Vous êtes sur la page 1sur 27

Lectures

Les notes critiques


/
2021

Quelle sociologie de l’amour ?


À propos de :
- Marie Bergström, Les nouvelles lois de l’amour. Sexualité,
couple et rencontres au temps du numérique, Paris, La
Découverte, 2019 ;
- Christine Détrez et Karine Bastide, Nos mères. Huguette,
Christiane et tant d’autres, une histoire de l’émancipation
féminine, Paris, La Découverte, coll. « L’envers des faits », 2020 ;
- Eva Illouz, La fin de l’amour. Enquête sur un désarroi
contemporain, trad. de l’anglais par Sophie Renaut, Paris, Seuil,
coll. « La couleur des idées », 2020.

Marc Joly
https://doi.org/10.4000/lectures.48739

Eva Illouz, La fin de l'amour. Enquête sur un désarroi contemporain, Paris,


Seuil, coll. « La couleur des idées », 2020, 411 p., traduit de l'anglais par Sophie
Renaut, ISBN : 978-2-02-143034-9.
Vous pouvez commander cet ouvrage sur le site de notre partenaire Decitre

À lire aussi
Christine Détrez, Karine Bastide, Nos mères. Huguette, Christiane et tant
d’autres, une histoire de l’émancipation féminine, Paris, La Découverte, coll.
« L'envers des faits », 2020, 280 p., ISBN : 978-2-348-05585-0.
Vous pouvez commander cet ouvrage sur le site de notre partenaire Decitre

À lire aussi

Marie Bergström, Les nouvelles lois de l'amour. Sexualité, couple et


rencontres au temps du numérique, Paris, La Découverte, 2019, 220 p., ISBN :
9782707198945.
Vous pouvez commander cet ouvrage sur le site de notre partenaire Decitre

À lire aussi

Texte intégral
1 C’est une expérience de lecture sans doute assez courante. Au fur et à mesure
qu’on prend connaissance d’un travail original portant sur tel objet ou telle
thématique, on ne peut s’empêcher de penser : « Ah, si seulement les choses
avaient pu être faites différemment, si seulement quelqu’un d’autre avait traité
du même objet, ou de la même thématique, mais avec des méthodes plus
ajustées, de meilleurs outils de pensée, davantage de rigueur conceptuelle, etc. »
Parfois, on doit s’en remettre à une seule personne, spécialisée dans l’étude d’une
question particulière, sans point de comparaison possible. Heureusement, ce
n’est pas le cas d’un thème censé se dérober à toute approche objective : l’amour.
Les circonstances ont fait que j’ai lu l’essai d’Eva Illouz, La fin de l’amour, avant
l’ouvrage de Marie Bergström, Les nouvelles lois de l’amour, version fortement
remaniée de la thèse qu’elle a soutenue en 2014. Le sujet est le même :
« l’amour » dans nos sociétés contemporaines. Plus exactement (je reviendrai sur
cette reformulation) : les expériences sexuelles et sentimentales qui précèdent
« normalement », de nos jours, l’entrée dans la vie conjugale hétérosexuelle et/ou
qui font suite à la fermeture d’un épisode de vie conjugale hétérosexuelle. Mais
les optiques, les méthodes, les conclusions sont diamétralement opposées. Il
s’avère – à un degré que je ne soupçonnais pas – que nombre des difficultés et
incompréhensions que j’ai ressenties à la lecture de La fin de l’amour ont été
résolues par la découverte des Nouvelles lois de l’amour.
2 Mon approche du sujet aurait pu en rester là. Sauf qu’elle a été bouleversée
(dans tous les sens du terme) par un troisième ouvrage, Nos mères, magnifique
enquête croisée menée par Christine Détrez (professeure de sociologie à l’ENS de
Lyon) et Karine Bastide (professeure d’histoire-géographie dans le secondaire)
sur leurs mères respectives, toutes deux institutrices : Christiane (1945-1971),
d’extraction populaire et sur laquelle pesa après sa mort accidentelle un
intrigant tabou familial, et Huguette (1941-1998), d’origine plus favorisée,
correspondante de Simone de Beauvoir et autrice d’articles dans Les temps
modernes ainsi que d’un essai sur les « écoles-taudis » qui fit polémique1. Leur
livre inclassable, né d’un « projet un peu fou » (NM, p. 7), a un statut légèrement
à part dans la présente note critique.
3 Mon propos est scandé en trois temps. Dans un premier temps, je confronte
surtout les démarches qui sous-tendent La fin de l’amour et Les nouvelles lois de
l’amour, en clarifiant leur objet d’étude – ce que Nos mères m’aide à faire. Dans
un deuxième temps, je montre qu’un même point aveugle traverse ces trois
ouvrages : la violence morale. Dans un troisième temps, et pour conclure,
j’interroge à propos de La fin de l’amour la facilité avec laquelle certaines règles
censées encadrer la production théorique en sociologie, comme en toute science,
peuvent être passées par pertes et profits en dépit de leur caractère fondamental,
et je tâche de réfléchir à des remèdes palliatifs.

