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DU MEME AUTEUR
Dédicace
Avant-Propos
Prologue
A l'école Münzenberg
L'ombre de Muraille
La guerre du mensonge
Otto Katz, le brillant second
Un climat de trahison
Le brise-glace
La grande «tchistka»
La main de Moscou
La tentation radicale
Le banquier rouge
Le paravent espagnol
Un brelan d'amis
Lever de rideau
Harry et Max
Épilogue
ANNEXES
NOTES ET RÉFÉRENCES
BIBLIOGRAPHIE
Index
© Éditions Grasset & Fasquelle, 1993.
978-2-246-44829-7
DU MEME AUTEUR
L'Occident des dissidents (en collaboration avec Christian Jelen), Stock,
1979.
Barils (en collaboration avec Julien Brunn), Jean-Claude Lattès, 1981.
Le Petit Guide de la farce tranquille (en collaboration avec Christian Jelen),
Albin Michel, 1982.
Le KGB en France, Grasset, 1986.
Silence on tue (en collaboration avec André Glucksmann), Grasset, 1986.
Les Écuries de la V , Grasset, 1989.
e
***
elles, je comblais les vides, reconstituais le puzzle et remontais les pistes que
j'avais déjà cernées. Méfiant, j'ai recoupé, autant que faire se peut, chaque
élément découvert par des sources occidentales. J'ai alors pu établir de
manière irréfutable que la pénétration soviétique a connu en France une
ampleur inégalée, avant tout pour des raisons politiques.
C'est cette histoire, celle du plus important réseau de «taupes» qui ait jamais
existé dans ce pays, que je raconte dans Le Grand Recrutement.
Toute affaire d'espionnage est aussi une question d'hommes. D'un côté, il y
a ceux qui trahissent, de l'autre, ceux qui poussent à trahir, les agents recrutés
et les officiers recruteurs, les «traitants», dans le jargon du métier. Après avoir
identifié les premiers, il fallait découvrir les seconds, ceux qui, en coulisse,
ont tiré les ficelles. J'avais quelques idées, mes recherches à Moscou les ont
clarifiées.
Le Grand Recrutement a été l'œuvre d'un homme exceptionnel,
parfaitement inconnu, mais qui, pourtant, s'inscrit davantage dans ce siècle
que bien des héros de nos manuels scolaires. Ce livre prouve qu'Henri
Robinson compte parmi les grands espions contemporains.
Il y a vingt-cinq ans, un journaliste de renom avait entrepris la même
enquête, rencontrant des témoins de cette aventure extraordinaire. Puis, pour
des raisons qui lui sont propres, il avait interrompu son travail, laissant dormir
au fond d'un tiroir ses précieuses notes. Je suis allé le voir. Heureux qu'on
reprenne la piste qu'il avait débroussaillée, il m'a offert d'utiliser l'ensemble
des matériaux réunis en son temps. La plupart des personnes interrogées à
l'époque étant décédées, j'allais pouvoir, grâce à ses informations, faire revivre
Henri Robinson.
La chance m'a souri à nouveau. Je le dois à Philippe Alexandre. Je l'en
remercie.
***
***
Voûté, l'homme paraît comme tassé sur son mètre soixante-quinze. Tête nue
malgré le froid, c'est d'abord son front, haut et large, qui se dégage, allongeant
son visage d'aigle que prolonge un nez puissant. Les cheveux grisonnants et
les rides profondes qui creusent ses joues le vieillissent. Les passants qui le
croisent place de Breteuil en ce début d'après-midi gris et humide lui
donneraient sans doute davantage que ses quarante-cinq ans. Il se dégage de
sa personne une aisance qu'accentue son élégance naturelle. D'un pas décidé
mais sans empressement, la serviette sous le bras, le parapluie accroché au
poignet, il ressemble à un bourgeois affairé se rendant à un rendez-vous
important.
Ce jour-là, c'est son destin que cet homme va rencontrer, avec, au bout de la
route, la mort.
En quittant la place de Breteuil, il s'engage rue Pérignon. Il est en avance.
Une habitude de professionnel pour disposer des quelques minutes nécessaires
à l'inspection des lieux. Venu de l'hôtel des Coloniaux, situé tout près, au 4 de
la rue Bertrand, il ne jette pas un regard sur les silhouettes qui le suivent, sur
ces visages qui l'observent comme si, déjà, il ne pouvait plus échapper à son
sort.
A 14 h 28, il débouche dans l'avenue de Suffren. Les sorties du métro Ségur
sont là, juste en face, de part et d'autre de la rue. Il a choisi cet endroit par
commodité. Debout, à l'intersection, il scrute maintenant les alentours d'un œil
exercé. Rassuré, il s'adosse un instant à un arbre, sort un paquet de gauloises
maïs et allume une cigarette.
A quelques dizaines de mètres de là, trois personnes le surveillent dans une
traction avant noire.
L'homme est tombé dans la souricière, comme prévu. Le quartier a été
bouclé, des dizaines d'agents munis de sa photo en bloquent les accès. Le
piège n'a plus qu'à se refermer.
A 14 h 30 exactement, c'est fait. Il est maîtrisé en quelques secondes par
trois hommes sortis en trombe d'une voiture venue de la rue Pérignon.
Embarqué sous le regard médusé de quelques passants, il n'offre aucune
résistance.
En ce 916 jour de l'Occupation, la Gestapo vient de réussir l'une de ses plus
e
uneéventuelle fuite du Grand Chef. Pour cette raison, le Grand Chef était
rattaché au poignet du KOA Enders.
Pour se rapprocher de Harry, qui attendait au coin de l'avenue de Suffren et
de la rue Pérignon, une voiture s'est avancée. On a arrêté Harry par surprise.
On lui avait enlevé toute possibilité de fuite. De ce fait, et à cause de la
rapidité de l'arrestation, on n'a pas pu prévenir les fonctionnaires qui se
trouvaient aux alentours de la station.»
Belgique. Depuis l'été 1941, il joue en fait un double jeu, travaillant également
comme agent de pénétration pour le compte de l'inspecteur Mathieu, un
policier belge collaborateur de la Gestapo. Il a aidé à neutraliser certains de
ses camarades avant d'être lui-même arrêté, le 2 septembre 1942, par les
Allemands. A partir de cette date, il poursuit une brillante carrière de délateur,
participant à la capture de plusieurs agents en Belgique et en France. Henri
Robinson, sera, et de loin, le plus important . e
Quant au «Grand Chef» que Berg accuse d'avoir trahi Harry, son vrai nom
est Leopold Trepper, un personnage devenu célèbre dans les années 60
lorsqu'il a été présenté en France comme le patron d'un vaste «Orchestre
rouge» dominant toute l'Europe.
Dirigeant un réseau d'espionnage en France, avec des ramifications en
Belgique, comme il en a existé bien d'autres entre 1939 et 1945, Trepper a été
incontestablement un bon agent soviétique. En revanche, il n'est certainement
pas ce héros pur et sans reproche décrit ici et là, y compris par l'intéressé dans
ses Mémoires . Pour une raison simple: le «grand jeu » qu'il a mené avec la
1 f
vivants, il lui a fallu rendre des comptes. Mis sur la sellette, il a dû s'expliquer
sur le curieux jeu radio auquel il s'était livré avec les Allemands après sa
capture et, surtout, sur les agents qu'il a trahis pour sauver sa peau et prouver
sa bonne foi à la Gestapo. Un comportement «héroïque» qui lui a valu dix
années de détention. Un beau cadeau de la patrie (du socialisme)
reconnaissante. Pendant ces dix années, les guébistes ont eu tout le loisir de le
i
milieu gaulliste. Je ne connais pas ses sources ni ses relations ni ses hommes
de confiance, car il est très "conspiratif" (...). Il est indépendant et il n'est sous
les ordres de personne.»
Avec un tel curriculum, le compte de Robinson est bon. Nous verrons que,
même sous la torture, il n'a jamais livré ses fameuses sources ni donné aucun
nom de son vaste réseau.
Mais soyons juste à l'égard de Trepper: Harry a, de lui-même,
considérablement facilité la tâche de la Gestapo. Son comportement comme
son imprudence d'avoir accepté ce rendez-vous avec Raichmann à la station
de métro Ségur restent incompréhensibles de la part d'un professionnel de sa
trempe. A croire que, en matière d'espionnage aussi, il n'y a jamais de crime
parfait.
Notre troisième témoin s'appelle Nina, épouse de l'Italien Menardo Griotto.
Robinson fréquentait beaucoup ce couple (il prenait en général ses repas de
midi avec eux), chez qui, justement, Raichmann a été envoyé pour lui
proposer le rendez-vous du 21 décembre. Grâce à Nina, nous savons ce qui
s'est passé avant et après ce jour fatidique.
Menardo Griotto était le «cordonnier» de Harry à Paris (il en avait un autre,
en Suisse). Il lui faisait à volonté papiers d'identité,laissez-passer, cartes
d'approvisionnement, tampons. Nina, une jolie Italienne de trente ans, était sa
maîtresse. Le mari le savait. Ils formaient cependant un trio vivant en parfaite
harmonie. En somme, les Griotto, c'était un peu sa famille. Chez eux, il se
faisait appeler M. Jacques, car, comme nous allons le voir, il utilisait de
nombreuses fausses identités.
«Il était là quand le type est venu pour fixer le rendez-vous, raconte
Nina, mais il ne l'a pas vu. Jacques s'est caché derrière son journal. "Il
faut que j'y aille, répétait-il ensuite. L'homme dont il doit me donner
des nouvelles a sûrement été arrêté." (Ndla: il s'agit de Trepper.)
Depuis plusieurs jours, il paraissait inquiet. "Quelque chose de grave
se prépare, mais je n'arrive pas à savoir quoi", m'avait-il confié. Il était
comme malade. Il se faisait surtout beaucoup de souci pour mon mari
et pour moi. Le matin du rendez-vous, il est venu à la maison avec une
serviette et une valise. "Veilles-y comme à la prunelle de tes yeux,
m'a-t-il dit, et si je ne suis pas de retour avant 21 heures, foutez le
camp tous les deux, immédiatement." A 20 heures, les Allemands
étaient chez nous, après avoir bouclé le quartier. Ils ont trouvé la
serviette et la valise. Dans la première, il y avait de l'argent. Dans le
double fond de la valise, des films, des passeports, et plein de
papiers .»
3
Dans sa déposition du 30 juin 1952 face aux enquêteurs du KGB, Trepper a
donné des précisions sur le contenu de cette valise :
«Quelques jours après l'arrestation de Harry, le chef du Sonderkommando
Reiser m'a montré les papiers trouvés dans son appartement: un échange de
correspondance avec la Direction générale (le Centre à Moscou) jusqu'au
deuxième semestre 1941, des copies de rapports d'agents, des comptes, des
photos d'agents avec leurs fiches de renseignement, des formulaires pour
papiers d'identité, des tampons et une grosse somme d'argent. »
24 juin 1941 (voir la cinquième partie et les annexes); des papiers personnels
découverts dans différentes planques après son arrestation, plus un lot de
fausses pièces d'identité trouvées dans la valise laissée chez les Griotto. Tous
ces précieux documents ont été abandonnés par la Gestapo, en pleine débâcle,
au moment de la Libération. C'est à Bruxelles, au début de l'année 1945, que
l'armée britannique a mis la main sur une copie qui avait été expédiée là dans
le cadre de l'enquête du Sonderkommando sur la branche belge de
«l'Orchestre rouge».
Les papiers personnels de Robinson trouvés dans ce lot de documents
constituent l'unique source dont on dispose pour connaître son identité réelle.
Il s'agit en premier lieu de la copie d'un certificat de naissance établi le 8
novembre 1939 par la paroisse de Saint-Gilles-lès-Bruxelles et envoyé à son
nom, 4, rue Bertrand, Paris 7 , à l'hôtel des Coloniaux. Ce certificat, dont
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CAMARADE HARRY
Essen, jeudi 11 janvier 1923
La belle occasion! En mettant sa menace à exécution, en donnant l'ordre au
général Degoutte, à la tête de ses troupes franco-belges, d'occuper le bassin de
la Ruhr, poumon d'acier de l'Allemage défaite, Raymond Poincaré veut sauver
l'honneur de la France en humiliant l'ennemi d'hier. Le président du Conseil
n'a pris personne en traître. Depuis la signature du traité de Versailles, en juin
1919, qui a fixé le montant des dommages de guerre, il veut faire «payer le
Boche» malgré la gigantesque crise économique qui secoue l'Allemagne. Un
simple prétexte a suffi – 55 000 m seulement de bois livrés sur les 200 000
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poteaux prévus – pour qu'il envoie l'armée. L'occupation va durer trente mois
et coûter la vie à des dizaines d'hommes, des ouvriers surtout.
Cette occasion, les tenants du «Grand Soir» l'attendaient. Dans Essen
dominé par ses cheminées crachantes et ses terrils crasseux, capitale des
maîtres de forges, avec à leur tête Krupp le honni, c'est de pied ferme qu'on
attend la troupe. Ici, deux jours auparavant s'est achevée une conférence
internationale destinée, précisément, à organiser la lutte contre le «diktat de
Versailles». Des représentants du PC français (Cachin, Treint, Ker...) et de la
CGTU (Monmousseau, Semard...), des délégués des PC allemand, anglais,
belge, néerlandais, italien et tchécoslovaque ont débattu de la coordination des
luttes contre l'occupant et des moyens de faire pièce aux prétentions
françaises. Pour l'Internationale communiste, initiatrice de la rencontre, la
décision de Poincaré sera l'étincelle qui va embraser l'Allemagne, premier
foyer de la Révolution mondiale à venir. Du moins le croit-on à Moscou en la
personne de Zinoviev, le grand manitou du Komintern.
«Soldats, travailleurs de la terre! Soldats, travailleurs de l'usine! Les
capitalistes de tous les pays sont vos ennemis; lesprolétaires de tous les pays
sont vos frères!» Ces affiches placardées aux quatre coins d'Essen accueillent
les troupes françaises. Mouvement «spontané», mots d'ordre classiques,
soigneusement préparés lors de la conférence internationale. Aux Jeunesses
communistes revient l'honneur d'être le fer de lance de la contestation pour
toucher l'ennemi au point sensible: son armée, composée essentiellement de
conscrits. Zinoviev a prédit la décomposition de «l'armée bourgeoise» avant
qu'elle ne bascule dans le camp de la révolution selon la recette: propagande,
agitation, mutineries, soulèvements.
A Essen, la phase trois de ce plan est appliquée:
«Tous les militants de la Jeunesse communiste faisant partie des
unités militaires d'occupation devaient se tenir prêts à agir, raconte
Henri Barbé , l'un des rares témoins de cette période à avoir parlé.
4
D'abord, en prenant au sein des unités des postes actifs et, ensuite, en
organisant la fraternisation entre la population allemande et la troupe
française. Le mot d'ordre pour les soldats français étant: "Les
Allemands ont raison – Ils sont chez eux – Les soldats français
doivent évacuer l'Allemagne et rentrer en France."»
vont toutefois nourrir sa formation politique comme ce fut le cas pour nombre
de leaders révolutionnaires appelés à jouer un rôle important dans l'Europe de
l'entre-deux-guerres. Ses séjours en Suisse, la fréquentation assidue des
milieux socialistes lui permettent de connaître des militants aguerris qui vont
bouleverser sa vie. En premier lieu Willi Münzenberg.
Avant de se rencontrer les deux hommes ont eu un itinéraire bien différent.
Petit-bourgeois cultivé ayant déjà un solide cursus universitaire, parlant
plusieurs langues, Robinson a plutôt connu les bons côtés de la vie.
Münzenberg, lui, a déjà mangé son pain noir.
«Son père, fils naturel d'un baron, souffrait de graves complexes,
raconte Margarete Buber-Neumann, sa belle-sœur. Cet homme
vigoureux et sombre, dont la grande passion était la chasse, fut déçu
par la fragilité et le caractère rêveur de son plus jeune fils. Il le lui fit
durement payer. Des heurts constants avec son père mirent le garçon
presque au bord du suicide. Après la mort de son père, l'adolescent de
quatorze ans commença à apprendre le métier de coiffeur. Bien qu'il
ait été rapidement obligé d'interrompre cet apprentissage pour raison
de santé, il n'oubliera jamais ses cruelles expériences de cette époque.
Pendant des années, il réclamera une loi pour la protection des
apprentis. Mais ce n'est que comme jeune ouvrier dans une usine de
chaussures d'Erfurt qu'il découvrit le socialisme. Il entra en relation
avec l'Association pour la culture ouvrière et avec les Jeunesses
socialistes. Un nouveau monde s'ouvrit à lui.En voyage
d'apprentissage, il alla à Zurich en 1910. Il y adhéra aux
Jungburschen, un mouvement de jeunesse socialiste qui se trouvait
marqué par l'anarchosyndicalisme .» 7
deux hommes, mais le contact est facile. Le jeune Robinson parle couramment
l'allemand, la langue maternelle de Münzenberg, la seule qu'il pratique. Le
côté autodidacte de l'un et celui intellectuel de l'autre se complètent si bien
qu'ils vont lier leurs sorts et finir par travailler ensemble, pour la révolution
mondiale d'abord, l'Union soviétique ensuite.
C'est l'alliance de ces deux communistes, orthodoxes dans leur pensée mais
marginaux dans leur démarche au regard de la carrière qu'ils vont poursuivre,
qui va constituer la plus formidable force de pénétration dont ont jamais
disposé les dirigeants soviétiques dans les démocraties occidentales.
Ironie de l'histoire: c'est à la veille de l'armistice du 11 novembre 1918 que
Münzenberg, accusé d'être un agitateur professionnel, est expulsé de Suisse.
Les autorités helvétiques n'ont guère apprécié son soutien aux grévistes de
Zurich. Revenu en Allemagne, ce trublion révolutionnaire va donner pleine
mesure de son talent. On le trouve d'abord à la création du PC allemand
(KPD), puis, en novembre 1919, à la fondation de l'Internationale communiste
de la jeunesse, celle-là même qui sera le fer de lance de l'agitation dans la
Ruhr trois ans plus tard.
Robinson participe lui aussi à ce dernier congrès, à Berlin. La carrière des
deux hommes est encore parallèle selon un rapport de maître à disciple dû à
leur différence d'âge et à la plus grande expérience politique de Münzenberg.
C'est seulement au début des années 20 que leurs routes vont commencer à
converger. L'un s'apprête à devenir le génial bateleur, «l'ensorceleur le plus
doué »qui se soit jamais mis au service du communisme. L'autre va emprunter
9
apporteront leur aide aux Russes affamés seront moins regardants ou plus
crédules. Heureusement, l'ARA réussit à nourrir 5 millions de personnes en
mai 1922, plus de 10 millions au mois d'août. Dans le même temps, l'Europe
ne parvient à toucher qu'un million de victimes.
«Tout autre régime serait écrasé sous le poids d'une calamité pareille, mais
le régime bolchevique a gagné en force», constate à l'époque l'ambassadeur de
France en Estonie . Les nouveaux dirigeantsont en effet joué et gagné sur
11
Le paradoxe est là: tout en appelant à l'aide, l'URSS veut montrer qu'elle
demeure le paradis socialiste promis, tout juste victime d'une pénurie
passagère. Ce double message, si contradictoire, passe bien grâce à
Münzenberg, qui démontre que le malheur des Russes n'est rien face aux
misères qu'engendre le capitalisme. Une inversion de la faute, de la
culpabilité, qui rencontrera un formidable écho dans les «démocraties
bourgeoises»
«L'AIO embrassa bientôt des activités qui n'avaient plus grand rapport
avec son but initial, explique Koestler. Les cantines mobiles et les
soupes populaires qui avaient été organisées dans les régions de
famine de Russie firent leur apparition dans les quartiers des pays en
proie à des crises : en Allemagne pendant l'inflation, au Japon pendant
les grèves de 1925, en Angleterre pendant la grève générale de 1926.
Les brochures publiées pour soutenir la campagne desecours menèrent
à la fondation d'éditions particulières, de clubs du livre et d'une
multitude de périodiques et de journaux.»
C'est ce qu'on a appelé le «trust Münzenberg». Nous aurons l'occasion d'y
revenir.
En ce début de l'année 1923, le génial Willi ne fait que commencer sa
carrière de «talentueux organisateur des troupes auxiliaires dans le champ de
bataille de la révolution mondiale » Membre de l'exécutif du Komintern, il est
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celui qui, de Berlin, supervise la lutte contre l'occupation de la Ruhr. Sous son
autorité officient, sur le terrain, Vouïovitch et Harry, bien que ce dernier
appartienne à une branche de l'appareil communiste dont le contrôle échappe
en partie à la direction politique de l'Internationale communiste. C'est à cette
époque qu'ils apprennent à travailler ensemble, chacun sur son terrain, selon
ses compétences.
a Elisabeth Poretski est la compagne d'Ignace Reiss, un agent soviétique assassiné par le Guépéou en
1937 en Suisse après avoir publiquement fait état de son désaccord avec Staline.
A chacun selon son travail
Adoptée au II congrès de l'Internationale communiste, à Petrograd, en
e
juillet 1920, la troisième des vingt et une conditions nécessaires pour adhérer
à la nouvelle organisation ne laisse aucune ambiguïté: «Il est de leur devoir
(aux communistes) de créer partout, parallèlement à l'organisation légale, un
organisme clandestin capable de remplir au moment décisif son devoir envers
la révolution.» Destiné à se substituer à l'appareil légal en cas de force
majeure (guerre, interdiction du parti), l'appareil clandestin doit aussi aider à
la pénétration des agents envoyés par le «grand frère».
Ce qui est vrai pour chaque PC l'est aussi de l'Internationale, qui chapeaute
tous les partis. Début 1922, le comité exécutif du Komintern précise que son
organisme de renseignement doit «fournir sur le plan des organisations locales
des informations aussi exactes que possible sur toutes les circonstances ayant
quelque intérêt pour la lutte de classe révolutionnaire, telles que : les noms des
habitants de tous les immeubles, leur situation sociale, leur appartenance
politique, les provisions de la famille, etc.; les usines, les ateliers et lieux de
travail, les magasins, les bâtiments administratifs, hôpitaux, casernes, postes
de police, prisons, églises, etc.; télégraphes et téléphones, postes, chemins de
fer et tramways,parcs de voitures et garages». Un vrai programme de
quadrillage et de surveillance.
Pour parfaire ce dispositif, le Komintern crée une section politico-militaire
dite «AM Apparat», chargée, comme son nom le laisse entendre, de la lutte
antimilitariste, avec noyautage de l'armée. L'«AM Apparat» va être en
première ligne pour lutter contre les troupes françaises dans la Ruhr. A sa tête,
le camarade Harry. Il a gagné ses galons à Moscou, où il a déjà séjourné au
moins une fois.
Après avoir soigné sa tuberculose sur les rives du lac Léman, c'est un Berlin
en pleine crise qu'a découvert Robinson à la fin de 1919. Le mouvement
spartakiste, animé par Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, vient d'être écrasé
dans le sang au début de l'année. Leurs héritiers, les membres du KPD, ne
s'avouent pas vaincus. Faire basculer l'Allemagne dans la révolution, et à sa
suite l'Europe, reste l'objectif numéro un. C'est l'analyse que soutient le jeune
pouvoir bolchevique; c'est le programme qu'est chargé d'appliquer
Münzenberg, l'un des fondateurs du PC allemand.
Robinson, qui le retrouve alors en pleine effervescence révolutionnaire, ne
s'appelle pas encore Harry. Il est venu à Berlin pour participer à la création de
l'Internationale communiste de la jeunesse (KIM).
Il rencontre, en cette fin 1919, Clara Schabbel. La jeune femme, de trois ans
sa cadette, travaille au KPD ou, plus exactement, dans une organisation
affiliée, le Conseil des soldats-travailleurs. Elle en est la secrétaire. Le jeune
couple choisit de vivre ensemble (au 11, Eichenstrasse, Herningdorf, là où
Clara habitera après leur séparation?). Dix mois plus tard, ils partent tous deux
pour un premier séjour en URSS, la Mecque des jeunes révolutionnaires.
«J'étais comme un chemineau en haillons revenant voir au pays natal
si rien n'avait changé. Mon inquiétude avait disparu, disparu aussi
mon besoin forcené d'action. Je ne faisais plus partie d'une lie de
rebelles dans un pays ennemi. Comme j'étais heureux de pouvoir
marcher la tête haute, de laisser mes yeux parcourir sereinement les
visages de ces hommes et de ces femmes simples qui avaient leur
place dans la première dictature du prolétariat ! » 17
Ces impressions, telles que Jean Valtin les a décrites après son premier
a
Harry fait ses classes dans cet appareil militaire du KPD avant d'être versé à
l'AM Apparat du Komintern à sa création, peu avant l'occupation de la Ruhr.
La division du travail Robinson-Münzenberg est née à ce moment-là. Au
premier revient l'aspect subversif sur le terrain, pendant que le second joue les
caisses de résonance pour gagner l'opinion publique. Quand l'un sabote,
recrute ou espionne, l'autre imprime, affiche ou pétitionne.
«Un énorme effort de propagande et d'organisation dans l'armée
d'occupation fut réalisé, raconte Barbé dans ses souvenirs inédits. On
compta, en mai 1923, près de 200 cellules communistes dans les
unités militaires – 65 officiers de mon genre étaient dans les postes les
plus importants. Des centaines de milliers de tracts, de papillons, de
journaux étaient diffusés par les soins des jeunes communistes
allemands parmi les soldats. De nombreux cas de fraternisation entre
soldats français et manifestants allemands eurent lieu dans les centres
de Bochum, Essen, Herne.»
1923. «Les camarades qui ont assuré la propagande sont unanimes pour dire
que la partie de leur discours qui visait la politique de la Ruhr était accueillie
avec indifférence par les auditeurs», précise-t-il deux mois plus tard dans un
nouveau rapport . Ce n'est pas le bon cheval de bataille. Pourtant, le coup de
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L'Octobre allemand a échoué. La défaite est d'autant plus cuisante pour les
communistes que le KPD est dissous par décret le 13 novembre. Le sursaut de
l'Etat fait suite au coup d'Etat manqué dequelques braillards d'extrême droite à
Munich quatre jours auparavant. Parmi eux, un certain Adolf Hitler, encore
inconnu. Le gouvernement renvoie donc dos à dos les extrêmes.
Exit le parti légal. L'appareil clandestin prend aussitôt le relais, plus que
jamais sous la férule du Komintern. Du travail en perspective pour ceux qui,
comme Harry, en sont les cadres secrets.
a Venu d'Allemagne pour faire un « stage » en URSS, Valtin appartenait à l'une des organisations du
Komintern. La littérature communiste ne manque pas de pages décrivant l'émerveillement des « croyants
» lors de leurs premiers pas en URSS.
b Humbert-Droz était à l'époque le responsable du Komintern chargé de surveiller et de contrôler
l'activité du parti français.
c Cette version est contestée. Il se peut que Hambourg ait été choisi comme champ d'expérimentation
par les communistes pour tester les réactions de la police et de l'armée en situation insurrectionnelle.
Glissement progressif vers l'espionnage
bientôt au fur et à mesure que le parti russe resserra son contrôle sur
les partis étrangers et les réduisit à n'être plus que les instruments purs
et simples de sa politique. Il valait mieux dès lors servir l'Union
soviétique, directement à travers le Quatrième Bureau, que de le faire
par voies interposées ou de se laisser entraîner dans les luttes féroces
qui ravageaient chaque parti. »
Il est logique que ce destin ressemble à celui de Harry : pour les jeunes
révolutionnaires de l'époque, la voie qui mène de l'Internationale au service de
renseignement est royale. «La défense active de la Russie des soviets par les
masses prolétariennes de tous les pays représente un devoir qui doit être
rempli sans égard aux sacrifices que la lutte exigera», stipulent les statuts du
KIM. Dès 1920, le jeune communiste doit donc se mettre corps et âme au
service de l'URSS. Passe encore les premières années où, dans l'enthousiasme
de l'internationalisme prolétarien, aider le régime bolchevique, c'est
promouvoir la révolution mondiale, mais après? La main de Moscou sur ces
organismes, pesante dès 1923, les conduit chaque jour davantage à se mettre
au service de l'Etat et non plus seulement à se consacrer à l'idéal. L'agitateur
international se mue peu à peu en agent d'une puissance étrangère, le
communisme donnant à l'espionnage l'aspect séduisant d'un dévouement à
l'intérêt du prolétariat. Robinson a vécu ce glissement progressif.
L'armée des rabcors Lorsqu'il débarque à Paris, chez
les Kahn, en ce début d'année 1924, Harry vient
d'être nommé par Moscou responsable technique de
l'appareil politico-militaire clandestin du Komintern
(AM Apparat) pour l'Europe occidentale et centrale.
En clair, il est chargé d'apporter la logistique
nécessaire (conseils, argent, matériels) aux agents
recrutés ou parfois infiltrés dans les armées des pays
européens. En retour, il centralise les
renseignements recueillis par ces mêmes agents
depuis le QG du Komintern pour l'Europe à Berlin.
Le travail est moins important qu'il n'y paraît car tous les pays concernés
n'offrent pas, pour Moscou, le même intérêt. En matière militaire, l'objectif
principal demeure la France, puissance dominante du Vieux Continent depuis
la fin du premier conflit mondial. Pour preuve, le nombre d'affaires
d'espionnage qu'a connu ce pays dans ces années 20. Derrière elles, en
coulisse, se profile l'ombre de Harry, comme nous allons le voir. Toujours en
voyage entre Paris et Berlin, il va réussir à passer à travers les mailles du filet
tendu par la police française quand ses agents sont découverts et jugés.
Pour Maurice Laporte, l'un des fondateurs des Jeunesses communistes en
France, Harry est le personnage central de l'espionnage soviétique en France
dès cette époque. C'est sans doute exagéré. L'ancien communiste n'a pourtant
inventé ni le personnage ni ses fonctions. Le Harry qu'il dépeint est bien alors
un membre important de la subversion soviétique en France sans être pour
autant le deus ex machina qu'il dénonce dans Espions rouges, écrit en 1929 , à b
Berlin sans que le travail à Paris en souffrît. De plus, c'est d'une femme dont
on avait besoin. Qu'à cela ne tienne : on la prit d'autorité au sein même du
comité national des Jeunesses. C'est ainsi qu'une certaine Rosa M. abandonnad
une carrière politique des plus problématiques pour la réalité d'un poste de
choix près de Harry.
Quand tout fut définitivement prêt, Harry, sur les ordres de Frazer, une des
omnipotences de la Loubianka, entreprit de parachever en France l'œuvre si
bien commencée par Schuller. En février 1923, il s'installe audacieusement à
Paris. Sans perdre de temps en de vaines démarches, il convoque les
principaux membres du Parti, ceux parmi lesquels il choisira les créatures dont
il a besoin. Le rendez-vous a lieu au siège de l'Union des techniciens, rue de
Presbourg. Vingt militants sont là, dont se détachent Cachin, Vaillant-
Couturier , Paquereaux, Provost. La discussion porta exclusivement sur
e
chaque semaine donner la parole aux militants pour qu'ils expriment leurs
revendications et racontent leur lutte. Une page servant à la fois d'exutoire et
de sondage sur la combativité des ouvriers. Voilà pour la façade. En fait, les
«rabcors» ont deux fonctions. La première, idéologique, sert à mobiliser la
classe ouvrière derrière les communistes par le biais des témoignages que
publie L'Humanité. La seconde, subversive, vise à informer le parti sur les
secteurs «sensibles» de l'économie nationale, puis à recruter en leur sein des
militants, rapidement mués en «agents». Selon qu'elles répondent à l'une ou
l'autre de ces fonctions, les informations envoyées par les «rabcors» des quatre
coins du pays n'ont pas la même destination. Les premières atterrissent bien à
L'Humanité en vue d'être publiées; les secondes tombent entre les mains des
responsables de l'appareil secret du parti chargés d'aider l'espionnage
soviétique. C'est l'aspect qui nous intéresse.
Paul Vaillant-Couturier a rapporté d'URSS l'idée des «rabcors» et c'est
Marcel Cachin qui, dans un premier temps, en a contrôlé la bonne marche,
avant de laisser la place à celui qui, jusqu'à sa mort, en 1975, va superviser
l'appareil illégal du PCF pour le compte de Moscou : Jacques Duclos.
Ces trois dirigeants communistes ont travaillé pour le Komintern (et pour le
SR soviétique dans le cas de Duclos). Harry a été en rapport avec eux, leur
transmettant sans doute les consignes du Centre. Responsable technique de
l'appareil politico-militaire de l'Internationale communiste (AM Apparat), les
«rabcors» le concernent lorsqu'ils sont implantés dans les usines d'armement,
les casernes, la hiérarchie militaire. Ce qui va nous permettre de comprendre
pourquoi Robinson est si bien informé sur l'armée française en 1940, quand la
guerre éclate (voir cinquième partie).
Maurice Laporte n'a donc pas tort d'attribuer une place de choix à Harry
dans cette affaire «rabcors», mais il mélange les genres et, surtout, précipite
les étapes. Essayons de rétablir les faits.
Quand Harry se rend à Paris en 1924, les «correspondants ouvriers»
n'existent pas encore formellement, mais l'esprit y est. Pour preuve, ce
document saisi par la police chez un militant communiste, Léon Ilbert, en avril
1925 :
«Renseignements pris sur le camp d'aviation du Bourget, situé 6, rue de
Paris. Moyens de communication : tramway Bourse-Opéra; train: gare du
Nord (3 station).
e
Suis encore peu fixé sur l'emplacement des explosifs, mais ils doivent se
trouver dans le hangar à matériel, situé sur le bord de la route menant à
Dugny . »
25
Avec l'aide de son organisation, Jean Crémet remplit le «questionnaire».
C'est efficace mais peu sûr. Pour répondre à ces questions techniques, ses
hommes doivent contacter des experts, principalement des syndicalistes, dans
chaque branche industrielle. En définitive, beaucoup de monde est dans la
confidence. Dès octobre 1925, des fuites se produisent.
Un jour, un mécanicien de l'arsenal de Versailles, par ailleurs secrétaire du
syndicat communiste, s'étonne des détails que lui demande un adjoint de
Crémet. Les renseignements n'ont rien à voir avec la lutte syndicale, bien que
son interlocuteur prétende œuvrer pour la «défense des travailleurs». Le
mécanicien en rend compte à la direction de l'arsenal, qui avertit la police. Par
son intermédiaire, le contre-espionnage militaire va pendant plusieurs mois
livrer de fausses informations au réseau Crémet et aux Soviétiques.
En avril 1927, c'est le coup de filet. Une centaine de personnes sont
arrêtées, dont le «peintre» Bernstein et l'«étudiant» Grodnicki. Le réseau
Crémet est décapité, mais son principal responsable a réussi à prendre la fuite,
avec sa compagne Louise Clarac, en direction de Moscou. Le tribunal de
Paris, qui prononce la sentence, le 25 juillet 1927, se contente de condamner
le couple Crémet-Clarac par contumace (cinq ans de prison). Grodnicki écope
de lamême peine alors que Bernstein (le colonel Ielenski) en prend pour trois
ans.
Sur le banc des accusés, on retrouve Pierre Provost, une figure connue.
C'est un membre important de l'appareil clandestin du PC français. A ce
procès, où il va être condamné à deux ans de prison, son défenseur est Paul
Vaillant-Couturier, avocat mais aussi rédacteur en chef de L'Humanité, celui-
là même qui va parrainer officiellement les «rabcors» dans le quotidien
communiste quatre mois plus tard. Or nous savons par Maurice Laporte que
Provost et Harry sont en contact depuis 1923, quand ce dernier a été chargé
par Moscou de superviser la vague d'agitation dans la Ruhr. Par la suite,
Laporte décrit Provost comme le «grand argentier du service illégal français»
subvenant aux besoins des réseaux. C'est en grande partie exact, mais ajoutons
que l'argent nécessaire est fourni par Harry, alors responsable technique de
l'AM Apparat. Ces liens financiers permettent d'affirmer que Robinson a
contrôlé le réseau Crémet en coulisse . En retour, il est celui qui, in fine, a
a
Les «rabcors», qui se multiplient comme des petits pains, sont mis à toutes
les sauces pourvu qu'ils servent l'espionnage soviétique. Un exemple:
l'organisation de la Journée internationale contre la guerre du 1 août 1929
er
Dans la suite de son récit, Barbé précise qu'un certain «André», envoyé
spécial de Berzine à Paris, est revenu à la charge pour lui demander de diriger
avec lui les réseaux implantés en France. Nouveau refus.
Quelques semaines plus tard, Henri Barbé est mis en cause dans une
ténébreuse affaire de «groupe» au sein de la direction du PCF.L'un de ses
accusateurs n'est autre que Manouilski, le dirigeant du Komintern qu'il a vu à
Moscou. A compter de juillet 1931, sa lente mais inexorable disgrâce
commence, jusqu'à son exclusion, en septembre 1934. Rude chute pour celui
qui faillit devenir secrétaire général. Faut-il voir un rapport de cause à effet
entre Berzine et cette disgrâce? David Dallin qui rapporte l'histoire n'en doute
pas .
30
Barbé joue toutefois le rôle du gentil naïf dans ce récit. Comment peut-il
s'étonner de la proposition de Berzine, alors qu'en 1931 le PCF appuie depuis
belle lurette l'espionnage soviétique tant la frontière entre Komintern et
Rasvedoupr est étanche. La confusion des genres est totale entre le soutien à la
révolution mondiale, pour laquelle œuvrent les agents de l'Internationale
communiste, et l'aide au potentiel économique et militaire de l'URSS, objectif
prioritaire des officiers de renseignement de l'Armée rouge. Les uns et les
autres travaillent pour Moscou depuis que le messianisme bolchevique s'est
confondu avec la défense de la patrie du socialisme. Les buts sont les mêmes;
quant aux méthodes, elles se ressemblent étrangement.
En ce début des années 30, les dirigeants soviétiques disposent en réalité de
trois organisations pour subvertir, déstabiliser ou espionner «l'ennemi»
capitaliste. Ils peuvent ainsi jouer une partition différente selon les cas et les
époques. Par ordre d'entrée en scène, on trouve l'INO (abréviation
d'Inostrannyi Otdel), le département étranger de la Tchéka , créé en décembre
a
1920. Quelques mois plus tard, début 1921, le Komintern met en place l'OMS
(Otdiel Mejdounarodnoï Sviazi), la section des liaisons internationales. Le
Quatrième Bureau, que va diriger le général Ian Berzine à partir de 1924,
apparaît ensuite.
Théoriquement, sur le papier, chacune de ces organisations a ses propres
attributions: à l'INO le renseignement politique, au Quatrième Bureau
l'espionnage militaire, à l'OMS le soutien aux sections locales de
l'Internationale communiste, les PC de chaque pays. Dans la pratique, ce n'est
pas si clair.
L'OMS, que dirige de Moscou Iossif Piatnitski, un bolchevique de la
première heure, est chargé d'envoyer les délégués du Komintern dans les
différents PC afin qu'ils fassent appliquer la ligne décidée à Moscou. Ce
travail, qui équivaut à une immixtion dans la vie politique des pays étrangers,
doit se faire dans le plus grand secret; ce qui nécessite des filières clandestines
(financement,faux papiers, notamment). Mais l'OMS ne manque pas de
dépasser le cadre de ses compétences. A l'occasion, ses membres ne
dédaignent nullement d'emprunter des chemins plus subversifs, comme en
témoigne le rôle de Harry dans la Ruhr. Son action pour le compte de l'AM
Apparat n'a pas été de faire de l'«agitprop» pure et simple. Effectué sous le
contrôle du représentant de l'OMS à Berlin, Abramov-Mirov, ce travail a tout
autant intéressé le Quatrième Bureau de l'Armée rouge (pour les
renseignements militaires).
En théorie toujours, l'OMS est sous la coupe de l'INO, tout au moins
financièrement. La section des liaisons internationales du Komintern a
d'ailleurs été créée après l'INO, pour «attirer dans la mouvance des services
secrets des communistes étrangers et des compagnons de route plus sensibles,
au départ, à un appel de l'Internationale communiste qu'à une approche directe
de l'espionnage soviétique. Bon nombre des meilleurs agents du Guépéou,
puis du NKVD dans les années 30, crurent au début qu'ils travaillaient pour le
Komintern ».
31
Robinson illustre une fois de plus cette fausse division du travail entre
appareil militant et espionnage telle que Moscou l'a instituée pour mieux
tromper son monde. Il est en effet certain que les agents que va recruter Harry
dans les hautes sphères de l'Etat français ont cru travailler plus pour
l'Internationale communiste que pour le Rasvedoupr de Berzine. Ce n'en est
pas moins condamnable, mais peut-être ont-ils ainsi soulagé leur conscience !
Nous voilà au cœur du problème déjà évoqué: le Komintern a toujours été
une organisation sous influence, sous étroit contrôle même, de l'INO et du
Quatrième Bureau à la fois. Sur ce point, les témoignages concordent :
travailler pour l'Internationale communiste revient à devenir un agent de
l'espionnage soviétique. Circonstance aggravante: plus on avance dans le
temps, plus cela se vérifie. Elisabeth Poretski le constate à Moscou dès 1924:
«Le Quatrième Bureau et l'INO rivalisaient entre eux et avec le
Komintern, en même temps qu'ils cherchaient l'un et l'autre à accroître
leur influence au sein de ce dernier. Les allées et venues de personnel
entre le Quatrième Bureau, l'OMS et la section des renseignements du
Komintern , donnèrent aux militaires une certaine influence au sein
b
Harry, formé à l'école du Komintern, va finir par tomber lui aussi sous la
griffe du Quatrième Bureau. Sans états d'âme. Le passage se fait en douceur à
partir de 1929, lorsque, adjoint du «général» Muraille, il devient responsable
du BB Apparat (espionnage industriel) pour la France, une branche qui
intéresse au plus haut point le service de Berzine. Richard Sorge a suivi le
même chemin, de l'OMS au Rasvedoupr.
Mais Robinson représente un cas original dans l'histoire de l'espionnage
soviétique. A cheval sur le Komintern et le Quatrième Bureau, il ne quittera
jamais entièrement l'un pour l'autre. Dans ces années 30 qui vont faire de lui
un grand espion, il est à la fois le représentant de l'OMS pour l'Europe et le
résident (chef) illégal du Quatrième Bureau pour la France. En lui, tel Janus,
l'officier de renseignement constitue l'autre face du militant communiste.
L'avantage est double : membre de l'Internationale communiste, il bénéficie de
l'aide technique de l'appareil clandestin du PCF et il peut fréquenter le cercle
des «compagnons de route» qui vont lui servir de vivier pour recruter son
réseau.
Fin 1929, Harry quitte définitivement le QG du Komintern à Berlin pour
s'installer à Paris d'où il va rayonner en Belgique, en Suisse, en Angleterre. Il
vit séparé de Clara Schabbel mais leur fils, Victor, va le rejoindre dans son
deux-pièces au 13 de la rue des Mûriers, dans le 20 arrondissement.
e
Le verdict que rend le tribunal le 23 décembre 1933 est un beau camouflet
pour le régime nazi. Van der Lubbe est certes reconnu coupable de l'incendie,
et comme tel condamné à mort (puis exécuté), mais ses liens avec les
communistes n'ont jamais pu être prouvés. Pis encore, le principal accusé
«idéologique», le responsable du Komintern pour l'Europe, Georgi Dimitrov,
est acquitté, comme ses autres camarades communistes.
