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Anthropos.

hira

N'enseignez pas trop de sujets; ce que vous enseignez,


enseignezle bien (Whitehead, 1929)

30 ans Sociologie Maroc Paul Pascon ‫ﺗﻼﺛﻮن ﺳﻨﺔ ﻣﻦ‬


‫ﺑﺎﺳﻜﻮن‬ ‫ ﺑﻮل‬:‫ﺳﻮﺳﯿﻮﻟﻮﺟﯿﺎ اﻟﻤﻐﺮب‬
Publié : 7 avril 2014 | Auteur : lahsenh | Classé dans : TEXTE |Poster un commentaire
30 ans Sociologie Maroc Paul Pascon ‫ ﺗﺤﻤﯿﻞ اﻟﻨﺼﻮص‬télécharger les textes

Paul Pascon : un pionnier de la sociologie marocaine

Mohamed Tozy

Résumés

Présentation du texte de Paul Pascon « Segmentation et stratification dans la


société rurale marocaine », paru en 1979 dans le Bulletin économique et
social du Maroc, n°138-139, pp. 105-119 et reproduit avec l’aimable
autorisation de la Société d’études économiques, sociales et statistiques,
Rabat, Maroc.

Maroc, histoire de la sociologie, système tribal, segmentarité

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Source : http://sociologies.revues.org/4326

Texte intégral

1Les sciences sociales au Maroc sont très récentes, leur histoire est encore à
faire. Toutefois, les rares écrits qui lui sont consacrés, en dehors des
préoccupations idéologiques de traditionalisation voire même
d’islamisation, octroient une place centrale à Paul Pascon considéré comme
la principale figure de la sociologie postcoloniale.

2Il est né à Fès en 1932, deux ans après la promulgation du dahir berbère
qui va marquer le début d’un mouvement nationaliste de remise en cause
du traité du protectorat français au Maroc. Son père était ingénieur des
travaux publics, alors que le grand-père, plus paysan qu’agriculteur, tenait
une ferme modeste dans la plaine du Saïs à quelques kilomètres du domaine
des Douiyat qui sera le futur domaine royal, une des vitrines de l’agriculture
marocaine moderne, mais aussi une des expressions de la mal-gouvernance
qui a caractérisé le processus de récupération des terres coloniales après
l’indépendance. Ses expériences familiales de la ruralité et sa proximité de
l’injustice coloniale vont modeler son caractère au point d’infléchir le cours
de sa vie et d’en faire avant tout un militant de la cause des « petits ». En
1953, Paul Pascon va décrocher son baccalauréat, il va s’inscrire d’abord à
l’Institut des hautes études marocaines, seul établissement d’études
supérieures au Maroc qui forme les cadres du protectorat. Il espérait y
trouver les moyens de répondre à son besoin de grands espaces et à la
poursuite qui l’avait conduit à effectuer en autodidacte sa première enquête
sociologique sur le système des droits d’eau dans l’oued Drâa et l’oued Ziz. Il
le quitte une année plus tard pour rejoindre la métropole. Entretemps, il a
participé à quelques enquêtes initiées par les services de la Résidence sur
l’émigration des Soussi (Sud du Maroc) vers les mines de Jarrada (Oriental).
En France il opte, en l’absence d’une filière sociologique, pour la biologie et
ce n’est qu’en 1956 qu’il va intégrer le département de sociologie
nouvellement créé à Paris pour suivre les enseignements de George
Gurvitch. C’est dans ce cadre qu’il participe à sa première enquête en France
sur l’attitude des ouvriers de la sidérurgie à l’égard des changements
techniques (1955-57) aux côtés d’Alain Touraine.

3Sa double formation de biologiste et de sociologue explique en partie sa


singularité, son attachement à l’observation du détail, sa pratique du dessin
et de la représentation graphique et surtout sa préférence pour l’action et
l’expérimentation sur le terrain. À l’indépendance, Paul Pascon va revenir
au Maroc, une fois ses études terminées. Il choisit de rester marocain et sera
naturalisé à la fin des années 1950 sous le gouvernement de gauche
d’Abdallah Ibrahim (le décret sortira en 1964). Comme tous les jeunes
Marocains qui sont rentrés après l’indépendance, il sera très vite mis à
contribution pour combler le vide laissé par le départ des fonctionnaires
coloniaux. Il occupera plusieurs postes de responsabilité qui vont être
autant de lieux d’observation pour sa future carrière de sociologue. Il liera
dans un premier temps son destin à celui du parti communiste, au sein
duquel il va militer en se rapprochant de la première centrale syndicale du
pays (l’UMT) où il va mettre en place un premier noyau de chercheurs sur le
mouvement ouvrier. De son appartenance communiste, il ne va retenir que
l’engagement envers les causes des dominés et une certaine façon
d’approcher la réalité sociale par le biais des « rapports de production ».

