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John K.

Cooley

 
CIA et Jihad
          1950-2001 2001
c
O  
Contre l'URSS, une désastreuse alliance
 
  Ebook conversion NOIR

Autrement

TABLE DES MATIÈRES


Remerciements

Préface

Introduction

1. Carter et Brejnev dans la vallée de la décision

2. Anouar el-Sadate

3. Zia ul-Haq

4. Deng Xiaoping

5. Recruteurs, formateurs et fantômes en tout genre

6. Donateurs, banquiers et profiteurs

7. Champs de pavot, champs de bataille et seigneurs de la drogue

8. La Russie : retour à contrecoeur et arrière-goût amer

9. Le mal se propage : l'Égypte et le Maghreb

10. La contagion gagne les Philippines

11. À l'assaut des États-Unis

Épilogue

Biographie de l'auteur

À Vania Katelani Cooley

Les troupes mercenaires et auxiliaires sont inutiles et dangereuses...


parce qu'elles sont désunies, ambitieuses, indisciplinées, infidèles ;
sans crainte de Dieu, ni foi envers les hommes ; elles n'évitent la
défaite qu'en évitant l'attaque ; en temps de paix on est dépouillé par
elles, et en temps de guerre, par l'ennemi... Soit les capitaines
mercenaires sont d'excellents hommes d'armes, soit ils ne le sont pas.
S'ils le sont, on ne peut pas se fier à eux parce qu'ils cherchent à
augmenter leur propre prestige, en vous opprimant, vous qui les
employez, ou en opprimant d'autres contre vos volontés ; mais si le
capitaine n'est pas un grand guerrier, logiquement il entraînera votre
ruine... L'expérience montre que seuls les princes et les républiques
armées remportent des succès durables, et que les mercenaires ne font
jamais que des dégâts...

Machiavel, Le Prince.

REMERCIEMENTS
 

Les conseils avisés et le soutien de nombreux collègues et amis ont grandement contribué
à l'intérêt de cette version française de mon livre, dont le titre était à l'origine Unholy Wars,
Afghanistan, America and International Terrorism. La passion manifestée par l'éditeur, Henry
Dougier, pour le sujet et le contenu de ce livre, ainsi que la traduction soignée de Laurent Bury,
ont permis de rendre mes recherches accessibles aux lecteurs francophones. Chloé Pathé et le
personnel des Éditions Autrement ont su se montrer rapides et efficaces dans la fabrication de
l'ouvrage.
Au professeur Edward Saïd, de l'université de Columbia, célèbre auteur et universitaire
palestinien, va toute ma gratitude pour sa superbe préface. Son ouvrage fondateur, Orientalism,
et ses autres livres, sans parler de ses innombrables articles, ont profondément influencé deux
générations de penseurs qui cherchent à comprendre la politique, l'histoire et la littérature de la
seconde moitié du xxc siècle. Je suis fier d'être l'un d'eux.
J'ai trouvé chez Mme Joséphine Lama un soutien constant durant la préparation de cette
édition. Sa collaboration avec le traducteur et sa lecture du manuscrit révisé, qui a nécessité la
suppression de parties du texte initial devenues obsolètes, ont permis des améliorations
indispensables. Sans son aide, ce livre n'aurait jamais été publié par les Éditions Autrement.
Je remercie l'Institut français des relations internationales et son directeur, Thierry de
Montbrial, qui m'ont donné l'occasion de débattre avec le professeur Olivier Roy de sujets
relatifs au jihad et à l'Afghanistan, l'année dernière à Paris.
Plusieurs amis et collègues, comme Éric Rouleau et Jonathan Randall, m'ont apporté leur
soutien moral et leurs conseils précieux. Faute de temps, à cause des délais d'impression et de
traduction, il m'a été impossible de profiter des informations sur l'Algérie que m'a fournies mon
ami l'expert Francis Ghilles, mais je compte bien en tirer parti dans un ouvrage à venir. Durant
la rédaction de la version anglaise, j'ai été aidé dans mes recherches par ma fille, Katherine
Anne Cooley, bien connue des spectateurs européens de LCI. Comme toujours, mon épouse,
Vania Katelani Cooley, m'a apporté encouragements et suggestions, tout en me laissant parfois
monopoliser notre ordinateur dans nos résidences successives, à Chypre et à Athènes.
Aucune des personnes mentionnées ci-dessus n'est responsable des erreurs de fait ou de
jugement, dont je suis seul coupable.

Athènes, décembre 2001.


PRÉFACE
 
 
Écrit par un journaliste américain à l'expérience extraordinaire - John K. Cooley a vécu
au Moyen Orient où il a couvert l'actualité pendant plusieurs décennies... -, ce livre est un chef-
d'œuvre de précision, de recherches approfondies et de réflexion. Écrit en 1998, bien avant que
l'attention du monde entier ne se tourne vers Oussama ben Laden et l'Afghanistan, l'ouvrage a
été publié pour la première fois en 1999, puis actualisé et réédité en 2000 puis en 2001. Ses
principales conclusions restent les mêmes, et s'avèrent profondément utiles pour comprendre
les événements qui se sont déroulés après les terribles attaques terroristes qui ont touché New
York, Washington et la Pennsylvanie le 11 septembre 2001. John K. Cooley montre que,
pendant la seconde moitié de la guerre froide, les États-Unis cherchèrent et trouvèrent des alliés
bien disposés parmi les puissances du Moyen-Orient - l'Égypte, le Pakistan, le Maroc, l'Arabie
Saoudite, la Jordanie et quelques autres -, qui étaient, eux aussi, au nom de la lutte contre le
communisme et de la stabilité dans la région, prêts à financer, à organiser, former et à déployer
des brigades de moudjahidin anticommunistes, de plus en plus grandes et de plus en plus
actives. Ces guerriers pouvaient être envoyés comme intermédiaires pour combattre les forces
communistes quand elles faisaient peser une menace de désordre et d'instabilité dans des zones
stratégiques, telles que les régions riches en pétrole du Moyen-Orient.
 
Le point culminant de cet effort fut la réponse à l'invasion de l'Afghanistan par les
Soviétiques en 1979. En fait, agissant par le biais de groupements secrets tels que le Safari
Club et la CIA, ainsi que les services secrets égyptiens, français, britanniques, iraniens et
israéliens, ces nouveaux guerriers de l'islam étaient formés et encouragés à chasser les
Soviétiques, ce qu'ils réussirent si bien. Seulement, fervents défenseurs de la cause islamique,
ils continuèrent ensuite leur lutte. Après la guerre du Golfe et la fin de la guerre froide, ces
mêmes hommes, pour lesquels l'expérience en Afghanistan avait été fondamentale, inventèrent
de nouvelles manières de faire valoir leur vision de l'islam - qui n'est en aucun cas celle de la
majorité des musulmans -, soit en attaquant les empiétements américains dans le Golfe, soit en
tentant de renverser les gouvernements locaux que leur corruption et leur oppression avaient
rendus extrêmement isolés et impopulaires. De nouvelles alliances entre des États et des
groupes islamiques (par exemple entre le Pakistan et les taliban) se formaient sans que l'opinion
publique internationale s'en inquiète. Cela témoigne aussi bien du cynisme de ceux qui ont au
départ soutenu les groupes islamiques militants que de l'absence de journalisme d'investigation,
à quelques exceptions près. La conséquence de tout cela est que nous nous trouvons aujourd'hui
face une quasi-hystérie mondiale concernant le terrorisme, qui reste peu étudié et analysé
sérieusement, malgré le battage médiatique qui a accompagné la campagne américaine en
Afghanistan contre les taliban.
À cet égard, il n'y a pas de meilleur ouvrage que le livre précis et réfléchi de John K.
Cooley. Lucide, détaillé, bien construit et le fruit d'importantes recherches, CIA et jihad 1950-
2001 est le seul livre qui place le militantisme islamique dans le contexte créé non seulement
par des sociétés pauvres, mal gouvernées, corrompues et tyranniques, mais aussi par de grandes
puissances telles que les États-Unis, qui ont essayé par tous les moyens d'avoir leur part du
gâteau, manipulant les militants un jour, les abandonnant le suivant, les laissant en activité par
mégarde, avant d'être attaqués par eux et finalement de leur mener la guerre. Le ton de Cooley
est olympien ; ce dernier n'épargne pas les reproches, et n'hésite pas à citer des noms quand
cela doit être fait. Mais, rayonnant à travers le calme de son conte impitoyable de drogue, de
violence, de pouvoir, de guerre et de folie religieuse, il y a une histoire rationnelle, aux analyses
nombreuses et riches, dont il y va de l'intérêt des lecteurs d'y prêter attention. La grande force
de CIA et jihad 1950-2001 est qu'il s'agit d'une œuvre extrêmement bien écrite et même
passionnante ; il n'y a là rien qui ressemble à une quelconque langue de bois ou à un recueil de
clichés et de stéréotypes. Il n'existe aucun livre tel que celui-ci, et nous avons beaucoup de
chance de l'avoir.
 
Edward W. Saïd
New York, le 19 décembre 2001

 
Edward W. Saïd est professeur de littérature comparée à la Columbia University de
New York. Né à Jérusalem, et exilé en Égypte puis aux États- Unis, il a été membre du Conseil
national palestinien et intervient régulièrement sur les questions musulmanes et palestiniennes,
luttant contre une diabolisation de l'islam.
En octobre 2001, Edward W. Saïd s'est vu décerner le prix littéraire de la Fondation
Lannan pour l'ensemble de son œuvre.

Œuvres d'Edward W. Saïd traduites en français :

Culture et impérialisme, Fayard-Le Monde diplomatique, 2000.


Israël, Palestine : l'égalité ou rien, La Fabrique, 1999.
L'Orientalisme. L'Orient créé par l'Occident, nouvelle édition augmentée, Le Seuil,
1997.
Entre guerre et paix, Arléa, 1997.
Des intellectuels et du pouvoir (directeur d'ouvrage), Le Seuil, 1996.
Nationalisme, colonialisme et littérature (ouvrage collectif), Presses universitaires de
Lille, 1994.
 

INTRODUCTION
 
 
Ce livre raconte une étrange histoire d'amour qui a très mal tourné : l'alliance, dans la
seconde moitié du xxe siècle, entre les États-Unis et certains des disciples de l'islam les plus
conservateurs et les plus fanatiques.
À la fin de la Seconde Guerre mondiale, les Alliés, qui avaient vaincu l'axe germano-
italo-japonais, se divisèrent en deux camps. En 1946, le président Harry Truman vit dans
l'Union soviétique la principale menace pour les intérêts américains. Pendant un demi-siècle,
les États-Unis allaient considérer comme leur pire ennemi le « communisme mondial », incarné
par le système hégémonique de Staline. Les dirigeants d'Europe occidentale, sous le bouclier de
I'OTAN (1949), partageaient en général cette opinion. La CIA, tout récemment créée, en quête de

riposte, comprit que la religion était l'un des adversaires du communisme athée. En France, en
Grèce et en Italie, une aide fut accordée aux partis de droite, souvent chrétiens, comme les
Démocrates chrétiens en Italie, pour qu'ils l'emportent sur les communistes.
Il devint bientôt évident que l'islam, dynamique et en plein essor, était aussi résolument
anticommuniste, sinon plus, que l'Église catholique. Les gouvernements américains successifs
avaient tendance à soutenir le statu quo dans les colonies britanniques, françaises, espagnoles,
portugaises et italiennes, mais ils se mirent aussi à flirter avec les groupes musulmans qui
avaient politisé leur religion. En Égypte, par exemple, l'organisation des Frères musulmans,
créée dans les années 1920, s'opposait au président Gamal Abdel Nasser et à son « socialisme
arabe », que l'Occident percevait comme l'outil du communisme, puisque Nasser acceptait
l'aide économique et militaire des Soviétiques.
Dans les années 1950, les hommes politiques islamistes et les groupes comme les Frères
musulmans commencèrent à recevoir un appui américain discret, et généralement modeste,
lorsqu'ils agissaient contre les communistes locaux ou soviétiques. Vers le milieu des années
1960, l'Arabie Saoudite soutenait les islamistes du monde entier. Ce pays était le premier
fournisseur de pétrole et le principal allié politique des États-Unis au Moyen-Orient arabe (ce
qui exclut évidemment Israël, le plus important ami des Américains dans toute cette région).
On parlait d'un « pacte islamique » anti-Nasser et antisoviétique, mené par la monarchie
saoudienne, ultraconservatrice et hyper-religieuse. Cette rumeur, relayée par les dirigeants
militaires du Pakistan islamique, alarma l'Inde, État laïque peuplé d'hindouistes et de
musulmans, que trois guerres opposèrent au Pakistan au sujet du Cachemire, ainsi que les pays
arabes moins conservateurs et moins religieux, comme l'Égypte, la Syrie et l'Irak.
Le flirt américain avec l'islamisme devint une liaison plus sérieuse. La Grande-Bretagne
et la France, en particulier, aidèrent l'intrigue à se nouer. Leur gouvernement et leurs services
secrets cherchaient souvent à présenter leurs guerres coloniales en Asie et en Afrique (au
Kenya pour les Britanniques, en Algérie pour les Français) comme une lutte contre le
« communisme », qui donc méritait le soutien américain. De la même manière, les États-Unis
cherchent aujourd'hui l'appui de leurs amis et alliés pour une « guerre contre la terreur », selon
l'expression du président George W. Bush, qui veut rappeler à ces pays que le terrorisme les
menace également.
Avec l'aide du chah d'Iran, jusqu'à son renversement en 1979, les États-Unis et leurs
alliés (Grande-Bretagne, France, Portugal, entre autres) menèrent des guerres par mercenaires
interposés en Afrique et en Asie contre des adversaires qu'ils considéraient à tort ou à raison
comme les alliés de Moscou. Ces guerres ne nécessitaient pas l'envoi de troupes au sol. Les
risques humains étaient sans commune mesure avec les pertes essuyées par les États-Unis et la
France en Extrême-Orient dans les années 1950 à 1970 ou par la France durant la guerre
d'Algérie.
L'invasion de l'Afghanistan par les Soviétiques en 1979 est le premier maillon de la
sinistre chaîne qui a mené les États-Unis à la crise actuelle. L'invasion fut décidée par une
petite coterie au sein du Politburo de Brejnev. Elle tira de leur relative indifférence le président
Carter et son administration (1977-1981) : l'Asie centrale paraissait alors secondaire par rapport
au conflit israélo-arabe, que Carter et son entourage tâchaient de résoudre. Un traité de paix
avait été accepté par Israël et l'Égypte au cours de cette même année 1979.
Quand les troupes soviétiques prirent Kaboul, le jour de Noël 1979, et assassinèrent le
président Hafizollah Amin, certains conseillers de Carter décidèrent aussitôt de riposter. Ils
utiliseraient la stratégie et la tactique de la guerre par personne interposée, déjà testée en
Angola, en Somalie et en Éthiopie, sans parler de l'Amérique centrale. L'équipe de Carter,
menée par Zbigniew Brzezinski, animé d'une haine viscérale contre le communisme, voyait
l'absurde invasion soviétique non seulement comme une menace internationale, mais aussi
comme l'occasion d'abattre l'empire soviétique déjà vacillant au nord de l'Afghanistan, où une
immense population musulmane supportait mal le joug communiste.
Les amours des Américains et de l'islamisme atteignirent alors une intensité nouvelle. Ce
devint un mariage d'intérêt, consommé lors de l'alliance avec le général Zia ul-Haq, dictateur
islamiste du Pakistan. Celui-ci souhaitait, pour des raisons personnelles, nettoyer l'Afghanistan
de la présence soviétique et du régime satellite installé à Kaboul, et, si possible, étendre
l'influence stratégique et commerciale de son pays vers le nord. Les idéologues pakistanais
misaient sur le fait que le soutien américain renforcerait leur position au Cachemire, et plus
généralement vis-à-vis de l'Inde, le grand ennemi qui avait déjà vaincu le Pakistan en 1947, en
1965 et en 1971.
En coopération avec l'armée et les services secrets de Zia ul-Haq, et grâce aux finances
saoudiennes et au soutien logistique pakistanais, la CIA se chargea de recruter, de former,
d'équiper, de payer et d'envoyer se battre contre l'Armée rouge une armée mercenaire de
volontaires islamistes. Les combattants ne venaient pas seulement des États arabes et
musulmans, mais aussi des communautés musulmanes minoritaires dans les pays occidentaux,
notamment aux États-Unis. La plupart des recrues africaines ou asiatiques fuyaient leur pays
pour des raisons religieuses, politiques ou criminelles. D'autres étaient de simples soldats de
fortune.
Ce jihad ou « guerre sainte » contre l'envahisseur russe fut au cœur du dernier conflit de
la fin du xxe siècle en Asie centrale. L'histoire semble à présent se renverser : les États-Unis et
la Russie, ennemis durant la guerre froide, se retrouvent maintenant alliés de facto. Ils luttent
ensemble contre ce qu'ils perçoivent comme la menace terroriste quasi planétaire des islamistes
radicaux qui ont ravagé l'Afghanistan durant la guerre de 1979-1989.
En 1989, l'envahisseur vaincu fut renvoyé chez lui, alors que l'empire et la société
soviétiques s'effondraient. La guerre n'avait pas peu contribué à cet effondrement, contre lequel
Mikhaïl Gorbatchev allait lutter désespérément durant son mandat présidentiel (1985-1991),
afin de créer un semblant d'ordre et même de promouvoir un timide début de démocratisation.
Sous la présidence de George H. Bush (1989-1993), la CIA célébra sa victoire au
champagne. Néanmoins, la « sainte alliance » des forces américaines et islamiques contre les
Russes en Asie centrale avait entraîné une série de guerres tribales et claniques qui n'avaient
rien de saint et qui affectaient bien plus que l'ex-Union soviétique. L'Afghanistan était en ruine,
détruit par le jihad. Sa société et son peuple connaissaient les horreurs de la drogue, de la
pauvreté et des mines antipersonnel.
Ce processus s'est prolongé de façon quasi ininterrompue depuis la « victoire » de la CIA
en 1989. Plus de 4 millions de personnes, soit entre la moitié et les deux tiers de la population
afghane, sont devenues des réfugiés au Pakistan, en Iran, dans les républiques d'Asie centrale et
au-delà. Quand la nouvelle guerre a commencé en octobre 2001, un nouveau flot de réfugiés
fuyant les bombardements américains est apparu dans la campagne afghane et aux frontières.
Kaboul et les autres villes principales étaient en ruine depuis les années 1980. La population
survivante avait été éprouvée par la terrible sécheresse de la fin des années 1990. La nouvelle
guerre a créé de nouvelles ruines, de nouveaux sans-abri et de nouvelles tragédies humaines de
toutes sortes. Fin 2001, la plupart des Afghans étaient dépourvus d'emploi, de nourriture et de
foyer. Beaucoup en sont réduits à mendier et dépendent de l'aide humanitaire internationale qui
ose braver la guerre pour les aider à s'accrocher à la vie.
Pis, les deux puissances islamiques qui sont devenues malgré elles les alliées des États-
Unis, l'Arabie Saoudite et le Pakistan, avaient en 1994 engendré un monstre d'extrémisme, le
mouvement des taliban, que l'administration de George W. Bush leur demandera de combattre
en 2001. Les premiers taliban étaient des étudiants religieux, armés par les services secrets
pakistanais, et d'anciens moudjahidin, participants de la « guerre sainte » antisoviétique. Ils
avaient un moment ramené l'ordre et la stabilité dans des régions ravagées par les guerriers et
les bandits. Mais, pour la société afghane, le prix à payer fut redoutable : séquestration et quasi-
esclavage des femmes, suppression de toute opposition aux lois sunnites ultrarigoureuses des
taliban. Quiconque transgressait ces lois se voyait infliger des châtiments publics dignes du
Moyen Âge et de l'Inquisition : flagellation pour les hommes et les femmes qui violaient le
code vestimentaire ou capillaire (forme et longueur de la barbe), amputation des mains et des
pieds pour vol, lapidation pour adultère, enterrement vivant pour sodomie.
Le châtiment le plus cruel, pour les femmes comme pour l'ensemble de la société, fut
l'exclusion totale des femmes de tout secteur d'activité, y compris l'enseignement et la
médecine. Comme les taliban, le jihad antisoviétique qui leur a donné naissance fut
essentiellement une création du puissant service de renseignement pakistanais, l'Inter-Services
Intelligence (ISI). À partir du milieu des années 1980, l'ISI fit prendre au jihad un tour
nouveau, plus nettement religieux. Les militants chiites pro-iraniens, liés au régime
révolutionnaire qui avait renversé le chah en 1979, organisaient alors des attentats contre les
diplomates américains, et enlevaient des Occidentaux au Liban.
Dans leurs opérations de sabotage ou de terrorisme, ils utilisaient déjà des méthodes que
perfectionneront les alliés de la CIA lors du jihad des années 1980, comme le magnat saoudien
du bâtiment Oussama ben Laden. Pour les États-Unis, il fallait combattre le mal par le mal :
lutter contre le chiisme militant des Iraniens en utilisant la violence et le militantisme plus
affirmés de certains groupes qui se considéraient comme des sunnites orthodoxes.
Cela convenait tout à fait aux dirigeants saoudiens, inquiets face au pouvoir de Téhéran,
même si ce pouvoir avait été atteint par la défaite virtuelle de l'Iran contre l'Irak de Saddam
Hussein. En 1988, Bagdad avait reçu le soutien des États-Unis, de la Grande-Bretagne, de la
France et de l'Allemagne, essentiellement sous la forme de crédits, d'armes et d'une aide
scientifique aux projets de missiles et d'armement chimique, biologique et nucléaire. Les
Américains auront tout cela à l'esprit lorsqu'ils se demanderont quelles nouvelles cibles viser
lors de la « guerre contre la terreur » de 2001-2002.
À partir du milieu des années 1980, le mariage de convenance entre les États-Unis et
l'islam sunnite militant devint un complexe ménage à trois entre Washington, Islamabad et
Riyad. (À la fin des années 1990, la Russie les rejoindra, harcelée par les guérilleros islamistes
de Tchétchénie, soutenus par Oussama ben Laden). Ni les Américains, épuisés après les guerres
du Vietnam, du Laos et du Cambodge, ni les Saoudiens, qui détestent être impliqués dans des
combats, ne voulaient envoyer leurs propres troupes. Ils laissèrent donc l'ISI faire le gros
travail. C'est lorsque les fonds gouvernementaux vinrent à manquer pour le jihad qu'eut lieu la
« privatisation » du financement de la guerre et que fut lancé le nouveau programme de l'ISI
visant à former les nouvelles recrues venant d'Algérie, d'Égypte et des autres pays arabes :
l'argent viendrait désormais de la fortune privée d'hommes comme Ben Laden, de banques et
d'oeuvres charitables islamiques, ainsi que des énormes bénéfices du commerce de la drogue,
que la CIA avait favorisé et qui s'épanouit pendant et après la guerre.
Ce livre se penche surtout sur les conséquences désastreuses de la politique américaine
en Asie centrale, mais ces conséquences sont inextricablement liées à la crise israélo-
palestinienne. Oussama ben Laden et ses disciples (même si Yasser Arafat a désavoué Ben
Laden) savent bien que la lutte des Palestiniens pour mettre fin à l'occupation par Israël et pour
obtenir la création d'un État spécifique est la cause la plus populaire auprès des musulmans du
monde entier.
Depuis septembre 2001 en particulier, les disciples de Ben Laden tentent, dans leurs
fatwas, leurs communiqués et leurs interviews, de déclarer leur la cause palestinienne. Dans la
mémoire collective des Palestiniens sont encore présentes les innombrables promesses,
contradictoires et rarement tenues, que les Américains ont faites aux Arabes comme aux juifs.
Afin de consolider la fragile « coalition contre le terrorisme » échafaudée fin 2001, et au grand
dam des partisans d'Israël aux États-Unis, l'administration de George W. Bush a répété les
déclarations de Clinton favorables à la création d'un État palestinien indépendant. Prudence,
rétorquent les intellectuels arabes sceptiques. Depuis la courageuse intervention d'Eisenhower
qui, après le conflit anglo-franco-israélien de Suez contre l'Égypte, força les Israéliens à
évacuer le Sinaï et la bande de Gaza en 1957, les États-Unis se sont-ils jamais opposés à Israël,
ont-ils jamais soutenu une cause arabe ?
Fin 2001, au sein de l'administration Bush, au Pentagone en particulier, certains
cherchaient à détruire militairement le régime despotique de Saddam Hussein en Irak ; cela
pourrait aisément déclencher une nouvelle guerre israélo-arabe. Saddam a plusieurs fois
proclamé son intention de mener les Arabes dans la « libération de la Palestine ». Les stratèges
israéliens ont toujours aspiré à une solution militaire au problème de l'Irak, seul belligérant
arabe des différentes guerres israélo-arabes depuis 1948 qui n'ait jamais signé un traité de paix,
un armistice ou même un cessez-le-feu avec l'État juif. Certains seraient ravis de voir les États-
Unis aider Israël dans ce but, même au prix d'une guerre sanglante et ruineuse, qui emploierait
des armes de destruction de masse. En comparaison, les conflits antérieurs au Moyen-Orient
auraient l'air de simples escarmouches.
Comme j'avais essayé de le dire dans la première édition de ce livre, en 1999, les sociétés
et les gouvernements, du monde islamique comme du monde occidental, ont beaucoup souffert
de leur manque de discernement dans le choix de leurs alliés, qui n'ont pas hésité à leur donner
un coup de poignard dans le dos. Washington est maintenant une nouvelle fois en guerre en
Asie centrale, là où les guerres très peu saintes des années 1970 et 1980 ont coûté des millions
de vies et des milliards de dollars. Ce livre aura atteint son but s'il nous rappelle cette vieille
vérité : ceux qui oublient les erreurs de l'histoire sont condamnés à les répéter.
 
John K. Cooley, octobre 2001.

1. CARTER ET BREJNEV DANS LAVALLÉE DE LA DÉCISION


 
 
Début décembre 1971, je quitte Beyrouth pour aller couvrir le conflit entre l'Inde et le
Pakistan. Comme les aéroports du Pakistan-Occidental sont fermés et exposés aux attaques
aériennes indiennes, la seule façon d'atteindre Islamabad est de survoler l'Afghanistan. Quand
l'avion afghan dépasse l'horizon neigeux des montagnes de l'Hindu Kuch pour entrer dans une
vallée brunie par l'hiver et flanquée de collines, je distingue les constructions basses de Kaboul,
surplombées par les minarets. Dans une circulation raisonnable, mon taxi se faufile bientôt
entre les maisons de torchis, les austères bâtiments administratifs et les mosquées assez
semblables à celles que je connais au Caire, à Damas ou à Amman. J'y retrouve les couleurs et
les contrastes habituels en Orient : hommes en turban montés sur de petits ânes, femmes
enveloppées dans leur burqa et jeunes filles vêtues de robes à l'occidentale qui rappellent les
années 1950. De temps en temps, un chameau orné de glands rouge et or grogne au passage
d'une Mercedes, d'une BMW ou d'une vieille Ford.
J'ai besoin de trouver la gare routière pour gagner la passe de Khyber et la frontière
pakistanaise. Ma quête m'entraîne à travers les avenues centrales bien pavées et dans d'étroites
ruelles qui serpentent autour des collines. Je parviens assez vite à monter dans un bus qui
rejoint la sinueuse route de Khyber. Je passe l'après-midi et la soirée à faire du stop pour arriver
à Peshawar, où je passe la nuit avant de repartir pour Islamabad, la capitale du Pakistan. Je suis
à des années-lumière de la vraie guerre qui se déroule à l'est, pour Dacca, la capitale du
Pakistan-Oriental, qui deviendra bientôt, avec l'aide de l'Inde, la capitale « libérée » de la
nouvelle nation du Bangladesh.
Afin de combler mes lacunes sur cette partie de l'Asie, j'ai relu le premier roman que
James Michener a consacré à l'Afghanistan, Caravanes. J'en ai tiré quelques conclusions sur ce
pays dont je viens de traverser une petite partie. Les Soviétiques et les Américains vont faire
des dégâts s'ils s'immiscent dans une société musulmane archaïque mais en cours de lente
modernisation, sur un terrain où la Russie tsariste et l'Angleterre victorienne se sont opposées
dans le cadre du « Grand Jeu ». Le dernier acte de la guerre froide allait mettre fin à l'Union
soviétique tout en attaquant les sociétés et les gouvernements occidentaux.
Dans ma bibliothèque, j'ai retrouvé le livre qu'a publié en 1889 lord Curzon, astucieux
défenseur de l'impérialisme. Depuis cinquante ans, l'Afghanistan « inspire aux Britanniques un
sentiment d'appréhension presque superstitieuse [...] C'est seulement avec la plus vive réticence
que les Anglais se laissent persuader d'intervenir dans une région si dangereuse [...]
L'Afghanistan est depuis longtemps le talon d'Achille de la Grande-Bretagne en Orient.
Imprenable ailleurs, c'est là qu'elle se montre vulnérable ».
Je suis contrôlé à la frontière après un trajet assez pénible à travers les montagnes, je paie
un droit de passage exorbitant et je me retrouve dans un camion pakistanais, dissimulé de façon
plutôt symbolique (sans doute contre les avions indiens) par un camouflage à base de boue et
de branchage. « ÉCRASEZ L’INDE » est le courageux slogan peint sur les côtés du camion. Après un
nouveau parcours éreintant, je tente de me détendre, puis d'écrire un article pour mon journal,
dans un hôtel de Peshawar, sinistre mais correct. Je suis bien incapable d'imaginer alors que,
dans moins de dix ans, cette ville austère située au pied de l'Himalaya sera la base principale du
dernier grand conflit armé de la guerre froide. Ou que, dans moins de vingt ans, à la suite de ce
conflit, ce sera la base arrière d'un mouvement qui veut propager dans le monde un islam
militant.
L'explication tient dans la période située entre la guerre indo-pakistanaise de 1971, qui
s'est terminée trois semaines avant que je franchisse la passe de Khyber, et les funestes
interventions soviétiques et américaines en Afghanistan. Ces deux interventions armées (directe
pour les Russes, par le biais de mercenaires musulmans pour les Américains) allaient sceller le
destin de l'empire soviétique. Elles ont aussi fait sortir de leur bouteille les génies qui devaient,
dans les années 1980 et 1990, déchaîner la violence terroriste et contribuer à propager la drogue
dans le monde, de New York aux Philippines.
L'Afghanistan avait échappé à l'impact de la Seconde Guerre mondiale, mais n'avait pu
éviter les répercussions de l'indépendance et de la partition des Indes britanniques en 1947.
Après le retrait des Anglais, les gouvernements afghans successifs de Kaboul renouvellent leurs
prétentions sur les terres peuplées par les groupes ethno-tribaux pachtounes et baloutches, de
part et d'autre de la frontière de ce qui était devenu le Pakistan. Le Pachtounistan devient une
question brûlante entre Kaboul et Islamabad. Le rejet par le Pakistan des revendications
revanchardes de la monarchie afghane signifie que l'Afghanistan n'aura aucun accès à l'océan
Indien ; c'était aussi le but traditionnel de la politique étrangère russe depuis des générations de
tsars, avant 1917.
Le roi Zaher Chah, sur le trône depuis 1933, a choisi comme Premier ministre un
membre de sa famille, le prince Mohammad Daoud Khan, que son dévouement à la cause du
Pachtounistan rapproche de l’URSS, après une longue période d'équilibre entre présences
soviétique et américaine. Chacun alors développe ses projets d'aide et cherche à accroître son
influence. À partir de 1956 et de 1961 respectivement, Moscou accepte d'équiper et de former
l'armée puis la flotte afghanes, après que les États-Unis ont refusé de vendre des armes à
Kaboul ou de lui prêter de l'argent dans des conditions favorables. L'URSS commence bientôt
à échafauder d'énormes projets d'une grande importance stratégique, en cherchant à intégrer
l'antique monarchie au système frontalier soviétique : une autoroute allant de la frontière du
Tadjikistan soviétique à Kaboul, des installations portuaires le long de l'Amou-Daria (durant la
guerre des années 1980, les incursions en territoire soviétique de guérilleros et de saboteurs
venus d'Afghanistan et soutenus par la CIA faillirent provoquer un conflit majeur entre I'URSS et
le Pakistan, sinon entre I'URSS et les États-Unis).
Une nouvelle base militaire aérienne géante est construite à Bagram. Dans le nord du
pays, les projets sont en partie stimulés par la découverte d'énormes réserves de gaz naturel
dans la province de Jozjan, proche de la frontière soviétique. En 1968, les ingénieurs
soviétiques ont terminé un gazoduc destiné à pomper le gaz afghan peu coûteux vers les centres
industriels de l'Asie centrale ; le flux sera rarement interrompu, même pendant la guerre de
1979-1989, malgré les cours de sabotage dispensés par la CIA et par l'Inter-Services Intelligence
(ISI), les services secrets pakistanais. Le gazoduc est l'un des rares succès durables pour les
Russes. En 1985, Moscou annonce une production annuelle de 2,4 milliards de mètres cubes.
Seuls 3 % sont utilisés pour les besoins afghans ; tout le reste est aspiré par l'économie
soviétique.
Malgré la concurrence des États-Unis, de l'Allemagne de l'Ouest, de la France, de la
Chine et de l'Inde, I'URSS a prêté tant d'argent à l'Afghanistan, dont la plupart à de très forts
taux d'intérêt, qu'en 1972 les Soviétiques sont leur principal créancier : près d'un milliard de
dollars entre 1957 et 1973, soit environ 60 % de toute l'aide étrangère civile versée au pays.
Une Constitution libérale voulue par le roi Zaher Chah en 1964 introduit la démocratie
parlementaire. Les petits partis politiques se multiplient : à gauche sous l'influence
communiste, les autres dominés par l'idéologie islamiste. Communistes et islamistes militent
efficacement dans les lycées et à l'université de Kaboul, et parmi les officiers. Les partis de
gauche fondent le Parti démocratique du peuple d'Afghanistan (PDPA), divisé en deux branches :
le Parcham (Drapeau) et le Khalq (Peuple). Le Parcham recrute essentiellement ses adhérents
dans la jeune élite urbaine persanophone ; le Khalq surtout parmi les Pachtounes, d'origine
rurale plus humble. Sur les marges se trouvent quelques groupuscules extrémistes, comme le
Sholah e-Javed (Flamme éternelle), « maoïste » et non religieux, qui attirent les chiites non
pachtounes (par opposition à la majorité sunnite qui représente les deux tiers de la population)
et ceux que déçoivent les tendances gauchisantes de la monarchie constitutionnelle de Zaher
Chah.
 
Avec le temps, l'indécision et, selon certains, la faiblesse du roi ne peuvent empêcher
l'érosion des principes démocratiques qu'il a proclamés dans la Constitution de 1964. Selon ses
adversaires, il lui manque la vigueur nécessaire pour soutenir les Premiers ministres les plus
honnêtes et les plus efficaces, dont cinq tentent avec succès de gouverner jusqu'en 1973. Le
gendre du roi, le général Abdul Wali, est accusé de mauvaise gestion des affaires, notamment
de l'aide humanitaire versée lors de la sécheresse qui fait jusqu'à 100 000  morts en 1972. En
1973, alors que le roi est à l'étranger, une junte militaire monte un coup d'État, proclame la
république et la fin de la monarchie. Le leader en est Mohammad Daoud, l'un des cousins de
Zaher Chah, qui a été ministre des Affaires étrangères de 1953 à 1963 mais a été exclu du
pouvoir durant l'expérience démocratique. Daoud tente de gouverner d'une main de fer. Il
néglige les problèmes sociaux et économiques. Parmi les commentateurs occidentaux, rares
sont alors ceux qui comprennent la politique et la société afghanes (ils ne comprendront pas
davantage plus tard, quand l'Occident sera impliqué dans une guerre par procuration contre les
Russes) : ils appellent Daoud le « prince rouge », croyant que le soutien du PDPA fait
automatiquement de lui le jouet de Moscou.
On pourrait dire que les événements qui allaient entraîner l'intervention soviétique en
décembre 1979 commencent avec la réunion des deux factions rivales du PDPA en 1977. Fragile
et temporaire, la réunion du Parcham et du Khalq rend possible un nouveau coup d'État
militaire, fatal à Daoud, qui est tué avec la plupart de sa famille alors qu'il tentait d'y résister.
Les meurtres ont lieu le 27 avril 1978 et donnent enfin le pouvoir au PDPA, désormais identifié
par la CIA et d'autres organismes occidentaux comme communiste et prosoviétique. La faction
victorieuse de cette Saur, ou « révolution d'avril », est le Khalq, qui regroupe plus d'adhérents
que le Parcham, lui-même moins radical et plus prudent. À partir d'avril 1978, le nouveau
président est Nur Mohammad Taraki, sorte de tâcheron marxiste derrière lequel s'abrite un
homme politique bien plus compétent, Hafizollah Amin.
Depuis l'arrivée au pouvoir de Taraki, le Kremlin de Leonid Brejnev suit de près la
situation en Afghanistan, soupçonnant Amin d'être proaméricain, voire d'être un agent de la
CIA. En mars 1979, une révolte éclate dans la province de Herat contre le gouvernement de
Taraki. Les services secrets soviétiques notent qu'elle reçoit un soutien de l'étranger, surtout de
l'Iran de Khomeiny, l'ayatollah exilé revenu à Téhéran pour devenir le chef suprême, religieux
et politique, après le départ du chah en février 1979. Plusieurs conseillers soviétiques sont tués
alors qu'ils tentent de maîtriser l'insurrection. Pour surveiller Amin, désormais Premier
ministre, et d'autres membres de l'entourage de Taraki suspects de penchants occidentaux, le
Kremlin envoie Vassili Safrontchouk, diplomate compétent, qui parle parfaitement l'anglais, la
langue étrangère qu'Amin parle le mieux, en tant que conseiller auprès de l'ambassadeur à
Kaboul, A.M. Pouzanov.
Safrontchouk trouve en Amin « un homme de taille moyenne, solidement bâti, au
physique pachtoune accentué, un homme poli et vigoureux qui, s'il le voulait, pourrait charmer
d'emblée tous ses visiteurs ». Après avoir entendu ses protestations d'amitié et de loyauté aux
principes communistes et au peuple soviétique, Safrontchouk voit en lui « un petit-bourgeois
très ordinaire, un nationaliste pachtoune extrême », ce que Moscou juge dangereux. Amin n'est
qu'un conspirateur « aux ambitions politiques illimitées et qui désire ardemment le pouvoir » ;
il est prêt « à tout et à tous les crimes » pour y parvenir.
À cause des contacts « suspects » d'Amin avec les Américains et de signes selon lesquels
la CIA, l'Iran et le Pakistan encouragent l'agitation parmi les leaders tribaux islamistes (surtout
après l'insurrection au Herat en mars 1979), Taraki et Amin cherchent à convaincre Moscou de
leur envoyer un « contingent limité » (expression favorite des bureaucrates du Kremlin qui
veulent justifier leur intervention). En juin 1979, selon Safrontchouk, lors d'une de leurs
premières entrevues, Amin lui demande de transmettre sa demande pour que soient envoyés
« deux ou trois bataillons » de l'Armée rouge, afin de « protéger certaines lignes de
communication militaire et l'aéroport de Bagram ». Safrontchouk déclare avoir dit à Amin qu'il
doutait du résultat : Moscou craignait que l'arrivée de troupes soviétiques en territoire afghan
ne soit utilisée par ses adversaires, l'Occident, le Pakistan, l'Iran et la Chine, pour « discréditer
la révolution afghane ». De plus, au Kremlin, cela reviendrait à admettre la faiblesse du régime
Taraki-Amin.
Durant Tété 1979, Zigniew Brzezinski, membre le plus farouchement antisoviétique de la
Maison-Blanche, pousse le président Carter à signer une directive secrète qui accorde une aide
aux moudjahidin, la résistance antirusse ; les ennuis commencent pour Taraki, Amin et les
Soviétiques. Le 23 juin, une mutinerie de l'armée éclate à Kaboul, près du bazar central de
Chandaval. Le 6 août, encadrée sinon encouragée par la CIA et les observateurs pakistanais, une
division de l'armée afghane se mutine et tente de s'emparer de la vieille forteresse de Balahisar,
sur le versant sud-est de la colline de Shir-Darviz, à l'intérieur de Kaboul. De là, il est possible
de viser les principaux quartiers de la ville. Les diplomates et les conseillers militaires
soviétiques à Kaboul, ainsi que le détachement du KGB, soupçonnent Amin d'avoir provoqué
ces rébellions ou d'en avoir été prévenu. En tout cas, ces événements consolident son pouvoir
sur les forces armées afghanes. Aux yeux des Soviétiques, Amin, depuis longtemps en bons
termes avec l'ambassade américaine à Kaboul, rêve de dictature personnelle, peut-être en
collusion avec les Américains.
Selig Harrison, ex-correspondant du Washington Post, dont les écrits sur cette région font
autorité, évoque le contexte de la « bourde monumentale de Moscou » : l'invasion de
l'Afghanistan. Il décrit « une suite byzantine d'intrigues afghanes meurtrières compliquée par
les guerres entre les différents services secrets soviétiques et les manipulations d'agents pour le
compte de six puissances étrangères » (sans doute les États-Unis, I'URSS, l'Iran, le Pakistan,
l'Inde et la Grande-Bretagne). L'erreur fatale du Kremlin est commise par un petit groupe de
conseillers de Brejnev, alors que le président lui-même, « malade et alcoolique », impose une
décision secrète sans même réunir le Politburo, « en dépit de l'opposition de trois grands
généraux de l'état-major ».
La plupart des mystères du processus de décision, tant à Moscou qu'à Washington, ont
été élucidés à Oslo en septembre 1995. La quatrième et dernière rencontre russo-américaine
portait ce nom pompeux : « L'Afghanistan et la détérioration de la détente ». La plupart des
participants étaient de hauts fonctionnaires à la retraite. La plupart, sinon tous, avaient été
impliqués dans les décisions cruciales des deux capitales portant sur l'intervention en
Afghanistan, dernier grand échiquier militaire de la guerre froide. Quelques vérités importantes
ont été révélées lors de cette conférence.
Le « Projet Carter-Brejnev », nom de cette conférence, a été conçu en 1991-1992 au
Watson Institute for International Studies de Brown University. Pour les initiateurs du projet,
comme le professeur James Blight, « les relations américano-russes suivaient une spirale
descendante qui ressemblait étrangement à celle de la fin des années 1970 », juste avant que le
Kremlin ne décide d'envoyer ses troupes à Kaboul. C'est dans le paisible campus de Brown,
situé à Providence (Rhode Island), qu'universitaires et membres (en activité ou non) d'une
dizaine d'institutions américaines ont entrepris ensemble un réexamen des années 1970. Un
précédent projet s'était penché sur la crise des missiles cubains en 1962, lorsque Kennedy et
Khrouchtchev avaient failli déclencher une troisième guerre mondiale. Les témoignages fournis
par les acteurs du drame afghan seront complétés par les documents tirés d'archives
américaines et russes, entre autres.
Parmi les membres de la conférence d'Oslo figuraient quelques proches du président
Carter : Zbigniew Brzezinski, conseiller pour la sécurité nationale ; l'amiral Stansfield Turner,
directeur de la CIA ; le général William Odom, responsable des affaires soviétiques au Conseil
national de sécurité ; Marshall Shulman, assistant du secrétaire d'État Cyrus Vance ; Mark
Garrison, conseiller de l'ambassade américaine à Moscou ; et Gary Sick, ex-capitaine dans la
marine américaine et spécialiste de l'Iran au Conseil national de sécurité.
Du côté russe, il y avait Anatoly Dobrynine, ambassadeur d'URSS à Washington en 1979 ;
Karen Brutents, vice-chef du Comité central du Parti communiste soviétique, département
international ; le général Valentin Varennikov, adjoint du ministre de la Défense ; le général
Mikhaïl Greev, premier chef adjoint de l'état-major; et Sergei Tarasenko, spécialiste des États-
Unis et du Moyen-Orient au ministère des Affaires étrangères.
Outre ces poids lourds, on comptait vingt-trois autres experts, américains, russes et
norvégiens. Les principales questions étaient : que s'est-il exactement passé dans les coulisses
de l'intervention soviétique ? Quels étaient les motifs des Soviétiques ? Qui furent les
principaux responsables de l'invasion ? Enfin, quelle réflexion parallèle menait-on alors à
Washington ? Comment les calculs soviétiques tenaient-ils compte de l'attitude américaine ?
Ces calculs devaient déboucher sur une tragédie pour I'URSS, l'Afghanistan et ses voisins, et,
enfin, sur une victoire dérisoire pour les États occidentaux et musulmans qui avaient participé à
la croisade contre le communisme et l'envahisseur russe.
La conférence se tenait à l'institut Nobel, qui pouvait offrir de nombreuses ressources
humaines et documentaires. Les participants se mirent au travail, après un dîner d'ouverture, en
regardant une vidéo, comme pour « prendre une machine à remonter le temps », selon le Russe
Alexandre Bessmertnykh. Il s'agissait d'un documentaire soviétique sur trois événements qui
avaient servi de prologue au drame afghan : le sommet de Vienne réunissant Carter et Brejnev
en juin 1979 ; la minicrise suscitée, quelques semaines plus tard, par une imaginaire « brigade
soviétique » présente à Cuba ; enfin, un reportage occidental sur l'invasion soviétique de
l'Afghanistan durant la dernière semaine de décembre 1979.
Il y eut quelques rires polis face à ce qu'un des participants a décrit comme
1'« embrassade maladroite et involontairement hilarante » de Carter et Brejnev après la
signature du traité de réduction des armements SALT II. Anatoly Dobrynine fit cette réflexion :
« Rendez-vous compte, un baiser pareil, pour leur première rencontre. » Moins comique fut la
remarque du général Valentin Varennikov, ex-commandant des forces soviétiques en
Afghanistan : « Ce baiser était comme un rêve lorsqu'on est malade, un peu irréel, on n'y
croyait pas vraiment. Avec les événements en Afghanistan à la fin de cette année-là, nous nous
sommes tous réveillés. » En fait, pour le professeur James Blight, du Watson Institute, la
question à laquelle devait répondre la conférence était la suivante : comment les relations entre
les États-Unis et l'Union soviétique ont-elles pu se détériorer si vite et si entièrement après la
signature triomphale du traité SALT II à Vienne ?
Personne n'a ri en revoyant l'interview accordée par le président Carter au commentateur
d'ABC News, Frank Reynolds, aussitôt après l'entrée des Soviétiques dans Kaboul. Reynolds
arrive à faire avouer à Carter qu'il savait que Brejnev mentait en affirmant que le régime
Taraki-Amin avait demandé cette intervention (évidemment, Amin n'était plus en position de
confirmer ou de démentir : il avait été tué, sans doute par le KGB OU par les forces spéciales
soviétiques, lorsque les troupes étaient entrées dans Kaboul le 27 décembre 1979). Les
participants de la conférence d'Oslo ont surtout été frappés d'entendre Carter dire que cette
invasion lui en avait appris plus long sur les intentions soviétiques que tout ce qu'il avait
découvert durant les trois premières années de son mandat. Selon James Blight, l'attitude du
président confirmait cette affirmation : « la mâchoire serrée, l'oeil froid, complètement
dépourvu de son optimisme et de son large sourire caractéristiques ».
L'un des conseillers de Carter a tenté par la suite d'expliquer cette attitude comme l'effet
d'une détermination implacable à punir Moscou pour sa folie. « Peut-être sans en être
conscient, le président venait de rater sa réélection [en novembre 1980]. Après l'Afghanistan, il
savait qu'il aurait de gros ennuis et qu'il aurait du mal à battre Reagan. » Le 4 janvier 1980,
après des vacances de Noël assombries par la situation asiatique, Carter annonça quelques-unes
des principales mesures américaines : embargo partiel sur les ventes de céréales à l'Union
soviétique ; réduction drastique des droits de pêche dans les eaux américaines ; interdiction
d'exporter la technologie américaine en URSS ; promesse d'un boycott des jeux Olympiques de
Moscou. Le signal le plus fort était la requête adressée au Sénat : oublier le « baiser de
Vienne » et le traité de réduction des armements. Comme le comprirent les observateurs les
plus pénétrants, la détente des années 1970 était, sinon morte, du moins moribonde ou gelée en
plein essor.
Mais pourquoi les Soviétiques avaient-ils pris l'absurde décision d'envahir l'Afghanistan
le jour de Noël 1979 ?  Tout d'abord, les hauts responsables du Kremlin savaient que la CIA,
qu'elle ait ou non provoqué les soulèvements militaires de 1978-1979 contre le régime
communiste du PDPA à Kaboul, avait été impliquée dans des missions d'espionnage et de
reconnaissance dans les montagnes de l'Hindu Kuch et dans les environs. On craignait une
tentative occidentale visant à déstabiliser les républiques musulmanes d'Union soviétique.
Comme nous le verrons plus loin, c'est là ce qu'un célèbre participant français de la guerre
froide allait suggérer sérieusement au président Ronald Reagan récemment élu avant et pendant
le début de son mandat, en janvier 1981.
Anatoly Gromyko est le fils d'Andreï Gromyko, qui, après avoir longtemps été ministre
des Affaires étrangères (son intransigeance lui valut en Occident le surnom de Monsieur Niet),
fut nommé président de I'URSS, poste en grande partie honorifique, une fois Mikhaïl
Gorbatchev devenu secrétaire général du Parti communiste en 1985. Andreï Gromyko mourut
en 1989. Il avait écrit, sans l'envoyer, une lettre assez révélatrice au Politburo. Son fils Anatoly,
à qui la lettre avait été dictée, la publia en 1997. Gromyko tente d'y justifier son vote en faveur
de l'intervention, le 12 décembre 1979, en invoquant des « circonstances subjectives et
objectives ».
Parmi les raisons « objectives », il mentionne les « efforts du gouvernement américain
[...] pour déstabiliser les frontières méridionales de l'Union soviétique et pour menacer notre
sécurité ». Selon Gromyko, les États-Unis réagissaient au renversement de leur fidèle allié, le
chah d'Iran, en février 1979 ; le régime révolutionnaire de l'ayatollah Khomeiny ayant fermé
leurs bases, les Américains avaient donc I'« intention de remplacer l'Iran par le Pakistan et,
même, si possible, par l'Afghanistan, comme bases antisoviétiques ». À cela s'ajoutait
l'implication supposée des Américains dans les soulèvements politiques et sociaux en
Afghanistan en 1978-1979. Gromyko nie que l'intervention ait été décidée « à huis clos ». Puis
il se contredit : il reconnaît que les décisions du Comité central n'ont pas été soumises au
Congrès des députés des peuples. L'invasion a été votée lors d'un conclave secret du comité
restreint du Politburo, en décembre 1979, que Brejnev présidait. « Malheureusement, Brejnev,
Andropov [chef du KGB de 1967 à 1982], Oustinov [ministre de la Défense], Kossyguine
[Premier ministre] et Souslov ne sont plus en vie. Seuls quelques-uns, dont moi, ont discuté de
ce problème "à huis clos" [...] Aujourd'hui, je ne nierai pas qu'après cette discussion nous avons
unanimement décidé qu'il était momentanément nécessaire d'envoyer un petit contingent
soviétique en Afghanistan. » Il ajoute : « Brejnev jugeait Amin capable de conclure un accord
avec les États-Unis », ce qu'il fallait empêcher à tout prix.
Un mémorandum top secret concernant la réunion du Comité central du 31 décembre
1979, portant l'approbation manuscrite de Brejnev, résume les raisons de l'intervention et en
confirme officiellement la décision (ce document a été remis en circulation par l'entourage de
Boris Eltsine en 1993).  Il explique comment le prosoviétique Taraki, avant d'être remplacé
puis assassiné le 17 septembre 1979, sans doute lors de combats entre factions, avait été
contrecarré par la « dictature personnelle » d'Amin. Y sont déplorés les contacts secrets d'Amin
avec l'ambassade américaine à Kaboul et avec les « leaders de l'opposition musulmane de
droite », dont les « forces contre-révolutionnaires [...] ont pratiquement établi leur contrôle dans
de nombreuses provinces [...] grâce à des appuis étrangers ».  Tous ces éléments, joints à
l'éclatement et à la désintégration du PDPA, « menaçaient le succès de la révolution d'avril et la
sécurité » de L'URSS. Donc, « en accord avec les termes du traité soviéto-afghan de 1978, il a
été décidé d'envoyer en Afghanistan le contingent nécessaire de l'armée soviétique ».
Les médias soviétiques annoncèrent d'abord qu'Amin avait été tué accidentellement
lorsque les troupes étaient entrées dans Kaboul le 27 décembre. Plus tard, on apprit qu'il avait
été déclaré coupable de « crimes contre l'État et exécuté ». 
La conférence d'Oslo en 1995 a permis de découvrir les raisons de la colère du président
Carter. Marshall Shulman réfuta l'argument, invoqué au Pentagone et parmi les conseillers du
président, selon lequel I'URSS menaçait les gisements pétroliers du golfe Persique. En revanche,
selon lui, ce qui irritait la plupart des Américains, dont Carter, c'était le caractère soudain,
brutal et cynique de l'intervention soviétique. Gary Sick, Malcolm Toon, ex-ambassadeur à
Moscou, et plusieurs autres participants américains étaient d'accord avec Shulman sur ce point.
Ce n'était pas l'avis du général William Odom, qui pensait, comme son ex-chef Zbigniew
Brzezinski, que l'entrée des Soviétiques en Afghanistan constituait une menace stratégique pour
les États-Unis, une parmi tant d'autres. Avec l'approbation de Gary Sick, Odom s'en prit à ses
collègues russes :
 

Vous avez pris l'Angola. Puis l'Éthiopie. Puis le Yémen du Sud. Puis il y a eu la
révolution iranienne. Je sais, je sais, vous n'étiez pas responsables de la chute du chah [...]
Mais, selon nous, ces événements pouvaient favoriser vos intérêts dans la région. Puis vous
avez envoyé une quantité impressionnante de soldats en Afghanistan, ce qui vous a permis
de frapper au plus profond nos intérêts vitaux dans le golfe Persique. Allez-vous me dire
que ces événements n'avaient, dans votre esprit, aucune relation entre eux ?

Anatoly Dobrynine, le général Leonid Chebarchine, chef du KGB à Kaboul, et le général


Valentin Varennikov, l'un des décideurs lors de la réunion cruciale de décembre 1979, étaient en
violent désaccord avec la théorie d'Odom et de Brzezinski, que Varennikov qualifia de
« paranoïa de la guerre froide ». En outre, les Soviétiques avaient le sentiment d'avoir été
repoussés de toutes parts :

Les États-Unis dominaient l'Iran depuis longtemps sous Pahlavi. La marine


américaine contrôlait l'océan Indien. Le Pakistan (et nous pouvons être honnêtes là-dessus,
je pense) recevait ses ordres de Washington. Tout cela était clair ; les Américains
finançaient et formaient les guérilleros islamiques hostiles au régime d'Amin et Taraki, que
nous soutenions. Pour l'Union soviétique, la menace ne « venait » pas d'Afghanistan ; elle
venait des États-Unis, par le biais de son influence écrasante dans cette région.

Varennikov décrivit ensuite le scénario qu'avaient en tête les dirigeants soviétiques en


1979. Si l'Afghanistan était tombé entre les mains des États-Unis et du Pakistan, les Américains
auraient pu y disposer des missiles à courte portée et ainsi menacer les zones stratégiques
soviétiques, notamment au Kazakhstan. Si Washington avait décidé alors, comme Moscou le
craignait, de contrer la menace de l'Iran révolutionnaire par une invasion visant à « remplacer
Khomeiny par le chah [alors en exil mais vivant] ou par quelqu'un d'autre qui vous plaisait »,
alors il y aurait eu une invasion « occidentale » de l'Afghanistan. En outre, le Kremlin pensait
alors qu'Amin était un agent américain. Selon Varennikov, c'était « notre sphère d'influence »,
« nos frontières, pas les vôtres ». Il n'y avait donc pas de choix possible : il fallait intervenir en
Afghanistan. « Cela n'explique pas pourquoi nous avons fait la bêtise d'envoyer l'armée
soviétique. Mais je pense que cela explique pourquoi nous ne voulions pas la chute du régime
de Kaboul. »
Avec les maréchaux Nikolaï Ogarkov et Sergueï Akhromeïev, Varennikov était en 1979
l'un des principaux conseillers du ministre de la Défense
Dimitri Oustinov. Tant que l'ordre final ne fut pas donné, les trois maréchaux
s'opposèrent, comme tout l'état-major, à l'envoi de troupes. Varennikov révéla qu'il était au
Turkménistan durant l'automne 1979, pour préparer la réaction à une possible entrée des forces
américaines en Iran. Les 4 et 10 décembre, lors de réunions dans le bureau de Brejnev, on
discuta des propositions d'Andropov, de Gromyko et d'Oustinov concernant l'envoi de 7 500
hommes. Les opérations furent débattues mais repoussées. Le 12 décembre, la décision finale
fut prise : l'opération commencerait à quinze heures le 25 décembre et serait terminée le 27
décembre. Le général Alexandre Lyakhovsky, aide de Varennikov, a confirmé que l'assassinat
de Hafizollah Amin était prévu dans le plan et avait été mené à bien selon les directives.
Brejnev était alors malade. Selon les notes de la conférence d'Oslo, Andropov le
convainquit de la nécessité d'une intervention grâce à un aide-mémoire privé qu'il lui remit
début décembre 1979. Dobrynine a affirmé que, lorsqu'il rendit visite à Brejnev le 20 janvier
1980 (après que Carter eut annoncé les premières mesures publiques contre l'Union soviétique
et eut approuvé l'envoi d'armes aux moudjahidin), il le mit en garde avant son départ pour
Washington :  « Surveillez Carter. Il se conduit comme un éléphant dans un magasin de
porcelaine. » Brejnev répondit : « Ne vous en faites pas. Tout sera fini dans trois ou quatre
semaines. »  Selon Dobrynine, cette réplique montre bien quelle confusion régnait alors dans
l'esprit de Brejnev.
L'état d'esprit de Zbigniew Brzezinski était tout autre. Depuis des mois, il gérait l'aide
que les Américains apportaient secrètement aux moudjahidin. Jusqu'en janvier 1998, il a
toujours défendu la version officielle américaine de la guerre afghane : l'aide de la CIA n'avait
commencé qu'en décembre 1979, quand Carter avait décidé de fournir des armes « mortelles »,
par l'intermédiaire des autorités pakistanaises, afin de harceler les troupes soviétiques qui
occupaient l'Afghanistan. Selon Charles Cogan, qui fut jusqu'en 1984 l'un des principaux
responsables du programme d'aide de la CIA, « les premières armes, principalement des fusils
Enfield 303 [armes d'infanterie anciennes mais encore efficaces], arrivèrent au Pakistan le 10
janvier 1980, quatorze jours après l'invasion soviétique ». 
En même temps, Cogan admet avec Brzezinski (qui affirmait révéler un secret lors d'une
interview accordée au Nouvel Observateur en janvier 1998) que l'aide à la résistance afghane
fut en fait autorisée six mois avant l'invasion soviétique, en juillet 1979, alors que le
gouvernement communiste de Kaboul commençait à perdre le contrôle du pays.
Charles Cogan affirme qu'en juillet 1979 le président Carter « signa un document relatif à
une action secrète qui lançait un modeste programme de propagande et d'aide médicale aux
insurgés ». C'est ce que Cogan appelle le « début très modeste de l'implication américaine ».
Dans son désir d'être reconnu comme le principal architecte de la défaite soviétique dans
la guerre froide, Brzezinski déclara au journaliste du Nouvel Observateur : « La réalité, gardée
secrète jusqu'à présent, est tout autre : c'est en effet le 3 juillet 1979 que le président Carter a
signé la première directive sur l'assistance clandestine aux opposants du régime prosoviétique
de Kaboul. Et ce jour-là, j'ai écrit une note au président dans laquelle je lui expliquais qu'à mon
avis cette aide allait entraîner une intervention militaire des Soviétiques. »
À son interlocuteur choqué, Brzezinski précisa qu'il n'avait pas exactement voulu
provoquer l'entrée en guerre des Soviétiques. « Nous n'avons pas poussé les Russes à
intervenir, mais nous avons sciemment augmenté la probabilité qu'ils le fassent. » Il n'avait
aucun regret : « Cette opération secrète était une excellente idée. Elle a eu pour effet d'attirer les
Russes dans le piège afghan et vous voulez que je le regrette ? »  Il ajouta que, dès que les
Soviétiques avaient « officiellement » franchi la frontière, le 23 décembre 1979, il avait écrit au
président Carter : « Nous avons l'occasion de donner maintenant à L'URSS sa guerre du
Vietnam. » Moscou fut obligé de mener une guerre de dix ans qui s'avéra « insupportable »
pour le régime soviétique ; selon Brzezinski, ce conflit avait entraîné « la démoralisation et
finalement l'éclatement de l'empire soviétique » .
Comme l'amiral Stansfield Turner, directeur de la CIA SOUS Carter, et d'autres acteurs
moins haut placés mais tout aussi essentiels, Brzezinski reconnaît que les possibles
conséquences néfastes de l'alliance anticommuniste avec les islamistes afghans (et, peu après,
avec leurs alliés radicaux du monde entier), c'est-à-dire l'apparition d'un nouveau mouvement
terroriste international et l'extension planétaire du trafic de drogue asiatique, n'avaient pas pesé
lourd dans leurs calculs.
Dans leurs analyses rétrospectives de la guerre sainte menée par la CIA en Iran, des
responsables comme Charles Cogan se sont montrés plus objectifs et plus prudents à propos
des motifs américains et de leurs conséquences lorsque avait été conclue l'alliance avec les
islamistes. Comme nous le verrons plus loin, certains hauts fonctionnaires avaient de sérieuses
réserves à ce sujet. Cogan concède que les Américains, tout comme les Soviétiques, étaient
déjà en 1979 les victimes du renouveau islamique qui balayait le monde musulman. Les
principaux antagonistes des Américains étaient les chiites, disciples de Khomeiny en Iran, alors
que les ennemis des Soviétiques étaient les sunnites d'Asie centrale. Cogan cite les propos d'un
collègue, encore impliqué dans les opérations clandestines de la CIA en 1993 : « Nous avons
pris les moyens de faire la guerre, nous les avons placés dans les mains de gens qui pouvaient
s'en servir, à des fins sur lesquelles nous étions d'accord. »
Les buts avoués de Brzezinski étaient plus prestigieux et réellement stratégiques.
Lorsqu'on lui demandait s'il regrettait d'avoir favorisé l'extrémisme islamiste ou d'avoir armé de
futurs terroristes, il répondait : « Qu'est-ce qui est le plus important au regard de l'histoire du
monde ? Les taliban ou la chute de l'empire soviétique ? Quelques islamistes excités ou la
libération de l'Europe centrale et la fin de la guerre froide ? » 
Début 1998, alors que les multinationales pétrolières envisageaient la construction de
pipelines pour exporter le pétrole et le gaz naturel de l'Asie centrale et de la mer Caspienne,
Brzezinski exprima, dans d'autres déclarations révélatrices, l'espoir que les États-Unis
construiraient en Eurasie des ponts vers les États dotés d'une « forte identité musulmane » et
ayant la volonté manifeste de s'« intégrer dans l'économie mondiale ». Il faisait allusion à la
Turquie, puissance musulmane préférée des États-Unis à la fin des années 1990, et à l'espoir,
pour des raisons commerciales et politiques évidentes, d'un rapprochement américain avec
l'Iran des ayatollahs.
En 1989, après avoir vu d'un bon œil (sinon aidé) la montée des taliban créés par le
Pakistan, les États-Unis observaient avec un mélange de sympathie et d'inquiétude les
négociations de la compagnie pétrolière américaine Unocal avec ces mêmes taliban en vue de
l'installation de pipelines partant de la république du Turkménistan, ex-soviétique et désormais
indépendante, et traversant l'Afghanistan et le Pakistan. Si ces accords avaient été signés,
Brzezinski, les multinationales et les stratèges économiques et politiques les auraient
considérés comme une retombée positive du conflit afghan.
Outre le pétrole, les routes commerciales et la géostratégie de la guerre froide, les
Américains avaient d'autres raisons de conclure une alliance avec les milliers de volontaires
islamistes qui, dans les années 1980, devaient se rallier sous la bannière étoilée et sous le
drapeau vert et blanc du Pakistan pour lutter contre les infidèles soviétiques. Dans le camp
occidental, le côté romantique de l'aventure inspirait certains vieux combattants de la guerre
froide. Dans une pâle version de l'orientalisme arabophile ou islamophile à la Lawrence
d'Arabie, certains avaient tendance à idolâtrer, ou du moins à idéaliser, le sabre de l'islam et le
besoin de le libérer du joug communiste.
Un de ces vétérans était Archibald Bulloch Roosevelt Jr. Né à Boston en 1918, petit-fils
du président Théodore Roosevelt, il avait fait ses études à Harvard. Journaliste, Archie
Roosevelt était entré dans les services secrets. Comme son cousin Kermit Roosevelt, qui avait
dirigé le coup d'État visant à rétablir le chah d'Iran en 1953, après que les partisans nationalistes
du Premier ministre Mohammad Mossadegh l'avaient chassé du pays, Archie était devenu
spécialiste du Moyen-Orient auprès de la CIA. Après une longue carrière dans la zone allant du
Maroc au sous-continent indien, il s'était retiré en 1974 afin de travailler pour la Chase
Manhattan Bank.
Avec d'autres spécialistes du Moyen-Orient, j'ai assisté à la fête donnée à Londres pour la
parution du livre d'Archie Roosevelt, Le Désir de savoir, mémoires d'un espion, quelques mois
avant sa mort en 1988, et j'ai senti alors son romantisme inné.
À propos de l'Afghanistan, Archie Roosevelt se considérait comme un réaliste. Ce soir-
là, à Londres, il cita un passage de son livre, où il développait son credo selon lequel l'Occident
n'avait jamais réagi de manière adéquate aux attaques soviétiques depuis l'époque de Lénine. Il
n'y avait eu aucune riposte à 1'« impérialisme russe en Asie ». Après la Seconde Guerre
mondiale, les États-Unis avaient, avec les Soviétiques, forcé des alliés comme la France et les
Pays-Bas à renoncer à leurs colonies, mais Roosevelt rappelait que « les races soumises au sein
de l'empire asiatique de la Russie ont continué à languir sans recevoir de nous le moindre
encouragement ».
Les Anglais, les Français, et dans une moindre mesure les Italiens, les Espagnols et les
Portugais avaient d'autres ambitions. L'une d'elles était, selon Archie Roosevelt, de « barrer le
cours du nationalisme [anticolonial] [...] alimenté par les passions panarabes suscitées par le
président Gamal Abdel Nasser », qui dirigea l'Égypte du renversement du roi Farouk en 1952
jusqu'à sa mort en 1970. Les dirigeants américains confondaient la ferveur nationaliste laïque
de Nasser et celle de l'islam. (Bien que musulman pieux, Nasser croyait à la séparation de
l'Église et de l'État, et il fut la cible des tireurs d'élite de l'organisation des Frères musulmans,
qui tenta en vain de l'assassiner en 1954.) En outre, la distinction entre les communistes et les
nationalistes comme Nasser n'était pas toujours bien comprise à Washington ni aux États-Unis
en général (où les partisans d'Israël ne faisaient aucun effort pour lever l'ambiguïté). C'est l'une
des raisons pour lesquelles les convictions religieuses anticommunistes, voire le fanatisme de
sociétés musulmanes conservatrices comme l'Arabie Saoudite et les États du golfe Persique,
ainsi que la puissance (mais pas les convictions religieuses islamiques) de l'Iran du chah,
étaient vus à Washington comme de forts alliés contre Moscou et contre le nassérisme.
C'est ce genre de conception qui faisait croire à l'administration Carter (comme à
l'entourage de Reagan) qu'en Afghanistan, particulièrement, les islamistes seraient de bons
alliés dans la croisade anticommuniste.
De plus, le « club des vétérans » de la CIA, comme l'appelaient certains membres de la
génération d'Archie Roosevelt, estimait que l'invasion soviétique de l'Afghanistan leur donnait
une occasion unique de défier un ennemi qui voulait la chute de l'Occident depuis la Révolution
de 1917 ; ce désir de vengeance était aussi viscéral qu'intellectuel. Dans les termes d'Archie
Roosevelt, cela signifiait affronter cet « ours [russe] [qui] n'a pas changé depuis l'époque de
Kipling ; nous le voyons aujourd'hui en Afghanistan du côté nord de la passe de Khyber ».
Comme Zbigniew Brzezinski et d'autres conseillers de Carter, Roosevelt considérait ce point
séparant l'Afghanistan du Pakistan comme la « vraie ligne de frontière », où il sentait « les
vents glacés de la guerre froide souffler par-dessus ces impressionnantes montagnes ». Au-delà
des montagnes, au nord, s'étendaient les déserts de l'Asie centrale soviétique. Le long des
routes menant aux vieilles cités musulmanes de Boukhara, Samarkand et Tachkent, les pays
musulmans s'agitaient sous le joug russe communiste ; peut-être étaient-ils mûrs pour un
processus de « libération » qui leur donnerait l'indépendance.
D'après les dires de Brzezinski en 1998, il semble clair qu'il partageait en 1979 cette
ambition avec d'autres membres de l'administration Carter, alors que les immenses ressources
énergétiques que l'Asie centrale pouvait offrir à l'Occident n'étaient pas encore connues aussi
bien qu'elles le seraient dix ans après. Ce qui est certain, c'est que les hommes de Carter, surtout
ceux qui avaient survécu aux scandales qui avaient éclaboussé la CIA dans les années 1960 et
1970, croyaient obtenir des résultats inespérés en aidant la résistance afghane contre les
Soviétiques, mais à condition que l'opération reste secrète.
La direction des opérations de la CIA était la seule branche du gouvernement américain
capable de mener à bien ce qu'Archie Roosevelt appelait « des actions véritablement secrètes
telles que le soutien aux leaders étrangers, aux partis politiques ou aux forces de guérilla dans
les "zones interdites" comme l'Afghanistan ». Une grande opération militaire ou paramilitaire
n'était plus possible. Au Nicaragua, au Salvador, en Angola et au Vietnam, le secret n'avait pas
été gardé longtemps. En envoyant des effectifs considérables, la CIA s'attirerait de vives
critiques aux États-Unis comme à l'étranger, même parmi ses alliés.
Quand les responsables de la CIA s'attelèrent à la tâche en 1980, le modèle à suivre
semblait être leur aventure au Laos dans les années 1960 et 1970. La CIA avait soutenu, géré et
dirigé une vaste campagne militaire, dans laquelle avaient combattu non des Américains, mais
une armée de mercenaires meos originaires des montagnes du Laos. Leurs ennemis avaient été
les communistes de l'ex-Indochine française, de 1962 à 1972. Mais il fallait à tout prix éviter de
reproduire le désastre de l'invasion de la baie des Cochons en 1960, mal conçue et vouée à
l'échec, menée par un rassemblement d'exilés cubains mal entraînés, de mercenaires et
d'aventuriers. Le Laos avait été un succès relatif; Cuba, un ratage complet. Dans les deux cas,
la leçon était la même : employer aussi peu de membres de la CIA que possible et s'assurer que
les combattants étaient motivés et formés aussi bien que possible.
Il fut décidé que la CIA allait réquisitionner un personnel militaire américain spécialisé,
avec le soutien des militaires pakistanais, pour former une armée de musulmans fanatiques. Ils
seraient bien payés et se déploieraient avec l'aide des gouvernements musulmans et
anticommunistes, comme le Pakistan tout proche et la riche Arabie Saoudite. Archie Roosevelt
et ses semblables pensaient que la responsabilité serait entre les mains des militaires
américains, notamment les forces spéciales. L'idée clé était d'employer les Bérets verts et les
commandos Sea/Air/Land (mer/air/terre), les Seals. C'étaient des habitués des opérations
paramilitaires auxquels la CIA avait eu recours en Indochine. D'autres unités spéciales les
rejoindraient peu à peu. Ils allaient entraîner une énorme armée de mercenaires, l'une des plus
grandes de l'histoire militaire américaine. Presque tous seraient musulmans et croiraient que
Dieu leur avait ordonné de combattre ses ennemis : les communistes impies et les envahisseurs
russes. Leurs récompenses terrestres seraient la gloire et une paie généreuse. Pour ceux qui
mourraient en martyrs, la récompense serait au ciel.
C'est à l'administration du président Gerald Ford, entre 1974 et 1977, que revint la tâche
de faire le ménage après les scandales de la CIA concernant l'Angola, la consommation de
drogue dans les guerres clandestines en Indochine et ailleurs, et l'espionnage dont étaient
victimes des citoyens américains. Ces affaires, révélées par le New York Times et reconnues par
William Colby, directeur de la CIA en 1974-1975, étaient désignées comme les « bijoux de
famille », sinistres secrets que la CIA aurait voulu garder enfermés à tout jamais dans ses
coffres les plus cachés.
Après son investiture en janvier 1977, Jimmy Carter résolut de nettoyer ses services
secrets. Il jugeait important d'effacer les stigmates d'une CIA qui avait eu « un rôle dans
l'élaboration de meurtres et d'autres crimes », ainsi qu'il le dit dans ses Mémoires. Il crut bientôt
pouvoir oublier les échecs du passé et accomplir certaines tâches nécessaires afin de gagner la
guerre froide. Il fallait d'abord choisir pour la CIA un directeur « clean » et honnête, un super-
espion qui serait aussi un intellectuel (Carter respectait les intellectuels) et dont le visage
humain refléterait une nature humaine. Il découvrit ensuite qu'il existait un moyen de mener à
bien des missions, surtout dans le tiers monde, sans implication américaine directe.
Le choix de Jimmy Carter pour le poste de directeur de la CIA se porta d'abord sur son
ami Théodore Sorenson. Le Congrès refusa. Certains députés firent remarquer que Ted
Sorenson avait été objecteur de conscience durant la guerre du Vietnam. D'autres dirent qu'il
n'était tout simplement pas qualifié pour diriger les services secrets les plus vastes et les plus
coûteux du monde. Carter choisit ensuite l'amiral Stansfield Turner, scientiste chrétien qui,
après des études à Oxford, avait fait une brillante carrière dans la marine. Lorsqu'il fut nommé,
en 1977, Turner était commandant en chef des forces de I'OTAN dans le sud de l'Europe, dont le
quartier général était basé à Naples.
Durant les trois ans qui s'écoulèrent entre sa nomination et sa collaboration avec
Zbigniew Brzezinski pour lancer la guerre antisoviétique en Afghanistan, Turner travailla à
nettoyer et à « dégraisser » la CIA. Après avoir licencié des centaines d'espions, d'analystes et
d'employés de toutes sortes, après avoir encouragé leur remplacement par de nouveaux
programmes de surveillance électronique par satellite, par avion et par capteurs à distance,
Turner se mit à étudier la question de l'action clandestine. « La majorité des professionnels de
l'espionnage, à ce que j'ai pu voir, estimait que l'action clandestine avait fait plus de mal que de
bien à la CIA et l'avait détournée de son rôle premier, qui est de recueillir des renseignements. »
Pourtant, Turner et ses collaborateurs furent témoins de nombreuses actions clandestines
dans les dernières années qui précédèrent la guerre afghane. Ils furent ainsi préparés à l'alliance
avec les fanatiques musulmans, la première de ce genre dans l'histoire américaine. Mais rien ne
leur permit apparemment de prévoir ni même d'imaginer les terribles conséquences de cette
alliance.
En 1977, quand Turner entra en fonctions, et en 1978, des mercenaires cubains
combattaient pour le gouvernement de gauche en Angola, où la CIA était déjà intervenue pour
soutenir des leaders anticommunistes comme Jonas Savimbi. D'autres se battaient en Somalie,
aux côtés des forces du gouvernement marxiste qui avait remplacé l'empereur Hailé Sélassié.
En 1979, le Yémen du Sud marxiste, bénéficiant d'un soutien soviétique actif (auquel
s'opposaient des groupes soutenus par les Britanniques et la CIA),  menaçait le gouvernement
républicain du Yémen du Nord, soutenu par l'Égypte et d'autres États arabes. Finalement, juste
avant que ne commence le drame afghan en 1979, les fanatiques chiites de l'ayatollah
Khomeiny prirent la tête d'une révolution populaire, chassèrent le chah et s'emparèrent de
l'ambassade américaine à Téhéran, prenant en otages plus de cinquante diplomates.
Pour éviter les stigmates liés à une intervention directe de la CIA dans des opérations
clandestines qui pouvaient se retourner contre les États-Unis, l'équipe Carter adopta une
méthode élaborée par Henry Kissinger, d'abord en tant que conseiller du président Nixon, puis
en tant que secrétaire d'État. Il suffit de faire faire le travail aux autres, tout en évitant les
reproches en cas d'échec. Durant l'ère Kissinger (au début des années 1970), époque de
répétition générale pour l'aventure afghane, les « autres » furent toute une série d'alliés peu
probables imposés par les circonstances. Par ordre d'importance des services rendus : le comte
Alexandre de Marenches, chef des services secrets français à l'étranger de 1972 à 1982 ; le
président égyptien Anouar el-Sadate, de 1970 jusqu'à son assassinat en 1981 ; le chah d'Iran,
jusqu'à son renversement en 1979 ; et le roi Hassan II du Maroc, ami discret mais précieux
depuis son accession au trône en 1960. Enfin, il y eut Kamal Adham, vaillant et richissime chef
des services secrets saoudiens du roi Faysal. Ces messieurs formaient un groupe informel mais
très efficace, baptisé Safari Club par le journaliste égyptien qui en révéla l'existence,
Mohammed Hasseinine Haykal, conseiller du président Nasser.
Le Safari Club créait un précédent et donnait quelques lignes directrices pour les
opérations de la CIA en Afghanistan. Comme son nom l'indique, la principale tâche du Safari
Club était de mener à bien des missions (toujours anticommunistes, pour l'Amérique, du
« bon » côté de la guerre froide) en Afrique et dans d'autres régions du tiers monde. Certains de
ses membres se retrouveront également dans les opérations afghanes.
Haykal découvrit l'existence du Safari Club alors qu'il consultait à Téhéran les archives
de l'époque impériale avec la permission des révolutionnaires de Khomeiny : il trouva un
accord officiel signé par les chefs des services secrets concernés. L'Afrique était le principal
centre d'intérêt des fondateurs du club. Tous avaient fort à perdre si ce qu'ils appelaient le
« communisme » y triomphait. Le chah et sa famille avaient fait d'énormes investissements liés
à la suprématie blanche en Afrique du Sud (la Transvaal Development Company). Ils
partageaient avec le président Sadate et le roi Hassan II  (toujours prêt à soutenir les intérêts de
l'ancienne puissance coloniale, la France, et de son allié, les États-Unis) une profonde
inquiétude inspirée par l'intervention militaire soviétique et cubaine en Éthiopie et en Angola,
et par les mouvements marxistes de libération ailleurs en Afrique, en Asie et en Amérique
latine. Les Saoudiens s'effrayaient aussi de ces agissements, surtout dans la Corne de l'Afrique,
géographiquement si proche. Ils furent aussi enthousiastes que les Américains quand le
président Sadate expulsa les conseillers soviétiques invités en Égypte par son prédécesseur
Nasser.
Le chah, qui mourut en exil en 1980, ne trouva refuge qu'en Égypte ; il avait souvent
sympathisé avec Sadate. Sa Majesté impériale m'a dit en 1972, à Téhéran, que les « lenteurs » 
de l'administration américaine, incapable de réagir vite à l'expulsion des Russes par Sadate,
l'avaient déçu. Ar-deshir Zahedi, son gendre et ministre des Affaires étrangères, ne cessa de
vouloir convaincre ses auditeurs américains de l'urgence des menaces soviétiques sur l'Asie
centrale, particulièrement sur l'Afghanistan. En 1978, Zahedi parla des efforts soviétiques pour
« acheter » certaines tribus afghanes (ce que la CIA et l'ISI pakistanais feront beaucoup plus
efficacement en 1980). Il me montra une carte du Baloutchistan, immense zone tribale partagée
entre l'Iran, le Pakistan et l'Afghanistan, pour me faire comprendre que Moscou voulait réaliser
le vieux rêve de Pierre le Grand et des tsars qui lui avaient succédé : atteindre l'océan Indien.
Sous prétexte d'une agitation soviétique quasi inexistante parmi les séparatistes, les forces
armées pakistanaises et iraniennes menèrent une guerre particulièrement violente contre les
Baloutches à la fin des années 1970, offrant une ouverture discordante à la symphonie des
interventions soviétiques et américaines qui allait suivre en Afghanistan.
Le membre du Safari Club qui contribua sans doute le plus à entraîner les États-Unis
dans l'aventure afghane fut le comte Alexandre de Marenches, nommé par Valéry Giscard
d'Estaing à la tête des services secrets français à l'étranger, alors appelés Service de
documentation et de contre-espionnage (SDECE). Après la Seconde Guerre mondiale, il avait
coopéré activement avec les États-Unis dans des opérations clandestines. Selon lui, l'intérêt de
la France, et celui de ses amis et alliés américains, était de former un groupe comme le Safari
Club pour protéger et faire avancer les intérêts occidentaux dans le tiers monde. Le SDECE
étudiait de près l'évolution de l'Asie centrale. Marenches sentait qu'une confrontation entre
Occidentaux et Soviétiques était inévitable.
De son bureau parisien de la Piscine (les locaux du SDECE étaient situés près d'une
grande piscine, d'où ce nom), Marenches, grand bonhomme que son ami américain le général
Vernon A. Walters surnommait un « vrai Kissinger français », envoya à l'Égypte, à l'Arabie
Saoudite, à l'Iran et au Maroc quelques suggestions leur proposant d'officialiser par un pacte
écrit leur collaboration au sein du Safari Club. L'Algérie était conviée à les rejoindre, mais
l'invitation fut déclinée par le régime militaire de Houari Boumedienne, vétéran de la guerre
d'indépendance de 1954-1962, qui se déclarait « socialiste islamique ». 
L'accord découvert par Haykal à Téhéran fut conclu le 1er septembre 1976. Marenches le
signa pour la France, et les autres signataires furent ses homologues des autres pays. Pour
affronter ce qu'ils voyaient comme le danger russe et communiste en Afrique et en Asie
centrale, ils acceptaient d'implanter leur base principale au Caire, avec un secrétariat, un
département chargé des prévisions et un autre pour les opérations. Le président Sadate ordonna
à son gouvernement de fournir des bureaux et des logements pour le personnel. La France
offrirait l'équipement technique nécessaire à la sécurité et aux communications. Il y aurait une
présidence tournante, chaque membre occupant ce poste pendant un an à tour de rôle.
Au cours des années 1970, les congrès du Safari Club eurent lieu en secret en Arabie
Saoudite, en France et en Égypte. Des millions de dollars furent dépensés pour acquérir des
propriétés foncières et des équipements, dont plusieurs lignes téléphoniques directes - presque
certainement accessibles pour les grandes oreilles électroniques des services américains,
l'immense National Security Agency (NSA) de Fort Meade, dans le Maryland, et de leur allié
britannique, le General Communications Headquarters (GCHQ) de Cheltenham. Le club connut
son premier succès au Zaïre, lorsqu'un général dissident menaça de s'emparer de la province du
Shaba, riche en minerais. Les intérêts miniers belges et français, étroitement liés au président
Mobutu, favori corrompu de la CIA, s'effrayèrent et appelèrent le Safari Club au secours. Les
troupes marocaines et égyptiennes, avec le soutien logistique français, volèrent à la rescousse.
Le club rencontra des obstacles plus importants, de la part des Soviétiques et des régimes,
marxistes ou non, qu'ils aidaient, en Éthiopie et en Somalie. C'est au cours de l'une de ces
opérations que le club fournit à Sadate un précédent pour l'opération afghane. Les membres du
club vendirent au président somali Siyad Barre, soudain privé du soutien soviétique, les armes
dont il avait besoin pour achever d'écraser les Éthiopiens auxquels il disputait l’Ogaden.
L'Égypte fournit à la Somalie, moyennant 75 millions  de dollars, un stock de vieilles
armes soviétiques inutiles. La note fut réglée par l'Arabie Saoudite, que le bond des prix du
pétrole lié à la guerre israélo-arabe de 1973 avait enrichie. Barre suivit rapidement l'exemple de
Sadate et expulsa les Russes, croyant que les États-Unis, comme le Safari Club, l'aideraient,
suivant les promesses faites par Carter lors de sa campagne électorale de 1976. La réponse
américaine s'avérant décevante, le chah Mohammad Reza Pahlavi, lors d'une conférence en mai
1977, pressa le secrétaire d'État Cyrus Vance de sauver Siyad Barre. Le chah envoya aux forces
somalies quelques mortiers allemands acquis grâce à la Turquie, ainsi que des armes antitanks.
Les troupes somalies refusèrent de les utiliser parce qu'elles portaient la marque de leur origine
israélienne. Finalement, voyant que l'administration Carter se désintéressait du dictateur somali,
le chah le laissa tomber à son tour. Siyad Barre comprit qu'il avait été victime d'un accord entre
superpuissances : les Soviétiques s'abstenaient de se mêler de l'effondrement du gouvernement
blanc en Rhodésie à condition qu'en Éthiopie les Américains cessent de déplaire au régime
marxiste de Mariam Mengistu en soutenant la conquête Somalie de l'Ogaden.
En novembre 1977, parce qu'il tenait les services secrets israéliens et américains au
courant de ses actions, le Safari Club put favoriser la visite historique du président Sadate à
Jérusalem, qui devait déboucher sur le traité de paix de Camp David entre les États-Unis,
l'Égypte et Israël en 1979. La première lettre suggérant un sommet israélo-égyptien ne vint pas
de Sadate, mais du Premier ministre israélien Yitzhak Rabin. Le représentant marocain du
Safari Club remit lui-même la lettre à Sadate. Le roi Hassan II organisa ensuite la première
rencontre secrète entre le général israélien Moshe Dayan et Hassan Tuhamy, vice-Premier
ministre égyptien chargé des services secrets.
En février 1979, le chah, exilé et détrôné, ne pouvait plus agir. Le comte de Marenches,
créateur et membre le plus actif du Safari Club, était convaincu que les Soviétiques allaient
marcher sur l'Afghanistan. Il croyait, comme Zbigniew Brzezinski, que la géographie et
l'aspiration historique de la Russie à atteindre l'océan Indien (et peut-être à mettre la main sur le
pétrole du Golfe) rendaient inévitable une poussée soviétique vers le sud. Comme il le confia à
sa biographe, Christine Ockrent, il commença à suivre de près les événements lorsque le
dernier roi afghan, Zaher Chah, fut exilé en Italie en juillet 1973. Pour Marenches, le meurtre
de son successeur, le prince Daoud, et l'assassinat d'autres personnalités afghanes, dont le
président Taraki, prouvaient que L'URSS s'apprêtait à conquérir l'Afghanistan. Les rapports du
SDECE faisaient observer que les autoroutes afghanes avaient été construites avec les aides
russe et américaine ; les autoroutes russes avaient clairement pour but de faciliter les
mouvements stratégiques à travers les barrières montagneuses entre l'Afghanistan et I'URSS.
Marenches se rappela qu'un collègue des services secrets britanniques l'avait informé de
mouvements fréquents d'un avion soviétique sur l'aéroport de Kaboul, repérés par les détecteurs
électroniques du GCHQ. Les Soviétiques n'avaient pas pris les précautions d'usage : le numéro et
l'emblème national n'avaient pas été masqués sur le fuselage, et les fréquences radio de
l'appareil n'avaient pas été changées, ce qui les rendait facilement détectables. Marenches
décida d'envoyer quelques espions français observer l'aéroport de Kaboul pour voir qui sortait
du gros avion soviétique. Un jour, au début de l'été 1979, alors que les troubles tribaux
s'intensifiaient en Afghanistan, les agents français identifièrent le maréchal Ivan Pavlovsky,
commandant en chef des forces terrestres depuis 1967.
Cet été-là, Pavlovsky fit fréquemment le voyage. Marenches remarqua que l'Afghanistan,
pays rude, n'était « ni Saint-Tropez ni Hawaii » et qu'un maréchal soviétique habitué au luxe
avait peu de chances d'y séjourner pour son plaisir.
Les analystes de la CIA étaient plus ou moins au courant, semble-t-il ; pourtant, beaucoup
semblent avoir été pris au dépourvu par la soudaine intervention soviétique en décembre. Au
moins un grand journaliste américain fut plus prévoyant. Environ trois semaines avant Noël,
Arnaud de Borchgrave, de Newsweek, parent d'un des cousins belges de Marenches, rendit
visite au chef des services secrets français. 11 lui demanda conseil : où se dérouleraient bientôt
les événements les plus intéressants ? « Si j'étais vous, répondit Marenches, j'irais à Kaboul. »
Borchgrave suivit son conseil et sacrifia ses vacances de Noël pour couvrir ce qui s'avéra
le début d'un des plus grands événements de la décennie suivante. Il fut l'un des très rares
journalistes occidentaux à être présents lorsque les Soviétiques firent irruption dans Kaboul
pour Noël 1979.

2. ANOUAR EL-SADATE
 

Durant les vacances de Noël et du nouvel an 1979-1980, les hommes du président Jimmy
Carter, qui pour la plupart ne comprenaient guère la gravité des décisions qu'ils avaient à
prendre sur l'Afghanistan, ignoraient encore qu'ils auraient besoin d'alliés puissants pour leur
croisade antisoviétique.
À Washington comme à Langley (Virginie), quartier général de la CIA, des employés
moroses tapotaient sur leurs claviers d'ordinateur et étudiaient les derniers rapports. Les États-
Unis n'avaient jamais eu plus besoin de véritables alliés. À Téhéran, plus de cinquante
diplomates américains étaient prisonniers, pris en otages lors de l'attaque de l'ambassade en
novembre. Leurs geôliers dédaignaient les prières de Carter, d'hommes d'État musulmans et
occidentaux, et même du pape Jean-Paul II,  dont la Pologne natale, à peine sortie du
communisme, était menacée par les divisions soviétiques récemment massées à la frontière.
Celles-ci semblaient prêtes à entrer dans le pays pour se joindre à ceux qui, de l'intérieur,
compromettaient déjà la liberté conditionnelle de celui-ci.
La monarchie saoudienne, à portée de bombardement de l'Afghanistan, était le grand
fournisseur de pétrole de l'Amérique. La famille royale soutenait l'économie américaine en
souscrivant fidèlement, chaque année, des milliards de dollars en bons du Trésor. Les
Saoudiens et leurs voisins, équipés par les marchands d'armes occidentaux, faisaient la police
sur les itinéraires des cargos pétroliers dans le Golfe. Leur rôle devint subitement capital avec
la chute, en février 1979, du hautain chah Mohammad Reza Pahlavi, jadis allié puissant et
gendarme protégeant les intérêts américains.
Le chah était en exil et, quelques semaines auparavant, l'allié saoudien avait subi un
grave bouleversement. Un fanatique musulman, se proclamant le mahdi (l'« élu »), s'était, avec
une bande de disciples suicidaires, emparé de la Grande Mosquée de La Mecque. Le président
Carter et ses hommes parurent aux Saoudiens incapables ou peu désireux de les aider. Seuls un
officier français antiterroriste et ses commandos, appelés et payés en tant que mercenaires par
les dirigeants de la maison de Séoud, avaient pu entraîner les hommes du roi Fahd dans une
contre-attaque afin de chasser les mécréants. Même après leur décapitation publique, le virus de
la rébellion laissait un goût amer à Riyad et à Washington. Après le début du jihad en
Afghanistan, de semblables mercenaires se retourneront contre les Américains et les Saoudiens
qui les avaient financés.
À Washington, Zbigniew Brzezinski, conseiller pour la sécurité nationale, fit face à
l'intervention soviétique en réunissant un comité secret. Personne, à ce niveau de la hiérarchie,
n'était plus profondément antisoviétique et prêt à lancer une guerre contre I'URSS, avec l'aide de
mercenaires musulmans.
Alors que je couvrais les réunions du Pentagone pour le Christian Science Monitor, je me
rappelais les discours tenus à Téhéran et à Washington par Ardeshir Zahedi, gendre du chah,
ministre des Affaires étrangères et dernier ambassadeur aux États-Unis. Il affirmait que la
prochaine démarche des Soviétiques serait d'entrer en Afghanistan. Brejnev voulait un accès à
l'océan Indien. Une fois à Kaboul, il serait beaucoup plus proche de la mer et des gisements
pétroliers.

