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Cooley
CIA et Jihad
1950-2001 2001
c
O
Contre l'URSS, une désastreuse alliance
Ebook conversion NOIR
Autrement
Remerciements
Préface
Introduction
2. Anouar el-Sadate
3. Zia ul-Haq
4. Deng Xiaoping
Épilogue
Biographie de l'auteur
Machiavel, Le Prince.
REMERCIEMENTS
Les conseils avisés et le soutien de nombreux collègues et amis ont grandement contribué
à l'intérêt de cette version française de mon livre, dont le titre était à l'origine Unholy Wars,
Afghanistan, America and International Terrorism. La passion manifestée par l'éditeur, Henry
Dougier, pour le sujet et le contenu de ce livre, ainsi que la traduction soignée de Laurent Bury,
ont permis de rendre mes recherches accessibles aux lecteurs francophones. Chloé Pathé et le
personnel des Éditions Autrement ont su se montrer rapides et efficaces dans la fabrication de
l'ouvrage.
Au professeur Edward Saïd, de l'université de Columbia, célèbre auteur et universitaire
palestinien, va toute ma gratitude pour sa superbe préface. Son ouvrage fondateur, Orientalism,
et ses autres livres, sans parler de ses innombrables articles, ont profondément influencé deux
générations de penseurs qui cherchent à comprendre la politique, l'histoire et la littérature de la
seconde moitié du xxc siècle. Je suis fier d'être l'un d'eux.
J'ai trouvé chez Mme Joséphine Lama un soutien constant durant la préparation de cette
édition. Sa collaboration avec le traducteur et sa lecture du manuscrit révisé, qui a nécessité la
suppression de parties du texte initial devenues obsolètes, ont permis des améliorations
indispensables. Sans son aide, ce livre n'aurait jamais été publié par les Éditions Autrement.
Je remercie l'Institut français des relations internationales et son directeur, Thierry de
Montbrial, qui m'ont donné l'occasion de débattre avec le professeur Olivier Roy de sujets
relatifs au jihad et à l'Afghanistan, l'année dernière à Paris.
Plusieurs amis et collègues, comme Éric Rouleau et Jonathan Randall, m'ont apporté leur
soutien moral et leurs conseils précieux. Faute de temps, à cause des délais d'impression et de
traduction, il m'a été impossible de profiter des informations sur l'Algérie que m'a fournies mon
ami l'expert Francis Ghilles, mais je compte bien en tirer parti dans un ouvrage à venir. Durant
la rédaction de la version anglaise, j'ai été aidé dans mes recherches par ma fille, Katherine
Anne Cooley, bien connue des spectateurs européens de LCI. Comme toujours, mon épouse,
Vania Katelani Cooley, m'a apporté encouragements et suggestions, tout en me laissant parfois
monopoliser notre ordinateur dans nos résidences successives, à Chypre et à Athènes.
Aucune des personnes mentionnées ci-dessus n'est responsable des erreurs de fait ou de
jugement, dont je suis seul coupable.
PRÉFACE
Écrit par un journaliste américain à l'expérience extraordinaire - John K. Cooley a vécu
au Moyen Orient où il a couvert l'actualité pendant plusieurs décennies... -, ce livre est un chef-
d'œuvre de précision, de recherches approfondies et de réflexion. Écrit en 1998, bien avant que
l'attention du monde entier ne se tourne vers Oussama ben Laden et l'Afghanistan, l'ouvrage a
été publié pour la première fois en 1999, puis actualisé et réédité en 2000 puis en 2001. Ses
principales conclusions restent les mêmes, et s'avèrent profondément utiles pour comprendre
les événements qui se sont déroulés après les terribles attaques terroristes qui ont touché New
York, Washington et la Pennsylvanie le 11 septembre 2001. John K. Cooley montre que,
pendant la seconde moitié de la guerre froide, les États-Unis cherchèrent et trouvèrent des alliés
bien disposés parmi les puissances du Moyen-Orient - l'Égypte, le Pakistan, le Maroc, l'Arabie
Saoudite, la Jordanie et quelques autres -, qui étaient, eux aussi, au nom de la lutte contre le
communisme et de la stabilité dans la région, prêts à financer, à organiser, former et à déployer
des brigades de moudjahidin anticommunistes, de plus en plus grandes et de plus en plus
actives. Ces guerriers pouvaient être envoyés comme intermédiaires pour combattre les forces
communistes quand elles faisaient peser une menace de désordre et d'instabilité dans des zones
stratégiques, telles que les régions riches en pétrole du Moyen-Orient.
Le point culminant de cet effort fut la réponse à l'invasion de l'Afghanistan par les
Soviétiques en 1979. En fait, agissant par le biais de groupements secrets tels que le Safari
Club et la CIA, ainsi que les services secrets égyptiens, français, britanniques, iraniens et
israéliens, ces nouveaux guerriers de l'islam étaient formés et encouragés à chasser les
Soviétiques, ce qu'ils réussirent si bien. Seulement, fervents défenseurs de la cause islamique,
ils continuèrent ensuite leur lutte. Après la guerre du Golfe et la fin de la guerre froide, ces
mêmes hommes, pour lesquels l'expérience en Afghanistan avait été fondamentale, inventèrent
de nouvelles manières de faire valoir leur vision de l'islam - qui n'est en aucun cas celle de la
majorité des musulmans -, soit en attaquant les empiétements américains dans le Golfe, soit en
tentant de renverser les gouvernements locaux que leur corruption et leur oppression avaient
rendus extrêmement isolés et impopulaires. De nouvelles alliances entre des États et des
groupes islamiques (par exemple entre le Pakistan et les taliban) se formaient sans que l'opinion
publique internationale s'en inquiète. Cela témoigne aussi bien du cynisme de ceux qui ont au
départ soutenu les groupes islamiques militants que de l'absence de journalisme d'investigation,
à quelques exceptions près. La conséquence de tout cela est que nous nous trouvons aujourd'hui
face une quasi-hystérie mondiale concernant le terrorisme, qui reste peu étudié et analysé
sérieusement, malgré le battage médiatique qui a accompagné la campagne américaine en
Afghanistan contre les taliban.
À cet égard, il n'y a pas de meilleur ouvrage que le livre précis et réfléchi de John K.
Cooley. Lucide, détaillé, bien construit et le fruit d'importantes recherches, CIA et jihad 1950-
2001 est le seul livre qui place le militantisme islamique dans le contexte créé non seulement
par des sociétés pauvres, mal gouvernées, corrompues et tyranniques, mais aussi par de grandes
puissances telles que les États-Unis, qui ont essayé par tous les moyens d'avoir leur part du
gâteau, manipulant les militants un jour, les abandonnant le suivant, les laissant en activité par
mégarde, avant d'être attaqués par eux et finalement de leur mener la guerre. Le ton de Cooley
est olympien ; ce dernier n'épargne pas les reproches, et n'hésite pas à citer des noms quand
cela doit être fait. Mais, rayonnant à travers le calme de son conte impitoyable de drogue, de
violence, de pouvoir, de guerre et de folie religieuse, il y a une histoire rationnelle, aux analyses
nombreuses et riches, dont il y va de l'intérêt des lecteurs d'y prêter attention. La grande force
de CIA et jihad 1950-2001 est qu'il s'agit d'une œuvre extrêmement bien écrite et même
passionnante ; il n'y a là rien qui ressemble à une quelconque langue de bois ou à un recueil de
clichés et de stéréotypes. Il n'existe aucun livre tel que celui-ci, et nous avons beaucoup de
chance de l'avoir.
Edward W. Saïd
New York, le 19 décembre 2001
Edward W. Saïd est professeur de littérature comparée à la Columbia University de
New York. Né à Jérusalem, et exilé en Égypte puis aux États- Unis, il a été membre du Conseil
national palestinien et intervient régulièrement sur les questions musulmanes et palestiniennes,
luttant contre une diabolisation de l'islam.
En octobre 2001, Edward W. Saïd s'est vu décerner le prix littéraire de la Fondation
Lannan pour l'ensemble de son œuvre.
INTRODUCTION
Ce livre raconte une étrange histoire d'amour qui a très mal tourné : l'alliance, dans la
seconde moitié du xxe siècle, entre les États-Unis et certains des disciples de l'islam les plus
conservateurs et les plus fanatiques.
À la fin de la Seconde Guerre mondiale, les Alliés, qui avaient vaincu l'axe germano-
italo-japonais, se divisèrent en deux camps. En 1946, le président Harry Truman vit dans
l'Union soviétique la principale menace pour les intérêts américains. Pendant un demi-siècle,
les États-Unis allaient considérer comme leur pire ennemi le « communisme mondial », incarné
par le système hégémonique de Staline. Les dirigeants d'Europe occidentale, sous le bouclier de
I'OTAN (1949), partageaient en général cette opinion. La CIA, tout récemment créée, en quête de
riposte, comprit que la religion était l'un des adversaires du communisme athée. En France, en
Grèce et en Italie, une aide fut accordée aux partis de droite, souvent chrétiens, comme les
Démocrates chrétiens en Italie, pour qu'ils l'emportent sur les communistes.
Il devint bientôt évident que l'islam, dynamique et en plein essor, était aussi résolument
anticommuniste, sinon plus, que l'Église catholique. Les gouvernements américains successifs
avaient tendance à soutenir le statu quo dans les colonies britanniques, françaises, espagnoles,
portugaises et italiennes, mais ils se mirent aussi à flirter avec les groupes musulmans qui
avaient politisé leur religion. En Égypte, par exemple, l'organisation des Frères musulmans,
créée dans les années 1920, s'opposait au président Gamal Abdel Nasser et à son « socialisme
arabe », que l'Occident percevait comme l'outil du communisme, puisque Nasser acceptait
l'aide économique et militaire des Soviétiques.
Dans les années 1950, les hommes politiques islamistes et les groupes comme les Frères
musulmans commencèrent à recevoir un appui américain discret, et généralement modeste,
lorsqu'ils agissaient contre les communistes locaux ou soviétiques. Vers le milieu des années
1960, l'Arabie Saoudite soutenait les islamistes du monde entier. Ce pays était le premier
fournisseur de pétrole et le principal allié politique des États-Unis au Moyen-Orient arabe (ce
qui exclut évidemment Israël, le plus important ami des Américains dans toute cette région).
On parlait d'un « pacte islamique » anti-Nasser et antisoviétique, mené par la monarchie
saoudienne, ultraconservatrice et hyper-religieuse. Cette rumeur, relayée par les dirigeants
militaires du Pakistan islamique, alarma l'Inde, État laïque peuplé d'hindouistes et de
musulmans, que trois guerres opposèrent au Pakistan au sujet du Cachemire, ainsi que les pays
arabes moins conservateurs et moins religieux, comme l'Égypte, la Syrie et l'Irak.
Le flirt américain avec l'islamisme devint une liaison plus sérieuse. La Grande-Bretagne
et la France, en particulier, aidèrent l'intrigue à se nouer. Leur gouvernement et leurs services
secrets cherchaient souvent à présenter leurs guerres coloniales en Asie et en Afrique (au
Kenya pour les Britanniques, en Algérie pour les Français) comme une lutte contre le
« communisme », qui donc méritait le soutien américain. De la même manière, les États-Unis
cherchent aujourd'hui l'appui de leurs amis et alliés pour une « guerre contre la terreur », selon
l'expression du président George W. Bush, qui veut rappeler à ces pays que le terrorisme les
menace également.
Avec l'aide du chah d'Iran, jusqu'à son renversement en 1979, les États-Unis et leurs
alliés (Grande-Bretagne, France, Portugal, entre autres) menèrent des guerres par mercenaires
interposés en Afrique et en Asie contre des adversaires qu'ils considéraient à tort ou à raison
comme les alliés de Moscou. Ces guerres ne nécessitaient pas l'envoi de troupes au sol. Les
risques humains étaient sans commune mesure avec les pertes essuyées par les États-Unis et la
France en Extrême-Orient dans les années 1950 à 1970 ou par la France durant la guerre
d'Algérie.
L'invasion de l'Afghanistan par les Soviétiques en 1979 est le premier maillon de la
sinistre chaîne qui a mené les États-Unis à la crise actuelle. L'invasion fut décidée par une
petite coterie au sein du Politburo de Brejnev. Elle tira de leur relative indifférence le président
Carter et son administration (1977-1981) : l'Asie centrale paraissait alors secondaire par rapport
au conflit israélo-arabe, que Carter et son entourage tâchaient de résoudre. Un traité de paix
avait été accepté par Israël et l'Égypte au cours de cette même année 1979.
Quand les troupes soviétiques prirent Kaboul, le jour de Noël 1979, et assassinèrent le
président Hafizollah Amin, certains conseillers de Carter décidèrent aussitôt de riposter. Ils
utiliseraient la stratégie et la tactique de la guerre par personne interposée, déjà testée en
Angola, en Somalie et en Éthiopie, sans parler de l'Amérique centrale. L'équipe de Carter,
menée par Zbigniew Brzezinski, animé d'une haine viscérale contre le communisme, voyait
l'absurde invasion soviétique non seulement comme une menace internationale, mais aussi
comme l'occasion d'abattre l'empire soviétique déjà vacillant au nord de l'Afghanistan, où une
immense population musulmane supportait mal le joug communiste.
Les amours des Américains et de l'islamisme atteignirent alors une intensité nouvelle. Ce
devint un mariage d'intérêt, consommé lors de l'alliance avec le général Zia ul-Haq, dictateur
islamiste du Pakistan. Celui-ci souhaitait, pour des raisons personnelles, nettoyer l'Afghanistan
de la présence soviétique et du régime satellite installé à Kaboul, et, si possible, étendre
l'influence stratégique et commerciale de son pays vers le nord. Les idéologues pakistanais
misaient sur le fait que le soutien américain renforcerait leur position au Cachemire, et plus
généralement vis-à-vis de l'Inde, le grand ennemi qui avait déjà vaincu le Pakistan en 1947, en
1965 et en 1971.
En coopération avec l'armée et les services secrets de Zia ul-Haq, et grâce aux finances
saoudiennes et au soutien logistique pakistanais, la CIA se chargea de recruter, de former,
d'équiper, de payer et d'envoyer se battre contre l'Armée rouge une armée mercenaire de
volontaires islamistes. Les combattants ne venaient pas seulement des États arabes et
musulmans, mais aussi des communautés musulmanes minoritaires dans les pays occidentaux,
notamment aux États-Unis. La plupart des recrues africaines ou asiatiques fuyaient leur pays
pour des raisons religieuses, politiques ou criminelles. D'autres étaient de simples soldats de
fortune.
Ce jihad ou « guerre sainte » contre l'envahisseur russe fut au cœur du dernier conflit de
la fin du xxe siècle en Asie centrale. L'histoire semble à présent se renverser : les États-Unis et
la Russie, ennemis durant la guerre froide, se retrouvent maintenant alliés de facto. Ils luttent
ensemble contre ce qu'ils perçoivent comme la menace terroriste quasi planétaire des islamistes
radicaux qui ont ravagé l'Afghanistan durant la guerre de 1979-1989.
En 1989, l'envahisseur vaincu fut renvoyé chez lui, alors que l'empire et la société
soviétiques s'effondraient. La guerre n'avait pas peu contribué à cet effondrement, contre lequel
Mikhaïl Gorbatchev allait lutter désespérément durant son mandat présidentiel (1985-1991),
afin de créer un semblant d'ordre et même de promouvoir un timide début de démocratisation.
Sous la présidence de George H. Bush (1989-1993), la CIA célébra sa victoire au
champagne. Néanmoins, la « sainte alliance » des forces américaines et islamiques contre les
Russes en Asie centrale avait entraîné une série de guerres tribales et claniques qui n'avaient
rien de saint et qui affectaient bien plus que l'ex-Union soviétique. L'Afghanistan était en ruine,
détruit par le jihad. Sa société et son peuple connaissaient les horreurs de la drogue, de la
pauvreté et des mines antipersonnel.
Ce processus s'est prolongé de façon quasi ininterrompue depuis la « victoire » de la CIA
en 1989. Plus de 4 millions de personnes, soit entre la moitié et les deux tiers de la population
afghane, sont devenues des réfugiés au Pakistan, en Iran, dans les républiques d'Asie centrale et
au-delà. Quand la nouvelle guerre a commencé en octobre 2001, un nouveau flot de réfugiés
fuyant les bombardements américains est apparu dans la campagne afghane et aux frontières.
Kaboul et les autres villes principales étaient en ruine depuis les années 1980. La population
survivante avait été éprouvée par la terrible sécheresse de la fin des années 1990. La nouvelle
guerre a créé de nouvelles ruines, de nouveaux sans-abri et de nouvelles tragédies humaines de
toutes sortes. Fin 2001, la plupart des Afghans étaient dépourvus d'emploi, de nourriture et de
foyer. Beaucoup en sont réduits à mendier et dépendent de l'aide humanitaire internationale qui
ose braver la guerre pour les aider à s'accrocher à la vie.
Pis, les deux puissances islamiques qui sont devenues malgré elles les alliées des États-
Unis, l'Arabie Saoudite et le Pakistan, avaient en 1994 engendré un monstre d'extrémisme, le
mouvement des taliban, que l'administration de George W. Bush leur demandera de combattre
en 2001. Les premiers taliban étaient des étudiants religieux, armés par les services secrets
pakistanais, et d'anciens moudjahidin, participants de la « guerre sainte » antisoviétique. Ils
avaient un moment ramené l'ordre et la stabilité dans des régions ravagées par les guerriers et
les bandits. Mais, pour la société afghane, le prix à payer fut redoutable : séquestration et quasi-
esclavage des femmes, suppression de toute opposition aux lois sunnites ultrarigoureuses des
taliban. Quiconque transgressait ces lois se voyait infliger des châtiments publics dignes du
Moyen Âge et de l'Inquisition : flagellation pour les hommes et les femmes qui violaient le
code vestimentaire ou capillaire (forme et longueur de la barbe), amputation des mains et des
pieds pour vol, lapidation pour adultère, enterrement vivant pour sodomie.
Le châtiment le plus cruel, pour les femmes comme pour l'ensemble de la société, fut
l'exclusion totale des femmes de tout secteur d'activité, y compris l'enseignement et la
médecine. Comme les taliban, le jihad antisoviétique qui leur a donné naissance fut
essentiellement une création du puissant service de renseignement pakistanais, l'Inter-Services
Intelligence (ISI). À partir du milieu des années 1980, l'ISI fit prendre au jihad un tour
nouveau, plus nettement religieux. Les militants chiites pro-iraniens, liés au régime
révolutionnaire qui avait renversé le chah en 1979, organisaient alors des attentats contre les
diplomates américains, et enlevaient des Occidentaux au Liban.
Dans leurs opérations de sabotage ou de terrorisme, ils utilisaient déjà des méthodes que
perfectionneront les alliés de la CIA lors du jihad des années 1980, comme le magnat saoudien
du bâtiment Oussama ben Laden. Pour les États-Unis, il fallait combattre le mal par le mal :
lutter contre le chiisme militant des Iraniens en utilisant la violence et le militantisme plus
affirmés de certains groupes qui se considéraient comme des sunnites orthodoxes.
Cela convenait tout à fait aux dirigeants saoudiens, inquiets face au pouvoir de Téhéran,
même si ce pouvoir avait été atteint par la défaite virtuelle de l'Iran contre l'Irak de Saddam
Hussein. En 1988, Bagdad avait reçu le soutien des États-Unis, de la Grande-Bretagne, de la
France et de l'Allemagne, essentiellement sous la forme de crédits, d'armes et d'une aide
scientifique aux projets de missiles et d'armement chimique, biologique et nucléaire. Les
Américains auront tout cela à l'esprit lorsqu'ils se demanderont quelles nouvelles cibles viser
lors de la « guerre contre la terreur » de 2001-2002.
À partir du milieu des années 1980, le mariage de convenance entre les États-Unis et
l'islam sunnite militant devint un complexe ménage à trois entre Washington, Islamabad et
Riyad. (À la fin des années 1990, la Russie les rejoindra, harcelée par les guérilleros islamistes
de Tchétchénie, soutenus par Oussama ben Laden). Ni les Américains, épuisés après les guerres
du Vietnam, du Laos et du Cambodge, ni les Saoudiens, qui détestent être impliqués dans des
combats, ne voulaient envoyer leurs propres troupes. Ils laissèrent donc l'ISI faire le gros
travail. C'est lorsque les fonds gouvernementaux vinrent à manquer pour le jihad qu'eut lieu la
« privatisation » du financement de la guerre et que fut lancé le nouveau programme de l'ISI
visant à former les nouvelles recrues venant d'Algérie, d'Égypte et des autres pays arabes :
l'argent viendrait désormais de la fortune privée d'hommes comme Ben Laden, de banques et
d'oeuvres charitables islamiques, ainsi que des énormes bénéfices du commerce de la drogue,
que la CIA avait favorisé et qui s'épanouit pendant et après la guerre.
Ce livre se penche surtout sur les conséquences désastreuses de la politique américaine
en Asie centrale, mais ces conséquences sont inextricablement liées à la crise israélo-
palestinienne. Oussama ben Laden et ses disciples (même si Yasser Arafat a désavoué Ben
Laden) savent bien que la lutte des Palestiniens pour mettre fin à l'occupation par Israël et pour
obtenir la création d'un État spécifique est la cause la plus populaire auprès des musulmans du
monde entier.
Depuis septembre 2001 en particulier, les disciples de Ben Laden tentent, dans leurs
fatwas, leurs communiqués et leurs interviews, de déclarer leur la cause palestinienne. Dans la
mémoire collective des Palestiniens sont encore présentes les innombrables promesses,
contradictoires et rarement tenues, que les Américains ont faites aux Arabes comme aux juifs.
Afin de consolider la fragile « coalition contre le terrorisme » échafaudée fin 2001, et au grand
dam des partisans d'Israël aux États-Unis, l'administration de George W. Bush a répété les
déclarations de Clinton favorables à la création d'un État palestinien indépendant. Prudence,
rétorquent les intellectuels arabes sceptiques. Depuis la courageuse intervention d'Eisenhower
qui, après le conflit anglo-franco-israélien de Suez contre l'Égypte, força les Israéliens à
évacuer le Sinaï et la bande de Gaza en 1957, les États-Unis se sont-ils jamais opposés à Israël,
ont-ils jamais soutenu une cause arabe ?
Fin 2001, au sein de l'administration Bush, au Pentagone en particulier, certains
cherchaient à détruire militairement le régime despotique de Saddam Hussein en Irak ; cela
pourrait aisément déclencher une nouvelle guerre israélo-arabe. Saddam a plusieurs fois
proclamé son intention de mener les Arabes dans la « libération de la Palestine ». Les stratèges
israéliens ont toujours aspiré à une solution militaire au problème de l'Irak, seul belligérant
arabe des différentes guerres israélo-arabes depuis 1948 qui n'ait jamais signé un traité de paix,
un armistice ou même un cessez-le-feu avec l'État juif. Certains seraient ravis de voir les États-
Unis aider Israël dans ce but, même au prix d'une guerre sanglante et ruineuse, qui emploierait
des armes de destruction de masse. En comparaison, les conflits antérieurs au Moyen-Orient
auraient l'air de simples escarmouches.
Comme j'avais essayé de le dire dans la première édition de ce livre, en 1999, les sociétés
et les gouvernements, du monde islamique comme du monde occidental, ont beaucoup souffert
de leur manque de discernement dans le choix de leurs alliés, qui n'ont pas hésité à leur donner
un coup de poignard dans le dos. Washington est maintenant une nouvelle fois en guerre en
Asie centrale, là où les guerres très peu saintes des années 1970 et 1980 ont coûté des millions
de vies et des milliards de dollars. Ce livre aura atteint son but s'il nous rappelle cette vieille
vérité : ceux qui oublient les erreurs de l'histoire sont condamnés à les répéter.
John K. Cooley, octobre 2001.
Vous avez pris l'Angola. Puis l'Éthiopie. Puis le Yémen du Sud. Puis il y a eu la
révolution iranienne. Je sais, je sais, vous n'étiez pas responsables de la chute du chah [...]
Mais, selon nous, ces événements pouvaient favoriser vos intérêts dans la région. Puis vous
avez envoyé une quantité impressionnante de soldats en Afghanistan, ce qui vous a permis
de frapper au plus profond nos intérêts vitaux dans le golfe Persique. Allez-vous me dire
que ces événements n'avaient, dans votre esprit, aucune relation entre eux ?
2. ANOUAR EL-SADATE
Durant les vacances de Noël et du nouvel an 1979-1980, les hommes du président Jimmy
Carter, qui pour la plupart ne comprenaient guère la gravité des décisions qu'ils avaient à
prendre sur l'Afghanistan, ignoraient encore qu'ils auraient besoin d'alliés puissants pour leur
croisade antisoviétique.
À Washington comme à Langley (Virginie), quartier général de la CIA, des employés
moroses tapotaient sur leurs claviers d'ordinateur et étudiaient les derniers rapports. Les États-
Unis n'avaient jamais eu plus besoin de véritables alliés. À Téhéran, plus de cinquante
diplomates américains étaient prisonniers, pris en otages lors de l'attaque de l'ambassade en
novembre. Leurs geôliers dédaignaient les prières de Carter, d'hommes d'État musulmans et
occidentaux, et même du pape Jean-Paul II, dont la Pologne natale, à peine sortie du
communisme, était menacée par les divisions soviétiques récemment massées à la frontière.
Celles-ci semblaient prêtes à entrer dans le pays pour se joindre à ceux qui, de l'intérieur,
compromettaient déjà la liberté conditionnelle de celui-ci.
La monarchie saoudienne, à portée de bombardement de l'Afghanistan, était le grand
fournisseur de pétrole de l'Amérique. La famille royale soutenait l'économie américaine en
souscrivant fidèlement, chaque année, des milliards de dollars en bons du Trésor. Les
Saoudiens et leurs voisins, équipés par les marchands d'armes occidentaux, faisaient la police
sur les itinéraires des cargos pétroliers dans le Golfe. Leur rôle devint subitement capital avec
la chute, en février 1979, du hautain chah Mohammad Reza Pahlavi, jadis allié puissant et
gendarme protégeant les intérêts américains.
Le chah était en exil et, quelques semaines auparavant, l'allié saoudien avait subi un
grave bouleversement. Un fanatique musulman, se proclamant le mahdi (l'« élu »), s'était, avec
une bande de disciples suicidaires, emparé de la Grande Mosquée de La Mecque. Le président
Carter et ses hommes parurent aux Saoudiens incapables ou peu désireux de les aider. Seuls un
officier français antiterroriste et ses commandos, appelés et payés en tant que mercenaires par
les dirigeants de la maison de Séoud, avaient pu entraîner les hommes du roi Fahd dans une
contre-attaque afin de chasser les mécréants. Même après leur décapitation publique, le virus de
la rébellion laissait un goût amer à Riyad et à Washington. Après le début du jihad en
Afghanistan, de semblables mercenaires se retourneront contre les Américains et les Saoudiens
qui les avaient financés.
À Washington, Zbigniew Brzezinski, conseiller pour la sécurité nationale, fit face à
l'intervention soviétique en réunissant un comité secret. Personne, à ce niveau de la hiérarchie,
n'était plus profondément antisoviétique et prêt à lancer une guerre contre I'URSS, avec l'aide de
mercenaires musulmans.
Alors que je couvrais les réunions du Pentagone pour le Christian Science Monitor, je me
rappelais les discours tenus à Téhéran et à Washington par Ardeshir Zahedi, gendre du chah,
ministre des Affaires étrangères et dernier ambassadeur aux États-Unis. Il affirmait que la
prochaine démarche des Soviétiques serait d'entrer en Afghanistan. Brejnev voulait un accès à
l'océan Indien. Une fois à Kaboul, il serait beaucoup plus proche de la mer et des gisements
pétroliers.
3. ZIAUL-HAQ
« Pour le Nord, écrivit en 1888 Rudyard Kipling à propos de ce qui est devenu en 1947
une partie du Pakistan, toujours des fusils; calmement, mais toujours des fusils. » Pour les
administrations Carter et Reagan, et pour le général Zia ul-Haq, dictateur militaire, leur
partenaire dans le jihad en Afghanistan, le nord-ouest du Pakistan était la base indispensable
pour trouver, former et lancer les guérilleros contre l'envahisseur soviétique.
Alors qu'il quittait Le Caire pour Islamabad, en janvier 1980, Zbigniew Brzezinski avait
déjà compris que le choix du Pakistan comme base lui était imposé non par les penchants
belliqueux des tribus de la région, mais par la géographie et par l'histoire.
Avant Brzezinski, Henry Kissinger avait pris conscience, au début des années 1970, de
l'importance stratégique du Pakistan pour les États-Unis dans le contexte de la guerre froide.
Cerveau du président Nixon en matière de politique étrangère, Kissinger avait utilisé les liens
étroits qui existaient entre des institutions américaines comme le Pentagone, la CIA et les
dirigeants militaires pakistanais pour construire une entente, puis une relation stratégique avec
l'autre superpuissance communiste, la Chine, grand rival asiatique de L'URSS. Quelques jours
après la visite de Brzezinski au Caire et à Islamabad, le ministre de la Défense du président
Carter, Harold Brown, se rendit à Pékin, où il reprit le délicat travail entrepris par Kissinger et
Nixon lors de leurs voyages, pour obtenir le consentement de la Chine et son aide active dans
l'aventure afghane. Le Pakistan et, beaucoup plus discrètement, la Chine devinrent deux
positions d'ancrage pour le jeu asiatique de Washington.
En 1947, l'indépendance et la partition placèrent le Pakistan, dont le fondateur
Mohammed Ali Jinnah avait voulu faire un État musulman, en position d'infériorité par rapport
à l'Inde, son immense voisin hindouiste, avec seulement 23 % du territoire et 18 % de la
population des Indes britanniques. Le Pakistan disposait de moins de 10 % des installations
industrielles et d'à peine plus de 7 % des emplois. Le pays produisait surtout des matières
premières. Le seul moyen de trouver de l'argent pour financer une défense stratégique, sans
accroître démesurément la taille de l'administration, était de rechercher l'aide étrangère. Elle
viendrait de l'Occident capitaliste, car ni le bloc soviétique ni les pays non alignés, alors menés
par l'Inde de Nehru et l'Égypte de Nasser, n'auraient accepté dans leurs rangs un État militariste
et islamisant.
Mouvement islamique et parti politique, le Jamaat e-Islami (Association islamique) joua
un rôle central dans la création au Pakistan d'une société musulmane, dirigée par un pouvoir
musulman : à la fin des années 1970, le pays était une base d'autant plus propice pour le jihad
islamique contre les Soviétiques. Comme les Frères musulmans en Égypte, le Rafah en
Turquie, le Dar ul-Islam en Indonésie, le Front national islamique au Soudan, le Jamaat occupa
le premier plan de la politique nationale. Comme ces autres partis, il fut fortement impliqué
dans la guerre afghane et profondément affecté par ses contrecoups.
Le but du Jamaat, tel que le présentait son fondateur, Maulana Abul Alaa al-Mawdudi
(1903-1979), était de rendre à l'islam, d'abord dans le sous-continent indien, puis dans le monde
entier, les enseignements originaux du Coran et de la Sunna (la loi orthodoxe de la majorité
sunnite). Sur cette base serait restauré le système socio-religieux établi sous l'égide du prophète
Mahomet et de ses quatre premiers successeurs, les « califes bien guidés ». Plus tard, les
développements laïques ou révisionnistes de la loi islamique, de la théologie et de la
philosophie seraient rejetés ; même chose pour la plupart des institutions modernes, notamment
le Parlement occidentalisé de pays comme l'Égypte ou l'Algérie, deux anciennes colonies où les
vétérans du jihad mèneraient des insurrections islamistes après 1989. Mawdudi écrivit aussi
que les « portes de l’ijtihad » (le « jugement indépendant », concept musulman important),
ouvertes aux penseurs et aux érudits lors de l'âge d'or de l'islam, étaient restées longtemps
fermées sauf à quelques élus.
Né à Hyderabad, dans le Deccan, Mawdudi était déjà un linguiste et un érudit à l'âge de
seize ans ; il avait étudié dans les madrasas traditionnelles, que son père avait préférées aux
écoles britanniques. À dix-sept ans, il était rédacteur en chef de plusieurs journaux en ourdou.
Selon sa conception de l’ijtihad, une petite élite, formée aux sciences classiques de l'islam et
aux disciplines modernes, devrait avoir le pouvoir de prendre des décisions indépendantes pour
l'ensemble de la société. Les écrits de Mawdudi établirent les dogmes qui sont encore
aujourd'hui ceux des « fondamentalistes » : abolition de l'intérêt bancaire, introduction du
zakat, impôt charitable obligatoire (cette pratique trouve ses origines en Arabie Saoudite et au
Pakistan), loi pénale et familiale islamique. Amputations, coups de fouet et lapidations sont les
châtiments les plus sinistres que pratiquent des groupes comme les taliban, pur produit du jihad
afghan. Un code moral très strict devrait régir la répartition des rôles entre les sexes. Le
contrôle des naissances serait interdit (c'était l'un des péchés de Nasser aux yeux des Frères
musulmans). Il faudrait abolir les groupes hérétiques, comme le Baha'i dans tout le monde
arabe et dans l'Iran révolutionnaire ou la secte Ahmadiya au Pakistan. Comme le souligne
Mumtaz Ahmed, l'un des principaux commentateurs pakistanais, le Jamaat, qui devait donner le
ton à tant d'autres groupes islamiques au xxe siècle, était un mouvement bien plus politique que
religieux ou intellectuel.
Pour Mawdudi, qui a sans doute influencé les islamistes plus que tout autre penseur, le
nationalisme pakistanais était aussi haïssable que celui des Britanniques ou des Indiens. Il était
indifférent aux idées du fondateur du pays, Mohammed Ali Jinnah. Dès que le nouvel État fut
créé, durant l'été 1947, Mawdudi s'installa à Lahore, où résidait son ami le philosophe
Mohammad Iqbal. C'est là que le Jamaat commença son oeuvre, avec ses 385 membres
fondateurs, dont plus de la moitié étaient des réfugiés venus d'Inde. Le Jamaat se mit à faire
campagne en faveur d'une Constitution islamique « pure » pour le nouvel État (en ourdou, le
mot Pakistan signifie « pays des Purs »). Il approuva la Constitution adoptée en 1956, même s'il
ne s'agissait que d'un assemblage de lois laïques pour une démocratie parlementaire, guidée
mais pas liée par l'idéologie islamique. Lorsqu'une nouvelle Constitution fut rédigée en 1973, le
Jamaat comptait désormais plus de 100 000 membres, mais n'occupait que quatre sièges au
Parlement. Il joua néanmoins un rôle majeur dans la rédaction de cette Constitution. De larges
pans du document de 1956 étaient préservés, mais le nouveau texte affirmait avec vigueur que
le président et le Premier ministre devaient être musulmans.