4Au niveau de la recherche scientifique, Paul Pascon va privilégier trois


choix : l’action collective et la recherche en groupe, l’approche empirique et
la recherche-action.
5C’est au sein d’une sorte de bureau d’étude coopératif (Équipe
interdisciplinaire de recherches en sciences humaines), créé au début des
années 1960, qu’il va faire valoir ses qualités de leader. Il s’agit d’une
coopérative ouvrière de production qui entend servir exclusivement les
besoins de l’État en études aussi bien sociologiques qu’économiques. Le
premier point d’entrée va être celui de l’Office chérifien des phosphates, où
il va s’intéresser aux caractéristiques sociologiques de la population
ouvrière travaillant sur les mines de Youssoufia et Khouribga et sur le port
de Casablanca. Intégré à l’Office national de l’irrigation – qui venait d’être
créé dans le cadre d’une politique socialisante du premier gouvernement de
gauche caractérisé par des engagements précis pour une réforme agraire,
une modernisation du monde rural et la mise en place d’un secteur public
fort – il va être une des grandes chevilles ouvrières de la réflexion menée
sur l’opération bour en mettant en place les premières mesures d’une
politique d’irrigation et de mécanisation des zones de céréaliculture
associée à une redistribution des terres récupérées aux agriculteurs.

6À l’Office national d’irrigation (ONI), où il commence par diriger une


cellule de vulgarisation avant d’être affecté à Marrakech dans le cadre du
premier Office régional de mise en valeur agricole (office du Haouz), il va
donner libre cours à une démarche d’expérimentation sociale. C’est ainsi
qu’il met en place des essais sur les coopératives intégrales, en passant par
des essais sur des coopératives avec parcelles individuelles, sur des fermes
de jeunes dans la région de Tamelalt et el Attaouiya et sur des comités
d’autogestion sur la Tassaout. La plupart de ces expérimentations vont
échouer, mais Paul Pascon en tirera des enseignements précieux sur le
caractère très fragmenté de la réalité marocaine, sur la centralité du
politique, sur le poids de l’histoire et sur la nécessité d’une connaissance
sociologique préalable du milieu avant toute action.

7La mise en place du projet Sebou, porté alors par la FAO et faisant figure de
première expérience de modernisation intégrale de l’agriculture dans le
cadre de la grande irrigation intervenant sur un espace vierge de tout
équipement, l’amènera à quitter Marrakech pour le Gharb où il était
question de remembrer et privatiser des milliers d’hectares de terres
collectives appropriés par des tribus et d’ exproprier pour utilité publique
plus de 50 000 ha appartenant à des colons ou à des anciens caïds. Cette
opération d’envergure supposait un engagement sans faille et une prise de
risque envers le pouvoir, qui était en phase de recomposition de ses soutiens
par une redistribution de la rente. La mission de Paul Pascon durera 28
jours marqués par un clash avec les grands intérêts du moment.

8Après avoir quitté l’administration, Paul Pascon rejoint l’Institut


agronomique et vétérinaire Hassan II (IAV) où il contribua, aux côtés d’un
agronome visionnaire, Abdallah Bekali, à la mise en place d’une structure
de formation d’ingénieurs très particulière. Le point d’orgue de cette
formation était le système de stage. Il y en avait plusieurs, du stage de
découverte de la nature qui permettait de mettre en place chez les jeunes
entrants des capacités d’observation mais aussi de navigation, au stage de
ruralisme très apparenté aux grandes enquêtes réalisées par l’équipe
d’Édouard Michaux-Bellaire et du Colonel Léopold Justinard dans la série
« Villes et tribus du Maroc » 1. Les étudiants, par binômes, devaient
séjourner une quarantaine de jours dans un douar pour y réaliser une
monographie, à la manière des tenants de la morphologie sociale ; tout y
était : métrologie, poids et mesures, droits d’eau, parenté et stratégie
matrimoniale, régime des propriétés, sociologie des ménages… La
bibliothèque de l’Institut agronomique (IAV) en garde quelques perles qui
documentent l’état du monde rural dans les années 1970 et 1980. Certaines
de ces enquêtes ont alimenté les différentes publications de Paul Pascon,
notamment dans le Bulletin économique et social du Maroc.