L'arroseur est arrosé. A Moscou, on jubile. Quelques semaines plus tard, le
27 février 1934, un an jour pour jour après l'incendie, c'est un véritable
triomphe que va réserver la capitale soviétique au Bulgare Dimitrov. Il sera
même fait citoyen d'honneur de l'URSS et il deviendra député au Soviet
suprême. Quelques mois plus tard, Staline le nommera secrétaire général du
Komintern pour appliquer la politique de «Front commun» des forces de
gauche contre le danger fasciste.
Contre-procès de Londres et procès de Leipzig marquent donc un tournant
capital dans la perception que va désormais avoir l'opinion publique mondiale
du nazisme et du communisme.
«L'acquittement de Dimitrov devenait l'acquittement du communisme
de l'accusation de conspiration et de violence en général, fait
remarquer Koestler. La terreur communiste était une invention des
nazis pour discréditer leurs principaux adversaires; en réalité, les
communistes étaient d'honnêtes défenseurs de la liberté et de la
démocratie, simplement plus courageux et résolus que les autres . a
méthode Münzenberg: utiliser les célébrités, même à leur insu, pour mieux se
camoufler. Ce Livre brun servait la bonne cause. Il était donc évident
qu'Einstein n'allaitpas protester contre l'utilisation abusive de son nom. Le tour
était joué.
Dans son introduction écrite à «la Chambre des lords, Londres S W 1»
(nouvelle crédibilité apportée au livre), lord Marley précise que «chaque fait
relaté dans ce livre a été soigneusement vérifié et est représentatif de
nombreux cas similaires». Il le croit sans doute. Le Livre brun, conçu à partir
de quelques informations exactes, est cependant avant tout une somme
d'exagérations, d'affabulations et de distorsions de la réalité.
«Le Livre brun réglait son compte à l'allégation nazie selon laquelle
l'incendie du Reichstag résultait d'une conspiration communiste, par
une argumentation – tout aussi frauduleuse mais beaucoup plus
convaincante – montrant qu'il s'agissait d'un complot nazi, expliquent
Andrew et Gordievsky dans leur KGB dans le monde . Des documents d
falsifiés furent utilisés pour montrer que Marinus Van der Lubbe
faisait partie d'un complot organisé par le maître propagandiste
qu'était Goebbels. Un groupe de SA (sections d'assaut nazies) serait
rentré au Reichstag par un passage souterrain communiquant avec la
résidence officielle de son président nazi, Goering, aurait allumé le
feu et serait ressorti par le même chemin. Un surcroît de véracité était
donné à la conspiration fictive par un scandale sexuel reposant sur de
fausses preuves attestant les liens de Van der Lubbe avec des
dignitaires nazis homosexuels. »
Est-il besoin de préciser que ni l'utilisation du souterrain par les SA nazies,
ni l'homosexualité de l'incendiaire néerlandais n'ont jamais pu être prouvées.
Peu après la publication du Livre brun, des amis de Van der Lubbe ont même
démenti formellement ces inclinations sexuelles. Ils n'ont pas été entendus.
En matière de propagande, une demi-vérité est une arme bien supérieure à
la vérité. Et être sur la défensive c'est être déjà vaincu. C'est la deuxième
méthode Münzenberg : opposer avec aplomb de plus gros mensonges à ceux
qui sont proférés par l'adversaire pour l'obliger à y répondre, donc à se
justifier. Goering indigné, s'étouffant presque de colère au procès de Leipzig,
n'y échappera pas:
«Le Livre brun prétend que j'ai assisté aux préparatifs de l'incendie, vêtu, je
crois, d'une toge romaine en soie bleue. Il ne va pas jusqu'à dire que,
semblable à Néron, pendant l'incendie de Rome, j'ai joué du violon... Le Livre
brun est un ouvrage de provocation que j'ai détruit partout où je l'ai
rencontré... Il dit que je suis un idiot sénile, que je me suis échappé d'une
maison de fous et que mon crâne a éclaté en plusieurs endroits. »
Traduit en plus de vingt langues, diffusé dans le monde entier à des millions
d'exemplaires, ce Livre brun qui est au centre des débats de Londres et de
Leipzig (le «sixième prévenu», a-t-on dit à l'époque) n'est pourtant pas l'œuvre
de Münzenberg. Le véritable auteur, anonyme, qui se cache derrière la
notoriété d'Einstein est juste un élève doué. Le plus doué du grand maître.
Personne ne connaît encore son nom, mais il ne va pas tarder à s'en faire un
dans le large cercle des «compagnons de route».
Anticonformiste et cosmopolite, juif tchèque d'origine, cet homme alors âgé
de trente-huit ans est à la fois l'ombre et l'âme damnée de Münzenberg (avant
d'en devenir le Judas). Un destin exceptionnel qui va l'amener à jouer un rôle
non négligeable dans le Grand Recrutement.
a Souligné par moi. Nous verrons combien cette façon de voir les communistes va contribuer au
recrutement des agents par le SR soviétique.
b Créée par le Guépéou en 1922, l'organisation Trust visait un double but. D'abord, sous prétexte de
travailler au renversement du nouveau régime soviétique, elle se proposait de canaliser les efforts des
multiples associations de gardes blancs, et autres partisans monarchistes, en lutte contre les bolcheviques.
Ce faisant, Trust a permis d'identifier les ennemis de Moscou et d'attirer en URSS des opposants
irréductibles – le social-révolutionnaire Boris Savinkov, l'agent britannique Sidney Reilly, par exemple –
sous prétexte de les aider à mener des actions de sabotage. Ils furent éliminés. Trust servait aussi à
intoxiquer les gouvernements occidentaux en leur fournissant de fausses informations sur l'URSS
moyennant de substantielles devises qui servirent, par ailleurs, à financer les opérations du Guépéou à
l'étranger. Trust a été dissoute en 1927, après que les Occidentaux eurent découvert la supercherie.
c Prince à l'époque de Catherine II, Potemkine montait de faux villages au passage de l'impératrice
pour lui faire croire au bonheur de sa paysannerie. L'expression désigne tous les subterfuges utilisés très
tôt par le régime bolchevique (usines modèles, villes repeintes, kolkhozes radieux) pour faire croire au
bonheur du paradis soviétique.
d Comme le rappellent les deux auteurs de ce livre, un journaliste ouest-allemand prouvera en 1962,
après enquête, que Van der Lubbe a sans doute agi seul dans l'espoir de susciter une révolte populaire.
Otto Katz, le brillant second Pour Babette Gross, la
compagne de Willi Münzenberg qui n'a jamais porté
Otto Katz dans son cœur, les deux hommes se sont
rencontrés en 1924 . La maison d'éditions de Willi
37
Après cette cure de soviétisme à haute dose, Katz est rappelé par
Münzenberg pour travailler avec lui après l'incendie du Reichstag. Koestler
fait sa connaissance à cette époque. Le portrait qu'il en fait est plus flatteur:
«Otto possédait toutes les qualités qui manquaient à Willi, et
réciproquement. Willi était un chef rude, Otto un manœuvrier doux et adroit
(...). Willi avait l'air d'un cordonnier de village thuringien (...), Otto était beau,
brun, doué d'un charme un peu louche (...). Willi ne savait pas un mot
d'aucune langue en dehors de l'allemand, Otto parlait couramment français,
anglais, russe et tchèque. Willi était incapable d'écrire un seul paragraphe
cohérent, Otto était un journaliste habile.»
Koestler précise toutefois que si « Willi avait besoin d'Otto, il ne se donnait
guère la peine de dissimuler le mépris que celui-ci lui inspirait», avant de
conclure par cette singulière remarque: «Malgré son caractère louche, Otto
était paradoxalement sympathique . » 39
Les informations sur Otto Katz disponibles dans les archives soviétiques
nuancent cette vision quasi angélique d'un homme qui n'est ni un enfant de
chœur ni un sentimental, comme il va le prouver tout au long de cette histoire.
D'après ces archives, c'est en 1920 qu'il arrive à Berlin avec le statut de
réfugié politique, après avoir participé à la révolution sanglante de Bela Kun
en Hongrie. Agé de vingt-cinq ans, il se prétend alors commerçant en
confection, ce qui ne l'empêche nullement de fréquenter les cercles littéraires
de la capitale allemande, introduit par un camarade de jeunesse, Egon Erwin
Kisch, journaliste et écrivain tchèque connu pour ses opinions communistes.
Grâce à un autre de ses compatriotes, le journaliste Bornstein, il entre comme
courtier en publicité à Das Tagebuch, hebdomadaire politico-culturel que
vient de créer Leopold Schwarzschild. Il lui faut à peine deux ans pour en
devenir le directeur commercial, poste qu'il occupe également à
l'hebdomadaire Montag-Morgen appartenant au même groupe. Fin 1926, il
quitte ses fonctions à la suite d'un incident d'ordre sentimental (il a séduit la
femme de son amiBornstein). Il prend alors la direction du théâtre d'Erwin
Piscator, qui, grâce à son sens de la publicité, connaît une belle notoriété.
Mais il ne peut éviter la faillite en 1929, année où il entre directement au
service de Münzenberg.
Contrairement à ce qu'indique Babette Gross, il ne devient pas simple
directeur d'une maison d'édition du «trust». Il est nommé directeur
commercial des journaux et des sociétés d'édition du groupe, dont le grand
journal communiste berlinois Welt am Abend. Une fonction qui va lui
permettre de se rendre pour la première fois indispensable à Willi.
Le service de publicité qu'il dirige devient ainsi une véritable organisation
de racket. Restaurants, cafés ou magasins qui refusent les contrats de publicité
proposés par Katz sont menacés, et parfois même saccagés par des chômeurs
communistes. En ces années 1928-1930, Katz a la réputation d'être un
affairiste sans scrupule, et surtout un maître-chanteur. Agissements
parfaitement approuvés par Münzenberg, puisqu'ils permettent à la presse
communiste de résister à la crise économique qui sévit en Allemagne.
L'homme de main financier séjourne effectivement en URSS à partir de
1930 pour échapper au fisc allemand. Pendant trois ans, il va travailler à
Meshrabpom Film. C'est la version connue. Ces années, il les met aussi à
profit pour se former à l'école du Komintern et devenir un cadre zélé, «un
serviteur loyal du régime», comme le dit Babette Gross par euphémisme. A
peine devenu l'homme de Münzenberg, le voilà donc l'homme de Moscou. Il
ne va plus cesser de servir ses deux maîtres en même temps, jusqu'au jour où
il lui faudra choisir entre son mentor et le Kremlin. «L'une des tâches d'Otto
était naturellement de surveiller Willi pour le compte de l'Apparat, précise
Koestler. Quand, en 1938, Willi rompit avec le Komintern, Otto fut le premier
à l'abandonner, comme tout le monde s'y attendait.» Mais ne précipitons pas
les événements.
En cette année 1933, Otto Katz est l'éminence grise de «l'éminence rouge ». 40
Puisque le Livre brun prétendait à l'objectivité, pouvait-on avouer à ce
journaliste que ses auteurs, sous les ordres d'Otto Katz, étaient des
communistes bon teint, qui plus est membres aguerris du Komintern? Pouvait-
on encore reconnaître que les informations publiées avaient été recueillies (et
parfois fabriquées) par le service de renseignement de l'Internationale
communiste en liaison avec le fameux OMS?
Mais qui se soucie de ces vérités à l'époque?
Si gros qu'ils aient pu être, les mensonges contenus dans le Livre brun sont
passés inaperçus, car les lecteurs avaient besoin d'y croire. L'épouvantail
fasciste est désormais devenu le meilleur paravent du communisme. Un
formidable avantage pour la propagande soviétique, qui va en user et en
abuser.
Quant au contre-procès de Londres, il illustre la dernière (et sans doute la
plus efficace) méthode Münzenberg: la mise en place et l'utilisation d'une
organisation communiste fabriquée selon la recette du célèbre pâté d'alouette
où le compagnon de route joue le rôle de l'oiseau et les communistes celui du
cheval.
A première vue, le jury réuni dans la salle d'audience de la Société de droit
est d'une parfaite neutralité. Regardons-y de plus près.
L'avocat Pritt, qui a présidé la commission juridique, se faisait une telle idée
de l'équité qu'il sera l'un des premiers et des plus fervents défenseurs de la
«justice» soviétique en pleine terreur. Trois ans à peine après Londres, en août
1936, on le retrouve en effet à Moscou comme «observateur» du premier
procès stalinien contre la vieille garde bolchevique (Zinoviev, Kamenev et
autres). Il est venu apporter sa caution d'avocat international sur la légalité de
la procédure. Il remplit parfaitement son rôle :
«La première chose qui m'impressionna, en tant que juriste anglais, c'étaient
les manières libres et naturelles des accusés, écrit-il alors. Tous avaient bonne
apparence. Les prisonniers renoncèrent librement à l'assistance d'un avocat.Ils
auraient pu l'obtenir gratuitement, s'ils l'avaient désiré, mais ils préférèrent se
défendre eux-mêmes. Et si l'on juge par leurs aveux et par leur facilité
d'élocution, ils n'eurent pas à regretter leur décision... L'accusateur public,
Vychinski, ressemblait à un homme d'affaires anglais intelligent et plutôt
doux, malgré ses paroles sévères. Certes, il traitait les accusés de criminels et
de chiens enragés, et affirmait qu'il fallait les exterminer. Bien que dans un cas
si grave beaucoup de procureurs anglais eussent évité des paroles aussi
sévères, dans des affaires beaucoup plus légères beaucoup de procureurs
anglais ont tenu des propos bien plus durs.(...) L'exécutif de fUnion soviétique
a sans doute fait un très grand pas vers la suppression des activités contre-
révolutionnaires. Mais il n'est pas moins évident que la justice et le procureur
de l'Union soviétique ont fait un progrès aussi important dans l'estime du
monde moderne .» 42
Pritt n'est sans doute pas un simple «idiot utile », comme nous en
a
Décidément, dès qu'on jette un œil en coulisse, il n'est plus possible d'avoir
une vision angélique de l'Histoire !
a L'expression est de Lénine. Elle désigne les « bonnes consciences » bourgeoises dont la crédulité
peut servir aux bolcheviques pour défendre leur cause ou leur image.
Un climat de trahison
En se présentant comme unique rempart contre le fascisme, les
communistes vont attirer à eux les sceptiques de la démocratie et du
capitalisme (l'un étant souvent lié à l'autre), coupables à leurs yeux de la
boucherie de 1914-1918 et de la crise économique qui sévit depuis 1929. Ce
rôle est d'autant plus facile à jouer que les autres formations politiques ne font
pas preuve «de ce courage, de cette résolution» qu'affichent les disciples de
l'Union soviétique face à la «peste brune». Les partis traditionnels de gauche
sont partout en crise et leur déconfiture en Allemagne, face au nazisme,
n'encouragepas les vocations. En contrepoint, le KPD clandestin apparaît
comme le seul parti capable de s'opposer au national-socialisme alors que les
communistes ont été les premiers à mettre le pied à l'étrier de Hitler (voir
troisième partie). Un paradoxe que personne ne veut voir en ce début des
années 30.
Dans ce contexte, la propagande à la mode Münzenberg joue sur du velours
quand elle serine ses vérités : a) le fascisme est le plus grand danger actuel; b)
les communistes sont les seuls à s'y opposer et à pouvoir le combattre; c)
l'Union soviétique est le vrai défenseur de la civilisation contre la barbarie. Ce
triple message bien habillé par son «éminence rouge» rencontre un écho
favorable dans une frange de l'opinion publique de gauche qui reproche aux
partis classiques d'être tétanisés par Hitler. En France, c'est le cas pour une
partie de la jeune bourgeoisie républicaine et franc-maçonne déçue par le
radicalisme, type III République, avec son goût prononcé pour le compromis.
e
Fidèle à sa méthode d'approche – où la charité doit servir de moyen d'action
politique –, Willi va s'attacher cette nouvelle «clientèle» en lui demandant
d'abord d'être financièrement solidaire avec les cinq accusés de Leipzig. Pour
ce faire, il envoie la comtesse Karolyi :
«Je me souviens de mon voyage à Cambridge, dans la voiture
poussive d'un jeune étudiant communiste qui, en chemin, m'expliqua
tristement qu'il était indispensable, bien que regrettable, que les
anciennes et magnifiques universités d'Oxford et de Cambridge soient
rasées lorsque la dictaturedu prolétariat serait établie. Pendant des
siècles, disait-il, elles ont été le symbole des privilèges de la
bourgeoisie. Il sembla mettre en doute l'authenticité de mon esprit
révolutionnaire lorsque je m'interrogeai sur la nécessité d'une telle
démolition. A Cambridge, nous nous rendîmes dans un des collèges
où des étudiants vêtus de blanc jouaient au tennis sur des courts
parfaitement entretenus. Nous fûmes reçus avec beaucoup
d'enthousiasme. Il était étrange de voir des étudiants d'une université
aussi célèbre, issus à l'évidence de milieux aisés, s'exprimant bien, et
qui parlaient de la Russie soviétique comme d'une terre promise .» 48
l'internationale nazie couvre peu à peu l'Europe. Son message est clair: pour
résister à Hitler, foin des discours, il faut soutenir les travailleurs allemands et
rejoindre la guerre secrète contre le fascisme. Que fleurissent les «cercles des
cinq»!
Ernst Henri, qui signe ces deux écrits, n'est pas un quelconque journaliste
britannique. Henri, de son vrai nom Simon Nikolaïevitch Rostovski, travaille
comme «illégal» (c'est-à-dire sous une fausse identité) pour le Guépéou. Il est
par ailleurs associé à Münzenberg. En 1933, il a déjà fait un beau parcours :
courrier de l'Internationale communiste de la jeunesse, dirigée par le grand
Willi, puis collaborateur à Rote Fahne, l'organe du KPD, avant d'émigrer en
Belgique puis en France, où il arrive en même temps que Münzenberg, après
l'incendie du Reichstag (nous y viendrons bientôt). Dès le second semestre de
1933, il s'installe en Grande-Bretagne, avec pour tâche, vraisemblablement, le
repérage et le recrutement de quelques « taupes ». a
Guy Burgess est le premier à tomber dans les rêts d'Ernst Henri. Une recrue
de choix qui va amener deux autres «taupes» d'envergure à travailler pour les
services secrets soviétiques.
Fils d'un officier de marine, Burgess venait de la célèbre école d'Eton
lorsqu'il arriva à Cambridge, en 1930, pour y préparer une licence d'histoire au
Trinity College. C'est la fréquentation de Maurice Dobb qui va le conduire au
marxisme. Dès lors, Burgess, à qui tout le monde prédit un bel avenir, croit
inévitable le déclin de l'Empire britannique. Plus qu'un constat, une ligne de
conduite politique, car, pense-t-il, son devoir de marxiste est de précipiter ce
déclin pour «changer le monde». Et, comme le communisme n'est pas en
odeur de sainteté dans la bonne société anglaise, ce programme doit se
préparer dans le plus grand secret. L'article d'Ernst Henri, dans le New
Statesman, lui donne l'idée de créer son propre «cercle des cinq» à l'automne
1933.
Une date clé pour Cambridge, si l'on en croit Anthony Blunt, l'une des
premières recrues de Burgess pour son «cercle» et futur agent du KGB.
«Soudain, durant l'automne 1933, le marxisme toucha Cambridge,
témoigne-t-il. Je ne peux le dater précisément, dans la mesure où
j'étais en congé sabbatique durant cette période, mais, quand je revins
en janvier, je découvris que presque tous mes plus jeunes amis étaient
devenus marxistes et avaient adhéré au parti; Cambridge s'était
littéralement transformé l'espace d'un instant . » 50
Le contre-procès de Londres n'est pas étranger à ces conversions massives.
Pour les jeunes de «la classe dirigeante radicale » qui fréquentent Cambridge,
51
Un professeur de Cambridge, séduit par Burgess, a joliment parlé de
«Homintern» pour évoquer cette dimension sexuelocommuniste importante
pour qui veut comprendre ce qui s'est passé dans la Grande-Bretagne
pudibonde des années 30 . Pour ces jeunes gens de l'establishment, le secret
b
visait autant à cacher leur opinion politique que leur déviance sexuelle. Ils
l'ont vécu inconsciemment comme une double trahison de leurs pairs (pères),
ce qui facilitera leur dépendance à l'égard du SR soviétique toujours prompt à
exploiter la vie intime pour tenir un individu.
De l'engagement communiste à l'espionnage au profit de l'Union soviétique,
il y a un pas. Il sera franchi grâce à un quatrième larron, la plus célèbre des
«taupes» de Cambridge, Harold «Kim» Philby, venu au KGB grâce,
précisément, à Münzenberg.
C'est en octobre 1929 que Philby entre au Trinity College pour suivre des
études d'histoire. Affichant des opinions de gauche, il n'est pas pour autant
communiste.
«Ce fut la débâcle du Parti travailliste de 1931 qui m'amena pour la
première fois à penser sérieusement à une alternative possible,
avouera-t-il plus tard . Il semblait incroyable que le Parti travailliste
53
En mai 1934 il repart pour l'Angleterre sur ordre de Maly. Il prétendra des
années plus tard, après sa fuite à Moscou, qu'il avait déjà reçu «pour mission
de pénétrer les services de renseignement britanniques et que le temps que
cela prendrait n'avait pas d'importance ». Il tente en tout cas d'entrer dans la
54
Donald MacLean, que Burgess a conduit jusqu'à Deutsch, rompt lui aussi,
et au même moment, ses liens avec les communistes. Quant à Blunt, qui
viendra à fespionnage toujours par les bons soins de Burgess, il n'a jamais
affiché d'opinions marxistes.
Ce fait est capital. Pour Moscou, un bon espion ne doit évidemment pas être
membre – officiellement – d'un Parti communiste. Les convictions politiques
déclarées ne sont donc jamais une preuve d'innocence. Les plus importants
agents soviétiques se sont souvent fait un malin plaisir d'apparaître à leurs
proches comme de solides anticommunistes.
Preuve qu'en matière d'espionnage l'apparence est forcément trompeuse.
Nous aurons maintes fois l'occasion de le vérifier.
La suite est connue. Philby, Burgess, MacLean et Blunt vont devenir les
«taupes» les plus célèbres de l'histoire de fespionnage soviétique (ce qui ne
veut pas dire les plus importantes). Le premier nommé finira par remplir sa
mission en entrant dans les services secrets de Sa Gracieuse Majesté (MI 6)
pendant la Seconde Guerre mondiale. Après le conflit, il deviendra même
responsable de lasection soviétique, un excellent poste pour faire connaître à
Moscou les recrutements d'officiers de renseignement soviétiques effectués
par ses collègues du MI 6. En 1949, il deviendra le représentant de son SR à
Washington, chargé des liaisons avec la CIA. Une nouvelle mine de
renseignements pour le KGB. Sa belle carrière de «taupe» devra toutefois
s'interrompre en 1951, lorsque Burgess et MacLean, convaincus d'espionnage
au profit de l'URSS, préféreront se réfugier à Moscou plutôt que d'affronter la
justice de leur pays. Philby reprendra alors son ancien métier de journaliste
avant de fuir lui aussi en Union soviétique, en janvier 1963, au moment où
Londres décidera de rouvrir son dossier. Pour services rendus, le KGB le
nommera général.
La carrière d'espion de Guy Burgess sera moins brillante. Après un passage
au service de renseignement de l'armée pendant la Seconde Guerre mondiale,
il échouera au Foreign Office en 1944 pour devenir peu après le porte-parole
du ministre des Affaires étrangères. Un beau poste d'observation, mais son
alcoolisme ostentatoire le fera vite écarter des postes de responsabilité. A la
fin des années 40, il sera envoyé à Washington, au service Extrême-Orient de
l'ambassade britannique. Il y retrouvera son ami Philby, chez qui, d'ailleurs, il
logera. Pour lui, l'aventure se termine en mai 1951, lorsque Philby le charge
de repartir pour Londres prévenir MacLean qu'il est soupçonné d'être une
«taupe» soviétique par le contre-espionnage britannique (MI 5). Les deux
compères choisiront alors de passer à l'Est.
A Moscou, MacLean, comme Burgess, deviendra colonel du KGB. Une fin
peu glorieuse pour cet homme qui avait un brillant avenir devant lui. Nommé
à Washington en 1944, il va devenir une source de renseignements de premier
ordre pour les Soviétiques lorsqu'il représentera l'Angleterre au Comité mixte
sur le développement de l'énergie atomique mis sur pied avec les Etats-Unis et
le Canada. Moscou cherche alors par tous les moyens à combler son retard sur
la bombe américaine. MacLean l'y aidera. Soupçonné dès 1949, grâce à des
interceptions et à des décryptages de messages soviétiques (entre l'ambassade
d'URSS à Washington et Moscou), MacLean sera finalement envoyé au Caire.
Il y occupera un poste moins important. Après sa fuite à Moscou, en 1951, il
prendra l'identité de Mark Petrovitch Frazer.
Le quatrième homme, Anthony Blunt, aura la chance, lui, de ne pas finir ses
jours au paradis du socialisme. Pourtant, il faillit suivre ses condisciples du
Trinity Collège dans leur fuite éperdue. Après unbref passage au contre-
espionnage britannique (MI 5) pendant la guerre, Blunt aura néanmoins cessé
d'être intéressant pour le KGB dès cette année 1951. Finalement démasqué par
les Britanniques en 1964, il choisira l'aveu. Sa collaboration avec le MI 5, qui
permit de mieux comprendre la pénétration soviétique dans l'Angleterre de
l'entre-deux guerres, lui vaudra l'absolution de ses pairs. Devenu un membre
important de l'establishment, qui plus est expert en tableaux pour le compte de
la reine, il appartiendra alors aux «intouchables». Moralité : dans le monde du
renseignement, mieux vaut, aussi, être riche et puissant que pauvre et inconnu.
L'histoire des «taupes» de Cambridge a valeur d'exemple. Elle permet de
mettre à plat le processus utilisé par le SR soviétique pour recruter les «belles
âmes» qui finissent par confondre l'engagement politique avec la trahison.
Résumons l'essentiel.
1 L'antifascisme a été le fourrier de l'espionnage soviétique.
2 Les atermoiements de la démocratie, ajoutés aux faiblesses de la
gauche classique, ont magnifié le communisme et l'URSS.
3 Münzenberg et ses acolytes ont joué un rôle d'aiguillon . e
4 Les recrues sont des amis qui appartiennent au même milieu social et
qui partagent les mêmes idées.
Or toutes ces composantes se retrouvent dans le Grand Recrutement. Mieux
encore, elles seront exacerbées pour des raisons géographiques, idéologiques
et circonstancielles :
1 La France est par la force des choses au premier rang de la lutte
antifasciste.
2 Moscou l'a choisie comme champ d'application de sa politique
«frontiste» pour lutter contre le nazisme.
3 Paris est devenu le nouveau QG du «trust» Münzenberg qui a fui
l'Allemagne nazie.
4 La montée des extrémismes (émeutes de février 1934), la valse des
gouvernements de la III République, les espoirs déçus du Front
e
danger, qu'il n'est plus question de remettre les pieds dans la capitale. Le
couple, conduit par Emil, quitte Francfort pour Darmstadt. Dans les journaux
de l'après-midi, le nom de Willi figure parmi ceux des dirigeants du KPD
activement recherchés. Quitter l'Allemagne devient impératif. Trouver un
passeport est une nécessité. Retour à Francfort pour demander l'aide des
camarades de la région.
En ce Mardi gras, la ville est en liesse, comme ignorante du drame qui se
noue dans le reste du pays. Münzenberg se fond dans la foule, spectateur
anonyme du carnaval. Au siège déserté du Neue Deutsche Verlag, Babette ne
trouve qu'un camarade, un jeune venu prendre des journaux pour les vendre. Il
s'appelle Studzinski, il neressemble pas à Münzenberg, il est de quatorze ans
son cadet. Qu'importe, et faute de choix, avec un peu de chance, son passeport
peut faire illusion. Il le donne sans hésiter.
Ce problème réglé, il faut récupérer quelques papiers, et surtout de l'argent,
à Berlin. C'est la seconde mission de Babette tandis que Willi l'attendra à
Francfort. Elle débarque dans la capitale du Reich le 2 mars au matin. Le
Völkischer Beobachter titre: «Münzenberg, le leader intellectuel». L'article est
explicite:
«Selon des sources officielles, il a été trouvé parmi les tonnes de matériels
saisis à la maison de Karl Liebknecht des documents falsifiés de la police, des
SA et des SS. Ces faux documents concernaient l'utilisation des transports
motorisés et d'autres matériels par les forces de sécurité. Les documents
découverts faisaient également mention d'un empoisonnement de la nourriture
et de l'approvisionnement en eau de la ville. Les mêmes sources précisent que
le cerveau de ces opérations est l'éditeur de journaux communistes bien connu
Münzenberg. En fuite, Münzenberg n'a pas été arrêté jusqu'à présent .» 58
Le même journal publie le «Décret d'urgence pour la protection du peuple
et de l'Etat», daté du 28 février, qui donne le feu vert à Hitler pour liquider ses
ennemis politiques. C'est la fin du gouvernement constitutionnel, l'Allemagne
bascule dans la dictature.
Dans la capitale en état de choc, Babette Gross découvre combien le KPD a
mal résisté à la vague nazie. Dans la nuit de l'incendie, des centaines de
communistes ont été arrêtés. Dès le lendemain, la police a investi les bureaux
de l'AIO, et les journaux du «trust» Münzenberg n'ont pu paraître.
Dès son arrivée, elle prend contact avec le consul soviétique Alexandrovski.
Münzenberg lui a confié son «trésor de guerre» prélevé depuis deux ans sur
les recettes du «trust» en prévision, justement, des temps difficiles, de la
clandestinité. Rendez-vous est pris pour 3 heures de l'après-midi, devant le
Café de Vienne, sur le Kurfürstendamm. Alexandrovski lui-même doit venir
la prendre. A l'heure dite, il lui remet discrètement l'argent dans sa vieille Ford
verte. Ils sont l'un et l'autre nerveux. Les journaux de l'après-midi viennent
d'annoncer l'arrestation de Thalmann, secrétaire général du KPD.
De leur côté, à Francfort, Münzenberg et Emil apprennent qu'ils peuvent
obtenir un visa pour la France par l'intermédiaire d'uneagence de voyages. Il
suffit qu'elle envoie, pour leur compte, les passeports au consulat français de
Mayence. Trois jours plus tard, c'est fait. Les deux hommes peuvent franchir
la frontière comme d'innocents touristes pour qui les douaniers ne sont pas
trop regardants. Metz, Châlons-sur-Marne, Meaux, et enfin Paris, où, quelques
jours plus tard, Babette Gross les rejoint avec le «trésor de guerre».
Pour la police française, Willi Münzenberg est à juste titre un «important
agent communiste», ce qui ne l'a pas empêché de séjourner déjà deux fois à
Paris. D'abord en septembre 1932, pour assister à un meeting du Comité
contre la guerre et le fascisme, salle Bullier. Fondé à Amsterdam quelques
jours auparavant (27-29 août 1932), ce Comité, présidé par une pléiade de
personnalités de gauche (Romain Rolland, André Malraux, Henri Barbusse,
Bertrand Russell, Upton Sinclair, etc.), se veut un rassem blement pacifiste
neutre alors qu'il est noyauté par les communistes, comme toutes les grandes
organisations du même genre à l'époque. Le meeting de la salle Bullier devait
consacrer cette initiative «indépendante» qui sera couronnée un an plus tard,
en juin 1933, par un grand rassemblement salle Pleyel (nous reviendrons, dans
la quatrième partie, sur ce mouvement dit «Amsterdam-Pleyel»).
Pour ce premier séjour, Münzenberg a logé à l'hôtel Quai Voltaire. Il a
fréquenté assidûment Paul Vaillant-Couturier, dont nous savons qu'il travaille
pour le Komintern en plus de ses fonctions de rédacteur en chef de
L'Humanité. Il a aussi profité de ce court passage en France pour se rendre à
Senlis dans la maison de campagne d'Henri Barbusse, le chantre français du
stalinisme.
Willi a encore séjourné à Paris en décembre 1932, toujours dans le cadre du
Comité contre la guerre, pour développer des organisations similaires en
Europe. Helena Stasova et Nikolaï Chvernik, qui par la suite va jouer un
certain rôle dans cette histoire, assistaient à la réunion pour le compte de
l'URSS. Dimitrov représentait, lui, le Komintern. Moscou s'intéressait donc
déjà de près à ce mouvement pacifiste, pour ne pas dire qu'il le contrôlait.
S'exiler en France n'est pas une décision que Münzenberg a prise seul. Le
choix a été fait à Moscou, avec Piatnitski, le patron de l'OMS du Komintern,
lors d'un séjour de Willi en janvier 1933. L'importance de la France sur la
scène européenne et mondiale, son rayonnement culturel et, surtout,
l'influence qu'exerçait déjà le communisme sur la vie intellectuelle de ce pays
en font à cette époqueun terrain idéal (à vrai dire unique) pour des opérations
d'influence sous prétexte de lutter contre le fascisme.
«Bien que Münzenberg soit arrivé en France illégalement, comme un
vulgaire immigrant, raconte Babette Gross, il n'a pas partagé le destin
des innombrables réfugiés politiques qui ont dû souvent combattre
âprement les autorités françaises. Même en tant que personnalité
communiste non grata, il n'était pas un étranger à Paris et il avait
beaucoup d'amis parmi la gauche française.» »
Nous arrivons dans le vif du sujet.
La première personne que contacte Münzenberg à son arrivée s'appelle
Lucien Vogel. Les deux hommes se sont connus à Berlin lors de la préparation
d'un numéro spécial de Vu, la revue que dirige Vogel, sur les partis politiques
dans la République de Weimar. C'est la version admise, celle que donne
notamment Babette Gross. Or, homme de gauche connu, Vogel a tissé des
liens beaucoup plus étroits avec Münzenberg que ne le laisse croire cette
rencontre de circonstance. Des liens dont le nœud pourrait bien se trouver à
Moscou.
Agé alors de quarante-sept ans, Lucien Vogel est d'abord un patron de
presse qui, hormis Vu, est aussi copropriétaire du Jardin des modes. D'origine
allemande, mais naturalisé français à six ans, il a débuté avant 1914 comme
dessinateur et reporter-photographe aux éditions Hachette. Après la guerre, il
s'est lancé dans le journalisme en participant à des revues artistiques telles que
Chef-d'œuvre et Paysage. Dans les années 20-30, il devient éditeur de Vu et
participe à la gestion de nombreux journaux (L'Ordre du jour, Marianne,
Dimanche du peuple, etc.). Marié, père de trois enfants, il a pignon sur rue.
Ses premiers contacts avec l'URSS datent de 1929, lorsqu'il est en rapport -
assidu – avec un «diplomate» de l'ambassade, Bocalavski. La Sûreté générale
française, qui dispose alors d'un embryon de service de contre-espionnage, le
soupçonne dès ce moment-là d'aider à introduire des agents du Komintern en
France. Soupçons sans preuve. Deux ans plus tard, il se rend à Moscou dans le
but, officiel, de faire un long reportage pour Vu. Rien de compromettant. En
septembre 1932, il figure parmi les personnalités qui participent à la création
du Comité contre la guerre au même titre qu'André Gide ou André Breton. Il
est en bonne compagnie. En somme, Vogel a le profil du «compagnon de
route» type, celui queMünzenberg s'est fait une spécialité d'utiliser. Dans son
cas, c'est apparemment plus compliqué. Voici pourquoi.
En mars 1932, le journaliste croate Branko de Voukelitch est contacté à
Paris par une mystérieuse Olga (de son vrai nom Lydia Stahl, l'un des
principaux agents du Quatrième Bureau de Berzine en France au début des
années 30 , qui connaît fort bien ses opinions. «La tâche de tout bon
59
Les connexions de celui-ci avec l'Union soviétique passent encore par les
réunions qu'il organise très fréquemment dans son domaine de la Faisanderie,
à Achères. Rencontres tout à fait amicales où se mêlent politiciens et
journalistes, hauts fonctionnaires et Russes immigrés, le tout côtoyant
quelques «diplomates» soviétiques. Endroit idéal, occasions rêvées pour nouer
des contacts . a
C'est donc cet homme-là qui, pendant près de cinq ans, va construire à
partir de France un véritable empire à la dévotion de la politique soviétique et
mettre sur pied un vrai petit vivier pour les services secrets de Moscou.
L'agencement des organisations mises en place par Münzenberg ressemble
à des poupées russes : de la plus informelle et plus souple possible, afin de
pouvoir «ratisser large», au noyau dur réservé aux agents de l'appareil
clandestin du Komintern.
Au premier rang on trouve le Comité international d'aide aux victimes du
fascisme, destiné à rassembler les libéraux progressistes légitimement inquiets
par la montée du nazisme. Il est mis en place très rapidement, avec, à sa tête,
pour la section française, le comte Karolyi, un émigré hongrois. Lord Marley
en assure la présidence internationale et Albert Einstein figure parmi ses
premiers membres. Bien entendu, dans ce Comité, aucun grand nom du
communisme n'apparaît, hormis quelques célébrités «incontournables», tel
Barbusse. D'abord sis rue Mondétour, aux Halles, le Comités'installera ensuite
au 83, boulevard du Montparnasse (là où Philby et Cairncross sont allés
frapper, comme nous l'avons vu). Le secrétariat du Comité est entièrement aux
mains de membres des Partis communistes allemand et français.
Sous ce Comité, on découvre les éditions Carrefour, installées boulevard
Saint-Germain, qui vont publier le fameux Livre brun sur l'incendie du
Reichstag écrit par Otto Katz et son équipe. A l'origine propriété de Pierre
Levi, un Franco-Suisse spécialisé dans la publication d'anthologies poétiques,
ces éditions vont être rachetées par les fonds du Komintern. Ses cadres, et la
plupart des employés, sont membres de l'Internationale communiste.
Vient ensuite la Bibliothèque allemande libre du boulevard Arago, mise en
place au lendemain du 10 mai 1933, lorsque les autodafés ont commencé dans
l'Allemagne hitlérienne. Conçue comme un centre d'archives et de
documentation sur le nazisme, ouverte aux intellectuels qui l'ont fui (plus de 2
000 écrivains et journalistes , cette bibliothèque abrite aussi la branche
63
ses relations en dehors des cercles communistes classiques. Il est porté par la
conjoncture. Les nouvelles d'Allemagne ne cessent d'inquiéter,
particulièrement les libérauxet les progressistes, qui se font un devoir d'aider
les réfugiés politiques à poursuivre la lutte contre la «peste brune». Pour Willi
et ses acolytes, il s'agit de transformer l'indignation antinazie en approbation
pro-soviétique, selon les principes qui seront éprouvés en Grande-Bretagne
après le contre-procès de septembre 1933.
Deux personnes, en plus de celles déjà citées, vont aider Münzenberg à
s'introduire dans les milieux politiques influents : Salomon Grumbach et
Pierre Comert. Il a connu le premier en Suisse, pendant la Première Guerre
mondiale. Devenu par la suite député socialiste du Haut-Rhin (jusqu'en 1932),
Grumbach appartient à l'aile droite de la SFIO. Obsédé par le réarmement
allemand, il est de ceux qui prônent un rapprochement avec l'URSS. Proche de
Pierre Laval, il approuvera le traité franco-soviétique que celui-ci signera en
1935 avec Staline. Pour l'heure, il fera connaître à Münzenberg plusieurs
députés socialistes qui l'aideront et le protégeront jusqu'à la veille du second
conflit mondial.
Pierre Comert, responsable du service de presse au Quai d'Orsay, a connu
Münzenberg à Berlin. C'est lui qui va l'introduire parmi les radicaux, ce qui
aura des conséquences aussi importantes que s'il avait mis un loup dans une
bergerie. Dès cette année 1933, il va donc connaître Henri Laugier, un
scientifique plusieurs fois directeur de cabinet d'Yvon Delbos, très introduit
dans les milieux artistiques; Gaston Palewski, qui sera secrétaire d'Etat sous
Georges Mandel, directeur de cabinet de Paul Reynaud et qui jouera surtout
un rôle de premier plan auprès de De Gaulle pendant la guerre à Londres ; b
Pierre Cot, un jeune député radical de Savoie appelé à devenir une figure du
Front populaire et dont nous aurons l'occasion de reparler.
A Paris encore, Münzenberg retrouve ur homme clé de l'appareil clandestin
soviétique, le grand argentier des opérations d'influence montées par
l'Internationale communiste et le SR, entre autres : le banquier suédois Olof
Aschberg. Ce nom, nous allons le rencontrer maintes fois sur notre chemin.
Avec lui et Louis Dolivet, Münzenberg dispose sur place des premiers
hommes qui vont lui permettre de bâtir son réseau d'influence dans lequel le
QuatrièmeBureau du général Berzine et le KGB (à l'époque Guépéou, sera
intégré au NKVD en juillet 1934) vont puiser leurs meilleurs agents.
Une fois ces premiers contacts établis, Münzenberg doit aller prendre ses
ordres à Moscou. Toutes les actions qu'il va mener en France, jusqu'à sa
disgrâce, fin 1937, seront en effet étroitement contrôlées par le Centre, même
s'il dispose d'une marge d'appréciation, donc de manœuvre, en fonction des
circonstances. Ce voyage à Moscou, mi-juin 1933, lui paraît d'autant plus
nécessaire qu'il sait qu'il doit changer de stratégie. Pour «ratisser large», attirer
les «belles âmes», fleuron de l'intelligentsia française, qui veulent lutter contre
le nazisme sans être embrigadées par le communisme (le temps au moins de
se laisser apprivoiser), il faut trouver d'autres recettes.
Le congrès du Comité contre la guerre et le fascisme qui s'est tenu salle
Pleyel le 5 juin 1933 a montré que la ficelle communiste est devenue trop
grosse. Un pacifiste comme Gaston Bergery ne s'y est pas laissé prendre. Il a
refusé d'y participer. Il faut paraître plus consensuel. Un changement qui
annonce la politique de «Front commun»? Celle-ci se révélera très fructueuse
à partir de 1935, notamment en France, avec la création du Rassemblement
universel pour la Paix (RUP), l'un des plus beaux chevaux de Troie jamais mis
en place par les Soviétiques pour pénétrer l'élite d'une démocratie.
«La police française n'a jamais su que Münzenberg s'était rendu à
Moscou, précise Babette Gross. La route à travers l'Allemagne étant
barrée, il fallait passer via Copenhague, Stockholm, Helsinki, puis
Leningrad. Le meilleur passeport, à cette époque, était suisse, puisqu'il
donnait la possibilité de voyager à peu près partout sans visa. Bien
que le Komintern disposât d'une organisation pour fabriquer toutes
sortes de papiers, Münzenberg pensait qu'il ne pourrait pas faire ce
genre de document. C'est avec l'aide d'amis suisses que nous avons
obtenu un authentique viatique helvétique grâce à une méthode très
simple: l'un d'entre eux fit une demande officielle. On lui dit
d'apporter une photographie lorsqu'il viendrait prendre le document.