Le partenariat du Jamaat avec les militaires, qui aida sans doute le général Zia à prendre
le pouvoir en 1977, fait écho à la coopération stratégique du Pakistan avec les États-Unis. On
peut situer les débuts de l'alliance américaine à l'année 1951. Dans les premiers temps de la
guerre froide, quand les États-Unis cherchèrent à créer autour de l'Union soviétique un cordon
de bases aériennes stratégiques et de postes d'écoute, l'administration Truman décida que ses
alliés d'Iran (où régnait le jeune chah Mohammad Reza Pahlavi) et d'Irak (alors doté d'un
régime pro-occidental encore sous forte influence britannique) ne pourraient être défendus
efficacement contre l'empire de Staline sans l'aide du Pakistan. Oubliant leurs « relations
spéciales » avec la Grande-Bretagne, les États-Unis établirent des liens directs avec le Pakistan.
La bureaucratie militaire et civile, déjà redevable à Washington d'une aide économique et
militaire, dominait alors le nouvel État islamique. Le Pakistan avait une chance de s'attirer les
faveurs de Washington en soutenant la cause des États-Unis (celle des Nations unies,
officiellement) dans la guerre de Corée. De juin à décembre 1950, le dominion du Pakistan,
comme on l'appelait alors (pour souligner le lien au Commonwealth), fournit des matières
premières aux troupes américaines en Corée. Le 19 mai 1954, le Pakistan signa avec les États-
Unis un accord d'assistance militaire et technique, à des fins exclusivement défensives, sur le
papier du moins.
De l'adoption de la Constitution de 1956 jusqu'aux premières élections générales au
suffrage universel en 1970, des institutions non élues dirigèrent le pays, s'appuyant sur un
partenariat officieux mais très solide avec les États-Unis. Pour apprécier les raisons qui
poussèrent Zia ul-Haq et l'administration Carter à lancer du Pakistan la guerre sainte
antisoviétique, il faut bien comprendre à quel point cette relation discrète, sinon secrète, entre
les deux pays était devenue importante dans les années 1970.
Depuis 1950, comme l'a noté Seymour Hersh dans son étude sur l'équilibre nucléaire
entre le Pakistan et l'Inde, le Pakistan a rejoint le réseau secret incluant la CIA et la NSA,
installée à Fort Meade (Maryland), pour la surveillance électronique de I'URSS. Il s'agissait
d'observer les signaux émis par les tests de missiles et les essais nucléaires soviétiques dans le
Kazakhstan et d'effectuer des vols de reconnaissance. L'avion de Francis Gary Powers qui fut
abattu par les Soviétiques en 1960 (cela provoqua une grave crise entre Washington et Moscou)
était parti de Peshawar, qui deviendrait plus tard la principale base arrière des recrues du jihad.
Les services américains et l'ISI pakistanais observaient également conjointement les tribus des
territoires voisins, soviétique, afghan et chinois, afin d'obtenir une connaissance du terrain qui
s'avérerait essentielle pour la préparation de la guerre sainte des années 1980.
La première guerre opposant le Pakistan à l'Inde au sujet du Cachemire eut lieu en 1947,
et des frictions constantes débouchèrent à nouveau sur un conflit en 1965. En décembre 1971,
le Pakistan-Oriental devint le Bangladesh, grâce à l'aide militaire indienne. Tous ces
événements renforcèrent le partenariat stratégique entre les États-Unis et le Pakistan. Le
Cachemire, seule province à majorité musulmane qui soit restée à l'intérieur de l'Union
indienne après la partition de 1947, est encore une source de litiges entre les deux pays et
pourrait déclencher une guerre nucléaire en Asie.
Malgré la vieille amitié existant entre le Mahatma Gandhi et Ali Jinnah, l'Inde et le
Pakistan se considéraient comme des ennemis héréditaires.
Dans le cadre de la guerre froide, les États-Unis estimaient que l'Inde, bien
qu'officiellement neutre et non alignée, penchait vers Moscou. En 1954, le Pakistan avait
rejoint I'OTASE, alliance d'obédience américaine (États-Unis, Iran, Turquie, Pakistan), et
Washington était devenu son principal fournisseur militaire.
Sous forte pression, Ayyub céda aux exigences des militaires : il remit le pouvoir au
général Yahya Khan, commandant en chef de l'armée. En novembre 1969, Yahya annonça des
élections générales, éludant le flot montant du nationalisme bengali au Pakistan-Oriental et
s'assurant le droit de veto contre tout document constitutionnel produit par l'Assemblée
nationale. C'est ainsi qu'il assura la domination des militaires et de la bureaucratie. Pourtant, les
élections de décembre 1970 furent remportées par la ligue Awami (bengalie) et par le Parti du
peuple pakistanais (PPP), mené par Zul-fikar Ali Bhutto, brillant démagogue. Le PPP était
soutenu par les propriétaires de la province de Sind (d'où venait Bhutto), les fermiers du
Pendjab et un ensemble de bourgeois, de membres des professions libérales et de propriétaires
terriens. Bhutto élabora une alliance populiste, curieux mélange d'éléments capitalistes, laïques
et de gauche.
Aussitôt après la victoire de l'Inde qui entraîna l'indépendance du Bangladesh, Ali Bhutto
semble avoir pressenti l'affrontement qui s'ensuivrait avec l'Union soviétique autour de
l'Afghanistan. Par instinct, il était plutôt hostile aux militaires et loin d'être le plus proaméricain
de tous les politiciens pakistanais. Il voulait surtout que le Pakistan soit une nation puissante, si
possible dotée d'un arsenal nucléaire. Connu pour ses positions anti-impérialistes, anti-
indiennes et prochinoises lorsqu'il était membre du cabinet Ayyub, Bhutto s'était opposé à
celui-ci sur l'accord de Tachkent en 1965, considérant qu'il accordait trop à l'Inde.
Le pouvoir des militaires pakistanais dans la vie politique était incarné par la puissance
croissante de l'ISI, service d'espionnage qui intervenait de plus en plus dans les choix du
gouvernement et qui serait la force principale de la guerre afghane en tant qu'allié de
Washington. Malgré son désir de neutraliser le rôle de l'armée dans les affaires publiques,
Bhutto décida d'avoir le beurre et l'argent du beurre : avec une insistance redoublée après
qu'eurent lieu les essais nucléaires indiens dans le désert du Rajasthan en 1974, Bhutto harcela
la communauté scientifique pakistanaise pour qu'elle élabore des armes semblables. La
protection de ce programme top secret fut confiée à l'armée. En même temps, Bhutto tenta de
réduire les effectifs militaires. Certains officiers, accusés de tendances « bonapartistes », furent
démis de leurs fonctions. Le haut commandement fut restructuré, le poste de commandant en
chef supprimé et la durée du mandat du chef d'état-major réduite. Une nouvelle Constitution
interdit aux militaires d'abroger la Constitution.
Sans parler de la désastreuse défaite militaire infligée par l'Inde en 1971, Bhutto s'attira
l'inimitié de l'armée en l'envoyant écraser une insurrection tribale au Baloutchistan. Cette zone
était partagée entre l'Iran et le Pakistan ; elle devait jouer un rôle important dans le jihad
afghan. Les services secrets et l'armée du chah étaient résolument antisoviétiques, autant que
leur allié américain, et soupçonnaient I'URSS de vouloir déstabiliser le Baloutchistan pour
obtenir un accès à l'océan Indien. Washington considérait déjà Bhutto comme dangereusement
« tiède » envers l'Union soviétique et comme prosocialiste. Les militaires pakistanais et l'Iran
lui étaient donc hostiles. Tout cela mena à sa pendaison par Zia ul-Haq, le 4 avril 1979, et à une
nouvelle campagne antidémocratique lancée par les militaires.
Une fois Bhutto disparu de la scène, Zia découragea la plupart des partis politiques. Il se
mit à étendre le contrôle de l'armée sur la société civile. La Ligue musulmane et le Jamaat e-
Islami, qui avaient d'abord soutenu le régime de Zia, lui retirèrent leur appui lorsqu'il annula les
élections à plusieurs reprises. Des élections locales eurent lieu en septembre 1979, tandis que
les nuages s'accumulaient au-dessus de l'Afghanistan. Les candidats ne pouvaient pas se
présenter au nom d'un parti, mais seulement en tant qu'individus. Les deux buts de Zia et de
l'ISI, l'islamisation et la militarisation, en seraient facilités ; du moins, c'est ce qu'ils croyaient.
Cependant, la machination échoua et le PPP, désormais mené par la fille d'Ali Bhutto, Benazir,
femme intelligente et élevée à l'occidentale, réussit à introduire ses hommes au sein des
autorités locales. Zia était isolé, comme le furent les dictateurs grecs de 1967 à 1974 lorsque le
coup d'État à Chypre et la conquête du nord de l'île par l'armée turque entraînèrent leur chute et
le retour de la démocratie.
Le pire pour Zia, qui fit de lui un partenaire d'autant plus zélé pour les États-Unis dans le
jihad afghan, fut que le programme nucléaire avait encore affaibli le régime en détériorant ses
relations avec Washington. Avec l'amendement Symington, le Congrès avait suspendu son aide
militaire. Le consortium économique d'aide occidentale au Pakistan refusait de rééchelonner les
paiements d'une dette qui se chiffrait en milliards de dollars.
Durant les premières décennies d'existence du Pakistan, les leaders du pays avaient
utilisé la vulnérabilité stratégique du pays face à L'URSS (présente au Baloutchistan, en Inde, en
Afghanistan) pour convaincre Washington de maintenir sa protection militaire. Le programme
nucléaire avait sérieusement compromis ce soutien. Zia vit l'occasion de retrouver la faveur des
États-Unis dans le projet visant à repousser l'envahisseur soviétique en Afghanistan.
Peu après l'invasion soviétique, Zia nomma un nouveau chef pour l'ISI, le général Akhtar
Abdel Rahman Khan, qui resta son directeur et le bras droit de Zia dans la guerre afghane
jusqu'à ce qu'il meure avec le dictateur, l'ambassadeur des États-Unis Arnold Raphel et d'autres
hauts fonctionnaires américains et pakistanais liés à la guerre, dans un accident d'avion en
1988. L'acolyte d'Akhtar, le général Mohammed Youssaf, directement responsable de la
formation des moudjahidin de 1983 à 1987, admirait beaucoup la bravoure, le zèle et le
dévouement aux principes islamiques de son chef, qu'il décrit comme « impressionnant, avec
son uniforme immaculé, trois rangs de médailles et sa musculature puissante. Il avait la peau
claire et était extrêmement fier du sang afghan dont il avait hérité ».
Lors de la première rencontre de Brzezinski avec le président Zia, qui eut lieu à
Islamabad en janvier 1980, le rôle de l'alliance (toutes les armes, le financement et la formation
des combattants passeraient par le Pakistan au lieu de venir directement de la CIA) fut dicté par
Zia et accepté par Brzezinski, avec l'approbation des plus hauts fonctionnaires de
l'administration Carter. L'opération aurait plus tard des conséquences fatales lors de la
propagation de la violence et du terrorisme par les moudjahidin. Comme me l'a confirmé
Charles Cogan, de la CIA, les Américains apprirent bientôt à prendre Zia au sérieux : l'ISI ne
fournirait les armes aux guerriers afghans que si les Pakistanais avaient le contrôle absolu de
toutes les étapes de l'opération.
Zia avait posé trois conditions avant de laisser entrer au Pakistan les armes destinées à
lutter contre les Soviétiques. D'abord, les pays d'origine (les États-Unis, l'Égypte, l'Arabie
Saoudite, la Chine, puis la Grande-Bretagne, la France et même Israël) devaient garder un
silence absolu sur ces livraisons, niant les avoir effectuées, aussi souvent que cela pourrait
s'avérer nécessaire. Ensuite, les armes et les autres fournitures seraient envoyées au Pakistan
par les moyens les plus rapides (d'où les vols en partance des bases américaines en Égypte, où
la coopération et l'engagement de Sadate rendaient possible d'opérer vite et en secret). Enfin,
les livraisons aériennes (par opposition aux livraisons terrestres venues de Chine et d'Iran, et
aux livraisons maritimes arrivant à Karachi et dans d'autres ports pakistanais) seraient limitées
à deux avions par semaine.
Même si les militaires pakistanais affirmaient contrôler les livraisons,
l'approvisionnement pouvait être perturbé à tous les niveaux par la corruption ou le sabotage.
En outre, les moudjahidin étaient divisés en sept principaux groupes ou « partis », comme les
appelait la CIA. Les chefs pouvaient très rarement passer outre les barrières ethniques et tribales
et les jalousies personnelles pour coopérer et coordonner leurs opérations d'espionnage et de
combat contre l'ennemi communiste. Selon James Adams, spécialiste britannique du commerce
des armes, « le mélange de corruption pakistanaise et d'aptitude afghane à faire de l'argent par
tous les moyens fit naître une industrie qui avait peu de rapport avec une guerre sainte contre
l'envahisseur infidèle et beaucoup à voir avec l'affairisme ».
Adams donne l'exemple d'un chargement de cent kalachnikovs AK-47, alors l'arme
préférée des « combattants de la paix », des milices, des bandits et des terroristes de Kaboul à
la Colombie. Après leur arrivée par bateau égyptien au port de Karachi, un tiers de ces armes,
en parfait état, seraient saisies par les militaires pakistanais, pour renouveler leur arsenal ou
pour être revendues au marché noir. Une fois transportées à travers le Pakistan dans des
camions scellés (qui se déplaçaient seuls plutôt qu'en convoi pour ne pas attirer l'attention) ou
en train, les armes seraient dispersées entre les divers régiments de l'armée pakistanaise avant
d'être distribuées aux combattants sous le contrôle de l'ISI. Souvent, une grande partie des
armes arriveraient entre les mains du chef d'un des sept partis. Dans les autres cas, elles seraient
volées par d'autres Afghans ou des volontaires arabes. Enfin, elles pourraient être vendues par
les chefs des partis eux-mêmes, généralement chargés de venir prendre en personne les fusils et
les munitions destinés aux combattants.
Les chefs tribaux exigeaient un tribut, en liquide ou armes, de tout membre d'un autre
clan passant sur leur territoire, pratique déjà remarquée par Kipling et par de très nombreux
visiteurs en Afghanistan avant et après lui. Les diplomates et les agents secrets américains
reconnaissent que les combattants avaient de la chance quand ils recevaient 50 % des fusils
envoyés aux Afghans par la CIA et ses alliés. Le marché noir pouvait offrir tous les types
d'armes représentés, de la mitrailleuse de 12,7 mm aux lance-roquettes RPG-7 87, en passant par
les mortiers, les tanks et les blindés (et même, à la fin du conflit, des avions de combat, comme
ceux que récupérèrent les taliban dans les années 1990).
Bien avant le retrait final des Soviétiques en 1989, de nombreux volontaires « afghans »,
arabes ou non arabes, comme les Turcs, les Iraniens, les Philippins et les Afro-Américains,
purent rapporter chez eux des armes et des munitions, ainsi que les manuels de formation de la
CIA, qui leur seraient utiles pour les guerres qu'ils mèneraient en Algérie, en Égypte, au Yémen,
dans la bande de Gaza et en Cisjordanie, aux Philippines et dans d'autres zones associées à la
cause islamiste, comme la Bosnie et le Cachemire.
La guerre était encadrée par l'ISI, plus ou moins en coopération avec la CIA, qui
maintenait au strict minimum la présence de ses officiers au Pakistan ou près du front afghan.
Après la défaite de son pays face à l'Inde en 1971, qui avait entraîné la perte du Bengale et la
création du Bangladesh, le Premier ministre Ali Bhutto avait créé l'ISI, pour remplacer le
Directorate of Intelligence Bureau, dont la tâche principale avait d'abord été le contre-
espionnage interne. Son directeur, N.A. Rizvi, fut accusé de n'avoir pas prévu l'insurrection
bengalie contre les Pakistanais. L'adjoint de Rizvi, A.M.A. Sardar, chef des services secrets
pour l'ancien Pakistan-Oriental, avait rejoint les rangs des insurgés et était finalement devenu le
chef de la National Security Intelligence Agency du Bangladesh indépendant. Dans les années
1970, Bhutto chargea l'ISI d'obtenir les matières premières et les compétences techniques
nécessaires au programme d'armement nucléaire. L'ISI avait alors travaillé avec le Pakistani
Institute of Science and Nuclear Technology de Rawalpindi, future base logistique de la guerre
afghane, puis du nouveau terrorisme international.
Pour Ali Bhutto et sa fille comme pour d'autres leaders politiques pakistanais, le
problème est que l'ISI n'a jamais pu se tenir à l'écart de la politique. Le lieutenant général
Ghulam Jilani semble avoir joué un rôle majeur dans la conspiration qui porta au pouvoir le
général Zia en 1977. Après l'invasion de l'Afghanistan par les Soviétiques, le général Akhtar
Abdel Rahman Khan devint le nouveau chef de l'ISI ; entre 1980 et 1990, il supervisa quantité
d'opérations politiques et militaires. L'autorité de l'ISI culminait alors, non seulement en tant
que distributeur d'armes, formateur et gourou des moudjahidin, mais aussi par son activité
politique à l'intérieur du Pakistan.
À l'extérieur, l'ISI coopéra avec les Chinois contre l'Inde, pour combattre les sirènes du
KGB qui encourageaient le séparatisme au Baloutchistan, vaste territoire désertique. L'ISI
surveillait également le trafic de drogue en plein essor (et en profita largement, dit-on).
Les défenseurs de la guerre en Afghanistan ont souvent prétendu que les services secrets
et le gouvernement américains, lorsqu'ils ont pris la décision de combattre les Soviétiques, ne
pouvaient prévoir qu'il serait dangereux de laisser au Pakistan le contrôle total du jihad. Ce
n'est pas vrai : la CIA était très consciente des risques pour les pays voisins, l'Inde en particulier,
et des conséquences pour le Pakistan et l'Afghanistan.
Comme nous l'avons vu, l'Inde, se sentant menacée par l'arsenal nucléaire chinois, devint
en 1974 le sixième pays (après les États-Unis, l'URSS, la Grande-Bretagne, la France et la
Chine) à faire exploser une bombe nucléaire, dans le désert du Rajasthan. Avec ses 15
kilotonnes, cette « invention pacifique », comme l'appelaient les Indiens, était comparable à la
bombe américaine qui dévasta Hiroshima en août 1945. Le Pakistan se mit aussitôt à travailler
sur ses propres armes nucléaires. Quand Indira Gandhi quitta son poste de Premier ministre en
1977, la course aux armements était déjà bien avancée ; son successeur, Morarji Desai, tâcha
pourtant de s'y opposer en reprenant les déclarations de Nehru, totalement hostile à l'arme
atomique.
Le 26 septembre 1979, trois mois avant l'invasion de Kaboul par les Soviétiques, un
rapport secret destiné au président Carter soulignait les faiblesses de la position de Zia. La
situation économique du Pakistan était si déplorable qu'il n'était pas sûr que le général reste au
pouvoir jusqu'à la fin de l'année : inflation galopante, dette vertigineuse et énorme déficit de la
balance des paiements. Le Pakistan avait demandé la révision de sa dette internationale : le
pays souhaitait une aide américaine renforcée pour contrebalancer la menace soviétique, mais
entendait bien poursuivre son programme nucléaire, quel qu'en soit le prix. Cela, ainsi que les
liens complexes avec Washington, « risquait de compromettre l'amélioration des relations avec
l'Inde [grâce à Morarji Desai], qui n'ont jamais été aussi bonnes dans un passé récent ».
Le programme nucléaire se poursuivait « sous le masque de la recherche et du
développement ». Le rapport ajoutait que le Pakistan traînait les pieds dans les négociations
économiques et militaires avec les États-Unis et d'autres puissances occidentales, afin de
gagner du temps pour ses savants, qu'on soupçonnait de préparer un premier essai nucléaire.
Cette menace ne se matérialisa qu'en mai 1998, lorsque l'Inde annonça non pas un mais cinq
essais nucléaires à Porkhan au Rajasthan. Entre autres, « un engin thermonucléaire »
(autrement dit, une bombe à hydrogène) y serait testé. Le président Clinton mit aussitôt en
place de sévères sanctions économiques contre l'Inde et tenta de dissuader le gouvernement et
l'armée pakistanais de procéder à leurs propres essais.
Un passage prophétique du rapport rédigé en 1979 par les services secrets américains
montre que l'administration Carter était bien informée du danger imminent d'une guerre en
Afghanistan. La Drug Enforcement Administration (DEA) devait reprendre plus tard cet
avertissement concernant le risque énorme que représentait cette région du point de vue de la
drogue :
Dans les relations entre le Pakistan et les États-Unis, un autre problème est celui de
l'expansion incontrôlée de la culture du pavot dans les régions tribales, le long de la
frontière afghane. La production du Pakistan a sans doute atteint les 400 tonnes l'an
dernier. Avec celle de l'Afghanistan voisin, le total surpasse celui du Triangle d'or
(l'inaccessible plateau de Shan, qui s'étend du nord-est de la Birmanie jusqu'à la
Thaïlande, le Laos et la Chine). La capacité pakistanaise de raffinage devient de plus en
plus sophistiquée.
L'autorité pakistanaise, qui n'a jamais été très forte dans ces régions tribales, est
incapable de contrôler la production et la contrebande d'opium à cause de l'insurrection en
Afghanistan. En outre, l'ordonnance islamique introduite en février [1979J interdisant
toute substance intoxicante a paradoxalement réduit à néant l'appareil de contrôle des
narcotiques en supprimant les mécanismes légaux existant sans les remplacer par d'autres.
Malgré cet avertissement clair, rien ne prouve que les décideurs américains ou
pakistanais se soient beaucoup penchés sur cette question, comme sur tant d'autres. À
l'instigation des services secrets français, il fut même initialement question d'utiliser la drogue
comme une arme contre les Soviétiques, comme nous le verrons plus loin.
En février 1980, Brzezinski put se rendre à nouveau au Pakistan, après s'être assuré le
soutien financier de l'Arabie Saoudite, qui serait égal à celui des États-Unis, « dollar pour
dollar ». Au Pakistan, Brzezinski rencontra le général Akhtar, chef de l'ISI, et le président Zia
ul-Haq, ainsi que le chef de la CIA à Islamabad, John J. Reagan. Brzezinski fit ensuite à ses
associés un portrait d'Akhtar qui recoupe celui qu'esquissait le général Mohammed Youssaf : un
homme robuste de cinquante-cinq ans, ancien officier d'artillerie, animé d'un sentiment
antisoviétique quasi fanatique, qui avait du sang afghan dans les veines et donc une raison
personnelle de vouloir combattre l'envahisseur.
À la fin de l'hiver 1980, des armes artisanales étaient entre les mains des combattants de
la guerre sainte, qui lançaient déjà des raids éclairs contre les Soviétiques. Ces armes étaient
fabriquées dans les ateliers des fiers Pachtounes. Sadate fournit de fausses armes soviétiques,
dont des kalachnikovs, des lance-roquettes, des mortiers et du matériel antiaérien. Avant
l'arrivée des missiles Stinger américains, on avait déjà trouvé un moyen d'acheter en Pologne
des missiles antiaériens soviétiques SAM-7.
Au printemps 1980, le directeur de la CIA, Stansfield Turner, reçut des rapports sur le
détournement de l'équipement envoyé par le biais de l'ISI. Le général Akhtar garda un silence
obstiné ; lorsqu'il était obligé de se prononcer, un responsable du gouvernement ou du
commandement militaire publiait un démenti absolu. Pendant ce temps, la CIA préparait une
politique qui réussit à mettre d'immenses quantités d'armes soviétiques ou du bloc de l'Est entre
les mains des guerriers afghans et, malheureusement pour l'Occident, de leurs successeurs
terroristes dans le monde entier après la fin de la guerre.
À Langley, en Virginie, la guerre froide passait par un programme top secret, inconnu de
beaucoup de partisans enthousiastes du jihad qui se trouvaient dans d'autres branches du
gouvernement et au Congrès, visant à « acheter, emprunter ou voler », selon les termes de
James Risen, du Los Angeles Times, du matériel militaire de pointe pour compléter les
véritables armes soviétiques fournies par l'Égypte, Israël et d'autres pays, et les fausses qui
sortaient surtout de l'usine de Sadate.
Baptisé Sovmat, ce programme était sans doute inconnu du président Zia ul-Haq et des
commandants de la guerre sainte au sein de l'ISI. Il s'agissait de perfectionner les techniques
conçues par la CIA au Vietnam dans les années 1960 et 1970. Œuvrant avec toutes sortes de
couvertures, la CIA achetait des armes aux gouvernements d'Europe de l'Est, notamment au
groupe Kintex en Bulgarie, qui avait accès au matériel soviétique en tant que signataire du
Pacte de Varsovie. Leur acquisition et les tests menés par les militaires américains facilitèrent
l'élaboration de contre-mesures : armes antitanks améliorées et Stinger pour les moudjahidin,
qui échapperaient ensuite au contrôle de la CIA et de l'ISI pour finir dans les mains d'adversaires
des États-Unis comme les gardiens de la révolution iranienne - nous y reviendrons.
Dès le début de la guerre, la corruption et la démoralisation au sein des unités soviétiques
favorisèrent l'action de la CIA. Certains intermédiaires afghans achetèrent des caisses d'armes
neuves, encore emballées et graissées, à l'intendance de la XLe armée soviétique à Kaboul.
Parmi ces armes se trouvaient des fusées défensives, que les pilotes soviétiques utilisaient
contre les missiles Stinger. La CIA donna ces fusées à l'armée américaine afin de déterminer
comment les priver de toute efficacité. Les responsables du programme Sovmat fournirent des
listes aux officiers de la CIA et de l'ISI, qui envoyèrent leurs mercenaires afghans piller les
dépôts soviétiques et fouiller les champs de bataille en quête des armes recherchées. Dans le
cadre de leur formation, certains combattants afghans apprirent à dépouiller les Spetsnaz, les
forces spéciales soviétiques, de leurs armes, qui pourraient ainsi être étudiées de près.
La CIA poussa à la désertion les pilotes du gouvernement communiste afghan et put ainsi
acquérir des avions soviétiques Mig-21, des hélicoptères MI-24 et MI-25, et d'autres appareils.
Les engins abattus étaient démontés. C'est ce qui se produisit notamment en 1988, quand les
guerriers du jihad abattirent un bombardier Soukhoï-24. Le pilote, fait prisonnier, était
Alexandre Routskoï, officier de l'armée de l'air soviétique. La CIA réussit à mettre la main sur
l'avion, qui n'avait guère souffert de son atterrissage en catastrophe, en l'échangeant avec les
moudjahidin contre un camion Toyota et quelques lance-roquettes. Routskoï refusa de se laisser
convaincre de déserter. Il rentra à Moscou, où il devint vice-président de la Russie, avant de
participer au coup d'État qui renversa Gorbatchev.
L'ISI remettait de préférence les armes, soviétiques et autres, à Gulbuddin Hekmatyar,
chef du Hezb e-Islami extrémiste et que les hommes de Zia considéraient comme le plus
efficace des chefs des sept principaux groupes de moudjahidin. Il devint ensuite leader,
formateur et modèle des terroristes et des guérilleros de l'internationale afghane. Dans les
années 1990, on voyait son portrait dans les mosquées des islamistes en Algérie ou en Bosnie.
Né en 1946, l'un des plus jeunes parmi les sept chefs, Hekmatyar fit ses études à l'école
militaire et à l'université de Kaboul, où il obtint un diplôme d'ingénieur. En 1972, il fut
emprisonné pour activités antigouvernementales (c'est-à-dire anticommunistes). Par la suite, le
régime du président Najibullah fit circuler des rumeurs sur sa prétendue homosexualité lorsqu'il
était étudiant. Le général Mohammed Youssaf fut très impressionné par ses qualités : c'était
« non seulement le plus jeune mais aussi le plus ferme et le plus vigoureux de tous les
leaders ». Il était « fermement partisan d'un gouvernement islamique pour l'Afghanistan,
excellent administrateur [...] Malgré sa richesse, il mène une vie simple. Il est aussi
impitoyable, arrogant, inflexible, très à cheval sur la discipline, et il ne s'entend pas avec les
Américains ».
C'est un euphémisme. Malgré l'insistance de nombreux Afghans, Pakistanais et
Américains, Hekmatyar limita au strict minimum ses contacts avec la CIA. Après l'élection de
Ronald Reagan, quand William Casey reprit la CIA, il durcit son attitude au point de refuser
publiquement de rencontrer le président américain lors d'une visite à New York en 1985 pour
une réunion de L'ONU. Ce refus fut perçu comme une insulte ; c'était mordre la main qui
nourrissait alors la guerre sainte, au rythme d'un milliard de dollars par an. Hekmatyar répondit
qu'il servirait la propagande du KGB s'il était vu avec Reagan. Moscou et ses alliés à Kaboul
affirmaient en effet que la guerre n'était pas un jihad, mais un simple prolongement de la
stratégie de la guerre froide et que les Américains payaient les Afghans « rebelles » pour
combattre d'autres Afghans, fidèles au gouvernement communiste. Hekmatyar souhaitait éviter
de confirmer publiquement ces allégations, selon Mohammed Youssaf, qui voyait là « une
grave erreur de jugement, qui nuisait à la cause du jihad ». D'autres chefs de la guérilla
afghane, moins intransigeants, rendirent visite à Reagan, à Margaret Thatcher (qui soutenait le
jihad avec enthousiasme) et à leurs proches collaborateurs, mais Hekmatyar devait jouer un
rôle critique d'inspirateur pour le terrorisme antioccidental.
Sous l'oeil vigilant du président Zia ul-Haq, la résistance antisoviétique prit la forme
d'une force de guérilla efficace. Après le départ des Soviétiques, elle se divisa en une mosaïque
de groupes terroristes bien entraînés, visant à détruire les sociétés laïques du monde entier pour
les remplacer par des sociétés « islamiques ». Pour comprendre ce phénomène, il faut connaître
l'organisation initiale des mouvements de résistance.
En octobre 1983, quand le général Akhtar Khan plaça Youssaf à la tête du bureau afghan
de l'ISI, la CIA était dirigée par un vétéran des services secrets, l'ex-avocat et homme d'affaires
William Casey. Lors de ses visites au Pakistan, où il se rendait au moins une fois par an,
Youssaf et Akhtar devaient constamment lui expliquer, à lui et à ses subordonnés, qu'en
approvisionnant sept groupes différents ils menaient en fait sept guerres différentes contre les
Soviétiques.
Il existait deux divisions fondamentales entre les sept principaux groupes : entre sunnites
et chiites, et entre ce que les médias américains aimaient appeler les « modérés » (plus
exactement les conservateurs traditionalistes) et les « fondamentalistes » (les islamistes
radicaux, dont Hekmatyar était le meilleur exemple).
Du point de vue religieux, la minorité chiite (peut-être 15 % de la population afghane
quand la guerre éclata en 1979) avait toujours tourné ses regards vers l'Iran pour y trouver
inspiration et soutien. Après la révolution iranienne et la victoire de l'ayatollah Khomeiny sur le
chah et les États-Unis, Téhéran tenta d'unir les chiites afghans sous son contrôle en chassant les
« modérés », qui ne voyaient pas d'un bon œil le soutien des ayatollahs. La plupart des chiites
afghans appartiennent au groupe tribal des Hazaras, qui vivent dans le centre de l'Afghanistan.
À travers ses gardiens de la révolution et d'autres agents, Téhéran essaya de placer sous la
domination de Khomeiny de jeunes Afghans instruits dans les universités religieuses de Najaf
et de Qom, en Iran, et hostiles au pouvoir traditionnel des notables. Cette manœuvre échoua.
Huit partis chiites distincts, qui prétendaient tous suivre Khomeiny (et donc recevoir les
largesses iraniennes pour leur effort dans le jihad), formèrent une coalition à Qom. Ils
réussirent à se rassembler sous la bannière de l'un des sept principaux partis, le Hezb e-Wahdat
(Parti de l'unité), dans le Hazarajat, et restèrent à l'écart des partis sunnites.
Les rivalités entre sunnites et chiites et l'hostilité entre Pachtounes et Hazaras se
combinaient pour empêcher une véritable coopération au sein du jihad (comme elles
empêcheront toute coopération entre les mouvements terroristes après la guerre). Il y eut une
exception notable : le Hamas, groupe palestinien sunnite, actif contre Israël en Cisjordanie et
dans la bande de Gaza, put œuvrer avec le Hezbollah (Parti de Dieu), groupe essentiellement
libanais, soutenu par l'Iran, qui combat les Israéliens au Sud-Liban et, selon des rapports
israéliens non vérifiés, participe à des actions terroristes en Europe et en Amérique latine. Il
leur arrive de coordonner leurs efforts et leurs missions.
Les partis de résistance sunnite en Afghanistan sont apparus après le coup d'État
communiste de 1978. Le vieux Mouvement de la jeunesse musulmane (MJM) se divisa en trois.
Le premier groupe était mené par Hekmatyar ; ses disciples étaient déjà surtout des Pachtounes
déracinés, de la confédération tribale Ghilzai. Le Hezb e-Islami de Hekmatyar devint le seul
des sept grands partis à être dirigé par un laïque. Le deuxième groupe, qui portait le même
nom, Hezb e-Islami, avait à sa tête Mawlawi Younis Khalis, l'un des rares religieux
traditionnels à avoir rejoint le mouvement islamiste modernisateur. Ses disciples venaient
surtout des zones tribales de l'Est. Bien qu'âgé de plus de soixante-dix ans, Khalis voulait
pénétrer seul dans les zones contrôlées par les Soviétiques en Afghanistan. Le troisième groupe
né de la fission du MJM était le Jamaat e-Islami (portant le même nom qu'un parti pakistanais),
dirigé par Burhaneddin Rabbani, ex-professeur de la Faculté islamique afghane, d'origine
tadjik, le seul des leaders sunnites à avoir le persan pour langue maternelle. Cet homme très
cultivé parle en tout six langues. Rabbani, bien plus modéré, ne suivait pas Hekmatyar dans son
opposition aux États-Unis et aux autres bienfaiteurs du jihad ; il ne recruta pas de terroristes
pour combattre en Occident.
