Yémen. » Oui, mais je pars au Yémen, pas à Aden : direction
Sanaa, le nouvelle capitale en cours d’implantation. Je fais
269
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

remarquer que ce choix est stupide, car tout se joue encore à


Aden. C’est comparable à la bicéphalie initiale d’Abuja et de
Lagos au Nigeria. C’est la même chose entre Rio et Brasilia.
Certes, dans ces deux cas, les choses ont évolué, mais pas
immédiatement.
À l’aube des années 1990, Aden est toujours la ville cosmopo-
lite où il se passe plein de choses, et en particulier les relations
entre le monde arabe et le monde africain, avec la Somalie,
l’Arabie saoudite… Pour moi, c’est Aden ou rien. Je m’en-
tends répondre que ce sera peut-être Sanaa. À ce moment-là,
cela s’est très mal passé. C’est la seule fois de ma vie où le
ton est monté réellement avec un supérieur. La situation ne
s’améliorant pas, j’ai décidé de quitter le service car je ne
voyais plus de logique dans cette politique de gestion des offi-
ciers traitants.

JPB : L’Afrique reste largement vue comme une chasse gardée


des militaires au sein du service.
DF : Oui, mais par force, parce que l’Afrique n’intéresse que
peu les jeunes civils, et que les militaires ont une bonne
approche de l’Afrique où ils ont pu déjà effectuer des mis-
sions. Les conditions changeront complètement, mais dans
les années 1990, il y a vraiment un creux dans la politique du
service. Avec l’affaire du Rainbow Warrior, d’autres facteurs
ont contribué à affaiblir sa position, et notamment sur le plan
des opérations extérieures et du renseignement militaire.
Lors de la première guerre du Golfe, le ministre Pierre Joxe
avait été horrifié de l’absence totale de la DGSE sur le terrain,
et avait donc demandé au général Heinrich, alors directeur
des opérations, de créer la Direction du renseignement mili-
taire (DRM) pour combler ce vide.
Lorsque la DRM a été créée, la DGSE a voulu réactiver le
11e choc. Mais la DGSE n’a pas pour rôle d’animer des forces
spéciales. C’est le rôle du Commandement des opérations
spéciales (COS). La DGSE disposait du service Action et cela
270
Entretien avec Dominique Fonvielle

correspondait à son champ de compétence, à condition de


faire autre chose que de la formation des Gardes présiden-
tielles africaines.
Si le service Action faisait du sabotage, des actions de rensei-
gnement opérationnel, de pénétration en territoire adverse,
il était dans son rôle. Mais la formation, c’était son rôle en
Afrique dans les années 1960, plus dans les années 1980-
1990, alors que la France n’a plus vraiment la main sur la
politique africaine, et qu’elle se trouve en concurrence avec
les Israéliens et les Marocains dans ce domaine particulier.
Le service, la DGSE, doit rester dans ses missions d’acqui-
sition du renseignement secret de source secrète, et ne pas
se donner – ou accepter – des missions de grande envergure
dans le style des actions montées par la CIA, avec le succès
que l’on connaît. Son rôle est de préparer ces missions, le plus
en amont possible, et de rester dans les actions ponctuelles
limitées, totalement secrètes, totalement récusables. « Déni
plausible », comme disent nos amis anglais…
7. Chef de poste en Zambie, le mirador de
la « ligne de front » (1980-1983).
Entretien avec XXX

par Jean-Pierre Bat

L’empreinte postcoloniale marque profondément les contours


de la politique du renseignement français. Si l’Afrique occidentale
et l’Afrique centrale, héritières respectives de l’AOF et de l’AEF
coloniales, sont reconnues comme deux spécialités affirmées du
SDECE, l’Afrique orientale et l’Afrique australe constituent deux
pôles initialement plus mineurs à la création du secteur « Afrique ».
Au lendemain des indépendances, la géopolitique de l’Afrique
australe est dominée par l’isolement diplomatique de l’Afrique
du Sud, au titre de l’apartheid. Le paradoxe est toutefois que
le gouvernement de Pretoria reste le moteur de développement
économique de la sous-région. L’affaire est d’autant plus sen-
sible à l’aube des années 1980 que la politique ségrégationniste
sud-africaine apparaît comme le dernier reliquat raciste de la
tentation d’une Afrique blanche, qui a émergé dans l’ombre de
la décolonisation britannique. L’expérience a ainsi avorté dans
les années 1960 en Rhodésie du Nord (devenue la Zambie
en 1965) puis en Rhodésie du Sud (devenue le Zimbabwe en
1980). Dans ce contexte où dominent les séquelles de la colo-
nisation, des mouvements nationalistes africains s’organisent
dans la violence autour d’un mot d’ordre simple : l’abolition
273
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

de toutes les politiques ségrégationnistes. À l’aube des années


1980 se constitue une forme de « coalition » de gouvernements
africains, baptisée la « ligne de front », qui s’associent contre la
politique sud-africaine.
Le SDECE dispose d’une politique complexe vis-à-vis de
l’Afrique du Sud, car ce dossier dépasse la question de l’apar-
theid. Principal foyer du mercenariat contemporain en Afrique,
ce pays trouve un rôle réaffirmé à la faveur de la guerre fraîche
et de la guerre civile angolaise, qui voit s’opposer le Mouvement
populaire de libération de l’Angola (MPLA) et l’Union natio-
nale pour l’indépendance totale de l’Angola (UNITA). Derrière
chaque mouvement rebelle s’affrontent respectivement les forces
du bloc de l’Est et du bloc de l’Ouest – auquel appartient préci-
sément l’Afrique du Sud. Cette reprise de l’affrontement bipo-
laire en Afrique engage plus largement la question de l’équilibre
continental : les incursions au Shaba (ex-Katanga) du Front de
libération nationale du Congo (FLNC) en 1977 et 1978 – sol-
dées la seconde fois par le saut de la Légion sur Kolwezi – par-
tent d’Angola avec comme objectif final de déstabiliser Mobutu,
rempart anticommuniste en Afrique centrale.
Face à cette Afrique en pleine mutation, entre logique anti-
communiste et émancipation antiségrégationniste, le SDECE
décide d’ouvrir un poste sur cette « ligne de front » à la fin des
années 1970. Le choix s’arrête sur la Zambie. L’officier – qui
a choisi de garder l’anonymat – affecté en 1980 à Lusaka est
diplômé de l’école militaire de Saint-Cyr, et a intégré le SDECE
trois ans plus tôt. Ce jeune quadragénaire aujourd’hui retraité,
qui n’est initialement pas un spécialiste de l’Afrique, devient le
second résident du service en Zambie. Alors qu’en 1981 le gou-
vernement socialiste procède à la fermeture du poste SDECE de
Pretoria au titre de la solidarité avec les peuples africains dans
la lutte contre l’apartheid, le poste de Lusaka s’impose plus que
jamais comme le mirador de la « ligne de front ».

274
Entretien avec XXX

Jean-Pierre Bat : La mission qui va nous intéresser est votre


fonction de chef de poste à Lusaka. Vous êtes entré au ser-
vice à la fin des années 1970, pouvez-vous nous définir
rapidement les conditions dans lesquelles vous avez accédé
au secteur N ?
XXX : Oui, j’ai accédé au secteur N très peu de temps avant
mon départ. Je m’occupais de tout autre chose avant, à partir
de Paris, et l’on m’a proposé de partir en poste à Lusaka, en
1980 je crois. Je ne me souviens plus exactement mais j’ai dû
entrer au secteur N six mois avant. Pendant les six mois qui ont
précédé mon départ, je me suis documenté au maximum sur
ce que faisait mon prédécesseur, sur l’ensemble de l’Afrique,
d’une part, puis sur l’ensemble la zone, d’autre part. Je ne peux
pas dire que je connaissais l’Afrique mais je m’y suis toujours
intéressé parce que je suis né à Saint-Louis du Sénégal, mon
père étant un officier de la coloniale. Il a été tué en 1945, je ne
l’ai donc pas connu mais j’ai connu ses camarades qui avaient
continué leur carrière notamment en Afrique et m’ont trans-
mis une connaissance de ce continent. Du fait que j’étais né
là-bas, j’avais une certaine curiosité et une certaine sympathie
naturelle pour l’Afrique mais je ne m’en suis jamais occupé
auparavant, jusqu’à ce que l’on me propose de partir en poste
en Afrique anglophone. Autant que je m’en souvienne, cette
désignation a dû intervenir au maximum un an avant que je
parte, vraisemblablement moins d’un an : plutôt entre six mois
et un an, où j’ai dû me documenter à partir de Paris.

JPB : Cela signifie que vous intégrez le secteur N non pas


comme analyste mais réellement pour vous préparer à par-
tir à Lusaka ?
XXX : Si, également comme analyste. Je ne m’en souviens pas
précisément mais entre six mois et un an, j’ai dû être affecté
au secteur N pour me documenter sur l’Afrique et, simul-
tanément, je tenais le rôle d’un rédacteur. Vous savez que
dans le service, il y avait deux parties. La partie R, c’est-à-dire
275
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

« Recherche », et la partie O, c’est-à-dire « Exploitation ».


J’ai donc été affecté tout de suite à la partie R, c’est-à-dire la
manipulation des sources et je me suis donc occupé d’autres
postes. En tant que bureau R de Paris, je recevais les corres-
pondances d’autres postes.

JPB : Strictement anglophones, ou également francophones ?


XXX : Également francophones. Là, j’étais au bureau R du sec-
teur N qui regroupait l’ensemble des postes que nous avions en
Afrique et il y en avait principalement en Afrique francophone.

JPB : Et à ce moment-là, le secteur N est dirigé par le colonel G. ?


XXX : Exactement. À ce moment-là, le secteur N est dirigé par
le colonel G.

JPB : Le connaissiez-vous bien déjà ?


XXX : Je ne le connaissais pas. J’ai fait sa connaissance à cette
occasion et j’ai vu un personnage de très grande qualité, qui
avait une connaissance en profondeur de l’Afrique et des
Africains et qui avait une affection toute particulière pour
cette Afrique et pour ces Africains. Au fil des conversations
et des relations que nous avons eues pendant ces six mois ou
un an – je pense que cela a dû durer plus de six mois quand
même – j’ai pu apprécier ses qualités de chef et ses capacités
d’analyse des situations. Il m’a mis tout naturellement dans le
secteur N où il y avait la branche « Exploitation » et la branche
« Recherche ». Vous savez que, dans la maison et dans tous
les services de renseignement, nous n’avons à savoir que ce
qui nous concerne. Par exemple, les exploitants ignoraient
tout des sources et des façons dont les renseignements qu’ils
devaient exploiter avaient été obtenus et leur parvenaient.
Si l’exploitant avait besoin d’une précision pour pouvoir
mieux exploiter les informations, nous pouvions lui donner
quelques détails mais il n’était jamais au courant des sources
qui avaient toutes des pseudos et que, bien entendu, nous
276
Entretien avec XXX

protégions. L’exploitant finissait par connaître la mentalité


ou le style d’une source à partir du moment où il avait reçu
plusieurs informations qui venaient de la source « Obomo »,
pour donner un nom, mais ils finissaient par s’habituer à cette
source et quand l’exploitant avait des interrogations, il pen-
sait que, sans doute, cette source-là pouvait répondre à tel ou
tel type de question. Enfin voilà, il y avait une séparation tout
à fait étanche entre les deux mais il y avait, tout de même,
des échanges qui se faisaient entre les deux parties sans trans-
gresser la protection et la sécurité des sources et d’isolement
des deux activités. Les exploitants ignoraient tout de ce qui se
passait sur le terrain. Pour continuer sur ce sujet, j’ai, donc,
été affecté au secteur N/R, et je me suis familiarisé avec la
manipulation des sources de tous les postes africains du sec-
teur.
Bien entendu, je me suis un peu plus intéressé à ce qui se pas-
sait dans mon futur poste et je dois dire, d’ailleurs, qu’il ne s’y
passait pas grand-chose. Je me souviens très bien que le chef
de secteur, le colonel G., avait un peu poussé mon prédéces-
seur en lui disant : « Il ne vous reste plus que quelques mois
ou un an au maximum. » Il avait même pris quelques risques
puisqu’il lui avait dit : « N’hésitez pas à prendre quelques
risques pour recruter des sources. » Il n’avait pas vraiment
d’informations secrètes sur ce qui se passait. C’était très cou-
rageux de la part du colonel G. parce que la consigne de la
maison était qu’on ne dit jamais à quelqu’un de prendre des
risques. Les gens les prennent d’eux-mêmes s’ils en ont envie
mais on ne force jamais quelqu’un à prendre des risques. J’ai
donc suivi à la fois l’ensemble des postes et plus particulière-
ment celui où je devais aller et je me suis ainsi un peu formé et
instruit sur l’Afrique et surtout sur les ethnies. Comme vous
le savez, en Afrique, rien ne peut être analysé en profondeur
si on ne commence pas par connaître et comprendre un peu
les clans, les tribus, les ethnies et les liens à caractère familial
qui les régissent.
277
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

JPB : À quoi tient le choix de Lusaka ? À ce moment-là, si je ne


me trompe pas, on va s’approcher de l’alternance. On sait
très bien que si la gauche arrive au pouvoir, le partenariat
avec l’Afrique du Sud risque d’être remis en cause.
XXX : Je ne sais pas ce qui avait amené le service à ouvrir un
poste. Il y avait un poste depuis très peu de temps. Je me
demande, d’ailleurs, si ce n’était pas mon prédécesseur qui
l’avait ouvert. Je n’en suis pas certain. Je n’ai pas choisi
Lusaka, on me l’a proposé et j’ai accepté. Pour tout vous dire,
on m’a proposé quelque temps avant, environ un an avant,
un autre poste qui aurait été très intéressant, mais il se trouve
que je connaissais très bien celui qui devait être le chef de
poste – c’est un poste où je n’aurais pas été chef de poste mais
numéro 2 – et je savais très bien que je ne m’entendrais pas
avec lui, j’ai donc refusé la proposition.

JPB : En Afrique ?
XXX : Non, ce n’était pas en Afrique, c’était dans une autre région
du monde tout à fait différente. C’était en Asie. Cela voulait
donc dire que l’on avait confiance en moi puisque l’on m’avait
proposé un autre poste. Le futur chef de poste en question,
avec lequel je travaillais tous les jours et que, naturellement, je
connaissais bien, m’avait dit : « J’ai besoin de vous. Acceptez,
vous verrez. Je sais qu’on se dispute souvent mais je mettrai de
l’eau dans mon vin, vous en mettrez aussi et vous verrez, on
s’entendra très bien. » Il appréciait mes qualités et avait besoin
d’un type comme moi pour ce genre de poste, m’a-t-il dit.
J’ai maintenu ma position en lui disant : « Écoutez, on sera à
10 000 km ou je ne sais pas ­combien de Paris, tous les deux,
et s’il y a le moindre accrochage, ça ne va pas aller. » En dépit
de l’envie que j’avais de partir rapidement, j’ai donc refusé.
Quelque temps après, on m’a dit : « Est-ce que Lusaka vous
intéresse ? » et j’ai accepté. Ça s’est passé comme cela.
Pourquoi le service avait un poste à Lusaka ? Je pense que
c’était effectivement pour avoir un poste en Afrique australe,
278
Entretien avec XXX

qui était une région sensible à l’époque puisque l’Afrique


du Sud était sous le régime de l’apartheid. Lusaka était la
capitale qui faisait partie des six pays de la « ligne de front »
– je crois qu’ils étaient six –, le Mozambique, le Malawi (le
Malawi n’était pas très méchant, mais bon…), la Tanzanie,
la Zambie, le Zimbabwe et le Botswana. Peut-être l’Angola,
mais je ne suis pas sûr qu’il était inclus dans cette « ligne
de front ». De toute façon, les pays de la « ligne de front »
étaient informels mais existaient néanmoins et faisaient
front à l’Afrique du Sud où régnait le régime de l’apartheid.
Le poste qui avait été ouvert avait non seulement l’objectif
d’avoir des renseignements sur la Zambie mais également sur
l’ensemble des pays de la « ligne de front », de voir comment
ils s’organisaient face au régime de l’apartheid en Afrique du
Sud.

JPB : Cela signifie que l’une des principales orientations du


poste Lusaka est de couvrir cette « ligne de front » ?
XXX : Oui, absolument. C’est de savoir comment s’organisaient
les opposants au régime de l’apartheid, quelles étaient les
organisations, comment ça travaillait et de suivre tout cela.
C’est d’ailleurs pour cela que lorsque j’étais en place, je ne suis
pas resté à Lusaka. J’ai beaucoup voyagé pour aller voir dans
les autres pays ce qui s’y passait.

JPB : Justement, la Zambie est un cas tout à fait particulier


et intéressant puisqu’à partir de 1964 Kenneth Kaunda
prend le pouvoir et a une position si ce n’est de revanche,
du moins de renversement de l’ancien système socio-­
économique de Rhodésie.
XXX : Oui.

279
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

JPB : Alors lorsque vous abordez votre poste, quel est le pay-
sage de la Zambie et la place qu’elle occupe dans cette
« ligne de front » ?
XXX : C’est intéressant parce qu’effectivement Kenneth Kaunda
était l’homme au mouchoir blanc. Il agitait toujours un petit
mouchoir blanc pour dire bonjour aux foules. Il était un adepte
du socialisme scientifique. C’était le socialisme africain qui était
également pratiqué dans d’autres pays d’Afrique. Lorsque j’ar-
rivai à Lusaka, en juin 1980, le fait dominant de la région était
que la Rhodésie du Sud venait d’obtenir son indépendance et
avait changé de nom pour s’appeler Zimbabwe, depuis avril
1980. Ce qui changeait donc la donne dans la région. À partir
de son indépendance et de l’arrivée au pouvoir de Mugabe, le
Zimbabwe faisait partie de la « ligne de front ». Nous n’avions
donc pas de poste au Zimbabwe qui est devenu un pays d’une
grande importance du fait de Mugabe et des luttes qu’il y avait
avec Nkomo qui était dans l’opposition. Nkomo était très for-
tement soutenu par Kenneth Kaunda, en Zambie.

JPB : Ils avaient, d’ailleurs, tous les deux été des nationalistes
réprimés par le système colonial.
XXX : Absolument. Tous les deux. C’est le fait dominant. Peu de
temps après mon arrivée et avoir pris mes marques à Lusaka,
j’ai dû aller très rapidement à Harare qui était le nouveau nom
de Salisbury pour prendre contact. Je me souviens que j’avais
rencontré Gabriel de Bellescize, le premier ambassadeur de
France au Zimbabwe. Il m’avait reçu à sa résidence et j’avais
été frappé par sa sympathie un peu excessive pour le régime
de Mugabe. Je lui avais émis quelques réserves sur les qualités
d’homme politique de Mugabe et je lui avais parlé de Nkomo.
Nous avions un léger désaccord, mais tout à fait courtois, sur
l’appréciation de la situation. En un sens, il a eu raison sur le
fait que Mugabe reste au pouvoir. Personnellement, je voyais
très fortement la situation déstabilisée et elle l’a été parce
que Nkomo a été pendant longtemps une forte menace pour
280
Entretien avec XXX

Mugabe. M’étant un peu documenté, je voyais bien quel était


l’objectif politique de Mugabe qui est allé jusqu’au bout et
qui, d’ailleurs, continue à avoir cette ligne politique tout à
fait marxiste excessive. Alors que Nkomo n’était sûrement
pas pour le capitalisme mais était, à mon sens, beaucoup plus
équilibré dans ses visions politiques. À cette époque, donc, le
fait marquant est l’indépendance depuis avril du Zimbabwe :
cela fait un nouveau pays dans la « ligne de front » et il faut
essayer de comprendre ce qui s’y passe1.
Un autre fait important est que, lorsque l’on regarde la géo-
graphie de la Zambie, il y a un appendice du Zaïre qui rentre
dedans. Cet appendice résulte du tracé colonial des frontières
qui visait à l’évidence à inclure les riches mines de cuivre de la
région à l’intérieur du Zaïre, on l’a d’ailleurs appelé « la cein-
ture de cuivre », en anglais « Copperbelt ». Néanmoins, il res-
tait également en Zambie des mines de cuivre importantes2.
Or cet appendice est le prolongement du Shaba. Vous savez
ce qui s’est passé à Lubumbashi et dans cette région du Zaïre3.
La grande crainte des puissances occidentales et notamment
de l’Amérique était de voir s’il pouvait se produire à nouveau
– c’était l’ethnie Bemba qui était présente là, une ethnie très
puissante au Shaba et également très importante en Zambie.

1. Le 18 avril 1970, au lendemain des premières élections multiraciales, la Rhodésie


laisse place au Zimbabwe. Mugabe prend la direction du gouvernement auquel il asso-
cie Nkomo. En 1982, Nkomo, accusé de fomenter un coup d’État avec le soutien
de l’Afrique du Sud, est démis de ses fonctions tandis que Mugabe lance l’opération
« Gukuraundi », une offensive militaire contre le Matabeleland favorable à Nkomo.
Mugabe et Nkomo se réconcilient officiellement en 1987, le ZANU et le ZAPU
fusionnent en ZANU-PF, faisant de facto du Zimbabwe un régime à parti unique.
2. Ce découpage correspond à la zone d’activité de l’Union minière du Haut-
Katanga (UMHK), société belge qui participe à la cartographie coloniale du Congo
de Léopold II.
3. En 1977 a lieu la première guerre du Shaba. Avec le soutien discret de ses alliés
occidentaux, Mobutu parvient à résorber cette flambée sécessionniste. L’année suivante
éclate la deuxième guerre du Shaba : le Front national de libération du Congo (FLNC),
équipé et entraîné par les nationalistes angolais et leurs alliés, investit la province minière.
Le Shaba s’inscrit dans les foyers périphériques de la crise angolaise, principal point de
fixation de la guerre fraîche en Afrique. Mobutu est obligé de se tourner ouvertement
vers Paris, Washington et Bruxelles pour sauver son régime. L’étau FLNC est desserré
grâce, notamment, à l’intervention de la Légion étrangère qui saute sur Kolwezi.

281
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

JPB : Rappelons juste rapidement, pour le déroulé de l’en-


tretien, comment le service a interprété les événements de
1977 à 1978 puisque finalement toutes les sources, en tout
cas les ressources d’informations, avaient fui assez vite à
Lubumbashi ou étaient isolées.
XXX : Honnêtement, je n’en sais rien. C’était avant que je ne
m’occupe et ne m’intéresse à l’Afrique. Je ne sais pas. Comme
vous le savez, c’est Valéry Giscard d’Estaing qui a décidé une
opération au Shaba pour libérer Lubumbashi, qui a été une
réussite mais en ce qui concerne l’attitude des services à ce
moment-là, je ne sais pas quelles informations ils ont fait par-
venir au pouvoir, à Paris.

JPB : Le colonel G. avait-il donné des consignes particulières


pour recruter les sources ou observer ce qui se passait au
Shaba, avec votre mission à Lusaka, ou bien considérait-
on que c’était équilibré par la coopération avec Mobutu ?
XXX : Cela faisait partie de ma mission d’avoir un œil particu-
lier sur le Shaba. À cet égard, je rappelle très rapidement que
le président Kenneth Kaunda était d’ethnies mélangées. Il
était à la fois Lozi, c’est-à-dire de l’est du pays vers le Malawi
(ses opposants utilisaient cela pour dire qu’il n’était pas zam-
bien mais malawi), et avait également un de ces deux parents
Bemba. Les Bemba étaient une des ethnies importantes
de Zambie surtout dans cette région du Nord qui touche
au Zaïre. Dans les rues de Lusaka, on voyait de nombreux
Bemba qui, en fait, étaient des Zaïrois et qui parlaient fran-
çais. Il y en avait plein les rues, on parlait beaucoup français,
la langue majoritaire étant quand même l’anglais, en dehors
des langues vernaculaires. Mais l’on rencontrait beaucoup de
Zaïrois qui étaient là parce qu’ils étaient les plus malins et les
plus dynamiques. Il y avait naturellement des types très bien,
mais la plupart des vendeurs de différentes choses qu’il y avait
dans les rues de Lusaka étaient des Zaïrois. Ils étaient donc
très actifs.
282
Entretien avec XXX

Il fallait effectivement essayer de comprendre ce qui se passait


sur le plan politique et militaire dans cette région. Je peux
vous citer une anecdote intéressante. J’avais fait beaucoup
de tournées en brousse pour rencontrer les missionnaires
d’Afrique, les Pères Blancs. Ils avaient des missions un peu
partout et étaient au contact des populations. Ils ne s’inté-
ressaient pas aux histoires politiques mais ils avaient formé
toute l’élite du pays qui était passée dans leurs écoles. Kaunda
était passé dans une école des Pères Blancs, ceux-ci savaient
donc que s’ils avaient vraiment besoin de quelque chose, ils
le demandaient à Kaunda. Ils étaient reçus en tant qu’anciens
formateurs. En outre, dans les missions où je suis allé très sou-
vent, je n’obtenais pas d’informations sur les organisations
politiques ou autres, mais des informations sur les mentalités
et sur la façon de penser des gens. Ce que pensaient les locaux
me permettait, en combinant à d’autres informations un peu
plus serrées, de voir quelles étaient les formations politiques
qui prenaient de l’ampleur et celles qui étaient importantes
dans cette région. Ces tournées en brousse et d’autres élé-
ments m’ont permis de déceler assez rapidement que l’oppo-
sition au président Kenneth Kaunda s’appuyait beaucoup sur
les anciens révoltés du Zaïre, et particulièrement du Shaba.
Il y avait des accords et des ententes. J’avais eu accès à cer-
taines informations qui me montraient qu’il y avait claire-
ment un soutien, d’autant plus que les tribus Bemba étaient à
cheval sur les frontières. Ce qui m’a permis d’éclairer un peu
le paysage d’une façon différente. L’ambassadeur de France à
Lusaka de l’époque [Jacques Gasseau] m’avait très mal reçu
lorsque j’étais arrivé, vers la fin du mois de juin 1980, parce
qu’il avait de très mauvaises relations avec mon prédécesseur.
À cette époque, j’étais également chargé d’une seconde mis-
sion que m’avait confiée le colonel G. : essayer de nous rabibo-
cher avec le Quai d’Orsay parce que cela ne fonctionnait pas
du tout. Dès que j’ai pu avoir quelques éclairages et quelques
visions claires qui déviaient des dépêches que l’ambassadeur
283
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

rédigeait, j’ai commencé à lui donner des informations. Du


coup, il m’a eu à la bonne, et je dirais même que, par la suite,
il ne pouvait plus se passer de moi. Il voulait même que je
lise toutes les dépêches que son premier ou deuxième conseiller
rédigeait. J’étais très gêné et naturellement je lui ai dit que je ne
pouvais pas faire cela mais, enfin, je me suis, très rapidement,
très bien entendu avec lui. Il venait, sans arrêt, me demander
des informations. Je lui donnais ce que je pouvais lui donner. Il
était très ami avec l’ambassadeur américain à Lusaka et il a, un
jour, souhaité me le présenter parce que ce dernier tenait à me
rencontrer. Il avait dû lui dire qu’il avait quelqu’un dans son
ambassade qui faisait de très bonnes analyses.
JPB : Officiellement vous étiez conseiller presse ou… ?
XXX : J’étais troisième conseiller en arrivant, et l’ambassadeur
m’a nommé deuxième conseiller après huit mois environ.
L’ambassadeur américain, à l’époque, qui avait une assez belle
ambassade, a rapidement souhaité me rencontrer. Il y a eu un
premier déjeuner ou dîner, je ne sais plus, avec lui, et, rapi-
dement il m’a invité personnellement, très souvent et notam-
ment avec ma femme et mes enfants. Il était très intéressé et
les États-Unis étaient également très intéressés par le Shaba
et par ce qui se passait dans la région. C’était un des pôles
d’intérêts communs de l’Amérique et de la France. Ce qui est
amusant, c’est que cet ambassadeur s’appelle Frank Wisner. Il
avait épousé une Française, Geneviève de Ganay. Cela a donc
facilité les liens. Il se trouve qu’actuellement ce Frank Wisner
est un diplomate de haut rang et c’est lui qu’Obama a envoyé
au Caire pour essayer de négocier le départ de Moubarak. Je
ne suis pas dans les secrets des dieux mais je l’ai vu dans une
dépêche et cela m’a amusé de voir cette actualité. Je me suis
donc très bien entendu avec l’ambassadeur américain.

284
Entretien avec XXX

JPB : Lui-même connaissait-il vos véritables activités et a-t-il


essayé de vous rapprocher de votre homologue à la CIA ou
pas du tout ?
XXX : Non, pas du tout. J’avais une relation directe avec l’am-
bassadeur mais lui-même était de la CIA ou très proche. Son
père était grand patron de la CIA à l’époque, ce que je ne
savais pas à ce moment-là. Je rendais compte à Paris de mes
contacts avec l’ambassadeur et de leur teneur.

JPB : Il apparaît en tout cas plus averti que le Quai d’Orsay


sur la question du renseignement.
XXX : Oui. Très averti. Bien entendu, on rend compte à Paris
de ses activités. J’avais dis à G. que j’avais noué des liens avec
l’ambassadeur américain et je ne sais plus ce qu’il m’a dit, sans
doute de faire attention, mais, en aucun cas, il ne m’a interdit
de le voir. Au contraire, c’était intéressant parce que cela nous
permettait d’avoir les inquiétudes américaines d’une part et
en contre-partie, je leur donnais des informations qui pou-
vaient les intéresser mais qui, naturellement, ne nuisaient pas
à la France.

JPB : L’inquiétude américaine se tournait vers le Shaba, vers


l’Afrique du Sud ?
XXX : Non, ce n’était pas l’Afrique du Sud, c’était vraiment le
Shaba. Ils avaient très peur d’une nouvelle rébellion au Shaba.

JPB : Et dans quel sens allait votre évaluation des capacités


rebelles ?
XXX : À l’époque, je ne voyais pas de menaces rapides dans le
nouveau Shaba. Il y avait des gens qui essayaient de s’orga-
niser. En revanche, les Bemba de cette région cherchaient à
s’organiser et cherchaient un soutien au Zaïre pour renverser
Kenneth Kaunda. Donc tout cela était imbriqué et l’ambassa-
deur américain me recevait très aimablement parce qu’il était
intéressé par ce que je pouvais savoir. Je vous répète que je
285
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

ne lui disais que ce que je voulais lui dire. Mais lorsque je


lui donnais des informations sur cette région, cela ne nuisait
absolument pas aux intérêts français. Il y avait donc cet aspect
des choses. L’autre aspect était de savoir ce qui se passait vers
le Sud, c’est-à-dire en direction de la « ligne de front » et de
Mugabe. Autant que je me souvienne, les conversations por-
taient toujours sur la politique. Mugabe ne l’intéressait pas.
Bien entendu parfois, comme Wisner était un type intelli-
gent, il m’invitait à un cocktail ou à une réception à l’ambas-
sade où nous ne parlions de rien ou juste deux mots comme
ça, mais il entretenait simplement les bonnes relations.

JPB : Revenons plus particulièrement au développement poli-


tique de la Zambie puisqu’il s’y trouve des pôles d’équi-
libres de la zone. À ce moment-là, Kenneth Kaunda est
au pouvoir depuis 1964 et l’opposition s’organise. Il y a
même une tentative de coup d’État en octobre 1980, et
l’année suivante 1981 est marquée par une vague de grèves
avec plusieurs dizaines de milliers de grévistes. C’est une
période également marquée par une inflation galopante,
par le problème de la vente du cuivre et la question de voies
d’exportation avec le chemin de fer vers Dar-ès-Salam. On
peut donc voir qu’au bout de quinze ans de gouvernement,
il y a un certain épuisement logique de ce gouvernement
marxiste ou philo-marxiste, qui se retrouve à devoir conte-
nir, voire réprimer, les travailleurs. Ce qui n’est pas le
moindre des paradoxes.
XXX : C’est très complexe parce qu’il n’y avait pas le mot
« marxisme » dans la Constitution, du moins je ne le crois
pas. C’était du socialisme scientifique qui est une terminolo-
gie très particulière mais qui, d’ailleurs, ne désigne pas grand-
chose. Dans les faits, le régime était effectivement socialiste
et en même temps l’économie libérale était tout à fait autori-
sée. Elle était tellement autorisée qu’il y avait de nombreuses
sociétés privées qui fonctionnaient très bien. Le profit de ces
286
Entretien avec XXX

différentes entreprises était tout à fait autorisé, avec peut-être


quelques difficultés pour exporter l’argent mais ils y arri-
vaient. Il y avait vraiment un accord des autorités, du gou-
vernement et donc de Kaunda, pour que l’économie privée se
développe en Zambie, et elle se développait. En outre, bien
que normalement il n’y ait aucune relation avec l’Afrique du
Sud, l’essentiel des produits alimentaires et toutes sortes de
produits arrivaient d’Afrique du Sud par des circuits à peine
cachés. On disait : « Aucune relation avec le pays de l’apar-
theid », mais en même temps les produits d’Afrique du Sud
arrivaient à flots.

JPB : Pourtant la structure du parti, le format parti unique,


le poids du Comité central (les archives de l’UNIP1 le mon-
trent assez bien dans leurs structures) ressemblent énormé-
ment à un parti d’inspiration communiste ?
XXX : Oui, c’est clair. Comme souvent en Afrique, c’est la théo-
rie mais la pratique est complètement différente. C’est le grand
paradoxe de la Zambie. (On peut dire que l’opposition était,
disons, d’idéologie libérale, et le pouvoir un régime marxiste,
mais qui est très particulier puisque, comme je vous le disais,
l’économie privée fonctionnait très bien.) L’opposition était
essentiellement structurée dans le Zambia Congress of Trade
Unions (ZCTU) dirigé par Frederick Chiluba. C’est dans ce
syndicat que se trouvait l’essentiel de l’opposition au régime
de Kaunda. Quand ils croyaient possible de faire une action
de force, c’étaient des ouvriers syndiqués dans un syndicat
qui s’opposaient à un régime qui était en principe défenseur
des ouvriers. Ils étaient partisans d’une économie libre et
donc de l’inverse du socialisme. Il y avait donc là un paradoxe
par rapport au schéma que nous connaissons en Europe par
exemple.

1. United Party of Independence. Cf. M. C. Musambachime, « The Archives of


Zambia’s United National Independence Party », History in Africa, vol. 18 (1991),
p. 291-296.

287
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

J’avais souligné ce paradoxe, lors d’une visite en 1981.


Mitterrand a été élu en mai 1981 et très peu de temps après
cette élection, sans doute avant septembre, a débarqué à
Lusaka, venant de Paris à bord d’un Falcon de la République
française, Guy Penne, le conseiller Afrique à l’Élysée, accom-
pagné de Régis Debray, lui aussi conseiller. J’ai revu Régis
Debray depuis et je lui ai rappelé cet épisode. Il m’a dit avec
un petit sourire : « Non, je n’étais pas conseiller Afrique du
président, j’étais conseiller politique. » L’ambassadeur de
France local avec lequel j’avais déjà noué des relations était
un peu dans ses petits souliers parce que c’était la première
fois depuis le changement de régime à Paris qu’arrivait une
équipe importante comme cela. Il m’avait dit : « Vous ferez
la présentation politique du pays. » Ce que j’ai fait. À la fin
de mon exposé où j’avais bien mis en exergue et en lumière
ce paradoxe que je viens de décrire, je ne me souviens
pas que Régis Debray m’ait posé beaucoup de questions,
en revanche je me souviens de la conversation que nous
­avions eu où il m’avait dit : « Si je comprends bien, c’est
l’inverse du schéma marxiste. » Ou précisément, il m’avait
dit : « C’est l’inverse de ce qui se passe en Europe. » J’ai
enfoncé le clou en lui disant qu’effectivement les schémas
marxistes étaient ici inversés et cela n’existait pas. Il a trouvé
cela intéressant, nous avons eu une conversation tout à fait
courtoise. À l’époque, je ne le connaissais pas mais j’en avais
entendu parler comme tout le monde. Et j’ai trouvé que
c’était un type intelligent qui faisait des analyses objectives.
Je suis resté ensuite de très nombreuses années sans le voir
et, depuis deux ou trois ans, j’ai eu l’occasion de le revoir
une ou deux fois par l’intermédiaire d’amis communs.
Je reste très admiratif de son parcours et de ses capacités
intellectuelles. Je pense que c’est l’un des rares Français qui
porte, actuellement, des regards très précis et très percutants
sur l’évolution et les affaires du monde.

288
Entretien avec XXX

JPB : Le colonel G. avait dit à votre prédécesseur de prendre


des risques.
XXX : Oui.

JPB : Vous renouvelle-t-il cette orientation de recherche ?


XXX : Non. Pour tout vous dire, il n’y avait aucune source
locale et les analyses étaient faites à partir de lectures de la
presse ou de choses comme cela. Une fois que l’ambassadeur
ne pouvait plus se passer de moi, il venait sans arrêt dans mon
bureau, quand j’étais là, pour me dire : « Votre prédécesseur
ne me disait jamais rien. Je lui faisais l’honneur de l’inviter
à la réunion hebdomadaire des chefs de service de l’ambas-
sade et lorsque nous faisions un tour de table pour savoir si
quelqu’un avait un commentaire, il n’avait jamais rien à dire
mais arborait toujours un air qui signifiait : “Je sais tout mais
je ne vous dirai rien.” C’était très désagréable mais vous êtes
différent, vous m’avez donné des informations intéressantes
qui m’ont permis de modifier ma vision de la Zambie. » Dans
les semaines et mois qui ont suivi mon arrivée, l’ambassadeur
envoyait des dépêches à Paris qui allaient toujours dans le
sens que Kenneth Kaunda était un très bon président, qui
contrôlait bien l’ensemble du pays et que tout allait pour le
mieux dans le meilleur des mondes. Il envoyait continuelle-
ment des dépêches dans ce sens-là. Alors, naturellement, il
était très bien reçu par le président Kaunda et très bien vu
partout.
G. ne m’a pas demandé de prendre des risques mais je me
suis dit qu’il fallait quand même que je connaisse des gens
et surtout bien placés. Par un concours de circonstances et
par chance sans doute, j’ai réussi, assez rapidement, à trouver
une source qui m’a informé, notamment sur le fait que, en
résumé, s’appuyant sur les Bemba du Zaïre et sur d’autres
organisations politiques, une opposition au président Kaunda
s’organisait et préparait un coup d’État. Je n’avais pas les
détails initialement du coup d’État mais je savais sur quoi cela
289
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

s’appuyait. Cela m’a donc permis d’aller au-devant d’autres


sources que j’ai pu recruter et j’ai donc commencé à dérouler
un écheveau et à comprendre ce qui se passait. J’ai également
commencé à donner par bribes des informations à l’ambas-
sadeur qui, peu à peu, a changé son éclairage. Et lorsqu’il me
donnait une dépêche où il disait que tout allait bien, je lui
disais : « Attention, il y a quand même une opposition qui
se structure, qui fait ceci ou cela. » Naturellement, je ne lui
donnais pas tous les détails. Les points les plus importants
étaient réservés à G., si je puis dire, néanmoins l’ambassadeur
a modifié le style de ses dépêches. Il a parlé d’une opposi-
tion et il a dit que finalement Kaunda était quand même très
contesté. Il y a eu ensuite une première tentative de coup
d’État, mais je n’ai gardé aucune trace écrite de tout ce que
j’ai fait là-bas.
Le 15 octobre 1980 a lieu une tentative de coup d’État. J’ai
été prévenu par une de mes sources, dans la nuit. Il était plus
de minuit. Après avoir envoyé toutes les informations aux
personnes prioritaires, je suis donc allé voir l’ambassadeur à
sa résidence. De toute façon, il y avait un coup d’État, j’étais
tenu de le prévenir. Je l’ai réveillé et je lui ai annoncé le coup
d’État en lui expliquant ce qui se passait sans lui donner tous
les détails, mais j’avais quelques informations. Il a donc fait
ce qu’il avait à faire, en contactant Paris et en m’accompa-
gnant à l’ambassade. Ce coup d’État a avorté, des personnes
ont été arrêtées et avec le temps, cela s’est calmé mais cela
ne s’est pas fait du jour au lendemain1. En 1981, j’étais en
contact avec les chefs de l’opposition. L’un de ses chefs était
menacé. Il avait pris contact avec moi pour que je l’aide à
l’exfiltrer et j’avais monté un petit plan pour l’exfiltrer au
Zimbabwe, là où il voulait aller parce que, me disait-il, il
avait les moyens de s’y cacher. J’avais demandé l’autorisation
à Paris et, là, j’ai eu une manifestation de G., un message

1. 19 janvier 1981 : grève de 58 000 mineurs du Copperbelt. 7-24 juillet 1981 :


grève de 10 000 mineurs.

290
Entretien avec XXX

flash me disant : « Arrêtez, il n’est pas question que vous par-


ticipiez à cela. » Je ne l’ai donc pas fait mais comme vous
voyez, j’étais vraiment en contact avec les chefs de l’opposi-
tion à ce moment-là, c’est pour cela que j’étais bien informé.
La situation s’est ensuite stabilisée et il y a eu effectivement
un soulèvement syndical. Et là, je ne me souviens plus avec
précision. Je n’ai jamais rencontré Chiluba mais c’était bien
un de mes objectifs de le rencontrer un jour. Je ne l’ai pas fait
sans doute parce que je n’ai pas eu le temps de l’approcher.
Je connaissais des personnes proches de lui et j’aurais fini
par le rencontrer mais je n’ai jamais voulu le faire : il fallait
aussi que je me méfie parce que rencontrer officiellement un
opposant était un peu gênant. Mais je pense qu’il a dû être
arrêté effectivement avant.

JPB : Chiluba est arrêté suite aux grèves massives du


Copperbelt en 1981. Ensuite, on peut supposer qu’il y aura
eu des mesures de précautions prises autour de lui, par le
pouvoir comme par son organisation.
XXX : Oui.

JPB : Malgré tout, l’année 1981 est enflammée, l’année 1982


sans événement majeur, et en 1983 Kenneth Kaunda réus-
sit à se faire réélire.
XXX : Effectivement, il a su reprendre le dessus. Il a su manœu-
vrer avec l’opposition syndicaliste, je ne me souviens plus
comment il avait fait parce que cela remonte un peu loin et
comme je vous disais, je n’ai gardé aucune note de tout cela,
mais je pense qu’il a dû favoriser la désignation de nouveaux
responsables qui lui étaient, sinon plus favorables, tout au
moins moins hostiles et avec lesquels il a pu composer. Mon
souvenir est que, jusqu’à mon départ en 1983, le pays était
relativement stable.

291
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

JPB : Comme on le disait au début, simultanément, cela reste


une plate-forme régionale surtout après la déstabilisa-
tion de Shaba. C’est l’époque où, puisque nous parlions
des Américains, ils commencent à investir, si j’ose dire, sur
Museveni en Ouganda, et sur différentes personnalités.
Un nouveau pôle dans la région des Grands Lacs émerge
autour de l’Ouganda. Êtes-vous amené à réfléchir à ces
questions ?
XXX : Non seulement à y réfléchir mais également à prendre
des contacts. Je ne couvrais pas que la Zambie. Je suis allé en
Tanzanie et j’avais même proposé d’aller en Ouganda, ce qui
m’a été refusé. Il faut dire que G. est parti et a été remplacé
en 1983. Je ne me suis pas entendu avec son successeur, que
je ne connaissais pas. J’ai senti une différence de direction.
Du temps de G., j’avais proposé des contacts avec un certain
nombre de ces personnes et j’étais notamment sur le point de
rencontrer Museveni qui, à l’époque, était dans l’opposition
en Ouganda. J’avais expliqué qu’il était favorable à la France
et que si nous pouvions lui donner un petit coup de main,
cela pouvait nous être très utile dans toute la zone. Je pense
que si on avait suivi mes conseils à l’époque, peut-être que les
massacres du Rwanda et du Burundi auraient pu se passer dif-
féremment. Mais je me souviens parfaitement que j’attendais
avec impatience l’autorisation, qui ne m’est jamais parvenue,
d’aller rencontrer Museveni.

JPB : Pensez-vous que cela tienne avant tout au changement


de direction ou bien aussi à la conception géographique
que le service a de la zone ? En d’autres termes, les Grands
Lacs se situent dans l’orbite d’un monde anglophone, peu
compris ou en tout cas peu dominant dans les conceptions
africanistes du service.
XXX : C’est vrai. Je pense qu’il y a d’abord un élément qui est
que, comme vous l’avez vu, je n’étais pas resté inactif. Dès
mon arrivée, j’avais fait beaucoup de choses. C’était apprécié
292
Entretien avec XXX

par G. qui de temps en temps me disait : « N’allez pas trop


loin. » Effectivement je lui avais proposé une ou deux choses
que, a posteriori, je juge un peu risquées et excessives. Mais
je faisais quand même beaucoup de choses. Je reconnais que
le fait de vouloir exfiltrer cet opposant… Naturellement je
m’étais lié d’amitié avec ces personnes qui me donnaient des
informations. Lorsque le type se retrouvait dans une situation
délicate, j’avais tendance à vouloir essayer de l’aider mais je
reconnais que le service a eu raison de refuser ma demande.
J’étais donc très bien vu de G. qui m’aimait bien et qui trou-
vait que j’étais actif et que je faisais pas mal de choses mais en
même temps, je pense que, quand son successeur est arrivé,
il a dû se renseigner un peu sur moi et se dire que j’étais
dangereux et qu’il fallait me calmer. Je l’imagine, je n’en sais
rien. La maison étant toujours prudente, il ne faut jamais
prendre de risque et elle a bien raison. Néanmoins il ne faut
pas que le secret et la prudence dissimule l’inaction et l’in-
compréhension des choses. Je pense que si l’on a refusé un
certain nombre de mes propositions, c’est parce que l’on s’est
dit que j’étais quand même assez loin à Lusaka, que ce n’était
pas mes affaires. J’avais dit à l’époque que, lorsqu’on fait du
renseignement et de la géopolitique, on n’a pas à avoir de
sentiments. Il faut analyser les choses froidement. Je m’étais
dit qu’un contact avec Museveni pouvait être très utile à la
France, quoi qu’il arrive après. Cela n’a pas été fait. En tout
cas, pas par moi.

JPB : Dans les changements tactiques survenus au début des


années, notamment avec la fermeture du poste de Pretoria,
le système en direction de l’Afrique du Sud est via la base
de Libreville. Êtes-vous en contact avec votre homologue
au Gabon ?
XXX : Non. Jamais. Je crois que c’est un principe de base.

293
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

JPB : Le hasard aurait pu faire que, vous intéressant à la zone


puisque la compétence de Libreville est assez large, vous
auriez pu être amené à vous croiser ou en tout cas avoir des
sources communes car force est de constater que l’Angola
constitue un pôle régional. Je suppose que vous devez tout
de même avoir un œil sur ce qui s’y passe puisque les infil-
trations du Shaba en 1978 partaient d’Angola.
XXX : J’avais un œil sur l’Angola mais je n’y suis jamais allé parce
qu’on ne me l’avait pas demandé. Il est vrai qu’à l’époque il y
avait l’UNITA avec Savimbi. Autant que je m’en souvienne
je pense que le service avait tout ce qu’il lui fallait concer-
nant Savimbi et l’Angola. On ne m’a donc jamais demandé
de m’en occuper. Cela m’intéressait sur le plan géopolitique
puisque l’Angola avait une longue frontière avec la Zambie.
Je suis allé me balader en brousse pour voir et comprendre
comment était le pays dans cette région-là, mais je ne suis
pas entré en Angola. Je suis resté en Zambie. Je suis allé voir
la frontière angolaise mais je n’ai jamais rien fait concernant
l’Angola.

JPB : D’autant que le dossier était suivi directement par la


direction générale1.
XXX : Exactement.

JPB : 1983, fin de mission : vous dressez un bilan, vous saluez


l’ambassadeur, vous rentrez en France. Comment résume-
riez-vous ces derniers mois ?
XXX : L’ambassadeur avait changé. C’était un nouvel ambassa-
deur [Yves Plattard] avec lequel je me suis également très bien
entendu. Il était très « ambassadeur », si je puis dire (rires)
mais nous nous sommes très bien entendus. Sur la fin de mon
séjour, je ne me suis pas très bien entendu avec Paris et j’étais

1. Alexandre de Marenches, Dans le secret des princes, Paris, Stock, 1986. Michel
Roussin, Afrique majeure, Paris, France-Empire, 1997. Pierre Lethier, Argent secret :
l’espion de l’affaire Elf parle, Paris, Albin Michel, 2001.

294
Entretien avec XXX

plutôt content de rentrer. Vous savez, je suis assez intellectuel


et sur le plan culturel, ce que je faisais à Lusaka ne me permet-
tait pas de satisfaire un certain nombre d’aspirations que je
pouvais avoir. La situation était relativement stable. La seule
chose qui m’inquiétait vraiment en partant était que je jetais
un regard très négatif sur ce qui se passait au Zimbabwe parce
que je considérais que Mugabe était un tyran en puissance.
Est-ce que j’ai rencontré Nkomo ou pas ? Je ne m’en souviens
plus mais j’ai dû proposer à Paris qu’on essaye d’aider Nkomo
et ses hommes, d’autant plus que cela aurait plu à Kaunda
puisqu’il était très ami avec Nkomo. J’ai également rencontré
des chefs de l’ANC1 qui étaient en Zambie, mais je ne suis
jamais allé en Afrique du Sud. À mon grand dam d’ailleurs,
puisque tous les diplomates officiels de l’ambassade allaient,
à chaque fois qu’ils le pouvaient, se ravitailler au Cap. Enfin
ils allaient en Afrique du Sud alors qu’il était interdit – ou
je dirais plutôt qu’il n’était pas recommandé – que les gens
de Lusaka aillent en Afrique du Sud même s’il s’agissait de
diplomates étrangers. Il n’empêche que tout le monde le fai-
sait. En ce qui me concerne, le service m’avait interdit d’al-
ler en Afrique du Sud car il voulait éviter qu’apparaisse un
visa d’Afrique du Sud sur mon passeport. Ce en quoi c’était
tout à fait logique et normal. J’ai regretté de ne pas être allé
en Afrique du Sud parce que c’est quand même un grand
pays que j’aurais aimé connaître. En revanche, je suis allé au
Botswana plusieurs fois : étant à Gaborone qui est très près
de l’Afrique du Sud, je pouvais donc respirer un peu l’air de
l’Afrique du Sud.

1. L’African National Congress est le parti sud-africain en lutte contre l’apartheid,


déclaré hors la loi en 1960 par les autorités de Pretoria. Rendu à la légalité en 1990,
l’apartheid est aboli l’année suivante et Nelson Mandela, chef charismatique de
l’ANC, est élu président de la République sud-africaine.

295
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

JPB : Comment évaluez-vous votre action, votre regard, votre


manière de voir et celle du service pour l’Afrique aus-
trale et particulièrement pour l’Afrique anglophone ? En
d’autres termes, sent-on naître avec cette génération d’offi-
ciers qui entre dans les années 1980, qui n’est pas directe-
ment comptable de la décolonisation, une nouvelle ligne de
force au sein du secteur N – avec toutes les contradictions
que cela suppose en même temps ? Pensez-vous que cela a
permis de rénover un peu la vue du service en la matière ou
pas ? Ou alors, cela reste une expérience personnelle, sans
relance derrière ?
XXX : Pour moi, cela a été une expérience personnelle enri-
chissante et très forte. Mais je crois – et j’avais un peu cette
impression depuis Lusaka – que nous étions très loin des
intérêts prioritaires de la France. Le service regardait sur-
tout l’Afrique francophone. Il est vrai que le service trouvait
pas mal le fait d’avoir un poste observatoire là-bas mais ce
n’était pas sa priorité. J’avais donc un peu l’impression que
j’essayais d’attirer l’attention de Paris sur des problèmes et
sur une région mais que j’avais bien du mal à obtenir cet
intérêt.

JPB : C’est d’autant plus visible que cette faille-là, cet arc de
tension qui va naître le long de la frontière congolaise du
Shaba jusqu’à l’Itouri et l’Ouganda, reste tout de même
une ligne que seuls les Américains ont finalement réelle-
ment infiltrée ?
XXX : Je ne sais pas si les Américains l’ont pleinement infiltrée.

JPB : Ils ont, en tout cas, pensé disposer de quelque chose à


partir de Museveni.
XXX : Oui. Ils ont essayé…

296
Entretien avec XXX

JPB : Ils étaient en même temps du côté congolais avec Mobutu


et en train de se dire que ça allait bouger, qu’il y a une
plaque tectonique politique qui évoluait.
XXX : C’est vrai. Vous avez raison. C’est une lecture dynamique
à ce moment-là. Je ne crois pas que la France ait eu cet inté-
rêt, ce souci ou ait analysé les choses comme les Américains
les ont analysées à ce moment-là. Là, c’est un sentiment que
j’ai. Je ne sais pas exactement ce qu’il en était en haut lieu
mais je peux vous dire que lorsque j’ai essayé d’attirer l’atten-
tion sur Museveni notamment, on m’a dit non. Alors peut-
être avaient-ils d’autres contacts et d’autres plans mais je n’en
sais rien. Ce qui s’est passé ensuite n’a pas semblé indiquer
qu’on avait des contacts.

JPB : Vous rentrez en France. Êtes-vous réaffecté au sec-


teur N ? Après cette expérience, avez-vous demandé à évo-
luer vers d’autres domaines ?
XXX : Je crois que je n’ai rien demandé mais on m’a proposé
de reprendre mes anciennes activités en étant le patron d’une
structure et j’ai accepté la proposition. Je me suis donc occupé
de tout autre chose…

JPB : Un autre domaine géographique ?


XXX : Un autre domaine, oui.
8. Mission d’information du commissaire principal
René Galy, chargé de mission SCTIP à Libreville
(mars-juin 1964), sur la réforme du système de
police au Gabon, au lendemain du putsch de
février 1964

par Jean-Pierre Bat

Dans la nuit du 17 au 18 février 1964, une équipe d’officiers


gabonais réalise un putsch pour renverser le président gabo-
nais en exercice, Léon M’Ba. Suite au coup d’État congolais
du 15 août 1963, qui a vu la chute du président francophile
Fulbert Youlou et l’émergence de la révolution congolaise,
Jacques Foccart, secrétaire général des Affaires africaines et mal-
gaches, refuse le renversement d’un autre chef d’État « ami de
la France ». Il décide donc d’une intervention militaire musclée
pour redresser la situation au Gabon en 1964. Le 19 février, les
troupes françaises ont restauré l’ordre à Libreville manu mili-
tari. Mais la force d’intervention n’a pas vocation à procéder à la
reconstruction de l’État gabonais. Ce projet politique, imaginé
sous la houlette de Jacques Foccart, passe notamment par la res-
tructuration des services de renseignement et de sécurité.
L’épisode de février 1964 a montré les failles du dispositif de
renseignement au Gabon. Le résident du SDECE, chef du poste
de liaison et de renseignement (PLR), s’est vu capturé par les
rebelles en allant chercher personnellement des informations au

299
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

palais présidentiel aux mains des putschistes. De l’aveu de son


supérieur hiérarchique, le commandant Maurice Robert, chef du
secteur « Afrique » au SDECE, le chef du PLR finit ligoté à une
chaise1. Ce même commandant Robert, suite à une réunion de
crise présidée par Jacques Foccart, s’est embarqué pour Libreville
d’où il dresse un premier bilan accablant du système de rensei-
gnement au Gabon : l’essentiel du dispositif est à reconstruire.
Le solde de la coopération franco-gabonaise au lendemain des
événements de février 1964 est bien fragile : outre le chef du PLR
capturé par les militaires gabonais, le commissaire Redt, délégué
du SCTIP depuis quelques mois à peine, n’a pas su anticiper
la menace… Il s’attire les foudres de Léon M’Ba qui demande
son remplacement au préfet Parsi, directeur du SCTIP. Enfin,
la coopération entre les antennes des services de renseignement
français et la police politique gabonaise naissante ne semble pas
avoir convenablement fonctionné.
À la veille du putsch, les services de renseignement gabonais sont
sous la haute main de l’inspecteur de police Georges Conan. Ce
Français, ancien cadre de la police d’AEF (Afrique-Équatoriale
française), est un vétéran de la lutte antisubversive contre l’UPC
(Union des populations du Cameroun) dans les années 1950. En
1960, il est nommé au Gabon où il devient chef des services de
Sûreté de la jeune République indépendante. Très rapidement,
il gagne la confiance personnelle de Léon M’Ba qui ne la lui reti-
rera jamais. L’inspecteur Conan laisse dès 1962 la direction de
la Sûreté nationale à son adjoint gabonais, Léon Mébiame, car
il entend se concentrer sur un projet plus personnel : la création
d’un service de renseignement, qui ne dépendrait que du prési-
dent de la République. Le projet voit le jour en 1963 sous le nom

1. André Renault, Maurice Robert, « Ministre » de l’Afrique, Paris, Seuil, 2004,


p. 201-202. « [Que le chef du PLR] n’ait pas eu vent de la préparation du complot
dans les semaines qui avaient précédé l’opération, je pouvais l’admettre. Qu’il n’ait pas
réussi à recueillir des renseignements quelques heures avant le coup d’État ou qu’il
n’ait pas réagi en conséquence, en m’informant, était difficilement excusable. Qu’il se
fasse piéger, tel un débutant, en allant se jeter dans la gueule du loup, c’en était trop !
Résultat : je l’ai relevé de ses fonctions. »

300
Mission d’information du commissaire principal René Galy

de Centre de documentation, mieux connu par son acronyme –


CEDOC.
Dans les semaines qui suivent le putsch, Jacques Foccart man-
date quelques envoyés spéciaux auprès de Léon M’Ba. Le colonel
Lagarde doit étudier les conditions de retrait des éléments para-
chutistes français. Guy Ponsaillé, ancien administrateur colo-
nial au Gabon devenu collaborateur de Pierre Guillaumat chez
Elf, est envoyé comme conseiller politique de Léon M’Ba pour
orchestrer la restauration de ce dernier. Bob Maloubier, ancien
capitaine du service Action du SDECE, reconverti comme fores-
tier puis pétrolier au Gabon, est appelé (à la demande de Jacques
Foccart, Guy Ponsaillé et Maurice Robert) pour organiser un
service de sécurité : ce sera la célèbre Garde présidentielle (GP)1.
Enfin, dans le domaine du renseignement, Jacques Foccart, le
commandant Robert et le préfet Parsi se mettent d’accord pour
envoyer en mission exceptionnelle d’information un commis-
saire du SCTIP, avec le titre de chargé de mission.
Le directeur du SCTIP retient le dossier du commissaire prin-
cipal René Galy, qui fait figure de candidat idéal. Officier de
police pied-noir, il a fait preuve durant la guerre d’Algérie de
professionnalisme tant dans le domaine de la lutte antiterroriste
(aussi bien en RG qu’en PJ), que du point de vue du légalisme
républicain, luttant autant contre le FLN que l’OAS. Il est mis
à disposition du président gabonais pour étudier un projet de
réforme de la police nationale… tout en lui laissant carte blanche
pour réorienter sa mission en fonction des besoins formulés par
Léon M’Ba. De fait, c’est à la réforme du CEDOC que René
Galy va s’atteler. Les bases de reconstruction de ce service consti-
tuent le socle de son activité et de sa méthode de travail pour la
décennie à venir, et font du CEDOC le véritable rempart du
régime. Le calendrier de sa mission est rythmé par trois dates.
La première est le 12 avril 1964. Il s’agit du scrutin des élections
législatives par lesquelles Léon M’Ba est dans l’obligation de
restaurer sa légitimité populaire. René Galy doit organiser une

1. Bob Maloubier, Plonge dans l’or noir, espion !, Paris, Robert Laffont, 1986.

301
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

importante part de sa mission en fonction de cet échéancier qui


fonctionne comme un premier test à l’effort pour le dispositif
de renseignement gabonais, tandis que l’ambiance politique et
sociale au Gabon reste extrêmement tendue.
La deuxième est le 22 avril 1964 : ce jour-là, René Galy, de
retour en France, rend compte verbalement de sa mission à
Jacques Foccart, secrétaire général pour les Affaires africaines et
malgaches.
La troisième est le 31 mai 1964. Il s’agit de la date limite de
remise du rapport de mission de René Galy au ministère de l’In-
térieur et au directeur du SCTIP.
L’originalité de cette mission réside dans le statut exceptionnel
que revêt le mandat du commissaire Galy, de mars à juin 1964 :
sans être officiellement délégué du SCTIP à Libreville (le com-
missaire Redt est toujours officiellement en fonction), il apparaît,
avec Bob Maloubier, comme le personnage le plus important de
la réforme du système de sécurité gabonais. Certaines libertés
de rédaction dans ses rapports portent la marque de cette place
particulière. Il a pour mission de restaurer l’efficacité du système
sans procéder pour autant à une tabula rasa. Le cliché ainsi pro-
posé du SCTIP ne reflète donc pas le quotidien d’un délégué
du service, mais bien une gestion de lendemain de crise. Les
compétences étendues du commissaire Galy sont la preuve du
caractère exceptionnel de sa mission : en raison de l’urgence de
la situation, il est autorisé à intégrer la réforme du CEDOC dans
ses activités, au point d’en faire sa priorité à la demande de Léon
M’Ba. Pareil « décloisonnement » des services (SCTIP, coopé-
ration avec la Sûreté gabonaise et CEDOC) apparaît unique et
repose en grande partie sur la personnalité du missionnaire du
SCTIP. Il convient, en outre, de considérer l’état embryonnaire
de la police gabonaise pour bien comprendre les raisons de l’élar-
gissement des compétences dont jouit René Galy, à l’heure de
la consolidation du « pré carré » français au sein d’une Afrique
centrale en pleine guerre froide. Ce premier semestre 1964 est
donc à envisager comme une période de maturation des services
302
Mission d’information du commissaire principal René Galy

de renseignement gabonais, dans la logique de la politique de


coopération amorcée par les PLR et le SCTIP dès 1960, accé-
lérée par le traumatisme qu’a suscité le putsch de février 1964 à
Paris comme à Libreville.
Le décalage de ton entre les rapports à Léon M’Ba et au pré-
fet Parsi (et, de retour en France, à Jacques Foccart), rédigés en
alternance, dénote l’ambiance de la mission. Arrivé le 27 mars
1964 à Libreville, le commissaire Galy présente le 22 avril 1964
son rapport verbal de mission à Jacques Foccart. Le chargé de
mission du SCTIP a plu à Léon M’Ba et ses propositions de réor-
ganisation permettent de refonder avec efficacité le CEDOC.
René Galy repart donc au Gabon, où il prend finalement les
fonctions de délégué SCTIP jusqu’en novembre 1967.
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

Libreville, le 30 mars 1964

Monsieur le PRÉFET,
Tout d’abord, il me faut m’excuser d’utiliser la machine à écrire pour
vous adresser ce qui est plus une lettre qu’un rapport mais mon écri-
ture devient pratiquement illisible dès la dixième ligne.
Après un voyage sans trop d’histoires (quelques petites difficultés
au sujet des trois personnes qui m’accompagnaient, difficultés dont
je vous entretiendrai verbalement), je me suis fait conduire, dès
ma descente d’avion au près de M. M’BA et lui ai « remis » les trois
personnes citées plus haut1. Je dois vous dire que le Président a été
très étonné. J’ai appris depuis la raison de cet étonnement : il n’avait
pas été prévenu par Paris de notre arrivée… [il fallait attendre les
contacts des ambassadeurs – note manuscrite marginale d’Alain
Plantey, conseiller technique de Jacques Foccart]

J’ai vu dès le premier jour mon collègue du SCTIP et l’OPP2 CONAN.


J’ai reçu votre message du 27 mars à 17 heures. Mais mes trois com-
pagnons venaient de rencontrer la personne attendue [d’ailleurs les
3 CRS voyageaient hors du cas Galy – note manuscrite marginale
d’Alain Plantey]. Dès le soir, une réunion s’est tenue autour d’un
haut fonctionnaire de la Présidence, rassemblant le commandant
de la gendarmerie, l’OPP CONAN, la « personne attendue » et moi-
même. Le lendemain 28, une autre réunion avait lieu à laquelle par-
ticipaient, en plus, le colonel représentant l’autorité militaire et deux
personnalités spécialistes des questions gabonaises.
De ces entretiens, résulte ce qui suit de ma mission au Gabon :
Étant donné la conjoncture actuelle, la mission que je devais effec-
tuer au titre du SCTIP, à savoir l’étude des structures et des moyens
de la police gabonaise et celles des réformes souhaitables, semble
pour le moins mal venue. Je l’avais prévu lors d’un entretien que
vous m’aviez accordé la veille de mon départ. En effet, la campagne

1. Il s’agit de trois instructeurs CRS mandatés pour assister la création de la Garde


républicaine. Leur mission est techniquement indépendante de celle de René Galy.
2. Officier principal de police ( inspecteur).

304
Mission d’information du commissaire principal René Galy

électorale commence aujourd’hui et toute l’attention des fonction-


naires de police tant gabonais que français est concentrée sur ce
point.
Le Haut fonctionnaire [M. Theeten – note manuscrite marginale
d’Alain Plantey] qui m’avait reçu rue de Grenelle [secrétariat général
des Affaires africaines et malgaches] avait envisagé l’éventualité pour
moi d’une participation active à la mise en place d’un ensemble de
mesures exceptionnelles nécessitées par la campagne électorale. C’est
ce qu’il appelait « mettre la main à la pâte ». C’est d’ailleurs ce qu’avait
demandé M. M’BA et c’est l’opinion des personnes qualifiées qui ont
assisté aux réunions dont je vous parlais plus haut. Cette participation
active, dont vous m’aviez laissé seul juge, se traduisait par la création
d’un système de centralisation, coordination et exploitation des ren-
seignements recueillis. C’est en effet une lacune que j’avais constatée
dès mes premières conversations, lacune due davantage à des contin-
gences de personnes qu’au défaut de moyens d’information. J’ai donc
proposé de jouer ce rôle imparti, dans notre Sûreté nationale, au service
central des renseignements généraux [SCRG]. Étant donné les circons-
tances exceptionnelles et l’objectif unique devant être la préparation
des élections, mon action consisterait donc à faire la liaison entre les
trois sources officielles d’information représentées par le Directeur de
la Sûreté gabonaise, actionnant ses services de sécurité publique, RG
et PJ, le commandant de la gendarmerie et l’OPP CONAN. Ce travail
fait en commun serait trié et organisé pour être étudié au cours de
réunions semblables à celles dont je vous ai entretenu plus haut.
Le Président M’BA à qui ce projet a été soumis a donné son entière
approbation et doit, dès mardi, provoquer une conférence groupant
les intéressés et moi-même. De toute façon, cette suggestion d’une
forme modeste et simplifiée d’un SCRG, suivie maintenant pour les
besoins de la cause, sera reprise dans les conclusions qui termineront
le rapport de la mission que vous m’aviez confiée.
Enfin, je puis également participer à la recherche du renseignement
de deux façons :
En m’y livrant moi-même auprès de personnes que je peux contac-
ter. Mes possibilités peuvent apparaître bien modestes mais, à mon
sens, aucun effort n’est négligeable.

305
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

En manipulant l’OP Ch.1 du SCTIP. Ce fonctionnaire est considéré


comme une excellente source d’information mais il a été mis sous
l’éteignoir par mon collègue REDT. L’utilisation de Ch. serait la plus
discrète possible et n’aurait à aucun moment un caractère officiel,
ceci dans son propre intérêt comme dans celui du SCTIP.
Dans le domaine préventif, des mesures exceptionnelles ont été
prises dès le début du mois à la demande de M. M’BA qui avait réuni
tous les policiers français, ceux du SCTIP y compris. Il s’agissait de
la formation d’une brigade d’intervention maintenue en alerte
pour laquelle il a fallu d’ailleurs prévoir et organiser l’hébergement.
M. REDT a dû vous adresser un rapport à ce sujet.
Ici la tension monte. Des incidents graves ont mis aux prises, à
N’Dende, au Sud du Gabon, des professeurs et des élèves. Pour
demain, on craint une grève des étudiants du lycée et même celle
des professeurs. Des mesures énergiques sont envisagées. Beaucoup
d’Européens sont pris de panique et il est certain que les quinze jours
qui vont suivre seront difficiles à vivre…

Voici, très concise mais je l’espère, suffisamment claire, l’analyse de


la situation à Libreville. Dans la semaine qui suivra le 12 avril, je serai
en mesure de dresser le rapport attendu sur la réorganisation de la
police gabonaise, objet de la mission que vous m’avez confiée.
Veuillez agréer, Monsieur le Préfet, mes sentiments respectueux et
dévoués.

GALY.

1. Le nom de l’officier de police a été rendu anonyme par nos soins.

306
Mission d’information du commissaire principal René Galy

Libreville, le 4 avril 1964


Monsieur le Président,
J’ai l’honneur de vous accuser réception de votre décision du 3 avril
dernier me confiant la mission de centralisation et coordination
des renseignements en liaison avec les autorités responsables de la
police, de l’armée et de la gendarmerie.
Je me suis immédiatement mis en rapport avec les autorités désignées.
Il me plaît de vous souligner que j’ai reçu d’elles le meilleur accueil.
Une première réunion a eu lieu le jour même. Les décisions suivantes
y ont été prises quant aux fonctions qui me sont dévolues exception-
nellement et ce jusqu’au 12 avril :
Le Centre de Documentation dont vous avez admis le principe en
1963 et dont la réalisation est ébauchée fonctionnera avec les
moyens du bord. La centralisation des renseignements, dont c’est
le premier objectif, m’est confiée. Leur exploitation sera décidée au
cours de réunions quotidiennes des autorités visées plus haut ou de
leurs représentants.
À l’issue de chaque réunion, une synthèse de la situation sera établie
pour vous être soumise dans les meilleurs délais.
La centralisation et la coordination de tous les renseignements
sont les conditions essentielles de l’efficacité de l’action commune.
Chacune des autorités présentes s’est formellement engagée à
­respecter scrupuleusement ces conditions et je crois de mon devoir
d’attirer particulièrement votre attention sur ce point.
Dès la fin de la mission temporaire que vous avez bien voulu me
confier, je vous adresserai un rapport détaillé tant sur mon action
propre que sur les perspectives offertes par le fonctionnement
rationnel du Centre de Documentation. Je puis affirmer, d’ores et
déjà, qu’un tel organisme doit non seulement devenir un instrument
de travail nécessaire et indispensable mais encore constituer l’un des
éléments de base de l’action politique du Gabon.
Veuillez agréer, Monsieur le Président, l’expression de mes senti-
ments respectueux et dévoués.

Le commissaire principal de la Sûreté nationale française,


chargé de mission,
GALY R.

307
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

Libreville, le 5 avril 1964

Monsieur le PRÉFET,
Voici le second topo et, je l’espère, l’avant-dernier que je vous
adresse. En effet, je pourrai, dès le début de la semaine prochaine,
vous soumettre les grandes lignes du rapport d’ensemble que je
compte remettre vers le 15 avril au Président M’BA sur la réorganisa-
tion de la police gabonaise, ce qui donnerait la possibilité de prendre
l’avion le 18. Je voudrais seulement, aujourd’hui, vous parler de mon
action dans le cadre de la mission ex-SCTIP.
Dans ma lettre du 30 mars, je vous disais que ma proposition de
centralisation du renseignement avait été agréée par le Président et
qu’une réunion devait être organisée au cours de laquelle les autori-
tés intéressées devaient être mises au courant de cet aspect de ma
mission. Pour des raisons puisées dans le « grenouillage local », cette
réunion n’a pas eu lieu. Je vous donnerai verbalement les détails de
cette lutte d’influences (qui m’a rappelé le bon vieux temps d’Al-
gérie !). J’en suis quand même sorti avec les honneurs de la guerre
d’une part en obtenant du Président et par écrit les pleins pouvoirs
souhaités, d’autre part en provoquant moi-même cette réunion.
Malheureusement ces beaux résultats n’ont été obtenus que le
3 avril, 8 jours après mon arrivée ici et 8 jours avant la date fatidique
du 12 avril (ci-joint une copie de la lettre adressée au Président). Ceci
étant, je ne me fais aucune illusion sur l’efficacité de mon action trop
limitée dans le temps mais j’ose espérer que l’impulsion et certaines
bonnes habitudes administratives seront prises pour l’avenir.
Pratiquement, mon action va se ramener à diriger dans ce laps de
temps le Centre de Documentation qui a été ébauché il y a un an
et demi et qui ne fonctionnait pas encore. Les locaux et le matériel
sont prêts. Il reste à jeter les bases de la structure et du fonctionne-
ment de cet organisme et je me suis engagé à fournir un rapport aux
Autorités tant gabonaises que françaises. Les graves événements
que vient de vivre le Gabon feront activer les décisions qui s’impo-
sent pour mettre définitivement en train cet organisme essentiel. Ce
sujet constituera d’ailleurs le fond du rapport que j’aurais à dresser
sur les résultats de ma mission extra-SCTIP.

308
Mission d’information du commissaire principal René Galy

J’ai mis à profit ces 8 jours d’inaction artificielle forcée pour, d’une part,
étudier la situation à Libreville mais aussi d’autre part, pour préparer le
travail dont vous m’avez chargé dans le cadre du SCTIP. Je me rendrai
à Port-Gentil mardi prochain et je réunirai le lendemain une « table
ronde de la police ». Je serai à même, aussitôt après, de vous adres-
ser le projet de rapport d’ensemble final. Je pourrai alors recevoir vos
critiques éventuelles au début de la semaine suivante puis rédiger et
remettre ce rapport au Président, avant le 18 avril. Je ne préfère pas
« m’éterniser » ici. En effet, dès mon arrivée, on m’a collé une étiquette
dans le dos et j’ai beaucoup de mal à la faire disparaître : celle de « chef
des gorilles ». J’ai eu d’ailleurs les honneurs d’une surveillance spéciale
et d’aimables inconnus m’accompagnaient, de loin, dans mes dépla-
cements après le coucher du soleil… L’atmosphère est malgré tout
moins lourde que la semaine dernière et l’opposition semble perdre
de sa virulence. Le Président est parti hier pour une tournée de pro-
pagande dans la brousse. D’importantes mesures de sécurité ont été
prises et il est probable qu’il n’y aura pas d’incident grave à Libreville.
En ce qui concerne les pronostics électoraux, il semble que l’opposition
puisse espérer entre 15 et 17 sièges sur les 47 à pourvoir. Ce que je puis
affirmer c’est que cette opposition a deux aspects. Celui de la rivalité
purement tribale dans la lutte pour « l’assiette au beurre » (ceci n’est
pas très grave, subsistera de tout temps et peut être atténué par une
répartition judicieuse des prébendes). Le second aspect est le résultat
de manœuvres classiques où il faut reconnaître la main du commu-
nisme. J’ai trop bien connu cela en Algérie où le FLN n’avait fait que
reprendre à son compte la structure et les méthodes du Viet-Minh.
Après les élections, il faudra procéder à un travail en profondeur au
sein de la jeunesse gabonaise si l’on veut préserver pendant quelques
années encore la situation politique actuelle. Les Américains jouent
aussi leur carte. Mais ils la jouent presqu’ouvertement [sic] et toujours
sans penser aux conséquences directes : ils sont stupéfaits quand on
leur démontre qu’en soutenant les opposants du Président, il leur
arrive de soutenir un communiste…
Dès mon retour à Paris, je pourrai vous donner verbalement les
détails importants.
Je vous prie de croire, Monsieur le Préfet, à mes sentiments respec-
tueux et dévoués.

309
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

Libreville, le 13 avril 1964

Monsieur le Président,
Comme suite à ma lettre du 4 avril dernier, j’ai l’honneur de vous
rendre compte de ce que la mission de liaison et de coordination dont
vous m’aviez chargé a été remplie dans les meilleures conditions eu
égard à la période d’exception que vient de vivre le Gabon.
Le Centre de Documentation a fonctionné comme prévu et j’ai
même jeté les bases, au cours d’un rapide voyage à Port-Gentil, d’un
système de liaisons quotidiennes devant permettre à l’organisme
central d’obtenir des informations en provenance de cette région
dans les meilleurs délais.
Il reste bien entendu que le Centre de Documentation doit être main-
tenant structuré et organisé. Il possède déjà les locaux et une bonne
partie du matériel nécessaire. La première impulsion a été donnée. Il
faut trouver les hommes qui l’animeront…
Sans entrer aujourd’hui dans le détail, je puis vous présenter les sug-
gestions suivantes et le fonctionnement de cet organisme essentiel.

LA STRUCTURE

La tâche du Centre de Documentation étant, d’une part la centrali-


sation et la coordination du renseignement, d’autre part l’exploita-
tion des informations reçues, il devra être constitué :
– Par une équipe d’archivistes chargés de la réception et du classe-
ment des renseignements centralisés.
– Par une équipe de fonctionnaires dont la mission sera de chercher
les informations et de contrôler et recouper celles en provenance des
services spécialisés tant militaires que civils. Cette seconde équipe
pourrait avoir deux sections : l’une axée sur le renseignement poli-
tique, l’autre que l’on qualifiera de « spéciale » chargée de l’étude
de l’ingérence étrangère aussi bien en matière politique que dans
le domaine du contre-espionnage. Ces deux sections pourraient
être composées chacune de trois ou quatre fonctionnaires gabo-
nais et d’un technicien français. Il leur faudrait également établir un

310
Mission d’information du commissaire principal René Galy

système d’antennes sur l’étendue du territoire. Ces antennes se pré-


senteraient sous deux formes.
Un réseau administratif constitué par des éléments dûment entraî-
nés choisis parmi les policiers, les gendarmes et les militaires.
Un réseau parallèle « d’honorables correspondants », formé de
citoyens gabonais tout dévoués à la cause gouvernementale.

LE FONCTIONNEMENT

Le Centre de Documentation devra être dirigé par un spécialiste des pro-


blèmes du renseignement, spécialiste placé sous votre autorité directe et
nanti de pouvoirs lui permettant d’actionner tel service militaire ou civil.
Il devra non seulement être en mesure de vous fournir dans les meilleurs
délais tous renseignements politique et « spécial » mais encore animer
par une participation directe les équipes de recherche et d’exploitation.
Par le moyen de la synthèse quotidienne, sous la forme adoptée
actuellement, il devra vous fournir journellement les informations
d’ordre politique et de sécurité, leurs incidences sur l’évolution de la
situation en général et les suggestions de décisions.
Par le moyen de synthèses mensuelles et surtout par les contacts
personnels qu’il devra maintenir avec les responsables civils et mili-
taires du territoire, il devra tenir ces derniers informés de l’ensemble
de la situation et guider ainsi l’action des services spécialisés dans la
direction souhaitée par le Gouvernement.
Il devra être enfin en mesure de suivre d’une façon toute particulière,
en liaison avec les services extérieurs, l’évolution de l’état d’esprit des
citoyens Gabonais vivant à l’étranger.
L’œuvre à accomplir paraît immense mais je reste persuadé, pour
l’avoir ébauchée puis engagée, que la condition essentielle de sa réa-
lisation réside dans l’esprit qui devra animer ceux à qui vous confie-
rez cette tâche. Ils devront alors puiser dans leur foi en la destinée du
Gabon et dans leur dynamisme fonctionnel les ressources tant morales
que physiques qui leur seront indispensables pour se pénétrer de toute
l’importance de la tâche à accomplir et pour la mener à bien.

311
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

Le Préfet PARSI, directeur du Service de coopération technique inter-


nationale de police à Paris, m’avait chargé d’une mission particulière :
l’étude de la structure et des moyens actuels des services de police
gabonais aux fins de proposition d’éventuelles mesures pour une
meilleure efficacité. Les jours d’exception que vient de vivre le Gabon
et la tâche que vous m’aviez vous-même confiée ne m’ont pas laissé le
temps matériel de procéder à un examen approfondi de ce problème.
Toutefois, j’ai pu déceler quelques vices de structures et de fonction-
nement, dus surtout au défaut de centralisation et de coordination.
Il est aisé, à mon avis, d’y apporter le remède. Mais, là ne résident
pas les difficultés. Le problème de la police gabonaise n’est pas un
problème matériel. Il se place sur le plan humain. La police gabonaise
en est encore à ses débuts. En raison même de cette « jeunesse », il
semble que tout soit possible à la condition que les réformes propo-
sées soient appliquées à la lettre et que cette mise en pratique soit
l’objet de soins attentifs et suivis. Je vous soumets donc, avant tout
projet de réforme, une idée personnelle : après que le plan de ces
réformes ait [sic] été conçu et jugé réalisable il faudrait qu’un expert
en matière de police soit détaché en mission auprès de vous pour un
temps déterminé. Vous pourriez alors le charger auprès de monsieur
le directeur de la police gabonaise de la rédaction des notes d’orien-
tation adressées aux différents services de police, de leur mise en
pratique et enfin du contrôle de l’application des mesures édictées.
Dès ce travail terminé, cet expert pourrait alors, en toute connais-
sance de cause et non plus sous une forme purement administrative,
vous rendre compte des résultats obtenus et des difficultés rencon-
trées. Ce bilan ainsi dressé pourrait alors constituer, compte tenu des
modifications apportées par la pratique et l’expérience, une base
solide de fonctionnement.
Dans l’attente des instructions que vous voudrez bien me donner après
l’étude des présentes suggestions, je vous prie d’agréer, Monsieur le
Président, l’expression de mes sentiments respectueux et dévoués.

Le commissaire principal de la Sûreté nationale française,


chargé de mission,
GALY René

312
Mission d’information du commissaire principal René Galy

Paris, le 24 avril 1964

Le commissaire principal GALY René


chargé de mission
à
Monsieur le Secrétaire général pour la Communauté et les Affaires
africaines et malgaches

OBJET : A/S ma mission au GABON


REFER : Mes rapports des 4 et 13 avril 1964 adressés à M. le Président
de la République du GABON
PJ : une

Comme suite aux rapports cités en référence dont je vous ai remis


copie à l’exposé verbal que je vous ai fait le 22 avril dernier, concer-
nant la mission dont vous m’aviez chargé auprès de M. le Président
de la République du GABON, j’ai l’honneur de vous adresser ci-joint
l’organigramme que je propose dans le cadre de la réorganisation des
services de la police gabonaise et du fonctionnement du Centre de
Documentation.
Le document ci-annexé appelle les commentaires suivants :
V. Le délégué du SCTIP centralisera, en sa qualité de conseiller à la
Présidence aux Affaires de police, toute l’action des services de
Documentation. Cette centralisation est, pour l’instant, abso-
lument indispensable. L’expérience que j’en ai faite moi-même
durant la mission que je viens d’exécuter me fournit l’argument le
plus probant en faveur de cette unité dans l’action.
VI. L’apport des fonctionnaires supplémentaires pourrait être limité à :
1°) en qualité de conseillers techniques :
VII. 1 Commissaire chargé des questions administratives à la
Direction de la Police
VIII. 1 OP ou OPP chargé de la Section d’exploitation au CD
IX. 1 OP ou OPP chargé de la Section spéciale au CD

313
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

2°) en qualité d’instructeur pour le compte du SCTIP :


X. 1 brigadier de CRS spécialiste des sports de combat.
Les rapports entre le délégué du SCTIP, conseiller à la Présidence
pour les Affaires de police, et les fonctionnaires de l’Assistance
technique en matière de police seront placés sur le plan strict de la
compétence et de la hiérarchie. Comme j’ai pu vous l’exposer de vive
voix, ceci permettrait aux conseillers techniques de s’adresser à une
instance supérieure dans le cas où un problème d’ordre purement
professionnel se présenterait à eux.
Dans les rapports précédents j’ai insisté sur l’esprit qui doit animer
tous les fonctionnaires de police chargés de mission au GABON. En
raison de l’effort soutenu qui va être demandé à ceux qui m’assiste-
ront dans cette tâche et des qualités dont ils devront faire preuve, je
me permets de proposer
1°) 2 candidats qui réunissent toutes les conditions requises. Il s’agit
des officiers de police principaux L. (PJ MARSEILLE) et L. (ST LILLE)1
qui seront affectés, le premier à la section d’exploitation, le second à
la section spéciale du Centre de Documentation.
2°) le remplacement de l’OPA D.2, actuellement affecté à PORT-
GENTIL. Ce fonctionnaire semble traumatisé par les événements
récents et la situation actuelle au GABON et n’a plus, avec le fonc-
tionnaire gabonais qu’il est chargé d’assister, les rapports de coo-
pération, voire même d’amitié, indispensables pour la réussite de la
mission à lui confier.
3°) en ce qui me concerne personnellement la possibilité de prendre,
pendant la durée de ma mission et en accord avec M. le chef de la
Mission d’Aide et de Coopération à LIBREVILLE, telle mesure admi-
nistrative rendue nécessaire par la manière de servir ou le comporte-
ment de tout fonctionnaire de police actuellement au GABON.
Vous m’aviez accordé le privilège de m’adjoindre, pour le temps
de ma mission, un collaborateur de mon choix. Je souhaiterais que

1. Les noms des officiers de police ont été rendus anonymes par nos soins.
2. Le nom de l’officier de police a été rendu anonyme par nos soins.

314
Mission d’information du commissaire principal René Galy

l­’officier de police principal L. (PJ MARSEILLE)1 soit désigné. M. le


Préfet PARSI, consulté sur ce point, m’a donné son accord.
J’envisage de rejoindre LIBREVILLE le 9 mai prochain pour rendre
compte à M. le Président de la République du GABON des résultats
de la mission dont il m’a chargé auprès de vous.
Si les suggestions présentées ci-dessus vous agréent, les fonction-
naires nouvellement affectés pourraient être à pied d’œuvre dès le
25 mai.
Le commissaire principal
chargé de mission,
[signature manuscrite]
GALY René

1. Le nom de l’officier de police a été rendu anonyme par nos soins.

315
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

[Libreville] le 1er juin 1964

Monsieur le Préfet,
[…]
Je joins à la présente le rapport que j’ai fourni au Ministère de l­ ’Intérieur.
Je n’ai pas pu vous le soumettre avant car la date limite de dépôt a
été fixée au 31 mai. Comme vous pourrez le voir je n’ai évoqué que
la structure générale et les principes de base. Ceci pour deux raisons.
11. Dans le cas où vous voudriez apporter des modifications il me
sera possible de le faire encore.
12. Je me donne un peu de recul puisque les renforts promis ne sont
pas arrivés.
Je dois vous dire que ce rapport a reçu un excellent accueil, notam-
ment en ce qui concerne la mission confiée aux assistants techniques
de former des spécialistes au cours de cette expérience. Je joins éga-
lement au présent la copie du « chapeau » adressé au Président.
Sur le plan général rien de particulier à signaler. Un léger incident
ayant mis aux prises des membres de l’Enseignement et le Ministre de
l’Éducation nationale, on a failli avoir une grève pour les corrections
des épreuves du BEPC, ce qui aurait encore perturbé l’atmosphère.
Un compromis est intervenu. Je vous adresse une note détaillée sur
cette petite affaire.
Avez-vous des nouvelles de L.1 ? Faut-il que j’en fasse mon deuil ? Par
la somme de travail que j’ai devant moi, et les multiples tâches qui me
sont confiées, vous pourrez juger qu’un adjoint n’était pas un luxe. Je
reste étonné d’avoir rencontré les seules vraies difficultés à Paris alors
qu’à Libreville les choses se sont arrangées. Certes, il faut encore régler
certains petits problèmes matériels mais, chacun y mettant du sien, on
arrive tout de même à fonctionner. Il serait catastrophique que l’expé-
rience tentée ici et suivie avec un intérêt grandissant parmi les milieux
gabonais échoue ou n’atteigne pas son but qu’en partie à cause de ce
qu’on considérerait au Gabon comme un désintéressement aussi subit

1. Le nom de l’officier de police a été rendu anonyme par nos soins : il s’agit du
policier de la PJ de Marseille réclamé par René Galy.

