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Marc Joly
https://doi.org/10.4000/lectures.48739
À lire aussi
Christine Détrez, Karine Bastide, Nos mères. Huguette, Christiane et tant
d’autres, une histoire de l’émancipation féminine, Paris, La Découverte, coll.
« L'envers des faits », 2020, 280 p., ISBN : 978-2-348-05585-0.
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Texte intégral
1 C’est une expérience de lecture sans doute assez courante. Au fur et à mesure
qu’on prend connaissance d’un travail original portant sur tel objet ou telle
thématique, on ne peut s’empêcher de penser : « Ah, si seulement les choses
avaient pu être faites différemment, si seulement quelqu’un d’autre avait traité
du même objet, ou de la même thématique, mais avec des méthodes plus
ajustées, de meilleurs outils de pensée, davantage de rigueur conceptuelle, etc. »
Parfois, on doit s’en remettre à une seule personne, spécialisée dans l’étude d’une
question particulière, sans point de comparaison possible. Heureusement, ce
n’est pas le cas d’un thème censé se dérober à toute approche objective : l’amour.
Les circonstances ont fait que j’ai lu l’essai d’Eva Illouz, La fin de l’amour, avant
l’ouvrage de Marie Bergström, Les nouvelles lois de l’amour, version fortement
remaniée de la thèse qu’elle a soutenue en 2014. Le sujet est le même :
« l’amour » dans nos sociétés contemporaines. Plus exactement (je reviendrai sur
cette reformulation) : les expériences sexuelles et sentimentales qui précèdent
« normalement », de nos jours, l’entrée dans la vie conjugale hétérosexuelle et/ou
qui font suite à la fermeture d’un épisode de vie conjugale hétérosexuelle. Mais
les optiques, les méthodes, les conclusions sont diamétralement opposées. Il
s’avère – à un degré que je ne soupçonnais pas – que nombre des difficultés et
incompréhensions que j’ai ressenties à la lecture de La fin de l’amour ont été
résolues par la découverte des Nouvelles lois de l’amour.
2 Mon approche du sujet aurait pu en rester là. Sauf qu’elle a été bouleversée
(dans tous les sens du terme) par un troisième ouvrage, Nos mères, magnifique
enquête croisée menée par Christine Détrez (professeure de sociologie à l’ENS de
Lyon) et Karine Bastide (professeure d’histoire-géographie dans le secondaire)
sur leurs mères respectives, toutes deux institutrices : Christiane (1945-1971),
d’extraction populaire et sur laquelle pesa après sa mort accidentelle un
intrigant tabou familial, et Huguette (1941-1998), d’origine plus favorisée,
correspondante de Simone de Beauvoir et autrice d’articles dans Les temps
modernes ainsi que d’un essai sur les « écoles-taudis » qui fit polémique1. Leur
livre inclassable, né d’un « projet un peu fou » (NM, p. 7), a un statut légèrement
à part dans la présente note critique.
3 Mon propos est scandé en trois temps. Dans un premier temps, je confronte
surtout les démarches qui sous-tendent La fin de l’amour et Les nouvelles lois de
l’amour, en clarifiant leur objet d’étude – ce que Nos mères m’aide à faire. Dans
un deuxième temps, je montre qu’un même point aveugle traverse ces trois
ouvrages : la violence morale. Dans un troisième temps, et pour conclure,
j’interroge à propos de La fin de l’amour la facilité avec laquelle certaines règles
censées encadrer la production théorique en sociologie, comme en toute science,
peuvent être passées par pertes et profits en dépit de leur caractère fondamental,
et je tâche de réfléchir à des remèdes palliatifs.
Notes
1 Les acronymes FA, NLA et NM servent à désigner dans le corps du texte les ouvrages
respectifs d’Eva Illouz, de Marie Bergström et de Christine Détrez et Karine Bastide.
2 Gustave Flaubert, « Un cœur simple », in Trois contes, préface de Michel Fournier, éd.
établie et annotée par Samuel Sylvestre de Sacy, Paris, Gallimard, 1973 [1877], p. 20.