Il existait un quatrième parti sunnite, presque entièrement financé et inspiré par l'Arabie
Saoudite et son idéologie wahhabite ultraconservatrice, officiellement fondatrice de la famille
royale saoudienne. C'était l'Ittihad, ou Union, menée par un autre intellectuel afghan, le
professeur Abdul Rasul Sayyaf. Ce groupe formait le noyau d'une bande de plusieurs centaines
de guérilleros qui, nous le verrons, quitta Peshawar pour aller s'installer dans le sud des
Philippines après la guerre afghane. Sous le nom de groupe Abu Sayyaf, il opérait à la frange
de l'insurrection des Moros musulmans. Dans les années 1990, c'était le groupe islamiste le plus
violent et le plus radical en Extrême-Orient, utilisant sa formation par la CIA et l'ISI pour
harceler, attaquer et assassiner les prêtres chrétiens, les riches propriétaires de plantations non
musulmans et le gouvernement local sur l'île de Mindanao.
Sur les sept principaux partis, les trois autres partis sunnites étaient « modérés » ou, plus
justement, selon la définition d'Olivier Roy, « traditionalistes ». Ils furent créés à Peshawar,
sous l'égide de l'ISI, après le coup d'État communiste de 1978. Leurs membres étaient un
mélange de jeunes laïques et d'oulémas. Les réseaux religieux se donnèrent un parapluie : le
Harakat e-Enqela, qui n'était pas une organisation radicale et, contrairement aux groupes de
Hekmatyar et de Khalis, n'attirait guère les Arabes et les autres volontaires étrangers recrutés
pour le jihad. Par conséquent, très peu de ses adhérents devinrent des terroristes après la guerre.
La plupart des combattants du Harakat étaient des Pachtounes et des Ouzbèks, favorables à
l'adoption de la charia mais hostiles à une révolution islamique.
Les journaux américains, en particulier Soldier of Fortune, qui idéalisaient les exploits
des moudjahidin dans des paragraphes vibrants, préféraient le Front islamique de Sayyad Pir
Gailani, un laïque qui dirigeait sa propre fraternité religieuse, parti tribal favorable à la
restauration du roi exilé Zaher Chah. Autre favori de la CIA et des journalistes américains, le
petit Front de libération nationale avait à sa tête un religieux respecté, Sibghatullah Mujaddidi.
Comme Gailani, sa famille était largement occidentalisée. Par opposition à l'intraitable
Hekmatyar, Gailani et Mujaddidi appréciaient tant le soutien américain que, selon Youssaf, ils
se rendaient aux États-Unis environ tous les six mois, « tous frais payés ». Enfin, Mawlawi
Nabi dirigeait un petit groupe d'ultrareligieux, sans grande force de combat.
Durant les premières semaines de leur guerre contre l'envahisseur soviétique, les hommes
du président Carter, avec l'aide de Sadate en Égypte et de Zia ul-Haq au Pakistan, avaient posé
les fondations. Il restait à enrôler la Chine, géant communiste mais antisoviétique. L'équilibre
du pouvoir entre les deux superpuissances communistes était fragile, et la situation explosive.
Nixon et Kissinger avaient entrepris en 1971 une ouverture sur la Chine, avec l'aide du
Pakistan, mais il n'existait rien de comparable à une alliance sino-américaine. Obtenir la
participation de la Chine au jihad afghan était une tâche délicate, à mener à bien discrètement,
qu'il faudrait même peut-être désavouer publiquement. Pour toutes ces raisons, et à cause des
responsabilités directes du Pentagone, Jimmy Carter envoya à Pékin son ministre de la
Défense, le très discret Harold Brown.
4. DENG XIAOPING
Durant les premières années du jihad afghan, la Chine rejoignit la coalition antisoviétique
pour des raisons stratégiques propres. Elle eut un prix énorme à payer dans la période qui suivit
la fin de la guerre : elle vit reprendre et se propager la révolte des Ouïgours, les peuples
musulmans vivant dans la vaste province du Xinjiang, dans l'ouest du pays, dont la plupart
voulaient obtenir leur indépendance, comme l'avaient fait les six républiques d'Asie centrale
lors de l'éclatement de l'empire soviétique au début des années 1990.
La décision chinoise de rejoindre la grande coalition formée en Afghanistan contre
L'URSS était bien sûr un effet logique de son rapprochement progressif avec les États-Unis,
entrepris après la visite secrète de Henry Kissinger à Pékin en 1971, facilitée par le
gouvernement pakistanais d'Ali Bhutto. Pourtant, les signes publics de l'entente entre
Washington et Pékin restèrent rares jusqu'à ce que la CIA commence son jihad contre les
Soviétiques.
Le ministre de la Défense de Carter, le taciturne Harold Brown, était physicien de
formation. Il maintint la tradition du silence quasi total sur la coopération politique et militaire
avec la Chine, même lorsqu'il séjourna à Pékin, du 4 au 13 janvier 1980, pour recruter le géant
asiatique dans le jihad afghan.
Comme Brown le découvrit avec plaisir à Pékin, le travail avait été bien préparé du côté
chinois comme du côté américain. Son style sobre mais incisif combinait le zèle de Zbigniew
Brzezinski et l'abord affable de Jimmy Carter. Brown faisait moins cavalier seul que
Brzezinski ; il aimait se fier aux compétences des autres et au travail d'équipe, et il évitait les
projecteurs. Lors de son séjour dans l'empire du Milieu, il emmena avec lui tout un groupe
d'experts, parmi lesquels un vétéran de la guerre froide, Robert Komer. Il y avait aussi des
spécialistes de l'Asie et des experts en matière de contrôle des armements, comme George
Seignious, le premier Américain à avoir eu une discussion à ce sujet avec le vice-ministre
chinois des Affaires étrangères, Zhang Wenjin.
Deng Xiaoping, l'homme fort qui guida l'entrée hésitante mais inexorable de la Chine
dans le monde capitaliste, était alors vice-Premier ministre de Hua Guofeng. Après quatre jours
de négociations avec Deng, avec Hua, avec le ministre des Affaires étrangères Huang Hua et
avec les responsables des services secrets, Harold Brown tint une conférence de presse. Il se
borna à des généralités, sans rien révéler de la décision chinoise de se joindre au jihad : il avait
« rencontré une convergence de vues entre nos deux gouvernements sur la révoltante et brutale
invasion de l'Afghanistan par l'Union soviétique ». Chaque camp allait « prendre les mesures
appropriées de son côté ». Brown refusa d'être plus précis sur ces « mesures ». Il reconnut qu'il
n'avait pas été question de vente d'armes américaines à la Chine, mais bien de « transfert de
technologie ».
Interrogé sans répit par les journalistes du Pentagone Bob Clark et John McWethy
aussitôt après son retour, Brown se montra légèrement plus explicite, mais à peine moins
tortueux. Après avoir fait son rapport au président Carter, il admit que les États-Unis et la
Chine envisageaient une « coopération stratégique », sans aller jusqu'à une véritable alliance.
« Nous avons des intérêts parallèles et nous avons l'intention d'entreprendre une action
parallèle. »
Le véritable résultat de cette visite, préparée par des années de contacts plus ou moins
secrets entre les agents américains et chinois, devait s'avérer bien plus impressionnant que ne le
laissait présager le discours vague de Brown. Les États-Unis et la Chine se mirent à œuvrer
contre l'avance soviétique en Afghanistan et contre l'aide soviétique au Vietnam. Le régime
communiste victorieux au Vietnam avait lancé une campagne contre l'influence chinoise au
Cambodge et en Thaïlande, avec l'accord tacite de Washington. En ce sens, la collaboration
avec la Chine dans une autre partie de l'Asie était un nouveau départ.
Les échanges qui suivirent la visite de Brown étaient une bonne nouvelle pour les
marchands américains d'armes de pointe et pour la stratégie planétaire du Pentagone visant à
« contenir » l'Union soviétique. Les États-Unis allaient vendre à la Chine une station de
réception par satellite et fournir une technologie « à usage double », en particulier pour les
communications et le transport aérien, à des fins civiles et militaires - tout un équipement qu'il
était interdit d'exporter vers L'URSS. Le 24 janvier 1980, peu après le retour de Brown, le
Congrès américain approuva un pacte commercial accordant à la Chine le statut de « nation la
plus favorisée », qui allait susciter une controverse durant les débats organisés à l'intérieur
comme à l'extérieur du Congrès, sur les droits de l'homme et sur la répression en Chine, durant
les deux administrations Clinton, au cours des années 1990.
Le 25 mai 1980, après quatre mois d'aide clandestine apportée par les États-Unis, le
Pakistan, l'Égypte et la Chine au jihad de la CIA en Afghanistan, Geng Biao, vice-Premier
ministre pour la Sécurité et secrétaire général du comité du Parti communiste chinois pour les
affaires militaires, vint passer deux semaines aux États-Unis. Brown annonça que
l'administration Carter avait autorisé les entreprises américaines à vendre à la Chine toute une
gamme d'équipement « non mortel » : avions de transport, hélicoptères et radars de défense
aérienne. Vinrent ensuite des accords sino-américains d'aide et de formation américaines pour
le personnel chinois. La coopération militaire fut encore renforcée en septembre 1980. Une
délégation du Pentagone se rendit à Pékin, bientôt suivie d'une délégation chinoise à
Washington, menée par le vice-Premier ministre Bo Yibo. L'axe sino-pakistano-américain
naissant, fondé sur l'aide mutuelle aux participants de la guerre sainte antisoviétique en
Afghanistan, était bien lancé, en même temps qu'une amélioration spectaculaire des relations
sino-américaines.
L'une des grandes réussites de Brown fut maintenue secrète pendant des années. Il
s'agissait de la construction de deux grands postes d'espionnage électronique américains dans le
Xinjiang, l'immense et problématique province chinoise où s'agitaient les Ouïgours, qui touche
à la pointe est de l'Afghanistan. À l'époque du chah, qui s'était terminée avec la révolution
iranienne de février 1979 et la prise de pouvoir des chiites sous la direction de l'ayatollah
Ruhollah Khomeiny, les États-Unis géraient en Iran deux sites essentiels, connus sous les noms
de code Tracksman 1 et Tracksman 2 . Ils contrôlaient les communications soviétiques et la
télémétrie des missiles émis par la base de Tyuratam, en Asie centrale. Début 1979, les
révolutionnaires iraniens s'emparèrent des deux sites, irrémédiablement perdus pour les États-
Unis. Pour suivre les mouvements de troupes soviétiques en Afghanistan, les sites d'espionnage
installés en Turquie par les États-Unis et L'OTAN se révélèrent donc indispensables, ce qui
rehaussait encore la valeur stratégique du partenariat de Washington avec Ankara, inauguré au
début de la guerre froide, à la fin des années 1940.
L'un des principaux sites turcs se trouvait à Pirinclik, dans l'est du pays. Il servait
notamment à observer la prolifération des satellites de toutes sortes, principalement soviétiques,
lancés autour de la Terre. Pirinclik et les autres sites clés avaient été provisoirement fermés
dans les années 1970, après que le Congrès eut décrété un embargo sur les livraisons
d'armement à la Turquie pour exprimer sa désapprobation face à l'invasion et à l'occupation de
Chypre durant l'été 1974. L'embargo n'eut aucun effet sur la politique turque ; après la
démission de Nixon, l'administration Ford comprit qu'il était néfaste pour les intérêts
stratégiques américains, et il fut levé en 1978.
L'année suivante, alors que les Soviétiques déployaient leurs forces contre la résistance
qui se développait en Afghanistan, la Turquie proposa de rouvrir les sites utilisés par les États-
Unis en échange d'une nouvelle aide militaire, que le Congrès accorda en mai 1979. Cependant,
le doute planait encore sur l'avenir des installations américaines en Turquie, surtout dans les
années 1990, après la fin de la guerre froide, ainsi que sur les essais de missiles que la Russie et
ses ex-républiques d'Asie centrale n'avaient plus les moyens de poursuivre. Ces essais avaient
constamment été surveillés, depuis le Pakistan et la Turquie notamment, par la gigantesque NSA
installée à Fort Meade (Maryland), financée par un colossal budget secret qui réduisait à néant
celui de la CIA OU de tous les autres services secrets américains.
La fragilité des sites iraniens et turcs et l'absence de sites pakistanais donnaient une
importance supplémentaire à l'acquisition de sites chinois, surtout lorsqu'il fut décidé de
soutenir les moudjahidin. Selon deux spécialistes français, les contacts entre les États-Unis et la
Chine, qui devaient mener à la construction des sites du Xinjiang, commencèrent peu après
l'apparition de la tension sino-soviétique dans les années 1960 et les luttes frontalières qui en
résultèrent. En Europe, le général Vernon Walters, homme tout-puissant de l'espionnage
américain, auteur d'un livre intitulé Secret Missions puis directeur adjoint de la CIA, rencontra
l'attaché militaire chinois à Paris, Fang Wen. L'assassinat du ministre de la Défense, le
maréchal Lin Biao, eut lieu peu après, le 12 septembre 1971, sur l'ordre du chef suprême de
l'espionnage chinois, Kang Sheng. Lin était soupçonné de comploter contre Mao ; selon la
version officielle, son avion s'est écrasé dans le désert de Mongolie alors qu'il tentait de fuir
vers l'Union soviétique. En fait, il semble qu'il ait été assassiné par l'une des équipes de Kang
Sheng dans un restaurant de Pékin, avec des amis et des membres de sa famille.
La mort de Lin Biao fut une cause d'incertitudes dans les relations sino-américaines. Tout
s'arrangea avec la visite officielle du président Nixon à Pékin en 1972, préparée par Kissinger.
La CIA put bientôt ouvrir sa première station en Chine, dans le cadre de la première mission
diplomatique américaine, menée par l'ambassadeur David Bruce. Pour la CIA et le Tewu de
Kang Sheng (le principal service d'espionnage chinois), c'était un énorme progrès par rapport
aux contacts clandestins que Vernon Walters et Kissinger avaient eus avec les Chinois à Paris
entre novembre 1971 et mai 1973. Kissinger se rappelle avoir ensuite eu des tête-à-tête secrets
avec le vétéran des services secrets Huang Hua, l'un des experts de Kang Sheng pour le tiers-
monde. Ces rencontres avaient généralement lieu dans un « endroit sûr » de Manhattan, fourni
par la CIA : c'était « un appartement miteux dont les murs couverts de miroirs suggéraient une
destination moins prosaïque ».
Un haut responsable des services secrets chinois fut chargé de définir le rôle que tiendrait
la Chine dans le jihad afghan, qui aurait d'importantes conséquences pour la maîtrise du
Xinjiang et de sa population musulmane. Ce responsable était Qiao Shi, adjoint de Kang Sheng
à la tête du Tewu. Partisan de Mao de la première heure, Qiao Shi avait été particulièrement
actif en Europe de l'Est dans les années 1970, quand les désaccords sino-soviétiques faisaient
rage, pour promouvoir l'influence chinoise dans des pays comme l'Albanie (dont les Chinois
furent expulsés en 1976), la Yougoslavie et la Roumanie. En septembre 1978, regagnant Pékin
après l'une de ses missions dans les Balkans, Qiao Shi s'arrêta à Téhéran pour rencontrer le
chah, atteint par un cancer et dont l'autorité était déjà contestée par la révolution islamiste qui
grondait.
Qiao Shi proposa au chah une nouvelle alliance pour contrer l'expansion soviétique,
surtout dans l'Afghanistan voisin. Le service israélien d'espionnage à l'étranger, le Mossad,
avait déjà mis en contact les Iraniens et les Chinois. Le général Nasser Moghadam, qui venait
de prendre la tête de la redoutable organisation de sécurité et d'espionnage du chah, la Savak,
rencontra Qiao Shi. Un accord fut conclu pour une guerre clandestine en Afghanistan,
indépendamment des projets de la CIA, semble-t-il. Les agents chinois se mirent en place au
Pakistan, l'ambassadeur iranien à Islamabad, ancien chef de la Savak, assurant la liaison avec
l'ISI pakistanais.
Les beaux projets de Téhéran et de Pékin volèrent en éclats lorsque le chah fut renversé
en février 1979 et quand L'URSS envahit Kaboul en décembre de la même année. Néanmoins, le
nouveau régime révolutionnaire de Khomeiny continua à considérer les services de Kang
Sheng comme un allié possible contre les Soviétiques. Qiao Shi et des spécialistes chinois de
l'espionnage militaire décidèrent d'attaquer les Soviétiques à Kaboul. Début 1980, à l'époque de
la visite de Harold Brown, un dignitaire chinois musulman, étroitement allié au régime de
Pékin, vice-président de l'Association islamique chinoise, Mohammed Ali Zhang Jie, vint
négocier à Téhéran. L'axe Chine-Iran-Pakistan avait besoin de se renforcer. Les Iraniens furent
assurés par leurs visiteurs chinois que Deng Xiaoping n'hésiterait pas à leur fournir des armes
pour lutter contre Saddam Hussein, qui attaqua l'Iran en septembre 1980 et poursuivit la guerre
jusqu'à l'épuisement des deux pays en 1988.
En septembre 1980, le successeur que s'était choisi Mao, Hua Guofeng, avec qui Harold
Brown avait conclu la coopération sino-américaine en Afghanistan, confia le poste de Premier
ministre à Zhao Ziyang. Mais, alors que Hua était encore Premier ministre, le nouveau chef de
la CIA à Pékin, David Gries, organisa la visite de l'amiral Stansfield Turner, directeur de la CIA
sous Carter. Il fut question de construire deux sites secrets de surveillance dans le Xinjiang, à
Qitai et à Korla. Ces postes d'écoute pourraient surveiller les communications et les essais de
missiles soviétiques, ce qui était devenu impossible depuis la fermeture de Tracksman 1 et 2 en
Iran. Les sites du Xinjiang seraient dirigés par des Chinois auxquels les Américains
enseigneraient le Sigint (Signal Intelligence). Tout le projet serait placé sous le contrôle d'une
branche de la CIA dirigée par Leslie Dirks, la Division of Sciences and Technology.
Les postes d'écoute chinois fournirent à Washington et à Pékin une occasion unique
d'espionner l'Asie centrale soviétique. Politiquement, ils donnèrent aux États-Unis, leader de la
coalition antisoviétique en Afghanistan, un atout de choix en territoire chinois, même si le
contrôle de Pékin était contesté par la population locale, comme les Américains le
comprendraient bientôt.
Qitai et Korla poursuivirent apparemment leur surveillance électronique jusqu'à la fin de
l'occupation soviétique en Afghanistan en 1989, qui coïncida à peu près avec les émeutes de la
place Tianan men, en avril, qui virent les forces de sécurité chinoises écraser les manifestations
et la révolte naissante des étudiants et d'autres dissidents. Commença une période de tension
entre la Chine et les États-Unis, qui se désengageaient alors d'Afghanistan (la Chine avait été la
première). Cette mésentente fut la cause principale de la fermeture de Qitai et Korla.
Rien n'indique que les Américains ou les Chinois aient jamais envisagé les conséquences
que pourrait avoir la formation de militants musulmans, surtout les Ouïgours du Xinjiang, pour
lutter contre les Soviétiques en Afghanistan, à la frontière ouest de la Chine.
Durant le jihad, les services secrets de Kang Sheng coopérèrent brièvement avec
l'Allemagne de l'Ouest pour une étrange opération hybride. Le Bundesnachrichtendienst (BND),
service fédéral d'espionnage de la RFA, y fut directement impliqué. Dans les années 1970, le BND
(dirigé par des hommes aussi redoutables que Klaus Kinkel, qui devint l'un des plus actifs
ministres des Affaires étrangères de l'Allemagne réunifiée après l'effondrement de l'Union
soviétique et de la RDA) était actif sur plusieurs fronts, avec la CIA et le Mossad. Alors que
l'Afghanistan devenait un point chaud, les services israéliens fournirent secrètement à
l'Allemagne un système de brouillage radio, sous le nom de code Cerberus, sans doute proche
de celui qu'Israël avait utilisé avec succès contre les Arabes, notamment durant la guerre de
1967. (Israël avait perturbé les pilotes de combat arabes en leur envoyant de faux ordres censés
émaner de leur quartier général et avait même brouillé une conversation radiotéléphonique
essentielle, au début de la guerre, entre Nasser et le roi Hussein de Jordanie.)
Pour en vérifier l'efficacité, le BND utilisa Cerberus le long des frontières du rideau de fer
qui le séparait des États du Pacte de Varsovie, notamment l'Allemagne de l'Est. Lorsque Bonn
reçut de Pékin une demande d'assistance technique pour ses opérations d'espionnage contre les
Soviétiques, surtout à proximité de l'Afghanistan, le BND, dirigé par Kinkel, lança l'opération
Pamir (du nom de la haute barrière montagneuse qui se dresse entre L'URSS, la Chine,
l'Afghanistan, l'Inde et le Pakistan). Il s'agissait d'installer un radar allemand en territoire
chinois, près de l'Union soviétique. Cerberus fut également utilisé par le personnel chinois
contre les communications électroniques soviétiques. Encouragé par le succès de ce système, le
BND monta une série d'entreprises écrans pour livrer à la Chine de l'équipement électronique de
haute fidélité pour environ 25 milliards de dollars. En Allemagne, ceux qui découvrirent
l'opération Pamir l'accusèrent d'être financée par le budget du ministère de la Défense, en
violation des lois contre le transfert de technologie sensible.
Pour la CIA et son allié pakistanais l'ISI, le défi logistique de la collaboration avec la
Chine consistait à acheminer les armes chinoises (et les autres) aux combattants. L'un des
accords conclus par Harold Brown à Pékin stipulait que les avions américains pourraient
emprunter l'espace aérien chinois pour livrer leurs chargements d'armes aux moudjahidin. On
raconte que les Chinois utilisèrent la péninsule montagneuse du Wakhan, où la courte frontière
commune de l'Afghanistan et de la Chine (65 kilomètres) serpente dans des gorges escarpées.
Les cimes glacées du Wakhan dépassent pour la plupart les 6 500 mètres et sont très peu
peuplées. Toutes les vallées sont bloquées par la neige pendant les mois d'hiver. Un proverbe
afghan dit que « même les oiseaux ne peuvent utiliser que leurs pattes » dans ce corridor d'une
longueur de 190 kilomètres. Quand le jihad afghan commença, les quelque 3 000 habitants des
vallées de l'Hindu Kuch et des franges du Pamir étaient des Kirghiz musulmans. Leur origine
ethnique les liait au Kirghizistan, ex-république soviétique kirghize. Ces rudes montagnards
avaient parfois des échanges, notamment commerciaux, avec les Kirghiz et les Ouïgours du
Xinjiang voisin.
En 1980, lors des premières offensives soviétiques, l'Armée rouge mit fin à la circulation
vers la frontière chinoise et annexa purement et simplement le Wakhan. Le gouvernement
fantoche de Babrak Karmal, mis en place à Kaboul, remit ce territoire à Moscou par un
document officiel. Puis il aida les Russes à repousser les Kirghiz du Wakhan vers le Pakistan,
ce qui accrut pour ce pays le problème déjà critique de l'accueil des réfugiés du jihad. Les
Soviétiques se mirent ensuite à construire de petits aéroports pour avions et hélicoptères partout
où c'était possible et à fortifier des bunkers sur le flanc des montagnes. Les soldats pourraient y
passer les mois d'hiver en attendant les actions des moudjahidin ou de leurs partisans chinois.
L'été, une garnison russe de 1 500 à 2 000 hommes y était installée, rattachée au district
militaire de Murgab, zone jadis utilisée par les unités montagnardes de l'armée des Indes
britanniques.
Tous les acteurs du jihad afghan avaient également un intérêt vital dans l'autoroute de
Karakorum, l'ancienne route de la soie, qui passait entre la Chine et le Pakistan, à une
cinquantaine de kilomètres seulement de la frontière afghane. Empruntée par Marco Polo au
XIIIe siècle, la route de la soie fut pendant longtemps la principale artère est-ouest, le long de
laquelle circulaient perles, soieries, cannelle, argent et surtout livres, doctrines et idées, l'islam
en particulier.
Les sources russes affirment souvent que les premières armes chinoises destinées aux
Afghans furent repérées dès juin 1979, six mois avant l'invasion soviétique. Si cette
information est vraie, cela pourrait être lié à l'accord chinois avec le chah, évoqué plus haut. En
tout cas, en juin 1979, les espions soviétiques repérèrent dans le port de Karachi un cargo
pakistanais, le Rustam, arrivé de Chine. Les médias moscovites annoncèrent que ses 8 000
tonnes d'armes et de munitions étaient parties vers Peshawar (selon un trajet classique, par
route et par rail, utilisé ensuite par l'ISI pour l'essentiel des armes arrivées à Karachi). À
Peshawar, le matériel fut distribué « dans le centre des saboteurs et des bandits ». Début 1980,
selon un Livre blanc publié par le gouvernement communiste de Kaboul, la Chine « acheminait
de grandes quantités d'armes et de munitions aux insurgés en Afghanistan ». Une partie de ce
matériel, qui put échapper au filtrage de l'ISI, parvint dans les camps de formation afghans
appartenant au Sholah e-Javed (Flamme éternelle), groupe de résistance maoïste. Arnaut Van
Lyden, correspondant néerlandais, fut sommé de quitter le Pakistan parce qu'il avait décrit de
manière un peu trop détaillée les nouveaux mortiers, mitrailleuses, roquettes et fusils chinois,
dont certains portaient encore la marque de l'armée chinoise, qu'il avait vus dans les camps
afghans de Peshawar et de la zone frontalière.
La formation militaire chinoise des volontaires du jihad et des musulmans ouïgours au
Pakistan avait été confiée au département d'espionnage militaire de l'Armée de libération du
peuple. Les experts occidentaux le désignent par son nom chinois, Er Bu, ou Second
Département. À la fin des années 1980, son chef était le général Xiong Guankai, vétéran des
services secrets, alors âgé d'une cinquantaine d'années. Son assistant personnel, le colonel Li
Ning, était l'attaché militaire à Londres qui, en 1990, se rendit à Washington pour terminer ses
études à la John Hopkins University. Après la guerre, les formateurs américains durent repartir
en Asie pour retrouver la trace de leurs anciennes recrues, désormais impliquées dans le
terrorisme international. On peut supposer que des hommes comme Xiong et Li ont dû eux
aussi se lancer à la recherche des combattants qui, après s'être endurcis dans le jihad, revinrent
mener l'insurrection ouïgoure au début des années 1990.
Dans les années 1960, le Second Département avait aussi formé de nombreux volontaires
issus des groupes maoïstes ou gauchistes d'Afrique et d'Amérique latine. Sa participation à
l'opération afghane, de 1980 à 1988, durant presque tout le déploiement soviétique, fut la plus
vaste de ses actions de ce genre. Les analystes de Moscou affirment, et cela paraît
vraisemblable, que la CIA aurait payé le gros de la facture (400 millions de dollars), somme
modeste par rapport aux milliards fournis par la CIA, l'Arabie Saoudite et, nous le verrons, des
financiers arabes, directement ou par le biais de l'ISI.
L'opération chinoise d'approvisionnement était déjà en cours un mois après la visite de
Harold Brown à Pékin. En février 1980, au moins six des groupes moudjahidin rivalisaient
pour recevoir les fusils, les mitrailleuses, les mortiers et les canons chinois. En septembre 1984,
grâce à l'action de l'ISI, dirigée par le général Youssaf, des pièces d'artillerie de 117 et 122 mm
étaient apparues sur divers fronts afghans, notamment le lance-roquettes de 107 mm, type 63-
1, équipé de tubes en alliage léger.
Le général de brigade Youssaf n'a que des éloges pour la méticulosité avec laquelle les
Chinois ont organisé l'opération. Jusqu'en 1984, « la plus grande quantité d'armes et de
munitions a été achetée à la Chine, qui s'est révélée absolument fiable et discrète, fournissant
des armes gratuitement ou moyennant finance ». Puis, en 1985, de plus en plus d'armes se
mirent à arriver d'Égypte, achetées par la CIA au gouvernement du président Moubarak.
Contrairement aux armes chinoises, efficaces et souvent neuves, les premières livraisons
égyptiennes étaient rouillées et totalement inutilisables ; quelques caisses arrivèrent même
vides. La CIA commença aussi à fournir des armes arabes prises au Liban par Israël et des fusils
achetés en Inde.
Le plus remarquable succès de la CIA fut l'introduction du missile antiaérien Stinger, qui
allait changer le cours de la guerre à partir de 1985, forçant les attaques soviétiques par avion et
par hélicoptère à se maintenir à haute altitude, ce qui les rendait inefficaces. Non sans ironie,
c'est parce que la CIA et les Pakistanais perdirent le contrôle des Stinger que les groupes
terroristes post-jihad et les gardiens de la révolution iranienne devinrent si actifs. Selon
Youssaf, dès que la formation au maniement des Stinger eut commencé dans le principal camp
de l'ISI, à Ojhri, près de Rawalpindi, les visiteurs chinois ou saoudiens ne furent plus admis. Le
seul homme politique américain qui ait pu s'y rendre, en 1987, fut le sénateur Gordon
Humphrey, qui avait usé de toute son influence pour que la CIA fournisse le Stinger au jihad.
L'une des armes les plus efficaces qu'ait fournies la Chine était le lance-roquettes à
canons multiples mentionné plus haut, également appelé MBRL (mtilti barrel rocket launcher).
Youssaf révèle qu'apparut un vif besoin de lance-roquettes à canon simple, les SBRL (single
barrel rocket launcher), qu'un homme pouvait manipuler la nuit entre les avant-postes ennemis.
Cette mobilité contrastait avec le MBRI., qui devait être porté à dos de mulet et qui était trop
lourd pour être manipulé par un seul homme. L'ISI en fit la démonstration en utilisant un tube
de MBRL endommagé ; la CIA fut enthousiasmée et parvint à convaincre la Chine réticente de
relancer la production de SBRL. Youssaf commanda 500 SBRL en 1985 ; en 1987, alors que la
guerre était en perte de vitesse, l'ISI en avait reçu 1 000.
Les sources pakistanaises ne donnent aucune information sur ce que devinrent les MBRL
et les SBRL après la guerre. Pourtant, il est clair qu'ils furent fréquemment utilisés par les
factions de la guérilla afghane, notamment les taliban et leurs ennemis, et par les guérilleros du
Cachemire contre l'Inde. À Kaboul, capitale ravagée par le jihad et les guerres intestines qui
suivirent, les survivants peuvent témoigner de la terreur créée par les pluies de roquettes,
chinoises pour la plupart, que les factions déversèrent sur la ville à partir de 1980.
L'opération de formation du Second Département incluait l'envoi d'environ trois cents
conseillers et instructeurs dans les camps du Pakistan : Muhammad-Gard, près de Nawagai ;
Shabqadar, à 20 kilomètres au nord de Charsadda ; Lwara-Mena, dans le nord-ouest, région de
culture du pavot, à une douzaine de kilomètres de Landi-Kotal ; et Faqirabad, près de
Peshawar.
En 1985, la Chine ouvrit d'autres camps sur son territoire, près de Kachgar et de Hotan,
dans le Xinjiang. Les combattants y apprirent à maîtriser les armes, les explosifs et les tactiques
chinoises, formation sans doute semblable à celle que dispensaient les forces spéciales
pakistanaises, américaines et britanniques.
Jusqu'à la fin de l'automne 1986, la propagande soviétique minimisa la formation et
l'approvisionnement offerts au jihad par les Chinois. Surtout après l'arrivée au pouvoir de
Mikhaïl Gorbatchev, qui envisageait un retrait des troupes hors d'Afghanistan, le Kremlin ne
voulait pas compromettre la possibilité de négociations avec la Chine. Il fallait résoudre les
vieux problèmes sino-soviétiques, qui avaient failli déboucher sur une guerre en 1969.
Contrairement aux Russes, le président communiste afghan, Mohammad Najibullah, ne
mâchait pas ses mots. Il déclara à un journaliste pakistanais que les Chinois avaient joué « l'un
des rôles les plus importants dans la guerre ». L'aide militaire chinoise représentait plus de 400
millions de dollars. Selon d'autres sources afghanes et russes, les Chinois pouvaient former
dans les camps du Xinjiang 55 000 « Afghans » - on ne sait pas s'il s'agissait de musulmans
ouïgours, d'Ouzbeks ou d'autres volontaires issus d'Asie centrale.
Les dangers qui allaient résulter pour la Chine de l'entreprise afghane deviennent
évidents lorsqu'on prend en compte la composition ethnique et religieuse du pays. Lors du
recensement de 1982 (l'assistance au jihad avait commencé deux ans auparavant), Pékin ne
reconnaissait officiellement que 14,6 millions de musulmans en Chine. Dans les années 1990,
les islamistes affirmaient qu'ils étaient plus de 50 millions, de différentes nationalités : Hui,
Ouïgours, Kazakhs, Ouzbèks, Tadjiks, Tatars, Kirghiz, Salars, Dongxiang et Baoan. Dans la
seule région du Xinjiang, où se trouvent des installations comme le site de Lop Nor destiné aux
essais nucléaires et les deux postes de surveillance électronique financés par les États-Unis, il y
a 7 millions d'Ouïgours. Musulmans sunnites, ils représentent 46 % de la population locale, aux
côtés de 36 % de Chinois Han, un million de musulmans kazakhs (7 %), 4 % de Hui, 2 % de
Tadjiks (chiites, comme ceux de l'ex-république soviétique du Tadjikistan, et qui parlent une
langue proche du persan) et 1 % de Kirghiz (sunnites, pour la plupart, comme les Kazakhs).
