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MAURIN PICARD

ILS ONT TUÉ MONSIEUR H


Congo, 1961.
Le complot des mercenaires français
contre l’ONU

ÉDITIONS DU SEUIL
e
57, rue Gaston-Tessier, Paris XIX
ISBN 978-2-02-141367-0

Ouvrage édité par David Servenay

© ÉDITIONS DU SEUIL, MAI 2019

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À Delphine, Valisoa et Titouan.
À Clément et à tous ceux qui sont tombés au service d’un idéal universel.
« Tous les hommes rêvent, mais pas
forcément de la même manière.
Ceux qui rêvent la nuit dans les confins
poussiéreux de leurs âmes se réveillent avec
le jour pour réaliser que ce n’était que vanité.
Mais les rêveurs de jour sont des hommes
dangereux, car ils pourraient vivre leur rêve
les yeux grands ouverts, et le réaliser. »
Colonel T. E. Lawrence, introduction supprimée
aux Sept Piliers de la sagesse (1926)

« N’y aura-t-il personne pour me débarrasser


de ce prêtre turbulent ? »
Henry II d’Angleterre, avant l’assassinat de
l’archevêque de Canterbury Thomas Becket
(1170)
Avant-propos

Le crime parfait existe-t-il ?


La réponse est oui, probablement.
Oui, lorsque les assassins courent toujours, des décennies plus tard.
Oui, lorsque la réalité du forfait est ouvertement contestée, malgré un
lourd faisceau de présomptions.
Oui, lorsque l’opinion internationale a largement oublié jusqu’à l’identité
de la victime.
Oui, lorsque les rares experts à maintenir la flamme du soupçon se font
qualifier de « mythomanes » sur les forums en ligne.
Oui, lorsque des films documentaires entretiennent l’illusion d’une
enquête classée.
Oui, enfin, lorsque, dans les yeux d’un vieil homme au témoignage
longtemps négligé, vous percevez un profond sentiment d’injustice.

Le crime presque parfait dont traite ce livre se produisit il y a une


éternité. Durant quelques jours, en 1961, tous les regards se tournèrent,
fascinés, vers un petit bourg de Rhodésie du Nord, dans l’actuelle Zambie.
Alors qu’un mur coupait désormais Berlin en deux, une tragédie aérienne
menaçait soudain de précipiter le monde dans l’abîme.
Huit ans plus tôt, au siège des Nations unies, à New York, un secrétaire
général d’une trempe inédite avait pris ses quartiers. Il ambitionnait de
réguler le système international, par touches subtiles, faisant alterner bons
offices confidentiels et médiation active, interventions humanitaires et
opérations de maintien de la paix, là où cela était possible, chaque fois que
cela s’avérait réaliste. C’était impossible en Europe centrale ? Il fallait le
tenter dans une Afrique en pleine ébullition.

Ce diplomate créateur avait un nom imprononçable et un regard bleu


acier aussi acéré que son intelligence. Il voulait faire de l’ONU un acteur à
part entière de l’échiquier planétaire. En pleine vague de décolonisation
afro-asiatique, il souhaitait intervenir partout où se manifesterait un vide du
pouvoir, avant que les deux blocs antagonistes ne le comblent. Idéaliste
pour les uns, messianique pour les autres, il croyait éveiller les consciences
et expédier les pratiques coloniales aux oubliettes de l’histoire. Une
colombe, face à des rapaces.
Son nom n’a pas résisté au temps, pas plus que la chimère d’une sécurité
collective édictée par des hommes de bonne volonté.
On l’appelait alors Monsieur H.

Maurin Picard
New York, 31 janvier 2019
Avertissement

Toutes les personnes évoquées dans ce récit sont jusqu’à présent


présumées innocentes.
Prologue
Une humeur de dogue

Visage fermé, sourcils froncés, le secrétaire général de l'ONU, Dag


Hammarskjöld, arrive à l'aéroport de Léopoldville-Ndjili, au Congo, le 13
septembre 1961, en provenance de New York. Il vient d'apprendre qu'une
opération militaire des Casques bleus a été déclenchée par ses subordonnés au
Katanga, sans qu'il en ait donné le feu vert. © Archives ONU

L’homme est engoncé dans un complet-veston de couleur sombre. La


mine renfrognée, la démarche raide, il remonte le tarmac d’une piste
d’aviation, suivi par une cohorte de dignitaires au visage impassible. À
l’extrême gauche, en tenue d’apparat, plastronne le jeune colonel Joseph
Désiré Mobutu, futur dictateur du Zaïre. À ses côtés, costume satiné et
lunettes fuselées, impavide, le Premier ministre congolais Cyrille Adoula
semble être dans ses petits souliers. L’identité de l’homme à qui appartient
ce visage sévère, en revanche, au centre de l’image, ne vous revient
toujours pas. Personne ne vous en voudra, tant il échappe à la mémoire
collective.
Cet inconnu se nomme Dag Hammarskjöld, et il est d’une humeur de
chien. Tout juste débarqué à Léopoldville, la capitale du Congo, le
secrétaire général des Nations unies paraît prêt à mordre.
Il est 15 heures, ce mercredi 13 septembre 1961.
Dans quatre jours, il sera mort.

Sur le tarmac de l’aéroport de Ndjili, le passage en revue d’une garde


d’honneur en uniforme couleur sable ne lui procure visiblement aucun
plaisir et aurait même tendance à aggraver la tension du moment. Mais les
Casques bleus alignés dans une fournaise insupportable ne sont pour rien
dans son immense courroux. Du moins, pas ceux-là.
Dag Hammarskjöld, alias « Monsieur H » pour l’opinion internationale,
vient de se poser au Congo avec le vol Pan Am 150, parti la veille à 17 h 30
de New York, après une courte escale au Ghana.
Et c’est à Accra, tandis que son Boeing 707 se ravitaille en kérosène, que
le ciel lui est tombé sur la tête : un désastre au Katanga, alors qu’un
optimisme prudent paraissait de mise. Cette riche province minière, dans le
sud-est du pays, avait fait sécession l’année précédente, avec le soutien
discret de l’ex-puissance coloniale, la Belgique. Avec un bout de la
Rhodésie du Nord voisine, elle constitue une anomalie géologique baptisée
la « Ceinture de cuivre », plus connue sous son appellation anglaise
1
Copperbelt . Le sous-sol de ce territoire long de quelques centaines de
kilomètres regorge de matières premières : uranium, manganèse, 10 % du
cuivre mondial et presque tout le cobalt de la planète, richesses exploitées
par les grandes compagnies minières occidentales. Trop précieuses pour
être confiées à des « enfants » – c’est ainsi que les anciens colons qualifient
les Noirs – ou, pis, être livrées à la convoitise de Moscou. L’uranium du
« projet Manhattan », la bombe atomique américaine développée à la fin de
la guerre et larguée sur la cité japonaise de Hiroshima, provenait d’une
mine katangaise, Shinkolobwe. Depuis, le cuivre de la Copperbelt a
remplacé l’uranium comme ressource stratégique, mais l’enjeu est là : dans
la course aux armements à laquelle se livrent les « deux grands », ce coin de
brousse justifie toutes les convoitises, et les manigances.
Seuls maîtres à bord pour le moment, les firmes minières occidentales
ont transformé le Katanga en un éden industriel, pays de l’argent facile pour
quelques milliers d’expatriés blancs et leurs familles. La première d’entre
elles, le conglomérat anglo-belge Union minière du Haut-Katanga
2
(UMHK ), est si omniprésente qu’elle acquitte 70 % du budget
gouvernemental. Et elle refuse de tolérer le rattachement de ce pays de
cocagne au Congo miséreux, grand comme l’Europe, qui s’empressera de
nationaliser à tour de bras usines et hauts fourneaux, puis d’en accaparer la
production à son seul profit.
La « menace rouge », de surcroît, n’est pas totalement farfelue. Lorsque
le pays a sombré dans le chaos, après l’indépendance proclamée le 30 juin
1960, le tout nouveau Premier ministre Patrice Lumumba a ouvertement
appelé à l’aide l’URSS de Nikita Khrouchtchev, pour rétablir l’ordre et
éradiquer ce qui restait d’influence belge. Alors même que Dag
Hammarskjöld – prononcez « Hammeurshold » – venait d’ordonner en
urgence le lancement de la mission des Nations unies au Congo (ONUC) :
seize mille Casques bleus, chargés de sauver le pays de la partition. Le
« problème » Lumumba fut réglé dans le sang : déposé en août par ses
rivaux pro-occidentaux, il est livré en janvier 1961 à son pire ennemi, le
gouvernement katangais du président élu Moïse Tshombé, et sauvagement
exécuté. La CIA, sur ordre du président américain sortant Dwight
Eisenhower, a donné un sérieux coup de pouce aux bourreaux. Le corps du
supplicié est découpé en morceaux puis plongé dans un bain d’acide, pour
que jamais ses disciples ne viennent se recueillir sur une tombe quelconque.
Hammarskjöld encaisse durement l’annonce de la mort de Lumumba, le
17 février. Il ne portait certes pas Lumumba dans son cœur, et son
rationalisme occidental ne s’accommodait pas d’une mainmise soviétique
sur l’Afrique centrale en pleine décolonisation. Mais il n’a pas souhaité ce
funeste épilogue. Pas plus qu’il ne peut tolérer la poursuite de la sécession
katangaise, que veulent imiter d’autres régions du Congo (Kasaï, Province
orientale). D’autant que Moïse Tshombé, appuyé par l’UMHK, a recruté un
demi-millier de mercenaires blancs grassement rémunérés et s’accommode
mal de l’ingérence de l’ONU sur son territoire. La Belgique, la Grande-
Bretagne, la France et les États-Unis ne voient-ils pas dans son régime pro-
occidental la meilleure garantie pour continuer à profiter des richesses
minières du Katanga et d’un avantage déterminant face au bloc de l’Est ?
Non, Dag Hammarskjöld prône la réunification du Congo et, lassé des
provocations katangaises, des humiliations infligées à ses Casques bleus, il
appuie le vote d’une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies.
Les États-Unis la soutiennent, la France et la Grande-Bretagne
s’abstiennent pour ne pas donner l’impression de défendre les bourreaux de
Lumumba.
Le décor est posé pour une collision frontale entre l’ONU et les jusqu’au-
boutistes d’Élisabethville, la capitale du Katanga.
À mesure que s’accroît la tension sur le terrain, Dag Hammarskjöld se
laisse convaincre par ses subordonnés d’organiser une rafle surprise des
« affreux », comme les appelle la population locale à cause de leurs barbes
drues, de leurs balafres et de leurs chapeaux de brousse. S’ils sont expulsés,
le Katanga tombera comme un fruit mûr. Moïse Tshombé n’aura alors
d’autre choix que de revenir dans le giron du gouvernement central de
Léopoldville. Le 28 août 1961, l’opération Rum Punch est déclenchée.
Programmée aux aurores, elle cueille comme des fruits mûrs l’essentiel de
ces affreux. La plupart d’entre eux avaient abusé de la bouteille jusque tard
dans la nuit, fidèles à leur réputation de noceurs invétérés. Gueules de bois
et bouches pâteuses : idéal pour une descente de police avant l’aube. Aucun
coup de feu n’a été tiré. Succès sur toute la ligne.
À New York, Dag Hammarskjöld se frotte les mains. Violemment
contesté pour sa coûteuse et périlleuse entreprise pacificatrice au Congo,
une première dans l’histoire de l’organisation, il a décidé de se rendre à
Léopoldville pour prendre acte de ces progrès et assister à la fin de la brève
aventure katangaise. Il veut boucler le dossier, juste avant l’ouverture de la
seizième assemblée générale de l’ONU, prévue pour le mardi 19 septembre
à 10 heures du matin. Dans son esprit, cela signifie hâter la réconciliation
entre Moïse Tshombé et le Premier ministre congolais Cyrille Adoula, puis
annoncer le début du retrait des Casques bleus. Cela devrait rabaisser le
caquet aux nations les plus hostiles à cette ingérence onusienne dans la
souveraineté des États : la France et l’URSS, qui avaient refusé de payer un
centime pour les « opérations de maintien de la paix », sorties tout droit du
chapeau de Dag Hammarskjöld et du Premier ministre canadien Lester
Pearson, lors de la crise de Suez en 1956.
Le 12 septembre 1961, quelques heures avant son départ pour le Congo,
Monsieur H confie à l’ambassadeur suédois Wille Wachtmeister que, « si
tout fonctionne comme prévu, nous pourrions avoir une décente assemblée
3
générale ». Sitôt Tshombé et Adoula réunis pour une poignée de mains
historique, il rentrera à New York en temps et en heure pour la grand-messe
de Turtle Bay, le siège de l’ONU à Manhattan. Avec un peu de chance, si
les vents sont avec lui, il pourra même ouvrir les débats de l’assemblée
générale, mardi 19 septembre.
Malgré les bons augures, le défi est de taille : il lui reste une semaine, pas
un jour de plus, pour stabiliser l’Afrique centrale, en éloigner le spectre de
la guerre civile, calmer Russes et Américains soucieux de mettre la main
sur les richesses minières du Katanga, et faire rentrer le « génie » Tshombé
dans sa boîte.
Il n’y a là rien d’impossible pour Monsieur H, ce haut fonctionnaire
jamais à court d’adages, certain qu’« il n’existe pas de montagne trop haute
à gravir, car c’est une fois parvenu au sommet que l’on réalise combien elle
4
était petite ».

La montagne congolaise, pourtant, n’est pas une promenade de santé. À


l’instant précis où il atterrit à Léopoldville-Ndjili, ce 13 septembre 1961, le
désastre vient de frapper. La plupart des mercenaires capturés durant Rum
Punch ont pu s’échapper, avec la complicité des consuls français, belge et
britannique d’Élisabethville. Repris en main par les affreux, le Katanga
bruit de rumeurs d’attentats contre les troupes de l’ONU. Un officier
suédois vient d’être abattu d’une balle dans la tête lors d’un contrôle de
routine. Une compagnie de soldats de la paix irlandais est tombée dans un
traquenard tendu à Jadotville, paisible bourgade où la population blanche
s’est retournée contre elle puis a facilité son encerclement par les forces
katangaises. Les 155 hommes du commandant Pat Quinlan, sans soutien
aérien, manquent de vivres et de munitions. Ils pensaient imposer la paix,
les voici obligés de sauver leur peau contre ceux-là mêmes qu’ils étaient
censés protéger. À Élisabethville, les subordonnés de Dag Hammarskjöld,
le diplomate irlandais Conor Cruise O’Brien et le brigadier général indien
K. A. S Raja paniquent.
Il faut d’urgence lancer une nouvelle opération avant l’arrivée du
secrétaire général au Congo, et lui présenter un bilan restauré : sécession
terminée, mercenaires neutralisés une bonne fois pour toutes. Cette
opération de rattrapage est baptisée « Morthor », pour « coup de machette »
en hindi.
Quand Dag Hammarskjöld pénètre dans l’aérogare d’Accra, au matin du
13 septembre, durant cette escale ghanéenne entre New York et le Congo,
une nuée de journalistes l’assaille. L’un d’entre eux lui tend une dépêche
d’agence. La seconde offensive de l’ONU contre le Katanga a démarré à
l’aube. Mais, cette fois, l’effet de surprise n’a pas joué. Les mercenaires
résistent pied à pied. D’intenses combats de rue se déroulent à
Élisabethville. Les victimes seraient nombreuses. Les dogras, ces troupes
d’élite indiennes peu habituées à faire dans la dentelle, auraient fusillé
sommairement vingt-cinq gendarmes katangais prisonniers devant le
bâtiment de Radio Katanga, avant de transpercer les corps de leurs
baïonnettes, sous les regards horrifiés des badauds.
Le problème est que Monsieur H n’a pas autorisé le déclenchement de
cette nouvelle opération, et qu’il aurait souhaité que les diplomates prennent
le pas sur les militaires pour régler la question katangaise. Ses subordonnés
ont outrepassé leurs attributions, sans chercher l’aval formel du « boss » à
New York. La surprise n’en est que plus brutale. Morthor a échoué à
capturer la radio sécessionniste, qui émet à longueur de journée une
propagande haineuse contre l’ONU, et à neutraliser les mercenaires en
liberté. Moïse Tshombé, profitant d’une erreur de commandement onusien,
a pu « faire le mur » de son palais présidentiel et se réfugier, en pyjama,
dans la résidence voisine du consul britannique Denzil Dunnett. Une heure
plus tard, il s’était volatilisé, exfiltré vers une base secrète dans la brousse,
inaccessible aux troupes internationales. Ses dévoués mercenaires, quant à
eux, contre-attaquent et bousculent les colonnes onusiennes dans des
combats urbains auxquels celles-ci ne sont pas préparées. Des autos
blindées affublées du sigle « ONU » flambent ici et là sur les grandes
artères désertées. Des casques de couleur bleue jonchent le pavé,
abandonnés. Des cadavres, civils et militaires, noirs et blancs, gisent un peu
partout, contredisant le credo pacifique de l’organisation, qui s’interdisait
de recourir à la force. Les images, terribles, trahissent l’impuissance de
l’ONU à imposer la paix.
À peine atterri à Léopoldville, Dag Hammarskjöld fulmine. Le fiasco
sanglant du Katanga risque fort de lui coûter sa réélection. Pis, sonner le
glas de l’ONU tout entière, lâchée par les grandes puissances qui refusent
de cautionner une imprudente expédition militaire pouvant achever de
morceler le Congo. Le syndrome de la Société des Nations, cette chimère
pacifiste de l’entre-deux-guerres voulue par le président américain
Woodrow Wilson et détruite par les militarismes allemand, italien, japonais,
va-t-il ressurgir ?
Cette sécession semble anecdotique, mais elle se transforme en un baril
5 6
de poudre susceptible d’embraser le globe, à l’instar de Berlin et Cuba , en
pleine rivalité bipolaire entre deux superpuissances atomiques, les États-
Unis et l’URSS. Et voilà que Washington et Moscou poussent leurs pions
dans cette Afrique centrale jusque-là épargnée par le « grand jeu ». Le
premier veut conserver un accès privilégié aux trésors minéraux de la
Copperbelt, quand le second voit dans l’anarchie générale un moyen d’y
prendre pied, malgré la disparition de son meilleur atout, Patrice Lumumba.
À la différence de Berlin et Cuba, cependant, un acteur inattendu s’y est
immiscé sans crier gare, qui conteste la suprématie des grandes puissances :
l’ONU de Dag Hammarskjöld, dont la seule priorité est d’assister le patient
congolais et de lui apprendre à « marcher seul ».

Au siège de l’ONUC, à Léopoldville, dans les étages de l’hôtel Le Royal,


Dag Hammarskjöld suit fiévreusement l’évolution des combats à « Éville »,
le surnom de la capitale katangaise. Conor Cruise O’Brien, son représentant
sur place, a créé un fameux désordre en essayant d’interpeller Tshombé et
son gouvernement.
Erreur grave : comment négocier un accord de paix lorsque les seuls
interlocuteurs possibles sont derrière les barreaux ?
Encerclés, submergés, retranchés comme ils le peuvent, transformés en
cibles de foire pour les snipers embusqués, les « soldats de la paix » sont en
mauvaise posture. Si les combats ne cessent pas rapidement, la tragédie
prendra des proportions catastrophiques. Il faut revenir à la table des
négociations, et mettre un terme à cette folie. Il faut surtout retrouver Moïse
Tshombé, disparu et envolé. En fuite, quelque part dans la brousse.

Notes
1. Par commodité, et par fidélité aux témoins de ce récit, le vocable anglais sera préféré à sa
traduction.
2. Un lexique des sigles et abréviations se trouve à la fin de l’ouvrage, p. 463.
3. Propos recueillis en septembre 1968 à Stockholm, en Suède, par l’ex-collaborateur de
Hammarskjöld et futur secrétaire général adjoint de l’ONU Brian Urquhart.
4. Une entrée dans son recueil de poèmes Jalons vers 1925-1930, publié à titre posthume.
5. Dans Berlin divisé entre zones occidentale et soviétique, un « mur de la honte » surgit le 13 août
1961, sur ordre du régime est-allemand, inquiet de l’exode accéléré de ses citoyens vers l’ouest.
6. Sur l’île de Cuba, conquise en 1959 par la guérilla anticapitaliste de Fidel Castro, un
débarquement anticastriste dans la baie des Cochons a lamentablement échoué le 17 avril 1961.
Chapitre 1
La longue nuit du Tanganyika

Ndjili, dimanche 17 septembre 1961, 16 h 30. Une chaleur poisseuse et


suffocante enveloppe le tarmac de l’aéroport international de Léopoldville.
Depuis quatorze mois, le complexe, habituellement assoupi, a pris les
allures d’une fourmilière au gré des rotations de Casques bleus, des gros-
porteurs américains déversant matériels et contingents venus des quatre
coins du monde, à l’appel de Dag Hammarskjöld pour combler les rangs de
la mission ONUC, un ogre dévoreur de ressources et de bonnes volontés,
casse-tête pour logisticiens et stratèges au service du maintien de la paix.
Mission de la dernière chance : le DC-6 Albertina s'ébranle sur le tarmac de
l'aéroport de Léopoldville-Ndjili (Congo), le 17 septembre 1961. À son bord, le
secrétaire général de l'ONU, Dag Hammarskjöld, est déterminé à rencontrer
coûte que coûte le dirigeant séparatiste katangais Moïse Tshombé, en fuite
depuis l'intervention des Casques bleus quatre jours plus tôt. © Jacques
Poujoulat

Sur un coin de la piste, une poignée de Casques bleus suédois s’épongent


le front, à l’ombre d’un quadrimoteur autour duquel s’affairent des
mécaniciens et bagagistes. L’appareil a fière allure, dans sa livrée
dépouillée, blanc sur les extrados, vif argent sur les intrados ; il a été racheté
1
en juillet précédent à l’Arabian American Oil Company par la compagnie
charter suédoise Transair, puis affrété par l’ONU au Congo pour le transport
de personnalités. Son imposante dérive de queue verticale est agrémentée
du logo de l’ONU, mais rien d’autre ne trahit ses fonctions diplomatiques.
L’habitacle, comprenant une soixantaine de places, est décoré avec goût :
fauteuils en cuir beige et dossiers en tissu vert forêt, ainsi qu’une cabine
privative en fond de carlingue, dans laquelle un « VIP » pourra s’isoler. Un
poste radio d’appoint y a été installé pour les communications avec
l’extérieur. Sous l’égide du chef mécanicien Trygve Jan Tryggvason, le
personnel d’escale achève de tester les quatre moteurs Pratt & Whitney de
2 400 chevaux, pour s’assurer de leur bon fonctionnement. Prudence tout
sauf inutile : le quadrimoteur, baptisé Albertina et affecté jusqu’ici au
service du général irlandais Sean MacEoin, commandant des forces
militaires de l’ONU au Congo, vient d’effectuer une navette mouvementée
entre Léopoldville et Élisabethville, au Katanga. Le matin même, décollant
pour son vol retour, il a essuyé des tirs de mitrailleuse lourde et encaissé
plusieurs impacts. Le voyage n’en a pas été plus perturbé que cela pour le
flegmatique MacEoin, mais l’équipage a eu chaud. À l’arrivée à Ndjili,
l’équipe de Tryggvason s’est livrée à une inspection complète de l’avion,
sachant que le temps pressait avant un nouveau départ. L’Albertina peut-il
reprendre du service sans danger ? Miracle. Après vérification, seule une
balle a été retrouvée, logée dans un tuyau d’échappement du moteur
numéro deux, à gauche du cockpit. Les cylindres sont intacts. L’Albertina
tourne comme une horloge. Avec 11 tonnes de kérosène dans ses réservoirs
d’ailes, il devrait avaler sans heurts les mille kilomètres du trajet prévu.
L’ingénieur de vol, Nils Göran Wilhelmsson, a estimé la consommation
2
finale à 4,5 tonnes de carburant au maximum . Aucun problème de
ravitaillement, donc, si les conditions météorologiques favorables se
maintiennent.

Au pied de l'Albertina moteurs tournants, le secrétaire général de l'ONU, Dag


Hammarskjöld, s'entretient une dernière fois avec ses collaborateurs Sture Linnér
(à gauche) et Vladimir Fabry (de dos), sur le tarmac de l'aéroport de
Léopoldville-Ndjili, au Congo, le 17 septembre 1961. Dans quelques heures,
Hammarskjöld et Fabry seront morts. © Tara Burgett/Daily Express

Arrive l’équipage de la compagnie Transair, emmené par le commandant


Per Erik Hallonquist, trente-cinq ans. Avec 7 841 heures de vol, dont
quelques dizaines depuis son arrivée sous les cieux congolais, le 4 août
précédent, il est le plus expérimenté parmi ses pairs et un expert en
navigation, aux instruments et aux étoiles. Hallonquist n’a plus volé depuis
trente heures. Il est en pleine forme et connaît bien son copilote, Lars
Litton, âgé de vingt-neuf ans.
La seule surprise au tableau est la personnalité qu’ils s’apprêtent à
convoyer. Celle vers laquelle se tournent tous les regards depuis que le
Congo s’est embrasé, en juillet 1960, juste après son indépendance,
brusquement concédée par la Belgique : le secrétaire général des Nations
unies, Dag Hammarskjöld. Un Suédois, lui aussi.
Ruisselant de sueur, Per Hallonquist est passé par la tour de contrôle y
déposer son plan de vol et s’informer des conditions météorologiques sur
l’Afrique centrale. La destination annotée sur le document est Luluabourg,
la capitale de la province du Kasaï, dans le sud du pays. Le commandant de
bord se sent d’attaque pour ce vol, qui se déroulera essentiellement de nuit :
frais et dispos, il s’est abstenu de faire le déplacement la veille à
Élisabethville, en compagnie du général irlandais Sean MacEoin,
commandant militaire de l’ONUC, pour se tenir à la disposition de Dag
Hammarskjöld. Arrivé de New York quatre jours plus tôt, ce dernier ne veut
pas quitter le Congo avant d’avoir réglé le problème de la sécession
katangaise.
Tout ce que sait Hallonquist, pour le moment, c’est que Luluabourg n’est
pas sa destination finale, mais un leurre. Un prétexte. La vraie destination
est Ndola, une petite bourgade frontalière en Rhodésie du Nord, à l’est du
Congo. Ce dominion britannique fait partie d’une Fédération centrafricaine
regroupant les Rhodésie du Nord et du Sud, ainsi que le Nyassaland. C’est
la réponse britannique à la vague d’indépendances qui agite le continent :
avec un régime autonome souple ne laissant à Londres que les prérogatives
de défense et de diplomatie, ces trois colonies jumelées restent sous la
coupe des élites blanches, mais tendent vers une émancipation progressive
des populations noires. Relativement paisibles, elles regardent, stupéfaites,
la descente aux enfers de l’ex-Congo belge, soucieuses de ne pouvoir
enrayer la contagion du « nationalisme noir ».
Émergeant de la salle de briefing des équipages qui jouxte la tour de
contrôle, Per Hallonquist croise le chemin du major Ljungkvist, officier
radariste de l’ONU venu assister au départ de l’Albertina caméra à la main.
Le commandant de bord révèle que Luluabourg n’est qu’une étape, certes
pratique, du fait de son radiocompas idéalement positionné pour la
navigation aérienne. « Peut-être » longera-t-il la frontière angolaise vers le
sud, puisque le Katanga semble être, encore une fois, la destination du jour.
Arrivé au pied de l’avion, Per Hallonquist réalise que son intuition ne l’a
pas trompé. C’est bien Dag Hammarskjöld qu’il doit convoyer. Mais ce ne
sera pas vers le Katanga. Les officiers de sécurité l’informent que la
destination se nomme Ndola. Cette bourgade perdue de la Copperbelt
présente deux avantages : elle dispose d’un aéroport moderne capable
d’accueillir un avion gros-porteur tel que le DC-6 SE-BDY, et elle jouxte la
frontière katangaise. Que cherche le secrétaire général de l’ONU, au juste ?
Un lieu au calme, pour rencontrer entre quatre yeux le président katangais
Moïse Tshombé, le convaincre d’accepter un cessez-le-feu. Et, si tout se
passe bien, à se réconcilier avec le gouvernement central congolais.
Or, Tshombé ne répond plus aux messages envoyés la veille, excepté un
impudent télégramme exigeant le retour des Casques bleus dans leurs
baraquements, préalable à leur départ définitif du Katanga. Inacceptable.
Hammarskjöld a répondu vertement à cet ultimatum déplacé, mais a décidé
de passer outre, car il pense pouvoir amadouer l’inconséquent Tshombé.
Celui-ci sera-t-il seulement au rendez-vous de Ndola ? Un espoir ténu
consiste à isoler le Katangais de ses conseillers belges, qui semblent exercer
sur lui une influence considérable. Hammarskjöld a déjà remarqué l’an
passé, dès sa première visite au Katanga, que Tshombé n’était pas le même
lorsqu’il s’affranchissait de cet entourage oppressant. L’homme est
foncièrement modéré, en dépit d’une rhétorique parfois excessive.