316
Mission d’information du commissaire principal René Galy

qu’inattendu de la part du gouvernement français. Je me permets ce


commentaire parce que j’ai pu me rendre compte, et Maloubier me l’a
confirmé, que vous étiez l’un des rares hauts fonctionnaires de Paris à
avoir admis l’importance de l’aventure tentée ici.
Sentiments respectueux et dévoués.

D’après un renseignement CONAN (interception postale) un atten-


tat serait perpétré d’ici quelques jours sur le P. [président]. À accueillir
sous toutes réserves : il est possible que C. [Conan] « monte » ça pour
se placer. Une réunion des principaux responsables a lieu ce soir. Je
vous tiendrai au courant.

Le 3 juin 1964
Au moment de faire partir cette lettre, j’ai pensé qu’il valait mieux
attendre pour vous donner d’autres détails sur cette menace d’attentat.
Il y a effectivement quelque chose dans l’air comme on peut bien s’en
douter mais il est certain que C. a gonflé la chose (il voudrait que le P.
paye le retour de sa femme au Gabon). De toute manière, en tant que
directeur du CD j’ai réuni tous les responsables et ai proposé un renfor-
cement du contrôle des entrées et de la surveillance de la Présidence. Il
y avait là un laisser-aller… gabonais. Le P. m’a immédiatement chargé
de lui faire des propositions concrètes. J’ai passé ma journée à ça.
J’ai vu M. TEHTEN à son arrivée. Il m’a fait part de votre message. Je
suis heureux que ces démarches aboutissent pour les raisons expri-
mées plus haut. Mais je reste navré de ne pas obtenir L1. Je ne sais
pas comment je vais régler le problème quand il s’agira pour moi de
me rendre à l’intérieur. Je peux vous assurer que si j’obtiens quelque
chose ici c’est à force de « taper sur le clou » et d’être continuelle-
ment derrière ceux dont je veux obtenir le maximum. D’autre part,
j’ai pu réaliser qu’ici plus qu’ailleurs tout reposait sur les contacts per-
sonnels. Je passe mes journées à aller voir ces messieurs. Je joins au
présent la copie de la lettre m’attribuant les fonctions de conseiller
technique auprès du ministre de l’Intérieur.

1. Le nom de l’officier de police a été rendu anonyme par nos soins : il s’agit du
policier de la PJ de Marseille réclamé par René Galy.

317
L’Afrique : la formation du « pré carré » après les indépendances

Je reste très optimiste quant à la réussite des projets en cours dès que
les gens attendus seront là, je suis sûr que nous obtiendrons rapide-
ment des résultats spectaculaires.
J’ai adressé avant-hier une note à R. pour la remise de la voiture. Je
n’en ai pas de nouvelles.
Sentiments respectueux et dévoués.

[signature manuscrite de René Galy]

Ci-joint également la copie de la lettre adressée au P [Président]


par M. F. [Foccart] [Ajout manuscrit de René Galy]

Paris, le 20 mai 1964


Monsieur le Président,
Vous avez bien voulu m’écrire votre satisfaction au sujet de la mis-
sion effectuée auprès de vous par M. GALY, commissaire principal de
la Sûreté nationale.
Après un voyage à Paris, au cours duquel j’ai eu l’occasion de le rece-
voir, le commissaire GALY est rentré au Gabon pour procéder aux
réorganisations que vous avez bien voulu lui confier.
Vous pouvez être assuré que je suis cette affaire avec beaucoup d’in-
térêt et que je suis intervenu auprès des ministères compétents pour
que les demandes qui seront présentées, dans le cadre de cette mis-
sion, fassent l’objet d’un examen prioritaire.
Veuillez agréer, Monsieur le Président, l’assurance de ma haute
considération et de ma fidèle amitié [ajout manuscrit de Jacques
Foccart].

Monsieur Léon MBA


Président de la République gabonaise

Jacques FOCCART

Source : Archives nationales, 5 AG FPU 2001,


Affaires politiques, Gabon, 1er trimestre 1964.
III

La guerre froide secrète


1. Collecter du renseignement derrière
le rideau de fer.
Entretien avec Jacques Laurent

par Floran Vadillo

La collecte du renseignement ne s’effectue pas uniquement


au sein d’administrations tout entières dédiées à cette tâche
(SDECE-DGSE, DST ou encore DCRG) ; en effet, les armées,
dans le cadre de leurs activités, doivent collecter et exploiter
un très grand nombre de renseignements spécifiques. Avant la
création de la Direction du renseignement militaire (DRM) en
1992, le dispositif militaire de renseignement apparaissait très
éclaté et parfois peu efficace. C’est ce que rapporte le général
Laurent qui a expérimenté ce dispositif à divers échelons gouver-
nementaux (SGDN), administratifs (SDECE) et militaires (état-
major), en France comme en URSS. Au cours de ses deux séjours
à Moscou1, Jacques Laurent a « disséqué » le fonctionnement de
l’État soviétique et a compris que la victoire de l’Occident s’avé-
rait inéluctable. Passionné par la Russie mais adversaire déclaré
de l’Union soviétique, le général retrace, parfois avec humour,
six années passées derrière le rideau de fer à collecter du rensei-
gnement pour servir les intérêts de la France dans le contexte de
la guerre froide.

1. De 1959 à 1962 puis de 1978 à 1981.

321
La guerre froide secrète

Floran Vadillo : Vous avez occupé la fonction d’attaché mili-


taire adjoint à Moscou de 1959 à 1962 ; ce poste corres-
pondait-il à une motivation particulière de votre part ?
Jacques Laurent : En premier lieu, il s’agit bien sûr de mon
engagement pour le métier militaire, pour la patrie, mon ado-
lescence s’étant déroulée durant la Seconde Guerre mondiale.
Élevé dans une famille dotée d’un grand sens du patriotisme
et possédant moi-même un esprit d’aventure développé, je
désirais depuis mon plus jeune âge réaliser une carrière mili-
taire ; mais la défaite de 1940 compliquait quelque peu cet
objectif. Compte tenu de l’incertitude de l’avenir, mes parents
ne comprenaient pas très bien à quoi cela me mènerait.
Je passe sur les trop nombreuses péripéties induites par la
guerre et par des accidents au début de ma carrière ; tou-
jours est-il que, une fois diplômé de Saint-Cyr1, de l’École de
l’arme blindée et cavalerie de Saumur, j’ai demandé à partir
en Indochine2, me portant volontaire pour servir dans l’in-
fanterie, à la Légion étrangère. Je me suis donc retrouvé au
Tonkin, au 3e régiment étranger d’infanterie, sur la frontière
chinoise.
On nous envoyait en Indochine sans aucune formation.
J’ai alors lu tout ce que je pouvais sur le Viêt-minh3 : dès ce
moment-là, je me suis intéressé à l’ennemi, ou du moins à
ce que je considérais comme le principal adversaire pour les
années à venir : le marxisme et son dérivé, le communisme
international, sous l’égide de l’Union soviétique. J’ai pensé
que la meilleure manière de le connaître consistait à lire dans
le texte ; il existait une bibliographie soviétique déjà consé-
quente en ce domaine ; fallait-il encore connaître le russe !

1. L’école qui forme les officiers français.


2. Ancienne colonie française regroupant le Tonkin, l’Annam, la Cochinchine (tous
trois rassemblés en 1949 au sein de l’État du Viêt-Nam), les protectorats du Laos et
du Cambodge. La guerre d’Indochine, menée par la France de 1946 à 1954, visait à
conserver ces colonies qui réclamaient leur indépendance.
3. Organisation vietnamienne créée en 1941 par le Parti communiste indochinois
et luttant pour l’indépendance de l’Indochine.

322
Entretien avec Jacques Laurent

J’ai donc commencé à étudier le russe grâce à une méthode


Assimil que j’avais emportée en Indochine. Je m’entraînais
avec l’ordonnance polonais que j’avais choisi (à l’époque, il
n’y avait pas de Russes à la Légion). Or, la langue polonaise
s’apparente au russe, notamment concernant les accents. Le
russe est une langue magnifique, extrêmement logique, et
malheureusement mal parlée, l’accent s’est déformé, deve-
nant très populaire sous l’influence du marxisme (rires).

FV : Parliez-vous couramment russe à votre retour d’Indo-


chine ?
JL : Je balbutiais. Formation méthode Assimil pure ! À mon
retour, et après diverses courtes affectations, j’ai émis le sou-
hait d’effectuer un deuxième séjour en Indochine, toujours à la
Légion (mais dans la cavalerie cette fois), toujours ma méthode
Assimil sous le bras (rires). Ma formation en russe était encore
très sommaire. Passés quelques mois, après le cessez-le-feu de
juillet 19541, mon temps de commandement révolu depuis
bien longtemps, j’ai quitté mon unité pour être affecté comme
officier de liaison auprès de la Commission de contrôle de
l’armistice (Canada, Pologne, Inde) : trois mois passionnants
vécus en milieu communiste. Ma mission consistait à préparer,
totalement isolé en zone viet, la venue des officiers de la com-
mission. De retour en France, convaincu que je devais mieux
comprendre le système, j’ai alors eu l’extraordinaire opportu-
nité d’intégrer pendant une année complète le Centre d’études
slaves, créé à Paris en 1954. Il accueillait une quinzaine d’offi-
ciers (issus des trois armes : Terre, Mer, Air) destinés à devenir
les futurs attachés militaires et attachés militaires adjoints fran-
çais en URSS et dans les pays satellites.

FV : En réalité, vous avez suivi cette formation au Centre


d’études slaves pour devenir officier de renseignement de
l’autre côté du rideau de fer.

1. Jusqu’aux accords de Genève signés le 21 juillet 1954.

323
La guerre froide secrète

JL : Absolument. À la fin du stage au Centre d’études slaves, il


n’y avait pratiquement aucun choix en dehors du SDECE1
puisque dépendaient de lui les attachés militaires adjoints en
URSS et les attachés militaires des pays satellites. Ce qui, a
priori, ne semblait pas absurde puisque cela nous fournissait
l’occasion de nous former à certaines méthodes, de retenir
les précautions à prendre, les mesures de sécurité, d’appro-
fondir la connaissance des pays de l’Est, etc. C’est d’ailleurs
à peu près tout ce nous avons appris (rires). En parallèle, j’ai
continué à suivre les cours des Langues Orientales2. Pendant
près d’un an, je travaillais donc à la section géographique de
la recherche sur les pays de l’Est au SDECE. Expérience très
profitable dans la mesure où j’ai découvert le monde du ren-
seignement par ce biais.
J’ai passé environ un an au SDECE ; ma fonction s’intitulait
« officier d’arme ». Je remplissais plusieurs missions : j’assu-
rais la liaison entre le SDECE et les états-majors pour mieux
orienter la recherche, connaître les besoins de ces derniers et
les transmettre au SDECE. Par ailleurs, nous bénéficiions
d’une petite formation pour devenir officier traitant, c’est-
à-dire gérer des sources, des contacts, transmettre des infor-
mations, etc. Mais, à Paris, cela se révélait d’une efficacité
très relative, car les seules sources disponibles provenaient de
l’immigration et n’avaient conservé que des contacts occa-
sionnels avec des Soviétiques. En revanche, la révolution hon-
groise de 19563 a amené en France de nouveaux immigrés,
notamment des officiers de l’armée hongroise que le SDECE
était chargé d’accueillir pour en tirer un maximum d’infor-
mations sur l’armée soviétique. Il fallait néanmoins se méfier
car ils ­délivraient trop d’informations et avaient tendance à
1. Service de documentation extérieure et de contre-espionnage.
2. Institut national des langues et civilisations orientales (communément appelé
« Langues O » ou « Langues Orientales »), établissement français d’enseignement
supérieur et de recherche chargé d’enseigner les langues et civilisations extra-euro-
péennes.
3. Du 23 octobre au 10 novembre 1956, une partie de la population hongroise
s’éleva contre le régime communiste ; la révolte fut matée par l’armée soviétique.

324
Entretien avec Jacques Laurent

exagérer. Nous effectuions alors un très intéressant travail


d’évaluation.

FV : Néanmoins, en 1957, vous quittez le SDECE…


JL : C’est exact ; je m’attendais toujours à être désigné comme
attaché militaire adjoint – à Moscou, dans l’idéal ou, à tout
le moins, dans un des pays de l’Est –, mais on ne me propo-
sait rien tandis que je voyais partir en poste des officiers du
SDECE qui ne jouissaient d’aucune formation. Le SDECE
n’avait pas vraiment rempli son contrat à mon égard, j’ai
donc souhaité rejoindre mon arme. La demande a été accep-
tée avec d’autant plus de facilité que la guerre d’Algérie était
en cours. Un beau jour, en opération avec mon régiment, au
sommet des Aurès1, je reçois un appel : « Demandez au capi-
taine Laurent s’il est volontaire pour rejoindre rapidement
Moscou comme attaché militaire adjoint. » Le temps de trou-
ver un remplaçant et de transmettre des consignes et j’étais
déjà à Paris où j’ai noué de rapides contacts avec les différents
états-majors.

FV : Vous ne retournez pas au SDECE ?


JL : J’ai repris contact avec le SDECE, bien sûr, mais le nœud
de l’opération se situait plutôt à la division du renseignement
du SGDN2. J’ai rencontré longuement les officiers du Centre
d’exploitation du renseignement – des camarades, en grande
partie, certains issus du Centre d’études slaves –, ainsi que
des officiers des trois armes, travaillant notamment dans les
2es bureaux3. Le temps d’acheter des meubles, de la vaisselle,
une bonne provision de vin, et je me suis retrouvé à Moscou.

1. Massif montagneux de l’est de l’Algérie.


2. Se reporter au graphique 1, p. 344. Le Secrétariat général de la défense nationale
(aujourd’hui Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale) est un organe
gouvernemental dépendant du Premier ministre et chargé d’assister ce dernier dans
l’exercice de ses responsabilités en matière de défense et de sécurité nationale.
3. Nom donné aux instances de collecte du renseignement militaire jusqu’à la créa-
tion de la Direction du renseignement militaire en 1992.

325
La guerre froide secrète

FV : Sur place, quelle était alors l’organisation du renseigne-


ment ?
JL : Celle-ci apparaissait, à l’époque, extrêmement boiteuse ;
sans doute par filiation historique, le renseignement souf-
frait d’une grande désorganisation et dépendait de plusieurs
têtes. Concernant les pays de l’Est, ces derniers relevaient à la
fois du SGDN, des armées et du SDECE. La répartition des
tâches n’avait jamais été repensée depuis la fin de la guerre ;
nous héritions donc d’une situation de désordre datant de
1945. Les attachés militaires dépendaient de l’état-major des
armées, et les adjoints, du SDECE ; le SGDN supervisant
l’ensemble de l’orientation de la recherche et de l’exploitation.
Au sein de ce dernier existait un organisme qui fonctionnait
remarquablement et qui se nommait le Centre d’exploitation
du renseignement (CER) ; il comptait une soixantaine d’offi-
ciers. Par ailleurs, le CERST, Centre d’exploitation du rensei-
gnement scientifique et technique, dénombrait une trentaine
d’officiers. La division du renseignement du SGDN supervi-
sait ces deux centres d’exploitation.

FV : À Moscou, quelle mission recevez-vous ?


JL : Aucune mission précise au départ. Il faut évoquer l’orga-
nisation, compte tenu de l’existence de deux chapelles aux
missions distinctes au sein du poste de Moscou1. Il y avait,
d’une part, deux officiers qui dépendaient de l’état-major des
armées : le général chef de la Mission militaire2, représentant
à la fois le chef d’état-major des armées (CEMA) en qualité
d’attaché des forces armées et le chef d’état-major de l’armée
de Terre (CEMAT) en qualité d’attaché militaire ; enfin, un
colonel, attaché de l’Air, représentant le chef d’état-major de

1. La suite du propos est synthétisée dans le graphique 1. Tous les acronymes sont
explicités dans le corps du texte.
2. Le poste de Moscou était appelé « Mission militaire » tant par les autorités sovié-
tiques que par les états-majors français, tradition remontant à 1942, date de l’envoi en
URSS de l’escadrille Normandie, futur régiment Normandie-Niemen (note du général
Laurent).

326
Entretien avec Jacques Laurent

l’armée de l’Air (CEMAA). D’autre part, il y avait le poste


SDECE (disciplinairement subordonné, bien sûr, au géné-
ral) comprenant l’attaché naval (chef de poste et représen-
tant le chef d’état-major de la Marine (CEMM)), les attachés
militaires adjoints, l’attaché naval adjoint et l’attaché de l’air
adjoint.
Tous les adjoints (l’attaché de l’air adjoint, l’attaché naval
adjoint, les deux ou trois attachés militaires adjoints, selon les
périodes) dépendaient du SDECE. De sorte que les adjoints,
chargés de la recherche, effectuaient leur mission directe-
ment au profit du SDECE, et non de l’attaché militaire, mais
avec une orientation procédant de l’armée de Terre ou de la
Marine et qui transitait par le SDECE avant de nous parve-
nir. Bref, l’organisation était plutôt tordue. Nous avions du
mérite de bien travailler (rires). Globalement, les attachés en
titre ou adjoints rencontraient les gens du CER pour obtenir
des orientations ; celles-ci se définissaient souvent dans une
relation d’homme à homme.

FV : En somme, le SDECE lui-même ne donnait pas d’orien-


tation.
JL : Pratiquement pas. L’attaché naval, qui dépendait directe-
ment du SDECE, avait très peu de liaison avec le service. Je
n’ai jamais vu le moindre papier en provenance du SDECE
alors que notre production transitait par lui. Pour la transmis-
sion des documents, existaient deux valises : une valise Armée
et une valise SDECE. La production de tous les adjoints se
dirigeait vers le SDECE qui la répartissait entre SGDN, Air,
Terre et Mer.

FV : Vous ne receviez donc pas de lettre de mission mais,


concrètement, de quoi votre quotidien était-il fait ?
JL : Les attachés en titre comme les adjoints portaient une double
casquette : une casquette officielle qui concernait les relations
avec les forces armées soviétiques lors des fêtes nationales, des
327
La guerre froide secrète

fêtes des forces armées – et Dieu sait s’il y en avait ! Nous


assumions donc un rôle de relations publiques et de représen-
tation vis-à-vis des états-majors soviétiques, mais de manière
plus limitée que l’attaché des forces armées dont c’était la
mission principale. Cela s’avérait tout de même intéressant,
nous permettant d’entretenir des contacts avec les Soviétiques
qui nous surveillaient et nous délivraient des autorisations de
voyage. Nous dépendions, si je puis dire, du bon vouloir de
cette équipe d’officiers soviétiques au ministère de la Défense.
Je dois signaler que nous entretenions également des contacts
avec les autres attachés militaires étrangers et notamment ceux
de l’OTAN1 avec lesquels nous collaborions intimement. Il
s’agit de l’une des grandes différences entre mes deux séjours
en URSS puisque, entre-temps, la France se sera éloignée de
l’OTAN2. Enfin, la deuxième casquette correspondait à notre
mission de recherche de renseignement ; en raison de l’ab-
sence de directive précise de la part du SDECE, nous jouis-
sions d’une très grande liberté et répondions surtout à notre
initiative personnelle. Lors de mon premier séjour, j’ai noué
des liens étroits avec des officiers du CER et du 2e bureau
de l’armée de Terre mais, globalement, je bénéficiais d’une
liberté totale de trouver toutes les informations, militaires,
politiques, économiques, scientifiques ou autre. Nous étions
libres de choisir nos objectifs géographiques. Nous ne par-
tions pas de zéro puisque nous disposions de renseignements
d’archives, plutôt imprécis, concernant l’organisation des
forces soviétiques, garnison par garnison. Je ne sais pas exac-
tement d’où provenaient ces informations mais, à mon arri-
vée, il y avait une bibliothèque soigneusement gardée dans
un coffre-fort dans notre bureau pour conserver ce document
qui constituait une base de départ avec la liste des garnisons,

1. Organisation du traité de l’Atlantique nord, créée en 1949. Il s’agit d’une orga-


nisation politique et militaire regroupant les principaux pays du bloc de l’Ouest à
l’époque de la guerre froide.
2. En 1966, Charles de Gaulle décide de quitter le Haut-commandement militaire
intégré, estimant que ce dernier était par trop dépendant des États-Unis.

328
Entretien avec Jacques Laurent

certaines dont nous étions sûrs, d’autres sur lesquelles nous


nourrissions des doutes. Lorsque nous arrivions en Russie et
nous présentions au chef de la section des relations avec les
étrangers du ministère de la Défense, il nous remettait un
document d’une trentaine de pages indiquant tous les inter-
dits, mais pas de carte ! (rires) En revanche, nous disposions
d’une carte, réalisée par les Américains à partir de documents
soviétiques, qui représentait de manière concrète (en rouge)
et précise tout ce qui était interdit : des zones géographiques
complètes à l’instar des républiques baltes1 à l’exception de
leurs capitales2, les zones frontières, certaines parties d’Asie
centrale (Baïkonour3 par exemple) ou d’Extrême-Orient, etc.
L’accès à certains points sensibles était également interdit :
une couronne mesurant entre 30 et 80 kilomètres de rayon
autour de Moscou où étaient déployés les sites de missiles
antiaériens (mais que l’on pouvait franchir… sans s’y arrê-
ter), les villes industrielles, etc. En bref, tout ce qui n’était pas
interdit… était autorisé. Chaque voyage faisait l’objet d’une
lettre transmise plusieurs jours à l’avance aux Soviétiques,
les informant de notre projet de déplacement. Ceux-ci pou-
vaient choisir de « l’enregistrer » ou non. Globalement, les
possibilités d’observation restaient grandes : nous avions
notamment tout loisir de ratisser périodiquement le réseau
de voies ferrées irriguant une très grande partie de l’infras-
tructure industrielle et militaire (les bases aériennes en par-
ticulier) ; tout le réseau ferré, c’est extraordinaire ! Au cours
de mes six années passées en URSS, je n’ai pas épuisé la
totalité des possibilités dont nous jouissions. Le CER nous
avait indiqué qu’il recevrait avec intérêt toute information
sur l’état mental de la population ce qui, bien évidemment,
n’intéressait absolument pas l’état-major de l’armée de

1. Lituanie, Lettonie et Estonie.


2. Nous avions des possibilités, indiquées très précisément, de rejoindre par avion,
et non par train, les trois capitales après un voyage en train jusqu’à la frontière (note
du général Laurent).
3. Base de lancement des engins spatiaux.

329
La guerre froide secrète

Terre. Toutes les données économiques accumulées sur les


marchés, dans les magasins, etc., intéressaient au plus haut
point le CER.

FV : Que voulaient-ils connaître : le prix des pommes de


terre ? l’état des stocks ? d’éventuelles pénuries ?
JL : Les pénuries, bien sûr, c’est capital.

FV : Les mouvements d’humeur dans des magasins ? d’éven-


tuelles plaintes ?
JL : Ils ne se plaignaient pas. Il s’agit d’un peuple tellement apa-
thique.

FV : Quoi d’autre ?
JL : C’est déjà énorme ! Compte tenu de la superficie du pays…

FV : Voyagiez-vous beaucoup ?
JL : Énormément. Il s’agit d’une condition primordiale pour la
recherche du renseignement. Nous devions prévoir un itiné-
raire, le plus astucieux possible, de manière à nous offrir le
maximum d’opportunités de collecte du renseignement. Mais
il faut distinguer Moscou et ses environs du reste de l’Union
soviétique. Concernant cette dernière zone, le temps néces-
saire pour la préparation du voyage, la durée du voyage en
lui-même, l’exploitation du renseignement recueilli au retour,
limitaient considérablement nos trajets. Lors de mon premier
séjour, si j’additionne tous les déplacements effectués en train
ou en avion, j’ai passé près de dix mois hors de Moscou.
Concernant les environs de Moscou et la partie occidentale
de l’URSS, nous empruntions principalement la voiture et
le train. Il faut savoir que, excepté dans la partie occidentale
de la Russie, il n’existait pratiquement pas de routes et, sur-
tout, peu de routes praticables en dehors des alentours des
grandes villes. D’une ville à l’autre, le réseau routier s’avérait
très modeste. Ainsi, les implantations militaires, la totalité des
330
Entretien avec Jacques Laurent

aérodromes civils et militaires, etc., se situaient-elles le long


de voies ferrées. De sorte que, en empruntant fréquemment
ces voies ferrées, nous passions à côté des garnisons et pou-
vions suivre leur évolution, celle des matériels. Je ne dirais
pas que c’était enfantin, mais les aviateurs, en particulier,
avaient l’œil pour repérer les changements d’occupation des
terrains, les évolutions du matériel. Notre mission s’effectuait
donc « en toute liberté » et en parfaite légalité vis-à-vis des
autorités soviétiques qui, de toute façon, développaient les
mêmes pratiques dans les pays occidentaux. S’établissait une
espèce de réciprocité dans un climat de « bonne entente ».
Lorsqu’un de nos hommes allait trop loin dans ses activités
et qu’il était renvoyé dans son pays, nous trouvions alors un
de leurs hommes, du même calibre, que nous expulsions éga-
lement. Au cours de mes six années cumulées en Russie, seul
un attaché naval adjoint, lors de mon second séjour, a connu
ce sort. Chez les Américains, en revanche, les mouvements
s’avéraient plus fréquents. Aujourd’hui, les images satellites
ont complètement changé la manière de procéder, la manière
de rechercher le renseignement, sauf peut-être lorsqu’il s’agit
de vérifier sur place un détail ; ce qui me permet de vous par-
ler d’autant plus librement que je ne dévoile rien d’actuel. Ma
mission principale consistait donc dans la recherche du ren-
seignement. Un exemple intéressant est celui d’un besoin très
précis formulé par l’état-major de l’armée de l’Air au moment
où ce dernier mettait au point le plan de frappe à l’intention
des premières armes nucléaires françaises, le premier plan de
frappe à l’ère du nucléaire : quels objectifs choisir en fonc-
tion de la portée limitée de ces armes ? Nous disposions de
plans de villes réalisés par les Allemands lorsqu’ils occupaient
la partie occidentale de la Russie en 1942-1943. C’était une
bonne base de départ qu’il fallait vérifier, corriger et complé-
ter par des prospections faites sur place car, depuis, des trans-
formations importantes étaient survenues. Les Américains
nous ont beaucoup aidés, j’entretenais d’excellents contacts
331
La guerre froide secrète

avec un officier militaire adjoint avec lequel j’ai beaucoup


voyagé. De fait, lorsque nous préparions nos déplacements,
il me communiquait tous les plans en sa possession… Nos
relations avec les Alliés étaient excellentes, surtout avec les
Américains et les Anglais qui sillonnaient en permanence la
Russie. Ils disposaient d’une base de données intéressante
qu’ils appelaient les « Road log », concernant les routes et les
voies ferrées : le long des voies ferrées, une borne marquait
chaque kilomètre. Nous partions donc de Moscou avec un
Road log, nous montions dans un Moscou-Tashkent par
exemple. À chaque fois qu’il y avait quelque chose à regarder
à droite ou à gauche de la voie ferrée, nous en prenions note et
cela permettait de voir l’évolution, la création de Baïkonour
par exemple. À l’époque, c’était une zone totalement interdite
mais la ligne Moscou-Tashkent passait aux abords.

FV : Communiquiez-vous à cet officier américain, en échange,


une partie des renseignements collectés ?
JL : Oui, les Américains, qui appréciaient mon art (rires), se
réjouissaient de partir avec moi, même si nous n’avions pas
du tout la même méthode : je jouissais d’un goût du risque
plus développé et utilisais plus d’astuces. En province, il fal-
lait parfois profiter de la bêtise des polices locales. Chaque
voyage représentait une aventure absolument extraordinaire.

FV : Concernant la réalisation du plan de frappe, comment


procédiez-vous ?
JL : Mon travail consistait à me rendre dans la ville concernée et
à recueillir toutes les informations possibles tels les annuaires
téléphoniques qui recensent la totalité des entreprises, les
petits plans d’autobus (de très précieux auxiliaires en vente
libre, bien sûr). Car, naturellement, nous avions parfaitement
le droit de prendre l’autobus ! La manie du secret chez les
Soviétiques était extraordinaire : sur les plans de villes figu-
raient des zones vertes, ce qui signifiait pour nous que nous
332
Entretien avec Jacques Laurent

devions nous y rendre pour observer ce qu’elles cachaient


(rires). À ce titre, nous empruntions systématiquement tous
les autobus, toutes les lignes jusqu’au terminus. La difficulté
de l’exercice résidait alors dans la prise de notes : il fallait avoir
beaucoup de mémoire et prendre seulement quelques notes,
discrètement dans sa poche. Dans toutes les villes, en termi-
nus d’autobus, se trouvait la « petite cité militaire » puisque
les cadres et les officiers ne possédaient pas de voiture person-
nelle. Dès lors, ma femme et moi empruntions l’autobus du
centre-ville jusqu’au terminus ; là, nous jetions un coup d’œil
à l’extérieur pour jauger l’ambiance et savoir si nous pouvions
descendre en toute sécurité. Sur place, nous observions la
nature de la garnison, le nombre « d’épaulettes », les numéros
de voitures. Nous récoltions tous ceux des voitures militaires,
cela nous donnait une bonne information sur la composition
de l’unité, le système d’immatriculation des véhicules étant
enfantin à reconstituer ! Je dois avouer que l’état-major de
l’armée de l’Air se montrait, au départ, très sceptique quant
à la possibilité de réaliser le plan des villes concernées par le
plan de frappe. À leurs yeux, pareille œuvre relevait de l’im-
possible. Nous leur avons rétorqué que nous allions faire un
test. Nous avons choisi une ville proche de Moscou, la ville de
Rjev. Ils ont été stupéfaits car avec ces petites méthodes de rien
du tout nous obtenions de très bons résultats. Maintenant,
avec Google Earth, cela paraît daté (rires).

FV : Votre femme vous accompagnait-elle dans tous vos


voyages ?
JL : Pas toujours, car elle s’occupait de nos enfants. Mais je
ne voyageais jamais seul ; je partais avec l’attaché militaire
américain, parfois avec l’italien, le japonais… Je voyageais
beaucoup avec notre attaché de l’Air adjoint, un lieutenant-
colonel plein d’allant. Il a failli y laisser la vie d’ailleurs : il
avait organisé, avec deux attachés adjoints américains et un
attaché naval adjoint britannique, un tour du monde de
333
La guerre froide secrète

manière à passer à Vladivostok, une ville interdite. Nous


pouvions uniquement nous rendre par le train ou par avion
jusqu’à Khabarovsk, qui se trouvait tout de même à 600 kilo-
mètres au nord de Vladivostok ; et pour obtenir l’autorisation
d’emprunter la voie ferrée entre Khabarovsk et Vladivostok,
il fallait justifier d’un embarquement pour le Japon à un port
situé au sud de Vladivostok. Il avait donc organisé un voyage
Moscou-Khabarovsk-Vladivostok-Japon. Arrivés à Tokyo, ils
ont traversé le Pacifique, se sont arrêtés aux États-Unis pour
se faire débriefer par la CIA, puis se sont rendus à Vienne
pour s’envoler vers Moscou. À 50 kilomètres de Moscou, en
raison d’un ciel extrêmement couvert, l’avion volait trop bas
et s’est écrasé dans la forêt. Heureusement, nos quatre amis
se trouvaient dans la queue de l’avion, avec l’hôtesse : eux
seuls furent sauvés mais effroyablement brûlés (l’attaché naval
adjoint britannique est décédé peu après).

FV : En 1962, vous arrivez à échéance de vos trois ans ; quit-


tez-vous Moscou à regret ?
JL : Non pas du tout. Il s’agissait d’une fin de mission. Seul,
j’aurais pu poursuivre plus longtemps, mais la vie pour ma
famille s’avérait quelque peu pénible. À notre arrivée, nous
n’avions pas d’enfant ; trois ans plus tard, ma femme avait
accouché d’un enfant et en attendait un deuxième.

FV : Néanmoins, vous revenez à Moscou en 1978 en qualité


d’attaché militaire, seize ans après votre départ. Vous étiez
alors général de brigade, pourquoi retourner à Moscou ?
JL : L’une des raisons principales résidait dans le fait que j’étais à
l’époque patron du CERM, le Centre d’exploitation du ren-
seignement militaire. Pour retracer brièvement ma carrière, il
faut savoir qu’à mon retour de Russie, je rentre au SDECE et
éprouve le besoin d’intégrer l’École de guerre. Le SDECE me
garde donc une année pour me laisser le temps de préparer le
concours. Je me trouvais à l’extérieur de la portion centrale,
334
Entretien avec Jacques Laurent

dans une équipe dirigée par M. Faure-Beaulieu, en charge


d’une mission de liaison avec les Américains. Plus tard, en
1968, je suis affecté au SGDN, à la cellule de commande-
ment de la division du renseignement, nommée « bureau
organisation », chargé d’étudier l’organisation (voire la réor-
ganisation) du dispositif de renseignement pour ajouter un
peu de rationalité et d’efficacité au schéma que je vous ai
décrit. Or, pour exercer cette tâche, je jouissais de l’expé-
rience nécessaire ! Le bureau organisation, situé aux Invalides,
boulevard de La Tour-Maubourg, ne comprenait pas plus
de deux ou trois officiers. Notre mission consistait, pour le
compte du secrétaire général de la Défense nationale, à assu-
rer le secrétariat du Comité interministériel du renseigne-
ment qui réunissait le Premier ministre et tous les ministres
intéressés par le renseignement. Mais le CIR ne s’est prati-
quement jamais réuni et sa mission fut déléguée au Comité
permanent du renseignement, présidé par le directeur de
cabinet du Premier ministre, qui se réunissait deux fois par
an avec les directeurs des cabinets des ministres des Affaires
étrangères, de l’Intérieur, de la Défense, de l’Économie, de
l’Industrie, des Transports, ainsi que le directeur général du
SDECE. Logiquement tous les ministères auraient dû partici-
per dans la mesure où l’on souhaite réaliser un renseignement
global. Compte tenu de mon passé, j’entretenais de bons rap-
ports avec Alexandre de Marenches1, un être à part, un peu
« m’as-tu-vu ». Faure-Beaulieu, que j’avais précédemment
connu, l’accompagnait également. Le bureau organisation de
la division du renseignement du SGDN avait pour charge
d’organiser les réunions du CPR et de préparer le Plan de ren-
seignement gouvernemental (le PRG), lequel plan exprime
les besoins du Premier ministre et des différents ministres
en matière de recherche de renseignement. De ce document
découle le Plan de recherche du renseignement qui prend

1. Alexandre de Marenches (1921-1995), directeur général du SDECE de 1970 à


1981.

335
La guerre froide secrète

soin de décomposer les grandes lignes établies par le PRG afin


qu’en phase finale émergent des objectifs précis de recherche.
Grâce à cela, une réelle orientation du renseignement peut voir
le jour. Mais en réalité, on aurait pu livrer le PRG, document
hautement secret, au journal Le Monde tant il ne s’agissait que
de grandes lignes, par trop générales et, par conséquent, plutôt
inutiles. Cela suscitait notre sourire, nous qui avions connu le
renseignement où l’on écrit dans sa poche (rires). Mais on ne
saurait lui renier le mérite d’exister et de constituer le point de
départ de l’organisation actuelle par laquelle, je le crois, nous
sommes parvenus à intéresser le monde politique à la nécessité
d’organiser le renseignement. Il semblait normal que les débuts
fussent frappés d’imperfection.

FV : Quel rôle jouiez-vous ?


JL : Mon rôle précis, en la matière, consistait à préparer les réu-
nions du comité en m’entretenant, dans chaque ministère, avec
les directeurs de cabinet ou les hauts fonctionnaires délégués
par ces derniers pour traiter le domaine du renseignement. On
m’accueillait toujours très bien dans les différents ministères
mais, selon toute vraisemblance, le renseignement n’intéressait
pas le monde politique excepté aux Affaires étrangères, peut-
être par le biais du Centre d’analyse et de prévision, le CAP1.
Il s’agissait d’une excellente équipe, sachant en quoi consistait
la recherche du renseignement ; ils comprenaient parfaite-
ment l’affaire et j’ai noué d’excellents rapports avec eux. En
outre, durant ces trois années passées au SGDN, j’ai participé
aux tentatives de réorganisation du renseignement français au
niveau gouvernemental et au niveau militaire, sous l’impulsion
du général Pechberty, directeur de la division du renseigne-
ment. Ensemble, nous avons effectué des séjours prolongés à
Washington et à Londres, rendant visite aux organes de rensei-
gnement performants américains et britannique afin d’en tirer

1. Groupe de réflexion au sein du ministère des Affaires étrangères, créé en 1973


par Michel Jobert.

336
Entretien avec Jacques Laurent

le maximum d’enseignements, applicables au système de ren-


seignement français. Nous avons été remarquablement reçus,
tant par le Joint Intelligence Comittee1 à Londres, que par les
sept agences de Washington : les autorités et les fonctionnaires
rencontrés n’hésitaient pas à entrer dans les moindres détails.
La puissance de la NSA2 nous stupéfia. Ces informations se
révélèrent très utiles pour moi, quelques années plus tard, au
moment de la création du CERM.

FV : En 1973, après une période de commandement, vous


êtes affecté à la division renseignement de l’état-major des
armées ; en quoi consiste alors votre mission ?
JL : Affecté à la division renseignement de l’état-major des
armées, j’ai retrouvé l’organisation du renseignement mili-
taire en l’état où elle se trouvait deux années plus tôt ; néan-
moins, les esprits avaient évolué. Le CEMA, responsable de
la conduite des opérations, ne disposait, en propre, d’aucun
moyen de renseignement, tant pour la recherche que pour
l’exploitation des informations. Tous ces moyens se trou-
vaient répartis entre les trois « 2e Bureaux » des armées de
Terre, Air et Mer. La cellule d’exploitation du renseigne-
ment que je dirigeais se composait de trois officiers, essen-
tiellement chargés de recevoir, d’analyser et d’acheminer les
rapports mensuels des soixante-dix attachés militaires français
de la terre entière. Cela représentait un travail immense et
intellectuellement peu épanouissant. Une de mes premières
décisions fut d’instaurer la remise d’un procès-verbal tous les
deux mois uniquement. Nous ne pouvions pas exploiter cette
masse d’informations, nous nous contentions de passer en
revue les éléments importants et les transmettions au CEMA
et au ministre de la Défense. Le général de Quatrebarbes,
quelques mois avant sa mort, puis le général Méry, nouveau

1. Organe dépendant du Premier ministre britannique qui effectue à son attention


une synthèse des informations communiquées par les services de renseignement.
2. Agence de renseignement américaine spécialisée dans les interceptions.

337
La guerre froide secrète

CEMA, me chargèrent d’étudier et de proposer un projet de


création d’un centre d’exploitation du renseignement mili-
taire interarmées regroupant la plus grande partie possible des
missions et des moyens actuellement disséminés au sein des
trois armées. Malgré d’évidentes et nombreuses réticences, et
grâce à la volonté du CEMA et quelques appuis extérieurs
(le SDECE en particulier), le projet prit corps et aboutit à la
création du CERM en 1976.

FV : La création du CERM, en 1976, a-t-elle résolu ce pro-


blème ?
JL : Notre projet initial requérait près de cent officiers et cent
sous-officiers ; nous avons démarré avec la moitié de nos pré-
visions mais avec une organisation matérielle satisfaisante : on
nous a dotés de moyens suffisants pour installer nos bureaux et
les équiper de matériel moderne qui nous permettait de mieux
gérer le flux d’informations. Depuis ma plus tendre enfance,
où j’étais scout de France, la topographie, les cartes et les sché-
mas m’ont toujours passionné. Au CERM, j’ai souhaité créer
une salle des cartes très à jour, à base d’un système magnétique,
ce qui nous a considérablement facilité le travail. Figuraient,
notamment pour l’URSS, les ordres de bataille tels que nous
les connaissions et les avions peu à peu perfectionnés. Outre
l’utilisation directe et efficace des officiers du CERM pour tenir
la cellule renseignement du Centre opérationnel des armées
(COA), l’information des chefs d’état-major des trois armées
sur la situation mondiale a pu être organisée hebdomadaire-
ment, sous la responsabilité du CERM, au cours d’une réunion
au COA, présidée par le CEMA.

FV : Je l’évoquais précédemment, en 1978, vous retournez en


URSS puisque vous êtes promu attaché militaire à Moscou.
Je crois savoir que le dispositif de recueil du renseignement
a profondément changé1.

1. Se reporter au graphique 2, p. 344.

338
Entretien avec Jacques Laurent

JL : En effet, le SDECE a disparu de Moscou et tout le rensei-


gnement transite par le CERM. La collecte et le commande-
ment correspondent enfin à la même hiérarchie. Le CERM
adresse certaines notes aux 2es bureaux qui perdurent. Le
CERM, trie, traite, commence à exploiter et, pour les détails,
transmet le nécessaire aux 2es bureaux.

FV : En quoi consistait votre nouvelle mission en qualité d’at-


taché militaire ?
JL : En qualité d’attaché des forces armées, j’avais un rôle tra-
ditionnel de représentation ; je devais entretenir les relations
avec le chef d’état-major soviétique. Très curieusement, il n’y
avait pas de relation directe avec les trois armées (Terre, Air,
Mer), mais cela tenait à l’organisation soviétique, plus com-
plexe, avec cinq ou six armes. Le CEMA soviétique incarnait
donc mon principal canal ; il s’agissait du maréchal Ogarkov,
un homme remarquable avec lequel j’ai noué de bonnes rela-
tions et pour lequel j’ai organisé un voyage en France.

FV : Réalisiez-vous toujours des missions de renseignement ?


JL : J’ai continué à voyager, mais beaucoup moins qu’à mon pre-
mier séjour au cours duquel nous nous livrions à de l’observa-
tion pure et autorisée. Mais il existe toujours une limite floue
entre le licite et l’interdit : comme dans toute opération de
reconnaissance, les exécutants ne respectent pas strictement
leur mission et sont sujets à la tentation de frôler la limite. De
fait, lors de mon premier séjour, pratiquement chaque voyage
était l’objet d’incidents mineurs avec des policiers ou avec
les « gars à brassard rouge » qui s’appelaient les Drujnik, des
jeunes nommés en renforcement de la police. Des suiveurs
nous escortaient et, parfois, nous nous heurtions à un groupe
de Drujnik qui nous interdisaient d’aller plus loin. Pour le cas
où nous allions trop loin, ce n’était aucunement intention-
nel ; je n’ai jamais pénétré dans un cantonnement ; j’en ai
observé sur le côté, par-dessus, etc. mais je ne me suis jamais
339
La guerre froide secrète

permis d’entrer. Pourtant, un jour, dans un train, j’avais noué


un lien d’amitié avec un officier soviétique ; il avait longue-
ment dénigré le Parti communiste. Après une partie d’échecs
dans les couloirs du train – très larges et pourvus de petites
tables assorties d’échiquiers, il m’avait alors proposé de lui
rendre visite à sa garnison ; il était disposé à en demander l’au-
torisation à son chef de corps. Je lui répondis que je n’en avais
pas le droit, ce qui le navrait. Si, lors de mon premier séjour,
j’allais au plus près du contact, lors de mon second séjour, en
qualité d’attaché, je ne pouvais pas me permettre de me livrer à
de telles pratiques. J’ai néanmoins continué à voyager et, bien
évidemment, il eût été ridicule de fermer les yeux (rires). Dans
mon rapport mensuel ou bimestriel, je rendais compte de ces
voyages ; je jouissais d’une expérience pour sentir l’ambiance,
la mentalité du peuple russe et la qualité de l’armée russe. Dans
le dernier rapport de mon deuxième séjour, près de vingt ans
après, comme dans Alexandre Dumas, la dernière phrase était
ainsi tournée : « pour nous qui voyageons continuellement sur
les routes, etc., le roi est nu ». Il s’agissait de mon dernier rap-
port, j’ai quitté mes fonctions sur ces paroles historiques.

FV : Vous aviez donc conscience d’un régime soviétique en


pleine déliquescence.
JL : En effet, et la puissance de l’armée était, de manière tout à
fait flagrante, surévaluée. Lors de mon second séjour, j’ai eu
deux attachés navals successifs sous mes ordres ; le second,
un pilote d’hélicoptère et observateur aérien, avait un véri-
table œil de lynx : il passait au-dessus d’une base navale et,
d’un coup d’œil, il repérait en détail la position de chaque
bâtiment. Cela suscitait toujours mon étonnement. Lors du
premier voyage effectué avec lui dans l’objectif de l’initier,
au final, c’est lui qui m’initia. Si mes souvenirs sont exacts,
nous nous sommes rendus à Tallinn et avons survolé une base
navale ; il pouvait alors m’indiquer le nombre de sous-marins
et, en fonction de leur position, avancer ceux qui n’avaient pas
340
Entretien avec Jacques Laurent

d’équipage. Les Américains surévaluaient beaucoup la marine


soviétique. D’une certaine manière, il faut s’en féliciter car
la chute de l’Union soviétique est liée à la déliquescence du
régime considérablement accélérée par l’action de Reagan,
par le surarmement américain. Les Soviétiques se sont avérés
incapables de suivre cette course à l’armement.

FV : N’aviez-vous point ressenti pareille impression à


l’échéance de votre premier séjour à Moscou ?
JL : Absolument pas. Quoique, lors de mon premier séjour, j’ai
réellement senti le pouls de la population, au cours de mes dif-
férents voyages en train, de longs voyages qui duraient deux
à trois jours. La population faisait montre d’une indéniable
générosité, d’une grande spontanéité et de curiosité ; nous
partagions le thé, l’alcool, offrions toujours quelques bricoles
(des paires de bas de soie…) mais ce n’était même pas utile.
Ils nous parlaient spontanément de leur vie, de leurs difficul-
tés, du goulag toujours par allusion. Ils savaient des choses, ils
avaient des amis ou des parents envoyés dans les goulags, mais
ils ne l’évoquaient pas. En revanche, concernant la nullité de
leurs dirigeants, ils ne se privaient pas (rires).

FV : Lors de votre second séjour, l’un de vos hommes a servi


de relais dans une importante affaire de renseignement,
l’affaire Farewell1. Pourriez-vous aborder cette question ?
JL : Je ne puis vous confier que peu d’éléments sur cette affaire
mais cela pourra éventuellement compléter votre information.
J’ai été assez rapidement informé de l’affaire Farewell, dès le
démarrage de cette opération initiée par la DST. J’en ai appris
l’existence lors de la dernière liaison réalisée à Paris, avant
mon retour définitif. Comme d’ordinaire, j’étais reçu par le
CEMA, le général Lacaze, l’un de mes camarades de promo-
tion. Je m’entendais remarquablement bien avec Jeannou

1. Sur ce point, se reporter au témoignage de Raymond Nart dans le présent


ouvrage.

341
La guerre froide secrète

Lacaze en dépit de sa très grande réserve naturelle. « Ton conseil


me serait extrêmement utile, affirme-t-il. La DST est tombée
sur une source extraordinaire, disposée à fournir des renseigne-
ments. Actuellement, ces renseignements sont recueillis par
un ingénieur de Thomson. » Le général Lacaze n’a alors pas
évoqué le nom de Xavier Ameil que je connaissais bien. Il m’a
simplement dit qu’il s’agissait d’un ingénieur qui ne jouissait
d’aucune protection diplomatique. Comme l’affaire parais-
sait très bien s’engager, la DST souhaitait savoir si un officier
du poste pouvait suppléer Ameil pour recevoir les documents
apportés par ce Soviétique. Lacaze de m’interroger : « Qu’en
penses-tu ? Peut-on l’envisager sans risques exagérés ? » J’ai
été absolument affirmatif ; alors qu’à la même question, posée
vingt ans plus tôt, j’aurais répondu par la négative tant il était
certain de se faire piéger dès le deuxième rendez-vous. En effet,
trois voitures nous suivaient en permanence : elles station-
naient toujours au coin de la rue où se situait notre logement.
Les deux premières comportaient chacune un équipage de trois
hommes ; dans la troisième, une femme accompagnait deux
hommes pour pouvoir suivre mon épouse quand elle sortait.
Nous pouvions certes nous échapper brièvement bien qu’as-
surés qu’on nous retrouverait au bout de deux heures, grand
maximum. Nous pouvions voler deux heures de liberté, tout
au plus car à chaque carrefour se trouvaient des miliciens dans
une espèce de tourelle au centre même du carrefour. Ils avaient
pour mission, à chaque fois qu’ils voyaient une voiture diplo-
matique, de signaler son numéro. Durant mon second séjour,
en revanche, on ne m’a que très rarement suivi, excepté en
province, lors de nos voyages ou quand je recevais quelqu’un :
ils voulaient savoir ce que je « trafiquais » avec cette personne.
À tel point que j’avais perdu l’habitude de repérer les voitures
des suiveurs (rires). Il faut dire que, entre mes deux séjours, le
nombre de diplomates à surveiller avait décuplé et les condi-
tions de surveillance s’avéraient beaucoup plus difficiles en
raison de l’accroissement de la circulation à Moscou. Compte
342
Entretien avec Jacques Laurent

tenu de ces nouvelles conditions de surveillance policière, j’ai


jugé tout à fait réalisable l’opération proposée et ai donné mon
accord pour que l’un de mes adjoints en soit chargé. Au départ,
je n’ai connu que ce versant de l’affaire Farewell ; je n’imaginais
pas son ampleur. C’est Patrick Ferrant qui m’en a informé,
à l’issue de l’affaire, alors que lui-même et sa femme avaient
regagné la France.

FV : Pour vous qui avez pratiqué le renseignement en URSS,


cette affaire représente une exception.
JL : Absolument, elle a surpris même les Américains.

FV : En 1981, vous regagnez la France et vous prenez votre


retraite.
JL : En effet, mon combat n’était pas terminé mais bien engagé !
Je l’ai poursuivi avec passion dans différentes situations. En
premier lieu, j’ai été le collaborateur du général Poirier, le
directeur de la revue Stratégie, pour laquelle j’ai rédigé un
certain nombre d’articles, essentiellement sur la doctrine
militaire soviétique, son évolution et l’état des forces armées
d’après ce que l’on pouvait en savoir. J’ai également travaillé à
l’IFRI et participé à la création du CEPS (Centre d’évaluation
prospective stratégique). Enfin, j’ai coanimé un séminaire de
recherche à l’EHESS. Mais ma principale activité se déployait
au sein de la société d’études et conseils AERO. Cela n’avait
rien à voir avec l’aviation, mais signifiait « Automation élec-
tronique et recherche opérationnelle ». Il s’agissait d’un
groupe d’une quarantaine d’ingénieurs, des civils pour la
plupart, qui réalisaient des études au bénéfice de l’état-major
des armées et du SGDN et, en particulier, une analyse des
armées soviétiques, de leurs possibilités, etc. En raison de mes
connaissances, ils ont été ravis de m’engager chez eux.

FV : Et finalement, en 1991, à la chute de l’URSS, vous vous


retirez dans le sud de la France, une fois votre « mission »
initiale accomplie.

343
La guerre froide secrète

JL : Exactement (rires), même si je continue de suivre d’un œil


attentif l’évolution de la Russie.

Graphique 1 : Autorités et organismes impliqués dans le domaine


du renseignement lors du premier séjour du général Laurent (1959-1962).

Graphique 2 : Autorités et organismes impliqués dans le domaine


du renseignement lors du deuxième séjour du général Laurent (1978-1981).
2. Quand la DST surveillait et arrêtait un réseau
d’espionnage est-allemand en France (1966-1967)

par Sébastien Laurent

Le 25 mai 1966, la DST procéda dans la plus grande discrétion


à l’arrestation de quatre ressortissants de l’Allemagne de l’Est.
Moins d’un an plus tard, les deux hommes et les deux femmes
étaient condamnés à des peines particulièrement lourdes par
la Cour de Sûreté de l’État (CSE). À l’origine cette juridiction
d’exception avait été créée en 1963 afin de poursuivre les diffé-
rents activistes qui entendaient continuer la lutte pour l’Algérie
française et notamment attenter à la personne du président de la
République. Les atteintes à l’autorité de l’État ne furent dès lors
plus jugées par les tribunaux militaires, mais par cette juridiction
spécialisée, de facto compétente pour les faits d’espionnage. Bien
que la plus grande part des affaires jugées par cette cour aient
relevé de l’activisme lié à la guerre d’Algérie, elle jugea, presque
chaque année jusqu’à sa dissolution en 1981, de deux à trois
cas d’espionnage. Pourtant au milieu des années 1960, la police
de contre-espionnage (DST) n’avait pas encore totalement iden-
tifié les moyens et les méthodes des réseaux des pays de l’Est.
En 1964, le jugement de Georges Pâques1 fut le premier grand
succès policier de la DST et judiciaire de la CSE en matière
de contre-espionnage. Deux ans plus tard, l’affaire Bammler-
1. Cf. la notice biographique consacrée à Georges Pâques, page 613.

345
La guerre froide secrète

Kranick dont il est ici question fut la seconde grande affaire de la


DST et de la CSE. La volonté de la DST de montrer son succès
et de faire œuvre pédagogique explique qu’elle ait choisi d’évo-
quer l’affaire au sein de la revue officielle du ministère de l’In-
térieur, la Revue de la Sûreté nationale, deux mois à peine après
la condamnation. Il s’agit pour la DST de faire montre de son
savoir-faire notamment dans la reconstitution des biographies
réelles des quatre agents des services spéciaux d’Allemagne de
l’Est envoyés en France pour pénétrer l’OTAN, après un premier
succès de l’un d’entre eux ayant réussi une pénétration au sein du
gouvernement militaire français de Berlin. L’article – anonyme
– montre la patience avec laquelle les services de la RDA ont
recruté les agents, les ont formés et rapprochés puis formés pour
des missions de pénétration conçues pour une longue durée.
On y retrouve des types relativement classiques d’agents : un
Allemand engagé dans la Légion étrangère française, des secré-
taires travaillant au sein d’institutions sensibles… En revanche,
b-a-ba d’un service comme la DST qui protège ses sources, l’ar-
ticle ne dit pas comment ils ont été détectés, surveillés, où ils ont
été arrêtés, ni ce qu’ils ont eu le temps de transmettre comme
renseignements à la RDA. Keep a secret secret.
Quand la DST surveillait et arrêtait un réseau d’espionnage

La fin d’un réseau


L’affaire Bammler-Kranick

1. – Introduction
Le 27 avril 1967, la Cour de Sûreté de l’État a condamné aux peines
suivantes :
– Peter KRANICK : 20 ans de détention criminelle,
– Renée KRANICK, née LEVIN : 14 ans de détention criminelle,
– Hans BAMMLER : 18 ans de détention criminelle,
– Marianne BAMMLER, née MUHLE : 12 ans de détention criminelle.
Ces quatre ressortissants allemands, agents des services de
Renseignement de l’Allemagne de l’Est, avaient été arrêtés par la D.S.T.
le 25 mai 1966.
Cette affaire a permis non seulement d’établir le bilan des activités de
ces agents secrets de la R.D.A. mais aussi d’en tirer des enseignements sur
les objectifs poursuivis et les méthodes employées.
Nous analyserons ci-après l’activité du couple Kranick, agents de rensei-
gnements chargés de pénétrer dans l’objectif, qui fut d’abord le gouverne-
ment militaire français à Berlin et ensuite l’O.T.A.N.
Puis nous verrons la formation, l’implantation et les activités du couple
Bammler.
Deux mises au point de nos connaissances sur la micro-photographie et
sur les émissions brèves situeront enfin ce cas particulier dans l’ensemble
de l’activité des services d’espionnage de l’Est.

2. – La vie tourmentée de Peter Kranick, ancien légionnaire


Peter Kranick est né à Berlin, le 21 octobre 1930.
Fils d’un ancien fonctionnaire de police de la République de Weimar, il a
vécu à Berlin jusqu’en 1939 puis à Hallenderg où son père avait été muté.
Il passe de l’école primaire à Berlin à l’école supérieure de Frankenberg
d’où il sort à la fin de la guerre sans diplôme. Il est apprenti boucher
jusqu’en 1948, date du divorce de ses parents.
De 1948 à 1950, il occupe plusieurs emplois dans une scierie. Puis sa
mère ayant regagné Berlin-Est où elle possède plusieurs immeubles, mais
ne voulant pas que son fils vienne la retrouver en secteur oriental, Peter
Kranick s’engage dans la légion étrangère en janvier 1951.

347
La guerre froide secrète

Il sert en Algérie, puis en Indochine. Titulaire de la croix de guerre des


T.O.E. et de plusieurs autres décorations, il est grièvement blessé à Dien-
Bien-Phu. Réformé, il est dégagé de toutes obligations militaires en mars
1955 et pensionné comme sergent à 85 %.
Il revient alors à Berlin en novembre 1954 où ses antécédents lui per-
mettent d’entrer aisément au gouvernement militaire français. Il y est
archiviste au service de presse Quartier Napoléon, à compter du 14 mars
1955.
Son pays natal a été écrasé et disloqué. Sa famille est dispersée.
Il a 25 ans. Il a été tour à tour boucher, charpentier, soldat glorieux de
sa patrie d’adoption. Soldat à nouveau vaincu, blessé, il est désormais can-
tonné dans un emploi subalterne. Il se livre aussi au commerce de voitures
d’occasion.

3. – Conversion
Que se passa-t-il dans sa tête lorsque deux ou trois mois plus tard il est
victime d’un accident de la circulation ? Une voiture école de la police
le renverse alors qu’il se rend chez sa mère en vélomoteur à Berlin-Est.
Un fonctionnaire du M.F.S1 (service d’espionnage de l’Allemagne de l’Est)
prévenu, le contacte, puis le revoit. Combien a-t-il fallu de rencontres pour
que Peter Kranick accepte de travailler pour les services de l’Allemagne
communiste ? Apparemment peu.
Quelques mois plus tard, en 1956, il adhérera au S.E.D2 (Parti socialiste
unifié). Ensuite, il signera un contrat avec la centrale M.F.S. et sera soumis
à une formation S.R. pour l’emploi des codes, la préparation des micro-
points et l’utilisation des carbones blancs.

4. – Activités d’espionnage
Au quartier Napoléon, les archives étaient situées à proximité de la
section politique, qui intéressait davantage les services de la D.D.R.3 que
les renseignements que pouvait fournir Kranick sur les mouvements de
troupes ou les noms et affectations des officiers français. C’est dans cette
direction en effet que fut axée la manipulation de cet agent, aussi long-
temps que le permirent les circonstances. La preuve en est que lorsque

1. Ministerium für Staatssicherheit.


2. Sozialistischer Einheitspartei Deutschlands.
3. Deutsche Demokratische Republik : République démocratique d’Allemagne
(Allemagne de l’Est).

348
Quand la DST surveillait et arrêtait un réseau d’espionnage

le service politique déménagea du quartier Napoléon, la centrale prit la


décision de le muter en France, les renseignements qu’il pouvait continuer
à glaner ne l’intéressant apparemment plus.
Ses services avaient néanmoins été appréciés, puisqu’il avait été promu
officier et décoré. Il dit avoir actuellement le grade de lieutenant-colonel
dans le M.F.S. et estime avoir perçu depuis le début de son utilisation par
ce service une somme globale de 50 millions de francs anciens.

5. – Transmissions
Recueillir des renseignements n’est rien, si l’on ne peut les transmettre.
Au début, il n’y avait aucune difficulté pour Peter Kranick, la circulation
étant libre entre les deux secteurs de Berlin. Il se rendait alors toutes les
semaines auprès de sa centrale. Après la construction du mur1, celle-ci lui
adressa un courrier, Bammler, alias Erick, qui lui apporta un appareil de
transmission à infra-rouge.
Pour utiliser cet appareil, Kranick avait loué un petit bout de terrain où il
prétendait faire du jardinage, à proximité de la frontière ; une petite hutte
lui permettait de procéder à ses manipulations.
Plus tard, la végétation ayant poussé, l’utilisation en devint impossible
en raison des obstacles qui s’intercalaient entre l’appareil et le récepteur
du côté Est.
On en revint à la formule du courrier Erick Bammler jusqu’au départ
pour Paris.

6. – Nouvelle vie – nouvelle mission


La vie privée de Peter Kranick n’est pas indépendante de sa mission.
S’étant séparé peu à peu de sa première femme, il avait fait, vers 1958,
la connaissance au G.M.F.B2. de Renée Levin qui travaillait comme rédac-
trice dans son service. L’attirance avait joué dès 1959, mais fin 1961, Levin
regagne Paris avec ses parents. De parents allemands, elle est née à Paris
où elle a fait toutes ses classes et elle pensionnée à titre de déportée par
le gouvernement ouest-allemand.
Il va la voir à Paris en décembre 1962, ne s’y plaît pas ; revient et
reprend du service au quartier Napoléon où il s’occupe du fichier (secret)
au 4e bureau, concernant le personnel français en poste à Berlin. Mais ce

1. Qui débuta en août 1961.


2. Gouvernement militaire français de Berlin.

349
La guerre froide secrète

travail n’intéresse pas sa centrale qui l’engage, puisqu’il a une carte de


résident privilégié pour la France, à s’y établir. Elle lui avance les frais de
voyage.

Le service secret de la D.D.R. facilite les formalités de son divorce,


accepte de payer une pension à son ex-femme qui s’installe comme ven-
deuse à Dresde.
Lui, sans attendre le divorce qui sera prononcé seulement en 1964 et
qui vit séparé de sa femme, gagne Paris en 1963 avec pour mission de
pénétrer à l’O.T.A.N. et la promesse qu’il sera le chef de ce réseau s’il réus-
sit à l’installer.
Celle qui sera sa future femme, Renée Levin, avec qui il se met en
ménage en 1963, avait trouvé un emploi à l’ambassade d’Allemagne
à Paris1 où elle s’occupe des dédommagements des israélites, puis des
légionnaires allemands emprisonnés après les événements d’Alger2. Tout
ceci n’intéresse pas le M.F.S.

7. – Comment un espion enrôle sa femme


C’est dans le courant de l’année 1963, avant son mariage avec Renée
Levin et alors que cette dernière était encore employée à l’ambassade
d’Allemagne à Paris, que Kranick met sa future épouse au courant de
ses activités au profit des services de renseignement de la D.D.R. et lui
demande de « travailler » avec lui.
Sur son acceptation, il l’emmène à Berlin-Est où il la présente à son chef
hiérarchique qui, l’ayant félicitée d’apporter sa collaboration au M.F.S. et
son aide à Kranick pour s’installer à Paris, la presse d’entrer à l’O.T.A.N.
C’est alors que Peter Kranick apprend que le père de Levin connaît un
certain Boker, lequel est le deuxième responsable de la section politique
de l’O.T.A.N. Il conseille à Renée Levin de lui écrire pour obtenir une
recommandation. Bien que muté à Bonn, Boffer l’adresse à son ancienne
secrétaire, Mme Schump-Schmets ; après les enquêtes de rigueur,

1. À l’ambassade d’Allemagne de l’Ouest (RFA).


2. À l’image de Peter Kranick, un nombre important de citoyens allemands s’étaient
engagés dans la Légion étrangère après 1945. À la suite du putsch d’avril 1961, plu-
sieurs unités de Légion furent dissoutes et des légionnaires en rupture de ban s’enga-
gèrent dans les commandos de l’OAS.

350
Quand la DST surveillait et arrêtait un réseau d’espionnage

Levin obtient satisfaction environ un an plus tard et quitte l’ambassade


d’Allemagne en février 1964.
Après deux mois au pool des dactylos, elle est désignée comme secré-
taire du briefing-officer au service de l’information (relations publiques) où
elle est encore en mai 1966.
Depuis 1963, Renée Levin a fait plusieurs voyages à Berlin-Est en com-
pagnie de son époux, lequel s’y rendait fréquemment utilisant, à plusieurs
reprises, une fausse carte d’identité de l’Allemagne de l’Ouest au nom de
Bauer. Elle y a rencontré, dans une villa appartenant aux services spéciaux
est-allemands, le supérieur de son mari qui lui a donné des précisions sur
la nature des renseignements intéressant la M.F.S.
Par ailleurs, après avoir accepté d’apporter sa collaboration, elle a
assisté régulièrement aux émissions radio codées destinées à Kranick et a
appris à les déchiffrer.

8. – Patience et universalité dans l’espionnage


Cependant, Levin, secrétaire du « briefing-officer » des relations
publiques à l’information, est amenée rapidement à faire aussi des tra-
vaux personnels pour le Comte R. Adelman, directeur de l’information au
secrétariat général de l’O.T.A.N.
En réalité, il apparaît bien que les services de la D.D.R. en sont encore,
en ce qui concerne Kranick et Levin, au stade de l’installation. Ils recom-
mandent à Kranick de trouver en France une situation, de monter une
petite entreprise, et lui remettent à cette fin 20 000 marks ; ils sont même
d’accord pour avancer une somme pouvant aller jusqu’à 10 millions de
francs anciens. Il s’agit essentiellement, pour les époux Kranick, de se faire
admettre tout en faisant l’apprentissage de la clandestinité. La centrale
demandera à Levin des renseignements biographiques sur les fonction-
naires qu’elle peut connaître, hauts et moins hauts. Une approche sur une
secrétaire sera envisagée. Ainsi avait procédé Georges Pâques avant de
livrer de plus pesantes fournitures.
Banalités pour le spectateur. Mais qui jugera que tel détail est insigni-
fiant ? Le service du M.F.S. lui, fait passer ces bavardages, qui lui donnent un
peu de l’atmosphère morale régnant à l’O.T.A.N., par le canal le plus com-
pliqué qui soit : les micropoints. Ainsi au moins s’assure-t-il une liaison invio-
lable pour le jour où quelque tension supprimerait les courriers irréguliers.
Ici, apparaissent les Bammler.

351
La guerre froide secrète

9. – Nachrichtendienst ist herrendienst « Le renseignement est un tra-


vail de seigneur »
Bammler Hans Joachim, alias Georg Wegner, est né à Berlin le 13 juillet
1925. Il est le fils du général Rudolph Bammler.
Le général R. Bammler, lieutenant en 1918, a été en 1938, chef de
section dans le service de contre-espionnage de l’amiral Canaris au Haut
État-Major de la Wehrmacht. Commandant militaire de Dantzig en 1940,
chef d’État-Major du corps expéditionnaire en Norvège, général de divi-
sion en 1943, il est fait prisonnier à la tête de la 12e division le 1er juin
1944. Il se serait livré à un travail antifasciste et participe au Comité pour
l’Allemagne libre1. Libéré en 1950, il est revenu s’installer en Allemagne
de l’Est à Postdam. Il a repris du service et il était général de brigade
des Vopos2 lorsqu’il a pris sa retraite à Erfurt, après avoir été directeur
de l’école technique pour officiers de chars à la K.V.P. Il est signataire de
tracts pro-communistes diffusés en R.F.A.
Hans Joachim avait fait ses études primaires et secondaires à Berlin
jusqu’en 1938. Puis à Vienne où son père avait été muté. Baccalauréat
en 1943, trois mois de travail obligatoire et il est affecté au régiment de
chars « Gross-Deutschland ». Combats en Lettonie jusqu’en février 1945.
De là, il est envoyé dans une école d’officiers à Pilzen (Tchécoslovaquie)
qui, à quelques jours de l’armistice, est constituée en régiment, les offi-
ciers instructeurs encadrent les élèves nommés au grade de lieutenant.
Fait prisonnier par les Américains, il est interné au camp de Weider.
Pour se faire libérer plus tôt, il prétend qu’il est ouvrier agricole et tra-
vaillera comme tel pendant un an à Cripendorf, en Thuringe. Ensuite, il
sera imprimeur à Stuttgart.
C’est en 1950 qu’il apprend que son père est prisonnier des Russes. Il
suit les cours d’ingénieur de l’école supérieure technique de Reutlingen,
puis rejoint son père à Postdam. Il tente, à nouveau, en vain, de reprendre
ses études d’ingénieur et part, en 1953, pour Berlin où il trouve un emploi
d’agent publicitaire au théâtre « Maxime-Gorki ».

1. Le Comité national pour une Allemagne libre fut créé en 1943 au sein des camps
de prisonniers allemands en URSS. Il regroupait des prisonniers et quelques militants
communistes ayant fui l’Allemagne avant le déclenchement du conflit. Ce comité joua
après la guerre un rôle important dans la formation de la RDA.
2. Volkspolizei : police de sûreté urbaine est-allemande.

352
Quand la DST surveillait et arrêtait un réseau d’espionnage

10. – Conversion de Bammler


« C’est à cette époque, dit Bammler, que peu à peu je me suis converti
au communisme. Les pièces de théâtre que je voyais, les conférences aux-
quelles j’assistais, m’ont convaincu que c’était là la meilleure idéologie. J’ai
adhéré au parti communiste en 1956 et depuis cette époque j’ai toujours
milité1. »
Une autre raison aussi forte sans doute s’ajoute à celle-là. « Après que
mon père eut été fait prisonnier par les Russes en 1944, ma mère a été
déportée au camp de Dachau. Il était en effet inadmissible au régime nazi
qu’un général ait pu être fait prisonnier. Ma mère ayant refusé de divor-
cer, elle a donc été déportée et est morte en 1945 des suites des sévices
subis. Les conditions dans lesquelles ma mère est décédée ont été pour
beaucoup dans le fait que mon père et moi-même avons choisi le camp
communiste. »

11. – Premier engagement à mi-temps dans le M.F.S.


Hans est parti du théâtre Maxime-Gorki, en juin 1957, à cause des intri-
gues qui y règnent. Il entre comme chef de publicité au Gastspielbühne,
puis comme organisateur de spectacle au Konzertgatspieldirektion à
Berlin, en septembre 1958.
C’est là, qu’en janvier 1960, le responsable du M.F.S. pour la direction
des spectacles s’est présenté à son bureau pour lui demander de collabo-
rer en rapportant tout ce qu’il savait sur le milieu des artistes. « J’ai accepté
immédiatement, comme c’était mon devoir. »
À la fin de l’année 1961, il a été mis en contact avec un autre agent du
M.F.S. qui, après lui avoir dit que le service était content de lui, lui a pro-
posé un travail plus engagé.
Il a servi alors de courrier clandestin entre Berlin-Est et Berlin-Ouest ; il
devait franchir le « mur » et entrer en contact avec un agent qui lui remet-
trait des renseignements. Ce furent ses premiers contacts avec Peter
Kranick. Ils devaient durer jusqu’à la fin 1962, époque à laquelle Kranick
est parti à Paris.

1. Il s’agit d’un extrait de son interrogatoire mené par la DST.

353
La guerre froide secrète

12. – Formation d’un illégal


Après le départ de Kranick, l’officier traitant de Bammler, le nommé
Werner, lui dit qu’il cherchait quelqu’un pour effectuer une mission en
France. Il s’agissait de s’installer à Paris pour diriger un réseau.
Hans Bammler était tenté, mais ne voulait pas partir sans sa femme.
Qu’à cela ne tienne : si elle est d’accord, le service est disposé à les
employer tous les deux. Lorsque Bammler eut convaincu sa femme, ils
furent invités à quitter leur emploi.
« Tout de suite après Werner a commencé notre instruction d’agent du
S.R. Cette instruction a duré pendant toute l’année 1963 et a porté sur-
tout sur l’O.T.A.N., son organisation, sa structure militaire et politique, son
but et son implantation en France. Tous ces cours que nous prenions, ma
femme et moi avaient lieu à notre domicile. Notre formation technique
nous a été donnée par trois autres agents du M.F.S. dont j’ignore les noms
et sur lesquels je ne sais absolument rien. Le premier était chargé de la
radio, le second du chiffre et le troisième de la photographie. Le technicien
radio nous a donné l’entraînement pour recevoir des messages chiffrés
et le photographe nous a appris surtout à photographier des documents
et faire des micropoints. Pendant ce temps, Werner nous a appris notre
“légende” nous apprenant à vivre avec notre nouvelle personnalité. C’est
ainsi qu’en 1963 je me suis rendu en Autriche pour connaître les endroits
où j’étais censé avoir vécu et en Égypte, en 1964, pendant trois semaines
environ, toujours pour parfaire ma légende. »
C’est cette légende à laquelle Bammler s’est tenu pendant les trois pre-
miers jours de son interrogatoire.
À la fin de l’instruction, on lui remit un passeport au nom de Wegner et
une carte d’identité au nom de Henkel.
Le véritable Wegner Georg vit toujours en D.D.R. et il a effectivement
vécu en Autriche dans les conditions décrites dans la légende. Mieux
encore : le passeport utilisé est également le sien sur lequel on a mis la
photographie de Bammler !

13. – Installation préparatoire


Le premier temps de la mission consistait à venir à Mulhouse, y trou-
ver du travail, s’y installer. Ensuite faire venir sa femme… et se marier à
Mulhouse. Une seconde fois ! Routine ? Renforcement du camouflage
avec de « vrais » papiers d’état-civil ?

354
Quand la DST surveillait et arrêtait un réseau d’espionnage

Les communications avec la centrale de Berlin-Est s’effectueront par


message radio fixé ; il répondra par « carbone blanc » dans un premier
temps.
Tout se passe comme prévu. Le couple, une nouvelle fois marié à Mulhouse
sous le nom de Wegner, est invité à envisager son installation à Paris. Ils
viennent passer huit jours de congés dans la capitale pendant lesquels ils
prospectent logement et travail, puis ils vont rendre compte à leur officier-
traitant à Berlin-Est le 15 juillet 1964 et celui-ci leur conseille de prendre le
logement qu’ils ont retenu à Noisy-le-Sec et leur donne une année pleine
pour s’installer complètement. Après une visite de quelques jours à leurs
parents, ils repartent sous une fausse identité, chacun de leur côté.
Lui, passera à Berlin-Ouest sous le nom de Henkel et à partir de Cologne
reprendra son identité de Wegner. Elle, quittera Berlin sous le nom de
Hoffman pour gagner la Suisse, puis rejoindra Mulhouse sous le nom de
Wegner.
Au mois d’août, le couple s’installe à Noisy-le-Sec et, en septembre,
Bammler commence à travailler à la Société Parisienne d’imprimerie et de
teinturerie à Pantin. Elle, va essayer de suivre les cours de l’Alliance fran-
çaise qu’elle abandonne à la fin de novembre.
De Noisy-le-Sec, puis de Neuilly-Plaisance où ils ont emménagé à la
fin de l’année 1964, ils ont repris les contacts avec la centrale de Berlin.
C’est l’épouse qui est chargée de prendre l’écoute radio toutes les deux
semaines, le dimanche soir à 22 heures.
En mai 1965, ils s’installent à Paris et sont prêts au travail : pénétrer
l’O.T.A.N.

14. – Mission sur l’O.T.A.N.


Les deux faisceaux, l’un formé du couple Kranick-Levin, l’autre formé du
couple Bammler, se retrouvent donc à Paris et la centrale de Berlin-Est va
pouvoir améliorer la sûreté de ses communications.
Ce n’est pas assez que les renseignements obtenus par Levin dans
l’O.T.A.N. soient recueillis par Kranick : on brouillera davantage la piste
en les faisant transiter par Bammler, qui les mettra en forme, les fera dac-
tylographier par sa femme pour les photographier et les transformer en
micro-points.
Le micro-points était glissé sous un timbre, l’accusé de réception arrivait
sous forme d’émissions radio en morse et codées.

355
La guerre froide secrète

15. – Fabrication des micro-points


La photographie montre un appareil spécialement conçu pour la
confection des micro-points ou plutôt des mikrat suivant la terminologie
allemande.
Le micro-point, proprement dit, nécessitait en effet un appareillage plus
compliqué comprenant un véritable microscope avec une technique de
prise de vue très délicate nécessitant une dextérité de spécialiste éprou-
vée. À l’autre bout de la chaîne l’exploitation de la reproduction microsco-
pique était également malaisée, la difficulté commençait par le repérage
du « micro-point » qui devenait trop souvent invisible ou indécelable.
Le mikrat ne nécessite que l’appareil présenté sur la photographie dont
les dimensions un centimètre et demi sur deux, permet un camouflage
facile et qui n’a besoin que d’une réglette fixe pour toute mise au point.
La pellicule est constituée par un petit disque d’un centimètre et demi
de diamètre qui peut recevoir douze images par simple rotation d’une
molette graduée. Les images sont découpées dans le disque et ramenées
à une dimension de l’ordre du millimètre, ce qui permet une maniabilité
suffisante tout en gardant des possibilités illimitées de camouflage : sous
un timbre, dans l’épaisseur d’une carte postale, un coin d’enveloppe, etc.
C’est un procédé de transmission à peu près inviolable et qui permet la
transmission facile des rapports qui peuvent être abondants. Son utilisa-
tion est devenue d’usage courant.

16. – Émission brève


Le seul inconvénient du micro-point ou du mikrat réside dans les délais
imposés par la poste, le risque de perte étant négligeable.
Les émissions radio ont l’avantage de l’instantanéité. Mais elles sont
indiscrètes. Tout le monde peut les entendre. Et même, si elles durent tant
soit peu, la goniométrie permet rapidement de repérer l’émetteur.
C’est pour éviter ce dernier inconvénient que les « émissions brèves »
ont été mises au point. Par un procédé mécanique simple, l’émission en
morse qui a été préalablement enregistrée sur une bande perforée ou sur
un fil magnétique passe à très grande vitesse dans l’émetteur.
L’émission normale, qui durait plusieurs minutes, est ainsi réduite à
quelques secondes (10 à 20).
À une oreille insuffisamment exercée, elle peut passer pour un bruit
de parasite. Il faut être en alerte permanente pour pouvoir la capter,

356
Quand la DST surveillait et arrêtait un réseau d’espionnage

l’enregistrer et ensuite la « traiter » pour rendre lisible les signes intercep-


tés. On obtient alors le message chiffré ; reste à briser le code dans lequel
il a été transmis pratiquement inviolable au décryptement.
Jusqu’à présent, ce moyen de communication est le plus rapide et le
plus sûr de tous. Les problèmes posés par le repérage de l’émetteur sont
loin d’être tous résolus. Et cependant on jugera de leur importance si l’on
imagine que les sous-marins atomiques emploient ce moyen, plus perfec-
tionné il est vrai, pour communiquer à leur base et que c’est seulement
pendant ces brèves secondes : 2, 3, 4, 5 au maximum, qu’ils peuvent être
repérés ! Nous y travaillons.
Ce moyen de communication, de l’agent vers sa centrale, donne toute
satisfaction et il semble que son utilisation soit de plus en plus répandue.
Les liaisons radio de la centrale vers l’agent, comme celles que rece-
vaient Kranick et Bammler, sont systématisées pour les agents secrets.
Le dimanche à 22 heures pour Kranick et le jeudi à 22 h 30 pour
Bammler, la centrale de Berlin-Est émettait un indicatif musical ou morse
suivi de séries de cinq chiffres sur une longueur d’onde et avec un type de
modulation propres à être reçus sur un récepteur radio grand public. Les
trois premiers chiffres donnent une indication de sur-chiffrement qui est
différente pour chaque agent. Ceux qui sont à l’écoute à ce moment savent
en l’entendant s’il y a un message pour eux. Les deux derniers chiffres leur
indiquent la minute à laquelle le message qui leur est destiné passera.
Aussi, tel jeudi à 22 h 28 avons-nous pu prendre un message destiné à
l’un de nos prisonniers et le déchiffrer grâce au code en notre possession.
À chaque émission, ce sont de cinq à quinze agents qui sont ainsi alertés
et reçoivent leurs consignes. Nous connaissons plusieurs centaines d’indi-
catifs ainsi utilisés.
La plupart répondent par lettre ou micro-points. Un nombre de plus
en plus grand répondent par émissions brèves au moyen d’appareils dont
la construction a dépassé le cadre artisanal et se miniaturisent de plus en
plus. Ceux que nous avons pu déceler dépassent largement la centaine !

17. – « Vigilat ne quiescant ».


Nous avons pu extraire un morceau de fil de ce grand réseau que nous
estimons comme à tâtons dans l’ombre, pour vous le montrer dans sa réa-
lité vivante. C’est en un sens un échec : mieux eût valu encore remonter
millimètre par millimètre vers les sources.

357
La guerre froide secrète

Mais si nous veillons, le partenaire de ce jeu subtil ne s’endort pas non


plus, et toujours sur l’alerte il sait déceler la moindre faille pour se mettre à
couvert. Avec regret nous avons dû, cette fois encore, le débusquer.
En laissant cet écho du combat souterrain se répercuter plus que de
coutume, nous n’avons pas tant voulu témoigner de notre veille, mais bien
plutôt vous montrer la réalité permanente des efforts adverses pour que,
vous non plus, vous ne vous endormiez pas.

Source : « L’affaire Bammler-Kranick.


La fin d’un réseau d’espionnage étranger en France »,
Revue de la Sûreté nationale, 11e année, n° 68,
juin-juillet 1967, p. 13-20.
3. Le contre-espion de l’affaire Farewell.
Entretien avec Raymond Nart

par Floran Vadillo

Entré en 1965 à la DST (Direction de la surveillance du ter-


ritoire, le service de sécurité français spécialisé en matière de
contre-espionnage, de contre-terrorisme et de protection du
patrimoine), Raymond Nart a réalisé l’intégralité de sa carrière à
la sous-direction chargée du contre-espionnage (puis du contre-
espionnage et du contre-terrorisme). « Russisant », l’homme s’est
imposé comme l’un des meilleurs officiers de contre-espionnage
français en matière de lutte contre les pénétrations soviétiques en
France, avant de devenir directeur adjoint à la DST, de 1987 à
1997, date de son départ à la retraite.
En 1979, un officier du KGB, Vladimir Vetrov, entre en
contact avec la DST et transmet au service les preuves irréfutables
du pillage scientifique, technique et technologique de l’Occident
par l’URSS. Jusqu’en février 1982, les documents transmis se
multiplient avant que ne cesse brutalement tout échange : il s’agit
de l’affaire Farewell, du nom que lui a attribué Marcel Chalet, le
directeur de la DST à l’époque. Naturellement, Raymond Nart
assure le traitement et la responsabilité de cette affaire, souvent
présentée comme l’une des plus grandes du xxe siècle en matière
de contre-espionnage. Désormais connue du grand public, l’af-
faire Farewell suscite toujours un intérêt soutenu et Raymond
Nart a accepté de livrer sa vision du dossier.
359
La guerre froide secrète

Floran Vadillo : Sous-directeur du contre-espionnage pen-


dant la guerre froide, vous vous êtes imposé comme spécia-
liste du monde soviétique à la DST. Mais pourquoi avoir
étudié le russe à l’orée des années 1950 ?
Raymond Nart : J’étudiais au lycée Pierre de Fermat à Toulouse
dans les années 1952-1953 lorsque Staline est décédé. Hélène
Pelletier, fille d’un ancien attaché naval à Moscou, y enseignait
le russe ; je ne la connaissais pas particulièrement. À l’époque,
nous étions entre cinquante et soixante étudiants en début
d’année, mais seulement cinq ou six à la fin, et Mme Pelletier
m’a pris sous sa protection ; j’ai donc présenté le russe en
langue vivante au baccalauréat et, malheureusement, n’ai pas
poursuivi mes études linguistiques à l’Institut d’études poli-
tiques de Toulouse, accaparé par la préparation du diplôme et
d’une licence de droit. En 1962, à la fin de mon service mili-
taire, après ma réussite au concours de commissaire de police,
j’ai réalisé mon stage pratique à Bordeaux1 ; à ce moment-là,
j’ai pris contact avec la DST et j’ai réactivé mes connaissances
de russe en m’inscrivant aux Langues Orientales2. Néanmoins,
trop occupé par mes activités à la DST, je n’ai pas passé les
épreuves pour l’obtention du diplôme. À l’époque, nous ne
jouissions pas des possibilités de détachement qui existent
aujourd’hui dans l’administration : je suivais les cours comme
je le pouvais, peu commodément. J’ai cependant réalisé des
progrès conséquents et, dans le cadre de l’affaire Farewell, je
disposais d’un vocabulaire technique et pouvais traduire en
première analyse. Naturellement, aujourd’hui, j’ai un peu
désappris.

1. À la sortie de l’école de Saint-Cyr-au-Mont-d’Or, les élèves commissaires ­devaient


réaliser un stage pratique en commissariat ; dans ce cadre, Raymond Nart a été affecté
à Bordeaux.
2. Raymond Nart s’est inscrit à l’Institut national des langues et civilisations orien-
tales (communément appelé « Langues O » ou « Langues Orientales »), établissement
français d’enseignement supérieur et de recherche chargé d’enseigner les langues et
civilisations extra-européennes.

360
Entretien avec Raymond Nart

FV : Pourquoi avoir choisi le russe en particulier ?


RN : Il me fallait une deuxième langue vivante. Je ne sais pas
pourquoi, je ressentais, dans mon entourage, une certaine
prévention, stupide et inexplicable, contre les Anglais. Mais
par la suite, j’ai regretté de ne pas avoir appris l’anglais. Peu
de possibilités s’offraient à moi : l’espagnol ne m’intéressait
pas car, ayant vécu dans une culture occitane, lorsque je vais
en Espagne, je n’ai pas de problème de compréhension. Le
russe paraissait plus exotique à l’instar du chinois aujourd’hui
pour les jeunes lycéens. Néanmoins, il ne s’agissait pas d’une
fascination pour le communisme, ma carrière prouve large-
ment le contraire.

FV : Pourquoi vous êtes-vous orienté vers la DST1 à la sortie


de l’école de police ?
RN : J’ai opté pour la DST parce que j’entretenais de bonnes
relations avec de jeunes policiers qui avaient obtenu le
concours de commissaire et intégré les services2. Or, ces
derniers recherchaient deux ou trois profils qui pouvaient
convenir à tel ou tel poste, et j’ai été recruté en raison de mes
connaissances en russe.

FV : À la DST, vous avez donc immédiatement intégré la


sous-direction chargée du contre-espionnage. Vous avez
d’ailleurs réalisé toute votre carrière dans ce domaine.
RN : Tout à fait. Au fur et à mesure que je progressais et montais
en grade, mes attributions s’étendaient : j’ai d’abord pris en
charge les pays soviétiques, puis tous les pays de l’Est ; ensuite,
j’ai coiffé le contre-espionnage et le contre-terrorisme3. Enfin,
en plus de l’opérationnel, je gérais l’administratif en qualité
de directeur adjoint, c’est-à-dire que je m’occupais de tout.