Pour les Chinois, qui ont toujours considéré leur pays comme 1'« empire du Milieu », le
centre du monde civilisé, les non-Chinois sont des « barbares ». Il faut les soumettre au moyen
de ce que la spécialiste américaine Liban Craig Harris, qui a travaillé au ministère des Affaires
étrangères, nomme ji-mi, ou « apaisement », ou par le processus nommé zhi-yi, qui consiste à
renvoyer dos à dos les différents groupes de barbares afin de mieux les maîtriser (les Perses
contre les Arabes, les États-Unis contre la Russie, par exemple).
Cette technique n'a pas toujours fonctionné pour les musulmans vivant en Chine, comme
devaient le découvrir les empereurs de la dynastie mandchoue (1644-1912). Une résistance
active au gouvernement central des Han apparut dans la province du Gansu, au nord-ouest du
pays, à la frontière de la Mongolie. Dans la seconde moitié du xvIIIe siècle, un voyageur érudit
qui avait passé vingt ans dans les villes saintes de La Mecque, de Médine et au Yémen
introduisit une doctrine, connue sous le nom de Nouvel Enseignement, qui provoqua des
agitations dans les zones musulmanes. Au début du XIXE siècle, quelque 15 millions de
musulmans chinois luttaient pour l'autonomie. À partir de 1818, il y eut plusieurs soulèvements
dans la province du Yunnan ; la Grande Rébellion eut lieu en 1853-1873. En 1862-1876, les
Tungan se révoltèrent dans les provinces du Shaanxi, du Gansu et surtout du Xinjiang, où les
musulmans commençaient à être touchés par la lutte d'influence anglo-russe qu'on appelait le
Grand Jeu. Le Yunnan fut divisé en deux royaumes musulmans rivaux. Un leader musulman,
Du Wenxiu, de Pingnan Guo (le « pays du Sud paisible »), se rebaptisa sultan Soliman, à la
manière des Ottomans. Il envoya son fils à Istanbul, puis à Londres en 1871, pour plaider (en
vain) contre les dirigeants Qing. Les combats et les destructions survenus dans la région que les
musulmans appelaient désormais Turkestan oriental (les Ouïgours et la grande majorité des
musulmans de cette région parlent une langue dérivée du turc) laissèrent une forte trace dans
les mémoires. En 1973, une grande révolte musulmane au Yunnan fit 1 700 morts.
Plus près de l'Afghanistan, de la Russie et des zones musulmanes soumises par les tsars,
la révolte éclata en 1862-1876. Le chef des rebelles, Yakoub Beg, faillit rétablir le règne des
Khojas, dirigeants musulmans qui dominèrent du xve au xvIIc siècle. Pendant un moment, toute
autorité centrale fut chassée des trois provinces du Xinjiang, du Shaanxi et du Gansu. Installé
dans la région de Kachgar, Yakoub Beg régna pendant douze ans. Il fut brièvement reconnu par
la Russie, la Grande-Bretagne et la Turquie. Les frictions russo-britanniques nées du « Grand
Jeu » menèrent à un accord tacite selon lequel le Xinjiang servirait de tampon entre les empires
russe et britannique. Pourtant, Yakoub Beg commit une erreur fatale, que devraient garder à
l'esprit les insurgés musulmans d'aujourd'hui, pour la plupart formés lors du jihad afghan de la
CIA, s'ils comptent trop sur le soutien de la Turquie, leur prétendue mère patrie culturelle et
linguistique. L'erreur de Beg fut d'accepter des armes de l'Empire ottoman, le pire ennemi de la
Russie. Le sultan de Constantinople déclara Yakoub amir al-mouminin, « commandeur des
croyants », titre suprême qui défiait l'autorité chinoise. Par la suite, les dirigeants chinois
réprimèrent la révolte, mais affaiblirent leur pays en empruntant à l'étranger afin de financer
l'effort militaire visant à écraser le soulèvement. L'Empire ottoman et la dynastie mandchoue
coexistèrent un moment, avant de disparaître tous deux au lendemain de la Première Guerre
mondiale.
Sous la république dirigée par le Guomindang de Sun Yatsen, après la révolution à
Canton en 1911, le gouvernement de Sun prit brièvement les musulmans au sérieux. Il
envisageait de faire d'eux, sous le nom générique de Hui, l'une des cinq « nationalités
officielles » de la Chine. Durant la guerre sino-japonaise de 1936, sous le gouvernement
Guomindang du général Jiang Jieshi, un recensement officiel révéla la présence de 48,2
millions de musulmans dans la Chine nationaliste, ce qui contredit le chiffre de 16 millions
communiqué par le gouvernement communiste à la fin des années 1980, alors que la guerre
afghane contre les Soviétiques touchait à sa fin et qu'apparaissaient dans le Xinjiang les
premiers signes d'une insurrection bien préparée avec l'aide des vétérans du jihad.
Les bases de cette insurrection furent posées entre 1944 et 1950. Les trois principaux
groupes ethniques musulmans en Chine (Ouïgours, Kazakhs et Kirghiz) profitèrent de la guerre
avec le Japon à l'est, de la guerre soviétique avec les Allemands à l'ouest et du chaos
qu'entraîna en Chine la guerre civile entre le Guomindang et les communistes (victorieux en
1949). Ces trois groupes essayèrent de créer ensemble une « république du Turkestan
oriental », conçue par ses créateurs comme un État indépendant. Sous la présidence de Mao, le
nouveau pouvoir communiste à Pékin dirigea son attention et ses forces militaires vers l'ouest
afin de vaincre les musulmans. Simultanément, les dirigeants communistes attaquèrent et
annexèrent la théocratie bouddhiste du Tibet, suscitant une résistance armée que la CIA soutint
brièvement dans les années 1950. Le jihad afghan de 1979-1989 et le retour des guerriers dans
l'ouest de la Chine, au Xinjiang en particulier, ranimèrent le mouvement de libération du
Turkestan oriental, comme l'appelaient désormais ses leaders musulmans. Un autre facteur
résultait également du jihad : l'indépendance acquise à partir de 1991 par les ex-républiques
musulmanes de l'Union soviétique en Asie centrale.
Avec la fin de la guerre en Afghanistan, les échanges humains et militaires à travers les
barrières montagneuses du Pamir et de Karakorum commencèrent à renforcer l'effervescence
dans cette zone stratégique de la Chine.
La stratégie chinoise visant à museler et à étouffer les islamistes, grâce aux mêmes
techniques qu'au Tibet, a consisté à noyer leur résistance dans un flot d'immigrants chinois,
comme l'avaient fait auparavant les Français, les Anglais, les Portugais et même les Russes
dans leurs propres possessions coloniales.
En dehors de ces affrontements entre le gouvernement central des Han et leurs sujets
musulmans, que signifiait vraiment le soutien apporté par la Chine à la guerre sainte menée par
les Américains en Afghanistan ? La Chine a dû faire preuve de prudence pour trouver le juste
équilibre : d'une part, faire face aux menaces soviétiques et aux revendications territoriales de
l'Inde dans l'Himalaya ; d'autre part, ne pas avoir l'air de trop bien s'entendre avec les États-
Unis ou le Pakistan. Cela vaut particulièrement dans le monde musulman, où l'alliance des
États-Unis avec l'État d'Israël reste un anathème (après tout, la Chine fut l'un des premiers et
des plus authentiques défenseurs de I'OLP, avec un soutien moral, diplomatique et armé). La
Chine ne pouvait pas non plus encourager ouvertement la division, en soutenant une faction
afghane contre une autre, par exemple.
Enfin, en dernière analyse, les dirigeants communistes, comme leurs prédécesseurs
impériaux, ne voulaient pas permettre la victoire totale, en Asie ou dans le monde entier, de l'un
des deux « hégémonistes », terme employé par Pékin pour désigner les superpuissances d'avant
1990, les Soviétiques et les Américains. Des États-Unis forts et, comme sous les deux
administrations Clinton, un solide système d'alliances occidentales pour contrer l'expansion
soviétique, tout cela allait dans le sens des intérêts chinois. Pourtant, la Chine devait continuer
à affronter le monde, comme elle l'avait fait depuis la révolution, en jouant le rôle d'opposant à
toute ingérence des grandes puissances dans les affaires du tiers-monde.
Face à ce qu'elle considérait comme une menace directe pour ses intérêts en Afghanistan,
la Chine a voulu que les Soviétiques soient « contenus » et s'embourbent, comme les États-Unis
au Vietnam, dans une guerre épuisante et interminable qui allait saigner leur économie.
Comprenant peu à peu au cours des années 1980 que l'effort (de plus en plus faible) de Moscou
en Afghanistan n'était pas la menace qu'elle avait imaginée, la Chine commença à perdre de son
enthousiasme pour ce qui aurait dû devenir une « relation stratégique », comme l'avait dit le
ministre des Affaires étrangères Huang Hua au premier secrétaire d'État de Reagan, Alexander
Haig. Cette tendance fut confirmée par la prospérité croissante de la Chine et par
l'effondrement imminent de l'Union soviétique.
À la même époque, les avocats désignés par le Tabligh vinrent à Tunis défendre les
islamistes lors des procès. Accusé d'avoir cherché à recruter des mercenaires, le cheikh Al-
Hamidi passa trois ans en prison. En leur absence, les combattants de la guerre sainte furent
condamnés à des sentences pouvant aller jusqu'à la condamnation à mort dans certains cas. Les
branches nord-africaines du Tabligh avaient été créées en tant que « centres culturels », mais les
gouvernements algérien et tunisien découvrirent leur activité de recrutement. Ils les
soupçonnaient aussi d'être derrière le terrorisme local. En Algérie, les terroristes frappaient déjà
ceux qui refusaient de soutenir le gouvernement ou les islamistes. Sur les quelque 3 000
Algériens qui furent formés au Pakistan et combattirent en Afghanistan pour la CIA, beaucoup
étaient des déserteurs de l'armée ; lorsqu'ils revinrent en Algérie, ils étaient déjà recherchés.
Nous verrons plus loin comment leur statut de hors-la-loi influa sur leur rôle de leaders dans les
violences qui allaient plonger le pays dans un bain de sang. Cela se produisit après que les
autorités militaires eurent bloqué les élections de 1991, qui auraient presque certainement
amené légalement les islamistes au pouvoir.
Aux États-Unis, le recrutement ne fut pas confié directement à la CIA. Divers groupes
locaux lui servaient de couverture, souvent des organismes caritatifs musulmans parfaitement
légaux ou associés aux mosquées de villes comme New York, Detroit, Los Angeles. S'il avait
été mené par les hommes de Langley, ce recrutement, suivi d'une formation militaire sur place,
aurait été en violation flagrante de la charte de la CIA, qui interdit toute activité de ce genre à
l'intérieur des États-Unis. L'endoctrinement initial se déroulait dans des lieux tout à fait banals :
le quartier arabe de New York, dans Brooklyn, un club de tir privé dans une ville prospère du
Connecticut et d'autres endroits similaires parmi les grandes communautés arabo-américaines
de Detroit et de Dearborn (Michigan), de Los Angeles et de la baie de San Francisco.
À Brooklyn, le centre pour réfugiés afghans Al-Kifah fut rebaptisé centre Al-Jihad par
les Arabes, les Arabo-Américains et les voyageurs musulmans qui y travaillaient et s'y
retrouvaient. C'est là que se déroulaient le recrutement et la collecte de fonds. L'argent
provenait de dons envoyés pour venir en aide aux réfugiés afghans. Très probablement, il y
avait aussi des valises pleines de billets ou des chèques au porteur envoyés par la Ligue
musulmane mondiale, le Tablighi Jamaat et d'autres organisations caritatives pakistanaises. Il
pouvait aussi s'agir de fonds saoudiens publics et (plus tard, quand le jihad se terminerait)
privés, comme ceux que fournit le magnat du bâtiment Oussama ben Laden, sur lequel nous
reviendrons.
Parmi les personnalités clés, il faut citer un ex-guérillero palestinien charismatique,
fondateur du mouvement de résistance Hamas à Gaza et en Cisjordanie, nommé Abdullah
Azzam. Son agent new-yorkais, Mustafa Chalaby, dirigeait le centre d'Atlantic Avenue, à
Brooklyn. Tous deux connurent une mort violente. Azzam, désormais légendaire, parcourut
tous les États-Unis au début des années 1980 afin de recruter pour la guerre sainte, en
apparence seulement pour l'Afghanistan. Il est probable qu'il collectait également des fonds
pour le Hamas et sa révolte contre Israël dans les territoires occupés. Azzam fut tué dans une
voiture piégée au Pakistan, en 1989, dans des circonstances qui restent mystérieuses. Au
nombre des suspects figurent le Mossad, le KGB OU son homologue afghan le Khad, l'ISI ou
même la CIA, car Azzam était devenu embarrassant pour beaucoup de gens. Quand les
Soviétiques commencèrent à se retirer d'Afghanistan, sa gestion du recrutement et de la
formation n'avait plus grand-chose à voir avec I'URSS : il s'agissait de préparer la guérilla et le
terrorisme dans le reste du monde.
L'assassinat de Mustafa Chalaby à New York en 1991 est sans doute lié aux querelles qui
agitaient les hommes du centre Al-Kifah à propos de l'utilisation des fonds. Le cheikh Omar
Abdel Rahman, le religieux égyptien aveugle qui recrutait pour la CIA, envoya ses fils
combattre en Afghanistan et, avec d'autres suspects, fut accusé d'avoir participé à l'attentat du
World Trade Center en 1993 et au complot avorté visant les bâtiments de L'ONU, des tunnels
routiers, des ponts, le quartier général du FBI et des services gouvernementaux, et qui prévoyait
l'assassinat de personnalités proisraéliennes. Tous fréquentaient le bureau d'Atlantic Avenue et
priaient souvent dans les mosquées voisines.
Une enquête réalisée par le magazine Day One de la chaîne ABC News, diffusée le 12
juillet 1993, retraçait les activités de recrutement d'Abdullah Azzam, pour lesquelles il avait
parcouru pas moins de vingt-six États américains. Certains des militants de Brooklyn furent
formés au club de tir High Rock, à Naugutuck, dans le Connecticut. C'est le cas d'El-Sayyad
Nossair, accusé du meurtre du leader extrémiste de la Ligue de défense juive, le rabbin Meier
Kahane (il fut simplement reconnu coupable de détention d'armes illégales). Les pièces du
procès montrent que les recrues suivaient d'abord cette formation avant d'être envoyées en
Afghanistan. Le cours que suivit Nossair sur le maniement du fusil d'assaut AK-47, arme
soviétique utilisée par les moudjahidin, eut lieu jusqu'à l'été 1989. La guerre afghane était alors
presque finie, mais, comme le souligna la Première ministre pakistanaise Benazir Bhutto lors
de la même émission télévisée, les combattants avaient déjà commencé à se disperser vers leurs
nouvelles cibles : « Ils sont partout. »
La formation officielle aux États-Unis avait commencé sous l'administration Carter en
1980. Auparavant, des préparatifs avaient déjà été entrepris en vue de libérer les otages de
l'ambassade américaine à Téhéran, mission qui échoua lorsqu'elle fut lancée en avril 1980. Des
officiers des Bérets verts, vétérans du Vietnam pour la plupart, jurèrent de respecter le secret et
se mirent à former les combattants de la guerre afghane. Beaucoup connaissaient déjà l'un de
leurs principaux lieux d'entraînement, Fort Bragg, en Caroline du Nord, célèbre base de la 82e
division aérienne de l'armée américaine. On sait moins que c'est aussi le site du John F.
Kennedy Spécial Warfare Center, école de guérilla et de contre-guérilla. Le colonel Charles
Beckwith devait mener la malheureuse mission en Iran ; c'est lui qui décida, avec le soutien du
président Carter, de tout abandonner quand la situation tourna à la catastrophe. Durant la
formation préalable, alors que l'aventure afghane était en cours d'organisation, Beckwith choisit
de déplacer sa troupe d'élite, la Delta Force, de Fort Bragg vers une zone plus sûre, Camp
Peary, de la CIA. Surnommée « Camp Smokey », cette base devait bientôt jouer un rôle central
pour la nouvelle guerre sainte.
Camp Peary, que les services secrets américains appelaient « La Ferme », était et est
probablement encore le principal lieu de formation de la CIA pour ses espions et tout son
personnel. Son existence même était classée « secret défense » jusqu'à ce que divers visiteurs le
découvrent et publient leurs témoignages au début des années 1990. La Ferme est une zone
d'environ 60 km2, au nord-est de Williamsburg (Virginie), qui s'étend de la route 64 à la rivière
James. Certains des futurs formateurs, principalement des Pakistanais envoyés par l'ISI, purent
sans doute voir Beckwith et ses hommes s'entraîner sur une réplique de l'ambassade occupée à
Téhéran et répéter tout leur plan une fois le mur d'enceinte franchi. C'est aussi à Camp Peary
qu'étudiaient et travaillaient les membres du Career Training Program de la CIA, dont de
nombreux officiers en quête d'avancement et de nouvelles missions en Afghanistan et ailleurs.
Parmi les disciplines inculquées, citons : usage et détection d'explosifs ; surveillance et contre-
surveillance ; contre-terrorisme ; lutte antidrogue et opérations paramilitaires ; comment écrire
des rapports selon les normes de la CIA ; comment utiliser divers types d'armes... Il y avait aussi
des cours théoriques sur le recrutement de nouveaux agents et d'assistants divers. La formation
paramilitaire se déroulait dans un autre site des forces spéciales utilisé par la CIA, Harvey Point
(Caroline du Nord).
Un autre site de Virginie utilisé pour le programme afghan était Fort A.P. Hill, non loin
de l'autoroute reliant Washington à Richmond, déjà connu des Bérets verts impliqués dans les
guerres plus ou moins secrètes des années 1960 et 1970 en Indochine. Comme à Fort Lee
(Virginie), on y trouvait une zone d'entraînement au saut en parachute. Les pilotes étaient
censés y pratiquer le Computerized Airborne Point Release Flying (CARP), technique de vol
assistée par ordinateur qui prouva ses limites dans l'île de Grenade en 1983, mais qui fut
apparemment utilisée pour le simple parachutage de soldats, notamment lors de l'opération
Tempête du désert en 1991, pour libérer le Koweït de l'occupation irakienne.
À Fort A.P. Hill comme à Camp Pickett (Virginie), les Bérets verts et les Seals
enseignaient aux officiers pakistanais et parfois aux moudjahidin de passage (exclusivement
afghans ou pakistanais) les techniques d'infiltration et l'art d'éloigner des lignes ennemies
blessés, prisonniers ou armes. On voit constamment ces mêmes techniques réapparaître parmi
les insurgés islamistes en Haute-Égypte et en Algérie depuis que les vétérans de la guerre
d'Afghanistan ont commencé à y revenir au début des années 1990.
Les Américains semblent avoir eu plus de mal à transmettre aux forces spéciales
égyptiennes certains des savoirs enseignés dans les camps. Ces soldats égyptiens devaient à
leur tour former les volontaires égyptiens partant pour le jihad. D'autres seraient formés pour
les poursuivre et les tuer lorsqu'ils reviendraient en Égypte et prendraient les armes contre le
gouvernement Moubarak. Richard Marcinko, vétéran des Seals, déclare qu'il a fait partie des
équipes qui ont passé six mois en Égypte pour former les Rangers égyptiens, « avec un succès
très limité. On avait beau faire tout notre possible, il était presque impossible d'apprendre les
opérations spécialisées aux Égyptiens [...] Ils n'étaient pas très habiles au tir, leur condition
physique était médiocre, et leur motivation inexistante ». Selon lui, cela s'expliquait par le
système de caste militaire, qui produisait des officiers et des sous-officiers moins aguerris que
les simples soldats.
Plus de soixante sujets devaient être inculqués aux combattants de la guerre afghane,
parmi lesquels l'usage de fusées et d'explosifs sophistiqués, d'armes automatiques dont les
munitions percent les blindages, de mines et de bombes télécommandées (connaissances qui
furent ensuite utilisées dans le pays d'origine des volontaires ou contre les Israéliens, comme au
Sud-Liban). Les plus brillants des aspirants guérilleros apprenaient le principe de la guerre
froide, selon lequel « le cerveau remplace le fusil » comme arme principale. Ils apprenaient
aussi la devise de Sunzi, théoricien chinois de l'art de la guerre : « Vaincre l'ennemi sans
combattre est le sommet de l'art. » Autrement dit, utiliser la ruse et le subterfuge autant que
possible plutôt que l'affrontement conventionnel. Tant les moudjahidin que leurs mentors,
occidentaux et pakistanais, semblent avoir oublié ce mot d'ordre dans les dernières phases de la
guerre, lorsqu'ils eurent recours aux tactiques belliqueuses usuelles. Les Soviétiques avaient
déjà entrepris leur repli, mais les Américains et les Pakistanais poussèrent le commandement
moudjahid à assiéger des positions fortifiées comme Herat, que les forces communistes
défendirent avec succès, même si elles finirent par capituler sans résistance lors du repli total
des Soviétiques.
Malgré la formation dispensée dans l'art de poignarder un ennemi dans le dos ou de le
garrotter, l'assassinat des principaux leaders ennemis était théoriquement interdit par la CIA. Le
4 décembre 1981, le président Reagan signa l'ordre 12333, qui confirmait et renforçait
l'interdiction que le Congrès avait tenu à voter, après les scandales des années 1970, quand la
CIA avait cherché à assassiner Fidel Castro au moyen de poisons ou de cigares explosifs.
« Aucune personne employée par ou agissant pour le gouvernement des États-Unis ne
pratiquera ou ne cherchera à pratiquer l'assassinat. »
En apparence, cela contredisait l'enseignement dispensé par les forces spéciales, qui
apprenaient à leurs élèves l'art de la strangulation, les prises de karaté mortelles et la manière
d'utiliser un fusil à viseur télescopique pour éliminer un ennemi selon la technique des tireurs
d'élite.
Les instructeurs étrangers enseignaient le sabotage « stratégique ». Dans le jargon des
formateurs, le sabotage ordinaire, l'« intervention personnalisée et subreptice d'individus ou de
petits groupes visant à endommager ou à détruire des installations, des produits ou du
ravitaillement », s'opposait au sabotage « indirect ». En Afghanistan, cela signifiait détruire des
récoltes appartenant à une tribu ou à un village engagés du côté des Soviétiques, réduire ou
endommager la production contrôlée par l'État ennemi, c'est-à-dire le régime communiste de
Najibullah à Kaboul. Sans grand succès, cette technique fut également appliquée à la
destruction de sites industriels liés à l'exploitation du pétrole et du gaz naturel, exploités par le
régime militaire ou par des investisseurs étrangers en Algérie dans les années 1990.
Comme l'a remarqué en 1987 l'analyste militaire américain John Collins, il n'est pas
nécessaire d'avoir suivi une formation poussée pour verser de l'époxyde sur les machines ou du
sucre dans les réservoirs, mais c'est une autre affaire que de mener un sabotage « stratégique ».
Cela exige des activistes capables de mobiliser les foules et de coordonner leur action dans des
manifestations, des grèves, des émeutes, des boycotts, etc. Jusque dans les années 1990, ni les
guerriers d'Afghanistan ni les terroristes et guérilleros internationaux n'ont remporté de grands
succès dans ces activités. En février 1993 cependant, les vétérans arabes de la guerre afghane
préparèrent le terrain pour les terribles attentats du 11 septembre 2001 à New York et à
Washington, qui ont déclenché, de la part des États-Unis, une nouvelle « guerre contre la
terreur » en Afghanistan. L'attentat perpétré par ce groupe d'Arabes contre le World Trade
Center à New York en février 1993 paralysa l'activité commerciale d'un des centres d'affaires
les plus importants, causa la mort de sept personnes et en blessa plus de 1 000. Pour les
attaques du 11 septembre 2001, préparées depuis des années, des pirates de l'air détournèrent
quatre avions de ligne américains ; deux d'entre eux percutèrent les tours jumelles du World
Trade Center et un troisième le Pentagone à Washington DC. Les deux tours s'écroulèrent, avec
des milliers de personnes à l'intérieur. Un quatrième avion s'écrasa dans un champ en
Pennsylvanie. À la fin de l'année 2001, une tentative d'estimation non officielle du nombre de
morts en comptabilisait environ 3 300, des centaines de personnes étant encore portées
disparues, et plusieurs milliers d'autres ayant été blessées dans les deux villes. Le 7 octobre
2001, les États-Unis, avec le soutien des forces afghanes anti-taliban, lancèrent une offensive
aérienne et terrestre contre le réseau Al Qaida d'Oussama ben Laden, accusé des attaques, et les
forces taliban qui l'abritent et le protègent.
Cet art de la démolition et de l'incendie nécessite une connaissance détaillée des explosifs
et des procédés incendiaires (quel type, combien, où le placer, comment le déclencher), acquise
auprès d'instructeurs américains ou d'autres qui, comme les officiers de l'ISI, avaient bénéficié
d'une formation américaine.
Depuis que, au début des années 1990, la guerre afghane a débouché sur la propagation
du terrorisme et du trafic de drogue dans le monde, les commentateurs européens ont pris
l'habitude d'en faire peser la responsabilité sur la CIA et les diverses administrations
américaines impliquées. En fait, et tout particulièrement dans le processus de formation, les
alliés ont eu leur part. C'est le gouvernement de Margaret Thatcher qui se montra le plus
enthousiaste en faveur du jihad, malgré un engagement matériel limité. Quand la guerre
afghane éclata, les mouvements européens pour la paix et le désarmement nucléaire
commençaient à prendre une place de plus en plus grande dans les médias et dans le débat
public. Mme Thatcher, fille d'épicier qui avait fait des études à Oxford, était devenue Première
ministre au printemps 1979, au moment où le chaudron afghan s'était mis à bouillonner
sérieusement.
Tournant d'abord ses regards vers l'ouest, puis vers l'est (où elle reconnaîtrait en Mikhaïl
Gorbatchev un dirigeant soviétique « avec lequel on peut travailler »), elle avait déjà pressenti
la politique de Reagan. Sur la scène britannique, elle avait préconisé le conservatisme fiscal :
réduction des impôts qui « pénalisaient le succès » et réduction des dépenses publiques dans
tous les domaines, sauf les services armés et secrets. Mme Thatcher s'obstina dans ces choix et
vit son étoile politique décliner, jusqu'à ce que la junte militaire d'Argentine, à des milliers de
kilomètres de l'Angleterre, s'empare soudain des Malouines (Falkland) en mars 1982. Cet acte
de « piraterie » offrit à Mme Thatcher et à ses nouveaux amis, le président Reagan et son
directeur de la CIA, une occasion rêvée pour injecter l'adrénaline du patriotisme, teinté de
chauvinisme, dans les veines fatiguées des Britanniques et en même temps pour donner un
coup de jeune à la « relation spéciale » qui les unissait aux Américains, relation ancestrale mais
quelque peu négligée ces derniers temps.
Dès le début du jihad afghan, les hauts responsables anglais et américains se
consultèrent. Cependant, avant que les Britanniques puissent officiellement apporter leur
contribution à l'effort de formation et que règne l'harmonie tant désirée par Reagan et Thatcher,
les deux camps comprirent qu'il leur faudrait d'abord régler le problème iranien. Au printemps
1980, les entreprises britanniques vendaient encore des armes au régime révolutionnaire de
l'ayatollah Khomeiny. Selon le spécialiste britannique des questions d'espionnage Stephen
Dorril, Howard Bane était alors l'officier de la CIA chargé de coordonner le renseignement sur
l'échec de la mission de libération des otages en avril ; ces ventes d'armes le perturbaient. De
plus, quand six membres du personnel de l'ambassade à Téhéran avaient réussi à échapper à la
prise d'otages de novembre 1979 et avaient demandé asile à l'ambassade britannique, ils avaient
été repoussés ; les six Américains avaient alors été recueillis par l'ambassade du Canada et
rapatriés sains et saufs. Le ministère britannique des Affaires étrangères rappela de Téhéran le
chef local du MI-6, mais cela ne suffit pas à rasséréner la CIA.
La guerre des Malouines permit de resserrer les liens et de préparer la voie à la
participation britannique à la formation des guerriers afghans. En Argentine, la CIA avait de
bons informateurs proches de la junte des généraux. Au Chili voisin, la NSA, agence américaine
d'espionnage électronique basée à Fort Meade (Maryland), disposait de postes d'écoute. Sur les
ordres de William Casey, ces postes et les satellites américains transmirent à Whitehall des
renseignements sur les mouvements argentins, ce qui permit aux Britanniques de déchiffrer les
messages codés. L'aide américaine consista également à faire surveiller l'effort de guerre
argentin par les avions espions SR-71 Blackbird, sans grande efficacité toutefois, à cause des
nuages qui couvraient l'Atlantique Sud.
Plus important, c'est durant la guerre des Malouines que commença la saga du Stinger,
l'un des missiles antiaériens les plus mortels et les plus recherchés, comme les Russes allaient
bientôt l'apprendre à leurs dépens en Afghanistan. De nuit, un petit groupe de responsables
américains qui, comme William Casey, étaient partisans d'une aide totale aux Britanniques livra
illégalement (selon la loi des États-Unis) plusieurs Stinger à des diplomates anglais qui les
attendaient sur un parking à Washington. Ils violaient ainsi l'interdit du gouvernement sur le
transfert d'armement de haute technologie vers d'autres pays, même amis ou alliés. Bientôt, les
Stinger abattraient les bombardiers argentins et sauveraient la vie des soldats britanniques
envoyés par Mme Thatcher pour reconquérir les îles.
En retour, Casey obtint le soutien britannique pour la formation et même pour certaines
opérations de la campagne afghane. En raison de l'extrême discrétion du milieu politique
britannique et de l'habitude d'envoyer des avertissements aux journalistes qui envisagent de
divulguer un secret, en exigeant quasiment l'autocensure, cet effort resta presque secret durant
les années 1980. Il fut largement coordonné par les hommes du MI-6 à Islamabad, notamment
Anthony Hawkes, qui fut chef du bureau local de 1984 à 1988. Hawkes assurait la liaison avec
les Américains et avec l'ISI.
Outre la volonté de la Dame de fer d'aider les Américains dans leur croisade
anticommuniste, le noyau de la participation britannique à l'opération afghane se trouvait au
coeur des services secrets et parmi les vétérans des Spécial Air Services (SAS), connus pour
l'efficacité de leur action en Irlande, à Oman et en Malaisie. Le Joint Intelligence Committee
(JIC) joua également un rôle décisif.
La population britannique était largement ignorante de la décision de Mme Thatcher de
suivre l'exemple américain en Afghanistan - ou y était indifférente. Seul un anticonformiste prit
la parole au Parlement : Enoch Powell, ex-député conservateur, fit une allusion acerbe à la
volonté « servile » de Mme Thatcher de suivre le président Reagan, en Afghanistan et ailleurs.
« Jusqu'à quand le Royaume-Uni restera-t-il à la remorque des désastreuses erreurs de jugement
de la politique américaine ? »
Au début des années 1970, Londres était devenu l'un des centres du commerce des armes
ainsi que du recrutement de « soldats de fortune » expérimentés pour intervenir à la fois comme
formateurs et lors des opérations. Beaucoup avaient travaillé pour le MI-6 OU les SAS, OU dans
les forces irrégulières d'autres États européens. Il existait un groupement secret d'individus de
ce type prêts à louer leurs services, connu à Londres comme le « circuit » ou simplement les
« gars ». Au bas de la hiérarchie se trouvaient les « gars » les moins connus et de petites
entreprises de surveillance privée, qui se chargeaient du « sale boulot » qu'évitaient les
entreprises plus importantes. Le MI-5, service britannique de contre-espionnage, et la Spécial
Branch de Scotland Yard les avaient à l'œil, mais ne se mêlaient pratiquement jamais de leurs
activités. Les opérations importantes à l'étranger, comme le jihad afghan, étaient réglées avec le
ministère des Affaires étrangères.
Au sommet de la pyramide des opérations se trouvaient les entreprises dont les dirigeants
avaient des relations si ce n'est au 10 Downing Street, du moins aux ministères des Affaires
étrangères et de la Défense ou dans les services secrets, à la City ou parmi les autorités du Parti
travailliste. Ce réseau reposait sur des amitiés personnelles entretenues depuis l'université. Les
accords se concluaient lors de déjeuners dans les clubs londoniens ou de week-ends dans des
maisons de campagne en Angleterre ou en Ecosse, comme dans les romans de John Le Carré.
L'entreprise la plus privée du « circuit » avait été Watchguard, créée par un téméraire guérillero
de la Seconde Guerre mondiale, David Stirling, mais elle n'était plus en activité au moment de
la guerre en Afghanistan.
En 1973, la société Control Risks fut créée en tant que filiale de Hogg Robinson,
important groupe londonien de courtiers en assurances. Son but initial, selon ses membres, était
de conseiller les assureurs sur les risques et les indemnités en cas d'enlèvement. À cette époque,
les prises d'otages contre rançon financière ou politique étaient à la mode en Amérique latine,
en Asie et au Moyen-Orient. En 1994, Control Risks offrait ses conseils et son aide dans
quatre-vingt-trois pays et avait ses principaux bureaux à Londres, à Washington et à
Melbourne. Durant les dernières étapes du jihad, la firme gérait un service informatisé et une
banque de données sur le terrorisme international, où l'on retrouvait les vétérans de la guerre
afghane et des autres guerres, moins « saintes », qui ont suivi.
Control Risks donna naissance à l'éphémère KMS, qui fut active dans la formation de
quelques commandos afghans. Les initiales KMS signifiaient Keenie-Meenie Services, allusion
que pouvaient comprendre les mercenaires qui avaient combattu dans le camp anglais lors de la
guerre des Mau Mau au Kenya dans les années 1950 : Keenie-Meenie dérivait censément d'un
mot swahili signifiant « ce qu'on fait en secret » ou « en se glissant silencieusement dans
l'herbe comme un serpent ». KMS fut créée en 1974, puis rebaptisée Saracen. Ses membres se
vantaient d'avoir formé et équipé des « régiments entiers » de mercenaires mais, comme ils
avaient juré de respecter le secret sous peine de châtiments très graves, ils s'abstenaient
d'évoquer en détail leur rôle dans le jihad afghan.