Scènes de la vie non conjugale


4 Eva Illouz débute son essai par une généralité discutable : « la culture
occidentale », enseignant l’amour comme « cet art de devenir disciple de Platon
et d’aimer la perfection manifestée par l’être dont on est épris », serait
« beaucoup moins prolixe quand il s’agit d’évoquer le moment [...] où l’on évite
de tomber amoureux, où l’on cesse d’aimer » (FA, p. 11). Ce n’est manifestement
pas le cas du roman, marqué, à partir des années 1830-1850, par le souci du
« faire vrai » et d’une restitution artistique aussi précise que possible de la réalité
sociale et psychologique humaine, dans ses aspects les plus quotidiens. Les
nouvelles naturalistes regorgent de jeunes femmes du peuple qui n’ont été
aimées que le temps d’être séduites. Flaubert peint une servante Félicité qui a
« eu, comme une autre, son histoire d’amour »2 ; et Maupassant une fille de
ferme qui a vécu « l’éternelle histoire de l’amour »3. Mais toutes deux ont d’abord
dû repousser des assauts brutaux. Toutes deux ont été rapidement délaissées, au
mépris de serments de mariage. « Ah bien ! si on épousait toutes les filles avec
qui on a fauté, ça ne serait pas à faire »4, s’exclame ainsi Jacques dans « Une fille
de ferme ». Il avait pourtant ressenti un « amour vrai pour cette grande gaillarde
si solide », avant de « s’ennuyer d’elle »5. La fin de l’enchantement amoureux
hante À la recherche du temps perdu. Les personnages des premiers romans de
Françoise Sagan ne laissent pas d’anticiper le moment où l’amour ne sera plus,
les hommes avec davantage de légèreté (« Un jour vous ne l’aimerez plus, dit-il
doucement, et un jour je ne vous aimerai sans doute plus non plus »6) que les
femmes (« Je le sais [que ça finira], mais ça ne m’est pas sensible »7). Simone
de Beauvoir, après s’être penchée sur le premier projet de roman d’Huguette
Bastide, pouvait, avec une grande sûreté de jugement, regretter la « ligne un peu
banale de l’histoire – un amour qui meurt » (lettre du 11 février 1970, cit. in NM,
p. 175). C’est dire si la production culturelle, depuis un siècle et demi au moins, et
plus nettement depuis la fin des années 1950, fait une large place au thème de la
fin de l’amour8.
5 Née en 1961, directrice d’études à l’EHESS, Eva Illouz est une sociologue
d’envergure internationale qui a enseigné notamment à l’Université de Tel Aviv
et séjourné en Allemagne et aux États-Unis. Enquêtant depuis vingt ans sur « la
transformation par le capitalisme et la culture de la modernité de notre vie
affective et amoureuse » (FA, p. 14), cultivant un dialogue critique privilégié avec
la « sociologie de la modernité » d’un Anthony Giddens, la théorie de la
sémantique amoureuse d’un Niklas Luhmann ou la « théorie sociale » d’un Axel
Honneth, elle ne se réfère pas aux travaux de Marie Bergström – et pas
davantage à un livre récent à mon avis très utile, et dont je dirai un mot :
L’amour réaliste de Christophe Giraud9. Si elle sait rythmer avec talent son
propos et lui donner une densité théorique remarquable, c’est au prix – on va le
voir – de montées en généralité parfois difficilement recevables. Selon elle, la
précarité et l’incertitude gouverneraient, à « l’ère de Tinder » (pour reprendre
une expression journalistique qui a accompagné la réception de son livre), les
relations sentimentales hétérosexuelles. Les femmes et hommes des sociétés
nationales-étatiques capitalistes les plus développées (sur un plan technologique
mais aussi du point de vue de leurs mécanismes de solidarité et d’intégration
sociales, de régulation de l’économie de marché et de représentation politique)
auraient perdu la maîtrise des règles du « jeu de l’amour », jadis si simplement
codifiées sous la forme de devoirs réciproques, et si simples à appliquer :
l’homme confessait ses sentiments ; courtisait la femme si celle-ci le voulait bien ;
obtenait – ou avait obtenu en amont – l’approbation des parents ; les deux se
mariaient pour la vie et avaient beaucoup d’enfants. Désormais, les relations
intimes s’engageraient sous les auspices du doute et du « négatif »10 : non
seulement elles semblent condamnées à prendre fin, puisque la liberté de
chacune de ses parties prenantes de s’en détacher quand bon lui semble prévaut
absolument, mais leur nature exacte n’est jamais certaine. La sociologue résume
ainsi sa thèse : « L’incertitude affective qui règne dans les domaines de l’amour,
de la romance et du sexe est, du point de vue de la sociologie, une conséquence
directe de l’incorporation, par l’idéologie du choix individuel, du marché de la
consommation, de l’industrie thérapeutique et de la technologie de l’Internet, et
cela alors même que le choix individuel est devenu le cadre culturel majeur de la
liberté personnelle » (FA, p. 13-14). Mais les trois domaines évoqués (« amour »,
« romance », « sexe »11) peuvent-ils être logés à la même enseigne ? Femmes et
hommes n’auraient-ils pas gagné ou récupéré des marges de certitude et, en
quelque sorte, d’auto-réassurance par le fait de disposer précisément des moyens
matériels et symboliques leur permettant de distinguer et de compartimenter –
certes, pourrait-on dire, toujours au cas par cas – ces différents registres12 ?
L’attention portée au respect de l’intégrité psychique individuelle et le souci de
symétrisation des relations ne sont-ils pas constitutifs au même titre que « le
choix individuel » du « cadre culturel [...] de la liberté personnelle » ?
6 Illouz évacue implicitement ces objections en privilégiant une causalité
économique : les lois du capitalisme financiarisé auraient si profondément
envahi l’ensemble des secteurs de la vie sociale, et les psychés, que femmes et
hommes seraient incapables de s’apprécier autrement que comme des actifs à
valoriser sur un marché sexuel, se comportant autant en « baiseurs » flexibles et
a-amoraux qu’en gestionnaires de risques13. La sociologue, qui a interrogé plus
ou moins formellement 92 personnes (47 femmes et 45 hommes) âgées de 19 à
72 ans, dans cinq pays (Allemagne, Angleterre, États-Unis, France, Israël), ne
s’intéresse pas aux différences culturelles ou juridiques, ni à la pluralité des
stratégies de développement économique, des structures de l’emploi ou des
modes de gestion des entreprises. Le capitalisme financier globalisé aurait tout
arasé et produit directement une seule et même « nouvelle culture du non-
amour » (FA, p. 41) : aussi, manifestement, n’a-t-elle pas vu l’utilité d’une
démarche comparative.
7 Son livre entend donc décrire « comment le capitalisme a détourné la liberté
sexuelle pour se l’approprier, et son implication dans l’instabilité et la volatilité
des relations sexuelles et amoureuses » (FA, p. 41). Au cœur de sa lecture des
processus réside l’idée selon laquelle les femmes seraient les grandes perdantes
de la « révolution sexuelle », captée et manipulée par un capitalisme érigé en
sujet et qui donne la curieuse impression de poursuivre des fins transcendantes
aux agents individuels (en lien avec « la technologie », pareillement réifiée).
« Forme d’exploitation intensive et omniprésente du corps sexuel à travers les
industries de l’image » (FA, p. 308), le « capitalisme scopique » régirait la
sexualité et éclairerait le primat des relations négatives. Via leur « corps sexuel »,
les femmes, qui avaient cru devenir libres, se retrouveraient « assignées de
nouveau [...] à des rapports de domination économiques (FA, p. 153).
8 Le capitalisme apparaît ainsi comme une gigantesque machinerie visant à
enfermer ses agents, par le biais de la technologie d’Internet et avec le concours
des auxiliaires « psy », dans le seul horizon d’une consommation effrénée et d’un
profit illimité. Cette machine serait si puissante qu’elle anesthésierait les psychés
et soumettrait les affects aux impératifs du corps, eux-mêmes entièrement
assujettis à des injonctions économiques : produire, consommer, conquérir
toujours plus de parts de marché, investir, spéculer (Illouz, on le constate, fait feu
de tout bois). Tout se passe comme si l’autonomisation du corps appelait sa
sexualisation, et réciproquement. Le corps féminin, caractérisé par une durée
limitée de valorisation, ferait l’objet d’une marchandisation débridée, à partir
des industries du sexe. Il serait parallèlement pressuré par les métiers du care,
faiblement rémunérés. On s’était figuré, à tort, que les femmes, tirant profit du
progrès éducatif, accédant en masse au marché du travail, bouleversant ainsi la
distinction entre privé et public sur laquelle s’étayait la domination masculine
naturalisée, auraient gagné en agentivité. Pur trompe-l’œil. En vérité, le
fonctionnement de la société capitaliste les réduirait à la double condition
d’« agents sexuels » et d’« agents affectifs » (FA, p. 297) ; il les vouerait toujours et
encore à entrer dans leurs rôles traditionnels, de l’agrément sexuel au soin.
Quant aux corps masculins, de mieux en mieux susceptibles d’être rajeunis et
mis en état de « performer », ils s’éloigneraient mécaniquement des corps
féminins vieillissants, et se rapprocheraient des corps juvéniles. Le triomphe des
hommes dans la sphère publique serait attesté par le primat du capital sexuel
(confondu avec une sexualité sérielle) comme source de prestige.
9 Si Illouz n’hésite pas à grossir le trait, elle ne fait jamais que postuler, outre
l’emprise d’un capitalisme qu’elle laisse pourtant assez largement dans le flou,
une forme d’articulation des structures sociales et des structures psychiques qui
dépendrait uniquement du déploiement de ce système insaisissable14. Dans sa
vision de la société, l’État est absent, et il n’existe pas de champs relativement
soustraits à la logique du profit monétaire et de l’économie de marché
financiarisée (ou possédant leur propre économie). Il n’y a pas non plus de place
pour quelque habitus organisant les pratiques des individus comme autant de
probabilités de comportement et de jugement attachées à des positions sociales
objectives dans un espace structuré par l’opposition entre capital économique et
capital culturel. Il n’y aurait que des corps, agis dans un immense « champ
sexuel » (FA, p. 173) par une sphère économique hégémonique. Le propos de la
sociologue revient finalement à suggérer que, sans rôles sociaux prédéfinis
exhaustivement, jusqu’au sens moral qu’ils revêtent, il n’est pas d’harmonie
possible (inégalitaire ou égalitaire) entre les sexes. Comme si nous n’avions le
choix qu’entre la société patriarcale la plus rigide et la « société liquide » chère à
Zygmunt Bauman (une « société liquide » qui liquiderait tous les espoirs
d’émancipation féminine, en réaffectant irrésistiblement les femmes, par
l’entremise du consumérisme marchand, à des rôles et identités qu’elles avaient
espéré fuir, tout en les privant de l’ancienne protection des devoirs réciproques).
10 Illouz prend acte, après beaucoup d’autres, de la perte de vitesse d’un modèle
ou, comme dirait Cas Wouters, d’un « idéal configurationnel »15 : celui de
l’inégalité harmonieuse. Mais qu’est-ce qui a changé ? Hommes et femmes –
surtout les femmes – ne se marient plus jusqu’à ce que la mort les sépare avec
leur premier partenaire sexuel16. C’était donc cela, l’amour ? Huguette Bastide a
raconté, dans l’un de ses derniers manuscrits (La force de l’ordinaire, 1996),
comment elle est devenue mère à la suite de ses premières relations sexuelles, à
dix-neuf ans : « C’était ma première expérience sexuelle... [...] avec le premier
petit ami de lycée, auquel, bizarrement je tenais un peu. [...] Enfin, bref, voilà
comment ce jeune homme est devenu le père de mes enfants, et un mari, hérité,
en quelque sorte, de l’inculture sexuelle ambiante des années soixante, à leur
tout début » (cit. in NM, p. 238). « Je me suis accroché au premier garçon que j’ai
connu un peu mieux que les autres (gentil euphémisme, mais j’aurais pu dire : au
premier garçon avec lequel j’ai couché) » (cit. in NM, p. 221), notait-elle dans un
précédent texte. Difficile, pourtant, de douter de leur « amour » : « Gaby est la
personne au monde [...] en qui j’ai le plus confiance, avec qui je suis le plus moi-
même » (lettre du 26 mai 1973, cit. in NM, p. 188), confie Huguette à Simone
de Beauvoir, alors même qu’elle s’apprête à divorcer (la procédure n’ira pas à
son terme). Gaby écrit à celle-ci en 1991 : « Tu es la seule personne que j’ai aimée
et que j’aime profondément. […] Je ne saurai jamais expliquer à personne ce que
je ressens. Peut-être à toi » (cit. in NM, p. 293). Si ce ne sont pas des
manifestations d’« amour », alors le mot n’a aucun sens. Cet « amour » survivra à
une aventure malheureuse d’Huguette avec un journaliste parisien geignard et
manipulateur (elle mit huit ans à s’en remettre) ainsi qu’à une liaison de Gaby au
même moment (début des années 1970), à une nouvelle séparation en 1991, au
sentiment d’inaccomplissement et parfois de détresse de la première, au mal-
être, à la jalousie et à l’alcoolisme du second. On serait tenté de dire que leur
décès précoce (toutes deux à 56 ans) n’est pas sans lien avec le prix que ces
personnes, sans doute – pour leur malheur – trop sensibles, réflexives et
torturées, ont dû payer pour co-construire un amour « normal », en luttant contre
l’ignorance, contre le poids des conventions, contre la « honte »17. Auraient-elles
précisément bénéficié d’une « liberté normale » (à laquelle aspirait en l’idéalisant
sans doute Huguette, cit. in NM, p. 222) avant de se connaître, vécu une certaine
diversité d’expériences sentimentales délivrées de l’influence parentale, et
disposé de connaissances minimales en matière de sexualité, avec la conscience
de s’être vraiment choisies, que la co-construction de leur amour, reposant sur
des bases saines, aurait été moins violente et douloureuse. Mais on peut imaginer
aussi qu’Huguette aurait rencontré quelqu’un d’autre, qui l’aurait accompagné
sans ressentiment dans sa vocation littéraire, échappant ainsi à l’incertitude
existentielle qui l’habitait et à cette « si jolie boîte »18 du mariage qu’elle décrivit
dans un texte saisissant publié dans Les temps modernes en décembre 1976 (je
l’analyserai dans la section qui suit). De même que Christine Détrez se plaît à
songer que sa mère Christiane, qui voulait divorcer, « si elle avait vécu, aurait pu
partir et ne jamais le regretter » (NM, p. 273).
11 Les destins tragiques de Christiane et Huguette invitent à formuler aussi
précisément que possible les données du problème qui nous occupe.
Contrairement au début des années 1960, l’amour conjugal hétérosexuel, de nos
jours, en France et dans les pays comparables d’un point de vue
développemental, met en présence des agents qui sont en principe bien informés
en matière de reproduction et de sexualité, qui ont eu très tôt les moyens de
maîtriser leur fécondité et d’éviter les grossesses non désirées (via l’emploi de
contraceptifs facilement disponibles), qui sont pleinement égaux en droit, qui
sont censés consentir « en disant mot » (contrairement au proverbe) et sur un
mode symétrique dans l’ensemble de leurs actions et opérations communes ou
ayant des conséquences sur leur « communauté » – étant entendu que des
espaces d’initiatives personnelles ne requérant pas « le consentement de l’autre »
leur sont corollairement reconnus et peuvent être revendiqués au quotidien –,
qui partagent un niveau éducatif à peu près semblable (les femmes ayant même
dépassé les hommes, à la faveur de la généralisation de l’enseignement
secondaire puis de l’explosion des effectifs universitaires19), et qui ont pu vivre
librement d’autres expériences sentimentales, plus ou moins « sérieuses », avant
de se rencontrer.
12 Il est donc un élément constitutif de cet amour conjugal : il peut prendre fin et
il peut ne pas être le seul lien électif amoureux dans la vie de ses parties
prenantes. Mais c’est une caractéristique pour ainsi dire secondaire par rapport