Au lieu d'aller le chercher lui-même, il envoya sa femme avec une
photographie de Münzenberg. En toute bonne foi, le responsable des
photographie de Münzenberg. En toute bonne foi, le responsable des
passeports prit la photographie de Münzenberg et il l'estampilla sur le
passeport sans poser de question. »
Babette Gross ignore qu'en dépit de cette apparente facilité il faut une
filière, une véritable organisation clandestine, pour obtenirun passeport suisse
authentique. Or à cette époque un seul homme est capable dans Paris d'avoir
l'une et l'autre, avec des complices au bon endroit, à la bonne place. Cet
homme, c'est Henri Robinson, alias Harry, le responsable des liaisons
internationales du Komintern pour l'Europe et le résident du Quatrième
Bureau en France.
C'est en effet grâce à Robinson que Münzenberg a pu obtenir ce sésame des
frontières. D'une manière plus compliquée que celle qui est décrite par Babette
Gross. Et pour cause, elle n'était pas dans la confidence.
A partir de ce premier semestre 1933, et jusqu'à la disgrâce de Münzenberg,
les deux hommes vont travailler ensemble en France : Willi et ses divers
comités antifascistes et pacifistes vont jouer les bateleurs pour attirer les
«belles âmes»; en bon agent recruteur, Harry va choisir en leur sein les
espions dont Moscou a besoin.
La filière pour obtenir d'authentiques passeports suisses est en place depuis
1926. Le mérite en revient à Franz Welti, président du Parti communiste
suisse (jusqu'en 1928), et membre du Komintern. Assisté de sa compagne
Anna Mueller, qui deviendra l'un des principaux agents de liaison de
Robinson, il recrute cette année-là Max Habijanic, un officier de police de
Bâle travaillant au bureau des passeports. Rétrospectivement, on sait d'ailleurs
par les interrogatoires d'Anna Mueller à la Gestapo, après son arrestation, en
1943, que Welti et Harry ont travaillé ensemble de 1925 à 1929 . Après avoir
64
Habijanic fournira tous les «souliers» (faux passeports) qu'on lui demandera.
Il ne le fait pas tant par idéal que par vénalité: 150 francs suisses d'indemnité
mensuelle plus 100 francs suisses pour chaque faux-vrai passeport remis à
Robinson.
La méthode est toujours la même. Habijanic reçoit une description de la
personne qui a besoin d'un passeport (âge, sexe, taille, couleur des cheveux,
des yeux...). Le «cordonnier» recherche dans les fichiers de la police suisse un
citoyen correspondant à ce profil.Une fois trouvé il suffit de fabriquer un faux
certificat de naissance à son nom, avec les détails figurant à son dossier, pour
étayer la demande auprès des services compétents de Bâle, où, précisément,
Habijanic travaille. Pour ce faux certificat, rien de plus simple. Depuis qu'il
s'est installé à Paris, en 1929, Robinson travaille à mi-temps chez Beffort et
Colin, un atelier de photogravure sis au 11, passage Saint-Pierre-Amelot, dans
le 11 arrondissement. Une «couverture» très utile pour fabriquer des faux en
e
tout genre avant que l'Italien Menardo Griotto ne passe à son service pour
s'occuper de ces détails . a
Le Robinson que décrit Nina est un homme qui aime les plaisirs de la vie.
Elle se souvient d'un pique-nique, à Meudon, où ils s'étaient régalés de
charcuteries allemandes et tchèques qu'il avait achetées. Le jour du premier-
mai, il était de tradition qu'il emmène le couple Griotto dîner dans un
restaurant russe près de l'Etoile. Parfois, ils allaient à La Bonne Table, à
Montmartre, ou chez Flomanger une choucroute. Il adorait aussi le football,
et, sauf déplacement à l'étranger, il ne manquait aucun match, été comme
hiver.
«On était toujours très gais, ajoute Nina. On sortait tout le temps
ensemble, tous les trois. Il ne voulait pas manquer une première, un
concert, une exposition. Il nous a emmenés voir Baty, Jouvet, Dullin,
Pitoëff, Serge Lifar, et j'en oublie. Il adorait aussi bien la musique que
la peinture, et il me les a fait aimer. »
la peinture, et il me les a fait aimer. »
Derrière ce portrait tout en rose, empreint d'une grande nostalgie, c'est aussi
un être solitaire, dur avec lui-même et exigeant avec les autres que Nina nous
fait découvrir. «Il était condamné à être un homme seul, sans famille», dit-
elle. Pourtant, dès 1932, son fils Léo , dix ans, vient vivre à Paris. Il tente
b
d'abord de le mettre chez les Kahn, qui ont un enfant du même âge. Il y reste
un an, fréquente l'école primaire de la rue Sorbier (20 arrondissement), passe
e
son certificat d'études alors qu'il n'avait jamais parlé français auparavant. Une
belle réussite. Cette première année passée, Léo veut s'installer rue des
Mûriers, avec son père. La cohabitation va interrompre pour un temps la
solitude de l'espion Harry.
«Léo était extrêmement intelligent, comme son père, commente Nina
pleine d'admiration. Il réussissait même à résoudre les équations plus
vite que lui. Je disais à Jacques : "Tu vois, il y a enfin quelqu'un de
plus fort que toi." Il feignait de se mettre en colère pour cacher sa
fierté. En même temps, il était dur avec lui. Quand il partait en
voyage, il le laissait seul. Alors, je venais faire le ménage et les
courses pour que Léo ne se sente pas abandonné. »
Nous verrons combien Robinson est en fait attaché à son fils lorsque, à la
déclaration de guerre, il demandera instamment à Moscou d'intervenir pour
qu'il ne soit pas intégré à l'armée allemande (Léo, qui porte le nom de sa mère,
Schabbel, est toujours demeuré allemand).
A chaque début d'été, et jusqu'en 1938, Clara Schabbel viendra à Paris
chercher son fils pour qu'il aille passer ses vacances en Allemagne. Elle restait
alors deux ou trois jours. Après les vacances, elle faisait de même. «Clara
paraissait plus vieille que son âge, pense Nina. Elle portait la souffrance sur
son visage. Elle étaitpathétique.» Selon elle, Harry éprouvait une grande
affection pour son ancienne compagne. A chacune de ses visites, il lui faisait
un cadeau. Nina le raconte sans jalousie.
Si les espions sont des hommes, on sent aussi derrière le portrait que dresse
Nina une certaine tension, celle d'un professionnel jamais au repos. Chez lui,
rue des Mûriers, pas un papier ne traînait. Il tapait parfois des journées
entières à la machine, puis rangeait ses notes soigneusement. Les jours de
manifestations, il se gardait d'y participer, de crainte, sans doute, d'être arrêté
faute de papiers d'identité. De même, le premier-mai il préférait rester sur le
trottoir que de se mêler à la foule. Bien sûr, il ne fréquentait pas les meetings
et, le soir, il ne sortait jamais seul. Pour ses déplacements dans Paris – qu'il
connaissait comme sa poche –, il prenait de préférence les transports en
commun (métro, autobus), plus anonymes que les taxis et moins faciles à
suivre. Autant de comportements qui dénotent un homme toujours aux abois.
«Il était aussi rigoureux avec les autres qu'avec lui-même, précise
Nina. Malgré un mauvais caractère certain, dû en partie à ses
exigences professionnelles, ceux qui travaillaient avec lui l'aimaient
grâce à sa gentillesse et à sa générosité. En revanche, je sais que
certains camarades italiens le détestaient. Ils le trouvaient trop
prétentieux. Ils devaient être impressionnés à la fois par sa culture et
par sa distinction, car il en imposait à nous autres ouvriers. »
La tension intérieure que l'on perçoit chez Harry trouve son origine dans
cette «schizophrénie» déjà évoquée, un dédoublement de personnalité où le
simple militant communiste cohabite avec l'espion. Ces traits de caractère
vont d'ailleurs se trouver accentués après un voyage à Moscou que ni Olga
Kahn ni Nina Griotto ne peuvent malheureusement dater avec précision:
«Entre 1934 et 1936», disent-elles.
«Voilà comment les choses se sont passées, raconte Nina. Plusieurs de
nos camarades italiens avaient été arrêtés à la frontière française à
cause d'un même défaut de fabrication sur leur passeport. Or,
fabrication et fourniture de faux documents relevaient des attributions
de Jacques (Harry). Manque de chance, dans les mois qui ont précédé
la catastrophe, il avait été souffrant (séquelles de sa tuberculose). Il
avait dû déléguer une partie de son travail à uncamarade italien
s'appelant Ezzio. Lorsque le scandale a éclaté à Moscou, Jacques a
refusé de dénoncer Ezzio, et c'est lui qui a été convoqué pour
"répondre de ses fautes". Il est resté là-bas trois à quatre mois.
Lorsqu'il est revenu, il avait maigri, son visage était comme ravagé. Je
crois qu'il y a subi une très dure épreuve morale. »
URSS, paradis du socialisme! En ce milieu des années 30, la Révolution a
commencé à dévorer ses propres enfants et, avec eux, des millions
d'innocents. Cette réalité, Robinson l'a découverte comme tant d'autres. Il
choisira de se taire pour préserver «l'espoir», selon un mécanisme
d'autocensure propre à ceux qui croient.
Paradoxe de l'Histoire : c'est au moment où le mensonge s'érige en système
de gouvernement, où la terreur se généralise, que Moscou va le plus fasciner
l'élite occidentale. Münzenberg et Robinson, deux complices dans la forfaiture
(au mieux par omission, au pis par mystification), vont en profiter.
a La fabrication de ces faux certificats de naissance permet de mettre en doute l'authenticité de celui
qui a été trouvé dans les papiers d'Henri Robinson après son arrestation par la Gestapo. Il se peut qu'il se
soit agi, là aussi, d'un faux fabriqué par ses soins (ou par l'Italien Griotto) à partir d'informations réelles
concernant un certain Robinson effectivement né en Belgique en 1897. Mais, comme nous avons déjà eu
l'occasion de le dire, nous ne saurons jamais la vérité sur ce point.
b Petit nom donné à Victor Schabbel par ceux qui l'ont connu enfant.
Troisième Partie
LE CRIME DU SIÈCLE
Leningrad, dimanche 2 décembre 1934
colonnades de Smolny que barre ce fier slogan: «C'est ici que siégea le
premier Soviet de la révolution ouvrière.»
Au troisième étage du bâtiment, Staline examine avec attention le lieu du
drame. Quelques heures auparavant, c'est dans cette antichambre que Leonid
Nikolaev a perpétré son crime. Deux coups de feu pour abattre Serge Kirov,
responsable du PC pour Leningrad, membre du bureau politique et numéro
deux du régime. La victime s'est écroulée, mortellement blessée. Son fidèle
garde du corps, Borisov, n'a pas eu le temps d'esquisser un geste.
Dans le bureau de Kirov, contigu, Staline commence les interrogatoires. On
tient l'assassin, mais il faut découvrir le complot et, surtout, prouver qu'il
existe. Premier meurtre d'un haut dirigeant bolchevique depuis 1917, ce crime
doit être sévèrement puni. Il en va de la sécurité du régime. Du moins veut-on
le faire croire. Voilà pourquoi Staline décide de prendre lui-même l'enquête en
main, en écartant le NKVD local.
Quelques jours plus tard, avec un sens de la mise en scène que lui dispute
seul le nazisme, le régime bolchevique fait des funérailles nationales à Serge
Kirov. La Flèche rouge, partie de Leningrad, le portrait de la victime à l'avant
de la locomotive, traverse lentement la campagne russe comme si tout le
peuple était en deuil. A Moscou, les dignitaires du régime, à la tête d'une foule
immense, accueillent l'arrivée du train.
«Je n'oublierai pas le regard d'un enfant coiffé d'un casque de l'Armée
rouge devant le cadavre exposé, et par les rues de la capitale la
procession des obsèques et les heures gelées sur la place Rouge, écrit
l'envoyé spécial de L'Humanité, Louis Aragon en personne. Par-
dessus tout cela, le muet chagrin du meilleur ami de Kirov, la douleur
poignante de Staline . » 67
La belle hypocrisie ! Vingt-deux ans plus tard, au XX Congrès du parti,
e
relations entre les deux pays n'ont jamais cessé d'être avantageuses, en dépit
de l'opposition politique affichée de part et d'autre publiquement.
Il est de bon ton de penser qu'en ménageant Hitler Staline a joué au grand
stratège pour gagner du temps et préparer l'URSS à un conflit qu'il jugeait
inéluctable avec l'Allemagne. C'est ce qu'a toujours voulu nous faire croire
l'historiographie d'après-guerre alors empreinte d'idéologie communiste. Or,
aucun fait concret ne permet d'étayer cette thèse. De l'aide apportée par les
communistes aux nazis dès 1930 à l'impressionnant soutien militaire
soviétique accordé à l'Allemagne en guerre entre août 1939 et juin 1941 (voir
cinquième partie), c'est en réalité plus d'une décennie de collaboration entre
fascisme et communisme qu'interrompt bruquement l'«opération
Barberousse ». Au lendemain de l'invasion allemande, on sait d'ailleurs
e
maintenant que Staline, trahi par son alter ego en dictature , est resté prostré
73
Dans son témoignage passionnant pour comprendre l'Allemagne des années
30 et la politique suivie par le KPD et le Komintern face au fascisme, Jean
Valtin, membre de l'internationale des «syndicats rouges» (Profintern),
confirme l'entente tacite communistes-nazis :
«La haine aveugle contre les sociaux-démocrates prit une tournure
décisive vers le milieu de janvier 1931, lorsque Georgi Dimitrov
publia un mémorandum secret d'instructions pour tous les chefs et
sous-chefs des colonnes communistes. Résumées en une phrase, les
instructions visaient à une action unique du parti et du mouvement
hitlérien pour accélérer la désintégration du bloc démocratique
croulant qui gouvernait l'Allemagne.(...) Ceux qui faisaient quelques
objections se virent menacés d'expulsion du parti. La discipline
interdisait aux militants de discuter la décision . » 76
En fait, Staline pensait que Hitler et ses troupes joueraient le rôle d'un
«brise-glace révolutionnaire». Ce brise-glace ouvrirait la voie aux
communistes afin qu'ils puissent construire une Allemagne socialiste sur les
ruines de la démocratie après s'être débarrassés des nazis, qui auraient cessé
d'être utiles.
La même théorie a prévalu pour justifier le renforcement du potentiel
militaire allemand avant guerre et le pacte germanosoviétique d'août 1939.
Après l'aide apportée à Hitler pour se refaire une armée, le pacte lui laissait les
mains libres pour attaquer à l'Ouest. Les troupes de la Wehrmacht devaient
donc, elles aussi, servir de «brise-glace» afin d'ouvrir la voie à une Armée
rouge «libératrice des peuples opprimés» et de permettre, dans son sillage, la
construction d'une Europe socialiste . f
Dans l'un et l'autre cas, cette stratégie stalinienne s'est révélée meurtrière.
Tout à leur collaboration avec les nazis, les membres duKPD n'ont pas su se
préparer à l'avènement de Hitler. L'appareil a été très vite décapité et, n'en
déplaise aux amateurs de romantisme révolutionnaire – romantisme d'ailleurs
soigneusement alimenté par Ernst Henri pour séduire les futures «taupes» de
Cambridge –, les «cercles des cinq» n'ont jamais menacé l'Allemagne fasciste.
De même, préparée pour l'offensive, l'Armée rouge n'a pas su se défendre face
à l'attaque surprise allemande de juin 1941. La débâcle soviétique d'alors
s'explique par cette bévue stratégique tout autant que par le manque
d'encadrement et l'impréparation matérielle des troupes. Seul Hitler a fait
capoter ce plan de «conquêtes libératrices». Ainsi comprend-on mieux la
déprime de Staline au lendemain de l'«opération Barberousse». Il est vrai qu'il
a, par la suite, en 1944-1945, sauvé en partie son plan en «libérant» les
malheureux peuples d'Europe centrale et orientale qui n'en demandaient pas
tant. Cela est une autre histoire.
La duplicité soviétique a connu son apogée dans les années 30. Pour le
devant de la scène, à usage du militant de base jusqu'aux «bonnes
consciences» qui vont s'y laisser prendre, le régime soviétique représente le
bastion de la résistance à la barbarie fasciste. Tous les mouvements pacifistes
qui apparaîtront ces années-là, en France surtout, entretiendront ce mythe,
pendant qu'en coulisse l'URSS sera, en fait, le meilleur allié de l'Allemagne
nazie. Ceux qui, en cette décennie décisive pour la paix du monde, choisiront
Moscou pour combattre Berlin font donc plutôt figure de cocus de l'Histoire.
D'autant plus que «Staline, comme tous les bolcheviques, jugeait en principe
la guerre fatale; Lénine lui ayant appris qu'elle est "la continuation de la
politique par d'autres moyens", selon l'aphorisme de Clausewitz», précise
Souvarine. «Le pacifisme, poursuit-il, est donc pour lui une antithèse du
bolchevisme et, dans son parti, l'épithète de pacifiste a le sens bien établi d'une
injure ."
79
grand trou noir de la répression stalinienne. «La mort d'un homme est une
tragédie,celle de milliers d'hommes de la statistique», aurait proféré Staline. A
une demande secrète du bureau polique, en 1956, le KGB a avancé le chiffre
de 19 millions de personnes arrêtées entre 1935 et 1940, dont 7 millions
exécutées ou mortes au Goulag . 82
Mais il faut attendre l'année suivante, le mois d'août 1936, pour assister à la
grande première des procès staliniens. Zinoviev et Kamenev sont de nouveau
sur le devant de la scène. La première fois, les deux hommes avaient été
condamnés à quelques années de prison, au grand dam de Staline. Cette fois,
les accusés avouent. Oui, ils sont les «organisateurs directs» de l'assassinat de
Kirov; oui, il devait s'ensuivre une vague de meurtres politiques des dirigeants
soviétiques décidée par Trotski. Le verdict tombe, sans pitié pour tous les
membres de cette «centrale terroriste trotskiste-zinoviéviste » : la mort,
exécutable de suite.
«Dans aucun pays, à ma connaissance, les accusés n'auraient disposé
de pareils moyens, écrit l'avocat français Marcel Willard,
"antifasciste" notoire, mais surtout communiste inconditionnel. Il va
de soi que l'acte d'accusation leur a été communiqué en temps utile.
Le président leur a rappelé publiquement leur droit de se faire assister
par des défenseurs de leur choix. La plupart d'entre eux y ont
volontairement renoncé. Les accusés s'expliquent librement, les uns
avec vivacité, les autres avec un flegme qui frise parfois le cynisme.
Ils ont constitué leurs dossiers, rédigé souvent in extenso leurs
déclarations, qu'ils ont le droit de lire à l'audience. On les laisse
s'absenter individuellement, leurs dossiers sous le bras, le temps qu'ils
veulent. Ils parlent comme bon leur semble sans être interrompus ni
par le président ni par le procureur. On ne leur marchande vraiment
pas la parole. Avec un calme, une courtoisie, une patience
exemplaires le procureur Vychinski les interroge et leur laisse tout
loisir de répondre ou de refuser de répondre . » 83
penser d'un tel plaidoyer. Les gens comme Willard servaient alors à camoufler
ce qui demeure l'une des plus grandes tragédies de ce siècle.
«La torture physique et morale fut appliquée avec la brutalité la plus
extrême et les raffinements les plus ingénieux, rappelle Margarete Buber-
Neumann, qui, après avoir connu le Goulag stalinien, va croupir dans un camp
nazi (Ravensbrück) pendant la guerre par la grâce du NKVD, qui l'a remise à
la Gestapo en 1940, comme beaucoup d'autres opposants allemands qui
s'étaient réfugiés en URSS . On employait ce qu'on appelle le système
85
Dans l'un des meilleurs témoignages qui aient été écrits sur la grande
«tchistka», Alexandre Weissberg résume les raisons qui ont pu amener la
b
semblant de légalité.
***
a Dans certain cas, le régime soviétique est allé jusqu'à faire payer par la famille la balle du supplicié.
b Physicien d'origine allemande venu travailler volontairement en Ukraine, Alexandre Weissberg va
faire trois ans de prison en URSS, de 1937 à 1940, avant d'être remis à la Gestapo par les Soviétiques. Il
réussira à s'évader des prisons nazies. Albert Einstein, Frédéric Joliot-Curie et d'autres physiciens de
renom avaient demandé en vain sa libération à Staline.
A Moscou sous la terreur
«Ou nos ennemis nous pendront ou les nôtres nous fusilleront», confie un
jour, désespéré, à Elisabeth Poretski , un ami moscovite.
a
Cette alternative du diable, Henri Robinson l'a sans doute éprouvée lorsqu'il
reçoit l'ordre d'aller s'expliquer à Moscou sur les faux passeports qui ont
provoqué l'arrestation des camarades italiens. Il connaît alors la terrible
ambiance qui règne dans la capitale soviétique et les risques qu'il prend en s'y
rendant. Les comptes rendus de la presse sur les procès, la disparition des
vieux cadres révolutionnaires, les conflits entre services secrets soviétiques
(NKVD, Quatrième Bureau, OMS), les «collègues» qui ne reviennent plus,
autant d'indices inquiétants, même pour celui qui continue à croire. Et nul
doute que c'est le cas de Harry.
«Les temps avaient changé, un voyage en Union soviétique n'était
plus un privilège, un moyen de rentrer "chez soi" pour un communiste
à l'étranger, le danger rôdait, explique Elisabeth Poretski.(...) A partir
de 1936 les précieuses lettres que des amis envoyaient encore par des
canaux officiels n'arrivèrent plus; seul lien, les communications
officielles, d'ailleurs de plus en plus rares. On pouvait tirer quelques
renseignements de ceux qui revenaient de "là-bas" après un congé ou
un voyage d'"affaires", mais cela n'allait pas loin. Les voyages dans le
cadre du service devenaient de plus en plus longs, et comme les
intéressés, souvent, n'en revenaient plus, cette source d'information
aussi se tarit . »
92
C'est dans cet état d'esprit, cette inquiétude même, que Robinson part pour
Moscou, via probablement l'Allemagne et la Pologne, malgré les risques que
peuvent alors représenter ces deux pays pour un agent soviétique (le régime
nationaliste de Pilsudski, à Varsovie, milite contre l'URSS). Son passeport
suisse, obtenu par la filière Habijanic déjà utilisée pour Münzenberg trois ans
auparavant, lui offre l'immunité. A la frontière polono-soviétique, l'inévitable
banderole «Prolétaires de tous les pays unissez-vous» l'accueille.Les gardes-
frontières, d'ordinaire si soupçonneux (l'URSS se considère plus que jamais
comme une forteresse assiégée), ne regardent même pas son viatique. Le
Komintern, à moins que ce ne soit le Quatrième Bureau ou encore le NKVD, a
fait le nécessaire en les prévenant de son arrivée. C'est le cas pour chaque
officier de renseignement qui rentre «chez lui», en Union soviétique.
Venu rendre des comptes, Robinson n'est certainement pas reçu à Moscou
avec les égards dus à son rang. Comme «illégal», il ne peut pas, non plus,
pour des raisons de sécurité, séjourner à l'hôtel Lux, réservé aux cadres
«légaux» de l'Internationale communiste . Le voilà donc relégué dans une
b
NKVD passé à l'Ouest en 1938, fait le récit d'un séjour «dans la patrie du
socialisme» similaire à celui que Harry a dû entreprendre.
«Le retour à Moscou au début de 1936 des Karotkov, un couple
d'illégaux vivant à Paris sous le nom autrichien de Rajnetsky, n'était
pas prévu. Ce fut une conséquence des difficultés rencontrées par
Maly , alias Hardt, pendant l'été 1935, quand il utilisa un passeport
c
L'espionnite, cette maladie mentale du stalinisme, le NKVD va se charger
de l'alimenter. Pour lui, un homme comme Robinson n'est pas seulement
«suspect», il est déjà «coupable» de ne pas être un «pur produit» de la
Loubianka, d'être un «étranger» en poste dansun pays «capitaliste». Il lui en a
fallu de la persuasion et de la résistance pour convaincre ses bourreaux de sa
fidélité à la «cause».
Et lui, en son for intérieur, n'a-t-il jamais douté? Probablement pas. Rien
n'ébranle un communiste de cette trempe, capable de tout justifier, y compris
l'injustifiable: depuis les meilleurs camarades qui disparaissent dans le Goulag
jusqu'au pacte Hitler-Staline.
«Lorsque Ludwig revint de ce qui devait être sa dernière visite en
URSS (en 1935), raconte Elisabeth Poretski, je lui demandais
comment Sorge, qu'il avait rencontré à Moscou, avait réagi au meurtre
de Kirov et à l'arrestation de Zinoviev, son mentor du Komintern. Il
me répondit:
- Sorge comprend parfaitement le tour que prennent les choses, mais
rien ne le détournera de la voie qu'il a choisie lui-même pour servir
l'Union soviétique .» 95
Cette foi, cette croyance aveugle en l'URSS a sauvé Robinson davantage
que ses justifications et son innocence, toutes choses qui n'ont jamais
impressionné les inquisiteurs du NKVD. En communiste convaincu, il a fait
confiance à la «justice soviétique», comme d'autres font confiance à la justice
de leur pays. Pourtant, Harry ne pouvait pas ignorer les drames qui se jouaient
au même moment à la «maison chocolat » et à la «boutique ». Arrestations,
d e
C'est l'époque aussi où Moscou bruit de ces blagues qui en disent plus long
que bien des analyses :
«Deux amis se rencontrent dans la rue. Le premier demande à voix
basse :
– Est-ce que tu sais qu'ils ont pris Teruel ?
– Teruel? Ont-ils aussi emmené sa femme?
– Mais non, Teruel, c'est une ville !
– Quoi ! Ils emprisonnent des villes entières maintenant ! » 97
EN ATTENDANT LA GUERRE
Bruxelles, jeudi 3 septembre 1936
Ils sont venus, ils sont tous là. Le Britannique lord Cecil, le Français Cassin
– futurs prix Nobel de la paix –, le Soviétique Chvernik, le radical Herriot, le
communiste Cachin, le catholique Sangnier, la féministe Duchêne et, «de
toutes les parties du monde, en un flux ininterrompu de trains (...), des milliers
d'hommes et de femmes de bonne volonté» qui se sont précipités dans la
capitale belge pour assister au «plus grand congrès de la paix qu'ait jamais vu
l'histoire ». Pas moins.
100
Les organisateurs, il est vrai, n'ont lésiné ni sur les moyens ni sur le
grandiose. Du palais du Centenaire au stade du Heysel, Bruxelles va être
submergé par cette vague pacifiste : 4 500 délégués pour 750 organisations
nationales et 40 organisations internationales, représentant 400 millions d'êtres
humains, proclame Rassemblement, un quotidien édité pour la circonstance.
Anciens combattants, syndicalistes, politiciens, coopérateurs vont se mêler
aux savants, aux artistes, aux industriels, tous unis par leur foi dans la paix,
une idée qui fait son chemin dans cette Europe qui bruit déjà du cliquetis des
armes.
Une grand-messe du pacifisme avec, pour la cérémonie d'ouverture, une
cantate de Bach, et qui s'achèvera, quatre jours plus tard, par ce serment
solennel entonné d'une seule voix par les délégués :
«Fidèles à la volonté de tous ceux qui se sont battus pour la dernière des
guerres, nous, représentants de millions d'hommes et de femmes, de tous les
pays, de toutes les races, de formations politiques, syndicales, philosophiques
et religieuses les plus diverses, adhérons au Rassemblement universel pour la
Paix, et nous engageons solennellement à propager ses idées à travers le
monde, dans les villes et dansles campagnes, à tout faire en vue de
sauvegarder la paix par la Société des Nations . » a
Amis, un membre de l'Assocation de la paix par le droit, etc. Très vite, aussi,
les fondateurs insistent sur le caractère universel du RUP en ouvrant des
représentations à Londres, Bruxelles, Madrid, Prague et, surtout, un bureau
international à Genève, siège de la Société des Nations. Quant au recrutement,
il est le plus large possible du côté des organisations (partis politiques,
syndicats ouvriers et paysans, mouvements confessionnels, amicales diverses)
et des personnalités.
L'avènement du Front populaire, avec le gouvernement Léon Blum, en juin
1936, favorise l'envol du mouvement. Point culminant : l'organisation dans
toute la France d'une Journée de la paix, le 2 août 1936 – date anniversaire de
la déclaration de guerre en 1914 – et l'appel à une grande manifestation
pacifiste, une semaine plus tard, dans le parc de Saint-Cloud. 400 000
personnes s'y rendront, selon les organisateurs. Enfin, l'apothéose sera ce
Congrès universel pour la Paix de Bruxelles, du 3 au 6 septembre, qui doit
«enraciner pour plusieurs années des structures internationales et nationales
qui se donneront pour but de coordonner toutes les forces pacifistes dans le
monde afin d'agir plus efficacement sur les gouvernements ». 102
«La guerre, c'est la paix.» Ce slogan de Big Brother, inventé par George
Orwell , s'applique parfaitement à la stratégie soviétique : les dirigeants
105
par l'URSS.
a La Société des Nations (SDN), créée en 1920, est l'ancêtre de l'Organisation des Nations unies
(ONU). Installée à Genève, elle avait suscité beaucoup d'espoirs après 1914-1918, mais, tiraillée entre les
intérêts de ses Etats membres, elle n'a pas su se faire entendre dans les conflits qui secouent les années 30
(Mandchourie, Ethiopie, Espagne). En 1936, la SDN est déjà une institution impuissante qui ne saura pas
prévenir la montée des périls.
b La CGT n'était pas à l'époque sous l'influence des communistes, qui contrôlaient alors la CGTU. Les
deux organisations vont fusionner en mars 1936. Léon Jouhaux deviendra le secrétaire général de cette
CGT réunifiée, où les communistes seront minoritaires. Il sera par ailleurs prix Nobel de la paix en 1951.
La main de Moscou
«Une fois encore, Münzenberg soutint derrière la
scène les préparatifs de la dernière offensive
pacifiste russe d'avant 1939, raconte sa compagne,
Babette Gross, dans la biographie qu'elle lui a
consacrée. A l'occasion d'un bref séjour à Moscou,
en mai 1936, on l'informa des caractéristiques de la
nouvelle campagne. Par contraste avec le
mouvement Amsterdam-Pleyel, l'initiative devait,
cette fois, venir non pas du Komintern mais des
syndicats soviétiques . » 111
L'indication est précieuse. Les résolutions du VII Congrès de
e
Leur officier traitant sera Vassili Zoubiline (de son vrai nom Zaroubine), l'un
des plus importants espions soviétiques d'outre-Atlantique. Nous retrouverons
tous ces noms aux côtés de l'un des agents les plus importants (le plus
important?) approchés et peut-être recrutés par Robinson à l'époque du RUP.
Pour l'heure, précisons simplement que le couple Martha Dodd-Alfred Stern,
convaincu d'espionnage en 1953, se réfugiera en Tchécoslovaquie . 112
La liste comprend les noms des collaborateurs, ainsi que des informations
les concernant, des bureaux suivants :
Bureau de Willi b Editions Carrefour c Comité mondial contre la guerre et le
fascisme d Bureau pour la préparation du Congrès pour la paix dans le
monde o
aura beaucoup d'importance pour les contacts avec les milieux syndicaux et
socialistes anglais. Ils devraient permettre de développer progressivement de
bonnes relations.
Avec mes meilleurs vœux.»
Lettre de Smeral à Moscou:
«Chers amis, A son retour de Bruxelles, j'ai eu un entretien détaillé avec
Dolivet à propos du travail au secrétariat international du RUP. Est-il possible
que Dolivet, avec Marthe , soient nos seuls liens, en attendant l'installation
q
Nous découvrons ainsi que Dolivet est déjà en rapport avec Martha Dodd
en 1936-1937. Ils se retrouveront aux Etats-Unis pendant la guerre. Miss
Dodd, devenue Mme Stern, travaillera alors avec son mari pour les
Soviétiques et, comme nous l'avons déjà dit, ils seront «traités» par l'officier
de renseignement Vassili Zoubiline (de son vrai nom Zaroubine). C'est
d'ailleurs par l'intermédiaire de Martha Dodd que l'un des plus importants
agents français approchés ou recrutés par Robinson avant guerre (réfugié aux
Etats-Unis, avec Dolivet, justement) se mettra au service de l'URSS pendant le
conflit mondial.
Dolivet se trouve donc au cœur d'un nœud de relations où la frontière entre
engagement militant et espionnage est décidement fragile. Nous savons
d'ailleurs (voir première partie) que depuis le début des années 30 le
Komintern est une organisation sous influence, contrôlée à la fois par l'INO
(le département étranger du NKVD) et par le Quatrième Bureau de l'Armée
rouge (Rasvedoupr). Travailler pour l'Internationale communiste revient ainsi
à travailler pour l'espionnage soviétique.
Le cas de Martha Staschek, quatrième membre du bureau international du
RUP à avoir un lien avec le Grand Recrutement, va pleinement l'illustrer.
Rappelons ce que dit d'elle le document «très secret» qu'envoie au siège du
Komintern à Moscou, le 19 décembre 1936, BuhomilSmeral, le représentant
de l'Internationale communiste à Paris chargé de superviser l'organisation
pacifiste:
«Collaboratrice politique, jusqu'à présent au service des informations
syndicales dont elle a été licenciée en raison des relations qu'elle entretient,
ainsi que son mari, avec Brandler. Aujourd'hui encore, elle fait partie du
cercle de ses sympathisants et le rencontre souvent personnellement. »
Nous savons également, grâce à une lettre de Smeral à Moscou en date du
13 avril 1937, qu'elle est considérée, avec Dolivet, comme le lien unique du
Komintern avec le Rassemblement, en attendant l'installation d'un secrétaire
soviétique.
Ce qu'il y a de fascinant dans la vie de Martha Staschek (ce n'est pas son
vrai nom mais peu importe, tant elle en a porté), c'est qu'elle se confond avec
l'histoire de l'engagement communiste tel que l'a vécu une génération née avec
ce siècle. Seulement, là où d'autres sont restés de simples militants ou, mieux
encore, ont fini par déserter ce camp, Martha choisira, elle, de travailler pour
l'appareil, puis de se mettre au service de l'espionnage soviétique.
Sa vie commence pourtant comme une «love story» digne d'un mélo
hollywoodien . 116
Martha Kac – son vrai nom, cette fois, son prénom d'origine étant Alta – est
née à Varsovie en 1903. Son père, Jacob, travaille comme mandataire aux
halles. Toute la famille (six enfants) habite dans le quartier juif. On trouve
trace de son premier engagement politique dès l'âge de quatorze ans,
lorsqu'elle est arrêtée après une manifestation du premier-mai. Ses professeurs
sont pour la plupart des socialistes. A dix-sept ans, elle entre à la faculté de
mathématiques de Varsovie. Elle n'y restera qu'une année. Fâchée avec son
père, qui veut interrompre ses études pour la marier, elle s'enfuit à Vienne.
C'est là, dans la capitale autrichienne, qu'elle va rencontrer l'homme de sa vie
(au vrai sens du terme, puisqu'ils ne se quitteront plus, même lorsqu'elle vivra
avec d'autres).
Stanislas Szymanczyk, dit Staro, est aussi polonais d'origine, né à Katowice
en 1893 (il se fera naturaliser tchèque en 1920). Mobilisé dans l'armée
polonaise comme lieutenant au moment où la Première Guerre mondiale
éclate, il a choisi de déserter, conformément à ses idées pacifistes. Réfugié à
Vienne, il travaille comme journaliste dans une agence de presse progressiste
tout en poursuivant des études d'économie. Gros travailleur, doué d'une
grandeintelligence, Staro va fasciner beaucoup de monde tout au long de sa
carrière.
En ce début des années 20, il fréquente les cercles intellectuels de la
capitale autrichienne. Il y côtoie le philosophe Lukacs, l'économiste Varga
mais aussi le géographe Rado, qui deviendra responsable d'un grand réseau
d'espionnage soviétique en Suisse pendant la guerre, le réseau dit «Rote Drei»,
et Walter Krivitsky (qui s'appelait alors Guinsberg, son vrai nom), futur
officier de renseignement du NKVD avant de devenir le premier grand
transfuge qu'ait connu l'Occident.
Martha Kac, qui dispose vraisemblablement de la fortune de sa famille,
pourvoit aux besoins du couple. En 1922, ils décident de se marier, un projet
que le père de Martha condamne. Profitant d'un accident de sa fille (fracture
d'une jambe), il parvient à la faire rapatrier à Varsovie afin d'empêcher cette
union. Szymanczyk la rejoint et convainc le père de lui accorder la main de
Martha en acceptant de se faire circoncire.
Les mariés s'intallent à Berlin, un choix autant professionnel que politique.
Staro pense y trouver plus facilement du travail qu'à Vienne. Mais Berlin
abrite aussi le QG du Komintern. Or, l'un et l'autre travaillent déjà pour
l'Internationale. Lui comme journaliste au quotidien communiste Rote Fahne,
elle comme traductrice à l'ambassade d'Union soviétique (l'enseignement du
russe était obligatoire en Pologne. Douée pour les langues elle en parle quatre
couramment, dont le français). Ils sont tous deux inscrits au KPD, mais
Szymanczyk, esprit indépendant, est le plus souvent en désaccord avec la
ligne du parti (il finira d'ailleurs par en être exclu, ne suivant pas sa femme sur
la pente fatale de l'espionnage).
L'année 1925 marque un premier tournant dans la vie du couple. Arrêté en
même temps que Heinz Neumann, le dirigeant du KPD dont il est l'ami, Staro
est expulsé d'Allemagne non sans avoir fait quelques aveux à la police. A
Moscou, où il est convoqué pour s'expliquer, cela se sait. Il est interrogé sans
ménagement. Il risque le camp ou, pis, la mort. Martha s'inquiète. Elle obtient
de Walter Ulbricht , qu'elle connaît personnellement, d'être envoyée en URSS
t
plan, Herta Jurr et Louis Dolivet, qui utilisera l'USC pendant la guerre pour
renouer des contacts clandestins en France : le monde de l'espionnage est bien
petit. Et en ce qui concerne les réseaux soviétiques, tout se tient, comme nous
le verrons au fur et à mesure de notre enquête.
Si Martha n'est pas encore une espionne, c'est déjà une permanente du
Komintern via l'Internationale des syndicats communistes, le Profintern.
Grâce à ce poste et à ses appuis au KPD, elle obtient l'aide logistique du Parti
pour fuir le Reich en 1933, entraînant avec elle le bien-aimé Szymanczyk.
Le couple restera peu de temps au Danemark où ils se sont réfugiés comme
d'autres Polonais d'origine. Moscou juge Martha plus utile en France, le
nouveau centre décisionnel du Komintern depuis que Münzenberg s'y est
installé. Elle débarque à Paris le 6 février 1934, une date importante de
l'histoire de France et qui jouera un rôle ô combien symbolique ici . Martha
x
Derrière le RUP, le parti de Léon Blum semble avoir un peu trop senti le coup
monté.
Ce n'est pas le cas du Parti radical-socialiste. Avec une vingtaine de cadres
dans les instances du RUP, c'est la formation politique de la III République la
e
donc à chaque radical qui y adhère de défendre ses choix sans être en porte à
faux avec son parti. En somme une sorte d'auberge espagnole où chacun
trouve ce qu'il y apporte.
Les radicaux sont utilisés comme alibi, d'où leur présence «massive» (tout
est relatif) au RUP. Appartenant à un parti qui représente par excellence les
classes moyennes, quel plus beau gage peuvent espérer les initiateurs du
Rassemblement pour être crédibles ? Il serait exagéré de dire que les radicaux
sont au RUP les dindons d'une farce pacifiste organisée par le Komintern,
mais ils luiservent en partie de caution politique (d'autres, comme la CGT de
Jouhaux par exemple, lui apporteront une dimension syndicalosociale).
Les radicaux les plus engagés dans le Rassemblement appartiennent à l'aile
gauche du parti (Pierre Cot, Paul Axionnaz, Gabriel Delattre, Robert Lange,
notamment), ce qui pourrait sembler nuire à la crédibilité souhaitée. Mais ces
jeunes-turcs représentent les forces vives du radicalisme, celles de l'avenir
pour une formation épuisée par les compromis. Ceci compense cela. Cette
frange du parti, particulièrement soucieuse du danger nazi, vient au RUP dans
l'espoir de contenir Hitler en l'isolant, notamment par un renforcement de la
Société des Nations. Le RUP doit être le fer de lance de la lutte antifasciste.
Une telle conception, qui n'est pas forcément celle des autres adhérents, est
pain bénit pour Moscou : antifascisme et pro-soviétisme se confondent vite
depuis que Münzenberg et sa propagande ont réussi à faire croire que l'URSS
est le meilleur rempart contre l'Allemagne nazie.
Ces jeunes-turcs vont donc se montrer sensibles aux sirènes communistes,
surtout après l'échec du Front populaire, qui représentait tant d'espoirs pour
eux. Ils suivront une dérive représentative de la crise d'identité que connaît le
Parti radical-socaliste depuis de nombreuses années.
«A partir de 1924, l'histoire du radicalisme est celle de ses échecs, de
son impuissance à réaliser dans les faits la restauration promise au
pays, analyse Serge Berstein dans son "Histoire du Parti radical ". 120
Pour les «jeunes-turcs», il est évident que ce parti-là ne répond plus à leur
aspiration de gauche, à leur volonté de changer la politique, le pays, bref, la
vie comme nous dirions aujourd'hui. La faillite du Front populaire ajoutée aux
atermoiements du gouvernement Daladier (un radical, précisément) face à
Hitler – consacrés par les fameux accords de Munich de septembre 1938 –,
tout les conduit à ce désenchantement qu'a déjà connu une partie de la jeune
classe radicale britannique quand elle s'est sentie trahie par le Parti travailliste
d
devenu l'allié des libéraux et des conservateurs (voir deuxième partie). Déçus
par les faiblesses du système démocratique face au défi fasciste et faute d'une
alternative de gauche démocratique, certains de ces jeunes-turcs vont finir par
avoir, eux aussi, les yeux de Chimène pour le communisme et l'URSS,
pensant qu'ils peuvent seuls sauver le monde de la barbarie.
L'itinéraire de Pierre Cot, coprésident du RUP avec lord Cecil, est
exemplaire de cette dérive et, au-delà, de la manière dont les Soviétiques ont
trouvé dans un certain milieu une oreille pour le moins attentive.
Entré en politique par la porte de droite, Pierre Cot a fini par choisir le Parti
radical autant par conviction que par opportunisme. Fils d'un exploitant
agricole de l'Isère, il a passé sa jeunesse dans des organisations catholiques
tout en suivant un parcours universitaire sans faute: agrégé de droit, docteur
en sciences politiques et économiques. Inscrit au barreau de Paris dès 1922, la
politique le tente très vite, comme nombre d'avocats. Fidèle à ses
opinionspremières, il participe deux ans plus tard à la création de la Jeune
France républicaine, une organisation de droite modérée qui prône «ni la
réaction, ni la révolution». C'est un mauvais cheval. Candidat aux élections
législatives de 1924, à Gap, sur une liste conduite par un membre du Bloc
national (droite), il est battu alors que triomphe le Cartel des gauches.