Pour Per Hallonquist, qui se demande quelle meilleure route choisir,


l’équation est simple : il faut contourner le Katanga, par le nord ou par le
3
sud, en veillant à rester à distance du redoutable Lone Ranger .
Comme tous les pilotes de ligne employés par l’ONU au Congo, Per
Hallonquist a bien identifié cette menace. Depuis que les Nations unies,
quatre jours plus tôt, ont lancé l’opération de ratissage des mercenaires
blancs au Katanga, le seul et unique avion de chasse du régime
sécessionniste, un Fouga Magister de construction française, arborant la
cocarde rouge-blanc-vert katangaise, écume le ciel et attaque sans
opposition les colonnes blindées des Casques bleus, l’ONUC ne disposant
pas de couverture de chasse aérienne. Le pilote de ce Fouga, que l’on dit
rhodésien, est un as. Surgissant en rase-mottes, il a même détruit au sol
plusieurs gros-porteurs sur les aérodromes de Kamina et Élisabethville,
causant d’énormes dégâts matériels et faisant plusieurs victimes. En
s’éloignant, il pousse l’audace jusqu’à saluer ses victimes à la radio d’un
joyeux :
« Bonne fin de journée, messieurs ! Je repasserai bientôt vous rendre
visite. »
Avec un tel « cavalier solitaire » écumant les cieux katangais, le risque
est trop grand de voler en ligne droite. Il faut éviter soigneusement l’espace
aérien de la province sécessionniste… et prier pour que le trompe-la-mort
dans son Fouga rechigne à prendre les airs après le crépuscule.
Contourner par le sud revient à survoler l’Angola, un pays favorable aux
rebelles katangais, par lequel transitent mercenaires et matériel. Par le nord,
le détour sera long : au bas mot sept heures de vol, en lieu et place des
quatre heures par la route directe, dans des circonstances normales. Un
trajet éprouvant, de nuit, mais, pour un excellent navigateur tel que
Hallonquist, il n’y a là rien d’insurmontable.
Entre Charybde et Scylla, Hallonquist a tranché, avec la bénédiction de
Dag Hammarskjöld : ce sera par le nord. Sitôt envolé, l’Albertina coupera
les contacts radio pour prévenir toute indiscrétion et mettra le cap sur l’est,
en direction du lac Tanganyika. Puis il obliquera vers le sud, cap au 172, en
longeant la frontière ougandaise. Droit sur Ndola. Le détour est conséquent,
mais le Lone Ranger ne sera plus une menace.
Une imposante berline couleur sable, surmontée de fanions onusiens,
approche à grande vitesse, traversant le tarmac pour s’arrêter au pied de
l’avion. Un homme de corpulence moyenne en émerge, cheveux blonds et
costume de lin, lunettes de soleil sur le nez : c’est bien Dag Hammarskjöld,
le patron de l’ONU. Il est serré de près entre son garde du corps Bill
Ranallo et son plus proche collaborateur, Sture Linnér, chargé des
opérations civiles au Congo. Le Suédois ne semble pas plus décontracté que
lors de son précédent passage à Ndjili, quatre jours plus tôt. Les événements
ne prêtent guère à sourire.
Avant d’embarquer, Hammarskjöld s’isole quelques minutes, à l’écart de
la passerelle d’accès à bord, pour faire le point avec Sture Linnér et le
conseiller juridique Vladimir Fabry. Les trois hommes analysent les
derniers télégrammes reçus en provenance du Katanga. Toujours aucune
nouvelle de Tshombé. Des informations contradictoires en provenance de
Jadotville, au nord de la capitale provinciale, laissent planer le doute sur le
sort des 156 Casques bleus irlandais encerclés là-bas. Ont-ils été massacrés
après s’être rendus, à court d’eau et de munitions, comme le rapporte la
radio clandestine du Katanga ?
Le patron de l’ONU sait qu’il devra répondre d’une telle tragédie,
notamment auprès de l’Irlande, qui a déjà perdu dix hommes dans une
4
embuscade dans le nord du Katanga . Il redoute que le ministre des Affaires
étrangères de Dublin, Frank Aiken, un allié si fidèle, n’ordonne le retrait du
contingent irlandais si les nouvelles en provenance de Jadotville se
confirment. Ce serait un coup terrible porté à la paix au Congo. Par
ricochet, c’en serait terminé du mandat de Hammarskjöld lui-même, qui a
imprudemment engagé sa responsabilité dans ce sac de nœuds
diplomatique, et peut-être même de cette expérience inédite qu’est le
« maintien de la paix ».
Soucieux du sort de ses hommes, Dag Hammarskjöld compte les sortir de
là, à tout prix. Il prie pour que ces rumeurs de massacre soient infondées.
L’heure n’est plus aux tergiversations ni aux ronds de jambe dans les
soirées mondaines de Léopoldville, comme cet insupportable pensum
organisé l’avant-veille dans un restaurant huppé des hauteurs de la capitale,
La Devinière. Le dossier katangais se réglera en retroussant ses deux
manches, sur le terrain. Sa conviction est faite : il faut emporter la décision
au forceps, user de trésors de patience et de persuasion, sans que les esprits
s’échauffent. Convaincre les séparatistes qu’ils ont un avenir dans le
nouveau Congo, puisque l’ONU le leur garantit. Maintenant, il faut foncer.

Décoller vers l’inconnu, et survoler trois mille kilomètres d’un territoire


grand comme l’Europe de l’Ouest, essentiellement recouvert de jungle et
peuplé de tribus plus ou moins hospitalières. Éviter, de nuit, une province à
feu et à sang, où plusieurs milliers de ses propres hommes se retrouvent
soudain les otages d’une offensive militaire mal planifiée, mal encadrée,
mal menée, et surtout extrêmement malvenue.

Dag Hammarskjöld, depuis qu’il dirige les Nations unies, a toujours pris
des risques importants, mais sciemment calculés. En novembre 1956, pour
imposer un cessez-le-feu aux commandos français et britanniques
combattant dans les rues de Port-Saïd, en Égypte, il s’est rendu lui-même à
Suez pour négocier avec le président Nasser et éviter de pousser davantage
ce dernier « dans les bras de Moscou », selon l’expression consacrée à
l’époque. À Bizerte, en Tunisie, deux mois plus tôt, en juillet 1961, pour
faire cesser les combats entre civils armés et parachutistes français
défendant les abords de la base aéronavale que de Gaulle refuse de restituer,
il s’est rendu en première ligne et s’est même fait malmener par les troupes
5
françaises . Chaque fois, Monsieur H a engagé son intégrité physique. En
1960, il a manqué de se faire abattre en plein vol, déjà au Katanga, lorsque
Moïse Tshombé voulait bien le laisser atterrir mais pas un deuxième avion,
transportant une compagnie de Casques bleus suédois, et menaçait d’ouvrir
le feu sans distinction. Dag Hammarskjöld avait forcé le passage.
Il y a un stoïcisme étonnant chez ce Suédois, tiré de son éducation
austère, de son apprentissage du service public incluant le sacrifice de soi.
« Des générations de soldats et d’officiels gouvernementaux du côté de mon
père, a-t-il déclaré, en 1953, j’ai hérité la croyance qu’il n’y a pas de vie
plus satisfaisante que celle de servir sans relâche son pays ou l’humanité.
Ce service requiert entre autres le courage de toujours défendre ses
6
convictions vent debout . »

Cette nouvelle crise n’échappe pas à la règle. Il le sait. Conor Cruise


O’Brien a bien essayé de convaincre Dag que Ndola était la pire des
mauvaises idées : la Rhodésie du Nord n’a rien d’un terrain neutre, et son
Premier ministre, le massif Roy Welensky, ancien boxeur et conducteur de
locomotive, n’est guère crédible dans les oripeaux d’arbitre. « Sir Roy »
aime l’idée d’un Katanga pro-occidental, indépendant, qui le protégerait des
masses noires en guenilles, prêtes à fondre sur la prospère Rhodésie. Il
n’apprécie pas l’action de l’ONU en faveur d’une réunification du Congo,
et n’a que mépris envers Hammarskjöld.
Sture Linnér, qui a informé a posteriori le Premier ministre congolais
Cyrille Adoula, s’est fait rabrouer par ce dernier. « Si j’en avais été informé
à temps, maugrée Adoula, j’aurais dissuadé le secrétaire général
d’entreprendre cette mission. »
Dag a écouté, patiemment, mais il est têtu. Il croit tant à la diplomatie
personnelle, en sa propre aptitude à changer, par sa fonction supranationale,
le cours des événements, qu’il ne laissera à personne d’autre que lui le soin
d’aller régler la question katangaise.
On peut juger sévèrement cette obstination, à l’aune des heures qui vont
suivre. On peut aussi s’incliner devant un courage phénoménal, qui sied si
peu à un haut fonctionnaire en complet-veston. Et à l’image peu reluisante
que les Nations unies véhiculent aujourd’hui : celle d’une organisation
mondiale impuissante face à l’atroce chaos des guerres de Syrie, d’Irak, du
Yémen, aux conflits gelés en Palestine et aux confins de l’ancienne Russie
soviétique. Dans leur maison de verre de New York, à Turtle Bay, des
technocrates s’apostrophent aujourd’hui à fleurets mouchetés, drapés dans
leur intérêt national. L’assemblée générale proteste, édicte des résolutions
sans lendemain, tandis que le Conseil de sécurité multiplie les exhortations,
appelant à la cessation des combats et à la protection des populations
civiles, dans des conflits qu’il ne peut enrayer, paralysé par le droit de veto
accordé à ses cinq États membres permanents par la charte fondatrice de
7
1945 . « À quoi sert l’ONU ? » Telle est la question à laquelle doivent
répondre les correspondants de presse accrédités, dans les soirées
mondaines comme dans leurs familles et avec leurs amis, ou lors de ces
articles occasionnels célébrant l’anniversaire de la charte de San Francisco,
de « l’invention » des Casques bleus et du maintien de la paix.
Des instantanés cuisants viennent à l’esprit : le secrétaire général
égyptien Boutros Boutros-Ghali laissant les forces serbes encercler
Sarajevo, la capitale de Bosnie, de 1992 à 1995 ; le directeur des opérations
de maintien de la paix Kofi Annan restant apathique face au génocide au
Rwanda, en avril 1994, puis au massacre de Srebrenica, en juillet 1995 ;
Ban Ki-moon, un autre secrétaire général, sud-coréen celui-là, s’abritant,
terrifié, sous un pupitre dans la « zone verte » à Bagdad, après un tir de
mortier à proximité, le 22 mars 2007.
Le courage n’est pas donné à tous les hommes, lorsqu’ils se trouvent
placés dans des circonstances extrêmes. La faculté d’agir, quand tout
semble perdu ou compromis, distingue des êtres rares, prêts à risquer leur
vie, en s’accrochant au plus ténu des espoirs. Ces individus-là ont le
pouvoir de changer le cours des événements.
La comparaison avec Dag Hammarskjöld empruntant la passerelle de
l’Albertina n’est pas vaine. Les fonctionnaires compassés, tatillons, la
bureaucratie galopante du « machin » honni par de Gaulle avaient laissé la
place, ce jour-là, à une poignée d’hommes déterminés, Dag Hammarskjöld
et ses collaborateurs : Heinrich Wieschhoff, un Américain d’origine
allemande âgé de cinquante-cinq ans, directeur des affaires politiques et du
Conseil de sécurité, entré aux Nations unies en 1946 ; Vladimir Fabry, un
conseiller juridique américain d’origine slovaque, âgé de quarante ans et lui
aussi au service de l’organisation depuis 1946, ayant travaillé à tout rompre
ces derniers mois au Congo. Quelqu’un devait prendre les choses en main
au Katanga, ce trou noir menaçant d’engouffrer le cœur du continent
africain dans une guerre sans fin. Que vaudrait la vie sans la peur de tout
perdre ? À ses collaborateurs au Congo rongés par l’inquiétude, « Dag » a
lâché ces mots : « Ils n’oseront pas s’en prendre au secrétaire général de
l’ONU. »

Un après-midi de juillet 2018, je me retrouve, un peu fébrile, face au


dernier témoin vivant de cette page d’histoire. Jacques Poujoulat, à quatre-
vingt-treize ans bien frappés, est venu à ma rencontre en gare d’Avignon, à
la descente du TGV. Une canne lui sert pour la marche, mais il émane une
telle énergie de cet ancien diplomate et homme d’affaires suisse que
l’accessoire apparaît saugrenu. Tandis que nous roulons sur un étroit
chemin à travers la garrigue du Lubéron, à vive allure, il me répète ce qu’il
me disait précédemment sur Skype : malgré de réels efforts de mémoire,
cette journée du dimanche 17 septembre 1961 ne lui évoque plus grand-
chose.
« J’en suis sincèrement désolé, croyez-le bien ! J’ai une mémoire
photographique mais, là, c’est flou. Le Congo était il y a si longtemps. »
La franchise est exquise. Je cache mon dépit d’avoir fait tout ce chemin
pour un si maigre butin, avec comme seule consolation le plaisir, certes
intense, de discuter avec cet homme érudit et affable. Le Congo ne fut
qu’une très courte parenthèse dans une existence bien remplie : quatorze
ans au service de l’ONU embryonnaire, l’ouverture des premiers camps de
réfugiés palestiniens en 1948, puis trois décennies à arpenter la planète pour
le compte de l’entreprise américaine Caterpillar.
Arrivés dans le mas provençal de Jacques Poujoulat, nous poursuivons la
conversation sur ce qui reste de cette période : un album photo de
Léopoldville, constitué naguère par sa femme Jacqueline, aujourd’hui
décédée.
Mais Jacques Poujoulat a autre chose pour moi. Dans un tiroir de son
bureau, il a conservé une bande-vidéo de 16 millimètres. C’est le film, très
court, tourné ce dimanche de 1961 par le major Ljungkvist, l’officier
radariste à l’aéroport de Ndjili. Il n’est pas en soi inédit, dans la mesure où
une copie floue et granuleuse traîne depuis longtemps sur YouTube. Mais
Jacques Poujoulat l’a fait numériser. L’image, nette, soulève une émotion
incomparable. Voici Dag Hammarskjöld, lunettes de soleil sur le nez lui
donnant des airs de plaisancier, costume de lin impeccable que l’on devine
lourd à porter dans la chaleur suffocante du tarmac embrumé de vapeurs de
kérosène. Le radionavigateur de Hallonquist, le sous-lieutenant Karl Erik
Rosén, traverse l’écran pour gravir l’escalier d’embarquement, bientôt imité
par un jeune homme en tenue seyante, sportif et coupe en brosse, tenant
dans une main un attaché-case. Je le reconnais sans peine : Harold Julien, le
chef de la sécurité de l’ONUC, détaché au service de Dag Hammarskjöld,
un ancien marine rescapé de la guerre de Corée. Il est garant du bon
déroulement de cette mission dans les ténèbres congolaises.
L’escogriffe à l’arrière-plan, c’est Bill Ranallo, le garde du corps de
trente-neuf ans, l’ami fidèle qui veille sur le « boss » et vient d’écrire
quelques heures auparavant une lettre à sa femme, restée à New York, sur
l’humeur sombre de Hammarskjöld, affecté par les événements du Congo.
Juste avant, « Harry » Julien et Bill Ranallo ont fait le tour de l’Albertina et
inspecté ses flancs, ainsi que l’intérieur de la carlingue. On n’est jamais trop
prudent.
Une frêle silhouette apparaît à l’écran, vêtue d’une robe légère et fleurie.
C’est la discrète Alice Lalande. Comme Vladimir Fabry, elle a bénéficié
d’un coup de pouce de dernière minute. Cette secrétaire québécoise
employée au siège de l’ONUC à Léopoldville depuis près d’un an, et placée
au service du représentant Sture Linnér, s’est fait remarquer pour son
acharnement au travail, jusqu’à des heures avancées de la nuit, malgré le
danger permanent dans la capitale congolaise. Sture Linnér l’a
recommandée à Dag Hammarskjöld, suggérant qu’elle l’accompagne dans
l’Albertina. Cette fonctionnaire dévouée, plus habituée à la paperasse
qu’aux palabres, verra de ses propres yeux les négociations censées imposer
la paix au Congo. Accéder aux premières loges de l’histoire, quelle
récompense !
À force de scruter ces figures familières, j’en ai manqué une au premier
plan. Élancée, cravate au vent, pipe carrée à la commissure des lèvres, la
carrure solide : c’est Jacques Poujoulat lui-même. Un fantôme souriant,
rassurant même, dans ce tableau lugubre.
Je détourne le regard vers mon hôte, sans un mot. Il était donc là, à
effleurer les parois métalliques de l’Albertina, ce gracieux oiseau d’acier. Il
y a une forme d’angoisse étrange, rétrospective, à observer ces plans irréels.
Une voix intérieure qui commanderait presque à Jacques Poujoulat de
dissuader Hammarskjöld de s’embarquer, de reconsidérer ses options avant
qu’il ne soit trop tard.
Le sémillant retraité est le dernier vivant à avoir vu le DC-6 SE-BDY
s’ébranler sur la piste, cales enlevées. À avoir salué le commandant Per
Hallonquist, tandis que celui-ci, la tête émergeant du cockpit, adressait un
large sourire à l’œil de la caméra. Sur un panneau en aluminium riveté, on
distingue en fins caractères rouges le nom de baptême de l’avion :
« ALBERTINA ».
« Je sais que vous n’allez pas me croire, insiste Jacques Poujoulat, mais
tout cela est si flou. Cette tranche de ma vie fut si bousculée, si intense, que
je peine à la reconstituer dans ma tête. »
Reste un détail, tout de même : Jacques se rappelle qu’il aurait dû monter
à bord, lui, et accompagner Hammarskjöld pour cette mission. Mais ce fut
Vladimir Fabry, le juriste du quartier général de l’ONUC à Léopoldville,
qui devait hériter de la dernière place, avec l’insigne honneur de participer à
l’entrevue de Ndola.

Le soir tombe sur le Congo. À Ndjili, les opérateurs radio de l’ONUC,


dans leur station mobile en bordure de l’aéroport, ont branché leurs
puissants émetteurs-récepteurs, pour assurer un contact permanent avec
8
l’Albertina. Un de ces opérateurs a justement été ajouté à l’équipage et
installé en retrait du cockpit, à la seule fin de répondre à ses pairs à
Léopoldville. Il a été convenu de s’exprimer exclusivement en morse et en
suédois, pour perturber les radio-interceptions éventuelles, et garder un
temps d’avance au cas où la mission Hammarskjöld affronterait des
circonstances imprévues.
La fréquence réservée au SE-BDY restera désespérément muette. Dans le
ciel, Per Hallonquist et Lars Litton maintiennent un silence radio complet,
sur instruction expresse de leur passager numéro un. Prudence inutile : Dag
Hammarskjöld a eu beau limiter le nombre de personnes mises dans la
confidence quant à sa destination réelle, il ignore que son vol vers Ndola
n’a plus rien de secret. Dans l’heure qui suit son départ, toutes les agences
de presse présentes à Léopoldville publient des dépêches « urgentes »
révélant le but et le lieu de cette mission. À 2 500 kilomètres de là, tout ce
que le Katanga et la Rhodésie comptent de correspondants et d’envoyés
spéciaux se ruent vers l’aéroport de Ndola, pris d’assaut par une foule
impatiente et exaltée. La nouvelle se répand comme une traînée de poudre
dans toute l’Afrique centrale. Dans la nuit, le « tam-tam congolais »
s’éveille. Monsieur H arrive.

Écrivant sur Hammarskjöld en 1962, le journaliste sud-africain Arthur


Gavshon a exhumé un poème obsédant de l’Américain Vachel Lindsay.
Daté de 1914, celui-ci traduit la perception du Congo colonisé, pays quasi
vierge et hostile, tout juste sorti du cauchemar que fut le joug imposé par le
roi des Belges Léopold II, de 1885 à 1906. À l’origine en anglais, le poème
de Lindsay a été traduit par Eugène Jolas dans les Cahiers du Sud en 1928,
et je finis par en dénicher un exemplaire à la New York Public Library, sur
la Cinquième Avenue, à Manhattan.
Je m’imagine Dag Hammarskjöld plongé dans sa rêverie, le regard collé
à son hublot à l’arrière du DC-6, et aimanté par les feux de brousse qui
émaillent la jungle cinq mille mètres plus bas. Et ce fleuve obsédant, le
Congo, sillon argenté traversant une contrée gigantesque, porte d’entrée
vers des royaumes mystérieux.

Et là je vis le Congo
Se traînant dans la nuit sonore,
Coupant la jungle avec une piste d’or
Puis le long de la rive
Des miles et des miles,
Des cannibales tatoués dansèrent en file ;
J’entendis le bruit du chant ivre de sang
Et un os de cuisse qui frappait un gong de fer-blanc.
Et « SANG » hurlèrent les sifflets et sifflets des guerriers,
Et « SANG » hurlèrent les maigres sorciers aux figures de crâne,
Annoncez le mortel voodoo de la crécelle,
Torturez les montagnes,
Volez le bétail pêle-mêle,
Pêle-mêle, pêle-mêle,
Bing.
Boomlay, boomlay, boomlay, BOOM.
Un air qui rugit, un air épique, un ragtime, un air…
De l’embouchure du Congo,
Jusqu’aux montagnes lunaires.
La mort est un éléphant,
Aux yeux de torches et horribles,
Aux flancs écumants et terribles.

Ce qui suit repose sur les témoignages des contrôleurs aériens sollicités
par l’Albertina durant son vol de nuit, le recoupement des dernières
conversations sur le tarmac entre collaborateurs onusiens, les bribes de
Jacques Poujoulat, ainsi que les souvenirs du fidèle Sture Linnér. Et les
maigres indices exhumés dans les décombres de l’appareil.

L’Albertina, virant plein est, fonce à plein régime vers le lac Tanganyika,
9
qui borde l’Urundi et la Tanzanie, à quatre heures de vol et deux mille
deux cents kilomètres de Léopoldville. Dag Hammarskjöld extrait de son
attaché-case un bloc-notes de papier jaune et reprend la traduction en
10
suédois du livre du philosophe israélien Martin Buber Ich und Du , une
réflexion mystique sur l’émancipation de l’homme face à Dieu. Dans
l’habitacle, quelques rangées devant lui, deux Casques bleus du
11e bataillon d’infanterie suédois assignés à son escorte, le première-classe
Per Edvard Persson et le sergent Stig Olof Hjelte, jouent aux cartes en
modulant leur conversation pour ne pas déranger leurs compagnons de
voyage. Quelques rangs plus en amont, Bill Ranallo et Harold Julien
échangent leurs opinions sur la gravité de la crise katangaise et les
dispositions à prendre dès l’arrivée de l’appareil dans la nuit à Ndola. Le
commandant Hallonquist table sur un atterrissage autour de minuit, heure
locale. Bill Ranallo, qui connaît Hammarskjöld comme son ombre, sait ce
qui préoccupe le « patron » : Moïse Tshombé sera-t-il au rendez-vous ? Et
faut-il s’inquiéter d’un éventuel coup de sang des mercenaires ? D’une
interception aérienne par le Lone Ranger ? D’une tentative de prise
d’otages, une fois au sol ?
Ce sera à eux de jouer. Lui, Julien et les deux Suédois, là, avec leurs
pistolets-mitrailleurs. C’est maigre, comme dispositif de protection du
« patron », et c’est peu face aux affreux, armés jusqu’aux dents, mais il
faudra s’en contenter. Harold Julien semble faire l’affaire. Il est affûté,
intelligent, et a survécu aux effroyables combats de Corée.

À 22 h 02, Hammarskjöld demande à Harald Noork, le chef d’escale à


Léopoldville enrôlé en renfort de l’équipage, de passer un message au
commandant Hallonquist : qu’il s’enquière auprès du contrôle aérien de
11
Salisbury si un autre avion le précédant, celui de l’émissaire britannique,
le marquis de Lansdowne, s’est manifesté à Ndola avec son DC-4 à
l’indicatif OO-RIC.
Le silence radio est rompu, mais Hammarskjöld tient à savoir si
Lansdowne est arrivé à destination. Il faut à tout prix retenir Tshombé, le
convaincre de ne pas se dérober une nouvelle fois. Lansdowne et
Hammarskjöld se sont vus la veille à Léopoldville et sont convenus que le
premier filerait à Ndola en amont du second, histoire de s’assurer que tout
est prêt pour la rencontre Tshombé-Hammarskjöld. Ils auraient pu voyager
dans le même avion, mais Lansdowne redoute que la Grande-Bretagne soit
accusée d’influer sur les débats. La réponse tombe immédiatement du
contrôleur aérien à Salisbury, Leslie Thorogood, ainsi qu’il en rendra
compte par la suite.

« SE-BDY, heure d’arrivée estimée pour l’OO-RIC, 22 h 35.


— Roger.
— Quelle est votre destination et le type de votre appareil ?
— Destination Ndola. L’avion est un DC-6.
— Quelle est votre heure d’arrivée estimée ?
— 0 h 35.
— Quel était votre point de départ ?
— Léopoldville. »

Après chaque question de Leslie Thorogood, la réponse du commandant


Hallonquist se fait attendre. Le pilote suédois applique à la lettre les
instructions de Hammarskjöld : limiter les communications au strict
minimum. Les contrôleurs rhodésiens devront se contenter de ce qu’on leur
donne.
À 22 h 35, au moment précis où le marquis de Lansdowne atterrit à
Ndola, Per Hallonquist reprend contact avec Salisbury.
« Ici SE-BDY, volons à 17 500 pieds, sur la route avisée pour éviter le
territoire congolais.
— Roger. L’OO-RIC s’est posé.
— Roger, merci. »

Le contrôleur aérien de Salisbury esquisse alors une question saugrenue.


« Quelles sont vos intentions à l’arrivée à Ndola ?
— Répétez.
— Quelles sont vos intentions à l’arrivée à Ndola ?
— Stand-by. »

Hallonquist coupe le micro, pour le rebrancher au bout de quelques


secondes. De brefs palabres se tiennent dans le cockpit de l’Albertina. Que
dire, et que garder pour soi, sur une fréquence en clair ?
« Nous évitons le territoire congolais, sommes en train de contourner la
frontière et allons nous poser à Ndola. »

Veulent-ils vraiment en savoir plus ? Oui, Leslie Thorogood y tient.


« À l’arrivée à Ndola, stopperez-vous pour la nuit ou repartirez-vous
ailleurs ?
— Je redécollerai presque immédiatement.
— Retournerez-vous à Léopoldville cette nuit ?
— Négatif.
— Quelle sera votre destination au départ de Ndola ?
— Impossible de vous le dire pour le moment. »

La scène est déroutante. Le contrôle aérien vient de tenter de tirer les vers
du nez du pilote d’un DC-6 parti de Léopoldville et dont tout le monde, par
le bouche-à-oreille, subodore qu’il convoie le secrétaire général des Nations
unies.

À 23 h 32, la tour de Salisbury passe le relais à celle de Ndola, tandis que


l’Albertina entame la dernière ligne droite de son périple. Trois minutes
plus tard, le SE-BDY se manifeste auprès de Ndola. Il se présentera par
l’est autour de 23 h 47 et devrait atterrir à 0 h 20. Le contrôleur aérien,
Arundel Campbell Martin, leur communique aussitôt les données utiles
pour l’atterrissage. Ciel clair et sans nuages, lever de lune attendu pour
0 h 15.
« Le temps à Ndola, vent de 7 nœuds, visibilité cinq à dix miles
[excellente], légère brume tenace, pression barométrique, 1 021 millibars. »
Atterrissage tranquille, même après sept heures et demie de vol.
« Quand souhaitez-vous entamer votre descente ?
— À 23 h 57.
— Roger. Aucun trafic aérien alentour. Vous êtes autorisés à descendre à
6 000 pieds. »

Plusieurs voix se chevauchent dans la tour. Arundel Campbell Martin


demande au SE-BDY ses intentions, comme Leslie Thorogood avant lui.
« Vous dirigerez-vous vers Salisbury après Ndola ?
— Négatif.
— Roger. Passerez-vous la nuit à Ndola ? »
L’étrange interrogatoire a repris.
« Négatif », répond encore Hallonquist.
Martin hasarde une justification à ces questions insistantes.
« Du fait de difficultés de parking [sic], aimerions connaître vos
intentions. »
Il est vrai que le terrain de Ndola est bien encombré, avec la présence de
dix-huit chasseurs Vampire, de deux Dakota frappés de l’étoile blanche
américaine, de deux Percival Provost et du DC-4 Canadair de Lansdowne,
bien que celui-ci soit censé redécoller toutes affaires cessantes.
« Nous vous les donnerons une fois au sol, réplique sèchement
Hallonquist.
— Roger. Aurez-vous besoin de ravitailler en carburant ?
— Il se pourrait que nous en ayons un peu besoin », répond Hallonquist,
toujours aussi laconique.
L’Albertina approche. Il est 0 h 10.
« Ici le SE-BDY, nous avons vos lumières en vue, survolons Ndola.
Confirmez pression barométrique.
— OK, SE-BDY. Pression barométrique, 1 021 millibars. Rappelez
quand vous serez descendus à 6 000 pieds.
— Roger, 1 021. »
Puis le silence.

Il est 0 h 12 à Ndola. L’Albertina vient de se volatiliser. La voix chaude


de Hallonquist, quelques secondes plus tôt à la radio, a laissé la place à un
grésillement persistant.