1. Direction de la surveillance du territoire, le service de sécurité français spécialisé


dans le contre-espionnage et le contre-terrorisme.
2. Sous-entendu : la DST.
3. Sur ce point, se reporter à l’entretien avec Rémy Pautrat.

361
La guerre froide secrète

FV : Dans le domaine du contre-espionnage, il semble que


pour débusquer les contradictions et les erreurs, vous ayez
fait de l’interrogatoire votre spécialité ?
RN : Ma spécialité est, en effet, l’interrogatoire. J’ai intensément
travaillé cette thématique – car il existe en réalité plusieurs
types d’interrogatoires – et je me révélai assez redoutable face
à de vrais espions mais également au niveau des enquêtes,
pour mettre des éléments en concordance, etc.

FV : A contrario, dans l’affaire Farewell, vous semblez n’avoir


mené ni enquête ni interrogatoire ?
RN : Il convient de revenir à la base du renseignement : vous
ne pouvez pas rester chez vous, les pieds sous la table avec
un téléphone, des papiers qui vous arrivent, les lire, et dire :
« Celui-ci est un espion, celui-là non. » Au contraire, le ren-
seignement s’impose comme une affaire de contacts humains,
il faut aller sur le terrain pour s’imprégner du contexte,
connaître l’adversaire et ses méthodes, discuter avec les gens
et, naturellement, recueillir du renseignement vivant. Il faut
acquérir une culture et aller chercher le renseignement là où
il est.

FV : Y compris dans les pays de l’Est ?


RN : Éventuellement, on s’éloigne alors quelque peu, du point de
vue juridique, de l’activité pure de sécurité et de contre-espion-
nage car celle-ci se développait en France et nous disposions
à l’époque d’une grande marge de manœuvre : nous interro-
gions des individus, allions à la rencontre d’autres, posions
des questions sur certaines personnes, nous recueillions du
renseignement. Le vrai renseignement de contre-espionnage
doit être exploitable immédiatement.
En outre, il s’avère appréciable et fécond que le directeur de
l’enquête lui-même s’implique. Si vous sous-traitez, vous ne
bénéficiez plus de la même vision, vous perdez en ressenti et
ne pouvez vous forger une conviction profonde.
362
Entretien avec Raymond Nart

Dans le cas de l’affaire Farewell, nous avions réalisé une enquête


au sujet de Vladimir Vetrov1 durant son séjour en France2 ;
lorsqu’il a regagné la Russie, je me suis interrogé sur l’opportu-
nité d’établir un contact avec lui car son principal interlocuteur
et ami, Jacques Prévost3, nous avait confié que Vladimir Vetrov
aurait souhaité rester en France. De sorte que sur sa fiche, j’avais
inscrit : « En cas de renseignement, prendre contact avec R23 »,
c’est-à-dire avec moi-même.
On ne peut donc pas avancer que l’affaire soit tombée du ciel
comme cela a été dit ; nous avions déjà repéré le personnage.
Mais nous n’avons plus entendu parler de lui avant qu’il n’adresse
des signaux en direction de Jacques Prévost.

FV : À quelle occasion ?
RN : En 1979 s’est tenue à Moscou une exposition technique
internationale. À cette occasion, Vladimir Vetrov a tenté
de revoir Jacques Prévost, mais en vain. Il est donc allé à
la rencontre d’un commercial français des Compteurs de
Montrouge, M. de Pohl, une vague connaissance depuis
son séjour parisien. Vladimir Vetrov lui remet une lettre
destinée à Jacques Prévost, mais son interlocuteur, effrayé,
la détruit immédiatement. Toutefois, de retour en France,
M. de Pohl signale l’incident à la DST – nous interrogions
toutes les personnes revenant de Moscou. Le même jour, je
reçois également le rapport de l’inspecteur de la ST ayant ren-
contré J. Prévost ; ce dernier confiait avoir reçu une lettre de
Vladimir Vetrov en provenance de Hongrie. Il avait profité

1. Vladimir Vetrov (1932-1985), officier du KGB, le principal service de rensei-


gnement et de sécurité de l’URSS, transmit à la DST de nombreuses informations
concernant l’espionnage russe dans le monde occidental (il s’agit de l’affaire Farewell).
En complément de ce témoignage, nous invitons le lecteur à consulter les ouvrages
d’Yves Bonnet, directeur de la DST de 1982 à 1985, Mémoires d’un patron de la DST,
Paris, Calmann-Lévy, 2000, 555 p., et de Gilles Ménage, L’œil du pouvoir I, Les affaires
de l’État, 1981-1986, Paris, Fayard, 1999, 877 p.
2. Entre 1965 et 1970, Vladimir Vetrov travailla à l’ambassade d’URSS à Paris.
3. Directeur des ventes de Thomson CSF en URSS.

363
La guerre froide secrète

du séjour en Hongrie de son beau-frère – un chanteur – pour


lui confier le soin de la poster.

FV : Pourquoi Prévost en particulier ?


RN : Parce qu’il savait que Jacques Prévost, chargé des questions
internationales et notamment de la Russie chez Thomson,
entretenait des relations avec la DST. Par ailleurs, à l’époque
où Vetrov vivait en France, leurs rapports étaient très étroits.

FV : Que disait cette lettre ?


RN : Très sibylline, elle ne laissait pas indifférent : « Prends
contact avec moi, c’est une question de vie ou de mort », ou
quelque chose d’approchant. Jacques Prévost a pressenti qu’il
fallait agir. Je l’ai rencontré et lui ai demandé s’il comptait se
rendre prochainement à Moscou. Comme il en revenait et
qu’il avait une charge de travail importante, il nous a recom-
mandé son représentant dans la capitale soviétique, Xavier
Ameil, prochainement de passage à Paris. Je mène évidem-
ment une enquête sur Xavier Ameil, et constate qu’il s’agit
d’un personnage très intéressant : polytechnicien en fin de
carrière, il avait mis au point des procédés de cryptement, j’ai
pensé que c’était l’homme idéal. Nous l’avons donc rencontré
quelques jours après et il a accepté de participer à l’opération.

FV : En quoi consistait précisément cette opération ?


RN : Prendre contact avec Vladimir Vetrov, comprendre ce qui
se passait : pourquoi voulait-il parler à J. Prévost et pourquoi
s’agissait-il d’une question de vie ou de mort ? Rien d’autre.
Nous avons repris l’enquête sur Vladimir Vetrov, concernant
son séjour en France, etc., et sommes parvenus à la conclu-
sion qu’il s’agissait probablement de quelqu’un qui voulait
« choisir la liberté1 » et revenir chez nous.

1. Raymond Nart fait allusion au livre du transfuge soviétique Victor Andreïevitch


Kravtchenko, J’ai choisi la liberté ! La vie publique et privée d’un haut fonctionnaire
soviétique, Paris, Self, 1947, violent réquisitoire contre l’URSS.

364
Entretien avec Raymond Nart

FV : Un futur transfuge ?
RN : Quelque chose comme cela. De retour à Moscou, Xavier
Ameil téléphone à Vladimir Vetrov et les deux hommes
conviennent d’une rencontre. Immédiatement, Vladimir
Vetrov lui remet un épais dossier que le représentant de
Thomson consulte chez lui. Il nous l’a transmis en utilisant le
canal de la compagnie, une sorte de circuit courrier par por-
teur utilisé par l’entreprise pour des contrats sensibles au sujet
desquels les commerciaux prenaient beaucoup de précautions
en termes de sécurité. Jacques Prévost nous a donc signalé la
réception du dossier.

FV : Que contenait-il ?
RN : Il s’agissait d’un plan de recherche de techniques avancées
dans le monde occidental. Indubitablement, nous étions en
présence de documents extrêmement importants en prove-
nance du KGB.
Pour l’anecdote, sachez que Xavier Ameil ne s’attendait pas
à recevoir cette masse de documents. Or, il devait se rendre
en Asie centrale. Il était très ennuyé : sa femme de ménage
faisant figure de collaboratrice du KGB, il ne pouvait pas
conserver les documents chez lui. Il les a donc emportés dans
son périple. Lorsque nous avons appris cela, plutôt effrayés,
nous avons alors décidé de trouver une solution afin de pour-
suivre cette affaire dans de meilleures conditions de sécurité,
de manière professionnelle, et en bénéficiant notamment de
l’immunité diplomatique1.
Je dois avouer que nous avons traité cette partie de l’opéra-
tion sans en informer les autorités de la DST – c’est-à-dire
Marcel Chalet2 – ; et cela, pour des raisons tout à fait circons-
tancielles ; je travaillais seul avec mon adjoint, Jacky Debain.

1. Élément confirmé dans l’entrevue accordée par Xavier Ameil au Figaro : Françoise
Dargent, « Espion malgré lui dans l’affaire Farewell », Le Figaro, 23 septembre 2009,
consultable sur Internet : http://www.lefigaro.fr/international/2009/10/01/01003-
20091001ARTFIG00001-espion-malgre-lui-dans-l-affaire-farewell-.php
2. Directeur de la DST de novembre 1975 à novembre 1982.

365
La guerre froide secrète

Finalement, un soir, j’appelle Marcel Chalet et je sollicite un


entretien. Accompagné de Jacky Debain, je lui présente les
documents :
« Monsieur, vous avez aujourd’hui sur votre bureau de direc-
teur de la DST, des documents qui viennent directement du
KGB.
– Vous plaisantez ! »
Il a tout examiné et a vite compris. Il m’a interrogé sur la
possibilité d’une opération d’intoxication ; j’ai répondu par
la négative en argumentant. Marcel Chalet, en grand profes-
sionnel, a très vite compris la dimension de l’affaire.

FV : Ressentiez-vous alors une forme d’excitation ?


RN : Non, pas à ce moment-là ; c’est à la lecture des premiers
documents que naît l’enthousiasme et que surgissent des
espérances. Ici, la satisfaction vient principalement de l’as-
sentiment du directeur qui nous donne carte blanche pour la
suite. Une affaire démarrait…

FV : Vous recevez donc ces papiers placidement ?


RN : J’ai trouvé ce cas très intéressant en lui-même, excitant,
bien sûr. Mais tant que l’affaire n’est pas expertisée, il vaut
mieux garder un certain recul. Nous ne nous situions qu’au
stade des prémices. J’avais un peu l’habitude, ma technique
consistait à ne pas me précipiter, bien au contraire. Un vieil
inspecteur principal, à Bordeaux, m’avait enseigné cela à
l’époque où j’étais jeune commissaire et très fougueux :
« Vous recevez un appel téléphonique dans votre bureau ; on
vous informe d’un meurtre. Que faites-vous ?
– Eh bien, j’y vais !
– Non, vous restez là et vous réfléchissez. Vous ne sortez dans
la rue et n’allez sur place que s’il y a des seaux de sang dans la
rue, pas avant. »
Naturellement, le conseil semblait un peu caricatural, mais
mieux vaut prendre son temps et savoir à l’avance ce que l’on
fera.
366
Entretien avec Raymond Nart

Donc quand nous avons pris connaissance du contenu des


documents provenant du KGB, nous étions très satisfaits de
disposer d’informations sur lesquelles nous fondions un cer-
tain nombre d’espoirs ; mais nous avons pu garder le secret
pendant trois mois entre nous. D’ailleurs que faire ? Doit-on
transmettre l’affaire au SDECE1 dont c’est le métier ? Sur ce
point, tout le monde a refusé.

FV : Pourquoi ?
RN : Parce qu’en premier lieu l’affaire n’était pas encore suffi-
samment expertisée et nous souhaitions voir de quoi il retour-
nait avec précision. J’ai donc incité Marcel Chalet à conserver
cette affaire par-devers lui. Il nous a octroyé l’autorisation de
poursuivre nos investigations à condition de nous adjoindre
les services d’un diplomate. Étonné par cette exigence, j’ai
immédiatement prétexté que j’avais un ami à Moscou, un atta-
ché militaire, ce qui nous dispensait de rechercher quelqu’un
au Quai d’Orsay. En effet, je connaissais bien Patrick Ferrant
qui m’avait rendu visite avant de prendre son poste. Marcel
Chalet a donc traité cela avec le chef d’état-major des armées,
Jeannou Lacaze, qui n’a opposé aucune objection ; il a pro-
posé de mettre Patrick Ferrant à notre entière disposition.
Quelque temps après devait se tenir à Paris une conférence
des attachés militaires, de sorte que, dans l’intervalle, Xavier
Ameil a rencontré Vladimir Vetrov à trois ou quatre nou-
velles occasions.
Plus nous recevions de documents, plus nous constations
qu’ils touchaient un secteur central du KGB. Comme l’a dit
Marcel Chalet, si nous avions imaginé recruter quelqu’un
du KGB, nous n’aurions visé ni la ligne politique, ni celle
des immigrés ou celle des illégaux, mais la ligne scientifique
et technique parce qu’elle rayonnait un peu sur tout, et

1. Service de documentation extérieure et de contre-espionnage, le service de ren-


seignement extérieur français, prédécesseur de la DGSE. Le SDECE aurait dû être,
par nature, en charge de cette affaire se déroulant à l’extérieur du territoire national.

367
La guerre froide secrète

constituait le cœur du système militaro-industriel de l’Union


soviétique.

FV : Vous disiez avoir argumenté pour convaincre Marcel


Chalet de l’impossibilité d’une manipulation orchestrée
par les Russes.
RN : En effet, mais la masse documentaire s’avérait suffisamment
éloquente par son ampleur pour constater la difficulté d’une
manipulation. Pour orchestrer pareille entreprise d’influence
et de désinformation, les Russes auraient dû créer quasiment
un service. Par ailleurs, nous ne partions tout de même pas de
zéro, nous avions repéré des noms d’espions connus de nous
ou de nos alliés.

FV : Une question plus personnelle : vous travailliez en perma-


nence sur des sujets extrêmement sensibles ; le soir, quand
vous rentriez à votre domicile, on vous imagine difficile-
ment raconter votre journée à votre épouse ou répondre à
ses questions.
RN : Alors là non ! Dans ce cas, elle se serait vite fait éconduire
(rires). Elle a été informée parce que je l’ai associée en tant
que de besoin à certaines opérations : lors de la mise à dis-
position du colonel Ferrant, nous le recevions à Paris sous
un prétexte officiel ; pour le former, nous avions besoin d’un
local autre que ceux de la DST et un proche nous a prêté son
appartement pendant la journée. Nous utilisions cet apparte-
ment du matin 9 h 30 jusqu’au soir 18 heures, et mon épouse
nous préparait les repas. Je lui confiais également la recherche
de cadeaux pour Patrick Ferrant, pour Madeleine, sa femme,
etc. Elle avait fini par comprendre qu’il se tramait quelque
chose d’important notamment lorsqu’a eu lieu l’expulsion
des Soviétiques1. Mon épouse ne m’a jamais posé aucune
question sur mes activités. Elle m’a aidé chaque fois que je
l’ai sollicitée.

1. Événement évoqué dans la suite de l’entretien.

368
Entretien avec Raymond Nart

FV : Ressentiez-vous de la frustration de ne pouvoir commu-


niquer avec votre épouse sur vos activités ?
RN : Non pas du tout, et elle non plus ; après un certain temps
de vie commune, elle s’est habituée à ne pas me voir rentrer
à des heures précises et à ne pas me poser de questions. Je la
prévenais lorsque je rentrais tard : « Aujourd’hui, nous ren-
controns les Anglais », etc. Je suis marié à une personne par
ailleurs bavarde, mais jamais au sujet de mon métier. Elle se
joignait également à moi pour certains types de manifesta-
tions, je ne la tenais pas complètement à l’écart. Pour mes
collègues, la situation était identique. Nos compagnes se
connaissaient d’ailleurs.

FV : Dans le monde du renseignement, votre amitié avec Jacky


Debain est quasi légendaire…
RN : Nous passions ensemble plus de temps qu’avec nos propres
épouses (rires).

FV : … cette nécessaire discrétion à l’égard de vos proches ne


renforce-t-elle pas l’amitié entre collègues ?
RN : Certainement, parce que nous pouvions échanger ensemble.
Jacky Debain a un tempérament différent du mien ; c’est un
homme prudent et sage, à l’inverse de moi qui suis d’un tem-
pérament fougueux. Ancien enseignant, Jacky jouit d’une
solide culture, probablement plus étendue que la mienne. Il y
avait entre nous une parfaite complémentarité.

FV : Revenons à la formation de Patrick Ferrant : en quoi


consistait-elle ?
RN : À l’été 1980, il a séjourné une semaine à Paris ; nous avons
décortiqué son mode de vie à Moscou pour essayer, sans chan-
ger ses habitudes, de trouver un moyen de faire de l’espion-
nage dans des conditions de sécurité optimales. Dans mon
idée, il fallait éviter que l’attaché militaire français ne soit pris,
en flagrant délit, en possession de documents émanant du
369
La guerre froide secrète

KGB. Il devait pouvoir parler avec la source, créer un rapport


amical de confiance mutuelle, mais sans aucun échange de
documents. J’ai immédiatement pensé à l’épouse de Patrick
Ferrant : en étudiant son parcours quotidien, nous avons
observé qu’elle réalisait ses courses au marché de la Vavilova.
J’ai interrogé Patrick Ferrant sur la possibilité d’impliquer
son épouse dans l’affaire.

FV : A-t-il hésité ?
RN : Pas du tout. Ni l’un ni l’autre n’ont hésité. Ils ont été abso-
lument admirables. J’ai dû, au contraire, les modérer.

FV : Comment la remise de documents s’effectuait-elle ?


RN : Patrick Ferrant avait acheté deux sacs de courses analogues,
Vladimir Vetrov et l’épouse de l’attaché militaire se rencon-
traient sur le marché de la Vavilova, s’embrassaient, posaient
à terre les sacs remplis de légumes, discutaient et puis chacun
repartait de son coté, emportant le sac de l’autre. Il n’y a pas
que les documents qui circulaient, Mme Ferrant a également
recueilli des échantillons du bouclier thermique de la navette
spatiale américaine et même des obus, des munitions russes.

FV : Comment tout cela parvenait-il, in fine, à la DST ?


RN : Patrick Ferrant les envoyait par le circuit de la valise diplo-
matique militaire qui arrivait au cabinet de Jeannou Lacaze.
À ce moment, le directeur du cabinet du général Lacaze me
prévenait et j’allais moi-même récupérer, boulevard Saint-
Germain, les documents. Je transmettais mes commentaires
et donnais des instructions par le même circuit. Transitaient
également des cadeaux et de l’argent pour couvrir les frais
engagés par P. Ferrant et arrondir quelque peu les fins de
mois de Vladimir Vetrov. Mais cela ne représentait pas de
grosses sommes.

370
Entretien avec Raymond Nart

FV : L’argent ne constituait pas sa principale motivation.


RN : Non pas du tout. Mais nous mettions seulement un peu
d’huile dans les rouages.

FV : Pendant toute cette période, les autorités politiques n’ont


pas été informées de cette opération.
RN : Exactement.

FV : Pourquoi n’avoir informé ni Christian Bonnet1, ni


Valéry Giscard d’Estaing2 ?
RN : Parce que l’opération était destinée à durer, à l’opposé de
ces personnalités qui étaient destinées à partir. Par ailleurs,
nous craignions des fuites qui, dans ce cas-là, se seraient tra-
duites par un peloton d’exécution pour Vladimir Vetrov à
Moscou. Nous demeurions alors très réservés, très peu de
personnes se trouvaient dans la confidence et nous savions
par expérience qu’en référer à des cabinets ministériels expose
à coup sûr à des fuites. Lors de mon premier entretien avec
Marcel Chalet, nous avons décidé de ne rien dire à personne.
Il n’accordait aucune confiance à l’entourage du ministre de
l’Intérieur du temps de Giscard. Nous savions également que
l’élection présidentielle s’annonçait serrée. Dès le début de
l’année 1981, nous avions reçu des analyses très fines réalisées
par les Japonais, les Britanniques et par le KGB lui-même
qui donnaient Mitterrand3 vainqueur. Par conséquent, nous
avions anticipé la victoire de la gauche aux présidentielles.
Lorsque François Mitterrand a été élu président de la
République le 10 mai 1981, Marcel Chalet a tenu à informer
le nouveau ministre de l’Intérieur, Gaston Defferre4 qui lui a
demandé de présenter l’affaire au chef de l’État le 14 juillet.

1. Ministre de l’Intérieur de 1977 à 1981.


2. Président de la République de 1974 à 1981.
3. Président de la République de 1981 à 1995.
4. Ministre de l’Intérieur de 1981 à 1984.

371
La guerre froide secrète

FV : Pourquoi rompre le silence dès mai 1981 dans ce cas ?


RN : Nous étions lancés avec une nouvelle équipe gouvernemen-
tale et Gaston Defferre avait donné des garanties de secret :
l’affaire devait n’être connue que du président et de lui-même.
En ce qui concerne l’hypothétique volonté des socialistes de
supprimer la DST, personne n’était très inquiet au service.
FV : Vous présentiez donc l’argument imparable plaidant en
faveur du maintien du service.
RN : Oui, enfin on connaissait les socialistes : comme toujours,
dans l’opposition, ils suppriment tout ; mais au pouvoir, ils
comprennent l’utilité de certains services.
FV : Comment François Mitterrand réagit-il lors de la réu-
nion du 14 juillet 1981 ?
RN : Mitterrand a donné son autorisation pour que nous pour-
suivions et que nous informions les Américains : en effet,
en juillet 1981, 70 % des documents en notre possession
concernaient les États-Unis. Après la rencontre Mitterrand-
Reagan1 à Ottawa2, Marcel Chalet s’est rendu une première
fois aux États-Unis – je l’accompagnerai pour les voyages sui-
vants –, il a rencontré George Bush père3, alors vice-président
et ancien directeur de la CIA, ainsi que William Casey4 pour
leur présenter un échantillon édulcoré de documents. Les
Américains nous ont donc proposé leur aide, que nous avons
acceptée, notamment sur le plan technique. Car Vladimir
Vetrov remettait des documents bruts et souhaitait parfois les
récupérer rapidement, le lendemain matin par exemple ; en
d’autres occasions, il signalait qu’il n’y avait aucune urgence.
Se posait donc un problème de stockage des documents ;
Mme Ferrant les lui restituait après photographie ou après que
1. Président des États-Unis de 1981 à 1989.
2. Lors du septième sommet des pays industrialisés les 20-21 juillet 1981.
3. Homme politique américain, directeur de la CIA entre 1975 et 1976, vice-prési-
dent des États-Unis entre 1981 et 1989 puis président de 1989 à 1993.
4. Directeur de la CIA, le principal service de renseignement extérieur des États-
Unis, de 1981 à 1987.

372
Entretien avec Raymond Nart

son mari en avait effectué la synthèse, pour certains. Mais


il s’avérait impensable que Patrick Ferrant continue de stoc-
ker de tels documents chez lui : il avait cinq enfants et deux
femmes de ménage très proches du KGB qui restaient parfois
seules dans l’appartement.
Les Américains ont proposé de nous fournir deux exemplaires
d’un appareil photographique très petit et pratique mais dont
les pellicules se révélaient difficiles à développer par d’autres
qu’eux-mêmes. Nous avons donc envoyé un inspecteur aux
États-Unis pour suivre un stage de formation au maniement
de ces appareils ; il est revenu avec les appareils et un stock de
pellicules.
L’appareil mesurait la taille d’un pouce, de couleur noire,
très discret, pouvant se cacher dans la paume de la main ;
la difficulté résidait dans le respect de la distance focale, très
précise. L’astuce a consisté à utiliser une aiguille au bout d’un
fil pour indiquer la distance optimale ; ainsi, Vladimir Vetrov
pouvait-il photographier les documents dans son bureau. Si
quelqu’un entrait de manière inopinée, il lui suffisait de fer-
mer le poing et de feindre de coudre un bouton. Pour cette
raison, sur toutes les photographies des documents on peut
observer une aiguille qui indique en réalité la distance focale
précise. Le retour en France de Patrick Ferrant s’imposait
pour que l’inspecteur initié au maniement de l’appareil le
forme afin que lui-même l’enseigne à Vladimir Vetrov, dans
sa voiture. Dans le cadre de cette nouvelle procédure, seules
transitaient par le sac à provisions de Mme Ferrant les cas-
settes pour les appareils. Il y en avait trois ou quatre à chaque
fois. Les livraisons étaient irrégulières parce que Vetrov, plu-
tôt indiscipliné, faisait un peu n’importe quoi. Lorsque nous
avons évoqué avec lui le problème de sa sécurité et cherché à
lui imposer quelque rigueur, il a rétorqué : « Fichez-moi la
paix ! La sécurité, c’est mon problème ! » Il ne voulait pas en
entendre parler ! « Je sais ce que j’ai à faire ; si je suis surveillé,
je le saurai ; ne vous occupez pas de cela », se défendait-il.
373
La guerre froide secrète

FV : À quel moment cette relation s’est-elle interrompue ?


RN : Le 23 février 1982, il n’y a pas eu de contacts. Cela n’était
pas obligatoirement inquiétant, un imprévu peut toujours
survenir ; dans ce cas de figure, on prévoit toujours des ren-
dez-vous de rattrapage. Mais à nouveau, Vetrov ne s’est pas
présenté. Son silence durable nous interrogeait énormément ;
Patrick Ferrant, sachant où il habitait, a tenté de le joindre,
mais en vain.

FV : Pensiez-vous que le KGB avait fini par repérer sa


­trahison ?
RN : Dans un premier temps, je l’ai pensé. D’ailleurs, quand je
m’entretenais de l’affaire avec Désiré Parent1, il me confiait
souvent ses inquiétudes : « Raymond, un jour cela finira très
mal, nous allons avoir un problème ». Ce à quoi je répondais :
« Il faut planifier le problème, il faudra démonter l’opéra-
tion, anticiper tout cela. » Vers le mois de juin 1982, Marcel
Chalet m’invite à déjeuner et m’informe qu’un ami améri-
cain s’occupant de l’affaire Farewell à la CIA souhaite nous
parler. Après les salutations d’usage, Marcel Chalet entame
la conversation : « Raymond, notre ami m’a raconté une
histoire un peu curieuse ; pouvez-vous lui révéler le nom de
Farewell ? »

FV : Ce qui signifie que Chalet lui-même ne connaissait pas


le nom de Vetrov alors même qu’il avait inventé le nom de
code de l’affaire ?
RN : C’est exact. Lors des débuts de l’affaire, il avait choisi un
nom anglais pour orienter les recherches sur les Américains
en cas de fuites. Mais il ne connaissait pas le nom de Vetrov,
chose naturelle et preuve de son grand professionnalisme en
matière de contre-espionnage. Je révèle donc le nom. Je n’ai
pas le souvenir que l’Américain ait réagi mais il m’a raconté
placidement qu’un officier du KGB avait assassiné un homme
1. L’un des hauts responsables de la DST, supérieur direct de Raymond Nart.

374
Entretien avec Raymond Nart

et poignardé sa maîtresse au cours d’une rixe ; il se nommait


Vladimir Vetrov et se trouvait en prison. Sur le moment,
considérant le rocambolesque de l’affaire, je n’y ai pas cru.
Après réflexion, nous avons tout de même pris des mesures de
précaution. J’ai interdit à Patrick Ferrant d’entrer en contact
avec Vladimir Vetrov et à Jacques Prévost de retourner à
Moscou – il n’en avait pas l’intention. Ce dernier a tout de
même téléphoné à l’épouse de Vetrov. Après une très brève
conversation, celle-ci a raccroché, refusant de communiquer
des nouvelles de son mari. Nous avons donc pris la décision
de démonter l’opération et de rapatrier la famille Ameil, en
premier lieu, parce qu’elle ne bénéficiait d’aucune protection.
Par la suite, au cours de l’été, ce fut le tour de Patrick Ferrant,
le plus naturellement du monde puisque les familles des atta-
chés militaires quittaient généralement Moscou en juillet.

FV : Avez-vous la conviction que Vetrov n’a pas été empri-


sonné en raison de sa trahison ?
RN : Le KGB ne l’a véritablement su qu’a posteriori : je vous rap-
pelle que Vladimir Vetrov a poignardé sa maîtresse, chef du
bureau des traductions ; en dépit du règlement, elle lui com-
muniquait des documents, par la suite retransmis à la DST.
Était-elle totalement informée, partiellement ou avait-elle des
doutes ? Je pense qu’elle supputait d’abord un trafic parce que
nous avons acheté un manteau de fourrure synthétique pour
elle, et d’autres cadeaux encore. Nous envoyions également
de nombreuses bouteilles de whisky à notre attaché militaire
qui les distribuait aux miliciens afin d’éviter une surveillance
trop étroite, et à Vladimir Vetrov qui organisait des apéritifs
dans son bureau dans le but de faire parler ses collègues. Tout
cela paraissait un peu curieux. Mais il ne faut pas croire qu’il
était ivrogne ; non, comme tous les Russes, il aimait bien
boire. Cependant, impulsif et indiscipliné (comme en témoi-
gnent divers incidents dans sa carrière), il n’avait, à mon avis,
pas sa place dans une organisation telle que le KGB.
375
La guerre froide secrète

Sa maîtresse suspectait donc quelque chose ; après que


Vladimir Vetrov l’a poignardée, le KGB l’a questionnée puis
nous n’en avons jamais plus entendu parler. Au procès, elle
n’est même pas intervenue. Il faut donc en tirer la conclu-
sion qu’elle était complice ; or, bien que témoin à charge dans
l’instruction, elle n’a pas été inquiétée par la suite.
De la même manière, la femme de Vladimir Vetrov et son fils
connaissaient ses activités puisque nous avions prévu, à une
certaine époque, qu’ils s’installent en France ; mais Vetrov
n’a pas donné suite. Par ailleurs, après la rixe, il rentre chez lui
couvert de sang ; affolés, son épouse et son fils font disparaître
l’appareil photographique américain et les cassettes ; plus
tard, elle s’en est ouvert à des journalistes. Vladimir Vetrov
écrivait également des lettres à sa femme pour la rassurer :
« Ne t’inquiète pas, le principal n’a pas été découvert, etc. ».
Enfin, à l’issue de son procès, Vladimir Vetrov a été empri-
sonné. À ce moment précis, il semblerait que le KGB ignore sa
trahison. Personnellement, je pense qu’ils le soupçonnaient,
mais sans idée précise. Le KGB n’a rien tenté en raison du
climat très détérioré qui régnait à l’intérieur du service à cause
des multiples défections vers les États-Unis. Une nouvelle
défection n’arrangeait donc rien ; à mon sens, ils ont étouffé
l’affaire pour des raisons politiques.
Au cours de l’été 1982, le KGB a tenté des manœuvres d’ap-
proche de Jacques Prévost par le biais de Mme Vetrov ; celle-ci
lui a adressé une lettre, requérant sa présence à Moscou ; je le
lui ai formellement interdit, le menaçant même de lui retirer
son passeport.
En définitive, Mme Vetrov, témoin à charge, a collaboré avec
le KGB et n’a donc pas été inquiétée.

FV : Comment connaissez-vous tous ces détails ?


RN : Grâce au transfuge Vitali Iourtchenko, un officier du KGB
récupéré et interrogé par les Américains à Rome et qui a,
entre autres choses, évoqué cette affaire. Puis, il a prétendu
376
Entretien avec Raymond Nart

qu’aux États-Unis, on ne lui a pas réservé de traitement de


faveur alors qu’en Russie les colonels du KGB étaient consi-
dérés comme des seigneurs. La CIA l’a confié à un débutant
et un soir, au cours d’un repas dans un restaurant, le Russe
s’est absenté pour aller aux toilettes et en a profité pour fuir,
se rendre à l’ambassade soviétique qui l’a rapatrié à Moscou.
Il s’agit d’une histoire stupéfiante mais vraie. Il avait participé
à l’enquête du KGB sur la trahison de Vetrov.

FV : Vous avez dit avoir travaillé à plein temps sur cette


affaire ; que s’est-il passé pour vous quand la source s’est
tarie ?
RN : Nous avons véritablement commencé à travailler et réalisé
pendant des années l’exploitation des documents.

FV : À plein temps ?
RN : À plein temps pour la plupart d’entre nous ; par ailleurs,
nous avions associé le SGDN1 à nos travaux et attendions du
général Rhenter2 qu’il nous fournisse des appuis techniques
(des ingénieurs militaires en l’occurrence). Notre princi-
pale tâche consistait à prendre des mesures pour empêcher
le pillage technologique et informer en tant que de besoin
les services étrangers. C’est ce qu’a fait Yves Bonnet. Car
Vladimir Vetrov, un soir de permanence, avait recopié sur
un cahier d’écolier la liste complète des officiers de renseigne-
ment scientifique et technique du KGB dans le monde entier.
Il convenait donc de mettre en œuvre leur neutralisation,
notamment aux États-Unis. Il s’est agi d’une deuxième phase
qui n’a pu débuter qu’une fois l’opération démontée et une
fois la certitude acquise que Vetrov n’avait aucune chance de
s’en sortir, qu’il allait être fusillé.

1. Secrétariat général de la défense nationale (aujourd’hui Secrétariat général de la


défense et de la sécurité nationale), service du Premier ministre chargé de l’assister
dans l’exercice de ses responsabilités en matière de défense.
2. Général à la tête du SGDN de 1977 à 1983.

377
La guerre froide secrète

FV : L’expulsion des quarante-sept diplomates soviétiques


accusés d’espionnage en avril 1983 participe-t-elle de la
phase d’exploitation ?
RN : Tout à fait, avec certes une forte dimension politique, mais
il s’agissait de mesures de contre-espionnage pour mettre à
bas la ligne scientifique et technique du KGB. Sous la respon-
sabilité d’Yves Bonnet, j’ai établi cette liste soumise à François
Mitterrand, lequel a jugé que nous avions eu « la main un peu
lourde ». Il a fallu également sensibiliser les milieux indus-
triels français aux risques de l’espionnage industriel.

FV : Précédemment vous avez évoqué les appareils photogra-


phiques dont le développement s’avérait complexe, de sorte
que seuls les Américains pouvaient s’en charger. Cela signi-
fie-t-il que la CIA a obtenu l’intégralité de la production
de Vetrov ?
RN : Non, car nous avons réalisé des tests ; nous nous sommes
rendus chez Kodak pour obtenir des révélateurs spéciaux et
nous avons développé nous-mêmes les photographies, dans
notre centre de la région parisienne, très bien équipé. Les
Américains avaient voulu contrôler l’affaire mais, en fin de
compte, ils n’ont rien contrôlé du tout ; nous leur avons
transmis uniquement ce que nous souhaitions, ce qui les
concernait. Contrairement à ce qui a été avancé par la suite.

FV : Peu de temps après l’expulsion des diplomates, le pré-


sident de la République avait acquis la conviction que
l’affaire Farewell correspondait à une manipulation de la
CIA. Comment ressentiez-vous ce désaveu ?
RN : À partir de l’affaire Farewell, les Américains ont lancé l’Ini-
tiative stratégique de défense (IDS), la « guerre des étoiles »,
etc. La volonté de Reagan de mettre à bas le communisme a
été confortée par tous les documents transmis à la CIA, par le
fait que le KGB ait notamment récupéré les plans d’un avion
furtif, etc. Le président Mitterrand, quant à lui, ne disposait
378
Entretien avec Raymond Nart

pas des moyens de mener pareille politique ; il ne pouvait


compter sur l’appui de toute l’industrie, ni sur l’avantage de
toutes les technologies qui ont permis aux décideurs améri-
cains de pousser l’avantage. François Mitterrand a constaté
que Ronald Reagan tirait le plus grand profit d’une affaire
dont la DST était à l’origine.

FV : L’affaire Farewell demeure, selon vous, d’une ampleur


inégalée.
RN : Bien sûr ! Mais Vetrov ne correspond pas à un cas isolé,
il est représentatif d’un ensemble de Russes qui pensaient
comme lui. Au fond, il existe différentes catégories de trans-
fuges : les transfuges physiques, cent cinquante personnes au
maximum, les transfuges idéologiques (ceux qui restent en
Russie mais dont l’esprit a choisi la liberté), les saboteurs qui
dérèglent la machine soviétique1 et les imposteurs (ceux qui
transmettent des informations erronées). Vladimir Vetrov a
été le révélateur le plus significatif du décrochage du système
militaro-industriel de l’URSS, participant ainsi au délitement
de l’ensemble du système communiste.

1. À titre d’exemple, se reporter à la biographie de Viktor Orekhov par Nicolas


­Jallot, Viktor Orekhov : un dissident au KGB, Paris, Stock, 2011, 234 p.
4. Le cône Sud au temps des dictatures.
Entretien avec Pierre Latanne

par Jean-Pierre Bat

En 1952, ayant terminé son service militaire à Pau avec le grade


d’aspirant après avoir suivi à l’École des troupes aéroportées
(ETAP), alors basée au camp d’Idron, un peloton d’EOR (élèves
officiers de réserve), Pierre Latanne se porte volontaire pour ser-
vir en Indochine en qualité d’officier de réserve en situation d’ac-
tivité (ORSA) avec le grade de sous-lieutenant. Il est affecté dès
son arrivée à Hanoï au 3e bataillon de parachutistes coloniaux
(3e BPC) devenu en août 1953 le 5e bataillon de parachutistes
vietnamiens (5e BPVN). Parachuté deux fois sur Dien-Bien-Phû
(22 novembre 1953 et 14 mars 1954), il y est gravement blessé
le dernier jour de la bataille (7 mai 1954) et capturé le même
jour par le Viêt-minh. Libéré en septembre 1954, il connaît une
longue période d’hospitalisation. En raison de ses blessures aux
jambes, il est déclaré inapte aux troupes aéroportées. En juillet
1956, volontaire pour servir en Algérie, il intègre le 6e bataillon
de tirailleurs algériens avec lequel il effectue deux séjours (1956-
1959 et 1961-1962), terminant ses campagnes algériennes avec
le grade de capitaine. En septembre 1962, après l’indépendance
algérienne, son unité étant appelée à être dissoute, il se porte can-
didat pour servir au SDECE qu’il rejoint le 5 novembre 1962.
381
La guerre froide secrète

À l’issue d’un stage de formation, il est affecté au SR, secteur


« Monde libre ». Il y passe vingt-huit ans.

Jen-Pierre Bat : Vous êtes officier au SDECE depuis la fin


de la guerre d’Algérie. En 1975, lorsqu’on vous propose
de partir en Amérique latine pour le compte du secteur
« Monde libre », quelle est votre situation professionnelle,
morale et quelle est l’insertion du secteur « Monde libre »
dans le paysage du service ?
Pierre Latanne : En 1975, j’avais déjà vingt-quatre ans de ser-
vice dont treize ans de présence au SDECE. J’avais intégré le
service en 1962, à la fin de la guerre d’Algérie, en posant sim-
plement ma candidature suite à une note de service qui avait
paru, recherchant des officiers ayant un profil correct pour
rentrer au SDECE. Après quelques années passées au service,
en particulier à Toulouse où j’avais pour mission de faire du
renseignement sur les milieux républicains espagnols, sur les
Basques et bien d’autres choses (missions CE), j’avais effectué
un séjour en Espagne de 1969 à 1972 comme adjoint du chef
de poste. Je m’étais familiarisé avec la méthode de recherche
de renseignement, la vie en poste à l’extérieur, les précautions
à prendre et surtout j’avais pris l’habitude d’avoir des contacts
réguliers avec les services de renseignement « amis » qu’étaient
les services espagnols. Ils avaient à l’époque un service de ren-
seignement qui s’appelait la Segunda Bis, tristement célèbre
pour ses méthodes expéditives. Une sorte de KGB d’extrême
droite. Ses membres étaient des inconditionnels de Franco.
Tous leurs efforts portaient sur la lutte contre les Basques et
les communistes. Ils me semblaient toujours excessifs dans
leurs raisonnements car ils voyaient des communistes partout.
Le poste de Madrid couvrait l’Espagne et le Portugal et je
m’étais familiarisé avec les deux langues. En 1975, lorsque
l’on me propose de partir au Brésil, j’accepte volontiers, me
sentant à peu près à l’aise pour refaire globalement le travail
que j’avais déjà fait à Madrid. J’avais donc simplement pris
382
Entretien avec Pierre Latanne

des cours intensifs de portugais pour améliorer les connais-


sances que j’avais déjà et j’ai passé, avec succès, le 2e degré
militaire de langue portugaise avant de partir. Ce n’était pas
très difficile. Je suis donc parti en juillet 1975, pour Rio, en
qualité de chef de poste.

JPB : Avant 1975, vous ne saviez pourtant pas du tout que vous
partiez pour l’Amérique latine. Aviez-vous des connais-
sances ou des contacts établis au préalable sur ce continent ?
PL : Non, je ne savais pas que je partais en Amérique latine mais j’ai
apprécié cette affectation de choix. D’autant plus qu’on m’avait
promis le Mexique. J’avais un camarade, chef de poste à Mexico,
qui, avant de quitter le pays, a fait un rapport catastrophique
sur les conditions de vie là-bas, sur le peu d’intérêt du poste et
sur la qualité médiocre des sources en place, moyennant quoi le
service avait décidé de fermer le poste du Mexique. Je me suis
alors retrouvé sans l’affectation prévue. Mon chef de secteur m’a
rassuré de suite en me disant que si ce n’était pas le Mexique, ce
serait le Brésil. Alors dès la fin de l’année 1974, mon nom avait
été retenu pour partir au Brésil en 1975 par la commission d’ap-
titude qui se réunit chaque année pour désigner ou étudier les
candidatures à une affectation extérieure. Mon nom n’avait fait
l’objet d’aucune objection et a été retenu sans problème.

JPB : Par Brésil, vous entendez en fait le secteur Argentine-


Brésil-Uruguay-Paraguay dont le poste est basé à Rio ?
PL : En fait le poste du Brésil, le seul existant pour l’Amérique
latine, a juridiction sur toute l’Amérique du Sud, mais il s’agit
d’une juridiction un peu illusoire parce qu’il n’était pas ques-
tion de sillonner un si vaste continent dont la superficie doit
être une quarantaine de fois celle de la France. C’est beau-
coup trop grand. Avant le départ, j’ai suivi un stage et les
responsables du service qui m’ont reçu ont insisté sur le fait
que mon activité se résumerait essentiellement au Brésil et
sur les trois autres pays du Cône Sud où je devais me rendre
383
La guerre froide secrète

régulièrement : l’Argentine, l’Uruguay et le Paraguay. Parmi


ceux qui m’ont brieffé figurait le colonel Jeannou Lacaze qui
a terminé sa carrière comme général d’armée, chef de l’état-
major des armées et par la suite député européen.
Je débarque à Rio. Je ne sais pas si vous vous rendez compte
mais quand on débarque à Rio, on arrive dans une ville qui fait
rêver une grande partie de la planète avec sa musique, son car-
naval, son football, Pelé… Vous avez l’impression de rêver. Le
premier dimanche, sur la plage de Copacabana au mois d’août,
nous étions avec ma femme et mes trois enfants. C’était l’hiver
austral, il faisait 20 degrés et effectivement tout le monde se plai-
gnait du froid (sourire). Le poste du SDECE était installé à Rio,
au consulat de France que tout le monde appelait à l’époque,
et appelle toujours, « la Maison de France ». Je disposais là de
trois pièces spacieuses, d’un adjoint et de deux secrétaires. Mais
la vie à Rio ne devait pas durer. J’ai loué un appartement pro-
visoire car il était prévu de transférer le poste de Rio à Brasilia,
nouvelle capitale du Brésil depuis le début des années 1960. En
conservant toutefois une antenne à Rio. Les fonctionnaires et
militaires brésiliens rechignaient à s’installer à Brasilia compte
tenu de la configuration de la ville, de la tristesse de l’environ-
nement, de l’éloignement de tout. L’ambassade de France avait
donné l’exemple car elle avait été une des premières à se transfé-
rer à Brasilia ; le poste SDECE de Rio a également déménagé fin
août 1975 pour les locaux de la nouvelle ambassade construite
à Brasilia qui était un magnifique bâtiment très fonctionnel. Le
précédent chef de poste fixé à Rio se limitait durant les trois der-
niers mois de son séjour à effectuer un voyage hebdomadaire à
Brasilia pour assister aux réunions de l’ambassade. Il était prévu
que le poste ne déménagerait que lors de mon arrivée.

JPB : L’administration, la fonction publique et l’état-major


brésiliens sont déjà à Brasilia ?
PL : En grande partie, oui. Cependant il y en avait encore
qui refusaient d’habiter définitivement dans la nouvelle
384
Entretien avec Pierre Latanne

capitale, préférant effectuer la navette (pont aérien) entre


Rio et Brasilia. Leurs journées continues leur permettaient
de ne travailler que quatre jours par semaine. On l’imagine
mal, et pourtant j’ai connu quelques personnes qui faisaient
ce choix pour ne pas vivre à Brasilia. Actuellement Brasilia
est devenue une vraie ville où la vie est agréable et qui offre
certains avantages. Les gens ont fini par s’y installer pour de
bon. Leur mutation a été assortie d’avantages matériels consi-
dérables (primes, logements). Personnellement, cela ne me
dérangeait pas. Après un mois à Rio, ma famille et moi-même
nous sommes fixés à Brasilia où j’ai loué une maison comme
tous les diplomates et la vie y était très agréable. Il n’y a pas
eu de problème. Mon bureau à l’ambassade de France était
parfait et je me suis très bien intégré au milieu diplomatique.
L’ambassadeur était Michel Legendre1.

JPB : Officiellement vous êtes attaché de presse ?


PL : De presse, non, attaché d’ambassade, section politique.
Et si mes souvenirs sont bons, plus tard, au cours de mon
deuxième séjour, on m’a donné un grade. J’ai été deuxième
secrétaire. On donne un grade un peu en fonction de l’âge
et de la personnalité de l’individu. Cela allait de vice-consul,
lorsqu’on démarre attaché à la quarantaine bien affirmée
et deuxième secrétaire ou conseiller lorsqu’on commence à
prendre de la bouteille (rires). Titulaire d’un passeport diplo-
matique, ce qui facilitait bien les choses parce que cela vous
mettait à l’abri de fouilles, de contrôles et autres tracasse-
ries et en cas d’ennui, vous sauviez votre mise sans trop de
dégâts. Mais en Argentine, cela n’a pas toujours été le cas,
parce qu’ils n’avaient aucune considération pour le passeport
diplomatique. J’ai pu constater en Argentine qu’en cas de
période de crise (guerre des Malouines contre l’Angleterre2)

1. Michel Legendre est ambassadeur de France au Brésil de 1972 à 1977.


2. La guerre des Malouines, ou Falklands War, est un conflit militaire entre le
Royaume-Uni et l’Argentine autour de la souveraineté des îles Malouines entre avril
et juin 1982.

385
La guerre froide secrète

ou lors de l’état de siège, la police et l’armée faisaient peu de


cas du ­passeport diplomatique. J’ai donc pris mes consignes à
Brasilia auprès de mon prédécesseur. Nous avons passé trois
semaines ensemble. J’ai ensuite assisté à toutes les réunions
d’ambassade et été associé à ses activités. Il m’est souvent
arrivé de rédiger des notes d’information dont je faisais une
copie pour l’ambassadeur. Je le tenais au courant de mes acti-
vités d’une façon générale (voyages) et il m’en était recon-
naissant. Je crois qu’il me considérait bien et je n’ai jamais
eu le moindre problème avec lui. Ni avec ceux qui l’ont rem-
placé par la suite (MM. Béliard, Richard, Dorin1) et que j’ai
connus. M. Legendre (1975) avait la particularité d’avoir une
jolie femme qui a défilé au carnaval de Rio et tout le monde
s’en souvient (rires).

JPB : Pensez-vous, lorsque vous débarquez, qu’il y a une sorte


de « temps de dictature latino-américaine » qui est ouverte
avec le coup du 31 mars 1964 au Brésil, suivi la décennie
suivante en Uruguay et au Chili (1973), et en Argentine
(1976) ? Je suppose que le service devait suivre cela d’as-
sez près, cherchant à prendre le pouls du sous-continent.
Quand vous allez là-bas, quelles sont les consignes que vous
donne le chef du secteur « Monde libre », d’une part, et
quel est votre ressenti du paysage politique du cône Sud,
d’autre part ?
PL : À l’époque, il y avait quand même un mot d’ordre qui était
de ne pas faire trop de vagues et de ne pas prendre d’initia-
tives intempestives pouvant mettre le service dans l’embarras.
Il s’agissait de continuer le sillon qu’avaient creusé mes pré-
décesseurs, en essayant peut-être de l’améliorer mais sans faire
trop de vagues.

JPB : Qu’avait ce sillon de particulier ?

1. Jean Béliard est ambassadeur de France au Brésil de 1977 à 1981, Robert Richard
de 1981 à 1984, et Bernard Dorin de 1984 à 1987.

386
Entretien avec Pierre Latanne

PL : Comme mission, il y avait d’abord la coopération avec les


services brésiliens qui s’appelaient le Serviço Nacional de
Informaçœs (SNI – Informaçœs signifiant renseignements)
dont le chef était João Baptista Figueiredo (futur président
de la République). Ensuite la recherche de renseignements
dans les milieux politiques, économiques, militaires, dans les
questions de trafics, le commerce d’armes, etc. Nous avions
des contacts réguliers.

JPB : En quoi consiste cette coopération avec le SNI ?


PL : Il s’agissait d’échange de renseignements. Je ne prenais pas
l’initiative de donner moi-même des renseignements au SNI
car ceux que je leur remettais étaient fournis par la centrale
de Paris qui me les adressait soit par la valise diplomatique,
soit par télex ou télégrammes chiffrés. Je n’en connaissais pas
l’origine. Les interlocuteurs du SNI appréciaient beaucoup
les informations que je leur transmettais et qu’ils jugeaient
de bonne qualité. En échange, le SNI me fournissait égale-
ment des renseignements susceptibles d’intéresser le service,
qu’ils avaient pu obtenir par leurs sources propres car, comme
le SDECE, le SNI devait avoir des représentants en Europe.
Je jouais en quelque sorte un rôle de facteur. Cet échange
était assorti de commentaires sur les renseignements fournis
de part et d’autre et parfois de confidences complémentaires
dont je prenais note. Les entretiens qui accompagnaient les
échanges étaient souvent très profitables. Je les appréciais car
ils permettaient de mieux se connaître et renforçaient les rela-
tions qui se nouaient. J’ai eu ainsi, pendant quatre ans, le
même colonel interlocuteur du SNI dont l’accueil a toujours
été chaleureux et sympathique.

JPB : En retour, quel type d’informations vous livre le SNI ?


PL : Toujours politiques, toujours axées sur le terrorisme, la
rébellion et la subversion, sur la menace d’attentat qui étaient
leurs principales préoccupations. Le général Figueiredo était
387
La guerre froide secrète

un anticommuniste viscéral et féroce. Il me disait que les


éléments perturbateurs communistes sillonnaient le Brésil
en permanence et travaillaient même en Amazonie, auprès
des tribus indiennes pour les soulever contre l’autorité bré-
silienne. Il hurlait également de temps en temps contre la
télévision, qui était très répandue au Brésil, mais je crois qu’il
s’était fait une idée fixe de sa lutte antiterroriste, anticommu-
niste. Il voyait des gauchistes partout.

JPB : C’est-à-dire qu’il y avait une exagération de la menace ?


PL : À mon avis, oui. Je considérais cela comme son idée fixe.
Ils craignaient surtout que les activités subversives constatées
pour l’essentiel en Argentine et en Uruguay débordent les
frontières brésiliennes.

JPB : C’était surtout cette doctrine de sécurité nationale ame-


née par les Américains…
PL : Le Brésil n’avait pas besoin des Américains pour s’impré-
gner du sentiment de sécurité nationale qui était leur priorité
permanente. Au Brésil, en 1975, le général Geisel, ancien chef
du SNI, était président de la République, et il avait imposé un
régime sévère quasi dictatorial. Les emprisonnements étaient
fréquents : Lula, syndicaliste métallurgiste d’une entreprise
de São Paulo, avait été arrêté pour manifestation, type CGT,
et emprisonné. Cela ne l’a pas empêché de devenir plus tard
président de la République1. L’actuelle présidente, Dilma
Rousseff (2011), avait également goûté à la prison dans sa
jeunesse. Il en fallait peu pour être incarcéré. Grèves et mani-
festations étaient interdites et il suffisait de brandir une pan-
carte de protestation pour se retrouver derrière les barreaux.

1. Luiz Inàcio Lula Da Silva est président de 2003 à 2011.

388
Entretien avec Pierre Latanne

JPB : Les États-Unis n’avaient pas un centre de coopération


en Amazonie, à Manaus ?
PL : J’allais en parler. À Manaus, il y avait ce que l’on appelait
« l’école de jungle1 » qui est un centre de commandos, un peu
comme notre Cercottes mais en beaucoup plus développé, où
ils faisaient des exercices très difficiles. Ils vivaient en vase clos.
Ils accueillaient des stagiaires étrangers (américains, français,
sud-américains). De passage à Manaus, j’ai pu voir l’extérieur
de l’école de jungle, que m’a montré l’officier du SNI mais je n’y
suis pas entré. Je ne souhaitais d’ailleurs pas y pénétrer pour des
raisons de discrétion. J’étais avec mon épouse et mes enfants,
nous faisions un voyage touristique à Manaus et, par politesse,
j’avais averti mon correspondant (le colonel de Brasilia) que
je me rendais à Manaus en famille, uniquement à titre touris-
tique. Le colonel en question m’avait dit : « Tu vas à Manaus,
je vais te faire prendre en charge par mon collègue là-bas qui se
fera un plaisir de te faire visiter la ville et te montrer ce qu’il y a
à voir. » C’est la raison pour laquelle il m’a emmené voir où se
trouvait l’école de jungle. Il faisait une chaleur épouvantable et
j’ai su que les militaires de cette école effectuaient des exercices
assez extraordinaires en entraînement : largués à 50 kilomètres
de Manaus dans la jungle avec une arme sommaire, ils devai-
ent rejoindre le cantonnement. On imagine les difficultés cau-
chemardesques rencontrées, semblables aux entraînements du
style bérets verts, Légion ou GIGN, par 45 degrés à l’ombre,
100 % d’humidité, les moustiques et les méchantes bêtes en
plus. Mais cette école n’était pas un fief américain.

JPB : Et tous ces soldats, formés à Manaus, se retrouvaient


ensuite réinjectés partout au Brésil ?
PL : Je ne sais pas. Je ne sais pas quelle était la répartition des
soldats formés à Manaus mais j’imagine qu’il devait s’agir de
brigades spéciales, un peu comme nos services de choc, dans

1. Centre d’instruction de la guerre dans la jungle (CIGS : Centro de Instrução de


Guerra Na Selva).

389
La guerre froide secrète

les unités de brigades d’intervention, de forces spéciales, style


GIGN, etc.

JPB : Sauf que là, ils se retournaient contre la subversion


intérieure ?
PL : Oui. Ils étaient formés justement pour lutter contre la sub-
version, et quelle que soit la situation dans laquelle ils se trou-
vaient, ils étaient capables d’y faire face. La jungle était leur
domaine. Et la jungle au Brésil, c’est quelque chose.

JPB : Il y avait un autre service de police au Brésil, qui était


un peu plus connu mais qui était de la police intérieure, le
DOPS1.
PL : Il s’agit là d’un détachement opérationnel, une police de
sécurité. On les voyait peu souvent. Ils intervenaient dans les
favelas, contre le banditisme, contre les narcotrafiquants. Ils
existent toujours, je crois. Je n’en ai jamais parlé avec mes cor-
respondants car c’était un sujet délicat compte tenu de leurs
activités particulières que même les responsables préféraient
ignorer. Il était souvent question dans la presse des mysté-
rieux « escadrons de la mort », dont personne ne connaissait
les membres ni les responsables, qui sévissaient dans les favelas
et autres quartiers difficiles à la recherche de délinquants de
droit commun : narcotrafiquants et meurtriers. On lisait cela
dans les journaux qui ne se privaient pas de rendre compte des
activités de ces « escadrons de la mort » en publiant les bilans
chiffrés. Ils faisaient des descentes dans les favelas, laissaient
quelques dizaines de victimes derrière eux. Ils tuaient les gens
sans discernement, parfois de très jeunes gens, presque des
enfants. « Ce sont les plus dangereux », m’avait dit un officier
du SNI. « À 10 ans, ils sont capables de te tirer une balle
dans le dos. » Mais les « escadrons de la mort » n’ont, à ma
connaissance, jamais sévi au Brésil sur le plan politique. Il

1. Departamento de Ordem Político e Social.

390
Entretien avec Pierre Latanne

existe un film brésilien remarquable qui évoque tous ces pro-


blèmes. Son titre est Pixote1.

JPB : Vous faisiez un rapport de tout cela et vous le remontiez


à Paris ?
PL : Pas sur toutes ces histoires de tueries et de banditisme. S’il
y avait eu des narcotrafiquants, oui, parce que nous avions
à Paris un secteur qui s’occupait des trafics. Les favelas où
vivent tous ces narcotrafiquants sont imprenables. Cela me
faisait penser à la Résistance française et aux Allemands.
Lorsque les Allemands arrivaient près d’un village, il y avait
une fermière qui mettait une serviette rouge à sécher, ce qui
voulait dire aux maquisards voisins de ne pas s’approcher car
les Allemands étaient là. Il y avait des codes de linge à sécher
et de fumées. Idem dans les favelas qui, de plus, sont des laby-
rinthes. C’était imprenable. Les policiers ne pouvaient jamais
surprendre les bandits en train de manipuler leurs armes ou
leurs drogues. Mais parfois la police (DOPS) se livrait à une
grande lessive : arrestations de masse et quelques dizaines de
tués, sans trop savoir qui.

JPB : Le Brésil apparaît comme un centre d’impulsion de tout


ce laboratoire politique latino-américain. La coopération
américaine y a été extrêmement forte : un des officiers les
plus connus était Dan Mitrione, du FBI, qui avait été
d’abord formateur de la police brésilienne, avant de partir
en Uruguay. Lorsque vous arrivez à Brasilia pour prendre
le poste, quelle est votre insertion dans le paysage général
des services de renseignement ?
PL : En dehors des Brésiliens, je n’ai aucun contact avec les
­services des autres pays. Il faut dire que Brasilia a une confi-
guration un peu particulière. Il y avait ce que l’on appelle le
quartier des ambassades « Sud » et le quartier des ambassades

1. Pixote, la loi du plus faible (Pixote, a Lei do Mais Fraco) est un film brésilien de
Hector Babenco, sorti en 1980 et adapté du roman de José Louzeiro.

391
La guerre froide secrète

« Nord ». Les noms de « Sud » ou « Nord » sont dus à un


grand lac artificiel en forme de croissant dont les deux pointes
sont l’une au sud et l’autre au nord. Que ce soit au « Nord »
ou au « Sud », il y avait en tout quatre-vingt-dix à cent ambas-
sades, édifiées les unes près des autres. Dans notre coin (sec-
teur des ambassades « Sud »), nous trouvions, échelonnées le
long de l’avenue des Nations (la bien nommée) l’ambassade
du Vatican, l’ambassade de Hollande, l’ambassade de France,
l’ambassade de Russie et l’ambassade américaine qui étaient
face à face séparées par l’avenue. Un simple petit mur nous
séparait des Américains et des Hollandais. Seuls les Russes
avaient un mur plus haut que les autres parce qu’ils coha-
bitaient avec les Américains. Naturellement, ils n’y allaient
jamais. Je n’ai pratiquement jamais rencontré d’Américains
lors de mon séjour au Brésil. En revanche, j’ai vu des Russes.
Nous fréquentions leur centre culturel au sein de leur ambas-
sade où ils projetaient parfois des films intéressants, toujours
soviétiques. On allait chez les Russes surtout par curiosité et
pour voir leurs installations. Nous nous inscrivions pour aller
voir les films et l’accès de leurs locaux était largement facilité.
C’était le responsable culturel de l’ambassade française qui
donnait une liste de cinq ou six personnes qui allaient assister
à la projection du film. On aurait pu donner des noms fan-
taisistes.

JPB : Aviez-vous une idée des activités des services soviétiques


ou des services de l’Est en Amérique latine, ou pas du tout ?
Le SDECE vous avait-il dit qu’il ne s’intéressait pas à leurs
activités ?
PL : Les activités de l’Est intéressaient évidemment le service et
toutes les informations que j’adressais à ce sujet étaient trans-
mises au CE, c’est-à-dire au contre-espionnage. J’avais une
idée des activités du KGB mais rien de précis. Je n’ai connu
aucun Brésilien ayant eu le moindre contact avec des agents
du KGB, qui étaient d’une prudence et d’une discrétion à
392
Entretien avec Pierre Latanne

toute épreuve. Difficiles à déceler et à identifier comme tels.


Nous, Français ou Américains, étions dans un pays ami, ce
qui n’était pas le cas pour les diplomates de l’Est. D’où leur
discrétion. Quand je décelais quelque chose, je prévenais le
CE. Je m’attachais surtout et essentiellement aux activités des
diplomates de l’Est. Je signalais tout nouveau venu même si
l’identification était incomplète et ne s’établissait que par des
recoupements. Le comportement particulier, les voyages, le
mode de vie peuvent révéler une appartenance particulière.
Je le signalais avec le maximum de renseignements (nom,
prénom, âge approximatif, originaire de telle ville, fréquente
ceci, parle telle langue) pour le CE qui, lui, se chargeait de
mieux l’identifier et m’avertissait sur son appartenance ou pas
au KGB. Ce n’était pas ma recherche principale mais nous
signalions quand même ces gens-là. Les amis diplomates fran-
çais, l’école française (enfants scolarisés) ou l’Alliance fran-
çaise me mettaient parfois sur la piste de tout nouvel arrivé.
Le correspondant brésilien me signalait régulièrement l’ar-
rivée de tout nouveau diplomate ou simple ressortissant de
l’Est en me demandant d’obtenir auprès du service tous ren-
seignements complémentaires.
Un jour, dans un cocktail, j’ai fait la connaissance d’un
conseiller de l’ambassade polonaise. Je n’ai pas eu de mérite
parce que je croyais qu’il était français : il parlait français avec
l’accent du Sud-Ouest. J’étais prêt à parler avec lui pour savoir
s’il connaissait des gens parmi les invités (beaucoup de l’Est).
Heureusement, avant que ma conversation ne se termine, il
m’a dit : « Je suis né à Decazeville, mon père était mineur
et j’ai fait mes études en France mais j’ai toujours gardé ma
nationalité polonaise et j’ai fait une carrière diplomatique,
c’est la raison pour laquelle je me suis retrouvé à l’ambassade
de Pologne à Brasilia. » À partir de là, ma conversation a été
plus resserrée, plus limitée (rires) et j’étais presque mal à l’aise.
Mais j’ai quand même signalé à Paris que ce monsieur était
un danger public. Il parlait polonais, anglais, français, russe,
brésilien…
393
La guerre froide secrète

JPB : Sans doute un peu espagnol…


PL : Il parlait un peu de tout. Il avait une bonne tête sympa-
thique, le courant passait vraiment bien avec lui. C’était trou-
blant parce qu’il s’exprimait comme un Français. Il avait passé
le bac en France et connaissait les clubs de rugby du Sud-
Ouest ! Mais ce n’était pas ma priorité d’aller chercher des
renseignements d’ordre CE. En revanche, s’il m’arrivait de
voir, de trouver ou de deviner des choses un peu anormales,
je les signalais. Je n’avais aucun contact avec les Américains.
La seule fois où j’ai vu des Américains, c’était des gens de
la DEA1 : ils arboraient d’ailleurs les lettres DEA écrites sur
leurs blousons. Ils étaient plus discrets et plus méfiants que
les Russes.

JPB : Vos contacts brésiliens ne vous parlaient jamais, au


détour d’une conversation, de stages qu’ils auraient pu
faire à Fort Bragg, à Fort Benning, au Panama à Fort
Gulick, de toute la coopération spéciale et militaire avec
les Américains ?
PL : Non, absolument pas. En plus, en 1975 à Brasilia, il y
avait le général Aussaresses (alors colonel), attaché militaire.
Il était sur le départ. Je suis arrivé à Brasilia fin août 1975
et Aussaresses a quitté le pays fin octobre 1975. Nous nous
sommes donc côtoyés pendant environ deux mois et demi.
Dans certains articles de presse, en juin 2001, on m’a cité
comme ayant été l’adjoint d’Aussaresses pour expliquer la
torture au Brésil et en Argentine. Inutile de vous dire que
je n’ai pas apprécié car je n’avais strictement rien à voir avec
les fonctions d’attaché militaire d’Aussaresses qui étaient bien
loin des activités tortionnaires qu’on lui prêtait. Sans avoir
eu de connaissances précises de ses activités, mais au regard
des consignes de sécurité que j’avais à observer, je n’imagine
pas un attaché militaire se compromettre ainsi, en inspirant

1. Drug Enforcement Administration. Office policier américain en charge de la


lutte contre les stupéfiants.

394
Entretien avec Pierre Latanne

ou faisant pratiquer la torture. Étant sur le départ, il était


constamment invité par la centaine d’attachés militaires
étrangers qui lui offraient, à tour de rôle, pots d’adieux et
bons repas auxquels Aussaresses était toujours très sensible.
Bien boire, un bon repas entre copains et quelques jolies
femmes à regarder faisaient de lui un homme heureux.

JPB : Justement, arrêtons-nous un instant sur ce sujet.


Institutionnellement, et à plus forte raison personnelle-
ment, il n’y avait aucun contact entre Aussaresses et vous ?
PL : Aucun contact professionnel. Simplement des relations
amicales car je crois que le général Aussaresses me tenait en
bonne estime. Nous avions des points communs : la guerre
d’Indochine, l’Algérie, le SDECE… Quand je le rencontrais
dans les couloirs de l’ambassade ou lors des réunions, il ne
manquait jamais de m’inviter à venir passer un petit moment
dans son bureau où il avait plaisir à évoquer de vieux souve-
nirs. Aussaresses avait un passé militaire très estimable et plus
que respectable.

JPB : Mais au fond, sa mission d’attaché militaire, quelles


que soient ses attributions, était totalement indépendante
et inconnue de vos activités ?
PL : Absolument. Strictement, rien à voir. Je ne lui ai jamais rien
demandé et il ne m’a jamais rien demandé. Je n’avais pas à
m’informer de ses activités.

JPB : Cet amalgame – la présence de deux officiers français,


vous et le colonel Aussaresses – a provoqué une forme de
micro-scandale qui a fait boule de neige à partir de l’ar-
ticle de Pierre Abramovici paru dans Le Point1.
PL : Micro-scandale est un bien grand mot. Mais effectivement,
Pierre Abramovici a écrit dans la revue Le Point n° 1500 de juin

1. Pierre Abramovici, « Argentine, l’autre sale guerre d’Aussaresses », Le Point,


15 juin 2001.

395
La guerre froide secrète

2001 un article intitulé « L’autre sale guerre d’Aussaresses »


dans lequel il me cite comme ayant été l’adjoint du général
Aussaresses pour expliquer la torture aux Sud-Américains en
1975. C’est totalement faux tant pour le général Aussaresses
que pour moi. Abramovici a extrapolé et menti en ce qui me
concerne. Ce sont des élucubrations de journaliste. Est-ce
que vous pensez que la torture est une chose qui s’explique ?
Personne n’a besoin de conseils dans ce domaine. Tout ça
parce que le général Aussaresses avait révélé dans un livre paru
en 2001 les interrogatoires musclés auxquels il s’est livré pen-
dant la guerre d’Algérie pour obtenir des renseignements1.
Au Brésil, il faisait son métier d’attaché militaire et moi le
mien. Nous n’avons jamais échangé la moindre information.
Je ne me suis même jamais permis de lui demander qui était
qui dans les ambassades qu’il fréquentait. Aussaresses avait
pour mission de vendre légalement du matériel militaire si
possible. Il était très proche de Thomson. Par ailleurs, promu
général à la fin de sa vie militaire en novembre 1975 (il avait
58 ans), il a pris sa retraite et a été embauché chez Thomson
où il a occupé un poste à responsabilité et il a continué à se
livrer à ses activités de vente de matériel militaire au profit de
la France. C’était déjà son travail d’attaché militaire au Brésil.
Il essayait de placer du matériel français : hélicoptères, armes,
tout ce qu’il y avait comme nouveautés dans ce domaine. Je
crois qu’il a dû revenir plusieurs fois au Brésil par la suite.

JPB : Dont acte. Donc cloisonnement total.


PL : Total. Je ne lui parlais absolument jamais de ses activités.
Et lui ne s’intéressait pas aux miennes. Il ne m’a jamais posé
la moindre question.

JPB : Aussaresses, lui-même ancien du service Action du


SDECE, n’entretenait a priori plus de contact avec son
ancien service ?
1. Paul Aussaresses, Services spéciaux, Algérie 1955-1957 : Mon témoignage sur la tor-
ture, Paris, Perrin, 2001.

396
Entretien avec Pierre Latanne

PL : Aussaresses a eu une vie militaire agitée et particulièrement


dense surtout pendant la guerre de 1939-1945 avec entraî-
nements en Angleterre (il avait fait partie du Jedburgh),
aux États-Unis, parachutages en France auprès des maquis,
ensuite en Indochine et en Algérie, et a été un des fondateurs
du célèbre 11e choc, le bras armé du service. Connaissant
mon pedigree, il évoquait parfois des souvenirs liés aux ser-
vices spéciaux. Il était tout heureux de rencontrer un ami qui
connaissait son parcours, qui avait eu un peu les mêmes acti-
vités, et « qui savait ». Il me parlait d’ailleurs du service en
disant « notre maison », comme s’il y était toujours. C’était
peut-être encore le cas, mais je n’en savais rien, on ne me l’a
jamais dit. Il m’appelait en me disant : « Ah, Pierre, au moins
vous, vous me comprenez. » Ce qu’il voulait dire, c’est que je
comprenais et que les autres ne comprenaient pas. Parce que
nous avions les mêmes origines. Effectivement, Aussaresses a
commandé en 1947 le 11e bataillon de choc qui devint le bras
armé du SDECE.

JPB : Aussaresses s’en va. Un autre officier, nommé Robert


Servant, arrive en Argentine. On lui prête le même type de
relations un peu sulfureuses, notamment via des officiers
comme le colonel Rosas chez les Argentins.
PL : Lorsque Servant arrive en Argentine, je n’en savais stricte-
ment rien. Je ne me souvenais même pas de lui et je ne sais
plus comment je l’ai appris. J’ai sincèrement fait un effort
pour me rappeler que nous nous étions connus à Madrid, en
1971 je crois. Quelqu’un m’a dit : « Servant sait que vous êtes
au Brésil. Il vous fait dire, si vous passez par Buenos Aires,
d’aller le voir. » Je devais me rendre à Buenos Aires dans le
cadre de mes activités, ayant là-bas quelques contacts qui me
tenaient au courant de la situation en Argentine et de son
évolution. Un jour, je suis allé voir Servant en Argentine, à
titre tout à fait amical. Le soir, il m’invitait à dîner chez lui
avec sa femme. Nous étions tous les trois à bavarder de choses
397
La guerre froide secrète

et d’autres. Il me racontait un peu la situation en Argentine,


dont il m’arrivait rarement d’exploiter les informations. Il
n’était pas immatriculé et il n’était pas une source. Je sais très
bien que lui-même avait, de par son travail, quelques contacts
avec les autorités argentines, mais il ne s’est jamais compro-
mis dans leurs activités sordides, d’interrogatoires musclés ou
d’exécutions. Servant était un officier loyal, droit, patriote.
Pas du tout le genre à se compromettre avec les militaires
argentins exaspérés qui ne connaissaient plus de limites à
leurs comportements.

JPB : Cela signifie donc qu’il y a dans les démonstrations


journalistiques ouvertes en 2001 tout un amalgame qui
ignore le cloisonnement du fonctionnement des services ?
PL : Totalement. Ce monsieur Abramovici a beaucoup extra-
polé dans son article de juin 2001. En quête de sensationnel,
il a trouvé un titre ronflant, « L’autre guerre d’Aussaresses »,
ce qui sous-entend qu’il y avait déjà une première sale guerre
(d’Algérie) qu’Abramovici n’a certainement pas faite, qui
n’avait rien de sale et pour laquelle 2 millions de jeunes appe-
lés de 20 ans ont été mobilisés et des dizaines de milliers ont
donné leur vie. Il affirme dans son article que j’étais informé
de l’existence d’un plan « Condor » qui, en résumé, consistait
à éliminer des gens, dont en réalité je n’avais jamais entendu
parler jusqu’à ce que je lise son article. Qu’il y ait eu un plan
« Condor » entre les grands responsables latino-américains,
peut-être. Mais ni Servant ni moi-même n’en savions rien.
Abramovici écrit n’importe quoi : il me dit adjoint d’Aus-
saresses alors que nous n’avons fait que nous croiser. Je suis
arrivé fin août 1975 et il est parti fin octobre 1975, et j’ai
assez expliqué que nos activités étaient complètement indé-
pendantes. Si je ne me suis pas retourné juridiquement contre
Abramovici en temps voulu, c’est parce que je ne voulais pas
me lancer dans une action susceptible d’impliquer le ser-
vice. Dans le même ordre d’idée, on a évoqué en 2004 dans
398
Entretien avec Pierre Latanne

un reportage télévisé inspiré par le livre de Marie-Monique


Robin, Escadrons de la mort, l’école française1, des supposées
activités subversives d’Albert Spaggiari2 en Amérique latine.
Le reportage en fait presque un terroriste et Mme Robin en
rajoute. Elle fait de Spaggiari un dangereux subversif aux
vilaines fréquentations. J’étais au Brésil quand Spaggiari est
venu se faire refaire le visage à Rio de Janeiro, par les chirur-
giens d’Ivo Pitanguy. Tout le monde était au courant. Je crois
que Spaggiari n’avait que le désir d’échapper à la police. Le
journal France-Soir avait d’ailleurs consacré de grandes man-
chettes, signées par Luizet, au passage de Spaggiari à Rio de
Janeiro. Ce dernier était simplement un casseur venu se faire
faire une nouvelle tête à Rio de Janeiro et un aventurier far-
felu. Il n’a jamais eu, à la connaissance des gens dits « bien
informés » de l’époque, dont le SNI, d’activités subversives
ou terroristes lors de son passage au Brésil.

JPB : Dans vos fonctions, vous faites une navette vers l’Argen-
tine à la fréquence d’une fois par mois environ ?
PL : À partir du Brésil, je devais me rendre régulièrement en
Argentine, au Paraguay et en Uruguay, plus rarement au
Paraguay. Au premier voyage en Uruguay que j’ai effectué
une quinzaine de jours après mon arrivée, j’ai découvert une
vie comparable à celle que nous menions en France pendant
l’occupation allemande. Des gens craintifs, pas d’attroupe-
ments, pas de bandes de jeunes, cafés et restaurants tristes
et vieillots. J’ai été surpris de découvrir de vieilles voitures
circulant encore dans les rues (des tacots des années 1920

1. Dans le sillage de l’article de Pierre Abramovici, la journaliste Marie-Monique


Robin mène une enquête sur les dictatures d’Amérique latine au terme de laquelle elle
signe un livre intitulé Escadrons de la mort, l’école française, Paris, La Découverte, 2004,
qui est adapté en documentaire pour Canal + (diffusion en 2003 et 2004).
2. Albert Spaggiari (1932-1989) est l’auteur en 1976 du casse non-violent de la
Société générale de Nice. L’enquête de la police révèle certaines connexions du cam-
brioleur, vétéran d’Indochine et partisan de l’OAS, avec des milieux d’extrême droite.
Durant sa cavale, il gagne l’Argentine en 1977 sous une fausse identité pour y subir
une opération de chirurgie esthétique par le docteur Ivo Pitanguy.

399
La guerre froide secrète

ou 1930). Il n’y avait aucune importation de véhicules en


Uruguay et le pays faisait durer les voitures qui existaient déjà.
Seuls les diplomates pouvaient vendre la leur – à prix d’or –
avant de quitter le pays. Ce même genre de vie a perduré
pendant tout mon séjour. Même vie aussi craintive et très
effacée au Paraguay et en Argentine. En Uruguay, le pays a
connu une dictature très dure avec Bordaberry, qui laissa faire
les militaires, remplacé en 1976 par Aparicio Mendes1, prédé-
cesseur du général Álvarez qui est l’ancien chef des renseigne-
ments uruguayens. J’avais quelques contacts à Montevideo
– je n’avais aucun mérite car ils existaient déjà avant mon
arrivée – et j’ai essayé d’en améliorer le nombre et la qualité,
mais c’était très difficile. Tout le monde avait peur. Quand je
m’entretenais avec une source, il fallait constamment changer
d’endroit – presque toujours à la demande de mon interlo-
cuteur – et vérifier s’il n’y avait rien d’anormal dans notre
environnement. Je ne disposais pour obtenir quelques rensei-
gnements que de deux ou trois opposants uruguayens, qui me
paraissaient bornés dans leurs raisonnements et systématique-
ment antigouvernementaux, sans pour autant bien m’infor-
mer sur les activités de la rébellion.

JPB : Ces Uruguayens étaient-ils eux-mêmes proches voire


membres des Tupamaros2 ?
PL : Dans l’ensemble, non. Un d’entre eux était en contact avec
des Tupamaros et lui-même sympathisant, bien qu’il n’ait
jamais voulu le reconnaître ouvertement. Toujours par peur.
Il était très prudent. Il a d’ailleurs fait un séjour en prison.
Un jour, il m’a offert un tableau qu’il avait fait et qui repré-
sente un coq derrière les barreaux. Il m’a dit que c’est un sym-
bole signifiant que « ce coq avait envie de chanter mais qu’il
ne pouvait pas parce qu’il était derrière les barreaux. » « Un
coq enfermé ne chante plus », me disait-il. Mais même par la

1. Aparicio Mendez (1904-1988) est président « de fait » de 1976 à 1981.


2. Mouvement révolutionnaire uruguayen.

400
Entretien avec Pierre Latanne

suite, une fois libéré, il n’a guère été plus bavard. En revanche,
j’en ai connu un qui était très proche du gouvernement. Je
me souviens de son nom, et en cherchant un peu, j’arrive-
rais à trouver son pseudonyme. Il me racontait les réactions
du gouvernement devant les événements. Force, brutalité et
sévérité. Cela n’avait rien de nouveau pour moi. Mais il était
lui aussi obnubilé par la lutte contre les Tupamaros. Étant du
bon côté de la barrière, il ne voulait pas perdre sa place. En
Argentine, il y a des Montoneros, pratiquement des frères des
Tupamaros. Il n’y avait que le nom qui changeait.

JPB : L’Uruguay est un pays qui a été agité entre l’assassinat


de Dan Mitrione, l’agent du FBI en 1970 et les révélations
de Nelson Bardesio, photographe de la police uruguayenne
et agent de la CIA. Tout faisait qu’il devait y avoir une
ambiance particulière.
PL : Vous en savez plus que moi parce que je n’ai démarré qu’en
1974 sur les affaires uruguayennes avec l’assassinat du colonel
Trabal, attaché militaire uruguayen à Paris1. J’ai dû naturel-
lement étudier tout cela avant de partir, parce qu’il s’agissait
de m’imprégner de l’ambiance du pays et ce qui s’y passait.
Après l’affaire Trabal, il y a eu des réactions assez violentes et
les services de sécurité uruguayens ont dû durcir d’un cran
leur attitude à l’égard de la population et des gens qu’ils arrê-
taient. Il y a eu même des gens fusillés dans un village par
représailles.

JPB : Nous avons évoqué, d’une part, le cas Dan Mitrione


et, d’autre part, l’armée brésilienne prête à sécuriser les
frontières avec l’Uruguay : sentiez-vous que commençait à
frémir une coopération (si elle n’est déjà très active) entre
les différents services ?

1. En décembre 1974, le colonel Trabal est exécuté à Paris. La brigade internationale


Raul Sendi (du nom du fondateur des Tupamaros) revendique ce crime, sans que la
pleine lumière ait pu être faite sur cette affaire. Le colonel Trabal est identifié comme
l’ancien responsable du renseignement militaire (SID).

401
La guerre froide secrète

PL : Je n’ai pas senti mais constaté d’emblée qu’il y avait une


communication facile, pour les autorités, entre l’Uruguay
et l’Argentine parce que tous les pays du cône Sud – Brésil,
Uruguay, Argentine, Chili et même Paraguay – avaient le
même problème. Ce n’est qu’avec l’article du Point, il y a dix
ans, que j’ai découvert l’existence du plan « Condor » dont
j’ignorais tout à l’époque. Mais je me doutais qu’il y avait une
entente tacite entre ces quatre pays, pour lutter d’une façon
commune contre le terrorisme. Parce qu’il faut dire aussi que
les terroristes n’y allaient pas de main morte : assassinats, enlè-
vements, tueries, massacres, bombes. Les quatre gouverne-
ments prenaient les dispositions nécessaires, ils rendaient cela
au centuple et ils avaient un peu aboli les frontières en ce qui
concernait la police et l’armée pour lutter efficacement contre
l’ennemi commun (on a fait un peu la même chose en Europe
contre le terrorisme). Le Chili échappait à mes investigations
et je ne n’y suis jamais allé. Je n’ai jamais eu la moindre source
capable de m’informer sur les affaires chiliennes.

JPB : Cette coopération a été en grande partie établie à partir


de ce qu’on a appelé « el Archivo del Terror », c’est-à-dire
les archives de la police politique du régime de Strœssner au
Paraguay, qui ont été retrouvées en 1992. Nous n’en avons
pas encore parlé : comment le Paraguay se situait-il par rap-
port à cette espèce d’internationale anticommuniste ?
PL : Le Paraguay m’a paru un peu à part, moins sensibilisé par le
terrorisme. La vie m’y semblait plus agréable qu’en Uruguay,
les gens moins craintifs.

JPB : Rappelons tout de même que Strœssner était au pouvoir


depuis 1954.
PL : Strœssner était au pouvoir, inamovible. Il faisait tout, savait
tout, contrôlait tout.

JPB : Il s’agit de la plus ancienne dictature du sous-continent.


Il existe au Paraguay des mouvements comme l’Ejercito
402
Entretien avec Pierre Latanne

paraguyao revolucionario (EPR), l’Organisation du


1er mars, ou le Movimiento popular colorado.
PL : Oui, les Colorados, je me rappelle de cela. Mais ils étaient
beaucoup moins virulents, moins connus, moins violents que
les Tupamaros ou les Montoneros. Le Paraguay était un peu
à part. Il avait conscience qu’il y avait ce malaise social mais
il m’a semblé qu’il collaborait à la lutte commune contre la
subversion un peu moins pleinement que l’Argentine, l’Uru-
guay et le Brésil. Au Paraguay, j’avais un peu mes entrées
parce que l’attaché militaire français au Brésil qui a succédé
à Aussaresses, le colonel Tretjak (qui a terminé général et qui
est décédé il y a quelques années), m’avait présenté un jour
à l’attaché militaire paraguayen à Brasilia, le colonel Olmedo
Ortiz. Un type sympathique, qui d’emblée m’avait appelé
Pierre et qui m’avait dit : « Quand tu passes au Paraguay,
viens me voir. Je ne sais pas encore quelle affectation j’aurai,
mais je dois bientôt rentrer à Asunciòn. Je te le ferai savoir. »
Comme j’avais mission de me rendre au Paraguay dans le
cadre de mon travail, je retins l’invitation d’Olmedo Ortiz.
Quelques jours plus tard, Tretjak m’a appris que le colonel
Olmedo Ortiz de retour au Paraguay avait été nommé chef
de cabinet du président Strœssner. Ça ne m’apportait pas
grand-chose mais cela pouvait m’aider en cas de problème
au Paraguay. Quelques semaines plus tard, je lui rendis donc
visite dans son bureau de chef de cabinet au palais prési-
dentiel. La visite fut folklorique et assortie d’une foule de
contrôles et de fouilles. Il ne manquait que Zorro bondissant
sur les toits du palais pour compléter la fête. Il faut lire Tintin
et les Picaros pour avoir une image très proche de la réalité
de l’époque. Olmedo m’accueillit chaleureusement. Il insista
pour me faire photographier avec Strœssner qui disposait
d’un photographe permanent, aux ordres, qui le prenait en
photographie toute la journée avec les personnalités de pas-
sage et devant tous les rubans qu’il coupait pour inaugurer. Il
allait dans une crèche, dans une caserne, dans un hôpital : il
était photographié en permanence.
403
La guerre froide secrète

Chacune de ses journées se résumait en une vingtaine de cli-


chés, alors un de plus ou un de moins avec moi à ses côtés…
Personnellement, j’ai préféré m’abstenir. Olmedo Ortiz me
disait toujours : « Si tu as besoin de quelque chose… » Je n’ai
pas osé lui dire de quoi j’avais besoin (rires) mais il était bon
de le connaître. Au Paraguay, c’était plus décontracté qu’en
Argentine ou qu’en Uruguay. Beaucoup plus.

JPB : En termes de collectes de renseignements, on peut donc


considérer que le Brésil concentrait l’essentiel de votre
attention ?
PL : J’étais au Brésil en permanence alors que je ne passais dans
les autres pays que quatre ou cinq jours tous les deux mois.
J’avais calculé qu’en quarante-huit mois j’avais fait environ
vingt-cinq voyages en Uruguay et en Argentine. Cela fait
environ six par an. L’essentiel de mon travail était au Brésil.

JPB : Que rapportiez-vous de ces voyages ? De la documenta-


tion ? Des tracts de Tupamaros ?
PL : Oui. J’avais toujours des tracts à rapporter, des journaux
clandestins et diverses documentations. Parfois des papiers
des ambassades de France car à chacun de mes voyages,
je rendais une visite de courtoisie à l’ambassade de France
locale. Mes contacts n’étaient pas des Tupamaros, ni des
Montoneros, mais certains disaient en connaître… Il fallait
savoir se contenter de peu car le terrain était vraiment diffi-
cile. Ils étaient « l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’ours »,
et cela me suffisait parce qu’ils me racontaient ce qui se pas-
sait. Ils me fournissaient surtout une copieuse documenta-
tion qui ne me quittait jamais et que je trimballais dans ma
sacoche, avec quelquefois la crainte d’être fouillé par la police
du pays dans lequel je me trouvais. Cela m’est arrivé une fois
en Uruguay, un soir au port de Montevideo, alors que j’allais
m’embarquer pour l’Argentine. Je m’étais arrêté en Uruguay
où j’avais vu mes gens et j’avais récolté un bon paquet de
404
Entretien avec Pierre Latanne

journaux genre Mundo Obrero – vous savez, le journal clan-


destin espagnol version latino-américaine, avec faucille et
marteau partout –, des tracts, « Luchamos », « Todos unidos »,
« Muerte a la dictadura », avec des tampons, des cachets et le
nom de chefs Tupamaros partout. De quoi aller en prison.
Tout cela était caché au fond de ma sacoche pendue à mon
épaule avec, au-dessus, mes papiers et un peu de linge. Au
port de Montevideo, au moment d’aller prendre le bateau1,
on est soumis à une fouille sommaire. Il y avait une douane
un peu symbolique avant de monter sur le bateau. Je passe
comme j’avais l’habitude de faire sans trop m’arrêter, quand
un homme en uniforme, policier ou douanier, m’interpelle.
Je me retourne et lui dis : « Qu’y a-t-il ? » Il me répond : « Por
favor », et m’indique la sacoche que je portais. « Je n’ai rien,
et en outre j’ai un passeport diplomatique. » « No me importa,
dit-il. Abre. » (Ouvrez.) J’ouvre mon sac. Juste la fermeture
éclair. Il faisait nuit, 21 heures environ, et la pénombre enva-
hissait le quai du port à l’ancienne des années 1920, aussi
glauque et sinistre que dans les vieux films de Jean Gabin.
L’homme passe la main dans la sacoche, farfouille, regarde,
tâte et me la rend en me disant : « Bon, ça va. » Une des peurs
de ma vie. Je me disais que j’allais certainement passer la nuit
en prison et le lendemain matin, on avertirait le consul ou
l’ambassadeur. Lorsque je suis rentré dans la cabine, j’ai mis
les mains dans ma sacoche pour vérifier que les papiers étaient
toujours là. Tout était là… Je crois que le policier ne cher-
chait que des armes, grenades, pistolets ou je ne sais quoi.

