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DU MEME AUTEUR

Dédicace

Avant-Propos

DANS LES COULISSES DU GRAND RECRUTEMENT

Prologue

Première Partie - CAMARADE HARRY

A l'école Münzenberg

La famine, le capital le plus précieux

A chacun selon son travail

Glissement progressif vers l'espionnage

L'armée des rabcors

L'ombre de Muraille

Au service des services secrets

Deuxième Partie - LE CERCLE DES CINQ

La guerre du mensonge
Otto Katz, le brillant second

Un climat de trahison

Paris, capitale de l'agitprop

Les espions sont aussi des hommes

Troisième Partie - LE CRIME DU SIÈCLE

Le brise-glace

La grande «tchistka»

A Moscou sous la terreur

Quatrième Partie - EN ATTENDANT LA GUERRE

La main de Moscou

La tentation radicale

Le banquier rouge

Le paravent espagnol

Un brelan d'amis

Lever de rideau

Cinqième Partie - LE RÉSEAU ROBINSON

Dîner avec le diable

Ici Londres, des Français parlent aux Soviétiques

Les vérités de Venona


Doubles jeux

Les aveux de Trepper

Harry et Max

Épilogue

ANNEXES

LES «PAPIERS ROBINSON»

PROCÈS VERBAL D'INTERROGATOIRE

NOTES ET RÉFÉRENCES

BIBLIOGRAPHIE

Index
© Éditions Grasset & Fasquelle, 1993.
978-2-246-44829-7
DU MEME AUTEUR
L'Occident des dissidents (en collaboration avec Christian Jelen), Stock,
1979.
Barils (en collaboration avec Julien Brunn), Jean-Claude Lattès, 1981.
Le Petit Guide de la farce tranquille (en collaboration avec Christian Jelen),
Albin Michel, 1982.
Le KGB en France, Grasset, 1986.
Silence on tue (en collaboration avec André Glucksmann), Grasset, 1986.
Les Écuries de la V , Grasset, 1989.
e

Les Visiteurs de l'ombre (en collaboration avec Marcel Chalet), Grasset,


1990.
Tous droits de traduction, de reproduction, et d'adaptation réservés pour
tous pays
pour Natacha
qui savait à Stéphane
qui saura
Avant-Propos
Dix années de travail, dont trois d'enquêtes, ont été nécessaires pour percer
à jour le Grand Recrutement.
En m'intéressant, dès 1983, au rôle du KGB en France, je me suis demandé
pour quelles raisons ce pays n'avait pas connu de grandes affaires
d'espionnage comme le scandale des «taupes» de Cambridge, en Grande-
Bretagne, ou encore l'affaire Günther Guillaume, en Allemagne fédérale, qui
avait contraint le chancelier Willy Brandt à démissionner.
De tels cas ont bien existé en France, mais ils ont été étouffés, pour raison
d'Etat.
Je n'ai pas cessé, depuis, d'explorer la piste de ces «taupes» qu'on nous
cachait si soigneusement, essayant d'évaluer l'ampleur de la pénétration
soviétique dans les allées du pouvoir, car il avait dû se passer ici ce que
d'autres démocraties avaient eu le courage de dénoncer. Tout au long de ces
années, j'ai rencontré de nombreux témoins de notre histoire, proche ou plus
lointaine, afin d'essayer de comprendre les mécanismes de cette pénétration, et
de découvrir les failles que les Soviétiques avaient exploitées pour subvertir
nos élites.
Voici trois ans, je suis allé enquêter chez nos voisins européens, et outre-
Atlantique, pensant y trouver une partie des réponses. Le monde du
renseignement est ainsi fait qu'on obtient parfois plus aisément ce qu'on
cherche à l'étranger que chez soi. Ce que les autorités françaises dissimulaient
devait être davantage accessible en Allemagne, en Grande-Bretagne, aux
Etats-Unis, où la loi autorise la communication des dossiers secrets,
moyennant quelques restrictions.
Ces recherches m'ont permis de sonder la profondeur de l'infiltration
soviétique en France sans toutefois détenir de pistes décisives, ni de preuves
irréfutables, sur certains réseaux dont je pressentais l'importance.
L'échec du putsch d'août 1991 à Moscou, qui allait consacrer la fin du
communisme en URSS, m'a incité à aller frapper à la porte de la Loubianka, le
quartier général du KGB, dès la mi-septembre. La chute du régime soviétique
pouvait entraîner l'ouverture de ses archives, y compris les plus secrètes.
Ce fut mon premier rendez-vous avec la chance.
Patience et longueur de temps sont essentielles en matière d'espionnage,
comme nous le verrons. Cet adage, je l'ai fait mien durant un an, en
multipliant les séjours à Moscou, en tissant des liens avec d'anciens officiers
de renseignement du KGB et du GRU, le service secret de l'Armée rouge.
J'ignorais, au départ, l'accueil qu'ils me feraient. Bien que Le KGB en
France, paru aux éditions Grasset en 1986, ait été interdit en URSS, la plupart
de mes interlocuteurs en avaient entendu parler. J'appris à l'occasion que
l'ouvrage avait été traduit en un seul exemplaire, par les éditions du Progrès,
pour les membres du bureau politique. Un privilège réservé aux livres les plus
antisoviétiques.
Mais, en septembre 1991, il était devenu de bon ton, à Moscou, de renier ce
passé même chez ceux qui avaient été les plus fidèles serviteurs du régime
communiste. C'est donc à bras ouverts qu'on m'a accueilli, comme si nous
avions toujours été d'accord sur tout. Curieuse sensation. J'allais vite me
rendre compte qu'au-delà des grands principes les vieux réflexes demeuraient.
Il n'était déjà plus question de faire du passé table rase, ni de livrer en pâture
les archives soviétiques.
Les Russes, qui ont tant souffert dans leur histoire, sont d'un naturel
méfiant, surtout envers l'étranger. Ce sont aussi gens de parole dès qu'on
acquiert leur amitié, voire leur estime, à condition de ne pas les décevoir :
faire ce qu'on leur dit, et s'y tenir, est une ligne de conduite qu'ils apprécient.
Ainsi, au fil des mois et après une quinzaine de séjours, la confiance a fini par
s'instaurer. J'allais pouvoir obtenir, en partie, ce que j'étais venu chercher.

***

Les archives soviétiques représentaient bien le chaînon manquant. Grâce à


a

elles, je comblais les vides, reconstituais le puzzle et remontais les pistes que
j'avais déjà cernées. Méfiant, j'ai recoupé, autant que faire se peut, chaque
élément découvert par des sources occidentales. J'ai alors pu établir de
manière irréfutable que la pénétration soviétique a connu en France une
ampleur inégalée, avant tout pour des raisons politiques.
C'est cette histoire, celle du plus important réseau de «taupes» qui ait jamais
existé dans ce pays, que je raconte dans Le Grand Recrutement.
Toute affaire d'espionnage est aussi une question d'hommes. D'un côté, il y
a ceux qui trahissent, de l'autre, ceux qui poussent à trahir, les agents recrutés
et les officiers recruteurs, les «traitants», dans le jargon du métier. Après avoir
identifié les premiers, il fallait découvrir les seconds, ceux qui, en coulisse,
ont tiré les ficelles. J'avais quelques idées, mes recherches à Moscou les ont
clarifiées.
Le Grand Recrutement a été l'œuvre d'un homme exceptionnel,
parfaitement inconnu, mais qui, pourtant, s'inscrit davantage dans ce siècle
que bien des héros de nos manuels scolaires. Ce livre prouve qu'Henri
Robinson compte parmi les grands espions contemporains.
Il y a vingt-cinq ans, un journaliste de renom avait entrepris la même
enquête, rencontrant des témoins de cette aventure extraordinaire. Puis, pour
des raisons qui lui sont propres, il avait interrompu son travail, laissant dormir
au fond d'un tiroir ses précieuses notes. Je suis allé le voir. Heureux qu'on
reprenne la piste qu'il avait débroussaillée, il m'a offert d'utiliser l'ensemble
des matériaux réunis en son temps. La plupart des personnes interrogées à
l'époque étant décédées, j'allais pouvoir, grâce à ses informations, faire revivre
Henri Robinson.
La chance m'a souri à nouveau. Je le dois à Philippe Alexandre. Je l'en
remercie.

***

Il n'existe pas de décision politique sans renseignement, et ce depuis que les


Etats se sont créés. Oublier cette évidence condamne à rendre une partie du
passé opaque. C'est encore plus vrai pour l'étude du système communiste qui a
érigé la subversion en mode de gouvernement, tant par des moyens légaux que
clandestins. Pour les dirigeants soviétiques, qui n'ont jamais cessé d'être en
guerre contre les démocraties, l'espionnage a été une arme de choix.
Si l'investigation historique est un genre peu usité en France, c'est en tout
cas le seul qui convienne lorsqu'on s'intéresse au rôle des services de
renseignement. Par cette méthode, on comprend que l'Histoire ne s'entend pas
seulement en termes de nations qui s'entre-déchirent, d'égoïsmes d'Etat qui
s'affrontent ou de grands hommes qui transcendent les circonstances. En
éclairant la part d'ombre, on découvre qu'il suffit souvent d'une poignée
d'individus décidés, jouant en secret leur partition, pour changer le cours des
événements.
Comme tout regard en coulisse, celui-ci est dérangeant.
Les années 30 et la Seconde Guerre mondiale servent de cadre historique à
ce livre, une époque où les passions idéologiques l'emportaient sur la
réflexion. Dans la droite qui méprisait la démocratie on comptait sur Hitler
pour résister au déferlement communiste. A gauche et chez les démocrates, les
communistes constituaient le rempart contre le fascisme. On croyait que le
capitalisme ayant été aboli en URSS, la démocratie sortirait un jour
inéluctablement du communisme.
Ces funestes errements politiques sont la cause principale des événements
qui se sont enclenchés jusqu'à provoquer la déflagration mondiale. Le pacte
germano-soviétique qui l'a précédée est venu montrer combien les deux
monstres totalitaires se sont nourris l'un de l'autre, dans le seul but d'anéantir
les démocraties, leur ennemi commun. Avec le recul, on mesure mieux à quel
point les Français qui ont choisi Moscou pour combattre Berlin ont commis au
mieux une tragique erreur politique, au pis une trahison.
La monstruosité du régime nazi n'a jamais présenté le moindre mystère, tout
y étant proclamé ouvertement. Il n'en est pas de même pour l'horreur du
régime soviétique. Et pourtant, lorsqu'on mesure les effroyables dégâts du
communisme, lorsqu'on veut bien ne pas oublier les dizaines de millions
d'hommes morts par sa faute, il paraît capital d'intégrer ce passé pour éviter un
retour de l'utopie sanglante.
L'entrouverture des archives de l'ex-Union soviétique peut nous aider à
conjurer ce péril. Le fragile processus démocratique commencé en Russie doit
se poursuivre si nous voulons continuer à revisiter ce passé, notre histoire.
Comment pourrions-nous, d'ailleurs, oser demander aux peuples qui ont subi
le joug communiste d'assumer leur terrible passif, et à leurs dirigeants de
rendre des comptes, si, de notre côté, nous n'acceptions pas de reconnaître nos
propres fautes politiques, si nous refusions d'endosser notre part de
responsabilité dans ce drame?
a Par archives soviétiques, j'entends celles que j'ai pu consulter : KGB, GRU, services du procureur
général, Internationale communiste (Komintern), archives spéciales (documents récupérés après guerre
en Allemagne par l'Armée rouge). Le lecteur trouvera les notes de référence en fin d'ouvrage.
DANS LES COULISSES DU GRAND
RECRUTEMENT
Tout au long de ce récit nous allons croiser des personnages connus de
l'histoire de France, ou d'ailleurs, et des hommes de l'ombre, membres pour la
plupart du monde mystérieux du renseignement. C'est de la rencontre de ces
deux univers, l'officiel d'un côté le secret de l'autre, que jaillira le Grand
Recrutement. L'index en fin d'ouvrage permettra à chacun de s'y repérer mais
pour mieux suivre le cheminement de cette aventure unique voici les
principaux protagonistes qui ont oeuvré en coulisse, manipulant la destinée de
certains hommes de premier plan.
Par ordre d'apparition: ROBINSON Henri, dit Harry : il a initié le Grand
Recutement et c'est lui qui en tire les ficelles.
TREPPER Leopold: responsable d'un réseau soviétique en France pendant
la guerre, il va aider la Gestapo à arrêter Harry.
GRIOTTO Nina et Menardo: amis de Harry chez qui il prend régulièrement
ses repas. Nina est sa maîtresse, Menardo fait des faux papiers pour son
réseau.
MÜNZENBERG Willi : génie de la propagande, il va attirer à la cause
soviétique un grand nombre d'intellectuels et d'hommes politiques que Harry
tentera ensuite de recruter.
SCHABBEL Clara: ancienne compagne de Harry avec laquelle il a un fils,
Victor. Elle travaille aussi pour le SR soviétique, en Allemagne.
KATZ Otto : travaille avec Münzenberg, finance un réseau de journalistes
français chargés de diffuser les thèses soviétiques.
BERZINE Ian : général, responsable des services secrets de l'Armée rouge,
le patron de Harry à Moscou.
DOLIVET Louis : membre de l'Internationale communiste, il va monter
une organisation pacifiste à Paris, le RUP, qui servira à Harry de vivier pour le
recrutement de ses agents.
LECOUTRE Martha : travaille avec Dolivet au RUP, membre du SR
soviétique, elle deviendra la compagne de l'un des principaux agents de Harry.
SZYMANCZYK Stanislas, dit Staro: ancien époux de Martha Lecoutre
qu'il suivra partout, sauf sur la voie de l'espionnage.
JURR Herta: ancienne amie de Dolivet, elle servira d'agent de liaison,
pendant la guerre, entre certains membres du réseau mis en place par Harry.
PANIER Maurice : employé par Louis Dolivet et Martha Lecoutre au RUP,
il va devenir le principal agent de liaison de Harry pour son réseau.
SMERAL Buhomil : responsable de l'Internationale communiste chargé,
pour le compte de Moscou, de surveiller le RUP à Paris.
ASCHBERG Olof: banquier d'origine suédoise, finance des organisations
d'obédience soviétique.
DUEBENDORFER Rachel, dite Sissy : agent de Harry en Suisse.
RADO Alexandre: responsable d'un réseau de renseignement soviétique en
Suisse.
DODD Martha: fille de l'ambassadeur américain à Berlin dans les années
30, travaille pour le SR soviétique. Pendant la guerre, elle sera en rapport, aux
Etats-Unis, avec l'un des principaux agents de Harry.
FIELD Noel: américain, recruté par Moscou, il va diriger en Europe une
organisation humanitaire qui servira de couverture au SR soviétique pendant
la guerre.
POLIAKOVA Maria: elle supervise le travail de Harry au Centre, le
quartier général du SR de l'Armée rouge à Moscou.

***

A propos de sigles: Le GRU est le service de renseignement de l'Armée


rouge, appelé auparavant Quatrième Bureau. C'est pour ce service que
travaille Henri Robinson, dit Harry.
La maison d'en face, le KGB, s'est appelée successivement: la Tchéka, le
Guépéou, le NKVD et le MGB.
Quels que soient leurs noms, il suffit de savoir que toutes ces organisations
étaient chargées d'espionner les démocraties.
Prologue
Paris, lundi 21 décembre 1942

Voûté, l'homme paraît comme tassé sur son mètre soixante-quinze. Tête nue
malgré le froid, c'est d'abord son front, haut et large, qui se dégage, allongeant
son visage d'aigle que prolonge un nez puissant. Les cheveux grisonnants et
les rides profondes qui creusent ses joues le vieillissent. Les passants qui le
croisent place de Breteuil en ce début d'après-midi gris et humide lui
donneraient sans doute davantage que ses quarante-cinq ans. Il se dégage de
sa personne une aisance qu'accentue son élégance naturelle. D'un pas décidé
mais sans empressement, la serviette sous le bras, le parapluie accroché au
poignet, il ressemble à un bourgeois affairé se rendant à un rendez-vous
important.
Ce jour-là, c'est son destin que cet homme va rencontrer, avec, au bout de la
route, la mort.
En quittant la place de Breteuil, il s'engage rue Pérignon. Il est en avance.
Une habitude de professionnel pour disposer des quelques minutes nécessaires
à l'inspection des lieux. Venu de l'hôtel des Coloniaux, situé tout près, au 4 de
la rue Bertrand, il ne jette pas un regard sur les silhouettes qui le suivent, sur
ces visages qui l'observent comme si, déjà, il ne pouvait plus échapper à son
sort.
A 14 h 28, il débouche dans l'avenue de Suffren. Les sorties du métro Ségur
sont là, juste en face, de part et d'autre de la rue. Il a choisi cet endroit par
commodité. Debout, à l'intersection, il scrute maintenant les alentours d'un œil
exercé. Rassuré, il s'adosse un instant à un arbre, sort un paquet de gauloises
maïs et allume une cigarette.
A quelques dizaines de mètres de là, trois personnes le surveillent dans une
traction avant noire.
L'homme est tombé dans la souricière, comme prévu. Le quartier a été
bouclé, des dizaines d'agents munis de sa photo en bloquent les accès. Le
piège n'a plus qu'à se refermer.
A 14 h 30 exactement, c'est fait. Il est maîtrisé en quelques secondes par
trois hommes sortis en trombe d'une voiture venue de la rue Pérignon.
Embarqué sous le regard médusé de quelques passants, il n'offre aucune
résistance.
En ce 916 jour de l'Occupation, la Gestapo vient de réussir l'une de ses plus
e

importantes arrestations et de porter un nouveau coup à l'espionnage


soviétique en France et en Europe.
L'homme qui vient de tomber entre ses mains s'appelle Henri Robinson,
nom de code Harry.
Responsable pour l'Europe occidentale de la section des liaisons
internationales (OMS) du Komintern , il travaille aussi, depuis le début des
a

années 30, pour le Quatrième Bureau de l'Armée rouge, ou Rasvedoupr, le


futur GRU, le plus secret des services secrets. A la tête d'un vaste réseau
d'espions qui étend ses ramifications en Grande-Bretagne, en Belgique, en
Suisse, en Italie, et même en Bulgarie, il est aussi en liaison étroite avec
l'appareil clandestin du Parti communiste français. Enfin, et surtout, il est
l'officier traitant des plus importantes «taupes» jamais recrutées en France par
les services secrets soviétiques.
Henri Robinson est à la fois l'initiateur et l'officier traitant du Grand
Recrutement. Un gros, un très gros poisson pour la Gestapo.
Pourquoi et comment un espion de cette envergure s'est-il ainsi laissé
piéger? Pour tenter de répondre à cette question, nous disposons de trois
témoignages de première main.
Le premier témoin s'appelle Willi Berg. Officier SS, il dirigeait les
opérations depuis la traction garée avenue de Ségur. Voici le rapport qu'il
expédie à Berlin quelques jours après les faits :
« Sonderkommando des Reichssicherheitshauptamtes , en ce moment à
b

Paris, le 28 décembre 1942.


Ref: arrestation Harry, vrai nom Henri Robinson, né le 8/5/97 à Bruxelles.
Au cours de l'interrogatoire du Grand Chef, celui-ci a nommé un certain
Harry avec lequel il était en relation en tant qu'agent de renseignement. Juste
avant le déclenchement de la guerre entre la France et l'Allemagne, il a fait la
connaissance de Harry par l'intermédiaire d'un attaché militaire russe. Dans
une certaine mesure, Harry lui fut assigné, mais ce dernier avait une activité
de renseignement qui n'était connue que partiellement du Grand Chef. Leurs
entrevues se faisaient par rendez-vous, de temps à autre. Les dernières
rencontres étaient prévues pour le vendredi et le samedi, place Pereire, à 9 h
30 ou à 10 heures, devant l'entrée de la gare de banlieue. Harry ne s'y était pas
rendu.
Le Grand Chef savait que Harry avait des relations avec l'Italien Griotto,
qui habitait 22, rue Tlemcen à Paris, et qu'il déjeunait tous les dimanches dans
cette famille. On a fait venir de Bruxelles à Paris un homme de confiance,
Adler, que Harry connaissait comme fabricant de faux papiers pour le compte
du Grand Chef. Cet homme de confiance a contacté Griotto sous prétexte
d'organiser un rendez-vous afin de lui communiquer des renseignements
importants concernant le Grand Chef.
Le 20 décembre, vers midi, Adler est venu voir la famille Griotto. Un
nouveau rendez-vous fut pris pour le lendemain, près de l'appartement. Griotto
devant voir Harry le jour même, il lui communiquerait sa décision. Le
lendemain, 21 décembre, Griotto fait savoir à Adler que Harry veut le voir à
14 h 30 au métro Ségur pour un entretien.
Cette rencontre a été observée par des fonctionnaires du Sonderkommando.
Par précaution, on avait amené le Grand Chef dans une voiture placée près du
métro Ségur. L'auto était garée entre l'avenue de Suffren, la station Ségur et la
rue Pérignon, à une distance d'environ 300 mètres. Par le rétroviseur, le Grand
Chef pouvait voir Harry debout au coin de l'avenue de Suffren et de la rue
Pérignon, observant la station de métro. Il faut savoir que la station possède
deux entrées et que le rendez-vous était fixé à l'une d'elles. Les fonctionnaires
du Sonderkommando avaient pris place près de ces entrées. Dans la voiture se
trouvaient le signataire de ce rapport et le KOA Enders, qui devait empêcher
c

uneéventuelle fuite du Grand Chef. Pour cette raison, le Grand Chef était
rattaché au poignet du KOA Enders.
Pour se rapprocher de Harry, qui attendait au coin de l'avenue de Suffren et
de la rue Pérignon, une voiture s'est avancée. On a arrêté Harry par surprise.
On lui avait enlevé toute possibilité de fuite. De ce fait, et à cause de la
rapidité de l'arrestation, on n'a pas pu prévenir les fonctionnaires qui se
trouvaient aux alentours de la station.»

Ce témoignage nécessite quelques éclaircissements. En premier lieu,


l'homme qui a attiré Robinson dans ce piège – Adler, selon le SS Berg –
s'appelle en réalité Abraham Raichmann. Graveur de profession, il est devenu
spécialiste en faux papiers; un «cordonnier», comme on dit dans le jargon de
l'espionnage. Il est également membre de ce qu'on a pris l'habitude d'appeler
«l'Orchestre rouge» (die Rote Kapelle) selon une dénomination des
Allemands, qui ont cru pendant la guerre qu'il n'existait qu'un seul gigantesque
réseau d'espionnage soviétique en Europe, ce qui n'était pas le cas.
Raichmann officiait à Bruxelles pour le compte du réseau dirigé par Kent
(de son vrai nom Anatoli Gourevitch), le résident «illégal » du Rasvedoupr en
d

Belgique. Depuis l'été 1941, il joue en fait un double jeu, travaillant également
comme agent de pénétration pour le compte de l'inspecteur Mathieu, un
policier belge collaborateur de la Gestapo. Il a aidé à neutraliser certains de
ses camarades avant d'être lui-même arrêté, le 2 septembre 1942, par les
Allemands. A partir de cette date, il poursuit une brillante carrière de délateur,
participant à la capture de plusieurs agents en Belgique et en France. Henri
Robinson, sera, et de loin, le plus important . e

Quant au «Grand Chef» que Berg accuse d'avoir trahi Harry, son vrai nom
est Leopold Trepper, un personnage devenu célèbre dans les années 60
lorsqu'il a été présenté en France comme le patron d'un vaste «Orchestre
rouge» dominant toute l'Europe.
Dirigeant un réseau d'espionnage en France, avec des ramifications en
Belgique, comme il en a existé bien d'autres entre 1939 et 1945, Trepper a été
incontestablement un bon agent soviétique. En revanche, il n'est certainement
pas ce héros pur et sans reproche décrit ici et là, y compris par l'intéressé dans
ses Mémoires . Pour une raison simple: le «grand jeu » qu'il a mené avec la
1 f

Gestapo, de son arrestation, le 5 décembre 1942, à sa rocambolesque évasion


du 13 septembre 1943, n'a pas été sans ambiguïté.
Il n'est pas question ici de faire le procès de Leopold Trepper, un
personnage secondaire dans ce récit. Rappelons toutefois qu'étant déjà
responsable de l'arrestation de Hillel Katz, son fidèle secrétaire, des
Maximovitch et de certains autres de ses collaborateurs, le voilà accusé par
Berg, dans le rapport qu'il envoie à Berlin le 28 décembre 1942, d'avoir
conduit la Gestapo à Robinson, son alter ego, pour le moins, en espionnage.
Comment cette trahison s'est-elle opérée?
Contrairement à ce qu'a écrit l'officier SS, Robinson et Trepper se sont
rencontrés pour la première fois non pas «avant le déclenchement de la guerre
entre la France et l'Allemagne», mais deux ans plus tard, en septembre 1941.
Cette rencontre a été ordonnée par Moscou pour qu'ils unissent leurs efforts et
g
joignent leurs réseaux dans la lutte contre l'Allemagne, devenue pour l'URSS
l'ennemi principal après le déclenchement de l'«opération Barberousse» du 22
juin 1941.
On sait peu de choses sur la collaboration entre les deux espions. Privé, à
partir de ce 22 juin 1941, de liaison avec Moscou, Robinson remet à Trepper
les renseignements qu'il possède, le plus souvent déjà codés, pour qu'il les
fasse parvenir par le canal de son réseau radio. Les deux hommes échangent
aussi des impressions, recoupent certaines de leurs informations, à l'occasion
de rencontres régulières, le plus souvent dans les rues de Paris.
Robinson et Trepper n'étaient d'ailleurs pas vraiment faits pour s'entendre. Il
est même probable qu'ils ont éprouvé une certaine antipathie l'un pour l'autre.
Militant révolutionnaire, comme nous le verrons, Henri Robinson appartient à
cette catégorie d'intellectuelscosmopolites qui se sont mis très jeunes au
service du communisme par idéal et qui font de l'espionnage comme d'autres
militent à la sortie des usines. Très cultivé, parlant couramment plusieurs
langues (anglais, allemand, italien au moins), aimant la littérature, la musique,
c'est un esthète. Comparé à lui, Trepper fait figure de personnage mal
dégrossi. En dehors du travail, les deux hommes n'ont pas grand-chose à se
dire. Cette différence, de «classe» presque, Trepper l'a sans doute cruellement
ressentie, à lire la façon dont il décrit Robinson dans ses Mémoires.

L'ensemble des rapports allemands consacrés à cette affaire accusent
Trepper d'avoir livré Robinson à ses bourreaux. Le «Grand Chef», comme l'a
baptisé la Gestapo, s'en est toujours défendu, notamment dans ses écrits. Qui
croire? L'accusation est suffisamment grave pour accorder à Trepper le
bénéfice du doute, même si l'on doit prendre avec circonspection le récit
magnifié qu'il a fait de sa vie.

Aujourd'hui, nous disposons de nouveaux documents pour juger de sa
sincérité. Extraits des archives soviétiques, ce sont eux qui vont permettre de
cerner la vérité, car il existe des situations où un homme, quelles que soient sa
mauvaise foi ou sa résistance physique, ne peut plus mentir. Or, précisément,
Trepper a connu pareille situation, après la guerre, à Moscou, dans les geôles
du KGB.

Le «Grand Chef» n'a pas été accueilli en héros par ses pairs de la
Loubianka en 1945. Comme la plupart des responsables de réseau encore
h

vivants, il lui a fallu rendre des comptes. Mis sur la sellette, il a dû s'expliquer
sur le curieux jeu radio auquel il s'était livré avec les Allemands après sa
capture et, surtout, sur les agents qu'il a trahis pour sauver sa peau et prouver
sa bonne foi à la Gestapo. Un comportement «héroïque» qui lui a valu dix
années de détention. Un beau cadeau de la patrie (du socialisme)
reconnaissante. Pendant ces dix années, les guébistes ont eu tout le loisir de le
i

cuisiner sur ses activités en France pendant la guerre.Face à eux et à leur


harcèlement méthodique, Trepper a été contraint de dire la vérité.
Selon ces documents aujourd'hui disponibles, nous savons que Trepper a
été interrogé deux fois sur l'arrestation de Robinson, dit Harry, à sept années
d'intervalle. Le premier interrogatoire a été mené par le Smerch (littéralement:
«Mort aux espions», le service de contre-espionnage du KGB créé pendant la
guerre).
Extrait du procès-verbal de l'interrogatoire du 27 août 1945: «
Question : Non seulement vous avez donné aux Allemands des agents
soviétiques, mais vous avez, de plus, participé directement à leur
arrestation.
Réponse: Je n'ai pas pris part personnellement à l'arrestation d'agents
soviétiques par les Allemands.
Q: Ce n'est pas vrai. Vous avez devant vous le rapport d'un
collaborateur du Sonderkommando parisien de la Gestapo de Berlin
qui indique que vous avez donné aux Allemands et arrêté avec eux le
résident de la Direction générale des services de renseignement de
l'Armée rouge, Harry. Qu'avez-vous à dire?
R: Je dois reconnaître que j'ai effectivement pris part à l'arrestation de
Harry et que j'ai accompagné les Allemands lors de cette arrestation;
cela s'est passé d'une façon quelque peu différente de ce qui est
consigné dans le rapport qui m'est présenté.
Q: Pourquoi les Allemands vous ont-ils amené à participer à cette
opération?
R: Au cours des interrogatoires à la Gestapo, parmi les agents de la
Direction générale des services de renseignement connus de moi, j'ai
également cité le résident Harry, dont je ne connaissais pas le vrai
nom. Quelques jours plus tard, Fuchs, l'Allemand de la Gestapo qui
m'interrogeait, me dit qu'un agent du renseignement soviétique sous le
pseudonyme Harry avait été identifié par eux et qu'ils avaient pu le
faire grâce à l'agent retourné Schneider. D'après Fuchs, Schneider
avait déclaré à la Gestapo qu'il avait recherché Harry avec l'aide
d'Italiens et, continuant de se faire passer pour un agent soviétique, lui
avait fixé un rendez-vous à l'une des stations du métro parisien. Fuchs
dit que la Gestapo doutait de la vraisemblance du rapport de
Schneider et ne croyait pas qu'il avait établi un contact précisément
avec ce même Harry que les Allemands recherchaient. Dans le but
d'identifier et d'arrêter Harry,Fuchs me proposa de l'accompagner, lui
et d'autres gestapistes, en voiture à l'endroit du rendez-vous de
Schneider avec Harry. Ce que j'ai accepté. Au moment dit, Fuchs et
moi sommes allés en voiture vers cette station de métro, et nous nous
sommes arrêtés, sans aller jusqu'à la station, à environ 70 mètres. A ce
moment-là, j'ai vu le résident Harry se dirigeant vers le métro.
Cependant, Fuchs ne me demanda rien sur Harry, je ne sais pas
pourquoi. Quelques minutes après l'apparition de ce dernier près du
métro, quelqu'un de la Gestapo s'approcha de notre voiture et dit à
Fuchs: "Tout est OK." Nous sommes retournés à la Gestapo. Là, j'y ai
vu Harry déjà détenu par les Allemands. Au cours d'une
confrontation, j'ai dit que ce dernier appartenait au renseignement
soviétique, ce qu'il a été obligé d'avouer. C'est ainsi que Harry a été
démasqué par les Allemands en tant que résident des services de
renseignement, avec ma participation active. Cela, je le reconnais.
Q: Si, effectivement, vous n'aviez pas aidé à arrêter Harry, alors les
Allemands ne l'auraient pas indiqué dans leur compte rendu.
R: Le commandant du Sonderkommando de la Gestapo, faisant état
dans ce document adressé à Berlin de ma participation avec les
gestapistes à l'arrestation de Harry, voulait visiblement montrer à sa
direction que non seulement j'avais donné le réseau soviétique que je
connaissais, mais que, de plus, je prenais une part personnelle à son
arrestation, c'est-à-dire que j'en étais arrivé à l'exécution pratique des
arrestation, c'est-à-dire que j'en étais arrivé à l'exécution pratique des
tâches que m'assignaient les Allemands. J'avais donné mon accord de
collaborer avec la Gestapo en tant qu'agent avant l'arrestation de
Harry.»

A en croire Trepper, c'est donc un nommé Schneider qui a donné Harry à la


Gestapo. Sur ce point, le «Grand Chef» dit vraisemblablement la vérité. Sa
version concorde avec l'ensemble des documents en notre possession sur les
circonstances de l'arrestation.
Franz Schneider est le mari de Germaine Schneider, agent de longue date
de Robinson. Elle lui a notamment servi de courrier pour la Grande-Bretagne,
la Suisse et la Bulgarie. Le couple Schneider, qui vivait séparé en 1942,
habitait alors en Belgique. Leur appartement a servi plusieurs fois de planque
pour les dirigeants communistes de passage. Jacques Duclos et Maurice
Thorez y ont séjourné . 2

Franz Schneider connaissait la vraie identité de Harry et l'adresse des


Griotto chez qui ce dernier se rendait quotidiennement,comme nous le
verrons. Il en a informé la Gestapo après son arrestation, en novembre 1942.
En revanche, ce n'est pas lui, mais bien Raichmann, comme nous l'avons
indiqué, qui a pris rendez-vous avec Harry en ce jour fatal. La Gestapo a
préféré envoyer cet agent qu'elle contrôlait parfaitement. C'est un détail.
«Harry a été démasqué par les Allemands en tant que résident des services
de renseignement, avec ma participation active», reconnaît Trepper. Voilà un
aveu aux très graves conséquences que Trepper va par la suite regretter.
D'ailleurs, il s'ingéniera à gommer cette faute et tentera de démontrer que la
Gestapo savait tout sur Harry avant leur confrontation quelques heures après
l'arrestation. C'est en tout cas ce qu'il ressort d'un second interrogatoire fait à
la Loubianka:
Extrait de la déposition de Leopold Trepper du 30 juin 1952: «Pourquoi ai-
je laissé les Allemands me conduire à l'endroit où a eu lieu l'arrestation de
Harry? Je déclare avoir fait cela sciemment, et non sous la contrainte. Au
moment de l'arrestation de Harry je disposais de toutes les preuves que je ne
pouvais rien faire pour empêcher les Allemands de l'appréhender. Je savais,
par le collaborateur du Sonderkommando Berg, un jour avant l'arrestation de
Harry, que Reiser, le chef du Sonderkommando à Paris, me convoquerait sur
ordre de Berlin et exigerait de moi que j'aille à l'endroit où Harry devait être
arrêté. Je savais que Harry avait donné son accord pour une rencontre avec
notre ancien agent Raichmann, retourné par les Allemands. Je savais que tous
les collaborateurs du Sonderkommando ainsi que des brigades d'agents de la
section française de la Gestapo avaient l'intention d'encercler dans un large
rayon l'endroit où devait avoir lieu cette rencontre. Je savais que Harry était
repéré par les Allemands et que tous les participants à cette opération avaient
en main des photos de lui (...).»

Et, comme en réponse à son premier interrogatoire, il ajoute:


«J'affirme que ma confrontation avec Harry n'a pas eu le moindre rapport
avec le fait qu'il ait été découvert en tant qu'agent soviétique. Les Allemands
n'avaient nul besoin de tout cela. »
Les Allemands avaient-ils déjà identifié Robinson comme agent soviétique
(seconde version) ou Trepper l'a-t-il dénoncé comme résident (première
version)? La question est capitale pour la Gestapo, car son attitude ne sera pas
la même selon que Harry est un simple soldat ou un général de l'espionnage
soviétique.
Le doute n'est guère permis : c'est bien Trepper qui s'est chargé de faire
comprendre à l'ennemi qui était vraiment Henri Robinson. Le compte rendu de
son interrogatoire à la Gestapo, à Paris le 24 février 1943, deux mois après les
faits, en témoigne. Le «Grand Chef» précise aux Allemands :
«Par un télégramme de Moscou, j'ai su que Harry a de très importantes
sources de renseignements. Par des conversations avec lui, j'ai eu l'impression
qu'il a des relations avec le monde économique, le Parti communiste, le milieu
gaulliste. Harry connaît très bien la vie politique et publique française. Ses
relations avec le Deuxième Bureau et le régime de Vichy conduisent au
j

milieu gaulliste. Je ne connais pas ses sources ni ses relations ni ses hommes
de confiance, car il est très "conspiratif" (...). Il est indépendant et il n'est sous
les ordres de personne.»

Avec un tel curriculum, le compte de Robinson est bon. Nous verrons que,
même sous la torture, il n'a jamais livré ses fameuses sources ni donné aucun
nom de son vaste réseau.
Mais soyons juste à l'égard de Trepper: Harry a, de lui-même,
considérablement facilité la tâche de la Gestapo. Son comportement comme
son imprudence d'avoir accepté ce rendez-vous avec Raichmann à la station
de métro Ségur restent incompréhensibles de la part d'un professionnel de sa
trempe. A croire que, en matière d'espionnage aussi, il n'y a jamais de crime
parfait.
Notre troisième témoin s'appelle Nina, épouse de l'Italien Menardo Griotto.
Robinson fréquentait beaucoup ce couple (il prenait en général ses repas de
midi avec eux), chez qui, justement, Raichmann a été envoyé pour lui
proposer le rendez-vous du 21 décembre. Grâce à Nina, nous savons ce qui
s'est passé avant et après ce jour fatidique.
Menardo Griotto était le «cordonnier» de Harry à Paris (il en avait un autre,
en Suisse). Il lui faisait à volonté papiers d'identité,laissez-passer, cartes
d'approvisionnement, tampons. Nina, une jolie Italienne de trente ans, était sa
maîtresse. Le mari le savait. Ils formaient cependant un trio vivant en parfaite
harmonie. En somme, les Griotto, c'était un peu sa famille. Chez eux, il se
faisait appeler M. Jacques, car, comme nous allons le voir, il utilisait de
nombreuses fausses identités.
«Il était là quand le type est venu pour fixer le rendez-vous, raconte
Nina, mais il ne l'a pas vu. Jacques s'est caché derrière son journal. "Il
faut que j'y aille, répétait-il ensuite. L'homme dont il doit me donner
des nouvelles a sûrement été arrêté." (Ndla: il s'agit de Trepper.)
Depuis plusieurs jours, il paraissait inquiet. "Quelque chose de grave
se prépare, mais je n'arrive pas à savoir quoi", m'avait-il confié. Il était
comme malade. Il se faisait surtout beaucoup de souci pour mon mari
et pour moi. Le matin du rendez-vous, il est venu à la maison avec une
serviette et une valise. "Veilles-y comme à la prunelle de tes yeux,
m'a-t-il dit, et si je ne suis pas de retour avant 21 heures, foutez le
camp tous les deux, immédiatement." A 20 heures, les Allemands
étaient chez nous, après avoir bouclé le quartier. Ils ont trouvé la
serviette et la valise. Dans la première, il y avait de l'argent. Dans le
double fond de la valise, des films, des passeports, et plein de
papiers .»
3

Dans sa déposition du 30 juin 1952 face aux enquêteurs du KGB, Trepper a
donné des précisions sur le contenu de cette valise :
«Quelques jours après l'arrestation de Harry, le chef du Sonderkommando
Reiser m'a montré les papiers trouvés dans son appartement: un échange de
correspondance avec la Direction générale (le Centre à Moscou) jusqu'au
deuxième semestre 1941, des copies de rapports d'agents, des comptes, des
photos d'agents avec leurs fiches de renseignement, des formulaires pour
papiers d'identité, des tampons et une grosse somme d'argent. »

Pourquoi Robinson gardait-il ces documents compromettants,


contrairement aux règles de sécurité de l'espionnage? Pourquoi les a-t-il
confiés aux Griotto avant de partir pour ce rendez-vous avec Raichmann?
Autant de questions qui demeurent aujourd'hui sans réponse. Faut-il voir dans
ces imprudences les prémices d'un comportement suicidaire? Ce n'était pas
dans sa nature. Sans doute s'agit-il, plus vraisemblablement, d'erreurs comme
l'histoire durenseignement en compte tant, le facteur humain y jouant un rôle
prépondérant.
Ce sont ces documents qui ont coûté la vie à Robinson aussi sûrement que
la trahison de Trepper. Un demi-siècle plus tard, ces textes, jusqu'à présent
jalousement gardés par les services secrets de l'Est comme de l'Ouest,
permettent de cerner qui était Harry, de comprendre son histoire, d'estimer
l'importance de son travail de pénétration dans les hautes sphères de la société
française et de se faire une idée des réseaux qu'il dirigeait dans plusieurs pays
d'Europe.
Ce qu'on appelle les «papiers Robinson», dans la communauté du
renseignement, a fait gamberger depuis 1945 bien des experts en contre-
espionnage. Classés jusqu'à aujourd'hui top secret, ces «papiers» n'ont pas
d'équivalent pour comprendre le fonctionnement de l'espionnage soviétique en
France pendant la première moitié de ce siècle. Et, comme il est difficile d'en
déchiffrer la totalité (c'est seulement la partie émergée d'un gigantesque
iceberg qu'on saisit grâce à eux), voilà qui laisse songeur sur l'ampleur réelle
de l'infiltration soviétique dans notre pays. Mais n'anticipons pas.
Les «papiers Robinson» représentent donc l'ensemble des messages
envoyés de Paris et reçus de Moscou par Harry entre le 1 janvier 1939 et le
er

24 juin 1941 (voir la cinquième partie et les annexes); des papiers personnels
découverts dans différentes planques après son arrestation, plus un lot de
fausses pièces d'identité trouvées dans la valise laissée chez les Griotto. Tous
ces précieux documents ont été abandonnés par la Gestapo, en pleine débâcle,
au moment de la Libération. C'est à Bruxelles, au début de l'année 1945, que
l'armée britannique a mis la main sur une copie qui avait été expédiée là dans
le cadre de l'enquête du Sonderkommando sur la branche belge de
«l'Orchestre rouge».
Les papiers personnels de Robinson trouvés dans ce lot de documents
constituent l'unique source dont on dispose pour connaître son identité réelle.
Il s'agit en premier lieu de la copie d'un certificat de naissance établi le 8
novembre 1939 par la paroisse de Saint-Gilles-lès-Bruxelles et envoyé à son
nom, 4, rue Bertrand, Paris 7 , à l'hôtel des Coloniaux. Ce certificat, dont
e

l'authenticité a été prouvée par la suite, indique sa date de naissance – 8 mai


1897 – et le nom de ses parents: David Robinson, né à Vilma en Russie, et
Anna Cerhannovsky, née à Varsovie (Pologne). Nous n'en saurons jamais plus
sur ses origines familiales. Quant à sa vraie nationalité, ellepourrait être belge
par son lieu de naissance, russe par son père ou polonaise par sa mère. Si l'on
en croit ses papiers militaires, Henri Robinson serait néanmoins français, mais
rien ne prouve qu'il n'a pas triché sur ses origines en endossant l'identité d'un
autre, comme le font les agents illégaux lorsqu'ils doivent s'implanter dans un
pays. Dans le jargon du métier, cela s'appelle une «légende».
Henri Robinson pourrait donc être une «légende», même si nous disposons
de témoignages sur sa jeunesse qui confirment qu'il s'agit bien de son vrai
nom. Toutefois, en matière d'espionnage les certitudes n'existent jamais.
A la déclaration de guerre, Henri Robinson est obligé de régulariser sa
situation militaire, comme n'importe quel citoyen français. D'où un échange
de correspondance instructif.
Le 3 septembre 1939, il écrit au commandant du bureau de recrutement
d'Annecy pour dire qu'il a perdu les deux premières pages de son carnet
militaire, mais qu'appartenant à la classe 1917 il veut savoir où il doit être
affecté. A la fin de la Première Guerre mondiale, précise-t-il, il a été atteint de
tuberculose et envoyé à l'hôpital d'Amphion (Haute-Savoie), puis à celui de
La Guiche (Saône-et-Loire). Une commission spéciale siégeant à l'hôpital
d'Annecy l'a finalement démobilisé le 18 septembre 1919. Cette décision porte
le numéro 2111A, écrit-il. Elle a été émise au nom d'Henri Robinson, né à
Bruxelles le 8 mai 1897, étudiant, demeurant à Evian-les-Bains (Haute-
Savoie).
Le 8 septembre, sa lettre lui est retournée. Il doit s'adresser au bureau de
recrutement de Valenciennes.
Le 12 septembre, Robinson écrit une nouvelle fois à Annecy en rappelant
les grandes lignes de sa première lettre et en fournissant des informations
complémentaires sur sa nationalité française.
Le 18 septembre, Annecy lui confirme qu'il doit écrire à Valenciennes:
«Vous n'êtes inscrit à notre recrutement que pour une commission de
réforme.»
Trois jours auparavant, le 15 septembre, Robinson s'était adressé à
Valenciennes, qui lui répond, le 20, qu'il doit faire sa requête au commissariat
de police le plus proche de son domicile.
Là s'arrête cette correspondance. Son acharnement à clarifier sa situation
militaire n'est certainement pas dû à un brusque accès de nationalisme ni à un
désir irrépressible de défendre sa mère patrie. Internationaliste communiste
obéissant aux ordres de Moscou, responsable d'un vaste réseau de
renseignement au service de l'Union soviétique, cette guerre ne le concerne
pas en septembre1939. Depuis le pacte Ribbentrop-Molotov du 23 août 1939,
son pays de cœur est l'allié de l'Allemagne nazie. C'est ce camp-là qu'il va
défendre et servir. S'il s'inquiète de son statut, c'est simplement pour
régulariser sa situation et éviter des ennuis avec la police. Peut-être cherchait-
il aussi à consolider la «légende» d'Henri Robinson? Mystère. Nous savons
d'ailleurs, grâce aux messages qu'il a envoyés à Moscou, que Harry n'a aucun
papier d'identité depuis 1921. Or, un «illégal» doit absolument avoir en temps
de guerre une couverture inattaquable. D'où, sans doute, ces démarches
insistantes auprès des autorités militaires.
Pourtant, Harry n'a jamais été en manque d'identité. Mais, pour les
Allemands qui viennent de l'arrêter, laquelle choisir? Y en aurait-il une de
bonne parmi toutes celles trouvées dans la valise laissée chez les Griotto?
Serait-ce Alfred Doyen, citoyen belge, né le 27 juin 1895 à Willaupis,
exerçant la profession de «rattacheur», célibataire, demeurant 22, rue des
Ballons à Roubaix? Sur cette carte d'identité délivrée en octobre 1921, la
photo est celle d'un jeune homme en uniforme militaire.
Serait-ce Otto Wehrli, comme l'atteste le passeport suisse délivré par la
police de Bâle le 28 février 1935 pour cet homme marié, sans profession, né le
20 août 1902 à Küttingen dans le canton d'Aargau?
Serait-ce Albert Gottlieb Bucher, autre citoyen suisse né le 24 juin 1907 à
Stadel, dans le canton de Zurich, marié, agent d'affaires (passeport émis par la
chancellerie du canton de Zurich le 2 septembre 1937)?
Serait-ce, enfin, Alfred Merian, citoyen suisse également, célibataire,
historien, né le 8 mai 1897 à Hofstetten dans le canton de Slothurn (passeport
délivré par la police de Bâle le 16 mai 1938)?
La photo des trois passeports suisses est bien celle de Robinson. Seules les
signatures diffèrent. De tels vrais-faux papiers exigent une organisation pour
les obtenir. Outre Menardo Griotto à Paris, expert en la matière, Robinson
avait un complice au sein de la police de Bâle: Max Habijanic. Nous aurons
l'occasion d'en reparler.
Ces identités ont servi à Robinson pour voyager en toute sécurité, sans
attirer l'attention de la police française. Grâce aux passeports retrouvés, nous
savons que, sous le nom de Wehrli, il s'est rendu six fois en Suisse (entre le 17
mai 1935 et le 2 mai 1939), deux fois en Italie, quatre fois en Grande-
Bretagne (du 10 février 1937 au 17 septembre 1938), une fois dans l'île de
Jersey (septembre1937) et une fois en Belgique, en juin 1938. Albert Bucher,
lui, s'est rendu en Grande-Bretagne (octobre 1937), en Belgique (juin 1938) et
en Suisse (septembre 1938). Quant à Merian, il a visité la Grande-Bretagne en
juillet 1938, la Suisse en septembre de la même année, puis en février et juillet
1939.
Ces voyages n'avaient évidemment rien de touristique. Ils témoignent de
l'intense activité de l'espion Harry, du rayonnement de ses réseaux. Et encore,
répétons-le, il s'agit là de la partie connue. Robinson a sans doute revêtu
d'autres identités pour d'autres voyages plus secrets encore, en direction de
Moscou notamment.
Homme à multiples facettes, qui se faisait appeler Léon par ses agents
français, Jacques par les italiens, Harry par les anglais, les suisses et le Centre,
c'est bien un grand du monde secret de l'espionnage que la Gestapo a capturé
en cette fin 1942 au métro Ségur.
Robinson est-il pour autant l'«espion du siècle»? L'Histoire en décidera.
Mais nous savons d'ores et déjà qu'il est de la stature d'un Richard Sorge , dont
k
le destin est étrangement similaire. Tous deux ont vécu à l'âge d'or de
l'espionnage soviétique qui, profitant d'une époque troublée, a permis à
Moscou d'en récolter les fruits, jusqu'à récemment.
a L'Internationale communiste, créée par Moscou en 1919 pour promouvoir la révolution mondiale. Le
Komintern sera dissous le 19 mai 1943 par Staline pour faire plaisir à ses alliés occidentaux, qui
considéraient cette organisation comme subversive.
b Office central du Reich pour la sécurité.
c Kriminal Oberamtmann : commissaire supérieur de la police criminelle.
d Le résident est le responsable du réseau dans un pays. La branche « illégale » comprend tous les
espions qui travaillent dans le pays sous une fausse identité, comme ce sera le cas pour la plupart des
agents de cette histoire. Par opposition, les agents « légaux » sont ceux qui travaillent sous couverture
diplomatique. Ils sont sous les ordres d'un autre résident, légal, lui, si l'on peut dire.
e En janvier 1943 Raichmann s'est installé à Bruxelles sous la fausse identité d'Arthur Roussel avec
l'aide de la Gestapo. C'est sous cette identité qu'il sera arrêté le 23 juillet 1946 par la police belge. Il a été
condamné à douze ans de prison pour espionnage.
f Trepper a fait croire aux Allemands qu'il s'était rallié à leur cause pour intoxiquer Moscou avec de
faux messages radio. En fait, il semble que ses supérieurs, en URSS, aient été avertis de son double jeu.
Mais, pour prouver aux nazis sa sincérité, Trepper a livré beaucoup trop d'agents.
g L'ordre envoyé par le Centre (le QG du Rasvedoupr à Moscou) à Trepper pour rencontrer Robinson
date du 8 septembre 1941. Leur première entrevue a eu lieu dans l'appartement des Griotto, rue Tlemcen,
trois semaines plus tard.
h Quartier général du KGB à Moscou. Nous employons ce sigle connu pour simplifier bien qu'il ne
date que de 1954. De la Tchéka au NKVD en passant par le Guépéou les services secrets soviétiques ont
plusieurs fois changé de nom tout en gardant les mêmes fonctions, y compris celle de terroriser le peuple.
i C'est ainsi qu'on appelle les hommes du KGB.
j Service de renseignement de l'état-major français.
k Consacré héros de l'Union soviétique dans les années 60, Sorge, qui travaillait au Japon, est célèbre
pour avoir informé Moscou de l'imminence de l'attaque allemande du 22 juin 1941, ce que Robinson fit
aussi, comme nous le verrons.
Première Partie

CAMARADE HARRY
Essen, jeudi 11 janvier 1923

La belle occasion! En mettant sa menace à exécution, en donnant l'ordre au
général Degoutte, à la tête de ses troupes franco-belges, d'occuper le bassin de
la Ruhr, poumon d'acier de l'Allemage défaite, Raymond Poincaré veut sauver
l'honneur de la France en humiliant l'ennemi d'hier. Le président du Conseil
n'a pris personne en traître. Depuis la signature du traité de Versailles, en juin
1919, qui a fixé le montant des dommages de guerre, il veut faire «payer le
Boche» malgré la gigantesque crise économique qui secoue l'Allemagne. Un
simple prétexte a suffi – 55 000 m seulement de bois livrés sur les 200 000
6

poteaux prévus – pour qu'il envoie l'armée. L'occupation va durer trente mois
et coûter la vie à des dizaines d'hommes, des ouvriers surtout.
Cette occasion, les tenants du «Grand Soir» l'attendaient. Dans Essen
dominé par ses cheminées crachantes et ses terrils crasseux, capitale des
maîtres de forges, avec à leur tête Krupp le honni, c'est de pied ferme qu'on
attend la troupe. Ici, deux jours auparavant s'est achevée une conférence
internationale destinée, précisément, à organiser la lutte contre le «diktat de
Versailles». Des représentants du PC français (Cachin, Treint, Ker...) et de la
CGTU (Monmousseau, Semard...), des délégués des PC allemand, anglais,
belge, néerlandais, italien et tchécoslovaque ont débattu de la coordination des
luttes contre l'occupant et des moyens de faire pièce aux prétentions
françaises. Pour l'Internationale communiste, initiatrice de la rencontre, la
décision de Poincaré sera l'étincelle qui va embraser l'Allemagne, premier
foyer de la Révolution mondiale à venir. Du moins le croit-on à Moscou en la
personne de Zinoviev, le grand manitou du Komintern.
«Soldats, travailleurs de la terre! Soldats, travailleurs de l'usine! Les
capitalistes de tous les pays sont vos ennemis; lesprolétaires de tous les pays
sont vos frères!» Ces affiches placardées aux quatre coins d'Essen accueillent
les troupes françaises. Mouvement «spontané», mots d'ordre classiques,
soigneusement préparés lors de la conférence internationale. Aux Jeunesses
communistes revient l'honneur d'être le fer de lance de la contestation pour
toucher l'ennemi au point sensible: son armée, composée essentiellement de
conscrits. Zinoviev a prédit la décomposition de «l'armée bourgeoise» avant
qu'elle ne bascule dans le camp de la révolution selon la recette: propagande,
agitation, mutineries, soulèvements.
A Essen, la phase trois de ce plan est appliquée:
«Tous les militants de la Jeunesse communiste faisant partie des
unités militaires d'occupation devaient se tenir prêts à agir, raconte
Henri Barbé , l'un des rares témoins de cette période à avoir parlé.
4

D'abord, en prenant au sein des unités des postes actifs et, ensuite, en
organisant la fraternisation entre la population allemande et la troupe
française. Le mot d'ordre pour les soldats français étant: "Les
Allemands ont raison – Ils sont chez eux – Les soldats français
doivent évacuer l'Allemagne et rentrer en France."»

Selon Maurice Laporte, l'un des fondateurs des Jeunesses communistes,


c'est à la conférence internationale du début janvier qu'ont été programmées
les mutineries lors de rencontres occultes, parallèles à celles des délégués
officiels. Repérage des régiments, fichage des officiers, création de «foyers du
soldat» qui pourront servir de centres de renseignement, impression de tracts
bilingues ..., ce vaste progamme a été placé sous l'autorité de deux hommes:
5

Voïa Vouïovitch et un mystérieux Harry.


«Durant toute cette période d'action antimilitariste, précise Barbé dans
ses souvenirs, la direction de l'Internationale communiste fit un gros
effort pour diriger et aider le travail conjugué des Jeunesses
communistes françaises et allemandes (...). Les moyens matériels et
les dirigeants spécialisés venant de Moscou ne manquaient pas. Un
collège de direction contrôlait et dirigeait toute l'action. Il se
composait de deux généraux de l'Armée rouge connus sous leur
pseudonyme: Anton et Pierre. En plus, le dirigeant principal de
l'Internationale communiste de la jeunesse, Vouïovitch, était sur place
(...). Vouïo, comme nous l'appelions familièrement, était d'origine
serbe. Il avait faittoutes ses études à Paris. Parlant très bien le français,
l'allemand, l'anglais et le russe, il fut l'un des fondateurs de
l'Internationale communiste de la jeunesse (KIM). Ami personnel de
Zinoviev, qui présidait le Komintern, il était son alter ego dans le
KIM. Un spécialiste du travail antimilitariste clandestin, qui se faisait
appeler Harry, d'origine israélite allemande, dirigeait pratiquement
tout le travail d'organisation et de liaison.»

L'ombre de Harry va planer sur cette vague d'agitation qui culminera avec
la fusillade du 31 mars qui fit 13 morts parmi les ouvriers allemands. Agé de
vingt-six ans, Harry n'est déjà plus un simple militant communiste. Il
appartient au cercle restreint des agents clandestins pour qui le but – la
Révolution – justifie les moyens. Un homme aussi discret qu'efficace dont il
est bien difficile de suivre la trace, comme tout grand espion qui se respecte.
A l'école Münzenberg
De sa jeunesse, nous savons peu de chose. Harry, de son vrai nom Henri
Robinson, a fait ses études primaires à Francfort-sur-le-Main, où son père,
maroquinier, s'était installé. La famille a ensuite déménagé à Strasbourg. Dans
cette ville, son frère cadet va suivre, dans les années 20, les cours d'une école
rabbinique, située rue Vauquelin , avant de partir pour les Etats-Unis. Harry a
6

aussi une sœur, mais nous ne savons rien d'elle. Professionnel du


renseignement, il s'est toujours gardé de parler de sa famille même avec ses
intimes.
Quant à sa judaïté, il ne l'a jamais niée, même si elle n'a pas eu d'importance
pour lui, en bon marxiste-léniniste qu'il n'a jamais cessé d'être. En revanche,
pour la Gestapo il sera toujours le «juif» Robinson.
Sa vie, jusqu'en 1920, demeure obscure. D'après ses papiers militaires, nous
savons qu'il s'est prétendu étudiant à Evian-les-Bains en 1917. Nous savons
aussi qu'à l'issue de la Première Guerre mondiale il est tuberculeux. Comment
a-t-il contracté cette maladie? «Dans une mine de sel en Silésie, où les
Allemands l'avaient envoyé», répond Olga Kahn, la seule personne à l'avoir
connu quand il se faisait soigner à Lausanne (et non en Haute-Savoie et en
Saône-et-Loire, comme il l'a prétendu en 1939 aux autorités
militairesfrançaises). Et que faisait-il dans une mine de sel en Silésie? Y était-
il prisonnier de guerre? Y avait-il été déporté comme Français d'origine
allemande? Mystère.
La Suisse va en tout cas jouer un grand rôle pour Robinson. Evian-les-
Bains ne foisonne pas d'universités. Y être étudiant signifie plutôt suivre des
cours à Lausanne en empruntant l'un des bateaux qui traversent
quotidiennement le lac Léman. Ces déplacements ne nécessitent aucune pièce
d'identité. C'est commode pour qui n'est pas en règle avec la loi (et qui ne le
sera jamais).
La Suisse neutre, havre de paix en ces temps de guerre, est aussi le creuset
révolutionnaire de l'Europe. Lénine et Zinoviev, pour ne citer qu'eux, s'y sont
à nouveau installés depuis 1914. Ils s'y montrent actifs parmi les socialistes
pacifistes. Harry est sans doute trop jeune pour jouer un rôle significatif lors
des conférences de Zimmerwald (septembre 1915) et de Kienthal (avril 1916)
sur le pacifisme, le défaitisme et la question de la II Internationale. Ces débats
e

vont toutefois nourrir sa formation politique comme ce fut le cas pour nombre
de leaders révolutionnaires appelés à jouer un rôle important dans l'Europe de
l'entre-deux-guerres. Ses séjours en Suisse, la fréquentation assidue des
milieux socialistes lui permettent de connaître des militants aguerris qui vont
bouleverser sa vie. En premier lieu Willi Münzenberg.
Avant de se rencontrer les deux hommes ont eu un itinéraire bien différent.
Petit-bourgeois cultivé ayant déjà un solide cursus universitaire, parlant
plusieurs langues, Robinson a plutôt connu les bons côtés de la vie.
Münzenberg, lui, a déjà mangé son pain noir.
«Son père, fils naturel d'un baron, souffrait de graves complexes,
raconte Margarete Buber-Neumann, sa belle-sœur. Cet homme
vigoureux et sombre, dont la grande passion était la chasse, fut déçu
par la fragilité et le caractère rêveur de son plus jeune fils. Il le lui fit
durement payer. Des heurts constants avec son père mirent le garçon
presque au bord du suicide. Après la mort de son père, l'adolescent de
quatorze ans commença à apprendre le métier de coiffeur. Bien qu'il
ait été rapidement obligé d'interrompre cet apprentissage pour raison
de santé, il n'oubliera jamais ses cruelles expériences de cette époque.
Pendant des années, il réclamera une loi pour la protection des
apprentis. Mais ce n'est que comme jeune ouvrier dans une usine de
chaussures d'Erfurt qu'il découvrit le socialisme. Il entra en relation
avec l'Association pour la culture ouvrière et avec les Jeunesses
socialistes. Un nouveau monde s'ouvrit à lui.En voyage
d'apprentissage, il alla à Zurich en 1910. Il y adhéra aux
Jungburschen, un mouvement de jeunesse socialiste qui se trouvait
marqué par l'anarchosyndicalisme .» 7

En 1914, à Berne, Münzenberg rencontre Lénine. Leurs opinions divergent.


Le jeune homme prône un pacifisme intégral alors que le leader bolchevique
milite pour la défaite de l'armée russe, prélude, selon lui, au renversement du
tsar. L'élève va finir par se ranger à la raison du maître et devenir le meilleur
propagandiste du communisme.
Le Münzenberg que rencontre Robinson en 1917 est secrétaire du Bureau
international de la jeunesse socialiste, qui édite le journal Jugend-
Internationale. Il est également membre de la direction du Parti social-
démocrate suisse . C'est ce qu'on appelle un apparatchik. Huit ans séparent les
8

deux hommes, mais le contact est facile. Le jeune Robinson parle couramment
l'allemand, la langue maternelle de Münzenberg, la seule qu'il pratique. Le
côté autodidacte de l'un et celui intellectuel de l'autre se complètent si bien
qu'ils vont lier leurs sorts et finir par travailler ensemble, pour la révolution
mondiale d'abord, l'Union soviétique ensuite.
C'est l'alliance de ces deux communistes, orthodoxes dans leur pensée mais
marginaux dans leur démarche au regard de la carrière qu'ils vont poursuivre,
qui va constituer la plus formidable force de pénétration dont ont jamais
disposé les dirigeants soviétiques dans les démocraties occidentales.
Ironie de l'histoire: c'est à la veille de l'armistice du 11 novembre 1918 que
Münzenberg, accusé d'être un agitateur professionnel, est expulsé de Suisse.
Les autorités helvétiques n'ont guère apprécié son soutien aux grévistes de
Zurich. Revenu en Allemagne, ce trublion révolutionnaire va donner pleine
mesure de son talent. On le trouve d'abord à la création du PC allemand
(KPD), puis, en novembre 1919, à la fondation de l'Internationale communiste
de la jeunesse, celle-là même qui sera le fer de lance de l'agitation dans la
Ruhr trois ans plus tard.
Robinson participe lui aussi à ce dernier congrès, à Berlin. La carrière des
deux hommes est encore parallèle selon un rapport de maître à disciple dû à
leur différence d'âge et à la plus grande expérience politique de Münzenberg.
C'est seulement au début des années 20 que leurs routes vont commencer à
converger. L'un s'apprête à devenir le génial bateleur, «l'ensorceleur le plus
doué »qui se soit jamais mis au service du communisme. L'autre va emprunter
9

les chemins de l'action clandestine. A Münzenberg le devant de la scène (si


l'on ose dire de ce montreur de marionnettes qui a toujours tiré les ficelles en
coulisse), pour capter les «bonnes consciences»; à Robinson le travail
souterrain, afin de recruter parmi elles des agents soviétiques. Un parfait
tandem.
La famine, le capital le plus précieux L'Union
soviétique connaît, au printemps de 1921, une
deuxième année de sécheresse dans les régions de la
Volga. Les paysans, frappés par les réquisitions
forcées de grains et par la guerre civile, n'ont plus de
réserves. En juillet on compte déjà 10 millions de
personnes touchées par la famine, elles seront 35
millions pendant l'hiver 1921-1922 (sur une
population d'environ 130 millions). Pour se sortir de
ce mauvais pas – qui donne une image déplorable du
paradis socialiste – les dirigeants bolcheviques ont
deux possibilités: acheter à l'étranger le grain et les
nourritures manquants ou en appeler à l'aide
internationale. Faute, déjà, de moyens financiers, la
première solution est écartée. Reste l'aide, mais pas
à n'importe quelle condition. Sauver des vies n'est
pas une priorité pour Moscou: dix ans plus tard, la
famine en Ukraine servira à liquider des milliers de
paysans dans l'indifférence internationale. En ce
début des années 20, le pouvoir bolchevique est
encore trop fragile pour risquer de s'exposer à des
révoltes d'affamés. L'aide des capitalistes – eux seuls
peuvent payer – doit donc servir, avant tout, à
consolider le nouveau régime.
L'American Relief Association (ARA), la principale organisation
philanthropique de l'époque, que dirige Herbert Hoover, futur président des
Etats-Unis, va batailler ferme avec les autorités pour contrôler les secours et
s'assurer qu'ils parviennent aux victimes . Les gouvernements européens qui
10

apporteront leur aide aux Russes affamés seront moins regardants ou plus
crédules. Heureusement, l'ARA réussit à nourrir 5 millions de personnes en
mai 1922, plus de 10 millions au mois d'août. Dans le même temps, l'Europe
ne parvient à toucher qu'un million de victimes.
«Tout autre régime serait écrasé sous le poids d'une calamité pareille, mais
le régime bolchevique a gagné en force», constate à l'époque l'ambassadeur de
France en Estonie . Les nouveaux dirigeantsont en effet joué et gagné sur
11

deux tableaux : consolidation intérieure de leur pouvoir en contrôlant une


grande partie de l'aide internationale qui a permis de faire reculer le spectre de
la famine; fin de l'isolement diplomatique grâce à la reconnaissance de l'Union
soviétique par les grandes puissances dès 1924.
A cette occasion, les bolcheviques découvrent que la famine peut être un
capital précieux pour qui sait exploiter sur la scène mondiale ce terrible
malheur. Bien des régimes totalitaires comprendront la leçon durant ce siècle . 12

Soucieux de ne pas paraître (sur)vivre aux crochets de «l'ennemi»


capitaliste, Lénine en appelle, dès août 1921, au prolétariat mondial pour qu'il
sauve «la république soviétique des travailleurs et des paysans obligée d'être
la première à assumer la joyeuse mais difficile tâche de renverser le
capitalisme». Deux semaines auparavant le leader bolchevique avait contacté
Willi Münzenberg, alors membre du comité exécutif de l'Internationale
communiste. Il l'a chargé de mobiliser l'opinion mondiale. Leur amitié passée,
du temps de la Suisse, et les remarquables talents d'organisateur de
Münzenberg expliquent ce choix. Willi sera digne de cette confiance au-delà
de ce que Lénine aurait pu alors imaginer.
L'Aide internationale ouvrière (AIO), c'est avec ce nom et ce sigle que
Münzenberg monte dès la mi-août à l'assaut de la classe ouvrière et, surtout,
des bonnes consciences bourgeoises, qu'il faut apitoyer sur le sort des affamés,
victimes du «retard de la Russie, des impérialistes, des hobereaux et des
capitalistes», comme l'a dit Lénine. Le premier appel de l'AIO s'adresse aux
organisations syndicales, mais Münzenberg se libérera de suite du
dogmatisme bolchevique pour mieux atteindre de nouveaux cercles, une
nouvelle clientèle, en dehors des sympathisants habituels. Dès cette époque,
Münzenberg invente le «compagnon de route», un personnage promis à un
brillant avenir dans les démocraties. Albert Einstein, George Bernard Shaw,
Anatole France, Henri Barbusse, pour ne citer qu'eux, signent son premier
appel à l'aide. Bien d'autres suivront, la pétition de principe devenant une
arme de choix de la propagande communiste.
«L'AIO est aussitôt une énorme réussite, mais pas exactement comme
prévu, raconte Arthur Koestler, qui a travaillé sous les ordres de
Münzenberg dans les années 30. L'idée première était de secourir les
régions frappées par la famine et, pendant les deux premières années,
cinquante cargaisons de marchandises, allant des médicaments
auxcamions et aux machines à coudre, furent effectivement
rassemblées et envoyées en Russie. La quantité réduite et la
composition hétérogène de ces envois en faisaient un secours
insignifiant pour un pays de la taille de la Russie .» 13

A titre de comparaison, l'AIO a versé 2,5 millions de dollars de 1921 à 1923


pour aider les affamés, quand l'ARA de Herbert Hoover dépensait pour la
même cause 70 millions. Mais l'essentiel est ailleurs.
«Münzenberg avait trouvé une nouvelle technique de propagande
auprès des masses, fondée sur une simple observation, poursuit
Koestler. Quand une personne donne de l'argent pour une cause, elle
s'attache sentimentalement à cette cause. Plus grand le sacrifice, plus
fort le lien; pourvu, évidemment, que la cause pour laquelle on vous
demande de consentir un sacrifice vous soit rendue vivante et qu'elle
parle à votre imagination – or c'était la spécialité de Willi. Par
exemple, il ne demandait pas aux ouvriers de faire l'aumône, il leur
demandait de consacrer une journée de salaire "en témoignage de
solidarité avec le peuple russe". "Solidarité" au lieu de "charité" devint
le mot clef de sa campagne. Willi venait d'inventer la formule qu'il
devait par la suite reproduire : la charité considérée comme un moyen
d'action politique.»

Et qui dit action politique dit pénétration de nouveaux milieux. Münzenberg
l'avoue dans un article de la Pravda du 23 novembre 1922: «La campagne
d'aide nous a permis, pour la première fois, de mettre les pieds en Amérique
du Nord au sein d'un large cercle de syndicalistes et de les rassembler pour
aider les affamés sous le contrôle du Parti communiste. De cette manière nous
avons réussi pour la première fois à attirer de larges masses pour discuter de
l'Union soviétique et de la révolution prolétarienne.»
La famine fournit un excellent prétexte à la propagande soviétique grâce au
talent de cet agitateur. Une «réussite» qui participe de la manière dont le
malheur des Russes a été exploité par le pouvoir bolchevique. Car l'argent de
l'aide est loin de bénéficier aux seules victimes. Le 1 novembre 1921, l'AIO
er

publie le premier numéro du Illustrierte Arbeiter Zeitung, avec pour sous-titre:


«L'Union soviétique en mots et en images», raconte Babette Gross , la 14

compagne de Münzenberg. L'hebdomadaire, qui vendra plus de 400 000


exemplaires au début des années 30, a été lancé grâce auxfonds récoltés pour
lutter contre la famine. Autant d'argent que les victimes n'ont pas eu.
Faute de se nourrir, les Russes pourront donc lire la propagande
Münzenberg. Ce thème deviendra une plaisanterie dans Moscou.
«La famille Filipov, une famille soviétique typique, heureuse,
apparaissait régulièrement dans les magazines de Münzenberg à
l'étranger, se souvient Elisabeth Poretski . Les photographies truquées
a

des Filipov montraient une famille d'adultes et d'enfants de tous âges,


tous très bien vêtus, et savourant un bon repas à une table décorée
d'un samovar étincelant, flanquée d'un piano et de petites tables
recouvertes de napperons brodés. On montrait ainsi à l'Occident
comment vivait une famille soviétique typique. Aucun d'entre nous ne
connut jamais l'abondance dont jouissaient les mythiques Filipov (...)
qui devinrent le thème de la plaisanterie favorite de tous ceux qui, à
Moscou, connaissaient le matériel de propagande destiné à l'Occident,
et chaque fois qu'une hôtesse réussissait à rapporter un mets un peu
extraordinaire, comme un bon poisson fumé, des magasins en
monnaies étrangères, on la saluait invariablement du nom de Mme
Filipov .»
15


Le paradoxe est là: tout en appelant à l'aide, l'URSS veut montrer qu'elle
demeure le paradis socialiste promis, tout juste victime d'une pénurie
passagère. Ce double message, si contradictoire, passe bien grâce à
Münzenberg, qui démontre que le malheur des Russes n'est rien face aux
misères qu'engendre le capitalisme. Une inversion de la faute, de la
culpabilité, qui rencontrera un formidable écho dans les «démocraties
bourgeoises»
«L'AIO embrassa bientôt des activités qui n'avaient plus grand rapport
avec son but initial, explique Koestler. Les cantines mobiles et les
soupes populaires qui avaient été organisées dans les régions de
famine de Russie firent leur apparition dans les quartiers des pays en
proie à des crises : en Allemagne pendant l'inflation, au Japon pendant
les grèves de 1925, en Angleterre pendant la grève générale de 1926.
Les brochures publiées pour soutenir la campagne desecours menèrent
à la fondation d'éditions particulières, de clubs du livre et d'une
multitude de périodiques et de journaux.»

C'est ce qu'on a appelé le «trust Münzenberg». Nous aurons l'occasion d'y
revenir.
En ce début de l'année 1923, le génial Willi ne fait que commencer sa
carrière de «talentueux organisateur des troupes auxiliaires dans le champ de
bataille de la révolution mondiale » Membre de l'exécutif du Komintern, il est
16

celui qui, de Berlin, supervise la lutte contre l'occupation de la Ruhr. Sous son
autorité officient, sur le terrain, Vouïovitch et Harry, bien que ce dernier
appartienne à une branche de l'appareil communiste dont le contrôle échappe
en partie à la direction politique de l'Internationale communiste. C'est à cette
époque qu'ils apprennent à travailler ensemble, chacun sur son terrain, selon
ses compétences.
a Elisabeth Poretski est la compagne d'Ignace Reiss, un agent soviétique assassiné par le Guépéou en
1937 en Suisse après avoir publiquement fait état de son désaccord avec Staline.
A chacun selon son travail
Adoptée au II congrès de l'Internationale communiste, à Petrograd, en
e

juillet 1920, la troisième des vingt et une conditions nécessaires pour adhérer
à la nouvelle organisation ne laisse aucune ambiguïté: «Il est de leur devoir
(aux communistes) de créer partout, parallèlement à l'organisation légale, un
organisme clandestin capable de remplir au moment décisif son devoir envers
la révolution.» Destiné à se substituer à l'appareil légal en cas de force
majeure (guerre, interdiction du parti), l'appareil clandestin doit aussi aider à
la pénétration des agents envoyés par le «grand frère».
Ce qui est vrai pour chaque PC l'est aussi de l'Internationale, qui chapeaute
tous les partis. Début 1922, le comité exécutif du Komintern précise que son
organisme de renseignement doit «fournir sur le plan des organisations locales
des informations aussi exactes que possible sur toutes les circonstances ayant
quelque intérêt pour la lutte de classe révolutionnaire, telles que : les noms des
habitants de tous les immeubles, leur situation sociale, leur appartenance
politique, les provisions de la famille, etc.; les usines, les ateliers et lieux de
travail, les magasins, les bâtiments administratifs, hôpitaux, casernes, postes
de police, prisons, églises, etc.; télégraphes et téléphones, postes, chemins de
fer et tramways,parcs de voitures et garages». Un vrai programme de
quadrillage et de surveillance.
Pour parfaire ce dispositif, le Komintern crée une section politico-militaire
dite «AM Apparat», chargée, comme son nom le laisse entendre, de la lutte
antimilitariste, avec noyautage de l'armée. L'«AM Apparat» va être en
première ligne pour lutter contre les troupes françaises dans la Ruhr. A sa tête,
le camarade Harry. Il a gagné ses galons à Moscou, où il a déjà séjourné au
moins une fois.
Après avoir soigné sa tuberculose sur les rives du lac Léman, c'est un Berlin
en pleine crise qu'a découvert Robinson à la fin de 1919. Le mouvement
spartakiste, animé par Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, vient d'être écrasé
dans le sang au début de l'année. Leurs héritiers, les membres du KPD, ne
s'avouent pas vaincus. Faire basculer l'Allemagne dans la révolution, et à sa
suite l'Europe, reste l'objectif numéro un. C'est l'analyse que soutient le jeune
pouvoir bolchevique; c'est le programme qu'est chargé d'appliquer
Münzenberg, l'un des fondateurs du PC allemand.
Robinson, qui le retrouve alors en pleine effervescence révolutionnaire, ne
s'appelle pas encore Harry. Il est venu à Berlin pour participer à la création de
l'Internationale communiste de la jeunesse (KIM).
Il rencontre, en cette fin 1919, Clara Schabbel. La jeune femme, de trois ans
sa cadette, travaille au KPD ou, plus exactement, dans une organisation
affiliée, le Conseil des soldats-travailleurs. Elle en est la secrétaire. Le jeune
couple choisit de vivre ensemble (au 11, Eichenstrasse, Herningdorf, là où
Clara habitera après leur séparation?). Dix mois plus tard, ils partent tous deux
pour un premier séjour en URSS, la Mecque des jeunes révolutionnaires.
«J'étais comme un chemineau en haillons revenant voir au pays natal
si rien n'avait changé. Mon inquiétude avait disparu, disparu aussi
mon besoin forcené d'action. Je ne faisais plus partie d'une lie de
rebelles dans un pays ennemi. Comme j'étais heureux de pouvoir
marcher la tête haute, de laisser mes yeux parcourir sereinement les
visages de ces hommes et de ces femmes simples qui avaient leur
place dans la première dictature du prolétariat ! » 17

Ces impressions, telles que Jean Valtin les a décrites après son premier
a

voyage en URSS, environ à la même époque, le jeune couple les a


certainement ressenties.
Ce séjour à Moscou marque en tout cas un tournant dans la vie de
Robinson. C'est en militant communiste, membre du KIM, qu'il s'y est rendu;
c'est en spécialiste de la subversion qu'il en repartira quelques mois plus tard.
Sa voie est désormais tracée: il appartiendra à l'appareil clandestin du
Komintern avant de rejoindre les services secrets de l'Armée rouge.
Les témoignages sur les «cours» délivrés par les spécialistes de
l'Internationale communiste en ce début des années 20 font défaut. Dans son
livre, Jean Valtin raconte son «entraînement spécial» à l'université
communiste de Leningrad en 1925, où, sous le faux nom d'Adolphe Heller
(sécurité oblige), on lui enseigne «les luttes du passé, celles de l'heure, les
insurrections armées, les grèves et les guerres civiles. Les fautes de stratégie et
les méthodes étaient soulignées et les leçons nécessaires tirées pour nous
guider dans nos actions futures». La meilleure technique étant encore la foi en
la révolution, considérée non pas comme «un moyen d'agir mais comme seul
moyen d'action», selon Valtin, le futur espion Robinson n'a pas forcément
suivi à ce moment-là des cours ès subversions en dehors du solide cursus
marxiste-léniniste dispensé.
Le jeune couple rentre à temps à Berlin pour que Clara donne naissance à
Victor, en novembre 1922. Ce fils sera la fierté de Harry.
Dès son retour, Robinson est rattaché à l'appareil militaire du KPD, chargé
de préparer clandestinement la révolution communiste. Un vrai petit service
secret à lui seul, avec «la section des renseignements offensif et défensif, la
section Zer-Pol pour oeuvrer à la décomposition de la police, le groupe Zer-
RW à qui incombait de désagréger l'armée; une section "blanche", à qui
revenait la pénétration des milieux d'extrême droite, une autre qui devait
travailler à la désintégration des partis ouvriers non communistes ». 18

Harry fait ses classes dans cet appareil militaire du KPD avant d'être versé à
l'AM Apparat du Komintern à sa création, peu avant l'occupation de la Ruhr.
La division du travail Robinson-Münzenberg est née à ce moment-là. Au
premier revient l'aspect subversif sur le terrain, pendant que le second joue les
caisses de résonance pour gagner l'opinion publique. Quand l'un sabote,
recrute ou espionne, l'autre imprime, affiche ou pétitionne.
«Un énorme effort de propagande et d'organisation dans l'armée
d'occupation fut réalisé, raconte Barbé dans ses souvenirs inédits. On
compta, en mai 1923, près de 200 cellules communistes dans les
unités militaires – 65 officiers de mon genre étaient dans les postes les
plus importants. Des centaines de milliers de tracts, de papillons, de
journaux étaient diffusés par les soins des jeunes communistes
allemands parmi les soldats. De nombreux cas de fraternisation entre
soldats français et manifestants allemands eurent lieu dans les centres
de Bochum, Essen, Herne.»

En dépit de ces quelques succès, l'agitation ne prend pas l'ampleur espérée.


Une seule raison : Moscou a pris ses désirs pour des réalités. L'heure du
«Grand Soir» n'a pas sonné en Allemagne. L'affaire de la Ruhr, l'étincelle qui
devait mettre le feu à la plaine selon l'expression consacrée, s'avère un pétard
mouillé. A cause, en premier lieu, de la répression, qui, en dépit des sabotages
de l'AM Apparat, se montre efficace. Mais, au fond, c'est toute l'analyse
politique qui est défaillante. Cinq ans après la grande boucherie de 1914-1918,
ouvriers français et ouvriers allemands n'ont pas vraiment envie de fraterniser.
Le patriotisme demeure plus fort que la solidarité de classe. «La classe
ouvrière, ici, n'accorde à la Ruhr qu'un intérêt réduit», reconnaît Jules
Humbert-Droz dans un rapport qu'il envoie de Paris à Moscou, le 3 avril
b

1923. «Les camarades qui ont assuré la propagande sont unanimes pour dire
que la partie de leur discours qui visait la politique de la Ruhr était accueillie
avec indifférence par les auditeurs», précise-t-il deux mois plus tard dans un
nouveau rapport . Ce n'est pas le bon cheval de bataille. Pourtant, le coup de
19

boutoir de Poincaré a eu des conséquences catastrophiques en Allemagne, qui,


privée d'une partie de ses richesses, doit de plus financer la résistance passive
décrétée par le gouvernement contre l'occupant français. Du coup, l'inflation
galope. Il fallait 18 000 marks pour 1 dollar au début de 1923; il enfaut 8
millions en novembre. Les fonctionnaires ne sont plus payés, les villes
connaissent des difficultés d'approvisionnement, les stocks s'accumulent dans
les campagnes, les grèves se multiplient. L'insurrection est pour bientôt. «La
situation en Allemagne s'est à ce point exacerbée que le problème de la
révolution victorieuse se pose à nous dans toutes ses dimensions», estime
Heinrich Brandler, responsable du KPD, dans un article publié par la Pravda
du 23 septembre. Il reste à programmer le jour J : le 21 octobre, décide la
direction du parti allemand sur ordre du Komintern. Une grève générale
surprise suivie d'un «soulèvement des masses laborieuses», tel est le plan
concocté par les experts révolutionnaires.
Le signal doit venir de Chemnitz, où se tient une conférence sur le
programme économique du gouvernement de Saxe, auquel, pour la première
fois, participent les communistes. Les dirigeants des sections politiques de
toutes les organisations du parti sont convoqués secrètement dans la capitale
saxonne pour attendre l'ordre de grève générale. Patatras. A Chemnitz, la
direction du KPD prend soudain conscience de l'isolement du parti face aux
autres formations de gauche. Aller seul à la bataille signifie massacre. On
rappelle d'urgence les émissaires chargés de porter l'ordre de grève aux quatre
coins du pays. La situation est sauvée in extremis, sauf à Hambourg, où, selon
la version donnée par la suite par les communistes eux-mêmes, le contre-ordre
arrive trop tard .
c

«La police passa aussitôt à la contre-attaque, raconte Margarete


Buber-Neumann. Elle reçut l'appui de l'armée, qui envoya dans le port
de Hambourg un croiseur chargé de troupes. Après trente et une
heures de combats, le soulèvement communiste s'effondra. Il avait
coûté la vie à beaucoup de jeunes hommes. Parmi ceux qui furent
arrêtés, 2 communistes furent condamnés à mort, 332 à des peines de
travaux forcés . » 20

L'Octobre allemand a échoué. La défaite est d'autant plus cuisante pour les
communistes que le KPD est dissous par décret le 13 novembre. Le sursaut de
l'Etat fait suite au coup d'Etat manqué dequelques braillards d'extrême droite à
Munich quatre jours auparavant. Parmi eux, un certain Adolf Hitler, encore
inconnu. Le gouvernement renvoie donc dos à dos les extrêmes.
Exit le parti légal. L'appareil clandestin prend aussitôt le relais, plus que
jamais sous la férule du Komintern. Du travail en perspective pour ceux qui,
comme Harry, en sont les cadres secrets.
a Venu d'Allemagne pour faire un « stage » en URSS, Valtin appartenait à l'une des organisations du
Komintern. La littérature communiste ne manque pas de pages décrivant l'émerveillement des « croyants
» lors de leurs premiers pas en URSS.
b Humbert-Droz était à l'époque le responsable du Komintern chargé de surveiller et de contrôler
l'activité du parti français.
c Cette version est contestée. Il se peut que Hambourg ait été choisi comme champ d'expérimentation
par les communistes pour tester les réactions de la police et de l'armée en situation insurrectionnelle.
Glissement progressif vers l'espionnage

«J'ai revu Robinson pour la première fois depuis la Suisse en 1924 à


Paris, se souvient Olga Kahn. J'ignore comment il a eu mon adresse.
Je lui ai immédiatement dit: "Toi, tu arrives de Moscou." Il a été
stupéfait. Je me suis gardée d'avouer qù'une cartomancienne m'avait
annoncé l'arrivée d'"une personne très chère, venant d'un pays où il
fait très froid et ayant traversé des barbelés". Avec mon mari, nous
habitions à cette époque au 21 de l'avenue Gambetta. Notre premier
enfant avait deux ans, comme Victor, le fils de Clara et Henri. Il s'est
installé seul du côté de la place d'Italie. J'ai oublié l'adresse exacte.
Plus tard, mais assez vite, notre maison lui a servi de boîte aux lettres.
On recevait du courrier pour lui, venant d'URSS ou de Suisse, au nom
de Doyen ou Giacomo. »

Robinson est maintenant un agent rompu aux règles de la clandestinité.


Vivant sous de fausses identités, il n'éprouve pas le besoin de régulariser sa
situation en France; ce qui lui posera d'ailleurs des problèmes en 1940. Sa vie
aux multiples facettes commence. Le visage qu'il montre aux Kahn est celui
d'un militant communiste ordinaire, tout juste plus engagé que d'autres avec
Moscou. Pour eux il est Henri Robinson. Plus tard, au début des années 30,
c'est aussi l'image d'un père peinard du Komintern qu'il donnera aux Griotto.
Pour ces Italiens, il sera M. Jacques.
Et puis, il y a l'autre Robinson, au nom de code Harry, l'agent de la section
antimilitariste (AM Apparat), qui deviendra ensuite un spécialiste de
l'espionnage industriel (BB Apparat) et des liaisons internationales du
Komintern (OMS). Un beau pedigree.
Ces deux Robinson ne vont jamais cesser de se côtoyer: l'un, le «père
peinard», servant l'autre, l'espion, pour avoir accès à des renseignements ou
pour approcher, comme militant, des «cibles» ensuite recrutées par le
professionnel du renseignement. Un comportement schizophrénique contrôlé
et opératoire.
La frontière entre le Komintern et le monde de l'espionnage stricto sensu est
d'ailleurs ténue. Pour Moscou, l'Internationale communiste ne sert pas
seulement à promouvoir la révolution mondiale et à contrôler les partis
communistes du monde entier. Le Komintern, c'est aussi infiltrer, subvertir,
espionner les démocraties. Quant à ceux qui, à l'intérieur de cet apareil, sont
précisément chargés du renseignement, leur carrière d'espion est toute tracée
du côté du KGB ou du GRU.
«Fedia et ses amis pensaient que le travail de renseignement qu'ils
effectuaient ne constituerait qu'un bref interlude avant leur retour au
travail militant dans le Komintern, raconte Elisabeth Poretski en
évoquant le début des années 20 . Cette "grande illusion" s'évanouit
21

bientôt au fur et à mesure que le parti russe resserra son contrôle sur
les partis étrangers et les réduisit à n'être plus que les instruments purs
et simples de sa politique. Il valait mieux dès lors servir l'Union
soviétique, directement à travers le Quatrième Bureau, que de le faire
par voies interposées ou de se laisser entraîner dans les luttes féroces
qui ravageaient chaque parti. »

Richard Sorge illustre cette dérive qui mène du militantisme à l'espionnage.


Présenté comme «l'espion du siècle» pour avoir averti les dirigeants
soviétiques de l'imminence de l'invasion allemande en juin 1941 (Staline reçut
plus de quatre-vingts avertissements du même ordre d'agents soviétiques dans
le monde, dont Henri Robinson), Sorge a été, lui aussi, un kominternien avant
de rejoindre le Quatrième Bureau de l'Armée rouge, le Rasvedoupr. Sa vie au
service de l'URSS offre bien des similitudes avec celle de Harry.
Né dans le Caucase en 1895 d'un père allemand travaillant dans le pétrole et
d'une mère russe, Sorge est resté onze ans dans son pays natal avant de partir
avec sa famille (nombreuse) pour Berlin. La Première Guerre mondiale, il la
vit du côté de l'armée allemande. Il est blessé deux fois. Durant ces années, au
front, il devient un militant pacifiste de gauche (comme Münzenberg et
Robinson en Suisse à la même époque), ce qui le conduit à entrer au PC
allemanddès sa création après guerre . On le retrouve aussi à l'Internationale
22

communiste de la jeunesse, dont il sera, peu après sa fondation, en novembre


1919, le délégué allemand.
«Dès 1923, il travailla au comité militaire du PC allemand dans la
Ruhr occupée, précise Elisabeth Poretski. Il se présentait à ses amis
sous le nom d'Ika, les initiales de l'Internationale communiste de la
jeunesse, dont il avait été le délégué allemand. Lorsque, au milieu des
années 20, il devint évident que la révolution allemande n'était pas au
coin de la rue, les militants qui avaient travaillé dans les comités
révolutionnaires en Allemagne rejoignirent soit le Komintern, soit un
organisme russe. Alors que Fedia, Ludwig et d'autres entrèrent au
Quatrième Bureau, Ika rejoignit l'OMS. Le cloisonnement entre les
deux était plus apparent que réel et, bien qu'appartenant à des
organismes différents, ces anciens camarades continuaient à travailler
ensemble (...). Après de longues années de collaboration comme agent
du Komintern, il rejoignit le Quatrième Bureau à l'époque où la
plupart de ses amis le quittaient ou l'avaient déjà quitté. D'un côté, il
avait sur ces derniers l'avantage de savoir, par expérience personnelle,
que l'on ne pouvait rien faire d'utile pour la cause du communisme
dans les rangs du Komintern. De l'autre, il retardait encore sur ses
amis du Quatrième Bureau qui, désormais, doutaient sérieusement de
l'utilité de leurs activités d'espionnage pour la révolution.»

Il est logique que ce destin ressemble à celui de Harry : pour les jeunes
révolutionnaires de l'époque, la voie qui mène de l'Internationale au service de
renseignement est royale. «La défense active de la Russie des soviets par les
masses prolétariennes de tous les pays représente un devoir qui doit être
rempli sans égard aux sacrifices que la lutte exigera», stipulent les statuts du
KIM. Dès 1920, le jeune communiste doit donc se mettre corps et âme au
service de l'URSS. Passe encore les premières années où, dans l'enthousiasme
de l'internationalisme prolétarien, aider le régime bolchevique, c'est
promouvoir la révolution mondiale, mais après? La main de Moscou sur ces
organismes, pesante dès 1923, les conduit chaque jour davantage à se mettre
au service de l'Etat et non plus seulement à se consacrer à l'idéal. L'agitateur
international se mue peu à peu en agent d'une puissance étrangère, le
communisme donnant à l'espionnage l'aspect séduisant d'un dévouement à
l'intérêt du prolétariat. Robinson a vécu ce glissement progressif.
L'armée des rabcors Lorsqu'il débarque à Paris, chez
les Kahn, en ce début d'année 1924, Harry vient
d'être nommé par Moscou responsable technique de
l'appareil politico-militaire clandestin du Komintern
(AM Apparat) pour l'Europe occidentale et centrale.
En clair, il est chargé d'apporter la logistique
nécessaire (conseils, argent, matériels) aux agents
recrutés ou parfois infiltrés dans les armées des pays
européens. En retour, il centralise les
renseignements recueillis par ces mêmes agents
depuis le QG du Komintern pour l'Europe à Berlin.
Le travail est moins important qu'il n'y paraît car tous les pays concernés
n'offrent pas, pour Moscou, le même intérêt. En matière militaire, l'objectif
principal demeure la France, puissance dominante du Vieux Continent depuis
la fin du premier conflit mondial. Pour preuve, le nombre d'affaires
d'espionnage qu'a connu ce pays dans ces années 20. Derrière elles, en
coulisse, se profile l'ombre de Harry, comme nous allons le voir. Toujours en
voyage entre Paris et Berlin, il va réussir à passer à travers les mailles du filet
tendu par la police française quand ses agents sont découverts et jugés.
Pour Maurice Laporte, l'un des fondateurs des Jeunesses communistes en
France, Harry est le personnage central de l'espionnage soviétique en France
dès cette époque. C'est sans doute exagéré. L'ancien communiste n'a pourtant
inventé ni le personnage ni ses fonctions. Le Harry qu'il dépeint est bien alors
un membre important de la subversion soviétique en France sans être pour
autant le deus ex machina qu'il dénonce dans Espions rouges, écrit en 1929 , à b

chaud. En tant qu'unique témoignage de première main dont on dispose sur le


Robinson de ces années-là, ce livre, introuvable aujourd'hui, vaut d'être
largement cité:
«A Schuller succéda Harry, personnage mystérieux de plus grande
**
envergure encore. Un jour, il emménagea etétablit son nouveau et définitif
quartier général dans une petite rue pour hommes d'affaires, située derrière
PostdamBahnhof (Ndla: à Berlin). Qui se méfierait jamais d'un honnête
commissionnaire-importateur que la nature même de ses affaires oblige à
s'occuper du personnel étranger et à s'absenter fréquemment? Harry était
secondé par un Anglais, un Suisse et deux Allemands. Mais il lui fallait un
Français, car Provost , que Schuller avait trouvé, ne pouvait rester à demeure à
c

Berlin sans que le travail à Paris en souffrît. De plus, c'est d'une femme dont
on avait besoin. Qu'à cela ne tienne : on la prit d'autorité au sein même du
comité national des Jeunesses. C'est ainsi qu'une certaine Rosa M. abandonnad

une carrière politique des plus problématiques pour la réalité d'un poste de
choix près de Harry.
Quand tout fut définitivement prêt, Harry, sur les ordres de Frazer, une des
omnipotences de la Loubianka, entreprit de parachever en France l'œuvre si
bien commencée par Schuller. En février 1923, il s'installe audacieusement à
Paris. Sans perdre de temps en de vaines démarches, il convoque les
principaux membres du Parti, ceux parmi lesquels il choisira les créatures dont
il a besoin. Le rendez-vous a lieu au siège de l'Union des techniciens, rue de
Presbourg. Vingt militants sont là, dont se détachent Cachin, Vaillant-
Couturier , Paquereaux, Provost. La discussion porta exclusivement sur
e

l'occupation de la Ruhr. C'est de là que sortit la décision d'engager une vaste


agitation antimilitariste dans les régions occupées et celle de convoquer à
Essen une conférence secrète des agents les plus sûrs de Belgique, de France,
d'Angleterre et d'Allemagne, auxquels Harry devait confier la mission de
relever l'état de nos forces d'occupation et de commencer le travail de
désagrégation qui aboutit à ce que l'on sait.
Quelques jours plus tard, une seconde réunion, plus intime encore que la
précédente, fut convoquée par Harry.Cette fois, le siège de L'Humanité abrita
les conspirateurs. Harry se surpassa. Il fit voir à tous et à Moscou qu'en
matière d'organisation de l'espionnage on pourrait peut-être faire aussi bien
que lui, jamais mieux. Le service qu'il rendit ainsi à Moscou ne lui sera jamais
payé à sa valeur. Un tel coup ne relève que du génie. Il n'a pas de prix!
A Harry, en effet, revient le mérite de la création du système des
correspondants improprement dits "ouvriers", dont le Parti communiste peut à
plus d'un titre s'enorgueillir. J'entends "correspondants ouvriers" à la façon
Harry et à celle de Moscou. A quoi, je vous demande, serviraient ces
correspondants, si ce n'était aux basses mais si utiles besognes de
l'espionnage?
Harry, espion, ne pouvait que s'intéresser aux choses de l'espionnage. Foin
du communisme stérile et improductif! Harry n'a jamais prétendu être de ces
rêveurs encombrants. Le métier qu'il exerce avec tant de brio depuis des
années, et avec des fortunes diverses, ne le prédispose guère aux erreurs
dangereuses des politiciens et de leurs victimes. Il reconnaît pourtant que le
communisme et ses sous-produits peuvent avoir leur bon côté. C'est ici le cas,
car, bien à l'abri de leur vie militante et sous le manteau de leur propagande,
les "correspondants ouvriers" pourront se livrer dans la plus délicieuse des
impunités à ce qui demeurera toujours leur seule raison d'être: la recherche et
le contrôle des renseignements militaires et industriels.
On ne leur demande, à ces correspondants, que de se montrer curieux, mais
cela sans réserve. L'entreprise n'offre en soi aucun risque puisqu'il est du droit
strict d'un grand quotidien comme L'Humanité, qui, en toutes circonstances,
s'affirme champion des luttes ouvrières, d'ouvrir, dans un but journalistique,
de grandes enquêtes sur la situation de ses lecteurs au lieu même de leur
exploitation, fût-ce à la caserne. Harry prolongea son séjour en France le
temps qui fut nécessaire pour tout mettre au point. (...) La partie financière a
son importance. A la fin de 1923, Provost était le grand argentier du service
illégal français. On lui apportait de l'argent, quand il n'allait pas le chercher
directement à Berlin, et c'est lui qui subvenait aux frais généraux : indemnités
aux correspondants, déplacements divers, salaires des agents titulaires, etc.
Depuis, certains attachés de la mission commerciale soviétique à Paris se f

chargent de ces détails en l'absence des représentants de Harry.


Après le passage de Harry, le "service spécial" comptait 210
"correspondants ouvriers" dans l'industrie, dont s'occupait spécialement un
secrétaire de l'Union des syndicats de la Seine (...); 35 correspondants
employés (laboratoires, ministères et PTT); 48 correspondants militaires.
En tout, un peu plus de 300 unités. Sur ce nombre, 85 seulement - le chiffre
me fut certifié par Harry lui-même, à Berlin – émargent pour un salaire
mensuel de 700 à 1 200 francs, soit environ 90 000 à 100 000 francs par mois.
On peut évaluer les frais généraux de l'entreprise à la même valeur. On obtient
ainsi une dépense annuelle de près de deux millions et demi par an . g

Enfin, j'ajoute que, depuis 1924, la Loubianka verse à l'organisation du


Secours rouge international une subvention annuelle de 500 000 francs,
destinée à l'assistance des agents qu'un sort malheureux a mis à l'ombre pour
quelque temps . Cette dernière et très habile mesure a pour but d'éviter que
h
d'aucuns ne mangent le morceau. Mieux que la menace de représailles,
l'argent produit son effet sur le prisonnier qui sait qu'à sa libération, et dans le
cas d'une conduite impeccable de sa part, un petit magot, dit de consolation,
l'attend. »

En dépit de ses exagérations, ce texte apporte plusieurs indications


précieuses. On y apprend, en premier lieu, que Harry exerce à Berlin le métier
de commissionnaire-importateur. La capitale allemande abrite alors le QG du
Komintern pour l'Europe et le reste du monde. Tout doit passer par là avant de
remonter à Moscou. Au 131-132 de la Wilhelmstrasse, pour être précis, où,
«derrière la façade d'une librairie moderne et d'une maison d'édition à
l'enseigne du Fuehrer Verlag, le Komintern abritait une douzaine de
départements, une nuée de dactylos, de courriers, de traducteurs, de gardes du
corps ».
23

L'Internationale communiste étant une organisation illégale, ses employés


sont donc obligés de travailler sous couverture. C'est le
cas de Harry, qui jusqu'en 1929 est surtout basé à Berlin. Il travaille alors
sous les ordres d'Abramov-Mirov, troisième secrétaire de l'ambassade
soviétique, en réalité responsable pour l'Europe de l'OMS, l'organisation
interne au Komintern qui chapeaute toutes les structures illégales.
Durant ces années, Harry séjourne en France le temps d'apporter l'appui
logistique nécessaire aux réseaux implantés (voir ci-contre le schéma publié
dans Espions rouges). Ses retrouvailles avec Olga Kahn, au début 1924, n'ont
donc rien de fortuit. Cette amie, pour qui il éprouve par ailleurs de l'affection,
va lui servir de «boîte aux lettres». Très utile en ces temps où le principal
moyen de communication des agents de renseignement demeure le courrier.
Les liens de Harry avec les communistes français tels que les décrit
Maurice Laporte peuvent aussi surprendre. Sur cette question, le trait n'est pas
grossier. Permanent de l'Internationale communiste, Robinson a barre sur les
dirigeants du PCF alors considéré par Moscou comme la section française de
cette même Internationale. La grande originalité de l'espion Harry est
précisément là. Lorsqu'il sera versé au Quatrième Bureau de l'Armée rouge, à
la fin des années 20, il n'en conservera pas moins ses rapports avec le parti
français, puisant à volonté dans l'appareil illégal du PCF pour recruter des
agents. Selon la consigne de Moscou, ces recrues ne seront évidemment
jamais des membres déclarés du parti pour ne pas mouiller officiellement les
communistes français.
Pour l'essentiel, le témoignage de Maurice Laporte nous apprend que
Robinson a été le génial inventeur des «correspondants ouvriers» en France.
La vérité est plus complexe. L'idée d'utiliser les militants communistes à
l'intérieur des usines, des casernes, des bureaux, etc., comme agents de
renseignement vient, bien sûr, de Moscou. Les «rabnotniki correspondanti»
russes, plus connus sous la contraction «rabcors», n'ont pas eu de suite un rôle
purement subversif. Il s'agit d'une pratique bolchevique d'avant la révolution,
quand les «correspondants ouvriers» informaient la Pravda clandestine sur la
vie dans leur entreprise et sur leurs revendications. A l'occasion, les «rabcors»
pouvaient glisser des informations touchant au domaine politique, policier ou
militaire intéressant le parti. L'usage s'est perpétué quelques années après la
révolution, surtout dans Troud, l'organe des syndicats soviétiques. Ces
«rabcors»-là n'avaient plus rien à voir avec ceux d'avant 1917. Ils ont servi de
relais à la progagande bolchevique sur le thème: «Ah quel bonheur d'être
ouvrier en URSS ! »
Le terme de «rabcors» apparaît pour la première fois en France dans
L'Humanité du 8 novembre 1927 . Le quotidien communiste annonce qu'il va
24

chaque semaine donner la parole aux militants pour qu'ils expriment leurs
revendications et racontent leur lutte. Une page servant à la fois d'exutoire et
de sondage sur la combativité des ouvriers. Voilà pour la façade. En fait, les
«rabcors» ont deux fonctions. La première, idéologique, sert à mobiliser la
classe ouvrière derrière les communistes par le biais des témoignages que
publie L'Humanité. La seconde, subversive, vise à informer le parti sur les
secteurs «sensibles» de l'économie nationale, puis à recruter en leur sein des
militants, rapidement mués en «agents». Selon qu'elles répondent à l'une ou
l'autre de ces fonctions, les informations envoyées par les «rabcors» des quatre
coins du pays n'ont pas la même destination. Les premières atterrissent bien à
L'Humanité en vue d'être publiées; les secondes tombent entre les mains des
responsables de l'appareil secret du parti chargés d'aider l'espionnage
soviétique. C'est l'aspect qui nous intéresse.
Paul Vaillant-Couturier a rapporté d'URSS l'idée des «rabcors» et c'est
Marcel Cachin qui, dans un premier temps, en a contrôlé la bonne marche,
avant de laisser la place à celui qui, jusqu'à sa mort, en 1975, va superviser
l'appareil illégal du PCF pour le compte de Moscou : Jacques Duclos.
Ces trois dirigeants communistes ont travaillé pour le Komintern (et pour le
SR soviétique dans le cas de Duclos). Harry a été en rapport avec eux, leur
transmettant sans doute les consignes du Centre. Responsable technique de
l'appareil politico-militaire de l'Internationale communiste (AM Apparat), les
«rabcors» le concernent lorsqu'ils sont implantés dans les usines d'armement,
les casernes, la hiérarchie militaire. Ce qui va nous permettre de comprendre
pourquoi Robinson est si bien informé sur l'armée française en 1940, quand la
guerre éclate (voir cinquième partie).
Maurice Laporte n'a donc pas tort d'attribuer une place de choix à Harry
dans cette affaire «rabcors», mais il mélange les genres et, surtout, précipite
les étapes. Essayons de rétablir les faits.
Quand Harry se rend à Paris en 1924, les «correspondants ouvriers»
n'existent pas encore formellement, mais l'esprit y est. Pour preuve, ce
document saisi par la police chez un militant communiste, Léon Ilbert, en avril
1925 :
«Renseignements pris sur le camp d'aviation du Bourget, situé 6, rue de
Paris. Moyens de communication : tramway Bourse-Opéra; train: gare du
Nord (3 station).
e

Le 10 avril 1924: unités composant le champ d'aviation du Bourget: 1 500


hommes (aviateurs, mécaniciens compris), plus de 300 hommes occupant les
ateliers de réparation, dont 60 civils venant tous les jours de Paris et de la
banlieue. (Je continue discrètement l'enquête pour savoir si, parmi les civils, il
y a des membres du parti et des Jeunesses.) 200 hommes faisant partie du 1 er

ESA sont partis dernièrement à Villacoublay.


Le champ d'aviation – entrepôt spécial d'aéronautique – peut se diviser en
deux parties :
Côté Bourget: escadrilles de combat toutes fournies et prêtes à entrer en
action. Côté Blanc-Mesnil: aviation civile, arrivée des avions voyageurs.
Gare aérienne.
Côté Dugny: école pilote, atelier de réparation, réglage, hangars à avions de
chasse et de bombardements.(...)
Il existe au Bourget, en plus du 4 régiment et du 1 ESA, une commission
e er

d'essai du ministère de la Guerre, plus une commission d'essai civile.


Sur les 1500 hommes signalés au 34 d'aviation, il y a 100 aviateurs, sous-
e

officiers et caporaux, 50 officiers allant du grade de sous-lieutenant à


commandant.
Il y a environ 1 200 avions en réserve dans les hangars situés rue de Dugny.
(...) Au 34 , je n'ai pas pu savoir exactement le nombre d'avions en activité,
e

mais il y a plusieurs escadrilles de bombardiers. La chasse est représentée par


une escadrille de 50 avions Niewport et Goudin, à la disposition des jeunes et
de la commission d'essai.
Au 1 ESA, côté Dugny, c'est là qu'il y a la presque totalité des avions de
er

réserve, notamment deux gros avions de bombardement (système Goliath),


plus quatre avions de chasse situés plus haut, quatre avions école militaire
Henriot, le reste serait en avions de réglage.
Longueur du champ (environ): 600 m. Largeur (environ) : 2 000 m.
Renseignement provenant de l'adjudant-chef de l'atelier de réparations. En
cas d'agitation peut, avec le concours de quelques camarades sérieux et
décidés, immobiliser le 34 et le 1 ESA par les moyens de destruction.
e er

Suis encore peu fixé sur l'emplacement des explosifs, mais ils doivent se
trouver dans le hangar à matériel, situé sur le bord de la route menant à
Dugny . »
25

L'ambiguïté du travail militant de l'époque est éclatante dans ce rapport


établi en vue de préparer les sabotages qui préluderont au «Grand Soir». En
même temps, un tel document représente une mine de renseignements
militaires, alors qu'il n'existe pas encore les instruments d'observation actuels
(satellites, notamment). Il s'agit bien là d'espionnage, même si telle n'était pas
l'intention première du militant Ilbert lorsqu'il l'a rédigé. Moscou y trouvera
son compte alors que l'aviation française, à l'époque à la pointe du progrès, est
une cible prioritaire pour l'URSS (et ce jusqu'à la Seconde Guerre mondiale).
Comment douter, en effet, qu'un double de ce rapport n'ait pas été envoyé à
Berlin, puis à Moscou, via, peut-être, Harry?
Le cas Ilbert représente encore un stade artisanal. L'espionnage militaire à
grande échelle commence vraiment en 1925 sous la houlette de Jean Crémet,
un petit Breton rouquin qui a fait ses classes dans le syndicalisme nantais
avant de devenir permanent du parti, de monter à Paris pour siéger au conseil
municipal et de devenir un apparatchik important du PCF (comité central,
bureau politique). C'est la biographie officielle: derrière ses éminentes
responsabilités, Crémet est surtout le responsable numéro un, côté français, du
premier vrai réseau d'espionnage soviétique que la France ait connu. Avec lui,
on passe au stade quasi industriel grâce à ses connexions avec le monde
syndical et au soutien direct des services secrets, plus à l'aise depuis que
26

Paris compte une ambassade soviétique.