En 1977, KMS passa sous le contrôle du général David Walker, ancien membre des SAS, et
du colonel Jim Johnson, courtier en assurances. Ses véritables propriétaires, dans le paradis
fiscal de Jersey, ne furent révélés que lors du scandale de l'Irangate en 1987. Walker, diplômé
de l'académie militaire de Sandhurst et de Cambridge, avait été conseiller du Parti conservateur
dans le Surrey. Johnson, ancien aide de camp de la reine, aurait aidé David Stirling à organiser
l'aide britannique secrète aux royalistes yéménites dans les années 1960. Au Yémen, les
opérations avaient été menées par Billy MacLean, vétéran des opérations clandestines alliées en
Albanie communiste, entre autres. Walker et Stirling avaient la réputation d'être millionnaires ;
tous deux avaient un accès direct au 10 Downing Street quand Mme Thatcher y résidait.
C'est à KMS, avec les vétérans des SAS, qu'échut apparemment le rôle principal dans la
contribution britannique à la formation des guerriers du jihad. KMS avait une filiale baptisée
Saladin Security. De même que l'entreprise américaine Vinell Corporation formait les forces de
sécurité saoudiennes, Saladin avait signé des contrats pour l'envoi aux rois et aux émirs du
Moyen-Orient des gardes du corps pour VIP. En 1970, le MI-6 avait aidé à organiser le coup
d'État au cours duquel le vieux sultan d'Oman Taymour fut renversé par son fils Qabus. Les
forces spéciales américaines et la CIA avaient déjà aidé le réseau britannique à lever une armée
de mercenaires pour que le sultan Qabus puisse résister aux guérilleros yéménites (soutenus par
les communistes) du Front populaire de libération du golfe Arabique, occupé dans les années
1970. Le chah d'Iran envoya aussi des troupes, dans une manœuvre digne du Safari Club, pour
contribuer à la défaite finale des guérilleros.
Après la chute du chah en février 1979, le président Sadate, dans le cadre de sa
coopération totale avec les efforts américains, de l'Afrique du Nord à l'Afghanistan, remplaça
les troupes iraniennes par quelques unités égyptiennes. En accord avec le gouvernement
Thatcher, le sultan Qabus d'Oman proposa aux États-Unis d'utiliser la grande base de la Royal
Air Force sur l'île de Masirah, au large de la pointe sud-est de l'Arabie, puis les bases de
Thamrit et de Sib à Oman, ainsi que les ports de Matrah et de Salalah. Au milieu des années
1980, les ravitaillements envoyés au Pakistan pour les moudjahidin transitaient parfois par
Oman.
Quelques vétérans des SAS avaient déjà commencé à former les moudjahidin et les forces
spéciales pakistanaises. Les groupes choisis étaient généralement proroyalistes, comme ceux du
leader Hadji Abdul Haq, à qui furent offerts des voyages en Occident pour rencontrer Mme
Thatcher et le président Reagan. L'un des formateurs afghans était le général Rahmatullah Safi,
sans doute l'officier afghan le plus gradé qui ait participé au jihad. Il commandait la formation
pour le Front national islamique d'Afghanistan (I’NIA), l'un des sept principaux groupes. Selon
lui, le FNIA comptait dans ses rangs 700 ex-officiers de l'armée afghane ; il dit avoir formé 8
000 hommes dans ses camps, apparemment hors du contrôle de l'ISI.
Lors de la guerre, le général Safi avait près de soixante-dix ans. Il avait fait ses études en
URSS, en Grande-Bretagne (probablement avec KMS OU un organisme semblable) et aux États-
Unis. Tout en servant dans l'armée royale afghane sous le roi Zaher Chah, il avait fondé un
commando d'élite de 1 600 hommes, à la tête duquel il resta jusqu'à ce que le cousin du roi, le
Premier ministre Mohammad Daoud, renverse celui-ci et place l'Afghanistan sur la pente qui
devait mener à l'établissement du gouvernement communiste en 1978 et à l'invasion soviétique
en 1979. Safi retrouva alors une « vie confortable » en Angleterre, sans doute pour opérer en
étroite liaison avec les formateurs britanniques.
Quand le scandale de l'Irangate aux États-Unis révéla que David Walker avait conduit les
opérations paramilitaires menées par les hommes de KMS au Nicaragua, au profit des Contras
anticommunistes, Walker et Johnson décidèrent de confier leur activité au sein de KMS, y
compris la formation des combattants afghans, au lieutenant-colonel Keith Farnes et à l'ex-
major Brian Baty, tous deux anciens officiers du 22e régiment des SAS. Un livre intitulé Force
fantôme, rédigé par le vétéran des SAS Ken Connor, montre comment certains combattants
afghans furent introduits en Grande-Bretagne, déguisés en touristes, et formés dans le cadre de
cycles de trois semaines dans des camps secrets en Écosse.
La formation était facilitée par la couverture procurée par deux organismes d'espionnage
électronique : la NSA implantée à Fort Meade (Maryland) et le GCHQ de Cheltenham en
Angleterre. Les communications tactiques et stratégiques interceptées entre Soviétiques et
communistes afghans fournissaient aux alliés assez de renseignements pour adapter leurs
programmes de formation. Par exemple, la surveillance des communications entre l'aviation
soviétique et ses bases permit de savoir quels systèmes antiaériens employer (les canons
Oerlikon achetés à la Suisse par la CIA, les missiles SA-7 pris aux Soviétiques ou aux Chinois,
le missile Stinger à partir de 1986).
Le travail du GCHQ s'intensifia durant la période 1978-1983, quand la participation
britannique au jihad fut lancée et renforcée par Margaret Thatcher. Cela était dû en partie aux
relations personnelles du directeur du GCHQ, Brian Tovey, diplômé d'Oxford et de la faculté
d'études orientales et africaines de l'université de Londres. Entre autres choses, Tovey
partageait avec son ami et homologue français, Alexandre de Marenches, une passion pour la
Renaissance italienne. Au début de la guerre afghane, Marenches dirigeait le SDECE, plus tard
rebaptisé DGSE. Marenches envoyait à Tovey une copie des messages interceptés par le petit
Groupe de communications radioélectriques (GCR), qui comptait 1 200 hommes, alors que le
GCHQ en employait 10 000. Les services secrets britanniques purent ainsi compléter leurs
propres ressources et anticiper la nouvelle tactique soviétique. Les renseignements rassemblés
par le GCR, le GCHQ et la NSA, grâce aux satellites et aux postes d'écoute au Pakistan, en Chine
et en Turquie, permirent à la CIA, aux forces spéciales américaines et aux formateurs
britanniques d'adapter la formation qu'ils dispensaient. En juillet 1985, par exemple, les forces
soviétiques en Afghanistan reçurent un nouveau commandant, le général Mikhaïl
Mitrofanovitch Zaïtsev, connu pour avoir entièrement repensé la formation des troupes
soviétiques en Allemagne de l'Est. Il mettait l'accent sur l'initiative individuelle, encourageant
les officiers à prendre leurs propres décisions. Les formateurs du jihad modifièrent donc leurs
cours en prévision de changements similaires dans la tactique soviétique en Afghanistan. Les
alliés apprirent aussi que Zaïtsev augmentait le déploiement des forces spéciales soviétiques,
les Spetsnaz, sans doute au détriment de leurs rivales du GRU, le service d'espionnage militaire.
L'effort britannique attira l'attention de l'ennemi. En octobre 1983, Radio Kaboul signala
qu'un « espion britannique », Stuart Bodman, avait été tué en Afghanistan le 1er juillet de cette
année-là. Selon d'autres rapports communistes, il était équipé pour transmettre des informations
à un satellite américain et avait été tué lors d'un affrontement avec les guérilleros alors qu'il
tentait d'introduire des lapis-lazulis au Pakistan.
Le ministère britannique des Affaires étrangères nia toute implication. Le 5 octobre, le
gouvernement communiste de Kaboul annonçait que six ressortissants britanniques avaient été
appréhendés en pleine activité « d'espionnage et de contrebande ». Le ministre afghan des
Affaires étrangères donna les noms de Bodman, Roderick MacGinnis et Stephen Elwick ; les
trois autres étaient appelés « Tom, Chris et Phil ». Les journalistes du bloc soviétique reçurent
une vidéo montrant le corps de Bodman, son passeport britannique et son permis de conduire.
Les six Britanniques étaient censément arrivés en Afghanistan en avril 1983 pour espionner un
centre de communications soviétique, entre autres cibles. « Tim » était un expert en explosifs
envoyé pour enseigner aux moudjahidin la fabrication des roquettes et des bombes, et pour leur
montrer comment les utiliser contre les forces du gouvernement. La vidéo ne disait rien des
cinq autres Britanniques.
Londres garda le silence. Deux semaines plus tard, le Sunday Times déclara avoir
retrouvé la trace du prétendu espion mort : il jouait aux fléchettes dans un pub près de l'aéroport
de Gatwick ! Stuart Bodman, trente ans, s'avérait être l'employé d'un entrepôt et n'était jamais
allé plus loin que Jersey. «Je ne sais pas comment ils ont eu mon nom [...] la seule fois où j'ai
vu un espion, c'est quand j'ai servi de caddy à Sean Connery » dans le club de golf voisin. Il
avait eu un passeport d'un an en 1972, mais l'avait brûlé, et il n'avait jamais eu de permis de
conduire. La vérification des registres des naissances montra qu'il n'existait alors qu'un seul
Stuart Bodman âgé de trente ans au Royaume-Uni.
Qui était donc le Stuart Bodman découvert par les communistes afghans ?
Le 9 octobre 1983, The Observer affirmait que « Bodman » travaillait pour les
Américains avec l'accord du MI-6. Il appartenait à une équipe de cinq hommes, d'ex-SAS,
envoyés en Afghanistan pour s'emparer d'armes soviétiques. Les armes étaient ensuite étudiées
aux États-Unis, en Grande- Bretagne et en France. Mais quelle était la véritable identité de
« Stuart Bodman » ? C'était un nom d'emprunt : un passeport d'une validité de dix ans avait été
délivré à un homme qui avait présenté de faux papiers d'identité. Le mystère persistait, mais
cette opération britannique servit d'exemple aux futurs terroristes internationaux vétérans du
jihad afghan.
Le sort funeste de l'équipe anglaise ne fut pas partagé par un groupe de trois Américains,
dont deux au moins étaient des formateurs, mené par Michael (« Mad Mike ») Williams,
vétéran de la Seconde Guerre mondiale en Italie, l'un des premiers officiers assignés à la 10e
unité des forces spéciales, créée en 1952 et qui combattit ensuite en Corée. Williams y avait
formé et commandé des mercenaires et des volontaires étrangers, à la tête du 7e bataillon du 3e
régiment d'infanterie des partisans, composé d'environ 1 500 déserteurs chinois et coréens. Il
avait ensuite servi avec le 77e groupe des forces spéciales et dans la 101e division aérienne.
Entre 1964 et 1976, il passa l'essentiel de son temps comme mercenaire en Afrique,
commandant les forces d'un autre « Mad Mike », Mike Hoare, au Katanga. En 1976, il accepta
le poste de capitaine dans l'armée blanche de Rhodésie, fut promu major puis commandant de
l'escadron n° 1, l'infanterie montée qui devait lutter vainement pour maintenir au pouvoir le
dernier dirigeant blanc de Rhodésie, Ian Smith.
Le colonel en retraite Robert K. Brown, rédacteur en chef du magazine préféré des vieux
soldats américains, Soldier of Fortune, persuada Mike Williams, Hunter Penn (autre vétéran de
la 101e) et Paul Fanshaw, qui avait survécu à treize ans dans la Légion étrangère, de former un
groupe secret de reconnaissance en territoire soviétique. Hunter Penn avait déjà passé trois
mois avec les guerriers dans les montagnes du Pamir. Il avait échappé de justesse à la vindicte
du mari d'une Afghane dévoilée qu'il avait essayé de photographier alors qu'elle lavait son linge
dans un torrent. Les quatre hommes partirent pour Quetta, capitale de la province pakistanaise
du Baloutchistan. Ils prirent contact avec le groupe du général Rahmatullah Safi, qu'ils avaient
déjà rencontré. Ils passèrent plusieurs semaines à affronter les communistes, partageant les
dures conditions de vie des combattants de Safi. Tous survécurent, et tous améliorèrent leurs
talents de formateur.
La participation française à la formation (indépendamment des conseils et du soutien
moral prodigués aux administrations Reagan et Thatcher par Marenches) fut très limitée. Sous
la présidence de Valéry Giscard d'Estaing, l'effort français fut symbolique, en partie à cause des
dissensions internes du SDECE. Un des proches collaborateurs d'Alexandre de Marenches avait
soutenu la tentative de coup d'État en 1980 contre Kadhafi, le dirigeant libyen alors hyperactif.
La CIA de Stansfield Turner n'avait apparemment pas apprécié. Cela eut lieu sous le mandat de
Carter, et pas encore sous celui de Ronald Reagan, qui devait plus tard qualifier Kadhafi de
« barjo » et qui, en avril 1985, ordonnerait un grand raid aérien contre la Libye. Le SDECE avait
également tenté un coup de force en juillet 1977, cette fois avec le vice-président égyptien
Hosni Moubarak, qui dirigeait les services secrets du président Sadate. Plusieurs journées
d'attaques terrestres et aériennes par les forces égyptiennes dans l'est de la Libye, loin de
déloger Kadhafi, contribuèrent probablement à renforcer son autorité. Ce fut l'une des dernières
opérations menées par les membres du Safari Club pour se débarrasser des adversaires de
l'Occident.
Quand l'ami de Reagan William Casey eut pris la tête de la CIA en 1981 et que
Marenches eut passé les commandes à Pierre Marion, choisi par François Mitterrand, la
participation française au jihad fut légèrement renforcée. Le général Jeannou Lacaze, doyen des
forces spéciales françaises, se rendit à Peshawar et rencontra les chefs de l'ISI. La France
promit son soutien logistique : du carburant, du matériel de communication et des munitions.
Quelques Français proposèrent aux moudjahidin une formation médicale et prodiguèrent
des soins sur place. Des groupes internationaux se portèrent volontaires : Médecins sans
frontières, Médecins du monde et Aide médicale internationale, qui comptent de nombreux
Français. L'un d'eux était le docteur Gilles Cavion, de Metz, qui collabora avec Ahmed Chah
Massoud, leader moudjahid qui se distingua contre les Soviétiques et qui resta, après la guerre,
l'adversaire impitoyable de Gulbuddin Hekmatyar. Massoud était l'un des très rares participants
du jihad à avoir compris que les fanatiques anticommunistes se transformeraient en fanatiques
antioccidentaux et en terroristes une fois la guerre terminée.
Cette évocation du rôle des étrangers dans la formation et les opérations en Afghanistan
serait incomplète si l'on ne mentionnait pas l'Iran, dont le rôle est bien connu, et l'État d'Israël,
pour lequel on ne dispose que de témoignages vagues. Plusieurs personnes m'ont affirmé, sans
la moindre preuve, qu'Israël avait pris part à la formation et à l'approvisionnement en imitant la
politique du président Sadate qui consistait à fournir des armes soviétiques parfois obsolètes
prises aux Palestiniens. On sait qu'Israël a fait de même pour les guérilleros d'Amérique
centrale.
Le secret est bien gardé : Israël envoya-t-il ou non des unités de ses forces spéciales pour
former les guerriers musulmans qui tourneraient bientôt leurs canons contre Israël dans le cadre
d'organisations comme le Hamas ? Des Américains et des Britanniques qui ont participé au
programme de formation m'ont assuré que les Israéliens y avaient également pris part, mais
personne n'a vu d'instructeurs israéliens en Afghanistan ou au Pakistan, ni parlé avec eux. Ce
qui est certain, c'est que, de tous les membres de la coalition antisoviétique, les Israéliens furent
les plus habiles à dissimuler leur rôle.
Plus intéressant paraît le rôle de l'Iran. Une assistance de type tribal, en particulier aux
groupes chiites comme les Hazaras, avait commencé avant même la révolution de Khomeiny.
Ardeshir Zahedi, gendre du chah et ministre des Affaires étrangères, dernier ambassadeur du
régime aux États-Unis, m'avait clairement exposé son opposition aux communistes afghans.
Après le printemps 1979, cette aide devint officielle.
Le premier grand centre de formation construit par les révolutionnaires fut Manzarieh,
qui surplombait les banlieues aisées de Téhéran. Il avait souvent été utilisé du temps du chah
pour les rassemblements de boy-scouts. Une statue de Baden-Powell se dressait à l'entrée. Si le
chah n'avait pas été renversé, une partie de ce vaste domaine (1 600 km2) planté de cèdres, de
chênes et d'ifs serait devenue en 1981 l'université Impératrice-Farah, réservée aux jeunes filles.
Les bâtiments furent convertis en premier centre de formation pour 1'« exportation » de la
révolution chiite, notamment vers l'Afghanistan.
À l'automne 1980, Manzarieh fut officiellement ouvert comme centre de convalescence
pour les pasdaran (gardes de la révolution) blessés. En février 1981, c'était déjà un centre de
formation pour l'élite terroriste, avec ce que l'Iranien Amir Taheri décrit comme « 175 étudiants
triés sur le volet, dont 9 Afghans et 14 ressortissants de divers pays arabes». Le premier
commandant du camp fut le cheikh Abbas Golru, d'origine irako-iranienne. Il avait appartenu
au groupe guérillero palestinien Al-Saiqa (Éclair), entraîné et dirigé par les militaires syriens.
Un étudiant a décrit les cours comme un « mélange de théologie et de maniement des armes »,
sans grand résultat dans l'un ou l'autre de ces domaines.
Le camp fut ensuite confié à Nasser Kolhaduz, formé à la guérilla palestinienne au
Liban. Khomeiny, qui se méfiait de Yasser Arafat et de son entourage, ne tolérait aucun
Palestinien pour la formation dispensée en Iran : il les considérait comme une menace. Il y
avait quelques instructeurs syriens et nord-coréens. Les recrues étaient des jeunes gens âgés de
quinze à dix-huit ans. Au début, ceux-ci devaient avoir déjà servi dans la Garde révolutionnaire
ou dans les unités basidji, qui plus tard formeront les adolescents iraniens et les enverront à la
mort lors d'attaques suicides contre l'armée irakienne durant la guerre de 1980-1988.
Parmi les recrues se trouvaient des fils de riches familles iraniennes. Certains étudiaient
aux États-Unis ou en Europe lors de la révolution de 1979 ; ils étaient revenus en tant que
volontaires. Les mollahs chiites du camp invitaient souvent ceux qui avaient vécu aux États-
Unis à décrire aux autres le « vice dans lequel sombre le Grand Satan, l'Amérique », vice contre
lequel l'islam renaissant serait bientôt une force irrésistible. Le 30 juillet 1981, jour de la remise
des diplômes, l'ayatollah Mahalati, responsable de la Garde révolutionnaire, confia à une
centaine d'« élus » des missions au Liban. D'autres partirent combattre l'ennemi au Kurdistan
iranien ou au Baloutchistan afghan, principal vecteur de soutien pour les Hazaras chiites luttant
contre les Soviétiques.
Avant la mort inexpliquée de Mahalati en 1985 et la nomination de son successeur,
Hojattolisam Mehdi Hasemi, en tant que « coordinateur pour l'exportation de la révolution », au
moins quinze autres camps de formation avaient été établis en Iran. En 1986, il y avait, outre
Manzarieh, Saleh-Abad, au nord de la ville sainte de Qom ; Parandak, à 30 kilomètres de
Téhéran ; Beheshtieh, à une vingtaine de kilomètres au nord-ouest de la capitale. On dit que des
femmes y étaient formées, originaires des pays musulmans, mais aussi des Irlandaises, des
Américaines ou des Libanaises mariées à des Iraniens. (Il n'y avait sans doute pas d'Afghanes :
chiites ou sunnites, très peu d'entre elles participèrent au jihad.)
Eram, tout près de Qom, était un ancien hôtel transformé pour accueillir les militants
arabes ou d'Asie centrale (Afghanistan, Cachemire, etc.). Dans la plaine de Gorgon, à 650
kilomètres à l'est de Téhéran, la Garde révolutionnaire formait d'autres recrues. Les services
secrets français identifièrent un camp à Vakilabad, à 950 kilomètres de Téhéran, utilisé jusqu'en
1984 pour abriter les prisonniers de guerre irakiens et plus tard pour former des spécialistes du
détournement d'avion.
Dans ces centres, les recrues recevaient une solide formation au maniement des armes, à
la guérilla et au terrorisme. Selon le colonel Taqi Barmaki, instructeur des forces spéciales
iraniennes au camp de Saleh-Abad avant 1985, on disait aux cadets qu'ils deviendraient le « fer
de lance de la conquête islamique du monde ». C'est le genre d'endoctrinement que
dispenseraient bientôt les formateurs pakistanais et afghans à leurs recrues pour le jihad en
Afghanistan et ailleurs.
L'aide iranienne à une clientèle chiite choisie était une question de principe pour les
hommes de Khomeiny. Sadegh Ghotbzadeh, ministre des Affaires étrangères, dénonça
immédiatement l'invasion soviétique. Il répéta ses accusations en janvier 1980 et promit toute
l'aide possible à la résistance afghane. Ghotbzadeh sympathisait avec l'effort de formation qui
devait bientôt commencer à Manzarieh et dans d'autres camps ; il avait lui-même suivi une
formation à la guérilla avec les gardiens de la révolution et les Palestiniens dans les camps du
Liban.
L'Iran s'intéressait surtout aux 15 % de la population afghane de confession chiite et
vivant dans les montagnes du Hazarajat, patrie des Hazaras, peuple de paysans qui descendent
des Mongols de Gengis Khan. Il existe également d'importantes communautés de Hazaras
chiites à Kaboul, à Ghazni, un peu à Quetta et dans la partie iranienne du Baloutchistan. Selon
Olivier Roy, un deuxième groupe chiite est formé par les qizilbash, issus de l'armée de Nazir
Chah, qui régnait sur l'Afghanistan au xvIIIe siècle. Un troisième groupe, dans les plaines
marécageuses de la province occidentale de Nimruz, est une ethnie iranienne. De petites
minorités chiites vivent aussi dans la province de Herat, y compris les membres de la secte des
ismaïliens, considérée comme hérétique par les autres chiites. Pour tous ces peuples, l'Iran était
un modèle religieux plutôt que politique. Ils n'ont guère influencé le clergé chiite en
Afghanistan, et très peu d'entre eux sont devenus des terroristes internationaux après la guerre.
Les partis chiites recevaient un soutien variable mais constant de la part de l'Iran. Le
Shura-yi ittifagh e-Islami, de structure féodale, était essentiellement composé de paysans
hazaras et mené par Sayed Beheshti. Le mouvement Nasr se composait d'islamistes radicaux,
dont certains sont entrés dans le terrorisme international. Dirigé par un conseil, il utilisait les
jeunes recrues hazaras formées dans les camps iraniens. Le Harakat e-Islami comprenait des
islamistes modérés, menés par le cheikh Asaf Muhseni. Ses soldats étaient des chiites instruits
issus de tous les groupes ethniques afghans. Le seul groupe à être totalement dans l'orbite de
l'Iran était le Sepah-I-Pasdaran (Gardiens de la révolution), totalement dépendant de Téhéran.
Parmi les trois principaux partis sunnites d'Afghanistan, qui avaient chacun leur force de
guérilla, les Iraniens avaient, par le biais de la Garde révolutionnaire, des liens assez
satisfaisants avec les deux plus puissants, le Hezb e-Islami de Hekmatyar et le Jamaat e-Islami,
plus modéré, de Burhaneddin Rabbani, mais pas avec le Hezb e-Islami pachtoune de Younis
Khalis.
Un journaliste israélien digne de confiance, Samuel Segev, a montré comment les
Iraniens, après la révolution, se sont efforcés d'obtenir des armes américaines, apparemment par
le biais d'Israël. Il relate des conversations entre le conseiller de Reagan Robert McFarlane et
les marchands d'armes. Les Israéliens suivirent ces entretiens de près du fait de leur rôle
d'intermédiaires dans les accords de l'Iran-Contra (scandale de l'Irangate) entre Téhéran et
Washington. Durant l'inutile voyage du colonel Oliver North en Iran, en mai 1986, pour obtenir
la libération des otages américains au Liban en échange d'une livraison d'armes israéliennes, les
Iraniens déclarèrent à North et à sa délégation qu'ils étaient parfaitement au courant de la
menace soviétique. L'Iran encourageait un renouveau musulman dans les républiques d'Asie
centrale. Le régime de Khomeiny aidait la propagation illégale du Coran, en distribuant soit les
volumes que la CIA faisait imprimer en Virginie, soit des Corans iraniens. Quand North
demanda si la livraison de missiles antichars Tow aiderait les volontaires formés par les
Iraniens, ceux-ci répondirent que, sur 1 000 Tow livrés par les Américains, ils en mettraient 200
de côté pour les Afghans.
Nous décrirons plus loin comment la formation dispensée par l'ISI au Pakistan subit une
métamorphose après la guerre et devint une préparation au terrorisme pour la nouvelle
fraternité internationale de la guérilla. Le maintien de l'effort de guerre pendant une décennie
posa d'énormes problèmes. La question du financement fut résolue de manière extrêmement
complexe par une conjonction de différents facteurs : enchevêtrement de budgets « noirs »,
dons « charitables » venus d'Europe ou des États-Unis, prodigalité insensée des Saoudiens et
des États pétroliers dans leur désir de soutenir l'islam contre le communisme athée, confiance
de la CIA et de ses alliés dans les machinations tordues de la plus grande banque criminelle
internationale, fabuleux profits des trafiquants de drogue et générosité avec laquelle les députés
américains dépensèrent l'argent des contribuables. C'est ce point que nous allons maintenant
aborder.
Aux États-Unis, le financement officiel du jihad avait démarré lentement. La CIA et les
autres organismes concernés rencontrèrent d'abord des difficultés pour utiliser les considérables
fonds secrets du Pentagone, le « budget noir ». L'une des premières exigences était de pouvoir
payer les recrues. Même quand William Casey hérita du jihad inauguré par Stansfield Turner,
début 1981, on ne savait pas encore exactement combien de fanatiques rejoindraient la bannière
étoilée, à peine masquée par le drapeau vert de l'islam. Edward Girardet, l'un des meilleurs
journalistes ayant couvert la guerre, estima qu'il y avait déjà entre 80 000 et 150 000
guérilleros à plein temps durant l'été 1983. Il fallait les payer tous, mais aussi les payer mieux
que ce qu'ils gagnaient ou pouvaient gagner en temps normal. Le nombre des « réguliers » ne
tient pas compte des centaines de milliers de civils afghans et pakistanais qui combattaient à
temps partiel. Après plusieurs longs séjours sur différents fronts, Girardet conclut que le
mouvement de résistance fonctionnait, à des degrés d'efficacité divers, dans trois cents secteurs
différents à travers les vingt-huit provinces d'Afghanistan.
Bien que le cadre logistique géré par la CIA et l'ISI ait tenté d'approvisionner et de payer
les guérillas à travers les sept principaux groupes politiques, en pratique la paie et la logistique
venaient directement de donateurs extérieurs. Les journalistes arabes qui rencontrèrent les
volontaires au Pakistan et en Afghanistan en 1980-1985 découvrirent que la solde d'un
combattant à plein temps, selon le lieu et le type d'opération (le salaire était parfois conçu pour
récompenser une prise de risque particulière au-delà des lignes soviétiques), pouvait aller de
100 à 300 dollars par mois, parfois bien davantage pour les commandants et leurs assistants.
Pour la majorité des jeunes Afghans, Pakistanais, Algériens, Égyptiens, Philippins..., c'étaient
de grosses sommes. Après la guerre, quand des fonds privés arabes financèrent les nouveaux
guérilleros internationaux, les vétérans du jihad et les nouvelles recrues reçurent de hauts
salaires, complétés par des avantages annexes (papiers d'identité et passeports fournis par leurs
commandants).
Hadji Abdul Haq, le premier commandant moudjahid à rencontrer Reagan et Thatcher
(c'est elle qui l'impressionna le plus), déjà blessé quinze fois à l'âge de vingt-neuf ans, découvrit
qu'il avait toujours des difficultés à lever l'argent nécessaire. Il devait payer ses soldats, et il lui
fallait aussi donner des pots-de-vin pour libérer les combattants comme lui des geôles
gouvernementales : les cousins d'Abdul Haq durent ainsi verser environ 7 500 dollars pour le
faire sortir de la redoutable prison de Pul-e-Charkhi. « Vous devez comprendre, déclara-t-il lors
d'une interview, que les partis politiques de la résistance afghane étaient alors très petits. Notre
organisation à Kaboul était très petite. Nous existions grâce à l'argent que nous pouvions lever
dans notre province de Nangarhar pour acheter des munitions et la version locale du fusil
anglais Lee-Enfield. » Puisque les formateurs pakistanais et autres n'étaient pas encore apparus,
les combattants pauvres d'Abdul Haq kidnappèrent un capitaine de l'armée afghane (qu'ils
n'auraient pas à payer) et l'obligèrent à les former.
Au début de la guerre, le gouvernement communiste afghan et ses mentors soviétiques
calculaient déjà comment rivaliser avec les ressources considérables des Occidentaux. Huda al-
Husseini fut l'une des rares journalistes arabes à visiter le camp communiste. En septembre
1980, elle rapporta dans un magazine que le salaire alors proposé aux membres de la milice
était généreux selon les normes locales (et selon celles de son Égypte natale). À 162 dollars par
mois, c'était plus que ce qu'un simple soldat touchait dans la plupart des pays musulmans et
presque l'équivalent de la paie d'un capitaine de l'armée pakistanaise. Huda al-Husseini
montrait aussi que « de coquettes sommes sont proposées à d'autres leaders tribaux pour les
inciter à être fidèles au gouvernement de Kaboul et à semer la zizanie entre les tribus ».
En décembre 1980, alors que Stansfield Turner s'apprêtait à confier la CIA à William
Casey, l'un des officiers de Turner estima que le coût total d'une aide relativement modeste à la
résistance afghane, après seulement un an d'occupation soviétique, s'élevait déjà à 100 millions
de dollars. Ce n'était qu'une goutte d'eau par rapport aux centaines de millions de dollars,
partagés quasiment à parts égales avec les Saoudiens, qui s'accumulèrent jusqu'en 1989. Le 15
janvier 1980, durant le premier mois d'aide officielle, selon le journaliste de Washington Bob
Woodward, le directeur adjoint des opérations, John N. MacMahon, apprit à Casey que l'Arabie
Saoudite apportait déjà plus de fonds que la CIA.
Bien qu'aucun organisme gouvernemental n'ait publié de détails sur le « budget noir », on
suppose que c'est de là que provinrent les premiers financements américains, surtout avant les
largesses du Congrès des années Reagan. Le « budget noir » existait depuis la Seconde Guerre
mondiale. Le président Franklin D. Roosevelt l'avait créé pour fournir la somme, alors
astronomique, de 100 millions de dollars pour le Manhattan Project, qui construisit les deux
bombes atomiques lancées sur le Japon. Par la suite, l'argent avait été subtilisé au Pentagone
pour créer la CIA en 1947, la NSA en 1952 et le National Reconnaissance Office pour
l'espionnage par satellite en 1960. Cependant, jusqu'à ce que le jihad, la plus grande guerre
clandestine qu'aient menée les États-Unis, devienne la responsabilité de William Casey en
1981, le « budget noir » annuel ne dépassa jamais 9 milliards de dollars.
À partir de la première année Reagan jusqu'en 1990, le « budget noir » quadrupla pour
atteindre 36 milliards. L'essentiel de cette somme était consacré à des programmes
d'armement ; certains ne virent jamais le jour, d'autres financèrent la guerre secrète en
Afghanistan et en Amérique centrale. Certaines opérations « noires » furent assez connues,
comme la vente secrète d'armes à l'Iran, au point qu'il fut de moins en moins possible de les
tenir secrètes.
Pour gérer ces opérations clandestines, le Pentagone reçut l'autorisation de créer une
nouvelle division spéciale, dotée d'un budget annuel d'environ 100 millions de dollars. Mais les
débuts furent difficiles. L'un des principaux officiers, le lieutenant-colonel Dale Duncan, trente-
cinq ans, écopa en 1986 d'une condamnation à dix ans de prison et d'une amende de 50 000
dollars, une cour martiale l'ayant inculpé pour faux, vol et entrave à la justice. L'un des
hommes de Duncan avait dévoilé des procédures suspectes dans le financement d'un projet des
forces spéciales, connu sous le nom de code Yellow Fruit. Le but en était apparemment de
dissimuler au Congrès et aux médias, et sans doute à d'autres services, le détail des opérations
en Afghanistan et ailleurs. Les responsables de Yellow Fruit dépendaient d'un groupement dont
le Pentagone ne reconnut jamais officiellement l'existence : l'Intelligence Support Activity
(ISA), conçu pour des missions secrètes comme la libération des otages américains détenus au
Liban dans les années 1980.
L'une des opérations de L'ISA fut de fournir aux combattants afghans des armes
soviétiques lors de la guerre Iran-Irak, entre autres, parallèlement à des programmes similaires
de la CIA avec Israël et l'Égypte. En 1982, le vice-ministre de la Défense, Frank Carlucci,
s'impatienta de voir I'ISA échapper à tout contrôle. Les diverses enquêtes aboutirent au procès
et à l'inculpation de Duncan. Malgré des pressions hostiles à I'ISA, Reagan maintint son
existence en 1983, rendant possible la tentative malheureuse de libération de l'ex-chef de la CIA
à Beyrouth, William Buckley, et des autres otages au Liban.
Les budgets accordés tenaient essentiellement à l'enthousiasme d'une poignée de
membres du Congrès, qui considéraient le jihad afghan comme un effort visant à l'emporter sur
l'empire soviétique dans le cadre de la guerre froide. Citons le démocrate Charles Wilson
(Texas) et les républicains David Dreier (Californie), Bill McCollum (Floride) et le sénateur
républicain du New Hampshire Gordon Humphrey, qui harcela Washington en 1984-1985
jusqu'à ce que le Congrès, soutenu par le gouvernement, augmente les crédits et autorise la
livraison de missiles Stinger à l'ISI pour les combattants afghans. McCollum dénonça le
mystère entourant l'accident fatal, ou l'assassinat, du président pakistanais Zia ul-Haq le 17 août
1988 (et exigea en vain des représailles).