JPB : C’est dire l’état de violence dans le pays.


PL : De méfiance surtout. C’était un « Vigipirate » renforcé. Oui,
il y avait des barrages, des barbelés, des chicanes, des voitures de
police, des patrouilles, des contrôles dans la rue. Vitesse limitée
à 5 kilomètres à l’heure dans certains endroits sensibles.

1. Le bateau se nomme El vapor de la carrera. Il part de Montevideo vers 22 heures.


L’arrivée à Buenos Aires se fait vers 7 heures, soit 600 kilomètres en douze ou quinze
heures, avec confort de cabine.

405
La guerre froide secrète

JPB : C’était les formats « État de siège » comme dans le film


de Costa-Gavras.
PL : Oui, un peu. Pas aussi fort quand même que dans le film de
Costa-Gavras – car il y décrit une opération particulière [la
traque des ravisseurs de Dan Mitrione]. Mais il y avait bien
une ambiance particulière, sans doute davantage à Buenos
Aires qu’à Montevideo, qui est une ville « provinciale » assez
calme. On voyait qu’il se passait des choses évidemment :
j’ai vu des voitures pleines d’armes, beaucoup de policiers
déployés dans les rues, des voitures avec des mitrailleuses qui
dépassaient par les portières. Le soir, il y avait des coupures
de courant. Il n’y avait pas de couvre-feu, mais en soirée les
gens préféraient ne pas sortir, ils restaient chez eux parce
qu’ils avaient peur. Les rues étaient vides et tristes, à peine
éclairées et parfois pas du tout (par économie). Il y avait trop
de contrôle et la police tirait vite et pour pas grand-chose. Il
n’était pas rare d’entendre des coups de feu dans la ville, sur-
tout à Buenos Aires. Devant tous les bâtiments officiels, il ne
fallait pas dépasser 5 kilomètres à l’heure en voiture et dans le
cas où on les dépassait, sans sommation, une sentinelle tirait
sur la voiture sans se soucier de la qualité du conducteur.
Quand il m’arrivait de prendre un taxi et d’arriver devant un
bâtiment officiel, je lui disais : « Despacito ». Il me répondait :
« Je sais. » Et on passait au pas d’une personne marchant
­doucement.
Alors qu’en ville, à Buenos Aires, les contrôles étaient draco-
niens, ils m’ont semblé décontractés et presque laxistes quand
on franchissait les limites de la ville. Ainsi quand je prenais
un taxi, souvent avant l’aube, pour me rendre à l’aéroport
d’Ezeiza, le taxi que j’empruntais était contrôlé trois ou quatre
fois sur le parcours presque de nuit des 30 kilomètres qui
séparaient la ville de l’aéroport. À chaque contrôle, le chauf-
feur expliquait aux soldats qu’il transportait un touriste étran-
ger qui allait prendre l’avion et leur offrait quelques cigarettes
pour éviter une fouille approfondie et un contrôle poussé.
406
Entretien avec Pierre Latanne

Et invariablement les soldats disaient : « Ça va, passez. » Et


chaque fois, le chauffeur me confiait : « Quel pays honteux
avec cette armée de va-nu-pieds qui vous laisse passer contre
quelques cigarettes. Si je transportais un terroriste avec des
bombes, ce serait pareil. Quelle honte ! » Il était indigné. Et
la fois suivante, un chauffeur différent me tenait les mêmes
propos et les militaires rencontrés acceptaient les cigarettes.
Mêmes questions, mêmes réponses. C’était systématique et je
l’ai vécu une vingtaine de fois. J’en avais simplement pour un
pourboire amélioré à l’arrivée.

JPB : Dans cette ambiance un peu survoltée des années


1970, avez-vous pour les recherches, au moins d’envi-
ronnement, quelques regards en direction du Chili, de la
Bolivie ?
PL : Rien. J’aurais bien voulu trouver quelqu’un qui me ren-
seigne sur la Bolivie et sur le Chili. En Bolivie, j’avais entendu
parler du Che, de Régis Debray, mais tout ça était vieux. En
revanche, tout le monde savait que Klaus Barbie y était réfu-
gié et y vivait tranquillement sous un nom d’emprunt avec la
bénédiction des autorités boliviennes.

JPB : Pour ce qui est du Chili, vous n’avez rien trouvé sur
les circuits de Manuel Contraras, le chef de la DINA1, la
police politique ?
PL : Non. Je n’ai jamais été au Chili et je n’ai jamais rencontré
de Chilien.

JPB : Vous voyiez également évoluer, notamment au Brésil et


en Argentine, des dictatures telles que celle de Pinochet2 ou
de Strœssner. La politique reste en partie à l’échelle de la
personnalité de ces individus, de leurs horizons politiques,
moraux et culturels. Dans le cas du Brésil et de l’Argentine,

1. Dirección de Inteligencia Nacional.


2. Suite au coup d’État militaire du 11 septembre 1973 au Chili, le général Augusto
Pinochet (1915-2006) s’installe à la présidence de 1973 à 1990.

407
La guerre froide secrète

on a affaire à des juntes qui affirment – un peu comme


en Uruguay, mais d’une autre manière – lancer des pro-
cessus de réorganisation et de reconstruction nationale.
Observez-vous une certaine évolution dans la politique
entre le début et la fin des années 1970 ?
PL : Durant mon séjour de 1975 à 1979, j’ai eu l’impression
que la seule préoccupation des gouvernements de droite, des
dictatures du Paraguay, et surtout d’Argentine, du Brésil et
d’Uruguay, était de « ramener la paix » et d’éliminer les oppo-
sitions. Ils ne pensaient pas à une amélioration des conditions
de vie, au progrès, à la construction du pays, mais unique-
ment à éliminer cette menace terroriste subversive qui régnait
sur ces pays et qui leur gâchait la vie. Sans compter l’argent
que les gouvernements dépensaient pour lutter contre la sub-
version. S’en débarrasser était l’objectif prioritaire.

JPB : Donc ces processus de reconstruction nationale étaient


fondamentalement inscrits dans cette logique de la doc-
trine de sécurité nationale ?
PL : Absolument. Cela coulait de source, mais quand je suis
arrivé au Brésil, cela existait déjà. Il y avait la dictature avec
Geisel, ainsi qu’une police de fer. Seulement, je n’avais pas à
prendre position. Ce qui ne m’empêchait pas de trouver la
dictature dure, excessive : je voyais ce qui se passait. J’avais
des contacts avec des gens de gauche, notamment dans la
presse brésilienne de gauche : ils ne l’écrivaient pas formelle-
ment dans leurs articles mais les hommes que j’y connaissais
étaient tous plus ou moins de gauche et opposés au régime,
sans le manifester vraiment. Le service a toujours eu une affec-
tion particulière pour les journalistes. On considérait que le
monde de la presse était le mieux informé. Ils connaissaient
beaucoup de monde, pouvaient indiquer des contacts inté-
ressants, suivaient les événements et savaient certaines choses.
Nous les considérions donc comme les mieux informés et je
dirais que l’effort portait essentiellement sur le recrutement
408
Entretien avec Pierre Latanne

de journalistes. Et d’un journaliste, nous pouvions aller à


un autre journaliste, ce qui fait que, parfois, nous avions des
réseaux d’indicateurs, d’agents ou d’honorables correspon-
dants qui étaient à 60 % des journalistes.

JPB : Au Brésil en particulier ?


PL : Un peu partout. En Argentine, parmi les journalistes que
je connaissais, j’en avais connu un en Espagne – chez eux
aussi, ça tourne. Il était très bon d’ailleurs. Il avait travaillé
dans une revue française avant de partir en Argentine où je
l’avais retrouvé. Le service connaissait tout son itinéraire.
Vous savez, dans ces pays, quand il y a une dictature, les jour-
nalistes savent tout. Ils épient. Ils se renseignent, ils ont des
indicateurs, des relations partout. Il faut alors être très pru-
dent et on ne peut pas s’amuser à recruter comme ça. Ils arri-
vent à identifier les gens qui travaillent pour certains services
de renseignement. Et puis, ce n’est pas parce que vous deve-
nez amis avec eux qu’ils vous en diront plus. Ils font parfois
durer le plaisir et ne disent pas tout à la fois. Comme vous les
payez, ils en gardent pour la fois suivante.

JPB : Avez-vous le sentiment que le réseau de votre poste, dont


vous héritez et que vous améliorez, fonctionne convenable-
ment au regard des contraintes propres aux dictatures ?
PL : Oui, c’était convenable. J’avais matière à écrire et matière
à rendre compte. De plus, j’avais trouvé deux ou trois per-
sonnes supplémentaires. Je n’ai pas amélioré grand-chose.
Vous savez, dans un séjour, on ne recrute pas un régiment. Si
vous trouvez trois ou quatre personnes en trois ans, ce n’est
pas si mal.

JPB : Revenons de l’autre côté de la barrière : que repré-


sente l’Amérique latine pour le service en général et pour
le secteur « Monde libre » en particulier ? Est-ce considéré
comme un point névralgique, un poste d’observation ?
409
La guerre froide secrète

PL : Non. On nous disait que le Brésil était un pays d’avenir.


C’en était un, c’en est toujours un aujourd’hui et dans vingt
ans ce sera encore un pays d’avenir. J’en suis sûr et certain.
Ce n’est pas moi qui ai inventé la formule mais il a été, est
et sera toujours un pays d’avenir. Effectivement, quand on y
est, on est obligé de le constater. Je suis persuadé que, dans
quinze ou vingt ans, le Brésil fabriquera de nouvelles voitures,
se lancera dans la construction d’avions comme Boeing ou
Airbus. Ils font déjà des Bandeirante1 à São Paulo. Ils pas-
seront au cran supérieur. Ils ont dans tous les domaines les
ingénieurs voulus, des cerveaux, des gens extrêmement quali-
fiés. Dans le domaine médical, en Amérique latine, ce sont les
meilleurs, ils peuvent rivaliser avec les États-Unis. Toutes les
stars du monde viennent se refaire le visage chez Ivo Pitanguy,
mondialement connu, à Rio ou à São Paulo. Il a soixante
chirurgiens sous ses ordres. C’est la grande usine, les femmes
sur les brancards arrivent comme des caddies chez Leclerc,
c’est presque les unes derrière les autres. En armement, ils
sont parmi les cinq meilleurs du monde. Les Brésiliens sont
« bons » et intelligents, et ils sont doués dans de nombreux
domaines.

JPB : Intéressons-nous justement à l’industrie : peut-on consi-


dérer que, dès les années 1970 et 1980, il y a un inves-
tissement voire un décollage économique et industriel du
Brésil ?
PL : Dans les années 1980, le Brésil est à la pointe du progrès. Au
Brésil, tout est à faire. Ils commençaient à monter des chaînes
de voitures à São Paulo, travaillaient sur un nouveau modèle
d’avion avec le concours d’un ingénieur français nommé Max
Holste, concepteur du Bandeirante et qui était aussi le père
du célèbre avion d’observation français très utilisé pendant

1. Littéralement, explorateur qui pénètre le Brésil au xviie siècle. Il s’agit du nom


d’un petit avion phare de la société aéronautique Embraer, spécialisée dans l’aviation
civile de petite et moyenne taille, utilisé dans l’aviation régionale, l’aviation d’affaires
et l’aviation agricole.

410
Entretien avec Pierre Latanne

la guerre d’Algérie, qu’on appelait le « Criquet » (Morane-


Saulnier 500). Ils ont inventé les voitures à carburant-alcool
– j’avais une voiture qui marchait à l’alcool de canne à sucre.
Les stations-service offrent trois carburants au choix pour
l’automobiliste : essence, gazole, alcool. Je crois que si les
Brésiliens n’ont pas la bombe atomique, ce n’est pas qu’ils ne
peuvent pas la faire mais qu’ils ne s’en préoccupent pas. Ce
n’est pas la priorité des ingénieurs nucléaires.

JPB : Avez-vous senti des activités d’intelligence économique,


voire de lobbying, qui avaient déjà lieu dans ces années
1970-1980 au Brésil ? Des groupes américains comme
l’United Fruits, ITT pour les télécoms, s’intéressaient
énormément à cet espace.
PL : Les Américains étaient plus hardis que nous, plus malins
et plus offensifs parce qu’il faut considérer que les États-Unis
s’étendent sur tout le continent américain. Les États-Unis
aiment bien régner sur leur continent comme nous autre-
fois avec l’Afrique (on s’intéressait alors beaucoup à ce que
faisait l’Afrique, on investissait, on y était très présent). Les
Américains font un peu la même chose avec le Brésil et les
autres pays. Avec tous les moyens de communication à notre
portée aujourd’hui, je comprends qu’on ait fermé le poste au
Brésil.

JPB : Au fond, le renseignement que vous faisiez tenait énor-


mément à la situation verrouillée. Dans une situation plus
démocratique ou plus ouverte, la mission de chef de poste
aurait été largement diminuée.
PL : C’est évident. Dans un pays « fermé » d’où rien ne filtre –
type bloc de l’Est du temps de la guerre froide – tout est bon à
prendre. La moindre petite information valable est un scoop.
Dans un pays ouvert et démocratique, comme en France,
vous savez tout cela par la presse, la radio, la télévision et
Internet. Je me demande ce que les agents étrangers chargés
411
La guerre froide secrète

actuellement de s’informer sur la politique française peuvent


bien recueillir d’inédit. Le secteur n’était pas concerné par le
renseignement économique. Il y avait un autre secteur pour
exploiter ce domaine. En revanche, pénétrer les organisations
subversives que l’on savait armées par l’URSS via Cuba inter-
posé aurait été l’idéal. Mais ça, c’était, à mon avis, « mission
impossible ». Lorsque Allende est arrivé au Chili, il a suscité
une grande inquiétude dans les pays du cône Sud. Lorsqu’il
a été liquidé, il y a eu un grand soupir de soulagement, et
Pinochet s’est imposé : il a été élu avec environ 80 % des
voix. C’était, paraît-il, un vote démocratique.

JPB : Puisque l’observation des infiltrations communistes


était un peu compliquée, est-ce que ce levier économique
(vente d’armes, circulation sans doute de bateaux, d’équi-
pements de secteurs informels d’armement) pouvait consti-
tuer un autre indicateur ?
PL : Oui, cela nous intéressait beaucoup. L’industrie d’arme-
ment brésilienne, dont la marque Torus était un fleuron –
une des meilleures. Je ne suis pas spécialiste dans ce domaine,
mes contacts brésiliens ne m’en ont jamais parlé, mais il suffi-
sait de lire la presse. Il m’arrivait quelquefois, lorsque je voyais
des articles intéressants dans des presses spécialisées, d’en faire
un courrier que j’envoyais au service. Il s’agissait de docu-
mentation ouverte : un bordereau, et j’envoyais le tout. Le
service s’intéressait au commerce d’armes du Brésil parce qu’il
en vendait beaucoup, sans que nous n’ayons jamais exacte-
ment su comment et à qui. Le Brésil et Israël, à l’époque, se
classaient parmi les meilleurs fournisseurs d’armes du monde.
Ce sont des choses très difficiles à savoir, à moins d’avoir
quelqu’un dans la filière.

JPB : L’influence cubaine en la matière était-elle déjà décli-


nante au virage des années 1970-1980 ? Avez-vous senti
412
Entretien avec Pierre Latanne

un coup d’arrêt après l’exécution du Che en Bolivie ou au


contraire un regain du foquisme1 ?
PL : Le Che a été exécuté en 1967, je ne suis allé en Amérique
latine que huit ans après. Je ne peux pas répondre car en 1967
j’étais à Toulouse, loin de ces questions. Je n’ai donc pas
connu les années du Che, de plus la Bolivie est loin. C’était
une affaire oubliée.

JPB : Brossons une rapide chronologie. 1959, la révolution


cubaine éclate : des tentatives d’extension révolution-
naires se développent sur tout le continent à partir du
foyer castriste. Après la mort du Che, entre les années 1960
et 1970, apparaissent en guise de réaction les dictatures
latino-américaines. Les années 1980 voient s’amorcer une
première transition démocratique. Nous atteignons alors
votre second séjour, de 1983 à 1986, au cours duquel fleu-
rit toute une série de constitutions : la rédaction de celle du
Brésil, en 1985, met un terme à la dictature.
PL : Je crois qu’à partir des années 1960 (période Kennedy),
l’Amérique a dû utiliser près de la moitié de son budget à
lutter contre la subversion en Amérique latine.

JPB : Il y avait l’Alliance pour le progrès qui faisait filtrer tout


l’argent à travers soit l’US AID2 ou des programmes d’as-
sistance alimentaire. La politique sécuritaire américaine
passait donc dans des services de police et des programmes
de développement qui participaient de cette sécurité, au
sens foucaldien.
PL : Je pense que oui. Alors que nous en France, nous étions
très discrets dans ce domaine, même dans le domaine cultu-
rel, qui est pourtant notre domaine de prédilection. Les
Américains devaient distribuer de l’argent partout, pour s’in-
filtrer, pour connaître, pour savoir, pour aider les dictatures à

1. Stratégie du foyer révolutionnaire (foco) comme point d’impulsion révolutionnaire.


2. United States Agency for International Development.

413
La guerre froide secrète

se débarrasser de la menace subversive. Je pense qu’il devait y


avoir autant d’agents américains de la CIA en Amérique latine
qu’il y en avait du KGB en Europe. On parlait de plusieurs
centaines en France et nous n’en avions quasiment aucun à
Moscou. En Amérique latine, les États-Unis étaient un peu
partout. Ils se mêlaient dans tout : l’industrie, le commerce,
la médecine, l’aide alimentaire, l’aide sociale. Une telle acti-
vité devait leur coûter cher.

JPB : Prenons l’exemple de la presse. Il y avait un organisme


l’US IS1 qui était un service d’information, pas tout à fait
clé en main, mais qui s’adaptait à des rédactions de pro-
pagande et de journalisme, notamment en Argentine, en
Uruguay et au Brésil. Avez-vous vu leurs activités ?
PL : Non, pas du tout. Mais au Brésil, l’ambassade améri-
caine était très importante. En revanche, en Argentine et en
Uruguay, je l’ignore car il était malsain d’aller poser des ques-
tions ou d’aller traîner devant les ambassades. Une fois, je
me suis rendu à l’ambassade du Brésil en Argentine simple-
ment pour aller saluer un officier du SNI qui avait été mon
interlocuteur à Brasilia. Il était à Buenos Aires comme moi
à Brasilia. Il m’avait dit avant son départ : « Si tu passes par
là, viens me voir. » Je suis allé le voir et nous avons discuté
une demi-heure dans son bureau. Mais en arrivant, il a fallu
se soumettre à une fouille en règle, traverser un sas, retirer la
veste – je rappelle que c’était dans les années 1976-1977 –
comme un contrôle d’aéroport. On m’a fouillé au corps, puis
un homme armé qui tenait son revolver à la main m’a accom-
pagné dans les couloirs de l’ambassade jusqu’au bureau de
l’ami brésilien. J’ai ensuite vu ma connaissance, nous avons
bavardé et je suis reparti. Notre discussion n’avait rien d’im-
portant. Je voulais simplement savoir s’il était bien à Buenos
Aires, ce qu’il en pensait. Il y avait vraiment une ambiance
de guerre. Les policiers dans la rue tenaient leurs armes à la

1. United States Information Service.

414
Entretien avec Pierre Latanne

main. Il m’est arrivé de me retrouver appuyé contre un mur


pour être fouillé au corps lors d’un contrôle.

JPB : Est-ce que le service, avec les fameuses disparitions qu’il


y a eu, notamment de Français en Argentine, vous avait
demandé d’essayer d’en savoir plus ?
PL : Oui, mais ceux qui étaient les mieux placés pour savoir, ce
sont les Français de l’ambassade de France à Buenos Aires
qui étaient présents vingt-quatre heures sur vingt-quatre et
passaient vingt-quatre heures sur vingt-quatre sur l’affaire. Il
y avait l’attaché militaire et de nombreuses personnes parmi
les diplomates qui étaient plus en mesure que moi de savoir.
Je n’ai jamais rien appris à ce sujet. C’était tabou. Par la
suite, et même sur le moment, tout le monde a su que les
deux sœurs en question avaient été enlevées par le capitaine
Astiz, dit « l’Ange blond de la mort ». Elles ont dû décéder,
peut-être à la suite de mauvais traitements. Les responsables
ont fait disparaître les corps. Ce n’est un secret pour per-
sonne. Mais on a cherché, on a voulu savoir. Aujourd’hui
encore, on ne sait pas ce qui s’est passé exactement. Le ser-
vice avait pour objet d’en apprendre autant sur la subversion
que sur la dictature. Nous n’étions pas du tout avec eux.
Nous voulions connaître le mal qu’ils faisaient, leurs excès.
Quand un contact, comme celui du tableau avec le coq der-
rière les barreaux, me parlait, il me disait que dans les prisons
c’était des coups, des sévices, des exécutions sommaires, des
gens qui disparaissaient, etc.

JPB : Vous envoyiez à Paris ce type d’informations sur les


excès des dictatures ?
PL : Oui, naturellement. À chaque fois que j’en avais l’occa-
sion, dès que j’apprenais quelque chose dans ce domaine,
je faisais suivre l’information dans mes bulletins de rensei-
gnements (BR). Je devais parler quelques fois au condition-
nel parce que je n’avais pas vu. Nous avions l’évaluation
415
La guerre froide secrète

du renseignement : C3 correspondait au possible, au


« on-dit ». On a raconté qu’à Buenos Aires, la répression
balançait des suspects par hélicoptère. Ils les jetaient par
paquets. C’était l’horreur. Alors, si nous apprenions une
chose comme cela, je le signalais avec indignation. En
Argentine, il y avait Isabela Perón, qui était présidente et
qui a été renversée le 24 mars 1976 par Massera, Bignone
et Videla, commandant en chef de l’armée argentine1. Ils
ont mis Isabelita en prison et l’ont gardée, je crois, en rési-
dence surveillée. Elle avait une espèce de mage ou d’émi-
nence grise qui lui dictait tout ce qu’elle avait à faire (elle
l’écoutait), et qui a disparu.

JPB : Le mouvement péroniste, spécialité argentine, vous est-


il apparu éteint ?
PL : Je n’ai jamais entendu quelqu’un me dire qu’il était péro-
niste ou pas péroniste.

JPB : Revenons à cette décennie 1980, lors de votre deuxième


séjour. Vous êtes entre-temps revenu en France, pour
quatre ans environ, puis vous retournez à Brasilia.
PL : Je retrouve à Brasilia les mêmes locaux, le même personnel,
le même secrétaire que j’ai connu au premier séjour et que je
retrouve au second : il était reparti et revenu.

JPB : Avec l’épuisement de la logique de guerre froide,


certaines confusions apparaissent à l’intérieur du bloc
­
occidental : je pense notamment à la guerre des Malouines
en 1982, où les États-Unis voient s’affronter deux de ses
alliés, l’Argentine et l’Angleterre.

1. L’amiral Emilio Eduardo Massera (1925-2010), le brigadier-général Ramon


Agostí et le général Jorge Videla (né en 1925) procèdent au coup d’État du 24 mars
1976 et lancent le Proceso de Reorganización Nacional. Cette junte dirige l’Argentine
de 1976 à 1983. L’amiral Emilio Massera est membre de la junte de 1976 à 1978. Le
général Jorge Videla, homme fort du régime, est président de la junte de 1976 à 1981,
date à laquelle il cède son poste au général Roberto Viola qui cède à son tour cette
place au général Bignogne en 1982 jusqu’à la fin de la junte l’année suivante.

416
Entretien avec Pierre Latanne

PL : Au moment de la guerre des Malouines, j’étais depuis


trois ans de retour à Paris. Mais en avril 1982 – alors que
j’étais chef de secteur à Paris – j’ai été envoyé en mission en
Amérique latine (Buenos Aires, Rio, Brasilia, Caracas, San
José, Mexico). La guerre entre l’Argentine et l’Angleterre bat-
tait son plein aux Malouines. Lors d’un repas dans un restau-
rant de Buenos Aires où j’avais commandé un steak, le serveur
me demanda si je le voulais « à la malvinas ». J’ai demandé ce
que c’était. Il m’a répondu : « Bien grillé comme les Anglais
des Malouines. » Sur un ton manifestement haineux. Mais
Buenos Aires vivait normalement et les Argentins n’avaient
pas l’air de s’inquiéter de ce conflit.

JPB : Plus généralement, en 1983, les juntes s’épuisent-


elles ?
PL : Oui, en 1983, en commençant par le Brésil : Figueiredo
terminait son mandat, à l’issue duquel il y a eu des élections.
Le 15 janvier 1985, Tancredo Neves est élu président. C’est
un homme de gauche. Candidat en 1984 de l’opposition
brésilienne et farouche ennemi de la dictature, il a recueilli
près de 80 % des suffrages. Le soir de sa prise de fonction,
à Itamaraty, au palais des Affaires étrangères, se déroule une
grande cérémonie avec des centaines d’invités et, aux douze
coups de minuit, on devait lui remettre les insignes du pré-
sident de la République du Brésil. Peu avant minuit, il a eu
un malaise et a été emmené immédiatement à la clinique.
Il a vécu encore un mois avec des hauts et des bas avant de
décéder le 21 avril. Le Brésil s’était arrêté de vivre et de respi-
rer. Un journaliste dénommé Brito, pendant un mois, entre
quinze ou vingt fois par jour, donna des nouvelles de la santé
de Neves. Ce Brito était devenu l’homme de l’année. Par la
suite, il se lança dans la politique et fut élu député. À l’écran
télévisé, il commençait par prononcer : « Les dernières nou-
velles du président… » En réalité, Neves n’était pas tout à
fait président puisqu’il n’avait pas reçu les insignes. C’était là
417
La guerre froide secrète

tout le problème politique : il n’y avait pas officiellement de


président. Neves faisait un ticket avec José Sarney. Ce der-
nier est devenu donc président à la mort de Neves. Brito,
en pleurs, l’a annoncé à la télévision : il ne parvenait plus
à parler, reniflait, se mouchait, les larmes coulaient et tout
le Brésil a pleuré. Moi-même quand je l’ai appris, j’avais les
yeux humides et cela m’a beaucoup touché. Nous en avions
tellement entendu parler pendant un mois que nous avions
l’impression de le connaître avec tout ce qu’on racontait sur
lui, tout ce qu’il avait fait. Il était même venu en France voir
François Mitterrand, président depuis peu. J’ai vécu deux fois
les funérailles de Neves. Je me trouvais à São Paulo quand
il est mort et j’ai vu passer son cercueil quand on l’emme-
nait à l’aéroport pour le transporter à Brasilia où une céré-
monie était prévue. On a estimé à 3 millions le nombre de
personnes dans les rues de São Paulo. Je n’avais jamais vu de
ma vie autant de monde à la fois. Incroyable. Une foule com-
pacte sur des kilomètres qui laissait juste le passage du convoi
funèbre. Je devais prendre l’avion pour Brasilia où le corps est
arrivé quelques heures après moi. Il y avait encore une foule
énorme à son arrivée. Sarney a été nommé président et à par-
tir de là, on a senti que c’était vraiment détendu. Tout est allé
très vite. Un Parti communiste s’est créé illico et a fonctionné
ouvertement. J’avais peine à croire à une si rapide évolution.
Dans les quelques mois qui ont suivi, j’ai appris qu’un bureau
du Parti communiste s’était ouvert à Rio. Je n’en croyais pas
mes oreilles. Pour le Brésil, c’était quelque chose d’énorme.
Je suis allé voir le bureau du Parti communiste à Rio et à
Brasilia. Ils étaient bien là.
Il n’y a pas eu d’épuration à chaud au Brésil, ni en Uruguay.
Il aurait pu y avoir une épuration, comme en 1944 en France,
avec une justice expéditive, surtout contre les militaires que
l’on soupçonnait d’avoir arrêté, voire torturé et pire. Mais il
ne se passa rien et tous les protagonistes de la dictature vécu-
rent une retraite paisible.
418
Entretien avec Pierre Latanne

JPB : Comment expliquez-vous cette sorte d’amnistie si l’on


regarde les réactions qu’il y a eu, vingt ans ou trente ans
plus tard ?
PL : Il a dû y avoir des arrestations – notamment en Argentine et
en Uruguay. Il y a surtout eu des exils. Ainsi, Strœssner s’est
fixé au Brésil et son gendre, je crois, a pris la suite1.

JPB : Suite à l’abolition en 2003 des lois d’amnistie, un retour


mémoriel peut être observé en Amérique latine, notam-
ment en Argentine : je pense à Videla qui a été condamné
en décembre 2010, soit près d’un quart de siècle plus tard.
PL : Il a été condamné en 2010 mais il a été arrêté bien avant.
Dans ce cas, l’épuration n’a pas été sauvage : elle a été orga-
nisée.

JPB : Le Brésil n’a pas connu le même dénouement mémoriel.


Il y a là deux solutions un peu contradictoires.
PL : Attention, au Brésil, la subversion était, à mon avis, à 80 %
dans la tête des dirigeants qui exagéraient le danger. Il n’y
a eu ni bombes, ni attentats, ni enlèvements, ni assassinats
comparables à l’Argentine. C’était une subversion modérée.

JPB : Cela signifie donc que les contextes sociopolitiques que


vous traitiez étaient différents entre l’Argentine et le Brésil
des années 1980 ?
PL : Oui. Pour les présidentielles au Brésil, il n’y a pas eu de
troubles particuliers. Après je n’ai entendu parler d’aucune
répression, aucune réaction. Alors qu’en Argentine, cela a été
plus violent. Le fait est que la répression était discrète, peu
visible. Les réactions et les règlements de comptes étaient à la
hauteur de la violence de la dictature. Au Brésil, on arrêtait

1. Le 3 février 1989, le général Andres Rodriguez procède à un coup d’État militaire


et dépose Strœssner. Le putschiste est élu président de la République aux élections de
mai 1989. Les mouvements d’opposition restent minoritaires au sein des institutions
paraguayennes, mais « gagnent » quelques villes. Rodriguez procède à la première
transition postdictatoriale et commence à ouvrir son pays vers l’extérieur.

419
La guerre froide secrète

des gens, mais je crois qu’ils étaient souvent vite relâchés…


Notez que, sous la dictature, Lula avait été arrêté pour mani-
festation dans la rue et emprisonné. Mais il n’a pas disparu.

JPB : En 1986 sonne la fin de votre séjour. Vous quittez


Brasilia pour Paris, et faites un rapport final. Quelles
sont les lignes de force de vos rapports de 1979 et de 1986 ?
En d’autres termes, quelles continuités ou ruptures voyez-
vous ?
PL : En 1986, la situation politique avait beaucoup évolué. Rien
à voir avec celle de 1979. Mais la mission du poste ne variait
pas : recherche de renseignements. Les rapports de fin de
mission comportent un cadre bien défini et invariable. Des
rubriques en grande partie administratives. Les moyens du
poste et les budgets étaient-ils suffisants ? Difficultés rencon-
trées ? Des questions techniques aussi. Ces rapports sont sur-
tout utiles au successeur. Sur place, avec ces pays à inflation
galopante, nous faisions toute une gymnastique avec les cré-
dits que l’on nous allouait. Je recevais de l’argent liquide, des
dollars, seule monnaie stable, parce que l’inflation était telle
dans ces pays qu’il était préférable d’avoir des dollars et de les
changer au fur et à mesure. En 1975, vous faisiez un repas
pour 100 cruzeiros, soit environ 1 dollar. En 1985, vous fai-
siez le même repas pour 3 000 cruzeiros, soit toujours 1 dol-
lar. La monnaie en Argentine était tout aussi compliquée (je
me souviens l’avoir cité dans mes rapports parce que moi-
même je m’y perdais). Les Argentins parlaient en peso ancien,
qui avait été dévalué par mille par rapport au peso nouveau.
Et le peso nouveau avait été dévalué par cent lorsqu’il y a eu la
nouvelle monnaie. Certains convertissaient dans la monnaie
antérieure au peso ancien. Un peu comme si aujourd’hui en
France on parlait en anciens francs. Les jeunes générations
n’y comprendraient rien. Un jour, il y avait un taxi dont
le compteur affichait un prix long comme un numéro de
­sécurité sociale qui tournait à toute vitesse quand on roulait.
420
Entretien avec Pierre Latanne

À l’arrivée j’ai demandé au chauffeur combien je lui devais en


dollars. Il m’a répondu 1,50 dollar. Je lui ai donné 2 dollars
car je m’étais attendu au pire.

JPB : Est-ce que cette inflation était un effet de la crise que


vous commenciez à observer ?
PL : Il y a d’abord eu l’Argentine qui a été bradée entre 1975
et 1979. Vraiment bradée ! Une chambre d’hôtel valait
15 francs, un petit déjeuner, 1 franc et un repas 2 ou 3 francs
alors qu’en France à la même époque, une chambre d’hôtel
valait 35 ou 40 ou 50 francs, cinq ou six fois plus. La vie
n’était vraiment pas chère en Argentine à condition d’avoir
des dollars qu’on changeait au fur et à mesure. Derrière ces
prix ridicules en dollars, l’inflation galopait et le mot est
faible. C’était l’hyperinflation. J’imagine que les machines
à billets des gouvernements en place devaient fonctionner à
plein régime, résultat inévitable de la crise politique. Tous
ces problèmes étaient évoqués dans les rapports de fin de
mission. C’était important, car l’argent n’est pas seulement
le nerf de la guerre, il est aussi celui de la recherche. Et les
sources étaient payées en dollars.

JPB : En 1986, sept ans après le premier rapport, est-ce que


l’existence du poste se justifiait de la même manière ?
Est-ce que la démocratisation impacte la mission du poste
de Brasilia ?
PL : À mon avis en 1983-1986, le poste se justifiait moins,
puisque ne me rendant plus dans les autres pays du cône Sud,
la recherche de renseignements sur cette zone n’était plus à
la charge de Brasilia. Je ne travaillais plus que sur le Brésil et
j’avais davantage de difficultés à trouver des renseignements
valables appréciés du service, car tout devenait plus ouvert.
Dès l’arrivée du président José Sarney, la presse s’était libérée.
D’ailleurs entre mes deux séjours à Brasilia, en avril 1982,
alors que j’étais en fonction à Paris, on m’a envoyé à Caracas
421
La guerre froide secrète

auprès de l’ambassade de France pour entretenir l’ambas-


sadeur de la possible ouverture d’un poste de la DGSE si
l’ambassadeur avait les moyens de mettre des locaux à notre
disposition. J’ai été fort bien reçu. Le chargé d’affaires m’a
répondu qu’il n’y avait pas de problème et qu’on me réserve-
rait des locaux. J’ai alors pensé que le service envisageait peut-
être la suppression de Brasilia, avantageusement remplacé par
un poste à Caracas, zone plus sensible (pétrole, économie,
ouverture sur la mer des Antilles). Je ne savais pas à cette
époque que j’allais de nouveau être affecté à Brasilia en juillet
1983. Le fait est que Caracas commença à fonctionner deux
ans plus tard alors que je me trouvais moi-même à Brasilia,
mais je n’ai jamais eu aucun contact avec lui. Je n’ai pas su ce
qui se décida ensuite car ce poste de Caracas eut une vie très
éphémère. Il n’a fonctionné que pendant quelques années. Au
même moment il a été question de créer un poste à Buenos
Aires, mais je n’ai pas pu suivre son évolution car j’étais loin
de Paris et peu informé des décisions.

JPB : Ce qui signifie qu’en termes de réseau, il y avait Brasilia


puis Caracas ? Les deux ont fonctionné simultanément ?
PL : Le poste de Brasilia a été permanent jusqu’aux années 1990.
En revanche, Caracas n’a duré qu’un temps, de 1983 à 1990
environ. Je sais que Caracas a fermé en premier et Brasilia par
la suite, vers 1995. Mais ayant pris ma retraite en 1990, je
n’ai aucune certitude. Il n’y avait aucune concurrence entre
les deux postes. Les distances sont telles et les domaines de
recherche tellement différents qu’il était difficile de se mar-
cher sur les pieds.

JPB : Y a-t-il une mutation profonde dans la politique de


recherche de renseignements à l’aube des années 1990 ?
PL : J’ai pris ma retraite en 1990 et tout ignoré à partir de cette date
des activités du service. J’imagine qu’après la chute du mur de
Berlin et la fin de la guerre froide, toutes les orientations ont
422
Entretien avec Pierre Latanne

dû changer pour tous les secteurs et dans tous les domaines, et


le développement des moyens de communication (Internet,
téléphones satellitaires et autres) a dû contribuer à ces chan-
gements. Je n’ai pas vécu les changements intervenus car je
n’étais plus au service. Ultérieurement, j’ai appris qu’on avait
fermé Brasilia. C’était dommage mais logique. Ou alors, il
aurait fallu être un service très riche pour faire acte de pré-
sence là-bas et y maintenir quelqu’un juste au cas où…

JPB : Ces observations concernent les moyens administratifs.


Quelles orientations de travail préconisez-vous dans le
volet politique de votre rapport – ou tout au moins dans
la description de l’ambiance ? Sur quel intérêt stratégique
du poste insistez-vous respectivement en 1979 et en 1986 ?
PL : En 1979, lorsque je suis parti, c’était encore la dictature et il
était toujours question des voyages en Uruguay, en Argentine
et au Paraguay. J’ai dû effectuer une fois ces voyages avec
mon successeur pour lui présenter les gens que je connaissais,
lui expliquer ce que l’on faisait, pour parler du pays, pour
constater sur place les difficultés rencontrées, pour se fami-
liariser avec tout cela. Napoléon disait : « Il vaut mieux voir
une fois que d’en parler cent fois. » Il y avait des monnaies
différentes. Partout le peso mais à des taux différents. Tout
cela était quand même un peu compliqué. Quand on voyage
sur trois ou quatre pays, il y a des petits soucis matériels, la
réservation de billets, les transports. Ne pas réserver les hôtels
à l’avance pour éviter que votre nom traîne sur les registres
souvent contrôlés par les services de sécurité locaux. Se munir
de petites coupures pour les nombreux pourboires. Connaître
les bureaux de change non officiels qui pratiquent un taux de
change parallèle avantageux et éviter les banques où il faut
remplir des imprimés. Des détails qu’il fallait vivre sur place
et qui facilitent la vie quand on les connaît. Notre passeport
diplomatique facilite aussi les voyages (dispense de visas). Il
y a des choses qu’il faut savoir mais si vous ne les connaissez
423
La guerre froide secrète

pas, c’est plus compliqué. Avec mon successeur, il n’y a pas


eu de problème particulier : il s’était bien préparé et savait ce
qui se passait dans chaque pays. Il n’y avait pas d’intérêt stra-
tégique particulier à définir. Ce sont de grands mots inutiles.
Seul objectif : travail de recherche et recrutements éventuels
de nouvelles sources sur des objectifs prioritaires qui varient
en fonction des pays, des circonstances et des régimes poli-
tiques. Finalement, il vaut mieux travailler dans un pays régi
par une dictature avec une opposition clandestine ou une
subversion armée, plutôt que dans un pays où tout est pai-
sible avec une démocratie largement ouverte et une opposi-
tion tranquille et routinière, car c’est moins intéressant que
les pays plus difficiles.

JPB : En 1986, laissez-vous quelque chose de particulier


comme consigne ou pas ?
PL : Non, car la situation était beaucoup plus calme et la vie plus
paisible. Le problème de la recherche de renseignements se
limitait au seul Brésil. Tout était plus simple. Plus de voyages
sauf à Rio de temps en temps. Étant dans un pays libre beau-
coup plus démocratique qu’avant, il n’était pas nécessaire
d’appliquer strictement les règles de sécurité que nous avions
apprises. Je parlais bien le brésilien, je connaissais la ville par
cœur, je me sentais tout à fait à l’aise. Au premier séjour,
c’était une attention permanente malgré les bonnes relations
que nous entretenions avec le SNI qui, je le savais, ne négli-
geait pas ses efforts pour surveiller les gens de l’Est. J’ai vu des
agents du SNI déguisés en éboueurs avec pelle sur l’épaule
et poussant une benne à ordures, équipés de caméras et de
magnétophones. Donc il fallait quand même faire attention.
Il y avait un tas de précautions qu’on ne prend jamais trop en
poste à moins d’être du côté Est. Dans le « Monde libre », il
n’était pas nécessaire de se retourner tous les 10 mètres pour
savoir si on était suivi, mais il y avait quand même des règles
de prudence à observer. Ce qui m’aurait ennuyé, c’est qu’un
424
Entretien avec Pierre Latanne

de mes contacts se fasse surprendre en flagrant délit. Car on


paie, et parfois grassement. Mais il n’y a jamais eu ce genre
de problème. On prépare une enveloppe que l’on pose négli-
gemment sous la table. L’enveloppe disparaît promptement.
Le geste est extrêmement rapide et ça va très vite (rires). Ce
deuxième séjour de trois ans au Brésil a pris fin en septembre
1986. Ce fut le retour à Paris où une autre affectation exté-
rieure m’attendait, mais je ne le savais pas encore.
IV

Les services dans un monde


sans polarité
1. La DST entre deux mondes.
Entretien avec Jacques Fournet

par Floran Vadillo

Entre 1988 et 1993, Jacques Fournet aura successivement


dirigé la DCRG et la DST ; il aura donc intimement connu ce
que certains observateurs qualifient de « printemps du rensei-
gnement1 ». Aux yeux du préfet, il s’agissait plutôt de gérer des
services alors que ces derniers se trouvaient à une charnière dans
leur histoire, voire même une césure : il a en effet accompagné
la mutation des RG, contribuant à les débarrasser des oripeaux
du passé, et aidé la DST à se repositionner après l’effondrement
de l’URSS. Pourtant, à l’instar de nombre de ses prédécesseurs,
pour Jacques Fournet, le renseignement ne constituait ni une
passion a priori, ni une spécialité, mais l’aboutissement d’une
carrière préfectorale marquée par des succès2 et par une abso-
lue fidélité au président de la République, François Mitterrand.
Jacques Fournet narre, sans fard, les difficultés rencontrées, les
missions confiées, les ressorts de l’action de ces administrations si
particulières mais indispensables à la sécurité du pays.

1. Jean-Marc Pennetier, « The Springtime of French Intelligence », Intelligence and


National Security, vol. 11, n° 4, october 1996, p. 780-798.
2. L’homme s’impose comme l’un des spécialistes reconnus des problèmes de
l’Outre-mer qu’il a gérés tant en affectations territoriales qu’en qualité de directeur du
cabinet du secrétaire d’État aux DOM-TOM.

429
Les services dans un monde sans polarité

Floran Vadillo : En 1988, vous êtes préfet de la Nièvre, le fief


de François Mitterrand1 qui décide de vous nommer direc-
teur central des Renseignements généraux ; pourriez-vous
revenir sur les conditions de votre nomination ?
Jacques Fournet : La petite histoire est la suivante : le 10 mai
1988, après les résultats des élections présidentielles, le prési-
dent de la République m’a fait venir chez Mme Chevrier qui
était auparavant propriétaire de l’hôtel du Vieux-Morvan2.
Nous nous sommes isolés pendant cinq ou dix minutes,
avons commenté les résultats des élections présidentielles et,
après cela, il a déclaré : « Vous êtes préfet de la Nièvre depuis
trois ans, il faut maintenant penser à faire autre chose. Je
pourrais vous nommer préfet de Région, mais j’ai besoin de
vous aux Renseignements généraux, à la DST ou à la DGSE.
Réfléchissez et revenez me voir dans quinze jours. »
Deux ou trois semaines plus tard, j’ai sollicité un rendez-
vous que j’ai évidemment obtenu. Il m’a fait entrer dans son
bureau, l’atmosphère était bonne puisque nous nous situions
au lendemain d’une victoire et que celle des législatives se
profilait. Nous avons parlé quelques minutes de politique
puis il m’a demandé si j’avais réfléchi ; j’ai répondu par l’af-
firmative et lui d’interrompre le cours de ma réponse : « Moi
aussi j’ai réfléchi ; je vous proposerai, mercredi prochain,
comme directeur central des Renseignements généraux. » Il
a d’ailleurs joint Pierre Joxe3 pour lui demander de faire le
nécessaire dans ce sens.

FV : Était-ce le service que vous aviez choisi ?


JF : L’un des deux, en réalité. J’avais pensé à la DGSE ou aux
Renseignements généraux, mais je ne savais pas quel poste il
envisageait de me proposer.

1. Président de la République de 1981 à 1995.


2. Hôtel dans lequel logeait François Mitterrand lorsqu’il se trouvait dans la Nièvre.
3. Ministre de l’Intérieur de 1984 à 1986, puis de 1988 à 1991.

430
Entretien avec Jacques Fournet

FV : Pourquoi ne pas avoir envisagé la DST ?


JF : Parce que je ne la connaissais pas bien à l’époque. J’avais
l’impression qu’il fallait être un spécialiste du monde arabe,
du terrorisme, et du contre-espionnage. Or, j’avais touché de
près à tout ce qui relevait du renseignement, en particulier
en Polynésie en qualité de secrétaire général, ou en qualité de
directeur de cabinet du ministre en charge des DOM-TOM,
mais je ne connaissais pas suffisamment la DST pour avoir
spontanément envie de prendre sa direction.

FV : Préfet de la Nièvre, vous apparaissiez comme un fidèle


du président, lequel pense d’ailleurs à vous pour des postes
stratégiques dans le renseignement.
JF : Je ne sais pas. Je pense avoir été nommé préfet de la Nièvre
parce que je n’avais pas trop mal réussi en Polynésie en dépit
de mon opposition frontale à un certain Bréaux – décédé il y a
quelques années –, un ami de collège de François Mitterrand
lorsqu’il étudiait à Angoulême. Tout-puissant en Polynésie,
il contrôlait en particulier le secteur des hydrocarbures. À
l’époque, en qualité de secrétaire général, et à la demande de
Paul Dijoud1, j’avais mis en place un système de limitation
et de contrôle des marges d’approvisionnement qui gênait
beaucoup ce monsieur Bréaux, représentant de Chevron si
mes souvenirs sont bons. Il a donc rencontré Mitterrand pour
s’élever contre cette mesure et lui signifier qu’il conviendrait
de me faire revenir rapidement à Paris afin que le territoire
ne subisse les conséquences de décisions forcément irrespon-
sables, puisque touchant à ses intérêts.

FV : Vous n’avez pas été rappelé à Paris…


JF : Pas du tout !

1. Homme politique, plusieurs fois ministre sous la Ve République ; Jacques Fournet


évoque la période où Paul Dijoud occupait le secrétariat d’État auprès du ministre de
l’Intérieur en charge des DOM-TOM, de 1978 à 1981.

431
Les services dans un monde sans polarité

FV : Vous aviez tout de même adhéré à la FGDS1, signe de


votre soutien à François Mitterrand…
JF : Je n’ai pas vraiment été adhérent mais j’ai intégré l’orbite de
cette organisation en 1967, à l’occasion des élections légis-
latives. Toutefois, je ne connaissais pas vraiment François
Mitterrand, je l’avais peut-être vu trois fois avant ce jour de
juillet 1985 où il m’a reçu dans son bureau pour m’annoncer
que j’allais être nommé préfet de la Nièvre à l’occasion du
prochain Conseil des ministres.

FV : Cependant, on évoque fréquemment votre grande proxi-


mité avec Michel Charasse2…
JF : Je ne la nie pas, je la revendique même. Je pense qu’il s’agit
d’un des acteurs les plus ouverts et les plus intelligents de la
classe politique que je rencontrais à l’époque, dans la région
de Clermont-Ferrand.

FV : … qui avait, à l’Élysée, la haute main sur la gestion du


corps préfectoral.
JF : En effet, même si le président décidait seul et que tous les
mouvements préfectoraux passaient par lui.

FV : Vous occupez la fonction de DCRG pendant deux années


et, en 1990, François Mitterrand vous propose la DST.
Pourquoi ?
JF : Je ne saurais le dire. Il est vrai que, pendant ma période
RG, j’ai eu à connaître et traiter quelques affaires sen-
sibles. Dès mon arrivée, j’ai été informé des conditions pré-
cises de la libération des otages au Liban3. Le transporteur
n’avait pas été payé alors que des fonds spéciaux avaient été
débloqués. Ensuite, il a fallu gérer les retombées de l’affaire

1. Fédération de la gauche démocrate et socialiste, organisation politique créée par


François Mitterrand en 1965. Elle disparaît en 1968.
2. Conseiller du président de la République à l’Élysée de 1981 à 1995.
3. Lors du second tour des élections présidentielles, en 1988.

432
Entretien avec Jacques Fournet

du Carrefour du développement1 dans laquelle la DST se


trouvait indirectement impliquée. Il s’agit de la première
affaire d’envergure nationale à visée extrêmement politique
dans la mesure où Charles Pasqua2 l’a orchestrée. Je me suis
donc occupé des conséquences de l’affaire du « vrai-faux
passeport Chalier3 » délivré par la DST, etc. En outre, j’ai
dû gérer et porter à la connaissance du président un certain
nombre d’éléments relatifs à ce que l’on nomme « l’affaire
Pelat4 ». Enfin, dans la mesure où les RG effectuaient le suivi
des établissements de jeu, j’ai dû prendre en charge l’affaire
des machines à sous dont le ministre de l’Intérieur de cohabi-
tation5 avait délivré les autorisations entre les deux tours des
élections présidentielles de 1988. Cela représente un certain
nombre de dossiers sensibles…

FV : De 1988 à 1990, vous aviez donc démontré votre loyauté.


JF : En premier lieu, je pense que tout fonctionnaire doit se
montrer loyal et, compte tenu des circonstances, je pense que
je devais l’être sans doute un peu plus que d’autres.

FV : En 1990, comment accueillez-vous la proposition du pré-


sident Mitterrand de vous nommer à la DST ?
JF : En mai-juin 1990, François Mitterrand effectue un dépla-
cement en Polynésie. Pierre Joxe l’accompagne et, au retour,
avant que l’avion n’atterrisse d’ailleurs, j’apprends par le cabi-
net du ministre que ce dernier souhaite me rencontrer, le
lendemain matin à 8 heures. Je pensais qu’il voulait aborder
les problèmes polynésiens que je connaissais bien pour avoir
1. Affaire politico-financière impliquant Christian Nucci, ancien ministre de la
Coopération de 1982 à 1986, accusé d’avoir détourné près de 27 millions de francs.
2. Ministre de l’Intérieur de 1986 à 1988 puis de 1993 à 1995.
3. Ancien chef de cabinet de Christian Nucci, impliqué lui aussi dans l’affaire pré-
cédemment citée ; il a pu s’enfuir à l’étranger grâce à un passeport octroyé par Charles
Pasqua et prélevé sur le lot de la DST.
4. Ami intime du président de la République, Roger-Patrice Pelat a été accusé de
délit d’initié à l’occasion du rachat de la société American Can Company par la société
Pechiney, en 1989.
5. Charles Pasqua, ministre de l’Intérieur de 1986 à 1988, puis de 1993 à 1995.

433
Les services dans un monde sans polarité

été secrétaire général du Territoire et dans la mesure où je


continuais de jouer un modeste rôle lorsque les représentants
politiques polynésiens venaient en France. Il faut savoir que
l’instabilité constitue l’une des caractéristiques majeures de
la vie politique en Polynésie : on assiste à des changements
incessants de position et de conviction de la part d’un certain
nombre d’élus. En poste là-bas pendant trois ans et demi, je
continuais de suivre ce territoire pendant mes deux années
aux RG et connaissais un certain nombre de clés pour aider
à comprendre la situation telle qu’elle était et non telle que
certains souhaitaient la présenter.
Néanmoins, le lendemain, Pierre Joxe m’accueille ainsi :
« Pendant le trajet, le président et moi avons préparé un mou-
vement préfectoral ; pour vous, c’est la DST. » Pour répondre
à votre question, à ce moment précis, j’éprouve plutôt un
sentiment de fierté ; il s’agissait d’une forme de promotion,
pas une promotion hiérarchique bien sûr, mais les théma-
tiques traitées à la DST s’avéraient plus sensibles, sans doute
plus vitales pour le pays. En outre, le mur de Berlin venait
de tomber, en novembre 1989, et il en résultait un certain
nombre d’instabilités, d’incertitudes mais également un défi
concernant la construction de l’Europe d’après.
Mais, d’un autre côté, je me demandais si je disposais du
niveau requis pour diriger la DST. Même si aux RG j’avais
quelque peu fréquenté ce monde-là, la DST recelait de
grandes particularités, et, comme je vous l’ai déjà précisé, je
connaissais mal le monde arabe et le terrorisme international.
Mais il s’agit tout de même d’enjeux autrement plus impor-
tants que de savoir qui du RPR ou du PS allait faire la bas-
cule, aux élections cantonales, dans un département comme
l’Allier ou la Lozère.

FV : Avez-vous essayé de vous « mettre au niveau » ?


JF : Lorsque vous avez huit ou quinze jours pour changer de
poste, le temps pour se former ou se documenter fait défaut,
vous y allez.
434
Entretien avec Jacques Fournet

FV : Votre couleur politique a-t-elle suscité une quelconque


inquiétude dans le service, comme cela avait pu être le cas
pour Rémy Pautrat ?
JF : De toute évidence, certains pouvaient interpréter ma nomi-
nation comme la fin d’une époque, une reprise en main dans
la mesure où Bernard Gérard1, que j’avais beaucoup fré-
quenté Outre-mer, était plutôt un traditionaliste, d’un point
de vue politique. Alors, naturellement, les cadres de la DST
se posaient la question suivante : « Qu’est-ce qui arrive ? »
Indubitablement, j’étais catalogué car politiquement engagé
– ce que je n’ai d’ailleurs jamais nié ou caché, bien que
n’ayant jamais été mêlé à aucune affaire de nature politique.
En revanche, j’ai toujours considéré que le service public pri-
mait toutes les opinions politiques.

FV : En outre, on connaît la vieille rivalité DST/RG et, pour


la première fois, un préfet dirigeait successivement ces deux
services.
JF : C’est exact et cela a suscité une certaine crainte de la part
de quelques fonctionnaires de la DST qui s’interrogeaient :
« Va-t-il appliquer à la DST les méthodes très particulières – à
leurs yeux – des Renseignements généraux ? » Sous-entendu,
dans leur esprit : « Alors que nous, nous vérifions, cherchons,
recoupons et évitons de nous engager imprudemment, les
RG, eux, font n’importe quoi, ou presque. »

FV : Alors, avez-vous appliqué les méthodes des RG à la DST ?


JF : D’abord, les méthodes RG n’étaient pas si critiquables, en
dépit de certaines lourdeurs. La vraie crainte procédait de ce
que j’avais initié un certain nombre de réformes aux RG ;
j’avais notamment demandé un audit externe concernant
le fonctionnement du service, relancé l’informatisation qui
souffrait d’un trop grand retard, supprimé quelques postes
RG isolés, etc. J’avais donc souhaité moderniser la DCRG
1. Directeur de la DST de 1986 à 1990.

435
Les services dans un monde sans polarité

et certains, à la DST, se demandaient si je n’allais pas vou-


loir opter pour la même attitude et bouleverser une organisa-
tion bientôt cinquantenaire. Les récents succès de la DST en
matière de contre-espionnage (l’affaire Farewell1 par exemple)
accentuaient cette interrogation soupçonneuse et donnaient
à la division A, dirigée de main de maître par Raymond Nart
et Jacky Debain2, une légitimité particulière. Toutefois, le
service était dans l’expectative dans la mesure où ses enne-
mis traditionnels à l’Est – et j’insiste sur le mot « ennemis »
– avaient plus ou moins disparu ou, à tout le moins, se trou-
vaient dans une phase d’effondrement. En conséquence,
ils se demandaient si je n’allais pas les contraindre à aban-
donner tout ce qu’ils avaient fait, au bénéfice de la France,
à l’égard des pays de l’Est, pays en qui ils ne pouvaient pas
avoir confiance, d’une manière presque « génétique ». Enfin,
à l’époque, je n’étais pas très âgé, j’avais 44 ans. Une forme
de méfiance s’instaura accompagnée, naturellement, d’une
phase d’observation.
Mais j’ai souhaité – à l’instar de mon action aux RG d’ailleurs
– ne pas toucher à la technostructure, à l’encadrement. Car je
pense qu’il doit exister une continuité républicaine, sauf cas
avérés de comportements déloyaux (peut-être deux ou trois,
RG et DST confondus) ; j’avais donc décidé de ne pas tou-
cher aux sous-directeurs.
Pour être honnête, je suis arrivé dans des conditions très par-
ticulières et j’ai clairement ressenti leur volonté de me prendre
en main, de m’orienter dans « la bonne direction » alors que,
en ce qui me concernait, je souhaitais plutôt ne pas me laisser
absorber, phagocyter, influencer outre mesure et trouver ma
propre voie, compte tenu des circonstances de l’époque. J’ai
donc avant tout essayé d’intégrer la culture « maison » avec
les symboles « maison ».

1. Se reporter au témoignage de Raymond Nart dans le présent ouvrage.


2. Fonctionnaire de police à la DST.

436
Entretien avec Jacques Fournet

FV : C’est-à-dire ?
JF : La confidentialité, par exemple, et la prise de risque rai-
sonnée pour aboutir à un résultat. J’ai également pris à mon
compte des affaires comme celle de Carlos, meurtrier de deux
agents de la DST en 19751 ; j’ai clairement affiché l’appar-
tenance à une culture « maison » qui avait fait ses preuves et
qui, surtout, plongeait ses racines dans le BCRA2 de Londres
et comptait une série de directeurs de grande qualité. Le ser-
vice avait connu des heures de gloire – ou presque –, d’autres
plus difficiles comme à l’époque de la guerre d’Algérie, mais il
fallait tout assumer et aller de l’avant.
FV : Combien de temps cette période d’intégration a-t-elle duré ?
JF : Assez peu de temps dans la mesure où je suis arrivé – si
mes souvenirs sont bons – vers le 15 juin 1990 et où, dès
le mois d’août ont éclaté les prémices de la première guerre
du Golfe3. À ce moment-là, suivant la consigne délivrée par
François Mitterrand de tout mettre en œuvre afin qu’aucun
attentat ne survienne sur le sol français, toutes les forces de la
maison se sont orientées vers cet objectif.
Nous avons connu une période extrêmement chargée en
matière de collecte de renseignements parce que l’Irak n’était
jamais apparu comme une cible prioritaire pour le service à la
différence du terrorisme arabo-palestinien, ou du terrorisme
d’État à l’instar de l’affaire du DC10 d’UTA4. Le service
se concentrait sur des groupes terroristes tels Djibril, Abou
Nidal, Anis Naccache5 et d’autres encore comme les scories des

1. Terroriste international, Carlos assassina deux officiers de la DST, le 27 juin


1975.
2. Bureau central de renseignement et d’action : le service de renseignement de la
France libre pendant la Seconde Guerre mondiale.
3. Conflit qui opposa, en 1991, l’Irak de Saddam Hussein à une coalition de trente-
quatre États après l’invasion du Koweït par le premier.
4. Le 19 septembre 1989, un avion de la compagnie américaine UTA s’écrase dans
le désert du Ténéré, au Niger, victime d’un attentat attribué à la Libye du colonel
Kadhafi.
5. Groupes terroristes moyen-orientaux.

437
Les services dans un monde sans polarité

groupes du 17 Novembre en Grèce1, les Brigades rouges2 en


Italie, les Cellules communistes combattantes3 en Belgique, la
Rote Armee Fraktion4 en Allemagne, etc. Au contre-espion-
nage s’ajoutait un troisième volet, plus traditionnel mais qui
devenait très important à la DST, celui de la protection du
patrimoine.
Voilà le paysage avec lequel je dois composer à mon arri-
vée ; avec l’invasion du Koweït par l’Irak5 et la consigne de
François Mitterrand, nous avons basculé un certain nombre
de nos forces vers la recherche de renseignements afin de
protéger nos intérêts nationaux d’éventuelles actions, sur le
territoire français, de l’Irak ou de groupes soutenant l’Irak.
Nous avons procédé à une recherche de renseignements tous
azimuts, sur les Irakiens de France, les intérêts irakiens dans
notre pays – pour, éventuellement, en tirer les conséquences
au plan financier – sur des sociétés françaises ayant travaillé en
Irak. Cela a occupé tout le second semestre de l’année 1990.

FV : On assiste à la montée en puissance de la sous-direction


T à ce moment-là.
JF : Déjà bien structurée, elle a pris une envergure telle qu’elle
se trouvait sur le point de dépasser l’activité de contre-
espionnage. Certains m’en ont d’ailleurs discrètement fait
le reproche ; mais, dans ces configurations, on privilégie
évidemment un certain nombre d’orientations par rapport
à d’autres. À nouveau, comme je l’énonçais précédemment,
d’aucuns, à la DST, considéraient que les gens de l’Est consti-
tuaient des ennemis héréditaires et définitifs, des adversaires,
dans le meilleur des cas. Or, il convenait prioritairement

1. Organisation clandestine révolutionnaire grecque d’obédience marxiste, créée en


1975 et toujours active en 2003.
2. Groupe terroriste d’extrême gauche italien créé en 1970.
3. Organisation terroriste belge qui opéra de 1983 à 1985.
4. Groupe armé d’ultragauche qui réalisa de nombreux actes terroristes en Alle-
magne de 1968 à 1998 (également surnommé la Bande à Baader, du nom de l’un de
ses dirigeants).
5. Le 2 août 1990.

438
Entretien avec Jacques Fournet

d’accompagner le basculement du monde. En outre, François


Mitterrand souhaitait accompagner les pays de l’Est vers la
démocratie pour éviter la résurgence des nationalismes. Il
avait vu clair ! Mais la priorité, c’était l’Irak et l’antiterrorisme.

FV : Vous avez précédemment évoqué votre action pour récu-


pérer le terroriste Carlos ; or, on présente souvent cette
opération comme un succès imputable à Charles Pasqua,
ministre de l’Intérieur entre 1993 et 1995 ; pouvez-vous
revenir sur cet épisode ?
JF : J’ai indiqué qu’à la DST les symboles comptaient énormé-
ment ; or, retrouver Carlos, l’assassin de deux officiers de
la DST, s’avérait très important. Je crois même que cela a
joué pendant des années sur la cohésion de la maison. Dans
ce domaine, j’ai poursuivi l’action de mes prédécesseurs.
Parfois, nous obtenions des informations en provenance des
Américains, des Palestiniens de l’équipe de Yasser Arafat1, ou
des Algériens qui ont joué un rôle considérable. Je me suis
également rendu en Syrie.
À chaque contact avec eux, en particulier pour Jean-François
Clair qui suivait cette affaire au quotidien, revenait la ques-
tion : « Avez-vous une information ? » « Savez-vous où il
loge ? » Et nous obtenions parfois des réponses.
Un beau jour de 1993, quelque temps avant la cohabitation,
nous avons reçu une information en provenance des États-
Unis, traitée par Jean-François Clair et le général Rondot2.
Nous apprenons que Carlos se trouve probablement au
Soudan. Rondot s’y rend donc et y demeure le temps néces-
saire pour le localiser ; à cette époque, il devait être conseiller
auprès du directeur de la DST, à cheval avec le ministère
de la Défense (Pierre Joxe3 l’utilisait également), bref c’était

1. Dirigeant de l’Organisation de libération de la Palestine depuis 1969 et premier


Président de l’Autorité palestinienne de 1996 jusqu’à sa mort en 2004.
2. Officier des services de renseignement (DGSE, puis DST), conseiller de diffé-
rents ministres, spécialiste du monde arabe.
3. Ministre de la Défense de 1991 à 1993.

439
Les services dans un monde sans polarité

du Rondot (rires) mais avec la grande efficacité que tous lui


reconnaissent. Je le considère comme un grand serviteur de
l’État.
Peu de temps avant mon remplacement en novembre 1993,
j’ai donc rédigé une note à l’attention de Charles Pasqua,
entre-temps nommé ministre de l’Intérieur du gouvernement
Balladur1, pour lui indiquer que nous savions où vivait Carlos
et pour lui proposer d’agir. Il m’a donné son feu vert orale-
ment ; la suite s’est déroulée sans moi.
Effectivement, on a imputé le succès à Charles Pasqua qui a
pris ses responsabilités politiques à un moment décisif, mais
les artisans de l’affaire sont essentiellement Jean-François
Clair et Philippe Rondot.

FV : De 1990 à 1993, vous avez parfaitement répondu aux


attentes du président de la République puisque la France
n’a subi aucun attentat.
JF : En effet, j’ai le sentiment qu’avec des renseignements bien
orientés, nous avons évité un certain nombre de drames.
Peu ou prou, nous contrôlions les groupes terroristes qui
pouvaient nous menacer, mais émergeaient toujours des
excroissances qui envisageaient des actions. Nous avons
également lutté contre un terrorisme potentiel comme, par
exemple, lorsque la Libye invitait des Canaques2 à quitter la
Nouvelle-Calédonie quelques semaines pour les former à la
lutte armée3. Nous suivions cela avec une attention soutenue.
Grâce à notre antenne en Nouvelle-Calédonie, nous recevions
des informations intéressantes concernant les flux financiers
entre la Libye et certains indépendantistes via une banque
australienne. Grâce à de nombreux éléments de preuve col-
lectés, nous sommes parvenus à les dissuader d’aller plus loin.

1. Premier ministre de 1993 à 1995.


2. Population autochtone de Nouvelle-Calédonie.
3. Dans le cadre du mouvement indépendantiste néo-calédonien.

440
Entretien avec Jacques Fournet

FV : Toutefois, concernant ces formes de terrorisme, nous


sommes en présence de scories de la guerre froide.
JF : En effet, nous commencions néanmoins à nous préoccuper
des problématiques qui retiennent l’attention de nos jours et
dont voici un exemple concret : avec la chute du mur de Berlin,
de nombreux ingénieurs soviétiques se sont retrouvés soit sans
emploi, soit avec des salaires grotesques, de l’ordre de 500 francs
sans aucun des avantages que le régime soviétique leur offrait ;
ils ont donc décidé de se « mettre sur le marché » au service
d’États ou de groupes terroristes. Les Libyens, par exemple, en
ont sollicité un certain nombre, eux qui cherchaient à l’époque
à acquérir des connaissances dans le domaine nucléaire. Notre
action répondait donc à notre mission de lutte contre la proli-
fération des armes de destruction massive. À cette époque éga-
lement, la DST a pris l’initiative, au niveau européen, de créer
un groupe de travail consacré à la prolifération nucléaire, balis-
tique, chimique et bactériologique. Ce groupe nous a conduits
à suivre l’itinéraire de ces gens d’ex-URSS qui s’étaient placés
sur le marché, et à essayer de les identifier.
En matière informatique, nous avons obtenu des informa-
tions que nous avons traitées en même temps ou en colla-
boration avec la DGSE. Nous nous sommes aperçus que les
Soviétiques travaillaient sur les failles du matériel et des sys-
tèmes informatiques occidentaux.

FV : Dans les films d’espionnage, on voit souvent des trafics


d’ogives nucléaires ; la DST était-elle positionnée sur cette
thématique ?
JF : Ce n’étaient pas tant les ogives qui nous inquiétaient que les
matières fissiles et, avant toute chose, le savoir-faire de cer-
tains individus. Je dois dire que, à la DST, je n’ai jamais vu de
cas concrets de menaces liées à des ogives. Peut-être la DGSE
a-t-elle traité ce genre de problématique ?
Pour évoquer une autre menace qui nous préoccupe encore
aujourd’hui et que nous avions identifiée, je citerai le Pakistan
441
Les services dans un monde sans polarité

qui développait une stratégie nucléaire et envoyait des ingé-


nieurs en Europe pour rechercher, par exemple, de l’acier
maraging, utilisé pour construire les centrifugeuses. Nous
avons réussi à identifier une équipe dédiée à cette recherche.
L’existence du groupe européen antiprolifération dont je
mentionnais la création précédemment a facilité notre action.
Le même cas de figure s’est produit avec l’Iran ou l’Algérie.
Mais il n’y a pas que la menace étrangère : rappelez-vous l’af-
faire Temperville où la DST, avec l’aide de services alliés, a
mis au jour le transfert aux Soviétiques des plans d’une arme
nucléaire française1.

FV : Toutefois, il semble que la DST dépassait quelque peu


le périmètre que lui attribuait le décret de 1982, même
si la connexion internationale pourrait se justifier par
la recherche de matériel sur le territoire français par des
puissances étrangères.
JF : Que ce soit pour la DGSE ou pour la DST, je pense que
ce clivage national/international n’a pas beaucoup de sens. Il
n’existe pas une frontière étanche entre les deux sphères et il
convient d’établir une coopération organisée entre les deux
services.

FV : Cette conception ne générait-elle pas certains conflits avec


Claude Silberzahn, qui dirigeait à l’époque la DGSE ?
JF : Non, nous nous entendions parfaitement, nous avions
travaillé tous deux sur les DOM-TOM lorsqu’il œuvrait
au cabinet du Premier ministre Fabius2, et moi en qua-
lité de directeur du cabinet de Georges Lemoine3. Nous
nous connaissions donc très bien et travaillions en totale
confiance, ce qui facilitait considérablement les relations
entre les deux services. Je ne pense pas que nous ayons jamais

1. Francis Temperville, ingénieur au Commissariat à l’énergie atomique, a été


­condamné à neuf années de prison en octobre 1997.
2. Premier ministre de 1984 à 1986.
3. Ministre des DOM-TOM de 1984 à 1986.

442
Entretien avec Jacques Fournet

été concurrents. Bien sûr, cela n’empêche pas de « s’amuser »


occasionnellement : je me souviens que Silberzahn m’avait
un jour adressé la copie d’un télégramme rédigé par la DST
et intercepté par la DGSE. D’autres fois encore, il me signa-
lait : « Tu te trouvais à tel endroit, tel jour » (rires). Disons
que je pouvais en faire autant ! (rires) Objectivement, je n’ai
pas vraiment connu cette notion de « guerre des services » si
souvent avancée par les observateurs. Bien sûr, certaines per-
sonnes ne s’appréciaient guère mais une étroite collaboration
nous unissait ; avec la DGSE, nous nous réunissions tous les
mois, en particulier au sujet du terrorisme. Après tout, il en
allait des intérêts de la France !

FV : S’agissait-il des réunions de l’UCLAT1 ?


JF : Non, nous nous réunissions en dehors de l’UCLAT, soit dans
les locaux de la DGSE, soit dans ceux de la DST. L’UCLAT
ne savait pas grand-chose et, avec la DGSE, nous travaillions
de manière très naturelle, à côté des structures officielles. En
1992, par exemple, je me suis rendu à Taïwan pour recueillir
des informations plus précises sur la prolifération balistique
nord-coréenne au profit de la Syrie ou de la Libye.

FV : Une mission étonnante pour un directeur de la ST !


JF : Je me suis rendu à Taïwan pour deux raisons : la première
concernait cette affaire de prolifération balistique, ayant à
l’esprit l’idée qu’il fallait surveiller ce genre de thématique
pour anticiper la possibilité pour l’Iran ou la Libye de se doter
de capacités de projection. Car, le jour où la Libye dispose-
rait de missiles capables d’atteindre le sol français, la situation
géopolitique s’en trouverait complètement bouleversée. Et si,
dans trois ou cinq ans, nous apprenons que l’Europe occiden-
tale se trouve à portée de tirs de missiles iraniens, la percep-
tion de la menace sera complètement différente. Une certaine

1. Unité de coordination de la lutte antiterroriste.

443
Les services dans un monde sans polarité

préoccupation géopolitique m’animait et, vingt ans après, elle


ne relève plus de la simple spéculation.
Par ailleurs, je m’étais également rendu à Taïwan parce que
ce pays œuvrait pour tenter d’obtenir un siège à l’ONU. Les
Taïwanais déployaient notamment des efforts conséquents
à l’égard des anciennes colonies françaises afin que celles-ci
votent en leur faveur. À Paris, en suivant l’activité des oppo-
sants, nous avions détecté les démarches des Taïwanais et j’ai
donc souhaité obtenir des informations complémentaires
puisque cela faisait partie de notre mission. Pour la petite
histoire, le gouvernement taïwanais avait organisé le recueil
d’informations concernant la vente des Mirage. Les autori-
tés de l’île jugeaient que certains intermédiaires français (ou
qui se présentaient comme tels) se montraient trop actifs ;
elles nous ont donc demandé d’en informer le président de la
République…

FV : Certes, mais à nouveau, cette dimension internationale


concerne plutôt la DGSE.
JF : Nous ne traitions pas avec la DGSE mais l’informions plus
que régulièrement. Par ailleurs, nous produisions des notes
destinées aux autorités politiques à ce sujet.

FV : En 1992, on assiste également à un tournant poli-


tique en Algérie où les généraux ont annulé les élections
municipales remportées par les islamistes. Le phénomène
entraîne une radicalisation annonciatrice de l’appari-
tion d’une nouvelle forme de terrorisme, le terrorisme
islamiste.
JF : Oui, et nous nous doutions bien que cette nouvelle forme de
terrorisme s’exporterait en Europe après avoir touché des res-
sortissants français en Algérie. Nous avons donc coopéré avec
les autorités algériennes et notamment les services de rensei-
gnement en leur fournissant, en particulier, des équipements,
des interceptions, etc., afin de leur permettre d’identifier, à
444
Entretien avec Jacques Fournet

tout le moins de localiser certains membres du FIS1 sur le


territoire algérien et à Alger notamment.

FV : En 1995, lors de la vague d’attentats, Jean-Louis Debré2,


le ministre de l’Intérieur, avait suggéré que les services
algériens instrumentalisaient leur collaboration avec les
Français pour que ces derniers éliminent des opposants au
régime.
JF : Je n’ai pas vécu cela dans la mesure où je suis parti fin 1993 ;
mais nous ressentions clairement l’insistance des demandes
algériennes de coopération ; effectivement, ils nous repro-
chaient de ne pas agir suffisamment, en France, contre les
gens du FIS présentés comme des opposants très dangereux.
De fait, les relations se révélaient parfois quelque peu ambi-
guës et se doublaient de relations personnelles entre membres
des services, Raymond Nart et Jean-François Clair en particu-
lier, ou moi-même avec les dirigeants. Nous parlions la même
langue, facteur extrêmement important ; par ailleurs, nous
connaissions à peu près les mêmes sujets – j’évoquais précé-
demment Carlos, le terrorisme, etc. De fait, le discours induit
s’approchait de : « Aidez-nous un peu plus, si vous souhaitez
que nous vous aidions aussi. » C’était vrai des deux côtés.
Par exemple, j’ai initié, avec Raymond Nart et Jean-François
Clair, une surveillance de jeunes Français d’origine maghré-
bine qui réalisaient leur service militaire en Algérie puis
revenaient en France. Pour eux, il s’agissait sans doute d’un
choix un peu mythologique mais, pour cent jeunes déçus de
n’avoir pas retrouvé ce qu’ils voulaient, il y en avait bien un
ou deux qui revenaient avec des connaissances en matière de
maniement d’armes, d’explosifs, etc. et qui auraient pu avoir

1. Front islamique du salut, formation politique algérienne favorable à l’instaura-


tion d’un État islamiste. Sa dissolution, en 1992, induisit le recours à la lutte armée
par certains de ses partisans.
2. Ministre de l’Intérieur de 1995 à 1997.

445
Les services dans un monde sans polarité

la ­tentation de les mettre à profit sur notre territoire si un


réseau terroriste les avait recrutés.

FV : S’agissait-il de détecter les membres d’éventuelles cellules


dormantes ?
JF : Oui, car des services étrangers ou des mouvements terro-
ristes peuvent prendre contact avec quelqu’un sans histoire,
résidant en France. Avec ce flux de jeunes franco-algériens qui
quittaient notre territoire pour réaliser leur service militaire,
nous craignions qu’un certain nombre d’entre eux ne revien-
nent endoctriné et possesseur de connaissances ­techniques
favorisant un passage à l’acte. Mais ils n’étaient pas les seuls,
j’ai évoqué les Canaques en Libye ou certains Français qui
allaient au Pakistan.

FV : Détectiez-vous une certaine radicalisation ?


JF : Nous observions le basculement du monde qui s’accompa-
gnait d’une forme de radicalisation. De fait, entre mon arri-
vée en 1990 et mon départ en 1993, la DST avait quelque
peu changé de culture tout en conservant, fort heureusement,
ce qui constituait sa principale force, c’est-à-dire la discrétion
et le sérieux.
Pour avoir connu les deux services, je dirais que, par rapport aux
RG qui se situent dans l’immédiateté de l’événement, du conflit
social, des élections, la DST, elle, peut prendre un peu plus de
temps pour rechercher, collecter, analyser et éventuellement agir.

FV : Vous avez également évoqué la protection du patrimoine


économique. Or, on stigmatise souvent la France pour son
retard, notamment depuis les années 1990, face aux États-
Unis qui jouissent d’une politique extrêmement offensive.
Pourtant, vous sembliez avoir pris conscience de cet impé-
ratif majeur.
JF : Je pourrais vous citer de très nombreux exemples où nous
pouvions nous apercevoir que, suivant les termes d’une
446
Entretien avec Jacques Fournet

formule que j’affectionne, dans le domaine des relations


d’État à État, en matière de prolifération, de protection du
patrimoine, etc., « nous n’avons pas d’amis, nous n’avons pas
d’ennemis, nous n’avons que des intérêts ».
Par exemple, à l’époque, le Japon recherchait de l’information
technologique et économique un peu partout, de manière
systématique et ouverte, voire de façon plus discrète. Je ne
pourrais décrire tous les cas où, sous couverture évidemment,
nous avons détecté des personnes qui travaillaient pour le
Japon dans l’industrie aéronautique ou dans de nombreux
autres domaines. L’ambassade du Japon faisait parfaitement
son travail. Les Américains, par ailleurs, cherchaient égale-
ment assez ouvertement des informations. Le dossier le plus
connu est celui d’Henri Plagnol1. Notez que les Anglais et les
Allemands ne considéraient pas non plus la France comme
un sanctuaire ! Notre tâche quotidienne consistait à éviter ce
genre de désagréments.

FV : Lorsque, en 1992, Bill Clinton2 annonce un accroisse-


ment des efforts dans le domaine de l’« intelligence écono-
mique », la DST a-t-elle connu un regain d’activité en la
matière ?
JF : Nous avons observé un changement au niveau du Comité
interministériel du renseignement (CIR) où l’on a pris ces
déclarations très au sérieux. Ont été décidées à la fois des
actions ouvertes très classiques pour certaines et plus inno-
vantes pour d’autres. En matière d’actions ouvertes très clas-
siques, je me souviens parfaitement de la séance où nous
avions fait le point sur les capacités françaises de traduction
d’articles scientifiques et stratégiques publiés à l’étranger :
sur sept ou huit mille publications qui pouvaient présenter

1. Henri Plagnol, haut fonctionnaire, membre du cabinet du Premier ministre


­ alladur, a fait l’objet d’une tentative de manipulation par la CIA ; sur ce point, se
B
reporter à Éric Merlen et Frédéric Ploquin, Carnets intimes de la DST : trente ans au
cœur du contre-espionnage français, Paris, Fayard, 2003, p. 399 et suivantes.
2. Président des États-Unis d’Amérique de 1993 à 2001.

447
Les services dans un monde sans polarité

un intérêt, nous n’étions en mesure d’en traduire que deux


ou trois cents, guère plus. En conséquence, a été décidé un
approfondissement de la recherche ouverte mais de manière
scientifique, avec de la bibliométrie et des techniques, certes
de l’époque, mais qui permettaient de réaliser des progrès
conséquents. Certaines entreprises, comme Thomson ou
les entreprises d’armement, réalisaient ce type d’efforts ; le
SGDN1, de son côté, ne faisait pas grand-chose, faute de
moyens suffisants. Nous l’alimentions toutefois en informa-
tions dès que nous le pouvions.
Nous assistions également à l’émergence d’un nouveau défi,
avec des technologies – un peu balbutiantes à l’époque –
informatiques ou liées à la communication qui se sont pleine-
ment épanouies aujourd’hui, preuve que, pour des services de
renseignement, le travail d’analyse de l’évolution se révèle au
moins aussi important que l’action elle-même. Je crois savoir
que les attentats de 2001 ont favorisé une remise à niveau
tant à la DGSE qu’à la DST.

FV : En la matière, vous avez toujours fait figure de pionnier


puisque, aux RG déjà, vous aviez voulu développer une
culture économique plus performante.
JF : Tous les soirs à 18 heures, les RG envoyaient un dossier de
cinquante à soixante feuillets au cabinet du ministre de l’In-
térieur, au cabinet du Premier ministre et à la présidence de
la République. À mon arrivée, j’ai constaté que, en matière
économique, figuraient des informations dont n’importe qui
pouvait prendre connaissance en lisant simplement la presse.
Les pages saumon du Figaro étaient aussi bien informées que
les notes que nous pouvions envoyer. Par ailleurs, le dossier
comportait deux feuilles consacrées aux cours de la Bourse,
cours de la veille, cours du jour et évolutions, sans aucun

1. Secrétariat général de la défense nationale (aujourd’hui Secrétariat général de la


défense et de la sécurité nationale). Organe gouvernemental dépendant du Premier
ministre et chargé d’assister ce dernier dans l’exercice de ses responsabilités en matière
de défense et de sécurité nationale.

448
Entretien avec Jacques Fournet

commentaire. Au Palais Brongniart1, trois personnes s’en


chargeaient. À l’époque, tout le monde disposait des informa-
tions similaires sur le Minitel ou sur informatique ! J’ai donc
décidé de supprimer cette partie malgré les mises en garde
de mes fonctionnaires qui pensaient que le gouvernement ne
pourrait plus agir sans cela. Je n’ai reçu aucune plainte dans la
mesure où personne ne lisait cette partie.
Par ailleurs, les gens qui s’occupaient d’économie n’y connais-
saient pas grand-chose, ils jouissaient de quelques contacts
très superficiels avec des chefs d’entreprise et étaient à peine
capables de prévoir des OPA2, etc. Or, le véritable inté-
rêt d’une activité de prévision économique résidait dans la
connaissance d’éventuelles OPA sur des groupes français qui
pouvaient mettre en péril l’indépendance nationale ou même
des intérêts français.
J’ai donc initié de substantiels changements et j’ai notamment
créé une structure financière dont j’ai confié l’animation à
Brigitte Henri3. J’ai alors pris l’une des bonnes décisions de
ma vie en plaçant cette structure au sein du quartier d’af-
faires de la Défense, là où tout se passe. Et quand vous placez
quatre ou cinq personnes chargées des relations économiques
et financières à la Défense, le gain en termes d’informations
est évident. Par ailleurs, j’ai réalisé une convention avec l’uni-
versité pour dispenser des cours d’économie à mes fonction-
naires à Issy-les-Moulineaux, je crois.
Pour revenir à la DST, il existait déjà une structure finan-
cière placée auprès de la sous-direction B ; je l’ai sensiblement
renforcée parce que je jugeais son existence extrêmement
positive. Grâce à elle, nous avons détecté les relations nouées

1. Ancien siège de la Bourse en France.


2. Offre publique d’achat (amicale ou hostile), opération par laquelle une entreprise
rachète des actions d’une autre afin de prendre son contrôle.
3. Commissaire de police, affectée aux Renseignements généraux, auteur de Il faut
que vous sachiez, Paris, Flammarion, 2010, livre dans lequel elle évoque, entre autres
choses, ces thématiques.

449
Les services dans un monde sans polarité

par la Libye avec les Canaques. Nous trouvions une quantité


extraordinaire de renseignements.
Avec l’effondrement du bloc soviétique, la réorganisation de
la DST se réalisait sous la pression des événements (la guerre
du Golfe, par exemple) mais également en fonction d’une
ligne stratégique décidée par le directeur. La prolifération,
la protection du patrimoine économique, les mouvements
financiers…, nous sentions qu’il s’agissait des éléments des
futurs conflits.

FV : N’étiez-vous pas sur le domaine de compétence de


Tracfin1, créé en 1990 ?
JF : Non, pas vraiment. Au début, Tracfin ne se saisissait que
des cas où des individus déposaient 500 000 ou un million
de francs en espèces puis les retiraient. La banque devait alors
signaler l’opération à Tracfin. Puis, progressivement, la cel-
lule est montée en puissance mais, cela, je ne l’ai pas vécu
puisque je suis parti en 1993.

FV : Lorsque les historiens abordent la période 1988-1991, ils


évoquent un « printemps du renseignement » ; aviez-vous
le sentiment de vivre une période charnière ?
JF : Aux Renseignements généraux, je n’ai pas éprouvé ce sen-
timent ; j’ai souhaité que nous réduisions notre mission
traditionnelle concentrée sur le renseignement politique
« ragoteur », sur la politique basique. J’ai alors diminué – dans
la mesure où je pouvais le faire puisque je recevais encore des
commandes en provenance des autorités politiques – tout ce
qui concernait les sondages car les partis politiques recevaient
de l’argent public afin de pourvoir à leurs besoins. Cela a sus-
cité quelques remous, mais il fallait le faire. En revanche, j’ai
noté l’accroissement des « affaires » qui n’augurait rien de bon

1. Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins,


organisme du ministère de l’Économie et des Finances chargé de la lutte contre le
blanchiment d’argent.

450
Entretien avec Jacques Fournet

pour les années à venir. J’en ai largement informé le président


de la République. À sa demande, les RG ont dressé la liste des
affaires impliquant des hommes politiques de droite comme
de gauche. La morale était sauve : elle comportait 110 noms
de gauche contre 130 à droite (rires).
À la DST, j’ai réellement senti le monde basculer. Cela ne
résultait pas d’un éclair de génie ! Mais passer d’un monde
figé, avec deux blocs antagoniques dans une situation de
conflit potentiel à un monde où émergent des pays tiers, le
terrorisme islamique, cela marque. J’ai senti croître l’incerti-
tude et la complexité, ce qui justifiait un besoin grandissant
de collecte de renseignements, mais également d’analyse et
d’anticipation.
Dès cette époque, j’ai d’ailleurs milité pour un rapproche-
ment RG/DST, notamment en matière d’antiterrorisme
où les deux services jouissaient d’un haut niveau qualitatif,
reconnu par nos partenaires étrangers1.