Le résident de l'époque, qui se fait appeler Bernstein, exerce la profession
d'artiste peintre. Sa femme travaille à l'ambassade et à la mission commerciale
soviétique, un bon prétexte pour s'y rendre fréquemment. De son vrai nom
Ielenski-Oujdanski, Bernstein est à quarante-cinq ans déjà un vieux routier du
renseignement. Un an avant son arrivée à Paris le gouvernement polonais l'a
expulsé. Il s'est replié à Vienne, en Autriche, pour contrôler les opérations
dans les Balkans. Une fois à Paris, il va donner une tournure «scientifique» à
l'espionnage selon des méthodes qui feront par la suite école au KGB et au
GRU. Par l'intermédiaire de Stefan Grodnicki, un «étudiant» lituanien,
Bernstein remet à l'appareil clandestin français, dirigé par Crémet, un véritable
plan de renseignement élaboré à Moscou par les ingénieurs et les experts de
l'industrie militaire soviétique. Dans le vocabulaire de l'époque, on appelle
cela le «questionnaire». En voici un exemple:
«I) Matériaux concernant la construction d'armement et les données
tactiques sur les nouveaux tanks en essai ou en construction. Particulièrement,
les nouveaux tanks lourds C 2, le léger C et les tanks moyens de Vikkers. La
construction des tanks qui ont servi pendant la guerre nous est connue.
a) Les données suivantes nous intéressent: 1) les puissances et les poids; 2)
le moteur; 3) le système et la puissance; 4) l'armement; 5) le cuirassement; 6)
l'épaisseur de la cuirasse de devant et de côté; 7) la rapidité et la capacité à
prendre les montées; 8) la prévision de combustibilité (la longueur d'action).
II) Eclaircir si tous les 22 régiments de chars d'assaut légers possèdent le
nombre total de tanks (300) : s'il y a des manques en quoi consistent-ils?
Etablir si les tanks moyens sont compris dans l'armement, et de quels tanks
sont armés les bataillons lourds de chars d'assaut.
III) Procurer tous les renseignements concernant les tanks et les règlements
sur les chars de combat.
IV) Existe-t-il des chars spéciaux pour alimenter en combustible et en
munitions, et quels renseignements possède-t-on à ce sujet ?» 27


Avec l'aide de son organisation, Jean Crémet remplit le «questionnaire».
C'est efficace mais peu sûr. Pour répondre à ces questions techniques, ses
hommes doivent contacter des experts, principalement des syndicalistes, dans
chaque branche industrielle. En définitive, beaucoup de monde est dans la
confidence. Dès octobre 1925, des fuites se produisent.
Un jour, un mécanicien de l'arsenal de Versailles, par ailleurs secrétaire du
syndicat communiste, s'étonne des détails que lui demande un adjoint de
Crémet. Les renseignements n'ont rien à voir avec la lutte syndicale, bien que
son interlocuteur prétende œuvrer pour la «défense des travailleurs». Le
mécanicien en rend compte à la direction de l'arsenal, qui avertit la police. Par
son intermédiaire, le contre-espionnage militaire va pendant plusieurs mois
livrer de fausses informations au réseau Crémet et aux Soviétiques.
En avril 1927, c'est le coup de filet. Une centaine de personnes sont
arrêtées, dont le «peintre» Bernstein et l'«étudiant» Grodnicki. Le réseau
Crémet est décapité, mais son principal responsable a réussi à prendre la fuite,
avec sa compagne Louise Clarac, en direction de Moscou. Le tribunal de
Paris, qui prononce la sentence, le 25 juillet 1927, se contente de condamner
le couple Crémet-Clarac par contumace (cinq ans de prison). Grodnicki écope
de lamême peine alors que Bernstein (le colonel Ielenski) en prend pour trois
ans.
Sur le banc des accusés, on retrouve Pierre Provost, une figure connue.
C'est un membre important de l'appareil clandestin du PC français. A ce
procès, où il va être condamné à deux ans de prison, son défenseur est Paul
Vaillant-Couturier, avocat mais aussi rédacteur en chef de L'Humanité, celui-
là même qui va parrainer officiellement les «rabcors» dans le quotidien
communiste quatre mois plus tard. Or nous savons par Maurice Laporte que
Provost et Harry sont en contact depuis 1923, quand ce dernier a été chargé
par Moscou de superviser la vague d'agitation dans la Ruhr. Par la suite,
Laporte décrit Provost comme le «grand argentier du service illégal français»
subvenant aux besoins des réseaux. C'est en grande partie exact, mais ajoutons
que l'argent nécessaire est fourni par Harry, alors responsable technique de
l'AM Apparat. Ces liens financiers permettent d'affirmer que Robinson a
contrôlé le réseau Crémet en coulisse . En retour, il est celui qui, in fine, a
a

recueilli les renseignements transmis à l'ambassade soviétique à Paris via le


«peintre» Bernstein. Pourtant, Harry n'est pas cité une seule fois dans
l'enquête policière qui a duré deux ans. Preuve de sa remarquable discrétion.
Il passera de nouveau à travers les mailles du filet quand l'affaire des
«rabcors», la vraie, éclatera quatre ans plus tard.
Alexis Redier éditeur. Précisons que Laporte était devenu un farouche anticommuniste lorsqu'il a écrit
ce livre. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il deviendra même collaborateur, mais cela n'entache pas
son témoignage fondé sur son expérience du PCF.
b D'abord membre du comité exécutif du KIM, Richard Schuller sera ensuite l'un des émissaires du
Komintern auprès du PC français, notamment au congrès de juin 1926.
c Pierre Provost, membre des Jeunesses communistes françaises, participa à l'agitation dans la Ruhr. Il
sera condamné à deux ans de prison en 1927 par le tribunal de Paris dans l'affaire des réseaux Crémet
(nous y reviendrons). Il sera jusqu'au bout l'un des agents de Robinson.
d Il s'agit vraisemblablement de Rosa Michel, de son vrai nom Wacziarg, polonaise d'origine qui a été
l'une des animatrices du Mouvement des enfants, une organisation qui a servi de couverture au SR
soviétique en France dans les années 20.
e Marcel Cachin, membre du bureau politique du PCF et de la direction du Komintern, est la grande
figure communiste de l'époque en France. Paul Vaillant-Couturier, membre du comité central du PCF, est
l'une des « plumes » du parti. Il sera nommé rédacteur en chef de L'Humanité en 1926.
f Les relations diplomatiques entre la France et l'URSS ont été établies en 1924. La présence d'une
ambassade soviétique à Paris a par la suite facilité le travail des espions de Moscou (appui, financement),
comme partout ailleurs dans le monde.
g Soit environ 7 millions de francs actuels.
h Que la Loubianka (quartier général du KGB de l'époque) finance le Secours rouge international
(appelé aussi Aide internationale ouvrière, AIO) pour aider les agents emprisonnés confirme s'il en était
besoin les liens des organisations mises en place par Münzenberg avec le SR soviétique.
L'ombre de Muraille C'est ici qu'entre en scène l'un
des personnages les plus mystériaux de l'histoire de
l'espionnage soviétique en France. Bolchevique de
la vieille garde léniniste, Paul Muraille (qui se fait
aussi appeler Henri, Albaret ou Boissonas) a connu,
avant la révolution, l'exil en Sibérie et séjourné
plusieurs années en Suisse (atteint de tuberculose,
comme Robinson, il se serait fait soigner au
sanatorium de Leysin pendant la Première Guerre
mondiale. Les deux hommes se sont-ils rencontrés à
l'époque?). Après 1917, il effectue denombreuses
missions secrètes pour le compte du nouveau
pouvoir communiste, notamment en Chine.
Commissaire politique pendant la guerre polono-
soviétique de 1920, il va ensuite se consacrer
exclusivement à l'espionnage. Il s'affuble alors d'un
grade de général qui n'existe pas encore dans
l'Armée rouge. Enfin, pour avoir séjourné plusieurs
fois en France, il parle couramment notre langue
avec un léger accent du Sud. Voilà ce qu'on peut
savoir de lui, hormis qu'il a quarante-trois ans en
1927, qu'il est un solide gaillard au visage un peu
rougeaud, avec des pommettes saillantes et un
regard qui exprime à la fois ruse et assurance .
28
Véritable aventurier, Paul Muraille est de ceux qui estiment que l'Histoire
se fait sur les champs de bataille, ou par la subversion. Partisan de la lutte
clandestine, il est devenu maître dans l'art de travailler en coulisse. Recherché
pendant plusieurs années par la police française il va lui échapper très
souvent.
Le réseau Crémet neutralisé, le «général» Muraille reprend le flambeau en
appliquant grosso modo les mêmes recettes. Grâce aux «correspondants
ouvriers» et à une pléiade de syndicalistes communistes, il bénéficiera d'un
plus grand nombre de relais. L'URSS s'intéresse toujours à l'industrie
aéronautique et aux forces aériennes françaises, aux derniers modèles de
mitrailleuses et d'armes automatiques et, enfin, à la marine. A l'aide de ses
informateurs dans les ports de Marseille, Toulon, Saint-Nazaire, Muraille peut
obtenir des renseignement sur les torpilles et les sous-marins. Une aubaine
pour Moscou.
Le «général» ne manque pas d'idées.
A Lyon, ses agents réussissent à subtiliser les plans d'un nouvel avion qu'ils
restituent après en avoir fait une copie. Le vol découvert, un seul membre du
réseau est arrêté.
A Nantes, il envoie Louis Monnereau, un ouvrier métallurgiste de Paris,
avec des fonds suffisants pour monter une affaire de poissonnerie. Une
enseigne portant «Arrivages directs» orne la devanture de la nouvelle
boutique. Pour acheter son poisson, Monnereau se rend dans les ports de la
mer du Nord. Il en revient avec des rapports.
A Paris, Muraille obtient par des typographes communistes le double de
plusieurs documents secrets imprimés pour le compte du ministère de la
Guerre dans un établissement de la rue de Grenelle.
«La curiosité de Muraille était aussi ramifiée et complexe que peuvent l'être
la science militaire et l'industrie de guerre de nos jours», estime David Dallin
dans son ouvrage de référence surl'espionnage soviétique . Avec les «rabcors»
29

en soutien, la tâche est plus aisée.


«Les services soviétiques ont observé avec attention la croissance des
"rabcors", en les finançant et en les encourageant de diverses
manières, poursuit Dallin. Une commission spéciale de six membres,
désignés par Muraille et Jacques Duclos, a été-chargée de lire et de
classer les rapports des correspondants avec, à leur tête, Izaï Bir, un
agent des services secrets militaires, et Duclos lui-même. Quand
l'auteur d'un rapport paraît utile à l'espionnage soviétique, la
commission prend contact avec lui. Les autres rapports sont publiés
dans L'Humanité.»

Les «rabcors», qui se multiplient comme des petits pains, sont mis à toutes
les sauces pourvu qu'ils servent l'espionnage soviétique. Un exemple:
l'organisation de la Journée internationale contre la guerre du 1 août 1929
er

revient au service des «rabcors». On demande aux correspondants de


dénoncer les préparatifs de l'impérialisme français, donc d'informer la
direction du parti sur les transports d'armes et de troupes, la fabrication des
armes, les inventions... Avec un tel système la France se trouve quadrillée par
le SR soviétique comme jamais . b

«Fin 1928, l'espionnage soviétique disposait en France d'un réseau de près


de 1 200 correspondants répartis ainsi : 830 ouvriers, 110 employés, 180
militaires, 35 coloniaux », estime, de son côté, Maurice Laporte, qui en
c

attribue tout le mérite à Harry.


Passé en cette année-là de l'AM Apparat au BB Apparat, selon le jargon du
Komintern, c'est-à-dire de la section antimilitariste à la section espionnage
industriel, Robinson est, en effet, directement intéressé – impliqué
conviendrait mieux – dans le développement des «rabcors». Selon les
documents disponibles, il a même été nommé adjoint de Muraille au début de
1929. Une codirection qui, au-delà de la France, concerne l'Allemagne,
l'Autriche, la Belgique et les Pays-Bas car le «général» y entretient d'autres
«rabcors». Cette implantation permettra à Harry de constituer ses propres
réseaux à la veille de la Seconde Guerre mondiale.
Une fois de plus, la police française, qui a pourtant Muraille dans le
collimateur, n'y voit que du feu. Harry semble posséder le don de se rendre
aussi invisible qu'il peut être indispensable.
La belle carrière d'espion de Paul Muraille s'achève effectivement en
octobre 1931, devant la cour d'assises de Paris. Dénoncé par un militant
communiste retourné, «l'homme sans nom», comme le qualifie un chroniqueur
judiciaire, ne se démonte pas pour autant. De nationalité suisse et écrivain de
profession, son intérêt pour les ports français n'a qu'une visée littéraire,
prétend-il. Quant à son amour pour la France, c'est plutôt d'une femme qu'il
s'agit. Il est venu pour elle, mais les juges comprendront qu'étant mariée il
doit, en gentleman, taire son nom. Le subterfuge échoue : trois ans ferme, qu'il
va purger à la centrale de Poissy avant de retourner à Moscou, où il disparaîtra
au cours de la répression stalinienne, comme tant d'autres.
En grand professionnel, Muraille n'a trahi aucun membre d'un réseau si bien
cloisonné que la police n'a identifié personne. Et pourtant, avec lui, c'est la
race des amateurs qui disparaît, de ces militants révolutionnaires qui croyaient
encore servir la révolution en faisant du renseignement. A partir de 1930, cette
excuse n'est plus de mise. Ceux qui ont choisi de rester ne peuvent plus se
draper dans le romantisme d'antan pour se cacher la réalité de leur métier. La
lutte pour le pouvoir en URSS, l'élimination des compagnons de Lénine au
profit de Staline n'épargnent pas le SR. Dans ce contexte l'agent devient plus
cynique que courageux. Désormais, les espions soviétiques ne sont plus des
enfants de chœur. Harry est de ceux-là.
a Dans As-tu vu Crémet ?, op. cit., Faligot et Kauffer racontent que Robinson a financé le Mouvement
des enfants mis en place par Crémet pour servir de couverture au SR soviétique : 25 000 francs pour le
lancement plus 3 000 francs de subventions mensuelles (soit, en francs actuels, environ 112 000 F et 13
000 F par mois).
b Les communistes français ressusciteront les rabcors en 1950, mais avec des résultats moins probants.
Voir à ce sujet Le KGB en France, op. cit.
c C'est-à-dire travaillant dans les colonies. Espions rouges, op. cit.
Au service des services secrets
Début 1931, Henri Barbé, qui fait alors office de secrétaire général du PCF,
est convoqué à Moscou. Les communistes français et l'Internationale
communiste, tel est le thème du rapport qu'il doit faire à Piatnitski et
Manouilski, les deux responsables du Komintern. Après la rencontre, on lui
annonce qu'il doit aussi voir le général Berzine, grand patron du Rasvedoupr,
le fameux Quatrième Bureau de l'Armée rouge chargé de l'espionnage
militaire. Le récit qu'en fait Barbé est instructif :
«Le matin suivant, deux officiers de l'Armée rouge m'appellent à
l'hôtel Lux. Nous traversons Moscou en voitureet nous arrivons
devant un grand immeuble qui n'a aucun signe distinctif. C'est le
quartier général des renseignements militaires soviétiques. Je suis
introduit dans une grande pièce avec, pendue aux murs, une grande
carte de l'Europe et de l'Asie. Au bureau se tient un homme d'environ
cinquante ans, en uniforme militaire, avec deux ordres du Drapeau
rouge accrochés à la tunique. L'homme est fort et mesure environ un
mètre soixante-dix; il est chauve. Il m'observe avec des yeux bleus
perçants. C'est le général Berzine, chef des renseignements militaires
de l'Armée rouge. Il parle le français couramment. Il est agité, un peu
nerveux.
Berzine m'accueille cordialement, me serre la main et commande du
thé avec des gâteaux. Puis il commence à parler longuement de
l'importance de l'information et du renseignement pour la défense de
la patrie soviétique... Il me fait comprendre qu'il sait ce que pensent
les dirigeants communistes français quant à l'utilisation des militants
pour l'espionnage. Il admet que c'est pour nous un inconvénient mais
qu'il ne peut pas faire autrement. »

Et puis, Berzine propose brusquement à Barbé d'entrer en «étroite


collaboration» avec le Quatrième Bureau et de commencer à travailler sous sa
direction.
«J'étais stupéfait par l'offre, poursuit-il. Je lui explique pourquoi nous
refusons ces méthodes; je rappelle qu'il est de tradition que le
mouvement ouvrier français rejette ce genre d'activités. Je finis en
demandant au général de cesser de recruter des agents parmi nos
militants. Il est évident que je déclinais ainsi l'offre qu'il venait de me
faire personnellement.
Rouge de colère, Berzine déclare que, si je refuse de comprendre
l'importance de ce travail, d'autres le comprendront. Je ne m'étais pas
fait un ami du général Berzine. En me disant au revoir, il me demande
de réfléchir à sa proposition. »

Dans la suite de son récit, Barbé précise qu'un certain «André», envoyé
spécial de Berzine à Paris, est revenu à la charge pour lui demander de diriger
avec lui les réseaux implantés en France. Nouveau refus.

Quelques semaines plus tard, Henri Barbé est mis en cause dans une
ténébreuse affaire de «groupe» au sein de la direction du PCF.L'un de ses
accusateurs n'est autre que Manouilski, le dirigeant du Komintern qu'il a vu à
Moscou. A compter de juillet 1931, sa lente mais inexorable disgrâce
commence, jusqu'à son exclusion, en septembre 1934. Rude chute pour celui
qui faillit devenir secrétaire général. Faut-il voir un rapport de cause à effet
entre Berzine et cette disgrâce? David Dallin qui rapporte l'histoire n'en doute
pas .
30

Barbé joue toutefois le rôle du gentil naïf dans ce récit. Comment peut-il
s'étonner de la proposition de Berzine, alors qu'en 1931 le PCF appuie depuis
belle lurette l'espionnage soviétique tant la frontière entre Komintern et
Rasvedoupr est étanche. La confusion des genres est totale entre le soutien à la
révolution mondiale, pour laquelle œuvrent les agents de l'Internationale
communiste, et l'aide au potentiel économique et militaire de l'URSS, objectif
prioritaire des officiers de renseignement de l'Armée rouge. Les uns et les
autres travaillent pour Moscou depuis que le messianisme bolchevique s'est
confondu avec la défense de la patrie du socialisme. Les buts sont les mêmes;
quant aux méthodes, elles se ressemblent étrangement.
En ce début des années 30, les dirigeants soviétiques disposent en réalité de
trois organisations pour subvertir, déstabiliser ou espionner «l'ennemi»
capitaliste. Ils peuvent ainsi jouer une partition différente selon les cas et les
époques. Par ordre d'entrée en scène, on trouve l'INO (abréviation
d'Inostrannyi Otdel), le département étranger de la Tchéka , créé en décembre
a

1920. Quelques mois plus tard, début 1921, le Komintern met en place l'OMS
(Otdiel Mejdounarodnoï Sviazi), la section des liaisons internationales. Le
Quatrième Bureau, que va diriger le général Ian Berzine à partir de 1924,
apparaît ensuite.
Théoriquement, sur le papier, chacune de ces organisations a ses propres
attributions: à l'INO le renseignement politique, au Quatrième Bureau
l'espionnage militaire, à l'OMS le soutien aux sections locales de
l'Internationale communiste, les PC de chaque pays. Dans la pratique, ce n'est
pas si clair.
L'OMS, que dirige de Moscou Iossif Piatnitski, un bolchevique de la
première heure, est chargé d'envoyer les délégués du Komintern dans les
différents PC afin qu'ils fassent appliquer la ligne décidée à Moscou. Ce
travail, qui équivaut à une immixtion dans la vie politique des pays étrangers,
doit se faire dans le plus grand secret; ce qui nécessite des filières clandestines
(financement,faux papiers, notamment). Mais l'OMS ne manque pas de
dépasser le cadre de ses compétences. A l'occasion, ses membres ne
dédaignent nullement d'emprunter des chemins plus subversifs, comme en
témoigne le rôle de Harry dans la Ruhr. Son action pour le compte de l'AM
Apparat n'a pas été de faire de l'«agitprop» pure et simple. Effectué sous le
contrôle du représentant de l'OMS à Berlin, Abramov-Mirov, ce travail a tout
autant intéressé le Quatrième Bureau de l'Armée rouge (pour les
renseignements militaires).
En théorie toujours, l'OMS est sous la coupe de l'INO, tout au moins
financièrement. La section des liaisons internationales du Komintern a
d'ailleurs été créée après l'INO, pour «attirer dans la mouvance des services
secrets des communistes étrangers et des compagnons de route plus sensibles,
au départ, à un appel de l'Internationale communiste qu'à une approche directe
de l'espionnage soviétique. Bon nombre des meilleurs agents du Guépéou,
puis du NKVD dans les années 30, crurent au début qu'ils travaillaient pour le
Komintern ».
31

Robinson illustre une fois de plus cette fausse division du travail entre
appareil militant et espionnage telle que Moscou l'a instituée pour mieux
tromper son monde. Il est en effet certain que les agents que va recruter Harry
dans les hautes sphères de l'Etat français ont cru travailler plus pour
l'Internationale communiste que pour le Rasvedoupr de Berzine. Ce n'en est
pas moins condamnable, mais peut-être ont-ils ainsi soulagé leur conscience !
Nous voilà au cœur du problème déjà évoqué: le Komintern a toujours été
une organisation sous influence, sous étroit contrôle même, de l'INO et du
Quatrième Bureau à la fois. Sur ce point, les témoignages concordent :
travailler pour l'Internationale communiste revient à devenir un agent de
l'espionnage soviétique. Circonstance aggravante: plus on avance dans le
temps, plus cela se vérifie. Elisabeth Poretski le constate à Moscou dès 1924:
«Le Quatrième Bureau et l'INO rivalisaient entre eux et avec le
Komintern, en même temps qu'ils cherchaient l'un et l'autre à accroître
leur influence au sein de ce dernier. Les allées et venues de personnel
entre le Quatrième Bureau, l'OMS et la section des renseignements du
Komintern , donnèrent aux militaires une certaine influence au sein
b

del'Internationale, influence contrebalancée par le fait que le NKVD


contrôlait les finances de l'OMS .» 32

Harry, formé à l'école du Komintern, va finir par tomber lui aussi sous la
griffe du Quatrième Bureau. Sans états d'âme. Le passage se fait en douceur à
partir de 1929, lorsque, adjoint du «général» Muraille, il devient responsable
du BB Apparat (espionnage industriel) pour la France, une branche qui
intéresse au plus haut point le service de Berzine. Richard Sorge a suivi le
même chemin, de l'OMS au Rasvedoupr.
Mais Robinson représente un cas original dans l'histoire de l'espionnage
soviétique. A cheval sur le Komintern et le Quatrième Bureau, il ne quittera
jamais entièrement l'un pour l'autre. Dans ces années 30 qui vont faire de lui
un grand espion, il est à la fois le représentant de l'OMS pour l'Europe et le
résident (chef) illégal du Quatrième Bureau pour la France. En lui, tel Janus,
l'officier de renseignement constitue l'autre face du militant communiste.
L'avantage est double : membre de l'Internationale communiste, il bénéficie de
l'aide technique de l'appareil clandestin du PCF et il peut fréquenter le cercle
des «compagnons de route» qui vont lui servir de vivier pour recruter son
réseau.
Fin 1929, Harry quitte définitivement le QG du Komintern à Berlin pour
s'installer à Paris d'où il va rayonner en Belgique, en Suisse, en Angleterre. Il
vit séparé de Clara Schabbel mais leur fils, Victor, va le rejoindre dans son
deux-pièces au 13 de la rue des Mûriers, dans le 20 arrondissement.
e

Il ne manque plus que Münzenberg, et sa troupe d'agitateurs professionnels,


pour que le Grand Recrutement commence.
a La Tchéka va s'appeler successivement Guépéou, NKVD, MGB, puis KGB.
b C'est-à-dire l'AM Apparat et le BB Apparat, où Harry a travaillé.
Deuxième Partie

LE CERCLE DES CINQ


Londres, jeudi 14 septembre 1933

Les sept juges, assis en demi-cercle, font face à la salle. Il leur manque juste
la toge et une perruque poudrée pour être dans la meilleure tradition des cours
de justice britanniques. Au centre du prétoire, D.N. Pritt, avocat de réputation
internationale, spécialiste des litiges entre Etats, préside le «tribunal». Debout
à sa droite, le conseiller du roi sir Stafford Cripps achève son discours
d'introduction : «Il ne fait aucun doute que le procès qui va s'ouvrir dans
quelques jours à Leipzig est un procès politique. Les communistes vont y être
accusés d'avoir mis le feu au Reichstag. Selon d'autres informations, cet
incendie pourrait avoir des origines criminelles qui ne seraient pas étrangères
au Parti national-socialiste. C'est pour cela qu'il nous a paru souhaitable de
réunir cette commission juridique pour examiner tous les matériaux
disponibles sur cette affaire en dehors d'Allemagne et pour enquêter sur les
vraies causes de l'incendie. Naturellement, aucun procès, au sens propre du
terme, ne peut se tenir en dehors d'Allemagne. Tel n'est pas notre but .» 33

Et pourtant, c'est bien un contre-procès qui va se tenir ici, quatre jours


durant, dans la très officielle salle d'audience de la Société de droit de
Londres, au 60 Carey Street. Ni la presse internationale ni le nouveau régime
nazi ne sont dupes de l'argutie juridique utilisée par sir Cripps. L'ambassade
d'Allemagne a même élevé une protestation officielle contre la tenue de cette
réunion. Les activités de la commission sont une affaire privée, a répondu le
gouvernement britannique. Il est vrai que Francesco Nitti, l'ancien Premier
ministre d'Italie; Georg Branting, le fils de l'ancien Premier ministre de Suède;
Arthur Garfield Hayes, l'avocat de Sacco et Vanzetti; ou encore maîtres Moro-
Giafferi et Gaston Bergery, du barreau de Paris, ne représentent qu'eux-
mêmes. Ils participent aux travaux de cette commission parce qu'ils
symbolisent l'indépendancede la justice – les organisateurs veulent le faire
croire – par opposition à la parodie de procès qui doit commencer le 21
septembre à Leipzig.
L'enjeu est de taille. Au-delà de la connaissance de la vérité sur le
mystérieux incendie qui a ravagé le Reichstag dans la nuit du 27 février 1933,
c'est l'avenir de la démocratie en Allemagne, ou ce qu'il en reste, qui va se
jouer en cette fin septembre. Avec elle le sort de l'Europe.
Voyons d'abord les faits.
Il est 21 heures, le 27 février 1933, quand un passant interpelle un policier
qui fait sa ronde à proximité de la Königsplatz de Berlin : «Venez vite, il y a
du bruit et des lueurs suspectes au Reichstag ! » Au premier étage du
Parlement apparaissent déjà des flammes. En quelques minutes, elles lèchent
le bâtiment. Pompiers et policiers arrivent à 21 h 15. Deux policiers
réussissent à pénétrer dans le vaste édifice et constatent très vite l'ampleur du
sinistre : la salle des séances, le restaurant, la salle Bismarck sont la proie des
flammes. Et puis, brusquement, au détour d'un couloir enfumé, une silhouette
dépenaillée. Le torse nu dégoulinant de sueur, les yeux dans le vide, l'homme
paraît groggy, incapable de prononcer une parole intelligible. Amené au poste
de police le plus proche, il finira par décliner son nom: Marinus Van der
Lubbe, de nationalité néerlandaise.
Une bonne partie du Reichstag est maintenant en flammes. Spectacle
grandiose qu'observe une foule fascinée. Au premier rang, on peut voir
l'imposante silhouette de Hermann Goering, président du Parlement, ministre
de l'Intérieur et chef du Parti national-socialiste d'Adolf Hitler. Le tout
nouveau chancelier – il est entré en fonction le 30 janvier – est là, lui aussi,
accompagné du fidèle Goebbels, le chef de la propagande. «Dieu fasse que ce
soit l'œuvre des communistes», murmure Hitler.
Quelle prémonition ! Au poste de police, le suspect numéro un, Van der
Lubbe, vient d'avouer qu'il est membre du Parti communiste. Dès cet instant,
l'affaire est entendue. Du pain béni pour le jeune régime fasciste. Dans les
jours qui suivent, deux députés nazis (quelle importance?) témoignent avoir
vu le suspect le soir du sinistre avec Ernst Torgler, un leader communiste
allemand. Un autre témoin « spontané », serveur dans un restaurant berlinois,
prétend que Van der Lubbe a fréquenté son établissement en compagnie de
trois individus suspects. Le trio est rapidement identifié, puis arrêté. Etrangers,
porteurs de faux papiers, ils sont bulgares:Blago Popov, Vassil Tanev et
Georgi Dimitrov. Circonstance aggravante, ils appartiennent au Komintern.
Dimitrov est même responsable de cette organisation pour l'Europe.
Cinq coupables, cinq communistes, l'enquête est close. Avec un pareil
dossier, le procès de Leipzig va pouvoir servir de formidable caisse de
résonance à la propagande nazie.
Voilà précisément ce que veut éviter la commission juridique réunie à
Londres. A la barre des témoins, plusieurs députés sociaux-démocrates
allemands viennent innocenter les inculpés. Pour les uns, tel Georg Bernard,
les communistes n'avaient aucun intérêt politique à détruire le Reichstag. Les
autres, comme Paul Hertz, constatent que le feu a pris dans des zones
accessibles seulement avec des laissez-passer, preuve de complicités, soit à
l'intérieur du Parlement soit dans les hautes sphères du pouvoir. Au centre des
soupçons le président du Parlement Hermann Goering, dont la résidence est
reliée au Reichstag par un souterrain qui aurait pu permettre aux incendiaires
de s'introduire. D'autres témoins, appartenant au PC allemand, viennent
démontrer l'inanité des preuves de l'accusation. Le député communiste
Wilhelm Koenen affirme avoir quitté le Reichstag le 27 février au soir en
compagnie de son collègue Torgler une heure et demie avant le début du
sinistre et être demeuré avec lui toute la soirée. Un communiste yougoslave et
la sœur de Dimitrov certifient que ce dernier se trouvait à Munich le soir de
l'incendie.
Après quatre jours d'audience, le «verdict» tombe:
«La commission conclut:
Que Van der Lubbe n'est pas membre du Parti communiste.
Qu'aucun lien n'a pu être établi entre le Parti communiste et l'incendie du
Reichstag.
Que les accusés Torgler, Dimitrov, Popov et Tanev ne doivent pas
simplement être considérés comme innocents du crime dont on les accuse,
mais qu'ils n'ont aussi aucun rapport, de quelque nature que ce soit,
directement ou indirectement, avec l'incendie du Reichstag.
Que l'examen des entrées et des sorties possibles du Reichstag rend
hautement probable le fait que les incendiaires ont dû utiliser le souterrain
reliant le Reichstag à la résidence du président du Parlement.
Que des événements comme cet incendie ne peuvent, dans la période
considérée, qu'avantager considérablement le Parti national-socialiste.
Que, pour ces raisons et d'autres, de graves soupçons existent qui
permettent de croire que le Reichstag a été incendié sur ordre, ou pour le
compte, de personnalités du Parti national-socialiste. »

Ce communiqué est rendu public le 19 septembre au soir. Le lendemain, il


fait la une des journaux du monde entier. Le 21 s'ouvre le procès de Leipzig.
Un timing parfait. Ce procès, qui aurait dû être un triomphe pour la
propagande nazie, va se transformer en cuisante débâcle. Les travaux de la
commission juridique de Londres y sont pour beaucoup. Ses conclusions
acculent les dirigeants nazis à la défensive. L'affrontement Dimitrov-Goering,
dans l'enceinte du tribunal, l'illustre :
Dimitrov : Monsieur le ministre Goering sait-il que des centaines de
milliers d'ouvriers allemands ont trouvé du travail grâce aux commandes de
l'industrie soviétique?
Goering : Je vais vous dire ce que sait le peuple allemand. Le peuple
allemand sait que vous êtes un voyou, que vous êtes venu ici pour mettre le
feu au Reichstag. Je vous considère comme un salaud qui mérite d'aller tout
droit au poteau... Attendez seulement que je puisse vous rattraper hors de ce
tribunal.
Dimitrov : Vous avez visiblement peur de ma question.
Goering : Hors d'ici, tricheur !
34


Le verdict que rend le tribunal le 23 décembre 1933 est un beau camouflet
pour le régime nazi. Van der Lubbe est certes reconnu coupable de l'incendie,
et comme tel condamné à mort (puis exécuté), mais ses liens avec les
communistes n'ont jamais pu être prouvés. Pis encore, le principal accusé
«idéologique», le responsable du Komintern pour l'Europe, Georgi Dimitrov,
est acquitté, comme ses autres camarades communistes.
L'arroseur est arrosé. A Moscou, on jubile. Quelques semaines plus tard, le
27 février 1934, un an jour pour jour après l'incendie, c'est un véritable
triomphe que va réserver la capitale soviétique au Bulgare Dimitrov. Il sera
même fait citoyen d'honneur de l'URSS et il deviendra député au Soviet
suprême. Quelques mois plus tard, Staline le nommera secrétaire général du
Komintern pour appliquer la politique de «Front commun» des forces de
gauche contre le danger fasciste.
Contre-procès de Londres et procès de Leipzig marquent donc un tournant
capital dans la perception que va désormais avoir l'opinion publique mondiale
du nazisme et du communisme.
«L'acquittement de Dimitrov devenait l'acquittement du communisme
de l'accusation de conspiration et de violence en général, fait
remarquer Koestler. La terreur communiste était une invention des
nazis pour discréditer leurs principaux adversaires; en réalité, les
communistes étaient d'honnêtes défenseurs de la liberté et de la
démocratie, simplement plus courageux et résolus que les autres . a

Traiter Dimitrov d'"agent du Komintern", c'était parler le langage des


nazis. Dimitrov devint le symbole de ce type de libéral moderne,
honnête et brave : l'"antifasciste".»

En cette fin d'année 1933, le communisme vient de gagner la plus grande et
la plus durable bataille idéologique de son histoire. L'antifascisme va
désormais servir à occulter la terrible réalité soviétique (avec les dizaines de
millions de morts du stalinisme) et offrir aux services secrets de Moscou
l'occasion, unique, de recruter en son nom dans les plus hautes sphères des
Etats démocratiques.
Cette percée décisive du communisme est le travail d'un homme
d'exception : Willi Münzenberg.
La guerre du mensonge «Plus le mensonge est gros,
plus il a des chances de prendre», a écrit Adolf
Hitler dans Mein Kampf. La propagande nazie, tout
entière élaborée à partir de cet axiome, a trouvé son
maître. Car, en matière de mensonge, le
communisme a quelques longueurs d'avance. Le
privilège de l'antériorité lui a permis de fourbir ses
armes, que ce soit lors de la famine de 1921-22,
dans l'affaire Trust ouencore avec ces «villages
b

Potemkine » destinés aux visiteurs crédules.


c

La gigantesque bataille idéologique que se sont livrée l'Allemagne et


l'URSS après l'incendie du Reichstag a d'autant plus fasciné l'opinion publique
occidentale qu'elle n'était pas encore habituée aux méthodes grand-
guignolesques des pays totalitaires.
«Le monde croyait assister à un combat classique entre la vérité et le
mensonge, le coupable et l'innocent, écrit Koestler. En réalité, les
deux partis étaient coupables, mais non des crimes dont ils
s'accusaient l'un l'autre. Les deux mentaient, et les deux craignaient
que l'autre n'en sût davantage qu'il n'en savait réellement ». 35

Dans cette guerre du mensonge, chaque troupe a son stratège : à droite,


Joseph Goebbels; à gauche, Willi Münzenberg. Pris sous cet angle le combat
paraît déjà inégal. Quels que soient les talents et le mérite du Dr Goebbels, il
n'a ni la compétence ni, surtout, la pratique de la manipulation acquise par
Münzenberg depuis la famine de 1921-1922. En dix ans, Willi est devenu un
vieux routier de l'agitprop, il a eu le temps de peaufiner ses techniques et ses
méthodes, comme en témoigne Arthur Koestler, qui le rejoint à cette époque
pour devenir «un sous-off dans la grande bataille de propagande entre Berlin
et Moscou».
«Les brochures pour soutenir la campagne de secours (aux victimes de
la famine) de 1921-1922 menèrent à la fondation des éditions
particulières de ce qu'on appela bientôt le "trust Münzenberg", avec
ses clubs de livres et une multitude de périodiques et de journaux. En
1926, Willi possédait en Allemagne deux quotidiens à gros tirage:
Berlin am Morgen et Welt am Abend; l'Arbeiter Illustrierte Zeitung,
hebdomadaire dont le tirage atteignait un million, le pendant
communiste de Life, et une série d'autres publications, comprenant des
revues techniques destinées aux photographes, aux amateurs de radio,
etc., toutes marquées par une tendance communiste indirecte. Au
Japon, pour prendre l'exemple d'un pays lointain, le "trust" contrôlait
directement ou indirectement dix-neuf journaux et périodiques. Il
finançait également des spectacles communistesd'avant-garde, fort à la
mode à l'époque. Enfin, le "trust" fut le producteur de quelques-uns
des meilleurs films d'Eisenstein et de Poudovkine venus de Russie
(réalisés par Meshrabpom Film, abréviation russe des mots Aide
internationale ouvrière). En quelques années, le "trust Münzenberg"
s'était ainsi étendu des soupes populaires pour les enfants sous-
alimentés au lancement de Tempête sur l'Asie (de Poudovkine). »

Le «millionnaire rouge», comme on appelle le Münzenberg de cette période


allemande, est un personnage à part dans l'appareil communiste mondial
depuis que nous l'avons quitté, au début des années 20. Son remarquable
succès politico-financier lui permet d'échapper aux pesanteurs de la hiérarchie
pour dépendre directement de Manouilski et Piatnitski, les deux grands
patrons du Komintern à Moscou (et, à partir de 1927, de Staline lui-même).
Mais ses méthodes originales ne l'empêchent nullement d'être un communiste
orthodoxe qui sert avec zèle ses maîtres soviétiques.
Voilà l'adversaire redoutable que Goebbels doit affronter Combat d'autant
plus inégal que Münzenberg se gardera d'apparaître directement sur le champ
de bataille, contrairement au propagandiste nazi, qui affrontera Dimitrov au
procès de Leipzig.
Le plan de riposte à l'incendie du Reichstag a été élaboré à Moscou, comme
il se doit. Il y fut décidé, sur les conseils de Münzenberg, d'attaquer
l'adversaire sur deux fronts : la crédibilité de ses accusations et sa capacité à
juger une telle affaire objectivement. Tout l'appareil du Komintern a été
mobilisé pour atteindre ce double but selon les meilleures méthodes
Münzenberg, c'est-à-dire à grands coups de bluff, de trucage et de mensonge.
Le Livre brun sur l'incendie du Reichstag et la terreur hitlérienne paraît, en
août 1933, aux éditions Carrefour, à Paris. Aucun nom d'auteur n'y figure,
hormis ceci: «préparé par le Comité international d'aide aux victimes du
fascisme hitlérien» (président Albert Einstein, avec une introduction de lord
Marley). Deux indications qui suffisent à crédibiliser l'entreprise.
«Mon nom est apparu dans les éditions française et anglaise comme si
j'étais l'auteur, expliquera plus tard le célèbre physicien. Ce n'était pas vrai. Je
n'en avais pas écrit une ligne, mais cela n'avait pas d'importance .» Première
36

méthode Münzenberg: utiliser les célébrités, même à leur insu, pour mieux se
camoufler. Ce Livre brun servait la bonne cause. Il était donc évident
qu'Einstein n'allaitpas protester contre l'utilisation abusive de son nom. Le tour
était joué.
Dans son introduction écrite à «la Chambre des lords, Londres S W 1»
(nouvelle crédibilité apportée au livre), lord Marley précise que «chaque fait
relaté dans ce livre a été soigneusement vérifié et est représentatif de
nombreux cas similaires». Il le croit sans doute. Le Livre brun, conçu à partir
de quelques informations exactes, est cependant avant tout une somme
d'exagérations, d'affabulations et de distorsions de la réalité.
«Le Livre brun réglait son compte à l'allégation nazie selon laquelle
l'incendie du Reichstag résultait d'une conspiration communiste, par
une argumentation – tout aussi frauduleuse mais beaucoup plus
convaincante – montrant qu'il s'agissait d'un complot nazi, expliquent
Andrew et Gordievsky dans leur KGB dans le monde . Des documents d

falsifiés furent utilisés pour montrer que Marinus Van der Lubbe
faisait partie d'un complot organisé par le maître propagandiste
qu'était Goebbels. Un groupe de SA (sections d'assaut nazies) serait
rentré au Reichstag par un passage souterrain communiquant avec la
résidence officielle de son président nazi, Goering, aurait allumé le
feu et serait ressorti par le même chemin. Un surcroît de véracité était
donné à la conspiration fictive par un scandale sexuel reposant sur de
fausses preuves attestant les liens de Van der Lubbe avec des
dignitaires nazis homosexuels. »

Est-il besoin de préciser que ni l'utilisation du souterrain par les SA nazies,
ni l'homosexualité de l'incendiaire néerlandais n'ont jamais pu être prouvées.
Peu après la publication du Livre brun, des amis de Van der Lubbe ont même
démenti formellement ces inclinations sexuelles. Ils n'ont pas été entendus.
En matière de propagande, une demi-vérité est une arme bien supérieure à
la vérité. Et être sur la défensive c'est être déjà vaincu. C'est la deuxième
méthode Münzenberg : opposer avec aplomb de plus gros mensonges à ceux
qui sont proférés par l'adversaire pour l'obliger à y répondre, donc à se
justifier. Goering indigné, s'étouffant presque de colère au procès de Leipzig,
n'y échappera pas:
«Le Livre brun prétend que j'ai assisté aux préparatifs de l'incendie, vêtu, je
crois, d'une toge romaine en soie bleue. Il ne va pas jusqu'à dire que,
semblable à Néron, pendant l'incendie de Rome, j'ai joué du violon... Le Livre
brun est un ouvrage de provocation que j'ai détruit partout où je l'ai
rencontré... Il dit que je suis un idiot sénile, que je me suis échappé d'une
maison de fous et que mon crâne a éclaté en plusieurs endroits. »

Traduit en plus de vingt langues, diffusé dans le monde entier à des millions
d'exemplaires, ce Livre brun qui est au centre des débats de Londres et de
Leipzig (le «sixième prévenu», a-t-on dit à l'époque) n'est pourtant pas l'œuvre
de Münzenberg. Le véritable auteur, anonyme, qui se cache derrière la
notoriété d'Einstein est juste un élève doué. Le plus doué du grand maître.
Personne ne connaît encore son nom, mais il ne va pas tarder à s'en faire un
dans le large cercle des «compagnons de route».
Anticonformiste et cosmopolite, juif tchèque d'origine, cet homme alors âgé
de trente-huit ans est à la fois l'ombre et l'âme damnée de Münzenberg (avant
d'en devenir le Judas). Un destin exceptionnel qui va l'amener à jouer un rôle
non négligeable dans le Grand Recrutement.
a Souligné par moi. Nous verrons combien cette façon de voir les communistes va contribuer au
recrutement des agents par le SR soviétique.
b Créée par le Guépéou en 1922, l'organisation Trust visait un double but. D'abord, sous prétexte de
travailler au renversement du nouveau régime soviétique, elle se proposait de canaliser les efforts des
multiples associations de gardes blancs, et autres partisans monarchistes, en lutte contre les bolcheviques.
Ce faisant, Trust a permis d'identifier les ennemis de Moscou et d'attirer en URSS des opposants
irréductibles – le social-révolutionnaire Boris Savinkov, l'agent britannique Sidney Reilly, par exemple –
sous prétexte de les aider à mener des actions de sabotage. Ils furent éliminés. Trust servait aussi à
intoxiquer les gouvernements occidentaux en leur fournissant de fausses informations sur l'URSS
moyennant de substantielles devises qui servirent, par ailleurs, à financer les opérations du Guépéou à
l'étranger. Trust a été dissoute en 1927, après que les Occidentaux eurent découvert la supercherie.
c Prince à l'époque de Catherine II, Potemkine montait de faux villages au passage de l'impératrice
pour lui faire croire au bonheur de sa paysannerie. L'expression désigne tous les subterfuges utilisés très
tôt par le régime bolchevique (usines modèles, villes repeintes, kolkhozes radieux) pour faire croire au
bonheur du paradis soviétique.
d Comme le rappellent les deux auteurs de ce livre, un journaliste ouest-allemand prouvera en 1962,
après enquête, que Van der Lubbe a sans doute agi seul dans l'espoir de susciter une révolte populaire.
Otto Katz, le brillant second Pour Babette Gross, la
compagne de Willi Münzenberg qui n'a jamais porté
Otto Katz dans son cœur, les deux hommes se sont
rencontrés en 1924 . La maison d'éditions de Willi
37

sortait alors son premier livre et il souhaitait qu'on


en parle en dehors de la presse communiste.
Weltebühne et Tagebuch, deux journaux de gauche,
l'intéressaient particulièrement. Il chargea donc
Babette de prendre contact avec eux pour les inciter
à faire des critiques.

«Au Tagebuch, un homme jeune, impeccablement habillé en


bourgeois, me reçut avec une extrême politesse, raconte-t-elle. Il
semblait s'amuser des efforts que je déployais pour l'intéresser à nos
publications communistes. Mais il me promit de faire son possible
pour qu'on parle de nos livres dans le journal. Peu de temps après, il
me téléphona et m'invita à prendre une tasse de thé. A ce rendez-
vous,il déploya tout son charme. Il joua alors son atout maître en
sortant de sa poche sa carte du parti: il était membre du KPD, depuis
1922. »

Cet homme, c'est Otto Katz. Trois ans plus tard, en 1927, il quitte la
direction commerciale du Tagebuch pour devenir administrateur du théâtre
qu'ouvre Erwin Piscator à Berlin. Ce lieu phare de la culture de gauche veut
être un centre collectif de création à l'image de ce qui se passe à la même
époque en Union soviétique. Piscator rassemble plusieurs auteurs pour les
faire travailler ensemble (Bertolt Brecht, Wilhelm Herzog, Walter Mehring,
Ernst Toller...). Katz est chargé de gérer ce petit monde; ce qu'il fait «avec
grand calme et sourires amicaux, preuves de son adresse diplomatique et de
ses pouvoirs persuasifs».
La belle utopie s'achève en 1929 par une faillite. Piscator aurait alors
recommandé Katz à Münzenberg pour qu'il dirige l'Universum-Bücherei, l'une
des maisons d'édition du «trust». «Bien que Katz ait popularisé avec succès
les produits de la firme, il eut des heurts fréquents avec Willi», prétend
Babette Gross avant de dresser un portrait peu flatteur du nouveau
collaborateur.
«Habillé très bourgeoisement, il dépensait beaucoup plus d'argent qu'il
n'en gagnait, et il était si préoccupé par la liquidation du théâtre qu'il
manquait à ses obligations en ne faisant pas acte de présence chez
Bücherei des jours entiers. Il n'était guère populaire parmi les
membres du personnel. Il avait beau être toujours correct et amical, il
était arrogant. Piatnitski (l'un des patrons du Komintern) dit plus d'une
fois à Münzenberg de ne pas employer de "tels éléments bourgeois".
Mais Willi ignorait ces critiques, car il aimait bien Katz, qui
comprenait vite son point de vue, qui était imaginatif, divertissant,
spirituel et loyal. »

A la fin de 1930, le fisc réclame un centaine de milliers de marks à Katz
pour des taxes du théâtre restées impayées. Désespéré, il se tourne vers
Münzenberg pour lui demander son aide, «sous peine de se suicider», disait-il.
Willi l'envoie en URSS travailler au Meshrabpom Film. Il va y rester jusqu'en
1933.
«En dépit de ses habits bourgeois, il s'adapta avec une rapidité
déconcertante à la vie spartiate de Moscou, poursuit Babette Gross.
Lorsque nous l'avons rencontré en 1930 et en 1932, c'était un homme
changé. Il était sérieux, déterminé etréservé. Quoi qu'il ait pu penser
des difficultés de la vie quotidienne en Russie et du byzantinisme
naissant du Kremlin, il n'en disait rien. Les slogans habituels lui
venaient fréquemment aux lèvres; il était devenu un serviteur loyal du
régime . »
38


Après cette cure de soviétisme à haute dose, Katz est rappelé par
Münzenberg pour travailler avec lui après l'incendie du Reichstag. Koestler
fait sa connaissance à cette époque. Le portrait qu'il en fait est plus flatteur:
«Otto possédait toutes les qualités qui manquaient à Willi, et
réciproquement. Willi était un chef rude, Otto un manœuvrier doux et adroit
(...). Willi avait l'air d'un cordonnier de village thuringien (...), Otto était beau,
brun, doué d'un charme un peu louche (...). Willi ne savait pas un mot
d'aucune langue en dehors de l'allemand, Otto parlait couramment français,
anglais, russe et tchèque. Willi était incapable d'écrire un seul paragraphe
cohérent, Otto était un journaliste habile.»

Koestler précise toutefois que si « Willi avait besoin d'Otto, il ne se donnait
guère la peine de dissimuler le mépris que celui-ci lui inspirait», avant de
conclure par cette singulière remarque: «Malgré son caractère louche, Otto
était paradoxalement sympathique . » 39

Les informations sur Otto Katz disponibles dans les archives soviétiques
nuancent cette vision quasi angélique d'un homme qui n'est ni un enfant de
chœur ni un sentimental, comme il va le prouver tout au long de cette histoire.
D'après ces archives, c'est en 1920 qu'il arrive à Berlin avec le statut de
réfugié politique, après avoir participé à la révolution sanglante de Bela Kun
en Hongrie. Agé de vingt-cinq ans, il se prétend alors commerçant en
confection, ce qui ne l'empêche nullement de fréquenter les cercles littéraires
de la capitale allemande, introduit par un camarade de jeunesse, Egon Erwin
Kisch, journaliste et écrivain tchèque connu pour ses opinions communistes.
Grâce à un autre de ses compatriotes, le journaliste Bornstein, il entre comme
courtier en publicité à Das Tagebuch, hebdomadaire politico-culturel que
vient de créer Leopold Schwarzschild. Il lui faut à peine deux ans pour en
devenir le directeur commercial, poste qu'il occupe également à
l'hebdomadaire Montag-Morgen appartenant au même groupe. Fin 1926, il
quitte ses fonctions à la suite d'un incident d'ordre sentimental (il a séduit la
femme de son amiBornstein). Il prend alors la direction du théâtre d'Erwin
Piscator, qui, grâce à son sens de la publicité, connaît une belle notoriété.
Mais il ne peut éviter la faillite en 1929, année où il entre directement au
service de Münzenberg.
Contrairement à ce qu'indique Babette Gross, il ne devient pas simple
directeur d'une maison d'édition du «trust». Il est nommé directeur
commercial des journaux et des sociétés d'édition du groupe, dont le grand
journal communiste berlinois Welt am Abend. Une fonction qui va lui
permettre de se rendre pour la première fois indispensable à Willi.
Le service de publicité qu'il dirige devient ainsi une véritable organisation
de racket. Restaurants, cafés ou magasins qui refusent les contrats de publicité
proposés par Katz sont menacés, et parfois même saccagés par des chômeurs
communistes. En ces années 1928-1930, Katz a la réputation d'être un
affairiste sans scrupule, et surtout un maître-chanteur. Agissements
parfaitement approuvés par Münzenberg, puisqu'ils permettent à la presse
communiste de résister à la crise économique qui sévit en Allemagne.
L'homme de main financier séjourne effectivement en URSS à partir de
1930 pour échapper au fisc allemand. Pendant trois ans, il va travailler à
Meshrabpom Film. C'est la version connue. Ces années, il les met aussi à
profit pour se former à l'école du Komintern et devenir un cadre zélé, «un
serviteur loyal du régime», comme le dit Babette Gross par euphémisme. A
peine devenu l'homme de Münzenberg, le voilà donc l'homme de Moscou. Il
ne va plus cesser de servir ses deux maîtres en même temps, jusqu'au jour où
il lui faudra choisir entre son mentor et le Kremlin. «L'une des tâches d'Otto
était naturellement de surveiller Willi pour le compte de l'Apparat, précise
Koestler. Quand, en 1938, Willi rompit avec le Komintern, Otto fut le premier
à l'abandonner, comme tout le monde s'y attendait.» Mais ne précipitons pas
les événements.
En cette année 1933, Otto Katz est l'éminence grise de «l'éminence rouge ». 40

Münzenberg le place dans la plupart des comités antifascistes – prétendument


«apolitiques» mais, en réalité, noyautés par les communistes – qui fleurissent
en Europe à son initiative. Au centre du dispositif: le Comité international
d'aide aux victimes du fascisme hitlérien, basé à Paris, auteur collectif du
Livre brun.
Et qui se cache derrière ce Comité? Mystère.
«Un journaliste de gauche américain, de passage à Paris, a vu ses
questions noyées dans des explications alambiquées lorsqu'il a voulu
en savoir plus, racontent Andrew et Gordievsky. "Qui est le Comité?
demanda-t-il. – Nous. – Qui ça nous? – Un groupe de gens engagés à
défendre ces innocents. – Quel groupe de gens? – Notre comité ."» 41


Puisque le Livre brun prétendait à l'objectivité, pouvait-on avouer à ce
journaliste que ses auteurs, sous les ordres d'Otto Katz, étaient des
communistes bon teint, qui plus est membres aguerris du Komintern? Pouvait-
on encore reconnaître que les informations publiées avaient été recueillies (et
parfois fabriquées) par le service de renseignement de l'Internationale
communiste en liaison avec le fameux OMS?
Mais qui se soucie de ces vérités à l'époque?
Si gros qu'ils aient pu être, les mensonges contenus dans le Livre brun sont
passés inaperçus, car les lecteurs avaient besoin d'y croire. L'épouvantail
fasciste est désormais devenu le meilleur paravent du communisme. Un
formidable avantage pour la propagande soviétique, qui va en user et en
abuser.
Quant au contre-procès de Londres, il illustre la dernière (et sans doute la
plus efficace) méthode Münzenberg: la mise en place et l'utilisation d'une
organisation communiste fabriquée selon la recette du célèbre pâté d'alouette
où le compagnon de route joue le rôle de l'oiseau et les communistes celui du
cheval.
A première vue, le jury réuni dans la salle d'audience de la Société de droit
est d'une parfaite neutralité. Regardons-y de plus près.
L'avocat Pritt, qui a présidé la commission juridique, se faisait une telle idée
de l'équité qu'il sera l'un des premiers et des plus fervents défenseurs de la
«justice» soviétique en pleine terreur. Trois ans à peine après Londres, en août
1936, on le retrouve en effet à Moscou comme «observateur» du premier
procès stalinien contre la vieille garde bolchevique (Zinoviev, Kamenev et
autres). Il est venu apporter sa caution d'avocat international sur la légalité de
la procédure. Il remplit parfaitement son rôle :
«La première chose qui m'impressionna, en tant que juriste anglais, c'étaient
les manières libres et naturelles des accusés, écrit-il alors. Tous avaient bonne
apparence. Les prisonniers renoncèrent librement à l'assistance d'un avocat.Ils
auraient pu l'obtenir gratuitement, s'ils l'avaient désiré, mais ils préférèrent se
défendre eux-mêmes. Et si l'on juge par leurs aveux et par leur facilité
d'élocution, ils n'eurent pas à regretter leur décision... L'accusateur public,
Vychinski, ressemblait à un homme d'affaires anglais intelligent et plutôt
doux, malgré ses paroles sévères. Certes, il traitait les accusés de criminels et
de chiens enragés, et affirmait qu'il fallait les exterminer. Bien que dans un cas
si grave beaucoup de procureurs anglais eussent évité des paroles aussi
sévères, dans des affaires beaucoup plus légères beaucoup de procureurs
anglais ont tenu des propos bien plus durs.(...) L'exécutif de fUnion soviétique
a sans doute fait un très grand pas vers la suppression des activités contre-
révolutionnaires. Mais il n'est pas moins évident que la justice et le procureur
de l'Union soviétique ont fait un progrès aussi important dans l'estime du
monde moderne .» 42

Pritt n'est sans doute pas un simple «idiot utile », comme nous en
a

rencontrerons d'autres au cours de cette histoire. Babette Gross nous apprend


qu'il a déjà noué des liens étroits avec le régime soviétique au moment de la
commission juridique. Après le contre-procès de Londres, fin 1933, il
rencontre d'ailleurs Münzenberg à Paris avant de partir pour le Moyen-Orient
défendre l'URSS dans un litige international. Les deux hommes ne se sont
certainement pas contentés d'évoquer le bon vieux temps. Pritt va ensuite
approuver le pacte germano-soviétique de 1939 et l'invasion de la Finlande
par l'Armée rouge. Après la Seconde Guerre mondiale, il deviendra un
membre actif de l'Association internationale des juristes démocrates (dirigée
et financée en grande partie par Moscou); il se rendra fréquemment en
Allemagne de l'Est à l'invitation du numéro un Walter Ulbricht; il fondera
l'Association germano-britannique en RDA et il sera nommé citoyen
d'honneur de la ville de Leipzig. La boucle est bouclée.
Pour sir Cripps, qui a prononcé le discours d'ouverture du contre-procès,
son indépendance d'esprit est si manifeste que le Parti travailliste va l'exclure
de ses rangs en 1939 pour «pro-soviétisme». Winston Churchill utilisera
ensuite ses bonnes connexions avec Moscou en le nommant ambassadeur en
URSS de 1940 à 1942. Il yretrouvera d'ailleurs Gaston Bergery, qui a, lui
aussi, siégé au contre-procès de Londres. A Moscou, Bergery représente à ce
moment-là le gouvernement de Vichy. Le régime de Pétain a aussi décidé
d'exploiter ses affinités avec l'Union soviétique. Cet avocat, député radical,
illustre bien la dérive du pacifisme intégral qui va conduire une partie de la
gauche française à choisir le totalitarisme (de droite ou de gauche) par refus
de la guerre .
43

Entre un Livre brun bourré d'infotrnations truquées et un jury partial, les


dés sont pipés. Bien plus encore qu'on ne pourra l'imaginer, car l'affrontement
Berlin-Moscou n'a peut-être été qu'une grandiose mise en scène destinée à
l'opinion publique occidentale pour mieux cacher «l'union obscène et
significative du bolchevisme et du nazisme » qui ne cessera vraiment qu'avec
44

l'invasion de l'URSS par l'armée allemande le 22 juin 1941.


Franz Borkenau et Ruth Fischer, historiens du Komintern, révèlent en effet
l'existence d'un accord secret Gestapo-Guépéou garantissant le rapatriement
de Georgi Dimitrov en Union soviétique après le procès, quel qu'aurait pu être
le verdict prononcé à Leipzig . 45

Membre de l'organisation regroupant les «syndicats rouges» au sein du


Komintern – le Profintern – dans les années 30, Jean Valtin confirme cet
arrangement soviéto-nazi. Ce témoignage vécu est implacable :
«Des mois avant que le célèbre procès commençât à Leipzig, des
négociations secrètes étaient déjà en cours entre Moscou et Berlin pour
échanger Dimitrov et ses deux complices bulgares contre trois officiers
allemands arrêtés pour espionnage par le Guépéou en territoire soviétique. Il
importait d'épargner à Dimitrov l'épreuve des tortures de la Gestapo, non pas
pour le sauver, lui, mais pour sauvegarder le fonctionnement du Service secret
soviétique et préserver le Komintern, dont il connaissait trop bien les rouages
intimes.
Devant le danger, Dimitrov s'était montré moins ferme que beaucoup de ses
subordonnés. Il donna notamment à la Gestapo l'adresse du couple qui le
cachait. L'homme et la femme ainsi dénoncés cherchèrent ensemble le salut
dans le suicide lorsque la Gestapo vint les arrêter. Ils s'ouvrirent les veines,
mais purent être transportés à temps dans un hôpital par leurs bourreaux nazis.
Dimitrov livra également à la Gestapo le nom et l'adresse de sa maîtresse,
Annie Kruger. Sa propre femme mourut subitement, en mai 1933, dans
descirconstances que le temps n'a pas éclaircies, tandis que Dimitrov attendait
en prison son procès.
Ce fut à cette époque que le Guépéou négocia avec la Gestapo sur les bases
suivantes : – Ne touchez pas à Dimitrov, car tout ce que vous lui ferez, nous le
ferons à vos espions, à Moscou.
Les tractations en vue d'un échange des prisonniers eurent lieu par
l'intermédiaire du consulat soviétique de Copenhague et par le truchement de
la sœur de Dimitrov, à laquelle, paradoxalement, la Gestapo permettait
d'entrer et de sortir d'Allemagne en toute liberté. Le marché conclu entre
Moscou et Berlin le fut le soir qui précéda le procès. Mais pour sauvegarder
les apparences, Dimitrov fut retenu en Allemagne jusqu'à la fin de la grande
comédie de Leipzig. Cet homme, en sa qualité de prisonnier-vedette de la
Gestapo, bénéficia de privilèges que ne connurent jamais la masse des détenus
anonymes. C'est ainsi qu'il lisait les journaux et avait le droit de fumer des
cigares dans sa cellule et de recevoir du courrier. Les "petits" camarades,
pendant ce temps, ne recevaient, eux, que des coups – voire une balle dans la
tête. Dans les années qui suivirent, je les entendis parler amèrement, dans les
camps de concentration, de Dimitrov et de l'intervention de Staline en sa
faveur. Ils se sentaient abandonnés et trahis par la cause même qu'ils avaient
servie. S'il leur était arrivé, à eux, d'insulter Goering en séance publique,
comme le fit si théâtralement Dimitrov à Leipzig, ils eussent payé de façon
atroce, et payé de leur vie, ce "geste héroïque" .» 46


Décidément, dès qu'on jette un œil en coulisse, il n'est plus possible d'avoir
une vision angélique de l'Histoire !
a L'expression est de Lénine. Elle désigne les « bonnes consciences » bourgeoises dont la crédulité
peut servir aux bolcheviques pour défendre leur cause ou leur image.
Un climat de trahison
En se présentant comme unique rempart contre le fascisme, les
communistes vont attirer à eux les sceptiques de la démocratie et du
capitalisme (l'un étant souvent lié à l'autre), coupables à leurs yeux de la
boucherie de 1914-1918 et de la crise économique qui sévit depuis 1929. Ce
rôle est d'autant plus facile à jouer que les autres formations politiques ne font
pas preuve «de ce courage, de cette résolution» qu'affichent les disciples de
l'Union soviétique face à la «peste brune». Les partis traditionnels de gauche
sont partout en crise et leur déconfiture en Allemagne, face au nazisme,
n'encouragepas les vocations. En contrepoint, le KPD clandestin apparaît
comme le seul parti capable de s'opposer au national-socialisme alors que les
communistes ont été les premiers à mettre le pied à l'étrier de Hitler (voir
troisième partie). Un paradoxe que personne ne veut voir en ce début des
années 30.
Dans ce contexte, la propagande à la mode Münzenberg joue sur du velours
quand elle serine ses vérités : a) le fascisme est le plus grand danger actuel; b)
les communistes sont les seuls à s'y opposer et à pouvoir le combattre; c)
l'Union soviétique est le vrai défenseur de la civilisation contre la barbarie. Ce
triple message bien habillé par son «éminence rouge» rencontre un écho
favorable dans une frange de l'opinion publique de gauche qui reproche aux
partis classiques d'être tétanisés par Hitler. En France, c'est le cas pour une
partie de la jeune bourgeoisie républicaine et franc-maçonne déçue par le
radicalisme, type III République, avec son goût prononcé pour le compromis.
e

En Grande-Bretagne ce sera la jeune classe dirigeante radicale (au sens anglo-


saxon du terme), qui ne se reconnaît plus dans le travaillisme qu'elle juge trop
«mou». Sur ce terrain-là, dans cette clientèle de choix, les services secrets
soviétiques vont recruter leurs plus belles «taupes».
«La campagne autour de l'incendie du Reichstag visait à servir les
desseins du Komintern et de l'appareil de renseignement soviétique
autant qu'à remporter une victoire de propagande, estiment Andrew et
Gordievsky. Elle espérait aussi attirer certains intellectuels dans une
guerre secrète, sous la direction du Komintern, contre le fascisme. Les
préparatifs d'une campagne de recrutement auprès de jeunes
intellectuels "innocents" commencèrent en même temps que ceux du
contre-procès. L'une des cibles de Münzenberg était l'université de
Cambridge . » 47


Fidèle à sa méthode d'approche – où la charité doit servir de moyen d'action
politique –, Willi va s'attacher cette nouvelle «clientèle» en lui demandant
d'abord d'être financièrement solidaire avec les cinq accusés de Leipzig. Pour
ce faire, il envoie la comtesse Karolyi :
«Je me souviens de mon voyage à Cambridge, dans la voiture
poussive d'un jeune étudiant communiste qui, en chemin, m'expliqua
tristement qu'il était indispensable, bien que regrettable, que les
anciennes et magnifiques universités d'Oxford et de Cambridge soient
rasées lorsque la dictaturedu prolétariat serait établie. Pendant des
siècles, disait-il, elles ont été le symbole des privilèges de la
bourgeoisie. Il sembla mettre en doute l'authenticité de mon esprit
révolutionnaire lorsque je m'interrogeai sur la nécessité d'une telle
démolition. A Cambridge, nous nous rendîmes dans un des collèges
où des étudiants vêtus de blanc jouaient au tennis sur des courts
parfaitement entretenus. Nous fûmes reçus avec beaucoup
d'enthousiasme. Il était étrange de voir des étudiants d'une université
aussi célèbre, issus à l'évidence de milieux aisés, s'exprimant bien, et
qui parlaient de la Russie soviétique comme d'une terre promise .» 48

Maurice Dobb, le correspondant de Münzenberg à Cambridge, était


professeur d'économie à Pembroke Collège, puis, plus tard, au Trinity
Collège, le futur vivier du KGB pour le recrutement de ses «taupes».
Communiste convaincu, Dobb avait fondé deux ans auparavant la première
cellule de l'université, la Maison rouge. En attirant à lui les jeunes étudiants
séduits par le communisme il va servir d'appât, probablement malgré lui, pour
le Komintern puis pour le SR soviétique. Dans le même temps, Münzenberg
va cultiver chez ces jeunes communistes le goût du secret et de la
conspiration, flattant ainsi leur esprit d'aventure. D'où l'apparition des «cercles
des cinq» qui vont faire fureur parmi cette jeunesse dorée en mal de sensations
révolutionnaires.
Ces «cercles» ont pour origine la Russie pré-bolchevique et l'Allemagne
pré-hitlérienne, ce qui est amplement suffisant pour nourrir l'imagination des
étudiants de Cambridge. Le premier «cercle des cinq» apparaît en 1869 à
l'initiative de Sergueï Netchaïev, l'étudiant révolutionnaire qui servit de
modèle à Dostoïevski pour écrire Les Possédés. L'idée a resurgi dans les
dernières années de la République de Weimar, en pleine montée du nazisme, à
l'initiative du KPD, pour remplacer les cellules communistes trop ouvertes,
donc trop vulnérables. Dans ces «cercles», seul le responsable doit connaître
l'identité et l'adresse des autres membres, et lui seul peut entrer en contact
avec la hiérarchie du parti.
A partir de ces «cercles», la propagande communiste va élaborer toute une
mythologie pour mieux masquer la responsabilité du KPD dans la montée du
fascisme et son incapacité chronique à combattre les troupes nazies. C'est
simple, depuis l'arrivée de Hitler au pouvoir, ces «cercles» représentent la
«nouvelle Allemagnerévolutionnaire souterraine minant le sol sous chaque pas
du dictateur».
Le 5 août 1933, le New Statesman and Nation publie un article
dithyrambique sur ces «cercles» si menaçants pour Hitler:
«Il n'y a pas d'autres exemples dans l'Histoire d'un mouvement
révolutionnaire secret disposant d'une organisation aussi complète et
d'une influence aussi réelle dans le pays, et capable de se développer
en si peu de temps. Ces cercles de cinq couvrent pratiquement
l'ensemble de l'industrie allemande : ils ont des ramifications dans
presque toutes les usines et la plus grande partie des bureaux. »

Le bel exemple ! Et si jamais les lecteurs n'avaient pas compris, l'auteur
récidive quelques mois plus tard dans un livre décrivant en détail comment
49

l'internationale nazie couvre peu à peu l'Europe. Son message est clair: pour
résister à Hitler, foin des discours, il faut soutenir les travailleurs allemands et
rejoindre la guerre secrète contre le fascisme. Que fleurissent les «cercles des
cinq»!
Ernst Henri, qui signe ces deux écrits, n'est pas un quelconque journaliste
britannique. Henri, de son vrai nom Simon Nikolaïevitch Rostovski, travaille
comme «illégal» (c'est-à-dire sous une fausse identité) pour le Guépéou. Il est
par ailleurs associé à Münzenberg. En 1933, il a déjà fait un beau parcours :
courrier de l'Internationale communiste de la jeunesse, dirigée par le grand
Willi, puis collaborateur à Rote Fahne, l'organe du KPD, avant d'émigrer en
Belgique puis en France, où il arrive en même temps que Münzenberg, après
l'incendie du Reichstag (nous y viendrons bientôt). Dès le second semestre de
1933, il s'installe en Grande-Bretagne, avec pour tâche, vraisemblablement, le
repérage et le recrutement de quelques « taupes ». a

Guy Burgess est le premier à tomber dans les rêts d'Ernst Henri. Une recrue
de choix qui va amener deux autres «taupes» d'envergure à travailler pour les
services secrets soviétiques.
Fils d'un officier de marine, Burgess venait de la célèbre école d'Eton
lorsqu'il arriva à Cambridge, en 1930, pour y préparer une licence d'histoire au
Trinity College. C'est la fréquentation de Maurice Dobb qui va le conduire au
marxisme. Dès lors, Burgess, à qui tout le monde prédit un bel avenir, croit
inévitable le déclin de l'Empire britannique. Plus qu'un constat, une ligne de
conduite politique, car, pense-t-il, son devoir de marxiste est de précipiter ce
déclin pour «changer le monde». Et, comme le communisme n'est pas en
odeur de sainteté dans la bonne société anglaise, ce programme doit se
préparer dans le plus grand secret. L'article d'Ernst Henri, dans le New
Statesman, lui donne l'idée de créer son propre «cercle des cinq» à l'automne
1933.
Une date clé pour Cambridge, si l'on en croit Anthony Blunt, l'une des
premières recrues de Burgess pour son «cercle» et futur agent du KGB.
«Soudain, durant l'automne 1933, le marxisme toucha Cambridge,
témoigne-t-il. Je ne peux le dater précisément, dans la mesure où
j'étais en congé sabbatique durant cette période, mais, quand je revins
en janvier, je découvris que presque tous mes plus jeunes amis étaient
devenus marxistes et avaient adhéré au parti; Cambridge s'était
littéralement transformé l'espace d'un instant . » 50


Le contre-procès de Londres n'est pas étranger à ces conversions massives.
Pour les jeunes de «la classe dirigeante radicale » qui fréquentent Cambridge,
51

la victoire morale du communisme, consacrée par les conclusions de la


commission juridique, les convainc d'avoir choisi le seul camp capable de
s'opposer courageusement et résolument au nazisme qui menace le monde,
alors que les démocraties paraissent trop indécises.
«Au milieu des années 30, il m'apparut, ainsi qu'à nombre de gens de
ma génération, que le Parti communiste et la Russie constituaient le
seul rempart solide contre le fascisme, poursuit Anthony Blunt, alors
que les démocraties occidentales adoptaient une attitude incertaine,
compromise à l'égard de l'Allemagne. Guy Burgess m'a convaincu que
c'est en me joignant à lui dans son travail pour les Russes que je
servirais le mieux la cause de l'antifascisme.»

Donald MacLean, fils d'un juriste presbytérien, et Anthony Blunt, fils d'un
clergyman anglican, deux rejetons de la sociétébritannique bien-pensante,
membres du Trinity Collège, rejoignent le «cercle des cinq» de Burgess avec
ces convictions-là. Leur adhésion n'est pas étrangère aussi à leur penchant
homosexuel, un tabou aussi fort que d'être marxiste dans l'Angleterre de
l'époque. Dans ce domaine, Burgess joue encore les pervertisseurs :
«A un moment ou à un autre, il coucha avec la plupart de ses amis,
comme il le faisait avec quiconque le souhaitait et n'était pas
positivement repoussant, et ce faisant il les délivra de beaucoup de
leurs frustrations et inhibitions.(...) De telles histoires ne duraient pas
longtemps, mais Guy avait la faculté de conserver l'affection de ceux
avec qui il avait couché. Et, aussi curieusement, de maintenir sur eux
une sorte de domination permanente .» 52


Un professeur de Cambridge, séduit par Burgess, a joliment parlé de
«Homintern» pour évoquer cette dimension sexuelocommuniste importante
pour qui veut comprendre ce qui s'est passé dans la Grande-Bretagne
pudibonde des années 30 . Pour ces jeunes gens de l'establishment, le secret
b

visait autant à cacher leur opinion politique que leur déviance sexuelle. Ils
l'ont vécu inconsciemment comme une double trahison de leurs pairs (pères),
ce qui facilitera leur dépendance à l'égard du SR soviétique toujours prompt à
exploiter la vie intime pour tenir un individu.
De l'engagement communiste à l'espionnage au profit de l'Union soviétique,
il y a un pas. Il sera franchi grâce à un quatrième larron, la plus célèbre des
«taupes» de Cambridge, Harold «Kim» Philby, venu au KGB grâce,
précisément, à Münzenberg.
C'est en octobre 1929 que Philby entre au Trinity College pour suivre des
études d'histoire. Affichant des opinions de gauche, il n'est pas pour autant
communiste.
«Ce fut la débâcle du Parti travailliste de 1931 qui m'amena pour la
première fois à penser sérieusement à une alternative possible,
avouera-t-il plus tard . Il semblait incroyable que le Parti travailliste
53

soit aussi impuissant faceà la réserve d'énergie que la réaction pouvait


mobiliser en temps de crise. Plus important encore, le fait qu'un
électorat supposé mûr se fût laissé abuser par la propagande cynique
du moment jetait un doute sérieux sur la validité des postulats sur
lesquels reposait la démocratie dans son ensemble. »

La stratégie travailliste ayant fait faillite , il va donc épouser des opinions


c

plus radicales sous l'influence, une fois de plus, de Maurice Dobb, le


professeur de Cambridge «correspondant» de Münzenberg qui exalte devant
ses étudiants le rôle du Komintern dans la lutte contre le fascisme. C'est aussi
à cette époque qu'il se lie d'amitié avec Guy Burgess (mais sans partager ses
affinités sexuelles), considéré alors comme l'un des plus brillants étudiants de
Cambridge.
En juin 1933, son diplôme en poche, Philby a déjà «la conviction que (sa)
vie devait être consacrée au communisme». A la recherche du meilleur moyen
de servir la Cause, c'est à Dobb qu'il demande conseil: «Il me donna une
recommandation pour un groupe communiste à Paris, un groupe légal et
ouvert.» A peine âgé de vingt et un ans, voilà donc le futur espion débarquant
dans la capitale française pour aller frapper à la porte du 83, boulevard du
Montparnasse, adresse du Comité mondial d'aide aux victimes du fascisme, le
grand QG de Münzenberg, Katz et Cie. Sa voie est tracée. Pour les besoins de
la Cause – ainsi qu'il le souhaitait (et pour son apprentissage) – il est envoyé à
Vienne afin de travailler au sein d'une «organisation communiste clandestine»,
affirme-t-il sans plus de précision, mais cette «organisation» s'identifie
probablement au Komintern. Dans la capitale autrichienne, il doit
théoriquement apprendre l'allemand et s'initier au journalisme. Son intérêt est
autre. Litzi Kohlmann, la fille du couple de juifs polonais qui l'héberge, l'aide
à faire ses premiers pas d'agent de l'Internationale communiste avant de
devenir sa femme, en février 1934.
Pour la gauche autrichienne, cette année 1934 débute mal après l'échec des
troubles qu'elle a voulu fomenter. Le chancelier Dollfuss rétablit un ordre
musclé soutenu malgré lui par des extrémistes qui s'en donnent à cœur joie:
saccage des sièges syndicaux, desjournaux de gauche, des permanences
socialistes. Neuf leaders socialistes sont même lynchés devant la Cour
suprême. Dans ce climat de contre-insurrection, Philby fait des prouesses.
Courrier pour le Komintern, il sert de lien entre les communistes hors la loi et
leurs contacts en Hongrie, en Tchécoslovaquie et en France. C'est grâce à sa
hardiesse qu'il attire l'attention de Teodor Maly, un Hongrois devenu officier
de renseignement de l'INO, la section étrangère du Guépéou. Le destin de
l'espion Kim Philby est scellé . d

En mai 1934 il repart pour l'Angleterre sur ordre de Maly. Il prétendra des
années plus tard, après sa fuite à Moscou, qu'il avait déjà reçu «pour mission
de pénétrer les services de renseignement britanniques et que le temps que
cela prendrait n'avait pas d'importance ». Il tente en tout cas d'entrer dans la
54

fonction publique, mais ses deux répondants ne veulent pas soutenir sa


candidature, pensant que «sa sensibilité politique à l'injustice pourrait le
rendre inapte au travail administratif». A défaut d'être fonctionnaire, il choisit
le journalisme. Il entre au mensuel économique Review and Reviews, de
tendance libérale, non sans proclamer, haut et fort, auprès de ses anciens amis
de Cambridge, que sa période communiste lui est passée aussi sûrement qu'il
est entré dans l'âge adulte.
Tout cela n'est que calcul. Dès son retour à Londres, Philby est pris en
charge par un «officier traitant» du Guépéou, «Otto», de son vrai nom Arnold
Deutsch. C'est Maly, de Vienne, qui l'a envoyé pour superviser le travail de la
nouvelle recrue. Une mise à l'épreuve plus exactement, si l'on en croit le
témoignage de Philby: «Pendant les deux années qui suivirent, "Otto" ne me
donna pratiquement rien à faire. Il testait mon engagement. Je devais arriver à
nos rencontres sans rien à offrir et recevoir en retour un encouragement à la
patience. »
Philby n'est pas resté aussi inactif qu'il veut bien le dire. Tel un fruit pourri
qui gâte les autres, il va être l'élément corrupteur pour ses petits camarades du
Trinity College.
«En mai, peu après son retour à Londres, Philby se rendit à
Cambridge et fit à Burgess un récit de première main de ses aventures
avec les clandestins du Komintern à Vienne, racontent Andrew et
Gordievsky. C'est probablement aussi en mai, dans un café de l'East
End, que Burgesseut une première rencontre avec Arnold Deutsch,
qu'il connaissait seulement, comme Philby, sous le nom d'Otto.
Burgess écrivit à Philby pour lui parler de son recrutement, et Philby,
selon son propre récit, lui répondit pour le féli citer .» 55

L'engrenage se révélera fatal. Sur les conseils d'Arnold Deutsch, Burgess


part pour Moscou pendant l'été 1934 se persuader que seul le camp soviétique
est capable de combattre le fascisme. Il y rencontre Piatnitski, le responsable
de l'OMS (liaisons internationales) du Komintern, preuve s'il en était besoin
que le Guépéou et l'Internationale communiste travaillent la main dans la
main. De retour en Grande-Bretagne, l'officier traitant de Burgess lui fait
comprendre que combattre le nazisme nécessite la clandestinité. Il doit
renoncer à son «cercle des cinq» et proclamer autour de lui, comme Philby,
qu'il en a fini avec le communisme. A partir de l'automne 1934, Guy Burgess
va donc soigneusement dissimuler ses opinions pour mieux remplir son rôle
d'agent soviétique. «Si le thème abordé était politique, il parlait par
métaphores, distantes et obscures, se souvient l'un de ses amis. Si on le mettait
au défi de livrer ses propres convictions, ses yeux bleus et brillants
s'élargissaient. Il regardait son interlocuteur avec un sourire enjôleur et parlait
d'autre chose .»
56

Donald MacLean, que Burgess a conduit jusqu'à Deutsch, rompt lui aussi,
et au même moment, ses liens avec les communistes. Quant à Blunt, qui
viendra à fespionnage toujours par les bons soins de Burgess, il n'a jamais
affiché d'opinions marxistes.
Ce fait est capital. Pour Moscou, un bon espion ne doit évidemment pas être
membre – officiellement – d'un Parti communiste. Les convictions politiques
déclarées ne sont donc jamais une preuve d'innocence. Les plus importants
agents soviétiques se sont souvent fait un malin plaisir d'apparaître à leurs
proches comme de solides anticommunistes.
Preuve qu'en matière d'espionnage l'apparence est forcément trompeuse.
Nous aurons maintes fois l'occasion de le vérifier.
La suite est connue. Philby, Burgess, MacLean et Blunt vont devenir les
«taupes» les plus célèbres de l'histoire de fespionnage soviétique (ce qui ne
veut pas dire les plus importantes). Le premier nommé finira par remplir sa
mission en entrant dans les services secrets de Sa Gracieuse Majesté (MI 6)
pendant la Seconde Guerre mondiale. Après le conflit, il deviendra même
responsable de lasection soviétique, un excellent poste pour faire connaître à
Moscou les recrutements d'officiers de renseignement soviétiques effectués
par ses collègues du MI 6. En 1949, il deviendra le représentant de son SR à
Washington, chargé des liaisons avec la CIA. Une nouvelle mine de
renseignements pour le KGB. Sa belle carrière de «taupe» devra toutefois
s'interrompre en 1951, lorsque Burgess et MacLean, convaincus d'espionnage
au profit de l'URSS, préféreront se réfugier à Moscou plutôt que d'affronter la
justice de leur pays. Philby reprendra alors son ancien métier de journaliste
avant de fuir lui aussi en Union soviétique, en janvier 1963, au moment où
Londres décidera de rouvrir son dossier. Pour services rendus, le KGB le
nommera général.
La carrière d'espion de Guy Burgess sera moins brillante. Après un passage
au service de renseignement de l'armée pendant la Seconde Guerre mondiale,
il échouera au Foreign Office en 1944 pour devenir peu après le porte-parole
du ministre des Affaires étrangères. Un beau poste d'observation, mais son
alcoolisme ostentatoire le fera vite écarter des postes de responsabilité. A la
fin des années 40, il sera envoyé à Washington, au service Extrême-Orient de
l'ambassade britannique. Il y retrouvera son ami Philby, chez qui, d'ailleurs, il
logera. Pour lui, l'aventure se termine en mai 1951, lorsque Philby le charge
de repartir pour Londres prévenir MacLean qu'il est soupçonné d'être une
«taupe» soviétique par le contre-espionnage britannique (MI 5). Les deux
compères choisiront alors de passer à l'Est.
A Moscou, MacLean, comme Burgess, deviendra colonel du KGB. Une fin
peu glorieuse pour cet homme qui avait un brillant avenir devant lui. Nommé
à Washington en 1944, il va devenir une source de renseignements de premier
ordre pour les Soviétiques lorsqu'il représentera l'Angleterre au Comité mixte
sur le développement de l'énergie atomique mis sur pied avec les Etats-Unis et
le Canada. Moscou cherche alors par tous les moyens à combler son retard sur
la bombe américaine. MacLean l'y aidera. Soupçonné dès 1949, grâce à des
interceptions et à des décryptages de messages soviétiques (entre l'ambassade
d'URSS à Washington et Moscou), MacLean sera finalement envoyé au Caire.
Il y occupera un poste moins important. Après sa fuite à Moscou, en 1951, il
prendra l'identité de Mark Petrovitch Frazer.
Le quatrième homme, Anthony Blunt, aura la chance, lui, de ne pas finir ses
jours au paradis du socialisme. Pourtant, il faillit suivre ses condisciples du
Trinity Collège dans leur fuite éperdue. Après unbref passage au contre-
espionnage britannique (MI 5) pendant la guerre, Blunt aura néanmoins cessé
d'être intéressant pour le KGB dès cette année 1951. Finalement démasqué par
les Britanniques en 1964, il choisira l'aveu. Sa collaboration avec le MI 5, qui
permit de mieux comprendre la pénétration soviétique dans l'Angleterre de
l'entre-deux guerres, lui vaudra l'absolution de ses pairs. Devenu un membre
important de l'establishment, qui plus est expert en tableaux pour le compte de
la reine, il appartiendra alors aux «intouchables». Moralité : dans le monde du
renseignement, mieux vaut, aussi, être riche et puissant que pauvre et inconnu.
L'histoire des «taupes» de Cambridge a valeur d'exemple. Elle permet de
mettre à plat le processus utilisé par le SR soviétique pour recruter les «belles
âmes» qui finissent par confondre l'engagement politique avec la trahison.
Résumons l'essentiel.
1 L'antifascisme a été le fourrier de l'espionnage soviétique.
2 Les atermoiements de la démocratie, ajoutés aux faiblesses de la
gauche classique, ont magnifié le communisme et l'URSS.
3 Münzenberg et ses acolytes ont joué un rôle d'aiguillon . e

4 Les recrues sont des amis qui appartiennent au même milieu social et
qui partagent les mêmes idées.
Or toutes ces composantes se retrouvent dans le Grand Recrutement. Mieux
encore, elles seront exacerbées pour des raisons géographiques, idéologiques
et circonstancielles :
1 La France est par la force des choses au premier rang de la lutte
antifasciste.
2 Moscou l'a choisie comme champ d'application de sa politique
«frontiste» pour lutter contre le nazisme.
3 Paris est devenu le nouveau QG du «trust» Münzenberg qui a fui
l'Allemagne nazie.
4 La montée des extrémismes (émeutes de février 1934), la valse des
gouvernements de la III République, les espoirs déçus du Front
e

populaire représentent autant de faiblesses face au danger


fasciste.Dans ce contexte, Moscou et le communisme apparaissent
plus que jamais comme un salut pour toute une jeune classe dirigeante
en mal d'efficacité.
Auparavant, revenons un peu en arrière.
a Ernst Henri est resté jusqu'à la fin de la Seconde Guerre mondiale en Grande-Bretagne où il a
travaillé à Soviet Weekly. Revenu en URSS, on le retrouve comme journaliste aux Temps nouveaux
(organe de couverture du KGB). D'après le transfuge Oleg Gordievsky, il a fini sa carrière sous
Andropov au Ve directoire du KGB (idéologie et dissidents). Dans l'hommage que lui a rendu Temps
nouveaux après sa mort, au début d'avril 1990, pas un mot n'est dit sur son activité d'espion. La glasnost,
alors à la mode, restait bien opaque parfois.
b La loi anglo-saxonne autorise d'évoquer cette dimension homosexuelle pour comprendre le
recrutement des « taupes » de Cambridge. En France, la protection de la personne privée interdit d'en
faire autant pour certains agents soviétiques. Or, même si notre société est plus permissive, il est évident
que l'homosexualité a aussi été, dans notre pays, un moyen de chantage pour le SR, y compris dans
l'histoire du Grand Recrutement. Malheureusement, nous ne pourrons jamais en faire état, occultant ainsi
un élément de compréhension.
c Après avoir participé à un gouvernement d'union nationale (avec les libéraux et les conservateurs), le
Parti travailliste subit en 1931 une cuisante défaite électorale, passant de 289 à 46 députés.
d Dans un livre à paraître, John Costello et Oleg Tsarov (membre du KGB) prouvent que Philby a
aussi été recruté par Alexandre Orlov, un officier du Guépéou passé à l'Ouest en 1938.
e L'histoire du « cinquième homme » qui a tant occupé les historiens de l'espionnage en Grande-
Bretagne, jusqu'aux révélations d'Andrew et Gordievsky, confirme ce point. John Cairncross est en effet
devenu une « taupe » après être passé par «l'école» » Münzenberg à Paris. Etudiant à la Sorbonne en
1933-1934, il a assidûment fréquenté le Comité mondial d'aide aux victimes du fascisme, dirigé en
coulisse par le maître de l'agitprop, avant de rejoindre le Trinity College en octobre 1934. Il est à cette
époque ouvertement communiste. C'est Blunt qui va le présenter à Burgess, qui le recrutera ensuite pour
le KGB. Dè ce moment, Cairncross rompt évidemment tout lien avec le PC.
Paris, capitale de l'agitprop Par chance, le 27 février
au soir, au moment où se déclare l'incendie du
Reichstag, Willi Münzenberg n'est pas à Berlin. A
trois semaines des élections législatives (Hitler est
chancelier depuis le 30 janvier), il a pris son bâton
de pèlerin pour porter la bonne parole communiste à
travers l'Allemagne. Ce soir-là, il est à
Langenselbold, une petite ville à l'est de Francfort-
sur-le-Main. Une foule nombreuse et convaincue est
venue l'écouter. Après un brillant discours, comme à
son habitude, la salle, debout, l'ovationne. Il serre
quelques mains, se fraye un passage pour rejoindre
Emil, son fidèle chauffeur, qui l'attend à l'extérieur.
Direction : l'appartement de Paul Schôfer, un vieil
ami par ailleurs secrétaire local de l'AIO (Aide
ouvrière internationale). C'est là qu'il doit passer la
nuit.
Il n'a pas quitté la salle des fêtes de Langenselbold depuis dix minutes qu'un
commando de SA arrive pour l'arrêter. Il est 22 h 30. A ce moment-là,
personne dans l'entourage de Münzenberg ne sait ce qui vient de se passer à
Berlin.
C'est Babette Gross, sa compagne, qui lui apprend la nouvelle au petit
matin. Débarquée de Suisse par le train, elle a vu les titres des journaux: «Le
Reichstag en flammes. Les communistes y ont mis le feu. Mandat d'arrêt
contre tous les dirigeants du parti .» Münzenberg comprend que sa vie est en
57

danger, qu'il n'est plus question de remettre les pieds dans la capitale. Le
couple, conduit par Emil, quitte Francfort pour Darmstadt. Dans les journaux
de l'après-midi, le nom de Willi figure parmi ceux des dirigeants du KPD
activement recherchés. Quitter l'Allemagne devient impératif. Trouver un
passeport est une nécessité. Retour à Francfort pour demander l'aide des
camarades de la région.
En ce Mardi gras, la ville est en liesse, comme ignorante du drame qui se
noue dans le reste du pays. Münzenberg se fond dans la foule, spectateur
anonyme du carnaval. Au siège déserté du Neue Deutsche Verlag, Babette ne
trouve qu'un camarade, un jeune venu prendre des journaux pour les vendre. Il
s'appelle Studzinski, il neressemble pas à Münzenberg, il est de quatorze ans
son cadet. Qu'importe, et faute de choix, avec un peu de chance, son passeport
peut faire illusion. Il le donne sans hésiter.
Ce problème réglé, il faut récupérer quelques papiers, et surtout de l'argent,
à Berlin. C'est la seconde mission de Babette tandis que Willi l'attendra à
Francfort. Elle débarque dans la capitale du Reich le 2 mars au matin. Le
Völkischer Beobachter titre: «Münzenberg, le leader intellectuel». L'article est
explicite:
«Selon des sources officielles, il a été trouvé parmi les tonnes de matériels
saisis à la maison de Karl Liebknecht des documents falsifiés de la police, des
SA et des SS. Ces faux documents concernaient l'utilisation des transports
motorisés et d'autres matériels par les forces de sécurité. Les documents
découverts faisaient également mention d'un empoisonnement de la nourriture
et de l'approvisionnement en eau de la ville. Les mêmes sources précisent que
le cerveau de ces opérations est l'éditeur de journaux communistes bien connu
Münzenberg. En fuite, Münzenberg n'a pas été arrêté jusqu'à présent .» 58


Le même journal publie le «Décret d'urgence pour la protection du peuple
et de l'Etat», daté du 28 février, qui donne le feu vert à Hitler pour liquider ses
ennemis politiques. C'est la fin du gouvernement constitutionnel, l'Allemagne
bascule dans la dictature.
Dans la capitale en état de choc, Babette Gross découvre combien le KPD a
mal résisté à la vague nazie. Dans la nuit de l'incendie, des centaines de
communistes ont été arrêtés. Dès le lendemain, la police a investi les bureaux
de l'AIO, et les journaux du «trust» Münzenberg n'ont pu paraître.
Dès son arrivée, elle prend contact avec le consul soviétique Alexandrovski.
Münzenberg lui a confié son «trésor de guerre» prélevé depuis deux ans sur
les recettes du «trust» en prévision, justement, des temps difficiles, de la
clandestinité. Rendez-vous est pris pour 3 heures de l'après-midi, devant le
Café de Vienne, sur le Kurfürstendamm. Alexandrovski lui-même doit venir
la prendre. A l'heure dite, il lui remet discrètement l'argent dans sa vieille Ford
verte. Ils sont l'un et l'autre nerveux. Les journaux de l'après-midi viennent
d'annoncer l'arrestation de Thalmann, secrétaire général du KPD.
De leur côté, à Francfort, Münzenberg et Emil apprennent qu'ils peuvent
obtenir un visa pour la France par l'intermédiaire d'uneagence de voyages. Il
suffit qu'elle envoie, pour leur compte, les passeports au consulat français de
Mayence. Trois jours plus tard, c'est fait. Les deux hommes peuvent franchir
la frontière comme d'innocents touristes pour qui les douaniers ne sont pas
trop regardants. Metz, Châlons-sur-Marne, Meaux, et enfin Paris, où, quelques
jours plus tard, Babette Gross les rejoint avec le «trésor de guerre».
Pour la police française, Willi Münzenberg est à juste titre un «important
agent communiste», ce qui ne l'a pas empêché de séjourner déjà deux fois à
Paris. D'abord en septembre 1932, pour assister à un meeting du Comité
contre la guerre et le fascisme, salle Bullier. Fondé à Amsterdam quelques
jours auparavant (27-29 août 1932), ce Comité, présidé par une pléiade de
personnalités de gauche (Romain Rolland, André Malraux, Henri Barbusse,
Bertrand Russell, Upton Sinclair, etc.), se veut un rassem blement pacifiste
neutre alors qu'il est noyauté par les communistes, comme toutes les grandes
organisations du même genre à l'époque. Le meeting de la salle Bullier devait
consacrer cette initiative «indépendante» qui sera couronnée un an plus tard,
en juin 1933, par un grand rassemblement salle Pleyel (nous reviendrons, dans
la quatrième partie, sur ce mouvement dit «Amsterdam-Pleyel»).
Pour ce premier séjour, Münzenberg a logé à l'hôtel Quai Voltaire. Il a
fréquenté assidûment Paul Vaillant-Couturier, dont nous savons qu'il travaille
pour le Komintern en plus de ses fonctions de rédacteur en chef de
L'Humanité. Il a aussi profité de ce court passage en France pour se rendre à
Senlis dans la maison de campagne d'Henri Barbusse, le chantre français du
stalinisme.
Willi a encore séjourné à Paris en décembre 1932, toujours dans le cadre du
Comité contre la guerre, pour développer des organisations similaires en
Europe. Helena Stasova et Nikolaï Chvernik, qui par la suite va jouer un
certain rôle dans cette histoire, assistaient à la réunion pour le compte de
l'URSS. Dimitrov représentait, lui, le Komintern. Moscou s'intéressait donc
déjà de près à ce mouvement pacifiste, pour ne pas dire qu'il le contrôlait.
S'exiler en France n'est pas une décision que Münzenberg a prise seul. Le
choix a été fait à Moscou, avec Piatnitski, le patron de l'OMS du Komintern,
lors d'un séjour de Willi en janvier 1933. L'importance de la France sur la
scène européenne et mondiale, son rayonnement culturel et, surtout,
l'influence qu'exerçait déjà le communisme sur la vie intellectuelle de ce pays
en font à cette époqueun terrain idéal (à vrai dire unique) pour des opérations
d'influence sous prétexte de lutter contre le fascisme.
«Bien que Münzenberg soit arrivé en France illégalement, comme un
vulgaire immigrant, raconte Babette Gross, il n'a pas partagé le destin
des innombrables réfugiés politiques qui ont dû souvent combattre
âprement les autorités françaises. Même en tant que personnalité
communiste non grata, il n'était pas un étranger à Paris et il avait
beaucoup d'amis parmi la gauche française.» »

Nous arrivons dans le vif du sujet.
La première personne que contacte Münzenberg à son arrivée s'appelle
Lucien Vogel. Les deux hommes se sont connus à Berlin lors de la préparation
d'un numéro spécial de Vu, la revue que dirige Vogel, sur les partis politiques
dans la République de Weimar. C'est la version admise, celle que donne
notamment Babette Gross. Or, homme de gauche connu, Vogel a tissé des
liens beaucoup plus étroits avec Münzenberg que ne le laisse croire cette
rencontre de circonstance. Des liens dont le nœud pourrait bien se trouver à
Moscou.
Agé alors de quarante-sept ans, Lucien Vogel est d'abord un patron de
presse qui, hormis Vu, est aussi copropriétaire du Jardin des modes. D'origine
allemande, mais naturalisé français à six ans, il a débuté avant 1914 comme
dessinateur et reporter-photographe aux éditions Hachette. Après la guerre, il
s'est lancé dans le journalisme en participant à des revues artistiques telles que
Chef-d'œuvre et Paysage. Dans les années 20-30, il devient éditeur de Vu et
participe à la gestion de nombreux journaux (L'Ordre du jour, Marianne,
Dimanche du peuple, etc.). Marié, père de trois enfants, il a pignon sur rue.

Ses premiers contacts avec l'URSS datent de 1929, lorsqu'il est en rapport -
assidu – avec un «diplomate» de l'ambassade, Bocalavski. La Sûreté générale
française, qui dispose alors d'un embryon de service de contre-espionnage, le
soupçonne dès ce moment-là d'aider à introduire des agents du Komintern en
France. Soupçons sans preuve. Deux ans plus tard, il se rend à Moscou dans le
but, officiel, de faire un long reportage pour Vu. Rien de compromettant. En
septembre 1932, il figure parmi les personnalités qui participent à la création
du Comité contre la guerre au même titre qu'André Gide ou André Breton. Il
est en bonne compagnie. En somme, Vogel a le profil du «compagnon de
route» type, celui queMünzenberg s'est fait une spécialité d'utiliser. Dans son
cas, c'est apparemment plus compliqué. Voici pourquoi.
En mars 1932, le journaliste croate Branko de Voukelitch est contacté à
Paris par une mystérieuse Olga (de son vrai nom Lydia Stahl, l'un des
principaux agents du Quatrième Bureau de Berzine en France au début des
années 30 , qui connaît fort bien ses opinions. «La tâche de tout bon
59

communiste est de protéger l'Union soviétique, lui dit-elle. Notre façon de le


faire est de ramasser un maximum d'informations.» Dans un premier temps,
Voukelitch rechigne. Après quelques rendez-vous, il cède. Devenu agent de
renseignement, Olga lui annonce bientôt qu'il va partir pour le Japon. Le
Centre, à Moscou, l'a décidé pour lui. Deux mois plus tard, en septembre, il
s'embarque pour Tokyo. A cet instant, Branko de Voukelitch ne sait pas
encore qu'il va devenir l'un des plus importants membres du réseau Sorge, la
fierté de l'espionnage soviétique. Et sous quelle couverture (prétexte
professionnel) part-il en Extrême-Orient? Envoyé spécial de Vu, le journal
que dirige Lucien Vogel . 60

Les connexions de celui-ci avec l'Union soviétique passent encore par les
réunions qu'il organise très fréquemment dans son domaine de la Faisanderie,
à Achères. Rencontres tout à fait amicales où se mêlent politiciens et
journalistes, hauts fonctionnaires et Russes immigrés, le tout côtoyant
quelques «diplomates» soviétiques. Endroit idéal, occasions rêvées pour nouer
des contacts . a

La visite de Münzenberg à Lucien Vogel est d'ailleurs professionnelle.


Chez lui, il rencontre Marcel Rosenberg, premier secrétaire de l'ambassade
d'URSS à Paris. Or, Rosenberg, c'est la liaison directe avec Moscou pour ce
qui concerne le courrier et l'argent. Willi lui remet un télégramme à envoyer
dans lequel il réclame des fonds à lui faire parvenir par la valise diplomatique.
A peine arrivé, Münzenberg a aussi téléphoné à Henri Barbusse, qui
séjourne alors dans sa villa de la Côte d'Azur. Willi veut lui demander conseil
pour obtenir des papiers en règle. Ecrivain connu, Barbusse a suffisamment
d'entregent pour l'aider; communiste notoire, il peut avoir confiance en lui.
L'auteur du Feu,célèbre réquisitoire contre les horreurs de la guerre de 1914-
1918, est devenu depuis 1920 un inconditionnel de l'URSS (il va y mourir en
1935). Il y a été reçu plusieurs fois en grande pompe, notamment en octobre
1932 par Staline lui-même: «Ne soyez pas communiste, soyez légal et parlez
d'autre chose que de l'URSS », lui a conseillé celui qu'on n'appelle pas encore
61

le «petit père des peuples». Barbusse participe activement à tous les


mouvements pacifistes qui se créent en ce début des années 30 et qui sont en
grande partie contrôlés par Moscou. Enfin, créateur de la revue Monde dont la
ligne éditoriale est fortement teintée de pro-soviétisme, il a choisi (ou lui a-t-il
été imposé par Moscou? Impossible de trancher) pour la diriger un homme qui
va jouer un rôle capital dans le Grand Recrutement: Ludovic Brecher, alias
Louis Dolivet. Nous aurons souvent l'occasion de reparler de lui.
Pour ses papiers, Barbusse et Vogel conseillent à Münzenberg de s'adresser
à Gaston Bergery, qui siégera quelques mois plus tard au contre-procès de
Londres organisé, justement, par Willi. Député radical (et par ailleurs avocat-
conseil de la firme américaine Général Motors), Bergery est un pacifiste
convaincu qui pense que le fascisme est une dérive dangereuse du capitalisme.
S'il n'est pas communiste – il se méfie même de leur influence dans les
mouvements pacifistes -, il est, en revanche, suffisamment antinazi pour aider
Münzenberg à régulariser sa situation.
«Bergery déclara qu'il contacterait lui-même le président du Conseil
Camille Chautemps pour lui parler du cas Münzenberg, explique
Babette Gross. La réponse fut favorable. Le cabinet du président du
Conseil décida de lever l'interdiction de séjour qui frappait
Münzenberg et de lui accorder, ainsi qu'à tous ses plus proches
collaborateurs, l'asile politique. On reçut la carte d'identité si
convoitée de "réfugiés provenant d'Allemagne". Nous avions passé
l'obstacle le plus important bien que Bergery dût promettre que son
client n'interviendrait pas dans les affaires intérieures françaises et
qu'il ne participerait pas à des organisations communistes françaises. »

Il n'était pas dans la nature de Münzenberg et des membres de son équipe
de respecter une telle promesse.
Ces problèmes réglés, Willi pouvait se mettre enfin au travail. Son génie de
l'organisation va s'en donner à coeur joie, aidé, il est vrai, par des
collaborateurs de talent (Arthur Koestler, Gustav Regler,Max Schrôder, pour
ne citer qu'eux), secondé par Otto Katz arrivé très vite de Moscou, soutenu
financièrement par le Komintern, et avec l'appui politico-technique de tout
l'appareil de l'Internationale communiste, PCF compris.
«Quand je fis sa connaissance, raconte Koestler, qui entre à son
service à ce moment-là, Münzenberg était un homme de quarante-
quatre ans fortement charpenté, court, carré, trapu, dont les larges
épaules vous donnaient fimpression que se cogner contre lui serait un
peu comme d'entrer en collision avec un rouleau à vapeur. Son visage
avait la simplicité puissante d'une gravure sur bois, mais il en émanait
une affabilité profonde. Son accent thuringien, large et familier, ses
manières simples et directes, adoucissaient encore l'effet puissant de
sa personnalité. C'était un orateur public ardent, démagogue et
irrésistible, un meneur d'hommes-né. Bien qu'absolument dénuée de
prétention ou d'arrogance, sa personne respirait une telle autorité que
j'ai vu des ministres socialistes, des banquiers et des ducs autrichiens
se conduire en sa présence comme des écoliers. Son seul jeu de
physionomie était de souligner un point de la conversation par un
éclat soudain de ses yeux gris acier sous ses sourcils remontés et, bien
que ce regard impérieux fût généralement suivi par un sourire, l'effet
sur l'interlocuteur était assez foudroyant. Ses collaborateurs
l'adoraient, les femmes du parti l'idolâtraient . » 62


C'est donc cet homme-là qui, pendant près de cinq ans, va construire à
partir de France un véritable empire à la dévotion de la politique soviétique et
mettre sur pied un vrai petit vivier pour les services secrets de Moscou.
L'agencement des organisations mises en place par Münzenberg ressemble
à des poupées russes : de la plus informelle et plus souple possible, afin de
pouvoir «ratisser large», au noyau dur réservé aux agents de l'appareil
clandestin du Komintern.
Au premier rang on trouve le Comité international d'aide aux victimes du
fascisme, destiné à rassembler les libéraux progressistes légitimement inquiets
par la montée du nazisme. Il est mis en place très rapidement, avec, à sa tête,
pour la section française, le comte Karolyi, un émigré hongrois. Lord Marley
en assure la présidence internationale et Albert Einstein figure parmi ses
premiers membres. Bien entendu, dans ce Comité, aucun grand nom du
communisme n'apparaît, hormis quelques célébrités «incontournables», tel
Barbusse. D'abord sis rue Mondétour, aux Halles, le Comités'installera ensuite
au 83, boulevard du Montparnasse (là où Philby et Cairncross sont allés
frapper, comme nous l'avons vu). Le secrétariat du Comité est entièrement aux
mains de membres des Partis communistes allemand et français.
Sous ce Comité, on découvre les éditions Carrefour, installées boulevard
Saint-Germain, qui vont publier le fameux Livre brun sur l'incendie du
Reichstag écrit par Otto Katz et son équipe. A l'origine propriété de Pierre
Levi, un Franco-Suisse spécialisé dans la publication d'anthologies poétiques,
ces éditions vont être rachetées par les fonds du Komintern. Ses cadres, et la
plupart des employés, sont membres de l'Internationale communiste.
Vient ensuite la Bibliothèque allemande libre du boulevard Arago, mise en
place au lendemain du 10 mai 1933, lorsque les autodafés ont commencé dans
l'Allemagne hitlérienne. Conçue comme un centre d'archives et de
documentation sur le nazisme, ouverte aux intellectuels qui l'ont fui (plus de 2
000 écrivains et journalistes , cette bibliothèque abrite aussi la branche
63

française (clandestine) de l'Aide internationale ouvrière.


Grâce à Münzenberg paraît aussi toute une presse de gauche bâillonnée
outre-Rhin. C'est le cas pour Gegen-Angriff (Contre-Attaque) et La
République, un journal bilingue français-allemand. Cette presse s'arrache aux
Deux Magots et au Flore, célèbres cafés de Saint-Germain-des-Prés où se
donne rendez-vous la diaspora intellectuelle allemande.
«Paris est devenu la cité des émigrés, écrit Münzenberg à un ami, en
mai 1933. Il en arrive chaque jour par centaines. C'est un point
international de rencontre. »

Babette Gross le confirme lorsqu'elle écrit:
«Nos bureaux étaient devenus une sorte de camp de transit pour les émigrés
politiques qui se sentaient concernés par la lutte contre le fascisme. Souvent,
nous ne les quittions pas avant le petit matin et nous allions manger une soupe
à l'oignon dans un petit bistrot des Halles. »

Dès les premiers mois de son installation à Paris (il vit à l'hôtel Jacob, au
cœur du 6 arrondissement, le «quartier des intellectuels»), Münzenberg étend
e

ses relations en dehors des cercles communistes classiques. Il est porté par la
conjoncture. Les nouvelles d'Allemagne ne cessent d'inquiéter,
particulièrement les libérauxet les progressistes, qui se font un devoir d'aider
les réfugiés politiques à poursuivre la lutte contre la «peste brune». Pour Willi
et ses acolytes, il s'agit de transformer l'indignation antinazie en approbation
pro-soviétique, selon les principes qui seront éprouvés en Grande-Bretagne
après le contre-procès de septembre 1933.
Deux personnes, en plus de celles déjà citées, vont aider Münzenberg à
s'introduire dans les milieux politiques influents : Salomon Grumbach et
Pierre Comert. Il a connu le premier en Suisse, pendant la Première Guerre
mondiale. Devenu par la suite député socialiste du Haut-Rhin (jusqu'en 1932),
Grumbach appartient à l'aile droite de la SFIO. Obsédé par le réarmement
allemand, il est de ceux qui prônent un rapprochement avec l'URSS. Proche de
Pierre Laval, il approuvera le traité franco-soviétique que celui-ci signera en
1935 avec Staline. Pour l'heure, il fera connaître à Münzenberg plusieurs
députés socialistes qui l'aideront et le protégeront jusqu'à la veille du second
conflit mondial.
Pierre Comert, responsable du service de presse au Quai d'Orsay, a connu
Münzenberg à Berlin. C'est lui qui va l'introduire parmi les radicaux, ce qui
aura des conséquences aussi importantes que s'il avait mis un loup dans une
bergerie. Dès cette année 1933, il va donc connaître Henri Laugier, un
scientifique plusieurs fois directeur de cabinet d'Yvon Delbos, très introduit
dans les milieux artistiques; Gaston Palewski, qui sera secrétaire d'Etat sous
Georges Mandel, directeur de cabinet de Paul Reynaud et qui jouera surtout
un rôle de premier plan auprès de De Gaulle pendant la guerre à Londres ; b

Pierre Cot, un jeune député radical de Savoie appelé à devenir une figure du
Front populaire et dont nous aurons l'occasion de reparler.
A Paris encore, Münzenberg retrouve ur homme clé de l'appareil clandestin
soviétique, le grand argentier des opérations d'influence montées par
l'Internationale communiste et le SR, entre autres : le banquier suédois Olof
Aschberg. Ce nom, nous allons le rencontrer maintes fois sur notre chemin.
Avec lui et Louis Dolivet, Münzenberg dispose sur place des premiers
hommes qui vont lui permettre de bâtir son réseau d'influence dans lequel le
QuatrièmeBureau du général Berzine et le KGB (à l'époque Guépéou, sera
intégré au NKVD en juillet 1934) vont puiser leurs meilleurs agents.
Une fois ces premiers contacts établis, Münzenberg doit aller prendre ses
ordres à Moscou. Toutes les actions qu'il va mener en France, jusqu'à sa
disgrâce, fin 1937, seront en effet étroitement contrôlées par le Centre, même
s'il dispose d'une marge d'appréciation, donc de manœuvre, en fonction des
circonstances. Ce voyage à Moscou, mi-juin 1933, lui paraît d'autant plus
nécessaire qu'il sait qu'il doit changer de stratégie. Pour «ratisser large», attirer
les «belles âmes», fleuron de l'intelligentsia française, qui veulent lutter contre
le nazisme sans être embrigadées par le communisme (le temps au moins de
se laisser apprivoiser), il faut trouver d'autres recettes.

Le congrès du Comité contre la guerre et le fascisme qui s'est tenu salle
Pleyel le 5 juin 1933 a montré que la ficelle communiste est devenue trop
grosse. Un pacifiste comme Gaston Bergery ne s'y est pas laissé prendre. Il a
refusé d'y participer. Il faut paraître plus consensuel. Un changement qui
annonce la politique de «Front commun»? Celle-ci se révélera très fructueuse
à partir de 1935, notamment en France, avec la création du Rassemblement
universel pour la Paix (RUP), l'un des plus beaux chevaux de Troie jamais mis
en place par les Soviétiques pour pénétrer l'élite d'une démocratie.
«La police française n'a jamais su que Münzenberg s'était rendu à
Moscou, précise Babette Gross. La route à travers l'Allemagne étant
barrée, il fallait passer via Copenhague, Stockholm, Helsinki, puis
Leningrad. Le meilleur passeport, à cette époque, était suisse, puisqu'il
donnait la possibilité de voyager à peu près partout sans visa. Bien
que le Komintern disposât d'une organisation pour fabriquer toutes
sortes de papiers, Münzenberg pensait qu'il ne pourrait pas faire ce
genre de document. C'est avec l'aide d'amis suisses que nous avons
obtenu un authentique viatique helvétique grâce à une méthode très
simple: l'un d'entre eux fit une demande officielle. On lui dit
d'apporter une photographie lorsqu'il viendrait prendre le document.
Au lieu d'aller le chercher lui-même, il envoya sa femme avec une
photographie de Münzenberg. En toute bonne foi, le responsable des
photographie de Münzenberg. En toute bonne foi, le responsable des
passeports prit la photographie de Münzenberg et il l'estampilla sur le
passeport sans poser de question. »

Babette Gross ignore qu'en dépit de cette apparente facilité il faut une
filière, une véritable organisation clandestine, pour obtenirun passeport suisse
authentique. Or à cette époque un seul homme est capable dans Paris d'avoir
l'une et l'autre, avec des complices au bon endroit, à la bonne place. Cet
homme, c'est Henri Robinson, alias Harry, le responsable des liaisons
internationales du Komintern pour l'Europe et le résident du Quatrième
Bureau en France.
C'est en effet grâce à Robinson que Münzenberg a pu obtenir ce sésame des
frontières. D'une manière plus compliquée que celle qui est décrite par Babette
Gross. Et pour cause, elle n'était pas dans la confidence.
A partir de ce premier semestre 1933, et jusqu'à la disgrâce de Münzenberg,
les deux hommes vont travailler ensemble en France : Willi et ses divers
comités antifascistes et pacifistes vont jouer les bateleurs pour attirer les
«belles âmes»; en bon agent recruteur, Harry va choisir en leur sein les
espions dont Moscou a besoin.
La filière pour obtenir d'authentiques passeports suisses est en place depuis
1926. Le mérite en revient à Franz Welti, président du Parti communiste
suisse (jusqu'en 1928), et membre du Komintern. Assisté de sa compagne
Anna Mueller, qui deviendra l'un des principaux agents de liaison de
Robinson, il recrute cette année-là Max Habijanic, un officier de police de
Bâle travaillant au bureau des passeports. Rétrospectivement, on sait d'ailleurs
par les interrogatoires d'Anna Mueller à la Gestapo, après son arrestation, en
1943, que Welti et Harry ont travaillé ensemble de 1925 à 1929 . Après avoir
64

été écarté de la direction du PC suisse en 1929 sur ordre du Komintern, Welti


«cède» Habijanic à Robinson qui continuera à le «traiter» (selon le jargon de
l'espionnage) par l'intermédiaire d'Anna Mueller jusqu'à son arrestation à la
fin de décembre 1942 . Malgré ce changement de patron, le «cordonnier»
c

Habijanic fournira tous les «souliers» (faux passeports) qu'on lui demandera.
Il ne le fait pas tant par idéal que par vénalité: 150 francs suisses d'indemnité
mensuelle plus 100 francs suisses pour chaque faux-vrai passeport remis à
Robinson.
La méthode est toujours la même. Habijanic reçoit une description de la
personne qui a besoin d'un passeport (âge, sexe, taille, couleur des cheveux,
des yeux...). Le «cordonnier» recherche dans les fichiers de la police suisse un
citoyen correspondant à ce profil.Une fois trouvé il suffit de fabriquer un faux
certificat de naissance à son nom, avec les détails figurant à son dossier, pour
étayer la demande auprès des services compétents de Bâle, où, précisément,
Habijanic travaille. Pour ce faux certificat, rien de plus simple. Depuis qu'il
s'est installé à Paris, en 1929, Robinson travaille à mi-temps chez Beffort et
Colin, un atelier de photogravure sis au 11, passage Saint-Pierre-Amelot, dans
le 11 arrondissement. Une «couverture» très utile pour fabriquer des faux en
e

tout genre avant que l'Italien Menardo Griotto ne passe à son service pour
s'occuper de ces détails . a

Ces faux certificats sont donc envoyés à Habijanic, accompagnés d'une


photo, pour demander officiellement un passeport. C'est aussi simple que cela.
a La fille de Lucien Vogel, Marie-Claude, épousera quelques années plus tard Paul Vaillant-Couturier,
qui décédera en 1937. Après guerre, elle se remariera avec Pierre Villon, qui, avant d'être un grand
résistant, a été, sous le nom de Roger Ginsburger, l'un des représentants du Guépéou en France dans les
années 30, si l'on en croit le témoignage de Jean Valtin dans Sans patrie ni frontières, op. cit.
b Voir à ce sujet De Gaulle et les communistes, de Henri-Christian Giraud, tomes 1 et II, éditions
Albin Michel, 1989. Selon l'auteur, c'est par Gaston Palewski que de Gaulle serait entré en contact avec
les Soviétiques dès décembre 1940 (ils sont alors les alliés de l'Allemagne) à Londres, via l'ambassadeur
d'URSS Ivan Maïski.
c Max Habijanic sera arrêté par la police suisse en 1948, après un long travail d'enquête des services de
contre-espionnage occidentaux à partir du déchiffrage des « papiers Robinson » dont nous parlerons dans
la cinquième partie. Malade, Habijanic est mort avant d'avoir pu être jugé.
Les espions sont aussi des hommes
Qu'a fait Henri Robinson depuis que nous l'avons quitté, alors qu'il
s'installait à Paris? Les seuls témoignages dont nous disposons sur lui, en ce
début des années 30, émanent de Nina Griotto, qui fut sa maîtresse, et d'Olga
Kahn, une amie qu'il a connue en Suisse pendant le premier conflit mondial
avant de la retrouver à Paris, en 1924, quand Harry a eu besoin d'une «boîte
aux lettres». L'une et l'autre ont connu plus l'homme que le maître espion,
même si, parfois, ses activités clandestines débordaient sur sa vie privée.
«Mon mari et moi sommes arrivés en France en 1931 sous les noms
de Teresa et Fortunato Galatti, raconte Nina Griotto. J'ai appris bien
plus tard que c'était Harry – nous l'appelions Giacomo, ou Jacques, si
vous préférez – qui avait fait les faux passeports pour nous. A ce
moment-là je lui ai même dit: "Tu aurais pu trouver autre chose que
Teresa, tout de même!" C'est seulement en 1938 que nous avons pu
retrouver nos vrais noms, lorsque le Parti communiste italien a dissous
sa section des cadres (à laquelleappartenait mon mari). La Ligue des
droits de l'homme nous a aidés à obtenir des papiers d'identité en
règle. A partir de là, Menardo a pu obtenir du travail, mais,
auparavant, pendant sept années, nous avons vécu clandestinement
avec l'argent que nous versait le PC italien. Jacques (Harry) aussi nous
aidait. Nous avons d'abord habité un meublé du côté de la place
d'Italie, puis, toujours clandestinement, rue des Batignolles. C'est
seulement en 1938 qu'on s'est installés rue Tlemcen, dans le 20 e

arrondissement, à côté de chez Jacques, qui habitait au 13 de la rue


des Mûriers.»
A ce domicile, Robinson se faisait appeler Alfred Doyen. Nous savons qu'il
habitait aussi à l'hôtel des Coloniaux, rue Bertrand, sous son vrai nom (si tant
est qu'il le soit !) dans le 7 arrondissement. Olga Kahn, elle, se souvient qu'il
e

avait aussi une chambre au Khédive, un hôtel de l'avenue Gambetta. Parfois,


elle allait lui apporter des valises. «Un jour il m'a dit: "Cette valise-là, si tu
l'avais gardée, tu serais riche. Elle contient la paie de tous les Italiens."»
En ce début des années 30, Harry travaille effectivement beaucoup avec les
clandestins du PC italien en lutte contre Mussolini (soutien logistique : faux
papiers, financement des réseaux, aide aux réfugiés). En même temps, il est ce
qu'on appelle «l'œil de Moscou», chargé de toutes les liaisons clandestines du
Komintern. Il l'avoue à Olga Kahn: «Tu sais qui je suis? me demande-t-il un
jour. Eh bien, l'œil de Moscou, c'est moi. Si tu veux faire fortune, tu n'as qu'à
me dénoncer ! » De temps à autre, il demande à Olga si elle peut loger un ami
de passage, un jour ou deux. «Il ne te dérangera pas, il a du travail», disait-il.
Elle ne posait jamais de question. «J'étais sympathisante, et il le savait,
explique-t-elle, mais il me reprochait parfois de m'intéresser plus à mon
ménage qu'à la politique.»
Quant à Nina, elle lui servira parfois de courrier, surtout au début de
l'occupation allemande. Il l'emmènera aussi à certains rendez-vous
clandestins: «Un couple se fait moins remarquer qu'un homme seul pour aller
à un contact», répétait-il.
«Son appartement de la rue des Mûriers était très modeste, poursuit
Nina Griotto. Une petite entrée avec un porte-manteau; une grande
pièce avec deux petits lits, une table, deux fauteuils, des chaises, et
une bibliothèque (la plupart de ses livres n'étaient pas là, mais chez
Louis Mourrier, un ébéniste par ailleurs dessinateur à L'Humanité
sous le nom de Marix). Il faisait sa toilette dans la cuisine. Il vivait
comme un ouvrier, pas comme un pacha. Son seul luxe, c'étaient les
vêtements et les livres. Il se promenaittoujours avec plein de journaux
(il en lisait cinq ou six par jour: L'Humanité, Le Populaire, Le Temps,
Paris-Soir, des journaux allemands, italiens, britanniques...). Pour
donner le change, j'avais dit au voisin qu'il était représentant en livres.
Je ne sais pas s'il l'a cru, mais, comme j'étais habituée à la
clandestinité, je ne posais pas de question, donc, eux, ils ne se
montraient pas trop curieux. »

Avec Germaine Schneider, son agent de liaison en Belgique, en Suisse et en
Italie, Nina semble être la seule femme à avoir fréquenté l'appartement de la
rue des Mûriers. Elle a été, il est vrai, sa maîtresse très rapidement. Son mari,
Menardo, semble s'en être accommodé.
«J'ai connu Jacques le lendemain de notre arrivée, se souvient-elle. Il
est venu chez nous avec mon beau-frère et ma sœur, pour le déjeuner.
Quand j'ai ouvert la porte, il avait deux bouteilles de pommard dans
les mains. "Bimba, m'a-t-il tout de suite appelée (par la suite, il m'a
toujours donné ce prénom. Ça veut dire ' la gosse '), je t'apporte du vin
parce que ton beau-frère m'a dit que tu aimais ça." Et puis, il a ajouté
en souriant: "Elles sont toutes aussi jolies que toi en Italie?"»