à la symétrisation relationnelle appelée à se manifester à travers lui, sous une
forme négociée et relativement propre à chaque couple, conformément aux
trajectoires et aux habitus de ses composantes, non seulement égales en droit,
mais de plus en plus encouragées à l’être – en particulier par l’École – sur le plan
des capacités d’action et de l’autonomie de pensée.
13 Il y a des vies « amoureuses » possibles en dehors du couple stable ou du
mariage, c’est-à-dire des « flirts », des expériences purement sexuelles, des
expériences affectives et sentimentales centrées sur la sexualité génitale ou lui
donnant une place importante – autant d’expériences qui favorisent une prise de
distance sécurisante par rapport à l’horizon de l’amour conjugal, lequel, sauf
exception, ne s’efface pas, mais peut être soit repoussé dans un futur qu’on se
garde d’envisager précisément (c’est le propre de la « jeunesse sexuelle »20, elle-
même caractéristique de la jeunesse étudiante), soit mis entre parenthèses,
notamment après une expérience douloureuse. Le sociologue Christophe Giraud
l’a montré avec finesse dans une enquête menée pendant plusieurs années
auprès de vingt-six femmes hétérosexuelles (dont dix-neuf étudiantes) âgées de
18 à 27 ans (avec surreprésentation des 21-22 ans) au début de l’enquête,
engagées depuis peu de temps dans une histoire intime (« on sort ensemble »). La
majorité a déjà fait l’expérience d’une rupture, ce qui influence évidemment la
manière d’entamer cette nouvelle histoire. L’échec du premier « grand amour »,
qui avait pu conduire à une cohabitation, pèse lourd. Il en ressort la prise de
conscience de la difficulté à construire une relation équilibrée. Soit les jeunes
femmes en question ont le sentiment de ne pas avoir été payées en retour
(manque d’investissement ou infidélité du partenaire), soit elles ont subi, très tôt,
la jalousie et la volonté de contrôle de leur petit ami, jusqu’au dénigrement
systématique, aux « humiliations répétées »21. L’une d’elle a même été victime de
violence physique22. Mais elles ont gagné en expérience et en agentivité : elles
sont mieux armées pour négocier non seulement l’entrée dans une nouvelle
relation, mais aussi son registre et les éventuelles réorientations qui pourront lui
être données. Giraud parle d’« amour réaliste » pour désigner une « démarche
qui vise à s’assurer, par étape, d’un amour authentique, fondement de la vie de
couple à construire »23. C’est la quête difficile de l’amour comme véritable co-
construction sentimentale et matérielle, appelé à durer pour autant qu’il y ait co-
construction, c’est-à-dire relation globalement symétrique, qu’on voit se dessiner.
Cette quête se nourrit plus qu’elle ne pâtit de la « diversification des répertoires
des histoires intimes »24 qui la jalonne.
14 Le fait de centrer l’enquête sur une tranche d’âge spécifique permet de
montrer comment se reconfigurent les stratégies et luttes féminines pour non
pas « trouver l’amour », mais se l’approprier comme co-construction personnalisée
sentimentale et matérielle, à rebours de tout rôle prédéfini sans appel (le refus est
marqué chez les étudiantes des classes moyennes et supérieures) et des formules
impersonnelles de la romance et de la passion, ces instruments de violence
symbolique25. À un âge où les femmes ont déjà traversé des crises amoureuses et
peuvent privilégier un registre relationnel typique d’une phase de transition –
soit « le contrat “sérieux-léger” »26, à la faveur duquel on apprend à se connaître
tout en tenant soigneusement à distance le « scénario conjugalo-amoureux »27 –,
le travail consistant à faire en sorte que la relation demeure égalitaire et aussi
symétrique que possible n’en est pas moins épuisant. Il repose sur leurs épaules.
Il faut lutter contre l’« asymétrie d’intérêt »28 ou les « demandes de
conjugalisation »29 trop rapides, trahissant un conformisme familialiste
traditionnel. Ce travail correspond à une norme sociale universelle, qui s’impose
autant dans les discours officiels que dans la loi ; il devrait s’agir d’un co-travail30.
Or c’est loin d’être le cas. L’autorégulation pulsionnelle pour autrui autant que
pour soi-même, le respect mutuel des sensibilités, une co-construction exclusive
mêlant de manière transparente et ouverte le sentiment et le matériel : ces
idéaux de l’amour conjugal qui participent d’une réforme générale des modes de
relation sont portés par les femmes non pas en vertu de leur nature relationnelle
et affective intrinsèque, ou de quelque ruse de la raison qui les condamnerait à
être toujours dominées, mais parce qu’elles sont sociologiquement à l’avant-
garde d’un changement configurationnel qui englobe tout un ensemble de
rééquilibrations, de tendances et de contre-tendances.
15 Nul ne sait ce qui en découlera. Dans un beau roman, publié alors qu’elle
n’avait que quinze ans, Carmen Branly dépeint un amour naissant – négocié par
des implicites, un jeu de séduction à travers lequel s’opère un rapport de force
subtil – entre deux « ados », Paloma et Paul, qui hésitent à s’avouer leurs
sentiments : « Je vois bien qu’il cherche à rééquilibrer la relation. J’aurais encore
perdu s’il avait repoussé ma proposition, mais c’est tout de même plus excitant
d’être à égalité, n’est-ce pas ? »31. Ce roman n’est certainement pas
autobiographique et l’autrice n’a pas vécu une belle première histoire d’amour
avec un jeune garçon aussi drôle et respectueux que le Paul de son récit. Dans un
texte publié peu après que la vague #Balance Ton Porc eut déferlé sur les réseaux
sociaux, elle explique pourquoi, à vingt-trois ans, elle n’a « encore jamais aimé » :
« À 14 ans, un type du collège m’a forcée à lui faire une fellation – sans me
l’expliquer, je n’ai pas su dire non. À 17 ans, vers quatre heures du matin, en
plein mois d’août, un zonard a essayé de glisser une main dans ma culotte, tandis
que je buvais l’eau d’une fontaine Wallace. Enfin, à 18 ans, ma virginité s’est fait
la malle, et j’étais trop inconsciente pour la retenir. Une histoire somme toute
banale : j’ai débarqué chez Régine, défoncée, un type m’a embarquée chez lui,
m’a fait boire, m’a allongée et m’a baisée dans un demi-sommeil halluciné. Les
cuisses pleines de regrets, je n’en ai jamais parlé, préférant l’oublier. [...] Je refuse
aux hommes la permission de faire horizon commun avec moi, peut-être par
peur de la prédation. [...] À moi d’annihiler les effets pervers de l’habitus et cela
passe par draguer, échanger, rire, vivre, faire des erreurs… »32.
16 « Draguer, échanger, rire, vivre », et même « faire des erreurs » sans grandes
conséquences : tout ce dont furent privées Christiane et Huguette, comme la
plupart de leurs congénères, au début des années 1960, tout ce qui a été volé à
Carmen Branly, c’est ce que s’autorisent néanmoins aujourd’hui de plus en plus
de jeunes filles, grâce, en particulier, aux sites et applications de rencontre.
17 Cela nous ramène à notre question de départ : que font les femmes et les
hommes hétérosexuels avant une première expérience de vie conjugale, entre
deux épisodes de vie conjugale ou à défaut de vie conjugale – et pour autant que
le refus de la sexualité et du couple n’est pas érigé en mode de vie ? Si Eva Illouz,
on l’a vu, peine à y répondre précisément, Marie Bergström, chercheuse à l’Ined,
la prend, elle, à bras le corps : ces femmes et hommes se construisent et se
reconstruisent comme « sujets amoureux » dont les désirs, besoins et intérêts
propres méritent un respect identique à celui qu’ils sont censés porter à l’égard
des désirs, besoins et intérêts de leurs éventuels partenaires, tout au long de
parcours de vie qui les situent dans l’espace social conformément à leurs
dispositions à acquérir tel volume et telle structure de capital (sachant que le
champ économique a tendu ces dernières décennies à faire prédominer sa
logique dans le champ du pouvoir et vis-à-vis des autres champs). On discerne, à
lire Bergström, qu’une même norme sociale universelle d’équilibration et de
symétrisation personnalisées des relations intimes est à l’œuvre, sur un mode
dynamique qui explique les formes différentes qu’elle revêt selon les âges de la
vie : profiter de la jeunesse et expérimenter librement le flirt aussi bien que la
sexualité comme plaisir en soi (à partir de vingt ans) ; vivre en couple (entre
trente et quarante ans) ; se reprendre en main après une rupture (surtout après
la quarantaine). On peut, ici, ne pas opposer « normes universelles » et « normes
dynamiques »33. Mais ne perdons pas de vue l’essentiel : Bergström témoigne que
la cumulativité est possible, en sociologie comme en toute science, dès lors qu’on
pose clairement les problèmes qu’on entend résoudre au regard de travaux
antérieurs qui, procédant de même, ont laissé des choses inexpliquées, ou
insuffisamment clarifiées34. De ce point de vue, la sociologue est exemplaire. Elle
doit beaucoup aux recherches de Michel Bozon35. Elle prolonge l’enquête
précitée de Christophe Giraud (qui lui-même s’inscrit dans le sillage des travaux
pionniers de François de Singly ou de Jean-Claude Kaufmann), mais sans se
limiter à une tranche d’âge particulière ni à un genre. Elle substitue aux
généralités vagues et pseudo-inspirées des « théories sociales de la modernité »
(Giddens ou Illouz) des conclusions de vaste portée connectées à des matériaux
empiriques parfaitement traités et problématisés : « Plutôt qu’une peur de
l’engagement, on observe un nouveau cheminement vers la conjugalité où les
partenaires s’éprouvent avant de s’engager. Il s’ensuit que l’entrée en couple à
proprement parler n’est plus marquée par les actes – comme le premier baiser
ou les premiers rapports – mais par des mots. [...] L’entrée en couple est plus que
jamais un acte de langage » (NLA, p. 178).
18 « Fréquentés par des hommes et des femmes de statuts maritaux, de milieux
sociaux et d’âges différents, les sites et les applications invitent moins à une
fresque d’ensemble qu’à une analyse attentive de la diversité des usages » (NLA,
p. 20), annonce Marie Bergström au début de son livre. Pour mener à bien une
telle analyse, elle a pu traiter des données numériques massives (obtenues via un
partenariat avec Meetic) et a interrogé en outre 75 utilisateurs et utilisatrices
dont l’âge va de 18 à 68 ans. Elle se réfère aussi abondamment à la grande
enquête « Étude des parcours individuels et conjugaux » (« Épic »), conduite par
l’Ined et l’Insee en 2013-2014. Les comportements, les aspirations, les modes de
présentation de soi, les liens d’affinité, le sens donné aux pratiques, etc.,
bénéficient ainsi d’un éclairage sociologique tout à la fois général et accentué.
Mais il y a plus : la sociologue s’est intéressée de près à la création des services de
rencontres (s’entretenant notamment avec une dizaine de concepteurs)36. En
forçant délibérément un peu le trait, elle met en contraste le caractère banal des
postulats sur lesquels repose la constitution de ce nouveau marché avec l’aspect
inédit des comportements des usagers en matière de sexualité. Où est la
« théorie », demandera-t-on ? Elle est partout. Son omniprésence, discrète, est
assurée par les distinctions et connexions constamment opérées par la
chercheuse : la logique d’usage propre à la « jeunesse sexuelle » n’est pas
identique à celle des personnes divorcées ayant dépassé la quarantaine, par
exemple, ce qui se manifeste dans les outils privilégiés (applications mobiles vs
sites de rencontres). Cet éclairage de base donne à penser les grandes lignes de
force, et de démarcation, qui structurent la réalité sociale et les réalités
psychiques.
19 Entre 2005 et 2013, en France, un couple sur douze se serait formé par le
truchement d’un site de rencontres (NLA, p. 11). Le pourcentage a
vraisemblablement augmenté depuis. Cela dit, l’utilisation sans cesse croissante
des sites et applications de rencontres témoigne surtout « d’une transformation
majeure de la sociabilité faisant de la rencontre une affaire privée » (NLA, p. 22).
Le concept processuel de « privatisation » permet à la sociologue d’analyser ce
changement en lien avec l’étude des conditions de formation et des principes de
fonctionnement d’un marché des rencontres en ligne, mais en écartant « tout
déterminisme technique » (NLA, p. 23). Ainsi, contrairement à la notion de
« rationalisation », vague et dont les biais normatifs sont mal contrôlés, ce
concept implique de différencier les logiques de l’économie et de l’intime : « La
privatisation économique, au sens d’une extension du marché, et la privatisation
sociale, au sens d’une transformation de la sociabilité, sont donc deux processus
différents. Elles ne sont pas pour autant distinctes. Car c’est bien parce qu’ils s’en
remettent au marché que les usagers contournent la sociabilité ordinaire pour
accéder aux potentiels partenaires » (NLA, p. 208-209). C’est dire si le concept de
« privatisation », en tant qu’il favorise ici des mises en relation circonstanciées et
proscrit les facilités de « l’usage métaphorique du marché » (NLA, p. 207), invite à
raisonner avec rigueur en termes de changements configurationnels globaux.
C’est dans cette perspective qu’il doit être discuté.
20 Le fait est inédit : c’est de chez soi, de son appartement, de sa chambre, en
recourant à des services standardisés qui obéissent à des philosophies marketing
et à des stratégies économiques rebattues mais efficaces (mimétisme,
segmentation du marché, usage opportuniste des stéréotypes de genre), qu’on
entre sans délai en contact avec une multitude de partenaires possibles. Ces
derniers n’appartiennent pas aux configurations dont l’agent est habituellement
partie prenante (famille, voisinage, camarades d’études ou de travail, amis, etc.).
Ce sont des inconnus. La démarche par laquelle on va vers eux est éminemment
individualisée, « privatisée ».
21 Par contraste, peut-on considérer que les rencontres lors de soirées entre amis
ou sur le lieu d’études, où règne le jugement latent d’autrui, participent d’une
« privatisation de la sociabilité » (NLA, p. 93) ? Il est vrai que ce ne sont pas des
lieux ouverts à tout vent et au tout-venant. Mais, mis à part la rue (et encore cela
pourrait se discuter), en existe-t-il vraiment ? Ce qui est certain, c’est que les sites
et applications, pour une certaine catégorie d’âge en particulier (les
trentenaires), peuvent permettre de compenser le tarissement en partenaires
potentiels des configurations habituelles ; de même qu’ils donnent les moyens,
pour une autre catégorie d’âge de manière privilégiée (vers 20 ans, alors que la
sexualité relève d’une sorte d’expérimentation), d’échapper au contrôle moral
susceptible d’avoir cours dans les configurations amicales, scolaires, étudiantes
ou professionnelles. Leur développement est donc vecteur tout à la fois de
continuité (dans la rupture avec le contrôle familial) et de discontinuité (par
rapport à des sociabilités extra-familiales). Le seul vocable de « privatisation »
permet-il de restituer adéquatement ces différentes évolutions ? On peut par
ailleurs se demander s’il n’y a pas un certain risque à employer un même terme
pour théoriser un jeu entre la logique de l’économie et celle de l’intime qui ne se
comprend pleinement qu’à la condition de ne pas confondre l’une et l’autre. « La
mise en marché des rencontres ne suppose pas nécessairement une
rationalisation analogue des conduites usagères » (NLA, p. 69), précise justement
Bergström. Mais si on parle dans les deux cas de « privatisation », y verra-t-on
suffisamment clair37 ?
22 C’est avec un très grand sens de l’observation et de la nuance que la sociologue
décrit les rencontres dans les configurations des classes supérieures :
« Caractérisé par l’ambiguïté et le non-dit, le jeu de séduction des personnes
socialement favorisées est associé à des espaces de sociabilité partagés par les