9C’est au début des années 1980, après avoir soutenu une thèse en histoire
sur le Haouz de Marrakech (Pascon, 1983), que Paul Pascon va accélérer le
rythme de ses différents chantiers. Il va s’installer au centre du débat
scientifique accaparé par deux questions lancinantes : comment
caractériser la société marocaine et rendre compte de sa singularité
historique tout en restant rattaché aux grands courants théoriques du
moment : le marxisme, le structuralisme et les théories de la
modernisation ? Quel sens donner au fait tribal et à l’approche
segmentaire ?

10Si au départ Paul Pascon s’est engouffré dans le débat idéologique à


travers une approche plutôt holiste, raisonnant en termes de mode de
production et de formation sociale, petit à petit sa singularité s’est affirmée.
D’abord à travers sa filiation à la biologie consolidée par sa longue
fréquentation des agronomes, qu’on retrouve par exemple dès le début de
son article sur la stratification sociale publié dans cette rubrique, quand il
commence par définir la segmentation en faisant une incursion à peine
justifiée chez les biologistes et ensuite à travers un empirisme assumé,
nourri par un accès privilégié au terrain et par une sociographie qui
recoupe sa formation de biologiste mais qu’il transcende par une
ethnographie qui n’hésite pas à considérer l’objet observé comme une
source privilégiée d’intelligibilité.

11Au milieu des années 1970, les facultés de droit de Rabat et de Casablanca
se sont fait l’écho d’un débat violent animé par des militants du Parti
communiste marocain, devenu Parti du progrès et du socialisme après la
levée de son interdiction prononcée au lendemain de l’indépendance. Des
chercheurs marxisants soutenaient que le Maroc relevait du mode de
production féodal dans sa déclinaison asiatique. Driss Benali par exemple
retrouvait dans le mode d’organisation des azibs (des propriétés foncières
appartenant aux chorfas de la confrérie de Ouezzane) la morphologie des
domaines féodaux. Il assimilait les métayers et adeptes de la zaouia aux
serfs du système féodal (Benali, 1969). Paul Pascon, qui venait de soutenir sa
thèse sur le Haouz, entre dans ce débat en proposant un concept
« générique » qualifiant la situation marocaine de mode de production
composite et rejetant par là-même les concepts de société en transition ou de
mode de production féodal voire asiatique. Il va estimer que l’usage de ces
concepts est inapproprié et qu’il ne permet aucune intelligibilité des
rapports sociaux dans les campagnes marocaines.

2 Cité par Hassan Rachik et Rahma Bourqia (Rachik & Bourqia, 2011).

12Il écrira plus tard que la société marocaine « n’est pas purement ceci ou
cela, mais que plusieurs modes de production participent à sa formation
sociale […] : patriarcat, tribalisme, féodalisme, capitalisme. Le socialisme
aussi, mais ce dernier type de formation sociale n’existe qu’au niveau de
l’idéologie et de l’organisation politique » (Pascon, 1983, p. 591). À observer
le paysan au quotidien, on se rend compte, écrit Paul Pascon, que « l’homme
de cette société se caractérise par une démultiplication des registres
comportementaux. Il joue sur tous les claviers, tous les registres » 2. Ce
parti-pris théorique était une invitation directe à prendre en charge la
complexité et l’ambivalence des situations et à renverser les modalités
d’approche de la réalité sociale en privilégiant la description et en évitant de
plaquer des modèles prêts à porter.

13L’autre question lancinante est celle du fait tribal dans sa relation à la


construction nationale d’un côté et à la question des classes sociales de
l’autre. Le texte republié dans cette rubrique illustre bien la méthode et la
pensée de Paul Pascon. Il s’agit d’un débat qui marque d’une certaine façon
la sortie d’un mépris très nationaliste manifesté envers l’ethnologie comme
science de la colonisation et aussi une sortie tardive de l’explication
simpliste et mécanique du matérialisme historique. Comme le rappelle si
justement Jean-Claude Vatin, la recherche marxiste récente est à peine sortie
du carcan des « cinq types fondamentaux de rapports de production »,
définis par Staline dans Matérialisme historique et matérialisme dialectique
et des blocages propres au repérage en termes de mode de production
précapitaliste (asiatique, archaïque, féodal, caïdal, tributaire, etc.) (Vatin,
1982, p. 12). Pour quelques-uns dont Paul Pascon, l’effort « s’opère en
direction de formes sociales moins importantes : unités d’exploitations
familiales, tribales, pastorales, villageoises, urbaines, ayant leur propre
contenu de rapports de production, leur type particulier de reproduction
sociale, leur forme d’organisation, de gestion, de gouvernement. Groupes où
la conscience est ethnique (généalogique), religieuse et où le politique ne
transparaît qu’indirectement » (Ibid., p. 13).