FV : Vous décrivez un tableau idyllique des services de ren-


seignement intérieur, mais avez-vous connu des échecs
notables ?
JF : Bien sûr, c’est incontournable ! Deux m’ont particulière-
ment marqué, il s’agit de deux assassinats. Le premier, celui
de Chapour Bakhtiar2 par un agent que nous connaissions ;
le second, celui d’un Palestinien, membre du mouvement de
Yasser Arafat, devant son hôtel, à Montparnasse. Il a été tué
par le Mossad alors que, quelques heures plus tard, il avait
rendez-vous avec un agent de la DST. On sait maintenant
qu’il a été trahi à Tunis où il disposait d’un bureau et que le
mobile résidait dans sa participation, pourtant assez lointaine,

1. La fusion RG-DST aura lieu en juillet 2008, avec la création de la DCRI (Direc-
tion centrale du renseignement intérieur).
2. Le 7 août 1991.

451
Les services dans un monde sans polarité

à l’attentat des JO de Munich contre les athlètes israéliens1.


Moralement, la question se pose de savoir si les (nombreuses)
tragédies évitées peuvent contrebalancer ces drames. Mais
existe-t-il une réponse ?

FV : En 1993, la deuxième cohabitation met un terme à votre


mandat de directeur de la DST.
JF : En 1993, les élections législatives entraînent une nouvelle
cohabitation et j’ai appris par la suite qu’Édouard Balladur
souhaitait à la DST quelqu’un de confiance. La règle du jeu
– que j’admets parfaitement – était claire mais je dois recon-
naître que la suite de ma carrière n’a pas suscité de plaintes
de ma part : Charles Pasqua m’a d’abord affirmé que je reste-
rais en poste jusqu’à l’élection présidentielle de 1995 puis me
convoque un jour, en octobre 1993 : « Le Premier ministre
souhaite nommer quelqu’un qu’il connaît à la DST ; vous
allez donc quitter le service mais, j’ai parlé avec le président,
vous serez nommé préfet de la région Champagne-Ardenne. »
François Mitterrand, que j’ai rencontré quelques jours après,
m’a confirmé la nouvelle, ajoutant qu’il estimait que le gou-
vernement devait pouvoir choisir ses hauts fonctionnaires à
conditions de bien traiter les partants. Ce fut le cas.

FV : Vous êtes resté trois ans à ce poste avant de quitter le


corps préfectoral pour entamer une carrière dans le privé.
Pourquoi cette décision ?
JF : Parce que, après trois ans en Champagne-Ardenne, j’ai pour
moi estimé le temps venu de connaître autre chose. En outre,
le contexte politique était complètement différent puisque
Mitterrand avait quitté la présidence de la République. Les
nouvelles autorités m’ont assuré que je serais à nouveau
nommé préfet de Région, dans une région correspondant à

1. Le 5 septembre 1972, alors que se déroulaient les jeux Olympiques d’été à


Munich, des membres de l’équipe israélienne furent pris en otage par des Palestiniens.
La prise d’otages se solda par la mort de onze athlètes.

452
Entretien avec Jacques Fournet

mon âge. J’ai alors pensé que cela n’avait jamais correspondu
au critère de choix que je privilégiais (rires). En 1996, j’avais
50 ans ; dans ma jeunesse, j’avais réalisé des études d’écono-
mie (je possède un DES de sciences économiques et un cer-
tificat d’aptitude à l’administration des entreprises). J’ai alors
décidé d’aller faire un tour dans le privé parce qu’à 50 ans,
on peut refaire autre chose si on en a envie. Satisfait d’avoir
été nommé préfet assez jeune, d’avoir servi dans la Nièvre et
obtenu la confiance du président de la République, je ne me
voyais pas tourner de Région en Région, en fonction des aléas
politiques, pendant quinze ans.
Je me suis donc « mis sur le marché », ai obtenu plusieurs pro-
positions et en ai choisi une, dans l’industrie pharmaceutique,
qui m’occupe encore aujourd’hui. Mais cela n’implique pas
de ma part un jugement qualitatif sur le privé ou le public ; je
pense que les hauts fonctionnaires travaillent au moins autant
que les cadres dirigeants dans le privé et que le service public
doit rester une valeur cardinale de la République ; la seule
chose que je regrette, c’est de voir l’État paupériser ses services
comme il le fait aujourd’hui.

FV : Votre expérience dans le domaine économique, tant


aux RG qu’à la DST, a-t-elle guidé votre choix du secteur
privé ?
JF : Non pas du tout. J’étais las d’entendre dire que le privé
était peuplé de génies qui travaillaient infiniment plus, qu’il
incarnait un endroit merveilleux, très supérieur au public. J’ai
donc voulu aller voir de quoi il retournait et je vous ai dit ce
que j’en pense.
Je dois également avouer que j’envisageais de faire un petit
bout de chemin en politique (j’avais été élu, dès 1977, dans
la ville nouvelle d’Évry) ; mais de nombreuses choses impré-
vues m’en ont empêché, notamment la dissolution de 1997,
arrivée trop tôt ! (rires)

453
Les services dans un monde sans polarité

FV : Au final, que vous ont apporté cinq années à la tête des


services de renseignement ?
JF : Le sens de l’État, encore plus qu’avant, et sans doute même
la conscience de la nécessité de la raison d’État. J’ai acquis
la certitude qu’une collectivité dans un vieux pays comme
la France a des intérêts majeurs qu’il convient de servir et
de préserver ; il faut également adopter une attitude prag-
matique et se fixer une ligne stratégique bien précise pour la
France et sa sécurité, ligne que l’Europe nous permettra de
faire aboutir.
2. Entre éthique de conviction et éthique
de responsabilité.
Entretien avec Jean-Jacques Pascal

par Floran Vadillo

En 1981, lorsque les socialistes retrouvent les allées du pouvoir,


ils ont à cœur de valoriser certains éléments du corps préfectoral
dont la carrière avait pâti d’opinions politiques clairement affi-
chées. Parmi eux figure Jean-Jacques Pascal. Né le 25 mars 1943,
ce jeune sous-préfet ouvertement socialiste (chevènementiste
même, après un passage comme secrétaire général du Territoire
de Belfort entre 1972 et 1974) apparaît aux yeux de la gauche
dans l’opposition comme un élément prometteur. Ainsi, après
1981 l’homme se retrouve-t-il très rapidement directeur du per-
sonnel et de la formation de la Police nationale au ministère de
l’Intérieur, alors même que le plan de modernisation de la police
initié par Pierre Joxe porte un accent capital sur les missions de
cette direction.
À l’Élysée, le directeur du cabinet du président de la République,
Gilles Ménage, suit très attentivement la carrière du préfet
Pascal ; et, fort naturellement, lorsque Jacques Fournet quitte
la Direction centrale des Renseignements généraux (DCRG) en
1990 pour prendre la tête de la DST, l’Élysée et la Place Beauvau
s’entendent sur le nom de Jean-Jacques Pascal pour remplacer
le sortant. Par ailleurs, le service de renseignement intérieur
455
Les services dans un monde sans polarité

(s’intéressant tant au renseignement antiterroriste, que financier


et politique) est alors gravement secoué par l’affaire du pasteur
Doucé1 : les médias stigmatisent le rôle trouble qu’auraient pu
jouer certains éléments de la DCRG dans la mort de ce dernier
(et notamment celui de policiers issus des Renseignements géné-
raux de la préfecture de police, une direction de la DCRG).
La rigueur morale de Jean-Jacques Pascal, alliée à sa connais-
sance intime du corps policier2, fait de lui l’homme idoine pour
prendre en main ce service déstabilisé par les scandales et marqué
par la nécessité de s’insérer dans un cadre plus respectueux de
l’État de droit.
En 1997, le ministre de l’Intérieur de cohabitation Jean-Pierre
Chevènement obtient l’agrément du Premier ministre Lionel
Jospin – très soucieux des chausse-trappes que pourraient géné-
rer les services de renseignement – pour nommer Jean-Jacques
Pascal (préfet du Val-d’Oise après son passage à la DCRG, puis
directeur des Journaux officiels) à la tête de la DST.
Le préfet Pascal intègre alors un service qu’il juge empreint de
rigueur et à la tête duquel il va pleinement s’épanouir, au point
d’interpréter parfois très largement le décret fondateur de 1982
en entretenant d’intenses relations avec l’étranger3.

1. Joseph Doucé (1945-1990) était un pasteur baptiste (radié du corps pastoral). En


1976, il fonde le Centre du Christ libérateur à Paris, espace d’accueil et de parole pour
les croyants appartenant aux minorités sexuelles (homosexuels, transsexuels…) ; il crée
également la maison d’édition Lumière et Justice. Accusé de pédophilie, il est retrouvé
mort en 1990. Un inspecteur des Renseignements généraux de la préfecture de police
est alors impliqué dans son décès. En 2007, ce dernier bénéficiera d’un non-lieu.
2. Comme en témoigne a posteriori un article de Franck Johannes, « Jean-Jacques
Pascal, un patron pour redresser l’image de la DST », Libération, 28 août 1997.
3. Le décret n°82-1100 du 22 décembre 1982 fixant les attributions de la Direction
de la surveillance du territoire (DST) précise, en son article 1er : « La Direction de la
surveillance du territoire a compétence pour rechercher et prévenir, sur le territoire
de la République française, les activités inspirées, engagées ou soutenues par des puis-
sances étrangères et de nature à menacer la sécurité du pays, et, plus généralement,
pour lutter contre ces activités » (souligné par nos soins).

456
Entretien avec Jean-Jacques Pascal

Floran Vadillo : Vous avez été nommé en 1990 à la tête de la


Direction centrale des Renseignements généraux alors en
pleine tourmente liée à l’affaire du pasteur Doucé ; aviez-
vous pour mission de moraliser les RG ?
Jean-Jacques Pascal : À mes yeux, lorsque j’ai pris la responsa-
bilité de ce service de renseignement, la dimension déontolo-
gique de respect de la légalité et des droits de l’Homme était
absolument fondamentale. C’était une pétition de principe
d’ordre philosophique. Je suppose que Pierre Joxe1 a pensé
à moi parce qu’il était assuré de ma loyauté envers les insti-
tutions républicaines et le président de la République. Il ne
m’a d’ailleurs pas caché qu’il avait vérifié, en amont, l’absence
d’objection du chef de l’État. Ma nomination n’a donc pas
posé de problème et je crois que Pierre Joxe avait également
le souci de disposer à la tête des RG de quelqu’un qui por-
terait un regard empreint de respect à l’égard de la loi ; pour
lui, c’était une sécurité par rapport au fonctionnement d’un
service qui avait tout de même soulevé beaucoup de critiques.
Ce n’était sans doute pas un choix complètement neutre.

FV : Avez-vous reçu des consignes particulières en ce sens ?


JJP : Non, pour moi, cela allait de soi. Finalement, quand j’y
réfléchis avec quelques années de distance, je pense que, indé-
pendamment de dispositions d’esprit ou de principes quasi
philosophiques, il y a eu une conjoncture qui m’a encouragé
à aller le plus loin possible dans ce sens ; parce que sont à la
fois survenus cette affaire du pasteur Doucé – extrêmement
révélatrice des dérapages possibles de ce service – et le retrait
du décret sur le fichier des Renseignements généraux décidé
par le Premier ministre d’alors2.

1. Ministre de l’Intérieur de 1984 à 1986 puis de 1988 à 1991.


2. En 1990, le Premier ministre Michel Rocard entreprend de réorganiser les
­fichiers policiers, dont ceux des Renseignements généraux (décret du 27 février 1990).
Cette volonté soulève une grande vague de protestations de la part du Syndicat de la
magistrature, du MRAP, de SOS Racisme ou de personnalités politiques en raison
de la présence de critères ethniques. Par le biais du décret du 3 mars 1990, le chef

457
Les services dans un monde sans polarité

Il fallait reconstituer, en liaison avec la CNIL1, un fichier qui


satisfasse aux principes de cette institution et évite de faire
état de caractéristiques ethniques, un critère à éliminer abso-
lument. Ce dernier devait également permettre aux citoyens
d’avoir accès aux renseignements qui les concernaient, s’ils en
faisaient la demande ; ce qui, à l’époque, constituait une véri-
table révolution. Par ailleurs, quelque temps après, nous avi-
ons la quasi-certitude qu’un arrêt de la Cour européenne des
droits de l’Homme pouvait sanctionner la France en raison
des interceptions téléphoniques qu’elle pratiquait sans auto-
risation législative. Sur ce dossier, j’ai été tout de suite parti-
culièrement convaincu de la nécessité d’initier une réforme
et, naturellement, j’ai apporté ma pierre à ce qui devait être la
loi de 1991 réglementant les écoutes téléphoniques dans des
conditions tout à fait satisfaisantes2.
En somme, cet ensemble de circonstances, pour les unes acci-
dentelles, pour les autres liées à la conjoncture politique, m’a
finalement offert des éléments de réflexion supplémentaires
et de nouveaux moyens d’action pour faire évoluer le service.

FV : Michel Rocard 3 paraissait également extrêmement poin-


tilleux en matière de morale politique.
JJP : Michel Rocard était effectivement très exigeant, et Pierre
Joxe tout autant. En outre, j’ai trouvé une écoute très atten-
tive auprès de Christian Vigouroux4, qui était en pointe sur
le dossier de préparation de la loi de 1991 et qui allait m’ac-
compagner dans l’élaboration du nouveau modèle du fichier
des Renseignements généraux.
du ­gouvernement retire donc le précédent texte. Le 4 novembre 1991, le gouvernement
Cresson publie un nouveau décret qui modifie la loi « Informatique et Libertés » de 1978.
1. Commission nationale de l’informatique et des libertés créée en 1978 afin d’as-
surer la protection de la vie privée des citoyens.
2. La Loi n°91-646 du 10 juillet 1991 relative au secret des correspondances
émises par la voie des communications électroniques créa la Commission nationale
de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS) chargée de vérifier la légalité des
autorisations d’interception (les écoutes téléphoniques).
3. Premier ministre de 1988 à 1991.
4. Haut fonctionnaire, directeur de cabinet de Pierre Joxe, ministre de l’Intérieur.

458
Entretien avec Jean-Jacques Pascal

FV : Et à l’Élysée ?
JJP : À l’Élysée, je ne voyais personne. J’ai vu Ménage à mon
arrivée et ne l’ai plus revu par la suite. Il n’y avait pas de raison
qu’il y eût de contacts particuliers.

FV : Concrètement, quelles furent vos premières décisions ?


JJP : J’ai demandé, après l’affaire du pasteur Doucé, que nous
regardions un peu au niveau de la direction centrale ce qui
pouvait, le cas échéant, se révéler problématique. Nous avons
tout de même repéré un certain nombre d’éléments embar-
rassants qui nous ont conduits à mettre les choses au clair. Je
me suis aperçu qu’il existait encore des informateurs au sein
des partis politiques ; il y en avait un, par exemple, au sein du
PS, ce qui est complètement surréaliste.
Et, de fil en aiguille, j’ai découvert que nous possédions des
documents concernant SOS Racisme. Ils provenaient de
poubelles qui avaient été vidées et récupérées. Il y avait là
une quantité importante de documents. Je m’en suis évidem-
ment ouvert au cabinet de mon ministre et lui ai dit mon
intention de les restituer à l’association. Ce que je fis. Mais
à SOS Racisme, au lieu de me remercier et de se féliciter
qu’un DCRG ait cette attitude de noblesse et de respect de
l’intimité des gens, de leur liberté d’opinion et d’action, ils
voulaient me poursuivre en justice pour recel ! Joxe semblait
très profondément ému. Il a alors fait ce qu’il fallait : il est
intervenu tous azimuts, auprès de SOS Racisme, auprès du
parquet, etc., pour que cette affaire reste sans suite. C’était
complètement abracadabrant !

FV : Il s’agit-là d’une affaire parmi d’autres…


JJP : Oui, nous avons réalisé de nombreuses découvertes ; la
presse a également publié quantité d’articles pour sortir au
grand jour des histoires. De sorte que, pratiquement tous
les matins, j’avais à gérer des grenades dégoupillées ! Ça n’en
finissait pas ! C’était tout de même assez stressant pour moi.
459
Les services dans un monde sans polarité

Mais, en même temps, cela me permettait d’élargir sans cesse


le champ de mes recherches, de poser des questions et, ainsi,
je découvrais de plus en plus d’éléments. En même temps
que des scandales paraissaient dans la presse, d’autres émer-
geaient au sein de la DCRG. C’est à l’issue de ces décou-
vertes désagréables que nous sommes convenus avec Pierre
Joxe de mettre au clair une charte déontologique du service
afin de définir plus clairement qu’auparavant ses missions,
les domaines dans lesquels il pouvait intervenir et ceux où
cela était formellement interdit. C’est à l’époque, même si
Charles Pasqua1 s’en est gargarisé par la suite, que nous avons
décidé de nous retirer complètement du renseignement de
caractère politique, en expliquant que seuls pouvaient faire
l’objet d’une enquête des personnes ou des groupes d’indivi-
dus présentant un danger majeur pour la sécurité. Les RG ne
pouvaient être en aucun cas une police politique. Nous avons
donc mis les choses au clair et j’ai diffusé la bonne parole en
accomplissant, en accord avec le ministre, un tour de France
pour rencontrer les services déconcentrés de la DCRG que
je réunissais au niveau des zones de défense2. À cette occa-
sion, j’ai été plutôt rassuré en réalisant que, dans leur grande
majorité, les gens auraient aimé entendre ce discours un peu
plus tôt. Ils étaient conscients d’accomplir un travail utile, au
service de l’État, et il n’était pas question de leur demander
n’importe quoi ou même que nous les laissions faire n’im-
porte quoi. Ils préféraient connaître un cadre relativement
précis dans lequel ils devaient s’insérer pour faire du bon tra-
vail, pour ne pas s’engager dans des histoires qui ne relevaient
pas du fonctionnement normal de la police et d’un service de
renseignement.

1. Ministre de l’Intérieur de 1986 à 1988 puis de 1993 à 1995.


2. Une zone de défense (aujourd’hui zone de défense et de sécurité) correspon-
dait à une circonscription administrative française spécialisée dans l’organisation de la
défense civile. La DCRG disposait de directions zonales, régionales et départementales
ainsi que de services d’arrondissement.

460
Entretien avec Jean-Jacques Pascal

FV : Combien de temps ce tour de France des directions


zonales de la DCRG a-t-il duré ?
JJP : Cette tâche m’a pris beaucoup de temps, parce que je ne
faisais pas que cela. Il fallait répartir mes déplacements dans
le temps ; comme je suis resté deux ans à la tête de la DCRG,
mon action a vraisemblablement dû s’étaler sur dix mois. Il
faut bien comprendre que je devais en parallèle élaborer un
nouveau dispositif sur le fichier des Renseignements généraux
et préparer les esprits à un autre mode de fonctionnement
des interceptions téléphoniques. J’étais en première ligne,
avec les autres chefs de service qui travaillaient sur le pro-
jet. J’associais beaucoup mes collaborateurs directs à cette
réflexion. C’étaient autant d’avancées qui allaient toujours
dans le sens de plus de démocratie. Par exemple, préparer les
esprits à communiquer les dossiers aux citoyens via la CNIL
a représenté un énorme travail. Il a fallu faire preuve d’une
grande pédagogie parce que, vraiment, c’était quelque chose
de complètement neuf.

FV : C’est finalement à votre époque que les magistrats de la


CNIL ont véritablement pénétré la DCRG.
JJP : Non seulement, mais j’ai également réussi à nouer une
relation de confiance telle, avec la CNIL et Jacques Fauvet,
son président1 – un homme de grande qualité –, que nous
avons dépassé le simple travail partenarial. En effet, grâce au
concours du service frère allemand, je les ai même accom-
pagnés dans un voyage d’étude, à Cologne je crois, pour
observer comment fonctionnait leur homologue. Ce voyage
d’étude a été très apprécié et a permis aussi de faire avancer
les dossiers. Je ne saurais pas vous dire le nombre de réunions
auxquelles j’ai participé à la CNIL ; Vigouroux me déléguait
quasiment la responsabilité d’élaborer les projets de loi en
liaison avec la CNIL.

1. Jacques Fauvet (1941-2002), journaliste, ancien directeur du Monde et ancien


président de la CNIL de 1984 à 1999.

461
Les services dans un monde sans polarité

FV : Comment les premiers magistrats ont-ils été accueillis ?


JJP : Cela c’est bien passé ; il faut se rappeler que le système
prévu est un système à double détente, à double niveau : les
gens ont le droit de savoir si oui ou non il existe un fichier à
leur nom ; si la réponse est affirmative, alors ils ont le droit de
se faire communiquer leur dossier.

FV : Sauf si les données présentes dans le dossier touchent à la


Sûreté de l’État.
JJP : On est absolument d’accord. Mais bon, c’est une restric-
tion lourde et la plupart du temps elle n’était pas vraiment
opposable ; c’est-à-dire que les gens pouvaient vraiment se
faire communiquer leur dossier.

FV : Avez-vous assisté à un afflux de demandes ?


JJP : Il y a eu beaucoup de demandes pour la réponse binaire ;
mais, de mon temps, je n’ai pas constaté un afflux massif de
demandes pour consulter des dossiers. Toutefois, la simple
existence de cette procédure constituait, à mon avis, un pro-
grès colossal pour notre État de droit. Je me doute qu’au plan
local, principalement, il y a eu un travail considérable de mise
au clair des dossiers (rires).

FV : Certains ont caviardé les dossiers ?


JJP : Je ne sais pas si on peut le dire ainsi, mais les agents ont
sans doute retiré des éléments d’information qui avaient
longtemps figuré dans les dossiers. Certains ont donc nettoyé
les dossiers, c’est le côté négatif. En revanche, le côté positif,
c’est que, précisément, les personnels de la DCRG se sont
habitués à de nouvelles pratiques, à s’en tenir à l’essentiel, à ce
qui pouvait vraiment poser problème et non pas à des choses
qui n’avaient aucune raison de figurer dans des dossiers. Il a
fallu faire œuvre de pédagogie.

462
Entretien avec Jean-Jacques Pascal

FV : Selon vous, un véritable changement des mentalités s’est-


il opéré ?
JJP : Peut-on aller jusque-là ? Je n’en sais rien. Il ne faut pas être
trop optimiste ou trop naïf ; un tel changement aurait peut-
être demandé davantage de continuité.

FV : Précisément, pourquoi avoir quitté la DCRG en 1992 ?


JJP : Je suis parti assez vite parce que nous étions entrés dans un
processus, absolument abracadabrant, de départementalisa-
tion de la police ; or les RG ne pouvaient en rien être concer-
nés par cette évolution. Je désapprouvais le processus, donc
ma place n’était plus là-dedans.

FV : S’agit-il d’une démission ?


JJP : Non, ce n’est pas une démission. Mais à partir du moment où
avait été créé un service central des Renseignements généraux
placé sous l’autorité d’un directeur central des polices urbaines
ou départementales1 – je ne sais plus comment cela s’appelait –
je n’avais plus ma place à la tête de ce service central.

FV : En 1997, le gouvernement socialiste vous sollicite à nou-


veau pour diriger un service de renseignement : la DST.
JJP : Effectivement, Jean-Pierre Chevènement2 a fait appel à
moi alors que j’étais directeur des Journaux Officiels. Il a pris
contact avec moi le jour même de son installation.

FV : Il vous connaissait depuis l’époque où vous aviez été


secrétaire général du Territoire de Belfort.
JJP : Je connaissais Chevènement depuis toujours, lui connais-
sait largement ma loyauté et mes opinions politiques, parce
que nous avions été très proches. Je l’ai vu se faire élire en
1973. Comme Raymond Forni3.
1. Direction centrale de la police territoriale.
2. Ministre de l’Intérieur de 1997 à 2000.
3. Raymond Forni (1941-2008), homme politique français, élu député socialiste
du Territoire de Belfort en 1973, président de l’Assemblée nationale de 2000 à 2002.

463
Les services dans un monde sans polarité

Il a fait appel à moi avec différentes hypothèses d’atterrissage


sur lesquelles je n’insisterai pas. Il m’a notamment proposé
de me confier la Surveillance du territoire en me conférant
le titre de directeur général1. Je lui ai répondu qu’il n’y avait
aucune raison qu’il m’octroie ce titre et j’ai accepté la DST.

FV : Passe-t-on aisément de la DCRG à la DST ?


JJP : Je suis arrivé dans un service que je connaissais mal, comme
les RG en 1990, en dehors des contacts que j’avais eus avec
les directeurs départementaux des Renseignements généraux
quand j’étais préfet. Quant à la ST, il ne suffisait pas d’avoir
géré administrativement les fonctionnaires policiers lorsque
j’étais directeur du personnel et de la formation de la police,
pour prétendre connaître le service qui est tout de même,
c’est normal, un peu fermé. C’est une administration dont les
chefs de service n’ont pas l’habitude de raconter des choses à
tort et à travers, même quand on est assez ami avec eux.
De sorte que, en arrivant, la première impression que j’ai eue,
c’est d’abord une grande différence d’avec les RG : autant il
avait fallu « resserrer les boulons » des RG pour les faire entrer
dans un cadre strict, avec une déontologie connue de tous,
autant cet effort-là était absolument inutile au niveau de la
DST qui fonctionnait dans un cadre très précis avec une tra-
dition bien établie. Il y avait une rigueur qu’on ne peut pas
uniquement mettre en corrélation avec sa qualité de service
de police judiciaire. Il s’agissait d’une rigueur dans la collecte
d’informations, dans la remontée de l’information, dans sa
production à l’intention des autorités, qui était beaucoup
plus grande qu’au niveau des RG. J’ai tout de suite eu une
assez bonne impression, je dois dire. Et, paradoxalement, j’ai
éprouvé un sentiment de sécurité dans un service à réputation
difficile. Les choses me semblaient presque plus faciles.

1. La DST correspondait à une simple direction de l’administration dépendant de


la Direction générale de la police nationale.

464
Entretien avec Jean-Jacques Pascal

FV : Quelques mois après votre arrivée, vous avez dû procéder


à la nomination d’un nouveau directeur adjoint en raison
du départ en retraite de Raymond Nart.
JJP : Oui, j’ai fait nommer Jean-François Clair parce que je pen-
sais d’abord que c’était un bon professionnel, spécialiste de
la lutte antiterroriste. Or, il me semblait que, pour le ser-
vice, c’était une priorité et je préférais pouvoir m’appuyer sur
quelqu’un qui maîtrisait bien ces questions ; d’autant qu’il
entretenait de très étroites relations de camaraderie avec celui
qui allait lui succéder à la tête de la sous-direction de lutte
antiterroriste, Louis Caprioli1. Ils devaient former une bonne
équipe. Et puis j’avais confiance en Clair et je n’ai pas eu trop
de mal à convaincre le cabinet du ministre.

FV : Avez-vous reçu du ministre une feuille de route ou des


instructions particulières lors de votre prise de fonction?
JJP : Non. Au départ, je n’avais aucune feuille de route, les seules
instructions que j’ai reçues, en cours de mandat, concernaient
l’intelligence économique. Le sujet intéresse en général tous
les gouvernements. C’est un sujet difficile dans lequel un ser-
vice intérieur ne peut effectuer que la moitié du chemin. Nous
avons fait notre possible mais, à part sur ce sujet-là, l’autorité
politique ne m’a pas donné d’instructions particulières.

FV : Vous considérez qu’un service de renseignement inté-


rieur n’a légitimité à intervenir que sur le versant défen-
sif de l’intelligence économique. Pourtant, certains grands
services de renseignement développent des pratiques beau-
coup plus offensives.
JJP : Nous ne sommes pas dans la même catégorie ! Je dirigeais
un service de sécurité intérieure. J’ai toujours expliqué que
nous n’avions pas à faire de renseignement offensif dans ce
domaine.

1. Louis Caprioli, haut fonctionnaire de police à la DST, a dirigé de 1998 à 2004 la


sous-direction T chargée de la lutte antiterroriste.

465
Les services dans un monde sans polarité

FV : Y compris lorsqu’on évoque le « patriotisme écono-


mique » ?
JJP : Mais le patriotisme économique est impossible à mettre
en œuvre dans le monde tel qu’il est aujourd’hui, peuplé de
sociétés multinationales… Quelle est la nationalité de ces
dernières ? Il n’y en a aucune. C’est une notion qui malheu-
reusement risque d’être un peu dépassée. Ce que l’on peut
essayer de défendre, ce sont les emplois à l’intérieur du ter-
ritoire national. Naturellement, nous faisions le maximum,
et c’est un domaine dans lequel les services locaux1, en par-
ticulier, travaillaient de manière assez efficace. Ils avaient de
très bonnes relations avec tout ce qui comptait en termes
industriels, des relations de confiance. Ils étaient alimentés
d’informations en permanence et, dans un contexte défensif,
ils pouvaient à mon avis aider ces partenaires industriels à
réagir en temps utile, à se situer un peu mieux face aux risques
encourus. Et puis, il y a toute une dimension à ne pas négliger
et dans laquelle le service avait acquis une réelle compétence :
les questions de défense contre les attaques informatiques,
etc. Il est vrai que, pendant longtemps, le pays manquait tota-
lement de vigilance dans ce domaine. Il y a eu toute une édu-
cation à faire pour rendre les gens plus sensibles à ces risques
et pour leur offrir de véritables parades techniques. Mais le
service était outillé pour trouver de nombreuses solutions à
ces sujets.

FV : Votre conception du rôle d’un chef de service a-t-elle


connu des inflexions à ce nouveau poste ?
JJP : Je ne crois pas, car je pense que le directeur d’un service de
renseignement a une responsabilité éminente en matière de
contrôle du fonctionnement du service. Il ne peut pas tout
voir, bien sûr ; mais, s’il le veut, il voit beaucoup et peut donc
se forger une opinion assez claire de ce que font ses collabora-
teurs et, le cas échéant, parer à des dérives possibles.
1. La DST possédait de nombreuses antennes régionales.

466
Entretien avec Jean-Jacques Pascal

FV : Y compris dans le cadre d’un service aussi cloisonné que


la DST ?
JJP : Oui. Je voudrais évoquer ma politique à l’égard des notes
de contact, c’est-à-dire de l’information brute : l’ensemble de
ces notes remonte de la base vers le directeur qui, s’il le sou-
haite et s’il a les capacités de les lire, possède ainsi une bonne
vision du fonctionnement de la ST.
Certes, c’est un travail énorme qui peut représenter quotidien-
nement entre trois et quatre heures de lecture, mais je lisais
tout ce que je pouvais lire, sans sélectionner. Bien sûr, lorsque
j’étais en voyage, je prenais du retard ; à la DST, on me les
gardait et, parfois même, je les consultais jusqu’à l’aéroport.
Mon chauffeur était un homme en qui j’avais une confiance
absolue, il ramenait les notes à la ST. Je ne les emmenais pas
avec moi en voyage ; théoriquement, je n’avais même pas le
droit de les sortir ; mais il fallait bien travailler. Je lisais donc
le plus grand nombre possible de notes de contact.
Même si, parfois, cela est un peu codé, on comprend tout
de même de quoi il s’agit, le sujet auquel s’intéresse l’officier
traitant, ce qu’il tire de l’informateur. Ainsi, sur des affaires
pointues, le directeur dispose d’une information précise pour
son propre profit, mais peut également, lorsqu’une informa-
tion est un peu sensible, en rendre compte à ses autorités de
tutelle en l’allégeant un peu. Mon entretien hebdomadaire
avec le directeur de cabinet du ministre de l’Intérieur était,
pour l’essentiel, fondé sur ce que j’avais appris des notes de
contact et des entretiens avec mes collaborateurs. En effet, il
n’était vraiment pas intéressant de commenter à nouveau au
directeur de cabinet les notes bleues1 qu’on lui avait envoyées
précédemment. Au contraire, il valait mieux lui délivrer des
informations vivantes ou celles que je rapportais de mes
voyages.
Le deuxième intérêt de cette règle de conduite est de bien
s’assurer qu’on ne s’engage pas sur des coups fourrés ; par
1. Nom donné à la production de la DST destinée aux autorités gouvernementales.

467
Les services dans un monde sans polarité

exemple, je ne me suis jamais aperçu, dans les notes de contact,


qu’on enquêtait à propos de la présumée rançon pour la libé-
ration des otages du Liban1, laquelle aurait été détournée par
l’entourage de Chirac2. Je n’avais jamais vu apparaître quoi
que ce soit là-dessus.

FV : Nous y reviendrons ultérieurement, si vous le voulez bien.


JJP : Oui, bien sûr. Je savais donc sur quoi les gens travaillaient,
quelles étaient leurs priorités, ce que rapportaient les infor-
mateurs. L’autre intérêt d’une lecture attentive des notes de
contact, c’est qu’on examine ensuite l’exploitation réalisée
pour la rédaction des notes bleues.

FV : Les notes bleues sont destinées aux autorités gouverne-


mentales : au ministre de l’Intérieur, Premier ministre et
président de la République.
JJP : Oui, ou à d’autres ministères tels les Affaires étrangères,
ou même la DGSE, etc. Parce que les notes bleues peuvent
évidemment être alimentées par toutes sortes de renseigne-
ments : par des analyses, de l’exploitation de renseignements
procédant de l’étranger, mais aussi des renseignements qu’on
élabore. Je jugeais donc la fiabilité des notes bleues à la fois
au regard de ce que j’avais pu lire d’informations brutes et,
d’autre part, en fonction de la culture que j’avais pu recueillir
sur un sujet grâce à mes lectures personnelles, lecture de la
presse ou d’ouvrages spécialisés, entretiens avec des diplo-
mates ou avec des universitaires.

1. En 2002, Jacques Chirac accusa la DST d’avoir mené une enquête concer-
nant un éventuel détournement de la rançon versée en 1988 par la France à des pre-
neurs d’otages au profit du ministre de l’Intérieur d’alors, Charles Pasqua, et de son
conseiller Jean-Charles Marchiani. Le président jugea que pareille enquête représentait
une tentative de déstabilisation menée à son encontre dans la perspective de la cam-
pagne électorale. De fait, après sa réélection, le chef de l’État procéda au remplacement
immédiat de Jean-Jacques Pascal à la tête de la DST, principal coupable à ses yeux.
2. Premier ministre de 1974 à 1976, puis de 1986 à 1988 ; président de la Répu-
blique de 1995 à 2007.

468
Entretien avec Jean-Jacques Pascal

FV : Vous rencontriez donc des universitaires ?


JJP : Oui, le plus possible, à l’occasion de petits-déjeuners. Pour
moi, cela est absolument essentiel. Je voyais souvent des
diplomates, surtout ceux qui étaient en poste dans des pays
sensibles. La fiabilité des informations qui étaient diffusées à
l’extérieur résultait des nombreux croisements réalisés.

FV : Vous est-il arrivé de retourner une note à son rédacteur ?


JJP : Très souvent. Pas seulement pour des questions de forme
– je suis assez maniaque, c’est connu –, mais aussi pour des
problèmes de fond. Soit parce que je considérais qu’une note
n’était pas suffisamment fiable, soit parce que je préférais
que son auteur l’explique autrement, ou qu’il la complète.
J’étais très présent dans le processus de rédaction des notes.
C’est fondamental, je n’accorde pas mon visa en l’air, mais en
fonction de la connaissance intime que j’ai du sujet. Comme
j’ai une bonne capacité de mémorisation, j’en venais même
souvent à être la mémoire du service : je leur rappelais qu’on
avait écrit ceci ou fait cela. Je travaillais beaucoup.
L’autre avantage de cette connaissance à peu près correcte des
sujets, c’est que j’étais en capacité d’alimenter la relation avec
les services étrangers.

FV : Il s’agit-là d’un point très important ; vous semblez avoir


cultivé un fort positionnement à l’international.
JJP : J’avais effectivement une très forte présence à l’étranger.

FV : Ce qui n’apparaît pas forcément obligatoire pour un ser-


vice intérieur…
JJP : Je vous ai déjà expliqué quelle responsabilité je pensais
avoir vis-à-vis de mes autorités en termes de production de
renseignements, notamment dans l’optique de la lutte anti-
terroriste. Par ailleurs, je l’ai toujours exposé de manière très
honnête à mes homologues de la DGSE : je ne pouvais pas
dépendre d’un renseignement qui ne me parvenait pas ou qui
469
Les services dans un monde sans polarité

me parvenait trop tard de leur part. Ce n’était pas possible.


Je devais bénéficier d’un renseignement en temps réel et, en
conséquence, il fallait qu’on ait la possibilité d’obtenir des
informations du territoire national et de l’étranger en temps
réel, notamment lorsqu’elles étaient sensibles et mettaient en
jeu la sécurité nationale. Dans cet objectif, il s’avérait incon-
tournable d’entretenir cette relation de confiance et donc, de
donner pour recevoir. Je menais une politique de transpa-
rence vis-à-vis des services étrangers ; c’est-à-dire que je leur
présentais personnellement, lorsque je les recevais ou que je
leur rendais visite, des analyses assez complètes des risques
que j’avais appréciés pour nos intérêts communs – dans la
mesure où, malheureusement, nous partagions ces risques.
Naturellement, j’attendais de leur part qu’ils m’apportent
aussi leurs propres analyses et renseignements. Cette relation
fonctionnait bien.

FV : Fonctionnait-elle de manière équilibrée ?


JJP : De manière équilibrée, bien sûr. Ils étaient parfois un peu
surpris – surtout lors des premiers contacts à l’occasion de
l’ouverture d’une liaison –, de la liberté de ton, de l’absence
de langue de bois et de la présentation assez précise, parfois
un peu crue, des risques et de ce que nous attendions d’eux.
Je pense que cela relève de la responsabilité du chef de service.
Son implication s’avère décisive pour conforter la relation de
confiance et aussi pour l’image du service.

FV : Les liaisons établies que vous évoquez sont d’une triple


nature : il s’agit à la fois des postes ouverts par la DST
à l’étranger, à Alger, à Kuala Lumpur1…, des relations
entretenues entre services de renseignement et celles avec
vos homologues étrangers à l’occasion de vos nombreux
voyages.

1. En 1993, la DST avait reçu du ministre de l’Intérieur Charles Pasqua l’autorisa-


tion d’ouvrir des antennes à l’étranger.

470
Entretien avec Jean-Jacques Pascal

JJP : Voilà. Les voyages et l’accueil à Paris.

FV : Combien effectuiez-vous de voyages par semaine ?


JJP : Cela dépendait des périodes. Il pouvait y en avoir deux
par semaine mais pas forcément toutes les semaines. Dans
le mois, environ trois voyages, à l’issue desquels je m’astrei-
gnais, par principe, et que la récolte fût bonne ou moyenne,
à la rédaction d’une note tout à fait personnelle, une note
d’ambiance que je donnais au service et, surtout, que j’adres-
sais systématiquement au directeur du cabinet du ministre de
l’Intérieur et à celui du ministre des Affaires étrangères.

FV : Et à la DGSE ?
JJP : À la DGSE, souvent (Rires).

FV : Cette pratique générait-elle des tensions entre vos deux


services ?
JJP : Non, pas avec Jean-Claude Cousseran1 (rires). Par ailleurs,
j’entretenais des relations suivies avec le Quai d’Orsay. Dès
mon installation, presque instantanément, j’ai demandé à
Jean-Pierre Chevènement lui-même s’il voyait un inconvé-
nient à ce que j’entretienne des relations assez étroites avec
le Quai d’Orsay pour éviter une coupure dans la mesure où
beaucoup de renseignements présentaient un certain intérêt
au plan international. Chevènement en a tout de suite accepté
le principe. En outre, je connaissais bien Pierre Sellal2, qui
avait été un de mes premiers stagiaires3 ; nous avons donc
fonctionné sur la base d’un entretien sérieux tous les mois et
demi : nous passions deux heures et demie ensemble. Je me
rendais à cet entretien avec mon conseiller diplomatique, un
diplomate (le dernier était même ambassadeur de France).
J’avais avec Sellal exactement les mêmes types d’entretiens

1. Directeur général de la DGSE de 2000 à 2002.


2. Haut fonctionnaire, directeur du cabinet d’Hubert Védrine, ministre des Affaires
étrangères de 1997 à 2002.
3. Tous les étudiants de l’ENA doivent effectuer un stage au cours de leur scolarité.

471
Les services dans un monde sans polarité

qu’avec le directeur du cabinet du ministre de l’Intérieur, j’al-


lais peut-être plus à l’essentiel. Je pense que le Quai d’Orsay
tenait beaucoup à cette relation.
Ce fut une période assez riche, et cette relation avec le Quai,
très originale, n’a suscité aucune objection ni de Chevènement
ni, après lui, de Daniel Vaillant1. Il régnait également une
bonne entente au sein du gouvernement, sans rivalité d’au-
cune sorte.

FV : Si votre ministre de tutelle n’a jamais exercé une tutelle


pesante, en avez-vous tiré des bénéfices matériels pour la
DST ?
JJP : Vous avez raison d’évoquer le volet « personnel et équipe-
ment » qu’on ne saurait absolument pas négliger, deux volets
inhérents à la fonction de direction de service. Évidemment,
j’avais de gros besoins à ce niveau-là. Le problème réside dans
l’absence d’individualisation du « budget » de la ST, « noyé »
au sein du budget général de la DGPN2. Pour être franc, ce
n’est pas uniquement au moment de la négociation annuelle
du projet de budget que le directeur doit œuvrer ; une rela-
tion directe avec le ministre s’impose. Paradoxalement, j’ai
bénéficié sur ce point d’une oreille plus attentive de la part de
Vaillant que de Chevènement. Avec le recul, j’ai sans doute
également eu plus d’arguments à développer à l’arrivée de
Vaillant lorsque je lui ai présenté le service. L’ensemble de
l’équipe avait également davantage réfléchi ; je disposais d’un
très bon sous-directeur des services techniques qui allait nous
donner davantage d’arguments et exprimer des besoins peut-
être plus clairs, plus forts et plus pertinents. Bref, un ensemble
de facteurs qui a fait que, lorsque Vaillant nous a rendu la
traditionnelle visite qu’effectue le ministre de l’Intérieur au
service, le message est bien passé. Vaillant a compris l’exis-
tence de besoins particuliers et spécifiques. Pendant son man-

1. Ministre de l’Intérieur de 2000 à 2002.


2. Direction générale de la police nationale.

472
Entretien avec Jean-Jacques Pascal

dat, nos crédits en termes d’équipements ont sensiblement


augmenté, ce qui me satisfaisait. Il s’agissait finalement du
résultat d’un travail approfondi, l’expression de nos besoins
d’une manière objective et honnête, avec un argumentaire
apte à faire bouger les choses. J’ai rencontré plus de difficultés
concernant la problématique du personnel.
À mon arrivée, les effectifs du personnel s’étaient beaucoup
étiolés ; pour donner un ordre de grandeur, en 1997, on dis-
posait d’un effectif inférieur à celui du début des années 1980
je crois. Et cet étiolement progressif des effectifs du service
était aggravé par les exigences croissantes de la Direction cen-
trale de la sécurité publique à cause de la mise en place de
la police de proximité. C’est-à-dire que les services spéciali-
sés – ce n’était pas uniquement le cas de la DST – n’étaient
vraiment pas favorisés par rapport à la sécurité publique qui à
l’époque apparaissait, pour des raisons faciles à comprendre,
comme la grande prioritaire pour la mise en place de person-
nel supplémentaire.
Nous vivions tout de même une situation difficile ; et la
réforme des corps et des carrières compliquait le problème,
puisqu’elle supposait que nous recevions, au même titre que
les autres corps de police, une dotation de gradés et gardiens
supérieure à celle d’autres catégories de personnel (le corps de
commandement et d’encadrement, les officiers surtout).

FV : En 1997, la DST se trouvait donc sous-dotée…


JJP : Oui. La réforme des corps et carrières prévoyait une aug-
mentation relative des gradés et des gardiens par rapport aux
corps de commandement et de direction. Et au sein du corps
de commandement et de direction, là encore, on privilégiait
le corps de commandement et d’encadrement (les officiers)
par rapport au corps de direction.
Or, disposer d’une grande quantité de gradés et de gardiens,
c’est tout de même très ingrat pour nous, à moins d’avoir
des gens hyperspécialisés, des arabophones ou des personnes
473
Les services dans un monde sans polarité

qualifiées en informatique. Nous avons cependant déniché


quelques perles rares ; nous avions droit à une sorte de pré-
sélection mais, franchement, ce n’était pas le public qui nous
intéressait le plus. Pour des officiers du renseignement, un
terme générique qui ne se confond pas forcément avec le
corps des officiers, a priori, le profil ne correspond pas exacte-
ment aux gradés et gardiens.
Je me suis donc vu obligé de me livrer à un exercice diffi-
cile, qui consistait à rendre plausible ma demande de remise
à niveau des effectifs en me projetant à un horizon suffisam-
ment lointain pour crédibiliser la démarche ; on peut plus
facilement demander une remise à niveau à un horizon de
dix ans que pour l’année qui suit. Mais, si je pouvais sécuriser
le personnel en lui permettant d’avoir la certitude de voir ses
effectifs provisoirement renforcés et rééquilibrés à un certain
horizon, c’était déjà bien. J’ai donc effectué un exercice de
gestion prévisionnelle avec une étude quasiment poste par
poste : un très gros travail. Ma sous-direction chargée de la
gestion du personnel m’a beaucoup accompagné dans cette
démarche, pour définir nos besoins quasiment au poste près
et mettre une catégorie de personnel en face de chaque poste,
y compris les experts.
Chemin faisant, pour donner de la crédibilité à mon analyse
et à ma demande, je m’inscrivais, autant que possible, dans
la logique de la DGPN. Je pouvais difficilement agir autre-
ment. En outre, j’ai fait le pari, dans les services de province,
de « déclassifier » certains postes de direction confiés à des
commissaires pour y nommer des commandants. C’était éga-
lement dicté par la nécessité d’accorder à ces commandants
la prime de commandement à laquelle leur nouveau statut
leur donnait droit, mais qu’ils pouvaient percevoir seulement
s’ils exerçaient un commandement effectif. J’ai aussi expli-
qué à la DGPN, et j’ai été entendu d’ailleurs, qu’il ne fal-
lait pas entendre, à la ST, le commandement au sens où on
le concevait dans un service de police classique. Quelqu’un
474
Entretien avec Jean-Jacques Pascal

pouvait être un excellent analyste et n’avoir à commander que


lui-même et sa propre intelligence, tout en méritant de rece-
voir la prime de commandement et se situer dans un niveau
convenable de la hiérarchie parce qu’il était quasiment irrem-
plaçable. Il s’agit d’une sécurité professionnelle ; on devait
porter un autre regard, d’où cette étude poste par poste.
J’ai présenté un dossier complet à la fin du mandat de
Chevènement, mais particulièrement valorisé à l’arrivée de
Vaillant. On a assisté à une forme de rééquilibrage – pas
autant que je l’aurais souhaité – nous avons ensuite dû suivre
ce dossier en continu. Je n’ai évidemment pas pu savoir exac-
tement ce qu’il en était advenu. Ce travail a été apprécié
à l’intérieur de la boutique, parce qu’il a d’abord redonné
confiance aux gens. Il portait incontestablement la marque du
directeur, parce que je m’en suis occupé, j’ai mené d’innom-
brables réunions de travail. On y a passé beaucoup de temps,
il a fait l’objet d’une intense concertation ; je me déplaçais
beaucoup : j’ai fait le tour d’absolument tous les postes et
parfois même de très petits, y compris Outre-mer où les gens
voyaient parfois le directeur pour la première fois. Partout, on
regardait le devenir de chacune des structures.
Quand le dossier est passé en comité technique paritaire de
police, puis en comité technique paritaire ministériel1, il a
été accepté d’emblée, parce qu’il entrait tout à fait « dans les
clous ».
Pour conclure, si je résume mon action à la tête de la ST, il y
a eu : un volet « travail personnel » pour savoir ce qui se passe
dans la boutique, pour mémoriser les informations afin de
les exploiter, pour les fiabiliser – c’est une responsabilité émi-
nente du chef du service, je ne reviens pas sur la nécessité pré-
cédemment évoquée de documentation personnelle, et puis
un deuxième volet « valorisation du Service à l’extérieur »
pour construire ou consolider une relation de confiance avec

1. Instances de représentation et de dialogue présentes dans chaque ministère et


notamment consultées à propos de l’organisation générale des services.

475
Les services dans un monde sans polarité

le service ; et enfin, un troisième volet, « le charbon » : la


direction effective de la boutique, pas uniquement au niveau
de la collecte de renseignements, mais aussi pour que le ser-
vice dispose des moyens de fonctionner.
La conduite d’un chef de service doit être guidée par ce qu’il a
qualité à faire et la claire conscience de ce qu’il n’est pas qualifié
pour faire, j’insiste beaucoup là-dessus. Chacun peut défendre
un point de vue personnel. Je pense que nous ne sommes pas
nommés par le gouvernement pour collecter du renseignement
à titre personnel. D’ailleurs, si l’autorité politique fait généra-
lement appel à un membre de l’administration préfectorale, ce
n’est pas pour collecter directement des renseignements, parce
que nous n’avons pas été formés pour cela. Ce n’est pas dans
notre vocation. Nous sommes destinés à diriger un service, d’une
catégorie ou d’une espèce un peu originale, particulière, détachés
dans des fonctions de directeur de service de Police nationale.
Mais nous ne sommes pas là pour servir d’officiers traitants. Je
n’avais pas à me mettre en cheville, par exemple avec un journa-
liste, et à le traiter, à le transformer en informateur.
Quand on est entourés de professionnels formés et recrutés
pour cela, à nous de savoir tirer profit de l’information qu’ils
collectent. C’est déjà beaucoup, et c’est suffisant.

FV : Ma dernière question est un peu délicate ; vous avez


beaucoup insisté sur votre déontologie, votre conception
de la mission d’un chef de service. Cependant, en 2002,
Jacques Chirac réélu président de la République vous a
immédiatement limogé : il vous accusait d’avoir tenté de le
déstabiliser en recherchant des informations sur l’affaire
libanaise que vous évoquiez p
­ récédemment…
JPP : Naturellement, il peut toujours vous échapper quelque
chose dans un service, quelles que soient les précautions prises.
En ce qui me concerne, et compte tenu des méthodes de tra-
vail qui étaient les miennes, je n’ai jamais observé l’ombre
476
Entretien avec Jean-Jacques Pascal

d’un début de recherche sur quelque activité que ce soit du


président de la République ou de quelque autre autorité.
Pour moi, cela est totalement en dehors des missions du ser-
vice et c’est complètement abracadabrant. Je n’imagine même
pas qu’il soit venu à l’esprit d’un des fonctionnaires placés
sous mon autorité de se mettre à engager des recherches en ce
domaine. En tout cas, personnellement, je n’ai rien vu. Il est
clair qu’avec ma lecture attentive et systématique des notes
de contact, si j’avais noté le début de la moindre enquête sur
un sujet pareil, je l’aurais immédiatement arrêté en criant
« gare ». Je ne m’explique évidemment pas cette accusation
formulée à mon encontre au moment de mon départ et je
comprends d’autant moins cette situation que mon départ
n’avait rien de choquant, je venais de passer cinq ans à la tête
de la DST, c’est une durée convenable. Quand bien même
n’y aurait-il pas eu l’alternance, j’aurais très bien conçu qu’on
souhaitât changer le directeur du service, il n’y avait absolu-
ment rien de déshonorant pour moi. A fortiori, on pouvait
décider de changer de directeur avec l’alternance, cela non
plus ça ne me choquait en rien ; je dirais même que je m’étais
préparé à cette éventualité et donc, j’ai encore moins compris
qu’on donne foi à des ragots. Cette forme de mise en scène
s’avérait parfaitement inutile. Il est vrai qu’à l’époque j’en fus
profondément choqué, je me suis aussi posé des questions,
je ne m’en cache pas, sur le professionnalisme de ceux qui
avaient donné foi à ces informations. Il m’a fallu un peu de
temps d’ailleurs pour véritablement digérer cette affaire for-
cément très pénible. J’en ai supporté les conséquences, parce
que j’ai dû attendre sept mois pour trouver un poste et ce
n’est tout de même jamais agréable, à ce niveau, de rester sept
mois chez soi alors que je considérais que j’avais dirigé correc-
tement ce service. C’était une histoire déplaisante et, je crois,
franchement inutile, tellement éloignée de ma conception du
service de la République !
3. La DST face au défi terroriste (1985-1986).
Entretien avec Rémy Pautrat

par Floran Vadillo

Le 29 mars 1985, Yves Bonnet, alors directeur de la Direction


de la surveillance du territoire, ouvre les portes de son service
à des journalistes de TF1 et livre à Edwy Plenel, journaliste du
Monde honni de l’Élysée, un rapport confidentiel issu de la masse
documentaire de l’affaire Farewell1. Le préfet Bonnet désirait alors
rendre publique l’affaire, sensibiliser les Français mais également
lancer un avertissement à l’Union soviétique qui avait repris ses
activités d’espionnage en France. Pourtant, l’homme ne dispo-
sait pas de l’autorisation du président de la République pour agir
ainsi et pensait pouvoir bénéficier de la protection du ministre de
l’Intérieur, Pierre Joxe. Il n’en était rien et son sort fut scellé ce
jour-là. Contrairement à Pierre Joxe qui souhaitait limoger immé-
diatement Yves Bonnet, le chef de l’État prit le parti d’attendre
quelques mois, s’octroyant ainsi le temps de trouver l’homme
idéal pour diriger le service de contre-espionnage.
Parmi les noms avancés, figurait celui de Rémy Pautrat ; né le
13 février 1940, le préfet Pautrat incarne l’archétype de la méri-
tocratie républicaine : issu d’un milieu modeste, il devient, en
1. De 1979 à 1982, Vladimir Vetrov, un officier du KGB, travailla pour la DST en
transmettant au service de très nombreuses informations au sujet de l’espionnage russe
dans le monde occidental. Concernant l’affaire « Farewell », se reporter au témoignage
de Raymond Nart.

479
Les services dans un monde sans polarité

1965, inspecteur à la Direction générale des impôts ; puis, sept


ans plus tard il passe avec succès le concours de l’École nationale
d’administration (ENA) et intègre le corps préfectoral.
L’alternance de 1981 fait de lui le chef de cabinet du ministre
des Relations extérieures, Claude Cheysson. Réputé pour sa
loyauté et ses convictions socialistes, il est nommé en juillet
1985 à la tête de la DST. François Mitterrand et Pierre Joxe
sont convaincus d’avoir trouvé l’homme idoine pour reprendre
en main un service qu’ils jugent par trop indépendant. Mais
Rémy Pautrat va promptement décevoir les attentes du président
de la République et de son ministre de l’Intérieur en sachant
résister aux pressions. Le nouveau directeur de la DST multiplie
les signes ostentatoires d’indépendance. En 1989 d’ailleurs, il
acceptera de devenir conseiller à la sécurité du Premier ministre
Michel Rocard.

Floran Vadillo : Lorsque vous êtes nommé à la tête de la DST


en 1985, le service vient de s’illustrer dans une grande
affaire de contre-espionnage1 mais la lutte antiterroriste
ne fait point figure de priorité, et cela en dépit des atten-
tats de 1982. Pourtant vous décidez de consacrer le carac-
tère stratégique de cette thématique en créant une division
­spécialisée.
Rémy Pautrat : Lorsque j’ai été nommé à la direction de la
DST en juillet 1985, le contre-espionnage et la lutte contre
le terrorisme d’origine proche et moyen-orientale étaient
regroupés dans une même sous-direction, sous la responsa-
bilité d’un très grand professionnel, père de l’affaire Farewell,
Raymond Nart. À l’expérience, il m’est apparu nécessaire de
procéder à une séparation des deux activités en reconnaissant
à chacune sa spécificité. À mon installation, et après accord
du ministre Pierre Joxe, j’ai engagé une réflexion sur l’avenir

1. L’affaire Farewell.

480
Entretien avec Rémy Pautrat

et l’organisation du service qui a mobilisé pendant trois mois


l’ensemble des personnels. À l’issue de ce travail, j’ai en effet
proposé la création d’une division spécialisée dans la lutte
contre le terrorisme. C’est le ministre Robert Pandraud1 qui
va entériner cette proposition et donner naissance à cette
nouvelle entité qui sera confiée à Jean-François Clair, policier
de haute volée. Je savais bien que cette décision était pénible
pour Raymond Nart qui perdait dans cette restructuration
une partie importante de ses responsabilités. Mais avec mon
adjoint, Michel Olas2, j’avais la conviction qu’il s’agissait de
l’intérêt profond de la DST, et aussi de la meilleure chance
de pérenniser cette « école française du contre-espionnage »
à laquelle je tenais beaucoup, et qui courait le risque de se
diluer dans une nébuleuse où la lutte antiterroriste aurait pris
la plus grande place, en raison de l’importance que lui accor-
dent le pouvoir politique et l’opinion.
Là n’était pas la seule innovation de ce rapport intitulé
« Réflexion sur une stratégie de la riposte ». Ainsi proposait-il
de recréer la structure de renseignement de contre-ingérence
qui avait curieusement disparu quelques années auparavant.
Il y avait là un manque regrettable car l’activité de celle-ci
était orientée vers l’action des services alliés en France. J’avais
estime et sympathie pour leurs représentants mais il me sem-
blait tout de même fâcheux de se priver d’un moyen de ren-
seignement sur leurs activités à l’intérieur de notre territoire.
Elle fut donc rétablie. Ce document comprenait bien d’autres
propositions, très en avance sur leur temps, notamment en ce
qui concerne les préconisations de renforcement de la coor-
dination des services de renseignement et de sécurité, le vrai
point faible de notre dispositif national. Il faudra attendre
de nombreuses années avant que ces mesures de bon sens

1. Ministre délégué à la Sécurité lors de la première cohabitation qui vit Jacques


Chirac devenir Premier ministre de François Mitterrand après la victoire du RPR aux
élections législatives de 1986.
2. Directeur adjoint de la DST jusqu’en 1987.

481
Les services dans un monde sans polarité

trouvent leur traduction dans les faits. Mais les changements


culturels s’avèrent toujours les plus longs.

FV : Je crois savoir que l’autre finalité de cet ambitieux projet


de service consistait à détourner l’attention du ministre de
l’Intérieur qui réclamait des têtes.
RP : Il est vrai qu’à mon arrivée à la DST, j’ai tout de suite
perçu le souhait, non dissimulé, de ma hiérarchie (en par-
ticulier du DGPN1) de changer l’équipe de direction qui
allait m’entourer. Quelques allusions appuyées me permi-
rent de comprendre ce que l’on attendait de moi. On m’avait
nommé uniquement pour cela mais je ne le savais pas ; je ne
l’ai d’ailleurs appris qu’après mon départ du service, lorsque
Pierre Joxe me confia qu’il avait estimé impossible, après
l’entretien d’Yves Bonnet au Monde (lequel entretien allait
d’ailleurs lui coûter son poste), que les membres de l’état-
major n’aient pas été informés de sa démarche et n’aient pris
l’initiative d’en informer le ministre. De mon côté, je ne sou-
haitais pas me séparer de collaborateurs que je découvrais et
dont je n’avais pu juger des qualités professionnelles. Cette
demande me heurtait et, dans la mesure où l’on ne m’en avait
pas prévenu avant ma nomination, je ne me sentais pas obligé
de répondre positivement à cette attente. J’ai donc proposé
au ministre, avant toute décision sur ce point, de me lais-
ser engager une réflexion d’ensemble sur l’organisation et les
méthodes de la DST, et de lui communiquer, dans les trois
mois, des préconisations fondées sur une approche objective
de la situation.
Pendant ce délai, la menace terroriste s’aggrava singuliè-
rement avec les attentats du CSPPA2, à l’automne 1985 ;
nous devions faire face à d’autres priorités que celle d’un

1. Directeur général de la police nationale ; Pierre Verbrugghe à l’époque (DGPN


de 1983 à 1987).
2. Le Comité de solidarité avec les prisonniers politiques arabes revendiqua la vague
d’attentats qui frappa la France en 1985 et 1986.

482
Entretien avec Rémy Pautrat

changement des membres de l’état-major. Au demeurant, le


professionnalisme de l’équipe en place donna toute sa mesure
dans ces circonstances. C’eût été une faute de s’en séparer.
Une fois de plus, le propos du président Mitterrand, « il faut
savoir donner du temps au temps », démontrait sa pertinence.

FV : Vous évoquez les conditions de votre prise de fonctions ;


votre nomination a suscité quelques remous à l’époque…
RP : J’ai conservé un souvenir très fort de ma prise de fonctions
à la DST. J’étais à la fois fier et heureux de ma nomination.
Mais, effectivement, j’ai vite constaté qu’elle ne satisfaisait pas
tout le monde. Ainsi, mon collègue Jean Rochet, aujourd’hui
décédé, directeur de la ST pendant cinq ans, remit une décla-
ration à l’AFP, transformée en dépêche destinée à la plus large
diffusion, d’où il ressortait que ma nomination constituait
« une véritable atteinte à la sécurité extérieure de l’État1 ». Il
se fondait sur mes fonctions passées de chef du cabinet de
Claude Cheysson, ministre des Relations extérieures2, à la
sensibilité « tiers-mondiste » bien connue. De fait, je parais-
sais, au minimum, suspect sur le plan de l’attachement aux
valeurs de la Patrie et à l’indépendance de la France ! M. Alain
Madelin3, éminente personnalité politique, jouait sa partition
en proclamant qu’on pouvait interpréter ma nomination à
la DST comme un « cadeau à Gorbatchev ». Pas moins !
Ajoutons à cela les articles de presse qui faisaient pratique-
ment de moi un agent d’influence de l’Union soviétique. Par
ailleurs, mon prédécesseur et ami, le préfet Yves Bonnet4,
bénéficiait de l’estime générale à la DST. Son départ s’effec-
tuait dans des conditions difficiles à la suite d’un entretien

1. Le 1er août 1985, au micro d’Europe n°1, Jean Rochet, ancien directeur de la
DST, avait accusé Rémy Pautrat d’entretenir des relations douteuses avec l’URSS via
Harris Puisais, un ancien membre du cabinet de Claude Cheysson, à qui l’on imputait
des activités d’intelligence avec une puissance étrangère. Ses déclarations trouvèrent un
grand écho dans la presse.
2. De mai 1981 à décembre 1984.
3. À l’époque, député, membre de l’UDF.
4. Directeur de la DST de 1982 à 1985, prédécesseur immédiat de Rémy Pautrat.

483
Les services dans un monde sans polarité

accordé à un journaliste du Monde qui précipita sa mutation


en province, à la demande du chef de l’État. Enfin pour cou-
ronner le tout, le jour même de mon arrivée, Pierre Joxe sur-
prenait la DST en flagrant délit de tentative de « bidouillage »
d’une demande d’écoute téléphonique concernant un journa-
liste, soupçonné de contacts problématiques avec des agents
de renseignement d’une puissance étrangère. Naturellement,
le ministre prit fort mal l’affaire et en référa même personnel-
lement au président de la République qui s’en irrita. Cette
découverte m’aida à justifier l’opportunité de la mission d’au-
dit par moi proposée. Vous comprendrez que je n’éprouvais
pas le sentiment d’évoluer dans un contexte très favorable lors
de ma prise de fonctions. Mais cela faisait partie de l’appren-
tissage de ce beau et rude métier.

FV : Une dernière question avant d’aborder la vague d’atten-


tats que vous avez dû gérer : cette prise en considération
de l’antiterrorisme au sein de la DST constituait-elle éga-
lement une réplique à la création de la cellule élyséenne
dirigée par Christian Prouteau1 ?
RP : Franchement, non. Je n’y ai pas pensé un instant. La pro-
position que j’avais faite me semblait répondre à une exigence
d’efficacité pour la direction, là se trouvait l’essentiel.

FV : Mais vous aviez connaissance de l’existence de cette cel-


lule…
RP : Bien entendu. Je la connaissais d’autant plus qu’à mon
arrivée à la DST, j’ai dû traiter une partie du dossier connu
sous le nom d’« affaire des Irlandais de Vincennes » impli-
quant ladite cellule dans des conditions qui donnèrent lieu

1. Après les attentats de l’été 1982, François Mitterrand décida de confier à


­ hristian Prouteau, un de ses collaborateurs, la coordination de la lutte antiterroriste.
C
La structure ainsi créée fut nommée par les journalistes la « cellule de l’Élysée ».

484
Entretien avec Rémy Pautrat

ultérieurement à des suites judiciaires1. Ma décision, rati-


fiée par le ministre de l’Intérieur, de remettre à la justice des
pièces détenues par la DST et cachées jusque-là, déclencha
la fureur de l’Élysée ; le bon sens et le respect du droit la
commandaient pourtant. Ma volonté de dissoudre, dès mon
installation, ce que l’on appelait pudiquement « la brigade
du chef » a rencontré la même incompréhension ; cette petite
unité se chargeait de recueillir des informations concernant
des personnes privées, de statuts divers, dont les faits et gestes,
les propos, présentaient apparemment quelque intérêt pour
des personnalités attentives à la vie politique, sociale, écono-
mique… de notre pays. Pour moi, à l’évidence, la recherche
de ces renseignements-là se situait hors du champ de compé-
tence de la direction que l’on m’avait confiée. Elle ne pouvait
en aucun cas être sollicitée pour d’autres renseignements que
ceux concourant à la sécurité de la France ou à la promo-
tion de ses intérêts. Comprenez bien que je ne porte pas de
jugement, et je saisis les raisons qui ont pu inciter à formuler
de telles demandes. J’ai refusé de les satisfaire au détriment
de l’amitié qui me liait à Gilles Ménage, le directeur adjoint
du cabinet présidentiel, qui suivait ces questions. Nos rela-
tions en furent durablement affectées ; mais je crois qu’il faut
refuser les dérives de cette nature, quoi qu’il puisse vous en
coûter. On doit faire un bon usage des services spéciaux. Le
respect de l’éthique, de principes qui forment le socle de notre
démocratie, ne constitue pas une entrave à l’efficacité, l’expé-
rience le prouve. Certains ont mal vécu, sur l’instant, mon
attitude intransigeante ; j’en ai éprouvé de la tristesse mais,
avec le recul, je n’ai aucun regret. Il m’indiffère de déplaire,
à quelque autorité que ce soit, si j’ai la conviction que les
demandes formulées sont incompatibles avec mon idée de

1. Le 29 août 1982, les hommes de la cellule élyséenne, dirigés par Paul Barril, pro-
cèdent à l’arrestation de trois Irlandais accusés de préparer des attentats en France. Un
an plus tard, la presse dévoila de nombreuses erreurs de procédure et accusa le capi-
taine Barril d’avoir introduit les armes afin d’obtenir la condamnation des Irlandais.
En fin de compte, les trois individus furent rapidement libérés.

485
Les services dans un monde sans polarité

l’esprit de service et du respect dû à l’État républicain ainsi


qu’aux valeurs qu’il représente. Je n’ai jamais manifesté un
esprit courtisan et je ne l’aurais pas supporté davantage chez
les collaborateurs avec qui j’ai eu l’honneur de servir et qui
m’ont accompagné dans l’exercice de mes différentes fonc-
tions.

FV : Je suppose que vos relations avec Gilles Ménage ne se sont


pas améliorées par la suite.
RP : Elles ont empiré ! Je m’en suis d’ailleurs ouvert au ministre
qui ignorait tout de cette histoire. Il a abondé dans mon sens
et m’a interdit d’entretenir un quelconque rapport avec Gilles
Ménage. Cette dernière recommandation paraissait peut-être
excessive. Toutefois, ma confiance en Gilles Ménage s’est
trouvée instantanément rompue ; je l’ai regretté mais, honnê-
tement, je ne pouvais ni accepter sa demande, ni mettre à la
porte mes collaborateurs.

FV : Vous avez précédemment évoqué la vague d’attentats


revendiqués par le CSPPA ; lorsque surviennent les pre-
miers attentats, une certaine forme de panique s’installe
au sommet de l’État. Comment avez-vous réagi à la DST ?
RP : Je n’emploierais pas le terme de « panique ». La préoccupa-
tion revêtait un caractère de gravité extrême, bien entendu.
Les attentats, couverts immédiatement de façon massive par
les médias, constituent un problème majeur pour l’opinion
et les pouvoirs publics. À la DST, nous ne connaissions pas
ce CSPPA. Cependant dans des délais brefs, nous avons pu
rassembler suffisamment d’éléments pour orienter notre
action en direction de la mouvance islamiste radicale, et en
particulier d’un foyer localisé au Kremlin-Bicêtre1. En nous
fondant sur des éléments sérieux, nous avons compris qu’un
État étranger était susceptible d’entretenir quelque rapport
avec cette organisation jusqu’alors inconnue. On évoquait la

1. Commune du Val-de-Marne (94), limitrophe avec Paris.

486
Entretien avec Rémy Pautrat

République islamique d’Iran, et le nom de Wahid Gordji1,


un membre de l’ambassade à Paris, qui connaîtra un peu plus
tard une véritable notoriété au moment où il sera expulsé vers
son pays d’origine en raison d’activités incompatibles avec le
respect de notre souveraineté2.
Dans des circonstances aussi dramatiques, la pression poli-
tique s’avère très forte. Le gouvernement exige des résultats
rapides car l’émotion atteint son comble et il faut rassurer
l’opinion. Il s’agit d’une donnée que tout service de rensei-
gnement ou de sécurité doit prendre en compte et à laquelle
il doit s’efforcer de répondre. Alors on accroît le rythme des
investigations pour remonter la filière au plus vite et arrêter
les coupables. Dans ce climat de forte tension, on peut com-
mettre des erreurs d’appréciation aux conséquences parfois
redoutables. J’ai gardé des souvenirs précis à cet égard pen-
dant la période liée aux attentats du CSPPA. Par exemple,
je me rappelle ce jeune couple de la banlieue parisienne que
nous avons hâtivement soupçonné de servir de « boîte aux
lettres3 » à cette organisation, et auquel nous avons fait vivre
de pénibles moments. Parce qu’il ne fallait rien négliger pour
trouver les indices qui nous conduiraient aux auteurs des
actes criminels ayant visé la FNAC, les Galeries Lafayette,
la librairie Gibert Jeune… ; par ailleurs, nous pensions aux
victimes et à celles que nous devions éviter. Nous avons pour-
suivi nos recherches, les attentats se sont succédé. Nous avons
examiné nos renseignements, certes intéressants, mais insuf-
fisants pour mener quelque chose d’opérationnel, d’efficace.
Les élections approchant, nous avons jugé que si la méthode
du coup de filet massif n’apparaissait pas forcément comme
la plus intelligente, elle pouvait toutefois générer une grande
instabilité dans la mouvance terroriste et, au fond, la désta-
biliser à un point tel que les élections adviennent sans que

1. Traducteur à l’ambassade d’Iran à Paris, représentant officieux des services secrets


iraniens en France.
2. Cf. ci-après.
3. Terme pour désigner un individu qui sert de courroie de transmission.

487
Les services dans un monde sans polarité

le pays ne subisse d’attentat. C’est précisément dans le but


d’obtenir des résultats rapides que fut déclenché le 13 février
1986 le plus vaste « coup de filet » auquel la DST ait participé
depuis la fin de la guerre d’Algérie1.

FV : Était-ce une consigne en provenance de l’autorité poli-


tique ?
RP : J’ai moi-même réalisé cette proposition au ministre de
l’Intérieur. Je lui ai expliqué que nous ne devions pas tout
attendre d’une opération de cette nature, mais qu’elle nous
permettrait néanmoins de perturber temporairement l’orga-
nisation criminelle que nous combattions, et probablement
d’obtenir des renseignements utiles qui renforceraient notre
main. La suite a prouvé la justesse de cette analyse. Mais dans
un premier temps, au-delà du caractère spectaculaire de notre
démonstration de force, les médias ont surtout mis en exer-
gue le dommage collatéral imputable à l’opération « Ardoise »
(c’était son nom de code) qui plaça la France dans une situa-
tion délicate vis-à-vis de l’opinion internationale : les inter-
pellations auxquelles nous avions procédé furent suivies d’un
certain nombre de mesures d’expulsion en urgence absolue
contre des ressortissants étrangers dont la dangerosité nous
semblait établie. Malheureusement, une erreur de traitement
de dossiers se produisit à la préfecture de police chargée de
l’exécution des arrêtés d’expulsion ; la pression permanente
qui s’exerce sur les services permet de le comprendre. Deux
ressortissants irakiens, membres du parti Al-Dawa2, dont
tous les pays sollicités refusèrent la demande d’asile, furent
aiguillés par erreur sur leur pays d’origine, l’Irak, que diri-
geait alors Saddam Hussein3, peu enclin à la mansuétude à
l’égard d’opposants de la mouvance islamiste. Une terrible

1. Sur ce point, l’ancien juge antiterroriste Alain Marsaud apporte également un


témoignage concordant dans Avant de tout oublier, Paris, Denoël, 2002, p. 78 et sui-
vantes.
2. Le parti islamique opposé à Saddam Hussein en Irak.
3. Dirigeant de l’Irak de 1979 à 2003.

488
Entretien avec Rémy Pautrat

méprise ! La France subit les violentes attaques d’Amnesty


International et d’autres organisations de défense des droits
de l’Homme qui nous reprochaient d’avoir volontairement
livré ces deux Irakiens à leur bourreau. Fort heureusement,
l’ambassadeur d’Irak nous avait tout de suite donné l’as-
surance qu’ils ne craignaient rien pour leur vie. Quelques
jours plus tard, le Djihad islamique1, prenant prétexte de
cette expulsion, annonça en représailles l’assassinat d’un
de nos otages au Liban : le sociologue et chercheur Michel
Seurat2. Vous imaginez le niveau d’émotion collective dans
la population à la vue des photographies du corps de notre
malheureux compatriote, qui figuraient en première page de
la presse écrite et des journaux télévisés. La vérité était pour-
tant différente. Il s’agissait d’une manipulation remarquable-
ment réussie. À la fin de l’année 1985, nous avions acquis la
certitude qu’un de nos otages avait déjà perdu la vie. Nous
ne savions pas lequel, mais il en manquait un de façon cer-
taine. Alors, lorsque le Djihad islamique a annoncé l’assassi-
nat de Michel Seurat, nous avons immédiatement pensé qu’il
s’agissait de l’otage manquant et que l’organisation terroriste
avait procédé à une mise en scène, à des fins de manipula-
tion. Compte tenu de l’extrême sensibilité de la source dont
nous tenions cette information, nous ne pouvions évidem-
ment pas en faire état pour rétablir la vérité auprès de l’opi-
nion. Il fallut donc subir l’orage. Et c’est avec la libération de
nos otages au Liban en 1988 que l’on connut la réalité des
faits, confirmant ce que nous savions déjà. Quant aux deux
opposants irakiens, si malencontreusement reconduits dans
leur pays, ils eurent la vie sauve et sont même revenus en
France quelques mois plus tard pour reprendre leur paisible
existence. L’interpellation de Gordji constitue, évidemment,
un deuxième accroc lors de l’opération de février 1986 : nous
l’interrogeons, mais il connaît son métier et ne fournit aucune

1. Organisation terroriste internationale.


2. L’un des otages français au Liban, enlevé le 22 mai 1985.

489
Les services dans un monde sans polarité

réponse ­intéressante. Apprenant l’interpellation de l’Iranien,


le Quai d’Orsay me presse de le libérer de peur de susciter
un scandale diplomatique1. Nous avons tout de même vécu
de rudes moments ! Mais « Ardoise », comme nous l’avions
prévu, avait déstabilisé le CSPPA et le pays ne subit plus
d’autres attentats pendant la période qui précéda les élections
législatives de mars 1986. Ceux-ci reprirent cependant le
jour même de l’installation de Jacques Chirac2 à Matignon,
avec l’attentat de la galerie Point Show aux Champs-Élysées.
Et quelques mois plus tard, notre opération donna tous ses
fruits et se révéla décisive dans la lutte contre le CSPPA. En
effet, elle permit de déceler la source qui allait conduire au
démantèlement du réseau Fouad Saleh, également respon-
sable du terrible attentat de la rue de Rennes au magasin
Tati. Dans cette mission exigeante et permanente de protec-
tion de la population contre la menace terroriste, à laquelle la
DST autrefois, la DCRI aujourd’hui, prennent une si grande
part, il arrive que la recherche de renseignements conduise
à approcher des organisations ou des individus peu ou pas
du tout recommandables. Je me souviens, en particulier, des
relations que nous avons établies pendant que nous agissions
pour mettre le CSPPA hors d’état de nuire, avec le groupe
Fatah-Conseil révolutionnaire, plus connu sous le nom de
groupe Abou Nidal3. Celui-ci se manifesta en menaçant à
son tour de commettre des attentats en France si nous ne
libérions pas deux de ses membres détenus dans l’un de nos
établissements pénitentiaires suite à leur condamnation pour
l’exécution d’Ezzedine Kallak4. Le message était clair : « soit
vous libérez nos compagnons et nous pouvons vous aider en

1. Sur ce point, se reporter également à Alain Marsaud et Serge Raffy, Face à la ter-
reur, Paris, Fayard, 2007, p. 40 et suivantes, ainsi qu’à Alain Marsaud, Avant de tout
oublier, Paris, Denoël, 2002, 254 p.
2. Premier ministre de 1986 à 1988.
3. Organisation terroriste d’origine palestinienne structurée autour d’Abou Nidal
(1937-2002).
4. Le 3 août 1978, Ezzedine Kallak, représentant de l’OLP en France, est abattu par
deux hommes du groupe Abou Nidal.

490
Entretien avec Rémy Pautrat

vous livrant des renseignements sur le CSPPA, soit vous les


gardez en détention et nous vous frapperons ». La question
se posait donc de savoir s’il fallait, ou non, entrer dans ce
marchandage.

FV : J’imagine que les oppositions à un tel projet devaient être


vives.
RP : Assurément. Un débat s’ouvrit au plus haut niveau de
l’État. Roland Dumas, ministre des Affaires étrangères1,
s’opposait fermement à la libération des détenus, et les liens
d’amitié personnelle qu’il entretenait avec Ezzedine Kallak le
rendaient encore plus intransigeant. Laurent Fabius, Premier
ministre2, se trouvait sur la même ligne de refus. Le garde des
Sceaux, Robert Badinter3, n’y était pas favorable non plus,
or lui incombait le montage du dossier permettant l’élargis-
sement4 des deux criminels, arrivés à la moitié de leur peine
environ. Pierre Joxe, responsable de la sécurité au premier
chef, voyait clairement la difficulté que présenterait la lutte
sur deux fronts : prévenir à la fois les attentats du CSPPA et
ceux que le groupe Abou Nidal nous promettait. Sa préfé-
rence allait à une exploration par la DST des contacts que pro-
posait le Fatah-Conseil révolutionnaire. Quant au président
François Mitterrand, il hésita longuement et changea d’avis
deux fois. En définitive, il donna son accord à ces discussions,
bien à contrecœur, mais le souci d’éviter au pays de nouvelles
épreuves sanglantes, des victimes innocentes supplémen-
taires, l’amena à prendre cette décision. Les deux membres du
groupe Abou Nidal furent libérés et en contrepartie, celui-ci
épargna notre sol. Sa contribution en matière de renseigne-
ment concernant le CSPPA ne revêtait qu’un faible intérêt.
L’exfiltration des deux personnages se révéla d’ailleurs assez

1. De décembre 1984 à avril 1986, puis de 1988 à 1993.


2. De juillet 1984 à avril 1986.
3. Garde des Sceaux de juin 1981 à février 1986, date à laquelle il devient président
du Conseil constitutionnel.
4. Terme désignant une libération anticipée.

491
Les services dans un monde sans polarité

délicate, et obligea la DST à de savantes manœuvres pour


leur permettre de rejoindre le pays de leur choix. Arrivés en
Libye, stade ultime de leur voyage, ils publièrent une dépêche
pour remercier le gouvernement français de sa compréhen-
sion. Témoignage de reconnaissance dont nous nous serions
volontiers passés ! Lorsque la cohabitation s’installa en mars
1986, Charles Pasqua, nouveau ministre de l’Intérieur, et
Robert Pandraud, ministre délégué à la Sécurité, autorisèrent
la DST à conserver le contact avec le Fatah-Conseil révolu-
tionnaire. Nous n’éprouvions à l’évidence aucune satisfaction
à traiter avec une organisation qui ne faisait aucun cas de la
vie humaine et portait la responsabilité d’un nombre impor-
tant de victimes innocentes. Mais le souci de préserver nos
compatriotes nous animait, et les activités de renseignement
ne s’exercent pas toujours en gants blancs.

FV : Vous avez précédemment évoqué le nom de Gordji qui a


également suscité un scandale médiatique.
RP : Wahid Gordji intéressait à juste titre la DST. Un rensei-
gnement de très grande qualité nous a permis d’en savoir
plus. Et le succès alla au-delà de nos espérances. À partir de ce
moment-là, les activités de Wahid Gordji, personnage assez
mystérieux et très professionnel, nous apparurent dans leur
pleine réalité. En effet, de bonnes raisons nous incitaient à
l’inviter, quelques mois plus tard, à regagner l’Iran au plus
vite, dans des conditions un peu surréalistes qui ont marqué
les esprits et animé le paysage médiatique1.

FV : Comment avez-vous vécu l’alternance de 1986, après la


victoire de la droite aux élections législatives ?
RP : Sans difficulté. La DST avait accompli sa mission dans le
strict respect de ses compétences. J’avais refusé les « heures

1. W. Gordji se refugia à l’ambassade d’Iran pour se soustraire à la justice française ;


le gouvernement plaça l’ambassade d’Iran en état de siège du 2 juin au 29 novembre
1987, date à laquelle W. Gordji se livra aux autorités françaises.

492
Entretien avec Rémy Pautrat

supplémentaires » dans les domaines hors champ. Notre seul


objectif résidait dans la protection des intérêts fondamentaux
de l’État, en nous gardant de prêter la main à ce qui aurait pu
ressembler à une utilisation de la direction à des fins partisanes.
Le moment était venu pour moi de prendre congé, de tourner
une page marquante de ma vie personnelle et professionnelle.
Mon état de santé m’y contraignait, et la cohabitation rendait
mon remplacement inévitable. Mais la démarche de mes col-
laborateurs me toucha : sans me prévenir, ils exprimèrent au
ministre délégué à la Sécurité leur souhait de me voir main-
tenu dans mes fonctions. Lui-même m’en fit la confidence.
Il fallait partir, c’était évident pour moi. Et je me rappelais,
non sans émotion, les conditions de mon arrivée à la DST
ainsi que la réserve suscitée par ma nomination. Décidément,
la roue avait bien tourné. Un climat de confiance profonde
s’était établi entre mes collaborateurs et moi. Et dans les cir-
constances difficiles que nous avons traversées pendant cette
période, l’estime et la sympathie partagées nous ont permis de
faire face en donnant sans réserve à l’État tout ce qu’il était en
droit d’attendre de nous. Durant mon mandat, je ne connus
qu’une affaire interne délicate, mais vraiment pénible : la fuite
du « rapport Le Mouël1 ». Ce grand policier dirigeait alors
l’UCLAT, organe majeur dans la lutte contre le terrorisme.
Dans le cadre de ses responsabilités, il présenta un rapport,
ultraconfidentiel, sur les mesures adoptées par le gouverne-
ment pour combattre la menace. Ce document détaillait avec
la plus grande précision notre dispositif antiterroriste. Et il se
retrouva dans la presse !… Vous imaginez facilement l’émoi
soulevé par cette fuite, et la réaction de colère du ministre
Pierre Joxe. Celui-ci me convoqua pour me demander qui, à
la DST, avait commis cet acte de trahison. Dans son esprit,
il ne faisait aucun doute que la fuite provenait du service.
J’étais abasourdi et incrédule, cela me paraissait impossible,
inacceptable à envisager. Le ministre m’expliqua alors qu’il

1. Alors directeur de l’Unité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT).

493
Les services dans un monde sans polarité

avait ­personnellement remis le « rapport Le Mouël » à chaque


directeur de police active au cours d’une réunion qu’il pré-
sidait, avec pour instruction formelle de n’en faire aucune
photocopie. Mon adjoint me représentait à cette réunion en
raison d’un déplacement que j’effectuais ce jour-là. Le rap-
port publié, chaque directeur fut convoqué et dut présenter
l’exemplaire en sa possession. Tous obtempérèrent, excepté
le directeur adjoint de la DST, qui avait malheureusement
contrevenu aux instructions, et procédé à une assez large
diffusion du document à l’intérieur du service. Une rapide
enquête interne permit de démasquer le fonctionnaire cou-
pable de la fuite, un acte gravissime. Il n’en éprouvait aucun
remords, ayant agi pour des raisons politiques qu’il reven-
diquait comme un motif de fierté. Compromettre la sécu-
rité nationale lui semblait moins important que de créer des
difficultés à un gouvernement socialiste. Le changement de
majorité politique en mars 1986 lui assura l’impunité et il
poursuivit sereinement sa carrière Outre-mer.
Devant pareille défaillance, je proposai ma démission au
ministre qui la refusa. Lorsque j’interrogeai Pierre Joxe sur
l’origine de sa connaissance de la fuite, il me signala que le direc-
teur de la publication, abasourdi par l’énormité de la chose,
se crut obligé d’appeler le ministre pour lui demander ce qu’il
devait faire ! Pierre Joxe aurait alors répondu qu’il n’avait pas
de conseil à donner et qu’il lui appartenait en conscience de
décider. Et le document fut publié. Aujourd’hui, je regrette
d’avoir réagi vivement au propos de Pierre Joxe lorsqu’il mit
en cause la DST pour la première fois devant moi dans cette
affaire. Je jugeais cette accusation intolérable car infondée. Et
en définitive, il avait raison, hélas ! Je lui suis reconnaissant de
l’indulgence dont il a fait preuve en ne me tenant pas rigueur
de mon comportement ce jour-là.

494
Entretien avec Rémy Pautrat

FV : Vous n’étiez pas homme facile à diriger !