deux protagonistes (lieu d’études ou de travail, associations, soirées entre
amis…). L’implicite est alors de mise – et permis – dès lors que les acteurs sont
potentiellement amenés à se revoir et à se fréquenter à l’avenir, d’une part, et
qu’un public curieux assiste souvent à la scène, d’autre part » (NLA, p. 123).
Certes, cela ne se passe pas exactement comme en discothèque (encore qu’on y
aille souvent avec des groupes d’amis et qu’il arrive qu’on y rencontre des « amis
d’amis »). Mais il y a un public dans ces « espaces fermés ou privés » (NLA, p. 123) :
c’est la différence avec les rencontres en ligne. On voit que la dichotomie privé-
public est assez délicate à manier. Les deux notions n’ont de sens que l’une par
rapport à l’autre. On peut considérer, toutefois (et Bergström semble pencher
assez nettement vers cette thèse, après quelque hésitation), que la
« privatisation » de la sociabilité et de la rencontre est le propre des services en
ligne. Le concept est sans doute vraiment pertinent par référence à des choses
qu’il devient socialement possible de faire seul, à l’abri des regards : se retirer
dans sa chambre, dormir dans un lit individuel, aller aux toilettes et, maintenant,
séduire (c’est en dehors de tout contrôle familial et extra-familial, en recourant
aux services marchands disponibles, qu’on peut se lancer ainsi dans des
discussions virtuelles avec des inconnus et, même si le moment où il faut rendre
des comptes aux entourages finit généralement par advenir, cela garantit comme
jamais la préservation d’une sphère intime). Des choses qui, si les circonstances
l’exigent ou si on le souhaite, peuvent être faites à plusieurs, c’est-à-dire
déprivatisées38. Un concept comme celui de « privatisation », ne rappelait pas par
hasard Elias, est utile pour autant, d’abord, qu’on se donne les moyens de penser
l’articulation entre les processus qu’il désigne et des processus conjoints ou
englobants, en particulier les processus d’individualisation et de civilisation ; et
ensuite, qu’on fasse droit non seulement à l’enchevêtrement des tendances en
jeu mais, aussi, à l’éventualité de contre-tendances39.
23 La personne qui s’adonne à la séduction en ligne peut garder pour elle ses
activités et sentiments ; les rencontres physiques qui ne tardent pas à se
produire, il lui est loisible de ne pas les ébruiter. Ce n’est concevable qu’à partir
du moment où prévaut une norme sociale de comportement et de sensibilité qui
impose de respecter en général l’autonomie de mouvement, de sentiment et de
pensée d’autrui – respect qui impose lui-même des auto-contrôles stricts,
mutuellement attendus. La nouveauté réside bien dans cette généralité, et dans
le fait que les femmes sont censées bénéficier d’une telle autonomie à l’égal des
hommes. La capacité de ces derniers à cloisonner leur existence, « en tenant leur
activité sexuelle strictement séparée des parties de leur vie où il leur est possible
de trouver de la stabilité ainsi qu’une direction clairement définie »40, était un
privilège. Un tel privilège est sans doute révolu, sous la forme naturalisée
incontestée qui le fondait. Désormais, c’est autant la romance sentimentale que
le sexe pur qui peuvent faire l’objet de pratiques de compartimentation,
lesquelles ne sont plus propres à un genre41.
24 Mais la personne qui a individualisé ses démarches de séduction peut aussi
choisir de déprivatiser l’une d’elle en officialisant une relation. Elle pourra au
besoin prévenir systématiquement un membre de l’entourage lorsqu’elle se rend
à un rendez-vous, comme l’atteste l’exemple de Virginie (29 ans, assistante
sociale) : « Chaque fois avant de rencontrer quelqu’un, je préviens un de mes
amis. [...] [J]e lui dis où je suis. [...] Donc il y a toujours quelqu’un qui sait
exactement où je suis » (NLA, p. 198)42. Rien ne l’empêche enfin de s’amuser à
draguer en groupe, derrière un même écran (NLA, p. 76-77). Ce que le « fabuleux
observatoire du changement social » (NLA, p. 206) constitué par les sites et
applications de rencontres ferait donc apparaître, c’est la faculté des agents à
gérer de façon plus autonome et flexible les processus de privatisation et de
déprivatisation de leurs rencontres intimes, dès lors qu’il leur revient au cours
de leur trajectoire de joindre ou de disjoindre la sexualité et la conjugalité, leurs
expériences les plus personnelles et leurs réseaux relationnels ordinaires, etc.
Privatisation et déprivatisation seraient des processus traduisant une
individualisation croissante des comportements et sensibilités, et portant la
marque d’un processus civilisateur global non exempt de tendances
décivilisatrices. Il s’ensuit que les « attitudes » (en matière de sexualité) et le
« cadre » (les services de rencontres) sont interdépendants : ils participent de ces
processus enchevêtrés.
25 Dans les faits, la « relation pure » théorisée par Giddens, cette « relation de
stricte égalité sexuelle et émotionnelle »43, est défiée et enrayée de nombreuses
manières. Bergström explique très simplement pourquoi l’existence d’un
décalage temporel entre les femmes et les hommes dans le passage à la
conjugalité cohabitante (qui se produit plus tôt chez les premières) est à l’origine
des malentendus qui surviennent lors des rencontres en ligne entre utilisatrices
et utilisateurs âgés d’une trentaine d’années : « les insultes fusent » (NLA, p. 88),
note-t-elle. La question qui se pose est néanmoins de savoir si « la tension entre
les sexes » ne concerne que ce « moment biographique particulier » (NLA, p. 89),
ou si la norme d’une symétrisation des besoins et des engagements négociée
interactivement n’est pas par elle-même vectrice de tensions, qui doivent
précisément être régulées (ici joue la norme annexe des autocontraintes
mutuellement attendues), et qui prennent des formes différentes selon les
moments biographiques des unes et des autres. On retrouverait l’idée d’une
norme universelle dynamique. La question est également de savoir si femmes et
hommes sont pareillement « de bonne foi ». Les insultes, d’un côté, et de l’autre
les catégorisations de styles d’être-à-autrui, qu’elles soient d’inspiration
psychologique, psychanalytique ou directement issues des médias lifestyle, qui
s’entremêlent souvent (ce qui en soi est intéressant à analyser), jouent comme
autant de sanctions négatives relatives en particulier à des actions qui se
présentaient comme parfaitement conformes à la norme relationnelle
d’intercompréhension et de symétrisation des besoins et intérêts. Marie
Bergström, pour éviter l’idéalisme des explications par la « culture » ou les
« valeurs » des nouvelles pratiques sexuelles et conjugales, est tentée de mettre
au premier plan l’économie : ces « nouvelles normes [...] s’ancrent dans des
changements économiques profonds et dans la transformation des parcours de
vie qui en découle » (NLA, p. 213). Elle se réclame d’une « approche matérialiste »
(NLA, p. 215). S’il convient de rappeler, avec Patrick Tort, que le matérialisme
n’est pas une « philosophie »44 mais la condition méthodologique de toute
connaissance objective, on remarquera que la mise en relation des pratiques et
des structures sociales selon les différents âges de la vie n’implique pas de se
concentrer sur le seul système économique (même si le champ économique a
incontestablement marqué les autres champs de son empreinte, ces dernières
décennies, et domine dans le champ du pouvoir, sans pour autant être
hégémonique). Le changement des rapports de force à l’intérieur de ce qu’on
peut conceptualiser comme des champs, et entre les champs, est la manifestation
d’une transformation d’ensemble des configurations de relations humaines et
des contraintes que les agents interdépendants exercent les uns sur les autres,
mettant à l’épreuve leurs sentiments de pudeur et leur degré de tolérance à
l’égard de ce qui diffère d’eux, dans le cadre d’un droit évolutif. Le processus
social global non planifié de sensibilisation accrue de la balance du pouvoir entre
les sexes, entre les générations, entre les classes et entre les divers groupes socio-
culturels ne dépend certainement pas du seul champ économique. Il se pourrait
que la dimension du capital culturel soit centrale dans ce processus.
26 On voit, en tout cas, combien explorer les scènes de la vie non conjugale est
nécessaire pour comprendre l’avènement de l’amour conjugal comme rapport
social symétrique à co-construire au quotidien, dans lequel il est possible
d’entrer – riche d’une multiplicité d’expériences antérieures – en dehors des
cercles ordinairement fréquentés, et dont l’une des parties peut sortir dès lors
qu’elle considère que l’un au moins de ses principes égalitaires constitutifs n’est
plus respecté. Des actes de langage sont appelés à rythmer ces différentes
séquences. Marie Bergström insiste avec force là-dessus, et ce ne sont pas des
mots : cela permet d’ordonner tout ce qui fait qu’on accumule davantage
d’expériences intimes, qu’on a en moyenne des rapports sexuels plus nombreux,
variés et satisfaisants (surtout pour les femmes), qu’on se met plus tardivement
en couple, qu’on accorde une si grande importance aux affinités culturelles,
qu’on se sépare beaucoup plus, etc. C’est ainsi que les aspirations conjugales des
hommes et des femmes, mais également des couples hétérosexuels et des couples
homosexuels, tendent à se rapprocher. La dyade amoureuse reste la norme,
comme en témoigne le chiffre suivant : entre 30 et 34 ans, 83% des personnes
interrogées se disent en couple. Seul un petit nombre choisit vraiment le célibat.
On ne saurait être plus éloigné de l’idée d’un libre marché sexuel.
Corollairement, de nouvelles inégalités apparaissent ; certaines différenciations
se creusent ; des contre-offensives ouvertes ou plus sournoises se déploient. Ce
dernier trait est troublant : on va maintenant l’aborder.
Un même point aveugle : la violence
morale
27 Eva Illouz nous explique que, depuis les années 1970, les principes de l’action
en matière amoureuse sont « flous et incertains », tout en étant « étroitement
réglementés par une éthique du consentement » (FA, p. 49). C’est assez
contradictoire. Si l’éthique du consentement règle les principes axiologiques à
l’œuvre dans les relations intimes, ces derniers ne sont pas « flous » : ils sont au
contraire très clairs, au moins pour l’une des parties prenantes (les femmes, sauf
exception). L’impression de « flou » est peut-être ici, comme souvent, le produit
d’une résistance, sourde, souterraine, insidieuse, à un processus de
symétrisation, d’équilibration des rapports de genre. Rien n’est plus « clair »
qu’une configuration relationnelle favorable à une partie et ratifiée par une
autre : c’est la fonction même de la violence symbolique que de diffuser cette
douce clarté. Tout change quand l’équilibre négocié et co-construit est appelé à
régir les configurations relationnelles : dominer suppose dès lors d’entretenir le
« flou », qui ne devient pas par hasard une composante centrale de la violence
morale45.
28 Pour des raisons différentes, la violence morale est le grand point aveugle des
trois ouvrages dont il est question ici. S’agissant du livre de Marie Bergström, il
faut se demander dans quelle mesure les sites et applications de rencontres – qui,
par leur caractère de services spécialisés, favorisent la naissance de relations
rapidement sexuelles et souvent de courte durée, et dont l’usage requiert des
autocontrôles mutuellement attendus en vertu desquels les femmes se doivent
d’arborer une certaine réserve sexuelle et les hommes sont tenus de respecter
cette norme et, donc, de se modérer eux-mêmes – contribuent à « invisibiliser »,
ou à désamorcer, la violence morale (en tant que phénomène inscrit dans la
durée, ou qui a besoin d’un minimum de durée pour être effectif). C’est
apparemment paradoxal : « les rôles de genre se trouvent bien souvent
exacerbés sur Internet » (NLA, p. 190), relève Bergström. « À l’inverse de la
“salope”, la réputation de “salaud” disqualifie l’homme en tant que partenaire
mais ne le dévalorise pas socialement » (NLA, p. 188), indique-t-elle encore. Je
serais peut-être moins affirmatif. Sans nier la perpétuation d’une vision
différentialiste de la sexualité, la diffusion d’une catégorie comme celle de
« pervers narcissique » participe, à mon sens, d’une entreprise de dévalorisation
sociale du « salaud », et doit être analysée comme telle46. Parallèlement, les
femmes ne s’interdisent plus de dire leurs désirs et certaines pratiquent sans
culpabilité « le sexe pour le sexe », luttant contre le stigmate de « la salope ». Ces
oscillations subtiles et rapides de la balance du pouvoir entre femmes et hommes
se produisent sur un fond normatif de symétrisation réflexive des désirs et des
comportements. La lutte des femmes pour faire prévaloir cette « méta-norme »
prend des formes différentes selon les âges, et leurs marges de manœuvre se
transforment au fil de leurs parcours. Que les jeunes de vingt ans se tournent
vers des partenaires plus âgés qu’elles (après des premières expériences au lycée
avec des garçons de leur âge qui ont pu laisser des traces) ou que les
trentenaires, et au-delà, soient disposées à fréquenter des pairs, que les femmes
« expérimentent » ou qu’elles souhaitent s’engager dans la conjugalité, il y va
d’une même quête de relations marquées par une symétrie réflexive des désirs et
des comportements. Les hommes semblent avoir plus de mal que les femmes à
acquérir un système d’autorégulation stable pleinement adapté à ce type de
relations socialement attendues et valorisées et, dans les faits, peuvent
notamment être enclins à un usage de la parole qui joue sur le flou pour déjouer
la contrainte sociale de symétrisation réflexive. La violence morale trouve là son
terrain d’expression. Elle est aussi à l’œuvre, typiquement, dans le comportement
de ceux qui ne supportent pas le moindre rejet : « Je cours derrière les filles qui
me fuient. [...] [C]’est un truc que je n’accepte pas », avoue ainsi Thomas (étudiant
de 21 ans cit. in NLA, p. 193). La combinaison d’une immaturité affective et d’une
intelligence relationnelle stratégique est un ressort de la violence morale souvent
relevé par les spécialistes. Si le dispositif d’enquête de Marie Bergström n’était
pas fait pour examiner en détail ce phénomène, il apporte toutefois de précieux
renseignements. Les interactions en ligne, rappelle la sociologue, « ont pour
principe la réserve féminine et se déroulent dans l’ombre de la violence
masculine » (NLA, p. 25). Ce sont les hommes, en général, qui sont à l’initiative –
les prises de contact des plus jeunes étant largement ignorées par les
utilisatrices : cela peut générer du ressentiment. Mais avec l’âge, leurs chances
d’établir des contacts et de conclure des rencontres s’améliorent. Au moment de
la trentaine, le décalage avec les attentes féminines est patent : de là, le
déploiement de stratégies de double jeu qui atteignent sans doute leur acmé
durant cette période. « Après 40 ans, [les hommes] contactent quasi
exclusivement des femmes plus jeunes » (NLA, p. 161), observe enfin Bergström,
à la lumière des données issues du site Meetic qu’elle a pu analyser. Ainsi, tandis
que les jeunes doivent en particulier se protéger contre les menaces de violence
sexuelle, craignant les « pervers » ou autres « psychopathes » (NLA, p. 198)
supposés sévir sur Internet, tandis que les trentenaires veillent surtout à se
préserver des manipulations des « salauds », les femmes, après la quarantaine,
ne sont plus sur-sollicitées, mais sous-sollicitées, et voient leurs opportunités de
rencontre se tarir : « l’existence d’âges sexués » (NLA, p. 162) pourrait ne
témoigner de rien d’autre que de la réalité de stratégies masculines aussi
diversifiées qu’inconscientes de résistance au réquisit d’équilibration négociée,
de symétrisation réflexive des relations.