3 Guy de Maupassant, « Histoire d’une fille de ferme », in La maison Tellier, éd. présentée,
établie et annotée par Louis Forestier, Paris, Gallimard, 1973 [1881], p. 83.
4 Ibid.
5 Ibid., p. 82 et p. 83.
6 Françoise Sagan, Dans un mois dans un an, Paris, Julliard, 1957, p. 188.
7 Françoise Sagan, Un certain sourire, Paris, Julliard, 1956, p. 169.
8 Ce qui s’inscrit tout du moins en contrepoint de la propagation de l’idéal de la romance
par les « pièces de théâtre, feuilletons, chansons », avant « la presse féminine spécialisée »
(Jean-Claude Kaufmann, Sociologie du couple, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 2014 [1993],
p. 37).
9 Christophe Giraud, L’amour réaliste. La nouvelle expérience amoureuse des jeunes
femmes, Paris, Armand Colin, 2017.
10 « La non-formation de liens devient un phénomène sociologique en soi » (FA, p. 35).
11 Le plus souvent, dans le livre d’Illouz, la « romance » disparaît au profit du seul couple
du « sexe » et de l’« amour ». Cela ne contribue pas à la clarté du propos. En fait, tout se
passe comme si la « romance » était devenue encore plus impossible que l’« amour ».
L’amour étant un lien, et le plus riche des liens affectifs sous sa forme conjugale, le primat
des relations négatives signerait « la fin de l’amour ». La « romance », comme anticipation
de cet amour et passage obligé de la cour amoureuse, serait définitivement dé-
fonctionnalisée. Il ne resterait que le « sexe », certifié par les sensations du corps. Dans
quelle mesure se suffit-il à lui-même ? S’accompagne-t-il de sentiments ? Est-il le prélude
d’une relation de couple stable ? Toutes les incertitudes contemporaines seraient
résumées dans cet ensemble de questions.
12 J’entends ici « auto-réassurance » en un sens légèrement différent de la « réassurance »
dont parle la sociologue Isabelle Clair dans sa belle enquête sur « l’amour » dans les cités
chez les jeunes de 15 à 20 ans. Voir Isabelle Clair, Les jeunes et l’amour dans les cités, Paris,
Armand Colin, coll. « Individu et Société », 2008, p. 152-165. De manière intéressante, Clair
s’en est tenue, pour cette recherche, à un sens large et descriptif du vocable « amour »,
comme « réalité partagée à deux, que les sentiments y soient en jeu ou non (en tout cas
déclarés tels) » : « “Relation amoureuse” recouvrera donc à la fois des relations reposant
sur un échange sexuel et/ou un intérêt social à être en couple et/ou un partage de
sentiments amoureux » (ibid., p. 10). Cela paraît heuristique du point de vue de la
population enquêtée, à peine sortie de l’adolescence. Dans le présent texte, j’entends
plutôt « amour » au sens de réalité construite à deux reposant sur une forme d’exclusivité
sentimentale et sexuelle, et mettant en jeu des engagements (censés être) symétriques
d’ordre matériel – ce qui en fait par excellence un lien de confiance. S’il est uniquement
question, dans les livres discutés ici, de l’amour conjugal hétérosexuel, une telle définition
vaut également, en tout point, pour l’amour conjugal homosexuel. Le processus social
dont participe cette conception de « l’amour » ne confère aucune assise certaine à
l’hétéronormativité.
13 « La spéculation et l’évaluation des risques sont devenues une activité essentielle de
l’économie et c’est le même état d’esprit qui guide les individus au début d’une relation.
De la même façon que la gestion des risques est devenue un élément central de la sphère
économique et financière, le risque est devenu un élément essentiel au début d’une
relation » (FA, p. 229).