14La tribu a ainsi constitué, pour beaucoup de sociologues maghrébins, le


concept miracle pour décrire aussi bien l’incapacité de l’État-nation à
s’imposer, les multiples formes de dissidence qui se sont manifestées à la
périphérie du pouvoir que l’incapacité des organisations de gauche à
prendre pied chez les démunis. Cet intérêt n’était pas très innocent, il
s’inscrivait le plus souvent dans le cadre d’une entreprise de détribalisation.
La plupart considérait que la prise en charge de la tribu comme objet
d’étude sans un projet d’éradication (Ahmed Lahlimi, Mahdi Benbarka)
rendait l’entreprise suspecte parce qu’elle était accusée de reconduire les
analyses colonialistes.

15L’entrée en scène de l’anthropologie anglo-saxonne, qui permet


d’envisager une autre filiation que celle qui passe par les ethnologues
impliqués dans le projet colonial français, minimisait les risques d’une
contribution à ce débat. L’opposition étant désormais transférée au sein
même de l’école anglo-saxonne entre Esnest Gellner (1969) – suivi par David
Hart (1970 et 1973), Hugh Roberts (1993) et John Watherburyn (1967) – et
Clifford Geertz, Hildred Geertz et Lawrence Rosen (1979) – suivis par Dale
Eickelman (1981) et Abdellah Hammoudi (1974) qui ont tous deux choisi le
Maroc comme terrain à la fin des années 1960. Dans tous ces écrits, la
société traditionnelle de référence au Maroc et en Algérie a été souvent
décrite comme une société organisée autour de rapports familiaux et
agnatiques avec une certaine égalité dans les rapports économiques entre
les groupes familiaux, l’organisation sous forme de tribu ou de
confédération de tribus coiffant l’ensemble. La segmentarité en esquisse le
principe de structuration sociale.

16L’approche segmentaire a été très vite contestée puisque le système tribal


a généré des hiérarchies entre lignages qui ont eu la possibilité de
s’exprimer très tôt par des déséquilibres démographiques entre segments.
Ces déséquilibres ont été par ailleurs plus ou moins utilisés dans les
rapports particuliers de domination du pouvoir central (Makhzen). De même
qu’ils ont pu s’exprimer pleinement avec l’ouverture du marché (émergence
des grands caïds au début du xxe siècle dans les tribus soumises) et
développer ainsi une structuration en « classes ».

17L’importance prise par le débat autour de la segmentarité n’est pas due à


l’opposition entre une école plutôt positiviste (Ernest Gellner) s’attachant à
décrire le fonctionnement théorique des jeux de fission et de fusion entre
segments et une école culturalisante (Clifford Geertz), mais aux conclusions
qu’on pouvait tirer de la persistance du fait tribal pour décrire les rapport
de pouvoir au niveau de l’État marocain et le rôle qu’y jouait le lignage saint
des alaouites dont Ernest Gellner avait esquissé indirectement la description
à travers son avatar chez les saints Hansalas et le rôle qu’il y jouait dans
l’arbitrage des conflits pastoraux. En effet, Ernest Gellner ne présente pas
l’exemple d’un système segmentaire pur, mais d’un système de
complémentarité de contraires. Les travaux d’Ernest Gellner étudient les
rôles politiques complémentaires de deux types de tribus sédentaires, les
unes laïques, les autres religieuses (Gellner, 1969). Dès le début, il se pose
une question préjudicielle valable pour tout le système politique marocain :
comment faut-il définir ce système ? Comme une hagiographie ou comme
un État dont la nature anarchique « segmentaire » est mitigée par la
présence d’une dynastie de saints ? Cette interrogation rend compte de
l’enjeu que représente le tribalisme pour expliquer, outre la nature du lien
social, la place du saint donc du Roi pour imposer un système de sens, voire
un système d’ordre qui assure le passage à une sociabilité supra cantonale.
La théorie segmentaire a permis de pointer la fonction intégrative du conflit
et d’insérer la dissidence (siba) dans le système. Le caractère abstrait et
général de certains développements de l’ouvrage Les Saints de l’Atlas n’a pas
empêché une prolongation des principales interrogations de l’auteur au
cœur même du champ politique actuel à travers les travaux de John
Waterbury (1967).