29 Ce n’est donc pas parce que les « rencontres sexuelles [sont] organisées comme
un marché » qu’il y a « incertitude » (FA, p. 29). Cette « incertitude » vient
d’ailleurs. Ses racines sont beaucoup plus profondes. Si « les femmes font ceci »
(tendanciellement) et les « hommes font cela » (tendanciellement) du fait du
système de dépendance réciproque qui agence leurs relations (ce qu’on appelle
pour la dénigrer la « théorie du genre » a pour ambition de poser la légitimité à
s’exprimer ainsi en toute rigueur, à opérer des généralités de ce type, peu
importe, sans doute, qu’on parle du genre ou des genres), il est évident qu’il faut
se garder de tout faire découler des structures économiques. Eva Illouz ne nie
pas que les formes de certitude inhérentes à la cour amoureuse traditionnelle
étaient indissociables « du patriarcat religieux, des inégalités de genre et de
l’assimilation du sexe au péché » (FA, p. 68). Elle postule que les « asymétries de
genre [...] sont encore très prégnantes dans l’économie concurrentielle du
capitalisme » (FA, p. 92). Il reste que l’exposé de sa thèse la conduit pour le moins
étonnamment à symétriser les genres là où il y a refus manifeste de la symétrie
par l’un des deux. Aussi ne voit-elle pas des choses évidentes, de l’ordre de la
violence morale et de régularités comportementales masculines qui, une fois
qu’on en a saisi le principe, éclairent la diffusion de toutes ces catégories ciblant
des comportements manipulatoires générateurs de confusion mentale (« pervers
narcissique », « gaslighting », « wokefishing », « fireworking », « ghosting »,
« benching », « mosting », etc.). Elle remarque en passant que seules des femmes
ont été « ghostées » dans son échantillon et, aussi extraordinaire que cela puisse
paraître, s’empresse de commenter : « Mais cette pratique n’est certainement pas
propre à un sexe » (FA, p. 234). Pour le coup, c’est une réflexion typique de
« psy ». Il est probable, d’un point de vue sociologique, que la pratique consistant
à interrompre soudainement une relation sans aucune explication et en coupant
court à toute communication est socialement marquée par le genre – comme
bien d’autres pratiques dénégatrices de l’altérité (le fait de se protéger contre un
harcèlement est autre chose et, là encore, une certaine confusion est entretenue
à dessein). Pour montrer à quel point Eva Illouz passe selon moi à côté de cet
aspect de la réalité, je vais m’arrêter sur des exemples très précis.
30 La sociologue interroge d’abord longuement cette « forme incertaine
d’interaction » (FA, p. 123) que constitue le « sexe sans lendemain ». « La
sexualité sans lendemain transforme l’écologie des relations sentimentales »,
note-t-elle. Elle en veut pour preuve, assez paradoxalement, un témoignage
publié sur un forum Internet nord-américain (et qu’elle cite largement), dans
lequel une femme d’une trentaine d’années raconte qu’elle a rompu avec un
homme, après quatre mois de relation. Celui-ci était en contact parallèlement
avec une autre femme. Il reprocha à l’autrice du message, après qu’elle eut
découvert la situation, de ne pas croire qu’il voulait une vraie relation, puisque
c’est précisément ce que cette deuxième personne avait senti, ce qui explique
qu’il ait lâché l’affaire avec elle... Comprenne qui pourra ! Maintenant, cet
homme se dit à nouveau disposé à « nous laiss[er] une chance d’“évoluer” »,
même s’il n’est « pas sûr ». Illouz commente ainsi : « Cette histoire traduit bien la
confusion et l’incertitude affective des protagonistes, lesquels ont du mal à
connaître leurs sentiments, autant les leurs que ceux de l’autre » (FA, p. 127). Elle
omet de citer la fin du message de la jeune femme – qui, jusqu’à cet épisode, était
assez clairement désireuse de faire avancer la relation et hésite encore à « tendre
la main » – : « Je me demandais si quelqu’un pense qu’il y avait une part de vérité
dans tout cela ? » Ici, on n’a pas deux « protagonistes » éprouvant des difficultés
similaires. On a, d’un côté, un manipulateur, soucieux de garder « ses options
ouvertes » (la jeune femme utilise bien un adjectif possessif dans son
témoignage, contrairement à ce qu’indique la traduction), jouant double jeu,
adepte du « chaud et du froid » (selon le témoignage même), du renversement
accusatoire, de l’injonction paradoxale, de la culpabilisation d’autrui, de la
victimisation de soi, et inapte à se remettre en cause. On a, de l’autre, une femme
manipulée qui, en conséquence, perd de vue les normes du régime interactif
égalitaire censé gouverner les relations de couple. Une contributrice du forum se
hâte de les lui rappeler, de lui redonner des repères, de rétablir les bons
équilibres contre une confusion délibérément entretenue : « Je ne pense pas qu’il
soit important de savoir s’il veut vraiment vous donner du “temps”. L’essentiel
est que vous étiez mécontente de son comportement chaud/froid et qu’il y avait
une autre femme. Même si vous acceptiez de lui donner du temps, vous
n’obtiendriez toujours pas ce que vous voulez. Il continuerait à garder ses
options ouvertes. […] Personnellement, si je donne du temps à un homme, il
devrait déjà être concentré sur moi et NE PAS garder ses options ouvertes. Je ne
serais PAS d’accord avec cela »47. Le problème réside donc moins dans une
incertitude partagée quant au cadre relationnel dans lequel on s’inscrit que dans
une perversion de l’idéal de symétrie et de transparence réflexive qui a valeur de
norme sociale et que les femmes – pas seulement parce qu’elles « se taillent la
part du lion dans la production économique, culturelle et sociale des soins » (FA,
p. 120) – sont mieux à même de faire leur, sa généralisation ayant été largement
sous-tendue par les transformations de leur position dans l’espace social, capital
culturel aidant, et en lien avec le développement des structures de l’État-
providence48.
31 Eva Illouz commet, me semble-t-il, une deuxième erreur d’interprétation. « Il
me dit des choses terribles pour me rabaisser. Il veut encore me contrôler, même
s’il drague une autre fille », témoigne, sur un autre site, une lycéenne ou une
étudiante, qui essaye de se remettre de sa première rupture. La sociologue, à ce
propos, livre le commentaire suivant : « Cette jeune personne manque
totalement de clarté normative pour la guider : bien que son petit ami se soit
“horriblement” comporté, elle doute du sens moral de ses actions, qui se
traduisent par un langage davantage émotionnel que moral. En fait, la
subjectivation de l’expérience entraîne une incertitude profonde à la fois quant à
ses propres sentiments et quant au sens moral des émotions et des actions des
autres » (FA, p. 239). Laissons de côté l’hypothèse selon laquelle cette jeune fille
serait sous dépendance affective : le phénomène a été bien repéré par les
psychologues et ses manifestations ne peuvent pas être dissociées de
changements configurationnels observables. Prétendre qu’elle « manque
totalement de clarté normative » est hasardeux : elle ne supporte précisément
pas d’être rabaissée, et identifie ce qui est fait dans ce but comme
« HORRIBLEMENT méchant ». Elle ne pourrait pas faire ce travail si elle n’était pas
au clair avec sa morale. Ce qu’elle ne comprend pas, ce sont des comportements
contradictoires, manipulatoires, paradoxaux : son premier petit ami est
« méchant », mais souhaite continuer à sortir avec elle ; il la rabaisse et drague
quelqu’un d’autre, mais veut encore la contrôler. Elle a besoin de repères non
pas pour savoir « à quel répertoire moral se fier » (FA, p. 239), au cours d’une
relation ou après une rupture, mais pour s’y retrouver relativement à une façon
d’être à autrui qui la place dans un état de confusion mentale et qu’elle n’était
manifestement pas préparée à affronter (les raisons de cette « impréparation »
peuvent être diverses et se trouvent toujours dans les spécificités d’une
trajectoire biographique). Il est vraisemblablement inexact, et en tout cas
incohérent, de dire que son langage est « davantage émotionnel que moral » (FA,
p. 239). Il traduit plutôt un désarroi émotionnel généré par la déstabilisation
énigmatique des repères moraux qu’elle a intégrés49.
32 Il est délicat de répondre à la question de savoir pourquoi, alors que le droit ne
lui assure plus aucun fondement, alors que l’organisation sociale n’est plus
normativement structurée par elle, « la domination masculine n’est nullement en
danger d’extinction »50. Il paraît toutefois acquis qu’il y va de bien autre chose
que d’un problème classique de décalage entre les normes et les pratiques, les
discours et la réalité, le droit et les dynamiques sociales. Le système explicatif
suivant pourrait ainsi ne pas être totalement infondé : 1. la violence prédatrice
de l’économie financiarisée est l’instrument d’un contournement opaque des
discours égalitaires et des forces égalisatrices du droit et du capital culturel ; 2. la
violence morale conjugale (et post-conjugale) constitue la version paroxystique
de la pénétration du droit et des discours par des logiques insidieuses de
retournement ; 3. ces deux types de violence participent d’une même fuite en
avant masculiniste dans le monde occidental, d’une même entreprise jusqu’au-
boutiste visant inconsciemment à rétablir une domination masculine absolue.
33 Raisonner en termes de résilience de « formes de violence symbolique
patriarcale », via les « structures culturelles et économiques [du] capitalisme
scopique » (FA, p. 199), ne permet sans doute pas de donner une vision exacte des
processus en jeu. Il en va de même de la notion de « liberté négative », qu’Illouz
emprunte à Honneth, et qui désigne, aussi bien pour les femmes que pour les
hommes, une liberté qui « respecte la liberté des autres mais ne prévoit pas de
procédures pour engager des relations sociales, ni d’obligations réciproques »
(FA, p. 202) : cette notion empêche de penser le non-respect de la liberté d’autrui
– et, plus largement, des qualités et de l’intégrité psychique d’autrui – susceptible
de se manifester dans le cadre de relations engagées sous l’égide de l’équilibre et
de la symétrie. « Les deux s’affirment et chacun perçoit l’auto-affirmation de
l’autre comme une menace à son intégrité » (FA, p. 225), remarque encore la
sociologue à propos du récit d’un jeune étudiant en philosophie ayant rompu
brutalement une brève relation à l’issue d’une conversation qui l’a ulcéré. C’est
un troisième exemple de symétrisation forcée d’une situation caractérisée
pourtant par le refus manifeste de toute symétrie par une partie : l’étudiant a
rejeté en effet avec une rare violence, teintée de mépris, la tentative d’équilibrer
la relation mise en œuvre par sa petite amie. Illouz ne voit pas les choses ainsi.
Elle rapporte, plus généralement, une masse assommante de comportements
égoïstes de la part de conjoints ou d’ex-conjoints : elle n’en fait rien51.
« Infidélité », « insensibilité », « immaturité » et « violences conjugales » (soit
quatre des cinq premiers motifs de divorce, selon un sondage de l’American
Relationships Survey, réalisé en 2014 et cité in FA, p. 258) sont typiques de ce
narcissisme spécifiquement masculin que le modèle théorique privilégié dans La
fin de l’amour, mettant au premier plan le capitalisme et portant à autonomiser
les corps (comme corps sexuels), interdit d’appréhender. L’homme qui « se
sexualise » en faisant du sport et en surveillant son alimentation, qui entame des
liaisons et ne peut s’empêcher de continuer en culpabilisant son épouse, est ainsi
d’autant moins responsable que son corps est « un agent indépendant »,
fonctionne « comme entité autonome » (FA, p. 270).
34 Or, n’en déplaise à Illouz, les femmes ne sont pas les jouets d’une « ontologie
affective » qui les inférioriserait fatalement dans la culture capitaliste-
consumériste du casual sex et du non-amour ; il demeure qu’elles ont notamment
dû apprendre à réagir à des comportements spécifiquement engendrés par la
décomposition de la violence symbolique à titre de garantie du système
patriarcal, en s’efforçant de les catégoriser comme inappropriés et inacceptables
(catégorisation qui a valeur de sanction morale). Christine Détrez et Karine
Bastide insistent à juste titre sur le tournant de l’année 1965 qui offre, pour la
configuration française, un repère commode. Cette année, tandis que paraît et se
diffuse largement une encyclopédie, L’univers de la femme, qui appelle à
« construire l’amour » (cit. in NM, p. 230) tout en confiant implicitement aux
femmes la responsabilité de l’attention « à l’autre » (supposée être symétrique),
une loi portant réforme des régimes matrimoniaux est adoptée le 13 juillet. Les
femmes mariées peuvent gérer leurs biens propres, se faire ouvrir un compte
bancaire en leur nom personnel, travailler sans avoir à demander l’autorisation
de leur époux. Il va toutefois encore de soi qu’elles sont au service de celui-ci – le
nouvel article 214 du Code civil indiquant que « la femme s’acquitte de sa
contribution en la prélevant sur les ressources dont elle a l’administration et la
jouissance, par ses apports en dot ou en communauté, par son activité au foyer
ou sa collaboration à la profession du mari »52. Ce n’est que le début d’un
processus d’égalisation totale entre époux, bénéficiant en théorie de pouvoirs
d’action identiques, d’une même « autorité parentale », et devant exercer sur un
mode symétrique leurs obligations. Parallèlement, l’amour, comme co-
construction réflexive et négociée entre personnes égales en droit, n’aura pas
cessé d’être combattu, selon une logique matérialiste de domination masculine
du capital économique53 aussi bien que sur le plan du langage, par
déstabilisation, dénigrement, parasitage, subversion des acquis féministes et des
formes de capital culturel les ayant rendus possibles.
35 Relativement à ce dernier aspect, Huguette Bastide constitue une témoin-clé.
Sous le nom de Céline Astruc, elle publie en décembre 1976, dans Les temps
modernes, une nouvelle largement inspirée de son expérience personnelle
(Simone de Beauvoir ne s’y trompe pas54). Christine Détrez et Karine Bastide,
c’est à noter, n’ont pas voulu « charger » les pères. En croisant les trajectoires de
leurs mères, lesquelles trajectoires illustrent un même destin « générationnel » et
un ensemble de transformations configurationnelles, elles donnent à voir de
manière exceptionnellement incarnée la masse des injonctions contradictoires
qui pesaient en général sur les jeunes femmes « libérées » des années 1960-1970 :
« Travailler, se marier, avoir des enfants, être belle, mais avec mesure, élégante,
mais sans trop dépenser, tout en continuant à s’occuper du quotidien et du
domestique : tel est le nouveau cumul des responsabilités impossible à gérer »
(NM, p. 232). Elles mettent en évidence les ratés, les hésitations comme les
tentations, toute l’ambivalence des processus expérimentaux ayant accompagné
la « libération sexuelle » autour de 1968 ; mais aussi la force des blocages et des
mécanismes sexistes d’inhibition, telle cette anecdote – « elle riait trop fort » –
censée témoigner en faveur de la « folie » de Christiane, consécutivement à… une
ligature des trompes. Elles attirent corollairement l’attention sur « le prix » (NM,
p. 294) payé par les hommes, dont les capacités d’expression des émotions et les
compétences relationnelles auraient été bridées par la masculinité
« traditionnelle », qui les aurait laissés démunis face aux revendications de leurs
épouses (idée qu’on peut discuter) : « Quand les drames éclatent, il ne leur reste
que la colère, ou encore le refuge dans le silence ou dans l’alcool » (NM, p. 293).
La nuance analytique rencontre ici la pudeur. Car toute la question est de savoir
pourquoi des « drames éclatent ». Les autrices, de fait, non sans disperser ici et là
quelques indices, tirent délibérément un voile sur toute une ambiance de