14 Le concept de « capitalisme scopique » est le seul qu’Illouz définit un peu précisément,
lui consacrant tout un chapitre, au risque de donner tête baissée dans le mécanisme
finalisé – la notion d’« appareil idéologico-visuel-économique » (FA, p. 168) rappelle ainsi
évidemment les appareils idéologiques d’État althussériens. Ce capitalisme « crée une
formidable valeur économique grâce à la spectacularisation du corps et de la sexualité, à
leur transformation en images circulant sur différents marchés » (FA, p. 152). Mais on
comprend mieux de quoi il en retourne lorsque la sociologue décrit un « complexe
industriel scopique (constitué par l’association des industries de la beauté, de la mode, du
sport et des médias) » (FA, p. 145). Parallèlement, elle parle de « capitalisme » tout court,
de « capitalisme monopolistique contemporain » (FA, p. 26), de « capitalisme de
consommation avancé » (FA, p. 34), de « capitalisme solide » (FA, p. 37), de « capitalisme
dispersif » (FA, p. 90), de « capitalisme visuel » (FA, p. 171) ou de « capitalisme
consumériste » (FA, p. 153, p. 277, p. 319), mais sans jamais bien définir ces appellations
qui, en elles-mêmes, renvoient à des processus moins explicites, par exemple, que
« capitalisme financiarisé global ». Une mise en corrélation des formes changeantes du
capitalisme et de l’amour est esquissée mais, comme on ne sait pas à quoi correspondent
exactement la « période moderne » du capitalisme et le « capitalisme contemporain »
distingués par l’autrice (FA, p. 36-37), il est difficile d’y voir clair (d’autant qu’il est
question par ailleurs de « monde prémoderne » et de « monde moderne »).
Définitivement, il faudrait bannir de la sociologie les vocables « moderne » et
« modernité »… L’idée générale est que, dans le capitalisme comme dans l’amour, on serait
passé de l’idéal d’un choix éclairé via la relation contractuelle à celui d’un non-
engagement organisé (le « choix négatif »). Le summum du flou est atteint dans le passage
suivant : « Ce livre traite du chemin ardu que beaucoup parcourent pour [...] parvenir [à
une « vie de couple satisfaisante », qu’expérimentent « la plupart »], mais aussi du fait que
beaucoup, par choix ou par non-choix, ne vivent plus dans des relations stables » (FA,
p. 40). Cela fait beaucoup de « beaucoup ».
15 Cas Wouters, « Formalization and informalization. Changing tension balances in
civilizing processes », Theory, Culture & Society, vol. 3, n° 2, 1986, p. 1-18.
16 « Le premier partenaire sexuel a en effet été le premier conjoint cohabitant pour deux
tiers des femmes nées vers 1940, 52 % des femmes nées vers 1970, et 34 % des femmes
nées vers 1970. […] À 25 ans, en 2014, 36 % des femmes et 29 % des hommes déclarent
avoir connu au moins deux relations amoureuses importantes contre 6 % des femmes et
9 % des hommes au même âge nés en 1950 » (Christophe Giraud, L’amour réaliste, op. cit.,
p. 32) ; « Seuls 19 % des femmes et 10 % des hommes nés après 1981 ont eu un premier
partenaire sexuel qui est devenu leur conjoint » (Michel Bozon, Wilfried Rault, « Où
rencontre-t-on son premier partenaire et son premier conjoint », Population & Sociétés,
n° 496, janvier 2013, p. 2).
17 « Je ne pouvais m’empêcher d’avoir honte de mes parents, honte pour eux, qu’ils
fassent passer leur honneur avant tout, mais j’étais encore bien davantage honteuse
d’avoir honte de mes parents », écrit Huguette Bastide dans une nouvelle primée par le
magazine Elle et publiée sans titre. Voir « Le récit de notre quatrième lectrice-rédactrice
gagnante : Mme B... (Lozère) », in Elle, 10 janvier 1964. L’extrait est cité in NM, p. 239. En
dépit de différences d’origine sociale (Huguette est la fille d’un ingénieur et d’une
employée), Christine Détrez et Karine Bastide rapprochent judicieusement ce passage des
réflexions pénétrantes d’Annie Ernaux sur la honte (La honte, Paris, Gallimard, coll.
« NRF »).
18 Céline Astruc, « Une si jolie petite boîte », Les temps modernes, n° 365, décembre 1976,
p. 950-958. Un grand merci à Karine Bastide qui m’a transmis le pdf de ce texte.
19 « En 2017, parmi les personnes âgées de 25 à 34 ans, les femmes étaient plus souvent
bachelières (71 % contre 62 % des hommes) et plus souvent diplômées de l’enseignement
supérieur (49 % contre 39 %) » (NLA, p. 157).