RP : Sans doute. Je me rappelle qu’au cours d’une réception,
Pierre Verbrugghe, DGPN, rencontrant ma femme, lui
déclara avec la plus grande franchise : « Vous savez, il nous en
a fait voir votre mari ! D’habitude, les directeurs de la DST
deviennent fous après trois mois, à lui, il n’aura fallu que trois
semaines ! » Je vous l’ai dit. Je ne suis pas un courtisan. Je
viens d’un milieu ouvrier, mon père était ouvrier forgeron.
Boursier de la République, j’ai accédé à l’ENA par la voie du
concours interne, celui de la promotion sociale. Ma vocation
a toujours consisté à servir l’État. Et j’ai la plus haute idée du
sens de la mission. Mes convictions sont anciennes, fermes et
connues ; je n’ai jamais « rendu de services » lorsqu’il m’ap-
paraissait que l’intérêt général n’y trouvait pas son compte.
Cela m’a parfois coûté, parce que j’ai dû refuser ce que me
demandaient des hommes pour lesquels j’éprouvais estime
et affection, et à qui je devais beaucoup. Un de nos grands
anciens du corps préfectoral énonçait : « Les hauts postes de
l’État supposent trop d’intrigues pour que les purs y parvien-
nent, et demandent trop de prudence pour que les passion-
nés y demeurent. » J’espère que les jeunes qui embrassent
aujourd’hui le service de l’État s’attacheront par l’exemple de
leur vie, à démentir ce propos pessimiste. C’est mon vœu le
plus cher car il en va de l’intérêt de la France.
4. Une carrière au service de la lutte antiterroriste.
Entretien avec Jean-François Clair

par Floran Vadillo

Depuis les années 1980, le terrorisme s’est imposé comme la


principale menace pour les démocraties occidentales : d’abord
arme détournée dans le contexte de la guerre froide, puis stra-
tagème de groupes constitués autour d’une idéologie ou d’une
religion, le phénomène terroriste a connu une profonde muta-
tion. Face à cette menace, les services de renseignement, la DST
en particulier, ont dû s’adapter, créer les instances nécessaires
pour affronter ce défi. Jean-François Clair, chef reconnu de l’an-
titerrorisme à la DST revient sur ces évolutions, ces tâtonne-
ments parfois. Il évoque également les attentats de 1985-1986,
et complète le témoignage du préfet Pautrat en narrant les détails
opérationnels qui ont contribué à résoudre une enquête policière
complexe. Grâce à son expérience en matière de lutte antiter-
roriste ou en qualité de directeur adjoint de la DST de 1997 à
2007, Jean-François Clair dresse un bilan sur l’évolution de son
service, bilan riche d’enseignements pour comprendre l’actuelle
structuration des services de renseignement français et les défis
auxquels ils sont confrontés.

497
Les services dans un monde sans polarité

Floran Vadillo : Après une formation en droit, vous optez


pour le concours de commissaire de police ; dès votre sor-
tie de l’école dont vous êtes major de promotion, vous
choisissez d’intégrer la DST : pourquoi avoir effectué ce
choix ?
Jean-François Clair : Ce choix n’est pas le fruit du hasard :
lors de mon stage, à la préfecture de police et au sein d’autres
entités, j’ai pu observer l’activité de nombreux services. Je
dois toutefois reconnaître que si, à la sortie de l’école, on
m’avait proposé un poste intéressant à la police judiciaire,
je l’aurais accepté en raison de mon grand intérêt pour le
travail d’investigation. Cette éventualité écartée, j’ai opté
pour la DST dans la mesure où le service alliait travail de
renseignement et d’investigation et parce que je ressentais
une grande attirance pour les questions étrangères, la géo-
politique et la défense du pays. J’ai décliné l’offre d’intégrer
les Renseignements généraux, les missions de ce service ne
me convenaient pas.

FV : À votre arrivée, en 1972, dans quel service vous affecte-


t-on ?
JFC : Je travaillais dans une division de contre-espionnage.

FV : Votre spécialisation en matière d’antiterrorisme viendra


donc plus tard ; pourtant, dès 1972, avec la prise d’otages
de Munich1 notamment, le phénomène trouble l’Occident.
JFC : Comme tout le monde, nous avons assisté à l’émergence
d’un nouveau problème ; à la DST, nous disposions déjà
d’une section de quelques personnes qui travaillaient sur le
monde arabe, principalement sous l’angle contre-espion-
nage. En France, le premier acte terroriste est d’origine israé-
lienne : il s’agit de l’attentat contre le représentant de l’OLP2,
1. Le 5 septembre 1972, alors que se déroulaient les jeux Olympiques d’été à
Munich, des membres de l’équipe israélienne furent pris en otage par des Palestiniens.
La prise d’otages se solda par la mort de onze athlètes.
2. Organisation de libération de la Palestine, créée en 1964.

498
Entretien avec Jean-François Clair

Mahmoud Hamchari, le 8 décembre 1972. Le Mossad1


avait placé une bombe sous la table où se trouvait son télé-
phone. L’homme finit par succomber à ses blessures quelques
semaines plus tard2. Comme nous le surveillions, nous le
savions absolument étranger à de quelconques activités ter-
roristes. Le terrorisme palestinien n’est donc pas immédiate-
ment apparu comme un problème majeur. Nous avions bien
sûr déjà eu l’opportunité d’exercer une vigilance soutenue
sur certains activistes, mais de manière tout à fait ponctuelle.
Le 28 juin 1973, le Mossad assassina également Mohamed
Boudia3. Par la suite, nous avons obtenu des informations et
procédé au démantèlement, en France, d’une cellule de l’or-
ganisation d’extrême gauche turque dénommée « Front de
libération de la Turquie » qui entretenait des contacts avec
les Palestiniens et venait de recevoir des membres du FPLP4
des armes et des explosifs. Ainsi, en décembre 1973, avons-
nous pu procéder à des arrestations, mettre au jour et neu-
traliser la première structure liée au terrorisme international
en France. Toutefois, cette mission ne relevait pas d’un tra-
vail de contre-terrorisme proprement dit puisqu’il n’existait
pas de structure à la DST dédiée à cette thématique. Dans la
mesure où la menace terroriste se précisait, la DST créa, en
1974, une division de lutte contre le terrorisme. Il ne s’agis-
sait pas d’un gros service car à cette époque, en France, le
problème ne s’avérait pas crucial. J’ai alors été désigné comme
adjoint au chef de cette division ; je dois l’avouer, cela ne me
plaisait guère puisque j’avais intégré la DST pour « faire du

1. Service de renseignement israélien ; le Mossad a assassiné Mahmoud Hamchari


dans le cadre des représailles organisées à la suite de la prise d’otages de Munich (il
s’agit de l’opération « Colère de Dieu »).
2. Le 9 janvier 1973.
3. Militant arabe signalé par des sources d’information comme activiste propalesti-
nien, soupçonné d’avoir pris la relève de Mahmoud Hamchari à la tête de l’organisa-
tion terroriste Septembre noir, et recherché en conséquence par les services français.
Après sa mort, ses liens avec le FPLP furent établis (Note de Jean-François Clair).
4. Front populaire de libération de la Palestine, organisation fondée en 1967 par
Georges Habache et Ahmed Jibril ; elle rejoint l’OLP en 1968. L’organisation com-
mettra de nombreux et spectaculaires attentats.

499
Les services dans un monde sans polarité

contre-espionnage ». Je ne le regrette absolument pas mais


nous n’imaginions pas alors que la menace terroriste allait
connaître un tel développement. Cependant, dès 1974, nous
avons démantelé une filière de l’Armée rouge japonaise1 ; cela
a provoqué, en réaction, une prise d’otages à l’ambassade de
La Haye2 afin d’obtenir la libération des membres de l’ARJ
emprisonnés lors de cette opération.

FV : Considériez-vous la mission antiterroriste moins noble


que le contre-espionnage ?
JFC : Il ne s’agissait pas d’une question de goût mais, en pleine
guerre froide, le contre-espionnage continuait d’incarner la
mission historique de la DST, et de nombreux fonction-
naires considéraient que cette matière primait. Néanmoins,
tout le monde avait oublié qu’à l’occasion de la guerre
d’Algérie, la DST avait consacré 70 % de ses ressources
au terrorisme, en Algérie mais également sur le territoire
métropolitain où furent commis de nombreux attentats
meurtriers (entraînant notamment la mort d’un commis-
saire du service). Par la suite, tous nos fonctionnaires sont
« retournés à leurs études », c’est-à-dire essentiellement à la
lutte contre l’espionnage soviétique. La DST avait certes en
charge d’autres missions, comme la police des communi-
cations radio-électriques et ce qu’on a appelé par la suite
la défense du patrimoine du pays (économique, scienti-
fique…), mais il s’agissait d’une part mineure de son activité
et, dans le second cas, d’une mission complémentaire au
contre-espionnage.

1. Groupe armé japonais d’extrême gauche créé en 1971 dont l’objectif était de ren-
verser le gouvernement japonais et de participer à une révolution mondiale.
2. Le 13 septembre 1974, trois membres de l’Armée rouge japonaise prennent en
otage des personnels de l’ambassade de France à La Haye.

500
Entretien avec Jean-François Clair

FV : En outre, aucun attentat n’avait jamais directement visé


des Français, il s’agissait principalement de règlements de
comptes sur le territoire national.
JFC : Si mes souvenirs sont exacts, le premier acte de terrorisme
visant directement des Français correspond à l’attentat à la
grenade perpétré au Drugstore de Saint-Germain-des-Prés, le
15 septembre 1974, et imputable à Carlos1, bien que nous ne
l’ayons su qu’après.

FV : Carlos a-t-il contribué, par ses attentats, à la structura-


tion du dispositif antiterroriste français ?
JFC : Non, puisque nous avions déjà créé la division spécialisée.
À l’époque, la DST ne connaît absolument pas Ilitch Ramírez
Sánchez, alias Carlos, alors membre du FPLP. L’affaire de
la rue Toullier2, en juin 1975, procède d’un malheureux
concours de circonstances ; ce soir-là, nos hommes n’envisa-
geaient pas d’arrêter un terroriste ; le cas échéant, ils auraient
porté des armes ! D’ailleurs, j’estime avoir eu beaucoup de
chance : il me revenait d’intervenir à la place de mon chef
de division, gravement blessé par Carlos, mais j’étais alors en
vacances dans le sud de l’Espagne. Par la suite, à la demande
de son nouveau directeur, Marcel Chalet3, la DST a sollicité
l’autorisation de se séparer du volet judiciaire de son action
antiterroriste au profit de la DCPJ4 ; Marcel Chalet estimait
la DST insuffisamment « équipée » pour cette mission5. Le
patron de la PJ, Maurice Bouvier, accepta mais, en consé-
quence, réclama des moyens supplémentaires : un tiers des

1. Terroriste international d’origine vénézuélienne.


2. Le 27 juin 1975, deux policiers de la DST (les inspecteurs Dous et Donatini)
et un gardé à vue libanais sont assassinés par Carlos dans un appartement de la rue
­Toullier, à Paris, tandis que le commissaire principal Herranz est gravement blessé.
3. Directeur de la DST de 1975 à 1982.
4. Direction centrale de la police judiciaire qui possédait déjà une section d’enquête
en matière de lutte contre le terrorisme.
5. Dans un livre d’entretien, Marcel Chalet considérait la lutte antiterroriste comme
une « activité relativement marginale par rapport à [l]a mission initiale » de la DST
(Marcel Chalet et Thierry Wolton, Les visiteurs de l’ombre, Paris, Grasset, 1990,
p. 250).

501
Les services dans un monde sans polarité

effectifs de notre division antiterroriste a alors rejoint la police


judiciaire. En dépit de ces prémices, il faut admettre que la
police française se révélait encore impréparée à la lutte contre
le terrorisme.

FV : Pourquoi ne pas avoir rejoint la PJ, vous qui souhaitiez


y être affecté à vos débuts ?
JFC : J’avais changé d’avis, je me sentais très bien à la DST dont
les missions me convenaient parfaitement.

FV : Espériez-vous alors revenir à des missions de contre-


espionnage ?
JFC : Oui, j’en ai eu l’opportunité à la fin de l’année 1976. En
attendant cette mutation, j’ai aidé à la résolution d’autres
affaires à l’instar du détournement par le FPLP d’un avion
d’Air France sur Entebbe1 : les otages ont été libérés en deux
vagues successives et les renseignements concrets par nous
recueillis lors de leurs debriefings à leur retour à Paris se sont
avérés extrêmement précieux au moment de l’intervention
des commandos israéliens.

FV : Pourquoi la PJ ne les a-t-elle pas interrogés ?


JFC : Parce que l’affaire n’a pas connu de suites judiciaires. Il
faut en effet préciser que seule la loi de 19862 a permis de
judiciariser les attentats survenus à l’étranger à l’encontre de
Français. À ce titre, l’attentat du « Drakkar » à Beyrouth3,
qui provoqua la mort de cinquante-huit soldats français,
ne donna lieu à aucune enquête en France ; les Américains,

1. Le 27 juin 1976, un Airbus d’Air France en provenance de Tel-Aviv et à destina-


tion de Paris fut détourné par quatre terroristes du FPLP. Après un passage en Libye,
l’avion se dirigea vers l’aéroport d’Entebbe, en Ouganda. Les preneurs d’otages libérè-
rent tous les otages non juifs. Le 4 juillet 1976, une intervention israélienne permit la
libération des derniers otages.
2. Loi du 9 septembre 1986.
3. Le 23 octobre 1983, un camion piégé explosa devant l’immeuble (le « Drakkar »)
où logeaient des soldats français en mission à Beyrouth. La France attribua cet atten-
tat à l’Iran.

502
Entretien avec Jean-François Clair

douloureusement frappés le même jour, procédèrent autre-


ment. De même, aucune action judiciaire n’a pu être réalisée
concernant les Français pris en otage au Liban au cours des
années suivantes. Une enquête a été ouverte beaucoup plus
tard, après la découverte du corps de Michel Seurat, mort de
maladie pendant sa captivité1, la justice ayant alors trouvé un
moyen légal idoine : la notion de crime continu.

FV : En somme, votre expérience antiterroriste dans les années


1970 se limite à deux années.
JFC : En effet, de décembre 1976 à décembre 1982, j’ai été
affecté à d’autres missions. À la fin de l’année 1982, Marcel
Chalet me désigne responsable de la lutte antiterroriste à la
DST. J’ai pris mes fonctions en janvier 1983, succédant à un
collègue nommé en province. De 1983 à décembre 1997, j’ai
occupé successivement les fonctions de chef de division avec
une trentaine de personnes sous mes ordres, puis en 1986
chef de département et enfin, en 1989, sous-directeur. Cette
évolution matérialise l’importance grandissante de la problé-
matique terroriste et les adaptations de structures réalisées au
sein de la DST.

FV : En 1982, en particulier, la France est durement tou-


chée par le terrorisme ; les pouvoirs publics, le président
Mitterrand2 en particulier, prennent alors conscience de
l’importance de la lutte antiterroriste.
JFC : C’est exact même si l’attentat contre la synagogue de la
rue Copernic à Paris3 avait déjà marqué les esprits, l’attentat
meurtrier contre la brasserie Goldenberg4, en 1982, jouera un
rôle déterminant.

1. Décédé le 5 mars 1986, le sociologue Michel Seurat avait été enlevé au Liban le
22 mai 1985.
2. Président de la République de 1981 à 1995.
3. Le 3 octobre 1980. L’instruction est toujours en cours.
4. Le 9 août 1982, rue des Rosiers.

503
Les services dans un monde sans polarité

FV : Ce changement de fonctions trouvait-il grâce à vos yeux ?


JFC : En 1983, oui. Cela représentait un défi et impliquait de
l’activité… En outre, mon adjoint, Louis Caprioli1, et moi
jouissions d’une « paix » absolue : tout le monde avait les yeux
braqués sur la cellule de l’Élysée2, nous pouvions donc démar-
rer notre programme de travail en toute quiétude. Personne ne
se souciait de nous. Notre nouveau directeur, Yves Bonnet3,
a joué un rôle capital et nous a octroyé les moyens nécessaires
pour travailler. Créer la cellule antiterroriste de l’Élysée consti-
tuait une grave erreur. Il s’agissait d’un mauvais choix. Les
autorités politiques, poussées par les évènements et pressées
d’obtenir des résultats, peuvent décider de créer des structures
ad hoc de coordination, mais créer une unité à objectif opéra-
tionnel totalement en marge du « système », c’est autre chose.
Le seul trait d’union de la cellule avec les services en charge
de la lutte contre le terrorisme relevant du ministère de l’In-
térieur (Renseignements généraux, DST, police judiciaire) se
matérialisa par le détachement des services précités d’un tout
petit nombre de cadres, d’un niveau globalement peu élevé
d’ailleurs. Pour notre part, nous n’avons jamais collaboré avec
la cellule de l’Élysée. Je ne souhaite en aucun cas mettre en
doute la bonne foi de Christian Prouteau, mais il ne compre-
nait rien à la lutte antiterroriste internationale : un excellent
chef de commando antiterroriste n’est pas forcément un bon
officier de renseignement. Dès le début, les membres de la
cellule ont œuvré en dépit du bon sens, comme en témoigne

1. Fonctionnaire de police de la DST, successeur de Jean-François Clair à la tête de


la sous-direction antiterroriste à partir de 1997.
2. Instance créée à l’initiative de Christian Prouteau (officier de gendarmerie, créa-
teur du GIGN), nommé par le président de la République coordinateur de la lutte
antiterroriste en août 1982 ; à la tête de la cellule de l’Élysée, Christian Prouteau
œuvra jusqu’en 1988.
3. Directeur de la DST de 1982 à 1985.

504
Entretien avec Jean-François Clair

l’affaire des Irlandais de Vincennes1 ; ils ont même tenté de


recruter des informateurs dans certaines ambassades. Ainsi
perturbaient-ils parfois notre action et risquaient-ils de faire
démasquer des sources sensibles. Ils ne bénéficiaient d’au-
cune instruction et n’agissaient que selon leur bon vouloir et
leurs intuitions. En revanche, nous appréciions les efforts de
coordination réalisés au sein du BLAT2 sous la direction du
directeur de cabinet de Joseph Franceschi, le secrétaire d’État
à la Sécurité. Cependant, tous les services ne jouaient pas le
jeu (il existait des rivalités), mais c’était un début : le BLAT
incarnait une initiative positive que l’UCLAT3 permettra de
dépasser et d’améliorer.

FV : Le 15 juillet 1983, une bombe explose au comptoir de la


compagnie Turkish Airlines à l’aéroport d’Orly ; quelques
jours plus tard, la presse accuse la DST d’avoir laissé com-
mettre un attentat en dépit d’informations alarmantes.
Pourriez-vous revenir sur cet épisode ?
JFC : À l’origine, les affaires arméniennes étaient surtout suivies
par les RG et la PJ ; toutefois, à la fin du mois de décembre
1982, nous apprîmes que l’ASALA4 s’apprêtait à envoyer en
France une équipe en provenance de Syrie. Dès le début de
l’année 1983, nous avions la capacité d’identifier ces gens-là.
Néanmoins, les suivre s’avérait extrêmement difficile : ils
déménageaient sans cesse, logeaient dans les quartiers armé-
niens de banlieue et prenaient de très nombreuses mesures
de sécurité. Nous sentions cependant qu’ils allaient passer à

1. Le 29 août 1982, les hommes de la cellule élyséenne, dirigés par Paul Barril,
procédèrent à l’arrestation de trois Irlandais soupçonnés de préparer des attentats
en France. Un an plus tard, la presse dévoila de nombreuses erreurs de procédure et
accusa le capitaine Barril d’avoir introduit les armes afin d’obtenir la condamnation
des Irlandais. En fin de compte, les trois individus furent rapidement libérés.
2. Bureau de liaison antiterroriste, l’unité de coordination des services concernés par
la lutte antiterroriste.
3. Unité de coordination de la lutte antiterroriste, créée en octobre 1984.
4. L’Armée secrète arménienne de libération de l’Arménie créée en 1975 par Hagop
Tarakchian et Hagop Hagopian ; elle multiplia les actions terroristes contre les inté-
rêts turcs.

505
Les services dans un monde sans polarité

l’action : la principale raison de leur venue. De nombreux


indices nous conduisaient à cette conclusion ; au téléphone,
notamment, ils utilisaient des mots « conventionnels ». Dans
l’incapacité de les contrôler ou de les surveiller vingt-quatre
heures sur vingt-quatre, nous prévenons alors la PJ, puis le
parquet. Nous sollicitons l’ouverture d’une enquête mais,
dans la mesure où ils n’avaient commis aucune action répré-
hensible ni procédé, en langage judiciaire, à « un commence-
ment d’exécution d’action », on nous répond que rien n’est
envisageable contre eux. Nous nous en référons alors à notre
ministre pour obtenir leur expulsion. À nouveau, on nous
oppose la même réponse, fort logique car juridique : n’ayant
ni agi ni menacé, ils ne présentent aucun danger pour l’ordre
public. Pourtant, le 15 juillet 1983, ils passent à l’action à
l’aéroport d’Orly : l’attentat cause huit morts et plusieurs
dizaines de blessés. Bien évidemment, dès le lendemain,
nous communiquons à la PJ toutes les informations en notre
possession : le nom des participants, leurs points de chute
connus, etc. La PJ procède alors à leur arrestation, trouve des
armes et résout l’affaire. Puis, quand nous lisons dans la presse
que la DST a laissé commettre un attentat, nous le ressen-
tons comme une profonde injustice. Nous sommes toutefois
parvenus à la conclusion qu’il fallait absolument changer la
législation. La suppression de la Cour de Sûreté de l’État, en
19811, n’aurait pas en soi constitué de problème si nous avi-
ons bénéficié d’une institution en remplacement. En outre, la
réputation de cette instance s’avérait quelque peu injustifiée,
les magistrats de la cour se montraient rarement sévères en
matière de contre-espionnage. Par ailleurs, avant 1981, les
affaires de terrorisme avaient toutes été correctionnalisées2,
comme par exemple celle concernant le groupe turco-pales-
tinien que j’évoquais précédemment. Le principal avantage

1. Juridiction d’exception chargée de juger les personnes accusées de porter atteinte


à la Sûreté de l’État ; créée en 1963, elle fut supprimée par la loi du 4 août 1981.
2. C’est-à-dire, jugées par des instances ordinaires.

506
Entretien avec Jean-François Clair

de la précédente institution résidait, fait de première impor-


tance, dans la possibilité pour nous d’user de gardes à vue
plus longues et d’intervenir très en amont dans une affaire.

FV : Le gouvernement Mauroy1 a toutefois instauré les cours


d’assises spéciales.
JFC : Certes, mais il s’agissait de juridictions de jugement ;
manquait plutôt un cadre légal à nos activités de détection et
de répression en amont. Nous n’avons obtenu gain de cause
qu’avec la loi antiterroriste votée le 9 septembre 1986, en
pleine période d’attentats dans les lieux publics à Paris. Cette
loi, complétée à plusieurs reprises par la suite, prévoyait la
possibilité d’interpeller des suspects à un stade très en amont
de l’action et des délais de garde à vue plus longs ; elle insti-
tuait des juges d’instruction ainsi qu’un parquet spécialisés
et centralisés à Paris, elle nous conférait la possibilité d’ou-
vrir des enquêtes à l’étranger, aux côtés des autorités locales,
lorsque des attentats visaient nos ressortissants. Avant le 11
septembre 2001, la justice a rarement utilisé cette capacité
d’enquêter à l’étranger. Celle-ci a pourtant montré toute
son efficacité dans l’enquête concernant l’attentat contre le
DC-10 d’UTA en septembre 19892. En revanche, pour que
la justice française ouvre une information sur l’affaire des sept
moines assassinés à Tibhirine3 par le GIA4, il a fallu attendre
que leurs familles se constituent partie civile. Certains nous
ont reproché ce retard et insinué qu’il s’agissait d’un acte déli-
béré de la part des magistrats qui ne voulaient pas découvrir
la vérité. Je précise que, pour les quarante-trois Français tués
dans les années 1990 en Algérie, la France n’a ouvert aucune
enquête. Aujourd’hui, en revanche, l’ouverture est systéma-

1. Premier ministre de 1981 à 1984.


2. Le 19 septembre 1989, un avion de la compagnie française UTA s’écrase dans
le désert du Ténéré, au Niger, victime d’un attentat attribué à la Libye du colonel
­Kadhafi.
3. Le 27 mars 1996, sept moines trappistes du monastère de Tibhirine, en Algérie,
furent enlevés. On retrouva uniquement leurs têtes le 30 mai 1996.
4. Groupe Islamique armé.

507
Les services dans un monde sans polarité

tique, comme en témoigne le dernier cas en date d’attentat à


l’explosif commis en mai 2011 à Marrakech et qui a entraîné
la mort de plusieurs Français.

FV : De juillet 1983 à décembre 1985, la France ne déplore


aucun attentat majeur directement dirigé contre sa popu-
lation. Pour autant, le nouveau directeur de la DST, Rémy
Pautrat, préconise la création d’un département antiter-
roriste au sein du service1.
JFC : Si la France n’a pas connu d’attentats durant cette période,
la DST a néanmoins démantelé certains réseaux et empêché
des actions violentes. La principale réalisation fut l’arresta-
tion, en 1984, de Georges Ibrahim Abdallah2. Nous avons
alors saisi du matériel en quantité (armes, explosifs, lance-
roquettes). Pour réaliser l’enquête, la DST a récupéré ses com-
pétences judiciaires, la PJ renonçant à se saisir d’une enquête
qu’elle estimait trop hasardeuse. Depuis, notre service n’a
cessé de mener des enquêtes judiciaires. Nous comprenions
également que pour traiter du terrorisme international, il
fallait connaître les tenants et les aboutissants des probléma-
tiques sous-jacentes, d’où la nécessité de développer des rela-
tions accrues avec les services étrangers. Par ailleurs, l’arrivée
de Philippe Rondot3, en qualité de conseiller du directeur
pour le Proche-Orient, a constitué, de par l’expérience et le
carnet d’adresses de ce grand professionnel, un atout déter-
minant dans notre action. Le département créé en 1986 par
le préfet Pautrat s’organisait en deux divisions. Nous avons
également instauré une structure ne jouissant pas du statut
de division, qui se composait de spécialistes chargés de suivre
tous les problèmes transversaux (presse arabe…), c’est-à-dire

1. Sur ce point, se reporter au témoignage de Rémy Pautrat dans le présent volume.


2. Ancien membre du FPLP, dirigeant présumé des FARL ; pour de plus amples
développements, se reporter à la suite du témoignage.
3. Officier des services de renseignement (DGSE puis DST), conseiller de différents
ministres, spécialiste du monde arabe.

508
Entretien avec Jean-François Clair

toutes les généralités susceptibles d’éclairer notre mission.


Le département disposait de ressources plus importantes, il
surveillait l’ensemble des menaces liées au Proche et Moyen-
Orient, et à l’Afrique du Nord à l’exception du Maghreb. Il
se concentrerait notamment sur l’Iran et ses vecteurs exté-
rieurs. En 1989, le département devient une sous-direction
et englobe le suivi du Maghreb car nous sentions les prémices
de menaces contre notre pays et nos ressortissants, compte
tenu de l’évolution de la situation en Algérie où les islamistes
montaient en puissance. Cette sous-direction comprend
quatre divisions, dont la structure de spécialistes évoquée
précédemment qui obtiendra alors ce statut. Dans le courant
des années 1990, en raison de l’accroissement des enquêtes
judiciaires, une structure spécialement dédiée à celles-ci verra
le jour.

FV : En 1983, vous dirigiez une trentaine de personnes ; dans


les années 1990, connaissez-vous un accroissement des
effectifs ?
JFC : Il faudrait retrouver les chiffres exacts ; en 1986, nous
devons compter une cinquantaine de fonctionnaires puis
nous passerons à quatre-vingt-dix, etc.

FV : Vous avez dirigé la sous-direction antiterroriste jusqu’en


1997, date à laquelle vous devenez directeur adjoint de la
DST jusqu’en février 2007. Sur cette période, on observe
que l’antiterrorisme phagocyte peu à peu le contre-espion-
nage.
JFC : Le mot est peut-être un peu fort. La DST a conservé ses
trois missions essentielles : CE, défense du patrimoine et
antiterrorisme. La première s’est avérée moins prégnante avec
la chute du mur de Berlin1 mais elle s’est diversifiée, tandis
que la seconde a pris de l’importance mais nécessite peu de

1. Le 9 novembre 1989.

509
Les services dans un monde sans polarité

ressources humaines (souvent, en province1, les personnels


dédiés à cette mission travaillaient dans le contre-espion-
nage mais voyaient les affaires diminuer considérablement
depuis la chute du mur) ; la troisième mission, quant à elle,
requérait toujours plus de moyens, notamment au niveau
des services supports (surveillance, etc.). Les effectifs du
contre-espionnage ont donc décru alors que ceux de l’anti-
terrorisme augmentaient de manière conséquente. De sorte
que, dans les années 1990, les deux missions s’équivalaient
en termes de personnels. Après le 11 septembre 2001, les
effectifs de l’antiterrorisme n’ont pas augmenté de manière
spectaculaire, comme ce fut le cas dans d’autres pays. Cette
stagnation n’aurait pas posé de problème si nous avions tou-
jours été confrontés au terrorisme « organisationnel » des
années 1960 et 1980 ; le terrorisme d’inspiration islamiste,
qui émerge dans les années 1990, implique plutôt de petits
groupes souvent informels voire même des individus isolés
qu’il faut détecter le plus tôt possible au sein de la popula-
tion. Sur ce point la DST n’était pas vraiment outillée en
raison d’une implantation territoriale quelque peu lacunaire,
à la différence des Renseignements généraux, qui suivaient les
communautés étrangères à risques. Ils se sont donc mis à réa-
liser des enquêtes de renseignement dans le même domaine
que nous. La situation générait une certaine concurrence et,
à tout le moins, un manque de coordination. C’est la princi-
pale raison pour laquelle nous souhaitions depuis longtemps
la mise en commun des avantages respectifs des deux services
et la création d’un service unique de sécurité intérieure2. Par
ailleurs, en sus des policiers, particulièrement efficaces pour
les tâches opérationnelles, la DST avait cruellement besoin
de spécialistes (interprètes, analystes, etc.). Nous avons pu en
recruter, mais en nombre insuffisant en raison de difficultés
administratives et financières. De mon côté, contrairement

1. La DST comptait autant de directions régionales que de zones militaires.


2. La DCRI (Direction centrale du renseignement intérieur), créée en 2008.

510
Entretien avec Jean-François Clair

à certains de mes collègues qui, répartis dans chacune des


sous-directions de la DST, défendaient bec et ongles leur pré
carré, j’ai toujours été de ceux qui considéraient qu’un service
de sécurité doit faire montre de polyvalence, de souplesse, et
affirmer sa capacité à s’adapter aux nouveaux défis, y com-
pris de manière temporaire. À titre d’exemple, en 2003, nous
avons organisé une importante opération judiciaire en région
parisienne contre des moudjahidine1 du peuple iranien (des
opposants qui avaient revendiqué plus de cent attentats en
Iran à partir de la France, devenue leur QG après la défaite de
Saddam Hussein en Irak) ; malgré l’aide de la PJ, l’interven-
tion du GIGN et du RAID2, la DST a néanmoins dû mobi-
liser près de trois cents personnes. Or, nous ne disposions
pas de trois cents personnes au sein de l’antiterrorisme ; nous
avons donc « enrôlé » des fonctionnaires dans tout le service
(Paris et province incluse), par la suite retournés à leurs acti-
vités, la mission achevée.

FV : Néanmoins, votre nomination, en janvier 1998, en qua-


lité de directeur adjoint de la DST consacre la mutation
du service. Vous succédez à Raymond Nart, l’embléma-
tique contre-espion3.
JFC : Il n’était pas forcément prévu que je devienne directeur
adjoint ; cependant, le nouveau directeur nommé à l’au-
tomne 1997, Jean-Jacques Pascal4, ne pouvait guère agir
autrement puisque je bénéficiais déjà du grade d’inspecteur
général depuis le printemps de la même année. En outre, je

1. Pluriel de moudjahid, terme arabe pour désigner un combattant, celui qui pra-
tique un combat au nom de sa religion.
2. Le Groupe d’intervention de la gendarmerie nationale (GIGN) et son équivalent
policier, le RAID (Recherche, Assistance, Intervention, Dissuasion) constituent des
forces destinées à réaliser des interventions sur l’ensemble du territoire.
3. Sur ce point, se reporter au témoignage de Raymond Nart dans le présent volume.
4. Directeur de la DST de 1997 à 2002 ; se reporter à son témoignage dans le pré-
sent volume.

511
Les services dans un monde sans polarité

me suis bien entendu avec lui ainsi qu’avec son successeur en


2002, Pierre de Bousquet de Florian1.

FV : Il ne faut donc pas voir de symbole dans votre nomina-


tion ?
JFC : Non, pas du tout. Au sein de la DST, il y avait une cer-
taine tradition de contre-espionnage, à ce niveau comme
ailleurs ; plusieurs directeurs adjoints précédents présen-
taient d’autres spécialités (le prédécesseur de Raymond Nart,
Jean-Pierre Brut était sous-directeur des services techniques).
Sans trop m’avancer, je pense que certains auraient préféré la
désignation de quelqu’un d’autre ; mais ma nomination n’a
généré aucun problème. J’en ressentais une pleine satisfaction
car, lorsqu’on travaille depuis quinze ans sur la même thé-
matique, on finit par ressentir le besoin de changer et quand
on manifeste un peu d’ambition, après une carrière dans un
service et des expériences variées, on souhaite accéder à des
responsabilités plus grandes. En outre, en qualité de directeur
adjoint, je continuais à suivre l’ensemble de ces problèmes.

FV : Je souhaiterais revenir sur la situation de la lutte anti-


terroriste en 1985-1986. À l’instar de l’attentat de 1983,
saviez-vous que des attentats se préparaient ?
JFC : Je tiens à préciser que, dans les années 1983-1984, nous
travaillions sur les prosélytes iraniens ; ces derniers avaient
pour ambition d’étendre la révolution islamique au monde
entier. Ils se révélaient très actifs en Afrique mais également
en Europe ; ils espéraient en particulier rallier à eux des sun-
nites2, assez nombreux en France et en Afrique du Nord. Les
Iraniens déployaient des efforts conséquents, développaient
nombre d’actions, notamment via leur centre culturel pari-
sien qui employait ou missionnait une trentaine d’individus.

1. Directeur de la DST de 2002 à 2007.


2. L’islam se divise en trois branches principales : le chiisme, le sunnisme et le kha-
ridjisme. Le chiisme regroupe entre 10 et 15 % des musulmans dont 90 % d’Iraniens.

512
Entretien avec Jean-François Clair

Nous les surveillions et pensions que ces gens, en raison de


leur dangerosité avérée, devaient être expulsés. Toutefois,
nous avons dû déployer des trésors de persuasion auprès des
autorités compétentes pour parvenir à nos fins. Tout cela
nous a pris du temps mais nous avons fini par expulser un
certain nombre d’individus et par déclarer persona non grata
l’attaché militaire iranien. En sus du centre culturel existait
un autre centre situé au Kremlin-Bicêtre, un autre instru-
ment de propagande. Les attentats de décembre 1985 paru-
rent d’abord assez isolés1 ; en revanche, je rappelle que ceux
de février 1986 furent revendiqués par le Comité de solidarité
avec les prisonniers politiques arabes, le CSPPA2. Ce comité,
dont nous découvrirons qu’il s’agissait en réalité d’une appel-
lation de circonstance, réclamait trois libérations : celle de
Varoujan Garbidjian (chef du commando responsable de
l’attentat d’Orly) ; celle de Georges Ibrahim Abdallah (chef
du groupe qui avait assassiné un diplomate israélien3, des
Américains4 et tenté d’en tuer d’autres ; ce groupe avait éga-
lement provoqué la mort de deux artificiers de la préfecture
de police alors qu’ils désamorçaient une bombe placée sous
une voiture américaine5) ; enfin, la dernière revendication
concernait Anis Naccache qui avait tenté d’assassiner l’ancien
Premier ministre du Shah d’Iran, Chapour Bakhtiar6, et tué
deux autres personnes à cette occasion (un policier et une voi-
sine de Bakhtiar, tandis qu’un autre fonctionnaire de police
est resté infirme à vie). Après réflexion, nous avons favorisé la
piste des pro-iraniens en raison de la demande de libération
de Naccache. À l’époque, le Quai d’Orsay menait des négo-
1. Le 7 décembre 1985 survinrent des attentats aux Galeries Lafayette et au
­Printemps à Paris.
2. Une série d’attentats eut lieu les 3, 4 et 5 février 1986.
3. Yacov Barsimentov, assassiné le 3 avril 1982 à Paris.
4. Notamment Charles Robert Ray, attaché militaire américain à Paris, le 18 jan-
vier 1982.
5. Le 21 août 1982, deux artificiers de la préfecture de police furent tués lors d’une
opération de déminage avenue de la Bourdonnais.
6. Le 18 juillet 1980. Anis Naccache avait été condamné à la prison à perpétuité
en 1982.

513
Les services dans un monde sans polarité

ciations avec l’Iran concernant un lourd contentieux, mais


nous ne savions pas de quoi il retournait exactement. Nous
ne disposions pas encore de conseiller diplomatique à la DST
pour nous éclairer. Certains ont même prétendu que le chef
de la sécurité extérieure du Hezbollah se trouvait en France
pour négocier, mais nous n’en avons malheureusement jamais
obtenu la preuve. Forts de ces hypothèses nous avons donc
décidé de frapper cette mouvance1.
Certains diplomates du Quai d’Orsay nous reprochaient de
nous afficher pro-irakiens ; il s’agit d’une réputation usurpée,
même si je dois reconnaître que nous avons beaucoup insisté
pour obtenir l’expulsion des individus évoqués précédem-
ment et pour que l’administration refuse l’obtention de visas
à des individus susceptibles de les remplacer. La DST, comme
l’ensemble des administrations françaises, ne prenait aucune
initiative qui ne soit ordonnée ou acceptée par le ministère
dont elle dépendait. Nous déclenchons donc l’opération du
13 février 1986 dont vous a parlé Rémy Pautrat, mais nous
ne découvrons rien de particulier. Toutefois, cette démarche
s’est ultérieurement révélée décisive pour établir la culpabi-
lité des auteurs des attentats déjà évoqués. Ces derniers se
sont d’ailleurs poursuivis2. Concernant l’attentat de la rue de
Rennes3, en particulier, des témoins affirment avoir reconnu
des suspects mais, à moins que la personne incriminée ne
présente réellement un signe distinctif, cet exercice se révèle
toujours très hasardeux, les gens ne se trouvant pas vraiment
dans leur état normal après de tels évènements. De la même
manière, lors des attentats de 1995, les premiers témoignages
nous ont conduits sur une fausse piste4. En septembre 1986
nous avons donc montré aux témoins des photographies
1. Le préfet Pautrat revient longuement sur cet épisode dans le témoignage qui
figure dans le présent volume.
2. Une série d’attentats ou de tentatives d’attentats se produisit les 3, 9, 17 et
20 mars, puis les 4, 8, 12, 14, 15 et 17 septembre 1986.
3. Attentat au magasin Tati de la rue de Rennes, le 17 septembre 1986.
4. À partir du 25 juillet 1995 et jusqu’au 1er novembre 1995 (date de l’arrestation
des terroristes), la France connut une vague d’attentats perpétrés par le GIA.

514
Entretien avec Jean-François Clair

d’Arméniens, celles de proches de Georges Ibrahim Abdallah


dans la mesure où les revendications portaient sur la libéra-
tion de celui-ci et de Garbidjian. Les témoins pensèrent alors
reconnaître un des frères d’Abdallah. Or, trois jours après
l’attentat, ce dernier se manifeste au Liban ; à la demande du
juge, nous retraçons donc son éventuel trajet entre la France
et le Liban, le minutons avec précision pour savoir s’il a eu
le temps de retourner chez lui, hypothèse des plus impro-
bables. Par ailleurs, une BMW noire fut aperçue sur les lieux
de l’attentat. Or, le diplomate Wahid Gordji1 possédait une
voiture du même type. Il s’agit d’un travail classique, nous
exploitions toutes les pistes possibles. Nous avons également,
en vain, exploré la piste arménienne mais il n’existait guère
plus de structure en France depuis le démantèlement réalisé à
la suite de l’attentat d’Orly en 1983. En conséquence, le juge
Marsaud2 décide alors d’interroger les trois prisonniers direc-
tement concernés par les attentats : Varoujan Garbidjian,
Georges Ibrahim Abdallah et Anis Naccache. Il demande leur
transfert à la prison de la Santé et nous charge, par commis-
sion rogatoire, de les entendre à nouveau sur ces nouvelles
affaires. Tous trois affirment évidemment être étrangers à ces
attentats. Seul Georges Ibrahim Abdallah avance un argu-
ment intéressant lorsqu’il nous confie : « Je reconnais que
nous ciblons des Israéliens, des Américains, etc., mais nous
ne réalisons jamais d’attentat à l’aveugle. » Ce qui correspond
à la vérité. Notre enquête n’avançait pas pour autant. En
marge de cette affaire, et ceci est significatif, la multiplicité
et la densité des investigations tous azimuts nous ont permis
de découvrir plusieurs dépôts d’armes appartenant à d’autres
groupes terroristes ; notamment, fin 1986, un très important

1. Traducteur à l’ambassade d’Iran à Paris, membre des services secrets iraniens en


France.
2. Magistrat nommé en 1986 à la tête du nouveau service central de lutte anti-
terroriste du parquet de Paris. Sur ces épisodes, se reporter aux témoignages d’Alain
Marsaud : Avant de tout oublier, Paris, Denoël, 2002, 254 p. et Face à la terreur, Paris,
Fayard, 2007, 232 p.

515
Les services dans un monde sans polarité

stock d’explosifs et d’armes caché en forêt de Fontainebleau


par le FPLP ; cette découverte devait entraîner la mise en
garde à vue, en janvier 1992, à la demande du juge Jean-
Louis Bruguière, de Georges Habache1 venu se faire soigner
sans que nous en ayons été avisés auparavant ni consultés. Au
début de l’année 1987, une des personnes arrêtées et inter-
rogées en province lors de la grande opération du 13 février
1986 se manifeste. Il s’agit d’un Tunisien nommé Lofti. Je
précise qu’il ne vient pas totalement désintéressé puisque,
entre-temps, une récompense d’un million de francs2 a été
proposée pour des informations solides. À l’époque, certains
s’étaient élevés contre l’idée, prétextant que cela ne servait
à rien et confinait à la malhonnêteté ; en l’occurrence, cela
s’est révélé fort utile. Lofti affirme qu’il détient peut-être la
solution de notre enquête. Il désigne comme principal res-
ponsable un certain Ali, un Tunisien. Il explique sa démarche
par l’intérêt pour la récompense mais également par le désir
de se venger du souverain mépris des Iraniens à l’égard des
Arabes (y compris ceux qui travaillaient pour eux). Au début,
nous faisons preuve d’un grand scepticisme, abusés pendant
de longs mois par de fausses pistes souvent proposées par des
escrocs, l’attitude se justifie ; au service, à Paris, les avis étaient
partagés.
De leur côté, les Allemands arrêtèrent peu après l’un des frères
Hamadeh, des Libanais chiites connus pour leur militantisme
au Hezbollah et leur implication dans certaines actions vio-
lentes. Il rentrait en RFA, où il résidait, muni d’explosifs
liquides conditionnés dans des bouteilles d’arak. Il s’agissait
de nitrate de méthyle qui peut aisément passer pour de l’al-
cool. Or, il apparaît que ces substances étaient destinées à un
certain « Ali le Tunisien ».

1. Georges Habache (1926-2008), fondateur du FPLP.


2. Environ 150 000 euros.

516
Entretien avec Jean-François Clair

Lofti affirme alors entretenir des relations avec le person-


nage en question, Fouad Ali Saleh1, et prétend pouvoir le
faire parler. Nous organisons donc avec succès une rencontre
sous surveillance. Lors de cette conversation enregistrée par
Lofti, nous apprenons que les Iraniens souhaitent punir la
France en raison de son soutien à l’Irak2 et entendent conti-
nuer de nous frapper jusqu’à ce que nous options pour une
attitude plus équilibrée. Précédemment, les Syriens, avec les-
quels nous entretenions des relations, nous avaient confié :
« Vous devez comprendre qui vous a frappés » ; ils savaient
sans doute quelque chose mais ne pouvaient absolument pas
nous révéler qu’il s’agissait des Iraniens3 : ceux qui avaient le
plus intérêt à nous frapper ; nous avions donc la clé du pro-
blème. Lorsque nous surveillions le Centre culturel iranien,
nous n’avions jamais aperçu Fouad Ali Saleh, déjà recruté et
envoyé en Iran, puis passé au Hezbollah. Nous avons donc
retracé son parcours et découvert qu’il jouait un rôle décisif
en France : il choisissait les cibles et recevait les poseurs de
bombes venus spécifiquement du Liban. La Justice a émis des
mandats d’arrêt contre ceux qu’elle a identifiés, mais ils ne
sont jamais revenus en France. Fouad Ali Saleh cachait égale-
ment les explosifs, se chargeait de toute la logistique avec l’aide
de ses amis, d’une dizaine de personnes, au minimum, plus
au moins informées de la finalité. La difficulté résidait dans
l’entrée des explosifs sur le territoire français car, à l’époque,
les terroristes n’utilisaient pas d’explosifs artisanaux mais les
recevaient conditionnés de diverses manières. L’enquête nous
a permis d’apprendre qu’après l’attentat contre le magasin
Tati, ils ne disposaient plus d’explosifs et devaient en rece-
voir une nouvelle cargaison. Ceci explique l’arrêt des attentats
après celui du 17 septembre 1986. Le stock reconstitué, les ter-
roristes s’apprêtaient à perpétrer une nouvelle série d’attentats

1. Fouad Ali Salah, considéré comme l’organisateur, en France, du réseau ­Hezbollah,


a été jugé, en 1992, responsable des attentats de 1985 et de 1986 à Paris.
2. Dans le cadre du conflit entre l’Iran et l’Irak, de 1980 à 1988.
3. La Syrie et l’Iran entretenaient de très étroites relations.

517
Les services dans un monde sans polarité

en 1987. À ce sujet, Lofti nous explique que Fouad Ali Saleh


a caché certains explosifs en forêt de Fontainebleau et qu’il
s’apprête à en dissimuler d’autres, récemment réceptionnés,
dans le même secteur. Il s’agit de nitrate de méthyle (comme
celui intercepté en Allemagne), une substance extrêmement
dangereuse. À nos yeux, une intervention s’imposait ; nous
avons donc réalisé une opération de surveillance et avons
arrêté, dans le XIIe arrondissement de Paris, des terroristes qui
venaient de placer les explosifs dans le coffre d’un taxi com-
plice afin de les emporter en forêt. Pour cette intervention,
nous avons dû déployer des trésors de précautions, compte
tenu de la nature instable des substances transportées. Nous
avons saisi les explosifs enfouis, des détonateurs et même de la
drogue qui, je pense, avait « profité du voyage » et n’avait rien
à voir avec l’organisation. Ainsi avons-nous résolu l’affaire des
attentats et empêché une nouvelle vague, certainement plus
meurtrière. Bien entendu, Fouad Ali Saleh, dans son procès-
verbal, n’a jamais avoué tout ce que nous avions appris.

FV : Lofti a-t-il obtenu son million de francs ?


JFC : Bien sûr ! Il l’a même dilapidé et essayé d’en obtenir plus
en ne révélant pas immédiatement le nom de deux complices
qui l’avaient occasionnellement aidé. Heureusement, nous
avons pu déjouer son calcul. Nous avions conclu un accord
avec les Américains pour qu’ils l’accueillent chez eux et le
protègent, mais il est revenu en France pour faire parler de lui
dans la presse ! Certains pans de l’enquête demeuraient obs-
curs au moment des interpellations, notamment concernant
le financement du groupe : nous savions que tout se réglait
en espèces, nous savions également que Gordji versait des
sommes en espèces, mais nous ignorions à qui. Restait éga-
lement la piste de la BMW noire. Persuadés que les Iraniens
avaient tout mis en œuvre pour dégager leur responsabilité,
nous nous devions néanmoins de poursuivre nos recherches.
Ils avaient en effet pris soin de sous-traiter au Hezbollah pour
518
Entretien avec Jean-François Clair

mieux encore matérialiser cette coupure ; le Hezbollah avait


en outre créé une organisation virtuelle, le CSPPA, pour
revendiquer les attentats. Nous devions toutefois nous assurer
qu’il n’existait pas de liens que nous pourrions mettre au jour.
Pour ce faire, il nous fallait interroger Gordji qui n’habitait
pas à l’ambassade et dont le statut diplomatique ne s’avérait
pas aussi évident que les Iraniens l’affirmeront.

FV : En outre, il faisait figure de chef des services iraniens en


France.
JFC : Il n’existait plus de chef de poste des services iraniens en
France après les expulsions réalisées les années précédentes.
Gordji, comme quelques autres employés, jouissait d’un
statut un peu particulier à l’ambassade. Officiellement tra-
ducteur, il réalisait des missions de renseignements et accom-
plissait certaines reconnaissances contre des membres de
l’opposition iranienne sur notre sol. Lorsque le juge a sou-
haité l’entendre, nous nous sommes rendus à son domicile
mais il s’était réfugié à l’ambassade d’Iran, sur les conseils de
certaines personnes (les soupçons se sont alors portés sur des
diplomates du Quai d’Orsay). Charles Pasqua1 a décidé de ne
pas céder.

FV : Lors de la cohabitation, entreteniez-vous des rela-


tions plus étroites avec Charles Pasqua ou avec Robert
Pandraud 2 ?
JFC : La relation de travail était plus étoffée avec Robert Pandraud
qui, d’une manière générale, se chargeait des relations avec
les services de police ; mais, concernant ces affaires, Charles
Pasqua suivait personnellement la progression de l’enquête.
Je me souviens parfaitement d’un épisode qui illustre cette
répartition des tâches : nous nous trouvions dans le bureau
de Robert Pandraud pour lui exposer les éléments relatifs à la

1. Ministre de l’Intérieur de 1986 à 1988 puis de 1993 à 1995.


2. Ministre délégué à la Sécurité publique de 1986 à 1988.

519
Les services dans un monde sans polarité

piste d’Ali le Tunisien lorsque Charles Pasqua est entré dans


le bureau de son ministre délégué. Nous l’informons alors de
l’enquête et lui de nous répondre qu’il possédait également
des « tuyaux ». Il s’agissait sans doute de l’époque où Pasqua,
entouré de sa propre équipe, menait l’enquête.

FV : Vous faites ici allusion à l’enquête sur les attentats menée


par Daniel Burdan, un policier de la DST, sous l’autorité
directe de Charles Pasqua1.
JFC : En effet. Il faudrait mettre les choses au clair concernant
Burdan, un enquêteur qui travaillait certes beaucoup, avec
quelques réussites, mais qui, en raison du nécessaire cloi-
sonnement des services, n’avait accès qu’à une infime par-
tie du puzzle, ne jouissait pas d’une vision d’ensemble. Il ne
connaissait que la mission dont nous le chargions. Il la rem-
plissait d’ailleurs fort bien dans la mesure où nous contrôlions
son activité. À la DST, nous préférons disposer de gens tels
que lui, en les encadrant, plutôt que des gens sans histoire
qui ne trouvent jamais rien. Tant l’épisode de la cellule de
l’Élysée que celui de Burdan mettent en exergue la méfiance
et l’insatisfaction parfois ressenties par les autorités politiques
(en l’occurrence, François Mitterrand en 1982 et Charles
Pasqua dans le cas présent) à l’égard des services. Il nous a
fallu des mois pour procéder à des arrestations, en mars 1987,
alors que le premier attentat était survenu en décembre 1985.
Pourquoi ? Non par incompétence, mais parce que la tâche
se révélait ardue comme je l’ai précédemment exposé. S’il est
naturel que le pouvoir politique nous convoque tous les jours
pour faire le point sur nos enquêtes (ainsi que Pandraud le fai-
sait), doubler les administrations lorsqu’on ressent une insa-
tisfaction ne saurait l’être. Charles Pasqua avait décrété que
les services du Quai d’Orsay se révélaient inefficaces dans le
cadre de l’affaire des otages français au Liban ; il a donc consti-

1. Sur ce point, se reporter à Daniel Burdan et Jean-Charles Deniau, DST : neuf ans
à la division antiterroriste, Paris, Robert Laffont, 1990.

520
Entretien avec Jean-François Clair

tué une équipe spéciale autour de Jean-Charles Marchiani1.


Je ne porterai pas de jugement sur cette affaire d’une grande
complexité (essentiellement parce qu’elle concernait le Liban)
et qui ne nous concernait pas. En matière de terrorisme,
mécontent de ce que nous ne trouvions rien, Charles Pasqua
s’interrogeait sur le bien-fondé de nous laisser poursuivre
notre enquête. Il a donc créé une équipe personnelle consa-
crée au terrorisme : Burdan fréquentait des gens proches du
pouvoir et, après l’attentat de la rue de Rennes, alors que
nous cherchions tous azimuts, il a estimé que ses collègues le
méprisaient et, sciemment, n’exploraient pas une piste. De
notre côté, nous considérions que les renseignements concer-
nés provenaient d’un escroc aux renseignements, un spécia-
liste des faux tuyaux. Nous ne le jugions pas crédible. Or, un
jour, Burdan disparaît du service ; inquiet, son patron direct
prévient sa femme pour le lui signaler ; le lendemain, le direc-
teur de la DST reçoit un appel téléphonique du cabinet du
ministre de l’Intérieur pour l’informer que Burdan se trouve
auprès d’eux. Cette équipe (appelons la ainsi) a fait venir en
France un homme (en réalité, l’escroc aux renseignementx
mentionné plus haut) pour l’interroger dans une maison de
l’Isle-Adam, en région parisienne. Alertés par les voisins en
raison de la mine patibulaire de certains occupants de la mai-
son, les gendarmes interviennent mais, heureusement, trou-
vent une maison vide. Je dis heureusement car les hommes
en question étaient armés, l’intervention aurait pu virer au
drame. Au final, la piste se révélant vaine, le cabinet de Pasqua
a abandonné Burdan. Il s’est reconverti dans le privé je crois,
puis un journaliste du Canard enchaîné l’a approché et sans
doute pris en main. Ensemble, ils ont rédigé un livre déli-
rant sous certains aspects ! Burdan affirme notamment que
Caprioli et moi réfléchissions tous les matins à la manière de
faire échouer la droite face au problème t­ erroriste. Moi, je sers

1. Jean-Charles Marchiani, ancien membre du SDECE, collaborateur de Charles


Pasqua ; il libéra les otages français retenus au Liban entre 1985 et 1988.

521
Les services dans un monde sans polarité

la République, pas des partis politiques. Comme mon beau-


père avait dirigé la DST à Marseille du temps de Defferre1 et
que la sœur de Caprioli avait travaillé à la mairie de Marseille,
Burdan considérait que nous étions des militants socialistes !
En dépit de cela, je le tiens pour un brave homme, manipulé
puis abandonné, qui croyait en son métier. Il a tourné toute
sa rancœur contre nous.

FV : Concernant la décision d’entreprendre le siège de l’am-


bassade d’Iran en France, la décision est-elle prise par
Charles Pasqua lui-même ?
JFC : À notre niveau, à tout le moins, nous le pensions. Entre-
temps, nous avions pu faire le point sur la question financière
que j’évoquais précédemment et avions mis en évidence que
Gordji, comme nous le subodorions, n’était pas impliqué :
il destinait l’argent liquide en sa possession à certains de ses
agents. De même, la présence de la BMW noire sur les lieux
de l’attentat contre Tati s’avérait impossible. En revanche,
le juge d’instruction, Gilbert Boulouque2, devait entendre
Gordji pour pouvoir clore la procédure, même si ce der-
nier n’avait indéniablement rien à déclarer. Pour mettre un
terme à une « guerre des ambassades3 » qui s’éternisait, le juge
l’a entendu « pour la forme ». L’audition terminée, Gordji
a regagné l’Iran tandis que Téhéran, qui retenait le consul
de France, autorisait ce dernier à retourner en France. Cet
enchaînement a suscité un véritable scandale, la presse esti-
mant que la Justice avait cédé à la raison d’État4 ; le véritable
problème réside dans l’absence de communication sur cette
affaire. Le juge n’a en rien cédé face à la raison d’État ! Il
devait entendre Gordji pour clore la procédure, il l’a entendu.

1. Maire de Marseille de 1944 à 1946 puis de 1953 à 1986 ; ministre de l’Intérieur


de 1981 à 1984.
2. Juge antiterroriste.
3. Le gouvernement plaça l’ambassade d’Iran en état de siège du 2 juin au
29 novembre 1987, date à laquelle W. Gordji se livra aux autorités françaises. Les
­Iraniens, en réplique, tinrent la même attitude à l’égard du consulat de France.
4. Sur ce point, se reporter aux ouvrages précités d’Alain Marsaud.

522
Entretien avec Jean-François Clair

Les citoyens auraient dû être informés des tenants et aboutis-


sants de cette affaire, afin d’éviter les suspicions. Le juge s’est
suicidé par la suite. Nul doute que cette blessure a joué un
rôle moteur dans cet acte. Le blocus aura tout de même per-
mis de fermer le centre culturel et de bien marquer le rapport
de force, élément salutaire. Cet épisode permet de mettre en
exergue la différence majeure qui existe entre le temps poli-
tique, le temps médiatique et le temps du renseignement. La
confiance des autorités politiques s’avère indispensable pour
que les services mènent à bien leur travail.
5. Une vie de renseignement à la préfecture
de police.
Entretien avec Jean-Claude Bouchoux

par Floran Vadillo

Fils de policier devenu lui-même fonctionnaire de police, Jean-


Claude Bouchoux a effectué toute sa carrière aux Renseignements
généraux de la préfecture de police (RGPP), l’une des directions
de la Direction centrale des Renseignements généraux placée sous
l’autorité du préfet de police de Paris. Observateur privilégié de
la sphère sociale et politique, il a pu assister aux événements de
Mai 1968, vivre l’alternance de 1981, constater l’émergence du
terrorisme comme problème politique et analyser les profondes
mutations de cette menace pour nos démocraties.
Jean-Claude Bouchoux est nommé directeur des RGPP de
2000 à 2004, véritable aboutissement et apogée de sa carrière ;
grâce à cette expérience, il évoque les problématiques si particu-
lières du renseignement intérieur de sécurité publique, le terro-
risme islamiste et la réelle particularité des RG de la préfecture
de police. L’ancien directeur livre un témoignage précieux pour
comprendre le fonctionnement de ce service de renseignement et,
en substance, une partie de la vie politique de la Ve République.

525
Les services dans un monde sans polarité

Floran Vadillo : Votre première affectation vous a conduit à


Antony et à Nanterre alors que les prémices de Mai 68 se
faisaient sentir. Quel souvenir en gardez-vous ?
Jean-Claude Bouchoux : Fonctionnaire de renseignement de
terrain, j’appartenais à la même génération que les partici-
pants des assemblées générales étudiantes (les AG) ou ceux
des divers groupuscules (trotskystes, maos, comités Vietnam
de base, etc.) que nous voyions agir de manière de plus en
plus active en banlieue parisienne depuis 1965-1966. Mes
jeunes collègues et moi-même éprouvions le sentiment dif-
fus que l’ensemble de ces contestations prenait une nouvelle
dimension et que nous assistions à la fin de l’époque d’après-
guerre avec la remise en cause des valeurs en cours, parfai-
tement résumée en Mai 1968 par le slogan : « Il est interdit
d’interdire ». La contestation allait crescendo depuis janvier
1968 et ne se résumait pas simplement à la « sexualité des
jeunes » (thème sur lequel Daniel Cohn-Bendit avait pris à
partie François Missoffe1 lors de l’inauguration de la piscine
de la faculté de Nanterre2), ou l’interdiction pour les garçons
en résidences universitaires de se rendre dans les pavillons
des filles (d’autant que ces dernières avaient trouvé la parade
en rejoignant les garçons dans leurs pavillons). On sentait
manifestement qu’il risquait « de se passer quelque chose » ;
Pierre Viansson-Ponté publiait d’ailleurs dans Le Monde le 14
février 1968 un article intitulé « Quand la France s’ennuie » ;
il brossait bien le décor de la société de l’époque à la recherche
d’un nouvel élan.
J’ai connu Antony et Nanterre dans les mois qui ont pré-
cédé le 22 mars (la date charnière, à mon sens3). Dans les AG
étaient tenus des propos qui ne trouvaient qu’un faible écho
dans la presse ou sur les ondes, d’autant que peu de journa-

1. Ministre de la Jeunesse et des Sports de 1966 à 1968.


2. Le 8 janvier 1968.
3. Le 22 mars, des étudiants dirigés par Daniel Cohn-Bendit occupent un étage de
la tour administrative de la faculté de Nanterre pour protester contre des arrestations
opérées quelques jours plus tôt lors des manifestations contre la guerre du Viêt-Nam.

526
Entretien avec Jean-Claude Bouchoux

listes se hasardaient dans les chemins boueux de ces établisse-


ments universitaires situés, à l’instar de Nanterre, au milieu
des bidonvilles. L’occupation de la faculté de Nanterre n’a
donc guère inquiété le pouvoir qui n’a véritablement com-
mencé à réagir que lors des premières manifestations violentes
du Quartier latin.

FV : Vous assistiez donc aux AG ?


JCB : Disons qu’un bon policier de renseignement avait tou-
jours quelques correspondants qui lui racontaient ce qui
s’était passé en AG ; incombait surtout au fonctionnaire des
RG d’éclairer sa hiérarchie par sa propre analyse, laquelle
consistait à prévoir comment la situation pouvait évoluer à
court terme.

FV : Pourtant le pouvoir politique parut réellement surpris


par les évènements ; l’information du terrain n’était-elle
pas remontée jusqu’aux dirigeants ?
JCB : Selon toute vraisemblance, je pense que l’information
remontait mais que l’écart générationnel et la mentalité
des dirigeants de l’époque – qui avaient connu des conflits
majeurs – devaient les inciter à considérer cette contestation
comme un mouvement folklorique, purement estudiantin, se
déroulant dans des banlieues lointaines. Ils ne le voyaient en
aucun cas déboucher sur une crise sociale, et encore moins sur
une crise sociétale.

FV : Toutefois, la surprise de l’exécutif ne pose-t-elle pas le


problème de l’articulation du renseignement et du poli-
tique puisque, visiblement, vous faisiez remonter ce senti-
ment d’une contestation plus dure et que vos impressions
n’ont pas été prises en compte ?
JCB : À l’époque, je crois que les responsables du ministère de
l’Intérieur se forgeaient une autre conception du rôle des
RG dont ils attendaient surtout des « révélations politiques »
527
Les services dans un monde sans polarité

plus que des synthèses sur les évolutions de la société. Je le


répète, tant que Paris n’était pas touchée, cette contestation
nouvelle n’inquiétait pas. Ceci étant, il faut souligner la réac-
tivité immédiate dont fit preuve le préfet de police Maurice
Grimaud1 dans sa gestion du maintien de l’ordre à Paris
puisque, en dépit de la violence, l’agressivité et l’organisa-
tion en commando des groupes violents, les forces de l’ordre
surent gérer la situation sans causer de victimes et, peu à peu,
évacuèrent les bâtiments publics occupés. En matière de ren-
seignement, la collaboration des RG avec la Sécurité publique
et la PJ se révéla d’ailleurs exemplaire. À noter que Philippe
Massoni2 créa aux RGPP une section de direction qui devint
par la suite une unité antiterroriste, et obtint des résultats
remarquables concernant le recueil du renseignement dans les
milieux clandestins.

FV : Cette réputation de « police politique » que vous évoquiez


vous a attiré une grande méfiance de la part des socialistes
qui, en 1981, retrouvent les allées du pouvoir. Comment
avez-vous vécu l’arrivée de la gauche au pouvoir ? A-t-elle
généré des inquiétudes dans le service ?
JCB : Nous nous sommes effectivement interrogés sur la péren-
nité de notre service que le Programme commun prévoyait de
supprimer3, si mes souvenirs sont bons. Sans doute certains
aspects des RG méritaient-ils un dépoussiérage ; mais les fon-
damentaux ont perduré.

FV : Quels étaient-ils ?
JCB : La lutte antiterroriste et contre les extrémismes violents,
principalement.

1. Préfet de police de 1966 à 1971.


2. Commissaire de police des RG, conseiller des Premiers ministres Chirac et Barre
de 1976 à 1980, nommé directeur central des Renseignements généraux de 1986 à
1988 puis préfet de police de 1993 à 2001.
3. Le programme commun de 1978 prévoyait de remplacer les RG par un institut
de sondages (dans Le programme commun de gouvernement de la gauche : propositions
socialistes pour l’actualisation, Paris, Flammarion, 1978).

528
Entretien avec Jean-Claude Bouchoux

FV : Déjà ?
JCB : Oui, déjà, car nous avons connu des actes de terrorisme en
France dans les années 1970.

FV : Le changement de directeur central (Paul Roux remplace


Raymond Cham1) n’entraîne donc pas un véritable chan-
gement de culture.
JCB : Non, en effet.

FV : Lorsque vous évoquez la lutte antiterroriste, faites-vous


allusion à Action directe2 ?
JCB : Effectivement, Action directe, issue à la fois de la mou-
vance « autonome » et de l’anarchisme espagnol avait com-
mencé à commettre des attentats en région parisienne dès
1979. L’organisation, comme tout mouvement terroriste,
comptait une dizaine de « jusqu’au-boutistes » capables de
tuer et un second cercle de plusieurs dizaines de militants,
soutiens logistiques qui constituaient la vitrine légale du
mouvement. Souvenez-vous que la mouvance autonome de
l’époque se composait de plusieurs centaines d’individus qui
cassaient, pillaient et s’en prenaient systématiquement aux
forces de l’ordre lors de manifestations qu’ils faisaient dégéné-
rer. Nous redoutions également l’influence des mouvements
terroristes des pays limitrophes, que ce soit l’Allemagne avec
la Rote Armee Fraktion3, ou l’Italie où les mouvements terro-
ristes se montraient beaucoup plus actifs qu’en France ; nous
ne savions pas jusqu’où pouvait s’étendre la contagion.

1. Raymond Cham fut directeur central des Renseignements généraux de 1977 à


1981 ; Paul Roux lui succéda et quitta la DCRG en 1983.
2. Groupe armé d’ultragauche créé en 1979 sur le modèle des Brigades rouges ita-
liennes et qui commit de nombreux attentats en France jusqu’à l’arrestation de ses
principaux dirigeants en 1987.
3. Groupe armé d’ultragauche qui réalisa de nombreux actes terroristes en Alle-
magne de 1968 à 1998 (également surnommé la Bande à Baader, du nom de l’un de
ses dirigeants).

529
Les services dans un monde sans polarité

FV : La préfecture de police jouissait-elle d’une véritable


expertise en ce domaine ?
JCB : Tout à fait. La préfecture de police a suivi Action directe
depuis son premier attentat, en 1979, et jusqu’à ce que son
« noyau dur » quitte la région parisienne pour se rendre en
Allemagne ; d’ailleurs, après s’être brouillés avec les Allemands
qui, visiblement, leur reprochaient leur manque de rigueur,
ils se sont rapprochés des Cellules communistes combat-
tantes1 de Pierre Carette en Belgique, avec le même insuc-
cès. Car les quatre dirigeants d’Action directe appartenaient
plus à la catégorie des spontanéistes qu’à celle des groupes très
organisés. Aux RGPP, nous surveillions en permanence leurs
éventuels points de chute et leurs contacts. En liaison étroite
avec la PJPP2 , nous avons mené une lutte acharnée contre les
groupes italiens, dont Prima Linea3, venus se réfugier dans
la région parisienne et qui réalisaient des braquages pour
financer à la fois Action directe et les noyaux combattants
restés dans la péninsule. Nous avons également observé, à un
moment donné, un rapprochement entre Action directe et
des extrémistes turcs. Nous avons pu participer au démantè-
lement de cet embryon « d’internationale terroriste » surtout
lorsque ses membres se livraient à des délits de droit commun
pour financer leurs actions terroristes.
En 1987, tandis que nos collègues de la DCRG, sous la direc-
tion de Philippe Massoni assisté de Claude Bardon4, arrêtaient
les quatre dirigeants historiques d’Action directe à Vitry-aux-
Loges, dans le Loiret, nous nous occupions du « second cercle
» en région parisienne. Certes, celui-ci s’était réduit d’année
en année, mais représentait encore une force de nuisance.

1. Organisation terroriste belge qui opéra de 1983 à 1985.


2. La police judiciaire de la préfecture de police.
3. Groupe armé d’ultragauche italien qui commit des actes terroristes de 1976
à 1981 et dont les membres s’intégrèrent aux Brigades rouges ou se refugièrent en
France, profitant de la nouvelle politique d’accueil instaurée en France par les socia-
listes au pouvoir.
4. Directeur des Renseignements généraux de la préfecture de police.

530
Entretien avec Jean-Claude Bouchoux

Nous avons en particulier arrêté la fameuse Helyette Bess, la


« Mama » d’Action directe, qui hébergeait les membres du
groupe et fournissait de faux papiers à des clandestins grâce
aux contacts qu’elle entretenait avec des mouvances extré-
mistes italiennes et espagnoles.

FV : Vous évoquiez précédemment la priorité que constituait


la lutte antiterroriste pour les services de police, il semble
néanmoins que le pouvoir politique ne s’en soit véritable-
ment soucié qu’après l’attentat de la rue des Rosiers, en
août 1982.
JCB : Non, je dirais plutôt que la lutte antiterroriste est devenue
la priorité au plus haut sommet de l’État ; nos dirigeants ont
pris conscience qu’il fallait renforcer les structures, la coordi-
nation, augmenter les effectifs et moderniser les moyens.

FV : À ce moment là, avez-vous assisté à une reprise en main


de la lutte antiterroriste ?
JCB : À un début de révolution culturelle.

FV : Quels changements majeurs intervinrent alors ?


JCB : En 1982, les autorités ont mis en place un comité de liaison
quotidien1 où, au début, chacun venait avec l’idée de cacher à
l’autre les objectifs sur lesquels il travaillait ; progressivement,
les représentants des divers services ont appris à se connaître
et à se faire confiance. Il arrivait encore que, réalisant une
« planque » dans une rue, nous remarquions une camionnette
dont nous relevions le numéro de plaque minéralogique pour
nous apercevoir, en fin de compte, qu’elle appartenait à un
service concurrent. Le lendemain, au BLAT, nous prenions
un malin plaisir à évoquer cette découverte fortuite. Par la
suite, Pierre Joxe2 a créé l’UCLAT3 et a placé à sa tête un

1. Le BLAT (Bureau de lutte antiterroriste), présidé par Joseph Franceschi et son


directeur de cabinet, Frédéric Thiriez.
2. Ministre de l’Intérieur de 1984 à 1986, puis de 1988 à 1991.
3. Unité de coordination de la lutte antiterroriste, créée en octobre 1984.

531
Les services dans un monde sans polarité

grand professionnel, François Le Mouël1. Dès lors, la collabo-


ration entre services s’avérait effective dans la mesure où tout
dysfonctionnement était rapporté au ministre, qui, en termes
parfois homériques, rappelait les règles de bon partenariat au
directeur du service incriminé. Par ailleurs, nous avons béné-
ficié de l’apport de personnels, de l’arrivée de femmes offi-
ciers de police, ce qui facilitait les surveillances2, et surtout
de nouvelles technologies (voitures rapides, fréquences radios
codées).
J’ajoute que Pierre Joxe fut, à mon avis, le véritable précurseur
de la coordination interservices en matière de lutte antiterro-
riste au niveau national, voire international. Cette politique
se développera par la suite notamment grâce à l’action déter-
minée de deux directeurs généraux de la Police nationale,
Patrice Bergougnoux et Claude Guéant3, l’actuel ministre de
l’Intérieur.

FV : Précisément, avez-vous assisté à une véritable mutation


des ressources humaines avec le départ en retraite des per-
sonnes issues de la guerre et l’arrivée de nouveaux fonc-
tionnaires ? Cela a-t-il généré de profonds changements
dans le service ?
JCB : Effectivement, notamment en matière de management
des personnels : désormais, il fallait entraîner leur adhésion
car les missions devenaient de plus en plus compliquées à
mener compte tenu des nouvelles techniques de clandesti-
nité utilisées par les milieux terroristes, techniques auxquelles
nous devions nous adapter en permanence. Nous devions
également justifier les nombreuses heures supplémentaires
non payées mais requises par nos missions (les fonctionnaires

1. Directeur de l’UCLAT de 1984 à 1987.


2. Leur présence permettait de créer de faux couples de policiers pour des sur-
veillances discrètes.
3. Directeur général de la police nationale de 1999 à 2002 pour le premier, et de
1994 à 1998 pour le second.

532
Entretien avec Jean-Claude Bouchoux

bénéficiaient en échange de jours de récupération qu’ils ne


pouvaient jamais prendre).

FV : Vous semblez signifier que ce processus décrit n’avait pas


cours avec les anciennes générations de policiers.
JCB : À mon avis, non ; les mentalités n’étaient absolument pas
les mêmes chez les policiers des RG des générations précé-
dentes : ils se posaient moins de questions…

FV : Pour revenir à la coordination de la lutte antiterroriste,


comment avez-vous perçu la nomination du gendarme
Christian Prouteau1 ?
JCB : Nous, policiers des RG et de la PJ, avons été quelque
peu surpris de voir arriver les « gendarmes de l’Élysée » avec
leurs certitudes concernant les cibles à surveiller dans le
cadre de l’antiterrorisme. Ils ne faisaient pas dans la nuance
alors que le renseignement demande une finesse d’analyse et
l’absence d’amalgame. À titre d’exemple, ils ont exhibé des
listes d’Italiens réfugiés à Paris dont nous nous occupions
déjà depuis longtemps. En fait parmi ces derniers, on distin-
guait deux catégories de personnes : les véritables dissociés,
c’est-à-dire ceux qui avaient abandonné la lutte armée et
qui manifestement ne menaient aucune activité illégale sur
notre territoire et, d’un autre côté, ceux qui continuaient ou
soutenaient la lutte armée à un titre ou à un autre, et qu’il
fallait neutraliser.
L’a priori de ces gendarmes qui, manifestement, jouissaient
d’une faible expérience en matière de recherche du renseigne-
ment, mais disposaient de moyens financiers et techniques
très importants, nous a choqués. In fine, l’affaire des Irlandais

1. Officier de gendarmerie, créateur du GIGN, nommé par le président de la Répu-


blique coordinateur de la lutte antiterroriste en août 1982 ; depuis le palais présiden-
tiel, il déploya une large activité antiterroriste entre 1982 et 1988 à la tête de la cellule
élyséenne.

533
Les services dans un monde sans polarité

de Vincennes1 a remis en quelque sorte les choses à leur


place…

FV : Dans les années 1990, le terrorisme connaît une muta-


tion importante…
JCB : C’est vrai. Précisons que la France a été relativement épar-
gnée par le terrorisme de 1968 à 1979 ; à une époque, le bruit
courait que les responsables des mouvements contestataires
parisiens de 68 et post-68 avaient, d’un commun accord,
décidé qu’ils ne s’en prendraient pas aux personnes. Certes,
nous avons malheureusement connu un certain nombre d’ex-
ceptions à l’instar du vigile Jean-Antoine Tramoni, abattu en
1977 pour avoir tué Pierre Overney2 alors que ce dernier dis-
tribuait des tracts aux portes de Renault. Par la suite, Action
directe a également assassiné Georges Besse3 ou le général
Audran4, mais ce nombre limité d’actes terroristes n’a aucune
commune mesure avec le nombre d’assassinats et de « jam-
bisations » (le fait de tirer une balle dans le genou d’un res-
ponsable politique) en Italie durant les « années de plomb ».
Nous avons également été victimes des vagues d’attentats de
1985-1986, puis de l’été 1995 (le dernier attentat étant sur-
venu à la station RER Port-Royal, le 3 décembre 1996). Mais,
de 1997 à 2004-2005, tous les services de police confondus
ont déjoué – il s’agit d’un chiffre quelque peu aléatoire – au
moins une quinzaine d’attentats, plus ou moins avancés dans
leur préparation. Dans ce contexte, une fois de plus, je dirais
que la PP a été pilote grâce à la création d’un groupe consa-
cré au terrorisme islamique dès 1985-1986 ; nous avons bien
1. Le 29 août 1982, les hommes de la cellule élyséenne, dirigés par Paul Barril, pro-
cèdent à l’arrestation de trois Irlandais soupçonnés de préparer des attentats en France.
Un an plus tard, la presse dévoila de nombreuses erreurs de procédure et accusa le capi-
taine Barril d’avoir introduit les armes afin d’obtenir la condamnation des Irlandais.
En fin de compte, les trois individus furent rapidement libérés.
2. Militant de la Gauche prolétarienne tué en 1972 par un vigile de Renault.
3. Le 17 novembre 1986, Action Directe assassina Georges Besse, directeur général
de la Régie Renault.
4. Le 25 janvier 1985, Action Directe assassina le général Audran, responsable de la
Délégation générale pour l’armement au ministère de la Défense.

534
Entretien avec Jean-Claude Bouchoux

évidemment pris le soin d’en informer la DCRG et la DST.


Nos collègues policiers considéraient que ce terrorisme rele-
vait plutôt du terrorisme d’État, lié notamment à l’Iran, la
Libye, le Liban, etc.
En 1989-1990, à l’initiative de Claude Bardon, nous avons
également créé une section chargée des violences urbaines
dont l’activité concernait en grande partie les banlieues. Or,
dans les années 1990, nous nous sommes rendu compte
que s’établissait un certain nombre de ramifications inquié-
tantes : apparurent notamment des bandes vivant de divers
trafics dans les cités et dont certaines reversaient une dîme
à des représentants de la « cause islamiste radicale ». Cet
argent partait soit vers la Grande-Bretagne, soit vers l’Italie,
transporté par des « fourmis » qui n’avaient sur elles que le
montant admis par les Douanes pour éviter que ces fonds ne
soient confisqués. L’UCLAT se chargeait alors de prévenir
nos correspondants à l’étranger. La création d’un groupe au
sein des RGPP chargé d’identifier les hooligans du PSG date
également de cette époque.

FV : Ce groupe de la section antiterroriste se justifiait-il par


une activité dominante en région parisienne ?
JCB : En premier lieu, ce groupe s’est efforcé de se position-
ner puisqu’il s’agissait d’un secteur tenu par la DST et qu’il
convenait de ne pas empiéter sur son domaine. Nous dispo-
sions d’un angle d’attaque différent grâce à notre maillage tra-
ditionnel RG : bon nombre d’informations nous remontaient
par l’ensemble de nos correspondants officiels et officieux.
À nous d’en réaliser le tri comme à l’accoutumée afin de nous
intéresser uniquement aux individus ou groupes susceptibles
de se livrer à un prosélytisme dangereux, notamment pour
envoyer des jeunes en camps d’entraînement. 1995 consti-
tua une année charnière : l’imam Sahraoui1 fut assassiné en
juillet et, jusqu’en octobre, une série d’attentats meurtriers

1. Imam modéré assassiné par le FIS (Front islamique du salut).

535
Les services dans un monde sans polarité

ensanglanta Paris et la province. Notre groupe transmettait


aux services concernés les informations opérationnelles qui
pouvaient les intéresser tout en tenant à jour l’implantation
de ces extrémismes violents en Île-de-France.
Je rappelle qu’à l’automne 1994 nous avions fourni à la
PJPP les renseignements permettant de démanteler le réseau
Chalabi1 dans le Val-de-Marne ; des armes, de la documen-
tation furent découvertes ; ils planifiaient sans nul doute des
attentats…

FV : Cette méthode vous permettait-elle de vous différencier


de la DST ?
JCB : Exactement ; je précise qu’a toujours existé une coopé-
ration exemplaire entre eux et nous et que nous les tenions
informés régulièrement de l’avancement des dossiers suscep-
tibles de les intéresser. L’une des missions des RGPP consis-
tait à « suivre » les communautés étrangères en entretenant
un contact officiel avec l’ambassade ainsi qu’avec les repré-
sentants des partis favorables au gouvernement ou d’oppo-
sition. Bien sûr, notre intérêt résidait principalement dans
la connaissance d’éventuelles actions des milieux extrémistes
voire criminels, notamment en matière de trafics divers ou
d’immigration clandestine.

FV : En fin de compte, la véritable spécificité des RGPP consis-


tait à travailler sur une zone géographique où existe une
concentration extraordinaire de toutes les forces politiques,
religieuses et intellectuelles et d’être, en conséquence, tou-
jours en veille ?
JCB : En effet, il se passe toujours quelque chose en Île-de-
France, au sein d’une population de 11 millions d’habitants
où, comme vous le disiez, toutes les mouvances sont représen-
tées et où toutes les contestations viennent se manifester un

1. Réseau de terroristes islamistes démantelé en 1994 sous l’égide du juge Jean-


Louis Bruguière.

536
Entretien avec Jean-Claude Bouchoux

jour ou l’autre car leurs auteurs savent bien que leurs actions
connaîtront un retentissement immédiat.

FV : Vous avez évoqué à plusieurs reprises des services de


police avec lesquels vous collaboriez ; pourriez-vous déve-
lopper cet aspect du travail des RGPP ?
JCB : Les RGPP ont toujours joui de la réputation de travailler
en loyale coopération avec les directions centrales (DCRG,
DCPJ, DST) du ministère de l’Intérieur, voire avec la DGSE,
les Douanes, les services étrangers, etc., notamment dans le
cadre de l’UCLAT puisque notre compétence territoriale se
limitait à la région parisienne (Paris et les sept départements
de la Petite et de la Grande Couronne). Cette collaboration
était véritablement opérationnelle : lorsque l’information
se révélait urgente et importante, un appel téléphonique à
notre correspondant attitré lui permettait de prendre le relais.
En fait, notre finalité prioritaire consistait à ce que le ren-
seignement opérationnel en matière de lutte antiterroriste,
découvert à la suite de surveillances longues et malaisées à
mener (car notre clientèle d’extrémistes violents avait affiné
ses techniques de clandestinité), soit exploité par le service
concerné afin d’empêcher la commission d’une action vio-
lente. L’objectif résidait également dans la possibilité de défé-
rer les auteurs devant la Justice.

FV : L’expression d’un « État dans l’État » pour évoquer la


préfecture de police (et les RGPP) vous semble-t-elle abu-
sive ?
JCB : Le préfet de police, qui incarne indéniablement le pre-
mier préfet de France et rencontre, à ce titre, tous les soirs le
ministre de l’Intérieur pour évoquer avec lui les problèmes
d’actualité, exerçait une autorité directe sur les RGPP. Par
ailleurs, comme je l’ai déjà évoqué, Paris est le siège des insti-
tutions de la République et la région parisienne représente le
premier pôle économique du pays. Toutes les contestations,
537
Les services dans un monde sans polarité

tous les attentats – hormis quelques exceptions – viennent


toujours se manifester à Paris ou en région parisienne dans
le but de marquer l’opinion publique via les médias. Qu’on
le veuille ou non, Paris, voire aujourd’hui le Grand Paris1,
constitue une entité particulière, la première région de France
qui réclame une attention de tous les instants. Pour recueillir
le renseignement dans cette région, nous avons dû établir
un maillage important de contacts ouverts et officiels avec
les responsables politiques, associatifs, religieux… et former
nos fonctionnaires à entretenir ces contacts en confiance
réciproque avec nos correspondants afin de faire remonter
rapidement, pour exploitation, toute information laissant
supposer qu’un individu ou une mouvance pouvait préparer
une action violente.

FV : Cela justifie-t-il, à vos yeux, la spécialisation des RGPP


concernant la lutte antiterroriste et leur quasi-indépen-
dance ?
JCB : Nous jouissions d’une indépendance d’action sous l’auto-
rité du préfet de police mais étions partie prenante, comme
les autres services, aux réunions de l’UCLAT. Par ailleurs, les
préfets de police (Philippe Massoni, Jean-Paul Proust) ont
initié le principe de réunions avec le parquet de Paris, réu-
nions au cours desquelles le directeur des RGPP intervenait
pour présenter ses analyses sur l’évolution de la menace terro-
riste, en complémentarité de celles de la PJPP.

FV : Lors de votre nomination à la direction des RGPP en


2000, quelle était la situation de la lutte antiterroriste ?
JCB : À l’époque, la contestation extrémiste d’ultragauche a dis-
paru : les mouvements autonomes, anarchistes, etc., étaient
totalement défaits et les militants ne se manifestaient plus
guère, insérés dans la société ou reconvertis, pour une mino-
rité, dans le soutien aux mal-logés ou aux sans-papiers. Les

1. Paris et les sept départements voisins.

538
Entretien avec Jean-Claude Bouchoux

casseurs qui agissaient en marge des manifestations venaient


des cités sensibles, uniquement dans le but de piller.

FV : À la direction des RGPP, vous avez connu les événements


du 11 Septembre, puis les attentats de Madrid. Ces actions
ont-elles eu un impact en France ?
JCB : Simultanément, nous assistions à la montée de l’islamisme
radical en région parisienne et cet activisme inquiétait beau-
coup les responsables musulmans « républicains » avec les-
quels nous entretenions un contact régulier. À titre d’exemple,
nous avons noté une recrudescence des phénomènes d’extor-
sion de la zakât1 à la sortie d’une mosquée ou d’un lieu de
prière ; parfois même, les extorqueurs chassaient l’imam en
titre, auquel nous accordions une protection pour éviter que
cela ne se reproduise. Pareille action entrait dans le cadre de
la surveillance des circuits financiers du terrorisme que j’évo-
quais précédemment. Nous nous sommes également aperçus,
notamment à Antony, que les « barbus » avaient essayé de
créer « des jardins d’enfants coraniques », une véritable école
coranique dirigée par deux ou trois islamistes radicaux durs,
sans autorisation administrative. Sur notre proposition, le
préfet des Hauts-de-Seine a décrété la fermeture des locaux
pour manquement à la réglementation concernant la sécurité.

FV : Ce rôle de détection se complétait-il par une relation avec


des entreprises par exemple ?
JCB : Grâce au maillage territorial, nous recevions parfois une
note d’un fonctionnaire des RG, implanté localement, auquel
un chef d’entreprise venait confier ses préoccupations : l’un
de ses employés refusait de serrer la main à ses collègues fémi-
nines, une employée venait travailler voilée, etc. À l’époque,
déjà, nous remontait des établissements hospitaliers le refus
de certains maris de laisser examiner leurs femmes par un
médecin homme.

1. « Aumône » en arabe, prescription légale dans l’islam.

539
Les services dans un monde sans polarité

FV : Vous avez évoqué à de nombreuses reprises le « maillage


RG » ; pouvez-vous apporter de plus amples développe-
ments ?
JCB : L’intérêt du maillage RG réside dans le fait qu’il permet
de remonter quotidiennement un certain nombre de rensei-
gnements concernant les extrémismes, les violences urbaines,
les différents trafics, au niveau de l’Île-de-France : autrement
dit, nous pouvions fournir chaque jour une photographie de
l’état des lieux à notre hiérarchie et décrire l’évolution de tel
ou tel problème de délinquance lié à ces phénomènes. Nous
remontaient également les propos antiaméricains ou appelant
à la guerre sainte tenus par des imams dans certains lieux de
prière, le vendredi ; nous présentions des éléments objectifs
à la Direction des libertés publiques et des affaires juridiques
du ministère de l’Intérieur. Par ce biais, s’il s’agissait d’un res-
sortissant étranger, nous pouvions demander une expulsion ;
si l’affaire concernait un Français, nous le faisions convoquer
par un service de police judiciaire pour qu’il confirme ou
infirme le contenu de son prêche et pour le mettre en garde
sur une éventuelle incitation à la violence. Nous avons même
obtenu une déchéance de nationalité française.