L'équipe de Brzezinski et l'entourage du secrétaire d'État entamèrent des discussions avec


les alliés dont Washington aurait besoin. Des diplomates égyptiens, sous les ordres du président
Anouar el-Sadate, et d'autres, dirigés par le prince Saoud al-Faysal, ministre saoudien des
Affaires étrangères, relayaient des messages urgents vers leur capitale. Plus important encore
que l'Égypte ou l'Arabie Saoudite était le Pakistan, comme le souligna Carter lors d'une réunion
officielle du National Security Council (NSC) le 28 décembre. Il existait alors un sérieux
désaccord avec le gouvernement d'Islamabad à propos de son arsenal nucléaire clandestin en
plein développement : l'aide militaire américaine avait été supprimée par une décision du
Congrès, l'amendement Pressler, parce que le président des États-Unis ne pouvait garantir que
le Pakistan n'était pas en train de fabriquer une bombe nucléaire.
Malgré cet obstacle majeur, le Pakistan serait la base géographique et politique
nécessaire pour la guerre en Afghanistan. Warren Christopher, assistant du secrétaire d'État
(son supérieur, le prudent Cyrus Vance, émettait d'importantes réserves sur tout le projet), fut
donc envoyé en mission pour « tenir la main », selon les termes de la CIA et des vieux
diplomates, dans le but d'apaiser le président du Pakistan (le dictateur militaire, selon d'aucuns),
le général Zia ul-Haq, dont la coopération et la collaboration étaient indispensables.
Le 31 décembre 1979 fut une journée très froide à Arlington (Virginie), près de
Washington et du Potomac. Mon épouse grecque, Vania, et moi-même recevions de vieux amis
du Moyen-Orient. Juste avant minuit, un autre invité est arrivé. C'était Alexandre Zotov,
spécialiste du Moyen-Orient à l'ambassade soviétique à Washington. Zotov maîtrisait plusieurs
langues orientales. Il ressemblait à un universitaire américain, extraverti, toujours souriant.
Lors de la guerre civile de 1919-1920, son arrière-grand-père avait combattu les bolcheviks
dans l'Armée blanche, dans son Caucase natal. Il nous a offert en cadeau une petite église
orthodoxe en bois sculpté, avec son clocher à bulbe, comme on en met sous les arbres de Noël.
Je lui ai demandé pourquoi les Soviétiques étaient entrés en Afghanistan. Au bout de
quelques secondes, il a répondu : «Je ne comprends pas. Ils n'étaient pas obligés. Ils auraient pu
s'entendre avec Hafizollah Amin. Il y a eu un grand malentendu. »
Zotov devint par la suite responsable du Moyen-Orient au Praesidium du Parti
communiste et, durant le crépuscule de l'Union soviétique, ambassadeur en Syrie. Dans sa
sagesse, il survécut à l'ascension et à la chute de Mikhaïl Gorbatchev. Je ne crois pas aller trop
loin en disant que, ce 31 décembre, Zotov et moi avons eu une prémonition du désastre.
Alors que les moudjahidin recevaient les vieux fusils Lee-Enfield fournis par la CIA, le
président Carter envoya Zbigniew Brzezinski en Égypte, puis au Pakistan. De son côté, le
ministre de la Défense Harold Brown partit pour la Chine, autre allié potentiel.
La tâche de Brzezinski au Caire était de convaincre le président Sadate de « se joindre à
l'équipe », selon le jargon de Washington. Certains des experts américains avaient compris que
recruter les ennemis islamistes de Sadate en tant que leaders idéologiques permettrait de lever
une armée volontaire de mercenaires égyptiens. Une poignée d'experts occidentaux, comme
Louis Dupree, de l'American Universities Field Service, ou le spécialiste français de l'islam
politique Olivier Roy, savaient que les leaders islamistes afghans, dont on aurait besoin pour
chasser les Russes, avaient en partie fait leurs études en Égypte. Ils étaient fortement influencés
par les traditions des Frères musulmans, organisation apparue sous la monarchie égyptienne
dans les années 1920, durant l'occupation britannique.
L'un des liens entre les Afghans et les islamistes égyptiens était le docteur Gholam
Mohammed Niyazi, qui devint doyen de la faculté de théologie de Kaboul lorsqu'il eut terminé
ses études en Égypte. Niyazi et d'autres érudits afghans étaient diplômés de l'Al-Azhar du
Caire, que beaucoup considèrent comme la mère des universités islamiques. Ses recteurs
avaient une relation ambiguë avec le président Sadate, surtout lorsqu'il prit le parti des États-
Unis après la guerre de 1973 et lors des accords de paix avec Israël. À Al-Azhar, les
nationalistes laïques et les islamistes venus de tout le monde musulman, du Maroc aux
Philippines, trouvaient un terrain de discussion pour leurs projets et leurs rêves. C'est aussi là
qu'ils rencontraient les leaders des Frères musulmans.
Fondée en Égypte en 1928 par un instituteur, Hassan al-Banna, l'organisation des Frères
musulmans propageait l'idée d'une stricte théocratie islamique dans un État musulman idéal,
qui ne serait guidé que par les préceptes du Coran. Les Frères musulmans possédaient des
cellules à travers tout le monde arabe et musulman.
Les membres de l'organisation des Frères musulmans étaient des militants actifs : ils
avaient combattu l'armée israélienne en Palestine en 1948-1949 et s'étaient opposés à la
présence britannique en Égypte par des actes de terrorisme, voire par la guérilla, dans les
années 1950 et avant. Le vigoureux nationalisme égyptien, guidé par les intellectuels, et son
opposition armée aux envahisseurs étrangers avaient déjà alimenté d'autres mouvements de
résistance dans le monde arabe. Les azharis, comme on appelait les diplômés d'Al-Azhar,
surtout quand ils devenaient chefs d'État comme Houari Boumedienne en Algérie, apportaient
une forte tendance islamiste, même dans des mouvements laïques comme le FLN.
Depuis son arrivée au pouvoir après la mort de Nasser en 1970, Sadate avait libéré de
nombreux Frères musulmans ainsi que d'autres leaders et militants islamistes que Nasser avait
jetés en prison à la suite de complots et d'attentats menés dans les années 1950. Le flirt de
Sadate avec les islamistes lui rendrait plus facile la tâche que lui confieraient Brzezinski et ses
successeurs dans l'administration Reagan. Avec son gouvernement, il devint un moment le
recruteur de l'armée secrète de fanatiques rassemblée pour combattre les Soviétiques en Asie
centrale.
Sadate comptait sur les islamistes pour contrer l'influence communiste en Égypte et les
complots de la gauche contre lui, surtout durant la période qui précéda l'expulsion du personnel
militaire soviétique en 1972, mais il avait aussi une autre carte en main lorsqu'il accepta de
former, d'équiper et de ravitailler les volontaires du jihad afghan. Du point de vue américain,
c'était une carte assez forte. En fait, elle allait causer sa perte et la plus grave insurrection
islamiste que l'Égypte ait connue à l'époque moderne.
Après avoir signé en mars 1979, à Washington, le traité de paix avec Israël, avec Jimmy
Carter et Menahem Begin, Sadate fut l'objet d'un chœur de protestations provenant des
Palestiniens, de Syrie, d'Irak, d'Arabie Saoudite et du reste du monde musulman. Tous
l'accusaient d'avoir trahi la cause palestinienne en n'exigeant pas, en même temps que le retrait
des Israéliens du Sinaï, l'évacuation de la Cisjordanie, de Gaza et de Jérusalem-Est. Sadate
réagit en se rapprochant plus encore de l'administration américaine. Dans ses discours, il
qualifia les dirigeants arabes de « nabots ignorants », à l'esprit « putride et corrompu ».
Pourtant, comme le notait le journal cairote Al-Ahram le 1er avril 1981, l'Égypte devait « voler
au secours » de ses amis arabes et musulmans lorsqu'ils lui demandaient son aide, « et même
s'ils ne la demandaient pas ».
Quelques semaines après la visite de Brzezinski en janvier 1980, Sadate avait
symboliquement tenu sa promesse en autorisant les avions américains à quitter des bases
égyptiennes comme Qena et Assouan pour livrer des armes et du ravitaillement aux
moudjahidin au Pakistan. Les arsenaux égyptiens furent inventoriés, pour découvrir des armes
soviétiques (souvent périmées) à envoyer pour le jihad. Une vieille usine d'armement proche de
Helwan fut transformée pour produire le même type d'armes. Les journalistes, lorsqu'ils furent
enfin tenus au courant, apprirent que les fausses armes russes provenaient de vieux surplus
laissés en Égypte. Plus tard, Israël fournirait de véritables armes russes, prises en Égypte, en
Syrie et à L'OLP.
Fin 1980, l'Égypte accueillait des groupes de formateurs américains venus instruire les
Égyptiens qui, à leur tour, devaient former les volontaires portant secours aux moudjahidin
d'Afghanistan.
Sadate considérait peut-être que cette alliance avec les Américains en Afghanistan
tempérerait la rancœur des Frères musulmans et des divers groupes islamistes due à la signature
du traité de paix avec Israël et à son amitié croissante avec les États-Unis sur d'autres fronts. Le
rôle politique des Américains en Égypte devenait primordial. Sadate avait répété plusieurs fois,
dans des interviews et en public, que « l'Amérique détient 99 % des cartes dans le jeu » du
Moyen-Orient. Lorsque Carter contesta cette affirmation, Sadate aurait répliqué : « Mon cher
Jimmy, vous avez raison, ce n'est pas 99 %, mais 99,9 %. » Selon un journaliste égyptien, les
deux hommes auraient alors éclaté de rire.
Six mois seulement après la signature de l'accord de paix avec Carter et Begin en mars
1979, Sadate s'attira encore la colère des islamistes en organisant une grande célébration. À
l'origine, il envisageait une fête mondiale de la paix, avec cérémonies religieuses musulmanes,
juives et chrétiennes, sur le Sinaï, où Moïse est censé avoir reçu les tables de la Loi. Cela
s'avéra impossible, et il fallut se contenter d'une grande fête où, selon le New York Times, « une
poignée de gens très chics ont créé leur îlot d'opulence clinquante dans l'océan de la pauvreté
égyptienne ». Toute la jet-set était réunie, non loin des cabanes misérables des banlieues les
plus pauvres du Caire. La fête allait propulser Sadate au premier plan des mondanités
internationales. Le gala eut lieu en septembre 1979, lors du neuvième anniversaire de la mort
de Nasser. Certains Égyptiens (islamistes inclus) virent comme un symbole des distances qu'il
avait prises par rapport aux valeurs nationales de dignité et de pudeur le fait que Sadate ne
prenne pour la première fois aucune part à la commémoration de la mort de son ancien chef.
Lors de la Pyramids Party, l'invité d'honneur fut Frank Sinatra, qui chanta pour le président et
ses centaines d'invités. Selon l'historien Desmond Stewart, la fête était financée par Michel C.
Bergerac, président de la firme de cosmétiques Revlon, afin de récolter des fonds pour les
œuvres humanitaires de Mme Jehan Sadate. Le billet d'entrée ordinaire coûtait 2 500 dollars,
soit neuf ans du salaire moyen d'un Égyptien, et il fallait débourser 30 000 dollars pour être à la
table d'un membre du gouvernement égyptien. Ces tables de six couverts étaient toutes
réservées. Les cadres de Philip Morris, de la Pan Am, de TWA et de Mobil purent y recueillir
des conseils pour leurs investissements en Égypte. Pour les invités vraiment importants, la
soirée se termina par un dîner dans un ciné-club de Gizeh, où les recevait l'ambassadeur
américain Alfred Atherton, qui allait bientôt mettre au point l'alliance américano-égyptienne
pour le jihad en Afghanistan.
Durant ces préparatifs, Sadate et les diplomates américains découvrirent vite qu'il existait
un rival qui voulait garder la première place dans le cœur des États-Unis : Israël. Les dirigeants
et les commentateurs israéliens craignaient que l'idylle avec Sadate ne fasse oublier la valeur
d'Israël en tant qu'allié ou du moins en tant qu'« atout stratégique » des États-Unis. Jérusalem se
mit donc à assurer sa propre promotion. Le général Chaïm Herzog, ex-ambassadeur aux
Nations unies puis président de l'État d'Israël, déclara que la meilleure chose à faire, pour les
États-Unis, serait d'encourager l'entrée d'Israël dans L'OTAN, pour défendre l'Europe et le
Levant contre l'expansion de l'Union soviétique.
Israël n'est toujours pas entré dans L'OTAN, mais le pays a apporté une contribution
substantielle à l'armée secrète musulmane en Afghanistan. Le prix à payer fut lourd : il y avait
parmi les combattants des Palestiniens qui, nous le verrons plus en détail, devinrent les
fondateurs du Hamas à Gaza et en Cisjordanie, mouvement de résistance islamiste qui allait se
faire connaître dans les années 1990 par ses fusillades et ses attentats.
Sans aller jusqu'à soutenir la candidature d'Israël, Sadate était entièrement d'accord avec
l'administration Carter au sujet de la menace soviétique. Dans les années 1950, en tant
qu'assistant du président Nasser, il avait décrit L'URSS comme un « ennemi imaginaire »
fabriqué en Amérique, mais il la jugeait désormais « plus dangereuse, beaucoup plus
dangereuse » pour le monde qu'Adolf Hitler avait pu l'être. Dans une interview accordée à une
télévision occidentale, Sadate déclara, sur un ton méprisant, que les Soviétiques avaient
« capturé l'Afghanistan en plein jour ». Ce qu'il oubliait de dire, c'est qu'en janvier 1979, quand
le chah s'était réfugié en Égypte après la révolution en Iran, des groupes activistes islamistes
avaient violemment protesté à Assiout, en Moyenne-Égypte, future place forte des insurgés
armés. Selon un schéma qui allait devenir une habitude, ils avaient pillé des magasins chrétiens
et fait plusieurs victimes. Au cours de l'année 1979, tandis que l'entente de Sadate avec Israël et
les États-Unis se développait, les frictions se multiplièrent entre les islamistes et la grande
minorité copte égyptienne, défendue par la communauté copte américaine. Dans ses interviews
et dans d'autres déclarations publiques destinées à l'Occident, Sadate revenait de plus en plus
sur le thème du danger communiste. Il se montrait de plus en plus pro-occidental, comme
lorsqu'il dit à Brzezinski que l'Égypte était pour l'Amérique la « porte » du Moyen-Orient :
« Vous n'aurez plus du tout besoin d'un gendarme. » 
C'est en décembre 1979 que Sadate s'engagea dans le jihad afghan, avant la visite de
Brzezinski, alors que les troupes soviétiques entraient dans Kaboul. Sadate déclara à son
magazine cairote préféré, Octobre, qu'il allait maintenant faire ce que ni Nasser ni la plupart
des leaders arabes n'étaient prêts à faire : accorder aux États-Unis des « facilités » militaires (le
mot « base » était tabou) en Égypte « pour défendre tous les pays arabes ». 
Pour remercier Sadate et l'Égypte d'avoir fait la paix avec Israël, le Congrès avait déjà
fourni un prêt de 1,5 milliard de dollars, dans les mêmes termes avantageux que ceux offerts à
Israël. Fin 1980, alors que Sadate prouvait sa loyauté dans le jihad afghan, le prêt était
augmenté de 3,5 milliards, répartis sur quatre ans. C'était le début d'importants achats
d'armement américain, dont des F-16, jusque-là interdits à l'Égypte à cause des objections
israéliennes. Ce fut aussi le commencement d'un énorme boum de l'industrie américaine de
l'armement, avec des ventes soutenues par le gouvernement dont le chiffre pour l'Égypte
rivaliserait bientôt avec celui d'Israël.
En ce qui concerne les « facilités » militaires dont les États-Unis avaient besoin pour le
jihad afghan, quand Sadate fit sa proposition initiale en décembre 1979, les avions AWACS de l'us
Air Force effectuaient déjà depuis des mois des missions de reconnaissance au départ de la base
de Qena, comme le savait bien la population locale, parmi laquelle les islamistes faisaient du
prosélytisme. Qena se trouve à 450 kilomètres au sud du Caire. En avril 1980, durant les
premières semaines du programme de soutien actif au jihad en Asie centrale, c'est à Qena que
fut organisée la tentative malheureuse visant à libérer les diplomates retenus à Téhéran. Durant
l'été 1980, la base aérienne de Cairo West, près de l'aéroport international, fut aussi ouverte à
l'us Air Force. Une escadre initiale de bombardiers F-4 Phantom et 300 soldats furent envoyés
pour préparer des manœuvres conjointes avec l'armée égyptienne. Vinrent ensuite de petites
équipes des forces spéciales américaines, notamment les commandos Seals, pour former les
militaires égyptiens associés à la mission en Afghanistan.
Les opérations de ravitaillement pour l'Afghanistan datent de la rencontre de Brzezinski
avec Sadate, en janvier 1980. Selon les souvenirs de Sadate, le conseiller de la Maison-Blanche
lui demanda de fournir des stocks d'armes russes (dont Sadate espérait sans doute qu'elles
seraient bientôt obsolètes, puisque la livraison d'armes américaines devait s'intensifier
démesurément). Les armes, les munitions, les obus de mortier et d'artillerie fabriqués en URSS,
et même les missiles antiaériens donnaient aux États-Unis un alibi plausible s'ils tombaient
entre les mains des Soviétiques en Afghanistan : on penserait qu'ils avaient été pris aux Russes.
Selon Sadate, Brzezinski fit la proposition suivante : « Veuillez nous ouvrir vos arsenaux pour
que nous puissions donner aux Afghans les armes dont ils ont besoin. »  Les USAF C-5 Galaxy 
et les C-130 commencèrent bientôt à transporter au Pakistan les armes égyptiennes. La CIA les
remettait aux militaires pakistanais qui, avec une bonne dose de gâchis, de perte et de
corruption, les faisaient passer aux sept principaux groupes de fanatiques musulmans formés à
la guérilla et au terrorisme urbain.
Il est difficile de savoir exactement ce que, en dehors des prêts généreux consentis par le
Congrès, la CIA a pu offrir à Sadate en remerciement pour les armes, le recrutement et la
formation fournis aux moudjahidin par les forces armées égyptiennes. En janvier 1980, un
important programme de protection personnelle fut établi par la CIA pour Sadate. Ses gardes du
corps, sinon leurs formateurs de la CIA, auraient dû comprendre que le président était désormais
menacé par certains des mêmes islamistes qui étaient alors recrutés pour le jihad en
Afghanistan.
En tout cas, William Buckley, membre de la CIA qui serait kidnappé à Beyrouth le 17
mars 1984 par le Hezbollah (Parti de Dieu), soutenu par l'Iran, et qui serait ensuite assassiné ou
qu'on laisserait mourir de maladie durant sa captivité, se vit confier la formation des gardes du
corps de Sadate au Caire. Le 5 octobre 1981, il ne put pourtant rien faire contre les meurtriers.
Ce jour-là, les journalistes présents sur la scène du carnage entendirent Buckley hurler dans un
téléphone : « Il est mort, tout ce qu'il y a de plus mort ! »
Les services secrets soviétiques voyaient d'un mauvais œil les efforts de Sadate pour
aider les Américains dans leur croisade en Afghanistan. Depuis qu'il avait expulsé les
conseillers soviétiques en 1972, Sadate faisait le désespoir de ses ex-bienfaiteurs. Les Russes
avaient massivement armé l'Égypte depuis l'accord initial du président Nasser avec la
Tchécoslovaquie en 1955. Ils avaient assisté, impuissants, à la destruction ou à la capture de
leurs armes par Israël (pour une valeur d'un milliard de dollars) lors des guerres de 1956, 1967
et 1973 contre l'Égypte et l'autre grand client soviétique, la Syrie. Quand Sadate bascula dans le
camp américain, il eut en 1975 T« ingratitude » de remettre toute une batterie de missiles
aériens SAM-6 aux chercheurs du Pentagone. Le ministère américain de la Défense avait déjà
reçu d'Israël un assortiment d'armes soviétiques perdues dans les guerres avec les Arabes.
Pourtant, la remise des missiles SAM, alors à la pointe de la technologie soviétique, fut ressentie
à Moscou comme une gifle. Sadate se mit à vendre ses armes russes au dictateur irakien
Saddam Hussein. Il envoya de nombreux techniciens et officiers égyptiens, certainement avec
l'approbation des États-Unis et de la Grande-Bretagne, pour aider Saddam à combattre l'Iran de
Khomeiny durant la guerre de 1980-1988, opération parallèle à l'aventure afghane. Comme l'a
remarqué l'ex-conseiller de Nasser Mohammed Hasseinine Haykal, il n'y avait rien d'étonnant à
ce que Moscou ait de moins en moins de sympathie pour les demandes d'aide économique des
Arabes, même si ceux-ci hésitaient à se montrer généreux envers l'Égypte.
En 1980, les observateurs soviétiques ne furent pas non plus étonnés de voir le président
Sadate essayer d'obtenir un appui populaire pour le soutien militaire qu'il apportait
discrètement, sinon en secret, aux adversaires de L'URSS en Afghanistan. Il tenta de créer des
comités afin de trouver des fonds et des volontaires contre la « menace du communisme
mondial ». Hors des cellules dures des mouvements islamistes alors en formation, dont l'un
d'eux l'assassinerait, Sadate ne rencontra guère d'enthousiasme. Aidé d'un officier arabophone
de la CIA, nommé John Fiz, selon Haykal, envoyé pour coordonner ce programme, Sadate fut
obligé de se fier de plus en plus à l'armée égyptienne, en particulier aux forces spéciales, pour
sa contribution à la guerre sainte.
Les relations de Sadate avec les islamistes se détériorèrent, alors même que les Frères
musulmans prenaient leurs distances avec les plus extrémistes. Durant les premiers mois du
jihad afghan en 1980, les extrémistes incitèrent leurs disciples à attaquer l'ambassade
israélienne récemment établie au Caire, à s'en prendre aux diplomates israéliens et aux touristes
étrangers, ainsi qu'aux Égyptiens qui travaillaient avec eux ou facilitaient leur présence. En
avril 1980, le magazine non officiel des Frères musulmans, Al-Dawa, avertissait : « Maintenant
que le désastre est arrivé et qu'Israël a une ambassade dans notre pays, que devons-nous faire ?
Faire sauter l'ambassade ? Kidnapper les diplomates juifs et les tuer ? Non, mille fois non !
Faire sauter l'ambassade israélienne n'aura jamais pour résultat que la reconstruction d'une
nouvelle ambassade aux frais de l'Égypte. » Al-Dawa recommandait plutôt le boycott de tout ce
qui avait rapport avec Israël.
Al-Dawa publiait par ailleurs un prétendu rapport de la CIA, qui s'avéra plus tard être un
faux, où le gouvernement était prié de détruire les organisations islamiques, en particulier celle
des Frères musulmans. Le rapport était censé provenir du bureau de Richard Mitchell,
professeur d'histoire moderne du Proche-Orient et de l'Afrique du Nord à l'université du
Michigan, auteur du classique intitulé La Société des Frères musulmans. Rendu furieux par
cette publication, qui insinuait qu'il recevait ses ordres du gouvernement américain, Sadate
attaqua publiquement Umar al-Telmisani, membre des Frères musulmans, en lui rappelant que
non seulement le magazine pouvait être confisqué, mais que son autorité de président lui
permettait également d'interdire les Frères musulmans, puisque ni l'un ni l'autre n'avaient
d'autorisation légale. Cependant, ajouta Sadate en jouant son rôle préféré, celui d'aîné de la
famille, il ne le ferait pas.
À partir de 1980, les Frères musulmans tentèrent de rassembler sous leur aile les groupes
islamistes en pleine expansion dans les universités, fondement de leur propre pouvoir. Certains
groupes préconisaient l'extrémisme et la violence ; d'autres se montraient plus modérés. Les
émirs ou princes à la tête de chaque groupe élirent un émir général, puis une coalition d'autres
groupes islamistes non universitaires forma une organisation souple appelée Congrès islamique
permanent pour la propagation de l'islam (CIPPI). Umar al-Telmisani fut choisi comme
président. Le CIPPI commença à organiser l'opposition à la politique étrangère de Sadate,
notamment aux accords de Camp David avec Israël (mais sans viser la guerre antisoviétique en
Afghanistan). Les rassemblements publics, qui attiraient des dizaines de milliers de personnes,
appelaient à la reconquête de Jérusalem par les musulmans, à des mesures punitives contre
Israël pour avoir bombardé une usine nucléaire à l'extérieur de Bagdad en juin 1981 et à
l'ouverture des mosquées aux prédicateurs indépendants et non seulement à ceux que nommait
le gouvernement. Tandis que montaient les passions sectaires, de graves émeutes éclatèrent à
Zawiya-al-Hamra, quartier pauvre du Caire, le 17 juin 1981. Les musulmans affrontèrent les
chrétiens coptes : il y eut des dizaines de morts, des centaines de blessés, et de nombreux
magasins furent incendiés.
Dans ses déclarations publiques, Sadate rendait de plus en plus souvent responsables les
leaders « modérés » de l'organisation des Frères musulmans de cette montée de la violence. Il
n'avait pas compris que le CIPPI était une tentative des Frères musulmans pour étouffer le
danger extrémiste. Il croyait apparemment que la vague islamiste compromettait les
négociations avec Israël et les États-Unis pour la reconquête pacifique de la péninsule du Sinaï.
En se concentrant sur les Frères musulmans, tout en poursuivant l'aventure afghane avec les
États-Unis, Sadate choisit d'ignorer la véritable source du danger qui allait lui coûter la vie en
octobre 1981 : les groupes extrémistes, petits mais déterminés et impitoyables.
Sadate a consacré la fin de son parcours à une répression politique énergique et à
l'incarcération d'adversaires réels et imaginaires. Parmi ces derniers se trouvait Mohammed
Hasseinine Haykal. Ces neuf derniers mois furent aussi les neuf premiers mois de
l'administration Reagan. Le nouveau directeur de la CIA, William Casey, avocat, homme
d'affaires et chef de l'Office of Strategie Surveys (oss, ancêtre de la CIA) durant la Seconde
Guerre mondiale, se rendit au Caire. Il était encore plus ravi que Brzezinski de l'enthousiasme
de Sadate pour la poursuite du jihad afghan.
À l'époque où ils tuèrent Sadate, les islamistes considéraient ce soutien comme acquis.
Mais cela ne suffisait pas à excuser la signature d'un accord de paix avec Israël sous la
protection des Américains, ni la corruption massive de son entourage (manifestée lors de fêtes
comme la nuit Revlon aux Pyramides). Selon eux, cette corruption provenait de l'afflux de
capitaux occidentaux privés et d'une attitude cynique courante aux États-Unis durant les années
Reagan et dans l'entourage de Sadate (« s'en mettre plein les poches tant qu'on peut »).
Comme le révéla une interview accordée à la NBC pour l'émission Today en septembre
1981, Sadate, après avoir emprisonné des milliers d'opposants réels ou imaginaires, était
incapable d'apprécier les motivations de ses compatriotes. Dans cet entretien, il se réjouissait de
l'opération afghane, que l'administration Reagan et le Congrès considéraient encore comme
secrète. Il déclara pouvoir révéler un grand secret : des avions (il ne parla ni des avions
américains ni des « facilités » égyptiennes) apportaient régulièrement des armes égyptiennes
aux guérilleros anticommunistes en Afghanistan. Pourquoi ? « Parce qu'ils sont nos frères
musulmans et qu'ils sont en difficulté. »
Mais certains volontaires égyptiens et arabes n'avaient-ils pas été impliqués dans des
opérations terroristes ? (Mohammed Islambuli, frère du jeune lieutenant de l'armée islamiste
dont les balles allaient bientôt tuer Sadate, était déjà inquiété pour son militantisme islamiste. Il
rejoindrait bientôt les autres volontaires partant pour l'Afghanistan.) Non, répondit Sadate, ce
n'étaient pas des terroristes. Ils tenaient des réunions, mais ils n'utilisaient pas d'armes.
Le jour de l'interview, le 23 septembre 1981, les journaux du Caire annoncèrent que la
parade commémorant la guerre d'octobre serait avancée d'un jour, au 5 octobre, alors que le 6
octobre était l'anniversaire de la Traversée (c'est ce jour-là, en 1973, que les troupes
égyptiennes avaient franchi le canal de Suez, surprenant les Israéliens en plein Yom Kippour).
C'était aussi la veille de l'Id al-Fitr, la grande fête musulmane qui marque la fin du ramadan.
Les mêmes journaux affirmaient que, pour la première fois, lors du défilé, les armes
occidentales domineraient celles que fournissait jadis le bloc de l'Est. Il n'était guère question
des monceaux d'armes soviétiques déjà envoyées en Afghanistan, mais on citait l'International
Institute for Strategie Studies de Londres : l'armée égyptienne était à présent la plus puissante
du Moyen-Orient.
Pour comprendre l'impact de l'aventure afghane sur la société et l'État égyptiens, et
pourquoi elle entraîna des désastres comme le massacre de cinquante-huit étrangers à Louxor
en novembre 1997 (qui faillit anéantir l'industrie du tourisme), il est important de savoir qui
étaient exactement les assassins de Sadate. Leurs commanditaires, qui voyaient dans le meurtre
une action juste au nom de l'islam, deviendront bientôt les adversaires du successeur de Sadate,
le président Hosni Moubarak.
Khaled al-Islambuli est né à Mallawi, en Haute-Égypte, en novembre 1957. Son père,
Ahmed Shawki, était avocat, à la tête du service juridique de la compagnie sucrière de Nag-
Hammadi, dans une région riche en champs de canne à sucre. Ces champs servirent d'abri aux
bandes terroristes surgies dans les années 1980, dont beaucoup étaient menées par des vétérans
de la guerre afghane. Le frère aîné de Khaled, Mohammed Islambuli, né en 1955, étudiait en
1981 à la faculté de commerce d'Assiout, la principale université de Moyenne-Égypte, centre
traditionnel du fanatisme musulman et copte. Les tensions religieuses étaient fréquentes. Les
coptes sont un peuple fier, qui représente 12 % de la population égyptienne. Ils défendent
vigoureusement leur statut et prétendent être la plus vieille secte chrétienne du Moyen-Orient.
Khaled al-Islambuli fut baptisé par des parents nationalistes du nom du fils du président
Nasser. Il fit ses études à l'école missionnaire catholique Notre-Dame de Mallawi, puis à l'école
de la compagnie sucrière de Nag-Hammadi. Son lycée était une ancienne école missionnaire
américaine, nationalisée et rebaptisée école Aruba (Arabisme). Dans l'armée, Khaled rata
l'examen d'entrée dans l'aviation. Il choisit une école d'artillerie près du Caire, à Camp
Huckstep, du nom d'un général américain qui y servit durant la Seconde Guerre mondiale.
(Autre ironie du sort : Camp Huckstep devait accueillir dans les années 1990 le tribunal
militaire qui allait juger et condamner à mort de nombreux activistes islamistes, dont les
vétérans du jihad revenus d'Afghanistan.)
L'unité d'artillerie de Khaled al-Islambuli était basée à Huckstep. Il était donc proche de
sa famille et de ses amis islamistes du Caire. Il appartenait à un petit groupe appelé al-Gama'a
al-Islamiya (Groupe islamique), dont l'activité était surtout secrète, inspiré à l'origine par les
Frères musulmans et par les mêmes ancêtres intellectuels (Jamal al-Din al-Afghani, Rachid
Reda, Hassan al-Banna) qui enflammaient l'imagination et le zèle d'Afghans comme Gholam
Mohammed Niyazi, qui avait vécu et étudié parmi les intellectuels du Caire avant de regagner
l'Afghanistan et de s'attirer des ennuis avec les régimes gauchisants de Kaboul.
Les différentes branches du Groupe islamique étaient divisées en cellules nommées
'anqud, « grappes de raisin » en arabe ; chacune était autonome. Si on en cueillait une, comme
sur une vigne, sa disparition n'affecterait pas les autres. Le chef de chaque 'anqud, souvent
appelé émir ou prince, comme dans les groupes étudiants évoqués plus haut, prenait contact
dans les mosquées avec ses disciples et amis. Mohammed Hasseinine Haykal note que les chefs
de cellule, lorsqu'ils se réunissaient, formaient une sorte de majlis al-shura (assemblée
consultative). Curieusement, beaucoup de groupes combattants apparus en Afghanistan,
financés ou formés par la CIA, les Pakistanais et les Saoudiens, conservèrent cette même
structure pour lutter contre les Soviétiques. Une fois rentrés chez eux ou en quête d'autres
régimes à attaquer et à déstabiliser pour établir des États islamiques, ils gardèrent la même
organisation.
Une des principales influences que subit Islambuli fut celle du cheikh aveugle Omar
Abdel Rahman, condamné à vie en 1997 pour des actes de terrorisme à New York et qui depuis
purge sa peine dans un hôpital-prison du Missouri. Le cheikh Omar travaillait au Fayoum, vaste
complexe d'oasis et de villages construits autour de la ville et du lac du Fayoum, à deux heures
de voiture au sud-ouest du Caire. Ses étudiants le consultaient comme un oracle et lui posaient
des questions théoriques.
Les réponses du cheikh étaient souvent considérées comme des fatwas, opinions
religieuses ayant force de loi. Durant les années 1970, la réputation de ce maître aveugle se
propagea parmi les activistes dévots en dehors du Fayoum. Il fut connu comme le mufti
(suzerain religieux) d'al-Jihad, formation militaire qui deviendra la rivale du Groupe islamique.
Contrairement à leur parrain commun, l'organisation des Frères musulmans, qui avait renoncé à
toute violence politique et jouissait donc d'une réhabilitation limitée, les membres d'al-Jihad
avaient recours au meurtre et, afin de récolter des fonds, organisaient des raids armés chez les
bijoutiers, coptes pour la plupart.
Entre 1977 et 1980, des fondations musulmanes privées d'Arabie Saoudite financèrent le
voyage du cheikh Omar Abdel Rahman dans le royaume. À son retour, il se fit connaître par ses
sermons militants et ses fatwas, souvent enregistrés sur cassettes audio et revendus sur les
parvis des grandes mosquées. Lorsque le gouvernement en interdit la commercialisation, les
cassettes continuèrent à circuler de la main à la main.
Les services secrets (mais pas le grand public, à part quelques universitaires) savaient
que, début 1981 et durant le recrutement pour l'Afghanistan qui avait précédé l'assassinat de
Sadate, al-Jihad avait réussi à s'infiltrer à tous les niveaux de la société égyptienne, comme les
Frères musulmans l'avaient fait quelques décennies auparavant. C'est dans les zones
métropolitaines du Caire que son implantation fut d'abord la plus forte, ainsi que dans les
quatre provinces de Moyenne-Égypte, surtout à Assiout. Contrairement à son prédécesseur
terroriste, le groupe extrémiste Al-Takfir Wa'l Hijra (Expiation et Retraite), les leaders de
cellule prêchaient non l'isolement des ermites, mais des mesures actives pour pénétrer la
société. Les cibles des disciples du ckeikh Omar étaient les hommes et les femmes (mais
surtout les hommes) travaillant dans les forces armées, la police et les services de sécurité, les
associations professionnelles comme celles des avocats et des médecins (places fortes des
Frères musulmans), et l'enseignement, surtout les universités.
Depuis le début de 1981, la rumeur circulait parmi les 'anqud qu'il existait un contrat
pour la mort de Sadate. Ce document contenait une question théorique au cheikh Omar Abdel
Rahman : « Est-il permis de faire couler le sang d'un dirigeant qui n'obéit pas aux lois de
Dieu ? » La réponse du cheikh ne mentionnait pas non plus Sadate. Les preuves présentées à
l'un des procès qui suivirent l'assassinat de Sadate, lors duquel le cheikh Omar fut acquitté,
montraient que le maître aveugle avait simplement répondu par l'affirmative. Plus tard,
interrogé spécifiquement sur Sadate, mais sans être informé du projet d'assassinat, le cheikh
aurait été très évasif : «Je ne peux pas dire qu'il ait totalement franchi la frontière de
l'infidélité. » Les conspirateurs le tinrent dès lors à l'écart de leurs discussions. C'est cela qui,
par la suite, rendit possibles son acquittement et son recrutement comme aide de la CIA pour le
recrutement de jeunes fanatiques, surtout parmi les Américano-Arabes des États-Unis.
Le passé de ce religieux aveugle, « meneur de prière et certainement pas meneur
d'hommes », selon le docteur Oussama al-Baz, conseiller du président Moubarak pour les
affaires étrangères, laissait présager son avenir. Il devait être accusé, condamné et emprisonné
aux États-Unis en tant que force motrice des complots terroristes de New York (l'attentat du
World Trade Center de 1993 et d'autres visant le siège des Nations unies et les tunnels Lincoln
et Holland).
À cause de son rôle central d'inspirateur pour les militants de ce qui allait devenir
l'internationale terroriste afghane, son parcours mérite une étude minutieuse que ne lui ont
consacrée que quelques rares journalistes, comme Mary Anne Weaver du New Yorker.
Le cheikh Omar Abdel Rahman Ali Abdel Rahman (son nom complet) est né dans une
famille pauvre de la province de Daqahliya, dans le delta du Nil. Alors qu'il n'avait que dix
mois, le diabète le rendit aveugle. Sa famille le poussa vers des études islamiques, consistant à
apprendre par cœur tout le Coran. À onze ans, il maîtrisait le Coran en braille.
Le futur cheikh fit ses études sous le régime de Nasser, qui emprisonna et fit exécuter les
leaders des Frères musulmans après leur tentative d'assassinat contre le président à Alexandrie
en 1954. Il passa brillamment une maîtrise à la faculté de théologie du Caire. Lorsque la guerre
israélo-arabe éclata en juin 1967, il avait commencé à écrire des pamphlets politiques assez
inoffensifs et à donner des conférences sur le Coran. Il avait accompli la moitié du travail
nécessaire à son doctorat en jurisprudence islamique à l'université Al-Azhar, où il avait bien sûr
rencontré d'autres érudits issus de tout le monde musulman, dont l'Afghanistan.
Comme la plupart de ses contemporains arabes et musulmans, Omar Abdel Rahman vit
dans la victoire israélienne de 1967 une nouvelle étape de ce que les historiens arabes
appelaient la défaite de la Palestine : An-Naqba, le « Désastre ». La guerre leur fit comprendre
les faiblesses de leurs sociétés face à la supériorité technologique de l'Occident. Encore aspirant
au doctorat à Al-Azhar, mais déjà autorisé aux titres de cheikh (érudit religieux) et d'imam
(chef de prière), Omar prit un congé sabbatique et fut envoyé par les autorités dans un petit
hameau du Fayoum nommé Fidimin. En 1969, il avait converti les villageois grâce à ses
sermons et transformé Fidimin en un centre d'activisme politique de l'islam. Pour avoir
employé des termes insultants envers Nasser (sans le nommer), qu'il appelait le « pharaon »,
l'« infidèle » ou l'« apostat », Omar connut ses deux premiers procès politiques. En 1969 et en
1970, il passa huit mois dans une sinistre prison égyptienne.
En septembre 1970, alors que Nasser était à l'agonie à cause d'un diabète chronique
aggravé par la fatigue et une crise cardiaque survenue après sa médiation réussie dans la guerre
civile sanglante ayant opposé l'armée du roi Hussein de Jordanie à L'OLP de Yasser Arafat
durant Septembre noir, le cheikh Omar se mit à parcourir les villages du Fayoum. Son message
- « Ne priez pas pour Nasser l'infidèle » - était à peu près aussi bien accueilli que les diatribes
d'un prédicateur évangéliste contre le président Carter en Géorgie. La popularité de Nasser était
immense, comme le montrèrent bientôt les manifestations de deuil collectif, basculant souvent
dans l'hystérie, lors de ses obsèques au Caire en octobre 1970.
En 1971, Sadate étant fermement établi à la présidence, Omar avait terminé son premier
séjour en prison, passé sa thèse à Al-Azhar, s'était marié et avait eu ses premiers enfants. (En
1993, les autorités de l'immigration américaine, cherchant un prétexte pour mettre fin au
libéralisme en matière de visas qu'avait encouragé la CIA afin de recruter pour le jihad afghan,
tentèrent de justifier son expulsion par le fait qu'il n'avait pas avoué sa polygamie. Il avait alors
deux ou trois épouses, ce que permettent les lois islamiques égyptiennes, une fille et neuf fils.
Deux de ses fils dirigeaient des unités terroristes afghanes et des groupes guérilleros au
Pakistan et en Afghanistan.)
Line fois au pouvoir, Sadate entreprit bientôt son virage à droite. Il libéra des centaines
de membres et de sympathisants du mouvement des Frères musulmans. Il se déchaîna contre
les communistes et contre la gauche libérale qui, avec les partisans de feu Nasser, étaient
désormais dénoncés comme les ennemis du régime. En 1971, le roi Faysal d'Arabie Saoudite,
qui associait communisme et sionisme, et apporterait à Sadate un soutien moral et financier
pour les préparatifs secrets d'une nouvelle guerre contre Israël visant à libérer les territoires
perdus en 1967, fit au recteur d'Al-Azhar, le cheikh Abdel Halim Mahmoud, une offre que
celui-ci ne pouvait pas refuser : 100 millions de dollars pour financer une nouvelle campagne
dans le monde musulman contre les communistes et les athées, et faire triompher l'islam.
Négligeant les implications de cette victoire, la CIA, en étroite liaison avec les services secrets
saoudiens grâce au milliardaire Kamal Adham, offrit son soutien. Ce genre de coopération
américano-saoudienne se traduirait bientôt de façon concrète dans la préparation de la guerre
sainte en Afghanistan.
Le cheikh Omar, réhabilité par l'administration Sadate, connu pour sa piété et ses
opinions politiques, fut à nouveau envoyé prêcher au Fayoum, puis en Haute-Égypte, d'abord à
Al-Minya, puis, en 1973, à l'université d'Assiout, berceau de l'islam politique. C'est là, comme
l'apprit Mary Anne Weaver, que, professeur de théologie, il se mit à interpréter les doctrines de
l'érudit charismatique pakistanais Abul Alaa al-Mawdudi et de Sayid Qutb, ancien chef des
Frères musulmans égyptiens, lié à une autre prétendue conspiration contre Nasser et exécuté en
1965. (Mawdudi avait également été condamné à mort au Pakistan en 1953 pour militantisme,
mais avait été gracié ; il mourut en exil aux États-Unis en 1979, année où commença la guerre
en Afghanistan.)
Le cheikh Omar apparut alors comme un leader intellectuel pour les activistes
musulmans de Haute-Égypte. Prudemment, l'érudit aveugle partit pour l'Arabie Saoudite en
1977 et parvint ainsi à échapper à la répression des autorités égyptiennes, alarmées par la
formation de groupes armés subversifs.
Le prédicateur aveugle choisit comme base la faculté de théologie de Riyad, où des
centaines d'étudiants assistaient à ses cours. Grâce au généreux appui financier des Saoudiens,
il voyagea entre 1979 et 1982. Ce furent des années décisives pour le mouvement de résistance
afghane, et le cheikh put établir des contacts qui, avec le soutien américain, aboutirent à la
formation du réseau international des volontaires pour la guerre d'Afghanistan.
Un diplomate arabe qui l'a connu le décrit comme « charmant et ensorceleur, dangereux
et insaisissable ». Au Caire, un diplomate américain me dit : « Il ne fait aucun doute qu'il a su
jouer sur les désaccords entre les Saoudiens ou entre ses autres bienfaiteurs. » Ces « autres
bienfaiteurs » étaient les Américains. C'est en Arabie Saoudite qu'Omar rencontra l'homme le
plus puissant du Soudan et l'un des intellectuels les plus brillants du monde musulman, le
cheikh Hassan el-Tourabi, profondément hostile à l'hégémonie américaine au Moyen-Orient et
dans le monde entier. Nous reviendrons sur ce personnage.
En 1980, après la conclusion du traité de paix de Sadate avec Israël et l'entrée des
Soviétiques en Afghanistan, Omar regagna l'Égypte. Désormais financé par les Saoudiens, il
s'opposa avec assurance à la politique quiétiste d'Al-Azhar, où il avait été formé, et au virage
proaméricain pris par Sadate dans son alliance avec les religieux. Une exception : il n'avait rien
contre la collaboration de Sadate et de ses successeurs avec les Américains dans leur guerre en
Afghanistan.
Bien qu'il ait été accusé d'inspirer les assassins de Sadate, bien qu'il ait été arrêté peu
avant dans le cadre d'une opération de répression, le cheikh évita la détention dans des
circonstances mystérieuses. Juste après l'assassinat de Sadate en octobre 1981, le territoire
d'Omar à Assiout fut ébranlé par un soulèvement mené par le Groupe islamique. Dans les
combats, des centaines de policiers et de militants furent tués avant que les forces du
gouvernement n'écrasent la révolte.
En février et en mars 1982 eut lieu le procès d'Omar et du lieutenant Islambuli. L'imam
aveugle fut acquitté. Plus tard, accusé d'avoir voulu renverser le gouvernement, avec trois cents
autres, pour la plupart membres d'al-Jihad, il fut de nouveau acquitté. Pourtant, entre 1982 et
son premier voyage à Peshawar pour aider la résistance afghane, il passa environ six ans en
prison, non pour complot mais à cause de ses écrits et de ses sermons, qui circulaient sur
cassettes, tout comme les discours de l'ayatollah Khomeiny alors en exil étaient envoyés en Iran
à ses disciples durant les dernières années du règne du chah.
William Casey, ambitieux directeur de la CIA SOUS Carter et Reagan, entraîna le
gouvernement et l'establishment religieux égyptiens dans sa croisade pour débarrasser
l'Afghanistan de ses dirigeants communistes et de ses occupants russes. Puis les adversaires
islamistes de Sadate et de Moubarak lancèrent leur propre campagne visant à renverser le
régime égyptien, présidentiel et parlementaire à l'occidentale, pour le remplacer par une
théocratie islamique. Cette campagne était déjà en cours bien avant la fin du jihad afghan.
Alors qu'approchait le xxe siècle, le mouvement activiste islamique en Égypte
compromettait l'entente de Sadate avec l'Occident, qui reposait sur la paix avec Israël,
l'abandon du terrorisme et de la violence, et un gouvernement laïque. Ce défi fut élaboré avec
l'aide et parfois, nous le verrons, sous la direction des mêmes hommes que Sadate et ses
généraux avaient envoyés comme volontaires en Afghanistan. À leur retour en Égypte, devenus
des vétérans endurcis, ils décidèrent de détruire le régime occidentalisé de Moubarak, avant
d'installer le règne du Coran. Ce but n'avait rien de réaliste, à la lumière des six mille ans
d'existence de l'Égypte en tant qu'État stable que n'avaient pu anéantir des siècles d'occupation
étrangère.
Moubarak parut d'abord triompher des islamistes. Alors que les luttes entre villageois
coptes et musulmans se développaient en Haute et en Moyenne-Égypte, le terrorisme organisé
des groupes militants se faisait plus rare. En 2000, Moubarak concentra son attention sur le
maintien du rôle dominant de l'Égypte au Moyen-Orient, surtout dans le « processus de paix »
parrainé par les États-Unis. Il tâcha d'influencer le nouveau Premier ministre israélien, Ehud
Barak, et ses partenaires, le président syrien Hafez el-Assad et l'Autorité palestinienne de
Yasser Arafat. Son but était d'aider le président Clinton, arrivé au terme de son second mandat,
à relancer le processus qui, au printemps 2000, semblait bloqué sur le front israélo-palestinien
comme sur le front libano-israélo-syrien.
Depuis le début de la guerre en Afghanistan, l'Égypte est restée fidèle à la politique
américaine : comme Israël, elle se veut le garant de la pax americana au Moyen-Orient, bien
que la lenteur des négociations entre Arabes et Israéliens soit une épreuve pour les relations
entre Le Caire et les États-Unis, à la suite de l'assassinat de Yitzhak Rabin en 1996 et de
l'arrivée au pouvoir d'un sioniste dur, Benyamin Netanyahou. Après les traités avec l'Égypte en
1979 et la Jordanie en 1994, Israël a mis du temps à signer des accords avec la Syrie et le Liban
ou à trouver un accord de paix avec les Palestiniens. Pourtant, le traité trilatéral signé à
Washington par Carter, Sadate et Begin tient bon. L'Égypte a récolté les fruits d'un accord dont
la guerre afghane était un élément essentiel. Ces avantages économiques et militaires ont peut-
être permis la survie du système que Moubarak et ses hommes ont hérité de Sadate - l'Égypte a
reçu jusqu'à 5 milliards de dollars en quelques années.
Néanmoins, une autre ombre plane sur l'Égypte. Ce n'est pas un héritage direct de la
guerre afghane ni de l'alliance entre les États-Unis et l'islam militant qui a engendré cette
guerre et ses suites. Beaucoup d'Égyptiens (et pas seulement les activistes islamiques)
n'approuvent pas les relations de leur pays avec les États-Unis, Israël et leurs amis et alliés
occidentaux. Un gouffre sépare les divers groupes socio-économiques égyptiens, du petit
fonctionnaire qui gagne moins de 50 dollars par mois au technocrate ou à l'homme d'affaires en
relation avec l'étranger dont le revenu annuel après impôts se chiffre en millions de dollars.
Chômage et pauvreté continuent à alimenter le mouvement politique islamique et les terroristes
armés, guidés et inspirés par les vétérans revenus d'Afghanistan. Les meurtres, les actes de
sabotage et de démoralisation qu'ils perpètrent n'ont rien de comparable avec ce qui se produit
en Algérie. Mais on retrouve le même schéma dans les deux pays.
Le mouvement islamiste égyptien rejette les accords de Camp David, le traité de paix de
1979 avec Israël et tous les liens avec les États-Unis, dont les accords israélo-palestiniens
négociés en septembre 1993 à Oslo pour l'autonomie de Gaza et de Jéricho. Les Palestiniens
espéraient que cela mènerait à la création d'un État indépendant. Dans les années 1990,
l'islamisme égyptien recevait son instruction militaire des vétérans de la guerre d'Afghanistan et
ses ordres politiques de l'Iran et du régime militaire soudanais orchestré par le cheikh Hassan
el-Tourabi. L'attentat spectaculaire de Louxor a fait perdre à l'Égypte des centaines de millions
de dollars en revenus du tourisme et peut-être aussi en investissements étrangers. Plus on juge
et condamne de criminels devant des tribunaux militaires ou civils, plus les islamistes tendent à
répliquer par une violence accrue, comme leurs prédécesseurs ont appris à le faire en
Afghanistan.
Début 2000, de nouvelles violences religieuses menaçaient entre chrétiens et musulmans,
encouragées par des disciples d'Oussama ben Laden qui furent jugés en Jordanie en avril 2000.
Le royaume est désormais dirigé par Abdallah II, fils du feu roi Hussein, mort d'un cancer en
février 1999. L'interrogatoire des suspects et l'étude du contenu d'un ordinateur portable
appartenant à l'un d'entre eux, Khalil al-Deek, expert en informatique américano-arabe formé
en Californie avant de recevoir une instruction militaire dans les camps afghans de Ben Laden,
ont montré qu'ils visaient l'hôtel Radisson à Amman, considéré comme le préféré des touristes
américains et parfois israéliens. Les sites visités par les pèlerins étaient également visés : le
mont Nébo, d'où Moïse aperçut la Terre promise et où se trouve peut-être sa tombe, et des
églises situées sur le lieu présumé du baptême du Christ dans le Jourdain, à Madaba et à
Béthanie. Ces endroits devaient être frappés vers le 31 décembre 1999, grâce à des explosifs
dont une importante cache a été découverte dans une ferme à l'extérieur d'Amman. Suivant le
modèle du massacre de Louxor, les attaquants voulaient soumettre les pèlerins à un tir d'armes
automatiques. En mars 2000, Jean-Paul II, durant son pèlerinage historique en Terre sainte,
visita ces mêmes sites, avant de traverser Israël et les territoires palestiniens. Les mesures de
sécurité avaient été renforcées, le pape ayant été victime des terroristes à Rome en 1981 et à
Fatima l'année suivante. Ramzi Ahmed Youssef, ex-Afghan, aurait prévu de tuer le pape aux
Philippines en 1994.

Durant la même période, à l'approche de l'an 2000, un groupe d'hommes, principalement


des Algériens formés dans les camps de Ben Laden ou par ses disciples, tentèrent d'introduire
des explosifs du Canada aux États-Unis afin de perturber la période des fêtes de Noël. Au
Liban, une semaine de combats entre des insurgés sunnites, prétendument menés par des
disciples de Ben Laden, et l'armée libanaise, conduite par des chrétiens maronites, fit au moins
cinquante morts et plus de cent blessés dans les deux camps. Rien de tel ne s'était produit au
Liban depuis la guerre civile de 1975-1990.
Le 23 février 2000, le Groupe d'observation islamique, lobby islamiste implanté à
Londres, annonça aux agences de presse que deux islamistes égyptiens, soupçonnés d'être des
disciples de Ben Laden, avaient été pendus dans une prison du Caire. Ahmed Sayyed al-Naggar
et Ahmed Ismaïl Osman, extradés d'Albanie en 1998 après avoir été condamnés à mort par
contumace, appartenaient tous deux à al-Jihad, selon Yasser al-Serri, chef déclaré du groupe.
Les autorités égyptiennes ne démentirent pas cette information.
Dans le cas peu probable où apparaîtrait en Égypte un régime activiste islamique,
soutenu par les Frères musulmans, surtout dans les forces armées, les conséquences pourraient
être terribles pour les voisins africains, pour Israël, pour l'Europe et pour les États-Unis.
Si l'on remonte jusqu'aux origines de la situation actuelle, on s'aperçoit que les envoyés
du président Carter n'avaient pas les dons prophétiques nécessaires pour deviner ce qui se
produirait à la génération suivante. Afin d'obtenir le soutien de deux autres acteurs importants
dans la lutte contre l'Union soviétique, ces envoyés partirent ensuite pour le Pakistan et pour la
Chine. 

3. ZIAUL-HAQ
 
 
« Pour le Nord, écrivit en 1888 Rudyard Kipling à propos de ce qui est devenu en 1947
une partie du Pakistan, toujours des fusils; calmement, mais toujours des fusils. » Pour les
administrations Carter et Reagan, et pour le général Zia ul-Haq, dictateur militaire, leur
partenaire dans le jihad en Afghanistan, le nord-ouest du Pakistan était la base indispensable
pour trouver, former et lancer les guérilleros contre l'envahisseur soviétique.
Alors qu'il quittait Le Caire pour Islamabad, en janvier 1980, Zbigniew Brzezinski avait
déjà compris que le choix du Pakistan comme base lui était imposé non par les penchants
belliqueux des tribus de la région, mais par la géographie et par l'histoire.
Avant Brzezinski, Henry Kissinger avait pris conscience, au début des années 1970, de
l'importance stratégique du Pakistan pour les États-Unis dans le contexte de la guerre froide.
Cerveau du président Nixon en matière de politique étrangère, Kissinger avait utilisé les liens
étroits qui existaient entre des institutions américaines comme le Pentagone, la CIA et les
dirigeants militaires pakistanais pour construire une entente, puis une relation stratégique avec
l'autre superpuissance communiste, la Chine, grand rival asiatique de L'URSS. Quelques jours
après la visite de Brzezinski au Caire et à Islamabad, le ministre de la Défense du président
Carter, Harold Brown, se rendit à Pékin, où il reprit le délicat travail entrepris par Kissinger et
Nixon lors de leurs voyages, pour obtenir le consentement de la Chine et son aide active dans
l'aventure afghane. Le Pakistan et, beaucoup plus discrètement, la Chine devinrent deux
positions d'ancrage pour le jeu asiatique de Washington.
En 1947, l'indépendance et la partition placèrent le Pakistan, dont le fondateur
Mohammed Ali Jinnah avait voulu faire un État musulman, en position d'infériorité par rapport
à l'Inde, son immense voisin hindouiste, avec seulement 23 % du territoire et 18 % de la
population des Indes britanniques. Le Pakistan disposait de moins de 10 % des installations
industrielles et d'à peine plus de 7 % des emplois. Le pays produisait surtout des matières
premières. Le seul moyen de trouver de l'argent pour financer une défense stratégique, sans
accroître démesurément la taille de l'administration, était de rechercher l'aide étrangère. Elle
viendrait de l'Occident capitaliste, car ni le bloc soviétique ni les pays non alignés, alors menés
par l'Inde de Nehru et l'Égypte de Nasser, n'auraient accepté dans leurs rangs un État militariste
et islamisant.
Mouvement islamique et parti politique, le Jamaat e-Islami (Association islamique) joua
un rôle central dans la création au Pakistan d'une société musulmane, dirigée par un pouvoir
musulman : à la fin des années 1970, le pays était une base d'autant plus propice pour le jihad
islamique contre les Soviétiques. Comme les Frères musulmans en Égypte, le Rafah en
Turquie, le Dar ul-Islam en Indonésie, le Front national islamique au Soudan, le Jamaat occupa
le premier plan de la politique nationale. Comme ces autres partis, il fut fortement impliqué
dans la guerre afghane et profondément affecté par ses contrecoups.
Le but du Jamaat, tel que le présentait son fondateur, Maulana Abul Alaa al-Mawdudi
(1903-1979), était de rendre à l'islam, d'abord dans le sous-continent indien, puis dans le monde
entier, les enseignements originaux du Coran et de la Sunna (la loi orthodoxe de la majorité
sunnite). Sur cette base serait restauré le système socio-religieux établi sous l'égide du prophète
Mahomet et de ses quatre premiers successeurs, les « califes bien guidés ». Plus tard, les
développements laïques ou révisionnistes de la loi islamique, de la théologie et de la
philosophie seraient rejetés ; même chose pour la plupart des institutions modernes, notamment
le Parlement occidentalisé de pays comme l'Égypte ou l'Algérie, deux anciennes colonies où les
vétérans du jihad mèneraient des insurrections islamistes après 1989. Mawdudi écrivit aussi
que les « portes de l’ijtihad » (le « jugement indépendant », concept musulman important),
ouvertes aux penseurs et aux érudits lors de l'âge d'or de l'islam, étaient restées longtemps
fermées sauf à quelques élus.
Né à Hyderabad, dans le Deccan, Mawdudi était déjà un linguiste et un érudit à l'âge de
seize ans ; il avait étudié dans les madrasas traditionnelles, que son père avait préférées aux
écoles britanniques. À dix-sept ans, il était rédacteur en chef de plusieurs journaux en ourdou.
Selon sa conception de l’ijtihad, une petite élite, formée aux sciences classiques de l'islam et
aux disciplines modernes, devrait avoir le pouvoir de prendre des décisions indépendantes pour
l'ensemble de la société. Les écrits de Mawdudi établirent les dogmes qui sont encore
aujourd'hui ceux des « fondamentalistes » : abolition de l'intérêt bancaire, introduction du
zakat, impôt charitable obligatoire (cette pratique trouve ses origines en Arabie Saoudite et au
Pakistan), loi pénale et familiale islamique. Amputations, coups de fouet et lapidations sont les
châtiments les plus sinistres que pratiquent des groupes comme les taliban, pur produit du jihad
afghan. Un code moral très strict devrait régir la répartition des rôles entre les sexes. Le
contrôle des naissances serait interdit (c'était l'un des péchés de Nasser aux yeux des Frères
musulmans). Il faudrait abolir les groupes hérétiques, comme le Baha'i dans tout le monde
arabe et dans l'Iran révolutionnaire ou la secte Ahmadiya au Pakistan. Comme le souligne
Mumtaz Ahmed, l'un des principaux commentateurs pakistanais, le Jamaat, qui devait donner le
ton à tant d'autres groupes islamiques au xxe siècle, était un mouvement bien plus politique que
religieux ou intellectuel.
Pour Mawdudi, qui a sans doute influencé les islamistes plus que tout autre penseur, le
nationalisme pakistanais était aussi haïssable que celui des Britanniques ou des Indiens. Il était
indifférent aux idées du fondateur du pays, Mohammed Ali Jinnah. Dès que le nouvel État fut
créé, durant l'été 1947, Mawdudi s'installa à Lahore, où résidait son ami le philosophe
Mohammad Iqbal. C'est là que le Jamaat commença son oeuvre, avec ses 385 membres
fondateurs, dont plus de la moitié étaient des réfugiés venus d'Inde. Le Jamaat se mit à faire
campagne en faveur d'une Constitution islamique « pure » pour le nouvel État (en ourdou, le
mot Pakistan signifie « pays des Purs »). Il approuva la Constitution adoptée en 1956, même s'il
ne s'agissait que d'un assemblage de lois laïques pour une démocratie parlementaire, guidée
mais pas liée par l'idéologie islamique. Lorsqu'une nouvelle Constitution fut rédigée en 1973, le
Jamaat comptait désormais plus de 100 000   membres, mais n'occupait que quatre sièges au
Parlement. Il joua néanmoins un rôle majeur dans la rédaction de cette Constitution. De larges
pans du document de 1956 étaient préservés, mais le nouveau texte affirmait avec vigueur que
le président et le Premier ministre devaient être musulmans.
Le partenariat du Jamaat avec les militaires, qui aida sans doute le général Zia à prendre
le pouvoir en 1977, fait écho à la coopération stratégique du Pakistan avec les États-Unis. On
peut situer les débuts de l'alliance américaine à l'année 1951. Dans les premiers temps de la
guerre froide, quand les États-Unis cherchèrent à créer autour de l'Union soviétique un cordon
de bases aériennes stratégiques et de postes d'écoute, l'administration Truman décida que ses
alliés d'Iran (où régnait le jeune chah Mohammad Reza Pahlavi) et d'Irak (alors doté d'un
régime pro-occidental encore sous forte influence britannique) ne pourraient être défendus
efficacement contre l'empire de Staline sans l'aide du Pakistan. Oubliant leurs « relations
spéciales » avec la Grande-Bretagne, les États-Unis établirent des liens directs avec le Pakistan.
La bureaucratie militaire et civile, déjà redevable à Washington d'une aide économique et
militaire, dominait alors le nouvel État islamique. Le Pakistan avait une chance de s'attirer les
faveurs de Washington en soutenant la cause des États-Unis (celle des Nations unies,
officiellement) dans la guerre de Corée. De juin à décembre 1950, le dominion du Pakistan,
comme on l'appelait alors (pour souligner le lien au Commonwealth), fournit des matières
premières aux troupes américaines en Corée. Le 19 mai 1954, le Pakistan signa avec les États-
Unis un accord d'assistance militaire et technique, à des fins exclusivement défensives, sur le
papier du moins.
De l'adoption de la Constitution de 1956 jusqu'aux premières élections générales au
suffrage universel en 1970, des institutions non élues dirigèrent le pays, s'appuyant sur un
partenariat officieux mais très solide avec les États-Unis. Pour apprécier les raisons qui
poussèrent Zia ul-Haq et l'administration Carter à lancer du Pakistan la guerre sainte
antisoviétique, il faut bien comprendre à quel point cette relation discrète, sinon secrète, entre
les deux pays était devenue importante dans les années 1970.
Depuis 1950, comme l'a noté Seymour Hersh dans son étude sur l'équilibre nucléaire
entre le Pakistan et l'Inde, le Pakistan a rejoint le réseau secret incluant la CIA et la NSA,
installée à Fort Meade (Maryland), pour la surveillance électronique de I'URSS. Il s'agissait
d'observer les signaux émis par les tests de missiles et les essais nucléaires soviétiques dans le
Kazakhstan et d'effectuer des vols de reconnaissance. L'avion de Francis Gary Powers qui fut
abattu par les Soviétiques en 1960 (cela provoqua une grave crise entre Washington et Moscou)
était parti de Peshawar, qui deviendrait plus tard la principale base arrière des recrues du jihad.
Les services américains et l'ISI pakistanais observaient également conjointement les tribus des
territoires voisins, soviétique, afghan et chinois, afin d'obtenir une connaissance du terrain qui
s'avérerait essentielle pour la préparation de la guerre sainte des années 1980.

La première guerre opposant le Pakistan à l'Inde au sujet du Cachemire eut lieu en 1947,
et des frictions constantes débouchèrent à nouveau sur un conflit en 1965. En décembre 1971,
le Pakistan-Oriental devint le Bangladesh, grâce à l'aide militaire indienne. Tous ces
événements renforcèrent le partenariat stratégique entre les États-Unis et le Pakistan. Le
Cachemire, seule province à majorité musulmane qui soit restée à l'intérieur de l'Union
indienne après la partition de 1947, est encore une source de litiges entre les deux pays et
pourrait déclencher une guerre nucléaire en Asie.
Malgré la vieille amitié existant entre le Mahatma Gandhi et Ali Jinnah, l'Inde et le
Pakistan se considéraient comme des ennemis héréditaires.
Dans le cadre de la guerre froide, les États-Unis estimaient que l'Inde, bien
qu'officiellement neutre et non alignée, penchait vers Moscou. En 1954, le Pakistan avait
rejoint I'OTASE, alliance d'obédience américaine (États-Unis, Iran, Turquie, Pakistan), et
Washington était devenu son principal fournisseur militaire.

Une apparence de régime parlementaire fut maintenue jusqu'au putsch militaire du


général Ayyub Khan, en 1958. Après une période de loi martiale, avec Ayyub en dictateur
incontesté, à la fois commandant en chef, administrateur de la loi martiale et président du
Pakistan, la deuxième Constitution installa en 1962 un gouvernement présidentiel centralisé. La
Constitution de 1962 réaffirmait le caractère musulman de l'État. Ayyub se fiait à la
bureaucratie fédérale et surtout à l'armée ; dans ces deux institutions, le sommet de la hiérarchie
était occupé par des hommes originaires du Pendjab.
Alors qu'Ayyub continuait à rechercher le soutien des États-Unis, après une guerre courte
mais violente entre l'Inde et la Chine, les intellectuels pakistanais exigèrent l'établissement de
meilleures relations avec l'autre géant communiste. Ayyub se rapprocha de Pékin. En même
temps, il essayait de satisfaire ceux de ses sujets qui souhaitaient une politique intérieure plus à
gauche et le non-alignement en matière de politique extérieure. Une guerre brève et peu
décisive avec l'Inde en 1965 et l'accord de paix signé à Tachkent sous l'égide de I'URSS devaient
mener à la suspension de l'aide militaire américaine, soulignant le « vide de la politique de
défense du régime ». Des manifestations antigouvernementales firent descendre dans la rue
ouvriers, étudiants, petits fonctionnaires et oulémas entre novembre 1968 et mars 1969.

Sous forte pression, Ayyub céda aux exigences des militaires : il remit le pouvoir au
général Yahya Khan, commandant en chef de l'armée. En novembre 1969, Yahya annonça des
élections générales, éludant le flot montant du nationalisme bengali au Pakistan-Oriental et
s'assurant le droit de veto contre tout document constitutionnel produit par l'Assemblée
nationale. C'est ainsi qu'il assura la domination des militaires et de la bureaucratie. Pourtant, les
élections de décembre 1970 furent remportées par la ligue Awami (bengalie) et par le Parti du
peuple pakistanais (PPP), mené par Zul-fikar Ali Bhutto, brillant démagogue. Le PPP était
soutenu par les propriétaires de la province de Sind (d'où venait Bhutto), les fermiers du
Pendjab et un ensemble de bourgeois, de membres des professions libérales et de propriétaires
terriens. Bhutto élabora une alliance populiste, curieux mélange d'éléments capitalistes, laïques
et de gauche.
Aussitôt après la victoire de l'Inde qui entraîna l'indépendance du Bangladesh, Ali Bhutto
semble avoir pressenti l'affrontement qui s'ensuivrait avec l'Union soviétique autour de
l'Afghanistan. Par instinct, il était plutôt hostile aux militaires et loin d'être le plus proaméricain
de tous les politiciens pakistanais. Il voulait surtout que le Pakistan soit une nation puissante, si
possible dotée d'un arsenal nucléaire. Connu pour ses positions anti-impérialistes, anti-
indiennes et prochinoises lorsqu'il était membre du cabinet Ayyub, Bhutto s'était opposé à
celui-ci sur l'accord de Tachkent en 1965, considérant qu'il accordait trop à l'Inde.
Le pouvoir des militaires pakistanais dans la vie politique était incarné par la puissance
croissante de l'ISI, service d'espionnage qui intervenait de plus en plus dans les choix du
gouvernement et qui serait la force principale de la guerre afghane en tant qu'allié de
Washington. Malgré son désir de neutraliser le rôle de l'armée dans les affaires publiques,
Bhutto décida d'avoir le beurre et l'argent du beurre : avec une insistance redoublée après
qu'eurent lieu les essais nucléaires indiens dans le désert du Rajasthan en 1974, Bhutto harcela
la communauté scientifique pakistanaise pour qu'elle élabore des armes semblables. La
protection de ce programme top secret fut confiée à l'armée. En même temps, Bhutto tenta de
réduire les effectifs militaires. Certains officiers, accusés de tendances « bonapartistes », furent
démis de leurs fonctions. Le haut commandement fut restructuré, le poste de commandant en
chef supprimé et la durée du mandat du chef d'état-major réduite. Une nouvelle Constitution
interdit aux militaires d'abroger la Constitution.
Sans parler de la désastreuse défaite militaire infligée par l'Inde en 1971, Bhutto s'attira
l'inimitié de l'armée en l'envoyant écraser une insurrection tribale au Baloutchistan. Cette zone
était partagée entre l'Iran et le Pakistan ; elle devait jouer un rôle important dans le jihad
afghan. Les services secrets et l'armée du chah étaient résolument antisoviétiques, autant que
leur allié américain, et soupçonnaient I'URSS de vouloir déstabiliser le Baloutchistan pour
obtenir un accès à l'océan Indien. Washington considérait déjà Bhutto comme dangereusement
« tiède » envers l'Union soviétique et comme prosocialiste. Les militaires pakistanais et l'Iran
lui étaient donc hostiles. Tout cela mena à sa pendaison par Zia ul-Haq, le 4 avril 1979, et à une
nouvelle campagne antidémocratique lancée par les militaires.
Une fois Bhutto disparu de la scène, Zia découragea la plupart des partis politiques. Il se
mit à étendre le contrôle de l'armée sur la société civile. La Ligue musulmane et le Jamaat e-
Islami, qui avaient d'abord soutenu le régime de Zia, lui retirèrent leur appui lorsqu'il annula les
élections à plusieurs reprises. Des élections locales eurent lieu en septembre 1979, tandis que
les nuages s'accumulaient au-dessus de l'Afghanistan. Les candidats ne pouvaient pas se
présenter au nom d'un parti, mais seulement en tant qu'individus. Les deux buts de Zia et de
l'ISI, l'islamisation et la militarisation, en seraient facilités ; du moins, c'est ce qu'ils croyaient.
Cependant, la machination échoua et le PPP, désormais mené par la fille d'Ali Bhutto, Benazir,
femme intelligente et élevée à l'occidentale, réussit à introduire ses hommes au sein des
autorités locales. Zia était isolé, comme le furent les dictateurs grecs de 1967 à 1974 lorsque le
coup d'État à Chypre et la conquête du nord de l'île par l'armée turque entraînèrent leur chute et
le retour de la démocratie.
Le pire pour Zia, qui fit de lui un partenaire d'autant plus zélé pour les États-Unis dans le
jihad afghan, fut que le programme nucléaire avait encore affaibli le régime en détériorant ses
relations avec Washington. Avec l'amendement Symington, le Congrès avait suspendu son aide
militaire. Le consortium économique d'aide occidentale au Pakistan refusait de rééchelonner les
paiements d'une dette qui se chiffrait en milliards de dollars.
Durant les premières décennies d'existence du Pakistan, les leaders du pays avaient
utilisé la vulnérabilité stratégique du pays face à L'URSS (présente au Baloutchistan, en Inde, en
Afghanistan) pour convaincre Washington de maintenir sa protection militaire. Le programme
nucléaire avait sérieusement compromis ce soutien. Zia vit l'occasion de retrouver la faveur des
États-Unis dans le projet visant à repousser l'envahisseur soviétique en Afghanistan.
Peu après l'invasion soviétique, Zia nomma un nouveau chef pour l'ISI, le général Akhtar
Abdel Rahman Khan, qui resta son directeur et le bras droit de Zia dans la guerre afghane
jusqu'à ce qu'il meure avec le dictateur, l'ambassadeur des États-Unis Arnold Raphel et d'autres
hauts fonctionnaires américains et pakistanais liés à la guerre, dans un accident d'avion en
1988. L'acolyte d'Akhtar, le général Mohammed Youssaf, directement responsable de la
formation des moudjahidin de 1983 à 1987, admirait beaucoup la bravoure, le zèle et le
dévouement aux principes islamiques de son chef, qu'il décrit comme « impressionnant, avec
son uniforme immaculé, trois rangs de médailles et sa musculature puissante. Il avait la peau
claire et était extrêmement fier du sang afghan dont il avait hérité ».
Lors de la première rencontre de Brzezinski avec le président Zia, qui eut lieu à
Islamabad en janvier 1980, le rôle de l'alliance (toutes les armes, le financement et la formation
des combattants passeraient par le Pakistan au lieu de venir directement de la CIA) fut dicté par
Zia et accepté par Brzezinski, avec l'approbation des plus hauts fonctionnaires de
l'administration Carter. L'opération aurait plus tard des conséquences fatales lors de la
propagation de la violence et du terrorisme par les moudjahidin. Comme me l'a confirmé
Charles Cogan, de la CIA, les Américains apprirent bientôt à prendre Zia au sérieux : l'ISI ne
fournirait les armes aux guerriers afghans que si les Pakistanais avaient le contrôle absolu de
toutes les étapes de l'opération.
Zia avait posé trois conditions avant de laisser entrer au Pakistan les armes destinées à
lutter contre les Soviétiques. D'abord, les pays d'origine (les États-Unis, l'Égypte, l'Arabie
Saoudite, la Chine, puis la Grande-Bretagne, la France et même Israël) devaient garder un
silence absolu sur ces livraisons, niant les avoir effectuées, aussi souvent que cela pourrait
s'avérer nécessaire. Ensuite, les armes et les autres fournitures seraient envoyées au Pakistan
par les moyens les plus rapides (d'où les vols en partance des bases américaines en Égypte, où
la coopération et l'engagement de Sadate rendaient possible d'opérer vite et en secret). Enfin,
les livraisons aériennes (par opposition aux livraisons terrestres venues de Chine et d'Iran, et
aux livraisons maritimes arrivant à Karachi et dans d'autres ports pakistanais) seraient limitées
à deux avions par semaine.
Même si les militaires pakistanais affirmaient contrôler les livraisons,
l'approvisionnement pouvait être perturbé à tous les niveaux par la corruption ou le sabotage.
En outre, les moudjahidin étaient divisés en sept principaux groupes ou « partis », comme les
appelait la CIA. Les chefs pouvaient très rarement passer outre les barrières ethniques et tribales
et les jalousies personnelles pour coopérer et coordonner leurs opérations d'espionnage et de
combat contre l'ennemi communiste. Selon James Adams, spécialiste britannique du commerce
des armes, « le mélange de corruption pakistanaise et d'aptitude afghane à faire de l'argent par
tous les moyens fit naître une industrie qui avait peu de rapport avec une guerre sainte contre
l'envahisseur infidèle et beaucoup à voir avec l'affairisme ».
Adams donne l'exemple d'un chargement de cent kalachnikovs AK-47, alors l'arme
préférée des « combattants de la paix », des milices, des bandits et des terroristes de Kaboul à
la Colombie. Après leur arrivée par bateau égyptien au port de Karachi, un tiers de ces armes,
en parfait état, seraient saisies par les militaires pakistanais, pour renouveler leur arsenal ou
pour être revendues au marché noir. Une fois transportées à travers le Pakistan dans des
camions scellés (qui se déplaçaient seuls plutôt qu'en convoi pour ne pas attirer l'attention) ou
en train, les armes seraient dispersées entre les divers régiments de l'armée pakistanaise avant
d'être distribuées aux combattants sous le contrôle de l'ISI. Souvent, une grande partie des
armes arriveraient entre les mains du chef d'un des sept partis. Dans les autres cas, elles seraient
volées par d'autres Afghans ou des volontaires arabes. Enfin, elles pourraient être vendues par
les chefs des partis eux-mêmes, généralement chargés de venir prendre en personne les fusils et
les munitions destinés aux combattants.
Les chefs tribaux exigeaient un tribut, en liquide ou armes, de tout membre d'un autre
clan passant sur leur territoire, pratique déjà remarquée par Kipling et par de très nombreux
visiteurs en Afghanistan avant et après lui. Les diplomates et les agents secrets américains
reconnaissent que les combattants avaient de la chance quand ils recevaient 50 % des fusils
envoyés aux Afghans par la CIA et ses alliés. Le marché noir pouvait offrir tous les types
d'armes représentés, de la mitrailleuse de 12,7 mm aux lance-roquettes RPG-7 87,  en passant par
les mortiers, les tanks et les blindés (et même, à la fin du conflit, des avions de combat, comme
ceux que récupérèrent les taliban dans les années 1990).
Bien avant le retrait final des Soviétiques en 1989, de nombreux volontaires « afghans »,
arabes ou non arabes, comme les Turcs, les Iraniens, les Philippins et les Afro-Américains,
purent rapporter chez eux des armes et des munitions, ainsi que les manuels de formation de la
CIA, qui leur seraient utiles pour les guerres qu'ils mèneraient en Algérie, en Égypte, au Yémen,
dans la bande de Gaza et en Cisjordanie, aux Philippines et dans d'autres zones associées à la
cause islamiste, comme la Bosnie et le Cachemire.
La guerre était encadrée par l'ISI, plus ou moins en coopération avec la CIA, qui
maintenait au strict minimum la présence de ses officiers au Pakistan ou près du front afghan.
Après la défaite de son pays face à l'Inde en 1971, qui avait entraîné la perte du Bengale et la
création du Bangladesh, le Premier ministre Ali Bhutto avait créé l'ISI, pour remplacer le
Directorate of Intelligence Bureau, dont la tâche principale avait d'abord été le contre-
espionnage interne. Son directeur, N.A. Rizvi, fut accusé de n'avoir pas prévu l'insurrection
bengalie contre les Pakistanais. L'adjoint de Rizvi, A.M.A. Sardar, chef des services secrets
pour l'ancien Pakistan-Oriental, avait rejoint les rangs des insurgés et était finalement devenu le
chef de la National Security Intelligence Agency du Bangladesh indépendant. Dans les années
1970, Bhutto chargea l'ISI d'obtenir les matières premières et les compétences techniques
nécessaires au programme d'armement nucléaire. L'ISI avait alors travaillé avec le Pakistani
Institute of Science and Nuclear Technology de Rawalpindi, future base logistique de la guerre
afghane, puis du nouveau terrorisme international.
Pour Ali Bhutto et sa fille comme pour d'autres leaders politiques pakistanais, le
problème est que l'ISI n'a jamais pu se tenir à l'écart de la politique. Le lieutenant général
Ghulam Jilani semble avoir joué un rôle majeur dans la conspiration qui porta au pouvoir le
général Zia en 1977. Après l'invasion de l'Afghanistan par les Soviétiques, le général Akhtar
Abdel Rahman Khan devint le nouveau chef de l'ISI ; entre 1980 et 1990, il supervisa quantité
d'opérations politiques et militaires. L'autorité de l'ISI culminait alors, non seulement en tant
que distributeur d'armes, formateur et gourou des moudjahidin, mais aussi par son activité
politique à l'intérieur du Pakistan.
À l'extérieur, l'ISI coopéra avec les Chinois contre l'Inde, pour combattre les sirènes du
KGB qui encourageaient le séparatisme au Baloutchistan, vaste territoire désertique. L'ISI
surveillait également le trafic de drogue en plein essor (et en profita largement, dit-on).
Les défenseurs de la guerre en Afghanistan ont souvent prétendu que les services secrets
et le gouvernement américains, lorsqu'ils ont pris la décision de combattre les Soviétiques, ne
pouvaient prévoir qu'il serait dangereux de laisser au Pakistan le contrôle total du jihad. Ce
n'est pas vrai : la CIA était très consciente des risques pour les pays voisins, l'Inde en particulier,
et des conséquences pour le Pakistan et l'Afghanistan.
Comme nous l'avons vu, l'Inde, se sentant menacée par l'arsenal nucléaire chinois, devint
en 1974 le sixième pays (après les États-Unis, l'URSS, la Grande-Bretagne, la France et la
Chine) à faire exploser une bombe nucléaire, dans le désert du Rajasthan. Avec ses 15
kilotonnes, cette « invention pacifique », comme l'appelaient les Indiens, était comparable à la
bombe américaine qui dévasta Hiroshima en août 1945. Le Pakistan se mit aussitôt à travailler
sur ses propres armes nucléaires. Quand Indira Gandhi quitta son poste de Premier ministre en
1977, la course aux armements était déjà bien avancée ; son successeur, Morarji Desai, tâcha
pourtant de s'y opposer en reprenant les déclarations de Nehru, totalement hostile à l'arme
atomique.
Le 26 septembre 1979, trois mois avant l'invasion de Kaboul par les Soviétiques, un
rapport secret destiné au président Carter soulignait les faiblesses de la position de Zia. La
situation économique du Pakistan était si déplorable qu'il n'était pas sûr que le général reste au
pouvoir jusqu'à la fin de l'année : inflation galopante, dette vertigineuse et énorme déficit de la
balance des paiements. Le Pakistan avait demandé la révision de sa dette internationale : le
pays souhaitait une aide américaine renforcée pour contrebalancer la menace soviétique, mais
entendait bien poursuivre son programme nucléaire, quel qu'en soit le prix. Cela, ainsi que les
liens complexes avec Washington, « risquait de compromettre l'amélioration des relations avec
l'Inde [grâce à Morarji Desai], qui n'ont jamais été aussi bonnes dans un passé récent ».
Le programme nucléaire se poursuivait « sous le masque de la recherche et du
développement ». Le rapport ajoutait que le Pakistan traînait les pieds dans les négociations
économiques et militaires avec les États-Unis et d'autres puissances occidentales, afin de
gagner du temps pour ses savants, qu'on soupçonnait de préparer un premier essai nucléaire.
Cette menace ne se matérialisa qu'en mai 1998, lorsque l'Inde annonça non pas un mais cinq
essais nucléaires à Porkhan au Rajasthan. Entre autres, « un engin thermonucléaire »
(autrement dit, une bombe à hydrogène) y serait testé. Le président Clinton mit aussitôt en
place de sévères sanctions économiques contre l'Inde et tenta de dissuader le gouvernement et
l'armée pakistanais de procéder à leurs propres essais.
Un passage prophétique du rapport rédigé en 1979 par les services secrets américains
montre que l'administration Carter était bien informée du danger imminent d'une guerre en
Afghanistan. La Drug Enforcement Administration (DEA) devait reprendre plus tard cet
avertissement concernant le risque énorme que représentait cette région du point de vue de la
drogue :

Dans les relations entre le Pakistan et les États-Unis, un autre problème est celui de
l'expansion incontrôlée de la culture du pavot dans les régions tribales, le long de la
frontière afghane. La production du Pakistan a sans doute atteint les 400 tonnes l'an
dernier. Avec celle de l'Afghanistan voisin, le total surpasse celui du Triangle d'or
(l'inaccessible plateau de Shan, qui s'étend du nord-est de la Birmanie jusqu'à la
Thaïlande, le Laos et la Chine). La capacité pakistanaise de raffinage devient de plus en
plus sophistiquée.
L'autorité pakistanaise, qui n'a jamais été très forte dans ces régions tribales, est
incapable de contrôler la production et la contrebande d'opium à cause de l'insurrection en
Afghanistan. En outre, l'ordonnance islamique introduite en février [1979J interdisant
toute substance intoxicante a paradoxalement réduit à néant l'appareil de contrôle des
narcotiques en supprimant les mécanismes légaux existant sans les remplacer par d'autres.

Malgré cet avertissement clair, rien ne prouve que les décideurs américains ou
pakistanais se soient beaucoup penchés sur cette question, comme sur tant d'autres. À
l'instigation des services secrets français, il fut même initialement question d'utiliser la drogue
comme une arme contre les Soviétiques, comme nous le verrons plus loin.
En février 1980, Brzezinski put se rendre à nouveau au Pakistan, après s'être assuré le
soutien financier de l'Arabie Saoudite, qui serait égal à celui des États-Unis, « dollar pour
dollar ». Au Pakistan, Brzezinski rencontra le général Akhtar, chef de l'ISI, et le président Zia
ul-Haq, ainsi que le chef de la CIA à Islamabad, John J. Reagan. Brzezinski fit ensuite à ses
associés un portrait d'Akhtar qui recoupe celui qu'esquissait le général Mohammed Youssaf : un
homme robuste de cinquante-cinq ans, ancien officier d'artillerie, animé d'un sentiment
antisoviétique quasi fanatique, qui avait du sang afghan dans les veines et donc une raison
personnelle de vouloir combattre l'envahisseur.
À la fin de l'hiver 1980, des armes artisanales étaient entre les mains des combattants de
la guerre sainte, qui lançaient déjà des raids éclairs contre les Soviétiques. Ces armes étaient
fabriquées dans les ateliers des fiers Pachtounes. Sadate fournit de fausses armes soviétiques,
dont des kalachnikovs, des lance-roquettes, des mortiers et du matériel antiaérien. Avant
l'arrivée des missiles Stinger américains, on avait déjà trouvé un moyen d'acheter en Pologne
des missiles antiaériens soviétiques SAM-7.
Au printemps 1980, le directeur de la CIA, Stansfield Turner, reçut des rapports sur le
détournement de l'équipement envoyé par le biais de l'ISI. Le général Akhtar garda un silence
obstiné ; lorsqu'il était obligé de se prononcer, un responsable du gouvernement ou du
commandement militaire publiait un démenti absolu. Pendant ce temps, la CIA préparait une
politique qui réussit à mettre d'immenses quantités d'armes soviétiques ou du bloc de l'Est entre
les mains des guerriers afghans et, malheureusement pour l'Occident, de leurs successeurs
terroristes dans le monde entier après la fin de la guerre.
À Langley, en Virginie, la guerre froide passait par un programme top secret, inconnu de
beaucoup de partisans enthousiastes du jihad qui se trouvaient dans d'autres branches du
gouvernement et au Congrès, visant à « acheter, emprunter ou voler », selon les termes de
James Risen, du Los Angeles Times, du matériel militaire de pointe pour compléter les
véritables armes soviétiques fournies par l'Égypte, Israël et d'autres pays, et les fausses qui
sortaient surtout de l'usine de Sadate.
Baptisé Sovmat, ce programme était sans doute inconnu du président Zia ul-Haq et des
commandants de la guerre sainte au sein de l'ISI. Il s'agissait de perfectionner les techniques
conçues par la CIA au Vietnam dans les années 1960 et 1970. Œuvrant avec toutes sortes de
couvertures, la CIA achetait des armes aux gouvernements d'Europe de l'Est, notamment au
groupe Kintex en Bulgarie, qui avait accès au matériel soviétique en tant que signataire du
Pacte de Varsovie. Leur acquisition et les tests menés par les militaires américains facilitèrent
l'élaboration de contre-mesures : armes antitanks améliorées et Stinger pour les moudjahidin,
qui échapperaient ensuite au contrôle de la CIA et de l'ISI pour finir dans les mains d'adversaires
des États-Unis comme les gardiens de la révolution iranienne - nous y reviendrons.
Dès le début de la guerre, la corruption et la démoralisation au sein des unités soviétiques
favorisèrent l'action de la CIA. Certains intermédiaires afghans achetèrent des caisses d'armes
neuves, encore emballées et graissées, à l'intendance de la XLe armée soviétique à Kaboul.
Parmi ces armes se trouvaient des fusées défensives, que les pilotes soviétiques utilisaient
contre les missiles Stinger. La CIA donna ces fusées à l'armée américaine afin de déterminer
comment les priver de toute efficacité. Les responsables du programme Sovmat fournirent des
listes aux officiers de la CIA et de l'ISI, qui envoyèrent leurs mercenaires afghans piller les
dépôts soviétiques et fouiller les champs de bataille en quête des armes recherchées. Dans le
cadre de leur formation, certains combattants afghans apprirent à dépouiller les Spetsnaz, les
forces spéciales soviétiques, de leurs armes, qui pourraient ainsi être étudiées de près.
La CIA poussa à la désertion les pilotes du gouvernement communiste afghan et put ainsi
acquérir des avions soviétiques Mig-21, des hélicoptères MI-24 et MI-25, et d'autres appareils.
Les engins abattus étaient démontés. C'est ce qui se produisit notamment en 1988, quand les
guerriers du jihad abattirent un bombardier Soukhoï-24. Le pilote, fait prisonnier, était
Alexandre Routskoï, officier de l'armée de l'air soviétique. La CIA réussit à mettre la main sur
l'avion, qui n'avait guère souffert de son atterrissage en catastrophe, en l'échangeant avec les
moudjahidin contre un camion Toyota et quelques lance-roquettes. Routskoï refusa de se laisser
convaincre de déserter. Il rentra à Moscou, où il devint vice-président de la Russie, avant de
participer au coup d'État qui renversa Gorbatchev.
L'ISI remettait de préférence les armes, soviétiques et autres, à Gulbuddin Hekmatyar,
chef du Hezb e-Islami extrémiste et que les hommes de Zia considéraient comme le plus
efficace des chefs des sept principaux groupes de moudjahidin. Il devint ensuite leader,
formateur et modèle des terroristes et des guérilleros de l'internationale afghane. Dans les
années 1990, on voyait son portrait dans les mosquées des islamistes en Algérie ou en Bosnie.
Né en 1946, l'un des plus jeunes parmi les sept chefs, Hekmatyar fit ses études à l'école
militaire et à l'université de Kaboul, où il obtint un diplôme d'ingénieur. En 1972, il fut
emprisonné pour activités antigouvernementales (c'est-à-dire anticommunistes). Par la suite, le
régime du président Najibullah fit circuler des rumeurs sur sa prétendue homosexualité lorsqu'il
était étudiant. Le général Mohammed Youssaf fut très impressionné par ses qualités : c'était
« non seulement le plus jeune mais aussi le plus ferme et le plus vigoureux de tous les
leaders ». Il était « fermement partisan d'un gouvernement islamique pour l'Afghanistan,
excellent administrateur [...] Malgré sa richesse, il mène une vie simple. Il est aussi
impitoyable, arrogant, inflexible, très à cheval sur la discipline, et il ne s'entend pas avec les
Américains ».
C'est un euphémisme. Malgré l'insistance de nombreux Afghans, Pakistanais et
Américains, Hekmatyar limita au strict minimum ses contacts avec la CIA. Après l'élection de
Ronald Reagan, quand William Casey reprit la CIA, il durcit son attitude au point de refuser
publiquement de rencontrer le président américain lors d'une visite à New York en 1985 pour
une réunion de L'ONU. Ce refus fut perçu comme une insulte ; c'était mordre la main qui
nourrissait alors la guerre sainte, au rythme d'un milliard de dollars par an. Hekmatyar répondit
qu'il servirait la propagande du KGB s'il était vu avec Reagan. Moscou et ses alliés à Kaboul
affirmaient en effet que la guerre n'était pas un jihad, mais un simple prolongement de la
stratégie de la guerre froide et que les Américains payaient les Afghans « rebelles » pour
combattre d'autres Afghans, fidèles au gouvernement communiste. Hekmatyar souhaitait éviter
de confirmer publiquement ces allégations, selon Mohammed Youssaf, qui voyait là « une
grave erreur de jugement, qui nuisait à la cause du jihad ».  D'autres chefs de la guérilla
afghane, moins intransigeants, rendirent visite à Reagan, à Margaret Thatcher (qui soutenait le
jihad avec enthousiasme) et à leurs proches collaborateurs, mais Hekmatyar devait jouer un
rôle critique d'inspirateur pour le terrorisme antioccidental.
Sous l'oeil vigilant du président Zia ul-Haq, la résistance antisoviétique prit la forme
d'une force de guérilla efficace. Après le départ des Soviétiques, elle se divisa en une mosaïque
de groupes terroristes bien entraînés, visant à détruire les sociétés laïques du monde entier pour
les remplacer par des sociétés « islamiques ». Pour comprendre ce phénomène, il faut connaître
l'organisation initiale des mouvements de résistance.
En octobre 1983, quand le général Akhtar Khan plaça Youssaf à la tête du bureau afghan
de l'ISI, la CIA était dirigée par un vétéran des services secrets, l'ex-avocat et homme d'affaires
William Casey. Lors de ses visites au Pakistan, où il se rendait au moins une fois par an,
Youssaf et Akhtar devaient constamment lui expliquer, à lui et à ses subordonnés, qu'en
approvisionnant sept groupes différents ils menaient en fait sept guerres différentes contre les
Soviétiques.
Il existait deux divisions fondamentales entre les sept principaux groupes : entre sunnites
et chiites, et entre ce que les médias américains aimaient appeler les « modérés » (plus
exactement les conservateurs traditionalistes) et les « fondamentalistes » (les islamistes
radicaux, dont Hekmatyar était le meilleur exemple).
Du point de vue religieux, la minorité chiite (peut-être 15 % de la population afghane
quand la guerre éclata en 1979) avait toujours tourné ses regards vers l'Iran pour y trouver
inspiration et soutien. Après la révolution iranienne et la victoire de l'ayatollah Khomeiny sur le
chah et les États-Unis, Téhéran tenta d'unir les chiites afghans sous son contrôle en chassant les
« modérés », qui ne voyaient pas d'un bon œil le soutien des ayatollahs. La plupart des chiites
afghans appartiennent au groupe tribal des Hazaras, qui vivent dans le centre de l'Afghanistan.
À travers ses gardiens de la révolution et d'autres agents, Téhéran essaya de placer sous la
domination de Khomeiny de jeunes Afghans instruits dans les universités religieuses de Najaf
et de Qom, en Iran, et hostiles au pouvoir traditionnel des notables. Cette manœuvre échoua.
Huit partis chiites distincts, qui prétendaient tous suivre Khomeiny (et donc recevoir les
largesses iraniennes pour leur effort dans le jihad), formèrent une coalition à Qom. Ils
réussirent à se rassembler sous la bannière de l'un des sept principaux partis, le Hezb e-Wahdat
(Parti de l'unité), dans le Hazarajat, et restèrent à l'écart des partis sunnites.
Les rivalités entre sunnites et chiites et l'hostilité entre Pachtounes et Hazaras se
combinaient pour empêcher une véritable coopération au sein du jihad (comme elles
empêcheront toute coopération entre les mouvements terroristes après la guerre). Il y eut une
exception notable :  le Hamas, groupe palestinien sunnite, actif contre Israël en Cisjordanie et
dans la bande de Gaza, put œuvrer avec le Hezbollah (Parti de Dieu), groupe essentiellement
libanais, soutenu par l'Iran, qui combat les Israéliens au Sud-Liban et, selon des rapports
israéliens non vérifiés, participe à des actions terroristes en Europe et en Amérique latine. Il
leur arrive de coordonner leurs efforts et leurs missions.
Les partis de résistance sunnite en Afghanistan sont apparus après le coup d'État
communiste de 1978. Le vieux Mouvement de la jeunesse musulmane (MJM) se divisa en trois.
Le premier groupe était mené par Hekmatyar ; ses disciples étaient déjà surtout des Pachtounes
déracinés, de la confédération tribale Ghilzai. Le Hezb e-Islami de Hekmatyar devint le seul
des sept grands partis à être dirigé par un laïque. Le deuxième groupe, qui portait le même
nom, Hezb e-Islami, avait à sa tête Mawlawi Younis Khalis, l'un des rares religieux
traditionnels à avoir rejoint le mouvement islamiste modernisateur. Ses disciples venaient
surtout des zones tribales de l'Est. Bien qu'âgé de plus de soixante-dix ans, Khalis voulait
pénétrer seul dans les zones contrôlées par les Soviétiques en Afghanistan. Le troisième groupe
né de la fission du MJM était le Jamaat e-Islami (portant le même nom qu'un parti pakistanais),
dirigé par Burhaneddin Rabbani, ex-professeur de la Faculté islamique afghane, d'origine
tadjik, le seul des leaders sunnites à avoir le persan pour langue maternelle. Cet homme très
cultivé parle en tout six langues. Rabbani, bien plus modéré, ne suivait pas Hekmatyar dans son
opposition aux États-Unis et aux autres bienfaiteurs du jihad ; il ne recruta pas de terroristes
pour combattre en Occident.
Il existait un quatrième parti sunnite, presque entièrement financé et inspiré par l'Arabie
Saoudite et son idéologie wahhabite ultraconservatrice, officiellement fondatrice de la famille
royale saoudienne. C'était l'Ittihad, ou Union, menée par un autre intellectuel afghan, le
professeur Abdul Rasul Sayyaf. Ce groupe formait le noyau d'une bande de plusieurs centaines
de guérilleros qui, nous le verrons, quitta Peshawar pour aller s'installer dans le sud des
Philippines après la guerre afghane. Sous le nom de groupe Abu Sayyaf, il opérait à la frange
de l'insurrection des Moros musulmans. Dans les années 1990, c'était le groupe islamiste le plus
violent et le plus radical en Extrême-Orient, utilisant sa formation par la CIA et l'ISI pour
harceler, attaquer et assassiner les prêtres chrétiens, les riches propriétaires de plantations non
musulmans et le gouvernement local sur l'île de Mindanao.
Sur les sept principaux partis, les trois autres partis sunnites étaient « modérés » ou, plus
justement, selon la définition d'Olivier Roy, « traditionalistes ». Ils furent créés à Peshawar,
sous l'égide de l'ISI, après le coup d'État communiste de 1978. Leurs membres étaient un
mélange de jeunes laïques et d'oulémas. Les réseaux religieux se donnèrent un parapluie : le
Harakat e-Enqela, qui n'était pas une organisation radicale et, contrairement aux groupes de
Hekmatyar et de Khalis, n'attirait guère les Arabes et les autres volontaires étrangers recrutés
pour le jihad. Par conséquent, très peu de ses adhérents devinrent des terroristes après la guerre.
La plupart des combattants du Harakat étaient des Pachtounes et des Ouzbèks, favorables à
l'adoption de la charia mais hostiles à une révolution islamique.
Les journaux américains, en particulier Soldier of Fortune, qui idéalisaient les exploits
des moudjahidin dans des paragraphes vibrants, préféraient le Front islamique de Sayyad Pir
Gailani, un laïque qui dirigeait sa propre fraternité religieuse, parti tribal favorable à la
restauration du roi exilé Zaher Chah. Autre favori de la CIA et des journalistes américains, le
petit Front de libération nationale avait à sa tête un religieux respecté, Sibghatullah Mujaddidi.
Comme Gailani, sa famille était largement occidentalisée. Par opposition à l'intraitable
Hekmatyar, Gailani et Mujaddidi appréciaient tant le soutien américain que, selon Youssaf, ils
se rendaient aux États-Unis environ tous les six mois, « tous frais payés ». Enfin, Mawlawi
Nabi dirigeait un petit groupe d'ultrareligieux, sans grande force de combat.
Durant les premières semaines de leur guerre contre l'envahisseur soviétique, les hommes
du président Carter, avec l'aide de Sadate en Égypte et de Zia ul-Haq au Pakistan, avaient posé
les fondations. Il restait à enrôler la Chine, géant communiste mais antisoviétique. L'équilibre
du pouvoir entre les deux superpuissances communistes était fragile, et la situation explosive.
Nixon et Kissinger avaient entrepris en 1971 une ouverture sur la Chine, avec l'aide du
Pakistan, mais il n'existait rien de comparable à une alliance sino-américaine. Obtenir la
participation de la Chine au jihad afghan était une tâche délicate, à mener à bien discrètement,
qu'il faudrait même peut-être désavouer publiquement. Pour toutes ces raisons, et à cause des
responsabilités directes du Pentagone, Jimmy Carter envoya à Pékin son ministre de la
Défense, le très discret Harold Brown.