Le virus de la politique ne le quitte pas. Nouvelle échéance électorale,
nouvelle candidature. Cette fois, il change de circonscription et de bannière.
Le 4 mars 1928, les 1 500 militants du Parti radical de Savoie en font leur
champion. Décidé d'en haut, par l'état-major de la rue de Valois, ce choix
avait fait grincer quelques dents à la base. Formidable orateur (talent que tout
le monde lui reconnaît), Cot a su ce jour-là convaincre les sceptiques en
développant les thèmes républicains chers au radicalisme :
«Laïcité de l'Etat et de l'enseignement, justice fiscale pour les
travailleurs de la terre et de l'usine, réformes sociales et démocratiques
en faveur des défavorisés, recours à la Société des Nations pour
empêcher le retour de la guerre et rendre possible le désarmement .» 122
Voici un Pierre Cot fervent partisan d'un rapprochement avec l'URSS et
prêt à promouvoir une vaste coopération scientifique ettechnique avec
Moscou. Ce choix, peu orthodoxe pour l'époque, nécessite quelques
remarques.
Pour contenir le danger nazi (Hitler est au pouvoir depuis fin janvier 1933),
Cot pense déjà à développer des liens privilégiés avec l'URSS. Il joue les
précurseurs du traité franco-soviétique qui sera signé deux ans plus tard par
Laval à Moscou. Par la suite, il s'en attribuera d'ailleurs la paternité :
«C'est bien au cours de l'été 1933 que furent posées les premières
pierres de ce pacte que Louis Barthou devait négocier en 1934, Pierre
Laval signer en 1935, le Parlement français ratifier en 1936 et
Georges Bonnet violer et ruiner en 1939 .» 124
de Pierre Cot telle qu'elle est rapportée ici a été écrite a posteriori. L'ancien
ministre est alors réfugié aux Etats-Unis, la guerre est mondiale, et l'URSS,
l'alliée des démocraties. Or, au moment des faits, en cet été 1936, rien ne
garantit que l'Union soviétique sera toujours le «plus sûr des alliés virtuels» de
la France, comme Cot peut se permettre de l'écrire en 1943. Le talentueux
député (de droite) Henri de Kérillis ne manque pas de le souligner devant
l'Assemblée nationale, au moment où l'affaire du canon éclate, en juillet 1936:
«On ne met en commun ce qu'on a que le jour de la déclaration de
guerre, car, ce jour-là seulement, on sait quels sont ses véritables amis
et ceux qui vous abandonnent (...). Si vous êtes liés à la Russie des
Soviets par un pacte, vous ne pouvez oublier que, voici peu de temps,
la Russie des Soviets était liée à l'Allemagne par le traité de Rapallo,
et vous ne pouvez pas garantir à qui elle sera liée demain; vous n'en
savez rien .»126
Pour le jeune chef de cabinet, l'épreuve est encore plus terrible qu'il ne
l'écrit dans cette lettre.
«Moulin se révéla avec les événements du 6 février, estime Louis
Joxe, qui est à l'époque son adjoint à la direction du cabinet de Pierre
Cot. Dans les couloirs de la Chambre des députés, il regarda passer,
comme moi, Edouard Herriot sachant tout à la fois s'offrir et se
réserver et Daladier faisant naufrage. Je vis Moulin sangloter de
désespoir, je sentis vibrer des cordes que j'avais, jusque-là,
méconnues. Le cœur, chez lui, se mettait d'accord avec la conscience . 94
Pierre Cot, qui reconnaîtra, des années plus tard, n'avoir «jamais senti de
différence» d'opinions entre lui et Jean Moulin , a sans nul doute ressenti le
129
même écœurement face au comportement d'une classe dirigeante qui lui est
d'autant plus proche qu'elle appartient à son parti.
Ces émeutes vont avoir des répercussions considérables sur le paysage
politique français. Dès le 12 février, des milliers de Parisiens descendent dans
la rue pour dénoncer le danger «fasciste». Inimaginable peu avant, Parti
socialiste et Parti communiste sont au coude à coude dans la rue. La gauche,
pour la première fois unie, se fait peur – ou veut faire peur – en croyant que
les émeutes du 6 étaient le prélude d'un vaste complot fasciste ourdi contre la
démocratie. Mais l'extrême droite est à l'époque bien trop désorganisée pour
prétendre se charger d'une telle mission.
Qu'importe. L'épouvantail fasciste joue sur la vie politique française le
même rôle que la menace nazie sur la scène internationale. Il va permettre aux
communistes français d'intégrer vraiment le jeu démocratique au moment où
l'URSS sort de son isolement et rejoint le concert des nations. Peu après, les
jeunes-turcs du Parti radical vont réussir à convaincre leur formation de
s'engager dans le Front populaire, au risque de lui faire perdre son identité en
devenant «une force d'appoint de la gauche marxiste ». 130
Sur le plan électoral, le Parti radical est aussi le grand perdant lorsqu'il
laisse sa place de premier parti de France aux socialistes à l'issue des élections
législatives de mai 1936. Mais le vrai vainqueur c'est le Parti communiste.
«En 1936, ses effectifs s'élevaient à 350 000 membres, alors qu'en
1932 ils n'étaient que de 25 000. Aux élections de 1936, les
représentants du parti à la Chambre passèrent de 10 à 72 sièges (14,9
% des suffrages exprimés).(...) Avec la liquidation des partis allemand
et italien, le PCF devenait, en dehors de la Russie, le parti le plus
puissant et le plus hautement organisé; tout naturellement, il prit
l'initiative de mobiliser les intellectuels à l'échelle internationale
comme à l'échelle nationale ». 131
s'y entendait en effets oratoires. Les relations entre les deux hommes vont
d'ailleurs aller bien au-delà de simples rapports de travail. Leur sort commun,
qui se noue en ce milieu des années 30, ne se dénouera guère avant la fin des
années 40, y compris dans l'épreuve de la guerre et dans l'exil aux Etats-Unis.
Cot pouvait-il savoir qui était Dolivet? Difficile d'en douter. Probablement
connaissait-il ses liens avec Münzenberg, qu'il fréquentait de temps à autre.
Willi se présentait alors en France non pas comme le génie de l'agitprop au
service du Komintern, mais en tant qu'antifasciste allemand prêt à se battre
pour la sauvegarde de la paix. Mais derrière cette façade, un esprit curieux,
qui plus est introduit auprès du gouvernement (donc de ses services de police),
pouvait parfaitement identifier les liens de Münzenberg avec Moscou.
La remarque vaut pour Dolivet, même si, à l'époque il est déjà passé maître
dans l'art d'arranger sa biographie. Sa naturalisation, en 1937, s'est d'ailleurs
faite avec l'aide de Pierre Cot, alors ministre de l'Air du gouvernement Léon
Blum. Il a bien fallu, à ce moment-là, s'intéresser à ses vraies origines. A
moins, bien sûr, qu'il n'y ait eu falsification d'identité pour obtenir plus
facilement cette naturalisation. On peut l'envisager en lisant la lettre
qu'adresse Smeral à Moscou, le 23 février 1937 (classée «top secret» dans les
archives soviétiques). Le Tchèque y rapporte les propos d'un certain Victor, au
sujet, précisément, du passeport français que Dolivet venait d'obtenir. «On y a
changé le nom d'un village roumain pour un nom français ressemblant», écrit
Smeral. Dolivet s'en serait vanté devant ce Victor, d'où cette remarque du
Tchèque: «Je suis étonné qu'il lui ait raconté semblables détails.»
Sauf à être victime d'un total aveuglement, il est donc impossible que Cot
ait ignoré qui étaient Münzenberg et Dolivet. En quoi, de toute façon, cette
vérité pouvait-elle le gêner? Quand on choisit Moscou pour contenir Berlin,
travailler avec des hommes liés au Komintern, donc à l'URSS, n'est en rien
rédhibitoire. Bien d'autres ont fait le même choix dans ces années-là. Lui,
toutefois, ira au-delà du simple «compagnonnage».
Et le RUP? Pierre Cot connaissait-il le contrôle politique que l'URSS
pouvait y exercer? Sans doute. N'en prenons qu'une preuve: la réunion du
premier conseil général du Rassemblement, qui se tient les 12 et 13 juin 1936
à Paris. Le lieu choisi n'est pas neutre – 21, rue Casimir-Perier – adresse d'un
hôtel particulier dont le propriétaire est Olof Aschberg, Suédois d'origine,
banquier de profession et, surtout, financier occulte des opérations d'influence
soviétiques en Europe.
Aschberg est l'une des premières personnes que Münzenberg a contactées
lorsqu'il s'est réfugié à Paris. Il l'accueille dans sa maison de campagne de la
Brévière, à Saint-Jean-du-Bois, près de Compiègne. Il subvient à ses premiers
besoins, y compris pour la mise en place du Comité international d'aide aux
victimes du fascisme qui va permettre à Willi d'attirer les «bonnes volontés»
au nom de la lutte antinazie (et de recruter quelques «taupes» à Cambridge,
comme nous l'avons vu). L'amitié entre ces deux hommes ne date pas d'hier.
Ils se sont connus dès 1917 à Stockholm. Plus tard, le banquier a aidé
Münzenberg à drainer des fonds pour l'Aide internationale ouvrière (AIO),
organisation qu'il avait créée après la grande famine soviétique de 1921 . 134
a Aschberg peut être considéré comme l'alter ego financier d'Armand Hammer, l'homme d'affaires
américain qui a permis à l'URSS de bénéficier très vite de l'aide économique des grands capitalistes
d'outre-Atlantique et dont la richesse servit ensuite à soutenir les réseaux soviétiques, en Amérique du
Nord et dans le monde.
b Avant octobre 1917, Lénine a eu l'appui financier de l'Allemagne, alors en guerre contre la Russie
tsariste.
c Les tirages, donc les droits perçus, ont toujours été incontrôlables en URSS. Nombre d'écrivains
occidentaux (et quelques français) en ont profité pour se faire « acheter » en toute bonne conscience, et
devenir en retour des thuriféraires du régime. A leur manière, ils ont été des agents d'influence du
communisme, payés en connaissance de cause. Je ne citerai personne, mais, lorsqu'on connaît les tirages
annoncés de quelques auteurs français en URSS, c'est éclairant.
Le paravent espagnol
«La stratégie de Front populaire a changé
l'atmosphère et les conceptions du parti, raconte
Arthur Koestler, témoin privilégié de cette époque
pour l'avoir vécue à l'intérieur du "trust"
Münzenberg. L'entrée de la Russie à la SDN et ses
efforts pour conclure une alliance avec la France et
la Tchécoslovaquie exigeaient, des communistes
d'Occident, un new-look extrêmement conformiste.
Ils devaient défendre la "démocratie bourgeoise" et
soutenir l'unité nationale contre l'ennemi commun;
les slogans révolutionnaires et les allusions à la lutte
des classes furent relégués au grenier. Le mot même
de "communisme" était autant que possible évité par
les communistes qui préféraient s'intituler
antifascistes et défenseurs de la paix. Les partis
communistes en Occident se firent une nouvelle
façade avec des caisses de géraniums aux fenêtres,
et une porte grande ouverte à tous les hommes de
bonne volonté .» 137
Et d'ajouter:
«La plus grande qualité que je reconnais à Auriol, gentillesse mise à part,
c'était sa facilité à apposer sa signature en bas des papiers officiels que Cusin
lui présentait . »
141
Au ministère de l'Air, Jean Moulin est en quelque sorte, côté livraison
d'armes, l'alter ego de Cusin dans le gouvernement Blum. Les deux hommes
se sont connus quelques années auparavant, «par hasard» si l'on veut bien
croire le témoignage de l'ancien douanier . Jeune sous-préfet à Thonon-les-
142
Ce plaidoyer pro domo date de 1945, le conflit mondial à peine achevé.
Avant guerre, rappelons que Pierre Cot a été très violemment attaqué par la
droite et l'extrême droite pour s'être rendu coupable, selon elles, d'affaiblir
l'aviation militaire française au bénéfice d'une Espagne républicaine soutenue
par l'Union soviétique. Même couvert par Léon Blum, il faut donc se cacher,
agir dans la clandestinité. Cette aide se fait «par des procédés qui allaient au-
delà de ce qui nous était autorisé de faire», avouera Pierre Cot . 144
Un bel engagement qui fait dire à Daniel Cordier, son biographe le plus
pléthorique :
«Jean Moulin joua un rôle de premier plan dans ce drame qui, durant trois
ans, divisa les Français et durcit dans toute l'Europe les antagonismes
idéologiques et nationaux qui devaient aboutir à la guerre mondiale. Si l'envoi
de matériel relevait d"'astuces" administratives, le recrutement des pilotes, qui
impliquait un engagement humain et personnel, permit à Jean Moulin de vivre
ces années-là aurythme de la grande espérance qui entraînait les hommes de
gauche . »
146
Malheureusement pour l'Histoire, la grande, et pour l'histoire, la nôtre, les
belles intentions et les nobles espoirs ne sont pas les sentiments les mieux
partagés. La guerre civile espagnole va aussi permettre aux deux monstres
totalitaires, qui rêvent déjà de se partager l'Europe, de fourbir leurs armes pour
l'affrontement qui fera bientôt basculer le monde dans la guerre. Hitler, venu
très vite au secours de Franco, va tester in vivo sa théorie du Blitzkrieg qui se
révélera redoutable en 1940. Staline, lui, en profite pour piller les réserves
d'or , et faire liquider des milliers d'opposants («trotskistes» et «anarchistes») .
c d
A la même époque, ou peu après, qu'importe, Otto Katz (il se fait alors
appeler André Simone) escorte plusieurs délégations de parlementaires
britanniques à travers «une Espagne potemkinisée » et leur explique que les
f
Plaque tournante pour l'aide apportée à l'Espagne républicaine, la France
devient aussi le centre de la propagande soviétique pour tout ce qui se
rapporte à cette guerre civile. Le mal est de l'ampleur décrite par Koestler: les
fonds n'ont pas manqué pour se gagner la sympathie d'une partie de la presse.
Les documents trouvés dans les archives soviétiques l'attestent. Certains sont
affligeants quand on sait qu'ils concernent de respectables organes de presse
d'avant guerre. D'autres mettent en cause quelques grandes signatures. Une
découverte du même ordre que si l'on apprenait aujourd'hui que Le Monde a
été financé par Moscou ou que Serge July a été un agent d'influence
soviétique .
153
millions de francs actuels, une jolie somme pour mener des opérations
d'influence sur trois ans (1936-1939).
La technique la plus usitée pour influencer un journal consiste à donner à sa
rédaction les moyens de rendre compte de l'événement, ce qui veut dire, ici,
favoriser les reportages dans l'Espagne en guerre. Déjà passé maître dans l'art
du «voyage potemkinisé» pour parlementaires en mal de sensation, comme l'a
écrit Koestler (l'agence Espagne finance aussi cela), Otto Katz devient le
spécialiste du reportage «clef en main», avec prise en charge des frais. Peu de
journaux y résistent.
Prenons Paris-Soir, dirigé par le grand Pierre Lazareff. Katz lui verse une
importante somme d'argent (le montant n'est malheureusement pas précisé
dans les achives) pour la publication d'un article sur l'Espage républicaine
écrit par le reporter Claude Bernard. Mais l'affaire capote au dernier moment,
Katz refusant de payer le solde lorsqu'il apprend que Paris-Soir a passé
commande d'un second article, signé des frères Tharaud, côté Espagne
franquiste, cette fois. Un sursaut à l'honneur de Lazareff.
D'autres organes de presse vont être moins scrupuleux. L'Ordre, dirigé par
Emile Buré, reçoit en 1938 2 millions de francs (4,5 millions actuels). Il est
vrai que Katz y travaille occasionnellement. Un choix plutôt malin pour un
agent du Komintern qui veut précisément faire dans l'influence. Car, si
L'Ordre est un petit journal (12 000 exemplaires vendus en moyenne par
jour), «c'est surtout par la qualité de ses commentaires politiques qu'il joue un
rôle important dans le cercle étroit des milieux politiques», rappellent les
auteursd'une monumentale histoire de la presse française . Dans ces années
154
Katz se garde de mettre tous ses œufs dans le même panier. Il subventionne
également l'agence Espace (par ailleurs financée par le Quai d'Orsay), qui
fournit des articles aux journaux qui y sont abonnés; l'agence de publicité
Muller, qui contrôle divers journaux de province (dont Le Petit Provençal); et
L'Œuvre, le quotidien probablement le plus influent de l'époque.
Du côté des journalistes, trois noms sont particulièrement intéressants. Le
premier est celui d'André Pierre, qui collabore à L'Œuvre tout en étant
secrétaire de rédaction au quotidien Le Temps (l'ancêtre du Monde en quelque
sorte). Vient ensuite Pierre Dehilotte, journaliste à l'agence Espace déjà
nommée. Dehilotte est un ami de Pierre Comert, chef du service de presse du
Quai d'Orsay, et par ailleurs l'homme qui a permis à Münzenberg de
s'introduire dans les milieux radicaux à son arrivée à Paris. Simple
coïncidence, peut-être. La conception que se fait Dehilotte de son métier de
journaliste est, en tout cas, bien particulière. En décembre 1937 il aura maille
à partir avec la police française pour avoir tenté de vendre (à un agent
provocateur du Deuxième Bureau français) un document secret provenant du
Conseil supérieur de la guerre.
Avec Geneviève Tabouis, enfin, la frontière entre le journalisme d'influence
et le renseignement est particulièrement floue. Cette grande dame du
journalisme, qui a fait, avant guerre, la renommée de L'Œuvre pour ses
commentaires et ses chroniques, ne s'est pas contentée de faire des articles de
complaisance sur les indications de Katz . Sa fréquentation assidue de
i
l'ambassade d'URSS à Paris, ses rapports suivis avec des officiers du NKVD
comme Alexandre Anikine ou Dimitri Nikiforov, et, surtout, sa constante
volonté de plaire à Moscou ne laissent guère de doute. Les archives de l'ex-
URSS sont sur ce point sans appel. En voici quelques exemples : – Le 2
décembre 1936, Geneviève Tabouis rencontre Vladimir Sokoline, premier
secrétaire de l'ambassade d'URSS, pour lui«demander des instructions». A
cette occasion la journaliste promet d'intervenir auprès d'un homme politique
qui a refusé de rencontrer l'ambassadeur soviétique à Paris . j
donne le feu vert pour l'article qu'elle doit publier dans L'Œuvre sur la
politique de non-intervention du gouvernement français dans le conflit
espagnol.
– Le 11 juin, nouvel ambassadeur: Jacques Souritz. Venue lui rendre visite,
Geneviève Tabouis lui dit, tout à trac : «Je n'ai rien à cacher à l'ambassade
soviétique.»
– Le 28 juillet 1938, elle part pour Moscou où elle compte faire «une
propagande merveilleuse».
– Le 31 janvier 1939, elle demande à Leonid Biriukov, conseiller de
l'ambassade, de lui souligner les points importants du discours de Molotov
qu'il lui remet. «Je vais faire cela admirablement», le rassure-t-elle.
– Le 3 février au soir, elle se rend à l'ambassade pour informer Biriukov des
conversations qu'elle a eues dans la journée avec plusieurs hommes politiques.
Affligeante énumération. Le survol de la brillante carrière de Geneviève
Tabouis révèle, au moins, une belle constance dans la voie qu'elle s'est
choisie.
Au lendemain du pacte Hitler-Staline, elle expliquera (toujours dans
L'Œuvre) que l'URSS a limité les ambitions de l'Allemagne (dans les Balkans
notamment); au moment de la guerre soviéto-finlandaise, elle déplorera la
résistance des troupes d'Helsinki, qui «énerve» Moscou; lors de l'invasion des
pays baltes par l'Armée rouge, elle écrira que l'URSS défend ces Etats contre
l'Allemagne...,etc. A l'époque, dans les milieux communistes qui connaissent
ses liens avec Moscou, on l'appelle «l'encrier de Staline ». k
Dès ses premiers pas au gouvernement, Pierre Cot a fait appel à Jean
Moulin. Il le nomme chargé de mission responsable des questions
parlementaires lorsqu'il est sous-secrétaire d'Etat aux Affaires étrangères, en
décembre 1932, dans le gouvernement de Paul-Boncour. A partir d'octobre
1933, Moulin devient chef de cabinet de Cot qui est pour la première fois
ministre de l'Air. Il le redeviendra au rythme des changements d'attribution de
son patron (nommé ministre du Commerce de janvier à avril 1938).
Comme le dit si bien Daniel Cordier :
«Le poste qu'il occupa près de Pierre Cot, leurs relations amicales, la
parenté de leurs convictions, tout autorise, lorsqu'on examine en détail
l'action et les opinions de son "patron", à conclure (sans tomber dans
une identification abusive) à une complicité amicale et politique. »
L'amitié entre les deux hommes remonte à 1928 au moment où Cot est
candidat du Parti radical en Savoie, un département dont Moulin est l'un des
sous-préfets, à Albertville .
b
Nous avons vu combien Cot a été sensible aux «charmes» de Dolivet, à son
entregent et à son esprit volontaire. Moulin y succombera à son tour, comme
l'explique Daniel Cordier:
«A première vue, les deux hommes n'étaient pas faits pour
sympathiser. Entre le provincial fier de son terroir devenu un haut
fonctionnaire de la République et cet activiste étranger, les affinités
n'étaient pas évidentes. Pourtant, ils se lièrent d'amitié. A l'époque,
Louis Dolivet se présentait comme un missionnaire de la paix,
consacrant toute son activité et tout son talent à cet unique idéal. Jean
Moulin ne pouvait être que fort sensible à cet enthousiasme militant.
Mais Louis Dolivet n'était pas seulement un idéaliste, c'était aussi un
homme d'action. Son imagination fertile s'accompagnait d'une faculté
de réalisation immédiate: le programme qu'il traçait, il l'accomplissait.
Tout cela devait convenir au caractère pragmatique de Moulin, qui, de
par ses origines provinciales, connaissait de l'intérieur les obstacles
qu'opposaient les milieux parisiens aux hommes venus d'ailleurs. »
qu'opposaient les milieux parisiens aux hommes venus d'ailleurs. »
l'événement (discours de Blum), puis s'en vont vagabonder dans Paris. Pour
cette virée, ils sont accompagnés de Pierre Meunier et d'André Labarthe,
introduit au RUP par Pierre Cot, comme nous allons le voir. Un an plus tard,
Dolivet fait également partie de ceux que Moulin, à peine installé à la
préfecture, reçoit à Rodez. Il a fait le déplacement avec Pierre Meunier et, une
fois encore, Labarthe – déjà venu quelques semaines auparavant avec Pierre
Cot. Lorsque s'ouvre à Marseille, en octobre 1938, le congrès du Parti radical,
on les retrouve tous les quatre – Dolivet, Labarthe, Meunier, Moulin – venus
soutenir leur ami Pierre Cot, désormais minoritaire dans une formation
dominée par la droite. Enfin, en mars 1939, quand Louis Dolivet intervient au
nom du RUP pour sauver des réfugiés que le gouvernement français s'apprête
à refouler vers l'Allemagne, c'est au préfet de Chartres, Jean Moulin, qu'il
demande de l'aide. Ce dernier enverra à Paris des voitures pour le transport
des plus menacés, puis il les accueillera dans sa préfecture avant de faciliter
leur départ de France.
Dolivet et Moulin sont d'autant plus proches qu'ils ont habité un certain
temps à la même adresse: 26, rue des Plantes, dans le 14 arrondissement de
e
Paris. Moulin y loue un studio depuis juin 1934, Dolivet s'installe dans
l'immeuble début 1938, au plus tard. Pendant cette année 1938, les deux
hommes se voient souvent, avant que Moulin rejoigne Rodez. Préfet en
vacance de préfecture, entre le moment où Cot n'est plus ministre (le 10 avril)
et son installation dans l'Aveyron, le 1 juin, Moulin se dépense sans compter
er
N'oublions pas qu'il existe deux Robinson. Le premier est un vieux routier
du Komintern, responsable des liaisons internationales (OMS) pour l'Europe
et qui, à ce titre, fréquente – officieusement, dirons-nous – les milieux
communistes et même, au-delà, les cercles de la gauche intellectuelle. Ce
Robinson n'est pas très loin d'un Münzenberg et d'un Katz, qui «chassent»
dans ces eaux. Le second est le résident illégal du Quatrième Bureau, le
service de renseignement de l'Armée rouge. Cette division est plus théorique
que réelle, le kominternien Robinson passant ses renseignements au
responsable du SR Harry, et vice versa. Elle est toutefois bien pratique
techniquement et, surtout, pour l'approche. Il peut d'abord apprivoiser sa proie
au nom de l'«internationalisme prolétarien» avant de la ferrer comme un
vulgaire espion. Il peut aussi compter sur l'appareil du PCF, la section
française de l'Internationale communiste, pour l'aider dans sa tâche de
kominternien, et donc de résident. Il n'hésitera jamais à le faire.
Nina Griotto a plus connu un Robinson que l'autre, le communiste
internationaliste plutôt que l'officier de renseignement. A elle, il a pu s'ouvrir
de son travail politique, lui parlant de Thorez, de Duclos et même de Cot,
ministre en vue du Front populaire. En revanche, elle sait fort peu de choses
sur Harry.
«A l'époque, il allait souvent à l'étranger: Belgique, Suisse,
Angleterre. Il me rapportait toujours un petit cadeau. Je me rappelle
qu'en 1937 il a séjourné de huit à dix jours dans l'île de Jersey. C'était
en été, nous étions allés à Ostende tous les trois (Ndla: elle, son mari
Dino et Robinson). C'est de là qu'il a pris le bateau, puis il nous a
a
On sait, grâce au travail fait après guerre par la CIA sur Robinson , que ces
160
voyage à Paris afin d'y remettre (à qui? mystère!) des renseignements glanés
par les agents soviétiques en Grande-Bretagne. Lors de ces voyages, Burgess
contacte Münzenberg et Katz, preuve qu'il fréquente les mêmes cercles que
Robinson. Otto Katz saisit cette occasion pour introduire Burgess auprès
d'Edouard Pfeiffer, un radical secrétaire d'Edouard Daladier, président du
Conseil. Les deux hommes se lient d'amitié, ce dont Burgess profite pour
livrer des renseignements d'origine française aux Soviétiques. Un détail qui
laisse songeur sur l'ampleur de la pénétation soviétique dans notre pays . 161
LE RÉSEAU ROBINSON
Paris, mercredi 24 juillet 1940
«Chers amis,
Bien reçu vos quelques lignes et les questions et dans la mesure de
mes possibilités, je chercherai à y répondre de suite.
1° Questions en ce qui concerne Jean et sa clientèle. Cela fait
longtemps que je suis sans nouvelles de là-bas et il n'y a aucune
possibilité de pouvoir établir un lien quelconque d'ici. Vous me
demandez les adresses, je ne sais pas à quoi cela se rapporte. Je vous
ai envoyé dans son temps toutes les adresses de nos amis ainsi que les
mots d'ordre, lieu de rendez-vous, etc. Si vous ne les avez pas,
télégraphiez et je chercherai à rétablir tout cela encore une fois, car je
n'ai aucune indication écrite sur ces choses. Le meilleur moyen aurait
été si j'avais pu y aller personnellement, mais je ne vois pas bien la
possibilité. Je suis convaincu que vous faites tout ce que vous pouvez
pour rétablir ces liaisons car elles sont vraiment de grande valeur,
surtout depuis que Bob a monté en grade.
2° A ce propos, du pays de Jean, je dois vous dire que l'ami de M.P.,
que nous avons cherché à avoir ici, est actuellement là-bas et qu'il
occupe une des fonctions les plus hautes et les plus importantes pour
nous. Mon plan consiste à chercher à trouver M.P. qui doit être
prisonnier, à le faire venir ici, discuter avec lui et ensuite il vous
faudrait trouver le moyen de le transporter là-bas. Je suis sûr que son
ami le prendrait dans son secrétariat et nous aurions là, la meilleure
liaison que l'on puisse souhaiter. Faites-moi connaître votre opinion et
comment vous voyez des possibilités de réalisation.
3° Vous me demandez une relation sur ma situation et sur mes projets.
Il n'y a pas beaucoup à dire pour le moment, quant à ma situation je
suis en train de manger un salaire, sans faire un travail quelconque.
Tout le monde d'unintérêt quelconque est parti et ce n'est que depuis
quelques jours que les gens commencent à rentrer. On ne peut pas
encore se prononcer sur la situation personnelle, car on ne sait pas ce
que les Allemands ont l'intention de faire. Je vois seulement que les
services de la Gestapo commencent à se montrer dans le quartier de
l'Etoile, que les voitures POL commencent à faire nombre dans les
rues de Paris. Les journaux qu'ils éditent actuellement, soit Le Matin,
La France au travail, etc., ne laissent pas encore entrevoir la ligne
qu'ils veulent suivre. La première chose qu'il faut toutefois escompter
sera l'organisation d'un pogrome dans le 20 arr., le 3 et le 4 . Il y a
e e e
déjà une organisation qui est en train de se monter. Les Russes blancs
commencent également à se faire entendre et concentrent leurs efforts
dans "l'Union nationale de la nouvelle génération russe en France"
dont le siège se trouve rue de Sèvres n° 11. Il y a également un certain
Alexandre Nikolaieff, 235, rue Lecourbe, qui travaille efficacement
dans ces milieux. Voilà la situation dans laquelle je vis. Quant au
projet de travail futur, je pense que notre attention doit se porter sur le
domaine économique, c'est-à-dire sur la réorganisation des usines et
dans quelle mesure ces usines travailleront pour l'Allemagne. En
outre, il sera intéressant de trouver des pièces dans différents
domaines qui nous intéressent et dont il vous faudrait fournir la liste.
Je ne sais pas dans quelle mesure je pourrais encore être utile pour
votre travail et je vous prie de me dire sans ambages s'il y a nécessité
que je continue encore mon activité. Comme je vous l'ai toujours dit,
je veux bien faire un travail utile, mais non recevoir une pension, car
pour cela je suis encore trop jeune. Excusez que je vous parle
franchement quant à ce point mais vous devez comprendre que dans
ma situation actuelle, sans fournir de résultats concrets, il faut que
j'aboutisse à ces conclusions. (...) Meilleures salutations H.»
technique plus moderne du message radio codé grâce à un spécialiste que lui
fournira le Parti communiste français. Pour l'heure, en ce début de
l'Occupation, il profite de l'infrastructure mise en place de longue date, via
l'ambassade d'URSS. C'est simple et efficace: allié de l'Allemagne nazie
depuis le pacte d'août 1939, Moscou continue d'être représenté dans la France
occupée, et le courrier très spécial de Robinson part tout simplement par la
valise diplomatique. Sur ce point, la guerre n'a donc rien changé pour l'espion
Robinson. Dans ses messages, l'ambassade prendra pour nom de code Metro,
son contact parmi le personnel diplomatique s'appellera Lux.
Deuxième constatation (et, pour nous, une confirmation) : Harry a bien en
charge un réseau en Grande-Bretagne – «Jean et sa clientèle» – avec lequel
Moscou cherche à renouer les fils. Ce réseau «de grande valeur», comme il
l'écrit, «surtout depuis que Bob a monté en grade », Robinson l'a dirigé depuis
c
«Un quart de siècle après l'août 1914 qui vit le début d'une guerre
funeste dont les conséquences sont le bolchevisme, le fascisme et le
national-socialisme, Staline arrivait à ses fins, qui étaient, dans
l'immédiat, de rendre la guerre inévitable tout en l'évitant, du moins le
croyait-il, pour soi-même,résume Boris Souvarine en conclusion de
son Staline . Le 23 août 1939, au nom de leurs maîtres, Ribbentrop et
162
Ses premiers doutes passés, Harry se ressaisit. Sans états d'âme, en bon
professionnel du renseignement, il réactive ses sources une à une, au fur et à
mesure de la démobilisation et de la remise en ordre du pays. Un survol des
trente-quatre messages dactylographiés (de deux pages et demie, en moyenne)
envoyés par Harry à Moscou, entre juillet 1940 et juin 1941, laisse apparaître
un nombre impressionnant de renseignements obtenus dans les secteurs les
plus variés : d
Maur. Thor. que M.P. travaille avec nous, afin qu'il n'ait pas de
k
difficultés par la suite pour son retour au parti. Quelle rétribution dois-
je donner à M. P.?»
De Moscou à Harry :
– 20 décembre 1940: «Nous avons établi la liaison directe avec l'ami
de M.P. (nous avons convenu avec vous de nommer M.P. – Gérome ) l
De Moscou à Harry :
– 12 mars 1941: «Nous approuvons à Jérôme le salaire de 3 000 F.»
De Harry à Moscou:
– 18 mars 1941: «Le recrutement, j'en ai chargé Marthe et je vois que
vous avez la même idée.»
– 4 avril 1941 : «Marthe, elle travaille assez bien et je pense que sous
peu nous aurons des résultats d'un ordre sérieux. Nous avons établi
une liaison qui nous permettra de connaître la marche de l'ensemble
des usines d'aviation qui travaillent. Dès maintenant nous savons que
la commission de Wiesbaden a décidé que les usines d'aviation
doivent livrer dans le courant de 1941 et 1942 2 000 avions à
l'Allemagne et 500 à la France. Nous espérons avoir sous peu la liste
détaillée des différents types d'avions commandés. Les commandes
antérieures ont été résiliées. »
Que nous apprennent ces messages sur M.P. = Marthe = Jérôme? D'abord,
que Harry le retrouve courant septembre 1940, sans doute après qu'il a été
démobilisé («Mon plan consiste à trouver M.P. qui doit être prisonnier», écrit-
il dans son message du 24 juillet 1940, preuve qu'il était sous les drapeaux lors
de la campagne de France). Ensuite, que M.P. obtient rapidement un emploi à
mi-temps, le matin, qui lui permet d'être en règle et de garder sa liberté pour
travailler avec Harry. Drôle de travail, en fait, qui lui laisse le temps de partir
en zone Sud faire une enquête pour Robinson (message du 10 janvier 1941),
mais qui ne lui permet pas de vivre sachant qu'il a besoin des 3 000 F de Harry
pour tenir («dans les conditions actuelles il serait bien difficile de tenir avec
moins», fait remarquer Robinson). On peut donc supposer que l'emploi en
question est plutôt une couverture qui permet à M.P. de se livrer à plein temps
à l'espionnage, son seul et unique job. Enfin, dernier détail, capital: M.P. est
particulièrement bien introduit dans les milieux de l'aviation. Nous savons, de
plus, que, fin décembre 1940, Moscou s'est montré très satisfait des
renseignements envoyés sur l'industrie aéronautique; un «travail de première
valeur», a estimé le Centre.
Essayons de décrypter. M.P., c'est bien entendu Maurice Panier. Au-delà de
l'évidence des initiales, il en existe une preuve dans le dernier message
dactylographié qu'envoie Robinson à Moscou, le 24 juin 1941 , lorsqu'il
m
donne pour contact de Marthe le 9, rue Vavin (Paris 6 ), une adresse où habite
e
métier, sans risque, pendant des années. Et l'on pourrait citer bien d'autres
exemples.
«Une galerie d'art permet une grande liberté de mouvement, autorise
un certain flou financier et offre un excellent moyen de contacter des
gens importants, m'expliquera à Moscou un officier du KGB à la
retraite. Pour justifier des déplacements, on peut toujours prétexter la
recherche de nouvelles œuvres; pour expliquer des rentrées (ou des
sorties) d'argent, on peut les mettre sur le compte des aléas du marché,
quant aux contacts, il est évident que les galeries sont plutôt
fréquentées par des gens aisés et d'un certain niveau social et
professionnel. Des cibles idéales pour un officier de renseignement.»
Evidemment, toutes les galeries d'art ne sont pas des repaires d'espions!
Maurice Panier va en tout cas prendre goût à ce nouveau métier. Fin 1941,
il deviendra gérant d'une autre galerie, «Esquisse», spécialisée dans l'achat, la
vente, l'échange et la restauration de tousobjets. Il déménage peu après au 23
de la place Dauphine. Une adresse qui communique avec la galerie sise 66,
quai des Orfèvres. Ce qui peut être fort utile lorsqu'on se livre à des activités
de renseignement.
Panier, introduit dans les milieux aéronautiques? Doit-on s'en étonner?
Nous savons qu'au siège du RUP, 7 bis, place du Palais-Bourbon, il a
fréquenté les membres du cabinet particulier de Pierre Cot, le ministre de l'Air
sous-louant trois pièces au Rassemblement. Hormis les proches du ministre,
bien du monde a dû défiler dans ce secrétariat. On est alors en pleine guerre
d'Espagne, et Jean Moulin, notamment, s'occupe de trouver des pilotes pour
combattre dans l'aviation républicaine. Militant communiste hors cadre –
c'est-à-dire non inscrit, officiellement, au parti –, Panier regarde avec
sympathie ces volontaires. Des contacts se nouent, des relations militantes et
amicales s'ébauchent. En 1940, il suffira de se rappeler au bon souvenir de ces
aviateurs dont certains, militaires de carrière, occupent des postes intéressants.
C'est ce travail dont Harry charge Panier.
Les milieux militaires, Robinson en connaît aussi un rayon. Au Cercle des
Nations, il a fait la connaissance de volontaires pour l'Espagne républicaine et
de quelques officiers venus en voisins, du ministère de la Guerre, goûter à la
cuisine, bonne et peu chère, du restaurant. «L'aviateur qui travaille à l'escadre
de Reims», l'«ami qui est dans un état-major de l'aviation», «le commandant
de Cherbourg», autant de sources qu'il a connues à cette époque.
Venons-en au plus intéressant: «l'ami de M.P.». Nous entrons là dans la
catégorie «taupe d'exception». L'homme, réfugié en Grande-Bretagne, occupe
une position importante auprès du général de Gaulle, en tout cas jusqu'en
décembre 1940, date à laquelle Moscou informe Harry qu'il «est en querelle
avec sa direction et (qu') il ne peut plus porter beaucoup de profit». Par
ailleurs, nous savons que Panier est suffisamment proche de lui pour s'occuper
de son secrétariat si Harry l'envoie à Londres.
Autant d'indications qui permettent d'identifier André Labarthe, que Panier
a connu au RUP lorsqu'il était «garçon de courses» de Martha Lecoutre.
a Service de renseignement de l'armée française
b Gervaise Dangon, l'épouse de Georges, jouera pendant la guerre un rôle de « boîte aux lettres » entre
deux personnages de premier plan dans notre histoire.
c Aux anciennes dispositions, le décret du 29 juillet 1939 ajoute de nouveaux cas de trahison. Sont
réprimés:
Article 75 : la trahison (proprement dite), soit : port d'armes contre la France – intelligences ayant pour
but de favoriser les armées étrangères – livraison d'un territoire ou d'un matériel – provocation à des
militaires de passer à l'ennemi – intelligence pour but de favoriser, en temps de guerre, les entreprises
d'une puissance étrangère.
Article 79 : atteintes à la sûreté extérieure de l'Etat. Il s'agit d'actes exposant la France à une
déclaration de guerre, d'actes exposant des Français à subir des représailles – de l'embauche de soldats
pour une nation étrangère – de correspondance avec les sujets d'une puissance ennemie – de commerce
avec l'ennemi.
Article 83 : traite des sanctions aux atteintes. Il est précisé que la tentative du délit sera punie comme le
délit lui-même et que le délit commis à l'étranger sera punissable comme le délit commis en territoire
français.
d La totalité des « papiers Robinson » couvre la période allant du 1er janvier 1939 au 24 juin 1941.
Nous ne nous sommes intéressés qu'aux messages envoyés à Moscou depuis la défaite française de juin
1940. Ce sont des extraits significatifs de ces trente-quatre messages que le lecteur trouvera en annexes.
e La pectine est employée comme épaississant et émulsionnant dans l'industrie alimentaire et
pharmaceutique. La fourniture de tels renseignements démontre l'étendue des domaines de recherche de
Harry.
f Mise en place dès la fin de juin 1940, cette commission a en charge toutes les questions relevant de la
collaboration économique entre la France et l'Allemagne, notamment la contribution de l'industrie
française à l'effort de guerre nazi.
g Il est intéressant de noter que la rémunération des espions soviétiques s'est faite la plupart du temps
en dollars. C'était plus pratique, et c'était aussi la marque d'une fascination pour le billet vert. Staline tenta
d'ailleurs d'en faire fabriquer. Dans un message ultérieur, Harry refusera la récompense.
h Tous ces messages sont rédigés en français et reproduits tels quels.
i Ce changement de nom de code répond sans doute à un souci de sécurité.
j Il s'agit toujours de l'ami de M. P., qui travaille auprès de De Gaulle à Londres.
k Harry demande d'informer Maurice Thorez, secrétaire général du PCF, qui s'est réfugié à Moscou,
que M.P. travaille pour le SR. Cela confirme que Robinson peut puiser dans le vivier communiste pour
ses agents et s'appuyer sur les structures du parti pour mener à bien son travail.
l Nouveau changement de code. Dans les messages suivants, M. P. pourra être désigné par Harry
comme Marthe ou Jérôme (et non Gérome, comme Moscou l'écrit par erreur). Il est fréquent, dans
l'espionnage, qu'un agent ait plusieurs noms de code, ce qui rend ces affaires encore plus embrouillées
qu'elles ne le sont.
m La guerre entre l'Allemagne et l'URSS a commencé deux jours auparavant. A partir de ce moment,
les communications avec Moscou se feront par radio.
n Agé de trente ans à la déclaration de guerre, Panier devait obligatoirement rejoindre l'armée le 2
septembre 1939, date de la mobilisation générale.
o Russe d'origine, Soukhomline était très introduit avant guerre à la SFIO. Journaliste, il est considéré
par la police comme un « propagandiste stalinien ». A cette époque, il était lié à Otto Katz. Interné au
camp de Vernet à la déclaration de guerre (comme Olof Aschberg), il est libéré en 1940 sur intervention
politique. Un an plus tard, il va partir pour les Etats-Unis. Il y restera jusqu'en 1944. Nous n'avons pas
fini de le croiser.
p Rappelons qu'ils ont été l'un et l'autre assassinés par le Guépéou après avoir rompu avec Staline
avant la guerre.
Ici Londres, des Français parlent aux Soviétiques
C'est le 24 juin 1940 qu'André Labarthe arrive en
Grande-Bretagne. Quatre jours auparavant, il s'est
embarqué de Bordeaux sur le Casamance, un cargo
à qui le gouvernement français a donné l'ordre de
convoyer jusqu'en Angleterre des officiers et une
centaine de soldats polonais. Accompagné de
Martha Lecoutre et de Stanislas Szymanczyk, tous
deux originaires de Pologne, il a pu se glisser dans le
groupe avec quelques autres civils français. Le jour
du départ, Labarthe s'est présenté comme «directeur
au ministère des Travaux publics». Il est en réalité
«chargé de mission». Il a été nommé trois jours
auparavant, le 17 juin, dans le cabinet dirigé par le
maréchal Pétain.