20 « Alors que, jusqu’aux années 1950, sexualité, conjugalité et mariage coïncidaient
largement, ils ont depuis gagné chacun en autonomie. L’entrée dans la sexualité ne
marque plus l’entrée dans la vie de couple et encore moins dans le mariage ou la vie de
famille. C’est ainsi que le premier partenaire sexuel devient rarement le premier
conjoint : entre les deux s’est ouverte une période de “jeunesse sexuelle” où les femmes et
les hommes s’initient aux choses de l’intime » (NLA, p. 72). Ici, il aurait peut-être fallu
insister explicitement sur le fait que la coïncidence de la sexualité, de la conjugalité et du
mariage concernait (bien) davantage les femmes que les hommes. Chez ces derniers, il est
probable que la dé-coïncidence allait de pair avec la tendance à appréhender la femme
selon la dualité du pur (la vierge, la mère) et de l’impur (la prostituée).
21 Giraud évoque au moins deux cas. Voir Christophe Giraud, L’amour réaliste, op. cit.,
p. 130-131.
22 Il s’agit de Lise, 23 ans (voir ibid., p. 41, p. 150). Giraud rapporte qu’elle a raconté ses
malheurs passés à son nouveau copain, lequel, au demeurant, n’inspire pas une grande
confiance (le sociologue finit par se demander s’il ne serait pas « manipulateur » [ibid.,
p. 179]). Lucide, elle considère : « Ça pourrait être des armes en fait ce que je lui ai dit,
mais je lui ai dit quand même. [...] C’est vrai que j’ai eu plein de trucs un peu farfelus
[après son vécu de violence] tout ça, que je me garde bien de lui dire, parce que je sais très
bien que au moindre faux pas il va m’assassiner avec. [...] [J]e vais pas donner les armes
au bourreau pour m’assassiner » (cit. in ibid., p. 158, p. 159-160).
23 Ibid., p. 286.
24 Ibid., p. 64.
25 Lili (15 ans), interrogée à de nombreuses reprises par Isabelle Clair, a beau esthétiser
l’amour romantique : elle n’en anticipe pas moins aussi « l’amour réaliste », qui repose
notamment sur un réquisit d’écoute mutuelle : « J’aime bien raconter mes journées – c’est
ce que j’adore, ça : raconter mes journées, ce que j’ai fait, et tout. Alors que lui, il
m’envoyait des mails, c’était plus : “Oui, je t’aime à la folie”, tout ça, enfin des trucs comme
ça. Alors que moi, c’était : “Moi aussi, je t’aime mais… qu’as-tu fait aujourd’hui ? Moi, j’ai
fait ci, j’ai fait ça…” » (cit. in Isabelle Clair, Les jeunes et l’amour dans les cités, op. cit.,
p. 150).
26 Christophe Giraud, L’amour réaliste, op. cit., p. 96.
27 Ibid., p. 88.
28 « Quand lui il parle, je l’écoute, je lui pose des questions et quand c’est moi qui parle, il
me pose pas de questions, j’ai l’impression qu’il m’écoute pas, ou alors il me coupe la
parole… » (cit. in ibid., p. 161).
29 Ibid., p. 166.
30 « Construire l’amour, c’est d’abord être attentif à l’autre » (cit. in NM, p. 230), pouvait-
on lire dans une encyclopédie publiée en 1965 : L’univers de la femme. C’était censé valoir
pour les deux sexes et, du reste, « l’égocentrisme » des hommes en matière de sexualité
était stigmatisé (cit. in NM, p. 231). « Elle désire une entente explicite, un libre accord avec
son mari, un véritable partage des travaux et des jours » (cit. in NM, p. 232), était-il encore
indiqué. Il reste que, dans la vie sociale, toute la charge des efforts d’attention semble
peser sur les femmes. La « femme attentive à son mari » n’est pas symbolisée par hasard
par l’exemple de Blanche qui, ayant fait l’effort, malgré son « instruction succincte »,
d’acquérir quelques aperçus sur les travaux des savants collègues de son mari
mathématicien, « leur fait sentir à la fois leur supériorité et sa bonne volonté » (cit. in NM,
p. 230).