4. DENG XIAOPING
 
 
Durant les premières années du jihad afghan, la Chine rejoignit la coalition antisoviétique
pour des raisons stratégiques propres. Elle eut un prix énorme à payer dans la période qui suivit
la fin de la guerre : elle vit reprendre et se propager la révolte des Ouïgours, les peuples
musulmans vivant dans la vaste province du Xinjiang, dans l'ouest du pays, dont la plupart
voulaient obtenir leur indépendance, comme l'avaient fait les six républiques d'Asie centrale
lors de l'éclatement de l'empire soviétique au début des années 1990.
La décision chinoise de rejoindre la grande coalition formée en Afghanistan contre
L'URSS était bien sûr un effet logique de son rapprochement progressif avec les États-Unis,
entrepris après la visite secrète de Henry Kissinger à Pékin en 1971, facilitée par le
gouvernement pakistanais d'Ali Bhutto. Pourtant, les signes publics de l'entente entre
Washington et Pékin restèrent rares jusqu'à ce que la CIA commence son jihad contre les
Soviétiques.
Le ministre de la Défense de Carter, le taciturne Harold Brown, était physicien de
formation. Il maintint la tradition du silence quasi total sur la coopération politique et militaire
avec la Chine, même lorsqu'il séjourna à Pékin, du 4 au 13 janvier 1980, pour recruter le géant
asiatique dans le jihad afghan.
Comme Brown le découvrit avec plaisir à Pékin, le travail avait été bien préparé du côté
chinois comme du côté américain. Son style sobre mais incisif combinait le zèle de Zbigniew
Brzezinski et l'abord affable de Jimmy Carter. Brown faisait moins cavalier seul que
Brzezinski ; il aimait se fier aux compétences des autres et au travail d'équipe, et il évitait les
projecteurs. Lors de son séjour dans l'empire du Milieu, il emmena avec lui tout un groupe
d'experts, parmi lesquels un vétéran de la guerre froide, Robert Komer. Il y avait aussi des
spécialistes de l'Asie et des experts en matière de contrôle des armements, comme George
Seignious, le premier Américain à avoir eu une discussion à ce sujet avec le vice-ministre
chinois des Affaires étrangères, Zhang Wenjin.
Deng Xiaoping, l'homme fort qui guida l'entrée hésitante mais inexorable de la Chine
dans le monde capitaliste, était alors vice-Premier ministre de Hua Guofeng. Après quatre jours
de négociations avec Deng, avec Hua, avec le ministre des Affaires étrangères Huang Hua et
avec les responsables des services secrets, Harold Brown tint une conférence de presse. Il se
borna à des généralités, sans rien révéler de la décision chinoise de se joindre au jihad : il avait
« rencontré une convergence de vues entre nos deux gouvernements sur la révoltante et brutale
invasion de l'Afghanistan par l'Union soviétique ». Chaque camp allait « prendre les mesures
appropriées de son côté ». Brown refusa d'être plus précis sur ces « mesures ». Il reconnut qu'il
n'avait pas été question de vente d'armes américaines à la Chine, mais bien de « transfert de
technologie ».
Interrogé sans répit par les journalistes du Pentagone Bob Clark et John McWethy
aussitôt après son retour, Brown se montra légèrement plus explicite, mais à peine moins
tortueux. Après avoir fait son rapport au président Carter, il admit que les États-Unis et la
Chine envisageaient une « coopération stratégique », sans aller jusqu'à une véritable alliance.
« Nous avons des intérêts parallèles et nous avons l'intention d'entreprendre une action
parallèle. » 
Le véritable résultat de cette visite, préparée par des années de contacts plus ou moins
secrets entre les agents américains et chinois, devait s'avérer bien plus impressionnant que ne le
laissait présager le discours vague de Brown. Les États-Unis et la Chine se mirent à œuvrer
contre l'avance soviétique en Afghanistan et contre l'aide soviétique au Vietnam. Le régime
communiste victorieux au Vietnam avait lancé une campagne contre l'influence chinoise au
Cambodge et en Thaïlande, avec l'accord tacite de Washington. En ce sens, la collaboration
avec la Chine dans une autre partie de l'Asie était un nouveau départ.
Les échanges qui suivirent la visite de Brown étaient une bonne nouvelle pour les
marchands américains d'armes de pointe et pour la stratégie planétaire du Pentagone visant à
« contenir » l'Union soviétique. Les États-Unis allaient vendre à la Chine une station de
réception par satellite et fournir une technologie « à usage double », en particulier pour les
communications et le transport aérien, à des fins civiles et militaires - tout un équipement qu'il
était interdit d'exporter vers L'URSS. Le 24 janvier 1980, peu après le retour de Brown, le
Congrès américain approuva un pacte commercial accordant à la Chine le statut de « nation la
plus favorisée », qui allait susciter une controverse durant les débats organisés à l'intérieur
comme à l'extérieur du Congrès, sur les droits de l'homme et sur la répression en Chine, durant
les deux administrations Clinton, au cours des années 1990.
Le 25 mai 1980, après quatre mois d'aide clandestine apportée par les États-Unis, le
Pakistan, l'Égypte et la Chine au jihad de la CIA en Afghanistan, Geng Biao, vice-Premier
ministre pour la Sécurité et secrétaire général du comité du Parti communiste chinois pour les
affaires militaires, vint passer deux semaines aux États-Unis. Brown annonça que
l'administration Carter avait autorisé les entreprises américaines à vendre à la Chine toute une
gamme d'équipement « non mortel » : avions de transport, hélicoptères et radars de défense
aérienne. Vinrent ensuite des accords sino-américains d'aide et de formation américaines pour
le personnel chinois. La coopération militaire fut encore renforcée en septembre 1980. Une
délégation du Pentagone se rendit à Pékin, bientôt suivie d'une délégation chinoise à
Washington, menée par le vice-Premier ministre Bo Yibo. L'axe sino-pakistano-américain
naissant, fondé sur l'aide mutuelle aux participants de la guerre sainte antisoviétique en
Afghanistan, était bien lancé, en même temps qu'une amélioration spectaculaire des relations
sino-américaines.
L'une des grandes réussites de Brown fut maintenue secrète pendant des années. Il
s'agissait de la construction de deux grands postes d'espionnage électronique américains dans le
Xinjiang, l'immense et problématique province chinoise où s'agitaient les Ouïgours, qui touche
à la pointe est de l'Afghanistan. À l'époque du chah, qui s'était terminée avec la révolution
iranienne de février 1979 et la prise de pouvoir des chiites sous la direction de l'ayatollah
Ruhollah Khomeiny, les États-Unis géraient en Iran deux sites essentiels, connus sous les noms
de code Tracksman 1  et Tracksman 2 . Ils contrôlaient les communications soviétiques et la
télémétrie des missiles émis par la base de Tyuratam, en Asie centrale. Début 1979, les
révolutionnaires iraniens s'emparèrent des deux sites, irrémédiablement perdus pour les États-
Unis. Pour suivre les mouvements de troupes soviétiques en Afghanistan, les sites d'espionnage
installés en Turquie par les États-Unis et L'OTAN se révélèrent donc indispensables, ce qui
rehaussait encore la valeur stratégique du partenariat de Washington avec Ankara, inauguré au
début de la guerre froide, à la fin des années 1940.

L'un des principaux sites turcs se trouvait à Pirinclik, dans l'est du pays. Il servait
notamment à observer la prolifération des satellites de toutes sortes, principalement soviétiques,
lancés autour de la Terre. Pirinclik et les autres sites clés avaient été provisoirement fermés
dans les années 1970, après que le Congrès eut décrété un embargo sur les livraisons
d'armement à la Turquie pour exprimer sa désapprobation face à l'invasion et à l'occupation de
Chypre durant l'été 1974. L'embargo n'eut aucun effet sur la politique turque ; après la
démission de Nixon, l'administration Ford comprit qu'il était néfaste pour les intérêts
stratégiques américains, et il fut levé en 1978.
L'année suivante, alors que les Soviétiques déployaient leurs forces contre la résistance
qui se développait en Afghanistan, la Turquie proposa de rouvrir les sites utilisés par les États-
Unis en échange d'une nouvelle aide militaire, que le Congrès accorda en mai 1979. Cependant,
le doute planait encore sur l'avenir des installations américaines en Turquie, surtout dans les
années 1990, après la fin de la guerre froide, ainsi que sur les essais de missiles que la Russie et
ses ex-républiques d'Asie centrale n'avaient plus les moyens de poursuivre. Ces essais avaient
constamment été surveillés, depuis le Pakistan et la Turquie notamment, par la gigantesque NSA
installée à Fort Meade (Maryland), financée par un colossal budget secret qui réduisait à néant
celui de la CIA OU de tous les autres services secrets américains.
La fragilité des sites iraniens et turcs et l'absence de sites pakistanais donnaient une
importance supplémentaire à l'acquisition de sites chinois, surtout lorsqu'il fut décidé de
soutenir les moudjahidin. Selon deux spécialistes français, les contacts entre les États-Unis et la
Chine, qui devaient mener à la construction des sites du Xinjiang, commencèrent peu après
l'apparition de la tension sino-soviétique dans les années 1960 et les luttes frontalières qui en
résultèrent. En Europe, le général Vernon Walters, homme tout-puissant de l'espionnage
américain, auteur d'un livre intitulé Secret Missions puis directeur adjoint de la CIA, rencontra
l'attaché militaire chinois à Paris, Fang Wen. L'assassinat du ministre de la Défense, le
maréchal Lin Biao, eut lieu peu après, le 12 septembre 1971, sur l'ordre du chef suprême de
l'espionnage chinois, Kang Sheng. Lin était soupçonné de comploter contre Mao ; selon la
version officielle, son avion s'est écrasé dans le désert de Mongolie alors qu'il tentait de fuir
vers l'Union soviétique. En fait, il semble qu'il ait été assassiné par l'une des équipes de Kang
Sheng dans un restaurant de Pékin, avec des amis et des membres de sa famille.
La mort de Lin Biao fut une cause d'incertitudes dans les relations sino-américaines. Tout
s'arrangea avec la visite officielle du président Nixon à Pékin en 1972, préparée par Kissinger.
La CIA put bientôt ouvrir sa première station en Chine, dans le cadre de la première mission
diplomatique américaine, menée par l'ambassadeur David Bruce. Pour la CIA et le Tewu de
Kang Sheng (le principal service d'espionnage chinois), c'était un énorme progrès par rapport
aux contacts clandestins que Vernon Walters et Kissinger avaient eus avec les Chinois à Paris
entre novembre 1971 et mai 1973. Kissinger se rappelle avoir ensuite eu des tête-à-tête secrets
avec le vétéran des services secrets Huang Hua, l'un des experts de Kang Sheng pour le tiers-
monde. Ces rencontres avaient généralement lieu dans un « endroit sûr » de Manhattan, fourni
par la CIA : c'était « un appartement miteux dont les murs couverts de miroirs suggéraient une
destination moins prosaïque ».
Un haut responsable des services secrets chinois fut chargé de définir le rôle que tiendrait
la Chine dans le jihad afghan, qui aurait d'importantes conséquences pour la maîtrise du
Xinjiang et de sa population musulmane. Ce responsable était Qiao Shi, adjoint de Kang Sheng
à la tête du Tewu. Partisan de Mao de la première heure, Qiao Shi avait été particulièrement
actif en Europe de l'Est dans les années 1970, quand les désaccords sino-soviétiques faisaient
rage, pour promouvoir l'influence chinoise dans des pays comme l'Albanie (dont les Chinois
furent expulsés en 1976), la Yougoslavie et la Roumanie. En septembre 1978, regagnant Pékin
après l'une de ses missions dans les Balkans, Qiao Shi s'arrêta à Téhéran pour rencontrer le
chah, atteint par un cancer et dont l'autorité était déjà contestée par la révolution islamiste qui
grondait.
Qiao Shi proposa au chah une nouvelle alliance pour contrer l'expansion soviétique,
surtout dans l'Afghanistan voisin. Le service israélien d'espionnage à l'étranger, le Mossad,
avait déjà mis en contact les Iraniens et les Chinois. Le général Nasser Moghadam, qui venait
de prendre la tête de la redoutable organisation de sécurité et d'espionnage du chah, la Savak,
rencontra Qiao Shi. Un accord fut conclu pour une guerre clandestine en Afghanistan,
indépendamment des projets de la CIA, semble-t-il. Les agents chinois se mirent en place au
Pakistan, l'ambassadeur iranien à Islamabad, ancien chef de la Savak, assurant la liaison avec
l'ISI pakistanais.
Les beaux projets de Téhéran et de Pékin volèrent en éclats lorsque le chah fut renversé
en février 1979 et quand L'URSS envahit Kaboul en décembre de la même année. Néanmoins, le
nouveau régime révolutionnaire de Khomeiny continua à considérer les services de Kang
Sheng comme un allié possible contre les Soviétiques. Qiao Shi et des spécialistes chinois de
l'espionnage militaire décidèrent d'attaquer les Soviétiques à Kaboul. Début 1980, à l'époque de
la visite de Harold Brown, un dignitaire chinois musulman, étroitement allié au régime de
Pékin, vice-président de l'Association islamique chinoise, Mohammed Ali Zhang Jie, vint
négocier à Téhéran. L'axe Chine-Iran-Pakistan avait besoin de se renforcer. Les Iraniens furent
assurés par leurs visiteurs chinois que Deng Xiaoping n'hésiterait pas à leur fournir des armes
pour lutter contre Saddam Hussein, qui attaqua l'Iran en septembre 1980 et poursuivit la guerre
jusqu'à l'épuisement des deux pays en 1988.
En septembre 1980, le successeur que s'était choisi Mao, Hua Guofeng, avec qui Harold
Brown avait conclu la coopération sino-américaine en Afghanistan, confia le poste de Premier
ministre à Zhao Ziyang. Mais, alors que Hua était encore Premier ministre, le nouveau chef de
la CIA à Pékin, David Gries, organisa la visite de l'amiral Stansfield Turner, directeur de la CIA
sous Carter. Il fut question de construire deux sites secrets de surveillance dans le Xinjiang, à
Qitai et à Korla. Ces postes d'écoute pourraient surveiller les communications et les essais de
missiles soviétiques, ce qui était devenu impossible depuis la fermeture de Tracksman 1 et 2 en
Iran. Les sites du Xinjiang seraient dirigés par des Chinois auxquels les Américains
enseigneraient le Sigint (Signal Intelligence). Tout le projet serait placé sous le contrôle d'une
branche de la CIA dirigée par Leslie Dirks, la Division of Sciences and Technology.
Les postes d'écoute chinois fournirent à Washington et à Pékin une occasion unique
d'espionner l'Asie centrale soviétique. Politiquement, ils donnèrent aux États-Unis, leader de la
coalition antisoviétique en Afghanistan, un atout de choix en territoire chinois, même si le
contrôle de Pékin était contesté par la population locale, comme les Américains le
comprendraient bientôt.
Qitai et Korla poursuivirent apparemment leur surveillance électronique jusqu'à la fin de
l'occupation soviétique en Afghanistan en 1989, qui coïncida à peu près avec les émeutes de la
place Tianan men, en avril, qui virent les forces de sécurité chinoises écraser les manifestations
et la révolte naissante des étudiants et d'autres dissidents. Commença une période de tension
entre la Chine et les États-Unis, qui se désengageaient alors d'Afghanistan (la Chine avait été la
première). Cette mésentente fut la cause principale de la fermeture de Qitai et Korla.
Rien n'indique que les Américains ou les Chinois aient jamais envisagé les conséquences
que pourrait avoir la formation de militants musulmans, surtout les Ouïgours du Xinjiang, pour
lutter contre les Soviétiques en Afghanistan, à la frontière ouest de la Chine.
Durant le jihad, les services secrets de Kang Sheng coopérèrent brièvement avec
l'Allemagne de l'Ouest pour une étrange opération hybride. Le Bundesnachrichtendienst (BND),
service fédéral d'espionnage de la RFA, y fut directement impliqué. Dans les années 1970, le BND
(dirigé par des hommes aussi redoutables que Klaus Kinkel, qui devint l'un des plus actifs
ministres des Affaires étrangères de l'Allemagne réunifiée après l'effondrement de l'Union
soviétique et de la RDA) était actif sur plusieurs fronts, avec la CIA et le Mossad. Alors que
l'Afghanistan devenait un point chaud, les services israéliens fournirent secrètement à
l'Allemagne un système de brouillage radio, sous le nom de code Cerberus, sans doute proche
de celui qu'Israël avait utilisé avec succès contre les Arabes, notamment durant la guerre de
1967. (Israël avait perturbé les pilotes de combat arabes en leur envoyant de faux ordres censés
émaner de leur quartier général et avait même brouillé une conversation radiotéléphonique
essentielle, au début de la guerre, entre Nasser et le roi Hussein de Jordanie.)
Pour en vérifier l'efficacité, le BND utilisa Cerberus le long des frontières du rideau de fer
qui le séparait des États du Pacte de Varsovie, notamment l'Allemagne de l'Est. Lorsque Bonn
reçut de Pékin une demande d'assistance technique pour ses opérations d'espionnage contre les
Soviétiques, surtout à proximité de l'Afghanistan, le BND, dirigé par Kinkel, lança l'opération
Pamir (du nom de la haute barrière montagneuse qui se dresse entre L'URSS, la Chine,
l'Afghanistan, l'Inde et le Pakistan). Il s'agissait d'installer un radar allemand en territoire
chinois, près de l'Union soviétique. Cerberus fut également utilisé par le personnel chinois
contre les communications électroniques soviétiques. Encouragé par le succès de ce système, le
BND monta une série d'entreprises écrans pour livrer à la Chine de l'équipement électronique de
haute fidélité pour environ 25 milliards de dollars. En Allemagne, ceux qui découvrirent
l'opération Pamir l'accusèrent d'être financée par le budget du ministère de la Défense, en
violation des lois contre le transfert de technologie sensible.
Pour la CIA et son allié pakistanais l'ISI, le défi logistique de la collaboration avec la
Chine consistait à acheminer les armes chinoises (et les autres) aux combattants. L'un des
accords conclus par Harold Brown à Pékin stipulait que les avions américains pourraient
emprunter l'espace aérien chinois pour livrer leurs chargements d'armes aux moudjahidin. On
raconte que les Chinois utilisèrent la péninsule montagneuse du Wakhan, où la courte frontière
commune de l'Afghanistan et de la Chine (65 kilomètres) serpente dans des gorges escarpées.
Les cimes glacées du Wakhan dépassent pour la plupart les 6 500  mètres et sont très peu
peuplées. Toutes les vallées sont bloquées par la neige pendant les mois d'hiver. Un proverbe
afghan dit que « même les oiseaux ne peuvent utiliser que leurs pattes » dans ce corridor d'une
longueur de 190 kilomètres. Quand le jihad afghan commença, les quelque 3 000  habitants des
vallées de l'Hindu Kuch et des franges du Pamir étaient des Kirghiz musulmans. Leur origine
ethnique les liait au Kirghizistan, ex-république soviétique kirghize. Ces rudes montagnards
avaient parfois des échanges, notamment commerciaux, avec les Kirghiz et les Ouïgours du
Xinjiang voisin.
En 1980, lors des premières offensives soviétiques, l'Armée rouge mit fin à la circulation
vers la frontière chinoise et annexa purement et simplement le Wakhan. Le gouvernement
fantoche de Babrak Karmal, mis en place à Kaboul, remit ce territoire à Moscou par un
document officiel. Puis il aida les Russes à repousser les Kirghiz du Wakhan vers le Pakistan,
ce qui accrut pour ce pays le problème déjà critique de l'accueil des réfugiés du jihad. Les
Soviétiques se mirent ensuite à construire de petits aéroports pour avions et hélicoptères partout
où c'était possible et à fortifier des bunkers sur le flanc des montagnes. Les soldats pourraient y
passer les mois d'hiver en attendant les actions des moudjahidin ou de leurs partisans chinois.
L'été, une garnison russe de 1 500 à 2 000 hommes y était installée, rattachée au district
militaire de Murgab, zone jadis utilisée par les unités montagnardes de l'armée des Indes
britanniques.
Tous les acteurs du jihad afghan avaient également un intérêt vital dans l'autoroute de
Karakorum, l'ancienne route de la soie, qui passait entre la Chine et le Pakistan, à une
cinquantaine de kilomètres seulement de la frontière afghane. Empruntée par Marco Polo au
XIIIe  siècle, la route de la soie fut pendant longtemps la principale artère est-ouest, le long de
laquelle circulaient perles, soieries, cannelle, argent et surtout livres, doctrines et idées, l'islam
en particulier.
Les sources russes affirment souvent que les premières armes chinoises destinées aux
Afghans furent repérées dès juin 1979, six mois avant l'invasion soviétique. Si cette
information est vraie, cela pourrait être lié à l'accord chinois avec le chah, évoqué plus haut. En
tout cas, en juin 1979, les espions soviétiques repérèrent dans le port de Karachi un cargo
pakistanais, le Rustam, arrivé de Chine. Les médias moscovites annoncèrent que ses 8 000
tonnes d'armes et de munitions étaient parties vers Peshawar (selon un trajet classique, par
route et par rail, utilisé ensuite par l'ISI pour l'essentiel des armes arrivées à Karachi). À
Peshawar, le matériel fut distribué « dans le centre des saboteurs et des bandits ». Début 1980,
selon un Livre blanc publié par le gouvernement communiste de Kaboul, la Chine « acheminait
de grandes quantités d'armes et de munitions aux insurgés en Afghanistan ». Une partie de ce
matériel, qui put échapper au filtrage de l'ISI, parvint dans les camps de formation afghans
appartenant au Sholah e-Javed (Flamme éternelle), groupe de résistance maoïste. Arnaut Van
Lyden, correspondant néerlandais, fut sommé de quitter le Pakistan parce qu'il avait décrit de
manière un peu trop détaillée les nouveaux mortiers, mitrailleuses, roquettes et fusils chinois,
dont certains portaient encore la marque de l'armée chinoise, qu'il avait vus dans les camps
afghans de Peshawar et de la zone frontalière.
La formation militaire chinoise des volontaires du jihad et des musulmans ouïgours au
Pakistan avait été confiée au département d'espionnage militaire de l'Armée de libération du
peuple. Les experts occidentaux le désignent par son nom chinois, Er Bu, ou Second
Département. À la fin des années 1980, son chef était le général Xiong Guankai, vétéran des
services secrets, alors âgé d'une cinquantaine d'années. Son assistant personnel, le colonel Li
Ning, était l'attaché militaire à Londres qui, en 1990, se rendit à Washington pour terminer ses
études à la John Hopkins University. Après la guerre, les formateurs américains durent repartir
en Asie pour retrouver la trace de leurs anciennes recrues, désormais impliquées dans le
terrorisme international. On peut supposer que des hommes comme Xiong et Li ont dû eux
aussi se lancer à la recherche des combattants qui, après s'être endurcis dans le jihad, revinrent
mener l'insurrection ouïgoure au début des années 1990.
Dans les années 1960, le Second Département avait aussi formé de nombreux volontaires
issus des groupes maoïstes ou gauchistes d'Afrique et d'Amérique latine. Sa participation à
l'opération afghane, de 1980 à 1988, durant presque tout le déploiement soviétique, fut la plus
vaste de ses actions de ce genre. Les analystes de Moscou affirment, et cela paraît
vraisemblable, que la CIA aurait payé le gros de la facture (400 millions de dollars), somme
modeste par rapport aux milliards fournis par la CIA, l'Arabie Saoudite et, nous le verrons, des
financiers arabes, directement ou par le biais de l'ISI.
L'opération chinoise d'approvisionnement était déjà en cours un mois après la visite de
Harold Brown à Pékin. En février 1980, au moins six des groupes moudjahidin rivalisaient
pour recevoir les fusils, les mitrailleuses, les mortiers et les canons chinois. En septembre 1984,
grâce à l'action de l'ISI, dirigée par le général Youssaf, des pièces d'artillerie de 117 et 122 mm
étaient apparues sur divers fronts afghans, notamment le lance-roquettes de 107 mm,  type 63-
1, équipé de tubes en alliage léger.
Le général de brigade Youssaf n'a que des éloges pour la méticulosité avec laquelle les
Chinois ont organisé l'opération. Jusqu'en 1984, « la plus grande quantité d'armes et de
munitions a été achetée à la Chine, qui s'est révélée absolument fiable et discrète, fournissant
des armes gratuitement ou moyennant finance ». Puis, en 1985, de plus en plus d'armes se
mirent à arriver d'Égypte, achetées par la CIA au gouvernement du président Moubarak.
Contrairement aux armes chinoises, efficaces et souvent neuves, les premières livraisons
égyptiennes étaient rouillées et totalement inutilisables ; quelques caisses arrivèrent même
vides. La CIA commença aussi à fournir des armes arabes prises au Liban par Israël et des fusils
achetés en Inde.
Le plus remarquable succès de la CIA fut l'introduction du missile antiaérien Stinger, qui
allait changer le cours de la guerre à partir de 1985, forçant les attaques soviétiques par avion et
par hélicoptère à se maintenir à haute altitude, ce qui les rendait inefficaces. Non sans ironie,
c'est parce que la CIA et les Pakistanais perdirent le contrôle des Stinger que les groupes
terroristes post-jihad et les gardiens de la révolution iranienne devinrent si actifs. Selon
Youssaf, dès que la formation au maniement des Stinger eut commencé dans le principal camp
de l'ISI, à Ojhri, près de Rawalpindi, les visiteurs chinois ou saoudiens ne furent plus admis. Le
seul homme politique américain qui ait pu s'y rendre, en 1987, fut le sénateur Gordon
Humphrey, qui avait usé de toute son influence pour que la CIA fournisse le Stinger au jihad.
L'une des armes les plus efficaces qu'ait fournies la Chine était le lance-roquettes à
canons multiples mentionné plus haut, également appelé MBRL (mtilti barrel rocket launcher).
Youssaf révèle qu'apparut un vif besoin de lance-roquettes à canon simple, les SBRL (single
barrel rocket launcher), qu'un homme pouvait manipuler la nuit entre les avant-postes ennemis.
Cette mobilité contrastait avec le MBRI., qui devait être porté à dos de mulet et qui était trop
lourd pour être manipulé par un seul homme. L'ISI en fit la démonstration en utilisant un tube
de MBRL endommagé ; la CIA fut enthousiasmée et parvint à convaincre la Chine réticente de
relancer la production de SBRL. Youssaf commanda 500 SBRL en 1985 ; en 1987, alors que la
guerre était en perte de vitesse, l'ISI en avait reçu 1 000.
Les sources pakistanaises ne donnent aucune information sur ce que devinrent les MBRL
et les SBRL après la guerre. Pourtant, il est clair qu'ils furent fréquemment utilisés par les
factions de la guérilla afghane, notamment les taliban et leurs ennemis, et par les guérilleros du
Cachemire contre l'Inde. À Kaboul, capitale ravagée par le jihad et les guerres intestines qui
suivirent, les survivants peuvent témoigner de la terreur créée par les pluies de roquettes,
chinoises pour la plupart, que les factions déversèrent sur la ville à partir de 1980.
L'opération de formation du Second Département incluait l'envoi d'environ trois cents
conseillers et instructeurs dans les camps du Pakistan : Muhammad-Gard, près de Nawagai ;
Shabqadar, à 20 kilomètres au nord de Charsadda ; Lwara-Mena, dans le nord-ouest, région de
culture du pavot, à une douzaine de kilomètres de Landi-Kotal ; et Faqirabad, près de
Peshawar.
En 1985, la Chine ouvrit d'autres camps sur son territoire, près de Kachgar et de Hotan,
dans le Xinjiang. Les combattants y apprirent à maîtriser les armes, les explosifs et les tactiques
chinoises, formation sans doute semblable à celle que dispensaient les forces spéciales
pakistanaises, américaines et britanniques.
Jusqu'à la fin de l'automne 1986, la propagande soviétique minimisa la formation et
l'approvisionnement offerts au jihad par les Chinois. Surtout après l'arrivée au pouvoir de
Mikhaïl Gorbatchev, qui envisageait un retrait des troupes hors d'Afghanistan, le Kremlin ne
voulait pas compromettre la possibilité de négociations avec la Chine. Il fallait résoudre les
vieux problèmes sino-soviétiques, qui avaient failli déboucher sur une guerre en 1969.
Contrairement aux Russes, le président communiste afghan, Mohammad Najibullah, ne
mâchait pas ses mots. Il déclara à un journaliste pakistanais que les Chinois avaient joué « l'un
des rôles les plus importants dans la guerre ». L'aide militaire chinoise représentait plus de 400
millions de dollars. Selon d'autres sources afghanes et russes, les Chinois pouvaient former
dans les camps du Xinjiang 55 000  « Afghans » - on ne sait pas s'il s'agissait de musulmans
ouïgours, d'Ouzbeks ou d'autres volontaires issus d'Asie centrale.
Les dangers qui allaient résulter pour la Chine de l'entreprise afghane deviennent
évidents lorsqu'on prend en compte la composition ethnique et religieuse du pays. Lors du
recensement de 1982 (l'assistance au jihad avait commencé deux ans auparavant), Pékin ne
reconnaissait officiellement que 14,6 millions de musulmans en Chine. Dans les années 1990,
les islamistes affirmaient qu'ils étaient plus de 50 millions, de différentes nationalités : Hui,
Ouïgours, Kazakhs, Ouzbèks, Tadjiks, Tatars, Kirghiz, Salars, Dongxiang et Baoan. Dans la
seule région du Xinjiang, où se trouvent des installations comme le site de Lop Nor destiné aux
essais nucléaires et les deux postes de surveillance électronique financés par les États-Unis, il y
a 7 millions d'Ouïgours. Musulmans sunnites, ils représentent 46 % de la population locale, aux
côtés de 36 %  de Chinois Han, un million de musulmans kazakhs (7 %),  4 %  de Hui, 2 %  de
Tadjiks (chiites, comme ceux de l'ex-république soviétique du Tadjikistan, et qui parlent une
langue proche du persan) et 1 %  de Kirghiz (sunnites, pour la plupart, comme les Kazakhs).
Pour les Chinois, qui ont toujours considéré leur pays comme 1'« empire du Milieu », le
centre du monde civilisé, les non-Chinois sont des « barbares ». Il faut les soumettre au moyen
de ce que la spécialiste américaine Liban Craig Harris, qui a travaillé au ministère des Affaires
étrangères, nomme ji-mi, ou « apaisement », ou par le processus nommé zhi-yi, qui consiste à
renvoyer dos à dos les différents groupes de barbares afin de mieux les maîtriser (les Perses
contre les Arabes, les États-Unis contre la Russie, par exemple).
Cette technique n'a pas toujours fonctionné pour les musulmans vivant en Chine, comme
devaient le découvrir les empereurs de la dynastie mandchoue (1644-1912). Une résistance
active au gouvernement central des Han apparut dans la province du Gansu, au nord-ouest du
pays, à la frontière de la Mongolie. Dans la seconde moitié du xvIIIe siècle, un voyageur érudit
qui avait passé vingt ans dans les villes saintes de La Mecque, de Médine et au Yémen
introduisit une doctrine, connue sous le nom de Nouvel Enseignement, qui provoqua des
agitations dans les zones musulmanes. Au début du XIXE siècle, quelque 15 millions de
musulmans chinois luttaient pour l'autonomie. À partir de 1818, il y eut plusieurs soulèvements
dans la province du Yunnan ; la Grande Rébellion eut lieu en 1853-1873. En 1862-1876, les
Tungan se révoltèrent dans les provinces du Shaanxi, du Gansu et surtout du Xinjiang, où les
musulmans commençaient à être touchés par la lutte d'influence anglo-russe qu'on appelait le
Grand Jeu. Le Yunnan fut divisé en deux royaumes musulmans rivaux. Un leader musulman,
Du Wenxiu, de Pingnan Guo (le « pays du Sud paisible »), se rebaptisa sultan Soliman, à la
manière des Ottomans. Il envoya son fils à Istanbul, puis à Londres en 1871, pour plaider (en
vain) contre les dirigeants Qing. Les combats et les destructions survenus dans la région que les
musulmans appelaient désormais Turkestan oriental (les Ouïgours et la grande majorité des
musulmans de cette région parlent une langue dérivée du turc) laissèrent une forte trace dans
les mémoires. En 1973, une grande révolte musulmane au Yunnan fit 1 700 morts.
Plus près de l'Afghanistan, de la Russie et des zones musulmanes soumises par les tsars,
la révolte éclata en 1862-1876. Le chef des rebelles, Yakoub Beg, faillit rétablir le règne des
Khojas, dirigeants musulmans qui dominèrent du xve au xvIIc siècle. Pendant un moment, toute
autorité centrale fut chassée des trois provinces du Xinjiang, du Shaanxi et du Gansu. Installé
dans la région de Kachgar, Yakoub Beg régna pendant douze ans. Il fut brièvement reconnu par
la Russie, la Grande-Bretagne et la Turquie. Les frictions russo-britanniques nées du « Grand
Jeu » menèrent à un accord tacite selon lequel le Xinjiang servirait de tampon entre les empires
russe et britannique. Pourtant, Yakoub Beg commit une erreur fatale, que devraient garder à
l'esprit les insurgés musulmans d'aujourd'hui, pour la plupart formés lors du jihad afghan de la
CIA, s'ils comptent trop sur le soutien de la Turquie, leur prétendue mère patrie culturelle et
linguistique. L'erreur de Beg fut d'accepter des armes de l'Empire ottoman, le pire ennemi de la
Russie. Le sultan de Constantinople déclara Yakoub amir al-mouminin, « commandeur des
croyants », titre suprême qui défiait l'autorité chinoise. Par la suite, les dirigeants chinois
réprimèrent la révolte, mais affaiblirent leur pays en empruntant à l'étranger afin de financer
l'effort militaire visant à écraser le soulèvement. L'Empire ottoman et la dynastie mandchoue
coexistèrent un moment, avant de disparaître tous deux au lendemain de la Première Guerre
mondiale.
Sous la république dirigée par le Guomindang de Sun Yatsen, après la révolution à
Canton en 1911, le gouvernement de Sun prit brièvement les musulmans au sérieux. Il
envisageait de faire d'eux, sous le nom générique de Hui, l'une des cinq « nationalités
officielles » de la Chine. Durant la guerre sino-japonaise de 1936, sous le gouvernement
Guomindang du général Jiang Jieshi, un recensement officiel révéla la présence de 48,2
millions de musulmans dans la Chine nationaliste, ce qui contredit le chiffre de 16 millions
communiqué par le gouvernement communiste à la fin des années 1980, alors que la guerre
afghane contre les Soviétiques touchait à sa fin et qu'apparaissaient dans le Xinjiang les
premiers signes d'une insurrection bien préparée avec l'aide des vétérans du jihad.
Les bases de cette insurrection furent posées entre 1944 et 1950. Les trois principaux
groupes ethniques musulmans en Chine (Ouïgours, Kazakhs et Kirghiz) profitèrent de la guerre
avec le Japon à l'est, de la guerre soviétique avec les Allemands à l'ouest et du chaos
qu'entraîna en Chine la guerre civile entre le Guomindang et les communistes (victorieux en
1949). Ces trois groupes essayèrent de créer ensemble une « république du Turkestan
oriental », conçue par ses créateurs comme un État indépendant. Sous la présidence de Mao, le
nouveau pouvoir communiste à Pékin dirigea son attention et ses forces militaires vers l'ouest
afin de vaincre les musulmans. Simultanément, les dirigeants communistes attaquèrent et
annexèrent la théocratie bouddhiste du Tibet, suscitant une résistance armée que la CIA soutint
brièvement dans les années 1950. Le jihad afghan de 1979-1989 et le retour des guerriers dans
l'ouest de la Chine, au Xinjiang en particulier, ranimèrent le mouvement de libération du
Turkestan oriental, comme l'appelaient désormais ses leaders musulmans. Un autre facteur
résultait également du jihad : l'indépendance acquise à partir de 1991 par les ex-républiques
musulmanes de l'Union soviétique en Asie centrale.
Avec la fin de la guerre en Afghanistan, les échanges humains et militaires à travers les
barrières montagneuses du Pamir et de Karakorum commencèrent à renforcer l'effervescence
dans cette zone stratégique de la Chine.
La stratégie chinoise visant à museler et à étouffer les islamistes, grâce aux mêmes
techniques qu'au Tibet, a consisté à noyer leur résistance dans un flot d'immigrants chinois,
comme l'avaient fait auparavant les Français, les Anglais, les Portugais et même les Russes
dans leurs propres possessions coloniales.
En dehors de ces affrontements entre le gouvernement central des Han et leurs sujets
musulmans, que signifiait vraiment le soutien apporté par la Chine à la guerre sainte menée par
les Américains en Afghanistan ? La Chine a dû faire preuve de prudence pour trouver le juste
équilibre : d'une part, faire face aux menaces soviétiques et aux revendications territoriales de
l'Inde dans l'Himalaya ; d'autre part, ne pas avoir l'air de trop bien s'entendre avec les États-
Unis ou le Pakistan. Cela vaut particulièrement dans le monde musulman, où l'alliance des
États-Unis avec l'État d'Israël reste un anathème (après tout, la Chine fut l'un des premiers et
des plus authentiques défenseurs de I'OLP, avec un soutien moral, diplomatique et armé). La
Chine ne pouvait pas non plus encourager ouvertement la division, en soutenant une faction
afghane contre une autre, par exemple.
Enfin, en dernière analyse, les dirigeants communistes, comme leurs prédécesseurs
impériaux, ne voulaient pas permettre la victoire totale, en Asie ou dans le monde entier, de l'un
des deux « hégémonistes », terme employé par Pékin pour désigner les superpuissances d'avant
1990, les Soviétiques et les Américains. Des États-Unis forts et, comme sous les deux
administrations Clinton, un solide système d'alliances occidentales pour contrer l'expansion
soviétique, tout cela allait dans le sens des intérêts chinois. Pourtant, la Chine devait continuer
à affronter le monde, comme elle l'avait fait depuis la révolution, en jouant le rôle d'opposant à
toute ingérence des grandes puissances dans les affaires du tiers-monde.
Face à ce qu'elle considérait comme une menace directe pour ses intérêts en Afghanistan,
la Chine a voulu que les Soviétiques soient « contenus » et s'embourbent, comme les États-Unis
au Vietnam, dans une guerre épuisante et interminable qui allait saigner leur économie.
Comprenant peu à peu au cours des années 1980 que l'effort (de plus en plus faible) de Moscou
en Afghanistan n'était pas la menace qu'elle avait imaginée, la Chine commença à perdre de son
enthousiasme pour ce qui aurait dû devenir une « relation stratégique », comme l'avait dit le
ministre des Affaires étrangères Huang Hua au premier secrétaire d'État de Reagan, Alexander
Haig. Cette tendance fut confirmée par la prospérité croissante de la Chine et par
l'effondrement imminent de l'Union soviétique.

5. RECRUTEURS, FORMATEURS ET FANTÔMES EN TOUT GENRE


 
 
Le processus de formation pourrait être comparé à une pyramide inversée. Au sommet se
trouvaient les leaders et les cadres, pour la plupart des officiers pakistanais qui allaient devenir
formateurs, mais aussi des Afghans. Aux États-Unis, ils apprenaient l'endurance, l'usage des
armes, l'art du sabotage et les méthodes meurtrières, les techniques de communication, etc.
Leur tâche consistait à transmettre ce savoir aux dizaines de milliers de combattants qui
formaient le centre et la base de la pyramide de la guerre sainte.
Vu depuis le quartier général de la CIA à Langley, le programme suivait les principes
d'Archie Roosevelt évoqués précédemment. La CIA superviserait l'ensemble. Les forces
spéciales américaines et une coalition de spécialistes alliés formeraient les formateurs. Dans ses
écoles et ses camps, l'ISI pakistanais entraînerait la masse des moudjahidin et les enverrait au
combat - souvent, mais pas toujours, avec la même organisation que celle qui était appliquée à
la distribution des armes. Quelques vétérans anglo-saxons des forces spéciales, issus des Bérets
verts américains et du Spécial Air Service (SAS) britannique, décidèrent d'aller au-delà du rôle de
formateur que leur avaient confié les responsables du jihad. Ils se chargèrent de missions de
reconnaissance et de renforcement avec les mercenaires musulmans qu'ils avaient formés.
L'administration Carter prit plusieurs mesures essentielles durant sa dernière année. Elles
furent amplifiées par les hommes de Reagan, surtout William Casey, directeur de la CIA.
L'équipe Reagan-Casey accéléra le processus de réactivation des forces spéciales américaines.
Leurs missions de formation, liées à l'Afghanistan, ainsi que leurs missions opérationnelles en
Amérique centrale puis dans les conflits du golfe Persique prirent un tournant dans les années
1980.
Comme la CIA, les forces spéciales américaines avaient connu par le passé des problèmes
qu'il leur fallait surmonter. Les exploits des Rangers au cours de la Seconde Guerre mondiale,
d'Omaha Beach aux affrontements avec les Japonais dans le Pacifique, avaient fait d'eux les
héros des années 1940. Après la guerre, ils disparurent jusqu'à ce que, trente-cinq ans plus tard,
leurs admirateurs fidèles leur rendent vie dans les nouvelles guerres, plus ou moins
clandestines, d'Asie du Sud-Est. Les forces spéciales, très appréciées du public américain dans
les premières phases de la guerre du Vietnam sous l'administration Kennedy (1961-1963),
redevinrent impopulaires dans les années 1970, alors que la guerre touchait à sa fin. Il fallut
l'attitude belliqueuse de la période Reagan pour redorer le blason des Bérets verts, au grand
dam des formations rivales, comme les commandos Seals de la marine. Ceux-ci avaient le
sentiment que leurs exploits au Vietnam et ailleurs avaient été passés sous silence, alors que les
Bérets verts raflaient tous les honneurs.
Officiellement appelés forces spéciales de l'armée des États-Unis, les Bérets verts avaient
créé les conditions pour ce qui serait leur tâche principale dans le jihad afghan : apprendre aux
guérilleros autochtones à combattre les forces communistes. Jusqu'au milieu des années 1960,
ils furent impliqués au Vietnam dans le Civilian Irregular Defense Group (CIDG), qui formait la
tribu des montagnards Rhades, l'une des minorités que les États-Unis tentaient d'utiliser contre
le Viêt-cong, les armées communistes vietnamiennes, en leur apprenant le maniement des
armes et la tactique de la guérilla. Fin 1962, selon le général R.B. Anderson, commandant et
formateur des forces spéciales, le programme CIDG concernait 200 villages vietnamiens, 12 000
villageois armés par les Bérets verts et vingt-six équipes A (il s'agissait des unités
opérationnelles de base, commandées par un capitaine et composées de douze spécialistes
maîtrisant les communications, les armes, le génie et la médecine, ainsi que de linguistes).
Cette structure préétablie fut adoptée, avec les adaptations nécessaires, pour « former les
formateurs » de la guerre sainte afghane.
Depuis la Seconde Guerre mondiale, les fonctions des forces spéciales avaient changé.
Lors de leur création officielle en 1952, elles étaient chargées de combattre sur le front et
d'accomplir des missions périlleuses à l'arrière, puis elles étaient passées à l'« action civile »,
concept que les Français avaient tenté d'appliquer dans leur guerre coloniale en Indochine avant
l'arrivée des Américains. Ils essayèrent à nouveau en Algérie (1954-1962). L'action civile
cherchait à atteindre un pays ou une société à travers la propagande, la guerre psychologique et
d'autres méthodes pas nécessairement reliées aux opérations de guérilla. C'est ce que certains,
notamment les critiques cyniques, appelaient la doctrine « des cœurs et des esprits » : soutenir
les « gentils » et nuire aux « méchants », en construisant des fortifications, en apportant une
aide alimentaire et en aidant les villages et les foyers « gentils », tandis que l'on détruit ceux qui
sont censés appartenir à l'ennemi.
Une fois que William Casey eut pris la direction de la CIA en 1981 et, avec le Pakistan et
d'autres alliés, dirigé ses mercenaires musulmans contre les Soviétiques en Afghanistan, les
forces spéciales furent chargées de diverses tâches de formation. Ex-analyste et consultant de la
CIA, Russell J. Bowern a fait observer que Casey avait ressuscité un concept qu'il avait autrefois
appliqué à ses propres opérations spéciales avec l'Office of Strategie Surveys (oss) dans
l'Europe occupée par les nazis. « L'idée était qu'on avait un travail à faire, qu'on partait
l'accomplir et qu'on réglait les problèmes ensuite. » Dans le cas de l'Afghanistan, comme
allaient le découvrir les collaborateurs et les successeurs de Casey, les problèmes étaient
destinés à se développer. En 2000, rien n'était réglé, alors que les mafias de la drogue et du
terrorisme international s'étaient répandues dans le monde entier.
Indépendamment de la question du recrutement pour le jihad, au Pakistan et dans les
régions tribales d'Afghanistan, l'engagement de volontaires étrangers fut confié par la CIA et l'isi
aux organisations religieuses et caritatives islamiques. Il s'agissait parfois de simples
couvertures, dirigées plus ou moins directement par la CIA. Il existe une vaste organisation
missionnaire islamique internationale qui n'a pas encore reçu toute l'attention qu'elle mérite :
basé au Pakistan, avec des ramifications s'étendant dans le monde entier, y compris en
Amérique du Nord, le Tablighi Jamaat est connu pour avoir recruté de nombreux volontaires en
Afrique du Nord (et probablement sur les autres continents). À l'insu des non-musulmans en
Amérique et en Europe, et même de beaucoup de musulmans, le congrès du Tablighi Jamaat à
Chicago, en 1988, dernière année de la guerre afghane, parvint à attirer 6 000  musulmans
venus des quatre coins de la planète. Le Pakistanais Mumtaz Ahmad estime que ce fut « sans
doute le plus grand rassemblement de musulmans jamais organisé en Amérique du Nord ».
Le fondateur du Tabligh était un érudit musulman, Maulana Mohammed Ilyas (1885-
1994), qui s'opposait aux efforts missionnaires de l'hindouisme militant. Selon Mumtaz Ahmad,
le but principal en était de « purifier » les musulmans frontaliers « qui avaient conservé
beaucoup des coutumes et des pratiques religieuses de leur passé dominé par les hindous ».
Maulana Ilyas et ses disciples établirent un réseau de madrasas (écoles secondaires) et
propagèrent l'islam oralement, par le prosélytisme de porte à porte et par les bonnes œuvres.
Son influence se répandit bientôt en Inde, débouchant sur un système d'instruction religieuse
fondé sur la prédication et les relations personnelles plutôt que sur des écrits théologiques ou
des textes imprimés. L'influence de l'orthodoxie du Tabligh se reflète dans l'austérité poussée
jusqu'au fanatisme du mouvement taleb d'aujourd'hui, bien que le Tabligh ne soit pas hostile à
l'éducation laïque ou, en général, aux tendances « modernistes », pourvu qu'elles favorisent le
caractère moral et religieux de l'individu.
Comment le Tabligh a-t-il appliqué ces méthodes pour aider la CIA et l'ISI,
volontairement ou non, en recrutant de jeunes musulmans nord-africains pour le jihad afghan ?
Le secret est bien gardé, et la plupart des spécialistes l'ignorent encore. Deux Tunisiens nous
fournissent quelques détails : un journaliste indépendant et un haut dignitaire du régime
autoritaire et laïque du général Zine el-Abidine ben Ali.
Durant le long mandat de Habib Bourguiba (1955-1987), le fondateur de la Tunisie
moderne, et sous la méritocratie de son parti unique, le Neo-Destour, les femmes furent libérées
et acquirent la quasi-égalité professionnelle et sociale, l'enseignement national établi sous le
protectorat français fut séparé de l'éducation religieuse, et beaucoup d'autres réformes firent de
la Tunisie une oasis de progrès en Afrique comme dans le monde musulman. Dans cette petite
république de moins de 10 millions d'habitants, il n'y avait pas de place pour l'islamisme, et
moins encore pour les partis politiques islamistes, même si la plupart des Tunisiens étaient
musulmans. Beaucoup d'entre eux furent choqués par certaines réformes de Bourguiba, comme
celle consistant à encourager les gens qui travaillent à se nourrir dans la journée pendant le
mois de jeûne du ramadan. (En 1961, par provocation, Bourguiba but un verre de jus d'orange
par un jour de canicule face aux caméras de la télévision et à l'assemblée des oulémas dans la
ville sainte de Kairouan.)
Pourtant, en réponse à la prise de conscience religieuse apparue dans le monde
musulman, les dirigeants tunisiens se mirent à remarquer, vers 1986, que les islamistes avaient
commencé à infiltrer les universités et les établissements secondaires. 1 1 5 6 lycées, soit la
majorité, avaient leur propre mosquée. Enseignants et étudiants islamistes tentaient de
persuader les jeunes Tunisiennes de se couvrir d'une sorte de tchador et même de porter le voile
alors que Bourguiba avait encouragé les citadines à s'en débarrasser. « Les filles rentraient à la
maison et, parfois avec l'appui de leurs frères, tentaient de persuader leurs parents laïques de les
laisser porter le costume islamique. Beaucoup de parents, entièrement laïcisés, refusaient. Ce
fut la cause d'un conflit des générations. »
Vers le milieu des années 1980, alors que de plus en plus de volontaires musulmans
arabes et non afghans affluaient dans les camps de formation des moudjahidin, le Tablighi
Jamaat en vint à opérer entre l'Afrique du Nord et l'Europe. Ses émissaires se mirent à
approcher discrètement les jeunes, surtout dans les banlieues de Tunis et d'autres villes
tunisiennes. Ils travaillaient dans les écoles, les universités et... les prisons. Le régime de
Bourguiba avait commencé à emprisonner les militants, réels ou soupçonnés, des partis
islamistes illégaux, notamment En-Nahda (Renaissance), apparu à la fin des années 1970. Les
islamistes, souvent sous le contrôle du Tabligh, se présentaient comme des « chapelains »
volontaires et, en tant que tels, avaient accès aux détenus durant les prières du vendredi. Les
prisonniers libérés étaient pris en main par les émissaires du Tabligh. Beaucoup se virent offrir
un voyage au Pakistan pour des études religieuses gratuites dans des monastères musulmans,
qu'on nomme ribat en Afrique du Nord, ou dans des séminaires de la région de Lahore.
D'ordinaire, durant ces six semaines d'études religieuses, les nouveaux adeptes ne
recevaient pas immédiatement une formation militaire, on ne leur parlait même pas du jihad
contre les « ennemis de Dieu » russes ou communistes. Cela ne venait qu'à la fin des six
semaines. Les officiers de l'ISI, généralement en civil, apparaissaient alors et proposaient une
formation en autodéfense, maniement des armes et autres sujets « plus avancés ». Quelques
Tunisiens (on ne dispose d'aucune statistique) acceptèrent ; certains décidèrent de rester au
Pakistan. Beaucoup étaient déjà « recherchés » dans leur pays ; leurs enseignants ou des
membres de leur famille avaient été arrêtés. Certains se retrouvèrent bientôt dans des camps de
formation, sous l'œil vigilant de leurs instructeurs de l'ISI. Parmi les milliers d'Algériens,
d'Égyptiens, de Soudanais, de Saoudiens et autres, quand un individu brillait par ses talents, il
était signalé à l'attention des visiteurs américains ou européens et envoyé en Occident pour une
formation spéciale de cadre - ce qui restait cependant assez rare.
Avec le Tabligh, le parti En-Nahda organisait des voyages en Europe pour les jeunes
adeptes prometteurs. Les destinations habituelles étaient la France, en passant par Marseille, ou
l'Allemagne, où des phalanges actives de l'organisation des Frères musulmans opéraient parmi
les immigrés, particulièrement à Munich, à Aix-la-Chapelle, à Dusseldorf et dans d'autres villes
de la Ruhr. Les Frères musulmans partageaient avec le Tabligh un intérêt commun pour la
propagation du sunnisme et la lutte anticommuniste en Afghanistan, et coopéraient pour le
recrutement et la formation idéologique des nouveaux adeptes.
En France, l'une des principales figures du réseau de recrutement du Tabligh était le
cheikh Muhammed al-Hamidi, ouléma originaire de Gafsa, dans le sud de la Tunisie. Comme
des millions d'autres Nord-Africains, il avait émigré en France pour chercher du travail. Il
semble avoir été financé par la mosquée Al-Zitouna ou du moins avoir été associé à ce grand
centre de formation traditionaliste à Tunis. De Paris, Al-Hamidi fit le hadj, le pèlerinage à La
Mecque, puis se rendit au Pakistan. C'est là que le Tabligh le recruta pour son œuvre de
propagation de la foi en Europe. Il revint en France, où cet ancien immigré pauvre fut soudain
capable d'acheter un château entouré d'un vaste parc : Al-Hamidi était devenu le principal
représentant du Tablighi Jamaat en France. Des branches de ce mouvement s'ouvrirent bientôt
dans plusieurs mosquées de la région parisienne.
Pendant ce temps, la brusque et catastrophique chute des prix du pétrole entraînait en
Algérie des taux records de pauvreté et de chômage. Des troubles graves éclatèrent en Tunisie
quand Bourguiba réprima le soulèvement des travailleurs. Tout cela créait une situation idéale
pour les recruteurs de moudjahidin potentiels. Le général Ben Ali, qui commandait en 1984 les
troupes chargées de briser la puissance des syndicats, fut nommé ministre de l'Intérieur en mai
1986. Peu auparavant, Bourguiba et ses conseillers s'étaient montrés conciliants avec les
islamistes. Ils avaient accordé une sorte de demi-reconnaissance à Abdelfatah Mourou, émir du
parti interdit En-Nahda (encore connu sous son nom français de Mouvement tendance
islamique). L'agitation étudiante n'en continua pas moins. Il y eut des attentats à la bombe
contre des bâtiments du gouvernement. Ben Ali fut sans pitié, envoyant la police sur les
campus en juin 1986. Une maison d'édition publiant des livres islamistes fut fermée, 1 500 
personnes furent arrêtées et une purge commença dans la fonction publique et les forces
armées.

À la même époque, les avocats désignés par le Tabligh vinrent à Tunis défendre les
islamistes lors des procès. Accusé d'avoir cherché à recruter des mercenaires, le cheikh Al-
Hamidi passa trois ans en prison. En leur absence, les combattants de la guerre sainte furent
condamnés à des sentences pouvant aller jusqu'à la condamnation à mort dans certains cas. Les
branches nord-africaines du Tabligh avaient été créées en tant que « centres culturels », mais les
gouvernements algérien et tunisien découvrirent leur activité de recrutement. Ils les
soupçonnaient aussi d'être derrière le terrorisme local. En Algérie, les terroristes frappaient déjà
ceux qui refusaient de soutenir le gouvernement ou les islamistes. Sur les quelque 3 000
Algériens qui furent formés au Pakistan et combattirent en Afghanistan pour la CIA, beaucoup
étaient des déserteurs de l'armée ; lorsqu'ils revinrent en Algérie, ils étaient déjà recherchés.
Nous verrons plus loin comment leur statut de hors-la-loi influa sur leur rôle de leaders dans les
violences qui allaient plonger le pays dans un bain de sang. Cela se produisit après que les
autorités militaires eurent bloqué les élections de 1991, qui auraient presque certainement
amené légalement les islamistes au pouvoir.
Aux États-Unis, le recrutement ne fut pas confié directement à la CIA. Divers groupes
locaux lui servaient de couverture, souvent des organismes caritatifs musulmans parfaitement
légaux ou associés aux mosquées de villes comme New York, Detroit, Los Angeles. S'il avait
été mené par les hommes de Langley, ce recrutement, suivi d'une formation militaire sur place,
aurait été en violation flagrante de la charte de la CIA, qui interdit toute activité de ce genre à
l'intérieur des États-Unis. L'endoctrinement initial se déroulait dans des lieux tout à fait banals :
le quartier arabe de New York, dans Brooklyn, un club de tir privé dans une ville prospère du
Connecticut et d'autres endroits similaires parmi les grandes communautés arabo-américaines
de Detroit et de Dearborn (Michigan), de Los Angeles et de la baie de San Francisco.
À Brooklyn, le centre pour réfugiés afghans Al-Kifah fut rebaptisé centre Al-Jihad par
les Arabes, les Arabo-Américains et les voyageurs musulmans qui y travaillaient et s'y
retrouvaient. C'est là que se déroulaient le recrutement et la collecte de fonds. L'argent
provenait de dons envoyés pour venir en aide aux réfugiés afghans. Très probablement, il y
avait aussi des valises pleines de billets ou des chèques au porteur envoyés par la Ligue
musulmane mondiale, le Tablighi Jamaat et d'autres organisations caritatives pakistanaises. Il
pouvait aussi s'agir de fonds saoudiens publics et (plus tard, quand le jihad se terminerait)
privés, comme ceux que fournit le magnat du bâtiment Oussama ben Laden, sur lequel nous
reviendrons.
Parmi les personnalités clés, il faut citer un ex-guérillero palestinien charismatique,
fondateur du mouvement de résistance Hamas à Gaza et en Cisjordanie, nommé Abdullah
Azzam. Son agent new-yorkais, Mustafa Chalaby, dirigeait le centre d'Atlantic Avenue, à
Brooklyn. Tous deux connurent une mort violente. Azzam, désormais légendaire, parcourut
tous les États-Unis au début des années 1980 afin de recruter pour la guerre sainte, en
apparence seulement pour l'Afghanistan. Il est probable qu'il collectait également des fonds
pour le Hamas et sa révolte contre Israël dans les territoires occupés. Azzam fut tué dans une
voiture piégée au Pakistan, en 1989, dans des circonstances qui restent mystérieuses. Au
nombre des suspects figurent le Mossad, le KGB OU son homologue afghan le Khad, l'ISI ou
même la CIA, car Azzam était devenu embarrassant pour beaucoup de gens. Quand les
Soviétiques commencèrent à se retirer d'Afghanistan, sa gestion du recrutement et de la
formation n'avait plus grand-chose à voir avec I'URSS : il s'agissait de préparer la guérilla et le
terrorisme dans le reste du monde.
L'assassinat de Mustafa Chalaby à New York en 1991 est sans doute lié aux querelles qui
agitaient les hommes du centre Al-Kifah à propos de l'utilisation des fonds. Le cheikh Omar
Abdel Rahman, le religieux égyptien aveugle qui recrutait pour la CIA, envoya ses fils
combattre en Afghanistan et, avec d'autres suspects, fut accusé d'avoir participé à l'attentat du
World Trade Center en 1993 et au complot avorté visant les bâtiments de L'ONU, des tunnels
routiers, des ponts, le quartier général du FBI et des services gouvernementaux, et qui prévoyait
l'assassinat de personnalités proisraéliennes. Tous fréquentaient le bureau d'Atlantic Avenue et
priaient souvent dans les mosquées voisines.
Une enquête réalisée par le magazine Day One de la chaîne ABC News, diffusée le 12
juillet 1993, retraçait les activités de recrutement d'Abdullah Azzam, pour lesquelles il avait
parcouru pas moins de vingt-six États américains. Certains des militants de Brooklyn furent
formés au club de tir High Rock, à Naugutuck, dans le Connecticut. C'est le cas d'El-Sayyad
Nossair, accusé du meurtre du leader extrémiste de la Ligue de défense juive, le rabbin Meier
Kahane (il fut simplement reconnu coupable de détention d'armes illégales). Les pièces du
procès montrent que les recrues suivaient d'abord cette formation avant d'être envoyées en
Afghanistan. Le cours que suivit Nossair sur le maniement du fusil d'assaut AK-47, arme
soviétique utilisée par les moudjahidin, eut lieu jusqu'à l'été 1989. La guerre afghane était alors
presque finie, mais, comme le souligna la Première ministre pakistanaise Benazir Bhutto lors
de la même émission télévisée, les combattants avaient déjà commencé à se disperser vers leurs
nouvelles cibles : « Ils sont partout. »
La formation officielle aux États-Unis avait commencé sous l'administration Carter en
1980. Auparavant, des préparatifs avaient déjà été entrepris en vue de libérer les otages de
l'ambassade américaine à Téhéran, mission qui échoua lorsqu'elle fut lancée en avril 1980. Des
officiers des Bérets verts, vétérans du Vietnam pour la plupart, jurèrent de respecter le secret et
se mirent à former les combattants de la guerre afghane. Beaucoup connaissaient déjà l'un de
leurs principaux lieux d'entraînement, Fort Bragg, en Caroline du Nord, célèbre base de la 82e
division aérienne de l'armée américaine. On sait moins que c'est aussi le site du John F.
Kennedy  Spécial Warfare Center, école de guérilla et de contre-guérilla. Le colonel Charles
Beckwith devait mener la malheureuse mission en Iran ; c'est lui qui décida, avec le soutien du
président Carter, de tout abandonner quand la situation tourna à la catastrophe. Durant la
formation préalable, alors que l'aventure afghane était en cours d'organisation, Beckwith choisit
de déplacer sa troupe d'élite, la Delta Force, de Fort Bragg vers une zone plus sûre, Camp
Peary, de la CIA. Surnommée « Camp Smokey », cette base devait bientôt jouer un rôle central
pour la nouvelle guerre sainte.
Camp Peary, que les services secrets américains appelaient « La Ferme », était et est
probablement encore le principal lieu de formation de la CIA pour ses espions et tout son
personnel. Son existence même était classée « secret défense » jusqu'à ce que divers visiteurs le
découvrent et publient leurs témoignages au début des années 1990. La Ferme est une zone
d'environ 60 km2,  au nord-est de Williamsburg (Virginie), qui s'étend de la route 64 à la rivière
James. Certains des futurs formateurs, principalement des Pakistanais envoyés par l'ISI, purent
sans doute voir Beckwith et ses hommes s'entraîner sur une réplique de l'ambassade occupée à
Téhéran et répéter tout leur plan une fois le mur d'enceinte franchi. C'est aussi à Camp Peary
qu'étudiaient et travaillaient les membres du Career Training Program de la CIA, dont de
nombreux officiers en quête d'avancement et de nouvelles missions en Afghanistan et ailleurs.
Parmi les disciplines inculquées, citons : usage et détection d'explosifs ; surveillance et contre-
surveillance ; contre-terrorisme ; lutte antidrogue et opérations paramilitaires ; comment écrire
des rapports selon les normes de la CIA ; comment utiliser divers types d'armes... Il y avait aussi
des cours théoriques sur le recrutement de nouveaux agents et d'assistants divers. La formation
paramilitaire se déroulait dans un autre site des forces spéciales utilisé par la CIA, Harvey Point
(Caroline du Nord).
Un autre site de Virginie utilisé pour le programme afghan était Fort A.P. Hill, non loin
de l'autoroute reliant Washington à Richmond, déjà connu des Bérets verts impliqués dans les
guerres plus ou moins secrètes des années 1960 et 1970 en Indochine. Comme à Fort Lee
(Virginie), on y trouvait une zone d'entraînement au saut en parachute. Les pilotes étaient
censés y pratiquer le Computerized Airborne Point Release Flying (CARP), technique de vol
assistée par ordinateur qui prouva ses limites dans l'île de Grenade en 1983, mais qui fut
apparemment utilisée pour le simple parachutage de soldats, notamment lors de l'opération
Tempête du désert en 1991, pour libérer le Koweït de l'occupation irakienne.
À Fort A.P. Hill comme à Camp Pickett (Virginie), les Bérets verts et les Seals
enseignaient aux officiers pakistanais et parfois aux moudjahidin de passage (exclusivement
afghans ou pakistanais) les techniques d'infiltration et l'art d'éloigner des lignes ennemies
blessés, prisonniers ou armes. On voit constamment ces mêmes techniques réapparaître parmi
les insurgés islamistes en Haute-Égypte et en Algérie depuis que les vétérans de la guerre
d'Afghanistan ont commencé à y revenir au début des années 1990.
Les Américains semblent avoir eu plus de mal à transmettre aux forces spéciales
égyptiennes certains des savoirs enseignés dans les camps. Ces soldats égyptiens devaient à
leur tour former les volontaires égyptiens partant pour le jihad. D'autres seraient formés pour
les poursuivre et les tuer lorsqu'ils reviendraient en Égypte et prendraient les armes contre le
gouvernement Moubarak. Richard Marcinko, vétéran des Seals, déclare qu'il a fait partie des
équipes qui ont passé six mois en Égypte pour former les Rangers égyptiens, « avec un succès
très limité. On avait beau faire tout notre possible, il était presque impossible d'apprendre les
opérations spécialisées aux Égyptiens [...] Ils n'étaient pas très habiles au tir, leur condition
physique était médiocre, et leur motivation inexistante ». Selon lui, cela s'expliquait par le
système de caste militaire, qui produisait des officiers et des sous-officiers moins aguerris que
les simples soldats.
Plus de soixante sujets devaient être inculqués aux combattants de la guerre afghane,
parmi lesquels l'usage de fusées et d'explosifs sophistiqués, d'armes automatiques dont les
munitions percent les blindages, de mines et de bombes télécommandées (connaissances qui
furent ensuite utilisées dans le pays d'origine des volontaires ou contre les Israéliens, comme au
Sud-Liban). Les plus brillants des aspirants guérilleros apprenaient le principe de la guerre
froide, selon lequel « le cerveau remplace le fusil » comme arme principale. Ils apprenaient
aussi la devise de Sunzi, théoricien chinois de l'art de la guerre : « Vaincre l'ennemi sans
combattre est le sommet de l'art. » Autrement dit, utiliser la ruse et le subterfuge autant que
possible plutôt que l'affrontement conventionnel. Tant les moudjahidin que leurs mentors,
occidentaux et pakistanais, semblent avoir oublié ce mot d'ordre dans les dernières phases de la
guerre, lorsqu'ils eurent recours aux tactiques belliqueuses usuelles. Les Soviétiques avaient
déjà entrepris leur repli, mais les Américains et les Pakistanais poussèrent le commandement
moudjahid à assiéger des positions fortifiées comme Herat, que les forces communistes
défendirent avec succès, même si elles finirent par capituler sans résistance lors du repli total
des Soviétiques.
Malgré la formation dispensée dans l'art de poignarder un ennemi dans le dos ou de le
garrotter, l'assassinat des principaux leaders ennemis était théoriquement interdit par la CIA. Le
4 décembre 1981, le président Reagan signa l'ordre 12333, qui confirmait et renforçait
l'interdiction que le Congrès avait tenu à voter, après les scandales des années 1970, quand la
CIA avait cherché à assassiner Fidel Castro au moyen de poisons ou de cigares explosifs.
« Aucune personne employée par ou agissant pour le gouvernement des États-Unis ne
pratiquera ou ne cherchera à pratiquer l'assassinat. » 
 

En apparence, cela contredisait l'enseignement dispensé par les forces spéciales, qui
apprenaient à leurs élèves l'art de la strangulation, les prises de karaté mortelles et la manière
d'utiliser un fusil à viseur télescopique pour éliminer un ennemi selon la technique des tireurs
d'élite.
Les instructeurs étrangers enseignaient le sabotage « stratégique ». Dans le jargon des
formateurs, le sabotage ordinaire, l'« intervention personnalisée et subreptice d'individus ou de
petits groupes visant à endommager ou à détruire des installations, des produits ou du
ravitaillement », s'opposait au sabotage « indirect ». En Afghanistan, cela signifiait détruire des
récoltes appartenant à une tribu ou à un village engagés du côté des Soviétiques, réduire ou
endommager la production contrôlée par l'État ennemi, c'est-à-dire le régime communiste de
Najibullah à Kaboul. Sans grand succès, cette technique fut également appliquée à la
destruction de sites industriels liés à l'exploitation du pétrole et du gaz naturel, exploités par le
régime militaire ou par des investisseurs étrangers en Algérie dans les années 1990.
Comme l'a remarqué en 1987 l'analyste militaire américain John Collins, il n'est pas
nécessaire d'avoir suivi une formation poussée pour verser de l'époxyde sur les machines ou du
sucre dans les réservoirs, mais c'est une autre affaire que de mener un sabotage « stratégique ».
Cela exige des activistes capables de mobiliser les foules et de coordonner leur action dans des
manifestations, des grèves, des émeutes, des boycotts, etc. Jusque dans les années 1990, ni les
guerriers d'Afghanistan ni les terroristes et guérilleros internationaux n'ont remporté de grands
succès dans ces activités. En février 1993 cependant, les vétérans arabes de la guerre afghane
préparèrent le terrain pour les terribles attentats du 11 septembre 2001 à New York et à
Washington, qui ont déclenché, de la part des États-Unis, une nouvelle « guerre contre la
terreur » en Afghanistan. L'attentat perpétré par ce groupe d'Arabes contre le World Trade
Center à New York en février 1993 paralysa l'activité commerciale d'un des centres d'affaires
les plus importants, causa la mort de sept personnes et en blessa plus de 1 000. Pour les
attaques du 11 septembre 2001, préparées depuis des années, des pirates de l'air détournèrent
quatre avions de ligne américains ; deux d'entre eux percutèrent les tours jumelles du World
Trade Center et un troisième le Pentagone à Washington DC. Les deux tours s'écroulèrent, avec
des milliers de personnes à l'intérieur. Un quatrième avion s'écrasa dans un champ en
Pennsylvanie. À la fin de l'année 2001, une tentative d'estimation non officielle du nombre de
morts en comptabilisait environ 3 300, des centaines de personnes étant encore portées
disparues, et plusieurs milliers d'autres ayant été blessées dans les deux villes. Le 7 octobre
2001, les États-Unis, avec le soutien des forces afghanes anti-taliban, lancèrent une offensive
aérienne et terrestre contre le réseau Al Qaida d'Oussama ben Laden, accusé des attaques, et les
forces taliban qui l'abritent et le protègent.
Cet art de la démolition et de l'incendie nécessite une connaissance détaillée des explosifs
et des procédés incendiaires (quel type, combien, où le placer, comment le déclencher), acquise
auprès d'instructeurs américains ou d'autres qui, comme les officiers de l'ISI, avaient bénéficié
d'une formation américaine.
Depuis que, au début des années 1990, la guerre afghane a débouché sur la propagation
du terrorisme et du trafic de drogue dans le monde, les commentateurs européens ont pris
l'habitude d'en faire peser la responsabilité sur la CIA et les diverses administrations
américaines impliquées. En fait, et tout particulièrement dans le processus de formation, les
alliés ont eu leur part. C'est le gouvernement de Margaret Thatcher qui se montra le plus
enthousiaste en faveur du jihad, malgré un engagement matériel limité. Quand la guerre
afghane éclata, les mouvements européens pour la paix et le désarmement nucléaire
commençaient à prendre une place de plus en plus grande dans les médias et dans le débat
public. Mme Thatcher, fille d'épicier qui avait fait des études à Oxford, était devenue Première
ministre au printemps 1979, au moment où le chaudron afghan s'était mis à bouillonner
sérieusement.
Tournant d'abord ses regards vers l'ouest, puis vers l'est (où elle reconnaîtrait en Mikhaïl
Gorbatchev un dirigeant soviétique « avec lequel on peut travailler »), elle avait déjà pressenti
la politique de Reagan. Sur la scène britannique, elle avait préconisé le conservatisme fiscal :
réduction des impôts qui « pénalisaient le succès » et réduction des dépenses publiques dans
tous les domaines, sauf les services armés et secrets. Mme Thatcher s'obstina dans ces choix et
vit son étoile politique décliner, jusqu'à ce que la junte militaire d'Argentine, à des milliers de
kilomètres de l'Angleterre, s'empare soudain des Malouines (Falkland) en mars 1982. Cet acte
de « piraterie » offrit à Mme Thatcher et à ses nouveaux amis, le président Reagan et son
directeur de la CIA, une occasion rêvée pour injecter l'adrénaline du patriotisme, teinté de
chauvinisme, dans les veines fatiguées des Britanniques et en même temps pour donner un
coup de jeune à la « relation spéciale » qui les unissait aux Américains, relation ancestrale mais
quelque peu négligée ces derniers temps.
Dès le début du jihad afghan, les hauts responsables anglais et américains se
consultèrent. Cependant, avant que les Britanniques puissent officiellement apporter leur
contribution à l'effort de formation et que règne l'harmonie tant désirée par Reagan et Thatcher,
les deux camps comprirent qu'il leur faudrait d'abord régler le problème iranien. Au printemps
1980, les entreprises britanniques vendaient encore des armes au régime révolutionnaire de
l'ayatollah Khomeiny. Selon le spécialiste britannique des questions d'espionnage Stephen
Dorril, Howard Bane était alors l'officier de la CIA chargé de coordonner le renseignement sur
l'échec de la mission de libération des otages en avril ; ces ventes d'armes le perturbaient. De
plus, quand six membres du personnel de l'ambassade à Téhéran avaient réussi à échapper à la
prise d'otages de novembre 1979 et avaient demandé asile à l'ambassade britannique, ils avaient
été repoussés ; les six Américains avaient alors été recueillis par l'ambassade du Canada et
rapatriés sains et saufs. Le ministère britannique des Affaires étrangères rappela de Téhéran le
chef local du MI-6, mais cela ne suffit pas à rasséréner la CIA.
La guerre des Malouines permit de resserrer les liens et de préparer la voie à la
participation britannique à la formation des guerriers afghans. En Argentine, la CIA avait de
bons informateurs proches de la junte des généraux. Au Chili voisin, la NSA, agence américaine
d'espionnage électronique basée à Fort Meade (Maryland), disposait de postes d'écoute. Sur les
ordres de William Casey, ces postes et les satellites américains transmirent à Whitehall des
renseignements sur les mouvements argentins, ce qui permit aux Britanniques de déchiffrer les
messages codés. L'aide américaine consista également à faire surveiller l'effort de guerre
argentin par les avions espions SR-71 Blackbird, sans grande efficacité toutefois, à cause des
nuages qui couvraient l'Atlantique Sud.
Plus important, c'est durant la guerre des Malouines que commença la saga du Stinger,
l'un des missiles antiaériens les plus mortels et les plus recherchés, comme les Russes allaient
bientôt l'apprendre à leurs dépens en Afghanistan. De nuit, un petit groupe de responsables
américains qui, comme William Casey, étaient partisans d'une aide totale aux Britanniques livra
illégalement (selon la loi des États-Unis) plusieurs Stinger à des diplomates anglais qui les
attendaient sur un parking à Washington. Ils violaient ainsi l'interdit du gouvernement sur le
transfert d'armement de haute technologie vers d'autres pays, même amis ou alliés. Bientôt, les
Stinger abattraient les bombardiers argentins et sauveraient la vie des soldats britanniques
envoyés par Mme Thatcher pour reconquérir les îles.
En retour, Casey obtint le soutien britannique pour la formation et même pour certaines
opérations de la campagne afghane. En raison de l'extrême discrétion du milieu politique
britannique et de l'habitude d'envoyer des avertissements aux journalistes qui envisagent de
divulguer un secret, en exigeant quasiment l'autocensure, cet effort resta presque secret durant
les années 1980. Il fut largement coordonné par les hommes du MI-6 à Islamabad, notamment
Anthony Hawkes, qui fut chef du bureau local de 1984 à 1988. Hawkes assurait la liaison avec
les Américains et avec l'ISI.
Outre la volonté de la Dame de fer d'aider les Américains dans leur croisade
anticommuniste, le noyau de la participation britannique à l'opération afghane se trouvait au
coeur des services secrets et parmi les vétérans des Spécial Air Services (SAS), connus pour
l'efficacité de leur action en Irlande, à Oman et en Malaisie. Le Joint Intelligence Committee
(JIC) joua également un rôle décisif.
La population britannique était largement ignorante de la décision de Mme Thatcher de
suivre l'exemple américain en Afghanistan - ou y était indifférente. Seul un anticonformiste prit
la parole au Parlement : Enoch Powell, ex-député conservateur, fit une allusion acerbe à la
volonté « servile » de Mme Thatcher de suivre le président Reagan, en Afghanistan et ailleurs.
« Jusqu'à quand le Royaume-Uni restera-t-il à la remorque des désastreuses erreurs de jugement
de la politique américaine ? »
Au début des années 1970, Londres était devenu l'un des centres du commerce des armes
ainsi que du recrutement de « soldats de fortune » expérimentés pour intervenir à la fois comme
formateurs et lors des opérations. Beaucoup avaient travaillé pour le MI-6 OU les SAS, OU dans
les forces irrégulières d'autres États européens. Il existait un groupement secret d'individus de
ce type prêts à louer leurs services, connu à Londres comme le « circuit » ou simplement les
« gars ». Au bas de la hiérarchie se trouvaient les « gars » les moins connus et de petites
entreprises de surveillance privée, qui se chargeaient du « sale boulot » qu'évitaient les
entreprises plus importantes. Le MI-5, service britannique de contre-espionnage, et la Spécial
Branch de Scotland Yard les avaient à l'œil, mais ne se mêlaient pratiquement jamais de leurs
activités. Les opérations importantes à l'étranger, comme le jihad afghan, étaient réglées avec le
ministère des Affaires étrangères.
Au sommet de la pyramide des opérations se trouvaient les entreprises dont les dirigeants
avaient des relations si ce n'est au 10 Downing Street, du moins aux ministères des Affaires
étrangères et de la Défense ou dans les services secrets, à la City ou parmi les autorités du Parti
travailliste. Ce réseau reposait sur des amitiés personnelles entretenues depuis l'université. Les
accords se concluaient lors de déjeuners dans les clubs londoniens ou de week-ends dans des
maisons de campagne en Angleterre ou en Ecosse, comme dans les romans de John Le Carré.
L'entreprise la plus privée du « circuit » avait été Watchguard, créée par un téméraire guérillero
de la Seconde Guerre mondiale, David Stirling, mais elle n'était plus en activité au moment de
la guerre en Afghanistan.
En 1973, la société Control Risks fut créée en tant que filiale de Hogg Robinson,
important groupe londonien de courtiers en assurances. Son but initial, selon ses membres, était
de conseiller les assureurs sur les risques et les indemnités en cas d'enlèvement. À cette époque,
les prises d'otages contre rançon financière ou politique étaient à la mode en Amérique latine,
en Asie et au Moyen-Orient. En 1994, Control Risks offrait ses conseils et son aide dans
quatre-vingt-trois pays et avait ses principaux bureaux à Londres, à Washington et à
Melbourne. Durant les dernières étapes du jihad, la firme gérait un service informatisé et une
banque de données sur le terrorisme international, où l'on retrouvait les vétérans de la guerre
afghane et des autres guerres, moins « saintes », qui ont suivi.
Control Risks donna naissance à l'éphémère KMS, qui fut active dans la formation de
quelques commandos afghans. Les initiales KMS signifiaient Keenie-Meenie Services, allusion
que pouvaient comprendre les mercenaires qui avaient combattu dans le camp anglais lors de la
guerre des Mau Mau au Kenya dans les années 1950 : Keenie-Meenie dérivait censément d'un
mot swahili signifiant « ce qu'on fait en secret » ou « en se glissant silencieusement dans
l'herbe comme un serpent ». KMS fut créée en 1974, puis rebaptisée Saracen. Ses membres se
vantaient d'avoir formé et équipé des « régiments entiers » de mercenaires mais, comme ils
avaient juré de respecter le secret sous peine de châtiments très graves, ils s'abstenaient
d'évoquer en détail leur rôle dans le jihad afghan.
En 1977, KMS passa sous le contrôle du général David Walker, ancien membre des SAS, et
du colonel Jim Johnson, courtier en assurances. Ses véritables propriétaires, dans le paradis
fiscal de Jersey, ne furent révélés que lors du scandale de l'Irangate en 1987. Walker, diplômé
de l'académie militaire de Sandhurst et de Cambridge, avait été conseiller du Parti conservateur
dans le Surrey. Johnson, ancien aide de camp de la reine, aurait aidé David Stirling à organiser
l'aide britannique secrète aux royalistes yéménites dans les années 1960. Au Yémen, les
opérations avaient été menées par Billy MacLean, vétéran des opérations clandestines alliées en
Albanie communiste, entre autres. Walker et Stirling avaient la réputation d'être millionnaires ;
tous deux avaient un accès direct au 10 Downing Street quand Mme Thatcher y résidait.
C'est à KMS, avec les vétérans des SAS, qu'échut apparemment le rôle principal dans la
contribution britannique à la formation des guerriers du jihad. KMS avait une filiale baptisée
Saladin Security. De même que l'entreprise américaine Vinell Corporation formait les forces de
sécurité saoudiennes, Saladin avait signé des contrats pour l'envoi aux rois et aux émirs du
Moyen-Orient des gardes du corps pour VIP. En 1970, le MI-6 avait aidé à organiser le coup
d'État au cours duquel le vieux sultan d'Oman Taymour fut renversé par son fils Qabus. Les
forces spéciales américaines et la CIA avaient déjà aidé le réseau britannique à lever une armée
de mercenaires pour que le sultan Qabus puisse résister aux guérilleros yéménites (soutenus par
les communistes) du Front populaire de libération du golfe Arabique, occupé dans les années
1970. Le chah d'Iran envoya aussi des troupes, dans une manœuvre digne du Safari Club, pour
contribuer à la défaite finale des guérilleros.
Après la chute du chah en février 1979, le président Sadate, dans le cadre de sa
coopération totale avec les efforts américains, de l'Afrique du Nord à l'Afghanistan, remplaça
les troupes iraniennes par quelques unités égyptiennes. En accord avec le gouvernement
Thatcher, le sultan Qabus d'Oman proposa aux États-Unis d'utiliser la grande base de la Royal
Air Force sur l'île de Masirah, au large de la pointe sud-est de l'Arabie, puis les bases de
Thamrit et de Sib à Oman, ainsi que les ports de Matrah et de Salalah. Au milieu des années
1980, les ravitaillements envoyés au Pakistan pour les moudjahidin transitaient parfois par
Oman.
Quelques vétérans des SAS avaient déjà commencé à former les moudjahidin et les forces
spéciales pakistanaises. Les groupes choisis étaient généralement proroyalistes, comme ceux du
leader Hadji Abdul Haq, à qui furent offerts des voyages en Occident pour rencontrer Mme
Thatcher et le président Reagan. L'un des formateurs afghans était le général Rahmatullah Safi,
sans doute l'officier afghan le plus gradé qui ait participé au jihad. Il commandait la formation
pour le Front national islamique d'Afghanistan (I’NIA), l'un des sept principaux groupes. Selon
lui, le FNIA comptait dans ses rangs 700 ex-officiers de l'armée afghane ; il dit avoir formé 8
000  hommes dans ses camps, apparemment hors du contrôle de l'ISI.
Lors de la guerre, le général Safi avait près de soixante-dix ans. Il avait fait ses études en
URSS, en Grande-Bretagne (probablement avec KMS OU un organisme semblable) et aux États-
Unis. Tout en servant dans l'armée royale afghane sous le roi Zaher Chah, il avait fondé un
commando d'élite de 1 600  hommes, à la tête duquel il resta jusqu'à ce que le cousin du roi, le
Premier ministre Mohammad Daoud, renverse celui-ci et place l'Afghanistan sur la pente qui
devait mener à l'établissement du gouvernement communiste en 1978 et à l'invasion soviétique
en 1979. Safi retrouva alors une « vie confortable » en Angleterre, sans doute pour opérer en
étroite liaison avec les formateurs britanniques.
Quand le scandale de l'Irangate aux États-Unis révéla que David Walker avait conduit les
opérations paramilitaires menées par les hommes de KMS au Nicaragua, au profit des Contras
anticommunistes, Walker et Johnson décidèrent de confier leur activité au sein de KMS, y
compris la formation des combattants afghans, au lieutenant-colonel Keith Farnes et à l'ex-
major Brian Baty, tous deux anciens officiers du 22e régiment des SAS. Un livre intitulé Force
fantôme, rédigé par le vétéran des SAS Ken Connor, montre comment certains combattants
afghans furent introduits en Grande-Bretagne, déguisés en touristes, et formés dans le cadre de
cycles de trois semaines dans des camps secrets en Écosse.
La formation était facilitée par la couverture procurée par deux organismes d'espionnage
électronique : la NSA implantée à Fort Meade (Maryland) et le GCHQ de Cheltenham en
Angleterre. Les communications tactiques et stratégiques interceptées entre Soviétiques et
communistes afghans fournissaient aux alliés assez de renseignements pour adapter leurs
programmes de formation. Par exemple, la surveillance des communications entre l'aviation
soviétique et ses bases permit de savoir quels systèmes antiaériens employer (les canons
Oerlikon achetés à la Suisse par la CIA, les missiles SA-7 pris aux Soviétiques ou aux Chinois,
le missile Stinger à partir de 1986).
Le travail du GCHQ s'intensifia durant la période 1978-1983, quand la participation
britannique au jihad fut lancée et renforcée par Margaret Thatcher. Cela était dû en partie aux
relations personnelles du directeur du GCHQ, Brian Tovey, diplômé d'Oxford et de la faculté
d'études orientales et africaines de l'université de Londres. Entre autres choses, Tovey
partageait avec son ami et homologue français, Alexandre de Marenches, une passion pour la
Renaissance italienne. Au début de la guerre afghane, Marenches dirigeait le SDECE, plus tard
rebaptisé DGSE. Marenches envoyait à Tovey une copie des messages interceptés par le petit
Groupe de communications radioélectriques (GCR), qui comptait 1 200 hommes, alors que le
GCHQ en employait 10 000. Les services secrets britanniques purent ainsi compléter leurs
propres ressources et anticiper la nouvelle tactique soviétique. Les renseignements rassemblés
par le GCR, le GCHQ et la NSA, grâce aux satellites et aux postes d'écoute au Pakistan, en Chine
et en Turquie, permirent à la CIA, aux forces spéciales américaines et aux formateurs
britanniques d'adapter la formation qu'ils dispensaient. En juillet 1985, par exemple, les forces
soviétiques en Afghanistan reçurent un nouveau commandant, le général Mikhaïl
Mitrofanovitch Zaïtsev, connu pour avoir entièrement repensé la formation des troupes
soviétiques en Allemagne de l'Est. Il mettait l'accent sur l'initiative individuelle, encourageant
les officiers à prendre leurs propres décisions. Les formateurs du jihad modifièrent donc leurs
cours en prévision de changements similaires dans la tactique soviétique en Afghanistan. Les
alliés apprirent aussi que Zaïtsev augmentait le déploiement des forces spéciales soviétiques,
les Spetsnaz, sans doute au détriment de leurs rivales du GRU, le service d'espionnage militaire.
L'effort britannique attira l'attention de l'ennemi. En octobre 1983, Radio Kaboul signala
qu'un « espion britannique », Stuart Bodman, avait été tué en Afghanistan le 1er juillet de cette
année-là. Selon d'autres rapports communistes, il était équipé pour transmettre des informations
à un satellite américain et avait été tué lors d'un affrontement avec les guérilleros alors qu'il
tentait d'introduire des lapis-lazulis au Pakistan.
Le ministère britannique des Affaires étrangères nia toute implication. Le 5 octobre, le
gouvernement communiste de Kaboul annonçait que six ressortissants britanniques avaient été
appréhendés en pleine activité « d'espionnage et de contrebande ». Le ministre afghan des
Affaires étrangères donna les noms de Bodman, Roderick MacGinnis et Stephen Elwick ; les
trois autres étaient appelés « Tom, Chris et Phil ». Les journalistes du bloc soviétique reçurent
une vidéo montrant le corps de Bodman, son passeport britannique et son permis de conduire.
Les six Britanniques étaient censément arrivés en Afghanistan en avril 1983 pour espionner un
centre de communications soviétique, entre autres cibles. « Tim » était un expert en explosifs
envoyé pour enseigner aux moudjahidin la fabrication des roquettes et des bombes, et pour leur
montrer comment les utiliser contre les forces du gouvernement. La vidéo ne disait rien des
cinq autres Britanniques.
Londres garda le silence. Deux semaines plus tard, le Sunday Times déclara avoir
retrouvé la trace du prétendu espion mort : il jouait aux fléchettes dans un pub près de l'aéroport
de Gatwick ! Stuart Bodman, trente ans, s'avérait être l'employé d'un entrepôt et n'était jamais
allé plus loin que Jersey. «Je ne sais pas comment ils ont eu mon nom [...] la seule fois où j'ai
vu un espion, c'est quand j'ai servi de caddy à Sean Connery » dans le club de golf voisin. Il
avait eu un passeport d'un an en 1972, mais l'avait brûlé, et il n'avait jamais eu de permis de
conduire. La vérification des registres des naissances montra qu'il n'existait alors qu'un seul
Stuart Bodman âgé de trente ans au Royaume-Uni.
Qui était donc le Stuart Bodman découvert par les communistes afghans ?
Le 9 octobre 1983, The Observer affirmait que « Bodman » travaillait pour les
Américains avec l'accord du MI-6. Il appartenait à une équipe de cinq hommes, d'ex-SAS,
envoyés en Afghanistan pour s'emparer d'armes soviétiques. Les armes étaient ensuite étudiées
aux États-Unis, en Grande- Bretagne et en France. Mais quelle était la véritable identité de
« Stuart Bodman » ? C'était un nom d'emprunt : un passeport d'une validité de dix ans avait été
délivré à un homme qui avait présenté de faux papiers d'identité. Le mystère persistait, mais
cette opération britannique servit d'exemple aux futurs terroristes internationaux vétérans du
jihad afghan.
Le sort funeste de l'équipe anglaise ne fut pas partagé par un groupe de trois Américains,
dont deux au moins étaient des formateurs, mené par Michael (« Mad Mike »)  Williams,
vétéran de la Seconde Guerre mondiale en Italie, l'un des premiers officiers assignés à la 10e
unité des forces spéciales, créée en 1952 et qui combattit ensuite en Corée. Williams y avait
formé et commandé des mercenaires et des volontaires étrangers, à la tête du 7e bataillon du 3e
régiment d'infanterie des partisans, composé d'environ 1 500 déserteurs chinois et coréens. Il
avait ensuite servi avec le 77e groupe des forces spéciales et dans la 101e division aérienne.
Entre 1964 et 1976, il passa l'essentiel de son temps comme mercenaire en Afrique,
commandant les forces d'un autre « Mad Mike »,  Mike Hoare, au Katanga. En 1976, il accepta
le poste de capitaine dans l'armée blanche de Rhodésie, fut promu major puis commandant de
l'escadron n° 1, l'infanterie montée qui devait lutter vainement pour maintenir au pouvoir le
dernier dirigeant blanc de Rhodésie, Ian Smith.
Le colonel en retraite Robert K. Brown, rédacteur en chef du magazine préféré des vieux
soldats américains, Soldier of Fortune, persuada Mike Williams, Hunter Penn (autre vétéran de
la 101e) et Paul Fanshaw, qui avait survécu à treize ans dans la Légion étrangère, de former un
groupe secret de reconnaissance en territoire soviétique. Hunter Penn avait déjà passé trois
mois avec les guerriers dans les montagnes du Pamir. Il avait échappé de justesse à la vindicte
du mari d'une Afghane dévoilée qu'il avait essayé de photographier alors qu'elle lavait son linge
dans un torrent. Les quatre hommes partirent pour Quetta, capitale de la province pakistanaise
du Baloutchistan. Ils prirent contact avec le groupe du général Rahmatullah Safi, qu'ils avaient
déjà rencontré. Ils passèrent plusieurs semaines à affronter les communistes, partageant les
dures conditions de vie des combattants de Safi. Tous survécurent, et tous améliorèrent leurs
talents de formateur.
La participation française à la formation (indépendamment des conseils et du soutien
moral prodigués aux administrations Reagan et Thatcher par Marenches) fut très limitée. Sous
la présidence de Valéry Giscard d'Estaing, l'effort français fut symbolique, en partie à cause des
dissensions internes du SDECE. Un des proches collaborateurs d'Alexandre de Marenches avait
soutenu la tentative de coup d'État en 1980 contre Kadhafi, le dirigeant libyen alors hyperactif.
La CIA de Stansfield Turner n'avait apparemment pas apprécié. Cela eut lieu sous le mandat de
Carter, et pas encore sous celui de Ronald Reagan, qui devait plus tard qualifier Kadhafi de
« barjo » et qui, en avril 1985, ordonnerait un grand raid aérien contre la Libye. Le SDECE avait
également tenté un coup de force en juillet 1977, cette fois avec le vice-président égyptien
Hosni Moubarak, qui dirigeait les services secrets du président Sadate. Plusieurs journées
d'attaques terrestres et aériennes par les forces égyptiennes dans l'est de la Libye, loin de
déloger Kadhafi, contribuèrent probablement à renforcer son autorité. Ce fut l'une des dernières
opérations menées par les membres du Safari Club pour se débarrasser des adversaires de
l'Occident.
Quand l'ami de Reagan William Casey eut pris la tête de la CIA en 1981 et que
Marenches eut passé les commandes à Pierre Marion, choisi par François Mitterrand, la
participation française au jihad fut légèrement renforcée. Le général Jeannou Lacaze, doyen des
forces spéciales françaises, se rendit à Peshawar et rencontra les chefs de l'ISI. La France
promit son soutien logistique : du carburant, du matériel de communication et des munitions.
Quelques Français proposèrent aux moudjahidin une formation médicale et prodiguèrent
des soins sur place. Des groupes internationaux se portèrent volontaires : Médecins sans
frontières, Médecins du monde et Aide médicale internationale, qui comptent de nombreux
Français. L'un d'eux était le docteur Gilles Cavion, de Metz, qui collabora avec Ahmed Chah
Massoud, leader moudjahid qui se distingua contre les Soviétiques et qui resta, après la guerre,
l'adversaire impitoyable de Gulbuddin Hekmatyar. Massoud était l'un des très rares participants
du jihad à avoir compris que les fanatiques anticommunistes se transformeraient en fanatiques
antioccidentaux et en terroristes une fois la guerre terminée.
Cette évocation du rôle des étrangers dans la formation et les opérations en Afghanistan
serait incomplète si l'on ne mentionnait pas l'Iran, dont le rôle est bien connu, et l'État d'Israël,
pour lequel on ne dispose que de témoignages vagues. Plusieurs personnes m'ont affirmé, sans
la moindre preuve, qu'Israël avait pris part à la formation et à l'approvisionnement en imitant la
politique du président Sadate qui consistait à fournir des armes soviétiques parfois obsolètes
prises aux Palestiniens. On sait qu'Israël a fait de même pour les guérilleros d'Amérique
centrale.
Le secret est bien gardé : Israël envoya-t-il ou non des unités de ses forces spéciales pour
former les guerriers musulmans qui tourneraient bientôt leurs canons contre Israël dans le cadre
d'organisations comme le Hamas ? Des Américains et des Britanniques qui ont participé au
programme de formation m'ont assuré que les Israéliens y avaient également pris part, mais
personne n'a vu d'instructeurs israéliens en Afghanistan ou au Pakistan, ni parlé avec eux. Ce
qui est certain, c'est que, de tous les membres de la coalition antisoviétique, les Israéliens furent
les plus habiles à dissimuler leur rôle.
Plus intéressant paraît le rôle de l'Iran. Une assistance de type tribal, en particulier aux
groupes chiites comme les Hazaras, avait commencé avant même la révolution de Khomeiny.
Ardeshir Zahedi, gendre du chah et ministre des Affaires étrangères, dernier ambassadeur du
régime aux États-Unis, m'avait clairement exposé son opposition aux communistes afghans.
Après le printemps 1979, cette aide devint officielle.
Le premier grand centre de formation construit par les révolutionnaires fut Manzarieh,
qui surplombait les banlieues aisées de Téhéran. Il avait souvent été utilisé du temps du chah
pour les rassemblements de boy-scouts. Une statue de Baden-Powell se dressait à l'entrée. Si le
chah n'avait pas été renversé, une partie de ce vaste domaine (1 600 km2) planté de cèdres, de
chênes et d'ifs serait devenue en 1981 l'université Impératrice-Farah, réservée aux jeunes filles.
Les bâtiments furent convertis en premier centre de formation pour 1'« exportation » de la
révolution chiite, notamment vers l'Afghanistan.
À l'automne 1980, Manzarieh fut officiellement ouvert comme centre de convalescence
pour les pasdaran (gardes de la révolution) blessés. En février 1981, c'était déjà un centre de
formation pour l'élite terroriste, avec ce que l'Iranien Amir Taheri décrit comme « 175 étudiants
triés sur le volet, dont 9 Afghans et 14 ressortissants de divers pays arabes». Le premier
commandant du camp fut le cheikh Abbas Golru, d'origine irako-iranienne. Il avait appartenu
au groupe guérillero palestinien Al-Saiqa (Éclair), entraîné et dirigé par les militaires syriens.
Un étudiant a décrit les cours comme un « mélange de théologie et de maniement des armes »,
sans grand résultat dans l'un ou l'autre de ces domaines.
Le camp fut ensuite confié à Nasser Kolhaduz, formé à la guérilla palestinienne au
Liban. Khomeiny, qui se méfiait de Yasser Arafat et de son entourage, ne tolérait aucun
Palestinien pour la formation dispensée en Iran : il les considérait comme une menace. Il y
avait quelques instructeurs syriens et nord-coréens. Les recrues étaient des jeunes gens âgés de
quinze à dix-huit ans. Au début, ceux-ci devaient avoir déjà servi dans la Garde révolutionnaire
ou dans les unités basidji, qui plus tard formeront les adolescents iraniens et les enverront à la
mort lors d'attaques suicides contre l'armée irakienne durant la guerre de 1980-1988.
Parmi les recrues se trouvaient des fils de riches familles iraniennes. Certains étudiaient
aux États-Unis ou en Europe lors de la révolution de 1979 ; ils étaient revenus en tant que
volontaires. Les mollahs chiites du camp invitaient souvent ceux qui avaient vécu aux États-
Unis à décrire aux autres le « vice dans lequel sombre le Grand Satan, l'Amérique », vice contre
lequel l'islam renaissant serait bientôt une force irrésistible. Le 30 juillet 1981, jour de la remise
des diplômes, l'ayatollah Mahalati, responsable de la Garde révolutionnaire, confia à une
centaine d'« élus » des missions au Liban. D'autres partirent combattre l'ennemi au Kurdistan
iranien ou au Baloutchistan afghan, principal vecteur de soutien pour les Hazaras chiites luttant
contre les Soviétiques.
Avant la mort inexpliquée de Mahalati en 1985 et la nomination de son successeur,
Hojattolisam Mehdi Hasemi, en tant que « coordinateur pour l'exportation de la révolution », au
moins quinze autres camps de formation avaient été établis en Iran. En 1986, il y avait, outre
Manzarieh, Saleh-Abad, au nord de la ville sainte de Qom ; Parandak, à 30 kilomètres de
Téhéran ; Beheshtieh, à une vingtaine de kilomètres au nord-ouest de la capitale. On dit que des
femmes y étaient formées, originaires des pays musulmans, mais aussi des Irlandaises, des
Américaines ou des Libanaises mariées à des Iraniens. (Il n'y avait sans doute pas d'Afghanes :
chiites ou sunnites, très peu d'entre elles participèrent au jihad.)
Eram, tout près de Qom, était un ancien hôtel transformé pour accueillir les militants
arabes ou d'Asie centrale (Afghanistan, Cachemire, etc.). Dans la plaine de Gorgon, à 650
kilomètres à l'est de Téhéran, la Garde révolutionnaire formait d'autres recrues. Les services
secrets français identifièrent un camp à Vakilabad, à 950 kilomètres de Téhéran, utilisé jusqu'en
1984 pour abriter les prisonniers de guerre irakiens et plus tard pour former des spécialistes du
détournement d'avion.
Dans ces centres, les recrues recevaient une solide formation au maniement des armes, à
la guérilla et au terrorisme. Selon le colonel Taqi Barmaki, instructeur des forces spéciales
iraniennes au camp de Saleh-Abad avant 1985, on disait aux cadets qu'ils deviendraient le « fer
de lance de la conquête islamique du monde ». C'est le genre d'endoctrinement que
dispenseraient bientôt les formateurs pakistanais et afghans à leurs recrues pour le jihad en
Afghanistan et ailleurs.
L'aide iranienne à une clientèle chiite choisie était une question de principe pour les
hommes de Khomeiny. Sadegh Ghotbzadeh, ministre des Affaires étrangères, dénonça
immédiatement l'invasion soviétique. Il répéta ses accusations en janvier 1980 et promit toute
l'aide possible à la résistance afghane. Ghotbzadeh sympathisait avec l'effort de formation qui
devait bientôt commencer à Manzarieh et dans d'autres camps ; il avait lui-même suivi une
formation à la guérilla avec les gardiens de la révolution et les Palestiniens dans les camps du
Liban.
L'Iran s'intéressait surtout aux 15 % de la population afghane de confession chiite et
vivant dans les montagnes du Hazarajat, patrie des Hazaras, peuple de paysans qui descendent
des Mongols de Gengis Khan. Il existe également d'importantes communautés de Hazaras
chiites à Kaboul, à Ghazni, un peu à Quetta et dans la partie iranienne du Baloutchistan. Selon
Olivier Roy, un deuxième groupe chiite est formé par les qizilbash, issus de l'armée de Nazir
Chah, qui régnait sur l'Afghanistan au xvIIIe siècle. Un troisième groupe, dans les plaines
marécageuses de la province occidentale de Nimruz, est une ethnie iranienne. De petites
minorités chiites vivent aussi dans la province de Herat, y compris les membres de la secte des
ismaïliens, considérée comme hérétique par les autres chiites. Pour tous ces peuples, l'Iran était
un modèle religieux plutôt que politique. Ils n'ont guère influencé le clergé chiite en
Afghanistan, et très peu d'entre eux sont devenus des terroristes internationaux après la guerre.
Les partis chiites recevaient un soutien variable mais constant de la part de l'Iran. Le
Shura-yi ittifagh e-Islami, de structure féodale, était essentiellement composé de paysans
hazaras et mené par Sayed Beheshti. Le mouvement Nasr se composait d'islamistes radicaux,
dont certains sont entrés dans le terrorisme international. Dirigé par un conseil, il utilisait les
jeunes recrues hazaras formées dans les camps iraniens. Le Harakat e-Islami comprenait des
islamistes modérés, menés par le cheikh Asaf Muhseni. Ses soldats étaient des chiites instruits
issus de tous les groupes ethniques afghans. Le seul groupe à être totalement dans l'orbite de
l'Iran était le Sepah-I-Pasdaran (Gardiens de la révolution), totalement dépendant de Téhéran.
Parmi les trois principaux partis sunnites d'Afghanistan, qui avaient chacun leur force de
guérilla, les Iraniens avaient, par le biais de la Garde révolutionnaire, des liens assez
satisfaisants avec les deux plus puissants, le Hezb e-Islami de Hekmatyar et le Jamaat e-Islami,
plus modéré, de Burhaneddin Rabbani, mais pas avec le Hezb e-Islami pachtoune de Younis
Khalis.
Un journaliste israélien digne de confiance, Samuel Segev, a montré comment les
Iraniens, après la révolution, se sont efforcés d'obtenir des armes américaines, apparemment par
le biais d'Israël. Il relate des conversations entre le conseiller de Reagan Robert McFarlane et
les marchands d'armes. Les Israéliens suivirent ces entretiens de près du fait de leur rôle
d'intermédiaires dans les accords de l'Iran-Contra (scandale de l'Irangate) entre Téhéran et
Washington. Durant l'inutile voyage du colonel Oliver North en Iran, en mai 1986, pour obtenir
la libération des otages américains au Liban en échange d'une livraison d'armes israéliennes, les
Iraniens déclarèrent à North et à sa délégation qu'ils étaient parfaitement au courant de la
menace soviétique. L'Iran encourageait un renouveau musulman dans les républiques d'Asie
centrale. Le régime de Khomeiny aidait la propagation illégale du Coran, en distribuant soit les
volumes que la CIA faisait imprimer en Virginie, soit des Corans iraniens. Quand North
demanda si la livraison de missiles antichars Tow aiderait les volontaires formés par les
Iraniens, ceux-ci répondirent que, sur 1 000 Tow livrés par les Américains, ils en mettraient 200
de côté pour les Afghans.
Nous décrirons plus loin comment la formation dispensée par l'ISI au Pakistan subit une
métamorphose après la guerre et devint une préparation au terrorisme pour la nouvelle
fraternité internationale de la guérilla. Le maintien de l'effort de guerre pendant une décennie
posa d'énormes problèmes. La question du financement fut résolue de manière extrêmement
complexe par une conjonction de différents facteurs : enchevêtrement de budgets « noirs »,
dons « charitables » venus d'Europe ou des États-Unis, prodigalité insensée des Saoudiens et
des États pétroliers dans leur désir de soutenir l'islam contre le communisme athée, confiance
de la CIA et de ses alliés dans les machinations tordues de la plus grande banque criminelle
internationale, fabuleux profits des trafiquants de drogue et générosité avec laquelle les députés
américains dépensèrent l'argent des contribuables. C'est ce point que nous allons maintenant
aborder.