Pourquoi Labarthe a-t-il choisi de se réfugier à Londres, comme un résistant
de la première heure? Il ne s'en est jamais expliqué publiquement. Par
conviction politique? C'est peu vraisemblable en raison des opinions pro-
soviétiques qu'il affiche à l'époque, et ce malgré l'alliance Hitler-Staline.
«Je le voyais très souvent au début de 1940, témoigne Janine
Bouissounouse . Il incarnait pour moi le meilleur du communisme
166
(si je n'avais pas noté tout cela j'en douterais), il me déclarait que tout
allait être fini pour nous très vite, puisque, après une période plus ou
moins longue, Hitler serait vaincu par l'URSS, et il ajouta: "La France
fera la révolution, la situation s'y prête absolument", et il conclut:
"Tenez-vous prête." » 167
S'est-il rendu à Londres sur ordre? On ne peut l'exclure sachant qu'il est
accompagné de Martha Lecoutre (et de Szymanczyk), dont les liens avec
Moscou nous sont connus. Rappelons aussi queRobinson sait, dès juillet 1940,
que Labarthe est en Grande-Bretagne, alors que les liaisons Londres-Paris
sont quasi inexistantes à ce moment-là. Labarthe peut l'avoir informé de ses
intentions (via Martha Lecoutre, par exemple), ou, mieux, Robinson lui avoir
suggéré de se rendre dans la capitale britannique. Nous ne le saurons jamais.
Labarthe, agent soviétique en mission à Londres? L'hypothèse ferait rire
plus d'un de ceux qui l'ont vu débarquer en Grande-Bretagne, alors que la
Résistance balbutiait tout juste autour du Général. L'homme paraît trop
instable pour prétendre jouer un tel rôle, comme en témoigne ce portrait qu'en
fait le colonel Passy, le père fondateur des services secrets gaullistes, le
BCRA.
«Pour ceux qui ne le connaissaient pas, il semblait une étrange figure.
Très brun, mince et de taille moyenne, quarante ans environ, le visage
régulier et particulièrement mobile, mélange de don Juan de salon et
de bonneteur napolitain, il dispensait un indéniable charme étayé par
une intarissable faconde et un extraordinaire don de mime. Les récits
qu'il fait, les aventures qu'il raconte, ou plus souvent qu'il imagine,
sont toujours colorés d'une infinité de détails piquants qui
s'accumulent et s'embellissent tout au long des jours qui passent. Son
père fut-il facteur, sa mère garde-barrière? Je ne l'ai jamais su
vraiment, mais dix fois j'ai entendu leur description, avec des touches
toujours nouvelles qui ajoutaient de l'émotion à de fort vivantes
peintures. Souvent, il se contredisait, mais qui eût résisté au brio de
ses monologues qui faisaient naître des mythes auxquels seul, ou
presque, il croyait, ne fût-ce qu'un instant, mais qui puisaient en son
verbe éloquent et coloré les apparences d'une vie réelle sinon toujours
vraisemblable ?» 168
appartient au sérail.
«Labarthe est l'un des rares qui aient l'accès direct au Général, précise
Pierre Accoce dans son histoire des Français à Londres. Ce rallié a
débarqué avec l'idée heureuse de coupler les deux portefeuilles (Ndla:
armements et recherches), ce qui coïncide exactement avec les thèses
qu'il (le Général) défend lui-même, pour ce qui concerne la technicité
lié à la guerre (...). De surcroît, l'homme lui plaît. Chez lui, tout
l'amuse: ses mines, l'œil de braise, la bouche mobile, la mèche
belliqueuse, la pipe brandie, l'accent gouailleur .» 169
A cette époque, Labarthe rencontre un témoin de choix en la personne de
Raymond Aron, qui rêvait alors d'en découdre avec l'ennemi. Aron s'était
rendu à Carlton Gardens (le QG de De Gaulle) pour connaître ses ordres dans
le cadre de la future expédition de Dakar (23-25 septembre 1940). Mais
laissons-lui la parole :170
«Il gaspilla ses chances par excès d'ambition, analyse Aron, par ce que
je puis appeler son anormalité, par sa propension à la paranoïa, à des
propos rarement exacts, presque toujours flottant quelque part entre le
vrai et le faux .» 172
disgrâce.
Labarthe fait partie de ces hommes qu'il vaut mieux avoir avec soi que
contre soi. Libéré de l'attache gaulliste, il se révèle nocif dans le milieu des
Français de Londres, agité de jalousies, d'ambitions, d'intrigues, comme chez
tous les exilés du monde. Rejoignant un groupe de journalistes et d'hommes
de gauche, où se trouve en bonne place Pierre Comert, l'ex-ami de
Münzenberg, il n'aura de cesse de déverser sa bile sur le Général.
«De Gaulle est un être menteur, déloyal et déséquilibré, affirme-t-il un
jour devant un représentant du gouvernement britannique. Pourtant,
vous persistez à le considérer comme le représentant de la France.»
André Gillois, qui rapporte l'anecdote, commente: «De tels propos
avaient de fâcheuses résonances dans les milieux politiques et dans la
presse anglaise, où l'on finissait par ne plus savoir démêler la vérité du
mensonge, et où l'on doutait de tout ce qui venait de La France libre . 174
Labarthe avait avoué, avant sa mort, qu'il appartenait aux services secrets de
l'Union soviétique. Je ne parviens pas à le croire. Pourquoi, agent soviétique,
aurait-il gâché l'occasion de recueillir, dans les Forces françaises libres, des
informations? Ses démarches désordonnées, son agitation permanente, les
propos qu'il tenait dans les salons, son penchant à l'imagination plus encore
qu'au mensonge, rien de tout cela ne s'accorde avec la conduite d'un agent
soviétique .»
175
Un fin analyste politique ne fait pas forcément un bon connaisseur du
monde secret du renseignement. Certes, si on s'en tientaux apparences,
Raymond Aron pourrait avoir raison. Un espion aurait dû ravaler sa fierté
pour continuer à appartenir au sérail gaulliste. Quel plus beau poste pouvait-il
espérer? Seulement, l'espionnage, qui repose avant tout sur le facteur humain,
n'obéit pas toujours à la logique. L'impondérable comme l'opportunité en sont
partie intégrante. Sans compter qu'en matière de renseignement les apparences
sont forcément trompeuses. Or, dans ce domaine, reconnaissons que Labarthe
a bien su cacher son jeu pour mieux duper son monde.
Le doute n'est guère permis : l'ami de M.P. est bien, en 1940, l'agent
soviétique numéro un dans la communauté française de Londres.
Une première preuve nous en est donnée par les «papiers Robinson». On
sait que l'ami de M.P. occupe en juillet 1940 «des fonctions les plus hautes et
les plus importantes» selon Harry, dans son message à Moscou, mais qu'en
décembre il est «en querelle avec sa direction et (qu') il ne peut plus porter
beaucoup de profit», précise Moscou à Harry. Or, en juillet, Labarthe est
responsable des armements et des recherches scientifiques auprès du général
de Gaulle, alors qu'en décembre il n'est plus (mais c'est encore beaucoup) que
directeur de la revue La France libre, speaker à la BBC et intrigant patenté
auprès de l'amiral Muselier, patron de la marine des Forces françaises libres.
Voilà qui cadre parfaitement.
La seconde preuve, irréfutable, a été fournie par les Américains après
guerre grâce à la découverte d'un livre de code soviétique et au travail d'un
chercheur, Meredith Gardner, travaillant à la National Security Agency
(NSA), l'agence de renseignement la plus secrète des Etats-Unis, chargée,
notamment, de l'interception et du décryptage des messages codés envoyés
partout dans le monde. A l'aide de ce livre et grâce à un remarquable travail
d'analyse, Gardner a réussi à «casser» les codes utilisés par le SR soviétique
pour transmettre à Moscou les informations secrètes. Une découverte capitale
qui fut l'un des secrets les mieux gardés de la guerre de l'ombre que se sont
livrée l'Est et l'Ouest jusqu'à la chute de l'URSS.
Dès le début des années 50, l'opération Venona, comme l'ont baptisée les
services américains, a été déclenchée pour décrypter les milliers de messages
radio qu'envoient à Moscou les espions soviétiques infiltrés de par le monde.
Un gigantesque travail qui a surtout porté sur les messages antérieurs aux
années 50, le KGB et leGRU ayant entre-temps changé régulièrement de code,
comme le font, par sécurité, tous les services secrets.
L'opération Venona a fait trembler Moscou pendant des décennies. Un
vieux message décrypté peut en effet révéler des opérations en cours, tant les
affaires d'espionnage s'inscrivent dans le temps. Et c'est ce qui est arrivé.
Venona a rendu possible le démantèlement du plus grand réseau qu'aient
connu les Etats-Unis : la fameuse filière atomique qui, de Klaus Fuchs à e
«Après le départ d'Arthur (Ndla: l'un des cadres du MI5), j'ai repris le
programme Venona et engagé une nouvelle révision de tous les matériaux
disponibles pour voir si nous ne pourrions pas en tirer de nouvelles pistes (...). g
Le matériau Hasp du GRU, datant de 1940 à 1941, contenait une somme
d'informations concernant l'infiltration soviétique de divers mouvements
nationalistes et émigrés, qui avaient installé leurs quartiers à Londres durant
les premières années de la guerre (...). L'infiltration la plus grave, en ce qui
concerne le MI5, se trouvait dans le Comité de la France libre dirigé par
Charles de Gaulle. De Gaulle affrontait des complots permanents à Londres,
orchestréspar ses deux adjoints communistes, André Labarthe, un ancien chef
de cabinet, qui était responsable des affaires civiles, et l'amiral Muselier, qui
contrôlait les affaires militaires. A l'instigation de Churchill, le MI5 gardait
l'œil sur ces complots. Churchill ordonna l'arrestation de Labarthe et de
Muselier lorsque de Gaulle partit pour Dakar libérer ces territoires au nom de
la France libre. Mais, en 1964, nous avons déchiffré un document qui montrait
de manière indéniable que Labarthe avait travaillé comme espion soviétique
durant cette période, et, qui plus est, à l'époque où le pacte germano-
soviétique Molotov-Ribbentrop était encore en vigueur .» h
Reprenant ces informations, Christopher Andrew et Oleg Gordievsky
confirment, dans Le KGB dans le monde, que Labarthe a été démasqué grâce à
Venona. Ils s'appuient sur le témoignage d'anciens membres du FBI ayant
travaillé sur les matériaux à décrypter . 176
En fait, Labarthe n'a pas agi seul. Dans cette affaire, il est en quelque sorte
le cerveau qui a choisi les renseignements. Pour les «contacts», il a parfois
laissé sa fidèle complice, Martha Lecoutre, jouer le rôle du coursier.
De juillet à décembre 1940, Labarthe et Lecoutre ont ainsi été en rapport,
successivement, avec au moins cinq officiers du GRU basés à l'ambassade
d'URSS à Londres: Simon Kremer, résident «légal» du SR; Boris Diky,
attaché de l'air adjoint; Nikolaï Aptekar, officiellement chauffeur de l'attaché
naval; Fedor Moskvichev, attaché militaire adjoint, et Nikolaï Timofeïev,
chauffeur de l'attaché militaire . 177
«Nous avons établi la liaison directe avec l'ami de M.P. qui se trouve
actuellement chez de Gaulle», confirme Moscou à Harry, le 20 décembre
1940.
A l'occasion de ces contacts, tous clandestins (cinémas, stations de métro,
jardins publics...), il a été remis, pêle-mêle, à ces officiers du renseignement
soviétique :
divers documents provenant du ministère français de l'Air et qui, avant d'être
transmis aux autorités britanniques, ont été photographiés par le GRU; - les
caractéristiques et les plans d'une mitrailleuse Hispano-Suiza de 22 m/m,
type 400, pris au ministère de l'Air en 1939; - de nombreux renseignements
sur la production aéronautique française; - le nom des sympathisants qui
pourraient être approchés par le GRU à l'état-major de De Gaulle; - des
potins politiques glanés au QG des Forces françaises libres.
Certains de ces renseignements ont été payés par le GRU (par exemple, 50
livres sterling remises en septembre 1940), mais ni Labarthe ni Lecoutre n'ont
été des salariés réguliers du SR soviétique, à l'instar de Panier avec Robinson.
Pour atteindre de telles performances, il faut de l'entraînement. Ce qui
signifie que Labarthe et Lecoutre n'ont pas attendu d'être à Londres pour faire
leurs classes d'agents soviétiques. Pour Martha, on le savait. Pour Labarthe,
c'est certainement au contact, précisément, de Lecoutre – qu'il a connue au
RUP grâce à Staro (il paraît, lui, en dehors du coup) – qu'il a franchi le pas. Il
existe une preuve que Labarthe a été un agent dès l'avant-guerre : il a remis,
en 1939, 10 000 F à un couple nommé Sokol, des communistes d'origine
polonaise (comme Martha Lecoutre) qui deviendront, en 1940, «radios» dans
le réseau de Leopold Trepper . 178
Robinson manipulait-il Labarthe à Paris? Bien sûr, il est devenu son officier
traitant via, au choix, Martha Lecoutre ou Maurice Panier. Cette phrase: «l'ami
de M.P., que nous avons cherché à avoir ici», dans son message du 24 juillet
1940, démontre que Harry contrôlait Labarthe avant le début du conflit. De
même, il ne fait aucun doute que si Labarthe a pris contact avec le GRU de
Londres dès juillet 1940 (le 8, pour être précis), soit quinze jours après son
arrivée, c'est qu'il lui faut remettre des documents du ministère français de
l'Air qu'il n'a pas eu l'occasion de transmettre à temps, en France, à Harry.
Le cas Labarthe est révélateur de la façon de travailler du SR soviétique.
Agent de Robinson, le résident illégal du GRU en France, il est logique qu'il
passe entre les mains du service secret de l'Armée rouge en Grande-Bretagne.
Les premiers renseignements qu'il fournit sur l'aéronautique sont d'ailleurs
pour la plupart d'origine militaire. Ce qui reste vrai jusqu'à la fin de l'année
1940.Après avoir perdu son poste à l'armement et à la recherche scientifique,
Labarthe va diriger la revue La France libre et intriguer auprès de l'amiral
Muselier. Les informations dont il dispose sont désormais d'ordre politique.
Entre donc en scène un nouveau personnage : Veniamin Beletski, officier de
renseignement du KGB (à l'époque dénommé NKVD). Courant 1941, c'est ce
Beletski qui devient l'officier traitant de Labarthe sous le nom de code Albert.
Les informations politiques sont plutôt de l'affaire du NKVD; ce changement
de «maison» est logique. Moscou a choisi Beletski, car il connaît Labarthe.
Les contacts en seront facilités. En poste auparavant en France, Beletski avait
fait partie du commando qui enleva, en plein Paris, le général Miller, en 1937 , i
révéler, grâce aux archives soviétiques, n'est pas si simple: Maurice Dejean a
été recruté en 1943, à Alger, lorsqu'il était membre du Comité français de
libération nationale mis en place par de Gaulle. Il a été approché à ce moment-
là par le SR soviétique, qui savait déjà qu'il était une «cible» potentielle, c'est-
à-dire quelqu'un susceptible de travailler pour Moscou. Et qui avait pu
informer le KGB? Labarthe, évidemment, qui, à Londres, a fourni à Beletski
une liste de «sympathisants ». Quant au piège de Moscou, à la fin des années
b
50, il a été monté parce que, dans un sursaut d'honneur, Son Excellence
l'ambassadeur de France ne voulait plus travailler pour le SR soviétique. On
l'y a donc contraint.
Le cas Labarthe démontre qu'un espion à la bonne place, c'est un peu
comme une cellule maligne dans un corps sain, il finit par proliférer, par aider
au recrutement d'autres agents. Un travail de sape qui peut occasionner des
dégâts plus considérables encore que la communication de renseignements pas
toujours confidentiels. André Labarthe, qui poursuivra sa carrière d'agent
soviétique à Alger, en 1943, et bien au-delà, nous donnera l'occasion de
l'illustrer.
a Il a été chargé de mission au sous-secrétariat à la Recherche scientifique dans le gouvernement Blum,
du 14 mars au 10 avril 1938.
b Paru en 1938, aux éditions Gallimard, ce livre avait fait connaître Raymond Aron dans les milieux
intellectuels.
c Voulant combattre, Aron avait été chargé d'administrer les comptes d'une compagnie de chars !
d Henri Frenay a été l'un des premiers résistants de l'intérieur en fondant le mouvement Combat. Il s'est
intéressé à Labarthe dans le cadre de l'enquête qu'il a faite pour son livre sur L'Enigme Jean Moulin, op.
cit. Nous y reviendrons.
e Nous reviendrons dans l'épilogue sur l'affaire Fuchs, qui touche, par un biais, notre histoire. Une
preuve de plus que, dans le monde du renseignement, tout est souvent imbriqué.
f L'extrait que nous reproduisons provient de la version originale du livre de Wright (Vicking Penguin
Inc., New York). Les éditions Robert Laffont qui ont traduit l'ouvrage ont caviardé les noms.
g Les services secrets américains et britanniques ont travaillé ensemble pour le décryptage des
messages soviétiques dans le cadre de l'opération Venona.
h Peter Wright, qui n'est pas un spécialiste de la France, commet plusieurs erreurs : Labarthe, qui n'a
jamais été directeur de cabinet, ne dirigea pas les affaires civiles ; quant à Muselier, il avait en charge la
Marine et non pas toutes les affaires militaires. Enfin, si l'amiral a bien été arrêté un moment par les
Britanniques (suite à une cabale contre lui), ce ne fut jamais le cas pour Labarthe.
i Responsable d'une association d'anciens gardes blancs, le général Miller a été emmené de force de
France en URSS, par bateau, pour y être liquidé dans les caves de la Loubianka, le QG du NKVD.
Les vérités de Venona
«L'effervescence qui anime Londres en ce mois de
juillet 1940 prélude, tous les témoins le sentent, à de
grands événements, écrit Pierre Accoce dans son
histoire des Français à Londres . Un personnage 179
Londres ne veut pas de lui? Pierre Cot choisit l'Amérique. Le 23 août 1940,
il débarque à Québec, d'où il gagne immédiatement les Etats-Unis. Pour lui,
c'est le point de non-retour, alors que le gouvernement de Vichy a commencé
son procès (comme aux autres responsables du Front populaire), qui le
condamnera à être déchu de tous ses titres et même de la nationalité
française !
La rebuffade du Général ne va pas précipiter pour autant Pierre Cot dans le
camp antigaulliste, puissant aux Etats-Unis. Politicien avisé, il comprend qu'il
faut jouer la carte de ce militaire qui a sauvél'honneur de la France, même si,
c'est évident, il ne partage pas ses idées. Dans un premier temps, en tout cas,
Cot se garde d'avoir des activités trop politiques. Il doit d'abord trouver un
moyen de subvenir aux besoins de sa famille (sa femme et ses deux enfants
sont près de lui), même si, du côté de son épouse, il possède quelque argent.
Tout au long de ces années d'exil, les Cot séjourneront à New Haven
(Connecticut), dans le Maryland, à Washington, à New York. Lui fréquentera
assidûment la bibliothèque du Congrès, à Washington, sans doute pour
préparer son ouvrage sur Le Procès de la République, qui sera édité outre-
Atlantique en 1944 . 181
Et quel genre de renseignements Pierre Cot remet-il à Zaroubine? Des
informations sur la communauté française aux Etats-Unis, des analyses sur la
politique suivie par la France libre, des rapports sur la situation mondiale,
comme l'illustre, par exemple, cette note trouvée dans les archives soviétiques:
«Message de l'Ikki (Ndla: comité exécutif du Komintern) au camarade
Dimitrov.
Nous vous envoyons le rapport de Pierre Cot sur la situation internationale
avec perspectives de développement. Rapport que nous avons reçu par
télégraphe sous forme comprimé. Ce rapport a été fait sur proposition du
camarade Browder (Ndla: secrétaire général du PC américain) sur la base des
matériaux et des observations personnelles de Pierre Cot. Dès que nous aurons
le texte intégral nous vous le ferons parvenir.
21 février 1943 Fitine»
Ce rapport, remis au secrétaire général du Komintern, Dimitrov, a été
télégraphié sous forme comprimé (c'est-à-dire codé) par le canal de Pavel
Fitine, qui est, à ce moment-là, responsable de l'INO,la section chargée du
renseignement politique, à l'étranger, du NKVD. En somme, le patron à
Moscou du résident Zaroubine aux Etats-Unis.
Venona apporte la preuve que Pierre Cot est en contact avec le NKVD à
partir de juillet 1942, soit plus d'un an après que l'URSS est entrée en guerre,
forcée par l'invasion allemande du 22 juin 1941. Elle est désormais l'alliée des
Occidentaux. Peut-on encore parler de trahison? Poser la question ainsi, c'est
fausser le problème. En premier lieu, l'URSS, surtout en matière de
renseignement, n'a jamais été un allié honnête, comme nous allons le voir.
Ensuite, un acte d'espionnage se qualifie tout autant par le contenu des
informations livrées au représentant de la puissance étrangère que par la
nature des contacts entretenus avec ce même représentant. Du côté des
renseignements, ceux qui sont livrés par Pierre Cot intéressent bigrement le
SR soviétique, notamment lorsqu'ils portent sur la communauté française. A
partir d'eux, le SR déterminera des «cibles» qui seront ensuite approchées et,
qui sait? recrutées . Exactement comme il a été fait avec les informations
g
Trois millions d'hommes, 3 350 blindés, 7 000 canons, 2 000 avions, 600
000 engins roulants, ce sont les forces que Hitler a engagées dans la bataille,
le 22 juin 1941. Le nom de code Dortmund a mis en branle cette gigantesque
armée à 3 h 30 du matin. Du côté des Soviétiques, la surprise est totale. «On
nous tire dessus, qu'est-ce qu'on doit faire? demande par radio un poste
avancé. – Tu déconnes complètement. Pourquoi t'émets pas en code?» lui
répond-on à l'autre bout.
A 4 heures, l'ambassadeur d'Allemagne à Moscou, von der Schulenburg,
remet à Molotov la déclaration de guerre. «L'Allemagne a attaqué un pays
avec lequel elle avait conclu un pacte de non-agression et d'amitié, réplique le
vice-président du Conseil soviétique. Jamais une telle chose ne s'est produite
dans l'histoire. Nous n'avons pas mérité cela.»
Un quart d'heure auparavant, à 3 h 45, le général Gueorgui Joukov, chef
d'état-major soviétique, a téléphoné à Staline, dans sa villa de Kountsevo, à
une dizaine de kilomètres de Moscou, pour l'informer de l'attaque allemande.
Il y eut un long silence, entrecoupé par la lourde respiration du dictateur.
Sur le front, la débâcle est totale. En quelques heures, l'aviation allemande
détruit au sol 1 200 avions soviétiques. Les unités blindées et les troupes
mobiles progressent sans renconter de résistance. Dans la matinée, le bureau
politique se réunit à Moscou. Staline y assiste, sans dire un mot. Le teint
blafard, il fait machinalement tourner sa pipe éteinte dans ses mains.
Il va rester prostré ainsi pendant plus d'une semaine, et c'est seulement le 3
juillet qu'il s'adresse à la nation d'une voix brisée: «Camarades, citoyens,
frères et sœurs... Je vous parle mes amis .» 186
Au total, du début de mars 1941 à ce funeste 22 juin, Staline a reçu 84
«avertissements» successifs, venus de tous les réseaux du GRU et du NKVD,
prouvant que l'Allemagne avait l'intention de rompre le pacte d'août 1939 . Il a b
Le président Roosevelt étend la loi prêt-bail à l'URSS, ce qui permet à
Moscou d'obtenir des Etats-Unis plus de matériel que la Grande-Bretagne n'en
aura jamais reçu tout au long du conflit. Comble du cynisme, cette aide ne va
pas seulement servir à l'effort de guerre contre les nazis. Des camions
américains seront utilisés pour la déportation de millions de personnes sur le
territoire soviétique, des bulldozers vont permettre de creuser des fosses
communes au goulag...
«La direction avait décidé que la première sortie du bulldozer que
nous venions de recevoir grâce à la loi prêt-bail ne serait pas une
besogne dans la forêt, mais pour quelque chose de bien plus
important, témoigne Varlam Chalamov dans son terrible récit sur les
camps dans la région minière de Kolyma. Le bulldozer râtela les
cadavres raidis, entassant ainsi des milliers de morts, des milliers de
corps squelettiques. Rien ne s'était encore décomposé: ni les doigts
contractés ou les orteils putréfiés, petits moignons rongés par toutes
les gelures, ni la peau desséchée et labourée, ni les yeux où se lisait
encore la douleur de la faim. (...) Le bulldozer avait comblé le trou
d'un tas de pierres et de débris qui recouvraient à présent les cadavres.
Mais ceux-ci n'avaient pas disparu (...). Le bulldozer passa devant
nous dans un grand bruit sourd; aucune rayure, aucune tache n'était
visible sur son plateau miroitant .» 190
L'URSS, alliée loyale? Le général russe Dimitri Volkogonov, qui est le
premier historien à avoir eu accès aux archives soviétiques de l'époque, a
révélé comment Staline a tenté de signer un paix séparée avec Hitler, sans en
avertir ses alliés:
«Dès 1941, Staline, Molotov et Beria avaient discuté en cabinet la
question de la capitulation de l'Union soviétique devant l'Allemagne
fasciste. Ils s'étaient mis d'accord pour céder à Hitler les territoires
soviétiques des pays baltes, la Moldavie et une portion de l'Ukraine et
de Biélorussie. Ils avaient de plus tenté d'entrer en contact avec Hitler
par le biais de l'ambassade bulgare (...). Lors de cette entrevue avec
l'ambassadeur de Bulgarie, selon le témoignage de Beria, Staline
n'ouvrit pas la bouche. Seul Molotov parla. Il demanda à
l'ambassadeur de se mettre en rapport avec Berlin. D'après Beria,
Molotov aurait qualifié de "second traité de Brest-Litovsk" la
proposition faite à Hitler de cesser les hostilités et de concéder
d'importants territoires. "Lénine a eu le courage d'une telle action,
nous avons l'intention de faire de même aujourd'hui", dit-il à
l'ambassadeur, qui refusa de servir d'intermédiaire en cette triste
affaire et dit: "Même si vous reculez jusqu'à l'Oural, qu'importe, vous
vaincrez ."»
191
Jean Jaurès a dit: «La Russie se défend par la profondeur.» Staline n'en
paraît pas convaincu, même après les premières victoires de l'Armée rouge.
Les contacts secrets avec Hitler ont continué, toujours sans en avertir les
Alliés. Formidable ironie de l'Histoire:grâce à Ultra, la machine mise au point
en Angleterre pour décrypter les codes allemands, Londres et Washington ont
su tout de suite les vraies intentions de leur allié Staline, et ce par les
bavardages de leur ennemi allemand...
«Des négociations secrètes avaient eu lieu dès 1942. Moscou était
certes sensible à la signature d'un armistice, mais, comme il apparut,
pas au prix exigé par les nazis. On assista, en 1943, quelques mois
après la victoire éclatante de l'Armée rouge sur la VI armée e
Certains Américains ont, en effet, trahi leur pays sans avoir l'impression de
le faire. Une ambiguïté de plus de l'espionnage, qui s'estime plus en aval,
c'est-à-dire en fonction des bénéfices que tire le service manipulateur des
informations qu'il recueille, qu'en amont puisque la source (l'agent) ne se rend
pas toujours compte qu'elle est un rouage dans un vaste plan de renseignement
mis au point par le SR bénéficiaire. Des espions de premier ordre pour les
Soviétiquesn'ont même jamais pensé qu'ils étaient au service du GRU ou du
KGB.
Ce qui s'est passé aux Etats-Unis pendant la guerre s'est, bien entendu,
produit dans d'autres pays occidentaux, y compris en France, tout aussi
perméable à l'espionnage soviétique. Les démocraties étant devenues moins
soupçonneuses, l'URSS en a profité pour avancer ses pions, multiplier ses
réseaux, installer ses hommes. Et, si l'espionnage soviétique a été florissant
après guerre, c'est bien parce que le KGB et le GRU ont continué à tirer profit
de ce qu'ils avaient réussi à mettre en place pendant le conflit, à l'ombre de
l'alliance sacrée contre les nazis.
a C'est sous ce nom que les Griotto connaissaient Robinson.
b Dans un message envoyé le 20 septembre 1940, Harry signale à Moscou que dix-huit divisions
allemandes cantonnées en France sont parties pour la frontière russe. Renseignement qu'il détient de la
Kommandantur de Paris. Le 9 juin 1941, Harry informe Moscou que l'Allemagne attaquera l'URSS
prochainement.
c Nous avons reproduit tel quel le message, écrit en français de Moscou. Zoumar peut être l'un des
pseudonymes de Maria Poliakova, le supérieur de Robinson au Centre. Nous aurons l'occasion de parler
d'elle dans l'épilogue.
d On ne peut s'empêcher d'évoquer, ici, le cas de Georges Marchais dont les conditions de départ pour
Allemagne restent obscures. Le futur secrétaire général du PCF travaillait dans l'aéronautique à la
déclaration de guerre (à la SNAC). Il a ensuite été ouvrier métallurgiste dans un atelier de réparation
d'avions de chasse sur le terrain de Bièvres (dans l'Essonne) avant de signer, le 12 décembre 1942, un
engagement pour partir en Allemagne travailler sur des avions Messerschmitt.
Les aveux de Trepper
L'opération Barberousse bouscula le bel échafaudage mis en place par
Harry depuis le début du conflit.
Jusqu'au 24 juin 1941 (date de son dernier message), Robinson envoie ses
rapports via la représentation diplomatique d'URSS en France, qui les
transmet à l'aide de la valise diplomatique. A partir de mai 1941, il dispose
aussi d'une radio et recrute un technicien (nom de code Eve) pour
communiquer directement avec Moscou. Certains de ses messages sont alors
accompagnés d'un résumé des renseignements les plus importants, rédigé sous
forme de télégramme, pour être transmis par les ondes. La guerre germano-
soviétique complique sa tâche. La représentation diplomatique soviétique
ferme, son contact (nom de code Lux) repart pour l'URSS. La radio d'Eve est
momentanément hors d'état de fonctionner, faute de pièces. Et, l'appareil
clandestin du Parti communiste, qui entre enfin en résistance active, s'est
replié comme un escargot dans sa coquille.
Harry est coupé de Moscou.
C'est à ce moment-là qu'entre en scène l'homme qui va finir par le perdre:
Leopold Trepper.
Arrivé en France cinq ans auparavant, pour y installer un réseau avec des
ramifications en Belgique et aux Pays-Bas , les liens deTrepper avec Moscou
a
ne sont pas coupés. Le «Grand Chef», comme l'a baptisé la Gestapo après son
arrestation, dispose d'un émetteur radio basé à Bruxelles appartenant au
résident illégal du GRU, Anatoli Gourevitch (nom de code Kent). Par son
canal, Trepper reçoit l'ordre de Moscou, le 8 septembre 1941, d'entrer en
contact avec Harry afin qu'ils conjuguent leurs efforts. Point de rencontre
prévu, les Griotto, précise le Centre. Quinze jours plus tard, les deux hommes
font connaissance, chez ce couple d'Italiens, au 22 de la rue Tlemcen, à Paris,
non loin de l'un des domiciles de Robinson.
Nous ne savons rien de cette rencontre, et peu des relations de travail que
vont nouer Robinson et Trepper pendant les quinze mois qui vont suivre,
jusqu'à leur arrestation. Ou plutôt si, le seul témoignage existant est celui qu'a
laissé Trepper, dans ses Mémoires . Mais faut-il vraiment prêter attention à ce
195
récit rocambolesque, en contradiction totale avec ce que nous savons?
«(...) Le Centre me donne le contact avec Robinson. Ancien membre
du groupe Spartakus de Rosa Luxemburg (sic), routier chevronné de
l'action clandestine au sein du Komintern et installé depuis longtemps
en Europe occidentale, Robinson a rompu les liaisons avec le Centre
(sic). Le Directeur me laisse apprécier s'il faut rétablir les relations
(sic).
"Depuis l'épuration des services de renseignement soviétique,
m'explique-t-il, j'ai coupé le contact (sic). En 1938, j'étais à Moscou,
j'ai vu liquider les meilleurs, je ne suis plus d'accord (sic). Pour le
moment, je suis en relation avec des représentants de De Gaulle, et je
sais que le Centre interdit ces contacts (sic).
–Ecoute, Harry, lui dis-je, moi non plus je n'approuve pas ce qui se
passe à Moscou . Moi aussi, j'ai été écoeuré par la liquidation de
b
Rétablissons la vérité. Voilà ce qu'il fallait écrire, sans précaution de
langage :
L'homme clé de cette négociation secrète Londres-Robinson-PC est Jean
Moulin, le représentant du Général en France.
Revenons en arrière pour comprendre comment on en arrive à cette
rencontre.
a L'histoire du réseau de Leopold Trepper a peu d'incidence avec notre récit. Nous n'allons donc pas
entrer dans les détails de ce qui a été abusivement présenté comme un vaste «Orchestre rouge» alors que
Trepper n'a dirigé que l'un des nombreux réseaux soviétiques qui ont existé pendant la guerre.
b Ce récit a été écrit dans les années 70, alors qu'on connaissait les horreurs staliniennes. Opportuniste,
Trepper n'hésite pas à prendre ses distances, a posteriori, avec son passé d'officier discipliné du SR
soviétique...
c Les époux Sokol vont servir de radio au réseau de Trepper. Rappelons que c'est à Mme Sokol que
Labarthe a remis 10 000 F avant la guerre.
Harry et Max Jean Moulin est préfet de Chartres
depuis six mois lorsque est signé le pacte germano-
soviétique. On ignore sa réaction à ce coup de
théâtre, mais il est probable qu'il condamne la
nouvelle alliance comme Pierre Cot. Trois ans de
combat en faveur de la paix, aux côtés du RUP et au
sein du Cercle des Nations, sont ruinés par la volte-
face du dictateur soviétique. A la déclaration de
guerre, Moulin tentera d'ailleurs d'être affecté dans
une unité de l'armée de l'air, mais le ministre de
l'Intérieur, intraitable, le maintiendra à la tête du
département d'Eure-et-Loir.
C'est à ce poste qu'il fera face à l'ennemi. Auparavant, tout au long de la
drôle de guerre, il fait appliquer sans états d'âme les décrets gouvernementaux
contre les communistes; il assiste à quelques réceptions officielles, côtoyant
l'amiral Darlan, dont le QG de la Marine est basé à Maintenon, dans son
département; parfois, aussi, il se rend dans la capitale (il a conservé son
logement, au 26 de la rue des Plantes) pour se replonger dans la vie
parisienne, qu'il affectionne tant.
La débâcle, Jean Moulin la vit de très près, en essayant d'offrir des
conditions d'accueil décentes aux réfugiés qui, fuyant l'armée allemande,
envahissent sa ville. Dans ce flot, un ami, Frédéric Manhès, lui apporte
quelque réconfort. Aviateur de carrière, ancien des Brigades internationales
qui ont soutenu les républicains espagnols, Manhès a connu Moulin au cabinet
de Pierre Cot. Affecté à la base aérienne de Saint-Cyr-l'Ecole, il fuit, lui aussi,
la Wehrmacht. Ces retrouvailles, en plein désastre, vont sceller le destin de
deux hommes qui, dans la Résistance, uniront leurs efforts. Mais, à l'époque, il
n'en est pas encore question.
Les Allemands entrent dans Chartres le 17 juin. La suite est connue, elle
appartient à l'Histoire: contraint par l'occupant de signer une déclaration
dénonçant de prétendues exactions de tirailleurs sénégalais contre la
population civile, on sait que Jean Moulin s'yrefusa. On sait aussi que le jeune
préfet préféra attenter à sa vie, en se tailladant la gorge, plutôt que de
déshonorer l'armée française.
Cette tentative de suicide est-elle son premier acte de résistance? Les récits
sur Jean Moulin héros de la Résistance veulent souvent démontrer la logique
de son engagement, comme si, habité par une sorte de prédétermination
divine, il n'avait pu échapper à son destin. Or les grands hommes n'en
demeurent pas moins hommes, avec leurs doutes, leurs errements, leur
petitesse, ou encore leur lâcheté. Faire de Jean Moulin le premier résistant de
France (il se tranche la gorge à l'heure où de Gaulle lance, de Londres, son
appel du 18 juin) paraît à la fois excessif et vain, puisque cela n'ajoute rien à
son comportement par la suite héroïque. Ses faits et gestes, dans les mois qui
suivent son suicide manqué, ne permettent pas, en tout cas, d'étayer cette
légende.
Préfet il est, préfet il restera jusqu'à ce que Vichy le relève de son poste, en
novembre 1940, en même temps que nombre d'autres hauts fonctionnaires de
la III République. De sa préfecture, Jean Moulin verra passer les premières
e
lois raciales prises par le régime de Pétain, notamment celle du 3 octobre 1940
qui interdit aux juifs d'accéder aux grands corps de l'Etat, ou à des postes dans
fadministration, l'enseignement, l'armée, la presse, la radio, le cinéma.
Le Feldkommandant von Gütlingen, qui quitte la préfecture fin septembre,
après y avoir séjourné depuis l'armistice, rend d'ailleurs hommage à Moulin –
«Notre vie commune m'a été agréable» – et à son sens du devoir: «Je crois que
nous nous sommes compris l'un l'autre. Je vous ai respecté en tant que
Français et vous m'avez respecté en tant qu'officier allemand. Chacun de nous
a dû servir sa patrie.» Pour conclure, le Feldkommandant ajoute: «Mon désir
sincère est que votre collaboration avec le nouveau commandant se tienne
dans les mêmes voies que celles que vous et moi avons suivies .» 197
«On doit s'interroger sur les motifs qui retinrent Moulin de donner sa
démission (...), estime Daniel Cordier dans sa monumentale
biographie de "l'inconnu du Panthéon". Sur ce point précis, un seul
témoignage subsiste, celui de son ami Pierre Meunier, qui sera son
premier collaborateur dans la Résistance et le restera jusqu'à son
premier collaborateur dans la Résistance et le restera jusqu'à son
arrestation. Le récit qu'il fera à plusieurs reprises de l'entretien qu'ils
eurent en septembre 1940 permet de reconstituer les positions de Jean
Moulin (...).
"J'ai passé à la préfecture une journée avec Jean. Je nous revois dans
la petite salle à manger, Jean était très pâle et il avait encore un
pansement sous la gorge. "
Quelle était la position du préfet à l'égard du nouveau régime? "Se
refusant à servir le gouvernement de Vichy, il envisageait de donner
immédiatement sa démission. Nous avons eu une longue discussion au
cours de laquelle je lui ai conseillé d'attendre sa révocation, qui, dans
mon esprit et le sien d'ailleurs, ne faisait aucun doute. Il se rangea à
mon avis, car il comprit que son départ spontané attirerait l'attention et
risquerait de le faire surveiller immédiatement, alors que sa révocation
pourrait lui laisser pendant quelques semaines les coudées franches
pour qu'il puisse prendre ses premières dispositions." (...) Quant à la
situation de la France, l'opinion des Français et l'évolution de la
guerre, "(...) il était convaincu de la défaite à terme des nazis. Certes,
il avait été douloureusement choqué par la débâcle et le défaitisme des
fuyards, mais il était sûr que le peuple se ressaisirait et résisterait de
plus en plus à l'occupant."
Après avoir confié à Pierre Meunier qu' "il pensait déjà jouer un rôle
dans la Résistance...", il s'était exprimé sur l'action du général de
Gaulle: "Il savait qu'il était conservateur et de réputation
maurrassienne; mais il disait: Il est le seul qui s'oppose aux Allemands
et à Vichy. Il n'y a pas d'autres solutions que de l'appuyer."
La conclusion pour lui s'impose: "Il pense partir pour Londres, mais
après avoir vu ce qu'on peut faire en France dans les deux zones ."» 198
Voilà typiquement le genre de témoignages qui, recueillis de longues
années après les faits, s'avèrent controuvés à force de trop vouloir prouver
l'improuvable. Tout le comportement de Jean Moulin, au moins jusqu'à la fin
de 1940, démontre, comme nous allons le voir, qu'il n'a, à ce moment-là, nulle
intention de partir pour Londres rejoindre la Résistance gaulliste.
Que Pierre Meunier soit le seul témoin de cette période, et qu'il devienne
par là même l'interprète de la pensée de Jean Moulin, donc son faire-valoir a
posteriori, n'est pas neutre.
Que fait à l'époque cet homme qui fut, avant guerre, le responsable du
secrétariat particulier de Pierre Cot au ministère de l'Air?
«Mobilisé dans l'intendance à Montpellier, il était resté en
correspondance avec le préfet de Chartres, expliqueCordier. Après sa
démobilisation, le 30 juillet 1940, il était rentré à Paris en passant
rapidement par Vichy pour y prendre les instructions du ministère des
Finances, où il était chef de bureau. On se souvient de son portrait:
radical de gauche comme Pierre Cot, franc-maçon, antifasciste
déclaré, antimunichois, il avait eu la particularité, au sein de l'équipe
du ministre, d'être le seul à approuver le pacte germano-soviétique.
a
Initiateur des contacts entre les membres de l'équipe Cot, puis «directeur de
conscience» de Jean Moulin (ne prétend-il pas l'avoir convaincu de rester
préfet?), Meunier est un personnage clé de cette période. Qu'il ait approuvé le
pacte Hitler-Staline, qu'il se soit indigné des mesures prises par le
gouvernement contre les communistes, devenus propagandistes de l'alliance
germano-soviétique, est significatif de ses opinions politiques. Pierre Meunier
n'est déjà plus le radical-socialiste qu'il fut, mais il n'est sans doute pas tout à
fait encore le communiste (non officiel, toutefois) qu'il deviendra après guerre
en prenant la direction du cabinet de Maurice Thorez, vice-président du
Conseil et par ailleurs secrétaire général du PCF. Quoi qu'il en soit, Meunier
ne paraît pas être l'homme le plus qualifié pour porter un regard objectif sur
l'engagement de Jean Moulin.
A peine libéré de ses fonctions, Jean Moulin se rend au domicile des
Dangon, place Saint-Michel à Paris, pour y prendre des nouvelles de Pierre
Cot. Gervaise Dangon, qui est restée en contact avec l'ancien ministre réfugié
aux Etats-Unis (elle garde ses meubles), est la femme de l'imprimeur de
L'Humanité, Georges Dangon. Un détail, certes, mais significatif du milieu
dans lequel Cot et ses proches évoluent. Par l'intermédiaire de Gervaise
Dangon, l'ancien préfet et l'ex-ministre de l'Air vont demeurer constamment
encontact: «Je recevais des nouvelles de Jean presque chaque semaine»,
confiera plus tard Pierre Cot . 200
Un mois plus tard, Jean Moulin semble encore désireux d'aller outre-
Atlantique si l'on en croit le témoignage de Louis Dolivet, resté en contact
avec lui, en France, jusqu'à son départ, le 13 décembre.
«J'ai été mandaté par lui pour aller aux Etats-Unis prendre contact
avec les forces démocratiques, précisera Dolivet quelques années plus
tard. Je détiens encore son billet de passage, car il devait me rejoindre
là-bas .»