31 Carmen Branly, Pastel fauve, Paris, JC Lattès, 2010, p. 26.
32 https://www.nouveau-magazine-litteraire.com/idees/non-caroline-de-haas-mefier-
hommes-aide-femmes-bramly (18 février 2018).
33 « [C]es normes ne sont pas universelles mais dynamiques : elles s’inscrivent dans des
moments biographiques différents » (NLA, p. 99), écrit la sociologue. C’est, à la lettre,
exact : l’injonction à « profiter de la jeunesse » ne peut pas être universelle (puisque la
jeunesse n’a qu’un temps). Mais rien n’empêche de considérer qu’elle constitue la
déclinaison d’une norme qui incite à profiter de la vie, c’est-à-dire à ne pas sacrifier ses
désirs et besoins à ceux d’autrui, et dont la réalisation suppose de trouver la ou le
partenaire qui convient, à 20 ans comme à 80 ans… On pourrait tout aussi bien parler
d’une norme universelle dynamique.
34 À ce sujet, il faut sans doute distinguer précisément le cas des écrits sociologiques qui
s’adressent à un large public de celui des essais chics de « social theory ». Les raccourcis et
simplifications inhérents à la vulgarisation ne sont pas du même ordre que ceux produits
par l’hubris théorique de la « philosophie sociale ». Je ne sais pas pourquoi Pierre
Brasseur et Jean Finez considèrent que les recherches d’un Jean-Claude Kaufmann
relèveraient de « l’individualisme méthodologique » (« Introduction au débat “Les
économies numériques de la sexualité” », Revue française de socio-économie, n° 25, 2020,
p. 141). Mais il me semble que ce n’est pas sans lien avec leur volonté de renvoyer dos à
dos ces recherches et les publications d’Eva Illouz, qui témoigneraient d’une même
incapacité « à dépasser le sens commun » (ibid., p. 142). Attardons-nous un peu sur le livre
de Jean-Claude Kaufmann ici en cause : Sex@mour. Les nouvelles clefs des rencontres
amoureuses, Paris, Le Livre de Poche, 2011 [2010]. Marie Bergström prête à l’auteur l’idée
d’une « banalisation du sexe », devenu un « loisir comme un autre » (NLA, p. 170). Or le
célèbre sociologue du couple ne laisse pas d’affirmer que « le sexe n’est pas un loisir
comme les autres » (Kaufmann, op. cit., p. 172, p. 202), « ne parvient pas à [le] devenir »
(ibid., p. 222) et même « ne pourra jamais [l’]être » (ibid., p. 166, p. 220). Qui plus est, il ne
parle pas exactement d’un « marché sexuel libre » (NLA, p. 171) ni de « rationalisation »
au sens économique : « L’amour [...] n’est pas réductible à la consommation, et c’est sans
doute heureux » (Kaufmann, op. cit., p. 18). Il insiste plutôt sur la conjonction entre « la
banalisation d’Internet et la revendication féminine d’un droit au plaisir » (ibid., p. 221),
soit des idées assez générales, force est de le reconnaître. Il postule également – autre
généralité – une sorte d’équation impossible entre le sexe pour le sexe et l’éternel rêve de
l’amour. Il voit, dans le « sexe-loisir », une variante de l’utopie égalitaire : dans le domaine
de la sexualité, chacun des deux partenaires se soucierait du plaisir de l’autre en
cherchant le maximum de plaisir pour soi, sans violence ni culpabilité, et sans
engagement autre que celui d’un « bien-être partagé » (ibid., p. 225). Dans les faits,
cependant, « les comportements utilitaristes et égoïstes » (ibid.) demeureraient nettement
majoritaires et la question de l’engagement sentimental finirait toujours par compliquer
les choses, en particulier pour les femmes. Pour aboutir à de telles conclusions, Kaufmann
a essentiellement consulté des blogs personnels, des chats et des forums. Son goût pour les
livres grand public et son look spectaculaire ne doivent pas induire en erreur ! Il n’est pas
seulement l’un des sociologues qui a le mieux étudié ces dernières décennies l’évolution
des rapports intimes. Ses ouvrages, même les plus commerciaux, sont tous imprégnés de
notions et de théories sociologiques éprouvées (en particulier la critique eliasienne de
l’homo clausus et la théorie des processus de civilisation), qui le situent au demeurant à
l’opposé de l’individualisme méthodologique. Et son intuition selon laquelle les femmes
sont « à la pointe » d’une « révolution » (ibid., p. 224) paraît valable. Encore faut-il
expliquer pourquoi elles sont « à la pointe », et en quoi consiste la « révolution » en
question (sans oublier de conceptualiser adéquatement les différents visages de la contre-
révolution masculiniste qu’elle a suscitée). C’est surtout là, à mon sens, que le bât blesse.