Harry prend vite ses habitudes chez les Griotto. Il y déjeune presque tous
les jours, il part le dimanche avec eux en balade.
«On prenait le train et on visitait les environs. On a ainsi visité Rouen,
Le Havre, la Normandie. Nous étions la famille qu'il n'avait pas,
commente Nina. Il était charmant et, moi, je pouvais lui dire ce que je
voulais. J'étais la seule personne dont il acceptait de se laisser marcher
sur les pieds. En même temps, il était mon maître. Il a tout appris à la
petite ouvrière que j'étais. C'était un puits de science. Grâce à lui, j'ai
su apprécier ce qui est beau, j'ai parlé correctement et j'ai découvert le
plaisir de la lecture. Je lui dois tout. »

Le Robinson que décrit Nina est un homme qui aime les plaisirs de la vie.
Elle se souvient d'un pique-nique, à Meudon, où ils s'étaient régalés de
charcuteries allemandes et tchèques qu'il avait achetées. Le jour du premier-
mai, il était de tradition qu'il emmène le couple Griotto dîner dans un
restaurant russe près de l'Etoile. Parfois, ils allaient à La Bonne Table, à
Montmartre, ou chez Flomanger une choucroute. Il adorait aussi le football,
et, sauf déplacement à l'étranger, il ne manquait aucun match, été comme
hiver.
«On était toujours très gais, ajoute Nina. On sortait tout le temps
ensemble, tous les trois. Il ne voulait pas manquer une première, un
concert, une exposition. Il nous a emmenés voir Baty, Jouvet, Dullin,
Pitoëff, Serge Lifar, et j'en oublie. Il adorait aussi bien la musique que
la peinture, et il me les a fait aimer. »
la peinture, et il me les a fait aimer. »

Derrière ce portrait tout en rose, empreint d'une grande nostalgie, c'est aussi
un être solitaire, dur avec lui-même et exigeant avec les autres que Nina nous
fait découvrir. «Il était condamné à être un homme seul, sans famille», dit-
elle. Pourtant, dès 1932, son fils Léo , dix ans, vient vivre à Paris. Il tente
b

d'abord de le mettre chez les Kahn, qui ont un enfant du même âge. Il y reste
un an, fréquente l'école primaire de la rue Sorbier (20 arrondissement), passe
e

son certificat d'études alors qu'il n'avait jamais parlé français auparavant. Une
belle réussite. Cette première année passée, Léo veut s'installer rue des
Mûriers, avec son père. La cohabitation va interrompre pour un temps la
solitude de l'espion Harry.
«Léo était extrêmement intelligent, comme son père, commente Nina
pleine d'admiration. Il réussissait même à résoudre les équations plus
vite que lui. Je disais à Jacques : "Tu vois, il y a enfin quelqu'un de
plus fort que toi." Il feignait de se mettre en colère pour cacher sa
fierté. En même temps, il était dur avec lui. Quand il partait en
voyage, il le laissait seul. Alors, je venais faire le ménage et les
courses pour que Léo ne se sente pas abandonné. »

Nous verrons combien Robinson est en fait attaché à son fils lorsque, à la
déclaration de guerre, il demandera instamment à Moscou d'intervenir pour
qu'il ne soit pas intégré à l'armée allemande (Léo, qui porte le nom de sa mère,
Schabbel, est toujours demeuré allemand).
A chaque début d'été, et jusqu'en 1938, Clara Schabbel viendra à Paris
chercher son fils pour qu'il aille passer ses vacances en Allemagne. Elle restait
alors deux ou trois jours. Après les vacances, elle faisait de même. «Clara
paraissait plus vieille que son âge, pense Nina. Elle portait la souffrance sur
son visage. Elle étaitpathétique.» Selon elle, Harry éprouvait une grande
affection pour son ancienne compagne. A chacune de ses visites, il lui faisait
un cadeau. Nina le raconte sans jalousie.
Si les espions sont des hommes, on sent aussi derrière le portrait que dresse
Nina une certaine tension, celle d'un professionnel jamais au repos. Chez lui,
rue des Mûriers, pas un papier ne traînait. Il tapait parfois des journées
entières à la machine, puis rangeait ses notes soigneusement. Les jours de
manifestations, il se gardait d'y participer, de crainte, sans doute, d'être arrêté
faute de papiers d'identité. De même, le premier-mai il préférait rester sur le
trottoir que de se mêler à la foule. Bien sûr, il ne fréquentait pas les meetings
et, le soir, il ne sortait jamais seul. Pour ses déplacements dans Paris – qu'il
connaissait comme sa poche –, il prenait de préférence les transports en
commun (métro, autobus), plus anonymes que les taxis et moins faciles à
suivre. Autant de comportements qui dénotent un homme toujours aux abois.
«Il était aussi rigoureux avec les autres qu'avec lui-même, précise
Nina. Malgré un mauvais caractère certain, dû en partie à ses
exigences professionnelles, ceux qui travaillaient avec lui l'aimaient
grâce à sa gentillesse et à sa générosité. En revanche, je sais que
certains camarades italiens le détestaient. Ils le trouvaient trop
prétentieux. Ils devaient être impressionnés à la fois par sa culture et
par sa distinction, car il en imposait à nous autres ouvriers. »

La tension intérieure que l'on perçoit chez Harry trouve son origine dans
cette «schizophrénie» déjà évoquée, un dédoublement de personnalité où le
simple militant communiste cohabite avec l'espion. Ces traits de caractère
vont d'ailleurs se trouver accentués après un voyage à Moscou que ni Olga
Kahn ni Nina Griotto ne peuvent malheureusement dater avec précision:
«Entre 1934 et 1936», disent-elles.
«Voilà comment les choses se sont passées, raconte Nina. Plusieurs de
nos camarades italiens avaient été arrêtés à la frontière française à
cause d'un même défaut de fabrication sur leur passeport. Or,
fabrication et fourniture de faux documents relevaient des attributions
de Jacques (Harry). Manque de chance, dans les mois qui ont précédé
la catastrophe, il avait été souffrant (séquelles de sa tuberculose). Il
avait dû déléguer une partie de son travail à uncamarade italien
s'appelant Ezzio. Lorsque le scandale a éclaté à Moscou, Jacques a
refusé de dénoncer Ezzio, et c'est lui qui a été convoqué pour
"répondre de ses fautes". Il est resté là-bas trois à quatre mois.
Lorsqu'il est revenu, il avait maigri, son visage était comme ravagé. Je
crois qu'il y a subi une très dure épreuve morale. »

URSS, paradis du socialisme! En ce milieu des années 30, la Révolution a
commencé à dévorer ses propres enfants et, avec eux, des millions
d'innocents. Cette réalité, Robinson l'a découverte comme tant d'autres. Il
choisira de se taire pour préserver «l'espoir», selon un mécanisme
d'autocensure propre à ceux qui croient.
Paradoxe de l'Histoire : c'est au moment où le mensonge s'érige en système
de gouvernement, où la terreur se généralise, que Moscou va le plus fasciner
l'élite occidentale. Münzenberg et Robinson, deux complices dans la forfaiture
(au mieux par omission, au pis par mystification), vont en profiter.
a La fabrication de ces faux certificats de naissance permet de mettre en doute l'authenticité de celui
qui a été trouvé dans les papiers d'Henri Robinson après son arrestation par la Gestapo. Il se peut qu'il se
soit agi, là aussi, d'un faux fabriqué par ses soins (ou par l'Italien Griotto) à partir d'informations réelles
concernant un certain Robinson effectivement né en Belgique en 1897. Mais, comme nous avons déjà eu
l'occasion de le dire, nous ne saurons jamais la vérité sur ce point.
b Petit nom donné à Victor Schabbel par ceux qui l'ont connu enfant.
Troisième Partie

LE CRIME DU SIÈCLE
Leningrad, dimanche 2 décembre 1934

Drapeaux rouges claquant au vent, sifflet à tue-tête, la locomotive fend la


nuit glacée à toute vapeur. Derrière, les wagons éclairés a giorno projettent de
part et d'autre de la voie des ombres inquiétantes. Un train d'enfer de bien
mauvais augure.
Dans son compartiment, Staline veille comme à son habitude. Oiseau de
nuit, il oblige ses subordonnés à cette vie nocturne. Le Tout-Moscou s'y est
fait déjà. Avec lui, dans ce convoi spécial en route vers Leningrad, trois
membres de la direction du PC soviétique (Vorochilov, Molotov, Jdanov), un
responsable du NKVD (Agranov), son secrétariat personnel et deux gardes du
corps. Explications, commentaires, analyses parcourent la petite assemblée
que le dictateur écoute. Cette nuit, son opinion est déjà faite, sa décision prise.
Et pour cause !
Avant de quitter Moscou, il a signé le décret annonciateur des plus
tragiques années que l'empire soviétique va connaître: par modification
spéciale du code pénal, l'assassinat politique sera désormais jugé dans les dix
jours par des tribunaux militaires, à huis clos, sans avocat; l'exécution de la
sentence sera immédiate, sans droit de grâce possible. La porte ouverte à
l'arbitraire le plus absolu.
L'aube ne s'est pas encore levée quand le train entre en gare de Leningrad.
Sans accueil ni cérémonie – les circonstances ne s'y prêtent pas –, Staline et sa
suite s'engouffrent dans les limousines noires. Direction Smolny, «célèbre à
jamais par les souvenirs des "dix journées" d'octobre 1917 ». Après avoir
65

emprunté l'avenue du 25-Octobre, les voitures longent le Champ-de-Mars,


franchissent le pont des Décabristes, traversent la place de la Révolte – un
itinéraire «vivant résumé de la Révolution » – pour arriver devant les
66

colonnades de Smolny que barre ce fier slogan: «C'est ici que siégea le
premier Soviet de la révolution ouvrière.»
Au troisième étage du bâtiment, Staline examine avec attention le lieu du
drame. Quelques heures auparavant, c'est dans cette antichambre que Leonid
Nikolaev a perpétré son crime. Deux coups de feu pour abattre Serge Kirov,
responsable du PC pour Leningrad, membre du bureau politique et numéro
deux du régime. La victime s'est écroulée, mortellement blessée. Son fidèle
garde du corps, Borisov, n'a pas eu le temps d'esquisser un geste.
Dans le bureau de Kirov, contigu, Staline commence les interrogatoires. On
tient l'assassin, mais il faut découvrir le complot et, surtout, prouver qu'il
existe. Premier meurtre d'un haut dirigeant bolchevique depuis 1917, ce crime
doit être sévèrement puni. Il en va de la sécurité du régime. Du moins veut-on
le faire croire. Voilà pourquoi Staline décide de prendre lui-même l'enquête en
main, en écartant le NKVD local.
Quelques jours plus tard, avec un sens de la mise en scène que lui dispute
seul le nazisme, le régime bolchevique fait des funérailles nationales à Serge
Kirov. La Flèche rouge, partie de Leningrad, le portrait de la victime à l'avant
de la locomotive, traverse lentement la campagne russe comme si tout le
peuple était en deuil. A Moscou, les dignitaires du régime, à la tête d'une foule
immense, accueillent l'arrivée du train.
«Je n'oublierai pas le regard d'un enfant coiffé d'un casque de l'Armée
rouge devant le cadavre exposé, et par les rues de la capitale la
procession des obsèques et les heures gelées sur la place Rouge, écrit
l'envoyé spécial de L'Humanité, Louis Aragon en personne. Par-
dessus tout cela, le muet chagrin du meilleur ami de Kirov, la douleur
poignante de Staline . » 67


La belle hypocrisie ! Vingt-deux ans plus tard, au XX Congrès du parti,
e

congrès dit de la «déstalinisation», Khrouchtchev reconnaîtra: «Les


circonstances de la mort de Kirov restent inexplicables et mystérieuses. Elles
exigent une enquête très serrée.» A ce jour, la vérité n'est toujours pas établie.
Peu importe. Commanditaire et mobile du crime sont connus; au regard de
l'Histoire, c'est suffisant.
Le commanditaire? En dirigeant personnellement l'enquête Staline s'est
s'ingénié à brouiller les pistes. Le garde du corps, Borisov, témoin numéro un,
meurt curieusement dans un accident de voiture le lendemain du meurtre.
Fâcheux. Quant à l'assassin, Leonid Nikolaev, il est rapidement passé par les
armes, après un procèsexpéditif, sans avocat. Il n'a même pas eu le temps
d'expliquer pourquoi le NKVD l'avait relâché, quelques semaines auparavant,
après une première tentative ratée pour tuer Kirov. La police politique
stalinienne aurait voulu armer le bras de l'assassin qu'elle ne s'y serait pas
prise autrement.
Le mobile?
«Il est très plausible que Staline ait vu en Kirov un rival, répondent
Michel Heller et Alexandre Nekrich, deux historiens russes
"dissidents". Jeune, énergique, ferme, ennemi irréductible de tous les
opposants, russe de surcroît , Kirov pouvait fort bien faire figure de
a

concurrent. En outre, Leningrad, le berceau de la révolution,


apparaissait comme un second centre du parti pouvant, le cas échéant,
mettre en cause les prérogatives de Moscou .» 68

Pour Boris Nikolaevski, un ancien menchevik qui a connu la plupart des


protagonistes du drame, cette élimination symbolise l'affrontement entre deux
lignes :
«D'un côté, la politique de Staline, qui devenait plus évidente au fur et à
mesure que les années passaient: c'était une politique de terreur grandissante
dans l'ensemble du pays, particulièrement sévère pour le parti – une politique
d'extermination de tous les dissidents. En outre, c'était une politique
d'aventures étrangères fondée sur une compréhension solide avec l'Allemagne
nazie. D'un autre côté, la "politique de conciliation" de Kirov, qui s'y opposait
totalement. Personne ne l'a jamais connue dans son intégralité. Il est
cependant incontestable qu'elle comportait des aspects profondément
antinazis, une tentative d'accord avec les paysans, un désir de conduire la
propagande du parti dans l'esprit de l'"humanisme prolétarien" et, par-dessus
tout, la suppression immédiate du règne de la terreur au sein du parti . » 69

La colombe Kirov contre le faucon Staline? Voire. «La conduite de Kirov à


Leningrad et sa région n'était ni pire ni meilleure que celle des autres
gouverneurs de Staline, précisent Heller et Nekrich. Ses discours ne
contiennent nulle trace d'un programme original. » En bon bolchevique, Kirov
n'était sans doute guère plus «démocrate» que Staline, même s'il souhaitait
épargner davantage le parti des purges à venir, ce qui, pour le peuple,
principale victime de la terreur communiste, n'aurait rien changé.
Leur opposition, la vraie, tourne autour de la question allemande, de
l'attitude que doit adopter le régime bolchevique dans l'affrontement
inéluctable, à terme, entre fascisme, démocratie et communisme. Staline, qui
est partisan d'une «politique étrangère fondée sur une compréhension solide
avec l'Allemagne nazie», comme le dit Nikolaevski, se situe plus dans la
tradition léniniste qu'un Kirov, dont la politique «comportait des aspects
profondément antinazis». Il est même probable que le secrétaire général du PC
soviétique éprouve à cette époque de la fascination pour Hitler.
Sur ce point, le témoignage de Walter Krivitsky est d'ailleurs convaincant.
Membre du Quatrième Bureau du général Berzine, passé à l'Ouest en 1937,
Krivitsky a en effet révélé au monde comment la collusion Hitler-Staline a été
antérieure au pacte germano-soviétique d'août 1939 :
«Quand Hitler s'est livré à sa première épuration sanglante, dans la nuit du
30 juin 1934 , et alors qu'elle n'était pas encore terminée, Staline convoqua au
a

Kremlin le Politburo en session extraordinaire. Avant même que la nouvelle


de l'épuration hitlérienne ait été répandue dans le monde, Staline avait décidé
son prochain rapprochement avec le régime nazi.(...) Il résuma comme suit la
discussion qui avait eu lieu au Politburo: "Les événements d'Allemagne
n'annoncent nullement la chute du régime nazi. Au contraire, ils amèneront la
consolidation de ce régime et renforceront le pouvoir personnel de Hitler." (...)
Si l'on peut parler d'un pro-allemand au Kremlin, c'est de Staline, qui n'a
jamais cessé de l'être. C'est lui qui préconisa la coopération avec l'Allemagne
aussitôt après la mort de Lénine, et il ne changea pas d'attitude quand Hitler
prit le pouvoir. Au contraire, le triomphe des nazis le renforça dans le désir de
se lier plus étroitement avec Berlin . » 70

a Rappelons que Staline, lui, était géorgien.


Le brise-glace
Du wagon plombé qui traverse l'Allemagne (en guerre contre la Russie)
pour ramener Lénine à Saint-Pétersbourg en avril 1917, afin qu'il y porte la
bonne parole révolutionnaire, au pacte germanosoviétiqued'août 1939, qui
stupéfia le monde, ce sont plus de vingt années d'une collaboration fructueuse
que l'URSS et l'Allemagne ont vécu dans le plus grand secret. Cette vérité,
dérangeante, n'est pas bonne à entendre pour ceux qui croient, à la même
époque, que le régime bolchevique sera l'ultime rempart contre l'Allemagne
fasciste.
L'entente Moscou-Berlin a commencé officiellement avec la signature du
traité de Rapallo, le 16 avril 1922, qui marque la volonté des deux pays de
sortir de leur isolement économique. A la surprise des démocraties, ils
renoncent réciproquement à leurs réparations de guerre et décident la reprise
de leurs relations économiques. Derrière ces (bonnes) apparences, le traité va
surtout permettre à l'Allemagne de détourner les clauses du traité de Versailles
dans le domaine militaire avec l'aide de l'URSS. Cette collaboration va
b

connaître trois phases complémentaires : a) livraison d'armes et ébauche de


négociations; b) construction d'usines allemandes en URSS pour matériel de
guerre entre 1922 et 1928; c) formation et utilisation d'officiers allemands de
1928 à 1933.
Quelques exemples : 71

–En février 1923, un premier contrat prévoit l'installation de la firme


Junkers à Fili, près de Moscou. L'usine d'aviation doit construire 300 avions
de combat par an. 20 % de la production seront vendus aux Soviétiques, le
reste étant réservé à la Luftwaffe.
–En septembre 1923, le Conseil des commissaires du peuple décide
d'utiliser des officiers et des ingénieurs allemands pour la remise en état de la
marine soviétique.
– En janvier 1924, Krupp commence la construction à Moscou d'une
fabrique de canons d'infanterie. Dans le même temps, la firme Stolzenberg de
Hambourg, spécialisée dans la fabrication de l'ypérite, installe une usine de
chlore.
A partir de 1927, la coopération soviéto-germanique se développe avec
l'apparition de camps d'entraînement aménagés en URSS pour la formation
d'officiers de la Reichswehr. L'attaché militaire français à Varsovie fait, en
avril 1931, un rapport complet sur cette coopération militaire de grande
envergure :72

1) Artillerie: existence à Luga, district militaire de Leningrad, d'un champ


de tir d'artillerie où séjournent en permanence des officiers allemands, avec
exercice de tirs chaque année depuis 1924.
2) Matériel blindé : situé à l'est de Kazan, sur le fleuve Kama, un camp
d'exercice pour autoblindés sert à la formation des commandants de char et
d'unité de chars (deux ans d'exercices pratiques pour les officiers allemands et
soviétiques). On y fait des essais sur du matériel construit en Allemagne
(tanks fabriqués par Rheinmetall, Krupp, Daimler et Gute Hoffnungshutte).
On y compare les chars allemands et étrangers.
3) Aviation : après leur formation théorique en Allemagne, les officiers
viennent en URSS pour s'entraîner. Cours spéciaux de pilotage pour gros-
porteurs et avions de chasse à Lipetsk (région de Tambov). Depuis 1926, les
Allemands ont organisé une école d'aviation en Crimée, à Katchinska, au nord
de Sébastopol. Les Allemands qui y viennent passent par Constantinople ou
Odessa sous des noms d'emprunt.
4) Armes chimiques: 250 officiers allemands sont employés depuis 1922
pour le contrôle de la fabrication d'explosifs chimiques (fabrique
germanosoviétique de Bersol, à Trotsk) et, à partir de 1928, pour des
expérimentations au camp de Tomka, à Saratov. Essais de gaz toxique avec
des produits fabriqués, notamment, par IG Farben.
Précisons que les blindés de la Wehrmacht qui précipiteront la débâcle de
l'armée française en juin 1940 ont tous été mis au point en Union soviétique et
que les pilotes allemands de la Luftwaffe qui mèneront la «bataille
d'Angleterre» d'août à novembre 1940 ont pour la plupart été formés en URSS
au début des années 30.
L'arrivée de Hitler au pouvoir, le 30 janvier 1933, va freiner pour un temps
cette fructueuse collaboration militaire, ce que Moscou regrette d'ailleurs.
«L'Union soviétique n'a, pour sa part, aucune raison de changer de politique à
l'égard de l'Allemagne», précise, dès le mois de décembre 1933, Viatcheslav
Molotov, le numéro deux du gouvernement soviétique. Le commissaire aux
Affaires étrangères, Maxime Litvinov, est encore plus explicite: «Nous avons
été unis à l'Allemagne par des liens économiques et politiques étroits pendant
dix ans. L'Allemagne a pris la première place dans notre commerce extérieur . c

L'Allemagne et nous-mêmes avons retiré d'énormes profits des relations


économiques et politiques qui ont été établies entre nous. Grâce à ces
relations, l'Allemagne a puparler plus hardiment à ses vainqueurs d'hier.» Du
côté de Hitler, on se montre plus réservé, ce qui ne décourage nullement
Staline.
«Par son épuration sanglante du 30 juin, Hitler remonta encore dans
son estime, précise Walter Krivitsky. Il avait démontré pour la
première fois aux hommes du Kremlin qu'il savait comment tenir le
pouvoir, qu'il était un dictateur non seulement de nom, mais de fait. Si
Staline avait eu auparavant des doutes sur la capacité de Hitler à
régner en despote, d'écraser l'opposition, d'affirmer son autorité même
sur les hauts personnages de l'armée et de la politique, ces doutes
étaient maintenant évanouis. A partir de cette date, Staline reconnut en
Hitler un maître, un homme capable de lancer un défi au monde. »

De l'octroi par la Reichsbank, au printemps 1935, d'un prêt à long terme de
200 millions de marks-or au gouvernement soviétique, à la mission Kandelaki
de 1937 , qui va préparer le pacte Ribbentrop-Molotov d'août 1939, les
d

relations entre les deux pays n'ont jamais cessé d'être avantageuses, en dépit
de l'opposition politique affichée de part et d'autre publiquement.
Il est de bon ton de penser qu'en ménageant Hitler Staline a joué au grand
stratège pour gagner du temps et préparer l'URSS à un conflit qu'il jugeait
inéluctable avec l'Allemagne. C'est ce qu'a toujours voulu nous faire croire
l'historiographie d'après-guerre alors empreinte d'idéologie communiste. Or,
aucun fait concret ne permet d'étayer cette thèse. De l'aide apportée par les
communistes aux nazis dès 1930 à l'impressionnant soutien militaire
soviétique accordé à l'Allemagne en guerre entre août 1939 et juin 1941 (voir
cinquième partie), c'est en réalité plus d'une décennie de collaboration entre
fascisme et communisme qu'interrompt bruquement l'«opération
Barberousse ». Au lendemain de l'invasion allemande, on sait d'ailleurs
e

maintenant que Staline, trahi par son alter ego en dictature , est resté prostré
73

neuf jours durant au Kremlin.


«Staline pouvait vendre au plus offrant son concours, à condition de ne rien
donner, ou peu de chose, et de beaucoup recevoir», a écrit avec lucidité Boris
Souvarine dès 1940 en post-scriptum de son Staline . Dans l'opposition
74

fascisme-démocratie, le dictateursoviétique a rapidement compris qu'il pouvait


recevoir plus de Hitler, dont il se sentait d'ailleurs plus proche, que des
démocrates occidentaux, qu'il méprisait. Dès le début des années 30, il s'est
donc ingénié à favoriser l'avènement du nazisme et à renforcer le potentiel
militaire allemand. Sur ces deux points, les faits sont indiscutables.
Recevant, par exemple, en 1930 au Kremlin, le général von Schleicher,
adjoint au ministre de la Défense d'Allemagne et surtout porte-parole des
milieux militaires, Staline lui conseille déjà de collaborer avec Hitler, «un
agitateur très doué et fort utile», selon lui.
«En vertu de ce programme, l'effort commun des communistes et des
hitlériens commença sous la direction de Staline et de von Schleicher,
explique Boris Nikolaevski qui se base ici sur des documents cités au
procès de Nuremberg (Ndla: donc après la guerre). Apparemment, les
communistes étaient les pires adversaires de Hitler et attaquaient les
sociaux-démocrates pour leur attitude prétendument trop tolérante
envers les nazis; les communistes eux-mêmes étaient très provocants
envers ces derniers, suscitant sans cesse des heurts et des
escarmouches, mais l'essentiel de leur propagande était dirigé contre
les sociaux-démocrates plutôt que contre les nazis. Pour des raisons
différentes et avec des slogans différents, communistes et nazis
travaillaient en fait à la même tâche: détruire la démocratie allemande
et préparer la voie au fascisme . » 75


Dans son témoignage passionnant pour comprendre l'Allemagne des années
30 et la politique suivie par le KPD et le Komintern face au fascisme, Jean
Valtin, membre de l'internationale des «syndicats rouges» (Profintern),
confirme l'entente tacite communistes-nazis :
«La haine aveugle contre les sociaux-démocrates prit une tournure
décisive vers le milieu de janvier 1931, lorsque Georgi Dimitrov
publia un mémorandum secret d'instructions pour tous les chefs et
sous-chefs des colonnes communistes. Résumées en une phrase, les
instructions visaient à une action unique du parti et du mouvement
hitlérien pour accélérer la désintégration du bloc démocratique
croulant qui gouvernait l'Allemagne.(...) Ceux qui faisaient quelques
objections se virent menacés d'expulsion du parti. La discipline
interdisait aux militants de discuter la décision . » 76

Margarete Buber-Neumann, dans son histoire du Komintern, raconte le


désarroi des dirigeants du KPD lorsque, sur ordre de Moscou, ils doivent
participer à la campagne référendaire organisée par les nazis en août 1931
pour exiger la démission (et la liquidation) du gouvernement social-démocrate
prussien :
«Quelques semaines avant le référendum, le KPD reçut de Moscou
l'ordre d'y prendre part. Cette exigence exorbitante d'une action
politique commune avec les nazis se heurta à la résistance des
membres du bureau politique du parti et même de ceux d'entre eux qui
étaient le plus accoutumés à obéir. Ils écrivirent leur objection au
Komintern. Trois d'entre eux furent envoyés à Moscou pour y avoir
une "explication". Tous les trois "changèrent d'avis", ce qui fait penser
que c'est Staline en personne qui avait eu l'initiative de "l'action
commune" . » 77

Selon l'historien Joseph Rovan, spécialiste de l'Allemagne, nazis et


communistes ont d'ailleurs mêlé leurs voix dans cent cinquante votes
importants de 1921 à 1932. Enim, la belle entente peut parfois aller jusqu'à
l'osmose lorsqu'on sait que les troupes de choc nazies, les fameuses Sections
d'assaut du capitaine Röhm, étaient composées pour environ 70 % de
«communistes repentis» . 78

En fait, Staline pensait que Hitler et ses troupes joueraient le rôle d'un
«brise-glace révolutionnaire». Ce brise-glace ouvrirait la voie aux
communistes afin qu'ils puissent construire une Allemagne socialiste sur les
ruines de la démocratie après s'être débarrassés des nazis, qui auraient cessé
d'être utiles.
La même théorie a prévalu pour justifier le renforcement du potentiel
militaire allemand avant guerre et le pacte germanosoviétique d'août 1939.
Après l'aide apportée à Hitler pour se refaire une armée, le pacte lui laissait les
mains libres pour attaquer à l'Ouest. Les troupes de la Wehrmacht devaient
donc, elles aussi, servir de «brise-glace» afin d'ouvrir la voie à une Armée
rouge «libératrice des peuples opprimés» et de permettre, dans son sillage, la
construction d'une Europe socialiste . f

Dans l'un et l'autre cas, cette stratégie stalinienne s'est révélée meurtrière.
Tout à leur collaboration avec les nazis, les membres duKPD n'ont pas su se
préparer à l'avènement de Hitler. L'appareil a été très vite décapité et, n'en
déplaise aux amateurs de romantisme révolutionnaire – romantisme d'ailleurs
soigneusement alimenté par Ernst Henri pour séduire les futures «taupes» de
Cambridge –, les «cercles des cinq» n'ont jamais menacé l'Allemagne fasciste.
De même, préparée pour l'offensive, l'Armée rouge n'a pas su se défendre face
à l'attaque surprise allemande de juin 1941. La débâcle soviétique d'alors
s'explique par cette bévue stratégique tout autant que par le manque
d'encadrement et l'impréparation matérielle des troupes. Seul Hitler a fait
capoter ce plan de «conquêtes libératrices». Ainsi comprend-on mieux la
déprime de Staline au lendemain de l'«opération Barberousse». Il est vrai qu'il
a, par la suite, en 1944-1945, sauvé en partie son plan en «libérant» les
malheureux peuples d'Europe centrale et orientale qui n'en demandaient pas
tant. Cela est une autre histoire.
La duplicité soviétique a connu son apogée dans les années 30. Pour le
devant de la scène, à usage du militant de base jusqu'aux «bonnes
consciences» qui vont s'y laisser prendre, le régime soviétique représente le
bastion de la résistance à la barbarie fasciste. Tous les mouvements pacifistes
qui apparaîtront ces années-là, en France surtout, entretiendront ce mythe,
pendant qu'en coulisse l'URSS sera, en fait, le meilleur allié de l'Allemagne
nazie. Ceux qui, en cette décennie décisive pour la paix du monde, choisiront
Moscou pour combattre Berlin font donc plutôt figure de cocus de l'Histoire.
D'autant plus que «Staline, comme tous les bolcheviques, jugeait en principe
la guerre fatale; Lénine lui ayant appris qu'elle est "la continuation de la
politique par d'autres moyens", selon l'aphorisme de Clausewitz», précise
Souvarine. «Le pacifisme, poursuit-il, est donc pour lui une antithèse du
bolchevisme et, dans son parti, l'épithète de pacifiste a le sens bien établi d'une
injure ."
79

Quant à la fascination de Staline pour Hitler, elle a commencé le jour de


l'incendie du Reichstag. Le Soviétique a été littéralement bluffé par ce coup de
maître qui a permis au Führer de se débarrasser de toute opposition. Puis est
venue la fameuse «Nuit des longs couteaux» du 30 juin 1934. A la réunion
extraordinaire du bureau politique qu'il convoque sur-le-champ, Staline
apparaît tout à fait séduit par la dextérité dont a fait preuve Hitler pour
éliminer ses principaux rivaux. Il s'empresse d'étudier les rapports secrets
envoyés par les agents en Allemagne, pour s'en inspirer.
Hitler a indiqué la méthode, Staline va se charger de l'appliquer sans
mesure.
«Le meurtre de Kirov marque un tournant dans la carrière de Staline,
estime Walter Krivitsky. Il inaugure l'ère des procès publics et secrets
de la vieille garde bolchevique, l'ère des "aveux". Je ne crois pas qu'on
ait jamais vu dans l'Histoire un autre exemple d'assassinat d'un haut
personnage suivi d'un massacre aussi effroyable que celui-là . » 80

Le meurtre de Serge Kirov, c'est le «crime du siècle », pour avoir initié la


81

terreur stalinienne qui servira de modèle à l'ensemble du monde communiste


avec, au bout du compte, des dizaines de millions de morts.
a Il s'agit de la « Nuit des longs couteaux » qui a abouti à l'élimination des SA du capitaine Röhm qui
avaient aidé le Führer à accéder au pouvoir.
b C'est l'article 179 du traité de Versailles, visant à empêcher un réarmement de l'Allemagne, que le
Reich va s'appliquer à violer avec la complicité de l'URSS.
c Parmi les sociétés mixtes qui monopolisent le commerce extérieur soviétique dans les années 30,
onze firmes sur trente et une sont allemandes. Elles réalisent plus de 50 % du trafic.
d Conseiller commercial à Berlin, David Kandelaki, Géorgien d'origine comme Staline, a été le
premier à proposer aux dirigeants nazis le fameux pacte, dès janvier 1937. Il agissait sur ordre du numéro
un soviétique, dont il était proche.
e Nom de code allemand donné pour l'invasion de l'URSS le 22 juin 1941.
f Dans son ouvrage appelé justement Le Brise-Glace, éditions Orban, 1989, Victor Suvorov, ancien
officier du GRU passé à l'Ouest, démontre preuves à l'appui que, de 1939 à 1941, les plans militaires de
l'Armée rouge (avec le matériel idoine) étaient exclusivement offensifs.
La grande «tchistka»
Le cadavre du «meilleur ami de Staline» (dixit Louis Aragon) n'est pas
encore en bière que la répression commence, aveugle, impitoyable, sanglante.
Les coupables? Il en faut. Ils ne manqueront pas. Les premiers seront 37
prétendus «gardes blancs» entrés clandestinement par les frontières polonaise,
finlandaise et lettone. Suivent 33 autres à Moscou, 28 à Kiev. A Leningrad, on
ne chôme pas non plus: dans les caves du NKVD, on fusille jusqu'à 200
personnes. Leur crime? Peu importe, le règne de l'arbitraire absolu vient de
commencer.
Le peuple sera la première victime de ces années d'horreur. Personne n'est à
l'abri de la mécanique déclenchée. Avant la fin de ce funeste mois de
décembre 1934, ce sont déjà 40 000 Leningradois qui sont envoyés en
déportation. Bientôt, on ne compte plus. Le travail forcé devient la loi d'airain
du régime, avec ce terrible verdict qui accompagne le condamné: «sans droit
de correspondance». Celui-là est condamné à mourir à la tâche dans l'un de
ces innombrables camps sibériens qui peuplent l'archipel du Goulag.
Pour un esprit occidental élevé dans le respect des droits de l'homme, nourri
à l'aune de la liberté, les souffrances endurées par le peuple soviétique sous la
grande «tchistka» (purge) dépassent l'entendement. Aujourd'hui encore, on
ignore combien d'hommes, de femmes, d'enfants (la peine de mort s'applique
aux plus de douze ans à partir du 1 janvier 1936) ont été engloutis dans le
er

grand trou noir de la répression stalinienne. «La mort d'un homme est une
tragédie,celle de milliers d'hommes de la statistique», aurait proféré Staline. A
une demande secrète du bureau polique, en 1956, le KGB a avancé le chiffre
de 19 millions de personnes arrêtées entre 1935 et 1940, dont 7 millions
exécutées ou mortes au Goulag . 82

Avec le meurtre de Serge Kirov, le système soviétique devient comme


anthropophage. La révolution, jusqu'à présent grande dévoreuse d'innocents,
va commencer à se nourrir aussi de ses propres enfants. Avant cet assassinat,
l'appartenance au parti représentait une formidable immunité, un décret
d'octobre 1917 interdisant la peine de mort pour les membres du PC. La
terreur, c'était pour les autres : les loups se protégeaient entre eux. Certes,
Staline avait essayé de passer outre ce décret, mais en vain. Durant l'été 1932,
Kirov s'était d'ailleurs opposé violemment à lui pour refuser l'exécution d'un
certain Rioutine, membre du PC de Moscou, coupable d'avoir rédigé un
programme contraire à la ligne officielle. Son rival désormais disparu, le
dictateur va s'en donner à coeur joie.
Dès le 22 décembre 1934, soit trois semaines après le meurtre, le NKVD
prétend que Nikolaev est membre d'une organisation terroriste clandestine
créée par les partisans de Zinoviev, vieux compagnon de Lénine, ancien
président du Komintern. L'interdit est levé, la machine répressive va officier.
En janvier 1935, Zinoviev et Kamenev, ancien vice-président du Conseil
des commissaires du peuple, passent en jugement. Ils seraient les complices,
sur place, d'une grande conspiration ourdie depuis son exil français par la bête
noire de Staline : Léon Trotski. Dès lors, l'acte d'accusation devient
simplissime. «Trotskiste» est un label suffisant pour être promis, au mieux, au
Goulag, au pis à une balle dans la tête dans les caves de la Loubianka . a

Mais il faut attendre l'année suivante, le mois d'août 1936, pour assister à la
grande première des procès staliniens. Zinoviev et Kamenev sont de nouveau
sur le devant de la scène. La première fois, les deux hommes avaient été
condamnés à quelques années de prison, au grand dam de Staline. Cette fois,
les accusés avouent. Oui, ils sont les «organisateurs directs» de l'assassinat de
Kirov; oui, il devait s'ensuivre une vague de meurtres politiques des dirigeants
soviétiques décidée par Trotski. Le verdict tombe, sans pitié pour tous les
membres de cette «centrale terroriste trotskiste-zinoviéviste » : la mort,
exécutable de suite.
«Dans aucun pays, à ma connaissance, les accusés n'auraient disposé
de pareils moyens, écrit l'avocat français Marcel Willard,
"antifasciste" notoire, mais surtout communiste inconditionnel. Il va
de soi que l'acte d'accusation leur a été communiqué en temps utile.
Le président leur a rappelé publiquement leur droit de se faire assister
par des défenseurs de leur choix. La plupart d'entre eux y ont
volontairement renoncé. Les accusés s'expliquent librement, les uns
avec vivacité, les autres avec un flegme qui frise parfois le cynisme.
Ils ont constitué leurs dossiers, rédigé souvent in extenso leurs
déclarations, qu'ils ont le droit de lire à l'audience. On les laisse
s'absenter individuellement, leurs dossiers sous le bras, le temps qu'ils
veulent. Ils parlent comme bon leur semble sans être interrompus ni
par le président ni par le procureur. On ne leur marchande vraiment
pas la parole. Avec un calme, une courtoisie, une patience
exemplaires le procureur Vychinski les interroge et leur laisse tout
loisir de répondre ou de refuser de répondre . » 83

La gigantesque parodie de justice qu'ont représentée les procès staliniens


(accusés brisés, textes appris par cœur, absence de défense, violence du
procureur, etc.) est aujourd'hui trop connue pour qu'on sache ce qu'il faut
84

penser d'un tel plaidoyer. Les gens comme Willard servaient alors à camoufler
ce qui demeure l'une des plus grandes tragédies de ce siècle.
«La torture physique et morale fut appliquée avec la brutalité la plus
extrême et les raffinements les plus ingénieux, rappelle Margarete Buber-
Neumann, qui, après avoir connu le Goulag stalinien, va croupir dans un camp
nazi (Ravensbrück) pendant la guerre par la grâce du NKVD, qui l'a remise à
la Gestapo en 1940, comme beaucoup d'autres opposants allemands qui
s'étaient réfugiés en URSS . On employait ce qu'on appelle le système
85

Conveyer, c'est-à-dire que les interrogatoires se prolongeaient plusieurs jours


et plusieurs nuits. Durant ce temps, on ne laissait pas dormir le détenu.
Pendant des heures, on l'obligeait à rester debout, souvent sur une seule
jambe, à la lumière aveuglante de projecteurs puissants .» 86

Dans l'un des meilleurs témoignages qui aient été écrits sur la grande
«tchistka», Alexandre Weissberg résume les raisons qui ont pu amener la
b

plupart des inculpés à avouer des «crimes» parfaitement imaginaires, y


compris au moment de leur procès :
«Ces malheureux qui pendant des mois étaient torturés par le NKVD,
bien résolu à briser leur volonté, ces hommes qui avaient vu leurs
amis et leurs collaborateurs envoyés à une mort absurde, se trouvaient
au dernier stade de la désagrégation physique. Ils n'avaient aucun
nouvel idéal auquel ils auraient pu se rattacher. Avec le parti, tout
pour eux s'était effondré. Ils ne pouvaient plus que sauver leur vie ou -
ce qui finalement revenait au même – hâter une mort qui mettrait fin à
leur supplice . »
87

Deux chiffres pour comprendre l'ampleur de la purge dans les rangs du


parti: 110 des 139 membres du comité central issu du congrès de 1934 ont été
fusillés; seulement 59 des 1 966 délégués de ce congrès ont reparu au suivant,
en 1939.
Reste à savoir pourquoi l'épuration du parti - qui est, après le meurtre-
prétexte de Kirov, l'objectif numéro un de Staline cherchant ainsi à asseoir son
pouvoir - a-t-elle entraîné la terreur généralisée.
«En bâtissant un Etat socialiste, c'est-à-dire totalitaire, Staline devait
avoir un parti monolithique qui lui obéisse comme un cadavre,
expliquent Heller et Nekrich. Mais en 1935 le parti avait déjà
tellement pénétré toutes les fibres de l'organisme étatique qu'un coup
porté au parti ne pouvait pas ne pas retentir dans l'ensemble de
l'organisme. Telle est l'explication de la terreur totale. En tirant sur un
fil, on entraîne la pelote : l'appareil d'Etat, l'appareil économique et
militaire, la culture. Le pays bascule dans la folie. L'ennemi est
partout . »
88

L'armée et l'appareil de sécurité sont également broyés : 75 des 80 membres


du conseil militaire suprême sont passés par les armes; plus de la moitié des
officiers de l'Armée rouge (soit environ 35 000 hommes) sont exécutés ou
emprisonnés. Au NKVD, les 18commissaires à la sécurité d'Etat du temps de
Iagoda (1934-1936) sont fusillés sur ordre de son successeur, Iejov; sur les
122 officiers supérieurs qui ont entouré Iejov pendant la grande purge,
seulement 21 sont encore en place lorsqu'il est à son tour éliminé, en 1939 . 89

La grande «tchistka» répond aussi à l'objectif politique que nourrit Staline


de s'entendre, coûte que coûte, avec Hitler. La terreur a favorisé ses desseins
en éliminant, précisément, ceux qui pouvaient encore s'opposer à un
rapprochement avec l'Allemagne nazie : les juifs et l'état-major de l'Armée
rouge. Les premiers étant surreprésentés dans le parti et les organes de
sécurité (par rapport à leur nombre réel dans la société soviétique), on peut, à
la rigueur, expliquer leur surélimination. Pour les seconds, en revanche, il y a
eu volonté délibérée de se débarrasser de ces empêcheurs de pactiser en paix.
On sait grâce à Walter Krivitsky que le «complot» qui a permis d'éliminer,
90

à l'été 1937, le maréchal Toukhatchevski, le héros de l'Armée rouge, et une


bonne partie de ses collaborateurs (tous accusés d'être à la solde de
l'Allemagne nazie) a été fabriqué de toutes pièces par le NKVD sur ordre
personnel de Staline. Une bien sombre machination dans laquelle se trouvent
impliqués pêle-mêle Skobline, un ex-général tsariste réfugié à Paris et
fournisseur pour Moscou des «preuves» fabriquées par la Gestapo, Heydrich,
le grand patron de la Gestapo qui a organisé la conspiration sans se rendre
compte qu'il fut manipulé par les services secrets soviétiques («Si cette affaire
réussit ce sera pour la Russie la plus grande catastrophe depuis la révolution »,
avait-il annoncé) et Spiegelglass, le chef-adjoint de la section étrangère du
NKVD chargé de liquider les témoins gênants après la découverte du
«complot» et qui finit par disparaître lui-même dans la grande purge.
Le «complot» rendu public, les prétendus «coupables» n'ont même pas eu
droit à un procès de type stalinien. La sentence prononcée contre
Toukhatchevski et ses collaborateurs a été prise par le bureau politique et
rendue immédiatement exécutoire. «Ensuite seulement la presse évoqua la
composition du tribunal militaire, le verdict, etc . » pour faire croire à un
91

semblant de légalité.

***
a Dans certain cas, le régime soviétique est allé jusqu'à faire payer par la famille la balle du supplicié.
b Physicien d'origine allemande venu travailler volontairement en Ukraine, Alexandre Weissberg va
faire trois ans de prison en URSS, de 1937 à 1940, avant d'être remis à la Gestapo par les Soviétiques. Il
réussira à s'évader des prisons nazies. Albert Einstein, Frédéric Joliot-Curie et d'autres physiciens de
renom avaient demandé en vain sa libération à Staline.
A Moscou sous la terreur
«Ou nos ennemis nous pendront ou les nôtres nous fusilleront», confie un
jour, désespéré, à Elisabeth Poretski , un ami moscovite.
a

Cette alternative du diable, Henri Robinson l'a sans doute éprouvée lorsqu'il
reçoit l'ordre d'aller s'expliquer à Moscou sur les faux passeports qui ont
provoqué l'arrestation des camarades italiens. Il connaît alors la terrible
ambiance qui règne dans la capitale soviétique et les risques qu'il prend en s'y
rendant. Les comptes rendus de la presse sur les procès, la disparition des
vieux cadres révolutionnaires, les conflits entre services secrets soviétiques
(NKVD, Quatrième Bureau, OMS), les «collègues» qui ne reviennent plus,
autant d'indices inquiétants, même pour celui qui continue à croire. Et nul
doute que c'est le cas de Harry.
«Les temps avaient changé, un voyage en Union soviétique n'était
plus un privilège, un moyen de rentrer "chez soi" pour un communiste
à l'étranger, le danger rôdait, explique Elisabeth Poretski.(...) A partir
de 1936 les précieuses lettres que des amis envoyaient encore par des
canaux officiels n'arrivèrent plus; seul lien, les communications
officielles, d'ailleurs de plus en plus rares. On pouvait tirer quelques
renseignements de ceux qui revenaient de "là-bas" après un congé ou
un voyage d'"affaires", mais cela n'allait pas loin. Les voyages dans le
cadre du service devenaient de plus en plus longs, et comme les
intéressés, souvent, n'en revenaient plus, cette source d'information
aussi se tarit . »
92

C'est dans cet état d'esprit, cette inquiétude même, que Robinson part pour
Moscou, via probablement l'Allemagne et la Pologne, malgré les risques que
peuvent alors représenter ces deux pays pour un agent soviétique (le régime
nationaliste de Pilsudski, à Varsovie, milite contre l'URSS). Son passeport
suisse, obtenu par la filière Habijanic déjà utilisée pour Münzenberg trois ans
auparavant, lui offre l'immunité. A la frontière polono-soviétique, l'inévitable
banderole «Prolétaires de tous les pays unissez-vous» l'accueille.Les gardes-
frontières, d'ordinaire si soupçonneux (l'URSS se considère plus que jamais
comme une forteresse assiégée), ne regardent même pas son viatique. Le
Komintern, à moins que ce ne soit le Quatrième Bureau ou encore le NKVD, a
fait le nécessaire en les prévenant de son arrivée. C'est le cas pour chaque
officier de renseignement qui rentre «chez lui», en Union soviétique.
Venu rendre des comptes, Robinson n'est certainement pas reçu à Moscou
avec les égards dus à son rang. Comme «illégal», il ne peut pas, non plus,
pour des raisons de sécurité, séjourner à l'hôtel Lux, réservé aux cadres
«légaux» de l'Internationale communiste . Le voilà donc relégué dans une
b

résidence spéciale du SR ressemblant sans doute plus à une prison soviétique


qu'à une villégiature.
«Lorsqu'il est revenu, il avait maigri, son visage était comme ravagé, a dit
Nina Griotto. Je crois qu'il a subi là-bas une très dure épreuve morale.»
Malheureusement, nous ne disposons d'aucun témoignage direct sur ce séjour.
On peut toutefois s'en faire une idée.
Dans un ouvrage inédit en français , Alexandre Orlov, un officier du
93

NKVD passé à l'Ouest en 1938, fait le récit d'un séjour «dans la patrie du
socialisme» similaire à celui que Harry a dû entreprendre.
«Le retour à Moscou au début de 1936 des Karotkov, un couple
d'illégaux vivant à Paris sous le nom autrichien de Rajnetsky, n'était
pas prévu. Ce fut une conséquence des difficultés rencontrées par
Maly , alias Hardt, pendant l'été 1935, quand il utilisa un passeport
c

autrichien mal falsifié. Le service de renseignement du NKVD alarma


tous ses groupes clandestins à l'étranger et ordonna à un certain
nombre d'agents opérant sous passeport autrichien de la même série
de fuir au plus tôt. Or le passeport des Karotkov avait justement été
obtenu à Vienne par la même filière que celui de Maly. »

Après ce voyage, Alexandre Orlov revoit Karotkov à Paris.
«Au cours de cette rencontre, il se montra extrêmement troublé par les
purges qui se déroulaient à Moscou. Il dit avec des larmes qui
coulaient sur ses joues que lui-même avait été "examiné" avant d'être
autorisé à se rendre de nouveau à l'étranger. Il décrivit les événements
en détail. Un petit comité l'avait convoqué et avait examiné sa
situation d'une façon totalement impersonnelle, qui l'avait laissé très
troublé. C'était comme s'il était venu au service pour la première fois.
Il avait remarqué que son dossier, qui se trouvait sur la table, était
recouvert par un morceau de papier qui portait en russe les mots "non
vérifié". »

Pour Moscou, le cas Robinson est plus grave. Il est tenu responsable de la
mauvaise fabrication des passeports italiens, et non, comme l'était Karotkov,
un simple utilisateur. On imagine donc sans mal combien sa «vérification» dut
être minutieuse, longue et éprouvante. Responsable de l'OMS pour l'Europe
(liaisons internationales du Komintern) et «résident» pour la France du
Quatrième Bureau de l'Armée rouge (Rasvedoupr), sa situation est plus
critique encore au moment où la grande «tchistka» n'épargne ni
l'Internationale communiste ni les services du général Berzine sous prétexte
d'une réorganisation générale des affaires de sécurité.
Le Commissariat du peuple à l'Intérieur (NKVD) est devenu tout-puissant
depuis le mois de juillet 1934. Chargé de faire régner la terreur, il intègre
l'ancien Guépéou (Direction politique d'Etat) qui s'occupait, entre autres, de
l'espionnage à l'étranger, et l'ensemble des services qui intéressent la «sécurité
de l'Etat»: milice (police intérieure), gardes-frontières et camps de travail
(Goulag). Un monstre répressif qui voit d'un mauvais œil lui échapper (pour
peu de temps encore) les réseaux du Komintern et de l'Armée rouge.
«Au Quatrième Bureau, on ne disait pas le NKVD, mais "le voisin",
précise un ancien membre. On l'évoquait avec une haine sans partage.
Le mot d'ordre, c'était: "Méfie-toi du voisin ! Nous, nous avions
appris que le monde se divisait en amis et ennemis. Le NKVD
enseignait, lui, que derrière chaque ami se dissimulait un ennemi . » 94


L'espionnite, cette maladie mentale du stalinisme, le NKVD va se charger
de l'alimenter. Pour lui, un homme comme Robinson n'est pas seulement
«suspect», il est déjà «coupable» de ne pas être un «pur produit» de la
Loubianka, d'être un «étranger» en poste dansun pays «capitaliste». Il lui en a
fallu de la persuasion et de la résistance pour convaincre ses bourreaux de sa
fidélité à la «cause».
Et lui, en son for intérieur, n'a-t-il jamais douté? Probablement pas. Rien
n'ébranle un communiste de cette trempe, capable de tout justifier, y compris
l'injustifiable: depuis les meilleurs camarades qui disparaissent dans le Goulag
jusqu'au pacte Hitler-Staline.
«Lorsque Ludwig revint de ce qui devait être sa dernière visite en
URSS (en 1935), raconte Elisabeth Poretski, je lui demandais
comment Sorge, qu'il avait rencontré à Moscou, avait réagi au meurtre
de Kirov et à l'arrestation de Zinoviev, son mentor du Komintern. Il
me répondit:
- Sorge comprend parfaitement le tour que prennent les choses, mais
rien ne le détournera de la voie qu'il a choisie lui-même pour servir
l'Union soviétique .» 95


Cette foi, cette croyance aveugle en l'URSS a sauvé Robinson davantage
que ses justifications et son innocence, toutes choses qui n'ont jamais
impressionné les inquisiteurs du NKVD. En communiste convaincu, il a fait
confiance à la «justice soviétique», comme d'autres font confiance à la justice
de leur pays. Pourtant, Harry ne pouvait pas ignorer les drames qui se jouaient
au même moment à la «maison chocolat » et à la «boutique ». Arrestations,
d e

interrogatoires, disparitions faisaient partie du lot quotidien de ceux qui


vivaient dans le cercle restreint des organes dirigeants.
«Chaque nuit devenait toujours plus pénible, témoigne Margarete
Buber-Neumann qui habitait à ce moment-là à l'hôtel Lux avec son
mari, cadre du PC allemand et du Komintern. Je guettais les bruits du
couloir. C'est après minuit, généralement, que se faisaient entendre
"leurs" pas pesants. "Ils" avaient emmené le Bulgare d'en face, les
deux sténotypistes d'à côté et un Polonais qui habitait l'étage au-
dessous. Le jour, quand j'errais dans l'hôtel, je regardais avec frayeur
si de nouvelles portes avaient été scellées par le NKVD. C'est ce qu'ils
faisaient après l'arrestation, si le détenu n'avait laissé aucun proche
derrière lui .»
96


C'est l'époque aussi où Moscou bruit de ces blagues qui en disent plus long
que bien des analyses :
«Deux amis se rencontrent dans la rue. Le premier demande à voix
basse :
– Est-ce que tu sais qu'ils ont pris Teruel ?
– Teruel? Ont-ils aussi emmené sa femme?
– Mais non, Teruel, c'est une ville !
– Quoi ! Ils emprisonnent des villes entières maintenant ! » 97

C'est encore l'époque où cet agent du NKVD, sentant venir le couperet,


s'écrie: «Ils auront ta peau, ils auront, ma peau, mais pourquoi donc mon père
et mon fils devraient-ils aussi payer pour moi ? » 98

C'est, enfin, l'époque où Walter Krivitsky, Ignace Reiss (assassinés tous


deux à l'étranger par le NKVD), Alexandre Orlov, Heda Massing , pour ne 99

citer qu'eux, choisiront la liberté plutôt que de continuer à servir un régime


sanguinaire qui, selon eux, n'a plus rien à voir avec leur idéal d'antan. Même
Münzenberg va finir par rompre avec Moscou, il est vrai plus contraint que
volontairement, après avoir perdu la confiance des responsables (épurés) du
Komintern.
L'épreuve subie à Moscou a sans doute été terrible, mais c'est en
communiste pur et dur, qui ne doute pas de son bon droit d'officier de
renseignement soviétique, que Robinson rentre à Paris. Sa fidélité à Moscou
va désormais pouvoir s'éprouver sans faillir dans le Grand Recrutement, à
l'ombre du pacte germano-soviétique, et jusqu'au jour de sa mort, devant ses
bourreaux nazis.
a Rappelons qu'elle a été la compagne d'Ignace Reiss, un officier du NKVD assassiné en Suisse par ses
pairs en 1937, après avoir voulu rompre avec Staline, dont il dénonçait la politique répressive.
b Déjà connu à l'époque comme le lieu de séjour des révolutionnaires du monde entier de passage en
URSS, il est probable que l'hôtel Lux doit être surveillé par des espions étrangers. De toute façon,
personne ne prendrait le risque d'y faire séjourner un agent de l'importance de Robinson dans le climat
d'espionnite qui règne alors en URSS.
c Rappelons qu'il s'agit de l'officier de renseignement qui a recruté Philby à Vienne en 1934.
d Nom donné au siège du Quatrième Bureau à Moscou (devenu ensuite le GRU), au 19 de la rue
Znamenskaïa, en raison de la couleur de sa façade.
e Lavotchta, la « boutique », c'est ainsi que Staline appelait le Komintern.
Quatrième Partie

EN ATTENDANT LA GUERRE
Bruxelles, jeudi 3 septembre 1936

Ils sont venus, ils sont tous là. Le Britannique lord Cecil, le Français Cassin
– futurs prix Nobel de la paix –, le Soviétique Chvernik, le radical Herriot, le
communiste Cachin, le catholique Sangnier, la féministe Duchêne et, «de
toutes les parties du monde, en un flux ininterrompu de trains (...), des milliers
d'hommes et de femmes de bonne volonté» qui se sont précipités dans la
capitale belge pour assister au «plus grand congrès de la paix qu'ait jamais vu
l'histoire ». Pas moins.
100

Les organisateurs, il est vrai, n'ont lésiné ni sur les moyens ni sur le
grandiose. Du palais du Centenaire au stade du Heysel, Bruxelles va être
submergé par cette vague pacifiste : 4 500 délégués pour 750 organisations
nationales et 40 organisations internationales, représentant 400 millions d'êtres
humains, proclame Rassemblement, un quotidien édité pour la circonstance.
Anciens combattants, syndicalistes, politiciens, coopérateurs vont se mêler
aux savants, aux artistes, aux industriels, tous unis par leur foi dans la paix,
une idée qui fait son chemin dans cette Europe qui bruit déjà du cliquetis des
armes.
Une grand-messe du pacifisme avec, pour la cérémonie d'ouverture, une
cantate de Bach, et qui s'achèvera, quatre jours plus tard, par ce serment
solennel entonné d'une seule voix par les délégués :
«Fidèles à la volonté de tous ceux qui se sont battus pour la dernière des
guerres, nous, représentants de millions d'hommes et de femmes, de tous les
pays, de toutes les races, de formations politiques, syndicales, philosophiques
et religieuses les plus diverses, adhérons au Rassemblement universel pour la
Paix, et nous engageons solennellement à propager ses idées à travers le
monde, dans les villes et dansles campagnes, à tout faire en vue de
sauvegarder la paix par la Société des Nations . » a

Ainsi naît officiellement, au grand jour et avec éclat, le Rassemblement


universel pour la Paix (RUP), une organisation pacifiste qui se veut
consensuelle afin de rassembler les bonnes volontés décidées à défendre
quatre grands principes: 1) inviolabilité des traités; 2) réduction et limitation
des armements par accord international et suppression des profits résultant de
la production et du commerce des armes; 3) renforcement de la Société des
Nations (SDN) pour prévenir et arrêter les guerres par l'organisation de la
sécurité collective et de l'assistance mutuelle; 4) établissement, dans le cadre
de la Société des Nations, d'un mécanisme efficace pour remédier aux
situations internationales susceptibles de provoquer la guerre.
Un programme suffisamment flou pour donner une dimension
internationale au Rassemblement et attirer à lui tous les pacifistes de France,
pays d'origine et d'accueil de l'organisation. Car, plus encore que son
universalité, le RUP ambitionne de transcender les courants qui, en ces années
30, divisent la gauche française entre une tendance socialiste et syndicale qui
milite pour un pacifisme humanitaire confinant au pacifisme intégral; une
gauche plus modérée, de type radical, soutenant fermement la SDN et le
principe de sécurité collective, seul moyen, selon elle, de prévenir la guerre;
et, enfin, le pacifisme communiste, centré d'abord sur la défense de l'URSS
avant de devenir, lui aussi, un ardent partisan de la Société des Nations après
l'adhésion de Moscou, en 1934.
Selon la légende, savamment entretenue par ses dirigeants, l'idée du
Rassemblement aurait germé spontanément après l'agression italienne contre
l'Ethiopie (le 3 octobre 1935). «Il faut créer un mouvement international
capable de faire pression sur les gouvernements », auraient décidé les deux
101

pères fondateurs: le député conservateur britannique lord Robert Cecil, et le


radical-socialiste Pierre Cot, futur ministre de l'Air du Front populaire.
L'œcuménisme du nouveau mouvement apparaît dès le premier bureau, qui
s'installe au 6, rue de la Paix, à Paris. Pierre Cot y côtoie le socialiste Salomon
Grumbach, le cégétiste Léon Jouhaux , le président de la Société religieuse des
b

Amis, un membre de l'Assocation de la paix par le droit, etc. Très vite, aussi,
les fondateurs insistent sur le caractère universel du RUP en ouvrant des
représentations à Londres, Bruxelles, Madrid, Prague et, surtout, un bureau
international à Genève, siège de la Société des Nations. Quant au recrutement,
il est le plus large possible du côté des organisations (partis politiques,
syndicats ouvriers et paysans, mouvements confessionnels, amicales diverses)
et des personnalités.
L'avènement du Front populaire, avec le gouvernement Léon Blum, en juin
1936, favorise l'envol du mouvement. Point culminant : l'organisation dans
toute la France d'une Journée de la paix, le 2 août 1936 – date anniversaire de
la déclaration de guerre en 1914 – et l'appel à une grande manifestation
pacifiste, une semaine plus tard, dans le parc de Saint-Cloud. 400 000
personnes s'y rendront, selon les organisateurs. Enfin, l'apothéose sera ce
Congrès universel pour la Paix de Bruxelles, du 3 au 6 septembre, qui doit
«enraciner pour plusieurs années des structures internationales et nationales
qui se donneront pour but de coordonner toutes les forces pacifistes dans le
monde afin d'agir plus efficacement sur les gouvernements ». 102

Opération réussie, clament les dirigeants du RUP: «Ces trois journées de


travail en commun n'ont pu que nous confirmer dans notre conviction que
l'humanité, dans son immense majorité, repousse avec horreur l'idée d'une
guerre fatale ». Mais, comme l'écrit l'hebdomadaire socialiste Vendredi,
103

l'organe de combat du Front populaire, le Congrès apporte aussi «la preuve de


l'irréductible volonté de paix des masses, puisque, pour chercher à unir le plus
grand nombre possible de pacifistes, elles ont réussi à ne pas dire un mot qui
puisse provoquer une sécession de cet immense rassemblement dont la force
vient de ce qu'il est homogène et hétérogène».
Trêve d'angélisme. Le Rassemblement universel pour la Paix n'est pas plus
apparu d'un coup de baguette magique qu'il n'est l'œuvre d'une poignée
d'hommes de bonne volonté, opposants sincèresà la guerre. Sa création, sa
raison d'être, comme ceux qui en sont les chevilles ouvrières, obéissent à des
impératifs politiques plus complexes. Le RUP est en réalité une machine de
guerre pacifiste, si l'on peut dire, qui prend sa place dans une stratégie
politique sous la férule d'hommes dont les intérêts ne sont pas, et de loin, la
seule défense de la paix.
Pour le comprendre, prenons un peu de recul . 104

«La guerre, c'est la paix.» Ce slogan de Big Brother, inventé par George
Orwell , s'applique parfaitement à la stratégie soviétique : les dirigeants
105

bolcheviques conçoivent la paix comme un moyen de faire la guerre au


capitalisme. L'utilisation de ce thème par Moscou, et par les forces qui s'en
réclament dans les démocraties, n'évolue qu'en fonction des intérêts
idéologiques et géopolitiques de l'empire soviétique.
«La lutte pour la paix est avant tout une lutte pour le renversement des
classes dirigeantes dans les Etats impérialistes et pour la dictature du
prolétariat», proclame, en 1927, Boukharine, à la tête de l'Internationale
communiste. A l'époque, la seule guerre qui vaille est celle «classe contre
classe» selon les concepts léninistes.
La construction du socialisme dans un seul pays, prônée par Staline peu
après, déplace l'ordre de bataille: «camp socialiste contre camp capitaliste»
devient le nouveau mot d'ordre. La lutte pour la paix va ainsi se confondre
avec la lutte pour la défense de l'URSS. Dès lors, les associations d' «Amis de
l'Union soviétique» qui fleurissent dans le monde serviront de ferment aux
mouvements pacifistes des années 30.
L'isolement diplomatique de l'URSS entre 1928 et 1932 aura deux
conséquences. Sur le plan extérieur, le pays se considère comme une
forteresse assiégée. Toute tentative d'apaiser la tension internationale (plan
Briand-Kellogg, notamment) est interprétée, selon le principe «qui n'est pas
avec nous est contre nous», comme une agression antisoviétique. A l'intérieur,
le pouvoir bolchevique se renforce pour affronter «l'ennemi» qui menace aux
portes. Staline utilisera ce prétexte pour asseoir son autorité. Dans ce contexte
de paranoïa collective, le pacifisme devient une «tromperie petite-
bourgeoise». Et, comme les pacifistes se recrutent d'abord chez les sociaux-
démocrates, les voilà qualifiés de «social-fascistes». L'insulte fera florès dans
le vocabulaire des communistes jusqu'à ce qu'ils choisissent la politique de
«Front commun», en 1935. Quant à la Société des Nations, elle cherche, selon
Moscou, à «masquer la politique agressive des impérialistes».
Le Congrès d'Amsterdam, qui s'est déroulé du 27 au 30 août 1932, marque
l'apogée - et la fin – de cette vision dichotomique du monde. Le manifeste qui
y est adopté dénonce, comme le fait Romain Rolland, «le capitalisme
oppresseur chez tous les gouvernements et le mensonge de leurs institutions
"pacifistes" officielles, comme la Société des Nations, instrument boiteux et
tordu de leurs politiques ». Le Congrès proclame aussi le devoir de défendre
106

l'Union soviétique et invite les masses à s'organiser dans la lutte contre la


guerre. Mot pour mot, les thèmes de la propagande soviétique depuis quatre
ans. Organisée par Willi Münzenberg, cette rencontre amorce pourtant la
politique de la main tendue aux «hommes de bonne volonté» qui aboutira à la
création du RUP. Albert Einstein, John Dos Passos, la veuve Sun Yat-sen,
d'autres grands noms encore, ont apporté leur caution au Congrès. Sous la
houlette de Romain Rolland, prototype du «compagnon de route» français des
années 30 (avec Henri Barbusse), Amsterdam ouvre aussi la voie à ces
organisations dites «de masse» qui, tout en ayant le goût et la couleur du
communisme, veillent à ne pas s'en réclamer. Le Comité mondial de lutte
contre la guerre, mis en place par Münzenberg au lendemain du Congrès, sera,
ainsi que ses filiales nationales aux noms les plus divers, l'archétype des
organisations pacifistes.
L'«ouverture» au-delà des cercles strictement communistes correspond à la
volonté de Moscou de sortir de son isolement. Sous l'impulsion de Maxime
Litvinov, l'URSS s'est rapprochée dès 1931 de certaines nations, notamment
de la France, avec laquelle elle signe un pacte de non-agression le 29
novembre 1932. Trois mois plus tard, à la conférence du désarmement de
Genève, le pas est franchi :
«Jusque-là, l'URSS s'était distinguée par ses positions intransigeantes en
faveur d'un désarmement total de toutes les nations et contre la sécurité
collective, qui, à ses yeux, masquait des visées antisoviétiques, constate
Stéphane Courtois dans son étude sur "Le système communiste international
et la lutte pour la paix ". Or, à cette conférence, Litvinov approuve le plan
107

français et se prononce en faveur de la sécurité collective. »


La nomination de Hitler comme chancelier, le 30 janvier 1933, n'est pas


étrangère à cette ouverture. Staline a beau avoir favorisé son ascension, la
prudence l'oblige désormais à favoriser d'autresalliances pour ne pas se
trouver isolé face à une Allemagne devenue nazie et, surtout, pour jouer les
démocraties contre les régimes fascistes, comme il y excellera jusqu'à la
guerre.
Le revirement soviétique est perceptible dès mai 1933 : un article de la
Pravda indique alors que «L'URSS ne favorisera plus la révision des
frontières qui conduirait à une nouvelle guerre mondiale». Ce qui revient à
approuver le traité de Versailles de 1920, jusque-là vilipendé par Moscou. En
décembre, Litvinov indique que son pays souhaite faire partie de la Société
des Nations. En 1934, l'URSS siège à Genève.
Sous la poussée de ces événements qui remettent radicalement en question
les choix stratégiques soviétiques, le discours pacifiste des organisations
contrôlées par Moscou (grâce à l'excellent Münzenberg) doit changer. Ce qui
ne se fait pas sans mal.
«Cette modification radicale va entraîner de difficiles discussions au
sein de l'Internationale communiste, soumise de plus en plus
étroitement au contrôle de Staline, poursuit Courtois. Dès 1933, le
Komintern avait lancé une grande campagne de lutte contre le
fascisme hitlérien et organise, à cet effet, sur le modèle d'Amsterdam
et sous les auspices d'Henri Barbusse, un grand congrès antifasciste à
la salle Pleyel, à Paris, du 4 au 6 juin 1933. Elle a ensuite tenté, sans
grand succès, de fusionner en un seul mouvement d'Amsterdam-
Pleyel ses initiatives contre la guerre impérialiste et contre le
fascisme. Mais cette démarche restait très sectaire, marquée par
l'analyse du VI Congrès du Komintern (août 1928), fortement
e

antisocialiste. La nouvelle politique soviétique oblige l'Internationale


à réviser stratégie et tactique. »

Côté politique, la révision va conduire à la victoire du Front populaire, en


juin 1936, avec le soutien du Parti communiste; côté pacifisme à la création du
RUP, cette organisation devant servir à asseoir la légitimité de l'URSS et à
soutenir sa nouvelle diplomatie.
«En considérant l'URSS, jusqu'en août 1939, comme un partenaire
démocratique au même titre que la Grande-Bretagne, les Etats-Unis
ou la France, le RUP (...) appuie indirectement la politique étrangère
soviétique», fait remarquer Rachel Mazuy dans un mémoire
universitaire consacré à l'organisation pacifiste . 108

L'historien Georges Lefranc précise: c'est «une machine politique


destinée à souder autour de l'URSS l'alliance des démocraties
avancées ». 109

Les principes directeurs du Rassemblement, adoptés en avril 1936, collent


au nouveau mot d'ordre de la propagande soviétique: inviolabilité des traités et
pouvoirs accrus pour la Société des Nations. Dès son origine, le RUP se
comporte donc en France comme «un groupe de pression qui va tenter de
peser sur le cours des événements de politique étrangère » dans le sens voulu 110

par l'URSS.
a La Société des Nations (SDN), créée en 1920, est l'ancêtre de l'Organisation des Nations unies
(ONU). Installée à Genève, elle avait suscité beaucoup d'espoirs après 1914-1918, mais, tiraillée entre les
intérêts de ses Etats membres, elle n'a pas su se faire entendre dans les conflits qui secouent les années 30
(Mandchourie, Ethiopie, Espagne). En 1936, la SDN est déjà une institution impuissante qui ne saura pas
prévenir la montée des périls.
b La CGT n'était pas à l'époque sous l'influence des communistes, qui contrôlaient alors la CGTU. Les
deux organisations vont fusionner en mars 1936. Léon Jouhaux deviendra le secrétaire général de cette
CGT réunifiée, où les communistes seront minoritaires. Il sera par ailleurs prix Nobel de la paix en 1951.
La main de Moscou
«Une fois encore, Münzenberg soutint derrière la
scène les préparatifs de la dernière offensive
pacifiste russe d'avant 1939, raconte sa compagne,
Babette Gross, dans la biographie qu'elle lui a
consacrée. A l'occasion d'un bref séjour à Moscou,
en mai 1936, on l'informa des caractéristiques de la
nouvelle campagne. Par contraste avec le
mouvement Amsterdam-Pleyel, l'initiative devait,
cette fois, venir non pas du Komintern mais des
syndicats soviétiques . » 111


L'indication est précieuse. Les résolutions du VII Congrès de
e

l'Internationale communiste de 1935 en faveur du «Front unique» – grand


tournant de la stratégie soviétique d'avant guerre – trouvent bien leur première
application dans le monde syndical. Avant le Front populaire, où le PCF va
soutenir l'ancien ennemi socialiste, c'est en direction des centrales ouvrières
que se fait l'offensive communiste. L'union de la CGT du socialiste Jouhaux et
de la CGTU du communiste Frachon, au congrès de Toulouse de mars 1936,
sert de prélude à l'avènement du gouvernement Blum. Membre du comité
exécutif du Komintern , et siégeant par ailleurs au bureau politique et au
a

secrétariat du PCF, Benoît Frachon a été chargé d'appliquer la nouvelle


politique décidée par Moscou. De même, c'est Nicolas Chvernik, le patron des
syndicats soviétiques,qui est le maître d'œuvre de l'offensive pacifiste qui
aboutira à la création du RUP. Il agit sur ordre du PC soviétique, les syndicats
n'étant que des «courroies de transmission», selon la tradition léniniste.
Au Congrès universel pour la Paix de septembre 1936, à Bruxelles,
Chvernik est pourtant à la tête d'une bien maigre délégation de huit membres.
C'est voulu. Le Komintern ne veut surtout pas effaroucher les «bonnes
volontés». En apparence, le RUP n'a donc rien à voir avec Moscou. En
apparence seulement.
Deux méthodes permettent d'ordinaire de savoir pour qui «roule» une
organisation: ses buts et la composition de ses organes dirigeants chargés
d'élaborer sa politique au quotidien. Nous l'avons vu, la création du RUP
comme ses buts collent à la stratégie soviétique. Pour ses organes dirigeants,
c'est encore plus clair.
Dans un document envoyé au siège du Komintern à Moscou, le 19
décembre 1936, sous le sceau «très secret», le représentant de l'Internationale
communiste à Paris chargé de superviser le RUP, le Tchèque Buhomil
Smeral , donne quelques indications précieuses sur l'organigramme du
b

mouvement. Ce document vaut d'être cité intégralement pour ses


commentaires, qui donnent une idée des possibilités de manipulation
qu'envisage le Komintern (nous avons respecté la présentation de l'original
rédigé en allemand) :
Président Lord Robert Cecil, Parti conservateur britannique Pierre Cot,
Parti radical-socialiste français Vice-présidents : Philip Noël Baker, Pasteur
Jezequel Secrétaires: Louis Dolivet (Brecher Udeanu) Mlle Ackland Allen,
Parti libéral britannique. Elle dirige le bureau bruxellois et, selon les
informations que nous tenons de nos camarades parisiens, elle doit être en très
étroites relations avec l'Intelligence Service. Elle n'a d'ailleurs jamais démenti
ce point.
Membres du comité exécutif: Mlle Mary Dingman, présidente de la
Conférence internationale des femmes pour le désarmement, membre du
mouvement syndical américain, ex-rapporteur aux affaires sociales. D'après
nos camarades, elle serait assez réactionnaire.
Gabrielle Duchêne, n'appartient à aucun parti politique, présidente du
Comité mondial des femmes. Elle fait partie du cercle de nos sympathisants
les plus proches et prend part à leurs réunions.
Gaston Prache, socialiste, membre du comité exécutif de l'Union
internationale des coopératives et secrétaire général du mouvement français
des corporations.
Chvernik, URSS
Delahoche, président du Mouvement international des combattants du front.
Appartenance politique inconnue.
Léon Jouhaux, socialiste, CGT, France.
Hofrat Kemmeter, conseiller à la cour, Autriche (proche du gouvernement).
Dr Lupu, Roumanie, Parti national des paysans.
Professeur Pitman Potter, Amérique, (proche de Roosevelt), en relation
avec la SDN
Mme Corbett Ashby, vice-présidente du Parti libéral anglais Commentaire:
Mis à part Dolivet, nous ne disposons pas de renseignements supplémentaires
concernant les personnes citées ci-dessus, parce que le rôle politique qu'elles
tiennent est mal défini et que, par ailleurs, elles ne sont que les représentantes
des corporations choisies par le congrès.
Collaborateurs du bureau international Martha Staschek: collaboratrice
politique, jusqu'à présent au service des informations syndicales dont elle a été
licenciée en raison des relations qu'elle entretient, ainsi que son mari, avec
Brandler . Aujourd'hui encore, elle fait partie du cercle de ses sympathisants et
c

le rencontre souvent personnellement.


Gauthier: (Walter Schlâger), rédacteur au service de presse, membre depuis
1932 du Parti communiste autrichien, est arrivé à Paris début 1933 comme
réfugié économique. A travaillé avec Dolivet à la revue Monde. Il se partage à
présent entre Paris et le comité de Bruxelles.
Elsa Lange: traductrice, a travaillé précédemment au Comité Thälmann . d

Membre du Parti depuis 1928, a travaillé aux Nouvelles Editions allemandes


e

et a été versée à l'organisation Münzenberg à Paris. Elle n'a cependant


jamaisété un membre actif du parti. Elle était la meilleure amie de Liane
Klein.
Maurice Panier: collaborateur du bureau français, en relation avec le bureau
international à Paris, membre du PCF, certifié par les cadres du parti.
Olga Huck: employée de bureau, membre du Parti communiste autrichien,
ex-membre des Jeunesses socialistes. Encartée au bureau parisien du groupe
communiste autrichien. Rien de négatif à signaler.
Kurt Seidel: ouvrier spécialisé, n'appartient à aucun parti politique, est issu
des Reichsbanner (Etendards du Reich) et des cercles du Parti socialiste. Ami
intime de Helmut Klotz, qu'on soupçonne de travailler pour les services
secrets français.
William E. Dodd : fils de l'ambassadeur américain à Berlin, n'appartient à
aucun parti politique, vit avec Mlle Allen. Collaborateur politique à Bruxelles.
Mlle Wilkinson: Parti conservateur anglais, sténo-dactylo à Bruxelles.
Gilbert: sténo à Bruxelles, mis à notre disposition par le Parti communiste
de Belgique.

Ce document révèle en premier lieu le nombre élevé de communistes
présents au bureau international: cinq sur neuf membres (sans compter le cas
de Martha Staschek sur lequel nous allons revenir). Ce bureau étant chargé du
travail quotidien du Rassemblement (contacts, propagande, gestion), il n'est
pas exagéré de penser que, par ce «noyautage», Moscou contrôle le RUP.
Pour autant, les personnes qui ont œuvré au succès de l'organisation ne sont
pas toutes des propagandistes soviétiques. Apparaissent sur cette liste des
personnalités qui sont d'incontestables pacifistes. Ceux-là n'eussent pour rien
au monde accepté de recevoir d'autres ordres que ceux dictés par leur
conscience. Cependant, ne nous leurrons pas, lord Cecil, Gaston Prache, Léon
Jouhaux, Mme Ashby et autres servent surtout d'alibis. Münzenberg
(spécialiste de ce genre de «montage»), le Komintern et Moscou les
considèrent d'ailleurs comme tels.
Il convient donc de distinguer les pacifistes sincères, qui jouent le rôle
ingrat d'«idiots utiles», selon la terminologie de Lénine, des agents patentés de
Moscou. Eux seuls nous intéressent. Si la liste envoyée à Moscou par Smeral
apporte la preuve que le RUP est une organisation pacifiste d'obédience
soviétique, elle révèle avant tout à quel point cette organisation a pu servir de
vivier au Grand Recrutement.
Pour nous en rendre compte il nous faut retourner en coulisse et éclairer les
zones d'ombre.
Sur les vingt-cinq personnes présentées dans ce document, cinq sont
concernées par notre histoire (un sixième cas, plus complexe, sera longuement
examiné par la suite). Difficile de croire au hasard, même si, pour deux d'entre
elles, l'incidence peut paraître marginale puisque l'une et l'autre se trouvent,
par la force des choses, à la périphérie de notre centre d'intérêt.
C'est vrai, d'abord, pour Elsa Lange. On retrouve son nom dans un message
envoyé de Moscou à Robinson au début de la Seconde Guerre mondiale,
comme nous le verrons dans la cinquième partie consacrée au réseau
Robinson. Le Centre a perdu sa trace et questionne Harry sur la manière de la
f

retrouver. Elle s'est réfugiée en Grande-Bretagne, répond-il le 2 février 1941.


Il précise :
«LANGE, Gloucester Place 103, London W 2. Tel: Pad 7501. Ecrire et
signer Albert. Place Albert Hall, 11 et 17 heures.»

Sans faire l'exégèse de ce message relevons-en toutefois quelques points :
a) nous avons ici la preuve qu'Elsa Lange est un agent de Robinson, b) qu'il
sache qu'elle réside alors en Grande-Bretagne montre que Harry a des contacts
dans ce pays en pleine guerre (l'adresse et le numéro de téléphone qu'il donne
sont d'ailleurs ceux d'Ernest Weiss qui est un peu son «résident-adjoint» dans
ce pays); c) la procédure d'approche qu'il propose (écrire une lettre au nom
d'Albert, place et heure de rendez-vous) implique qu'il a également en charge
des réseaux en Angleterre; d) signalons enfin, pour mémoire, que le
pseudonyme d'«Albert» reviendra à propos de la manipulation d'un autre
agent de Robinson – d'envergure celui-ci – en Grande-Bretagne, à la même
époque. Mais ne brûlons pas les étapes.
Que William E. Dodd figure sur cette liste ne nous concernerait guère s'il
n'avait une sœur, Martha, qui jouera par la suite un rôle secondaire, mais
d'importance. Fille de l'ambassadeur américain à Berlin dans les annés 30,
Martha Dodd va être démasquée comme agent soviétique aux Etats-Unis,
pendant et après la Seconde Guerremondiale (avec son mari Alfred Stern) . g

Leur officier traitant sera Vassili Zoubiline (de son vrai nom Zaroubine), l'un
des plus importants espions soviétiques d'outre-Atlantique. Nous retrouverons
tous ces noms aux côtés de l'un des agents les plus importants (le plus
important?) approchés et peut-être recrutés par Robinson à l'époque du RUP.
Pour l'heure, précisons simplement que le couple Martha Dodd-Alfred Stern,
convaincu d'espionnage en 1953, se réfugiera en Tchécoslovaquie . 112

Reste trois noms. Ils nous concernent directement.


Commençons par le cas le plus contesté, à défaut d'être le plus mystérieux :
Louis Dolivet.
Il est impossible de comprendre le RUP sans s'intéresser à cet initiateur, à
cet homme-orchestre de l'organisation, car il occupe tous les rôles. Ce
Rassemblement est son œuvre, personne ne le lui conteste.

Ayant connu lord Robert Cecil en Suisse dès 1931, c'est lui qui le convainc
de prendre la présidence du mouvement en 1935, aux côtés de Pierre Cot
(dont Dolivet deviendra l'ami, comme nous le verrons). Pour donner une
ampleur internationale au Rassemblement, c'est lui qui prend son bâton de
pèlerin et se rend en Grande-Bretagne pour y chercher le soutien des
pacifistes. Quand il faut donner de l'ampleur à l'organisation, c'est lui qui
prend en charge sa propagande, en créant notamment l'Agence télégraphique
du RUP. Pour la préparation du Congrès de Bruxelles, c'est lui qui s'occupe
des aspects matériels et relationnels, afin d'en faire le grand rassemblement
pacifiste de l'avant-guerre.
A l'issue de ce Congrès, le poste de secrétaire général international du RUP
lui revient de droit. De 1936 à 1939, Dolivet est sur tous les fronts : en
Tchécoslovaquie, pour s'occuper du problème des Sudètes; en Amérique du
Nord, pour récolter des fonds; dans les coulisses de l'Exposition universelle de
1937 à Paris, pour obtenir l'érection d'un monument à la gloire de la paix ... h

Véritable fondateur du RUP, Dolivet n'est-il rien d'autre qu'un ardent


pacifiste? L'intéressé a tout fait pour l'accréditer. Seulement, la vérité est plus
complexe. Etant passé maître dans l'art de brouiller les pistes, il n'est pas facile
de cerner sa vraie personnalité.
Louis Dolivet avait déjà attiré mon attention dans le cadre de mes
recherches sur Le KGB en France , précisément lorsque j'étudiais les liens
113

secrets entre les Soviétiques et certaines organisations pacifistes après la


Seconde Guerre mondiale. Son nom était apparu au début des années 50, au
moment où il voulait créer un Mouvement universel pour la Paix (MUP),
ressemblant étrangement au RUP d'avant guerre. J'en profitais pour rappeler
son passé à l'aide d'informations tirées en grande partie du Bulletin de l'Institut
d'histoire sociale que dirigeait Boris Souvarine, la meilleure des sources
possibles pour connaître les dessous de la politique soviétique au moment la
guerre froide. Je présentais donc Dolivet comme «un vieux routier du
communisme international» ayant été formé à l'école de Willi Münzenberg et
ayant sans doute accompli des missions pour Moscou parallèlement à ses
activités en faveur de la paix. Autant de faits qui ne correspondaient pas à la
légende que l'intéressé entretenait sur son passé, alors qu'il avait cessé tout
militantisme depuis la fin des années 50 pour se consacrer à une carrière fort
honorable de producteur de cinéma. Il finança des films de Fellini, Tati et de
bien d'autres encore.
Le livre à peine publié, Dolivet m'assigne en diffamation. Et, pour me
montrer à quel point j'ai pu me fourvoyer, il me fait parvenir dans le même
temps une sorte de livre d'or dans lequel un grand nombre de personnalités du
monde entier, politiques aussi bien qu'artistiques, avaient écrit tout le bien
qu'il fallait penser de lui. Ma bonne foi contre tant d'illustres témoignages.
Bigre. Sur les conseils de mon avocat, je choisis de transiger pour éviter une
longue procédure. Dolivet voulut que je lui adresse une lettre d'excuse – ce
que j'acceptais – et proposa que l'on remplace dans les prochaines éditions de
mon livre le texte qu'il jugeait diffamatoire par un de sa confection. Ce qui a
été fait. Je n'ai pas su, d'abord, apprécier l'importance de ce «compromis». Je
l'ai compris quand, dans d'autres ouvrages, j'ai vu cette nouvelle version
utilisée comme une preuve de sa bonne foi. En somme, je servais d'alibi pour
«blanchir» son passé ce qui, au regard de l'histoire qui nous intéresse, est
capital, comme nous nous en rendrons compte.
Voici donc la version qu'a souhaité faire passer à la postérité Louis Dolivet,
décédé en août 1989, telle qu'elle a été publiée dans les éditions successives
du KGB en France : i

«Né en 1908 à Sant, en Transylvanie, à l'époque province de l'Empire


austro-hongrois (rattachée en 1919 à la Roumanie), son nom d'origine est
Ludwig Brecher. Il a fait des études supérieures de droit et d'art à l'université
roumaine avant de s'inscrire à l'université de Genève, puis de Grenoble, pour y
devenir docteur en droit en 1931. Membre, dès cette époque, de l'Institut des
études internationales de Genève, il fréquente plusieurs personnalités
occidentales, comme lord Robert Cecil, qui vont jouer un grand rôle dans sa
vie.
En ce début des années 30, Dolivet milite dans plusieurs organisations
dénonçant l'agression japonaise en Mandchourie et l'invasion de l'Ethiopie par
l'Italie. Pacifiste convaincu, mais fervent défenseur de la sécurité collective, il
est logique que le Britannique Robert Cecil et le Français Pierre Cot songent à
lui lorsqu'ils créent, en 1935, le Rassemblement universel pour la Paix (RUP)
dans l'intention de lutter contre les agressions du nazisme. Dolivet devient
secrétaire général du RUP, ce qui le rendra dans certains milieux suspect de
pro-soviétisme dans les années 50.
Derrière le Rassemblement universel pour la Paix se profile en effet un
personnage déterminant du Komintern, Willi Münzenberg, chargé par Moscou
d'organiser une croisade mondiale antifasciste à travers de larges mouvements
pacifistes, comme le RUP, justement. Installé à Paris depuis le début des
années 30, Münzenberg est déjà l'organisateur occulte du Congrès
d'Amsterdam-Pleyel en 1933. Génie de la propagande, il a favorisé, en
coulisse, la création du RUP, même si les communistes y sont très
minoritaires. En fin de compte, l'organisation échappera au contrôle de
Moscou, puisqu'elle condamnera le pacte germano-soviétique d'août 1939. Il
est vrai que Willi Münzenberg, en disgrâce au Komintern depuis 1938, ne
disposait plus alors des moyens nécessaires pour mener sa politique
subversive.(...) Adhérent sincère de la charte de la SDN, Louis Dolivet ignore
sans doute le rôle joué par ce mentor du Komintern dans la création du RUP. »

Cette version est romanesque. J'en ai aujourd'hui la preuve grâce à divers


documents découverts dans les archives soviétiques. Ces documents éclairent
différemment les facettes de ce personnage étrange: était-il communiste?
Quelle était la nature de ses liens avec Münzenberg et le Komintern? A-t-il été
l'homme de Moscou au sein du RUP?
1) Dolivet communiste? La preuve en est fournie par la courte notice
biographique envoyée de Paris au siège du Komintern à Moscou en date du 21
avril 1936. Ce document est signé Herfurt, l'un des pseudonymes de
Münzenberg:
«Dolivet. Brecher-Udeanu , né en 1908 à Siebenbuergen. Depuis 1927 lié à
j

divers mouvements étudiants de gauche. Depuis 1929 à la tête du théâtre


prolétaire et militant dans différentes organisations de masse à Genève.
Membre du PC suisse depuis 1931. En 1932 et début 1933, membre de la
direction cantonale du parti. Depuis 1933 collaborateur du Comité mondial et k

depuis 1934 rédacteur en chef de Monde . En 1934 membre de la direction du


l

groupe de travail des étudiants et du Congrès des écrivains».


Un autre document extrait des archives soviétiques donne le résumé suivant


de sa vie professionnelle et militante, avant le RUP :
«Sous le nom de Brecher Ludovic, Udeanu vient pour la première fois en
France en 1929. Il y réside trois ans durant lesquels il obtient le diplôme de
docteur en droit à la faculté de Grenoble le 24 avril 1931. Il gagne ensuite la
Suisse, où il poursuit ses études. Brecher Ludovic milite alors aux Jeunesses
socialistes révolutionnaires, placées sous la direction du Parti socialiste, dont
le leader est Léon Nicole . Au lendemain du Congrès d'Amsterdam, il adhère
m

au Parti communiste suisse sous le nom de Louis Dolivet et rédige pour le


compte de ce mouvement un mémoire sur l'attitude du Parti socialiste pendant
la guerre de 1914-1918. »
2) Dolivet, Münzenberg et le Komintern? Le document qu'on vient de citer
est précédé d'une lettre en allemand adressée à Moscou par Herfurt :
«Cher ami, Dans l'annexe, je joins la première liste de collaborateurs qui
travaillent dans nos bureaux ou dans ceux qui nous sont liés. Je te prie de
transmettre cette liste à la section des cadres du parti par le biais de Manu . n

La liste comprend les noms des collaborateurs, ainsi que des informations
les concernant, des bureaux suivants :
Bureau de Willi b Editions Carrefour c Comité mondial contre la guerre et le
fascisme d Bureau pour la préparation du Congrès pour la paix dans le
monde o

Archives internationales contre le fascisme et bibliothèque allemande de la


liberté
Dans un prochain courrier, je te ferai parvenir la liste des collaborateurs des
bureaux suivants
Comité Thälmann b Comité mondial des femmes
5) Comité des étudiants A propos des informations concernant ces
collaborateurs, leur appartance à telle ou telle organisation, la fonction qu'ils
ont pu avoir ou ont encore en son sein, il faut savoir que nous nous sommes
contentés d'y faire figurer les éléments les plus importants. Des biographies
personnelles et politiques plus poussées sont en cours de rédaction
conjointement avec les services du parti compétents. Nous les réunirons dans
le courant de la semaine prochaine et vous les ferons parvenir au fur et
mesure.
Amitiés. »

C'est dans l'annexe jointe à cette lettre qu'apparaît la courte biographie de
Dolivet sous la rubrique «Bureau international pour la préparation du Congrès
pour la paix dans le monde», avec cette mention: « Y travaille pour nous et
sous le pseudonyme Dolivet.» Difficile d'être plus clair.
Ces liens avec Münzenberg et le Komintern sont confirmés par les carnets
écrits à l'époque par Marcel Cachin, qui, outre son appartenance au bureau
politique du PCF, a été un membre de l'exécutif du Komintern; en somme, l'un
de ceux qui sont chargés de faire appliquer à l'intérieur du parti français les
directives de Moscou. Or, dans ses carnets, Cachin rend compte, au sujet de la
politique à suivre pour le RUP, de plusieurs réunions avec Münzenberg,
Dolivet et lui au siège du PCF . 114

3) Dolivet, l'homme de Moscou au RUP? Sans aucun doute. La preuve, une


fois encore, se trouve dans les archives soviétiques, sous la forme de deux
lettres envoyées le même jour à Moscou, datées du 4 janvier 1937. La
première, signée Dolivet, s'adresse à Buhomil Smeral (qui la transmet donc au
siège du Komintern). La seconde est un court rapport de Smeral à la direction
de l'Internationale communiste. Ces deux documents indiquent clairement que
toute décision concernant l'organisation interne du RUP doit recevoir l'aval de
Moscou.

Lettre de Dolivet à Smeral :


«Cher ami, Suite à nos entretiens, je voudrais t'informer, toi et nos amis de
la direction, de ce qu'on pourrait faire dans le cadre du mouvement (Ndla: le
RUP) dans les prochains mois.
Extension du secrétariat : après la décision du conseil exécutif, nous allons
faire tout notre possible pour que des secrétaires américain et soviétique soient
nommés dans le plus bref délai et qu'ils se mettent au travail. Dans les
conditions actuelles, cette extension revêt une signification particulière
puisqu'elle va permettre de consolider l'autorité du mouvement et de renforcer
nos capacités d'action. A mon avis, et je voudrais le souligner, la nomination
d'un camarade soviétique va faciliter notre travail intérieur et éliminer la
plupart des difficultés dues au fait que j'étais, jusqu'à présent. le seul membre
du secrétariat à nous représenter. Notre contrôle en sera facilité grâce au
partage des responsabilités . Outre cela, la présence d'un secrétaire soviétique
p

aura beaucoup d'importance pour les contacts avec les milieux syndicaux et
socialistes anglais. Ils devraient permettre de développer progressivement de
bonnes relations.
Avec mes meilleurs vœux.»
Lettre de Smeral à Moscou:
«Chers amis, A son retour de Bruxelles, j'ai eu un entretien détaillé avec
Dolivet à propos du travail au secrétariat international du RUP. Est-il possible
que Dolivet, avec Marthe , soient nos seuls liens, en attendant l'installation
q

d'un secrétaire soviétique? J'essaie de l'influencer et de le persuader


d'organiser le travail du secrétariat en fonction de nos intérêts. Je voudrais
qu'il réfléchisse et pense aux tâches futures, qu'il fixe par écrit la base de ce
qui doit être notre activité commune. Comme exemple je vous joins l'une de
ses lettres en annexe. Dans cette lettre les problèmes suivants sont abordés : a)
les postes des secrétaires soviétique et américain doivent être occupés
immédiatement; b) il faudrait inclure dans le personnel technique du
secrétariat international deux employés qualifiés parlant des langues
étrangères et un employé politique (ou un adjoint); c) les congrès nationaux
prévus (mars: Angleterre, France, Belgique, Tchécoslovaquie, Roumanie,
Suisse; fin avril: Scandinavie, Belgique; mai: Mexique); d) la création non
loin du siège du secrétariat à Genève, en territoire français, d'un poste de
permanent pour la communication (un ou deux spécialistes); e) le
développement et la continuation du travail de la commission du Congrès de
la paix, le partage de ce travail entre secrétaires et employés du Secrétariat
international, la création de sections internationales, la direction et le contrôle
de ce travail dans les pays. »

Une copie des comptes rendus de réunion du secrétariat international du
RUP, que Dolivet faisait parvenir à Moscou, se trouve d'ailleurs consignée
dans les archives soviétiques.
Ces informations contredisent entièrement la version que Dolivet a toujours
voulu donner, a posteriori, de son engagement pacifiste. Il a tablé sur l'oubli
pour refaire sa biographie, alors qu'il a bien été un communiste, employé par
Münzenberg et le Komintern, avant de devenir l'homme de Moscou au
secrétariat international du RUP . r

Soldat communiste sur le champ de bataille capitaliste, Dolivet a également


été surveillé par ses pairs de l'appareil, comme en témoignent les rapports sur
sa vie privée conservés dans les archives soviétiques. De tels renseignements
sont généralement peu instructifs. Cette fois-ci, ces rapports contiennent
certains faits qui vont nous permettre de mieux comprendre la complexité de
ce qu'a pu être le Grand Recrutement.
Un premier rapport fait état de ses liens avec Herta Jurr, qu'il a connue à
l'automne 1936 (nous savons par d'autres sources qu'ils se sont installés, à
cette date, au 320 de la rue Saint-Jacques, Paris 6 ). La camarade Jurr est tout à
e

fait recommandable si l'on en croit Münzenberg, qui l'emploie comme sténo-


dactylo au 83, boulevard du Montparnasse, siège de son bureau : s

«Herta Jurr, née Sommerfeld.


Entrée au KPD en 1925, membre du KJVD jusqu'en 1930. De 1930 à 1931
dans l'opposition au sein du "groupe Brandler". Réintégrée au KPD en 1932.
Travaille illégalement jusqu'en décembre 1934 (date de son arrestation) dans
la cellule de la Banque du Reich. Emigrée en Angleterre en avril 1935.
Employée au bureau de Willi depuis septembre 1935. Elle a travaillé entre
1924 et 1926 au bureau des petites annonces pour des journaux de travailleurs.
Entre 1926 et 1927 au secrétariat de la Bundesführung RFB. En 1928,
jusqu'en juillet, sténo au service propagande du Komintern. (Les informations
sur ses activités moscovites peuvent être confirmées sur place, voire
complétées.) »

Faisons un bond en avant de quelques années pour retrouver Herta Jurr au
début de la Seconde Guerre mondiale, à Marseille, travaillant pour le compte
de l'Unitarian Service Committee (USC), une organisation d'origine
américaine chargée officiellement de s'occuper des réfugiés, mais utilisée par
les Soviétiques comme soutien à des réseaux clandestins. Jurr travaillera alors
aux côtés de Noel Field, un Américain qui a choisi de servir Moscou, et qui
fera beaucoup parler de lui après guerre (voir l'épilogue). Or, c'est justement
par le canal de l'Unitarian Service Committee que Dolivet,réfugié aux Etats-
Unis en ces années 1940-1941, va tenter de reprendre contact avec certains
milieux en France. Nul hasard en cela. Dolivet, via l'USC de Field et de Jurr,
cherchera alors à reconstituer un réseau.
Les relations Dolivet-Jurr n'ont pas duré longtemps. Liée à un certain
Brajesh Singh, un communiste indien rencontré à Berlin en 1932, elle a connu
Dolivet entre le mois de juillet 1935 et le milieu de 1937, pendant la période
où Singh retourna aux Indes. Elle reprendra la vie commune avec ce dernier
dès son retour à Paris.
Nous savons, grâce à une lettre de Buhomil Smeral à la direction du
Komintern à Moscou, que Dolivet se consolera très vite :
«Bien que Dolivet habite avec Herta Jurr, écrit Smeral, j'ai appris qu'il
cherche à se rapprocher de la fille de l'ambassadeur américain à Berlin, la
sœur du jeune Dodd .» 115

Nous découvrons ainsi que Dolivet est déjà en rapport avec Martha Dodd
en 1936-1937. Ils se retrouveront aux Etats-Unis pendant la guerre. Miss
Dodd, devenue Mme Stern, travaillera alors avec son mari pour les
Soviétiques et, comme nous l'avons déjà dit, ils seront «traités» par l'officier
de renseignement Vassili Zoubiline (de son vrai nom Zaroubine). C'est
d'ailleurs par l'intermédiaire de Martha Dodd que l'un des plus importants
agents français approchés ou recrutés par Robinson avant guerre (réfugié aux
Etats-Unis, avec Dolivet, justement) se mettra au service de l'URSS pendant le
conflit mondial.
Dolivet se trouve donc au cœur d'un nœud de relations où la frontière entre
engagement militant et espionnage est décidement fragile. Nous savons
d'ailleurs (voir première partie) que depuis le début des années 30 le
Komintern est une organisation sous influence, contrôlée à la fois par l'INO
(le département étranger du NKVD) et par le Quatrième Bureau de l'Armée
rouge (Rasvedoupr). Travailler pour l'Internationale communiste revient ainsi
à travailler pour l'espionnage soviétique.
Le cas de Martha Staschek, quatrième membre du bureau international du
RUP à avoir un lien avec le Grand Recrutement, va pleinement l'illustrer.
Rappelons ce que dit d'elle le document «très secret» qu'envoie au siège du
Komintern à Moscou, le 19 décembre 1936, BuhomilSmeral, le représentant
de l'Internationale communiste à Paris chargé de superviser l'organisation
pacifiste:
«Collaboratrice politique, jusqu'à présent au service des informations
syndicales dont elle a été licenciée en raison des relations qu'elle entretient,
ainsi que son mari, avec Brandler. Aujourd'hui encore, elle fait partie du
cercle de ses sympathisants et le rencontre souvent personnellement. »

Nous savons également, grâce à une lettre de Smeral à Moscou en date du
13 avril 1937, qu'elle est considérée, avec Dolivet, comme le lien unique du
Komintern avec le Rassemblement, en attendant l'installation d'un secrétaire
soviétique.
Ce qu'il y a de fascinant dans la vie de Martha Staschek (ce n'est pas son
vrai nom mais peu importe, tant elle en a porté), c'est qu'elle se confond avec
l'histoire de l'engagement communiste tel que l'a vécu une génération née avec
ce siècle. Seulement, là où d'autres sont restés de simples militants ou, mieux
encore, ont fini par déserter ce camp, Martha choisira, elle, de travailler pour
l'appareil, puis de se mettre au service de l'espionnage soviétique.
Sa vie commence pourtant comme une «love story» digne d'un mélo
hollywoodien . 116

Martha Kac – son vrai nom, cette fois, son prénom d'origine étant Alta – est
née à Varsovie en 1903. Son père, Jacob, travaille comme mandataire aux
halles. Toute la famille (six enfants) habite dans le quartier juif. On trouve
trace de son premier engagement politique dès l'âge de quatorze ans,
lorsqu'elle est arrêtée après une manifestation du premier-mai. Ses professeurs
sont pour la plupart des socialistes. A dix-sept ans, elle entre à la faculté de
mathématiques de Varsovie. Elle n'y restera qu'une année. Fâchée avec son
père, qui veut interrompre ses études pour la marier, elle s'enfuit à Vienne.
C'est là, dans la capitale autrichienne, qu'elle va rencontrer l'homme de sa vie
(au vrai sens du terme, puisqu'ils ne se quitteront plus, même lorsqu'elle vivra
avec d'autres).
Stanislas Szymanczyk, dit Staro, est aussi polonais d'origine, né à Katowice
en 1893 (il se fera naturaliser tchèque en 1920). Mobilisé dans l'armée
polonaise comme lieutenant au moment où la Première Guerre mondiale
éclate, il a choisi de déserter, conformément à ses idées pacifistes. Réfugié à
Vienne, il travaille comme journaliste dans une agence de presse progressiste
tout en poursuivant des études d'économie. Gros travailleur, doué d'une
grandeintelligence, Staro va fasciner beaucoup de monde tout au long de sa
carrière.
En ce début des années 20, il fréquente les cercles intellectuels de la
capitale autrichienne. Il y côtoie le philosophe Lukacs, l'économiste Varga
mais aussi le géographe Rado, qui deviendra responsable d'un grand réseau
d'espionnage soviétique en Suisse pendant la guerre, le réseau dit «Rote Drei»,
et Walter Krivitsky (qui s'appelait alors Guinsberg, son vrai nom), futur
officier de renseignement du NKVD avant de devenir le premier grand
transfuge qu'ait connu l'Occident.
Martha Kac, qui dispose vraisemblablement de la fortune de sa famille,
pourvoit aux besoins du couple. En 1922, ils décident de se marier, un projet
que le père de Martha condamne. Profitant d'un accident de sa fille (fracture
d'une jambe), il parvient à la faire rapatrier à Varsovie afin d'empêcher cette
union. Szymanczyk la rejoint et convainc le père de lui accorder la main de
Martha en acceptant de se faire circoncire.
Les mariés s'intallent à Berlin, un choix autant professionnel que politique.
Staro pense y trouver plus facilement du travail qu'à Vienne. Mais Berlin
abrite aussi le QG du Komintern. Or, l'un et l'autre travaillent déjà pour
l'Internationale. Lui comme journaliste au quotidien communiste Rote Fahne,
elle comme traductrice à l'ambassade d'Union soviétique (l'enseignement du
russe était obligatoire en Pologne. Douée pour les langues elle en parle quatre
couramment, dont le français). Ils sont tous deux inscrits au KPD, mais
Szymanczyk, esprit indépendant, est le plus souvent en désaccord avec la
ligne du parti (il finira d'ailleurs par en être exclu, ne suivant pas sa femme sur
la pente fatale de l'espionnage).
L'année 1925 marque un premier tournant dans la vie du couple. Arrêté en
même temps que Heinz Neumann, le dirigeant du KPD dont il est l'ami, Staro
est expulsé d'Allemagne non sans avoir fait quelques aveux à la police. A
Moscou, où il est convoqué pour s'expliquer, cela se sait. Il est interrogé sans
ménagement. Il risque le camp ou, pis, la mort. Martha s'inquiète. Elle obtient
de Walter Ulbricht , qu'elle connaît personnellement, d'être envoyée en URSS
t

pour voler au secours de son mari.