FV : Combien cela représente-t-il d’imams ?


JCB : Entre 2000 et 2004, tous imams confondus, de nationa-
lité française et étrangère, je dirais de vingt à trente personnes
en région parisienne.
Les imams, parfois autoproclamés chez les islamistes radi-
caux, jouent un rôle majeur dans le recrutement de jeunes,
souvent petits délinquants à la recherche de repères, fils d’im-
migrés ou de Français de souche « séduits » dans la rue ou
en détention. En prison notamment, un détenu s’autoprocla-
mait imam et disait à l’administration pénitentiaire : « lais-
sez-moi agir, vous allez avoir la paix avec ces gens, ils feront
la prière cinq fois par jour » ; aux convertis, ils promettaient :
« pendant que tu es en prison, on va donner de l’argent à ta
540
Entretien avec Jean-Claude Bouchoux

famille ; en revanche, à la sortie, tu vas venir vivre avec nous


en appartement collectif. Tu continueras à faire la prière… »
Et on leur délivrait une fatwa leur donnant le droit de se livrer
à des délits de droit commun puisque « c’était pour la bonne
cause ». Depuis, sur nos conseils, l’administration péniten-
tiaire a changé de politique de gestion de cette population.
Nous avons également compris que les islamistes utilisaient
Internet, et notamment la visioconférence – j’évoque ici la
période 2001-2002 – pour communiquer avec un imam qui
se trouvait en Arabie saoudite et servait de référent ; ils inter-
rogeaient : « ma femme va prendre des cours à l’auto-école,
peut-elle avoir un moniteur homme ? », etc. Enfin, nous avons
observé qu’un certain nombre de jeunes Français partaient
s’entraîner en Afghanistan ; en 2005, par exemple, une ving-
taine de jeunes gens du XIXe arrondissement de Paris ont été
endoctrinés en six mois environ et certains ont même rejoint
l’Irak en qualité de kamikazes. Cela prouve que le recrute-
ment pouvait se faire n’importe où, à n’importe quel moment
et dans des délais très brefs, sous l’influence d’un « gourou »
qui se montrait particulièrement convaincant dans son prosé-
lytisme auprès de ces jeunes cherchant à donner un sens à leur
vie par un engagement militant.

FV : Concernant cette « filière afghane », je suppose que vous


avez noué une étroite collaboration avec la DST ; com-
ment se manifestait-elle concrètement ?
JCB : Comme je l’ai déjà précisé, la collaboration entre RGPP
et DST existait depuis fort longtemps : afin d’éviter les dou-
blons, des réunions se tenaient au moins tous les quinze jours
et se complétaient par des échanges téléphoniques quotidiens.
La répartition des cibles et la surveillance des clandestins dont
nous pensions qu’ils allaient commettre des actes de terro-
risme ou des délits de droit commun ne soulevait aucune dif-
ficulté entre la DST et nous ; ainsi avons-nous pu démanteler
un certain nombre de réseaux. En outre, à la préfecture de
541
Les services dans un monde sans polarité

police, nous avions constitué un pôle avec les services admi-


nistratifs pour déstabiliser la mouvance islamiste radicale sous
divers angles (concernant la réglementation des étrangers, les
commerces, les associations, les sociétés de gardiennage car les
islamistes se montraient particulièrement actifs dans ce sec-
teur d’activité) ; l’idée avait séduit le préfet Jean-Paul Proust1
au point qu’il incita les préfets d’Île-de-France à généraliser
notre stratégie ; elle devait par la suite s’appliquer sur l’en-
semble du territoire.

FV : La DCRG jouissait d’une spécialisation concernant l’is-


lamisme radical ; quelles relations entreteniez-vous avec
elle ?
JCB : Des relations de coopération étroite, la DCRG sachant
pertinemment que nous incarnions sa première direction
régionale avec compétence sur l’Île-de-France ; le reste du ter-
ritoire lui incombait entièrement : il y avait donc du travail
pour tout le monde. Par ailleurs nous tenions informés de nos
investigations Yves Bertrand2 et Bernard Squarcini3.

FV : En somme, et je reviens sur ce que j’évoquais précédem-


ment, votre véritable patron, celui du quotidien, celui dont
vous receviez des instructions, c’était le préfet de police et
non le DCRG.
JCB : Je peux nuancer ma réponse en disant que les RGPP,
comme les autres directions de la préfecture de police, se
trouvaient à la disposition permanente du préfet de police,
et, bien sûr, sous son autorité directe, ce qui n’empêche que
nous rendions compte de nos activités à la DCRG.

FV : Je crois savoir que la DST et les RGPP entretenaient d’ex-


cellents rapports avec les juges antiterroristes de la galerie
Saint-Eloi, le juge Bruguière en particulier. On pourrait

1. Préfet de police de Paris de 2001 à 2004.


2. Directeur central des Renseignements généraux de 1992 à 2004.
3. Directeur central adjoint des Renseignements généraux, à l’époque.

542
Entretien avec Jean-Claude Bouchoux

même évoquer une véritable chaîne qui s’était instaurée,


allant de la détection de la menace à la sanction. Quelle
était la nature de vos contacts ?
JCB : Ce que vous dites s’avère parfaitement exact ; les contacts
étaient officieux et officiels, à travers des rencontres infor-
melles ou lors de réunions souhaitées à l’origine par le pré-
fet Massoni. Le juge Bruguière a gagné la réputation de
grand professionnel de la lutte antiterroriste depuis plusieurs
dizaines d’années. Il possédait, comme nous, la mémoire des
évènements passés et des liens entre les organisations terro-
ristes. Dans ces conditions, nous parlions le même langage.
J’ajoute que, d’une manière générale, nous avons toujours
entretenu de bons rapports avec tous les juges du pôle antiter-
roriste. La lutte antiterroriste est une chaîne de complémen-
tarité entre recueil du renseignement, établissement d’une
procédure par des OPJ et déferrement des auteurs présumés
devant le parquet avec ouverture d’une instruction, compte
tenu de la complexité des affaires.

FV : En substance, la lutte antiterroriste constituait votre


principale préoccupation de directeur des RGPP entre
2000 et 2004, bien qu’il ne s’agisse pas de votre formation
initiale, vous qui avez débuté sur la matière politique.
JCB : Exact, d’autant que, depuis le début des années 1980,
nous nous sommes progressivement éloignés de la matière
politique car le nombre de fonctionnaires qui savaient tra-
vailler sur ce domaine diminuait sensiblement alors que les
instituts de sondages, la presse en général, concurrençaient
cette mission dont les jeunes fonctionnaires ne voyaient plus
l’utilité. En fait, le préfet de police, conformément aux direc-
tives du gouvernement, m’avait fixé trois priorités : 1) la lutte
antiterroriste, évoquée précédemment, 2) la prévision en
matière d’ordre public dans la capitale : dès qu’advient un
évènement à Paris, siège des institutions, le retentissement en
est immédiat (un incendie, un accident, une manifestation
543
Les services dans un monde sans polarité

que les RGPP auraient dû prévoir, évaluer et analyser en


amont) ; on ne peut pas toujours jouer les « madame Soleil ».
Ainsi, chaque jour, le directeur des RGPP fournit-il au préfet
de police un calendrier prévisionnel décrivant les évènements
à venir afin que la Direction de l’ordre public puisse établir,
face aux manifestants, un dispositif de maintien de l’ordre
justement adapté à l’ampleur et à la tonalité de la manifes-
tation : certains rassemblements de 80 000 personnes ne
présenteront aucun risque, tandis que des manifestations de
4 000 ou 5 000 personnes verront des casseurs se mêler à la
foule pour tenter de piller en marge du cortège. Pour défiler à
Paris, des manifestants viennent de tous les coins de France ;
il faut donc que la DCRG nous fournisse des estimations du
nombre de personnes, des autobus qui vont arriver afin que,
la veille, nous finalisions notre prévision. Dans ce cadre, nous
n’avons pas le droit à l’erreur car lorsque le préfet de police
appelle le ministre de l’Intérieur pour lui communiquer nos
informations, hors de question d’être démentis par les faits ;
il en va de la crédibilité du service tout entier. 3) Enfin, der-
nière priorité : la lutte contre l’immigration clandestine et
l’emploi d’étrangers en situation irrégulière ; la création, dans
les années 1980, d’une section spécialisée qui comportait des
OPJ habilités pour lutter contre ces phénomènes rejoignant
souvent la lutte antiterroriste et la lutte contre certaines cri-
minalités de communautés étrangères constitue une particu-
larité pour les RGPP. J’avais, à la demande du préfet Massoni,
considérablement accru le nombre de fonctionnaires appar-
tenant à cette section qui a obtenu des résultats particulière-
ment appréciables.

FV : Une nouvelle justification du particularisme des RGPP


et de leur dépendance à l’égard du préfet de police…
JCB : Tout à fait et je dirais en conclusion que j’ai assisté, en
qualité de spectateur, à la création de la Direction centrale
du renseignement intérieur (DCRI) dirigée par un grand
544
Entretien avec Jean-Claude Bouchoux

professionnel : Bernard Squarcini ; la DCRI regroupe au plan


national la DST et les secteurs spécialisés des RG. À mon sens,
il s’agit de l’aboutissement logique et légitime de ce rappro-
chement interservices qui commença à s’opérer timidement
dans les années 1980. Je constate avec bonheur qu’à cette
occasion les RGPP ont conservé leur particularisme puisque
figurent dans les attributions de l’actuelle Direction du ren-
seignement de la préfecture de police les trois grandes prio-
rités que je viens d’évoquer : preuve que nous avions cerné
les grands sujets de préoccupation de notre société actuelle.
Comme d’habitude les RGPP anticipèrent…
6. Solidarité et transmission des savoirs.
Entretien avec Pierre Lacoste

par Floran Vadillo

Des trois années que l’amiral Lacoste a passées à la tête de la


Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), le grand
public ne retient d’ordinaire que les trois mois du scandale du
Rainbow Warrior1. Cette mémoire sélective se révèle, d’une
manière très ambivalente, à la fois caricaturale puisqu’elle omet
les réformes menées, les actions accomplies… et parfaitement
représentative de l’éthique de l’homme, du citoyen, du marin
Pierre Lacoste. Après une carrière militaire qui débute pendant la
Seconde Guerre mondiale et se poursuit à travers diverses affec-
tations en temps de guerre ou aux plus hauts échelons de la hié-
rarchie gouvernementale, rien ne prédestinait l’amiral Lacoste,
marin le plus haut gradé, à prendre la tête du service français
de renseignement extérieur. Ce dernier revient avec sincérité sur
cette période et aborde sans détours les erreurs et difficultés qui
furent les siennes.

1. Le témoignage qui suit apportera de plus amples précisions.

547
Les services dans un monde sans polarité

Floran Vadillo : En 1982, vous êtes nommé à la tête de la


DGSE : quel élément prédestinait le marin que vous étiez
à prendre la direction d’un service de renseignement ?
Pierre Lacoste : Aucune raison personnelle particulière. Je
n’avais jamais envisagé cette possibilité. Y compris lorsque, en
juin 1982, alors que j’allais bientôt quitter le commandement
de l’escadre de la Méditerranée, Alexandre de Marenches1
m’avait invité à dîner dans un très bon restaurant, près de
Cannes, pour me confier qu’il me verrait bien prendre la
tête de la DGSE. J’ai été très surpris, mais, les jours suivants,
j’avais oublié cette entrevue.

FV : Entreteniez-vous des relations avec Alexandre de


Marenches ?
PL : Non. Je ne le connaissais que pour l’avoir rencontré à l’oc-
casion des réunions périodiques du CIR2 quand j’occupais
la fonction de chef du cabinet militaire du Premier ministre.
L’homme était intéressant, original. Nous avions entretenu des
relations sympathiques ; mais sans plus car, à Matignon, les
questions relatives aux services secrets ne faisaient pas partie de
mes attributions. Après avoir quitté Toulon, à la fin du mois de
septembre 1982, je m’attendais à prendre, quelques semaines
plus tard, les fonctions d’inspecteur général de la Marine pour
remplacer l’amiral Philippe de Gaulle3. Dès mon retour à Paris,
j’ai reçu un appel de François de Grossouvre4 m’informant que
1. Directeur général du SDECE (Service de documentation extérieure et de contre-
espionnage, le prédécesseur de la DGSE) de 1970 à 1981.
2. Comité interministériel du renseignement, créé par l’ordonnance de 1959 et ins-
tallé par décret, en 1962. Le comité, sous l’autorité du Premier ministre, avait pour
mission de coordonner les activités de renseignement et d’établir un plan d’orientation
du renseignement.
3. Fils du général de Gaulle, militaire de carrière, inspecteur général de la Marine
de 1980 à 1982.
4. Chargé de mission auprès du président de la République François Mitterrand
de 1981 à 1985. Il était, en 1981, responsable du suivi du SDECE. À ce sujet, lire :
F. Vadillo, « Personnalisation et pratiques du pouvoir dans le monde du renseignement
et de la sécurité (II) : François de Grossouvre à l’Élysée : un chargé de missions auprès
du président de la République ? », La Revue administrative, avril-mail 2010, n° 374,
p. 189-196.

548
Entretien avec Pierre Lacoste

le président de la République souhaitait me confier la direction


générale de la DGSE. Comme j’avais prévu de longue date un
voyage de quinze jours aux États-Unis, j’ai obtenu de différer
ma réponse. De telle sorte que, pendant mon séjour dans le
Connecticut, j’ai eu le temps de réfléchir à cette proposition
surprenante et de consigner par écrit les arguments en faveur et
en défaveur d’une acceptation1.
FV : Le fait de servir le pouvoir socialiste constituait-il un
facteur handicapant ?
PL : Ce n’était pas, à proprement parler, un facteur handicapant,
mais je l’avais très explicitement fait figurer dans la colonne
des « contre ». Toutefois, ce qui m’a finalement déterminé, en
dépit de ma faible connaissance de la personnalité de François
Mitterrand, c’était la conviction que cet homme, parvenu à
réaliser sa formidable ambition (accéder à la présidence de la
République), désirerait indubitablement laisser dans l’histoire
l’image d’un grand président. N’y avait-il pas, dans ce cas,
conjonction entre l’ambition personnelle et l’intérêt supé-
rieur de l’État dans les relations internationales ?
FV : Que pensiez-vous de votre ministre de tutelle, Charles
Hernu2 ?
PL : C’était un personnage sympathique. Je le connaissais
à peine, mais je l’avais reçu à la mer, sur un porte-avions,
à l’occasion d’un entraînement réaliste de l’escadre de la
Méditerranée. Je lui avais présenté le thème de l’exercice en
cours, lui expliquant comment je concevais ma mission afin
de contribuer à la crédibilité de la stratégie de dissuasion
dans le cadre de la guerre froide. Le rôle de nos forces aéro-
navales et sous-marines s’inscrivait dans les problématiques
du schéma général de la politique de Défense française. Ainsi
la traque que nous avions menée à bien dans les précédentes

1. Pour de plus amples précisions sur la nature de ces arguments, se reporter à


P. Lacoste et Alain-Gilles Minella, Un amiral au secret, Paris, Flammarion, 1997, 221 p.
2. Ministre de la Défense de 1981 à 1985.

549
Les services dans un monde sans polarité

semaines contre un sous-marin nucléaire d’attaque soviétique


qui s’était trop approché des côtes toulonnaises avait-elle cer-
tainement contribué à inspirer, chez nos adversaires poten-
tiels, le respect de nos capacités opérationnelles. À son retour
à Paris, il me demanda de venir expliquer mes conceptions
devant la Commission de la défense nationale et des forces
armées de l’Assemblée nationale. J’ai alors vécu un dilemme
personnel : après en avoir référé au chef d’état-major de la
Marine, qui estimait qu’il revenait à lui seul de s’exprimer
devant les parlementaires, j’ai néanmoins répondu à la sollici-
tation du ministre en me rendant à cette convocation.

FV : Vous prenez donc la direction d’un service quelque peu


traumatisé par le passage de Pierre Marion1, lequel avait
mené des réformes à la hussarde.
PL : Il est vrai que l’avènement d’un président socialiste et l’arri-
vée de ministres communistes au gouvernement avaient trau-
matisé beaucoup de membres du service. Marenches avait
publiquement refusé de servir le chef de l’État et le « nouveau
régime ». Il avait réagi selon ses convictions d’anticommuniste
farouche, de chef emblématique d’un service dont les orien-
tations principales se caractérisaient, depuis une dizaine d’an-
nées, par une grande fidélité envers nos alliés anglo-saxons.
Les principaux cadres n’ignoraient pas que Pierre Marion
avait été nommé directeur général, sur proposition de Charles
Hernu, en raison de ses opinions politiques et surtout de leur
commune appartenance à la même obédience maçonnique2.
La personnalité de Marion, qui se targuait de bien connaître
les services secrets, avait sans doute séduit Charles Hernu.
Très autoritaire, volontaire, colérique, le nouveau directeur

1. Directeur général du SDECE puis de la DGSE de 1981 à 1982.


2. Charles Hernu et Pierre Marion étaient tous deux francs-maçons ; cette « solida-
rité » explique en partie la nomination par Charles Hernu de Pierre Marion à la tête du
SDECE. Les deux hommes se connaissaient néanmoins depuis plus de trente ans. Sur
ce sujet, se reporter à Pierre Marion, La mission impossible : à la tête des services secrets,
Paris, Calmann-Lévy, 1991, 260 p.

550
Entretien avec Pierre Lacoste

général avait entrepris de réformer le service en profondeur


et changé son appellation de SDECE à DGSE1. Rapidement
après son arrivée, la gestion courante des affaires, la bruta-
lité des rapports avec des cadres compétents et honorables
qui n’avaient pas démérité, les réunions interminables se
concluant par un « vous êtes viré » humiliant, avaient provo-
qué un profond traumatisme parmi les personnels du service.
Ce comportement s’inscrivait en totale contradiction avec la
pondération qui convient dans ce genre d’activités.
Cependant, quelques initiatives intempestives auprès de plu-
sieurs chefs d’État, comme le roi du Maroc et d’autres person-
nalités étrangères, avaient indéniablement suscité l’irritation
du président de la République. Un chef des services secrets
ne saurait s’autoproclamer représentant du chef de l’État et
prétendre incarner l’un des maillons essentiels de la politique
gouvernementale.

FV : Quelle position adoptez-vous à l’égard de la vaste réforme


du service entreprise par Pierre Marion ?
PL : Plusieurs de ces réformes se justifiaient parfaitement à
l’instar de celle qui consistait à moderniser l’administration
et les structures du service par une informatisation adaptée.
Une telle modernisation s’imposait à l’évidence ; j’étais donc
en plein accord avec lui sur ce point, comme sur plusieurs
autres. Toutefois, dans l’application d’une idée raisonnable
et judicieuse, Pierre Marion n’avait pas opté pour les bonnes
méthodes, en particulier pour obtenir l’adhésion du person-
nel. Il n’avait évidemment pas fait preuve de diplomatie en
exigeant du chef d’état-major de l’armée de Terre qu’il lui
détache un bon technicien pour mener à bien son projet. Car,
en dépit de la compétence technique du colonel des transmis-
sions désigné, ce dernier était par contre un redoutable carac-
tériel ; en quelques semaines il était parvenu à ce que tous ses

1. Par le décret du 2 avril 1982 (SDECE : Service de documentation et de contre-


espionnage).

551
Les services dans un monde sans polarité

interlocuteurs prennent en grippe l’informatique (rires). Plus


inquiétant encore : le choix de l’industriel retenu par mon
prédécesseur ; il n’avait trouvé rien de mieux que de confier
l’informatisation de la DGSE à une société britannique, la
société Burroughs. J’imagine la stupéfaction de nos amis de
l’Intelligence Service qui n’auraient pas manqué de tirer pro-
fit de cette décision si son projet avait abouti ! En ce qui me
concerne j’ai voulu en tout premier lieu faire le point de l’état
du service, de ses atouts et de ses faiblesses afin d’en rendre
compte au chef de l’État et d’obtenir son approbation sur des
orientations prioritaires que je comptais lui soumettre.

FV : Lors de votre désignation, vous êtes certes un officier


de Marine très haut gradé qui va diriger un service qui
compte, pour ses deux tiers, des militaires. Toutefois, ces
derniers sont souvent considérés comme des « marginaux »
au sein des armées. Pourriez-vous évoquer cette question
d’ordre sociologique ?
PL : Tout d’abord, j’arrive avec un très gros handicap, celui de
prendre la direction d’une maison que je n’ai jamais connue
de l’intérieur. Si je n’ignorais pas certains aspects histo-
riques des missions et des méthodes des services spéciaux (en
Espagne en 1943, en Indochine de 1947 à 1949, en Algérie
dans les années 1950 et 1960) et si, dans ma carrière opéra-
tionnelle aux temps de la guerre froide, j’avais été témoin de
diverses actions secrètes et de quelques succès exemplaires, je
ne connaissais toutefois pas cela intimement, ni de l’intérieur
ni dans le détail. Ainsi je découvre les trois divisions opéra-
tionnelles principales qui structurent le service (le renseigne-
ment, le contre-espionnage et le service Action) et, surtout, je
découvre combien ce milieu complexe avait été profondément
perturbé, depuis des décennies, par les aléas de la politique
française de Défense, les guerres et les autres évènements dra-
matiques de notre histoire militaire au xxe siècle et, enfin, les
bouleversements récents que je viens d’évoquer. La première
des trois divisions, la plus nombreuse, comprend tous les
552
Entretien avec Pierre Lacoste

spécialistes du « renseignement », essentiellement chargés de


la recherche, de la collecte, de l’analyse et de la présentation
des informations confidentielles ou secrètes obtenues clandes-
tinement par des moyens humains ou techniques. Ils se répar-
tissent notamment entre des zones géographiques, des pays
ou des sujets spécifiques. On y trouve par exemple des experts
du Moyen-Orient, de l’Afrique ou du Sud-Est asiatique, des
experts de certaines activités ou de menaces caractéristiques.
Comme les deux autres, cette branche du service comprend
une majorité de militaires et quelques civils très compétents,
mais quantitativement trop minoritaires. Leurs recherches,
leurs connaissances et leurs résultats peuvent se comparer à
ceux de bons diplomates ou d’excellents journalistes d’inves-
tigation. Cependant la production des synthèses par la « cen-
trale » et les comptes rendus périodiques des affaires en cours
se révèlent rarement à la hauteur des informations fournies par
la presse internationale et par les autres services de l’État, voire
par l’Université. Donc, si la DGSE bénéficie d’une bonne
infrastructure et de quelques véritables trésors professionnels,
bon nombre de régions ne sont pas assez solidement couvertes,
et d’autre part certains personnels, notamment en Afrique,
manquent de solidité ou s’avèrent indignes de confiance. La
deuxième division opérationnelle, le contre-espionnage (CE),
exerce une fonction difficile et délicate, car la première de ses
obligations consiste à contrôler la fiabilité des « sources » du
renseignement, une exigence qui concerne au premier chef
la « sécurité » du service. Ce métier implique de faire preuve
de méfiance, notamment à l’époque, en raison des perfor-
mances « professionnelles » des agents soviétiques et de leurs
alliés des « Républiques populaires ». Il y a, au CE, un noyau
d’anticommunistes sincères qui admirent les Américains et en
particulier le célèbre Angleton1, le chef du contre-espionnage

1. James Angleton (1917-1987), chef du service de contre-espionnage de la CIA


entre 1954 et 1974 ; à ce poste, il fit preuve d’une paranoïa anticommuniste et fut
remercié pour cette raison.

553
Les services dans un monde sans polarité

de la CIA, écarté de ses fonctions en raison de son excès de


zèle à traquer les agents soviétiques. Les effectifs du CE étaient
bien moins nombreux que ceux du Renseignement mais les
deux catégories entretenaient traditionnellement des relations
conflictuelles (sans compter l’hostilité envers la DST, le prin-
cipal service de l’État chargé du contre-espionnage sur le ter-
ritoire national). Une situation déplorable dont nous aurons
à reparler. Enfin, le « service Action », la troisième branche
de mon exposé, se pose en héritier des commandos, des SAS1
et autres « services spéciaux » de la Seconde Guerre mondiale
ainsi que des unités spécialisées des armées françaises, comme
le 11e choc et d’autres prestigieux régiments parachutistes
engagés depuis 1945 dans toutes nos guerres de décoloni-
sation. Le « service Action » dispose d’une base autonome à
Cercottes près d’Orléans, et d’une autre à Aspretto2, où sont
basés les nageurs de combat.

FV : Avez-vous pour mission de « civiliser » le service (« civi-


lianiser » pour parler un mauvais français très actuel) ?
PL : Non, mais je m’étais moi-même fixé l’objectif d’augmenter
en nombre et en qualité la proportion des personnels civils
pour rééquilibrer la DGSE dans ce sens. D’expérience, je
savais qu’il s’agirait là d’une tâche de longue haleine. L’un
de mes plus grands regrets réside dans ce que je ne suis pas
parvenu à engager, dès les premiers mois, le processus visant
à attirer des civils de haut niveau. Lorsque j’ai retenu le pré-
fet Philippe Parant pour exercer les fonctions de directeur
de l’administration3, je lui ai surtout recommandé de s’at-
teler en priorité à cette tâche avec pour objectif de trouver
des candidats parmi « les premiers recalés de l’ENA4 ou du

1. Acronyme de Special Air Service, l’emblématique service commando britan-


nique.
2. Base des nageurs de combat située en Corse jusqu’en 1985.
3. Sur les conditions de la nomination de Philippe Parant, se reporter aux dévelop-
pements suivants.
4. L’École nationale d’administration qui forme les hauts fonctionnaires français.

554
Entretien avec Pierre Lacoste

concours des Affaires étrangères ». Il convenait de changer la


culture trop exclusivement militaire du service pour l’ouvrir
aux autres sensibilités de la société civile. Le temps m’a man-
qué mais, au fil des ans, mes successeurs ont réussi à le faire.
Depuis que je suis un observateur extérieur de la DGSE et
de ses rapports avec le monde militaire, la société civile et
les responsables gouvernementaux, je note les bénéfices d’une
mesure qui a largement contribué à « l’acculturation » des
milieux intellectuels et de l’opinion française sur le rôle et les
fonctions des services de renseignement et de sécurité dans le
monde contemporain.

FV : Après avoir pris le pouls de votre service et de vos princi-


paux interlocuteurs, en quoi consistent vos premiers actes
de directeur général ?
PL : J’ai fait un tour d’horizon, notamment avec des person-
nalités rencontrées lors de mon séjour à Matignon, comme
le directeur général de la police nationale, le directeur de
la DST et d’autres hauts responsables de l’administration
et des armées, pour évoquer leurs rapports avec la DGSE,
connaître leurs impressions, éventuellement leurs critiques
ou leurs recommandations. Dans les premières semaines,
François de Grossouvre, joue les go-between et s’investit dans
ces démarches pour me faciliter certains contacts. À la fin
du mois de décembre 1982, le président de la République
m’a convoqué. Je lui ai proposé deux premières orientations
fondamentales : 1) nouer des relations de confiance entre
la diplomatie française et la DGSE ; 2) investir dans les
domaines du renseignement technique qui incarne, avec le
« renseignement humain », l’autre dimension principale du
renseignement moderne et pour lequel nous étions très en
retard par rapport à nos alliés et à nos adversaires. J’ai égale-
ment proposé au président de la République de simplifier les
structures internes car je ne voulais pas d’un « cabinet » ou
d’une « direction générale » qui s’arrogeât la direction de la
555
Les services dans un monde sans polarité

« maison ». Je souhaitais que le service fonctionnât sous l’au-


torité des responsables en titre ; je ne voulais pas qu’ils pus-
sent voir leur travail contesté ou bouleversé par des conseillers
anonymes et irresponsables, tirant profit de leurs positions
privilégiées auprès du directeur général pour interférer dans
leurs propres responsabilités ou pour s’arroger des pouvoirs
indus.
Sur ce sujet, le président m’a donné carte blanche, j’ai bien
compris qu’il me faisait confiance et que, de son point de vue,
l’essentiel était que je lui rende compte personnellement des
informations les plus sensibles, et ne les communique à aucun
autre membre du gouvernement ou de l’administration sans
son autorisation. Pour réussir la modernisation technique
ambitieuse proposée au président de la République, j’ai décidé
de créer une troisième direction à côté de celles du renseigne-
ment et de l’administration. Et j’ai eu la chance de trouver,
parmi les personnalités retenues par Pierre Marion pour son
propre cabinet de directeur général, un jeune ingénieur des
télécommunications, Henri Serres, qui a parfaitement com-
pris les enjeux du renseignement technique moderne et m’a
aidé à établir les plans d’une programmation réaliste desti-
née à les relever. Je me suis aussi efforcé de mettre en pra-
tique mes convictions sur la répartition des responsabilités.
Les trois directeurs1 étaient personnellement impliqués dans
toutes les réunions périodiques que je présidais ; ils y assis-
taient de droit. Cependant pour certaines affaires opération-
nelles secrètes ou particulièrement sensibles, j’ai appliqué la
règle fondamentale de la protection du secret : « seuls, ceux
qui ont à en connaître, sont mis dans le secret ». Dans l’affaire
du Rainbow Warrior2, le préfet Parant n’a pas été directement
associé aux préparatifs opérationnels et a donc pu affirmer en

1. Le directeur du renseignement (le général Emin), le directeur de l’administration


(le préfet Parant) et le directeur des moyens techniques.
2. Pour de plus amples développements, se référer à la suite de ce texte.

556
Entretien avec Pierre Lacoste

toute franchise au ministre de l’Intérieur Pierre Joxe1 qu’il


ignorait les détails de cette opération manquée.

FV : Pourtant, le préfet faisait figure de « numéro 2 » de votre


service.
PL : Oui, c’était la vision des fonctionnaires élevés dans les tradi-
tions d’une administration encore plus profondément pyra-
midale, jacobine et centralisatrice que les armées ! Mais j’avais
décidé qu’il n’y aurait pas de « numéro 2 ». Parce que je pré-
fère les structures en triangle décisionnel, je ne veux pas pour
la DGSE d’un « dircab », ni d’un « remplaçant désigné » qui
se prend pour le patron, encore moins de « conseillers » qui
se permettent de parler en son nom, quitte à « shunter2 » les
responsables en titre.

FV : Il faut dire qu’il vous avait été imposé sur la demande du


ministre de l’Intérieur.
PL : Oui, Gaston Defferre3 est intervenu personnellement auprès
du président. Pendant les deux ou trois premiers mois après
ma prise de fonction, je n’ai pas assez prêté attention aux
manœuvres et aux intrigues, notamment au sein du minis-
tère de l’Intérieur. Gaston Defferre a obtenu de François
Mitterrand que je nomme un préfet. Mais le président m’a
laissé le choix de la personnalité à retenir. Sur une liste de
quelques noms j’ai retenu celui de Philippe Parant, incontes-
table serviteur de l’État, patriote et parfait honnête homme.

FV : Ne sollicitez-vous aucune rallonge budgétaire lors de


votre entretien avec le président de la République ?
PL : Non. Pierre Marion avait déjà obtenu de Charles Hernu
une augmentation notable pour son projet d’informatisation
du service. Le service disposait des crédits nécessaires pour
relancer l’opération, même si Marion avait « omis » la TVA
1. Ministre de l’Intérieur de 1984 à 1986 puis de 1988 à 1991.
2. Terme employé en électricité ; comprendre ici « court-circuiter ».
3. Ministre de l’Intérieur de 1981 à 1984.

557
Les services dans un monde sans polarité

dans ses devis pour mieux « faire passer la pilule » au minis-


tère de la Défense. Une omission d’autant moins compréhen-
sible qu’il avait recruté dans son cabinet un « contrôleur des
armées » dont le rôle aurait dû consister à veiller à la régularité
des opérations de son patron et ami. J’ai invité ce personnage
à quitter sur-le-champ le service et les fonctions dont il s’était
si mal acquitté. À Latche1, le président m’avait prescrit de
lui rendre compte personnellement des affaires sensibles. Or
le ministre de la Défense, Charles Hernu, était mon auto-
rité de tutelle depuis qu’en 1966 le général de Gaulle avait
retiré cette responsabilité au Premier ministre, après le scan-
dale de l’affaire Ben Barka2. J’ai donc confirmé au directeur
du renseignement3 la mission de maintenir le contact avec le
« bureau réservé », élément traditionnel de la liaison entre le
cabinet du ministre et le service.

FV : Quels étaient, dès lors, vos interlocuteurs élyséens (hor-


mis le président lui-même) ?
PL : François de Grossouvre, dans les premières semaines qui
ont suivi ma prise de fonction ; sur le plan des affaires de la
Défense, mon alter ego privilégié aurait dû être le chef d’état-
major particulier du président de la République4, le général
Saulnier, de l’armée de l’Air. En effet, son secrétariat rece-
vait systématiquement de la DGSE tous les comptes rendus
périodiques ou d’actualité. Toutefois, très rapidement, il
m’est apparu impossible d’entretenir des relations construc-
tives avec un partenaire qui ne suivait jamais l’ordre du jour
d’une rencontre et qui monologuait pendant des heures en
me faisant comprendre que je ne lui apportais jamais aucune

1. Résidence secondaire du président Mitterrand, située dans les Landes.


2. En 1965, l’opposant marocain Medhi Ben Barka fut enlevé en plein Paris et sans
douté assassiné. Les observateurs imputèrent cette affaire aux services secrets maro-
cains. Toutefois, la complicité de fonctionnaires français (dont certains, issus ou liés au
SDECE) fut établie et conduisit le général de Gaulle à transférer la tutelle du SDECE
du Premier ministre au ministre de la Défense.
3. Le général Emin.
4. Entre 1981 et 1985, date à laquelle il devient chef d’état-major des armées.

558
Entretien avec Pierre Lacoste

i­nformation ou appréciation qu’il ne connaissait déjà. Je


me suis efforcé pendant les années suivantes de maintenir le
contact avec lui mais cela ne m’a jamais conduit à rien de
constructif.

FV : Concernant votre proposition de nouer d’étroites rela-


tions avec le Quai d’Orsay, y êtes-vous parvenu ?
PL : En accord avec le chef de l’État, Claude Cheysson1 a spon-
tanément accepté de jouer le jeu du rapprochement entre son
ministère et la DGSE. Cela a tout de suite bien fonctionné.
Je me rendais périodiquement au Quai d’Orsay, environ
tous les deux mois et demi, pour des séances de travail avec
le directeur du cabinet du ministre, le secrétaire général et
les directeurs de chacune des grandes régions géographiques.
Ces réunions fructueuses se poursuivaient, si nécessaire, entre
les responsables régionaux de la DGSE et ceux du ministère.

FV : Pareille pratique n’existait-elle pas auparavant ?


PL : Non, elle n’avait jamais été institutionnalisée. Alexandre
de Marenches jouissait d’une conception plus personnelle de
la diplomatie ! D’ailleurs observez qu’il a choisi d’intituler
ses Mémoires Dans le secret des princes2 ; cela veut tout dire
(rires). J’avais rappelé à mes interlocuteurs diplomates que, si
je ne disposais évidemment pas d’une infrastructure aussi bien
étoffée que la leur, axée sur le monde officiel des États, par
contre j’étais en charge d’un « deuxième monde », un monde
non officiel et clandestin. Or entre ces deux mondes il y existe
des franges communes, souvent de la plus haute importance.
Enfin, pour compléter l’impact de ces relations au sommet,
j’avais prescrit à chacun des chefs de poste de la DGSE à
l’étranger qui agissaient sous couverture d ­ iplomatique, de

1. Ministre des Relations extérieures de 1981 à 1984.


2. Alexandre de Marenches et Christine Ockrent, Dans le secret des princes, Paris,
Stock, 1986, 415 p.

559
Les services dans un monde sans polarité

s’efforcer d’entretenir des relations de confiance avec leurs


ambassadeurs respectifs.

FV : Vous souhaitiez donc que la DGSE se pose en instrument


de la politique extérieure de la France.
PL : Oui, mais seulement comme « un des instruments »,
comme le complément discret de l’action diplomatique
ouverte. Certes, celle-ci a toujours présenté des aspects confi-
dentiels ou cachés : les informations recueillies par les diplo-
mates lors de leurs entretiens, de leurs voyages ou auprès de
leurs collègues étrangers constituent également des éléments
importants pour l’accomplissement de leurs missions. Par
contre la recherche, la manipulation, le traitement des agents
et celui des affaires véritablement secrètes nécessitent un pro-
fessionnalisme spécifique qui ne doit pas « polluer » la fonc-
tion diplomatique.

FV : Votre nomination survient après une vague d’attentats


en août 1982. Quelle action la DGSE déploie-t-elle en
matière de lutte antiterroriste ?
PL : À l’époque de la guerre froide, le terrorisme représentait
déjà une arme redoutable ; pour les Soviétiques et leurs affi-
dés (notamment l’Allemagne de l’Est), susciter des troubles
dans le bloc de l’Ouest participait à l’affrontement global
Est-Ouest. Kadhafi1 a été, comme plusieurs autres figures de
l’époque, un des pions sur cet échiquier. Dans la logique de
l’organisation de la DGSE, le directeur du renseignement
faisait en quelque sorte figure de primus inter pares parmi
les trois directeurs, dans la mesure où il supervisait la partie
principale du service, le renseignement. Le chef du contre-
espionnage dépendait également de lui ; ayant la responsa-
bilité du contre-terrorisme, il représentait la DGSE au sein

1. Dirigeant de la Libye depuis 1969, accusé d’avoir soutenu et financé le terrorisme


international.

560
Entretien avec Pierre Lacoste

des organismes interministériels, au BLAT puis à l’UCLAT1.


Du temps du BLAT et sous l’autorité de Joseph Franceschi2,
les relations ont été plutôt bonnes. Le colonel-chef du CE
avait un adjoint, assez bon connaisseur d’un des pays clés
du Proche-Orient. Mais, à la différence des spécialistes de la
DST, officiers de police judiciaire, mes hommes n’apparais-
saient pas comme des praticiens chevronnés des procédures
d’enquêtes.
Très vite, en dépit de mes efforts et de ma bonne volonté,
les relations sont devenues exécrables avec Yves Bonnet3.
Initialement je n’avais pas eu conscience de l’origine de ce
conflit permanent. Plus tard j’ai compris que Pierre Marion,
probablement poussé par les hommes du CE, avait, le pre-
mier, cherché querelle à la DST (sans doute l’une des raisons
qui a incité le chef de l’État à interdire qu’il soit mis dans
la confidence de l’affaire Farewell4). En dépit des excellentes
relations que j’avais entretenues avec Marcel Chalet5 quand je
l’ai rencontré avant de prendre mes fonctions au moment où,
hélas, il quittait les siennes, il ne m’a pas mis dans la confi-
dence. À cet égard, les propos tenus par Pierre Marion dans
ses deux livres de Mémoires6 démontrent la démesure de ses
opinions et de ses traits de caractère, à l’opposé du compor-
tement des chefs militaires et des hauts fonctionnaires qui
pratiquent en parfaite loyauté leur « devoir de réserve » en
refusant de participer aux jeux habituels de la politique poli-
ticienne.
Professionnellement parlant, je ne saurais critiquer la dis-
crétion de la présidence et de la DST sur l’affaire Farewell.
1. Le Bureau de lutte antiterroriste auquel succède, en octobre 1984, l’Unité de
coordination de la lutte antiterroriste qui rassemble l’intégralité des services intéressés
par la thématique.
2. Secrétaire d’État à la Sécurité publique d’août 1982 à juillet 1984.
3. Directeur de la DST de 1982 à 1985.
4. Sur ce sujet, se reporter au témoignage de Raymond Nart dans le présent ouvrage.
5. Directeur de la DST de 1975 à 1982.
6. Pierre Marion, Mémoires de l’ombre : un homme dans les secrets de l’État, Paris,
Flammarion, 1999, 300 p. et La mission impossible : à la tête des services secrets, Paris,
Calmann-Lévy, 1991, 260 p.

561
Les services dans un monde sans polarité

J’ai compris plus tard, notamment en rencontrant d’anciens


« collègues » à Moscou, que les Russes ont été abusés parce
que, connaissant parfaitement nos structures, ils n’avaient pas
pu imaginer qu’un service autre que la DGSE puisse mener,
sur leur territoire, une opération d’espionnage ! Leurs sources
habituelles n’ont pas été alertées précisément parce que la
DST n’avait pas compétence pour intervenir à l’étranger et
que le processus s’avérait particulièrement inédit. À l’évidence
Marcel Chalet, remarquable connaisseur des services secrets
soviétiques, témoin du caractère et du comportement d’un
Pierre Marion délibérément hostile à la DST, avait confirmé
sans peine au président de la République qu’il fallait le tenir à
l’écart de cette affaire.

FV : Les relations avec la DST se sont-elles améliorées ?


PL : En partie oui, grâce notamment à la création de l’UCLAT
à l’action de coordination de plus en plus efficace, et bien que
nos représentants ne se soient pas toujours montrés au niveau
des enjeux. À cet égard, je déplore encore aujourd’hui que,
en dépit de mes demandes répétées de « redresser la barre »,
le responsable du CE n’ait amélioré son fonctionnement. Le
général Emin et moi n’avons pas su nous faire obéir. Jamais
dans ma carrière militaire dans la Marine je n’avais rencontré
un tel exemple de désobéissance passive de la part de mes
subordonnés. J’aurais dû le renvoyer, mais comme son ser-
vice obtenait par ailleurs de bons résultats dans sa mission
principale de protection des sources de notre renseignement,
je n’ai pas voulu le décapiter. D’ailleurs, l’exemple du renvoi
d’Angleton par la CIA1 démontre qu’aucun service de ren-
seignement ne peut se permettre de désarmer son principal
service de sécurité. Quand, en 1985, le préfet Rémy Pautrat
sera nommé à la tête de la DST, nos relations redeviendront

1. À cause du départ d’Angleton, la CIA a négligé sa sécurité de telle sorte que le


résident soviétique à Washington en a profité pour monter deux remarquables opéra-
tions d’espionnage anti-américaines : l’affaire Ames et l’affaire Walker qui ont causé
des dommages considérables aux États-Unis (Note de l’amiral Lacoste).

562
Entretien avec Pierre Lacoste

tout à fait normales… mais quelques mois plus tard, je quit-


tais la DGSE…

FV : Le 17 août 1982, François Mitterrand nomme Christian


Prouteau1 coordonnateur de la lutte antiterroriste ; quelles
relations entreteniez-vous avec lui ?
PL : Une relation empreinte de prudence, voire de défiance
en raison de son côté « boy-scout », de l’influence de Paul
Barril2, et surtout de son admiration béate pour le président
qui lui avait confié la garde du secret des secrets, la protection
de la fille naturelle, ce que je ne savais pas encore à l’époque.
J’ai donc très vite éprouvé à son encontre une certaine préven-
tion. Dans les premières semaines de l’année 1983, Prouteau
avait convaincu le président de confier à la DGSE la réalisa-
tion d’une opération d’assassinat… à l’étranger ! J’ai refusé
cette mission pratiquement irréalisable en raison de bases fort
imprécises et d’un bénéfice incertain. Je n’en ai plus entendu
parler mais, depuis ce jour-là, je me suis encore plus systé-
matiquement tenu à l’écart des affaires intérieures. Prouteau
ne m’en a pas tenu rigueur et faisait preuve d’une grande
amabilité au point, un jour, de me présenter ses installations
élyséennes d’écoute3 ! Croyant ces dernières exclusivement
justifiées par la lutte antiterroriste, je n’avais pas pu imaginer
qu’il pourrait opérer en totale illégalité grâce à l’octroi d’un
certain nombre de lignes d’écoute4. L’affaire des Irlandais de

1. Officier de gendarmerie, créateur du GIGN, nommé par le président de la Répu-


blique coordinateur de la lutte antiterroriste en août 1982 ; depuis le palais présidentiel, il
déploya une large activité antiterroriste à la tête de la cellule élyséenne, entre 1982 et 1988.
2. Capitaine de gendarmerie, adjoint de Christian Prouteau au GIGN.
3. Il n’existait pas de dispositif technique d’écoute au sein du palais de l’Élysée ;
l’amiral Lacoste évoque les bureaux et leur matériel informatique, rue de l’Élysée, en
face du palais.
4. Christian Prouteau a d’ailleurs été condamné dans le cadre du procès dit « des
écoutes de l’Élysée ».

563
Les services dans un monde sans polarité

Vincennes1 matérialisait un premier signal d’alarme avant


que n’éclate en 1985 un autre sulfureux scandale2 !

FV : En octobre 1983, un attentat vise l’immeuble du


« Drakkar » à Beyrouth et entraîne la mort d’une cin-
quantaine de parachutistes français. Le président de la
République confie à la DGSE une opération punitive
contre l’ambassade d’Iran : une jeep devait exploser mais
la mission se solde par un échec.
PL : Différentes émissions de télévision ou de radio ont depuis
lors évoqué cet échec de la DGSE. Je puis uniquement vous
dire qu’il s’est agi d’une défaillance inattendue et inexplicable
au cours d’une opération bien conçue et à l’exécution exempte
de toute faute. Comme la longue histoire des opérations spé-
ciales en témoigne, ce n’est pas le seul exemple de l’effet « grain
de sable » qui peut bloquer les processus les mieux préparés3. La
malchance n’épargne pas les meilleurs spécialistes4.

FV : Peut-on, dès lors, parler d’échec ?


PL : Évidemment oui ; vous pouvez imaginer que je l’ai ressenti
comme un coup du sort, un des premiers rappels des risques
inhérents à la fonction, ce que j’avais consciemment assumé
en acceptant de prendre la direction de la DGSE.

1. Le 29 août 1982, les hommes de la cellule élyséenne, dirigés par Paul Barril,
procédèrent à l’arrestation de trois Irlandais soupçonnés de préparer des attentats
en France. Un an plus tard, la presse dévoila de nombreuses erreurs de procédure et
accusa le capitaine Barril d’avoir introduit les armes afin d’obtenir la condamnation
des Irlandais. En fin de compte, les trois individus furent rapidement libérés.
2. Sous-entendu, l’affaire du Rainbow Warrior.
3. Un épisode analogue s’est produit à Prague pendant la Seconde Guerre mondiale.
Les Anglais avaient entraîné deux agents secrets tchèques chargés d’assassiner R ­ einhard
Heydrich (1904-1942), directeur des services de sécurité du IIIe Reich, protecteur
adjoint de Bohême-Moravie. L’un d’entre eux se trouva, pistolet en main, devant
sa victime mais il n’eut pas le réflexe d’appuyer sur la détente et réussit à s’enfuir.
Quelques jours plus tard, lui et son compagnon parvinrent à tuer Heydrich dans sa
voiture. Pourchassés par la police, réfugiés dans une église, ils furent finalement mas-
sacrés par les nazis déchaînés après l’assassinat de leur chef. (Note de l’amiral Lacoste).
4. Le pouvoir politique de l’époque privilégia la thèse de l’incompétence de la
DGSE plus que celle ici présentée par l’amiral Lacoste.

564
Entretien avec Pierre Lacoste

FV : Cet échec a-t-il généré des conséquences concernant la


confiance du politique envers la DGSE ?
PL : Oui, très négatives. Quelques semaines plus tard j’ai reçu
l’ordre impératif du président lui-même, de me séparer du
chef du service Action. Indubitablement, Charles Hernu,
influencé par certains officiers de son cabinet et par l’état-
major de l’armée de Terre, le lui avait instamment demandé.
Si j’avais pu le maintenir à son poste, je suis certain que l’af-
faire du Rainbow Warrior n’aurait pas eu lieu.

FV : Insinuez-vous que le colonel Lesquer, le nouveau chef


du service Action, nommé en 1983, a une responsabilité
directe dans l’affaire du Rainbow Warrior1 ?
PL : Oui, en sa qualité de chef du service. De même que, dans
cet échec, je revendique pour moi-même une responsabi-
lité encore plus grande que la sienne, dès lors que j’étais le
directeur général de la DGSE. Conformément à la ligne de
conduite que j’ai toujours adoptée, je ne ferai aucun autre
commentaire sur l’implication de mes subordonnés dans
cette opération, ni dans d’autres opérations confidentielles du
service. Surtout quand elles ont fait l’objet, comme celle du
Rainbow Warrior, d’innombrables enquêtes, déclarations et
commentaires ; je ne veux ni les confirmer ni les contredire.

FV : Lorsqu’on évoque la DGSE, on pense immédiatement au


« pré carré africain », s’agit-il d’une relation erronée ?
PL : Il s’agissait de la principale source de méfiance de François
Mitterrand, ancien ministre de la France d’Outre-mer2, envers
l’ancien SDECE. Très fin connaisseur de ce domaine, il était
également conditionné par une certaine vulgate socialiste à
1. Cet argument est également avancé par les « faux époux » Turenge (les agents de
la DGSE Alain Mafart et Dominique Prieur) dans Alain Mafart, Carnets d’un nageur
de combat : du Rainbow Warrior aux glaces de l’Arctique, Paris, Albin Michel, 1999,
255 p., ainsi que Dominique Prieur et Jean-Marie Pontaut, Agent secrète, Paris, Fayard,
1995, 249 p.
2. De 1950 à 1951, François Mitterrand a été ministre de l’Outre-mer du gouver-
nement Pleven.

565
Les services dans un monde sans polarité

l’encontre du service. Guy Penne1, chef de la cellule Afrique,


apparaissait à l’époque comme l’un de ses plus proches col-
laborateurs à l’Élysée. Tant qu’il a conservé ce poste, j’ai
travaillé en toute confiance avec cet interlocuteur de grande
qualité.
J’étais loin de dominer personnellement toutes les questions
concernant la « France-Afrique », mais grâce à mes bonnes
relations avec la direction Afrique du Quai d’Orsay et avec
Guy Penne, grâce aussi aux rapports de nos spécialistes en
poste dans les principales capitales africaines, j’ai le sentiment,
avec le recul du temps, que la DGSE a convenablement joué
son rôle. Notamment pendant les crises militaires comme
celles du Tchad, qui se sont poursuivies dans les années sui-
vantes, qui ont motivé et qui motivent encore en 2011 les
interventions fréquentes du service aux côtés des armées et de
la diplomatie. Je garde donc le souvenir d’un fonctionnement
plutôt satisfaisant de nos institutions. Et je me félicite de la
détermination par moi manifestée à tenir la DGSE à l’écart
des « affaires tordues », indéniables, si souvent relatées par la
presse. Je garde aussi de cette époque le souvenir de l’intérêt
que nous avons porté à l’Afrique australe et à la guerre en
Angola. Jonas Savimbi2, ancien maoïste contrôlait la région
centrale, celle de son ethnie, où passait notamment la voie
ferrée qui permettait d’évacuer jusqu’à la mer les minerais du
Katanga3. En raison de son opposition à Dos Santos4, allié
des Cubains et des Soviétiques, Savimbi recevait le soutien
de Pretoria5 et des États-Unis. C’était un des nombreux
exemples de la logique de « guerre froide », quand les guerres
1. Conseiller technique, responsable de la « cellule Afrique » de l’Élysée entre 1981
et 1986.
2. Jonas Savimbi (1934-2002), chef nationaliste angolais, fondateur, en 1966, de
l’Union nationale pour l’indépendance totale de l’Angola (UNITA) qui luttait contre
la présence portugaise dans son pays. Il continua néanmoins la lutte armée après l’in-
dépendance et jusqu’à son décès, en 2002.
3. Région méridionale de la République démocratique du Congo, l’ancien Zaïre.
4. José Eduardo dos Santos (né en 1942), deuxième président d’Angola depuis
1979.
5. Capitale de l’Afrique du Sud.

566
Entretien avec Pierre Lacoste

secondaires entre les clients et alliés de chacun des deux camps


de l’Est et de l’Ouest pouvaient se poursuivre sans mettre en
cause la stabilité due à la dissuasion réciproque sur les fronts
majeurs d’Europe et d’Asie. Quand l’URSS avait soutenu les
rebelles du Katanga1, le SDECE s’était illustré en contribuant
à la déroute des mercenaires procommunistes et nous avions
alors conservé des liens assez étroits avec Savimbi. Pour ma
part j’estimais que la politique de l’apartheid représentait un
risque majeur de conflagration. J’avais trouvé en mon homo-
logue sud-africain un responsable parfaitement conscient des
enjeux de l’Afrique australe, région clé dans l’affrontement
Est-Ouest. Quelques années plus tard, grâce notamment à la
remarquable politique de prévention menée par une poignée
de diplomates en poste aux Nations unies, l’indépendance de
la Namibie s’est déroulée sans violences2. C’est, de mon point
de vue, une des principales raisons pour lesquelles Mandela
et De Klerk3 ont pu réussir à éviter que la fin de l’apartheid
ne dégénère en une sanglante révolution. Je peux également
évoquer le cas du Zaïre ; Mobutu4, confronté à des révoltes
dans la région des Grands Lacs5, m’avait consulté en vue
d’obtenir l’aide de la DGSE. J’avais envoyé une équipe du
service Action pour évaluer la situation. Au bout de quelques
semaines son rapport était parfaitement clair : les propres sol-
dats de Mobutu, ne percevant jamais leur solde, se livraient
au racket des populations locales et provoquaient des troubles
dans la région. J’expliquai alors à Mobutu qu’il pourrait réta-
blir la situation en prenant des mesures simples d’ordre et de
discipline, mises en œuvre par une unité sélectionnée, peu
nombreuse, mais parfaitement loyale. Point n’était besoin

1. En 1960, à la suite de l’indépendance de la République démocratique du Congo,


le Katanga fit sécession.
2. Le 21 mars 1990, la Namibie s’émancipa de l’Afrique du Sud.
3. Frederik de Klerk, président de l’Afrique du Sud de 1989 à 1994 ; Nelson
­Mandela lui succède et reste en poste jusqu’en 1999.
4. Mobutu Sese Seko (1930-1997), élu, en 1965, président de la République du
Congo devenue, en 1971, la République du Zaïre.
5. Région située à l’est de l’Afrique centrale.

567
Les services dans un monde sans polarité

de nombreux équipements ni d’effectifs importants. Je n’ob-


tins, évidemment, aucune réponse. D’autant qu’après avoir
consulté notre chef d’état-major des armées, la France lui
proposa de créer des régiments et d’acquérir des matériels
supplémentaires. Ce qui n’a évidemment rien réglé, puisqu’il
n’utilisait pas les armements dont il disposait, abandonnés
sans le moindre entretien dans leurs dépôts ! Les évènements
des décennies suivantes, sous le règne de Mobutu puis de ses
successeurs, ont démontré qu’aucune solution définitive ne
pourra régler les problèmes de l’est du Zaïre sans une pro-
fonde évolution des mœurs et des institutions. La situation
s’est à peine améliorée en 2011 ! Et tellement d’évènements
survenus en vingt-cinq ans dans le monde en général et en
Afrique en particulier justifient que je ne crois pas possible
d’évoquer, dans le cadre de votre question, les autres sujets
« africains » dont j’ai eu à m’occuper entre 1982 et 1985.

FV : Près de trois ans après votre prise de fonction, le scan-


dale du Rainbow Warrior1 conduit à votre limogeage, le 26
septembre 1985. Acceptez-vous de revenir sur cet épisode ?
PL : Dès le 11 juillet, j’ai vécu cette affaire comme une véritable
catastrophe, d’autant plus qu’elle a entraîné la mort du pho-
tographe portugais Pereira et que la police néo-zélandaise a
arrêté deux de nos agents. J’en étais le premier responsable
puisque j’avais approuvé un plan dont j’avais mal apprécié
les faiblesses et les difficultés d’exécution2. Tout de suite
1. Dans la nuit du 10 juillet 1985, la DGSE sabota le navire de l’association écolo-
giste Greenpeace dans le port d’Auckland, en Nouvelle-Zélande. Il s’agissait d’empê-
cher l’association de perturber la campagne d’essais nucléaires décidée par la France.
Dès le début août, le scandale éclate en France autour de la question de l’implica-
tion du service extérieur. Le ministre de la Défense, Charles Hernu, démissionnera le
20 septembre et l’amiral Lacoste sera limogé lors du Conseil des ministres du 26 sep-
tembre. Sur cet épisode, se reporter à F. Vadillo, « Comment la troisième équipe de
la DGSE a-t-elle pu faire couler… autant d’encre ? Le dénouement de l’affaire du
Rainbow Warrior entre “fuites” et journalisme “d’investigation” », Le Temps des médias.
Revue d’histoire, printemps 2011, n° 16, p. 100-117.
2. L’amiral Lacoste, à de nombreuses reprises, a exprimé des réticences au sujet de
cette opération auprès de Charles Hernu, mais en vain, le ministre décida de la pour-
suivre.

568
Entretien avec Pierre Lacoste

j’ai mesuré la gravité du problème posé par l’arrestation des


« Turenge1 » et j’ai tenté de convaincre Charles Hernu qu’il
m’autorise à nouer des contacts indirects avec la Nouvelle-
Zélande, une procédure qui se pratique parfois entre des
services secrets quand des échecs de leurs « professionnels »
risquent d’entraîner des graves conséquences politiques. On
cherche discrètement à trouver des solutions propres à épar-
gner aux gouvernements respectifs des scandales inopportuns.
J’ai rédigé un rapport à l’attention personnelle du ministre.
Il m’a invité à l’accompagner à Latche pour rencontrer le
président de la République. En fait, il ira seul, décidé à ne
pas retenir ma proposition. Je demeure persuadé qu’il n’a
pas osé montrer ce rapport à François Mitterrand car, dès le
13 juillet, j’ai appris par François de Grossouvre que le chef
de l’État considérait que si l’affaire dégénérait, Charles Hernu
et moi, nous ferions office de fusibles. Je ne me faisais guère
d’illusions et j’étais préparé à assumer cette éventualité : avant
ma prise de fonction, Marenches m’avait prévenu : « méfiez-
vous, vous allez être attaqué… ». Il pensait surtout aux
Soviétiques et à leurs « compagnons de route ». Mais, dans
ce cas, l’URSS n’était pas en cause. J’ai surtout regretté l’hos-
tilité du ministère de l’Intérieur. Je pense qu’une des princi-
pales raisons trouve son origine dans une réunion qui s’est
tenue dans le bureau du ministre de la Défense : quelques
jours après l’accident, Charles Hernu avait invité Pierre Joxe
à un petit-déjeuner et m’avait demandé d’y assister. Témoin
des dénégations de mon ministre, mentant « comme un arra-
cheur de dents » à son collègue, affirmant que nous n’étions
pour rien dans cet attentat, je n’avais en aucune façon pu le
contredire, d’autant que j’espérais encore pouvoir trouver des
solutions pour accréditer ce déni de vérité. Pierre Joxe, mani-
festement scandalisé par ce mensonge, n’était pas dupe. Sans
doute poussé par quelques-uns des membres de son ministère,
1. Fausse identité d’Alain Mafart et Dominique Prieur, officiers de la DGSE qui
servaient de support technique pour l’opération en Nouvelle-Zélande.

569
Les services dans un monde sans polarité

profondément hostiles aux « militaires » de la DGSE, et pour


répondre aux demandes de la commission rogatoire interna-
tionale lancée par la Nouvelle-Zélande, il a autorisé ses subor-
donnés à fournir à Wellington1 les renseignements obtenus
par les enquêtes de la police française, renseignements sans
lesquels les enquêteurs néo-zélandais auraient éprouvé de
grandes difficultés à trouver certaines preuves concrètes de
notre implication.
Au cours des semaines qui ont suivi, je n’ai eu qu’une idée
en tête : comment sortir de cette stratégie du mensonge qui
heurtait tant mon éthique personnelle ? Mon argument prin-
cipal résidait dans le fait que les Turenge n’avaient pas coulé
le Rainbow Warrior. Aussi, lorsqu’au début du mois d’août
Laurent Fabius2 obtient de François Mitterrand de nommer
un enquêteur pour faire la lumière sur cette affaire et désigne
Bernard Tricot, je reçois celui qui avait été conseiller d’État,
secrétaire général de l’Élysée sous le général de Gaulle. Je
réponds le plus exactement possible à ses questions, sans jamais
perdre de vue l’argument principal. À la fin de son enquête il
me pose une dernière question : « Seriez-vous capable de men-
tir ? » et je lui réponds sans ambages : « Oui, mais seulement
dans le cas où la sécurité d’un de mes subordonnés serait en
cause. » Pour mieux démontrer la nature et les obligations de
la responsabilité spécifique d’un chef de service secret, je lui ai
alors présenté un de nos agents dont l’identité n’a jamais été
dévoilée en raison du caractère très secret de sa couverture.

FV : Cette affaire vous fut donc imposée par Charles Hernu…


PL : Oui, évidemment.

FV : Vous pensiez avoir obtenu l’accord du président de la


République que vous supposiez informé par le ministre de
la Défense des détails de l’opération…

1. Capitale de la Nouvelle-Zélande.
2. Premier ministre de 1984 à 1986.

570
Entretien avec Pierre Lacoste

PL : En effet.

FV : Mais, au plus fort du scandale, vous n’avez jamais ren-


contré le chef de l’État.
PL : Jamais ! Non seulement il n’a pas cherché à me rencontrer
mais il a refusé de prendre connaissance de mes rapports. Je
comprends son attitude. Pour ma part, officier général, plei-
nement respectueux de ses fonctions, jamais je n’aurais mis
en cause le président de mon pays.

FV : À la DGSE, vous avez accompli de nombreuses réformes,


connu certains succès, des échecs que nous avons évoqués…,
comment vivez-vous le fait de rester, pour la postérité,
l’homme du Rainbow Warrior ?
PL : Je porterai évidemment ce poids jusqu’à mon dernier jour,
bien que j’aie reçu de nombreux témoignages de collègues, de
compatriotes ou d’étrangers qui ont compris ma position, mes
motivations, et approuvé mon comportement dans l’épreuve.
Car, pendant toutes ces semaines, je n’ai jamais perdu de vue
deux impératifs absolus : empêcher à tout prix qu’on puisse
accréditer l’idée d’une initiative de « ces idiots de militaires »
afin de dégager le niveau politique de ses responsabilités et
tout faire pour qu’aucun de mes collaborateurs ne soit traîné
devant la justice de mon pays, quitte à exiger d’être moi-
même personnellement impliqué à leur place. Je réitère ici ce
que j’ai dit au micro d’Europe n°1 le jour de la démission de
Charles Hernu. J’avais pris le risque de répondre à l’invitation
de la chaîne, décidé toutefois à ne pas me laisser entraîner à
des révélations ou des commentaires sur les évènements des
dernières semaines. J’ai donc choisi la réponse la plus courte
et la plus explicite : « Un chef des services secrets ne trahit
jamais ses propres subordonnés ».

FV : Après votre départ de la DGSE dans les circonstances


que vous venez de décrire, vous vous êtes consacré à la
promotion de la « culture française du renseignement ».
571
Les services dans un monde sans polarité

Pourriez-vous m’expliquer ce qui vous a conduit à vous


lancer dans cette « croisade » aussi inédite que compli-
quée ?
PL : Les raisons ne remontent pas seulement à mon passage à la
DGSE mais aussi aux spécificités de mon parcours personnel
aux côtés des hommes et des femmes de ma génération, ceux
et celles qui ont connu la Seconde Guerre mondiale au sortir
de l’adolescence. Je m’en suis expliqué dans le livre publié
en 1997 sous le titre suggéré par mon éditeur : Un amiral
au secret1. Douze ans après le scandale du Rainbow Warrior,
j’avais jugé qu’il était temps de sortir du silence. Je m’en
étais expliqué en préambule, puis en évoquant les principales
expériences de ma carrière, « 42 ans sous l’uniforme ». Dans
une deuxième partie « 1000 jours à la DGSE », j’avais déjà
fourni des réponses sur la DGSE. Enfin dans une troisième
partie du livre, « le temps de la réflexion » couvrant la période
des années 1986 à 1997, j’avais mentionné mes principaux
centres d’intérêt, la géopolitique, la défense et la sécurité, le
renseignement et l’information. J’ai eu le privilège de prési-
der la FEDN, la Fondation des études de Défense nationale,
puis d’être admis à participer à la création de nouveaux ensei-
gnements à l’Université de Marne-la-Vallée et j’ai publié plu-
sieurs autres ouvrages et participé à de nombreux colloques,
conférences et exposés sur ces sujets. Après la dissolution de
l’URSS et la fin de la guerre froide, les très nombreux évè-
nements inédits m’ont conforté dans mes anciennes convic-
tions : la « culture française du renseignement » souffrait d’un
grand nombre de lacunes et de contresens dans l’opinion
comme chez les responsables politiques et dans la haute admi-
nistration. Quand j’avais appartenu dans les années 1970 au
Centre de prospective et d’évaluation, au cabinet d’Yvon
Bourges2, au CHEM, à l’IHEDN3, à l’École supérieure de
1. Op. cit.
2. Homme politique (1921-2009), ministre de la Défense de 1975 à 1980.
3. Respectivement : Centre des hautes études militaires et Institut des hautes études
de la défense nationale.

572
Entretien avec Pierre Lacoste

guerre navale et à Matignon, j’étais déjà intimement persuadé


de l’impérative nécessité d’associer le monde universitaire aux
études et aux recherches portant sur la défense, la stratégie et
la sécurité. Mais je savais aussi qu’il s’agirait d’une tâche de
très longue haleine en raison des préventions, des tabous et
des interdits majoritaires dans le pays, après tant de déboires
et de défaites. J’ai le souvenir d’avoir prononcé avec le pro-
fesseur Pierre Dabezies les premières conférences à l’ENA
sur les principes et les modalités de la défense et de la sécu-
rité dans le cadre de la guerre froide. Autant de thématiques
qui n’avaient pas bonne presse dans cette enceinte ! Dans le
même esprit, après 1992, j’ai pu m’appuyer sur l’université
de Marne-la-Vallée pour créer et diriger pendant quatre ans
un séminaire original, délibérément transdisciplinaire, sur
les différentes problématiques du renseignement, y compris
dans ses applications à l’économie et au monde des affaires1.
L’intelligence économique s’inscrivait bien dans ces chemi-
nements, par une longue maturation des idées, déjà présentes
dans mon esprit au temps de mes jeunes années. Comme
toutes celles et tous ceux qui se sont investis depuis près de
vingt ans dans la promotion et la mise en œuvre des sciences
de « l’information élaborée » pour combler les retards d’une
société française trop longtemps engluée dans des préjugés et
conservatismes d’un autre âge, j’ai la satisfaction de constater
que nous sommes en train de récolter les premiers fruits de
ces efforts. Le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale
publié en 2008 constitue, à cet égard, la preuve d’une prise
de conscience au sommet de l’État. J’espère que les effets de
la terrible crise financière et économique qui secoue le monde
ne remettront pas en cause ces acquis et que les responsables
de l’opposition politique sauront les préserver en pensant à
l’avenir des générations montantes.

1. À ce sujet, se reporter à P. Lacoste (dir.), Le renseignement à la française, Paris,


Economica, 1998, 641 p.
7. La DGSE comme mode alternatif de résolution
des conflits : l’exemple de la négociation secrète
entre le Sénégal et la Mauritanie.
Entretien avec Claude Silberzahn

par Floran Vadillo

Diplômé de l’École nationale de la France d’Outre-mer,


Claude Silberzahn (né le 18 mars 1935) nourrit une « passion
charnelle », selon ses propres mots, pour les territoires fran-
çais situés par-delà les mers. Lorsque la France se sépare de ses
anciennes colonies, et après une valse-hésitation, il demande à
être versé dans le corps préfectoral. Mais ce changement de car-
rière ne l’éloigne guère de sa vocation initiale puisqu’il devient
secrétaire général de la Martinique entre 1967 et 1970, conseiller
technique (1972-1973) puis directeur du cabinet du ministre
des DOM-TOM (1973-1974). À l’instar de nombreux « préfets
de gauche », ses opinions politiques ne lui permettent point de
connaître une progression de carrière aussi linéaire que souhai-
tée. L’alternance de 1981 lui offrira l’opportunité de poursuivre
sa passion ultra-marine en devenant préfet de Guyane (1982-
1984) avant que le Premier ministre Fabius ne l’appelle à son
cabinet pour suivre l’activité du ministère de l’Intérieur et, évi-
demment, l’Outre-mer.
À ce poste, il connaît le début de l’affaire du Rainbow Warrior,
ce navire de l’association écologiste Greenpeace coulé par la
575
Les services dans un monde sans polarité

DGSE en juillet 1985 en Nouvelle-Zélande ; de sorte que,


lorsque le président Mitterrand l’interroge sur ses désirs, le pré-
fet Silberzahn évoque le service de renseignement extérieur en
premier lieu.
De 1989 à 1993, Claude Silberzahn va se consacrer pleinement
au rayonnement de la DGSE, revendiquant parmi les missions
de celle-ci, celle « d’instrument diplomatique ».

Floran Vadillo : Vous avez été directeur général de la DGSE


de 1989 à 1993 ; dans votre livre de souvenirs1, il appa-
raît que vous avez déployé une véritable politique diplo-
matique. En Afrique, notamment, vous vous êtes efforcé
d’étouffer des conflits interétatiques. Mais était-ce véri-
tablement le rôle de la DGSE ? Cela ne correspond-il
pas davantage au travail de l’ambassadeur de France au
Sénégal, de l’ambassadeur de France en Mauritanie ou du
ministère de la Coopération ?
Claude Silberzahn : Je pourrais dire que la DGSE s’est impli-
quée dans de tels conflits en raison de ma qualité d’ancien
administrateur de la France d’Outre-mer2 et de l’attachement
éperdu que j’éprouve à l’égard de l’Afrique et de tous ces
pays qui constituèrent autrefois la « France d’Outre-mer ». Il
s’agirait de la réponse la plus simple… Mais en réalité, dans
notre pays, aucun texte officiel ne définit qui doit prendre en
charge cette problématique des conflits. Car l’ambassadeur de
France au Sénégal s’occupe des affaires du Sénégal et des rap-
ports de ce dernier avec la France. Il envoie des informations
sur les problèmes susceptibles de survenir avec la Mauritanie ;

1. Claude Silberzahn et Jean Guisnel, Au cœur du secret. 1500 jours aux commandes
de la DGSE (1989-1993), Paris, Fayard, 1995, 332 p.
2. L’École nationale de la France d’Outre-mer (ENFOM) était la grande école en
charge de former les cadres supérieurs de l’administration coloniale jusqu’en 1959.

576
Entretien avec Claude Silberzahn

l’ambassadeur de France en Mauritanie procède de la même


manière, mais ni l’un ni l’autre n’ont la mission de s’impli-
quer plus avant. Ils veillent même à ne pas se mêler des affaires
entre la Mauritanie et le Sénégal ; dans ce cas-là, le ministre des
Affaires étrangères tend naturellement à suivre les avis de ses
missi dominici… Quant au ministère de la Coopération il n’a
aucune vocation à intervenir. En somme, il n’existe pas d’insti-
tution en France pour cette mission un peu particulière.

FV : De sorte que la DGSE n’a guère plus vocation que les


institutions précitées à s’impliquer dans ce domaine…
CS : Encore moins la DGSE, dirais-je. Au fond, aucune institu-
tion française n’a la responsabilité de prévenir les conflits et,
par ailleurs, la prévention effectuée par une tierce personne
ne se révèle d’aucune utilité pour nombre d’entre eux dans
le monde. Pour certains toutefois, la médiation peut incarner
une solution. Je reviendrai ultérieurement sur les raisons pour
lesquelles, à la DGSE, nous nous sommes immiscés dans l’af-
frontement entre le Sénégal et la Mauritanie ; néanmoins, ce
n’est pas le seul dont nous nous soyons occupés puisque nous
sommes intervenus dans les conflits qui ont agité le Tchad,
concerné les Touaregs au Mali et surtout au Niger, à Haïti, etc.

FV : Mais pourquoi déployer une telle activité de résolution


des conflits à la DGSE ?
CS : Parce que, selon moi, la DGSE est, de très loin, l’institu-
tion – il n’en existe aucune autre sur cette thématique – la
mieux placée pour se consacrer à la prévention de ce type
de conflits notamment lorsqu’ils adviennent dans une zone
d’influence française. Pourquoi une telle assertion ? Très sim-
plement en raison du secret qui enveloppe son activité. Ma
conviction s’est faite qu’en matière de prévention les seules
discussions possibles ne pouvaient se tenir que dans le cadre
d’une négociation secrète. Or la DGSE est la seule institu-
tion qui, par nature, travaille dans l’ombre. Il s’agit là d’un
577
Les services dans un monde sans polarité

atout exceptionnel. Car lorsqu’on organise une réunion (j’en


ai tenu quelques centaines entre patrons et syndicats dans le
cadre de ma carrière préfectorale), les gens sont plus préoccu-
pés par le communiqué final et leur prise de parole face aux
médias que par le fond de la négociation elle-même. Je reste
persuadé que le contexte médiatique induit par la négocia-
tion constitue son principal ennemi ; mon expérience dans
les conflits intérieurs en France puis dans d’autres régions du
monde justifie cette conviction.
En fait les hommes publics sont très mal placés pour faire la
paix parce qu’ils doivent avoir des attitudes et des postures.
Or, l’attitude et la posture paralysent l’action. Elles empê-
chent la manœuvre et ne donnent pas le temps au temps.
Résoudre un conflit s’inscrit dans la durée, mais, si de part
et d’autre on manifeste la volonté d’aboutir – préalable abso-
lument nécessaire pour s’assurer que l’un ne veut pas écraser
l’autre –, alors on peut agir.

FV : Tous les paramètres que vous évoquez étaient-ils réunis


pour résoudre le casus belli sénégalo-mauritanien ?
CS : Dans l’affaire du Sénégal et de la Mauritanie, il s’agissait
d’une évidence. Mais à l’époque j’avais clairement exprimé
le fond de ma pensée à Diouf et Taya : « Personne ne doit
savoir que nous menons cette négociation. » Et nous l’avons
conduite de façon exemplaire pendant près de trois ans sans
que personne n’en sache rien.

FV : Précisément, il s’agit d’une affaire méconnue…


CS : Oui.

FV : Donc, c’est également un succès totalement occulté, lot


quotidien des services de renseignement…
CS : Oui, mais cette situation est préférable. La publicité de notre
intervention aurait constitué un handicap majeur et suscité
de nombreux commentaires acerbes concernant l’implication
578
Entretien avec Claude Silberzahn

de la DGSE alors même que le bénéfice de la paix revient à


Diouf et Taya, et à eux seuls. L’acteur n’est pas la DGSE,
et la situation apurée, je repars sur la pointe des pieds. Le
secret doit couvrir jusqu’à l’intervention du service. C’est là
une conviction qui m’anime et que je suis parvenu à faire par-
tager à Diouf en raison des liens personnels que j’entretenais
avec lui (nous étudiions ensemble rue de l’Observatoire1).
Tel n’était pas le cas avec Taya, dirigeant à la personnalité
très différente de son homologue sénégalais. À nouveau, je
crois fondamentalement que nous devons disparaître comme
si nous n’avions jamais agi, une fois la négociation terminée.
À mon arrivée à la DGSE, j’ai testé cette conviction intellec-
tuelle, affective et morale sur le conflit Sénégal-Mauritanie,
deux pays que je connaissais auparavant. Par ailleurs, j’ai
une fascination très ancienne pour les peuples à la limite du
Sahel, et en particulier pour tous les peuples nomades. D’où
l’intervention de la DGSE dans les conflits impliquant les
peuples touaregs, et au Tchad concernant le Darfour. Lors de
la guerre d’Algérie, j’ai servi en qualité de lieutenant appelé
et j’ai dirigé, pendant plus de deux ans et à ma demande, une
SAS2 dans le Sud, c’est-à-dire une région de nomades. Là-bas,
j’ai connu bien des ennuis, avec l’armée en particulier, en
raison de mon opposition au regroupement des populations
nomades. J’éprouve donc une sympathie particulière envers
ces « espèces » que l’on peut juger en voie de disparition dans
la mesure où il ne semble plus y avoir de place pour elles dans
le monde d’aujourd’hui. Face à l’inéluctable, autant qu’elles
disparaissent à la fois dans la dignité et l’honnêteté.
Concernant la Mauritanie, je la connaissais sans y avoir jamais
vécu car j’étais en relation avec nombre d’administrateurs de
la France d’Outre-mer qui avaient œuvré dans l’ex-empire.
Ces pays revêtent pour moi une réalité charnelle en quelque

1. Où se situait l’ENFOM.
2. SAS, acronyme de Section administrative spécialisée : unité chargée, lors du
conflit algérien, de pacifier un secteur donné et d’apporter une assistance scolaire,
sociale et médicale aux populations rurales musulmanes.

579
Les services dans un monde sans polarité

sorte. À l’inverse, pour 95 % des stratèges du Quai d’Orsay,


il s’agit là de « bricoles », de sujets de peu d’importance. À
l’époque, ils affichent une grave méconnaissance du terrain,
des hommes, d’une Afrique terre de découverte récente pour
la diplomatie française.
Nous étions alors quelques-uns à disposer d’une connaissance
quasi existentielle de ces populations, des rapports qu’elles
entretenaient entre elles, et du lien si complexe qui les unis-
sait à la France. Le fleuve Sénégal est un fleuve fantastique
mais on ignore où se situe la frontière entre le Sénégal et la
Mauritanie, à qui appartient la ressource en eau de ce fleuve
qui nourrit et irrigue. Subitement, cette guerre soulevait un
problème majeur : « À qui appartient le fleuve ? »

FV : J’aimerais, avant d’aborder en détail le déroulement de


la négociation, que vous évoquiez la genèse du conflit.
CS : Il s’agit d’une affaire compliquée qui nécessite de connaître
l’histoire et le peuplement tant du Sénégal que de la
Mauritanie. En quelques phrases : la Mauritanie appartient
à l’Afrique blanche – le nord de l’Afrique – où l’homme de
couleur a fait figure d’homme de seconde zone pendant des
siècles. Au moment de la colonisation, « l’aristocratie » mau-
ritanienne est blanche – je mets toujours « l’aristocratie »
entre guillemets, en Gascogne ou en Mauritanie, pour dési-
gner la classe des nantis, ceux qui se sont appropriés la terre,
les troupeaux… Les Noirs, eux, travaillent.
La compréhension de l’Afrique actuelle passe par celle de son
histoire à la fin du xixe siècle : quand la France entreprend de
coloniser le continent, elle impose l’école. Non l’école obliga-
toire pour tous, car les administrateurs ne disposent pas des
moyens nécessaires ; chacun d’entre eux se bat pour obtenir
une école, des instituteurs… Il faut alors remplir les classes
sur ordre de l’administrateur qui fixe des quotas ! Et que se
passe-t-il dans toute l’Afrique ? Les chefs envoient les enfants
des esclaves, ou quasi-esclaves : les enfants de basse extraction.
580
Entretien avec Claude Silberzahn

Et pendant des décennies « l’aristocratie » (la classe qui com-


mande et possède dans le pays) ne scolarise pas ses enfants.
Mais, lors de la décolonisation, au moment de la loi-cadre
Defferre1, les pays ont besoin de lettrés pour administrer, de
gens qui ont fréquenté l’école.
Or, en Mauritanie – le phénomène est particulièrement fla-
grant – seuls les Noirs répondent à ce critère, pour les raisons
que j’évoquais. On aboutit donc à un renversement de situa-
tion où le pouvoir ancestral blanc cède le pas aux nouveaux
cadres du pays, des Noirs. Émerge alors une revendication
d’égalité du monde noir vis-à-vis du monde blanc, certes pré-
existante, mais qui ressort puissamment. Cela génère un vrai
problème de coexistence, visiblement fondé sur la couleur
mais plus fondamentalement sur une répartition en classes
sociales.
La situation au Sénégal est tout autre : à Dakar2 et dans
les principales villes du Sénégal, les Mauritaniens tiennent
l’ensemble du commerce, domaine où ils font preuve de
grandes aptitudes, héritage d’une culture très ancienne de
ces caravanes qui traversaient l’Afrique, immense continent
de négoce. Par ce biais, ils ont colonisé le commerce et, par
là même, le crédit, le système financier de base. En consé-
quence, la relation entre l’épicier maure qui fait crédit et son
client Oualof3 génère des tensions. Ainsi, dans les deux pays,
et pour des raisons différentes, existe-t-il des problèmes qu’on
peut estimer raciaux mais qui, à mes yeux, sont en fait essen-
tiellement sociaux et culturels. D’autant que l’ensemble de
ces pays se métisse : il est fréquent que des enfants naissent
d’une relation avec des esclaves ; les populations métisses sont
extrêmement nombreuses des deux cotés et constituent sou-
vent le ferment de la revendication. Ces tensions sociales et

1. La loi-cadre de juin 1956 (dite loi-cadre Defferre, du nom du ministre de


l’Outre-mer de l’époque) autorisait le gouvernement à procéder, par décret, à une évo-
lution institutionnelle des territoires d’Outre-mer menant à une future indépendance.
2. Capitale du Sénégal.
3. Peuple d’Afrique de l’Ouest, notamment installé au Sénégal.

581
Les services dans un monde sans polarité

culturelles se traduisent par une série d’évènements condui-


sant à un affrontement à Dakar, lequel débouche, en avril
1989, sur l’organisation d’une chasse aux Maures, en quelque
sorte. Les victimes se comptent par centaines à Dakar comme
à Nouakchott1. Toutefois, personne ne sait qui a « tiré le pre-
mier »…
Les émeutes suscitent des migrations extrêmement impor-
tantes et immédiates : les Maures quittent Dakar, traversent
le fleuve Sénégal, puis se vengent sur les premiers Négro-
Africains qu’ils rencontrent en Mauritanie. En quelques
semaines, 70 000 personnes rentrent au Sénégal et 170 000
en Mauritanie. Une sorte d’effet boule de neige se produit et
les deux camps sont prêts à faire la guerre. Car la classe poli-
tique pense qu’elle doit protéger ses citoyens. Des tensions
plusieurs fois séculaires émergent alors. À la DGSE, nous
estimons qu’une telle guerre poserait un problème majeur
en Afrique et dépasserait très largement les frontières car la
Mauritanie est alors un allié fidèle de l’Irak.

FV : Des éléments irakiens étaient-ils présents en Mauritanie ?


CS : À l’époque, la présence d’Irakiens se révélait très discrète et
peu importante, mais nous savions que l’Irak avait décidé de
faire de ce pays son point d’appui en Afrique occidentale. La
Mauritanie apparaissait donc comme un régime philo-baa-
siste2, si j’ose dire, qui pensait et qui partageait, par tradi-
tion, le laïcisme de l’Irak et un islam modéré. Par ailleurs, de
manière curieuse, mais ce n’est pas étranger au phénomène,
le Sénégal affichait une certaine proximité avec les Saoudiens.
Non par islamisme, mais parce que l’Arabie saoudite avait
choisi le Sénégal comme un point d’appui dans cette par-
tie de l’Afrique et l’aidait financièrement. Se jouait donc en

1. Capitale de la Mauritanie.
2. Adjectif qualifiant un homme favorable aux idées du parti Baas, fondé en 1947
à Damas. Ce parti prône l’unité de tous les pays arabes en une seule nation. ­Saddam
Hussein, en implantant le parti Baas en Irak, fit subir au baasisme d’importantes
modifications idéologiques qui l’éloignèrent de son homologue syrien.

582
Entretien avec Claude Silberzahn

filigrane un autre conflit. En cas de guerre, je m’interroge sur


le degré d’engagement des belligérants et de leurs alliés. Mais
ni l’Irak, ni l’Arabie saoudite n’y voyaient avantage et nous
nous en sommes assurés au préalable.

FV : Le travail de la DGSE consiste à informer le pouvoir


politique de l’existence de ce conflit prêt à dégénérer et
de ses possibles résonances internationales. En avez-vous
informé les autorités gouvernementales ?
CS : « Gouvernementales » est un peu large…

FV : Le président de la République dans ce cas ?


CS : Oui, dès que j’ai réuni les conditions pour que nous jugions
possible une intervention.

FV : Mais, si je comprends bien, il n’y a pas eu de réaction


française.
CS : Lorsque j’ai pensé tester mon idée de négociation secrète
– parce qu’il s’agissait d’un endroit important pour les rai-
sons évoquées précédemment – l’occasion paraissait idéale. Je
m’en ouvre au président de la République puis lui envoie une
note : « Sauf objection de votre part, on s’implique. » Bien
sûr, il n’existe pas d’autre écrit faisant état de l’implication de
la DGSE. Tout se situe dans les rapports personnels : je vais
au Quai d’Orsay deux fois par semaine boire un verre avec
Daniel Bernard1 ; alors, au moment du conflit, je lui signifie :
« J’ai le feu vert du président, vous faites patte douce, nous
nous occupons de l’affaire Sénégal/Mauritanie. »

FV : Vous vous permettez d’adopter cette attitude en raison


de l’absence de feu rouge du président de la République, à
défaut de feu vert.
CS : Oui. Évidemment, je laisse toujours s’écouler quinze jours
après mes notes au président. D’ordinaire, le président émet

1. Directeur du cabinet de Roland Dumas, ministre des Affaires étrangères.

583
Les services dans un monde sans polarité

des réponses du genre, « Non », « Peut-être », « Vous m’en


parlez avant ». Et quand je ne vois rien revenir, je sais alors
que j’ai le feu vert. Lorsque j’annonce à Daniel Bernard que
la DGSE s’en occupe, ils sont plutôt contents au Quai d’Or-
say. C’est une époque fastueuse pour le fonctionnement de
la DGSE avec le système en général : l’entente entre l’Ély-
sée, les Affaires étrangères et la Coopération s’avère parfaite.
Une telle affaire le démontre. Mais dans ce type de partie en
interne, on ne gagne pas toujours : lorsque la France s’engage
au Rwanda, elle le fait contre notre avis, clairement exprimé,
explicité et répété, et essentiellement parce que le pouvoir
politique veut donner un « os à ronger » à l’armée…

FV : Vous n’évoquez pas Matignon dans cette liste.


CS : Mais si ! J’y porte une attention particulière pour mille rai-
sons et notamment parce que je voulais que le système fonc-
tionne. Alors, effectivement, j’informe Michel Rocard1 car
j’ai besoin de lui ! En outre, intellectuellement, nous nous
accordons très bien.

FV : Dès le début ?
CS : Oui. Lorsque nous avons commencé à mettre en place les
éléments d’une négociation, j’ai prévenu Jean-Paul Huchon2 :
« Tu diras à ton Premier ministre que nous nous sommes
branchés sur cette affaire avec le feu vert de l’Élysée. »

FV : Dans votre présentation de la situation au président de


la République, n’avez-vous pas fait en sorte que seule la
DGSE paraisse en mesure d’intervenir ?
CS : Bien sûr ! J’étais persuadé qu’une voie diplomatique
normale ne fonctionnerait pas. Quel résultat aurait-elle
donné ? Les deux parties, face à une médiation évidem-
ment publique, auraient pensé : « Le colonisateur ! De
1. Premier ministre de 1988 à 1991.
2. Jean-Paul Huchon, haut fonctionnaire, directeur du cabinet du Premier ministre
Michel Rocard, de 1988 à 1991.