Notes
1. Plus connue sous le sigle Aramco.
2. Un DC-6B emporte théoriquement jusqu’à 20 tonnes de carburant dans ses réservoirs d’ailes.
L’Albertina n’a donc pas fait le plein avant le décollage.
3. « Cavalier solitaire », en français. Nom d’un célèbre héros de western américain.
4. À Niemba, le 8 novembre 1960. Des membres de l’ethnie des Balubas les avaient pris pour des
Belges.
5. Nous y reviendrons dans le chapitre 20, p. 340-341.
6. Les références citées sont regroupées en fin d’ouvrage.
7. États-Unis, Russie, Chine, France et Royaume-Uni.
8. Il s’agit du sous-lieutenant Karl Erik Rosén.
9. L’ancien nom du Burundi.
10. Première traduction en français en 1938 aux éditions Aubier sous le titre Je et Tu.
11. Aujourd’hui Harare, la capitale du Zimbabwe.
Chapitre 2
L’attente

Ndola, à mille huit cents kilomètres au sud-est de Léopoldville, en


Rhodésie. Il est 18 heures, ce dimanche 17 septembre 1961. La nuit tombe
vite en Afrique centrale, d’un coup et sans prévenir, surprenant les
voyageurs non avertis. Sitôt le soleil disparu derrière les collines à l’ouest
du petit aéroport de brousse, la pénombre envahit le ciel de printemps
austral.
Il en faudrait plus pour disperser la foule qui s’agglutine depuis le début
de l’après-midi contre les grilles d’enceinte. Hommes, femmes, enfants,
familles entières, ils sont quelques milliers venus voir en chair et en os ce
Monsieur H attendu comme le Messie, et dont le bouche-à-oreille annonce
l’arrivée en provenance de la lointaine capitale congolaise. Les pancartes
qu’ils brandissent clament leur opposition à la Fédération centrale africaine
1
des Rhodésie du Nord et du Sud et du Nyassaland , leur défiance envers le
président katangais Moïse Tshombé, leur soutien à un Congo unifié. Ainsi,
« le secrétaire général saura », assure l’une des manifestantes, Mama
Kankasa2, qui décrochera un poste de ministre dans la future Zambie
indépendante. Hammarskjöld est le héraut de la décolonisation, un héros
tout court, qui boucla une tournée à travers vingt-quatre pays d’Afrique
entre janvier et février 1960, six semaines durant lesquelles un vent d’espoir
souffla dans cette région encore sous le joug de la ségrégation sud-africaine.
L'intimidant lord Cuthbert « Cub » Alport, haut-commissaire en Rhodésie, qui
attendait Dag Hammarskjöld à Ndola. Portrait datant de 1968. © Godfrey
Argent/National Portrait Gallery

La foule est noire. Elle ne peut accéder au terminal aérien, réservé aux
Blancs, diplomates, policiers, mercenaires et hommes d’affaires. Alors, elle
attend, au-dehors, patiemment. Elle a toute la soirée, la nuit même, s’il le
faut. Les grands hommes, ceux qui incarnent l’espérance en un avenir
meilleur pour les plus miséreux, ne se bousculent pas dans cette bourgade
de la Copperbelt.
Ceux qui pullulent, en revanche, ce sont les mercenaires et les
journalistes. Porte d’entrée vers le Katanga, Ndola les accueille dans ses
hôtels et ses estaminets. Certains soldats de fortune y ont même posé leurs
valises et ouvert leur propre commerce. De boissons, bien sûr. Dans cette
antichambre britannique du grand chaos congolais, on vient décompresser,
croiser de vieilles connaissances, échanger renseignements et récits
abracadabrants.
Ndola, nid d’espions. Et ce dimanche soir plus que jamais.
Le bar de l’aéroport ne désemplit pas. Il y a les envoyés spéciaux des
quotidiens de Salisbury et de Johannesburg, des agences de presse et des
canards locaux. Sans oublier ces affreux notoires : le Belge Carlos Huyghé,
qu’on dit mouillé jusqu’au cou dans l’exécution de l’ex-Premier ministre
congolais Patrice Lumumba, le 17 janvier précédent, le Sud-Africain Jerry
Puren, vétéran de la Seconde Guerre mondiale tout juste embauché par
l’aviation katangaise, ou encore le Hongrois Sandor Gurkitz, dit
« Spoutnik », ex-« combattant de la liberté » en 1956 à Budapest, qu’il a
quitté avant la répression soviétique.
Cette brochette de mercenaires se fond sans peine parmi les officiels
nord-rhodésiens. Les soldats de fortune sont les bienvenus chez sir Roy,
puisqu’ils soutiennent la sécession katangaise et, partant, la cause des
colons blancs dans cette Afrique noire de plus en plus ingérable.

Une clameur s’élève de la grille d’enceinte. Dans le soir tombant, elle


salue chaque survol aérien de la cité minière. Quand va donc arriver
Monsieur H ?
À 16 heures, un quadrimoteur DC-4 Canadair s’est posé en provenance
de Salisbury, la capitale sud-rhodésienne. De ses flancs est descendu un
homme de haute taille, aux cheveux blancs soigneusement lissés. Regard
acéré, carrure large, le personnage intimide. Il est salué par le
superintendant de police et l’émissaire du gouverneur local, venus
l’accueillir tout spécialement. Lord Cuthbert Alport est le représentant du
gouvernement britannique auprès de la Fédération centrale africaine. Cet
aristocrate tory réputé brillant intellectuellement milite en faveur de
l’instruction des masses noires miséreuses d’Afrique anglophone. Mais il
est aussi un colon de la vieille école, convaincu que l’émancipation du
continent noir sera une entreprise de longue haleine, qui ne survivra dans le
giron du monde civilisé que si elle reste encadrée par l’infinie sagesse de
ses anciens maîtres européens. En cas d’échec, le chaos et la barbarie
prévaudront. Les événements de juillet 1960 au Congo, la mise à sac
de Léopoldville, la fuite éperdue des Européens, les viols, les meurtres et la
destruction de l’appareil industriel par des foules déchaînées ne peuvent que
le conforter dans ses convictions.
Autant dire que lord Alport partage les vues du jeune roi des Belges
Baudouin et de sir Roy, le Premier ministre nord-rhodésien Roy Welensky.
Mais, quelles que soient ses inclinations, Alport s’est vu conférer une
mission par Sa Majesté, et il n’est pas homme à se défausser de ses
responsabilités. Londres lui a demandé de veiller à ce que Tshombé et
Hammarskjöld puissent se parler dans le bâtiment principal de l’aéroport,
un étage en dessous du contrôle aérien, à distance respectable des reporters
et des mercenaires. Il en sera le ring master, dans le langage du cirque : un
chef d’orchestre, arbitre impartial et attentionné. Il accueillera les
protagonistes et s’assurera de leur confort malgré les conditions spartiates.
Tout est prêt. Une insupportable moiteur s’accroche dans l’air du soir, usant
les nerfs de ceux qui attendent.

Un homme veille au grain. Il se nomme Brian Unwin. Diplomate novice,


fraîchement émoulu de l’université américaine Yale et embarqué, en avril
précédent, dans les bagages du haut-commissaire Cuthbert Alport en qualité
de secrétaire particulier, ce jeune homme de bonne famille a reçu pour
consigne de veiller au moindre détail dans la pièce où se tiendront les
pourparlers.
J’ai retrouvé Brian Unwin, cinquante-sept ans plus tard, à Londres. Après
une longue carrière au Foreign Office, ce conservateur europhile a gravi les
échelons du Trésor, pour être nommé président des douanes et accises, puis
gouverneur de la Banque européenne pour la reconstruction et le
développement (BERD) et, enfin, directeur de la Banque européenne
d’investissement (BEI). Ses Mémoires, parus en 2016, consacrent plusieurs
chapitres à l’aventure rhodésienne au service de lord Alport, dont un entier
sur la nuit du 17 septembre à Ndola. Comment oublier ce coin d’Afrique,
quand on y a rencontré sa femme, Diane, fille du haut-commissaire adjoint
David Scott ?
Pour montrer patte blanche, et recueillir sa version des faits, je me fends
d’une lettre manuscrite, dûment cachetée et affranchie à l’ancienne. La
réponse ne tarde pas : nous pouvons nous rencontrer l’été même dans la
capitale britannique, où l’honorable retraité maintient avec sa femme un
pied-à-terre idéalement situé, entre la gare Victoria et le siège du MI 6, les
services secrets de Sa Majesté. Informé de sa passion dévorante pour
l’épopée napoléonienne, des livres qu’il a consacrés au petit Corse et de ses
expéditions jusque sur l’île de Sainte-Hélène, je m’attends à ferrailler un
peu pour recentrer les débats sur l’année 1961 en Afrique centrale. Erreur !
L’octogénaire qui m’accueille dans son appartement par une belle fin
d’après-midi de juillet est un homme jovial à l’extrême. Il n’a guère changé
physiquement depuis ses années africaines, avec sa mine réjouie, une
épaisse tignasse blanche bouclée et de discrètes taches de rousseur. Le sujet
qui lui tient à cœur, c’est le Brexit !
Après une heure d’échanges enthousiastes sur l’ingrate Albion, et
quelques flûtes d’un excellent champagne, je parviens enfin à recentrer, non
sans peine, la conversation sur l’affaire qui nous préoccupe.
Mon hôte est en verve. Un léger vertige me guette, qui ne doit rien aux
bulles pétillantes. J’ai quitté Jacques Poujoulat saluant l’Albertina dans le
soir tombant de Léopoldville pour l’homme qui l’attendit, en vain, à mille
huit cents kilomètres de là, et qui se souvient précisément de la journée la
« plus mémorable de sa vie ».
Lorsqu’Alport et lui ont appris, ce dimanche 17 septembre à Salisbury,
que Hammarskjöld avait donné rendez-vous à Tshombé, Brian Unwin a fait
appeler le ministre des Affaires étrangères, sir Alec Douglas-Home.
« Lord Home et lord Alport étaient très amis, m’explique-t-il. Il s’agissait
d’être sûr qu’Alport, représentant en Rhodésie pour le compte du Bureau
des relations avec le Commonwealth, était adoubé pour cette mission
précise par le Foreign Office, un organe concurrent au sein du
gouvernement anglais ! »
Les finasseries bureaucratiques héritées de l’empire de Sa Majesté ne me
semblent pas très instructives.
« Elles ont pourtant une importance, proteste mon interlocuteur. Voyez-
vous, cette mission de bons offices dans une crise internationale aurait dû
échoir au représentant le plus proche du Foreign Office : l’ambassadeur de
Grande-Bretagne à Léopoldville, Derek Riches. Il était assurément
l’homme le mieux placé pour appréhender la question du Katanga. »
Mais les communications avec « Léo » passent mal. Et Derek Riches
« n’a pas le personnel » pour gérer ce genre de rencontre sous haute tension,
me dit Brian Unwin. Elle requiert du doigté, et une exécution impeccable.
Ce sera donc Alport. Et l’indispensable Unwin, chargé du protocole.
« Nous avons fait parquer deux gros camions pour barrer la vue des
fenêtres du bâtiment. J’ai fait agencer les tables, y placer du papier, des
stylos, de l’eau. Et suffisamment de ventilateurs pour supporter la chaleur
de septembre. »

Parqué en retrait, un duo de Dakota frappés de l’étoile blanche


américaine irrite passablement les nouveaux arrivants. Washington ne prête
pas son concours à la tenue des pourparlers, mais il a tout de même envoyé
deux « avions espions ». Ce sont « deux postes d’observation pour les
Nations unies, qui rendent compte directement à Léopoldville avec leurs
émetteurs haute puissance, de toutes les allées et venues à Ndola »,
s’indigne lord Alport dans ses Mémoires.
De concert avec le gouverneur provincial Ewan Thompson, Alport
imagine faire mettre aux arrêts les équipages, histoire d’apprendre la
bienséance à ces arrogants Yankees, qui se croient sans doute en terre
conquise.
Mais il n’en aura pas le loisir. Londres a décidé de dépêcher un envoyé
spécial, le sous-secrétaire d’État aux Affaires étrangères George
Lansdowne, qui, après avoir pris langue avec Dag Hammarskjöld à « Léo »,
se rend lui aussi à Ndola.
Je comprends où Unwin veut en venir : « Cub » Alport voit cette
immixtion du gouvernement britannique d’un mauvais œil. Il y aura
forcément doublon, même si le marquis de Lansdowne a promis d’être bref
et de repartir prestement vers Salisbury, où il est attendu officiellement.
Pour ne pas donner l’impression que la Grande-Bretagne cherche à
influencer les débats entre l’ONU et les irrédentistes katangais, il a même
promis à Dag Hammarskjöld la veille, samedi 16 septembre, de ne pas
chercher à croiser Moïse Tshombé et de « se tenir en retrait » des
négociations.
« C’est impossible, proteste Brian Unwin. Quand Tshombé va apprendre,
et c’est inévitable, qu’un ministre britannique vient d’atterrir, il sera vexé de
ne pouvoir lui serrer la main ! »
Les dés sont jetés : puisque le Foreign Office daigne imposer un envoyé
spécial, qu’il vienne donc, fasse un petit tour de piste, salue l’auguste
assemblée de dignitaires présents, puis qu’il aille se faire voir ailleurs.
Lansdowne devra, c’est impératif, avoir redécollé avant que l’avion de Dag
Hammarskjöld ne se présente en finale sur Ndola.

Alport et Unwin sont à pied d’œuvre, tandis que les badauds se pressent
contre la grille d’enceinte de l’aéroport, dans un silence impressionnant. À
17 heures, deux petits avions Cessna, aux couleurs de la compagnie African
Air Charters, se posent sur une piste latérale. En descendent Moïse
Tshombé, encadré par deux de ses ministres, Jean-Baptiste Kibwe
(Finances) et Évariste Kimba (Affaires étrangères), ainsi que deux
diplomates anglais, Denzil Dunnett et Neil Ritchie. Tshombé affiche une
grande nervosité. Le souffle court, il jette sur les abords de la tour des
regards inquiets.
« Il faut le comprendre, relève Unwin. La dernière fois qu’il s’est rendu à
des négociations sur l’avenir du Congo, c’était à Coquilhatville, cinq mois
auparavant. Et ça s’est mal passé. »
Doux euphémisme. Le soir même de son arrivée dans la capitale de la
province, dans le nord-ouest de l’Équateur, les autres dirigeants congolais
lui sont tombés dessus, jaloux de son opulence financière et de son
indépendance. Ils l’ont séquestré deux mois dans une geôle suintante de six
mètres carrés à Léopoldville, jusqu’à ce que leurs comptes bancaires en
Suisse soient mystérieusement approvisionnés.
Extorsion de haut vol, au sommet de l’État.
Ses ennemis se comptent aussi à l’extérieur du Congo : pour les
mouvements nationalistes noirs d’Afrique australe, Tshombé est « l’oncle
Tom » du pouvoir blanc. Le « bon nègre » corrompu, duquel les puissants
maîtres peuvent exiger n’importe quelle compromission.
L’opposition noire à Roy Welensky a choisi : tout ce qui peut ébranler le
Premier ministre est évidemment bon à prendre. Les coups de boutoir de
l’ONU contre la petite république rebelle du Katanga sont les bienvenus,
tout comme Dag Hammarskjöld, ce champion du droit à
l’autodétermination.
3
L’UNIP , que dirige le charismatique Kenneth Kaunda, a de bonnes
raisons de dénoncer la présence illégale de Tshombé en terre nord-
rhodésienne. Depuis sa fuite d’Élisabethville quatre jours plus tôt, le
président katangais se terre non loin d’un aéroport de brousse, à Kipushi,
une ville de frontière située à cent quarante kilomètres de Ndola. Vendredi
15 septembre, il a fait faux bond à Conor Cruise O’Brien, le représentant
local de l’ONU, qui l’attendait pour signer un cessez-le-feu. Cette angoisse,
toujours présente, de se faire arrêter et emprisonner.
Le dimanche 17 septembre au petit matin, lord Alport confie à Neil
Ritchie la mission de conduire Tshombé de Kipushi jusqu’à Ndola, par tous
les moyens, en le cajolant autant que nécessaire. Ritchie n’est pas un
diplomate comme les autres : en Rhodésie, ce quadra, qu’une rarissime
photo couleurs montre cheveux gominés et lunettes de soleil, aux faux airs
4
de Cary Grant, est le représentant du MI 6 . Depuis Salisbury, sous
couverture, en tant que premier secrétaire du Haut-Commissariat
britannique d’Alport, il « veille » sur le Katanga pour le compte de Londres.
En l’occurrence, il doit protéger Tshombé.
« Il est notre homme à La Havane », sourit Unwin, admiratif. Ce qu’il a
fait à Kipushi était « brillant » ! Il a reçu l’ordre d’aller chercher Tshombé,
parti au diable vauvert, il a foncé en réquisitionnant un hélicoptère, il l’a
trouvé au milieu du bush, et il l’a ramené illico en avion à Ndola.
« Brillant » !
Brian Unwin en fait un peu trop. La fuite de Tshombé d’Élisabethville
vers Kipushi, le 13 septembre, a été orchestrée de A à Z par le consul
britannique au Katanga, Denzil Dunnett5. Depuis, le contact radio est
permanent avec cette « planque » accolée à un terrain d’aviation et cernée
de troupes d’infanterie nord-rhodésiennes amies. La preuve
qu’Élisabethville, Londres et Salisbury marchent la main dans la main.
Mercenaires et commandos nord-rhodésiens se fréquentent dans les bars et
se saluent dans la brousse, des deux côtés de cette frontière végétale,
inexistante dans les faits.

À Ndola, un dispositif militaire renforcé doit finir de mettre à l’aise le


leader katangais. Soucieux de l’agitation au Katanga et très hostile à
l’action de l’ONU, prêt à intervenir militairement contre les Casques bleus,
le Premier ministre rhodésien Roy Welensky a fait déployer deux
escadrilles d’avions de chasse dans la région : à Ndola, dix-huit Vampire, de
petits jets très maniables à double queue, et autant de chasseurs
bombardiers biréacteurs Canberra à Kitwe, un terrain d’aviation un peu plus
au nord. Dans la brousse, des commandos nord-rhodésiens, les Selous
Scouts, veillent donc au grain. Des fantassins du Rhodesian Light Infantry
quadrillent le territoire. Ils sont positionnés dans un camp sur la route de
Mufulira jouxtant la frontière, et se préparent à la franchir sitôt que l’ordre
en sera donné.
« En Rhodésie, vous êtes parmi vos amis et nous prenons soin de vous »,
a écrit Alport à Tshombé la veille au soir, dans un message préalable remis
par Neil Ritchie.
Sa mission accomplie, Neil Ritchie prend congé et retrouve le royaume
des ombres.
« Le MI 6 n’étant même pas censé exister, il ne doit donc pas se faire
remarquer », plaide Unwin en faveur du premier secrétaire très spécial.

Il est 22 heures passées. En prévision de l’atterrissage imminent du


marquis de Lansdowne et, dans son sillage supposé, de Hammarskjöld,
Tshombé est ramené à l’aéroport. Un avion est annoncé en approche finale.
C’est un DC-4 aux couleurs de l’ONU, le vol OO-RIC de Lansdowne.
L’appareil s’immobilise à distance respectable de la grille d’enceinte, de la
foule et des journalistes. Dévalant les marches de l’escalier d’accès, le
« ministre junior » anglais et son secrétaire particulier Michael Wilford sont
accueillis par Alport et Unwin et s’engouffrent dans le bâtiment où se
trouve Tshombé.
« Quelle nuisance, déplore Brian Unwin. La venue de Lansdowne n’a fait
que créer plus de confusion encore. Elle n’était pas nécessaire. Les
journalistes présents, ceux des agences, le correspondant du Daily Express,
l’ont entrevu dans l’obscurité venir nous serrer la main, à lord Alport et à
moi. Et ils se sont empressés de raconter qu’ils avaient vu Dag
Hammarskjöld arriver ! »
Il était pourtant impossible de confondre les deux hommes,
Hammarskjöld étant notablement plus petit que Lansdowne, un échalas aux
traits anguleux. Dans la nuit africaine, tous les chats sont gris. Le résultat de
cette confusion se retrouve, le lendemain 18 septembre, en une de plusieurs
journaux anglo-saxons, qui titrent : « Hammarskjöld est arrivé à Ndola ».
Mais ce n’était pas Hammarskjöld. Dans la tour de contrôle règne le
directeur John « Red » Williams. Revenu précipitamment, la veille, de ses
congés en Grande-Bretagne, il reçoit ses ordres de lord Alport et supervise
les atterrissages. Tshombé est arrivé, Lansdowne aussi. Manque celui que
tout le monde attend, le secrétaire général de l’ONU.
Il est 23 heures. Dans le bâtiment de l’aéroport transformé en salle
d’attente, l’exaspération de Moïse Tshombé est à son comble. La suspicion
a laissé place à une franche colère, celle d’avoir été roulé dans la farine par
le secrétaire général des Nations unies. Évariste Kimba, le ministre des
Affaires étrangères, s’emporte :
« Impossible de faire confiance à un Blanc !
— Monsieur, je ne laisserai pas passer ce que je considère comme une
insulte », répond Lansdowne.
Brian Unwin ne peut guère retenir le leader katangais plus longtemps.
Tshombé, à bout de nerfs, exige d’aller se coucher, la mascarade ayant assez
duré. La petite délégation, fatiguée et passablement agacée, part en convoi,
escortée par des Land Rover de la police. En attendant que Dag
Hammarskjöld daigne se montrer, ils seront les hôtes du gouverneur
provincial, Ewan Thompson, qui a placé à leur disposition sa résidence
officielle de Kitwe, à cinquante kilomètres de là. Les journalistes et les
mercenaires, eux aussi, s’égaillent comme un vol de moineaux assoiffés,
prêts à dévaliser les caves de l’hôtel Savoy, le seul établissement de grand
standing de la ville. Dag Hammarskjöld ne viendra plus, mais ce n’est pas
une raison pour aller se coucher. La soirée, dans la Copperbelt, ne fait que
commencer.

Pourtant, Dag Hammarskjöld arrive.


« Je devine une conversation dans la tour de contrôle au-dessus de moi,
se remémore Unwin. J’ai le souvenir très net d’entendre, dans ce tout petit
aéroport, un échange entre le contrôleur aérien et le pilote, selon lequel ils
vont atterrir d’ici dix à vingt minutes. Le reste m’est inaudible. »
Quelques minutes après 23 h 57, l’Albertina passe en trombe au-dessus
du bourg assoupi.
« Je ne l’ai pas vu mais entendu, commente Brian Unwin. Nous avons
supposé que c’était Hammarskjöld, même si rien ne nous prouvait que
c’était Hammarskjöld. Nous avons fait comme si. Nous étions tous prêts.
Nous avons dit à Lansdowne qu’il était vraiment temps d’y aller, parce que
c’était vraiment une nuisance de l’avoir ici. Il est parti à son avion sans
demander son reste. Et puis nous avons appelé Tshombé pour lui dire :
“C’est le moment de tailler vos crayons, il arrive, il sera là au plus tard dans
une demi-heure.” Puis nous avons attendu. Attendu. Et rien n’est venu. »

Un quadrimoteur menant un train d’enfer s’en est allé vers l’ouest. Rien
de surprenant à cela : l’axe d’approche à Ndola s’étire sur un cap ouest-est.
L’Albertina est allé chercher son dernier virage pour se retrouver en finale
de la piste principale pouvant accueillir un lourd DC-6. Mais il n’en est pas
revenu.
Le contrôleur Martin appelle le pilote Hallonquist à la radio. Pas de
réponse.
« Le contrôleur aérien nous informe que l’avion a cessé de communiquer
avec eux, précise Unwin. Le contact a été rompu net, ce qui semble
indiquer que le pilote a décidé d’atterrir en visuel, sans se faire assister par
la tour de contrôle. Nous avons attendu, encore et encore, mais rien n’est
venu. »
En bout de piste, le DC-4 du marquis de Lansdowne attend, moteurs
tournants. Il n’a pas décollé, comme il était censé le faire, avant
l’atterrissage de Hammarskjöld. Le pilote, le capitaine belge Bob Deppe,
avertit son passager que le SE-BDY a cessé de communiquer avec la tour.
Lansdowne demande à Deppe d’essayer lui-même de joindre Hallonquist
avec la radio de bord. En vain.
Il est 0 h 35 lorsque le DC-4 OO-RIC prend finalement son envol, après
avoir maintenu un « statique » pendant vingt minutes sur le tarmac.

Un silence oppressant est retombé dans la tour de contrôle, qu’Alport


finit par rompre.
« Le secrétaire général a dû décider d’aller ailleurs. Soit il a été appelé en
urgence à Élisabethville, soit il a décidé de tout annuler et de rentrer à
Léopoldville. »
L’air dégagé, le diplomate anglais assène une opinion que nul n’ose
contester. Hammarskjöld aurait-il reçu un message de dernière minute lui
enjoignant de changer son fusil d’épaule ? L’hypothèse est un peu tirée par
les cheveux, mais qui sait ce que le secrétaire général vient peut-être
d’apprendre ? A-t-il décidé de foncer d’abord à Élisabethville pour limoger
Conor Cruise O’Brien, le responsable de tout ce chaos ? En outre, les
Anglais subodorent que des tractations se trament dans leur dos, et cet avion
américain parqué sous leurs yeux, au pied de la tour, moteurs tournants, a
certainement joué un rôle déterminant. Relaie-t-il des instructions de
Washington, qui soutient logistiquement et financièrement l’ONU dans son
bras de fer avec les insurgés katangais ?
« C’est vrai, lord Alport et moi avons tout de suite pensé qu’il se passait
quelque chose avec ce Dakota américain sur le tarmac, celui appartenant à
l’ambassade américaine de Léopoldville, reconnaît Brian Unwin. Nous
soupçonnions une communication entre eux et l’avion de Hammarskjöld.
D’autant que, juste avant, Denzil Dunnett, notre consul au Katanga, nous a
fait passer un message concernant une nouvelle fusillade à Élisabethville.
Simple bon sens : puisque Hammarskjöld avait décidé de venir et discuter à
condition qu’un cessez-le-feu soit appliqué et respecté, il aura estimé que
les conditions n’étaient plus réunies et tourné les talons, direction
Léopoldville. Lord Alport penche cependant pour un détour vers
Élisabethville, mais pour les mêmes raisons : les combats ont repris là-bas,
il veut voir lui-même ce dont il retourne et, au passage, avoir une
conversation sérieuse avec O’Brien avant ces négociations. »

Le directeur Williams opine du chef. Hammarskjöld est juste parti voir


ailleurs, et n’a pas eu la décence d’en informer Ndola. Le patron de l’ONU
n’avait déjà pas bonne presse parmi les représentants de Sa Majesté. Cette
outrecuidance n’arrange rien.
L’Albertina aurait-il pu s’écraser ? Allons donc. Williams estimera plus
tard, avec un flegme tout britannique, qu’il était raisonnable de conclure
que le pilote avait décidé « soit de se détourner de sa route, soit d’attendre
jusqu’au lever du jour ». Comment fait-on pour attendre jusqu’au petit
matin, soit six heures plus tard, avec un quadrimoteur dont les réserves en
carburant ne sont pas illimitées ?
« Un crash est inconcevable pour nous, poursuit néanmoins Unwin. Nous
n’avons ni entendu de bang ni vu ou entendu quoi que ce soit d’autre,
encore moins un autre avion. L’idée même que l’avion ait pu s’écraser n’a
même pas traversé nos pensées, lorsque nous débattions de ce qui avait bien
pu se passer. »
Un temps infini s’écoule. Au bout d’une heure, la tour appelle le
commissariat de Ndola pour savoir si quelqu’un a vu quelque chose
d’inhabituel.
Négatif.
John « Red » Williams appelle également le contrôle aérien à Salisbury et
à Lusaka.
Rien, aucun signe de l’Albertina.
Le mystère s’épaissit, et les délais de réaction s’allongent. À 1 h 42,
quatre-vingt-dix minutes après la disparition du SE-BDY, Ndola émet enfin
un signal INCERFA, pour « phase d’incertitude », à l’attention des autres
aéroports régionaux. Quelqu’un sait-il quelque chose concernant cet avion
manquant ? En temps normal, cette démarche aurait dû être déclenchée
dans les trente minutes. Mais les scrupuleux superviseurs anglais savent que
le SE-BDY n’a pas soumis de plan de vol pour Ndola. Sans plan de vol,
« les phases d’alerte sont déclenchées selon les circonstances », stipule le
règlement de l’Organisation de l’aviation civile internationale.
Et les « circonstances », au cœur de l’Afrique centrale, de nuit, n’incitent
guère à l’optimisme. Il faudra une demi-heure de plus à Salisbury pour
accuser réception de la requête de Ndola. À 2 h 16, l’information est relayée
à Johannesburg, qui la répercute vers Léopoldville. Vaille que vaille, toute
la région est alertée. Mais Ndjili, où sont censés veiller des contrôleurs
onusiens, ne répond pas.
Deux heures se sont écoulées depuis que l’Albertina s’est volatilisé.

Sur le coup de 3 heures du matin, lord Alport et John Williams jettent


l’éponge et décident qu’ils ont assez attendu. Le haut-commissaire expédie
via Salisbury un télégramme « urgent et confidentiel » au Bureau des
relations avec le Commonwealth, à Londres.
« De la part d’Alport, à Ndola. Lansdowne est passé par Ndola et il est
maintenant arrivé à Salisbury. Tshombé est encore à Ndola et partira demain
lundi. L’avion de Léopoldville censé transporter Hammarskjöld est passé
sans atterrir ni prendre contact. Je suspecte qu’il est rentré à Léopoldville ou
reparti vers une autre destination, sans doute du fait d’un message reçu
pendant qu’il était en l’air au-dessus de Ndola. Je vais rester à Ndola
jusqu’au petit matin et attendrai de recevoir urgemment toute information
relative aux intentions de Hammarskjöld, pour savoir si je dois retenir
Tshombé ou pas jusqu’à demain. »
Dix minutes plus tard, le contrôleur de Ndola, Arundel Campbell Martin,
appelle le contrôle aérien à Salisbury pour demander l’autorisation de
procéder à la fermeture complète de l’aéroport, en laissant seulement un
opérateur radio de veille nommé Goodbrand. Autorisation accordée. Les
lumières s’éteignent dans la tour et sur la piste, tandis qu’Unwin, suivant
son boss, part se reposer quelques heures.
« Nous traversons le tarmac pour aller dormir dans le Canadair qui nous a
emmenés de Salisbury. Le confort est spartiate dans la carlingue, comme
vous pouvez vous en douter. Nous nous installons comme nous pouvons sur
les sièges, tout habillés. Il fait une chaleur étouffante. Je ne crois pas que
nous ayons dormi plus de trois heures au total. »
Les lumières de l’aéroport se sont éteintes à Ndola.