18Le traitement consacré par Ernest Gellner à la fonctionnalité de la


dissidence (Gellner, 1962) a permis par ailleurs aux politologues de
caractériser les propriétés de résilience du système politique marocain
actuel et sa capacité à entretenir une relative circulation des élites et à
atténuer les risques d’une dégénérescence qui serait due à la domination,
dans l’enceinte du pouvoir, d’une pensée courtisane unique. Dans ce
contexte, la dissidence n’est pas perçue comme un dysfonctionnement, elle
ne constitue pas une menace directe contre le système. Au contraire, elle
garantit sa régénération. Souvent, du côté du pouvoir comme de celui des
dissidents, elle est appréhendée comme une demande d’intégration.
19Ce sont là les principales raisons qui expliquent pourquoi la théorie de la
segmentarité a soulevé autant de critiques, la plupart d’ailleurs s’inscrivant
dans le sillage de l’esprit plutôt nationaliste et anti-impérialiste des années
post-indépendance. La réfutation la plus consistante est l’œuvre d’Abdallah
Hammoudi. Il faut noter, toutefois, que la critique de ce dernier finit par
enrichir la théorie segmentaire de variations historiques qu’Ernest Gellner
n’a pas pris le temps de prendre en compte. Ce n’était d’ailleurs ni son
métier ni son objectif. Abdallah Hammoudi ne remet pas en cause la théorie
de la segmentarité dans sa globalité. Il s’inscrit en faux par rapport à
certains détails et conséquences induites par la modélisation d’Ernest
Gellner, notamment l’incapacité du discours généalogique à gommer les
stratifications construites autour des possibilités d’accumulation de certains
« facteurs de production » (eau, terre et bétail) et la place des marabouts
dans cette architecture sociale, ainsi que le rôle de médiation qu’ils sont
appelés à jouer avec l’environnement politique de la tribu symbolisée par le
Makhzen (Hammoudi, 1974).

20Paul Pascon, qui était assez proche d’Abdallah Hammoudi, s’invite dans
ce débat comme arbitre, il l’aborde par le biais de la stratification sociale,
fidèle à son principe du modèle composite. Il mobilise dans une
combinaison pragmatique les données ethnographiques recueillies lors de
ses différents terrains ou durant sa phase de gestion de l’Office d’irrigation.
Ses arguments sont puisés dans les inégalités qui caractérisent la
distribution de la propriété de l’eau et des terres et une sorte
d’argumentation théorique construite autour des théories de la stratification
sociale. Il aurait pu mobiliser d’autres arguments que ceux qu’il avait
évoqués dans cet article mais en 1979, il n’était pas encore arrivé à sa phase
historiciste qui lui permettait de décrire des processus complexes et surtout
de donner une place de choix à ce qu’il va appeler dans La Maison d’Iligh le
capital symbolique (Pascon, 1984).

21D’ailleurs à cette époque (fin des années 1970), sa description de la variété


des statuts et des hiérarchies mélangeait aussi bien les métiers, les statuts
sociaux que des positions liées à des rapports de production. Dans son
inventaire des strates, il faisait très peu de différences entre la caste des
forgerons traités en parias et discriminés du fait du métier et les différentes
positions de dominés liées aux contrats de métayage entre paysans sans
terre et propriétaires fonciers absentéistes. L’expérience de la maison
d’Iligh, le travail sur les paysans sans terre et surtout l’expérience
mauritanienne, vont donner une autre dimension à ses analyses sur la
stratification sociale dans le monde rural marocain. Celle-ci devient plus
complexe et plus nuancée. Elle situe la stratification au croisement des
statuts sociaux prescrits (Chorfa, igourramen, imazighen, haratines) et des
érosions que leur fait subir la réalité des changements générés par
l’urbanisation et surtout l’émigration (Tozy, 1988).

Bibliographie

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Traduction française : Le Commandeur des Croyants. La monarchie
marocaine et son élite, Paris, Presses universitaires de France, 1975.
Notes

1 La collection « Villes et tribus du Maroc » est un projet de la Résidence qui


devait couvrir en quinze tomes toutes les régions du Maroc. On retiendra les
tomes 1et 2 consacrés à la région de la Chaouia et Casablanca, les 3 et 4
consacrés à Rabat et sa région

2 Cité par Hassan Rachik et Rahma Bourqia (Rachik & Bourqia, 2011).

Mohamed Tozy, « Paul Pascon : un pionnier de la sociologie marocaine »,


SociologieS [En ligne], Découvertes / Redécouvertes, Paul Pascon, mis en
ligne le 20 février 2013, consulté le 08 avril 2014. URL :
http://sociologies.revues.org/4322

Mohamed Tozy

Professeur de sciences politiques à l’IEP d’Aix-en-Provence (France) –


tozy@mmsh.univ-aix.fr

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