A Moscou, Szymanczyk est employé comme comptable dans une banque,
un travail trop astreignant pour cet esprit indépendant.Son asociabilité, ajoutée
à sa faute politique passée, rend sa situation précaire. Martha, prête à tout pour
le sauver, intercède auprès de Thälmann, futur responsable du KPD alors
réfugié en URSS , pour qu'il puisse rentrer en Allemagne. Elle cherche aussi
u

l'appui de Nicolas Chvernik, le responsable des syndicats soviétiques dont elle


fait la connaissance à ce moment-là. C'est le même Chvernik qui va
représenter l'Union soviétique au comité exécutif du RUP dix ans plus tard.
Elle-même, d'ailleurs, se fait happer par l'appareil communiste, via la filière
syndicale justement (qui l'amènera jusqu'au RUP). Pendant ce séjour à
Moscou, elle est nommée secrétaire à la centrale des syndicats de la
métallurgie.
En juillet 1926, le comité central du KPD décide de renvoyer Szymanczyk
en Allemagne pour travailler dans la presse du parti. Martha l'a sauvé. Et ce ne
sera pas la dernière fois. De son côté, sur les conseils de Thälmann, elle
contracte un mariage blanc avec un certain Robert Malosczyk, un
v

communiste allemand résidant à Moscou. La voilà désormais citoyenne du


Reich (elle emploiera le même procédé pour devenir française juste avant la
guerre). Une «couverture» légale commode.
Son avenir est tracé. Dès son retour à Berlin, Walter Ulbricht promet à la
nouvelle Mme Martha Malosczyk la direction du mouvement des femmes, et
même un poste de député. L'une et l'autre lui passeront sous le nez pour cause
de mauvaises fréquentations, entraînée par Szymanczyk sur la pente du
«déviationnisme», du côté des partisans de Brandler. Ce mauvais choix va
marquer la carrière de Martha, comme nous l'avons vu dans le document
envoyé à Moscou en décembre 1936.
En cette fin des années 20, la protection de Walter Ulbricht lui épargne les
foudres du Parti. Qu'elle quitte Szymanczyk et on lui promet une belle
carrière ! Elle s'y refuse.
Travaille-t-elle déjà pour le SR soviétique (pour Staro, trop mal vu de
Moscou, c'est exclu)? Probablement pas, mais dans le groupe d'intellectuels
qu'elle fréquente, certains ont fait ce choix, notamment Heda Eisler (l'épouse
de Gerhardt Eisler, ami intime du couple Martha-Staro), recrutée en 1929 par
Sorge. Ce détail touche notre histoire : Heda Eisler aura, au début des années
30, pour officier traitant Teodor Maly, l'homme qui, en 1933, a recruté à
Vienne Philby, la plus célèbre «taupe» de Cambridge. Ce n'est pastout : Heda
Eisler, qui se réfugiera aux Etats-Unis après l'arrivée de Hitler au pouvoir, y
recrutera pour les Soviétiques l'Américain Noel Field, dont nous avons déjà
parlé, puisqu'il engagera Herta Jurr (l'ancienne amie de Dolivet) au début de la
Seconde Guerre mondiale, à Marseille, pour le compte de l'Unitarian Service
Committee (USC).
De Martha à Heda , en passant par Sorge, Philby et Field, avec, en arrière-
w

plan, Herta Jurr et Louis Dolivet, qui utilisera l'USC pendant la guerre pour
renouer des contacts clandestins en France : le monde de l'espionnage est bien
petit. Et en ce qui concerne les réseaux soviétiques, tout se tient, comme nous
le verrons au fur et à mesure de notre enquête.
Si Martha n'est pas encore une espionne, c'est déjà une permanente du
Komintern via l'Internationale des syndicats communistes, le Profintern.
Grâce à ce poste et à ses appuis au KPD, elle obtient l'aide logistique du Parti
pour fuir le Reich en 1933, entraînant avec elle le bien-aimé Szymanczyk.
Le couple restera peu de temps au Danemark où ils se sont réfugiés comme
d'autres Polonais d'origine. Moscou juge Martha plus utile en France, le
nouveau centre décisionnel du Komintern depuis que Münzenberg s'y est
installé. Elle débarque à Paris le 6 février 1934, une date importante de
l'histoire de France et qui jouera un rôle ô combien symbolique ici . Martha
x

s'appelle désormais Jansen, du nom de famille des communistes qui l'ont


hébergée durant son séjour à Copenhague. C'est le Komintern qui lui a
procuré les papiers nécessaires pour entrer en France, preuve qu'elle est déjà
bien engagée dans le travail clandestin. Szymanczyk la rejoint un mois plus
tard, sous son vrai nom, avec son passeport tchèque . y

Ils s'installent à Montrouge, au 46 de la place Jules-Ferry. Un détail qui a


son importance. Martha et Staro vont par la suite déménager, tout à côté, au
42 de la même place Jules-Ferry. Ce sera leur domicile de juillet 1938 à juin
1940. Or, au 42 de la place Jules-Ferry à Montrouge habite aussi, à la même
époque, une certaineRose Luchinsky, un nom qui nous mène directement à
Henri Robinson.
Sœur de Rachel Duebendorfer (nom de code Sissy), l'un des principaux
agents de Robinson en Suisse, avant et pendant la guerre, Rose Luchinsky
appartient aussi au réseau dirigé par Harry sous le nom de code Jenny. Qu'elle
habite à la même adresse que Martha et Staro permet d'établir un lien entre ce
couple et l'organisation mise en place par Robinson.
Martha Jansen entre au service du RUP dès sa création, dans le dernier
trimestre de 1935. Membre du Profintern, protégée de Nicolas Chvernik
depuis son séjour à Moscou en 1926, elle appartient à cette filière syndicale
chargée de mettre en place la stratégie du «Front unique» voulue par les
dirigeants soviétiques et que le RUP concrétisera du côté des pacifistes
comme le Front populaire le fera sur le plan politique.
Dans l'organigramme du Rassemblement envoyé à Moscou le 19 décembre
1936, Martha apparaît en tête des membres du bureau international avec le
titre de collaboratrice politique. C'est dire son importance.
Officiellement, elle y joue le rôle de secrétaire du bureau, préparant en
français (qu'elle connaît bien) les réunions et les conférences. Elle travaille
directement avec Dolivet. Il le précise dans une lettre qu'il adresse en août
1936 à Gabrielle Duchêne, puisqu'il présente Martha Jansen comme sa
«collaboratrice chargée de régler les questions liées aux organisations
féminines ».
117

Officieusement, elle y défend les intérêts de Moscou et y applique les


décisions du Komintern. Marcel Cachin le confirme dans ses fameux carnets,
à la date du 4 décembre 1936, lorsqu'il mentionne une réunion entre lui,
Dolivet, Münzenberg et Martha au moment où est décidée la mobilisation du
RUP en faveur de l'Espagne républicaine . Quand on sait l'importance qu'a
118

eue ce conflit dans la stratégie soviétique (nous y viendrons bientôt), il est


évident qu'une décision de ce genre répond au vœu – à l'ordre, plutôt – de
Moscou. Que Martha assiste à une réunion sur ce sujet, avec Münzenberg,
Cachin et Dolivet, prouve qu'elle est bien «en prise directe» avec la direction
du Komintern.
Après s'être appelée Malosczyk, Jansen, puis Staschek pour travailler au
RUP (pseudonyme utilisé par Szymanczyk lorsqu'il appartenait au comité
central du PC allemand, dans les années 20), Martha deviendra Mme
Lecoutre, en janvier 1939, en épousant unmilitant communiste secrétaire de la
Chambre syndicale ouvrière des cuisiniers de Paris (encore la filière
syndicale!). Ce mariage blanc arrivera à point pour qu'elle acquière la
nationalité française à la veille du conflit mondial (elle était allemande par son
premier mariage blanc contracté à Moscou). Ce nouvel état civil, voulu et
organisé par le Komintern, lui sera extrêmement précieux pendant la guerre,
lorsque, réfugiée à Londres, Martha Lecoutre (nous l'appellerons désormais
ainsi) travaillera pour le SR soviétique.
Avec Maurice Panier, dernier membre du RUP à nous intéresser, nous
arrivons au cœur du réseau mis en place par Harry. «Collaborateur du bureau
français, en relation avec le bureau international à Paris, membre du PCF,
certifié par les cadres du parti» indique le même organigramme. Panier
apparaît donc, de prime abord, comme un personnage secondaire. Qui
pourrait, il est vrai, imaginer qu'à vingt-cinq ans (en 1936) ce «militant de
l'internationalisme prolétarien», tel qu'il se définissait, qui joue les «garçons
de course» de Martha Lecoutre au Rassemblement – elle le traite en tout cas
ainsi – sera au centre du plus efficace dispositif de pénétration des élites
françaises jamais mis en place par les Soviétiques.
A l'origine, Maurice Panier est «prêté» par le PCF au «trust» Münzenberg,
ou ce qu'il en reste, quand Willi s'installe à Paris après avoir fui l'Allemagne
au lendemain de l'incendie du Reichstag. Son premier emploi en tant que petit
soldat du Komintern le conduit aux éditions Carrefour, qui publient sous
l'autorité (occulte) d'Otto Katz le Livre brun. Il y acquiert quelques notions du
métier d'éditeur qui lui seront utiles au RUP où le parti le «verse» peu après sa
création, début 1936. Il connaît l'édition? Il va s'occuper de la presse. Lorsque
Dolivet crée l'Agence télégraphique du Rassemblement (l'ATRUP), pour
servir à la fois de bulletin de liaison entre les organisations adhérentes et
d'organe de promotion, il en confie la gérance à Panier.
Le siège de l'ATRUP se situera au 7 bis de la place du Palais-Bourbon, en
face de l'Assemblée nationale. Panier, lui, va habiter jusqu'en 1942 au 9 ter du
boulevard du Montparnasse. Deux adresses importantes pour la suite.
Ce jeune communiste français va devenir le principal agent de liaison entre
Robinson et les «taupes» qu'il recrutera à cette époque. Rien ne prédisposait
Panier à ce rôle.
La machine RUP est en place. Nous en connaissons les servants occultes.
Voyons maintenant comment elle fonctionne.
a Les archives de l'Internationale communiste à Moscou, dont le dépouillement complet demandera
des années de travail aux historiens, laissent déjà apparaître que Frachon a eu un rôle bien plus important
qu'on ne le croyait dans le Komintern et au sein du PCF.
b Smeral va finir par remplacer Münzenberg, tombé en disgrâce. Nous y reviendrons.
c Heinrich Brandler, ancien responsable du Parti communiste allemand (KPD), a été écarté en 1928 sur
ordre de Moscou comme « droitiste ».
d Du nom du secrétaire général du KPD, Emst Thälmann, arrêté au lendemain de l'incendie du
Reichstag comme nous l'avons vu.
e Il s'agit évidemment du PC allemand.
f Rappelons qu'il s'agit du QG à Moscou du SR de l'Armée rouge, pour qui travaille Robinson.
g William Dodd sera aussi impliqué dans cette affaire d'espionnage.
h Il s'agit de la Colonne de la paix, placée à l'entrée de l'Exposition, non loin des pavillons soviétique
et allemand qui se font face.
i N'est reproduit ici que le passage concernant l'avant-guerre.
j Udeanu est le vrai nom de Dolivet, pseudonyme qu'il utilise à partir de 1932. **
k Il s'agit du Comité mondial contre la guerre et le fascisme mis en place par Münzenberg à l'issue du
Congrès d'Amsterdam d'août 1932.
l La revue Monde a été créée par Henri Barbusse, le chantre du stalinisme en France. Dans un article
paru en 1949, dans La Revue parlementaire, l'ancien communiste A. Rossi (de son vrai nom Angelo
Tasca) a accusé Dolivet d'avoir à ce poste de rédacteur en chef épuré la rédaction en excluant tous ceux
qui n'étaient pas favorables à Moscou.
m Léon Nicole deviendra un membre important du Parti communiste suisse. Pendant la guerre, il va
avoir de multiples contacts avec des agents soviétiques installés sur le territoire helvétique : Alexandre
Rado (patron du réseau baptisé « Rote Drei » par les Allemands), Noel Field (qui jouera plus tard un rôle
non négligeable dans notre histoire), et Rachel Duebendorfer, qui a été le principal agent de Robinson
dans ce pays, avant et pendant le conflit mondial.
n Manu est le diminutif de Dimitri Manouilski, responsable soviétique du Komintern (donc le vrai
patron, même si Dimitrov en est, à l'époque, le secrétaire général). De plus, Manouilski dirige, depuis
Moscou, tout ce qui concerne la France et le communisme.
o Il s'agit du Congrès de Bruxelles, qui va se tenir en septembre 1936. Une preuve de plus que
Münzenberg suit de près le RUP et ses activités.
p Ndla : souligné par moi.
q Il s'agit de Martha Staschek.
r Louis Dolivet a tellement voulu faire oublier son passé qu'il a demandé en 1982 aux autorités
françaises une sorte de « certificat de loyalisme » prouvant qu'il n'aurait jamais nui aux intérêts français.
Ce « certificat » ne lui a évidemment pas été décerné.
s Münzenberg précise dans son rapport du 21 avril 1936 que Herta Jurr appartient à son « premier
cercle », aux côtés de Babette Gross, sa compagne, de Hans Schulz, son secrétaire particulier, et de Sonia
Barofsky, qui fait office de standardiste. Jurr est donc une femme de toute confiance.
t A l'époque haut responsable du KPD, Ulbricht deviendra après la guerre le numéro un est-allemand.
u Le PC allemand avait été déclaré illégal à la fin de 1923.
v Son mariage religieux avec Szymanczyk n'a pas été légalement enregistré.
w C'est sous le nom de Heda Massing (son second mari) qu'elle a raconté sa carrière d'agent soviétique
dans This Deception, op. cit.
x La journée du 6 février 1934 marque un tournant de la IIIe République. Ce jour-là, les partis
d'extrême droite ont appelé leurs militants à manifester devant le Palais-Bourbon pour protester,
notamment, contre la corruption de la classe politique (suite à l'affaire Stavisky). Les échanges de coups
de feu entre service d'ordre et manifestants vont faire une quinzaine de morts et des centaines de blessés.
y Rappelons qu'il s'était fait naturaliser tchèque en 1920.
La tentation radicale
Comme toutes les organisations de type Münzenberg, le Rassemblement
universel pour la Paix veut agréger autour de son noyau communiste des
«bonnes volontés» venues y adhérer d'elles-mêmes ou, le plus souvent, pour
représenter leur parti, leur syndicat, leur association. Ayant recueilli, selon le
RUP, l'adhésion de 750 organisations nationales et 40 organisations
internationales, l'Internationale communiste peut être fière de son petit
dernier. Le nouveau mouvement pacifiste permet de sensibiliser des cercles
parfois éloignés de sa sphère d'influence. Des anciens combattants, des
coopérateurs, des syndicalistes, entre autres.
Du côté des partis politiques, les communistes se montrent discrets même si
le Rassemblement est un moyen pour eux d'intégrer davantage la vie politique
française. Le RUP, avatar de la stratégie de «Front unique» décidée par le
Komintern, fait surtout la part belle aux socialistes et aux radicaux, deux
composantes incontournables pour parvenir à ce fameux Front.
La SFIO, sortie vainqueur du scrutin de mai 1936, s'intéresse peu à la
nouvelle organisation, même si Léon Blum, nouveau président du Conseil,
prend la parole à la grande manifestation pacifiste organisée par le RUP au
parc de Saint-Cloud début août. Salomon Grumbach et Marius Moutet, les
deux socialistes membres des instances dirigeantes françaises de
l'organisation, ne sont pas les plus représentatifs de leur parti. Notons que le
premier est – depuis la Suisse, dans les années 1914-1918 – un ami de
Münzenberg. Le second travaillera pour le réseau soviétique d'Alexandre
Rado (patron de Rote Drei) sur le territoire helvétique de 1940 à 1942.
Coïncidences, sans doute.
Le timide engagement des socialistes ne veut nullement dire qu'ils ne se
sentent pas concernés par la défense de la paix. La SFIO n'est simplement plus
prête à se laisser berner par certaines illusions communistes depuis la scission
du Congrès de Tours, en 1920. Elle est, disons, comme immunisée contre le
virus bolchevique, ce qui vaut d'ailleurs aussi pour l'espionnage soviétique .
a

Derrière le RUP, le parti de Léon Blum semble avoir un peu trop senti le coup
monté.
Ce n'est pas le cas du Parti radical-socialiste. Avec une vingtaine de cadres
dans les instances du RUP, c'est la formation politique de la III République la
e

plus impliquée dans ce combat. Deux raisons, complémentaires, permettent de


l'expliquer.
«L'adhésion d'une partie des radicaux au RUP peut se comprendre
comme le reflet des dissensions qui agitent le parti sur les événements
de politique extérieure, estime Rachel Mazuy dans son mémoire sur le
Rassemblement. Le RUP devient un moyen de se positionner, sur le
"champ pacifiste", en dehors des instances dirigeantes du parti et de
ses règles de discipline partisane. Les militants radicaux peuvent ainsi
plus facilement affirmer publiquement, mais à titre personnel, des
positions pas toujours conformes à celles de leur parti .» 119

Organisation charnière de la vie politique de l'époque, le Parti radical reflète


une grande partie des courants de pensée qui agitent la société française de
l'entre-deux-guerres. Le pacifisme étant, surtout à partir de 1933 (avènement
de Hitler), au centre des préoccupations politiques, les radicaux se divisent en
autant de tendances qu'il peut y avoir de conceptions de la paix et de moyens
de la défendre. Un homme comme Gaston Bergery va pencher pour le
pacifisme intégral, alors qu'Edouard Herriot se fera un ardent défenseur de la
SDN et que Pierre Cot prônera un rapprochement avec l'URSS pour
circonvenir l'Allemagne. Trois radicaux, trois choix. Or, les principes du RUP
sont suffisamment lâches pour les satisfaire tous . Le Rassemblement permet
b

donc à chaque radical qui y adhère de défendre ses choix sans être en porte à
faux avec son parti. En somme une sorte d'auberge espagnole où chacun
trouve ce qu'il y apporte.
Les radicaux sont utilisés comme alibi, d'où leur présence «massive» (tout
est relatif) au RUP. Appartenant à un parti qui représente par excellence les
classes moyennes, quel plus beau gage peuvent espérer les initiateurs du
Rassemblement pour être crédibles ? Il serait exagéré de dire que les radicaux
sont au RUP les dindons d'une farce pacifiste organisée par le Komintern,
mais ils luiservent en partie de caution politique (d'autres, comme la CGT de
Jouhaux par exemple, lui apporteront une dimension syndicalosociale).
Les radicaux les plus engagés dans le Rassemblement appartiennent à l'aile
gauche du parti (Pierre Cot, Paul Axionnaz, Gabriel Delattre, Robert Lange,
notamment), ce qui pourrait sembler nuire à la crédibilité souhaitée. Mais ces
jeunes-turcs représentent les forces vives du radicalisme, celles de l'avenir
pour une formation épuisée par les compromis. Ceci compense cela. Cette
frange du parti, particulièrement soucieuse du danger nazi, vient au RUP dans
l'espoir de contenir Hitler en l'isolant, notamment par un renforcement de la
Société des Nations. Le RUP doit être le fer de lance de la lutte antifasciste.
Une telle conception, qui n'est pas forcément celle des autres adhérents, est
pain bénit pour Moscou : antifascisme et pro-soviétisme se confondent vite
depuis que Münzenberg et sa propagande ont réussi à faire croire que l'URSS
est le meilleur rempart contre l'Allemagne nazie.
Ces jeunes-turcs vont donc se montrer sensibles aux sirènes communistes,
surtout après l'échec du Front populaire, qui représentait tant d'espoirs pour
eux. Ils suivront une dérive représentative de la crise d'identité que connaît le
Parti radical-socaliste depuis de nombreuses années.
«A partir de 1924, l'histoire du radicalisme est celle de ses échecs, de
son impuissance à réaliser dans les faits la restauration promise au
pays, analyse Serge Berstein dans son "Histoire du Parti radical ". 120

L'expérience gouvernementale de 1924-1926 et surtout celle de 1932-


1933, qui se produit au moment même où la crise économique des
années 30 atteint brutalement les groupes sociaux dans lesquels
recrute le Parti radical, révèlent aux Français l'inadéquation des
formules politiques dont il s'est fait le champion. »

Le Parti radical supporte mal, aussi, la montée des extrémismes, de gauche
comme de droite. Dans ce contexte de déprime, les «jeunes-turcs» tentent une
rénovation placée sous le signe du réalisme :
«Ils considèrent que la solidarité avec la gauche constitue le point
d'ancrage essentiel, ce qui doit conduire le radicalisme à s'aligner,
avec quelques nuances, sur les vues socialistes, voire communistes,
poursuit Berstein.(...)Bientôt, le parti tout entier s'engage sur la voie
ouverte par (eux) et la formation valoisienne devient, dès 1934, le
c

champ clos où s'affrontent les idéologies rivales. »



Le radicalisme y perd très vite son identité :
«Force d'appoint de la gauche marxiste à l'époque du Front populaire
triomphant, le Parti radical rejette ce rôle dès 1937 pour s'affirmer
comme le représentant d'une petite bourgeoisie urbaine et rurale dont
les intérêts sont antagonistes de ceux des ouvriers (...). Il a ainsi cessé
d'être le parti du consensus national pour devenir celui d'une classe
moyenne . »121


Pour les «jeunes-turcs», il est évident que ce parti-là ne répond plus à leur
aspiration de gauche, à leur volonté de changer la politique, le pays, bref, la
vie comme nous dirions aujourd'hui. La faillite du Front populaire ajoutée aux
atermoiements du gouvernement Daladier (un radical, précisément) face à
Hitler – consacrés par les fameux accords de Munich de septembre 1938 –,
tout les conduit à ce désenchantement qu'a déjà connu une partie de la jeune
classe radicale britannique quand elle s'est sentie trahie par le Parti travailliste
d

devenu l'allié des libéraux et des conservateurs (voir deuxième partie). Déçus
par les faiblesses du système démocratique face au défi fasciste et faute d'une
alternative de gauche démocratique, certains de ces jeunes-turcs vont finir par
avoir, eux aussi, les yeux de Chimène pour le communisme et l'URSS,
pensant qu'ils peuvent seuls sauver le monde de la barbarie.
L'itinéraire de Pierre Cot, coprésident du RUP avec lord Cecil, est
exemplaire de cette dérive et, au-delà, de la manière dont les Soviétiques ont
trouvé dans un certain milieu une oreille pour le moins attentive.
Entré en politique par la porte de droite, Pierre Cot a fini par choisir le Parti
radical autant par conviction que par opportunisme. Fils d'un exploitant
agricole de l'Isère, il a passé sa jeunesse dans des organisations catholiques
tout en suivant un parcours universitaire sans faute: agrégé de droit, docteur
en sciences politiques et économiques. Inscrit au barreau de Paris dès 1922, la
politique le tente très vite, comme nombre d'avocats. Fidèle à ses
opinionspremières, il participe deux ans plus tard à la création de la Jeune
France républicaine, une organisation de droite modérée qui prône «ni la
réaction, ni la révolution». C'est un mauvais cheval. Candidat aux élections
législatives de 1924, à Gap, sur une liste conduite par un membre du Bloc
national (droite), il est battu alors que triomphe le Cartel des gauches.
Le virus de la politique ne le quitte pas. Nouvelle échéance électorale,
nouvelle candidature. Cette fois, il change de circonscription et de bannière.
Le 4 mars 1928, les 1 500 militants du Parti radical de Savoie en font leur
champion. Décidé d'en haut, par l'état-major de la rue de Valois, ce choix
avait fait grincer quelques dents à la base. Formidable orateur (talent que tout
le monde lui reconnaît), Cot a su ce jour-là convaincre les sceptiques en
développant les thèmes républicains chers au radicalisme :
«Laïcité de l'Etat et de l'enseignement, justice fiscale pour les
travailleurs de la terre et de l'usine, réformes sociales et démocratiques
en faveur des défavorisés, recours à la Société des Nations pour
empêcher le retour de la guerre et rendre possible le désarmement .» 122

Comme nombre d'hommes de sa génération, Cot est hanté par le


spectre de la grande boucherie de 1914-1918 qu'il a vécue . «Plus e

jamais ça», répète-t-il aussi. La défense de la paix est une sorte


d'impératif qui le conduit, dès cette époque, à être un ardent défenseur
de la SDN, comme il le sera dix ans plus tard à la tête du RUP.
Au Parti radical, Edouard Herriot, le patron, remarque vite les talents de ce
jeune député intelligent, diplomate, qui s'adapte facilement aux méandres du
parti. Il voit en lui l'un des futurs leaders du radicalisme en France. Un leader
de gauche, toutefois. Dès le départ, Cot va défendre un retour aux sources
progressistes du radicalisme avec la ferveur du nouveau croisé. Et lorsque
Paul-Boncour veut «gauchir» son cabinet fin 1932, il fait appel à lui comme
sous-secrétaire d'Etat aux Affaires étrangères. Une entrée par la petite porte.
Le 31 janvier 1933, c'est la consécration: il est nommé ministre de l'Air du
gouvernement Daladier. Un poste de prédilection qu'il va conserver (avec
quelques interruptions) jusqu'en janvier 1938.
A compter de ce moment, deux faits vont marquer sa carrière, bouleverser
ses opinions politiques et surtout transformer le sens de son engagement.
C'est, en premier lieu, le voyage qu'il entreprend en URSS, en septembre
1933, dans le but de développer la coopération aéronautique franco-
soviétique. Ce voyage officiel est une grande première.
Pierre Cot revient enthousiaste :
«De l'avis des techniciens du ministère de l'Air, écrit-il à son collègue
des Affaires étrangères dès son retour, on peut admettre que le
programme de l'URSS, s'il se réalise dans les conditions actuelles,
c'est-à-dire dans la paix, permettra d'établir en quelques années une
c'est-à-dire dans la paix, permettra d'établir en quelques années une
industrie aéronautique dont les possibilités seront deux à trois fois
supérieures à celles de l'Allemagne et du même ordre que celles des
Etats-Unis. Sur le plan politique, je n'ai pas voulu pousser trop loin les
conversations de Moscou, mais je suis persuadé que l'adhésion
solennelle de la France au pacte de définition de l'agresseur tel qu'il a
été présenté à Genève par la délégation soviétique serait un geste de la
plus haute portée.
Dans ces conditions, j'ai l'honneur de vous proposer l'exécution du
programme suivant :
1 La négociation de contrats de collaboration technique permettant à nos
ingénieurs des Chemins de fer, des Ponts et Chaussées, de
l'Aéronautique et du Génie maritime, si lourdement menacés par le
chômage, de trouver du travail en URSS et de prendre leur part à une
œuvre essentielle pour la sécurité du pays.
2 Des échanges de missions militaires.
3 La mise à l'étude d'un contrat d'assistance industrielle pour le cas de
conflit.
4 La mise à l'étude d'un pacte d'assistance mutuelle.
Ce programme paraît conforme à la politique traditionnelle de la
France en tant qu'elle vise à organiser la sécurité collective et
conforme également aux nécessités de notre défense nationale.
J'ajouterai qu'il convient d'adresser une réponse rapide aux offres qui
vous ont été faites et que, dans ce programme, il est des gestes à
accomplir d'extrême urgence. Les démarches officieuses dont j'ai été
l'objet de la part de l'ambassade des Soviets m'en convainquent. Le
gouvernement de l'URSS attend . » 123


Voici un Pierre Cot fervent partisan d'un rapprochement avec l'URSS et
prêt à promouvoir une vaste coopération scientifique ettechnique avec
Moscou. Ce choix, peu orthodoxe pour l'époque, nécessite quelques
remarques.
Pour contenir le danger nazi (Hitler est au pouvoir depuis fin janvier 1933),
Cot pense déjà à développer des liens privilégiés avec l'URSS. Il joue les
précurseurs du traité franco-soviétique qui sera signé deux ans plus tard par
Laval à Moscou. Par la suite, il s'en attribuera d'ailleurs la paternité :
«C'est bien au cours de l'été 1933 que furent posées les premières
pierres de ce pacte que Louis Barthou devait négocier en 1934, Pierre
Laval signer en 1935, le Parlement français ratifier en 1936 et
Georges Bonnet violer et ruiner en 1939 .» 124

Son enthousiasme pour les réalisations soviétiques correspond, lui, à ce que


répètent alors les thuriféraires du communisme, ce qui est pour le moins
singulier pour un radical. «D'ici quelques années, la puissance industrielle de
la France serait égale à 1, celle de l'Allemagne se chiffrerait par le coefficient
2, celle de la Russie par le coefficient 4 ou 5», précise-t-il dans la lettre à son
collègue des Affaires étrangères. Pierre Cot, comme tant d'autres, s'est laissé
prendre au mirage des combinats géants, symboles des réalisations
économiques du socialisme. En cette même année 1933, plus de 5 millions de
paysans ukrainiens meurent de faim, au sens littéral. Pas plus qu'Edouard
Herriot (le patron du Parti radical) qui a fait lui aussi le voyage en URSS à
cette époque , le ministre de l'Air n'a vu un seul de ces affamés. Une réalité
f

peu conforme à l'idée que l'on se fait d'une grande puissance.


Quant à ses propositions de coopération avec l'URSS dans le domaine
aéronautique, elles correspondent, a priori, à ce souci d'équilibre des forces
qu'il juge nécessaire pour faire le pendant à la menace allemande. Il ne
démordra pas de cette ligne durant ses années passées à la tête du ministère de
l'Air, bousculant parfois ses collègues du gouvernement, plus circonspects
envers Staline.
«Pierre Cot était arrivé au ministère de l'Air si convaincu du bien-
fondé de sa politique qu'il n'avait pas attendu l'avis des instances
concernées pour la mettre en œuvre, raconte Daniel Cordier dans
l'imposante biographie qu'il a consacrée à Jean Moulin, ami intime du
ministre, comme nous le verrons. Dès la fin du mois de juin 1936, le
ministre de l'Air avait fait appel aux bons offices de l'aviation
soviétique. Le but était d'organiser des unités de parachutistes,
domaine dans lequel les Russes avaient acquis une grande expérience.
Grâce à leur documentation et à leurs conseils, l'aviation française put
réaliser en six mois ce qui aurait pris plus d'un an sans leur concours.
En contrepartie, les Russes demandèrent à acquérir la licence d'un
canon d'aviation fabriqué par la maison française Hispano-Suiza (...).
Pierre Cot donna immédiatement son accord, qu'il justifia ainsi : "La
France avait intérêt à voir le plus sûr de ses alliés virtuels acquérir une
arme capable de renforcer sa puissance; je n'hésitai pas un instant à
donner l'autorisation demandée, estimant que si nous avions des
bataillons de parachutistes et les Russes un bon canon, chacun serait
content, à l'exception de Hitler ."» 125

L'argument se tient, même si l'échange proposé par Moscou paraît


disproportionné; bien dans l'esprit, en tout cas, des accords que l'URSS a
toujours aimé passer avec les Occidentaux . Malheureusement, la justification
g

de Pierre Cot telle qu'elle est rapportée ici a été écrite a posteriori. L'ancien
ministre est alors réfugié aux Etats-Unis, la guerre est mondiale, et l'URSS,
l'alliée des démocraties. Or, au moment des faits, en cet été 1936, rien ne
garantit que l'Union soviétique sera toujours le «plus sûr des alliés virtuels» de
la France, comme Cot peut se permettre de l'écrire en 1943. Le talentueux
député (de droite) Henri de Kérillis ne manque pas de le souligner devant
l'Assemblée nationale, au moment où l'affaire du canon éclate, en juillet 1936:
«On ne met en commun ce qu'on a que le jour de la déclaration de
guerre, car, ce jour-là seulement, on sait quels sont ses véritables amis
et ceux qui vous abandonnent (...). Si vous êtes liés à la Russie des
Soviets par un pacte, vous ne pouvez oublier que, voici peu de temps,
la Russie des Soviets était liée à l'Allemagne par le traité de Rapallo,
et vous ne pouvez pas garantir à qui elle sera liée demain; vous n'en
savez rien .»126

Des propos pour le moins prémonitoires.


Surnommé le «galopin sanglant» par ses plus féroces adversaires de droite
et d'extrême droite, Cot a été sans cesse accusé d'avoir soit livré les secrets de
l'armée de l'air à l'URSS soit fourni du matériel à l'Espagne républicaine (en
guerre civile depuis juillet 1936) au détriment des besoins nationaux.
Au-delà de l'anathème, essayons de comprendre l'évolution politique d'un
homme qui a été nourri de démocratie et s'est imprégné de valeurs
républicaines.
Tout autant que ce voyage en URSS, en septembre 1933, les émeutes du 6
février 1934, par ce qu'elles révèlent des faiblesses du système démocratique,
vont être déterminantes. La corruption d'une certaine classe politique (issue en
grande partie du Parti radical), ajoutée à l'incapacité des autorités à contenir
l'extrême droite, illustre trop bien les tares de la III République pour un
e

homme conscient de la menace nazie.


Les faits sont connus :
«Le 24 décembre 1933, l'arrestation du directeur du Crédit municipal
de Bayonne, 'Tissier, accusé d'avoir émis pour 200 millions de faux
bons de caisse à l'instigation de Stavisky, déclenche le scandale qui va
emporter la République radicale .» 127

Entre les appuis politiques dont a profité l'escroc et l'argent qu'il a


généreusement versé, c'est toute une partie de la classe politique française qui
est éclaboussée: des députés, des ministres et même des présidents du Conseil.
Fin janvier, le cabinet Chautemps saute. Une crise ministérielle de plus pour
une III République bien instable. Cette fois, le ton monte. Les journaux
e

d'extrême droite dénoncent, à grands coups de révélations, la corruption


érigée, disent-ils, en système de gouvernement. L'argument est porteur alors
que le pays sort d'une grave crise économique.
Pour dénoncer cette République corrompue, les ligues d'extrême droite
(Action française, Solidarité française, Jeunesses patriotes...) appellent les
Parisiens à manifester leur «dégoût» sous les fenêtres du Palais-Bourbon, le
jour même où Edouard Daladier, nouveau président du Conseil, prononce son
discours d'investiture. Le pouvoir de la rue contre la légalité républicaine, en
somme. Terrible épreuve de force où, aux interpellations de la
Chambre,succèdent, au-dehors, les vociférations de la foule, elles-mêmes
recouvertes par le bruit des coups de feu croisés entre émeutiers et service
d'ordre débordé. Bilan officiel: 15 morts, 1 435 blessés.
Ministre de l'Air dans le cabinet Daladier, Pierre Cot a vécu cette crise de
l'intérieur, la plus grave crise des années 30. Il ne l'a malheureusement jamais
raconté. On dispose toutefois d'un témoignage de choix sur son
comportement, tel que l'a écrit son jeune chef de cabinet, Jean Moulin, à ses
parents, peu après la journée tragique:
«Nous avons vécu ces derniers jours, à Paris, des heures de fièvre et
hélas! aussi des heures d'écœurement : impuissance parlementaire,
émeutes organisées par ceux qui se disent les partisans de l'ordre,
spectacle lamentable du faux énergique qu'est Daladier, veulerie et
affolement du président de la République.
Au milieu de tout cela, Pierre Cot a été l'un des rares à garder tout son
sang-froid, prenant toutes les mesures en ce qui concerne la sécurité
aérienne – qui, à aucun moment, n'a été troublée. Cette sécurité, il l'a
assurée avec des moyens pacifiques, faisant enlever toutes les
cartouches aux aviateurs chargés de la maintenir. Il n'en a pas moins
été traqué et désigné aux émeutiers comme devant être exécuté séance
tenante. Chez lui, toutes les dix minutes, on l'appelait au téléphone
pour lui lancer des menaces de mort.. .» 128


Pour le jeune chef de cabinet, l'épreuve est encore plus terrible qu'il ne
l'écrit dans cette lettre.
«Moulin se révéla avec les événements du 6 février, estime Louis
Joxe, qui est à l'époque son adjoint à la direction du cabinet de Pierre
Cot. Dans les couloirs de la Chambre des députés, il regarda passer,
comme moi, Edouard Herriot sachant tout à la fois s'offrir et se
réserver et Daladier faisant naufrage. Je vis Moulin sangloter de
désespoir, je sentis vibrer des cordes que j'avais, jusque-là,
méconnues. Le cœur, chez lui, se mettait d'accord avec la conscience . 94

Dans la biographie qu'il a consacrée au grand résistant, Daniel Cordier, qui


connaît bien son sujet et son héros, analyse ainsi le choc subi par Moulin :
«Les larmes versées par le jeune chef de cabinet manifestaient son
désespoir devant l'avilissement de son idéal, un idéal qu'il découvrait
confié aux mains d'hommes nesachant pas, faute de caractère, assumer
pleinement leurs responsabilités. Ce soir-là, Moulin pleurait sur le
radicalisme de sa jeunesse et sur la République de ses espérances. »

Pierre Cot, qui reconnaîtra, des années plus tard, n'avoir «jamais senti de
différence» d'opinions entre lui et Jean Moulin , a sans nul doute ressenti le
129

même écœurement face au comportement d'une classe dirigeante qui lui est
d'autant plus proche qu'elle appartient à son parti.
Ces émeutes vont avoir des répercussions considérables sur le paysage
politique français. Dès le 12 février, des milliers de Parisiens descendent dans
la rue pour dénoncer le danger «fasciste». Inimaginable peu avant, Parti
socialiste et Parti communiste sont au coude à coude dans la rue. La gauche,
pour la première fois unie, se fait peur – ou veut faire peur – en croyant que
les émeutes du 6 étaient le prélude d'un vaste complot fasciste ourdi contre la
démocratie. Mais l'extrême droite est à l'époque bien trop désorganisée pour
prétendre se charger d'une telle mission.
Qu'importe. L'épouvantail fasciste joue sur la vie politique française le
même rôle que la menace nazie sur la scène internationale. Il va permettre aux
communistes français d'intégrer vraiment le jeu démocratique au moment où
l'URSS sort de son isolement et rejoint le concert des nations. Peu après, les
jeunes-turcs du Parti radical vont réussir à convaincre leur formation de
s'engager dans le Front populaire, au risque de lui faire perdre son identité en
devenant «une force d'appoint de la gauche marxiste ». 130

Sur le plan électoral, le Parti radical est aussi le grand perdant lorsqu'il
laisse sa place de premier parti de France aux socialistes à l'issue des élections
législatives de mai 1936. Mais le vrai vainqueur c'est le Parti communiste.
«En 1936, ses effectifs s'élevaient à 350 000 membres, alors qu'en
1932 ils n'étaient que de 25 000. Aux élections de 1936, les
représentants du parti à la Chambre passèrent de 10 à 72 sièges (14,9
% des suffrages exprimés).(...) Avec la liquidation des partis allemand
et italien, le PCF devenait, en dehors de la Russie, le parti le plus
puissant et le plus hautement organisé; tout naturellement, il prit
l'initiative de mobiliser les intellectuels à l'échelle internationale
comme à l'échelle nationale ». 131

Pour des hommes comme Cot, conscients de la menace nazie et démoralisés


par l'apathie de la classe politique traditionnelle, le communisme séduit, avec
ses certitudes idéologiques et sa fermeté (apparente) face au fascisme. S'il
n'est pas prêt à y adhérer, il veut bien en revanche travailler avec les
communistes. Voilà l'homme qui va prendre la présidence du RUP (aux côtés
de lord Cecil). Il le fait d'autant plus volontiers qu'il est un pacifiste
convaincu, partisan de renforcer les pouvoirs de la SDN, l'un des objectifs
déclarés de l'organisation.
a On compte peu d'affaires d'espionnage au profit de l'URSS en France impliquant des socialistes bon
teint (ce qui n'est pas le cas pour des membres des
partis dits progressistes). Le KGB a, de toute façon, toujours préféré recruter à droite, chez « l'ennemi
de classe », profitant souvent d'une certaine naïveté quant à ses méthodes d'approche et aux buts
poursuivis.
b Gaston Bergery n'a pas adhéré au RUP. Son pacifisme intégral le conduira à soutenir le régime du
maréchal Pétain pendant la guerre.
c Le siège du Parti radical est rue de Valois.
d « Radicale » au sens anglo-saxon du terme, c'est-à-dire de gauche.
e Il a reçu la croix de guerre pour son attitude courageuse durant le premier conflit mondial.
f Le voyage de Herriot a servi de caution à Moscou alors que l'Ukraine est frappée par la terrible
famine voulue par le régime soviétique pour éliminer la paysannerie hostile à la collectivisation. «
Lorsqu'on soutient que l'Ukraine est dévastée par la famine, permettez-moi de hausser les épaules »,
proclame-t-il après une brève visite à Kiev. « Voici un cinglant démenti aux mensonges de la presse
bourgeoise », s'empresse de commenter la Pravda.
g Ce canon aurait été, semble-t-il, déjà promis aux Soviétiques par Marcel Déat, ministre de l'Air du 24
janvier au 4 juin 1936.
Le banquier rouge
C'est Pierre Comert, responsable du service de presse du Quai d'Orsay, qui
a introduit Willi Münzenberg dans les milieux radicaux quelques semaines
après son arrivée en France. Le Français avait connu l'Allemand à Berlin, au
temps de la splendeur de son «trust». A Paris, il lui fera rencontrer Henri
Laugier que l'on retrouvera avec Pierre Cot et Louis Dolivet, aux Etats-Unis
pendant la guerre. A cette époque, Laugier offre l'avantage de diriger le
cabinet d'Yvon Delbos, vice-président du Parti radical et membre quasi
permanent des gouvernements qui se succèdent (notamment aux Affaires
étrangères de 1936 à 1938). C'est aussi Comert qui introduit Münzenberg
auprès de Cot .132

Au moment où l'idée du RUP prend corps, le député radical de Savoie n'est


plus au gouvernement. Depuis la démission du cabinet Daladier, au lendemain
des émeutes du 6 février 1934, il milite avec les jeunes-turcs pour un
rapprochement de son parti avec les socialistes, voire les communistes.
Münzenberg connaît ses idées et, lorsqu'il s'agit de trouver un président au
futur mouvement, le choix se porte sur lui. Car Pierre Cot, situé en marge de
la gauche marxiste, antifasciste militant et admirateur de l'URSS (trois traits
indispensables pour diriger une organisation de «type» Münzenberg), est aussi
un brillant défenseur de la Société des Nations. Il a d'ailleurs plaidé plusieurs
fois la cause du désarmement à Genève dans le cadre de la Conférence
internationale qui n'en finit pas de siéger depuis février 1932. Pour le prestige
et la crédibilité du futur Rassemblement, pour le Komintern, il est l'homme
idoine.
Lorsque Dolivet lui propose la coprésidence du mouvement, Cot accepte
volontiers. Non seulement l'organisation correspond àses idées pacifistes, mais
aussi l'homme lui plaît. Son dynamisme, son entregent, son charme même ont
sans doute joué un rôle non négligeable dans la réalisation du projet. «Il
ressemblait à Beethoven, il écrivait comme Romain Rolland», dira de Dolivet
son futur beau-frère, très admiratif, ajoutant: «Louis était le plus passionné des
orateurs et le meilleur . » Voilà de quoi séduire un Pierre Cot, qui, lui ausi,
133

s'y entendait en effets oratoires. Les relations entre les deux hommes vont
d'ailleurs aller bien au-delà de simples rapports de travail. Leur sort commun,
qui se noue en ce milieu des années 30, ne se dénouera guère avant la fin des
années 40, y compris dans l'épreuve de la guerre et dans l'exil aux Etats-Unis.
Cot pouvait-il savoir qui était Dolivet? Difficile d'en douter. Probablement
connaissait-il ses liens avec Münzenberg, qu'il fréquentait de temps à autre.
Willi se présentait alors en France non pas comme le génie de l'agitprop au
service du Komintern, mais en tant qu'antifasciste allemand prêt à se battre
pour la sauvegarde de la paix. Mais derrière cette façade, un esprit curieux,
qui plus est introduit auprès du gouvernement (donc de ses services de police),
pouvait parfaitement identifier les liens de Münzenberg avec Moscou.

La remarque vaut pour Dolivet, même si, à l'époque il est déjà passé maître
dans l'art d'arranger sa biographie. Sa naturalisation, en 1937, s'est d'ailleurs
faite avec l'aide de Pierre Cot, alors ministre de l'Air du gouvernement Léon
Blum. Il a bien fallu, à ce moment-là, s'intéresser à ses vraies origines. A
moins, bien sûr, qu'il n'y ait eu falsification d'identité pour obtenir plus
facilement cette naturalisation. On peut l'envisager en lisant la lettre
qu'adresse Smeral à Moscou, le 23 février 1937 (classée «top secret» dans les
archives soviétiques). Le Tchèque y rapporte les propos d'un certain Victor, au
sujet, précisément, du passeport français que Dolivet venait d'obtenir. «On y a
changé le nom d'un village roumain pour un nom français ressemblant», écrit
Smeral. Dolivet s'en serait vanté devant ce Victor, d'où cette remarque du
Tchèque: «Je suis étonné qu'il lui ait raconté semblables détails.»
Sauf à être victime d'un total aveuglement, il est donc impossible que Cot
ait ignoré qui étaient Münzenberg et Dolivet. En quoi, de toute façon, cette
vérité pouvait-elle le gêner? Quand on choisit Moscou pour contenir Berlin,
travailler avec des hommes liés au Komintern, donc à l'URSS, n'est en rien
rédhibitoire. Bien d'autres ont fait le même choix dans ces années-là. Lui,
toutefois, ira au-delà du simple «compagnonnage».
Et le RUP? Pierre Cot connaissait-il le contrôle politique que l'URSS
pouvait y exercer? Sans doute. N'en prenons qu'une preuve: la réunion du
premier conseil général du Rassemblement, qui se tient les 12 et 13 juin 1936
à Paris. Le lieu choisi n'est pas neutre – 21, rue Casimir-Perier – adresse d'un
hôtel particulier dont le propriétaire est Olof Aschberg, Suédois d'origine,
banquier de profession et, surtout, financier occulte des opérations d'influence
soviétiques en Europe.
Aschberg est l'une des premières personnes que Münzenberg a contactées
lorsqu'il s'est réfugié à Paris. Il l'accueille dans sa maison de campagne de la
Brévière, à Saint-Jean-du-Bois, près de Compiègne. Il subvient à ses premiers
besoins, y compris pour la mise en place du Comité international d'aide aux
victimes du fascisme qui va permettre à Willi d'attirer les «bonnes volontés»
au nom de la lutte antinazie (et de recruter quelques «taupes» à Cambridge,
comme nous l'avons vu). L'amitié entre ces deux hommes ne date pas d'hier.
Ils se sont connus dès 1917 à Stockholm. Plus tard, le banquier a aidé
Münzenberg à drainer des fonds pour l'Aide internationale ouvrière (AIO),
organisation qu'il avait créée après la grande famine soviétique de 1921 . 134

Olof Aschberg appartient à cette race d'hommes d'affaires qui se sont


rapidement mis au service du régime bolchevique , sans doute d'abord par
a

opportunisme, avant de devenir des pourvoyeurs de fonds pour le compte de


Moscou dans les sphères industrielles, commerciales et financières de «
l'ennemi » capitaliste.
Banquier depuis 1912, après avoir fondé son propre établissement à
Stockholm, la NYA Banken (Banque nouvelle), Aschberg s'est, dans un
premier temps, intéressé à la Russie tsariste en négociant pour son compte aux
Etats-Unis un emprunt destiné à financer l'effort de guerre contre l'Allemagne.
Ce n'est pas le camp gagnant. Il le comprend vite en abandonnant le tsar pour
Lénine dès 1916. Avec la complicité du gouvernement allemand, il finance
discrètement le mouvement bolchevique . Il semble même qu'il aurait joué un
b

rôle important dans l'organisation du transport deLénine en wagon plombé à


travers l'Allemagne ; voyage qui a permis au leader bolchevique d'être à
Petrograd en avril 1917. Après la Révolution, Aschberg est au cœur des
contacts entre le nouveau régime et l'Allemagne pour l'organisation d'une paix
séparée à Brest-Litovsk, le 3 mars 1918. Ce qui vaut à la NYA Banken d'être
placée sur la liste des sociétés étrangères interdites aux Etats-Unis. Peu
importe, dans la division des tâches voulue par les Soviétiques, Aschberg va
travailler pour leur compte en Europe, à partir de Moscou, puis de Berlin et
Paris. Pour le continent américain, ce sera l'affaire du milliardaire rouge
Armand Hammer . 135

Aschberg vend la NYA Banken pour créer la banque Svenska


Ekonomiaktiebolaget au capital de 5 millions de couronnes (les Soviétiques la
lui achèteront le même prix en 1923). Il aide alors le régime bolchevique à
mettre sur pied une banque d'Etat, tout en s'occupant d'un projet
d'électrification de l'URSS par l'industrie allemande. Pour ce faire, il tente
sans succès de placer un emprunt russe sur la place financière de Francfort. Il
agit alors comme président du conseil d'administration de la Banque du
commerce pour les affaires étrangères, un poste créé pour lui à Moscou (avec
un salaire annuel de 50 000 dollars). La Deutsch Ekonomigesellschaft, qu'il
ouvre peu après, a plus de chance. Par elle vont passer les flux financiers
soviéto-allemands, qui, dans les années 20, sont importants (voir troisième
partie). Il monte avec le même succès une banque italo-russe, puis une autre
russo-danoise. Lénine a décrété la NEP et, pour la financer, les bolcheviques
liquident les richesses du pays. Au centre de ce vaste marché, dont l'or et les
trésors artistiques sont les matières premières, Aschberg est un homme
puissant. Son rôle, toutefois, n'est pas celui d'un simple banquier qui prend au
passage une commission. Installé dès 1924 à Berlin, capitale du Komintern,
son trafic financier sert aussi à subvenir aux besoins de l'Internationale
communiste. Il en est en quelque sorte le «grand argentier», une fonction qu'il
conservera jusqu'à la guerre.
Arrivé à Paris en 1926, Aschberg se montre discret. Ne possédant pas
d'établissement financier sur le territoire français, il apparaît ici comme un
rentier de quarante-neuf ans et acquiert rapidement une réputation de
philanthrope qui s'intéresse, avec sa femme, à de nombreuses œuvres de
bienfaisance et aux ventes de charité. Il est riche, possède deux immeubles
(dont l'hôtel particulier du 21, rue Casimir-Perier, qui va jouer son rôle dans
cette histoire) et deux propriétés dans l'Oise. Sa faiblesse, toutefois, est de
fréquenter un peu trop souvent l'ambassade soviétique, et plusparticulièrement
son premier secrétaire, Vladimir Sokoline. Derrière cette fonction officielle,
Sokoline est responsable du renseignement politique en France pour le compte
du Guépéou. Il est aussi le grand dispensateur des fonds soviétiques destinés à
monter des opérations d'influence. Comme tel, il est en relation avec beaucoup
de journalistes et d'hommes politiques. Il est vraisemblable qu'Aschberg
alimente à ce moment-là les caisses de Sokoline. Autre particularité: il finance
les éditions Carrefour, achetées par Münzenberg pour le compte du
Komintern.
Rien de plus logique de retrouver le banquier suédois sur les fonts
baptismaux du RUP. A grande entreprise pacifiste les grands moyens. Olof
Aschberg sera donc, pour le compte de Moscou, l'un des bailleurs de fonds.
L'argent, nerf de la guerre pour un Rassemblement à prétention universelle,
n'a jamais manqué. Grâce, officiellement, aux cotisations versées par les
organisations membres (100 livres sterling par an pour les syndicats
soviétiques représentés par Nicolas Chvernik, par exemple), aux subventions
d'Etat, aux meetings, ou encore aux quêtes publiques (campagne «Un sou pour
la paix»). En 1937, le budget total s'est élevé à 1 018 064 F (soit un peu plus
de 2,5 millions de francs actuels), une somme importante pour l'époque.
Officieusement, c'est plutôt Moscou qui finance le RUP, à l'origine en tout
cas, par le biais des droits d'auteur dus à Henri Barbusse pour son ouvrage sur
Staline, un triomphe populaire en URSS, au dire des Soviétiques. Peu avant sa
mort, en 1935 à Moscou, l'écrivain français avait accepté que ces droits soient
versés à la cause pacifiste. Et comme il est impossible de connaître le nombre
d'exemplaires vendus en URSS, donc le montant de ces droits, les sommes
reversées par ce canal ont représenté autant de subventions déguisées . c

Le rôle d'Olof Aschberg n'est pas uniquement financier. Le banquier va


aider à constituer le «noyau dur» du RUP, en créant et en abritant dans son
hôtel particulier de la rue Casimir-Perier le Cercle des Nations, sorte de club
de rencontres du Rassemblement.Ce cercle-là n'est pas aussi restreint, et
surtout conspirateur, que celui mis en place par le Britannique Burgess avec
ses amis de Cambridge quelques années auparavant (voir deuxième partie),
mais il permettra de créer un tissu de relations privilégiées qui n'est pas sans
liens avec notre histoire.
A l'époque, Olof Aschberg et Henri Robinson ont sans doute été en rapport,
si l'on en croit la fidèle Nina Griotto, témoin d'une rencontre des deux
hommes qu'elle situe pendant l'été 1939, au premier étage du restaurant La
Norvège, avenue de l'Opéra.
«Ils semblaient bien se connaître, précise-t-elle. Ils ont parlé ensemble
en allemand environ trois quarts d'heure pendant que je lisais les
journaux. En sortant, j'ai dit à Jacques (c'est ainsi qu'elle appelait
Robinson): "Il est distingué cet homme. – Je pense bien", m'a-t-il
répondu . »
136

Arrêté par la police française le 6 septembre 1939, en tant que citoyen


étranger pouvant porter atteinte à la sécurité du pays en guerre avec
l'Allemagne (alliée à l'URSS), Aschberg va être envoyé au camp de Vernet
(Ariège). A ses divers domiciles, la police découvre plusieurs chéquiers
révélant un intéressant trafic financier entre sa banque (la Olof Aschberg
Bankir Aktiebolaget, créée en 1930 à Stockholm et dirigée par ses deux fils) et
la Banque commerciale pour l'Europe du Nord, la fameuse BCEN, basée à
Paris, première des banques soviétiques à l'étranger. Dans un coin de son
appartement parisien, 3, rue de la Planche, dans le 7 arrondissement, on e

découvre également une sacoche de cuir marron ayant appartenu à


Münzenberg. A l'intérieur, le double des lettres envoyées par Willi à Staline et
Dimitrov au moment où Moscou l'a exclu du PC allemand, puis du Komintern
(en 1937, comme nous le verrons), plus quelques documents comptables de
Babette Gross sur la gestion du «trust» Münzenberg à Paris. Une preuve de
plus des liens entre Aschberg et le génie de l'agitprop.
Le banquier suédois sera finalement libéré le 1 janvier 1941 sur ordre du
er

gouvernement de Vichy. Il rejoint immédiatement Lisbonne pour s'embarquer


en direction des Etats-Unis. A peine arrivé il donnera un coup de pouce
financier à Pierre Cot et Louis Dolivet, qui ont créé la Free World Association
dont le but déclaré est d'aider les mouvements de résistance en France. Henri
Laugier etLucien Vogel, deux autres amis de Münzenberg, seront aussi de la
partie .a

a Aschberg peut être considéré comme l'alter ego financier d'Armand Hammer, l'homme d'affaires
américain qui a permis à l'URSS de bénéficier très vite de l'aide économique des grands capitalistes
d'outre-Atlantique et dont la richesse servit ensuite à soutenir les réseaux soviétiques, en Amérique du
Nord et dans le monde.
b Avant octobre 1917, Lénine a eu l'appui financier de l'Allemagne, alors en guerre contre la Russie
tsariste.
c Les tirages, donc les droits perçus, ont toujours été incontrôlables en URSS. Nombre d'écrivains
occidentaux (et quelques français) en ont profité pour se faire « acheter » en toute bonne conscience, et
devenir en retour des thuriféraires du régime. A leur manière, ils ont été des agents d'influence du
communisme, payés en connaissance de cause. Je ne citerai personne, mais, lorsqu'on connaît les tirages
annoncés de quelques auteurs français en URSS, c'est éclairant.
Le paravent espagnol
«La stratégie de Front populaire a changé
l'atmosphère et les conceptions du parti, raconte
Arthur Koestler, témoin privilégié de cette époque
pour l'avoir vécue à l'intérieur du "trust"
Münzenberg. L'entrée de la Russie à la SDN et ses
efforts pour conclure une alliance avec la France et
la Tchécoslovaquie exigeaient, des communistes
d'Occident, un new-look extrêmement conformiste.
Ils devaient défendre la "démocratie bourgeoise" et
soutenir l'unité nationale contre l'ennemi commun;
les slogans révolutionnaires et les allusions à la lutte
des classes furent relégués au grenier. Le mot même
de "communisme" était autant que possible évité par
les communistes qui préféraient s'intituler
antifascistes et défenseurs de la paix. Les partis
communistes en Occident se firent une nouvelle
façade avec des caisses de géraniums aux fenêtres,
et une porte grande ouverte à tous les hommes de
bonne volonté .» 137

Simple changement tactique. Sur le fond, les partis communistes d'Occident


ne se démocratisent pas plus que l'URSS, qui plonge dans la terreur
stalinienne. Rares sont ceux qui se rendent compte de la duperie, surtout à
gauche où l'élite craint davantage la peste brune que le choléra rouge. La
guerre civile espagnole, qui éclate en juillet 1936, va considérablement
accentuer cette cécité sélective. Un cas d'école pour comprendre l'exploitation
idéologique dont a été capable avant guerre l'appareil de propagande
soviétique pour attirer ces «bonnes volontés» évoquées par Koestler et, plus
grave, pour recruter en leur sein les agents qui finiront par trahir leur pays.
Car, derrière le «paravent espagnol», c'est le Grand Recrutement qui prend
corps.
Nommé le 4 juin 1936 ministre de l'Air du Front populaire, dirigé par Léon
Blum, Pierre Cot se trouve en première ligne dudrame qui se noue au-delà des
Pyrénées, après le débarquement du général Franco et de ses troupes, le 18
juillet, pour renverser le régime républicain, démocratiquement élu.
«Le premier appel au secours du gouvernement espagnol est arrivé à
Paris à l'aube du 22 juillet sous la forme d'un télégramme adressé à
Léon Blum par José Giral, président du Conseil, qui demandait des
avions et des armes, racontera-t-il plus tard. Blum était décidé à
satisfaire la demande des Espagnols sur-le-champ en rappelant,
notamment, l'existence d'un accord de décembre 1935 prévoyant
l'achat d'armes en France à concurrence de 20 millions de francs . » 138

Malheureusement, ni les radicaux du gouvernement ni, surtout, les alliés


britanniques de la France ne l'entendent de cette oreille. Le 7 août, le conseil
des ministres adopte le principe de «non-intervention» qui sera ratifié le même
mois par la Grande-Bretagne, l'URSS, l'Allemagne et l'Italie. Sur le papier, la
guerre civile devra donc demeurer une affaire strictement espagnole. Dans la
réalité, l'Espagne va devenir le champ clos de l'affrontement fascisme-
communisme sous l'œil impavide des démocraties, qui font montre, une fois
de plus, de leur faiblesse face aux totalitarismes.
Pour Pierre Cot, c'est un dilemme. En tant que ministre, il doit être solidaire
de son gouvernement; comme homme de gauche, il estime de son devoir
d'aider le Front populaire espagnol. La raison contre le cœur, c'est ce dernier
qui l'emporte :
«Je dois avouer, et cela reste ma fierté, que je fis de mon mieux pour que le
matériel de guerre et tout ce qui pouvait aider la République espagnole, quel
que soit le pays d'origine, transitent par la France » 139

Le ministre de l'Air est néanmoins couvert en haut lieu. Le président du


Conseil, Léon Blum, et le ministre des Finances (ayant en charge les
douanes), Vincent Auriol, savent et soutiennent. Entre octobre 1936 et janvier
1938 (départ de Cot du ministère de l'Air), les républicains espagnols
recevront 129 avions français, dont 83 de guerre. Ni les autres membres du
gouvernement ni le Parlement n'en seront informés.
Dans le même temps, la France va être la plaque tournante d'un gigantesque
trafic clandestin d'armes, principalement soviétiques. Au total, près de 400
avions, 450 chars, 850 canons, 7 000 mitrailleuses et 4 500 tonnes de
munitions vont transiter sur le territoire, dans le plus grand secret, avant de
rejoindre le champ de bataille. Une prouesse à mettre sur le compte de deux
hommes qui travailleront de concert pendant tous ces mois: Gaston Cusin,
membre du cabinet de Vincent Auriol, et Jean Moulin, chef de cabinet de
Pierre Cot.
«J'étais vérificateur des douanes, et en même temps syndicaliste,
raconte Gaston Cusin . A ce titre, je fus désigné par la CGT en 1936
140

pour représenter, au sein du cabinet Auriol, ministre des Finances de


Blum, le point de vue syndical, dans la perspective de la
nationalisation de la Banque de France. J'étais donc le seul douanier
d'origine de son équipe. Et quand éclata la guerre d'Espagne, c'est tout
naturellement sur moi que retomba aussitôt la responsabilité
d'organiser la "non-intervention relâchée", puisqu'il s'agissait avant
tout de traiter de problèmes d'importation déguisée, de transit et de
transport sous douane d'armes et de matériel venus de l'étranger (...).
Blum m'avait donc chargé personnellement de prendre à cette fin
contact avec ceux – des communistes français aux Soviétiques, en
passant par les autorités espagnoles, les socialistes belges au
gouvernement et autres – qui étaient, à un titre ou à un autre,
intéressés à mettre à profit la non-intervention relâchée, par le
bénéfice qui leur était offert de la collaboration et du soutien caché de
l'appareil d'Etat français.(...) Le 13 août 1936, Blum, par une note
manuscrite privée, me signifiait donc d'avoir à recevoir Maurice
Thorez et Jacques Duclos. Nous nous rencontrâmes tous trois, en
grand secret, au domicile parisien d'un de mes amis, absent pour la
circonstance. Rencontre purement protocolaire: je leur faisais savoir
que pour tout ce qui concernait l'aide clandestine à l'Espagne, je serais
le responsable au sein de l'appareil d'Etat, et le seul désormais auquel
il leur était loisible de s'adresser. Ils me répondirent tout aussi
protocolairement qu'ils allaient en conséquence m'adresser mon alter
ego au sein du PC, sur les soins duquel ils se déchargeraient une fois
pour toutes de traiter à l'avenir, en leur nom, avec moi. C'est ainsi que
je fis la connaissance du fameux Pierre Allard, alias Ceretti. Pour
d'emblée l'entendre me bien spécifier, d'un ton irrité, que ni Thorez ni
Duclos n'avaient rien à faire dans notre domaine commun, quirelevait
de la seule Internationale, dont il tenait, d'elle seule, mandat . b

Puis je me rendis à l'ambassade soviétique pour me faire connaître et


accréditer, auprès d'un fonctionnaire dont on ne daigna pas me
préciser l'identité, mais que je devais retrouver plus tard sous les traits
du maréchal Gretchko, ministre soviétique de la Défense dans les
années 60. Puis ce fut au tour du représentant des Soviétiques en
Espagne, Geroe, futur maître de la Hongrie sous Staline. Enfin, outre
bien entendu des gens de l'ambassade espagnole, Calvino en tête, je
devais, lors de l'un de ses voyages à Paris, rencontrer Negrin en
personne (Ndla: futur Premier ministre espagnol). Bref, aux yeux des
principaux intéressés, du jour au lendeman, j'étais devenu le
responsable en titre du ravitaillement en armes de la République
espagnole.(...) J'étais absolument couvert et totalement libre de mes
mouvements. J'avais, de plus, des moyens que bien des ministres
auraient pu m'envier: je disposais d'un poste téléphonique en liaison
protégée d'écoutes avec tous les ministères, le 200 (réservé aux seuls
ministres) et d'un autre, le 400, réservé au cabinet (...). »

Fort de ces pouvoirs exceptionnels, disposant en plus d'une véritable
brigade de douaniers mis dans le secret – «notre armée secrète» précise-t-il –
et d'un réseau de relations dans la plupart des ministères concernés (Armée,
Intérieur, Affaires étrangères), Cusin, qui se considère lui-même comme «le
plus grand contrebandier français de tous les temps», peut commencer le
trafic :
«Chaque fois que nous montions une grosse opération, un arrivage
d'armement lourd dans un port par exemple, c'était extraordinairement calé. Il
fallait une harmonie et une coordination parfaite des décisions entre le général
Colson (Ndla: responsable du transport et des infrastructures au ministère de
la Guerre) et la police de l'endroit, le préfet local, les douanes, les chemins de
fer, enfin, les chefs de région militaire, pour nous couvrir en cas de coup dur
ou d'incident. Il ne devait y avoir aucune erreur, aucune fuite,pour ne pas
impliquer la responsabilité du gouvernement. S'il s'était avéré en effet que les
autorités françaises non seulement fermaient les yeux, mais, bien mieux,
prêtaient main-forte à ces transits, en parfaite violation de nos engagements
internationaux, on risquait de graves complications diplomatiques avec la
Grande-Bretagne, qui nous faisait le chantage à l'alliance, sans parler des pays
fascistes, trop heureux de l'aubaine ! »

A sa manière, Ceretti, rend un bel hommage à Cusin lorsqu'il écrit, dans ses
Mémoires :
«Il faut savoir gré à Vincent Auriol d'avoir choisi comme chef de cabinet un
homme dynamique, décidé et aux idées claires: Cusin. Lorsque Cusin
répondait "oui" à une question, aucun ministre n'aurait pu le faire revenir sur
sa décision. »

Et d'ajouter:
«La plus grande qualité que je reconnais à Auriol, gentillesse mise à part,
c'était sa facilité à apposer sa signature en bas des papiers officiels que Cusin
lui présentait . »
141


Au ministère de l'Air, Jean Moulin est en quelque sorte, côté livraison
d'armes, l'alter ego de Cusin dans le gouvernement Blum. Les deux hommes
se sont connus quelques années auparavant, «par hasard» si l'on veut bien
croire le témoignage de l'ancien douanier . Jeune sous-préfet à Thonon-les-
142

Bains (Haute-Savoie), Moulin aurait fréquenté plusieurs fois, au début de l'été


1933, le même restaurant que Cusin à Saint-Gingolph, ce qui les a amenés à
«échanger des propos de voisins de table, se prolongeant par des discussions
amicales, s'étant découvert des goûts communs et des idées communes».

Moulin et Cusin vont avoir plaisir à travailler ensemble, l'un et l'autre étant
persuadés qu'aider l'Espagne républicaine, c'est être aux avant-postes du
conflit qui ne va pas manquer d'opposer les régimes fascistes aux démocraties.
C'est en tout cas de cette façon que Pierre Cot présentera cet engagement,
toujours a posteriori:
«En 1936, Jean Moulin fut un partisan convaincu de l'Espagne républicaine.
La guerre civile espagnole était le premier épisode de la guerre internationale
entre les partisans de la dictature fasciste et ceux de la liberté, et nousfîmes
ensemble tout ce qui dépendait de nous pour aider et ravitailler ceux qui
défendaient la cause démocratique. C'était, hélas! bien peu de chose. Du
moins avons-nous contribué, par nos envois (comme les volontaires français
des Brigades internationales y contribuaient par leur sacrifice), à sauver
l'honneur de la démocratie française . » 143


Ce plaidoyer pro domo date de 1945, le conflit mondial à peine achevé.
Avant guerre, rappelons que Pierre Cot a été très violemment attaqué par la
droite et l'extrême droite pour s'être rendu coupable, selon elles, d'affaiblir
l'aviation militaire française au bénéfice d'une Espagne républicaine soutenue
par l'Union soviétique. Même couvert par Léon Blum, il faut donc se cacher,
agir dans la clandestinité. Cette aide se fait «par des procédés qui allaient au-
delà de ce qui nous était autorisé de faire», avouera Pierre Cot . 144

A sa sœur Laure, qui lui demande, en 1937, «pourquoi il y a des avions


français en Espagne alors que le gouvernement s'est rallié à la non-
intervention?», Jean Moulin répond: «On ne peut empêcher la Finlande, ou
tout autre pays n'ayant pas adhéré à ce pacte, d'envoyer en Espagne des avions
qu'ils nous ont achetés.» De son vivant, Moulin n'a jamais reconnu le rôle
capital qu'il a joué pour que l'Espagne républicaine reçoive dans le plus grand
secret les quelque 130 avions français. Si l'on apprend qu'il a été mêlé à
l'envoi de volontaires pour les Brigades internationales, c'est encore grâce à
Cot, qui précise quarante ans plus tard :
«Moulin s'occupait de trouver des pilotes, et on sait le rôle joué dans
l'organisation de l'aviation républicaine par des hommes comme Malraux,
Corniglion-Molinier, Bossoutrot, de Marnier, le commandant Veniel et bien
d'autres. Un matériel important parvint ainsi en Espagne, sans parler de la
formation et du transit des volontaires des Brigades internationales .» 145


Un bel engagement qui fait dire à Daniel Cordier, son biographe le plus
pléthorique :
«Jean Moulin joua un rôle de premier plan dans ce drame qui, durant trois
ans, divisa les Français et durcit dans toute l'Europe les antagonismes
idéologiques et nationaux qui devaient aboutir à la guerre mondiale. Si l'envoi
de matériel relevait d"'astuces" administratives, le recrutement des pilotes, qui
impliquait un engagement humain et personnel, permit à Jean Moulin de vivre
ces années-là aurythme de la grande espérance qui entraînait les hommes de
gauche . »
146


Malheureusement pour l'Histoire, la grande, et pour l'histoire, la nôtre, les
belles intentions et les nobles espoirs ne sont pas les sentiments les mieux
partagés. La guerre civile espagnole va aussi permettre aux deux monstres
totalitaires, qui rêvent déjà de se partager l'Europe, de fourbir leurs armes pour
l'affrontement qui fera bientôt basculer le monde dans la guerre. Hitler, venu
très vite au secours de Franco, va tester in vivo sa théorie du Blitzkrieg qui se
révélera redoutable en 1940. Staline, lui, en profite pour piller les réserves
d'or , et faire liquider des milliers d'opposants («trotskistes» et «anarchistes») .
c d

Qui s'en soucie alors?


«La situation en Espagne a maintenu l'unité de la gauche intellectuelle
française pendant deux ou trois ans, précise David Caute, dans son
étude sur Le Communisme et les intellectuels français . La secousse 147

de février 1934 apaisée, et un gouvernement de Front populaire étant


au pouvoir pour la première fois, les intellectuels retournèrent à leur
exercice familier qui consistait à engager leurs sentiments et leur
conscience au-delà des frontières.(...) Et si la liberté, voire même la
civilisation, était en jeu, et si, grâce au soutien soviétique, les
communistes étaient indispensables à la défense de la République, il
était difficile de n'en point venir à la conclusion que les communistes
étaient les plus puissants défenseurs de la civilisation.»

Un environnement idéologique similaire à celui qui a prévalu après
l'incendie du Reichstag, quand les communistes, injustement accusés du
forfait, sont devenus les champions de l'antifascisme.C'est ainsi, donc, que
l'écrasante majorité des intellectuels français se mobilise dès l'été 1936 pour
dénoncer l'ingérence allemande en Espagne, et sa cohorte d'horreurs.
Indignation à sens unique. Le «paravent espagnol», qui occulte l'autre vérité
de la guerre, celle menée par Moscou, est une magnifique réussite de la
propagande soviétique.
Du côté des hommes, on retrouve, au premier rang, Willi Münzenberg , e

flanqué de Otto Katz, son fidèle second.


Quant à la méthode, on reprend les recettes déjà éprouvées dans l'affaire du
Reichstag. Elles seront appliquées avec d'autant plus de facilité que la France
est «travaillée» par les organisations pacifistes depuis plusieurs années et que
les difficultés rencontrées par le Front populaire suscitent bien des déceptions.
«Quinze jours après le commencement de la guerre d'Espagne, je
rentrai à Paris et allai voir Willi Münzenberg, raconte Arthur Koestler.
Depuis les débuts du Front populaire, les entreprises de Willi étaient
devenues vraiment spectaculaires. Avec une activité débordante, il
avait mis sur pied au moins une douzaine de Congrès d'Ecrivains pour
la Défense de la Culture, de Ralliements, de Comités de Vigilance et
de Contrôle Démocratique (...).
En sa qualité de chef du service d'agitprop du Komintern en Europe
occidentale, Willi était à présent chargé de la campagne de
propagande en faveur des Espagnols loyalistes. Il venait de fonder le
Comité d'aide aux victimes de l'Espagne républicaine, à l'imitation du
Comité d'aide aux victimes des nazis, en utilisant, comme auparavant,
une façade philanthropique pour couvrir des opérations politiques.
Bientôt le "Comité d'enquête sur l'incendie du Reichstag" eut sa
réplique dans le "Comité d'enquête sur l'intervention étrangère dans la
guerre d'Espagne", dont les séances publiques suivaient le modèle du
contre-procès du Reichstag . » 148

Koestler, qui a déjà un joli talent d'écrivain, doit aller recueillir sur place, au
QG de Franco, les preuves de l'ingérence de l'Allemagne et de l'Italie (les
deux pays ayant signé, avec la France et l'URSS, le pacte de non-intervention
que tous vont se charger devioler). Il devra entreprendre ensuite une version
espagnole du Livre brun et raconter les premiers mois de la guerre civile. A
son retour, il se met au travail, avec Otto Katz, le spécialiste du genre. Le récit
enjoué qu'il fait de cette expérience est éclairant sur les méthodes de
propagande utilisées par un Münzenberg toujours fasciné par le savoir-faire
nazi (rappelons-nous : «Plus le mensonge est gros, plus il a de chance de
prendre», a écrit Hitler dans Mein Kampf) :
«Willi avait hâte de publier ces livres, et s'impatientait. Il entrait chez moi à
l'improviste - chose qu'il n'avait jamais faite auparavant – pour voir comment
le mien avançait. La guerre d'Espagne était devenue une obsession personnelle
pour lui comme pour nous tous. Il prenait quelques pages du manuscrit
dactylographié, les parcourait et me criait: "Trop faible. Trop objectif. Tape
dessus! Tape dur! Dis au monde comment ils écrasent leurs prisonniers sous
les tanks, comment ils les arrosent de pétrole et les brûlent vifs. Fais suffoquer
le monde d'horreur. Entre-leur ça à coups de marteau dans la tête. Réveille-
les..." Il martelait la table de ses poings. Je n'avais jamais vu Willi dans un état
pareil.(...) Démonter les contradictions de la propagande ennemie m'amusait
beaucoup, et j'estimais cela plus efficace que d'énumérer des atrocités. Willi
soutenait l'opinion opposée et, en matière de propagande pour les masses, c'est
assurément lui qui avait raison. "Ne discute pas avec eux, répétait-il. Fais-les
exécrer par le monde entier. Fais-les maudire. Fais qu'on frémisse d'horreur",
et il me tendait une copie du journal nazi Berliner Nachtausgabe daté de
Madrid, 4 novembre 1936, ainsi conçue: "... La milice rouge émet des bons
d'une valeur d'une peseta. Chaque bon donne droit à un viol. La veuve d'un
haut fonctionnaire a été trouvée morte chez elle. Près de son lit, on a retrouvé
soixante-quatre de ces bons..."
– Ça, Arturo, c'est de la propagande, disait Willi. »

La méthode Münzenberg est surtout destinée à tromper les élites,
particulièrement celles qui font l'opinion ou qui ont un pouvoir de décision
politique. C'est efficace, comme le raconte un autre propagandiste de choc
utilisé par Katz, le journaliste anglais Claude Cockburn, du London Daily
Worker, auteur d'un livre – Reporter en Espagne – paru en 1936 en Grande-
Bretagne par les bons soins du «trust».
De passage à Paris, après un séjour du côté des forces franquistes,
Cockburn vient faire son rapport à Katz.
– Formidable, lui dit-il, tu es le premier témoin de la révolte de Tétouan
(une ville tenue par les nationalistes en territoire marocain).
– Mais je n'ai jamais été de ma vie à Tétouan, proteste Cockburn.
Pour Katz, là n'est pas la question. Il explique à l'Anglais qu'un bateau
chargé d'armes, dont les républicains ont le plus grand besoin, doit partir de
France, mais que Léon Blum, cette fois, s'y oppose, bien qu'en d'autres
occasions il ait déjà donné son accord. Or, dans les prochains jours, le
président du Conseil doit recevoir une délégation communiste venue
demander qu'on laisse partir le bateau.
- Crois-moi, ajoute Katz, si un journal publie en détail l'histoire d'un
soulèvement contre Franco au Maroc, cela peut avoir un effet psychologique
considérable sur Blum. Du coup, il pourrait autoriser le départ du bateau. Que
tu débarques d'Espagne à ce moment est vraiment providentiel. Tu sera le
premier grand témoin de la révolte de Tétouan.
Sur ce, Cockburn se met au travail. Il écrit un article à partir d'un guide
touristique sur Tétouan, décrivant avec force détails des combats auxquels il
n'a jamais assisté. L'article paraît le jour où Blum reçoit la délégation. Quand
la question du bateau est abordée, il autorise son départ pour l'Espagne . 149

A la même époque, ou peu après, qu'importe, Otto Katz (il se fait alors
appeler André Simone) escorte plusieurs délégations de parlementaires
britanniques à travers «une Espagne potemkinisée » et leur explique que les
f

églises incendiées de Catalogne ont été détruites par des bombardements


aériens, lesquels n'ont jamais eu lieu.
L'influence de la propagande soviétique peut se mesurer à ce qu'il demeure,
dans la mémoire collective, des atrocités commises durant cette guerre civile
par les nationalistes, alors que, du côté des victimes, il y a non pas le camp des
bons contre le camp des méchants, mais simplement des milliers de sacrifiés :
«Une autorité en la matière , rappelle David Caute dans son livre sur Le
150

Communisme et les intellectuelsfrançais , a donné comme probable un chiffre


151

très approximatif de 40 000 exécutions nationalistes pendant la durée de la


guerre. Quant aux pro-républicains, ils auraient tué 7 937 religieux et seraient
responsables de 75 000 morts jusqu'en septembre 1936».

Ces données macabres illustrent, a contrario, la belle réussite du tandem
Münzenberg-Katz. Les intellectuels, la presque totalité de la presse verront les
seules victimes républicaines, écrasées par les forces nationalistes armées par
l'Allemagne nazie. Aveuglement idéologique, certes, mais aussi formidable
conditionnement collectif provoqué par une technique – utilisée ici pour la
première fois à grande échelle – qui fera florès après guerre (lorsque le KGB
créera une section désinformation) : l'opération d'influence montée à l'aide
d'agents recrutés et payés pour tromper l'opinion. Un apport inestimable pour
les réseaux clandestins soviétiques. Ces opérations d'influence vont
considérablement faciliter le Grand Recrutement en créant un environnement
politique favorable pour entraîner quelques hommes de gauche à se mettre au
service de l'URSS, par «devoir démocratique», sans se rendre compte qu'ils
devenaient peu à peu des traîtres à leur patrie, comme tout espion.
«Otto Katz était le chef officieux de la campagne de propagande du
gouvernement espagnol en Europe occidentale», confirme Koestler,
avant d'ajouter cette information capitale: «Il disposait de fonds
importants, de provenance en partie espagnole, en partie russe. Ces
fonds jouaient un rôle considérable quand il s'agissait de gagner la
sympathie de journalistes français influents, voire de journaux entiers,
à la cause loyaliste . »
152


Plaque tournante pour l'aide apportée à l'Espagne républicaine, la France
devient aussi le centre de la propagande soviétique pour tout ce qui se
rapporte à cette guerre civile. Le mal est de l'ampleur décrite par Koestler: les
fonds n'ont pas manqué pour se gagner la sympathie d'une partie de la presse.
Les documents trouvés dans les archives soviétiques l'attestent. Certains sont
affligeants quand on sait qu'ils concernent de respectables organes de presse
d'avant guerre. D'autres mettent en cause quelques grandes signatures. Une
découverte du même ordre que si l'on apprenait aujourd'hui que Le Monde a
été financé par Moscou ou que Serge July a été un agent d'influence
soviétique .
153

C'est sous le couvert de l'agence Espagne, créée pour la circonstance et sise


11, rue du Quatre-Septembre, que Katz va dispenser sa manne. Ses moyens
sont considérables, mais on ignore le montant précis du compte ouvert à cet
effet à la banque Morgan & Cie, 14, place Vendôme. A titre indicatif,
signalons que le gouvernement espagnol – principal bailleur de fonds de
l'agence – déposera une plainte contre Katz en 1939 (aux Etats-Unis) , g

l'accusant d'avoir détourné une partie des sommes pour le compte du


Komintern . Total du détournement, 2,5 millions de francs, soit environ 7
h

millions de francs actuels, une jolie somme pour mener des opérations
d'influence sur trois ans (1936-1939).
La technique la plus usitée pour influencer un journal consiste à donner à sa
rédaction les moyens de rendre compte de l'événement, ce qui veut dire, ici,
favoriser les reportages dans l'Espagne en guerre. Déjà passé maître dans l'art
du «voyage potemkinisé» pour parlementaires en mal de sensation, comme l'a
écrit Koestler (l'agence Espagne finance aussi cela), Otto Katz devient le
spécialiste du reportage «clef en main», avec prise en charge des frais. Peu de
journaux y résistent.
Prenons Paris-Soir, dirigé par le grand Pierre Lazareff. Katz lui verse une
importante somme d'argent (le montant n'est malheureusement pas précisé
dans les achives) pour la publication d'un article sur l'Espage républicaine
écrit par le reporter Claude Bernard. Mais l'affaire capote au dernier moment,
Katz refusant de payer le solde lorsqu'il apprend que Paris-Soir a passé
commande d'un second article, signé des frères Tharaud, côté Espagne
franquiste, cette fois. Un sursaut à l'honneur de Lazareff.
D'autres organes de presse vont être moins scrupuleux. L'Ordre, dirigé par
Emile Buré, reçoit en 1938 2 millions de francs (4,5 millions actuels). Il est
vrai que Katz y travaille occasionnellement. Un choix plutôt malin pour un
agent du Komintern qui veut précisément faire dans l'influence. Car, si
L'Ordre est un petit journal (12 000 exemplaires vendus en moyenne par
jour), «c'est surtout par la qualité de ses commentaires politiques qu'il joue un
rôle important dans le cercle étroit des milieux politiques», rappellent les
auteursd'une monumentale histoire de la presse française . Dans ces années
154

30, L'Ordre est en particulier renommé pour ses analyses de politique


extérieure, ce qui, évidemment, intéresse au premier chef Moscou. Quant à
Emile Buré, un vieil ami de Clemenceau et de Briand, il est un peu le
«directeur de conscience» des hommes politiques de la III République .
e 155

Katz se garde de mettre tous ses œufs dans le même panier. Il subventionne
également l'agence Espace (par ailleurs financée par le Quai d'Orsay), qui
fournit des articles aux journaux qui y sont abonnés; l'agence de publicité
Muller, qui contrôle divers journaux de province (dont Le Petit Provençal); et
L'Œuvre, le quotidien probablement le plus influent de l'époque.
Du côté des journalistes, trois noms sont particulièrement intéressants. Le
premier est celui d'André Pierre, qui collabore à L'Œuvre tout en étant
secrétaire de rédaction au quotidien Le Temps (l'ancêtre du Monde en quelque
sorte). Vient ensuite Pierre Dehilotte, journaliste à l'agence Espace déjà
nommée. Dehilotte est un ami de Pierre Comert, chef du service de presse du
Quai d'Orsay, et par ailleurs l'homme qui a permis à Münzenberg de
s'introduire dans les milieux radicaux à son arrivée à Paris. Simple
coïncidence, peut-être. La conception que se fait Dehilotte de son métier de
journaliste est, en tout cas, bien particulière. En décembre 1937 il aura maille
à partir avec la police française pour avoir tenté de vendre (à un agent
provocateur du Deuxième Bureau français) un document secret provenant du
Conseil supérieur de la guerre.
Avec Geneviève Tabouis, enfin, la frontière entre le journalisme d'influence
et le renseignement est particulièrement floue. Cette grande dame du
journalisme, qui a fait, avant guerre, la renommée de L'Œuvre pour ses
commentaires et ses chroniques, ne s'est pas contentée de faire des articles de
complaisance sur les indications de Katz . Sa fréquentation assidue de
i

l'ambassade d'URSS à Paris, ses rapports suivis avec des officiers du NKVD
comme Alexandre Anikine ou Dimitri Nikiforov, et, surtout, sa constante
volonté de plaire à Moscou ne laissent guère de doute. Les archives de l'ex-
URSS sont sur ce point sans appel. En voici quelques exemples : – Le 2
décembre 1936, Geneviève Tabouis rencontre Vladimir Sokoline, premier
secrétaire de l'ambassade d'URSS, pour lui«demander des instructions». A
cette occasion la journaliste promet d'intervenir auprès d'un homme politique
qui a refusé de rencontrer l'ambassadeur soviétique à Paris . j

– Le 29 janvier 1937, Son Excellence monsieur l'Ambassadeur d'URSS,


Vladimir Potemkine, lui demande de garder le «silence le plus absolu»
concernant ses sources, en l'occurrence les renseignements qu'il lui a remis en
main propre.
– Le 1 mars, nouveau contact avec Vladimir Potemkine. Cette fois, il lui
er

donne le feu vert pour l'article qu'elle doit publier dans L'Œuvre sur la
politique de non-intervention du gouvernement français dans le conflit
espagnol.
– Le 11 juin, nouvel ambassadeur: Jacques Souritz. Venue lui rendre visite,
Geneviève Tabouis lui dit, tout à trac : «Je n'ai rien à cacher à l'ambassade
soviétique.»
– Le 28 juillet 1938, elle part pour Moscou où elle compte faire «une
propagande merveilleuse».
– Le 31 janvier 1939, elle demande à Leonid Biriukov, conseiller de
l'ambassade, de lui souligner les points importants du discours de Molotov
qu'il lui remet. «Je vais faire cela admirablement», le rassure-t-elle.
– Le 3 février au soir, elle se rend à l'ambassade pour informer Biriukov des
conversations qu'elle a eues dans la journée avec plusieurs hommes politiques.
Affligeante énumération. Le survol de la brillante carrière de Geneviève
Tabouis révèle, au moins, une belle constance dans la voie qu'elle s'est
choisie.
Au lendemain du pacte Hitler-Staline, elle expliquera (toujours dans
L'Œuvre) que l'URSS a limité les ambitions de l'Allemagne (dans les Balkans
notamment); au moment de la guerre soviéto-finlandaise, elle déplorera la
résistance des troupes d'Helsinki, qui «énerve» Moscou; lors de l'invasion des
pays baltes par l'Armée rouge, elle écrira que l'URSS défend ces Etats contre
l'Allemagne...,etc. A l'époque, dans les milieux communistes qui connaissent
ses liens avec Moscou, on l'appelle «l'encrier de Staline ». k

Réfugiée aux Etats-Unis pendant la guerre, elle se distinguera par son


antigaullisme. Après la Libération, elle va travailler au service étranger de La
France libre (1945-1949), de L'Information (1949-1956), puis de Paris-Jour à
partir de 1956. Elle va aussi collaborer à Radio-Luxembourg (on se souvient
de ses chroniques commençant par: «Laissez-moi vous raconter...). Geneviève
Tabouis n'a jamais cessé de défendre le point de vue soviétique.
Au lendemain de son décès, la Pravda lui a d'ailleurs rendu un vibrant
hommage. L'organe du PC soviétique a rappelé qu'elle avait effectué de
nombreux voyages en URSS, que ses articles ont été fréquemment traduits en
russe et qu'elle avait reçu l'ordre de l'Amitié des peuples pour son rôle dans le
rapprochement franco-soviétique...
Tous les ingrédients sont désormais réunis. Résumons-les.
Le RUP, qui est au cœur de la stratégie soviétique sur le front du pacifisme,
attire à lui les "bonnes volontés" au-delà du cercle des habituels compagnons
de route. Dans le même temps, les reculades de la démocratie face à Hitler,
ajoutées aux espoirs déçus du Front populaire, rendent le communisme et
l'URSS plus attractifs pour une partie de l'élite politique et intellectuelle.
Enfin, les horreurs de la guerre d'Espagne, habilement exploitées par l'appareil
de propagande soviétique, indignent l'opinion publique et obligent chacun à
choisir son camp.
Quelle formidable conjonction d'éléments! L'antifascisme, la démission de
la gauche travailliste et le travail d'agitprop de Münzenberg ont entraîné une
frange de la jeunesse dorée britannique sur la voie de la trahison. Dans ce
domaine, la France, sa classe dirigeante, ses intellectuels ne sont pas
immunisés. La présence d'un Parti communiste fort, son importance sur
l'échiquier politique, son intégration dans la vie politique précipitent plutôt la
réaction, car elles banalisent l'engagement sur la voie marxiste.
a Willi Münzenberg n'aura pas leur chance. Il finira assassiné près de la frontière suisse, liquidé par le
Guépéou. Il en savait trop sur les réseaux clandestins soviétiques pour que Moscou le laisse en vie. Nous
reviendrons sur son destin dans la cinquième partie.
b Giulio Ceretti, cadre du PC italien, est chargé par le Komintern (et par le SR soviétique ; l'un et
l'autre travailleront pendant toute cette période main dans la main) des filières d'aide à l'Espagne
républicaine. A cette fin, il va diriger la compagnie France-Navigation, créée par l'Internationale. A partir
du second semestre de 1937, c'est par les bateaux de France-Navigation qu'arriveront les armes
soviétiques en France avant d'être réexpédiées en Espagne. Cusin confirme ainsi que l'aide à l'Espagne est
l'affaire du Komintern (et du NKVD).
c L'affaire a été révélée en détail par le responsable du Guépéou en Espagne, Alexandre Orlov, réfugié
aux Etats-Unis en 1938. L'ordre de prendre l'or espagnol lui est parvenu le 15 octobre 1936, de Staline en
personne. Au total, près de 70 000 tonnes d'or partiront en URSS (tous les témoins espagnols du transfert
seront liquidés). Après seulement, Moscou aidera le gouvernement républicain. Cet or a notamment servi
à créer la compagnie France-Navigation, qui transportera les armes. Le Parti communiste français, «
propriétaire » de France-Navigation, vendra la compagnie au début des années 50 pour plus de 5 millions
de francs.
d André Marty, chargé par le Komintern de superviser sur le terrain les Brigades internationales, sera
accusé en France d'avoir été le « boucher d'Albacète » (où se trouvait son QG en Espagne). Le leader
communiste n'a peut-être pas participé au massacre des opposants de Staline, mais ce surnom, qui lui a si
longtemps collé à la peau, est révélateur de la terreur qui régnait dans le camp républicain à cause des
sbires de Moscou.
e A partir de la fin 1936, Münzenberg va être peu à peu écarté du PC allemand avant d'en être exclu en
1937, et donc par contrecoup de l'Internationale communiste. Il est à sa façon une victime des purges
staliniennes. Katz continuera lui à servir Moscou avec zèle.
f L'expression est de Koestler, dans Hiéroglyphes (op. cit.), qui livre par ailleurs ces détails sur les
voyages de Katz. « Potemkinisé », c'est-à-dire arrangé à la manière soviétique, en montrant seulement ce
que l'on veut montrer, en l'occurrence les horreurs franquistes.
g Cette plainte a été déposée aux Etats-Unis car les deux responsables du gouvernement républicain
déchu pensaient qu'ils n'obtiendraient jamais justice en France, à cause des nombreux appuis dont
bénéficiait alors Otto Katz.
h Il serait naïf de penser que Katz, cadre de l'Internationale communiste, n'ait pas profité de l'argent
espagnol pour le compte de Moscou (il en a même reçu l'ordre du Komintern), le gouvernement
républicain étant ainsi grugé.
i En avril 1938, par exemple, Katz remet à Geneviève Tabouis le résumé d'un discours de Hitler qui
doit être prononcé le lendemain. Comment se l'est-il procuré ?
j Geneviève Tabouis a introduit Sokoline auprès de nombreux hommes politiques de la IIIe République
(Edouard Herriot, Camille Chautemps, Georges Mandel...) à l'occasion de réceptions données chez elle.
Rappelons que Sokoline est alors le responsable du renseignement politique pour son SR et le
dispensateur des fonds soviétiques pour des opérations d'influence (au même titre que Katz, mais avec
moins de moyens, puisque ce dernier détourne l'argent espagnol) et un intime du banquier suédois
Aschberg.
k L'expression figure notamment dans le livre d'Elisabeth Poretski, Les Nôtres, op. cit.
Un brelan d'amis

«En août 1936, un jour, revenant d'Espagne, j'ai rencontré pour la


première fois un préfet qui était alors directeur de ministère. Je me
disais, avant d'entrer dans son bureau: "Encore un comme les autres,
un qui me dira administrativement que je l'ai intéressé, qu'il prend
bonne note et qu'il parlera à qui de droit; un jeune vieux, en somme,
un de ce long troupeau de la frousse hiérarchique qui gagne des galons
dans les couloirs blafards des cabinets de ministres."
Moi, je venais à lui comme l'impuissance du monde devant la guerre
qui menaçait. Et, au lieu d'un masque, j'ai trouvé un homme, au lieu
d'une poignée de main de confection me poussant dans
l'entrebâillement d'une porte capitonnée, j'ai senti ses doigts tout
chauds serrant les miens, j'ai vu un visage, de beaux yeux noirs.
L'homme pleurait.
"Vous êtes maintenant mon ami", m'a-t-il dit. Il y avait entre lui et
moi de ces conversations qui sont la raison d'une vie . » 156

Le préfet, «directeur» de ministère, c'est Jean Moulin. Nous savons avec


quel ferveur il s'est engagé à soutenir les républicains espagnols. Le témoin se
nomme André Labarthe. De cette rencontre va naître une belle complicité
amicale.
Qu'est-ce qui séduit Moulin chez cet homme? Sa vivacité intellectuelle ? Sa
sensibilité exacerbée? Ses élans oratoires? Il y a tout cela en lui : le charme, la
chaleur humaine, l'imagination, servis par un enthousiasme débordant. Un feu
d'artifice permanent qui éblouit un haut fonctionnaire comme Moulin, pétri de
discipline républicaine. Sans compter leur communauté de pensée, sur la
guerre d'Espagne, bien sûr, mais aussi sur les grands problèmes politiques du
moment: le Front populaire, l'antifascisme, la paix, etc.

Dernier personnage à apparaître ici, André Labarthe n'en sera pas moins
l'un des plus importants de notre histoire. Avec lui, dans son sillage, vont
s'agréger les éléments du puzzle dont nous connaissons maintenant toutes les
pièces, à quelques exceptions près.
Au moment de cette rencontre, au ministère de l'Air, Labarthe a trente-
quatre ans. Scientifique de formation, bardé de diplômes et derécompenses
diverses (docteur en physique, chef du laboratoire de mécanique de la
Sorbonne, prix Merville, professeur à l'école Violet, lauréat de l'Institut de
France), il semble avoir été touché par la grâce du Front populaire. Ce voyage
en Espagne, qu'il vient narrer en détail à Moulin, lui a été payé par
L'Intransigeant. Un scientifique qui devient journaliste, pourquoi pas?
Labarthe est à cet instant à un tournant décisif de sa vie.
Professionnellement puisqu'il deviendra des années plus tard un journaliste
scientifique renommé. Politiquement, car, en s'engageant pour la cause
espagnole, il va mettre le doigt dans un engrenage qui le conduira à trahir son
pays. Personnellement, dès l'instant où, avec Moulin, il pénétrera dans un
nouveau cercle d'amis qui bouleverseront son existence.
Voyons comment les faits s'enchaînent et qui va être en rapport avec qui . 157

Chef de cabinet de Pierre Cot, Jean Moulin est en communion politique


totale avec son patron. «Je n'ai jamais senti de différence dans nos opinions»,
dira plus tard le ministre. Il ajoutera:
«Dans cette équipe de collaborateurs, il était un élément
particulièrement dynamique; de plus, il était le plus proche de ma
pensée, je dirais volontiers qu'il était le plus à gauche parmi les plus à
gauche, d'autres étant plus modérés. »

Parmi ceux-là, il y a Henri Puget, directeur de cabinet du ministre, donc


logiquement le supérieur hiérarchique de Moulin. Son témoignage confirme
celui de Cot:
«M. Moulin exerçait une influence certaine sur l'esprit du ministre
avec lequel il avait des rapports personnels très étroits. Il était de
notoriété, dans les milieux ministériels et en particulier à la présidence
du Conseil et aux Affaires étrangères, que je représentais auprès de M.
Cot une tendance pondératrice; ce n'était pas le cas de M. Moulin. »
Cot une tendance pondératrice; ce n'était pas le cas de M. Moulin. »

A rapports privilégiés attributions particulières, comme l'explique Henri
Puget:
«M. Moulin avait un département qui lui était spécialement réservé
par le ministre et dont je ne voulais pas m'occuper personnellement.
Ce département comprenait les questions suivantes: relations
politiques et parlementaires;presse; fonds secrets; questions ouvrières;
à dater du 7 août 1936, question d'Espagne; aviation populaire. Je
crois même me souvenir que ce département avait été arrêté par une
note intérieure. Ni M. Moulin ni moi n'avons eu de discussions sur
nos compétences réciproques. M. Moulin, toutefois, aurait été très
heureux de devenir directeur de cabinet .» » a

Dès ses premiers pas au gouvernement, Pierre Cot a fait appel à Jean
Moulin. Il le nomme chargé de mission responsable des questions
parlementaires lorsqu'il est sous-secrétaire d'Etat aux Affaires étrangères, en
décembre 1932, dans le gouvernement de Paul-Boncour. A partir d'octobre
1933, Moulin devient chef de cabinet de Cot qui est pour la première fois
ministre de l'Air. Il le redeviendra au rythme des changements d'attribution de
son patron (nommé ministre du Commerce de janvier à avril 1938).
Comme le dit si bien Daniel Cordier :
«Le poste qu'il occupa près de Pierre Cot, leurs relations amicales, la
parenté de leurs convictions, tout autorise, lorsqu'on examine en détail
l'action et les opinions de son "patron", à conclure (sans tomber dans
une identification abusive) à une complicité amicale et politique. »

L'amitié entre les deux hommes remonte à 1928 au moment où Cot est
candidat du Parti radical en Savoie, un département dont Moulin est l'un des
sous-préfets, à Albertville .
b

«C'était un charmant camarade et il est devenu très rapidement un de


mes meilleurs amis, précisera Cot. C'était un homme cultivé et artiste.
De plus, nous étions jeunes, nous avions en commun le goût de la
De plus, nous étions jeunes, nous avions en commun le goût de la
montagne et du ski, des sports en plein air. »

Côté politique, leur accord est parfait. De tradition radicale, au sens
républicain modéré, par son père, Jean Moulin va suivre lamême évolution
que Cot, avec les jeunes-turcs, à la gauche du parti. Il est probable, toutefois,
qu'il n'a jamais adhéré officiellement à la formation valoisienne. Haut
fonctionnaire, soumis au devoir de réserve, il lui était difficile d'étaler ses
opinions au grand jour, même s'il a été «le plus à gauche des plus à gauche»
des membres du cabinet Cot.
Pierre Meunier, un jeune fonctionnaire du ministère des Finances, devenu à
vingt-huit ans le chef du secrétariat particulier de Cot au ministère de l'Air en
1936, le confirme: «Nous appartenions, Jean Moulin et moi, à l'aile gauche du
Parti radical-socialiste .» Ce témoignage est particulièrement précieux.
158

Meunier va être aussi proche de Moulin que Cot.


Fort de cette entente avec son ministre, il est normal que Moulin présente à
Cot cet André Labarthe qui lui a fait si bonne impression. Nous sommes au
début de la guerre d'Espagne, ne l'oublions pas, et le ministre de l'Air, même
couvert par le président du Conseil Léon Blum, prend des risques importants
en livrant clandestinement des avions aux forces républicaines. Entendre un
témoin comme Labarthe décrire les souffrances du camp loyaliste, voilà de
quoi conforter Cot d'avoir fait le bon choix.
L'agilité intellectuelle de Labarthe, son côté «touche-à-tout», son
imagination débordante séduisent le ministre tout autant que le chef de
cabinet. Et comme on a besoin d'hommes de bonne volonté partageant les
mêmes idées politiques (Labarthe appartient aussi au courant de gauche du
Parti radical), à l'estime professionnelle s'ajoutent vite des sentiments d'amitié.
Au premier remaniement ministériel, en juin 1937 (départ de Léon Blum,
arrivée de Camille Chautemps), Labarthe trouve sa place comme chef de
cabinet du nouveau secrétaire d'Etat de l'Air, Henri Andraud. A ce poste, il
participe vraisemblablement à l'aide pour l'Espagne. Sous la bienveillante
protection de Cot, il devient ensuite chargé de mission au secrétariat d'Etat à la
Recherche scientifique, puis directeur du laboratoire de Meudon-Bellevue, où
il va pouvoir se familiariser avec les questions d'armement. Une expérience
utile dont il se prévaudra à Londres, auprès du général de Gaulle, après la
débâcle de juin 1940.
Pierre Cot, André Labarthe et Jean Moulin sont à l'époque si proches que,
lorsque ce dernier est nommé préfet de l'Aveyron, juste après que Cot eut
perdu son portefeuille ministériel, ils se retrouvent ensemble à Rodez le
lendemain de son installation. Ils passent alors cinq jours à sillonner le
département à vélo. Evoquant ce bon vieuxtemps, Labarthe dira plus tard:
«Nous formions un brelan d'amis. »
Coprésident du RUP avec lord Cecil, Pierre Cot partage son temps, autant
que faire se peut, entre son ministère et le Rassemblement. Par commodité, il
sous-loue trois pièces au siège du RUP, 7 bis place du Palais-Bourbon, pour y
installer un secrétariat particulier. Par la force des choses, son chef de cabinet,
Jean Moulin, et le responsable de son secrétariat, Pierre Meunier, fréquentent
les lieux. Ils y croisent, bien entendu, Louis Dolivet, secrétaire de
l'organisation.
«Jean Moulin assure parfois les liaisons entre Pierre Cot et le RUP, et
assiste même à des réunions lorsqu'elles se déroulent à Paris, mais il
ne prend aucune part à l'administration du mouvement», dira plus tard
Louis Dolivet.

Nous avons vu combien Cot a été sensible aux «charmes» de Dolivet, à son
entregent et à son esprit volontaire. Moulin y succombera à son tour, comme
l'explique Daniel Cordier:
«A première vue, les deux hommes n'étaient pas faits pour
sympathiser. Entre le provincial fier de son terroir devenu un haut
fonctionnaire de la République et cet activiste étranger, les affinités
n'étaient pas évidentes. Pourtant, ils se lièrent d'amitié. A l'époque,
Louis Dolivet se présentait comme un missionnaire de la paix,
consacrant toute son activité et tout son talent à cet unique idéal. Jean
Moulin ne pouvait être que fort sensible à cet enthousiasme militant.
Mais Louis Dolivet n'était pas seulement un idéaliste, c'était aussi un
homme d'action. Son imagination fertile s'accompagnait d'une faculté
de réalisation immédiate: le programme qu'il traçait, il l'accomplissait.
Tout cela devait convenir au caractère pragmatique de Moulin, qui, de
par ses origines provinciales, connaissait de l'intérieur les obstacles
qu'opposaient les milieux parisiens aux hommes venus d'ailleurs. »
qu'opposaient les milieux parisiens aux hommes venus d'ailleurs. »

Cette amitié entre les deux hommes se manifeste à plusieurs reprises. Le


jour de l'inauguration de la colonne de la Paix, un monument élevé par le RUP
à l'entrée de l'Exposition universelle de1937 , ils assistent ensemble à
c

l'événement (discours de Blum), puis s'en vont vagabonder dans Paris. Pour
cette virée, ils sont accompagnés de Pierre Meunier et d'André Labarthe,
introduit au RUP par Pierre Cot, comme nous allons le voir. Un an plus tard,
Dolivet fait également partie de ceux que Moulin, à peine installé à la
préfecture, reçoit à Rodez. Il a fait le déplacement avec Pierre Meunier et, une
fois encore, Labarthe – déjà venu quelques semaines auparavant avec Pierre
Cot. Lorsque s'ouvre à Marseille, en octobre 1938, le congrès du Parti radical,
on les retrouve tous les quatre – Dolivet, Labarthe, Meunier, Moulin – venus
soutenir leur ami Pierre Cot, désormais minoritaire dans une formation
dominée par la droite. Enfin, en mars 1939, quand Louis Dolivet intervient au
nom du RUP pour sauver des réfugiés que le gouvernement français s'apprête
à refouler vers l'Allemagne, c'est au préfet de Chartres, Jean Moulin, qu'il
demande de l'aide. Ce dernier enverra à Paris des voitures pour le transport
des plus menacés, puis il les accueillera dans sa préfecture avant de faciliter
leur départ de France.
Dolivet et Moulin sont d'autant plus proches qu'ils ont habité un certain
temps à la même adresse: 26, rue des Plantes, dans le 14 arrondissement de
e

Paris. Moulin y loue un studio depuis juin 1934, Dolivet s'installe dans
l'immeuble début 1938, au plus tard. Pendant cette année 1938, les deux
hommes se voient souvent, avant que Moulin rejoigne Rodez. Préfet en
vacance de préfecture, entre le moment où Cot n'est plus ministre (le 10 avril)
et son installation dans l'Aveyron, le 1 juin, Moulin se dépense sans compter
er

dans la campagne du RUP organisée par Dolivet en faveur de l'ouverture des


frontières espagnoles. M. le préfet dispose alors d'un bureau au Cercle des
Nations, installé dans l'hôtel particulier d'Olof Aschberg, 21, rue Casimir-
Perier.
Un détail qui nécessite quelques explications.
Le Cercle des Nations, fondé en mars 1938, se donne pour but de «créer
entre Français et étrangers, résidant ou de passage à Paris, des rencontres
régulières pour permettre aux uns et aux autres de mieux se connaître et de
favoriser le rapprochement des élites française et étrangère, dans l'estime
mutuelle» (énoncé d'intention).Le Cercle se propose encore de «promouvoir
un esprit de paix selon les principes du RUP», dont il se présente comme le
club de rencontres avec restaurant, salons, salle de lecture, salle de
conférences. Son confort intérieur et son joli petit jardin extérieur font penser
à ces clubs anglais dont il est de bon ton d'être membre lorsqu'on appartient à
la classe dirigeante. La référence est implicite: on entre au Cercle parrainé par
deux membres, et moyennant une cotisation de 300 F (environ 700 francs
actuels).
Présidé par Jean Perrin, à l'époque sous-secrétaire d'Etat à la Recherche
scientifique, le bureau de l'association compte seulement huit membres. Sa
composition est intéressante: y figurent Louis Dolivet (domicilié 26, rue des
Plantes, justement), André Labarthe, Pierre Meunier et Jean Moulin (même
adresse que Dolivet). Ce dernier peut donc, en toute logique, y disposer d'un
bureau lorsqu'il participe à la campagne du RUP sur l'ouverture des frontières
espagnoles.
Notons que le Cercle des Nations a été, en son temps, surveillé par la police
française, qui le suspectait de couvrir des activités peu compatibles avec la
sécurité du pays. La personnalité d'Aschberg a alimenté les soupçons, étant
donné ses liens connus avec l'ambassade d'URSS et avec Moscou. Et comme
Aschberg a été le principal bailleur de fonds du Cercle, à l'instar du RUP, il
pouvait être tentant de voir dans l'association une officine soviétique. Rien de
tel n'a jamais pu être prouvé, même si le restaurant du Cercle, ouvert à tous et
bon marché pour sa qualité, accueillait nombre d'officiers supérieurs venus du
ministère de la Guerre proche (boulevard Saint-Germain) et que les serveurs,
pour la plupart d'origine étrangère, prêtaient parfois une oreille très attentive à
certaines conversations.
Il est plus raisonnable de penser que le Cercle a été un club de rencontres et
de réflexion pour personnes partageant les mêmes idées politiques. Rien de
bien méchant, en apparence.
Prenons maintenant le cas Labarthe. C'est Pierre Cot qui l'introduit dans ce
milieu, via Stanislas Szymanczyck, dont le ministre a fait la connaissance au
RUP. Staro n'a pas de fonction officielle dans l'organisation, mais il se rend
fréquemment au 7 bis place du Palais-Bourbon (siège du Rassemblement et du
secrétariat particulier de Cot), pour y voir Martha Lecoutre, la «femme de sa
vie», qui travaille aux côtés de Dolivet. C'est d'ailleurs Martha qui a présenté
Staro à Cot, espérant probablement que le ministre lui procurerait du travail.
Doué d'une vive intelligence, extrêmement érudit – enparticulier en économie
et en stratégie militaire – Szymanczyk plaît immédiatement à Cot. Ils auront
ensemble de longues et fréquentes discussions sur la politique, la guerre, la
paix, bref tout ce qui passionne le ministre. Aussi, quand Moulin présente
Labarthe à Cot, ce dernier le met de suite en contact avec Szymanczyk: ces
deux esprits curieux devraient faire des étincelles, pense-t-il. Il n'a pas tort.
Les liens qui vont se nouer entre eux, début 1937, ne se dénoueront vraiment
qu'à la mort de Staro, trente ans plus tard. Leur premier travail commun
prendra la forme d'un livre au titre prémonitoire, La France devant la
guerre , que Labarthe signera, mais dont la documentation technique a été
159

réunie par Szymanczyk.


Radical de gauche, ou plutôt à gauche du Parti radical, antifasciste
convaincu, André Labarthe adhère, lui aussi, aux grands principes du RUP. Ce
milieu, c'est le sien; ces idées sont les siennes. Voilà pourquoi on le retrouve
en toute occasion aux côtés de Cot, de Dolivet, de Meunier, de Moulin, dont il
partage les convictions, et l'amitié. Au RUP, il fait aussi la connaissance de
Martha Lecoutre, que Staro lui a présentée. Entre la jeune Martha et le
sémillant André, le courant passe. Indifférent ou aveugle, Szymanczyk ne dit
rien. Ils formeront à l'avenir un drôle de trio, et ce à travers nombre d'épreuves
et de vicissitudes. Toutes ces rencontres vont bouleverser la vie de Labarthe.
Qu'ils travaillent à l'organisation sur ordre de Moscou, comme Louis
Dolivet et Martha Lecoutre, ou qu'ils y aient adhéré par conviction, le RUP est
bien au centre de la toile que nous venons de brosser. En son sein se trouvent
rassemblés des hommes de bonnes volonté et des agents aux ordres d'un pays
étranger. Or, c'est justement ce mélange qui va se révéler détonant quand la
guerre va éclater.
L'espionnage est une réalité qui obéit à certaines règles. L'une d'elle,
essentielle, peut se résumer ainsi: est agent de renseignement celui qui remet
des informations à un représentant d'une puissance étrangère en sachant
pertinemment que ce dernier les transmettra à son service secret.
Nous n'avons pas, jusqu'à présent, rencontré cas semblable. Et pour cause.
Dans le tableau déjà dressé il nous manque la pièce maîtresse, celle sans
laquelle une histoire d'espionnage n'est pas: l'officier traitant. C'est lui qui
recrute l'agent, le manipule, transmet ses informations à sa centrale. Un travail
délicat, de longue haleine, réservé aux professionnels. Un vrai métier, en
somme. Depuisbientôt dix ans, c'est celui qu'exerce avec succès Henri
Robinson en France.
a Ces déclarations faites en mars 1941 devant la Cour suprême de justice de Riom doivent être
relativisées. A l'époque, Pierre Cot, qui a déjà été déchu de la nationalité française (pour s'être réfugié aux
Etats-Unis), est l'une des bêtes noires du régime de Vichy. Ses collaborateurs du Front populaire tels que
Puget ne sont pas vraiment à l'aise pour parler de cette période.
b Daniel Cordier pense que Moulin et Cot se sont plutôt connus « aux alentours de 1925 » à
Chambéry.
c Selon certaines sources, ce monument aurait été financé en grande partie par le ministère du
Commerce, quand Pierre Cot en a eu la charge, de janvier à avril 1938. On sait en tout cas, par un
message qu'a envoyé Smeral au QG du Komintern à Moscou que, « grâce à Dolivet, les questions
financières ont été résolues pour la Colonne de la Paix ».
Lever de rideau
«Le soir des élections où le Front populaire a
triomphé, nous sommes allés passer une bonne
partie de la nuit au journal Le Matin, boulevard
Poissonnière, pour connaître les résultats, raconte
Nina Griotto, complice aimante du Robinson des
années 30. Il ne portait pas les socialistes dans son
cœur, précise-t-elle. Il se fâchait souvent lorsqu'il
parlait d'eux et, en plus, il détestait Blum. Mais,
pour lui, tout de même, le Front populaire a été une
sorte de commencement. J'ai eu l'impression que le
champ de ses activités s'élargissait, qu'il avait
davantage de relations. A l'époque, il parlait souvent
des hommes politiques, de Maurice Thorez, de
Jacques Duclos et aussi de Pierre Cot. »


N'oublions pas qu'il existe deux Robinson. Le premier est un vieux routier
du Komintern, responsable des liaisons internationales (OMS) pour l'Europe
et qui, à ce titre, fréquente – officieusement, dirons-nous – les milieux
communistes et même, au-delà, les cercles de la gauche intellectuelle. Ce
Robinson n'est pas très loin d'un Münzenberg et d'un Katz, qui «chassent»
dans ces eaux. Le second est le résident illégal du Quatrième Bureau, le
service de renseignement de l'Armée rouge. Cette division est plus théorique
que réelle, le kominternien Robinson passant ses renseignements au
responsable du SR Harry, et vice versa. Elle est toutefois bien pratique
techniquement et, surtout, pour l'approche. Il peut d'abord apprivoiser sa proie
au nom de l'«internationalisme prolétarien» avant de la ferrer comme un
vulgaire espion. Il peut aussi compter sur l'appareil du PCF, la section
française de l'Internationale communiste, pour l'aider dans sa tâche de
kominternien, et donc de résident. Il n'hésitera jamais à le faire.
Nina Griotto a plus connu un Robinson que l'autre, le communiste
internationaliste plutôt que l'officier de renseignement. A elle, il a pu s'ouvrir
de son travail politique, lui parlant de Thorez, de Duclos et même de Cot,
ministre en vue du Front populaire. En revanche, elle sait fort peu de choses
sur Harry.
«A l'époque, il allait souvent à l'étranger: Belgique, Suisse,
Angleterre. Il me rapportait toujours un petit cadeau. Je me rappelle
qu'en 1937 il a séjourné de huit à dix jours dans l'île de Jersey. C'était
en été, nous étions allés à Ostende tous les trois (Ndla: elle, son mari
Dino et Robinson). C'est de là qu'il a pris le bateau, puis il nous a
a

rejoints. Parfois, je l'accompagnais à la gare du Nord, toujours pour


ses voyages en Angleterre. Mon mari lui demandait de rapporter des
chemises.»

Nina Griotto a bonne mémoire. Les passeports trouvés à son domicile par la
Gestapo, quelques heures après son arrestation, le 21 décembre 1942,
permettent de préciser que Robinson s'est rendu à Jersey du 2 au 6 septembre
1937, sous le nom d'Otto Wehrli, citoyen suisse habitant Küttingen dans le
canton d'Aargau. Cette année-là, c'était son troisième voyage outre-Manche
sous ce faux nom. Il s'y rendra à nouveau en octobre, avec le passeport
d'Albert Bucher, autre citoyen suisse habitant, lui, à Stadel, dans le canton de
Zurich. Puis en juillet 1938 (sous l'identité d'Alfred Merian, un Suisse
d'Hofstetten, canton de Slothurn), et encore en septembre, et enfin en mai-juin
1939 .
b

On sait, grâce au travail fait après guerre par la CIA sur Robinson , que ces
160

voyages ont eu pour objectif de rencontrer, à Jersey ou à Londres, deux chefs


de réseaux locaux: un nommé Ernest Weiss et un certain «Jean», nom de code
à ce jour non identifié de manière irréfutable. Scientifique d'origine
allemande, Weiss s'est réfugié en Grande-Bretagne en 1932. A l'époque, il
travaille déjà pour le Quatrième Bureau (il a été recruté en juin 1931 à
Breslau), mais c'est seulement en 1937 que Robinson devient son officier
traitant. Cette année-là, Weiss contrôle deux sources dans l'industrie
aéronautique et militaire britannique: Wilfred Vernon et Frederick Meredith.
Ce sont les renseignements transmis par ces deux «taupes» que vient chercher
Robinson en Grande-Bretagne, pour le compte de Moscou. Parfois, c'est
Weiss qui se rend à Paris, pour y rencontrer un adjoint de Robinson, Georges
Collin, demeurant 23, rue Chevert dans le 7 arrondissement, tout près de
e

l'hôtel des Coloniaux, où habitait sous son vrai nom Robinson.


Le réseau contrôlé par Jean est, en revanche, resté aussi mystérieux que lui.
Il n'a jamais été possible d'identifier vraiment qui se cachait derrière les
pseudonymes de Professor, Sheilla, Ellen, Bob et autres.