Il est 3 heures du matin. Une voiture de police se présente devant la


barrière de l’aéroport, klaxonnant pour se faire ouvrir. Comme personne ne
se manifeste, deux jeunes policiers se rendent à la tour de contrôle, ouverte
à tous les vents, où ils découvrent Goodbrand, le permanencier radio
endormi. Les inspecteurs Adrian Begg et Keith Pennock demandent à voir
le directeur de l’aéroport. Ils ont une bonne raison pour cela : un de leurs
collègues, Marius Van Wyk, qui était de garde à la résidence du gouverneur
provincial, Ewan Thompson, a aperçu une vive lueur rose orangé sur les
collines de l’ouest et « surgit passablement excité », raconte Adrian Begg
dans un témoignage publié en 2012. Cette information peut-elle être utile à
la tour de contrôle ? Ont-ils perdu un avion ?
« Tout est fermé ici, soupire le fonctionnaire, harassé. Mais vous pouvez
toujours réveiller le directeur dans sa chambre. Il est à l’hôtel Rhodes. »
Begg et Pennock appellent la réception du Rhodes. Pas de réponse. Ils
roulent vers le centre-ville, et immobilisent leur véhicule au pied de
l’établissement. Deux minutes plus tard, ils tambourinent à la porte de la
chambre du directeur, dont un réceptionniste perclus de fatigue leur a confié
le numéro. John « Red » Williams passe la tête par le chambranle, guère
amusé par cette irruption nocturne en uniforme.
« Ah bon, un de vos hommes a vu une lueur ? Ce sont probablement des
feux de charbonnier, il y en a partout. Et, de toute façon, il n’y a strictement
rien que l’on puisse faire en pleine nuit. Impossible de lancer des recherches
aériennes avant le lever du jour. Retournez vous coucher. J’irai de bonne
heure à l’aéroport, dès 6 heures. »
À l’inspecteur Begg et Pennock, qui tournent les talons, interdits devant
une telle désinvolture, Williams lâche :
« De toute façon, les avions de VIP, ça ne s’écrase pas comme ça. »

Le policier Marius Van Wyk n’est pas le seul à avoir vu ou entendu


quelque chose dans la touffeur de la nuit. Sur une route isolée, à quatre-
vingts kilomètres au nord de Ndola, le soldat nord-rhodésien M. G. Vosloo,
matricule 2456, a hérité de la garde de nuit à l’entrée du camp militaire de
Mokambo. Depuis sa guérite, il entend s’approcher un avion dans le ciel.
C’est un bimoteur qui s’éloigne vers le nord. Il est environ minuit. Dans le
poste de police de Mufulira, non loin de là, l’inspecteur Towlson reçoit un
appel de Ndola. C’est le commissariat central, qui souhaiterait savoir si
quelqu’un a entendu quoi que ce soit. Le message est passé au commandant
du camp de Mokambo, le major Willard, qui se dit prêt à envoyer des
patrouilles sur la route de Mufulira. Seuls les policiers du commissariat de
Mufulira, quelques kilomètres plus au nord, s’aventurent finalement sur la
route de Ndola. Ils ont reçu un appel de leur collègue de Ndola, l’inspecteur
Adrian Begg, qui n’arrive pas à se satisfaire de l’attitude de Williams à
l’hôtel. Celui-ci en savait-il plus qu’il ne voulait bien le dire ? « Je ne pense
pas, sincèrement, écrira Adrian Begg en 2011, depuis l’Australie, où il a
pris sa retraite. Il s’agissait surtout d’un homme bougon, tiré du lit, et qui se
retrouvait subitement confronté à une situation en train de lui échapper
complètement. » Comme Alport, le directeur de l’aéroport espérait donc
qu’un DC-6 quadrimoteur réapparaisse comme par enchantement après le
lever du jour.
Rien à signaler au cours des soixante-dix kilomètres de route bitumée
reliant Ndola à Mufulira, le long de la frontière katangaise. Quoique « hors
sujet » par rapport à la recherche en cours, le témoignage du planton
Vosloo, de Mokambo, est consigné, mais non transmis. Quelle importance
qu’un bimoteur ait survolé ce coin perdu ? C’est un quadrimoteur qui s’est
égaré.
« Je regretterai éternellement que nos patrouilles aient failli à retrouver le
site du crash cette nuit-là », soupire Adrian Begg en 2011.

Pour un petit aéroport qui n’attendait personne d’autre que Lansdowne et


Hammarskjöld, Ndola bruit de moteurs d’avion et de mouvements aériens
inexpliqués. Il y a les Dakota américains sur le tarmac. Il y a ces deux jets
qui auraient décollé dans le noir, entre 23 heures et minuit, depuis une piste
secondaire, avant de revenir se poser un peu plus tard. Un résident de
Ndola, Jim Kazembe, qui buvait une bière tranquillement en attendant un
ami, n’a rien raté de la scène. Il y a ce vrombissement entêtant, entre 1 h 40
et 2 heures du matin, remarqué par les deux derniers journalistes à avoir
décidé de prolonger leur veille à l’aéroport, James McKenzie Laurie, du
6
quotidien Northern News , et son collègue James Baxter.
Puis le silence retombe sur la petite ville de frontière rhodésienne. Les
artères du centre se sont vidées progressivement des derniers mercenaires
titubant sous le poids de l’alcool. Les derniers pubs ferment leurs portes. Un
planton en faction dans le commissariat somnole à son bureau. Goodbrand,
le radio-opérateur de l’aéroport dort, lui, à poings fermés, tout comme le
directeur John Williams dans sa chambre d’hôtel, à présent que les deux
jeunes policiers ont cessé de l’importuner. Dans la carlingue du DC-4
Canadair, les deux diplomates britanniques ont fini par s’endormir. La nuit
porte conseil, veut croire Brian Unwin. Au petit matin, lord Alport et lui
apprendront sûrement, un peu vexés, quel trouble jeu a joué Dag
Hammarskjöld.

Avec le recul, je peine à comprendre l’aplomb du haut-commissaire


britannique. Vexé, certes, il peut l’être : des négociations réussies avec
Tshombé auraient singulièrement renforcé sa cote dans les coursives de
7
Whitehall, lui qui voyait cette « mission soudaine » en Rhodésie comme
une voie de garage à ce stade de sa carrière. Il ne s’agissait ni plus ni moins
que de solder au mieux l’héritage impérial en Afrique centrale, depuis le
fameux « vent du changement » soufflant sur le continent en pleine
décolonisation, évoqué par le Premier ministre Harold Macmillan l’année
précédente. Mais au point de tirer les rideaux de façon si autoritaire à
l’aéroport ? L’accusation de négligence l’absout à bien peu de frais.
Ce « Cub » Alport est un drôle de paroissien. Un diplomate à l’ancienne
pétri de morgue et enclin à une « infortunée hauteur », suggère sa
nécrologie délicieusement british, parue en 1998 dans le quotidien The
Independent. « Il fut jusqu’au bout un homme fidèle à ses idées et ses
idéaux. Mais aussi malchanceux dans la tournure indésirée de sa vie
politique », quand les tories lui retirent la présidence du groupe à la
Chambre des lords.
« Je me suis engagé à défendre sa réputation, lâche Brian Unwin. Je l’ai
promis à sa fille. On a dit de lui que c’était un suprémaciste blanc, mais
c’est faux. Il était de la vieille classe des officiers britanniques, mais il était
un conservateur progressiste, absolument pas un radical. Il croyait en
l’avènement des dirigeants noirs, mais de manière graduelle, lorsqu’ils
seraient prêts pour assumer les rênes. »
Le propos se discute. Si Alport n’était pas suprémaciste, il n’était pas
exactement le plus modéré des tories. En 1971, dans le Times, en pleine
polémique autour de l’apartheid en Afrique du Sud, l’édile se prononçait
résolument contre un embargo sur les armes à l’encontre de Pretoria.
Mais Unwin se refuse à voir autre chose en Alport qu’un politicien à
l’ancienne, de ceux qui ont connu la grandeur de cet empire sur lequel « le
soleil ne se couchait jamais ». Le disciple continue à vouer à son maître une
immense admiration. De la part d’un haut fonctionnaire britannique, le
propos est presque rassurant, tant il est attendu. Mais je ne parviens pas à
« coincer » mon hôte quant à la posture nonchalante de son mentor cette
nuit-là.
Contrairement à ce que Brian Unwin me laisse croire, Ndola fut bel et
bien, le temps de quelques jours, le centre du monde, volant les gros titres à
Berlin et à Cuba.
Et puis quelque chose cloche, dans cette hâte à vouloir interpréter
l’absence de Hammarskjöld. La venue de ce dernier à Ndola était acquise. Il
l’avait encore répété à Lansdowne le matin même à Léopoldville.
Contrairement aux supputations de lord Alport, un détour par Élisabethville
était absolument proscrit, à cause du Fouga Magister sévissant dans les
cieux katangais.
« Si Lansdowne avait vraiment dit à Alport que Hammarskjöld ne voulait
surtout pas se rendre à Élisabethville, et puis s’il l’avait formulé très
clairement, eh bien, Alport n’aurait jamais pondu cette théorie, s’insurge
Brian Unwin. Il n’y aurait même pas pensé. Mais je n’ai pas été convié à la
discussion entre les deux. Je suis convaincu de la sincérité d’Alport. »

Jusqu’ici volubile, Brian Unwin marque une pause, aux prises avec sa
mémoire. Son plus grand étonnement tient à la décision funeste de Dag
Hammarskjöld de se rendre à Ndola.
« Je pense que les gens de l’ONU n’avaient pas vraiment soupesé les
implications d’une telle initiative. Que c’était vraiment prendre un risque
énorme pour lui de venir en personne. À la place de Hammarskjöld, j’aurais
envoyé un adjoint, aussi expérimenté que possible. »
Quelles implications ? Quel risque ? Unwin parle-t-il des dangers qui
guettaient le DC-6 onusien, ou bien de la possibilité d’un échec des
négociations et de la perte de crédibilité infligée à un Hammarskjöld
humilié ?
« Oui, c’est cela, opine-t-il. Le risque d’un fiasco politique total,
d’engager son prestige personnel, alors qu’il aurait mieux fait de s’enquérir
des agissements de son subordonné à Élisabethville, Conor Cruise O’Brien,
puis de paver la voie prudemment à des pourparlers en vue d’un cessez-le-
feu. En évitant d’y aller soi-même. »
Brian Unwin soupire, désolé.
« D’une certaine manière, oui, ce type était très courageux. C’était dans
son caractère. Mais il n’aurait pas dû s’exposer ainsi, sans préparation digne
de ce nom. Ndola, pour l’amour du Christ ! Qui avait jamais entendu parler
de Ndola avant cela ? »
Personne, assurément.
Dans la journée du 18 septembre 1961, le monde entier va apprendre à
prononcer le nom de ce petit bourg de Rhodésie du Nord rattrapé par une
notoriété involontaire, où les « avions de VIP » disparaissent parfois,
finalement.

Notes
1. Ces trois colonies deviendront respectivement la Zambie, le Zimbabwe et le Malawi.
2. Elle est décédée en 2018.
3. United National Independence Party, fondé en 1959.
4. Une agence de renseignement dont le nom demeure alors strictement confidentiel, seize ans
après la fin de la Seconde Guerre mondiale, mais qui commence à gagner une notoriété involontaire
par la faute d’un héros de papier tout juste apparu dans les salles obscures : James Bond, le
personnage imaginé par Ian Fleming.
5. Ainsi qu’en atteste une note interne au ministère de la Défense norvégien rédigée par le
lieutenant-colonel Björn Egge et datée du 7 décembre 1961.
6. Le premier quotidien de Rhodésie de l’époque.
7. Le titre de ses mémoires, The Sudden Assignment.
Chapitre 3
Carnage

Le bush, à l’ouest de Ndola. Combien de temps s’est-il écoulé depuis le


choc, terrifiant ? Dans le jour naissant, à douze kilomètres de l’aéroport, où
la foule a si longtemps attendu, un silence de mort se dégage de la forêt
alentour. Sur deux cents mètres de long, cent cinquante de large, le
quadrimoteur désemparé a tout broyé sur son passage, décapitant les cimes
d’un bois de jeunes acacias, avant de se fracasser contre une termitière de
quatre mètres de haut.
Son aile gauche arrachée, l’appareil a tournoyé dans un fracas de fin du
monde, se désintégrant au contact des troncs en travers de sa route. Ses
occupants n’avaient aucune chance. Prisonniers du cercueil de tôle, leurs
corps suppliciés jonchent le sol, formes carbonisées réduites à la taille d’un
fœtus. Une chaussure délacée, une bouteille de Coca-Cola, un téléphone en
bakélite, un brassard bleu azur des Nations unies gisent, épars. La dérive
arrière, encastrée dans un amas de branchages, laisse apparaître le symbole
de l’ONU, un globe bleu azur cerné de lauriers, emblèmes dérisoires de
paix.
Des réservoirs d’ailes, éventrés, s’échappe du kérosène, qui s’enflamme
et se propage aux acacias, dont les troncs noircissent à vue d’œil. Au milieu
du brasier éclatent des détonations. Bill Ranallo avait son Smith & Wesson
1
Model 12, un calibre 38 en dotation au NYPD . Les deux Casques bleus
suédois, Stig Olof Hjelte et Per Edvard Persson, tenaient leur pistolet-
mitrailleur sur les genoux. L’explosion de leurs chargeurs et cartouchières a
provoqué un véritable feu d’artifice. C’est un carnage, éclairé par les
flammes qui lèchent les flancs éventrés de la carlingue.
Dans ce cataclysme, deux des seize passagers ont miraculeusement
survécu à l’écrasement puis aux flammes. Éjectés de l’appareil, ils ont été
projetés loin de l’incendie. Le premier de ces deux miraculés, Harold
Julien, est grièvement brûlé. Inconscient, affaibli par une soif extrême, il est
allongé dos au sol, son blazer déchiqueté et fumant. C’est lui que l’on
aperçoit sur le film de Jacques Poujoulat emportant l’attaché-case de
Hammarskjöld jusque dans l’avion. Il ne portait pas de ceinture de sécurité.
Cette imprudence l’a sauvé, du moins temporairement. La chaleur
insupportable le réveille et attise mille aiguillons de douleur. L’odeur de
chair brûlée assiège ses narines, lui ôtant tout doute sur le sort des autres
passagers. Harold Julien est vivant, mais il souffre le martyre avec sa
cheville droite disloquée, des côtes fêlées, une fracture du crâne et des
brûlures sur 40 % du corps. Si seulement il pouvait boire.
« Il n’y a pas d’eau en enfer », songe l’ex-marine de trente-six ans,
grimaçant, les yeux clos.
A-t-il vu Dag Hammarskjöld, projeté lui aussi contre le sol à quelques
mètres de là ? La chaussure gauche du diplomate suédois est manquante,
tout comme les lunettes de soleil qu’il portait avant le décollage à Ndjili.
Son pantalon de lin, sa chemise blanche quasi immaculée, son nœud
papillon froissé font illusion. Ils dissimulent des blessures fatales : colonne
vertébrale brisée, écrasement thoracique, hémorragie interne. Un filet de
sang coule de sa bouche et de son menton, maculant son col de chemise,
pour finir sa course dans la nuque. Sa main gauche, crispée, enserre une
pleine poignée d’herbe grasse et terreuse. Comme un dernier contact avec la
vie en train de se dérober. Le regard bleu acier s’est figé, dans un ultime
souffle. Dag Hammarskjöld est mort, après avoir lutté seul, sans que Harry
Julien puisse lui prêter assistance.
Celui-ci s’agite, à moitié conscient, tournant et se retournant sur lui-
même, en proie aux pires tourments. Dans la nuit éclairée par les flammes,
des ombres furtives, pourtant, s’aventurent en bordure de la zone de crash.
Ces premiers témoins sont des charbonniers, noirs. Épouvantés par la scène,
ils ne veulent surtout pas tomber sur les premiers policiers, blancs, qui ne
vont sûrement pas tarder à arriver. En Rhodésie du Nord, le régime de Roy
Welensky n’affiche aucune clémence envers les « pilleurs » d’épaves,
a fortiori « de couleur ». Ils ne seront d’aucune aide pour Harry Julien et
Monsieur H. Mieux vaut décamper.

Quelques kilomètres plus au sud, un scooter Heinkel fonce dans la nuit.


Edwin Wren Mast-Ingle est parti de Luanshya, une bourgade proche de
Ndola, où il a joué une partie de rugby durant l’après-midi, puis rendu visite
à sa petite amie. Ce Sud-Africain blanc de vingt-deux ans, journaliste de
formation et demi de mêlée de poche, veut rallier aussi vite qu’il le peut la
ville de Bancroft, cent vingt kilomètres plus au nord, car il travaille aux
aurores le lendemain. Arrivé en 1960 dans la région, il a trouvé un emploi
d’attaché de relations publiques à la mine Anglo American, dans ce bourg
perdu. Wren mène la belle vie : guitariste et saxophoniste, maniant aussi
l’harmonica, il a monté le seul groupe de rock de la Copperbelt, les
BlueJeans. Et il se produit deux ou trois fois par jour le week-end, et aussi
certains soirs durant la semaine. Il ne lui reste plus qu’à enfourcher son
175 centimètres cubes et avaler le bitume qui le mène droit à Bancroft.
C’est alors qu’il entend le bruit d’un crash d’avion à proximité.
Ayant découvert le témoignage de Wren sur un forum Facebook, je lance
une recherche élargie sur internet. Âgé de quatre-vingts ans, l’homme vit à
Johannesburg, en Afrique du Sud. Le message, envoyé comme une
bouteille à la mer, reçoit une réponse chaleureuse. Se présentant comme
« écrivain, musicien, cuisinier, philosophe, aventurier, voyageur », Wren
jongle sans effort avec les médias modernes et accepte le principe d’une
rencontre sur Skype, pour me raconter ce qui s’est passé après
l’embranchement de Luanshya. Mais il veut d’abord savoir qui je suis.
Quelles sont mes intentions. Et puis, comment en suis-je arrivé à
m’intéresser à cette histoire « enterrée » ?
« D’après tout ce que j’ai pu glaner à ce sujet, précise-t-il, il me semble
bien que des calculs politiques œuvrent à empêcher de raconter ce qui s’est
vraiment passé. »
L’homme est prudent. Jurant n’obéir à aucun « calcul politique »,
j’explique être tombé sur « cette histoire enterrée » en ma qualité de
journaliste accrédité auprès des Nations unies. Il accepte de se souvenir.
« J’ai laissé le scooter contre un talus et je me suis enfoncé dans le bush,
m’approchant à tâtons du site du crash que je venais d’entendre. Je voulais
en savoir plus. Je me retrouve à vingt mètres de l’épave, et je vois des
impacts de la taille de mon poing qui remontent d’une aile jusqu’au
fuselage. Il y a au moins cinq ou six impacts sur le fuselage seul, comme
s’il avait été arrosé par une longue rafale. Il n’y a pas d’incendie à
proprement parler. Je vois alors arriver une bande de militaires, comme s’ils
avaient été prévenus. Ils sont entre six et huit, en tenue de camouflage, dans
des véhicules que je n’arrive pas à identifier, des Jeep ou des Land Rover. »
L’un d’entre eux aperçoit le jeune Sud-Africain. Il marche droit sur lui et
déverrouille la sécurité de son pistolet-mitrailleur.
« Il braque son arme sur moi et grogne : “Fous le camp d’ici !” Je suis
pétrifié. Je crois ma dernière heure arrivée, pensant que je vais me retourner
et me prendre une rafale dans le dos. Le type est très abrupt, mais je
m’exécute. Je suis choqué mais, en même temps, rien de tout cela ne me
surprend. La guerre au Congo est à moins de cent kilomètres. Ce sont des
soldats blancs, en uniforme. On ne s’arrête pas au milieu de nulle part pour
argumenter avec des inconnus armés ! Je regagne mon scooter, le remets en
marche et m’éloigne sans jeter un regard en arrière. En cinq ou dix minutes,
je suis déjà à plusieurs kilomètres du crash. Ce n’est que le lendemain à
Bancroft que j’ai entendu que l’avion de Hammarskjöld s’était écrasé, et
j’ai compris. »

Plusieurs points demeurent problématiques dans ce témoignage : la


relative clarté du jour, qui incite Wren Mast-Ingle à penser que c’était « au
crépuscule », en tout cas « bien avant minuit » ; les dix minutes de marche
entre la route de Kitwe et le site du crash, qui paraissent bien peu compte
tenu des cinq à six kilomètres à parcourir ; l’épave relativement préservée
des flammes, alors que l’appareil contenait encore plusieurs tonnes de
kérosène. Il est difficilement concevable que l’Albertina ne se soit pas
embrasé instantanément sous la violence du choc.
Mais Wren Mast-Ingle paraît de bonne foi. Pourquoi aller inventer une
histoire aussi tarabiscotée qui, de surcroît, ne colle pas avec la chronologie
officielle ? En outre, il maintient sa version, insistant sur le fait que, ce soir-
là, il n’avait pas bu une goutte d’alcool malgré la troisième mi-temps très
festive à laquelle le reste de son équipe avait décidé de participer. La
tentation était grande, me dit-il, mais il l’a esquivée, souhaitant vraiment
rentrer avant la nuit.
J’ose une autre question, tout en anticipant la réponse : pourquoi n’avoir
jamais parlé de cette histoire ?
« Je l’ai mentionnée à plusieurs personnes sur le coup, mais pas aux
autorités, me précise Wren. Mais toute forme de supposition sur ce qui avait
pu réellement se passer fut soigneusement ignorée par les autorités. Une
fois que les Northern News eurent publié le récit du crash, ce récit devint la
version officielle. Et ce, même si beaucoup de gens ont pensé que ce n’était
pas vraiment ce qui s’était passé. Il était plus avisé d’éviter de se mêler de
ce maelström politique. Disons que c’était une règle tacite de ne pas faire de
vagues. Il se passait tellement de choses à ce moment-là. Ce n’était
vraiment pas une bonne idée de se faire remarquer, surtout pour quelqu’un
comme moi qui soutenais le processus d’africanisation, tout en travaillant
pour les relations publiques d’une mine comme celle de Bancroft. Et je
n’avais que vingt-deux ans. »
Wren m’écrira ultérieurement un long courriel, pour avancer une autre
explication par écrit, comme s’il voulait justifier ce long silence.
« À l’époque, j’étais plutôt porté sur la musique, les filles et le rugby.
Tout cela plus ou moins dans cet ordre ! Je m’intéressais aux gens, pas aux
machinations politiques. »
Il est difficile de juger. Bancroft, en 1961, était un drôle d’endroit pour
travailler, aux portes de l’abîme congolais.
« L’ONU et son patron n’étaient vraiment pas aimés en Rhodésie du
Nord, c’est peu de le dire », ajoute-t-il.
Témoin d’une scène qu’il n’aurait jamais dû voir, Wren Mast-Ingle a
failli prendre une balle entre les deux yeux. La leçon est retenue.
Lundi 18 septembre 1961, après-midi : l'épave du DC-6 Albertina achève de se
consumer au milieu d'un bois d'acacias à douze kilomètres à l'ouest de Ndola, un
peu plus de quinze heures après le crash. © Associated Press

Sur le site du crash, ceux qui succèdent au jeune Sud-Africain ne vont


pas échapper aux ennuis. Ledison Daka, un charbonnier du canton de
Kamalasha, tout près de la frontière katangaise et de la ville minière de
Sakania, au nord-ouest de Ndola, dormait à poings fermés dans la forêt,
avec ses deux amis Damson Moyo et Posyana Banda, non loin de son kiln,
un petit four à charbon artisanal où finissent de se consumer des billes de
bois, émettant des volutes de fumée persistantes. Les trois hommes sont
réveillés en sursaut par un fracas assourdissant. À une poignée de
kilomètres, un avion vient de s’écraser entre les arbres. Le premier réflexe
est de s’enfuir à bride abattue. Parvenus à une distance qu’ils jugent
raisonnable, Daka, Moyo et Banda observent longtemps la lueur de
l’incendie qui dévore la forêt dans le lointain. Ils finissent par s’endormir,
guère apaisés. Lorsque l’aube pointe, Moyo convainc ses deux compères
d’aller voir de plus près. Progressant prudemment, les voici aux abords de
l’épave, rebutés par la fumée opaque, la chaleur encore intense, et le
charnier qui s’offre à leurs regards. Ils commencent à prospecter aux
alentours pour voir ce qui présente la moindre valeur. À moitié dissimulée
dans la végétation, une masse sombre attire l’attention des fureteurs : c’est
une boîte, relativement intacte, dans laquelle ils découvrent ce qui
ressemble à une machine à écrire. Jetant un regard circulaire pour s’assurer
que personne ne les a repérés, ils s’emparent de leur trouvaille et filent sans
demander leur reste.
Daka, Moyo et Banda seront arrêtés en fin de matinée sur un marché
local, tandis qu’ils essaient de revendre leur butin. La machine à écrire était
en réalité une cryptomachine de type CX-52, ersatz made in Switzerland de
la célèbre Enigma des nazis. Alice Lalande, la secrétaire québécoise
détachée au service de Dag Hammarskjöld, en emportait deux exemplaires
pour le cas où il eût fallu envoyer des messages codés à New York. L’autre
CX-52 est introuvable. Mais Daka, Moyo et Banda ont chapardé ce qu’il ne
fallait pas. Protestant de leurs bonnes intentions, ils maintiennent avoir été
saisis d’effroi et « trop terrorisés » pour aller trouver la police. Un juge de
Ndola les condamnera à dix-huit mois de travaux forcés, sans leur octroyer
la moindre circonstance atténuante.
Dans l’aube voilée par une fumée âcre, les trois hommes ne sont pas
seuls à arpenter le site. Des ombres furtives reviennent prudemment sur les
lieux, à l’instar de Custon Chipoya, un autre charbonnier. Lui a vu « un
grand avion tourner dans les airs, autour de minuit, pas très haut, à peu près
à une altitude normale pour un avion qui va atterrir ». Un tour « lumières
allumées et moteurs rugissants », puis deux, puis trois, le manège de l’avion
en approche lui fait « lever la tête », tant ce circuit lui semble
inhabituellement long. Ce qui se passe le terrifie, ainsi que ses compagnons
de labeur : il jurerait avoir vu « approcher » alors un second appareil. « Un
jet », à en juger par la vitesse et le son, qui « ouvre le feu sur le premier
avion », racontera-t-il des années après à des enquêteurs suédois revenus
sur les lieux.
« Bang ! »
Une explosion, et voilà « le grand avion » en flammes, qui pique vers le
sol, droit sur Custon Chipoya, qui prend ses jambes à son cou.
« Nous avons pensé qu’il nous suivait pendant qu’il arrachait les
branches et découpait les troncs des arbres. Nous avons cru que c’était la
guerre. Et nous avons fui. »
Pour lui comme pour les autres charbonniers, Daka, Moyo et Banda, la
tragédie est inintelligible. Est-ce la guerre au Congo qui déborde jusque
chez eux ? Sont-ce les prémices d’une catastrophe à venir ? Qui sont les
agresseurs ? Qui étaient les agressés ? C’est une affaire de Blancs, et il vaut
mieux que ça le reste.
Quand Custon Chipoya revient, des policiers et des soldats sont déjà
présents. Depuis le couvert de la forêt, il les observe « emporter un corps et
des morceaux de fuselage », puis s’éclipse.
« Inutile de parler à un policier, explique-t-il dans sa déposition
consignée un demi-siècle plus tard. Nous avons juste compris qu’il valait
mieux déguerpir. »

Entre les motoristes égarés, les pauvres hères terrorisés, les inconnus
patibulaires, les policiers et les militaires, la désintégration du DC-6 n’est
pas passée inaperçue. Personne ne songe cependant à porter secours aux
deux passagers sortis vivants de la catastrophe : Harold Julien et Dag
Hammarskjöld. L’un, grièvement brûlé et incapable de se mouvoir avec sa
cheville fracturée, à peine conscient, aurait dû attirer l’attention avec ses
râles ; l’autre, colonne brisée et thorax enfoncé, a rampé tout au plus
quelques centimètres avant d’expirer.

Note
1. New York Police Department, la police new-yorkaise.
Chapitre 4
Des recherches tardives

Douze kilomètres séparent le lieu du crash de l’aéroport de Ndola, mais


la nuit s’y est écoulée sans incident notable depuis le départ vers 3 heures
d’Adrian Begg et Keith Pennock, les deux policiers venus s’enquérir d’une
« vive lueur » sur les collines. À 6 heures, lord Alport et Brian Unwin
s’éveillent dans leur DC-4, ankylosés et transis. Le jeune secrétaire pointe
le nez dehors, saisi par la fraîcheur ambiante, tandis que le soleil darde ses
premiers rayons. Tout est calme, même du côté des avions à réaction de
l’armée de l’air nord-rhodésienne, sagement alignés sur le tarmac, que
gardent des sentinelles somnolentes.
Dans la tour de contrôle, le permanencier radio vient d’être relevé par le
directeur adjoint de l’aéroport, T. K. Parkes. Il a été informé de la
disparition du SE-BDY et s’enquiert des procédures de signalement. À sa
grande surprise, le message INCERFA initial n’a pas été suivi d’effet : il n’y a
eu aucun retour de la part des autres aéroports. Le niveau d’alerte suivant,
baptisé DETRESFA, pour « phase de détresse », n’a même pas été déclenché.
Quand le récit concernant le jeune inspecteur de police Marius Van Wyk, et
cette « vive lueur rose orangé » aperçue en direction de l’ouest, lui parvient
aux oreilles, il laisse échapper une pointe d’agacement.
« Mais que se passe-t-il ici ? » bougonne-t-il, avant d’amorcer le
DETRESFA.
À Salisbury, les responsables du centre des vols joints par
Parkes semblent, eux aussi, étrangement détachés. Sans émotion aucune, ils
confient une précision importante : avec ses réservoirs théoriquement
pleins, l’Albertina disposait d’une autonomie de treize heures et vingt-cinq
minutes de vol. Il a dépassé cette limite.
Mais où se trouve John « Red » Williams, le directeur de l’aéroport ? Il
s’est couché très tard, confessent Alport et Unwin, qui émergent de leur
Canadair. Un briefing improvisé se tient avec John Mussell, qui commande
le détachement de l’armée de l’air : l’escadrille de chasseurs De Havilland
Vampire et une poignée de monomoteurs d’entraînement Percival Provost.
Il se tient prêt à faire décoller ses hommes, dès qu’on voudra bien lui en
donner l’ordre. C’est d’ailleurs ce qu’aurait souhaité un employé de la
Vacuum Oil Company, R. A. Phillips, qui a discerné deux flashs sur
l’horizon, peu après minuit, « un gros et un petit », après avoir vu et
entendu un avion survoler l’aérodrome. Il a frappé à la porte de la salle
d’opérations, affirmant être en mesure de guider un pilote « droit dessus »
s’il était autorisé à monter dans un avion. Faute d’instructions en ce sens,
l’officier de garde l’a renvoyé dans ses foyers.