201
Dans son enquête sur «l'énigme Jean Moulin», Henri Frenay accumule les
indices qui permettent de penser que Moulin n'a pas eu l'intention de partir
pour Londres avant le début de l'année 1941. Et si, finalement, il choisit de
rejoindre la France libre, c'est par raison plus qu'animé de sentiments pro-
gaullistes. Pierre Cot l'affirmera à un diplomate américain: «En décembre
dernier (Ndla: 1941), Moulin s'est décidé à se rallier aux forces gaullistes,
mais à contrecoeur.» Plus tard, l'ex-ministre de l'Air ajoutera: «Jean Moulin,
mon ami, dans ses lettres m'a écrit: pour le moment, il faut être avec de
Gaulle... après, on verra .»
202
recueillis auprès de ces hommes, l'ancien préfet rédigera son «Rapport sur les
activités, les plans et les besoins des groupes formés en France, en vue de
l'éventuelle libération du pays», qu'il présentera à de Gaulle, à Londres, le 25
octobre 1941.
Avant ce voyage et son retour en France, début janvier 1942, mandaté par
le Général pour être son représentant en zone Sud, Jean Moulin se trouvait
donc au cœur d'un ensemble de relations particulières. Les hommes qu'il
fréquente ont tous appartenu au cabinet de Pierre Cot, sans oublier le «
patron» lui-même, avec qui il est, des Etats-Unis, en contact grâce à Gervaise
Dangon. S'agit-il d'un embryon d'organisation qui aurait ses propres objectifs?
La manière dont Jean Moulin va entrer en contact avec Henri Frenay, à
Marseille, le laisse envisager, puisque la rencontre se fera par l'intermédiaire
du pasteur américain, Howard Brooks, délégué en France par Pierre Cot et
Louis Dolivet pour y recenser les mouvements clandestins. Ce choix n'a rien
d'innocent.
L'Unitarian Service Committee (USC) , qui emploie le pasteur Brooks,
204
Sommerfeld), est une bonne amie de Louis Dolivet du temps du RUP, et par
ailleurs l'ex-secrétaire de Willi Münzenberg à Paris (voir quatrième partie).
Quant à l'USC, une organisation humanitaire créée par les quakers aux Etats-
Unis pour aider les réfugiés, elle sert, à travers ses différentes représentations
en Europe, de couverture au SR soviétique à l'insu, croit-on, de la direction,
installée à Boston . Il vrai que l'homme qui dirige son bureau européen, Noel
d
Field, est un agent du NKVD qui a été recruté, en 1935, aux Etats-Unis, par
Heda Eisler, une amie du couple Szymanczyk-Lecoutre à Berlin, au début des
années 30. Pour compléter le tableau, ajoutons que Field séjourne en grande
partie en Suisse (citoyen américain, il peut circuler librement), qu'il y
fréquente assidûment Léon Nicole, secrétaire général du PC (qui travaille pour
Rote Drei, le réseau soviétique dirigé par Alexandre Rado) et mentor politique
de Dolivet avant que ce dernier rejoigne Münzenberg à Paris. Voilà donc la
drôle d'organisation qui est derrière le pasteur qui aide Moulin à entrer en
contact avec Frenay.
Interrogé par les services britanniques dès son arrivée en Angleterre (à
Patriotic School, comme tous les nouveaux venus), Jean Moulin précisera qu'il
a connu un pasteur (qu'il ne nomme pas) grâce à une infirmière (qu'il ne
nomme pas davantage), ayant travaillé avec lui pendant la guerre. Selon Laure
Moulin, il s'agit de Jane Boullen, qui était au côté de son frère à Chartres
pendant la débâcle et qu'il retrouvera, par hasard, à Marseille, en 1941 (Laure
Moulin ne donne pas de date précise). Quelque chose cloche dans cette
version.
Le pasteur Brooks a été envoyé en France par Cot et Dolivet, en avril 1941,
pour y établir des contacts avec des mouvements clandestins . Sachant les
205
Second fait troublant qui donne une impression d'organisation déjà bien
constituée: à son arrivée en Grande-Bretagne, en octobre 1941, et pendant les
dix semaines de son séjour, Jean Moulin se gardera de contacter son vieil ami
Labarthe, et même d'évoquer son nom. Lors de son interrogatoire à Patriotic
School, l'ancien préfet cite plusieurs de ses connaissances afin de prouver sa
bonne foi aux officiers britanniques chargés de détecter les faux résistants (et
les agents allemands). Il parle de Paul-Boncour, de Louis Daniélou, de Pierre
Cot, il évoque son ami le commandant Manhès, il mentionne même le Dr
Recordier, de Marseille, chez qui il dit avoir rencontré des responsables de la
Résistance (Henri Frenay en l'occurrence). Mais il n'est pas question d'André
Labarthe qui aurait pu représenterauprès des Anglais qui le connaissent bien
une excellente carte de visite. Pourquoi?
A sa sœur, qui lui demande, à son retour: – As-tu vu des amis français
à Londres, par exemple André Labarthe, qui parle à la BBC?
Il répond: – Je m'en suis bien gardé. J'ai fui les journalistes qui sont de
grands bavards. Ma mission devait rester ignorée, puisque la liaison
faite, je revenais travailler en France.
Il n'empêche, dès son arrivée, Jean Moulin se comporte comme s'il savait
déià que Labarthe n'est pas la personne dont il faut se recommander lorsqu'on
vient pour rencontrer le général de Gaulle et lorsqu'on veut, surtout, devenir
son représentant en France.
– Si vous aviez connu à Londres la nature des liens d'avant guerre
entre Labarthe et Moulin, sa mission en France lui aurait-elle été
confiée? a demandé Frenay au colonel Passy, le responsable des
services secrets gaullistes à Londres.
–Ni pour de Gaulle ni pour moi, il n'en aurait été question, a-t-il
répondu sans hésiter.
Comment Moulin aurait-il pu savoir qu'il fallait fuir son ami Labarthe s'il
voulait réussir sa mission, si ce n'est par l'intermédiaire d'une personne bien
informée. On pense d'abord à Pierre Cot, mais il n'est pas certain que la
disgrâce de Labarthe ait été connue, à ce moment-là, aux Etats-Unis. On pense
aussi à Henri Robinson, qui sait, lui, par Moscou, et depuis décembre 1940,
que Labarthe n'est plus en odeur de sainteté dans le camp gaulliste. Il a pu le
faire savoir à Moulin, mieux, l'en informer directement, pour qu'il évite un
impair dès son arrivée en Grande-Bretagne.
Pure hypothèse? Pas tant que cela lorsqu'on connaît les liens secrets tissés
entre tous les personnages de cette histoire.
A ce point de notre récit, Maurice Panier redevient l'homme clé. L'agent de
Harry connaît Jean Moulin, mais on n'en trouve trace nulle part dans les
biographies déjà parues consacrées au héros de la Résistance. Ils se sont
connus au RUP lorsque le chef de cabinet de Pierre Cot fréquentait le 7 bis
place du Palais-Bourbon, où le ministre avait sous-loué trois pièces pour son
secrétariat. Entre le radical-socialiste et le communiste «hors cadre» le courant
passe. D'ailleurs, la guerre déclarée, Maurice Panier fera partie du«premier
cercle» autour de Moulin, et ce, avant même que celui-ci devienne le
fédérateur de la Résistance.
Dans les premiers jours de septembre 1940, Maurice Panier participe à une
rencontre, à la Coupole à Paris, avec Moulin et un groupe d'amis. M.P., qui
vient d'être démobilisé, n'a pas encore été retrouvé par Robinson. A l'issue de
cette rencontre Moulin part pour Cottenchy, près d'Amiens, afin de laisser à
ses amis Mans des papiers personnels (dont on ignore le contenu), à ne
remettre, précise-t-il, à personne d'autre qu'à lui-même (il les récupérera le 22
novembre). A ce couple, il dira avoir rencontré à Paris des hommes politiques,
sans citer de nom . Quelques jours plus tard, Pierre Meunier se rendra à
206
Chartres pour convaincre Moulin de rester en poste.
Maintenant, reportons-nous à la composition du réseau de résistance
Frédéric, créé et dirigé par le commandant Manhès, qui va être le représentant
de Jean Moulin en zone Nord à partir de 1942. On s'aperçoit que Maurice
Panier y côtoie tous les amis de l'ancien préfet: Meunier, Chambeiron,
Manhès (bien sûr) et Antoinette Sachs qui sera une sorte de super-secrétaire
pour Moulin dont elle est une amie proche. Or curieusement, l'état de
liquidation de ce réseau fait apparaître des rectifications de dates
f
Antoinette Sachs (le 1 décembre 1940), suivi de Pierre Meunier (le 1 mai
er er
1941) et de Robert Chambeiron un mois plus tard. Toutes ces indications ont
ensuite été rectifiées pour être remplacées, uniformément, par le 1 janvier
er
Voilà qui prouve, en tout cas, que Panier, Manhès, Meunier et Chambeiron
(par ordre d'entrée dans le réseau) se sont connus avant que Moulin ne parte
pour Londres et que M.P. fréquentait l'entourage de l'ancien préfet dès
l'automne de 1940. Ajoutons que parmi les membres de l'organisation apparaît
encore Noëlle Lecoutour, l'amie de Maurice Panier avec qui il va s'installer,
23, place Dauphine, une adresse qui communique avec la galerie Esquisse,
dont il deviendra le gérant à la fin de 1941. Dans cette galerie, Noëlle
Lecoutour fera même des papiers d'identité pour Jean Moulin au nom de
Pierre de Martel .g
En avril 1942, Maurice Panier fait une demande de carte d'identité auprès
de la préfecture. Deux personnes l'accompagnent pour attester de sa bonne foi:
Noëlle Lecoutour et Robert Chambeiron, qui, à l'époque, sert d'agent de
liaison à Jean Moulin en zone occupée (avec Pierre Meunier).
Que Panier fréquente Jean Moulin et son cercle d'amis ne veut pas dire que
l'ancien préfet est en rapport avec l'officier traitant de M.P., avec Harry.
Mais les papiers de Robinson vont une nouvelle fois nous permettre d'y voir
plus clair. Une lecture attentive de ses messages envoyés à Moscou laisse
apparaître quatre indices sur les liens qu'ont pu tisser Harry et Jean Moulin
entre juillet 1940 et juin 1941:
–10 septembre 1940: «Le bombardement de Chartres a fait sauter un train
d'essence et a touché sérieusement un train militaire en gare. La cathédrale n'a
pas été touchée, par contre les bombes sont tombées à l'entrée du siège d'un
état-major allemand à Chartres. »
–25 novembre 1940: «Les Allemands procèdent à des agrandissements
énormes des camps d'aviation. Ainsi, le camp d'aviation de Dreux (Eure-et-
Loir) vient d'être porté à 4,5 km de longueur et des grandes pistes pour départ
de bombardiers sont en construction. La gare de marchandises de Dreux est
complètement camouflée, car on y apporte des gros obus de 500 kg pour les
gros bombardiers. Dans la forêt attenante de Dreux un immense dépôt de
munitions pour aviation a été installé. A Chartres, également dans lemême
département, il y a 220 gros bombardiers sur le camp d'aviation. Ils y prennent
le départ pour l'Angleterre.
Dans ce département, il y a également une petite usine qui vient d'être
installée pour la fabrication des munitions.»
Pour comprendre la vraie signification de ces messages, il faut savoir
qu'Henri Robinson n'a pas quitté Paris depuis l'entrée des troupes allemandes.
Nina Griotto, chez qui il prenait ses repas quotidiens, l'atteste. Il n'a, de toute
façon, pas la possibilité de se déplacer faute de papiers d'identité (message de
Harry à Moscou, le 25 novembre 1940: «L'introduction de la carte d'identité
obligatoire, liée à un contrôle policier très sévère, doit servir à procéder à des
arrestations (...). J'ai l'intention de me présenter, mais depuis dix-neuf ans la
police n'a pas réussi à avoir ni ma photo, ni mes empreintes et je vous
h
Certes, ces informations peuvent fort bien avoir été recueillies par M.P.
auprès de Moulin pour le compte de Harry. Admettons-le pour le second
message, du 25 novembre, mais pas pour celui du 10 septembre 1940. A cette
date, Harry n'a pas encore retrouvé M.P. Ce qui sera fait dix jours plus tard
(message à Moscou du 20 septembre).
Rien ne prouve, enfin, que ces informations ont été fournies par Moulin.
Rien, en effet, si ce n'est leur qualité, surtout pour le second message: piste
d'aviation rallongée de 4,5 km, obus de 500 kg pour gros bombardiers dans la
gare de Dreux, dépôt de munitions dans la forêt attenante, nombre de
bombardiers présents sur la base aérienne de Chartres. Autant de
renseignements précis qu'un préfet, même en instance de départ, peut glaner
sur son département.
Venons-en au troisième indice:
– 30 mai 1941: «En septembre 1939, Darlan, dans son quartier général à
Chartres, s'est exprimé en présence de mon informateur que cette guerre
n'avait rien à faire avec la France et qu'il fallait arriver à un accord avec
l'Allemagne. "Nous n'avons pas à combattre pour l'Angleterre." Il faut donc
s'attendre à des grandes concessions de la part de Darlan envers l'Allemagne.
»
En ce mois de mai 1941, l'amiral Darlan, qui cumule les fonctions de vice-
président du Conseil, de ministre des Affaires étrangères et de l'Intérieur, vient
de rencontrer Hitler dans son «nid d'aigle», à Berchtesgaden. D'où l'intérêt
pour Harry de rappeler à Moscou ce qu'il disait au début de la guerre.
La juxtaposition de Chartres avec «mon informateur» semble, cette fois,
désigner Jean Moulin. Il paraît d'autant plus difficile d'en douter que Harry fait
une erreur significative: le QG de Darlan en 1939 est non pas à Chartres, mais
à Maintenon, dans le département d'Eure-et-Loir dont Moulin est le préfet. La
confusion est due au temps écoulé entre le moment où Robinson a recueilli
l'information et celui où il l'envoie à Moscou. Moulin = Chartres est une sorte
de procédé mnémotechnique pour se souvenir de ce que Darlan a dit près de
deux ans auparavant. Or l'amiral Darlan et le préfet d'Eure-et-Loir se sont bien
rencontrés du temps de la drôle de guerre, dans le cadre de leurs obligations
respectives . «J'ai assisté la semaine dernière à un déjeuner donné par l'amiral
208
Moulin est en contact avec Cot, aux Etats-Unis, grâce à Gervaise Dangon.
Nous savons, aussi, que la même Mme Dangon garde les affaires de l'ex-
ministre (notamment ses meubles). Les papiers en question font sans doute
partie du lot. Nous savons, enfin, que Moulin, étant bien plus proche de
l'ancien ministre que ne l'est Meunier, est plus à même d'avoir accès à ses
papiers personnels.
On peut encore, et toujours, penser que ces papiers personnels de Cot ont
été remis à Harry par un intermédiaire tel que M.P., par exemple. En fait, Jean
Moulin et Henri Robinson se connaissent suffisamment pour ne pas avoir
besoin d'une tierce personne pour communiquer, ou alors uniquement pour
des raisons techniques (sécurité, indisponibilité...). Précisons même que, pour
l'ancien préfet, Robinson se nomme Léon, l'un de ses multiples pseudonymes.
Revenons-en, maintenant, à la liaison de Gaulle-Parti communiste français
de 1942. Peut-on encore douter qu'elle soit passée par Robinson à la demande
de Moulin, comme l'a écrit Trepper? Pour se donner une stature de héros, ce
dernier a tellement arrangé ses Mémoires que son témoignage prête toujours à
caution. Il est d'autant plus difficile de le croire qu'il s'est fait un malin plaisir
de minimiser le rôle de Harry, voire d'affabuler . Alors, pourquoi dirait-il, cette
i
fois-ci, la vérité?
En une circonstance, au moins, nous avons déjà eu l'occasion de le dire
dans le Prologue, Leopold Trepper n'a plus menti: face à ses pairs du KGB,
après la guerre, dans les caves de la Loubianka, lorsqu'il a été longuement
interrogé sur ses activités en France. Entre le harcèlement des guébistes et leur
possibilité de recouper ses dires, il était coincé. Il n'avait plus le choix: dire la
vérité et vivre, ou mentir et mourir.
Le 19 novembre 1946, de 11 heures à 17 heures, c'est le chef-adjoint de la
Troisième Section de la Direction principale du contre-espionnagedu
ministère de la Sécurité d'Etat qui le questionne sur les agents soviétiques en
j
France qui n'ont pas été repérés par la Gestapo. Dans ce contexte, Trepper en
vient à évoquer Jean Moulin, dans les termes qu'il a repris ensuite dans ses
Mémoires :k
«avec les services secrets russes à Paris» dans letélégramme qu'il a envoyé au
BCRA pour l'informer de sa mission d'approche du PCF. Ces «services secrets
russes» désignent Robinson, sans nul doute.
On pourrait encore objecter qu'à cette occasion Moulin rencontrerait Harry
pour la première fois, ou encore que c'est Panier qui l'aurait mis en rapport
avec son officier traitant, sachant qu'il pourrait l'aider à entrer en contact avec
le PC. Rien de cela ne cadre avec ce que nous savons, notamment sur les
messages concernant Chartres, envoyés par Harry à Moscou dès septembre
1940.
Jean Moulin fournissait indiscutablement des informations à Henri
Robinson, Trepper lui-même le dit clairement dans son interrogatoire du 19
novembre 1946:
«Harry obtenait des informations de grande valeur de la part de Moulin,
ancien secrétaire au ministère français de l'Air dirigé par Pierre Cot. Moulin a-
t-il été recruté comme agent de renseignement par Harry? Je pourrais
difficilement le préciser, mais je sais qu'ils se rencontraient souvent et que
Harry obtenait des informations de lui. »
Maintenant, reprenons un autre interrogatoire de Trepper (déjà cité) fait,
celui-là, par la Gestapo, à Paris, le 24 février 1943:
«Par un télégramme de Moscou, j'ai su que Harry a de très importantes
sources de renseignements. Par des conversations avec lui, j'ai eu l'impression
qu'il a des relations avec le monde économique, le Parti communiste, le milieu
gaulliste. »
Si les sources du monde économique ne peuvent être identifiées de façon
formelle, et si le PC nous importe peu, le milieu gaulliste désigne bien, lui,
Jean Moulin. Comme quoi Trepper a aussi dit beaucoup de vérités à la
Gestapo, qui ne lui en demandait pas tant...
Moulin, agent soviétique? Notion difficile à assimiler aujourd'hui, compte
tenu de la dimension historique prise par le personnage dans les années 60,
avec son entrée au Panthéon et le discours pathétique d'André Malraux. Mais,
en 1940, qui était Jean Moulin? Le préfet d'Eure-et-Loir. En 1942? Le délégué
du général de Gaulle en zone libre. En 1943? Sous le nom de code Max, le
responsable du Conseil national de la Résistance fédérant les mouvements en
lutte contre l'occupant. Ce n'est pas rien, certes, mais au regard des intérêts
soviétiques il ne représente qu'une source derenseignements parmi d'autres, et
pas la plus importante. Pour Moscou, il est plus intéressant de savoir ce qui se
passe à Londres en 1940, grâce à Labarthe, ou encore de disposer d'un agent
dans l'état-major allemand en France, après juin 1941, comme Harry en a eu,
ainsi que nous le verrons. Il faut donc relativiser et cesser de regarder l'action
de Jean Moulin avec nos yeux actuels, avec le poids de l'Histoire qui brouille
toute perspective.
Si l'on reprend les points qui nous ont intrigué dans le comportement de
Jean Moulin avant son départ pour Londres, à l'automne de 1941, on peut
désormais y trouver une logique: ses contacts avec Cot, via Gervaise Dangon;
le rôle joué par l'USC; la constitution d'un réseau avec Meunier, Manhès,
Chambeiron, Panier; sa rencontre avec Frenay, le premier vrai résistant qu'il
contacte, en juillet 1941, donc après l'opération Barberousse et le
déclenchement de la guerre germano-soviétique.
Ecœuré par la défaite française et les lâchetés diverses qui en ont résulté,
des petites du peuple fuyant l'armée allemande aux grandes des politiciens
impuissants à donner une âme à ce pays en débandade, Jean Moulin va
résister, à sa façon. Il refuse de se prêter au déshonneur de l'armée en se
tranchant la gorge, un geste désespéré. Il attend ensuite sa révocation, car il
n'y a pour lui, à ce moment-là, pas d'autre alternative. Déjà, pourtant, il est en
contact avec Robinson et il l'informe. Si Jean Moulin a bien condamné le
pacte germano-soviétique (on n'en a toutefois aucune preuve), il n'en reste pas
moins convaincu que l'URSS rejoindra vite le combat contre l'Allemagne
nazie. Comme le pensent, à la même époque, Labarthe et Meunier, qui eux ont
approuvé le pacte; comme le pensera plus tard Pierre Cot, qui fera, en 1944,
devant les dirigeants communistes français qui se sont réfugiés à Moscou, son
autocritique pour avoir dénoncé l'alliance Hitler-Staline en 1939 ! 212
Harry Hopkins n'a jamais dit qu'il rencontrait Akhmerov. Pour l'approcher,
ce dernier lui avait fait croire qu'il devait lui remettre des messages
n
trois cadres ou proches du PCF, au sein du CNR, il faut relire ce qu'a écrit
Frenay sur Moulin, même si l'hypothèse crypto-com muniste manquait
d'audace, faute d'éléments disponibles à l'époque, et qu'il se trompait donc de
qualificatif. Ces questions dépassent le cadre de ce livre. Jean Moulin reste en
tout cas un des mythes fondateurs de l'identité française contemporaine.
Arrivé à ce point de notre enquête, on peut affirmer qu'il a existé en France
un réseau dont les membres ont été approchés, puis, pour certains, recrutés, en
même temps, au même endroit, pour les mêmes raisons et par le même
homme: Henri Robinson. C'est le Grand Recrutement. Il a commencé avant
guerre, dans l'entourage de Pierre Cot et dans le cadre du RUP, avec pour
motivation l'antifascisme.
Aujourd'hui, tous les membres du réseau Robinson n'ont pas pu encore être
identifiés de manière irréfutable, mais il est certain que les archives
soviétiques permettront, à l'avenir, de découvrir d'autres agents manipulés de
main de maître par Harry.
Cette histoire est, en tout cas, bien comparable à ce qui s'est passé en
Grande-Bretagne au début des années 30, à Cambridge. Ici et là-bas, les règles
ont été les mêmes. Elles ressemblent à celles d'une tragédie classique: unité de
temps (l'avant-guerre), de lieu (un groupe d'amis, travaillant ensemble), et
d'action (qui se mettent au service de l'URSS).
Et comme toute tragédie, celle-ci finira mal.
a Dans une lettre adressée à Daniel Cordier, Meunier dit qu'il aurait préféré voir écrit qu'il n'a pas
«désapprouvé» le pacte germano-soviétique. Distinguo subtil.
b Jean Moulin obtiendra un passeport au nom de Joseph Mercier en février 1941, à la préfecture de
Grasse, avec l'aide de son ami Frédéric Manhès, qui fit les démarches nécessaires (témoignage de Laure
Moulin dans son livre consacré à son frère (op. cit.)).
c Par ce mariage, elle a donc obtenu la nationalité française, comme Martha Lecoutre au même
moment.
d Henri Frenay cite Le Monde du 31 décembre 1949 sur l'USC : « Une association philanthropique et
religieuse intimement liée au Parti communiste américain et notamment à Earl Browder (son secrétaire
général), qui le dirige jusqu'à la fin de la guerre. »
e Herta Jurr prendra la direction du bureau parisien de l'USC après guerre. Travailleront à ses côtés
Hélène Rado (la femme d'Alexandre, le chef de Rote Drei) et d'autres membres des réseaux soviétiques.
Quant à Noel Field, il servira, en 1949, d'alibi à Moscou pour liquider de nombreux responsables
communistes d'Europe de l'Est ayant été en contact avec lui, en premier lieu le ministre de l'Intérieur
hongrois Laszlô Rajk. Les deux hommes s'étaient connus pendant la guerre d'Espagne. Les Soviétiques
accusèrent Field, citoyen américain, d'être un agent de l'OSS (il avait rencontré plusieurs fois, en Suisse
pendant la guerre, le patron de l'Office of Strategie Service, Allan Dulles). Donc, pour Moscou, Rajk était
son complice. Le Hongrois fut condamné à mort, l'Américain à dix ans de prison. Libéré après 1956,
Noel Field a fini ses jours en Hongrie.
f A la fin de la guerre il a été établi un état de liquidation de tous les réseaux pour savoir qui avait fait
quoi, et quand, dans la Résistance. Le réseau Frédéric a été reconnu comme réseau de résistance par un
arrêté du 9 juin 1947 (Journal officiel du 19 juin 1947).
g Il est intéressant de noter que de Martel, prénom Thierry, est un professeur qui s'est suicidé à Paris au
moment de la défaite, en même temps donc que Moulin se tailladait la gorge à Chartres.
h Souligné par moi. Robinson est donc bien un illégal depuis 1921, ce qui correspond à ce que nous
savons du camarade Harry (voir première partie).
i A ce sujet, il est instructif de lire les passages que consacre Gilles Perrault à Robinson dans
L'Orchestre rouge, op. cit. L'auteur ne fait que reproduire les allégations de Trepper.
j Il s'agit du MGB, qui a succédé au NKVD en 1946 et qui deviendra le KGB en 1954.
k Le lecteur trouvera en annexes l'intégralité de cet interrogatoire de Leopold Trepper.
l Georges Beaufils, qui fera après la guerre une carrière dans l'armée, a été condamné à huit ans de
prison pour espionnage au profit de l'URSS en 1978. Il appartenait à un réseau du GRU qui trouvait
justement ses racines dans le conflit mondial, sans doute à l'initiative de Harry. Voir à ce sujet Le KGB en
France, op. cit.
m Daniel Cordier, qui révèle ce détail dans L'Inconnu du Panthéon, op. cit., a précisé, lors du colloque
sur « De Gaulle et les communistes », que « le rapport complet n° 7, qui suivait ce télégramme, est
probablement perdu, en tout cas introuvable ». Il ajoute : « A ma connaissance, c'est la seule fois que
Moulin signale ce contact » (avec le SR soviétique) ; in 50 Ans de passion française, sous la direction de
Stéphane Courtois et Marc Lazar, éditions Balland, 1991.
n Akhmerov est un officier du NKVD, ancien illégal aux Etats-Unis pendant la guerre.
o André Labarthe a employé cette méthode, en 1939, pour expliquer la disparition des plans d'un projet
de moteur d'avion qui, soi-disant, avait été dérobé chez lui par une certaine Marie-Thérèse Brollova. En
signalant l'incident au Deuxième Bureau, il s'était couvert. Connaissant son activisme en matière
d'espionnage, il est probable qu'il a fait lui-même ce dont il a accusé cette Mme Brollova.
p Rappelons que selon Jean Valtin, qui fut un cadre du Komintern avant guerre, Villon (de son vrai
nom Ginsburger) a été un agent du Guépéou en France dans les années 30.
Épilogue
Moscou, vendredi 8 mai 1992
Les drapeaux rouges ont refait leur apparition place du Manège, et
l'imposante façade de l'hôtel Moskva est couverte d'oriflammes aux
inévitables faucille et marteau. Curieuse sensation d'un temps suspendu, du
cours de l'Histoire interrompu. Le communisme est interdit depuis huit mois,
le PC soviétique a été dissous par Boris Eltsine, et la capitale russe pavoise
aux couleurs d'antan pour cet anniversaire de l'armistice de 1945. Le
lendemain, samedi 9 mai , ils seront plusieurs dizaines de milliers à défiler,
a
«La première fois que je suis venue à Paris, c'était au début du Front
populaire, raconte-t-elle. Il y avait une grève générale et je n'ai trouvé
personne dans les hôtels capable de comprendre mon français
approximatif. Je suis allée dormir chez Harry, dont Moscou m'avait
donné l'adresse. J'étais plus jeune que lui (d'une dizaine d'années) et
surtout novice en matière d'espionnage. Le premier soir, nous avons
passé de longues heures à discuter. J'écoutais – il était pour moi
comme un professeur – et je l'interrogeais peu. En revanche, il m'a
beaucoup questionnée sur l'Allemagne, d'où je venais. Il connaissait
bien ce pays, dont il parlait parfaitement la langue. Le lendemain,
nous nous sommes levés tôt, on a bu un café, et il m'a mise à la porte
avec un plan de Paris pour que je me débrouille seule. Je l'ai revu
ensuite chaque fois que je suis venue en France, pour deux ou trois
jours, porter du courrier d'Allemagne pour le compte du service.
– Qu'est-ce qui vous a le plus étonné chez lui?
– D'abord sa culture. Il aimait la musique, il s'intéressait beaucoup à
l'art. Pour moi, il représentait l'intellectuel type. Il avait aussi un
remarquable sens des responsabilités. Il se consacrait complètement à
son travail, s'y adonnait avec enthousiasme. Bien sûr, nous n'avons
jamais parlé en détail de ses contacts (ni des miens, d'ailleurs) – c'était
contraire aux règles de sécurité –, mais j'ai compris qu'il avait un don
pour trouver des gens, à la bonne place, chargés de lui fournir des
renseignements. Son réseau était très vaste.
– Vous avez pu le constater ensuite, dans son dossier, une fois au QG
à Moscou?
– Je n'ai jamais vu le dossier de Harry, mais je sais qu'à la direction on
avait une grande estime pour lui. Quand j'ai rejoint Moscou, j'ai moi-
même répété à mes chefs qu'on pouvait vraiment compter sur Harry.
C'était un officier de renseignement très solide, et très sûr. On lui a
même envoyé, plusieurs fois, des jeunes en formation. A la fin des
années 30, il fut une sorte de maître ès renseignements pour des
agents qui, par la suite, ont fait une belle carrière. Il leur apprenait à
s'orienter dans la ville, à déjouer des filatures, à trouver des contacts.
Bref, les ficelles du métier. »
mon mari était nu, pendu par les pieds au plafond. Sur un banc, il y
avait un homme, le visage défiguré par les coups. C'est seulement
quand il a parlé que je l'ai reconnu. "Je vous avais dit de ne pas
l'interroger, elle ne sait rien", s'est écrié Jacques. Une espèce de géant
allemand l'a alors pris à bras-le-corps pour lui jeter la tête contre le
mur. Son visage n'était plus qu'une plaie, sa tête avait doublé de
volume. »
Elle ne reverra plus jamais Henri Robinson.
Nina Griotto va rester six mois à Fresnes, le temps de l'instruction. Elle sera
finalement condamnée à dix-huit mois de prison pour avoir abrité Germaine
Schneider, agent de liaison de Harry pour la Suisse, l'Angleterre et la
Bulgarie. Elle est transférée en Allemagne dans le même train que son mari,
Menardo, le «cordonnier» de Robinson. «J'ai pu lui parler quelques minutes. Il
m'a dit que les Allemands avaient gardé Jacques à Paris pour des
vérifications.»
Grâce au rapport de l'Abwehr, déjà cité, sur le «groupe Harry» daté du 24
mars 1943, on sait que, contrairement à Trepper, Henri Robinson n'a pas été
«coopératif» avec ses bourreaux: «Harry n'est pas encore enclin à parler et ne
reconnaît que ce qu'il est obligé de reconnaître.» «Pas encore enclin à parler»,
une terrible expression qui laisse deviner les traitements subis par le résident
du GRU pour le faire avouer.
A la prison de Moabit, où elle restera trois mois, Nina Griotto aura, pour la
première fois depuis la guerre, des nouvelles de Clara Schabbel, l'ex-
compagne de Robinson, la mère de leur fils, Victor.
«Elle était dans une cellule non loin de la mienne. Un jour, elle a
réussi à me faire passer, dans une chaussette, ces quelques mots
laconiques: "Je suis condamnée à mort. Veille sur Léo . Merci. Clara."
d
J'ai pleuré.»
Clara Schabbel, arrêtée par la Gestapo en Allemagne, en même temps que
le réseau soviétique de Berlin animé par Schulze-Boysen, Harnack et von
Scheliha, a été condamnée à mort le 5 août 1943. Quarante-huit autres
membres de ce réseau, que les nazis ont appelé Die Rote Kapelle, ont connu le
même sort.
«Mon cher fils, écrit-elle le matin de son exécution. Je te dis adieu
pour toujours. N'aie pas trop de chagrin. Songe que je suis quitte de
tous les soucis et que pour toujours j'aurai la paix et le repos. Avant
tout, je te souhaite de retrouver bien vite la santé. Sois un bon fils pour
oncle Hans et tante Grete: donne-leur beaucoup de joie. Tout ce que je
possédais, Léo, t'appartient. Pense à moi, Léo. Tu étais tout pour moi.
Je te joins ma bague. Garde-la en souvenir de moi. Alors, mon petit
Léo, je te souhaite beaucoup, beaucoup de bien dans la vie. Renforce
ton âme et tes connaissances. Sais être bon, Léo. Alors, mon fiston,
nem'oublie pas. Mes derniers instants seront uniquement pour toi. Une
fois, encore, adieu pour toujours. Je t'embrasse bien affectueusement,
mille et mille fois. Ta mutti. »
Reparti avec sa mère en Allemagne, en 1938, Victor a été pris au piège par
la guerre. Dans ses messages au Centre, Harry a plusieurs fois tenté de faire
intervenir Moscou pour épargner à son fils l'enrôlement dans la Wehrmacht.
De Harry à Moscou
– 10 octobre 1940: «(...) Je vous remercie de la peine que vous avez pris
pour me renseigner sur mon fils. Il y a un seul problème qui m'importe à son
sujet, je ne voudrais pas qu'il soit soldat en Allemagne. L'uniforme du soldat
rouge, mais jamais l'autre. Excusez ce point qui me tient à cœur. »
–15 novembre 1940: «Je vous remercie pour les efforts que vous faites pour
mon fils, à ce que je vois du petit mot de Meg (Ndla: Maria Poliakova) et
comrade-woman. Merci, car je ne veux pas qu'il soit soldat de Hitler. »
De Moscou à Harry:
–20 décembre 1940: «On a visité votre famille, on lui a donné de l'argent et
on a conditionné la liaison pour l'avenir dans le but de lui donner une
allocation mensuelle. Nous espérons résoudre la question du destin de votre
fils dans les deux mois les plus proches. Pour le moment nous vous envoyons
un petit mot de la part de votre famille. »
– 12 mars 1941: «Nous chercherons de faire tout le possible pour votre fils
en tenant compte de votre désir. »
De Harry à Moscou :
18 mars 1941: «Dans la ville de mon fils il y a 170 ouvriers français. Avez-
vous parlé avec lui car il travaille avec ma dame .» e
Moscou n'a pas tenu sa promesse. Victor Schabbel serafinalement enrôlé
dans la Wehrmacht et il ira se battre sur le front... russe. C'est Nina Griotto qui
nous l'apprend:
«J'ai eu des nouvelles de Léo par l'avocat SS qui s'occupait de moi pendant
mon instruction à Fresnes, raconte-t-elle. "Vous aimeriez savoir ce qu'il est
devenu?" m'a-t-il demandé un jour. "Il m'a dit qu'il vous aimait beaucoup. Il a
été blessé sur le front russe. On va peut-être l'amputer d'un bras ou d'une
jambe." Je me suis mise à pleurer. Il m'a dit: "Vous pleurez? Alors, vous
aimez les Allemands..." J'ai répondu: "J'aime tout le monde, sauf ceux qui me
font du mal." Il a soupiré: "Comment une femme comme vous peut-elle être
communiste! Vous aimez votre mari?" J'ai dit: "Oui, je suis communiste. Oui,
j'aime mon mari. Il n'y a vraiment aucun rapport."»
Après la guerre, Nina a essayé de reprendre contact avec Victor. Ayant
retrouvé sa trace dans la Sarre, elle lui a écrit plusieurs lettres. Il n'a jamais
répondu. «Peut-être fait-il le même travail que son père», a-t-elle pensé.
Aux dernières nouvelles, Victor Schabbel, qui est âgé aujourd'hui de
soixante-dix ans, habitait le secteur Est de Berlin quand le Mur est tombé, en
novembre 1989. Depuis, il semble avoir disparu. Mes lettres sont demeurées
sans réponse et son téléphone sonne dans le vide.
Après Moabit, Nina Griotto est transférée à la prison de Cuxhagen, près de
Kassel. Dans sa cellule elle découvre, par hasard, un autre agent de Robinson:
Anna Mueller, une Suissesse qui a commencé à travailler pour Harry au début
des années 30:
«Je lui ai demandé pourquoi elle avait été arrêtée. "Espionnage", m'a-t-elle
répondu. On a parlé, et, de fil en aiguille, j'ai su qu'elle était en contact, en
Suisse, avec un Français, juif, et, dans sa description, j'ai reconnu mon
Jacques. En continuant de parler, j'ai découvert qu'avant la guerre, à Bâle, où
elle habitait, elle avait acheté un cadeau que Jacques m'avait offert à son
retour. »
«J'ai été trahi par la personne qui a reçu mon adresse de Moscou», écrit
Harry, ce qui peut désigner Trepper, qui, comme nous l'avons vu, a reçu le 8
septembre 1941 l'ordre du Centre de rencontrer Robinson par l'intermédiaire
des Griotto. Or c'est chez euxque la Gestapo a envoyé Raichmann pour piéger
Harry, le lendemain, au métro Ségur.
«Mon ami a été condamné à mort» semble désigner Menardo Griotto, bien
que sa femme, Nina, ait été condamnée non pas à dix ans de prison, comme
l'écrit Harry, mais à dix-huit mois. Le reste – de l'ami suisse A.P. aux
collaborateurs de NI...S – n'est pas intelligible.
Le septième point demeure, lui, totalement obscur. Quid des liaisons qui
mènent au ministère français et à fétat-major général? Qui est le G. A. ? Nous
découvrons, là, la face cachée du réseau Robinson.
Une seule certitude: l'état-major est allemand. Rappelons-nous le rapport
d'enquête de l'Abwehr du 24 mars 1943: «Il ressort des nombreux documents
d'espionnage trouvés chez lui (Harry) qu'il devait avoir des relations
particulières, par exemple avec le bureau du commandant militaire en chef en
France.» En outre, dans un message envoyé au début d'avril 1941 (il manque
la première page avec la date), Harry précise: «J'ai reçu un certain nombre de
renseignements d'une personne installée auprès du Militiirbefehlshaber für
Frankreich et qui me semblent avoir un certain intérêt» (suivent sept
informations sur la stratégie allemande dans les semaines à venir) . Le h
«Quand les SS exigeaient mille hommes, il fallait les choisir, précise Paul
Noirot dans La Mémoire ouverte, par exemple, désigner ceux qui partiraient à
Dora creuser sousla schlague les tunnels à V2, c'était désigner qui mourrait et
qui survivrait. Or, ce partage des hommes se fit, jour après jour, à divers
échelons de l'appareil clandestin . »
218
«Avait-on le droit de rayer certains détenus, pour des raisons politiques, des
listes de transport afin d'assurer leur survie? s'interroge Jorge Semprun dans
Quel beau dimanche!. En sauvant les uns, ne condamnait-on pas à mort les
autres, ceux qui prendraient immanquablement la place des déportés rayés des
Iistes ?»
219
Et puis, il y a ce récit impitoyable d'Henri Thévenet, un résis tant lyonnais
qui débarque à Buchenwald:
«J'ai trouvé une place dans un châlit sur la gauche et j'apercevais au fond
les Stubendienst, c'est-à-dire les responsables du Block. Chacun d'eux avait
son lit. Ils mangeaient de la viande et étaient entourés de petits garçons.
Marcel Paul était notre chef de Block, le Blockaltester. Un soir, j'ai été appelé
par mon nom. Je suis sorti et je me suis trouvé face à face avec Marcel Paul.
J'ai été frappé par son vêtement et son allure. Il portait des chaussures
montantes avec de la fourrure blanche, un beau costume, une canadienne
neuve, un grand cache-nez. Il avait les joues rondes. Depuis Compiègne
(Ndla: où Paul avait été interné), il avait peut-être grossi de dix kilos . » 220
L'organisation clandestine de Buchenwald a eu un droit de vie et de mort
sur les Français internés, en lieu et place des SS trop contents de laisser les
prisonniers faire eux-mêmes le tri. Que Frédéric Manhès, l'adjoint de Jean
Moulin, ait secondé Marcel Paul dans cette funeste tâche en dit long sur ses
liens avec les communistes et ce, avant le camp de concentration. «Manhès
s'adresse à Marcel Paul pour lui remettre la liste des camarades à protéger», a
écrit David Rousset, signifiant ainsi qu'il joue le rôle de porte-parole des
membres du parti, une fonction qui ne s'improvise pas. Pour qui connaît le
fonctionnement du PC, où rien n'est laissé au hasard, il ne fait aucun doute que
Manhès n'est pas un simple «compagnon de route». Son rôle auprès de Marcel
Paul le désigne comme un «hors cadre», ou encore comme un crypto-
communiste. Voilà qui ouvre des perspectives intéressantes sur ce qu'a pu être
sa véritable mission dans la Résistance et sur la raison d'être du réseau
Frédéric, qu'il a créé et dirigé.
Quand, le 21 novembre 1945, Marcel Paul est nommé ministre de la
Production industrielle du gouvernement dirigé par le généralde Gaulle,
Frédéric Manhès devient son directeur du cabinet (jusqu'en décembre 1946).
Par la suite, l'ancien adjoint de Jean Moulin dirigera la Fédération nationale
des déportés et internés résistants et patriotes (FNDIRP), une organisation
d'obédience communiste.
Robert Chambeiron, qui a été secrétaire général adjoint du Conseil national
de la Résistance (CNR), mis en place par Moulin, suivra, lui, l'itinéraire
exemplaire du «compagnon de route». Secrétaire général de l'Union
progressiste, un groupuscule politique apparu après guerre, dirigé par Pierre
Cot et entièrement soutenu par le PCF, il réussira avec l'aide des communistes
à se faire élire deux fois député jusqu'en 1958, date à laquelle il est
définitivement emporté par la vague gaulliste qui marque le début de la V e
La version réaliste, on la doit à Henri Frenay, qui, dans son livre sur
L'Enigme Jean Moulin, pose les vraies questions:
«Vous dites ne pas être communiste, mais alors pouvez-vous m'expliquer
comment il se fait que Thorez, le premier personnage du PC, vous ait choisi
pour être son directeur du cabinet? (Ndla: demande Frenay à Meunier.) De sa
réponse, je garantis l'esprit, non le mot à mot: "J'ai connu Maurice Thorez sur
les bancs de l'Assemblée consultative. Nous nous sommes vus souvent, avons
sympathisé. En outre, ma formation administrative pouvait l'aider puisqu'il
était chargé de la fonction publique. Voilà pourquoi il m'a confié la direction
de son cabinet."