La fréquence des voyages de Robinson en Grande-Bretagne, en ces années
1937-1938, peut aussi avoir pour but le contrôle (par intérim) du fameux
groupe des cinq «taupes» de Cambridge, déboussolées faute d'officiers
traitants. En juillet 1937, le plus important d'entre eux, Teodor Maly (alias
Hardt), est en effet rappelé à Moscou pour disparaître dans les purges
staliniennes. La grande «tchistka» frappe aussi de plein fouet les services de
renseignement soviétiques. Dans cette tourmente, Robinson offre l'avantage
d'avoir déjà été «contrôlé» à Moscou. Il peut donc suppléer au personnel
manquant, surtout quand les remplaçants ne se bousculent pas dans ce climat
de terreur . A la même époque, on sait que Guy Burgess fait plusieurs fois le
c

voyage à Paris afin d'y remettre (à qui? mystère!) des renseignements glanés
par les agents soviétiques en Grande-Bretagne. Lors de ces voyages, Burgess
contacte Münzenberg et Katz, preuve qu'il fréquente les mêmes cercles que
Robinson. Otto Katz saisit cette occasion pour introduire Burgess auprès
d'Edouard Pfeiffer, un radical secrétaire d'Edouard Daladier, président du
Conseil. Les deux hommes se lient d'amitié, ce dont Burgess profite pour
livrer des renseignements d'origine française aux Soviétiques. Un détail qui
laisse songeur sur l'ampleur de la pénétation soviétique dans notre pays . 161

Parallèlement à ces virées britanniques, Robinson se rend de nombreuses


fois en Suisse, sous les noms de Merian ou Wehrli. A Genève, il rencontre son
principal agent, Rachel Duebendorfer, nom de code Sissy. Polonaise d'origine,
mais mariée à un Suisse pour obtenir sa nationalité, cette femme va jouer un
rôle important pendant la Seconde Guerre mondiale au sein du réseau mis en
place sur le territoire helvétique par Alexandre Rado. Rachel Duebendorfer,
avec qui Robinson entretient des liens amicaux, est la sœur de Rose
Luchinsky, nom de code Jenny dans le réseau de Harry. Or, nous savons déjà
que Jenny a habité au 42 de la place Jules-Ferry àMontrouge, donc à la même
adresse et au même moment (1938-1940) que le couple Martha Lecoutre-
Stanislas Szymanczyk.
Voilà qui nous ramène en France. Ce jeu d'adresses n'a rien d'une
coïncidence. Martha Lecoutre travaille pour le Komintern, Rose Luchinsky
aussi. L'une est sous les ordres de Robinson (Jenny), l'autre de Münzenberg.
C'est en tout cas ce qu'affirme Walter Krivitsky, cet officier supérieur du
Quatrième Bureau passé à l'Ouest en 1937. Interrogé aux Etats-Unis après sa
défection, il présentera Martha Lecoutre (qu'il a bien connue à Vienne, dans
les années 20, puis à Paris) comme une créature du génial Willi. «C'est une
femme intelligente, dira-t-il, utilisée pour des missions importantes.» Informé
du fait qu'elle est devenue, à la veille de la guerre, une proche d'André
Labarthe (elle travaillera à son secrétariat lors de son court passage au
ministère de l'Information comme conseiller technique – 22 mars au 15 juin
1940 – avant de partir avec lui pour Londres), Krivitsky commentera: «C'est
Münzenberg qui lui a affecté ce poste.» Selon lui, elle travaillerait alors pour
le SR soviétique, la frontière avec le Komintern étant souvent plus fictive que
réelle. Nous verrons qu'à Londres c'est bien avec le GRU (service de
renseignement militaire qui a succédé au Quatrième Bureau) qu'elle sera en
contact.
Tout cela, le résident illégal Harry le sait. Lui-même travaille «au corps» ce
milieu des pacifistes de gauche, force vive du RUP. Son contact direct
s'appelle Maurice Panier, un communiste français détaché par le parti pour
travailler comme permanent du Rassemblement. Il y occupe deux fonctions:
secrétaire de Martha Lecoutre et gérant de l'Agence télégraphique du RUP,
mise sur pied par Dolivet. Son bureau est au 7 bis place du Palais-Bourbon,
siège de l'organisation, et... secrétariat particulier de Pierre Cot. Une belle
aubaine. Panier a accès au ministre et à ses amis: Labarthe, Meunier, Moulin.
Rien de probant, bien entendu. Que Panier soit un agent contrôlé par
Robinson ne permet pas de conclure que les personnes qu'il côtoie le sont
aussi. En revanche, que Pierre Cot et son entourage constituent une cible de
choix pour le SR soviétique paraît une évidence. La position qu'il occupe, en
particulier lorsqu'il est ministre de l'Air, l'engagement politique (la gauche du
Parti radical), l'antifascisme militant, autant de facteurs qui suscitent l'intérêt
de Moscou.
Patience et longueur de temps sont consubstantielles à l'espionnage. Quand
la guerre va éclater, le SR soviétique n'aura plusqu'à nouer les fils tissés par
Robinson avant le conflit. Ironie de l'histoire: partisans déclarés de la paix,
antinazis militants, certains vont finir par se mettre au service d'une puissance
qui aide l'Allemagne à faire la guerre.
Une trahison doublée d'une faute politique.
a Petit nom donné à Menardo Griotto par sa femme.
b Rappelons que ces passeports suisses sont authentiques. Ils ont été fabriqués grâce à Max Habijanic,
un agent de Robinson qui travaillait à la police de Bâle, comme nous l'avons expliqué dans la deuxième
partie.
c C'est pendant cette période que disparaît aussi le général Berzine, patron du Quatrième Bureau,
l'homme qui a sans doute le plus contribué au succès de l'espionnage soviétique avant guerre grâce à
l'implantation de ses réseaux à l'étranger.
Cinqième Partie

LE RÉSEAU ROBINSON
Paris, mercredi 24 juillet 1940
«Chers amis,
Bien reçu vos quelques lignes et les questions et dans la mesure de
mes possibilités, je chercherai à y répondre de suite.
1° Questions en ce qui concerne Jean et sa clientèle. Cela fait
longtemps que je suis sans nouvelles de là-bas et il n'y a aucune
possibilité de pouvoir établir un lien quelconque d'ici. Vous me
demandez les adresses, je ne sais pas à quoi cela se rapporte. Je vous
ai envoyé dans son temps toutes les adresses de nos amis ainsi que les
mots d'ordre, lieu de rendez-vous, etc. Si vous ne les avez pas,
télégraphiez et je chercherai à rétablir tout cela encore une fois, car je
n'ai aucune indication écrite sur ces choses. Le meilleur moyen aurait
été si j'avais pu y aller personnellement, mais je ne vois pas bien la
possibilité. Je suis convaincu que vous faites tout ce que vous pouvez
pour rétablir ces liaisons car elles sont vraiment de grande valeur,
surtout depuis que Bob a monté en grade.
2° A ce propos, du pays de Jean, je dois vous dire que l'ami de M.P.,
que nous avons cherché à avoir ici, est actuellement là-bas et qu'il
occupe une des fonctions les plus hautes et les plus importantes pour
nous. Mon plan consiste à chercher à trouver M.P. qui doit être
prisonnier, à le faire venir ici, discuter avec lui et ensuite il vous
faudrait trouver le moyen de le transporter là-bas. Je suis sûr que son
ami le prendrait dans son secrétariat et nous aurions là, la meilleure
liaison que l'on puisse souhaiter. Faites-moi connaître votre opinion et
comment vous voyez des possibilités de réalisation.
3° Vous me demandez une relation sur ma situation et sur mes projets.
Il n'y a pas beaucoup à dire pour le moment, quant à ma situation je
suis en train de manger un salaire, sans faire un travail quelconque.
Tout le monde d'unintérêt quelconque est parti et ce n'est que depuis
quelques jours que les gens commencent à rentrer. On ne peut pas
encore se prononcer sur la situation personnelle, car on ne sait pas ce
que les Allemands ont l'intention de faire. Je vois seulement que les
services de la Gestapo commencent à se montrer dans le quartier de
l'Etoile, que les voitures POL commencent à faire nombre dans les
rues de Paris. Les journaux qu'ils éditent actuellement, soit Le Matin,
La France au travail, etc., ne laissent pas encore entrevoir la ligne
qu'ils veulent suivre. La première chose qu'il faut toutefois escompter
sera l'organisation d'un pogrome dans le 20 arr., le 3 et le 4 . Il y a
e e e

déjà une organisation qui est en train de se monter. Les Russes blancs
commencent également à se faire entendre et concentrent leurs efforts
dans "l'Union nationale de la nouvelle génération russe en France"
dont le siège se trouve rue de Sèvres n° 11. Il y a également un certain
Alexandre Nikolaieff, 235, rue Lecourbe, qui travaille efficacement
dans ces milieux. Voilà la situation dans laquelle je vis. Quant au
projet de travail futur, je pense que notre attention doit se porter sur le
domaine économique, c'est-à-dire sur la réorganisation des usines et
dans quelle mesure ces usines travailleront pour l'Allemagne. En
outre, il sera intéressant de trouver des pièces dans différents
domaines qui nous intéressent et dont il vous faudrait fournir la liste.
Je ne sais pas dans quelle mesure je pourrais encore être utile pour
votre travail et je vous prie de me dire sans ambages s'il y a nécessité
que je continue encore mon activité. Comme je vous l'ai toujours dit,
je veux bien faire un travail utile, mais non recevoir une pension, car
pour cela je suis encore trop jeune. Excusez que je vous parle
franchement quant à ce point mais vous devez comprendre que dans
ma situation actuelle, sans fournir de résultats concrets, il faut que
j'aboutisse à ces conclusions. (...) Meilleures salutations H.»

Ce message envoyé par Henri Robinson à Moscou, retrouvé dans ses


a

papiers après son arrestation par la Gestapo, est riche d'enseignements.


Première constatation: les communications Moscou-Paris (et vice versa)
fonctionnent, malgré l'occupation de la France, consacrée par l'armistice du 22
juin. «J'ai bien reçu vos quelques lignes», écritHarry en préambule. Preuve
que sa centrale a réussi à le joindre même après la débâcle.
Dactylographié, avec un simple interlignage et sans marge, le rapport de
deux pages et demie qu'envoie ce 24 juillet Robinson ne peut être transmis
que sous la forme d'une lettre «ordinaire ». Plus tard, Harry utilisera la
b

technique plus moderne du message radio codé grâce à un spécialiste que lui
fournira le Parti communiste français. Pour l'heure, en ce début de
l'Occupation, il profite de l'infrastructure mise en place de longue date, via
l'ambassade d'URSS. C'est simple et efficace: allié de l'Allemagne nazie
depuis le pacte d'août 1939, Moscou continue d'être représenté dans la France
occupée, et le courrier très spécial de Robinson part tout simplement par la
valise diplomatique. Sur ce point, la guerre n'a donc rien changé pour l'espion
Robinson. Dans ses messages, l'ambassade prendra pour nom de code Metro,
son contact parmi le personnel diplomatique s'appellera Lux.
Deuxième constatation (et, pour nous, une confirmation) : Harry a bien en
charge un réseau en Grande-Bretagne – «Jean et sa clientèle» – avec lequel
Moscou cherche à renouer les fils. Ce réseau «de grande valeur», comme il
l'écrit, «surtout depuis que Bob a monté en grade », Robinson l'a dirigé depuis
c

la France, mais sans en conserver de traces (noms des agents, procédure de


contact, lieu de rendez-vous, etc.), comme doit le faire un bon professionnel
du renseignement: «Je suis sans nouvelles de là-bas et il n'y a aucune
possiblité de pouvoir établir un lien quelconque d'ici.» Il dit vrai. Après son
arrestation, la Gestapo découvrira dans le passeport délivré au nom d'Otto
Wehrli une lettre de Jean à Harry datée du 22 janvier 1940. C'est leur dernier
contact, donc six mois avant ce message du 24 juillet.
Troisième constatation: les difficultés de communication entre la France et
la Grande-Bretagne – désignée comme «le pays de Jean» – n'empêchent
nullement Robinson de savoir que «l'ami de M.P.» s'y trouve. Mieux, il sait
que cet homme y «occupe des fonctions les plus hautes et les plus importantes
pour nous». D'où tient-il une information si précise alors que les liaisons avec
Londressont quasi inexistantes? Nous en sommes réduits aux hypothèses: soit
l'ami de M.P. a été envoyé outre-Manche par les bons soins (et sur ordre) de
Harry, soit il a eu connaissance de sa position à Londres par l'intermédiaire du
Deuxième Bureau , à Vichy, la seule structure suffisamment organisée pour
a

savoir ce qui se passe en Grande-Bretagne en juillet 1940. L'une de ces


hypothèses n'exclut pas l'autre. L'ami de M.P., que nous aurons l'occasion
d'identifier ultérieurement comme un membre important du réseau Robinson,
s'est peut-être rendu à Londres, selon une répartition des tâches, au sein du
réseau, voulue par Harry. Nous verrons, en outre, dans ses messages à
Moscou, qu'il fera plusieurs fois mention d'informations provenant du
Deuxième Bureau. Ces sources-là n'ont jamais pu être identifiées, semble-t-il.
Dernière constatation: c'est un Robinson quelque peu déboussolé qui
s'adresse à Moscou. «Tout le monde d'un intérêt quelconque est parti»,
déplore-t-il, laissant entendre qu'il lui est difficile d'obtenir de bons contacts,
voire de retrouver ses sources (agents) égarées dans le grand chambardement
de la débâcle. «Je suis en train de manger un salaire, sans faire un travail»,
s'excuse-t-il, allant jusqu'à douter de son utilité lorsqu'il prie Moscou de lui
dire «sans ambages s'il y a nécessité» de continuer. Dans la peau de l'espion
au service du pays qui est allié à l'occupant, ce Robinson-là n'a pas trop le
moral. D'ailleurs, ses doutes tiennent plus de cette profonde ambiguïté
politique que des difficultés rencontrées sur le terrain. «Je ne sais pas dans
quelle mesure je pourrais encore être utile pour votre travail», insiste-t-il,
préférant recevoir des consignes politiques plutôt qu'un plan de
renseignements à remplir. En communiste discipliné, Robinson ne conteste
pas les alliances contractées par l'URSS, mais il semble que le joug nazi à
l'ombre du pacte Hitler-Staline ne soit pas très confortable.
a Nous ne publions ici que le début du message. Nous avons laissé les maladresses de français qui
laissent deviner qu'il ne s'agit peut-être pas de la langue maternelle de Harry, ce qui pose une fois encore
la question de ses origines.
b Voir le fac-similé de la première page en annexes. La plupart des messages envoyés par Robinson
sont présentés de la même façon.
c Bob n'a jamais pu être identifié de manière irréfutable, comme d'autres membres du réseau « Jean ».
Dans un rapport qu'a envoyé Jean à Harry, en avril 1939, on apprend que Bob devrait occuper une
position intéressante en cas de guerre. Le « Bob a monté en grade » est donc devenu une réalité en plein
conflit.
Dîner avec le diable

«Un quart de siècle après l'août 1914 qui vit le début d'une guerre
funeste dont les conséquences sont le bolchevisme, le fascisme et le
national-socialisme, Staline arrivait à ses fins, qui étaient, dans
l'immédiat, de rendre la guerre inévitable tout en l'évitant, du moins le
croyait-il, pour soi-même,résume Boris Souvarine en conclusion de
son Staline . Le 23 août 1939, au nom de leurs maîtres, Ribbentrop et
162

Molotov signaient à Moscou le "pacte Hitler-Staline" annonciateur


d'une nouvelle guerre européenne. Le 1 septembre, l'Allemagne
er

envahissait sans avertissement la Pologne. Le 3 septembre, la France


et l'Angleterre, garantes de la Pologne, constataient l'état de guerre
entre elles et l'Allemagne. Un nouveau chapitre de deuils, de ruines et
de malheurs s'ouvrait dans l'histoire de l'Europe et du monde. »

Prenant la parole pour la première fois depuis le début du conflit, le 29
novembre 1939, au Kremlin, Staline déclare: «Les cercles dirigeants de
France et d'Angleterre ont brutalement repoussé tant les propositions de paix
de l'Allemagne que les tentatives de l'Union soviétique de mettre fin
rapidement au conflit.» Les fauteurs de guerre ainsi désignés, l'Armée rouge
pourra, dès le lendemain de cette déclaration, envahir la Finlande. C'est
d'ailleurs vaisemblablement pour bien marquer son opposition à cette guerre
que Moscou participe, dès le 17 septembre, au dépeçage de la Pologne (qui se
traduira, en fin de compte, par la déportation d'un million et demi de Polonais,
dont la moitié mourront). Dans le même esprit, l'URSS signe, le 19 septembre,
un accord commercial avec Berlin d'un milliard de reichsmarks. Puis
commence la mise en coupe réglée des pays baltes, en application des clauses
secrètes du pacte d'août 1939, clauses dont les Soviétiques nieront l'existence
après guerre.
Aujourd'hui encore, il est impossible de chiffrer l'importance de l'aide
apportée par Moscou à l'effort de guerre allemand ni d'évaluer le rôle exact
qu'elle a joué dans la victoire éclair de la Wehrmacht pendant la campagne de
France du printemps 1940.
«Les tanks de Guderian utilisaient surtout de l'essence soviétique
lorsqu'ils ont foncé en direction de la mer à Abbeville, constate
Nikolaï Tolstoï dans son livre sur la guerre secrète de Staline . Les 163

bombes qui ont rasé Rotterdam contenaient du fulmicoton soviétique,


et les soldats britanniques qui pataugeaient pour rejoindre leurs
bateaux à Dunkerque ont été mitraillés de balles recouvertes de cupro-
nickel soviétique.»

Fort de cette contribution essentielle, Molotov peut adresser à
l'ambassadeur d'Allemagne «les plus chaudes félicitations du gouvernement
soviétique pour les succès splendides des forces arméesallemandes» le jour
même où la France est vaincue, le 17 juin 1940. «Les livraisons de céréales,
pétrole, coton, boisage des mines et métaux ont constitué pour nous une aide
indispensable», reconnaît pour sa part von Ribbentrop, au début de juillet.
Quelques mois plus tard, en avril 1941, l'aide soviétique s'accroît avec la
livraison de 208 000 tonnes de grain, 50 000 tonnes de mazout, 8 300 tonnes
de coton, 8 430 tonnes de métaux, à laquelle s'ajoutent 4 000 tonnes de
caoutchouc achetées en Extrême-Orient et acheminées en Allemagne par le
Transsibérien.
Le soutien politique s'accentue aussi:
«Staline ordonne aux sections de l'Internationale communiste d'agir à
l'appui de la propagande et des manœuvres, ou intrigues allemandes
de toutes sortes, qui contribuent à briser l'esprit de résistance dans les
pays conquis ou à conquérir, note Souvarine. En particulier, le Parti
communiste en France se distingue par son zèle odieux à coopérer
avec l'envahisseur.»

Officiellement dissous par un décret du 26 septembre 1939, le PCF a vécu
la défaite française dans la clandestinité. Son organe de presse, L'Humanité,
interdit de publication depuis le 26 août 1939, circule sous le manteau.
Partisan déclaré du pacte germano-soviétique, la direction communiste (ou ce
qu'il en reste, puisque le numéro un, Maurice Thorez, s'est enfui à Moscou)
juge donc opportun de négocier avec l'occupant la reparution officielle du
journal. Tout le monde est d'accord, du bureau de censure allemand à
l'imprimeur Georges Dangon (à qui le parti verse 50 000 F d'avance), sauf les
b

autorités de Vichy, qui font capoter le projet au dernier moment. L'Humanité,


condamnée à rester clandestine, n'en est pas moins un bel organe de
collaboration, comme en témoignent ces quelques extraits :164

«Le général de Gaulle et autres agents de la finance anglaise


voudraient faire battre les Français pour la City, et ils s'efforcent
d'entraîner les peuples coloniaux dans la guerre. Les Français
répondront par le mot de Cambronne» (1 juillet 1940).
er

«Le peuple de France veut la paix. Il demande d'énergiques mesures


contre tous ceux qui, par ordre del'Angleterre impérialiste, voudraient
entraîner à nouveau les Français dans la guerre (...). Il demande la
conclusion d'un pacte franco-soviétique qui compléterait le pacte
germano-soviétique, qui serait la garantie de la paix en Europe» (4
juillet 1940).
«Il est particulièrement réconfortant en ces temps de malheur de voir
de nombreux travailleurs parisiens s'entretenir amicalement avec des
soldats allemands, soit dans la rue, soit au bistrot du coin (...). Bravo,
camarades, continuez, même si ça ne plaît pas à certains bourgeois
aussi stupides que malfaisants» (4 juillet 1940).

Henri Robinson rend compte de cette campagne communiste dans un
message qu'il adresse à Moscou le 20 septembre 1940:
«Le parti com. développe une propagande qui touche toute la
population. Son matériel se trouve un peu partout. Il lui faudrait
trouver le moyen d'imprimer son journal, même illégalement. Tout le
monde escompte un affaiblissement réciproque de l'Angleterre et de
l'Allemagne et espère ensuite l'intervention de la Russie. Ce
raisonnement est généralement la fin de toute discussion politique que
l'on fait actuellement à Paris. En attendant tout le monde est content
que l'Angleterre aussi bien que l'Allemagne sachent un peu ce que
peut causer comme ravages une guerre de bombardement. Ainsi, les
ouvriers anglais et allemands comprendront plus facilement la
politique de la Russie qui ne veut pas de guerre, voilà le
politique de la Russie qui ne veut pas de guerre, voilà le
raisonnement.»

Pour dîner avec le diable, il faut avoir une cuillère plus longue que lui, dit
l'adage. Les Français qui, avant guerre, ont choisi Moscou pour mieux
combattre Berlin ont de quoi le méditer en cette année 1940. Faute d'avoir
ouvert les yeux à temps, leur aveuglement idéologique les conduit, au mieux,
sur le chemin de la collaboration, au pis, jusqu'à la trahison. Les dirigeants
communistes responsables de la propagande diffusée par L'Humanité en ce
début de l'Occupation ont emprunté la première voie. Ils n'en sortiront
définitivement qu'en juin 1941, date à laquelle le PCF deviendra le «parti de la
Résistance», parce que «Hitler aura traîtreusement attaqué Staline, son
complice ».
165

Les membres du réseau Robinson, séduits par les sirènes communistes au


nom de l'antifascisme, sont, eux, pris dans un engrenage. En maintenant,
durant ces heures tragiques pour leur pays, des relations avec l'espion Harry,
résident du SR de l'Armée rougeen France, ils favorisent, en temps de guerre,
les entreprises d'une puissance étrangère (l'URSS), définition même de la
trahison, selon le décret du 29 juillet 1939, article 75. On peut y ajouter
d'autres formes d'atteinte à la sûreté extérieure de l'Etat, comme le prévoit le
fait de correspondre avec les sujets d'une puissance ennemie (article 79), que
ce délit soit commis sur le territoire français ou à l'étranger (article 83). Au
regard de la loi, tous les membres du réseau Robinson auraient donc été
passibles des pires châtiments (travaux forcés, peine de mort), si leurs actes
avaient été connus à l'époque . c

Ses premiers doutes passés, Harry se ressaisit. Sans états d'âme, en bon
professionnel du renseignement, il réactive ses sources une à une, au fur et à
mesure de la démobilisation et de la remise en ordre du pays. Un survol des
trente-quatre messages dactylographiés (de deux pages et demie, en moyenne)
envoyés par Harry à Moscou, entre juillet 1940 et juin 1941, laisse apparaître
un nombre impressionnant de renseignements obtenus dans les secteurs les
plus variés : d

- bases aériennes militaires (7 sources non identifiées);


- Kommandantur et armée allemandes (nombreuses informations,
notamment sur l'emplacement et le mouvement des troupes);
- industrie aéronautique (multiples détails sur la production et le
matériel. «Par le prochain courrier je pense pouvoir vous fournir un
rapport sur la situation de l'aviation française» (20 octobre 1940).
Auparavant, le 2 septembre, il avait envoyé «les documents sur
l'avion» (on en ignore le type), comprenant: «1) les dessins
d'ensemble de l'avion et le complet des dessins d'atelier; 2) schéma
constructif avec la description; 3) calcul aérodynamique; 4) les
rapports des essais en vol; 5) schéma de l'armement de l'avion»);
- armement (renseignements divers, notamment sur les blindages: « Je
vous joins à cet envoi une plaque du blindage d'un tank de 12 tonnes
qui sont en préparation chez Hotchkiss. Cette partie a été découpée
dans la porte du tank, tandis que le reste du blindage est de 6-7 cm.
Les Allemands affirment qu'aucune arme antitank ne pourra
transpercer ce blindage. Je vous laisse le soin d'essayer le morceau»
[15 mai 1941]);
- chantiers navals et bases maritimes (Fécamp, Saint-Nazaire,
Cherbourg, Saint-Malo...);
- industrie (Renault, Hispano-Suiza, Unic, Panhard-Levassor, etc.,
textile, optique, chimie...: «Le travail dans les usines progresse
lentement, mais mes informateurs nous tiennent assez bien au
courant, tout notre effort tend maintenant à former des informateurs
dans la chaîne de finition pour avoir des chiffres exacts de
production» [4 avril 1941]);
- brevets («Je vous adresse ci-joint un dossier sur la fabrication de la
pectine . Le brevet est un brevet américain, acheté par un Suisse.
e

Nous aurons la possibilité contre une petite somme que nous


pourrions verser à ce Suisse, afin qu'il soit couvert envers le détenteur
américain, d'exploiter cette invention. L'Allemagne est en train
d'acheter ce brevet contre une très forte somme et construit une usine
près de Stuttgart. En France, on construit une usine en Bretagne.» [3
novembre 1940]);
- milieu financier («Des fonds très élevés ont été virés par la Banque de
France au nom du ministère des Finances sur Bizerte pour servir aux
payements des soldes des troupes de la marine française qui se
trouvent à Toulon et qui doivent passer à Bizerte en cas d'occupation
du reste de la France» [25 janvier 1941]);
- commission d'armistice de Wiesbaden («D'une source très sûre deux
f
documents que je vous transmets concernant la participation active de
la France dans le domaine économique. Le premier traite des
livraisons de matériel de guerre, tel qu'il a été décidé à Wiesbaden et
contient en fin une observation du Deuxième Bureau. Le second se
rapporte à l'accord conclu entre la commission d'armistice allemande
et l'industrie aéronautique française et contient le plan de production
tel qu'il a été accepté», [24 juin 1941]);
- milieu politique (plusieurs informations. Exemple: «L'ancienne
secrétaire de Daladier, Mme Mellet, a été envoyée par les Allemands
auprès de lui pour obtenir une déclaration disant que sur les instances
des Etats-Unis la France a déclaré la guerre. Après réflexion de vingt-
quatre heures, Daladier a refusé» [15 avril 1941]);
- sûreté générale (deux rapports: «Posez des questions, je pense pouvoir
y répondre du fait que les Allemands se sont intéressés à cette affaire,
et que ma source est au courant des problèmes» [30 janvier 1941]).
Nul besoin d'être un expert pour comprendre que Robinson est à la tête d'un
formidable réseau de renseignement, aux sources multiples, fruit de quinze
ans de recrutement : des rabcors installés à la fin des années 20 dans les usines
de tout le pays (voir première partie) à la pénétration des élites de la III
e

République. L'espion Harry reçoit d'ailleurs des félicitations du Centre:


«Moscou, 20 décembre 1940
Cher Harry,
Nous vous remercions pour le matériel que vous nous avez envoyé par
le dernier courrier, surtout pour votre travail sur la mobilisation et
l'industrie aéronautique. Ce travail est de première valeur et nous vous
récompensons pour ce travail de 160 am. dls .» g

«Moscou, 12 mars 1941


En étudiant vos lettres nous avons fait la conclusion que vous estimez
bien la situation, comprenez vos tâches et bien commencez à résoudre
vos tâches. Il ressort de vos lettres que vous disposez de tout le
nécessaire pour accomplir vos tâches (...). Cher Harry, nous vous bien
apprécions .» h

A quelques exceptions près, la plupart des agents de Robinson n'ont jamais


pu être identifiés. Quid de:
- «Un aviateur travaillant à l'état-major de l'escadre de Reims» (10 août
1940)?
- «J'attends l'arrivée d'un de mes amis dans un état-major d'aviation» (10
août 1940)?
- «Nos informateurs, des cheminots, me fourniront de plus amples
renseignements» (10 septembre 1940)?
- «J'ai expliqué à tous mes informateurs les signes distinctifs des
troupes» (20 septembre 1940)?
- «Un commandant français des environs de Cherbourg me fournit les
renseignements suivants» (30 septembre 1940)?
- «Un de mes amis est en voyage, ce ne sera donc que la prochaine fois
que je pourrai vous faire parvenir des renseignements sur les ports de
la Manche» (10 octobre 1940)?
- «La source est au ministère et est en opposition avec la politique du
ministère (...). Il est détenteur de tous les prototypes et jouit dans le
monde des ingénieurs de l'estime générale» (3 novembre 1940)?
- «J'ai trois fonctionnaires que je pense pouvoir gagner à nous. Je vous
enverrai d'abord les biographies et les possibilités qu'ils représentent»
(30 janvier 1941)?
Les «papiers Robinson» ne garderont pas éternellement ces mystères, car il
est certain que les archives soviétiques ont conservé les vrais noms de tous les
membres de son vaste réseau. Pour le Centre, toutes les sources sont dignes
d'être identifiées, qu'il s'agisse d'espions occasionnels, d'agents réguliers (et
rémunérés), ou de personnes occupant une position importante. C'est-à-dire le
fonctionnaire du renseignement et la «taupe» d'exception. Ceux qui nous
intéressent appartiennent à l'une ou à l'autre de ces catégories.
Côté «fonctionnaire du renseignement», prenons d'abord le cas M.P. dont il
est question dans le message du 24 juillet 1940, quand Harry cherche à le
retrouver pour l'envoyer au «pays de Jean» (Grande-Bretagne) travailler au
secrétariat de son ami qui «occupe une des fonctions les plus hautes et les plus
importantes pour nous». M.P. figure dans beaucoup de messages, ce qui
prouve son importance dans le dispositif mis en place par Robinson avant
guerre, et qui doit maintenant porter ses fruits.
De Harry à Moscou:
– 20 septembre 1940 : «Je viens de retrouver M.P. et j'ai commencé à
l'intéresser au travail. Il serait même d'accord d'accepter le travail dans
le sens que je vous l'ai proposé dans une de mes lettres précédentes
(Ndla: l'envoyer en Grande-Bretagne). Il travaille actuellement le
matin et, le reste de la journée, il s'occupe avec moi. Ainsi nous avons
créé une situation légale de son séjour, sans être inscrit au chômage.
Je vous prie de me faire savoir la norme de rétribution. »
– 6 octobre 1940: «M.P. = Marthe a commencé à travailler. Je l'ai
i

envoyé faire une enquête» (Ndla: le reste est illisible).


– 15 novembre 1940: «M.P. Je vous ai fait savoir qu'il travaillait avec
moi et je vous avais fait connaître mon opinion, si on ne devait pas
essayer de l'envoyer en Angleterre. (...) Il aurait ainsi la possibilité de
trouver une place qui pourrait être d'un grand intérêt pour nous auprès
d'un des dirigeants de De Gaulle . Je vous prie de faire connaître à
j

Maur. Thor. que M.P. travaille avec nous, afin qu'il n'ait pas de
k

difficultés par la suite pour son retour au parti. Quelle rétribution dois-
je donner à M. P.?»
De Moscou à Harry :
– 20 décembre 1940: «Nous avons établi la liaison directe avec l'ami
de M.P. (nous avons convenu avec vous de nommer M.P. – Gérome ) l

qui se trouve actuellement chez de Gaulle, par conséquence il est


inutile d'envoyer Gérome chez lui, d'autant plus que son ami est en
querelle avec sa direction et il ne peut plus porter beaucoup de profit.
Nous considérons plus raisonnable d'utiliser Gérome chez vous pour
acquérir des nouveaux clients dans votre pays. Nous vous autorisons
de lui donner 2 000 F par mois. Avec sa direction du parti nous nous
accorderons.»
De Harry à Moscou:
– Le 10 janvier 1941: «Jérôme travaille déjà avec moi et il fait du
travail utile. Ainsi, il a établi une liaison dans le camp de la branche
d'aviation qui par la suite sera de la plus grande utilité pour nous. J'en
parlerai d'autre part de cette source. Vous m'avez fait savoir que le
salaire de 2 000 F serait suffisant, mais je lui ai donné 3 000, car dans
salaire de 2 000 F serait suffisant, mais je lui ai donné 3 000, car dans
les conditions actuelles il serait bien difficile de tenir avec moins.
Vous savez que je ne joue pas avec l'argent et j'espère que vous
approuverez cette somme et que pour d'autres collaborateurs futurs
nous prenions cette somme comme base.
Travail des collaborateurs: Jérôme est employé par moi pour
l'établissement de relations avec des nouvelles sources. Dans la
branche aéronautique nous allons établir un nombre de liens qui seront
sans doute intéressants. A la suite de la réception de votre
questionnaire du 30/X, il est nécessaire de rechercher des sources en
France non occupée, car ce n'est pas là que l'on pourra trouver des
renseignements se rapportant au questionnaire. J'ai donc décidé
d'envoyer Jérôme sous peu là-bas, en lui indiquant un certain nombre
d'endroits à visiter. »

De Moscou à Harry :
– 12 mars 1941: «Nous approuvons à Jérôme le salaire de 3 000 F.»

De Harry à Moscou:
– 18 mars 1941: «Le recrutement, j'en ai chargé Marthe et je vois que
vous avez la même idée.»
– 4 avril 1941 : «Marthe, elle travaille assez bien et je pense que sous
peu nous aurons des résultats d'un ordre sérieux. Nous avons établi
une liaison qui nous permettra de connaître la marche de l'ensemble
des usines d'aviation qui travaillent. Dès maintenant nous savons que
la commission de Wiesbaden a décidé que les usines d'aviation
doivent livrer dans le courant de 1941 et 1942 2 000 avions à
l'Allemagne et 500 à la France. Nous espérons avoir sous peu la liste
détaillée des différents types d'avions commandés. Les commandes
antérieures ont été résiliées. »
Que nous apprennent ces messages sur M.P. = Marthe = Jérôme? D'abord,
que Harry le retrouve courant septembre 1940, sans doute après qu'il a été
démobilisé («Mon plan consiste à trouver M.P. qui doit être prisonnier», écrit-
il dans son message du 24 juillet 1940, preuve qu'il était sous les drapeaux lors
de la campagne de France). Ensuite, que M.P. obtient rapidement un emploi à
mi-temps, le matin, qui lui permet d'être en règle et de garder sa liberté pour
travailler avec Harry. Drôle de travail, en fait, qui lui laisse le temps de partir
en zone Sud faire une enquête pour Robinson (message du 10 janvier 1941),
mais qui ne lui permet pas de vivre sachant qu'il a besoin des 3 000 F de Harry
pour tenir («dans les conditions actuelles il serait bien difficile de tenir avec
moins», fait remarquer Robinson). On peut donc supposer que l'emploi en
question est plutôt une couverture qui permet à M.P. de se livrer à plein temps
à l'espionnage, son seul et unique job. Enfin, dernier détail, capital: M.P. est
particulièrement bien introduit dans les milieux de l'aviation. Nous savons, de
plus, que, fin décembre 1940, Moscou s'est montré très satisfait des
renseignements envoyés sur l'industrie aéronautique; un «travail de première
valeur», a estimé le Centre.
Essayons de décrypter. M.P., c'est bien entendu Maurice Panier. Au-delà de
l'évidence des initiales, il en existe une preuve dans le dernier message
dactylographié qu'envoie Robinson à Moscou, le 24 juin 1941 , lorsqu'il
m

donne pour contact de Marthe le 9, rue Vavin (Paris 6 ), une adresse où habite
e

justement Panier, déclaré là comme «artiste lyrique». En réalité, ce 9 rue


Vavin sert plutôt de «boîte aux lettres» au réseau Robinson, c'est-à-dire un
endroit où l'on peut déposer ou prendre des messages. Panier joue le rôle du
prête-nom pour la location.
Lorsqu'il travaillait au Rassemblement universel pour la Paix comme gérant
de l'agence télégraphique créée par Dolivet, Panier habitait au 9 ter, boulevard
du Montparnasse. C'est ce domicile qu'il va réintégrer après sa démobilisation,
fin août 1940, quelques jours avant que Harry le retrouve . Cette adresse abrite
n

également une galerie de tableaux où apparaissent plusieurs personnages liés


au SRsoviétique, notamment Vassili Soukhomline qui va avoir sa (modeste)
o

part dans cette histoire. Cette galerie va servir occasionnellement de


couverture à Maurice Panier pour qu'il puisse travailler avec Harry. C'est ce
métier à mi-temps dont il parle dans ces messages qui lui donne la possibilité
d'aller en zone Sud (pour y chercher des tableaux? Excellent prétexte), mais
qui ne le nourrit pas.
Pourquoi avoir choisi une telle couverture? Panier, ayant travaillé
auparavant aux éditions Carrefour (propriété du Komintern), puis au RUP,
comme secrétaire de Martha Lecoutre et comme gérant de l'agence, n'a pas de
connaissances particulières en peinture. L'idée doit venir de Robinson qui sait
combien une galerie d'art peut être utile à un espion. C'est d'ailleurs une
tradition du SR soviétique : à l'abri de leurs galeries, les officiers de
renseignement Walter Krivitsky et Ignace Reiss ont pu s'adonner à leur vrai
p

métier, sans risque, pendant des années. Et l'on pourrait citer bien d'autres
exemples.
«Une galerie d'art permet une grande liberté de mouvement, autorise
un certain flou financier et offre un excellent moyen de contacter des
gens importants, m'expliquera à Moscou un officier du KGB à la
retraite. Pour justifier des déplacements, on peut toujours prétexter la
recherche de nouvelles œuvres; pour expliquer des rentrées (ou des
sorties) d'argent, on peut les mettre sur le compte des aléas du marché,
quant aux contacts, il est évident que les galeries sont plutôt
fréquentées par des gens aisés et d'un certain niveau social et
professionnel. Des cibles idéales pour un officier de renseignement.»

Evidemment, toutes les galeries d'art ne sont pas des repaires d'espions!
Maurice Panier va en tout cas prendre goût à ce nouveau métier. Fin 1941,
il deviendra gérant d'une autre galerie, «Esquisse», spécialisée dans l'achat, la
vente, l'échange et la restauration de tousobjets. Il déménage peu après au 23
de la place Dauphine. Une adresse qui communique avec la galerie sise 66,
quai des Orfèvres. Ce qui peut être fort utile lorsqu'on se livre à des activités
de renseignement.
Panier, introduit dans les milieux aéronautiques? Doit-on s'en étonner?
Nous savons qu'au siège du RUP, 7 bis, place du Palais-Bourbon, il a
fréquenté les membres du cabinet particulier de Pierre Cot, le ministre de l'Air
sous-louant trois pièces au Rassemblement. Hormis les proches du ministre,
bien du monde a dû défiler dans ce secrétariat. On est alors en pleine guerre
d'Espagne, et Jean Moulin, notamment, s'occupe de trouver des pilotes pour
combattre dans l'aviation républicaine. Militant communiste hors cadre –
c'est-à-dire non inscrit, officiellement, au parti –, Panier regarde avec
sympathie ces volontaires. Des contacts se nouent, des relations militantes et
amicales s'ébauchent. En 1940, il suffira de se rappeler au bon souvenir de ces
aviateurs dont certains, militaires de carrière, occupent des postes intéressants.
C'est ce travail dont Harry charge Panier.
Les milieux militaires, Robinson en connaît aussi un rayon. Au Cercle des
Nations, il a fait la connaissance de volontaires pour l'Espagne républicaine et
de quelques officiers venus en voisins, du ministère de la Guerre, goûter à la
cuisine, bonne et peu chère, du restaurant. «L'aviateur qui travaille à l'escadre
de Reims», l'«ami qui est dans un état-major de l'aviation», «le commandant
de Cherbourg», autant de sources qu'il a connues à cette époque.
Venons-en au plus intéressant: «l'ami de M.P.». Nous entrons là dans la
catégorie «taupe d'exception». L'homme, réfugié en Grande-Bretagne, occupe
une position importante auprès du général de Gaulle, en tout cas jusqu'en
décembre 1940, date à laquelle Moscou informe Harry qu'il «est en querelle
avec sa direction et (qu') il ne peut plus porter beaucoup de profit». Par
ailleurs, nous savons que Panier est suffisamment proche de lui pour s'occuper
de son secrétariat si Harry l'envoie à Londres.
Autant d'indications qui permettent d'identifier André Labarthe, que Panier
a connu au RUP lorsqu'il était «garçon de courses» de Martha Lecoutre.
a Service de renseignement de l'armée française
b Gervaise Dangon, l'épouse de Georges, jouera pendant la guerre un rôle de « boîte aux lettres » entre
deux personnages de premier plan dans notre histoire.
c Aux anciennes dispositions, le décret du 29 juillet 1939 ajoute de nouveaux cas de trahison. Sont
réprimés:
Article 75 : la trahison (proprement dite), soit : port d'armes contre la France – intelligences ayant pour
but de favoriser les armées étrangères – livraison d'un territoire ou d'un matériel – provocation à des
militaires de passer à l'ennemi – intelligence pour but de favoriser, en temps de guerre, les entreprises
d'une puissance étrangère.
Article 79 : atteintes à la sûreté extérieure de l'Etat. Il s'agit d'actes exposant la France à une
déclaration de guerre, d'actes exposant des Français à subir des représailles – de l'embauche de soldats
pour une nation étrangère – de correspondance avec les sujets d'une puissance ennemie – de commerce
avec l'ennemi.
Article 83 : traite des sanctions aux atteintes. Il est précisé que la tentative du délit sera punie comme le
délit lui-même et que le délit commis à l'étranger sera punissable comme le délit commis en territoire
français.
d La totalité des « papiers Robinson » couvre la période allant du 1er janvier 1939 au 24 juin 1941.
Nous ne nous sommes intéressés qu'aux messages envoyés à Moscou depuis la défaite française de juin
1940. Ce sont des extraits significatifs de ces trente-quatre messages que le lecteur trouvera en annexes.
e La pectine est employée comme épaississant et émulsionnant dans l'industrie alimentaire et
pharmaceutique. La fourniture de tels renseignements démontre l'étendue des domaines de recherche de
Harry.
f Mise en place dès la fin de juin 1940, cette commission a en charge toutes les questions relevant de la
collaboration économique entre la France et l'Allemagne, notamment la contribution de l'industrie
française à l'effort de guerre nazi.
g Il est intéressant de noter que la rémunération des espions soviétiques s'est faite la plupart du temps
en dollars. C'était plus pratique, et c'était aussi la marque d'une fascination pour le billet vert. Staline tenta
d'ailleurs d'en faire fabriquer. Dans un message ultérieur, Harry refusera la récompense.
h Tous ces messages sont rédigés en français et reproduits tels quels.
i Ce changement de nom de code répond sans doute à un souci de sécurité.
j Il s'agit toujours de l'ami de M. P., qui travaille auprès de De Gaulle à Londres.
k Harry demande d'informer Maurice Thorez, secrétaire général du PCF, qui s'est réfugié à Moscou,
que M.P. travaille pour le SR. Cela confirme que Robinson peut puiser dans le vivier communiste pour
ses agents et s'appuyer sur les structures du parti pour mener à bien son travail.
l Nouveau changement de code. Dans les messages suivants, M. P. pourra être désigné par Harry
comme Marthe ou Jérôme (et non Gérome, comme Moscou l'écrit par erreur). Il est fréquent, dans
l'espionnage, qu'un agent ait plusieurs noms de code, ce qui rend ces affaires encore plus embrouillées
qu'elles ne le sont.
m La guerre entre l'Allemagne et l'URSS a commencé deux jours auparavant. A partir de ce moment,
les communications avec Moscou se feront par radio.
n Agé de trente ans à la déclaration de guerre, Panier devait obligatoirement rejoindre l'armée le 2
septembre 1939, date de la mobilisation générale.
o Russe d'origine, Soukhomline était très introduit avant guerre à la SFIO. Journaliste, il est considéré
par la police comme un « propagandiste stalinien ». A cette époque, il était lié à Otto Katz. Interné au
camp de Vernet à la déclaration de guerre (comme Olof Aschberg), il est libéré en 1940 sur intervention
politique. Un an plus tard, il va partir pour les Etats-Unis. Il y restera jusqu'en 1944. Nous n'avons pas
fini de le croiser.
p Rappelons qu'ils ont été l'un et l'autre assassinés par le Guépéou après avoir rompu avec Staline
avant la guerre.
Ici Londres, des Français parlent aux Soviétiques
C'est le 24 juin 1940 qu'André Labarthe arrive en
Grande-Bretagne. Quatre jours auparavant, il s'est
embarqué de Bordeaux sur le Casamance, un cargo
à qui le gouvernement français a donné l'ordre de
convoyer jusqu'en Angleterre des officiers et une
centaine de soldats polonais. Accompagné de
Martha Lecoutre et de Stanislas Szymanczyk, tous
deux originaires de Pologne, il a pu se glisser dans le
groupe avec quelques autres civils français. Le jour
du départ, Labarthe s'est présenté comme «directeur
au ministère des Travaux publics». Il est en réalité
«chargé de mission». Il a été nommé trois jours
auparavant, le 17 juin, dans le cabinet dirigé par le
maréchal Pétain.
Pourquoi Labarthe a-t-il choisi de se réfugier à Londres, comme un résistant
de la première heure? Il ne s'en est jamais expliqué publiquement. Par
conviction politique? C'est peu vraisemblable en raison des opinions pro-
soviétiques qu'il affiche à l'époque, et ce malgré l'alliance Hitler-Staline.
«Je le voyais très souvent au début de 1940, témoigne Janine
Bouissounouse . Il incarnait pour moi le meilleur du communisme
166

dont j'avais été très proche jusqu'au pacte germano-soviétique. J'ai


noté la plupart de nos rencontres dans un carnet et je lis, à la date du
27 février, que je lui parle du pacte. Il me répond: "Il ne faut pas le
juger de manière sentimentale. Il faut comprendre. L'URSS doit se
défendre. C'est à elle qu'on voulait faire la guerre. C'est elle la
véritable ennemie de notre monde capitaliste", et il termine ses
longues explications par: "Je voudrais vous rendre la foi." Le 1 juin er

(si je n'avais pas noté tout cela j'en douterais), il me déclarait que tout
allait être fini pour nous très vite, puisque, après une période plus ou
moins longue, Hitler serait vaincu par l'URSS, et il ajouta: "La France
fera la révolution, la situation s'y prête absolument", et il conclut:
"Tenez-vous prête." » 167

S'est-il rendu à Londres sur ordre? On ne peut l'exclure sachant qu'il est
accompagné de Martha Lecoutre (et de Szymanczyk), dont les liens avec
Moscou nous sont connus. Rappelons aussi queRobinson sait, dès juillet 1940,
que Labarthe est en Grande-Bretagne, alors que les liaisons Londres-Paris
sont quasi inexistantes à ce moment-là. Labarthe peut l'avoir informé de ses
intentions (via Martha Lecoutre, par exemple), ou, mieux, Robinson lui avoir
suggéré de se rendre dans la capitale britannique. Nous ne le saurons jamais.
Labarthe, agent soviétique en mission à Londres? L'hypothèse ferait rire
plus d'un de ceux qui l'ont vu débarquer en Grande-Bretagne, alors que la
Résistance balbutiait tout juste autour du Général. L'homme paraît trop
instable pour prétendre jouer un tel rôle, comme en témoigne ce portrait qu'en
fait le colonel Passy, le père fondateur des services secrets gaullistes, le
BCRA.
«Pour ceux qui ne le connaissaient pas, il semblait une étrange figure.
Très brun, mince et de taille moyenne, quarante ans environ, le visage
régulier et particulièrement mobile, mélange de don Juan de salon et
de bonneteur napolitain, il dispensait un indéniable charme étayé par
une intarissable faconde et un extraordinaire don de mime. Les récits
qu'il fait, les aventures qu'il raconte, ou plus souvent qu'il imagine,
sont toujours colorés d'une infinité de détails piquants qui
s'accumulent et s'embellissent tout au long des jours qui passent. Son
père fut-il facteur, sa mère garde-barrière? Je ne l'ai jamais su
vraiment, mais dix fois j'ai entendu leur description, avec des touches
toujours nouvelles qui ajoutaient de l'émotion à de fort vivantes
peintures. Souvent, il se contredisait, mais qui eût résisté au brio de
ses monologues qui faisaient naître des mythes auxquels seul, ou
presque, il croyait, ne fût-ce qu'un instant, mais qui puisaient en son
verbe éloquent et coloré les apparences d'une vie réelle sinon toujours
vraisemblable ?» 168

Le trait est ironique, mais nulle trace, là, de soupçons.


C'est ce Labarthe volubile, brillant, qui plaît au Général quand il le nomme,
en juillet 1940, directeur des armements et des recherches scientifiques à son
quartier Général. Certes, le titre est surtout honorifique, puisque, en guise
d'armements et de recherches scientifiques, la toute jeune Résistance gaulliste
en est plutôt à compter les boutons de culotte des uniformes disponibles.
N'empêche, bardé de ses diplômes, et de sa (petite) expérience ministérielle , il a

appartient au sérail.
«Labarthe est l'un des rares qui aient l'accès direct au Général, précise
Pierre Accoce dans son histoire des Français à Londres. Ce rallié a
débarqué avec l'idée heureuse de coupler les deux portefeuilles (Ndla:
armements et recherches), ce qui coïncide exactement avec les thèses
qu'il (le Général) défend lui-même, pour ce qui concerne la technicité
lié à la guerre (...). De surcroît, l'homme lui plaît. Chez lui, tout
l'amuse: ses mines, l'œil de braise, la bouche mobile, la mèche
belliqueuse, la pipe brandie, l'accent gouailleur .» 169


A cette époque, Labarthe rencontre un témoin de choix en la personne de
Raymond Aron, qui rêvait alors d'en découdre avec l'ennemi. Aron s'était
rendu à Carlton Gardens (le QG de De Gaulle) pour connaître ses ordres dans
le cadre de la future expédition de Dakar (23-25 septembre 1940). Mais
laissons-lui la parole :170

«Je rencontrai à Carlton Gardens André Labarthe, avec ses deux


collaborateurs, Mme Lecoutre et Stanislas Szymanczyk (que nous appelions
Staro), elle, Juive de Varsovie, lui Polonais de la région de Teschen (annexée
par la Pologne en 1939, au moment de Munich). André Labarthe se présenta
comme chargé de cours de mécanique à la Sorbonne. Tous trois se jetèrent sur
moi et déployèrent tous leurs charmes, toute leur capacité de persuasion.
Labarthe dirigeait un service encore fantôme à l'état-major; il avait accès au
Général qui, au début, lui témoigna de la sympathie et le chargea de créer une
revue mensuelle. Il m'affirma qu'il avait lu l'Introduction à la philosophie de
l'Histoire et il me conjura de renoncer à la compagnie de chars et aux calculs
b
de soldes . Ses arguments, le lecteur les devine. Beaucoup d'autres pouvaient
c

me remplacer dans mon travail de comptable, mais combien, en Angleterre, à


ce moment, pouvaient rédiger des articles? Staro, avec cynisme, me lança: "Si
vous voulez la mort d'un héros, vous avez le temps. La guerre ne finira pas de
sitôt." (...).
André Labarthe me séduisit. Il parlait de tout et de rien, d'abondance, avec
charme. Il évoquait, de temps à autre, ses talents de violoniste, enfant virtuose
quand il avait huit ans. Fils d'une mère très pauvre (femme de ménage),peut-
être d'un père illustre (on murmurait Maeterlinck), il excipait volontiers de ses
titres scientifiques. Il avait appartenu au cabinet de Pierre Cot, ministre de
l'Aviation dans le gouvernement du Front populaire; il passait pour un homme
de gauche. Parmi les ralliés de 1940, il faisait figure d'une personnalité de
premier ordre, une brillante carrière lui était ouverte dans le mouvement
gaulliste. »

Après avoir tergiversé trois jours, Aron finit par accepter la rédaction en
chef de la revue La France libre qui connaîtra au fil des mois un joli succès
(76 000 abonnés) et qui attirera des esprits aussi fameux que Romain Gary,
Jules Roy, Albert Cohen, Roger Caillois, pour ne citer qu'eux.
«L'"état-major" de Labarthe comprenait deux personnes, poursuit
Aron, l'une et l'autre hautes en couleur, marginaux à la limite de la
bizarrerie, Staro et Martha (...). Staro était intelligent, d'une
intelligence remarquable qui perçait en dépit de sa peine à s'exprimer,
même en allemand, sa langue de culture (...). Nous signâmes
ensemble un petit livre, L'Année cruciale, demandé par un service
britannique de propagande (...). Du trio, il me semblait, il me semble
encore aujourd'hui, en dépit de ses accès de brutalité, en dépit de son
cynisme, le meilleur – et pas seulement sur le plan intellectuel.
Mme Lecoutre – Lecoutre, auquel elle devait la nationalité française,
vivait quelque part en France – ne manquait certes pas de finesse, de
vitalité, de savoir-faire, d'intelligence. Dans la rédaction, elle exerçait
une sorte de censure et avait à cœur de relire tous les articles et de
suggérer des corrections et des améliorations utiles. Pour le reste, elle
s'occupait des relations publiques de Labarthe et de la revue (...).
La France libre dut ainsi sa naissance et son succès à quatre
"permanents", dont deux n'étaient pas français. Staro fut autant
indispensable que moi, parce qu'il concevait ou rédigeait les analyses
mensuelles de la conjoncture militaire, analyses de stratégie qui, plus
que tous les autres articles, firent la réputation, l'autorité intellectuelle
de la revue. Il ne pouvait se passer de moi. Et tous les deux, Staro et
moi, nous ne pouvions nous passer ni de Martha, l'animatrice et la
responsable des relations publiques, ni d'André Labarthe, capable
d'élans généreux et finalement naïf dans ses ambitions. Sans lui, la
revue n'aurait pas existé, même s'il n'y écrivait pas toujours les articles
qu'il signait. »
Mais Raymond Aron ne restera pas longtemps sous le charme du
vibrionnant Labarthe: «J'en pense trop de bien pour en dire du mal. J'en pense
trop de mal pour en dire du bien», témoignera-t-il plus tard . 171

«Il gaspilla ses chances par excès d'ambition, analyse Aron, par ce que
je puis appeler son anormalité, par sa propension à la paranoïa, à des
propos rarement exacts, presque toujours flottant quelque part entre le
vrai et le faux .» 172

Au premier remaniement de son état-major, de Gaulle se débarrasse de


Labarthe. Là aussi, le charme est rompu. L'intéressé pense que son éviction
résulte d'une méchante cabale menée contre lui dans l'entourage du Général, à
cause de son engagement passé auprès de Pierre Cot. Il va en éprouver une
profonde rancune pour de Gaulle et pour ceux qui le soutiennent. En réalité,
Labarthe est surtout victime de son caractère. «Il n'a jamais pu que sprinter,
faire illusion sur cinquante mètres, dit Pierre Accoce, qui a travaillé avec lui
pendant dix ans. Le drame des instables : ils papillonnent, ce qui masque la
stérilité .» Sur le coup, il séduit; à la longue, il lasse. Voilà la cause de sa
173

disgrâce.
Labarthe fait partie de ces hommes qu'il vaut mieux avoir avec soi que
contre soi. Libéré de l'attache gaulliste, il se révèle nocif dans le milieu des
Français de Londres, agité de jalousies, d'ambitions, d'intrigues, comme chez
tous les exilés du monde. Rejoignant un groupe de journalistes et d'hommes
de gauche, où se trouve en bonne place Pierre Comert, l'ex-ami de
Münzenberg, il n'aura de cesse de déverser sa bile sur le Général.
«De Gaulle est un être menteur, déloyal et déséquilibré, affirme-t-il un
jour devant un représentant du gouvernement britannique. Pourtant,
vous persistez à le considérer comme le représentant de la France.»
André Gillois, qui rapporte l'anecdote, commente: «De tels propos
avaient de fâcheuses résonances dans les milieux politiques et dans la
presse anglaise, où l'on finissait par ne plus savoir démêler la vérité du
mensonge, et où l'on doutait de tout ce qui venait de La France libre . 174

Sa vengeance, Labarthe va la mijoter auprès de l'amiral Muselier, le plus


gradé des militaires qui se sont réfugiés à Londres. A ses côtés, il rêve de
renverser de Gaulle, ou plus exactement de lemarginaliser, quand, en
septembre 1941, le Général décide de créer un Comité national, une sorte de
«gouvernement» de la France libre. Avec l'appui de certains dirigeants
britanniques agacés par l'intransigeance gaulliste, Muselier se verrait bien à la
tête de ce Comité, laissant au Général une présidence honorifique. Son
«gouvernement» est d'ailleurs prêt: la Direction politique, la Propagande et
l'Action en France échoient à Labarthe, qui devient ainsi le numéro deux; la
Marine et les Services secrets vont au capitaine de vaisseau Moullec (par
ailleurs aide de camp de Muselier); les Relations extérieures sont prises en
charge par Maurice Dejean. Une liste intéressante lorsqu'on connaît le dessous
des cartes.

Face à la fermeté de De Gaulle, la cabale échoue lamentablement. Le
Général finit par diriger ce Comité national. Il y intègre, bon prince, certains
des «ministrables» de Muselier (Dejean notamment), mais laisse sur la touche
Labarthe, véritable âme du complot. Poussé par un ressentiment plus exacerbé
que jamais, Labarthe tombera finalement à Alger, en 1943, dans les bras du
général Giraud, le rival de De Gaulle à qui les Américains aimeraient bien
confier les rênes de la France libre.
Alors, Labarthe, agent soviétique en mission à Londres? Son instabilité
chronique, son goût immodéré pour la mystification, son dilettantisme notoire
ne le prédisposent pas à tenir ce rôle. Raymond Aron est d'ailleurs le premier à
le dire :
«Bien longtemps plus tard, en 1979 ou 1980, Henri Frenay m'affirma que
d

Labarthe avait avoué, avant sa mort, qu'il appartenait aux services secrets de
l'Union soviétique. Je ne parviens pas à le croire. Pourquoi, agent soviétique,
aurait-il gâché l'occasion de recueillir, dans les Forces françaises libres, des
informations? Ses démarches désordonnées, son agitation permanente, les
propos qu'il tenait dans les salons, son penchant à l'imagination plus encore
qu'au mensonge, rien de tout cela ne s'accorde avec la conduite d'un agent
soviétique .»
175


Un fin analyste politique ne fait pas forcément un bon connaisseur du
monde secret du renseignement. Certes, si on s'en tientaux apparences,
Raymond Aron pourrait avoir raison. Un espion aurait dû ravaler sa fierté
pour continuer à appartenir au sérail gaulliste. Quel plus beau poste pouvait-il
espérer? Seulement, l'espionnage, qui repose avant tout sur le facteur humain,
n'obéit pas toujours à la logique. L'impondérable comme l'opportunité en sont
partie intégrante. Sans compter qu'en matière de renseignement les apparences
sont forcément trompeuses. Or, dans ce domaine, reconnaissons que Labarthe
a bien su cacher son jeu pour mieux duper son monde.
Le doute n'est guère permis : l'ami de M.P. est bien, en 1940, l'agent
soviétique numéro un dans la communauté française de Londres.

Une première preuve nous en est donnée par les «papiers Robinson». On
sait que l'ami de M.P. occupe en juillet 1940 «des fonctions les plus hautes et
les plus importantes» selon Harry, dans son message à Moscou, mais qu'en
décembre il est «en querelle avec sa direction et (qu') il ne peut plus porter
beaucoup de profit», précise Moscou à Harry. Or, en juillet, Labarthe est
responsable des armements et des recherches scientifiques auprès du général
de Gaulle, alors qu'en décembre il n'est plus (mais c'est encore beaucoup) que
directeur de la revue La France libre, speaker à la BBC et intrigant patenté
auprès de l'amiral Muselier, patron de la marine des Forces françaises libres.
Voilà qui cadre parfaitement.
La seconde preuve, irréfutable, a été fournie par les Américains après
guerre grâce à la découverte d'un livre de code soviétique et au travail d'un
chercheur, Meredith Gardner, travaillant à la National Security Agency
(NSA), l'agence de renseignement la plus secrète des Etats-Unis, chargée,
notamment, de l'interception et du décryptage des messages codés envoyés
partout dans le monde. A l'aide de ce livre et grâce à un remarquable travail
d'analyse, Gardner a réussi à «casser» les codes utilisés par le SR soviétique
pour transmettre à Moscou les informations secrètes. Une découverte capitale
qui fut l'un des secrets les mieux gardés de la guerre de l'ombre que se sont
livrée l'Est et l'Ouest jusqu'à la chute de l'URSS.
Dès le début des années 50, l'opération Venona, comme l'ont baptisée les
services américains, a été déclenchée pour décrypter les milliers de messages
radio qu'envoient à Moscou les espions soviétiques infiltrés de par le monde.
Un gigantesque travail qui a surtout porté sur les messages antérieurs aux
années 50, le KGB et leGRU ayant entre-temps changé régulièrement de code,
comme le font, par sécurité, tous les services secrets.
L'opération Venona a fait trembler Moscou pendant des décennies. Un
vieux message décrypté peut en effet révéler des opérations en cours, tant les
affaires d'espionnage s'inscrivent dans le temps. Et c'est ce qui est arrivé.
Venona a rendu possible le démantèlement du plus grand réseau qu'aient
connu les Etats-Unis : la fameuse filière atomique qui, de Klaus Fuchs à e

Bruno Pontecorvo, en passant par David Greenglass et les époux Rosenberg, a


permis à l'URSS d'accéder au secret de la bombe A américaine. C'est encore
Venona qui est à l'origine de la découverte des «taupes» de Cambridge, après
le décryptage de certains messages du KGB faisant apparaître les noms de
Donald MacLean et Guy Burgess. C'était en 1951. Les deux hommes ont juste
eu le temps de s'enfuir à Moscou. Ils avaient été prévenus par Kim Philby, qui
sera lui aussi contraint de se réfugier en URSS quelques années plus tard.
Enfin, c'est grâce à Venona qu'André Labarthe a été démasqué comme
agent soviétique à Londres.
Le premier à avoir vendu publiquement la mèche est Peter Wright, l'ancien
officier supérieur du contre-espionnage britannique (MI5), qui a connu, en
1987, un joli succès avec son livre de souvenirs, Spy Catcher. Un témoignage
de première main : f

«Après le départ d'Arthur (Ndla: l'un des cadres du MI5), j'ai repris le
programme Venona et engagé une nouvelle révision de tous les matériaux
disponibles pour voir si nous ne pourrions pas en tirer de nouvelles pistes (...). g
Le matériau Hasp du GRU, datant de 1940 à 1941, contenait une somme
d'informations concernant l'infiltration soviétique de divers mouvements
nationalistes et émigrés, qui avaient installé leurs quartiers à Londres durant
les premières années de la guerre (...). L'infiltration la plus grave, en ce qui
concerne le MI5, se trouvait dans le Comité de la France libre dirigé par
Charles de Gaulle. De Gaulle affrontait des complots permanents à Londres,
orchestréspar ses deux adjoints communistes, André Labarthe, un ancien chef
de cabinet, qui était responsable des affaires civiles, et l'amiral Muselier, qui
contrôlait les affaires militaires. A l'instigation de Churchill, le MI5 gardait
l'œil sur ces complots. Churchill ordonna l'arrestation de Labarthe et de
Muselier lorsque de Gaulle partit pour Dakar libérer ces territoires au nom de
la France libre. Mais, en 1964, nous avons déchiffré un document qui montrait
de manière indéniable que Labarthe avait travaillé comme espion soviétique
durant cette période, et, qui plus est, à l'époque où le pacte germano-
soviétique Molotov-Ribbentrop était encore en vigueur .» h


Reprenant ces informations, Christopher Andrew et Oleg Gordievsky
confirment, dans Le KGB dans le monde, que Labarthe a été démasqué grâce à
Venona. Ils s'appuient sur le témoignage d'anciens membres du FBI ayant
travaillé sur les matériaux à décrypter . 176

En fait, Labarthe n'a pas agi seul. Dans cette affaire, il est en quelque sorte
le cerveau qui a choisi les renseignements. Pour les «contacts», il a parfois
laissé sa fidèle complice, Martha Lecoutre, jouer le rôle du coursier.
De juillet à décembre 1940, Labarthe et Lecoutre ont ainsi été en rapport,
successivement, avec au moins cinq officiers du GRU basés à l'ambassade
d'URSS à Londres: Simon Kremer, résident «légal» du SR; Boris Diky,
attaché de l'air adjoint; Nikolaï Aptekar, officiellement chauffeur de l'attaché
naval; Fedor Moskvichev, attaché militaire adjoint, et Nikolaï Timofeïev,
chauffeur de l'attaché militaire . 177


«Nous avons établi la liaison directe avec l'ami de M.P. qui se trouve
actuellement chez de Gaulle», confirme Moscou à Harry, le 20 décembre
1940.
A l'occasion de ces contacts, tous clandestins (cinémas, stations de métro,
jardins publics...), il a été remis, pêle-mêle, à ces officiers du renseignement
soviétique :
divers documents provenant du ministère français de l'Air et qui, avant d'être
transmis aux autorités britanniques, ont été photographiés par le GRU; - les
caractéristiques et les plans d'une mitrailleuse Hispano-Suiza de 22 m/m,
type 400, pris au ministère de l'Air en 1939; - de nombreux renseignements
sur la production aéronautique française; - le nom des sympathisants qui
pourraient être approchés par le GRU à l'état-major de De Gaulle; - des
potins politiques glanés au QG des Forces françaises libres.
Certains de ces renseignements ont été payés par le GRU (par exemple, 50
livres sterling remises en septembre 1940), mais ni Labarthe ni Lecoutre n'ont
été des salariés réguliers du SR soviétique, à l'instar de Panier avec Robinson.
Pour atteindre de telles performances, il faut de l'entraînement. Ce qui
signifie que Labarthe et Lecoutre n'ont pas attendu d'être à Londres pour faire
leurs classes d'agents soviétiques. Pour Martha, on le savait. Pour Labarthe,
c'est certainement au contact, précisément, de Lecoutre – qu'il a connue au
RUP grâce à Staro (il paraît, lui, en dehors du coup) – qu'il a franchi le pas. Il
existe une preuve que Labarthe a été un agent dès l'avant-guerre : il a remis,
en 1939, 10 000 F à un couple nommé Sokol, des communistes d'origine
polonaise (comme Martha Lecoutre) qui deviendront, en 1940, «radios» dans
le réseau de Leopold Trepper . 178

Robinson manipulait-il Labarthe à Paris? Bien sûr, il est devenu son officier
traitant via, au choix, Martha Lecoutre ou Maurice Panier. Cette phrase: «l'ami
de M.P., que nous avons cherché à avoir ici», dans son message du 24 juillet
1940, démontre que Harry contrôlait Labarthe avant le début du conflit. De
même, il ne fait aucun doute que si Labarthe a pris contact avec le GRU de
Londres dès juillet 1940 (le 8, pour être précis), soit quinze jours après son
arrivée, c'est qu'il lui faut remettre des documents du ministère français de
l'Air qu'il n'a pas eu l'occasion de transmettre à temps, en France, à Harry.
Le cas Labarthe est révélateur de la façon de travailler du SR soviétique.
Agent de Robinson, le résident illégal du GRU en France, il est logique qu'il
passe entre les mains du service secret de l'Armée rouge en Grande-Bretagne.
Les premiers renseignements qu'il fournit sur l'aéronautique sont d'ailleurs
pour la plupart d'origine militaire. Ce qui reste vrai jusqu'à la fin de l'année
1940.Après avoir perdu son poste à l'armement et à la recherche scientifique,
Labarthe va diriger la revue La France libre et intriguer auprès de l'amiral
Muselier. Les informations dont il dispose sont désormais d'ordre politique.
Entre donc en scène un nouveau personnage : Veniamin Beletski, officier de
renseignement du KGB (à l'époque dénommé NKVD). Courant 1941, c'est ce
Beletski qui devient l'officier traitant de Labarthe sous le nom de code Albert.
Les informations politiques sont plutôt de l'affaire du NKVD; ce changement
de «maison» est logique. Moscou a choisi Beletski, car il connaît Labarthe.
Les contacts en seront facilités. En poste auparavant en France, Beletski avait
fait partie du commando qui enleva, en plein Paris, le général Miller, en 1937 , i

puis il s'était occupé des livraisons d'armes à l'Espagne républicaine. C'est


dans ce contexte que les deux hommes se sont connus.
De 1941 à 1943, Labarthe et Beletski se rencontreront régulièrement dans
des lieux publics de Londres. Pas seulement pour d'innocentes conversations.
Le Français remettra plusieurs rapports sur la situation politique au sein des
Forces françaises libres, le Soviétique lui demandera de glaner des
informations sur la recherche atomique américaine, sachant Labarthe bien
introduit dans les milieux scientifiques. Parfois, Martha Lecoutre servira de
coursier, apportant à l'occasion quelques renseignements de son cru à Albert.
Comme tout bon agent, André Labarthe a aussi présenté des sympathisants
à Beletski. Parmi eux, le capitaine de vaisseau Moullec, «un homme sombre et
taciturne», comme l'a décrit le colonel Passy dans ses Mémoires. L'aide de
camp de l'amiral Muselier va, à Londres, nouer des liens avec les Soviétiques,
et après guerre, il cautionnera diverses organisations communistes tout en
devenant un membre actif du PCF.
Lorsqu'on en connaît les dessous, l'Histoire réserve de belles surprises. A la
lumière de ce que nous savons maintenant, reprenons le fameux «complot» de
septembre 1941, quand Muselier cherche à prendre la tête du Comité national
de la France libre. Le «gouvernement» choisi par l'amiral comprend pas moins
de trois personnes ayant (ou allant avoir) des liens avec les Soviétiques:
Labarthe, à la Direction politique, la Propagande et l'Action en France;
Moullec à la Marine et aux Services secrets; et Dejean, auxRelations
extérieures, poste qu'il occupera finalement auprès de De Gaulle.
Certes, à l'époque, Maurice Dejean n'est pas encore un agent soviétique. Du
moins l'a-t-on toujours cru. Officiellement (si tant est que pareilles affaires
puissent l'être), Dejean s'est mis au service du KGB, contraint et forcé, à
Moscou à la fin des années 50 quand, devenu ambassadeur de France, il s'est
fait piéger par une actrice russe . La vérité telle qu'on peut maintenant la
a

révéler, grâce aux archives soviétiques, n'est pas si simple: Maurice Dejean a
été recruté en 1943, à Alger, lorsqu'il était membre du Comité français de
libération nationale mis en place par de Gaulle. Il a été approché à ce moment-
là par le SR soviétique, qui savait déjà qu'il était une «cible» potentielle, c'est-
à-dire quelqu'un susceptible de travailler pour Moscou. Et qui avait pu
informer le KGB? Labarthe, évidemment, qui, à Londres, a fourni à Beletski
une liste de «sympathisants ». Quant au piège de Moscou, à la fin des années
b

50, il a été monté parce que, dans un sursaut d'honneur, Son Excellence
l'ambassadeur de France ne voulait plus travailler pour le SR soviétique. On
l'y a donc contraint.
Le cas Labarthe démontre qu'un espion à la bonne place, c'est un peu
comme une cellule maligne dans un corps sain, il finit par proliférer, par aider
au recrutement d'autres agents. Un travail de sape qui peut occasionner des
dégâts plus considérables encore que la communication de renseignements pas
toujours confidentiels. André Labarthe, qui poursuivra sa carrière d'agent
soviétique à Alger, en 1943, et bien au-delà, nous donnera l'occasion de
l'illustrer.
a Il a été chargé de mission au sous-secrétariat à la Recherche scientifique dans le gouvernement Blum,
du 14 mars au 10 avril 1938.
b Paru en 1938, aux éditions Gallimard, ce livre avait fait connaître Raymond Aron dans les milieux
intellectuels.
c Voulant combattre, Aron avait été chargé d'administrer les comptes d'une compagnie de chars !
d Henri Frenay a été l'un des premiers résistants de l'intérieur en fondant le mouvement Combat. Il s'est
intéressé à Labarthe dans le cadre de l'enquête qu'il a faite pour son livre sur L'Enigme Jean Moulin, op.
cit. Nous y reviendrons.
e Nous reviendrons dans l'épilogue sur l'affaire Fuchs, qui touche, par un biais, notre histoire. Une
preuve de plus que, dans le monde du renseignement, tout est souvent imbriqué.
f L'extrait que nous reproduisons provient de la version originale du livre de Wright (Vicking Penguin
Inc., New York). Les éditions Robert Laffont qui ont traduit l'ouvrage ont caviardé les noms.
g Les services secrets américains et britanniques ont travaillé ensemble pour le décryptage des
messages soviétiques dans le cadre de l'opération Venona.
h Peter Wright, qui n'est pas un spécialiste de la France, commet plusieurs erreurs : Labarthe, qui n'a
jamais été directeur de cabinet, ne dirigea pas les affaires civiles ; quant à Muselier, il avait en charge la
Marine et non pas toutes les affaires militaires. Enfin, si l'amiral a bien été arrêté un moment par les
Britanniques (suite à une cabale contre lui), ce ne fut jamais le cas pour Labarthe.
i Responsable d'une association d'anciens gardes blancs, le général Miller a été emmené de force de
France en URSS, par bateau, pour y être liquidé dans les caves de la Loubianka, le QG du NKVD.
Les vérités de Venona
«L'effervescence qui anime Londres en ce mois de
juillet 1940 prélude, tous les témoins le sentent, à de
grands événements, écrit Pierre Accoce dans son
histoire des Français à Londres . Un personnage 179

l'affirme, qui brûle deles partager dans la capitale


anglaise, où il s'est rendu à la fin juin. Il veut à tout
prix participer: Pierre Cot. Il ira jusqu'à adjurer le
général de Gaulle de l'utiliser à n'importe quelle
tâche, "même balayer l'escalier" à Saint Stephen's
House. Malgré ses supplications, Charles de Gaulle
refuse, estimant qu'il est "trop voyant pour que cela
fût désirable". Le seul volontaire, à notre
connaissance, que le Général ait récusé ! »

En Grande-Bretagne, où il est arrivé le 21 juin 1940 à bord du SS Madura


muni d'un passeport diplomatique que lui a délivré le ministère des Affaires
étrangères à Bordeaux, Pierre Cot a été précédé par sa (mauvaise) réputation
politique. Accusé depuis des années, par la droite et l'extrême droite, d'avoir
bradé l'aviation française sous le Front populaire, l'ex-ministre de l'Air est un
rallié encombrant pour le général de Gaulle, alors que la bataille de France
vient d'être perdue à cause, en partie, de la suprématie allemande dans le ciel.
Ayant été un partisan déclaré de l'alliance franco-soviétique pendant des
années, il est aussi regardé avec suspicion quand la guerre apparaît une
conséquence immédiate du pacte Hitler-Staline d'août 1939.
Ce pacte, pourtant, Pierre Cot l'a condamné sans ambages dès sa signature,
se distinguant, sur cette question cruciale, de son ami Labarthe.
«Le monde entier s'indigne de la volte-face soviétique, a-t-il écrit dans
L'Œuvre du 28 août 1939. Ceux qui luttent contre le fascisme ont eu
l'impression de recevoir un coup de couteau... Staline, lui, n'a pas fait
de sentiment, mais un froid calcul. Je pense que ce calcul est faux et
que Staline sera le mauvais marchand de sa triste opération. Cette
opération, c'est un Munich à rebours, mais un Munich aggravé et sans
excuse .»
180


Londres ne veut pas de lui? Pierre Cot choisit l'Amérique. Le 23 août 1940,
il débarque à Québec, d'où il gagne immédiatement les Etats-Unis. Pour lui,
c'est le point de non-retour, alors que le gouvernement de Vichy a commencé
son procès (comme aux autres responsables du Front populaire), qui le
condamnera à être déchu de tous ses titres et même de la nationalité
française !
La rebuffade du Général ne va pas précipiter pour autant Pierre Cot dans le
camp antigaulliste, puissant aux Etats-Unis. Politicien avisé, il comprend qu'il
faut jouer la carte de ce militaire qui a sauvél'honneur de la France, même si,
c'est évident, il ne partage pas ses idées. Dans un premier temps, en tout cas,
Cot se garde d'avoir des activités trop politiques. Il doit d'abord trouver un
moyen de subvenir aux besoins de sa famille (sa femme et ses deux enfants
sont près de lui), même si, du côté de son épouse, il possède quelque argent.
Tout au long de ces années d'exil, les Cot séjourneront à New Haven
(Connecticut), dans le Maryland, à Washington, à New York. Lui fréquentera
assidûment la bibliothèque du Congrès, à Washington, sans doute pour
préparer son ouvrage sur Le Procès de la République, qui sera édité outre-
Atlantique en 1944 . 181

C'est seulement au début de 1941 que Pierre Cot commence à se manifester


publiquement. On le retrouve à la tête d'une nouvelle association, France for
ever, qui se propose de diffuser la propagande française aux Etats-Unis. Sont
membres du bureau, à ses côtés, Lucien Vogel, ancien patron de presse ami de
Münzenberg, Henri Laugier (un autre proche de Münzenberg), ex-secrétaire
d'Yvon Delbos, qui fut, entre autres, ministre des Affaires étrangères, et Louis
Dolivet, tout juste arrivé de France . En ce début de 1941, Dolivet habite
c

d'ailleurs en partie avec les Cot à New Haven.


En mars 1941, c'est la création de la Free World Association dont les statuts
seront enregistrés officiellement le 31 juillet. On y retrouve les mêmes noms,
avec Dolivet au poste de secrétaire général. La nouvelle association se
propose d'organiser et de soutenir des mouvements clandestins en Europe . En d

avril, Pierre Cot et Louis Dolivet envoient le pasteur Howard Brooks en


mission en France pour prendre contact avec certains de ces mouvements
clandestins. Brooks appartient à l'Unitarian Service Committee (USC), une
organisation américaine d'aide aux réfugiés pas si neutre qu'il y paraît. Nous y
reviendrons L'association crée une revue, Free World, dont la tenue
intellectuelle fera l'admiration de la communauté française aux Etats-Unis.
Pierre Cot y publie des analyses remarquées. La revue est en grande partie
financée par Olof Aschberg, le «banquier rouge», lui aussi réfugié aux Etats-
Unis. Enfin, pour compléter ce tourd'horizon, précisons que Geneviève
Tabouis, elle aussi installée outre-Atlantique, milite pour sa part contre de
Gaulle dans son journal Pour la Victoire.
Tout au long de la guerre, «l'encrier de Staline» se montrera d'ailleurs digne
de ce surnom. Prenons un exemple, tiré du livre qu'elle publie à New York en
1942 sous le titre Ils l'ont appelé Cassandre. Au passage, elle y évoque
Münzenberg, devenu le paria du mouvement communiste international (après
l'avoir si bien servi) depuis son exclusion du PC allemand, en 1937. Willi
pourtant n'en continue pas moins son combat contre le nazisme, mais sans les
fonds de Moscou. Il publie l'hebdomadaire Die Zukunft (l'Avenir) dirigé un
temps par Arthur Koestler. Pendant la campagne de France, en mai-juin 1940,
il est interné par la police française comme tous les citoyens allemands
séjournant sur le territoire. On l'expédie à Chambaran, un ancien camp
d'entraînement pour l'artillerie, au sud-est de Lyon. Le 20 juin, tous les
internés sont finalement libérés. Münzenberg choisit la Suisse pour être libre.
Il prend la route, avec un jeune homme de vingt-cinq ans rencontré au camp.
Plus personne ne le reverra vivant. On découvrira son cadavre fin octobre,
près de Saint-Marcellin, dans l'Isère, non loin de la frontière. Suicide, selon le
rapport de police . Devenu un opposant déclaré à Staline (il a fermement
182

dénoncé le pacte germano-soviétique) et surtout détenteur de trop de secrets


sur le Komintern, Münzenberg a été assassiné par le NKVD, ou encore par
quelques communistes français qui avaient reçu l'ordre de liquider les
adversaires à la juste ligne du camarade Staline. La version des faits que
donne Geneviève Tabouis n'est pas conforme à la réalité. Dans son livre, elle
salit la mémoire de Münzenberg, comme Moscou le souhaite :
«Tout Paris savait que Münzenberg était un agent de la police qui avait
remis une liste de tous les Allemands antifascistes de Paris et qui était
responsable de nombreuses arrestations. Plus tard, j'ai d'abord entendu que
Münzenberg avait connu une triste fin, puis, dans un second temps, qu'il avait
réussi à s'échapper. D'autres disaient qu'au moment de la guerre, quand les
réfugiés de toutes tendances ont été internés sans distinction, il s'était retrouvé
dans un camp avec plusieurs émigrés allemands qui avaient été arrêtés à cause
de lui. Il réussit à s'échapper du camp, mais, quelques jours plus tard, les
autorités l'ont retrouvé, poignardé par ses anciens amis.»
Fidèle en amitié, Geneviève Tabouis continue d'être en contact avec Otto
Katz, qui, lui, est toujours en odeur de sainteté à Moscou . Après avoir fui la
e

France occupée, Katz a gagné le Mexique, base arrière du Komintern et du


NKVD pour toutes les actions subversives en direction des Etats-Unis. Repéré
comme agent important de l'Internationale, accusé de détournement de fonds
par l'ancien gouvernement espagnol, qui a déposé une plainte contre lui,
comme nous l'avons vu, il ne peut pas mettre les pieds aux Etats-Unis.
Qu'importe. De l'autre côté du rio Grande, Katz édite L'Allemagne libre. C'est
la partie visible de son organisation, qui contrôle de nombreuses revues et des
journaux, comme il l'a fait en France, en les finançant. Tabouis et Cot écrivent
parfois dans cette presse.
Tout le monde finit donc par se retrouver: Dolivet, Aschberg, et Katz pour
le «noyau dur», avec Vogel, Laugier, Tabouis et Cot, qui gravitent autour.
Rien de compromettant. L'ancien ministre de l'Air, qui donne (gratuitement)
des conférences à l'université Yale ou qui collabore à l'Ecole libre des hautes
études de New York, semble plus attiré par une carrière universitaire que par
les démons de la politique en dehors de ses commentaires d'actualité, dans
Free World ou ailleurs. On pourrait croire Pierre Cot rangé, assagi, s'il
n'existait une ombre, de taille, à ce tableau.
C'est par Martha Dodd, épouse Stem, que l'ancien ministre de l'Air va
retomber dans les rets du SR soviétique.
Martha Dodd est la sœur de William Dodd, qui a travaillé au secrétariat
international du RUP. Nous savons aussi que Louis Dolivet était en rapport
avec elle, dès 1937 (voir quatrième partie). De l'anecdote, en apparence.
Fille de l'ambassadeur américain à Berlin, de 1933 à 1937, c'est à cette
époque, et dans cette ville, que Martha Dodd a été recrutée par le SR
soviétique. Tombée amoureuse d'un officier du NKVD en poste à l'ambassade
d'URSS, elle vole pour lui des dossiers secrets à son père et rapporte
régulièrement les conversations de l'ambassade . Le patron du NKVD à
183

Berlin s'appelle alors Vassili Zaroubine, un «individu corpulent, joyeux, assez


sympathique»,comme le décrit Elisabeth Poretski, qui l'a bien connu . Dodd 184

et Zaroubine font connaissance. Il se peut même qu'elle l'aide à se procurer un


vrai-faux passeport américain au nom d'Edward Joseph Herbert. Sous ce nom,
de 1934 à 1937, Zaroubine se rend en tout cas souvent aux Etats-Unis.
Au cours de ces années, Zaroubine, alias Herbert, n'attire pas l'attention du
FBI. Sa couverture est parfaite (il travaille pour l'Armtorg, une organisation
chargée du commerce avec l'URSS), mais, surtout, la police fédérale ignore
alors tout de l'espionnage soviétique. Zaroubine en profite pour tisser un
réseau qui lui sera utile par la suite.
C'est fin 1941 que Zaroubine commence à intéresser les autorités
américaines. Il débarque à Washington le jour de Noël, sous une nouvelle
identité, Vassili Zoubiline, troisième secrétaire de l'ambassade d'URSS. Une
couverture légale pour lui permettre de prendre la direction des réseaux
d'espionnage du NKVD aux Etats-Unis. Il est le résident, comme on dit. En
plus de son fils, Peter, il est accompagné de sa femme, Elisabeth, dite Lisa,
membre, elle aussi, du SR soviétique:
«Lisa Zaroubine appartenait à ceux que nous appelions "les leurs",
témoigne Mme Poretski, ceux à qui Moscou confiait les tâches que les
communistes n'auraient jamais accomplies, ceux sur qui le NKVD comptait
pour les cambriolages, les enlèvements et les meurtres .» 185

La pénétration soviétique aux Etats-Unis, pendant la guerre, a été


considérable, comme nous aurons l'occasion de le voir. Pour l'heure,
intéressons-nous à Martha Dodd. Dès le début de 1941, elle est en contact
avec Pierre Cot. L'a-t-elle connu au temps du RUP à Paris ou est-ce Dolivet
qui, habitant en partie chez les Cot aux Etats-Unis, l'a présentée à l'ancien
ministre? Nous l'ignorons. Quoi qu'il en soit, le couple Martha Dodd-Alfred
Stern fréquente régulièrement le couple Cot, ce qui, bien entendu, n'est en rien
répréhensible. Jusqu'à l'arrivée de Vassili Zaroubine-Zoubiline.
Martha Dodd présente son ancien complice de Berlin à Pierre Cot au début
de l'été 1942. Et c'est ainsi que Zaroubine devient, et ce jusqu'à son départ, en
août 1944, l'officier traitant de l'ancien ministre de l'Air. Il est secondé,
parfois, par l'un de ses adjoints, Vladimir Pravdine. Des contacts si discrets
que le FBI n'en a pasvent. Il faudra attendre l'opération Venona pour que la
vérité éclate, bien des années plus tard.
Le code soviétique «brisé» par Gardner et son équipe, les Américains ont
pu décrypter des milliers de messages du NKVD et du GRU qui avaient été
enregistrés pendant des années, connaître ainsi une multitude de rendez-vous
secrets et identifier des centaines d'agents. Au cœur de ce fatras de
découvertes formidables, les contacts clandestins de Pierre Cot avec le
résident du NKVD Zaroubine (et son adjoint Pravdine) pendant la guerre.
Peter Wright, une fois de plus, vend la mèche dans ses Mémoires :
«Le Venona américain contenait aussi des matériaux sur l'infiltration
soviétique de la France libre. La CIA n'avait effectué aucun travail sur eux,
soit parce qu'elle pensait que c'était trop ancien, soit parce qu'elle ne disposait
de personne qui connût assez bien l'histoire française. En les étudiant, j'ai
découvert que Pierre Cot, ministre de l'Air dans le cabinet Daladier, avant
guerre, était aussi un espion russe actif .»
f


Et quel genre de renseignements Pierre Cot remet-il à Zaroubine? Des
informations sur la communauté française aux Etats-Unis, des analyses sur la
politique suivie par la France libre, des rapports sur la situation mondiale,
comme l'illustre, par exemple, cette note trouvée dans les archives soviétiques:
«Message de l'Ikki (Ndla: comité exécutif du Komintern) au camarade
Dimitrov.
Nous vous envoyons le rapport de Pierre Cot sur la situation internationale
avec perspectives de développement. Rapport que nous avons reçu par
télégraphe sous forme comprimé. Ce rapport a été fait sur proposition du
camarade Browder (Ndla: secrétaire général du PC américain) sur la base des
matériaux et des observations personnelles de Pierre Cot. Dès que nous aurons
le texte intégral nous vous le ferons parvenir.
21 février 1943 Fitine»

Ce rapport, remis au secrétaire général du Komintern, Dimitrov, a été
télégraphié sous forme comprimé (c'est-à-dire codé) par le canal de Pavel
Fitine, qui est, à ce moment-là, responsable de l'INO,la section chargée du
renseignement politique, à l'étranger, du NKVD. En somme, le patron à
Moscou du résident Zaroubine aux Etats-Unis.
Venona apporte la preuve que Pierre Cot est en contact avec le NKVD à
partir de juillet 1942, soit plus d'un an après que l'URSS est entrée en guerre,
forcée par l'invasion allemande du 22 juin 1941. Elle est désormais l'alliée des
Occidentaux. Peut-on encore parler de trahison? Poser la question ainsi, c'est
fausser le problème. En premier lieu, l'URSS, surtout en matière de
renseignement, n'a jamais été un allié honnête, comme nous allons le voir.
Ensuite, un acte d'espionnage se qualifie tout autant par le contenu des
informations livrées au représentant de la puissance étrangère que par la
nature des contacts entretenus avec ce même représentant. Du côté des
renseignements, ceux qui sont livrés par Pierre Cot intéressent bigrement le
SR soviétique, notamment lorsqu'ils portent sur la communauté française. A
partir d'eux, le SR déterminera des «cibles» qui seront ensuite approchées et,
qui sait? recrutées . Exactement comme il a été fait avec les informations
g

données par Labarthe à Londres. De plus, remettre des rapports écrits,


spécialement rédigés pour cela, au représentant d'une puissance étrangère, est
un acte d'allégeance indiscutable lorsqu'il s'accompagne, de surcroît, de
moyens de transmissions clandestins avec le «cérémonial» d'usage (rendez-
vous secondaire, boîte aux lettres, etc.). Tout cela stigmatise des méthodes qui
appartiennent bien au monde secret du renseignement.
Pierre Cot a mis le doigt dans l'engrenage depuis longtemps. Une fois
«ferré» par le SR soviétique, nous savons qu'il est quasi impossible pour un
agent de s'en libérer. Ou alors il le paie, comme Maurice Dejean. Nous
verrons qu'après guerre Cot continuera sur cette voie, conformément aux
convictions pro-soviétiques qu'il a toujours défendues. Car l'ex-ministre de
l'Air a, en fait, seulement interrompu ses relations avec le SR soviétique d'août
1939 (pacte germano-soviétique) à juillet 1942, début de sa manipulation par
Zaroubine .h

Il existe trois preuves de la collaboration secrète de Pierre Cot avec Moscou


avant 1939.
La première remonte justement à l'avant-guerre, quand Walter Krivitsky,
cet officier supérieur du Guépéou (ancêtre du NKVD et du KGB) passé à
l'Ouest en 1937, le désigne comme «un agent payé par les Soviétiques». Mais
personne, à l'époque, ne prête attention à cette révélation faite aux Etats-Unis . i

La deuxième preuve, datée de 1945, est plus spécieuse, venant de la part


d'un ancien responsable de la Gestapo à Paris, Arthur Pfannstiel, interrogé par
la police française:
«Certains documents trouvés au domicile de personnalités ont permis
d'établir les faits suivants: Pierre Cot, ancien ministre de l'Air, avait à son
domicile des reçus établissant de façon certaine qu'il avait touché de grosses
sommes d'argent des soviets pour financer sa dernière campagne électorale
d'avant guerre. »

Enfin, c'est Anatoli Golitsine, un officier du KGB qui s'est réfugié aux
Etats-Unis en 1962, qui affirme à son tour que Pierre Cot a été recruté comme
agent avant 1939. Golitsine, qui a été un transfuge controversé dans le monde
du renseignement, a tout de même permis d'identifier plusieurs «taupes» dans
divers pays occidentaux, dont Georges Pâques, l'espion le plus important
jamais arrêté en France . j

Qui manipulait Pierre Cot avant guerre? Impossible de répondre avec


précision à la question, mais il est plus que probable que l'honneur en soit
revenu à Robinson. Nous savons Harry très introduit dans le milieu de
l'aéronautique, comme en témoignent ses messages. Nous savons aussi qu'il a,
avant guerre, fréquenté le Cercle des Nations et travaillé ce milieu des
pacifistes radicaux dont Pierre Cot a été le chef de file. C'est son «vivier».
Donc, si le ministre est «ferré» à ce moment-là, Harry est le pêcheur. Cot n'a
peut-être jamais rencontré Robinson directement, sa manipulationpouvant se
faire par personne interposée, agissant pour le compte de Harry. Nous ne
pourrons jamais le savoir, seuls les deux intéressés auraient pu nous éclairer
sur ce point (ce genre de détail ne figure pas dans les dossiers soviétiques).
Deux fois il est question de Pierre Cot dans les «papiers Robinson».
D'abord, le 4 avril 1941:
«Nous avons eu l'occasion de regarder une partie des papiers personnels de
Cot, et je vous adresse une copie des documents les plus intéressants. Il n'y a
eu aucune dépense. »

Dix jours plus tard, le 15 avril, il précise:


«J'ai toutes les raisons de croire que les Américains organisent un service
d'information. Ainsi, un de leurs informateurs qui se trouve actuellement à
Paris, un ancien collaborateur de Cot, a pu venir ici avec des documents faux
fournis par un service américain.»

Robinson a bien accès au cercle des intimes de l'ancien ministre de l'Air. Il
faudra nous en souvenir en temps voulu.
a Je raconte en détail cette histoire dans Le KGB en France, dans le chapitre intitulé « Piège pour un
ambassadeur ».
b Après ses déboires moscovites, qui lui ont coûté son poste d'ambassadeur, en 1964, Maurice Dejean
n'a pas tenu rigueur au KGB de l'avoir piégé. Il a ensuite été membre de la direction de l'association
France-URSS et dirigé une fabrique de montres à capitaux soviétiques.
c Dolivet a quitté la France le 13 décembre 1940 grâce à un passeport obtenu par l'intermédiaire d'un
ami, colonel de l'armée de l'air à Toulouse. Encore la filière de l'aviation...
d Selon The New Republic, qui rend compte de l'initiative dans son édition du 11 août 1941. Vassili
Soukhomline, qui a connu Maurice Panier dans la galerie du boulevard du Montparnasse, arrive à ce
moment-là aux Etats-Unis. Il rejoint de suite l'association.
e Otto Katz tombera finalement en disgrâce en 1946. Devenu responsable de la rubrique étrangère de
Rude Pravo, l'organe du PC dans la Tchécoslovaquie socialiste, il va perdre son poste et finir, en 1952,
par être happé par le procès Slansky (immortalisé par L'Aveu ). Il sera pendu avec les autres dignitaires
du parti.
f Dans la version française des Mémoires de Wright publiée chez Robert Laffont, le nom de Cot a
également été caviardé.
g J'ai longuement expliqué, dans Le KGB en France, comment les Soviétiques s'y prenaient pour
recruter des agents occidentaux à partir des informations dont ils disposaient. Voir, notamment, la
troisième partie intitulée « L'effet MICE ».
h Nous ne parlons ici que des contacts avec le SR. Pierre Cot a renoué avec l'URSS dès août 1941 en
rendant visite à l'ambassadeur soviétique aux Etats-Unis, Constantin Oumanski. Puis, fin décembre 1941,
il est reçu par le nouvel ambassadeur, Maxime Litvinov.
i Krivitsky parlera aussi de deux agents travaillant au ministère britannique des Affaires étrangères.
Les indications qu'il fournit alors auraient pu permettre d'identifier MacLean et Philby avant guerre.
Mais, là encore, on n'a pas tenu compte de son témoignage.
j Georges Pâques, qui a été recruté par le KGB à Alger en 1943, a occupé plusieurs postes de
responsabilité dans divers gouvernements de la IVe République avant de diriger le service d'information
de l'OTAN, au moment de son arrestation, en 1963.
Doubles jeux
Le dernier message qu'envoie Henri Robinson par le canal de l'ambassade
d'URSS est daté du 24 juin 1941. Il s'achève ainsi :
«Je ne veux pas écrire plus longuement, tant que je ne sais pas si ce
mot va partir. En tout cas je resterai à mon poste et bientôt vous aurez
de mes nouvelles. Le poing abattra la main tendue. Toute la France
qui pense et qui travaille est avec vous. Depuis 48 heures la France
respire, car elle sait que cette fois-ci on mettra fin à un régime qui n'a
que trop longtemps existé.
Toutes les bonnes choses pour vous tous. H.

Pour Harry, l'opération Barberousse, qui met brutalement fin à l'alliance
Hitler-Staline, est une délivrance.
«Quand il y a eu le pacte germano-soviétique, il n'était pas d'accord,
témoigne Nina Griotto. Mais il a pensé que çane durerait pas
longtemps et il n'a pas critiqué Staline. "Bientôt, ça se tapera dessus,
et tu verras comment", a-t-il dit un jour à Dino, mon mari. Après
Barberousse on écoutait les nouvelles à la radio. Jacques était comme a

fou. Il ne mangeait plus. Ces journées-là, on les a vécues avec les


Russes. »

Trois millions d'hommes, 3 350 blindés, 7 000 canons, 2 000 avions, 600
000 engins roulants, ce sont les forces que Hitler a engagées dans la bataille,
le 22 juin 1941. Le nom de code Dortmund a mis en branle cette gigantesque
armée à 3 h 30 du matin. Du côté des Soviétiques, la surprise est totale. «On
nous tire dessus, qu'est-ce qu'on doit faire? demande par radio un poste
avancé. – Tu déconnes complètement. Pourquoi t'émets pas en code?» lui
répond-on à l'autre bout.
A 4 heures, l'ambassadeur d'Allemagne à Moscou, von der Schulenburg,
remet à Molotov la déclaration de guerre. «L'Allemagne a attaqué un pays
avec lequel elle avait conclu un pacte de non-agression et d'amitié, réplique le
vice-président du Conseil soviétique. Jamais une telle chose ne s'est produite
dans l'histoire. Nous n'avons pas mérité cela.»
Un quart d'heure auparavant, à 3 h 45, le général Gueorgui Joukov, chef
d'état-major soviétique, a téléphoné à Staline, dans sa villa de Kountsevo, à
une dizaine de kilomètres de Moscou, pour l'informer de l'attaque allemande.
Il y eut un long silence, entrecoupé par la lourde respiration du dictateur.
Sur le front, la débâcle est totale. En quelques heures, l'aviation allemande
détruit au sol 1 200 avions soviétiques. Les unités blindées et les troupes
mobiles progressent sans renconter de résistance. Dans la matinée, le bureau
politique se réunit à Moscou. Staline y assiste, sans dire un mot. Le teint
blafard, il fait machinalement tourner sa pipe éteinte dans ses mains.
Il va rester prostré ainsi pendant plus d'une semaine, et c'est seulement le 3
juillet qu'il s'adresse à la nation d'une voix brisée: «Camarades, citoyens,
frères et sœurs... Je vous parle mes amis .» 186

«Pour Staline, la catastrophe en marche disait la fin du dieu terrestre


qu'il s'imaginait être, pense le général Volkogonoff dans la biographie
qu'il lui a consacrée. Le "Chef" tombait de plus haut que les autres.
Pour l'hommequi avait cru en son caractère exceptionnel, en sa
sagacité et en sa prédestination, l'abîme qui s'ouvrait était sans fond .» 187


Au total, du début de mars 1941 à ce funeste 22 juin, Staline a reçu 84
«avertissements» successifs, venus de tous les réseaux du GRU et du NKVD,
prouvant que l'Allemagne avait l'intention de rompre le pacte d'août 1939 . Il a b

rejeté ces preuves comme autant de «provocations britanniques», puisque seul


Londres aurait eu intérêt, selon lui, à monter l'un contre l'autre les deux frères
en dictature. En réalité, Staline a toujours pensé qu'il romprait, le premier,
l'alliance si bénéfique. Il a été pris de vitesse. D'où la débâcle de l'Armée
rouge, certes décapitée par les purges, mais aussi absolument pas organisée
pour se défendre. Selon la stratégie du «brise-glace» déjà évoquée, les troupes
soviétiques auraient dû attaquer l'Allemagne une fois Hitler affaibli par sa
guerre contre l'Angleterre.
Cette guerre, Robinson a été chargé de la préparer, à sa façon, sur son
terrain:
« Cher Harry,
(...) Comme suite à votre lettre du 30/10 concernant la question du
recrutement, nous précisons que le centre de gravité de ce travail doit
être reporter par vous, sur le recrutement des personnes au milieu des
Français qui doivent être envoyés dans les usines d'Allemagne. Un tel
recrutement est considérablement facilité à cause de vif
mécontentement des larges masses de la population à l'égard des
Allemands, et du désir sincère de quelques-uns entre eux de venger les
Allemands des souffrances morales et matérielles causés par eux.
Auprès des clients recrutés sur cette base, il faut poser la tâche de faire
une information systématique et complète (les dessins, schémas,
description, échantillons des détails, etc.) concernant les objets
militaires.
Nous indiquons dans l'annexe les usines allemandes qui nous
intéressent, à titre de votre orientation seulement.
Il faut prendre les renseignements biographiques complètes et rédiger
les caractéristiques sur les clients recrutés. Il faut convenir avec eux
les lieux de rendez-vous et les mots d'ordre. Tout ce matériel, ainsi
que les signalements de client et sa photo, il faut envoyer à nous.
Les tâches concrètes les recrutés recevront en Allemagne même.
Informez nous d'une manière systématique sur le cours de
recrutement, en se servant du chiffre que vous avez.
Nous soulignons que nous attachons une très grande importance à ce
travail et nous espérons que vous remplissiez avec l'honneur cette
mission (...)
Bien cordialement à vous.
20/12/40 Zoumar » c

Le 10 janvier suivant, Harry expose les difficultés qu'il rencontre pour


remplir pareille mission :
«Mes chers amis,
(...) Naturellement j'ai déjà cherché à trouver de ces éléments, mais les
conditions ne se présentent pas si facilement que cela pour nous. Les
conditions ne se présentent pas si facilement que cela pour nous. Les
départs ont lieu de façons différentes. Il y a les ouvriers spécialisés
chômeurs, qui ont été tout simplement embarqués aux bureaux de
chômage et ensuite il y a les ouvriers qui se sont fait inscrire
volontairement.
Les premiers partent sans savoir où et il faut des fois bien longtemps
avant que la famille reçoive des nouvelles. Ceux-ci sont généralement
envoyés dans des grandes usines transformées en dortoirs et là ils sont
transportés tous les jours sur les lieux de travail. Jusqu'ici je n'ai pas
trouvé un ouvrier qui ait travaillé dans une grosse usine de guerre
proprement dite. Toutefois, il doit y en avoir, car on m'a dit qu'il y
avait des ouvriers envoyés dans les environs de Berlin (suite illisible).
Avec mes meilleures salutations. Votre H.»