Pour le moment, le haut-commissaire Alport cherche à y voir un peu plus


clair. Il demande des précisions sur les signalements policiers de la nuit.
D’autres patrouilles ont-elles été dépêchées sur la route de Mufulira, d’où
émanaient certains témoignages curieux ? Les premières réponses font état
de rumeurs de crash colportées par de pauvres hères, mais rien qui ait pu
être vérifié.
Sur les ondes, l’Afrique s’éveille : Salisbury, Lusaka, Léopoldville, à
7 h 42, accusent réception des alertes de la nuit, puis Élisabethville, bonne
dernière, à 8 h 16. Tous confirment n’avoir reçu aucune nouvelle de
l’Albertina et Hammarskjöld. Alport semble attendre la venue du directeur
pour déclencher des opérations de sauvetage. Puisque l’Albertina ne s’est
posé nulle part, il existe une forte probabilité qu’il ait bifurqué vers une
destination inconnue. Ou bien que l’ONU leur mente. Inutile de s’en faire,
insiste Alport. C’est une guerre des nerfs initiée par Hammarskjöld lui-
même. Il ne tombera pas dans le panneau, lui, le vétéran diplomate de Sa
Majesté.
Sur le coup de 9 heures, John « Red » Williams arrive enfin à l’aéroport.
Il avait pourtant promis à ses visiteurs d’être de retour « dès le petit jour »
pour éclaircir le cas du vol du SE-BDY. Son réveil n’a pas dû sonner.
Avec le directeur de l’aéroport, lord Alport et le chef d’escadrille John
Mussell conviennent de l’activation des secours, sans se presser. Ils ne sont
pas les seuls à prendre tout leur temps : le feu vert de Salisbury pour ces
recherches tarde à venir. À 9 h 30, le marquis de Lansdowne a rencontré le
Premier ministre Roy Welensky, qui ne semble pas exactement rongé par
l’angoisse. À son visiteur de Londres, sir Roy certifie que « tout ce qui est
humainement possible a été fait pour localiser l’épave ». C’est un mensonge
éhonté. Aucun avion n’a encore décollé de quelque aérodrome que ce soit
pour entamer des recherches aériennes. Au sol, aucune alerte générale n’a
été lancée, si l’on excepte de timides patrouilles de police envoyées
reconnaître l’axe Ndola-Mufulira, sur insistance des deux persévérants
collègues de Marius Van Wyk, les inspecteurs Adrian Begg et Keith
Pennock.
Le marquis de Lansdowne ne se satisfait pas des propos de Roy
Welensky. Le télégramme qu’il fait prestement rédiger par son secrétaire
personnel, Michael Wilford, à l’attention de l’ONU à Léopoldville trahit
une inquiétude non feinte :
« L’avion qui nous suivait a survolé Ndola. Son occupant est-il retourné
chez vous ? Si tel n’est pas le cas, pouvez-vous nous dire de toute urgence
où il se trouve ? »
À 9 h 42, le détachement de l’armée de l’air nord-rhodésienne reçoit
enfin le feu vert pour lancer ses avions sur la piste de l’Albertina.
Suivant un axe de reconnaissance préétabli, un Percival Provost
remontera cinquante miles vers le sud, tandis qu’un Avro Canberra de
reconnaissance ira jeter un œil au nord, également sur cinquante miles. La
douzaine de Vampire reste sagement parquée au sol. Ces jets sont destinés
au combat, en cas de grabuge avec les troupes de l’ONU au Congo, pas au
sauvetage aérien. La désignation d’un couloir de recherche nord-sud est,
elle, en revanche, pour le moins curieuse. Personne n’en conteste la
pertinence, alors que l’axe d’approche sur Ndola est orienté ouest-est.
Il est 10 h 15. Cela fait plus de huit heures que le signal d’alerte INCERFA
a été émis, et bientôt trois heures que celui de détresse, le DETRESFA, a suivi.
Les avions de reconnaissance, eux, s’égaillent dans la mauvaise direction.

En compagnie de Brian Unwin, à Londres, en cet après-midi ensoleillé de


juillet, je suis curieux de savoir ce qu’il pense de cette étrange torpeur, et de
ces instructions incohérentes. Qui a retardé l’envoi des secours ? Qui les a
dépêchés au diable vauvert, alors que l’épave était là, si près, pile sur l’axe
d’approche finale vers l’aéroport ?
Agacé par la polémique, Brian Unwin défend Cuthbert Alport, qu’il juge
sincère et sans nonchalance déplacée.
« Mais ce n’est pas lui qui a donné les ordres ! Écoutez, je ne me
souviens pas de cette scène, mais soyons sérieux. Lord Alport n’avait pas
de compétence en matière aéronautique. Le chef d’escadrille connaissait
son métier. Il a fait ce qui lui paraissait opportun, et j’imagine qu’il a dû
vouloir jeter un œil partout. Quant à moi, j’ai déjà du mal à distinguer l’est
de l’ouest, et le nord du sud, alors ces questions… »

Le flou demeure sur l’identité du donneur d’ordres. Si ce ne sont ni


Alport ni Williams qui ont ordonné aux pilotes nord-rhodésiens de suivre
un axe nord-sud, alors qui ? Salisbury ?
En outre, non, John Mussell n’a pas « jeté un œil partout ». Ses aéronefs
tracent consciencieusement des arabesques sur un couloir nord-sud, jusqu’à
cinquante miles de Ndola. Et ils évitent soigneusement d’aller scruter les
abords occidentaux. Tandis que la matinée s’étire sous un soleil de plomb,
les avions reviennent se poser bredouilles, à court d’essence. L’Albertina
s’est volatilisé. La nouvelle de sa disparition se répand : depuis Kitwe
partent des télégrammes vers le monde entier, que relaient Salisbury,
Élisabethville, Bruxelles, Léopoldville.
« Tshombé est à Ndola, mais on ignore où se trouve Monsieur H », câble
depuis Kitwe un ingénieur radio de l’Union minière, Manfred Loeb, aux
directeurs généraux à Bruxelles, Herman Robiliart, Edgar Van der Straeten
et Aimé Marthoz, ainsi qu’à leur homologue au Katanga, Maurice Van
Weyenbergh. À la même heure ou presque, l’ambassadeur américain à
Léopoldville, Edmund « Ed » Gullion, fait part de ses inquiétudes dans un
télégramme au secrétaire d’État Dean Rusk. Le président Kennedy est
injoignable : il passe le week-end dans la résidence familiale de Hyannis
Port, à Cape Cod, dans le Massachusetts. Pourtant, les nouvelles sont
graves. « J’imagine que vous avez entendu que l’avion blanc aux
marquages bleus de l’ONU emportant le secrétaire général Hammarskjöld à
Ndola, en Rhodésie du Nord, aurait dû arriver depuis minuit, heure locale,
résume Ed Gullion. D’intenses recherches sont en cours. »
Une piste va rapidement aboutir : celle qu’a suivie l’inspecteur de police
Ray Lowes, du commissariat de Ndola. C’est sa patrouille qui a arrêté
Daka, Moyo et Banda tandis qu’ils essayaient de revendre à la sauvette, sur
le marché de Kamalasha, la machine Enigma d’Alice Lalande. Emmenant
les trois charbonniers comme guides, ainsi qu’un photographe nommé
Nunn et trois autres policiers, il rejoint le petit bois d’acacias à bord de son
Land Rover et s’immobilise en apercevant des corps en lambeaux,
« éparpillés sur tout le site, et pour la plupart très abîmés par le feu ».
Ray Lowes est le premier à apercevoir le secrétaire général de l’ONU. Il
relatera ultérieurement le spectacle s’offrant à lui :
« J’ai trouvé le corps de Dag Hammarskjöld, gisant sur le dos, dans un
coin, à quelques mètres de la zone calcinée. Il présentait des blessures
externes superficielles, des éraflures, des taches de sang, et il était couvert
de poussière et de fins débris. J’ai pris son pouls mais il n’en avait pas. J’ai
fermé ses yeux. Sur le sol, tout autour de lui, il y avait un certain nombre de
cartes de jeu. Je me rappelle avoir vu un as de pique, en relevant combien
cela était de mauvais augure. »
La présence de cartes à jouer dans les décombres n’a rien de surprenant.
Stig Olof Hjelte et Per Edvard Persson, les deux Casques bleus, avaient
emmené un jeu complet pour passer le temps. L’as de pique qu’aperçoit
Ray Lowes renvoie à la signification de cette carte dans le folklore
occidental : en cartomancie, elle est le symbole de la mort, et a été reprise
comme telle par les gangsters de New York durant l’entre-deux-guerres.
Lucky Luciano signe ses crimes en laissant un as de pique dans la paume de
ses victimes. Plus tard, au Vietnam, les forces spéciales américaines
marqueront le terrain avec, espérant terroriser le Viêt-cong. En 2003,
l’administration Bush sortira un jeu de cartes désignant cinquante-deux
dirigeants irakiens comme les « cibles à capturer ». L’as de pique est
attribué à Saddam Hussein. Mais ici, dans le bush, ce n’est qu’un sinistre
symbole découvert à proximité d’un célèbre cadavre.

Aussi stupéfiant que cela puisse paraître, les recherches aériennes se


poursuivent jusqu’à la mi-journée, malgré la présence de l’inspecteur
Lowes sur les lieux. À 12 h 30, un Dakota américain se pose en provenance
d’Élisabethville. Le pilote, Benjamin Matlick, colonel de l’US Air Force et
attaché militaire à l’ambassade des États-Unis de Léopoldville, se trouvait
dans la capitale katangaise pour superviser l’évacuation des ressortissants
américains. Soulagé d’avoir pu décoller sans que le Lone Ranger se
manifeste, alerté de la disparition du SE-BDY, il rallie Ndola sur ordre de
l’ambassadeur à Léopoldville, Edmund Gullion.
L’accueil réservé à l’équipage américain est glacial. Surprise, « il n’y a
pas de coordination des recherches aériennes », écrit-il dans un rapport au
vitriol quatre jours plus tard.
Pis, un autre officier américain qui se trouvait déjà sur place avec son
Dakota, le lieutenant-colonel Don Gaylor, s’est vu interdire de participer
aux recherches qui débutent tout juste, sous prétexte d’un « trafic aérien
trop dense » ! Quand Matlick vient aux nouvelles, Gaylor, attaché de l’air à
l’ambassade des États-Unis à Pretoria, en Afrique du Sud, fait le pied de
grue depuis plus de deux heures. Excédé, Matlick apprend que le Canberra
de reconnaissance photographique a « poussé » jusqu’à Élisabethville et
que son équipage suggère désormais de stopper net les recherches : la
présence d’un DC-6 aux couleurs de l’ONU aurait été détectée sur la piste
d’« Éville ». L’Albertina serait donc au Katanga ? C’est impossible, songe
Matlick, qui peut en attester puisqu’il arrive justement d’Élisabethville et
qu’il n’y a croisé aucun appareil de ce type, encore moins avec un secrétaire
général suédois à bord !

L’attitude cavalière des pilotes du Canberra interpelle. Pourquoi diable


sont-ils allés rôder du côté de la capitale katangaise, alors qu’ils étaient
censés rechercher une épave dans la brousse et que Luano, l’aéroport
d’Éville, avait déjà accusé réception du signal de détresse ?
Mais tous les aviateurs nord-rhodésiens ne jouent pas un jeu trouble. En
aparté, un colonel d’aviation, Archie Wilson, confesse à Ben Matlick son
« mécontentement » face « aux délais et à la manière dont les civils
supervisent les recherches ».
À 14 h 23, deux heures après son arrivée, Matlick peut enfin s’entretenir
avec Williams et Mussell, injoignables jusque-là. Il prend le
commandement des opérations aériennes et ordonne aux patrouilles de se
porter vers l’ouest. Les renforts arrivent : à Léopoldville, la compagnie Air
Congo fait décoller deux DC-3 toutes affaires cessantes. À Brazzaville, la
France dispose d’un avion du même type. Le Portugal, depuis l’Angola,
promet également de faire un geste. Toute l’Afrique centrale recherche Dag
Hammarskjöld.
Cette agitation va s’avérer inutile. À 15 h 10, un Percival Provost repère
une trouée dans les arbres à douze kilomètres de l’aéroport de Ndola. À
l’ouest, évidemment ! Le pilote, Jerry Craxford, qui avait décollé vingt-cinq
minutes auparavant, contacte la tour de contrôle. Il pense avoir identifié les
restes fumants d’un DC-3 bimoteur, et non d’un DC-6 quadrimoteur. Ce
sera aux secours de se prononcer. Don Gaylor est enfin autorisé à décoller,
pour « aider à établir une identification positive » de l’épave.

La police de Ndola arrive quinze minutes plus tard sur les lieux,
respectant une discipline toute coloniale, sur ordre du commissaire adjoint
Michael Cary : aux officiers blancs la tâche de fouiller les décombres en
quête de survivants, aux auxiliaires noirs celle de fouiller les environs et de
barrer l’accès aux curieux. La première ambulance se présente à 15 h 55.
Son conducteur, un aide-soignant nommé Eccles, apprend que l’unique
survivant a déjà été transporté à l’hôpital.
Son regard se porte sur le seul corps présentant forme humaine, celui de
Dag Hammarskjöld, qui a été déposé sur un brancard, à même le sol. Non
loin de là se trouve un revolver partiellement calciné, un calibre 38 comme
celui qu’emportait en dotation son garde du corps, Bill Ranallo.
Eccles est frappé par le bon état de conservation du cadavre, sa chemise
blanche, son pantalon de lin. Sa gourmette en argent, un cadeau de Noël de
Bill Ranallo, n’a pas bougé de son poignet droit. Elle a dû échapper aux
rôdeurs. Au poignet gauche, une montre qui semble s’être arrêtée à 0 h 25.
Les bras en croix, par contre, l’empêchent d’insérer le brancard dans
l’ambulance. Eccles entreprend d’aligner les deux membres le long du
corps de Hammarskjöld, comme un archange replie ses ailes. Dans les
mains crispées, pourtant, Eccles distingue une pleine poignée d’herbe et de
terre, le genre de détail que l’on voit quand un blessé grave s’accroche à la
vie. Cet homme-là aurait-il survécu à l’accident, pour agoniser, seul, à
proximité du brasier ? L’autopsie l’établira d’une manière ou d’une autre.
Mais tout de même…
Eccles n’est pas médecin, mais autre chose le frappe : en soulevant les
1
bras du macchabée, il s’attendait à ressentir la rigor mortis , mais ce n’est
pas le cas. La vie a résisté longtemps, dans ce corps. Dag Hammarskjöld
n’est pas mort tout de suite. À moins que la chaleur du brasier ait entretenu
une vitalité des chairs artificielle. Eccles regarde de plus près encore : une
carte de jeu rougie est fichée dans le col de la chemise du défunt. Il
s’interdit de la retirer, de peur d’être sermonné par la police.
Installant précautionneusement le brancard dans sa fourgonnette Bedford,
le secouriste aperçoit un drôle d’orifice sous le menton du défunt. Le
rapprochement avec le calibre 38 aperçu à proximité, ainsi que la motte
d’herbe et de terre, est immédiat : celui-là s’est probablement suicidé.
Avisant les badauds qui s’agglutinent le long de la petite route forestière,
Eccles déclenche sa sirène.

Le colonel Ben Matlick, quant à lui, n’en a pas terminé avec l’hospitalité
britannique. À son souhait de se rendre sur le site du crash avec le premier
véhicule, John « Red » Williams oppose une fin de non-recevoir. Il parvient
à héler un Land Rover de la Royal Rhodesian Air Force (RRAF) et à
rejoindre la zone sinistrée. Mais un cordon de sécurité en bloque l’accès.
Les policiers nord-rhodésiens repoussent sans ménagement les badauds. Le
commissaire Cary interdit également à Matlick de prendre des photos, en
promettant de lui procurer celles des détectives du Criminal Investigation
Department (CID), la police criminelle coloniale. Les relevés
météorologiques du contrôle aérien lui sont également refusés.
L’officier américain, effaré, rendra compte dans son rapport de ces
tracasseries injustifiables. « Il ressort que la RRAF s’est montrée
coopérative mais pas les autorités civiles rhodésiennes, conclura Ben
Matlick à l’adresse de Léopoldville et Washington. Soit à cause de leur
attitude négative vis-à-vis des opérations de l’ONU au Katanga, soit pour
couvrir les traces de leur propre incompétence. » Ou les deux, bien sûr.
À l’évidence, les Américains ne sont pas mieux perçus en Rhodésie que
les troupes « afro-asiatiques » déployées au Congo. Matlick comprend qu’il
ne vaut mieux pas s’éterniser à Ndola. Lorsqu’un appareil de l’ONU et son
équipage norvégien étaient apparus en finale de l’aéroport, à 7 heures ce
matin-là, après avoir été déroutés du Katanga pour prendre part aux
recherches, ils avaient été aussitôt encerclés et placés aux arrêts de rigueur.
Une fois leur libération négociée, l’officier américain ordonna à l’ensemble
du personnel de l’ONU et de l’US Air Force d’éviter toute sortie en ville, et
de dormir près de leurs avions. Tout le monde devra avoir regagné le Congo
dès le lendemain matin, mardi 19 septembre.

Lord Alport n’a rien vu de tout cela. Brian Unwin et lui ont repris l’avion
pour Salisbury en milieu de matinée, laissant la conduite des opérations à
« Red » Williams et John Mussell, sans même croiser Ben Matlick. Le haut-
commissaire britannique était visiblement pressé de rallier la capitale
fédérale. Son DC-4 prêté par la RRAF se pose aux environs de midi à
Salisbury. Dans une tribune publiée en 2011 dans le quotidien anglais The
Guardian, Brian Unwin déclarera avoir reçu la confirmation du crash et de
la mort de Hammarskjöld dès leur atterrissage. Ce qui les placerait en
possession d’une telle information trois bonnes heures avant la découverte
de l’épave. Encore une incohérence chronologique.
Lors de ma rencontre avec lui à Londres, je ne peux m’empêcher de le
questionner sur cet autre détail surprenant. Quand Alport et lui l’ont-ils su
exactement ?
La réponse est un brin confuse.
« Non, non, non, ce n’est pas ça ! Je me suis emmêlé les pinceaux. Ma
mémoire m’a trahi. La nouvelle nous est parvenue un peu plus tard, un
certain temps après que nous avons atterri. À l’aéroport nous attendaient le
haut-commissaire adjoint David Scott, mon futur beau-père, et puis
Lansdowne, qui était encore là depuis son atterrissage à 3 heures du matin.
Il voulait tout savoir, bien sûr. Tout ce que nous savions, c’est qu’il y avait
des rumeurs d’une épave repérée dans la brousse, et c’est tout. J’insiste.
Nous n’en avons eu le cœur net que plus tard. »

L’histoire est impitoyable pour ceux qui pensent avoir bien agi. Le chef
d’escadrille John Mussell, dans un courrier adressé au New York Times en
2015, à la suite de la parution d’un article accablant pour les secours à
l’époque, reconnaît que ceux-ci « sont partis dans la mauvaise direction ».
Mais de là à dire que l’armée de l’air « a trempé dans un complot jusqu’au
cou » ou qu’elle « porte une responsabilité dans le désastre », ça, non ! À
l’instar d’Unwin, le vieux pilote suggère de ne pas chercher midi à quatorze
heures et pointe du doigt le commandant de bord suédois du DC-6 : « Peu
importe votre état de fatigue ou votre degré d’expérience, lorsque vous êtes
en Afrique, et que vous pénétrez en terre inconnue, une grave erreur est vite
commise. »

Tous les protagonistes cherchent à se dédouaner, à tout prix. Mais quoi


qu’en pense l’affable Brian Unwin, une telle réhabilitation relève de la
gageure pour le respectable Cuthbert Alport, dont l’extrême nonchalance
manifestée durant les recherches de l’Albertina reste une tache indélébile à
son bilan diplomatique. Il a réussi à « perdre » un secrétaire général des
Nations unies et à fausser les opérations de secours. Quinze heures pour
retrouver un avion tombé à douze kilomètres, avec un luxe de moyens
aériens à sa disposition !
« C’est inexcusable », tonne le colonel Matlick, qui se demande au
passage comment le contrôleur aérien Arundel Campbell Martin, « qui était
en contact vocal avec le DC-6, n’a apparemment rien fait jusqu’au
lendemain matin, une fois que l’appareil ne s’est pas présenté à
l’atterrissage ». Le timide Martin ne semble qu’avoir obéi aux ordres reçus
depuis la tour de contrôle. Bientôt, la réputation d’Alport sera ternie au
même titre que celle du Premier ministre Roy Welensky, les deux hommes
étant accusés d’avoir trempé dans la disparition de Hammarskjöld. Repliée
sur elle-même, la petite Rhodésie du Nord concentre tous les regards.
« Monsieur H » est mort. L’onde de choc est planétaire.

Note
1. Rigidité cadavérique.
Chapitre 5
Une immense tragédie

Lundi 18 septembre 1961. Une aube grise se lève sur la côte Est des
États-Unis, encore inconscients du drame qui se joue en Afrique centrale. À
Turtle Bay, le siège de l’ONU sur les bords de l’East River, le réveil est
e
brutal. Au 38 étage, un attroupement se forme autour du central de
télécommunications.
La « maison de verre » avait, dit-on, tendance à isoler les malheureux
ayant hérité du « job le plus impossible du monde ». Loin du cirque
permanent de l’assemblée générale et de ses quatre-vingt-dix-neuf États
membres1, on y devisait à voix basse, en petit comité, sur les actions
quotidiennes à mener aux quatre coins de la planète, les besoins des
Casques bleus dans le désert du Sinaï ou la jungle du Congo, les
télégrammes urgents à adresser à tel ou tel « grand » de ce monde. Des
secrétaires triées sur le volet, pour leur célérité et leur science de la dactylo,
retranscrivaient et câblaient avec une discrétion et une furtivité à toute
épreuve. Point de commérages ni de conversations triviales, dans ce décor
feutré, succession de suites exécutives aux portes toujours fermées. Dag
Hammarskjöld, prophète d’une organisation enfin « actrice » des crises
internationales et bourreau de travail, avait banni la mélancolie proverbiale
de son prédécesseur Trygve Lie, demandant l’impossible à ses
collaborateurs. Premier arrivé, souvent dès l’aube, dans son austère bureau
égayé d’une peau de léopard offerte par le Nigeria, dernier à en partir à la
nuit tombée, il attendait autant de sacrifices de la part des autres, nonobstant
leurs obligations familiales.
La tragédie qui frappe, dans ce vase clos, abolit les barrières et les castes.
Les portes s’ouvrent, les secrétaires et les cadres exécutifs se mêlent,
interrompant leurs occupations familières, échangeant des regards inquiets.
Le crépitement des machines trahit l’arrivée de nouveaux télex en
provenance de Léopoldville. Depuis la capitale congolaise, Sture Linnér, le
responsable des affaires civiles de l’ONU, qui, la veille, souhaitait bon
voyage à Hammarskjöld, au pied de l’Albertina, se manifeste à mesure que
lui parviennent les informations en provenance de Ndola.
2
Le premier câble arrivé dans la nuit, à 9 h 38 Zoulou (4 h 38, heure de
New York), est adressé à Ralph Bunche, à qui Dag Hammarskjöld a confié
les clés de la maison en son absence. « À 7 heures Zoulou, nous avons reçu
des nouvelles de la tour de contrôle de “Léo”, qui avait été en contact avec
la tour de contrôle de Salisbury, parce que l’avion du SecGen n’avait pas
atteint Ndola comme prévu. À 8 heures Zoulou, notre centre opérationnel
de Ndjili a appris que l’avion s’était présenté au-dessus de Ndola, puis que
le centre des vols de Salisbury avait perdu sa trace. Une personne a
témoigné à la police de Ndola avoir vu un grand éclair dans le ciel à
23 heures Zoulou en direction d’un lieu nommé Mufulira. Nous écumons
tous les canaux possibles de communication, notamment via les réseaux
américains et britanniques, pour obtenir plus d’informations. À 8 h 25
Zoulou, Lansdowne nous a fait savoir que le SecGen avait survolé Ndola et
nous a demandé s’il était reparti à “Léo”. Le consul adjoint britannique
Smith a ajouté qu’un appareil non identifié avait survolé l’aéroport de
Ndola et, bien que la piste ait été éclairée, l’avion n’a pas tenté d’atterrir et
n’a pas établi de communication avec la tour de contrôle. »
L’absence complète de nouvelles fait monter l’inquiétude. Inutile encore
de paniquer. La radio n’a-t-elle pas affirmé ce matin que le patron des
Nations unies était bien arrivé à Ndola ?
L’angoisse transpire dans un second câble du représentant de l’ONU à
Léopoldvile, Sture Linnér, envoyé à 10 h 39 Zoulou (5 h 39, heure de New
York). « J’ai requis d’urgence l’aide du Premier ministre nord-rhodésien
Roy Welensky pour qu’il lance un effort de recherche aérien visant à
retrouver le DC-6 immatriculé BDY dans la région autour de l’aéroport de
Ndola. J’ai aussi sollicité l’aide de la Grande-Bretagne, de la France et du
Portugal, de quelque manière que ce soit. “S’il vous plaît, faites votre
possible pour entrer en contact avec moi.” Tous mes efforts sont restés
vains. »
Andrew Cordier, le secrétaire général adjoint, d’origine américaine, a
e
rejoint l’attroupement au 38 étage. Depuis la veille au soir, il redoute le
pire, Monsieur H n’ayant pas repris contact depuis son départ de « Léo ».
Maintenir ainsi le silence radio ne ressemble pas aux habitudes du patron de
l’ONU. Il reprend la communication avec Sture Linnér.
« Ici Cordier. C’est un moment de très profonde angoisse que je partage
avec vous pour Dag et tous ses collègues dans l’avion, et dans l’espoir que,
malgré ces informations, il y ait miraculeusement de bonnes nouvelles. »
Arrive Ralph Bunche, mortifié lui aussi depuis la veille au soir.
« Ralph Bunche est là à présent, pianote l’opérateur new-yorkais. Nous
recevez-vous, hôtel Royal ?
— Je suis consterné par les nouvelles, répond Sture Linnér. Je me suis
fait du mouron toute la nuit, s’agissant de cette éventualité d’un crash, parce
qu’il n’y avait aucune confirmation d’aucune source que l’avion du
secrétaire général avait pu atteindre Ndola.
— Y a-t-il des nouvelles de l’avion à présent ? interroge New York.
— Cela sent très mauvais, mais il ne nous faut pas perdre espoir. Dans
tous les cas, nous devons poursuivre l’opération. »

En parallèle, Sture Linnér a sollicité l’aide de l’ambassadeur américain à


Léopoldville, Edmund Gullion. Usant de toute son influence, celui-ci active
un code secret habituellement réservé aux situations de guerre imminente,
qui autorise à stopper tout le trafic des communications sur le télétype du
département d’État pour privilégier ce qui arrive d’Afrique centrale, et donc
du colonel Ben Matlick à Ndola. À l’ambassade, le premier conseiller de
Gullion, George McMurtrie Godley, partage tous les messages de Matlick
avec Sture Linnér. Et les mauvaises nouvelles s’enchaînent. « Épave
repérée à sept miles à l’ouest, nord-ouest de l’aéroport de Ndola, commence
par écrire Matlick. Aucun survivant apparent. »
Quelques minutes s’écoulent. Un bref répit, avant que les hauts
fonctionnaires new-yorkais ne se retrouvent K.-O. debout.
« Je vais me refréner de dire quoi que ce soit jusqu’à le voir écrit noir sur
blanc, câble Sture Linnér. Stand-by, s’il vous plaît, et préparez-vous au
pire… »
Il est 10 heures du matin sur la côte Est. Léopoldville revient à la charge.
« Message reçu à l’instant du colonel Matlick. La police locale et
l’attaché de l’air adjoint américain sur le lieu du crash confirment que c’est
l’avion de l’ONU. Identification positive. Le VIP a été tué. Un survivant,
identité inconnue. Dix ou onze corps récupérés. Opérations de recherche
stoppées à 15 h 15 Zoulou. »
Ralph Bunche bafouille une réponse.
« Je ne peux tout simplement renoncer à l’espoir que cet homme, avec
lequel nous avons eu le privilège de travailler et dont la cause de la paix et
le monde entier ont tant besoin, vivra pour poursuivre ses efforts incessants.
Je le sais, vous partagez mon opinion que Dag est un des plus grands
hommes de notre temps et, indubitablement, l’un des plus grands hommes
de l’histoire. »

Le pire s’est produit. Un silence monacal s’abat sur le bâtiment. Sur


ordre de Ralph Bunche, le drapeau des Nations unies est mis en berne sur
Turtle Bay. Ceux des quatre-vingt-dix-neuf États membres sont abaissés.
Sture Linnér continue de relayer les messages de Matlick, tel un automate.
« Matlick a personnellement vu le corps du secrétaire général. Treize
corps au total ont été retrouvés, plus un survivant. La récupération partielle
des pièces d’identité permet d’identifier les personnes suivantes :
1. Secrétaire général ;
r
2. D Weischoff [sic] ;
r
3. D Fabry ;
4. M. Ranallo ;
5. Miss Alice Lalande ;
6. M. Eivers ;
7. M. Barrau ;
8. M. Julian [sic]. »

L’attente dure encore quelques heures. Il faudra un autre message de


Ndola pour confirmer que le survivant est bien le sergent Harold Julien. À
Élisabethville, un épisode incroyable va se jouer, sous les yeux de la presse
internationale, qui suit la crise. La scène se déroule au siège provincial de
l’ONU, la résidence du Clair Manoir, située avenue Stanley, dans les
faubourgs cossus du nord de la ville. Les journalistes y surprennent des
officiers au béret bleu et des fonctionnaires civils frappés de stupeur. Les
télex défilent, confirmant que Monsieur H n’est jamais arrivé à destination,
que son avion est introuvable. Le représentant irlandais de l’ONU au
Katanga, Conor Cruise O’Brien, bête noire des séparatistes, entraîne les
reporters dans le jardin de la propriété, improvisant une conférence de
presse, lorsqu’un sifflement strident retentit dans le ciel. Le Fouga Magister
et son Lone Ranger sont de retour ! Le jet katangais surgit à basse altitude,
piquant droit sur le petit attroupement. Il ouvre le feu au jugé. Dans le
fracas des mitrailleuses et des mottes de terre soulevées par les impacts des
tirs, O’Brien et son auditoire plongent la tête la première, sous le couvert
des arbres. Le Fouga revient à la charge, tire puis s’éloigne sans que le
cordon de sécurité du Clair Manoir ait pu riposter efficacement. Comme son
représentant, obligé de ramper à couvert, regard inquiet vers le ciel, l’ONU
mord la poussière, humiliée par un petit chasseur à réaction, ses Casques
bleus tenus en respect par une poignée de mercenaires blancs. Son autorité
est entamée, son avenir en sursis. Bientôt, Élisabethville dictera ses
conditions, celle d’une capitale orgueilleuse d’un nouvel État africain sorti
vainqueur par K.-O. de son bras de fer avec l’organisation internationale.