violence morale, cette dynamique de négation active de l’intégrité psychique
d’autrui qui revêt une forme autonome, pour ainsi dire « normalisée », dès lors
qu’elle sert de substitut à la « normalité » de la violence symbolique (par laquelle
les rapports de domination sont « naturalisés » et acceptés par les personnes qui
les subissent).
36 Que cette violence soit un phénomène inédit, y compris dans ses
manifestations psychopathologiques, distinct de la violence conjugale susceptible
de s’autoriser de la violence symbolique (et de l’impossibilité de « rébellion »),
surgissant précisément à plein visage comme rage narcissique maritale lorsque
les leviers par lesquels les rapports asymétriques s’imposaient comme légitimes
ne peuvent plus agir, c’est ce que montre magnifiquement Huguette Bastide dans
« Une si jolie boîte ». Il importe de la citer longuement : « Le mari dit parfois des
choses charmantes, il les expose, il argumente sur le ton de la plaisanterie alors
qu’en réalité il se livre tout cru : il aurait, dit-il, aimé vive à un autre siècle, un
siècle où sa femme aurait été son esclave, ou encore, il aimerait vivre dans un de
ces pays orientaux, pour avoir plusieurs femmes à la fois. C’est tout. Rien que ça.
Non ce n’est pas tout. Le père boit, le mari crie… [...] Moi, personne ne m’a jamais
insultée de cette manière, jamais personne, sauf le mari bien sûr, un mari ça a
tous les droits. Moi dont l’existence est un circuit toujours le même, travail-
bureau travail-maison, moi me faire insulter, me laisser insulter ! [...] Il y a tout
de même quelque chose de tordu dans son cerveau, il paraît que ça se soigne, le
vin a trop facilement bon dos, il y a autre chose, la jalousie maladive est une
pieuvre gigantesque, immonde. Mais n’en parlons plus. [...] Il ne suppose pas, le
mari, il ne comprend pas, il n’admet pas que je n’aime pas comme lui l’alcool, la
chasse, les cartes, etc. Il crache sur tout ce qu’il nomme, avec dégoût,
“intellectuel”, avec haine aussi. En vérité, il crache sur moi. Son crachat veut me
noyer, m’ensevelir, ou plutôt anéantir ce qu’il trouve d’“intellectuel” en moi, son
crachat avide, démoniaque, regarde avec curiosité cette femme engluée qui
essaie encore de se débattre, qui gesticule comme un hanneton mutilé. Il veut
que moi, non pas moi, mon moi n’existe pas pour lui, il veut que sa femme ne
vive que par lui, pour lui. Je n’ai pas à avoir de goûts, de désirs. [...] Il passe ainsi
sa vie (et la mienne passe...) à vouloir me prouver qu’il est dans le vrai, que je
suis dans le faux. L’intolérance maniaque est un bloc d’acier travaillé en
sculpture hideuse, lourde, écrasante, torturante. Mes paupières se ferment. Et
j’en oublie en route »55.
37 En accentuant les différences entre la femme et le mari en termes d’habitus de
classe et de goûts culturels, Huguette Bastide rend d’autant mieux visible le
travail acharné de dénégation de l’intégrité psychique, de la subjectivité, de
l’autonomie de pensée et d’action d’autrui – travail, constitutif de la violence
morale, qui peut opérer dans des configurations socialement plus homogènes.
Cette violence est difficile à nommer (« n’en parlons plus ») ; elle repose sur un
usage de la parole alternant humour (un humour toujours ambivalent), insultes,
démonstrations sentencieuses, excuses ; elle est si stressante qu’elle génère,
partiellement, des amnésies traumatiques (« Et j’en oublie en route »). Il est
fascinant de découvrir que l’une de « nos mères », en 1976, dans un texte qui
aurait pu rester inaperçu, ait décrit avec une telle force ce qui sera connu,
quelque deux ou trois décennies plus tard, sous les noms de « harcèlement
moral » ou de « violence morale ».
« Théoriser » en sociologie
38 « Fin de l’amour », « nouvelle culture du non-amour » (FA, p. 41) : Eva Illouz ne
recule devant aucune formule, ne craint pas les montées en généralité les plus
audacieuses. C’est un raccourci typique de l’essayisme prophétique que de
conclure, du refus ultra-minoritaire de tout engagement amoureux (la
« sologamie », par exemple, est un phénomène très résiduel) ou de l’ajournement
maîtrisé et négocié de l’engagement, à la fin même de l’idée d’engagement56. Une
même personne peut vivre une ou plusieurs histoires sans « importance », dont
la fin est en quelque sorte programmée à l’avance, sans pour autant s’écarter de
l’idéal d’un amour durable ni renoncer à se donner les moyens de le construire, y
compris en profitant des moments de liberté ou de « légèreté » qu’elle est plus ou
moins en mesure de s’accorder. Cette agentivité suppose non seulement d’opérer
des distinctions et de catégoriser ce qui est vécu mais, aussi, de mobiliser des
ressources d’autorégulation émotionnelle. Le cognitif et l’affectif sont, en pratique,
indissociables.
39 C’est pourquoi le traitement que fait subir Illouz à la psychologie peut paraître
caricatural. Cette dernière est réduite à une fonction de supplément d’âme et de
rouage essentiel du mécanisme finalisé du « capitalisme » et de « la technologie ».
On lit, assez incrédule, que « l’alliance du marché de la consommation et de la
psychologie a gagné un pouvoir comparable à celui que Peter Brown attribue au
christianisme » (FA, p. 81). Sur un plan scientifique, en outre, Illouz ne laisse pas
d’opposer la sociologie à la psychologie, les « drames de la vie collective » à ceux
« de l’enfance » (FA, p. 14). Cela n’a pas grand sens. C’est oublier, d’abord, que
l’agentivité puise ses ressorts affectifs et cognitifs dans les expériences de
l’enfance qui, elles-mêmes, s’inscrivent dans un cadre collectif. C’est perdre de
vue, ensuite, qu’entre la psychologie et la sociologie peut s’organiser une
répartition rationnelle des tâches et des points de vue, dans un espace commun :
celui des sciences anthropologiques. A contrario, le rapport à la philosophie n’est
raccordable à aucun dispositif de contrôles croisés, à aucun « réseau de
connaissances prouvées prenant mutuellement appui les unes sur les autres »57.
Il trahit, le plus souvent, un fort penchant scolastique, une sensibilité exacerbée
au pouvoir d’influence des intermédiaires culturels ou à la hiérarchie des
valeurs culturelles et des établissements académiques. Illouz en appelle ainsi à
« la mission de la sociologie, aidée de la philosophie », qui serait d’exhumer « les
ambiguïtés et les contradictions inhérentes à certaines pratiques » (FA, p. 314).
Or, l’hypothèse de Freud sur les inadéquations possibles entre les structures
sociales et psychiques – prolongée par Elias – est de loin la plus féconde qu’elle
mobilise à cette fin. Elle parle à son propos, certes confusément, comme pour
brouiller les pistes, de « critique sociologique » (FA, p. 317). Mais cela confirme
justement, malgré elle, que la sociologie et la psychologie sont structurellement
articulables autour de problématiques et d’objets communs, et qu’il convient
sans doute de séparer le bon grain de l’ivraie dans l’approche psychologique des
émotions plutôt que de dénoncer sans nuance son supposé « impérialisme
épistémique » (FA, p. 315).
40 Tout cela serait finalement assez anecdotique si Illouz ne s’affranchissait pas
de manière spectaculaire, chemin faisant, et sans douter le moins du monde de
l’excellence de la social theory (parée, comble du chic, de phénoménologie), de
certains acquis de base de la recherche sociologique. Elle assène en effet que,
« contrairement au mariage traditionnel où hommes et femmes s’appariaient
(plus ou moins) horizontalement (au sein de leur groupe social) et visaient à
l’optimisation de la propriété et de la richesse, sur le marché sexuel hommes et
femmes s’accouplent en fonction d’un capital sexuel pour des raisons variées
(économiques, hédonistes, émotionnelles), sont souvent issus de groupes et de
milieux sociaux différents (culturels, religieux, ethniques ou sociaux) et
s’échangent des attributs asymétriques (par exemple la beauté contre un statut
social) » (FA, p. 308-309). On est au cœur du problème que pose son livre : le désir
de « théorie » a-t-il tous les droits ? L’extrait qui précède se caractérise surtout
par son imprécision. On pourrait croire, de prime abord, que la sociologue ne
parle que des rencontres occasionnelles, purement sexuelles : en des sens
métaphoriques, il existerait un « marché sexuel », avec ses règles propres, à côté
des « marchés » proprement conjugaux. Sur ce marché des rencontres sexuelles,
les agents feraient valoir leur « capital sexuel ». Les autres capitaux (culturel,
économique, social) retrouveraient leur pouvoir d’appariement sur les marchés
des rencontres « sérieuses ». Ce serait déjà discutable – mais ce n’est pas ce qui
est dit. On ne sait pas exactement de quoi il est question ; le « statut social » fait
par exemple référence au mariage, l’hédonisme, à la relation libre, au « sexe
pour le sexe ». Et, s’agissant de l’intermédiation, la vraie marchandisation,
entendue comme « processus d’extension des activités marchandes (avec un
espace où se fixent les prix) à des activités non marchandes »58, s’est produite au
début du XIXe siècle pour favoriser le « mariage arrangé dans les classes
bourgeoises et aristocrates »59, et n’a jamais éliminé par la suite les déterminants
sociaux, sans cesse reconfigurés, de l’appariement des couples. Il n’en semblerait
pas moins que, pour Illouz, le marché des rencontres (comme marché
autorégulé) soit devenu intégralement sexuel ; et que le capital sexuel ait
absorbé, ou désactivé, les autres capitaux (c’est du reste la seule compétence dont
elle envisage un tant soit peu le caractère acquis à travers des socialisations
différenciées)60. Ainsi, de même que les économies psychiques sont anesthésiées
(les corps, sexualisés, commandant les pratiques), de même la complexité du lien
entre les processus sociaux et les structures psychiques est écrasée par le
capitalisme réifié.
41 Il est pourtant un apport fondamental de l’étude méthodique des rencontres en
ligne, à savoir que les unions qui se tissent par ce canal ne sont pas moins
homogames que celles qui naissent dans d’autres configurations (seules les
unions initiées sur les lieux d’études ou de travail sont plus homogames) (NLA,
p. 103). Dans les faits, la nécessité de passer par l’écrit, et par des usages de
l’image qui situent également socialement les agents, stimule un filtre
impitoyable : « le dégoût de la mauvaise orthographe » (NLA, p. 117) s’exprime
ainsi sans fard. Mais probablement faut-il compter sur des schèmes de pensée
tout à la fois processuels (sociogénétiques) et relationnels, et sur les procédés
d’investigation qui en découlent, pour percevoir que, si l’homogamie, au sens le
plus large du terme (« s’assemble qui se ressemble »), est un phénomène
répandu, l’endogamie, au sens strict (on s’assemble au sein de groupes bien
délimités), tend quant à elle à se concentrer entre les titulaires des diplômes les
plus prestigieux61. Le capital culturel, par l’entremise de dispositions telles que
l’humour, l’écoute ou l’empathie62, et des goûts culturels érigés en principes
d’affinité, opérerait comme vecteur fluide de rapprochements pouvant
transcender les différences apparentes ou réelles d’origine sociale, de diplôme
et/ou de classe, tout autant qu’il agirait, sous ses formes scolairement certifiées
les plus sélectives, comme moteur d’un jeu orienté vers la reproduction du
capital économique. Une telle vision multidimensionnelle des processus sociaux
et de la structuration de l’espace social ne va pas par hasard de pair avec le
caractère précisément circonscrit des terrains d’enquête et des questions de
recherche.
42 C’est dire, par contraste, que la créativité conceptuelle (« relations négatives »,
« capitalisme scopique », « sujet sexo-économique », etc.) n’autorise pas à balayer
d’un revers de main des résultats bien établis et des cadres théoriques qui ont
fait leurs preuves, ni à substituer des formules tapageuses aux opérations
complexes mais nécessaires de séquençage des trajectoires des diverses
générations sexuées (opérations auxquelles s’est astreinte au contraire, avec une
rigueur admirable, Marie Bergström). La frontière est souvent ténue qui sépare
l’émission d’hypothèses provocatrices, destinées à faire réfléchir, de l’activité
inspirée consistant à énoncer, en dehors de toute attache avec des bases
factuelles vérifiables, un ensemble de propositions soit irréfutables soit, au
contraire, réfutables avec une déconcertante facilité63. Considérer qu’il n’est pas
de modèle d’« égalité harmonieuse » qui puisse tenir en l’absence d’une
définition a priori, aux implications morales, des rôles préconjugaux et
conjugaux est une thèse intéressante – lourde de présupposés, certes, mais
intéressante en tant qu’elle oblige à affronter le problème apparemment
paradoxal des conditions sociales de possibilité de normes dont la rigidité tient à
la non-rigidité des comportements et des rôles qu’elles prescrivent64. L’une des
principales erreurs de méthode d’Illouz est d’avoir fait jouer l’interactionnisme
symbolique comme théorie de la fondation des liens sociaux et de lui avoir
attribué, qui plus est, le statut de paradigme fondateur d’une théorie des
processus sociaux. En se demandant, conformément à « la tradition de
l’interactionnisme symbolique et de la phénoménologie », « comment le sexe
sans lendemain et la sexualisation généralisée des relations ont [...] transformé la
manière dont se forment les relations » (FA, p. 92), elle a inversé les données du
problème. Il aurait fallu plutôt se demander quels changements
configurationnels, quelles transformations des structures de relations sociales,
quels déplacements sociogénétiques de la balance du pouvoir entre les sexes,
entre les classes sociales et entre les générations ont rendu possible ce qui a été
catégorisé, différemment selon les positions et les dispositions, comme du « sexe
sans lendemain ».
43 Le travail de l’habitus théorique, en sociologie, est en principe inséparable de
l’examen empirique et de la conceptualisation de processus effectifs. Partant, il
est possible de distinguer ce qui relève des grandes lignes de force de la pensée
sociologique, appelées à s’imposer à tout objet, et ce qui relève du « bricolage »
imposé par notre rapport spécifique à l’objet (conformément aux
caractéristiques de celui-ci et à notre trajectoire). Vouloir « faire école » n’a pas
plus de sens dans le premier que dans le second cas : soit on participe de facto à
la vie d’un intellectuel collectif, soit on offre un exemple à déplacer (et non à
répliquer exactement). Cela établi, une cumulativité saine peut se mettre en
place. Mais il ne saurait en aller ainsi lorsque le travail de l’habitus théorique ne
répond à aucune discipline. La théorie sociologique, à l’instar de toute théorie
scientifique, est comme un bon éclairage. L’éclairage de base est assuré par le
paradigme sociologique unifié : réflexivité réflexe ; étude et conceptualisation
des liens sociogénétiques ; pluralité des méthodes au service du mode de pensée
relationnel et prééminence de l’autoréférence mutuelle des sciences sur les effets
de mode et les réquisits de la reproduction scolaire en matière de concepts et de
dialogue interdisciplinaire65. On doit pouvoir l’apprécier sur n’importe quel
objet. C’est ce qu’exige le « métier ». S’y ajoute un éclairage accentué par lequel
s’exprime le « style » propre du ou de la sociologue, en fonction du rapport
particulier à l’objet considéré que déterminent sa trajectoire et ses multiples
propriétés. Hélas, cette combinaison heureuse, rendant possible une évaluation
adéquate et nuancée de la « balance explicative » ainsi construite66, est dévoyée
par les adeptes de la théorie théoriciste, qui nous maintiennent dans l’obscurité
la plus totale et nous conduisent, de force, vers les zones éclairées par la seule
subjectivité de leur bon vouloir scolastique.