584
Entretien avec Claude Silberzahn

quoi se mêle-t-il ? Il ne veut pas aussi changer les fron-


tières ? » Alors, Taya et Diouf auraient inéluctablement
accompli une marche arrière. À nouveau, la grande idée de
cette affaire réside dans le caractère secret de la démarche :
deux ans de négociations dont personne n’a entendu par-
ler à l’extérieur ! Cela paraît presque impossible mais nous
avons tenu le pari.

FV : Pour vous permettre cette présentation en faveur de la


position que vous défendiez, bénéficiez-vous de la rareté de
l’information ? Incarniez-vous le seul canal qui informait
le président de la République de l’état du conflit Sénégal-
Mauritanie ?
CS : Ah non ! N’oublions pas que les deux ambassades émettent
des dépêches diplomatiques. Le temps estompe nos souve-
nirs, mais je rappelle qu’il régnait alors une grande panique à
Dakar à la veille de la première vraie guerre afro-africaine ! Et
la presse évoque très largement ce conflit.

FV : La DGSE semblait donc redouter une véritable guerre.


CS : En effet, et cette guerre menaçait tout notre système afri-
cain. Nous sommes en présence de pays sur lesquels nous
pesons, dans lesquels nous jouons un rôle éminent ; de fait,
lorsque survient un vrai problème, ils attendent de nous une
réponse.

FV : Visiblement le Quai d’Orsay ne partage pas cet avis.


À tout le moins, ne l’exprime-t-il pas.
CS : Je ne sais ce qu’aurait fait le Quai d’Orsay si nous n’étions
pas intervenus. Je dois dire qu’il était dépourvu de moyens,
s’entend par la voie diplomatique normale, pour faire aboutir
une conciliation. D’abord, une conciliation officielle sous la
patte de l’ancien colonisateur s’avère très complexe, aussi bien
psychologiquement que politiquement. Les oppositions s’en
emparent tout de suite : « Vous n’êtes pas capables de régler
585
Les services dans un monde sans polarité

les problèmes, vous devez faire appel à la France… » Ces


petits airs, je les connais par cœur. Lors de notre intercession
dans l’affaire des Touaregs1 afin de conclure la paix, Cheffou2,
alors Premier ministre du Niger, me répétait : « Surtout, per-
sonne ne le sait ; tu fais bien attention ! » Nos avions atter-
rissaient dans le Ténéré3 et je m’entretenais avec les uns et les
autres au moyen de valises INMARSAT4, j’avais du monde
en permanence sur place… Tout cela dans une ombre totale.

FV : En somme, vous bénéficiez du silence présidentiel dans


cette affaire.
CS : Le président de la République a été parfait : après l’envoi de
ma note, au cours d’une conversation, François Mitterrand5
a déclaré : « Bonne idée, informez-moi au fur et à mesure de
vos avancées. » Il aime l’Afrique. C’est un vieil Africain. Son
groupe parlementaire sous la IVe République réunissait tous
ces vieux Africains6. Plus tard, les interventions des Giscard7,
Chirac8, etc., pourront à peine s’assimiler à de la chasse de
grand gibier, de « l’excursionnisme » et autres babioles de
ce type… Mais le marmiton politique qui a remué la « tam-
bouille » africaine sous la IVe République, c’est François
Mitterrand9. À cette époque, le système que nous allons vivre
sous la Ve République se forme et se met en place. Tous les
hommes au pouvoir dans les années 1990 se construisent à

1. À partir de mai 1990, le nord du Niger a été secoué par ce que l’on a désormais
l’habitude d’appeler le « conflit touareg », qui s’est étendu au Mali à partir de juin
1990.
2. Amadou Cheffou, Premier ministre du Niger d’octobre 1991 à avril 1993.
3. Partie centrale du Sahara qui s’étend du Niger au Tchad (région du Tibesti).
4. Moyen de communication par satellite (acronyme de International Maritime
Satellite).
5. Président de la République de 1981 à 1995.
6. Claude Silberzahn évoque l’UDSR (Union démocratique et socialiste de la Résis-
tance) qui avait, sous la IVe République, intégré les membres du Rassemblement
démocratique africain (RDA).
7. Président de la République de 1974 à 1981.
8. Président de la République de 1995 à 2007.
9. De 1950 à 1951, François Mitterrand a été ministre de l’Outre-mer du gouver-
nement Pleven.

586
Entretien avec Claude Silberzahn

ce moment-là, entre les années 1950 et 1960 : ils grandis-


sent politiquement, ils entrent dans le sérail. Donc François
Mitterrand m’encourage fortement.
S’il connaît mal Taya, il a une très grande estime pour Diouf
qu’il m’exhorte à toujours ménager pour mener à bien les
discussions. Il se montre conscient de l’utilité de la démarche
car il possède une appréhension plus intellectuelle et cultu-
relle que physique du continent, il partage avec moi cette
idée que le Sahel est un endroit extrêmement difficile, la ligne
de fracture du continent. Avec François Mitterrand, je peux
échanger, parler théorie, morale, sociologie…, ce qui est fort
agréable. Il y a toujours avec lui, flottant dans l’air, quelque
chose qu’on appelle la « culture » et l’appréhension de
« l’universel ».

FV : Donc le président de la République accepte que la DGSE


apparaisse très clairement comme un outil de l’action exté-
rieure de la France, ce dont rêve tout directeur général.
CS : En effet, mais il s’agit d’une opportunité jamais offerte pré-
cédemment1 ; nous nous sommes piqués au jeu, nous avons
continué, d’autant que nous avions créé une direction en
charge de cette mission parmi d’autres, et principalement de
l’harmonisation de notre travail avec celui du Quai2.

FV : C’est vous qui avez entrepris de créer cette direction, si


je ne m’abuse.
CS : Exact. Il n’y avait donc pas d’outil interne pour mener cette
politique.

1. L’assertion omet la période où Alexandre de Marenches était directeur du


SDECE, le prédécesseur de la DGSE, et conduisait une diplomatie personnelle. Cf. en
particulier : Alexandre de Marenches et Christine Ockrent, Dans le secret des princes,
Paris, Stock, 1986, 415 p.
2. La Direction de la stratégie confiée au diplomate Jean-Claude Cousseran, ancien
membre du cabinet de Charles Hernu puis de Roland Dumas.

587
Les services dans un monde sans polarité

FV : Vous avez placé un diplomate à sa tête, affichant, de fait,


clairement vos ambitions.
CS : Oui. Je les ai toujours affichées : la DGSE est d’abord un
outil de politique extérieure et donc, il faut utiliser cet outil.
J’ai eu la chance de pouvoir recruter Jean-Claude Cousseran.
J’ai mis longtemps à choisir mon diplomate. Dans une note à
l’attention de François Mitterrand après qu’il eut exprimé le
souhait de me nommer directeur de la DGSE, je n’émettais
qu’un désir : la liberté de choisir mes hommes1. Je n’ai pas
demandé 100 francs de plus sur mon salaire de préfet mais
uniquement de pouvoir choisir en totale souveraineté mes
collaborateurs. Et il a marqué « OUI », signé FM !
Avec ce blanc-seing et, grâce à Michel Rocard, j’ai créé cinq
directions d’administration centrale, du jamais vu en France.
Créer une direction d’administration centrale en France s’ap-
parente à un travail de titan !

FV : Concernant les négociations entre le Sénégal et la


Mauritanie, Jean-Claude Cousseran était donc à la
manœuvre ?
CS : Il s’est énormément investi dans cette affaire, avec toute son
équipe.

FV : Vous disposez donc de l’accord du président de la


République ; comment engagez-vous après cela les négocia-
tions ?
CS : Elles passent d’abord par l’engagement des deux présidents
africains. Je rencontre donc Taya et Diouf et réclame, en pre-
mier lieu, un engagement secret : personne ne doit connaître
l’implication de la DGSE, il s’agit d’un dialogue entre les deux
parties. Et nous allons organiser ce dialogue, le construire,
le meubler, le nourrir et autant que de besoin, nous répon-
drons présents. Je pose comme deuxième condition que les

1. Claude Silberzahn fait écho au fait que le président de la République avait imposé
le préfet Parant à l’amiral Lacoste, directeur de la DGSE de 1982 à 1985.

588
Entretien avec Claude Silberzahn

présidents ne reviennent pas sur les décisions prises par leurs


émissaires après les réunions. De fait, j’ai conseillé tant à
Diouf qu’à Taya de choisir le meilleur de leurs amis et colla-
borateurs.
Je rédige à leur intention une lettre personnelle en rappelant
les engagements ainsi actés et prévenant que si les deux condi-
tions ne sont plus réunies à un moment donné ou s’il y avait
brisure dans l’une de ces deux conditions, nous nous retire-
rions totalement de l’affaire.

FV : Sachant que la France penchait plutôt du côté du Sénégal


que de la Mauritanie ?
CS : Je ne peux pas laisser dire cela. Si on évoque l’ambiance
parisienne, elle est plutôt toujours prosénégalaise, mais cette
position n’inclut pas la DGSE.

FV : Mais, d’une manière générale, le Sénégal jouit de la sym-


pathie de la France. En l’occurrence, Taya avait tout à
gagner.
CS : Oui probablement, mais il y a des fondamentaux en poli-
tique : chacun a des opposants, des pays amis qui le pous-
sent et rendent plus complexe la situation. Parce qu’au fond,
aucun pays n’est vraiment libre et quand un responsable poli-
tique prend une décision, il considère la réception de cette
dernière par l’opinion publique et internationale.

FV : Effectuez-vous des allers-retours entre Dakar et


Nouakchott ?
CS : Le dispositif est monté en France. Chacun des deux pré-
sidents désigne un homme de confiance et prend l’engage-
ment du secret. En parallèle, d’ailleurs, des échanges publics
et officiels existent entre les deux pays mais se passent très
mal. Chacun nous mande son négociateur et les discussions
vont durer longtemps. La DGSE prend tout en charge : l’or-
ganisation matérielle, la méthode, les idées…
589
Les services dans un monde sans polarité

FV : Les débats se déroulent-ils à Paris ?


CS : Oui, une partie à Mortier1 et une partie à Disneyland (rires).

FV : À Disneyland ?
CS : Oui. Nous ne souhaitions pas que cela apparaisse à Mortier ;
les négociateurs viennent à deux ou trois, avec des spécialistes,
etc. Il faut les loger et nous entrons en contact alors avec un
hôtel de Marne-la-Vallée2. En période hivernale, nous béné-
ficions de salles de réunion, de chambres à bon prix. Nous
comptons nos sous à la DGSE !

FV : Comment les négociations se déroulent-elles, concrète-


ment ?
CS : Les négociateurs viennent à Paris pour plusieurs jours, la
plupart du temps. Et je tiens à ce que cela dure chaque fois
deux ou trois jours, car il faut les faire vivre ensemble, raison
pour laquelle nous les installons à l’hôtel. Au petit-déjeuner,
ils se retrouvent et je « lie la sauce » comme ça. À Paris, ils
sont dispersés dans leurs hôtels ou leurs ambassades et reçoi-
vent chaque soir des instructions.

FV : Il s’agit donc d’une volonté orchestrée de les mettre à


Marne-la-Vallée et non une manifestation de pingrerie !
CS : En effet. C’est vrai, cela paraît un peu ridicule aujourd’hui.
Mais empêcher cette guerre entre le Sénégal et la Mauritanie
n’a guère coûté plus d’un demi-million d’euros à la France.
Alors que sa participation au conflit du Rwanda se compte
en milliards…

FV : À quelle fréquence viennent-ils ?


CS : Les discussions ont lieu au moins tous les mois et durent
parce que, naturellement, se greffent là-dessus de très vieilles

1. Du nom du boulevard où se situe le siège de la DGSE, dans le XXe arrondisse-


ment parisien.
2. Ville qui abrite le parc d’attractions Disneyland Paris.

590
Entretien avec Claude Silberzahn

revendications. À qui appartient l’eau du fleuve ? Et pour-


quoi ? Qui a les droits d’eau ? Qui pêche ? Et où sont les
limites des eaux territoriales au large ? Qui va payer les dégâts
liés aux pillages des boutiques… ? Il y a un lourd passif. Les
affaires se compliquent dans la mesure où on met sur la table
tout le contentieux sénégalo-mauritanien, lourd contentieux
remontant parfois même avant la colonisation. Par exemple,
concernant la frontière, Diouf déclare : « Voilà les actes de la
colonisation, la frontière se trouve sur la rive droite du fleuve,
le fleuve nous appartient. » Les autres répliquent : « Non,
voilà nos textes, la frontière se situe sur la rive gauche. »
À vrai dire, nous qui voulions juste régler un conflit, nous
sommes embarqués dans le règlement de litiges très anciens ;
avec succès.

FV : C’est-à-dire que les Mauritaniens sont retournés au


Sénégal ?
CS : Les Mauritaniens sont lentement retournés au Sénégal, et
les Sénégalais en Mauritanie. Je pense que les populations ont
compris la gravité des dégâts causés, car il s’agissait de gens
qui se côtoyaient continuellement, se saluaient, mariaient
leurs enfants. Je crois qu’ils ont pris conscience de la folie du
moment : le conflit se déclenche sans que personne ne com-
prenne vraiment comment et pourquoi il survient. L’escalade
est quelque chose d’effrayant qui échappe aux acteurs.

FV : Quels ont été les termes de ces accords ?


CS : Ils réglaient pratiquement l’ensemble du contentieux. Nous
sommes parvenus à trouver une solution pour chaque pro-
blème, y compris pour l’indemnisation puisque le ministère
de la Coopération l’a réglée sur le FAC, le Fonds d’aide et de
coopération.

FV : Une signature solennelle des accords a-t-elle été orga­


nisée ?
591
Les services dans un monde sans polarité

CS : Non. J’ai cosigné l’accord à Marne-la-Vallée. À la dernière


réunion, chacun disposait de l’aval de son président et j’ai
simplement cosigné, comme notaire. J’ai alors annoncé que
nous disparaissions et que nous n’avions jamais existé.

FV : Précédemment, vous évoquiez l’échec des négociations


officielles en raison des tensions qui demeuraient vives ; on
imagine mal que tout soit rentré dans l’ordre, du jour au
lendemain, à l’issue d’un dialogue secret, qui plus est.
CS : La tension restait élevée parce que les deux tiers des bou-
tiques étaient fermées. Mais ils ont fait la paix et l’ont publiée
en mars 1992. Ils n’ont jamais évoqué notre rôle et, au fond,
dans cette affaire, notre qualité de notaire correspondait à
notre souhait. Mais, durant les négociations, Jean-Claude
Cousseran prenait en charge chaque difficulté et, le soir, nous
travaillions tous sur le fond des problèmes.

FV : Vous apportiez donc au moins autant de solutions que


les deux parties…
CS : Oui, nous avions forgé les éléments de l’accord parce que
nous concevions en quoi devait consister cet accord. Nous
avions une idée sur chaque point, sur où se situe la ligne de
partage et où elle devrait se situer. Vous ne pouvez pas partir
sans théorie dans ce genre de situation. Je le dis également en
qualité de préfet : en présence de syndicalistes, de patrons,
ou bien de dockers…, vous ne pouvez aller à l’aveuglette.
Dans une affaire comme celle concernant le Sénégal et la
Mauritanie, comme dans l’affaire des dockers du Havre lors
du départ du paquebot France par exemple, vous ne devez
pas penser que la négociation va dépendre des rapports des
forces, mais vous forger une idée de la « solution morale ». Si
quelqu’un s’avère incapable de concevoir une négociation en
termes de morale, il ne pourra pas vraiment la mener.
Concernant le Sénégal et la Mauritanie, de nombreuses ques-
tions se posent à vous : « Tout le monde a besoin de l’eau du
592
Entretien avec Claude Silberzahn

fleuve Sénégal, seule source d’eau sur des centaines de kilo-


mètres. Comment procéder à un partage équitable entre les
populations ? »
Cela nécessite une connaissance approfondie pour parvenir
à une conviction qui coïncide avec une morale. Je suis un
féroce adversaire de M. Kouchner1 ; non parce qu’il se pro-
mène à droite ou à gauche, mais à cause de son implication
dans l’invention du « droit » et du « devoir » d’ingérence.
Il ne faut pas s’ingérer dans les conflits. Je ne parle pas des
grands conflits mondiaux, des chocs de civilisations mais de
ceux du Rwanda, des Kurdes, de l’Afghanistan… Que se
passe-t-il avec le droit d’ingérence ? Lorsque X et Y se bat-
tent, à un moment donné, l’un des deux commence à faiblir ;
alors l’ingérence consiste à arrêter les combats et à aider celui-
là. Résultat : chacun étant ragaillardi, la guerre repart. Avec
votre droit ou devoir d’ingérence, vous n’avez rien vu venir
en amont et n’avez pas fixé la limite ultime : ce qui est moral.

FV : Face au droit ou au devoir d’ingérence, la diplomatie


secrète s’impose comme le meilleur moyen pour intervenir
dans les conflits, c’est là votre idée.
CS : C’est certainement l’antithèse du devoir d’ingérence. Il ne
faut absolument pas paraître. Il faut que les parties soient face
à face, nous devons faciliter leur dialogue, le meubler et leur
indiquer où se situe, à notre sens, le juste partage des efforts
de chacun.
Le devoir d’ingérence diffère totalement de cette vision
puisqu’il est conçu pour l’ingérant qui débarque avec son
sac de riz… Par exemple, lorsque nous avons permis au gou-
vernement central du Niger de conclure une paix avec les
Touaregs, on comptait déjà des centaines de morts. À l’instar
de la Mauritanie que j’évoquais précédemment, les Touaregs
du Niger n’allaient pas à l’école. À l’époque de la colonisation,

1. Fondateur de Médecins sans frontières, théoricien du droit d’ingérence et


ministre des gouvernements Bérégovoy, Jospin et Fillon.

593
Les services dans un monde sans polarité

vous ne pouviez pas les fixer sur une école. De fait, dans l’ap-
pareil central du Niger, les Touaregs ne se comptaient même
pas sur les doigts d’une main. Ils n’occupaient aucune place
dans l’ensemble de la République du Niger, un pays formi-
dable et magnifique d’autant plus qu’il accueille des nomades
et des sédentaires. Or, dans ce cas, le devoir d’ingérence s’avère
inutile ! Comment faire ? Dois-je recourir à des casques bleus
pour séparer les belligérants ? Dois-je tracer une frontière ?
Non, je commence par me demander comment parvenir à
mêler tout le monde dans le système et faire comprendre à
tous que la présence conjointe de Touaregs, de Bambaras,
constitue une richesse pour le pays. Si vous n’avez pas une
connaissance intime du tissu que vous traitez, ce n’est pas la
peine d’essayer d’entrer dans un système.

FV : Comment le président de la République a-t-il accueilli la


résolution du conflit ?
CS : Il m’a félicité et nous sommes immédiatement passés à
autre chose. J’en ai tout de même tiré la conclusion, lors de
mes conversations avec le président et dans une note de syn-
thèse, que la DGSE pouvait et devait s’occuper directement
des conflits, s’imposer comme un acteur intelligent et non
seulement comme une source d’informations.
Peu après, lors d’un séjour de Danielle Mitterrand au
Kurdistan, son convoi a subi un attentat. S’agissant de l’épouse
du président de la République, nous avons déployé des efforts
conséquents pour connaître les auteurs de cet attentat. Nous
n’avons jamais su, de fait, si cette action la visait directement
dans la mesure où seul le véhicule qui la suivait a explosé. Je
me souviens d’avoir alors rapporté au président : « Le dossier
kurde est un dossier tout à fait fascinant sur lequel je travaille
actuellement. Les Kurdes mènent plusieurs guerres, en Irak,
en Turquie, en Syrie… Je me propose de vous en entretenir
prochainement car je pense, après un examen minutieux, que
nous pouvons peut-être intervenir. » Bien qu’encouragé par le
594
Entretien avec Claude Silberzahn

président de la République, le temps m’a fait défaut puisque


le nouveau Premier ministre m’a immédiatement congédié1.

FV : Finalement, la diplomatie secrète à la DGSE correspon-


dait à votre conception de la morale, etc., mais également
à votre plaisir personnel.
CS : Un bonheur intense, oui, bien sûr, parce qu’il s’agit d’un
exercice complet qui consiste à comprendre fondamentale-
ment les raisons d’un conflit et d’affrontements violents entre
les uns et les autres. Pareille action fait appel à l’histoire, à la
culture générale, à l’intelligence des systèmes environnants…
Cela induit un plaisir hautement intellectuel. Puis, l’objectif
qui consiste à mettre un terme aux affrontements ou à les
limiter relève d’un ordre moral : il me sied parfaitement. J’ai
intégré la fonction publique précisément pour être acteur de
quelque chose d’intéressant intellectuellement et d’impor-
tant moralement. La DGSE incarne un outil formidable et
unique dans les institutions françaises, parce qu’elle dispose
d’hommes compétents, de méthodes et de moyens très spé-
cifiques.
À mon arrivée à la DGSE, j’ai consulté les grands pontes de
la République : ministres, directeurs d’administration cen-
trale… Et tous m’ont déclaré que j’héritais d’une maison en
plein marasme. Au contraire, en quelques mois, j’avais acquis
la certitude de l’absolue utilité de mon service. Pourquoi le
renseignement ? Je n’ose employer le mot « valeur », telle-
ment galvaudé, mais le mot « morale » existe encore un peu.
Comment notre idée de ce qui est moral peut-elle gagner
d’autres parties du monde ? Comment notre pays peut-il et
doit-il en être porteur ? Mon intérêt pour le renseignement
réside dans son éventuelle utilité pour défendre la place
morale de notre pays sur la planète. Non la place seule, mais
la place morale.

1. Claude Silberzahn a été remplacé à la tête de la DGSE dès les premiers jours de
la cohabitation de 1993.

595
Postface Les espions français parlent

par Olivier Forcade, professeur à la Sorbonne

Ni paradoxe ni provocation, la libération de « la parole de l’es-


pion » n’est pas le dévoilement du secret, mais une procédure,
sans exclusive judiciaire, de la politique du renseignement où
se croisent la diffusion, l’exploitation, l’évaluation, le contrôle,
la publication ou enfin la révélation du secret devant l’opinion.
Les Mémoires d’anciens agents ou les prises de parole de res-
ponsables du renseignement ont, de tout temps, levé une part
d’ombre sur les activités secrètes des États, à l’instar des récents
ouvrages édités notamment par les éditions Nouveau Monde1. Il
est en revanche plus inhabituel de réunir des documents impri-
més sur l’histoire des services de renseignement et de sécurité,
comptant notamment des témoignages oraux contemporains de
hauts responsables, en vue de les publier au-delà du cercle des
seuls historiens attachés aux archives. D’emblée, le constat est
singulier puisque les témoignages se révèlent plus nombreux et
plus riches que l’historien ne pouvait en définitive s’y attendre,
ce qui n’est pas manière d’ôter aux investigateurs le succès de ces
« découvertes » d’archives ! Qui plus est, la prise de parole des

1. Paul Paillole, Notre espion chez Hitler, Paris, Nouveau Monde éditions, 2011
(Laffont, 1985), préface de Frédéric Guelton ; Constantin Melnik, De Gaulle, les ser-
vices secrets et l’Algérie, Paris, Nouveau Monde éditions, 2010 (Grasset, 1989) ; Peter
A. Huchthausen et Alexandre Sheldon-Duplaix, Guerre froide et espionnage naval,
Nouveau Monde éditions, 2011, Wiley, 2009.

597
Les espions français parlent

« gardiens du secret » surprend par son caractère plus souvent


public que l’on aurait pu croire a priori et, de surcroît, rencontre
un écho souvent large dans les médias ainsi que l’a montré la
récente affaire Wikileaks1. Orchestrées officiellement, voire par
les services de renseignement, les fuites appartiennent évidem-
ment au registre de l’intoxication et de l’influence, à des fins de
politique intérieure ou extérieure ; elles diffèrent naturellement
de la diffusion de renseignements ainsi que le rappelle la publi-
cation du rapport du SDECE de novembre 1953 sur la Chine et
le Viêt-minh à Vincent Auriol. Encore convient-il de ne se trom-
per ni sur le statut ni sur la nature des informations délivrées par
les archives du renseignement car les usages administratifs du
secret, dans une dictature comme en démocratie, sont largement
bureaucratiques avant de répondre nécessairement à la défense
de l’intérêt national ou de l’État.

Longtemps, les ouvrages consacrés à l’analyse du renseigne-


ment se sont affranchis de cette exigence méthodologique, soit
que les documents ne pouvaient être produits en raison des
enjeux de protection du secret et des restrictions de la loi sur la
communication des archives du 3 janvier 1979, désormais celle
du 15 juillet 2008 – et en dépit du fait que cette dernière a posé
une restriction sévère pour les archives du secret –, soit que les
archives n’étaient accessibles aux chercheurs que sous déroga-
tion. Pour la période postérieure à la Seconde Guerre mondiale,
si les archives, éclatées en de nombreux fonds, ne manquent pas,
celles des services de renseignement et de sécurité ne sont ainsi
pas accessibles aux historiens en France sauf par dérogations,
plus nombreuses qu’il n’est dit par ailleurs2. C’est pourquoi il
faut saluer la démarche engagée par les éditions Nouveau Monde
1. Ainsi que l’a montré le récent numéro « Espionnage » de la revue Le temps des
médias. Revue d’histoire, n° 16, printemps 2011.
2. Sophie Cœuré, La mémoire spoliée : les archives françaises, butin de guerre nazie
puis soviétique, Payot, 2007 ; exemple de dérogation dans les archives du SDECE pour
le temps de la guerre en Indochine, la très belle investigation de Michel David, Guerre
secrète en Indochine : les maquis autochtones face au Viet-Minh (1950-1955), Panazol,
Lavauzelle, 2002.

598
Postface

qui ont confié à Sébastien Laurent, réunissant deux jeunes his-


toriens et un politiste de talent, la conception de cet ouvrage qui
vient notamment prolonger l’histoire des services le programme
de collecte des sources orales sur le renseignement entrepris par
le Service historique de la Défense depuis une dizaine d’années1.
Ce sont d’abord les travaux de ces historiens, exhumant les
archives quand ils ne « produisent » pas des témoignages oraux
inédits ou s’appuyant sur des Mémoires déjà parus qui irriguent
cet ouvrage original. L’ouvrage présente ainsi des archives orales
et imprimées de premier intérêt.

En privilégiant la France en son secret, les débuts de la guerre


froide – en particulier les conflits de décolonisation qui offrent
un regard sur les espaces et les pratiques si particulières du secret
et du renseignement dans l’État colonial –, puis l’après-guerre
froide, les auteurs ont pu puiser dans des ressources à la fois
riches et largement inédites. Au ras des hommes et des postes de
renseignement à Dakar, Vientiane ou Alger, ce livre écrit donc
une autre histoire du renseignement, construite sur une parole
de l’espion plus aseptisée qu’un certain légendaire romanesque et
cinématographique ne l’accrédite, mais en réalité beaucoup plus
riche en information. Des témoignages, des investigations d’his-
toriens ou de premières publications documentaires avaient déjà
donné à voir les services de renseignement, à l’instar des docu-
ments sur la guerre d’Algérie qui ont constitué une collection
éditée précisément par le Service historique de la Défense dès
1990 ou des Mémoires publiés par des anciens de ces conflits2.
C’est pourtant ici une histoire en coupe chronologique d’un
demi-siècle du renseignement qui rend possible une autre lec-

1. Service historique de la Défense, Inventaire analytique des archives orales de la


Défense sous séries 3K et TO, tome 1, 2011, 390 p.
2. Service historique de la Défense, La Guerre d’Algérie par les documents, tome 2,
Les Portes de la guerre, 1946-1954, 2000, 1023 p., sous la direction de Jean-Charles
Jauffret ; par exemple Henri Jacquin, La Guerre secrète en Algérie, Paris, Olivier Orban,
1977 ou Paul-Alain Léger, Aux carrefours de la guerre, Paris, Albin Michel, 1989. On
se reportera au Dictionnaire de la Légion, sous la direction de Jean-Charles Jauffret et
Paul-André Comor, Bouquins-Laffont, 2011, à paraître.

599
Les espions français parlent

ture stratégique, politique, diplomatique de l’objet d’étude.


Parallèlement au programme déjà ancien des documents diplo-
matiques français du ministère des Affaires étrangères qui établit
une autre relation aux libertés d’informer et de savoir, ce livre
suggère l’idée d’une possible publication sélective des archives
militaires et policières, notamment en matière de renseigne-
ment, que des entreprises institutionnelles à l’étranger ont déjà
initiée en matière de déclassification des archives publiques.
Pour les archives privées, le choix de leur constitution et de leur
ouverture au regard extérieur appartient aux acteurs eux-mêmes
et à leurs héritiers. Pourtant, et de façon aussi neuve qu’impec-
cable sur le plan de la méthode historique, cet ouvrage s’inscrit
très utilement dans une activité non moins traditionnelle des
historiens, attentifs, au sein d’institutions publiques attachées à
la collecte, à la conservation et à la publication de documents,
à ouvrir des archives qui donnent à voir les activités secrètes des
États et des sociétés. Cette investigation invite à penser qu’il doit
en aller de l’histoire du renseignement en particulier comme de
l’histoire en général : il n’est d’histoire et donc de mémoire que
lorsque l’historien est en mesure de l’écrire grâce aux archives
dont il dispose.
Notices biographiques

Ahmadou Ahidjo (1924-1989) est le président de la République came-


rounaise (1960-1982) et fondateur du parti unique, l’Union nationale
camerounaise (UNC). Il organise sa succession en faveur de Paul Biya,
officiellement pour des raisons de santé. En 1984, un putsch éclate contre
Biya.
Salvador Allende (1908-1973), leader socialiste chilien, est élu président en
1970. Il fonde l’Union populaire (UP), front commun de toutes les forces
de gauche. Le 11 septembre 1973, il meurt lors de l’attaque du palais de la
Moneda par les putschistes.
Gabriel d’Arboussier (1908-1976), député à Paris (1945-1946), est cofon-
dateur du RDA avec Félix Houphouët-Boigny en 1946. Il est, entre 1958
et 1959, premier vice-prés ident puis président du Grand Conseil d’AOF.
Le général Gregorio Álvarez Conrado Armelino (né en 1926) est président
« de fait » de l’Uruguay de 1981 à 1985.
Jean-Hilaire Aubame (1912-1989), partisan d’un régime parlementaire, est
le principal opposant à Léon M’Ba au Gabon. Il dirige l’Union démocra-
tique et sociale gabonaise (UDSG). Il est finalement arrêté au lendemain
du putsch de février 1964, pour avoir pris la direction du gouvernement
provisoire.
Paul Aussaresses (né en 1918) est formé dans les forces spéciales au cours
de la Seconde Guerre mondiale. Au lendemain de la Libération, il fonde
le 11e choc, bras armé du service Action du SDECE. Vétéran des guerres
coloniales, il reconnaît avoir eu recours à la torture en Algérie. Spécialiste
de la contre-insurrection, il enseigne l’expérience militaire française à
Fort Bragg aux États-Unis, puis devient membre de la section française
de l’état-major de l’OTAN. En 1973, il est nommé attaché militaire au

601
Les espions français parlent

Brésil. Sa présence en Amérique suscite a posteriori un scandale autour de


la question d’un transfert de connaissance des méthodes de la guerre d’Al-
gérie vers les régimes américains anticommunistes. Il est l’auteur de Pour
la France : Services spéciaux 1942-1954, éditions du Rocher, 2001, Services
spéciaux, Algérie 1955-1957 : Mon témoignage sur la torture, Perrin, 2001,
et Je n’ai pas tout dit. Ultimes révélations au service de la France, éditions du
Rocher, 2008.
Thierno Ba (1926-2010), diplômé de l’école normale William-Ponty, est
connu avant 1958 comme l’une des principales figures du syndicalisme au
Sénégal et l’un des principaux cadres des formations socialistes. Il participe
en septembre 1958 à la création du Parti du regroupement africain (PRA).
Djibo Bakary (1922-1998), initialement membre du Parti progressiste nigé-
rien (PPN), fonde en 1955 l’Union démocratique nigérienne (UDN) qui
est rebaptisé Sawaba. Il devient après l’indépendance le principal parti
d’opposition au Niger. Il milite activement pour le « non » au référendum
en 1958. Afin d’empêcher l’exemple guinéen de faire contagion, l’admi-
nistration coloniale s’emploie à neutraliser les efforts de Djibo Bakary.
Cette lettre, datée du lendemain de la victoire du « oui » au Niger, évalue
le degré de dangerosité que représente encore cette figure politique.
Nelson Bardesio, photographe de la police uruguayenne, est enlevé par les
Tupamaros le 24 février 1972. Ils obtiennent de lui une confession écrite
et diffusée dans laquelle il reconnaît les liens entre la police, le gouver-
nement et les forces paramilitaires. Il avoue également être un agent de
la CIA depuis 1967. Il évoque enfin le cas précis de l’enlèvement et de
l’assassinat d’Hector Castagnetto en 1971.
Bảy Vi ễn ou général Lê Van Viên (1904-1970) : Vietnamien de
Cochinchine, il prend la direction du groupe mafieux des Binh Xuyen.
D’abord opposé aux Français au début du conflit, il rejoint les forces
armées nationalistes de Bao-Dai grâce à l’action de l’officier du 2e bureau.
Promu général, il obtient le contrôle de la principale maison de jeu de
Saigon-Cholon, le « Grand Monde ». Il se trouve au débouché du circuit
de l’opium qui débute dans les montagnes de la Haute-Région tonkinoise.
Son groupe prend de plus en plus d’importance et il devient chef de la
police vietnamienne en 1954.
Maurice Belleux (1908-2002) : Durant la Seconde Guerre mondiale, il
anime le réseau « Hunter », affilié au BCRA, qui suit les mouvements de
l’aviation allemande. En mai 1944 il doit rejoindre Londres et les forces
aériennes de la France libre. Il intègre ensuite la DGERet le SDECE où
il anime la section des études. Il est présent en Indochine de décembre
1947 à avril 1956 comme directeur délégué du SDECE en Indochine. Sa
position et sa longévité à ce poste en font un des hommes clés du conflit
indochinois. Le SDECE est un service central en Indochine et Belleux va

602
Notices biographiques

tenter, et réussir, à le rendre incontournable. À la fin du conflit, le SDECE


contrôle le service Action, les écoutes et le décryptement, le contre-espion-
nage.
Nabih Berri (né en 1938) est né au Sierra Leone de parents libanais chiites.
Dans la décennie 1960, il rejoint le mouvement nationaliste arabe d’Ha-
bache puis intègre la milice chiite Amal de l’imam Moussa Sader. En avril
1980, il devient le chef des milices Amal. Ouvertement prosyrien, il entame
à partir de 1984 une carrière politique, ministérielle et parlementaire au
Liban, et devient président du Bloc de libération et du développement.
Barthélémy Boganda (1910-1959) est considéré comme le « père fondateur
de la République centrafricaine ». Créateur du parti majoritaire centrafri-
cain, le Mouvement d’émancipation d’Afrique noire (MESAN), il est le
premier chef de l’exécutif centrafricain. Il disparaît de la scène politique
d’AEF, décédant prématurément dans un accident d’avion le 29 mars
1959.
Jean-Bédel Bokassa (1921-1996), ancien militaire de l’armée coloniale fran-
çaise, est à l’indépendance l’officier centrafricain le plus gradé. Il est ainsi
nommé chef d’état-major de l’armée centrafricaine. Le 1er janvier 1966,
il réalise un putsch. Il prend la direction du parti unique et de l’État.
Autoproclamé président à vie en 1972, il se décerne le titre de maréchal en
1974, avant d’organiser son sacre impérial, le 4 décembre 1977, réplique
tropicale (apparue anachronique) du sacre de Napoléon Ier. Empereur
mégalomane, il déplaît finalement à la République française qui avait
jusqu’alors défendu son régime : le 20 septembre 1979, le SDECE et l’ar-
mée française procèdent à sa déposition alors qu’il est en visite en Libye.
Ses tentatives de retour politique se soldent par un échec : Bokassa est
emprisonné en 1986 et jugé avant d’être amnistié en 1993.
Juan Maria Bordaberry (né en 1928) est président élu de l’Uruguay de 1972
à 1973. Après le coup d’État du 27 juin, il demeure à la tête de l’État en
qualité de dictateur jusqu’en 1976.
Jean-Claude Bouchoux entre, en 1965, à la préfecture de police de Paris en
qualité d’officier de police adjoint ; dès 1971, il est reçu au concours interne
de commissaire de police. De 1971 à 1995, il occupera diverses fonctions
au sein de la Direction des Renseignements généraux de la préfecture de
police. Contrôleur général de la police nationale au Secrétariat général de
la zone de défense de la préfecture de police de 1996 à 2000, il est ensuite
nommé directeur des Renseignements généraux de la préfecture de police de
Paris. Il occupe cette fonction jusqu’en juillet 2004, date de son départ en
retraite. Depuis, Jean-Claude Bouchoux travaille comme consultant senior
en intelligence économique et sécurité des collectivités, des entreprises et des
particuliers. Il a également cofondé la société SPOTER SYS, spécialisée dans
l’informatique et les nouvelles technologies.

603
Les espions français parlent

Frederick Chiluba (né en 1943) s’impose comme le principal opposant


de Kaunda. Encarté au National Union of Building, Engeneering and
General Workers (NUBEGW), il gravit rapidement les échelons de cette
organisation syndicale et devient secrétaire général de la confédération
des syndicats zambiens, le Zambia Congress of Trade Unions (ZCTU).
En 1981, il est le principal animateur des grèves qui paralysent le pays :
appréhendé, il est libéré par le tribunal qui juge inconstitutionnelle son
arrestation. Fondateur du Movement for Multiparty Democracy (MMD)
en 1990, il est président de la République zambienne de 1991 à 2002.
Fily Dabo Cissoko (1900-1964), diplômé de l’école normale William-Ponty,
est le chef du Parti progressiste soudanais (PPS) et député du Soudan à
Paris (1945-1958). À partir de 1957, les victoires électorales de l’Union
soudanaise (RDA) de Modibo Keïta amorcent le déclin du PPS, qui se
rallie finalement au PRA en 1958.
Jean-François Clair, né en 1944, est titulaire d’un diplôme d’études supé-
rieures de droit public, diplômé de l’École nationale supérieure de police
de Saint-Cyr-au-Mont-d’Or et auditeur de la 45e session nationale de
l’IHEDN. En 1972, il intègre la DST et travaille, jusqu’en 1974, au
sein de la sous-direction chargée du contre-espionnage. En 1974, lors de
la création de la division chargée de la lutte antiterroriste, il est désigné
adjoint au chef de cette division. En 1976, il retourne à la sous-direction
chargée du contre-espionnage. Au terme de sept années passées en son
sein, le préfet Yves Bonnet nomme Jean-François Clair chef de la division
chargée de la lutte antiterroriste. De janvier 1998 à février 2007, il occupe
la fonction de directeur adjoint de la DST.
Dom Jean Colombani (1903-1977) est gouverneur du Niger. Cet admi-
nistrateur corse est nommé à ce poste en 1958 pour assurer la victoire du
« oui » au référendum et mettre en minorité et neutraliser politiquement
Djibo Bakary.
Georges Conan est inspecteur de police du cadre d’AEF. Après ses premières
expériences en Europe et Outre-mer, cet officier se fait particulièrement
remarquer dans le cadre de la lutte anti-UPC au Cameroun de 1955 à
1960. Il est nommé, en 1960, directeur des services de Sûreté du Gabon.
Très rapidement, il laisse les rênes de la police à son adjoint gabonais pour
se concentrer sur la création du CEDOC, la police de renseignement poli-
tique gabonaise, dont il prend la direction. Malgré le putsch de 1964,
Léon M’Ba lui conserve toute sa confiance au point que Conan préfère
démissionner de la police française en 1967, pour rester à Libreville sous
contrat gabonais. Conan fait figure du « Monsieur RG » personnel du pré-
sident M’Ba.
Georges Condat (né en 1924), diplômé de l’école normale William-Ponty,
est député du Niger à Paris (1948-1958). En 1956, il prend la tête du

604
Notices biographiques

Bloc nigérien d’action opposé au PPN, et se rapproche du PRA à la veille


des indépendances. Il est président de l’Assemblée territoriale du Niger de
1957 à 1958. Le 28 septembre 1958, il appelle à l’abstention plutôt qu’au
« non ». Il est tenu par l’administration comme un adversaire du « oui »,
au même titre que Djibo Bakary.
Gaston Cusin (1903-1993) est gouverneur de l’AOF de 1957 à 1958.
David Dacko (1930-2003) est le cousin de l’abbé Barthélémy Boganda, père
de l’indépendance centrafricaine. À la mort de ce dernier le 29 mars 1959,
il lui succède en prenant les rênes du parti unique, le Mouvement d’évo-
lution sociale de l’Afrique noire (MESAN), et de l’État. Il devient chef du
gouvernement en 1959, puis président de la République, de 1960 à 1966.
Renversé le 1er janvier 1966 par Bokassa, il est réinstallé sur son fauteuil
présidentiel de 1979 à 1981 dans le cadre de l’opération « Barracuda » par
laquelle l’armée française dépose Bokassa. En septembre 1981, le général
Kolingba écarte le président Dacko du pouvoir.
Le capitaine Alexandre Desfarges. Ancien du BCRA et des commandos
Jedburgh, il est parachuté au Laos en 1945, où il entre en contact pour
la première fois avec les populations Méos. Il revient en second séjour
en décembre 1950 où il intègre l’état-major opérationnel des forces aéro-
portées d’Indochine sous les ordres de Grall. Il est un membre actif du
Groupement de commandos mixtes aéroportés (GCMA). C’est lui qui
négocie les accords avec les populations Méos et Thaï. Cheville ouvrière
du trafic de l’opium, dont il ne tire aucun bénéfice personnel, il ne sera pas
inquiété lors de la divulgation de l’affaire. Il poursuit ses activités au sein
du service Action.
Jean Deuve (1918-2008) : Officier colonial, membre des services spéciaux,
il prend contact avec cette région du monde au sein de la force 136, éma-
nation asiatique du Special Operations Executive (SOE). Le SOE doit
coordonner toutes les actions (subversion et sabotage) menées contre le
Japon. À ce titre, il est parachuté au Laos en 1945 pour effectuer des mis-
sions de guérilla. En 1946, il prend en main le service de renseignement
des forces françaises du Laos attaché aux forces commandées par le colonel
de Crèvecœur. Après cette expérience, Jean Deuve reste au Laos au service
du nouveau gouvernement comme chef de la police Lao puis conseiller
politique du Premier ministre jusqu’au coup d’État communiste de 1964.
Il reprend ensuite une carrière plus classique dans les services spéciaux en
particulier au poste de Tokyo.
L’abbé Augustin Diamacoune Senghor (1928-2007), ancien directeur du
séminaire de Saint-Louis de Ziguinchor, dirige le Mouvement des forces
démocratiques de Casamance (MFDC) de 1982 à sa mort. Après avoir
connu la prison (1982-1987, 1990-1991) pour ses engagements poli-
tiques, il est le principal interlocuteur de Dakar dans la crise casamançaise.

605
Les espions français parlent

Ali Dinar Muhammad Fadel est le sultan du Darfour à l’époque de la colo-


nisation britannique : il parvient à conserver la gestion autonome de ce ter-
ritoire jusqu’en 1916 au prix d’un arrangement avec les Britanniques qui le
reconnaissent comme le souverain légitime et dynastique du Darfour dès
1900. Le siège de son pouvoir est à Fasher.
Madia Diop (1923-2008) devient en 1954 délégué syndical de la Société
des brasseries de l’Ouest africain et se fait connaître en 1957 pour avoir
conduit une grève de 23 jours. En 1958, il rejoint le PRA, fait campagne
pour le « non » au référendum de septembre et milite pour l’indépendance
immédiate.
Majmouth Diop (1923-2007) est le créateur du PAI et le principal ani-
mateur de cette formation d’obédience socialiste sénégalaise. Il est, avec
Madia Diop, un farouche partisan indépendantiste.
Universitaire, Serigne Diop accompagne Abdoulaye Wade dans la consti-
tution du PDS. Mais, après avoir été exclu de cette formation, il crée en
1987 le PDS/Rénovation dont il devient le leader. Il est à ce titre une des
principales figures de l’opposition sénégalaise des années 1980.
Hamani Diori (1916-1989), diplômé de l’école normale William-Ponty, est
l’un des fondateurs en 1946 du PPN, branche du RDA. Il obtient, en
1946, le premier siège de député PPN-RDA à Paris. Après avoir été défait
par Djibo Bakary en 1951, il remporte à nouveau les élections de 1956 et
revient au Parlement français. Devenu Premier ministre du Niger en 1959,
il devient le premier président de la République nigérienne (1960-1974).
Abdou Diouf (né en 1935), diplômé de l’ENFOM, est le Premier ministre de
Senghor (1970-1980) avant de lui succéder à la présidence (1981-2000). Il
est élu en 1983, puis réélu en 1988 et 1993. Il est élu en 2002, puis réélu
en 2006, au poste de secrétaire général de l’Organisation internationale de
la francophonie.
Issoufou Djermakoye, chef des Djermas de Dosso, crée en 1946 le Parti
progressiste nigérien (PPN) qui devient en 1947 l’antenne du RDA au
Niger. Il est conseiller de l’Union française (1947-1958), conseiller terri-
torial (1952-1957) et sénateur à Paris (1958-1959). Il se sépare finalement
du PPN tout en restant proche de la SFIO, et participe en 1956 au Bloc
nigérien d’action avec Georges Condat.
João Baptista Figueiredo (1918-1999), chef du SNI (Serviço nacional de
Informaçœs) de 1974 à 1978, est président du Brésil de 1979 à 1985.
Jacques Fournet, né le 7 février 1946, est titulaire d’un diplôme d’études
supérieures de sciences économiques et d’un certificat d’aptitude uni-
versitaire à l’administration des entreprises. De fait, de 1967 à 1973,
il occupe la fonction d’inspecteur-élève puis inspecteur des Impôts. Il

606
Notices biographiques

commence sa carrière dans l’administration fiscale puis choisit de pré-


senter le concours de l’ENA où il est élève de 1974 à 1976. Entre 1976
et 1979, il travaille en qualité de chef de bureau de la production et
des études générales au Secrétariat d’État aux DOM-TOM. De 1977
à 1979, il est premier adjoint au maire de Courcouronnes et président
de l’Établissement public d’aménagement de la ville nouvelle d’Evry
avant de devenir secrétaire général adjoint et chef de la mission d’aide
technique en Polynésie française, puis secrétaire général de la Polynésie
française de 1981 à 1983. En 1983, Georges Lemoine, secrétaire d’État
aux DOM-TOM, l’appelle à son cabinet pour occuper les fonctions de
conseiller technique puis de directeur du cabinet. Après un passage à la
préfecture de la Nièvre, de 1985 à 1988, le président de la République
le désigne directeur central des Renseignements généraux puis, en 1990,
directeur de la DST. En 1993, Charles Pasqua lui confie la préfecture
de la région Champagne-Ardenne. En 1996, Jacques Fournet rejoint le
secteur privé.
Le général de brigade Pierre Garbay est, en 1958, l’adjoint Outre-mer du
chef d’état-major général des forces armées et conseiller militaire auprès du
ministère de la France d’Outre-mer.
Franck Gardiner Wisner senior (1909-1965) est directeur des opérations
de l’OSS en Europe du Sud, puis directeur des planifications de la CIA,
gérant de ce fait les réseaux « stay behind » anticommunistes.
Le général Ernesto Geisel (1907-1996) est président de 1974 à 1979. Il choi-
sit Figueiredo comme dauphin.
Gordon Pacha (1833-1885), de son vrai nom Charles Gordon, est un géné-
ral britannique qui s’est particulièrement illustré dans la geste coloniale
anglaise en 1884 par sa défense de Khartoum assiégée par les troupes du
Mahdi.
Le colonel Grall a été, de 1951 à 1953, le premier chef de corps du
Groupement de commandos mixtes aéroportés (GCMA), fer de lance des
forces spéciales et du service Action en Indochine.
Paul Grossin (1901-1990) est général de l’armée française. Résistant, socia-
liste et franc-maçon, il dirige le SDECE de 1957 à 1962, en plein cœur
de la guerre d’Algérie. L’attention du service sous son mandat se concentre
sur la lutte anticommuniste, la décolonisation de l’Afrique et la guerre
d’Algérie. Directeur général reconnu et apprécié tant par ses hommes que
par ses pairs, il apparaît comme un grand commis de l’État. Atteint par la
limite d’âge en 1962, il prend sa retraite au grand regret des hommes du
service.
Hissène Habré (né en 1942) est le chef du Conseil de commandement
des forces armées du Nord (CCFAN), l’un des principaux mouvements

607
Les espions français parlent

rebelles de la décennie 1970. Il prend le pouvoir en 1982 en renversant


Goukkouni Weddeye. Il est chassé du pouvoir en 1990 par les forces
d’Idriss Déby. Durant tout son mandat, Hissène Habré a dû faire face à
la menace libyenne qui s’est imposée comme un critère déterminant de sa
politique (en plus de l’aide militaire française, il n’hésite pas à se rappro-
cher des Américains dans sa lutte antilibyenne).
Boubou Hama (1906-1982), diplômé de l’école William-Ponty, il participe
à la fondation du RDA et devient un membre influent du PPN au point
d’en devenir le président à la veille de l’indépendance. Personnage très
proche d’Hamani Diori, Boubou Hama est élu président de l’Assemblée
nationale nigérienne en décembre 1958.
Félix Houphouët-Boigny (1905-1993) est le principal leader nationaliste
de Côte d’Ivoire, le président du Rassemblement démocratique africain
(RDA) créé en 1946. Le RDA est une organisation qui englobe différentes
formations politiques d’AOF et d’AEF. Il devient, à ce titre, le principal
rassemblement politique africain. Le « non » de Sékou Touré provoque
la première fracture, tandis qu’Houphouët-Boigny milite avec énergie
pour le « oui ». Il devient le premier président de la République ivoirienne
(1960-1993).
Mouammar Kadhafi – ou Gueddafi – (né en 1942), capitaine de l’armée
libyenne, procède à un coup d’État à Tripoli le 1er septembre 1969. Il s’au-
toproclame colonel. En 1977, son régime devient une Jamahiriya (« État
des masses ») dont il est le Guide.
Kenneth Kaunda est né en 1924. À l’heure de la faillite de la fédération de
Rhodésie et Nyassaland qui précède la mutation de la Rhodésie coloniale
en Zambie indépendante, Kaunda s’impose comme le principal leader
nationaliste africain. Il a gagné parmi ses partisans le surnom du « Gandhi
africain ». Il assoit son action politique sur son parti, l’United Party for
Independence (UNIP), qui remporte les élections législatives de 1964 qui
lui permettent de s’installer au pouvoir. Il est président de la République
zambienne de 1964 à 1991. Son régime devient rapidement une dictature,
suivant le système du parti unique.
Modibo Keïta (1915-1977) est le chef de file de l’Union soudanaise-RDA
et le président de la République malienne de 1960 à 1968. Très tôt dans
son mandat, il épouse des convictions nationalistes et tiers-mondistes.
Cherchant alors à s’émanciper de la France, il s’ouvre aux forces tiers-
mondistes et à leurs alliés du bloc de l’Est. En 1968, il est renversé par
le coup d’État du lieutenant Moussa Traoré et meurt en détention en
1977.
Ahmed Khalifa Niasse (né en 1945), opposant à Senghor, participe aux
côtés de Wade à la création du PDS. Homme d’affaires sénégalais, son

608
Notices biographiques

parcours politique est fait d’allers-retours entre rapprochements et éloigne-


ments médiatisés de Wade.
Jeannou Lacaze (1925-2005), surnommé « le Sphinx » est un officier de
la Légion, vétéran de l’Indochine et du 11e choc. Après avoir parti-
cipé à l’opération « Limousin » au Tchad en 1969 comme chef de corps
du 2e REP, il est appelé au SDECE par Alexandre de Marenches pour
prendre les fonctions de directeur du renseignement (DR). Il occupe
ce poste jusqu’en 1976. Promu général en 1974, il prend la tête de
la 11e division parachutiste à sa sortie du SDECE et devient en 1980
gouverneur militaire de Paris. Nommé le 1er février 1981 par Valéry
Giscard d’Estaing chef d’état-major des armées, il est maintenu à ce
poste par François Mitterrand jusqu’en 1985. Même après sa retraite,
Jeannou Lacaze reste une personnalité militaire française de premier
plan, reconnu comme un des piliers des relations franco-africaines
jusqu’à l’aube des années 2000.
Charles Lacheroy (1906-2005) : Officier colonial, il appartient à l’état-major
du général de Lattre en Tunisie durant la Seconde Guerre mondiale. Il est
en Indochine en 1951-1953 où il développe sa théorie de la contre-insur-
rection. À son retour en métropole il prend la direction du Centre d’études
asiatiques et africaines (CEAA), devenu Centre militaire d’information et
de spécialisation pour l’Outre-mer (CMISOM). Spécialiste de la guerre
psychologique, il applique ses théories en Algérie.
L’amiral Pierre Lacoste, né le 23 janvier 1924, rejoint dès le mois de mai
1943 la France libre en Afrique du Nord ; après une période d’interne-
ment en Espagne, il devient officier de réserve dans la Marine puis passe
avec succès le concours de l’École navale. À partir de 1945, Pierre Lacoste
alterne les postes de commandement et les périodes de formation. En
1966, il devient professeur à l’École de guerre ; entre 1969 et 1971, il
travaille au Centre de prospection et d’évaluation des armées. Chef adjoint
du cabinet militaire du ministre de la Défense Yvon Bourges à partir de
1975, il quittera la rue Saint-Dominique pour diriger, en 1978, le cabinet
militaire du Premier ministre Raymond Barre. Commandant de l’escadre
de la Méditerranée depuis septembre 1980, Charles Hernu le nomme
directeur général de la DGSE en novembre 1982. Emporté par le scandale
du Rainbow Warrior, en septembre 1985, l’amiral Lacoste devient alors
président de la Fondation des études de défense nationale. En 1993, il
copréside le Centre d’études scientifiques de défense (CESD) de l’univer-
sité de Marne-la-Vallée où il crée un séminaire de recherche pluridiscipli-
naire sur « la culture française de renseignement ». Dès 2005, il participe
à la structuration de la profession de l’intelligence économique en France.
Jean de Lattre de Tassigny (1889-1952) : L’ancien commandant de la
1re armée française qui a participé aux campagnes d’Italie et de France

609
Les espions français parlent

entre 1943 et 1945 va prendre en main la destinée du corps expédition-


naire entre décembre 1950 et décembre 1951. Il apparaît à un moment
clé du conflit, alors que les troupes françaises viennent de subir un lourd
revers sur la frontière sino-tonkinoise. Il réorganise totalement le corps
expéditionnaire et il donne une impulsion inédite aux services de rensei-
gnement. Il est convaincu qu’il faut mener la guerre « autrement » et ini-
tie le service Action en Indochine, le Groupement de commandos mixtes
aéroportés (GCMA).
Le général Jacques Laurent, né le 22 décembre 1924, est diplômé de l’école
de Saint-Cyr en 1943. En 1944, il participe aux combats du maquis de la
Creuse et à l’encadrement des résistants locaux (FTP). À partir de 1947, après
diverses blessures en service, il assume plusieurs commandements en France,
au Tonkin, en Allemagne ou au Maroc. En 1955, il s’inscrit au Centre
d’études slaves et à l’École des langues orientales à Paris puis intègre, en 1956,
le SDECE. Après un commandement en Algérie, il devient attaché militaire
adjoint à Moscou de 1959 à 1962. En 1969, il est affecté au Secrétariat géné-
ral de la défense nationale (Division du renseignement) en qualité de chef du
bureau organisation ; par la suite, il dirige le CERM nouvellement créé. En
1978, il retrouve Moscou en qualité d’attaché des forces armées et attaché
militaire. De retour en France, il intègre les cadres de réserve et collabore à des
séminaires de recherche, des revues et une société privée.
Le capitaine Gildas Lebeurrier, vétéran du 11e choc devenu à Abidjan le
collaborateur du colonel Raymond Bichelot, ancien chef du PLR de Côte
d’Ivoire (1963-1968) passé au service de Félix Houphouët-Boigny, se spé-
cialise tout particulièrement sur le Ghana dans les années 1960 et 1970.
Jean Letourneau (1907-1986), ministre MRP chargé des relations avec les
États-associés (Viêt-Nam, Cambodge et Laos sont « indépendants » depuis
1949) sous différents gouvernements d’octobre 1949 à juin 1953. De jan-
vier 1952 à mai 1953 il sera également haut-commissaire de France en
Indochine. À ce titre il doit superviser l’activité du SDECE en Indochine
qui est un service « civil ».
Jean-David Levitte (né en 1946) est un diplomate français, qui a été, entre
autres fonctions en administration centrale, sous-directeur de l’Afrique
de l’Ouest au Quai d’Orsay. Il est conseiller diplomatique et sherpa
du président Chirac de 1995 à 2000, ambassadeur de France à l’ONU
(2000-2002) puis aux États-Unis (2002-2007) avant de devenir conseiller
diplomatique et sherpa du président Sarkozy en 2007.
Sadeq al-Mahdi (né en 1936) est Premier ministre du Soudan par deux fois :
du 27 juillet 1966 au 18 mai 1967, et du 6 mai 1986 au 30 juin 1989.
Jean-Paul Mauriat (1921-2003) est le commissaire divisionnaire qui a
procédé à la création du SCTIP. Dans les années 1950, il est une figure

610
Notices biographiques

emblématique du contre-espionnage à la DST contre les agents de l’Est.


Adjoint puis successeur du préfet Poitevin au SSEC (1959-1961), il opère
la mutation de ce service en SCTIP en 1961. Il poursuit notamment sa
carrière en s’investissant dans la formation des officiers de la DST dans la
décennie 1960. Il est l’auteur de Un siècle de contre-espionnage civil français,
l’espion et le prophète, FM-BIO, Vanves, 2004.
Constantin Melnik (né en 1927) est le petit-fils du docteur Botkine, le
médecin particulier du tsar Nicolas II. Anticommuniste proche de Michel
Debré sous la IVe République, ce dernier l’appelle à ses côtés à Matignon
entre 1959 et 1962, en qualité de conseiller pour la sécurité et le rensei-
gnement. Il cherche, à ce titre, à coordonner l’action des différents services
de renseignement policiers et militaires français et s’investit tout particu-
lièrement dans le dossier algérien et la lutte anticommuniste. Parmi les
ouvrages qu’il a consacrés à l’univers du renseignement, il a notamment
écrit sur son expérience personnelle de coordination des services durant
la guerre d’Algérie : De Gaulle, les services secrets et l’Algérie, préf. Olivier
Forcade, entretien avec l’auteur par Sébastien Laurent, Nouveau Monde
éditions, coll. « Le grand jeu », 2010.
Gilles Ménage, né le 5 juillet 1943, est diplômé de l’IEP de Paris et ancien
élève de l’ENA. Directeur de cabinet du préfet du Tarn-et-Garonne, du
Limousin puis de la Haute-Vienne de 1969 à 1974, il devient conseiller
technique puis chef de cabinet du secrétaire d’État aux PTT jusqu’en
1975. Après deux années en qualité de chargé de mission au cabinet du
préfet de Paris, il devient, en 1977, directeur du cabinet du même préfet.
En 1981, André Rousselet le recrute à l’Élysée comme conseiller tech-
nique. Au départ de ce dernier, Gilles Ménage accède à la fonction de
directeur adjoint du cabinet du président de la République puis, de 1988
à 1992, de directeur du cabinet. À ce poste, il a été responsable de l’acti-
vité des conseillers techniques et des chargés de mission pour les questions
intérieures (police, renseignement, lutte contre le terrorisme), l’Outre-mer
et l’audiovisuel. Il a également été responsable de l’ensemble des services
de la présidence de la République. En 1992, il est nommé président du
conseil d’administration d’EDF pour trois années. Consultant internatio-
nal depuis 1998, il est également secrétaire général de l’Institut François
Mitterrand à partir de 2003.
Aparicio Mendez (1904-1988) est président « de fait » de l’Uruguay de 1976
à 1981.
Pierre Messmer (1916-2007), officier FFL (13e demi-brigade de la Légion
étrangère), renoue avec sa carrière d’administrateur colonial après la
Libération. Après une période indochinoise, il rejoint des postes afri-
cains et se voit nommer, de 1956 à 1958, aux fonctions de haut-com-
missaire au Cameroun. Sa mission principale consiste à organiser la lutte

611
Les espions français parlent

répressive contre le mouvement nationaliste de l’Union des populations


du Cameroun (UPC). En 1958, il succède pour quelques mois à Paul
Chauvet au poste de haut-commissaire pour l’Afrique-Équatoriale fran-
çaise (AEF) à Brazzaville, avant d’être nommé par le pouvoir transitoire
gaulliste à Dakar au poste de haut-commissaire en Afrique-Occidentale
française (AOF), dans le cadre du référendum. Sans être un « baron » du
gaullisme, Messmer apparaît comme une personnalité de poids de cette
famille politique comme en témoigne la suite de son engagement : de
1960 à 1969, il est ministre des Armées et succède, de 1972 à 1974, à
Jacques Chaban-Delmas au poste de Premier ministre.
Sous couverture de l’Agency for International Development (USAID), Dan
Mitrione (1920-1970) est un officier du FBI qui travaille avec la police
brésilienne de 1960 à 1967. Entre 1967 et 1969 il procède aux États-
Unis à un retour d’expérience sur la guerre antisubversive en Amérique
latine. Arrivé en Uruguay en 1969, il est enlevé le 30 juillet 1970 par le
mouvement révolutionnaire Tupamaros en plein cœur de Montevideo :
officiellement chef de l’Office of Public Safety (OPS), Mitrione est en réa-
lité conseiller technique de la police uruguayenne et remplit les fonctions
d’officier de renseignement américain, faisant remonter aux États-Unis ses
informations via le Bureau of Intelligence and Research (BIR). Après avoir
été interrogé par les Tupamaros, ces derniers procèdent à son exécution.
Son cadavre est retrouvé quelques jours après son enlèvement dans la capi-
tale uruguayenne. Son histoire a été retracée dans le film de Costa-Gavras
intitulé État de siège (1973).
Robert Mugabe, né en 1924, est un leader nationaliste africain : chef de
guérilla diplômé des universités d’Afrique australe, il dit se convertir en
1960 à l’idéologie « marxiste-léniniste-maoïste ». Membre du National
Democratic Party (NDP), il crée son propre parti, le Zimbabwe African
National Union (ZANU) en 1963. Arrêté en 1964 par la police rhodé-
sienne, il n’est relâché qu’en 1974. S’appuyant sur l’ethnie Shona, il rem-
porte les élections de 1980 et devient le Premier ministre du Zimbabwe
indépendant (1980-1987) avant d’en devenir le quatrième président de
la République. Il fonde son autorité sur un régime de parti unique et un
régime autoritaire et répressif.
Yoweri Museveni, né en 1944, intègre les services spéciaux de Milton
Obote en 1970. Après la prise du pouvoir par Idi Amin Dada en 1971,
il se réfugie en Tanzanie. De retour en Ouganda en 1979, il échoue à
prendre le pouvoir face à Milton Obote. Museveni prend alors la tête de
la guérilla (il a été initialement formé au Mozambique dans les rangs du
Frelimo à la fin des années 1960) et met sur pied l’Armée de résistance
nationale. Il accède au pouvoir par la violence en 1986. Il s’installe alors
dans le fauteuil de président et devient l’homme fort émergent de la
région des Grands Lacs.

612
Notices biographiques

Raymond Nart, né en 1937, est licencié en droit de la faculté de Toulouse,


diplômé de l’IEP de Toulouse et de l’École nationale supérieure de police
de Saint-Cyr-au-Mont-d’Or. En 1965, il intègre la DST et travaille à la
sous-direction en charge du contre-espionnage. De 1978 à 1987, il occupe
la fonction de sous-directeur de la sous-direction A (contre-espionnage)
puis, de 1987 à 1997, de directeur adjoint de la DST. À partir de 1997, il
est PDG d’une société de sécurité bancaire.
Henri Navarre (1898-1983). Ancien responsable du 2e bureau, section
Allemagne de 1938 à 1940, il continue ses activités durant la Seconde
Guerre mondiale. Il devient commandant en chef des forces françaises
d’Indochine en mai 1953. Homme du renseignement, il tente d’en ration-
naliser l’organisation et de lui fournir les moyens nécessaires pour fonc-
tionner dans de bonnes conditions. Il suit avec attention le service Action
et participe à la transformation du GCMA en Groupement mixte d’inter-
vention (GMI).
Babacar Niang (1930-2007) est le fondateur du Parti pour la libération du
peuple (PLP) en 1983 et fait figure de personnalité de l’opposition du PS
sénégalais.
Joshua Nkomo (1917-1999) est un leader nationaliste qui fonde en 1960 le
NDP – interdit la même année pour encouragements aux actes de sabo-
tage. Nkomo crée alors le Zimbabwe African People’s Union (ZAPU). Le
ZAPU est fragilisé par la scission de Mugabe (1963) et par l’arrestation
dont Nkomo est l’objet (1964). Libéré en 1974, il appuie son action sur
l’aide de Kaunda. Entre négociations et activisme paramilitaire – le ZAPU
est doublé d’une organisation militaire, la ZIPRA, qui relance en 1978 et
1979 des actes de violences –Nkomo est finalement devancé par Mugabe
à l’indépendance.
Kwame N’Krumah (1909-1972), président du Ghana et principal concur-
rent régional de la Côte d’Ivoire d’Houphouët-Boigny à la veille des indé-
pendances, est un militant panafricaniste. Il souhaite à ce titre rallier à sa
cause certains leaders d’AOF, traditionnellement opposés aux options du
RDA.
Joseph Saidu Momoh (1937-2003), commandant en chef des armées,
succède à Siaka Stevens en 1985 et devient président de la Sierra Leone
(1985-1992).
Salatin Pacha, de son vrai nom baron Rudolf von Slatin, est un officier autri-
chien devenu gouverneur du Darfour entre la fin du xviiie et le début du
xixe siècle. Après de longues années de gouvernement, il est contraint de
se rendre au Mahdi lors de la capture de Fasher, siège de son gouvernorat.
Georges Pâques (1914-1993) était un fonctionnaire français de haut niveau,
diplômé de l’École normale supérieure qui avait été recruté par les services

613
Les espions français parlent

spéciaux soviétiques à Alger en 1943. Membres de différents cabinets


ministériels, il entra au début des années 1960 au service de presse de
l’OTAN. Arrêté en août 1963, il fut condamné par la Cour de Sûreté de
l’État à la détention à perpétuité. Sa peine fut ramenée à vingt ans de pri-
son, puis en mai 1970 le président Georges Pompidou, ancien normalien
lui aussi, lui accorda sa grâce.
Jean-Jacques Pascal, né le 25 mars 1943, est licencié en droit de la faculté de
Paris et diplômé de l’IEP de Paris. En 1969, à sa sortie de l’ENA, il devient
administrateur civil affecté au ministère de l’Intérieur ; il occupe alors
diverses affectations territoriales en qualité de sous-préfet. En 1984, Pierre
Joxe le désigne directeur du personnel et de la formation de la police au
ministère de l’Intérieur. Préfet du Gers de 1986 à 1987, il devient ensuite
directeur des affaires économiques et de la formation professionnelle à la
préfecture de la région Île-de-France jusqu’en 1988. Après avoir été préfet
de la Manche, le président de la République le nomme directeur central
des Renseignements généraux en 1990. Préfet du Val-d’Oise (1992-95),
puis directeur des Journaux Officiels (1995-1997), il revient au rensei-
gnement en 1997 lorsque le ministre de l’Intérieur lui confie la DST. De
2003 à 2008, il est conseiller-maître en service extraordinaire à la Cour des
comptes puis, de 2008 à 2009, chargé de mission à l’Inspection générale
de l’administration de l’Éducation nationale et de la recherche.
Rémy Pautrat, né le 13 février 1940, est licencié en droit des facultés de
droit et de sciences économiques de Clermont-Ferrand et de Paris. Après
avoir occupé les fonctions de maître d’externat (1959-60) et d’inspecteur
élève puis inspecteur à la Direction générale des Impôts (1960-1966), il
est détaché en qualité de coopérant technique auprès du ministre algérien
des Finances et du Plan. Il décide alors de passer le concours de l’ENA et,
à sa sortie de l’école, en 1974, devient chef de bureau de la production, du
transport et de la distribution de l’électricité au ministère de l’Industrie et
secrétaire général adjoint du Conseil supérieur de l’électricité et du gaz. Il
est ensuite directeur de cabinet du préfet de la Manche de 1978 à 1979,
puis secrétaire général de l’Yonne de 1979 à 1981, puis Claude Cheysson,
ministre des Relations extérieures, l’appelle à son cabinet en qualité de
chef du cabinet entre 1981 et 1984. En 1985, après une année à la tête
du département des Hautes-Alpes, Rémy Pautrat prend la direction de la
DST jusqu’à l’alternance de 1986. Il devient alors secrétaire général de la
préfecture de la région Île-de-France jusqu’en 1988, où il entre au cabinet
du Premier ministre Rocard, il est conseiller technique puis conseiller pour
la sécurité jusqu’en 1991. Trois années à la préfecture de l’Essonne pré-
cèdent sa nomination en qualité de secrétaire général adjoint du SGDN
(1994-1996). Préfet de la Région Basse-Normandie (1996-1999) puis
de la Région Nord-Pas-de-Calais (1999-2002), pionnier de l’intelligence
économique en France, Rémy Pautrat conseille l’ADIT à partir de 2004,

614
Notices biographiques

préside le conseil d’administration de l’IERSE depuis 2005 et occupe la


fonction de délégué général de France Intelligence Innovation (FI2).
Suite au coup d’État militaire du 11 septembre 1973 au Chili, le géné-
ral Augusto Pinochet (1915-2006), commandant en chef de l’armée
chilienne, s’installe à la présidence de 1973 à 1990.
Le 3 février 1989, le général Andres Rodriguez procède à un coup d’État
militaire et dépose Strœssner. Le putschiste est élu président de la
République aux élections de mai 1989. Les mouvements d’opposition res-
tent minoritaires au sein des institutions paraguayennes, mais « gagnent »
quelques villes. Rodriguez procède à la première transition postdictatoriale
et commence à ouvrir son pays vers l’extérieur.
Raoul Salan (1899-1984), officier colonial, a effectué une grande partie de
sa carrière en Indochine. Surnommé « le Mandarin », il est affecté au ser-
vice de renseignement intercolonial en 1938. Après la Seconde Guerre
mondiale il cumule les grands commandements en Indochine du Nord en
1945-1946. Il retrouve ce poste de mai 1947 à mai 1948. Il accompagne
le général de Lattre en 1950, puis assure le commandement des forces
françaises d’Extrême-Orient de janvier 1952 à mai 1953. Le général Salan
est sensibilisé aux questions de renseignement et de l’action. Il poursuit
l’œuvre entreprise par le général de Lattre.
Jonas Savimbi (1934-2002) est un leader nationaliste angolais. Chef de
l’UNITA, il mène une guerre contre le MPLA, parti nationaliste adverse
d’inspiration marxiste. Après 1975, la lutte pour l’indépendance laisse
place à la guerre civile entre l’UNITA et le MPLA. Dans le contexte de
la guerre fraîche en Afrique, Savimbi devient un agent aussi essentiel que
délicat dans la lutte contre le communisme en Afrique.
Léopold Sedar Senghor (1906-2001), agrégé de grammaire et chantre
de la négritude, est député du Sénégal à Paris (1945-1958) sous la IVe
République, affilié aux Indépendants d’Outre-mer (IOM) après avoir
quitté la SFIO en 1948. Il devient le premier président de la République
sénégalaise (1960-1980).
Ahmed Sékou Touré (1922-1984) est le chef du Parti démocratique de
Guinée (PDG), antenne du Rassemblement démocratique africain
(RDA). Le 25 août 1958, lors de la tournée africaine du général de Gaulle
pour promouvoir sa réforme constitutionnelle, Sékou Touré prononce un
discours jugé agressif par le pouvoir français : « Nous préférons la pau-
vreté dans la liberté à l’opulence dans l’esclavage. » La portée de ces propos
ouvre un grave débat en Afrique française, au terme duquel Sékou Touré
prend la tête des partisans du « non » au référendum de septembre. Ainsi,
la Guinée prend son indépendance hors de la Communauté en 1958 et

615
Les espions français parlent

devient la première bête noire du SDECE. Il devient le premier président


de la République guinéenne (1958-1984).
Le colonel Robert Servant est un vétéran des guerres d’Indochine et d’Al-
gérie. Spécialiste de la guerre contre-subversive, il aurait rencontré en
Espagne le colonel argentin Bignogne selon certaines sources. Il est en
poste à Buenos Aires de 1974 à 1976. Il est accusé d’avoir travaillé à la lutte
contre-subversive avec les services argentins.
Ibrahima Seydou N’Daw est désigné, après les élections territoriales de
1957, président de l’Assemblée sénégalaise.
Claude Silberzahn, né le 18 mars 1935, est licencié en droit de la faculté de
Paris et breveté de l’École nationale de la France d’Outre-mer. Conseiller
technique du ministre du Plan et des Finances de Tunisie entre 1961 et
1963, puis conseiller aux affaires administratives au ministère de l’Inté-
rieur entre 1964 et 1966, il devient secrétaire général de la Martinique de
1967 à 1970 avant d’occuper les fonctions de conseiller technique au cabi-
net du secrétaire d’État à l’Intérieur. En 1972, le ministre de l’Équipement
le désigne comme chef de cabinet avant que Claude Silberzahn n’occupe
la fonction de conseiller technique au cabinet de Xavier Deniau, secrétaire
d’État chargé des DOM-TOM (1972-1973) puis de directeur de cabi-
net de Bernard Stasi, ministre des DOM-TOM (1973-1974). Il connaît
ensuite diverses affectations territoriales : sous-préfet de Grasse (1974-
1979), secrétaire général de Seine-Maritime (1979-82) puis Commissaire
de la République du département et de la région Guyane (1982-1984).
En 1984, le Premier ministre Fabius l’appelle auprès de lui pour suivre les
questions liées au ministère de l’Intérieur. Avant de devenir directeur géné-
ral de la DGSE de 1989 à 1993, il est commissaire de la République de la
Région Haute-Normandie puis de la Région Franche-Comté. Conseiller-
maître à la Cour des comptes jusqu’en 2005, il sera également élu maire de
Simorre (Gers) en 2001, fonction qu’il occupe toujours.
Siaka Stevens (1905-1988) est un leader syndicaliste qui fonde en 1960, à
la veille de l’indépendance, son mouvement All People’s Congress. Il est
président de la République de Sierra Leone du 17 au 21 mars 1967, puis
de 1971 à 1985.
Au lendemain du coup d’État du 4 mai 1954, le général Alfredo Strœssner
(1912-2006) s’installe à la présidence de 1954 à 1989.
Maaouiya Ould Sid’Ahmed Taya (né en 1943), ancien militaire et Premier
ministre de la Mauritanie. En 1984, il prend le pouvoir et proclame
une nouvelle Constitution. Il est élu et réélu président de la République
jusqu’en 2005 où il est renversé par un coup d’État.
Hassan al-Tourabi (né en 1932) est l’un des chefs des Frères musulmans au
Soudan : il prêche un panarabisme arabe fondé sur la révolution islamique.

616
Notices biographiques

Roger Trinquier (1908-1986), officier colonial dès sa sortie de l’école d’offi-


cier en 1928, effectue une grande partie de sa carrière en Indochine. Après
la Seconde Guerre mondiale il intègre les troupes parachutistes et parti-
cipe aux combats en Cochinchine jusqu’à son rapatriement à l’été 1946.
Il revient avec le 2e BCCP, dont il prend le commandement en novembre
1948, de 1947 à 1949. Il renvient en décembre 1951 et devient respon-
sable du GCMA au Tonkin. Il prend le commandement de l’unité en
mai 1953 jusqu’à la dissolution du service Action à la fin de l’année 1954.
C’est à l’occasion de ces deux derniers séjours en Indochine qu’il élabore
sa théorie de la guerre contre-révolutionnaire qu’il s’appliquera à mettre
en œuvre en Algérie.
Jean-Émile Vié (né en 1915) est reçu au concours de chef de cabinet en
1941. Au début des années 1950, il concentre son activité profession-
nelle autour du ministère de l’Intérieur : devenu préfet, il est nommé à la
Direction des Renseignements généraux de la Sûreté nationale de 1955 à
1961. Il reprend ensuite une carrière d’administrateur territorial polarisée
autour de deux thèmes : les préfectures de région et la question des DOM-
TOM. En 1977, il est nommé conseiller maître des requêtes à la Cour
des comptes. Il termine sa carrière comme préfet de région honoraire et
conseiller maître des requêtes honoraire. Parmi les ouvrages dont il est
l’auteur, il convient de citer Mémoires d’un directeur des Renseignements
généraux, Paris, Albin Michel, 1988.
Abdoulaye Wade (né en 1926) fonde en 1974 le Parti démocratique séné-
galais (PDS) en opposition au PS dont il est le principal opposant légal.
Après avoir échoué aux suffrages de 1978, 1983, 1988 et 1993, il est fina-
lement élu président de la République sénégalaise en 2000 et 2007.
Goukouni Weddeye (né en 1944) est le chef des Forces armées populaires
(FAP), principal mouvement rebelle tchadien avec les Forces armées du
Nord (FAN) d’Hissène Habré. Goukouni Weddeye et ses FAP sont sou-
tenus par la Libye. Après une alliance de la rébellion au sein du Frolinat,
Goukouni Weddeye conquiert le pouvoir et devient président de la
République tchadienne de 1979 à 1982, et dirige le gouvernement d’union
nationale de transition (GUNT). Il est renversé par Hissène Habré en
1982.
Liste des publications de Jean-Pierre Bat,
Floran Vadillo et Jean-Marc Le Page

Jean-Pierre Bat :
Congo An I, décolonisation et politique française au Congo Brazzaville (1956-1963),
thèse de l’École nationale des chartes, 2006, mention « signalée au ministre ».
« Les “archives Foccart” aux Archives nationales », Afrique et histoire,
2006, n° 1, vol. 5, p. 189-201.
« Foccart, l’homme de l’ombre à la lumière des archives. Le problème
du secret en histoire contemporaine, le cas de la décolonisation », Cahier
d’histoire immédiate, automne 2007, n° 32, p. 103-122.
« Une cour en République ? L’exemple de la stratégie de l’abbé Fulbert
Youlou au Congo Brazzaville, 1956-1963 », Hypothèse 2008, Paris,
Publications de la Sorbonne, 2009, p. 75-85.
« French Intelligence and Political Networks in Africa (1958-1974) »,
University of Leeds, School of History, mis en ligne le 9 juillet 2009 : http://
www.leeds.ac.uk/history/research/africanhistory/Jean_Pierre_Bat.pdf)
« Le rôle de la France après les indépendances. Jacques Foccart et la Pax
Gallica », Afrique contemporaine, 2010, n° 235, p. 43-51.
« Vol au-dessus d’un nid de Dopele, le témoignage des agents de rensei-
gnements : parler pour se taire, ou se taire pour parler ? », dans Jean-Marc
Berlière, et René Lévy (dir.), Le témoin, le sociologue et l’historien, Paris,
Nouveau Monde éditions, 2010, p. 279-296.
(avec Pascal Geneste) « Jean Mauricheau-Beaupré : de Fontaine à
Mathurin, JMB au service du Général », Relations internationales, été
2010, n° 142, Paris, PUF, p. 87-100.
« De la fin de Foccart à la mort de Bongo : l’impossible réforme de la cel-
lule Afrique de l’Élysée (1988-2009) », Cahier d’histoire immédiate, 2010,
n° 37-38, p. 497-509.
La décolonisation de l’AEF selon Foccart. Entre stratégies politiques et tac-
tiques sécuritaires (1956-1969), thèse de doctorat d’histoire contemporaine
sous la direction de Pierre Boilley, Université Paris I Panthéon-Sorbonne,
2011, 925 p. + 350 p. d’annexes.

619
Les espions français parlent

Floran Vadillo :
« L’administration à l’épreuve du politique : politisation et personnalisa-
tion des services de renseignement et de sécurité de 1981 à 1995 », Revue
administrative, décembre 2008, n° 366, p. 586-596.
« Personnalisation et pratiques du pouvoir dans le monde du rensei-
gnement et de la sécurité. Une réaction à la marginalisation du Premier
ministre dans les questions de sécurité : Michel Rocard et la primonisté-
rialisation du renseignement », La Revue administrative, Paris, mai 2009,
n° 369, p. 307-315.
« Personnalisation et pratiques du pouvoir dans le monde du renseigne-
ment et de la sécurité. François de Grossouvre à l’Élysée : un chargé de
missions auprès du président de la République ? », Revue administrative,
2010, n° 374, p. 189-196.
« Los socialistas franceses y los Servicios de Inteligencia entre 1981 y 2002:
uso de regalía, gestión, politización y personalización de los Servicios
Secretos », in Fernando Velasco, Diego Navarro et Rubén Arcos (dir.), La
inteligencia como disciplina científica, Madrid, Ministerio de Defensa/Plaza
y Valdés SL, 2010, p. 375-389.
« Comment la troisième équipe de la DGSE a-t-elle pu faire couler…
autant d’encre ? Le dénouement de l’affaire du Rainbow Warrior entre
“fuites” et journalisme “d’investigation” », Le Temps des médias. Revue
d’histoire, printemps 2011, n°16, p. 100-117.
Jean-Marc Le Page :
« Le quotidien de la pacification au Tonkin, les milices d’autodéfense
(1952-1954) », Revue historique des armées, mars 2003, n°230, p.34-42
« Le Tonkin, laboratoire de la pacification en Indochine », Revue historique
des armées, 3e trimestre 2007, n°248, p.117-125
« Les Occidentaux face à la menace communiste en Asie du Sud-Est »,
Revue d’histoire diplomatique, 2007, n°1, p.21-40.
« Les services de renseignement français à Diên Biên Phu », dans
B. Warusfeld (éd.), Le renseignement. Guerre, technique et politique, Paris,
Lavauzelle, 2007, p. 85-110.
« La pratique de la torture dans le cadre la guerre d’Indochine (1945-
1954) », Dynamiques internationales, juin 2011, n°5.
(avec Elie Tenebaum) « French-American relations in intelligence and
counterinsurgency during the First Indochina war », Studies in Intelligence,
septembre 2011
Table des matières

Remerciements......................................................................... 4
Avertissement............................................................................ 4
Préface....................................................................................... 5
Introduction – La parole est aux espions : pour une réforme
culturelle du renseignement................................................... 9
Prologue – Les « services » français depuis 1945.................... 21
Ouverture – SDECE-DST: les guerres des services. Une lettre
du directeur de la DST Roger Wybot aux « anciens des services
spéciaux » (4 mai 1956).......................................................... 27

Partie I
L’Asie vacille

Chapitre 1. Une opération d’agit-prop des services spéciaux


franco-laotiens contre le Viet-Minh au Siam (1947-1948) ....... 41
Chapitre 2. Lorsque l’opium finance la guerre des services
spéciaux : un officier d’Indochine accuse dans la presse
(1953).................................................................................... 65
Chapitre 3. Longs feux impériaux, théorie des dominos et
révolution asiatique. « La Chine communiste et le Viet-Minh »,
rapport du SDECE (novembre 1953).................................... 77

621
Les espions français parlent

Chapitre 4. Lorsque les services spéciaux évaluaient leur guerre


non conventionnelle en Indochine. Rapport du lieutenant-
colonel Trinquier (1955)........................................................ 99

Partie II
L’Afrique : la formation du « pré carré »
après les indépendances

Chapitre 1. Début de la piraterie aérienne : l’interception


de l’avion de Ben Bella, le 22 octobre 1956............................ 131
Chapitre 2. « Amicalement vôtre » : Jacques Foccart et le capitaine
Maurice Robert, Dakar (mai-novembre 1958)....................... 137
Chapitre 3. « Un autre de mes agents » :
Antoine Hazoume, agent de Maurice Robert......................... 157
Chapitre 4. Jean Poitevin et le SSEC : protéger les frontières
de la Communauté. Le cas du Ghana (janvier-mars 1960)..... 169
Chapitre 5. Bokassa dans l’œil du 2e bureau. Le colonel Mehay
et le putsch de la Saint-Sylvestre 1966 à Bangui..................... 199
Chapitre 6. Le secteur « Afrique » à l’épreuve du temps :
Dakar, bastion des Services (1985-1989).
Entretien avec Dominique Fonvielle...................................... 221
Chapitre 7. Chef de poste en Zambie, le mirador de la « ligne
de front » (1980-1983)
Entretien avec XXX................................................................ 273
Chapitre 8. Mission d’information du commissaire principal
René Galy, chargé de mission SCTIP à Libreville (mars-
juin 1964), sur la réforme du système de police au Gabon,
au lendemain du putsch de février 1964................................. 299

Partie III
La guerre froide secrète

Chapitre 1. Collecter du renseignement derrière le rideau de fer.


Entretien avec Jacques Laurent .............................................. 321

622
Table des matières

Chapitre 2. Quand la DST surveillait et arrêtait un réseau


d’espionnage est-allemand en France (1966-1967)................. 345
Chapitre 3. Le contre-espion de l’affaire Farewell.
Entretien avec Raymond Nart................................................ 359
Chapitre 4. Le cône Sud au temps des dictatures.
Entretien avec Pierre Latanne.................................................. 381

Partie IV
Les services dans un monde sans polarité

Chapitre 1. La DST entre deux mondes.


Entretien avec Jacques Fournet.............................................. 429
Chapitre 2. Entre éthique de conviction et éthique de
responsabilité.
Entretien avec Jean-Jacques Pascal.......................................... 455
Chapitre 3. La DST face au défi terroriste (1985-1986).
Entretien avec Rémy Pautrat.................................................. 479
Chapitre 4. Une carrière au service de la lutte antiterroriste.
Entretien avec Jean-François Clair.......................................... 497
Chapitre 5. Une vie de renseignement à la préfecture de police.
Entretien avec Jean-Claude Bouchoux.................................... 525
Chapitre 6. Solidarité et transmission des savoirs.
Entretien avec Pierre Lacoste.................................................. 547
Chapitre 7. La DGSE comme mode alternatif de résolution des
conflits : l’exemple de la négociation secrète entre le Sénégal
et la Mauritanie.
Entretien avec Claude Silberzahn .......................................... 575
Postface .................................................................................... 597
Notices biographiques.............................................................. 601
Liste des publications de Jean-Pierre Bat, Floran Vadillo
et Jean-Marc Le Page........................................................... 619

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