De l’autre côté de la frontière, à Kitwe, en Rhodésie, Moïse Tshombé,


hébergé à la résidence du gouverneur provincial, a émergé de sa courte nuit,
l’œil noir. Le président katangais convoque une conférence de presse pour
critiquer « les manœuvres et l’agressivité » des Nations unies, en évoquant
les « mille Katangais, civils et militaires, massacrés, même ceux qui se
rendaient les bras en l’air ». Il appelle de ses vœux les pourparlers avec
Monsieur H, qui ne devrait plus tarder à arriver, bien qu’on ne sache
toujours pas où il se trouve.
Le journaliste britannique Ian Colvin, du Daily Telegraph, l’interrompt :
« Monsieur le président, M. Hammarskjöld est mort. Son corps a été
retrouvé non loin de l’épave de son avion. »
Moïse Tshombé se décompose.
« Le choc et l’horreur se lisent dans ses yeux », écrit l’envoyé spécial du
New York Times, David Halberstam.
« Quel dommage ! hoquète le dirigeant sécessionniste. Si ce que vous
dites est vrai, je le regrette énormément. Nous, les Africains, devrions être
reconnaissants envers ce qu’il a fait pour l’Afrique. C’était un homme qui
jouissait du respect de nombreuses nations africaines, et j’avais espéré
atteindre avec lui un compromis qui permettrait de préserver la liberté du
Katanga. »

Dix mille kilomètres plus au nord, un pays entier s’est figé. La Suède et
ses 7,5 millions d’habitants peinent à croire que le plus célèbre de leurs
compatriotes vient de connaître une fin tragique, qui plus est dans une
contrée lointaine.
Sur les murs de la capitale apparaissent les manchettes de une du grand
quotidien Dagens Nyheter : « Dag Hammarskjöld död » (« Dag
Hammarskjöld est mort »).
Dans la rue, les passants se découvrent la tête en parcourant la lugubre
litanie des titres de presse. Fierté de tout un peuple, ce Suédois devenu une
vedette planétaire n’est plus.
Un de ses successeurs au poste de secrétaire général de l’ONU, le
Ghanéen Kofi Annan, n’aimait guère évoquer ce jour, si ce n’est qu’il était
« un de ceux où vous n’oublierez jamais ce que vous étiez en train de faire
ni où vous vous trouviez ». Ce 18 septembre 1961, le jeune Annan, étudiant
de vingt-quatre ans, est de passage à New York, où il rend justement visite à
un ami diplomate. Il se trouve au rez-de-chaussée du siège de l’ONU,
devant l’accès aux ascenseurs. Une femme en émerge, se lamentant : « Ils
3
l’ont tué, ils l’ont eu ! »
En 1997, Kofi Annan s’est installé dans le fauteuil de Dag Hammarskjöld
e
au 38 étage. Il a été élu secrétaire général des Nations unies après un
passage à la direction des opérations de maintien de la paix et une longue
carrière dans les organisations internationales. Le 6 septembre 2001, invité
par la fondation Hammarskjöld à prononcer un discours sur son
prédécesseur, il loue « sa sagesse et sa modestie, son infaillible intégrité et
sa dévotion toute personnelle à son devoir », qui ont « placé très haut la
barre pour ses successeurs, si haut qu’elle est tout simplement impossible à
atteindre ». Que reste-t-il du Suédois dans le monde d’après-guerre froide
hanté par les crises de Somalie, de Bosnie, du Kosovo, du Timor oriental ou
du Rwanda ? « Il n’y a pas de meilleure règle d’or pour un secrétaire
général confronté à un nouveau défi ou une crise que de se poser la question
suivante : comment Hammarskjöld aurait-il géré ça ? »
Le conseil de Kofi Annan, décédé en 2018, résonne comme une variation
de l’adage préféré des diplomates onusiens du temps de Hammarskjöld :
« Laissez faire Dag ! » Il ressort en creux dans une interview accordée en
2007 au journaliste Alec Russell, du Financial Times. C’est la force de
caractère du Suédois, cette fois, qui est évoquée, ainsi que le curieux métier
de secrétaire général. Kofi Annan en donne une définition originale : ceux
qui sont passés par là « savent ce que c’est d’aller au lit en espérant que
vous n’allez pas vous réveiller avec une autre crise sur les bras ».
Comme disait son prédécesseur Trygve Lie à Hammarskjöld en 1953,
« le job le plus impossible du monde » tient pour beaucoup à « ces cinq
Premiers ministres qui siègent au Conseil de sécurité et mettent un point
d’honneur à éviter que le SecGen ne devienne ce dirigeant transformateur
comme en rêvent les idéalistes à l’ONU », écrit Alec Russell.

Le ciel vient de tomber sur la tête de l’organisation qui croyait pouvoir


empêcher la guerre civile au Congo. De Léopoldville, mardi 19 septembre,
Sture Linnér partage des pensées plus intimes. L’énormité de la catastrophe
l’a rattrapé. « Hier, je n’arrivais pas à réaliser ces nouvelles si cruelles,
confie-t-il. Aujourd’hui, je suis sous le choc. C’est un cri d’angoisse. »
Il n’est pas le seul à vaciller. Non seulement l’ONU a perdu son chef
d’orchestre, mais le drame s’est produit la veille de l’ouverture de la
seizième assemblée générale annuelle. Du monde entier affluent les chefs
d’État et de gouvernement qui, à leur tour, prennent connaissance des
événements d’Afrique centrale. Dans les travées, des photographes
indiscrets surprennent des diplomates prostrés, la tête entre les mains. Dans
ce décor de tragédie grecque, les regards et les objectifs convergent vers
une chaise vide, celle du secrétaire général, qui aurait dû ouvrir les débats.
C’est de là que Monsieur H a livré une joute homérique avec un petit
taureau furieux nommé Nikita Khrouchtchev, le 3 octobre 1960, refusant
tout net de démissionner, comme l’exigeait « Monsieur K ».
Le Tunisien Mongi Slim, ancien ambassadeur, est présent ce jour-là. Il
regarde fixement l’assistance silencieuse et la chaise désormais vide. Lui et
Hammarskjöld se portaient une estime sincère et avaient vécu ensemble la
4
crise de Bizerte, deux mois auparavant . Au moment de quitter son poste, le
22 mai précédent, il avait écrit en français à son ami suédois pour lui
exprimer ses « vœux de bonheur, de prospérité et de bonne chance dans
l’œuvre gigantesque entreprise pour le bien de l’humanité et en particulier
pour l’émancipation de l’Afrique ». La pilule n’en est que plus amère à
avaler pour celui qui va être élu à la présidence de cette assemblée générale.
Quelques jours plus tard, c’est son visage contrit que l’hebdomadaire Time
Magazine choisit pour sa une, comme un symbole du désarroi onusien.
Brian Urquhart, un des collaborateurs de Dag Hammarskjöld, s’efforcera
de décrire l’étrangeté de ces journées de septembre et le sentiment de
vacuité ressenti. « Il est rare, explique-t-il en 1970, de croiser durant sa vie
quelqu’un qui ait tout du génie – dans le sens où il possède une qualité
exceptionnelle, indéfinissable, qui le démarque nettement des autres et qui
semble pouvoir accomplir des choses, non par sa seule brillance
intellectuelle, mais par un esprit tout à fait rayonnant. C’est un énorme choc
émotionnel de réaliser qu’un personnage aussi extraordinaire puisse avoir
disparu d’une manière aussi grotesque. »
Après avoir prématurément annoncé, le 18 septembre 1961, l'atterrissage du
secrétaire général de l'ONU Dag Hammarskjöld à Ndola, en Rhodésie du Nord,
et le début des pourparlers de paix avec le leader katangais Moïse Tshombé, la
presse internationale corrige le tir dans ses éditions du lendemain 19 septembre :
Monsieur H s'est écrasé. L'émoi est planétaire. © John Frost Newspapers/Mary
Evans Picture Library et Le Figaro
Grotesque, et malvenue, à la veille de l’ouverture de la grand-messe
diplomatique de septembre. Les télégrammes de condoléances affluent.
Brian Urquhart cite encore « l’intégrité, le désintéressement, la pureté des
intentions chez cet homme qui firent tant d’impression sur les gens amenés
à traiter avec lui, même ceux qui étaient en désaccord complet. Il n’était pas
toujours apprécié, mais invariablement respecté. Tous réalisent soudain
qu’ils ne reverront jamais quelqu’un comme lui. »
Adlai Stevenson, le représentant chauve et longiligne des États-Unis, ne
se pardonne pas d’avoir, une semaine plus tôt, admonesté Dag
Hammarskjöld en lui parlant du courroux de la Maison-Blanche à l’égard
du fiasco katangais. « Le président Kennedy est contrarié », lui avait-il alors
murmuré, laissant entendre que les États-Unis pourraient retirer leur soutien
aux missions de maintien de la paix si Monsieur H ne redressait pas la barre
au Congo. Ces ondes négatives ne transparaissent pas dans son appréciation
du personnage : « Il était un des plus grands serviteurs que la communauté
internationale ait jamais eus, un esprit brillant, une âme courageuse et
pleine de compassion. »
Kennedy attendra le 25 septembre pour s’adresser à l’assemblée
générale, mais il publie la déclaration suivante dès le 18 septembre : « Il est
tragique et ironique que la mort [de Hammarskjöld] soit survenue durant
une mission entreprise en vue d’instaurer un cessez-le-feu au Katanga. » Le
président américain redoute un écroulement du maintien de la paix. Mais il
reconnaît également la disparition d’un être exceptionnel. Rompant avec le
protocole, Kennedy ordonne que le drapeau américain soit mis en berne sur
le toit de la Maison-Blanche, du Capitole et de « tous les édifices
institutionnels, ambassades, consulats, légations et édifices militaires,
jusqu’à ce que le corps de Dag Hammarskjöld ait été mis en terre ». Aucun
dirigeant étranger n’a jamais reçu de tels honneurs.
À Addis-Abeba, l’empereur éthiopien Hailé Sélassié avait espéré pouvoir
offrir à Monsieur H la protection de la chasse aérienne, requise contre les
agissements du Lone Ranger. Trop tard. « Une nouvelle fois, écrit le
monarque africain, la mort a étendu sa main et emporté un homme d’État
dont nous pouvions difficilement nous passer en ces journées difficiles. »
Toutes les délégations ne partagent pas ce lyrisme. Dans un très bref
message, la reine d’Angleterre, Élisabeth II, se dit « très choquée
d’apprendre la mort de M. Hammarskjöld » et étend sa « sympathie
profonde à tous ceux avec qui il a travaillé aux Nations unies ». Point, à la
ligne.
Un brin plus en verve, le ministre britannique des Affaires étrangères,
Alec Douglas-Home, juge « absolument tragique que sa mort prématurée se
produise à la veille d’une réunion aussi cruciale de l’assemblée générale de
l’ONU. Nous nous étions habitués à ses talents, son savoir et ses sages
conseils. Nous souffrirons douloureusement leur absence. »
Pour cerner vraiment l’humeur du gouvernement britannique, les
Mémoires de l’ex-Premier ministre Harold Macmillan s’avèrent édifiants :
« Dag Hammarskjöld était un Suédois, et, bien que nous admirions le
peuple suédois, nous ne pouvons oublier sa longue histoire d’abstention
préméditée vis-à-vis des grandes causes qui avaient vu s’entre-déchirer la
planète. » Le coup est bas. Au lieu de regretter la disparition d’un rouage
essentiel au mécanisme onusien de préservation de la paix et de la stabilité
planétaires, Macmillan reproche à Monsieur H son appartenance à un pays
neutre, qui aurait omis, sacrilège, de se ranger aux côtés de la Grande-
Bretagne durant les deux derniers conflits mondiaux. Cette étrange rancœur
paraît curieusement déplacée, au demeurant, envers un pays qui facilita
l’évasion des équipages britanniques dont les avions ont été abattus au-
5
dessus de la Norvège voisine entre 1940 et 1945 .
Londres n’est certes pas la seule à retenir ses larmes. Du bout des lèvres,
le Premier ministre soviétique Nikita Khrouchtchev appelle l’ambassade
suédoise de Moscou pour rendre hommage au disparu. « Bien que nos
relations aient été un peu spéciales, Hammarskjöld était un grand homme »,
reconnaît Monsieur K. À New York, une cinquantaine de manifestants
européens anticommunistes font le pied de grue, l’accusant d’avoir éliminé
Monsieur H.

Le jeudi 28 septembre, à 15 heures, dans le hall plein à craquer de


l’assemblée générale des Nations unies, l’orchestre philharmonique de
Philadelphie, emmené par Eugene Ormandy, interprète la Neuvième
Symphonie de Beethoven, en hommage aux seize victimes du crash de
Ndola. Musiciens et chanteurs ont décidé de financer eux-mêmes leur
déplacement à New York, pour honorer Dag Hammarskjöld, ce mélomane
qui rêvait, en guise d’épitaphe, de « s’effacer dans la lumière et se
6
transformer en chant ».
La parenthèse new-yorkaise se referme, avec son théâtre d’ombres, ses
émotions feintes et ses sanglots bien réels. Le calme et posé U Thant,
diplomate birman, dont le nom signifie « le pur », est plébiscité pour
succéder au défunt. Le 3 novembre suivant, cet ancien professeur d’histoire
très estimé de Hammarskjöld devient le troisième « SG » des Nations unies.

Monsieur H, lui, se voit décerner le prix Nobel de la paix à titre


posthume, le 23 octobre. La postérité est assurée, mais cela n’apaise pas
ceux qui le soutenaient ardemment dans son combat contre les grandes
puissances : les dirigeants « afro-asiatiques ». Certains n’attendent pas le
délai de rigueur pour asséner les premières accusations : Cyrille Adoula, le
chef du gouvernement congolais, pleure celui qui « maintenait le lien entre
l’Est et l’Ouest, garant des intérêts des petits États menacés par les
impérialistes et néocolonialistes occidentaux », et décrète une journée de
deuil national, dès le lendemain du crash, le mardi 19 septembre, pour
manifester son indignation envers « les interférences scandaleuses de
certains pays étrangers dans nos affaires ». Et il ne s’arrête pas là. Il
esquisse un peu plus précisément le portrait des « meurtriers » sur les ondes
de la radio nationale : « M. Hammarskjöld a été la victime de certains
cercles financiers pour lesquels une vie humaine ne vaut pas un simple
gramme de cuivre ou d’uranium. »
Deux voix prestigieuses s’élèvent en écho à Adoula : Kwame Nkrumah,
le président du Ghana, et Jawaharlal Nehru, le Premier ministre indien.
Parrains de la mission onusienne au Congo, ils ont soutenu Hammarskjöld
presque en toutes circonstances. Presque, car, peu avant sa mort, le Suédois
regrettait certaines accusations de partialité néocoloniale proférées à son
sujet. Ces bisbilles sont oubliées. Nkrumah et Nehru pointent à leur tour un
doigt accusateur vers le Royaume-Uni et la Rhodésie du Nord. À la tribune
de l’ONU, l’ambassadeur indien Krishna Menon estime que, « s’il s’agit
d’un accident, alors c’est une grande tragédie internationale. S’il s’agit de
quelque chose d’autre, alors cela deviendra un crime international. » À
Accra, le quotidien Ghanaian Times titre « Le meurtre international numéro
un de l’histoire » et nomme le meurtrier : « la Grande-Bretagne ». « Jamais
depuis Suez les mains de la Grande-Bretagne n’avaient été aussi maculées
de sang, assène le grand quotidien Indian Express le 20 septembre. La mort
de Hammarskjöld est peut-être une coïncidence, mais elle pourrait aussi être
une machination. »
« Scandaleuses et impensables », ces accusations soulèvent l’indignation
du Premier ministre adjoint britannique Edward Heath. À son homologue
nord-rhodésien Welensky, le Premier ministre Harold Macmillan adresse
son soutien face aux accusations afro-asiatiques : « Il est pénible, lui écrit-
il, que vous deviez endurer les suggestions de certains selon lesquelles la
mort de Hammarskjöld résulterait d’un complot que nous aurions ourdi, et
auquel vous auriez fourni les moyens. »

À Léopoldville, Sture Linnér s’interroge. Puisque les opérations doivent


se poursuivre quoi qu’il en coûte, comment ramener la paix dans un
contexte si volatil ? Edmund Gullion, l’ambassadeur américain, le presse de
désigner un autre négociateur, pour convenir enfin d’un cessez-le-feu.
« Je n’enverrai personne à Ndola, lâche Linnér, mâchoire serrée. Du
moins pas tant que le meurtrier n’aura pas été arrêté. »

Notes
1. Ils étaient 82 en 1958, avant que l’ONU ne soit rejointe, en 1960, par le Cameroun, la
République centrafricaine, le Tchad, le Congo-Brazzaville, le Congo, Chypre, le Dahomey (partie du
Bénin actuel), le Gabon, la Côte d’Ivoire, Madagascar, le Mali, le Niger, le Nigeria, le Sénégal, la
Somalie, le Togo et la Haute-Volta (Burkina Faso), récemment décolonisés.
2. L’heure zéro, calée sur le méridien de Greenwich, cinq heures après New York, une heure avant
Paris et Léopoldville, deux heures avant Ndola.
3. Ces confidences sont tirées du documentaire de Stig Holmqvist Visions d’un secrétaire général
(2005).
4. Le 19 juillet 1963, des troupes tunisiennes attaquent la base aéronavale de Bizerte, une enclave
française sur le sol tunisien, que Tunis exige de voir rétrocéder par Paris. Les affrontements feront au
moins 630 morts dans le camp tunisien, 27 chez les Français. Dag Hammarskjöld se rend en première
ligne le 26 juillet pour tenter d’imposer un cessez-le-feu, à l’invitation du président tunisien Habib
Bourguiba. Voir p. 340.
5. Notamment lors du raid victorieux de la Royal Air Force contre le cuirassé nazi Tirpitz, réfugié
dans un fjord norvégien, le 12 novembre 1944.
6. Citation attribuée au poète suédois Erik Blomberg (1894-1965).
Chapitre 6
Schadenfreude

Le chagrin et la consternation, en Suède et à New York, trouvent un


curieux écho à l’autre bout de la planète. En Afrique centrale, une euphorie
macabre se répand. Sur un champ d’aviation cerné de brousse, dans ce no
man’s land qu’est la frontière entre le Congo et la Rhodésie du Nord, un
petit monomoteur se pose en cahotant. Il est environ 15 heures sur la
« plaine de secours », à Kipushi, à deux cent cinquante kilomètres au nord-
ouest de Ndola, lundi 18 septembre. L’individu chauve qui s’extrait de la
carlingue, sourire carnassier sur les lèvres, est d’humeur conquérante.
Godefroid Munongo, le très puissant ministre de l’Intérieur du régime
katangais, vient de superviser la reddition d’une compagnie de 156 Casques
bleus irlandais encerclés depuis une semaine dans son fief de Jadotville.
Appelés à la rescousse par les colons de cette bourgade située à cent dix
kilomètres de la capitale Élisabethville, ils étaient tombés dans un piège,
encerclés sans vivres et sans eau par les forces paramilitaires katangaises.
Les colonnes de secours envoyées par l’ONU avaient dû rebrousser chemin,
incitant Dag Hammarskjöld à hâter sa rencontre avec Tshombé pour sauver
les Irlandais.
Pendant que le président Moïse Tshombé se terrait à Kipushi, dans une
simple tente de campagne, sous la protection des mercenaires recrutés par
l’Union minière et d’une compagnie d’infanterie nord-rhodésienne,
Godefroid Munongo, lui, organisait une vicieuse petite guerre contre
l’ONU.
Le bilan dépasse toutes ses espérances. Les « enfants de Marie », ainsi
que les colons surnomment les soldats irlandais, ont fini par déposer les
armes dimanche 17 septembre, dans l’après-midi, assoiffés et à court de
munitions. Tshombé et Munongo exultent. Les captifs feront de
magnifiques boucliers humains. La propagande katangaise pourra exploiter
à loisir leurs mines déconfites.
Tandis que son pilote belge attitré, Olivier de Radiguès, coupe les
contacts, Munongo se dirige vers la berline qui l’attend pour aller conférer
avec les autres « réfugiés » de Kipushi : dirigeants de l’Union minière et
Moïse Tshombé lui-même, toujours accompagné des ministres Kimba et
Kibwé depuis le rendez-vous manqué de Ndola avec Dag Hammarskjöld, la
veille au soir.
« Je dois vous informer que Monsieur H a été abattu. Nous allons leur
apprendre ! » confie-t-il à un administrateur belge, Deloof, qui lui
demandait des nouvelles du siège des Irlandais à Jadotville.
L’un des témoins de la scène se nomme Cléophas Kanyinda. Cet ancien
fonctionnaire katangais, chargé de la paie des mercenaires à Élisabethville,
désertera un an plus tard, le 25 novembre 1962, avant de témoigner de son
plein gré à Léopoldville, le 14 décembre suivant. Malgré les quinze mois
écoulés, il confiera aux responsables du renseignement militaire de l’ONU :
« Je sais beaucoup de choses sur l’Albertina. On dit que c’était un
accident, mais j’ai entendu autre chose des lèvres de Munongo. »
Kanyinda ne se souvient plus de l’heure précise, ce 18 septembre 1961,
mais Godefroid Munongo était apparemment très informé de ce qui se
tramait à Ndola, en théorie avant la découverte de l’épave par l’aviateur
Jerry Craxford. Tout ce dont Cléophas Kanyinda se souvient précisément,
c’est la « joie mauvaise » sur le visage du redoutable Munongo, dont nous
allons bientôt retrouver les empreintes ailleurs dans cette affaire. Le
Katanga compte un « ennemi » de moins.
Sture Linnér, le représentant de l’ONU dans la capitale congolaise, va se
heurter lui aussi à cette Schadenfreude, cette joie malsaine qui se propage
tel un feu de brousse. Habitué à fréquenter les cocktails huppés de
Léopoldville avec sa femme, Clio, il voit certaines de ses connaissances
occidentales tomber le masque. Sitôt la mort de Dag Hammarskjöld
confirmée, Linnér reçoit des cartons d’invitation pour célébrer l’événement
au champagne, dès le soir même. L’affaire n’a rien d’un complot de vieux
Blancs nostalgiques : ce sont de vraies célébrations, en famille, réunissant
toute la communauté expatriée, essentiellement belge. Pour ces colons
soucieux d’un retour à l’ordre sans délai et pressés de renouer avec leurs
affaires d’import-export florissantes, Monsieur H incarnait la liquidation
des intérêts économiques, et une incompréhensible soumission aux
nationalismes noirs qui embrasent le continent.

Un des compatriotes de Sture Linnér, le consul de Suède Bengt Rösiö,


s’étonne aussi de l’ambiance « festive » dans les beaux quartiers de la
capitale congolaise, sans parler de l’indécente autosatisfaction des autorités
à Ndola, où on l’a envoyé superviser la récupération des corps des victimes,
en majorité suédoises. Là où il pensait ne trouver que larmes et désolation,
il découvre les mines guillerettes de ses interlocuteurs. « C’était dans le
ton : au diable l’ONU ! » explique Bengt Rösiö dans un rapport ultérieur, à
Stockholm.
« Attention, écrit pour sa part le colonel américain Ben Matlick, qui a
décidé dès le 18 septembre au soir de ne pas s’éterniser à Ndola. Le
gouvernement local est extrêmement remonté contre la présence de troupes
de l’ONU », câble-t-il à Sture Linnér, à Léopoldville. De quelles troupes
s’agit-il ? « De soldats irlandais qui auraient franchi la frontière et se
seraient fait emprisonner. » Encore une rumeur invérifiée, qui a le don de
faire monter la température. « Si d’autres arrivent, ils seront traités de la
même manière », avertit Matlick, qui vient d’être alerté par de
« bienveillantes » sources rhodésiennes.
Cette Schadenfreude est ressentie jusqu’en Afrique du Sud. Le juge
Richard Goldstone, ancien procureur du Tribunal pénal international pour
l’ex-Yougoslavie puis pour le Rwanda, se souvient lui aussi de la
satisfaction générale. À Pretoria, le gouvernement d’apartheid de Hendrik
Verwoerd n’apprécie guère le deuxième secrétaire général de l’ONU et ses
grands desseins émancipateurs pour les noirs africains. Monsieur H a même
eu le toupet de vouloir rencontrer les opposants du régime en janvier 1961,
et de leur parler d’autodétermination par les urnes. Pressentant un danger
mortel, Pretoria appuie la Rhodésie de Roy Welensky, sa première ligne de
défense contre la contagion venue du Congo, et, par ricochet, le Katanga de
Moïse Tshombé, précieux avant-poste en terre congolaise.
Et que dire des tribulations de Mahmoud Khiari, ce cadre onusien de
Léopoldville sélectionné par New York afin de négocier avec Moïse
Tshombé ! Dès son arrivée à Ndola, le mardi 19 septembre, ce dernier lui
bat froid, refusant même de le rencontrer. Roitelet triomphant, le dirigeant
katangais dicte ses conditions. Il n’a que mépris pour ce subordonné
onusien sans légitimité à ses yeux. Ce sous-fifre ! Tshombé reproche de
surcroît à Khiari une lourde responsabilité personnelle dans le
déclenchement de la sanglante et désastreuse opération onusienne Morthor,
visant à expulser tous les mercenaires du Katanga, le 13 septembre 1961.
Lorsque les pourparlers recommencent enfin, le 19 septembre, dans le
même bâtiment de l’aéroport agencé par le diplomate britannique Brian
Unwin, Moïse Tshombé affiche une arrogance déplacée, trente-six heures
après le crash du SE-BDY. Khiari lui rappelle le décalage avec la
conjoncture internationale : la mort de Hammarskjöld ne fera que renforcer
la détermination à pacifier le Congo, baril de poudre au cœur d’un continent
rattrapé par la guerre froide, et donc à mettre fin à l’aventure katangaise.
Quant aux grandes puissances qui soutenaient Élisabethville dans sa fuite
en avant, ajoute Khiari, elles réaliseront bientôt la vanité de l’entreprise et
lâcheront le régime Tshombé.