Sachant l'importance qu'y accorde Moscou, Robinson reviendra plusieurs


fois sur ce recrutement des ouvriers en partance pour l'Allemagne dans le
cadre du Service pour le travail obligatoire . d

Dès la fin de 1940, le GRU a donc envisagé de créer un réseau d'espionnage


dans les usines de guerre en Allemagne avec des travailleurs français (il s'agit
bien d'espionnage lorsque le Centre recommande à Harry de prévoir les lieux
de rendez-vous, les mots d'ordre [de passe] pour les contacts, et qu'il passe
commande des renseignements l'intéressant). Il fallait, en somme, mettre en
place une «cinquième colonne» telle que la propagande nazie l'a par la suite
dénoncée.
L'URSS n'a pas été un allié plus loyal avec les Occidentaux, après
l'opération Barberousse, qu'elle ne l'avait été, auparavant, avec l'Allemagne.
Son double jeu a été permanent. Pourtant, sans l'aide britannique et
américaine, Moscou aurait été vaincu et le communisme défait.
En un an, de juin 1941 à juin 1942, ce sont 3 000 avions, 4 000 chars, 30
000 véhicules motorisés, 42 000 tonnes de carburant pour avions, 66 000
tonnes d'essence, 800 000 pièces d'artillerie, de la nourriture, de l'outillage
qu'acheminent les convois de la Royal Navy. Les ports soviétiques où ce
matériel est déchargé ont souvent abrité, quelques mois auparavant, les sous-
marins allemands qui attaquaient ces mêmes navires britanniques!
L'aide américaine est plus considérable encore:
«Environ 2 000 locomotives, 375 000 camions, 52 000 Jeep, près de 4
millions de pneus, 35 000 motocycles, 415 000 appareils
téléphoniques, 15 millions de paires de bottes, 4 millions de tonnes
d'aliments, des machines-outils pour 500 millions de dollars et des
matières premières pour 2 milliards et demi de dollars, sans compter
les avions de chasse nocturne et l'essence en haute teneur d'octane que
les Russes étaient incapables de produire . » 188

«Fait caractéristique, précise Boris Souvarine: Staline fit effacer les


marques d'origine, sur le matériel américain, pour leur substituer des
inscriptions en langue russe . » 189


Le président Roosevelt étend la loi prêt-bail à l'URSS, ce qui permet à
Moscou d'obtenir des Etats-Unis plus de matériel que la Grande-Bretagne n'en
aura jamais reçu tout au long du conflit. Comble du cynisme, cette aide ne va
pas seulement servir à l'effort de guerre contre les nazis. Des camions
américains seront utilisés pour la déportation de millions de personnes sur le
territoire soviétique, des bulldozers vont permettre de creuser des fosses
communes au goulag...
«La direction avait décidé que la première sortie du bulldozer que
nous venions de recevoir grâce à la loi prêt-bail ne serait pas une
besogne dans la forêt, mais pour quelque chose de bien plus
important, témoigne Varlam Chalamov dans son terrible récit sur les
camps dans la région minière de Kolyma. Le bulldozer râtela les
cadavres raidis, entassant ainsi des milliers de morts, des milliers de
corps squelettiques. Rien ne s'était encore décomposé: ni les doigts
contractés ou les orteils putréfiés, petits moignons rongés par toutes
les gelures, ni la peau desséchée et labourée, ni les yeux où se lisait
encore la douleur de la faim. (...) Le bulldozer avait comblé le trou
d'un tas de pierres et de débris qui recouvraient à présent les cadavres.
Mais ceux-ci n'avaient pas disparu (...). Le bulldozer passa devant
nous dans un grand bruit sourd; aucune rayure, aucune tache n'était
visible sur son plateau miroitant .» 190


L'URSS, alliée loyale? Le général russe Dimitri Volkogonov, qui est le
premier historien à avoir eu accès aux archives soviétiques de l'époque, a
révélé comment Staline a tenté de signer un paix séparée avec Hitler, sans en
avertir ses alliés:
«Dès 1941, Staline, Molotov et Beria avaient discuté en cabinet la
question de la capitulation de l'Union soviétique devant l'Allemagne
fasciste. Ils s'étaient mis d'accord pour céder à Hitler les territoires
soviétiques des pays baltes, la Moldavie et une portion de l'Ukraine et
de Biélorussie. Ils avaient de plus tenté d'entrer en contact avec Hitler
par le biais de l'ambassade bulgare (...). Lors de cette entrevue avec
l'ambassadeur de Bulgarie, selon le témoignage de Beria, Staline
n'ouvrit pas la bouche. Seul Molotov parla. Il demanda à
l'ambassadeur de se mettre en rapport avec Berlin. D'après Beria,
Molotov aurait qualifié de "second traité de Brest-Litovsk" la
proposition faite à Hitler de cesser les hostilités et de concéder
d'importants territoires. "Lénine a eu le courage d'une telle action,
nous avons l'intention de faire de même aujourd'hui", dit-il à
l'ambassadeur, qui refusa de servir d'intermédiaire en cette triste
affaire et dit: "Même si vous reculez jusqu'à l'Oural, qu'importe, vous
vaincrez ."»
191


Jean Jaurès a dit: «La Russie se défend par la profondeur.» Staline n'en
paraît pas convaincu, même après les premières victoires de l'Armée rouge.
Les contacts secrets avec Hitler ont continué, toujours sans en avertir les
Alliés. Formidable ironie de l'Histoire:grâce à Ultra, la machine mise au point
en Angleterre pour décrypter les codes allemands, Londres et Washington ont
su tout de suite les vraies intentions de leur allié Staline, et ce par les
bavardages de leur ennemi allemand...
«Des négociations secrètes avaient eu lieu dès 1942. Moscou était
certes sensible à la signature d'un armistice, mais, comme il apparut,
pas au prix exigé par les nazis. On assista, en 1943, quelques mois
après la victoire éclatante de l'Armée rouge sur la VI armée e

allemande à Stalingrad, à un intermède diplomatique remarquable: en


juin, Molotov rencontra Ribbentrop à Kirovograd, ville située alors
loin derrière les lignes allemandes. Le but de leur entretien fut
d'examiner les possibilités qui existaient pour mettre fin à la guerre.
D'après les officiers allemands qui assistèrent à cette rencontre comme
conseillers techniques, Ribbentrop tenait à ce que la future frontière
russe passe le long du Dniepr; Molotov, par contre, ne voulait
négocier que sur la base des anciennes frontières .» 192

L'URSS, alliée loyale? Sur le front du renseignement, les Soviétiques ont


compris l'alliance à sens unique. Les Britanniques ont transporté et parachuté
des Soviétiques en Allemagne et en France, y compris de nombreux membres
du GRU et du NKVD qui resteront en activité après la guerre. Les Etats-Unis,
qui produisaient des postes de radio à ondes courtes de bien meilleure qualité
que les Russes, en donnèrent au SR soviétique, qui les utilisa ensuite pour ses
espions implantés en Occident. En revanche, quand des renseignements
recueillis par des espions soviétiques intéressaient les Alliés, Moscou
n'acceptait jamais de les communiquer. Alexandre Rado, par exemple, qui
dirigeait le réseau Rote Drei en Suisse, reçut l'ordre de détruire des documents
militaires allemands qu'il ne pouvait transmettre à Moscou plutôt que de les
remettre au service anglais.
«Une sincère collaboration entre agences de renseignement soviétique
et américaine était impossible parce que les cibles du SR soviétique ne
se limitaient pas aux pays ennemis, précise David Dallin dans son
livre de référence sur l'espionnage soviétique. Les Etats-Unis
devinrent même une cible de plus en plus importante pour les
Soviétiques durant la guerre .» 193

Ismaïl Akhmedov, un colonel du GRU qui s'est réfugié outre-Atlantique en


1942, a précisé qu'il existait au moins une vingtaine de réseaux soviétiques
aux Etats-Unis pendant la première année de la guerre. Selon lui, chacun des
huit départements du GRU à Moscou disposait d'un réseau légal et d'un réseau
illégal sur le territoire américain. Les révélations d'Akhmedov, ajoutées aux
aveux d'Elizabeth Bentley, une Américaine qui a été le principal agent de
liaison entre les agents recrutés et leurs officiers traitants, et aux résultats
obtenus dans le cadre de l'opération Venona, ont permis au FBI, après guerre,
d'évaluer l'importance de la pénétration soviétique dans l'administration
américaine:
- Office of Strategic Service (OSS, l'ancêtre de la CIA: 4 agents);
- service du contre-espionnage du ministère de la Guerre (1 agent);
- ministère de la Guerre ; 162

- forces aériennes ;162

- ministère des Affaires étrangères ; 165

- coordination pour les Affaires inter-américaines ; 164

- ministère de la Justice ; 162

- ministère des Finances : 166

- relations économiques avec l'étranger ; 167

- service de la production de guerre ; 166

- ministère de l'Agriculture ; 167

- administration des prix ; 163

- ministère du Commerce . 163

«Les membres de ces réseaux étaient souvent transférés d'une


administration à l'autre, explique David Dallin. Certains de ces agents
étaient très actifs, d'autres plus circonspects; il y en avait qui savaient
pertinemment qu'ils travaillaient pour un service d'espionnage
étranger, d'autres non .» 194

Certains Américains ont, en effet, trahi leur pays sans avoir l'impression de
le faire. Une ambiguïté de plus de l'espionnage, qui s'estime plus en aval,
c'est-à-dire en fonction des bénéfices que tire le service manipulateur des
informations qu'il recueille, qu'en amont puisque la source (l'agent) ne se rend
pas toujours compte qu'elle est un rouage dans un vaste plan de renseignement
mis au point par le SR bénéficiaire. Des espions de premier ordre pour les
Soviétiquesn'ont même jamais pensé qu'ils étaient au service du GRU ou du
KGB.
Ce qui s'est passé aux Etats-Unis pendant la guerre s'est, bien entendu,
produit dans d'autres pays occidentaux, y compris en France, tout aussi
perméable à l'espionnage soviétique. Les démocraties étant devenues moins
soupçonneuses, l'URSS en a profité pour avancer ses pions, multiplier ses
réseaux, installer ses hommes. Et, si l'espionnage soviétique a été florissant
après guerre, c'est bien parce que le KGB et le GRU ont continué à tirer profit
de ce qu'ils avaient réussi à mettre en place pendant le conflit, à l'ombre de
l'alliance sacrée contre les nazis.
a C'est sous ce nom que les Griotto connaissaient Robinson.
b Dans un message envoyé le 20 septembre 1940, Harry signale à Moscou que dix-huit divisions
allemandes cantonnées en France sont parties pour la frontière russe. Renseignement qu'il détient de la
Kommandantur de Paris. Le 9 juin 1941, Harry informe Moscou que l'Allemagne attaquera l'URSS
prochainement.
c Nous avons reproduit tel quel le message, écrit en français de Moscou. Zoumar peut être l'un des
pseudonymes de Maria Poliakova, le supérieur de Robinson au Centre. Nous aurons l'occasion de parler
d'elle dans l'épilogue.
d On ne peut s'empêcher d'évoquer, ici, le cas de Georges Marchais dont les conditions de départ pour
Allemagne restent obscures. Le futur secrétaire général du PCF travaillait dans l'aéronautique à la
déclaration de guerre (à la SNAC). Il a ensuite été ouvrier métallurgiste dans un atelier de réparation
d'avions de chasse sur le terrain de Bièvres (dans l'Essonne) avant de signer, le 12 décembre 1942, un
engagement pour partir en Allemagne travailler sur des avions Messerschmitt.
Les aveux de Trepper
L'opération Barberousse bouscula le bel échafaudage mis en place par
Harry depuis le début du conflit.
Jusqu'au 24 juin 1941 (date de son dernier message), Robinson envoie ses
rapports via la représentation diplomatique d'URSS en France, qui les
transmet à l'aide de la valise diplomatique. A partir de mai 1941, il dispose
aussi d'une radio et recrute un technicien (nom de code Eve) pour
communiquer directement avec Moscou. Certains de ses messages sont alors
accompagnés d'un résumé des renseignements les plus importants, rédigé sous
forme de télégramme, pour être transmis par les ondes. La guerre germano-
soviétique complique sa tâche. La représentation diplomatique soviétique
ferme, son contact (nom de code Lux) repart pour l'URSS. La radio d'Eve est
momentanément hors d'état de fonctionner, faute de pièces. Et, l'appareil
clandestin du Parti communiste, qui entre enfin en résistance active, s'est
replié comme un escargot dans sa coquille.
Harry est coupé de Moscou.
C'est à ce moment-là qu'entre en scène l'homme qui va finir par le perdre:
Leopold Trepper.
Arrivé en France cinq ans auparavant, pour y installer un réseau avec des
ramifications en Belgique et aux Pays-Bas , les liens deTrepper avec Moscou
a

ne sont pas coupés. Le «Grand Chef», comme l'a baptisé la Gestapo après son
arrestation, dispose d'un émetteur radio basé à Bruxelles appartenant au
résident illégal du GRU, Anatoli Gourevitch (nom de code Kent). Par son
canal, Trepper reçoit l'ordre de Moscou, le 8 septembre 1941, d'entrer en
contact avec Harry afin qu'ils conjuguent leurs efforts. Point de rencontre
prévu, les Griotto, précise le Centre. Quinze jours plus tard, les deux hommes
font connaissance, chez ce couple d'Italiens, au 22 de la rue Tlemcen, à Paris,
non loin de l'un des domiciles de Robinson.
Nous ne savons rien de cette rencontre, et peu des relations de travail que
vont nouer Robinson et Trepper pendant les quinze mois qui vont suivre,
jusqu'à leur arrestation. Ou plutôt si, le seul témoignage existant est celui qu'a
laissé Trepper, dans ses Mémoires . Mais faut-il vraiment prêter attention à ce
195
récit rocambolesque, en contradiction totale avec ce que nous savons?
«(...) Le Centre me donne le contact avec Robinson. Ancien membre
du groupe Spartakus de Rosa Luxemburg (sic), routier chevronné de
l'action clandestine au sein du Komintern et installé depuis longtemps
en Europe occidentale, Robinson a rompu les liaisons avec le Centre
(sic). Le Directeur me laisse apprécier s'il faut rétablir les relations
(sic).
"Depuis l'épuration des services de renseignement soviétique,
m'explique-t-il, j'ai coupé le contact (sic). En 1938, j'étais à Moscou,
j'ai vu liquider les meilleurs, je ne suis plus d'accord (sic). Pour le
moment, je suis en relation avec des représentants de De Gaulle, et je
sais que le Centre interdit ces contacts (sic).
–Ecoute, Harry, lui dis-je, moi non plus je n'approuve pas ce qui se
passe à Moscou . Moi aussi, j'ai été écoeuré par la liquidation de
b

Berzine et de son équipe, mais ce n'est pas le moment de rester


accroché au passé. Maintenant, nous sommes en guerre. Laissons de
côté ce qui est révolu et combattons ensemble. Toute ta vie tu as été
communiste, et ce n'est pas parce que tu es en désaccord avec le
Centre qu'il faut cesser de l'être..."
Mes arguments l'ont ébranlé (sic), et j'en suis heureux. Il me fait alors
cette proposition:
"Je dispose d'un émetteur et d'un radio, mais à ce dernier je ne peux
me permettre de faire courir de risques.Convenons d'un rendez-vous
régulier, je te transmettrai les renseignements en ma possession que je
chiffrerai moi-même et tu les feras parvenir au Centre..."
Le Directeur accepta sa proposition (sic). Les informations de
Robinson me parvinrent régulièrement. Je l'aidais sur le plan matériel
car il avait du mal à subsister (sic), mais jamais il n'appartint à
l'Orchestre rouge. »

Leopold Trepper n'étant plus de ce monde, il est impossible de savoir
pourquoi il a énoncé tant de contre-vérités, si ce n'est, bien entendu, dans
l'intention de faire ressortir l'importance de son propre rôle. En tout cas, les
deux hommes se sont vus régulièrement pendant ces quinze mois. Robinson a
remis des messages codés à Trepper, ces messages ont été acheminés par
radio grâce à Gourevitch, le résident du GRU en Belgique.
Dans son rapport d'enquête daté du 24 mars 1943, le service de
renseignement de l'état-major allemand, l'Abwehr, est bien plus proche de la
vérité que Trepper. Pourtant, ce que savent les hommes de l'amiral Canaris
vient en grande partie des aveux spontanés du «Grand Chef» après son
arrestation. Voilà comment l'Abwehr a compris le «groupe Harry»:
«Le principe fondamental était, une fois pour toutes, que les chefs de
groupes engagés ne devaient jamais se connaître en temps de paix. Ils
travaillaient parallèlement d'une façon strictement indépendante et
avaient également des liaisons correspondantes autonomes avec leurs
manipulateurs.
Lors du déclenchement de la guerre soviéto-germanique, ce processus
ne fut plus, en partie, respecté. Lorsque le Grand Chef rencontra, pour
la dernière fois, l'attaché militaire soviétique Sousloparov, il fut
également question des agents qui resteraient en France. A cette
occasion, on confia au Grand Chef qu'un seul homme restant en tant
que chef de groupe indépendant pourrait entrer en ligne de compte. Il
s'agissait, lui dit-on, de Harry, un agent du Komintern qui possède un
émetteur, un programme d'émission et un code personnel.
Le Grand Chef décida de prendre contact avec Harry et fit arranger,
par Moscou, un rendez-vous avec celui-ci. Moscou communiqua
effectivement le lieu de rendez-vous par l'intermédiaire d'une famille
Griotto de Paris. Fin septembre 1941 eut alors lieu le premier rendez-
vous avec Harry. Conformément aux instructions, il lui fut
communiqué qu'il devait immédiatement prendre un contact radioavec
Moscou au moyen d'une propre liaison radio. Entre-temps, les
messages destinés à Harry devaient, c'est ainsi qu'il fut convenu,
passer par le poste de radio de Bruxelles. Des rendez-vous standard
furent fixés entre le Grand Chef et Harry, une fois pour toutes.
Les tentatives de Harry en vue d'installer une liaison radio personnelle
échouèrent, en partie en raison de la difficulté de se procurer du
matériel, en partie aussi par manque de manipulateur radio sûr, de
sorte que Harry fut également obligé de faire appel à la ligne
auxiliaire du PCF jusqu'à ce qu'il fût possible de mettre en place les
époux Sokol , dont Harry se servit également pour transmettre ses
c

propres télégrammes. Après l'arrestation des époux Sokol, la ligne


auxiliaire du PCF fut à nouveau utilisée également par Harry.
En raison du déclenchemenent de la guerre germano-soviétique, il fut
très difficile de se procurer des pièces d'identité en France, d'autant
plus que les papiers nécessaires étaient fournis par Moscou et
passaient par les représentations soviétiques en place dans le passé.
Comme le nommé Griotto, cité plus haut, était graveur de profession
et travaillait déjà depuis un certain temps pour Harry, il fut également
mis à contribution par le Grand Chef pour l'établissement de faux
papiers et tampons. C'est ainsi que Griotto, par l'intermédiaire de
Harry, a fourni des pièces d'identité, au Grand Chef et à d'autres, et ce
à la demande du Grand Chef. Il s'agissait principalement de cartes
d'identité belges ou françaises. Une perquisition opérée plus tard au
domicile de Griotto a permis de trouver un important matériel de
faussaire.
Moscou avait demandé au Grand Chef de rester en contact étroit avec
Harry étant donné que celui-ci entretenait de par son long séjour à
Paris de bonnes relations avec les milieux économiques français, avec
le PCF et les milieux gaullistes. Harry était très au courant de presque
toutes les questions touchant la vie publique et politique française. Ses
relations avec le Deuxième Bureau français et avec le gouvernement
de Vichy doivent passer, sans doute, par le canal des milieux
gaullistes. Harry entretenait aussi régulièrement des liaisons avec la
Suisse. Cela ressort du fait que Harry a pu régulièrement y chercher
des mandats virés sur la Suisse. Il est en relation avec un commerçant
suisse de Paris par l'intermédiaire duquel les transactions financières
s'effectuèrent tout à fait ouvertement. Selon lesderniers résultats de
l'enquête, il peut s'agir du ressortissant suisse Aenis-Hanslin Maurice,
célibataire, ingénieur, né le 20 février 1893 à Saint-Denis, domicilié à
Paris, adresse précise inconnue. Il n'a pas encore été arrêté, les
recherches continuent.
D'autres détails sur les relations de Harry ne nous sont connus, à
l'heure actuelle, que par bribes. Harry n'est pas encore enclin à parler
et ne reconnaît que ce qu'il est obligé de reconnaître et que nous avons
découvert nous-mêmes au cours de notre enquête. Nous devons nous
en remettre aux interrogatoires ultérieurs afin de voir si Harry est prêt
à fournir des renseignements, particulièrement sur ses relations avec
des services militaires allemands. Comme il ressort des nombreux
documents d'espionnage trouvés chez lui, il devait avoir des relations
particulières, par exemple avec le bureau du commandant militaire en
chef en France (Militärbefehlhaber)
Pour avoir des possibilités de comparaison et pour contrôler la
véracité des informations fournies par les agents, le Grand Chef entra
souvent en relation avec Harry en vue d'un échange d'idées. C'est ainsi
que les sujets suivant ont été discutés d'une façon approfondie:
a ) L'évasion d'Allemagne du général Giraud.
b ) Le débarquement des Anglais près de Dieppe.
c ) L'attaque aérienne des usines Renault à Paris.
d ) Le débarquement des Américains en Afrique du Nord.
e ) La force réelle des troupes d'occupation allemande en France. »

Ce rapport fait bien ressortir l'importance de l'espion Harry. Pour un


Trepper qui a voulu se présenter comme le seul «héros» d'un vaste Orchestre
rouge, c'est gênant.
Mais le «Grand Chef» a beau vouloir minimiser, voire ridiculiser Robinson
dans ses Mémoires, il est tout de même obligé de reconnaître, au détour d'une
phrase, que Harry possède de formidables sources de renseignements,
notamment dans le milieu gaulliste. Ce que le rapport de l'Abwehr confirme.
Nous trouvons là une trace, indubitable, du Grand Recrutement. Et c'est
Trepper lui-même qui va finir par manger le morceau.
Poursuivons le récit de ses relations avec Robinson telles qu'il les relate
dans ses Mémoires, parus en 1975 :
«Un jour, à l'automne 1942, Harry me fit prévenir qu'il voulait me
voir de toute urgence. Un rendez-vous fut fixé.
Ce qu'il avait à m'apprendre était en effet important.
– Tu sais que je suis en relations avec Londres, me dit-il. Un
représentant de De Gaulle est ici et souhaite rencontrer la direction du
Parti communiste.
– Dans quel but? Es-tu au courant?
– Parce que de Gaulle voudrait que le parti lui envoie un émissaire. La
direction du PC est tellement bien camouflée que, depuis trois
semaines, notre homme n'a pas réussi à prendre le moindre contact.
Je promis à Harry de m'en occuper. Comme j'avais la possibilité de
joindre en deux jours Michel, le représentant du Parti communiste, je
lui exposai les faits. Il fixa le rendez-vous un peu plus tard.
C'est ainsi que, pour la première fois, Londres prit contact avec la
direction clandestine du Parti communiste. »

De Gaulle et le PCF, via Robinson : il n'est pas banal, même en temps de


guerre, que des contacts politiques se fassent par l'intermédiaire d'un agent
secret travaillant pour une puissance étrangère.
En tirant la couverture à lui, Trepper avait déjà révélé cette singularité dans
une interview accordée au journaliste Philippe Bernert, la veille d'un débat
télévisé consacré en France, en octobre 1974, à l'Orchestre rouge.
«"Un envoyé de la France libre, venant de Londres, est entré en
rapport avec moi, raconte Trepper. Au nom de De Gaulle, il cherchait
le contact avec le comité central du parti qui se cachait tellement bien
qu'il en devenait introuvable. "
Trepper établit la liaison ultra-secrète, commente Bernert. Il est
informé des tractations qui se déroulent. Londres demande au PC
clandestin de lui déléguer l'un de ses dirigeants. Le choix tombe sur
Fernand Grenier, qui sera le premier homme des communistes dans
l'entourage de De Gaulle, le futur commissaire à l'Air du
gouvernement provisoire de la France libre. Un des hommes clés de
cette négociation secrète Londres-Trepper-PC fut, semble-t-il, Jean
Moulin, le représentant du Général en France . » 196


Rétablissons la vérité. Voilà ce qu'il fallait écrire, sans précaution de
langage :
L'homme clé de cette négociation secrète Londres-Robinson-PC est Jean
Moulin, le représentant du Général en France.
Revenons en arrière pour comprendre comment on en arrive à cette
rencontre.
a L'histoire du réseau de Leopold Trepper a peu d'incidence avec notre récit. Nous n'allons donc pas
entrer dans les détails de ce qui a été abusivement présenté comme un vaste «Orchestre rouge» alors que
Trepper n'a dirigé que l'un des nombreux réseaux soviétiques qui ont existé pendant la guerre.
b Ce récit a été écrit dans les années 70, alors qu'on connaissait les horreurs staliniennes. Opportuniste,
Trepper n'hésite pas à prendre ses distances, a posteriori, avec son passé d'officier discipliné du SR
soviétique...
c Les époux Sokol vont servir de radio au réseau de Trepper. Rappelons que c'est à Mme Sokol que
Labarthe a remis 10 000 F avant la guerre.
Harry et Max Jean Moulin est préfet de Chartres
depuis six mois lorsque est signé le pacte germano-
soviétique. On ignore sa réaction à ce coup de
théâtre, mais il est probable qu'il condamne la
nouvelle alliance comme Pierre Cot. Trois ans de
combat en faveur de la paix, aux côtés du RUP et au
sein du Cercle des Nations, sont ruinés par la volte-
face du dictateur soviétique. A la déclaration de
guerre, Moulin tentera d'ailleurs d'être affecté dans
une unité de l'armée de l'air, mais le ministre de
l'Intérieur, intraitable, le maintiendra à la tête du
département d'Eure-et-Loir.
C'est à ce poste qu'il fera face à l'ennemi. Auparavant, tout au long de la
drôle de guerre, il fait appliquer sans états d'âme les décrets gouvernementaux
contre les communistes; il assiste à quelques réceptions officielles, côtoyant
l'amiral Darlan, dont le QG de la Marine est basé à Maintenon, dans son
département; parfois, aussi, il se rend dans la capitale (il a conservé son
logement, au 26 de la rue des Plantes) pour se replonger dans la vie
parisienne, qu'il affectionne tant.
La débâcle, Jean Moulin la vit de très près, en essayant d'offrir des
conditions d'accueil décentes aux réfugiés qui, fuyant l'armée allemande,
envahissent sa ville. Dans ce flot, un ami, Frédéric Manhès, lui apporte
quelque réconfort. Aviateur de carrière, ancien des Brigades internationales
qui ont soutenu les républicains espagnols, Manhès a connu Moulin au cabinet
de Pierre Cot. Affecté à la base aérienne de Saint-Cyr-l'Ecole, il fuit, lui aussi,
la Wehrmacht. Ces retrouvailles, en plein désastre, vont sceller le destin de
deux hommes qui, dans la Résistance, uniront leurs efforts. Mais, à l'époque, il
n'en est pas encore question.
Les Allemands entrent dans Chartres le 17 juin. La suite est connue, elle
appartient à l'Histoire: contraint par l'occupant de signer une déclaration
dénonçant de prétendues exactions de tirailleurs sénégalais contre la
population civile, on sait que Jean Moulin s'yrefusa. On sait aussi que le jeune
préfet préféra attenter à sa vie, en se tailladant la gorge, plutôt que de
déshonorer l'armée française.
Cette tentative de suicide est-elle son premier acte de résistance? Les récits
sur Jean Moulin héros de la Résistance veulent souvent démontrer la logique
de son engagement, comme si, habité par une sorte de prédétermination
divine, il n'avait pu échapper à son destin. Or les grands hommes n'en
demeurent pas moins hommes, avec leurs doutes, leurs errements, leur
petitesse, ou encore leur lâcheté. Faire de Jean Moulin le premier résistant de
France (il se tranche la gorge à l'heure où de Gaulle lance, de Londres, son
appel du 18 juin) paraît à la fois excessif et vain, puisque cela n'ajoute rien à
son comportement par la suite héroïque. Ses faits et gestes, dans les mois qui
suivent son suicide manqué, ne permettent pas, en tout cas, d'étayer cette
légende.
Préfet il est, préfet il restera jusqu'à ce que Vichy le relève de son poste, en
novembre 1940, en même temps que nombre d'autres hauts fonctionnaires de
la III République. De sa préfecture, Jean Moulin verra passer les premières
e

lois raciales prises par le régime de Pétain, notamment celle du 3 octobre 1940
qui interdit aux juifs d'accéder aux grands corps de l'Etat, ou à des postes dans
fadministration, l'enseignement, l'armée, la presse, la radio, le cinéma.
Le Feldkommandant von Gütlingen, qui quitte la préfecture fin septembre,
après y avoir séjourné depuis l'armistice, rend d'ailleurs hommage à Moulin –
«Notre vie commune m'a été agréable» – et à son sens du devoir: «Je crois que
nous nous sommes compris l'un l'autre. Je vous ai respecté en tant que
Français et vous m'avez respecté en tant qu'officier allemand. Chacun de nous
a dû servir sa patrie.» Pour conclure, le Feldkommandant ajoute: «Mon désir
sincère est que votre collaboration avec le nouveau commandant se tienne
dans les mêmes voies que celles que vous et moi avons suivies .» 197

«On doit s'interroger sur les motifs qui retinrent Moulin de donner sa
démission (...), estime Daniel Cordier dans sa monumentale
biographie de "l'inconnu du Panthéon". Sur ce point précis, un seul
témoignage subsiste, celui de son ami Pierre Meunier, qui sera son
premier collaborateur dans la Résistance et le restera jusqu'à son
premier collaborateur dans la Résistance et le restera jusqu'à son
arrestation. Le récit qu'il fera à plusieurs reprises de l'entretien qu'ils
eurent en septembre 1940 permet de reconstituer les positions de Jean
Moulin (...).
"J'ai passé à la préfecture une journée avec Jean. Je nous revois dans
la petite salle à manger, Jean était très pâle et il avait encore un
pansement sous la gorge. "
Quelle était la position du préfet à l'égard du nouveau régime? "Se
refusant à servir le gouvernement de Vichy, il envisageait de donner
immédiatement sa démission. Nous avons eu une longue discussion au
cours de laquelle je lui ai conseillé d'attendre sa révocation, qui, dans
mon esprit et le sien d'ailleurs, ne faisait aucun doute. Il se rangea à
mon avis, car il comprit que son départ spontané attirerait l'attention et
risquerait de le faire surveiller immédiatement, alors que sa révocation
pourrait lui laisser pendant quelques semaines les coudées franches
pour qu'il puisse prendre ses premières dispositions." (...) Quant à la
situation de la France, l'opinion des Français et l'évolution de la
guerre, "(...) il était convaincu de la défaite à terme des nazis. Certes,
il avait été douloureusement choqué par la débâcle et le défaitisme des
fuyards, mais il était sûr que le peuple se ressaisirait et résisterait de
plus en plus à l'occupant."
Après avoir confié à Pierre Meunier qu' "il pensait déjà jouer un rôle
dans la Résistance...", il s'était exprimé sur l'action du général de
Gaulle: "Il savait qu'il était conservateur et de réputation
maurrassienne; mais il disait: Il est le seul qui s'oppose aux Allemands
et à Vichy. Il n'y a pas d'autres solutions que de l'appuyer."
La conclusion pour lui s'impose: "Il pense partir pour Londres, mais
après avoir vu ce qu'on peut faire en France dans les deux zones ."» 198


Voilà typiquement le genre de témoignages qui, recueillis de longues
années après les faits, s'avèrent controuvés à force de trop vouloir prouver
l'improuvable. Tout le comportement de Jean Moulin, au moins jusqu'à la fin
de 1940, démontre, comme nous allons le voir, qu'il n'a, à ce moment-là, nulle
intention de partir pour Londres rejoindre la Résistance gaulliste.
Que Pierre Meunier soit le seul témoin de cette période, et qu'il devienne
par là même l'interprète de la pensée de Jean Moulin, donc son faire-valoir a
posteriori, n'est pas neutre.
Que fait à l'époque cet homme qui fut, avant guerre, le responsable du
secrétariat particulier de Pierre Cot au ministère de l'Air?
«Mobilisé dans l'intendance à Montpellier, il était resté en
correspondance avec le préfet de Chartres, expliqueCordier. Après sa
démobilisation, le 30 juillet 1940, il était rentré à Paris en passant
rapidement par Vichy pour y prendre les instructions du ministère des
Finances, où il était chef de bureau. On se souvient de son portrait:
radical de gauche comme Pierre Cot, franc-maçon, antifasciste
déclaré, antimunichois, il avait eu la particularité, au sein de l'équipe
du ministre, d'être le seul à approuver le pacte germano-soviétique.
a

Contrairement à Jean Moulin, la répression contre les militants


communistes ne l'avait que plus indigné. Arrivé en zone occupée, la
présence obsédante des Allemands et la vision de la croix gammée lui
avaient été intolérables. Antinazi de toujours, il prit contact, dès son
retour, avec les membres de l'ancienne équipe de Cot: Cusin,
Langevin, etc., afin d'examiner avec eux ce qu'il était possible de faire
pour organiser la lutte contre les Allemands . » 199

Initiateur des contacts entre les membres de l'équipe Cot, puis «directeur de
conscience» de Jean Moulin (ne prétend-il pas l'avoir convaincu de rester
préfet?), Meunier est un personnage clé de cette période. Qu'il ait approuvé le
pacte Hitler-Staline, qu'il se soit indigné des mesures prises par le
gouvernement contre les communistes, devenus propagandistes de l'alliance
germano-soviétique, est significatif de ses opinions politiques. Pierre Meunier
n'est déjà plus le radical-socialiste qu'il fut, mais il n'est sans doute pas tout à
fait encore le communiste (non officiel, toutefois) qu'il deviendra après guerre
en prenant la direction du cabinet de Maurice Thorez, vice-président du
Conseil et par ailleurs secrétaire général du PCF. Quoi qu'il en soit, Meunier
ne paraît pas être l'homme le plus qualifié pour porter un regard objectif sur
l'engagement de Jean Moulin.
A peine libéré de ses fonctions, Jean Moulin se rend au domicile des
Dangon, place Saint-Michel à Paris, pour y prendre des nouvelles de Pierre
Cot. Gervaise Dangon, qui est restée en contact avec l'ancien ministre réfugié
aux Etats-Unis (elle garde ses meubles), est la femme de l'imprimeur de
L'Humanité, Georges Dangon. Un détail, certes, mais significatif du milieu
dans lequel Cot et ses proches évoluent. Par l'intermédiaire de Gervaise
Dangon, l'ancien préfet et l'ex-ministre de l'Air vont demeurer constamment
encontact: «Je recevais des nouvelles de Jean presque chaque semaine»,
confiera plus tard Pierre Cot . 200

A ce moment-là, Moulin demande l'aide de Cot afin de pouvoir le rejoindre


aux Etats-Unis. En ce mois de novembre 1940, l'ancien préfet n'a toujours pas
l'intention de se rendre à Londres, comme a voulu le faire croire Meunier. Cot
enverra les papiers nécessaires pour qu'il puisse établir une nouvelle identité
au nom de Joseph Mercier, un professeur de droit de l'université de Columbia
qui doit reprendre son poste aux Etats-Unis . b

Un mois plus tard, Jean Moulin semble encore désireux d'aller outre-
Atlantique si l'on en croit le témoignage de Louis Dolivet, resté en contact
avec lui, en France, jusqu'à son départ, le 13 décembre.
«J'ai été mandaté par lui pour aller aux Etats-Unis prendre contact
avec les forces démocratiques, précisera Dolivet quelques années plus
tard. Je détiens encore son billet de passage, car il devait me rejoindre
là-bas .»
201


Dans son enquête sur «l'énigme Jean Moulin», Henri Frenay accumule les
indices qui permettent de penser que Moulin n'a pas eu l'intention de partir
pour Londres avant le début de l'année 1941. Et si, finalement, il choisit de
rejoindre la France libre, c'est par raison plus qu'animé de sentiments pro-
gaullistes. Pierre Cot l'affirmera à un diplomate américain: «En décembre
dernier (Ndla: 1941), Moulin s'est décidé à se rallier aux forces gaullistes,
mais à contrecoeur.» Plus tard, l'ex-ministre de l'Air ajoutera: «Jean Moulin,
mon ami, dans ses lettres m'a écrit: pour le moment, il faut être avec de
Gaulle... après, on verra .»
202

Poursuivant son raisonnement, Frenay pense que le départ de Moulin pour


la Grande-Bretagne obéit à un plan prémédité, à une sorte de division du
travail entre son ami Pierre Cot, aux Etats-Unis, et son autre ami André
Labarthe, qui, lui, est bien à Londres, mais du côté de l'amiral Muselier.
Restait donc, au futur héros de la Résistance, d'être du côté gaulliste. Entre les
trois hommes, le contrôle devenait total. Mais nous n'en avons aucune preuve.
Que fait Jean Moulin du 15 novembre 1940, jour de son départ de la
préfecture d'Eure-et-Loir, au 9 septembre 1941, au moment où il quitte le
territoire français pour Lisbonne, première étape de son voyage vers Londres?
Dans les détails, on l'ignore. Il profite d'un séjour en zone libre, à Saint-
Andiol, pour rédiger son témoignage sur l'épreuve subie à Chartres et que sa
sœur fera publier après guerre sous le titre Premier Combat. A Cagnes-sur-
Mer, il passe de longues journées à discuter de la situation avec Frédéric
Manhès (désormais démobilisé). A l'occasion de ses séjours parisiens, il
rencontre régulièrement Pierre Meunier et Robert Chambeiron, qui a, lui
aussi, appartenu au cabinet de Pierre Cot. Manhès, Meunier, Chambeiron
seront ses plus proches collaborateurs dans la Résistance.

Jean Moulin a-t-il mis à profit ces longs mois pour recenser les embryons
de mouvements de résistance en vue d'en devenir le porte-parole auprès de De
Gaulle? En partie oui, mais sur le tard: sa rencontre avec Henri Frenay, à
Marseille, première du genre avec un responsable de la Résistance, date
seulement de juillet 1941. Moulin rencontrera aussi François de Menthon,
fondateur du mouvement Liberté, et un représentant du mouvement Libération
fondé par Emmanuel d'Astier de La Vigerie . Avec les renseignements
203

recueillis auprès de ces hommes, l'ancien préfet rédigera son «Rapport sur les
activités, les plans et les besoins des groupes formés en France, en vue de
l'éventuelle libération du pays», qu'il présentera à de Gaulle, à Londres, le 25
octobre 1941.

Avant ce voyage et son retour en France, début janvier 1942, mandaté par
le Général pour être son représentant en zone Sud, Jean Moulin se trouvait
donc au cœur d'un ensemble de relations particulières. Les hommes qu'il
fréquente ont tous appartenu au cabinet de Pierre Cot, sans oublier le «
patron» lui-même, avec qui il est, des Etats-Unis, en contact grâce à Gervaise
Dangon. S'agit-il d'un embryon d'organisation qui aurait ses propres objectifs?
La manière dont Jean Moulin va entrer en contact avec Henri Frenay, à
Marseille, le laisse envisager, puisque la rencontre se fera par l'intermédiaire
du pasteur américain, Howard Brooks, délégué en France par Pierre Cot et
Louis Dolivet pour y recenser les mouvements clandestins. Ce choix n'a rien
d'innocent.
L'Unitarian Service Committee (USC) , qui emploie le pasteur Brooks,
204

dispose d'une antenne à Marseille où travaille Herta Tempi, épouse de Raoul


Tempi depuis 1938 . Mme Tempi, qui s'appelait auparavant Herta Jurr (née
c

Sommerfeld), est une bonne amie de Louis Dolivet du temps du RUP, et par
ailleurs l'ex-secrétaire de Willi Münzenberg à Paris (voir quatrième partie).
Quant à l'USC, une organisation humanitaire créée par les quakers aux Etats-
Unis pour aider les réfugiés, elle sert, à travers ses différentes représentations
en Europe, de couverture au SR soviétique à l'insu, croit-on, de la direction,
installée à Boston . Il vrai que l'homme qui dirige son bureau européen, Noel
d

Field, est un agent du NKVD qui a été recruté, en 1935, aux Etats-Unis, par
Heda Eisler, une amie du couple Szymanczyk-Lecoutre à Berlin, au début des
années 30. Pour compléter le tableau, ajoutons que Field séjourne en grande
partie en Suisse (citoyen américain, il peut circuler librement), qu'il y
fréquente assidûment Léon Nicole, secrétaire général du PC (qui travaille pour
Rote Drei, le réseau soviétique dirigé par Alexandre Rado) et mentor politique
de Dolivet avant que ce dernier rejoigne Münzenberg à Paris. Voilà donc la
drôle d'organisation qui est derrière le pasteur qui aide Moulin à entrer en
contact avec Frenay.
Interrogé par les services britanniques dès son arrivée en Angleterre (à
Patriotic School, comme tous les nouveaux venus), Jean Moulin précisera qu'il
a connu un pasteur (qu'il ne nomme pas) grâce à une infirmière (qu'il ne
nomme pas davantage), ayant travaillé avec lui pendant la guerre. Selon Laure
Moulin, il s'agit de Jane Boullen, qui était au côté de son frère à Chartres
pendant la débâcle et qu'il retrouvera, par hasard, à Marseille, en 1941 (Laure
Moulin ne donne pas de date précise). Quelque chose cloche dans cette
version.
Le pasteur Brooks a été envoyé en France par Cot et Dolivet, en avril 1941,
pour y établir des contacts avec des mouvements clandestins . Sachant les
205

opinions politiques de ces deux hommes, et leurs relations de l'époque, ces


«mouvements clandestins» doivent se limiter aux personnes qui ont travaillé
dans le cabinet du ministre, dans le RUP et au Cercle des Nations. Le milieu
que nousconnaissons. Brooks a donc pour mission de contacter, entre autres,
Jean Moulin. C'est lui qui cherche l'ancien préfet et non pas Jane Boullen qui
met les deux hommes en présence (ce qui n'empêche nullement l'infirmière
d'avoir introduit Moulin dans les milieux protestants, comme elle le dira à sa
sœur). Maintenant, pourquoi Cot et Dolivet ont-ils choisi le canal de l'USC?
La réponse est évidente. D'une part l'organisation est infiltrée par les
communistes (et le SR soviétique), ce qu'un homme comme Dolivet, qui
appartient à l'appareil, sait pertinemment. De son point de vue, elle est donc
«sûre». Et puis, il y a Herta Jurr-Tempi, qui travaille à Marseille avec Field
depuis septembre 1940. Cela, Dolivet ne l'ignore pas, puisqu'il a quitté la
France par la cité phocéenne en décembre. Compte tenu des liens étroits ayant
existé entre Dolivet et Moulin, ce dernier doit aussi connaître Herta, l'ancienne
conquête de son ami, ce qui met en confiance lorsqu'on s'apprête à monter une
organisation clandestine. De plus, Mme Tempi est toujours une parfaite
militante de l'Internationale communiste (malgré la disgrâce de Münzenberg,
son ex-patron), ce qu'elle prouvera encore après la guerre en demeurant au
service de Moscou . e

Second fait troublant qui donne une impression d'organisation déjà bien
constituée: à son arrivée en Grande-Bretagne, en octobre 1941, et pendant les
dix semaines de son séjour, Jean Moulin se gardera de contacter son vieil ami
Labarthe, et même d'évoquer son nom. Lors de son interrogatoire à Patriotic
School, l'ancien préfet cite plusieurs de ses connaissances afin de prouver sa
bonne foi aux officiers britanniques chargés de détecter les faux résistants (et
les agents allemands). Il parle de Paul-Boncour, de Louis Daniélou, de Pierre
Cot, il évoque son ami le commandant Manhès, il mentionne même le Dr
Recordier, de Marseille, chez qui il dit avoir rencontré des responsables de la
Résistance (Henri Frenay en l'occurrence). Mais il n'est pas question d'André
Labarthe qui aurait pu représenterauprès des Anglais qui le connaissent bien
une excellente carte de visite. Pourquoi?
A sa sœur, qui lui demande, à son retour: – As-tu vu des amis français
à Londres, par exemple André Labarthe, qui parle à la BBC?
Il répond: – Je m'en suis bien gardé. J'ai fui les journalistes qui sont de
grands bavards. Ma mission devait rester ignorée, puisque la liaison
faite, je revenais travailler en France.

Il n'empêche, dès son arrivée, Jean Moulin se comporte comme s'il savait
déià que Labarthe n'est pas la personne dont il faut se recommander lorsqu'on
vient pour rencontrer le général de Gaulle et lorsqu'on veut, surtout, devenir
son représentant en France.
– Si vous aviez connu à Londres la nature des liens d'avant guerre
entre Labarthe et Moulin, sa mission en France lui aurait-elle été
confiée? a demandé Frenay au colonel Passy, le responsable des
services secrets gaullistes à Londres.
–Ni pour de Gaulle ni pour moi, il n'en aurait été question, a-t-il
répondu sans hésiter.

Comment Moulin aurait-il pu savoir qu'il fallait fuir son ami Labarthe s'il
voulait réussir sa mission, si ce n'est par l'intermédiaire d'une personne bien
informée. On pense d'abord à Pierre Cot, mais il n'est pas certain que la
disgrâce de Labarthe ait été connue, à ce moment-là, aux Etats-Unis. On pense
aussi à Henri Robinson, qui sait, lui, par Moscou, et depuis décembre 1940,
que Labarthe n'est plus en odeur de sainteté dans le camp gaulliste. Il a pu le
faire savoir à Moulin, mieux, l'en informer directement, pour qu'il évite un
impair dès son arrivée en Grande-Bretagne.
Pure hypothèse? Pas tant que cela lorsqu'on connaît les liens secrets tissés
entre tous les personnages de cette histoire.
A ce point de notre récit, Maurice Panier redevient l'homme clé. L'agent de
Harry connaît Jean Moulin, mais on n'en trouve trace nulle part dans les
biographies déjà parues consacrées au héros de la Résistance. Ils se sont
connus au RUP lorsque le chef de cabinet de Pierre Cot fréquentait le 7 bis
place du Palais-Bourbon, où le ministre avait sous-loué trois pièces pour son
secrétariat. Entre le radical-socialiste et le communiste «hors cadre» le courant
passe. D'ailleurs, la guerre déclarée, Maurice Panier fera partie du«premier
cercle» autour de Moulin, et ce, avant même que celui-ci devienne le
fédérateur de la Résistance.
Dans les premiers jours de septembre 1940, Maurice Panier participe à une
rencontre, à la Coupole à Paris, avec Moulin et un groupe d'amis. M.P., qui
vient d'être démobilisé, n'a pas encore été retrouvé par Robinson. A l'issue de
cette rencontre Moulin part pour Cottenchy, près d'Amiens, afin de laisser à
ses amis Mans des papiers personnels (dont on ignore le contenu), à ne
remettre, précise-t-il, à personne d'autre qu'à lui-même (il les récupérera le 22
novembre). A ce couple, il dira avoir rencontré à Paris des hommes politiques,
sans citer de nom . Quelques jours plus tard, Pierre Meunier se rendra à
206
Chartres pour convaincre Moulin de rester en poste.
Maintenant, reportons-nous à la composition du réseau de résistance
Frédéric, créé et dirigé par le commandant Manhès, qui va être le représentant
de Jean Moulin en zone Nord à partir de 1942. On s'aperçoit que Maurice
Panier y côtoie tous les amis de l'ancien préfet: Meunier, Chambeiron,
Manhès (bien sûr) et Antoinette Sachs qui sera une sorte de super-secrétaire
pour Moulin dont elle est une amie proche. Or curieusement, l'état de
liquidation de ce réseau fait apparaître des rectifications de dates
f

significatives. Dans un premier temps, on constate que Panier, entré dans


l'organisation dès le 10 juillet 1940, en aurait été le premier membre, avant
même le commandant Manhès, inscrit, lui, au 1 octobre 1940. Puis, y adhère
er

Antoinette Sachs (le 1 décembre 1940), suivi de Pierre Meunier (le 1 mai
er er

1941) et de Robert Chambeiron un mois plus tard. Toutes ces indications ont
ensuite été rectifiées pour être remplacées, uniformément, par le 1 janvier
er

1942, qui devient ainsi la date officielle de la création du réseau Frédéric,


c'est-à-dire le jour même du retour de Jean Moulin en France, après qu'il eut
rencontré de Gaulle à Londres qui en a fait son représentant en zone Sud.
Coïncidence? Probablement pas. L'homme qui a fait ces rectifications de date,
l'officier liquidateur (c'est le terme consacré), ne les commente pas mais il est
bon de savoir que son rapport a été établi sur la base des déclarations des
intéressés eux-mêmes (et par recoupement). Donc, les dates d'entrée dans le
réseau Frédéric ontété données par ses membres, puis rectifiées à leur
demande pour le 1 janvier 1942.
er

Voilà qui prouve, en tout cas, que Panier, Manhès, Meunier et Chambeiron
(par ordre d'entrée dans le réseau) se sont connus avant que Moulin ne parte
pour Londres et que M.P. fréquentait l'entourage de l'ancien préfet dès
l'automne de 1940. Ajoutons que parmi les membres de l'organisation apparaît
encore Noëlle Lecoutour, l'amie de Maurice Panier avec qui il va s'installer,
23, place Dauphine, une adresse qui communique avec la galerie Esquisse,
dont il deviendra le gérant à la fin de 1941. Dans cette galerie, Noëlle
Lecoutour fera même des papiers d'identité pour Jean Moulin au nom de
Pierre de Martel .g

En avril 1942, Maurice Panier fait une demande de carte d'identité auprès
de la préfecture. Deux personnes l'accompagnent pour attester de sa bonne foi:
Noëlle Lecoutour et Robert Chambeiron, qui, à l'époque, sert d'agent de
liaison à Jean Moulin en zone occupée (avec Pierre Meunier).
Que Panier fréquente Jean Moulin et son cercle d'amis ne veut pas dire que
l'ancien préfet est en rapport avec l'officier traitant de M.P., avec Harry.
Mais les papiers de Robinson vont une nouvelle fois nous permettre d'y voir
plus clair. Une lecture attentive de ses messages envoyés à Moscou laisse
apparaître quatre indices sur les liens qu'ont pu tisser Harry et Jean Moulin
entre juillet 1940 et juin 1941:
–10 septembre 1940: «Le bombardement de Chartres a fait sauter un train
d'essence et a touché sérieusement un train militaire en gare. La cathédrale n'a
pas été touchée, par contre les bombes sont tombées à l'entrée du siège d'un
état-major allemand à Chartres. »
–25 novembre 1940: «Les Allemands procèdent à des agrandissements
énormes des camps d'aviation. Ainsi, le camp d'aviation de Dreux (Eure-et-
Loir) vient d'être porté à 4,5 km de longueur et des grandes pistes pour départ
de bombardiers sont en construction. La gare de marchandises de Dreux est
complètement camouflée, car on y apporte des gros obus de 500 kg pour les
gros bombardiers. Dans la forêt attenante de Dreux un immense dépôt de
munitions pour aviation a été installé. A Chartres, également dans lemême
département, il y a 220 gros bombardiers sur le camp d'aviation. Ils y prennent
le départ pour l'Angleterre.
Dans ce département, il y a également une petite usine qui vient d'être
installée pour la fabrication des munitions.»

Pour comprendre la vraie signification de ces messages, il faut savoir
qu'Henri Robinson n'a pas quitté Paris depuis l'entrée des troupes allemandes.
Nina Griotto, chez qui il prenait ses repas quotidiens, l'atteste. Il n'a, de toute
façon, pas la possibilité de se déplacer faute de papiers d'identité (message de
Harry à Moscou, le 25 novembre 1940: «L'introduction de la carte d'identité
obligatoire, liée à un contrôle policier très sévère, doit servir à procéder à des
arrestations (...). J'ai l'intention de me présenter, mais depuis dix-neuf ans la
police n'a pas réussi à avoir ni ma photo, ni mes empreintes et je vous
h

demande votre avis, si je ne dois pas chercher une possibilité de ne pas le


faire.»).
Bref, Robinson n'a pas pu se rendre en Eure-et-Loir pour chercher ces
informations sur Chartres et sa région. Informations qui, évidemment, ne
figurent dans aucune gazette de l'époque. On les lui a donc apportées jusqu'à
Paris. Et que constatons-nous? Que Harry parle de Chartres à des dates qui
coïncident avec les voyages de Jean Moulin dans la capitale. Le premier
message fait suite au séjour du début de septembre 1940 (rencontre de la
Coupole), le second est envoyé juste après son départ définitif de Chartres, le
15 novembre. Durant ce nouveau séjour parisien, Moulin va d'ailleurs être en
relations suivies avec Meunier et Chambeiron . 207

Certes, ces informations peuvent fort bien avoir été recueillies par M.P.
auprès de Moulin pour le compte de Harry. Admettons-le pour le second
message, du 25 novembre, mais pas pour celui du 10 septembre 1940. A cette
date, Harry n'a pas encore retrouvé M.P. Ce qui sera fait dix jours plus tard
(message à Moscou du 20 septembre).
Rien ne prouve, enfin, que ces informations ont été fournies par Moulin.
Rien, en effet, si ce n'est leur qualité, surtout pour le second message: piste
d'aviation rallongée de 4,5 km, obus de 500 kg pour gros bombardiers dans la
gare de Dreux, dépôt de munitions dans la forêt attenante, nombre de
bombardiers présents sur la base aérienne de Chartres. Autant de
renseignements précis qu'un préfet, même en instance de départ, peut glaner
sur son département.
Venons-en au troisième indice:
– 30 mai 1941: «En septembre 1939, Darlan, dans son quartier général à
Chartres, s'est exprimé en présence de mon informateur que cette guerre
n'avait rien à faire avec la France et qu'il fallait arriver à un accord avec
l'Allemagne. "Nous n'avons pas à combattre pour l'Angleterre." Il faut donc
s'attendre à des grandes concessions de la part de Darlan envers l'Allemagne.
»

En ce mois de mai 1941, l'amiral Darlan, qui cumule les fonctions de vice-
président du Conseil, de ministre des Affaires étrangères et de l'Intérieur, vient
de rencontrer Hitler dans son «nid d'aigle», à Berchtesgaden. D'où l'intérêt
pour Harry de rappeler à Moscou ce qu'il disait au début de la guerre.
La juxtaposition de Chartres avec «mon informateur» semble, cette fois,
désigner Jean Moulin. Il paraît d'autant plus difficile d'en douter que Harry fait
une erreur significative: le QG de Darlan en 1939 est non pas à Chartres, mais
à Maintenon, dans le département d'Eure-et-Loir dont Moulin est le préfet. La
confusion est due au temps écoulé entre le moment où Robinson a recueilli
l'information et celui où il l'envoie à Moscou. Moulin = Chartres est une sorte
de procédé mnémotechnique pour se souvenir de ce que Darlan a dit près de
deux ans auparavant. Or l'amiral Darlan et le préfet d'Eure-et-Loir se sont bien
rencontrés du temps de la drôle de guerre, dans le cadre de leurs obligations
respectives . «J'ai assisté la semaine dernière à un déjeuner donné par l'amiral
208

Darlan», a-t-il écrit, par exemple, à sa sœur, le 7 novembre 1939.


Le quatrième indice a déjà été évoqué:
–4 avril 1941: «Nous avons eu l'occasion de regarder une partie des papiers
personnels de Cot et je vous adresse une copie des documents les plus
intéressants. Il n'y a aucune dépense. »

Ces papiers personnels concernent la période où Cot était ministre de l'Air.
Tout autre n'intéresserait pas Moscou. Deux personnes peuvent y avoir eu
accès: son chef de cabinet de l'époque, Jean Moulin, ou le responsable de son
secrétariat particulier, Pierre Meunier. Si on ne peut exclure ni l'un ni l'autre,
une nouvelle concordance de dates permet toutefois de pencher en faveur de
l'ancien préfet.
Au premier jour d'avril 1941, Moulin a franchi la zone de démarcation
clandestinement (en passant par une propriété de Paul-Boncour, à cheval sur
cette fameuse ligne qui coupe la France en deux), et se rend à Paris pour y
rencontrer Pierre Meunier et Robert Chambeiron . Nous savons, en outre, que
209

Moulin est en contact avec Cot, aux Etats-Unis, grâce à Gervaise Dangon.
Nous savons, aussi, que la même Mme Dangon garde les affaires de l'ex-
ministre (notamment ses meubles). Les papiers en question font sans doute
partie du lot. Nous savons, enfin, que Moulin, étant bien plus proche de
l'ancien ministre que ne l'est Meunier, est plus à même d'avoir accès à ses
papiers personnels.
On peut encore, et toujours, penser que ces papiers personnels de Cot ont
été remis à Harry par un intermédiaire tel que M.P., par exemple. En fait, Jean
Moulin et Henri Robinson se connaissent suffisamment pour ne pas avoir
besoin d'une tierce personne pour communiquer, ou alors uniquement pour
des raisons techniques (sécurité, indisponibilité...). Précisons même que, pour
l'ancien préfet, Robinson se nomme Léon, l'un de ses multiples pseudonymes.

Revenons-en, maintenant, à la liaison de Gaulle-Parti communiste français
de 1942. Peut-on encore douter qu'elle soit passée par Robinson à la demande
de Moulin, comme l'a écrit Trepper? Pour se donner une stature de héros, ce
dernier a tellement arrangé ses Mémoires que son témoignage prête toujours à
caution. Il est d'autant plus difficile de le croire qu'il s'est fait un malin plaisir
de minimiser le rôle de Harry, voire d'affabuler . Alors, pourquoi dirait-il, cette
i

fois-ci, la vérité?
En une circonstance, au moins, nous avons déjà eu l'occasion de le dire
dans le Prologue, Leopold Trepper n'a plus menti: face à ses pairs du KGB,
après la guerre, dans les caves de la Loubianka, lorsqu'il a été longuement
interrogé sur ses activités en France. Entre le harcèlement des guébistes et leur
possibilité de recouper ses dires, il était coincé. Il n'avait plus le choix: dire la
vérité et vivre, ou mentir et mourir.
Le 19 novembre 1946, de 11 heures à 17 heures, c'est le chef-adjoint de la
Troisième Section de la Direction principale du contre-espionnagedu
ministère de la Sécurité d'Etat qui le questionne sur les agents soviétiques en
j

France qui n'ont pas été repérés par la Gestapo. Dans ce contexte, Trepper en
vient à évoquer Jean Moulin, dans les termes qu'il a repris ensuite dans ses
Mémoires :k

«Pendant l'occupation de la France, Moulin était délégué du mouvement


gaulliste en France et il vivait clandestinement à Paris.
En 1942, via Harry et moi-même, il a organisé une rencontre avec un
représentant du comité central du Parti communiste français pour négocier
l'envoi à Londres d'un délégué du PC pour résoudre les problèmes du
mouvement de la Résistance en France, et, pour autant que je le sache, à partir
de ce moment-là, le comité central du PC a eu son représentant à Londres au
sein du Comité de libération que dirigeait de Gaulle. »

Le rapprochement de Gaulle-PCF (qui fait suite à la reconnaissance par
l'URSS de la France libre) est bien passé par Henri Robinson, résident illégal
du GRU en France. Et ce, grâce à Jean Moulin, le représentant du Général en
zone libre (il le deviendra pour toute la France après son second voyage à
Londres, au début de 1943).
Arrêtons-nous un instant sur ce point d'histoire. Jusqu'à présent, il était
admis que le contact entre Londres et le PCF s'était fait à travers le colonel
Rémy, responsable du réseau de résistance La Confrérie Notre-Dame, et le
FTP Georges Beaufils, un «hors cadre» du parti . Un officier de liaison avait
l

été envoyé en France, en mai 1942, sur recommandation de Rémy, pour


établir ce contact. L'officier s'était fait arrêter (il se suicida). Toujours selon la
version admise, c'est encore Rémy qui, fin novembre 1942, signa un accord
avec un représentant du PC qui aboutira à l'envoi, en janvier 1943, d'un
membre du comité central à Londres, Fernand Grenier . Et c'est ainsi que les
210

communistes reconnurent l'autorité du général de Gaulle.


Après l'échec de la mission de mai 1942, le BCRA du colonel Passy avait
toutefois envoyé un télégramme à Jean Moulin pour qu'il prenne contact, de
son côté, avec les FTP (Francs-Tireurs et Partisans, organisés par le PC) en
zone occupée. A l'issue d'un séjour à Paris du 2 au 19 juillet 1942, Moulin
envoie son rapport à Londres: «Avec Parti communiste la mission que vous
m'avez confiée - aurai réponse prochaine –vous demande de ne pas agir
ailleurs pour ne pas gêner mon action.» Le 25 juillet, dans un autre
télégramme, il précise: «Pas encore réponse communiste.» Quelques jours
plus tard, Londres l'informe que les contacts avec le PCF sont finalement
renoués. Le BCRA lui demande de ne plus s'occuper de cette question mais de
«ne pas rompre totalement contact en cas de nouveau besoin ». Jean Moulin 211

ne reparlera plus de cette affaire et le colonel Rémy amènera, à son initiative,


Fernand Grenier à Londres.
Pourtant, d'après Trepper, il y a bien eu une rencontre entre Moulin et un
membre du comité central organisée par lui et Harry. Pourquoi Moulin n'en a-
t-il jamais référé à Londres? D'autant que Trepper prétend que c'est ce contact
qui a conduit à l'envoi d'un représentant du comité central auprès de De Gaulle
(donc ce ne serait pas la filière Beaufils-Rémy, même si c'est ce dernier qui
arrive à Londres avec Grenier). Laissons aux historiens le soin de trancher.
En revanche, il est du plus grand intérêt de remarquer que, pour trouver le
contact avec le PCF, Moulin passe par Harry. Voilà qui prouve, au moins,
qu'en juillet 1942 il n'a pas de lien direct avec le parti. Ce qui, a priori, fait
justice de la théorie d'un Jean Moulin crypto-communiste, voire «hors cadre»
du PCF. Cependant, s'il ne connaît pas le chemin qui conduit aux
communistes, il est, en revanche, directement branché sur les services secrets
soviétiques; pis, avec son plus important représentant en France, à l'époque.
Moulin sait-il pour autant que Léon, alias Harry, est un officier de
renseignement soviétique? Eh bien oui, puisqu'il reconnaît être en relation
m

«avec les services secrets russes à Paris» dans letélégramme qu'il a envoyé au
BCRA pour l'informer de sa mission d'approche du PCF. Ces «services secrets
russes» désignent Robinson, sans nul doute.
On pourrait encore objecter qu'à cette occasion Moulin rencontrerait Harry
pour la première fois, ou encore que c'est Panier qui l'aurait mis en rapport
avec son officier traitant, sachant qu'il pourrait l'aider à entrer en contact avec
le PC. Rien de cela ne cadre avec ce que nous savons, notamment sur les
messages concernant Chartres, envoyés par Harry à Moscou dès septembre
1940.
Jean Moulin fournissait indiscutablement des informations à Henri
Robinson, Trepper lui-même le dit clairement dans son interrogatoire du 19
novembre 1946:
«Harry obtenait des informations de grande valeur de la part de Moulin,
ancien secrétaire au ministère français de l'Air dirigé par Pierre Cot. Moulin a-
t-il été recruté comme agent de renseignement par Harry? Je pourrais
difficilement le préciser, mais je sais qu'ils se rencontraient souvent et que
Harry obtenait des informations de lui. »

Maintenant, reprenons un autre interrogatoire de Trepper (déjà cité) fait,
celui-là, par la Gestapo, à Paris, le 24 février 1943:
«Par un télégramme de Moscou, j'ai su que Harry a de très importantes
sources de renseignements. Par des conversations avec lui, j'ai eu l'impression
qu'il a des relations avec le monde économique, le Parti communiste, le milieu
gaulliste. »

Si les sources du monde économique ne peuvent être identifiées de façon
formelle, et si le PC nous importe peu, le milieu gaulliste désigne bien, lui,
Jean Moulin. Comme quoi Trepper a aussi dit beaucoup de vérités à la
Gestapo, qui ne lui en demandait pas tant...
Moulin, agent soviétique? Notion difficile à assimiler aujourd'hui, compte
tenu de la dimension historique prise par le personnage dans les années 60,
avec son entrée au Panthéon et le discours pathétique d'André Malraux. Mais,
en 1940, qui était Jean Moulin? Le préfet d'Eure-et-Loir. En 1942? Le délégué
du général de Gaulle en zone libre. En 1943? Sous le nom de code Max, le
responsable du Conseil national de la Résistance fédérant les mouvements en
lutte contre l'occupant. Ce n'est pas rien, certes, mais au regard des intérêts
soviétiques il ne représente qu'une source derenseignements parmi d'autres, et
pas la plus importante. Pour Moscou, il est plus intéressant de savoir ce qui se
passe à Londres en 1940, grâce à Labarthe, ou encore de disposer d'un agent
dans l'état-major allemand en France, après juin 1941, comme Harry en a eu,
ainsi que nous le verrons. Il faut donc relativiser et cesser de regarder l'action
de Jean Moulin avec nos yeux actuels, avec le poids de l'Histoire qui brouille
toute perspective.
Si l'on reprend les points qui nous ont intrigué dans le comportement de
Jean Moulin avant son départ pour Londres, à l'automne de 1941, on peut
désormais y trouver une logique: ses contacts avec Cot, via Gervaise Dangon;
le rôle joué par l'USC; la constitution d'un réseau avec Meunier, Manhès,
Chambeiron, Panier; sa rencontre avec Frenay, le premier vrai résistant qu'il
contacte, en juillet 1941, donc après l'opération Barberousse et le
déclenchement de la guerre germano-soviétique.
Ecœuré par la défaite française et les lâchetés diverses qui en ont résulté,
des petites du peuple fuyant l'armée allemande aux grandes des politiciens
impuissants à donner une âme à ce pays en débandade, Jean Moulin va
résister, à sa façon. Il refuse de se prêter au déshonneur de l'armée en se
tranchant la gorge, un geste désespéré. Il attend ensuite sa révocation, car il
n'y a pour lui, à ce moment-là, pas d'autre alternative. Déjà, pourtant, il est en
contact avec Robinson et il l'informe. Si Jean Moulin a bien condamné le
pacte germano-soviétique (on n'en a toutefois aucune preuve), il n'en reste pas
moins convaincu que l'URSS rejoindra vite le combat contre l'Allemagne
nazie. Comme le pensent, à la même époque, Labarthe et Meunier, qui eux ont
approuvé le pacte; comme le pensera plus tard Pierre Cot, qui fera, en 1944,
devant les dirigeants communistes français qui se sont réfugiés à Moscou, son
autocritique pour avoir dénoncé l'alliance Hitler-Staline en 1939 ! 212

Jusqu'en juin 1941, sa résistance, Moulin la fait en fonction de la politique


soviétique. Après, il se ralliera au Général «à contrecœur», car «il faut être
avec de Gaulle... après on verra» comme l'a rappelé Pierre Cot, l'homme dont
il a été le plus proche. Tout cela ne remet évidemment pas en question, par la
suite, son comportement héroïque ni son rôle essentiel de fédérateur de la
Résistance.
«Moulin a-t-il été recruté comme agent de renseignement par Harry? Je
pourrais difficilement le préciser», a dit Trepper au KGB. En clair, Jean
Moulin fut-il un collaborateur conscient du SR soviétique? Ce genre de
problème, avons-nous déjà dit, s'évalue enaval, en fonction des bénéfices que
tire le service manipulateur des informations recueillies, et non en amont, du
côté de l'agent, qui n'est souvent qu'un rouage. Pour mieux le comprendre,
citons un cas célèbre révélé par Christopher Andrew et Oleg Gordievsky dans
leur ouvrage Le KGB dans le monde : 213

«Au commencement de sa carrière (...), Gordievsky assista à une


conférence donnée à la Loubianka par Akhmerov . Le sujet qu'il développa
n

principalement concernait l'homme qu'il tenait pour le plus important de tous


les espions soviétiques aux Etats-Unis pendant la guerre : Harry Hopkins, le
conseiller le plus proche et le plus écouté du président Roosevelt. Gordievsky
eut l'occasion de discuter du cas Hopkins avec plusieurs officiers (...); tous
s'accordaient à penser qu'il avait été un agent d'une valeur exceptionnelle.
Pourtant, à mesure qu'il approfondissait sa connaissance du parcours du
conseiller présidentiel, Gordievsky en vint peu à peu à la conclusion que
Hopkins avait plutôt été un agent inconscient qu'un informateur agissant sans
scrupule. »

Harry Hopkins n'a jamais dit qu'il rencontrait Akhmerov. Pour l'approcher,
ce dernier lui avait fait croire qu'il devait lui remettre des messages
n

personnels et confidentiels de Staline. En bon officier de renseignement,


Akhmerov avait flairé la vanité de Hopkins, et il en abusa. Le conseiller de
Roosevelt n'a peut-être jamais eu l'impression de trahir son pays, mais il n'en a
pas moins été un espion de grande valeur pour Moscou Jean Moulin, non plus,
n'a jamais dit à personne qu'il rencontrait Léon, alias Harry. Pourtant, il
représentait pour le résident illégal du GRU une source de renseignements de
premier ordre sur la Résistance gaulliste, au point que Robinson s'en était
ouvert à Trepper, malgré sa nature secrète («conspirative» a dit ce dernier à la
Gestapo). Quant aux motivations, elles sont, ici, d'ordre idéologique, comme
nous l'avons déjà vu.
Alors, agent conscient? Seul Jean Moulin aurait pu lever définitivement le
doute. Rappelons juste qu'en juillet 1942 il sait que Harry est un agent
soviétique, puisqu'il reconnaît être en contact«avec les services secrets
russes». Un an après le déclenchement de la guerre germano-soviétique, il
n'est pas vraiment compromettant de le signaler à Londres, au passage, sans
insister. Comme s'il cherchait à se couvrir . o

A la lumière de ce que nous savons maintenant, il faudrait réétudier le


comportement de Jean Moulin à la tête du Conseil national de la Résistance
(CNR). Ce travail, Henri Frenay l'a entrepris dans son Enigme Jean Moulin 214

en par tant de l'hypothèse d'un Max crypto-communiste. Son livre, paru en


1977, fit grand bruit. Sur le choix de ses plus proches collaborateurs (Meunier,
Chambeiron, Manhès), sur leur rôle à des postes clés dans la Résistance, sur le
poids d'hommes comme Pascal Copeau, Yves Farge ou Pierre Villon , tous p

trois cadres ou proches du PCF, au sein du CNR, il faut relire ce qu'a écrit
Frenay sur Moulin, même si l'hypothèse crypto-com muniste manquait
d'audace, faute d'éléments disponibles à l'époque, et qu'il se trompait donc de
qualificatif. Ces questions dépassent le cadre de ce livre. Jean Moulin reste en
tout cas un des mythes fondateurs de l'identité française contemporaine.
Arrivé à ce point de notre enquête, on peut affirmer qu'il a existé en France
un réseau dont les membres ont été approchés, puis, pour certains, recrutés, en
même temps, au même endroit, pour les mêmes raisons et par le même
homme: Henri Robinson. C'est le Grand Recrutement. Il a commencé avant
guerre, dans l'entourage de Pierre Cot et dans le cadre du RUP, avec pour
motivation l'antifascisme.
Aujourd'hui, tous les membres du réseau Robinson n'ont pas pu encore être
identifiés de manière irréfutable, mais il est certain que les archives
soviétiques permettront, à l'avenir, de découvrir d'autres agents manipulés de
main de maître par Harry.
Cette histoire est, en tout cas, bien comparable à ce qui s'est passé en
Grande-Bretagne au début des années 30, à Cambridge. Ici et là-bas, les règles
ont été les mêmes. Elles ressemblent à celles d'une tragédie classique: unité de
temps (l'avant-guerre), de lieu (un groupe d'amis, travaillant ensemble), et
d'action (qui se mettent au service de l'URSS).
Et comme toute tragédie, celle-ci finira mal.
a Dans une lettre adressée à Daniel Cordier, Meunier dit qu'il aurait préféré voir écrit qu'il n'a pas
«désapprouvé» le pacte germano-soviétique. Distinguo subtil.
b Jean Moulin obtiendra un passeport au nom de Joseph Mercier en février 1941, à la préfecture de
Grasse, avec l'aide de son ami Frédéric Manhès, qui fit les démarches nécessaires (témoignage de Laure
Moulin dans son livre consacré à son frère (op. cit.)).
c Par ce mariage, elle a donc obtenu la nationalité française, comme Martha Lecoutre au même
moment.
d Henri Frenay cite Le Monde du 31 décembre 1949 sur l'USC : « Une association philanthropique et
religieuse intimement liée au Parti communiste américain et notamment à Earl Browder (son secrétaire
général), qui le dirige jusqu'à la fin de la guerre. »
e Herta Jurr prendra la direction du bureau parisien de l'USC après guerre. Travailleront à ses côtés
Hélène Rado (la femme d'Alexandre, le chef de Rote Drei) et d'autres membres des réseaux soviétiques.
Quant à Noel Field, il servira, en 1949, d'alibi à Moscou pour liquider de nombreux responsables
communistes d'Europe de l'Est ayant été en contact avec lui, en premier lieu le ministre de l'Intérieur
hongrois Laszlô Rajk. Les deux hommes s'étaient connus pendant la guerre d'Espagne. Les Soviétiques
accusèrent Field, citoyen américain, d'être un agent de l'OSS (il avait rencontré plusieurs fois, en Suisse
pendant la guerre, le patron de l'Office of Strategie Service, Allan Dulles). Donc, pour Moscou, Rajk était
son complice. Le Hongrois fut condamné à mort, l'Américain à dix ans de prison. Libéré après 1956,
Noel Field a fini ses jours en Hongrie.
f A la fin de la guerre il a été établi un état de liquidation de tous les réseaux pour savoir qui avait fait
quoi, et quand, dans la Résistance. Le réseau Frédéric a été reconnu comme réseau de résistance par un
arrêté du 9 juin 1947 (Journal officiel du 19 juin 1947).
g Il est intéressant de noter que de Martel, prénom Thierry, est un professeur qui s'est suicidé à Paris au
moment de la défaite, en même temps donc que Moulin se tailladait la gorge à Chartres.
h Souligné par moi. Robinson est donc bien un illégal depuis 1921, ce qui correspond à ce que nous
savons du camarade Harry (voir première partie).
i A ce sujet, il est instructif de lire les passages que consacre Gilles Perrault à Robinson dans
L'Orchestre rouge, op. cit. L'auteur ne fait que reproduire les allégations de Trepper.
j Il s'agit du MGB, qui a succédé au NKVD en 1946 et qui deviendra le KGB en 1954.
k Le lecteur trouvera en annexes l'intégralité de cet interrogatoire de Leopold Trepper.
l Georges Beaufils, qui fera après la guerre une carrière dans l'armée, a été condamné à huit ans de
prison pour espionnage au profit de l'URSS en 1978. Il appartenait à un réseau du GRU qui trouvait
justement ses racines dans le conflit mondial, sans doute à l'initiative de Harry. Voir à ce sujet Le KGB en
France, op. cit.
m Daniel Cordier, qui révèle ce détail dans L'Inconnu du Panthéon, op. cit., a précisé, lors du colloque
sur « De Gaulle et les communistes », que « le rapport complet n° 7, qui suivait ce télégramme, est
probablement perdu, en tout cas introuvable ». Il ajoute : « A ma connaissance, c'est la seule fois que
Moulin signale ce contact » (avec le SR soviétique) ; in 50 Ans de passion française, sous la direction de
Stéphane Courtois et Marc Lazar, éditions Balland, 1991.
n Akhmerov est un officier du NKVD, ancien illégal aux Etats-Unis pendant la guerre.
o André Labarthe a employé cette méthode, en 1939, pour expliquer la disparition des plans d'un projet
de moteur d'avion qui, soi-disant, avait été dérobé chez lui par une certaine Marie-Thérèse Brollova. En
signalant l'incident au Deuxième Bureau, il s'était couvert. Connaissant son activisme en matière
d'espionnage, il est probable qu'il a fait lui-même ce dont il a accusé cette Mme Brollova.
p Rappelons que selon Jean Valtin, qui fut un cadre du Komintern avant guerre, Villon (de son vrai
nom Ginsburger) a été un agent du Guépéou en France dans les années 30.
Épilogue
Moscou, vendredi 8 mai 1992

Les drapeaux rouges ont refait leur apparition place du Manège, et
l'imposante façade de l'hôtel Moskva est couverte d'oriflammes aux
inévitables faucille et marteau. Curieuse sensation d'un temps suspendu, du
cours de l'Histoire interrompu. Le communisme est interdit depuis huit mois,
le PC soviétique a été dissous par Boris Eltsine, et la capitale russe pavoise
aux couleurs d'antan pour cet anniversaire de l'armistice de 1945. Le
lendemain, samedi 9 mai , ils seront plusieurs dizaines de milliers à défiler,
a

arborant décorations, souvenirs et autres de la «Grande Guerre patriotique»,


comme on le dit ici, de ceux qui l'ont vécue aux jeunes, dont on bourre encore
le crâne, à l'école, sur ces temps héroïques. La victoire sur le nazisme est, il
est vrai, la seule et unique réussite du communisme. Mais à quel prix? Dans
cet immense pays, chaque famille a un parent qui n'est jamais revenu du front.
Et si les morts se comptent par millions, on commence à peine à penser que la
faute en incombe plus à la barbarie stalinienne, pour qui le soldat de l'Armée
rouge fut simple chair à canon, qu'à la sauvagerie hitlérienne. L'histoire de la
Seconde Guerre mondiale et de la responsablité du communisme dans cette
tragédie reste largement à écrire dans l'ex-URSS.
Le hasard a voulu que, ce 8 mai, je rencontre Maria Josefovna Poliakova,
chez elle, rue Spasopeskovski, en plein centre-ville, nonloin de «l'Aquarium»,
nom donné au quartier général du GRU pour ses hautes fenêtres. «Gisela»,
«Meg» ou encore «Vera» a été, à Moscou, le «superviseur» de Harry pendant
la guerre. Elle est l'une des rares personnes (la seule?) encore vivantes à avoir
connu le Robinson-espion par l'envers du décor, là où se nouaient les fils des
réseaux du SR soviétique. Connaître les coulisses, le rêve, quand on s'intéresse
au monde si secret du renseignement! C'est avec un brin d'émotion, et
beaucoup de curiosité, que je sonne à la porte de l'appartement n° 53.
La première chose qui frappe dans le visage de Maria Poliakova, ce sont ses
yeux scrutateurs, qu'enchâssent des pommettes saillantes. Courbée en deux
par l'âge, mais le pas encore alerte pour ses quatre-vingt-quatre ans, on ressent
de suite une certaine rudesse qu'accentue sans doute la méfiance atavique
qu'elle éprouve pour l'Occidental. La guerre froide a beau être terminée, et le
communisme défait, «l'homo capitalistus» reste, pour elle, l'ennemi. Le
dialogue s'annonce difficile, compliqué, de plus, par une surdité et une
mémoire plutôt sélective.
«Aux ordres de Berzine»: sous ce titre, Maria Poliakova a raconté, en mars
1990, une partie de sa vie dans la revue de l'Armée rouge. Cooptée par le
Quatrième Bureau pendant l'été 1932, après avoir servi cinq années au
Komintern, elle suit un an de formation dans le renseignement militaire avant
d'être envoyée en Allemagne. Elle rejoint Moscou en 1937, où elle sera
employée, jusqu'en 1946, à la direction du GRU. Elle quitte ensuite le SR pour
devenir enseignante. Une biographie au pas de charge, qui cache l'essentiel.
Agent illégal de 1933 à 1937, en Suisse, en France, en Belgique et en
Allemagne, Maria Poliakova a, en réalité, mis en place des réseaux dont
Robinson héritera après son retour à Moscou. Au quartier général du GRU, où
elle va travailler pour la Section I (direction des opérations pour l'Europe), elle
supervisera, pendant près de dix ans, le travail clandestin en Suisse, en France,
et en Italie. Elle échappera par miracle aux purges staliniennes (son père est
liquidé, son frère emprisonné), malgré ses liens avec Berzine, disparu en
1938. En 1945, c'est elle qui ira à l'aéroport accueillir Trepper à son retour de
France, pour le conduire directement à la Loubianka... («Ce n'était pas un
grand spécialiste du renseignement», précise-t-elle aujourd'hui.) Tombée
malade en avril 1946, elle quittera le GRU pour quelques mois, mais elle
demeurera active au quartier général, au moins jusqu'en 1953 . 215

«La première fois que je suis venue à Paris, c'était au début du Front
populaire, raconte-t-elle. Il y avait une grève générale et je n'ai trouvé
personne dans les hôtels capable de comprendre mon français
approximatif. Je suis allée dormir chez Harry, dont Moscou m'avait
donné l'adresse. J'étais plus jeune que lui (d'une dizaine d'années) et
surtout novice en matière d'espionnage. Le premier soir, nous avons
passé de longues heures à discuter. J'écoutais – il était pour moi
comme un professeur – et je l'interrogeais peu. En revanche, il m'a
beaucoup questionnée sur l'Allemagne, d'où je venais. Il connaissait
bien ce pays, dont il parlait parfaitement la langue. Le lendemain,
nous nous sommes levés tôt, on a bu un café, et il m'a mise à la porte
avec un plan de Paris pour que je me débrouille seule. Je l'ai revu
ensuite chaque fois que je suis venue en France, pour deux ou trois
jours, porter du courrier d'Allemagne pour le compte du service.
– Qu'est-ce qui vous a le plus étonné chez lui?
– D'abord sa culture. Il aimait la musique, il s'intéressait beaucoup à
l'art. Pour moi, il représentait l'intellectuel type. Il avait aussi un
remarquable sens des responsabilités. Il se consacrait complètement à
son travail, s'y adonnait avec enthousiasme. Bien sûr, nous n'avons
jamais parlé en détail de ses contacts (ni des miens, d'ailleurs) – c'était
contraire aux règles de sécurité –, mais j'ai compris qu'il avait un don
pour trouver des gens, à la bonne place, chargés de lui fournir des
renseignements. Son réseau était très vaste.
– Vous avez pu le constater ensuite, dans son dossier, une fois au QG
à Moscou?
– Je n'ai jamais vu le dossier de Harry, mais je sais qu'à la direction on
avait une grande estime pour lui. Quand j'ai rejoint Moscou, j'ai moi-
même répété à mes chefs qu'on pouvait vraiment compter sur Harry.
C'était un officier de renseignement très solide, et très sûr. On lui a
même envoyé, plusieurs fois, des jeunes en formation. A la fin des
années 30, il fut une sorte de maître ès renseignements pour des
agents qui, par la suite, ont fait une belle carrière. Il leur apprenait à
s'orienter dans la ville, à déjouer des filatures, à trouver des contacts.
Bref, les ficelles du métier. »

Maria Poliakova ignore, dit-elle, le nom des agents de Robinson. La CIA,


qui a fait une notice biographique sur elle, dans son livre consacré à
l'«Orchestre rouge», prétend pourtant qu'elle connaissait par cœur, lorsqu'elle
était en activité, les dossiers des agents illégaux du GRU travaillant pour les
Sections I (Europe), IV(technique) et VI (recherches, développement et
entraînement). En tout cas, chaque nom cité provoque chez elle une pointe
d'agacement, ce qui peut être dû, il est vrai, à la frustration de voir sa mémoire
flancher.
«Harry est mort en héros, sans trahir personne, répète-t-elle plusieurs
«Harry est mort en héros, sans trahir personne, répète-t-elle plusieurs
fois. Nous savions, de toute façon, que lui, au moins, ne donnerait
jamais ses agents.
– Connaissez-vous la date de sa mort?
– Nous avons simplement su qu'il avait été exécuté à la prison de
Moabit, à Berlin, fin septembre 1943, sans autre indication. »

Dernier grand mystère du dossier Robinson: ni les archives allemandes ni


les archives sovétiques ne mentionnent son exécution, donc le lieu et le jour
de sa mort. Le peloton d'exécution nazi a pourtant bien fait son sinistre office,
comme pour nombre d'agents des réseaux soviétiques arrêtés par la Gestapo à
la même époque.
Le peu que l'on sache sur les derniers jours de Harry, on le doit encore à la
fidèle Nina. Rappelons-nous: le jour de son arrestation au métro Ségur, le 21
décembre 1942, Robinson a confié au couple Griotto la valise contenant,
notamment, ses fameux messages envoyés à Moscou. «Si je ne suis pas de
retour avant 21 heures, foutez-le camp tous les deux» avait-il ordonné. A 20
heures, la Gestapo débarquait rue Tlemcen.
«Je n'ai jamais été frappée, même pas giflée, raconte Nina.
Heureusement, car je crains terriblement la douleur physique. Je crois
même que si j'avais su tout ce que Jacques faisait, je serais morte de
b

peur. Quand je me suis retrouvée rue des Saussaies , le lendemain,


c

mon mari était nu, pendu par les pieds au plafond. Sur un banc, il y
avait un homme, le visage défiguré par les coups. C'est seulement
quand il a parlé que je l'ai reconnu. "Je vous avais dit de ne pas
l'interroger, elle ne sait rien", s'est écrié Jacques. Une espèce de géant
allemand l'a alors pris à bras-le-corps pour lui jeter la tête contre le
mur. Son visage n'était plus qu'une plaie, sa tête avait doublé de
volume. »

Elle ne reverra plus jamais Henri Robinson.
Nina Griotto va rester six mois à Fresnes, le temps de l'instruction. Elle sera
finalement condamnée à dix-huit mois de prison pour avoir abrité Germaine
Schneider, agent de liaison de Harry pour la Suisse, l'Angleterre et la
Bulgarie. Elle est transférée en Allemagne dans le même train que son mari,
Menardo, le «cordonnier» de Robinson. «J'ai pu lui parler quelques minutes. Il
m'a dit que les Allemands avaient gardé Jacques à Paris pour des
vérifications.»
Grâce au rapport de l'Abwehr, déjà cité, sur le «groupe Harry» daté du 24
mars 1943, on sait que, contrairement à Trepper, Henri Robinson n'a pas été
«coopératif» avec ses bourreaux: «Harry n'est pas encore enclin à parler et ne
reconnaît que ce qu'il est obligé de reconnaître.» «Pas encore enclin à parler»,
une terrible expression qui laisse deviner les traitements subis par le résident
du GRU pour le faire avouer.
A la prison de Moabit, où elle restera trois mois, Nina Griotto aura, pour la
première fois depuis la guerre, des nouvelles de Clara Schabbel, l'ex-
compagne de Robinson, la mère de leur fils, Victor.
«Elle était dans une cellule non loin de la mienne. Un jour, elle a
réussi à me faire passer, dans une chaussette, ces quelques mots
laconiques: "Je suis condamnée à mort. Veille sur Léo . Merci. Clara."
d

J'ai pleuré.»

Clara Schabbel, arrêtée par la Gestapo en Allemagne, en même temps que
le réseau soviétique de Berlin animé par Schulze-Boysen, Harnack et von
Scheliha, a été condamnée à mort le 5 août 1943. Quarante-huit autres
membres de ce réseau, que les nazis ont appelé Die Rote Kapelle, ont connu le
même sort.
«Mon cher fils, écrit-elle le matin de son exécution. Je te dis adieu
pour toujours. N'aie pas trop de chagrin. Songe que je suis quitte de
tous les soucis et que pour toujours j'aurai la paix et le repos. Avant
tout, je te souhaite de retrouver bien vite la santé. Sois un bon fils pour
oncle Hans et tante Grete: donne-leur beaucoup de joie. Tout ce que je
possédais, Léo, t'appartient. Pense à moi, Léo. Tu étais tout pour moi.
Je te joins ma bague. Garde-la en souvenir de moi. Alors, mon petit
Léo, je te souhaite beaucoup, beaucoup de bien dans la vie. Renforce
ton âme et tes connaissances. Sais être bon, Léo. Alors, mon fiston,
nem'oublie pas. Mes derniers instants seront uniquement pour toi. Une
fois, encore, adieu pour toujours. Je t'embrasse bien affectueusement,
mille et mille fois. Ta mutti. »

Reparti avec sa mère en Allemagne, en 1938, Victor a été pris au piège par
la guerre. Dans ses messages au Centre, Harry a plusieurs fois tenté de faire
intervenir Moscou pour épargner à son fils l'enrôlement dans la Wehrmacht.

De Harry à Moscou
– 10 octobre 1940: «(...) Je vous remercie de la peine que vous avez pris
pour me renseigner sur mon fils. Il y a un seul problème qui m'importe à son
sujet, je ne voudrais pas qu'il soit soldat en Allemagne. L'uniforme du soldat
rouge, mais jamais l'autre. Excusez ce point qui me tient à cœur. »
–15 novembre 1940: «Je vous remercie pour les efforts que vous faites pour
mon fils, à ce que je vois du petit mot de Meg (Ndla: Maria Poliakova) et
comrade-woman. Merci, car je ne veux pas qu'il soit soldat de Hitler. »

De Moscou à Harry:
–20 décembre 1940: «On a visité votre famille, on lui a donné de l'argent et
on a conditionné la liaison pour l'avenir dans le but de lui donner une
allocation mensuelle. Nous espérons résoudre la question du destin de votre
fils dans les deux mois les plus proches. Pour le moment nous vous envoyons
un petit mot de la part de votre famille. »
– 12 mars 1941: «Nous chercherons de faire tout le possible pour votre fils
en tenant compte de votre désir. »

De Harry à Moscou :
18 mars 1941: «Dans la ville de mon fils il y a 170 ouvriers français. Avez-
vous parlé avec lui car il travaille avec ma dame .» e


Moscou n'a pas tenu sa promesse. Victor Schabbel serafinalement enrôlé
dans la Wehrmacht et il ira se battre sur le front... russe. C'est Nina Griotto qui
nous l'apprend:
«J'ai eu des nouvelles de Léo par l'avocat SS qui s'occupait de moi pendant
mon instruction à Fresnes, raconte-t-elle. "Vous aimeriez savoir ce qu'il est
devenu?" m'a-t-il demandé un jour. "Il m'a dit qu'il vous aimait beaucoup. Il a
été blessé sur le front russe. On va peut-être l'amputer d'un bras ou d'une
jambe." Je me suis mise à pleurer. Il m'a dit: "Vous pleurez? Alors, vous
aimez les Allemands..." J'ai répondu: "J'aime tout le monde, sauf ceux qui me
font du mal." Il a soupiré: "Comment une femme comme vous peut-elle être
communiste! Vous aimez votre mari?" J'ai dit: "Oui, je suis communiste. Oui,
j'aime mon mari. Il n'y a vraiment aucun rapport."»

Après la guerre, Nina a essayé de reprendre contact avec Victor. Ayant
retrouvé sa trace dans la Sarre, elle lui a écrit plusieurs lettres. Il n'a jamais
répondu. «Peut-être fait-il le même travail que son père», a-t-elle pensé.
Aux dernières nouvelles, Victor Schabbel, qui est âgé aujourd'hui de
soixante-dix ans, habitait le secteur Est de Berlin quand le Mur est tombé, en
novembre 1989. Depuis, il semble avoir disparu. Mes lettres sont demeurées
sans réponse et son téléphone sonne dans le vide.
Après Moabit, Nina Griotto est transférée à la prison de Cuxhagen, près de
Kassel. Dans sa cellule elle découvre, par hasard, un autre agent de Robinson:
Anna Mueller, une Suissesse qui a commencé à travailler pour Harry au début
des années 30:
«Je lui ai demandé pourquoi elle avait été arrêtée. "Espionnage", m'a-t-elle
répondu. On a parlé, et, de fil en aiguille, j'ai su qu'elle était en contact, en
Suisse, avec un Français, juif, et, dans sa description, j'ai reconnu mon
Jacques. En continuant de parler, j'ai découvert qu'avant la guerre, à Bâle, où
elle habitait, elle avait acheté un cadeau que Jacques m'avait offert à son
retour. »

Pour Nina, le calvaire va continuer. Six mois à Cuxhagen avant d'être


ramenée à Berlin, où, pendant quelques jours, elle sera entassée (au vrai sens
du terme) avec d'autres prisonnières à la «Maison des juifs». Puis, ce sera le
camp de concentration de Ravensbrück, réservé aux femmes.
C'est seulement après la guerre qu'elle connaîtra le sort subi par son mari.
Incarcéré, en avril 1943, à la prison de Lehresstrasse (ou Lehrenstrasse?), à
Berlin, cellule n° 389, Menardo Griotto a été fusillé trois mois plus tard, le 27
juillet.
Quant au destin tragique de Henri Robinson, on n'en connaît que les
grandes lignes. Un document du Smerch , daté du 4 octobre 1944, signé par le
f

commandant Dereventchouk, en donne une première idée:


«Communiqué spécial.
On nous informe de Sofia que, le jour du départ de l'ambassadeur
soviétique (8 septembre 1944), un inconnu est venu à l'ambassade remettre un
billet écrit en bulgare et en allemand.
Le billet commence en bulgare, son auteur dit qu'il attendait depuis
longtemps l'occasion de voir quelqu'un de l'ambassade, car il doit absolument
transmettre un message de Harry, connu à Moscou, arrêté par les Allemands à
Paris en 1942 et emprisonné à Berlin en attendant l'exécution de sa
condamnation à mort.
L'inconnu écrit qu'il a personnellement vu Harry, parce qu'il était
emprisonné à côté de lui. Un jour, au cours de la promenade, Harry est
parvenu à lui dire: "Si tu t'en sors, dis en Russie que Pascal a été arrêté par la
Gestapo d'après l'adresse transmise de Moscou. Pascal m'a livré, moi et ma
famille." Harry a en outre transmis un message dont le contenu est écrit par le
même inconnu et rapporté ci-dessous: "Ma femme et mon fils ont été livrés
par Pascal, et les Allemands ont sévi. Je suis condamné à mort et attends
l'exécution de la sentence. Chemnitz et Otto ont également été arrêtés, avec la
totalité du réseau."
Remarques:
1 Otto: Trepper Lev Zakharovitch effectuait un travail illégal en
France. Arrêté en 1942 par les Allemands, il réussit à s'échapper on
ne sait comment. Trepper a signalé qu'il avait été obligé de
reconnaître qu'il travaillait pour les services secrets soviétiques;
Trepper se trouve actuellement à Paris.
2 Pascal: ingénieur militaire de 2 échelon Jeffremov Konstantin
e

Loukiktch. En 1940, le GRU de l'Armée rouge l'envoie en France et


en Belgique pour y accomplir un travail illégal. Il est arrêté par la
Gestapo en 1942.
3 Chemnitz: lieutenant-principal Makarov Mikhaïl Varfolomeevitch.
Le GRU de l'Armée rouge l'a envoyé accomplir un travail illégal en
France et en Belgique. Il a été arrêté par la Gestapo.
4 Harry: agent du GRU de l'Armée rouge. Français. »

Curieusement, ce document du Smerch, extrait des archives du KGB, est
tronqué. Le même message, complet, figure dans le dossier d'instruction de
Leopold Trepper détenu par les services du procureur général de l'ex-URSS.
L'inconnu y précise qu'il a vu Harry pour la dernière fois à la prison de
Moabit, cellule n° 15, le 20 septembre 1943. Et le texte transmis par Robinson
lui-même, révèle à quel point son réseau a été vaste: «1) Pascal travaille pour
la Gestapo depuis juillet 1942, il a donné tout le monde.
2) Le mari de Paula Schneider a donné, en décembre 1942, Anna, Sissy, ma
femme et mon fils.
3) Otto a été arrêté en novembre 1942. Paula et le radio en janvier 1943.
4) L'adresse de Prague est brûlée.
5) Le parachutiste Osliborn a été arrêté en septembre 1942 à Melun.
6) J'ai été trahi par la personne qui a reçu mon adresse de Moscou. On a
trouvé dans la planque des matériaux. Mon ami a été condamné à mort. Sa
femme à 10 ans. Mon ami suisse A.P. a été arrêté en avril. Quatre
collaborateurs de NI... S ont été également arrêtés.
7) Toutes les liaisons menant au ministère français et à l'état-major général
sont en sécurité. Elles ne sont connues que du G.A.
8) Ici, avec moi, il y a Anna. Prévenez Sissy. »
Reprenons les points 6 et 7, les plus intéressants . g

«J'ai été trahi par la personne qui a reçu mon adresse de Moscou», écrit
Harry, ce qui peut désigner Trepper, qui, comme nous l'avons vu, a reçu le 8
septembre 1941 l'ordre du Centre de rencontrer Robinson par l'intermédiaire
des Griotto. Or c'est chez euxque la Gestapo a envoyé Raichmann pour piéger
Harry, le lendemain, au métro Ségur.
«Mon ami a été condamné à mort» semble désigner Menardo Griotto, bien
que sa femme, Nina, ait été condamnée non pas à dix ans de prison, comme
l'écrit Harry, mais à dix-huit mois. Le reste – de l'ami suisse A.P. aux
collaborateurs de NI...S – n'est pas intelligible.
Le septième point demeure, lui, totalement obscur. Quid des liaisons qui
mènent au ministère français et à fétat-major général? Qui est le G. A. ? Nous
découvrons, là, la face cachée du réseau Robinson.
Une seule certitude: l'état-major est allemand. Rappelons-nous le rapport
d'enquête de l'Abwehr du 24 mars 1943: «Il ressort des nombreux documents
d'espionnage trouvés chez lui (Harry) qu'il devait avoir des relations
particulières, par exemple avec le bureau du commandant militaire en chef en
France.» En outre, dans un message envoyé au début d'avril 1941 (il manque
la première page avec la date), Harry précise: «J'ai reçu un certain nombre de
renseignements d'une personne installée auprès du Militiirbefehlshaber für
Frankreich et qui me semblent avoir un certain intérêt» (suivent sept
informations sur la stratégie allemande dans les semaines à venir) . Le h

Militärbefehlshaber für Frankreich = le commandement suprême en France.


Disposer d'une source de renseignements au cœur du dispositif militaire
allemand est, pour Moscou, bien plus important que d'obtenir des informations
sur la Résistance gaulliste.
La signification de cet ultime message de Harry se trouve peut-être à
Moscou, au GRU, dans son dossier de carrière. Aujourd'hui, il n'est pas encore
question d'en connaître le contenu: «Trop sensible, comporte des sources
actives», m'a-t-on fait savoir lorsque j'ai souhaité y avoir accès. Cette réponse
laisse songeur...
Henri Robinson, héros de l'espionnage soviétique, a emporté avec lui ses
secrets, «sans trahir personne», a insisté Maria Poliakova. Dans un contexte
différent, son courage égale celui de Jean Moulin, mort, lui, au champ
d'honneur de la Résistance française un jour de l'été 1943.
Existe-t-il une corrélation entre la disparition de ces deux hommes dont les
destins ont été mêlés? Est-il seulement envisageable de penser que Robinson
ait pu, d'une quelconque manière, mettrela Gestapo sur la piste de sa liaison
avec Moulin? Non, sans doute, même si Klaus Barbie, le bourreau de Max, a
voulu faire croire, plus tard, qu'il savait que le patron du CNR était en réalité
un sympathisant communiste.
Moulin crypto-communiste? «C'est le secret de tout. De tout, vous
m'entendez», martela en mai 1976 le criminel de guerre nazi, de son refuge
bolivien de La Paz, à un journaliste français . Barbie s'est en tout cas bien
216
gardé de le répéter lors de son procès, à Lyon.
Harry et Max sont finalement les deux principales victimes de cette
tragédie. Les autres protagonistes vont mieux s'en tirer, à commencer par les
adjoints de Jean Moulin, dont la destinée, peu banale, témoigne du milieu
dans lequel évoluait l'homme choisi par de Gaulle pour diriger la Résistance
intérieure.
Commençons par Frédéric Manhès. Arrêté le 3 mars 1943 (donc avant
Max), à Paris, il est déporté à Buchenwald, un camp de concentration pour
prisonniers politiques, où il côtoie beaucoup de communistes allemands.
Quelques mois après son internement, Marcel Paul, syndicaliste, membre du
PCF, y sera à son tour interné. Entre les mains des Allemands depuis
novembre 1941, Paul est devenu une sorte de spécialiste en organisation
clandestine du parti dans les lieux de détention nazis. C'est ce qu'il a déjà
réussi à faire à la Santé, où il a passé dix-sept mois. A Buchenwald, Marcel
Paul va constituer un «collectif français» clandestin chargé de défendre les
intérêts de ses compatriotes à l'égard des autres prisonniers (allemands, en
majorité) et, bien sûr, face aux SS, gardiens du camp. Pour le seconder, il
choisit Frédéric Manhès. A eux deux, ils sauveront des dizaines de vies en
épargnant à certains de leurs compagnons d'infortune l'envoi dans d'autres
camps, avec, au bout de la route, une mort certaine.
Telle est la version enjolivée par les communistes français, après guerre,
pour glorifier les leurs. La vérité est malheureusement moins simple et plus
triste, selon divers témoignages:
«La gestion du camp est entièrement remise aux détenus, écrit David
Rousset dans Les Jours de notre mort. Les discussions très âpres aboutirent à
la reconnaissance de Marcel Paul à la direction clandestine. Manhès s'adresse
à Marcel Paul pour lui remettre la liste des camarades à protéger . » 217

«Quand les SS exigeaient mille hommes, il fallait les choisir, précise Paul
Noirot dans La Mémoire ouverte, par exemple, désigner ceux qui partiraient à
Dora creuser sousla schlague les tunnels à V2, c'était désigner qui mourrait et
qui survivrait. Or, ce partage des hommes se fit, jour après jour, à divers
échelons de l'appareil clandestin . »
218

«Avait-on le droit de rayer certains détenus, pour des raisons politiques, des
listes de transport afin d'assurer leur survie? s'interroge Jorge Semprun dans
Quel beau dimanche!. En sauvant les uns, ne condamnait-on pas à mort les
autres, ceux qui prendraient immanquablement la place des déportés rayés des
Iistes ?»
219


Et puis, il y a ce récit impitoyable d'Henri Thévenet, un résis tant lyonnais
qui débarque à Buchenwald:
«J'ai trouvé une place dans un châlit sur la gauche et j'apercevais au fond
les Stubendienst, c'est-à-dire les responsables du Block. Chacun d'eux avait
son lit. Ils mangeaient de la viande et étaient entourés de petits garçons.
Marcel Paul était notre chef de Block, le Blockaltester. Un soir, j'ai été appelé
par mon nom. Je suis sorti et je me suis trouvé face à face avec Marcel Paul.
J'ai été frappé par son vêtement et son allure. Il portait des chaussures
montantes avec de la fourrure blanche, un beau costume, une canadienne
neuve, un grand cache-nez. Il avait les joues rondes. Depuis Compiègne
(Ndla: où Paul avait été interné), il avait peut-être grossi de dix kilos . » 220


L'organisation clandestine de Buchenwald a eu un droit de vie et de mort
sur les Français internés, en lieu et place des SS trop contents de laisser les
prisonniers faire eux-mêmes le tri. Que Frédéric Manhès, l'adjoint de Jean
Moulin, ait secondé Marcel Paul dans cette funeste tâche en dit long sur ses
liens avec les communistes et ce, avant le camp de concentration. «Manhès
s'adresse à Marcel Paul pour lui remettre la liste des camarades à protéger», a
écrit David Rousset, signifiant ainsi qu'il joue le rôle de porte-parole des
membres du parti, une fonction qui ne s'improvise pas. Pour qui connaît le
fonctionnement du PC, où rien n'est laissé au hasard, il ne fait aucun doute que
Manhès n'est pas un simple «compagnon de route». Son rôle auprès de Marcel
Paul le désigne comme un «hors cadre», ou encore comme un crypto-
communiste. Voilà qui ouvre des perspectives intéressantes sur ce qu'a pu être
sa véritable mission dans la Résistance et sur la raison d'être du réseau
Frédéric, qu'il a créé et dirigé.
Quand, le 21 novembre 1945, Marcel Paul est nommé ministre de la
Production industrielle du gouvernement dirigé par le généralde Gaulle,
Frédéric Manhès devient son directeur du cabinet (jusqu'en décembre 1946).
Par la suite, l'ancien adjoint de Jean Moulin dirigera la Fédération nationale
des déportés et internés résistants et patriotes (FNDIRP), une organisation
d'obédience communiste.
Robert Chambeiron, qui a été secrétaire général adjoint du Conseil national
de la Résistance (CNR), mis en place par Moulin, suivra, lui, l'itinéraire
exemplaire du «compagnon de route». Secrétaire général de l'Union
progressiste, un groupuscule politique apparu après guerre, dirigé par Pierre
Cot et entièrement soutenu par le PCF, il réussira avec l'aide des communistes
à se faire élire deux fois député jusqu'en 1958, date à laquelle il est
définitivement emporté par la vague gaulliste qui marque le début de la V e

République. Sa fidélité au parti sera récompensée, en 1979, par une place de


choix sur la liste présentée par le PCF lors du premier scrutin européen.
Siégeant au Parlement de Strasbourg, il rappelle dans L'Humanité que son
combat auprès des communistes pour l'Europe se situe en droite ligne de celui
mené aux côtés de Jean Moulin dans la Résistance. Au moins a-t-il le mérite
d'être clair.
En tant que secrétaire général du CNR, Pierre Meunier va, lui, siéger à
l'Assemblée consultative provisoire. Sur les bancs des députés, il côtoie
Maurice Thorez, numéro un du PCF, à peine rentré de Moscou, où il s'est
réfugié pendant toute la guerre. Le résistant de l'intérieur ne semble pas tenir
rigueur à ce déserteur de 1939, puisqu'il accepte de diriger son cabinet, quand,
le 21 novembre 1945, de Gaulle nomme Thorez ministre d'Etat. Devenu vice-
président du Conseil, jusqu'à l'exclusion définitive des communistes du
gouvernement, le 4 mai 1947, Maurice Thorez gardera à ses côtés le fidèle
Meunier comme directeur du cabinet.
De cette rencontre entre l'ancien bras droit de Moulin et le patron des
communistes français on peut donner deux versions. La première, angélique,
est due à un journal, Samedi-Soir, qui, sous le titre «C'est un ex-radical et un
vrai bourgeois que Maurice Thorez a choisi pour alter ego», dresse un portrait
flatteur de Pierre Meunier:
«Loin de tenir son collaborateur en lisière parce que non inscrit au parti,
Maurice Thorez en a fait le véritable chef de son ministère. Pratiquement,
Meunier est depuis un an un véritable ministre d'Etat "in partibus", car Thorez,
absorbé par les tâches de son parti, ne se montre que rarement à la vice-
présidence du Conseil installée à l'hôtel Matignon. "Maurice" est ravi de
"Pierre", d'autant plus quecelui-ci a réussi à faire la conquête de S.E.M.
Bogomolov (Ndla: l'ambassadeur d'URSS). De son côté, "Pierre" ne tarit pas
d'éloges sur "Maurice", "le plus charmant, le plus cordial des hommes". La
confiance du premier dans le second est si entière que ce dernier s'est vu
confier l'élaboration de ce fameux statut des fonctionnaires qui a suscité tant
de critiques de la part des intéressés, inquiets à l'idée qu'un agent des services
publics n'avancera plus à l'ancienneté, mais au choix.
Pierre Meunier a été rayé des contrôles de la place de Valois (Ndla: siège
du Parti radical), en même temps que Pierre Cot et quelques autres
"indisciplinés". Heureusement, Maurice Thorez, toujours prêt à réparer les
torts d'autrui, veillait: il a ménagé à son directeur du cabinet une éclatante
revanche pour le 10 novembre (1946) en le faisant désigner par le PC pour
conduire dans la Côte-d'Or une liste comportant d'orthodoxes membres du
parti.(...) L'erreur serait de croire que le désir qu'a Pierre Meunier de faire une
carrière politique l'incite à mettre en avant, comme tant d'autres, ses actions de
résistance. Cela est d'autant plus sympathique qu'en tant qu'ami intime de Jean
Moulin, premier président du CNR, jadis son chef direct au cabinet de Pierre
Cot, il est sans doute le second résistant de l'intérieur. Qui l'a jamais dit?
Détail touchant: la Talbot qu'il conduit chaque jour a été achetée avant la
guerre, de compte à demi avec le légendaire "Max" dont le nom figure sur la
plaque de propriétaire .»221


La version réaliste, on la doit à Henri Frenay, qui, dans son livre sur
L'Enigme Jean Moulin, pose les vraies questions:
«Vous dites ne pas être communiste, mais alors pouvez-vous m'expliquer
comment il se fait que Thorez, le premier personnage du PC, vous ait choisi
pour être son directeur du cabinet? (Ndla: demande Frenay à Meunier.) De sa
réponse, je garantis l'esprit, non le mot à mot: "J'ai connu Maurice Thorez sur
les bancs de l'Assemblée consultative. Nous nous sommes vus souvent, avons
sympathisé. En outre, ma formation administrative pouvait l'aider puisqu'il
était chargé de la fonction publique. Voilà pourquoi il m'a confié la direction
de son cabinet."
Dois-je le dire, cette réponse a été bien loin de me convaincre. Pour qui sait
les précautions dont s'entoure le PC dans le choix des hommes, les
minutieuses enquêtes précédant leur désignation à un poste de quelque
importance, la vigilance exercée ensuite sur leurs faits et gestes, laréponse que
Meunier m'a faite ne peut paraître plausible. La confiance que Thorez avait en
Meunier était telle que c'est à lui, et sauf empêchement de sa part, à lui seul
que, par arrêté du 5 février 1946, il déléguait sa signature, "pour tous actes,
arrêtés ou décisions, à l'exclusion des décrets".
Une telle confiance n'est pas née comme par enchantement sur les bancs ou
à la buvette de l'Assemblée consultative. Elle ne pouvait résulter que d'une
longue connaissance que le PC avait de Meunier, bien avant la fin de la
guerre, donc à l'époque où il était le second de Jean Moulin. Il fallait pour
qu'un tel poste lui soit confié que sa fidélité ait été longuement éprouvée . » 222


Pierre Meunier, qui m'a fait les mêmes réponses qu'à Frenay, ne m'a pas
davantage convaincu. Les compétences et l'amitié n'ont jamais suffi dans
l'univers communiste pour accéder à un poste de responsabilité. Tout a
toujours été subordonné à la confiance politique, confiance d'ailleurs
proportionnelle au poste occupé : plus on monte dans la hiérarchie, plus elle
est grande. Pour devenir directeur du cabinet de Maurice Thorez après guerre,
il fallait donc avoir l'aval politique des plus hautes instances du PCF, et
surtout de Moscou.
L'ouverture des archives soviétiques en Russie, et particulièrement celles de
l'Internationale communiste, démontre bien à quel point les PC, partout dans
le monde, ont été aux ordres du grand frère soviétique, y compris pour la plus
insignifiante des décisions à prendre. En France, le moindre candidat à un
poste de responsablité (sur une liste, dans le cadre d'élections, par exemple)
devait obtenir la caution de Moscou. Une centralisation et une dépendance
dont on découvre à peine l'ampleur.
Bref, il ne fait aucun doute que Pierre Meunier est devenu directeur du
cabinet de Maurice Thorez avec le consentement de Moscou. Que le secrétaire
général du PCF lui ait, de plus, délégué sa signature et qu'il soit, comme l'a
écrit Samedi-Soir, un «véritable ministre d'Etat "in partibus"», indique
l'extrême degré de confiance dont il jouissait auprès de Thorez et, surtout, de
Moscou. Il faut toute la naïveté de Samedi-Soir pour s'extasier des bons
rapports du directeur de cabinet avec l'ambassadeur d'URSS à Paris:
Alexandre Bogomolov, qui a représenté son pays à Vichy jusqu'en juin 1941,
a été ensuite à Londres l'envoyé spécial de Moscou auprès des gouvernements
européens en exil et du Comité national français de De Gaulle, avant de
récupérer son poste à Paris à la Libération. S'il y a un officiel soviétique (en
dehors du SR) qui savait à quoi s'entenir sur les liens secrets entre Moscou, le
PCF et la Résistance française, c'est bien lui !
A l'instar de Robert Chambeiron, Meunier tentera une carrière politique
comme député de la Côte-d'Or. En 1958, il se fera également balayer par la
lame de fond gaulliste. Soutenu de bout en bout par le PCF, il aura exercé son
mandat sous la bannière de l'Union progressiste de Pierre Cot, qui reste, après
guerre, le vrai patron des anciens compagnons de Moulin.
«Dans les discours et les écrits des dirigeants soviétiques, le souci de
l'homme se remarque à chaque instant (...). Les actes s'accordent aux
déclarations. Sans ce culte renouvelé de l'humanisme, fUnion
soviétique n'aurait pu traverser les épreuves qui lui furent imposées
(...). Et s'il me fallait un mot pour caractériser cette civilisation, je le
ferais par l'humanisme plutôt que par la puissance, car c'est
l'humanisme qui est à la base de la puissance soviétique (...). L'Etat
soviétique, c'est la dictature d'une classe représentant la majorité (...).
Depuis son établissement, en 1918, cette dictature n'a cessé de se
desserrer et de devenir plus libérale (...). La courbe des libertés -
comme celle de l'esprit critique - ne cesse de décroître en régime
capitaliste et de croître en régime socialiste . » 223


Ce florilège pro-soviétique, extrait du rapport officiel rédigé par Pierre Cot
à la suite de la mission d'information à Moscou que lui a confiée le général de
Gaulle au printemps de 1944, illustre l'admiration sans borne que peut
désormais afficher fancien ministre pour l'URSS, alliée des Occidentaux.
Prototype du compagnon de route dans la France de la guerre froide, Pierre
Cot va poursuivre une carrière qui peut, elle aussi, être considérée de deux
façons différentes : est-il un politicien progressiste qui sert de faire-valoir aux
communistes, ou un homme qui joue les utilités pour le camp socialiste? L'un
n'exclut pas l'autre.
Le politicien va rompre avec le radicalisme pour créer, en 1950, l'Union
progressiste, proche, toute proche, du PCF. Il s'engagera dans les
organisations de masse communistes (Secours populaire français, Association
internationale des juristes démocrates). Il restera un ardent militant pacifiste,
prenant la tête de mouvements contrôlés par Moscou (Conseil mondial de la
paix), allant jusqu'à recevoir, en 1953, le prix Staline. Il militera en faveur du
rapprochement avec l'Est en s'engageant dans les associations idoines (France-
URSS, France-Albanie, France-Tchécoslovaquie,France-Hongrie, France-
Roumanie...). Il avalera, au passage, quelques couleuvres, des procès de
Prague aux «révélations» du XX congrès sur les crimes staliniens.
e

Pierre Cot va poursuivre la voie empruntée avant guerre à l'initiative


d'Henri Robinson et reprise avec bonheur aux Etats-Unis sous la férule de
Vassili Zaroubine. De France, il demeure en contact avec Martha Dodd,
épouse Stern, qui fut en quelque sorte son égérie, outre-Atlantique, pour le SR
soviétique. En 1947, par exemple, c'est à Pierre Cot qu'elle s'adresse pour
organiser le voyage à Paris de Henry Wallace, un ancien vice-président sous
Roosevelt (1940-1944), qui brigue la Maison-Blanche aux élections de 1948.
Wallace est soutenu par le PC américain (rebaptisé pour la circonstance en
parti «progressiste») et rêve de créer un troisième grand parti avec la
bénédiction de Moscou. L'homme est d'ailleurs tellement marqué que seul le
PCF accepte, en France, de le recevoir. C'est ce que Pierre Cot lui annonce
lorsqu'il l'accueille à sa descente de bateau, au Havre, accompagné de son ami
Lucien Vogel. Et qui, aux Etats-Unis, participe activement à la campagne de
Wallace? Louis Dolivet, bien sûr, qui est resté outre-Atlantique pour éditer un
magazine, United Nations World, en accointance avec la toute nouvelle ONU,
grâce à ses liens amicaux avec Henri Laugier, devenu l'assistant du secrétaire
général de l'Organisation. Une fois de plus, tout le monde se retrouve.
Henry Wallace n'obtiendra finalement que 2 % des suffrages.
Quelques années plus tard, Martha Dodd et Alfred Stern, son époux, seront
convaincus d'espionnage au profit de l'URSS dans le cadre de l'affaire Sobble,
dont nous allons reparler. Le couple préférera fuir en Tchécoslovaquie plutôt
que d'affronter la justice de son pays. L'un et l'autre finiront leurs jours de
l'autre côté du rideau de fer.
Pour Dolivet, l'avenir sera meilleur. Obligé de quitter les Etats-Unis pour
avoir menti sur sa véritable identité (son nom est Udeanu), il lui faudra
attendre près de vingt années avant d'avoir le droit d'y retourner. Le
département d'Etat, qui le considère comme un agent du «communisme
international», refusera, pendant tout ce temps, de lui accorder un visa
d'entrée, y compris pour l'enterrement de son fils, mort accidentellement en
1951. On est alors en pleine «chasse aux sorcières», et les émules du sénateur
McCarthy ne font pas dans le sentiment lorsqu'il faut combattre ce qu'ils
croient être les «suppôts» de Moscou. En France, nous savons que Dolivet
tentera de refaire le RUP, rebaptisé Mouvement universel pour lapaix (voir
quatrième partie). Mais les temps ont changé. Les vieilles recettes ne prennent
plus, et Dolivet semble être tombé en disgrâce à Moscou, où le pouvoir
change de mains après la mort de Staline. A la fin des années 50, il préférera
se lancer dans la production cinématographique, et aura quelque succès.
Revenons-en à Pierre Cot, qui n'est pas quitte, lui, avec le SR soviétique,
comme le prouvent deux faits significatifs.
–Dès la fin des années 40, l'ancien ministre est en relation avec Vassili
Soukhomline, l'homme de la galerie de peinture du boulevard du
Montparnasse qui servit occasionnellement de couverture à Maurice Panier au
début de la guerre. Soukhomline, qui s'était réfugié aux Etats-Unis en 1941 (et
qui avait rejoint l'association Free World de Cot et Dolivet), est, pendant les
années de la guerre froide, un agent soviétique de belle envergure qu'on trouve
mêlé à la plus importante affaire d'espionnage de l'époque : le cas Klaus
Fuchs.
Physicien d'origine allemande, ayant émigré en Grande-Bretagne pour fuir
le nazisme, Fuchs a été engagé à partir de 1943 dans le projet Manhattan, qui,
à Los Alamos sous la direction d'Oppenheimer, allait donner la bombe
atomique aux Américains. Recruté par le SR soviétique dès 1939, Fuchs a
livré tous les secrets de ce projet et permis à Moscou de construire la bombe.
Klaus Fuchs est l'un des espions les plus importants de l'histoire du
renseignement.
Découvert dans le cadre de l'opération Venona, le physicien finit par
reconnaître sa trahison aux policiers britanniques qui finterrogent, en janvier
1950. C'est à eux qu'il parle de Soukhomline. Fuchs avoue qu'avant de quitter
les Etats-Unis, au début de 1946, son officier traitant lui avait donné l'adresse
de Soukhomline à Paris pour reprendre contact avec le NKVD sur le Vieux
Continent. C'est aussi par l'intermédiaire de Soukhomline qu'il devait passer
pour faire évaluer la valeur des renseignements scientifiques qu'il continuait
de livrer. Toute la procédure était prévue, y compris les mots de passe: «Vous
avez promis d'écrire un article pour le Daily Herald, je viens le chercher»,
devait dire Fuchs. «Il est prêt depuis quelque temps», avait à répondre notre
homme.
Vassili Soukhomline est dans les circuits de l'espionnage soviétique depuis
l'époque de Robinson. De Maurice Panier à Klaus Fuchs, avec, dans le décor
Pierre Cot, son cas illustre la continuité exemplaire du NKVD dans sa façon
de travailler .
224

– Le nom de Pierre Cot apparaît encore dans le cadre de l'affaire Sobble,


affaire qui démontre l'importance du facteur temps pour le SR soviétique.
Lituanien d'origine, réfugié aux Etats-Unis en1941, naturalisé en 1947, Jack
Sobble a travaillé activement pour le NKVD à partir de 1944, lorsqu'il entre
en contact avec Boris Morros, le patron d'une firme musicale devant servir de
couverture aux réseaux clandestins du SR soviétique aux Etats-Unis. L'affaire
avait été montée de main de maître par Vassili Zaroubine, du temps où il était
le résident du NKVD à Washington (et l'officier traitant de Cot) . Dès 1945,
i

Jack Sobble va diriger plusieurs réseaux aux Etats-Unis, mais aussi en Europe,
avec l'aide de sa femme. Le couple sera finalement arrêté début 1957 et
condamné à sept ans de prison. Tous leurs complices seront neutralisés.
Au FBI qui l'a retourné, Boris Morros raconte qu'à la fin juillet 1949 Jack
Sobble l'a informé avoir rencontré Pierre Cot, qui a «pu fournir les hommes
nécessaires». «Les Soviétiques prennent soin de lui» a ajouté Sobble. Pour
Morros, qui a été recruté par Vassili Zaroubine en 1943, il ne faisait aucun
doute que «Pierre Cot travaille pour les Soviétiques ». Il est bon de replacer
225

cette réponse dans le contexte de l'époque où, la «chasse aux sorcières» aidant,
on était vite étiqueté comme agent de Moscou.
Dans le cadre de ses activités pro-soviétiques, que ce soit à travers des
organisations internationales de masse ou des associations françaises, Pierre
Cot n'a jamais cessé de fréquenter des membres du KGB. Parfois, il a aussi
pris ses distances avec le bloc socialiste quand sa conscience d'homme de
gauche l'exigeait, ainsi qu'il le fit avant la guerre avec le pacte germano-
soviétique. Il a désapprouvé l'écrasement de la révolution hongroise en 1956
et l'intervention de l'Armée rouge en Tchécoslovaquie en 1968. Apparenté
communiste sur les bancs de l'Assemblée nationale à la fin de sa carrière de
député, il va être l'un des plus ardents partisans du Programme commun de la
gauche. A sa mort, en août 1977, socialistes et communistes lui rendront un
vibrant hommage: «L'un des hommes politiques les plus remarquables de son
temps» (François Mitterrand), «Démocrate, partisan de la paix et patriote
résolu, il fut toute sa vie un artisan passionné de l'union des forces de gauche»
(Georges Marchais).
De tous les protagonistes du Grand Recrutement, André Labarthe est l'un
des rares à ne pas avoir choisi une carrière politique.Sans doute a-t-il été
échaudé par son expérience et peut-être, aussi, a-t-il fini par se convaincre
qu'il n'avait pas la trempe d'un Machiavel? Ce n'est pas faute d'avoir essayé,
pourtant, surtout à Alger en 1943, dans l'ombre du général Giraud , espérant
j

ainsi prendre sa revanche sur de Gaulle et réussir, là, ce qu'il avait échoué à
Londres avec Muselier. Arrivé dans la capitale algérienne, en février 1943,
Labarthe va en effet se démener comme un beau diable pour tenter de faire
évincer l'homme de la France libre :
«Avec sa fougue coutumière, raconte Jacques Soustelle, qui a vécu cette
époque trouble, Labarthe se répandait dans tous les milieux d'Alger, discourait
inlassablement, amusait les uns, inquiétait les autres. Son thème: de Gaulle est
un fasciste, entouré de cagoulards ; il faut, pour lui barrer la route, proclamer
k

la République à Alger, et que ce soit Giraud qui la proclame. Il se flattait aussi


de séparer les gaullistes de De Gaulle, de ramener les gaullistes à Giraud en
rendant de Gaulle inutile. Alors, pensait-il, Giraud possédant l'armée et la plus
grande partie de l'Empire, de Gaulle, coupé de l'opinion, n'était plus rien.
Labarthe eut accès auprès du commandant civil et militaire (Giraud), à qui il
vanta sa thèse et aussi les mérites de ses amis Muselier et Moullec qu'il
désirait faire venir à Alger . »
226


Nommé secrétaire à l'information par Giraud, il va s'en donner à cœur joie
pour peaufiner son plan :
«Comprenant bien qu'il fallait dresser en face du Général, pour triompher
de lui, une figure capable de retenir autant et plus que lui l'admiration et
l'affection populaires, il entreprenait de "construire" Giraud par la propagande,
poursuit Soustelle. C'était là une tâche que même sa vive intelligence ne
pouvait mener à bien. Il eut beau couvrir les murs de toute l'Algérie
d'immenses inscriptions : "Un seul but, la victoire: général Giraud", de
portraits du "Libérateur" et d'innombrables affiches multicolores illustrées à la
façon des images d'Epinal avec légendes en arabe,consacrées à vanter les
mérites du "grand chef", rien n'y fit. »

Soutenu par les Américains, qui se méfiaient de De Gaulle, et par une partie
des Britanniques, de plus en plus agacés par l'intransigeance du Général,
Giraud a bien failli, en ce premier semestre de 1943, prendre la direction
politique et militaire de la France combattante. Profitant du moment, Labarthe
va caser son ami Muselier comme responsable du maintien de l'ordre à Alger.
Dépassant le cadre de ses attributions à l'information, il fait libérer, au
passage, la centaine d'étrangers, Soviétiques et autres, qui avaient été
emprisonnés à Djelfa sur ordre des autorités de Vichy. Parmi eux, le Dr Imek
Bernstein, un ancien des Brigades internationales de la guerre d'Espagne, et
l'homme qui va permettre au SR soviétique de recruter Georges Pâques à
Alger . Et où travaille Pâques à ce moment-là? A la radio, sous les ordres de...
l

Labarthe. Difficile d'y voir un hasard. Précisons que Georges Pâques, qui ne
sera arrêté qu'en 1963, alors qu'il est responsable du service information de
l'OTAN, est l'un des plus importants espions que les Soviétiques aient jamais
manipulés en France. Et si l'on se souvient aussi que c'est à Alger que Maurice
Dejean, futur ambassadeur de France à Moscou, se fera recruter,
probablement sur «recommandation» de Labarthe, cela commence à faire un
joli palmarès pour un seul homme.
La fermeté de De Gaulle, surtout face aux Américains, fera fondre les
ambitions de Giraud. Les deux hommes partageront un temps la direction du
Comité français de libération nationale, mais, en octobre 1943, de Gaulle
réussira à reprendre seul les rênes, cantonnant son ancien rival aux affaires
militaires.
André Labarthe a donc échoué pour la seconde fois. Il part pour les Etats-
Unis dès juillet, avec la fidèle Martha Lecoutre, qui l'avait suivi dans ses
aventures algéroises. On ignore s'ils y rencontrent Pierre Cot, qui, lui, quitte le
territoire américain en octobre 1943 pour Alger. Drôle de chassé-croisé.
Aux Etats-Unis, Labarthe et Lecoutre vont créer Tricolore, une version
anglaise de La France libre que Szymanczyck et Aron continuent d'éditer à
Londres. Le financement de la nouvelle revue est assuré par des fonds
propres, de provenance inconnue. Dans cescolonnes, Labarthe donne libre
cours à son antigaullisme, un sentiment répandu dans la communauté
française aux Etats-Unis, et qu'entretiennent soigneusement Geneviève
Tabouis, Henri de Kérillis ou encore Alexis Léger. Labarthe les fréquente
assidûment .m

De retour en France à la Libération, il s'installe temporairement au 23 de la


place Dauphine, à Paris, le domicile de Maurice Panier, parti, lui, pour
Londres s'occuper de la gérance de La France libre (jusqu'à l'armistice, en mai
1945). L'ancien agent de Harry ne semble plus très actif dès cette époque.
Devenu ensuite (par la grâce de ces «couvertures»?) expert en tableaux, il
finira même par mener une vie rangée après avoir si bien servi l'URSS. Les
espions ont aussi, parfois, droit à une retraite.
Labarthe, lui, reste mobilisé, occupant la place particulière, et avantageuse
pour le SR soviétique, de vulgarisateur scientifique. Il crée et préside une
Association des journalistes scientifiques de la presse d'information. Il connaît
sa première heure de gloire, en 1946, comme seul Français (avec Yves Farge n
à assister aux premières expériences atomiques américaines sur l'île de Bikini.
Et puis, à partir de 1948, ce sera l'aventure de Constellation, un mensuel qui
obtiendra un joli succès. Martha Lecoutre en assurera la gérance, et
Szymanczyk la rédaction. Labarthe est au moins fidèle en amitié.
De par son financement et son propos, Constellation n'est pas une revue
ordinaire. Côté corbeille, la rumeur a couru que les Soviétiques y auraient
versé leur obole. Rien n'a jamais été prouvé mais un témoignage plein de
candeur permet aujourd'hui d'y voir plus clair. On le doit à Adam Rayski, un
ancien communiste, d'origine polonaise qui a vécu en France et en Pologne,
avant et après la guerre.
«Je perdis de vue Martha (Lecoutre) dans les années du Front
populaire, écrit-il dans ses Mémoires, pour la rencontrer, tout à fait
par hasard, après la Libération, dans une petite rue proche des Grands
Boulevards. Nous nous reconnûmes après un instant d'hésitation.
Dans son bureau, situé rue de la Grange-Batelière, Martha me
présenta un autre mari qui n'était plus le brave Lecoutre, mais André
Labarthe, dont j'avais beaucoup entendu parler auparavant. Ensemble,
ils éditaient une revue:Constellation, copiée dans sa forme sur le
Reader's Digest américain, qui s'installait en France, emboîtant le pas
aux armées libératrice. L'ambition de Labarthe était à la fois politique
et journalistique: faire de Constellation le concurrent du Reader's afin
de contrer la pénétration culturelle des Yankees, en investissant toutes
ses forces et celles de Martha Lecoutre (elle avait conservé ce nom),
excellente journaliste, pleine d'initiatives commerciales, qualités qui
faisaient défaut à Labarthe. Nous déjeunions souvent ensemble.
Labarthe aimait raconter comment il était tombé amoureux de Martha,
et l'était resté. Il l'avait remarquée à une réception donnée par Pierre
Cot (...). De ce jour, ils firent route ensemble. A la débâcle, ils
partirent pour Londres, où ils rédigeaient tous deux, aux côtés de
Raymond Aron, la revue La France libre. Dans ses Mémoires,
Raymond Aron s'interroge sur les bruits qui couraient dans les milieux
français de Londres, au sujet de Martha et de Labarthe, à savoir qu'ils
travaillaient pour le compte de Moscou. Raymond Aron le conteste, je
pense qu'il ne se trompe pas.
Certes, Martha aurait pu être récupérée par un service soviétique. Il
est vrai aussi que, durant nos rencontres, Labarthe faisait preuve de
connaissances – assez étendues à mes yeux et exceptionnelles – en
science atomique. Si mes souvenirs sont bons, il exprimait souvent
l'opinion que l'URSS devait également posséder cette arme. Mais, tout
compte fait, ce n'étaient que des propos courants à cette époque,
venant d'un scientifique de gauche.
Ma conviction qu'ils n'avaient pas travaillé pour les services secrets
soviétiques se fonde principalement sur l'épisode qui suit.
En 1950, à Varsovie, le ministère des Affaires étrangères me fit
parvenir un dossier volumineux "ultra secret", pour avoir mon
opinion. L'ambassadeur de Pologne à Paris y exposait le projet d'une
subvention régulière à la revue Constellation, sous la forme d'une
participation à son capital. On y retrouvait l'argumentation de
Labarthe : barrer la route à la pénétration américaine, consolider les
liens scientifiques et culturels avec les pays socialistes.
Cette démarche était certes critiquable moralement, mais elle prouvait
que Martha et Labarthe ne bénéficiaient d'aucun soutien direct de la
part de Moscou. Si tel avait été le cas, ils n'auraient pas sollicité une
subvention de la Pologne .» 227

Belle naïveté! J'ai longuement expliqué dans Le KGB en France comment


travaillait le SR soviétique avec ses «petits frères», les services secrets des
autres pays socialistes. Dans le cadre d'une division du travail voulue par
Moscou, la Pologne avait précisément en charge la France, et ce, en raison des
traditionnels liens politico-culturels qu'ont toujours entretenu nos deux pays.
Le KGB jugeait donc qu'il était plus facile aux espions de Varsovie de
travailler ici. De fait, jusqu'en 1960, le SR polonais s'est remarquablement
infiltré et il a fallu attendre l'affaire Wladyslaw Mroz (nom d'un transfuge)
pour que le contre-espionnage français mette un coup d'arrêt à cette
pénétration polonaise.
Les subventions demandées par Labarthe à la Pologne s'entendent dans
cette division du travail. Il s'est adressé à Varsovie parce que Moscou le lui a
suggéré. Par sa crédulité, Adam Rayski aggrave le cas de Labarthe. Sa
démarche prouve plutôt qu'il est alors en cheville avec le «grand frère»
soviétique.
Comme l'a dit Labarthe, le but de Constellation était de barrer la route à la
pénétration américaine, et de consolider les liens scientifiques et culturels
avec les pays socialistes. Si l'on veut bien décrypter, cela signifie que la revue
avait été conçue pour être une arme idéologique et pour servir de support à des
opérations de renseignement. Ce qui ne signifie nullement que Constellation
n'a été que cela, ni que cette revue a forcément rempli son but.
Replaçons-nous, un instant, dans le contexte. Constellation paraît au début
de la guerre froide, qui va scinder le monde en deux blocs. Dans les années
50, l'affrontement deviendra à la fois militaire (guerres d'Indochine, de Corée),
économique et idéologique: le camp socialiste tenant de la paix contre
l'impérialisme américain fauteur de guerre. Dans cette bataille, la revue de
Labarthe a son rôle à jouer. Prenons un exemple: dans le numéro de décembre
1952 paraît un article intitulé «Ici New York, ici Moscou», signé d'un certain
J. Henderson. L'auteur y évoque la guerre des ondes qui oppose l'Est à l'Ouest,
d'un côté Radio-Moscou, de l'autre la Voix de l'Amérique et Radio Free
Europe. Eloge de l'une, attaque des autres, l'article ne se contente pas de
prendre parti – ce qui est le droit de l'auteur –, il falsifie les faits. Or, dans ces
années-là, les radios occidentales, seules bouffées de liberté pour les auditeurs
de l'Est, étaient la bête noire des Soviétiques. L'URSS dépensait d'ailleurs des
millions de dollars pour tenter de brouiller leurs émissions. Ces radios étant au
cœur de l'affrontement idéologique entre les deux blocs, Constellation
remplissait contre elles son rôle de vecteur de lapropagande soviétique, avec
d'autant plus d'efficacité qu'elle était déguisée.
Pour comprendre comment la revue a pu servir à des opérations de
renseignement, il faut se rappeler la façon dont travaillaient les SR de l'Est. En
démocratie, 90 % de l'information est ouverte, c'est-à-dire accessible à tous,
car non classifiée. Mais il faut savoir où chercher, surtout pour les questions
scientifiques (journaux spécialisés, travaux universitaires, colloques, etc.) . o

Une revue de vulgarisation offre un excellent moyen de se tenir au courant, de


même qu'une association de journalistes spécialisés constitue un carrefour
d'informations appréciable. Par leur biais, Labarthe a ainsi été à la pointe de la
connaissance.
En novembre 1957, il est invité à Moscou pour le quarantième anniversaire
de la révolution d'Octobre. Il y rencontre quelques officiers de renseignement
et le Dr Bernstein, qu'il avait fait libérer à Alger et qui servit à recruter
Georges Pâques. Toujours son sens de l'amitié, et/ou une preuve de la
continuité du travail qu'effectuait le KGB.
Labarthe sera d'ailleurs actif tout au long de la guerre froide . 228

C'est en avril 1964 qu'il revend finalement ses parts de Constellation. Pierre
Laffont, un ancien député qui a été directeur de L'Echo d'Oran, en devient le
patron. Depuis le début des années 60 la revue connaissait quelques difficultés
financières (à cause des bailleurs de fonds de l'Est?), et l'entente avec Martha
Lecoutre battait de l'aile. Elle-même avait vendu ses parts en mars 1963, après
que Labarthe eut introduit dans le capital de la revue Denise Picard, qui allait
devenir sa femme, peu après.
Trois mois plus tard, il prend la direction de la rédaction de Sciences et Vie
continuant ainsi sur le chemin du journalisme scientifique jusqu'à sa retraite,
qu'il prend au début de 1967. Il est alors âgé de soixante-cinq ans. C'est à ce
moment-là que l'Histoire le rattrape. En ce début 1967, Peter Wright, le
spécialiste du SR soviétique au MI 5 britannique, est en possession de tous les
documents Venona qui accusent André Labarthe et Pierre Cot d'avoir travaillé
pour Moscou pendant la guerre. Il obtient enfin des Américains (détenteur des
matériaux) l'autorisation d'en faire part à laDST, le service de contre-
espionnage français. Il débarque donc à Paris pour en parler avec Marcel
Chalet, alors directeur adjoint de ce service qu'il dirigera de 1975 à 1982.
Voici le récit que fait Wright de cette entrevue : p

«J'ai expliqué à Marcel que nous avions obtenu de nouvelles informations


qui précisaient les véritables rôles de Cot et Labarthe et je lui ai montré les
décryptages Venona les concernant. Très étonné par ces documents, il a
immédiatement lancé une enquête approfondie.
–Alors, vous ne pensez pas qu'ils sont trop vieux? demandai-je.
Marcel m'a fixé d'un regard foudroyant.
–Tant que vous ne voyez pas un homme politique français verdir dans son
cercueil, vous ne pouvez pas affirmer qu'il est trop vieux !
Malheureusement, Labarthe est mort d'une attaque cardiaque tandis que
Marcel l'interrogeait, et on a laissé Cot mourir en paix. Mais l'échange
d'informations a beaucoup contribué à soulager la tension entre le MI 5 et la
DST, et a fait de Marcel et moi une paire d'amis pour le restant de notre
carrière. »

Connaissant bien Marcel Chalet pour avoir écrit un livre avec lui , je l'ai
229

évidemment interrogé sur la véracité de ce récit. Dans ce dialogue, on retrouve


sa prudence et sa conception du devoir de réserve dès lors qu'on touche aux
affaires d'Etat:
– Comme vous pouvez l'imaginer, j'ai lu avec la plus grande attention le
livre de Peter Wright, dont j'avais pu apprécier en diverses circonstances les
qualités professionnelles. J'y ai retrouvé un certain nombre de personnages qui
avaient fait l'objet de sa part de recherches approfondies et, selon les cas,
d'hypothèses de travail non résolues ou de découvertes intéressantes. Il reste
difficile de formuler une appréciation d'ensemble sur cet ouvrage, où se
mêlent curieusement des données concrètes indiscutables, des raisonnements
audacieux et des souvenirs approximatifs, enrobés dans un tissu quasi
romanesque. C'est en tout cas ce qui caractérise certains paragraphes où mon
nom est cité. Il y figure plusieurs erreurs et déformations touchant ma
personne et les sujets de nos entretiens.
– Dit-il, au moins, la vérité sur Venona, Cot et Labarthe ?
– J'ai assez évoqué, avec vous, dans Les Visiteurs de l'ombre, les
contraintes qui pèsent sur le patron d'un service de contre-espionnage, même à
la retraite, pour que vous compreniez l'embarras que suscite votre question. Ce
n'est pas à moi qu'il incombe de confirmer ou de démentir des informations de
cette gravité, si l'Etat, en possession des éléments d'appréciation dans les
dossiers des services spécialisés, n'a pas cru devoir le faire lorsqu'elles ont été
rendues publiques.
– Vous savez pertinemment que l'Etat ne se mouillera jamais dans pareil
cas.
– Peut-être, mais ne me demandez pas de répondre à sa place.
Personnellement, je reste animé par le souci, largement explicité dans notre
livre, d'aider nos compatriotes à mieux apprécier le contexte de certains
événements qui ont fait notre histoire. D'ailleurs, il ne me plaît pas de penser
que des révélations seront faites à l'étranger, ici ou là, soit du fait de
l'ouverture des anciennes archives soviétiques, soit parce que des Etats
étrangers, amis ou non, n'auront plus les mêmes raisons que nos responsables
de taire des informations touchant la France.
– Précisément, c'est grâce à la chute du communisme et à l'ouverture de
certaines archives, à l'Est comme à l'Ouest, que j'ai pu mener à bien mon
enquête et découvrir l'importance du réseau Robinson. Vous ne trouvez pas
attristant qu'il ait fallu attendre ces circonstances, et tout ce temps, pour
éclairer ce point capital de notre histoire?
– Laissez-moi, ici, vous rappeler un certain nombre de points. Au
lendemain de la guerre, il est devenu évident que la mise au jour des activités
des services de renseignement soviétiques, antérieures ou concomitantes au
conflit, allait imposer un travail considérable mais indispensable. Compte tenu
des moyens disponibles, les services de contre-espionnage de l'Ouest ont
souvent été amenés à associer à leurs propres recherches des historiens ou des
journalistes de talent, en particulier lorsque les pistes d'investigation qui
s'offraient n'avaient a priori qu'un intérêt rétrospectif, sans mettre en péril les
impératifs de l'actualité. Ce travail a abouti à des résultats significatifs. Je
pense, par exemple, à la «découverte» de Leopold Trepper par Gilles Perrault,
ou encore à l'identification d'une douzaine de collaborateurs du réseau
Robinson par Philippe Alexandre. Reprenant cette dernière enquête, vous-
même avez pu tirer un grand profit des premières ouvertures des héritiers du
KGB et des conditions d'accès, désormais plus faciles, à certaines archives
occidentales. Ce qui vous a permis d'avancer trèsloin, de soulever de bonnes
questions en y proposant souvent de bonnes réponses. Il n'empêche, il reste à
faire, au niveau de l'Etat, l'effort de clarification salutaire pour mettre un terme
à des controverses stériles et apprendre à tous à affronter la vérité, fût-elle
difficile à accepter. C'est la seule façon d'aider les jeunes générations à mieux
comprendre de quoi ont été faites, dans ce siècle cruel, les aventures
personnelles de quelques-uns des acteurs de notre histoire, tour à tour
complices ou victimes d'une entreprise dont l'avenir allait révéler les sinistres
réalités. L'histoire d'une nation ne peut, de toute façon, souffrir de la vérité.