Notes
1 Les acronymes FA, NLA et NM servent à désigner dans le corps du texte les ouvrages
respectifs d’Eva Illouz, de Marie Bergström et de Christine Détrez et Karine Bastide.
2 Gustave Flaubert, « Un cœur simple », in Trois contes, préface de Michel Fournier, éd.
établie et annotée par Samuel Sylvestre de Sacy, Paris, Gallimard, 1973 [1877], p. 20.
3 Guy de Maupassant, « Histoire d’une fille de ferme », in La maison Tellier, éd. présentée,
établie et annotée par Louis Forestier, Paris, Gallimard, 1973 [1881], p. 83.
4 Ibid.
5 Ibid., p. 82 et p. 83.
6 Françoise Sagan, Dans un mois dans un an, Paris, Julliard, 1957, p. 188.
7 Françoise Sagan, Un certain sourire, Paris, Julliard, 1956, p. 169.
8 Ce qui s’inscrit tout du moins en contrepoint de la propagation de l’idéal de la romance
par les « pièces de théâtre, feuilletons, chansons », avant « la presse féminine spécialisée »
(Jean-Claude Kaufmann, Sociologie du couple, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 2014 [1993],
p. 37).
9 Christophe Giraud, L’amour réaliste. La nouvelle expérience amoureuse des jeunes
femmes, Paris, Armand Colin, 2017.
10 « La non-formation de liens devient un phénomène sociologique en soi » (FA, p. 35).
11 Le plus souvent, dans le livre d’Illouz, la « romance » disparaît au profit du seul couple
du « sexe » et de l’« amour ». Cela ne contribue pas à la clarté du propos. En fait, tout se
passe comme si la « romance » était devenue encore plus impossible que l’« amour ».
L’amour étant un lien, et le plus riche des liens affectifs sous sa forme conjugale, le primat
des relations négatives signerait « la fin de l’amour ». La « romance », comme anticipation
de cet amour et passage obligé de la cour amoureuse, serait définitivement dé-
fonctionnalisée. Il ne resterait que le « sexe », certifié par les sensations du corps. Dans
quelle mesure se suffit-il à lui-même ? S’accompagne-t-il de sentiments ? Est-il le prélude
d’une relation de couple stable ? Toutes les incertitudes contemporaines seraient
résumées dans cet ensemble de questions.
12 J’entends ici « auto-réassurance » en un sens légèrement différent de la « réassurance »
dont parle la sociologue Isabelle Clair dans sa belle enquête sur « l’amour » dans les cités
chez les jeunes de 15 à 20 ans. Voir Isabelle Clair, Les jeunes et l’amour dans les cités, Paris,
Armand Colin, coll. « Individu et Société », 2008, p. 152-165. De manière intéressante, Clair
s’en est tenue, pour cette recherche, à un sens large et descriptif du vocable « amour »,
comme « réalité partagée à deux, que les sentiments y soient en jeu ou non (en tout cas
déclarés tels) » : « “Relation amoureuse” recouvrera donc à la fois des relations reposant
sur un échange sexuel et/ou un intérêt social à être en couple et/ou un partage de
sentiments amoureux » (ibid., p. 10). Cela paraît heuristique du point de vue de la
population enquêtée, à peine sortie de l’adolescence. Dans le présent texte, j’entends
plutôt « amour » au sens de réalité construite à deux reposant sur une forme d’exclusivité
sentimentale et sexuelle, et mettant en jeu des engagements (censés être) symétriques
d’ordre matériel – ce qui en fait par excellence un lien de confiance. S’il est uniquement
question, dans les livres discutés ici, de l’amour conjugal hétérosexuel, une telle définition
vaut également, en tout point, pour l’amour conjugal homosexuel. Le processus social
dont participe cette conception de « l’amour » ne confère aucune assise certaine à
l’hétéronormativité.
13 « La spéculation et l’évaluation des risques sont devenues une activité essentielle de
l’économie et c’est le même état d’esprit qui guide les individus au début d’une relation.
De la même façon que la gestion des risques est devenue un élément central de la sphère
économique et financière, le risque est devenu un élément essentiel au début d’une
relation » (FA, p. 229).
14 Le concept de « capitalisme scopique » est le seul qu’Illouz définit un peu précisément,
lui consacrant tout un chapitre, au risque de donner tête baissée dans le mécanisme
finalisé – la notion d’« appareil idéologico-visuel-économique » (FA, p. 168) rappelle ainsi
évidemment les appareils idéologiques d’État althussériens. Ce capitalisme « crée une
formidable valeur économique grâce à la spectacularisation du corps et de la sexualité, à
leur transformation en images circulant sur différents marchés » (FA, p. 152). Mais on
comprend mieux de quoi il en retourne lorsque la sociologue décrit un « complexe
industriel scopique (constitué par l’association des industries de la beauté, de la mode, du
sport et des médias) » (FA, p. 145). Parallèlement, elle parle de « capitalisme » tout court,
de « capitalisme monopolistique contemporain » (FA, p. 26), de « capitalisme de
consommation avancé » (FA, p. 34), de « capitalisme solide » (FA, p. 37), de « capitalisme
dispersif » (FA, p. 90), de « capitalisme visuel » (FA, p. 171) ou de « capitalisme
consumériste » (FA, p. 153, p. 277, p. 319), mais sans jamais bien définir ces appellations
qui, en elles-mêmes, renvoient à des processus moins explicites, par exemple, que
« capitalisme financiarisé global ». Une mise en corrélation des formes changeantes du
capitalisme et de l’amour est esquissée mais, comme on ne sait pas à quoi correspondent
exactement la « période moderne » du capitalisme et le « capitalisme contemporain »
distingués par l’autrice (FA, p. 36-37), il est difficile d’y voir clair (d’autant qu’il est
question par ailleurs de « monde prémoderne » et de « monde moderne »).
Définitivement, il faudrait bannir de la sociologie les vocables « moderne » et
« modernité »… L’idée générale est que, dans le capitalisme comme dans l’amour, on serait
passé de l’idéal d’un choix éclairé via la relation contractuelle à celui d’un non-
engagement organisé (le « choix négatif »). Le summum du flou est atteint dans le passage
suivant : « Ce livre traite du chemin ardu que beaucoup parcourent pour [...] parvenir [à
une « vie de couple satisfaisante », qu’expérimentent « la plupart »], mais aussi du fait que
beaucoup, par choix ou par non-choix, ne vivent plus dans des relations stables » (FA,
p. 40). Cela fait beaucoup de « beaucoup ».
15 Cas Wouters, « Formalization and informalization. Changing tension balances in
civilizing processes », Theory, Culture & Society, vol. 3, n° 2, 1986, p. 1-18.
16 « Le premier partenaire sexuel a en effet été le premier conjoint cohabitant pour deux
tiers des femmes nées vers 1940, 52 % des femmes nées vers 1970, et 34 % des femmes
nées vers 1970. […] À 25 ans, en 2014, 36 % des femmes et 29 % des hommes déclarent
avoir connu au moins deux relations amoureuses importantes contre 6 % des femmes et
9 % des hommes au même âge nés en 1950 » (Christophe Giraud, L’amour réaliste, op. cit.,
p. 32) ; « Seuls 19 % des femmes et 10 % des hommes nés après 1981 ont eu un premier
partenaire sexuel qui est devenu leur conjoint » (Michel Bozon, Wilfried Rault, « Où
rencontre-t-on son premier partenaire et son premier conjoint », Population & Sociétés,
n° 496, janvier 2013, p. 2).
17 « Je ne pouvais m’empêcher d’avoir honte de mes parents, honte pour eux, qu’ils
fassent passer leur honneur avant tout, mais j’étais encore bien davantage honteuse
d’avoir honte de mes parents », écrit Huguette Bastide dans une nouvelle primée par le
magazine Elle et publiée sans titre. Voir « Le récit de notre quatrième lectrice-rédactrice
gagnante : Mme B... (Lozère) », in Elle, 10 janvier 1964. L’extrait est cité in NM, p. 239. En
dépit de différences d’origine sociale (Huguette est la fille d’un ingénieur et d’une
employée), Christine Détrez et Karine Bastide rapprochent judicieusement ce passage des
réflexions pénétrantes d’Annie Ernaux sur la honte (La honte, Paris, Gallimard, coll.
« NRF »).
18 Céline Astruc, « Une si jolie petite boîte », Les temps modernes, n° 365, décembre 1976,
p. 950-958. Un grand merci à Karine Bastide qui m’a transmis le pdf de ce texte.
19 « En 2017, parmi les personnes âgées de 25 à 34 ans, les femmes étaient plus souvent
bachelières (71 % contre 62 % des hommes) et plus souvent diplômées de l’enseignement
supérieur (49 % contre 39 %) » (NLA, p. 157).
20 « Alors que, jusqu’aux années 1950, sexualité, conjugalité et mariage coïncidaient
largement, ils ont depuis gagné chacun en autonomie. L’entrée dans la sexualité ne
marque plus l’entrée dans la vie de couple et encore moins dans le mariage ou la vie de
famille. C’est ainsi que le premier partenaire sexuel devient rarement le premier
conjoint : entre les deux s’est ouverte une période de “jeunesse sexuelle” où les femmes et
les hommes s’initient aux choses de l’intime » (NLA, p. 72). Ici, il aurait peut-être fallu
insister explicitement sur le fait que la coïncidence de la sexualité, de la conjugalité et du
mariage concernait (bien) davantage les femmes que les hommes. Chez ces derniers, il est
probable que la dé-coïncidence allait de pair avec la tendance à appréhender la femme
selon la dualité du pur (la vierge, la mère) et de l’impur (la prostituée).
21 Giraud évoque au moins deux cas. Voir Christophe Giraud, L’amour réaliste, op. cit.,
p. 130-131.
22 Il s’agit de Lise, 23 ans (voir ibid., p. 41, p. 150). Giraud rapporte qu’elle a raconté ses
malheurs passés à son nouveau copain, lequel, au demeurant, n’inspire pas une grande
confiance (le sociologue finit par se demander s’il ne serait pas « manipulateur » [ibid.,
p. 179]). Lucide, elle considère : « Ça pourrait être des armes en fait ce que je lui ai dit,
mais je lui ai dit quand même. [...] C’est vrai que j’ai eu plein de trucs un peu farfelus
[après son vécu de violence] tout ça, que je me garde bien de lui dire, parce que je sais très
bien que au moindre faux pas il va m’assassiner avec. [...] [J]e vais pas donner les armes
au bourreau pour m’assassiner » (cit. in ibid., p. 158, p. 159-160).
23 Ibid., p. 286.
24 Ibid., p. 64.
25 Lili (15 ans), interrogée à de nombreuses reprises par Isabelle Clair, a beau esthétiser
l’amour romantique : elle n’en anticipe pas moins aussi « l’amour réaliste », qui repose
notamment sur un réquisit d’écoute mutuelle : « J’aime bien raconter mes journées – c’est
ce que j’adore, ça : raconter mes journées, ce que j’ai fait, et tout. Alors que lui, il
m’envoyait des mails, c’était plus : “Oui, je t’aime à la folie”, tout ça, enfin des trucs comme
ça. Alors que moi, c’était : “Moi aussi, je t’aime mais… qu’as-tu fait aujourd’hui ? Moi, j’ai
fait ci, j’ai fait ça…” » (cit. in Isabelle Clair, Les jeunes et l’amour dans les cités, op. cit.,
p. 150).
26 Christophe Giraud, L’amour réaliste, op. cit., p. 96.
27 Ibid., p. 88.
28 « Quand lui il parle, je l’écoute, je lui pose des questions et quand c’est moi qui parle, il
me pose pas de questions, j’ai l’impression qu’il m’écoute pas, ou alors il me coupe la
parole… » (cit. in ibid., p. 161).
29 Ibid., p. 166.
30 « Construire l’amour, c’est d’abord être attentif à l’autre » (cit. in NM, p. 230), pouvait-
on lire dans une encyclopédie publiée en 1965 : L’univers de la femme. C’était censé valoir
pour les deux sexes et, du reste, « l’égocentrisme » des hommes en matière de sexualité
était stigmatisé (cit. in NM, p. 231). « Elle désire une entente explicite, un libre accord avec
son mari, un véritable partage des travaux et des jours » (cit. in NM, p. 232), était-il encore
indiqué. Il reste que, dans la vie sociale, toute la charge des efforts d’attention semble
peser sur les femmes. La « femme attentive à son mari » n’est pas symbolisée par hasard
par l’exemple de Blanche qui, ayant fait l’effort, malgré son « instruction succincte »,
d’acquérir quelques aperçus sur les travaux des savants collègues de son mari
mathématicien, « leur fait sentir à la fois leur supériorité et sa bonne volonté » (cit. in NM,
p. 230).
31 Carmen Branly, Pastel fauve, Paris, JC Lattès, 2010, p. 26.
32 https://www.nouveau-magazine-litteraire.com/idees/non-caroline-de-haas-mefier-
hommes-aide-femmes-bramly (18 février 2018).
33 « [C]es normes ne sont pas universelles mais dynamiques : elles s’inscrivent dans des
moments biographiques différents » (NLA, p. 99), écrit la sociologue. C’est, à la lettre,
exact : l’injonction à « profiter de la jeunesse » ne peut pas être universelle (puisque la
jeunesse n’a qu’un temps). Mais rien n’empêche de considérer qu’elle constitue la
déclinaison d’une norme qui incite à profiter de la vie, c’est-à-dire à ne pas sacrifier ses
désirs et besoins à ceux d’autrui, et dont la réalisation suppose de trouver la ou le
partenaire qui convient, à 20 ans comme à 80 ans… On pourrait tout aussi bien parler
d’une norme universelle dynamique.
34 À ce sujet, il faut sans doute distinguer précisément le cas des écrits sociologiques qui
s’adressent à un large public de celui des essais chics de « social theory ». Les raccourcis et
simplifications inhérents à la vulgarisation ne sont pas du même ordre que ceux produits
par l’hubris théorique de la « philosophie sociale ». Je ne sais pas pourquoi Pierre
Brasseur et Jean Finez considèrent que les recherches d’un Jean-Claude Kaufmann
relèveraient de « l’individualisme méthodologique » (« Introduction au débat “Les
économies numériques de la sexualité” », Revue française de socio-économie, n° 25, 2020,
p. 141). Mais il me semble que ce n’est pas sans lien avec leur volonté de renvoyer dos à
dos ces recherches et les publications d’Eva Illouz, qui témoigneraient d’une même
incapacité « à dépasser le sens commun » (ibid., p. 142). Attardons-nous un peu sur le livre
de Jean-Claude Kaufmann ici en cause : Sex@mour. Les nouvelles clefs des rencontres
amoureuses, Paris, Le Livre de Poche, 2011 [2010]. Marie Bergström prête à l’auteur l’idée
d’une « banalisation du sexe », devenu un « loisir comme un autre » (NLA, p. 170). Or le
célèbre sociologue du couple ne laisse pas d’affirmer que « le sexe n’est pas un loisir
comme les autres » (Kaufmann, op. cit., p. 172, p. 202), « ne parvient pas à [le] devenir »
(ibid., p. 222) et même « ne pourra jamais [l’]être » (ibid., p. 166, p. 220). Qui plus est, il ne
parle pas exactement d’un « marché sexuel libre » (NLA, p. 171) ni de « rationalisation »