35 Pour un premier aperçu, voir Michel Bozon, Sociologie de la sexualité, Paris, Armand
Colin, coll. « Cursus », 2018 [2002].
36 Si, plus largement, Bergström livre une bonne vue d’ensemble de l’histoire de
l’intermédiation matrimoniale marchande, le sujet est en train d’être considérablement
approfondi par Claire-Lise Gaillard dans sa thèse. Voir Claire-Lise Gaillard, « Des mariages
à tout prix ? Genèse, contestation et régulation du marché de la rencontre (1840-1940) »,
Revue française de socio-économie, n° 25, 2020, p. 41-63.
37 On pourrait ajouter que le concept de « privatisation » risque de prêter le flanc à une
critique d’ordre normatif, sachant que les applications mobiles, qui fonctionnent par
géolocalisation, affichent les profils « des utilisateurs géographiquement proches de
l’usager » (NLA, p. 47). Cela participe d’une sorte de déprivatisation virtuelle des
déplacements.
38 Comme exemple de « déprivatisation d’activités auparavant privatisées », Elias donne
celui, personnellement vécu, des latrines collectives sur les champs de bataille de la
guerre 1914-1918 : « Il n’y avait souvent, du moins pour les soldats, que des latrines
collectives à disposition, donc sous la pression d’une situation qui rendait nécessaire cette
déprivatisation, avec l’assentiment d’une opinion publique qui la rendait possible »
(Norbert Elias, « L’espace privé. Privatraum ou privater Raum ? », trad. de l’allemand par
Hélène Leclerc, Socio, n° 7, 2016, p. 25-37 [https://journals.openedition.org/socio/2369]).
Sur la séparation des toilettes entre femmes et hommes, voir Erving Goffman,
L’arrangement des sexes, trad. de l’américain par Hervé Maury, présenté par Claude
Zaidman, Paris, La Dispute, coll. « Le genre du monde », 2002 [1977], p. 81-82.
39 Voir ibid. Voir également Marc Joly, « Éclairage », Socio, n° 7, 2016, p. 38-43
(https://journals.openedition.org/socio/2381).
40 Anthony Giddens, La transformation de l’intimité. Sexualité, amour et érotisme dans les
sociétés modernes, trad. de l’anglais par Jean Mouchard, Rodez, Le Rouergue / Chambon,
2004 [1992], p. 147. Je laisse de côté, ici, ce que Giddens dit de l’addiction sexuelle.
41 Marie Bergström note très pertinemment que l’« extériorité des sites et des applications
par rapport aux cercles de sociabilité » présente un intérêt non seulement pour les gays et
lesbiennes, mais aussi, parmi « la population hétérosexuelle », pour « les femmes » (NLA,
p. 183) : « De la même manière que l’autonomie sexuelle acquise par les jeunes dans les
années 1960 avait profité en premier lieu aux femmes – tandis que les hommes étaient
depuis longtemps autorisés, voire incités, à s’initier dans le domaine de la sexualité – la
discrétion des rencontres en ligne est sensible en premier lieu pour les femmes pour qui
elle traduit une ouverture du champ des possibles » (NLA, p. 202). Délibérément, me
semble-t-il, Bergström a choisi de ne pas mettre en avant d’emblée cette idée, de ne pas
l’utiliser comme fil conducteur de son analyse : elle la développe seulement à la fin de son
livre.