Marcel Chalet n'a pas souhaité en dire davantage.
Le 12 novembre 1967, André Labarthe mourait d'une crise cardiaque. Son
interrogatoire à la DST – il ne fait aucun doute qu'il a eu lieu – n'a rien à voir
avec son décès . Quant à Cot, il est vrai, aussi, que le contre-espionnage
q

français ne l'a jamais inquiété (il avait à l'époque soixante-douze ans).


On peut maintenant refermer le dossier Robinson.
a L'armistice est fêté le 9 mai dans l'ex-URSS. La Seconde Guerre mondiale n'a donc pas fini au même
moment à l'Ouest et à l'Est, tout comme elle n'a pas commencé en même temps. Les petits écoliers russes
continuent d'apprendre que c'est le 22 juin 1941 que le conflit a débuté.
b Nom sous lequel elle connaissait Robinson.
c L'un des lieux d'interrogatoire de la Gestapo.
d Petit nom donné à Victor Schabbel par ceux qui l'ont connu enfant.
e Le dernier mot n'est pas très lisible. Victor travaille-t-il avec sa mère, Clara Schabbel ? Il semble, en
tout cas, enrôlé dans le réseau de son père, lui fournissant à l'occasion des renseignements sur
l'Allemagne. Par quel canal? Mystère.
f Service de contre-espionnage du MGB (ancêtre du KGB) dont les initiales veulent dire : « Mort aux
espions. »
g Quelques précisions: Pascal = Konstantin Jeffremov; le mari de Paula Schneider (dite aussi
Germaine) = Franz Schneider ; Anna = Anna Mueller (la femme qui se trouvera dans la même cellule que
Nina Griotto à Cuxhagen) ; Sissy = Rachel Duebendorfer, membre du réseau Rado en Suisse (elle n'a
jamais été arrêtée) ; Otto = Trepper.
h Le lecteur en trouvera le texte intégral en annexes.
i L'entreprise de Morros était en partie financée par le couple Martha Dodd-Alfred Stern. C'est ainsi
que le FBI a découvert leur culpabilité au début des années 50. En enquêtant, la police américaine s'est
rendu compte que Martha Dodd était une agent soviétique depuis le milieu des années 30, à Berlin.
j Fait prisonnier par les Allemands le 18 mai 1940, le général Giraud s'évada de la forteresse de
Königstein en avril 1942. Passé en zone libre, il prit le commandement en chef civil et militaire en
Afrique du Nord, après l'assassinat de l'amiral Darlan, le 24 décembre 1942.
k Membres de la Cagoule, une organisation clandestine d'extrême droite qui tenta, avant guerre, de
déstabiliser la IIIe République en perpétrant, notamment, des assassinats.
l Bernstein mettra en contact Pâques avec Alexandre Gouzovski, conseiller à l'ambassade d'URSS à
Alger, qui deviendra son premier officier traitant.
m Lors de sa visite aux Etats-Unis, en juillet 1944, de Gaulle invitera la communauté française à une
réception, excepté Labarthe et Tabouis.
n Ex-responsable du maquis du Vercors, commissaire de la République de Lyon à la Libération, futur
prix Staline de la Paix.
o J'ai aussi longuement expliqué dans Le KGB en France le pillage scientifique et technologique
auxquels se livraient les SR de l'Est. Ce thème est encore étudié dans Les Visiteurs de l'ombre (éditions
Grasset, 1990), écrit en collaboration avec Marcel Chalet, notamment dans le chapitre consacré à l'affaire
Farewell.
p Spy Catcher, op. cit. Cet extrait est tiré de la version originale. Le livre publié en français chez
Robert Laffont ne mentionne pas les noms.
q A ce sujet, rappelons ce que Raymond Aron écrit dans ses Mémoires : « Henri Frenay m'affirma que
Labarthe avait avoué, avant sa mort, qu'il appartenait aux services secrets de l'Union soviétique. »
ANNEXES
Les «Papiers Robinson»

Le procès-verbal de l'interrogatoire de Leopold Trepper


LES «PAPIERS ROBINSON»
(extraits)

Au regard de l'histoire, les «papiers Robinson» sont d'un intérêt


considérable. Le vaste réseau de renseignement dirigé par Harry, résident
illégal du GRU en France, lui permettait de disposer d'une multitude
d'informations sur l'ensemble du territoire, à l'intérieur des entreprises, dans
les arcanes du pouvoir, et au cœur du commandement de l'armée allemande.
Ces «papiers», qui fascinent toujours les services de contre-espionnage
occidentaux, ne sont pas seulement passionnants pour les experts. La matière
contenue dans ces documents constitue également une mine d'informations
inestimables pour ceux qui s'intéressent à cette période de l'histoire
contemporaine.
Les extraits choisis, soit environ les deux tiers des documents originaux,
l'ont été pour des impératifs techniques : la copie en notre possession était de
mauvaise qualité. Nous avons, en revanche, respecté la présentation des
messages envoyés (et ceux reçus) par Harry, leur syntaxe, parfois maladroite,
et les fautes, y compris de frappe.
le 24/7/40
Chers amis,
Bien reçu vos quelques lignes et les questions et dans la mesure de mes
possibilités, je chercherai à y répondre de suite.
1 ° questions en ce qui concerne Jean et sa clientèle. Ce la fait
longtemps que je suis sans nouvelles de là-bas et il n'y a aucune
possibilité de pouvoir établir un lien quelconque d'ici. Vous me
demandez les adresses, je ne sais pas à quoi que cela se rapporte. Je
vous ai envoyé dans son temps toutes les adresses de nos amis ainsi
que les mots d'ordre, lieu de rendez-vous etc. Si vous ne les avez pas,
télégraphiez et je chercherai à rétablir tout cela encore une fois, car je
n'ai aucune indication écrite sur ces choses. Le meilleur moyen aurait
été, si j'avais pu y aller personnellement, mais je ne vois pas bien la
possibilité. Je suis convaincu que vous faites tout ce que vous pouvez,
pour retablir ces liaisons, car elles sont vraiment de grand valeur,
surtout depuis que BOB a monté en grade.
2 ° A ce propos, du pays de Jean, je dois vous dire que l'ami de M.P.,
que nous avons cherché à avoir ici, est actuellement là-bas et qu'il
occupe une des fonctions les plus hautes et des plus importantes pour
nous. Mon plan consiste à chercher à trouver M.P. qui doit être
prisonnier, à le faire venir ici, discuter avec lui et ensuite il vous
faudrait trouver le moyen de le transporter là-bas. Je suis sûr que son
ami le prendrait dans son secrétariat et nous aurions là, la meilleure
liaison que l'on puisse souhaiter. Faites-moi connaître votre opinion et
comment vous voyez des possibilités de réalisation.
3 ° Vous me demandez une relation sur ma situation et sur mes projets.
Il n'y a pas beaucoup à dire pour le moment, quant à ma situation. Je
suis en train à manger un salaire, sans faire un travail quelconque.
Tout le monde d'un intérêt quelconque est parti et ce n'est que depuis
quelques jours que les gens commencent à rentrer. On ne peut pas
encore se prononcer sur la situation personnelle, car on ne sait pas ce
que les Allemans ont l'intention de faire. Je vois seulement que les
services de la Gestapo commencent à se monter dans le quartier de
l'Etoile, que les voitures POL commencent à faire nombre dans les
rues de Paris. Les journaux qu'ils éditent actuellement, soit le Matin,
La France au Travail etc. ne laissent pas encore entrevoirla ligne
qu'ils veulent suivre. La première chose qu'il faut toutefois escompter
sera l'organisation d'un progrome dans le 20 arr., le 3 et le 4 . Il y a
e e e

déjà une organisation qui est en train de se monter. Les Russes Blancs
commencent également à se faire entendre et concentrent leurs efforts
dans «l'Union Nationale de la Nouvelle Génération russe en France»
dont le siège se trouve Rue de Sèvres N°11. Il ya également un
certain Alexandre Nikolaieff, 253 Rue Lecourbe que travaille
efficacement dans ces milieux. Voilà la situation dans laquelle que je
vis. Quant au projet du travail futur, je pense que notre attention doit
se porter sur le domaine économique, c'est-à-dire sur la réorganisation
des usines et dans quelle mesure ces usines travailleront pour
l'Allemagne. En outre il sera intéressant de retrouver des pièces dans
différents domaines qui nous intéressent et dont il vous faudrait
fournir la liste. Je ne sais pas dans quelle mesure je pourrais encore
être utile pour votre travail et je vous prie de me dire sans ambages
s'il y a nécessité que je continue encore mon activité. Comme je vous
l'ai toujours dit, je veux bien faire un travail utile, mais non recevoir
une pension, car pour cela je suis encore trop jeune. Excusez que je
vous parle franchement quant à ce point, mais vous devez comprendre
que dans ma situation actuelle, sans fournir des resultats concrets, il
faut que j'aboutisse à ces conclusions.
Informations Vous comprendrez qu'il y a encore pour le moment des
difficultés d'avoir des informations sûres. Il y a beaucoup d'histoires qui
courent les rues, mais lorsque je cherche à les contrôler, on ne trouve jamais la
source. Toutefois il y a un certain nombre de choses que j'ai appris par des
soldats évadés, car les soldats démobilisés, c'est-à-dire notre future source la
plus sûre ne sont pas encore arrivés.
Lors de l'attaque de chars d'assaut dans la région de Abbeville, qui a
précédé de 2 heures l'attaque allemande, les pertes ont été très élevées des 2
côtés. Les mêmes chars français ont refoulés 2 fois les chars allemands qui se
trouvaient être au nombre de 350 chars allemands contre 96 chars français.
C'est l'artillerie allemande qui est venue à bout des chars français et l'absence
complète de l'aviation pendant l'offensive des chars français, car c'était une
action offensive, il y a eu seulement 2 avions de la R.A.F. et aucun avion
français qui étaient dans le ciel. Les soldats louent la justesse de tir des avions
anglais, ceux-ci ont bombardé l'artillerie allemande avec succès, sont partis
après épuisement de leur munition et personne n'est plus venue. Le
commandant de ce régiment de chars, mon informateur était à son Etat-Major
a exprimé l'opinion que si on voulait sacrifier le régiment on ne pouvait pas
faire mieux. Le commandant, gravement blessé fut fait prisonnier avec le reste
de ses troupes, tandis que le régiment comptait à la fin de cette attaque 1147
morts. Les troupes n'avaient pas quittés les chars pendant 3 jours. Mon
informateur considère le matériel du char français supérieur au char allemand
qui ont été facilement percé par le canon de 47 m/m. Dans les chocs de chars
les chars allemands ont toujours eu le dessous.
Le 51 le chars lourds, en garnison à Bourges est parti au complet et se
trouve dans le Gers, sans avoir pris part au combat. Il continue actuellement
l'entraînement des recrues de la classe 39.
Tous les soldats que j'ai pu voir se sont prononcés contre les officiers de
l'active que dès le début se sont trouvés en opposition avec les officiers de la
guerre de 14. Les soldats disent que cette lutte était une lutte politique, car les
jeunes officiers étaient tous acquis aux méthodes fascistes et le faisaient voir.
J'ai vu une lettre d'un soldat en date du 11 juin; datée de Syrie, où le soldat se
plaint que des jeunes lieutenants se saluent à la fasciste. Les soldats parlent
ouvertement d'une «défaite voulue» afin de permettre aux fascistes français de
punir le Front Populaire.
Il faut attendre le retour des démobilisés, pour pouvoir fournir des
renseignements plus exacts sur les combats, sur les troupes engagés, sur les
pertes etc. A Vichy on indique 120 000 morts dans les Ministères, mais il
semble que ce chiffre soit inférieur à la réalité. De même les chiffres publiés
par l'Allemagne quant à ses pertes sont fausses, car des soldats de Dunkerque
m'ont dit que les pertes allemandes étaient extrêmement élevées, de même que
devant Montmédy. Un soldat de Montmédy m'a dit qu'il y avait eu plusieurs
milleirs de cadavres allemands devant les fortifications, car les canons ont tiré
à bout portant et s'il n'y avait pas eu trahison de la part d'officiers, les forts ne
seraient pas tombés.

La France occupée Ici je me trouve dans la même situation que les
informations ne peuvent que se rapporter qu'à la région parisienne, car le
retour des réfugiés commence seulement à avoir une certaine importance.
A Paris les Allemends ont commencé par un recensement de toutes les
usines. Partout ils ont envoyé des fonctionnaires civils et maintenant toutes les
entreprises ouvertes sont obligées à fournir une liste des stocks. Dans
l'alimentation les entreprises ont le droit de disposer soit d'un huitième, soit
d'une douzième de leurs stocks, pour le surplus il leur faut une permission
allemande.
Dans toutes les usines, se rapportant à l'industrie aéronautique ils ont enlevé
les produits finis. J'ai pu assister personnellement à des opérations semblables
(illisible) les Allemands ont amené le matériel sur des camions. J'ai vu en gare
de (illisible) un long train avec des machines prendre la direction
d'Allemagne. Des réfugiés de province m'ont dit que c'était pire en province.
Aucune usine d'une certaine importance n'est ouverte jusqu'à présent. Par
contre les Allemands ont établi des listes d'ouvriers de ces usines et leur ont
dit qu'ils allaient les convoquer.
Chez Caudron-Renault les Allemands ont trouvé 50 Goëlands finis, sans
moteurs. A Villacoublay ils ont trouvé 80 avions de toutes sortes, auxquels
manquaient des Hélices et de trains d'atterissage. A Orly ils ont trouvé 14
avions de transports. Au Bourget et à Pontoise il n'y avait rien. A l'arsenal de
Puteaux ils ont trouvé un riche matériel. L'Usine Hispano, dans les carrières
de Sarthrouville fut trouvée intacte. Chez Renault le matériel était à peu près
intact.
A l'heure catuelle on o peut voir fréquemment les Mureuax 113 das le ciel
de Paris, servant à l'entraînement des Allemands pour le Potex 63 qu'ils
semblent avoir trouvé aux Mureaux.
Les troupes allemandes qui sont très nombreuses et que l'on peut évaluer à
3 millionsau bas mot, sont en train de vider les magasins français. Le change
très favorable, un Mk = 20 frs. leur permet d'acheter tout. D'autre part les
quantités d'aliments transportés en Allemagne sont très élevées. Du sucre, du
beurre, des pommes de terre et du bétail est parti en grande livraison. On me
dit qu'il ramasse également du blé. Les mines de fer travaillent et n'ont été
nullement endommagé comme en 14. Des soldats de la Saar m'ont rapporté
que les mines de charbon de la Petite et de la Grande Rosselle, qui se
trouvaient dans la ligne de feu ont été sauvées sans le mondre dommage. Dans
le Nord il semble que seul lesmines de charbons d'Anzin et d'Aniche aient
souffert un peu, mais que 90% des mines peuvent immédiatement reprendre
leurs exploitations. En partie ces mines travaillent déjà, mais il y a encore
manque d'ouvriers.
On peut dire que sur la ligne au sud de Paris presque tous les grands ponts
ont été détruit. Ceci empêchera pendant un moment la reprise du trafic. Il n'y a
que la ligne électrique de Paris-Bordeaux-Hendaye qui vient d'être retabli et
on (illisible) pour le moment le transport de nombreuses troupes allemendes
vers l'Espagne et Nantes. Pour lespremières je ne trouve pas d'explication,
sinon que les Allemands chercheraient à vouloir procéder à l'occupation de
toute la frontière franco-allemande et de partir d'un port médit. vers Gibraltar.
Pour Nantes l'explication doit se trouver dans la préparation de l'action contre
l'Angleterre. L'aviation anglaise a bombardé avec succès l'Arsenal de Rennes,
occupé par les Allemands ainsi que le camps d'avaition près de Rennes, où
tous les avions allemands ont été détruit. Le porte-avions Joffre est très avancé
et les Anglais ont commencé à le détruire.

Meilleures salutations H.

***

10-8-40 Chers amis? Je vous envoie quelques

10-8-40 Informations: préparatifs allemands envue d'une offensive contre


l'Angleterre sont plus visibles d'un jour à l'autre. Depuis 3 jours on constate de
forts transports de troupes d'aviation par la gare de Montparnasse pour
Rennes, St. Malo et Cherbourg.
A St. Malo les Allemands offrent de fortes sommes à des marins et des
pêcheurs, pour piloter des bateaux endirection de Southampton.
A l'île d'Oléron les Allemands procèdent à des exercices de débarquement
de troupes. Les troupes restent pendant plus de 2 heures dans l'eau, doivent y
patauger, tandis que des soldats sur les rives de la mer les empêchent de
retourner à terre. Les trains de la ligne du Nord qui avaient été conduit par des
cheminots français ont subi un changement en ce sens que les cheminots
français ne conduisent ces trains que jusqu'à Compiègne et à partir de là, ce
sont les services allemands qui se chargent de la direction des trains. A la gare
de dépôts de Boulogne et de Calais les Allemands ont gardé seulement le
personnel absolument nécessaire pour connaître la voie, tandis que tous les
autres cheminots int été renvoyé chez eux. Le trafic sur la ligne du Nord au
nord de la ligne de la Somme est énorme. La gare de Hirson a été organisé par
les Allemands comme la gare régulatrice de tout leur trafic de troupes. A
partir d'Abbeville, en passant par Amiens jus qu'à Réthel et Vouziers les
Allemands ont fait une ligne de démarcation qu'aucun Français n'a le droit de
dépasser. Ainsi les départements au nord de cette ligne sont interdits à tout
retour de refugiés.
Les canaux du Nord sont remplis de bateaux sous les ordres des Allemnads.
Mais les bombardements des Anglais sur les canaux et sur ces bateaux ont fait
des grands dégâts et les Allemands n'arrivent pas à amener les 3000 chalands
ainsi rassemblés vers les ports de la Mer du Nord.
Bombardements: Les Anglais procèdent à des nombreux bombardements en
France. Ainsi les visites sur la Bretagne et la Normandie sont quotidiennes.
Les degâts causés au port de Nantes sont énormes. A Saint-Nazaire les
Anglais ont bombardé le nouveau porte-avions Joffre, sont la construction est
très avancée. A Cherbourg les dépôts d'essence de Cherbourg-Chantereyne on
t été sérieusement touchés. Il semble que les Allemands y ont trouvé une
réserve de 400 000 tonnes d'essence et que les Anglais cherchent à incendier
les pontons d'essence qui se trouvent sous l'eau dans la baie de Cherbourg.
Lors du bombardement du 7 août du Bourget 26 allemands et 6 civils français
ont été tués. Le même jour un bombardement sur Ozoir-la-Ferrière a touché le
siège de la Kommandantur et y causé la mort de 9 officiers allemands et de
quelques soldats. Villacoublay a été bombardé, mais je n'ai pas pu avoir de
déatils. Les Allemands ont construit des postes de défense contre avion
betonnés autour du Bourget, bien camouflés et ils procèdent à l'heure actuelle
à des grands travaux en ciment armé.
Quant aux bombardements des Italiens en France, j'ai appris qu'ils ont
appliqué la même tactique que sur Barcelone, bombardant les villes avec des
bombes incendiaires. Les pertes qu'ils ont causé sur Troyes, Bourges, Gien et
Tours, villes bombardées par eux, sont très grandes, parce que le feu y a sévi.
Matériel: Les Allemands ont trouvé un matériel d'une importance énorme.
Ainsi des soldats m'ont affirmé que des Allemands ont ramassé à Gien près de
700 chars neufs de 12,15 et 30 tonnes qui n'avaient jamais servi et que l'armée
en retraite a vus. Du matériel contre l'avance des tanks a existé en quantité,
mais les officiers ne voulaient pas s'en servir. Les soldats manquaient des
munitions et à la retraite ils ont vu des trains entiers qui sont tombés dans les
mains des Allemands. Mais l'absence d'aviation est critiquée par tous les
soldats. Ils accusent ouvertement Vuillemin d'avoir reçu des ordres de
Goering, car les avions ne manquaient pas. Ainsi un aviateur, travaillant à
l'Etat-Major de l'escadre de Reims m'a affirmé que dans le camps d'Epernay,
lors de la retraite plus de 300 avions, dont des Curtis et des Douglas ont été
brûlés quoiqu'ils n'avaient jamais servi. Il y avait des aviateurs, mais on ne
voulait pas faire partir les escadrilles. Une grande partie des escadrilles du
Midi sont partis d'abord pour Oran, ensuite pour le Maroc et sont actuellement
concentrées à Dakar.
H.

***
Le 20-8-40. Chers amis ; quelques informations: offensive allemande: celle-
ci paraît se préparer hativement. Ainsi on voit de nombreuses troupes
d'artillerie partir continuellement de la gare de Montparnasse ainsi que de
troupes d'aviation.
Un autre signe de l'offensive nous est donné par le renvoi de tous les
prisonniers français blessés qui se trouvaient dans les hôpitaux du Nord de la
France. Les hôpitaux de Lille, St. Malo, Deauville, Trouville, Paris-Plage etc.
ont été complètement évacués par les Allemands et les blessés ramenés dans
la région de Paris. D'autre part les Allemands ont procédé à des requisitions de
lits à une personne, de matelas à une personne et de draps en masses dans tous
les grands magasins et chez des particuliers, indications de l'installation
d'ambulances. Dans la region parisienne, l'hôpital Foch est entièrement occupé
par des Allemands ainsi que les hôpitaux Lariboisière, une grande partie de
l'hôpital Beaujon, de la Pitié et de Laênnec. Dans les environs de Paris il y a
eu au moins une dizaine d'hôpitaux occupés par des grnds blessés allemands.
En général il semble ressortir des dires des démobilisés que là, où l'armée
française avait fait de la résistance, le nombre des blessés allemands était très
élevé, car les Allemands avançaient en masses compactes, sans tenir compte
du feu adverse. De même le nombre des morts indiqué par les communiqués
allemands n'a rien à faire avec la réalité. Ainsi près de Saumur, les Allemands
ont laissé presque une division, avant de pouvoir franchir le fleuve. De même
les pertes subies à la Charité et à Clamecy sont tellement élevées qu'elles
seules suffiraient à donner les chiffres indiqués par les communiqué allemand.
Une autre indication nous est donné par le nombre relativement élevé des
blessés allemands qui se trouvent encore en traitement en France.
Des renseignements de St. Malo indiquent que les Allemands ont fait des
tentatives de débarquement avec des tanks amphibies. Il semble que ces tanks
soient partis de St. Malo, de Granville et de Portbail. A St. malo l'essai a fini
par un échec, car un gand nombre de soldats allemands, habillés en noir, ont
été rejetés sur la côte pendant plusieurs jours. Actuellement les Allemands ont
amené des chalands plats, ayant des espèces des tonneaux accrochés aux
côtés, pour pouvoir se maintenir sur l'eau, en cas d'accident sur le chaland.
Mon informateur ne connaissait pas le but de ces chalands, mais présume que
c'est en vue d'un débarquement. Lors de l'occupation de Jersey les Anglais se
sont servis d'un mélange d'huile et d'essence en feu, afin d'empêcher l'arrivée
des bateaux.
Un fait intéressant à signaler est l'etat d'esprit des soldats allemands qui, en
grande partie, disent que les S.S. et l'aviation doivent conquérir l'Angleterre,
mais que passer sur l'eau n'est pas la tâche de l'infanterie. J'ai entendu moi-
même ce raisonnement et on me le communique d'un peu partout. Je n'ai pu
avoir affirmation du fait de refus de départ des troupes allemands, quoique les
faits m'ont été signalés.
Matériel: de plus en plus on apprend que les Allemands ont trouvé un
matériel de guerre immense en France. La plus grosse partie de l'artillerie de
campagne est tombée entre leurs mains, car les officiers ont empêché dans des
nombreux cas les soldats de se servir des canons et les Allemands ont trouvé
aussi bien les canons que des trains entiers de munitions qui se trouvaient très
peu en arrière en réserve. J'attends l'arrivée d'un de mes amis dans un Etat-
Major d'aviation pour être renseigné plus amplement. Mais dès maintenant je
peux vous dire que plusieurs centaines d'avions français sont tombés intacts
aux mains des Allemands. Ceci en particulier en Bretagne (hydravions à Brest
et Cherbourg). Dans ces deux dernières villes toutes les réserves d'essence
étaient intactes, tandis que les réserves de Rouen et du Hâvre ont été
incendiées. A Bordeaux et à St. Nazaire les réserves d'essence ont été
également très élevées, quoique dans cette dernière ville les Anglais aient mis
le feu à une partie des réservoirs. Tous les camions neufs, importés des Etats-
Unis se trouvent dans le Midi de la France, tandis que les soldats faisant la
retraite à pieds, ne pouvaient plus marcher.
Industrie: On ne peut pas encore parler d'une reprise de travail. Renault
occupe 10 000 ouvriers pendant 24 heures par semaine, Panhard et Citroen
travaillent une semaine sur deux, mais la plus grosse partie des usines reste
fermés. Il semble que dans la zone interdite du Nord de la France et de l'Est de
la France, les mines et les hauts fourneaux sont en activité sous la surveillance
des Allemands. Pourtant il est impossible d'avoir d'autres nouvelles.
Ravitaillement: le ravitaillement rencontre des difficultés de plus en plus
grandes. L'entretien de l'armée allemande exige des grandes quantités, d'autre
part les Allemands ont amené un grand nombre de femmes et des enfants, qui
paraissent venir de la Rhénanie, de la Ruhr et de la Westphalie. J'ai vu de ces
Allemands, mais je n'ai pas eu l'occasion de leur parler et de vérifier ainsi le
fait que ces gens viennent des villes bombardées. Dans le département de la
Gironde le nombre des femmes et des enfants venus d'Allemagne est
également très élevé.
A l'heure actuelle Paris manque de l'huile, de savon, de café, de sel et il y a
pénurie très sensible de beurre, de fromage, de lait, de pommes de terre et
cherté très élevé pour les fruits et les légumes. En ce qui concerne le lait, une
explication m'est fourni par des paysans qui me dient que les Allemands font
diriger le lait sur la Normandie, pour le faire transformer en fromage pour aux.
De fait les Allemands consomment des quantités énormes de fromage à Paris
comme on peut le voir dans les restaurants qui leur sont réservés.
Politique: il semble de plus en plus que les Allemands cherchent à occuper
le reste de la France, car les départements frontières de la zone d'occupation
du Midi sont remplis d'infanterie allemande et on voit continuellement passer
des troupes très jeunes qui font leur temps d'instruction en France. Sans aucun
doute il y a de nombreux soldats, dont l'âge doit être entre 18 et 19 ans.
Actuellement la France est soumis au régime de division en deux et il n'y a
aucune communication postale entre la France occupée et non occupée.
Doriot, dans son chiffon de «La Vie Nationale» approuve cette politique et il
me semble que les Allemands cherchent à le mettre en selle, car c'est le seul
auquel il soit permis pour le moment d'avoir une organisation sous forme
d'organisation professionnelle. La propagande du Parti Com. devient de plus
en plus sensible et les tracts se trouvent un peu entre tous les mains. La Russie
nous débarassera de tout, est le leitmotiv et on demande continuellement des
nouvelles de la Radio russe.
H.

Observations Spéciales
Accosté au Quai des Chartrons face a la rue Barreyre le cargo
«Rougainviller» procédant au déchargement de fûts de pétrole de la marque
«Standard Motor Oil». Approximativement 1. 000 fûts.

Accostés Quai de Bacalan face a la rue Surson, deux ContreTorpilleurs de
la « Kriegamarine ».

Accosté Quai Bacalan face a la rue Denise, un remorqueur transformé en
Dragueur de Mines.

Dans les deux Bassins a Flots réparations de Sous-Marins italiens avariés
par la R.A.F.

***

26-8-40
Informations : Le 24-8 80 000 hommes sont arrivés dans les différentes
gares de Paris, pour être dirigé sur la Bretagne. Un régiment bavarois
d'infanterie a exprimé l'opinion d'aller en Bretagne, mais qu'ils ne voulaient
pas prendre des bain de pied, c'est-à-dire ils ne veulent pas participer à des
opérations de débarquement.
Actuellement les Allemands ont amené dans les ports du Nord des
chalands, auxquels ils enlevent la partie d'avant et y installent des tanks
camouflés, ressemblant à des cabines de poste de commandement de petits
chalutiers.
Les usines Gnôme et Rhône à Paris ont été complètement vidé de leur
matériel et de leurs réserves et tout a été amené en Allemagne.
Il y a des bruits sur les livraisons d'avions qui se trouvaient en France non
occupée. J'espère recevoir des détails sous peu.
Les Allemands lors de la retraite de Lyon ont amené tout ce qui était
possible d'amener. Ainsi le matériel de la nouvelle usine de moteurs à
Villeurbanne, licence Merlin a été demenagé. Beaucoup de matériel a été pris
dans les usines de Berliet. Les Anglais ont sérieusement bombardé
Villacoublay qui ne pourrait pas servir de piste de départ pendant quelques
temps. Toutefois il n'y avait pas d'avions allemands, car les Allemands font
partir tous les soirs leurs avions de Villacoublay.
H.

***
2-9-40 : Chers amis, quelques informations: les bombardements des camps
d'aviation par les Anglais continuent d'une façon sérieuse. Villacoublay est
devenu impraticable pour tout départ d'avion lourd. En date du 28/8
Villacoublay et la gare Versailles-Chantier, point de départ des troupes
allemandes pour le Mans ont été bombardé.
Les allemands construisent des grands bâtiments à Dugny et au Bourget.
Les ouvriers français travaillent en partie le dimanche, pour finir les travaux
avant l'hiver Ils y construisent également une piscine. Sur le but de ces
bâtiments je n'ai pas encore pu avoir des informations concluantes. Au
Bourget ils ont également construit de nombreux abris betonnés munis de
canons antiaériens. Il y a au moins une quinzaine de ces fortins. Dans
leshangars du Bourget il y a un certain nombre d'avions français neufs.
Information de la Kommandantur de Paris dit, que les Allemands pensent
occuper le reste de la France vers le 15 sept.
Actuellemnt il y a une division de troupes bavaroises à Paris. Il est très
difficile d'avoir des renseignements précis sur les régiments, les Français ne
sachant pas distinguer les troupes allemandes. Il y a également un assez fort
contingent de marins allemands à Paris. La direction de la marine allemande
de combat est installé à la Rue Montaigne.
H.

Annexe:
I. 1) Les usines de fabrication des chars-d'assaut et les voitures blindées
Krupp en Essen
Miague " Braunschweig
Alket " Berlin-Morienfelde
Borsigue

2) Les usines des avions et des moteurs pour avions


Messerchmidt en Ausbourg et Reguensbourg
Dornió
Aredo " Brandenbourgue et Novasses-Potsdamo
Jokke Wulf en Bremen et Iohanstahle
Junkers à Dossaou

3) Les usines d'artillerie

Reimmetalle – Bersigue en Zemerada Krupp en Essen


Macuser en Oberndorff
II. Les documents sur l'avion
Les dessins d'ensemble de l'avion et le complet des dessins d'atelier
2 Schéma constructif avec la description 3 Calcul aérodynamique 4 Les
rapports des essais du vol 5 Schéma de l'armement de l'avion.

***

10-9-40 Mes chers amis ! On m'a fait savoir l'arrivée d'un télégramme,
toutefois on m'a seulement remis 6 points, sans me donner le texte complet.
J'espère recevoir de votre part des nouvelles plus complètes, me donnant des
données quant au travail. Aux points que l'on m'a remis oralement, je pense
pouvoir donner des reponses satisfaisantes.
In formations: Les transports des troupes vers l'Est marchent sans
interruption depuis une quinzaine. En date du 4/9. 8 trains d'artillerie sur
plateforme, venant du Centre de la France ont passé par Palaiseau, se dirigeant
sur Chalôns. Le même jour au moins une vingtaine de trains, waggons
bestiaux, longeueur de 50-60 trains avec de l'infanterie, des tanks légers et des
mitrailleuses ont pris la direction de l'est direction Châlons. En date du 6/9 les
voies de communication entre Bourget et Versailles ont été continuellement
occupé par des trains militaires de toutes formations, pendant plus de 6 heures.
Il y avait de l'artillerie, des tanks, de marque française venant du Sud-Ouest de
la France et des troupes bavaroises de montagne. Il y avait également de
nombreuses troupes du train des équipages et de nombreuses mitrailleuses.
Une partie de trains se sont dirêgés vers l'Allemagne, d'autres ont été dérigés
sur la zone interdite du Nord. Mes informateurs, des cheminots, me fourniront
des plus amples renseignements.

Le Bourget occupe actuellement 4 000 ouvriers pour sa refection complète.
Au centre on construit une large piste en ciment. Les avions observateurs
anglais sont venus à 3 reprises au cours de la semaine du 1 au 6 sept. Les
er

allemands ont l'a donné l'alerte, sans tirer. Dans les hangars du Bourget il y a
près de 50 avions français, Amiot, Curtiss et Morane 406, dont les Allemands
ont fait faire les réparations et qui leur servent maintenant à l'entraînement.
Vers fin aôut on a amené un train de tanks Renault légèrement endommagés
aux usines Renault, en vue des réparations pour les autorités militaires
allemandes. Les allemands ont évacué tout le matériel des usines Hispano à
Colombes.
Le bombardement de Chartres a fait sauter un train d'essence et a touché
sérieusement un train militaire en gare. La cathédrale n'a pas été touché, par
contre des bombes sont tombées à l'entrée du siège d'un état-major allemand à
Chartres.
H.

***
20-9-40 Mes chers amis, je vous confirme reception de vos nouvelles. Je
viens de retrouver M.P. et j'ai commencé à l'intéresser au travail. Il serait
même d'accord d'accepter le travail dans le sens que je vous l'ai proposé dans
une de mes lettres précédentes. Il travaille actuellement le matin et le reste de
la journée il s'occupe avec moi. Ainsi nous avons créé une situation légale de
son séjour sans être inscrit au chômage. Je vous prie de me faire savoir la
norme de retribution.
En reponse aux différentes points soulevés :
° événements actuels : l'information dans ce domaine doit être rapide et je
peux trouver aujourd'hui la possibilité pour la faire parvenir plus vite
lorsqu'(illisible) une information importante.
° information de dispositif : dans ma dernière je vous ai déjà dit, qu'il y a
(illisible) connaissance complète sur la troupe d'occupation. Actuellement
j'ai expliqué à tous mes informateurs les signes distinctifs des troupes, par
contre il est presque impossible de connaître les régiments, car aucun soldat
ne porte une indication. (illisible) les cantonnements le problème a été
résolu dans ce sens que chaque troupe a un N° courant et que ce N°, qui a
Paris va jusqu'à 35 000, sert de signe de reconnaissance. J'essaie de trouver
un moyen de me reconnaître ; en prenant les signes des voitures d'état-
major. Si vous avez une méthode, pour pouvoir se retrouver, je vous prie de
la faire connaître.
Actuellement il y a un déplacement complet de toutes les troupes
d'occupation. Une arrivée des troupes jeunes, non encore instruites, m'est
signalé d'un peu partout. Pour la semaine du 4 au 11 sept. on m'a signalé le
passage de 182 trains qui ont été dirigés par l'Etat sur la ligne de l'Est. Les
trains sont dirigés sur la frontière russe et slovaque et passent en partie par
Chaumont via Troye et en partie par Nancy. Cette semaine on m'a signalé 75
trains se dirigeant toujours vers l'Est. Une autre information, venant de la
Kommandantur de Paris, m'a dit qu'un officier a indiqué jusqu'à maintenant le
départ de 18 divisions sur la frontière russe. D'autre part j'ai vu des lettres de
prisonniers français, indiquant qu'ils partaient en Slovaquie pour des travaux
de terrassement et de fortification. Ces lettres parvenus par des camarades
rapatriés, ont été écrit par des camarades.
Presque toutes les troupes des dernières 10 jours proviennent de Bretagne et
de Normandie. Ainsi tous les troupes, cantonnées au Mans ont été envoyés
vers le (illisible). A Paris on constate l'arrivée nombreuse de troupes fraîches
de l'aviation. Il s'agit généralement de jeunes gens de 19 ans, ne dépassant pas
les 20 ans. Ils se perfectionnent ici, en de nombreux vols d'instruction aussi
bien au Bourget qu'à Villacoublay. En même temps on a constaté l'arrivée de
nombreuses troupes de génie et des pontonniers. On peut voir à Paris que les
jeunes troupes font leurs exercices d'instructiondans les cours de l'Ecole
Militaire, sur l'Esplanade des Invalides, dans les jardins du Trocadéro et au
Parc Monceau.
3° Offensive: je ne crois pas à une offensive contre l'Angleterre, car les
préparatifs sont faits d'une façon trop évidente.
Le centre de tout le travail préparatoire se trouve à Cherbourg. Une
nombreuse flotte de vedettes et de canot-moteurs de tous genre a été concentré
à Cherbourg. J'ai vu des trains entiers, emmenant des canots-automobiles en
direction de Bretagne. Du côté de St. Malo et de Dinard les Allemands ont mis
à l'eau des grands pontons en caoutchauc.
Le gros des préparatifs d'offensive se constate dans le domaine des péniches
et des chalands. A Conflans, à Choisy-le-Roi, à Migennes, à Montereau les
Allemands ont concentré tous les chalands qu'ils ont pu réquisitionner et les
ont préparés en vue d'un débarquement en Angleterre. Ils coupent le devant du
bateau jusqu'à la ligne de flottaison, ensuite ils construisent un long couloir de
la largeur d'un tank et qui conduit à l'intérieur du bateau. Ce couloir est fait de
gros troncs d'arbres et est ensuite légèrement blindé. En avant il y a également
3 trous dans le blindage qui doivent probablement servir à l'accrochage du
bateau, soit à un convoi, soit à l'accostage. Ces bateaux sont tous à moteur. Ils
sont montés par des marins et des troupes des forces blindées. J'ai vu une ligne
de ces bateaux, descendant la Seine en direction de Rouen. Par contre un de
mes informateurs du Hâvre m'a dit, que là-bas ces bateaux ont été peints en un
gris argenté.
Les chemins de fer transporte pour le moment un grand nombre de troupes
de leurs cantonnements en Bretagne et en Normandie vers la Belgique et la
Hollande. Plusieurs de ces trains ont été bombardés par l'aviation anglaise.
Un fait qui me fait croire à un renvoi de l'offensive m'est donné par le
nombre assez élevé des trains de permissionnaires qui continuent à être dirigé
sur l'Allemagne. un de ces trains a été sérieusement touché par un bombardier
anglais dans les environs de Epernay.
Les Allemands ont construit 2 nouveau camps d'aviation à Fontaineroux et
à Lorrèze le Bocage en Seine et Marne. En outre ils ont construit un grand
camp d'aviation à Rennes.
Long de la côte de la Manche les Allemands ont occupé presque toutes les
maisons. A Dinard toute la popualtion a été évacué à l'exception des
propriétaires de maison. Sur les maisons en bordure la mer ils ont installé des
canons antiaériens et des phares. Ils ont agi de même à Granville.
Un résultat découlant de l'offensive aérienne contre l'Angleterre nous est
donné par l'usine (illisible) à Courbevoie. Les Allemands ont remis cette usine
en marche, ont fait venir 20 ouvrières qui sont occupées à réparer les
parachutes des aviateurs allemands abattus. Tous les parachutes, de
fabrication allemande sont ensanglantés.
L'usine Renault répare des tanks et des camions français pour l'armée
allemande. L'usine d'armes de Tulles en zone non occupé, continue à exécuter
les anciennes commandes françaises au profit de l'armée allemande.
Les Allemands amènent 5 000 locomotives et 50 000 waggons. Des
ingénieurs allemands procèdent à l'essayage de chaque locomotive, avant de
l'accepter. Les cheminots m'ont dit qu'ils ne prennent ce qu'il y a de mieux. Ils
refusent les grandes loco Pacific parce que trop chers pour l'entretien.
L'hôpital Beaujon à Clichy, une construction de 14 étages, dont seulement 4
avaient été occupés par les Allemandss, vient d'être requisitionné
complétèment au profit d'avaigeurs blessés. Ces jours-ci on a vu arriver un
nombre assez élévé de voitures de la Croix-Rouge allemande.
4° Etat d'esprit des troupes allemandes : Il est assez difficile de fournir des
renseignements concluants, car les conversations sont assez rares. J'ai eu une
conversation assez long avec un soldat qui m'a dit que personne ne tient d'aller
en Angleterre, que ce sera le travail des Stukas, de mettre l'Angleterre à
genoux. Les jeunes sont prêts à participer à une action de débarquement, mais
que les pères de famille, ayant fait leur devoir en Autriche, en
Tchécoslovaquie et maintenant en avaient assez. Un autre camarade, revenant
de Bretagne a entendu le même son de cloche. Il y a des soldats mariés qui
depuis plus de 2 ans, sont en campagne. Ce camarade m'a également dit qu'il y
avait de refus d'obéissance parmi les soldats, pour ne pas être embarqués sur
les bateaux qui se trouvent un peu partout dans tous les ports de Bretagne. A
titre d'information, car je n'ai pas pu contrôler le fait, un membre du parti
affirme que dans le Nord des Allemands aient construit un camp de
concentration pour soldats allemands.
On va me remettre sous peu un journal de soldats allemands, dans lequel il
y a un article, mettant les soldats en garde contre l'activité de fraternisation.
Je crois que ce travail devait être fait maintenant sur une grande échelle, sur
tous les soldats allemands avaient l'espoir de rentrer avant l'hiver à la maison,
après avoir fini pour le 15 aôut avec l'Angleterre. La désillusion est d'autant
plus grande.
5° Politique intérieure: Nous marchons vers une nouvelle crise
ministérielle, car les Allemands sont décidés à occuper le reste de la France.
Ils font actuellement une politique de provocation à Paris ; ils procèdent de
plus en plus à une raréfication des vivres. Il n'y aura plus de porc ni de veau,
toute la viande étant réquitionnée par les Allemands. Ils enlèvent les lits, la
literie et dans bien des logements tous les meubles et j'affirme ceci malgré les
démentis allemands, car je l'ai vu. Ils voudraient faire rentrer au plus vite
Doriot et Flandin dans le gouvernement. Doriot fait la politique de créer de
nombreux mouvements isolés, mais qui suivent le même mot d'ordre. A Paris
nous avons les jeunes gardes françaises, le mouvement national-
révolutionnaire, le mouvement national-collectiviste, le mouvement national-
socialiste, le mouvement antisémite, un nombre illimité de organisations
professionnelles etc. et tous ces mouvements se ramènent plus ou moins à
Doriot. Il a l'intention de convoquer sous peu tous ces mouvements à un
Congrès, afin d'en faire sortir un parti unique. Il faut dire que jusqu'à
maintenant ces mouvements sont sans effectifs.
Le mouvement de Gaulle a créé une organisation de cellules de 4 membres,
dont un seul a la liaison vers l'organisme supérieur. Il jouit d'une vaste
sympathie chez les fonctionnaires et les couches moyennes. Son émission de
radio de Londres est écouté par presque tout le monde.
Pour disloquer d'avantage les anciens gauches, Marcel Déat varentrer à
Paris il fera paraître l'OEuvre à partir du 24 sept.
Le parti com. développe une propagande qui touche toute la popualtion.
Son matériel se trouve un peu partout. Il lui faudrait trouver le moyen
d'imprimer son journal, même illégalement. Tout le monde escompte un
affaiblissement réciproque de l'Angleterre et de l'Allemangen et espère ensuite
l'intervention de la Russie. Ce raisonnement est généralement la fin de toute
discussion politique que l'on fait actuellement à Paris. En attendant tout le
monde est content que L'Angleterre ausi bien que l'Allemagne sachent un peu
ce que peut causer comme ravage une guerre de bombardement. Ainsi les
ouvriers anglais et allemands comprendront plus facilement la politique de la
Russie qui neveut pas de guerre, voilà le raisonnement.
H.

***

le 30-9-40 Mes chers amis, quelques informations.


Un commandant français, des environs de Cherbourg, me fournit les
renseignements suivants: tous les préparatifs allemands, en vue d'un
débarquement en Angleterre, partent en direction du Sud de l'Irlande. Il ne sait
pas fixer le moment d'un de débarquement, car les conditions atmosphériques
ne se prêtent plus, mais il est convaincu, en raison des préparatifs de matériel
allemand, que c'est le Sud de l'Irlande qui est visé. Il a pu assister à des
manoeuvres allemands, essayés sur la côte française, ayant pour but un
débarquement. Afin d'habituer les soldats à la mer, les pêcheurs des côtes
françaises sont obligés de promener les soldats allemands pendant des heures,
jour et nuit, en mer. Tous les soldats participent à des exercices, consistant à
les lancer à la mer et ils doivent ensuite essayer de revenir à terre.

Le nombre de blessés allemands ramassés en mer et débarqués par avions
sanitaires à Cherbourg est très élevé.
Le canon antiaérien allemand, 20 m/m, a un tir de plus de 2 fois plus rapide
que le canon correspondant français, selon les dires du commandant.
Les bombardements du Hâvre sont tellement terribles que depuis vendredi
la population quitte la ville en masses. Toutesl les péniches allemandes, qui
étaient dans le port, ont été coulés par les Anglais. A Calais la situation n'est
pas meilleure. Un train de péniches, de 12 chalands, prêt au départ, a été coulé
par les bombardiers anglais.
Les Allemands ont installé une grande base de sous-marins à Lorient qui
vient d'être bombardée par les Anglais. Le nombre de marins allemands,
dirigés sur Lorient est très élevé.
On prépare les usines Unic, Talbot, Saurer et Morane-Saulnier à travailler
pour les Allemands. Une dizaine d'avion Morane 406, endommagés, viennent
d'être amenés à l'usine pour réparation. L'Usine Berliet à Colombes procède à
des réparations de tanks allemands.
H.

***

Le 6-10-40
Mes chers amis, quelques informations qui me paraissent avoir une certaine
importance.
1° M.P. = Marthe a commencé à travailler. Je l'ai envoyé faire une enquête
dont le (illisible) à Fontainebleau se trouve un groupe d'Etat-Major. Les
casernes ont été vidées et les soldats répartis dans des maisons civiles, en
raison des bombardements anglais. Sur le terrain d'artillerie les soldats
procèdent à des tirs d'artillerie et de mortiers. Dans les ateliers de la C.I.A. les
allemands réparent des canons.
A Vaux le Pénil, au château de la Comtesse de Faucigny-Lucinge il y a 2
groupes d'Etat-major de division, comprenant à peu près 300 officiers
supérieurs. Il y a interdiction absolue de cantonnement de troupes dans les
environs. Un important central téléphonique est installé au château.
A Ericy il y a un bat. de génie, de pontonniers et de pionniers. Un important
dépôt d'essence de 10 000 hl.
A Ecuelles, une garnison comme à Ericy. Les troupes des 2 villages sont
parties le 3-X pour la Pologne, après avoir été concentré à Romilly sur Seine.
A Nemours il y avait un groupe de cavalerie, 1 bat; d'infanterie et un bat; de
pionniers qui sont partis le 3-X pour un transport en Pologne. Ils ont été
remplacé par des panzerdiv.
En gare de Montereau, important centre ferrovier, plusieurs trains,
comportant de l'infanterie, du génie et une batterie d'artillerie ont passé en date
du 1 X. au nombre de 3 500 hommes, dirigés sur la Pologne.
er

Fontaineroux, camp d'aviation installé par les Allemands, peu de personnel,


groupe de Messerschmidt de 6 avions.
A Villecerf, autre camp d'aviation organisé par les Allemands, desaffecté
pour le moment. Il y a par contre un groupe de transmission et une installation
téléphonique de 6 gros cables.
A Champagne, dans le Château du Four des Rois il y a un Etat-Major de
division.
A Moncour au château il y a de nombreux officiers généraux et on voir
fréquemment arriver des grosses voitures, rideaux baissés.
A Cugny, l'ancien usine de munition a été transformé par les Allemands
dans un dépôt de munition de grosse importance, en se servant des
installations souterraines.
Pour la semaine du 30-9 au 6-X. le départ de 12 000 hommes, en particulier
du génie, de l'arrondissemnt de Fontainebleau est prévu pour la direction de
Pologne via Romilly.
Ces informations proviennent de source allemande.
Etat moral de troupes d'un ceratin âge, au-dessus de 30 ans, en général, est
mauvais. Ils s'adonnent actuellement à l'alcool et le nombre de soldats ivres
est plus fort. Tous regrettent que la guerre contre l'Angleterre doit encore
durer tout l'hiver, car ils aspirent à retourner chez eux, car la plupart des
troupes ont eu seulement 21 jours de permission en 2 ans.
Des soldats, parlant à des ouvriers ont ramassé lasituation dans la phrase
suivante : Toi, Français, chair à canon, moi, soldat allemand, chair à poisson.
»
En Bretagne, les soldats disent qu'ils veulent bien manger et bien boire et
que d'autres fassent la guerre. Le nombre des ivres est très élévé.
Leutnant Diplomingenieur Schneider est parti pour la Roumanie avec
d'autres officiers, pour fortifier les puits de pétrole contre des attaques
aériennes. La nouvelle est tout à fait sûre.
Le grand Etat-Major d'aviation avec le maréchal Milch et où Goering se
rend également est installé dans le Tunnel de la Boissière, sur la ligne de
Beaumont.
Panhard-Levassor a repris son activité sous direction allemande, en
occupant à peu près un quart de son personnel.
Au mois de mai ils ont fini une commande roumaine de 5 000 mitrailleuses
jumellées de 25 m/m, portant sur 10 000 m. qui sont parties pour la Roumanie.
En même temps ils ont fini pour le compte du Ministère de la guerre français
une auto blindée, avec marche dans les deux directions, comportant une
mitrailleuse jumellée et un canon. Cette voiture venait d'être commandé en
série lorsque l'usine a évacuée. Actuellement les Allemands font construire
cette voiture en série pour le compte de l'Allemagne. On me fera connaître le
nombre. blindage 18 m/m. vitesse.
Renault vient également recevoir une direction allemande, en la personne
de Mr. Siebert, des usines Mercedes-Benz. Ce directeur, âgé de plus de 60
ans, a dirigé avant la guerre la succursale de Mercedes à Paris et est considéré
comme francophile et antinazi. Je pense pouvoir être tenu au courant des
commandes allemandes chez Renault.
Au service géographique de l'Armée à St; Cloud il y avait autrefois un
capitaine Boudriot qui a reçu une délégation de IURSS, pour lui remettre une
installation complète du répérage par son de l'artillerie. Cette installation fut
opérée par les Français pendant la guerre et a donné satisfaction. Ils n'y ont
pas apporté de modification.
Dans le même service il y avait un lieutenant Sobol, qui a mis au point une
bombe d'avion avec cellule foto-éléctrique. La bombe, lancée de l'avion, se
dirige automatiquement sur toute lumière qui tombe dans son rayon. De 4 000
m d'hauteur la bombe, aux essais, a fait un décalage de 10 km. pour atteindre
la lumière. Les essais ont été satisfaisants au mois de mai et une commande
d'outillage a été faite. Les Anglais sont au courant de cette bombe. Il y a un
faible espoir pour moi que je puisse avoir l'un ou l'autre organe qui rentre dans
la fabrication.
Kousnetoff est un Russe blanc qui a des relations très étroites avec les
autorités des services économiques allemandes installées au Majestic.
Transports Les transports de troupe vers la Russie-Pologne et la Slovaquie
continuent. En gae de Juvisy il y a 20 trains par nuit dans la semaine du 22-9
au 29/9//. Dans la période du 15/9 au 29/9 les autorités ferroviaires du Nord
(illisible) ont du fournir 24 trains par jour, pour être dirigé sur l'Est. Pour le
3/X et les jours suivants les Allemands ont demandé au chemin de fer du Nord
75 trains spéciaux, direction Troyes.
4 trains avec des débris d'avions allemands ont passé en gare du Bourget,
venant de Juvisy-Bretagne, se dirigeant sur l'Allemagne.
Près de Lorient et de Tours 2 trains allemands ont été bombardé paf les
Anglais le nombre de morts très élevé.
Les communes aux alentours de Paris ont changé leurs garnisons militaires
contre des SS.
H;

***

10-X-40 Mes chers amis, on m'a remis oralement 4 questions posées par
vous, je réponds immédiatement, mais auparavant je vous remercie de la peine
que vous avez prise, pour me renseigner sur mon fils. Il y a un seul problème
qui m'importe à son sujet, je ne voudrais pas qu'il soit soldat en Allemagne.
L'uniforme du soldat rouge, mais jamais l'autre. Excusez ce point, qui me tient
à coeur.
1 ° Jenny : La dernière nouvelle que j'ai eu à son sujet, datée de juillet
m'indique toujours comme adresse le Mont Dore. Depuis lors je suis
sans ses nouvelles. Il faut que vous sachiez que la France occupée est
complètement coupée, du point de vue postal, du reste du monde.
Nous pouvons seulement écrire dans la zone de la France occupée.
Ceci rend l'établissement d'une liaison quelconque très difficile. J'ai
pourtant une possibilité, d'établir par un ami une liaison directe avec
Sissy, à condition que vous me donniez votre approbation.
2 ° Vous me demandez de vous transmette tout matériel compromettant.
Je n'en ai point à l'exception d'une lampe d'emission. Si celle-ci vous
intéresse, je peux la transmettre. Le reste de mon activité actuelle, se
base sur la mémoire.
3 ° Etablissement d'une liaison en zone non occupée, en cas de difficulté
pour moi. Je dois vous avouer qu'il y a un nombre de difficultés, du
fait que je ne connais point la ville, qui entre en compte. Je vais
chercher à me renseigner et je vous dirai mes propositions par la suite.
4 ° Situation personnelle: je n'ai nulle intention à quitter la zone
occupée, où il y a un travail à faire. Si la situation devait devenir trop
difficile, j'ai pris des mesures pour pouvoir me retirer pour un temps
dans un endroit sûr. Avec votre approbation je pourrais mettre Lux au
courant de la possibilité de me retrouver. De toute façon je pense
pouvoir encore tenir longtemps et à faire encore oeuvre utile.
5 ° Informations: un de mes amis est en voyage, ce ne sera donc que la
prochaine fois que je pourrais vous faire parvenir des renseignements
sur les ports de la Manche.
Dans le courant de la semaine du 1 au 6 oct. Les cheminots français ont dû
faire des heures supplémentaires, en raison du fort nombre de trains militaires
qui ont été dirigés sur l'Allemagne.
De plus en plus on voit les troupes de SS et des SA qui remplacent les
soldats de l'Armée. D'autre part on me signale de partout que les soldats
allemands quittent les casernes et occupent des hôtels et des logments vides
des gens qui ne sont pas rentrés. la population française rencontre de plus en
plus des difficultés. Ainsi la population parisienne est privée depuis plus de 3
semaines de pommes de terre. Le porc, le lapin ou le poulet et le veau sont
complètement disparus du marché. Les Allemands ramassent tout à la
campagne et sur lesvivres qui arrivent aux Halles, ils se servent encore les
premiers. Ceci a amené déjà à plusieurs rerpises des rencontres plus ou moins
dures entre les ouvriers des Halles et la troupe.
En général je dois dire que les Allemands depuis une semaine commencent
à avoir une attitude provocante. Je ne sais pas si c'est la faute aux jeunes
recrues qui viennent d'arriver ou s'ils ont reçu des ordres. A plusieurs reprises
ils ont commis des brutalités sur la populationLes gens disent que c'est la
déception en Angleterre qui en est la cause, car on voit partir des fortes
escadrilles d'avions qui reviennent fortement diminués sur le champ
d'aviation.
L'usine Hotchkiss à Issy-les Moulineaux répare les canons allemands.
En gare de Bezons il y a to us les jours de nombreux trains de blessés
allemands qui arrivent des ports de la Manche. Les grands blessés sont
descendus et transportés à Beaujon-Clichy et à Foch-Suresnes, tandis que les
autres continuent le voyage.
H.

***

Le 15-X-40 Mes chers amis, je vous adresse quelques informations, que je


pense pouvoir encore compléter dans le prochain courrier.
transports de troupes : par la gare de l'Est il y a jusqu'à maintenant un départ
de 600 000 hommes pour l'Allemagne.
A Nantes les chantiers maritimes de la Loire et de Bretagne travaillent avec
un personnel reduit. Le porte-avion Joffre ainsi que le Clemanceau ont un
nombre très reduit d'ouvriers, en raison du manque presque complet de cuivre
et de tôle. Le Joffre pourrait être fini dans une année.
Par contre il y a 2 torpilleurs qui étaient également en travail, que les
Allemands font finir. Ils ont donné un délai de 2 mois, mais là aussi il y a un
manque de matières à enregistrer.
Le travail le plus important qui se fait à Nantes porte sur le camouflage en
croiseurs auxiliaires de bateaux français. Il y a 5 semaines, une flotte de 50
bateuax camouflés a quitté le port, avec de troupes?3 jours après il y a 32
bateaux qui sont revenus, mais on ne sait pas ce qui est advenu du reste.
Les Allemands font remettre l'Arsenal de Nantes au travail, pour y fabriquer
des munitions.
Il n'y a aucun trafic maritime commercial dans le port de Nantes.
A Lorient il y a eu le 8/10. un bombardement tellement fort que les
Allemands ont fait partir tous les bateaux qui se trouvaient dans le port. Entre
il y avait 3 grands bateaux de 8 000 tonnes, transformés en croisuers
auxiliaires et qui ont été amenés à Nantes. Parmi ces bateaux il ya le « Sèvres
».
A Saint-Nazaire les Allemands ont réquisitionné 14 navires de la
Compagnie Transatlantique, dont 6 ont été déjà transformé en croiseurs
auxiliaires.
A Dinard au camp d'aviation au cours de différents bombardements par les
Anglais, 34 avions ont été détruit et 140 aviateurs tués ou blessés.
L'usine Dewoitine a une commande de 1000 avions Dewoitine, dont 32 ont
été fini (illisible). L'usine Hispano à Tarbes construit pour ces avions 1000
moteuss à air. L'usine Hispano, section moteurs-canons part avec son
personnel dirigeant et avec Birkigt pourles Etats-Unis. Une partie du matériel
est déjà passé en Espagne. Dès l'arrivée ils reprendront la fabrication aux
Etats-Unis.
A Saintes, les Allemands ont trouvé à l'usine Hispano 500 tonnes d'acier
spécial qui venait d'arriver et que la direction n'a pas voulu évacuer.
Troupes : quelques indications sur le placement de troupes : A Rennes rég.
d'inf. 2, 10, 24 et 38 rég. d'Art. 46
A Nantes id. id. 56, 456, 52, 109, 45, 41, et 3 ou 5
A Paris et environs reg. d'inf. 20, 47, 43 et 1, rég. d'art. 2, 12 et 445, div;
blindées 220 et 43.
H.

***

Le 20-X-40 Mes chers amis, quelques informations. Par le prochain


courrier je pense pouvoir fournir un rapport sur la situation de l'aviation
française.
Transports Depuis 2 semaines il y a de nombreux trains de matériel de
guerre qui partent pour l'Allemagne. Il y a plusieurs trains avec des tanks
français tout neufs venant de la zone au sud de la Loire qui ont passé les gares
de la grande banlieue pour être dirigé sur l'Allemagne. Il ya avait également
de nombreux canons de 75 et de 47 m/m. Tout matériel est accompagné de
munitions. Actuellement court un bruit de la mort de Goering par suite d'un
bombardement anglais dans les environs du Hâvre. Je n'y crois pas, maâs par
contre je peux affirmer qu'en date du 14/X. un train spécial, comportant un
waggon funéraire et accompagné de nombreux officiers généraux est passé sur
la ligne de grande banlieue pour prendre la route de Hirson.
Usines Actuellement les Allemands visitent les usines ouvertes dans la
région parisiennes, enlèvent les matières premières et font fermer les usines.
Ils paraissent avoir un grand besoin de nickel et de cuivre.
Ouvriers : il semble que l'Allemagne chercher à amener de nombreux
ouvriers en Allemagne. Je vous joins une coupure de journal se rapportant à ce
fait. En même temps je peux vous faire savoir que la mairie de St; – Denis
vient de diriger (illisible) 10 autobus d'ouvriers spécialisés chômeurs sur
l'Allemagne.
L'aviateur Detroyat travaille en plein accord avec les Allemands et essaie
des avions.
De nombreux prisonniers français se trouvent en Prusse orientale et
travaillent aux constructions de fortifications. D'autres prisonniers qui se
trouvent encore en France doivent partir le 23 oct. pour la Prusse Orientale.
H.

***

Le 3 nov 40 Mes chers amis, en raison de mon état de santé qui m'a obligé à
garder le lit. Je n'ai pas pu voir Lux. Je vous en demande excuse et je veux
espérer que cela ira mieux maintenant.
1° Je vous adresse un télégramme, quelques explications supplémentaires.
La source est au Ministère et est en opposition avec la politique du Ministère.
Je ne sais pas encore si je peux obtenir tout ce que je veux, en attendant je lui
ai donné la tâche de me fournir des indications sur la fabrication. Il est
détenteur de tous les prototypes et jouit dans le monde des ingénieurs de
l'estime général. En recherchant dans vos copies de lettres, vous trouverez le
nom, car vous m'aviez demandé une fois de vous procurer des photos d'un
certain type et que vous aviez un intérêt particulier pour le nez. Les
renseignements peuvent de la plus grande importance, indiquez-moi jusqu'à
quelle somme je peux aller.
2° Pectine: je vous adresse ci-joint un dossier sur la fabrication de la
pectine. Le brevet est un brevet américain, acheté par un Suisse. Nous aurons
la possibilité contre une petite somme que nous pourrions verser à ce Suisse,
afin qu'il soit couvert envers le détenteur américain, d'exploiter cette
invention. L'Allemagne est en train d'acheter ce brevet contre une très forte
somme et construit une usine près de Stuttgart. En France on construit une
usine en Bretagne.
Nous aurons la possibilité d'envoyer un de nos hommes en Suisse qui
pourrait étudier sur place et tant qu'il voudra tous les secrets de fabrication. Il
me semble que cette question est très intéressante au point de vue
économique.
Ce même homme s'intéresse également au brevet du séchage de légumes,
dont se sert la marine anglaise et que le gouvernement français vient d'acheter.
Il y aura possibilité, d'avoir les copies de brevet de la même façon.
Dansle billet ci-joint j'ai quelques renseignements à donner qui viennent se
joindre à cette histoire depuis hier.
Il y a à peu près 18 mois que notre délégation commerciale avait reçu un
dosnier concernant la pectine, mais il n'y a eu aucune reponse.
3° Ci-joint une conférence sur une construction de cuves. Les Allemands
ont acheté ce brevet et ont construit dans la forêt Noir une série de cuves pour
l'essence. Actuellement ils construisent de ces cuves lond de la côte du Nord.
4° Le Sicherung-Hegt. 2 vient d'être passé en visite médicale et les hommes
les plus sains ont été choisi pour etre dirigé sur la Lybie.
H.

***

Le 11-XI-40 Mes chers amis, seulement quelques informations : L'usine


S.N.C.A.O. construit actuellement à Nantes-Bouguennais 700 cellules de
Morane-410. Par contre je n'ai pas pu avoir des renseignements sur la
fabrication des moteurs pour ces avions.
Actuellement il faut considérer que les 4/5 des forces motorisées de
l'Allemagne ont été transporté en Pologne selon les dires d'un chef
économique allemand qui se trouve en Bretagne, à Rennes.
La semaine passé 12 trains de troupes de génie ont passé en gare de
Romilly, direction Allemagne.
Les Allemands avaient préparé une attaque avec débarquement pour la date
du 15 oct. Pendant 2 jours tout le trafic ferrovier long de la côte française de la
Manche a été arrêté, 6000 waggons de munitions ont été amené, mais le
mauvais (illisible) fait arrêter tout en date du 20 oct. Source de direction des
chemins de fer allemands de campagne et des aviateurs.
L'usine Hispano à Colombes vient d'être rouverte. Les ouvriers sont fournis
pas l'organisation professionnelle de Doriot. L'Usine organise la construction
des avions Messerschmidt. Je vous tiendrai au courant de la fabrication.
L'usine Ford air à Poissy construit des moteurs Hispano pour le compte de
cette nouvelle Société Hispano, dont la direction est allemande.
A Colombes les Allemands ont organisé aux usines Delahaye et Berliet le
grand centre de réparation des moteurs Benz, B.M.W. et Daimler.
Affaire Bassamykine: Mon informateur a été invité par un coup de
téléphone de Mme Bernstein, la femme du joueur d'échec russe blanc
Bernstein, qui se trouve à Paris, tandis que Bernstein se trouve à Vichy.
Bernstein a été présenté à Bass. par un gros fournisseur de légumes secs qui se
trouve également à Vichy et qui a fait de grosses livraisons à l'URSS. En outre
il y a un certain Dr. Rivoche, Russe blanc également qui a quitté la Russie en
1922 et qui travaille avec Bernstein. Bassamykine a porté une lettre de
Bernstein à sa femme et a rapporté lors de son dernier voyage qui se place en
date du 5 nov. la réponse.
Mme Bernstein, en parlant à mon informateur lui a dit dès la première
conversation, lorsqu'elle lui a remis le rendez-vous avec Bass. à la Délégation
com. qu'il pouvait parler ouvertement à Bass. de la commission qui lui
reviendrait personnellement. Toutefois mon informateur ne connaissant pas
Bass., ne croyant pas que des moeurs semblables pouvaient exister chez nous,
a seulement parlé affaire avec Bass. et a pris un rendez-vous supplémentaire
pour le lendemain, pour d'autres renseignements se rapportant à l'affaire. avant
de se rendre chez Bass., il avait une autre entrevue avec Mme Bernstein, qui
lui a répété qu'il pouvait tranquillement parler de cette question de
commission personnelle. Mon informateur a nettement impression que
Bernstein doit toucher une part sur cette commission. Et voilà la partie de la
conversation se rapportant à cette conversation, comme mon informateur me
l'a rapporté : à propos des conditions financières, je peux vous dire que nous
traitons actuellement avec l'Allemagne sur la base de 10% du chiffre de vente,
mais avec un minimum annuel de 100 000 MK. payable d'avance.
Nous pensons que l'URSS voudra plûtôt traiter sur la base d'un chiffre
global et unique au lieu de traiter sur la base de licence. Nous sommes prêts à
le traiter sur une telle base.
S'il y a quelque chose à prévoir pour vous personnellement, nous pourrons
nous mettre d'accord avant la fixation de la convention.
En reponse Bass. a dit: Nous verrons cela à mon retour, car je pars pour une
dizaine de jours pour Vichy. Dès mon retour je vous enverrai un coup de
téléphone.
H.

***

Le 15 nov. 40
Mes chers amis, je profite de l'occasion pour m'étendre sur différentes
questions.
1° Maison à acheter : je pense avoir trouvé la camarade qui pourrait tenir
une telle maison. Renée Petitpas, pour tout renseignement vous pouvez vous
adresser à Thor. ou Mart. car elle a travaillé avec eux pendant longtemps et
elle est actuellement sans travail. Elle a travaillé en URSS en 1932. Faites-moi
connaître votre opinion et votre décision. Je pense avoir également trouvé le
pavillon dans les environs de Paris, très bien situé et il ne sera pas trop cher. Il
nous faudrait naturellement trouver les meubles, mais la dépense ne sera pas
trop élevé.

2° Jenny et Fritz: Jenny est partie, je vous ai demandé si je peux faire
rechercher chez Sissy l'adresse de Jenny, mais je n'ai pas encore reçu votre
reponse. Je sais que Jenny a demandé de partir pour la Suisse, après avoir été
à Mont Dore La cama. Dubois était avec Jenny, le cam. Dubois doit se trouver
en Angleterre, car le 5 juin il avait fait tous les préparatifs, pour partir en
Angleterre sur ordre de ses supérieurs.
Fritz m'est inconnu, je n'ai ni son nom ni son adresse. Faites-moi savoir des
détails et je chercherai à reprendre une liaison, car pour le pavillon il sera
nécessaire.

3° Paula: J'ai possibilité reprendre liaison avec Paula, que dois-je faire?
4° Anni: il est absolument nécessaire, de rechercher par un de vos moyens
Anni, car elle doit être sans argent.
5° Sissy: Si vous n'avez pas de liaison avec Sissy, faites-moi savoir ce qu'il
faut lui faire connaître. je pense avoir la possibilité d'une liaison directe allez
et retour.
6° M.P. : Je vous ai fait savoir qu'il travaillait avec moi et je vous avais fait
connaître mon opinion, si on ne devait pas essayer de l'envoyer en Angleterre.
Je ne sais pas, si vous avez le lien avec Jean, car il doit avoir des onformations
de première main. Sa situation matérielle doit être très mauvaise. Quant à M.
PM Il aurait aussi la possibilité de trouver une place qui pourrait être d'un
grand intérêt pour nous auprès d'un des dirigeants de de Gaulle. Je vous prie
de faire connaître à Maur. Thor. que M.P. travaille avec nous, afin qu'il n'ait
pas des difficultés par la suite pour son retour au parti. Quelle retribution dois-
je donner à M.P.
7° Sétuation à Paris: Les mésures de police deviennent plus sévères de jour
en jour. Actuellement elle prépare une dénonciation officielle de chaque
habitant comme c'est le cas en Allemagne (Ana und Abmeldeschein). Il
semble aussi que la carte d'identité sera déclarée obligatoire. Il s'agira de
préparer un certain nombre de contre-mesures et je m'en occupe dès
maintenant.
Lundi, 11 nov. les étudiants et élèves des écoles supérieures ont manifesté
aux Champs-Elysées et au monument du mort inconnu en faveur de de Gaulle.
Les Allemands ont tiré dans la foule, il y a un très grand nombre de blessés et
on parle de 4 morts. Plusieurs centaines d'arrestations ont eu lieu. Les
Allemands ont été soutenu par les hommes de Doriot lors des arrestations. Les
étudiants ont été obligés de seprésenter aux postes de police, pour se faire
inscrire et les cours ont été suspendu. Le recteur de l'Université et le secrétaire
général ont été renvoyés.
Hier soir, 14 nov. les camps d'aviation de Villacoublay et d'Orly ont été
fortement bombardé, après avoir été bombardé déjà le 10 nov., de même que
le camp secret des allemands à Brettigny.
Je vous remercie pour les efforts que vous faites pour mon fils, à ce que je
vois du petit mot de Meg et comrade-woman. Merci, car je ne veux pas qu'il
soit soldat de Hitler.
Meilleures salutations à vous tous H.

***

le 25-XI-40 J'espère recevoir une réponse a mes questions, mes chers amis.
quelques informations: Toute l'aviation française est entrain d'être réorganisée.
Les sociétés nationales ont été rassemblé en 2 sociétés nationales pour la zone
occupée et en 2 sociétés nationales pour la zone non occupée. Toutes ces
usines vont se remettre au travail selon les directives des autorités allemandes.
Actuellement on ramène les machines qui avaient été déplacées et on répare
les destructions de toute nature. D'autre part on procède à un recensement de
tous les anciens ouvriers et employés des usines d'aviation.
L'usine Amiot a reçu la semaine passée, en ma présence, des moteurs
revisés et des (illisible), pour monter les appareils. Ce sont des troupes
allemandes qui ont amené le matériel.
D'autre part les allemands procèdent à des agrandissements énormes des
camps d'aviation. Ainsi le camps d'aviation de Dreux (Eure et Loire) vient
d'être porté à 4,5 km de longueur et des grandes pistes pour départ des
bombardiers sont en construction. La gare de marchandise de Dreux est
complètement camouflée, car on rapporte des gros obus de 500 k pour les gros
bombardiers. Dans la forêt atténnante de Dreux un immense dépôt de
munition pur aviation a été installé. A Chartres, également dans le même
département il y a 220 gros bombardiers sur le camp d'aviation. Il s y prennent
le départ pour l'Angleterre.
Dans ce département il y a également unepetite usine qui vient d'être
installé pour la fabrication des munitions.
Dans le département de la Seine les Allemands ont recensé les petits ateliers
de précision qui reçoivent de la part des autorités allemandes la matière
première et doivent fabréquer des instruments de cirurgie pour l'exportation
allemande. Ainsi les usines allemandes sont libérées de certains travaux et le
salaire très bas, payé en France, permet un prix de fabrication très bas. Les
usines Simca à Nanterre viennent d'être transféré aux usines (illisible) et on y
fabrique des canons de petit calibre.
La gare Longueau, une gare très importante, a été très sérieusement touché
par l'aviation anglaise, de même que l'arsenal de Rennes et le champs
d'aviation de Rennes.
Situation intérieure: la manifestation des étudiants gaulistes a causé des
morts et de nombreuses arrestations. L'état d'esprit pafmi les étudiants est
dirigé contre l'occupation et contre Vichy. Le remplacement du recteur
revoqué et d'un certain nombre de professeurs semble être difficile.
L'arrestation de Langevin a incité les étudiants de manifester dans le quartier
latin aux cris de : Libéréz Langevin.
Le ravitaillement est de plus en plus difficile. La viande, l'huile et les
pommes de terre causent de très grandes difficultés. La question la plus
brûlante est le manque de charbon. Le nombre de malades augmente, car la
plupart des logements ne sont pas chauffés. Toutefois il faut dire que la
production des mines du Nord pourrait amplement suffire aux besoins de
charbons, si les troupes d'occupation ne faisaient pas un gaspillage incroyable
de charbons. Les troupes qui sont logées dans des appartements privés,
installés avec le dernier comfort ont fait amener dans ces maisons des
quantités incroyables de charbons, qui doivent suffire pour la consommation
d'une année et non de quelques semaines.
La repression sévit de plus en plus. Peyrouton s'est installé à Paris et il crée
actuellement en accord avec la Gestapo et l'Ovra, l'un et l'autre ont des
fonctionnaires détachés auprès de lui, un système policier selon leur
conception. L'introduction de la carte d'identité obligatoire, lié à un contrôle
policier très sévère doit servir à procéder à des arrestations. La police compte
beaucoup sur les hommes comme Doriot et Gitton, pour faire des coups
sombres parmi nous. J'ai l'intention de me présenter, mais depuis 19 ans la
police n'a pas réussi à avoir ni ma photo, ni mes empreintes et je vous
demande votre avis, si je ne dois pas chercher une possibilité de ne pas le
faire. Ceci est naturellement lié aux perspectives de durée de cet état de
choses. Répondez-moi ce que vous en pensez.
Meilleures salutations H.

L'ingénieur Mercier, du capot Lieré-Olivier est parti le 15 nov. avec la
Clipper pour l'Amérique, aux usines Douglas. Je ne sais pas encore si c'est une
mission officielle.

***

le 10-XII-40 Mes chers amis, quelques informations, mais j'ai l'espoir de


pouvoir vous donner sous peu des informations plus amples sur l'aviation
française qui doit passer aux Allemands.
1 ° Le Lieré-Olivier doit être construit en série à partir de mars 41. C'est
Amiot que le gouvernement français voulait arrêter comme Bloch et
C° qui a été chargé avec des responsables allemands à organiser ce
travail, qui doit fournir au mois de mars 200 LC 45 par mois. Je
suivrai l'affaire.
2 ° L'usine de la CNCA du Nord, de Potez travaille pour les Allemands,
en bloc.
3 ° C'est l'usine (illisible) de Mourmelon que les Allemands sont en train
de transformer par l'armée de l'air allemande et pour les parachutistes.
4 ° Les bombardements des Anglais de la semaine passée sur les camps
d'aviation ont été sérieux. C'est Orly, Brettigny et Villacoublay qui
ont été visité, c'est l'usine des (illisible): Noisy-le-sec qui construit
actuellement 500 camions pour les Allemands qui a été touché en
plein, ainsi que 2 autres usines voisines, qui font des barres d'acier,
c'est l'usine à sucre de Goussainville qui a été complètement détruite
(illisible) le nombre des blessés paraît être élevé.
5 ° Les Allemands évacuent actuellement tous les vieillards et infirmes
du département du Finistère. Le 9-XII un train complet de vieillards
et infirmes est arrivé à Paris-Montparnasse.
6 ° La direction de l'usine Hispano forme 2 nouvelles sociétés : Nord-
Hispano à Poissy qui construisent des moteurs d'aviation et une autre:
Hispano-Mercedes qui doit fonctionner (illisible). Celle-ci reprendrait
l'ancienne fabrication de Hispano.
Je vous avais écrit de son temps que Birkigt avait apporté une modification
aux moteurs qui permettait d'augmenter la force-cheval du moteur, sans
augmenter son poids. Des ingénieurs allemands sont venus et ils ont repris aux
atelliers d'essais d'Hispano les travaux et construisent actuellement de ces
moteurs. Je m'efforce d'apprendre d'autres informations.
7° Les usines Schneider au Creusot travaillent au complet pour les
Allemands et ont des commandes jusqu'à épuisement des réserves, car rien n'a
été évacué de cette usine.
8° Le voyage de Laval qui a été prévu pour la semaine passée a été retardé,
car il y a des tiraillements sur les territoires qui doivent restéroccupés. En
attendant les départs des troupes allemandes continuent, tandis que des
troupes très jeunes viennent d'arriver.
Il faut dire que le moral des troupes allemandes semble être attaqué, car ils
attendent tous la fin pour la fin de l'année selon un promesse du Führer et ils
pensent passer Noël en famille. Il n'est pas rare d'entendre dire que c'est assez.
Je ramène à cela le nombre très élevé des troupes d'assaut et des SS que l'on
constate un peu partout. Le nombre des troupes de l'organisation Todt est
partout assez fort. Ils occupent du service des routes et en particulier de la
remise en état de tous les camps d'aviation. Ceci et l'organisation des postes de
DCA (Flakabwehr) est leur travail principal. C'est à cela que se ramène la
nouvelle ligne fortifiée de défense du continent que se rapportent les articles
des journaux allemands.
9° Ci-joint quelques tracts, lancés par avion, l'un par les Anglais, l'autre est
probablement un produit allemand.
Meilleures salutations H.

***

Message de Moscou à Harry


Cher Harry,
Votre convalescence nous a causé beaucoup de joie. Ménagez votre santé.
Elle est nécessaire pour votre travail. Nous sommes sincèrement contents de
votre certitude que vous puissiez encore longtemps vous maintenir dans votre
zone et effectuer le travail utile pour nous.
1. Nous avons recu les lettres du 10. 8, 20. 8; 28. 8; 2. 9; 10. 9; 5. 11.; 11.
11 et 15. 11 ainsi que les annexes concernant la mobilisation, l'industrie
aéronotique, pectine et la méthode de construction des cuves de benzine.
Nous vous remercions pour le materiel que vous nous a envoyé par le
courrier dernier, surtout pour votre travail sur la mobilisation et l'industrie
aéronotique. Ce travail est de première valeur et nous vous récompensons
pour ce travail. de 160 am. dls.2.
2. Comme suite à votre lettre du 30. 10 concernant la question du
recrutement, nous precisons que le centre de gravité de ce travail doit être
réporter par vous, sur recrutement des personnes au milieu français, qui
doivent être envoyes dans les usines Allemagnes. Une telle recrutement est
considerablement facilité à cause de vif mécontentement des larges masses de
la population à l'egard des Allemands, et du desir sincere de quelques-uns
entre eux de venger les allemands des souffrances morales et materieles
causés par eux. Auprès des clients recrutés sur cette base il faut poser la tache
de faire une information systematique et complète/les dessins, schémes,
description, échantillons des détails etc. concernant les objets militaires.

Nous indiquons dans l'annexe les usines allemandes qui nous interessent.
àtitre de votre orientation seulement.
Il faut recquerir les renseignements biographiques complètes et rédiger les
caractéristiques sur les clients recrutés ; Il faut convenir avec eux les lieux de
rendez-vous et les mots d'ordre. Tout se matériel, ainsi que les signalements
de client et sa photo il faut envoyer à nous.
Les taches concrètes les recrutés receveront/en Allemagne même.
Informez-nous d'une manière systematique sur le cours de recrutement, en se
servant Du chiffre que vous avez.
Nous soulignons que nous attachons une très grande importance à ce travail
et nous ésperons que vous vous remplissiez avac l'honneur cette mission.
Votre offre concernant l'engagement la femme que vous avez choisie
comme maitresse de la maisonnette, nous approuvons/envoyez nous son
surnom. Il est nécessaire seulement de preciser n'est elle encore liée avec le
parti. C'est la chose principale. Nous ne pouvons l'utiliser qu'en cas d'isolation
complète de ses anciennes affaires du parti. L'installation la maisonnette vous
pouvez fair d'après votre jugement. Nous cherchons dans la ville de Paculie;
où nous avons une bonne possibilitée de l'apprêter rapidement par notre
spécialiste et une personne pour désservire votre maisonnette. Mais cela ne
doit pas signifier que vous devez abandonner les recherches d'un spécialiste
dans votre ville. Au contraire, mettez-vous énergiquement à cette affaire et
tachez de trouver un specialiste qui est au chômage et qui nous sympatise.
Sous le notion specialiste nous entendons une personne qui possède déja l'art
de travail dans la maisonnette et qui n'a pas besoin d'un apprêtement special.
Faites nous connaître comment vous assimilez vous le procédé special,
messagé à vous et envoyez nous les exemple fait par vous – des telegramme,
par le courrier et par l'intermediaire de nos amis.
Nous avons établie la liaison directe avec l'ami de M.P./nous avons
convenu avec vous de nommer M.P. – Gerome/qui se trouve actuellement
chez de Gaulle, par consequence, il est inutile d'envoyer Gerome chez lui,
d'autant plus que son ami est en querelle avec sa direction et il ne peut plus
porter beaucoup de profit. Nous considérons plus raisonnable d'utiliser
Gerome chez vous pour acquerir des nouveaux clients dans votre pays. Nous
vous autorisons de lui donner 2000 frs par mois. Avec sa direction du parti
nous nous accorderons.
5 Nous avons etablie la liaison régulière avec Paculie dans sa ville et nous
vous autorison de se mettre en rapport avec elle seulement en cas si vous
perdiez la liaison avec nous dans votre ville.
6. Nous avons envoyé un homme avec l'argent chez Anna, mais nous ne
savons pas quand il reussira d'arriver chez elle. Si vous avez la possibilitée de
donner elle de l'argent et de saluer elle de notre part ainsi que communiquer
qu'un jeune homme faira visite a elle, faites le.
7. Nous vous avons envoyé une petite enveloppe pour Cissie par le courrier
dernier. Si vous pouvez – transmettez la obligatoirement. A l'avenir nous
esperons d'etablir la laison avec elle sur une autre ligne.
8. Nous est inconnu le destin de Genny, mais nous en mettant en rapport
avec Dubois nous esperons d'apprendre quelque chose sur elle. Si vous vous
rencontrerez avec Cissie vous pouvez la questionner sur le domicile de Genny.
Elle doit assurément, savoir cela.
9. Nos anciennnes question concernant les avions français qui nous a
interessés, sont déja surannés. Actuellement nous interesse l'avion Amiot-351
on sa derniere modification. Les documents nécessaire sur cet avion sont
indiqués dans l'annexe. En ce qui concerne la fixation le limite prix qu'on peut
offrir au client pour les complets des dessins de ces avions, il sera mieu
d'apprendre le prix demandé par le client même, ainsi que à quel point seront
complets les dessins transmis. Telegraphiez nous sur cette question. Il sera
(illisible) au but d'effectuer le paymenet à deux reprises d'abord (illisible) et le
reste après la connaissance avec les dessins par nous.
10. Notre conclusion sur le materiel concernant la pectine nous vous fairons
connaitre apres son étude. En ce qui concerne le matériel concernant la
methode de la construction des (illisible) sera désirable de verifier dès
maintenant (illisible) en effet, acheté ce brevet et construisent ils les (illisible)
d'apres ce brevet dans les endroits indiqués par (illisible) ce que a stimulé les
Allemands d'acheter ce brevet (illisible).
11. Merci pour la communication sur (illisible).
12. Nous vous envoyons l'instruction et l'appareil de TSF ainsi que
l'instruction sur micro-appareil (illisible).

13. Nous vous envoyons une bonne nouvelle: on a visité votre famille, on
l'a donné de l'argent et on a conditionné la liaison pour l'avenir en but de la
donner l'allocation mensuelle. Nous esperons de résoudre la question du destin
de votre fils dans les deux mois les plus proches. Pour la (illisible) nous vous
envoyons une petite note de la part de votre famille.
14. Votre situation financière nous intéresse bien. Il est désirable de
recevoir de vous un compte-rendu pour les derniers mois, en indépendant du
fait avez vous ou non les renseignements de vos amis du pays de Jean. Dans
ce compte-rendu nous vous prions d'indiquer simplement à qui, quand et
quelles sommes ont été données. A cause de la fin d'anné et par la nécessitée
de créer les réserves financiere fixes dans votre pays, nous vous prions
d'accellerer l'etablissement et l'envoi du compte-rendu.
Bien cordiallement à vous Zoumar

***

le 20-XII-40 Mes chers amis, Crise ministerielle : quelques mots se


rapportant à la crise ministérielle. Je vous avais écrit que Laval devait aller à
Berlin, mais qu'il y avait eu des tiraillements se concentrant autour de la
question des rerritoires liant Versailles au reste de la France non occupée. Les
Allemands avaient évacué Versailles, mais ils avaient occupé tous les villages
environnants, de façon que Pétain était isolé du reste de la France. Entretemps
les Allemands avaient refusé également le chiffre de 10 000 hommes de
troupes que Pétain voulait amener à Versailles et n'avaient permis que 3000
hommes. Pétain refusait de venir à Versailles.
Les allemands demandaient dans les conversations avec Laval que la
France défende ses colonies contre De Gaulle par les armes et il semble que
Laval ait fait des promesses dépassant tout ce que Vichy voulait accorder. Le
11 déc. la discussion avait déjà atteint un point à Vichy que Laval qui a des
combinaisons financières avec les Allemands faisait savoir à son homme de
confiance à Paris à hâter les prérations. Je pense recevoir sinon la copie, au
moins les points principaux de cette lettre. Le 13 déc. Peyrouton fut chargé de
l'arrestation de Laval qui a eu lieu la nuit à 1 heure, selon des informations des
ministères de Vichy. Le lundi après-midi Abetz s'est rendu à Vichy et avant
toute discussion a éxigé la libération de Laval. Dans la soirée du 19 déc. les
Allemands pour appuyer leurs revendications semblent avoir occupé Moulins,
ville dans la zone non occupée et ils menacent d'aller de l'avant si l'influence
des militaires ne cède pas le pas à la politique de Laval-Brinon.
Les trains des permissionnaires allemands à l'occasion des fêtes ont été
décommandés et depuis le 12 déc. aucun train de permissionnaires n'est parti.
Toutefois il me semble que le nombredes troupes d'occupation est
actuellement trop peu élevé, pour que l'Allemagne pense à engager des actions
de plus grande envergure. Je reçois par contre de Suisse une information, me
disant que de nombreuses troupes allemandes sont massées sur la frontière
suisse qui de son côté a également augmenté son dispositif défensig. Je pense
pouvoir donner des plus amples renseignements dans une dizaine de jours.
Quant aux affaires financières de Laval, dont je vous ai parlé ci-dessus, il
s'agit de la mainmise de l'Allemagne sur toutes les grandes industries. Ainsi
un homme de paille organise l'achat des actions de toutes les grandes usines
d'automobiles, en cherchant d'une part à mettre la main sur les actions
setrouvant aux mains de juifs et en chassant les autres administrateurs
français, pour les remplacer par des hommes de paille des banques
allemandes.
Le prince Poniatowski, propriétaire de Hispano-Suiza a été appelé par les
Allemands, afin d'arriver à un arrangement, leur remettant la direction de cette
usine. Poniatowski s'était abrité derrière Vichy et voulait demander son avis.
Les Allemands lui ont donné un laissez-passer pour Vichy et l'ont fait
surveiller par la Gestapo dont le siège est à Hôtel Lutétia. Ponniatowski ne
s'est pas rendu à Vichy et s'est présenté quelques jours après aux Allemands,
en diant que Vichy ne voulait pas de cette solution. Les Allemands sans
discuter l'ont amené en Allemagne et il y a quelques jours il est fevenu et que
les Allemands ont obtenu tout ce qu'ils ont demandé. Ainsi cette usine est
passé aux Allemands. organisations paramilitaires: les Français nation.
commencent à organiser des groupes de 5, à caractère militaire, ayant des
armes à disposition, se réunissant régulièrement et imitant en tout l'ancienne
organisation allemande de Oberland. Il y a des ramifications à travers tout le
pays.
Meilleurs salutations H.

***

le 26-XII-40 Mes chers amis, quelques informations: les Allemands


construisent un grand centre aéro-maritime à la Baule. En outre ils amènent
des trains entiers d'essence.
Les troupes allemandes qui se trouvent ence moment en France ont été
concentré pour la plus grosse partie dans la région s'étendant de Vierzon à la
frontière espagnole. Je crois que le Centre d'opération doit se trouver à
Bordeaux, car le gros des téléphonistes qui accompagnent l'armée a été dirigé
sur Bordeaux.
Dans la plotique intérieure on m'a fait savoir que les Allemands sont entrés
en communication avec Weygand, afin de la faire accepter le point de vue que
la France doit reconquérir les colonies que De Gaulle occupent actuellement.

Affaire Bassamykine: mon informateur vient de passer quelques temps à
Vichy et il vient de me fournir der renseignements sur des éléments qui sont
en liaison personnelle avec Bass.
1° Budowski: Dr. en chimie, d'origine russe, naturalisé ensuite allemand et
depuis Hitler domicilié en France et naturalisé français. Actuellement il est
officiellement expert au Centre National de recherches pour les fabrications de
guerre. Inofficiellementil est membre du 5 Bureau, chargé des renseignements
e

économiques sur les autres pays. Dans ce domaine il a un vaste reseau de


liaisons dans tous les pays et il s'intéresse à toutes les questions économiques.
Malgré qu'il soit juif et qu'il ait changé à diverses reprises la nationalité il
jouit à Vichy d'un certain crédit et il obtient tout ce qu'il demande: visas de
sortie pour tous pays et lui-même vient d'en recevoir un pour se rendre au
Portugal.
Budowski prétend d'avoir été en relation suivie avec le Conseil Supérieur
de l'Economie Soviétique lorsqu'il a été en Allemagne. Il prétend d'avoir
collaboré à l'établissement du premier plan quinquenal, d'y avoir apposé sa
signature et d'avoir été chargé par la suite de mission en Allemagne, en vue
d'acquisations pour le compte de l'URSS. Il affirme également d'avoir exercé
ce rôle en Italie pour l'URSS. Tout ceci se passait il y a 8-10 ans, mais depuis
il s'est rendu à plusieurs reprises en Russie pour consultations scientifiques.
On lui aurait offert une chaise de professeur en Russie, mais il arefusésous
prétexte d'être domicilié en Allemagne. Par contre à mon informateur il a dit
textuellemnt: «J'ai refusé, parce que je considère que les dirigeants russes sont
pour 50% des canailles, pour 40% des fonctionnaires, ayant peur de prendre
des responsabilités, pour 9% des arrivistes et pour 1 % des idéalistes.»
Budowski affirme connaître Bass. depuis des longues années, déjà en
Russie et par la suite en Allemagne.
2° Oleg-Jadoff: les amis de Budowski et qui tous sont également en relation
avec Bass. sont peut-être encore d'une pire espèce. Jadoff, ingénieur-chimiste,
docteur de sciences physiques, actuellemnt professeur à la Sorbonne de Paris.
Russe émigré il a séjourné longtemps en Yougoslavie, naturalisé français. Il
a evolué dans les cercles de gauche et est grand ami de Belin, actuellement
ministre de la Production. Ces jours-ci il est parti à Vichy, appelé par
Budowski pour mettre debout une affaire, à laquelle Belin est interessé
financièrement.
Jadoff considère l'URSS comme l'ennemi n°1 (textuellement). Sa soeur
semble se trouver à Odessa, comme institutrice, mais n'entretient pas de
relations avec lui.
3° Bernstein: Je vous ai déjà dit que c'est à travers la femme de Bernstein,
que mon informateur a été mis en relation avec Bass. et que c'est la femme à
Bernst. qui se trouve à Paris qui a indiquè à mon informateur la nécessité de
donner une commission à Bass. Bernstein est un ancien avocat russe, russe
blanc et s'occupe actuellemnt exclusivement d'affaires de toutes sortes.

4° Rivosch: Bernstein est le Conseil juridique d'un nommé Rivosch. Celui-
ci est technicien dans la branche des conserves alimentaires. Il exploite des
procédés de valeur pour le séchage des légumes.
Bernstein opère en général sous le couvert de Sociétés anon. dont l'une:
Société Ibero-Française, àParis, Champs Elysées 79 est dirigée par un
Espagnol, nommé Barlos.

Ce sont tous ces personnages qui d'une façon ou d'une autre sont en liaison
avec Bass. Il y a déjà quelques mois que Bass. a été présenté à Bass., sans
passer par Budowski qui se dit être le grand ami de Bass. En même temps il a
dit à mon informateur que Bass. était une crapule et aussi qu'il était considéré
par ses chefs à Paris, comme un incapable.
Budowski a défendu Bass., au début de la conversation contre l'accusation
d'accepter des commissions sur les affaires traitées par la Russie.: mais par la
suite il a expliqué qu'il était d'usage que les agents commerciaux touchent une
ristourne de 2% sur les commissions qui leur étaient offertes, à la condition
que cela soit signalé aussitôt par l'agent, avec toutes indications précises.
Un fait troublant est fourni par Budowski. Une conversation commerciale
qui a eu lieu entre Bass. et une autre personne, à l'insu de Budowski, ce qui l'a
mis en colère, a été rapporté en détail. Budowski affirme qu'il a eu
connaissance de cet entretien commercial par un rapport adressé par un
emloyé de la Répresentation Commerciale à Paris à un service secret français,
contenant une copie du rapport de Bass. faite à Moscou. Il sera facile de
contrôler ces rapports se rapportant à l'affaire.
Mon informateur est convaincu que cette affirmation est fausse, car les
paroles rapportées qui sont conformesà la conversation commerciale, sont
telles qu'elles ne doivent pas se trouver dans un rapport. D'autre part les
relations entre Bud. et Bass. sont telles qu'il l'a sûrement mis au courant de
toute l'affaire.
Il y a donc lieu de vérifier surtout, toutes les affirmations de Budowski.
(illisible) pour Bass. il faudrait encore attendre un peu, rien bousculer afin
d'arriver à une autre conversation entre mon informateur et Pass. Il serait donc
bien que Bass. reçoive une reponse des services correspondants de Moscou,
lui conseillant de rentrer en rapport sur l'affaire de la Pectine. Je vous garantie
que toutes les conclusions peuvent être dénoncés ensuite par vous, car mon
informateur cherche seulement à soutenir l'URSS et non à l'exploiter. Mais la
suite de cette conversation commerciale nous permettra d'apprécier justement
la position de Bassam., de voir laquelle des 3 hypothèses: 1° Un fonctionnaire
incapable et un jouet entre les mains d'aigre fins.
2° un fonctionnaire corrompu 3° un agent de Budowski.
J'ai cru nécessaire de vous informer en détail, car l'affaire me semble être
nécessaire à être surveillé et d'autre part je crois que l'affaire de la Pectine a
une importance écon omique pour la Russie, car Les Etats-Unis viennent de
décider d'adjoindre à Toutes les rations militaires pour la nouvelle armée en
formation une quantité quotidienne de 2 grammes de Pectine. Ceci est le
résultat de recherches scientifiques.
Meillures salutations H.

***

le 25-1-41 Mes chers amis, 1° Dislocation des troupes allemandes: Les


Allemands ont procédé à la relève de la plupart des troupes qui ont participé à
la campagne de France. Actuellement nous trouvons ici les deux dernières
classes complètes qui ont été appelé en Allemagne sous les armes, en outre
nous voyons de très forts contingents de troupes d'aviation. Toutefois le gros
de l'effort militaire allemand est porté sur les troupes de la défense
antiaériennes, dont les contingents sont très élevés et les pioniern qui
construisent long de la côte des positions pour canons à longue portée et des
positions casemates pour la défense contre avions. Long de la ligne de
démarcation nous trouvons des forces blindées légères et de la cavalerie. Le
gros des Panzerdivisionen est parti vers l'Est ainsi que l'artillerie.
Les bombardements de l'aviation anglaise des camps d'aviation allemands
long de la côte ont obligé les Allemands a évacuer un certain nombre des
camps et de remettre les camps d'aviation des environs de Paris en activité.
Toutefois mon informateur me dit qu'il n'est pas possible de savoir si ces
avions ont été dirigés sur l'Italie ou sur des camps de l'intérieur de la France
occupée.
2° Etats-Unis : De source absolument sûre, ayant vu le document portant
indication confidentiel, il ressort que le gouvernement américain donne ordre
à ses sujets de quitter au plus vite la France.
3° transports: les chemins de fer sont complètement désorganisés, car sur
les 511 000 waggons, dont disposait la France, les Allemands ont retiré,
jusqu'à présent 145 000 waggons et sur les 18 758 locomotives, 5 000
locomotives des plus modernes ont été également repris par les Allemands. En
outre les chemins de fer français doivent mettre à la disposition des autorités
allemandes tous les trains que ceux-ci pourraient demander. Ansi le trafic
intérieur est ramené au plus strict necessaire et ne permet même pas le
ravitaillement le plus indispensable.
Hier, le 24 janv. j'ai vu personnellment, comme les Allemands ont fait sortir
des usines Peugeot 400 voitures-camionnettes, toutes neuves, qui ont été
dirigés vers le centre automible 503. Les ouvriers m'ont dit que toute la
production est reservé aux Allemands qui ont installé à l'usine une direction
allemande.
4° Sissy: Par télé j'ai fait savoir que j'ai réussi à établir une liaison avec
Sissy. Je vous ai télégraphié en même temps les points les plus importants
dont elle me parle dans mon courrier et je vous adresse ci-joint son courrier
qu'elle m'a fait transmettre. En outre elle me demande de l'argent, sa situation
financière étant difficile. Je pense pouvoir lui envoyer la semaine prochaine 2
000 D. que je prendrai sur mes réserves. J'ai établi une liaison qui sera assez
régulière.
5° Jenny : Par Sissy j'ai reçu l'adresse de Jenny et la semaine prochaine
j'aurai probablement également la première liaison avec elle. Elle est
également sans argent et je pense lui envoyer une somme de 200 D., en
attendant que vous me fassiez connaître d'autres décisions. Mme Dubois est
près de sa fille, mais elle a laissé une malle pour son fils et Jenny ne sait quoi
en faire. En même temps elle a encore des affaires de Gisela, et elle demande
des instructions.
6° Informations: Un de mes amis du P.C.Suisse qui sont sans liaison avec
leur maison-mère me fait savoir que la Lokomotivenfabrik Winterthur
construit chaque mois des moteurs Daimler-Benz pour 25 Messerschmidt 109,
dont les cellules sont construites à la Maschinenfabrik OErlinken. Je pense
avoir d'autres renseignements sous peu.
Je vous ai télégraphié que des fonds très élevés ont été virés par la Banque
de France au nom du Ministère des Finances sur Bizerte, pour servir au
payement des soldes des troupes de la marine française qui se trouvent à
Toulon et qui doivent passer à Bizerte, en cas d'occupation du reste de
laFrance. Aujourd'hui j'ai vu une lettre qui prouve que des troupes de l'armée
d'occupation commencent à passer en Afrique. Jusqu'à maintenant ce sont les
troupes des anciens régiments des chars d'assaut qui ont été transférés.