Dois-je le dire, cette réponse a été bien loin de me convaincre. Pour qui sait
les précautions dont s'entoure le PC dans le choix des hommes, les
minutieuses enquêtes précédant leur désignation à un poste de quelque
importance, la vigilance exercée ensuite sur leurs faits et gestes, laréponse que
Meunier m'a faite ne peut paraître plausible. La confiance que Thorez avait en
Meunier était telle que c'est à lui, et sauf empêchement de sa part, à lui seul
que, par arrêté du 5 février 1946, il déléguait sa signature, "pour tous actes,
arrêtés ou décisions, à l'exclusion des décrets".
Une telle confiance n'est pas née comme par enchantement sur les bancs ou
à la buvette de l'Assemblée consultative. Elle ne pouvait résulter que d'une
longue connaissance que le PC avait de Meunier, bien avant la fin de la
guerre, donc à l'époque où il était le second de Jean Moulin. Il fallait pour
qu'un tel poste lui soit confié que sa fidélité ait été longuement éprouvée . » 222
Pierre Meunier, qui m'a fait les mêmes réponses qu'à Frenay, ne m'a pas
davantage convaincu. Les compétences et l'amitié n'ont jamais suffi dans
l'univers communiste pour accéder à un poste de responsabilité. Tout a
toujours été subordonné à la confiance politique, confiance d'ailleurs
proportionnelle au poste occupé : plus on monte dans la hiérarchie, plus elle
est grande. Pour devenir directeur du cabinet de Maurice Thorez après guerre,
il fallait donc avoir l'aval politique des plus hautes instances du PCF, et
surtout de Moscou.
L'ouverture des archives soviétiques en Russie, et particulièrement celles de
l'Internationale communiste, démontre bien à quel point les PC, partout dans
le monde, ont été aux ordres du grand frère soviétique, y compris pour la plus
insignifiante des décisions à prendre. En France, le moindre candidat à un
poste de responsablité (sur une liste, dans le cadre d'élections, par exemple)
devait obtenir la caution de Moscou. Une centralisation et une dépendance
dont on découvre à peine l'ampleur.
Bref, il ne fait aucun doute que Pierre Meunier est devenu directeur du
cabinet de Maurice Thorez avec le consentement de Moscou. Que le secrétaire
général du PCF lui ait, de plus, délégué sa signature et qu'il soit, comme l'a
écrit Samedi-Soir, un «véritable ministre d'Etat "in partibus"», indique
l'extrême degré de confiance dont il jouissait auprès de Thorez et, surtout, de
Moscou. Il faut toute la naïveté de Samedi-Soir pour s'extasier des bons
rapports du directeur de cabinet avec l'ambassadeur d'URSS à Paris:
Alexandre Bogomolov, qui a représenté son pays à Vichy jusqu'en juin 1941,
a été ensuite à Londres l'envoyé spécial de Moscou auprès des gouvernements
européens en exil et du Comité national français de De Gaulle, avant de
récupérer son poste à Paris à la Libération. S'il y a un officiel soviétique (en
dehors du SR) qui savait à quoi s'entenir sur les liens secrets entre Moscou, le
PCF et la Résistance française, c'est bien lui !
A l'instar de Robert Chambeiron, Meunier tentera une carrière politique
comme député de la Côte-d'Or. En 1958, il se fera également balayer par la
lame de fond gaulliste. Soutenu de bout en bout par le PCF, il aura exercé son
mandat sous la bannière de l'Union progressiste de Pierre Cot, qui reste, après
guerre, le vrai patron des anciens compagnons de Moulin.
«Dans les discours et les écrits des dirigeants soviétiques, le souci de
l'homme se remarque à chaque instant (...). Les actes s'accordent aux
déclarations. Sans ce culte renouvelé de l'humanisme, fUnion
soviétique n'aurait pu traverser les épreuves qui lui furent imposées
(...). Et s'il me fallait un mot pour caractériser cette civilisation, je le
ferais par l'humanisme plutôt que par la puissance, car c'est
l'humanisme qui est à la base de la puissance soviétique (...). L'Etat
soviétique, c'est la dictature d'une classe représentant la majorité (...).
Depuis son établissement, en 1918, cette dictature n'a cessé de se
desserrer et de devenir plus libérale (...). La courbe des libertés -
comme celle de l'esprit critique - ne cesse de décroître en régime
capitaliste et de croître en régime socialiste . » 223
Ce florilège pro-soviétique, extrait du rapport officiel rédigé par Pierre Cot
à la suite de la mission d'information à Moscou que lui a confiée le général de
Gaulle au printemps de 1944, illustre l'admiration sans borne que peut
désormais afficher fancien ministre pour l'URSS, alliée des Occidentaux.
Prototype du compagnon de route dans la France de la guerre froide, Pierre
Cot va poursuivre une carrière qui peut, elle aussi, être considérée de deux
façons différentes : est-il un politicien progressiste qui sert de faire-valoir aux
communistes, ou un homme qui joue les utilités pour le camp socialiste? L'un
n'exclut pas l'autre.
Le politicien va rompre avec le radicalisme pour créer, en 1950, l'Union
progressiste, proche, toute proche, du PCF. Il s'engagera dans les
organisations de masse communistes (Secours populaire français, Association
internationale des juristes démocrates). Il restera un ardent militant pacifiste,
prenant la tête de mouvements contrôlés par Moscou (Conseil mondial de la
paix), allant jusqu'à recevoir, en 1953, le prix Staline. Il militera en faveur du
rapprochement avec l'Est en s'engageant dans les associations idoines (France-
URSS, France-Albanie, France-Tchécoslovaquie,France-Hongrie, France-
Roumanie...). Il avalera, au passage, quelques couleuvres, des procès de
Prague aux «révélations» du XX congrès sur les crimes staliniens.
e
Jack Sobble va diriger plusieurs réseaux aux Etats-Unis, mais aussi en Europe,
avec l'aide de sa femme. Le couple sera finalement arrêté début 1957 et
condamné à sept ans de prison. Tous leurs complices seront neutralisés.
Au FBI qui l'a retourné, Boris Morros raconte qu'à la fin juillet 1949 Jack
Sobble l'a informé avoir rencontré Pierre Cot, qui a «pu fournir les hommes
nécessaires». «Les Soviétiques prennent soin de lui» a ajouté Sobble. Pour
Morros, qui a été recruté par Vassili Zaroubine en 1943, il ne faisait aucun
doute que «Pierre Cot travaille pour les Soviétiques ». Il est bon de replacer
225
cette réponse dans le contexte de l'époque où, la «chasse aux sorcières» aidant,
on était vite étiqueté comme agent de Moscou.
Dans le cadre de ses activités pro-soviétiques, que ce soit à travers des
organisations internationales de masse ou des associations françaises, Pierre
Cot n'a jamais cessé de fréquenter des membres du KGB. Parfois, il a aussi
pris ses distances avec le bloc socialiste quand sa conscience d'homme de
gauche l'exigeait, ainsi qu'il le fit avant la guerre avec le pacte germano-
soviétique. Il a désapprouvé l'écrasement de la révolution hongroise en 1956
et l'intervention de l'Armée rouge en Tchécoslovaquie en 1968. Apparenté
communiste sur les bancs de l'Assemblée nationale à la fin de sa carrière de
député, il va être l'un des plus ardents partisans du Programme commun de la
gauche. A sa mort, en août 1977, socialistes et communistes lui rendront un
vibrant hommage: «L'un des hommes politiques les plus remarquables de son
temps» (François Mitterrand), «Démocrate, partisan de la paix et patriote
résolu, il fut toute sa vie un artisan passionné de l'union des forces de gauche»
(Georges Marchais).
De tous les protagonistes du Grand Recrutement, André Labarthe est l'un
des rares à ne pas avoir choisi une carrière politique.Sans doute a-t-il été
échaudé par son expérience et peut-être, aussi, a-t-il fini par se convaincre
qu'il n'avait pas la trempe d'un Machiavel? Ce n'est pas faute d'avoir essayé,
pourtant, surtout à Alger en 1943, dans l'ombre du général Giraud , espérant
j
ainsi prendre sa revanche sur de Gaulle et réussir, là, ce qu'il avait échoué à
Londres avec Muselier. Arrivé dans la capitale algérienne, en février 1943,
Labarthe va en effet se démener comme un beau diable pour tenter de faire
évincer l'homme de la France libre :
«Avec sa fougue coutumière, raconte Jacques Soustelle, qui a vécu cette
époque trouble, Labarthe se répandait dans tous les milieux d'Alger, discourait
inlassablement, amusait les uns, inquiétait les autres. Son thème: de Gaulle est
un fasciste, entouré de cagoulards ; il faut, pour lui barrer la route, proclamer
k
Nommé secrétaire à l'information par Giraud, il va s'en donner à cœur joie
pour peaufiner son plan :
«Comprenant bien qu'il fallait dresser en face du Général, pour triompher
de lui, une figure capable de retenir autant et plus que lui l'admiration et
l'affection populaires, il entreprenait de "construire" Giraud par la propagande,
poursuit Soustelle. C'était là une tâche que même sa vive intelligence ne
pouvait mener à bien. Il eut beau couvrir les murs de toute l'Algérie
d'immenses inscriptions : "Un seul but, la victoire: général Giraud", de
portraits du "Libérateur" et d'innombrables affiches multicolores illustrées à la
façon des images d'Epinal avec légendes en arabe,consacrées à vanter les
mérites du "grand chef", rien n'y fit. »
Soutenu par les Américains, qui se méfiaient de De Gaulle, et par une partie
des Britanniques, de plus en plus agacés par l'intransigeance du Général,
Giraud a bien failli, en ce premier semestre de 1943, prendre la direction
politique et militaire de la France combattante. Profitant du moment, Labarthe
va caser son ami Muselier comme responsable du maintien de l'ordre à Alger.
Dépassant le cadre de ses attributions à l'information, il fait libérer, au
passage, la centaine d'étrangers, Soviétiques et autres, qui avaient été
emprisonnés à Djelfa sur ordre des autorités de Vichy. Parmi eux, le Dr Imek
Bernstein, un ancien des Brigades internationales de la guerre d'Espagne, et
l'homme qui va permettre au SR soviétique de recruter Georges Pâques à
Alger . Et où travaille Pâques à ce moment-là? A la radio, sous les ordres de...
l
Labarthe. Difficile d'y voir un hasard. Précisons que Georges Pâques, qui ne
sera arrêté qu'en 1963, alors qu'il est responsable du service information de
l'OTAN, est l'un des plus importants espions que les Soviétiques aient jamais
manipulés en France. Et si l'on se souvient aussi que c'est à Alger que Maurice
Dejean, futur ambassadeur de France à Moscou, se fera recruter,
probablement sur «recommandation» de Labarthe, cela commence à faire un
joli palmarès pour un seul homme.
La fermeté de De Gaulle, surtout face aux Américains, fera fondre les
ambitions de Giraud. Les deux hommes partageront un temps la direction du
Comité français de libération nationale, mais, en octobre 1943, de Gaulle
réussira à reprendre seul les rênes, cantonnant son ancien rival aux affaires
militaires.
André Labarthe a donc échoué pour la seconde fois. Il part pour les Etats-
Unis dès juillet, avec la fidèle Martha Lecoutre, qui l'avait suivi dans ses
aventures algéroises. On ignore s'ils y rencontrent Pierre Cot, qui, lui, quitte le
territoire américain en octobre 1943 pour Alger. Drôle de chassé-croisé.
Aux Etats-Unis, Labarthe et Lecoutre vont créer Tricolore, une version
anglaise de La France libre que Szymanczyck et Aron continuent d'éditer à
Londres. Le financement de la nouvelle revue est assuré par des fonds
propres, de provenance inconnue. Dans cescolonnes, Labarthe donne libre
cours à son antigaullisme, un sentiment répandu dans la communauté
française aux Etats-Unis, et qu'entretiennent soigneusement Geneviève
Tabouis, Henri de Kérillis ou encore Alexis Léger. Labarthe les fréquente
assidûment .m
C'est en avril 1964 qu'il revend finalement ses parts de Constellation. Pierre
Laffont, un ancien député qui a été directeur de L'Echo d'Oran, en devient le
patron. Depuis le début des années 60 la revue connaissait quelques difficultés
financières (à cause des bailleurs de fonds de l'Est?), et l'entente avec Martha
Lecoutre battait de l'aile. Elle-même avait vendu ses parts en mars 1963, après
que Labarthe eut introduit dans le capital de la revue Denise Picard, qui allait
devenir sa femme, peu après.
Trois mois plus tard, il prend la direction de la rédaction de Sciences et Vie
continuant ainsi sur le chemin du journalisme scientifique jusqu'à sa retraite,
qu'il prend au début de 1967. Il est alors âgé de soixante-cinq ans. C'est à ce
moment-là que l'Histoire le rattrape. En ce début 1967, Peter Wright, le
spécialiste du SR soviétique au MI 5 britannique, est en possession de tous les
documents Venona qui accusent André Labarthe et Pierre Cot d'avoir travaillé
pour Moscou pendant la guerre. Il obtient enfin des Américains (détenteur des
matériaux) l'autorisation d'en faire part à laDST, le service de contre-
espionnage français. Il débarque donc à Paris pour en parler avec Marcel
Chalet, alors directeur adjoint de ce service qu'il dirigera de 1975 à 1982.
Voici le récit que fait Wright de cette entrevue : p
déjà une organisation qui est en train de se monter. Les Russes Blancs
commencent également à se faire entendre et concentrent leurs efforts
dans «l'Union Nationale de la Nouvelle Génération russe en France»
dont le siège se trouve Rue de Sèvres N°11. Il ya également un
certain Alexandre Nikolaieff, 253 Rue Lecourbe que travaille
efficacement dans ces milieux. Voilà la situation dans laquelle que je
vis. Quant au projet du travail futur, je pense que notre attention doit
se porter sur le domaine économique, c'est-à-dire sur la réorganisation
des usines et dans quelle mesure ces usines travailleront pour
l'Allemagne. En outre il sera intéressant de retrouver des pièces dans
différents domaines qui nous intéressent et dont il vous faudrait
fournir la liste. Je ne sais pas dans quelle mesure je pourrais encore
être utile pour votre travail et je vous prie de me dire sans ambages
s'il y a nécessité que je continue encore mon activité. Comme je vous
l'ai toujours dit, je veux bien faire un travail utile, mais non recevoir
une pension, car pour cela je suis encore trop jeune. Excusez que je
vous parle franchement quant à ce point, mais vous devez comprendre
que dans ma situation actuelle, sans fournir des resultats concrets, il
faut que j'aboutisse à ces conclusions.
Informations Vous comprendrez qu'il y a encore pour le moment des
difficultés d'avoir des informations sûres. Il y a beaucoup d'histoires qui
courent les rues, mais lorsque je cherche à les contrôler, on ne trouve jamais la
source. Toutefois il y a un certain nombre de choses que j'ai appris par des
soldats évadés, car les soldats démobilisés, c'est-à-dire notre future source la
plus sûre ne sont pas encore arrivés.
Lors de l'attaque de chars d'assaut dans la région de Abbeville, qui a
précédé de 2 heures l'attaque allemande, les pertes ont été très élevées des 2
côtés. Les mêmes chars français ont refoulés 2 fois les chars allemands qui se
trouvaient être au nombre de 350 chars allemands contre 96 chars français.
C'est l'artillerie allemande qui est venue à bout des chars français et l'absence
complète de l'aviation pendant l'offensive des chars français, car c'était une
action offensive, il y a eu seulement 2 avions de la R.A.F. et aucun avion
français qui étaient dans le ciel. Les soldats louent la justesse de tir des avions
anglais, ceux-ci ont bombardé l'artillerie allemande avec succès, sont partis
après épuisement de leur munition et personne n'est plus venue. Le
commandant de ce régiment de chars, mon informateur était à son Etat-Major
a exprimé l'opinion que si on voulait sacrifier le régiment on ne pouvait pas
faire mieux. Le commandant, gravement blessé fut fait prisonnier avec le reste
de ses troupes, tandis que le régiment comptait à la fin de cette attaque 1147
morts. Les troupes n'avaient pas quittés les chars pendant 3 jours. Mon
informateur considère le matériel du char français supérieur au char allemand
qui ont été facilement percé par le canon de 47 m/m. Dans les chocs de chars
les chars allemands ont toujours eu le dessous.
Le 51 le chars lourds, en garnison à Bourges est parti au complet et se
trouve dans le Gers, sans avoir pris part au combat. Il continue actuellement
l'entraînement des recrues de la classe 39.
Tous les soldats que j'ai pu voir se sont prononcés contre les officiers de
l'active que dès le début se sont trouvés en opposition avec les officiers de la
guerre de 14. Les soldats disent que cette lutte était une lutte politique, car les
jeunes officiers étaient tous acquis aux méthodes fascistes et le faisaient voir.
J'ai vu une lettre d'un soldat en date du 11 juin; datée de Syrie, où le soldat se
plaint que des jeunes lieutenants se saluent à la fasciste. Les soldats parlent
ouvertement d'une «défaite voulue» afin de permettre aux fascistes français de
punir le Front Populaire.
Il faut attendre le retour des démobilisés, pour pouvoir fournir des
renseignements plus exacts sur les combats, sur les troupes engagés, sur les
pertes etc. A Vichy on indique 120 000 morts dans les Ministères, mais il
semble que ce chiffre soit inférieur à la réalité. De même les chiffres publiés
par l'Allemagne quant à ses pertes sont fausses, car des soldats de Dunkerque
m'ont dit que les pertes allemandes étaient extrêmement élevées, de même que
devant Montmédy. Un soldat de Montmédy m'a dit qu'il y avait eu plusieurs
milleirs de cadavres allemands devant les fortifications, car les canons ont tiré
à bout portant et s'il n'y avait pas eu trahison de la part d'officiers, les forts ne
seraient pas tombés.
La France occupée Ici je me trouve dans la même situation que les
informations ne peuvent que se rapporter qu'à la région parisienne, car le
retour des réfugiés commence seulement à avoir une certaine importance.
A Paris les Allemends ont commencé par un recensement de toutes les
usines. Partout ils ont envoyé des fonctionnaires civils et maintenant toutes les
entreprises ouvertes sont obligées à fournir une liste des stocks. Dans
l'alimentation les entreprises ont le droit de disposer soit d'un huitième, soit
d'une douzième de leurs stocks, pour le surplus il leur faut une permission
allemande.
Dans toutes les usines, se rapportant à l'industrie aéronautique ils ont enlevé
les produits finis. J'ai pu assister personnellement à des opérations semblables
(illisible) les Allemands ont amené le matériel sur des camions. J'ai vu en gare
de (illisible) un long train avec des machines prendre la direction
d'Allemagne. Des réfugiés de province m'ont dit que c'était pire en province.
Aucune usine d'une certaine importance n'est ouverte jusqu'à présent. Par
contre les Allemands ont établi des listes d'ouvriers de ces usines et leur ont
dit qu'ils allaient les convoquer.
Chez Caudron-Renault les Allemands ont trouvé 50 Goëlands finis, sans
moteurs. A Villacoublay ils ont trouvé 80 avions de toutes sortes, auxquels
manquaient des Hélices et de trains d'atterissage. A Orly ils ont trouvé 14
avions de transports. Au Bourget et à Pontoise il n'y avait rien. A l'arsenal de
Puteaux ils ont trouvé un riche matériel. L'Usine Hispano, dans les carrières
de Sarthrouville fut trouvée intacte. Chez Renault le matériel était à peu près
intact.
A l'heure catuelle on o peut voir fréquemment les Mureuax 113 das le ciel
de Paris, servant à l'entraînement des Allemands pour le Potex 63 qu'ils
semblent avoir trouvé aux Mureaux.
Les troupes allemandes qui sont très nombreuses et que l'on peut évaluer à
3 millionsau bas mot, sont en train de vider les magasins français. Le change
très favorable, un Mk = 20 frs. leur permet d'acheter tout. D'autre part les
quantités d'aliments transportés en Allemagne sont très élevées. Du sucre, du
beurre, des pommes de terre et du bétail est parti en grande livraison. On me
dit qu'il ramasse également du blé. Les mines de fer travaillent et n'ont été
nullement endommagé comme en 14. Des soldats de la Saar m'ont rapporté
que les mines de charbon de la Petite et de la Grande Rosselle, qui se
trouvaient dans la ligne de feu ont été sauvées sans le mondre dommage. Dans
le Nord il semble que seul lesmines de charbons d'Anzin et d'Aniche aient
souffert un peu, mais que 90% des mines peuvent immédiatement reprendre
leurs exploitations. En partie ces mines travaillent déjà, mais il y a encore
manque d'ouvriers.
On peut dire que sur la ligne au sud de Paris presque tous les grands ponts
ont été détruit. Ceci empêchera pendant un moment la reprise du trafic. Il n'y a
que la ligne électrique de Paris-Bordeaux-Hendaye qui vient d'être retabli et
on (illisible) pour le moment le transport de nombreuses troupes allemendes
vers l'Espagne et Nantes. Pour lespremières je ne trouve pas d'explication,
sinon que les Allemands chercheraient à vouloir procéder à l'occupation de
toute la frontière franco-allemande et de partir d'un port médit. vers Gibraltar.
Pour Nantes l'explication doit se trouver dans la préparation de l'action contre
l'Angleterre. L'aviation anglaise a bombardé avec succès l'Arsenal de Rennes,
occupé par les Allemands ainsi que le camps d'avaition près de Rennes, où
tous les avions allemands ont été détruit. Le porte-avions Joffre est très avancé
et les Anglais ont commencé à le détruire.
Meilleures salutations H.
***
***
Le 20-8-40. Chers amis ; quelques informations: offensive allemande: celle-
ci paraît se préparer hativement. Ainsi on voit de nombreuses troupes
d'artillerie partir continuellement de la gare de Montparnasse ainsi que de
troupes d'aviation.
Un autre signe de l'offensive nous est donné par le renvoi de tous les
prisonniers français blessés qui se trouvaient dans les hôpitaux du Nord de la
France. Les hôpitaux de Lille, St. Malo, Deauville, Trouville, Paris-Plage etc.
ont été complètement évacués par les Allemands et les blessés ramenés dans
la région de Paris. D'autre part les Allemands ont procédé à des requisitions de
lits à une personne, de matelas à une personne et de draps en masses dans tous
les grands magasins et chez des particuliers, indications de l'installation
d'ambulances. Dans la region parisienne, l'hôpital Foch est entièrement occupé
par des Allemands ainsi que les hôpitaux Lariboisière, une grande partie de
l'hôpital Beaujon, de la Pitié et de Laênnec. Dans les environs de Paris il y a
eu au moins une dizaine d'hôpitaux occupés par des grnds blessés allemands.
En général il semble ressortir des dires des démobilisés que là, où l'armée
française avait fait de la résistance, le nombre des blessés allemands était très
élevé, car les Allemands avançaient en masses compactes, sans tenir compte
du feu adverse. De même le nombre des morts indiqué par les communiqués
allemands n'a rien à faire avec la réalité. Ainsi près de Saumur, les Allemands
ont laissé presque une division, avant de pouvoir franchir le fleuve. De même
les pertes subies à la Charité et à Clamecy sont tellement élevées qu'elles
seules suffiraient à donner les chiffres indiqués par les communiqué allemand.
Une autre indication nous est donné par le nombre relativement élevé des
blessés allemands qui se trouvent encore en traitement en France.
Des renseignements de St. Malo indiquent que les Allemands ont fait des
tentatives de débarquement avec des tanks amphibies. Il semble que ces tanks
soient partis de St. Malo, de Granville et de Portbail. A St. malo l'essai a fini
par un échec, car un gand nombre de soldats allemands, habillés en noir, ont
été rejetés sur la côte pendant plusieurs jours. Actuellement les Allemands ont
amené des chalands plats, ayant des espèces des tonneaux accrochés aux
côtés, pour pouvoir se maintenir sur l'eau, en cas d'accident sur le chaland.
Mon informateur ne connaissait pas le but de ces chalands, mais présume que
c'est en vue d'un débarquement. Lors de l'occupation de Jersey les Anglais se
sont servis d'un mélange d'huile et d'essence en feu, afin d'empêcher l'arrivée
des bateaux.
Un fait intéressant à signaler est l'etat d'esprit des soldats allemands qui, en
grande partie, disent que les S.S. et l'aviation doivent conquérir l'Angleterre,
mais que passer sur l'eau n'est pas la tâche de l'infanterie. J'ai entendu moi-
même ce raisonnement et on me le communique d'un peu partout. Je n'ai pu
avoir affirmation du fait de refus de départ des troupes allemands, quoique les
faits m'ont été signalés.
Matériel: de plus en plus on apprend que les Allemands ont trouvé un
matériel de guerre immense en France. La plus grosse partie de l'artillerie de
campagne est tombée entre leurs mains, car les officiers ont empêché dans des
nombreux cas les soldats de se servir des canons et les Allemands ont trouvé
aussi bien les canons que des trains entiers de munitions qui se trouvaient très
peu en arrière en réserve. J'attends l'arrivée d'un de mes amis dans un Etat-
Major d'aviation pour être renseigné plus amplement. Mais dès maintenant je
peux vous dire que plusieurs centaines d'avions français sont tombés intacts
aux mains des Allemands. Ceci en particulier en Bretagne (hydravions à Brest
et Cherbourg). Dans ces deux dernières villes toutes les réserves d'essence
étaient intactes, tandis que les réserves de Rouen et du Hâvre ont été
incendiées. A Bordeaux et à St. Nazaire les réserves d'essence ont été
également très élevées, quoique dans cette dernière ville les Anglais aient mis
le feu à une partie des réservoirs. Tous les camions neufs, importés des Etats-
Unis se trouvent dans le Midi de la France, tandis que les soldats faisant la
retraite à pieds, ne pouvaient plus marcher.
Industrie: On ne peut pas encore parler d'une reprise de travail. Renault
occupe 10 000 ouvriers pendant 24 heures par semaine, Panhard et Citroen
travaillent une semaine sur deux, mais la plus grosse partie des usines reste
fermés. Il semble que dans la zone interdite du Nord de la France et de l'Est de
la France, les mines et les hauts fourneaux sont en activité sous la surveillance
des Allemands. Pourtant il est impossible d'avoir d'autres nouvelles.
Ravitaillement: le ravitaillement rencontre des difficultés de plus en plus
grandes. L'entretien de l'armée allemande exige des grandes quantités, d'autre
part les Allemands ont amené un grand nombre de femmes et des enfants, qui
paraissent venir de la Rhénanie, de la Ruhr et de la Westphalie. J'ai vu de ces
Allemands, mais je n'ai pas eu l'occasion de leur parler et de vérifier ainsi le
fait que ces gens viennent des villes bombardées. Dans le département de la
Gironde le nombre des femmes et des enfants venus d'Allemagne est
également très élevé.
A l'heure actuelle Paris manque de l'huile, de savon, de café, de sel et il y a
pénurie très sensible de beurre, de fromage, de lait, de pommes de terre et
cherté très élevé pour les fruits et les légumes. En ce qui concerne le lait, une
explication m'est fourni par des paysans qui me dient que les Allemands font
diriger le lait sur la Normandie, pour le faire transformer en fromage pour aux.
De fait les Allemands consomment des quantités énormes de fromage à Paris
comme on peut le voir dans les restaurants qui leur sont réservés.
Politique: il semble de plus en plus que les Allemands cherchent à occuper
le reste de la France, car les départements frontières de la zone d'occupation
du Midi sont remplis d'infanterie allemande et on voit continuellement passer
des troupes très jeunes qui font leur temps d'instruction en France. Sans aucun
doute il y a de nombreux soldats, dont l'âge doit être entre 18 et 19 ans.
Actuellement la France est soumis au régime de division en deux et il n'y a
aucune communication postale entre la France occupée et non occupée.
Doriot, dans son chiffon de «La Vie Nationale» approuve cette politique et il
me semble que les Allemands cherchent à le mettre en selle, car c'est le seul
auquel il soit permis pour le moment d'avoir une organisation sous forme
d'organisation professionnelle. La propagande du Parti Com. devient de plus
en plus sensible et les tracts se trouvent un peu entre tous les mains. La Russie
nous débarassera de tout, est le leitmotiv et on demande continuellement des
nouvelles de la Radio russe.
H.
Observations Spéciales
Accosté au Quai des Chartrons face a la rue Barreyre le cargo
«Rougainviller» procédant au déchargement de fûts de pétrole de la marque
«Standard Motor Oil». Approximativement 1. 000 fûts.
Accostés Quai de Bacalan face a la rue Surson, deux ContreTorpilleurs de
la « Kriegamarine ».
Accosté Quai Bacalan face a la rue Denise, un remorqueur transformé en
Dragueur de Mines.
Dans les deux Bassins a Flots réparations de Sous-Marins italiens avariés
par la R.A.F.
***
26-8-40
Informations : Le 24-8 80 000 hommes sont arrivés dans les différentes
gares de Paris, pour être dirigé sur la Bretagne. Un régiment bavarois
d'infanterie a exprimé l'opinion d'aller en Bretagne, mais qu'ils ne voulaient
pas prendre des bain de pied, c'est-à-dire ils ne veulent pas participer à des
opérations de débarquement.
Actuellement les Allemands ont amené dans les ports du Nord des
chalands, auxquels ils enlevent la partie d'avant et y installent des tanks
camouflés, ressemblant à des cabines de poste de commandement de petits
chalutiers.
Les usines Gnôme et Rhône à Paris ont été complètement vidé de leur
matériel et de leurs réserves et tout a été amené en Allemagne.
Il y a des bruits sur les livraisons d'avions qui se trouvaient en France non
occupée. J'espère recevoir des détails sous peu.
Les Allemands lors de la retraite de Lyon ont amené tout ce qui était
possible d'amener. Ainsi le matériel de la nouvelle usine de moteurs à
Villeurbanne, licence Merlin a été demenagé. Beaucoup de matériel a été pris
dans les usines de Berliet. Les Anglais ont sérieusement bombardé
Villacoublay qui ne pourrait pas servir de piste de départ pendant quelques
temps. Toutefois il n'y avait pas d'avions allemands, car les Allemands font
partir tous les soirs leurs avions de Villacoublay.
H.
***
2-9-40 : Chers amis, quelques informations: les bombardements des camps
d'aviation par les Anglais continuent d'une façon sérieuse. Villacoublay est
devenu impraticable pour tout départ d'avion lourd. En date du 28/8
Villacoublay et la gare Versailles-Chantier, point de départ des troupes
allemandes pour le Mans ont été bombardé.
Les allemands construisent des grands bâtiments à Dugny et au Bourget.
Les ouvriers français travaillent en partie le dimanche, pour finir les travaux
avant l'hiver Ils y construisent également une piscine. Sur le but de ces
bâtiments je n'ai pas encore pu avoir des informations concluantes. Au
Bourget ils ont également construit de nombreux abris betonnés munis de
canons antiaériens. Il y a au moins une quinzaine de ces fortins. Dans
leshangars du Bourget il y a un certain nombre d'avions français neufs.
Information de la Kommandantur de Paris dit, que les Allemands pensent
occuper le reste de la France vers le 15 sept.
Actuellemnt il y a une division de troupes bavaroises à Paris. Il est très
difficile d'avoir des renseignements précis sur les régiments, les Français ne
sachant pas distinguer les troupes allemandes. Il y a également un assez fort
contingent de marins allemands à Paris. La direction de la marine allemande
de combat est installé à la Rue Montaigne.
H.
Annexe:
I. 1) Les usines de fabrication des chars-d'assaut et les voitures blindées
Krupp en Essen
Miague " Braunschweig
Alket " Berlin-Morienfelde
Borsigue
***
10-9-40 Mes chers amis ! On m'a fait savoir l'arrivée d'un télégramme,
toutefois on m'a seulement remis 6 points, sans me donner le texte complet.
J'espère recevoir de votre part des nouvelles plus complètes, me donnant des
données quant au travail. Aux points que l'on m'a remis oralement, je pense
pouvoir donner des reponses satisfaisantes.
In formations: Les transports des troupes vers l'Est marchent sans
interruption depuis une quinzaine. En date du 4/9. 8 trains d'artillerie sur
plateforme, venant du Centre de la France ont passé par Palaiseau, se dirigeant
sur Chalôns. Le même jour au moins une vingtaine de trains, waggons
bestiaux, longeueur de 50-60 trains avec de l'infanterie, des tanks légers et des
mitrailleuses ont pris la direction de l'est direction Châlons. En date du 6/9 les
voies de communication entre Bourget et Versailles ont été continuellement
occupé par des trains militaires de toutes formations, pendant plus de 6 heures.
Il y avait de l'artillerie, des tanks, de marque française venant du Sud-Ouest de
la France et des troupes bavaroises de montagne. Il y avait également de
nombreuses troupes du train des équipages et de nombreuses mitrailleuses.
Une partie de trains se sont dirêgés vers l'Allemagne, d'autres ont été dérigés
sur la zone interdite du Nord. Mes informateurs, des cheminots, me fourniront
des plus amples renseignements.
Le Bourget occupe actuellement 4 000 ouvriers pour sa refection complète.
Au centre on construit une large piste en ciment. Les avions observateurs
anglais sont venus à 3 reprises au cours de la semaine du 1 au 6 sept. Les
er
allemands ont l'a donné l'alerte, sans tirer. Dans les hangars du Bourget il y a
près de 50 avions français, Amiot, Curtiss et Morane 406, dont les Allemands
ont fait faire les réparations et qui leur servent maintenant à l'entraînement.
Vers fin aôut on a amené un train de tanks Renault légèrement endommagés
aux usines Renault, en vue des réparations pour les autorités militaires
allemandes. Les allemands ont évacué tout le matériel des usines Hispano à
Colombes.
Le bombardement de Chartres a fait sauter un train d'essence et a touché
sérieusement un train militaire en gare. La cathédrale n'a pas été touché, par
contre des bombes sont tombées à l'entrée du siège d'un état-major allemand à
Chartres.
H.
***
20-9-40 Mes chers amis, je vous confirme reception de vos nouvelles. Je
viens de retrouver M.P. et j'ai commencé à l'intéresser au travail. Il serait
même d'accord d'accepter le travail dans le sens que je vous l'ai proposé dans
une de mes lettres précédentes. Il travaille actuellement le matin et le reste de
la journée il s'occupe avec moi. Ainsi nous avons créé une situation légale de
son séjour sans être inscrit au chômage. Je vous prie de me faire savoir la
norme de retribution.
En reponse aux différentes points soulevés :
° événements actuels : l'information dans ce domaine doit être rapide et je
peux trouver aujourd'hui la possibilité pour la faire parvenir plus vite
lorsqu'(illisible) une information importante.
° information de dispositif : dans ma dernière je vous ai déjà dit, qu'il y a
(illisible) connaissance complète sur la troupe d'occupation. Actuellement
j'ai expliqué à tous mes informateurs les signes distinctifs des troupes, par
contre il est presque impossible de connaître les régiments, car aucun soldat
ne porte une indication. (illisible) les cantonnements le problème a été
résolu dans ce sens que chaque troupe a un N° courant et que ce N°, qui a
Paris va jusqu'à 35 000, sert de signe de reconnaissance. J'essaie de trouver
un moyen de me reconnaître ; en prenant les signes des voitures d'état-
major. Si vous avez une méthode, pour pouvoir se retrouver, je vous prie de
la faire connaître.
Actuellement il y a un déplacement complet de toutes les troupes
d'occupation. Une arrivée des troupes jeunes, non encore instruites, m'est
signalé d'un peu partout. Pour la semaine du 4 au 11 sept. on m'a signalé le
passage de 182 trains qui ont été dirigés par l'Etat sur la ligne de l'Est. Les
trains sont dirigés sur la frontière russe et slovaque et passent en partie par
Chaumont via Troye et en partie par Nancy. Cette semaine on m'a signalé 75
trains se dirigeant toujours vers l'Est. Une autre information, venant de la
Kommandantur de Paris, m'a dit qu'un officier a indiqué jusqu'à maintenant le
départ de 18 divisions sur la frontière russe. D'autre part j'ai vu des lettres de
prisonniers français, indiquant qu'ils partaient en Slovaquie pour des travaux
de terrassement et de fortification. Ces lettres parvenus par des camarades
rapatriés, ont été écrit par des camarades.
Presque toutes les troupes des dernières 10 jours proviennent de Bretagne et
de Normandie. Ainsi tous les troupes, cantonnées au Mans ont été envoyés
vers le (illisible). A Paris on constate l'arrivée nombreuse de troupes fraîches
de l'aviation. Il s'agit généralement de jeunes gens de 19 ans, ne dépassant pas
les 20 ans. Ils se perfectionnent ici, en de nombreux vols d'instruction aussi
bien au Bourget qu'à Villacoublay. En même temps on a constaté l'arrivée de
nombreuses troupes de génie et des pontonniers. On peut voir à Paris que les
jeunes troupes font leurs exercices d'instructiondans les cours de l'Ecole
Militaire, sur l'Esplanade des Invalides, dans les jardins du Trocadéro et au
Parc Monceau.
3° Offensive: je ne crois pas à une offensive contre l'Angleterre, car les
préparatifs sont faits d'une façon trop évidente.
Le centre de tout le travail préparatoire se trouve à Cherbourg. Une
nombreuse flotte de vedettes et de canot-moteurs de tous genre a été concentré
à Cherbourg. J'ai vu des trains entiers, emmenant des canots-automobiles en
direction de Bretagne. Du côté de St. Malo et de Dinard les Allemands ont mis
à l'eau des grands pontons en caoutchauc.
Le gros des préparatifs d'offensive se constate dans le domaine des péniches
et des chalands. A Conflans, à Choisy-le-Roi, à Migennes, à Montereau les
Allemands ont concentré tous les chalands qu'ils ont pu réquisitionner et les
ont préparés en vue d'un débarquement en Angleterre. Ils coupent le devant du
bateau jusqu'à la ligne de flottaison, ensuite ils construisent un long couloir de
la largeur d'un tank et qui conduit à l'intérieur du bateau. Ce couloir est fait de
gros troncs d'arbres et est ensuite légèrement blindé. En avant il y a également
3 trous dans le blindage qui doivent probablement servir à l'accrochage du
bateau, soit à un convoi, soit à l'accostage. Ces bateaux sont tous à moteur. Ils
sont montés par des marins et des troupes des forces blindées. J'ai vu une ligne
de ces bateaux, descendant la Seine en direction de Rouen. Par contre un de
mes informateurs du Hâvre m'a dit, que là-bas ces bateaux ont été peints en un
gris argenté.
Les chemins de fer transporte pour le moment un grand nombre de troupes
de leurs cantonnements en Bretagne et en Normandie vers la Belgique et la
Hollande. Plusieurs de ces trains ont été bombardés par l'aviation anglaise.
Un fait qui me fait croire à un renvoi de l'offensive m'est donné par le
nombre assez élevé des trains de permissionnaires qui continuent à être dirigé
sur l'Allemagne. un de ces trains a été sérieusement touché par un bombardier
anglais dans les environs de Epernay.
Les Allemands ont construit 2 nouveau camps d'aviation à Fontaineroux et
à Lorrèze le Bocage en Seine et Marne. En outre ils ont construit un grand
camp d'aviation à Rennes.
Long de la côte de la Manche les Allemands ont occupé presque toutes les
maisons. A Dinard toute la popualtion a été évacué à l'exception des
propriétaires de maison. Sur les maisons en bordure la mer ils ont installé des
canons antiaériens et des phares. Ils ont agi de même à Granville.
Un résultat découlant de l'offensive aérienne contre l'Angleterre nous est
donné par l'usine (illisible) à Courbevoie. Les Allemands ont remis cette usine
en marche, ont fait venir 20 ouvrières qui sont occupées à réparer les
parachutes des aviateurs allemands abattus. Tous les parachutes, de
fabrication allemande sont ensanglantés.
L'usine Renault répare des tanks et des camions français pour l'armée
allemande. L'usine d'armes de Tulles en zone non occupé, continue à exécuter
les anciennes commandes françaises au profit de l'armée allemande.
Les Allemands amènent 5 000 locomotives et 50 000 waggons. Des
ingénieurs allemands procèdent à l'essayage de chaque locomotive, avant de
l'accepter. Les cheminots m'ont dit qu'ils ne prennent ce qu'il y a de mieux. Ils
refusent les grandes loco Pacific parce que trop chers pour l'entretien.
L'hôpital Beaujon à Clichy, une construction de 14 étages, dont seulement 4
avaient été occupés par les Allemandss, vient d'être requisitionné
complétèment au profit d'avaigeurs blessés. Ces jours-ci on a vu arriver un
nombre assez élévé de voitures de la Croix-Rouge allemande.
4° Etat d'esprit des troupes allemandes : Il est assez difficile de fournir des
renseignements concluants, car les conversations sont assez rares. J'ai eu une
conversation assez long avec un soldat qui m'a dit que personne ne tient d'aller
en Angleterre, que ce sera le travail des Stukas, de mettre l'Angleterre à
genoux. Les jeunes sont prêts à participer à une action de débarquement, mais
que les pères de famille, ayant fait leur devoir en Autriche, en
Tchécoslovaquie et maintenant en avaient assez. Un autre camarade, revenant
de Bretagne a entendu le même son de cloche. Il y a des soldats mariés qui
depuis plus de 2 ans, sont en campagne. Ce camarade m'a également dit qu'il y
avait de refus d'obéissance parmi les soldats, pour ne pas être embarqués sur
les bateaux qui se trouvent un peu partout dans tous les ports de Bretagne. A
titre d'information, car je n'ai pas pu contrôler le fait, un membre du parti
affirme que dans le Nord des Allemands aient construit un camp de
concentration pour soldats allemands.
On va me remettre sous peu un journal de soldats allemands, dans lequel il
y a un article, mettant les soldats en garde contre l'activité de fraternisation.
Je crois que ce travail devait être fait maintenant sur une grande échelle, sur
tous les soldats allemands avaient l'espoir de rentrer avant l'hiver à la maison,
après avoir fini pour le 15 aôut avec l'Angleterre. La désillusion est d'autant
plus grande.
5° Politique intérieure: Nous marchons vers une nouvelle crise
ministérielle, car les Allemands sont décidés à occuper le reste de la France.
Ils font actuellement une politique de provocation à Paris ; ils procèdent de
plus en plus à une raréfication des vivres. Il n'y aura plus de porc ni de veau,
toute la viande étant réquitionnée par les Allemands. Ils enlèvent les lits, la
literie et dans bien des logements tous les meubles et j'affirme ceci malgré les
démentis allemands, car je l'ai vu. Ils voudraient faire rentrer au plus vite
Doriot et Flandin dans le gouvernement. Doriot fait la politique de créer de
nombreux mouvements isolés, mais qui suivent le même mot d'ordre. A Paris
nous avons les jeunes gardes françaises, le mouvement national-
révolutionnaire, le mouvement national-collectiviste, le mouvement national-
socialiste, le mouvement antisémite, un nombre illimité de organisations
professionnelles etc. et tous ces mouvements se ramènent plus ou moins à
Doriot. Il a l'intention de convoquer sous peu tous ces mouvements à un
Congrès, afin d'en faire sortir un parti unique. Il faut dire que jusqu'à
maintenant ces mouvements sont sans effectifs.