42 Cette pratique de « déprivatisation » systématique des premières rencontres, mais
manifestement « distribuée » entre plusieurs membres de l’entourage, est assez
étonnante. Il aurait été utile de savoir si un rendez-vous s’est déjà mal passé ; si quelqu’un
a déjà dû intervenir pour sortir Virginie d’un mauvais pas. Cet exemple illustre surtout,
pour Bergström, le fait que « les rencontres sur les sites et les applications se déroulent
dans l’ombre de la violence masculine » (NLA, p. 196). Je vais y revenir.
43 Anthony Giddens, La transformation de l’intimité, op. cit., p. 10.
44 Patrick Tort, Qu’est-ce que le matérialisme ? Introduction à l’Analyse des complexes
discursifs, Paris, Belin, 2016.
45 La violence morale est souvent confondue avec la violence symbolique. Christophe
Giraud parle ainsi, à propos des comportements systématiques de dénigrement et de
dévalorisation dont a été victime l’une de ses enquêtées, de « violence symbolique que fait
subir un partenaire à l’autre » (Christophe Giraud, L’amour réaliste, op. cit., p. 129). Il note
ensuite, passant à un autre cas où il y a eu violence physique, que « le petit monde
d’amour peut conduire à des situations plus négatives encore [...] pour l’un des deux
partenaires : la violence conjugale » (ibid., p. 130). Or on avait déjà affaire, dans le premier
cas, à de la violence conjugale. Rabaisser et culpabiliser systématiquement son partenaire,
invalider sans cesse sa parole, mettre en doute constamment son intégrité mentale,
mentir, entretenir le flou, multiplier les injonctions paradoxales, etc., c’est de la violence
conjugale morale. Par violence morale, il faut entendre une forme de maltraitance qui
consiste en une combinaison de propos, d’attitudes et d’actes appartenant aux registres (le
plus souvent interconnectés) de la violence psychologique (donc verbale et corporelle), du
harcèlement et de la manipulation.
46 Voir Marc Joly et Corentin Roquebert, « De la “mère au narcissisme pervers” au
“conjoint pervers narcissique” : sur le destin social des catégories “psy” », Zilsel, n° 8, 2021,
p. 255-283.
47 Voir https://www.loveshack.org/forums/topic/523398-keeping-his-options-open/
(consulté le 12 novembre 2020).
48 Cas Wouters a montré que le développement des institutions de l’État-providence a
largement profité aux femmes et aux jeunes générations, « qui ont pu agir et sentir avec
plus d’indépendance par rapport à leurs maris et pères » (Cas Wouters, « Have civilising
processes changed direction? Informalisation, functional democratisation, and
globalisation », Historical Social Research, vol. 45, n° 2, 2020, p. 309).
49 Les forums de discussion ou les sites de conseil ont justement pour fonction de
permettre de remédier à ce genre d’états.
50 Ilana Löwy, L’emprise du genre. Masculinité, féminité, inégalité, Paris, La Dispute, coll.
« Le genre du monde », 2006, p. 32.
51 Voir par exemple FA, p. 267, p. 293.
52 Journal officiel de la République française, n° 161, 14 juillet 1965, p. 6044.
53 Voir Céline Bessière, Sibylle Gollac, Le genre du capital. Comment la famille reproduit les
inégalités, Paris, La Découverte, 2020. Voir ma lecture de ce livre important :
https://journals.openedition.org/lectures/42127.
54 « Je suis désolée de ce qu’indique votre texte quant à votre vie personnelle » (cit. in NM,
p. 194).
55 Céline Astruc, « Une si jolie petite boîte », art. cité p. 953-955.
56 Si nous vivions vraiment dans une « culture du non-amour », il n’y aurait pas, au
1er janvier 2018, 42,5 % de personnes mariées en France, parmi toutes celles âgées de
15 ans ou plus (pour rappel : l’âge moyen au premier mariage était de 31,6 ans pour les
femmes et de 33,2 ans pour les hommes en 2018, contre respectivement 23 et 25,1 ans en
1980) ; et il ne s’inventerait pas, parallèlement, des formes stables de relation amoureuse
sans mariage ni cohabitation.