Zia mourut avec tous les passagers d'un avion C-130 qui s'écrasa peu après avoir décollé
d'une base militaire où le président avait assisté à la démonstration peu concluante d'un
nouveau tank américain. Parmi les victimes, on comptait l'ambassadeur des États-Unis, Arnold
Raphel, l'attaché militaire américain à Islamabad et le général Akhtar Abdel Rahman, qui en
tant que chef de l'ISI avait dirigé l'opération de soutien aux moudjahidin, ainsi que plusieurs
autres officiers pakistanais. Je reviendrai sur cet épisode.
William Casey avait au Congrès un allié convaincu, surtout en matière d'augmentation
des crédits : Charles Wilson, démocrate du Texas, figure haute en couleur. Il appartiendra aux
historiens de déterminer la responsabilité qu'il eut dans la victoire remportée sur l'Union
soviétique et dans l'enchaînement d'événements malheureux qui suivirent pour l'Occident.
Wilson était un vétéran de la marine qui avait réussi dans les affaires et dans la politique ; il
avait exercé des fonctions au Texas avant son élection au Congrès. Après avoir longtemps
soutenu des causes comme le régime Somoza au Nicaragua, il découvrit la croisade
anticommuniste en Afghanistan, entreprise plus ambitieuse que tout ce qu'il avait pu voir en
Amérique centrale. Toujours prêt à favoriser les intérêts des fabricants d'armes texans qui le
soutenaient, il obtint de siéger dans les commissions responsables des considérables « budgets
noirs » du Pentagone.
Wilson fit quatorze voyages successifs en Asie pour promouvoir la cause afghane. Il
cultivait d'étroites relations personnelles avec le président Zia ul-Haq. En 1982, il commença
un travail intensif lors d'audiences secrètes de la commission budgétaire du Sénat afin d'obtenir
de plus en plus d'argent pour l'Afghanistan. Lors d'un voyage en 1983, il rencontra un groupe
de moudjahidin. Début 1984, la CIA avait exigé et fini par obtenir du Congrès 24 millions de
dollars pour les Contras du Nicaragua, cause favorite du président Reagan, et 30 millions de
dollars pour les Afghans. Comme Casey, Wilson était sûr de défendre la « bonne guerre au bon
moment », qui méritait un financement bien plus important. À ses yeux, les 30 millions
n'étaient rien, « peanuts », expression même qu'avait employée son ami Zia ul-Haq pour faire
comprendre son mépris face à l'aide qui lui avait été offerte durant la dernière année de
l'administration Carter.
Face à la redoutable supériorité aérienne des Soviétiques, Wilson comprit que les SAM-7,
les missiles britanniques Blowpipe et les canons antiaériens vieillots, d'origine soviétique et
chinoise, qu'utilisaient les combattants du jihad étaient inadaptés. Rencontrant une vive
résistance lorsqu'il demanda qu'on leur accorde l'usage du Stinger, il proposa le canon suisse
Oerlikon, que la CIA pourrait facilement se procurer sur le marché international. « 58 000
Américains sont morts au Vietnam, et nous devons une revanche aux Russes » était l'un des
arguments de Wilson. Il obtint un budget de 40 millions et l'approbation de l'achat des
Oerlikon.
Le financement officiel, payé par la masse patiente et patriotique des contribuables
américains, ne suffit pourtant ni à Reagan ni à Bush (ex-directeur de la CIA). Heureusement,
l'Arabie Saoudite versait des sommes équivalentes, « dollar pour dollar », que complétaient des
fonds arabes privés, en millions de dollars. Rétrospectivement, la combinaison des
financements saoudiens publics et privés apparaît décisive ; le budget gouvernemental
s'amenuisa peu à peu et fut remplacé et surpassé par l'apport de fanatiques multimilliardaires
comme Oussama ben Laden, en quête d'un triomphe planétaire de l'islamisme.
Même s'il n'avait rien de comparable à la contribution des riches Arabes, il ne faut pas
négliger l'apport de la Banque de crédit et de commerce international (BCCI), dirigée par le
magnat pakistanais Agha Hassan Abedi et d'éminents hommes d'État occidentaux, dont Jimmy
Carter. William Casey semble avoir beaucoup œuvré pour la BCCI. En octobre 1988, après
qu'elle eut été fermée par les autorités de la Banque d'Angleterre, son successeur à la tête de la
CIA, Robert Gates, la rebaptisa « Banque des crapules et des criminels internationaux ».
C'est de l'alliance américano-saoudienne que naquit ce qu'on peut considérer comme la
privatisation du jihad. Ce ne sont pas des gouvernements crapuleux, mais des financiers
crapuleux qui sont responsables d'une bonne partie du terrorisme politique de l'après-guerre en
Occident.
Il s'écoula plusieurs mois avant que les Soviétiques entrent en Afghanistan, et ni Harold
Brown ni le président Carter n'avaient de réponse prête pour les Saoudiens. Ces réponses, un
Américain les cherchait : Raymond H. Close.
Close était un homme paisible et cultivé, qui avait été chef de la CIA en Arabie Saoudite
jusqu'à sa retraite en 1977, à peu près à l'époque où le prince Turki succéda à Kamal Adham.
Close resta en Arabie Saoudite et se mit à travailler pour National Chemical Industries, l'une
des nombreuses entreprises « royales » détenues par un prince de la maison régnante. Close a
toujours nié avoir travaillé « pour » Adham. En tout cas, le prince Turki était chargé des
paiements secrets, déjà une institution à l'époque du Safari Club. Bientôt commencèrent les
versements à destination des plus islamistes parmi les groupes de résistance afghans sunnites
(l'Iran préférait les groupes chiites). L'argent saoudien semble avoir particulièrement profité à
Abdul Rasul Sayyaf (dont l'équipe quitta ensuite le Pakistan pour les Philippines, où elle serait
connue sous le nom de groupe Abu Sayyaf) et sans doute aux combattants de Hekmatyar, ainsi
qu'à de plus petites bandes sunnites. Ces groupes furent désignés collectivement comme
« wahhabites », du nom de l'austère secte musulmane dont est issue la famille royale
saoudienne. C'est encore le terme en usage pour les groupes financés par les fonds saoudiens
privés.
Kamal Adham et le prince Turki, avec ou sans la coopération active de Ray Close, furent
à plus d'un titre les « parrains » du financement arabe avant sa privatisation. Adham fut
profondément impliqué dans certaines opérations de la BCCI à l'époque où elle devint l'un des
principaux trésoriers du jihad. En 1992, devant les autorités fédérales américaines, Adham
plaida coupable de conspiration sans rapport avec l'Afghanistan et accepta de payer une
amende de 105 millions de dollars (une infime partie de sa fortune personnelle) et de révéler
certaines opérations complexes de la BCCI. Cette bonne volonté épargna de grands embarras à
Adham comme à la CIA. Un procès long aurait presque inévitablement entraîné des révélations
sur l'Afghanistan. Les avocats et les associés d'Adham avaient laissé entendre que ces
révélations pourraient avoir lieu si aucun arrangement n'était trouvé.
Adham se tira relativement bien du scandale de la BCCI, au moment où les autorités
fédérales et celles de l'État de New York lançaient diverses accusations contre Clark Clifford,
quatre-ving-cinq ans, l'un des plus vieux hommes d'État américains, conseiller des présidents
depuis Harry Truman, et contre son collègue Robert Altman : fraude, conspiration et corruption
en relation avec l'introduction de la BCCI dans le milieu bancaire américain. Ils furent acquittés
en 1993, malgré l'agressivité infatigable du procureur new-yorkais Robert Morgenthau et de ses
enquêteurs. Clifford, Altman et la CIA purent enfin respirer.
Cheikh Kamal Adham, comme l'appellent certains de ses biographes, est né en Turquie
en 1929, d'une mère turque et d'un père albanais qui s'installèrent à Djeddah, en Arabie
Saoudite, alors qu'il avait un an. Il fit ses études dans une école privée anglaise du Caire, le très
élitiste Victoria College. Il entra en relation avec la famille royale par l'intermédiaire de sa
demi-sœur Iffat, épouse favorite du roi Faysal, monarque puritain qui régna sur l'Arabie
Saoudite de 1964 à 1975, date à laquelle il fut assassiné par un jeune membre de sa famille.
C'est grâce à l'appui de Faysal, alors prince, qu'Adham fut le premier (et le seul) non-Arabe à
occuper les fonctions de chef des services secrets saoudiens. Adham était alors devenu
multimillionnaire grâce à d'habiles transactions, comme l'énorme contrat signé en 1957 avec
l'Arabian Oil Company japonaise pour l'exploitation de concessions pétrolières offshore.
Au cours des années 1960, Adham cultiva l'amitié d'Anouar al-Sadate, futur président
égyptien, ce qui devait le préparer à son rôle de premier trésorier saoudien officiel de
l'opération afghane. Adham reçut l'aide de la CIA pour renforcer les liens entre Washington et
les Saoudiens. Quand le président Nasser mourut en 1970, Adham encouragea son successeur,
Sadate, à rompre avec l'Union soviétique et à améliorer ses relations avec les États-Unis. Le 13
juillet 1972, il transmit à Henry Kissinger le message par lequel Sadate se déclarait prêt à
discuter avec les Américains de ce que Washington pouvait offrir s'il se débarrassait de la
présence militaire soviétique voulue par Nasser. Cette décision historique fut une mesure choc,
qui marqua le début du retrait des Soviétiques et du retour des Américains au Moyen- Orient,
facilité par Sadate et son éventuel traité de paix avec Israël. Durant cette période, Adham
consolida sa position au Caire en devenant l'associé commercial de l'épouse à demi anglaise du
président, Mme Jehan Sadate, et d'autres membres de la famille Sadate.
Vers la même époque, Kamal Adham rencontra Agha Hassan Abedi, le complexe et
charismatique Pakistanais qui avait fondé la BCCI et son vaste empire bancaire frauduleux en
1972. L'aide versée aux Saoudiens et à la CIA pour financer le jihad afghan n'était qu'un détail
dans la carrière d'Abedi. Sa vie extraordinaire, qui se termina à soixante-treize ans par une crise
cardiaque le 5 août 1995, ne nous concerne pas ici. Signalons néanmoins, avec The Economist
dans sa nécrologie en pleine page, que beaucoup de gens refusaient fermement de croire Abedi
malhonnête, malgré sa condamnation par contumace à huit ans de prison pour fraude aux
Émirats arabes unis et les plaintes déposées par un procureur new-yorkais qui voyait en lui le
cerveau responsable de « la plus grande fraude bancaire dans l'histoire financière de New
York ». Après avoir ancré sa position au Moyen-Orient et dans une bonne partie du tiers-monde
en tant que généreux bienfaiteur d'œuvres caritatives musulmanes (mais pas exclusivement) et
ami de nombreux dirigeants, Abedi se tourna vers les États-Unis. Il devint l'ami de Jimmy
Carter, qui se mit bientôt à emprunter ses jets privés. Après son mandat présidentiel, Carter
emmena Abedi avec lui en Chine, pays qui perdit la face et environ 400 millions de dollars
dans des affaires avec la BCCI pour avoir fait confiance à l'ami de l'ex-président. En 1991, la
BCCI s'effondra et de nombreuses filiales furent fermées par les organismes internationaux de
régulation financière. Quelque 9,5 milliards apportés par les épargnants avaient disparu.
Aucune explication totale ne fut jamais fournie à ces malheureux épargnants, dont la majorité
était constituée d'honnêtes travailleurs et une minorité de trafiquants de drogue et de terroristes,
parmi lesquels le Palestinien Abu Nidal.
La BCCI et Abedi, qui approfondissait à chaque voyage ses relations avec des
personnalités comme lord Callaghan, Premier ministre britannique de 1976 à 1979, ou
Margaret Thatcher, fascinaient William Casey et ses collaborateurs. La CIA avait depuis
longtemps recours à des banques corrompues ou criminelles pour ses opérations à l'étranger. Il
y avait eu la mystérieuse Nugan Hand Bank of Australia ; le Mercantile Trust et les Bahamas ;
la Castle Bank qui acheminait les fonds pour les opérations anti-Castro à Cuba. La BCCI avait
des comptes secrets en Suisse, à Londres, à Miami, entre autres. Le gouvernement saoudien y
déposait des fonds pour les Contras du Nicaragua, pour I'UNITA en Angola et apparemment
même pour le général Noriega, président du Panama. Noriega devait être capturé lors d'une
grande opération militaire américaine contre Panama fin 1989. Il fut incarcéré dans une prison
de Floride pour trafic de drogue et autres activités nuisibles au prestige de Washington en
Occident.
Quand la fermeture de la BCCI par la Banque d'Angleterre rendit public le scandale en
juillet 1991, les enquêteurs de Time Magazine, d’ABC News et d'autres médias découvrirent que
la BCCI contrôlait un « réseau noir », une sorte de « banque à l'intérieur de la banque ». Elle
était impliquée dans le commerce des armes, de la drogue et de l'or. La banque aurait eu des
liens avec les services secrets et les marchands d'armes, et accueillait les comptes utilisés par la
Libye, l'Iran et la Syrie pour acheter des armes. Time et d'autres affirmèrent (sans le prouver)
que le « réseau noir » avait aussi financé les efforts de l'Argentine, de la Libye et du Pakistan
pour acquérir un arsenal nucléaire (le Pakistan était bien avancé dans cette voie à la fin des
années 1980). Aux États-Unis, la CIA et la Defence Intelligence Agency (DIA) du Pentagone
avaient également commencé à utiliser la banque pour des opérations clandestines. Le
procureur new-yorkais Robert Morgenthau prétendit que le ministère de la Justice avait fait
obstacle à son enquête sur les connexions américaines de la banque et avait demandé aux
témoins de ne pas coopérer. La justice avait également empêché l'enquête du sénateur du
Massachusetts John Kerry. Dès 1984, la CIA avait envoyé aux différents ministères un rapport
sur les activités de la BCCI liées à la drogue, puis s'était penchée sur ses liens avec des groupes
terroristes comme celui d'Abu Nidal. Cependant, les ministères de la Justice et des Finances,
entre autres, gardèrent le silence sur ce qu'ils savaient.
La CIA prit une mesure inhabituelle : nier catégoriquement les affirmations des médias
sur ses liens avec la BCCI. Mais les médias britanniques et les journalistes d'ABC News
publièrent alors une série de révélations sur les comptes de la CIA dans les agences
londoniennes de la BCCI. Ces comptes servaient à payer de nombreux sujets et résidents
britanniques qui travaillaient comme informateurs pour la CIA. Selon le Financial Times, le
ministre pakistanais des Finances avait confirmé que la CIA utilisait les agences de la BCCI au
Pakistan pour envoyer des fonds au jihad, sans doute par le biais de l'ISI. En outre, la CIA et
d'autres organismes américains utilisaient une caisse noire à la BCCI pour payer les officiers
pakistanais et les leaders de la résistance afghane. La CIA publia une brève déclaration pour
promettre d'étudier ces allégations. Le directeur Richard Kerr admit bientôt que la BCCI
détenait bel et bien les comptes de la CIA, premier aveu après des mois de dénégations
catégoriques.
William Casey semble avoir pressenti très vite l'utilité de la BCCI. NBC News signala le 23
février 1992 qu'Agha Hassan Abedi avait rencontré Casey en secret pendant trois ans à l'hôtel
Madison de Washington. La commission d'enquête dirigée par le sénateur John Kerry déclara
que Michael Pillsbury, conseiller au Sénat qui fournissait aux moudjahidin des missiles Stinger
et d'autres armes, avait des liens étroits avec Mohammed Hammoud, homme de paille de la
BCCI. Hammoud était un riche marchand libanais qui avait de solides relations avec la Maison-
Blanche de George Bush, la BCCI et la First American Bankshares, institution qui fut impliquée
dans les procédures en tant que banque à laquelle s'intéressait au plus haut point Agha Hassan
Abedi. Hammoud serait mort dans le cabinet d'un médecin à Genève en mai 1990. Certains des
nombreux ennemis de la BCCI ont laissé entendre qu'il avait été liquidé parce qu'il en savait
trop. Selon l'un des livres publiés sur la BCCI, il aurait confié à un ami quelques heures avant sa
mort : « Si quelqu'un savait à quel point les Américains sont mouillés dans l'affaire de la BCCI,
il serait surpris : ils sont plus mouillés que les Pakistanais. »
Norman Bailey, ex-membre de L'ANSC (American National Security Council), surveillait
les mouvements de fonds internationaux pour repérer les groupes terroristes. Il reconnut qu'en
1984 il connaissait parfaitement le rôle de la BCCI dans le blanchiment d'argent de la drogue, le
financement des terroristes, les ventes d'armes et la manipulation des marchés financiers. La
BCCI joua un rôle encore plus direct dans le jihad. Ses cadres avaient pris le contrôle du port de
Karachi, où arrivaient quantité de chargements d'armes destinés à l'ISI pour les combattants
afghans. En usant de la corruption et de l'intimidation, ils tenaient la douane pakistanaise en
leur pouvoir. La BCCI fournissait même de la main-d'œuvre et des gardes bien armés. Alors que
la CIA et l'ISI s'accusaient mutuellement de corruption, la majeure partie du matériel fourni aux
guerriers (60 000 fusils et 100 millions de cartouches de munitions retirés du service par
l'armée turque) était totalement inutilisable. Un informateur qui a témoigné lors du procès
affirma que les hommes de la BCCI allaient en personne livrer les armes en Afghanistan.
Lorsque les combats rendaient cette tâche impossible, ils poursuivaient leur route et
revendaient aux Iraniens les armes fournies par la CIA.
En mai 1998, après des mois de négociations tortueuses, une équipe de télévision
américaine réussit à établir le contact et à interviewer, dans une forteresse montagnarde tenue
par les taliban, l'homme que les États-Unis et la plupart de leurs alliés considéraient comme le
plus dangereux des terroristes internationaux en liberté : Oussama ben Laden. Né en 1957,
citoyen saoudien, ce multimillionnaire était devenu le leader et le financier d'un réseau
terroriste international issu de la guerre sainte afghane. Durant cette interview télévisée, Ben
Laden appela au meurtre des Américains et des juifs, où qu'ils soient, « les plus grands voleurs
au monde et les pires terroristes ». Il se félicitait (et sous-entendait qu'il était responsable) de
l'attentat du World Trade Center de février 1993 et de la débâcle des forces américaines
envoyées en Somalie en 1993-1994. Il exprima le désir d'éliminer l'influence et les intérêts
occidentaux du monde arabe et musulman. Il forma également le vœu de chasser du pouvoir la
famille royale saoudienne et de l'anéantir.
Avant même les événements du 11 septembre 2001, les États-Unis avaient mis à prix la
tête de Ben Laden, pour 3 millions de dollars, mesure gênante tant qu'il était le protégé des
taliban, eux-mêmes protégés par le Pakistan, allié des États-Unis. C'est là un point essentiel
pour comprendre comment le jihad afghan a indirectement provoqué quantité d'attentats
terroristes dans le monde entier, la multiplication des opérations de guérilla et surtout la
privatisation de ces opérations à travers le financement personnel de Ben Laden et de ses
semblables.
Il est utile de connaître les origines yéménites de la dynastie Ben Laden, fondatrice de
l'une des entreprises de construction les plus prospères au monde, pour comprendre le caractère
international de la guerre sainte afghane ainsi que des guérillas et insurrections terroristes qui
en sont issues.
La province côtière de Hadramaout, dans le sud du Yémen, à l'est du grand port d'Aden,
est une région torride, pleine de hauts bâtiments pittoresques en torchis que l'on construisait
encore à la main il n'y a pas si longtemps. Autrefois, les navires de commerce des Arabes
hadramis allaient jusqu'en Indonésie ou en Chine. Ils rapportaient d'Inde et d'Extrême-Orient
des épices, de la myrrhe et de l'encens, bien avant que les marchands anglais et américains ne
fassent fortune en Chine au XIXe siècle.
La Grande-Bretagne renonça à son emprise coloniale sur Aden et le sud de l'Arabie en
1967, laissant deux pays indépendants, le Yémen du Nord et le Yémen du Sud, à la place des
États et principautés protégés par les Britanniques. Même avant l'indépendance, une génération
de marchands et de financiers hadramis émigra vers le nord pour chercher fortune en Arabie
Saoudite. Leur fortune, fruit combiné du travail et de la chance, contribua à l'édification des
dynasties d'affaires saoudiennes. Certaines financent à présent les causes islamiques du monde
entier au travers d'organisation caritatives musulmanes, de banques privées et de fondations de
toutes sortes. Parmi les immigrants hadramis, fondateurs de ces institutions, se trouvait
l'employé d'un comptoir de change de Djeddah, Salim ben Mahfouz. Il possède aujourd'hui la
plus grande institution financière privée du royaume saoudien, et l'une des plus prospères, la
Saudi National Commerce Bank, jadis liée à la BCCI, mais lavée de tout soupçon par les
tribunaux occidentaux.
Mohammed ben Laden, père d'Oussama et fondateur de la dynastie, était un autre de ces
Yéménites. Il quitta très jeune le Hadramaout et trouva un emploi de maçon pour l'Aramco
(Arabian-American Oil Company). Il gagnait un rial (0,2 dollar) par jour. Comme les autres
immigrants hadramis, il amassait les riais dans une tirelire. Lorsqu'il en eut économisé assez, il
fonda l'entreprise de bâtiment Ben Laden. Après des débuts modestes, il passa bientôt à la
construction de palais, au début des années 1950, pour la famille royale saoudienne. La grande
chance de Mohammed ben Laden et de sa progéniture (il n'eut pas moins de cinquante-deux
enfants de différentes épouses) fut de remporter le contrat de l'autoroute Médine-Djeddah, dans
la province sainte du Hedjaz, après le retrait d'une entreprise étrangère.
Le nom de Ben Laden devint bientôt légendaire dans le bâtiment, en Arabie Saoudite,
dans l'émirat de Ras al-Khaima et en Jordanie, pour tous les grands projets de routes,
d'aéroports et d'infrastructures importantes. La firme attirait les ingénieurs du monde entier et
amassa vite une énorme fortune. Se déplaçant en jet d'un chantier à l'autre, Cheikh Mohammed,
comme il fut bientôt appelé, acquit une réputation de piété : il put un jour dire ses prières du
matin à Jérusalem-Est (avant qu'Israël ne prenne la ville en 1967), ses prières du midi à Médine
et ses prières du soir à La Mecque. Quand Mohammed mourut en s'écrasant à bord de son
avion en 1966, le conglomérat Ben Laden était la principale société privée dans le secteur du
bâtiment et possédait quatre-vingt-dix des plus grandes pelleteuses Caterpillar existant dans le
monde.
Malgré sa réputation de piété, qui serait utile lorsqu'elle financerait le jihad, l'entreprise
manquait de compétences en matière de gestion, et le roi Faysal nomma un responsable
provisoire. Mais, à la fin des années 1970, l'un des jeunes fils de Mohammed, Oussama, reprit
les affaires en main.
Sous son autorité, le groupe maintint sa réputation d'excellence pour les grands projets.
La fortune familiale s'accrut bientôt grâce à des gains colossaux.
En 1981, quand William Casey et son homologue saoudien, le prince Turki, cherchaient
de nouvelles sources de financement secret pour la campagne afghane, l'entreprise Ben Laden
était sur la liste des bienfaiteurs possibles. Le prince sultan Abdul Aziz, puissant ministre de la
Défense et de l'Aviation, déclara à une délégation d'investisseurs américains que cette société
avait « fait de grandes choses pour le royaume ».
Une notice tardive publiée en 1997 par le ministère américain des Affaires étrangères
contient de nombreux détails intéressants sur la carrière d'Oussama ben Laden en tant que
maître du terrorisme islamiste et antiaméricain. Elle omet cependant tout l'arrière-plan qui
permet d'expliquer ses liens avec les États-Unis, qui rendirent plus facile le recrutement de ses
talents et de sa fortune par l'équipe Reagan-Casey.
Adnan Kashoggi, autre magnat arabe qui avait aidé la famille royale saoudienne à
s'enrichir, avait commencé à coopérer avec les Ben Laden dès 1953. Cette année-là, Kashoggi
était étudiant à l'université de Chico, dans le Nevada. Son père lui envoya 10 000 dollars pour
qu'il s'achète une voiture. Il préféra acquérir un camion et se lança dans les affaires en le louant,
avec chauffeur, aux firmes américaines opérant en Arabie Saoudite. Le père d'Adnan était le
docteur Mohammed Khalid Kashoggi, médecin de la cour. L'un de ses patients était
Mohammed ben Laden, qui avait un besoin urgent de camions pour ses travaux. Adnan, encore
étudiant, conclut le marché avec la Kenworth Truck Company de Bellevue, dans l'État de
Washington, à qui il avait acheté son propre camion. Adnan Kashoggi reçut bientôt de Ben
Laden un chèque de 55 000 dollars. Plus tard, Adnan devait faire fortune comme intermédiaire
dans des ventes d'armes, notamment en tant qu'agent saoudien pour les sociétés américaines
Lockheed et Northrop, qui lui versèrent des sommes énormes pour avoir facilité la vente
d'avions d'une valeur de plusieurs milliards de dollars dans les années 1960 et 1970. Roy M.
Furmark, New-Yorkais directeur d'une compagnie pétrolière et vieil ami de William Casey,
présenta Kashoggi à Manuchehr Ghorbanifar, intermédiaire iranien qui joua un rôle central
dans les négociations entre Washington et Téhéran (armes contre otages, financement pour les
Contras). Le rôle de Kashoggi dans le financement du jihad n'est pas clair et fut peut-être tout à
fait mineur. Rien ne prouve qu'il ait ensuite financé le terrorisme.
Ce n'est pas le cas d'Oussama ben Laden. Dès que les Soviétiques envahirent
l'Afghanistan en décembre 1979, il rejoignit les moudjahidin et eut bientôt un rôle de
commandement. «J'étais furieux et je suis parti aussitôt », déclara-t-il en 1993 à Robert Fisk, de
l’Independent, l'un des premiers journalistes à avoir repéré en lui un des acteurs clés du jihad et
des événements qui suivirent. Il s'installa à Peshawar, à portée de l'ISI, mais apparemment sans
être sous ses ordres. Grâce à sa réputation de piété favorable à l'islamisme wahhabite et grâce à
l'implication de l'entreprise Ben Laden dans la restauration des sanctuaires de La Mecque et de
Médine, il apparut aux services secrets saoudiens et à la CIA comme l'homme idéal pour le rôle
de leader qu'il commençait à jouer.
Avec ses fonds personnels et l'argent de son entreprise, Ben Laden se mit à financer le
recrutement, le transport et la formation des volontaires arabes qui affluaient, d'abord à
Peshawar puis en Afghanistan, pour participer au jihad. Selon les services secrets égyptiens,
son aide aux groupes islamistes, dont al-Gama'a al-Islamiya et al-Jihad, les assassins de Sadate,
commença en même temps que son action au Pakistan. En 1985, Ben Laden avait rassemblé
assez de millions, issus de sa fortune familiale et professionnelle et des dons de riches familles
du Golfe, pour organiser Al-Qaida (Fondation de salut islamique), afin de soutenir le jihad. Il
établit un réseau de centres en Arabie Saoudite, en Égypte et au Pakistan, par lequel il recruta
des milliers de volontaires arabes. Il fut peut-être aidé par la fondation religieuse pakistanaise
Tablighi Jamaat, particulièrement active en Afrique du Nord. C'est cette grande fraternité de
recrues d'Al-Qaida qui est encore active à l'échelle internationale.
Ben Laden enrôla principalement des musulmans zélés, comme lui, et des combattants
courageux. Certains, cependant, étaient des criminels, comme ceux auxquels le Tabligh proposa
une formation religieuse au Pakistan lorsqu'ils furent sortis des prisons algériennes ou
tunisiennes. Mohammed Amer, criminel égyptien et islamiste, avait été l'un des volontaires non
saoudiens à participer à la grande insurrection et à la prise de la Grande Mosquée de La
Mecque en novembre-décembre 1979. Contrairement à beaucoup d'autres attaquants, qui furent
décapités par le sabre, Amer fut simplement condamné à neuf ans de prison. Les services
secrets égyptiens affirment qu'à sa sortie de prison le réseau de Ben Laden l'emmena à
Peshawar où il rejoignit d'autres militants égyptiens impliqués dans la lutte contre les
Soviétiques. Ce groupe était dirigé ou influencé par Ayman al-Zawahri, « émir » d'une cellule
islamiste qui avait fui l'Égypte et qui était arrivé à Peshawar après l'assassinat de Sadate en
1981. De ses différents lieux d'exil, dont la Suisse, Al-Zawahri envoie ses ordres par fax et par
e-mail aux insurgés islamistes ; c'est encore l'un des plus redoutables des hommes
« recherchés » par les services de sécurité du président Moubarak.
Que Ben Laden y ait été impliqué ou non, la contrefaçon et le blanchiment d'argent
étaient deux des moyens employés par les islamistes égyptiens pour lever des fonds.
Mohammed Amer et un autre volontaire égyptien, Al-Syed Mohammed Ibrahim, conçurent
avec Al-Zawahri le projet d'imprimer d'énormes quantités de faux dollars, de faux riais
saoudiens et de fausses livres égyptiennes pour financer leurs opérations. D'après les services
secrets égyptiens, ils avaient le soutien d'éléments iraniens alors soupçonnés par le ministère
américain des Finances de fabriquer de faux billets de 100 dollars. Une presse sophistiquée fut
introduite en Égypte et installée dans un village éloigné, Bassous, où les raids de la police
étaient peu probables. La bande fut découverte et arrêtée après avoir engagé les services d'un
faux-monnayeur professionnel déjà suivi par la police égyptienne.
Oussama ben Laden fit venir en Afghanistan des bulldozers et du matériel destinés à la
construction de routes et de tunnels. Il bâtit des hôpitaux et des entrepôts dans les montagnes
pour les guerriers et leur approvisionnement.
Après le retrait des Soviétiques en 1989, Ben Laden revint un moment en Arabie
Saoudite afin de veiller sur l'entreprise familiale, au siège social de Djeddah. En même temps,
il continuait à soutenir les islamistes militants qui commençaient à s'attaquer aux
gouvernements en Égypte, en Algérie, en Tunisie, au Yémen, aux Philippines, etc. Déjà
inquiets de ses activités, les services de sécurité saoudiens retinrent le passeport de Ben Laden
durant la période 1989-1991, dans l'espoir d'empêcher ou du moins de décourager les contacts
qu'il avait noués avec les extrémistes, alors avec la pleine approbation du régime saoudien et de
la CIA (sinon toujours de l'ISI).
En 1991, Ben Laden et ses fidèles vétérans de la guerre afghane s'installèrent à
Khartoum, la capitale du Soudan. Ils furent accueillis par Hassan el-Tourabi, prestigieux leader
du Front national islamique soudanais (FNI). Depuis que le général Omar al-Bachir avait pris le
pouvoir par un coup d'État militaire en 1989, le FNI et Tourabi soutenaient discrètement le
nouveau régime. Dès le début des années 1980, Ben Laden et ses associés étaient en quête
d'occasions d'investissements au Soudan, ruiné par des décennies de guerre civile entre les
gouvernements islamiques au nord et les mouvements chrétiens et animistes au sud. En 1990,
avant de s'établir à Khartoum, Ben Laden y avait déjà lancé plusieurs projets.
Ben Laden se rendit utile au Soudan et augmenta sa fortune personnelle tout en
établissant des partenariats avec de riches associés du FNI de Tourabi. Son entreprise, nommée
Al-Hijrah, bâtit une autoroute entre Khartoum et Port-Soudan, sur la mer Rouge, et un aéroport
international à Port-Soudan. La compagnie commerciale de Ben Laden, Wadi al-Aqiq, en
liaison avec sa compagnie d'investissement Taba, obtint le quasi-monopole sur les exportations
agricoles du Soudan : gomme arabique, blé, tournesol et sésame. Une autre société de Ben
Laden, Al-Themar al-Moubarakah, acquit de vastes terrains près de Khartoum et dans l'est du
Soudan. Toujours avec de riches membres du FNI, Ben Laden fonda une nouvelle institution à
Khartoum, Al-Shamal Islamic Bank, consacrée à des opérations de prêt islamique à 0 %, et y
investit 50 millions de dollars.
Le personnel des entreprises Ben Laden inclut bientôt des centaines, peut-être des
milliers, de militants arabes et d'autres vétérans du jihad afghan, qui cherchaient le moyen de ne
pas regagner leur pays d'origine, où les attendait la prison ou la mort pour activités subversives
politiques et terroristes. Pour faciliter les déplacements des « afghans », Ben Laden leur
remettait de faux passeports et des contrats de travail. En 1993, par exemple, il paya le voyage
au Soudan de 300 à 400 de ces vétérans menacés de répression par le Pakistan. Une branche du
réseau Al-Qaida se développa au Soudan pour accueillir les nouveaux immigrés. Après le
retrait des Soviétiques, Ben Laden maintint son financement et poursuivit l'effort de formation
commencé au Pakistan et en Afghanistan.
Les disciples de Ben Laden se mirent à travailler, avec d'autres groupes saoudiens
dissidents, contre la présence militaire dans le Golfe et contre la famille royale. Ils se mêlaient
aux pèlerins faisant le voyage à La Mecque et à Médine, surtout à ceux qui repartaient ensuite
vers l'Égypte ou le Soudan. Les services secrets égyptiens, qui cherchaient surtout à empêcher
l'entrée des « afghans » par de sévères contrôles sur les frontières avec le Soudan et la Libye,
comprirent qu'ils avaient été dupés et que l'infiltration provenait d'Arabie Saoudite. En avril
1993, le président Moubarak fit une visite spéciale à Riyad pour se plaindre du soutien apporté
par Ben Laden aux islamistes égyptiens insurgés.
La même année, les groupes terroristes basés à Peshawar accrurent leurs attaques en
Égypte contre la police, les juges, les coptes, les touristes étrangers et d'autres cibles humaines.
Fin mai, le ministre de l'Intérieur, annonçant l'arrestation de plus de 800 suspects islamistes et
le démantèlement d'un réseau important, ajouta que Ben Laden finançait un nouveau groupe
appelé Appartenir au jihad. Selon les hommes de Moubarak, Ben Laden avait aidé le dissident
égyptien Magdi Salem à s'établir en Arabie Saoudite en lui fournissant des papiers d'identité.