6. DONATEURS, BANQUIERS ET PROFITEURS


 
 
« Le nerf de la guerre, c'est l'argent en quantité illimitée », selon Cicéron. Quand les
derniers soldats russes quittèrent l'Afghanistan en février 1989, les pertes se comptaient en
milliards de dollars, sans parler d'un million de vies humaines.

Aux États-Unis, le financement officiel du jihad avait démarré lentement. La CIA et les
autres organismes concernés rencontrèrent d'abord des difficultés pour utiliser les considérables
fonds secrets du Pentagone, le « budget noir ». L'une des premières exigences était de pouvoir
payer les recrues. Même quand William Casey hérita du jihad inauguré par Stansfield Turner,
début 1981, on ne savait pas encore exactement combien de fanatiques rejoindraient la bannière
étoilée, à peine masquée par le drapeau vert de l'islam. Edward Girardet, l'un des meilleurs
journalistes ayant couvert la guerre, estima qu'il y avait déjà entre 80 000  et 150 000 
guérilleros à plein temps durant l'été 1983. Il fallait les payer tous, mais aussi les payer mieux
que ce qu'ils gagnaient ou pouvaient gagner en temps normal. Le nombre des « réguliers » ne
tient pas compte des centaines de milliers de civils afghans et pakistanais qui combattaient à
temps partiel. Après plusieurs longs séjours sur différents fronts, Girardet conclut que le
mouvement de résistance fonctionnait, à des degrés d'efficacité divers, dans trois cents secteurs
différents à travers les vingt-huit provinces d'Afghanistan.

Bien que le cadre logistique géré par la CIA et l'ISI ait tenté d'approvisionner et de payer
les guérillas à travers les sept principaux groupes politiques, en pratique la paie et la logistique
venaient directement de donateurs extérieurs. Les journalistes arabes qui rencontrèrent les
volontaires au Pakistan et en Afghanistan en 1980-1985 découvrirent que la solde d'un
combattant à plein temps, selon le lieu et le type d'opération (le salaire était parfois conçu pour
récompenser une prise de risque particulière au-delà des lignes soviétiques), pouvait aller de
100 à 300 dollars par mois, parfois bien davantage pour les commandants et leurs assistants.
Pour la majorité des jeunes Afghans, Pakistanais, Algériens, Égyptiens, Philippins..., c'étaient
de grosses sommes. Après la guerre, quand des fonds privés arabes financèrent les nouveaux
guérilleros internationaux, les vétérans du jihad et les nouvelles recrues reçurent de hauts
salaires, complétés par des avantages annexes (papiers d'identité et passeports fournis par leurs
commandants).
Hadji Abdul Haq, le premier commandant moudjahid à rencontrer Reagan et Thatcher
(c'est elle qui l'impressionna le plus), déjà blessé quinze fois à l'âge de vingt-neuf ans, découvrit
qu'il avait toujours des difficultés à lever l'argent nécessaire. Il devait payer ses soldats, et il lui
fallait aussi donner des pots-de-vin pour libérer les combattants comme lui des geôles
gouvernementales : les cousins d'Abdul Haq durent ainsi verser environ 7 500 dollars pour le
faire sortir de la redoutable prison de Pul-e-Charkhi. « Vous devez comprendre, déclara-t-il lors
d'une interview, que les partis politiques de la résistance afghane étaient alors très petits. Notre
organisation à Kaboul était très petite. Nous existions grâce à l'argent que nous pouvions lever
dans notre province de Nangarhar pour acheter des munitions et la version locale du fusil
anglais Lee-Enfield. » Puisque les formateurs pakistanais et autres n'étaient pas encore apparus,
les combattants pauvres d'Abdul Haq kidnappèrent un capitaine de l'armée afghane (qu'ils
n'auraient pas à payer) et l'obligèrent à les former.
Au début de la guerre, le gouvernement communiste afghan et ses mentors soviétiques
calculaient déjà comment rivaliser avec les ressources considérables des Occidentaux. Huda al-
Husseini fut l'une des rares journalistes arabes à visiter le camp communiste. En septembre
1980, elle rapporta dans un magazine que le salaire alors proposé aux membres de la milice
était généreux selon les normes locales (et selon celles de son Égypte natale). À 162 dollars par
mois, c'était plus que ce qu'un simple soldat touchait dans la plupart des pays musulmans et
presque l'équivalent de la paie d'un capitaine de l'armée pakistanaise. Huda al-Husseini
montrait aussi que « de coquettes sommes sont proposées à d'autres leaders tribaux pour les
inciter à être fidèles au gouvernement de Kaboul et à semer la zizanie entre les tribus ».
En décembre 1980, alors que Stansfield Turner s'apprêtait à confier la CIA à William
Casey, l'un des officiers de Turner estima que le coût total d'une aide relativement modeste à la
résistance afghane, après seulement un an d'occupation soviétique, s'élevait déjà à 100 millions
de dollars. Ce n'était qu'une goutte d'eau par rapport aux centaines de millions de dollars,
partagés quasiment à parts égales avec les Saoudiens, qui s'accumulèrent jusqu'en 1989. Le 15
janvier 1980, durant le premier mois d'aide officielle, selon le journaliste de Washington Bob
Woodward, le directeur adjoint des opérations, John N. MacMahon, apprit à Casey que l'Arabie
Saoudite apportait déjà plus de fonds que la CIA.
Bien qu'aucun organisme gouvernemental n'ait publié de détails sur le « budget noir », on
suppose que c'est de là que provinrent les premiers financements américains, surtout avant les
largesses du Congrès des années Reagan. Le « budget noir » existait depuis la Seconde Guerre
mondiale. Le président Franklin D. Roosevelt l'avait créé pour fournir la somme, alors
astronomique, de 100 millions de dollars pour le Manhattan Project, qui construisit les deux
bombes atomiques lancées sur le Japon. Par la suite, l'argent avait été subtilisé au Pentagone
pour créer la CIA en 1947, la NSA en 1952 et le National Reconnaissance Office pour
l'espionnage par satellite en 1960. Cependant, jusqu'à ce que le jihad, la plus grande guerre
clandestine qu'aient menée les États-Unis, devienne la responsabilité de William Casey en
1981, le « budget noir » annuel ne dépassa jamais 9 milliards de dollars.
À partir de la première année Reagan jusqu'en 1990, le « budget noir » quadrupla pour
atteindre 36 milliards. L'essentiel de cette somme était consacré à des programmes
d'armement ; certains ne virent jamais le jour, d'autres financèrent la guerre secrète en
Afghanistan et en Amérique centrale. Certaines opérations « noires » furent assez connues,
comme la vente secrète d'armes à l'Iran, au point qu'il fut de moins en moins possible de les
tenir secrètes.
Pour gérer ces opérations clandestines, le Pentagone reçut l'autorisation de créer une
nouvelle division spéciale, dotée d'un budget annuel d'environ 100 millions de dollars. Mais les
débuts furent difficiles. L'un des principaux officiers, le lieutenant-colonel Dale Duncan, trente-
cinq ans, écopa en 1986 d'une condamnation à dix ans de prison et d'une amende de 50 000 
dollars, une cour martiale l'ayant inculpé pour faux, vol et entrave à la justice. L'un des
hommes de Duncan avait dévoilé des procédures suspectes dans le financement d'un projet des
forces spéciales, connu sous le nom de code Yellow Fruit. Le but en était apparemment de
dissimuler au Congrès et aux médias, et sans doute à d'autres services, le détail des opérations
en Afghanistan et ailleurs. Les responsables de Yellow Fruit dépendaient d'un groupement dont
le Pentagone ne reconnut jamais officiellement l'existence : l'Intelligence Support Activity
(ISA), conçu pour des missions secrètes comme la libération des otages américains détenus au
Liban dans les années 1980.
L'une des opérations de L'ISA fut de fournir aux combattants afghans des armes
soviétiques lors de la guerre Iran-Irak, entre autres, parallèlement à des programmes similaires
de la CIA avec Israël et l'Égypte. En 1982, le vice-ministre de la Défense, Frank Carlucci,
s'impatienta de voir I'ISA échapper à tout contrôle. Les diverses enquêtes aboutirent au procès
et à l'inculpation de Duncan. Malgré des pressions hostiles à I'ISA, Reagan maintint son
existence en 1983, rendant possible la tentative malheureuse de libération de l'ex-chef de la CIA
à Beyrouth, William Buckley, et des autres otages au Liban.
Les budgets accordés tenaient essentiellement à l'enthousiasme d'une poignée de
membres du Congrès, qui considéraient le jihad afghan comme un effort visant à l'emporter sur
l'empire soviétique dans le cadre de la guerre froide. Citons le démocrate Charles Wilson
(Texas) et les républicains David Dreier (Californie), Bill McCollum (Floride) et le sénateur
républicain du New Hampshire Gordon Humphrey, qui harcela Washington en 1984-1985
jusqu'à ce que le Congrès, soutenu par le gouvernement, augmente les crédits et autorise la
livraison de missiles Stinger à l'ISI pour les combattants afghans. McCollum dénonça le
mystère entourant l'accident fatal, ou l'assassinat, du président pakistanais Zia ul-Haq le 17 août
1988 (et exigea en vain des représailles).
Zia mourut avec tous les passagers d'un avion C-130 qui s'écrasa peu après avoir décollé
d'une base militaire où le président avait assisté à la démonstration peu concluante d'un
nouveau tank américain. Parmi les victimes, on comptait l'ambassadeur des États-Unis, Arnold
Raphel, l'attaché militaire américain à Islamabad et le général Akhtar Abdel Rahman, qui en
tant que chef de l'ISI avait dirigé l'opération de soutien aux moudjahidin, ainsi que plusieurs
autres officiers pakistanais. Je reviendrai sur cet épisode.
William Casey avait au Congrès un allié convaincu, surtout en matière d'augmentation
des crédits : Charles Wilson, démocrate du Texas, figure haute en couleur. Il appartiendra aux
historiens de déterminer la responsabilité qu'il eut dans la victoire remportée sur l'Union
soviétique et dans l'enchaînement d'événements malheureux qui suivirent pour l'Occident.
Wilson était un vétéran de la marine qui avait réussi dans les affaires et dans la politique ; il
avait exercé des fonctions au Texas avant son élection au Congrès. Après avoir longtemps
soutenu des causes comme le régime Somoza au Nicaragua, il découvrit la croisade
anticommuniste en Afghanistan, entreprise plus ambitieuse que tout ce qu'il avait pu voir en
Amérique centrale. Toujours prêt à favoriser les intérêts des fabricants d'armes texans qui le
soutenaient, il obtint de siéger dans les commissions responsables des considérables « budgets
noirs » du Pentagone.
Wilson fit quatorze voyages successifs en Asie pour promouvoir la cause afghane. Il
cultivait d'étroites relations personnelles avec le président Zia ul-Haq. En 1982, il commença
un travail intensif lors d'audiences secrètes de la commission budgétaire du Sénat afin d'obtenir
de plus en plus d'argent pour l'Afghanistan. Lors d'un voyage en 1983, il rencontra un groupe
de moudjahidin. Début 1984, la CIA avait exigé et fini par obtenir du Congrès 24 millions de
dollars pour les Contras du Nicaragua, cause favorite du président Reagan, et 30 millions de
dollars pour les Afghans. Comme Casey, Wilson était sûr de défendre la « bonne guerre au bon
moment », qui méritait un financement bien plus important. À ses yeux, les 30 millions
n'étaient rien, « peanuts », expression même qu'avait employée son ami Zia ul-Haq pour faire
comprendre son mépris face à l'aide qui lui avait été offerte durant la dernière année de
l'administration Carter.
Face à la redoutable supériorité aérienne des Soviétiques, Wilson comprit que les SAM-7,
les missiles britanniques Blowpipe et les canons antiaériens vieillots, d'origine soviétique et
chinoise, qu'utilisaient les combattants du jihad étaient inadaptés. Rencontrant une vive
résistance lorsqu'il demanda qu'on leur accorde l'usage du Stinger, il proposa le canon suisse
Oerlikon, que la CIA pourrait facilement se procurer sur le marché international. « 58 000 
Américains sont morts au Vietnam, et nous devons une revanche aux Russes » était l'un des
arguments de Wilson. Il obtint un budget de 40 millions et l'approbation de l'achat des
Oerlikon.
Le financement officiel, payé par la masse patiente et patriotique des contribuables
américains, ne suffit pourtant ni à Reagan ni à Bush (ex-directeur de la CIA). Heureusement,
l'Arabie Saoudite versait des sommes équivalentes, « dollar pour dollar », que complétaient des
fonds arabes privés, en millions de dollars. Rétrospectivement, la combinaison des
financements saoudiens publics et privés apparaît décisive ; le budget gouvernemental
s'amenuisa peu à peu et fut remplacé et surpassé par l'apport de fanatiques multimilliardaires
comme Oussama ben Laden, en quête d'un triomphe planétaire de l'islamisme.
Même s'il n'avait rien de comparable à la contribution des riches Arabes, il ne faut pas
négliger l'apport de la Banque de crédit et de commerce international (BCCI), dirigée par le
magnat pakistanais Agha Hassan Abedi et d'éminents hommes d'État occidentaux, dont Jimmy
Carter. William Casey semble avoir beaucoup œuvré pour la BCCI. En octobre 1988, après
qu'elle eut été fermée par les autorités de la Banque d'Angleterre, son successeur à la tête de la
CIA, Robert Gates, la rebaptisa « Banque des crapules et des criminels internationaux ».
C'est de l'alliance américano-saoudienne que naquit ce qu'on peut considérer comme la
privatisation du jihad. Ce ne sont pas des gouvernements crapuleux, mais des financiers
crapuleux qui sont responsables d'une bonne partie du terrorisme politique de l'après-guerre en
Occident.
 

Durant les dernières années de l'administration Carter, on aurait pu trouver à Washington,


à New York et au Moyen-Orient les preuves de l'importance de la BCCI et des financements
saoudiens et américains. Le 11 février 1979, je faisais partie du groupe de journalistes qui
s'envola avec le ministre de la Défense Harold Brown pour un rapide voyage en Israël et en
Arabie Saoudite. Alors que nous étions dans l'avion, le régime du chah s'écroulait à Téhéran ;
Mohammad Reza Pahlavi, malade, serait bientôt un fugitif, indésirable dans beaucoup de pays.
En arrivant à Riyad, Harold Brown et ses collaborateurs furent accueillis par des officiels
saoudiens furieux et intrigués, notamment le prince Turki ben Faysal al-Saud, chef des services
secrets. Il avait succédé à son oncle, Kamal Adham, en septembre 1977.
Comment, demandèrent les Saoudiens, avait-on laissé cette révolution se produire ? 
L'Amérique était-elle incapable de défendre ses meilleurs alliés ? Qui viendrait ensuite sur la
liste ?  La famille royale saoudienne, gardienne de la plus grande source d'approvisionnement
en pétrole des Américains ? Les autres États du Golfe ? L'Afghanistan ? Kamal Adham était
l'un des principaux membres du Safari Club, qui avait été efficace en son temps. Mais le chah
était parti, et la France et l'Égypte ne semblaient plus très actives. Le système ne marchait plus.
Que faire ?

Il s'écoula plusieurs mois avant que les Soviétiques entrent en Afghanistan, et ni Harold
Brown ni le président Carter n'avaient de réponse prête pour les Saoudiens. Ces réponses, un
Américain les cherchait : Raymond H. Close.

Close était un homme paisible et cultivé, qui avait été chef de la CIA en Arabie Saoudite
jusqu'à sa retraite en 1977, à peu près à l'époque où le prince Turki succéda à Kamal Adham.
Close resta en Arabie Saoudite et se mit à travailler pour National Chemical Industries, l'une
des nombreuses entreprises « royales » détenues par un prince de la maison régnante. Close a
toujours nié avoir travaillé « pour » Adham. En tout cas, le prince Turki était chargé des
paiements secrets, déjà une institution à l'époque du Safari Club. Bientôt commencèrent les
versements à destination des plus islamistes parmi les groupes de résistance afghans sunnites
(l'Iran préférait les groupes chiites). L'argent saoudien semble avoir particulièrement profité à
Abdul Rasul Sayyaf (dont l'équipe quitta ensuite le Pakistan pour les Philippines, où elle serait
connue sous le nom de groupe Abu Sayyaf) et sans doute aux combattants de Hekmatyar, ainsi
qu'à de plus petites bandes sunnites. Ces groupes furent désignés collectivement comme
« wahhabites », du nom de l'austère secte musulmane dont est issue la famille royale
saoudienne. C'est encore le terme en usage pour les groupes financés par les fonds saoudiens
privés.
Kamal Adham et le prince Turki, avec ou sans la coopération active de Ray Close, furent
à plus d'un titre les « parrains » du financement arabe avant sa privatisation. Adham fut
profondément impliqué dans certaines opérations de la BCCI à l'époque où elle devint l'un des
principaux trésoriers du jihad. En 1992, devant les autorités fédérales américaines, Adham
plaida coupable de conspiration sans rapport avec l'Afghanistan et accepta de payer une
amende de 105 millions de dollars (une infime partie de sa fortune personnelle) et de révéler
certaines opérations complexes de la BCCI. Cette bonne volonté épargna de grands embarras à
Adham comme à la CIA. Un procès long aurait presque inévitablement entraîné des révélations
sur l'Afghanistan. Les avocats et les associés d'Adham avaient laissé entendre que ces
révélations pourraient avoir lieu si aucun arrangement n'était trouvé.
Adham se tira relativement bien du scandale de la BCCI, au moment où les autorités
fédérales et celles de l'État de New York lançaient diverses accusations contre Clark Clifford,
quatre-ving-cinq ans, l'un des plus vieux hommes d'État américains, conseiller des présidents
depuis Harry Truman, et contre son collègue Robert Altman : fraude, conspiration et corruption
en relation avec l'introduction de la BCCI dans le milieu bancaire américain. Ils furent acquittés
en 1993, malgré l'agressivité infatigable du procureur new-yorkais Robert Morgenthau et de ses
enquêteurs. Clifford, Altman et la CIA purent enfin respirer.
Cheikh Kamal Adham, comme l'appellent certains de ses biographes, est né en Turquie
en 1929, d'une mère turque et d'un père albanais qui s'installèrent à Djeddah, en Arabie
Saoudite, alors qu'il avait un an. Il fit ses études dans une école privée anglaise du Caire, le très
élitiste Victoria College. Il entra en relation avec la famille royale par l'intermédiaire de sa
demi-sœur Iffat, épouse favorite du roi Faysal, monarque puritain qui régna sur l'Arabie
Saoudite de 1964 à 1975, date à laquelle il fut assassiné par un jeune membre de sa famille.
C'est grâce à l'appui de Faysal, alors prince, qu'Adham fut le premier (et le seul) non-Arabe à
occuper les fonctions de chef des services secrets saoudiens. Adham était alors devenu
multimillionnaire grâce à d'habiles transactions, comme l'énorme contrat signé en 1957 avec
l'Arabian Oil Company japonaise pour l'exploitation de concessions pétrolières offshore.
Au cours des années 1960, Adham cultiva l'amitié d'Anouar al-Sadate, futur président
égyptien, ce qui devait le préparer à son rôle de premier trésorier saoudien officiel de
l'opération afghane. Adham reçut l'aide de la CIA pour renforcer les liens entre Washington et
les Saoudiens. Quand le président Nasser mourut en 1970, Adham encouragea son successeur,
Sadate, à rompre avec l'Union soviétique et à améliorer ses relations avec les États-Unis. Le 13
juillet 1972, il transmit à Henry Kissinger le message par lequel Sadate se déclarait prêt à
discuter avec les Américains de ce que Washington pouvait offrir s'il se débarrassait de la
présence militaire soviétique voulue par Nasser. Cette décision historique fut une mesure choc,
qui marqua le début du retrait des Soviétiques et du retour des Américains au Moyen- Orient,
facilité par Sadate et son éventuel traité de paix avec Israël. Durant cette période, Adham
consolida sa position au Caire en devenant l'associé commercial de l'épouse à demi anglaise du
président, Mme Jehan Sadate, et d'autres membres de la famille Sadate.
Vers la même époque, Kamal Adham rencontra Agha Hassan Abedi, le complexe et
charismatique Pakistanais qui avait fondé la BCCI et son vaste empire bancaire frauduleux en
1972. L'aide versée aux Saoudiens et à la CIA pour financer le jihad afghan n'était qu'un détail
dans la carrière d'Abedi. Sa vie extraordinaire, qui se termina à soixante-treize ans par une crise
cardiaque le 5 août 1995, ne nous concerne pas ici. Signalons néanmoins, avec The Economist
dans sa nécrologie en pleine page, que beaucoup de gens refusaient fermement de croire Abedi
malhonnête, malgré sa condamnation par contumace à huit ans de prison pour fraude aux
Émirats arabes unis et les plaintes déposées par un procureur new-yorkais qui voyait en lui le
cerveau responsable de « la plus grande fraude bancaire dans l'histoire financière de New
York ». Après avoir ancré sa position au Moyen-Orient et dans une bonne partie du tiers-monde
en tant que généreux bienfaiteur d'œuvres caritatives musulmanes (mais pas exclusivement) et
ami de nombreux dirigeants, Abedi se tourna vers les États-Unis. Il devint l'ami de Jimmy
Carter, qui se mit bientôt à emprunter ses jets privés. Après son mandat présidentiel, Carter
emmena Abedi avec lui en Chine, pays qui perdit la face et environ 400 millions de dollars
dans des affaires avec la BCCI pour avoir fait confiance à l'ami de l'ex-président. En 1991, la
BCCI s'effondra et de nombreuses filiales furent fermées par les organismes internationaux de
régulation financière. Quelque 9,5 milliards apportés par les épargnants avaient disparu.
Aucune explication totale ne fut jamais fournie à ces malheureux épargnants, dont la majorité
était constituée d'honnêtes travailleurs et une minorité de trafiquants de drogue et de terroristes,
parmi lesquels le Palestinien Abu Nidal.
La BCCI et Abedi, qui approfondissait à chaque voyage ses relations avec des
personnalités comme lord Callaghan, Premier ministre britannique de 1976 à 1979, ou
Margaret Thatcher, fascinaient William Casey et ses collaborateurs. La CIA avait depuis
longtemps recours à des banques corrompues ou criminelles pour ses opérations à l'étranger. Il
y avait eu la mystérieuse Nugan Hand Bank of Australia ; le Mercantile Trust et les Bahamas ;
la Castle Bank qui acheminait les fonds pour les opérations anti-Castro à Cuba. La BCCI avait
des comptes secrets en Suisse, à Londres, à Miami, entre autres. Le gouvernement saoudien y
déposait des fonds pour les Contras du Nicaragua, pour I'UNITA en Angola et apparemment
même pour le général Noriega, président du Panama. Noriega devait être capturé lors d'une
grande opération militaire américaine contre Panama fin 1989. Il fut incarcéré dans une prison
de Floride pour trafic de drogue et autres activités nuisibles au prestige de Washington en
Occident.
Quand la fermeture de la BCCI par la Banque d'Angleterre rendit public le scandale en
juillet 1991, les enquêteurs de Time Magazine, d’ABC News et d'autres médias découvrirent que
la BCCI contrôlait un « réseau noir », une sorte de « banque à l'intérieur de la banque ». Elle
était impliquée dans le commerce des armes, de la drogue et de l'or. La banque aurait eu des
liens avec les services secrets et les marchands d'armes, et accueillait les comptes utilisés par la
Libye, l'Iran et la Syrie pour acheter des armes. Time et d'autres affirmèrent (sans le prouver)
que le « réseau noir » avait aussi financé les efforts de l'Argentine, de la Libye et du Pakistan
pour acquérir un arsenal nucléaire (le Pakistan était bien avancé dans cette voie à la fin des
années 1980). Aux États-Unis, la CIA et la Defence Intelligence Agency (DIA) du Pentagone
avaient également commencé à utiliser la banque pour des opérations clandestines. Le
procureur new-yorkais Robert Morgenthau prétendit que le ministère de la Justice avait fait
obstacle à son enquête sur les connexions américaines de la banque et avait demandé aux
témoins de ne pas coopérer. La justice avait également empêché l'enquête du sénateur du
Massachusetts John Kerry. Dès 1984, la CIA avait envoyé aux différents ministères un rapport
sur les activités de la BCCI liées à la drogue, puis s'était penchée sur ses liens avec des groupes
terroristes comme celui d'Abu Nidal. Cependant, les ministères de la Justice et des Finances,
entre autres, gardèrent le silence sur ce qu'ils savaient.
La CIA prit une mesure inhabituelle : nier catégoriquement les affirmations des médias
sur ses liens avec la BCCI. Mais les médias britanniques et les journalistes d'ABC News
publièrent alors une série de révélations sur les comptes de la CIA dans les agences
londoniennes de la BCCI. Ces comptes servaient à payer de nombreux sujets et résidents
britanniques qui travaillaient comme informateurs pour la CIA. Selon le Financial Times, le
ministre pakistanais des Finances avait confirmé que la CIA utilisait les agences de la BCCI au
Pakistan pour envoyer des fonds au jihad, sans doute par le biais de l'ISI. En outre, la CIA et
d'autres organismes américains utilisaient une caisse noire à la BCCI pour payer les officiers
pakistanais et les leaders de la résistance afghane. La CIA publia une brève déclaration pour
promettre d'étudier ces allégations. Le directeur Richard Kerr admit bientôt que la BCCI
détenait bel et bien les comptes de la CIA, premier aveu après des mois de dénégations
catégoriques.
William Casey semble avoir pressenti très vite l'utilité de la BCCI. NBC News signala le 23
février 1992 qu'Agha Hassan Abedi avait rencontré Casey en secret pendant trois ans à l'hôtel
Madison de Washington. La commission d'enquête dirigée par le sénateur John Kerry déclara
que Michael Pillsbury, conseiller au Sénat qui fournissait aux moudjahidin des missiles Stinger
et d'autres armes, avait des liens étroits avec Mohammed Hammoud, homme de paille de la
BCCI. Hammoud était un riche marchand libanais qui avait de solides relations avec la Maison-

Blanche de George Bush, la BCCI et la First American Bankshares, institution qui fut impliquée
dans les procédures en tant que banque à laquelle s'intéressait au plus haut point Agha Hassan
Abedi. Hammoud serait mort dans le cabinet d'un médecin à Genève en mai 1990. Certains des
nombreux ennemis de la BCCI ont laissé entendre qu'il avait été liquidé parce qu'il en savait
trop. Selon l'un des livres publiés sur la BCCI, il aurait confié à un ami quelques heures avant sa
mort : « Si quelqu'un savait à quel point les Américains sont mouillés dans l'affaire de la BCCI,
il serait surpris : ils sont plus mouillés que les Pakistanais. » 
Norman Bailey, ex-membre de L'ANSC (American National Security Council), surveillait
les mouvements de fonds internationaux pour repérer les groupes terroristes. Il reconnut qu'en
1984 il connaissait parfaitement le rôle de la BCCI dans le blanchiment d'argent de la drogue, le
financement des terroristes, les ventes d'armes et la manipulation des marchés financiers. La
BCCI joua un rôle encore plus direct dans le jihad. Ses cadres avaient pris le contrôle du port de
Karachi, où arrivaient quantité de chargements d'armes destinés à l'ISI pour les combattants
afghans. En usant de la corruption et de l'intimidation, ils tenaient la douane pakistanaise en
leur pouvoir. La BCCI fournissait même de la main-d'œuvre et des gardes bien armés. Alors que
la CIA et l'ISI s'accusaient mutuellement de corruption, la majeure partie du matériel fourni aux
guerriers (60 000  fusils et 100 millions de cartouches de munitions retirés du service par
l'armée turque) était totalement inutilisable. Un informateur qui a témoigné lors du procès
affirma que les hommes de la BCCI allaient en personne livrer les armes en Afghanistan.
Lorsque les combats rendaient cette tâche impossible, ils poursuivaient leur route et
revendaient aux Iraniens les armes fournies par la CIA.
En mai 1998, après des mois de négociations tortueuses, une équipe de télévision
américaine réussit à établir le contact et à interviewer, dans une forteresse montagnarde tenue
par les taliban, l'homme que les États-Unis et la plupart de leurs alliés considéraient comme le
plus dangereux des terroristes internationaux en liberté : Oussama ben Laden. Né en 1957,
citoyen saoudien, ce multimillionnaire était devenu le leader et le financier d'un réseau
terroriste international issu de la guerre sainte afghane. Durant cette interview télévisée, Ben
Laden appela au meurtre des Américains et des juifs, où qu'ils soient, « les plus grands voleurs
au monde et les pires terroristes ». Il se félicitait (et sous-entendait qu'il était responsable) de
l'attentat du World Trade Center de février 1993 et de la débâcle des forces américaines
envoyées en Somalie en 1993-1994. Il exprima le désir d'éliminer l'influence et les intérêts
occidentaux du monde arabe et musulman. Il forma également le vœu de chasser du pouvoir la
famille royale saoudienne et de l'anéantir.
Avant même les événements du 11 septembre 2001, les États-Unis avaient mis à prix la
tête de Ben Laden, pour 3 millions de dollars, mesure gênante tant qu'il était le protégé des
taliban, eux-mêmes protégés par le Pakistan, allié des États-Unis. C'est là un point essentiel
pour comprendre comment le jihad afghan a indirectement provoqué quantité d'attentats
terroristes dans le monde entier, la multiplication des opérations de guérilla et surtout la
privatisation de ces opérations à travers le financement personnel de Ben Laden et de ses
semblables.
Il est utile de connaître les origines yéménites de la dynastie Ben Laden, fondatrice de
l'une des entreprises de construction les plus prospères au monde, pour comprendre le caractère
international de la guerre sainte afghane ainsi que des guérillas et insurrections terroristes qui
en sont issues.
La province côtière de Hadramaout, dans le sud du Yémen, à l'est du grand port d'Aden,
est une région torride, pleine de hauts bâtiments pittoresques en torchis que l'on construisait
encore à la main il n'y a pas si longtemps. Autrefois, les navires de commerce des Arabes
hadramis allaient jusqu'en Indonésie ou en Chine. Ils rapportaient d'Inde et d'Extrême-Orient
des épices, de la myrrhe et de l'encens, bien avant que les marchands anglais et américains ne
fassent fortune en Chine au XIXe siècle.
La Grande-Bretagne renonça à son emprise coloniale sur Aden et le sud de l'Arabie en
1967, laissant deux pays indépendants, le Yémen du Nord et le Yémen du Sud, à la place des
États et principautés protégés par les Britanniques. Même avant l'indépendance, une génération
de marchands et de financiers hadramis émigra vers le nord pour chercher fortune en Arabie
Saoudite. Leur fortune, fruit combiné du travail et de la chance, contribua à l'édification des
dynasties d'affaires saoudiennes. Certaines financent à présent les causes islamiques du monde
entier au travers d'organisation caritatives musulmanes, de banques privées et de fondations de
toutes sortes. Parmi les immigrants hadramis, fondateurs de ces institutions, se trouvait
l'employé d'un comptoir de change de Djeddah, Salim ben Mahfouz. Il possède aujourd'hui la
plus grande institution financière privée du royaume saoudien, et l'une des plus prospères, la
Saudi National Commerce Bank, jadis liée à la BCCI, mais lavée de tout soupçon par les
tribunaux occidentaux.
Mohammed ben Laden, père d'Oussama et fondateur de la dynastie, était un autre de ces
Yéménites. Il quitta très jeune le Hadramaout et trouva un emploi de maçon pour l'Aramco
(Arabian-American Oil Company). Il gagnait un rial (0,2 dollar) par jour. Comme les autres
immigrants hadramis, il amassait les riais dans une tirelire. Lorsqu'il en eut économisé assez, il
fonda l'entreprise de bâtiment Ben Laden. Après des débuts modestes, il passa bientôt à la
construction de palais, au début des années 1950, pour la famille royale saoudienne. La grande
chance de Mohammed ben Laden et de sa progéniture (il n'eut pas moins de cinquante-deux
enfants de différentes épouses) fut de remporter le contrat de l'autoroute Médine-Djeddah, dans
la province sainte du Hedjaz, après le retrait d'une entreprise étrangère.
Le nom de Ben Laden devint bientôt légendaire dans le bâtiment, en Arabie Saoudite,
dans l'émirat de Ras al-Khaima et en Jordanie, pour tous les grands projets de routes,
d'aéroports et d'infrastructures importantes. La firme attirait les ingénieurs du monde entier et
amassa vite une énorme fortune. Se déplaçant en jet d'un chantier à l'autre, Cheikh Mohammed,
comme il fut bientôt appelé, acquit une réputation de piété : il put un jour dire ses prières du
matin à Jérusalem-Est (avant qu'Israël ne prenne la ville en 1967), ses prières du midi à Médine
et ses prières du soir à La Mecque. Quand Mohammed mourut en s'écrasant à bord de son
avion en 1966, le conglomérat Ben Laden était la principale société privée dans le secteur du
bâtiment et possédait quatre-vingt-dix des plus grandes pelleteuses Caterpillar existant dans le
monde.
Malgré sa réputation de piété, qui serait utile lorsqu'elle financerait le jihad, l'entreprise
manquait de compétences en matière de gestion, et le roi Faysal nomma un responsable
provisoire. Mais, à la fin des années 1970, l'un des jeunes fils de Mohammed, Oussama, reprit
les affaires en main.
Sous son autorité, le groupe maintint sa réputation d'excellence pour les grands projets.
La fortune familiale s'accrut bientôt grâce à des gains colossaux.
En 1981, quand William Casey et son homologue saoudien, le prince Turki, cherchaient
de nouvelles sources de financement secret pour la campagne afghane, l'entreprise Ben Laden
était sur la liste des bienfaiteurs possibles. Le prince sultan Abdul Aziz, puissant ministre de la
Défense et de l'Aviation, déclara à une délégation d'investisseurs américains que cette société
avait « fait de grandes choses pour le royaume ». 
Une notice tardive publiée en 1997 par le ministère américain des Affaires étrangères
contient de nombreux détails intéressants sur la carrière d'Oussama ben Laden en tant que
maître du terrorisme islamiste et antiaméricain. Elle omet cependant tout l'arrière-plan qui
permet d'expliquer ses liens avec les États-Unis, qui rendirent plus facile le recrutement de ses
talents et de sa fortune par l'équipe Reagan-Casey.
Adnan Kashoggi, autre magnat arabe qui avait aidé la famille royale saoudienne à
s'enrichir, avait commencé à coopérer avec les Ben Laden dès 1953. Cette année-là, Kashoggi
était étudiant à l'université de Chico, dans le Nevada. Son père lui envoya 10 000  dollars pour
qu'il s'achète une voiture. Il préféra acquérir un camion et se lança dans les affaires en le louant,
avec chauffeur, aux firmes américaines opérant en Arabie Saoudite. Le père d'Adnan était le
docteur Mohammed Khalid Kashoggi, médecin de la cour. L'un de ses patients était
Mohammed ben Laden, qui avait un besoin urgent de camions pour ses travaux. Adnan, encore
étudiant, conclut le marché avec la Kenworth Truck Company de Bellevue, dans l'État de
Washington, à qui il avait acheté son propre camion. Adnan Kashoggi reçut bientôt de Ben
Laden un chèque de 55 000  dollars. Plus tard, Adnan devait faire fortune comme intermédiaire
dans des ventes d'armes, notamment en tant qu'agent saoudien pour les sociétés américaines
Lockheed et Northrop, qui lui versèrent des sommes énormes pour avoir facilité la vente
d'avions d'une valeur de plusieurs milliards de dollars dans les années 1960 et 1970. Roy M.
Furmark, New-Yorkais directeur d'une compagnie pétrolière et vieil ami de William Casey,
présenta Kashoggi à Manuchehr Ghorbanifar, intermédiaire iranien qui joua un rôle central
dans les négociations entre Washington et Téhéran (armes contre otages, financement pour les
Contras). Le rôle de Kashoggi dans le financement du jihad n'est pas clair et fut peut-être tout à
fait mineur. Rien ne prouve qu'il ait ensuite financé le terrorisme.
Ce n'est pas le cas d'Oussama ben Laden. Dès que les Soviétiques envahirent
l'Afghanistan en décembre 1979, il rejoignit les moudjahidin et eut bientôt un rôle de
commandement. «J'étais furieux et je suis parti aussitôt », déclara-t-il en 1993 à Robert Fisk, de
l’Independent, l'un des premiers journalistes à avoir repéré en lui un des acteurs clés du jihad et
des événements qui suivirent. Il s'installa à Peshawar, à portée de l'ISI, mais apparemment sans
être sous ses ordres. Grâce à sa réputation de piété favorable à l'islamisme wahhabite et grâce à
l'implication de l'entreprise Ben Laden dans la restauration des sanctuaires de La Mecque et de
Médine, il apparut aux services secrets saoudiens et à la CIA comme l'homme idéal pour le rôle
de leader qu'il commençait à jouer.
Avec ses fonds personnels et l'argent de son entreprise, Ben Laden se mit à financer le
recrutement, le transport et la formation des volontaires arabes qui affluaient, d'abord à
Peshawar puis en Afghanistan, pour participer au jihad. Selon les services secrets égyptiens,
son aide aux groupes islamistes, dont al-Gama'a al-Islamiya et al-Jihad, les assassins de Sadate,
commença en même temps que son action au Pakistan. En 1985, Ben Laden avait rassemblé
assez de millions, issus de sa fortune familiale et professionnelle et des dons de riches familles
du Golfe, pour organiser Al-Qaida (Fondation de salut islamique), afin de soutenir le jihad. Il
établit un réseau de centres en Arabie Saoudite, en Égypte et au Pakistan, par lequel il recruta
des milliers de volontaires arabes. Il fut peut-être aidé par la fondation religieuse pakistanaise
Tablighi Jamaat, particulièrement active en Afrique du Nord. C'est cette grande fraternité de
recrues d'Al-Qaida qui est encore active à l'échelle internationale.

Ben Laden enrôla principalement des musulmans zélés, comme lui, et des combattants
courageux. Certains, cependant, étaient des criminels, comme ceux auxquels le Tabligh proposa
une formation religieuse au Pakistan lorsqu'ils furent sortis des prisons algériennes ou
tunisiennes. Mohammed Amer, criminel égyptien et islamiste, avait été l'un des volontaires non
saoudiens à participer à la grande insurrection et à la prise de la Grande Mosquée de La
Mecque en novembre-décembre 1979. Contrairement à beaucoup d'autres attaquants, qui furent
décapités par le sabre, Amer fut simplement condamné à neuf ans de prison. Les services
secrets égyptiens affirment qu'à sa sortie de prison le réseau de Ben Laden l'emmena à
Peshawar où il rejoignit d'autres militants égyptiens impliqués dans la lutte contre les
Soviétiques. Ce groupe était dirigé ou influencé par Ayman al-Zawahri, « émir » d'une cellule
islamiste qui avait fui l'Égypte et qui était arrivé à Peshawar après l'assassinat de Sadate en
1981. De ses différents lieux d'exil, dont la Suisse, Al-Zawahri envoie ses ordres par fax et par
e-mail aux insurgés islamistes ; c'est encore l'un des plus redoutables des hommes
« recherchés » par les services de sécurité du président Moubarak.
Que Ben Laden y ait été impliqué ou non, la contrefaçon et le blanchiment d'argent
étaient deux des moyens employés par les islamistes égyptiens pour lever des fonds.
Mohammed Amer et un autre volontaire égyptien, Al-Syed Mohammed Ibrahim, conçurent
avec Al-Zawahri le projet d'imprimer d'énormes quantités de faux dollars, de faux riais
saoudiens et de fausses livres égyptiennes pour financer leurs opérations. D'après les services
secrets égyptiens, ils avaient le soutien d'éléments iraniens alors soupçonnés par le ministère
américain des Finances de fabriquer de faux billets de 100 dollars. Une presse sophistiquée fut
introduite en Égypte et installée dans un village éloigné, Bassous, où les raids de la police
étaient peu probables. La bande fut découverte et arrêtée après avoir engagé les services d'un
faux-monnayeur professionnel déjà suivi par la police égyptienne.
Oussama ben Laden fit venir en Afghanistan des bulldozers et du matériel destinés à la
construction de routes et de tunnels. Il bâtit des hôpitaux et des entrepôts dans les montagnes
pour les guerriers et leur approvisionnement.
Après le retrait des Soviétiques en 1989, Ben Laden revint un moment en Arabie
Saoudite afin de veiller sur l'entreprise familiale, au siège social de Djeddah. En même temps,
il continuait à soutenir les islamistes militants qui commençaient à s'attaquer aux
gouvernements en Égypte, en Algérie, en Tunisie, au Yémen, aux Philippines, etc. Déjà
inquiets de ses activités, les services de sécurité saoudiens retinrent le passeport de Ben Laden
durant la période 1989-1991, dans l'espoir d'empêcher ou du moins de décourager les contacts
qu'il avait noués avec les extrémistes, alors avec la pleine approbation du régime saoudien et de
la CIA (sinon toujours de l'ISI).
En 1991, Ben Laden et ses fidèles vétérans de la guerre afghane s'installèrent à
Khartoum, la capitale du Soudan. Ils furent accueillis par Hassan el-Tourabi, prestigieux leader
du Front national islamique soudanais (FNI). Depuis que le général Omar al-Bachir avait pris le
pouvoir par un coup d'État militaire en 1989, le FNI et Tourabi soutenaient discrètement le
nouveau régime. Dès le début des années 1980, Ben Laden et ses associés étaient en quête
d'occasions d'investissements au Soudan, ruiné par des décennies de guerre civile entre les
gouvernements islamiques au nord et les mouvements chrétiens et animistes au sud. En 1990,
avant de s'établir à Khartoum, Ben Laden y avait déjà lancé plusieurs projets.
Ben Laden se rendit utile au Soudan et augmenta sa fortune personnelle tout en
établissant des partenariats avec de riches associés du FNI de Tourabi. Son entreprise, nommée
Al-Hijrah, bâtit une autoroute entre Khartoum et Port-Soudan, sur la mer Rouge, et un aéroport
international à Port-Soudan. La compagnie commerciale de Ben Laden, Wadi al-Aqiq, en
liaison avec sa compagnie d'investissement Taba, obtint le quasi-monopole sur les exportations
agricoles du Soudan : gomme arabique, blé, tournesol et sésame. Une autre société de Ben
Laden, Al-Themar al-Moubarakah, acquit de vastes terrains près de Khartoum et dans l'est du
Soudan. Toujours avec de riches membres du FNI, Ben Laden fonda une nouvelle institution à
Khartoum, Al-Shamal Islamic Bank, consacrée à des opérations de prêt islamique à 0 %, et y
investit 50 millions de dollars.
Le personnel des entreprises Ben Laden inclut bientôt des centaines, peut-être des
milliers, de militants arabes et d'autres vétérans du jihad afghan, qui cherchaient le moyen de ne
pas regagner leur pays d'origine, où les attendait la prison ou la mort pour activités subversives
politiques et terroristes. Pour faciliter les déplacements des « afghans », Ben Laden leur
remettait de faux passeports et des contrats de travail. En 1993, par exemple, il paya le voyage
au Soudan de 300 à 400 de ces vétérans menacés de répression par le Pakistan. Une branche du
réseau Al-Qaida se développa au Soudan pour accueillir les nouveaux immigrés. Après le
retrait des Soviétiques, Ben Laden maintint son financement et poursuivit l'effort de formation
commencé au Pakistan et en Afghanistan.
Les disciples de Ben Laden se mirent à travailler, avec d'autres groupes saoudiens
dissidents, contre la présence militaire dans le Golfe et contre la famille royale. Ils se mêlaient
aux pèlerins faisant le voyage à La Mecque et à Médine, surtout à ceux qui repartaient ensuite
vers l'Égypte ou le Soudan. Les services secrets égyptiens, qui cherchaient surtout à empêcher
l'entrée des « afghans » par de sévères contrôles sur les frontières avec le Soudan et la Libye,
comprirent qu'ils avaient été dupés et que l'infiltration provenait d'Arabie Saoudite. En avril
1993, le président Moubarak fit une visite spéciale à Riyad pour se plaindre du soutien apporté
par Ben Laden aux islamistes égyptiens insurgés.
La même année, les groupes terroristes basés à Peshawar accrurent leurs attaques en
Égypte contre la police, les juges, les coptes, les touristes étrangers et d'autres cibles humaines.
Fin mai, le ministre de l'Intérieur, annonçant l'arrestation de plus de 800 suspects islamistes et
le démantèlement d'un réseau important, ajouta que Ben Laden finançait un nouveau groupe
appelé Appartenir au jihad. Selon les hommes de Moubarak, Ben Laden avait aidé le dissident
égyptien Magdi Salem à s'établir en Arabie Saoudite en lui fournissant des papiers d'identité.
En 1991, quand les autorités saoudiennes expulsèrent Salem, il regagna l'Égypte, où il semble
avoir travaillé sous les ordres du leader d'al-Jihad, l'ex-lieutenant-colonel Abboud al-Zumor,
coordinateur du complot visant à assassiner Sadate qui s'était réfugié à Peshawar. La tâche de
Magdi Salem était de créer de nouvelles cellules d'action au Caire et dans le delta du Nil.
À Alexandrie, Salem reçut l'ordre de travailler avec Fouad Daifallah, chef d'une branche
locale portant le nom iranien et peu original de Hezbollah (Parti de Dieu). Selon le
gouvernement égyptien, Ben Laden fournissait des fonds lorsque l'Iran tardait à payer les
combattants non chiites. (La minorité chiite en Égypte est très faible et n'a presque aucune
influence religieuse ou politique. Tous les groupes dissidents, dont le Hezbollah, étaient
sunnites.) Une autre enquête menée avec les autorités saoudiennes révéla que les entreprises de
Ben Laden envoyaient de l'argent aux islamistes égyptiens pour l'achat de presses, d'armes et
d'équipement en général.
En janvier 1994, selon les rapports des services secrets américains, Ben Laden finançait
au moins trois camps de formation au terrorisme pour les guérilleros égyptiens, algériens,
tunisiens et palestiniens, en coopération avec le FNI. Quelques journalistes occidentaux, dont
une équipe d'ABC News, purent visiter l'un des sites, mais n'y rencontrèrent que des Soudanais ;
on supposa que les Arabes portaient des uniformes soudanais. L'entreprise Al- Hijrah travaillait
directement avec les officiels soudanais pour le transport et l'approvisionnement des recrues.
Outre sa fortune et ses projets dans le bâtiment, Ben Laden aida ses hôtes soudanais en
facilitant l'achat de pétrole saoudien à prix avantageux. Il prit une grande maison dans la rue
Al-Mashal, dans une banlieue de Khartoum appelée Al-Riyad, comme la capitale saoudienne,
située à proximité de l'aéroport. Environ deux cents de ses employés arrivèrent ensuite de
Peshawar. À partir de là, des messages furent régulièrement échangés entre Washington, Riyad
et Khartoum pour demander au gouvernement du général Bachir de réduire et, si possible, de
mettre fin au soutien apporté par Ben Laden aux guérilleros à l'étranger. En 1993, un leader du
FNI de Hassan el-Tourabi semble avoir pris en charge la formation et l'endoctrinement des
Soudanais.
En 1994, Oussama ben Laden se mit à s'intéresser au Yémen, pays d'origine de son père.
Le Yémen possède une frontière commune avec l'Arabie Saoudite et a perdu la région de
Najran à la suite d'une guerre en 1933-1934, d'où une querelle territoriale entre ces deux pays.
Durant l'été 1994, le gouvernement conservateur du Nord-Yémen, le régime du président Ali
Abdallah Saleh, soutenu par les islamistes, engagea un conflit armé avec le Sud-Yémen,
beaucoup plus laïque, alors gouverné par les « socialistes » du général Ibrahim al-Bidh. Ben
Laden se mit à envoyer de l'argent, des armes et des vétérans de la guerre afghane au Nord-
Yémen. Le Sud-Yémen commença à fournir aux services de sécurité du Caire des informations
sur les camps de formation du Nord. Contre toute attente, le régime royal saoudien soutint le
Sud-Yémen laïque (Aden) contre le Nord-Yémen (Sanaa). Après une décennie de coopération
avec les États-Unis durant la guerre afghane, puis plusieurs années d'hésitation, la famille
royale saoudienne décida finalement de céder aux instances du président Moubarak et des
Américains. Dans un discours du printemps 1994, le prince Abdallah affirma clairement que les
islamistes durs, qui prêchaient la violence, n'étaient plus les bienvenus dans le royaume. Selon
les rapports américains, les activités de Ben Laden au Yémen incluaient le financement d'un
groupe qui, en décembre 1992, organisa des attentats à la bombe contre une centaine de soldats
américains envoyés à Aden pour aider les opérations de secours de L'ONU en Somalie.
Le 7 avril 1994, après une visite spéciale du président Moubarak, venu se plaindre de
Ben Laden, et une demande d'assistance à Interpol pour permettre au Yémen de l'arrêter, le roi
Fahd annonça que Ben Laden perdait la citoyenneté saoudienne (cette mesure avait été prise
discrètement en février) pour son comportement qui « va à l'encontre des intérêts du royaume et
risque de nuire à ses relations avec les pays frères » et pour « refus d'obéir aux instructions ».
Un homme d'affaires saoudien déclara à Youssef Ibrahim, du New York Times, que le
gouvernement avait aussi décidé de geler les avoirs d'Oussama ben Laden, « bien qu'on le
soupçonne d'avoir des millions de dollars sur des comptes à l'étranger ». Le New York Times
ajoutait que cette décision était un signal adressé à d'autres groupes de magnats saoudiens pour
qu'ils rompent tout lien avec les militants islamiques d'Égypte, de Jordanie, de Tunisie et
d'Algérie. Ce soutien prend souvent la forme d'œuvres de charité, de construction de mosquées
ou de création d'entreprises islamiques utilisées pour attirer de l'argent dans les caisses des
militants. Ces fonds étaient encore utilisés en 1997 pour financer le camp de formation de
Kunar, en Afghanistan, dont les recrues incluaient des membres de groupes clandestins
égyptiens. Après l'arrestation au Pakistan en février 1995 et l'extradition vers New York du
terroriste international Ramzi Ahmed Youssef, condamné à la détention à vie pour son rôle
dans l'attentat du World Trade Center en 1993, entre autres, les enquêteurs pakistanais
déclarèrent que Youssef avait résidé à Peshawar, dans la Maison des martyrs (Bayt Ashuhada)
financée par Ben Laden, pendant les trois ans ayant précédé son arrestation.
Quelques semaines après l'action du roi Fahd contre Ben Laden, quelques journalistes
spécialistes du Moyen-Orient reçurent un fax de Londres annonçant que M. Oussama ben
Laden y avait ouvert ses bureaux. Le fax portait sa signature en anglais et en arabe, et celle du
directeur qu'il avait nommé à Londres. Ben Laden semble avoir ensuite évité même les voyages
clandestins vers l'Angleterre. Son nom était désormais associé au Comité de conseil et de
réforme, organisation d'opposition saoudienne qui publia à la fin des années 1990 un millier de
pamphlets et de tracts attaquant le gouvernement royal, souvent en termes véhéments. Ben
Laden n'a jamais réagi publiquement aux reproches de son frère aîné, Bakr Ben Laden, qui a
exprimé dans les médias saoudiens « la dénonciation et la condamnation » des activités
extrémistes de son frère.
Les pires craintes de la famille royale concernant l'aide apportée par Ben Laden à leurs
adversaires yéménites se réalisèrent. Depuis son arrivée à Khartoum, et peut-être avant, Ben
Laden aidait un vieil ami hadrami, Tariq al-Fadli, à créer un mouvement de jihad yéménite à
Sanaa, capitale du Nord-Yémen. Des combattants furent envoyés se battre contre les socialistes
d'Aden lors du conflit de juin-juillet 1994. Peut-être à cause de ce soutien, les Saoudiens
pensèrent que d'autres vétérans « afghans » combattraient pour le Nord-Yémen islamiste et que
le Nord gagnerait. Ils avaient raison, le problème étant que l'Arabie Saoudite avait parié sur les
perdants, dans l'espoir de maintenir la division du Yémen et d'affaiblir la menace que le pays
représentait pour la maison de Séoud. Au grand déplaisir des ennemis de la famille royale, dont
l'organisation de Ben Laden, les Saoudiens persistèrent à offrir asile, logement et aide médicale
aux soldats du Sud en déroute, ceux-là mêmes qu'ils considéraient auparavant comme
« communistes ».
En Afrique du Nord, les généraux au pouvoir en Algérie ont trouvé leurs plus redoutables
opposants lors de la guerre civile qui déchire le pays depuis 1991. Les vétérans du jihad
revenus en Algérie étaient aguerris et résolus à imposer le modèle du fondamentalisme afghan
à une société algérienne en difficulté. Le soutien à l'insurrection algérienne vint de fondations
caritatives arabes et de sources privées (dont Ben Laden). En mars 1994, le ministre saoudien
de l'Intérieur, le prince Nayef, se rendit à Tunis. Il rencontra le président Zine el-Abidine ben
Ali, soldat formé par les États-Unis, et évoqua la possibilité d'un « effet domino » des troubles
algériens sur la Tunisie. Cette question préoccupait également le roi Hassan II du Maroc.
L'entretien de Ben Ali avec le prince Nayef déboucha sur la signature d'un accord de sécurité
entre la Tunisie et l'Arabie Saoudite contre les groupes politiques islamistes comme En-Nahda,
impliqué dans le recrutement pour le jihad en 1979-1989.
Les largesses des islamistes des Émirats arabes unis profitaient à toute une série de
mosquées et de centres musulmans en Europe, notamment la Grande Mosquée d'Évry. Les 6
millions de dollars nécessaires à la construction de ce lieu de culte où les vétérans de la guerre
d'Afghanistan étaient les bienvenus avaient été versés, entre autres, par la Banque islamique de
développement de Djeddah, le financier et marchand d'armes saoudien Akram Ojeh, le ministre
koweïtien des Affaires religieuses et l'ambassadeur saoudien en France. À la suite des attentats
survenus à Paris dans les années 1990, les enquêteurs français tentèrent de découvrir un lien
entre ces mosquées et les militants islamistes, algériens en particulier. Le résultat de l'enquête
ne fut jamais diffusé par les médias.
D'après ce que m'a dit un diplomate français, on savait que la plupart des fonds collectés
en Arabie Saoudite et dans le Golfe pour les islamistes nord-africains étaient convoyés par des
sociétés écrans installées en Suisse, en France, aux Bahamas et aux États-Unis. Certaines se
chargeaient de gestion industrielle ou d'exploitation pétrolière. Le Front islamique de salut (FIS)
et le Groupe islamique armé (GIA) algériens, dont les leaders étaient à l'origine des vétérans
« afghans », étaient également impliqués, de même qu'un autre groupe algérien nommé Hamas,
comme le Hamas palestinien, accusé de détenir des biens immobiliers aux États-Unis,
notamment à Chicago et dans d'autres grandes communautés musulmanes.
Il faut signaler une autre source de revenus pour les militants islamistes après la guerre
afghane. Au Maghreb et en France, on l'appelle « trabendo », mot qui mélange trafic et
contrebande. Le commerce de contrefaçons de grandes marques (fausses Rolex, fausses
chemises Lacoste, fabriquées à Taiwan ou en Turquie) rapporte chaque mois des millions aux
islamistes. Outre les taxes collectées par les organisations islamistes sur cette activité et sur
toutes les formes de marché noir, les entreprises légales d'Algérie, comme à l'époque de la
guerre d'indépendance de 1954-1962, paient un impôt « volontaire » pour alimenter le trésor de
guerre islamiste. À cela s'ajoutent, en Égypte, le vol et le banditisme : attaques à main armée et
hold-up dans les banques, les bijouteries et sur des particuliers. En Algérie, ce type de crime est
une tradition depuis qu'Ahmed ben Bella, l'un des chefs de la révolution et premier président en
1962, dévalisa une poste à Oran pour obtenir de quoi financer le soulèvement initial de 1954.
Dans les années 1990, l'aide financière américaine aux guerriers en Afghanistan n'était
plus qu'un lointain souvenir. La frauduleuse BCCI n'était plus. Mais le jihad post-1989, en
Égypte, en Algérie, aux Philippines, à New York, à Paris et dans d'autres métropoles
musulmanes et occidentales, était encore financé par Oussama ben Laden et d'autres,
responsables de la privatisation du terrorisme mondial, devenu une grande entreprise.
L'une des principales menaces est le financement de la violence par le trafic de drogue.
Dans les années 1980, d'énormes quantités de drogue venant d'Afghanistan et du Pakistan
commencèrent à déferler sur l'Europe, l'Amérique et l'Extrême-Orient. À la fin des années
1990, les arrivages d'opium, de morphine et d'héroïne, sans parler de la marijuana sous diverses
formes, avaient pris des proportions colossales, faisant des millions de morts, comme la
cocaïne d'Amérique du Sud. L'impact s'en faisait sentir dans les quartiers défavorisés d'Europe
et d'Amérique comme chez les « tigres » asiatiques autrefois prospères, dans les misérables ex-
républiques soviétiques d'Asie centrale ou en Russie même. C'est vers ce fléau, conséquence
directe de la guerre afghane, que nous allons nous tourner à présent.