57 Gérard Simon, Sciences et histoire, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires »,
2008, p. 166.
58 Claire-Lise Gaillard, « Des mariages à tout prix ? », art. cité p. 44.
59 Ibid., p. 46.
60 « L’“attirance sexuelle” et la “performance sexuelle” sont désormais des indicateurs de
la position d’une personne dans une sphère sexuelle où les statuts et les compétences sont
inégalement répartis » (FA, p. 84), écrit ainsi Illouz. Mais quant aux principes de formation
et de fonctionnement de ce supposé « champ sexuel » (FA, p. 173), et quant à ses éventuels
rapports avec les autres champs, on ne saura rien.
61 Voir Milan Bouchet-Valat, « Les évolutions de l’homogamie de diplôme, de classe et
d’origine sociales en France (1969-2011) : ouverture d’ensemble, repli des élites », Revue
française de sociologie, vol. 55, n° 3, 2014, p. 459-505.
62 « Si la désindustrialisation, la tertiarisation, les difficultés d’insertion et la diffusion des
diplômes (voire leur “inflation”) brouillent les cartes de l’endogamie éducative et
professionnelle (telle qu’on la capte dans les enquêtes), la conception moderne de l’amour
ne finit pas moins de marier les personnes “bien assorties”. Le feeling, l’humour et la
demande de reconnaissance dans et par le partenaire sont des facteurs culturels qui
participent plus subtilement, mais non moins efficacement, à la sélection sociale » (NLA,
p. 136).
63 La moindre étude montrant par exemple que les jeunes générations accordent de plus
en plus d’importance à la similarité des opinions politiques, au détriment du sexe, suffira
ainsi à invalider le modèle. Le site de rencontres OKCupid a fait analyser les données de
plus de huit millions d’utilisateurs et d’utilisatrices, et il en ressort que la priorité donnée
à des rencontres avec des personnes du même bord politique aurait augmenté de 165 %
depuis 2004 – la prévalence de l’intérêt pour des relations sexuelles de qualité (« good
sex ») ayant diminué dans le même temps de 30 %. Plus précisément, entre 2016 et 2018, la
proportion de femmes qui considèrent que la politique est plus importante que le sexe
serait passée de 27 à 42 % (de 23 à 30 % pour les hommes). Voir Hannah Frishberg,
« Millennials care more about date’s politics than good sex: survey », New York Post,
20 mars 2019, en ligne :https://nypost.com/2019/03/20/millennials-care-more-about-dates-
politics-than-good-sex-survey/.
64 Toute la raison d’être de la théorie de l’informalisation, développée par Cas Wouters
dans le sillage de la théorie eliasienne des processus civilisateurs (dont les racines
freudiennes sont connues), est de résoudre ce problème.
65 Voir Marc Joly, Après la philosophie. Histoire et épistémologie de la sociologie
européenne, Paris, CNRS Éd., coll. « Interdépendances », 2020, p. 30-39.
66 Par exemple, il a été suggéré, tout au long de ce texte, que les équilibres de tensions
entre hommes et femmes dessinent une logique de structuration globale du monde social
qui opère sur les lignes de l’opposition du capital économique et du capital culturel. Mais
il resterait à faire la part de la manière dont les interactions physiques et l’organisation
sociospatiale, dans les sociétés capitalistes nationales-étatiques différenciées à régime
parlementaire, à économie de marché et à services publics, sont susceptibles d’être
travaillées au quotidien par des processus d’allogénisation (c’est-à-dire de renvoi à une
nature ou à une culture irrémédiablement « autre » des individus et groupes perçus
comme « étrangers » ou, dirait Elias, « outsiders »). Par ailleurs, c’est sans doute autant au
niveau de l’éclairage de base qu’à celui de l’éclairage accentué que se pose la question de
savoir si articuler les notions processuelles de « compartimentation », de
« marchandisation » et d’« informalisation » peut donner lieu, mieux que le seul concept
de « privatisation », à une mise en relation satisfaisante des transformations genrées de
l’agentivité et des changements configurationnels.
Rédacteur
Marc Joly
Chargé de recherche au CNRS (Laboratoire Printemps, UVSQ).
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