Aujourd’hui anachroniques, les haines féroces provoquées par la crise du


Katanga et attisées par l’ONU semblent inconcevables, tant l’organisation
aurait désormais tendance à susciter un désintérêt poli et des commentaires
sarcastiques sur son inutilité complète dans les conflits actuels. Il faut, pour
comprendre le contexte de 1961, plonger dans les archives de la télévision
française, conservées et numérisées par l’Institut national de l’audiovisuel
(INA). Il y a là les images saisissantes de l’émission de reportage « Cinq
colonnes à la une », diffusée le 6 octobre 1961 sous le titre « De nos
envoyés spéciaux au Katanga ». Le reporter Roger Louis interroge des
Européens d’Élisabethville, les employés de l’Union minière et leurs
familles, en maillot de bains à la superbe piscine municipale du Lido, à
quelques centaines de mètres des premiers check-points de l’ONU et des
carcasses noircies de véhicules détruits lors de récents combats. Hommes et
femmes, jeunes et moins jeunes, font part de leur détestation des
« onusiens », accusés de s’être mis aux ordres du gouvernement « rouge »
de Léopoldville plutôt que de protéger les populations locales contre
l’offensive à venir de l’armée nationale congolaise (ANC). Poursuivant ses
pérégrinations en ville, l’équipe de journalistes français filme les murs
couverts de graffiti éloquents : « ONU(C), on aura ta peau ! » L’un d’entre
eux offre une plongée saisissante dans les mentalités locales : « H,
crapule ! »
Le Sud-Africain Wren Mast-Ingle, qui travaillait à la mine nord-
rhodésienne de Bancroft, juste de l’autre côté de la frontière, se souvient de
l’ambiance. « À cette époque, me confie-t-il sur Skype, il y avait un
désamour assez prononcé envers l’ONU, et je reste poli ! Cela rejaillissait
sur ceux de ses représentants civils et militaires qui se faufilaient de notre
côté de la frontière pour se détendre et boire une bière dans le pub local. Vu
qu’il n’y avait qu’un seul pub pour cette ville de cinq mille habitants, les
onusiens qui arrivaient dans leurs véhicules marqués ONU se faisaient
recevoir à coups de pierres et d’insultes. »
Dag Hammarskjöld était devenu la bête noire, tout simplement parce
qu’il était le patron de cette organisation qui aurait prétendu asservir le
Katanga. Peu importe qu’il n’ait jamais souhaité publiquement « mettre fin
à la sécession katangaise », comme l’a déclaré à la radio le second de Conor
Cruise O’Brien, le Français Michel Tombelaine, un ancien du journal Le
Monde embauché par l’ONU. Si Monsieur H ne « tient pas » ses troupes,
c’est qu’il est coupable au même titre qu’O’Brien et Tombelaine.
Hammarskjöld « était détesté par à peu près tout le monde en Rhodésie
du Nord, renchérit Wren. Il était peut-être encensé par l’establishment
international, mais je peux vous dire que ces sentiments s’arrêtaient net à la
frontière de la Rhodésie. Une rumeur courait parmi des journalistes de ma
connaissance selon laquelle Hammarskjöld était le beau-frère du patron de
l’Union minière, qui fournissait à la Belgique tout son cuivre. D’après ces
racontars, il aurait donc fait s’implanter l’ONU, non pas pour rétablir la
paix, mais pour protéger les mines et les intérêts belges. »
L’assertion est farfelue, mais qu’importe. La Copperbelt est une terre de
rumeurs qui se répandent plus vite qu’une traînée de poudre. Tout y est
fantasmes et ragots, colportés sur les zincs des tavernes et dans la poussière
1
des sentiers de brousse, dans les volutes de chanvre et de houblon dont
s’enivrent gendarmes et mercenaires katangais.
Et la propagande joue à plein. Celle de Radio Katanga, supervisée par
Godefroid Munongo, encore lui, émet depuis la brousse après le coup de
force onusien du 13 septembre 1961. Sur les ondes, les rares auditeurs à
l’écoute apprennent que des officiers et sous-officiers suédois auraient
apparemment déserté, « écœurés » par les crimes de guerre commis par les
Indiens de l’ONU. La rumeur est infondée, là aussi, mais elle est d’une
efficacité redoutable. Les colons blancs du Katanga se sentent pousser des
ailes : les Casques bleus irlandais et suédois sont démoralisés ? Cette
opération Morthor est condamnée !
C’est encore Radio Katanga qui, le vendredi 15 septembre, interrompt
ses programmes pour annoncer à coups de clairon l’annihilation de la
compagnie de Casques bleus irlandais de Jadotville. Cinquante-sept d’entre
eux auraient été tués, les autres s’étant rendus. Leur vie, qui ne tient plus
qu’à un fil, est entre les mains de gendarmes katangais surexcités, faisant
tournoyer leurs machettes. Cette superbe opération d’intox, un classique de
la guerre psychologique pratiquée par les mercenaires, aura des effets
démesurés : le ministre irlandais des Affaires étrangères, Frank Aiken,
s’émeut du sort de ses compatriotes et demande à Monsieur H de « faire
quelque chose ». Il faut sauver les « enfants de Marie » encore vivants,
avant qu’un massacre total ne se produise. La Verte Érin peut légitimement
se soucier de leur sort : le 8 novembre 1960, elle a perdu dix de ses hommes
à Niemba, confondus dans un village baluba avec des mercenaires belges et
taillés en pièces par une foule possédée. Les deux survivants, qui n’ont dû
leur salut qu’à leur vitesse de pointe, ont raconté les machettes, les flèches
empoisonnées, les sagaies, et le supplice de leurs camarades. Le cauchemar
risque de recommencer, à Jadotville. C’en est trop pour Dublin, qui somme
l’ONU d’agir. Ces ragots vont jouer un rôle décisif dans la décision de
Monsieur H de se porter à la rencontre de Moïse Tshombé.

Tandis qu’il prépare son périple de la dernière chance, samedi


16 septembre, le diplomate suédois confie sa colère à un de ses adjoints,
l’Indien Chakravarthi V. Narasimhan, resté à New York. « Il semble que
désormais l’opinion mondiale soit dictée par les ultras et leur guerre
psychologique, s’emporte Monsieur H, dépité. La presse est nuisible, et
l’homme de la rue, comme toujours, prend systématiquement le parti du
clochard devant le policier. »
Trois jours plus tard, le clochard exulte, et le policier agonise. Le corps
de Dag Hammarskjöld repose dans l’église St. Andrew, à Ndola. Autour de
son cercueil en acajou drapé de jaune et de bleu, les couleurs de la Suède,
des bouquets de fleurs parfumées ont été disposés, embaumant la nef où
veillent quatre soldats, deux blancs et deux noirs, affublés de casques
coloniaux et de shorts beiges, aux chaussettes de laine montantes, le dos
cérémonieusement tourné à la dépouille. Moïse Tshombé vient se recueillir.
Le dirigeant katangais, tiré à quatre épingles, dépose une gerbe d’azalées
sur le cercueil, marque un bref temps d’arrêt, puis s’incline
respectueusement et quitte l’église. « C’est triste », lâche-t-il aux reporters
assemblés sur le parvis de St. Andrew.

Plus de vingt-quatre heures après le crash, deux nouveaux corps sont


retrouvés dans les décombres du DC-6 sur les collines à l’ouest de Ndola.
Les deux manquants. Ils étaient ensevelis sous des pièces du fuselage, et
étaient méconnaissables. Mais leurs uniformes vont permettre de les
identifier plus rapidement que les autres : ce sont les deux Casques bleus, le
sergent Stig Olof Hjelte, vingt et un ans, et le première-classe Per Edvard
Persson, vingt ans, qui avaient été appelés à la dernière minute du
e
11 bataillon d’infanterie suédois et avaient apporté le fameux jeu de cartes,
dont l’inspecteur Ray Lowes et l’ambulancier Eccles ont aperçu des
échantillons autour du corps de Hammarskjöld.
C’est l’inspecteur Adrian Begg, celui qui était allé frapper à la porte de
l’hôtel Rhodes à 3 h 30 du matin pour réveiller le directeur Williams, qui a
retrouvé Persson en soulevant un pan de la carcasse du DC-6. Il s’était porté
volontaire, ce mardi 19 septembre, pour aider les secours sur le site du
crash. Surprise, « le corps présentait des blessures par balle, raconte-t-il sur
le forum en ligne Great North Road en 2011. À mon souvenir, il y avait un
pistolet-mitrailleur [de calibre] 9 millimètres non loin dans les décombres,
et nous en avons déduit qu’il en était la cause. Il tenait sans doute l’arme sur
ses cuisses lorsque l’avion s’est écrasé, ou peut-être même en avait-il
enlevé la sécurité, en prévision de l’atterrissage dans ce qu’il présumait être
un territoire hostile. »

Stig Olof Hjelte et Per Edvard Persson sont des exceptions.


L’identification des autres victimes s’annonce ardue, leurs corps étant en
charpie et sans vêtements reconnaissables. Elle se fera par élimination, sur
de menus détails. Bill Ranallo, le garde du corps, est identifié grâce au
médaillon en or de saint Christophe encore attaché à son cou, après que de
vieux amis ont confirmé qu’il ne s’en séparait jamais. Le troisième pilote,
Nils Eric Ahreus, est reconnu grâce à son brassard ONU, un badge en forme
d’aigle de la compagnie Transair, et une alliance en platine portant le nom
de sa femme. Ce sont également des alliances qui permettront d’identifier le
commandant Per Hallonquist, le second pilote Lars Litton, l’ingénieur de
vol Nils Göran Wilhelmsson, le chef d’escale Harald Noork et le radio Karl
Erik Rosén. Mais c’est à peu près tout.
Pier Spinelli, le directeur européen des Nations unies, dépêché toutes
affaires cessantes mercredi 20 septembre de Genève, sera chargé de rendre
compte des progrès dans ce domaine. « Les médecins légistes viennent de
commencer leur travail et nous espérons qu’ils parviendront à identifier
d’autres corps que les sept premiers, écrira-t-il le lendemain, jeudi
21 septembre, à l’attention du siège à New York. Mais j’ai bien peur que
cela s’avère impossible d’ici à la semaine prochaine, quand le vol Pan Am
doit emmener toutes les victimes dans leurs cercueils. Je préconise ici que
celles toujours non identifiées à ce moment-là restent sur place, au nom de
l’enquête, et pour permettre de travailler sur les empreintes dentaires ainsi
que d’éventuels effets personnels. » Ce sera le cas pour Alice Lalande, dont
la dépouille est si méconnaissable qu’un dentiste de Jérusalem est sollicité.
La jeune femme s’était fait soigner chez lui l’année précédente.
À moins que, comme le préconisent les autorités rhodésiennes, les
défunts ne soient prestement évacués vers Léopoldville, où existent de
meilleures infrastructures pour la conservation des corps. « Il est urgent de
placer les corps dans leurs cercueils, désormais, du fait de raisons purement
sanitaires », ajoute tristement Spinelli. Pleins d’égards, les Nord-
Rhodésiens informent l’ONU qu’ils tiennent à sa disposition des cercueils
en acier, plus appropriés que ceux en bois pour ce genre de problème.

L’avis de décès des victimes sera finalement signé le 25 septembre, une


semaine après le crash. Une liasse de bordereaux, tous paraphés par
l’inspecteur David Appleton, de la police nord-rhodésienne, sans guère de
détails, comme l’on rendrait compte d’un bête accident de la circulation.
L’un d’eux est libellé ainsi : « Dag Hjalmar Agne Carl Hammarskjöld.
Nationalité suédoise. Profession : secrétaire général des Nations unies.
Causes de la mort : blessures multiples dues à un accident d’avion. Lieu du
décès : district urbain de Ndola, dans un point de la réserve forestière
occidentale, approximativement à neuf miles au nord-ouest de l’aéroport de
Ndola, 18 septembre 1961. »

Note
1. Cousin du cannabis.
Chapitre 7
Un chevalier blanc

Ndola, mardi 19 septembre 1961. Dès son entrée en ville, la veille au


soir, Björn Egge a ressenti un malaise. Dans les rues bordées de jacarandas
violets, les regards dédaigneux, les commentaires à voix basse
l’accompagnent sur les trottoirs grouillant d’Occidentaux aux uniformes
disparates, policiers et militaires mêlés à des civils guère plus avenants.
Grand blond au nez aquilin, ce lieutenant-colonel norvégien de quarante-
trois ans, patron de la Military Information Branch, la direction du
renseignement militaire de l’ONU au Congo, a reçu ses ordres de
Léopoldville, juste après la découverte de l’épave. Sture Linnér lui
commande de rejoindre Ndola toutes affaires cessantes, un trajet de cent
quatre-vingts kilomètres depuis Élisabethville au Katanga, où il participe à
l’opération Morthor contre les mercenaires de Moïse Tshombé. Informé des
circonstances du crash, Egge monte dans la première voiture disponible,
sans se soucier de la propreté de son uniforme. Les combats durent depuis
cinq jours. L’officier norvégien ne porte donc qu’un simple tee-shirt, un
pantalon de treillis et des rangers. Il a reçu pour instruction de s’occuper des
corps des victimes, et de faire en sorte que leur rapatriement soit organisé
dans les formes. Il doit également veiller à ce que les effets personnels des
uns et des autres soient récupérés et reversés aux familles. Une tâche ingrate
et éprouvante.
Et encore… à supposer que les sujets locaux de Sa Gracieuse Majesté
veuillent bien lui en laisser la possibilité. L’ambassadeur britannique au
Congo, Derek Riches, a bien informé Salisbury de la venue de l’officier
scandinave, et de sa tâche précise, sans aucun rapport avec les prérogatives
d’officier de renseignement onusien qui sont les siennes au Katanga.
L’espion est en mission humanitaire, et rien d’autre ! Ces garanties vont
assez vite s’avérer illusoires.
« L’atmosphère est résolument hostile, confie Egge un demi-siècle plus
tard, en 2005, au quotidien norvégien Dagens Nyheter. Les Rhodésiens me
voient comme un représentant de l’ennemi juré, l’ONU, et le premier de
leurs ennemis, dans ce contexte, se nomme Dag Hammarskjöld, qui a dit à
haute voix son souhait de voir éradiquer tout le système colonial. »
Malgré sa méfiance instinctive, Björn Egge n’a encore rien vu : son
apparence négligée ne plaît guère à lord Alport, avant qu’il ne se rende à la
morgue de l’hôpital dans le but d’identifier formellement le corps de Dag
Hammarskjöld, que l’on dit quasiment intact. Ceux des autres victimes, en
très mauvais état, sont entreposés dans de grands réfrigérateurs
généreusement prêtés par une firme de fruits et légumes, Sunspan Bananas
Limited. Bientôt, une toile de tente sera dressée en plein air, dans les jardins
à l’anglaise de l’hôpital, pour permettre aux légistes de travailler. Mais
ceux-là ne sont pas encore arrivés de Londres et de Salisbury.
Lorsqu’Egge et Alport se croisent à l’hôtel Savoy, point de ralliement des
journalistes, diplomates et mercenaires accourus dans la Copperbelt,
l’Anglais toise le Norvégien avec toute sa morgue. La suite est relatée par
lord Cuthbert Alport dans ses Mémoires : « J’ai vu arriver ce jeune type
plein de suffisance, sûr de lui, accoutré d’un simple tee-shirt et d’un
pantalon sale, expliquant de manière assez théâtrale avoir perdu tous ses
habits et ses uniformes durant les bombardements aériens katangais sur
Élisabethville. Pour autant que je sache, la puissance explosive des
projectiles largués par les appareils légers de Tshombé aurait eu du mal à
souffler ne serait-ce qu’un fil à sécher le linge. J’ai donc accepté ses
explications avec une certaine réserve. »
Le diplomate anglais vient de prendre en grippe le visiteur norvégien.
Tout comme les deux médecins britanniques présents à la morgue de
l’hôpital, qui ne semblent « pas très désireux de coopérer », selon lui.
L’officier de renseignement ne peut examiner le corps de Monsieur H que
quelques secondes. L’émotion est grande, lorsqu’un aide-soignant ouvre le
body bag, dévoilant le visage immobile, yeux grands ouverts, du diplomate
suédois. Surmontant son trouble, Egge est intrigué par un curieux détail :
une carte de jeu se trouve fichée dans le col de chemise du cadavre. Son
observation recoupe, sans qu’il le sache, celle de l’ambulancier Eccles.
Egge se penche un peu plus : c’est un as de pique. Le symbole d’une
exécution réussie chez les tueurs à gages de la mafia. Est-ce la carte
remarquée par l’inspecteur de police Ray Lowes, arrivé le premier sur les
lieux à mi-journée le lundi 18 septembre, alors qu’elle se trouvait non loin
du corps ? Se serait-il amusé à la placer sur le cadavre du secrétaire
général ? Si c’est une plaisanterie de mauvais goût, son auteur connaissait-il
l’identité de la dépouille ?
Egge n’est pas au bout de ses interrogations. Dans la luxueuse salle de
restaurant de l’hôtel Savoy, tout en lustres clinquants et mobilier d’acajou
massif, il aperçoit des visages familiers : deux mercenaires katangais dont il
a planifié et exécuté l’expulsion d’Élisabethville le 28 août précédent, dans
le cadre de l’opération Rum Punch. Le Sud-Africain Jerry Puren et le
Hongrois Sandor Gurkitz, dit « Spoutnik », ont cependant réussi à passer
entre les mailles du filet. Le premier, grand moustachu au crâne dégarni, est
un ancien bombardier navigateur de l’armée de l’air sud-africaine (SAAF)
passé par la gendarmerie katangaise au printemps 1961. Le second, un petit
brun trapu, est un pilote casse-cou qui a fui la répression par l’Armée rouge
de l’insurrection de Budapest en 1956. Tous deux émargent à l’Avikat, les
forces aériennes du Katanga : titre bien ronflant pour une poignée
d’aéronefs acquis essentiellement pour terroriser les tribus balubas et
bombarder les colonnes de l’armée nationale congolaise (ANC), dans le cas
où Léopoldville viendrait à ordonner l’invasion de la province séparatiste.
Puren et Gurkitz se terraient jusque-là dans Éville, soucieux d’éviter les
patrouilles de Casques bleus. Que diable font-ils à Ndola ?
Ce qui suit est à prendre avec des pincettes. Le récit provient des
Mémoires de Jerry Puren, qui eut une carrière prolifique de mercenaire,
ponctuée d’une condamnation à mort après un coup d’État manqué aux
Seychelles en 1981, dont il réchappa de peu. Puren devine pourquoi Björn
Egge se dirige droit vers eux, dans le brouhaha du Savoy. Le matin même,
un petit avion d’observation Piper Cub piloté par un capitaine suédois de
l’ONU s’est posé à Ndola. Puren a dénoncé l’intrus, qui est placé aux arrêts.
L’appareil, portant des marquages katangais et ayant été illégalement
réquisitionné par les Nations unies, est confisqué par la police militaire
rhodésienne.
« Bonjour, mister Puren, lance Björn Egge. Je suis ravi de voir que vous
avez réchappé de Rum Punch. »
L’officier norvégien semble préoccupé.
« Nous avons un petit problème, poursuit-il. Je comprends que vous avez
porté plainte auprès des autorités fédérales à l’encontre d’un de mes
hommes, qui aurait volé un avion. Apparemment, cet appareil a été cloué au
sol, et le pilote placé en état d’arrestation. Je vous demande, monsieur
Puren, de retirer cette plainte et de nous laisser ramener cet avion à
Élisabethville, où il sera parqué avec les autres avions capturés [par
l’ONU].

Le lieutenant-colonel norvégien Björn Egge (à droite), vu ici en 1961


s'entretenant avec le représentant spécial de l'ONU au Katanga Conor Cruise
O'Brien (à gauche), dirigeait la cellule de renseignement embryonnaire des
Nations unies au Congo. Il aura maille à partir avec les mercenaires occidentaux,
avant de subir l'hostilité des officiels britanniques et rhodésiens à Ndola. ©
Howard Sochurek/Getty

— Colonel, rétorque le mercenaire, d’humeur joueuse. Vous ne nous


remettez sans doute pas, mais vous nous avez arrêtés il y a trois semaines au
motif que nous étions des mercenaires, alors que tant d’autres ont été laissés
en liberté. Alors, franchement, donnez-moi juste une raison pour laquelle il
faudrait que je vous aide à obtenir la libération de l’un de vos hommes ! »
Dans le récit de Puren, le seul dont nous disposions pour cet incident,
Björn Egge tourne les talons et quitte la scène, contrarié. L’altercation
s’arrête là. L’aviateur suédois sera finalement relâché grâce à l’entremise du
lieutenant-colonel américain Ben Matlick, mais sans le Piper Cub, « prise
de guerre » rhodésienne.

Les contrariétés s’enchaînent, mais Björn Egge ne se démonte pas. Une


autre tâche lui a été confiée par Sture Linnér : il doit récupérer la fameuse
cryptomachine CX-52 de type Enigma qu’avait emportée Alice Lalande à
bord de l’Albertina (savait-il seulement qu’elle en emportait toujours deux,
par mesure de prudence ?), ainsi que l’attaché-case du secrétaire général,
qui semble avoir été récupéré miraculeusement intact par la police, à
quelque distance du brasier, et conservé au commissariat central de Ndola.
S’adressant directement au commissaire rhodésien, Björn Egge exige par
téléphone que lui soient remis les effets personnels du secrétaire général,
dont le fameux attaché-case. Le message est transmis à lord Alport, qui
conseille au policier de conserver ces objets par-devers lui. « Le colonel
Egge ne semble pas être la personne idéale pour en assumer la charge »,
écrira l’Anglais dans ses Mémoires, ajoutant qu’il ne s’est pas senti
« suffisamment haut placé pour ordonner la remise des effets personnels de
Hammarskjöld ».
Le raisonnement est curieux. Bien que Björn Egge soit en mission
officielle, approuvée par l’ambassadeur britannique au Congo, Derek
Riches, Alport est-il freiné par le fait que l’attaché-case ou son contenu
puissent être considérés comme pièces à conviction dans l’enquête à venir ?
Comment expliquer, sinon, que le haut-commissaire britannique ne se sente
« pas suffisamment haut placé » pour prendre une telle responsabilité ? « Je
souhaitais que tout document personnel soit remis à ce Hammarskjöld
junior, sans délai », précise Alport, parlant de Knut Hammarskjöld, le neveu
du secrétaire général tout juste arrivé de Genève pour représenter la famille
en terre rhodésienne. Âgé de trente-neuf ans, cet autre brillant rejeton de la
famille exerce les fonctions de secrétaire général de l’Association
européenne de libre-échange (AELE) dans la cité lémanique. Il a réussi à
prendre le même vol que l’Italien Pier Spinelli, le directeur de l’ONU en
Europe, mandaté lui aussi afin de représenter l’organisation à Ndola. C’est
un doublon évident avec la mission confiée à Björn Egge, qui agit en
militaire pressé. Et ce mélange des genres va grandement irriter les autorités
locales. Lord Cuthbert Alport est ravi de traiter avec un diplomate digne de
ce nom. À côté du pénible Norvégien qui a le toupet d’exiger qu’on lui
remette les affaires de Hammarskjöld, le respectable Pier Spinelli paraît
bien plus digne de foi. Alport ne « pense pas que ce soit une bonne idée de
les confier à un représentant local de l’ONU à Léopoldville [Khiari] ou
Élisabethville [Egge] ».
Sortant du bâtiment de l’aéroport où se déroulent de houleuses
négociations en vue d’un cessez-le-feu entre Moïse Tshombé et Mahmoud
Khiari, le haut-commissaire britannique retrouve Pier Spinelli à l’hôtel
Savoy et lui propose de l’emmener à 21 heures au commissariat, à quelques
rues de là, récupérer l’attaché-case. Au pied de l’ascenseur, les deux
hommes tombent nez à nez avec Björn Egge, excédé d’attendre depuis des
heures. Le Norvégien demande à accompagner Spinelli et son hôte anglais
jusqu’au commissariat. Mais Pier Spinelli lui oppose une fin de non-
recevoir et prend congé, laissant le pauvre Egge humilié. À la grande
surprise de lord Alport, l’officier norvégien se ressaisit et entreprend de leur
filer le train, sans la moindre discrétion. Une course-poursuite brève mais
haletante s’engage dans les rues de Ndola plongées dans l’obscurité. Le
véhicule d’Alport et Spinelli s’immobilise devant la grille du commissariat,
tandis que Björn Egge, sur leurs talons, freine brusquement. Il se précipite
dans le sillage d’Alport et Spinelli. Ce dernier lui intime courtoisement de
ne pas aller plus loin, et la lourde porte en fonte du bâtiment est refermée au
nez et à la barbe de l’officier norvégien.
Le chef du renseignement militaire de l’ONU au Congo vient de se faire
traiter comme un va-nu-pieds par un diplomate ignorant tout des enjeux de
la crise katangaise. Et donc de l’importance stratégique du contenu de
l’attaché-case de Dag Hammarskjöld : les codes secrets de chiffrage pour la
machine CX-52, une ébauche d’accord de paix pour le Congo, le détail des
communications avec Moïse Tshombé et le marquis de Lansdowne.
La suite est édifiante, contée par Alport dans ses Mémoires
et partiellement confirmée dans un message de Spinelli à l’ONU. Une fois
dans le bureau du commissaire Michael Cary, le diplomate italien se voit
remettre une mallette « relativement endommagée », ainsi que deux
cryptomachines. Soudain conscient du fardeau qu’il va devoir assumer
depuis sa chambre d’hôtel, il demande à Cary et Alport si ces objets ne
pourraient pas rester en sécurité ici même, sous la surveillance des policiers
rhodésiens, quitte à ce qu’il passe les reprendre juste avant son départ pour
la Suède, en compagnie du cercueil de Monsieur H.
Voyant son collègue ressortir les mains vides, Björn Egge entre dans une
violente colère et demande des comptes au pauvre Spinelli, qui se contente
de hausser les épaules. La dispute entre les deux hommes se poursuivra
devant l’hôtel Savoy, à la plus grande satisfaction des Anglais.
L’amateurisme du directeur européen de l’ONU est consternant. Pier
Spinelli a débarqué à Ndola comme un chien dans un jeu de quilles. Plus
grave encore, il a totalement court-circuité le lieutenant-colonel Egge, qui
percevait, lui, la duplicité britannique. Egge avait cependant perdu tout
accès aux autorités locales, à cause de son comportement jugé agressif et de
son apparence négligée.
Le comportement d’Alport, malgré les dénégations de son secrétaire
particulier Brian Unwin, n’a rien d’anodin. Dans ses Mémoires, il reporte le
blâme sur Björn Egge, dont il juge « difficile d’expliquer cette anxiété
désespérée de vouloir entrer en possession des papiers de Hammarskjöld
[…]. Peut-être ceux-ci contenaient-ils des informations susceptibles de
justifier ou de compromettre les actions et les politiques des factions de
l’ONU ? [Peut-être Björn Egge] était-il autre chose qu’un simple porte-
parole [des Nations unies au Katanga] ? »
Ce chef-d’œuvre de mauvaise foi escamote quelques faits incontestables :
Egge était le responsable officiel du renseignement de l’ONU au Congo et
pouvait à ce titre prétendre réclamer les documents confidentiels du
secrétaire général des Nations unies. Le bon sens et la bienséance
diplomatique auraient dû obliger Alport à restituer « sans délai » les effets
de Monsieur H à l’officier norvégien.
Björn Egge n’obtiendra pas gain de cause. Il est rappelé en Suède en
décembre 1961. Ce sont Pier Spinelli et Knut Hammarskjöld qui
rapporteront l’attaché-case en Europe. Son contenu – une liasse de
documents estampillés ONU, les douze pages de la traduction d’un livre de
Martin Buber – est aujourd’hui conservé à la bibliothèque royale de
Stockholm.
Nul ne sait ce que sont devenues les deux cryptomachines restées au
commissariat rhodésien de Ndola. Seule certitude, les services d’écoute de
l’ONU à Léopoldville et New York n’ont jamais reçu de communication
depuis l’Albertina. Les CX-52 de type Enigma, sur lesquelles veillait la
secrétaire Alice Lalande, ne furent d’aucune utilité opérationnelle à
Monsieur H durant sa mission brutalement interrompue.

De son escapade rhodésienne, Björn Egge s’abstiendra de consigner les


détails les plus perturbants. Après une longue carrière militaire et
diplomatique, qui l’a vu remplir les fonctions d’attaché de défense à
Moscou puis de membre du collège de défense de l’Otan à Rome, l’officier
attendra des années avant de se sentir libéré de son devoir de réserve. Le
28 juillet 2005, à l’occasion d’un article publié par le quotidien norvégien
Aftenposten pour marquer le centenaire de la naissance de Dag
Hammarskjöld, il revient sur son séjour à Ndola. À quatre-vingt-sept ans, il
révèle la vision qu’il a eue du corps de son patron dans la chambre froide de
l’hôpital de Ndola : « Il n’était pas brûlé comme les autres victimes, mais il
avait un trou dans le front. Sur les photos prises du corps, cependant, le trou
avait été effacé. Je me suis toujours demandé pourquoi cela avait été fait.
Dans la même veine, le rapport d’autopsie avait été escamoté du dossier.
Pourquoi, là aussi ? »
Je reviendrai sur ce second point, mais c’est la première assertion qui
interpelle. Un officier vétéran de l’ONUC vient-il pour la première fois
d’avancer que Monsieur H aurait été exécuté après le crash ? Venant de tout
autre témoin, ces propos auraient été immédiatement contestés. Mais il
s’agit de Björn Egge. En 2005, il a encore toute sa tête et a conservé une
mémoire photographique des événements de 1961. Ce détail morbide,
jamais révélé auparavant, pourrait-il être le résultat d’une confusion avec la
plaie remarquée sous le menton par l’ambulancier Eccles ?
Il est difficile d’accréditer une telle confusion chez le vieux soldat
scandinave. L’erreur d’interprétation ne tient pas la route. Egge est un
ancien de la résistance armée norvégienne, qui a combattu deux ans les
nazis, avant d’être arrêté et déporté. Il a croupi trois ans dans le camp de
concentration de Oranienburg-Sachsenhausen, où périrent
30 000 prisonniers, majoritairement soviétiques. Il a vu suffisamment
d’êtres humains assassinés pour ne pas se méprendre sur une blessure par
balle.
Dix jours après sa déposition dans le tabloïd, Björn Egge commentera ses
propos dans un second article, précisant qu’il n’existait « pas de preuve
tangible que la mort de Hammarskjöld était le résultat de l’acte conscient
d’une tierce partie », mais que « des preuves circonstancielles pointent
néanmoins dans cette direction ».
Et Egge n’en reste pas là. Deux ans plus tard, en 2007, dans le
documentaire biographique Un guerrier pour la paix, il répète ses
affirmations : « J’ai demandé à voir le corps, et je l’ai immédiatement
reconnu. J’ai très clairement vu qu’il y avait un orifice circulaire au centre
du front. Cette blessure a pris une ampleur démesurée, dans la mesure où
beaucoup de gens, plus tard, se sont exprimés après moi et ont dit qu’il n’y
avait strictement rien sur son front. Mais les photos ressorties récemment
montrent bien qu’elles ont été retouchées. Quelqu’un doit avoir eu un grand
intérêt à effacer les traces de ce qui venait de se produire. »
Ces photos, je finis par les trouver sur Internet. La famille Hammarskjöld
a vainement tenté d’en interdire la publication par Aftenposten, et il y a de
quoi. Dag Hammarskjöld gît sur un brancard dans la pénombre, éclairé par
la lumière crue d’un flash d’appareil photo. Il a les yeux grands ouverts,
comme Björn Egge les découvrira quelques heures plus tard. Aucun bon
chrétien, entre la brousse et l’hôpital, n’a donc songé à s’en soucier avant
l’officier norvégien. La chemise est tachetée de sang. La raideur
cadavérique a figé un bras, comme si le défunt s’apprêtait à poser une
question. Un grand halo pâle entoure la base du front, comme une tache sur
le cliché vieillissant. À moins que cela ne trahisse les résidus d’un
maquillage malhabile ?
Björn Egge n’en dira jamais plus. Il décède le 25 juillet 2007 à l’âge de
quatre-vingt-neuf ans. En qualité d’ancien combattant, commandeur de
l’ordre de Saint-Olaf, et d’ex-président de la Croix-Rouge norvégienne, de
1981 à 1987, il est enterré aux frais du gouvernement.