7. CHAMPS DE PAVOT, CHAMPS DE BATAILLE ET SEIGNEURS DE LA


DROGUE
 
 
La drogue a toujours été utilisée pour affaiblir l'ennemi ou pour stimuler l'armée. Au xIIIe 
siècle, le légendaire Vieux de la Montagne, dirigeant chiite du nord de la Perse, offrait à ses
jeunes disciples les délices du haschisch et de ses rêves érotiques ; à leur réveil, on leur disait
que, pour regagner le paradis, ils devraient se battre contre l'ennemi. Ces jeunes gens étaient
connus sous le nom de haschischin ou « assassins ». L'appellation est restée attachée à ceux qui
tuent, sous l'effet de la drogue ou non.
Il n'y a rien de nouveau dans le rôle central de la drogue dans l'histoire asiatique
moderne, comme en témoignent les guerres de l'opium en Chine au XIXe siècle. En juin 1836,
les autorités coloniales britanniques détenaient le monopole de l'importation de l'opium du
Bengale en Chine. Un mandarin nommé Zhucun vint se prosterner devant l'empereur de Chine
pour le supplier de mettre l'opium hors la loi. Il lui rappela que, lorsque l'armée avait écrasé une
rébellion locale en 1832, « un grand nombre de soldats fumaient l'opium, de sorte que, malgré
leur force numérique, il n'y avait en eux aucune force ». Durant la guerre entre le Guomindang
et les Japonais, avant et pendant la Seconde Guerre mondiale, les deux camps se vendirent l'un
à l'autre de grandes quantités d'opium brut, pour se faire de l'argent et pour affaiblir l'adversaire.
La CIA coopéra avec la Chine nationaliste pour récolter des fonds grâce au trafic de drogue en
Birmanie, qui reste l'un des grands producteurs d'opium, avec l'Afghanistan.
Les Français colonialistes et les Américains théoriquement anticolonialistes utilisèrent
les uns et les autres la drogue lors des guerres en Indochine des années 1950 à 1970 (et la
drogue ne fut pas sans effets sur eux). Un Français en particulier devait s'en souvenir, un grand
bonhomme à la moustache fournie, qui se présenta un jour de décembre 1980 à Los Angeles,
chez Alfred Bloomingdale, conseiller et ami de Ronald Reagan, afin de rencontrer le président
nouvellement élu, dont il partageait totalement les vues anticommunistes et antisoviétiques.
Il s'agissait du comte Alexandre de Marenches, chef des services secrets français à
l'étranger, le SDECE (future DGSE). NOUS l'avons déjà rencontré en tant que fondateur et
animateur du Safari Club des années 1970. Il avait vu juste en prédisant l'invasion de
l'Afghanistan par les Soviétiques.
Malgré quelques sérieux accrochages entre les espions français et les responsables
américains de la répression des drogues, Marenches eut de bons contacts avec Washington à
l'époque de Reagan. Le général Vernon Walters venait de quitter son poste d'attaché à Paris
pour être promu directeur adjoint de la CIA ; c'était l'un des plus vieux amis de Marenches, ce
qui valut à ce dernier une réception cordiale de la part du président Reagan. Les deux hommes
étudièrent des cartes de l'Afghanistan. Avant de partir, Marenches conseilla à Reagan de se
méfier du personnel de la CIA, qu'allait bientôt reprendre en main William Casey, un ami
commun. « Ce ne sont pas des gens sérieux », dit Marenches. Ils ne savaient pas garder les
secrets, et on repérait facilement leurs agents sous la couverture transparente de diplomates en
mission à l'étranger.
Peu après son investiture en janvier 1981, Reagan revit Marenches, mais cette fois dans
le bureau ovale de la Maison-Blanche. Le Français avait une proposition concrète de
coopération franco-américaine pour ressusciter la vieille alliance et contrer la menace
soviétique en Afghanistan : l'opération Moustique. « Vous savez quels tracas un moustique peut
causer. Si vous n'êtes pas en position d'abattre l'ours vous-même, vous devriez envisager cette
méthode. » 
Marenches déclara qu'il était en contact avec plusieurs jeunes journalistes brillants,
capables de créer un faux journal de l'Armée rouge tout à fait crédible. D'autres amis pouvaient
imprimer des bibles en cyrillique et dans les langues des républiques musulmanes d'Asie
centrale, qui pourraient faire des ravages dans les casernes de l'Armée rouge. Il y avait autre
chose : « Que faites-vous de toute la drogue saisie par la Drug Enforcement Administration
(DEA), les gardes-côtes, le FBI et la douane ? » Reagan avoua son ignorance : il supposait qu'elle
était brûlée. « C'est une erreur, répliqua le Français. Prenez toute la drogue confisquée et faites
comme les Viêt-cong avec l'armée américaine au Vietnam. Revendez-la discrètement aux
soldats russes. » En quelques mois, ils seraient démoralisés et leur efficacité s'en ressentirait.
Marenches ajouta que quelques individus de confiance pourraient faire cela pour environ un
million de dollars, une véritable affaire.
Après un bref moment de réflexion, Reagan aurait approuvé avec enthousiasme ;
personne ne lui avait jamais rien suggéré de tel. Il prit son téléphone et dit à William Casey de
rencontrer Marenches pour discuter de l'opération Moustique. Quand Marenches vit Casey
deux jours après et lui expliqua le projet, Casey « fut emballé [...] il bondit de sa chaise en
faisant de grands gestes ». Il savait que le Congrès ferait des difficultés, mais il voulait y arriver
à tout prix. La France pourrait-elle s'en charger si la CIA apportait l'argent ? Oui, accepta
Marenches, mais seulement à condition qu'aucun Américain ne soit directement impliqué.
« Vos compatriotes, dit-il à Casey, ne savent pas s'y prendre. Ils prennent un marteau-pilon pour
écraser une mouche au lieu de lâcher un moustique pour rendre l'ours fou furieux. »
Selon le Français, les préparatifs commencèrent alors. Les responsables pakistanais et
afghans devaient distribuer la propagande : faux journaux russes contenant des articles
démoralisants et des exhortations à quitter l'Armée rouge, bibles... et drogues dures et douces
pour les « Russkofs ».
Casey eut une idée après coup : et si l'on associait l'ISI à l'entreprise ? « Nous avons
besoin des Pakis », grommela-t-il, toujours aussi inintelligible. «Je m'en occupe, répondit
Marenches. Mais j'ai une autre condition. Ce genre d'opération est très délicate. Je veux être sûr
que la France ne sera pas mentionnée dans la presse. Je ne veux pas voir ma photo dans le New
York Times ou le Washington Post. » Désolé, rétorqua Casey, Washington est percé comme une
passoire. Il ne pouvait rien promettre de tel.
Selon Marenches, le projet franco-américain fut abandonné : autrement dit, la France se
retira après avoir fourni l'idée. Cependant, de faux numéros de Krasnaïa Zvezda (« Étoile
rouge »), le journal de l'armée soviétique, apparurent plus tard à Kaboul, ainsi que de grandes
quantités de haschisch, de paille d'opium (des pavots séchés utilisés en infusion) et des paquets
d'héroïne, que les Soviétiques pouvaient obtenir à des prix dérisoires ou même gratuitement. Il
y avait aussi de petites quantités de cocaïne, que l'Asie ne produisait pas encore avant le boom
de la drogue dans les laboratoires du Pakistan ou d'Afghanistan. Un trafic massif de cocaïne se
développa entre l'Amérique du Sud et l'Asie.
Cette facette de l'opération Moustique fut-elle délibérément mise en place ? Y eut-il un
plan concerté, conçu ou soutenu par les États-Unis pour répandre la consommation de drogue
dans les rangs de l'armée soviétique, puis dans la société russe, où elle atteignit des proportions
gigantesques à la fin des années 1990 ?
Durant les années 1980 et 1990, la politique américaine fut pleine d'incohérences dans le
croissant d'or des pays producteurs de drogue (Afghanistan, Pakistan et Iran). Les initiatives
contradictoires se multipliaient sans la moindre coordination. George Bush en 1987 et Bill
Clinton durant ses deux mandats déclarèrent la « guerre à la drogue ». Mais les milliards de
dollars investis dans cette lutte ne purent rien face au flot de drogue en provenance d'Asie. Pour
financer la guerre antisoviétique, la CIA et ses alliés laissèrent prospérer les plus grands empires
de la drogue qu'on ait jamais vus en dehors des cartels colombiens. Alors que la DEA et d'autres
organismes dépensaient des milliards pour arrêter l'afflux de narcotiques asiatiques, la CIA et
ses alliés fermaient les yeux ou l'encourageaient activement. L'effort du jihad pesait plus lourd
en dollars que les programmes de lutte contre la drogue.
Les historiens russes de la guerre afghane comparent souvent la consommation de drogue
dans l'Armée rouge avec ce que subirent les Américains durant la guerre du Vietnam. La CIA y
a encouragé ce trafic pour remercier les tribus locales qui l'aidaient. Le Britannique Brian
Fremantle reçut le soutien de la Maison-Blanche, de la DEA, de la douane américaine et d'autres
services des Nations unies et du bloc de l'Est pour produire un ouvrage de référence, The Fix
(la « piqûre », la « dose »).
Après avoir rencontré les moudjahidin et les officiels soviétiques, Fremantle conclut que
les Occidentaux n'étaient pas les seuls responsables de la consommation de drogue par l'Armée
rouge. Dans les deux camps, les combattants afghans cessaient régulièrement les combats pour
rentrer chez eux et aller cultiver leurs plants de pavot et de cannabis. La survie de leur famille
en dépendait souvent.
Comme d'autres visiteurs dans les années 1990, Fremantle découvrit que les Afghans
exploitaient si bien leur récolte d'opium et de marijuana que la consommation de drogue s'était
répandue aussi bien parmi les officiers soviétiques que parmi les simples soldats. Dans le
milieu des années 1980, le haut commandement soviétique fut obligé de limiter le service en
Afghanistan à neuf mois. Cela ne put empêcher la drogue de se répandre dans les rangs. Les
problèmes sociaux en Russie en furent aggravés d'autant.
Les soldats revenus au pays répandirent la dépendance envers la drogue dans les foyers
et les rues de Moscou, de Leningrad, de Kiev et d'autres grandes villes. Il n'était pas rare de
voir de jeunes soldats troquer leurs munitions contre de la drogue avec la population contre
laquelle ils combattaient, les douchki, les « esprits », ces guérilleros fantômes qui les frappaient
sans merci, en pleine nuit, avant de disparaître dans la nature.
Les guerres d'Indochine mirent les militaires et les civils français, puis américains, en
contact avec les drogues dures et douces pour la première fois. Ils en rapportèrent l'usage dans
leur pays natal. De même pour les Russes en Afghanistan. Le haschisch, appelé anacha, devint
un nouveau délice ; le plan était un dérivé de l'opium. Chez les membres de l'Armée rouge
venus des républiques d'Asie centrale, le haschisch était déjà en usage avant la guerre, qui ne fit
qu'en accentuer la consommation, comme pour l'alcool : presque tout le monde buvait
régulièrement de la vodka, du simple soldat au général.
Une équipe d'historiens militaires russes a produit un rapport d'une remarquable
franchise intitulé La Guerre en Afghanistan. Les coauteurs, notamment le lieutenant-colonel
Iouri Chvedov, ont répondu à mes questions avec la même sincérité. La CIA a-t-elle sciemment
poursuivi l'opération Moustique après le retrait des Français ? Chvedov répondit que « certains
indices témoignaient d'un programme systématique. Nos soldats n'avaient pas de mal à trouver
le hasch, l'opium et, oui, parfois, l'héroïne. C'était bien triste. Nous avons compris ce que vous,
les Américains, aviez subi en Extrême-Orient ».
Sur la liste des suspects figurait avant tout le Front national islamique (FNI)
d'Afghanistan, dirigé par Sayad Ahmed Gaylani, que ses compatriotes appelaient « Effendi
Juan ». C'était un riche aristocrate afghan, partisan du roi exilé Zaher Chah. Gaylani avait un
don pour les affaires. En 1952, il avait épousé une femme issue de la dynastie royale, la famille
Durrani. Il sut investir les bénéfices réalisés grâce à la franchise des ventes de Peugeot à
Kaboul. En même temps, il maintint le prestige religieux lié à ses ancêtres de la fraternité
Qadiriya, l'un des ordres mystiques soufis de l'islam asiatique.
Selon le rapport des services secrets russes, le FNI de Gaylani « a d'importantes
ressources financières. Outre l'aide apportée par diverses fondations aux États-Unis, en Europe
de l'Ouest et dans les pays arabes, il s'enrichit par la vente de drogue et par les impôts qu'il
exige de la population ». En même temps, le FNI cultivait avec soin, auprès des journalistes
occidentaux, une image « politique respectable, raisonnable, crédible ».  L'Afghanistan avait
toujours exporté de l'opium, particulièrement riche en morphine (jusqu'à 20 %). Les zones de
culture du pavot étaient habitées par des « tribus militantes » où le contrôle du gouvernement
était « purement symbolique ». Avant la guerre, l'opium était exporté en contrebande et non
consommé sur place. Pourtant, remarque le rapport soviétique, les médias américains ont sous-
estimé le rôle de l'Afghanistan dans le trafic de drogue, parce que « les États-Unis ont décidé
d'utiliser les structures de la narcomafia et des contrebandiers pour renverser le pouvoir du
peuple en Afghanistan ». Les contrebandiers et leurs clients (mais ce texte de Moscou n'accuse
pas directement les militaires pakistanais ou l'ISI) servirent à donner l'impression d'un immense
mouvement rebelle. Par la suite, les contrebandiers goûtèrent à la gloire d'être des
« combattants de la liberté », et « leur trafic fut qualifié de guerre de religion, ce qui put
satisfaire à la fois les contrebandiers et la CIA ». Les Soviétiques croyaient en 1980 que la
plupart des employés américains de la DEA avaient été remplacés par des agents secrets, « dont
certains prenaient le prétexte du combat contre la narcomafia pour monter des infrastructures
utiles à la guerre contre l'Afghanistan ».
Tous les observateurs savaient alors que les contrebandiers introduisaient des armes en
Afghanistan et repartaient avec de la drogue. Des laboratoires de fabrication d'héroïne
apparurent à l'arrière des fronts. Prophétiques, les historiens russes citaient un agent de la DEA
(sans en divulguer l'identité) selon lequel les moudjahidin s'enrichissaient pour acheter des
armes qu'« ils utiliseront pour étendre leurs activités. Vous imaginez-vous le prix que nous
paierons ?  Cela signifie des milliers de nouveaux drogués, la hausse des taux de mortalité et de
criminalité. Nous devons nous attendre à une nouvelle vague de narcomanie ». Les Russes
citaient des articles parus au Koweït (pays qui, contrairement à l'Arabie Saoudite, évita
prudemment de trop soutenir les volontaires du jihad) sur les camps de réfugiés afghans au
Pakistan, « qui se transforment en centres de narcomanie ». Les leaders des « gangs » afghans
poussaient leurs hommes à vendre de la drogue au Pakistan et plus loin encore sous prétexte de
vouloir financer le jihad.
Le rapport russe citait le magazine américain Rolling Stone à propos d'un puissant réseau
de narcobusiness créé durant la guerre, avec de grands champs de pavot des deux côtés de la
frontière afghano-pakistanaise. Il comprenait « des itinéraires bien préparés et des dizaines
d'usines »  pour transformer l'opium en morphine base et en héroïne. Des « experts
occidentaux »  ont supervisé la création de laboratoires dans les camps de Gulbuddin
Hekmatyar. Une fois encore, le point de vue russe diffère de celui de l'Occident :  « Gaylani est
considéré comme le véritable "roi de l'héroïne", qui dépasse de loin Hekmatyar dans le
narcobusiness et contrôle l'écrasante majorité des opérations de la mafia de l'opium. »  La CIA,
ajoutaient les Russes, travaillait en étroite collaboration avec Hekmatyar et Gaylani.
Suivant en cela les médias américains, le rapport russe attribuait « aux sept grands
groupes moudjahidin une production d'opium pour l'année 1989, à la fin de la guerre, de plus
de 800 tonnes, soit plus du double de la production annuelle du Pakistan et de l'Iran
combinés ».
En 1980, le docteur David Musto, psychiatre à l'université de Yale, était membre du
Strategy Council on Drug Abuse de Washington. Avec un collègue, il s'est demandé si les
États-Unis n'avaient pas « tort de soutenir les tribus [qui cultivent le pavot] comme nous l'avons
fait au Laos quand Air America [la ligne de charters appartenant à la CIA] aidait à transporter
l'opium brut de certaines régions tribales ». Dans les rues, l'héroïne asiatique était « plus
répandue, moins chère et plus facile à se procurer que jamais au cours des vingt dernières
années [...] cette crise est nécessairement amenée à s'aggraver ».
La DEA évoqua cette menace lors d'un congrès spécial à l'aéroport John F- Kennedy de
New York en décembre 1979, alors que commençait la guerre afghane. La « nouvelle menace
par l'héroïne du Moyen-Orient » allait en s'empirant. La DEA était « inquiète et impuissante [...]
par manque d'information [...] au Pakistan, en Afghanistan et en Iran ». L'agent spécial Ernie
Staples; récemment revenu de cette zone, reconnut que, du fait de « situations politiques »
défavorables, la DEA avait perdu sa meilleure défense, l'interception près des zones de culture.
L'héroïne asiatique était en train de s'emparer du marché européen. Le prix de gros était en
chute libre, et la pureté de l'héroïne atteignait de nouveaux sommets, avec cinq cents morts
d'overdose pour la seule RFA. Les gangs corses de Marseille ouvraient de nouveaux laboratoires
pour exploiter la morphine base et parfois l'opium brut qui arrivaient par la Turquie et la Syrie.
Les agents de la DEA dans les principales villes américaines, comme Chicago, Boston et
Newark, soulignèrent le rôle croissant de la mafia dans la distribution d'héroïne grâce à la
« pizza connection »  de Salvatore Sollena, qui utilisait une chaîne de pizzérias. À New York,
les gangs noirs de Harlem étaient en train de renoncer à l'héroïne en provenance d'Asie du Sud-
Est au profit de celle qu'envoyaient Afghans et Pakistanais. La moitié du marché de la ville de
New York avait déjà franchi le pas. Les cas d'hépatites dus à des aiguilles contaminées étaient
en hausse. Le bureau central de la DEA à Washington signala que l'afflux d'héroïne venue de
New York avait provoqué « une hausse du nombre de morts par overdose ».
Avec Ronald Reagan et William Casey, une nouvelle époque commença. Le 21 janvier
1982, le FBI, qui ne s'était jamais véritablement soucié des problèmes de drogue, s'y plongea
subitement. Le procureur général William French Smith annonça que le FBI, et non plus la DEA,
serait désormais chargé des campagnes antidrogue à l'intérieur des États-Unis. Cela mit fin à la
coopération secrète entre les deux services. La DEA fut éloignée des deux grands centres qui
étaient aux commandes de la guerre afghane : L'ANSC et la CIA.
Casey put obtenir que la CIA ne soit pas tenue de rendre compte des trafics de drogue
effectués par ses agents. Le procureur Smith accorda cette exemption dans un mémorandum
secret, le 11 février 1982, deux mois après que le président Reagan eut autorisé un soutien
clandestin de la CIA à l'armée anticommuniste des Contras du Nicaragua. Comme le révéla une
enquête réalisée à la fin des années 1990, Casey avait compris que la CIA s'exposait à de
sérieux ennuis si la justice fédérale exigeait la transparence. Le 2 mars 1982, il remercia Smith
de l'avoir aidé à protéger ses méthodes et ses sources de renseignement.
Quand l'action de la CIA dans le trafic de cocaïne d'Amérique du Sud fut révélée au
public, l'administration Clinton mit un terme à l'exemption. La question de la cocaïne des
Contras refit surface en 1996 à travers les articles d'un journaliste californien. Malgré les
dénégations de la CIA, l'inspecteur général Frederick P. Hitz rédigea un rapport dans lequel il
avouait que la CIA connaissait et couvrait le trafic de drogue des Contras. Le second volume
devrait être encore plus accusateur pour la CIA, mais il n'a toujours pas été publié. Il contient
probablement des détails sur les opérations liées à la drogue asiatique, car l'exemption accordée
en février 1982 resta en vigueur pendant tout le jihad.
Dans les années 1970, l'Afghanistan était connu des jeunes Européens et Américains
comme un bon endroit où acheter du cannabis à bon marché, et aussi des drogues plus dures.
On estime qu'avant le coup d'État de 1973 quelque 5 000 hippies vivaient à Kaboul. Les jeunes
drogués apprirent que la marijuana, que certains États américains « décriminalisaient »  comme
l'avaient fait les Pays-Bas, n'était que le narcotique le plus doux produit à partir du cannabis.
Selon la définition des Nations unies, la marijuana est la « feuille de cannabis, parfois mélangée
aux fanes en fleur pour augmenter la force de la drogue ». En revanche, « le haschisch, forme
bien plus puissante du cannabis, est la résine de la plante, brute ou raffinée, obtenue à partir des
fanes en fleur ». On appelle aussi haschisch des « blocs compacts de fanes de cannabis en
fleur ». Plus puissante comme hallucinogène est l'huile de cannabis, extraite des fanes et de la
résine, avec sa forte concentration en tétrahydrocannibinol (THC), la substance active présente
dans toute la plante.
En octobre 1982, William French Smith se rendit au Pakistan. Ce qui intéressa surtout le
procureur général de Reagan, ce ne furent ni les variétés de cannabis ni l'immunité accordée à
la CIA. AU pays de la drogue, il voulait voir de près cette héroïne qui tuait chaque année des
milliers d'Américains et d'Européens. Des quantités de plus en plus importantes parvenaient des
champs et des laboratoires de cette région. L'ambassade américaine et les bureaux de la DEA à
Islamabad lui permirent de visiter le village de Landi-Kotal, centre du trafic d'armes et de
narcotiques.
Au nord de Landi-Kotal, les hommes de Hekmatyar, de Gaylani et d'autres personnalités
du jihad procédaient à la récolte saisonnière du pavot, pour laquelle ils avaient eu la permission
de quitter les combats. Le pavot est une plante très gourmande, qu'on cultive normalement sur
un sol irrigué où il pleut suffisamment. Dans la vallée de Khash et dans le district de Keshem,
dans la province de Badakhchan, les champs de pavot sont arrosés par la pluie, en concurrence
avec le blé qui pousse à la même saison, même si la vente du pavot rapporte cinq fois plus que
celle du blé. À basse altitude, le pavot est planté en hiver ; sur les hauteurs, on le plante au
printemps. Dans de nombreuses zones d'Afghanistan et du Pakistan, on peut faire deux récoltes
de pavot par an. Viennent ensuite le maïs et le blé, plus rarement le cannabis ou le coton.
Les fleurs de pavot sont violettes, rouges ou blanches, et les couleurs se mélangent
souvent. Dès que les pétales tombent, les capsules en forme de bulbe apparaissent, d'abord
vertes, puis grises. La récolte de la résine se fait quelques jours après la défoliation ; elle dure
normalement deux semaines. À cette époque, les guérilleros (surtout, après 1996, dans la partie
nord de l'Afghanistan, non contrôlée par les taliban) se libèrent afin de se consacrer à cette
tâche lucrative.
Les capsules sont grattées l'après-midi, et l'on recueille le lendemain matin la résine, pour
éviter la perte du lait, appelé sheera. Chaque gousse (ghozah) est incisée deux à six fois, avec
un intervalle de deux ou trois jours entre deux opérations. La résine d'opium est recueillie grâce
à de petites incisions superficielles : on l'appelle apeen ou taryak. Le rendement est variable,
mais il se situe normalement entre 15 et 20 kilos par hectare. Comme le signale un rapport de
L'ONU, la récolte demande une main-d'œuvre considérable, qui se trouve ainsi détournée
d'autres tâches indispensables. La terre utilisée pour le pavot, comme pour le cannabis, « ne
peut être utilisée pour les cultures vivrières et contribue donc à la pénurie de denrées
alimentaires en Afghanistan ». C'est l'une des raisons pour lesquelles le pays est plein de terres
improductives et de gens sous-alimentés.
Une fois que les fermiers ont récolté la sève, qui se fige et prend une couleur noirâtre,
elle est transportée à dos de cheval ou de mule (à moins que le fermier n'ait la chance de
posséder un camion Toyota ou d'appartenir à un clan qui en possède un) vers la raffinerie la
plus proche, où elle est aussitôt transformée en morphine. Les « briques » compactes de
morphine sont plus faciles à manipuler que l'opium brut (qui sent très fort et que détectent donc
plus facilement les chiens ou même les inspecteurs des douanes). Les trafiquants préfèrent donc
convertir l'opium en morphine aussi vite que possible. Il faut d'abord dissoudre l'opium dans de
l'eau chaude, puis on ajoute de l'engrais à la chaux. Les déchets organiques se déposent, et la
morphine reste en suspension à la surface. Après enlèvement des déchets résiduels, la morphine
est transvasée dans un autre récipient : elle y est chauffée, remuée et mélangée avec de
l'ammoniaque concentré. Elle se solidifie alors, puis tombe au fond de la cuve d'où on l'extrait
en blocs blancs. Une fois séchée et emballée, elle ne représente plus que 10 % de la masse
d'opium brut dont elle est extraite.
Transformer la morphine base en héroïne est encore plus complexe. Avant la guerre en
Afghanistan, Hong Kong et Marseille étaient les capitales mondiales du raffinage. À la fin des
années 1990, il existait des laboratoires presque partout où le pavot est cultivé : sud-est et sud-
ouest de l'Asie, Turquie, Iran, Amérique du Sud et, depuis l'éclatement de l'Union soviétique,
dans les républiques musulmanes d'Asie centrale, dans le Caucase et dans les pays d'Europe de
l'Est, surtout en Roumanie. Le processus de raffinage comprend cinq étapes. En termes de
chimie, le principe est de lier de l'acide acétique à la molécule de morphine, ce qui produit une
substance que l'on convertit en poudre d'héroïne. Dix kilos de morphine peuvent produire une
quantité équivalente d'héroïne n° 3 ou n° 4 (entre 80 et 99 %). Pour mener l'opération à bien, un
« précurseur » chimique, l'anhydride acétique, est nécessaire. En Asie, l'anhydride acétique
provenait surtout d'Inde, mais de nouvelles sources sont apparues, depuis les années 1990, en
Asie centrale, en Extrême-Orient et en Europe.
Pour atteindre l'Europe et les États-Unis, l'héroïne raffinée passe par tout un réseau
frauduleux de corruption. Quand les combattants afghans se sont lancés dans ce commerce,
parfois avec les trafiquants pakistanais établis, certains des itinéraires classiques traversaient les
déserts du Baloutchistan pour atteindre l'Iran, la Turquie, la Syrie, l'Égypte, la Grèce, le
Nigeria, l'Italie, la France, l'Angleterre, l'Irlande, l'Allemagne, la Belgique et les Pays Bas, sans
parler du Danemark, de la Norvège, de la Suède et de la Finlande. Depuis que l'argent coule
dans les poches des seigneurs de la drogue en Asie et des mafias qui travaillent avec eux en
Occident, de nouveaux itinéraires sont apparus. Ils traversent l'Europe de l'Est, surtout l'ex-
Yougoslavie depuis les guerres des années 1990, et les républiques musulmanes d'Asie centrale.
Cette multiplication des laboratoires, des routes d'exportation et des centres de trafic a des
conséquences dramatiques pour l'Occident. Quand la guerre a commencé en 1979, les pays du
croissant d'or produisaient très peu. Mais, depuis, le Pakistan et l'Afghanistan sont devenus le
plus grand centre de production d'héroïne, consommée sur place ou ailleurs dans le monde.
Selon les estimations de L'ONU, entre autres, les chiffres s'élevaient en 1997 à environ 500
tonnes de poudre d'héroïne pure, pour un prix de gros de 50 milliards de dollars. Les rapports
du ministère américain des Affaires étrangères signalent un engorgement du marché, avec une
production qui a atteint à la fin des années 1990 dix fois son niveau des années 1970, malgré
toutes les mesures de contrôle et d'interdiction. Aux États-Unis comme en Europe, notamment
au Royaume-Uni, l'héroïne a fait un retour spectaculaire. Auparavant, son degré de pureté
n'était que de 4 % , mais en 1998 celle qu'on trouvait dans les rues était pure à 65 %. La
consommation, en cigarette ou en injection, se répandait dans les classes moyennes. Le 3 août
1998, le ministère britannique de l'Intérieur a signalé que dans les petites villes anglaises, aussi
bien que dans les métropoles comme Londres ou Liverpool, les écoliers étaient approvisionnés
près de leur établissement ou de leur domicile. Depuis la fin de la guerre afghane, le nombre de
morts dues à l'héroïne a augmenté de 100 %  en Amérique du Nord. Même scénario au
Pakistan :  1,7 million de drogués en 1997, alors qu'il n'en existait pratiquement aucun avant le
jihad. Dans un bulletin publié le 30 décembre 1999, le Drug Control Program des Nations unies
(UNDCP) identifiait l'Afghanistan comme le premier producteur mondial. En février 2000, de
nouveaux chiffres de L'ONU montraient que ce pays produisait 70 % de l'opium mondial. La
production de 1999 était estimée à 4 600  tonnes. Alors que la production pakistanaise destinée
à l'exportation, de 800 tonnes en 1979, était tombée à 25 tonnes en 1998 et devait atteindre 5
tonnes en 1999, en 2000 les drogués pakistanais ont consommé 130 tonnes de drogue,
essentiellement importée d'Afghanistan. On a recensé 200 000  enfants drogués au Pakistan. En
janvier 2000, Karachi comptait plus d'un million de drogués, dont 80 000  enfants.
Il existe un personnage central, que ne connaissent pourtant que deux ou trois enquêteurs
européens aventureux qui ont littéralement risqué leur vie pour en savoir plus. Hadji Ayub
Afridi est l'un des chefs du clan pachtoune des Afridi. Depuis deux mille ans, ceux-ci vivent
dans les montagnes de Khyber, qui relient le Pakistan et l'Afghanistan à l'Asie centrale. C'est
par là que sont passés les armées d'Alexandre le Grand, les rois byzantins, les khans de
Mongolie et les régiments de la reine Victoria. Plus récemment, ce fut le théâtre des
affrontements entre l'armée soviétique et les mercenaires islamistes soutenus par l'Occident
anticommuniste.
Landi-Kotal, d'où le procureur général William French Smith partit en hâte sans avoir vu
les laboratoires des Afridi en 1982, est le centre d'un empire de l'héroïne. Les bénéfices réalisés
ont d'abord financé le jihad contre les communistes puis, avant même qu'il ait pris fin, les
opérations se sont étendues à l'Europe, à l'Asie, à l'Afrique et aux deux Amériques.
Hadji Ayub Afridi, né vers 1930, est devenu le monarque de la passe de Khyber. Son clan
ou « famille » (au sens sicilien), les Zakhakel, contrôle la région décisive du poste frontière de
Torkham, sur la route qui va du Pakistan à l'Afghanistan. Quand les Russes sont arrivés en
décembre 1979, il s'est mis à faire du commerce avec eux. Puis, ayant besoin de lui pour livrer
des armes et de l'équipement aux moudjahidin, l'ISI obtint bientôt sa coopération totale. Bien
qu'on ne dispose d'aucune preuve, les observateurs ont conclu qu'Afridi avait fait fortune en
transportant vers le Pakistan l'opium et l'héroïne des laboratoires afghans dans les mêmes
camions ou caravanes qui avaient apporté les armes vers le nord. Les clans de la drogue
envoyaient également vers le sud l'anhydride acétique produit en Asie centrale, le précurseur
chimique indispensable à la transformation de la morphine base en héroïne. Stéphane Allix,
expert français en matière de drogue, a appris que l'ISI employait les bénéfices de ses ventes de
narcotiques pour financer une guérilla contre l'Inde au Cachemire et les programmes
d'armement nucléaire pakistanais.
Quoi qu'il en soit, Afridi utilisa sa fortune pour se construire un immense palais de
marbre dans son bastion de Landi-Kotal. Aux quelques journalistes ou hommes politiques qui
osaient lui demander d'où il tenait sa richesse, il répondait qu'il l'avait gagnée en vendant de la
porcelaine et de la vaisselle, et dans les « transports routiers internationaux ».
En 1994, l'Afghanistan était devenu le principal producteur mondial d'opium. Afridi et
d'autres membres du clan des Zakhakel étaient multimillionnaires. Début mars 1995, Hadji
Ayub Afridi se rendit à Singapour où il savait que la Première ministre Benazir Bhutto était en
visite officielle. Il souhaitait lui proposer un marché. À l'hôtel Hyatt Regency de Singapour, il
rencontra des membres de l'entourage de Mme Bhutto. Hadji Ayub savait qu'il figurait sur la
liste des individus dont la DEA et le ministère américain de la Justice voulaient obtenir
l'extradition. Pour éviter ce sort, il désirait que son nom soit rayé de la liste, en échange de quoi
il proposait un « nettoyage » complet des zones qu'il contrôlait.
La Première ministre Benazir Bhutto, sans rencontrer Afridi en personne, lui fit savoir
qu'elle ne voulait pas en entendre parler. Afridi maintint donc ses contacts parallèles avec les
bureaux de la DEA à Islamabad, en particulier avec l'agent Gregory Lee. Il réunit un tamzin, ou
conseil des chefs tribaux. L'assemblée envoya au gouvernement américain, sans doute par
l'intermédiaire de Lee, une proposition de « nettoyage » de la région frontalière : destruction
des laboratoires et des stocks de drogue, fin du trafic d'opium, contre une garantie d'immunité
et de sécurité. La plupart des membres du clan étaient assez riches pour prendre une retraite
confortable sans chercher de compensation supplémentaire.
Par le biais de l'avocat new-yorkais Steve Goldenberg, Afridi fit une proposition à un
procureur de Brooklyn qui préparait apparemment sa demande d'extradition. Si les accusations
étaient abandonnées, Afridi veillerait personnellement au nettoyage général du nord-ouest du
Pakistan. Goldenberg voulait organiser une rencontre entre Afridi et la justice new-yorkaise, en
terrain neutre, à Londres par exemple. Mais les arguments de Gregory Lee l'emportèrent en vue
d'un accord avec la DEA.
Par une froide journée de décembre 1995, à Peshawar, centre des réseaux de trafic de
drogue et de terrorisme international gérés par les vétérans de la guerre afghane, deux neveux
et assistants de Hadji Ayub Afridi convoquèrent les journalistes étrangers dans le palais-
forteresse d'Afridi, dans le quartier de l'université, non loin du centre de formation de l'ISI à
Rawalpindi. Les journalistes réunis furent stupéfaits d'apprendre que le grand patron se rendait.
À soixante-trois ans, Afridi était « tombé malade » et s'était retiré dans la vallée de Tirah, au
cœur du territoire tribal afridi, près de la passe de Khyber, avec une poignée de fidèles. Il
franchit les cimes neigeuses pour atteindre la vallée de Nangarhar, en Afghanistan, loin des
fanatiques taliban. Suivant apparemment l'accord conclu avec Gregory Lee, Afridi obtint un
sauf-conduit du gouvernement de Kaboul avant d'y arriver en camion. De la capitale afghane,
qui tombait déjà en ruine à cause des luttes intestines qui déchiraient le pays depuis l'évacuation
soviétique en 1989, le magnat de Khyber, muni d'un passeport afghan portant déjà le visa
américain, s'envola pour Dubaï, dans les Émirats arabes unis, où il prit un vol régulier pour
New York. Un des membres de sa famille déclara à un journaliste : « Il est innocent et il
prouvera qu'il n'a rien fait de mal. »
Afridi sentait évidemment qu'il échappait à une catastrophe imminente pour lui et son
clan au Pakistan. Après ses bons et loyaux services rendus à la CIA et à l'ISI, une guerre sans
merci avait commencé entre le clan Afridi et le général Naseerullah Babar, ministre pakistanais
de l'Intérieur et homme fort du gouvernement. Sans doute sur l'ordre de Benazir Bhutto, Babar
se consacra entièrement à la perte d'Afridi. En 1993, le gouvernement Bhutto annula le mandat
d'Afridi au Parlement, et il perdit son siège ; d'autres membres du clan furent déclarés inaptes à
être candidats. Les forces antinarcotiques du ministère de l'Intérieur déposèrent une plainte qui
eut pour effet la confiscation de tous les biens d'Afridi et de dix-sept autres membres du clan.
Tous furent condamnés dans le cadre d'une loi de 1977 sur la contrebande. Le général Babar
commenta : « Ces gars-là n'aiment pas être incarcérés. »
Hadji Ayub Afridi était encore en liberté, mais le choix qui s'offrait à lui n'avait rien
d'engageant : être capturé par les forces de Babar puis emprisonné en attendant d'être jugé à
Karachi, à Lahore ou à Islamabad, avec de grands risques d'être assassiné dans sa cellule ; ou
céder aux avances de Lee et de la DEA pour avoir un vrai procès à New York. C'est ce qu'il
préféra finalement. Malheureusement pour lui, Afridi ne comprenait pas les caprices du
système juridique américain, et encore moins les complexités de la justice new-yorkaise.
Afridi arriva à l'aéroport John F. Kennedy dans la nuit du 12 au 13 décembre 1995 en
compagnie d'un agent de la DEA. Selon un riche avocat new-yorkais qui devint son ami et son
défenseur, il fut emmené dans un luxueux hôtel de Manhattan. Il croyait alors fermement que la
DEA veillerait à ce qu'il soit rapidement libéré sous caution. Mais l'accumulation de crimes dont
on l'accusait pouvait lui valoir la prison à vie. Le 15 décembre, il se présenta dans les bureaux
de la DEA à New York, puis il comparut devant un juge fédéral à Brooklyn qui le renvoya en
détention au Manhattan Correctional Center. Le juge lui lut l'accusation, selon laquelle il avait
fourni en 1986 du haschisch (ni opium ni héroïne, alors qu'il était censé en avoir vendu pour le
compte de l'ISI et de la CIA) à une personne qui l'avait introduit aux États-Unis. Afridi faisait
l'objet d'un mandat d'arrêt international depuis 1988.
Afridi plaida l'innocence. Il était venu aux États-Unis de son plein gré pour laver sa
réputation. Mais le tribunal de Brooklyn fut inflexible : ni arrangement ni caution. Il serait
maintenu en détention préventive jusqu'à son procès. Par rapport à l'accusation bénigne
concernant le haschisch, les crimes qu'on lui reprochait formaient une liste éloquente : trafic de
drogue, fraude, blanchiment d'argent de la drogue, violation des barrières douanières,
contrebande et fabrication de faux documents. Après environ un an et demi de suppliques et
d'efforts de la part de son ami avocat Ivan Fischer et de son défenseur Steve Goldenberg, il fut
finalement jugé en juillet 1997 et condamné à cinq ans de prison, peine allégée dans des
circonstances obscures. Hadji Ayub Afridi était désormais un homme brisé. Il avait beaucoup
maigri et avait perdu la confiance qu'il avait pu avoir dans le gouvernement américain, qu'il
avait si bien servi durant la guerre en Afghanistan.
Selon ce que Fischer aurait dit à Stéphane Allix, Steve Goldenberg décida de poursuivre
Gregory Lee, responsable de la capture d'Afridi, pour vice de procédure. La question est encore
en suspens.
Tandis que Hadji Ayub Afridi croupissait dans sa cellule, son Pakistan natal vit se
détériorer, entre 1995 et 1998, ses relations avec les autorités américaines. Début 1995, afin de
préparer une visite aux États-Unis qu'elle espérait fructueuse, et pour tâcher de relancer
l'investissement occidental et l'aide militaire américaine, Benazir Bhutto lança sa propre
croisade anti- drogue. Elle répéta des déclarations publiques largement destinées à la presse
étrangère, selon lesquelles l'intervention militaire américaine et pakistanaise en Afghanistan
avait plongé son peuple et son pays dans la violence urbaine, la drogue et la pauvreté. D'où la
fuite des investisseurs étrangers. Lors de la cérémonie d'inauguration à Lahore d'une sorte de
Disneyland qui avait coûté 50 millions de dollars, elle affirma que « ce sont les barons de la
drogue qui interdisent à notre pays d'attirer d'immenses investissements étrangers et d'améliorer
l'existence des classes opprimées ».
Elle eut des mots très durs pour les groupes islamistes pakistanais, y compris les vétérans
de la guerre afghane, qui avaient recours à la violence des rues : « Ceux qui placent des bombes
dans les mosquées ne sont pas des musulmans, ce sont des kafir », des infidèles. Elle faisait
référence au millier de morts qu'avaient faits les violences ethniques et religieuses à Karachi
depuis quatorze mois. Les marchands de drogue finançaient les groupes belliqueux et
« louaient des fusils pour créer la peur », afin de saper la pression que le gouvernement tentait
de faire peser sur eux. Deux diplomates américains venaient d'être assassinés par un tireur non
identifié, et une bombe avait explosé dans une mosquée chiite, faisant douze autres morts. Tout
cela s'était produit durant sa visite à Singapour, quand les collaborateurs de Bhutto avaient
dédaigné les propositions d'Afridi.
Pendant quelques jours, le gouvernement Bhutto tenta de prouver sa détermination dans
la lutte antidrogue. À bord de véhicules blindés du corps de frontière paramilitaire, quelque 2
800 hommes patrouillèrent l'une des vallées du Khyber. Le gouvernement déclara avoir détruit
une quinzaine de laboratoires et saisi 6,3 tonnes d'héroïne. Si cette information était vraie, elle
constituerait un record mondial, la quantité étant équivalente au total de toutes les drogues
saisies au Pakistan en 1994. L'UNDCP venait d'annoncer que le Pakistan, avec environ 120
tonnes par an, était devenu avec la Birmanie le plus grand distributeur mondial d'héroïne.
En avril 1997, aux États-Unis, la DEA arrêta un officier de l'armée de l'air pakistanaise,
Farouq Ahmed Khan, accusé d'avoir introduit deux kilos d'héroïne à bord d'un Boeing 707 de la
Pakistan Air Force. Il s'était fait prendre alors qu'il tentait de vendre la drogue à un agent dans
un restaurant McDonald's de New York. La police pakistanaise mena son enquête et, comme
Time Magazine le signala en décembre 1997, appréhenda un autre officier dans un hôtel de
Karachi, soupçonné d'opérations de trafic auxquelles était mêlé Farouq Ahmed Khan. Le
Pakistan procéda ensuite à une arrestation surprise qui ressemblait à une revanche sur la DEA.
Le 28 avril 1997, la police arrêta Ayaz Baluch, employé pakistanais de la DEA, et l'accusa de
trafic de drogue et d'« activités anti-État ».  Selon un haut fonctionnaire de l'administration
Clinton, « il semble qu'il ait été arrêté pour avoir fait son travail d'employé de la DEA »,  ce qui
s'accorderait bien avec le vieil antagonisme qui oppose la DEA à la CIA et à l'ISI.
Dans la seconde moitié des années 1990, le facteur décisif dans l'afflux de drogue issue
d'Afghanistan, du Pakistan et d'Iran fut la conquête de l'Afghanistan par les taliban. Leur
attitude ambiguë face aux narcotiques (ils en interdisaient le trafic, la vente et l'usage pour des
raisons religieuses, mais en toléraient l'exportation et s'en enrichissaient) a maintenu
l'approvisionnement en Occident.
Pour comprendre comment les taliban ont influé sur le marché de la drogue, il faut
d'abord essayer de comprendre les taliban eux-mêmes et les circonstances de leur apparition.
La guerre civile qui a suivi le retrait des troupes soviétiques en 1989 avait pour enjeu le
contrôle de la capitale. Pendant trois ans, les deux partis les plus puissants se sont combattus :
d'un côté, la faction islamiste modérée de Burhaneddin Rabbani, qui fut à la tête de plusieurs
gouvernements, et de son chef militaire Ahmed Chah Massoud, brillant commandant des
moudjahidin ; de l'autre, l'Alliance islamiste de Gulbuddin Hekmatyar.
Tandis que ces deux groupes principaux se battaient pour Kaboul, l'arrière-pays était en
partie aux mains des seigneurs de la guerre et de la drogue, qui n'appartenaient à aucun des sept
partis ayant initialement mené le jihad de la CIA contre les Russes. Toutefois, le pouvoir était
encore détenu par les chefs locaux, qui levaient des « impôts » sous la forme de péages routiers
sur les biens qui transitaient par leurs fiefs. Une justice expéditive, avec parfois des
raffinements de cruauté, était appliquée à tous leurs adversaires. Comme l'a raconté un
journaliste de Peshawar, Rahimullah Yusufzai, dans The Economist en octobre 1996, il y avait
vingt-quatre « checkpoints » sur la route allant de Spin Boldat, dans la région de Khyber, à
Kandahar, soit trois heures de voiture. Tout cela rendait les déplacements et le commerce très
difficiles et contribuait à la hausse de tous les prix, des oignons à l'opium, d'où la colère du
peuple.
Durant l'été 1994, les pirates des routes arrêtèrent un convoi au nord de Kandahar. Les
propriétaires, des Pakistanais influents, exigèrent que le gouvernement réagisse. Aucune
intervention directe n'étant possible, l'ISI encouragea un groupe d'étudiants des madrasas à
organiser une action militante contre les bandits. L'organisation principale était le Jamaat e-
Ulema Islam, doté d'avant-postes à la frontière afghane.
Quelque 2 000  étudiants, qui prirent bientôt le nom de taliban (terme qui signifie
simplement « étudiants », mais qui peut aussi se traduire par « ceux qui cherchent la voie »),
allèrent à Kandahar libérer le convoi. La légende veut que de jeunes réfugiées, prisonnières
d'un commandant local qui les maltraitait, aient été libérées par les taliban, qui partirent ensuite
à la conquête de Kandahar, la deuxième ville du pays. Ils furent accueillis à bras ouverts par la
plupart des habitants, parce que leur groupe initial était composé de Kandaharis. L'homme fort
du lieu, disciple d'Ahmed Chah Massoud, était corrompu et détesté. Par rapport aux bandes
armées que la population avait subies, les jeunes étudiants avaient un comportement
exemplaire. Ils se contentèrent de désarmer les bandits au lieu de les fusiller, puis ils les
laissèrent partir en leur recommandant de se détourner du péché. Les taliban furent ainsi
associés à la paix, à l'ordre et à la loi islamique, mais pas encore aux traitements infligés aux
femmes et aux châtiments cruels auxquels ils auraient ensuite recours.
Recevant désormais diverses aides des militaires pakistanais, les taliban se dirigèrent
vers le nord-est et, en février 1995, s'emparèrent de la base de Gulbuddin Hekmatyar, non loin
de Kaboul, d'où celui-ci bombardait la capitale afin de déloger le gouvernement Rabbani. Plus
tard, Hekmatyar s'allia aux taliban. À défaut de prendre Kaboul, ceux-ci partirent vers le nord-
ouest et s'emparèrent de Herat, où ils furent moins populaires. Les habitants de Herat, qui
parlent le persan, sont des commerçants instruits et libéraux. Beaucoup de femmes y occupaient
des emplois et jouissaient d'une certaine liberté vestimentaire. À Herat, on considéra les
envahisseurs comme de simples paysans pachtounes. La consternation fut grande lorsqu'un
jeune homme soupçonné d'avoir abattu deux taliban fut pendu à une grue (pratique qui se
répandit ensuite dans d'autres régions d'Afghanistan) devant la foule, tandis que des haut-
parleurs diffusaient des slogans coraniques.
À la fin de l'été 1996, les taliban repartirent vers Kaboul, prenant Jalalabad le 12
septembre. Ils s'emparèrent de la capitale le 26 septembre, bouleversant tout l'équilibre
politique de cette partie du monde. Leur politique répressive, voire sadique, empêchant les
femmes d'exercer un emploi, de faire des études ou même de sortir de chez elles sans être
couvertes ou sans être accompagnées par un homme de leur famille ; l'interdiction de la
télévision et de la musique ; la prière publique et la barbe imposées aux hommes ; l'interdiction
de jouer au football en short et une longue liste d'autres interdits : tout cela leur avait déjà valu
l'antagonisme de larges fragments de la population, qui commençaient à comprendre le prix
qu'ils devraient payer en échange de la paix et de l'ordre qu'ils avaient accueillis avec joie.
Cependant, c'est la castration et l'exécution publiques du dernier communiste afghan, le
président Najibullah, qui indignèrent plus particulièrement la communauté internationale et qui
rendirent impossible la reconnaissance de leur régime, sauf pour leurs mentors au Pakistan, en
Arabie Saoudite et, plus tard, dans les Émirats arabes unis.
Depuis sa chute en avril 1992, Najibullah était réfugié dans les bureaux de L'ONU à
Kaboul. Beaucoup d'Afghans l'avaient oublié, tout comme sa responsabilité dans la torture et
l'exécution de ses adversaires. La chute de Kaboul donna aux taliban le contrôle des deux tiers
du pays. Leurs adversaires ethniques non pachtounes se réunirent dans l'opposition. Le
président que les taliban avaient délogé était Burhaneddin Rabbani, un Tadjik. La nouvelle
alliance antitaliban se mit sous les ordres d'un Ouzbèk, Abdul Rachid Dostom, ancien général
de l'armée de Najibullah qui avait changé de camp après le repli soviétique. Sans reconnaître
Rabbani comme président, Dostom avait coopéré avec lui et son commandant militaire, Ahmed
Chah Massoud. L'alliance antitaliban incluait aussi le groupe chiite Hezb e-Wahdat, mené par
Abdul Karim Khalili, qui représentait l'opposition iranienne aux taliban. L'Afghanistan était
désormais polarisé entre Pachtounes et non-Pachtounes.
La polarisation était plus forte encore en termes de géopolitique. Les taliban étaient
d'avance soutenus par l'ISI pakistanais et l'Arabie Saoudite, l'un avec des armes et un appui
logistique, l'autre avec un financement apparemment inépuisable depuis le début du jihad.
Beaucoup d'observateurs pensèrent que les États-Unis en faisaient autant, après la rencontre qui
eut lieu entre des représentants taliban et des envoyés américains aussi éminents que Mme
Robin Raphel, ex-épouse divorcée de l'ambassadeur américain à Islamabad Arnold Raphel,
mort avec le président Zia ul-Haq dans son avion en 1988. Cela inquiéta la Russie, les
républiques d'Asie centrale et surtout l'Iran. Depuis la naissance des taliban en 1994, les
régimes d'Asie centrale craignaient qu'ils ne remontent vers le Tadjikistan, au risque
d'intensifier une guerre civile déjà vigoureuse et de menacer les anciennes frontières
soviétiques de la Communauté d'États indépendants (CEI). Téhéran craignait les taliban, force
sunnite (et donc antichiite) qui allait exclure les chiites du pouvoir et pion manipulé par les
États-Unis dans leur stratégie d'encerclement de l'Iran. Comme les dirigeants indiens de Delhi,
Téhéran croyait que les Américains s'étaient alliés au Pakistan et à l'Arabie Saoudite pour
utiliser les taliban comme ils avaient utilisé les moudjahidin pour leur guerre contre les
Soviétiques.
En réalité, c'était là une vision réductrice et exagérée. Le ministère américain des
Affaires étrangères et les membres de la CIA ont toujours nié tout soutien officiel aux taliban,
comme en témoigne l'absence de reconnaissance diplomatique par Washington. Les analystes
les mieux informés avaient compris que les taliban étaient « une sorte de monstre de
Frankenstein fia même remarque avait été faite à propos des moudjahidin], créé dans les
laboratoires de l'ISI pour devenir une force de riposte à l'islamisme iranien, qui serait encore
plus horrible et inacceptable pour l'Occident et la Russie que les successeurs de l'ayatollah
Khomeiny à Téhéran ».
Les étudiants islamiques avaient galvanisé le ressentiment des Pachtounes contre la
corruption des leaders de la guerre sainte et contre le gouvernement de Kaboul dominé par des
Tadjiks et d'autres non-Pachtounes. Les généraux et les colonels de l'ISI, avec ou sans l'accord
de leurs ex-alliés et mentors de la CIA, virent dans les taliban le moyen de rétablir l'hégémonie
pachtoune. Cela mettrait fin aux tentatives d'union de la nation pachtoune des deux côtés de la
frontière ou, du moins, cela détournerait du Pakistan leurs revendications. Plus important (et là
les buts du Pakistan convergeaient avec ceux de la Socal, compagnie pétrolière américaine qui
avait un oeil sur les ressources énergétiques d'Asie centrale et espérait construire un pipeline
transafghan pour rejoindre l'océan Indien), ils espéraient que les taliban, une fois au pouvoir,
garantiraient la sécurité des autoroutes, des oléoducs et des gazoducs ardemment désirés par la
Socal et d'autres groupes internationaux. L'énergie devait traverser le Pakistan, allié de
l'Amérique, plutôt que l'Iran, son adversaire depuis le renversement du chah. Fait encourageant,
tandis que la route du Nord était bloquée par les combats à Kaboul, les taliban réussirent à en
ouvrir une autre, qui traversait leurs bases de Kandahar et de Herat, prises en septembre 1995,
pour atteindre le Turkménistan, riche en pétrole et en gaz. En 1993, le Pakistan et le
Turkménistan avaient signé un accord pour le développement conjoint de leurs ressources
énergétiques et la construction d'un pipeline entre les deux pays. L'Unocal, implantée en
Californie, signa un protocole avec le gouvernement turkmène pour étudier la faisabilité d'un
pipeline traversant l'Afghanistan jusqu'au Pakistan. Cette étude coûta 10 millions de dollars,
pour un projet d'une valeur de 18 milliards visant à transporter le pétrole et le gaz turkmènes
vers l'océan Indien et faisant ainsi fi des ambitions iraniennes. Pourtant, quand l'Occident cessa
de soutenir les taliban, en 1998, le projet semblait gelé, sinon enterré, quand l'Iran et le
Turkménistan parvinrent à un accord pour un gazoduc court traversant leur frontière commune.
Un autre objectif des taliban et du Pakistan était la reconquête du gaz naturel de la
province septentrionale du Shiberghan, envoyé vers la Russie à travers l'Ouzbékistan. Cela
résultait d'un accord signé entre Moscou et le gouvernement afghan en 1977. Selon les
estimations afghanes, les ressources gazières du Shiberghan s'élèvent à 1 100 milliards de
mètres cubes. L'exportation de gaz se poursuivit durant la guerre, malgré le sabotage orchestré
par la CIA et l'ISI, et mené à bien par des groupes moudjahidin spécialement formés. Par ce
contrat, qui resta en vigueur entre le gouvernement russe de Moscou et le gouvernement de
Kaboul (sous contrôle des taliban depuis 1996), la Russie importait 2 milliards de mètres cubes
de gaz chaque année. Seule une petite quantité de ce gaz était vendue localement au Shiberghan
et aussi à Mazar-e-Charif, que les taliban prirent le 9 août 1998. Lorsqu'ils s'emparèrent de
Mazar-e-Charif, les taliban accusèrent le général Dostom de « gaspiller » l'argent versé par les
Russes à son usage personnel. En échange de la livraison de gaz à la Russie, écrivit un journal
taliban, « Dostom recevait des armes et des équipements militaires de la Russie afin de
conserver son emprise sur les régions du Nord et pour lutter contre les taliban ». Les taliban
respecteraient-ils le contrat avec la Russie ? Exigeraient-ils que des arriérés soient versés pour
toutes les années où Moscou avait payé Dostom ? 
Durant les deux premières années de l'ascension des taliban (1994-1996), le
gouvernement américain se berça d'illusions, croyant qu'ils mettraient fin au trafic de drogue.
Ce respect pour les « bonnes intentions » des taliban reposait sur leur force militaire
croissante : leurs bienfaiteurs saoudiens et pakistanais y avaient veillé, et, en octobre 1996, ils
avaient créé une armée de 25 000  hommes, avec tanks, blindés et avions de combat (de vieux
Mig pris au gouvernement afghan et recyclés par l'ISI). Ils purent recruter du personnel
militaire afghan dans les camps de réfugiés au Pakistan en proposant de forts salaires payés en
dollars.
L'attitude des taliban face à la culture, à la production et au trafic de drogue mêle
étrangement principes religieux et ambiguïté pragmatique. Le 26 août 1996, Radio Charia
annonça que les taliban avaient interdit la production et la vente d'héroïne et de haschisch. Il
n'était pas question des cultures de pavot, principale source de revenus dans le sud et l'ouest de
l'Afghanistan, où les taliban semblaient fermement établis. Pourtant, aux yeux de I'UNDCP, cette
annonce était un signe d'espoir. Depuis des années, I'UNDCP tentait d'arrêter la production
d'héroïne dans le croissant d'or. Le nouveau jihad des taliban était l'occasion rêvée. L'ex-
gouvernement du président Burhaneddin Rabbani, à la tête de la coalition antitaliban, avait
approuvé les mesures de I'ONU, mais n'avait eu aucun moyen de les faire appliquer. L'ennui est
que les hommes et les femmes de I'UNDCP ont fait trop confiance à la force de la charia, la loi
islamique, où tout est affaire d'interprétation. Ils obtinrent le soutien d'érudits islamiques contre
la drogue. Mais, lors d'une des rares fois où ils discutèrent avec les étrangers, les taliban
affirmèrent être les seuls autorisés à interpréter la loi. En fait, jusqu'à leurs victoires militaires
de l'été 1998, lorsqu'ils prirent Mazar-e-Charif et la plupart des autres bastions de l'opposition,
aucune décision claire n'avait été prise au sujet de l'héroïne.
Stéphane Allix, déjà mentionné, est un jeune journaliste intrépide devenu le spécialiste
du trafic de drogue vers l'Occident. Il a acquis ce savoir en parcourant les routes empruntées
par les trafiquants et en questionnant des centaines de cultivateurs, de marchands et de policiers
antidrogue dans de nombreux États d'Asie et d'Europe. Il a livré le fruit de son enquête dans un
livre fascinant, publié en 1998, La Petite Cuillère de Schéhérazade. Il s'interrogeait sur la
politique des taliban en matière de narcotiques lorsqu'il rencontra le mollah Mohammed Omar
Akhunzadeh, le leader « invisible ». Le mollah Omar est né dans la région où les paysans
cultivent l'opium, la zone de Maywand, dans la province de Kandahar. Allix vit un homme
grand et mince, assez élégant, « à la voix quasi inaudible, portant turban et barbe brune ». Le
chef des taliban avait déjà subi le « syndrome d'Ignace de Loyola » : comme l'idéologue jésuite,
Omar utilisait ses blessures comme un moyen d'accéder à Dieu, vivant une sorte de martyre de
son vivant. Omar n'éclaira pas plus Allix que les autres visiteurs occidentaux.
En fait, malgré les interdits, les taliban ne pouvaient échapper à l'enracinement
fondamental de la drogue dans la société afghane essentiellement tribale. Les quatorze années
de guerre civile avaient été suivies de plusieurs années de chaos économique et social, ce qui
avait encouragé l'expansion de la culture de l'opium, si généreusement récompensée durant le
jihad de 1979-1989 par les généraux et les espions. Après la prise de Kaboul en 1996, le mollah
Omar et les autres chefs taliban comprirent qu'ils pourraient exploiter leur authentique
opposition religieuse à la drogue pour compenser l'hostilité occidentale que suscitait le
traitement infligé aux femmes : fouet, lapidation, amputation des doigts, des mains et des pieds.
Certains hommes accusés de sodomie avaient même été enterrés vivants.
Le 9 novembre 1996, Giovanni Quaglia, directeur de I'UNDCP à Islamabad, reçut une
lettre du ministre taleb des Affaires étrangères, le mollah Mohammed Ghaus :  « La lutte contre
la production, le raffinage et le trafic de substances narcotiques n'est possible qu'avec une
coopération régionale et internationale. » C'était la première déclaration des taliban concernant
la production de drogue, et non plus seulement son trafic ou son usage. La prise de Jalalabad et
de Nangarhar par les taliban début septembre 1996 leur donnait le contrôle des principales
zones de production d'opium. Quaglia dit aux journalistes que les taliban semblaient prêts à
coopérer avec L'UNDCP pour remplacer les pavots par d'autres cultures, auquel cas « le
problème pourrait être réglé en dix ans ».
Cependant, comme le savaient depuis longtemps les officiels pakistanais, ces mêmes
membres de l'ISI qui avaient intérêt à ce que le gouvernement de Kaboul reste faible et instable,
deux conditions étaient nécessaires pour mettre fin à la drogue. D'abord, la paix et la sécurité à
l'intérieur comme à l'extérieur. Ensuite, l'Afghanistan devait avoir un centre fort à Kaboul, doté
d'une autorité dans tout le pays. Aucune de ces conditions n'était remplie depuis qu'avait
commencé la guerre sainte contre les Soviétiques.
La drogue envoyée en Occident part notamment de la province de Nangarhar. Les
cultivateurs de pavot vendent leur production au grand marché de Khanikel, non loin de la
frontière pakistanaise. Les acheteurs viennent de tous les environs, y compris du Pakistan, pour
acheter des lots de 100 à 150 kilos d'opium brut. Ils ne voient souvent que des échantillons, et
la livraison négociée se chiffre en tonnes. Les cultivateurs de pavot paient au mollah local une
taxe sur chaque transaction, le zakat ou ouchar. C'est une retenue à la source, qui s'élève à
10 %  de la valeur de la vente. Depuis leur arrivée au pouvoir, les taliban ont centralisé la
collecte des impôts, y compris la taxe sur l'opium. Les taliban que Stéphane Allix a vus dans la
région de Dar-e-Noor n'avaient pas l'air de véritables fanatiques. Ils étaient trop souples et
venaient d'une autre partie de la province. De l'autre côté de la frontière, dans la vallée de Dir,
au Pakistan, Allix a découvert un ancien centre de culture du pavot reconverti dans les petits
pois et les oignons. Un projet conjoint des autorités pakistanaises et des Nations unies, et
l'arrivée récente de l'électricité dans la région ont rendu plus facile la commercialisation de ces
nouvelles cultures. Un fermier peut gagner trois fois plus avec les petits pois qu'avec l'opium,
car les camions fournis par le programme des Nations unies apportent les légumes au marché
bien plus vite que la récolte d'opium, jadis transportée à dos d'homme ou de mulet.
Dans la région de Mazar-e-Charif, qui a résisté aux taliban et repoussé leurs assauts
jusqu'à la conquête de tout le nord de l'Afghanistan en août 1998, la récolte de cannabis a la
réputation d'être la meilleure au monde. Le trafic emprunte notamment le pont de l'Amitié, qui
enjambe l'Amou-Daria à Khariaton, d'où le dernier convoi soviétique a quitté le sol afghan le
15 février 1989 - date célébrée par la CIA dans son siège à Langley (Virginie). L'opium, la
morphine base et l'héroïne sont envoyés en Ouzbékistan, tandis que les précurseurs chimiques
traversent la frontière dans l'autre sens. Les autorités ouzbeks, craignant une invasion, ont
fermé hermétiquement le pont durant l'été 1998, comme elles l'avaient déjà fait lors des
premières avancées des taliban.
Allix a découvert que les trafiquants de la région de Mazar-e-Charif s'étaient fait des
fortunes colossales avant l'arrivée des taliban. Les « hommes d'affaires » d'Ouzbékistan, du
Pakistan, de Russie et de Turquie avaient des contacts pour leurs opérations d'exportation. Les
patrons des laboratoires apparus depuis le retrait des Soviétiques possédaient le matériel
nécessaire pour transporter les grandes quantités de produits chimiques indispensables. En
février 1995, 15 tonnes d'anhydride acétique ont été saisies lors d'un contrôle effectué par la
police des narcotiques à Yermez, en Ouzbékistan, où les rues et les places sont dominées par
des portraits géants du général Dostom, l'Ouzbek qui gouvernait la région avant la conquête par
les taliban.
Plus à l'est, la région du Badakchan produit 60 tonnes d'opium par an : seulement 2,5 %
du total produit par l'Afghanistan, mais assez pour approvisionner les héroïnomanes de la
France entière pendant un an. L'opium emprunte deux itinéraires pour quitter Faizabad : l'un
mène vers le Tadjikistan, l'autre vers le Pakistan à travers la passe de Dora, à 4 500  mètres
d'altitude. Ces routes et le trafic étaient contrôlés en 1998 par Hadjmuddin Khan, allié de
l'intrépide Massoud. Dans cette région montagneuse, les hommes suivent leurs mules sur de
très mauvaises routes, bien que certains des trafiquants les plus fortunés conduisent des 4x4
Toyota. Depuis que l'Iran et le Pakistan ont renforcé les contrôles aux frontières, d'autres voies
se sont ouvertes à la drogue vers l'Asie centrale.
Plusieurs enquêteurs occidentaux ont découvert que l'une de ces routes, qui mène au
Tadjikistan, était employée pour la contrebande d'uranium et d'autres produits dangereux vers le
Pakistan. Allix a rencontré un tailleur qui achetait régulièrement de l'opium aux paysans. Il le
payait 50 dollars le kilo et le revendait, après l'avoir emporté en voiture à Khawahan, 150
dollars le kilo. Il gagnait environ 30 000  dollars à chaque voyage. Son salaire mensuel de
tailleur était de 8 dollars... Il existe d'innombrables cas similaires d'enrichissement soudain de
petites gens tout le long des routes de la drogue.
Durant les années 1990, I'UNDCP, la DEA et d'autres organismes ont retrouvé les traces de
nombreux laboratoires dans la province du Badakchan en Afghanistan et dans la région de
Shinwar au Pakistan. À Taloqan et à Mazar-e-Charif, avant que ces villes ne soient prises par
les taliban, l'héroïne raffinée (pure à 70 %)  se vendait entre 3 000  et 5 000  dollars le kilo. À la
frontière tadjik, les gardes russes de la 201e division tentent d'empêcher l'entrée des taliban et
d'autres islamistes, ainsi que de la drogue, en théorie. Les voyageurs signalent pourtant que
certains officiers russes sont « dans le coup », touchant des pots-de-vin des contrebandiers
lorsqu'ils laissent entrer au Tadjikistan des chargements de drogue.
Ne pouvant pénétrer en Asie centrale, Allix partit pour le Pakistan, où les douaniers de
l'aéroport d'Islamabad procédaient clairement à une discrimination raciale. Les passagers à la
peau sombre, jugés plus suspects, peut-être à cause de l'implication des Nigérians et d'autres
Africains dans le trafic de drogue, étaient souvent obligés de se coucher pour être passés aux
rayons X, comme les bagages. On découvrait parfois des préservatifs remplis d'héroïne avalés
par les trafiquants, selon une technique bien connue des contrebandiers de cocaïne en
Colombie. À la fin des années 1990, dans la province frontalière du Nord-Ouest, l'opium n'était
plus aussi facile à trouver que lors de la visite du procureur général de Reagan près de dix ans
auparavant. 11 fallait maintenant se rendre dans des villages reculés, dans des grottes de
l'arrière-pays. En revanche, le haschisch était en vente libre dans les zones tribales, où le
gouvernement de Nawaz Sharif, successeur de Benazir Bhutto, tâchait de faire respecter un peu
plus l'autorité du gouvernement central. À une dizaine de kilomètres de Peshawar, on en
vendait dans des peaux de chèvre cousues, aussi facilement que du sucre ou de la farine.
Avant le début de la guerre en Afghanistan, il y avait très peu de drogués au Pakistan. Le
président Zia ul-Haq avait interdit l'opium et l'alcool. Pendant la guerre, la consommation
explosa. En 1997, le chiffre officiel de drogués était passé à 1,7 million, plus de 1 % de la
population. Seuls les riches avaient les moyens de se piquer à l'héroïne ; la grande majorité la
fumait. Elle n'était pas chère, de 18 à 20 roupies (quelques centimes) pour une petite dose, et si
impure qu'on l'appelait « sucre brun ». Elle n'est pas soluble dans l'eau : on peut donc la fumer
en brûlant la poudre au bout d'un morceau de papier aluminium. C'est ce qu'on appelle
« chasser le dragon », selon un terme courant dans les banlieues pauvres d'Amérique ou de
Grande-Bretagne.
Si l'Iran était si hostile aux taliban, c'est en partie à cause de la drogue. Avant l'ouverture
des routes d'Asie centrale, avant que le régime iranien n'interdise le trafic de drogue en
provenance d'Afghanistan au début des années 1990, d'immenses caravanes de chameaux et de
camions, armées jusqu'aux dents, traversaient les déserts du Baloutchistan et d'Afghanistan
pour rejoindre l'Iran. Durant la période d'hostilité intense entre Washington et le régime
révolutionnaire de Téhéran, les États-Unis accusaient souvent l'Iran de ne pas vouloir participer
aux efforts internationaux de lutte contre le trafic de drogue. Mais en janvier 1989, prévoyant
un afflux de drogue après le jihad, l'Iran mit en place une législation stricte, incluant la peine de
mort obligatoire pour quiconque était surpris en possession d'au moins 30 grammes d'héroïne
ou de 5 kilos d'opium. Jusqu'en mars 1998, plus de 3 000  contrebandiers furent exécutés et des
centaines de milliers de drogués emprisonnés par les ayatollahs. Durant la même période, l'Iran
déclara avoir saisi chaque année environ 160 tonnes de narcotiques divers. Afin de combattre
les problèmes sociaux liés à la drogue, le gouvernement iranien dépensa 350 millions de dollars
pour couper les voies de transit et pour construire des murs et des barrières le long de ses
frontières désertiques et montagneuses avec l'Afghanistan et le Pakistan.
À Douchanbé, Stéphane Allix a pu s'entretenir avec le président de la commission
antidrogue du Tadjikistan, Rustan Nazarov, très soutenu par I'ONU. Celui-ci lui a fièrement
annoncé la prise de 3,5 tonnes d'opium aux frontières en 1997. Depuis cette année-là, on fait
souvent référence à un grand laboratoire situé en Afghanistan, à Kunduz, tout près de la ville
tadjik de Nijni-Piandj. Les contrebandiers transportent l'héroïne vers Douchanbe, vers
l'Ouzbékistan et vers un grand centre de trafic, Khoudjand, dans le nord du Tadjikistan
(Leninabad à l'époque soviétique), où se trouvent une voie de chemin de fer et un aéroport.
Khoudjand se trouve dans la vallée du Fergana, région fertile où pousse notamment du pavot,
qui est également un centre historique d'activité islamiste. Ses habitants comptaient parmi les
plus farouches opposants à la colonisation soviétique de l'Asie centrale. À la frontière, les
dealers afghans vendent l'opium 110 dollars le kilo. Il est revendu à l'intérieur du Tadjikistan
pour 150 dollars. À Douchanbe, la capitale, le prix atteint 300 dollars, et lorsque l'opium arrive
à Khoudjand il se vend 700 dollars le kilo. Une mafia organisée vend l'opium à Douchanbe,
mais la plus grande partie des chargements traverse l'Ouzbékistan pour gagner la Russie. En
1997, le Kirghizistan, le Tadjikistan et l'Ouzbékistan ont signé un accord de coopération avec
L'ONU pour lutter contre le trafic de drogue.
La conquête du nord de l'Afghanistan par les taliban à la fin de l'été 1998 a mis en
évidence les deux rôles joués par l'Ouzbékistan. D'une part, la défense des flancs sud de la
Russie contre la menace islamiste ; d'autre part, la fonction de pivot pour le trafic de drogue
vers l'Occident et la Russie.
Tandis que les jeunes guerriers barbus s'emparaient de tous leurs objectifs dans le nord de
l'Afghanistan, pour atteindre en août 1998 Khariaton, le gouvernement du président ouzbek,
Islam Karimov, à Tachkent, décidait de fermer complètement la frontière commune, longue de
150 kilomètres. Les troupes frontalières furent alertées, et l'on parlait à Tachkent de l'arrivée
imminente de renforts russes. L'avancée des taliban avait incontestablement rapproché
l'Ouzbékistan et la Russie, après une longue période où le Kremlin avait perdu son influence en
Asie centrale. En mai 1998, l'Ouzbékistan, le Tadjikistan et la Russie fondèrent une alliance
pour combattre l'extrémisme religieux qu'incarnaient les taliban, successeurs des moudjahidin
soutenus par la CIA. Début août, quand les taliban prirent Mazar-e-Charif et se dirigèrent vers
les anciennes frontières soviétiques, le général Anatoly Kavchine s'envola pour Tachkent avec
le vice-ministre des Affaires étrangères Boris Pachtoukhov. La Russie et l'Ouzbékistan
demandèrent conjointement aux taliban d'arrêter leur avancée et se réservèrent le droit de
prendre « toutes les mesures nécessaires » pour protéger les frontières de la CEI. Le Tadjikistan
(Massoud, commandant des dernières forces antitaliban, appartenait à une ethnie tadjik) avait
subi, en même temps que le trafic de drogue, une guerre civile sanglante depuis son
indépendance. Il était parfaitement naturel que le président Rakhmonov fasse appel à la CEI
(autrement dit la Russie) pour renforcer la sécurité aux frontières et aux Nations unies pour
trouver une fin pacifique à la guerre « civile » en Afghanistan. On pouvait également prévoir le
silence du président du Turkménistan, Separmourad Nyazov, troisième voisin ex-soviétique de
l'Afghanistan et de l'Iran. Par le passé, le gouvernement turkmène avait refusé de condamner
les taliban, à cause d'un projet de gazoduc allant du Turkménistan au Pakistan en traversant
l'Afghanistan. Mais Nyazov pourrait-il garder sa position de neutralité ?
Aucun des trois voisins n'avait reconnu le régime des taliban. En juillet 1998, le mollah
Mohammed Omar Akhunzadeh se sentit obligé de conseiller à l'Ouzbékistan et au Tadjikistan
de ne laisser aucune opposition s'installer dans ces pays.
Visiblement, les barons de la drogue en Ouzbékistan et dans les États alentour auraient
beaucoup à craindre d'une avancée des taliban dans leur territoire. Au Tadjikistan, selon L'ONU,
l'opposition finançait apparemment ses opérations antitaliban en Afghanistan grâce à la vente
d'opium et de produits dérivés. En Afghanistan, le leader de la milice ouzbek, le général Rachid
Dostom, était soupçonné de réaliser d'énormes bénéfices en exportant de la drogue à travers
l'Ouzbékistan. En 1997, la télévision ouzbek diffusa des reportages sur les raids menés par les
autorités, au cours desquels d'énormes quantités d'opium et d'héroïne étaient saisies à bord de
trains entre le Tadjikistan et l'Ouzbékistan, cachées dans des sacs en plastique ou en toile de
jute. Les saisies augmentèrent en 1997 et en 1998. Les frontières ouzbeks sont perméables à
cause des complexités ethniques entre les républiques dessinées par Staline. D'importantes
minorités nationales sont présentes dans chacun de ces pays. Les capitales sont toujours
proches des pays voisins (Tachkent n'est qu'à une dizaine de kilomètres de la frontière du
Kazakhstan) et séparées des villes importantes par des montagnes infranchissables ou par des
frontières internationales. Il est donc impossible de patrouiller sur des frontières aussi
aberrantes.
Pour la drogue sortie en contrebande d'Afghanistan et du Pakistan, les deux grands
centres de revente sont Och au Kirghizistan et Samarkand en Ouzbékistan. L'opium qui arrive à
Samarkand est envoyé en Tchétchénie, de l'autre côté de la mer Caspienne, pour y être raffiné.
La drogue qui arrive à Och part pour Tachkent, où elle enrichit considérablement les douaniers
et leur permet de se construire des palais pour 500 000  dollars et d'acheter des Mercedes ou
d'autres limousines d'une valeur de 30 000  dollars (les plus hauts fonctionnaires de l'État ne
gagnent au maximum que 150 dollars par mois). Chymkent, ville portuaire et gare ferroviaire,
est une sorte d'annexe de Tachkent au Kazakhstan. Les activités commerciales sont
apparemment contrôlées par trois grands hommes d'affaires ouzbeks. Une usine de produits
pharmaceutiques à Chymkent a été officiellement fermée après l'effondrement de l'Union
soviétique mais, aux dernières nouvelles, elle fonctionne encore avec une direction privée (on
parle de la mafia). Personne n'a pu aller vérifier : les barrières de sécurité, les murs et les
gardiens empêchent quiconque de s'approcher.
Les 5 et 12 mai 1996, le quotidien russe Komsomolskàïa Pravda a publié un rapport sur
le réseau de trafic de drogue entre l'Afghanistan, l'Ouzbékistan et la Tchétchénie, dans lequel
sont impliqués de « hauts responsables ». Aucun démenti n'a été publié, alors qu'étaient cités
des Russes et des Tchétchènes liés au KGB, ainsi que le général Dostom. Celui-ci, jadis allié des
Soviétiques, avait changé de camp pour combattre avec la CIA et le Pakistan lorsqu'ils avaient
cessé de soutenir le régime communiste de Najibullah en 1991. Selon les articles de la Pravda,
l'opium était récolté dans la province de Helmand, dans le sud de l'Afghanistan, puis envoyé à
Termez, en Ouzbékistan, avant d'être emporté vers Samarkand par les hélicoptères du général
Dostom. Le complice de Dostom en Ouzbékistan était censément l'un des chefs de la police
antidrogue.
Depuis la fin de la guerre en Afghanistan, l'Ouzbékistan est utilisé pour le transit des
précurseurs chimiques. Le renforcement des contrôles internationaux et l'accord informel
conclu en 1994 entre l'Iran et le Pakistan ont poussé les seigneurs de la drogue à trouver de
nouveaux fournisseurs en Asie centrale et, plus récemment, en Europe de l'Est. L'ONU et
l'Observatoire général des drogues (OGD) citent cet exemple de saisies par les autorités
ouzbeks : le 30 août 1996, 33 tonnes d'acide acétique ont été confisquées, de quoi fabriquer 22
tonnes d'anhydride acétique pour produire entre 7 et 10 tonnes d'héroïne ; le 28 septembre, les
Ouzbeks ont découvert 7 200  litres d'anhydride acétique prêts à être livrés aux laboratoires
afghans.
Dans des villes comme Tachkent et Almaty, au Kazakhstan, ou Achgabat, capitale du
Turkménistan, les drogués, surtout les jeunes, consomment des drogues semi-brutes,
invendables en Europe, mais vendues par les dealers locaux. Beaucoup de ces jeunes, que les
groupes fondamentalistes chrétiens américains essaient d'arracher à la drogue, envient la
« fièvre de la consommation dont sont pris les nouveaux riches, avec leurs voitures de rêve,
leurs conquêtes féminines et leurs soirées à 100 dollars la nuit. Ils sont la cible des fournisseurs
de drogue inexportable ». L'opium, localement appelé khanka, se vend 4 dollars la boulette. On
le dilue dans de l'alcool ou dans une ampoule de Dimidrol, puis on le consomme en piqûre. De
petits gangs ouzbeks qui opèrent à Tachkent et au Tadjikistan vendent des ampoules de
Norphine, un opiacé synthétique, pour 40 dollars les dix injections de 2 millilitres. Sur les
boîtes, on peut lire : « Norphine, fabriqué en Inde par les laboratoires Unichem. »
En Ouzbékistan, en Azerbaïdjan et ailleurs, la privatisation des anciennes entreprises
d'État a servi, entre autres, au blanchiment des profits de la drogue. Quelque 45 000 sociétés
privées ont été créées en Ouzbékistan en 1995. Un journaliste de I'OGD a pu parler avec un petit
patron nommé An-war, qui n'emploie qu'une douzaine d'hommes mais a dû officiellement créer
cinq compagnies pour mener sa véritable activité. En Ouzbékistan, une entreprise ne peut pas
garder des liquidités supérieures à 150 soums, soit entre 1 et 3 dollars. Toute somme dépassant
ce chiffre doit être déposée en banque dans les quarante-huit heures. Les banques respectent
encore les règlements de l'ère soviétique, avec des taux d'intérêt allant jusqu'à 40 %  sur
certaines opérations. Cela garantit à l'État un certain contrôle sur les entreprises « privées ».
Anwar a donc créé cinq sociétés : il appartient au conseil d'administration de chacune, mais
n'est propriétaire que d'une seule. Son groupe s'appelle Cascade Ltd. Il s'arrange pour que
l'argent circule constamment d'une société à l'autre sans jamais rester plus de deux jours au
même endroit. Anwar a un bon comptable. Cette pratique se retrouve à une échelle différente
parmi les « barons » des économies d'Asie centrale. Un professeur d'université qui ne
supportait plus son salaire de misère (quelques dollars par mois) avait rejoint un des
« barons » : il a montré au reporter de I'OGD une pile de factures dues à une entreprise du
Tatarstan (durant la Seconde Guerre mondiale, les Tatars furent déportés par Staline). Ces
factures s'élevaient à 11,7 millions de soums ouzbeks pour 12 tonnes d'huile de moteur, soit 5
millions de dollars selon le cours alors en vigueur. Quand l'enquêteur de I'OGD ouvrit des yeux
étonnés devant ce prix exorbitant, le comptable lui montra les factures prétimbrées au nom
d'entreprises kazakhs, turkmènes et russes, et des reçus vierges prêts à être remplis à la main.
De nombreuses entreprises sont basées chez des particuliers. Certaines se présentent
comme des agences de voyages qui vendent des séjours luxueux aux Maldives, en Grèce et en
Turquie (les Ouzbeks enrichis achètent souvent des propriétés à Antalya). D'autres organisent
des vols charters pour des prostituées en direction des pays du Golfe. Beaucoup vendent des
passeports munis de visas de sortie, à 500 dollars pièce, dont un cinquième pour les
fonctionnaires « compréhensifs » du ministère de l'Intérieur.
Le Kazakhstan est une autre place essentielle pour la drogue qu'exporte l'Afghanistan.
Cette république est devenue indépendante lors de la dissolution de l'Union soviétique le 26
décembre 1991. Le chef du Parti communiste, Noursoultan Nazarbaiev, fut élu président sans
aucune opposition. Lors des élections législatives du 7 mars 1994, jugées illégales par les
observateurs internationaux, l'ex-Parti communiste remporta une victoire écrasante. Le 14
février 1994, le Kazakhstan fit sa bonne action, dans le cadre du « nouvel ordre mondial »
proclamé par George Bush, en démontant les missiles nucléaires soviétiques tournés vers les
États-Unis et en adhérant au Traité de non-prolifération nucléaire de 1968. Washington promit
une aide renouvelée, et le mandat de Nazarbaiev fut prolongé jusqu'en décembre 2000. Le
socialisme commença à perdre du terrain avec la légalisation de la propriété foncière privée en
décembre 1994.
L'une des raisons pour lesquelles le Kazakhstan est un terrain d'opérations si satisfaisant
pour les contrebandiers est sa diversité ethnique. En 1994, le dernier recensement a montré que
42 %  de la population était kazakh et 37 %  russe. Parmi les autres nationalités, on trouve des
Allemands, des Turcs, des Ukrainiens, des Tchétchènes, des Bulgares et d'autres encore, dont la
plupart furent à l'origine envoyés au Kazakhstan par Staline, qui avait la passion de déporter les
gens loin de chez eux. Une situation similaire existe au Kirghizistan. Dans ces deux pays,
chaque communauté ethnique et nationale tend à jouer un rôle spécifique dans le trafic de
drogue. La consommation augmente vite à Almaty, la principale ville du Kazakhstan, et le
blanchiment de l'argent, à travers l'achat de terres, de maisons, de Mercedes et autres voitures
de luxe, est devenu une industrie majeure. Dans la division du travail, les Tchétchènes gèrent
les laboratoires, tandis que les Bulgares et les Turcs se chargent de la commercialisation locale
et du transport vers l'Europe.
L'argent est blanchi à travers la culture du coton, les mines, la construction d'hôtels
(comme le Hyatt d'Almaty, vendu à des gérants locaux par Marco Polo, la chaîne autrichienne
qui possède des hôtels à Moscou et dans d'autres villes de l'ex-URSS et de Pologne). Les
banques apparaissent rapidement et disparaissent tout aussi vite. Beaucoup collaborent avec des
banques en Suisse ou aux Caraïbes. Une communauté coréenne installée à Almaty est active
dans le financement et la livraison de drogue. Quinze tonnes d'anhydride acétique envoyées par
les Coréens et sans doute destinées aux laboratoires afghans ou pakistanais ont été saisies à
Termez en février 1995.
L'une des entreprises « légales » les plus actives est Trans world Enterprises Ltd, qui
avait une boîte aux lettres à Dublin en 1998 mais était contrôlée par les frères Chorny,
originaires de Boukhara, en Ouzbékistan. Ils avaient d'excellents contacts avec Boris Eltsine ;
lorsque celui-ci arriva au pouvoir, ils prirent peu à peu le contrôle des mines de bauxite, de
chrome et de fer en Russie. En 1994, ils émigrèrent en Israël, à la suite de la pression des
autorités russes. Ils opèrent au Kazakhstan avec un certain Alexandre Marchkevitch, qui a
monté un immense réseau d'investissement avec plusieurs sociétés écrans. On dit qu'ils
détiennent une usine à Chymkent, sur la route entre Almaty et Tachkent, qui fabriquait durant
l'ère soviétique des produits pharmaceutiques, notamment des opiacés. Après l'effondrement de
L'URSS, des masses d'opium y auraient été stockées pour produire de l'héroïne en quantité
industrielle. Personne n'a pu s'approcher du site, pas même les visiteurs du TACIS, le
programme de coopération économique européenne.
Les voies ferrées d'Asie centrale sont reliées aux ports kazakhs et turkmènes sur la mer
Caspienne. De ces ports, l'opium, l'héroïne et le haschisch partent vers l'Azerbaïdjan et la
Géorgie, puis vers la Turquie et, de l'autre côté de la mer Noire, la Roumanie et la Moldavie, où
sont installés de nombreux laboratoires. Le caractère transnational du trafic de drogue a été mis
en évidence par la saisie, à la frontière entre le Tadjikistan et l'Ouzbékistan, d'un camion tadjik
conduit par des Kazakhs, en route vers Moscou et provenant de Douchanbe. Il contenait 250
kilos d'opium et quelques kilos d'héroïne. Il y avait aussi quelques grammes de haschisch pour
l'usage personnel des chauffeurs.
Sur la route des narcotiques en provenance d'Afghanistan vient ensuite la république du
Turkménistan, avec une population de 4,2 millions d'habitants et une superficie de 470 000 
km2, dont 80 % sont occupés par le désert de Karakoum. Les contrebandiers disent qu'« on peut
y entrer, mais on n'en ressort jamais ». Les tribus d'origine turque y sont établies depuis le xe
siècle. La Russie tsariste a conquis ce territoire en 1881 et l'a colonisé sous le nom de Turkestan
russe, devenu république sous le nom de Turkménistan en 1925. L'indépendance fut déclarée le
27 octobre 1991, avant même la mort officielle de L'URSS. Ses immenses réserves de pétrole et
surtout de gaz la placent en bien meilleure position économique que ses voisins pauvres et plus
peuplés. En 1998, le dirigeant suprême était le président Separmourad Nyazov, personnage
autoritaire qui, comme ses voisins tadjik, ouzbek et kazakh, dépend encore des troupes de
sécurité russes pour le protéger de ses ennemis internes et externes. Son titre honorifique est
tiirkmenbachi, « père des Turkmènes », et son portrait, présent partout, fait l'objet d'un culte.
Une nouvelle voie ferrée relie le Turkménistan à l'Iran ; elle est rapidement devenue un
itinéraire supplémentaire pour l'exportation de drogue vers l'Europe.
Selon un expert de L'ONU, 10 % de la production afghane transite par l'Asie centrale.
Cela représente environ 300 tonnes d'opium brut, de quoi fabriquer 30 tonnes d'héroïne. Un
kilo d'opium vendu 1 000 dollars à Almaty, au Kazakhstan, peut finir à Moscou ou à Saint-
Pétersbourg, où il vaut trois fois plus. Si le même kilo était revendu au Turkménistan, il serait
au même prix, sans aucun bénéfice. Ce kilo d'opium ne rapporterait rien aux marchands
d'héroïne parce qu'il faut dix kilos d'opium pour faire un kilo d'héroïne. À 2 000 dollars le kilo
d'opium, cela mettrait le kilo d'héroïne à 20 000 dollars. Si en Roumanie, où sont implantés des
laboratoires prospères, l'héroïne se vend infiniment moins cher, c'est que l'opium qui y est
raffiné ne provient pas du Kazakhstan ou d'Ouzbékistan. Il vient du Turkménistan. Les groupes
criminels le font venir de la frontière nord de l'Afghanistan. L'opium produit en Afghanistan
coûte entre 150 et 200 dollars ; l'héroïne, entre 3 000 et 8 000 dollars le kilo, selon la qualité.
Pour les trafiquants, le Turkménistan offre les mêmes avantages que l'Iran autrefois. Il
possède une longue frontière avec l'Afghanistan et peut exporter directement vers les
laboratoires. Pour l'Iran, la destination idéale d'exportation est la Turquie ; pour le
Turkménistan, les meilleurs marchés et pays de transit sont le Caucase et la Roumanie. Les
statistiques de L'ONU, probablement établies grâce aux autorités turkmènes, ne montrent que
des saisies dérisoires en 1997 : environ 100 kilos d'héroïne, plus environ 50 tonnes d'anhydride
acétique. Les produits chimiques partaient vers Herat, en Afghanistan, et les chargements
étaient camouflés de manière à faire croire qu'ils étaient destinés à l'industrie locale du cuir.
L'anhydride acétique venait d'une firme moscovite qui s'est avérée n'être qu'une boîte postale.
Les Turkmènes disent que les laboratoires fournissant l'héroïne saisie dans leur pays sont
installés dans le nord et l'extrême sud de l'Afghanistan, en particulier la province de Nangarhar,
où les taliban étaient censés prélever un impôt très lucratif sur l'héroïne et les marchandises qui
partent vers le Pakistan.
Au Turkménistan, une voie ferrée traverse la frontière afghane à Touragondi. Les
containers chargés à bord des trains ont souvent un double fond : en 1997,12 tonnes de
haschisch ont été saisies dans l'un de ces containers. Selon Stéphane Allix, une firme de
Kandahar, Mohammed Essa et Cie, a envoyé un container à double fond en Slovaquie, mais la
drogue a été détectée avant de quitter le Turkménistan. La ligne de chemin de fer arrive au port
de Turkmenbachi (ex-Krasnovodsk). Un kilo d'opium d'une valeur de 200 dollars à la frontière
afghane se vend 800 ou 1 000  dollars à Achgabat ; le kilo d'opium valant entre 3 000  et 8 000 
dollars se revend 15 000  dollars. Pas étonnant que les rues d'Achgabat, comme celles
d'Almaty, de Bichkek ou de Tachkent, soient pleines de Mercedes et de BMW flambant
neuves...

8. LA RUSSIE : RETOUR À CONTRECŒUR ET ARRIÈRE-GOÛT AMER


 
 
Il est midi, à Moscou, un jour d'hiver 1994. Neige blanche, glace noire et circulation
difficile. Dans un restaurant chic, fenêtres embuées, chaises confortables, verres en cristal sur
les nappes immaculées. Quelques étrangers attablés, mais beaucoup de nouveaux riches
moscovites : membres de la Douma, le Parlement post-soviétique, dont beaucoup ont des
revenus privés ; acteurs, actrices, artistes à succès ; hauts fonctionnaires et, sans aucun doute,
quelques rekitteri (« racketteurs » ou mafiosi) ; metteurs en scène, call-girls et prostituées de
haut vol (il est parfois difficile de distinguer certaines catégories si l'on n'en a pas une
connaissance personnelle) ; et un assortiment de riches bohèmes.
La scène est dominée par l'immense silhouette dégingandée assise à notre table, celle de
l'acteur et cinéaste Vladimir Ilyin. Nez et mâchoire puissants sous un front dégarni, cheveux
jusqu'aux épaules. Physique d'athlète, regard d'acier, mais sourire narquois qui témoigne d'une
intelligence amusée.
Tandis que l'ex-ballerine Irina Ratchachavskaïa, un journaliste d'ABC News Moscou et
moi-même dégustons, un peu gênés, un repas somptueux, notre invité se contente de quelques
bouteilles de bière. «J'ai pris un sandwich au studio. Trop de travail aujourd'hui. » D'un geste, il
écarte nos protestations inutiles. Ilyin nous parle, et sa présence en impose. Il passe rapidement
sur sa carrière d'idole des foules avant et pendant l'ère Brejnev. La guerre a commencé et, « à
un moment, je suis parti dans l'armée ». Il a été sélectionné et formé pour les Spetsnaz, les
forces d'élite, et a servi en Afghanistan pendant près de cinq ans.
C'était l'enfer. « La guerre en elle-même, c'est déjà l'enfer... » Mais le pire était de voir
l'effet produit sur certains de ses camarades des Spetsnaz. C'était déjà assez difficile de
combattre les douchki, les « fantômes », ces ennemis insaisissables. Ilyin se rappelle que ses
compagnons ne sont pas arrivés à oublier la guerre, même quand elle a pris fin. Le fardeau les
suivait partout. Quel fardeau ? Ilyin étend les bras, ses muscles de lutteur jaillissent sous sa
chemise de soie, il lève les paumes vers le ciel. « La drogue, les armes, l'habitude de la
violence », répond-il.
Voulant sans doute purger son âme de cette expérience guerrière et en faire profiter le
grand public du cinéma, il a créé un bureau en Californie, Hollywood Moscow Connection, à
Woodland Hills, non loin de Los Angeles.
Dans le film d'Ilyin, le héros éponyme, Stinger, porte le nom des redoutables missiles
antiaériens américains qui ont fait beaucoup pour la défaite des Soviétiques en Afghanistan. Au
bout de treize années, les dernières étant consacrées à tenter de persuader ses camarades de
l'Armée rouge pris en otages par les moudjahidin, mais convertis à l'islam, de regagner la
Russie avec lui, Stinger traverse les montagnes pour se rendre en territoire chinois. L'histoire se
passe dans un avenir proche. La Russie et les zones voisines sont tombées sous la coupe d'un
affreux dictateur, Merlan. Avec deux camarades américains, un ancien membre des services
secrets et un correspondant de Time Magazine, Stinger et quelques autres braves triomphent
finalement des méchants. Notre héros retrouve une société russe fracturée, comme l'ex-empire
soviétique, qui s'effondre et plonge dans l'inconnu.
Le scénario de Stinger montre bien l'impact de la guerre en Afghanistan sur le pays et la
société qui ont été forcés de la mener. Vers la fin de notre déjeuner, Ilyin révèle que l'un de ses
nombreux thèmes est la démoralisation progressive des forces armées, qui basculent dans la
pauvreté et dans la criminalité. Je lui demande si des vétérans des Spetsnaz sont partis pour
l'étranger après la guerre.
Ilyin a un large sourire. Il reprend une gorgée de bière. « Évidemment ! Je pourrais vous
donner (mais je ne le ferai pas) les coordonnées de quatre de mes anciens camarades qui sont à
présent aux États-Unis. Tous ont fait fortune. Ils sont entrés dans le grand banditisme. » Ils sont
en fait membres du réseau russe de crime organisé qui s'est répandu à travers l'Europe et
l'Amérique du Nord après la fin de la guerre.
À leur retour, beaucoup de ces vétérans aigris, les afghantsi en russe, se heurtèrent au
silence, à l'indifférence ou même aux sarcasmes de leurs compatriotes, comme beaucoup de
combattants du Vietnam lorsqu'ils sont revenus aux États-Unis. Cette amertume était difficile à
supporter, parce qu'ils partageaient avec les vétérans du Vietnam un autre traumatisme : ils
avaient été vaincus par un ennemi qui, malgré les largesses de la CIA, était sous-équipé par
rapport aux Russes mais totalement déterminé à gagner. Selon les chiffres officiels, l'Armée
rouge avait perdu 14 000  hommes, morts ou disparus, entre 1979 et le retrait de la moitié des
116 000  militaires soviétiques restant en Afghanistan le 15 août 1988. L'autre moitié partit le
15 février 1989. La pire année avait été 1984, avec 2 343 morts, dont 305 officiers.
En Russie, les afghantsi voulurent prendre la défense de leurs droits et de leur dignité. Ils
créèrent des clubs et même des lobbies pour entretenir le vieil esprit de camaraderie. Les
nouvelles libertés de l'ère Gorbatchev entraînèrent une cascade d'accusations publiques contre
la guerre elle-même et contre les décisions prises par l'oligarchie brejnévienne. Le premier à
oser dire que toute l'opération avait été une erreur tragique et coûteuse fut l'auteur des discours
de Nikita Khrouchtchev, lors d'une table ronde télévisée en juin 1988, deux mois après la
signature des accords de Genève. Chroniqueur officiel des Izvestia, Alexandre Bovine déclara
que l'envoi de 100 000 hommes en Afghanistan était un exemple parfait de l'usage excessif de
la force par la politique étrangère soviétique.
Artiom Borovik, journaliste et auteur de rapports sur la démoralisation de l'Armée rouge
par la drogue, a interviewé l'ex-commandant en chef soviétique à Kaboul pour l'hebdomadaire
Ogoniok. Celui-ci révéla que le commandement avait longtemps résisté à l'ordre d'invasion de
l'Afghanistan donné par le Politburo. Borovik décrivit les horreurs de la guerre : assauts
nocturnes par un ennemi invisible, odeur de chair brûlée dans les débris d'un hélicoptère russe
abattu. Le président Gorbatchev a personnellement levé la censure sur le texte de Borovik,
d'une franchise pourtant sans précédent. Vitaly Korotich, le rédacteur en chef pour qui travaille
Borovik, a raconté à Hedrick Smith, correspondant du New York Times, comment il avait
téléphoné au général Sergueï Akhromeïev, chef de l'état-major, pour obtenir la permission
d'envoyer un journaliste au front. Gorbatchev avait décidé de préparer l'opinion publique au
retrait des troupes. Comme le dit Hedrick Smith, « il manipulait la presse de façon aussi sûre
que les présidents américains, mais d'une manière à laquelle les Soviétiques n'étaient pas
habitués ». 
Avec la nouvelle liberté d'expression vint une prise de conscience parmi les Russes et
leurs sujets non russes de l'empire en pleine désintégration : l'aventure afghane et la censure
avaient masqué l'état lamentable de la société soviétique. En exil dans le Vermont jusqu'en
1984, Alexandre Soljénitsyne écrivit en 1990 que « le temps imparti au communisme s'est
finalement écoulé ». Durant les soixante-dix années de régime communiste (dont le désastre
afghan fut le point culminant), la Russie avait perdu un tiers de sa population à cause des
guerres et des bourreaux de Staline et de ses successeurs. La paysannerie et les ressources
agricoles, les rivières, les lacs et l'air pur avaient été détruits par une gestion exécrable, par le
gaspillage et par la pollution industrielle. Les familles avaient été anéanties, les femmes
écrasées. « Notre santé est totalement négligée, il n'y a pas de médicaments, et nous avons
oublié ce qu'est une alimentation équilibrée. Il y a des millions de sans-logis, et une
impuissance engendrée par l'absence de droits individuels s'est répandue dans tout le pays. »
Les afghantsi en colère lancèrent de nouvelles croisades. Beaucoup se mirent à lutter
pour une amélioration des soins médicaux, pour un traitement préférentiel en tant que
consommateurs et, comme les vétérans du Vietnam en Amérique ou en Australie, pour être
mieux perçus par leurs compatriotes. Les officiers réformistes créèrent leur propre organisation,
appelée le Bouclier.
Les afghantsi eurent leur mot à dire lors de l'assemblée historique du Congrès des
députés du peuple qui s'ouvrit à Moscou le 25 mai 1989 en vue de créer une structure
démocratique. Libéraux et réformateurs souhaitaient un débat ouvert, mais le vieil
establishment communiste voulait simplement élire Gorbatchev président et choisir 542
membres du Soviet suprême. Impatient de voir disparaître la vieille bureaucratie corrompue,
Andreï Sakharov se fit le champion des réformateurs et des radicaux. Le 9 avril 1989, une
répression brutale avait été lancée contre le nationalisme antirusse, à Tbilissi, capitale de la
Géorgie. Les troupes commandées par le colonel général Rodionov, député du Congrès,
écrasèrent une manifestation des nationalistes géorgiens. Rodionov devint l'une des principales
cibles des radicaux.
Le 2 juin 1989, les radicaux tournèrent leur colère contre Sakharov, le « père de la bombe
H soviétique »  et le plus connu des dissidents russes. Sakharov avait solennellement accusé les
forces soviétiques d'abus, d'atrocités et d'implication dans le trafic de drogue en Afghanistan -
non sans fondement. La vieille garde décida d'humilier les réformateurs et les radicaux en
qualifiant à la télévision leur activité antipatriotique. Le premier à attaquer fut Sergeï
Chervonopisky, trente-deux ans, ancien général de l'armée de l'air. Il avait perdu les deux
jambes en combattant les moudjahidin. C'était l'un des 120 vétérans de l'Afghanistan présents
au Congrès. Représentant l'Ukraine, Chervonopisky s'en prit à Sakharov pour avoir déclaré à
un magazine canadien, l'Ottawa Citizen, que les pilotes de combat soviétiques avaient parfois
tiré sur leurs camarades au sol pour les empêcher d'être faits prisonniers. Le général ukrainien
dénonça l'attitude « irresponsable et provocatrice » de Sakharov, qui essayait de discréditer les
forces armées et de « briser l'unité sacrée de l'armée, du Parti et du peuple ». Beaucoup
d'orateurs le suivirent, dont le maréchal Sergueï Akhromeïev, ancien chef de l'état-major, qui
accusa Sakharov de mensonge délibéré.
Parmi les cris, les sifflets et les insultes, Sakharov monta à la tribune. Il répéta devant
l'assemblée que « la guerre afghane était une entreprise criminelle [...] un terrible péché. J'étais
contre l'envoi de troupes en Afghanistan, et c'est pourquoi j'ai été exilé à Gorki ».  Il exprima la
fierté que lui inspirait cet exil et affirma: «Je n'ai pas présenté mes excuses à l'armée soviétique
car je ne l'ai pas insultée. J'ai insulté ceux qui ont donné l'ordre criminel d'envoyer les troupes
en Afghanistan. » 
Sakharov poursuivit en demandant le démantèlement du KGB et de tout l'appareil de
répression du Parti communiste. Gorbatchev finit par couper le micro. Après la mort de
Sakharov en 1990, ses Mémoires posthumes ont révélé un hiatus entre les objections raisonnées
du savant et l'aversion viscérale et religieuse de Soljénitsyne pour presque tout ce que l'Union
soviétique avait pu faire sur la scène internationale, y compris la bombe H de Sakharov.
La démoralisation gagna tous les échelons des forces armées en Afghanistan ;
l'alcoolisme et la consommation de drogue (avec ou sans assistance de la CIA) sévirent parmi
les troupes, mais gagnèrent aussi la société civile. Les jeunes hommes fuyaient le service
militaire après avoir lu ou entendu le récit des horreurs de la guerre. Au sommet, la guerre fit
émerger des partisans du changement. L'un d'eux était le général Vladimir Lopatine, âgé d'une
trentaine d'années. Il publia une série de critiques de l'administration Gorbatchev : selon lui, le
véritable changement était paralysé par la « toute-puissante Trinité : la bureaucratie militaro-
industrielle, la nomenklatura du Parti communiste et les généraux ». 
Dix ans après que les derniers soldats soviétiques eurent franchi l'Amou-Daria pour
quitter l'Afghanistan, les « forces de maintien de la paix » russes revinrent. À partir de 1998, les
Russes furent impliqués, secrètement cette fois, dans le bourbier que les Américains et les
Pakistanais avaient laissé derrière eux en Afghanistan. Il s'agissait surtout de protéger les
réserves de pétrole et de gaz d'Asie centrale tout en essayant de rétablir l'influence politique de
la Russie dans son ancien empire. Par-dessus tout, peut-être, la machinerie étatique d'Eltsine, en
proie à sa pire crise économique depuis la Seconde Guerre mondiale, voulait arrêter la montée
de l'islamisme que les taliban avaient porté aux frontières de l'empire.
Sans envoyer ses troupes dans un pays où elle avait perdu tant d'hommes et tellement de
son prestige pendant une occupation de neuf ans, la Russie se mit à fournir des armes lourdes,
une formation et un soutien logistique aux ennemis des taliban, rassemblés au sein de l'Alliance
du Nord, qui essayaient de conserver la partie la plus septentrionale des montagnes afghanes.
Jusqu'à ce que les États-Unis répliquent aux 300 morts et aux milliers de blessés causés par les
attentats dans les ambassades de Nairobi et de Dar-es-Salaam en août 1998 par un lancer de
missiles de croisière contre les camps d'Oussama ben Laden, les Russes furent donc les alliés
de l'Iran pour lutter contre les taliban. En fait, l'Iran fournit des armes, du carburant et d'autres
ressources, en quantité égale ou supérieure. Face à l'Iran et aux quelque 25 000  soldats de
l'Armée rouge disposés aux frontières se dressaient le Pakistan et l'Arabie Saoudite, créateurs et
bienfaiteurs des taliban.
Pour les soldats russes démoralisés et sous-payés, dont les plus jeunes étaient victimes
d'un impitoyable harcèlement moral et physique de la part de leurs supérieurs, le pire était de
retrouver leurs vieux ennemis les moudjahidin. L'Alliance du Nord était dirigée par Ahmed
Chah Massoud, jadis l'un des plus efficaces meneurs du jihad de la CIA contre les Soviétiques.
Selon la déclaration de James Risen, membre des services secrets américains, dans le New York
Times, « Massoud était le bout pointu du bâton, l'homme vers qui nous allions quand nous
voulions agir contre les Russes ». Mais cette fois, malgré leur colère contre le réseau terroriste
international, ni la CIA ni le gouvernement américain ne soutenaient Massoud dans sa lutte
contre les taliban, qui hébergeaient Ben Laden.
Derrière le nouvel engagement clandestin de la Russie en Afghanistan se cachaient les
intérêts stratégiques de Moscou en Asie centrale, ainsi que les intérêts iraniens, qui recouvrent
en partie ceux de la Russie.
L'Alliance du Nord était le dernier tampon entre les taliban et les républiques d'Asie
centrale. La guerre civile en Afghanistan avait en outre un attrait pour les stratèges de Moscou :
elle empêchait les compagnies pétrolières occidentales de construire des pipelines en territoire
afghan. La Russie craignait enfin que l'islamisme ne se répande hors des frontières de
l'Afghanistan et ne gagne sa sphère d'influence dans les républiques musulmanes gangrenées
par le trafic de drogue et le crime organisé. Les chiites d'Iran, eux, voyaient dans les talibans
sunnites des rivaux et des adversaires. L'Iran et la Russie voulaient tous deux s'assurer que la
plupart des pipelines prévus pour convoyer le pétrole de la Caspienne vers les marchés
mondiaux traverseraient leur territoire. Cela les a poussés à s'opposer, entre autres, aux projets
de la Socal, américaine, visant à construire des pipelines à travers l'Afghanistan.
On mesure à quel point la guerre afghane a affaibli l'Union soviétique quand Ahmed
Chah Massoud reconnaît avoir reçu plus d'équipement des marchands d'armes de la mafia russe
que de l'armée ou du ministère de la Défense. Les services secrets occidentaux savent cela,
mais soutiennent que les gouvernements de Moscou et de Téhéran furent néanmoins impliqués.
L'arsenal en usage en 1998, avions de combat, tanks dernier cri et blindés, nécessitait une
assistance étrangère. Les rebelles de l'Alliance du Nord comme les taliban utilisaient des
surplus d'armes datant de la guerre de 1979-1989. C'est le besoin de pièces détachées,
d'entretien régulier et de formation qui a poussé les deux camps à solliciter l'aide extérieure. À
la fin de Tété 1998, la principale base logistique de l'Alliance du Nord était apparemment située
au Tadjikistan, où 20 000  Russes étaient en garnison et où la volonté de Moscou faisait encore
loi.
Dans leur déploiement, les officiers de l'armée russe durent garder à l'esprit les amères
leçons de la guerre de 1979-1989. Les conflits ethniques avaient déchiré l'Armée rouge avant et
pendant la guerre, et s'étaient prolongés durant la décennie suivante. Lors de l'invasion de
décembre 1979, le haut commandement mobilisa des unités de réserve stationnées près de la
frontière. Au moins deux des premières divisions envoyées à Kaboul par air et par terre étaient
composées de musulmans d'Asie centrale. Pour la plupart des conscrits, c'était la première fois
qu'ils se trouvaient dans une unité de combat ; jusque-là, ils n'avaient manipulé que la pelle et
la pioche pour travailler sur des voies ferrées. Comme le découvrit le premier commandant, le
maréchal Sergeï Sokolov, non seulement les troupes asiatiques manquaient de formation et de
discipline, mais elles n'étaient pas politiquement fiables. Elles partageaient avec les Afghans
qu'elles devaient combattre des liens raciaux, religieux et culturels. Beaucoup parlaient la
même langue. Cela n'améliorait pas leur esprit belliqueux, mais les poussait plutôt à la
collaboration. On voyait les soldats d'Asie centrale donner des munitions, voire des armes, à la
population locale et acheter des corans dans les bazars (dont certains avaient probablement été
imprimés par la CIA en Virginie).
Fin mars 1980, le haut commandement soviétique avait compris son erreur. Il renvoya
chez eux les réservistes musulmans, et dès lors la plupart des troupes envoyées en Afghanistan
furent composées de Russes, d'Ukrainiens ou d'autres Slaves non musulmans, considérés
comme mieux entraînés et plus fiables. Mi-novembre, la mobilisation pour l'Afghanistan se
doubla d'un recrutement pour la Pologne, alors menacée par une occupation soviétique qui
n'arriva jamais. Beaucoup de réservistes ne répondirent jamais à l'appel et ne purent être
localisés. Beaucoup de ceux qui se présentèrent durent être logés sous des tentes. Durant les
froids de l'hiver, d'autres désertèrent et repartirent chez eux, fuyant le harcèlement impitoyable
de leurs supérieurs. Il y eut tant de déserteurs, comme plus tard en Afghanistan, que dans
certains cas les autorités militaires renoncèrent à les poursuivre. À la fin des années 1990,
quand des renforts furent à nouveau envoyés en Asie pour faire face à la menace des taliban, le
nombre annuel de déserteurs se compta en dizaines de milliers.
Tandis que la guerre afghane se terminait, la fracture ethnique de l'Union soviétique se
propagea selon plusieurs axes, l'Afghanistan étant la principale faille. Durant les guerres civiles
qui suivirent la chute du gouvernement communiste de Najibullah et l'entrée des moudjahidin
dans Kaboul en avril 1992, les diverses factions afghanes coopérèrent avec leurs cousins
habitant au nord de la frontière. À l'occasion d'un congrès à Davos, en Suisse, en février 1994,
l'instabilité croissante de l'Asie centrale fut évoquée lors d'entretiens entre Benazir Bhutto et les
présidents turc, ouzbek, kazakh et turkmène - ces trois derniers pays parlent une langue très
proche du turc.
Le président ouzbek, Islam Karimov, répondit à Mme Bhutto que la montée d'un islam
politique militant n'était pas un véritable problème pour la région. Karimov demanda au
Pakistan et aux Nations unies de sauver l'Afghanistan des guerres internes qui le détruisait. Il
décrivit aussi le Pakistan comme l'« instrument » des islamistes. L'Ouzbékistan, de son côté,
entretenait des relations en Afghanistan à la fois avec le général ouzbek Rachid Dostom et avec
Gulbuddin Hekmatyar, Pachtoune radical, créature de la CIA, ennemi du président tadjik
Burhaneddin Rabbani. Les unités ouzbeks combattaient alors aux côtés des troupes russes pour
défendre l'ex-gouvernement communiste du Tadjikistan contre les ex-moudjahidin islamistes
qui menaçaient Douchanbe. Comme me l'a affirmé un diplomate ouzbek en novembre 1994,
l'argent pakistanais et saoudien continuait à soutenir les islamistes dans les ex-républiques
soviétiques et même à l'intérieur de la Fédération russe. Cette tendance se maintint jusqu'en
1998. Les États-Unis se trouvaient face à un choix difficile, puisque leurs alliés pakistanais et
saoudien finançaient les taliban. Tout à coup, ils devinrent, provisoirement du moins, les alliés
de leurs vieux adversaires, la Russie et l'Iran, contre les taliban.
La violence, les brimades, les persécutions ethniques dans les forces armées comme dans
la société civile, tout cela préparait le terrain pour l'explosion du crime organisé et des mafias
qui atteignit la Russie dans les années 1990. La criminalité fut exportée dans le reste du monde,
surtout vers l'Europe et l'Amérique du Nord, où le terme « mafia russe » est devenu presque
aussi familier que le nom d'Al Capone dans les années 1930. Le principal ingrédient était la
culture de la drogue. Comme nous l'avons vu, tout avait commencé avec la contrebande et la
consommation de narcotiques au sein des forces armées durant la guerre en Afghanistan, même
si la culture de la drogue s'enracinait dans un passé plus reculé.
Dans la mythologie soviétique officielle, la drogue n'était un problème qu'en Occident,
même si la littérature gouvernementale faisait parfois allusion à de « vieilles traditions » pour
désigner la consommation d'opium et de haschisch en Asie centrale. On rappelait toujours que
le pavot était cultivé pour un usage « licite » dans l'industrie pharmaceutique. Les pavots
étaient censés être produits dans des fermes collectives, sous la surveillance d'hommes vertueux
et incorruptibles, qui protégeaient autant les champs que la moralité des travailleurs. Il était
également reconnu que certains pavots poussaient dans les jardins d'Ukraine et de Biélorussie
(mais pas en Russie même) afin de parfumer les délicieux gâteaux aux graines de pavot.
Selon Arkady Vaksberg, auteur d'un livre sur la mafia russe, certains experts,
« s'appuyant sur des chiffres indépendants (et donc peut-être plus fiables), confirment qu'en
1990 il n'y avait pas moins de 4 millions de personnes consommant régulièrement de la
drogue » en Russie et que ce nombre était en augmentation constante. À l'époque, la milice et
les douanes soviétiques saisissaient à peine entre 10 et 20 % de la drogue en circulation, soit
environ 30 tonnes au maximum.
En 1997, comme le notèrent les Nations unies et des organismes indépendants, le crime
organisé avait pris le contrôle de l'exportation et du trafic intérieur de la drogue en Russie. Le
retard venait apparemment du fait que les groupes de crime organisé avaient d'abord pillé
l'ancienne économie d'État. Ils avaient vidé les caisses du Parti et des entreprises nationales. Ils
avaient emporté des milliards de dollars et de devises, stockés dans des valises, pour les
blanchir en Suisse, à Londres, à Paris, à Chypre, à New York, etc. Quand le pillage fut terminé,
ils se tournèrent vers le trafic de drogue à grande échelle.
À la fin des années 1990, les principales saisies de drogue en Russie concernaient la
paille de pavot et le haschisch, en transit vers l'ouest de l'Europe, les Pays-Bas en particulier, où
la vente est légale en petites quantités. La Lituanie et l'Estonie reçoivent de petits chargements
par le train, bien qu'en 1996 les douanes baltes se soient mises à intercepter des camions
transportant des containers issus de cargos. Le haschisch arrive en Russie dans des automobiles
personnelles venant du Kazakhstan, du Kirghizistan et du Turkménistan. L'Afghanistan et les
autres pays du croissant d'or envoient leur haschisch par avion, dans le double fond de valises,
sur les vols commerciaux entre la Russie et l'Asie centrale. En 1995, le haschisch était encore
transféré à bord d'avions partant pour Zurich et Genève. Depuis 1996, il arrive dans la région
de Moscou pour être empaqueté et acheminé aux Pays-Bas par la route.
Sur le marché intérieur, en pleine expansion, la concurrence des dealers ukrainiens se fait
de plus en plus sentir. L'opium brut, la morphine base et autres matériaux « bruts », ainsi que
leur transport, sont entre les mains d'un seul groupe d'« hommes d'affaires » qui investissent
dans le commerce de drogue. En Extrême-Orient, la douane russe et le département du SRV (ex-
KGB) spécialisé dans le crime organisé luttent contre les contrebandiers chinois qui distribuent
la drogue sous forme de pilules dans le port de Vladivostok et dans d'autres zones de la côte
pacifique. Ces pilules sont principalement des dérivés de l'éphédrine, qui a de nombreux usages
thérapeutiques, notamment pour les maladies respiratoires. Cette drogue est produite en énorme
quantité dans le nord de la Chine. En Russie, les principales organisations criminelles ont pris
le contrôle du marché intérieur. Même l'aide apportée aux détenus drogués par le gouvernement
et les ONG, consistant à introduire de la drogue dans les prisons, est sous le contrôle de la mafia.
Le LSD et les autres drogues synthétiques sont en hausse. Les services antidrogue, surmenés en
Russie, ont beaucoup de mal à identifier ces substances. En avril 1996, les employés des postes
moscovites ont découvert 500 doses de LSD camouflées dans des albums de timbres. On
pouvait facilement se procurer du LSD et de l'ecstasy dans les boîtes de nuit de Moscou avant la
crise économique de l'été 1998, qui a considérablement réduit la clientèle aisée. Les Azéris qui
vendaient des fruits et des légumes se sont mis à revendre de la drogue dans les rues et sur les
marchés. Les trafiquants originaires d'Asie centrale ont été remplacés à partir de 1997 par les
Africains, des Nigérians en particulier, qui ont établi de solides réseaux de vente d'héroïne et de
cocaïne dans les quartiers étudiants et les résidences universitaires de Moscou.