Le mouvement de Gaulle a créé une organisation de cellules de 4 membres,
dont un seul a la liaison vers l'organisme supérieur. Il jouit d'une vaste
sympathie chez les fonctionnaires et les couches moyennes. Son émission de
radio de Londres est écouté par presque tout le monde.
Pour disloquer d'avantage les anciens gauches, Marcel Déat varentrer à
Paris il fera paraître l'OEuvre à partir du 24 sept.
Le parti com. développe une propagande qui touche toute la popualtion.
Son matériel se trouve un peu partout. Il lui faudrait trouver le moyen
d'imprimer son journal, même illégalement. Tout le monde escompte un
affaiblissement réciproque de l'Angleterre et de l'Allemangen et espère ensuite
l'intervention de la Russie. Ce raisonnement est généralement la fin de toute
discussion politique que l'on fait actuellement à Paris. En attendant tout le
monde est content que L'Angleterre ausi bien que l'Allemagne sachent un peu
ce que peut causer comme ravage une guerre de bombardement. Ainsi les
ouvriers anglais et allemands comprendront plus facilement la politique de la
Russie qui neveut pas de guerre, voilà le raisonnement.
H.
***
***
Le 6-10-40
Mes chers amis, quelques informations qui me paraissent avoir une certaine
importance.
1° M.P. = Marthe a commencé à travailler. Je l'ai envoyé faire une enquête
dont le (illisible) à Fontainebleau se trouve un groupe d'Etat-Major. Les
casernes ont été vidées et les soldats répartis dans des maisons civiles, en
raison des bombardements anglais. Sur le terrain d'artillerie les soldats
procèdent à des tirs d'artillerie et de mortiers. Dans les ateliers de la C.I.A. les
allemands réparent des canons.
A Vaux le Pénil, au château de la Comtesse de Faucigny-Lucinge il y a 2
groupes d'Etat-major de division, comprenant à peu près 300 officiers
supérieurs. Il y a interdiction absolue de cantonnement de troupes dans les
environs. Un important central téléphonique est installé au château.
A Ericy il y a un bat. de génie, de pontonniers et de pionniers. Un important
dépôt d'essence de 10 000 hl.
A Ecuelles, une garnison comme à Ericy. Les troupes des 2 villages sont
parties le 3-X pour la Pologne, après avoir été concentré à Romilly sur Seine.
A Nemours il y avait un groupe de cavalerie, 1 bat; d'infanterie et un bat; de
pionniers qui sont partis le 3-X pour un transport en Pologne. Ils ont été
remplacé par des panzerdiv.
En gare de Montereau, important centre ferrovier, plusieurs trains,
comportant de l'infanterie, du génie et une batterie d'artillerie ont passé en date
du 1 X. au nombre de 3 500 hommes, dirigés sur la Pologne.
er
***
10-X-40 Mes chers amis, on m'a remis oralement 4 questions posées par
vous, je réponds immédiatement, mais auparavant je vous remercie de la peine
que vous avez prise, pour me renseigner sur mon fils. Il y a un seul problème
qui m'importe à son sujet, je ne voudrais pas qu'il soit soldat en Allemagne.
L'uniforme du soldat rouge, mais jamais l'autre. Excusez ce point, qui me tient
à coeur.
1 ° Jenny : La dernière nouvelle que j'ai eu à son sujet, datée de juillet
m'indique toujours comme adresse le Mont Dore. Depuis lors je suis
sans ses nouvelles. Il faut que vous sachiez que la France occupée est
complètement coupée, du point de vue postal, du reste du monde.
Nous pouvons seulement écrire dans la zone de la France occupée.
Ceci rend l'établissement d'une liaison quelconque très difficile. J'ai
pourtant une possibilité, d'établir par un ami une liaison directe avec
Sissy, à condition que vous me donniez votre approbation.
2 ° Vous me demandez de vous transmette tout matériel compromettant.
Je n'en ai point à l'exception d'une lampe d'emission. Si celle-ci vous
intéresse, je peux la transmettre. Le reste de mon activité actuelle, se
base sur la mémoire.
3 ° Etablissement d'une liaison en zone non occupée, en cas de difficulté
pour moi. Je dois vous avouer qu'il y a un nombre de difficultés, du
fait que je ne connais point la ville, qui entre en compte. Je vais
chercher à me renseigner et je vous dirai mes propositions par la suite.
4 ° Situation personnelle: je n'ai nulle intention à quitter la zone
occupée, où il y a un travail à faire. Si la situation devait devenir trop
difficile, j'ai pris des mesures pour pouvoir me retirer pour un temps
dans un endroit sûr. Avec votre approbation je pourrais mettre Lux au
courant de la possibilité de me retrouver. De toute façon je pense
pouvoir encore tenir longtemps et à faire encore oeuvre utile.
5 ° Informations: un de mes amis est en voyage, ce ne sera donc que la
prochaine fois que je pourrais vous faire parvenir des renseignements
sur les ports de la Manche.
Dans le courant de la semaine du 1 au 6 oct. Les cheminots français ont dû
faire des heures supplémentaires, en raison du fort nombre de trains militaires
qui ont été dirigés sur l'Allemagne.
De plus en plus on voit les troupes de SS et des SA qui remplacent les
soldats de l'Armée. D'autre part on me signale de partout que les soldats
allemands quittent les casernes et occupent des hôtels et des logments vides
des gens qui ne sont pas rentrés. la population française rencontre de plus en
plus des difficultés. Ainsi la population parisienne est privée depuis plus de 3
semaines de pommes de terre. Le porc, le lapin ou le poulet et le veau sont
complètement disparus du marché. Les Allemands ramassent tout à la
campagne et sur lesvivres qui arrivent aux Halles, ils se servent encore les
premiers. Ceci a amené déjà à plusieurs rerpises des rencontres plus ou moins
dures entre les ouvriers des Halles et la troupe.
En général je dois dire que les Allemands depuis une semaine commencent
à avoir une attitude provocante. Je ne sais pas si c'est la faute aux jeunes
recrues qui viennent d'arriver ou s'ils ont reçu des ordres. A plusieurs reprises
ils ont commis des brutalités sur la populationLes gens disent que c'est la
déception en Angleterre qui en est la cause, car on voit partir des fortes
escadrilles d'avions qui reviennent fortement diminués sur le champ
d'aviation.
L'usine Hotchkiss à Issy-les Moulineaux répare les canons allemands.
En gare de Bezons il y a to us les jours de nombreux trains de blessés
allemands qui arrivent des ports de la Manche. Les grands blessés sont
descendus et transportés à Beaujon-Clichy et à Foch-Suresnes, tandis que les
autres continuent le voyage.
H.
***
***
***
Le 3 nov 40 Mes chers amis, en raison de mon état de santé qui m'a obligé à
garder le lit. Je n'ai pas pu voir Lux. Je vous en demande excuse et je veux
espérer que cela ira mieux maintenant.
1° Je vous adresse un télégramme, quelques explications supplémentaires.
La source est au Ministère et est en opposition avec la politique du Ministère.
Je ne sais pas encore si je peux obtenir tout ce que je veux, en attendant je lui
ai donné la tâche de me fournir des indications sur la fabrication. Il est
détenteur de tous les prototypes et jouit dans le monde des ingénieurs de
l'estime général. En recherchant dans vos copies de lettres, vous trouverez le
nom, car vous m'aviez demandé une fois de vous procurer des photos d'un
certain type et que vous aviez un intérêt particulier pour le nez. Les
renseignements peuvent de la plus grande importance, indiquez-moi jusqu'à
quelle somme je peux aller.
2° Pectine: je vous adresse ci-joint un dossier sur la fabrication de la
pectine. Le brevet est un brevet américain, acheté par un Suisse. Nous aurons
la possibilité contre une petite somme que nous pourrions verser à ce Suisse,
afin qu'il soit couvert envers le détenteur américain, d'exploiter cette
invention. L'Allemagne est en train d'acheter ce brevet contre une très forte
somme et construit une usine près de Stuttgart. En France on construit une
usine en Bretagne.
Nous aurons la possibilité d'envoyer un de nos hommes en Suisse qui
pourrait étudier sur place et tant qu'il voudra tous les secrets de fabrication. Il
me semble que cette question est très intéressante au point de vue
économique.
Ce même homme s'intéresse également au brevet du séchage de légumes,
dont se sert la marine anglaise et que le gouvernement français vient d'acheter.
Il y aura possibilité, d'avoir les copies de brevet de la même façon.
Dansle billet ci-joint j'ai quelques renseignements à donner qui viennent se
joindre à cette histoire depuis hier.
Il y a à peu près 18 mois que notre délégation commerciale avait reçu un
dosnier concernant la pectine, mais il n'y a eu aucune reponse.
3° Ci-joint une conférence sur une construction de cuves. Les Allemands
ont acheté ce brevet et ont construit dans la forêt Noir une série de cuves pour
l'essence. Actuellement ils construisent de ces cuves lond de la côte du Nord.
4° Le Sicherung-Hegt. 2 vient d'être passé en visite médicale et les hommes
les plus sains ont été choisi pour etre dirigé sur la Lybie.
H.
***
***
Le 15 nov. 40
Mes chers amis, je profite de l'occasion pour m'étendre sur différentes
questions.
1° Maison à acheter : je pense avoir trouvé la camarade qui pourrait tenir
une telle maison. Renée Petitpas, pour tout renseignement vous pouvez vous
adresser à Thor. ou Mart. car elle a travaillé avec eux pendant longtemps et
elle est actuellement sans travail. Elle a travaillé en URSS en 1932. Faites-moi
connaître votre opinion et votre décision. Je pense avoir également trouvé le
pavillon dans les environs de Paris, très bien situé et il ne sera pas trop cher. Il
nous faudrait naturellement trouver les meubles, mais la dépense ne sera pas
trop élevé.
2° Jenny et Fritz: Jenny est partie, je vous ai demandé si je peux faire
rechercher chez Sissy l'adresse de Jenny, mais je n'ai pas encore reçu votre
reponse. Je sais que Jenny a demandé de partir pour la Suisse, après avoir été
à Mont Dore La cama. Dubois était avec Jenny, le cam. Dubois doit se trouver
en Angleterre, car le 5 juin il avait fait tous les préparatifs, pour partir en
Angleterre sur ordre de ses supérieurs.
Fritz m'est inconnu, je n'ai ni son nom ni son adresse. Faites-moi savoir des
détails et je chercherai à reprendre une liaison, car pour le pavillon il sera
nécessaire.
3° Paula: J'ai possibilité reprendre liaison avec Paula, que dois-je faire?
4° Anni: il est absolument nécessaire, de rechercher par un de vos moyens
Anni, car elle doit être sans argent.
5° Sissy: Si vous n'avez pas de liaison avec Sissy, faites-moi savoir ce qu'il
faut lui faire connaître. je pense avoir la possibilité d'une liaison directe allez
et retour.
6° M.P. : Je vous ai fait savoir qu'il travaillait avec moi et je vous avais fait
connaître mon opinion, si on ne devait pas essayer de l'envoyer en Angleterre.
Je ne sais pas, si vous avez le lien avec Jean, car il doit avoir des onformations
de première main. Sa situation matérielle doit être très mauvaise. Quant à M.
PM Il aurait aussi la possibilité de trouver une place qui pourrait être d'un
grand intérêt pour nous auprès d'un des dirigeants de de Gaulle. Je vous prie
de faire connaître à Maur. Thor. que M.P. travaille avec nous, afin qu'il n'ait
pas des difficultés par la suite pour son retour au parti. Quelle retribution dois-
je donner à M.P.
7° Sétuation à Paris: Les mésures de police deviennent plus sévères de jour
en jour. Actuellement elle prépare une dénonciation officielle de chaque
habitant comme c'est le cas en Allemagne (Ana und Abmeldeschein). Il
semble aussi que la carte d'identité sera déclarée obligatoire. Il s'agira de
préparer un certain nombre de contre-mesures et je m'en occupe dès
maintenant.
Lundi, 11 nov. les étudiants et élèves des écoles supérieures ont manifesté
aux Champs-Elysées et au monument du mort inconnu en faveur de de Gaulle.
Les Allemands ont tiré dans la foule, il y a un très grand nombre de blessés et
on parle de 4 morts. Plusieurs centaines d'arrestations ont eu lieu. Les
Allemands ont été soutenu par les hommes de Doriot lors des arrestations. Les
étudiants ont été obligés de seprésenter aux postes de police, pour se faire
inscrire et les cours ont été suspendu. Le recteur de l'Université et le secrétaire
général ont été renvoyés.
Hier soir, 14 nov. les camps d'aviation de Villacoublay et d'Orly ont été
fortement bombardé, après avoir été bombardé déjà le 10 nov., de même que
le camp secret des allemands à Brettigny.
Je vous remercie pour les efforts que vous faites pour mon fils, à ce que je
vois du petit mot de Meg et comrade-woman. Merci, car je ne veux pas qu'il
soit soldat de Hitler.
Meilleures salutations à vous tous H.
***
le 25-XI-40 J'espère recevoir une réponse a mes questions, mes chers amis.
quelques informations: Toute l'aviation française est entrain d'être réorganisée.
Les sociétés nationales ont été rassemblé en 2 sociétés nationales pour la zone
occupée et en 2 sociétés nationales pour la zone non occupée. Toutes ces
usines vont se remettre au travail selon les directives des autorités allemandes.
Actuellement on ramène les machines qui avaient été déplacées et on répare
les destructions de toute nature. D'autre part on procède à un recensement de
tous les anciens ouvriers et employés des usines d'aviation.
L'usine Amiot a reçu la semaine passée, en ma présence, des moteurs
revisés et des (illisible), pour monter les appareils. Ce sont des troupes
allemandes qui ont amené le matériel.
D'autre part les allemands procèdent à des agrandissements énormes des
camps d'aviation. Ainsi le camps d'aviation de Dreux (Eure et Loire) vient
d'être porté à 4,5 km de longueur et des grandes pistes pour départ des
bombardiers sont en construction. La gare de marchandise de Dreux est
complètement camouflée, car on rapporte des gros obus de 500 k pour les gros
bombardiers. Dans la forêt atténnante de Dreux un immense dépôt de
munition pur aviation a été installé. A Chartres, également dans le même
département il y a 220 gros bombardiers sur le camp d'aviation. Il s y prennent
le départ pour l'Angleterre.
Dans ce département il y a également unepetite usine qui vient d'être
installé pour la fabrication des munitions.
Dans le département de la Seine les Allemands ont recensé les petits ateliers
de précision qui reçoivent de la part des autorités allemandes la matière
première et doivent fabréquer des instruments de cirurgie pour l'exportation
allemande. Ainsi les usines allemandes sont libérées de certains travaux et le
salaire très bas, payé en France, permet un prix de fabrication très bas. Les
usines Simca à Nanterre viennent d'être transféré aux usines (illisible) et on y
fabrique des canons de petit calibre.
La gare Longueau, une gare très importante, a été très sérieusement touché
par l'aviation anglaise, de même que l'arsenal de Rennes et le champs
d'aviation de Rennes.
Situation intérieure: la manifestation des étudiants gaulistes a causé des
morts et de nombreuses arrestations. L'état d'esprit pafmi les étudiants est
dirigé contre l'occupation et contre Vichy. Le remplacement du recteur
revoqué et d'un certain nombre de professeurs semble être difficile.
L'arrestation de Langevin a incité les étudiants de manifester dans le quartier
latin aux cris de : Libéréz Langevin.
Le ravitaillement est de plus en plus difficile. La viande, l'huile et les
pommes de terre causent de très grandes difficultés. La question la plus
brûlante est le manque de charbon. Le nombre de malades augmente, car la
plupart des logements ne sont pas chauffés. Toutefois il faut dire que la
production des mines du Nord pourrait amplement suffire aux besoins de
charbons, si les troupes d'occupation ne faisaient pas un gaspillage incroyable
de charbons. Les troupes qui sont logées dans des appartements privés,
installés avec le dernier comfort ont fait amener dans ces maisons des
quantités incroyables de charbons, qui doivent suffire pour la consommation
d'une année et non de quelques semaines.
La repression sévit de plus en plus. Peyrouton s'est installé à Paris et il crée
actuellement en accord avec la Gestapo et l'Ovra, l'un et l'autre ont des
fonctionnaires détachés auprès de lui, un système policier selon leur
conception. L'introduction de la carte d'identité obligatoire, lié à un contrôle
policier très sévère doit servir à procéder à des arrestations. La police compte
beaucoup sur les hommes comme Doriot et Gitton, pour faire des coups
sombres parmi nous. J'ai l'intention de me présenter, mais depuis 19 ans la
police n'a pas réussi à avoir ni ma photo, ni mes empreintes et je vous
demande votre avis, si je ne dois pas chercher une possibilité de ne pas le
faire. Ceci est naturellement lié aux perspectives de durée de cet état de
choses. Répondez-moi ce que vous en pensez.
Meilleures salutations H.
L'ingénieur Mercier, du capot Lieré-Olivier est parti le 15 nov. avec la
Clipper pour l'Amérique, aux usines Douglas. Je ne sais pas encore si c'est une
mission officielle.
***
***
13. Nous vous envoyons une bonne nouvelle: on a visité votre famille, on
l'a donné de l'argent et on a conditionné la liaison pour l'avenir en but de la
donner l'allocation mensuelle. Nous esperons de résoudre la question du destin
de votre fils dans les deux mois les plus proches. Pour la (illisible) nous vous
envoyons une petite note de la part de votre famille.
14. Votre situation financière nous intéresse bien. Il est désirable de
recevoir de vous un compte-rendu pour les derniers mois, en indépendant du
fait avez vous ou non les renseignements de vos amis du pays de Jean. Dans
ce compte-rendu nous vous prions d'indiquer simplement à qui, quand et
quelles sommes ont été données. A cause de la fin d'anné et par la nécessitée
de créer les réserves financiere fixes dans votre pays, nous vous prions
d'accellerer l'etablissement et l'envoi du compte-rendu.
Bien cordiallement à vous Zoumar
***
***
***
Meilleures salutations H.
***
qu'il faut demander aux autorités françaises et lorsque vous avec leur
approbation, il faut s'adresser aux Allemands. L'obtention est assez difficile.
En France non occupée il y a le contrôle de la police dans les hôtels et
également le contrôle à la sortie des gares. Je ne parle pas des rafles, car c'est à
peu près tout (illisible) faire, si elle n'enferme pas des communistes. Entre
(texte manquant) ***
N° 3 10-II-41 Mes chers amis, je vous confirme reception de vos missives
du 25/11/40 se rapportant aux nouvelles données par Paula et à votre demande
concernant Jenny. Je vous remercie de la première et en ce qui concerne
Jenny, vous avez vu que j'avais déjà cherché de mon côté d'entrer en liaison
avec elle. J'ai son adresse et je pense avoir pour la fin du mois de ses
nouvelles,à condition que la surveillance sur la ligne de démarcation ne soit
pas davantage renforcée. Ces temps derniers cette surveillance est
extrêmement sévère. Was ihre Freunde Metz anberzifft, so und vieselben nicht
sehr in Paris.
Dans le domaine des informations j'ai reçu quelques-unes qui me semblent
intéressantes et je vous ai adressé un télégramme à ce propos. A Bordeaux se
trouvent actuellement 14 sous-marins italiens. Le dernier bombardement
anglais sur le port de Bordeaux a été très violent.
A Nantes il y a 7 sous-marins allemands, 15 chasseurs de sous-marins, 2
contretorpilleurs et un porte-avions. En raison des bombardements anglais les
sous-marins du port de Lorient ont été ramené à Nantes et se trouvent
actuellement dans le port au centre de la ville et dans les radoubs. En outre les
Allemands poussent à fond, pour finir au plus vite le «Jean Bart» Cuirassé de
35 000 tonnes. Il faut escompter la fin des travaux sous peu.
Chez Gnôme et Rhône il y a eu un acte de sabotage très sérieux portant sur
un nombre assez élevé de moteurs M 14 qui avaient amené en vue d'une
revision. On y a introduit un liquide et tous les moteurs sont inutilissables.
Ford à Poissy finit quotidiennement 10 camions pour les Allemands, en
même Renault et Peugeot construisent exclusivement des camions pour les
Allemands.
Un rapport interne allemand, fait par l'ingénieur von Uri et se rapportant à
l'usine Hispano avait indiqué que cette usine ne pourrait pas travailler avant
1942 en raison de la désorganisation complète de l'usine et de l'absence des
machines-outils que les Allemands avaient ramené. A la suite de ce rapport les
machines sont revenues et l'ingénieur est chargé de faire marcher l'usine
audébut du printemps.
Les préparatifs allemands en vue de l'offensive contre l'Angleterre sont
poussés. Il y a de nombreux régiments de pionniers qui ont été amené. La
région entre Boulogne et Dunkerque esr fortifiés sur une profondeur de 25
km. et de gros canons sur rails de la ligne Maginot ont été amené. D'autre part
tous les chantiers sur les canaux de l'arrière-pays de cette région sont pleins de
radeaux, de canots et de chalands. Le bombardement du 7 sur Boulogne a
porté principalement sur des bateaux qui avaient (illisible).
Lors d'une visite du colonel suisse Bilger à Berlin, celui-ci a eu un entretien
avec les généraux allemands Brauchitsch et Halter qui lui ont dit que seul
l'Allemagne et la Suisse sont préparés à la guerre.
Meilleures salutations H.
Ci-joint biographie Blanche Telegramme: A Bordeaux 14 sous-marins
italiens, à Nantes 7 sous-marins allemands, 15 chasseurs de sous-marins, 2
contretorpilleurs et un porte-avions. Construction Jean-Bart s'approche de la
fin. forte arrivée de troupes de pionniers et de nombreux matériel. Région
Dunkerque-Boulogne sur 25 km. profondeur fortifiée gros canons de la ligne
Maginot installés. Nouvelles concentrations de chalands et bateaux pour
embarquement. Grands dégâts causés par bombardements anglais.
***
3-III-41
Préparatifs allemands d'offensive: arrivée en masses de troupes techniques
et de train des équipages. arrivée de marins pour occuper des chalands et des
bateuax, se trouvant dans les canaux du Nord et du Pas-de-Calais. Plus de
1000 tanks légers de 5 à 10 tonnes ont travarsé la région parisienne. Les
allemands procèdent à la requisition des chevaux et des mulets depuis 3 jours.
L'amiral allemand de la Perière s'est tué le 24 février au Bourget, 3 avions
allemands ayant percuté, au sol, en raison du mauvais temps.
Les arsenaux de la zone occupée amorcent tous lesobus, que les
commissions militaires ont fait ramener de la zone non occupée. Le gros de
l'artillerie de la ligne Maginot est mis en place long de la côte. L'arsenal de
Puteaux continue à fabriquer le canon antic har de 47 m/m, que les Allemands
essaient tous les jours au Mont Valérien.
Usine Renault repare tous les tanks français de 35 et 72 tonnes et procède à
une transformation à l'intérieur du tank, se rapportant probablement à
l'emplacement du canon. L'usine SOMUA a sorti 4 très gros tanks,
renseignements suivront.
La fabrication des camions est poussée dans toutes les usines d'automobiles.
Le Degaullisme fait des progrès, la constitution du Parti de Déat ne donne
pas les résultats escomptés, ce parti organise sous la direction de Deloncle et
en accord avec les Allemands des formations de protection, ressemblant aux
SA.
Toutes les informations de la zone non occupée semblent confirmer un
rassemblement de troupes en Afrique du Nord. On constitue de nouveaux
régiments de tanks et de dragons.
H.
***
***
N° 4 18-3-41 Mes chers amis, je vous confirme reception de votre courrier
du 29/1/41.
1° Avec impatience j'attends l'arrivée de Marcel que vous m'annoncez. Ceci
permettra de resoudre un certain nombre de questions sur place.
2° Plan de travail: a) envoi en Allemagne : il y a 7000 ouvriers français et
25000 ouvriers étrangers venant de France, en Allemagne. Les français
travaillent dans des entreprises qui ne font pas directement du matériel de
guerre. La propagande, pour amener les français en Allemagne ne donne pas
de bons résultats et les Allemands s'efforcent maintenant à faire travailler les
usinesfrançaises. Dans la ville de mon fils il y a 170 ouvriers français, avez-
vous parlé avec lui, car ils travaillent avec ma dame. Le recrutement, dans ces
conditions est très difficile, j'en ai chargé Marthe et je vois que vous avez la
même idée.
b) économie nationale: les pourparlers franco-allemands se précisent. Un
bon nombre d'usines travaillera, mais il y a un manque de matières premières.
La collaboration jouera dans une certaine mesure, mais à l'heure actuelle on
finit les dernières réserves qu'il y avait en France.
c) usines particulières : les anciennes usines n'ont plus la même importance
que sous l'économie française. Nous avons déjà quelques informateurs; dans
les plus importantes usines;
Renault, Billancourt: 39 tanks Renault de 30 tonnes viennent de quitter
l'usine. Plusieurs centaines de camions militaires de 5 à 15 tonnes sont dans la
cour, mais manquent de pneus.
Somua, St. Ouen: 9 tanks de 70 tonnes viennent de quitter l'usine Farman,
Boulogne: construction de CN 470 bimoteur de 750 CV. 5 hommes,
entraînement pour tout le matériel de combat le plus moderne.
Citroën, Clichy: 110 voitures 11 CV, traction Avant viennent de partir pour
l'Est.
Citroën, Javel: 1 000 camionnettes 11 CV, plateau, 1800 kg., chargés de
1000 SIMCA 5 viennent de partir par chemins de fer pour l'Est.
Panhard, XIII : toute la fabrication de camions est amené chaque semaine
e
***
No. 5 4-4-41 Mes chers amis, 1 Sissy par télégramme je vous ai fait savoir,
que j'ai un assez riche courrier de Sissy. Je pense vous le transmettre
aujourd'hui, s'il n'y a pas de directives contraires. En même temps je lui
envoyé 2000 am.D., car sa situation financière était desastreuse. j'ai la
possibilité de faire les transmissions de sommes d'ici là-bas par virement, a
condition que nous puissions trouver la possibilité de toucher nos sommes en
territoire non occupé. C'est un de mes amis qui se charge aussi bien du
passage de mon courrier que de l'arrangement de l'argent.
2° Jenny: Nous avons eu un contretemps dans l'entrevue avec Jenny, car
lorsque mon courrier était la trouver, elle était partie chez Sissy. Jenny me fait
savoir qu'elle a detruit un certain nombre de choses qui n'avaient aucune
importance, qu'elle a apporté une partie chez Sissy et qu'elle garde encore une
partie chez elle que je pense pouvoir enlever, dès que mon courrier aura ses
laissez-passer. A cette occasion je pense pouvoir prendre une partie des
bagages qui se trouvent chez elle, car il faudra probablement 2 voyages; en
raison des formalites sur la ligne de demarcation. Tout au plus que vous
puissiez trouver une solution qui nous permettra de passer ces bagages, sans
les amener ici. En outre Jenny me fait savoir qu'elle a des difficultés
financières, pour pouvoir abtenir son visa. Je lui ai envoyer 200 a. D mais il
faudra une somme plus élevée et je vous prie de prendre une décision.
3° Blanche: depuis hier nous avons commencé a installer le logment de
Blanche et je pense pouvoir loger sous peu Jack, que vous m'avez envoye.
L'addresse et les conditions de rendez-vous avec quelqu'un de vous
parviendront par prochain courrier.
4° Marthe: elle travaille assez bien et je pense que souspeu, nous aurons des
resultats d'un ordre sérieux. Nous avons établi une liaison qui nous permettra
de connaître la marche de l'ensemble des usines d'aviation qui travaillent. Dès
maintenant nous savons que la commission de Wiesbaden a décidé que les
usines d'aviation doivent livrer dans le courant de 1941 et 1942 2000 avions à
l'Allemagne et 500 a la France. Nous esperons avoir sous peu la liste detaillée
des differents types d'avions commandée. Les commandes anterieures ont été
résilliées.
En même temps nous avons eu occasion de regarder une partie des papiers
personnels de Cot et je vous adresse une copie des documents les plus
intéressants. Il n'y a eu aucune dépense, tandis que pour les autres
informations, dont je vous parle ci-dessus, les dépenses ne depasseront pas
2000–3000 Frs.
Le travail dans les usines progresse lentement, mais mes informateurs nous
tiennent assez bien au courant, tout notre effort tend maintenant à former des
informateurs dans la chaine de finition, pour avoir des chiffres exactes de
production.
5° Collaboration: C'est un fait que l'industrie de transformation française
s'est encadrée dans le plan economique allemand. Dans ces industries il nous
faut citer l'industrie de l'automobile, qui n'est qu'une succursale de l'industrie
automobile allemande. Ainsi cette industrie n'a plus le droit de fabriquer des
voitures de tourisme en autre les entreprises de camions: Unic, Hotchkiss,
Saurer, Lafly, Latil, Licerne ont reçu par l'intermediaire de Krupp des ordres
leur prescrivant le fabrication des types de camions standardisés, dont 60%
sont reservés a l'Allemagne, 20% a l'Italie et le reste a la France. Il faut dire
que l'industrie automobile de la zone libre est également compris dans cet
accord et ainsi Berliet à Lyon construit exclusivement des gazegenes pour
l'Allemagne. C'est cet accord qui a été établi par Laval au debut decembre et
dont Vichy a eu connaissance, qui a servi aupres de Petain pour accuser Laval
de corruption. En tout cas Laval et Abetz ont fait une très bonne affaire à cette
occasion, de même qu'a l'occasion de la vente des actions des mines de Ber
qui a été conclu au meme moment.
Outre l'industrie de l'automobile, il ya encore l'industrie des textiles, de
l'optique, du livre, des mines et en partie l'industrie chimique qui collaberent
d'une facon serieuse avec l'Allemagne. Toutefois il faut dire que les
Allemands n'envoient que parcimonieusement des matière premières et qu'ils
cherchent surtout à usiner les réserves françaises. L'industrie sidérurgique n'a
pas encore trouvé une voie regulière de collaboration et ainsi les Allemands
font marcher ces usines exclusivement sous directions allemande. Le manque
de certaines matières premières est evident. Ainsi les usines SKF, des
roulements à billes, a Ivry reçoivent 2 à 3 bains d'acier suédois par semaine,
mais la fabrication sera forcément arrêtés sans? pour manque de l'huile. Les
bains de petrole qui servent dans le travail sont? de façon d'avoir une couche
d'eau en dessous et le petrole surnage dans une mince, juste suffisante. Les
chemins de fer souffrent d'une crise serieuse de (texte manquant) ***
(pas de première page) page 2
6° (illisible): Les pièces de bois qui servent a remplacer les pièces de fer sur
des camions endommagés concernent la cabine du conducteur qui est construit
complètement en bois et qui reçoit la même couleur que le reste de la voiture,
de façon à être invisible. En outre les supports de fer qui soutenaient la bache
sont remplacés par des supports en bois.
7° Informations: J'ai reçu un certain nombre de renseignements d'une
personne installée auprès du Militärbefehlhaber pour Frankreich et qui me
semblent avoir un certain intérêt.
a L'Allemagne ne pense nullement à une invasion contre l'Angleterre.
Toute l'action allemande tendra au cour s de cette année à continuer
les bombardements des villes et centres industriels anglais par à
coups, comme on vient de l'organiser depuis décembre.
b Toute l'action allemande sera concentrée dans les Balkans. La
situation alimentaire de l'Europe oblige l'Allemagne à occuper
l'Egypte et toute l'Afrique française.
c Dans ce but l'Allemagne déclancheraen mai la guerre contre la Turqie.
Elle traversera la Turquie, la Paléstine et enrera en Egypte. Pour y
arriver concentre tout son parc motorisé en Bulgarie et en Roumanie,
afin d'avoir l'essence sur place. A l'avenir l'essence synthétique et les
gazogènes seront reservés à l'Europe occidentale, l'essence roumaine
ne sera plus transportée.
d L'URSS ne dira rien, lorsque nous entrerons en Turquie, car elle est
très faible pour nous faire la guerre.
e La guerre contre la Turquie sera accompagnée d'une traversée de
l'Espagne, pour occuper Gibraltar et pour fermer la Méditérannée
aussi bien à Gibraltar qu'à Suez. L'armée italienne aura la tâche de
s'occuper de la campagne en Espagne.
f Le général Rommel qui a dirigé la campagne des Panzerdivisionen en
France est avec 2 Divisions en Lybie et 2 autres Panzerdivisionen
sont partis pour la Cicile.
g Les troupes italiennes commencent à arriver en France et sont dirigées
sur Bordeaux et la frontière espagnole.
Voilà les informations que j'ai reçu auprès d'une personnalité allemande
bien placée.
Il y a un certain nombre de faits qui semblent confirmer les dires de cet
informateur. Ainsi j'ai déjà signalé le départ de toutes les troupes éprouvées
qui se trouvaient en France et qui depuis des semaines sont dirigées sur l'Est.
En outre toute la fabrication française de camions et de voitures légères a été
également dirigée sur l'Ets.
En janvier je vous ai fait savoir que l'allemagne portait tout son effort sur
l'aviation, sur la défense antiaérienne et sur les fortifications le long des côtes.
Actuellement le gros des troupes en France est formé des troupes
antiaériennes, des pionniers, des pionniers de marines, de troupes antichars,
des artificiers de marine et de 2 classes de jeunes troupes qui font leur
instruction en France. En outre on voit beaucoup de troupes de la Landwehr.
Un autre fait à signaler est la concentration de toute la munition prise en
France à la Pyrotechnie de Chateauroux. Plus d'un million de caisses de
munition y est passé et de nombreux trains sont dirigés tous les jours sur l'Est,
ce qui indique que les canons français doivent servir. On voit également les
soldats allemands porter le dernier modèle du fusil français avec la baionnette
rentrée.
Les camps d'aviation de la côte française sont en partie abandonnés, mais
des nouveaux camps sont en construction dans les alentour de Paris et dans la
région plus au sud. Ainsi à Cormeilles en Vaulx et à 15 km. de Orléand; à
Briey il y a 2 immenses camps d'aviation avec de nombreuses pistes
cimentées. Le dernier camp sert dès maintenant à une 20 de gros bombardiers
pour leur envol sur l'Angleterre.
Le long de la frontière suisse-française les Allemands ont enlevé les rails de
chemins de fer.
A Nantes se trouvent 3 contretorpilleurs français demantelés.
Quant aux troupes italiennes, je ne crois pas aux chiffres élevés de troupes
arrivées, qu'une certaine propagande doit chercher à mettre en avant. Il y a des
troupes techniques, servant à l'entretien de l'aviation et de la marine italienne,
se trouvant dans les bases de l'atlantique et du Littoral. Depuis 48 heures la
base allemande de sous-marins de Lorient vient de passer aux mains des
Italiens qui y installent leur base de Bordeaux. Lors des dernier raids anglais
sur Bordeaux 3 sous-marins italiens ont été sérieusement touché. Les
Allemands ont installé en avant de Nantes, dans une crique une base de 5
sous-marins qu'ils ont retiré de Lorient.
Troupes se trouvant actuellement en France :
Infanterie: N° 9, 4, 103, 306, 616, 17, 40, 110.
Maschinengewehr-Bat. M 10
Schiffstammabt. III & IV
PP 34 & FP 23
GFF
Wachbatt IX
M 5
P
Gebrigsjäger Regt. sur Frontière esp.
Musik-Abt. Heg. Goring, je pense que l'aviation ne doit pas être loin.
nombreuse Flak
Ski-Bat. V
Meilleures salutations et j'espère toujours voir sous peu l'ami Marcel que
vous avez annoncé. H.
Télégramme:
Source sérieuse indique préparatifs pour guerre contre Turquie, pour
pouvoir occuper Suez. Passage Espagne en même temps pour occupation de
Gibraltar. Egypte et Afrique du Nord absolument nécessaire à l'alimentation
des pays occupés. Toutes forces motorisées dirigées sur Bulgarie et Roumanie
pour transport troupes à travers Turquie et Paléstine. Général Rommel et 2
Panzerdivisionen en Lybie, 2 autres Panzerdivisionen en Sicile. Période
d'opération probable Mai. H.
***
***
***
***
***
Kent devait utiliser Rosita pour trouver des pièces détachées pour les postes
radio, et elle devait, par ailleurs, recruter des techniciens radio pour notre
réseau.
C'est le travail qu'elle a fait. Rosita n'a jamais été arrêtée par les Allemands,
mais je dois dire qu'ils l'ont recherchée.
Question: Qu'avez-vous dit à la Gestapo au sujet de Rosita?
Réponse: En février 1943, on m'a interrogé sur Rosita mais je n'ai rien dit
sur elle. Etant donné que je n'avais pas de relations personnelles avec elle, je
ne pouvais rien dire.
En outre, en 1943, alors que je me trouvais à la Gestapo, j'ai transmis à
Juliette la liste des membres du Parti communiste auxquels la Gestapo
b
français. Puis, pour autant que je le sache, Rosita, comme les autres membres
du parti, a arrêté son travail et elle est entrée dans la clandestinité.
Question: Quelles étaient les activités de l'agent de renseignement Mignon?
Réponse: C'est Katz qui a recruté Mignon en 1941. Il était officiellement
d e
le nom mais que nous avions surnommé le Bossu. Il était traité par Grossvogel
pour organiser le travail dans le réseau. Il servait essentiellement d'agent de
liaison entre Grossvogel et Corbin . h
Le Bossu n'a pas été arrêté par les Allemands, et son nom n'a pas été
mentionné lors de mes interrogatoires.
Le Bossu vivait à Paris, rue Cernuschi, et c'était un grand ami de Corbin.
En 1942, on a recruté un Français dont je ne connais pas le nom, membre
du Parti communiste. Il habitait place Maubert et possédait un cabinet
dentaire. Il portait le pseudonyme de Second Dentiste au sein du résau.
Il servait de boîte aux lettres. C'est par lui que passait le courrier entre
Maximovitch* , Grossvogel et moi-même et que les instructions provenant de
h
contacts avec eux en 1937-1938, lors de la sortie de prison de ces officiers qui
avaient été arrêtés par la police française en 1932.
André Philip et Ferruci ont agi comme avocats mais pour l'essentiel ils ont
accompli de vraies missions pour nous comme, par exemple, la fourniture de
documents provenant des archives du tribunal. Ils ont aussi organisé
l'expulsion de France des officiers de renseignement soviétiques libérés.
Mes dernières rencontres avec André Philip et Ferruci datent de 1938. Tous
deux sont restés en France pendant l'Occupation, et ils étaient dans la
Résistance.
Pendant la guerre, à partir de 1940, Filipenko était l'un des dirigeants de
l'émigration russe en France mais je ne pourrais pas citer l'organisation qu'il
dirigeait. Il vivait à Paris sous l'Occupation et il collaborait avec les
Allemands pour faire libérer des juifs des camps. Pour cette raison, il avait de
nombreux contacts avec la Gestapo.
Filipenko est resté en France après la Libération Pour autant que je le sache,
le résident en France Harry a utilisé à partir de 1941 un employé du ministère
des Finances, Meunier . Il collaborait ouvertement avec Harry, sachant qu'il
k
principale du contre-espionnage.
Ministère de la Sécurité d'Etat de l'URSS.
Le commandant
a De son vrai nom Anatoli Gourevitch, résident illégal du GRU en Belgique. Il s'est installé à
Marseille après la découverte par la Gestapo de son antenne de Bruxelles. Il a été arrêté en novembre
1942.
b Juliette Moussier tenait une confiserie près du Châtelet, à Paris, qui servait de boîte aux lettres
pour les contacts de Trepper avec le PCF.
c L'identité du Michel, liaison de Trepper avec le comité central du PCF, n'a jamais été révélée. Il
pourrait s'agir de Michel Feintuch, alias Jean Jérôme, qui fut le grand argentier de la résistance
communiste jusqu'à son arrestation en avril 1943.
d Hillel Katz, ami et secrétaire de Trepper, ce dernier l'a livré à la Gestapo après son arrestation en
décembre 1942. A été exécuté.
e Emmanuel Mignon, employé de la Simex, l'entreprise qui servait de couverture au réseau de
Trepper.
f Léon Grossvogel, ami de Trepper, responsable d'un réseau comprenant notamment Germaine
Schneider (par ailleurs agent de Robinson) et le couple Sokol (à qui Labarthe versa de l'argent en
1939). Arrêté en décembre 1942. Exécuté.
Alfred Corbin, directeur de la Simex, a été arrêté en novembre 1942 et exécuté. A noter qu'il
habitait rue Cernuschi, comme le Bossu, dont il était l'ami.
h * Vassili Maximovitch, émigré russe, fournissait des informations importantes à Trepper sur les
Allemands (son amie, Margarete Hoffmann-Scholz, travaillait au secrétariat d'Otto Abetz,
l'ambassadeur d'Allemagne en France). Il a été, avec sa sœur Anna, trahi par Trepper. Ils ont tous
deux été exécutés.
i Alex Lesovoï, émigré russe, membre du PCF, a servi d'agent de liaison pour Trepper.
j Il s'agit de l'affaire Fantomas dont nous avons parlé dans la première partie. Les membres de ce
réseau, dirigé par Izaï Bir, avaient été condamnés à trois ans de prison.
k Dans le document original, la transcription phonétique indiquerait plu tôt Minié, mais il faut
savoir que le « e » n'existe pas en russe et que Trepper, polonais d'origine, peut avoir déformé le nom
de cet agent. On pense évidem ment à Pierre Meunier qui travaillait précisément au ministère des
Finances (mouvement des fonds) à l'époque. On y pense d'autant plus que ce nom pré cède celui de
Jean Moulin dont il fut l'ami et l'adjoint pendant la Résistance. Pierre Meunier a démenti toute
appartenance au réseau Robinson, expli quantqu'il y avait en son temps plusieurs Meunier au
ministère des Finances.
NOTES ET RÉFÉRENCES
PROLOGUE
1 Le Grand Jeu, éditions Albin Michel, 1975. Pour son hagiographie il faut lire le livre de Gilles
Perrault sur L'Orchestre rouge, éditions Fayard, 1967.
2 Précision donnée par Trepper dans Le Grand Jeu, op. cit.
3 Le témoignage de Nina Griotto a été recueilli par Philippe Alexandre.
ÉPILOGUE
215 Voir The Rote Kapelle, op. cit.
216 Paul Deyfus, in Histoires extraordinaires de la Résistance, éditions Fayard, 1977.
217 Les Jours de notre mort, David Rousset, réédition Ramsay, 1988.
218 La Mémoire ouverte, Paul Noirot.
219 Quel beau dimanche!, Jorge Semprun, éditions Grasset, 1980.
220 Cité par Magazine-Hebdo, 21 septembre 1984.
221 Samedi-Soir, 2 novembre 1946.
222 L'Enigme Jean Moulin, op. cit.
223 Cité dans Le KGB en France, op. cit.
224 Sur Fuchs/Soukhomline, sources britanniques non imputables nommément.
225 Sur l'affaire Sobble voir Exposé of Soviet Espionage, May 1960, op. cit., et Patterns of Communist
Espionage, op. cit.
226 Envers et contre tout: d'Alger à Paris, Jacques Soustelle, éditions Robert Laffont, 1950.
227 Nos illusions perdues, Adam Rayski, éditions Balland, 1985.
228 Sources soviétiques.
229 Les Visiteurs de l'ombre, op. cit.
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