En 1991, quand les autorités saoudiennes expulsèrent Salem, il regagna l'Égypte, où il semble
avoir travaillé sous les ordres du leader d'al-Jihad, l'ex-lieutenant-colonel Abboud al-Zumor,
coordinateur du complot visant à assassiner Sadate qui s'était réfugié à Peshawar. La tâche de
Magdi Salem était de créer de nouvelles cellules d'action au Caire et dans le delta du Nil.
À Alexandrie, Salem reçut l'ordre de travailler avec Fouad Daifallah, chef d'une branche
locale portant le nom iranien et peu original de Hezbollah (Parti de Dieu). Selon le
gouvernement égyptien, Ben Laden fournissait des fonds lorsque l'Iran tardait à payer les
combattants non chiites. (La minorité chiite en Égypte est très faible et n'a presque aucune
influence religieuse ou politique. Tous les groupes dissidents, dont le Hezbollah, étaient
sunnites.) Une autre enquête menée avec les autorités saoudiennes révéla que les entreprises de
Ben Laden envoyaient de l'argent aux islamistes égyptiens pour l'achat de presses, d'armes et
d'équipement en général.
En janvier 1994, selon les rapports des services secrets américains, Ben Laden finançait
au moins trois camps de formation au terrorisme pour les guérilleros égyptiens, algériens,
tunisiens et palestiniens, en coopération avec le FNI. Quelques journalistes occidentaux, dont
une équipe d'ABC News, purent visiter l'un des sites, mais n'y rencontrèrent que des Soudanais ;
on supposa que les Arabes portaient des uniformes soudanais. L'entreprise Al- Hijrah travaillait
directement avec les officiels soudanais pour le transport et l'approvisionnement des recrues.
Outre sa fortune et ses projets dans le bâtiment, Ben Laden aida ses hôtes soudanais en
facilitant l'achat de pétrole saoudien à prix avantageux. Il prit une grande maison dans la rue
Al-Mashal, dans une banlieue de Khartoum appelée Al-Riyad, comme la capitale saoudienne,
située à proximité de l'aéroport. Environ deux cents de ses employés arrivèrent ensuite de
Peshawar. À partir de là, des messages furent régulièrement échangés entre Washington, Riyad
et Khartoum pour demander au gouvernement du général Bachir de réduire et, si possible, de
mettre fin au soutien apporté par Ben Laden aux guérilleros à l'étranger. En 1993, un leader du
FNI de Hassan el-Tourabi semble avoir pris en charge la formation et l'endoctrinement des
Soudanais.
En 1994, Oussama ben Laden se mit à s'intéresser au Yémen, pays d'origine de son père.
Le Yémen possède une frontière commune avec l'Arabie Saoudite et a perdu la région de
Najran à la suite d'une guerre en 1933-1934, d'où une querelle territoriale entre ces deux pays.
Durant l'été 1994, le gouvernement conservateur du Nord-Yémen, le régime du président Ali
Abdallah Saleh, soutenu par les islamistes, engagea un conflit armé avec le Sud-Yémen,
beaucoup plus laïque, alors gouverné par les « socialistes » du général Ibrahim al-Bidh. Ben
Laden se mit à envoyer de l'argent, des armes et des vétérans de la guerre afghane au Nord-
Yémen. Le Sud-Yémen commença à fournir aux services de sécurité du Caire des informations
sur les camps de formation du Nord. Contre toute attente, le régime royal saoudien soutint le
Sud-Yémen laïque (Aden) contre le Nord-Yémen (Sanaa). Après une décennie de coopération
avec les États-Unis durant la guerre afghane, puis plusieurs années d'hésitation, la famille
royale saoudienne décida finalement de céder aux instances du président Moubarak et des
Américains. Dans un discours du printemps 1994, le prince Abdallah affirma clairement que les
islamistes durs, qui prêchaient la violence, n'étaient plus les bienvenus dans le royaume. Selon
les rapports américains, les activités de Ben Laden au Yémen incluaient le financement d'un
groupe qui, en décembre 1992, organisa des attentats à la bombe contre une centaine de soldats
américains envoyés à Aden pour aider les opérations de secours de L'ONU en Somalie.
Le 7 avril 1994, après une visite spéciale du président Moubarak, venu se plaindre de
Ben Laden, et une demande d'assistance à Interpol pour permettre au Yémen de l'arrêter, le roi
Fahd annonça que Ben Laden perdait la citoyenneté saoudienne (cette mesure avait été prise
discrètement en février) pour son comportement qui « va à l'encontre des intérêts du royaume et
risque de nuire à ses relations avec les pays frères » et pour « refus d'obéir aux instructions ».
Un homme d'affaires saoudien déclara à Youssef Ibrahim, du New York Times, que le
gouvernement avait aussi décidé de geler les avoirs d'Oussama ben Laden, « bien qu'on le
soupçonne d'avoir des millions de dollars sur des comptes à l'étranger ». Le New York Times
ajoutait que cette décision était un signal adressé à d'autres groupes de magnats saoudiens pour
qu'ils rompent tout lien avec les militants islamiques d'Égypte, de Jordanie, de Tunisie et
d'Algérie. Ce soutien prend souvent la forme d'œuvres de charité, de construction de mosquées
ou de création d'entreprises islamiques utilisées pour attirer de l'argent dans les caisses des
militants. Ces fonds étaient encore utilisés en 1997 pour financer le camp de formation de
Kunar, en Afghanistan, dont les recrues incluaient des membres de groupes clandestins
égyptiens. Après l'arrestation au Pakistan en février 1995 et l'extradition vers New York du
terroriste international Ramzi Ahmed Youssef, condamné à la détention à vie pour son rôle
dans l'attentat du World Trade Center en 1993, entre autres, les enquêteurs pakistanais
déclarèrent que Youssef avait résidé à Peshawar, dans la Maison des martyrs (Bayt Ashuhada)
financée par Ben Laden, pendant les trois ans ayant précédé son arrestation.
Quelques semaines après l'action du roi Fahd contre Ben Laden, quelques journalistes
spécialistes du Moyen-Orient reçurent un fax de Londres annonçant que M. Oussama ben
Laden y avait ouvert ses bureaux. Le fax portait sa signature en anglais et en arabe, et celle du
directeur qu'il avait nommé à Londres. Ben Laden semble avoir ensuite évité même les voyages
clandestins vers l'Angleterre. Son nom était désormais associé au Comité de conseil et de
réforme, organisation d'opposition saoudienne qui publia à la fin des années 1990 un millier de
pamphlets et de tracts attaquant le gouvernement royal, souvent en termes véhéments. Ben
Laden n'a jamais réagi publiquement aux reproches de son frère aîné, Bakr Ben Laden, qui a
exprimé dans les médias saoudiens « la dénonciation et la condamnation » des activités
extrémistes de son frère.
Les pires craintes de la famille royale concernant l'aide apportée par Ben Laden à leurs
adversaires yéménites se réalisèrent. Depuis son arrivée à Khartoum, et peut-être avant, Ben
Laden aidait un vieil ami hadrami, Tariq al-Fadli, à créer un mouvement de jihad yéménite à
Sanaa, capitale du Nord-Yémen. Des combattants furent envoyés se battre contre les socialistes
d'Aden lors du conflit de juin-juillet 1994. Peut-être à cause de ce soutien, les Saoudiens
pensèrent que d'autres vétérans « afghans » combattraient pour le Nord-Yémen islamiste et que
le Nord gagnerait. Ils avaient raison, le problème étant que l'Arabie Saoudite avait parié sur les
perdants, dans l'espoir de maintenir la division du Yémen et d'affaiblir la menace que le pays
représentait pour la maison de Séoud. Au grand déplaisir des ennemis de la famille royale, dont
l'organisation de Ben Laden, les Saoudiens persistèrent à offrir asile, logement et aide médicale
aux soldats du Sud en déroute, ceux-là mêmes qu'ils considéraient auparavant comme
« communistes ».
En Afrique du Nord, les généraux au pouvoir en Algérie ont trouvé leurs plus redoutables
opposants lors de la guerre civile qui déchire le pays depuis 1991. Les vétérans du jihad
revenus en Algérie étaient aguerris et résolus à imposer le modèle du fondamentalisme afghan
à une société algérienne en difficulté. Le soutien à l'insurrection algérienne vint de fondations
caritatives arabes et de sources privées (dont Ben Laden). En mars 1994, le ministre saoudien
de l'Intérieur, le prince Nayef, se rendit à Tunis. Il rencontra le président Zine el-Abidine ben
Ali, soldat formé par les États-Unis, et évoqua la possibilité d'un « effet domino » des troubles
algériens sur la Tunisie. Cette question préoccupait également le roi Hassan II du Maroc.
L'entretien de Ben Ali avec le prince Nayef déboucha sur la signature d'un accord de sécurité
entre la Tunisie et l'Arabie Saoudite contre les groupes politiques islamistes comme En-Nahda,
impliqué dans le recrutement pour le jihad en 1979-1989.
Les largesses des islamistes des Émirats arabes unis profitaient à toute une série de
mosquées et de centres musulmans en Europe, notamment la Grande Mosquée d'Évry. Les 6
millions de dollars nécessaires à la construction de ce lieu de culte où les vétérans de la guerre
d'Afghanistan étaient les bienvenus avaient été versés, entre autres, par la Banque islamique de
développement de Djeddah, le financier et marchand d'armes saoudien Akram Ojeh, le ministre
koweïtien des Affaires religieuses et l'ambassadeur saoudien en France. À la suite des attentats
survenus à Paris dans les années 1990, les enquêteurs français tentèrent de découvrir un lien
entre ces mosquées et les militants islamistes, algériens en particulier. Le résultat de l'enquête
ne fut jamais diffusé par les médias.
D'après ce que m'a dit un diplomate français, on savait que la plupart des fonds collectés
en Arabie Saoudite et dans le Golfe pour les islamistes nord-africains étaient convoyés par des
sociétés écrans installées en Suisse, en France, aux Bahamas et aux États-Unis. Certaines se
chargeaient de gestion industrielle ou d'exploitation pétrolière. Le Front islamique de salut (FIS)
et le Groupe islamique armé (GIA) algériens, dont les leaders étaient à l'origine des vétérans
« afghans », étaient également impliqués, de même qu'un autre groupe algérien nommé Hamas,
comme le Hamas palestinien, accusé de détenir des biens immobiliers aux États-Unis,
notamment à Chicago et dans d'autres grandes communautés musulmanes.
Il faut signaler une autre source de revenus pour les militants islamistes après la guerre
afghane. Au Maghreb et en France, on l'appelle « trabendo », mot qui mélange trafic et
contrebande. Le commerce de contrefaçons de grandes marques (fausses Rolex, fausses
chemises Lacoste, fabriquées à Taiwan ou en Turquie) rapporte chaque mois des millions aux
islamistes. Outre les taxes collectées par les organisations islamistes sur cette activité et sur
toutes les formes de marché noir, les entreprises légales d'Algérie, comme à l'époque de la
guerre d'indépendance de 1954-1962, paient un impôt « volontaire » pour alimenter le trésor de
guerre islamiste. À cela s'ajoutent, en Égypte, le vol et le banditisme : attaques à main armée et
hold-up dans les banques, les bijouteries et sur des particuliers. En Algérie, ce type de crime est
une tradition depuis qu'Ahmed ben Bella, l'un des chefs de la révolution et premier président en
1962, dévalisa une poste à Oran pour obtenir de quoi financer le soulèvement initial de 1954.
Dans les années 1990, l'aide financière américaine aux guerriers en Afghanistan n'était
plus qu'un lointain souvenir. La frauduleuse BCCI n'était plus. Mais le jihad post-1989, en
Égypte, en Algérie, aux Philippines, à New York, à Paris et dans d'autres métropoles
musulmanes et occidentales, était encore financé par Oussama ben Laden et d'autres,
responsables de la privatisation du terrorisme mondial, devenu une grande entreprise.
L'une des principales menaces est le financement de la violence par le trafic de drogue.
Dans les années 1980, d'énormes quantités de drogue venant d'Afghanistan et du Pakistan
commencèrent à déferler sur l'Europe, l'Amérique et l'Extrême-Orient. À la fin des années
1990, les arrivages d'opium, de morphine et d'héroïne, sans parler de la marijuana sous diverses
formes, avaient pris des proportions colossales, faisant des millions de morts, comme la
cocaïne d'Amérique du Sud. L'impact s'en faisait sentir dans les quartiers défavorisés d'Europe
et d'Amérique comme chez les « tigres » asiatiques autrefois prospères, dans les misérables ex-
républiques soviétiques d'Asie centrale ou en Russie même. C'est vers ce fléau, conséquence
directe de la guerre afghane, que nous allons nous tourner à présent.
L'un des aspects les plus tragiques de la drogue en Russie, comme dans le monde
occidental, est sa propagation parmi les enfants, les jeunes filles en particulier. Dans la région
de Saint-Pétersbourg, de 15 à 30 % des écoliers consomment de la drogue, notamment des
champignons hallucinogènes cueillis dans les forêts entourant la ville pour être revendus aux
étudiants des universités. Une autre conséquence, bien connue en Occident, notamment à
travers le développement des drogues intraveineuses, est la propagation du virus du sida. Selon
le professeur Vadim Pokrovsky, du Centre scientifique et méthodologique antisida, un million
de Russes devaient être séropositifs début 1998. Toute la Russie est touchée, même les zones
isolées du nord de la Sibérie.
Dans la Russie post-soviétique, les marchands d'armes, à l'échelle locale ou
internationale, sont étroitement liés aux seigneurs de la drogue. Depuis la fin de la guerre en
Afghanistan, le développement du commerce des armes est étroitement lié aux conflits
régionaux, comme celui de Tchétchénie de 1994-1996, et à la montée du terrorisme.
L'histoire du missile antiaérien Stinger est représentative. Elle renferme une leçon
essentielle pour tout gouvernement qui, comme celui des États-Unis, donne aux mercenaires
l'une de ses armes les plus dangereuses, puis leur apprend à s'en servir.
Les premiers Stinger américains sont arrivés entre les mains des guérilleros afghans
durant l'été 1986. Un premier hélicoptère soviétique fut abattu en septembre. Au cours des dix
mois suivants, les moudjahidin lancèrent près de 190 missiles. Sous la supervision d'abord
vigilante de leurs instructeurs des forces spéciales américaines et en présence de l'ISI
pakistanais, ils atteignirent un taux de réussite de 75 % dans leurs tirs. Bientôt, les pilotes du
gouvernement afghan se mirent à se plaindre que leurs « conseillers » soviétiques ne voulaient
plus les accompagner à bord des hélicoptères. Les guérilleros étaient capables de piéger leurs
ennemis dans plusieurs villes et dans les principaux camps militaires.
Alors que l'enthousiasme des États-Unis montait, le contrôle sur les armes se relâcha.
Comme un agent américain l'a confié au Washington Post, « on les distribuait comme des
sucettes ». Lors du repli soviétique en 1989, la CIA menait déjà des efforts frénétiques pour
racheter les missiles. L'ISI en garda apparemment une bonne quantité. D'après les observateurs,
les commandants locaux auraient vendu leur mère pour les conserver. En Afghanistan, un ex-
officier pakistanais a comparé l'effort de rachat à un « marché au poisson où tout le monde
courait pour essayer d'attraper les Stinger parce que tout le monde y avait intérêt ». Les
missiles, qui coûtaient à l'armée américaine environ 35 000 dollars pièce dans les années 1980,
se vendaient, au début des années 1990, jusqu'à 100 000 dollars au marché noir. La plupart des
commandants afghans ne les auraient lâchés à aucun prix.
Hors d'Afghanistan, le Stinger apparut dans le Golfe durant la guerre Iran-Irak. Le 9
octobre 1987, le Pentagone reconnut que des pièces de rechange pour missiles avaient été
trouvées dans un navire appartenant aux gardes de la révolution iranienne. Les agents du
Pentagone finirent par découvrir qu'en mai 1987 deux aides de Gulbuddin Hekmatyar avaient
vendu seize Stinger aux gardes de la révolution pour environ 1 million de dollars.
Un rapport russe évoqua la saisie par les gardes-frontières iraniens d'un convoi de
camions afghans transportant des Stinger, dont certains devaient être vendus à des officiels
iraniens et dix autres à des trafiquants de drogue désireux d'écarter les hélicoptères qui
cherchaient à observer leur contrebande. Le prix aurait été de 300 000 dollars chacun.
Durant les dernières années de l'administration Bush, la CIA exigea du Congrès 10
millions de dollars pour lancer l'opération MIAS (Missing-in-Action Stingers, « Stinger disparus
au combat »). Mais cette somme était dérisoire. Alors que les ex-républiques soviétiques
commençaient à échapper au contrôle de Moscou et à entrer en guerre les unes contre les autres
(comme l'Azerbaïdjan et l'Arménie), les Stinger atteignaient des prix inouïs.
L'un des premiers drames post-jihad afghan apparut dans le petit État guerrier de
Tchétchénie, membre malgré lui de la Fédération russe et qui souhaitait s'affranchir de la tutelle
de Moscou. D'une superficie d'environ 20 000 km2, ce pays comptait près de 1,2 million
d'habitants avant sa guerre avec la Russie, dont 280 000 Russes et 735 000 Tchétchènes, l'un
des plus anciens peuples du Caucase. Les Tchétchènes sont surtout sunnites et mènent une
guerre sainte contre le « colonisateur » russe depuis trois siècles, avec quelques interruptions.
Un cinquième de la population est parti en 1858 pour l'Empire ottoman. En 1942, Staline,
méfiant envers les Tchétchènes (comme envers les Tatars de Crimée et les autres non-Russes
qui aspiraient à l'indépendance et sympathisaient avec l'envahisseur allemand dans l'espoir
d'obtenir cette autonomie), fit bombarder les villages montagneux de Tchétchénie par l'Armée
rouge. Les survivants furent déportés vers l'Asie centrale, en particulier les habitants de
Groznyï, la capitale.
Les Tchétchènes, guerriers coiffés de bonnets en peau de mouton, ont coutume de dire à
leurs visiteurs qu'ils aiment leur fusil mieux que leur femme. Ils vouent aux armes une sorte de
culte et s'en servent avec passion contre les animaux ou contre les clans rivaux. Peu après la
déclaration unilatérale d'indépendance en 1991, Mikhaïl Gorbatchev n'ayant pu maintenir
assemblés les fragments de l'empire soviétique, un Tchétchène de vingt-neuf ans, Rossian
Outsiev, arriva à Londres avec plusieurs millions de dollars. Cette somme provenait des
revenus pétroliers de son petit pays (Groznyï était alors la seule capitale du Caucase à avoir son
marchand de Rolls-Royce).
La mission officielle d'Outsiev, que lui avait confiée le président tchétchène, l'ex-général
de l'armée de l'air Joukar Doudaïev, était de faire imprimer des billets de banque, des timbres-
poste et autres attributs propres à une nation indépendante (ou qui s'était proclamée telle, mais
que n'avaient pas même reconnue ses voisins). Outsiev versa 1,1 million de dollars cash pour
son somptueux appartement de Baker Street. Il distribuait de généreux pourboires dans les
restaurants et les casinos. Il louait même des salles de jeu entières pour son usage personnel.
Parfois, lui et son frère Nazerbek, vingt ans, accueillaient plusieurs prostituées dans leur
appartement.
Quelques individus qui avaient Outsiev à l'oeil comprirent bientôt que son véritable
objectif était d'acheter des missiles Stinger, plusieurs centaines si possible, sur le très actif
marché londonien. Ces armes étaient destinées aux Azéris musulmans, en guerre contre
l'Arménie chrétienne pour le territoire litigieux du Nagornyï-Karabakh, entouré d'Azéris mais
peuplé d'Arméniens. Outsiev commit une erreur fatale. Il engagea comme interprète un
Arménien, Gagic Ter-Ogannisiyan. Celui-ci devina vite la vraie mission de son employeur et en
informa les services secrets arméniens. Erevan, la capitale arménienne, sut aussitôt qu'une
menace se préparait pour la petite armée de l'air, dont les appareils étaient fournis (et en partie
pilotés) par les Russes. Il fallait tuer Rossian Outsiev pour bloquer la vente des Stinger. Avec
un tueur arménien, Ter-Ogannisiyan abattit les frères Outsiev dans leur appartement londonien
en février 1983. Ils furent arrêtés; Ter-Ogannisiyan fut inculpé de meurtre et condamné à la
prison à vie.
Un soir de mai 1993, Mme Karen Reed, trente-trois ans, fut abattue alors qu'elle ouvrait
la porte de la maison qu'elle partageait avec sa sœur à Woking, dans le Surrey. La police
britannique conclut que Mme Reed avait été prise pour sa sœur, Alison Ponting, épouse de
l'autre assassin d'Outsiev. Parce que les mafias russe, arménienne, tchétchène, etc. avaient déjà
importé leurs activités à Londres, les deux femmes étaient en liaison avec le commissariat local
et avaient reçu le conseil de n'ouvrir la porte à personne. Cette fois, Mme Reed ouvrit sans se
méfier. La mafia tchétchène avait juré de venger l'assassinat des frères Outsiev.
Alison Ponting travaillait à Bush House, le siège social de la BBC, lorsque sa sœur fut
assassinée. Elle était alors productrice dans les services russe et ukrainien de la BBC et avait
rencontré son mari lors d'un voyage en Arménie en 1988. Avant que son mari soit incarcéré,
Alison Ponting avait déjà reçu des menaces de mort. Elle fut ensuite arrêtée, mais non inculpée,
pour avoir tenté d'importer un flacon de venin de serpent des États-Unis. On supposa que les
deux meurtriers cherchaient les moyens de commettre d'autres crimes ou de se suicider.
Un autre homme, Nikritsch Martirossian, accusé de complicité dans le meurtre des deux
frères tchétchènes, fut retrouvé pendu dans sa cellule alors qu'il attendait son procès. Il avait
déclaré à la police, après ses aveux, que « le KGB » ne lui pardonnerait jamais : « En parlant de
ces meurtres, je signe un arrêt de mort pour ma famille. »
À plus d'un titre, le jihad de 1979-1989 fut responsable d'une décision du président
Eltsine : ne plus ignorer la Tchétchénie comme l'avait fait Gorbatchev, mais au contraire voir en
elle un « État bandit » et en son président, Joukar Doudaïev (qui serait tué par un missile air-sol
assisté par ordinateur), le « Kadhafi du Caucase ». En 1993, les services secrets russes
considéraient que Groznyï alimentait en armes les conflits ethniques en Géorgie et en Abkhazie
jusqu'à la région des Ossètes. Les réseaux criminels internationaux apparus en Tchétchénie
après la Seconde Guerre mondiale résultaient en partie du besoin de survivre d'une population
qui avait survécu à la déportation infligée par Staline. La guerre leur insuffla un dynamisme
nouveau et, à la fin des années 1980, la mafia tchétchène s'était infiltrée non seulement sur le
marché londonien des armes, mais aussi à travers l'Europe continentale et l'Amérique du Nord,
ajoutant la drogue à son domaine d'activité.
Le Kremlin avait bien des raisons de craindre le contrecoup de la guerre afghane en
Tchétchénie. Aussitôt après l'effondrement de l'Union soviétique en 1991, Groznyï devint un
point de transit pour les vétérans « afghans », les Arabes en particulier, en route vers l'Europe et
le Moyen-Orient. Ce rôle nuisit apparemment aux bonnes relations que Doudaïev avait eues
jusque-là avec les bienfaiteurs de la guerre sainte comme l'Arabie Saoudite. Après une visite à
Riyad et une rencontre avec le roi Fahd, Doudaïev accepta de nommer Premier ministre
Shamsuddine Youssef, homme d'affaires jordanien d'origine tchétchène, protégé de la maison
de Séoud. Depuis, les relations entre Riyad et Groznyï se sont refroidies à cause des liens de
Doudaïev avec des groupes pro-iraniens que n'apprécie guère la famille royale saoudienne.
Néanmoins, au nom de la solidarité musulmane, l'Arabie Saoudite a condamné les campagnes
militaires russes menées contre la Tchétchénie.
Au début, beaucoup de Tchétchènes trouvèrent que Doudaïev allait trop loin dans sa
volonté de favoriser les islamistes, en particulier la branche locale des Frères musulmans, le
parti de la Voie islamique. Ils approuvaient l'indépendance vis-à-vis de la Russie, mais ne
voulaient pas voir leur nation devenir une république islamique. À partir d'avril 1992, Groznyï
connut plusieurs crises internes. Après avoir dissous un Parlement rebelle, Doudaïev forma un
nouveau gouvernement, alors que le Parlement proclamait son propre cabinet rival. Finalement,
en décembre 1994, le président Eltsine et ses conseillers perdirent patience. Ils lancèrent une
campagne sanglante pour juguler l'État tchétchène, détrôner Doudaïev et mettre fin à cette
indépendance autoproclamée.
Les enquêteurs américains et russes se demandaient si les vétérans musulmans de la
guerre d'Afghanistan avaient aidé Doudaïev à obtenir des Stinger. Le monde entier faisait des
efforts frénétiques pour s'en procurer. Au début des années 1990, quatre enquêtes américaines
mirent fin à l'achat de Stinger par le cartel de Medellin, l'Iran, L'IRA et les indépendantistes
croates. En Italie, les autorités démantelèrent un autre réseau qui tentait d'envoyer des missiles
en Croatie. En Bosnie-Herzégovine, une enquête peu concluante semble avoir montré qu'un
Stinger avait abattu un avion-cargo italien en 1992. Une sorte de mythologie se développa
autour du Stinger, au point que le missile était accusé chaque fois qu'un avion était abattu dans
une zone de conflit.
Ce qui inquiétait Moscou, ce n'était pourtant pas le mythe, mais la réalité. Des combats
avaient commencé en mai 1993 entre des moudjahidin qui avaient passé la frontière afghane et
les garnisons russes du Tadjikistan. Avec un Stinger, les rebelles tadjiks alliés aux Afghans
abattirent un bombardier Soukhoï-25. En Géorgie, les séparatistes abkhazes abattirent trois
avions de ligne début 1993, faisant 126 morts. Les chefs abkhazes se vantèrent aux journalistes
d'avoir obtenu des Stinger grâce aux militaires russes, sans doute des stocks pris en
Afghanistan. En tout cas, l'industrie de défense russe, tout à fait capable de copier la
technologie étrangère, produisait déjà des répliques assez plausibles.
Les hostilités sérieuses entre Tchétchènes et Russes éclatèrent en décembre 1994. À
Moscou, les adversaires d'Eltsine et de nombreux penseurs dénoncèrent l'engagement dans ce
« nouvel Afghanistan », où leur armée serait prise dans une autre guérilla cauchemardesque
contre un peuple convaincu de lutter pour sa liberté. Il ne fallait pas exclure une autre
possibilité : les Tchétchènes, avec ou sans missiles Stinger et autres armes modernes, seraient
inspirés et peut-être même directement aidés et conseillés par les vétérans « afghans » qui
avaient vaincu l'Armée rouge dans les années 1980. Le haut commandement russe reconnut que
le danger tenait au rôle historique du Caucase en tant que creuset où les explosions ethniques
étaient fréquentes.
L'intervention russe de 1994 hâta 1'« islamisation » du conflit. Celui-ci engendra une
activité terroriste en Tchétchénie même et se répandit dans les régions voisines : Ingouchie,
Daghestan, Ossétie et Russie proprement dite. L'incident le plus spectaculaire fut la prise de
Bouddenovsk, en juin 1995, par les combattants tchétchènes, qui tuèrent une centaine
d'habitants et firent plusieurs centaines de prisonniers. Chamil Basaïev, bras droit de Doudaïev
qui mena la prise de l'hôpital de Bouddenovsk, aurait été formé en Afghanistan par les disciples
de Gulbuddin Hekmatyar.
Moscou soupçonnait l'organisation terroriste antirusse en Tchétchénie d'avoir des liens
avec le Pakistan et l'Arabie Saoudite, même si elle disposait aussi d'armes volées ou vendues
par les militaires russes. Aidés par les Hezbollah iranien et libanais (Doudaïev se rendit au
moins une fois au Liban), les vétérans de la guerre d'Afghanistan et les volontaires iraniens
entrèrent en Tchétchénie en passant par le Daghestan et l'Azerbaïdjan. Faute de pouvoir
s'emparer de la centrale électrique de Kizlyar, au Daghestan, une unité commando tchétchène,
dirigée par Salman Raouïev, marié à une fille ou une nièce de Doudaïev, répéta l'exploit de
Basaïev à Bouddenovsk en s'emparant d'une clinique russe à Pervomaïskoïe. Les 250 partisans
tchétchènes, retranchés dans le village, repoussèrent à plusieurs reprises les attaques des
Spetsnaz. Mikhaïl Barsoukov, chef du Service fédéral de sécurité (FSB) russe en charge des
unités spéciales, admit que les combattants tchétchènes formaient une « unité très sérieuse, très
bien entraînée, très bien préparée », peut-être par l'ISI et la CIA en 1979-1989 ou plus tard par
les nombreuses recrues du jihad.
En août 1995, un porte-parole du FSB signala que des unités provenant d'Afghanistan et
de Jordanie (où réside une importante communauté tchétchène) combattaient aux côtés du
président Joukar Doudaïev. Il y aurait eu alors 300 mercenaires sur un total de 6 000
guérilleros. Doudaïev avait commencé à recruter des musulmans lors d'un voyage en Turquie, à
Chypre et en Bosnie-Herzégovine. Il reconnut par la suite que les volontaires tchétchènes
avaient participé à la guerre en Bosnie aux côtés des musulmans bosniaques.
La guerre en Tchétchénie, qui se termina en 1996 par le retrait des troupes russes d'un
pays dévasté, suscita l'attention et la sympathie des musulmans. En Turquie, le parti islamiste
de Nemettin Erbakan finança des camps de formation, jusqu'au moment où l'armée turque
mena une opération de répression en 1996-1998. Un groupe de jeunes fascistes turcs, les Loups
gris, fut recruté pour combattre aux côtés des Tchétchènes. Un groupe mené par Muhammed
Tokcan, Abkhaze qui avait combattu avec Chamil Basaïev en Tchétchénie et en Abkhazie,
détourna un ferry sur la mer Noire, l’Avraziya, pour manifester sa solidarité avec la cause
tchétchène. Moscou laissa éclater sa vindicte contre la Turquie, à qui le Kremlin avait souvent
conseillé d'interdire les camps de formation pour extrémistes musulmans sur son territoire - un
grief de plus sur la longue liste de ceux accumulés par des siècles d'inimitié entre les deux pays.
Il y eut plusieurs attaques terroristes contre des cibles russes en Turquie.
En septembre 1999, une vague d'attentats terroristes contre civils et militaires suivit de
près les incursions en Tchétchénie des musulmans rebelles venus du Daghestan voisin. Les
forces fédérales russes repoussèrent cet assaut, mais les attentats avaient fait 292 morts parmi
les civils et un nombre inconnu parmi les militaires, sans parler des centaines de blessés. Le
Kremlin accusa les Tchétchènes ; les généraux et les hommes politiques russes jurèrent de
prendre leur revanche.
L'armée russe lança immédiatement une nouvelle invasion de la Tchétchénie. Les
analystes de Moscou accusaient Oussama ben Laden d'avoir financé et inspiré les rebelles. Les
deux principaux chefs étaient Chamil Basaïev, qui avait pris des civils russes en otages lors du
premier conflit (et qui fut officiellement capturé par les Russes au printemps 2000), et Amir al-
Khattab, acolyte saoudien de Ben Laden. Selon les analystes russes et occidentaux, la
principale influence s'exerçant sur Basaïev et Khattab était celle de l'austère et puissante secte
wahhabite, qui domine l'Arabie Saoudite et qui avait travaillé contre les Russes, en étroite
collaboration avec les services secrets saoudiens, durant la guerre afghane et peut-être encore
après.
La démission du président Eltsine, à qui succéda un ancien officier du KGB, Vladimir
Poutine, au printemps 2000, coïncida avec une nouvelle campagne dispendieuse contre les
rebelles tchétchènes qui avaient humilié la Russie d'Eltsine en 1993-1994. En février 2000,
Groznyï était de nouveau détruite, et la plupart des rebelles s'étaient retirés dans les montagnes
du Sud pour mener une guérilla classique. Le 12 janvier 2000, le colonel Vladimir Krouglov,
officier dans les parachutistes et vétéran de l'Afghanistan, déclara au Daily Telegraph londonien
que les rebelles « utilisent les mêmes méthodes ; ils sont financés par les mêmes gens et
certains de leurs leaders sont les mêmes » qu'en Afghanistan. Le général Gennady Trochev,
relevé de ses fonctions début janvier mais rétabli après la reconquête de Groznyï, dont la
population avait largement rejoint les 500 000 réfugiés dans les misérables camps d'Ingouchie,
affirma que les rebelles « s'approchent, ouvrent le feu, puis se cachent. Et le lendemain matin
ils vous sourient dans la rue. » Mot pour mot, cette phrase aurait pu être tirée du journal d'un
soldat ou d'un correspondant de guerre durant la campagne afghane.
Tandis que la nouvelle guérilla faisait rage dans les montagnes, les États de l'Union
européenne hésitèrent d'abord, puis, en avril 2000, suspendirent le droit de vote de la Russie au
Conseil de l'Europe. Le président Poutine, qui était alors encore un dirigeant populaire menant
une guerre populaire, comprit que le nombre croissant de victimes russes (le défilé de cercueils
et de mutilés que montraient les télévisions étrangères et parfois russes) affaiblissait sa
popularité. La Russie devenait un paria en Occident, elle était honnie par les groupes de
défense des droits de l'homme et par ceux qui, en Europe et au Congrès américain, plaçaient la
démocratie au-dessus des nouvelles concessions commerciales ou financières du FMI et autres
institutions internationales.