L'un des aspects les plus tragiques de la drogue en Russie, comme dans le monde
occidental, est sa propagation parmi les enfants, les jeunes filles en particulier. Dans la région
de Saint-Pétersbourg, de 15 à 30 % des écoliers consomment de la drogue, notamment des
champignons hallucinogènes cueillis dans les forêts entourant la ville pour être revendus aux
étudiants des universités. Une autre conséquence, bien connue en Occident, notamment à
travers le développement des drogues intraveineuses, est la propagation du virus du sida. Selon
le professeur Vadim Pokrovsky, du Centre scientifique et méthodologique antisida, un million
de Russes devaient être séropositifs début 1998. Toute la Russie est touchée, même les zones
isolées du nord de la Sibérie.
Dans la Russie post-soviétique, les marchands d'armes, à l'échelle locale ou
internationale, sont étroitement liés aux seigneurs de la drogue. Depuis la fin de la guerre en
Afghanistan, le développement du commerce des armes est étroitement lié aux conflits
régionaux, comme celui de Tchétchénie de 1994-1996, et à la montée du terrorisme.
L'histoire du missile antiaérien Stinger est représentative. Elle renferme une leçon
essentielle pour tout gouvernement qui, comme celui des États-Unis, donne aux mercenaires
l'une de ses armes les plus dangereuses, puis leur apprend à s'en servir.
Les premiers Stinger américains sont arrivés entre les mains des guérilleros afghans
durant l'été 1986. Un premier hélicoptère soviétique fut abattu en septembre. Au cours des dix
mois suivants, les moudjahidin lancèrent près de 190 missiles. Sous la supervision d'abord
vigilante de leurs instructeurs des forces spéciales américaines et en présence de l'ISI
pakistanais, ils atteignirent un taux de réussite de 75 % dans leurs tirs. Bientôt, les pilotes du
gouvernement afghan se mirent à se plaindre que leurs « conseillers » soviétiques ne voulaient
plus les accompagner à bord des hélicoptères. Les guérilleros étaient capables de piéger leurs
ennemis dans plusieurs villes et dans les principaux camps militaires.
Alors que l'enthousiasme des États-Unis montait, le contrôle sur les armes se relâcha.
Comme un agent américain l'a confié au Washington Post, « on les distribuait comme des
sucettes ». Lors du repli soviétique en 1989, la CIA menait déjà des efforts frénétiques pour
racheter les missiles. L'ISI en garda apparemment une bonne quantité. D'après les observateurs,
les commandants locaux auraient vendu leur mère pour les conserver. En Afghanistan, un ex-
officier pakistanais a comparé l'effort de rachat à un « marché au poisson où tout le monde
courait pour essayer d'attraper les Stinger parce que tout le monde y avait intérêt ». Les
missiles, qui coûtaient à l'armée américaine environ 35 000  dollars pièce dans les années 1980,
se vendaient, au début des années 1990, jusqu'à 100 000  dollars au marché noir. La plupart des
commandants afghans ne les auraient lâchés à aucun prix.
Hors d'Afghanistan, le Stinger apparut dans le Golfe durant la guerre Iran-Irak. Le 9
octobre 1987, le Pentagone reconnut que des pièces de rechange pour missiles avaient été
trouvées dans un navire appartenant aux gardes de la révolution iranienne. Les agents du
Pentagone finirent par découvrir qu'en mai 1987 deux aides de Gulbuddin Hekmatyar avaient
vendu seize Stinger aux gardes de la révolution pour environ 1 million de dollars.
Un rapport russe évoqua la saisie par les gardes-frontières iraniens d'un convoi de
camions afghans transportant des Stinger, dont certains devaient être vendus à des officiels
iraniens et dix autres à des trafiquants de drogue désireux d'écarter les hélicoptères qui
cherchaient à observer leur contrebande. Le prix aurait été de 300 000 dollars chacun.
Durant les dernières années de l'administration Bush, la CIA exigea du Congrès 10
millions de dollars pour lancer l'opération MIAS (Missing-in-Action Stingers, « Stinger disparus
au combat »). Mais cette somme était dérisoire. Alors que les ex-républiques soviétiques
commençaient à échapper au contrôle de Moscou et à entrer en guerre les unes contre les autres
(comme l'Azerbaïdjan et l'Arménie), les Stinger atteignaient des prix inouïs.
L'un des premiers drames post-jihad afghan apparut dans le petit État guerrier de
Tchétchénie, membre malgré lui de la Fédération russe et qui souhaitait s'affranchir de la tutelle
de Moscou. D'une superficie d'environ 20 000 km2,  ce pays comptait près de 1,2 million
d'habitants avant sa guerre avec la Russie, dont 280 000  Russes et 735 000  Tchétchènes, l'un
des plus anciens peuples du Caucase. Les Tchétchènes sont surtout sunnites et mènent une
guerre sainte contre le « colonisateur » russe depuis trois siècles, avec quelques interruptions.
Un cinquième de la population est parti en 1858 pour l'Empire ottoman. En 1942, Staline,
méfiant envers les Tchétchènes (comme envers les Tatars de Crimée et les autres non-Russes
qui aspiraient à l'indépendance et sympathisaient avec l'envahisseur allemand dans l'espoir
d'obtenir cette autonomie), fit bombarder les villages montagneux de Tchétchénie par l'Armée
rouge. Les survivants furent déportés vers l'Asie centrale, en particulier les habitants de
Groznyï, la capitale.
Les Tchétchènes, guerriers coiffés de bonnets en peau de mouton, ont coutume de dire à
leurs visiteurs qu'ils aiment leur fusil mieux que leur femme. Ils vouent aux armes une sorte de
culte et s'en servent avec passion contre les animaux ou contre les clans rivaux. Peu après la
déclaration unilatérale d'indépendance en 1991, Mikhaïl Gorbatchev n'ayant pu maintenir
assemblés les fragments de l'empire soviétique, un Tchétchène de vingt-neuf ans, Rossian
Outsiev, arriva à Londres avec plusieurs millions de dollars. Cette somme provenait des
revenus pétroliers de son petit pays (Groznyï était alors la seule capitale du Caucase à avoir son
marchand de Rolls-Royce).
La mission officielle d'Outsiev, que lui avait confiée le président tchétchène, l'ex-général
de l'armée de l'air Joukar Doudaïev, était de faire imprimer des billets de banque, des timbres-
poste et autres attributs propres à une nation indépendante (ou qui s'était proclamée telle, mais
que n'avaient pas même reconnue ses voisins). Outsiev versa 1,1 million de dollars cash pour
son somptueux appartement de Baker Street. Il distribuait de généreux pourboires dans les
restaurants et les casinos. Il louait même des salles de jeu entières pour son usage personnel.
Parfois, lui et son frère Nazerbek, vingt ans, accueillaient plusieurs prostituées dans leur
appartement.
Quelques individus qui avaient Outsiev à l'oeil comprirent bientôt que son véritable
objectif était d'acheter des missiles Stinger, plusieurs centaines si possible, sur le très actif
marché londonien. Ces armes étaient destinées aux Azéris musulmans, en guerre contre
l'Arménie chrétienne pour le territoire litigieux du Nagornyï-Karabakh, entouré d'Azéris mais
peuplé d'Arméniens. Outsiev commit une erreur fatale. Il engagea comme interprète un
Arménien, Gagic Ter-Ogannisiyan. Celui-ci devina vite la vraie mission de son employeur et en
informa les services secrets arméniens. Erevan, la capitale arménienne, sut aussitôt qu'une
menace se préparait pour la petite armée de l'air, dont les appareils étaient fournis (et en partie
pilotés) par les Russes. Il fallait tuer Rossian Outsiev pour bloquer la vente des Stinger. Avec
un tueur arménien, Ter-Ogannisiyan abattit les frères Outsiev dans leur appartement londonien
en février 1983. Ils furent arrêtés; Ter-Ogannisiyan fut inculpé de meurtre et condamné à la
prison à vie.
Un soir de mai 1993, Mme Karen Reed, trente-trois ans, fut abattue alors qu'elle ouvrait
la porte de la maison qu'elle partageait avec sa sœur à Woking, dans le Surrey. La police
britannique conclut que Mme Reed avait été prise pour sa sœur, Alison Ponting, épouse de
l'autre assassin d'Outsiev. Parce que les mafias russe, arménienne, tchétchène, etc. avaient déjà
importé leurs activités à Londres, les deux femmes étaient en liaison avec le commissariat local
et avaient reçu le conseil de n'ouvrir la porte à personne. Cette fois, Mme Reed ouvrit sans se
méfier. La mafia tchétchène avait juré de venger l'assassinat des frères Outsiev.
Alison Ponting travaillait à Bush House, le siège social de la BBC, lorsque sa sœur fut
assassinée. Elle était alors productrice dans les services russe et ukrainien de la BBC et avait
rencontré son mari lors d'un voyage en Arménie en 1988. Avant que son mari soit incarcéré,
Alison Ponting avait déjà reçu des menaces de mort. Elle fut ensuite arrêtée, mais non inculpée,
pour avoir tenté d'importer un flacon de venin de serpent des États-Unis. On supposa que les
deux meurtriers cherchaient les moyens de commettre d'autres crimes ou de se suicider.
Un autre homme, Nikritsch Martirossian, accusé de complicité dans le meurtre des deux
frères tchétchènes, fut retrouvé pendu dans sa cellule alors qu'il attendait son procès. Il avait
déclaré à la police, après ses aveux, que « le KGB » ne lui pardonnerait jamais : « En parlant de
ces meurtres, je signe un arrêt de mort pour ma famille. »
À plus d'un titre, le jihad de 1979-1989 fut responsable d'une décision du président
Eltsine : ne plus ignorer la Tchétchénie comme l'avait fait Gorbatchev, mais au contraire voir en
elle un « État bandit » et en son président, Joukar Doudaïev (qui serait tué par un missile air-sol
assisté par ordinateur), le « Kadhafi du Caucase ». En 1993, les services secrets russes
considéraient que Groznyï alimentait en armes les conflits ethniques en Géorgie et en Abkhazie
jusqu'à la région des Ossètes. Les réseaux criminels internationaux apparus en Tchétchénie
après la Seconde Guerre mondiale résultaient en partie du besoin de survivre d'une population
qui avait survécu à la déportation infligée par Staline. La guerre leur insuffla un dynamisme
nouveau et, à la fin des années 1980, la mafia tchétchène s'était infiltrée non seulement sur le
marché londonien des armes, mais aussi à travers l'Europe continentale et l'Amérique du Nord,
ajoutant la drogue à son domaine d'activité.
Le Kremlin avait bien des raisons de craindre le contrecoup de la guerre afghane en
Tchétchénie. Aussitôt après l'effondrement de l'Union soviétique en 1991, Groznyï devint un
point de transit pour les vétérans « afghans », les Arabes en particulier, en route vers l'Europe et
le Moyen-Orient. Ce rôle nuisit apparemment aux bonnes relations que Doudaïev avait eues
jusque-là avec les bienfaiteurs de la guerre sainte comme l'Arabie Saoudite. Après une visite à
Riyad et une rencontre avec le roi Fahd, Doudaïev accepta de nommer Premier ministre
Shamsuddine Youssef, homme d'affaires jordanien d'origine tchétchène, protégé de la maison
de Séoud. Depuis, les relations entre Riyad et Groznyï se sont refroidies à cause des liens de
Doudaïev avec des groupes pro-iraniens que n'apprécie guère la famille royale saoudienne.
Néanmoins, au nom de la solidarité musulmane, l'Arabie Saoudite a condamné les campagnes
militaires russes menées contre la Tchétchénie.
Au début, beaucoup de Tchétchènes trouvèrent que Doudaïev allait trop loin dans sa
volonté de favoriser les islamistes, en particulier la branche locale des Frères musulmans, le
parti de la Voie islamique. Ils approuvaient l'indépendance vis-à-vis de la Russie, mais ne
voulaient pas voir leur nation devenir une république islamique. À partir d'avril 1992, Groznyï
connut plusieurs crises internes. Après avoir dissous un Parlement rebelle, Doudaïev forma un
nouveau gouvernement, alors que le Parlement proclamait son propre cabinet rival. Finalement,
en décembre 1994, le président Eltsine et ses conseillers perdirent patience. Ils lancèrent une
campagne sanglante pour juguler l'État tchétchène, détrôner Doudaïev et mettre fin à cette
indépendance autoproclamée.
Les enquêteurs américains et russes se demandaient si les vétérans musulmans de la
guerre d'Afghanistan avaient aidé Doudaïev à obtenir des Stinger. Le monde entier faisait des
efforts frénétiques pour s'en procurer. Au début des années 1990, quatre enquêtes américaines
mirent fin à l'achat de Stinger par le cartel de Medellin, l'Iran, L'IRA et les indépendantistes
croates. En Italie, les autorités démantelèrent un autre réseau qui tentait d'envoyer des missiles
en Croatie. En Bosnie-Herzégovine, une enquête peu concluante semble avoir montré qu'un
Stinger avait abattu un avion-cargo italien en 1992. Une sorte de mythologie se développa
autour du Stinger, au point que le missile était accusé chaque fois qu'un avion était abattu dans
une zone de conflit.
Ce qui inquiétait Moscou, ce n'était pourtant pas le mythe, mais la réalité. Des combats
avaient commencé en mai 1993 entre des moudjahidin qui avaient passé la frontière afghane et
les garnisons russes du Tadjikistan. Avec un Stinger, les rebelles tadjiks alliés aux Afghans
abattirent un bombardier Soukhoï-25. En Géorgie, les séparatistes abkhazes abattirent trois
avions de ligne début 1993, faisant 126 morts. Les chefs abkhazes se vantèrent aux journalistes
d'avoir obtenu des Stinger grâce aux militaires russes, sans doute des stocks pris en
Afghanistan. En tout cas, l'industrie de défense russe, tout à fait capable de copier la
technologie étrangère, produisait déjà des répliques assez plausibles.
Les hostilités sérieuses entre Tchétchènes et Russes éclatèrent en décembre 1994. À
Moscou, les adversaires d'Eltsine et de nombreux penseurs dénoncèrent l'engagement dans ce
« nouvel Afghanistan », où leur armée serait prise dans une autre guérilla cauchemardesque
contre un peuple convaincu de lutter pour sa liberté. Il ne fallait pas exclure une autre
possibilité : les Tchétchènes, avec ou sans missiles Stinger et autres armes modernes, seraient
inspirés et peut-être même directement aidés et conseillés par les vétérans « afghans » qui
avaient vaincu l'Armée rouge dans les années 1980. Le haut commandement russe reconnut que
le danger tenait au rôle historique du Caucase en tant que creuset où les explosions ethniques
étaient fréquentes.
L'intervention russe de 1994 hâta 1'« islamisation » du conflit. Celui-ci engendra une
activité terroriste en Tchétchénie même et se répandit dans les régions voisines : Ingouchie,
Daghestan, Ossétie et Russie proprement dite. L'incident le plus spectaculaire fut la prise de
Bouddenovsk, en juin 1995, par les combattants tchétchènes, qui tuèrent une centaine
d'habitants et firent plusieurs centaines de prisonniers. Chamil Basaïev, bras droit de Doudaïev
qui mena la prise de l'hôpital de Bouddenovsk, aurait été formé en Afghanistan par les disciples
de Gulbuddin Hekmatyar.
Moscou soupçonnait l'organisation terroriste antirusse en Tchétchénie d'avoir des liens
avec le Pakistan et l'Arabie Saoudite, même si elle disposait aussi d'armes volées ou vendues
par les militaires russes. Aidés par les Hezbollah iranien et libanais (Doudaïev se rendit au
moins une fois au Liban), les vétérans de la guerre d'Afghanistan et les volontaires iraniens
entrèrent en Tchétchénie en passant par le Daghestan et l'Azerbaïdjan. Faute de pouvoir
s'emparer de la centrale électrique de Kizlyar, au Daghestan, une unité commando tchétchène,
dirigée par Salman Raouïev, marié à une fille ou une nièce de Doudaïev, répéta l'exploit de
Basaïev à Bouddenovsk en s'emparant d'une clinique russe à Pervomaïskoïe. Les 250 partisans
tchétchènes, retranchés dans le village, repoussèrent à plusieurs reprises les attaques des
Spetsnaz. Mikhaïl Barsoukov, chef du Service fédéral de sécurité (FSB) russe en charge des
unités spéciales, admit que les combattants tchétchènes formaient une « unité très sérieuse, très
bien entraînée, très bien préparée », peut-être par l'ISI et la CIA en 1979-1989 ou plus tard par
les nombreuses recrues du jihad.
En août 1995, un porte-parole du FSB signala que des unités provenant d'Afghanistan et
de Jordanie (où réside une importante communauté tchétchène) combattaient aux côtés du
président Joukar Doudaïev. Il y aurait eu alors 300 mercenaires sur un total de 6 000 
guérilleros. Doudaïev avait commencé à recruter des musulmans lors d'un voyage en Turquie, à
Chypre et en Bosnie-Herzégovine. Il reconnut par la suite que les volontaires tchétchènes
avaient participé à la guerre en Bosnie aux côtés des musulmans bosniaques.
La guerre en Tchétchénie, qui se termina en 1996 par le retrait des troupes russes d'un
pays dévasté, suscita l'attention et la sympathie des musulmans. En Turquie, le parti islamiste
de Nemettin Erbakan finança des camps de formation, jusqu'au moment où l'armée turque
mena une opération de répression en 1996-1998. Un groupe de jeunes fascistes turcs, les Loups
gris, fut recruté pour combattre aux côtés des Tchétchènes. Un groupe mené par Muhammed
Tokcan, Abkhaze qui avait combattu avec Chamil Basaïev en Tchétchénie et en Abkhazie,
détourna un ferry sur la mer Noire, l’Avraziya, pour manifester sa solidarité avec la cause
tchétchène. Moscou laissa éclater sa vindicte contre la Turquie, à qui le Kremlin avait souvent
conseillé d'interdire les camps de formation pour extrémistes musulmans sur son territoire - un
grief de plus sur la longue liste de ceux accumulés par des siècles d'inimitié entre les deux pays.
Il y eut plusieurs attaques terroristes contre des cibles russes en Turquie.
En septembre 1999, une vague d'attentats terroristes contre civils et militaires suivit de
près les incursions en Tchétchénie des musulmans rebelles venus du Daghestan voisin. Les
forces fédérales russes repoussèrent cet assaut, mais les attentats avaient fait 292 morts parmi
les civils et un nombre inconnu parmi les militaires, sans parler des centaines de blessés. Le
Kremlin accusa les Tchétchènes ; les généraux et les hommes politiques russes jurèrent de
prendre leur revanche.
L'armée russe lança immédiatement une nouvelle invasion de la Tchétchénie. Les
analystes de Moscou accusaient Oussama ben Laden d'avoir financé et inspiré les rebelles. Les
deux principaux chefs étaient Chamil Basaïev, qui avait pris des civils russes en otages lors du
premier conflit (et qui fut officiellement capturé par les Russes au printemps 2000), et Amir al-
Khattab, acolyte saoudien de Ben Laden. Selon les analystes russes et occidentaux, la
principale influence s'exerçant sur Basaïev et Khattab était celle de l'austère et puissante secte
wahhabite, qui domine l'Arabie Saoudite et qui avait travaillé contre les Russes, en étroite
collaboration avec les services secrets saoudiens, durant la guerre afghane et peut-être encore
après.
La démission du président Eltsine, à qui succéda un ancien officier du KGB, Vladimir
Poutine, au printemps 2000, coïncida avec une nouvelle campagne dispendieuse contre les
rebelles tchétchènes qui avaient humilié la Russie d'Eltsine en 1993-1994. En février 2000,
Groznyï était de nouveau détruite, et la plupart des rebelles s'étaient retirés dans les montagnes
du Sud pour mener une guérilla classique. Le 12 janvier 2000, le colonel Vladimir Krouglov,
officier dans les parachutistes et vétéran de l'Afghanistan, déclara au Daily Telegraph londonien
que les rebelles « utilisent les mêmes méthodes ; ils sont financés par les mêmes gens et
certains de leurs leaders sont les mêmes » qu'en Afghanistan. Le général Gennady Trochev,
relevé de ses fonctions début janvier mais rétabli après la reconquête de Groznyï, dont la
population avait largement rejoint les 500 000 réfugiés dans les misérables camps d'Ingouchie,
affirma que les rebelles « s'approchent, ouvrent le feu, puis se cachent. Et le lendemain matin
ils vous sourient dans la rue. » Mot pour mot, cette phrase aurait pu être tirée du journal d'un
soldat ou d'un correspondant de guerre durant la campagne afghane.
Tandis que la nouvelle guérilla faisait rage dans les montagnes, les États de l'Union
européenne hésitèrent d'abord, puis, en avril 2000, suspendirent le droit de vote de la Russie au
Conseil de l'Europe. Le président Poutine, qui était alors encore un dirigeant populaire menant
une guerre populaire, comprit que le nombre croissant de victimes russes (le défilé de cercueils
et de mutilés que montraient les télévisions étrangères et parfois russes) affaiblissait sa
popularité. La Russie devenait un paria en Occident, elle était honnie par les groupes de
défense des droits de l'homme et par ceux qui, en Europe et au Congrès américain, plaçaient la
démocratie au-dessus des nouvelles concessions commerciales ou financières du FMI et autres
institutions internationales.
Avec ses vallées profondes et ses passes montagneuses, le Caucase a toujours été un
couloir de passage entre l'Orient et l'Occident. Les routes transversales serpentent autour des
sommets, tout comme les voies de commerce et d'invasion entre l'Asie centrale et
l'Afghanistan. En 1941-1944, Adolf Hitler et ses généraux découvrirent à leurs dépens une
vérité bien connue des géographes : ces montagnes sont l'un des plus redoutables obstacles
militaires au monde. La Wehrmacht le comprit lorsqu'elle tenta en vain de sauver les forces
allemandes piégées en Russie et d'atteindre les gisements pétroliers du Moyen-Orient. Ses
barrières montagneuses empêchent la Turquie et l'Iran, la Syrie et l'Irak, de soutenir leurs amis
musulmans dans leurs affrontements avec les Russes et bloquent également toute
communication directe des musulmans d'Asie centrale avec les Turcs, les Iraniens et les
Arabes.
L'aspect ethnique des conflits du Caucase surpasse les enjeux géostratégiques, surtout
depuis l'effondrement de L'URSS. Les inquiétudes du président Eltsine, de ses conseillers et de
leurs alliés au sein de la CEI sont liées à une peur fondamentale, ressuscitée en 1998 par la
menace des taliban : celle d'une offensive islamiste partant de l'Afghanistan et du Tadjikistan
pour déstabiliser toute l'Asie centrale et le Caucase.
Depuis la révolution de Khomeiny en 1979, le KGB est en guerre contre les islamistes,
craignant une contamination par l'Iran. En 1992, après la prise de Kaboul par les moudjahidin,
la plus violente de toutes les guerres civiles de l'ancien empire soviétique éclata au Tadjikistan.
On craignait que l'Ouzbékistan ne soit le « domino » suivant. Les militaires russes redoutaient
les mouvements islamistes en Russie même, avec sa population musulmane de 12 millions de
personnes, dont 800 000 à Moscou en 1992.
En 1994-1996, dans son effort infructueux pour soumettre la Tchétchénie, la Russie
essayait de maintenir la discipline et la cohésion de son armée, héritière de l'Armée rouge. La
survie ou la chute du général Pavel Grachev en tant que ministre de la Défense était aussi en
jeu. Le souvenir des 14 000  tués en Afghanistan hantait ceux qui s'opposaient aux nouvelles
campagnes militaires. Un autre enjeu était la forme constitutionnelle que prendraient la Russie
et son « proche étranger », l'Asie centrale et le Caucase. Les hommes d'Eltsine conçurent et
signèrent en 1992 un nouveau traité censé unir les quatre-vingt-huit régions de la Fédération
russe, certaines étant dirigées par de vieux communistes de la ligne dure. Pour beaucoup, les
libertés accordées étaient insuffisantes. Lors de la rébellion de la Douma contre Eltsine en
octobre 1993, un tiers des dissidents étaient des patrons régionaux.
L'impact immédiat des vétérans de la guerre afghane se fit sentir en Tchétchénie et au
Nagornyï-Karabakh comme au Tadjikistan. À la fin de l'été 1993, Gulbuddin Hekmatyar, jadis
favori de la CIA et de l'ISI, recrutait des mercenaires afghans pour lutter en Azerbaïdjan contre
l'Arménie et ses alliés russes. Les recrues étaient payées l'équivalent d'un dollar par jour, soit un
peu plus que leur « salaire » afghan de 10 à 20 dollars par mois. On leur promettait une prime
de 5 000  dollars s'ils accomplissaient leur contrat. Heidar Aliev, ex-leader communiste azéri, a
confirmé qu'un accord avait été passé avec le Front populaire d'Azerbaïdjan. Aux termes de cet
accord, les Afghans ou les anciens combattants du jihad, à présent indésirables au Pakistan,
pourraient gagner de l'argent en luttant contre les chrétiens arméniens. À cette époque, après
avoir été dans le camp de Saddam Hussein lors de la guerre du Golfe en 1991, Hekmatyar avait
perdu le soutien financier des Saoudiens et ne recevait apparemment rien d'Oussama ben
Laden. Il avait donc besoin de fonds, et cet accord lui permettait de prolonger son rêve
d'« exportation » de la révolution islamiste et de gagner de l'argent en fournissant des
mercenaires aux forces azéries.
Selon les services secrets russes, quelque 1 500  vétérans de la guerre d'Afghanistan
entrèrent en Azerbaïdjan après septembre 1993. Ils jouèrent un rôle important dans la
reconquête de Goradze, ville située au sud-est de Stepanakert, la capitale du Nagornyï-
Karabakh : ils attaquèrent les Arméniens par-derrière le long de la frontière iranienne. À l'été
1994, ils étaient 2 500, la plupart sur le front sud, et grâce à leurs compétences dans le
maniement des armes servaient de troupes d'assaut dans les régions montagneuses. Leurs
opérations étaient coordonnées par une sorte de commandement afghan autonome à Bakou.
Leur présence renforça la propagande de Moscou : la Russie pouvait affirmer qu'elle devait
reprendre le contrôle sur toutes les frontières extérieures des États de la CEI. Après avoir subi
de lourdes pertes humaines dans ses batailles avec les Arméniens, la « brigade afghane » azérie
fut dissoute en 1994. Les combattants passèrent alors au sabotage et au terrorisme.
Ce terrorisme se manifesta par une série d'attentats à Bakou en 1993 et 1994. En février
1993, une bombe explosa à bord du train Kislovodsk-Bakou, faisant 10 morts et 13 blessés.
Une autre, en février 1994, explosa dans le même train alors qu'il entrait dans la gare centrale
de Bakou et fit 3 morts et plus de 20 blessés. D'autres bombes explosèrent dans un tunnel
souterrain (7 morts et 47 blessés) en juillet 1994 et dans d'autres quartiers de la capitale azérie.
En février 1996, un tribunal militaire russe inculpa trois espions arméniens, arrêtés en 1995,
pour avoir organisé les attentats de Bakou. En avril et mai 1996, les autorités azéries arrêtèrent
vingt membres d'un mouvement national lezgin nommé Sadval (« Union »). Les Lezgins sont
un peuple sunnite, influencé par le jihad afghan, dont la patrie est divisée entre le Daghestan
russe et le nord de l'Azerbaïdjan. Comme les Pachtounes d'Afghanistan et du Pakistan, leur but
est d'unifier leur territoire pour former un État indépendant.
Devenu la Mecque des compagnies occidentales désireuses d'exploiter ses énormes
ressources de gaz et de pétrole, l'Azerbaïdjan a aussi eu sa dose de terrorisme
antigouvernemental, en partie organisé par les vétérans « afghans ». Après le démantèlement de
la « brigade afghane », ceux-ci sont passés à la violence contre ceux qui les payaient
auparavant. Il y eut quatre tentatives de coup d'État contre le président Heidar Aliev (octobre
1994, mars 1995, juillet 1995, plus une autre prévue début 1997). On découvrit un complot
visant à faire exploser un pont sur lequel devait passer le président et d'autres projets pour
abattre son avion avec un missile Stinger. Aucune de ces attaques n'a été revendiquée.
La phase aiguë de la guerre entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan pour le Nagornyï-Karabakh
se situa entre 1988 à 1994. Outre l'action directe de la « brigade afghane » du côté azéri, les
actes terroristes perpétrés en Arménie semblent pouvoir être liés aux « afghans ». De 1993 à
1995, par exemple, une série d'attentats dans des trains, sur des voies ferrées et sur des
gazoducs perturba les livraisons de la Géorgie à l'Arménie, qui se poursuivaient en dépit de
l'embargo imposé par l'Azerbaïdjan à l'Arménie. En mai 1995, le gouvernement arménien
qualifia ces attentats d'« actes de terrorisme international » commis par les « agents du
gouvernement azéri ». Le conflit déborda en Géorgie, avec nombre d'attentats, dont plusieurs à
Tbilissi, la capitale, tuant des civils et des enfants.
Les batailles politiques et militaires qui firent suite, au Caucase et en Asie centrale, au
retrait de l'Armée rouge d'Afghanistan finirent par gagner la Russie, tout comme la corruption
au sommet de la hiérarchie militaire. Cela se répandit même dans le commandement soviétique
en Europe, surtout en Allemagne de l'Est. À la fin des années 1990, les généraux russes, jadis
disciplinés et discrets, qui acceptaient sans broncher les ordres de leurs supérieurs politiques,
étaient devenus un groupe contestataire. Ils remettaient souvent en cause les ordres les plus
simples. En décembre 1994, par exemple, deux vice-ministres de la Défense, le général Boris
Gromov et le général Georgy Kondratiev, s'opposèrent aux ordres d'Eltsine et de son Conseil
national de sécurité pour la campagne tchétchène. Gromov déclara même qu'il allait se joindre
à d'autres parents qui refusaient qu'on envoie leurs fils combattre dans le Caucase.
Le plus soumis à la critique était le général placé au sommet de cette armée
potentiellement en révolte : le ministre de la Défense Pavel Grachev, âgé de quarante-huit ans
en 1998. Lors de la tentative de coup d'État contre Eltsine, il commandait les troupes fidèles au
président qui attaquèrent le bâtiment de la Douma, place forte des nationalistes et des ex-
communistes. Lorsqu'une bombe tua un journaliste russe qui étudiait la corruption dans les
forces armées d'Allemagne de l'Est et d'ailleurs, Grachev fut attaqué par les médias. Fin
novembre 1994, quand les hostilités éclatèrent en Tchétchénie, il fut de nouveau attaqué. Un
groupe d'opposition qui cherchait à renverser le président tchétchène fut repoussé par les
partisans de Doudaïev. Certains des prisonniers capturés par les hommes de Doudaïev étaient
des soldats russes déguisés en mercenaires. Le général commandant la division d'élite Katnemir
démissionna pour protester contre la façon dont ses hommes avaient été manipulés. Grachev
affirma d'abord ne rien savoir de cet engagement russe en Tchétchénie ; il cessa de mentir
lorsqu'il devint clair que l'armée de l'air russe avait attaqué.

On retrouve la même insubordination, mais associée à une bonne dose d'intuition


politique et à une nette volonté de succéder à Eltsine, chez le général Alexandre Lebed, l'un des
candidats à l'élection présidentielle de 2000. Lebed avait également commandé un bataillon de
paras en Afghanistan. Il avait été placé à la tête de la XIVe armée russe dans une autre région
difficile, la Transndistrie, en Moldavie, près de la Roumanie. Lebed avouait son admiration
pour le général Pinochet et affirmait faire un meilleur ministre de la Défense que Grachev. Un
sondage révéla que 70 % des militaires moscovites étaient du même avis. Parmi les partisans
déclarés de Lebed figuraient le commandant en chef des forces terrestres, le général Vladimir
Semionov, et le commandant en chef de l'armée de l'air, le général Piotr Denikine. Grachev
perdit tout soutien du fait des rumeurs de corruption parmi les officiers qui avaient servi en
Afghanistan, en Asie centrale et en Europe de l'Est. Lors de l'élection présidentielle de 1996,
Eltsine fut réélu contre son adversaire communiste Gennady Ziouganov et contre Lebed, qui
avait dû, entre-temps, démissionner de l'armée pour avoir critiqué Grachev.
Lebed avait remporté un siège à la Douma en décembre 1995. Sa rhétorique autoritaire et
parfois antioccidentale séduisait les électeurs, et il arriva au second tour de l'élection de 1996
avant d'être battu par Eltsine. Celui-ci renvoya bon nombre de ses aides et conseillers, dont
Grachev, et, en août 1996, confia à Lebed la responsabilité de mettre un terme à la guerre en
Tchétchénie. Lebed partit aussitôt pour Groznyï, où il rencontra les commandants militaires
russes et les leaders séparatistes (Doudaïev venait d'être tué par un missile russe en avril).
Lebed négocia un cessez-le-feu qui incluait un accord afin de reporter à 2001 la décision
définitive sur l'indépendance tchétchène. Eltsine s'inquiéta du prestige croissant de Lebed et le
démit de ses fonctions le 17 octobre 1996. À la tête du Parti républicain russe, Lebed fit
campagne en 1997 et 1998, exigeant la démission d'Eltsine pour raison de santé et à cause de ce
qu'il appelait son alcoolisme et son incapacité à prendre les décisions cruciales. Durant la
nouvelle guerre tchétchène de 1999-2000, après l'arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine,
l'astre de Lebed parut décliner.
Pendant la guerre afghane, l'Armée rouge n'avait pratiquement jamais franchi la limite
qui sépare le mécontentement de la mutinerie ouverte. Sous le drapeau bleu, blanc et rouge de
la Russie d'après-guerre, de nouveaux conflits civils, des campagnes de répression et quelques
véritables affrontements militaires se propagèrent à travers la Fédération russe et l'ex-empire
soviétique. Impayées, parfois affamées, les jeunes recrues désertaient en masse et laissaient
présager des mutineries.
À l'approche du changement de millénaire, alors que les troupes russes affrontaient
l'islamisme militant incarné par les taliban, les leaders du Kremlin cherchaient encore à limiter
les conséquences dramatiques de l'absurde guerre afghane de Leonid Brejnev. Pendant ce
temps, les vétérans arabes et musulmans suscitaient, finançaient et menaient de tout autres
guerres, ethno-religieuses, au nom de l'islam, dans des pays bien éloignés des frontières de la
Russie.

9. LE MAL SE PROPAGE : L'ÉGYPTE ET LE MAGHREB


 

Le 17 novembre 1997, un islamiste égyptien nommé Medhat Muhamad Abdel Rahman,


qui aurait été formé à la guérilla dans les camps afghans, fut responsable, avec cinq acolytes, du
massacre de cinquante-huit touristes étrangers et d'au moins quatre Égyptiens sur les rives du
Nil, à Louxor, en Haute-Égypte. Une vingtaine de survivants furent horriblement mutilés, et
tous les attaquants périrent dans la poursuite et la fusillade qui s'ensuivirent avec la police ou
entre les mains des guides et des villageois furieux. Ce fut un véritable lynchage.
Ces atrocités, sans précédent en Égypte par leur férocité et leur ampleur, entraînèrent
l'effondrement de l'industrie touristique locale pendant au moins un an, privant de leur gagne-
pain des millions d'Égyptiens employés dans le tourisme et l'hôtellerie, les transports et
l'industrie alimentaire, et d'autres secteurs liés à ceux-là. Jusqu'alors, les touristes rapportaient
chaque année plus de 3 milliards de dollars, somme presque équivalente à l'aide économique
versée par les États-Unis aux programmes de développement publics et privés du président
Moubarak. Ce fut aussi un terrible coup pour les investissements étrangers dans le tourisme
égyptien, difficile à quantifier mais incontestable. Par-dessus tout, ce fut une grave atteinte
psychologique pour la société égyptienne, déjà déchirée entre ses traditions de tolérance et la
violence terroriste. Une fois encore, les Égyptiens eurent lieu de s'interroger sur les
conséquences funestes de l'enthousiasme du président Anouar al-Sadate pour l'islamisme et la
guerre sainte en Afghanistan.
Selon les survivants et des journalistes comme Robert Fisk, de l’lndependent, arrivé peu
après l'événement, la tactique employée pour ce massacre rappelle par certains aspects les
éviscérations et égorgements pratiqués dans le cadre du jihad afghan de 1979-1989, méthodes
virtuellement inconnues jusque-là en Égypte.
Le choix du site était significatif à plus d'un titre. Le 12 octobre 1997, ce même temple
de la reine Hatchepsout avait été le théâtre d'une somptueuse représentation d'Aïda de Verdi.
Les places coûtaient entre 200 et 350 dollars, soit plusieurs fois le salaire moyen d'un ouvrier
ou d'un employé égyptien. Le président Moubarak et son épouse étaient en tête de la liste des
invités d'honneur en tenue de soirée, parmi lesquels Sean Connery (alias James Bond), qui
déclara à un journaliste allemand : « Cet endroit est fantastique, absolument sans danger. » Ce
spectacle célébrait, avec un peu de retard, le cent vingt-sixième anniversaire de la première
représentation d’Aïda au Caire, en 1871. En pleine occidentalisation de l'Égypte, le khédive
Ismaïl avait commandé cette œuvre pour marquer l'inauguration du canal de Suez.
Les services secrets avaient averti qu'une sérieuse menace terroriste pesait sur cette
représentation. Leurs avertissements n'avaient pas été diffusés dans les médias, mais les forces
de sécurité avaient veillé à renforcer la présence policière, en uniforme et en civil, et le
spectacle se déroula sans incident. Malheureusement, les précautions ne durèrent pas et les
renforts disparurent aussitôt après. Cet incroyable relâchement poussa le président Moubarak,
venu visiter les lieux le lendemain du carnage, le 18 novembre, à renvoyer son ministre de
l'Intérieur, Hassan Alfi. Il s'ensuivit une série de procès et d'incarcérations de six officiers de la
police égyptienne, tous généraux ou colonels.
L'alerte qui avait précédé la soirée d'opéra n'était pas sans fondements. En 1996 et en
1997, au moins 150 civils avaient été tués par des hommes soupçonnés d'appartenir au al-
Gama'a al-Islamiya et fréquemment dirigés, selon la police égyptienne, par des vétérans de la
guerre afghane. En février 1997, par exemple, dix civils, tous coptes, furent assassinés par
quatre membres du Gama'a qui attaquèrent une église dans le village d'Abu-Qurqas, dans la
province de Minieh. Cela poussa le ministre de l'Intérieur, Hassan Alfi (ensuite disgracié et
remercié), à renouveler ses accusations selon lesquelles l'Iran et le Soudan étaient derrière ces
assauts, ce que les intéressés démentirent avec véhémence. Selon le Jérusalem Post, le 23
décembre 1997, le nouvel ambassadeur américain en Israël, Edward Walker, dit au ministre des
Affaires étrangères David Levy que l'Iran avait téléguidé le massacre de Louxor. Il n'y eut
aucune confirmation.
Le gouvernement du Caire intensifia ses efforts afin de persuader la Grande-Bretagne,
l'Allemagne, la Suisse, les États-Unis et d'autres pays occidentaux d'extrader vers l'Égypte des
militants soupçonnés de terrorisme, dont la plupart avaient trouvé asile en Occident. Une
chambre consultative du Parlement égyptien élabora un document de travail sur les
« dimensions étrangères du terrorisme ». Des mesures strictes devaient être prises contre les
pays hébergeant les terroristes recherchés. Le ministre des Affaires étrangères, Amir Moussa,
réclama de nouveau la tenue d'un congrès international sur la lutte contre le terrorisme. Le
meurtre des coptes à Abu-Qurqas, selon lui, visait « non à provoquer des querelles religieuses,
mais à frapper la sécurité et la stabilité du peuple égyptien ».
La hiérarchie du clergé musulman réagit vivement afin d'étouffer dans l'oeuf toute
querelle religieuse. Le grand cheikh de l'université Al-Azhar, le mufti d'Égypte (plus haute
autorité spirituelle musulmane du pays) et le ministre du Budget religieux, Mahmoud Hamdi
Zakzouki, se rendirent à Abu-Qurqas pour présenter leurs condoléances aux familles des
victimes chrétiennes. Malgré cet effort de conciliation, en mars 1997, treize civils dont neuf
coptes trouvèrent la mort lors de deux attaques séparées à Rezbet-Dawud et à Naga'Hammadi,
villages de la province de Qena, en Haute-Égypte. Mi-septembre, neuf touristes allemands
furent tués lorsque leur autobus fut assailli devant le musée du Caire, derrière l'hôtel Hilton.
En Égypte, depuis que les Officiers libres dirigés par Mohammed Neguib et Gamal
Abdel Nasser ont déposé le roi Farouk et pris le pouvoir en 1952, l'armée est une force décisive
dans la vie politique. Les militaires égyptiens, en particulier durant le soutien enthousiaste
apporté par Sadate à la guerre en Afghanistan, furent obligés de collaborer avec la CIA pour
soutenir l'extrémisme islamique, ce qui pourrait se révéler crucial pour l'avenir de l'Égypte. De
même que s'avère déterminant pour le sort de l'Égypte au xxr siècle le partenariat du Caire avec
Washington, inauguré par Sadate en 1973, lorsqu'il lança une guerre contre Israël et plus tard
demanda au secrétaire d'État Henry Kissinger de l'aider à faire en sorte qu'Israël, alors sous le
choc, renonce à son occupation de la péninsule du Sinaï.
La décision qu'avait prise Nasser de laisser certains des meilleurs éléments de son armée
formée et équipée par les Soviétiques dans le bourbier politique et militaire de la guerre du
Yémen avait rendu possible la victoire écrasante d'Israël sur l'Égypte et la Syrie en juin 1967.
Au sortir de ce conflit, l'Égypte avait quasiment perdu toute son armée de l'air, et ses forces
terrestres étaient décimées. Privée de l'équipement occidental qui donnait à Israël sa supériorité,
et avec seulement un officier sur soixante titulaire d'un diplôme universitaire, l'armée
égyptienne était à son niveau le plus bas depuis la défaite du roi Farouk face au tout jeune État
d'Israël en 1948-1949. Entre 1971 et 1973, et sans le bouclier soviétique dont Sadate se
débarrassa en 1972, les forces armées accomplirent d'impressionnants progrès, qui leur
permirent un succès initial et décisif lors de la guerre de 1973 en franchissant le canal de Suez
et en brisant la ligne de défense d'Israël dans le Sinaï, la fameuse Bar Lev. Les progrès portaient
sur l'équipement (encore soviétique pour l'essentiel), la formation et le niveau d'études. À la fin
des années 1990, les officiers égyptiens considéraient encore la guerre de 1973 comme une
grande victoire, malgré son issue incertaine et l'intervention diplomatique américaine
nécessaire pour libérer l'armée piégée dans le Sinaï après qu'Israël eut franchi à son tour le
canal à la fin d'octobre 1973. Les militaires tiraient une certaine fierté de leur capacité à défier
la supériorité militaire israélienne. Sadate avait ainsi été investi d'une certaine force morale lors
des négociations de paix à Camp David puis à Washington.
Depuis les accords signés entre les États-Unis, l'Égypte et Israël, le Congrès se montre
aussi généreux envers l'Égypte qu'il l'a été envers les moudjahidin dans les années 1980 et vote
une aide militaire annuelle d'environ 1,3 milliard de dollars.
Après qu'une bonne partie du vieux matériel soviétique eut été envoyée aux guérilleros
afghans et une fois que le nouvel équipement américain commença à arriver, des fusils
automatiques aux avions de combat et de transport, les officiers égyptiens furent peu à peu
formés en Europe occidentale et en Amérique, ce qui créa quelques difficultés avec les officiers
plus âgés qui avaient été formés par les Soviétiques. Pour des raisons politiques, notamment le
désir de limiter l'influence des États-Unis dans les forces armées, accusés d'avoir poussé
l'Égypte dans l'aventure afghane, les meilleurs officiers sont souvent mis à l'épreuve sur leur
loyauté envers le gouvernement Moubarak. Il en résulte que les officiers formés aux États-Unis
sont plus rarement promus à des grades supérieurs.
Le président Moubarak détient l'autorité suprême sur une armée de 440 000  hommes,
incluant forces terrestres, aériennes et maritimes. Les conscrits sont environ 80 000  par an ; ils
font généralement trois ans de service actif, puis restent en réserve pendant neuf ans. Moubarak
peut également compter sur une Central Security Force (CSF) paramilitaire de 300 000 hommes.
La CSF fut formée en 1977, après les émeutes liées à la famine qui éclatèrent à la suite de
décision du président Sadate de suspendre momentanément les subventions du gouvernement
aux produits de base : la police ne put alors faire face au soulèvement populaire, que l'armée
dut réprimer. Moubarak a essayé de faire de la CSF une force capable de s'opposer à toute
tentative de subversion ou de mutinerie dans l'armée. En 1986, une rumeur sur le temps que les
conscrits devraient passer dans la CSF suscita une émeute et une purge visant 20 000  radicaux
dans ses rangs. Les forces armées régulières durent être appelées pour mettre fin à toute cette
excitation.
Depuis longtemps, le gouvernement soupçonnait que la CSF était infiltrée par des
éléments extrémistes comme ceux qui, dans l'armée, avaient conspiré en 1981 contre Sadate.
Les survivants avaient fui vers l'Afghanistan.
Quand le général Raouf Khayrat, agent clandestin de la CSF, fut assassiné en 1994, on
pensa qu'il n'avait pu être trahi que par un officier très haut placé. La composition hétérogène
de la CSF et la solde très faible de ses fantassins en faisaient une cible tentante pour les
extrémistes islamistes. 80 % des islamistes arrêtés dans les années 1970 avaient un diplôme
universitaire. Dans les années 1990, le chiffre était tombé à 20%. Les jeunes les plus touchés
par le chômage ou les bas salaires sont particulièrement susceptibles d'accepter l'autorité des
vétérans de la guerre afghane ou d'autres activistes et de devenir des insurgés islamistes. Les
mauvais traitements au sein de la CSF et de l'armée régulière font des soldats des recrues de
choix pour les groupes extrémistes.
L'extrémisme n'a jamais été absent des forces armées égyptiennes. La forme la mieux
organisée en était les Frères musulmans, organisation créée en 1928, en partie responsable du
succès du coup d'État des Officiers libres de Nasser et de Neguib en 1952. Malgré son
importance dans la propagation de l'islamisme dans la société et la culture égyptiennes,
l'organisation des Frères musulmans est aujourd'hui l'une des moins radicales parmi la
cinquantaine de groupes islamistes. L'assassinat du président Sadate par le lieutenant-colonel
Khaled al-lslambuli en octobre 1981 et l'arrivée au pouvoir du vice-président Hosni Moubarak
inaugurèrent une longue période de méfiance entre les autorités civiles et militaires. Après
l'assassinat, l'armée tenta de se défaire de ses éléments extrémistes, y compris les officiers des
forces spéciales qui avaient formé les volontaires pour l'Afghanistan du temps de Sadate et
avaient assimilé un peu de l'idéologie islamiste des moudjahidin. Cependant, la conscription fit
bientôt apparaître de nouvelles recrues islamistes, puisqu'elle portait surtout sur les membres
des classes les plus pauvres. Dès que ces indésirables sont identifiés, ils sont chassés, et le
gouvernement pousse sa chasse aux sorcières jusqu'à exclure de la conscription la famille des
suspects.
En août 1993, peu après le début d'une activité terroriste intensive, deux élèves d'une
école militaire et un réserviste furent jugés, avec cinquante civils membres de l'Avant-Garde du
nouveau jihad, groupe tenu pour responsable d'une tentative d'attentat à la bombe contre le
ministre de l'Intérieur. L'Avant-Garde regroupe d'anciens membres d'al-Jihad, dont certains sont
partis pour Peshawar ou l'Afghanistan après l'assassinat de Sadate. Beaucoup sont revenus,
avec l'aide d'Oussama ben Laden, afin de reprendre le combat visant à transformer l'Égypte en
théocratie islamique en prenant le contrôle des forces armées.
Durant les années 1990, l'opposition monta contre le président Moubarak, leader
incorruptible mais souvent accusé de tolérer la corruption dans son entourage. En novembre
1993, la CSF découvrit un complot d'assassinat contre lui après avoir arrêté un membre du al-
Gama'a al-Islamiya lors d'un raid. Celui-ci reconnut que le groupe se préparait à attaquer
l'avion du président à l'aéroport de Sudu-Baranni ; il visait également l'une des résidences de
Moubarak, où devait avoir lieu une rencontre avec l'homme d'État libyen Kadhafi. Plusieurs
membres du groupe, dont deux soldats, furent condamnés à mort lors d'un procès militaire
secret et fusillés peu après par un peloton d'exécution.
Dans les milieux civils et militaires, plusieurs voix se sont élevées pour signaler que le
gouvernement pourrait corriger beaucoup d'injustices sociales et économiques en respectant de
plus près la loi islamique. Voici ce que déclara le général Saduddin al-Shazli, héros de la guerre
de 1973, mais qui fut en désaccord avec le président Sadate quand celui-ci refusa de lancer une
réelle offensive contre Israël dans le Sinaï au début du conflit, alors que les Égyptiens avaient
l'initiative : « Si les groupes islamiques demandent la mise en place de la charia, ce n'est pas un
crime. Le gouvernement doit répondre à ces attentes parce qu'il ne s'agit pas seulement des
exigences des groupes islamiques, mais d'une grande partie de la population. »
Beaucoup d'Égyptiens jugèrent prophétiques les remarques de Shazli, qu'il formula après
avoir passé trois ans en prison pour avoir divulgué dans son autobiographie des secrets officiels
sur la guerre de 1967. Selon lui, malgré l'escalade de la répression, le gouvernement ne pourrait
gagner une guerre sur le terrain de la religion. Pour combattre ce type de raisonnement, le
régime Moubarak fait en sorte que les civils accusés d'activités terroristes soient jugés dans des
tribunaux militaires, qui travaillent plus vite que les tribunaux civils. Le président garde le
pouvoir de confirmer ou de commuer les condamnations à mort. Depuis 1992, beaucoup de
peines très lourdes, repérées par Amnesty International et d'autres organismes, ont été
prononcées. Les avocats chargés de la défense ont à peine le droit de rencontrer leurs clients et
ont très peu de temps pour préparer leur réponse aux accusations de terrorisme, longues et
détaillées.
Dans son rapport de 1998, Amnesty International reprend les soupçons de tortures, de
procès arbitraires et de recours à la peine de mort déjà présents dans ses rapports antérieurs au
cours des années 1990. « Des milliers de détenus continuent à être incarcérés dans des
conditions cruelles, inhumaines ou dégradantes. » Le rapport décrit le manque de soins
médicaux et la « disparition » de prisonniers qu'on n'a jamais revus après leur arrestation. « La
peine de mort continue à être utilisée très largement. » Au moins 55 personnes furent
condamnées à mort en 1997, dont quatre par contumace. Treize d'entre elles étaient des civils
jugés dans des tribunaux, deux par contumace, après des procès bâclés ; cinq autres, dont deux
par contumace, furent condamnées par le Tribunal suprême d'urgence, qui ne permet aucun
appel. En octobre, quatre personnes furent exécutées. Elles avaient été condamnées à mort par
un tribunal militaire en janvier. Les 19 accusés (18 Égyptiens et un Palestinien), tous membres
supposés d'al- Gama'a al-Islamiya, étaient soupçonnés d'avoir placé une bombe dans deux
cinémas et d'avoir tué un officier de sécurité.
En 1995, alors que les Frères musulmans étaient tenus, à tort ou à raison, pour
responsables des actions de la plupart des vétérans dissidents de la guerre d'Afghanistan, la
tentative visant à les mettre hors la loi entraîna une grave crise politique. Les membres de
l'organisation, dont de nombreux avocats et médecins respectés, furent arrêtés pour
« conspiration contre le gouvernement et violation de la Constitution », malgré le manque de
preuves. Les commentateurs comparèrent cette évolution à la situation en Algérie, où la
répression menée contre le FIS aggravait la révolte politique et la violence de masse. Le 23
novembre 1995, 54 membres de l'organisation des Frères musulmans furent condamnés à trois
ou cinq ans de prison, parfois aux travaux forcés, pour avoir « appartenu à une organisation
illégale et propagé ses objectifs ». Après la fermeture du quartier général des Frères musulmans
au Caire, la plupart des membres et sympathisants devinrent encore plus militants dans leur
action, et l'organisation, officiellement non violente, prit de sérieux contacts avec les groupes
extrémistes. Lorsque eut lieu l'attentat de l'été 1995 contre le président Moubarak à Addis-
Abeba, en Éthiopie, le gouvernement accusa les membres d'Al-Jihad, dont certains auraient
trouvé refuge au Soudan à l'époque où Ben Laden habitait Khartoum et travaillait avec
l'islamiste Hassan el-Tourabi. Cette question est restée une plaie ouverte entre l'Égypte et le
Soudan.
Le 4 juillet 1995, un analyste du New York Times affirma que « l'autocratie militaire
corrompue du Caire, entrée dans sa cinquième décennie, n'offre plus aucun espoir de
démocratie ou de vie meilleure pour les millions de paysans égyptiens désespérément
pauvres ». Dans ces conditions, qui ne font que se détériorer, l'islamisme militant qu'a favorisé
la guerre en Afghanistan tentera impitoyablement d'exploiter cette vulnérabilité. C'est un
problème sur lequel doivent se pencher les dirigeants occidentaux et égyptiens.
Avant de quitter l'Égypte pour étudier les conséquences du jihad afghan au Maghreb, il
faut signaler l'islamisation progressive de la société civile égyptienne, autre phénomène post-
Sadate. En mai 1993, alors que l'offensive terroriste prenait de l'ampleur, une sorte de contre-
révolution culturelle commençait également. Nasr Hamed Abu Zeid, professeur d'études
islamiques qui se rendait chaque jour à l'université du Caire au volant de sa vieille Coccinelle,
fut stupéfait de lire un matin dans son journal qu'il était accusé d'apostasie. Abdul-Sabour
Shahin, professeur de linguistique et religieux éminent, avait porté l'accusation devant un
tribunal de Gizeh, l'un des grands quartiers du Caire, où se trouvent notamment les pyramides.
On reprochait à Abu Zeid d'avoir abandonné sa foi et de critiquer dans ses écrits les croyances
« rétrogrades » des islamistes égyptiens.
Comme les tribunaux de la charia avaient été abolis par le régime militaire de Nasser, le
droit égyptien, sauf le droit familial, était en grande partie fondé sur des principes laïques.
Beaucoup remontaient aux lois imitées du code Napoléon introduites au début du XIXc siècle
par Méhémet Ali à la suite de la brève occupation française. Lors d'un premier procès, le
tribunal de Gizeh rejeta la demande de l'accusation qui voulait obliger Abu Zeid à divorcer de
son épouse, Ebtehal Younès, femme instruite, ayant beaucoup voyagé, fille de diplomate et de
quinze ans la cadette de son mari. Mais, lors d'un second procès, en juin 1995, un juge islamiste
déclara que les écrits d'Abu Zeid prouvaient qu'il était apostat. Il avait donc perdu le droit d'être
marié à une musulmane. En quelques heures, un fax arriva dans les agences de presse
étrangères : depuis la Suisse, Al-Jihad ordonnait la mort d'Abu Zeid. Six jours plus tard,
plusieurs érudits d'Al-Azhar demandèrent au gouvernement d'exécuter Abu Zeid s'il ne se
repentait pas. Le 26 juillet 1995, Abu Zeid et sa femme s'envolèrent pour l'université de Leyde,
aux Pays-Bas, où ils avaient décidé de s'établir, craignant pour leur vie (mais sans la publicité
entourant Salman Rushdie, victime d'une fatwa, ou décret religieux, le condamnant à mort
lancée par l'ayatollah Khomeiny).
Un autre cas célèbre est celui de Youssef Chahine, cinéaste très estimé dans le monde
arabe et dont les films ont également été récompensés en Occident. Il fut menacé de poursuites
pour un film traitant de manière allégorique des persécutions subies par l'érudit islamique du
xir siècle Ibn Rachid, connu en Occident sous le nom d'Averroès. Chahine, qui avait reçu en
1977 une palme d'or à Cannes pour l'ensemble de son œuvre, déclara qu'il n'avait jamais, en
quarante ans de travail dans le cinéma égyptien, connu quoi que ce soit de semblable au
maccarthysme intellectuel des islamistes.

En Algérie, le président Chadli Bendjedid, ex-général comme son prédécesseur Houari


Boumedienne, mais qui contrairement à Boumedienne était diplômé de l'université Al-Azhar
du Caire, essaya d'utiliser la crise pour imposer à son pays des réformes depuis longtemps
nécessaires. Beaucoup d'Algériens pensent qu'il commit une erreur fatale en légalisant le FIS,
qu'il croyait pouvoir inclure dans un gouvernement de coalition auquel participeraient aussi
l'armée et le FLN. Le 26 décembre 1991, utilisant son réseau de mosquées et d'organismes
caritatifs, avec l'appui de vétérans du jihad afghan, le FIS remporta 189 sièges lors du premier
tour des élections au Parlement. En janvier 1992, les militaires intervinrent pour annuler le
second tour, puis imposèrent la loi martiale en février.
L'Algérie commença bientôt sa tragique descente dans l'abîme de la terreur, de la
violence et de la destruction. Les vétérans qui avaient combattu en Afghanistan revinrent peu à
peu. Certains rapportaient les manuels de formation de la CIA utilisés par l'ISI pakistanais. Les
instructions étaient déjà appliquées par les terroristes islamistes en Égypte, en particulier pour
l'assassinat des policiers et des juges. C'est ce qui se mit à arriver en Algérie : fin 1992, on en
était à dix policiers abattus chaque jour. Les procès militaires étaient relatés par les agences de
presse officielles, comme en Égypte. De même pour les individus arrêtés ou tués par la police,
ou ceux qui disparaissaient ou mouraient mystérieusement durant leur détention. Tous étaient
appelés « terroristes », qu'ils aient été jugés ou non. Ni les Égyptiens ni les Algériens
n'appréciaient ces comparaisons entre les deux pays. Les journalistes étrangers et les défenseurs
des droits de l'homme étaient indésirables.
Pour les journalistes qui avaient couvert la guerre d'Algérie, les comparaisons étaient
inévitables. Ce qui se passe en Algérie depuis 1992 (et qui fait écho à beaucoup d'événements
similaires en Égypte) reproduit de nombreux aspects de la guerre d'indépendance contre la
France. La nouvelle guerre barbare qui oppose les islamistes à l'ordre militaire n'a pas été
causée par le retour des « afghans » algériens, mais a été aggravée et accélérée par eux.
L'identité musulmane algérienne avait été écrasée et presque anéantie durant les
générations de l'« Algérie française », expression traduisant la fiction administrative selon
laquelle l'Algérie était une province de la France métropolitaine. C'est cette identité que les
extrémistes islamistes des années 1990 tentèrent de ressusciter pour imposer un État totalitaire
sans rapport avec ce qui avait pu exister dans le pays. Les nationalistes, du début du xxe siècle
jusqu'à la révolution de 1954-1962, s'intéressaient surtout à l'égalité juridique ; ils voulaient
devenir de vrais Français, dotés des mêmes droits que leurs compatriotes de l'autre côté de la
Méditerranée. Jusqu'à la victoire du FLN et l'indépendance de 1962, il n'y avait qu'une façon,
pour un Algérien, d'échapper au statut colonial humiliant d'indigène, qu'il appartienne à la
majorité arabe ou qu'il soit issu de la communauté berbère ou de la minorité juive (il existait
aussi quelques Berbères chrétiens, convertis dans les orphelinats catholiques) : il fallait se faire
naturaliser français, selon les termes du décret Crémieux de 1894. Des millions d'Algériens
choisirent cette solution et émigrèrent en France au cours du xxe siècle.
Les origines de la catastrophe algérienne se trouvent aussi dans l'oblitération
systématique de la culture musulmane dans le passé colonial, élément qu'ont exploité les
nouveaux islamistes des années 1980 et 1990. En 1901, seuls 3,8% des enfants algériens étaient
scolarisés, contre 84% des enfants de colons. L'instruction était obligatoire en Algérie, mais les
musulmans se méfiaient des écoles françaises. Les parents algériens croyaient que les
enseignants français étaient des fanatiques, comme les pères blancs du cardinal Lavigerie qui,
dans les montagnes de la Kabylie berbère, cherchèrent à convertir leurs élèves (et y parvinrent
avec de nombreux orphelins).
Aux yeux des intellectuels musulmans, la minorité francisée ou « évoluée » était
suspecte. Dans les années 1920 apparut un mouvement nationaliste à travers toute l'Afrique du
Nord « française » (le parti Destour en Tunisie, l'Istiqlal au Maroc et l'Étoile nord-africaine
fondée par les Algériens de France en 1924). Les oulémas conservateurs considéraient les
Arabes « évolués », instruits à l'européenne, comme les collaborateurs du régime colonial.
C'était exactement ce que les Français voulaient qu'ils soient.
Les écoles secondaires musulmanes, les madrasas, commencèrent à jouer un rôle central
dans la réflexion nationaliste arabe. Elles étaient le noyau de la résistance politique, un peu
comme les écoles religieuses du Pakistan, d'Afghanistan et d'autres pays musulmans. Pourtant,
puisqu'elles étaient censées former des fonctionnaires « loyaux », l'administration française les
protégeait des attaques des colons. Les villes où étaient situées les principales madrasas (Alger,
Oran, Constantine et Médéa) devinrent des centres de la pensée islamique, puis du
nationalisme. Ce mouvement continua jusqu'à la guerre d'indépendance.
Après 1962, le nationalisme laïque céda peu à peu devant l'islamisme, et les écoles
devinrent des centres du militantisme. Ce n'est donc pas un hasard si, par exemple, Médéa
devint en 1994 un centre d'opérations pour les guérilleros du FIS et du GIA, plus violent, anti-
étranger et antichrétien.
Le rôle central des mercenaires musulmans de la CIA, dont 2 000  Algériens, dans la
guerre afghane de 1979-1989 renvoie à l'usage par la France de troupes algériennes dans ses
propres guerres. La société algérienne en fut déchirée à partir de la guerre franco-prussienne de
1870. Des Algériens, des Tunisiens et des Marocains combattirent en Europe durant la Seconde
Guerre mondiale. En Indochine, les soldats algériens apprirent les tactiques de l'un des
meilleurs commandants guérilleros, le général Vo Nguyen Giap. À ces leçons, les vétérans
formés par la CIA et l'ISI ajoutèrent leurs propres raffinements dans la cruauté et la sauvagerie
du GIA, de l'Armée islamique de salut (AÏS), branche « militaire » du FIS, et d'autres groupes plus
petits. Ils participèrent à l'offensive contre l'armée et le gouvernement qui, en 1992, anéantirent
l'espoir des islamistes d'un accès légitime au pouvoir par des élections libres.
Certains historiens, français pour la plupart, ont contesté le rôle de l'islam et de son
expression politique dans les luttes anticoloniales, pour souligner l'importance du marxisme et
des concepts socialistes en Algérie. Le facteur islamique fut pourtant toujours présent. Sa force
fut rarement reconnue, et cela explique l'impuissance de la société algérienne et des
observateurs occidentaux qui ont essayé de comprendre la violence du nouveau soulèvement
islamiste à partir de 1992.
Les Ottomans installèrent leur régime colonial en Algérie à partir de 1529. Très tôt, la
France se mit à commercer avec la régence d'Alger et parvint à rester en bonnes relations avec
la Sublime Porte. La France achetait le cuir, le corail et les céréales à crédit. Un jour où les
marchands tardaient à payer, le dey Hussein frappa le consul français avec son chasse-mouches.
Paris envoya la flotte bombarder et occuper Alger le 3 juillet 1830. Hussein s'enfuit en Italie et
ses janissaires s'embarquèrent pour la Turquie. Les nouveaux colons français, qui se lancèrent à
la conquête de ces plaines et de ces collines « utiles » pour l'agriculture, au nord des montagnes
de l'Atlas et du Sahara, découvrirent une population de 3 millions d'âmes répartie en tribus qui
pouvaient être manipulées pour accentuer leurs divisions. La France déclara qu'il n'existait pas
« un peuple algérien », mais une mosaïque de clans rivaux.
Avec l'aide des religieux musulmans, l'émir Abd el-Kader, chef guerrier d'une
remarquable intelligence, organisa dans l'ouest du pays une résistance armée aux Français. Ses
hommes menèrent un combat opiniâtre, mais ne purent jamais obtenir le soutien du sultan du
Maroc (qui avait toujours échappé à la domination turque), ni des Berbères de Kabylie. En
1847, Abd el-Kader se rendit personnellement au duc d'Aumale. Emprisonné à Amboise, il put
choisir la Syrie, autre possession ottomane, pour son exil. Il devint un personnage légendaire en
Syrie et au Liban pour avoir mis fin à la guerre civile qui opposait les Druzes et les chrétiens
maronites, sauvant ainsi la vie de milliers de personnes. En Algérie, la colonisation se
poursuivit résolument afin de contrôler les meilleures terres et les riches gisements de minerais.
En novembre 1942, les troupes américaines, britanniques et, dans une moindre mesure,
les Forces françaises libres envahirent l'Afrique du Nord dans le cadre de l'opération Torche,
épisode majeur de la Seconde Guerre mondiale. Les Alliés remplacèrent le régime de Vichy et
luttèrent contre les Allemands et les Italiens en Tunisie et en Libye. Ces événements eurent une
forte influence sur les jeunes Algériens qui mèneraient plus tard le FLN dans sa guerre
anticoloniale. Un soulèvement important éclata en 1945 dans la région de Constantine, au cours
duquel l'armée française tua des centaines, peut-être des milliers d'Algériens. De toute
évidence, l'autodétermination vaguement promise par le président Roosevelt, Churchill et la
France libre lors de la conférence de Casablanca ne concernait ni l'Algérie ni les protectorats
français au Maroc et en Tunisie.
En 1954 s'engagea la lutte pour l'indépendance, qui serait fêtée le 3 juillet 1962,
exactement cent trente-deux ans après la première expédition coloniale française à Alger. La
guerre avait fait un million de morts, algériens pour les trois quarts. Quelque 2 055 000 
personnes, soit un Algérien sur quatre, avaient été placées par l'armée française dans des
« camps de regroupement », où les conditions de vie étaient déplorables. Ce fut la dernière fois
où les Français arrachèrent les Algériens à leurs terres. En 1962, un million de pieds-noirs
partirent pour la France, où très peu d'entre eux étaient nés. Rares sont ceux qui connaissent
l'existence des 50 000  harkis, ces mercenaires musulmans qui avaient combattu pour l'armée
française et dont beaucoup se firent trancher la gorge pour avoir « trahi ». L'émigration
musulmane vers la France doubla, passant à un million de personnes par an. Les Algériens
désertèrent les campagnes pour aller s'installer en masse dans les villes et leurs banlieues,
créant d'immenses bidonvilles. Les zones marginales, où avaient vécu les « pauvres Blancs »,
devinrent des taudis peuplés de musulmans.
C'est de ces zones que parvint l'essentiel du personnel de la révolte islamiste commencée
en 1992. Parmi les principales raisons de cette rébellion, les gouvernements du FLN, parti
unique toujours lié à une armée puissante, avaient été incapables d'offrir aux Algériens une vie
meilleure. Il y avait eu trois mandats présidentiels : Ahmed ben Bella (1962-1964), le colonel
Houari Boumedienne (1964-1978) et le colonel Chadli Bendjedid (1978-1992), avant les
élections annulées et le soulèvement islamiste. Aucun de ces régimes n'avait été à la hauteur
des promesses faites durant la révolution : liberté religieuse et égalité des droits accordés aux
femmes.
À partir du soulèvement de 1954 dans les Aurès, les « chefs historiques » de la
révolution, fondateurs de l'État en 1962, firent preuve d'une étrange schizophrénie en matière
de religion. Dans toutes leurs déclarations publiques, comme la charte révolutionnaire de mai
1956, les leaders du FLN proclamaient solennellement : « L'Algérie, consciente de sa vocation
économique, culturelle et politique, sera une démocratie qui admettra la diversité des races, des
religions et des opinions. » En même temps, la propagande du FLN, en particulier celle destinée
aux États arabes et musulmans, se mit d'emblée à parler de jihad, de guerre sainte, tout comme
le feront les moudjahidin afghans et leurs recrues. Le journal officiel du FLN, rédigé et édité à
Tunis, au Caire et parfois à Rabat, s'appelait Al-Moujahid. Publié en français et en arabe, il
glorifiait, surtout dans sa version arabe, la « culture nationale islamique » de l'Algérie et le
« besoin d'accomplir l'unité nord-africaine à l'intérieur de son cadre naturel arabo-musulman ».
Il n'était guère question des femmes, sauf dans de vagues déclarations assurant « nos soeurs qui
combattent à nos côtés » de leur égalité.
À la même époque, les diplomates du FLN, comme Mohammed Yazid, marié à une New-
Yorkaise et qui avait passé des années à plaider la cause de l'Algérie aux Nations unies,
faisaient de leur mieux pour rassurer les minorités chrétienne et juive : la guerre
d'indépendance n'était ni un jihad ni un mouvement « hors la loi » comme l'affirmaient le
gouvernement et les journaux français (pour désigner les guérilleros d'Algérie, du Maroc ou de
Tunisie, la presse française des années 1950 utilisait le terme nord-africain de fellagha,
« bandits »). En 1956, juste avant qu'une campagne de terrorisme urbain à Alger soit étouffée
par le recours à la torture, le FLN déclarait dans une « Lettre ouverte aux Français » qu'il n'avait
« aucun rapport avec le fanatisme religieux musulman désireux de ressusciter un vaste empire
arabe conquérant ».
Durant les huit années de conflit, l'islam joua un grand rôle, bien que cela n'ait pas été
perçu des Occidentaux. Les mosquées se remplirent à partir de 1955, surtout dans les régions
rurales. Les autorités françaises interdisaient les journaux et les écrits en provenance du reste
du monde arabe. Des millions d'Algériens se mirent à s'intéresser à leur langue négligée en
écoutant les radios du Caire, de Damas, etc. Les émissions officielles en arabe et en berbère
réalisées par les autorités françaises n'attiraient guère d'auditeurs. La télévision algérienne
proposée par les Français en 1960-1962 eut plus de succès, mais seulement parmi la minorité
très réduite (quelques centaines de personnes) qui avait les moyens de s'acheter un téléviseur.
Les mosquées, auxquelles les informateurs de la police n'avaient pas toujours accès, devinrent
des centres d'information et de propagande pour la cause révolutionnaire, tout comme elles le
seraient lors de l'insurrection islamiste des années 1990.
En ce qui concerne l'éducation, l'Association des oulémas d'Algérie réussit à ouvrir
quelques nouvelles écoles au début de la guerre, comme le collège Dar-al-Hadit à Tlemcen,
centre religieux historique. L'enseignement y commença en 1956. L'arrivée au pouvoir du
général de Gaulle en 1958 et les premières démarches, d'abord secrètes, en vue d'une paix
négociée entre la France et le FLN n'entraînèrent aucune modification de la politique de
restriction en matière de financement des mosquées. En 1961, un responsable français me dit
que les religieux musulmans « font semblant de se tenir à l'écart de la politique, mais sont en
fait au cœur de la rébellion ».
Le khutba ou sermon politique, généralement prononcé le vendredi, était interdit avant
l'indépendance ; il revint en force dans les années 1990, surtout après le début de la nouvelle
guerre civile, quand d'anciens combattants du jihad, souvent en costume afghan, se pressaient
dans les mosquées pour entendre des prêtres portant la même tenue. Durant la guerre, le FLN
avait assassiné des membres de la hiérarchie religieuse soupçonnés de collaborer avec
l'administration française. Une fois encore, cet élément réapparut dans les années 1990 : les
volontaires algériens qui avaient participé au jihad afghan avaient vu comment les moudjahidin
tuaient les prêtres accusés de travailler avec le gouvernement communiste afghan et donc avec
les Soviétiques. De même, le Hamas palestinien, dont certains leaders étaient des vétérans
« afghans », tuaient les religieux soupçonnés de coopération avec l'occupant israélien en
Cisjordanie et à Gaza. Cette tendance s'intensifia à partir de 1987 lorsque éclata l'Intifada
palestinienne.
Le FIS, premier aimant politique qui attira les vétérans « afghans » à leur retour, fut créé
dans la mosquée de Bab-el-Oued, quartier pauvre d'Alger, sous la supervision de l'imam Ali
Belhadj, qui en devint le numéro deux. Le chef était le cheikh Abbas Madani, qui passa douze
mois en prison dans les années 1980 pour avoir dénoncé le FLN comme « anti-islamique ». Les
deux leaders travaillaient en tandem : Madani fournissait l'appui intellectuel, tandis que Belhadj
prêchait des sermons populistes enflammés. Belhadj défendait des vues généralement plus
extrémistes. Le FIS était le résultat de la fusion de quatre petits groupes islamiques. Fait
significatif, l'un d'entre eux était l'antenne locale du Tablighi Jamaat, mouvement asiatique pan-
islamique, dont nous avons déjà vu le rôle dans le recrutement de jeunes Nord-Africains pour
une « instruction religieuse » au Pakistan, qui débouchait souvent sur une formation militaire
pour le jihad afghan de la CIA. Les propagandistes du Tabligh s'adressaient particulièrement aux
jeunes ouvriers et chômeurs algériens pour propager leur message : l'adhésion à un islam strict
et puritain était le seul espoir de l'Algérie.
Le financement du FIS, qui venait initialement d'Arabie Saoudite, commença à décliner
fin 1990, avant de disparaître pour être remplacé, selon les autorités algériennes, par les
largesses d'Oussama ben Laden, qui facilitait le retour des vétérans « afghans » grâce à de faux
papiers et parfois à des contrats de travail dans ses entreprises. L'aide officielle saoudienne
s'interrompit en partie parce que le gouvernement de Riyad n'apprécia guère que Madani se
rende à Bagdad après l'invasion du Koweït par l'Irak en août 1990. Il y avait rencontré Saddam
Hussein et annoncé son soutien pour défendre l'Irak de toute « agression ».
John-Thor Dahlburg, correspondant du Los Angeles Times, a travaillé en Algérie avant
qu'il devienne difficile d'obtenir des visas du gouvernement militaire et trop risqué pour les
journalistes d'y exercer leur métier. Il a décrit le début du soulèvement armé à Guemar, oasis
bordée de palmiers, près de la frontière tunisienne, le 29 novembre 1991. Un chef barbu et
dégingandé, stéréotype de l'islamiste, mena l'attaqua sur la caserne des gardes-frontière. C'était
Aissa Messaoudi, connu sous le nom de Tayeb al-Afghani. Il était devenu membre actif du FIS
après son retour d'Afghanistan. Tayeb et ses hommes surprirent les jeunes gardes dans leur
sommeil. Usant de la tactique employée contre les Russes en Afghanistan, ils charcutèrent leurs
victimes à coups de couteau et de sabre. Certains furent brûlés au chalumeau. Les attaquants
prirent une trentaine d'armes et s'enfuirent dans le désert. L'armée algérienne les retrouva
bientôt et les arrêta. Tayeb fut jugé par un tribunal militaire à Ouargla, ville du Sahara. 11 fut
fusillé par un peloton d'exécution.
De nombreux observateurs considèrent la boucherie de Guemar comme l'acte de
naissance du GIA, qui deviendrait bientôt la plus barbare des bandes ravageant l'Algérie rurale
ainsi que certaines villes. Les dirigeants du GIA étaient à l'origine aussi bien des « afghans »
comme Tayeb que des hommes plus âgés comme Larbi Bouyali, tué lors d'un affrontement
avec l'armée, qui avait combattu contre les Français durant la guerre d'indépendance. Au cours
des trois dernières années de la guerre afghane (1986-1989), l'ambassade du Pakistan à Alger
délivra 2 800  visas pour des ressortissants algériens, recrutés pour la plupart par le Tabligh.
Entre 600 et 1 000  Algériens revinrent avec l'expérience du combat en Afghanistan, soit
officiellement avec l'aide de Ben Laden ou de partisans « privés » du jihad, soit
clandestinement à travers le désert marocain ou tunisien ou par les montagnes. Le sociologue
Mahfoud Bennoune affirme sans ambages que « le noyau du mouvement terroriste en Algérie
avait appris le combat en Afghanistan ».
Durant les premiers mois du soulèvement, les combattants de retour d'Afghanistan
partagèrent leur savoir avec les organisateurs du GIA. Parmi ceux-ci, certains avaient, dès 1985-
1986, séjourné dans les camps d'été créés par divers groupes islamistes sur la côte
méditerranéenne et dans les montagnes d'Algérie, y apprenant les arts martiaux et
l'interprétation littérale du Coran. Les « afghans » y ajoutèrent les tactiques de la guérilla, du
sabotage et toutes les autres méthodes inculquées par la CIA, par le biais de l'ISI, dans les
camps de formation afghans et pakistanais. Ils étaient tellement admirés des jeunes Algériens
que certains adolescents se mirent à porter le costume afghan pour les imiter. En juin 1991,
quand de graves émeutes éclatèrent dans les rues d'Alger, les « afghans » et leurs acolytes
étaient aux premiers rangs, scandant des slogans islamiques et portant des foulards noirs. Un
ancien étudiant qui avait des contacts réguliers avec ces vétérans rapporta qu'ils n'avaient pas
du tout l'air algériens : « Ils portaient un turban, ils ne mangeaient pas à table mais à terre, avec
leurs mains. Ils utilisaient des brindilles en guise de brosses à dents et se mettaient du khôl
autour des yeux. »
Aux membres du FIS qui essayaient de respecter le jeu politique en se préparant aux
élections, les « afghans » disaient : « Ce n'est pas cette méthode qui vous portera au pouvoir. Il
faut faire comme nous, en Afghanistan, où nous avons mis en pièces l'Union soviétique »,
rapporte Abdelaziz Belkhadem, ancien président du Parlement algérien. L'un des premiers
leaders du GIA, Si Ahmed Mourad, surnommé Jaffar al-Afghani, tenta d'imposer sa tactique
sauvage. Ses hommes sont soupçonnés d'avoir tué les premiers étrangers, qui devaient périr par
centaines au cours de la guerre civile : deux enquêteurs français. La sauvagerie de Jaffar, sa
volonté de tuer les intellectuels (y compris les journalistes), les femmes et même les enfants
lors des raids dans les campagnes afin d'intimider la masse de la population, apolitique ou
indifférente, provoqua l'une des premières scissions du GIA. Certains des opposants de Jaffar
révélèrent à l'armée où il se cachait. Durant le ramadan de 1994, un bataillon encercla Jaffar et
neuf de ses hommes alors qu'ils prenaient l’iftar, le repas traditionnel après le coucher du soleil.
Tous furent tués.
L'un des plus importants vétérans « afghans », dont l'influence est antérieure à
l'insurrection de 1992, était Kamreddine Kharban. Selon les sources, il était soit un militaire
algérien formé par les Soviétiques au pilotage des Mig, soit un technicien formé pour les
réparer. En 1983, il quitta l'armée et son pays pour se rendre à Peshawar. Avec un autre
volontaire algérien nommé Bounoua Boudjema (alias Abu Anès), ils évoquèrent avec Oussama
ben Laden et l'Organisation de secours islamique la création d'une Légion afghane pour aider à
transformer l'Algérie en État islamique. Boudjema renforça ses liens avec les guérilleros de
Peshawar en épousant la fille du Palestinien Abdullah Azzam, l'un des fondateurs idéologiques
du Hamas, que la CIA utilisait comme recruteur aux États-Unis.
Kamreddine Kharban était alors membre du comité exécutif du FIS en exil. La formation
supplémentaire qu'il reçut au Pakistan semble avoir élargi son horizon. Sa carrière dans l'armée
de l'air et sa formation d'officier, jointes à son expérience à Peshawar, faisaient de lui un parfait
conseiller militaire pour l'armée musulmane bosniaque. Il se mit à aller en Bosnie et à Téhéran.
Alors que L'OTAN fermait les yeux sur les livraisons iraniennes d'équipement militaire aux
musulmans bosniaques, Kharban assistait à un congrès des organisations islamiques en Iran.
Peu après, les mitraillettes Uzi et Scorpio, fabriquées en Israël, firent leur apparition en Bosnie
et en Algérie dans les mains des groupes insurgés pré-GIA comme celui de Mustafa Bouyali.
Peu après la mort de Bouyali, Kharban regagna l'Algérie pour prêcher dans une mosquée de
banlieue, non loin de Belcourt, que certains appelaient avec ironie « Kaboul ». Ce lieu devint la
base des cellules clandestines du GIA, notamment lors des émeutes de juin 1991.
Durant ces émeutes, alors que beaucoup de vétérans algériens de la guerre afghane
regagnaient leur pays, les forces de sécurité algériennes arrêtèrent de nombreux musulmans
d'autres nationalités pour détention d'armes ou distribution de tracts du FIS. Fin juin, les
autorités arrêtèrent également quantité de Soudanais et de Pakistanais, rattachés à une autre
mosquée, dans la banlieue d'Al-Harrach. Quand le président Chadli rencontra les leaders du FIS,
avant l'annulation des élections de janvier 1992, certains prisonniers furent amnistiés. D'autres
partirent pour le Pakistan ou l'Afghanistan, comme Abdelkader Benouis, qui s'installa bientôt
en Arabie Saoudite, où il participa à la collecte de fonds, sans doute avec l'organisation de Ben
Laden, pour les insurgés algériens. En mai 1993, Benouis fut condamné à mort par contumace
en Algérie, en même temps que deux fils du leader du FIS, le cheikh Abbas Madani (Oussama
et Iqbal), et Rabah Kebir, porte-parole du FLN en Allemagne (les autorités allemandes
incarcérèrent ensuite Oussama Madani et Rabah Kebir).
Parti d'Algérie en 1992, Benouis avait trouvé refuge en France, d'où il fut expulsé vers le
Pakistan en août 1992. De là, on suit sa trace en Belgique, puis en Grande-Bretagne. Il devint
l'un de ces exilés islamistes que les gouvernements algérien, égyptien et tunisien désignent
comme des leaders terroristes et dont l'extradition fut demandée en 1998 au très réticent
gouvernement du travailliste Tony Blair.
Après une série d'attentats en 1995, apparemment commis par des Algériens, et le
détournement d'un Airbus d'Air France la veille de Noël 1994, les autorités françaises et
certains commentateurs accusèrent les vétérans « afghans ». Lors du détournement, trois
passagers furent tués dans l'assaut initial à l'aéroport d'Alger. À Marseille, les commandos
français attaquèrent l'avion et tuèrent les quatre pirates de l'air ; il y eut vingt-cinq blessés parmi
les passagers, l'équipage et la police. Une connexion « afghane » paraît peu vraisemblable. Les
moudjahidin n'avaient pas été formés au détournement d'avions, et rien de tel ne s'était produit
durant le jihad de 1979-1989. Selon les analystes français, le GIA semble s'être divisé en deux
branches, l'une « nationale » et l'autre « internationale ». Les internationalistes, visiblement
lassés par le carnage dans leurs propres pays, se sont tournés vers le terrorisme à l'étranger,
avec le soutien apparent des réseaux de Ben Laden. C'est à ce groupe que l'on rattache
l'Algérien Ahmed Ressam, arrêté par la douane américaine le 14 décembre 1999 à Port
Angeles, dans l'État de Washington. Dans une voiture provenant de Vancouver, il tentait
d'introduire des explosifs en vue d'un attentat programmé contre les festivités du changement
de millénaire.
Avant d'examiner de plus près un art enseigné avec soin aux moudjahidin - le sabotage
d'installations sensibles comme les pipelines ou les raffineries -, il faut signaler que les autorités
et de nombreux citoyens algériens accusent les vétérans « afghans » d'avoir introduit dans la
société algérienne le « mariage de convenance », le droit d'enlever et de violer les femmes,
privilège des participants à la guerre sainte. Un juge algérien a déclaré à John-Thor Dahlburg
que les vétérans commettaient « les crimes les plus abominables. J'ai vu passer quarante
"afghans" ;  deux seulement avaient réellement pris part aux combats. Mais un certain nombre
avaient appris de nos amis pakistanais le maniement des explosifs pour des opérations en
Afghanistan ou ailleurs. Ils disent : "Nous croyons que Dieu nous ordonne de tuer." » 
Rares sont les opérations de sabotage à grande échelle contre les gisements algériens de
gaz et de pétrole, en grande partie financés et exploités par des compagnies occidentales.
Pourtant, les quelques incidents de ce genre reflètent peut-être la tactique utilisée avec succès
contre les Soviétiques en Afghanistan et sur leur territoire, enseignée par l'ISI et fièrement
décrite par le général pakistanais Mohammed Youssaf dans son livre Le Piège à ours. La
première opération de sabotage « professionnel » durant l'insurrection islamiste en Algérie fut
un raid contre les installations pétrolières de la firme franco-allemande de forage Schlumberger,
dans le nord-ouest du pays, en octobre 1994. Avec le meurtre d'un employé britannique et
d'autres étrangers, c'est ce qui poussa Schlumberger et d'autres entreprises, dont BP et l'italien
Agip, à retirer leur personnel des sites algériens et à ne les envoyer sur place que pour de
courtes périodes. Les grandes compagnies américaines, Anadarko en particulier, ont maintenu
leur personnel expatrié, mais à l'intérieur de forteresses bien gardées où tous leurs besoins
matériels pouvaient être satisfaits sans qu'ils aient besoin de s'aventurer dans les villes voisines.
Début décembre 1997, cependant, un tribunal d'Alger condamna treize membres du GIA
à des peines allant jusqu'à quinze ans de prison pour avoir tenté d'incendier la plus grande
installation pétrolière algérienne. Ils avaient essayé de mettre le feu à la plate-forme de Hassi-
Messaoud, dans le désert, à 400 kilomètres au sud-est d'Alger. Deux hommes furent condamnés
par contumace. Six autres, soupçonnés d'appartenir à un cercle islamiste local (sans lien avec le
GIA) à Annaba, furent acquittés. Tous les accusés, dont quelques anciens employés de la
compagnie pétrolière nationale, la Sonatrach, plaidèrent leur innocence. Comme beaucoup
d'autres, ils accusèrent la police d'avoir utilisé la torture pour leur extorquer des aveux.