Meilleures salutations H.

***

Le 30 janvier 41 Mes chers amis, Je vous accuse reception de vos courriers


du 30-I-40 et du 20-XII-40 ainsi que des annexes se rapportant a) à «Jack» b)
à «M» c) à A – Amour et d) au chiffre. De même, j'ai bien reçu les 2
questionnaires jointes aux Lettres.
1° Mobilisation militaire et industrielle: je vous ai adressé de mon travail la
partie qui pouvait vous fournir des renseignements correspondant à la
situation nouvelle. Meg a raison, que le travail est plus vaste et comprend à
peu près toutes les industries importantes ainsi que l'agriculture. Mais en
raison de l'occupation je refais tout le travail sur la base des nouvelles
conditions créées à la suite de la guerre et je procède à une repartition qui
vous fera entrevoir l'accroissement du potentiel économique de l'Allemagne à
la suite de l'occupation. Naturellement les recherches sont assez difficiles, car
pour pouvoir indiquer les grosses entreprises qui travaillent effectivement, il
faut frapper à bien des portes. Je pense toutefois pouvoir envoyer quelque
chose d'utile. A ce propos je vous remercie de la bonne appréciation de mon
rapport, je vous remercie également de la recompense que vous avez bien
voulu m'accorder, mais les conditions de vie que vous me faites sont telles que
je crois devoir refuser cette recompense, car je ne saurais quoi en faire.
2° Conditions administratives : les nouvelles tâches que vous me posez,
m'incite à vous écrire en détail sur les conditions et les possibilités du travail.
La France est actuellement divisée en 3 partie. La zone rouge ou interdite, au
nord de la Somme, suivant l'Aisne et allant jusqu'à la frontière suisse du Jura.
Cette zone est la zone des ppérations et personne ne peut y entrer, sans un
permis spécial des autorités militaires supérieures de l'occupation. L'obtention
de ce laissez-passer est très difficile et est également une des raisons qui
rendent les liaisons avec la Belgique si difficiles. Toutefois j'ai réussi à établir
avec quelques cheminots qui conduisent des trains dans le Nord un lien qui
me sert des sources de renseignements sur ce qui se passe dans cette zone.
La 2 zone est la zone occupée proprement dite, dans laquelle nous vivons.
e
Les Allemands ont laissé l'administration aux autorités françaises avec ses
appareil d'autrefois. Toutefois chaque décision doit être d'abord approuvée par
les Allemands. Les voyages, à l'exception de quelques endroits de la côte sont
libres, à condition d'avoir ses papiers d'identité en ordre et pouvoir les
présenter à chaque réquisition. De 11 heures du soir ou de minuit jusqu'à 5
heures du matin tout le monde est consigné à la maison. Mais cette forme
d'administration par les Français me semble prendre fin sous peu, car depuis la
visite de Himmler la semaine passée, les Allemands commencent à s'infiltrer
directement et non plus par personnes intermédiaires dans toutes les
administrations. Ainsi ils sont depuis quelques jours à la préfecture de police
et procèdent à une inspection de tous les fichiers qui s'y trouvent. Le service
de la Gestapo à Paris est asse gros. Il est installé à l'Hôtel Lutetia et au
GeorgesV. En outre il y a la Gestapo économique qui a un service énorme à
l'Hôtel Majéstic.
Le gouvernement de Vichy a décidé d'instituer une carte d'identité de
nationalité française obligatoire pour tout le pays. Tant que j'ai pu apprendre
jusqu'à maintenant il y a un questionnaire de plusieurs pages à remplir qui
demande des renseignements depuis la naissance jusqu'à aujourd'hui. Il faut y
mentionner les écoles visitées, les diplômes obtenus, les métiers exercés, les
changements de métiers, les voyages à l'étranger, où, quand et pourquoi etc.
Vous viyez que ce questionnaire est assez vaste et il me semble que c'est
plutôt une forme masquée de reconstitution des listes des bureaux de
recrutement qu'autre chose. Toutefois l'établissement de cette carte inclut un
certain nombre de dangers pour moi, car pour une période de 18ans je pourrais
difficilement fournir des renseignements, sans me faire mettre dans un camp
de concentration. Je réfléchis donc sérieusement à la situation et aux remèdes.
Tant que je pourrai rester légal, je resterai et ce n'est qu'au dernier moment
que je pense recourir à l'illégalité.
La 3 zone est la France libre. Pour y aller il faut avoir un laissez-passer,
e

qu'il faut demander aux autorités françaises et lorsque vous avec leur
approbation, il faut s'adresser aux Allemands. L'obtention est assez difficile.
En France non occupée il y a le contrôle de la police dans les hôtels et
également le contrôle à la sortie des gares. Je ne parle pas des rafles, car c'est à
peu près tout (illisible) faire, si elle n'enferme pas des communistes. Entre
(texte manquant) ***
N° 3 10-II-41 Mes chers amis, je vous confirme reception de vos missives
du 25/11/40 se rapportant aux nouvelles données par Paula et à votre demande
concernant Jenny. Je vous remercie de la première et en ce qui concerne
Jenny, vous avez vu que j'avais déjà cherché de mon côté d'entrer en liaison
avec elle. J'ai son adresse et je pense avoir pour la fin du mois de ses
nouvelles,à condition que la surveillance sur la ligne de démarcation ne soit
pas davantage renforcée. Ces temps derniers cette surveillance est
extrêmement sévère. Was ihre Freunde Metz anberzifft, so und vieselben nicht
sehr in Paris.
Dans le domaine des informations j'ai reçu quelques-unes qui me semblent
intéressantes et je vous ai adressé un télégramme à ce propos. A Bordeaux se
trouvent actuellement 14 sous-marins italiens. Le dernier bombardement
anglais sur le port de Bordeaux a été très violent.
A Nantes il y a 7 sous-marins allemands, 15 chasseurs de sous-marins, 2
contretorpilleurs et un porte-avions. En raison des bombardements anglais les
sous-marins du port de Lorient ont été ramené à Nantes et se trouvent
actuellement dans le port au centre de la ville et dans les radoubs. En outre les
Allemands poussent à fond, pour finir au plus vite le «Jean Bart» Cuirassé de
35 000 tonnes. Il faut escompter la fin des travaux sous peu.
Chez Gnôme et Rhône il y a eu un acte de sabotage très sérieux portant sur
un nombre assez élevé de moteurs M 14 qui avaient amené en vue d'une
revision. On y a introduit un liquide et tous les moteurs sont inutilissables.
Ford à Poissy finit quotidiennement 10 camions pour les Allemands, en
même Renault et Peugeot construisent exclusivement des camions pour les
Allemands.
Un rapport interne allemand, fait par l'ingénieur von Uri et se rapportant à
l'usine Hispano avait indiqué que cette usine ne pourrait pas travailler avant
1942 en raison de la désorganisation complète de l'usine et de l'absence des
machines-outils que les Allemands avaient ramené. A la suite de ce rapport les
machines sont revenues et l'ingénieur est chargé de faire marcher l'usine
audébut du printemps.
Les préparatifs allemands en vue de l'offensive contre l'Angleterre sont
poussés. Il y a de nombreux régiments de pionniers qui ont été amené. La
région entre Boulogne et Dunkerque esr fortifiés sur une profondeur de 25
km. et de gros canons sur rails de la ligne Maginot ont été amené. D'autre part
tous les chantiers sur les canaux de l'arrière-pays de cette région sont pleins de
radeaux, de canots et de chalands. Le bombardement du 7 sur Boulogne a
porté principalement sur des bateaux qui avaient (illisible).
Lors d'une visite du colonel suisse Bilger à Berlin, celui-ci a eu un entretien
avec les généraux allemands Brauchitsch et Halter qui lui ont dit que seul
l'Allemagne et la Suisse sont préparés à la guerre.
Meilleures salutations H.
Ci-joint biographie Blanche Telegramme: A Bordeaux 14 sous-marins
italiens, à Nantes 7 sous-marins allemands, 15 chasseurs de sous-marins, 2
contretorpilleurs et un porte-avions. Construction Jean-Bart s'approche de la
fin. forte arrivée de troupes de pionniers et de nombreux matériel. Région
Dunkerque-Boulogne sur 25 km. profondeur fortifiée gros canons de la ligne
Maginot installés. Nouvelles concentrations de chalands et bateaux pour
embarquement. Grands dégâts causés par bombardements anglais.

***

3-III-41
Préparatifs allemands d'offensive: arrivée en masses de troupes techniques
et de train des équipages. arrivée de marins pour occuper des chalands et des
bateuax, se trouvant dans les canaux du Nord et du Pas-de-Calais. Plus de
1000 tanks légers de 5 à 10 tonnes ont travarsé la région parisienne. Les
allemands procèdent à la requisition des chevaux et des mulets depuis 3 jours.
L'amiral allemand de la Perière s'est tué le 24 février au Bourget, 3 avions
allemands ayant percuté, au sol, en raison du mauvais temps.
Les arsenaux de la zone occupée amorcent tous lesobus, que les
commissions militaires ont fait ramener de la zone non occupée. Le gros de
l'artillerie de la ligne Maginot est mis en place long de la côte. L'arsenal de
Puteaux continue à fabriquer le canon antic har de 47 m/m, que les Allemands
essaient tous les jours au Mont Valérien.
Usine Renault repare tous les tanks français de 35 et 72 tonnes et procède à
une transformation à l'intérieur du tank, se rapportant probablement à
l'emplacement du canon. L'usine SOMUA a sorti 4 très gros tanks,
renseignements suivront.
La fabrication des camions est poussée dans toutes les usines d'automobiles.
Le Degaullisme fait des progrès, la constitution du Parti de Déat ne donne
pas les résultats escomptés, ce parti organise sous la direction de Deloncle et
en accord avec les Allemands des formations de protection, ressemblant aux
SA.
Toutes les informations de la zone non occupée semblent confirmer un
rassemblement de troupes en Afrique du Nord. On constitue de nouveaux
régiments de tanks et de dragons.
H.

***

Message de Moscou à Harry


Cher Harry
1 Nous venons de recevoir vos lettres 1, 2, 3, une sans date et enfin une
du 3.3. 41 sans numéro ainsi que toutes les annexes jointes aux lettres.
2 Malheureusement, les circonstances sont telles que notre homme ne
doit pas encore venir chez vous.
3 En étudiant vos lettres nous avons fait la conclusion que vous bien
estimez la situation, bien comprenez vos tâches et bien commencez à
résoudre ces tâches. Il ressort de vos lettres que vous disposez tout le
nécessaire pour accomplir vos tâches. Il faut faire maintenant tous vos
efforts pour remplir ces tâches dans les délais vous indiqués d'autant
plus que la situation change brusquement.
4 L'installation et la mise en train de l'instrument musical joue dans ces
conditions un rôle très important. Décidez vous-même la question
concernant une maîtresse de l'école musicale. Nous ne voyons pas la
possibilité de vous donner notre décision à l'égard par exemple de
Blanche parce qu'il faut bien étudier cet homme tandis que la
connaissance de la biographie n'est pas encore suffisante. Entout cas
il est important qu'elle soit un homme infiniment dévouée et ne soit
pas soupçonnée par la police de son travail antérieur. (tout cela se
rapporte également au professeur de piano.) 5 Il ne faut pas louer une
maisonnette pour l'école dans un endroit solitaire; celui-ci plus peuplé
favorisera un complètement meilleur de votre école. Il est utile de
demander l'avis au professeur de piano à la location de la
maisonnette. Nous prendrons toutes les mesures nécessaires afin de
faciliter la tâche au professeur conformément à votre désir.
6 Nous vous donnerons toutes les explications nécessaires en ce qui
concerne le chiffre. Communiquez par ce chiffre immédiatement
après son étude un télégramme-exemple et ensuite de quoi :
1) les adresses de vos collaborateurs qui pourront servir de lien de
rétablissement en cas de rupture, 2) les biographies et les possibilités de tous
vos hommes et en premier lieu du professeur de piano, de trois vos
connaissances et de connaissances de Jerôme, 3) les possibilité actuelles de
Sissy et Jenny ainsi que vos considérations àpropos de leur travail chez vous
en tenant compte de vos tâhes. tâches.
7. Votre intention de choisir des collaborateurs exclusivement parmi les
citoyens de votre pays est parfaitement juste. Faisez tout son possible pour
organiser en premier lieu les hommes que vous déjà avez afin que votre
entreprise fonctionne efficacement et d'une manière précise.
8. Nous approuvons entièrement votre tentative d'établir des liaisons avec
les pays de Paula et Sissy en cas de tous genres qui peuvent arriver (comme
suite de vos lettres vous avez déjà réussi à établir cette liaison avec le pays de
Sissy).
9. Nous vous prions de nous communiquer des difficultés que vous avez
dans votre travail.
10. Vos rencontres avec notre homme qui remplit ce travail temporairement
auront lieu, par précaution, une fois par mois exceptédes cas extraordinaires
dont vous connaîtrez réciproquement à la rencontre de contrôle.
11. Demandez à Jenny-sur quelles affaires de Gisela demande-t-elle des
instructions.
12. Communiquez nous le résultat de voz entretiens à propos de la
transmission des dessins de l'avion.
13. Nous approuvons à Jerôme le salaire de 3.000 frs.
14. Communiquez nous-sur quel délai avez-vous envoyé à Sissy 2.000 D.
15. Cher Harry. Nous vous bien apprécions. Nous ne pouvons pas
d'envoyer l'argent à votre famille à votre compte.
16 Nous chercherons de faire tout le possible pour votre fils en tenant
compte de votre désir.
17. Ne soyez pas en confusion à cause de ce fait que l'enveloppe ainsi que
la lettre ont pour cette fois une autre forme qu'auparavant.
Bonne santé et meilleurs succès dans votre travail.

12.3. 41. Mes meilleures salutations Sommer.

***
N° 4 18-3-41 Mes chers amis, je vous confirme reception de votre courrier
du 29/1/41.
1° Avec impatience j'attends l'arrivée de Marcel que vous m'annoncez. Ceci
permettra de resoudre un certain nombre de questions sur place.
2° Plan de travail: a) envoi en Allemagne : il y a 7000 ouvriers français et
25000 ouvriers étrangers venant de France, en Allemagne. Les français
travaillent dans des entreprises qui ne font pas directement du matériel de
guerre. La propagande, pour amener les français en Allemagne ne donne pas
de bons résultats et les Allemands s'efforcent maintenant à faire travailler les
usinesfrançaises. Dans la ville de mon fils il y a 170 ouvriers français, avez-
vous parlé avec lui, car ils travaillent avec ma dame. Le recrutement, dans ces
conditions est très difficile, j'en ai chargé Marthe et je vois que vous avez la
même idée.
b) économie nationale: les pourparlers franco-allemands se précisent. Un
bon nombre d'usines travaillera, mais il y a un manque de matières premières.
La collaboration jouera dans une certaine mesure, mais à l'heure actuelle on
finit les dernières réserves qu'il y avait en France.
c) usines particulières : les anciennes usines n'ont plus la même importance
que sous l'économie française. Nous avons déjà quelques informateurs; dans
les plus importantes usines;
Renault, Billancourt: 39 tanks Renault de 30 tonnes viennent de quitter
l'usine. Plusieurs centaines de camions militaires de 5 à 15 tonnes sont dans la
cour, mais manquent de pneus.
Somua, St. Ouen: 9 tanks de 70 tonnes viennent de quitter l'usine Farman,
Boulogne: construction de CN 470 bimoteur de 750 CV. 5 hommes,
entraînement pour tout le matériel de combat le plus moderne.
Citroën, Clichy: 110 voitures 11 CV, traction Avant viennent de partir pour
l'Est.
Citroën, Javel: 1 000 camionnettes 11 CV, plateau, 1800 kg., chargés de
1000 SIMCA 5 viennent de partir par chemins de fer pour l'Est.
Panhard, XIII : toute la fabrication de camions est amené chaque semaine
e

par les Allemands. De même l'usine fabrique le dernier modèle français de


l'automitrailleuse blindée. L'usine a une direction allemande. Unic-Suresnes :
Krupp a pris la direction de l'usine.

Dans l'aviation la situation est différente, du fait que les Allemands
proposent une réorganisation complète de toutes les usines d'aviation. Dès que
la collaboration sera devenue un fait, je pense avoir les renseignements qui
pourront vous intéresser. Pour les usines du Nord (Potez), il est très difficile
d'apprendre quelque chose.
Les usines d'automobiles Resengart, Paris 17 procèdent à des réparations. Il
e

y a 800 ouvriers et ouvrières qui réparent les camions allemands endommagés.


Beaucoup de pièces de fer sont remplacées par des pièces en bois. D'autre part
on y construit des baraques démontables pour le port de Lorient.
d) logements: je ne crois pas qu'il nous faudrait recourir à des logments,
pour rencontrer les collaborateurs dans les usines. Tous les hommes sont des
gens connus par nous personnellement, que nous pouvons rencontrer
régulièrement, en allant manger, ce qui ne provoque pas d'attention.
Aujourd'hui les nouvelles mesures de surveillance de tous les logments nous
obligent à être très prudent et tout ce que nous pouvons faire, sans attirer
l'attention d'une concierge, doit être fait sans logment. Actuellement il y a la
police de la fraude, la police du marché noir, les indicateurs qui veulent
gagner les primes du ravitaillement et qui ne font rien d'autre que de surveiller
les entrées et sorties de maison et qui travaillent la main dans la main avec les
conciegges. Le logment pour Blanche sera pris pour le 15 avril au plus tard,
j'ai vu le logment et il nous donnera la possibilité d'un bon travail tranquille.
Quant à mon logement parisien je vous ai écrit sur la question dans une lettre
précédente et je ne crois pas qu'il y a autre chose à faire.

***

No. 5 4-4-41 Mes chers amis, 1 Sissy par télégramme je vous ai fait savoir,
que j'ai un assez riche courrier de Sissy. Je pense vous le transmettre
aujourd'hui, s'il n'y a pas de directives contraires. En même temps je lui
envoyé 2000 am.D., car sa situation financière était desastreuse. j'ai la
possibilité de faire les transmissions de sommes d'ici là-bas par virement, a
condition que nous puissions trouver la possibilité de toucher nos sommes en
territoire non occupé. C'est un de mes amis qui se charge aussi bien du
passage de mon courrier que de l'arrangement de l'argent.
2° Jenny: Nous avons eu un contretemps dans l'entrevue avec Jenny, car
lorsque mon courrier était la trouver, elle était partie chez Sissy. Jenny me fait
savoir qu'elle a detruit un certain nombre de choses qui n'avaient aucune
importance, qu'elle a apporté une partie chez Sissy et qu'elle garde encore une
partie chez elle que je pense pouvoir enlever, dès que mon courrier aura ses
laissez-passer. A cette occasion je pense pouvoir prendre une partie des
bagages qui se trouvent chez elle, car il faudra probablement 2 voyages; en
raison des formalites sur la ligne de demarcation. Tout au plus que vous
puissiez trouver une solution qui nous permettra de passer ces bagages, sans
les amener ici. En outre Jenny me fait savoir qu'elle a des difficultés
financières, pour pouvoir abtenir son visa. Je lui ai envoyer 200 a. D mais il
faudra une somme plus élevée et je vous prie de prendre une décision.
3° Blanche: depuis hier nous avons commencé a installer le logment de
Blanche et je pense pouvoir loger sous peu Jack, que vous m'avez envoye.
L'addresse et les conditions de rendez-vous avec quelqu'un de vous
parviendront par prochain courrier.
4° Marthe: elle travaille assez bien et je pense que souspeu, nous aurons des
resultats d'un ordre sérieux. Nous avons établi une liaison qui nous permettra
de connaître la marche de l'ensemble des usines d'aviation qui travaillent. Dès
maintenant nous savons que la commission de Wiesbaden a décidé que les
usines d'aviation doivent livrer dans le courant de 1941 et 1942 2000 avions à
l'Allemagne et 500 a la France. Nous esperons avoir sous peu la liste detaillée
des differents types d'avions commandée. Les commandes anterieures ont été
résilliées.
En même temps nous avons eu occasion de regarder une partie des papiers
personnels de Cot et je vous adresse une copie des documents les plus
intéressants. Il n'y a eu aucune dépense, tandis que pour les autres
informations, dont je vous parle ci-dessus, les dépenses ne depasseront pas
2000–3000 Frs.
Le travail dans les usines progresse lentement, mais mes informateurs nous
tiennent assez bien au courant, tout notre effort tend maintenant à former des
informateurs dans la chaine de finition, pour avoir des chiffres exactes de
production.
5° Collaboration: C'est un fait que l'industrie de transformation française
s'est encadrée dans le plan economique allemand. Dans ces industries il nous
faut citer l'industrie de l'automobile, qui n'est qu'une succursale de l'industrie
automobile allemande. Ainsi cette industrie n'a plus le droit de fabriquer des
voitures de tourisme en autre les entreprises de camions: Unic, Hotchkiss,
Saurer, Lafly, Latil, Licerne ont reçu par l'intermediaire de Krupp des ordres
leur prescrivant le fabrication des types de camions standardisés, dont 60%
sont reservés a l'Allemagne, 20% a l'Italie et le reste a la France. Il faut dire
que l'industrie automobile de la zone libre est également compris dans cet
accord et ainsi Berliet à Lyon construit exclusivement des gazegenes pour
l'Allemagne. C'est cet accord qui a été établi par Laval au debut decembre et
dont Vichy a eu connaissance, qui a servi aupres de Petain pour accuser Laval
de corruption. En tout cas Laval et Abetz ont fait une très bonne affaire à cette
occasion, de même qu'a l'occasion de la vente des actions des mines de Ber
qui a été conclu au meme moment.
Outre l'industrie de l'automobile, il ya encore l'industrie des textiles, de
l'optique, du livre, des mines et en partie l'industrie chimique qui collaberent
d'une facon serieuse avec l'Allemagne. Toutefois il faut dire que les
Allemands n'envoient que parcimonieusement des matière premières et qu'ils
cherchent surtout à usiner les réserves françaises. L'industrie sidérurgique n'a
pas encore trouvé une voie regulière de collaboration et ainsi les Allemands
font marcher ces usines exclusivement sous directions allemande. Le manque
de certaines matières premières est evident. Ainsi les usines SKF, des
roulements à billes, a Ivry reçoivent 2 à 3 bains d'acier suédois par semaine,
mais la fabrication sera forcément arrêtés sans? pour manque de l'huile. Les
bains de petrole qui servent dans le travail sont? de façon d'avoir une couche
d'eau en dessous et le petrole surnage dans une mince, juste suffisante. Les
chemins de fer souffrent d'une crise serieuse de (texte manquant) ***
(pas de première page) page 2
6° (illisible): Les pièces de bois qui servent a remplacer les pièces de fer sur
des camions endommagés concernent la cabine du conducteur qui est construit
complètement en bois et qui reçoit la même couleur que le reste de la voiture,
de façon à être invisible. En outre les supports de fer qui soutenaient la bache
sont remplacés par des supports en bois.
7° Informations: J'ai reçu un certain nombre de renseignements d'une
personne installée auprès du Militärbefehlhaber pour Frankreich et qui me
semblent avoir un certain intérêt.
a L'Allemagne ne pense nullement à une invasion contre l'Angleterre.
Toute l'action allemande tendra au cour s de cette année à continuer
les bombardements des villes et centres industriels anglais par à
coups, comme on vient de l'organiser depuis décembre.
b Toute l'action allemande sera concentrée dans les Balkans. La
situation alimentaire de l'Europe oblige l'Allemagne à occuper
l'Egypte et toute l'Afrique française.
c Dans ce but l'Allemagne déclancheraen mai la guerre contre la Turqie.
Elle traversera la Turquie, la Paléstine et enrera en Egypte. Pour y
arriver concentre tout son parc motorisé en Bulgarie et en Roumanie,
afin d'avoir l'essence sur place. A l'avenir l'essence synthétique et les
gazogènes seront reservés à l'Europe occidentale, l'essence roumaine
ne sera plus transportée.
d L'URSS ne dira rien, lorsque nous entrerons en Turquie, car elle est
très faible pour nous faire la guerre.
e La guerre contre la Turquie sera accompagnée d'une traversée de
l'Espagne, pour occuper Gibraltar et pour fermer la Méditérannée
aussi bien à Gibraltar qu'à Suez. L'armée italienne aura la tâche de
s'occuper de la campagne en Espagne.
f Le général Rommel qui a dirigé la campagne des Panzerdivisionen en
France est avec 2 Divisions en Lybie et 2 autres Panzerdivisionen
sont partis pour la Cicile.
g Les troupes italiennes commencent à arriver en France et sont dirigées
sur Bordeaux et la frontière espagnole.
Voilà les informations que j'ai reçu auprès d'une personnalité allemande
bien placée.
Il y a un certain nombre de faits qui semblent confirmer les dires de cet
informateur. Ainsi j'ai déjà signalé le départ de toutes les troupes éprouvées
qui se trouvaient en France et qui depuis des semaines sont dirigées sur l'Est.
En outre toute la fabrication française de camions et de voitures légères a été
également dirigée sur l'Ets.
En janvier je vous ai fait savoir que l'allemagne portait tout son effort sur
l'aviation, sur la défense antiaérienne et sur les fortifications le long des côtes.
Actuellement le gros des troupes en France est formé des troupes
antiaériennes, des pionniers, des pionniers de marines, de troupes antichars,
des artificiers de marine et de 2 classes de jeunes troupes qui font leur
instruction en France. En outre on voit beaucoup de troupes de la Landwehr.
Un autre fait à signaler est la concentration de toute la munition prise en
France à la Pyrotechnie de Chateauroux. Plus d'un million de caisses de
munition y est passé et de nombreux trains sont dirigés tous les jours sur l'Est,
ce qui indique que les canons français doivent servir. On voit également les
soldats allemands porter le dernier modèle du fusil français avec la baionnette
rentrée.
Les camps d'aviation de la côte française sont en partie abandonnés, mais
des nouveaux camps sont en construction dans les alentour de Paris et dans la
région plus au sud. Ainsi à Cormeilles en Vaulx et à 15 km. de Orléand; à
Briey il y a 2 immenses camps d'aviation avec de nombreuses pistes
cimentées. Le dernier camp sert dès maintenant à une 20 de gros bombardiers
pour leur envol sur l'Angleterre.
Le long de la frontière suisse-française les Allemands ont enlevé les rails de
chemins de fer.
A Nantes se trouvent 3 contretorpilleurs français demantelés.
Quant aux troupes italiennes, je ne crois pas aux chiffres élevés de troupes
arrivées, qu'une certaine propagande doit chercher à mettre en avant. Il y a des
troupes techniques, servant à l'entretien de l'aviation et de la marine italienne,
se trouvant dans les bases de l'atlantique et du Littoral. Depuis 48 heures la
base allemande de sous-marins de Lorient vient de passer aux mains des
Italiens qui y installent leur base de Bordeaux. Lors des dernier raids anglais
sur Bordeaux 3 sous-marins italiens ont été sérieusement touché. Les
Allemands ont installé en avant de Nantes, dans une crique une base de 5
sous-marins qu'ils ont retiré de Lorient.
Troupes se trouvant actuellement en France :
Infanterie: N° 9, 4, 103, 306, 616, 17, 40, 110.
Maschinengewehr-Bat. M 10
Schiffstammabt. III & IV
PP 34 & FP 23
GFF
Wachbatt IX
M 5
P
Gebrigsjäger Regt. sur Frontière esp.
Musik-Abt. Heg. Goring, je pense que l'aviation ne doit pas être loin.
nombreuse Flak
Ski-Bat. V
Meilleures salutations et j'espère toujours voir sous peu l'ami Marcel que
vous avez annoncé. H.
Télégramme:
Source sérieuse indique préparatifs pour guerre contre Turquie, pour
pouvoir occuper Suez. Passage Espagne en même temps pour occupation de
Gibraltar. Egypte et Afrique du Nord absolument nécessaire à l'alimentation
des pays occupés. Toutes forces motorisées dirigées sur Bulgarie et Roumanie
pour transport troupes à travers Turquie et Paléstine. Général Rommel et 2
Panzerdivisionen en Lybie, 2 autres Panzerdivisionen en Sicile. Période
d'opération probable Mai. H.

***

N° 6 15-4-41 Mes chers amis, aujourd'hui je n'aurai que quelques


informations à vous transmettre. Je suis toujours dans l'attente de l'arrivée de
Marcel, car un échange personnel sur la situation présente et des perspectives
me semble être plus que jamais nécessaire.
1 ° transports de troupes: les troupes allemandes dans l'Ouest de la
France, cantonnées entre Bordeaux et la Bretagne ont été transporté
en Italie, en traversant la France non occupée. Pendant plusieurs jours
la gare de Vierzon a vu toutes les 14 minutes un train, soit de troupes
soit de matériel, se dirigeant par une ligne transversale sur la ligne de
Chambéry-Modane.
2 ° organisation d'un service spécial américain : j'ai toutes raisons de
croire que les américains organisent un service d'information. Ainsi
un de leurs informateurs qui se trouve actuellement à Paris, un ancien
collaborateur de Cot, a pu venir ici avec des documents faux, fournis
par un service américain. Je pense pouvoir suivre cette affaire. Cet
informateur nous a dit que les américains arriveront à provoquer un
incident avec l'Allemagne à propos d'un bateau se dirigeant sur
l'IRLANDE, que les Allemands attaqueraient. Ceci permettrait aux
Etats-Unis à convoyer les transports.
3 ° camps d'aviation : Brettigny, un camp d'aviation, transformé par les
Allemands pour fenvol de grands bombardiers a été abandonné, parce
que marécageux. Toute l'installation en défense antiaérienne a été
noyé à la suite des inondations. Actuellemnt il n'y a que des chasseurs
en petit nombre qui passent par ce camp. L'abandon de Brettigny a
incité les Allemands à amener tous les ouvriers qui y étaient occupés
à construire des pistes cimentées ont été amenés à Etampes, où ils
procèdent à la construction des pistes immenses, de ha, gars
souterrains et de grands abris souterrains avec installation sanitaire la
plus moderne. Orly, de même que Le Bourget ont été bombardé ces
temps derniers à plusieurs reprises. Les Allemands ont entouré le
camps d'Orly d'une grille très vaste, afin que l'on ne puisse plus voir,
ce qui se passe dans le camp. Toutefois il est intéressant de noter que
des ouvriers civils français déchargent les trains de munitions et
amènent les bombes sous les avions de bombardement. Ce service a
été jusqu'à maintenant exclusivement le travail des soldats allemands,
mais leur départ dans les Balkans a obligé les ervices allemands à
avoir de recours aux civils.
4 ° information allemande: der ehemalige Fliegerhauptmann Kampe,
bras droit de Dr. OEttker, grand ami depuis toujours de Hitler, grand
chef dans le domaine de l'alimentation s'est exprimé de la façon
suivante concernant la Russie: «La Russie ne peut rien nous refuser,
car la situation intérieure de l'URSS est déastreuse. Il nous faut
l'Ukraine et nous l'aurons. »
5 ° Daladier: L'ancienne secrétaire de Daldier, Mme Mellet a été envoyé
par les Allemands auprès de Daldier, pour obtenir de lui une
déclaration, disant que sur les instances des Etats-Unis la France a
déclaré la guerre. Après reflexion de 24 heures, Daladier a refusé.
6 ° Radio-Boston: l'émission française de cette station est dirigée par
Dollivet, l'ancien secrétaire du R.U.P., élément qui m'a semblé
louche.
7 ° Maroselli, l'ancien sénateur et spécialiste des questions
aéronautiques se trouve en ce moment aux Etats-Unis.
8 ° production française: les usines françaises d'automobiles construisent
en ce moment des voitures sanitaires, dont plusieurs dizaines quittent
tous les vendredis la région parisienne.
9 ° ensemencement: la paysannerie organise actuellement en grand le
sabotage des encemencements. Pour le blé d'hiver il y a déjà un
manque d'un million de hectares, mais les paysans sont bien décidés à
continuer cette tactique pour toute la culture. Les Allemands laissent
aux paysans 1 litre d'avoine par jour pour les chevaux. ces derniers
crèvent au travail et les paysans arrêtent le travail des champs. En
Normandie le lait et le beurre sont contrôlés par les Allemands, les
vaches sont abattues par aux, les poules, les oeufs etc. requisitionnés.
10 ° Joffre: je vous ai déjà fait savoir que les Allemands poussent à finir
les travaux sur le Jean-Bart qui se trouve à Casablanca. Tout le
matériel nécessaire a été envoyé de St.-Nazaire là-bas. D'autre part il
pousse à finir les travaux sur le porte-avion Joffre, mais il y a manque
de matières premières.
meilleures salutations H.

***

N° 9 15-5-41 Mes chers amis, Je vous accuse reception de votre courrier en


date du 12/5.
1° Je continue à regretter que nous ne pouvons pas avoir une conversation
approfondie avec Marcel, car plus que jamais, je crois nécessaire cet échange
de vue. Il est impossible de procéder par lettre à cet examen, car il ne faut pas
oublier que nous avons ici comme seule source d'information la presse
allemande et que l'appréciation de chaque évenement est laissé entièrement à
une connaissance plus ou moins profonde de la situation, ce que je ne crois
pas suffisant pour établir là-dessus un plan de travail de longue haleine. Je
crois que vous devez regarder ce problème de travail qui a son importance ici.
2° l'état d'esprit de la population française : les cobversations entre Berlin et
Vichy, la signature de quelques conventions de peu d'importance, le fait que
l'on n'annonce pas au peuple ce que l'on a signé en secret, l'arrestation en
masse des juifs, les bruits d'une incorporation de l'ensemble de l'industrie
française dans le plan allemand de production, ont éveillé tout d'un coup, le
sentiment (illisible) française qu'il faut faire savoir aussi bien aux Allemands
qu'au gouvernement de Vichy, qu'il faudrait peut-être demander au peuple ce
qu'il pense. Jusqu'à maintenant on a laissé en dehors des discussions la
personne de Pétain, que beaucoup de français des classes moyennes ont
considéré comme un vieillars mal encadré. Mais depuis quelques jours on
constate des inscriptions contre Pétain comme: A bas Pétain! ou «Pétain le
traître ! » ainsi que des mots d'ordre, «A mort Darlan ! » A Bas Darlan, le
hitlérien ! » etc. Dans toutes les conversations on entend qu'il faut finir aussi
bien avec le gouvernement de Vichy qu'avec toute l'équipe franco-allemande à
Paris. Toutefois il n'y a pas encore une vue assez claire dans la masse qui
mettre à la place. La masse ce qu'elle ne veut plus, mais elle ne sait pas
encore, ce qu'elle veut. Dans la classe ouvrière cet état d'esprit s'exprime par
contre nettement dans le sens de la prise du pouvoir, par un véritable
gouvernement ouvrier. Les ouvriers qui travaillent dans les usines font juste le
nécessaire pour ne pas être mis à la porte, mais le coefficient du travail ne doit
pas dépasser les 50% d'autrefois de la production. Ceci en dépit du fait que les
Alemands font procéder à des nombreux chronométrages du travail, qu'ils
obligent de nombreux ouvriers à travailler 60 heures par semaine, à travailler
même le dimanche, car comme l'a dit un officier allemand : l'ouvrier français
ne doit pas avoir une meilleure vie que l'ouvrier allemand. Dans usines on
constate de nombreux adhésions au syndicat, depuis que le P.C. a indiqué
cette ligne. Il est également nécessaire d'indiquer que la direction des
Commissaires par Staline a été compris unanimémént comme un mot adressé
par l'URSS à l'ensemble du prolétariat mondial.
Lors de la fête de Jeanne d'Arc il y a eu comme un commencement de
protestation des classes moyennes qui se sont portées en assez grand nombre
aux Champs Elysées, Place de la Concorde et Rue de Rivoli selon les mots
d'ordre de de Gaulle. Ils ont insulté des officiers qui passaient et la police a dû
intervenir à plusieurs reprises. Plus importante me paraît être la manifestation
spontanée du peuple de Paris dans le 11ème arr., à la Place Voltaire, lorsque
les juifs ont été amené par la police dans les camps de concentration et que la
ma sse malgré une nombreuse police a exprimé publiquement son dégoût
aussi bien du gouvernement de Vichy que des Allemands.
Le ravitaillement de plus en plus défectueux, les prix de plus en, plus
élevés : 32 frs. un kilo d'oignons, 70 frs. un kilo de tomates, 27 frs. les petits
pois, 20 frs. les haricots, commence à exercer une influence parmi la masse.
Les protestations dans les queues sont de plus en plus fréquentes et la police
est obligée à intervenir, car les femmes renversent les stands et partent avec la
marchandise, sans payer.
L'envoi des ouvriers en Allemagne est un insuccés éclatant. L'ouvrier
français ne part pas en Allemagne et sur les 35 000 ouvriersqui sont partis, 25
000 au moins ont été des ouvriers étangers travaillant en France et qui ont été
obligé de partir. Actuellement les pourparlers entre la France et l'Allemagne
tournentsur l'encadrement des ouvriers français dans les usines
métallurgiques, sidérurgiques et dans les mines, sous la directiondes chefs
allemands du Front du travail. Le plan de la mise en train de ces usines est à
point et au mois de (illisible) la plupart des grosses entrerpises la Region
Parisienne commenceront à fonctionner si la matière première arrive à temps.

page 2
Ce problème de la mise en marche des usines nous pose devant le problème
d'une organisation d'un ensemble d'informateurs dans les usines les plus
importantes. Je pense pouvoir me procurer la liste des usines qui entreront
dans ce programme de la production des industries de guerre et je m'efforcerai
ensuite d'y organiser immédiatement ce reseau. Je pense que ce travail nous
sera facilité du fait de l'état d'esprit de la masse ouvrière contre Vichy et
contre les Allemands.
3° l'instrument musical : mon musicien s'appellera Eve. Il est
radioéléctricien de profession, a fait son apprentissage chez Pathé, y a travaillé
pendant un certain temps et ensuite il a travaillé dans la coopérative de TSF. Il
n'est pas membre du P.C., mais a toujours été sympathisant. Pendant la guerre,
il a 37 ans, il a servi dans l'artillerie lourde comme conducteur. Il m'a écrit
pendant la guerre qu'il croyait le moment venu, de donner son adhésion au
parti, car c'est dans le moment des persécutions que les membres sont le plus
nécessaire. Ceci indique ses conceptions politiques. Il a certaines
connaissances dans le domaine qui nous intéresse et il s'applique maintenant à
se perfectionner. Comme je vous ai déjà écrit, il faut pas envoyer trop vite.
Dès que l'installation sera finie, je vous previendrai en vue du premier envoi.
4° Le chiffre a été complétement compris par moi et je pense que vous
comprendrez ma première missive chiffrée.
5° Il y a d'autres points dans votre courier, mais à la plupart des questions
j'ai déjà repondu dans mes envois aux quels vous n'avez pas encore repondu,
mais qui vous sont parvenus entretemps.
6° Salaires : il faut que je vous demande de me laisser une certaine liberté
dans la fixation des salaires, car le coût de la vie suit une telle échelle que je
crois nécessaire de suivre de près cette évolution. Pour manger dehors il faut
en ce moment au moins 100. – frs par jour et ceci ne dépasse nullement
l'ordinaire. Vous connaissez mes principes dans le domaine financiier et que
j'agirai toujours au mieux des intérêts que l'on m'a confiés. A ce propos je
crois comprendfe que vous avez fait des envois à ma famille en plus de mon
salaire. Tout en vous remerciant, je crois devoir vous dire que ma situation ici
me permet de contribuer à ces envois.
7° Informations : Hotchkiss : je vous joins à cet envoi une plaque du
blindage d'un tank de 12 tonnes qui sont en réparation chez Hotchkiss. Cette
partie a été découpé dans la porte du tank, tandis que le reste du blindage est
de 6-7 cm. Les Allemands affirment qu'aucune arme antitank ne pourra
transpercer ce blindage. Je laisse à vous le soin d'essayer le morceau.

Amiot: cette usine qui vient d'être reparé, car elle a été brûlé en grande
partie, doit ouvrir ses portes le 1 juin et l'usine vient de prévenir les ouvriers.
er

Lorraine: Société Nationale de Construction de moteurs construit des


moteurs M 14 pour le compte de l'Allemagene et engage des ouvriers.
Bombardements: la gare de Cambrai a été rasé complètement à la suite d'un
bombardement anglais de la semaine passée. Parmi les aviateurs allemands
qui participent aux attaques contre l'Angleterre, il y a de nombreux aviateurs
qui n'ont pas plus de 32 à 35 heures de vol. Ils suivent le chef d'escadrille et
lancent les bombes lorsque le chef lâche ses bombes. C'est cette inéxpérience
qui doit également être la cause des dernières pertes allemandes en Angleterre.
Hess : Je regrette de ne pas avoir écrit dans la dernière lettre que les cercles
autour de Bosch à Stuttgart ont émis l'opinion que le temps de Hitler était
passé et qu'il fallait changer la direction en Allemagne.
Avec mes meilleures salutations H.

***

N° 10 30-5-41 Mes chers amis, je viens de vous adresser un télégramme


avec mon chiffre qui contient les nouvelles lesplus importantes. En date du
20-5 vous ai adressé un télégramme-épreuve et mes comptes et je vous prie de
m'en donner décharge.
Informations : A St. Nazaire et à Lorient les Allemands sont en train de
construire 2 grands bassins, de façon à former un immense hangar pour sous-
marins. La couverture consiste en un bloc de ciment de presque 4 mètres de
hauteur. A Lorient les travaux sont très avancés, à St. Nazaire, les soutiens
sont construits.
A Quimper se trouvent actuellement 60 000 ouvriers étrangers, Polonais,
Norvégiens, Tchèques etc. qui construisent un immense camp d'aviation de 8
sur 8 km., en bouchant une vallée et en construisant en même temps des
immenses hangars souterrains en ciment. Le camp d'aviation de St. Jacques
près de Rennes est également agrandi dans des proportions énormes, en
recevant des immenses souterrains pour les munitions et contre attaques
aériennes. Tout laisse prévoir une grande offensive aérienne contre Angleterre
de même qu'une attaque par canons à longue portée, car les casemates long de
la côte continuené à être renforcées.
Dans le Nord il y a des grands mouvements de troupes et 15 trains de
troupes revenant d'Allemagne passent quotidiennement en gare de Soissons.
De même on aperçoit un grand transport de troupes de Bretagne vers
l'Espagne, tandis que les Effectifs de SS sont très élevés en Bretagne. Peu de
troupes, mais beaucoup de Flak et un peu d'aviation sont restés en Bretagne.
Dans le port de St. Nazaire on a vu le porte-avion Zeppelin.
Le bombardement de Brest est très sérieux et les bateaux allemands ont subi
de très gros dégâts. A St. Nazaire les derniers bombardements ont détruit 5
grandes citernes d'essence.
En Sept. 39, Darlan, dans son quartier général à Chartres s'est exprimé en
présence de mon informateur que cette guerre n'avait rien à faire avec la
France et qu'il fallait arriver à un accord avec l'Allemagne. Nous n'avons pas à
combattre pour l'Angleterre.» Il faut donc s'attendre à des grandes concessions
de la part de Darlan envers l'Allemagne.
Meilleures salutations. H.

***

N° 11 le 9 juin 41 Mes chers amis, Informations: conversation du colonel


Bonnot qui fait partie de la Commission Scapini, chargé de la question des
prisonniers et qui procède actuellement à une visite des camps de prisonniers
de guerre. En raison de sa situation, il est en rapport fréquent avec des
officiers supérieurs allemands et c'est une partie de ces conversations qu'il a
rapportés. Selon lui, les officiers allemands comptent avec une occupation
d'une partie de l'URSS dans un laps de temps qui ne doit pas dépasser 2 mois.
Ils disent que le corps des officiers de l'arméé rouge compte encore une partie
d'officiers inspirés de la théorie communiste, mais que plus de la moitié
appartiennent à un mouvement libérateur dénommé par le mouvement de la
«Jeune Russie» et qui s'inspire des conceptions de Thoukachevski qui jouit
des amitiés dans l'armée allemande. Ces officiers disent que la quantité de
matériel et de soldats est en proportion de 1 : 3 en faveur de l'URSS, mais que
l'instruction de l'armée est inférieure à celle de l'armée allemande et que les
Etats-Majors ne sont pas à la hauteur. Bonnot n'est pas de l'avis des
Allemands qu'ils pourraient faire une promenade.
Laloy, un diplomate qui doit se trouver actuellement à Moscou en
compagnie de Bergeret a fait savoir à sa femme qui se trouve à Paris qu'elle
doit partir au plus vite, car il croit à une aggravation de la situation entre
l'Allemagne et l'URSS et qu'elle ne pourrait plus traverser l'Allemagne par la
suite.
Dans le Nord et dans le Pas-de-Calais à peu 70% des ouvriers de fonds sont
entrés en grève, afin d'obtenir une augmentation des rations alimentaires et
une diminution des heures de travail. Les Allemands n'ont pas encore pris
position, quoiqu'il n'y a plus de charbons sur lescarreaux.
A Lorient une grande manifestation avec des placards contre Darlan et la
collaboration a parcouru les rues de la ville pendant près d'une heure. Les
Allemands sont intervenu avec des automitrailleuses, mais je connais pas le
résultat définitif.
Renault exécute actuellement une commande allemande portant sur 2500
camions type militaire français, de 3 1/2 tonnes et dont la livraison doit être
finie pour le 1 juillet. Dans le domaine de l'intégration de l'industrie française
er

d'aviation les pourparlers continuent encofe à Wiesbaden.


L'état d'esprit de la population est monté contre l'occupation, contre Darlan
contre la collaboration, car les difficultés du ravtaillement vont en augmentant
de jour en jour.
Je pense pouvoir m'occuper du concert pour la fin du mois, en tout cas je ne
manquerai pas de commencer à suivre les concerts et j'essaierai même à faire
un essai de concert. En ce cas je vous avertirai à tmps. A ce propos je vous ai
demandé de demander à un des dirigeants du PCF qu'ils fassent savoir à
l'organisation des cadres du Parti que celle-ci ne doit plus chercher à retrouver
Blanche. J'ai appris qu'ils font des recherches en ce sens, car ils savent où elle
est disparu. Meilleures salutations. H.

Télégramme: Commandant Bonnot de la Commission Scapini après
conversation avec officiers supérieurs allemands dit que attaque contre URSS
inévitable en deux mois, que moitié corps officiers bolchévik, autre moitié fait
partie du mouvement Jeune Russie, esprit Thoukachevski que matériel et
armée sont en proportion de 3 : 1 en faveur URSS.
Laley, adjoint Bergery à Moscou demande départ immédiat à sa femme,
que dans un moistraversée Allemagne impossible pour elle, parce que guerre.
Plus de 3/4 des mineurs Nord et Pas de Calais en grève depuis 8 jours.
Grande manifestation antidarlaniste à Lorient. Bagarres.
Mobilisation, marins, aviateurs continue.
Notice pour Blanche.
Prière demander T. ou M. prevenir org. cadres PCF ne plus rechercher
Biquette.

***

N° 12 le 24 juin 41 Mes chers amis, Seulement quelques mots, car j'espère


voir encore mon ami Metro, sinon il me faudra chercher une nouvelle voie,
afin de pouvoir reprendre la liaison.
1° Informations: d'une source très sûre: documents que je vous transmets
concernant la participation active de la France dans le domaine économique.
Le 1 traite des livraisons de matériel de guerre, tel qu'ila été décidé à
er

Wiesbaden et contient en fin une observation du 2 Bureau français. Le


e

deuxième se rapporte à l'accord conclu entre la commission d'armistice


allemand et l'industrie aéronautique française et contient le plan de production
tel qu'il a été accepté. L'informateur dont je vous fournirai le nom sera nommé
Claude.
2° Musique : en raison de la situation je pense pouvoir donner un concert
sous peu et j'espère recevoir de votre part des partitions. En tout cas je ne
manquerai pas de suivre le developpement de votre musique.
3° Finances: je pense me mettre d'accord pour les finances avec Metro, car
il me faudra probablement rester pendant un moment sans liaison directe.
4° Liaison: Dès que possible j'établirai la liaison directe avec Sissy, mais je
crois que vous même n'avez pas pas encore un lien régulier. Pour cette raison
je vais recourir à une autre liaison, dont j'ai parlé à Metro.
Je ne veux pas écrire plus longuement, tant que je ne sais pas si ce mot va
partir. En tout cas je resterai à mon poste et bientôt vous aurez de mes
nouvelles. Le poing abattra la main tendue. Toute la France qui pense et qui
travaille est avec vous. Depuis 48 heures la France respire, car elle sait que
cette fois-ci on mettra fin à un régime qui n'a que trop longtemps existé.
Toutes les bonnes choses pour vous tous H.
PROCÈS VERBAL D'INTERROGATOIRE
De TREPPER Leopold Zakharovitch
Le 19 novembre 1946
Début de l'interrogatoire : 11 H 00
Fin de l'interrogatoire : 17 H 00

Question: Citez le nom de toutes les personnes que vous avez utilisées pour
faire du renseignement en France.
Réponse: En 1942, j'ai recruté une Italienne, membre du Parti communiste
français, dont le nom de code était Rosita. La même année, je l'ai passée à
Kent , qui se trouvait alors à Marseille.
a

Kent devait utiliser Rosita pour trouver des pièces détachées pour les postes
radio, et elle devait, par ailleurs, recruter des techniciens radio pour notre
réseau.
C'est le travail qu'elle a fait. Rosita n'a jamais été arrêtée par les Allemands,
mais je dois dire qu'ils l'ont recherchée.

Question: Qu'avez-vous dit à la Gestapo au sujet de Rosita?
Réponse: En février 1943, on m'a interrogé sur Rosita mais je n'ai rien dit
sur elle. Etant donné que je n'avais pas de relations personnelles avec elle, je
ne pouvais rien dire.
En outre, en 1943, alors que je me trouvais à la Gestapo, j'ai transmis à
Juliette la liste des membres du Parti communiste auxquels la Gestapo
b

s'intéressait, et où figurait notamment Rosita. Cette liste a été transmise à


Michel , le secrétaire de la commission du comité cental du Parti communiste
c

français. Puis, pour autant que je le sache, Rosita, comme les autres membres
du parti, a arrêté son travail et elle est entrée dans la clandestinité.

Question: Quelles étaient les activités de l'agent de renseignement Mignon?
Réponse: C'est Katz qui a recruté Mignon en 1941. Il était officiellement
d e

employé à la firme Simex mais, en fait, il collectait des informations secrètes,


et il faut dire qu'il fournissait des renseignements à caractère militaire très
intéressants.
A la suite de l'arrestation des employés de la Simex à Paris, Mignon est
entré dans la clandestinité et n'a pas été arrêté. En 1943, après mon évasion de
la Gestapo, je l'ai rencontré à Paris et je l'ai utilisé pour accomplir des
missions précises. Mignon est notamment resté pour enquêter sur l'échec de la
Simex à Paris. Il est resté à Paris mais je ne connais pas l'adresse de son
domicile.
En 1944, il travaillait à la rédaction du journal La Liberté, mais je ne sais
pas quelle fonction il y occupait.
A partir de 1942, Grossvogel a recruté en France un Français dont j'ignore
f

le nom mais que nous avions surnommé le Bossu. Il était traité par Grossvogel
pour organiser le travail dans le réseau. Il servait essentiellement d'agent de
liaison entre Grossvogel et Corbin . h

Le Bossu n'a pas été arrêté par les Allemands, et son nom n'a pas été
mentionné lors de mes interrogatoires.
Le Bossu vivait à Paris, rue Cernuschi, et c'était un grand ami de Corbin.
En 1942, on a recruté un Français dont je ne connais pas le nom, membre
du Parti communiste. Il habitait place Maubert et possédait un cabinet
dentaire. Il portait le pseudonyme de Second Dentiste au sein du résau.
Il servait de boîte aux lettres. C'est par lui que passait le courrier entre
Maximovitch* , Grossvogel et moi-même et que les instructions provenant de
h

(illisible) étaient transmises à Maximovitch.


Le Second Dentiste n'a pas été arrêté par les Allemands et il est resté vivre à
Paris. Il travaillait avec nous ouvertement.
En février 1944, l'officier de renseignement Alex – Lesovoï – a recruté une
i

Française qui s'appelait Bacéquès (Ndla: orthographe phonétique) qui habitait


67, rue Pascal.
Lesovoï et moi utilisions Bacéquès comme locataire d'une planque ainsi que
comme adresse pour les liaisons avec le GRU.
Bacéquès était une proche connaisance d'Alex – Lesovoï –. Il vivait chez
elle pendant l'occupation allemande en France.
La Gestapo n'a jamais arrêté Bacéquès. Elle vit toujours à l'adresse que j'ai
indiquée.
En dehors des personnes que je viens de citer, j'utilisais en France, en 1944,
une femme de nationalité bessarabienne dont le nom de code était La
Bessarabienne. Je ne me rappelle plus son nom. Elle vivait à Paris mais je ne
connais pas son adresse précise.
Je l'utilisais pour organiser la liaison avec le Parti communiste français.
Pendant plus d'un an elle a accompli les missions que je lui confiais. Avant de
partir, j'ai transmis cet agent à un collaborateur du GRU. Elle collaborait
ouvertement et savait que ses activités profitaient au renseignement
soviétique.
En dehors des personnes que je viens de citer, qui travaillaient ouvertement
pour le service de renseignement soviétique, c'est-à-dire qui ont servi comme
agents en France, j'ai aussi recruté des personnes qui n'ont pas collaboré
ouvertement avec le renseignement soviétique mais qui savaient qu'elles
aidaient l'URSS.
Parmi eux je peux citer les avocats André Philip, Ferruci et Filipenko. Ces
avocats se sont occupés de la libération des officiers de renseignement
soviétiques emprisonnés en France . C'est pour ces raisons que j'ai eu des
j

contacts avec eux en 1937-1938, lors de la sortie de prison de ces officiers qui
avaient été arrêtés par la police française en 1932.
André Philip et Ferruci ont agi comme avocats mais pour l'essentiel ils ont
accompli de vraies missions pour nous comme, par exemple, la fourniture de
documents provenant des archives du tribunal. Ils ont aussi organisé
l'expulsion de France des officiers de renseignement soviétiques libérés.
Mes dernières rencontres avec André Philip et Ferruci datent de 1938. Tous
deux sont restés en France pendant l'Occupation, et ils étaient dans la
Résistance.
Pendant la guerre, à partir de 1940, Filipenko était l'un des dirigeants de
l'émigration russe en France mais je ne pourrais pas citer l'organisation qu'il
dirigeait. Il vivait à Paris sous l'Occupation et il collaborait avec les
Allemands pour faire libérer des juifs des camps. Pour cette raison, il avait de
nombreux contacts avec la Gestapo.
Filipenko est resté en France après la Libération Pour autant que je le sache,
le résident en France Harry a utilisé à partir de 1941 un employé du ministère
des Finances, Meunier . Il collaborait ouvertement avec Harry, sachant qu'il
k

était en relation avec un officier de renseignement soviétique.


Meunier fournissait des renseignements sur l'armée allemande, et certaines
informations politiques.
Meunier n'a pas été arrêté. Il est resté vivre à Paris et, comme je l'ai indiqué,
il a continué à travailler au ministère des Finances.
Harry obtenait des informations de grande valeur de la part de Moulin,
ancien secrétaire au ministère français de l'Air dirigé par Pierre Cot. Moulin a-
t-il été recruté comme agent de renseignement par Harry? Je pourrais
difficilement le préciser, mais je sais qu'ils se rencontraient souvent et que
Harry obtenait des informations de lui.
Pendant l'occupation de la France, Moulin était délégué du mouvement
gaulliste en France et il vivait clandestinement à Paris.
En 1942, via Harry et moi-même, il a organisé une rencontre avec un
représentant du comité central du Parti communiste français pour négocier
l'envoi à Londres d'un délégué du PC pour résoudre les problèmes du
mouvement de la résistance en France, et, pour autant que je le sache, à partir
de ce moment-là, le comité central du PC a eu son représentant à Londres au
sein du Comité de libération que dirigeait de Gaulle.
En 1940, j'ai utilisé également Stoffel, un aviateur français. Il me donnait
des informations de grande valeur sur l'aviation française. Pendant
l'occupation, Stoffel m'informait sur les manœuvres allemandes dans les bases
aériennes françaises.
Stoffel n'a jamais été arrêté par les Allemands, et il vit toujours à Paris.
En 1941-1942, il avait un bureau commercial et s'occupait de la fabrication
de formulaires administratifs pour l'armée allemande.
Son bureau se trouvait sur les Champs-Elysées, puis boulevard Haussman.

Entre 1941 et 1942, j'ai utilisé les services de Claude Spaak. Il avait pour
mission de faire passer l'argent de France en Belgique, et inversement, pour
les besoins de notre travail de renseignement.
Je n'ai pas recruté Claude Spaak comme agent, mais il travaillait
ouvertement avec moi, c'est-à-dire qu'il savait que ses activités profitaient au
service de renseignement soviétique.
Les Allemands n'ont pas arrêté Spaak, mais la Gestapo l'a recherché. Il
habitait clandestinement à Paris, 11 rue de Beaujolais. Il était écrivain de
profession.
Je confirme, après lecture, que le présent procès-verbal reproduit mes
paroles avec exactitude.
L. Trepper Interrogé par: le chef-adjoint de la 3 Section de la Directione

principale du contre-espionnage.
Ministère de la Sécurité d'Etat de l'URSS.
Le commandant
a De son vrai nom Anatoli Gourevitch, résident illégal du GRU en Belgique. Il s'est installé à
Marseille après la découverte par la Gestapo de son antenne de Bruxelles. Il a été arrêté en novembre
1942.
b Juliette Moussier tenait une confiserie près du Châtelet, à Paris, qui servait de boîte aux lettres
pour les contacts de Trepper avec le PCF.
c L'identité du Michel, liaison de Trepper avec le comité central du PCF, n'a jamais été révélée. Il
pourrait s'agir de Michel Feintuch, alias Jean Jérôme, qui fut le grand argentier de la résistance
communiste jusqu'à son arrestation en avril 1943.
d Hillel Katz, ami et secrétaire de Trepper, ce dernier l'a livré à la Gestapo après son arrestation en
décembre 1942. A été exécuté.
e Emmanuel Mignon, employé de la Simex, l'entreprise qui servait de couverture au réseau de
Trepper.
f Léon Grossvogel, ami de Trepper, responsable d'un réseau comprenant notamment Germaine
Schneider (par ailleurs agent de Robinson) et le couple Sokol (à qui Labarthe versa de l'argent en
1939). Arrêté en décembre 1942. Exécuté.
Alfred Corbin, directeur de la Simex, a été arrêté en novembre 1942 et exécuté. A noter qu'il
habitait rue Cernuschi, comme le Bossu, dont il était l'ami.
h * Vassili Maximovitch, émigré russe, fournissait des informations importantes à Trepper sur les
Allemands (son amie, Margarete Hoffmann-Scholz, travaillait au secrétariat d'Otto Abetz,
l'ambassadeur d'Allemagne en France). Il a été, avec sa sœur Anna, trahi par Trepper. Ils ont tous
deux été exécutés.
i Alex Lesovoï, émigré russe, membre du PCF, a servi d'agent de liaison pour Trepper.
j Il s'agit de l'affaire Fantomas dont nous avons parlé dans la première partie. Les membres de ce
réseau, dirigé par Izaï Bir, avaient été condamnés à trois ans de prison.
k Dans le document original, la transcription phonétique indiquerait plu tôt Minié, mais il faut
savoir que le « e » n'existe pas en russe et que Trepper, polonais d'origine, peut avoir déformé le nom
de cet agent. On pense évidem ment à Pierre Meunier qui travaillait précisément au ministère des
Finances (mouvement des fonds) à l'époque. On y pense d'autant plus que ce nom pré cède celui de
Jean Moulin dont il fut l'ami et l'adjoint pendant la Résistance. Pierre Meunier a démenti toute
appartenance au réseau Robinson, expli quantqu'il y avait en son temps plusieurs Meunier au
ministère des Finances.
NOTES ET RÉFÉRENCES
PROLOGUE
1 Le Grand Jeu, éditions Albin Michel, 1975. Pour son hagiographie il faut lire le livre de Gilles
Perrault sur L'Orchestre rouge, éditions Fayard, 1967.
2 Précision donnée par Trepper dans Le Grand Jeu, op. cit.
3 Le témoignage de Nina Griotto a été recueilli par Philippe Alexandre.

Première Partie CAMARADE HARRY

4 Souvenirs non publiés.


5 Maurice Laporte, Les Mystères du Kremlin, Alexis Redier éditeur (1928), un livre écrit pour
dénoncer la subversion communiste après que l'auteur eut quitté les Jeunesses communistes.
6 D'après le témoignage d'Olga Kahn recueilli par Philippe Alexandre.
7 La Révolution mondiale, éditions Casterman, 1971.
8 Voir à ce sujet Willi Münzenberg, a Political Biography, par Babette Gross (qui fut sa compagne),
Michigan State University Press, 1974; et le Biographical Dictionary of the Comintern de Branko
Lazitch (en collaboration avec Milorad Drachkovitch), Hoover Institution Press, 1986.
9 L'expression est de Margarete Buber-Neumann, op. cit.
10 Voir à ce sujet Herbert Hoover and Famine Relief to Soviet Russia, 1921-1923 par Benjamin
Weissman, Hoover Institution Press, 1974.
11 Cité par Wladimir Berelowitch dans «La diplomatie de la famine», L'Express du 16-22 août 1985.
12 Voir à ce sujet Silence on tue, écrit en collaboration avec André Glucksmann, Grasset, 1986.
13 Hiéroglyphes, collection «Pluriel», Livre de Poche, 1978.
14 Op. cit.
15 Les Nôtres, éditions Denoël, 1985.
16 L'expression est de M. Buber-Neumann, op. cit.
17 J. Valtin, Sans patrie ni frontières, éditions Dominique Wapler, 1948.
18 La Révolution mondiale, op. cit.
19 L'Œil de Moscou à Paris, textes et notes établis avec la collaboration d'Annie Kriegel, collection
«Archives», éditions Julliard, 1964.
20 La Révolution mondiale, op. cit.
21 Les Nôtres, op. cit.
22 Voir Le Réseau Sorge de Gordon W. Prange, éditions Pygmalion, 1987.
23 Sans patrie ni frontières, op. cit.
24 Voir à ce sujet Histoire secrète du Parti communiste français, de Roland Gaucher, éditions Albin
Michel, 1974, qui constitue ce qu'il y a de plus complet sur la question. Gaucher, qui est un militant
d'extrême droite connu, a fréquenté assidûment la gauche avant guerre, ce qui lui permet de bien
connaître ce dont il parle ici.
25 Cité par Roland Gaucher, op. cit.
26 Pour ce qui concerne l'histoire de Jean Crémet, se reporter au livre que Roger Faligot et Rémi
Kauffer lui ont consacré: As-tu vu Crémet?, éditions Fayard, 1991.
27 Questionnaire reproduit dans As-tu vu Crémet ?, op. cit.
28 Les meilleures informations dont on dispose sur Muraille sont dans Soviet Espionage, de David
Dallin, Yale University Press, 1955; et dans Histoire secrète du Parti communiste français, op. cit.
29 Op. cit.
30 In Soviet Espionage, op. cit.
31 Le KGB dans le monde, Christopher Andrew et Oleg Gordievsky, éditions Fayard, 1990.
32 Les Nôtres, op. cit.

Deuxième Partie LE CERCLE DES CINQ

33 Le Times du 14 au 21 septembre 1933 a rendu compte de cette manifestation.


34 Cité par Arthur Koestler dans Hiéroglyphes, op. cit. L'analyse de Koestler sur la bataille
idéologique opposant communisme et nazisme après l'incendie du Reichstag est des plus remarquables.
35 Hiéroglyphes, op. cit.
36 Einstein, sa vie, son œuvre, de Ronald W. Clark, éditions Stock, 1980.
37 In Willi Münzenberg, a Political Biography, op. cit.
38 Ibid.
39 Hiéroglyphes, op. cit.
40 L'expression est de Koestler.
41 Le KGB dans le monde, op. cit.
42 Cité dans La Révolution mondiale, op. cit.
43 Dans Hitler ou Staline, éditions Flammarion, 1988, Christian Jelen a fait une analyse pertinente de
ce phénomène.
44 L'expression est de Boris Souvarine dans Staline, rééditions Champ Libre, 1985.
45 Staline and the German Communism de Ruth Fischer, Harvard Press University, 1949. Franz
Borkenau: European Communism, Londres, 1953.
46 Sans patrie ni frontières, op. cit.
47 Le KGB dans le monde, op. cit. C'est dans ce livre que figure la meilleure synthèse sur le
recrutement des «Magnificent Five» de Cambridge (Philby, Burgess, MacLean, Blunt, Cairncross) dont il
va être maintenant question. Je m'en suis inspiré. Quant au «climat de trahison», c'est une référence
explicite au livre d'Andrew Boyle, paru en 1979, racontant dans le détail l'histoire de ces fameuses
«taupes» britanniques.
48 A Life Together, éditions Allen and Unwin, Londres, 1961.
49 Hitler over Europe, éditions Dent, Londres, 1934.
50 From Bloomsbury to Marxism, Studio International, novembre 1973.
51 Voir le livre d'Andrew Boyle, op. cit.
52 Gorowny Rees, A Chapter of Accidents, éditions Chatto et Windus, Londres, 1971.
53 Ma guerre silencieuse, éditions Robert Laffont, 1968.
54 D'après le transfuge Oleg Gordievsky, in Le KGB dans le monde, op. cit.
55 Le KGB dans le monde, op. cit.
56 Michael Straight, After Long Silence, éditions Norton, New York, 1983.
57 In Willi Münzenberg, a Political Biography, op. cit. Le récit que Babette Gross a fait de ces
journées décisives m'a aidé.
58 Ibid.
59 Voir à ce sujet GRU, le plus secret des services secrets, de Pierre de Villemarest, éditions Stock,
1988.
60 Le Réseau Sorge, op. cit.
61 Cité par Yves Santamaria, Le PCF dans la lutte pour la paix, 1932-1936, thèse de doctorat d'Etat,
Université Paris X.
62 Hiéroglyphes, op. cit.
63 Voir à ce sujet Exil et engagement d'Albrecht Betz, éditions Gallimard, 1991.
64 Source archives soviétiques. Précisons que Franz Welti est mort en 1934.

Troisième Partie LE CRIME DU SIÈCLE

65 Anton Ciliga dans Au pays du mensonge déconcertant, éditions Gallimard, 1938.


66 Ibid.
67 L'Humanité du 20 janvier 1935.
68 L'Utopie au pouvoir, éditions Calmann-Lévy, 1982
69 Article publié dans Novoye Russkoye Slovo le 6 décembre 1959, repris dans Les Dirigeants
soviétiques et la lutte pour le pouvoir, éditions Denoël, 1964.
70 W. Krivitsky, J'étais un agent de Staline, rééd. Champ libre, 1979.
71 Voir à ce sujet «La collaboration germano-soviétique dans le réarmement clandestin du Reich après
la Première Guerre mondiale», dans le Bulletin de l'Association d'études et d'informations politiques
internationales (BEIPI), n° 135 du 16 juillet 1955. Voir également Les Sources financières du
communisme (avec en sous-titre: Quand l'URSS était l'alliée des nazis) de Pierre F. de Villemarest,
éditions CEI, juillet 1984. Enfin, sous le titre Le glaive fasciste a été forgé en URSS, les éditions de
Moscou ont publié en 1991 un intéressant recueil de documents officiels soviétiques sur la collaboration
entre les deux pays.
72 BEIPI n° 135, op. cit.
73 A ce sujet, voir notamment Staline, triomphe et tragédie, de Dimitri Volkogonov, éditions
Flammarion, 1991.
74 Staline, op. cit.
75 Les Dirigeants soviétiques et la lutte pour le pouvoir, op. cit.
76 Sans patrie ni frontières, op. cit.
77 La Révolution mondiale, op. cit.
78 Rapporté dans Les Sources financières du communisme, op. cit.
79 Staline, op. cit.
80 J'étais un agent de Staline, op. cit.
81 L'expression est de Robert Conquest dans La Grande Terreur, éditions Stock, 1970.
82 Cité dans Le KGB dans le monde, op. cit.
83 Comment ils ont avoué, Bureau d'éditions, 1938.
84 Voir notamment Les Grands Procès dans les systèmes communistes, d'Annie Kriegel, éditions
Gallimard, collection «Idées», 1972.
85 Voir son témoignage Déportée en Sibérie, éditions du Seuil, 1949.
86 La Révolution mondiale, op. cit.
87 L'Accusé, éditions Fasquelle, 1953.
88 L'Utopie au pouvoir, op. cit.
89 Précisions données dans Le KGB dans le monde, op. cit.
90 J'étais un agent de Staline, op. cit.
91 L'Utopie au pouvoir, op. cit.
92 Les Nôtres, op. cit.
93 Handbook of Intelligence and Guerilla Warfare, University of Michigan Press, 1963.
94 Cité par Alain Brossat dans Agents de Moscou, éditions Gallimard, 1988.
95 Les Nôtres, op. cit.
96 La Révolution mondiale, op. cit.
97 Ibid.
98 Les Nôtres, op. cit.
99 Auteur d'un intéressant témoignage, This Deception, paru en 1951 aux éditions Duell, Sloan and
Pearce, New York.

Quatrième Partie EN ATTENDANT LA GUERRE


100 RUP, Congrès de 1936, éditions du Labor, Paris-Bruxelles, 1936.
101 D'après le mémoire de DEA sur le RUP présenté par Rachel Mazuy, en 1991, à l'Institut d'études
politiques de Paris. Je me suis inspiré de ce travail en ce qui concerne la vision angélique du
Rassemblement universel pour la Paix.
102 Rachel Mazuy, op. cit.
103 Rassemblement n° 4, cité par Rachel Mazuy.
104 Dans «Le système communiste international et la lutte pour la paix, 1917-1939», Relations
internationales, n° 53, printemps 1988, Stéphane Courtois analyse comment le thème de la paix fut
utilisé par l'URSS. Je me suis inspiré de son étude.
105 Dans son célèbre livre 1984.
106 Romain Rolland dans Par la révolution, la paix, Editions sociales internationales, Paris, 1935.
107 Op. cit.
108 Op. cit.
109 Histoire du Front populaire, éditions Payot, 1965.
110 Rachel Mazuy, op. cit.
111 Willi Münzenberg: a Political Biography, op. cit.
112 Voir à ce sujet Patterns of Communist Espionage, House of Représentatives, janvier 1959, United
States Government Printing Office, Washington, 1959.
113 Editions Grasset, 1986, op. cit.
114 Cité par Rachel Mazuy, op. cit.
115 Lettre datée du 13 avril 1937.
116 Ce récit a été reconstitué à partir d'éléments trouvés dans les archives soviétiques, d'informations
fournies par le FBI au nom du Freedom of Information Act (FOIA), et de témoignages recueillis auprès
des personnes qui l'ont connue, surtout après guerre.
117 Cité par Rachel Mazuy, op. cit.
118 Ibid.
119 DEA de sciences politiques, op. cit.
120 Tome I (1980) et II (1982), Presses de la Fondation nationale des sciences politiques.
121 Serge Berstein, op. cit.
122 Daniel Cordier dans Jean Moulin, l'inconnu du Panthéon, tome I, éditions Jean-Claude Lattès,
1989.
123 Cité par Daniel Cordier, op. cit.
124 Cité par Claude Morgan dans Les Lettres françaises du 31 décembre 1953, au moment où Pierre
Cot est consacré prix Staline de la paix.
125 Jean Moulin, l'inconnu du Panthéon, tome II, op. cit. La citation de Pierre Cot est extraite de son
livre Le Procès de la République, éditions La Maison française, New York, 1944.
126 Cité par Daniel Cordier, op. cit.
127 Histoire du Parti radical, op. cit.
128 Cité dans Jean Moulin, de Laure Moulin, éditions Presses de la Cité, 1982. 30. In Victoires sur la
nuit, éditions Flammarion, 1981. Cité par Daniel Cordier, op. cit.
129 Témoignage de Laure Moulin, op. cit.
130 Serge Berstein, op. cit.
131 David Caute, Le Communisme et les intellectuels français, Gallimard, 1967.
132 D'après Babette Gross, in Willi Münzenberg, a Political Biography, op. cit.
133 After a Long Silence, Michail Straight, Norton and Company, New York, 1983.
134 Willi Münzenberg, op. cit.
135 Les informations sur Aschberg proviennent de plusieurs sources: le FOIA américain, les archives
soviétiques et ses Mémoires (arrangés): L'Aube d'un temps nouveau et Retour, Albert Bonniers Förlag,
Stockholm, 1947.
136 Témoignage recueilli par Philippe Alexandre. Nina Griotto ne nomme pas Aschberg mais la
description qu'elle fait du personnage lui ressemble trop pour en douter.
137 Hiéroglyphes, tome II, op. cit.
138 «Ce que fut la "non-intervention relâchée"», témoignage de Pierre Cot publié dans Le Monde du
21 novembre 1975.
139 . Ibid.
140 In Les Brigades de la mer, de Dominique Grisoni et Gilles Hertzog, éditions Grasset, 1979.
141 A l'ombre des deux T, éditions Julliard, 1973.
142 In Jean Moulin, d'Henri Calef, éditions Plon, 1980.
143 «Jean Moulin, patriote et républicain», Action, 15 juin 1945. Cité par Daniel Cordier, tome II, op.
cit.
144 Jean Moulin, de Laure Moulin, op. cit.
145 «Ce que fut la non-intervention relâchée», article cité.
146 L'Inconnu du Panthéon, tome II, op. cit.
147 Op. cit.
148 Hiéroglyphes, tome II, op. cit.
149 Claude Cockburn raconte l'anecdote dans A Discord of Trumpets, éditions Simon and Schuster,
New York, 1956.
150 Caute cite là les chiffres donnés par Hugh Thomas dans The Spanish Civil War, Londres, 1961.
151 Op. cit.
152 Hiéroglyphes op. cit.
153 Les informations qui suivent sont extraites des archives soviétiques, sauf mention contraire.
154 Histoire générale de la presse française, Presses universitaires de France, 1972.
155 Ibid.
156 Témoignage cité par Laure Moulin dans le livre qu'elle a consacré à son frère, op. cit.
157 Les informations qui suivent proviennent, sauf indication contraire, des ouvrages de Daniel
Cordier, Laure Moulin et Henri Calef sur Jean Moulin (op. cit.), complétées avec les archives
soviétiques.
158 Lettre à Daniel Cordier, in Jean Moulin, l'inconnu du Panthéon, tome II, op. cit.
159 Paru aux éditions Grasset en juin 1939.
160 Dans The Rote Kappelle, the CIA's History of Soviet Intelligence and Espionage Networks in
Western Europe, 1936-1945, University Publications of America Inc., 1979.
161 Voir à ce sujet, Le KGB dans le monde et The Climate of Trahison, op. cit. Robert J. Lamphere, un
ancien policier du FBI, fait aussi allusion à cette histoire dans le livre qu'il a écrit avec Tom Shachtman,
The FBI-KGB War, Random House Inc., New York, 1986.

Cinquième Partie LE RÉSEAU ROBINSON

162 Op. cit.


163 Stalin's Secret War, Jonathan Cape, Londres, 1981.
164 Voir à ce sujet: Les Communistes français pendant la drôle de guerre, A. Rossi, éditions Les îles
d'or, Paris, 1951.
165 La phrase est de Boris Souvarine, op. cit.
166 Devenue peu avant la guerre Mme Louis de Villefosse. Son mari racontera après guerre son
expérience de la Résistance dans Les Iles de la liberté, éditions Albin Michel, 1972.
167 Propos cités par Henri Frenay dans L'Enigme Jean Moulin, op. cit.
168 Souvenirs. Deuxième Bureau, Londres, tome I, éditions Raoul Solar, Monte-Carlo, 1947.
169 Les Français à Londres, 1940-1941, éditions Balland, 1989.
170 Mémoires, éditions Julliard, 1983.
171 Témoignage recueilli par André Gillois dans Histoire secrète des Français à Londres, éditions
Hachette, 1973.
172 Mémoires, op. cit.
173 Les Français à Londres, op. cit.
174 Histoire secrète des Français à Londres, op. cit.
175 Mémoires, op. cit.
176 Voir à ce sujet The FBI-KGB War, op. cit., et le livre fort bien documenté de Nigel West sur The
Sigint Secrets, Quill William Morrow, New York, 1988.
177 Ces informations, et celles qui suivent, proviennent de plusieurs sources qui ont été recoupées:
FOIA américain, conversations avec des experts du renseignement en Grande-Bretagne et archives
soviétiques.
178 Voir à ce sujet The Rote Kapelle, The CIA's History of Soviet Intelligence and Espionage
Networks in Western Europe, 1936-1945, op. cit.
179 Op. cit.
180 Cité par Henri Frenay dans L'Enigme Jean Moulin, op. cit.
181 Sauf indication spécifique, les informations sur le séjour de Pierre Cot aux Etats-Unis proviennent
du FOIA américain et des archives soviétiques.
182 Voir à ce sujet le livre de Babette Gross, op. cit.
183 Voir à ce sujet The KGB Against the Main Ennemy, op. cit.
184 Les Nôtres, op. cit.
185 Ibid.
186 Cité par Jack Van Doorn, in L'Alliance germano-soviétigue, 1939-1941, Publisher Second World
Press, Amsterdam, 1985.
187 Staline, triomphe et tragédie, op. cit.
188 In L'Observateur des Deux Mondes du 1er octobre 1948, cité par Boris Souvarine dans Staline, op.
cit.
189 Ibid.
190 Récits de Kolyma, Varlam Chalamov, éditions La Découverte, 1986.
191 Staline, triomphe et tragédie, op. cit.
192 L'Alliance germano-soviétique, 1939-1941, op. cit.
193 Soviet Espionage, op. cit.
194 Ibid.
195 Le Grand Jeu op. cit.
196 L'Aurore du 22 octobre 1974.
197 Cité par Daniel Cordier, in Jean Moulin, l'inconnu du Panthéon, tome II, op. cit.
198 Ibid.
199 Ibid.
200 Propos recueillis par Henri Frenay in L'Enigme Jean Moulin, op. cit.
201 Cité par Henri Frenay, qui, malheureusement, donne une mauvaise référence pour ce témoignage
dont on ignore le destinataire.
202 Ces deux citations de Pierre Cot sont extraites du livre de Frenay sur L'Enigme Jean Moulin, op.
cit.
203 D'après Daniel Cordier, L'Inconnu du Panthéon, tome I, op. cit.
204 Pour l'USC, les sources proviennent du FOIA américain, du livre de Flora Lewis sur Pion rouge,
l'histoire de Noel Field, éditions Gallimard, 1967; et du livre de David Wingeate Pike: Jours de gloire,
jours de honte, Société d'éditions d'enseignement supérieur, 1984.
205 Le pasteur Brooks a raconté sa mission dans Prisoners of Hope, L.B. Fischer, New York, 1942.
Ecrit en pleine guerre, ce livre n'apporte rien de bien intéressant, l'auteur ayant, pour des raisons de
sécurité évidentes, occulté les noms des personnes rencontrées en France.
206 In Jean Moulin, d'Henri Calef, op. cit.
207 Voir le Jean Moulin de Henri Calef et celui de Laure Moulin, op. cit.
208 Ibid.
209 Ibid.
210 Voir, sur ce point, la discussion qui s'est déroulée dans le cadre du colloque sur Jean Moulin et le
Conseil national de la Résistance, Institut d'Histoire du temps présent, éditions du CNRS, 1983.
211 In L'inconnu du Panthéon, tome I, op. cit.
212 Information fournie par Louis Dolivet.
213 Op. cit.
214 Op. cit. On peut aussi se reporter à l'autre ouvrage de Frenay : La nuit finira, éditions Robert
Laffont, 1973.

ÉPILOGUE
215 Voir The Rote Kapelle, op. cit.
216 Paul Deyfus, in Histoires extraordinaires de la Résistance, éditions Fayard, 1977.
217 Les Jours de notre mort, David Rousset, réédition Ramsay, 1988.
218 La Mémoire ouverte, Paul Noirot.
219 Quel beau dimanche!, Jorge Semprun, éditions Grasset, 1980.
220 Cité par Magazine-Hebdo, 21 septembre 1984.
221 Samedi-Soir, 2 novembre 1946.
222 L'Enigme Jean Moulin, op. cit.
223 Cité dans Le KGB en France, op. cit.
224 Sur Fuchs/Soukhomline, sources britanniques non imputables nommément.
225 Sur l'affaire Sobble voir Exposé of Soviet Espionage, May 1960, op. cit., et Patterns of Communist
Espionage, op. cit.
226 Envers et contre tout: d'Alger à Paris, Jacques Soustelle, éditions Robert Laffont, 1950.
227 Nos illusions perdues, Adam Rayski, éditions Balland, 1985.
228 Sources soviétiques.
229 Les Visiteurs de l'ombre, op. cit.
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***

Je remercie Alain Pairault qui m'a aidé à rassembler la documentation


nécessaire pour ce livre, et Monique Lherm dont l'œil exercé m'a été encore
une fois indispensable pour relire le manuscrit
Index
ABETZ, Otto : 348, 361, 374n.
ABRAMOV-MIROV, Jacob : 57, 68.
AENIS-HANSLIN, Maurice : 263.
AGRANOV : 119.
AKHMEDOV, Ismail : 258.
AKHMEROV, lshak : 283, 283n.
ALEXANDROVSKI : 100.
ALLEN, Ackland : 148, 150.
ANDRAUD, Henri : 202.
ANIKINE, Aleksandr : 196.
APTEKAR, Nikolaï : 239.
ARAGON, Louis : :120,129.
ARON, Raymond : 233, 233n, 234, 235, 236, 237, 307, 309, 314n.
ASCHBERG, Olof : 15, 107, 180, 180n, 181, 182, 183, 197n, 204, 205,
229n, 244, 246.
ASHBY, Mme : 149, 150.
ASTIER DE LA VIGERIE, Emmanuel d': 270.
AURIOL, Vincent : 185, 186, 188.
AXIONNAZ, Paul: 169.
BACÉQUÈS : 375.
BAKER, Philip Noel : 148.
BARBÉ, Henri : 36, 47, 65, 66, 67.
BARBIE, Klaus : 297.
BARBUSSE, Henri : 41, 101, 103, 104, 105, 145, 146, 155n, 182.
BARLOS : 350.
BAROFSKY, Sonia : 159n.
BARTHOU, Louis: 173.
BASSAMYKINE : 340, 341, 349, 350, 351.
BEAUFILS, Georges : 279, 279n, 280.
BELETSKI, Veniamin : 241, 242. (Autre nom : Albert) BELIN, René :
350.
BENTLEY, Elizabeth : 258. BERG, Willi :18, 20, 21, 25.
BERGERY, Gaston : 73, 87, 104, 108, 168, 168n, 369, 370.
BERIA, Lavrenti : 256.
BERNARD, Claude: 195.
BERNARD, Georg : 75.
BERNSTEIN : 340, 350.
BERNSTEIN, Imek : 307, 307n, 311.
BERNSTEIN (Mme) : 340, 350.
BERZINE, Ian : 14, 65, 66, 67, 68, 69, 103, 108, 122, 136, 209n, 260, 288.
BILGER (colonel) : 355.
BIR, Izaï : 64, 375n.
BIRIUKOV, Leonid : 197.
BLUM, Léon : 143, 147, 167, 179, 184, 185, 186, 188, 189, 193, 202, 204,
207, 232n.
BLUNT, Anthony : 92, 96, 97, 98, 98n.
BOCALAVSKI : 102.
BOGOMOLOV, Aleksandr : 300, 301.
BONNET, Georges: 173.
BONNOT (colonel) : 369, 370.
BORISOV : 120.
BORNSTEIN : 83, 84.
BOSSOUTROT, Lucien : 189.
BOUDRIOT (capitaine) : 335.
BOUISSOUNOUSE, Janine : 231.
BOUKHARINE, Nikolaï : 144.
BOULLEN, Jane: 271, 272.
BRANDLER, Heinrich : 48, 149, 149n, 159, 161, 163.
BRANTING, Georg: 73.
BRAUCHITSCH, Walther von : 355.
BRECHT, Bertolt : 82.
BRETON, André : 102.
BRIAND, Aristide : 144, 196.
BRINON, Femand de : 348.
BROLLOVA, Marie-Thérèse : 284n.
BROOKS, Howard : 244, 270, 271, 272.
BROWDER, Earl : 248, 271n.
BUBER-NEUMANN, Margarete : 38, 48, 127, 131, 137.
BUDOWSKI : 349, 350, 351.
BURÉ, Emile : 195,196.
BURGESS, Guy : 91, 92, 93, 94, 95, 96, 97, 98n, 183, 209, 238.
CACHIN, Marcel : 35, 53, 53n, 58, 141, 157, 165.
CAILLOIS, Roger : 234.
CAIRNCROSS, John : 98n, 106.
CALVINO : 187.
CANARIS, Wilhelm : 261.
CASSIN, René : 141.
CECIL, lord Robert : 141, 142, 148, 150, 152, 154, 170, 178, 203.
CERETTI, Giulio : 186, 187n, 188. (Autre nom : Pierre Allard)
CHALET, Marcel : 311n, 312, 314.
CHAMBEIRON, Robert : 270, 274, 275, 276, 278, 282, 284, 299, 302.
CHAUTEMPS, Camille : 104, 175, 197n, 202.
CHURCHILL, Winston : 86, 239.
CHVERNIK, Nikolaï : 101, 141, 147, 148, 149, 163, 165, 182.
CLARAC, Louise : 61.
COCKBURN, Claude : 192,193.
COHEN, Albert : 234.
COLLIN, Georges : 208.
COLSON (général) 187.
COMERT, Pierre : 107, 178, 196, 235.
COPEAU, Pascal : 284.
CORBIN, Alfred : 374, 374n.
CORNIGLION-MOLINIER, Edouard : 189.
COT, Pierre : 107, 142, 143, 148, 152, 154, 168, 169, 170, 171, 172, 173,
174, 175, 176, 177, 178, 179, 180, 183, 184, 185, 186, 188, 189, 200, 201,
201n, 202, 203, 204, 204n, 205, 206, 207, 210, 230, 234, 235, 243, 244, 246,
247, 248, 248n, 249, 249n, 250, 251, 265, 267, 268, 269, 270, 271, 272, 273,
277, 278, 281, 282, 284, 299, 300, 302, 303, 304, 305, 307, 309, 311, 312,
313, 314, 360, 364, 376.
CRÉMET, Jean : 53n, 60, 61, 62, 62n, 63.
CRIPPS, sir Stafford : 73, 86.
CUSIN, Gaston: 186, 187, 187n, 188, 268.
DALADIER, Edouard : 170, 171, 175, 176, 178, 209, 224, 248, 365.
DANGON, Georges : 220, 220n, 268.
DANGON, Gervaise : 220n, 268, 270, 278, 282.
DANIELOU, Louis : 272.
DARLAN, François : 265, 277, 306n, 366, 369, 370.
DÉAT, Marcel : 174n, 332, 356.
DEGOUTTE, Jean-Marie : 35.
DEHILOTTE, Pierre : 196.
DEJEAN, Maurice : 236, 241, 242, 242n, 249, 307.
DELAHOCHE :149.
DELATTRE, Gabriel : 169.
DELBOS, Yvon : 107, 178, 244.
DELONCLE, Eugène : 356.
DEREVENTCHOUK (commandant) : 294.
DÉTROYAT, Michel : 338.
DEUTSCH, Arnold: 95, 96. (Autre nom : Otto)
DIKY, Boris : 239.
DIMTTROV, Georgi : 75, 76, 77, 79, 87, 88, 101, 126, 156n, 183,248.
DINGMAN, Mary :148.
DOBB, Maurice: 90, 92, 94.
DODD, Martha : 15, 151, 152, 160, 246, 247, 303, 305n.
DODD, William : 150, 151, 152n, 160, 246.
DOLIVET, Louis : 14, 15, 104, 107, 148, 149, 152, 153, 154, 155, 155n,
156, 157, 158, 158n, 159, 160, 161, 164, 165, 166, 178, 179, 183, 203, 204,
204n, 205, 206, 210, 228, 244, 244n, 246, 247, 269, 270, 271, 272, 303, 304,
365.
(Autres noms : Ludovic Brecher – Udeanu)
DOLLFUSS, Engelbert : 94.
DORIOT, Jacques : 326, 332, 340, 342, 344.
DOS PASSOS, John : 145.
DUBOIS : 341, 347, 352.
DUCHÊNE, Gabrielle : 141,149, 165.
DUCLOS, Jacques : 24, 58, 64, 186, 207.
DUEBENDORFER, Rachel: 15, 155n, 165, 209, 295, 295n, 336, 341, 342,
347, 352, 357, 358, 360, 371.
(Autre nom : Sissy)
DULLES, Allan : 272n.
EINSTEIN, Albert : 41, 79, 81, 105, 132n, 145.
EISENSTEIN, Sergueï M. : 79.
EISLER, Gerhardt :163.
EISLER, Heda : 138, 163, 164, 164n, 271.
(Autre nom : Heda Massing)
ENDERS : 19, 20.
FARGE, Yves: 284, 308.
FERRUCI : 375.
FIELD, Noel: 15, 155n, 159, 160, 164, 271, 272, 272n.
FILIPENKO : 375, 376.
FITINE, Pavel : 248.
FLANDIN, Pierre Etienne : 332. FRACHON, Benoît : 147, 147n.
FRANCE, Anatole : 41.
FRANCO, Francisco : 185, 190, 191, 193.
FRAZER : 53.
FRENAY, Henri : 236, 236n, 269, 270, 271, 271n, 272, 273, 282, 284, 300,
301, 314n.
FUCHS : 23, 24.
FUCHS, Klaus : 238, 238n, 304.
GARY, Romain: 234.
GAULLE, Charles de : 107, 107n, 202, 220, 226, 226n, 230, 232, 233, 235,
236, 237, 238, 239, 240, 242, 243, 245, 260, 264, 265, 266, 267, 269, 270,
273, 274, 278, 279, 280, 280n, 281, 282, 297, 299, 301, 302, 306, 307, 308n,
332, 342, 346, 348, 349, 366, 376.
GEROE, Emo :187.
GIDE, André: 102.
GIRAL PEREIRA, José : 185.
GIRAUD, Henri : 236, 263, 306, 306n.
GITTON, Marcel : 344.
GOEBBELS, Joseph : 74, 78, 79, 80.
GOERING, Hermann : 74, 75, 76, 80, 88, 324, 335, 338.
GOUREVITCH, Anatoli : 20, 260, 261, 373, 373n.
(Autre nom : Kent)
GOUZOVSKI, Aleksandr : 307n.
GREENGLASS, David : 238.
GRENIER, Fernand : 264, 279, 280.
GRETCHKO, Andreï : 187.
GRIOTTO, Menardo : 14, 19, 21n, 24, 26, 27, 28, 30, 49, 110, 110n, 111,
112, 113, 208, 208n, 252, 252n, 260, 261, 262, 290, 291, 293, 294, 295, 296.
GRIOTTO, Nina : 14, 19, 21n, 24, 26, 27, 28, 30, 49, 110, 111, 112, 113,
114, 135, 183, 207, 208, 208n, 251, 252n, 260, 261, 276, 290, 291, 293, 294,
295, 295n, 296.
GRODNICKI, Stefan : 60, 61.
GROSS, Babette : 42, 81, 82, 84, 86, 99, 100, 101, 102, 104, 106, 108, 109,
147, 159n, 183.
GROSSVOGEL, Léon : 374, 374n.
GRUMBACH, Salomon : 107, 143, 167.
GUDERIAN, Heinz : 219.
GÜTLINGEN, von : 266.
HABIJANIC, Max: 30, 109, 109n, 110, 134, 208n.
HALTER, (général) : 355.
HAMMER, Armand : 180n, 181.
HARNACK, Arvid : 291.
HAYES, Arthur G. : 73.
HERRIOT, Edouard : 141, 168, 171, 173, 173n, 176, 197n.
HERTZ, Paul: 75.
HERZOG, Wilhelm : 82.
HESS, Rudolf : 368.
HEYDRICH, Reinhard : 133.
HIMMLER, Heinrich : 354.
HITLER, Adolf : 12, 49, 74, 77, 89, 90, 91, 99, 100, 122, 122n, 124, 125,
126, 127, 128, 133, 137, 145, 164, 168, 169, 170, 173, 174, 190, 192, 196n,
197, 198, 218, 219, 221, 231, 243, 251, 252, 253, 256, 268, 277, 282,
292,342,345,349,365,368.
HOFFMANN-SCHOLZ, Margarete: 374n.
HOOVER, Herbert C. : 40, 42.
HOPKINS, Harry : 283.
HUCK, Olga: 150.
HUMBERT-DROZ, Jules : 47, 47n.
IAGODA, Guenrick : 133.
IEJOV, Nikolaï: 133.
ELENSKI (colonel) : 60, 61, 62.
(Autres noms : Oujdanski-Bernstein)
ILBERT, Léon : 58, 60
JADOFF, Oleg: 350.
JDANOV, Andreï: 119.
JEFFREMOV, Konstantin : 294, 295n.
(Autre nom : Pascal)
JÉRÔME, Jean : 373n.
(Autre nom : Michel Feintuch)
JEZEQUEL (pasteur): 148.
JOLIOT-CURIE, Frédéric : 132n.
JOUHAUX, Léon : 143, 143n, 147, 149, 150, 169.
JOUKOV, Gueorgui : 252.
JOXE, Louis : 176.
JURR, Herta: 15, 159, 159n, 160, 164, 271, 272, 272n.
(Autres noms : Herta Sommerfeld - Herta Tempi)
KAHN, Olga : 37, 49, 52, 57, 110, 111, 113, 114.
KAMENEV, Lev : 85, 130.
KAMPE : 365.
KANDELAKI, David : 125, 125n.
KAROLYI (comtesse): 89.
KAROLYI, comte Mihaly : 105.
KAROTKOV : 135,136.
KATZ, Hillel : 21, 374, 374n.
KATZ, Otto : 14, 81, 82, 83, 84, 85, 94, 105, 106, 166, 191, 191n, 192, 193,
194, 195, 195n, 196, 196n, 197n, 207, 209, 229n, 246, 246n.
(Autre nom : André Simone)
KELLOGG, Frank B.: 144.
KEMMETER, Hofrat : 149.
KER, Louis : 35.
KÉRILLIS, Henri de : 174, 308.
KIROV, Sergueï : 120, 121, 122, 129, 130, 132, 137.
KISCH, Egon : 83.
KLEIN, Liane : 150.
KLOTZ, Helmut : 150.
KOENEN, Wilhelm : 75.
KOESTLER, Arthur: 41, 42, 43, 77, 78, 83, 84, 104, 105, 184, 191, 193n,
194, 195, 245.
KOHLMANN, Litzi : 94.
KOUSNETOFF (?) : 335.
KREMER, Simon : 239.
KRIVTTSKY, Walter : 122, 125, 129, 133, 138, 162, 210, 229, 250, 250n.
(Autre nom : Guinsberg)
KRUGER, Annie : 87.
KRUPP, Gustav : 35,123.
KUN, Bela : 83.
LABARTHE, André : 199, 200, 202, 203, 204, 205, 206, 210, 230, 231,
232, 233, 234, 235, 236, 236n, 237, 238, 239, 239n, 240, 241, 242, 243, 249,
262n, 269, 272, 273, 282, 284n, 305, 306, 307, 308, 308n, 309, 310, 311, 312,
313, 314, 314n, 374n.
LAFFONT, Pierre: 311.
LALOY : 369, 370.
LANGE, Robert: 169.
LANGE, Elsa : 149, 151.
LANGEVIN, Paul: 343.
LAPORTE, Maurice : 36, 52, 52n, 57, 58, 62, 64.
LAUGIER, Henri : 107, 178, 183, 244, 246, 303.
LAVAL, Pierre : 107, 173, 345, 348, 361.
LAZAREFF, Pierre : 195.
LEBRUN, Albert: 176.
LECOUTOUR, Noëlle : 275.
LECOUTRE, Martha : 14, 15, 149, 150, 158, 158n, 160, 161, 162, 163,
164, 165, 166, 205, 206, 210, 229, 230, 231, 232, 233, 234, 239, 240, 241,
271, 271n, 307, 308, 309, 311.
(Autres noms : Martha Staschek - Martha Kac - Martha Malosczyk –
Martha Jansen)
LÉGER, Alexis (Saint-John Perse) : 308.
LÉNINE, Vladimir I. : 38, 39, 41, 65, 86n, 122, 128, 130, 150, 180, 180n,
181, 256.
LESOVOÏ, Alex : 375, 375n.
LEVI, Pieme :106.
LIEBKNECHT, Karl : 45, 100.
LITVINOV, Maksim : 124, 145, 146, 249n.
LUCHINSKY, Rose : 165, 209, 210, 336, 341, 347, 352, 355, 357, 358,
360.
(Autre nom : Jenny)
LUKACS, György : 162.
LUPU (Dr): 149.
LUXEMBURG, Rosa : 45, 260.
MACLEAN, Donald : 92, 96, 97, 238, 250n.
MAÏSKI, Ivan : 107n.
MAKAROV, Mikhaïl : 295.
(Autre nom : Chemitz)
MALOSCZYK, Robert : 163.
MALRAUX, André: 101, 189, 281.
MALY, Teodor : 95, 135, 163, 209.
(Autre nom : Hardt)
MANDEL, Georges : 107, 197n.
MANHÈS, Frédéric: 265, 269n, 270, 272, 274, 275, 282, 284, 297, 298,
299.
MANOUILSKI, Dimitri : 65, 67, 79, 156, 156n.
MARCHAIS, Georges : 254n, 305.
MARLEY, lord: 79, 80, 105.
MARNIER, de : 189.
MAROSELLI : 365.
MARTY, André : 190n, 341, 370.
MATHIEU (inspecteur) : 20.
MAXIMOVITCH, Anna : 21, 374n.
MAXIMOVITCH, Vassili : 21, 374, 374n.
MCCARTHY, Joseph : 303.
MEHRING, Walter : 82.
MELLET (Mme) : 224, 365.
MENTHON, François de : 270.
MERCIER (ingénieur) : 344.
MEREDITH, Frederick : 208.
MEUNIER, Pierre: 202, 203, 204, 205, 206, 210, 266, 267, 268, 268n, 269,
270, 274, 275, 276, 277, 278, 282, 284, 299, 300, 301, 302, 376n.
MIGNON, Emmanuel : 374, 374n.
MILCH, Erhardt : 335.
MILLER, Eugene : 241, 241n.
MOLOTOV, Viatcheslav : 30, 119, 124, 125, 197, 219, 239, 252, 256, 257.
MONMOUSSEAU, Gaston : 35.
MONNEREAU, Louis: 63.
MORO-GIAFFERI, Vincent de : 73.
MORROS, Boris: 305, 305n.
MOSKVICHEV, Fedor : 239.
MOULIN, Jean : 174, 176, 177, 186, 188, 189, 199, 200, 201, 201n, 202,
203, 204, 205, 206, 210, 230, 236n, 264, 265, 266, 267, 268, 269, 269n, 270,
271, 272, 273, 274, 275, 275n, 276, 277, 278, 279, 280, 280n, 281, 282, 283,
284, 296, 297, 298, 299, 300, 301, 302, 376, 376n.
(Autres noms : Rex-Max)
MOULIN, Laure : 189, 269n, 270, 271, 272, 273, 277.
MOULLEC (cap. de vaisseau) : 236, 241, 306.
MOURRIER, Louis : 111.
(Autre nom : Marix)
MOUSSIER, Juliette : 373n.
MOUTET, Marius : 167.
MUELLER, Anna : 109, 293, 295, 295n, 341, 347.
(Autre nom : Anni)
MÜNZENBERG, Willi : 14, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 47, 50, 55n,
69, 77, 78, 79, 80, 81, 82, 83, 84, 85, 86, 89, 90, 91, 93, 94, 98, 98n, 99, 100,
101, 102, 103, 104, 105, 106, 107, 108, 109, 115, 134, 138, 145, 146, 147,
148n, 149, 150, 153, 154, 155, 155n, 156, 156n, 157, 158, 159, 159n, 164,
165, 166, 167, 169, 178, 179, 180, 182, 183, 184, 184n, 191, 191n, 192, 194,
196, 198, 207, 209, 210, 235, 244, 245, 271, 272.
(Autre nom : Herfurt)
MURAILLE, Paul : 62, 63, 64, 65, 69.
(Autres noms : Albaret – Boissonas – Henri)
MUSELER, Emile : 235, 236, 237, 239, 239n, 241, 269, 306, 307.
MUSSOLINI, Benito : 111.
NEGRIN, Juan : 187.
NEUMANN, Heinz : 162.
NICOLE, Léon : 155, 155n, 271.
NIKIFOROV, Dimitri : 196.
NIKOLAEV, Leonid : 120, 130.
NIKOLAEVSKI, Boris : 121, 122, 126.
NIKOLAIEFF, Alexandre : 216, 320.
NITTI, Francesco : 73.
NOIROT, Paul: 297.
OETTKER (Dr) : 365.
OPPENHEIMER, J. Robert : 304.
ORLOV, Aleksandr : 95n, 135, 138, 190n.
OSLIBORN : 295.
OUMANSKI, Constantin : 249n.
PALEWSKI, Gaston : 107, 107n.
PANIER, Maurice : 15, 150, 166, 210, 215, 217, 218, 225, 226, 226n, 227,
228, 228n, 229, 230, 237, 239, 240, 244n, 273, 274, 275, 276, 278, 281, 282,
304, 308, 319, 329, 333, 342, 346, 358, 360.
(Autres noms : M.P. - Marthe – Jérôme)
PAQUEREAUX : 53.
PÂQUES, Georges : 250, 250n, 307, 311.
PASSY (colonel) : 232, 241, 273, 280.
PAUL, Marcel: 297, 298.
PAUL-BONCOUR, Joseph : 171, 201, 272, 278.
PERRIN, Jean: 205.
PÉTAIN, Philippe : 87, 168n, 231, 266, 348, 361, 366.
PETITPAS, Renée: 341.
PEYROUTON, Marcel : 343, 348.
PFANNSTIEL, Arthur : 250.
PFEIFFER, Edouard : 209.
PHILBY, Harold "Kim": 93, 94, 95, 95n, 96, 97, 106, 135n, 163, 164, 238,
250n.
PHILIP, André : 375.
PIATNITSKI, Iossif : 65, 67, 79, 82, 96,101.
PICARD, Denise : 311.
PIERRE, André: 196.
PILSUDSKI, Jozef : 134.
PISCATOR, Erwin : 82, 84.
POINCARÉ, Raymond : 35, 47.
POUAKOVA, Maria: 15, 254n, 287, 288, 289, 292, 296, 342, 353, 358.
(Autres noms : Gisela - Meg - Vera)
PONIATOWSKI (prince) : 349.
PONTECORVO, Bruno : 238.
POPOV, Blago : 75.
PORETSKI, Elisabeth : 43, 43n, 50, 51, 68, 134, 137, 198n, 247.
POTEMKINE, Vladimir: 197.
POTIER, Pitman : 149.
POUDOVKINE, Vsevolod L : 79.
PRACHE, Gaston : 149, 150.
PRAVDINE, Vladimir : 247, 248.
PRITT, D. N. : 73, 85, 86.
PROVOST, Pierre : 53, 53n, 54, 62.
PUGET, Henri : 200, 201, 201n.
RADO, Alexandre : 15, 155n, 162, 167, 209, 257, 271, 272n, 295n.
RADO, Hélène : 272n.
RAICHMANN, Abraham : 19, 20, 20n, 25, 26, 27, 296.
(Autre nom : Adler)
RAJK, Laszlö : 272n.
RAYSKI, Adam : 308, 310.
RECORDIER (Dr) : 272.
REGLER, Gustav: 105.
REILLY, Sidney : 77n.
REISER, Heinrich : 25, 27.
REISS, Ignace : 43n, 51, 134n, 137, 138, 229. (Autre nom : Ludwig)
RÉMY (colonel) : 279, 280.
REYNAUD, Paul: 107.
RIBBENTROP, Joachim von : 30, 125, 219, 220,239,257.
RIOUTINE: 130.
RIVOSCH (Dr) : 340, 350.
ROBINSON, Henri : 11, 14, 15, 18, 19, 20, 21, 21n, 22, 23, 24, 25, 26, 27,
28, 29, 30, 31, 31n, 33, 36, 37, 38, 39, 40, 44, 45, 46, 47, 49, 50, 51, 52, 53,
53n, 54, 55, 57, 58, 60, 62, 62n, 64, 65, 68, 68n, 69, 109, 109n, 110, 110n,
111, 112, 113, 114, 115, 130, 134, 135, 135n, 136, 137, 138, 143, 149, 150,
151, 151n, 152, 155, 155n, 160, 165, 166, 167, 179, 183, 184, 185, 189, 193,
202, 207, 208, 208n, 209, 210, 211, 213, 216, 216n, 217, 217n, 218, 221, 222,
222n, 224, 225, 226, 226n, 227, 228, 229, 230, 232, 237, 239, 240, 250, 251,
252, 252n, 253, 253n, 254, 254n, 255, 259, 260, 261, 262, 263, 264, 265, 271,
273, 274, 275, 276, 276n, 277, 278, 278n, 279, 279n, 280, 281, 282, 283, 284,
288, 289, 290, 290n, 291, 292, 293, 294, 295, 296, 297, 303, 304, 308, 313,
314, 315, 317, 345, 357, 358, 374n, 376, 376n.
(Autres noms : Harry - M. Jacques – Alfred Doyen - Otto Wehrli - Albert
Bucher – Alfred, Merian – Léon – Giacomo)
RÖHM, Emst : 122n, 127.
ROLLAND, Romain : 101, 145, 179.
ROMMEL, Erwin : 362, 364.
ROOSEVELT, Franklin D.: 149, 255, 283, 303.
ROSENBERG, Ethel : 238.
ROSENBERG, Julius : 238.
ROSENBERG, Marcel : 103.
ROSTOVSKI, Simon N.: 91, 91n, 92, 128.
(Autre nom : Ernst Henri)
ROUSSET, David : 297, 298.
ROY, Jules: 234.
RUSSELL, Bertrand : 101.
SACHS, Antoinette : 274.
SANGNIER, Marc : 141.
SAVINKOV, Boris : 77n.
SCAPINI, Georges : 369, 370.
SCHABBEL, Clara : 14, 45, 46, 49, 69, 113, 114, 291, 292, 292n, 295.
SCHABBEL, Victor : 14, 46, 49, 69, 113, 113n, 291, 291n, 292, 293, 295,
336, 342, 347, 358.
SCHELIHA, Rudolf von : 291.
SCHLÄGER, Walter : 149.
(Autre nom : Gauthier)
SCHLEICHER, Kurt von: 126.
SCHNEIDER, Franz : 23, 24, 295, 295n.
SCHNEIDER, Germaine: 24, 112, 291, 295, 295n, 341, 355, 357, 374n.
(Autre nom : Paula)
SCHNEIDER (lieutenant) : 334.
SCHÖFER, Paul : 99.
SCHRÖDER, Max : 105.
SCHULENBURG, von der : 252.
SCHULLER, Richard : 52, 52n, 53.
SCHULZ, Hans : 159n.
SCHUIZE-BOYSEN, Harro : 291.
SCHWARZSCHILD, Leopold : 83.
SEIDEL, Kurt: 150.
SEMARD, Pierre : 35.
SEMPRUN, Jorge : 298.
SHAW, George Bemard : 41.
SIEBERT : 335.
SINCLAIR, Upton: 101.
SINGH, Brajesh :160.
SKOBLINE, Nikolaï : 133.
SMERAL, Buhomil : 15, 148, 148n, 150, 157, 158, 160, 161, 179, 204n.
SOBBLE, Jack : 303, 304, 305.
SOBOL (lieutenant) : 335.
SOKOL, Hersch: 240, 262, 262n, 374n.
SOKOL, Mira : 240, 262, 262n, 374n.
SOKOLINE, Vladimir : 182, 196, 197n.
SORGE, Richard : 31, 31n, 50, 51, 69, 103, 137, 163, 164.
(Autre nom : Ika)
SOUKHOMLINE, Vassili: 229, 229n, 244n, 304.
SOURITZ, Jacques : 197.
SOUSLOPAROV (général) : 261.
SOUSTELLE, Jacques : 306.
SOUVARINE, Boris: 125, 128, 153, 219, 220, 255.
SPAAK, Claude: 376, 377.
SPIEGELGLASS, Mikhaïl : 133.
STAHL, Lydia : 103.
(Autre nom : Olga)
STALINE, Joseph : 18n, 43n, 50, 65, 76, 79, 88, 104, 107, 119, 120, 121,
121n, 122, 125, 125n, 126, 127, 128, 129, 130, 132, 132n, 133, 134n, 137,
137n, 144, 145, 146, 173, 182, 183, 187, 190, 190n, 197, 198, 218, 219, 220,
221, 224n, 229n, 231,243, 245, 251, 252, 253, 255, 256, 257, 265, 268, 282,
283, 304, 366.
STASOVA, Helena : 101.
STAVISKY, Alexandre:164n, 175.
STERN, Alfted: 152, 160, 246, 247, 303, 305n.
STOFFEL : 376.
STUDZINSKI : 99.
SUN YAT-SEN (Mme) 145.
SZYMANCZYK, Stanislas : 14, 149, 161, 162, 163, 163n, 164, 165, 205,
206, 210, 231, 233, 234, 240, 271, 308.
(Autre nom : Staro)
TABOUIS, Geneviève: 196, 196n, 197, 197n, 198, 245, 246, 308, 308n.
TANEV, Vassil :75.
TASCA, Angelo : 155n.
TEMPI, Raoul : 271.
THÄLMANN, Ernst: 100, 149, 149n, 156, 163.
THARAUD, Jean: 195.
THARAUD, Jérôme 195.
THÉVENET, Henri : 298.
THOREZ, Maurice : 24, 186, 207, 220, 226, 226n, 268, 299, 300, 301, 341,
342, 370.
TIMOFEIEV, Nikolaï : 239.
TOLLER, Ernst : 82.
TORGLER, Ernst : 74, 75.
TOUKHATCHEVSKI, Mikhaïl: 133, 369, 370.
TREINT, Albert : 35.
TREPPER, Leopold : 14, 19, 20, 21, 21n, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 240,
259, 259n, 260, 260n, 261, 262, 262n, 263, 264, 278, 278n, 279, 279n, 280,
281, 282, 283, 288, 291, 294, 295, 295n, 313, 315, 373, 373n, 374n, 375n,
376n, 377.
(Autre nom : Otto)
TROTSKI, Léon :130.
ULBRICHT, Walter : 86, 162, 162n, 163.
URI, von (ingénieur) : 355.
VAILLANT-COUTURIER, Marie-Claude : 103n.
VAILLANT-COUTURIER, Paul : 53, 53n, 58, 62,101,103n.
VALTIN, Jean : 46, 46n, 87, 103n, 126, 284n.
VAN DER LUBBE, Marinus : 74, 75, 76, 80, 80n.
VARGA, Ievgueni :162.
VENIEL (commandant) : 189.
VERNON, Wilfred : 208.
VILLON, Pierre : 103n, 284, 284n.
(Autre nom : Roger Ginsburger)
VOGEL, Lucien: 102, 103, 103n, 104, 184, 244, 246, 303.
VOROCHILOV, Kliment : 119.
VOUÏOVITCH, Vouïa : 36, 44.
VOUIKELITCH, Branko de : 103.
VUILLEMIN, Joseph : 324.
VYCHINSKI, Andreï : 86,131.
WACZIARG, Rosa : 53, 53n.
(Autre nom : Rosa Michel)
WALLACE, Henry : 303.
WEISS, Ernest : 151, 208.
WEISSBERG, Aleksandr : 132, 132n.
WELTI, Franz: 109.
WEYGAND, Maxime : 349.
WILKINSON (Mlle) : 150.
WILLARD, Marcel: 131.
WRIGHT, Peter: 238, 238n, 239n, 248, 248n, 311, 312.
ZAROUBINE, Elisabeth : 247.
ZAROUBINE, Vassili : 152, 160, 246, 247, 248, 249, 303, 305.
(Autres noms : Vassili Zoubiline – Edward Herbert)
ZINOVIEV, Grigori : 35, 36, 37, 38, 85, 130, 137.

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