Avec ses vallées profondes et ses passes montagneuses, le Caucase a toujours été un
couloir de passage entre l'Orient et l'Occident. Les routes transversales serpentent autour des
sommets, tout comme les voies de commerce et d'invasion entre l'Asie centrale et
l'Afghanistan. En 1941-1944, Adolf Hitler et ses généraux découvrirent à leurs dépens une
vérité bien connue des géographes : ces montagnes sont l'un des plus redoutables obstacles
militaires au monde. La Wehrmacht le comprit lorsqu'elle tenta en vain de sauver les forces
allemandes piégées en Russie et d'atteindre les gisements pétroliers du Moyen-Orient. Ses
barrières montagneuses empêchent la Turquie et l'Iran, la Syrie et l'Irak, de soutenir leurs amis
musulmans dans leurs affrontements avec les Russes et bloquent également toute
communication directe des musulmans d'Asie centrale avec les Turcs, les Iraniens et les
Arabes.
L'aspect ethnique des conflits du Caucase surpasse les enjeux géostratégiques, surtout
depuis l'effondrement de L'URSS. Les inquiétudes du président Eltsine, de ses conseillers et de
leurs alliés au sein de la CEI sont liées à une peur fondamentale, ressuscitée en 1998 par la
menace des taliban : celle d'une offensive islamiste partant de l'Afghanistan et du Tadjikistan
pour déstabiliser toute l'Asie centrale et le Caucase.
Depuis la révolution de Khomeiny en 1979, le KGB est en guerre contre les islamistes,
craignant une contamination par l'Iran. En 1992, après la prise de Kaboul par les moudjahidin,
la plus violente de toutes les guerres civiles de l'ancien empire soviétique éclata au Tadjikistan.
On craignait que l'Ouzbékistan ne soit le « domino » suivant. Les militaires russes redoutaient
les mouvements islamistes en Russie même, avec sa population musulmane de 12 millions de
personnes, dont 800 000 à Moscou en 1992.
En 1994-1996, dans son effort infructueux pour soumettre la Tchétchénie, la Russie
essayait de maintenir la discipline et la cohésion de son armée, héritière de l'Armée rouge. La
survie ou la chute du général Pavel Grachev en tant que ministre de la Défense était aussi en
jeu. Le souvenir des 14 000 tués en Afghanistan hantait ceux qui s'opposaient aux nouvelles
campagnes militaires. Un autre enjeu était la forme constitutionnelle que prendraient la Russie
et son « proche étranger », l'Asie centrale et le Caucase. Les hommes d'Eltsine conçurent et
signèrent en 1992 un nouveau traité censé unir les quatre-vingt-huit régions de la Fédération
russe, certaines étant dirigées par de vieux communistes de la ligne dure. Pour beaucoup, les
libertés accordées étaient insuffisantes. Lors de la rébellion de la Douma contre Eltsine en
octobre 1993, un tiers des dissidents étaient des patrons régionaux.
L'impact immédiat des vétérans de la guerre afghane se fit sentir en Tchétchénie et au
Nagornyï-Karabakh comme au Tadjikistan. À la fin de l'été 1993, Gulbuddin Hekmatyar, jadis
favori de la CIA et de l'ISI, recrutait des mercenaires afghans pour lutter en Azerbaïdjan contre
l'Arménie et ses alliés russes. Les recrues étaient payées l'équivalent d'un dollar par jour, soit un
peu plus que leur « salaire » afghan de 10 à 20 dollars par mois. On leur promettait une prime
de 5 000 dollars s'ils accomplissaient leur contrat. Heidar Aliev, ex-leader communiste azéri, a
confirmé qu'un accord avait été passé avec le Front populaire d'Azerbaïdjan. Aux termes de cet
accord, les Afghans ou les anciens combattants du jihad, à présent indésirables au Pakistan,
pourraient gagner de l'argent en luttant contre les chrétiens arméniens. À cette époque, après
avoir été dans le camp de Saddam Hussein lors de la guerre du Golfe en 1991, Hekmatyar avait
perdu le soutien financier des Saoudiens et ne recevait apparemment rien d'Oussama ben
Laden. Il avait donc besoin de fonds, et cet accord lui permettait de prolonger son rêve
d'« exportation » de la révolution islamiste et de gagner de l'argent en fournissant des
mercenaires aux forces azéries.
Selon les services secrets russes, quelque 1 500 vétérans de la guerre d'Afghanistan
entrèrent en Azerbaïdjan après septembre 1993. Ils jouèrent un rôle important dans la
reconquête de Goradze, ville située au sud-est de Stepanakert, la capitale du Nagornyï-
Karabakh : ils attaquèrent les Arméniens par-derrière le long de la frontière iranienne. À l'été
1994, ils étaient 2 500, la plupart sur le front sud, et grâce à leurs compétences dans le
maniement des armes servaient de troupes d'assaut dans les régions montagneuses. Leurs
opérations étaient coordonnées par une sorte de commandement afghan autonome à Bakou.
Leur présence renforça la propagande de Moscou : la Russie pouvait affirmer qu'elle devait
reprendre le contrôle sur toutes les frontières extérieures des États de la CEI. Après avoir subi
de lourdes pertes humaines dans ses batailles avec les Arméniens, la « brigade afghane » azérie
fut dissoute en 1994. Les combattants passèrent alors au sabotage et au terrorisme.
Ce terrorisme se manifesta par une série d'attentats à Bakou en 1993 et 1994. En février
1993, une bombe explosa à bord du train Kislovodsk-Bakou, faisant 10 morts et 13 blessés.
Une autre, en février 1994, explosa dans le même train alors qu'il entrait dans la gare centrale
de Bakou et fit 3 morts et plus de 20 blessés. D'autres bombes explosèrent dans un tunnel
souterrain (7 morts et 47 blessés) en juillet 1994 et dans d'autres quartiers de la capitale azérie.
En février 1996, un tribunal militaire russe inculpa trois espions arméniens, arrêtés en 1995,
pour avoir organisé les attentats de Bakou. En avril et mai 1996, les autorités azéries arrêtèrent
vingt membres d'un mouvement national lezgin nommé Sadval (« Union »). Les Lezgins sont
un peuple sunnite, influencé par le jihad afghan, dont la patrie est divisée entre le Daghestan
russe et le nord de l'Azerbaïdjan. Comme les Pachtounes d'Afghanistan et du Pakistan, leur but
est d'unifier leur territoire pour former un État indépendant.
Devenu la Mecque des compagnies occidentales désireuses d'exploiter ses énormes
ressources de gaz et de pétrole, l'Azerbaïdjan a aussi eu sa dose de terrorisme
antigouvernemental, en partie organisé par les vétérans « afghans ». Après le démantèlement de
la « brigade afghane », ceux-ci sont passés à la violence contre ceux qui les payaient
auparavant. Il y eut quatre tentatives de coup d'État contre le président Heidar Aliev (octobre
1994, mars 1995, juillet 1995, plus une autre prévue début 1997). On découvrit un complot
visant à faire exploser un pont sur lequel devait passer le président et d'autres projets pour
abattre son avion avec un missile Stinger. Aucune de ces attaques n'a été revendiquée.
La phase aiguë de la guerre entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan pour le Nagornyï-Karabakh
se situa entre 1988 à 1994. Outre l'action directe de la « brigade afghane » du côté azéri, les
actes terroristes perpétrés en Arménie semblent pouvoir être liés aux « afghans ». De 1993 à
1995, par exemple, une série d'attentats dans des trains, sur des voies ferrées et sur des
gazoducs perturba les livraisons de la Géorgie à l'Arménie, qui se poursuivaient en dépit de
l'embargo imposé par l'Azerbaïdjan à l'Arménie. En mai 1995, le gouvernement arménien
qualifia ces attentats d'« actes de terrorisme international » commis par les « agents du
gouvernement azéri ». Le conflit déborda en Géorgie, avec nombre d'attentats, dont plusieurs à
Tbilissi, la capitale, tuant des civils et des enfants.
Les batailles politiques et militaires qui firent suite, au Caucase et en Asie centrale, au
retrait de l'Armée rouge d'Afghanistan finirent par gagner la Russie, tout comme la corruption
au sommet de la hiérarchie militaire. Cela se répandit même dans le commandement soviétique
en Europe, surtout en Allemagne de l'Est. À la fin des années 1990, les généraux russes, jadis
disciplinés et discrets, qui acceptaient sans broncher les ordres de leurs supérieurs politiques,
étaient devenus un groupe contestataire. Ils remettaient souvent en cause les ordres les plus
simples. En décembre 1994, par exemple, deux vice-ministres de la Défense, le général Boris
Gromov et le général Georgy Kondratiev, s'opposèrent aux ordres d'Eltsine et de son Conseil
national de sécurité pour la campagne tchétchène. Gromov déclara même qu'il allait se joindre
à d'autres parents qui refusaient qu'on envoie leurs fils combattre dans le Caucase.
Le plus soumis à la critique était le général placé au sommet de cette armée
potentiellement en révolte : le ministre de la Défense Pavel Grachev, âgé de quarante-huit ans
en 1998. Lors de la tentative de coup d'État contre Eltsine, il commandait les troupes fidèles au
président qui attaquèrent le bâtiment de la Douma, place forte des nationalistes et des ex-
communistes. Lorsqu'une bombe tua un journaliste russe qui étudiait la corruption dans les
forces armées d'Allemagne de l'Est et d'ailleurs, Grachev fut attaqué par les médias. Fin
novembre 1994, quand les hostilités éclatèrent en Tchétchénie, il fut de nouveau attaqué. Un
groupe d'opposition qui cherchait à renverser le président tchétchène fut repoussé par les
partisans de Doudaïev. Certains des prisonniers capturés par les hommes de Doudaïev étaient
des soldats russes déguisés en mercenaires. Le général commandant la division d'élite Katnemir
démissionna pour protester contre la façon dont ses hommes avaient été manipulés. Grachev
affirma d'abord ne rien savoir de cet engagement russe en Tchétchénie ; il cessa de mentir
lorsqu'il devint clair que l'armée de l'air russe avait attaqué.
Misuari, que le gouvernement tenta en vain de recruter comme médiateur avec les
kidnappeurs d'Abu Sayyaf au printemps 2000, avait vécu en Occident et dans les capitales
arabes. Il avait des liens étroits avec le leader libyen Kadhafi, qui joua un rôle actif dans
plusieurs accords de paix négociés entre Manille et les Moros. Selon l'accord de 1996, le FMLN
recevait quatre provinces autonomes en échange de la paix. L'accord se désintégra peu à peu,
par manque de financement ou parce que le FMLN ne fut guère capable de gérer la région.
Konrad Muller, ancien diplomate australien, estima dans Y International Herald Tribune du 9
mai 2000 que cette incapacité était aggravée par « la corruption, la mauvaise gestion des fonds
publics, le manque de transparence, une bureaucratie boursouflée et la simple incompétence.
Lorsqu'une élection aura lieu en 2001 pour savoir s'il faut étendre la région autonome, une
seule province risque de s'y joindre, alors qu'on avait autrefois prévu un domaine beaucoup
plus vaste. Le Front accuse Manille de mauvaise foi ».
C'est dans ce contexte que se produisit le retour des vétérans philippins du jihad afghan,
formés par la CIA et leurs mentors pakistanais. Au cours des années 1990, le FMLN relativement
modéré de Nur Misuari se fissura, et l'on vit apparaître un groupe plus petit, beaucoup plus
agressif, le Front moro de libération islamique (FMLI), qui exigeait la sécession complète du
Sud islamique. En 2000, son chef était Salimat Flashim : il prend pour modèle la rupture du
Timor-Oriental avec ses anciens occupants indonésiens et appelle à un référendum sur l'avenir
de Mindanao sous l'égide de L'ONU. Les forces armées du FMLI compteraient 15 000 hommes,
dont 600 vétérans « afghans ». En janvier 1999, les leaders du FMLI déclarèrent que l'accord de
1996 était nul et non avenu, et créèrent un État indépendant, le Bangsa Moro. Le 26 janvier, le
président Joseph Estrada, ancien acteur, élu en juin 1998, lança une offensive générale contre le
FMLI. Les commentateurs rappelèrent alors que, jusqu'à l'accord de 1996, la guerre civile avait
fait 100 000 morts dans les îles méridionales, soit bien plus que les campagnes
anticommunistes contre les Huks.
Estrada rencontrait également des problèmes sur le front constitutionnel. Le 20 août
1999, des dizaines de milliers de Philippins manifestèrent à Manille contre les réformes
prévues par le président. Estrada envisageait entre autres de permettre aux investisseurs
étrangers de pouvoir prendre une participation allant jusqu'à 40 % dans les entreprises
philippines ainsi que dans la propriété foncière. Les partis d'opposition craignaient que le
président n'utilise la guerre civile contre les musulmans comme prétexte pour d'autres
modifications de la Constitution, comme l'extension du mandat présidentiel à plus de six ans,
ce qui pourrait faciliter un retour aux excès totalitaires de l'ère Marcos.
John Pilger, journaliste américain souvent récompensé pour ses critiques acerbes face
aux politiques occidentales dans le monde entier, évoque les inégalités politiques et sociales
aux Philippines dans son livre de 1998, Intérêts cachés : « On dit qu'un enfant philippin meurt
toutes les heures, dans un pays où plus de la moitié du budget national sert à payer les intérêts
sur les prêts consentis par la Banque mondiale et le FMI. » S'adressant à Aung San Suu Kyi,
opposante de la junte militaire en Birmanie, Pilger dit : « Regardez [l'ex-présidente] Aquino
aux Philippines. Elle a mené une campagne semblable à la vôtre et a fini [après avoir été élue]
par devoir verser la moitié du budget de son pays en remboursement de la dette. Et ses projets
pour son peuple ont été mis de côté. » La dette extérieure des Philippines était de 45,4 milliards
de dollars en 1997, selon les statistiques officielles. Il ne s'agit bien sûr que du capital : le
service de la dette pouvait à peine suivre le faible taux de croissance du pays entre 1991 et
1997 (à peine 3,3 %).
Juste avant que les volontaires en Afghanistan ne commencent à revenir, à la fin des
années 1980, la présidente Aquino avait péniblement négocié un accord de paix avec le FMLN,
rejeté par le FMLI. Les gouvernements poursuivaient leurs efforts sporadiques pour trouver un
compromis dans le projet d'autonomie musulmane lorsque les premiers vétérans de la guerre
afghane apparurent. Il s'agissait surtout des hommes d'Abdul Rasul Sayyaf, leader du septième
des sept grands groupes de moudjahidin qui combattirent les Soviétiques. Le leader musulman
philippin du groupe Abu Sayyaf était Abduragak Abubakr Janjalani. Avec un groupe de
collègues « afghans », en partie philippins et arabes, il se mit à recruter de jeunes radicaux
islamiques dans le sud de l'archipel, qui avaient pour la plupart interrompu leurs études. Ce
petit groupe de quelques centaines de guérilleros, d'abord affilié au FMLN mais bientôt séparé
sous la bannière d'Abu Sayyaf, commença à attaquer les plantations chrétiennes, à enlever de
riches propriétaires, des prêtres catholiques, et à confisquer leurs biens. Cette activité était
également celle du FMLI. En décembre 1998, Abduragak Janjalani fut tué lors d'une fusillade
avec la police dans le village de Lamitan, sur l'île de Basilan.
Une lutte pour le pouvoir s'ensuivit entre les branches philippines du groupe Abu Sayyaf.
Le vainqueur fut le frère du défunt fondateur. En 1969, leur père admirait assez le leader libyen
pour appeler son fils Kadhafi Janjalani. Il est encore aujourd'hui le principal chef du groupe, et
c'est à lui qu'on doit les enlèvements revendiqués par Abu Sayyaf, notamment dans les îles de
Basilan, de Solo et de Tawi-Tawi, à l'extrême sud de l'archipel.
Toutes les sources occidentales s'accordent pour dire qu'Abu Sayyaf est lié à l'Al-Qaida
d'Oussama ben Laden et à Ramzi Ahmed Youssef, accusé d'avoir organisé l'attentat du World
Trade Center en 1993.
Abu Sayyaf s'est toujours tenu à l'écart du processus de paix entre Manille et le FMLN,
exigeant comme le FMLI un État musulman indépendant. Les spécialités du groupe sont restées
les mêmes qu'en Afghanistan : attentats, assassinats, enlèvements et extorsions de fonds auprès
des entreprises et des magnats qui refusent de coopérer spontanément. En mars 2000, le groupe
s'est lancé dans la piraterie en mer, en échange de compensations financières ou politiques
comme la libération de prisonniers aux États-Unis. Sa carrière terroriste a commencé par une
attaque à la grenade en 1991 qui tua deux étrangères. L'année suivante, les militants d'Abu
Sayyaf lancèrent une bombe sur un quai de Zamboanga. Le navire Doulous, librairie flottante
spécialisée dans la vente de bibles et de tracts chrétiens, y était alors amarré : il y eut plusieurs
blessés.
Le groupe posa ensuite plusieurs bombes à l'aéroport de Zamboanga (selon une tactique
assez proche de celle que les instructeurs de la CIA et de l'ISI inculquaient et utilisaient contre
les aéroports communistes en Afghanistan) et dans les églises catholiques, notamment en 1993
dans la cathédrale de Davao, faisant sept morts. Viser les touristes, comme lors de l'enlèvement
à Jolo au printemps 2000, n'était pas une nouveauté. En 1993, Charles Walton, chercheur
américain travaillant au Summer Institute of Linguistics, âgé de soixante et un ans, fut enlevé
puis libéré vingt-trois jours après dans des circonstances qui n'ont jamais été totalement
éclaircies. En 1994, Abu Sayyaf kidnappa un prêtre et trois religieuses espagnols. En 1998, le
groupe enleva deux hommes originaires de Hong Kong, un Malais et une grand-mère
taiwanaise. Mais, avant 2000, leur exploit le plus connu était l'attaque menée contre la ville
chrétienne d'Ipil, sur i'île de Mindanao. Tout le centre-ville fut détruit, et 53 civils et soldats
furent massacrés.
Les soupçons ou les certitudes du gouvernement philippin quant aux liens entre Abu
Sayyaf et Ben Laden furent révélés au public le 28 août 1998 par Roberto Lastimoso, directeur
général de la police nationale. Il affirma aux journalistes que Mohammed Jamal al-Khalifa,
marié à une des sœurs de Ben Laden, était évidemment l'un des principaux financiers du
groupe. Khalifa acheminait les fonds à travers des « entreprises charitables », projets visant à
creuser des puits ou bourses accordées aux étudiants musulmans. Les commentateurs philippins
rappelèrent les ravages des terroristes à Mindanao ; l'attentat contre les Philippines Airlines en
1994, le seul réussi parmi une douzaine d'attaques prévues le même jour contre les avions
occidentaux dans le Pacifique (un passager japonais fut tué), avait été revendiqué au nom d'Abu
Sayyaf. Lastimoso déclara que, à la suite de l'attentat dans un centre commercial de Zamboanga
en 1993, Khalifa et ses associés semblaient avoir disparu. Un responsable militaire du FMLI, Al-
Haj Murad, dit aux journalistes que l'une des épouses de Khalifa était une chrétienne philippine
qui s'était convertie à l'islam. Selon le ministère des Affaires étrangères, Khalifa avait pénétré
dans Camp Bilal et avait dispersé les quelque 350 guérilleros du FMLI. Les combats avaient fait
fuir plus de 120 000 villageois. Le général Diomedio Villanueva, commandant des forces
militaires dans le sud des Philippines, affirma avoir ordonné à ses hommes de fermer tous les
camps du FMLI, dont Camp Bilal. Il n'existait apparemment aucun camp d'Abu Sayyaf. « Le
FMLI a créé un gouvernement parallèle dans la province de Lanao, et nous ne pouvons tolérer
cela », dit le général en affirmant que le FMLI avait extorqué des sommes d'argent à des civils.
Environ 250 rebelles du FMLI et 213 soldats du gouvernement avaient été tués lors des
affrontements qui avaient commencé en mars.
Le ministre de la Défense Orlando Mercado prit la décision de faire connaître les
exigences les plus extravagantes des ravisseurs de Basilan : la libération de Ramzi Ahmed
Youssef et du cheikh Omar Abdel Rahman, tous deux condamnés à la prison à vie aux États-
Unis. Ces revendications étaient « impossibles » et « illogiques », selon le ministre, et
l'ambassade américaine à Manille ainsi que le ministère des Affaires étrangères à Washington y
opposèrent un refus catégorique. D'autres exigences d'Abu Sayyaf portaient sur la libération
d'un certain Abu Haidal, apparemment détenu aux États-Unis, qui serait le mentor d'un des
leaders du groupe. Les guérilleros demandaient aussi la libération de deux militants enfermés
dans des prisons philippines et la destruction d'une énorme croix en bois placée sur une
montagne de Basilan dans les années 1970.
Le 25 avril 2000, alors qu'Abu Sayyaf venait d'annoncer la décapitation de deux captifs
« en cadeau pour le président Estrada qui avait repoussé leurs demandes », des « pirates »
abordèrent à Sipadan, petite île de Malaisie connue pour la clarté de ses eaux. Ils kidnappèrent
21 otages supplémentaires, des touristes : deux Philippins, trois Allemands, deux Français,
deux Finlandais, deux Sud-Africains et une Libanaise. Les forces fédérales de sécurité
s'approchèrent du camp rebelle et affrontèrent les hommes d'Abu Sayyaf. Nur Misuari,
gouverneur de la région musulmane autonome de Mindanao, qui avait vainement essayé de
négocier la libération de plusieurs otages, déclara à la télévision qu'un otage avait été
grièvement blessé et un autre plus légèrement par des tirs durant l'assaut.
Le leader du gang de Jolo, Abu Escobar, affirma à une radio locale qu'un otage avait été
abattu et qu'un autre était mort d'une crise cardiaque. Le colonel Ernesto de Guzman annonça
qu'après l'assaut les rebelles avaient emmené les otages dans une autre cachette sur la même île.
Une touriste allemande, Renate Wallert, cinquante-sept ans, était gravement malade. Les
envoyés de la Croix-Rouge philippine apportèrent des médicaments, et elle fut libérée. Les
deux groupes de kidnappeurs signalèrent qu'ils continueraient à abattre les otages si l'armée ne
cessait pas d'assiéger leurs camps. À la mi-mai, Manille annonça qu'Abu Sayyaf exigeait une
rançon. Le gouvernement philippin et les diplomates étrangers semblaient se résigner à un long
siège estival.
En mai, une série d'attentats terroristes fit de nouvelles victimes, notamment dans une
galerie commerciale des quartiers chics de Manille et à des arrêts d'autobus. Le président
Estrada revint plus tôt que prévu d'un voyage en Chine pour examiner la situation avec les
responsables de la sécurité, situation d'autant plus préoccupante qu'une tempête avait frappé
l'île de Luçon. Estrada déclara que « le terrorisme, les demandes de rançon, les prises d'otages
et autres formes de violence » étaient en train de ruiner l'économie. Les séparatistes musulmans
« qui veulent créer leur propre gouvernement et se livrer à des actes terroristes ne réussiront
jamais ». Il promit de prendre des mesures énergiques.
Pourtant, Estrada fut arrêté et l'opposition déclara qu'il devait démissionner ou être
chassé. L'été fut marqué par une série d'affrontements entre ses opposants et ses partisans. En
juillet 2000, il fut officiellement accusé du crime suprême de pillage économique, en plus de
délits moindres liés à la corruption. En novembre, le Sénat philippin lança une procédure
d'impeachment à l'encontre d'Estrada. D'immenses manifestations et la pression des forces
armées et de la majorité de l'opinion publique finirent par l'obliger à quitter ses fonctions. La
vice-présidente Gloria Macapagal-Arroyo, fille de l'ancien président Diosdado, diplômée de
l'université de Georgetown, devint présidente en janvier 2001. En avril, la Cour suprême décida
qu'Estrada avait bel et bien démissionné, alors qu'il prétendait avoir simplement pris un congé.
Mme Macapagal-Arroyo fut confirmée dans ses fonctions et Estrada fut privé de son immunité
présidentielle, ce qui rendrait possible son inculpation pour corruption, qui eut lieu en juillet
2001.
Au cours de l'été 2000, et donc encore sous l'administration Estrada, Abu Sayyaf reçut au
moins 25 millions de dollars de rançon, payés par le colonel Kadhafi, qui organisa le
rapatriement des prisonniers européens avec arrêt à Tripoli et témoignages publics de gratitude
envers la Libye. Geoffrey Schilling, d'Oakland (Californie), avait été enlevé antérieurement et
fut libéré séparément, après une longue série de marches dans la jungle et une captivité
particulièrement pénible, mais apparemment sans qu'aucune rançon soit versée.
Avec l'argent remis par la Libye, les bandits purent s'acheter des armes, des véhicules et
du matériel, et perpétrèrent de nouveaux enlèvements et raids meurtriers. Le 11 juin 2001, ils
annoncèrent qu'ils avaient décapité Guillermo Sobrero, de Corona (Californie), enlevé en mai
avec les missionnaires américains Martin et Gracia Burnham, du Kansas, et 17 Philippins de
l'île de Palawan, à plus de 500 kilomètres au sud de Manille. La présidente Arroyo fit alors le
vœu de « décimer » Abu Sayyaf. Elle maintint la décision prise peu après son entrée en
fonctions : plus aucune rançon ne serait versée. Pendant une nouvelle campagne militaire
contre le groupe, neuf des otages philippins s'évadèrent ou furent libérés, tandis que deux
d'entre eux furent exécutés par les rebelles. Quatre autres furent enlevés dans un complexe
associant église et hôpital sur l'île de Basilan, et au moins 15 autres dans le village de
Lantawan, sur la même île.
Les porte-parole américains commencèrent par mettre en doute la décapitation de
Sobrero, et des agents du FBI furent envoyés aux Philippines pour « conseiller » les enquêteurs,
alors qu'Abu Sayyaf proférait de nouvelles menaces contre le couple Burnham. Le
gouvernement des États-Unis et le Vatican, inquiets pour l'importante communauté catholique
des Philippines, condamnèrent ces actes de violence. Le corps de Sobrero ne fut pas retrouvé,
et sa mort ne put être confirmée avant la fin de l'été 2001. Selon Rigoberto Tiglao, porte-parole
de Mme Arroyo, Abu Sayyaf avait essayé, pour prouver qu'il ne s'agissait pas de paroles en
l'air, de vendre une vidéo de la décapitation à une chaîne télévisée américaine restée anonyme.
Malgré un nouvel « accord de paix » entre le gouvernement et le FMLI fin juin 2001, la guerre
se poursuivit contre Abu Sayyaf.
Après les attaques terroristes du 11 septembre, Abu Sayyaf fut inscrit sur la liste des 27
organisations et individus, pour la plupart affiliés à Al-Qaida, dont les avoirs furent gelés sur
l'ordre du président Bush. À Manille, le gouvernement Arroyo suivit cet ordre en affirmant qu'il
enquêtait sur les tractations financières de deux associations charitables locales susceptibles
d'être liées aux « groupes extrémistes moros ». Roilo Golez, conseiller pour la sécurité
nationale des Philippines, déclara que ses services étudiaient les comptes de deux ou trois
groupes privés, dont l'un était apparemment l'Organisation de secours islamique international
(OSII). L'OSII avait été formée en 1992 pour acheminer des fonds aux communautés
musulmanes de Mindanao. Le Congrès philippin vota une loi interdisant le blanchiment
d'argent et assouplissant le secret bancaire, afin que la Banque centrale des Philippines puisse
geler les avoirs liés à Abu Sayyaf, comme ceux du leader incarcéré Hector Janjalani,
appartenant à la famille fondatrice du groupe.
Fin 2001, dans le cadre de la « guerre au terrorisme », alors que le couple Burnham et
plusieurs autres otages étaient encore détenus, le ministre de la Défense Donald Rumsfeld
annonça qu'une trentaine de militaires spécialisés dans le contre-terrorisme avaient été envoyés
sur l'île de Basilan pour conseiller l'armée philippine dans son combat contre Abu Sayyaf.
Selon le New York Times du 30 octobre, les responsables américains « donneront
vraisemblablement plus que des conseils dans un avenir proche » et fourniront sans doute des
armes et une formation. Le 28 octobre, un journaliste de I'AFP signala avoir vu des Américains
entraîner les Philippins au maniement des armes sur l'île de Basilan. Les porte-parole de Mme
Arroyo répétaient obstinément, dans des déclarations comparables à celles des officiels
américains au début de la guerre du Vietnam, que les Américains ne seraient pas impliqués
dans le combat.
Les « conseillers » étaient venus avec des chiens policiers, ce qui veut dire qu'ils avaient
l'intention de traquer Abu Sayyaf. Les responsables américains confirmèrent que le réseau Al-
Qaida avait sérieusement cherché à étendre ses activités en Extrême-Orient, notamment en
Indonésie et en Malaisie (où une branche d'Abu Sayyaf était également devenue active), ainsi
qu'aux Philippines. La présidente Arroyo déclara, lors du Forum économique mondial organisé
à Hong Kong le 29 octobre, que les militaires américains étaient présents dans le cadre d'un
« programme commun pour lutter contre le terrorisme aux Philippines et dans le monde
entier ».
C'est surtout l'avenir économique de Mindanao qui fut évidemment affecté par ces
troubles. Cette grande île représente 30 % de la superficie des Philippines et 24 % de sa
population, alors que sa contribution au PIB n'est que de 18 %. Près de 60 % de la production
de riz et de blé viennent des trois provinces de Mindanao impliquées dans le conflit, qui éclata
au tout début de la saison des plantations. Comme 200 000 civils avaient fui leur domicile pour
échapper à la violence, il ne restait plus grand monde pour cultiver les terres. Le sénateur
Gregorio Honasan, ancien militaire qui avait affronté les insurgés musulmans, déclara que les
combats avaient détruit les infrastructures essentielles (routes et canaux d'irrigation) et entravé
les projets de développement. Quant au tourisme, on s'attendait à des dégâts pires encore, un
peu comme après le massacre de Louxor en Égypte : la croissance de 10 à 15 % du nombre de
visiteurs attendus en 2000 devenait irréalisable, puisque de nombreux pays, notamment
européens, recommandaient à leurs ressortissants de ne pas se rendre aux Philippines.
Une fois encore, comme les États-Unis, le Canada, la France, l'ex-Yougoslavie, l'Égypte,
l'Algérie, la Fédération russe, le Soudan, le Pakistan, le Cachemire indien et les États d'Asie
centrale, les Philippines voyaient leurs problèmes endémiques (sociaux, économiques et
religieux) aggravés par deux types de terrorismes étroitement mêlés : la violence interne,
renforcée par le fanatisme et l'extrémisme importés d'Afghanistan. Les techniques enseignées
pour lutter contre la Russie et le communisme se propageaient à travers toute la planète : c'est
ce qu'on appelle la mondialisation du terrorisme.
ÉPILOGUE
Les leçons de la deuxième guerre moderne en Afghanistan, provoquée par la pire attaque
terroriste de mémoire d'homme, sont nombreuses et amères pour tous les intéressés. Ces leçons,
militaires, politiques, historiques et surtout humaines, sont pour la plupart similaires à celles de
la guerre de 1979-1989 et de l'après-guerre : il est dangereux d'employer des mercenaires ;
parmi le milliard de musulmans vivant dans le monde, les classes moins favorisées se montrent
hostiles, indifférentes ou n'apportent qu'un soutien incertain ; les services secrets occidentaux
sont incapables de comprendre les mouvements terroristes islamistes ou de prévoir avec
précision leurs actions.
Face à cette amertume, le soulagement, la joie, l'euphorie du peuple afghan,
particulièrement les femmes et les enfants, libérés de contraintes sociales et de lois imposées
par les taliban, cruelles et contre-nature, lorsque les alliés ont réussi à libérer des zones de plus
en plus importantes, au début de l'hiver 2001-2002. Les Afghans ont littéralement dansé de
joie ; la musique n'était plus interdite. Ils se sont remis à écouter la radio, à regarder la
télévision, ils ont ressorti du placard les oeuvres d'art représentant des êtres vivants. Les
hommes se sont fait couper la barbe, quelques femmes ont rangé la burqa qui les couvrait
intégralement et ont repris leur activité d'enseignante ou d'infirmière ou tout autre emploi que
leur interdisaient les taliban depuis le début des années 1990.
BIOGRAPHIE DE L'AUTEUR
John K. Cooley, journaliste, a écrit de nombreux articles pour des magazines, des
journaux et des anthologies sur le Moyen-Orient, notamment sur la question de la Palestine et
le problème du terrorisme. Il a été correspondant au Moyen-Orient pour The Christian Science
Monitor de 1965 à 1978, et pour ABC News depuis 1967, et plus particulièrement entre 1981 et
1998.
Ainsi, l'auteur a non seulement écrit sur l'actualité internationale de la période qu'il décrit
dans CIA et jihad, 1950-2001, mais, homme de terrain, il a rencontré sur place, au Maghreb, au
Moyen-Orient et en Asie centrale, les principaux acteurs de ce gigantesque « grand jeu ». En
effet, il a couvert pour différents journaux la guerre d'Algérie (1956-1962), la guerre entre
l'Inde et le Pakistan en 1971, les guerres israélo-arabes de 1967, la guerre civile au Yémen de
1967 à 1969, le conflit opposant la Jordanie à la Palestine en 1970, l'invasion de Chypre par la
Turquie et la chute de la dictature en Grèce en 1974, l'invasion du Liban et ses conséquences en
1982-1983, la guerre entre l'Iran et l'Irak...
Il a aussi publié, entre autres : Baal, Christ and Mohammed, Religion and Revolution in
North Africa, New York, Holt, 1965 ; Green March, Black September, the Story' of the
Palestinian Arabs, Londres, Frank Cass, 1973 ; Libyan Sandstorm, the Story of Qaddafi's
Revolution, New York, Holt et Londres, Sidgewick & Jackson, 1981 qui a été traduit en
français (Tempête de sable sur la Lybie, Robert Laffont, Paris, 1982) et en italien (par
Mondadori) ; et Payback, America's Long War in the Middle East, Brasseys, New York et
Londres, 1991.
Le titre original de CIA et jihad 1950-2001 est Unholy Wars. Afghanistan America and
International Terrorism ; il a été publié pour la première fois en septembre 1999 par Pluto
Books. Une deuxième édition mise à jour a été publiée en octobre 2000 par Pluto. Les éditions
Eleuthera de Milan en ont publié la traduction italienne en 2000.
le 22 janvier 2016
Yakim