Si la formation dispensée par la CIA en matière de sabotage ne s'est pas traduite


davantage par des attaques contre les intérêts pétroliers occidentaux en Algérie, c'est qu'il y a
de puissantes raisons économiques à cela. Le leadership politique du GIA et sans doute même
certains de ses leaders les plus radicaux ont dû comprendre que le gaz et le pétrole sont vitaux
pour l'Algérie et sont la clé de la prospérité future de tout État islamique qu'ils pourraient
mettre en place. La tentative de sabotage à Hassi-Messaoud fut particulièrement dramatique.
Ce gisement avait été découvert par les Français en 1956, en pleine guerre d'indépendance.
Depuis, on a repéré du pétrole et du gaz sur des milliers de kilomètres carrés alentour,
notamment dans les régions sahariennes de Hassi-r'Mel, d'Amnas-Edjele à la frontière libyenne
et dans une autre zone, fortement développée à la fin des années 1990, autour d'In-Salah, à
l'extrême sud du Sahara algérien, à plus de 1 000  kilomètres d'Alger. En 1998, les réserves
pétrolières algériennes étaient estimées à 9 milliards de barils et les réserves de gaz à 5 trillions
de mètres cubes. En 1997, le pétrole et le gaz rapportèrent au gouvernement 14 milliards de
dollars, soit environ 95 % de son revenu total.
Les autorités algériennes affirment que, si les horribles massacres d'hommes, de femmes
et d'enfants dans les villages et les zones tribales proches des postes de l'armée et de la
gendarmerie n'ont pu être empêchés, c'est parce que l'essentiel de l'armée régulière était
déployé pour défendre les sites énergétiques fortifiés. En 1998, la Sonatrach a signé des
contrats avec vingt-quatre firmes étrangères, dont les plus grandes sont la française Total et
l'américaine Anadarko. À Arzew, sur la côte ouest, la Sonatrach, Air liquide et l'américaine Air
Products ont construit une usine de production d'hélium près des premières exploitations de gaz
naturel liquide. Des unités militaires, bien mieux équipées que les unités soviétiques qui
défendaient les raffineries et les pipelines attaqués dans les années 1980 par les combattants de
la guerre sainte en Afghanistan, utilisent le radar, la surveillance électronique et les hélicoptères
pour protéger les installations et le personnel occidental qui y travaille.
Bien que ni les entreprises ni le gouvernement des États-Unis n'aiment à faire connaître
leur rôle ou leur présence en Algérie, les cinq cents ou six cents ingénieurs et techniciens
américains qui vivent et travaillent derrière les barbelés de ces enclaves énergétiques sont peut-
être l'une des raisons pour lesquelles Oussama ben Laden et d'autres manipulateurs
internationaux du terrorisme n'ont pas pu ou pas voulu frapper les investissements et les intérêts
américains en Afrique du Nord. La forte présence commerciale des États-Unis en Algérie a
réellement commencé non quand les compagnies pétrolières françaises furent contraintes par
l'indépendance de renoncer à leur position de monopole après 1962, mais en 1991, à l'aube de
l'insurrection islamiste. En décembre 1991, l'État algérien ouvrit le secteur de l'énergie aux
investisseurs étrangers. Une trentaine de gisements ont depuis été attribués à des compagnies
étrangères. Les principales entreprises américaines représentées, Arco, Exxon, Oryx, Anadarko,
Mobil et Sun Oil, ont reçu des permis d'exploration, souvent en association avec des firmes
européennes comme Agip, BP, Cepsa, ou avec le groupe coréen Daewoo.
Dès qu'un gisement de gaz ou de pétrole devient rentable, la production et les bénéfices
sont partagés avec la firme d'État, la Sonatrach. La production pétrolière algérienne, d'environ
800 barils par jour en 1997, devait atteindre le million de barils en 2000. La plupart des contrats
prévoient que la part de la Sonatrach diminuera et que celle des étrangers augmentera. Les
firmes américaines Arco et Anadarko représentaient en 1998 un tiers de toute la production.
Quatre compagnies étrangères participent au développement de nouveaux gisements de gaz :
les européens BP et Total, et les américains Exxon et Arco. En 1997, la production algérienne
était de 33 milliards de mètres cubes, mais une augmentation sensible était prévue, notamment
grâce à deux gazoducs traversant la Méditerranée. Les réserves de gaz naturel, estimées à 5
trillions de mètres cubes, placent l'Algérie en huitième position mondiale. La majorité des
exportations est destinée à l'Europe. Les firmes du Texas et de Boston étaient de grands clients
dans les années 1960, mais les principaux acheteurs des années 1990 sont la France, la
Belgique, l'Espagne et l'Italie. L'Europe consomme 80 % des exportations algériennes, les
États-Unis 10 %, et le reste est réparti entre le Canada, l'Afrique, l'Amérique du Sud et
l'Extrême-Orient. La part croissante des compagnies américaines dans l'exploitation du pétrole
et du gaz algériens va donc renforcer la dépendance des économies de l'Union européenne
envers ces firmes, ce qui sous-entend une part toujours plus importante de l'Algérie dans leur
sécurité. C'est peut-être la seule question sur laquelle s'entendent les gouvernements militaires
d'Alger et les rebelles islamistes.
Début 1998, une nouvelle vague de massacres ensanglanta les régions rurales, attribuée
au GIA par le gouvernement. Beaucoup d'Algériens et d'étrangers accusèrent les « escadrons de
la mort », les milices locales qui règlent leurs propres comptes. Amnesty International et bien
d'autres organisations de défense des droits de l'homme réclamèrent une intervention
extérieure. On suggéra que les États-Unis devraient exercer une pression en ce sens sur le
gouvernement du général Liamine Zéroual en limitant les importations américaines de pétrole
et de gaz naturel. Le porte-parole très modéré du ministère des Affaires étrangères, James
Rubin, démentit cette idée le 5 janvier 1998 : il n'existait aucun projet de ce genre. «Je n'ai pas
entendu dire, dans les discussions que nous avons eues, qu'il serait nécessairement dans notre
intérêt de recourir à ces outils », déclara-t-il aux journalistes. Il ajouta que le gouvernement
algérien devait mieux protéger ses civils tout en respectant la loi et autoriser la présence
d'enquêteurs internationaux. Durant Tété 1998, les missions des États-Unis et les ONG
réussirent finalement à interviewer quelques Algériens, choisis par le gouvernement militaire,
sans résultats très concluants.
L'impact direct de la guerre en Afghanistan sur la guerre civile algérienne s'estompa,
alors que son influence à long terme se prolongea à travers les années 1990. L'avenir de
l'Algérie semblait de plus en plus lié aux ambitions et aux aspirations de ses dirigeants
militaires, héritage des huit années de guerre d'indépendance. L'un de ces militaires qui n'ont
permis qu'une démocratie de façade, le général Liamine Zéroual, connut une ascension et un
déclin fulgurants entre fin 1995 et début 1999. Sa victoire à l'élection présidentielle du 16
novembre 1995 parut d'abord une promesse de réconciliation avec la révolte islamiste. Il
déclara la « guerre » aux « terroristes ». En même temps, il annonça une politique de rahman
(« réconciliation ») avec les militants armés repentis et promit de nouvelles élections
législatives à une date non précisée. Tous les espoirs étaient permis, avec 61,06 % du vote
populaire et un taux de participation stupéfiant (75,69 %) malgré les menaces des islamistes.
Les leaders du FIS, dont Rabah Kebir en Allemagne, proposèrent le dialogue. Pourtant, les
extrémistes, dont le GIA, augmentèrent leurs attaques. Les combattants du GIA renforcèrent
leurs assauts contre les femmes non voilées, les enseignants et leurs établissements, les
journalistes, les écrivains, les acteurs et les musiciens, tactique qui, mieux encore qu'en Égypte,
priva la société de ses moyens d'expression, de son oxygène culturel pour ainsi dire. Quelque
six cents écoles et universités furent incendiées. Une fois encore, le parallèle s'impose avec
l'Afghanistan, où les taliban et certains de leurs ancêtres idéologiques firent de même,
considérant les écoles comme des foyers de marxisme et d'occidentalisation. L'émancipation
des femmes, base indispensable de la modernisation et de la démocratie, est vue par les
islamistes d'Algérie, d'Afghanistan, du Soudan et d'autres pays musulmans comme une terrible
menace pour leur « identité » culturelle. Même sous le règne du FLN, le Code de la famille de
1984, tout en respectant théoriquement l'égalité des femmes, tenta de les réduire à un statut
dépendant. Pour les islamistes, le rôle que les taliban ont imposé aux Afghanes est un moyen de
prendre le contrôle de la société. Le chef du FIS, le cheikh Abbas Madani, a déclaré en 1989 :
« Une femme ne devrait sortir de chez elle que trois fois dans sa vie : quand elle naît, quand
elle se marie et quand elle est emmenée au cimetière. »
Même durant la première année de mandat du président Zéroual, en 1996, il était clair
que l'économie nationale, indépendamment du développement des exportations de pétrole et de
gaz naturel, allait sombrer sous les attaques des islamistes. Les impôts n'étaient plus collectés.
Les procédures civiles et juridiques étaient paralysées. Une « fuite des cerveaux » priva le pays
de centaines de milliers d'hommes et de femmes de talent. La criminalité et le trafic de drogue
augmentèrent, soutenus par le marché noir et la contrebande. Toutes ces tendances
s'aggravèrent en 1998. Zéroual avait soigneusement évité de promettre des réformes précises. Il
ouvrit les négociations avec certains partis d'opposition, mais n'eut aucune discussion sérieuse
avec le FIS. Les Premiers ministres se succédèrent à un rythme impressionnant, mais il était
clair que, parmi les dirigeants militaires, les deux grandes écoles d'opinion concernant les
islamistes étaient en conflit : les « exterminateurs »,  partisans d'une répression sans merci,
s'opposaient aux « accommodationnistes », favorables à des négociations avec les insurgés.
Fin 1997, le gouvernement militaire du président Zéroual remporta une victoire mineure.
L'un des plus petits groupes islamistes, la Ligue islamique pour le dawa et le jihad (LIDD),
annonça une trêve en octobre. En même temps, il exigeait la libération immédiate d'Abbas
Madani et de son bras droit Ali Belhadj. La I.IDD, dont les leaders incluaient quelques vétérans
« afghans », avait pris ses distances par rapport au GIA en novembre 1995 et concentré sa
centaine d'hommes dans la région de Médéa, au sud d'Alger. On comprit bientôt que cette trêve
unilatérale était liée à un appel lancé le 21 septembre par l'aile armée du FIS, L'AIS, menée par le
cheikh Madani Mezrag. L'AIS respecta plus ou moins cette trêve à partir d'octobre 1997.
À la même époque, le président Zéroual se rendit en Arabie Saoudite pour répéter les
appels du président Moubarak : les Saoudiens devaient suspendre leur aide publique et privée
aux insurgés islamistes. Sans donner de détails, le roi Fahd accepta. En retour, le président
Zéroual l'assura apparemment du soutien algérien à la politique saoudienne concernant le
« processus de paix » israélo-arabe, déjà en difficulté, dans l'ensemble du Moyen-Orient.
Lors des premières semaines de 1998, un phénomène que Zéroual et les autres généraux
avaient négligé ou ignoré dans leurs efforts pour tirer d'affaire l'Algérie commença à apparaître
au grand jour : il s'agissait des gains financiers et politiques tirés de la prospérité énergétique.
Quand la guerre civile commença en 1992, l'avenir économique paraissait sombre. Puis, en
1994, grâce à quelques négociateurs perspicaces de la Banque mondiale, la dette extérieure de
l'Algérie, s'élevant à 8 milliards de dollars, fut rééchelonnée afin que plusieurs milliards
(environ 75 % des revenus annuels du gaz et du pétrole) puissent être reportés sur le budget des
forces de sécurité : la force paramilitaire antiterroriste, la gendarmerie et les « gardes
villageoises » armées furent triplées par un recrutement massif. En même temps, les entreprises
publiques, souvent attaquées par le GIA, furent privatisées et devinrent rentables, créant des
emplois et profitant aux consommateurs. À titre d'exemple, la cimenterie de Meftah, qui avait
été détruite par les terroristes, fut rachetée et rebâtie par des firmes privées qui développèrent la
production et fournirent du ciment pour des milliers de logements dont bénéficièrent les
pauvres. L'administration Zéroual put ainsi restructurer de grands pans de l'économie avec
l'aide et l'approbation du FMI et des investisseurs étrangers. Une nouvelle bourgeoisie apparut,
élargissant la base du régime militaire, ce que n'avait pu faire le régime communiste de Kaboul
en 1979-1989.
La démission du général Zéroual, annoncée pour février 1999, dix-huit mois avant la fin
de son mandat constitutionnel, aiderait-elle à calmer un pays perturbé ? Francis Ghiles,
spécialiste des affaires algériennes, a décrit et analysé les luttes internes de l'armée qui
entraînèrent la démission de Zéroual. Trois mois de querelles intestines au sein du haut
commandement précédèrent l'annonce. La cause principale en était le désaccord entre le
président et son plus proche allié politique, le général Mohammed Betchine. Le groupe
d'opposition incluait le chef d'état-major, le général Mohammed Lamari, et le chef de la
sécurité nationale, le général Toufik Médiène. En coulisses se tenaient ceux que Ghiles appelle
les « véritables faiseurs de rois » : les généraux Khaled Nezzar et Larbi Belkheir. Nezzar était
ministre de la Défense lors des élections de 1992 qui faillirent porter les islamistes légalement
au pouvoir.
Après l'assassinat du président « propre » Mohammed Boudiaf, vétéran du FLN ramené
de son exil au Maroc par les militaires en 1992, Nezzar avait rejoint la présidence collégiale qui
dirigea le pays jusqu'à l'élection du président Zéroual en 1994. Le général Larbi Belkheir, bras
droit du président Chadli Bendjedid jusqu'à la démission de celui-ci au début de l'insurrection,
avait été ministre de l'Intérieur. Le groupe de Lamari, partisan de 1'« éradication » des
islamistes par une répression totale, avait le soutien des États-Unis, de la France et d'autres pays
étrangers qui avaient lourdement investi en Algérie. Zéroual, de son côté, fit de nombreux
efforts, en vain, pour aboutir à un compromis avec les partis islamistes modérés comme le
Hamas algérien et même avec les éléments modérés du FIS. Les intérêts économiques et
financiers résultant des privatisations et de la politique économique approuvée par le FMI
entrèrent aussi en jeu dans la controverse entre les deux groupes, qui s'affrontaient ouvertement
dans une presse par ailleurs étroitement muselée. De sinistres événements se produisirent,
notamment un mystérieux accident de voiture dans le désert dont fut victime un autre général
proche de Zéroual et l'assassinat d'un commandant des gardes-côtes, tous deux liés aux
querelles entre militaires, selon certains observateurs.
Le 15 avril 1999, Abdelaziz Bouteflika, vétéran de la guerre contre la France et ancien
ministre des Affaires étrangères, obtint 70 %  des voix et fut élu président. Les six autres
candidats s'étaient tous retirés la veille. Bouteflika était clairement le choix des leaders
politiques, militaires et du monde des affaires. En 1999, il amnistia toute une série de rebelles
islamiques. Seuls le FIS et son aile armée semblent avoir réagi, par des redditions individuelles ;
le gouvernement réussit ainsi à récupérer quelques armes. Le 14 janvier 2000, L'AFP signala
que le GIA avait repoussé toute négociation avec le gouvernement, tandis qu'un groupe
dissident du GIA, le Groupe salafiste de prêche et de combat (GSPC), se préparait à se rendre -
mais cette reddition ne fut jamais très claire. Les affrontements avec les forces de sécurité
prenaient parfois les dimensions d'une bataille rangée. Les massacres de villageois, de
voyageurs et d'autres civils continuèrent au printemps 2000, sur une échelle plus réduite.
Ni la Tunisie ni le Maroc ne subirent un contrecoup comparable après la guerre en
Afghanistan. La Tunisie connut un renouveau islamiste, mais qui fut étouffé par un président
autoritaire. La monarchie marocaine, à peine touchée par le recrutement afghan, utilisa la
carotte de la démocratisation limitée et le bâton de la répression policière pour éviter tout risque
de soulèvement islamiste dans les années 1990. Le début de l'insurrection algérienne poussa les
deux pays voisins à verrouiller leurs frontières et suscita une coordination accrue entre les trois
régimes pour surveiller les activités islamistes.
Comme nous l'avons vu, les premiers groupes importants, apparus en Tunisie dans les
années 1970, furent encouragés, comme les Américains avaient soutenu les islamistes
saoudiens, afghans et pakistanais, pour contrer les idées et les mouvements « communistes ».
La révolution de Khomeiny en Iran en 1979 envoya des ondes de choc à travers l'Afrique du
Nord. Les Pakistanais, en particulier les recruteurs du Tablighi Jamaat, facilitèrent l'obtention
de visas et de billets d'avion pour que les jeunes volontaires puissent venir suivre une formation
religieuse. Ces cours précédaient l'instruction militaire pour ceux qui voulaient rejoindre le
jihad antisoviétique. Pourtant, en Tunisie, ses jeunes islamistes qui n'étaient pas allés en
Afghanistan ne purent jamais avoir une véritable activité politique officielle. En 1987, par
contumace, l'islamiste Rachid al-Ghanushi fut condamné à la prison à vie, et plusieurs autres
leaders furent condamnés à mort. En novembre 1987, Bourguiba fut remplacé par le président
Zine el-Abidine ben Ali. La détente et la lune de miel de Ben Ali avec les islamistes prirent fin
en novembre 1989, quand le ministre de l'Éducation, Mohammed Sherfi, proposa de
réintroduire les anciens manuels utilisés sous Bourguiba, qui soulignaient les aspects
rétrogrades de l'islam. Il accusait les nouveaux livres d'enseigner des doctrines
« obscurantistes » aux enfants tunisiens. Les islamistes répondirent que la proposition du
ministre était une insulte à l'islam ; sa démission était exigée, et l'agitation se répandit dans les
universités.
De nouveaux troubles éclatèrent à travers la Tunisie. Le 18 mai 1991, quelques semaines
après les vociférations des différents partis politiques contre le soutien apporté par le
gouvernement aux Américains et à leurs alliés dans la guerre du Golfe, Ben Ali annonça la
découverte d'une conspiration islamiste visant à renverser l'État. Les partisans du gouvernement
laissèrent entendre que les vétérans « afghans » n'y étaient pas étrangers, mais aucune preuve
ne fut avancée. Ghanushi, qui voyageait alors avec un passeport diplomatique soudanais que lui
avait obtenu l'éminence grise du régime militaire islamiste, le cheikh Hassan el-Tourabi, nia
toute implication. Après une nouvelle série de procès et de révélations sur la torture et autres
abus commis par la police, un tribunal civil prononça en août 1992 des verdicts plus cléments
que ce qu'avait demandé l'accusation. Il n'y eut aucune condamnation à mort, simplement des
peines de prison. Au nombre des accusations, il y avait la tentative de renversement de l'État et
l'organisation de caches d'armes. Le président Ben Ali aurait dû être assassiné par un missile
Stinger, sans doute rapporté par les vétérans « afghans », utilisé contre son avion au décollage
ou à l'atterrissage. Beaucoup de suspects furent acquittés. Plusieurs militaires, jugés par
contumace, avaient déjà fui vers l'Espagne. Ghanushi et d'autres leaders islamistes furent à
nouveau condamnés par contumace. Les principaux dirigeants du parti En-Nahda
(Renaissance) alors présents, Sakok Hourou et Habib Ellouz, furent emprisonnés.
Depuis, Ben Ali et ses gouvernements ont fait la sourde oreille aux déclarations de
modération de Ghanushi depuis son exil au Royaume-Uni et ont refusé de légaliser les groupes
islamistes radicaux. C'est ce qui aurait sauvé la paix civile en Tunisie (si l'on fait exception de
quelques incidents mineurs de terrorisme antitouristes à la fin des années 1980) et fait du pays
un havre de paix pour quelque 3 millions de visiteurs chaque année et pour les investisseurs
étrangers. Comme les généraux algériens et la plupart des gouvernements français, les
dirigeants tunisiens affirment qu'un parti islamiste, une fois démocratiquement élu, mettrait fin
à toute vie démocratique. Ben Ali semble avoir conseillé en vain au président algérien Chadli
Bendjedid de ne pas légaliser le FIS. Les généraux qui chassèrent Chadli Bendjedid du pouvoir
et annulèrent les élections algériennes de janvier 1992 suivirent, eux, les conseils de Ben Ali.
Bien qu'elle soit le plus petit des cinq pays membres de l'Union des États du Maghreb
arabe, après le Maroc, l'Algérie, la Mauritanie et la Libye, la Tunisie est le plus prospère. Ses
bons résultats économiques expliquent en partie le moindre degré d'activité islamiste radicale.
Le niveau était encore plus bas en Libye dans les années 1980 et 1990, notamment parce que le
colonel Kadhafi avait combattu les islamistes depuis qu'il avait pris le pouvoir par un coup
d'État en 1969. De temps en temps, comme dans ses discours d'avril 1993, Kadhafi indiqua
qu'il envisageait d'imposer certains aspects de la charia en Libye. Mais, comme Hassan II au
Maroc, il découragea le prosélytisme et le recrutement pour le jihad afghan. Seuls quelques
Libyens, peut-être moins de trois cents, semblent avoir pris part aux combats ou suivi la
formation à la guérilla. D'un autre côté, durant les dernières années qui précédèrent le retrait
des troupes soviétiques, des rumeurs persistantes affirmaient que Kadhafi, célèbre pour ses
largesses envers les terroristes du monde entier, avait aidé l'organisation extrémiste afghane de
Gulbuddin Hekmatyar. Chaque fois que des troubles éclataient en Libye, comme ce fut le cas
dans l'est du pays à la fin des années 1990, les voyageurs atteignant l'Égypte déclaraient que
des groupes islamistes avaient revendiqué ces désordres. Pourtant, aucune preuve n'atteste une
implication des vétérans « afghans ».
Le royaume du Maroc, traditionnellement à l'écart des influences islamiques et
orientales, est resté largement à l'abri de l'islamisme au xxe siècle. Les rares sources disponibles
indiquent pourtant qu'en 1987 les charmes du jihad afghan avaient poussé plusieurs centaines
de jeunes Marocains à quitter leur pays sous des prétextes divers. Les autorités étant hostiles à
leur recrutement et à leur départ pour Peshawar, ils passaient généralement par une capitale
européenne ou par l'Arabie Saoudite, dont la famille royale et les services secrets avaient des
liens étroits avec le régime de Hassan IL Ils finissaient par arriver dans les camps de formation
et, dans quelques cas, sur les champs de bataille.
Début 1993, il semble y avoir eu une tentative visant à créer un commandement islamiste
unifié implanté au Maroc près de la frontière algérienne. Elle échoua quand les services de
sécurité marocains, toujours vigilants, arrêtèrent en mai Abdul Haq Layada, vétéran algérien de
l'Afghanistan. Il avait formé une petite organisation portant le nom d'un groupe révolutionnaire
égyptien antérieur, Al-Takfir al-Hijra, qu'on peut traduire par « Expiation et Retraite »,
référence coranique à Mahomet et à ses disciples.
Selon l'accusation, lors du procès qui eut lieu en Algérie en septembre 1993, Layada
avait été secrètement extradé du Maroc, où il était détenu, vers l'Algérie. Cela fit suite à des
semaines de polémique antimarocaine dans les médias algériens, pour qui la présence de
Layada au Maroc prouvait que la monarchie soutenait les islamistes algériens. Layada était si
peu modeste qu'il s'était vanté, durant sa détention au Maroc, d'être « émir national » de
plusieurs unités de guérilla et d'avoir six cents hommes sous ses ordres. Selon lui, un groupe
rival, Al-Jazara, mené par trois vétérans « afghans » qui commandaient à d'autres vétérans
« afghans », jouait un rôle négligeable dans le conflit armé par rapport à sa propre organisation.
Le Maroc a ses propres islamistes, mais ils pâtissent d'un sérieux désavantage. Les rois
du Maroc, comme leurs ancêtres de la dynastie alaouite (sans rapport avec la secte alawite de
Syrie, à laquelle appartient le président Bachar al-Assad), se prétendent les descendants directs
du Prophète. Les membres de la famille royale, comme ceux de la famille hachémite du roi
Hussein de Jordanie, portent le titre de chorfa, pluriel arabe de charif. Le roi porte en outre le
titre d'amir al-mouminin, commandeur des croyants. Les rois ou sultans du Maroc, comme on
les appelait alors, ont acquis ce titre dans les guerres anticoloniales qui eurent lieu à partir du
xvr siècle contre les Portugais, les Espagnols et finalement les Français. Pour le petit peuple
marocain, de pieux sunnites, ce titre vient de Dieu et place leur roi plus haut que tout autre
dirigeant nord-africain. Les hommes politiques ont donc pu, en reprenant les formes sinon
l'esprit du régime parlementaire d'une monarchie constitutionnelle et d'un système multipartite,
créer un Parti du roi. Ce parti loyaliste est en concurrence avec le parti Istiqlal
(« Indépendance »), traditionnel et modérément islamiste, et les partis socialistes. Le leader de
l'Union des forces socialistes (UFS), Abderrahman Youssefi, avocat d'une grande intégrité qui
fut emprisonné dans les années 1960 pour son opposition au roi, devint Premier ministre d'un
gouvernement de coalition formé à Rabat en juillet 1998. Ce fut un nouveau pas dans la voie de
la démocratie parlementaire.
Les religieux musulmans, tous les étudiants et enseignants, sans oublier les vétérans
« afghans », font l'objet d'une surveillance policière sans relâche. La police et la justice
ripostent rapidement à toute critique du système monarchique. En 1974, deux ans après de
vaines tentatives de militaires destinées à renverser Hassan II, Abdallah Yassin, proche des
Frères musulmans, entité étrangère à la société marocaine, écrivit une lettre ouverte au roi
intitulée « L'islam ou le déluge ». 11 signalait que Hassan II devait se convertir à l'islam
traditionnel, sans quoi il cesserait de régner. Yassin fut récompensé par trois ans et demi de
prison, puis plusieurs mois de réclusion dans un hôpital psychiatrique. Après sa libération, il
tenta de publier des magazines et de lancer des organisations islamistes. Chaque fois, il se
retrouva de nouveau en prison.
Mohammed Adelkrim Muti était un leader syndical appartenant à TUFS, mais également
membre de l'organisation des Frères musulmans. Avec l'approbation du gouvernement, il fonda
un groupe, appelé Jeunesse islamique, contre les mouvements maoïstes qui attiraient les jeunes
Marocains dans les années 1970. Il finit par être accusé de complicité dans le meurtre alors
mystérieux d'un gauchiste bien connu, Omar Benjelloun, le 18 décembre 1975. Il dut chercher
refuge en Arabie Saoudite, surtout après que la gauche marocaine l'eut accusé d'avoir été
l'instrument de la police lors de l'assassinat de Benjelloun. Quand Mohammed VI,  fils de
Hassan II,  prit le pouvoir à la mort de son père en août 1999, il garda Youssefi comme Premier
ministre, mais renvoya son ministre de l'Intérieur, l'intransigeant Driss Basri. Il entreprit une
série de réformes visant à améliorer le niveau d'instruction de la population ou allant à
l'encontre des tendances islamistes, par exemple la nomination pour la première fois d'une
femme conseiller du roi.
Comme son allié l'Arabie Saoudite, le Maroc possède encore des groupes traditionalistes.
Mais, dans ces deux royaumes, le pouvoir politique et la religion sont des concepts déjà si
proches que les islamistes ont du mal à faire entendre leurs arguments en faveur d'une union
complète de la religion avec la politique. La situation est différente dans des pays comme
l'Algérie ou l'Égypte, où le système juridique et les comportements sociaux ont été formés dans
un esprit plus laïque. Les charmes des islamistes et d'extrémistes comme les vétérans
« afghans » s'avèrent alors bien plus puissants.

10. LA CONTAGION GAGNE LES PHILIPPINES


 

Pour comprendre comment un nombre relativement limité de vétérans « afghans » a pu


contribuer à déstabiliser une immense nation d'Extrême-Orient, 70 millions d'individus répartis
sur 860 des 7 170  îles qui composent l'archipel des Philippines, il faut nous replonger
brièvement dans l'histoire de l'impérialisme occidental. Comme pour les Espagnols et les
Portugais en Amérique latine, les Français en Afrique du Nord et, à un moindre degré, les
Italiens et les Britanniques dans certaines parties de l'Afrique, l'objectif de la conquête des
Philippines par le conquistador Miguel Lopez de Legazpi était de convertir les habitants au
christianisme. Comme d'habitude, le sabre et le goupillon furent liés, et le sabre des soldats
espagnols passait avant le goupillon.
À l'instar de leurs contemporains et successeurs européens en Afrique, les
ecclésiastiques-guerriers espagnols trouvèrent une population largement polythéiste. Comme en
Afrique, il existait une forte communauté musulmane, y compris dans le nord de l'archipel. Aux
xve et XVI siècles, les prêtres conquérants introduisirent dans les îles un système religieux qu'ils
durent superposer à cette base peu prometteuse, où prédominait le culte des esprits (encore en
vigueur aujourd'hui dans certaines hautes terres). Là où l'islam côtoyait le polythéisme, les
chamans étaient en concurrence avec les imams, ces prédicateurs que les Espagnols
s'entêtaient, par une erreur encore commune de nos jours, à qualifier de « prêtres musulmans »,
alors que l'islam n'ordonne ni ne reconnaît aucun prêtre.
Le catholicisme philippin, aujourd'hui majoritaire (selon le recensement de 1995, il
concerne 84,1 %  des habitants, contre 6,2 %  pour l'Église philippine indépendante et
seulement 4,6 %  de musulmans), mène néanmoins un combat d'arrière-garde contre les
insurgés musulmans dans les îles méridionales. C'est un catholicisme profondément influencé,
depuis toujours, par les stratégies et les tendances propres aux divers ordres religieux, en
particulier les Augustins, les Franciscains, les Dominicains et, naturellement, les Jésuites.
Ceux-ci furent les seuls « hommes blancs » à consacrer leur vie aux conversions et à la prêtrise
dans cette colonie de l'océan Pacifique avant qu'elle ne soit perdue par l'Espagne lors de sa
guerre contre les États-Unis en 1898. Les moines et les prêtres divisèrent leurs domaines en
territoires distincts. Ils apprirent plusieurs des langues locales, vernaculaires et dialectales. (Les
Philippines totalisent aujourd'hui 988 langues ; l'anglais, héritage de la période coloniale
américaine, est l'idiome des affaires et de l'administration.) Comme la plupart des bureaucrates
laïques espagnols ne restaient loin de la métropole que le temps nécessaire pour accumuler une
fortune confortable, les moines catholiques devinrent les représentants de la Couronne et mirent
en place la politique du gouvernement dans les campagnes. Cette relation incestueuse entre
l'Église et l'État affaiblit l'emprise de Madrid sur la colonie quand, à la fin du XIXe siècle, la
révolte nationaliste se mit à gronder. Les prêtres philippins s'emparèrent des églises et créèrent
l'Iglesia Filipina Independiente.
Quand le président américain Théodore Roosevelt eut chassé l'Espagne de Cuba et des
Philippines en 1898, une nouvelle occupation commença. Le tour était venu des missionnaires
protestants. Comme ceux qui grouillaient déjà des Caraïbes à l'Égypte en passant par la Chine,
la Corée et le Japon, ils arrivèrent en masse aux Philippines. Ils construisirent des temples et se
mirent à propager la culture américaine. Peu à peu, au xxe siècle, l'anglais remplaça l'espagnol
dans l'administration et le commerce. Plusieurs décennies avant l'arrivée des voitures Ford et
des restaurants McDonald's, les écoles missionnaires et laïques enseignaient aux « indigènes »
un anglais marqué par un fort accent américain, que leur langue maternelle soit le tagalog, le
cebuano ou une autre. Seule l'occupation japonaise, qui dura de 1941 à 1944-1945, mit un frein
momentané à ce procès d'acculturation.
La montée de l'islam, du statut de minorité à celui d'entité puissante et potentiellement
menaçante (du point de vue des responsables chrétiens de Manille), alla de pair avec l'évolution
des relations des Philippines avec le Moyen-Orient. Au xxIe siècle, ces liens sont devenus
l'élément crucial des relations internationales de l'archipel. Les pays du Golfe et de la péninsule
Arabique offrent d'abord un débouché sur le marché du travail pour la main-d'œuvre qualifiée
et non qualifiée : les femmes de ménage, les barmaids et même les institutrices ou les
ingénieurs philippins, souvent exploités, sont bien connus dans leurs pays d'accueil, de l'Arabie
Saoudite à Chypre. Selon les statistiques publiées en 1998 en Europe, l'argent envoyé au pays
par les Philippins travaillant à l'étranger s'élève à 6,5 milliards de dollars, pour un produit
national brut de 82,1 milliards.
Le deuxième ingrédient essentiel dans les interactions entre les Philippines et le Moyen-
Orient est la dépendance pétrolière. Comme les autres pays d'Extrême-Orient, les Philippines
ont besoin de carburant à un prix raisonnable. Les chocs pétroliers des années 1970 et 1980,
puis les fluctuations des années 1990, ont engendré des crises dans l'économie. Les chauffeurs
de « jeepneys », ces Jeep reconverties dans le transport des passagers dans les villes
philippines, se mirent en grève. Tous les gouvernements philippins, depuis l'époque du
dictateur Ferdinand Marcos jusqu'à aujourd'hui, ont été conscients du besoin de maintenir de
bonnes relations avec les producteurs du Moyen-Orient. Ces rapports ont une incidence sur
l'attitude de Manille face à l'activisme des musulmans (les Moros) dans les îles méridionales.
Précisément, le troisième élément décisif est le séparatisme musulman, étroitement lié à
la dépendance pétrolière et aux conditions de travail pour les employés philippins dans les États
du golfe Persique. Le séparatisme des Moros se limite essentiellement aux îles du Sud
(Mindanao, Palawan et l'archipel Solo, où se concentre l'activité extrémiste d'Abu Sayyaf et de
ses collègues plus âgés, renforcés par les vétérans « afghans »). Pour une majorité, les Moros
appartiennent à trois sous-groupes linguistiques sur un total de dix :  les Maguindanaos des
provinces de Cotabato-Nord, de Sultan Kudarat et de Maguindanao ;  les Maranaos de deux
provinces de l'île de Lanao ;  et les Tausugs, surtout originaires de l'île de Jolo (c'est à Jolo que
le groupe Abu Sayyaf a kidnappé, avec le soutien de la population locale, un groupe de
touristes européens venus faire de la plongée dans les eaux turquoise d'une île de Malaisie en
avril 2000).
Ces mêmes Tausugs furent les premiers à adopter l'islam quand des missionnaires arabes
arrivèrent durant les premiers siècles qui suivirent la mort de Mahomet. Fiers de cette
orthodoxie ancienne, les Tausugs reprochent aux Yakans et aux Bajaus, islamisés plus
récemment, leur manque de fanatisme vis-à-vis des dogmes musulmans. Dans les années 1980,
cependant, ces différences se sont évanouies au profit d'une prise de conscience de leur
appartenance commune à l’umma, la communauté planétaire d'un milliard de musulmans. Les
traditions culturelles, sociales et juridiques partagées ont facilité le recrutement par la CIA de
volontaires philippins pour le jihad en Afghanistan. Les survivants, aguerris et bien entraînés,
sont ensuite revenus chez eux. Certains sont venus gonfler les rangs de la version philippine du
mouvement Abu Sayyaf. D'autres ont rejoint les Moros indépendantistes.
Quand le mouvement de libération nationale des Moros fit son apparition, dans les
années 1980, les datu jouaient encore un rôle essentiel. Dans plusieurs régions musulmanes de
Mindanao, ils administraient la charia à travers l’agama (sorte de cour de justice). Au lieu de
piller les autres villages, pratique réapparue lors de l'insurrection moro des années 1990, ils se
concentraient sur l'accumulation de richesses grâce à l'agriculture, au commerce et à la
contrebande. Cette fortune servait à aider, à employer et à protéger des voisins moins fortunés,
comme ont pu le faire les clans rivaux d'Afghanistan ou le Hezbollah chiite au Liban. Même si
aujourd'hui la plupart des datu moros ne peuvent se permettre d'avoir plus d'une épouse, la
polygamie était permise, selon la tradition musulmane, tant que le datu avait de quoi subvenir
aux besoins de plusieurs femmes.
En 1946, le président Harry Truman, le Congrès et l'opinion publique américaine
estimèrent que les Philippines avaient mérité leur indépendance pour avoir pris une part
majeure à l'effort de guerre contre les Japonais. Les premiers gouvernements philippins
supprimèrent la machinerie mise en place par l'administration américaine d'avant-guerre pour
régler la question des minorités. Il s'agissait alors de déplacer les populations loin des villes
densément peuplées de Luçon pour les envoyer dans les grands espaces de Mindanao. Durant
les années 1950, des centaines de milliers de nouveaux habitants, pour la plupart des chrétiens
des tribus du Nord, vinrent s'installer dans les zones musulmanes. La société moro réagit avec
colère à ce flux migratoire. Les querelles territoriales étaient au centre de ces frictions. Les
immigrants chrétiens arrivés dans les provinces de Cotabato-Nord et Sud, sur l'île de Mindanao,
se plaignaient que, lorsqu'ils achetaient un terrain, la famille du propriétaire refusait de
reconnaître l'accord signé et exigeait plus d'argent.
Dans les années 1950 et 1960, beaucoup des futurs problèmes entre Manille et les
insurgés musulmans furent préfigurés par une série de soulèvements à Luçon, menés par les
guérilleros communistes hukbalahaps, surnommés « Huks » par les équipes américaines
appelées pour lutter contre eux (en 1947, les États-Unis avaient obtenu d'importantes bases
militaires aux Philippines, notamment Clark Field, près de Manille, installations qu'ils
conserveraient jusqu'en 1992). Avec l'aide américaine, le président Ramón Magsaysay écrasa
les guérilleros en 1954. En 1968, le président Marcos (dont l'épouse, Imelda, est restée célèbre
pour avoir eu plus de paires de chaussures dans sa garde-robe qu'il n'y avait d'habitants dans un
village philippin moyen) dut affronter une nouvelle rébellion des Huks, à nouveau suscitée par
le besoin urgent d'une réforme de la propriété foncière. Le soulèvement fut écrasé l'année
suivante par une vigoureuse offensive militaire. À Luçon, les troupes fédérales avaient
l'avantage de bénéficier de lignes d'approvisionnement beaucoup plus courtes et d'une
logistique bien meilleure que dans les montagnes et la jungle du Sud.
L'afflux de chrétiens répandit également la méfiance et la haine au sein du système
éducatif. La plupart des musulmans considéraient les écoles comme des établissements créés
pour propager le christianisme, de même que les vieilles écoles missionnaires de l'époque
coloniale. En 1970, une organisation terroriste chrétienne, les llagas (« Rats »), se mit à agir
dans les provinces de Cotabato. Les datu musulmans réagirent en formant des milices armées.
Les chrétiens nommèrent Chemises noires leur nouvelle milice. Dans la province de Lanao, un
groupe musulman appelé les Barracudas se mit à lutter contre les llagas. Quand le
gouvernement de Manille envoya l'armée pour restaurer l'ordre et la paix, les musulmans
accusèrent les militaires de prendre le parti des chrétiens. Le dictateur Marcos finit par déclarer
la loi martiale en 1972. Depuis lors, ce que Manille a essayé de traiter comme une insurrection
religieuse criminelle fait rage, interrompu par quelques longues périodes de paix relative.
Pour remplacer les institutions coloniales américaines, le gouvernement philippin créa en
1957 une Commission d'intégration nationale, à laquelle se substitua ensuite l'Office des
affaires musulmanes et des communautés culturelles. Les gouvernements et leurs partisans
nationalistes essayèrent de construire un pays uni où chrétiens et musulmans recevraient les
mêmes subventions agricoles et les mêmes avantages économiques. Les musulmans feraient
l'objet d'un processus d'assimilation et, comme le dit une étude publiée par le Congrès en 1991,
« deviendraient simplement des Philippins qui ont leur propre culte et qui refusent de manger
du porc ».
Ce projet déplut à beaucoup de chrétiens et à plus de musulmans encore. Ceux-ci n'y
voyaient qu'une assimilation déguisée, qui les exemptait pourtant de l'interdiction sur le divorce
et la polygamie. En 1977, le gouvernement tenta d'accorder la loi musulmane avec la loi
publique philippine, exercice tenant de la quadrature du cercle.
La fin des années 1980 vit la démission du président Marcos, sa mort à Hawaii, puis le
mandat présidentiel troublé de Corazon Aquino, veuve de Benigno Aquino, leader de
l'opposition assassiné par les hommes de Marcos dans l'aéroport de Manille en 1983. Le
président suivant fut Fidel Ramos, choisi par Cory Aquino pour lui succéder et élu en 1992
lorsqu'elle refusa de se représenter. Durant son mandat, Mme Aquino avait conclu une paix
provisoire avec les Moros. Une région musulmane autonome avait été établie à Mindanao,
accordant aux musulmans une juridiction limitée, qui ne s'étendait pas à des sujets cruciaux
comme la sécurité nationale ou les relations avec l'étranger. L'accord prit toute son ampleur en
1996, lorsqu'il fut signé par l'administration de Manille et Nur Misuari, leader du Front moro de
libération nationale (FMLN).
 

Misuari, que le gouvernement tenta en vain de recruter comme médiateur avec les
kidnappeurs d'Abu Sayyaf au printemps 2000, avait vécu en Occident et dans les capitales
arabes. Il avait des liens étroits avec le leader libyen Kadhafi, qui joua un rôle actif dans
plusieurs accords de paix négociés entre Manille et les Moros. Selon l'accord de 1996, le FMLN
recevait quatre provinces autonomes en échange de la paix. L'accord se désintégra peu à peu,
par manque de financement ou parce que le FMLN ne fut guère capable de gérer la région.
Konrad Muller, ancien diplomate australien, estima dans Y International Herald Tribune du 9
mai 2000 que cette incapacité était aggravée par « la corruption, la mauvaise gestion des fonds
publics, le manque de transparence, une bureaucratie boursouflée et la simple incompétence.
Lorsqu'une élection aura lieu en 2001 pour savoir s'il faut étendre la région autonome, une
seule province risque de s'y joindre, alors qu'on avait autrefois prévu un domaine beaucoup
plus vaste. Le Front accuse Manille de mauvaise foi ».
C'est dans ce contexte que se produisit le retour des vétérans philippins du jihad afghan,
formés par la CIA et leurs mentors pakistanais. Au cours des années 1990, le FMLN relativement
modéré de Nur Misuari se fissura, et l'on vit apparaître un groupe plus petit, beaucoup plus
agressif, le Front moro de libération islamique (FMLI), qui exigeait la sécession complète du
Sud islamique. En 2000, son chef était Salimat Flashim : il prend pour modèle la rupture du
Timor-Oriental avec ses anciens occupants indonésiens et appelle à un référendum sur l'avenir
de Mindanao sous l'égide de L'ONU. Les forces armées du FMLI compteraient 15 000 hommes,
dont 600 vétérans « afghans ». En janvier 1999, les leaders du FMLI déclarèrent que l'accord de
1996 était nul et non avenu, et créèrent un État indépendant, le Bangsa Moro. Le 26 janvier, le
président Joseph Estrada, ancien acteur, élu en juin 1998, lança une offensive générale contre le
FMLI. Les commentateurs rappelèrent alors que, jusqu'à l'accord de 1996, la guerre civile avait
fait 100 000  morts dans les îles méridionales, soit bien plus que les campagnes
anticommunistes contre les Huks.
Estrada rencontrait également des problèmes sur le front constitutionnel. Le 20 août
1999, des dizaines de milliers de Philippins manifestèrent à Manille contre les réformes
prévues par le président. Estrada envisageait entre autres de permettre aux investisseurs
étrangers de pouvoir prendre une participation allant jusqu'à 40 % dans les entreprises
philippines ainsi que dans la propriété foncière. Les partis d'opposition craignaient que le
président n'utilise la guerre civile contre les musulmans comme prétexte pour d'autres
modifications de la Constitution, comme l'extension du mandat présidentiel à plus de six ans,
ce qui pourrait faciliter un retour aux excès totalitaires de l'ère Marcos.
John Pilger, journaliste américain souvent récompensé pour ses critiques acerbes face
aux politiques occidentales dans le monde entier, évoque les inégalités politiques et sociales
aux Philippines dans son livre de 1998, Intérêts cachés :  « On dit qu'un enfant philippin meurt
toutes les heures, dans un pays où plus de la moitié du budget national sert à payer les intérêts
sur les prêts consentis par la Banque mondiale et le FMI. » S'adressant à Aung San Suu Kyi,
opposante de la junte militaire en Birmanie, Pilger dit :  « Regardez [l'ex-présidente] Aquino
aux Philippines. Elle a mené une campagne semblable à la vôtre et a fini [après avoir été élue]
par devoir verser la moitié du budget de son pays en remboursement de la dette. Et ses projets
pour son peuple ont été mis de côté. » La dette extérieure des Philippines était de 45,4 milliards
de dollars en 1997, selon les statistiques officielles. Il ne s'agit bien sûr que du capital : le
service de la dette pouvait à peine suivre le faible taux de croissance du pays entre 1991 et
1997 (à peine 3,3 %).
Juste avant que les volontaires en Afghanistan ne commencent à revenir, à la fin des
années 1980, la présidente Aquino avait péniblement négocié un accord de paix avec le FMLN,
rejeté par le FMLI. Les gouvernements poursuivaient leurs efforts sporadiques pour trouver un
compromis dans le projet d'autonomie musulmane lorsque les premiers vétérans de la guerre
afghane apparurent. Il s'agissait surtout des hommes d'Abdul Rasul Sayyaf, leader du septième
des sept grands groupes de moudjahidin qui combattirent les Soviétiques. Le leader musulman
philippin du groupe Abu Sayyaf était Abduragak Abubakr Janjalani. Avec un groupe de
collègues « afghans », en partie philippins et arabes, il se mit à recruter de jeunes radicaux
islamiques dans le sud de l'archipel, qui avaient pour la plupart interrompu leurs études. Ce
petit groupe de quelques centaines de guérilleros, d'abord affilié au FMLN mais bientôt séparé
sous la bannière d'Abu Sayyaf, commença à attaquer les plantations chrétiennes, à enlever de
riches propriétaires, des prêtres catholiques, et à confisquer leurs biens. Cette activité était
également celle du FMLI. En décembre 1998, Abduragak Janjalani fut tué lors d'une fusillade
avec la police dans le village de Lamitan, sur l'île de Basilan.
Une lutte pour le pouvoir s'ensuivit entre les branches philippines du groupe Abu Sayyaf.
Le vainqueur fut le frère du défunt fondateur. En 1969, leur père admirait assez le leader libyen
pour appeler son fils Kadhafi Janjalani. Il est encore aujourd'hui le principal chef du groupe, et
c'est à lui qu'on doit les enlèvements revendiqués par Abu Sayyaf, notamment dans les îles de
Basilan, de Solo et de Tawi-Tawi, à l'extrême sud de l'archipel.
Toutes les sources occidentales s'accordent pour dire qu'Abu Sayyaf est lié à l'Al-Qaida
d'Oussama ben Laden et à Ramzi Ahmed Youssef, accusé d'avoir organisé l'attentat du World
Trade Center en 1993.
Abu Sayyaf s'est toujours tenu à l'écart du processus de paix entre Manille et le FMLN,
exigeant comme le FMLI un État musulman indépendant. Les spécialités du groupe sont restées
les mêmes qu'en Afghanistan : attentats, assassinats, enlèvements et extorsions de fonds auprès
des entreprises et des magnats qui refusent de coopérer spontanément. En mars 2000, le groupe
s'est lancé dans la piraterie en mer, en échange de compensations financières ou politiques
comme la libération de prisonniers aux États-Unis. Sa carrière terroriste a commencé par une
attaque à la grenade en 1991 qui tua deux étrangères. L'année suivante, les militants d'Abu
Sayyaf lancèrent une bombe sur un quai de Zamboanga. Le navire Doulous, librairie flottante
spécialisée dans la vente de bibles et de tracts chrétiens, y était alors amarré : il y eut plusieurs
blessés.
Le groupe posa ensuite plusieurs bombes à l'aéroport de Zamboanga (selon une tactique
assez proche de celle que les instructeurs de la CIA et de l'ISI inculquaient et utilisaient contre
les aéroports communistes en Afghanistan) et dans les églises catholiques, notamment en 1993
dans la cathédrale de Davao, faisant sept morts. Viser les touristes, comme lors de l'enlèvement
à Jolo au printemps 2000, n'était pas une nouveauté. En 1993, Charles Walton, chercheur
américain travaillant au Summer Institute of Linguistics, âgé de soixante et un ans, fut enlevé
puis libéré vingt-trois jours après dans des circonstances qui n'ont jamais été totalement
éclaircies. En 1994, Abu Sayyaf kidnappa un prêtre et trois religieuses espagnols. En 1998, le
groupe enleva deux hommes originaires de Hong Kong, un Malais et une grand-mère
taiwanaise. Mais, avant 2000, leur exploit le plus connu était l'attaque menée contre la ville
chrétienne d'Ipil, sur i'île de Mindanao. Tout le centre-ville fut détruit, et 53 civils et soldats
furent massacrés.
Les soupçons ou les certitudes du gouvernement philippin quant aux liens entre Abu
Sayyaf et Ben Laden furent révélés au public le 28 août 1998 par Roberto Lastimoso, directeur
général de la police nationale. Il affirma aux journalistes que Mohammed Jamal al-Khalifa,
marié à une des sœurs de Ben Laden, était évidemment l'un des principaux financiers du
groupe. Khalifa acheminait les fonds à travers des « entreprises charitables », projets visant à
creuser des puits ou bourses accordées aux étudiants musulmans. Les commentateurs philippins
rappelèrent les ravages des terroristes à Mindanao ; l'attentat contre les Philippines Airlines en
1994, le seul réussi parmi une douzaine d'attaques prévues le même jour contre les avions
occidentaux dans le Pacifique (un passager japonais fut tué), avait été revendiqué au nom d'Abu
Sayyaf. Lastimoso déclara que, à la suite de l'attentat dans un centre commercial de Zamboanga
en 1993, Khalifa et ses associés semblaient avoir disparu. Un responsable militaire du FMLI, Al-
Haj Murad, dit aux journalistes que l'une des épouses de Khalifa était une chrétienne philippine
qui s'était convertie à l'islam. Selon le ministère des Affaires étrangères, Khalifa avait pénétré
dans Camp Bilal et avait dispersé les quelque 350 guérilleros du FMLI. Les combats avaient fait
fuir plus de 120 000 villageois. Le général Diomedio Villanueva, commandant des forces
militaires dans le sud des Philippines, affirma avoir ordonné à ses hommes de fermer tous les
camps du FMLI, dont Camp Bilal. Il n'existait apparemment aucun camp d'Abu Sayyaf. « Le
FMLI a créé un gouvernement parallèle dans la province de Lanao, et nous ne pouvons tolérer
cela », dit le général en affirmant que le FMLI avait extorqué des sommes d'argent à des civils.
Environ 250 rebelles du FMLI et 213 soldats du gouvernement avaient été tués lors des
affrontements qui avaient commencé en mars.
Le ministre de la Défense Orlando Mercado prit la décision de faire connaître les
exigences les plus extravagantes des ravisseurs de Basilan : la libération de Ramzi Ahmed
Youssef et du cheikh Omar Abdel Rahman, tous deux condamnés à la prison à vie aux États-
Unis. Ces revendications étaient « impossibles » et « illogiques », selon le ministre, et
l'ambassade américaine à Manille ainsi que le ministère des Affaires étrangères à Washington y
opposèrent un refus catégorique. D'autres exigences d'Abu Sayyaf portaient sur la libération
d'un certain Abu Haidal, apparemment détenu aux États-Unis, qui serait le mentor d'un des
leaders du groupe. Les guérilleros demandaient aussi la libération de deux militants enfermés
dans des prisons philippines et la destruction d'une énorme croix en bois placée sur une
montagne de Basilan dans les années 1970.
Le 25 avril 2000, alors qu'Abu Sayyaf venait d'annoncer la décapitation de deux captifs
« en cadeau pour le président Estrada qui avait repoussé leurs demandes », des « pirates »
abordèrent à Sipadan, petite île de Malaisie connue pour la clarté de ses eaux. Ils kidnappèrent
21 otages supplémentaires, des touristes : deux Philippins, trois Allemands, deux Français,
deux Finlandais, deux Sud-Africains et une Libanaise. Les forces fédérales de sécurité
s'approchèrent du camp rebelle et affrontèrent les hommes d'Abu Sayyaf. Nur Misuari,
gouverneur de la région musulmane autonome de Mindanao, qui avait vainement essayé de
négocier la libération de plusieurs otages, déclara à la télévision qu'un otage avait été
grièvement blessé et un autre plus légèrement par des tirs durant l'assaut.
Le leader du gang de Jolo, Abu Escobar, affirma à une radio locale qu'un otage avait été
abattu et qu'un autre était mort d'une crise cardiaque. Le colonel Ernesto de Guzman annonça
qu'après l'assaut les rebelles avaient emmené les otages dans une autre cachette sur la même île.
Une touriste allemande, Renate Wallert, cinquante-sept ans, était gravement malade. Les
envoyés de la Croix-Rouge philippine apportèrent des médicaments, et elle fut libérée. Les
deux groupes de kidnappeurs signalèrent qu'ils continueraient à abattre les otages si l'armée ne
cessait pas d'assiéger leurs camps. À la mi-mai, Manille annonça qu'Abu Sayyaf exigeait une
rançon. Le gouvernement philippin et les diplomates étrangers semblaient se résigner à un long
siège estival.
En mai, une série d'attentats terroristes fit de nouvelles victimes, notamment dans une
galerie commerciale des quartiers chics de Manille et à des arrêts d'autobus. Le président
Estrada revint plus tôt que prévu d'un voyage en Chine pour examiner la situation avec les
responsables de la sécurité, situation d'autant plus préoccupante qu'une tempête avait frappé
l'île de Luçon. Estrada déclara que « le terrorisme, les demandes de rançon, les prises d'otages
et autres formes de violence » étaient en train de ruiner l'économie. Les séparatistes musulmans
« qui veulent créer leur propre gouvernement et se livrer à des actes terroristes ne réussiront
jamais ». Il promit de prendre des mesures énergiques.
Pourtant, Estrada fut arrêté et l'opposition déclara qu'il devait démissionner ou être
chassé. L'été fut marqué par une série d'affrontements entre ses opposants et ses partisans. En
juillet 2000, il fut officiellement accusé du crime suprême de pillage économique, en plus de
délits moindres liés à la corruption. En novembre, le Sénat philippin lança une procédure
d'impeachment à l'encontre d'Estrada. D'immenses manifestations et la pression des forces
armées et de la majorité de l'opinion publique finirent par l'obliger à quitter ses fonctions. La
vice-présidente Gloria Macapagal-Arroyo, fille de l'ancien président Diosdado, diplômée de
l'université de Georgetown, devint présidente en janvier 2001. En avril, la Cour suprême décida
qu'Estrada avait bel et bien démissionné, alors qu'il prétendait avoir simplement pris un congé.
Mme Macapagal-Arroyo fut confirmée dans ses fonctions et Estrada fut privé de son immunité
présidentielle, ce qui rendrait possible son inculpation pour corruption, qui eut lieu en juillet
2001.
Au cours de l'été 2000, et donc encore sous l'administration Estrada, Abu Sayyaf reçut au
moins 25 millions de dollars de rançon, payés par le colonel Kadhafi, qui organisa le
rapatriement des prisonniers européens avec arrêt à Tripoli et témoignages publics de gratitude
envers la Libye. Geoffrey Schilling, d'Oakland (Californie), avait été enlevé antérieurement et
fut libéré séparément, après une longue série de marches dans la jungle et une captivité
particulièrement pénible, mais apparemment sans qu'aucune rançon soit versée.
Avec l'argent remis par la Libye, les bandits purent s'acheter des armes, des véhicules et
du matériel, et perpétrèrent de nouveaux enlèvements et raids meurtriers. Le 11 juin 2001, ils
annoncèrent qu'ils avaient décapité Guillermo Sobrero, de Corona (Californie), enlevé en mai
avec les missionnaires américains Martin et Gracia Burnham, du Kansas, et 17 Philippins de
l'île de Palawan, à plus de 500 kilomètres au sud de Manille. La présidente Arroyo fit alors le
vœu de « décimer » Abu Sayyaf. Elle maintint la décision prise peu après son entrée en
fonctions : plus aucune rançon ne serait versée. Pendant une nouvelle campagne militaire
contre le groupe, neuf des otages philippins s'évadèrent ou furent libérés, tandis que deux
d'entre eux furent exécutés par les rebelles. Quatre autres furent enlevés dans un complexe
associant église et hôpital sur l'île de Basilan, et au moins 15 autres dans le village de
Lantawan, sur la même île.
Les porte-parole américains commencèrent par mettre en doute la décapitation de
Sobrero, et des agents du FBI furent envoyés aux Philippines pour « conseiller » les enquêteurs,
alors qu'Abu Sayyaf proférait de nouvelles menaces contre le couple Burnham. Le
gouvernement des États-Unis et le Vatican, inquiets pour l'importante communauté catholique
des Philippines, condamnèrent ces actes de violence. Le corps de Sobrero ne fut pas retrouvé,
et sa mort ne put être confirmée avant la fin de l'été 2001. Selon Rigoberto Tiglao, porte-parole
de Mme Arroyo, Abu Sayyaf avait essayé, pour prouver qu'il ne s'agissait pas de paroles en
l'air, de vendre une vidéo de la décapitation à une chaîne télévisée américaine restée anonyme.
Malgré un nouvel « accord de paix » entre le gouvernement et le FMLI fin juin 2001, la guerre
se poursuivit contre Abu Sayyaf.
Après les attaques terroristes du 11 septembre, Abu Sayyaf fut inscrit sur la liste des 27
organisations et individus, pour la plupart affiliés à Al-Qaida, dont les avoirs furent gelés sur
l'ordre du président Bush. À Manille, le gouvernement Arroyo suivit cet ordre en affirmant qu'il
enquêtait sur les tractations financières de deux associations charitables locales susceptibles
d'être liées aux « groupes extrémistes moros ». Roilo Golez, conseiller pour la sécurité
nationale des Philippines, déclara que ses services étudiaient les comptes de deux ou trois
groupes privés, dont l'un était apparemment l'Organisation de secours islamique international
(OSII). L'OSII avait été formée en 1992 pour acheminer des fonds aux communautés
musulmanes de Mindanao. Le Congrès philippin vota une loi interdisant le blanchiment
d'argent et assouplissant le secret bancaire, afin que la Banque centrale des Philippines puisse
geler les avoirs liés à Abu Sayyaf, comme ceux du leader incarcéré Hector Janjalani,
appartenant à la famille fondatrice du groupe.
Fin 2001, dans le cadre de la « guerre au terrorisme », alors que le couple Burnham et
plusieurs autres otages étaient encore détenus, le ministre de la Défense Donald Rumsfeld
annonça qu'une trentaine de militaires spécialisés dans le contre-terrorisme avaient été envoyés
sur l'île de Basilan pour conseiller l'armée philippine dans son combat contre Abu Sayyaf.
Selon le New York Times du 30 octobre, les responsables américains « donneront
vraisemblablement plus que des conseils dans un avenir proche » et fourniront sans doute des
armes et une formation. Le 28 octobre, un journaliste de I'AFP signala avoir vu des Américains
entraîner les Philippins au maniement des armes sur l'île de Basilan. Les porte-parole de Mme
Arroyo répétaient obstinément, dans des déclarations comparables à celles des officiels
américains au début de la guerre du Vietnam, que les Américains ne seraient pas impliqués
dans le combat.
Les « conseillers » étaient venus avec des chiens policiers, ce qui veut dire qu'ils avaient
l'intention de traquer Abu Sayyaf. Les responsables américains confirmèrent que le réseau Al-
Qaida avait sérieusement cherché à étendre ses activités en Extrême-Orient, notamment en
Indonésie et en Malaisie (où une branche d'Abu Sayyaf était également devenue active), ainsi
qu'aux Philippines. La présidente Arroyo déclara, lors du Forum économique mondial organisé
à Hong Kong le 29 octobre, que les militaires américains étaient présents dans le cadre d'un
« programme commun pour lutter contre le terrorisme aux Philippines et dans le monde
entier ».
C'est surtout l'avenir économique de Mindanao qui fut évidemment affecté par ces
troubles. Cette grande île représente 30 %  de la superficie des Philippines et 24 %  de sa
population, alors que sa contribution au PIB n'est que de 18 %.  Près de 60 %  de la production
de riz et de blé viennent des trois provinces de Mindanao impliquées dans le conflit, qui éclata
au tout début de la saison des plantations. Comme 200 000  civils avaient fui leur domicile pour
échapper à la violence, il ne restait plus grand monde pour cultiver les terres. Le sénateur
Gregorio Honasan, ancien militaire qui avait affronté les insurgés musulmans, déclara que les
combats avaient détruit les infrastructures essentielles (routes et canaux d'irrigation) et entravé
les projets de développement. Quant au tourisme, on s'attendait à des dégâts pires encore, un
peu comme après le massacre de Louxor en Égypte : la croissance de 10 à 15 % du nombre de
visiteurs attendus en 2000 devenait irréalisable, puisque de nombreux pays, notamment
européens, recommandaient à leurs ressortissants de ne pas se rendre aux Philippines.
Une fois encore, comme les États-Unis, le Canada, la France, l'ex-Yougoslavie, l'Égypte,
l'Algérie, la Fédération russe, le Soudan, le Pakistan, le Cachemire indien et les États d'Asie
centrale, les Philippines voyaient leurs problèmes endémiques (sociaux, économiques et
religieux) aggravés par deux types de terrorismes étroitement mêlés : la violence interne,
renforcée par le fanatisme et l'extrémisme importés d'Afghanistan. Les techniques enseignées
pour lutter contre la Russie et le communisme se propageaient à travers toute la planète : c'est
ce qu'on appelle la mondialisation du terrorisme.

11. À L'ASSAUT DES ÉTATS-UNIS


 
 