au sens économique : « L’amour [...] n’est pas réductible à la consommation, et c’est sans
doute heureux » (Kaufmann, op. cit., p. 18). Il insiste plutôt sur la conjonction entre « la
banalisation d’Internet et la revendication féminine d’un droit au plaisir » (ibid., p. 221),
soit des idées assez générales, force est de le reconnaître. Il postule également – autre
généralité – une sorte d’équation impossible entre le sexe pour le sexe et l’éternel rêve de
l’amour. Il voit, dans le « sexe-loisir », une variante de l’utopie égalitaire : dans le domaine
de la sexualité, chacun des deux partenaires se soucierait du plaisir de l’autre en
cherchant le maximum de plaisir pour soi, sans violence ni culpabilité, et sans
engagement autre que celui d’un « bien-être partagé » (ibid., p. 225). Dans les faits,
cependant, « les comportements utilitaristes et égoïstes » (ibid.) demeureraient nettement
majoritaires et la question de l’engagement sentimental finirait toujours par compliquer
les choses, en particulier pour les femmes. Pour aboutir à de telles conclusions, Kaufmann
a essentiellement consulté des blogs personnels, des chats et des forums. Son goût pour les
livres grand public et son look spectaculaire ne doivent pas induire en erreur ! Il n’est pas
seulement l’un des sociologues qui a le mieux étudié ces dernières décennies l’évolution
des rapports intimes. Ses ouvrages, même les plus commerciaux, sont tous imprégnés de
notions et de théories sociologiques éprouvées (en particulier la critique eliasienne de
l’homo clausus et la théorie des processus de civilisation), qui le situent au demeurant à
l’opposé de l’individualisme méthodologique. Et son intuition selon laquelle les femmes
sont « à la pointe » d’une « révolution » (ibid., p. 224) paraît valable. Encore faut-il
expliquer pourquoi elles sont « à la pointe », et en quoi consiste la « révolution » en
question (sans oublier de conceptualiser adéquatement les différents visages de la contre-
révolution masculiniste qu’elle a suscitée). C’est surtout là, à mon sens, que le bât blesse.
35 Pour un premier aperçu, voir Michel Bozon, Sociologie de la sexualité, Paris, Armand
Colin, coll. « Cursus », 2018 [2002].
36 Si, plus largement, Bergström livre une bonne vue d’ensemble de l’histoire de
l’intermédiation matrimoniale marchande, le sujet est en train d’être considérablement
approfondi par Claire-Lise Gaillard dans sa thèse. Voir Claire-Lise Gaillard, « Des mariages
à tout prix ? Genèse, contestation et régulation du marché de la rencontre (1840-1940) »,
Revue française de socio-économie, n° 25, 2020, p. 41-63.
37 On pourrait ajouter que le concept de « privatisation » risque de prêter le flanc à une
critique d’ordre normatif, sachant que les applications mobiles, qui fonctionnent par
géolocalisation, affichent les profils « des utilisateurs géographiquement proches de
l’usager » (NLA, p. 47). Cela participe d’une sorte de déprivatisation virtuelle des
déplacements.
38 Comme exemple de « déprivatisation d’activités auparavant privatisées », Elias donne
celui, personnellement vécu, des latrines collectives sur les champs de bataille de la
guerre 1914-1918 : « Il n’y avait souvent, du moins pour les soldats, que des latrines
collectives à disposition, donc sous la pression d’une situation qui rendait nécessaire cette
déprivatisation, avec l’assentiment d’une opinion publique qui la rendait possible »
(Norbert Elias, « L’espace privé. Privatraum ou privater Raum ? », trad. de l’allemand par
Hélène Leclerc, Socio, n° 7, 2016, p. 25-37 [https://journals.openedition.org/socio/2369]).
Sur la séparation des toilettes entre femmes et hommes, voir Erving Goffman,
L’arrangement des sexes, trad. de l’américain par Hervé Maury, présenté par Claude
Zaidman, Paris, La Dispute, coll. « Le genre du monde », 2002 [1977], p. 81-82.
39 Voir ibid. Voir également Marc Joly, « Éclairage », Socio, n° 7, 2016, p. 38-43
(https://journals.openedition.org/socio/2381).
40 Anthony Giddens, La transformation de l’intimité. Sexualité, amour et érotisme dans les
sociétés modernes, trad. de l’anglais par Jean Mouchard, Rodez, Le Rouergue / Chambon,
2004 [1992], p. 147. Je laisse de côté, ici, ce que Giddens dit de l’addiction sexuelle.
41 Marie Bergström note très pertinemment que l’« extériorité des sites et des applications
par rapport aux cercles de sociabilité » présente un intérêt non seulement pour les gays et
lesbiennes, mais aussi, parmi « la population hétérosexuelle », pour « les femmes » (NLA,
p. 183) : « De la même manière que l’autonomie sexuelle acquise par les jeunes dans les
années 1960 avait profité en premier lieu aux femmes – tandis que les hommes étaient
depuis longtemps autorisés, voire incités, à s’initier dans le domaine de la sexualité – la
discrétion des rencontres en ligne est sensible en premier lieu pour les femmes pour qui
elle traduit une ouverture du champ des possibles » (NLA, p. 202). Délibérément, me
semble-t-il, Bergström a choisi de ne pas mettre en avant d’emblée cette idée, de ne pas
l’utiliser comme fil conducteur de son analyse : elle la développe seulement à la fin de son
livre.
42 Cette pratique de « déprivatisation » systématique des premières rencontres, mais
manifestement « distribuée » entre plusieurs membres de l’entourage, est assez
étonnante. Il aurait été utile de savoir si un rendez-vous s’est déjà mal passé ; si quelqu’un
a déjà dû intervenir pour sortir Virginie d’un mauvais pas. Cet exemple illustre surtout,
pour Bergström, le fait que « les rencontres sur les sites et les applications se déroulent
dans l’ombre de la violence masculine » (NLA, p. 196). Je vais y revenir.
43 Anthony Giddens, La transformation de l’intimité, op. cit., p. 10.
44 Patrick Tort, Qu’est-ce que le matérialisme ? Introduction à l’Analyse des complexes
discursifs, Paris, Belin, 2016.
45 La violence morale est souvent confondue avec la violence symbolique. Christophe
Giraud parle ainsi, à propos des comportements systématiques de dénigrement et de
dévalorisation dont a été victime l’une de ses enquêtées, de « violence symbolique que fait
subir un partenaire à l’autre » (Christophe Giraud, L’amour réaliste, op. cit., p. 129). Il note
ensuite, passant à un autre cas où il y a eu violence physique, que « le petit monde
d’amour peut conduire à des situations plus négatives encore [...] pour l’un des deux
partenaires : la violence conjugale » (ibid., p. 130). Or on avait déjà affaire, dans le premier
cas, à de la violence conjugale. Rabaisser et culpabiliser systématiquement son partenaire,
invalider sans cesse sa parole, mettre en doute constamment son intégrité mentale,
mentir, entretenir le flou, multiplier les injonctions paradoxales, etc., c’est de la violence
conjugale morale. Par violence morale, il faut entendre une forme de maltraitance qui
consiste en une combinaison de propos, d’attitudes et d’actes appartenant aux registres (le
plus souvent interconnectés) de la violence psychologique (donc verbale et corporelle), du
harcèlement et de la manipulation.
46 Voir Marc Joly et Corentin Roquebert, « De la “mère au narcissisme pervers” au
“conjoint pervers narcissique” : sur le destin social des catégories “psy” », Zilsel, n° 8, 2021,
p. 255-283.
47 Voir https://www.loveshack.org/forums/topic/523398-keeping-his-options-open/
(consulté le 12 novembre 2020).
48 Cas Wouters a montré que le développement des institutions de l’État-providence a
largement profité aux femmes et aux jeunes générations, « qui ont pu agir et sentir avec
plus d’indépendance par rapport à leurs maris et pères » (Cas Wouters, « Have civilising
processes changed direction? Informalisation, functional democratisation, and
globalisation », Historical Social Research, vol. 45, n° 2, 2020, p. 309).
49 Les forums de discussion ou les sites de conseil ont justement pour fonction de
permettre de remédier à ce genre d’états.
50 Ilana Löwy, L’emprise du genre. Masculinité, féminité, inégalité, Paris, La Dispute, coll.
« Le genre du monde », 2006, p. 32.
51 Voir par exemple FA, p. 267, p. 293.
52 Journal officiel de la République française, n° 161, 14 juillet 1965, p. 6044.
53 Voir Céline Bessière, Sibylle Gollac, Le genre du capital. Comment la famille reproduit les
inégalités, Paris, La Découverte, 2020. Voir ma lecture de ce livre important :
https://journals.openedition.org/lectures/42127.
54 « Je suis désolée de ce qu’indique votre texte quant à votre vie personnelle » (cit. in NM,
p. 194).
55 Céline Astruc, « Une si jolie petite boîte », art. cité p. 953-955.
56 Si nous vivions vraiment dans une « culture du non-amour », il n’y aurait pas, au
1er janvier 2018, 42,5 % de personnes mariées en France, parmi toutes celles âgées de
15 ans ou plus (pour rappel : l’âge moyen au premier mariage était de 31,6 ans pour les
femmes et de 33,2 ans pour les hommes en 2018, contre respectivement 23 et 25,1 ans en
1980) ; et il ne s’inventerait pas, parallèlement, des formes stables de relation amoureuse
sans mariage ni cohabitation.
57 Gérard Simon, Sciences et histoire, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires »,
2008, p. 166.
58 Claire-Lise Gaillard, « Des mariages à tout prix ? », art. cité p. 44.
59 Ibid., p. 46.
60 « L’“attirance sexuelle” et la “performance sexuelle” sont désormais des indicateurs de
la position d’une personne dans une sphère sexuelle où les statuts et les compétences sont
inégalement répartis » (FA, p. 84), écrit ainsi Illouz. Mais quant aux principes de formation
et de fonctionnement de ce supposé « champ sexuel » (FA, p. 173), et quant à ses éventuels
rapports avec les autres champs, on ne saura rien.
61 Voir Milan Bouchet-Valat, « Les évolutions de l’homogamie de diplôme, de classe et
d’origine sociales en France (1969-2011) : ouverture d’ensemble, repli des élites », Revue
française de sociologie, vol. 55, n° 3, 2014, p. 459-505.
62 « Si la désindustrialisation, la tertiarisation, les difficultés d’insertion et la diffusion des
diplômes (voire leur “inflation”) brouillent les cartes de l’endogamie éducative et
professionnelle (telle qu’on la capte dans les enquêtes), la conception moderne de l’amour
ne finit pas moins de marier les personnes “bien assorties”. Le feeling, l’humour et la
demande de reconnaissance dans et par le partenaire sont des facteurs culturels qui
participent plus subtilement, mais non moins efficacement, à la sélection sociale » (NLA,
p. 136).
63 La moindre étude montrant par exemple que les jeunes générations accordent de plus
en plus d’importance à la similarité des opinions politiques, au détriment du sexe, suffira
ainsi à invalider le modèle. Le site de rencontres OKCupid a fait analyser les données de
plus de huit millions d’utilisateurs et d’utilisatrices, et il en ressort que la priorité donnée
à des rencontres avec des personnes du même bord politique aurait augmenté de 165 %
depuis 2004 – la prévalence de l’intérêt pour des relations sexuelles de qualité (« good
sex ») ayant diminué dans le même temps de 30 %. Plus précisément, entre 2016 et 2018, la
proportion de femmes qui considèrent que la politique est plus importante que le sexe
serait passée de 27 à 42 % (de 23 à 30 % pour les hommes). Voir Hannah Frishberg,
« Millennials care more about date’s politics than good sex: survey », New York Post,
20 mars 2019, en ligne :https://nypost.com/2019/03/20/millennials-care-more-about-dates-
politics-than-good-sex-survey/.
64 Toute la raison d’être de la théorie de l’informalisation, développée par Cas Wouters
dans le sillage de la théorie eliasienne des processus civilisateurs (dont les racines
freudiennes sont connues), est de résoudre ce problème.
65 Voir Marc Joly, Après la philosophie. Histoire et épistémologie de la sociologie
européenne, Paris, CNRS Éd., coll. « Interdépendances », 2020, p. 30-39.
66 Par exemple, il a été suggéré, tout au long de ce texte, que les équilibres de tensions
entre hommes et femmes dessinent une logique de structuration globale du monde social
qui opère sur les lignes de l’opposition du capital économique et du capital culturel. Mais
il resterait à faire la part de la manière dont les interactions physiques et l’organisation
sociospatiale, dans les sociétés capitalistes nationales-étatiques différenciées à régime
parlementaire, à économie de marché et à services publics, sont susceptibles d’être
travaillées au quotidien par des processus d’allogénisation (c’est-à-dire de renvoi à une
nature ou à une culture irrémédiablement « autre » des individus et groupes perçus
comme « étrangers » ou, dirait Elias, « outsiders »). Par ailleurs, c’est sans doute autant au
niveau de l’éclairage de base qu’à celui de l’éclairage accentué que se pose la question de
savoir si articuler les notions processuelles de « compartimentation », de
« marchandisation » et d’« informalisation » peut donner lieu, mieux que le seul concept
de « privatisation », à une mise en relation satisfaisante des transformations genrées de
l’agentivité et des changements configurationnels.

Pour citer cet article


Référence électronique
Marc Joly, « Quelle sociologie de l’amour ? », Lectures [En ligne], Les notes critiques, mis en ligne
le 20 avril 2021, consulté le 01 septembre 2023. URL :
http://journals.openedition.org/lectures/48739 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.48739

Cet article est cité par


Joly, Marc. (2021) Marie-Carmen Garcia, Amours clandestines : nouvelle
enquête. L’extraconjugalité durable à l’épreuve du genre. Genre, sexualité
et société. DOI: 10.4000/gss.6852

Rédacteur
Marc Joly
Chargé de recherche au CNRS (Laboratoire Printemps, UVSQ).

Articles du même rédacteur


L’avenir de la science sociale [Texte intégral]
À propos de : Wiktor Stoczkowski, La science sociale comme vision du monde. Émile Durkheim
et le mirage du salut, Paris, Gallimard, coll. « NRF essais », 2019.
Le genre des capitaux [Texte intégral]
À propos de : Céline Bessière, Sibylle Gollac, Le genre du capital. Comment la famille reproduit
les inégalités, Paris, La Découverte, coll. « L’envers des faits », 2020.

Droits d’auteur
Tous droits réservés

Vous aimerez peut-être aussi