L'attaque menée le 11 septembre 2001 par des pirates de l'air kamikazes contre le World
Trade Center de New York et le Pentagone à Washington a marqué l'épouvantable point
culminant de la vague d'attentats des années 1990, préparés, orchestrés et parfois perpétrés par
les vétérans de la guerre afghane de 1979-1989 qu'avait formés la CIA OU par leurs disciples et
sympathisants.
Peu d'Américains semblent avoir compris ce qui se passait autour d'eux durant cette
décennie. Les personnes directement impliquées ont pris conscience des effets, mais sans en
connaître les tenants et aboutissants, avec ce manque de réflexion historique qui caractérise
même les meilleurs membres des instances dirigeantes des États-Unis. Les liens cachés n'ont
pas été discernés. Certains enquêteurs, comme le directeur du FBI à New York, Robert Fox, ont
correctement identifié les suspects après l'attentat commis en 1993 contre le World Trade
Center, prélude inabouti et cependant mortel à la destruction des tours jumelles lors du
massacre de septembre 2001. En 1993, Fox dit aux journalistes que « ces gars-là » avaient été
formés par la CIA. Cette déclaration, impopulaire mais véridique, lui valut d'être transféré loin
de son poste new-yorkais quelques semaines plus tard.
Quatre mois plus tard, en juin 1993, les services secrets purent empêcher une nouvelle
série d'attentats terroristes, également à New York, qui auraient pu faire autant de victimes et de
dégâts que ceux du 11 septembre 2001. Une « taupe » égyptienne, pour le compte du FBI, avait
infiltré le gang, sorte de prototype d'Al-Qaida qui opérait à New York et dans le New Jersey.
Un peu par chance et grâce au travail de la police, les conspirateurs furent pris la main dans le
sac. Ce qui a rendu plus difficiles l'identification et la capture de ceux qui avaient préparé et
fourni le soutien logistique pour les attaques du 11 septembre, c'est que, sur les milliers d'agents
qu'emploient tous les services, de la police locale au FBI, aucun n'avait pénétré à temps le
réseau terroriste.
Les préparatifs des attentats de 1993, avec leur enracinement asiatique, doivent être
considérés comme une sorte d'immense prologue à l'assaut mené le 11 septembre 2001, qui a
déclenché à son tour la nouvelle guerre des États-Unis en Asie.
De même qu'en janvier 1980, à Washington, j'avais pressenti les catastrophes
qu'engendrerait l'invasion de l'Afghanistan par les Soviétiques, j'avais eu, au printemps 1995, à
New York, une prémonition de ce que l'avenir nous réservait.
Je me trouvais à bord d'un minibus reliant Manhattan à l'aéroport John F. Kennedy. Tout
à coup, le chauffeur pakistanais barbu, Mahmoud, s'est écrié : « Mon Dieu, mon ami, écrivez-le
dans vos journaux, dites-le à la télévision : nous avons souffert, nous, les musulmans ! Je vous
le dis, quand Allah nous a pris notre général Zia ul-Haq, tout le mal a commencé. Mon père a
eu tellement de chagrin qu'il en est mort. »
Il parlait de l'accident d'avion, alors encore mystérieux, qui avait causé la mort de Zia et
de responsables américains et pakistanais en août 1988. Après m'avoir expliqué qu'il avait
émigré aux États-Unis et avait réussi à obtenir son permis de taxi afin que sa fiancée
pakistanaise à New York n'ait pas à travailler avant leur mariage (comme les taliban, il estimait
que les femmes ne devaient pas travailler), il ajouta d'un ton lugubre : « Le jihad est mort au
Pakistan. Zia nous a entraînés dans un grand jihad en Afghanistan. Mais le jihad se propagera
de toute façon. »
Alors que nous arrivions au terminal aérien, je lui ai demandé : « Et ici ? Le jihad est
arrivé en Amérique ? » Mahmoud freina plus brusquement que nécessaire. « Oui, lança-t-il, le
jihad est en Amérique, il y a beaucoup de musulmans ici. À New York, dans le New Jersey,
partout. Le jihad est notre devoir. » Alors que je prenais mes bagages après l'avoir payé,
Mahmoud me remit un tract plié que je lus dans la file d'attente à l'embarquement. « LE PROCÈS
DE L’ISLAM », pouvait-on lire au-dessus du portrait du cheikh Omar Abdel Rahman, ses yeux
aveugles couverts par des lunettes de soleil, la barbe exubérante. Soupçonné d'être l'instigateur
de l'attentat de février 1993, le cheikh allait être jugé ; il serait par la suite condamné à la
réclusion à perpétuité dans une prison-hôpital du Missouri, avec sécurité maximale. Le tract
que Mahmoud me donna à l'aéroport John F. Kennedy citait les avocats de la défense, qui
avaient demandé l'acquittement. Il n'était coupable, concédait Ronald Kuby, de rien de plus que
de « son interprétation des écritures, profond dilemme pour la religion dans une société
apparemment libre ».
En y réfléchissant durant le vol qui me ramenait au Moyen-Orient, je compris que « le
jihad en Amérique » avait déjà commencé. Pour quelques membres des services secrets, qui ne
souhaitent pas discuter de ces questions en public, il avait commencé en janvier 1993, un mois
avant l'attentat du World Trade Center. Vétéran de la formation et sans doute du combat en
Afghanistan, Mir Aimai Kainsi avait abattu lors d'une embuscade deux employés de la CIA, et
avait blessé plusieurs autres personnes devant l'entrée principale du quartier général de la CIA, à
Langley, en Virginie. Le FBI et les autres services l'avaient poursuivi et, avec l'aide de l'ISI
(pour une fois les services pakistanais avaient coopéré sans réticence avec les forces de l'ordre
américaines), il avait été rattrapé au Pakistan. Il fut ramené aux États-Unis pour son procès, le
17 juin 1995, quelques semaines après ma rencontre avec Mahmoud. Peu après son arrestation,
plusieurs Américains furent assassinés à Karachi en représailles. Il fut condamné à mort par un
tribunal de Virginie, où son crime avait été commis. Les appels retardèrent l'exécution, et il fut
oublié par le public américain.
L'esprit du jihad contre l'Amérique s'est maintenu. Il s'est enflammé de manière
spectaculaire durant l'été 1998 en Afrique. Le matin du 7 août 1998, des bombes dévastèrent les
environs de l'ambassade américaine à Nairobi (Kenya) et à Dar-es-Salaam (Tanzanie).
L'attentat de Nairobi fit plusieurs milliers de blessés et 247 morts, dont douze Américains dans
une aile de l'ambassade qui s'était effondrée. Dans l'attentat quasi simultané à Dar-es-Salaam,
dix personnes trouvèrent la mort et près d'une centaine furent blessées dans les rues bien moins
encombrées de la capitale tanzanienne. Traumatisés par le choc, les blessés gisaient dans un
bain de sang. Les hôpitaux de Nairobi débordèrent bientôt de victimes amenées en urgence :
des hommes, des femmes et des enfants mutilés, aveuglés. On dénombra un total de 5 000
blessés pour les deux villes.
Les attentats, où l'on reconnut aussitôt la signature d'Oussama ben Laden et de son
organisation Al-Qaida formée des années auparavant en Afghanistan, auraient dû bien moins
surprendre les services secrets américains que ne le fit le désastre du 11 septembre 2001 (même
si, là aussi, il y avait eu de vagues avertissements).
Quelques informateurs et journalistes avaient repéré un message radio diffusé environ
vingt-quatre heures avant les attentats africains. Cet avertissement n'émanait pas de Ben Laden,
d'Al-Qaida, ni même du Front islamique international des huit organisations islamistes qui
avaient annoncé sa création en vue du jihad antiaméricain en mai. L'al-Jihad égyptien,
responsable de l'assassinat du président Sadate en octobre 1981 et de bien des violences en
Égypte, annonçait qu'il était sur le point de lancer des représailles contre les États-Unis,
prétendument parce que la CIA avait aidé les Albanais à arrêter et à extrader plusieurs militants
islamistes égyptiens, dont certains avaient été condamnés à mort par contumace. Une semaine
plus tôt, un chef exilé d'une organisation associée et parfois rivale d'al-Jihad, al-Gama'a al-
Islamiya ou Groupe islamique, coupable du massacre de touristes étrangers à Louxor en
novembre 1997, niait soudain sur son site Internet faire partie du Front islamique international,
alors que son nom figurait parmi les huit signataires de l'acte de création du Front en février
1998. Pour les spécialistes égyptiens du terrorisme, les leaders du Groupe islamique, ou du
moins l'un d'entre eux, étaient au courant des atrocités qui se préparaient en Afrique et
voulaient prendre leurs distances.
Alors que le président Clinton était attaqué de toutes parts pour le scandale Monica
Lewinsky et les accusations de parjure lancées par le procureur indépendant Kenneth Starr,
Washington fut galvanisé par les attentats. En quelques heures, plus de deux cents agents du
FBI, d'autres équipes de renseignement et des unités militaires, dont des groupes d'aide
médicale, et même des soldats israéliens furent envoyés en Afrique.
Rétrospectivement, l'effort de sauvetage et d'enquête apparaît comme une répétition de
l'immense mobilisation des ressources policières et humanitaires qui eut lieu à New York et à
Washington au lendemain des attentats du 11 septembre.
Bientôt, on apprit que d'autres menaces pesaient sur les ambassades américaines à
Kampala, en Ouganda, et à Tirana, en Albanie. Par la suite, toute une série de services
diplomatiques à travers le monde furent évacués, ce qui montre à quel point ce danger était pris
au sérieux.
En quelques jours, deux suspects furent appréhendés : un Palestinien naturalisé kenyan,
Mohammed Saddek Odeh, et un Yéménite, Mohammed Rachid al-Owhali. Odeh fut arrêté au
Pakistan et rapidement renvoyé à Nairobi après ses aveux. Owhali fut intercepté au Kenya.
Menottes aux mains, tous deux furent envoyés à New York dans un avion militaire. Ils furent
accusés de meurtre, de complicité de meurtre, d'usage de munitions de destruction massive et
de conspiration.
Un autre complice originaire des Comores, Abdallah Mohammed Fadhul, était
soupçonné d'appartenir à Al-Qaida comme les autres (qui avaient reconnu être membres de
l'organisation de Ben Laden et avoué une certaine responsabilité dans les attentats).
En très peu de temps, il devint clair, pour ceux qui suivaient ces événements, qu'un
conflit total et meurtrier avait éclaté entre les États-Unis et leur ancien protégé (par le biais de
l'Arabie Saoudite) Oussama ben Laden. (Dès lors, la progression jusqu'aux attentats de
septembre 2001 devient encore plus claire, les attaques de 1993 devant être considérées comme
un prélude.)
Tout comme en septembre 2001, Washington décida en août 1998 de répliquer sans
tarder. Le président Clinton et ses conseillers choisirent de frapper en deux endroits considérés
comme des bases ou des places fortes de Ben Laden, que Mohammed Odeh avait désigné
comme l'instigateur des attentats contre les ambassades. Clinton convoqua son conseiller en
matière de sécurité, Sandy Berger. Il rappela d'Italie la secrétaire d'État Madeleine Albright,
alors en déplacement privé. Le ministre de la défense William Cohen, le général Hugh Shelton,
chef d'état-major, et le dernier en date d'une longue série de directeurs de la CIA, George Tenet,
rejoignirent la cellule de crise.
En quelques heures, Clinton décida de frapper l'Afghanistan, où Ben Laden avait ses
principales bases opérationnelles, et le Soudan, soupçonné d'abriter une usine d'armement
chimique associée à Ben Laden. Les soldats et les avions américains ne seraient pas mis en jeu.
On utiliserait l'arme déjà employée pour frapper Saddam Hussein durant la guerre du Golfe et
plusieurs fois par la suite pour le punir : le missile de croisière télécommandé Tomahawk, qui
n'avait guère causé de dommages parmi les cohortes de Saddam, mais avait tué et blessé de
nombreux civils irakiens. Une vingtaine de ces missiles seraient lancés par les vaisseaux de la
Navy, basés en mer Rouge ou dans l'océan Indien, contre plusieurs camps de Ben Laden,
essentiellement près du village de Khost, non loin de la frontière pakistanaise. Les camps
avaient été conçus par la CIA et l'ISI, et construits au début des années 1980 avec les ressources
humaines et techniques d'Oussama ben Laden et de ses associés. La seconde cible était l'usine
pharmaceutique Al-Chifa à Khartoum. Après tout, se disaient Clinton et ses collaborateurs, le
gouvernement de l'islamiste Hassan el-Tourabi avait étroitement coopéré avec Ben Laden
lorsque celui-ci avait séjourné au Soudan au début des années 1990. Les services secrets
occidentaux et égyptiens le soupçonnaient de complicité dans de nombreux actes et complots
terroristes, dont la tentative de meurtre contre le président Moubarak à Addis-Abeba et les
attentats de New York en 1993. Selon le New York Times du 25 août, l'usine Al-Chifa était
soupçonnée de coopérer avec les programmes d'armes chimiques irakiennes et de produire un
important ingrédient du gaz nerveux vx, le méthylphosphothionate éthylique.
L'attaque par les missiles de croisière fut lancée le 20 août sous le nom de code Portée
infinie. Selon les taliban, vingt guérilleros furent tués dans les camps, mais Ben Laden était
absent. Certaines sources à Washington affirment que, grâce à la surveillance électronique des
communications radiotéléphoniques de Ben Laden et l'emploi de satellites, les États-Unis
avaient été informés de cette absence. Ils avaient délibérément choisi de ne pas le tuer parce
que sa mort aurait grandement renforcé son charisme déjà légendaire parmi les islamistes
violents du monde entier. Il deviendrait un martyr historique dont le meurtre entraînerait ses
partisans dans une frénésie de vengeance contre les États-Unis.
Quant à l'usine de Khartoum, Sandy Berger avait affirmé le 23 août aux spectateurs de
CNN qu'elle servait « incontestablement » à produire du vx, mais un ingénieur britannique qui
avait été directeur technique d'Al-Chifa réfuta catégoriquement l'idée, lors d'une interview
accordée à la BBC, que l'usine fabriquait autre chose que des médicaments, des vitamines et
d'autres produits pharmaceutiques dont la société soudanaise appauvrie avait le plus grand
besoin. Quelques jours plus tard, l'administration Clinton se désengagea de l'affaire,
reconnaissant que l'attaque sur Khartoum avait été une regrettable erreur, même si les États-
Unis s'opposaient résolument à la demande du Soudan, qui exigeait une enquête sur place par
les observateurs impartiaux de L'ONU. En juillet 2000, le propriétaire saoudien de l'usine lança
une série de procédures légales contre les États-Unis pour obtenir 50 millions de dollars en
dommages et intérêts.
La chasse à l'homme entraîna, fin septembre, l'arrestation à Munich d'un autre suspect,
Mahmoud Salim, quarante ans, extradé vers les États-Unis. Un sergent de l'armée américaine
d'origine égyptienne, Mohammed Salem, qui travaillait pour Ben Laden, passa aux aveux.
Finalement, en septembre 2001, les quatre principaux conspirateurs furent condamnés à la
prison à vie, après une longue délibération par un jury incapable de se mettre d'accord en faveur
de la peine de mort.
Les premières recherches sur Mahmoud Salim, proche associé de Ben Laden d'après les
documents et témoignages présentés par l'accusation, révélèrent une facette bien plus sinistre
encore : la menace nucléaire. Les enquêteurs américains étudiaient encore cet aspect après les
avertissements diffusés durant l'automne 2001 selon lesquels Ben Laden disposait peut-être
d'un matériel nucléaire pouvant être utilisé comme arme sous la forme d'une bombe contenant
des déchets radioactifs que l'explosion disperserait.
Lorsqu'il fut arrêté près de Munich grâce à un tuyau offert par Interpol, Salim fut
identifié comme le conseiller financier et le pourvoyeur d'armes de Ben Laden. Dès 1990, avec
d'autres membres d'Al-Qaida au Soudan, en Afghanistan, en Malaisie, aux Philippines et dans
d'autres pays, il avait commencé des « transactions financières au profit d'Al-Qaida et des
groupes affiliés ». En 1992, selon les pièces utilisées par le tribunal new-yorkais, le groupe
avait essayé d'obtenir des composants d'armes nucléaires, dont de l'uranium enrichi, pour
attaquer les forces américaines en Arabie Saoudite, au Yémen et en Somalie. Aucun détail
concret ne fut communiqué.
Tous ceux qui ont lu attentivement la déclaration faite au Congrès le 3 septembre 1998
par le directeur du FBI, Louis J. Freeh, auraient pu pressentir l'escalade terroriste de Ben Laden.
Ni Freeh ni personne d'autre n'avait prévu qu'après des années de préparatifs minutieux, sans
doute entrepris dès 1998, des avions détournés par des pirates de l'air seraient transformés en
missiles meurtriers pour détruire le centre nerveux de Manhattan en septembre 2001. Pourtant,
l'attentat du World Trade Center en 1993, le complot avorté en juin 1993 visant à détruire les
principaux tunnels, les ponts et d'autres cibles dans Manhattan, suivis des explosions dans les
ambassades africaines en août 1998, tout cela avait incité le FBI à de vastes efforts afin de
traquer les terroristes. Les agents du FBI étaient présents dans le monde entier et (selon leur
porte-parole et celui de la CIA) avaient mis fin à leur vieille rivalité avec la CIA. Principal
organisme antiterroriste américain depuis 1995, le FBI travaillait activement avec le centre de
contre-terrorisme de la CIA et avec quantité d'autres services de renseignement, militaires et
civils, au sein d'un nouveau comité consultatif permanent à Washington.
Dans sa déclaration, Freeh évoquait la propension des attaques terroristes antiaméricaines
aux « incidents de grande ampleur, conçus pour engendrer le maximum de destruction, de
terreur et d'impact ». Il rappelait comment la menace de ce que mon chauffeur de taxi
pakistanais avait appelé le « jihad en Amérique » était devenue claire lors des événements de
1993. Freeh fit ensuite référence à l'attaque au gaz sarin dans le métro de Tokyo deux ans après,
qui avait fait douze morts et, comme l'attentat du World Trade Center de 1993, plus d'un millier
de blessés. Il n'y avait pas eu d'Américains parmi les victimes de la fusillade de Louxor en
novembre 1997, mais Freeh confirma que cet attentat (tout comme les enlèvements et les
meurtres perpétrés aux Philippines par le groupe Abu Sayyaf, influencé par Ben Laden)
semblait avoir pour but d'obtenir la libération d'Omar Abdel Rahman, détenu dans le Missouri.
Freeh rappela que le cheikh Omar et ses associés avaient été également inculpés en 1995 pour
avoir cherché à assassiner le président Moubarak lors de sa visite à New York en 1994. Le
même groupe avait été pris sur le fait dans un garage du Queens en train de mélanger de
l'engrais et du fuel (selon une recette éprouvée de la CIA qu'on trouvait dans les manuels de
formation en Afghanistan et qu'employa à son tour Timothy McVeigh pour faire exploser le
bâtiment fédéral à Oklahoma City en 1997) pour confectionner une bombe artisanale mais très
puissante. Leur intention était de faire sauter le bâtiment des Nations unies, les tunnels Lincoln
et Holland, le quartier général de la police et celui du FBI, entre autres cibles new-yorkaises
(Freeh aurait pu ajouter qu'ils avaient aussi envisagé d'assassiner certains membres du Congrès
connus pour leurs sympathies pro-israéliennes).
Freeh ne fit pas allusion aux liens entre la CIA et l'Afghanistan, sujet généralement tabou
depuis que le directeur du FBI à New York, Robert Fox, avait déclaré à la télévision en 1993
que la CIA avait formé plusieurs des terroristes du World Trade Center - par une
« coïncidence », il avait été déplacé quelques semaines plus tard. Après avoir rapidement
indiqué que « l'Iran, l'Irak, le Soudan, la Libye, Cuba et la Corée du Nord » étaient considérés
comme coupables de terrorisme gouvernemental, Freeh aborda une deuxième catégorie : les
organisations « autonomes, généralement transnationales », dotées de leurs propres effectifs, de
leurs financements et de leurs lieux de formation, capables de monter des opérations dans le
monde entier, notamment aux États-Unis. Le Hezbollah était responsable de l'attentat contre
l'ambassade américaine et la caserne des marines au Liban, ainsi que de l'attentat contre la
deuxième ambassade américaine de Beyrouth-Est en 1984 et de la détention d'otages
américains au Liban.
Dans une troisième catégorie, Freeh rangeait les terroristes d'« affiliation locale » mais
d'ampleur planétaire, dont les disciples d'Oussama ben Laden. Prophétique, il annonça que ces
terroristes représentaient la menace la plus urgente parce que « les groupes sont souvent
organisés sur une base temporaire, ad hoc, ce qui rend difficiles leur infiltration et leur
poursuite. Ils peuvent aussi exploiter la mobilité qu'offrent la technologie et l'absence de
structure rigoureuse ». C'était, avant l'heure, une analyse de la mobilité transatlantique dont
firent preuve Mohammed Atta, le pilote kamikaze du premier avion détourné pour frapper le
World Trade Center le 11 septembre 2001, et ses collègues, qui avaient soigneusement
poursuivi leurs études et la formation de leur réseau en Europe, avant de s'installer aux États-
Unis pour s'initier au pilotage dans des écoles locales et mettre au point la logistique complexe
de leur opération si bien coordonnée.
Depuis des années, rappela Freeh, le FBI enquêtait sur les principaux « cas
extraterritoriaux », parmi lesquels l'attentat du 25 juin 1996 contre le complexe militaire
américain de Khobar Towers en Arabie Saoudite et les attentats contre les ambassades en
Afrique en août 1998. L'attaque de Khobar Towers eut lieu plusieurs mois après un attentat
moins important, contre les installations militaires américano-saoudiennes à Riyad, qui avait
causé la mort dé trois civils américains et de deux soldats. L'attentat de Khobar, qui fit 19 morts
et environ 400 blessés, obligea les États-Unis à déplacer vers Al-Kharj les hommes de Fus Air
Force qui survolaient l'Irak et menaient des opérations au départ de la base aérienne de Dharan.
Al-Kharj est une base saoudienne en plein désert du Nedjd, loin de toute zone habitée. Freeh ne
mentionna pas le seul facteur qui entraîna presque à coup sûr sa démission en 2000 : le manque
absolu de coopération de la part des autorités saoudiennes, qui refusèrent d'autoriser le FBI OU
la CIA à interroger les suspects, et firent décapiter plusieurs d'entre eux avant qu'une enquête
approfondie soit possible. Les responsables de la justice américaine ont à plusieurs reprises
exprimé leur frustration. Certains analystes en ont conclu que les Saoudiens voulaient couvrir
l'implication, supposée mais non prouvée, des services secrets iraniens auprès du Hezbollah
« saoudien », réunissant les membres de la minorité chiite de la province orientale du royaume.
Plus tard, sans consulter l'Arabie Saoudite, un tribunal américain condamna par contumace ses
propres suspects dans l'affaire de Khobar Towers.
Freeh parla des « redditions » terroristes, terme qu'il employait pour désigner les
terroristes arrêtés à l'étranger et envoyés aux États-Unis pour y être jugés (les ennemis des
États-Unis préfèrent le terme d'« enlèvements »), dans le cadre d'une directive présidentielle du
début des années 1990 qui détaillait les conditions de ces « redditions ». Il cita le cas de Ramzi
Ahmed Youssef, cerveau de l'attentat de 1993, dont l'identité réelle n'avait jamais été établie et
que certains experts américains soupçonnaient de travailler pour les services secrets irakiens en
relation avec Ben Laden. Youssef a été arrêté au Pakistan par les agents de l'ISI dans un hôtel
appartenant à Ben Laden, puis extradé vers New York le 7 février 1995. Au terme de son
procès, il fut condamné à la prison à vie. Bien sûr, il y avait aussi le cas de Mir Aimal Kainsi,
assassin de deux employés de la CIA devant le quartier général de Langley, en janvier 1993,
également poursuivi par les agents américains et pakistanais, et extradé aux États-Unis pour
son procès.
L'administration Clinton, reconnaissant enfin la menace des « afghans », nomma un autre
« tsar » antiterrorisme à Washington. Début septembre 1998, la secrétaire d'État Madeleine
Albright intronisa l'amiral Crowe, ancien ambassadeur en Grande-Bretagne, et une équipe de
spécialistes pour enquêter sur les attentats commis dans les ambassades en Afrique. Quand je
l'ai rencontré, en 1968, Crowe commandait les forces navales américaines à Bahreïn. Cet
homme est à la fois un soldat, un diplomate et un intellectuel. Il a su dépasser la simple lutte
contre le terrorisme post-Afghanistan pour en étudier les racines, notamment les erreurs passées
des dirigeants américains qui ont contribué à l'engendrer.
Peu après les tirs de missiles sur ses camps et sur Khartoum le 20 août 1998, Oussama
ben Laden menaça les États-Unis de nouvelles représailles. Un Albanais qui essayait de
s'introduire dans l'ambassade américaine de Tirana fut abattu le 23 août par un garde. Comme
d'autres, cette ambassade venait d'être évacuée pour des raisons de sécurité. On a vu, à tort ou à
raison, la main de Ben Laden dans cet incident. Il semble à peu près certain, selon les sources
de L'OTAN, que Ben Laden était allé au moins une fois à Tirana, déguisé, en 1994, dans le cadre
d'une délégation « charitable » saoudienne, et avait cherché à recruter des volontaires
musulmans pour Al-Qaida dans les Balkans, principalement en Albanie, au Kosovo et en
Bosnie. Quelques centaines de vétérans de la guerre afghane avaient combattu en tant que
« volontaires » aux côtés de l'armée musulmane bosniaque contre les Serbes et les Croates
durant les guerres balkaniques du début des années 1990. La présence supposée d'agents de
Ben Laden en Albanie avait causé plus d'une alerte pour l'ambassade américaine et la mission
militaire à Tirana, et avait retardé plusieurs visites des membres de l'administration Clinton
dans la capitale albanaise.
Après les frappes américaines d'août 1998, face à une mobilisation militaire massive aux
frontières de l'Iran, dont certains ressortissants, des diplomates notamment, avaient été enlevés
ou tués par les taliban durant la conquête du nord de l'Afghanistan, Kaboul annonça vouloir
limiter l'activité de Ben Laden. Le leader des taliban, le mollah Omar, déclara dans plusieurs
interviews accordées aux journalistes locaux que Ben Laden restait l'invité des taliban, mais
qu'il lui avait envoyé un émissaire pour lui rappeler que c'était le territoire afghan que les
Américains avaient attaqué. Les taliban eux-mêmes se réservaient un droit de réponse. Le
mollah Omar ajoutait qu'il ne pouvait exister deux autorités parallèles en Afghanistan et que
Ben Laden n'était pas là pour « mener des activités politiques ou militaires ». Pendant ce temps,
le Pakistan, dans l'espace aérien duquel les missiles avaient été tirés, destitua le chef des
services secrets civils, Manzoor Ahmed (sans lien avec le puissant ISI militaire). Le
gouvernement du Premier ministre Nawaz Sharif avait perdu la face en devant démentir un
faux communiqué selon lequel au moins un des missiles américains avait atterri sur le sol
pakistanais. Le gouverneur de la province frontalière du Nord-Ouest, Rustam Chah Momand,
fut limogé pour les mêmes raisons.
Les relations complexes entre le Pakistan, les taliban et les guérilleros d'Al-Qaida ne
datent pas d'hier. Un point de départ arbitraire peut être fixé au mystérieux accident d'avion du
président pakistanais Zia ul-Haq, en août 1988, qui a bouleversé ses nombreux admirateurs
islamistes. Commença alors un lent mouvement vers de nouveaux troubles intérieurs au
Pakistan.
À l'autre extrémité du parcours, on trouve l'assaut multiforme contre les États-Unis, qui a
commencé début 1993 et se prolonge au xxr siècle. En cours de route, l'ISI, puissant et
omniprésent, avait réussi à utiliser l'aide américaine reçue pour le jihad afghan et poursuivie
bien après le retrait des Soviétiques, et à l'exploiter contre son principal adversaire local, l'Inde.
Pour comprendre le phénomène Ben Laden et son réseau international, il faut étudier ses
relations avec le Pakistan de Zia ul-Haq et de ses successeurs, elles-mêmes liées à la place
qu'occupe la dynastie Ben Laden en Arabie Saoudite. Le prince Turki ben Faysal fut le chef des
services secrets saoudiens durant l'essentiel de la guerre afghane et dans l'après-jihad. C'est
presque certainement son lien étroit avec Oussama ben Laden, ses sociétés et sa famille qui
provoqua son remplacement par le prince Abdallah, en septembre 2001, sans doute sous une
forte pression secrète des Etats-Unis. Presque en même temps, le général Pervez Moucharraf,
président militaire du Pakistan, jugea nécessaire de renvoyer le général Mahmoud Ahmed, chef
de l'ISI, et plusieurs autres officiers, tous favorables aux taliban, que l'ISI avait nommés au
début des années 1990. (Tout comme les Saoudiens, le général Moucharraf dut prendre un
virage à cent quatre-vingts degrés et retirer son soutien aux taliban pour donner l'impression
qu'il les combattait, du moins aux yeux des Américains.)
Oussama ben Laden avait vingt-trois ans lorsqu'il termina ses études d'économie et de
marketing à l'université de Djeddah (il obtint aussi un diplôme d'ingénieur à l'université de
Riyad). Son amitié avec le prince Turki naquit lorsque tous deux découvrirent qu'ils
partageaient les mêmes idées sur ce qu'ils considéraient comme le déclin et la décadence de
l'islam et du dynamisme politique islamique. Oussama appréciait aussi l'honnêteté du prince
Turki et son aversion pour la corruption, qualités rares parmi les dirigeants arabes. Turki
semble avoir considéré Oussama comme un jeune homme animé d'une flamme pure de
dévouement aux principes religieux. Quand les Soviétiques envahirent l'Afghanistan en
décembre 1979, le prince envoya Ben Laden à Peshawar pour tenter de recruter une armée de
volontaires arabes.
Au Pakistan, Ben Laden rencontra bientôt un grand Palestinien aux yeux verts, le
charismatique Abdallah Azzam, qui s'était rendu célèbre par ses sermons enflammés à Zarqa,
en Jordanie, adressés aux Palestiniens qui fuyaient la répression militaire contre L'OLP de
Septembre noir en 1970. Azzam devint ensuite l'un des inspirateurs du mouvement Hamas. Il
rejetait L'OLP modérée de Yasser Arafat et les plus petits groupes palestiniens comme trop
laïques, trop marxistes ou pas assez islamiques. Il sentait aussi que ces mouvements étaient trop
dépendants du Grand Satan soviétique, usurpateur de l'Afghanistan musulman. En liaison avec
les généraux de l'ISI, eux-mêmes sous les ordres directs du président Zia ul-Haq, Azzam
exposa à Ben Laden son besoin d'armes, de moyens de transport et de financement pour la
famille des combattants. Ben Laden promit d'être généreux.
À Riyad, d'autres membres de l'entreprise de construction Ben Laden et le prince Turki
offrirent leur soutien. Ils permirent à Oussama de commencer sa collecte de fonds et ses
voyages à travers le monde arabe. Le groupe remporta le « contrat du siècle » en Arabie
Saoudite pour un montant de 3 milliards de dollars : la restauration complète et, si nécessaire,
la reconstruction des lieux saints de La Mecque et de Médine. Ravi par son cv impeccable, la
CIA donna carte blanche à Oussama en Afghanistan, comme les généraux de l'ISI. Ils voyaient
d'un bon œil l'apparition d'une force sunnite pour contrer l'influence du chiisme iranien. Selon
une légende persistante qui pourrait être vraie, Ben Laden se montra un brave fantassin lorsqu'il
rejoignit la guérilla, au cours de laquelle il fut blessé en combattant les Soviétiques près de
Jalalabad. Toujours sous le regard approbateur des officiers de l'ISI, il cultiva ses bonnes
relations avec leurs principaux guerriers afghans, Gulbuddin Hekmatyar, un Pachtoune, et
Ahmed Chah Massoud, un Tadjik. Massoud se retourna ensuite contre les taliban et Ben Laden.
Il devint le redoutable commandant de l'Alliance du Nord. Il fut finalement assassiné en
septembre 2001 par des agents des taliban se faisant passer pour des journalistes, premier d'une
série de coups portés contre la récupération de l'Alliance du Nord par les États-Unis pour leur
campagne antitaliban.
Plus crucial encore pour son alliance à venir avec les taliban et son entreprise planétaire
de terrorisme privé, Ben Laden utilisa comme base régionale au Pakistan la mosquée Binoori
de Karachi. C'est là que prêchait le mollah Omar, jeune religieux alors inconnu qui avait perdu
un œil dans la guerre et qui, à la fin des années 1990, deviendrait le principal leader des taliban,
l'homme le plus puissant d'Afghanistan. Plus tard, Ben Laden devait épouser une des filles du
mollah Omar, créant ainsi des liens familiaux, si importants dans le monde musulman.
Opérant d'abord de Karachi, puis de ses places fortes locales, l'empire financier et de BTP
de Ben Laden se lança dans la construction de camps de formation et de terrains d'atterrissage
en Afghanistan pour les jets privés des meneurs du jihad antisoviétique et pour les dignitaires
musulmans et arabes en visite. Des tunnels et des bunkers profondément enterrés pour les
postes de commande et les centres de télécommunications (cauchemar du Pentagone qui essaya
de les viser fin 2001) furent taillés dans les montagnes afghanes. Ils devaient rendre les
télécommunications des moudjahidin impénétrables par les analystes radio et les décodeurs de
l'Armée rouge et mettre les munitions, les armes et les réserves de carburant à l'abri des
attaques soviétiques, terrestres ou aériennes.
Bien avant la fin de la guerre, Ben Laden et ses acolytes préparaient les vastes jihads à
venir contre les gouvernements arabes impies liés aux États-Unis, « corrompus » et
« sataniques », qui l'avaient pourtant aidé à chasser les Soviétiques. En même temps, l'ISI, de
plus en plus puissant, détournait une partie des ressources américaines destinées à la guerre
antisoviétique au profit du conflit séculaire qui oppose le Pakistan à l'Inde au sujet du
Cachemire et de l'inimitié religieuse des groupes islamistes militants contre l'hindouisme
majoritaire en Inde.
Les organisations de Ben Laden préparaient les guerres à venir en diversifiant leurs
investissements. Elles achetèrent des entreprises de transport routier, aérien et maritime,
particulièrement dans les pays producteurs de pétrole de la péninsule Arabique. L'attentat à la
voiture piégée qui causa en 1989 la mort d'Abdullah Azzam, recruteur de volontaires
musulmans aux États-Unis pour le jihad de la CIA, choqua profondément Ben Laden. Il se
rapprocha de son gendre algérien, Bounoua Boudjema, qui, comme nous l'avons vu plus haut,
était l'un des principaux leaders des rebelles islamistes armés dans son pays. Les services
secrets français estiment que Ben Laden a aidé à financer les attentats islamistes commis dans
le métro parisien en 1995. Ben Laden engagea également des vétérans algériens de la guerre
afghane en tant que gardes du corps personnels.
Ahmed Ressam, d'origine algérienne, autre membre d'Al-Qaida, devait devenir une
figure clé en introduisant le jihad aux États-Unis durant les fêtes de Noël 1999 et du nouvel an
2000. À cette époque, les services de renseignement jordaniens, en collaboration avec les
services américains, réussirent à déjouer d'importantes attaques terroristes prévues contre l'hôtel
Marriot à Amman et plusieurs lieux de tourisme et de pèlerinage en Jordanie, fréquentés par les
Américains et les Israéliens. Inculpé durant l'été 2001 pour avoir tenté de faire sauter l'aéroport
international de Los Angeles, Ressam avait été arrêté en décembre 1999 par les douaniers
américains alors qu'il essayait d'introduire des explosifs en faisant passer sa voiture sur un ferry
au départ de Vancouver au Canada. Le juge Jean-Louis Bruguière, qui avait travaillé sur les
principaux procès antiterroristes en France, se rendit en janvier 2000 aux États-Unis pour
participer à l'enquête. Le 27 janvier, I'AFP annonça que Fateh Kamel, détenu en France, avait
été « proche » de Ressam alors que tous deux habitaient Montréal. Doté de la double nationalité
algérienne et canadienne, Kamel avait été arrêté grâce à la vigilance des services secrets
jordaniens et extradé vers la France en avril 1999. C'était un spécialiste de logistique, qui avait
combattu contre les Soviétiques en Afghanistan. Un troisième Algérien, soupçonné comme
Ressam et Kamel d'appartenir au GIA, affilié à Al-Qaida, avait partagé un appartement avec
Ressam à Montréal. Il était recherché dans plusieurs pays pour complicité d'actes terroristes.
Aux États-Unis et au Canada, l'appartenance de plusieurs autres Algériens au réseau de soutien
à la mission de Ressam était soupçonnée ou établie.
Quand les Soviétiques quittèrent l'Afghanistan en 1989, Ben Laden disparut également
de la scène afghane sans se laisser entraîner dans les luttes fratricides qui commencèrent entre
les différents clans ethniques et politiques. À Riyad, le prince Turki insista apparemment pour
qu'il maintienne son centre d'accueil des mercenaires à Peshawar, en accord avec la formation
que l'ISI continuait à dispenser aux militants islamistes en vue de la lutte contre l'Inde au
Cachemire. Cependant, alors que Ben Laden semble avoir volontiers coopéré avec l'ISI et peut-
être même financé ses efforts au Cachemire, ses objectifs différaient sans doute déjà de ceux de
Turki.
En novembre 2001, lors d'une interview accordée à la chaîne-satellite saoudienne MBC,
après avoir quitté son poste de chef des services secrets, le prince Turki décrivit pour la
première fois ce qu'il considérait comme une tentative avortée visant à obtenir du mollah Omar,
leader des taliban, l'extradition de Ben Laden en 1998.
Turki fut ainsi le premier officiel saoudien à se déclarer certain de la responsabilité de
Ben Laden et d'Al-Qaida dans les attaques du 11 septembre. Il affirma avoir évoqué la livraison
de Ben Laden à l'Arabie Saoudite lors d'une réunion à Kandahar en juin 1998, deux mois avant
les attentats contre les ambassades en Afrique. 11 apprit au mollah Omar ce que « Ben Laden
avait fait contre les intérêts du royaume » et lui demanda de « l'arrêter et [de] nous le livrer ». À
cette époque, Ben Laden figurait déjà sur la liste des individus recherchés dans son pays natal
pour agitation contre la famille royale et contre la présence de troupes américaines, qu'il
accusait de « souiller » les deux villes les plus saintes de l'islam, La Mecque et Médine. Omar
accepta, mais contourna le problème en suggérant la création d'un comité spécial. Les attentats
de Nairobi et de Dar-es-Salaam et la riposte américaine contre l'Afghanistan et Khartoum
suivirent cette rencontre peu fructueuse. Lorsqu'il regagna l'Afghanistan, le mollah Omar avait
changé d'avis. Il refusa purement et simplement d'extrader Ben Laden. Turki affirme avoir dit à
Omar : « Vous le regretterez, et le peuple afghan le paiera très cher. » Turki ajoute que le
mollah Omar et son ancien ami Ben Laden « partagent la même idéologie » et que « le mal est
également présent chez tous les deux ».
Ben Laden se mit à réorienter la formation de ses troupes au sein d'Al-Qaida. Il renonça à
la tactique conventionnelle antitanks et antiaérienne utilisée contre les Soviétiques pour se
lancer dans la guérilla urbaine, le sabotage et le terrorisme (techniques également enseignées
par la CIA, comme nous l'avons vu, aux formateurs pakistanais et afghans des moudjahidin),
afin de déstabiliser les sociétés et les gouvernements qui allaient bientôt devenir ses cibles :
l'Afrique du Nord, la Tchétchénie, les Philippines et les États-Unis.
Un changement à la tête de l'ISI, après la mort du président Zia ul-Haq en 1988, semble
avoir affaibli l'emprise du Pakistan sur les légions de Ben Laden. Néanmoins, l'ISI continua à
avoir recours à ses camps de formation, comme on l'apprit lors des attaques américaines dans la
région de Khost le 20 août 1998. L'ISI préféra désormais soutenir les insurgés du Cachemire et
d'autres opérations visant les autorités de New Delhi.
Au lendemain de l'attaque du 11 septembre, l'administration Bush, qui faisait pression sur
le général Moucharraf pour qu'il change de camp et se range aux côtés des États-Unis contre les
taliban, redécouvrit ce que savaient depuis longtemps les journalistes et les espions sur le
terrain : l'ISI avait non seulement entretenu une longue relation avec les hommes de Ben
Laden, mais avait aussi utilisé les camps d'Al-Qaida pour former les terroristes et les
combattants de sa guerre contre l'Inde au Cachemire et ailleurs. Cette collaboration était
devenue évidente en août 1998. Les missiles de croisière envoyés sur les camps près de Khost
avaient tué ou blessé plusieurs membres d'un groupe du Cachemire soutenu par le Pakistan.
Comme l'a rappelé en octobre 2001 aux correspondants du New York Times Shamshad
Ahmad, ambassadeur du Pakistan auprès des Nations unies, « après que les Soviétiques ont été
chassés d'Afghanistan, vous [les États-Unis] nous avez abandonnés avec tous les problèmes nés
de la guerre : un afflux de réfugiés, la drogue et les armes, une culture de la kalachnikov ». La
relative indifférence de l'administration Clinton au soutien apporté par le Pakistan aux groupes
insurgés du Cachemire, ainsi qu'au programme pakistanais d'armement nucléaire, transparaît
dans le manque d'intérêt manifesté pour le mémorandum secret rédigé par Michael A. Sheehan,
coordinateur du contre-terrorisme au ministère des Affaires étrangères. Dans son rapport, celui-
ci réclamait un effort supplémentaire pour mettre fin au soutien apporté à Ben Laden et à Al-
Qaida. Dans la liste des mesures que les États-Unis pouvaient prendre contre le Pakistan,
l'Afghanistan, l'Arabie Saoudite, les Émirats arabes unis et le Yémen pour les persuader d'isoler
Al-Qaida, le Pakistan était considéré comme un élément décisif. Le mémorandum demandait
que la question du terrorisme soit mise au centre des relations avec Islamabad.
Selon la formule du New York Times, le rapport Sheehan « atterrit lourdement » dans
l'indifférence générale. Tandis que les organisations de Ben Laden commençaient à préparer
méthodiquement leur attaque contre les États-Unis et que les États-Unis renforçaient leur
pression sur le Pakistan, les Pakistanais firent mine de vouloir coopérer, sans grand effet. La
CIA finança et équipa le commando spécial que le Pakistan proposait de créer pour capturer
Ben Laden en Afghanistan, comme Ramzi Youssef et Mir Aimal Kainsi avaient été capturés,
bien plus aisément, au Pakistan. L'idée ne mena « nulle part », selon un ancien responsable
américain, parce que « l'ISI n'a jamais eu l'intention de rechercher Ben Laden. Nous nous
sommes complètement fait avoir ».
Les États-Unis ont failli se « faire avoir » une nouvelle fois quand, fin septembre 2001,
selon un journaliste très compétent de la Far Eastern Economie Review, au moins trois officiers
des services secrets militaires pakistanais, dont un général et un colonel, se rendirent en
Afghanistan. Alors que le général Moucharraf avait déjà décrété que le Pakistan allait changer
de politique et soutenir les États-Unis, les trois officiers voulaient aider les taliban à préparer
leur défense contre l'attaque américaine à venir et leur donner des conseils stratégiques. Sans la
permission de Moucharraf, ils se firent accompagner de plusieurs camions de munitions, alors
que l'ISI et l'armée avaient reçu l'ordre de mettre un terme à leurs livraisons aux taliban.
Quand le général Moucharraf apprit ce qui s'était passé, le chef de l'ISI, le général
Mahmoud Ahmed, démissionna, presque certainement à la demande du président. Son
remplaçant, le général Ehansul Haq, reçut l'ordre de débarrasser le service des officiers
islamistes qui avaient travaillé avec les taliban. Le 27 septembre 2001, tous ces officiers de
l'ISI, et ils étaient nombreux, furent rappelés d'Afghanistan. Sur ordre du président, le haut
commandement de l'armée subit le 7 octobre d'importants remaniements visant à éliminer les
islamistes durs qui s'étaient consacrés à soutenir les taliban. Selon un rapport des services de
renseignement indiens, les groupes militants du Cachemire « n'auraient pu atteindre leur taille
actuelle sans l'aide de l'ISI ».
Parmi ceux qui causèrent le plus d'ennuis à l'Inde, plusieurs avaient figuré de façon
intermittente sur la liste des groupes terroristes du ministère américain des Affaires étrangères :
Lashkar e-Taiba, qui affirme que son propre jihad est dirigé « strictement contre les non-
musulmans, en particulier les hindous et les juifs, les deux principaux ennemis des
musulmans », les moudjahidin Harkatul, les moudjahidin Hizbul, le Sipahe-Sahaba-Pakistan et
le Lashkar e-Jhangvi, formés par l'ISI et soutenus par les partis politiques islamistes du
Pakistan.
La coopération entre Ben Laden et Saddam Hussein, justification possible pour des
frappes contre l'Irak durant la guerre de l'hiver 2001-2002, ne fut mise en lumière que bien
après l'opération Tempête du désert visant à chasser les forces irakiennes du Koweït en 1991.
Quand les troupes de Saddam envahirent le Koweït en août 1990, Oussama ben Laden se
déclara choqué par la décision du roi Fahd, qui non seulement avait choisi d'inviter les
Américains à défendre l'Arabie Saoudite, mais avait accepté de financer l'effort de défense
américain : c'était une « trahison ». Le prince Turki, alors en excellents termes avec Ben Laden,
le rassura : les Américains ne s'approcheraient pas des lieux saints et quitteraient le pays dès
que Saddam Hussein aurait été vaincu. En 1991, quand plus de 400 000  soldats américains
partirent, mais en laissant plusieurs milliers d'hommes à titre permanent, Ben Laden se retourna
contre la famille royale et se mit à financer l'opposition saoudienne installée à Londres. Quand
le roi Fahd, à la demande du président Moubarak, le priva de la nationalité saoudienne en 1994,
Ben Laden partit pour Khartoum, où il établit un partenariat commercial avec le cheikh Hassan
el-Tourabi et un vétéran soudanais de l'Afghanistan, Ghazi Salaheddine, ministre de
l'Information.
Jusqu'à ce que la pression américaine et saoudienne l'oblige à quitter le Soudan en 1996,
Ben Laden s'enrichit et agrandit son réseau mondial de contacts politiques, financiers et
terroristes. La CIA semble alors avoir définitivement rompu avec son ancien partenaire après les
attaques menées contre les troupes américaines à Riyad et à Khobar.
Ben Laden repartit pour l'Afghanistan durant l'été 1996 avec ses épouses et sa suite. Ses
amis, Gulbuddin Hekmatyar et Ahmed Chah Massoud, avaient été chassés de Kaboul par les
nouveaux dirigeants taliban, sans doute avec la bénédiction de la CIA. Les combattants fidèles à
ces deux guerriers étaient à plus d'un titre les ancêtres idéologiques des taliban. Mais les
disciples du mollah Omar, devenu l'ami de Ben Laden dans les années 1980 à la mosquée
Binoori de Karachi, n'avaient pas besoin d'eux. Au contraire, ils établirent un lien direct avec
Ben Laden, croyant peut-être, à tort ou à raison, qu'il avait encore les faveurs de certains de
leurs protecteurs saoudiens. Ceux-ci comptaient sur les taliban pour éliminer toute trace
d'influence iranienne, surtout les factions chiites auxquelles s'étaient toujours opposés les
Saoudiens comme le général Zia ul-Haq et ses successeurs à Islamabad.
C'est en vain que les Saoudiens tentèrent de persuader Ben Laden de ne pas soutenir les
opposants à la famille royale, dont Mohammed Massari, dissident installé à Londres qui
envoyait des milliers de fax aux sympathisants à l'intérieur du royaume pour répandre des
rumeurs de corruption, d'oppression et de mauvais traitements des prisonniers politiques.
En février 1998, alors que se préparaient déjà les attentats de Nairobi et de Dar-es-
Salaam, Ben Laden rencontra au moins quatre des principaux leaders islamistes. L'un d'eux
était Ayman Zawahri, chirurgien égyptien qui renonça à une pratique lucrative au Caire vers
1995 pour devenir le fondateur et le leader d'Al-Jihad. Depuis, il est devenu le principal
collaborateur de Ben Laden. On l'a souvent vu lors des communiqués et des interviews de Ben
Laden juste avant le 11 septembre. Il est universellement considéré comme le bras droit, sinon
le cerveau logistique, de Ben Laden et des opérations d'Al-Qaida. Les autres participants de la
réunion de février 1998 étaient Abdel Salam Mohammed, chef d'un groupe islamiste radical au
Bangladesh ; Fai Errahmane Khalil, émir du mouvement pakistanais radical Ansar ; et
l'islamiste égyptien exilé Abu Yassir Ahmed Taha, représentant les groupes islamistes en
Afrique du Nord. Ces hommes et leurs collaborateurs créèrent un Front de lutte islamique pour
combattre les « juifs » (c'est-à-dire Israël, ses amis et alliés). Ils lancèrent une fatwa selon
laquelle il était légitime de tuer tous les Américains, civils ou militaires.
Contrairement à la plupart des médias, Washington s'intéressa à cette rencontre. Avant
même ses déclarations agressives lors de son interview accordée à John Miller pour ABC News
en juin 1998, la CIA, le FBI et le Pentagone avaient compris que Ben Laden avait déclaré le
jihad planétaire. C'est à cette époque que le prince Turki avait dû regagner l'Arabie Saoudite,
les mains vides, sans avoir pu convaincre le mollah Omar de lui livrer Ben Laden.
L'extrémisme islamique devint florissant après la mort mystérieuse de Zia ul-Haq en août
1988. Dans l'accident périt également le général Akhtar Abdel Rhaman Khan, ex-chef de l'ISI,
président de l'état-major pakistanais et probable successeur de Zia. Une autre victime fut,
comme nous l'avons vu, Arnold Raphel, ambassadeur américain au Pakistan. Son épouse
divorcée, Mme Robin Raphel, fut ensuite assistante du secrétaire d'État pour l'Asie centrale.
Elle était ambassadeur en Tunisie lorsque j'ai pu évoquer l'accident avec elle à Tunis en mars
1998. Arnold Raphel était l'ami du président Zia depuis douze ans. L'accident causa aussi la
mort du général Herbert Wassom, attaché à la défense américain à Islamabad, de huit généraux
pakistanais avec leurs aides et de tout l'équipage de l'avion. Le C-130 présidentiel de la
Pakistan Air Force avait brusquement piqué du nez et frappé le sol, peu après son décollage, à
quelques kilomètres au nord de Bahawalpur. Les passagers venaient d'assister à la
démonstration d'un tank américain que le Pentagone voulait vendre au Pakistan. La
démonstration avait été un échec.
Une commission d'enquête pakistanaise élimina la possibilité d'un simple accident, d'une
défaillance mécanique ou d'une attaque par missile. Dans un rapport secret inédit, la
commission conclut que le pilote avait été mis hors d'état par un agent chimique, un gaz
nerveux à efficacité immédiate. Mme Raphel et d'autres responsables américains contestent
cette hypothèse et affirment qu'une enquête de l'us Air Force conclut plus tard à une défaillance
du système hydraulique de l'avion.
Dans les médias, certains commentateurs américains déplorèrent la mort de Zia, l'un des
meilleurs amis des États-Unis. Pourtant, le général Mohammed Youssaf, ancien chef de l'ISI
pour l'Afghanistan, estimait que les dirigeants américains n'étaient pas vraiment désolés. Selon
lui, certains éléments de l'Administration essayaient déjà de mettre un frein aux islamistes
afghans et en particulier à l'aide que leur apportaient les volontaires étrangers, pour éviter qu'ils
ne prennent le pouvoir à Kaboul en lieu et place du « gouvernement de transition » en exil à
Peshawar et soutenu par la CIA.
Selon Youssaf, quand la guerre sainte s'était déclarée contre les communistes, les
décideurs du jihad à Washington s'étaient inquiétés d'une possible victoire totale des
moudjahidin. Ils craignaient qu'une prise de contrôle par les islamistes à Kaboul ne permette
aux principaux leaders, Gulbuddin Hekmatyar, Younis Khalis, Abdel Rasul Sayyaf et l'ennemi
de Hekmatyar (puis des taliban) Burhaneddin Rabbani, d'« établir une dictature religieuse de
type iranien ». Du point de vue de Youssaf, le jeu américain consista à affaiblir les islamistes en
profitant des désaccords entre les différentes factions. Le général Akhtar avait compris ce qui
se passait et s'opposait aux manœuvres de la CIA. Jusqu'à la mort subite de Zia, il soutint les
chefs des services secrets pakistanais dans leur opposition à la volonté de la CIA de livrer des
armes directement aux combattants sans passer par l'intermédiaire de l'ISI. Les Américains
parvinrent en partie à leurs fins en 1990, une fois la guerre sainte terminée et les Soviétiques
partis, mais pas avant d'importants remaniements sur la scène pakistanaise.
L'accident d'avion mortel ne fut suivi d'aucune lutte pour le pouvoir. L'entrée en
fonctions du nouveau président se déroula sans encombre, selon les termes de la Constitution.
Ghulam Ishaq Khan, soixante-treize ans, avait été président du Sénat pakistanais. En mai 1988,
Zia avait renvoyé son Premier ministre, Mohammed Khan Juenjo, et son cabinet pour
« incompétence, corruption et manque d'attention pour la foi musulmane ». Il avait alors formé
un gouvernement provisoire et voulait que la prochaine élection soit non partisane. La Cour
suprême du Pakistan prononça un tout autre verdict le 2 octobre 1988. Les partis avaient le
droit de proposer des candidats. Les principaux concurrents étaient l'Alliance démocratique
islamique, parti islamiste archiconservateur, et le Parti du peuple pakistanais (PPP) de Benazir
Bhutto, fille de Zulficar Ali Bhutto, exécuté par le régime de Zia. Le PPP remporta le plus grand
nombre de sièges, mais les islamistes conservateurs de l'armée et de l'ISI étaient contre Benazir,
en partie parce qu'elle ne souhaitait pas prolonger les activités liées au jihad et soutenues entre
autres par Ben Laden maintenant que les Soviétiques avaient quitté l'Afghanistan et que I'URSS
commençait à s'effondrer. Le président Ishaq Khan la nomma Premier ministre en décembre
1988. Elle remporta un vote de confiance à l'Assemblée nationale.
À trente-cinq ans, Benazir Bhutto fut la première femme à diriger un gouvernement dans
l'histoire récente des pays musulmans. Si elle avait eu le soutien de l'armée, elle aurait pu
supplanter l'influence croissante des combattants du jihad, qui s'étaient lancés avec succès dans
le trafic d'armes et de drogue afin de financer leurs opérations, soutenues par l'ISI pour la
plupart (comme au Cachemire et au Pendjab). Le Pakistan était alors déchiré par le culte des
armes et de la drogue résultant de la guerre sainte : les héroïnomanes se multipliaient, et des
frictions naissaient entre les 3 millions de réfugiés afghans, les mohajirs ou réfugiés musulmans
venus d'Inde et la population pakistanaise.
Benazir Bhutto fut contrainte de quitter le pouvoir par une coalition de l'armée et de
Nawaz Sharif, qui devint Premier ministre. Le 15 avril 1999, un tribunal de Rawalpindi inculpa
pour corruption Bhutto et son mari, l'homme d'affaires Asif Ali Zardari. Deux juges estimèrent
qu'ils avaient touché des pots-de-vin d'une entreprise suisse choisie par Bhutto pour collecter
les taxes à l'importation. Les époux furent condamnés à cinq ans de prison et à une amende de
8,6 millions de dollars. Mme Bhutto, alors à Londres, déclara qu'elle ne regagnerait pas le
Pakistan avant que son appel ait été entendu.
Après une augmentation des violences islamistes et des luttes religieuses qui
précipitèrent l'effondrement de l'économie, le haut commandement de l'armée monta un
nouveau coup d'État le 12 octobre 1999. Cette fois, la cible était le gouvernement élu de Nawaz
Sharif, qui avait tenté de renvoyer le général Pervez Moucharraf et d'empêcher son avion de se
poser alors qu'il revenait d'une visite au Sri Lanka. Le général Moucharraf envoya ses troupes
chasser pacifiquement le gouvernement de Sharif. La loi martiale fut déclarée le 15 octobre, la
Constitution fut suspendue et le Parlement fut dissous. En 2000, Sharif fut jugé et condamné à
la prison à vie pour détournement d'avion et tentative de meurtre, entre autres. Le procureur qui
avait requis la peine de mort fit appel, de même que les avocats de la défense, dont un fut
assassiné durant la procédure. Sharif fut finalement autorisé à s'exiler.
Durant l'été 2000, la tension et les combats autour du Cachemire renforcèrent le risque
d'une guerre indo-pakistanaise, dont les analystes américains redoutaient qu'elle n'entraîne
l'usage d'armes nucléaires, testées récemment par les deux pays. Une offensive des militants du
Cachemire, coordonnée par l'armée pakistanaise et l'ISI, avorta sous la pression du président
Clinton.
Clinton se rendit en Asie en mars 2000. Il passa près de cinq jours en Inde pour lancer
une nouvelle politique favorable à ce pays, renversant la tendance inaugurée par Henry
Kissinger durant la guerre de 1971. Selon les commentateurs indiens, cette campagne de
séduction prit fin lors du retour à l'ancienne politique de soutien au Pakistan, ce pays étant
redevenu nécessaire pour les États-Unis en tant que base militaire pour sa nouvelle guerre en
Afghanistan.
Durant ce voyage, Clinton ne s'arrêta que très brièvement au Bangladesh et au Pakistan,
où de sérieuses menaces l'amenèrent à raccourcir son programme. Les craintes de Washington
relatives au soutien apporté par l'ISI aux taliban et aux groupes militants du Cachemire étaient
devenues telles que les services secrets américains, qui envoient toujours des agents sur place
pour préparer les déplacements présidentiels, s'opposèrent résolument à une visite de Clinton au
Pakistan au nom de sa sécurité. Des Américains avaient été enlevés et libérés contre rançon ;
les islamistes menaçaient ouvertement et attaquaient parfois les Américains, surtout à Karachi.
Le président Clinton passa outre, mais en prenant d'extraordinaires précautions. La Maison-
Blanche fit partir pour le Pakistan un Air Force One vide, et, au lieu d'emprunter l'avion
présidentiel, Clinton arriva à bord d'un petit appareil discret. Le convoi s'arrêta ensuite sous une
passerelle avant d'entrer dans Islamabad, et le président changea de voiture. Clinton ne réussit
pas à imposer le désarmement nucléaire à l'Inde et au Pakistan, et le général Moucharraf refusa
de promettre que le Pakistan tenterait de convaincre les taliban de livrer Ben Laden. Selon les
médias occidentaux, ce dernier souffrait d'une maladie des reins ou du foie qui devait être
traitée par un médecin irakien, ce qui renforçait les rumeurs relatives à un lien avec Saddam
Hussein.
C'est au Pakistan qu'avait eu lieu en 1995 le véritable prélude aux attaques du 11
septembre 2001. Il existe manifestement un lien entre les événements survenus à Karachi, à
Manille et à New York. Pour Ahmed Rashid, auteur bien informé de nombreux articles et d'un
ouvrage de référence sur les taliban, L'Ombre des taliban, ce qui s'est produit à Islamabad le 7
février 1995 « était une scène sortie d'un thriller hollywoodien. Neuf agents de la CIA et du FBI
ont fait équipe avec les officiers de l'ISI. Grâce à un tuyau fourni par un informateur musulman
sud-africain, Mustaq Parker, qui reçut une récompense de 2 millions de dollars et une nouvelle
identité aux États-Unis, l'équipe américano-pakistanaise fit irruption, revolver en main, dans
une chambre du Su Casa, hôtel d'Islamabad dont Ben Laden était propriétaire. Dans le lit était
couché l'homme alors considéré comme le terroriste le plus recherché, Ramzi Ahmed Youssef,
vingt-sept ans ». Comme nous l'avons vu, Youssef était soupçonné d'être l'instigateur de
l'attentat du World Trade Center en 1993, et d'avoir prévu d'attaquer plusieurs cibles
stratégiques à New York.
Le Pakistan renonça à ses lourdes procédures d'extradition, comme l'Égypte l'avait fait un
an et demi auparavant pour Mahmoud Abuhalima, vétéran égyptien du jihad afghan recherché
pour le même attentat. Trente-six heures après son arrestation, Youssef fut envoyé à New York
comme Abuhalima l'avait été, à bord d'un avion égyptien. Le président Clinton remercia
publiquement Benazir Bhutto. Beaucoup d'islamistes locaux reprochèrent à la Première
ministre pakistanaise de céder aux caprices de Washington. Deux jours après l'arrestation, un
tribunal pakistanais à Lahore condamna à mort deux chrétiens, un garçon de quatorze ans et
son oncle, pour blasphème contre l'islam : ils avaient prétendument jeté dans une mosquée des
insultes contre la foi inscrites sur des morceaux de papier. (Les chrétiens pakistanais font
souvent les frais de la colère des islamistes. Fin octobre 2001, plus de vingt catholiques
pakistanais furent massacrés dans leur église durant la messe en représailles des
bombardements américains en Afghanistan.) Une cour d'appel acquitta le garçon et son oncle.
Pourtant, pour les protéger de la fureur des foules qui réclamaient leur mort, ils s'envolèrent
pour l'Allemagne, pays lointain que les deux malheureux ne connaissaient guère.
Le pire restait à venir. Les affrontements constants entre sunnites et chiites à Karachi
avaient déjà fait des centaines de morts. Leur lutte était devenue meurtrière du fait des énormes
stocks d'armes laissés après la guerre en Afghanistan. Ce qui se passait à Karachi était une
réplique en plus petit des affrontements qui faisaient rage à Kaboul, où la minorité chiite était
écrasée par les forces sunnites de Burhaneddin Rabbani, président nominal de l'Afghanistan.
Plus tard, quand les taliban prirent le contrôle du pays, ils poursuivirent la tâche et faillirent
ainsi provoquer une guerre avec l'Iran.
La voix de Benazir Bhutto est l'une de celles qui auraient pu pousser les Américains à
prendre conscience de l'énorme menace terroriste qui pesait sur le monde. Peu avant sa visite
aux États-Unis en avril 1995, elle déclara à des journalistes et à des diplomates occidentaux que
l'existence même du Pakistan était compromise par les camps de formation afghans et par la
propagation du trafic de drogue à la suite de la guerre de 1979-1989. Ramzi Ahmed Youssef,
révéla-t-elle, avait essayé de l'assassiner, mais avait été blessé par ses explosifs alors qu'il
conduisait un véhicule piégé censé exploser devant sa résidence à Islamabad. Cinq semaines
après l'arrestation de Youssef, cinquante agents du FBI partirent pour le Pakistan et arrêtèrent
d'autres suspects avec l'aide de la police locale. Découverts grâce à des écoutes téléphoniques,
tous avaient des liens avec Ramzi Ahmed Youssef. Lorsqu'on découvre leur nationalité, on
croit lire un mini-catalogue des « afghans » qui opéraient encore dans la région de Peshawar :
un Iranien, un Soudanais, deux Égyptiens, deux Pakistanais et un Syrien qui gérait l'Agence de
secours islamique à Peshawar, financée par le Koweït.
Au nord de Peshawar, le correspondant du New York Times John F. Burns découvrit
l'« université » de Dawal al-Jihad, derrière des murs d'argile rouge, qu'évitaient les chauffeurs
de taxi et la population locale. Elle servait d'école pour les terroristes qui avaient opéré aux
Philippines, au Moyen-Orient, en Afrique du Nord et à New York lors des attentats de 1993.
Son fondateur était le professeur Abdel Rasul Sayyaf, universitaire afghan qui se disait diplômé
de la prestigieuse université islamique Al-Azhar du Caire. Un officier pakistanais reconnut que
20 000 volontaires y avaient été formés par l'ISI et que certains étaient restés sur place après la
guerre de 1979-1989, « en quête d'autres guerres à mener ». Comme les leaders de la guerre
sainte, Ramzi Ahmed Youssef franchit régulièrement la frontière entre 1990 et son arrestation
en 1993. L'essentiel du financement de 1'« université » terroriste d'Abu Sayyaf et de l'ISI vint
sans doute d'abord du gouvernement saoudien, puis d'Oussama ben Laden. Comme nous
l'avons écrit au chapitre précédent, le mouvement des moudjahidin d'Abu Sayyaf avait ensuite
déplacé son noyau de combattants vers les Philippines.
Une autre étape de la longue marche des terroristes entre l'Asie et New York fut la
Jordanie, dirigée par le roi Hussein, mort d'un cancer en février 1999, puis par son fils, le roi
Abdallah. Le complot du nouvel an aux États-Unis, coïncidant avec les célébrations du
changement de millénaire, avait été longuement préparé en Jordanie. Les islamistes jordaniens
jouissaient depuis longtemps d'une protection officielle : des postes leur étaient réservés au sein
du gouvernement, notamment pour les Frères musulmans. Ils avaient prospéré dans
l'atmosphère vigoureusement antisocialiste et anticommuniste du pays. L'un d'eux, Abdallah
Azzam, avait été l'un des principaux recruteurs pour le jihad afghan de la CIA. Un autre,
Mohammed Salameh, premier Jordanien arrêté et l'un de ceux qui furent condamnés en relation
avec l'attentat du World Trade Center en 1993, s'était, comme Azzam, violemment opposé au
traité de paix signé par le roi Hussein avec Israël en octobre 1994. Ce traité était le fruit de
longues années d'efforts constants et de contacts plus ou moins secrets entre Hussein et les
leaders israéliens, malgré l'opposition de nombreux Palestiniens qui représentaient plus d'un
tiers des 5 millions d'habitants que comptait la Jordanie. En 1993, dans le cadre des
préliminaires à l'accord avec Israël, les forces de sécurité jordaniennes avaient arrêté et
emprisonné quelques islamistes : des membres de la puissante organisation des Frères
musulmans et quelques membres du Parti de libération islamique, clandestin et bien plus
radical. Lors des élections de 1989, alors que quelques vétérans jordaniens et palestiniens de la
guerre afghane commençaient à regagner la Jordanie, les islamistes avaient remporté 30 des 80
sièges parlementaires.
En 1987, Mohammed Salameh décida de se rendre aux États-Unis. Comme sa famille
était pauvre et n'avait pas de contact en Amérique, et comme Mohammed n'avait aucune
formation professionnelle, il était peu probable qu'il obtienne un visa par la voie administrative
normale. Même sa mère n'y croyait pas. Puis un jour il revint à la maison avec un passeport
jordanien tout neuf portant le visa américain. Les officiels jordaniens déclarèrent par la suite
qu'un réseau international « afghan », sans doute l'ancêtre d'Al-Qaida, procurait des visas
américains aux jeunes sympathisants islamistes. Le mystère ne fut pas éclairci lors du procès.
Une fois arrivé à New York, il déclara avoir perdu son passeport. L'ambassade américaine à
Amman affirma n'avoir jamais fourni de visa au futur terroriste.
Le 24 mai 1993, un jeune Jordanien nommé Mourad, vétéran de la guerre afghane revenu
seulement deux mois auparavant, quitta Amman pour révéler ce qu'il savait des nouveaux
systèmes de formation en Afghanistan. Comme il refusait de rencontrer tout journaliste
américain, il fut interviewé par un de mes amis, grand journaliste arabe d'Amman. Il raconta
qu'au printemps 1993, plus de trois ans après la fin de la guerre afghane, de jeunes combattants
étaient encore recrutés en Jordanie. Des Palestiniens, des Jordaniens et d'autres volontaires
étaient dirigés vers l'ambassade pakistanaise à Amman. S'ils étaient jugés aptes, on leur donnait
un billet pour Islamabad. À leur arrivée, ils appelaient un numéro de téléphone à Peshawar. On
venait les chercher à l'aéroport pour les emmener dans un centre de formation, où ils recevaient
immédiatement des vêtements afghans. Mourad avait travaillé pour Gulbuddin Hekmatyar.
Chaque groupe avait ses propres camps, dont beaucoup en Afghanistan, donc hors d'atteinte des
agents envoyés à leur poursuite par les gouvernements pakistanais, égyptien et algérien. Les
moins « pro-américains » étaient les camps de Hekmatyar. Les plus « pro-américains » étaient
ceux de Burhaneddin Rabbani, leader tadjik et alors président d'Afghanistan. Hostile à
Hekmatyar et aux taliban, il menait depuis 1992 une lutte armée avec l'aide de l'Alliance du
Nord au cours de laquelle Kaboul et d'autres villes afghanes avaient été détruites.
Mourad déclarait fièrement avoir participé à la traque, au procès et à l'exécution d'un des
chefs du Khad, l'ancienne police secrète de l'Afghanistan communiste. Beaucoup de bases
secrètes étaient implantées au Soudan, financées par Oussama ben Laden. Dans ce pays, la
responsabilité politique était entre les mains du cheikh Hassan el-Tourabi. Mourad confirma
que la plupart des vétérans « afghans » revenus en Jordanie étaient soumis à des interrogatoires
par les services secrets jordaniens. Pourtant, ceux-ci ne retenaient que les membres d'un groupe
spécifique, le Jeish Muhammad (Armée de Mahomet), qui essayait de déstabiliser la Jordanie
par des actes terroristes, essentiellement des attentats dans des lieux publics, cinémas et
bâtiments du gouvernement. La plupart d'entre eux étaient pardonnés ou amnistiés.

Contrairement à Mourad, Mohammed Salameh choisit de s'établir aux États-Unis. À


New York, il rencontra bientôt le cercle des disciples islamistes du cheikh égyptien aveugle
Omar Abdel Rahman, arrivé à Brooklyn en juillet 1990. Il avait un visa touristique américain,
alors que son nom figurait sur une liste de terroristes à cause de ses actions militantes en
Égypte. Le visa avait été émis par l'ambassade des États-Unis à Khartoum ; selon les
diplomates américains, une erreur informatique dans la translittération anglaise du nom du
cheikh avait entraîné la délivrance du visa. Plus tard, on apprit que des officiers de la CIA, à
Khartoum et ailleurs, avaient délibérément favorisé son entrée sur le territoire. Il fut d'abord
accueilli à New York par des membres de la Islamic Brotherhood Inc., dans le quartier arabe de
Brooklyn. L'organisation avait réussi à le faire venir en tant que prédicateur invité. Le cheikh
finit par obtenir sa carte verte. Il utilisa un visa à entrées multiples tamponné dans son
passeport égyptien pour quitter les États-Unis et y revenir à plusieurs reprises.
Le cheikh Omar se mit à collecter des fonds et à recruter des volontaires aux États-Unis
pour le jihad antisoviétique. Les mosquées où il prêchait, d'abord à Brooklyn, puis à Jersey
City, attiraient des immigrants musulmans de la première génération. Il y avait également des
recrues parmi les Jordaniens, les Palestiniens et les autres Arabes chassés du Koweït et des
Émirats arabes unis après la guerre du Golfe, à la suite de l'absurde soutien apporté à Saddam
Hussein par Yasser Arafat. En mars 1991, Mustafa Shalaby, immigré égyptien âgé de trente-
neuf ans, fut retrouvé assassiné dans son appartement de Brooklyn. La police déclara au
journaliste Robert Friedman qu'il avait géré l'approvisionnement en armes des guérilleros qui
combattaient en Afghanistan. Il avait également recueilli des fonds pour la défense d'un certain
El-Sayyad Nossair, islamiste acquitté du meurtre du chef de la Ligue de défense juive, le rabbin
Meier Kahane, mais avait été emprisonné pour trafic d'armes. Le meurtre de Shalaby ne fut
jamais élucidé. Le cheikh Omar fut soupçonné parce que Shalaby avait eu de graves désaccords
financiers avec lui.
Les directeurs de la mosquée Al-Farouq Masjid, installée sur Atlantic Avenue, à
Brooklyn, renoncèrent aux services du cheikh Omar peu après l'assassinat de Kahane. Le
cheikh Omar partit pour la mosquée El-Salaam de Jersey City, fondée par Ibrahim al-Gawli,
riche homme d'affaires égyptien âgé de cinquante-cinq ans, inculpé en 1986 par un jury fédéral
pour avoir tenté d'envoyer en Israël 75 kilos d'explosifs C-4 en vue d'un attentat prévu par les
Palestiniens pour Noël. Al-Gawli passa dix-huit mois en prison, puis revint à Jersey City.
L'attentat du World Trade Center en février 1993 et le complot visant d'autres cibles en
juin de la même année attirèrent largement l'attention des médias et furent plus commentés
qu'aucune autre attaque terroriste aux États-Unis jusqu'à la destruction des Twin Towers le 11
septembre 2001.
Ces assauts, aboutis ou avortés, portaient la marque du réseau des vétérans « afghans »
bientôt connu sous le nom d'Al-Qaida. La bombe qui explosa dans le parking souterrain du
World Trade Center laissa un cratère large de 60 mètres sur plusieurs étages, modeste réplique
du gouffre creusé dans Manhattan en septembre 2001. Il s'agissait d'une bombe à base de
nitrate d'ammonium et de fuel, formule enseignée dans les manuels de la CIA. Ces manuels
furent trouvés chez certains conspirateurs, dont Ahmed Ajaj, Palestinien entré aux États-Unis
pour la première fois le 9 septembre 1991 et qui avait demandé l'asile politique. Il résidait à
Houston. En avril 1992, il avait quitté le pays en hâte sous un nom d'emprunt. À Peshawar et en
Afghanistan, il était entré en contact avec Ramzi Ahmed Youssef et le réseau Ben Laden. Il
s'entraîna au maniement des armes et des explosifs. Ajaj et Youssef quittèrent Peshawar
ensemble et arrivèrent à l'aéroport John F. Kennedy  le 1er septembre 1992. Ajaj transportait les
fameux manuels que découvrirent les douaniers américains. Il s'en tira avec six mois de prison.
Youssef, qui prétendit voyager seul, réussit à entrer aux États-Unis et se mit aussitôt à préparer
l'attentat de février avec ses complices. Il affirma avoir été battu au Koweït durant la guerre du
Golfe par des soldats irakiens et demanda l'asile politique.
Mohammed Salameh fut arrêté le 4 mars 1993. Le lendemain, Ibrahim Elgabrowny,
immigré égyptien, fut arrêté à Brooklyn pour avoir attaqué les policiers qui fouillaient son
appartement. L'ingénieur chimiste Nidal Ayyad, qui avait fabriqué la bombe, fut arrêté le 10
mars à Maplewood (New Jersey). Les trois suspects furent traduits en justice le 17 mars à
Manhattan. Un quatrième Égyptien, un vétéran « afghan » nommé Mahmoud Abuhalima, fut
arrêté dans son village, remis aux agents du FBI le 24 mars et envoyé à New York. Un autre
suspect, Bilal Alkaisi, qui avait fréquenté un lieu d'accueil pour « réfugiés » afghans, l'Alkifah
Refugee Center de Brooklyn (plus connu dans la communauté arabe sous le nom de « Jihad
Office »), fut arrêté dans le New Jersey le 25 mars. Une minuterie pour explosifs fut ensuite
découverte dans son appartement. Ramzi Ahmed Youssef, alors encore en liberté à l'étranger,
fut inculpé par contumace le 31 mars. Le jour de l'attentat, il avait quitté New York pour
rejoindre le Pakistan après avoir partagé un appartement avec Salameh. Ahmed Ajaj fut aussi
placé en détention vers la même époque.
De longues négociations s'ensuivirent entre les États-Unis et l'Égypte à propos du statut
du cheikh Omar Abdel Rahman : finalement, l'Égypte n'exigea pas son extradition. Le cheikh
Omar fut arrêté et, le 25 août, fut inculpé pour conspiration contre le World Trade Center, pour
l'attentat prévu en juin et pour le meurtre en 1990 du rabbin Meier Kahane. Le cheikh Omar
était notamment accusé d'avoir formé et conseillé d'autres conspirateurs. El-Sayyad Nossair
était accusé de meurtre et de conspiration. En tout, quinze hommes étaient nommés dans l'acte
d'accusation. La principale pièce à conviction était les cent heures de conversation, transcrites
et traduites, entre les principaux conspirateurs, enregistrées par Imad Salem, Égyptien que le
FBI employait comme informateur. Il prétendait avoir été l'un des gardes du corps du président
Sadate présents lors de son assassinat en 1981. Le côté douteux du personnage permit à la
défense de contester la valeur de son témoignage, mais cela ne fit aucune différence quant à
l'issue du procès : le 4 mars 1994, Salameh, Ajaj, Nidal Ayyad et Mahmoud Abuhalima furent
jugés coupables.
Ramzi Ahmed Youssef courait toujours, de même qu'un Irakien, Ahmed Rahman Yasin,
ex-étudiant en sciences à l'université d'Indiana. Ils ne purent donc pas être jugés. En 2001,
toujours recherché par le FBI, Yasin vivait sans doute en Irak. Cet élément, joint au passeport
irakien au nom d'Abdel Bassit que Youssef utilisait souvent, poussa les spécialistes à voir la
main de Saddam Hussein dans cet attentat comme dans ceux de septembre 2001. Le procès de
Bilal Alkaisi fut séparé des autres ; il devait être jugé plus tard, mais il fut oublié. Le juge
Kevin Duffy rendit son verdict le 24 mai 1994. Selon lui, les accusés étaient des « lâches »,
épithète qui serait de nouveau employée à propos des kamikazes de 2001. Le juge expliqua que
les cent quatre-vingts années de prison requises représentaient l'espérance de vie cumulée des
six personnes tuées dans le World Trade Center. La condamnation finale se réduisit à la peine
requise pour l'assassinat d'un officier fédéral. Aucune libération conditionnelle n'était possible.
En janvier 1995, un autre procès s'ouvrit au tribunal fédéral de New York, entouré de
mesures de sécurité sans précédent compte tenu du risque d'une attaque terroriste. Après un
choix de jurés particulièrement difficile, parmi des milliers de personnes interrogées sur leur
attitude face aux Arabes et aux musulmans, le procès commença. Cette fois, l'un des avocats de
la défense était Clement Rodney Hampton-El, musulman noir américain. Il avait lui aussi été
formé lors de la guerre en Afghanistan et y avait joué un rôle qui ne fut jamais tiré au clair
publiquement. Ses collègues voyaient en lui un expert en matière d'armes. Le procès se
poursuivit jusqu'à l'été 1995. Le 1er octobre, le cheikh Omar et les neuf autres accusés furent
inculpés pour conspiration visant à détruire des cibles américaines et pour avoir cherché à
assassiner le président Moubarak lors de son séjour à New York. Ils furent condamnés à de
longues peines de prison, et leurs avocats firent appel en vain.
En janvier 1996 un nouveau procès revint sur ces accusations, notamment sur le meurtre
en 1990 du rabbin Meier Kahane (l'accusé était alors El-Sayyad Nossair, d'abord acquitté pour
le même crime). Lors d'une session marathon le 17 janvier, dans un tribunal entouré par la
police armée et par des chiens censés détecter les bombes, le cheikh Omar et les autres accusés
furent jugés et condamnés ensemble, après avoir séparément plaidé leur innocence. Une fois
encore, les enregistrements d'Imad Salem servirent de base à l'accusation. Le cheikh Omar fut
de nouveau condamné à la prison à vie, cette fois pour avoir conspiré contre la vie du président
Moubarak. El-Sayyad Nossair fut condamné à la détention à vie sans libération conditionnelle
pour le meurtre du rabbin Kahane. Comme en 1995, les minutes du procès ne comportent
aucune référence au jihad afghan ni au passé des accusés, à l'exception d'une rapide mention de
l'avocat noir de Philadelphie, Rodney Hampton-El. La CIA cherchait, un peu tard, à effacer ses
traces.
La condamnation de Ramzi Ahmed Youssef le 8 janvier 1998 pour attaques répétées
contre des cibles américaines marqua un premier sommet dans le contrecoup de la guerre
afghane sur les États-Unis. Youssef fut condamné à deux cent quarante années de prison et à
l'incarcération à vie pour l'attentat du World Trade Center. Lors de procès antérieurs, en
septembre et novembre 1996, les jurés fédéraux avaient condamnés Youssef et le Palestinien
Eyad Ismoïl pour meurtre et conspiration. Ismoïl avait été en contact avec Youssef et les autres
conspirateurs plusieurs mois avant l'attentat. C'est lui qui conduisait le camion loué contenant
les 600 kilos d'explosifs au nitrate d'ammonium introduits dans le parking souterrain. Youssef
et Ismaïl s'étaient immédiatement enfuis. Ismaïl avait été arrêté en Jordanie et envoyé aux
États-Unis grâce à l'une des nombreuses mesures prises par les services secrets jordaniens pour
aider l'Amérique.
Rétrospectivement, il est facile de lire les signes prémonitoires du 11 septembre 2001
dans les propos tenus par Youssef. Brian Parr, agent du FBI qui avait escorté Youssef jusqu'à
New York après son arrestation au Pakistan, déclara au jury que celui-ci espérait faire
s'effondrer les tours du World Trade Center l'une contre l'autre pour qu'il y ait des dizaines de
milliers de morts et faire comprendre aux Américains qu'ils étaient « en guerre », expression
similaire à celle qu'employait dans ses communiqués et ses interviews son commanditaire
supposé (mais jamais prouvé) Oussama ben Laden. Il se serait également vanté d'avoir presque
réussi à faire exploser le même jour douze avions survolant le Pacifique, d'avoir organisé une
attaque suicide contre le quartier général de la CIA en Virginie (en septembre, c'est le Pentagone
qui fut visé) et d'avoir prévu d'assassiner le président Clinton lors de sa visite aux Philippines.
Peu avant sa condamnation, Youssef déclara au juge : « Oui, je suis un terroriste et j'en suis
fier. » Il ajouta que l'Amérique avait inventé le terrorisme, pratique à laquelle il était favorable
« tant qu'elle s'exerce contre les États-Unis et Israël [...J Vous êtes plus que des terroristes. Vous
êtes des bouchers, des menteurs et des hypocrites. »
Le juge Duffy répliqua dans un style tout aussi théâtral. Il demanda l'isolement à vie pour
Youssef, traitement historiquement réservé à ceux qui « répandent la peste et la pestilence à
travers le monde ». Songeant sans doute au fameux procès de la star du football et célébrité
hollywoodienne O.J. Simpson (les participants du procès Simpson s'étaient enrichis en publiant
des livres, en passant à la télévision et par leurs contrats avec le cinéma), le juge Duffy
reconnut que « quelqu'un pourrait être assez pervers pour vous acheter votre histoire ». Il
condamna donc Youssef à une amende de 4,5 millions de dollars et lui ordonna de payer 250
millions de dollars en dédommagement afin que tout l'argent que pourraient lui rapporter
l'édition, le cinéma ou la télévision soit reversé aux familles des six victimes et aux milliers de
blessés.
Ce qui est différent dans les terribles événements de septembre 2001, ce n'est pas
l'objectif visé par les terroristes, dont seule l'échelle a changé. En revanche, ce qui est nouveau,
c'est leur origine, leur motivation et leur méthode.
D'après ce qu'on peut en dire au début de l'hiver 2001-2002, c'est une nouvelle espèce de
terroristes qui a détourné les quatre avions d'American Airlines et d'United Airlines le 11
septembre. Trois des appareils (l'une des attaques fut déjouée par les passagers et l'équipage qui
luttèrent contre les pirates de l'air et permirent à l'avion de s'écraser en rase campagne, en
Pennsylvanie, avant qu'il puisse atteindre la Maison-Blanche ou le Capitole) devinrent des
missiles guidés, qui renversèrent les Twin Towers, endommagèrent sérieusement le Pentagone,
tuèrent entre 4 000  et 5 000  personnes, firent des milliers de blessés graves et plongèrent dans
le deuil d'innombrables familles. Les kamikazes et leurs complices étaient surtout des jeunes
gens tranquilles et respectables, sans aucun signe extérieur de fanatisme, contrairement à
Mohammed Salameh ou à Mahmoud Abuhalima, issus de milieux modestes et souvent
ouvertement islamistes.
Ils étaient soutenus par un réseau Al-Qaida au moins aussi sophistiqué, et sans doute
plus, que celui qui se trouvait derrière l'attentat suicide du torpilleur Cole, dans le port d'Aden,
le 12 octobre 2000. En un sens, l'attaque du Cole au Yémen était une autre étape dans l'escalade
terroriste, prouvant que Ben Laden et ses disciples ou sympathisants pouvaient concrétiser les
menaces proférées contre les soldats américains présents dans le golfe Persique et, en même
temps, mener à bien une opération coordonnée en Asie, prélude à l'assaut majeur de septembre
2001.
Le 12 octobre 2000, le contre-torpilleur Cole de la marine américaine, commandé en
1991 et d'une valeur de près d'un milliard de dollars, fit son entrée dans le port d'Aden, à la
pointe sud du Yémen, pour se ravitailler. Quelques minutes après qu'il eut jeté l'ancre, un petit
Zodiac avec deux hommes à son bord se dirigea vers le Cole, dont l'équipage se préparait à se
détendre sur le pont durant cette brève escale. Quelques secondes avant que le petit bateau
s'approche du torpilleur, l'un des deux hommes se leva et, selon les témoins, sembla vouloir
attirer l'attention. Une terrible explosion perça alors un gigantesque trou dans la coque du
vaisseau, tuant 17 membres d'équipage, faisant 39 blessés et pulvérisant bien sûr les kamikazes.
Les blessés furent d'abord envoyés dans des cliniques yéménites, avant d'être évacués par
avion, grâce aux dispositions rapidement prises par Mme Barbara Bodine, ambassadeur des
États-Unis au Yémen, vers la base aérienne américaine de Ramstein, en Allemagne, et vers
l'hôpital militaire français de Djibouti, sur la côte nord-est de l'Afrique.
L'amiral Vern Clark, chef des opérations navales à Washington, prononça cet
euphémisme caractéristique : « Il s'agissait clairement d'un acte terroriste. » Aucun groupe ni
aucun individu ne revendiqua l'attentat. Pourtant, très vite, des analystes comme Vincent
Cannistraro, ancien chef du service antiterroriste de la CIA, se mirent à montrer du doigt
Oussama ben Laden et à parler de possibles liens entre Al-Qaida et le régime de Saddam
Hussein. En quelques semaines, les enquêteurs yéménites, qui offraient une aide limitée à
l'essaim d'agents de sécurité du FBI et de la marine américaine, découvrirent divers éléments,
notamment la maison où les explosifs avaient apparemment été préparés, et arrêtèrent plusieurs
suspects arabes, dont de nombreux vétérans de la guerre afghane, qui furent libérés pour la
plupart - six furent retenus en vue de procès qui ne débouchèrent sur aucun résultat concret.
Richard Clarke, conseiller du président Clinton pour la sécurité nationale chargé de coordonner
les efforts contre le terrorisme, déclara que cette énorme explosion montrait « un haut degré de
sophistication en matière d'explosifs. Nous voyons certaines similitudes [avec les attentats
d'août 1998 dans les ambassades en Afrique] dans le raffinement et la préparation de l'attaque.
C'est un acte qui a commencé longtemps avant les violences récentes au Moyen-Orient [c'est-à-
dire les combats déclenchés en septembre par la nouvelle Intifada palestinienne, la deuxième
des années 1990]. Il a fallu des mois pour le mettre au point, ce qui suppose des préparatifs
complexes, des lieux précis et des effectifs. C'est une attaque sophistiquée ».
Le 30 octobre 2000, un vaisseau norvégien, le Blue Marlin, est venu au secours du navire
frappé, que ses 300 membres d'équipage avaient réussi, avec l'aide de renforts, à empêcher de
couler, et l'a reconduit aux États-Unis où il dut subir de coûteuses réparations, estimées à 150
millions de dollars au minimum. « Notre navire est reparti avec l'aide de ses amis, mais il est
reparti la tête haute », commenta Mme Bodine.
L'enquête se poursuivit durant toute l'année 2001. En janvier, le gouvernement des États-
Unis promit une récompense allant jusqu'à 5 millions de dollars pour tout renseignement
permettant l'arrestation des responsables. La marine américaine a cherché à tirer des leçons de
l'événement afin d'empêcher de telles attaques à l'avenir et d'évaluer la responsabilité des
individus impliqués. En février, le président du Yémen Ali Abdallah Saleh signalait
l'arrestation de deux autres Yéménites de retour d'Afghanistan qui avaient un lien avec
l'attentat. En juin, le FBI et les enquêteurs du ministère des Affaires étrangères travaillant à
Aden se rendirent dans la capitale, Sanaa, à bord d'un C-130. Une cinquantaine de membres de
l'équipe de sécurité antiterroriste de la marine furent également envoyés vers la capitale afin de
protéger les enquêteurs.
Durant l'été torride, les températures dépassant les 40 °C et les querelles internes entre
services secrets américains se combinèrent apparemment pour ralentir l'enquête. Washington
tendit au Yémen une carotte verbale lorsque, le 9 juillet, un envoyé spécial chargé du Moyen-
Orient, William Burns, fit l'éloge du pays qui avait aidé le FBI à enquêter sur l'attentat et
proposa une aide économique en remerciement. Bientôt, cependant, comme le signalèrent le
New York Times et d'autres médias américains le 21 août, il s'avéra que, malgré l'arrivée de six
nouveaux enquêteurs du FBI, l'enquête était au point mort, principalement parce que le Yémen
avait repoussé les demandes répétées des États-Unis d'inclure dans les recherches les groupes
islamistes militants. Après le 11 septembre, alors qu'elle expliquait aux gouvernements alliés et
amis ses décisions concernant Ben Laden, l'administration Bush affirma que certains des
terroristes impliqués dans les attaques suicides avaient également été parties prenantes dans les
attentats contre les ambassades américaines en Afrique et dans l'attaque du Cole. Le 28 octobre
2001, environ deux semaines après le début de la guerre aérienne contre les taliban, le
gouvernement du général Moucharraf arrêta et remit aux États-Unis un jeune Yéménite,
étudiant en microbiologie, recherché dans le cadre de l'enquête sur le Cole. Visiblement,
l'attaque ennemie la plus importante contre un navire de guerre américain depuis l'attaque
surprise de la flotte par les Japonais à Pearl Harbor le 7 décembre 1941 devait rester
mystérieuse encore de nombreux mois, voire pour toujours.
Durant l'hiver 2001-2002, il était encore trop tôt pour savoir s'il en irait de même de la
pire attaque qui se soit jamais produite sur le sol américain. Pour beaucoup d'habitants des
États-Unis, en particulier pour les familles et les proches des plus de 4 000  Américains morts
ou disparus dans les ruines du World Trade Center, au Pentagone ou dans les débris du
quatrième avion détourné, le cauchemar a pu sembler sans fin. Alistair Cook, vénérable
octogénaire qui diffuse sur les ondes de la BBC sa « Lettre d'Amérique » depuis les années
1930, a raconté comment il avait allumé sa télévision juste avant neuf heures, le matin du 11
septembre, pour découvrir le spectacle horrible du premier avion frappant l'une des deux tours.
« Ah non ! encore un remake de La Tour infernale », se dit-il. Il changea rapidement de chaîne,
pour entendre un commentateur bien connu confirmer que ce n'était pas un film mais la réalité.
Quelques instants après, le deuxième avion frappa l'autre tour, entraînant l'écroulement des
deux, la structure en acier ayant fondu, écroulement dont rêvaient déjà Ramzi Ahmed Youssef
et ses complices en 1993.
Quelques minutes plus tard, le troisième avion, transformé en missile comme les autres,
tous ses passagers et son équipage partageant dans les flammes la mort des kamikazes
triomphants, s'écrasait contre une aile du Pentagone, détruisant des sections entières du
ministère de la Défense et plus d'une centaine de ses employés. C'est en Grèce, à Athènes, que,
pétrifié, j'ai regardé ces images. Après m'être demandé s'il pouvait s'agir d'une terrible
défaillance humaine ou matérielle, j'ai compris qu'il s'agissait en fait du pire assaut que les
États-Unis aient subi sur leur sol depuis qu'un corps expéditionnaire britannique avait incendié
Washington, dont le Capitole et la résidence du président, durant la guerre de 1812.
Le président George W. Bush, informé alors qu'il visitait une école en Floride, prit
rapidement un Air Force One pour être emmené dans une base aérienne où il serait en sécurité,
avant de regagner Washington pour prendre la situation en main avec son vice-président, Dick
Cheney. Pendant ce temps, l'espace aérien américain était fermé, de même que tous les
aéroports grands ou petits. La nation fut paralysée pendant près de quarante-huit heures, ne
sachant à quoi s'attendre. Un monumental effort de secours fut entrepris presque aussitôt à New
York et à Washington. Près de quatre cents policiers et pompiers new-yorkais y laissèrent leur
vie ; beaucoup d'entre eux, qui étaient sortis à temps pour ne pas être écrasés par les tours
lorsqu'elles s'effondrèrent dans un nuage apocalyptique de poussière et de cendres, repartirent
aussitôt dans les escaliers de ce bâtiment de cent dix étages afin de tâcher de sauver
d'hypothétiques survivants.
Alors que les victimes se comptaient par milliers, les Américains et le reste du monde
occidental se mirent à chercher comment réagir à ce qui fut rapidement baptisé le « nouveau
terrorisme », universellement attribué à Oussama ben Laden et à ses collaborateurs. Le
président Bush évoqua la première guerre du nouveau siècle. Avec ses plus proches conseillers,
le secrétaire d'État Colin Powell, la conseillère pour la sécurité nationale Condaleeza Rice, le
ministre de la Défense Donald Rumsfeld et tous les hauts responsables du Pentagone et de la
CIA, Bush prépara l'inévitable riposte : le 7 octobre, une nouvelle guerre aérienne commença.
Cette fois, c'est l'Afghanistan qui serait bombardé, pour détruire, si possible, le gouvernement
et les milices des taliban, et pour anéantir Ben Laden et ses disciples, soupçonnés de se cacher
dans les cavernes et les bunkers souterrains que la CIA les avait aidés à construire durant la
guerre de 1979-1989 contre les Soviétiques.
Durant les premiers jours et les premières semaines, le chagrin et le désarroi se mêlèrent
au patriotisme (notamment à travers les ventes de drapeaux américains, déclinés sur les tee-
shirts ou sous la forme de gigantesques bannières à accrocher au toit des maisons et des écoles),
mais rares furent ceux qui menèrent une véritable réflexion. Où se trouvait l'ennemi ? Comment
le frapper ? Un commentateur à l'étranger résuma ces questions : face au péril terroriste (bientôt
aggravé aux yeux des Américains par le spectre du terrorisme biologique avec les courriers
contenant la bactérie de l'anthrax faisant plusieurs morts en novembre 2001), il fallait une
réponse patiente au quotidien. Fallait-il une guerre ?
Pour l'opinion publique américaine, la réponse était oui, sans hésitation. D'où la
campagne aérienne et terrestre lancée contre les taliban à l'automne, qui fit d'innombrables
victimes civiles et entraîna le déplacement de millions de réfugiés afghans.
Mais d'autres questions, de bien plus grande ampleur, inquiétaient l'Amérique et
suscitaient les peurs collectives des populations du monde entier. Fallait-il mener la guerre
uniquement contre les cohortes de Ben Laden et leurs protecteurs taliban ? Quelle attitude avoir
face au Pakistan, dont l'armée et les services secrets avaient créé les taliban et qui avaient si
longtemps fermé les yeux sur les activités de Ben Laden ? Et face à l'Irak de Saddam Hussein,
qui se moquait presque chaque jour des États-Unis, de ses dirigeants et de son action, et qui
avait juré de régler ses comptes avec Israël dès qu'il pourrait obtenir des bases en Jordanie ou
en Syrie pour attaquer l'État hébreu ? Quels autres pays musulmans avaient soutenu les
vétérans de la guerre afghane qu'il fallait à présent traquer et anéantir ? Une guerre pouvait-elle
se changer en « croisade » contre le milliard de musulmans que compte le monde ? (Le
président Bush dut rapidement retirer ce mot malheureux.)
Certains intégristes chrétiens, étroitement alliés à l'extrême droite américaine, tinrent un
discours quasiment millénariste. Selon deux télé-évangélistes influents, Jerry Falwell et Pat
Robertson, « Dieu a permis aux ennemis de l'Amérique de nous infliger ce que nous méritions
probablement ». Reprenant toutes les sombres doctrines de la droite américaine, Falwell
ajouta : « Ce sont les païens, les partisans de l'avortement, les gays, les lesbiennes et l'Union
des libertés civiles qui, en voulant laïciser l'Amérique, ont favorisé cet événement. » Falwell
présenta des excuses publiques le 18 septembre, après avoir subi de fortes pressions de la
Maison-Blanche. Pourtant, la volonté de vengeance des Américains devenait de plus en plus
forte. Cela facilita la tâche de l'administration Bush, qui préparait le travail herculéen
nécessaire pour échafauder une « coalition planétaire » en vue de ce que CNN et d'autres médias
ont d'abord appelé la « frappe contre le terrorisme », avant d'en faire simplement la « nouvelle
guerre ».
Au lieu de partir pour Islamabad ou l'Afghanistan avec tous les correspondants qui
couvrent la guerre « dans un fauteuil », au lieu de rejoindre la ligne de front de l'Alliance du
Nord, je me suis mis à rechercher des informations sur les terroristes qui avaient préparé et
perpétré les attaques de septembre. Cette quête m'a conduit à Londres, à Paris, à Hambourg, à
Munich, à Rome et à Milan. Elle a confirmé ma théorie : le nouveau degré atteint par la
violence et le nouveau conflit étaient en fait les descendants directs des décisions prises par
l'Union soviétique et les États-Unis durant la guerre froide : par Moscou qui avait envahi
l'Afghanistan en 1979 et par Washington et ses alliés qui avaient répondu à l'invasion par
personne interposée, par une guerre à laquelle participèrent les Afghans eux-mêmes et les
milliers de mercenaires musulmans recrutés dans le monde entier pour leur venir en aide mais
bientôt pris en main par le Pakistan plutôt que par la CIA qui avait conçu toute l'opération.
Cependant, cette guerre avait été déclenchée par des jeunes gens calmes, discrets,
instruits et parfois même riches, plutôt que par les élèves des écoles religieuses du Pakistan, les
volontaires formés dans les centres de l'ISI ou dans les camps omniprésents du réseau Ben
Laden. L'enquête a montré que des conspirateurs étaient venus de toute l'Europe pour rejoindre
ceux qui se trouvaient déjà en Amérique. Il existait néanmoins deux centres principaux :
l'Allemagne et l'Italie.
Les services secrets allemands ont reconnu qu'en Europe c'est dans leur pays que se
trouve le plus fort réseau de soutien à Al-Qaida. Cinq étudiants arabes ayant vécu et travaillé
ensemble, essentiellement à Hambourg, pendant près d'une décennie, formaient le noyau dur
qui fut transplanté aux États-Unis pour découvrir les techniques de pilotage nécessaires à leur
mission suicide. Le leader était sans doute Mohammed Atta, trente-trois ans, né au Caire,
spécialiste d'urbanisme, soupçonné d'avoir piloté le premier avion, qui frappa la tour nord du
World Trade Center. Marwan al-Shehi, vingt-trois ans, ressortissant des Émirats arabes unis,
étudiant la construction navale à Hambourg, était dans le deuxième avion, qui frappa la tour
sud. Zia Jarrah, vingt-six ans, originaire du Liban, était ingénieur aéronautique, et c'est lui qui
aurait détourné l'appareil qui s'écrasa en Pennsylvanie. Saïd Bahaji, vingt-six ans, qui devait sa
nationalité allemande à sa mère, une Allemande mariée à un Marocain, était peut-être
responsable de la logistique ; il s'est enfui vers le Pakistan le 3 septembre et fait désormais
l'objet d'un mandat d'arrêt international. Enfin, Ramzi Binalshibh, vingt-neuf ans, né à Yémen,
était inscrit à l'université de Hambourg mais a disparu en août 2001 ; il est lui aussi recherché.
L'un des principaux contacts en Allemagne semble avoir été Mamoun Darkazanli,
propriétaire d'une entreprise fichée par le FBI comme liée au réseau Ben Laden. Interrogé, il a
nié toute implication dans le terrorisme, mais apparemment il n'a pas nié connaître Ben Laden.
Selon les Allemands, l'un des membres au moins du noyau dur a fréquenté un groupe de quatre
hommes arrêtés le 26 décembre 2000 pour avoir préparé une attaque terroriste à Strasbourg.
Les agents du FBI et les autorités allemandes ont découvert que, dans les années 1980, alors que
la guerre afghane faisait rage, le réseau Al-Qaida avait monté une organisation composée de
cellules autonomes en Allemagne et en Italie, notamment. La plupart des membres étaient
arabes. Fritz Behrens, ministre de l'Intérieur du Land de Westphalie, et un autre responsable
que j'ai interviewé à Hambourg estiment qu'en septembre 2001 Ben Laden avait en Allemagne
une centaine d'agents « en sommeil » prêts à entrer en action en Europe occidentale.
Selon la branche munichoise des services fédéraux de contre-espionnage, « ces guerriers
"afghans" n'ont aucun lien avec les organisations extrémistes du point de vue des structures
organisationnelles. Ils constituent plutôt un réseau informel de petits groupes sans
commandement commun mais avec des contacts entre eux [...] Al-Qaida fait office de maison
mère pour le terrorisme islamique. Les groupes locaux sont autonomes, mais agissent avec le
soutien d'Al-Qaida. Ces derniers temps, l'Allemagne leur a servi de refuge » et de base de
transit pour leurs activités en Europe et hors des limites du continent. Selon Reinhard Wagner,
responsable des services allemands de contre-espionnage, les membres d'Al-Qaida utilisent des
vidéos amateurs, de la guerre en Tchétchénie par exemple, pour recruter des jeunes gens, des
étudiants surtout. Les enquêteurs allemands ont découvert ce que leurs confrères américains
n'ont compris que récemment : les réseaux terroristes, pour parer les écoutes téléphoniques et
radio, ont largement recours à des coursiers qui, comme Atta et ses camarades à Hambourg,
voyagent fréquemment à cette fin.
Les étudiants et le personnel de l'université de Hambourg ont tous décrit les membres du
groupe comme discrets, intelligents, sans la moindre trace d'extrémisme politique ou religieux
en public, contrairement aux auteurs d'actes terroristes antérieurs, issus d'une première
génération de vétérans de la guerre afghane. Durant les huit années qu'il a passées à Hambourg,
Mohammed Atta a beaucoup voyagé entre 1995 et 1997, prétendument pour aller voir sa
famille au Caire, mais il s'est sans doute rendu au moins une fois en Afghanistan. À la
télévision, son père a régulièrement nié que son fils si bien élevé et si aimant puisse être
impliqué de près ou de loin dans le terrorisme, mais il ne peut expliquer sa disparition après le
11 septembre. D'autres étudiants qui ont connu Atta en Allemagne affirment qu'il revenait de
ces voyages barbu et plus enclin à dire ses prières régulièrement à la mosquée.
Son collègue Saïd Bahaji, dont la mère allemande refuse fermement de croire que son fils
ait participé à l'attentat et qui affirme que son départ pour le Pakistan le 3 septembre était
motivé par un « stage », allait apparemment plus souvent à la mosquée que les autres. Son
épouse, allemande d'origine turque qui suivait le code vestimentaire musulman, a déclaré
qu'elle n'avait rien soupçonné pendant des années ; après avoir finalement appris aux
enquêteurs que Bahaji préparait quelque chose de louche, elle a pu changer d'identité et obtenir
l'asile politique permanent. Aucun de ses camarades étudiants ne s'était jamais douté de quoi
que ce soit ;  il était toujours vêtu à l'occidentale et ne parlait jamais de politique ni de religion.
La filière italienne a été mise en lumière par une série d'enquêtes menées à Milan et à
Rome par ABC News et par les journalistes de la radio italienne. En janvier 2001, la police a
intercepté à Milan un appel téléphonique entre deux individus soupçonnés d'agir pour Ben
Laden. « Ils ont arrêté nos frères [...] la moitié du groupe. Ils ont trouvé l'arsenal », disait l'un
des interlocuteurs. Il en découla l'arrestation, trois mois après, d'Essid Sami ben Khemais,
Tunisien de trente-trois ans, et de cinq autres suspects. Le juge milanais Stefano Damburoso a
instruit le dossier contre ces six détenus et contre un Belge d'origine tunisienne et un Irakien
vivant en Allemagne. Les autorités italiennes déclarent avoir la preuve de liens entre les
membres d'Al-Qaida en Italie, en Grande-Bretagne, en Allemagne, en Belgique, en Suisse, en
Espagne et en France. Des dizaines de suspects ont été arrêtés dans ces pays. Des conversations
interceptées (certains membres ne prenaient pas les précautions observées ailleurs) évoquaient
les techniques d'attentat et d'incendie utilisées avec succès en Tchétchénie. Ben Khemais, qui
portait le nom de guerre « Saber » avant d'être extradé d'Allemagne vers l'Italie, mentionnait
dans une autre conversation une « drogue » cachée dans des boîtes de tomate en conserve qui
pouvait servir à « assommer » les gens là où une bombe avait explosé.
L'un des suspects, Tareq Maaroufi, le Tunisien naturalisé belge, fut inculpé en Belgique
dans les années 1990 pour affiliation au GIA algérien. Selon les services secrets américains, il
aurait participé aux préparatifs de l'attaque contre l'ambassade américaine à Rome qui conduisit
à l'évacuation provisoire du 5 janvier 2001. Les autorités italiennes ont surveillé de près
l'Institut culturel islamique de Milan, dont l'ancien directeur était Anwar Shaaban, Égyptien
dont les enquêteurs avaient suivi le parcours jusqu'à sa mort en 1995 dans l'armée musulmane
bosniaque. Dans un rapport italien, l'Institut est qualifié de « carrefour essentiel » pour les
terroristes égyptiens. Aucun de ces suspects ne semble avoir le moindre lien avec les attaques
de septembre 2001. En revanche, beaucoup sont soupçonnés d'avoir préparé d'ambitieux
attentats, censés coïncider avec les célébrations du passage à l'an 2000, en France (à Strasbourg
et à l'ambassade des États-Unis à Paris), en Italie (à l'ambassade à Rome en janvier 2001) et en
Belgique. Fait significatif, ces suspects européens étaient bien moins prudents ou discrets que
les membres de la cellule de Hambourg.
Ce récit, nécessairement incomplet, doit s'arrêter ici. Les États-Unis, dans leur « guerre
contre la terreur » semblent de plus en plus impliqués dans une nouvelle guerre en Asie, qu'il
est peut-être impossible de gagner. Depuis qu'en 1979 le Kremlin de Brejnev et l'administration
Carter ont pris leurs décisions fatales, débouchant sur l'invasion de l'Afghanistan et la
résistance à cette invasion, le monde en subit les conséquences. De Peshawar, d'Islamabad et de
Kaboul jusqu'au Caire, à Khartoum et à Alger, en passant par Moscou, l'Asie centrale, l'Afrique
de l'Est, les Philippines et enfin New York, les vétérans de la guerre afghane ont laissé derrière
eux une longue traînée de sang. En envahissant l'Afghanistan, l'Union soviétique de Brejnev
s'est peut-être condamnée. Il appartiendra aux historiens de déterminer s'il s'agit là du péché
originel, ou plutôt du péché final et de l'erreur terminale d'une URSS à l'agonie, ancêtre d'une
Russie ressuscitée, qui aspire au capitalisme et à la démocratie. Aujourd'hui, à l'aube du XXIe
siècle, la Russie est, au moins provisoirement, l'alliée des États-Unis dans une bataille
commune contre les islamistes radicaux, jadis alliés des États-Unis contre l'adversaire
communiste. L'invasion soviétique de 1979 a permis à l'Amérique de mener une croisade, par
l'intermédiaire des Afghans et des mercenaires musulmans qui se sont ensuite retournés contre
leurs employeurs et bienfaiteurs. Dans ce nouveau siècle, le monde continuera d'en subir le
contrecoup, qui a pris une nouvelle ampleur lors des événements de l'hiver 2001-2002.
Les gouvernements à venir, aux États-Unis, au Royaume-Uni, en Russie ou dans des
pays moins puissants ou moins influents, suivront peut-être cette importante leçon de la fin du
xxe siècle : lorsque l'on décide d'entrer en guerre contre son principal ennemi, il faut bien
regarder qui on choisit comme ami, comme allié ou comme mercenaire, pour voir si ceux-ci
n'ont pas déjà en main un couteau qu'ils pointent dans votre dos.

ÉPILOGUE
 
 
Les leçons de la deuxième guerre moderne en Afghanistan, provoquée par la pire attaque
terroriste de mémoire d'homme, sont nombreuses et amères pour tous les intéressés. Ces leçons,
militaires, politiques, historiques et surtout humaines, sont pour la plupart similaires à celles de
la guerre de 1979-1989 et de l'après-guerre : il est dangereux d'employer des mercenaires ;
parmi le milliard de musulmans vivant dans le monde, les classes moins favorisées se montrent
hostiles, indifférentes ou n'apportent qu'un soutien incertain ; les services secrets occidentaux
sont incapables de comprendre les mouvements terroristes islamistes ou de prévoir avec
précision leurs actions.
Face à cette amertume, le soulagement, la joie, l'euphorie du peuple afghan,
particulièrement les femmes et les enfants, libérés de contraintes sociales et de lois imposées
par les taliban, cruelles et contre-nature, lorsque les alliés ont réussi à libérer des zones de plus
en plus importantes, au début de l'hiver 2001-2002. Les Afghans ont littéralement dansé de
joie ; la musique n'était plus interdite. Ils se sont remis à écouter la radio, à regarder la
télévision, ils ont ressorti du placard les oeuvres d'art représentant des êtres vivants. Les
hommes se sont fait couper la barbe, quelques femmes ont rangé la burqa qui les couvrait
intégralement et ont repris leur activité d'enseignante ou d'infirmière ou tout autre emploi que
leur interdisaient les taliban depuis le début des années 1990.

Au début de la campagne militaire contre les taliban, en octobre 2001, le président


George W. Bush et ses principaux conseillers espéraient, comme ils l'avaient déclaré au public
américain et mondial, détruire Oussama ben Laden, son réseau terroriste Al-Qaida et le régime
taliban qui les protégeait, grâce à une série de frappes aériennes de haute technologie, et
presque sans aucune victime américaine. Cette stratégie avait été appliquée lors de la guerre du
Golfe contre l'Irak en 1991 et dans la guerre du Kosovo contre la Serbie en 1999. Elle fut
réutilisée en Afghanistan, en lui ajoutant des raids commando et le soutien aux groupes
d'opposition. À Washington et apparemment à Londres, bien qu'avec moins d'enthousiasme
dans les autres capitales participant à la coalition, comme Islamabad, Riyad, Paris, Berlin ou
Rome, on s'attendait à ce que les combattants désertent les rangs taliban par milliers.
Ce ne fut pas le cas en octobre, mais cela se produisit plus tard. En novembre, des
milliers de volontaires tribaux du Pakistan avaient tenté de franchir la frontière pour grossir les
rangs de taliban. Mais après la chute de Mazar-e-Charif, puis de Kaboul même, ainsi que de
Hérat et de Djalalabad, entre les mains de l'Alliance du Nord (rebaptisée Union nationale), le
nœud se refermait autour des dernières places fortes comme Kandahar et, au nord, Kunduz. Les
taliban se repliaient, leurs ultimes bastions tombaient, et les forces spéciales américaines ainsi
que les Marines, avec leurs alliés afghans, purent fouiller la cachette présumée d'Al-Qaida dans
les grottes de Tora Bora, près de la frontière pakistanaise.
Partout, les bombardements menés par les avions de combat américains et britanniques
affaiblirent la résistance de l'ennemi. Lentement, la pression alliée se renforça, alors que des
milliers de combattants taliban désertaient, changeaient de camp, ou se contentaient de se raser
la barbe, de cacher leurs armes et de se fondre dans la population locale. Ceux qui restaient
dans des villes comme Kunduz ou tentaient de lutter jusqu'au bout étaient des mercenaires
étrangers : Pakistanais, Arabes, Indonésiens, Ouïgours et autres musulmans venus se rallier
sous la bannière du jihad.
Ce qui manquait, après les premiers succès militaires des alliés en novembre, c'était un
gouvernement de coalition à base large, où seraient représentées les minorités tadjik, ouzbek ou
hazara, ainsi que l'élément pachtoune majoritaire, qui avait formé la colonne vertébrale des
taliban. Sous l'égide des Nations Unies, des efforts furent accomplis par le très compétent
diplomate algérien Lakhdar Brahimi afin de façonner un tel gouvernement. Tout le monde
voulait avoir voix au chapitre, depuis l'ancien roi en exil, Zaher Shah, quatre-vingt-sept ans,
jusqu'aux chefs de guerre pachtounes devenus gouverneurs régionaux ou chefs villageois lors
du retrait des taliban. Après le congrès qui a rassemblé à Bonn des représentants des principales
factions ethniques et tribales, un gouvernement provisoire s'est mis en place en décembre à
Kaboul, protégé notamment par un contingent britannique de quelques centaines d'hommes,
envoyé par L'ONU.
Les tunnels, les grottes et les foyers des citoyens afghans ordinaires - qu'il est souvent
difficile de distinguer des combattants - s'avérèrent souvent aussi impossibles à repérer, à
pénétrer ou à détruire qu'ils le furent pour les Russes en 1979-1989. Prévenus par les services
secrets alliés, les experts du ministère américain de la Défense décidèrent d'accepter de l'aide
initialement refusée, des alliés de L'OTAN comme la France, l'Allemagne et l'Italie.
Même le Japon décida d'outrepasser les limites fixées par sa constitution en impliquant
ses Forces d'auto-défense, auxquelles toute action militaire à l'étranger est interdite depuis la
défaite de 1945 : quelques vaisseaux de guerre et quelques chargements d'aide humanitaire
furent envoyés.

L'opinion publique arabe et musulmane s'était d'emblée opposée à la campagne de


bombardements, surtout lorsqu'il est devenu clair qu'aucune trêve ne marquerait le mois du
Ramadan, censé se terminer juste avant Noël 2001. Cependant, les manifestations et autres
formes d'opposition publique ont en partie cessé lorsque la campagne militaire a porté ses
fruits. L'opinion européenne, ravie des succès remportés en novembre contre les taliban et Al-
Qaida, mais terrifiée par l'ampleur des déplacements de population (des millions de réfugiés
souffrant de la faim et du froid), s'est également détournée du pilonnage quotidien d'un pays
appauvri, déjà dévasté par plus de vingt années de guerre et quatre années de terrible
sécheresse. L'administration Bush, soulagée de voir affluer l'aide humanitaire internationale, a
accepté les propositions européennes d'aide militaire, en partie pour montrer que la coalition
mondiale anti-terroriste n'était pas un mythe.
On apprit alors que les Forces Spéciales américaines n'étaient pas les seules à être
présentes sur le terrain, mais que les unités paramilitaires de la CIA s'étaient jointes au combat
pour des opérations de reconnaissance, d'espionnage de l'autre côté du front et d'autres
opérations secrètes. La CIA connut sa première victime lorsqu'un officier fut tué lors du
soulèvement de membres d'Al-Qaida qui avaient été faits prisonniers durant les combats à
Mazar-e-Charif.
Pourtant, les prévisions de la CIA quant aux menaces terroristes avaient sérieusement
laissé à désirer avant la guerre. Pour une raison encore inconnue, par exemple, Washington
n'avait accordé aucune attention à l'avertissement des services secrets du roi Abdallah de
Jordanie. L'été dernier, des responsables américains et des agents allemands à Amman furent
mis en garde, séparément : une attaque aurait lieu prochainement sur le sol américain, dans
laquelle des avions seraient impliqués (mais il n'était pas question de détournement). Les
services jordaniens, comme nous l'avons vu, traquaient sans merci, depuis des années, les
terroristes islamistes et les complots d'Al-Qaida ; ils avaient même appris le nom de code arabe
de l'opération : Al Uroush al-Kabir, le « grand mariage ». J'ignore quel service américain reçut
cet avertissement et s'il fut transmis au sommet de la hiérarchie. Le gouvernement du
chancelier Gerhard Schröder à Berlin ne le prit pas au sérieux.
Les signaux n'avaient pourtant pas manqué, à l'intérieur même des États-Unis. En mars
2001, une commission gouvernementale, présidée par deux anciens sénateurs, Gary Hart,
démocrate du Colorado, et Warren Rudman, républicain du New Hampshire, avaient publié un
livre de 146 pages, Road Map for National Security : Impérative for Change. Ils appelaient
notamment à la création d'un chargé de la sécurité interne (poste que le président Bush créa
effectivement après le 11 septembre). Selon Hart et Rudman, « La prolifération d'armes non
conventionnelles et la persistance du terrorisme international mettront fin à la relative
invulnérabilité des États-Unis face à une attaque-catastrophe ». Ce rapport offrait une autre
prophétie qui s'est confirmée : « Un assaut direct contre les citoyens américains sur le sol
américain paraît vraisemblable dans les décennies à venir. Il causerait non seulement la mort et
la destruction, mais également une démoralisation qui pourrait compromettre le leadership
planétaire des États-Unis. Face à cette menace, notre nation n'a aucune structure
gouvernementale cohérente. »
À l'étranger, une douzaine de services souvent concurrents étudiaient toutes les questions
militaires, politiques, économiques, sociales et même culturelles. L'omniprésente National
Security Agency (NSA), implantée à Fort Meade, dans le Maryland, coopérait avec ses
homologues plus modestes en Grande-Bretagne, au Canada, en Australie et en Nouvelle-
Zélande pour surveiller toutes les communications électroniques. Mais les conspirateurs avaient
réussi à tromper la vigilance d'un réseau sophistiqué, qui engloutit des milliards de dollars.
En novembre 2001, une commission présidentielle a recommandé que la NSA, le National
Reconnaissance Office, qui dirige un système d'espionnage par satellite, et la National Imagery
and Mapping Agency, qui gère toute la cartographie aérienne, soient placés sous l'autorité de la
CIA. 11 s'agirait du « plus grand bouleversement des services secrets américains depuis des
décennies, dans le but d'unifier les programmes et de limiter les rivalités », selon les
déclarations de Walter Pincus dans le Washington Post du 8 novembre.
Il est toujours plus facile de juger a posteriori, et je ne prétends pas faire exception à la
règle. Pourtant, dans la mesure où ce livre est en grande partie un catalogue des bévues
historiques de la politique américaine, je voudrais le refermer sur quelques remarques d'un
ancien homme d'affaires et agent des renseignements américains, qui a comme moi passé une
bonne partie de sa carrière au Moyen-Orient. Je partage ces idées, c'est pourquoi je souhaite les
exprimer ici, même si je sais que mes concitoyens risquent de les juger « anti-patriotiques »,
voire pires.
La campagne de bombardement lancée le 7 octobre 2001, avec la participation
britannique, était une réaction compréhensible mais futile liée à la colère qu'inspirait les
événements du 11 septembre. Les succès militaires remportés contre les taliban n'avaient pas
résolu le problème politique. Comment réparer l'entité politique à présent en miettes mais qui
avait auparavant constitué une sorte de pays ?
L'administration Bush aurait dû profiter de la vague de sympathie internationale sans
précédent pour les victimes américaines. Il aurait fallu demander à tous les gouvernements,
concernés de près ou de loin, d'entreprendre un vaste effort afin de poursuivre et d'arrêter les
terroristes. C'est aux Nations Unies, dont le secrétaire Kofi Annan fut qualifié de « criminel »
dans l'un des délires télévisés d'Oussama ben Laden, qu'aurait dû être confiée cette tâche.
L'accord de la Russie, qui proposa l'usage de ses bases proches de l'Afghanistan dans les
anciennes républiques soviétiques d'Asie centrale, et le soutien moral offert par la Chine, alliée
dans la guerre sainte de 1979-1989, permettaient une campagne parrainée par L'ONU. La Russie,
avec les guérilleros de la Tchétchénie musulmane, et la Chine, avec les Ouïgours musulmans du
Xinjiang, avaient toutes deux de bonnes raisons de s'opposer à Ben Laden et aux taliban,
soupçonnés d'aider les rebelles.
Durant l'hiver 2001-2002, il aurait encore été temps d'obtenir du Conseil de sécurité de
L'ONU, dominé par le triumvirat États-Unis-Russie-Chine, la création d'un protocole
international définissant l'action politique violente et criminelle, en évitant peut-être le mot
« terrorisme » dans la mesure où les « terroristes » considèrent cette appellation comme
synonyme de « combattant pour la liberté ».
Soutenus par l'autorité des Nations Unies, en l'absence de campagne de bombardement
en Afghanistan, les États-Unis auraient pu recueillir le véritable soutien de pays comme l'Iran,
la Syrie ou la Libye, si souvent accusés de protéger les terroristes. En supposant que Ben Laden
ne se soit pas réfugié dans quelque pays hors-la-loi comme la Somalie, il me paraît raisonnable
d'imaginer qu'il pourrait être traduit en justice et déféré devant un tribunal international plutôt
que devant les tribunaux américains. Ceux-ci ont déjà jugé d'autres terroristes impliqués dans
les attentats perpétrés dans les années 1990 contre l'Amérique. Fin 2001, les États-Unis se
préparaient à envoyer les prisonniers de guerre afghans dans leur grande base de Guantanamo
(Cuba). Il était question d'un tribunal militaire américain pour juger les terroristes présumés et
leurs leaders.
Il serait plus audacieux de lancer un nouvel effort de développement mondial, une sorte
de Plan Marshall à l'échelle planétaire, en évitant le terme devenu péjoratif de
« mondialisation ». Cela permettrait de résoudre quelques-uns des terribles problèmes
économiques, écologiques et médicaux qui engendrent cette pauvreté grandissante qui est l'une
des racines du terrorisme. Il faudrait aussi faire pression sur les amis et alliés des États-Unis,
notamment l'Arabie Saoudite, pour que soient réglées les questions des Droits de l'homme,
présentes dans le monde entier mais qui trouvent leur forme la plus extrême sous le régime des
taliban.
Dernier point, mais peut-être le plus important pour ceux d'entre nous qui ont vécu
longtemps au Moyen-Orient (ainsi que pour le reste du monde), il faudrait un effort concerté
des gouvernements américains, présent et futurs, pour résoudre le conflit israélo-palestinien
d'une manière juste et équitable pour les deux camps. Comme l'Union soviétique de Staline, les
États-Unis ont approuvé la création de l'État d'Israël en 1948. Le monde arabe (et pas
seulement les Palestiniens) y a vu une violation de la promesse faite par le président Roosevelt
en 1944 au roi Abdel Aziz ibn Saoud, de ne pas changer le statut du mandat britannique en
Palestine sans d'abord consulter les Arabes. Israël, foyer nécessaire et éternel pour les
survivants de l'holocauste et leurs héritiers, ne disparaîtra pas. Mais en tant que seul État
national important qui a insisté pour maintenir depuis deux générations l'occupation du
territoire d'un autre peuple, Israël ne respecte pas les règles de la communauté internationale ;
les États-Unis sont le seul pays à lui apporter un soutien inébranlable.
En octobre 2001, Yasser Arafat et ses conseillers ont rejeté avec indignation les
affirmations démagogiques de Ben Laden qui prétendait lui aussi combattre pour libérer la
Palestine. Ben Laden a compris que la cause palestinienne est de loin la plus populaire auprès
du milliard de musulmans et d'Arabes dans le monde, et il a donc essayé de rehausser son
prestige en se proclamant le défenseur de la « libération » de Jérusalem. Arafat et l'autorité
palestinienne repoussent catégoriquement cette idée, refusant le soutien d'Al-Qaida dont ils
dénoncent la violence.
Les équipes vieillissantes qui entourent Yasser Arafat comme Ariel Sharon ne seront
peut-être pas capables d'atteindre ce que je demandais en 1972 dans mon livre Green March,
Black September : un compromis permettant de créer un État palestinien arabe. C'est la solution
dont rêvent depuis des années le peuple palestinien et beaucoup de musulmans, de chrétiens, et
même de juifs. Il appartient aux États-Unis de donner l'impulsion, en tant que médiateur, et en
imposant, si nécessaire, cette solution qui est la seule à garantir la sécurité de la population en
Israël et dans toute cette partie du monde.
Les lecteurs qui trouvent ce programme démesurément ambitieux ont raison, mais je ne
crois pas qu'il soit une « mission impossible ». Si on le met en œuvre, la deuxième guerre
afghane, qui aura coûté des milliers de vies humaines et des milliards de dollars, rendra peut-
être au peuple afghan l'espoir et la stabilité que n'a pu lui apporter aucune guerre, « sainte » ou
non.

BIOGRAPHIE DE L'AUTEUR
 
 
John K. Cooley, journaliste, a écrit de nombreux articles pour des magazines, des
journaux et des anthologies sur le Moyen-Orient, notamment sur la question de la Palestine et
le problème du terrorisme. Il a été correspondant au Moyen-Orient pour The Christian Science
Monitor de 1965 à 1978, et pour ABC News depuis 1967, et plus particulièrement entre 1981 et
1998.
Ainsi, l'auteur a non seulement écrit sur l'actualité internationale de la période qu'il décrit
dans CIA et jihad, 1950-2001, mais, homme de terrain, il a rencontré sur place, au Maghreb, au
Moyen-Orient et en Asie centrale, les principaux acteurs de ce gigantesque « grand jeu ». En
effet, il a couvert pour différents journaux la guerre d'Algérie (1956-1962), la guerre entre
l'Inde et le Pakistan en 1971, les guerres israélo-arabes de 1967, la guerre civile au Yémen de
1967 à 1969, le conflit opposant la Jordanie à la Palestine en 1970, l'invasion de Chypre par la
Turquie et la chute de la dictature en Grèce en 1974, l'invasion du Liban et ses conséquences en
1982-1983, la guerre entre l'Iran et l'Irak...

Il a aussi publié, entre autres : Baal, Christ and Mohammed, Religion and Revolution in
North Africa, New York, Holt, 1965 ; Green March, Black September, the Story' of the
Palestinian Arabs, Londres, Frank Cass, 1973 ; Libyan Sandstorm, the Story of Qaddafi's
Revolution, New York, Holt et Londres, Sidgewick & Jackson, 1981 qui a été traduit en
français (Tempête de sable sur la Lybie, Robert Laffont, Paris, 1982) et en italien (par
Mondadori) ; et Payback, America's Long War in the Middle East, Brasseys, New York et
Londres, 1991.
Le titre original de CIA et jihad 1950-2001 est Unholy Wars. Afghanistan America and
International Terrorism ; il a été publié pour la première fois en septembre 1999 par Pluto
Books. Une deuxième édition mise à jour a été publiée en octobre 2000 par Pluto. Les éditions
Eleuthera de Milan en ont publié la traduction italienne en 2000.

Conversion et mise en ePUB

le 22 janvier 2016 

Yakim

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Table des Matières
Remerciements 4
Préface 5
Introduction 8
1. Carter et Brejnev dans la vallée de la décision 13
2. Anouar el-Sadate 32
3. Zia ul-Haq 49
4. Deng Xiaoping 63
5. Recruteurs, formateurs et fantômes en tout genre 75
6. Donateurs, banquiers et profiteurs 95
7. Champs de pavot, champs de bataille et seigneurs de la drogue 112
8. La Russie : retour à contrecoeur et arrière-goût amer 138
9. Le mal se propage : l'Égypte et le Maghreb 156
10. La contagion gagne les Philippines 180
11. À l'assaut des États-Unis 191
Épilogue 223
Biographie de l'auteur 229

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