Quarante-six ans plus tôt, le 19 septembre 1961, un autre visiteur suédois


lui a succédé dans la morgue de l’hôpital à Ndola. Knut Hammarskjöld
voulait lui aussi voir le corps de son oncle, avant qu’une chapelle ardente ne
soit érigée en l’église St. Andrew. Les médecins présents lui remettent un
jeu de photos du cadavre, prises visiblement à l’hôpital. Le visage du défunt
semble paisible et a été apprêté pour son dernier repos : il ne présente
aucune entaille ni ecchymose, pas l’ombre d’une plaie douteuse.
Un jeune inspecteur de police qui a observé la scène s’approche de Knut
Hammarskjöld et l’entraîne à l’abri des regards. Surprise, il s’agit de David
Appleton, celui qui, quelques jours plus tard, remplira les avis de décès des
seize passagers de l’Albertina. Le policier fait son travail
consciencieusement. Mais quelque chose l’a suffisamment perturbé pour
qu’il prenne le risque de confier à Knut Hammarskjöld des documents
sensibles dissimulés dans une grande enveloppe jaune.
« Vous devriez trouver ceci très intéressant », murmure Appleton avant
de prendre congé.
Knut Hammarskjöld décachette l’enveloppe et y découvre un autre jeu de
photos, visiblement prises avant la préparation du corps. Cette fois, Dag
Hammarskjöld présente un visage marqué par les blessures.
Que sont devenues ces photos ? Contactée en Suède, Inga Lill
Hammarskjöld, la veuve de Knut, décédé en 2012, me dit ignorer où son
mari a pu les conserver. Il faudrait qu’elle recherche dans leurs effets
personnels, mais elle n’en a pas encore eu le courage.

L’enquête officielle que lance la direction de l’aviation civile nord-


rhodésienne n’expliquera pas pourquoi de nombreux documents
photographiques disparaissent dans les heures et les jours suivant
l’accident : outre les photos confiées à Knut Hammarskjöld, se pose la
question de celles prises par le dénommé Nunn, le photographe qui
accompagnait l’inspecteur Ray Lowes, et par Adrian Begg, le jeune officier
de police rhodésien venu déranger le directeur John Williams dans sa
chambre d’hôtel à 3 h 30 du matin, avant de se faire congédier sans
ménagement. Parcourant le site du crash le lendemain, Adrian Begg a pris
une série de clichés en couleurs extrêmement précieux. Une poignée d’entre
eux sont accessibles sur Internet moyennant une simple recherche. Ce sont
des photos d’ambiance, édifiantes, qui relèvent la trouée creusée par
l’appareil dans la forêt, ainsi que la dérive arrière du DC-6, encastrée dans
les arbres. Le jeu n’est pas complet, cependant : Adrian Begg, sur un forum
1
Internet d’anciens de Rhodésie, GNR, pour Great North Road , aujourd’hui
2
fermé , affirmait tenir à la disposition des internautes le jeu entier de ces
clichés numérisés, pris en Kodachrome 35 millimètres.
Malgré mes efforts, je n’ai pas réussi à le retrouver. Trop tard peut-être.
L’épisode vécu par Björn Egge aiguise, lui aussi, ma curiosité. Puisqu’il
n’est plus là pour en parler, j’essaie de comprendre ce qui le motivait tant à
retrouver sans délai l’attaché-case de Dag. Une autre histoire apparaît. Elle
est racontée par une universitaire suédoise, Bodil Katarina Nævdal, dans un
livre paru en 2000. En mars 1972, Björn Egge est de passage à New York,
au 38e étage du secrétariat général des Nations unies. Selon Nævdal, qui lui
a parlé avant sa mort, il aurait demandé à voir deux documents : le premier,
nommé le « rapport Lovanium », à la rédaction duquel il avait participé,
décrivait la façon dont un Congo réunifié serait administré une fois le
Katanga réintégré. Le seul exemplaire de ce plan ambitieux se trouvait dans
l’attaché-case de Monsieur H, qui l’avait emporté pour l’annoter à sa guise.
Le second document était le rapport d’autopsie de Dag Hammarskjöld,
réalisé par les médecins légistes rhodésiens à l’hôpital de Ndola.
Aucun des deux documents n’a été rendu au secrétariat général de
l’ONU. Björn Egge « s’est réveillé plus tard cette nuit-là [en 1972], certain
que quelque chose ne tournait pas rond dans toute cette histoire », poursuit
Bodil Katarina Nævdal.
Les Rhodésiens et leurs alliés britanniques ont-ils escamoté le « rapport
Lovanium » de la mallette de Monsieur H ? Pourquoi l’ONU ne s’est-elle
jamais vu communiquer le rapport d’autopsie ? Nævdal a mené son enquête
en 2000, et elle aussi conclut, comme Björn Egge, que la photo du corps de
Hammarskjöld a subi des retouches.
« Des forces puissantes essaient depuis des années de nous tenir dans le
noir sur le sort de Hammarskjöld », affirmait Björn Egge au journal
Aftenposten en 2005, en guise d’épitaphe involontaire.
J’aurais aimé pouvoir l’interroger davantage sur ses mésaventures avec
les Britanniques à Ndola, sur la dépouille de Monsieur H, sur cet orifice au
milieu du front et l’as de pique dans le col de chemise. Sur l’incident qui
l’opposa aux mercenaires Jerry Puren et Sandor Gurkitz, et s’il voyait dans
leur présence à Ndola une manifestation de ces « forces puissantes » tapies
dans l’ombre de Hammarskjöld. J’aurais aimé lui demander s’il pensait que
l’Albertina n’était pas tombé tout seul.

Notes
1. Jeu de mots avec l’acronyme de Government of North Rhodesia.
2. http://www.greatnorthroad.org
Chapitre 8
Seul survivant

Lorsque Björn Egge finit par quitter Ndola, le vendredi 22 septembre


1961, le soulagement l’emporte. Méprisé par ses hôtes anglais, conspué par
des mercenaires qu’il croise dans les salons de l’hôtel Savoy, toisé par une
faune ivre et agressive, l’officier de renseignement norvégien n’a pas
démérité en territoire rhodésien. Il a partiellement rempli la mission qui lui
était confiée en identifiant le corps de Monsieur H à la morgue et en
informant, heure par heure, ses supérieurs hiérarchiques à Léopoldville et
New York de l’ambiance délétère dans cette parcelle d’Empire britannique.
Il a dû s’effacer devant Pier Spinelli pour la récupération des effets
personnels et de l’attaché-case du secrétaire général, mais l’essentiel paraît
acquis : ceux-ci sont retrouvés, malgré le peu de coopération des autorités
locales.
Il a cependant omis une chose : veiller à la santé du seul survivant du
crash. Le sergent Harold Julien est alité depuis le 18 septembre après-midi,
quelques étages au-dessus de la morgue installée au sous-sol de l’hôpital
colonial où repose temporairement Dag Hammarskjöld. Avec le recul, la
négligence de Egge Björn est inexplicable, sauf à imaginer la tension
nerveuse accumulée.
Contrairement à ce que prétendront les enquêteurs nord-rhodésiens,
Harry Julien se montre plutôt loquace, malgré les brûlures qui lui font
souffrir le martyre et nécessitent une lourde sédation. Ce ne sont certes que
des bribes de phrases, parfois incohérentes.
Mais Harry Julien tient bon. Cet ancien marine et vétéran de la guerre de
Corée, athlète aux larges épaules et nageur confirmé, dur au mal, a pu livrer
ses impressions dès son évacuation du site du crash. L’ambulance, dans
laquelle était monté un inspecteur de police, le sergent Alfred « Paddy »
Allen, a atteint l’hôpital de Ndola à 16 h 40. Après une injection de
morphine et un peu d’eau, Julien est installé dans une aile privée de
l’établissement, et pris en charge par le chirurgien écossais Don McNab, qui
juge son cas « critique mais pas désespéré ». Son corps est brûlé à 40 %,
son crâne fracturé et sa cheville droite brisée. Un passage en salle
d’opération a permis de plâtrer la cheville et de désinfecter les plaies à la
tête. Après ces premiers soins, un docteur sort pour héler Paddy Allen, qui
se précipite dans la chambre du blessé et ouvre son calepin.
« Où suis-je ? demande Julien, les yeux fermés mais conscient.
— Vous êtes en Rhodésie du Nord. La dernière fois que nous avons eu de
vos nouvelles, vous passiez au-dessus de la piste de Ndola. Que s’est-il
passé ?
— Il a explosé.
— Cela s’est-il passé au-dessus de la piste ?
— Oui.
— Que s’est-il passé ensuite ?
— Il y avait beaucoup de vitesse. Beaucoup de vitesse.
— Que s’est-il passé ensuite ?
— Il y a eu tout plein de petites explosions tout autour.
— Comment avez-vous réussi à vous échapper ?
— J’ai activé la poignée de secours et j’ai couru au-dehors.
— Et les autres ?
— Ils étaient pris au piège. »

Au milieu de la nuit, tandis que l’infirmière Kavanagh veille à ses côtés,


Julien se dresse sur sa couche, mû par une agitation soudaine :
« Je suis le sergent Harold Julien, officier de sécurité de l’ONU. S’il vous
plaît, informez Léopoldville du crash. Dites à ma femme et à mes enfants
que je suis en vie, avant que la liste des victimes soit publiée. Ma femme se
nomme Maria Julien, et elle se trouve à Miami, en Floride. »
Il parvient même à égrener l’adresse précise de cette dernière. Son
professionnalisme est remarquable, instinctif, sculpté par des années sous le
drapeau et la discipline impitoyable inculquée à tous les « cous de cuir », le
surnom des US Marine : avant de réclamer des soins, il a décliné son
identité, sa fonction, les personnes à avertir de sa condition.
Puis vient cette question angoissée :
« Est-ce que je vais m’en sortir ? »

Il est incompréhensible que de telles bribes d’informations aient été


recueillies par des policiers et des aides-soignants, alors que le lieutenant-
colonel Björn Egge se trouvait dans les parages. Il est difficile, pourtant, de
faire porter le chapeau à un officier norvégien isolé, et harcelé de toutes
parts. Les représentants de l’Oncle Sam, en revanche, ne sortent pas grandis
de l’épisode. Harold Julien est un ressortissant américain, marine de
surcroît. Des diplomates et des aviateurs de même nationalité que lui se
trouvent à Ndola. Le lieutenant-colonel Ben Matlick, qui a pris le
commandement des secours et visité la zone du crash, est informé sur-le-
champ de la présence de l’ancien marine et de son état de santé, grave mais
stationnaire. À 18 heures Zoulou, le lundi 18 septembre, il a alerté
l’ambassade américaine à Léopoldville, qui relaie la nouvelle à Washington.
Aucun télégramme diplomatique n’atteste de la moindre volonté par la suite
de transférer le patient vers une ville disposant de meilleures infrastructures
médicales. Pretoria, la capitale sud-africaine, à quatre heures de vol,
présente ces garanties. Certes, Matlick, le jour même, ne pense qu’à faire
évacuer de Ndola tout le personnel américain placé sous ses ordres, dont
Don Gaylor avec son Dakota, qui doit justement rentrer à Pretoria, où il sert
en qualité d’attaché de l’air à l’ambassade américaine.
La responsabilité de Ben Matlick et de Don Gaylor est-elle engagée, dans
la mesure où ils avaient perçu le degré d’hostilité ambiante envers un
ressortissant américain systématiquement assimilé à un allié de l’ONU
honnie ? Sans doute n’était-ce pas à eux de prendre la décision d’évacuer
Julien.
Peut-être ne reçoivent-ils aucune instruction en ce sens. Parce que,
justement, « Harold Julien tient le coup », ainsi qu’en rend compte le consul
américain de Salisbury, John Emmerson, au département d’État, le mardi
19 septembre à midi. Emmerson, comme Matlick et Gaylor, n’a pas réalisé
combien le témoignage du survivant aurait justifié de placer celui-ci en
sécurité, voire de lui garantir la meilleure convalescence possible. Ce
diplomate et ces aviateurs avaient d’autres chats à fouetter.
Harold Julien n’en est pas moins irremplaçable, dans la mesure où lui
seul peut encore décrire les événements survenus à bord du SE-BDY, s’il
recouvre toutes ses facultés. Des infirmières se relaient à son chevet. L’une
d’entre elles, Angela McGrath, entreprend de le faire parler durant ses
moments de lucidité, moyennant d’infinies attentions. Et ça marche.
« Je suis le seul à m’en être tiré vivant, murmure-t-il. Les autres étaient
pris au piège. Nous étions au-dessus de la piste lorsque Hammarskjöld a dit
de revenir, et alors il y a eu une explosion. »
Une autre infirmière, assurant la veille rapprochée, le 22 septembre, entre
14 heures et 17 heures, Joan Jones, est surprise par un accès de panique
subit du patient, qui se met à crier :
« Des étincelles ! Des étincelles dans le ciel ! »
Puis il appelle :
« Bob ! Bob ! »
Aucun des occupants du DC-6 ne se prénommait Bob ni Robert. De qui
Harry Julien parle-t-il ? Fait-il un rêve sans lien avec le crash, ou bien
répète-t-il un nom entendu en vol, voire dans la brousse, au milieu des
décombres ?

Conformément au désir exprimé par le survivant, diplomates américains


et onusiens se plient en quatre pour faciliter la venue de Maria Julien. Celle-
ci prend l’avion si précipitamment pour Léopoldville – le même que celui
emprunté par Dag Hammarskjöld une semaine auparavant – qu’elle oublie
d’emporter son passeport. La prévenance des diplomates américains au
Congo et en Rhodésie lui épargnera de fâcheuses complications.
Une photo subsiste de cette femme élégante, tout de noir vêtue. Prise à
l’entrée du secrétariat général de l’ONU à New York, celle-ci est ultérieure
aux événements de Ndola. Le deuil est visible sur ce visage de madone
fermé et dur.
Si Maria Julien peut compter sur la bienveillance des infirmières de
Ndola, il n’en va pas de même s’agissant des médecins. Le docteur Don
McNab, notamment, refuse d’accorder le moindre crédit aux propos prêtés
au patient. Il estime que celui-ci se trouve dans un état second, la morphine
administrée à intervalles réguliers rendant toute déclaration inintelligible et
sans valeur pour une enquête de police.
Harry Julien ne quittera plus son lit d’hôpital. Alors que son état semblait
s’améliorer, il se dégrade subitement le samedi 23 septembre. À l’infirmière
Philipps, qu’il confond sans doute avec Maria, il a le temps d’émettre un
vœu impérieux :
Il divaguera durant cinq jours avant de décéder à l'hôpital de Ndola : le sergent
américain Harold Julien, responsable de la sécurité pour l'ONU au Congo,
présent à bord de l'Albertina et éjecté lors du crash, souffrira le martyr en plein
soleil quinze heures durant, avant que les secours ne le trouvent. Juste avant la
chute du DC-6, il a vu « des étincelles dans le ciel ». © Famille Julien

« Chérie, ramène-moi à la maison. Nous devons partir vite d’ici. Tu me


ramènes à la maison ? »
Harry Julien entre alors dans une extrême agitation, proférant quelques
phrases cryptiques :
« Où est le livre ? hurle-t-il. Le livre ! »
Ce seront ses dernières paroles. Une heure après, son pouls s’arrête. Le
personnel médical se précipite, pour constater le décès. La cause de la mort
est attribuée à une insuffisance rénale, qui aurait provoqué une urémie.
Sitôt la nouvelle connue à New York, Ralph Bunche adresse un
communiqué à tous les postes de l’ONU à travers le monde, du Sinaï au
Cachemire, en passant par le Liban, la Corée… et le Congo. « J’ai le triste
devoir de vous informer que Harold Julien n’a pas survécu », écrit-il en
guise d’épitaphe à cette affaire, où rien ne semble vouloir sourire aux
soldats de la paix embourbés dans ce cloaque centrafricain.
La mort de Julien ne pèse pas lourd, certes, au regard des enjeux
géostratégiques de cette vilaine petite guerre que l’ONU est en train de
perdre face aux irrédentistes katangais. Elle est pourtant scandaleuse, au vu
de l’enquête qui s’annonce. Le lendemain de son décès, les dirigeants
onusiens s’inquiètent. « Des récits insistants dans la presse, émanant de
Reuters et abondamment reproduits, rapportent que Julien a déclaré après
son sauvetage qu’il y avait eu une série d’explosions avant le crash, puis
que Dag aurait ordonné au pilote de ne pas se poser à Ndola ou bien de faire
demi-tour, s’alarme Andrew Cordier, depuis le secrétariat général, auprès de
Pier Spinelli à Ndola. Nous espérions vraiment que, si Julien avait pu
survivre, il aurait éclairci tous ces points. À présent qu’il est mort, il serait
utile en termes de précision et d’histoire [sic] que vous puissiez établir
avant votre départ si Julien a vraiment dit tout cela, s’il a été ne serait-ce
que capable de converser avec la presse, et si l’on peut décemment lui
attribuer les propos mentionnés ci-avant. »
Le pauvre Pier Spinelli, déjà mis sous pression autant par les Rhodésiens
que par l’ONU au Congo, ne s’acquittera pas de cette ultime tâche. Ce sera
certainement le ressort des investigations à venir.

Afin de démêler cet écheveau, de comprendre les appréhensions des


diplomates et le comportement des médecins, je prends contact avec
Richard Julien, l’un des fils de Maria et Harold. Pense-t-il lui aussi que son
père a été mal soigné, voire négligé ? Que ses propos ont été déformés, ou
dédaignés ? A-t-il enquêté sur les circonstances de ce drame au bout du
monde ? Âgé de soixante ans, Richard Julien habite Fort Lauderdale, en
Floride. Il n’a conservé aucun souvenir de son père, mais sa famille lui en a
dressé un portrait précis. « C’était un militaire pur sucre, ça filait droit à la
maison, me confie-t-il. Ça, c’est mon grand frère qui me l’a raconté ! »
Militaire jusqu’au bout des ongles, même quand il porte ce complet-
veston au pied de la passerelle du DC-6, à Ndjili, le 17 septembre 1961,
Harry Julien n’a pas eu le temps de connaître son fils Richard, qui ne
conserve de son père que de rares clichés, toujours avec cette moue rieuse
que je retrouve sur un portrait encadré dans un couloir de l’ONU à New
York réservé aux agents de sécurité tombés en service commandé.
Je voudrais savoir ce qu’est devenue Maria. « Elle est morte il y a vingt-
cinq ans », lâche Richard sans émotion apparente, comme ces enfants qui
ont appris à vivre sans l’un de leurs parents et à serrer les dents.
Nous sommes sur le point de prendre congé au téléphone. Richard Julien
avoue ne disposer d’aucune autre information susceptible de m’intéresser,
hormis un cahier épais regorgeant de coupures de presse, patiemment
assemblé par Maria. La preuve, si besoin était, qu’elle ne s’est jamais
remise du traumatisme de cette disparition.
« Elle ne s’est jamais remariée, vous savez, murmure Richard, admiratif.
Harold était l’homme de sa vie. »
Il marque une pause, puis ajoute :
« Il y a quand même un incident dont ma mère ne m’a jamais parlé et que
m’a relaté l’avocat de la famille après sa mort. C’était durant l’automne
suivant le crash. Une détonation a retenti à l’extérieur de la maison, dans le
quartier de Westchester, à Miami. Ma mère s’est précipitée au-dehors. On
avait tiré sur notre voiture, dans la vitre côté conducteur. Or, le quartier était
le plus paisible que vous puissiez imaginer. Miami était une belle endormie
à l’époque : la criminalité y était très faible. Ma mère s’est, paraît-il,
toujours demandé si cet impact de balle bien placé n’était pas un
avertissement pour qu’elle s’abstienne de parler à tort et à travers à propos
de son mari, du crash, de Ndola et de l’atmosphère là-bas. »
Hélas, Maria Julien n’a semble-t-il laissé aucun témoignage écrit ou oral.
Son fils Richard reconnaît que l’interprétation de cet incident, à partir d’un
témoignage de seconde main, laisse à désirer. Mais il assure que l’avocat de
sa mère était suffisamment loyal pour répéter les faits vécus par celle-ci.

C’est dans ce contexte, la mort inattendue de Harold Julien,


qu’apparaissent les premiers enquêteurs nord-rhodésiens à Ndola. Le
dernier témoin direct étant décédé, il convient d’agir vite : examiner les
débris, récupérer les documents sensibles, interroger les badauds. À Ndola,
personne n’a réellement envie de parler. Ceux qui étaient au courant de la
présence de Harold Julien à l’hôpital ont relevé sa disparition
« opportune ». Ceux qui erraient dans la forêt ont appris l’arrestation des
trois voleurs de « machine à écrire ». Ceux qui, parmi les résidents locaux,
ont vu ou entendu quelque chose d’inhabituel ont remarqué le nombre
important d’affreux en ville. La prudence commande de raser les murs, le
temps que toute cette affaire se tasse.
Tandis que Björn Egge ferraille avec les Britanniques et les Rhodésiens,
l’affable Pier Spinelli règle les questions d’intendance. Il faut ramener chez
elles les victimes du crash. Repoussée au 26 septembre, la première
cérémonie officielle d’hommage aux défunts se tient à l’aéroport de
Salisbury. Un grand Boeing 707 bleu et blanc de la Pan Am attend
d’emporter les cercueils pour « le plus triste des marathons », comme l’écrit
le biographe de Hammarskjöld, Roger Lipsey.
La première escale est Léopoldville, pour permettre à Sture Linnér de
rejoindre Pier Spinelli et Knut Hammarskjöld, le neveu de Dag, à bord. La
deuxième est à Genève, le 27 septembre. C’est là que descend le corps de
Vladimir Fabry, le juriste qui avait été accepté à bord de l’Albertina en
guise de récompense pour ses mois de travail acharné à Léopoldville.
Originaire de Tchécoslovaquie, âgé de trente-neuf ans, ce passionné de
montagne, alpiniste et skieur émérite, comme Hammarskjöld, s’était installé
dans la cité lémanique, bien qu’il écumât la planète pour le compte de
l’ONU, au Cachemire, au Moyen-Orient ou au Congo. « Ses dernières
volontés ne pourront être que partiellement satisfaites, avertit un des cadres
de l’ONU à New York, Andrew Cordier, à l’attention des responsables à
Genève : il désirait être incinéré, faire don de ses yeux et voir ses cendres
dispersées sur le Mont-Blanc. Mais les docteurs m’informent qu’il est
décédé depuis trop longtemps pour que ses yeux fussent d’un quelconque
usage. »

Puis vient la Suède, le 28 septembre. À Malmö, la base opérationnelle de


la compagnie Transair, descendent les cercueils de Per Hallonquist et du
reste de l’équipage. Peu avant l’atterrissage à Stockholm, une escorte de six
avions de chasse se porte à la rencontre du Boeing 707. La capitale suédoise
offre un spectacle saisissant aux voyageurs venus d’Afrique : tout trafic
routier s’est arrêté. Il est midi pile. En centre-ville, les vitrines des banques
et des magasins arborent le portrait de Dag Hammarskjöld surmonté d’un
bandeau noir.
Tandis que le Boeing 707 reprend sa route vers Dublin, Montréal et New
York pour conduire les dépouilles des autres victimes vers leur dernier
repos, une longue berline noire des pompes funèbres parcourt sous escorte
motocycliste les soixante-dix kilomètres séparant Stockholm de la ville
septentrionale d’Uppsala. Le long du chemin, des paysans se découvrent
pour rendre hommage au diplomate disparu.
Des funérailles nationales sont organisées en la cathédrale Saint-Éric
d’Uppsala. Tandis que 7,5 millions de compatriotes observent une minute
de silence, monseigneur Erling Eidem, un archevêque de quatre-vingt-un
ans sorti de sa retraite pour l’occasion, rend hommage à un « servant fidèle
de l’humanité ». Aux côtés de la famille Hammarskjöld se recueillent le roi
Gustave et la reine Louise, le vice-président des États-Unis Lyndon
B. Johnson, le premier secrétaire général de l’ONU Trygve Lie, qui avait
souhaité bonne chance à Dag Hammarskjöld dans ce « job impossible » huit
ans plus tôt. Et puis il y a les proches, au sein de cette organisation qu’il
aimait plus que sa propre vie : Mongi Slim, le Tunisien, très marqué, Adlai
Stevenson, l’Américain, qui soutenait l’œuvre décolonisatrice de
Monsieur H, Frederick Boland, l’Irlandais, qui ne s’attendait pas à ouvrir la
seizième assemblée générale des Nations unies en contemplant la chaise
vide du secrétaire général, Ralph Bunche, le confident, qui avait pressenti
les dangers katangais pour avoir lui-même séjourné au Congo l’année
précédente. Sture Linnér, lui, est venu de Léopoldville. Brisé nerveusement,
il retournera au Congo pour démissionner au printemps 1962. Dag
Hammarskjöld l’avait compris sur le tard : ce pays « mange » les plus
résistants, les digère et les recrache, rincés.
À l’issue de la cérémonie, des étudiants de la faculté d’Uppsala soulèvent
le cercueil et sortent dans un silence absolu de l’austère cathédrale, pour le
déposer sur un carrosse noir et nacré tiré par des chevaux. Le cortège
traverse au pas le centre-ville, où la foule s’est figée, pour cheminer vers le
cimetière sur la colline. Monsieur H rejoint le caveau de famille, surmonté
d’un obélisque. Sur la couronne mortuaire, ses proches ont fait écrire :
« Pourquoi ? »
Chapitre 9
Une enquête bâclée

« Pas coupable ! »
Dans l’hebdomadaire Paris-Match du 7 octobre 1961, un pilote
mercenaire pose tout sourire en double page, clamant son innocence depuis
le cockpit d’un Fouga Magister katangais. Moustache frisottante, cheveux
clairsemés et gominés, José Delin fait vaguement penser à Clark Gable, en
moins glamour. Depuis le drame de Ndola, son nom circule un peu à tort et
à travers dans les rédactions et les ambassades : ce serait lui le « rôdeur
solitaire » qui a scellé le sort du DC-6 de Monsieur H. Ce serait lui
l’assassin.
La rumeur est tenace. Et Joseph Delin, de son vrai nom, devient le
coupable idéal. Colon belge de quarante-sept ans, né en Afrique du Sud,
soi-disant patron de la base aérienne katangaise de Kolwezi, à trois cents
kilomètres au nord-ouest d’Élisabethville, il est marié à une Rhodésienne,
comme le découvrent des reporters consciencieux. Voilà pour la confusion
des premières dépêches d’agence accusant un pilote rhodésien ! Bilingue
français-anglais, bien introduit en Afrique du Sud, où transite l’essentiel du
trafic d’armes à destination de l’Afrique centrale, il était l’homme de la
situation lorsque le Katanga a décidé de se doter d’une aviation militaire,
baptisée Avikat.
Comme le régime excelle dans l’art de la propagande, des médias ont
reçu une invitation à rencontrer « l’accusé de l’ONU », ainsi que Paris-
Match surnomme Joseph Delin. Le message est clair : non, ce n’est pas lui
qui a « descendu » l’Albertina. Géographiquement impossible ! Avec le
Fouga, explique-t-il aux deux auteurs de l’article, le reporter Jacques
Le Bailly et le photographe Philippe Le Tellier, « mon rayon d’action
m’interdit, en partant de Kolwezi, ma seule base possible, d’atteindre
Ndola ».
« Je n’ai pu être au rendez-vous mortel de Monsieur H », lui fait dire le
magazine en caractères gras. Un simple calcul le prouve : un Fouga
Magister affiche une autonomie maximale de 925 kilomètres, alors qu’à vol
d’oiseau un aller-retour entre Kolwezi et Ndola fait au plus juste
851 kilomètres. La marge est infime. Le vol aller-retour impensable, sauf à
disposer de réservoirs supplémentaires ou d’autres ressources clandestines,
mais Paris-Match ne va pas explorer cette piste-là. Il s’agit de frapper le
lecteur avec le professionnalisme et la candeur du pilote belge. Tout est bon
pour présenter sous un jour favorable le petit Katanga, victime d’une
sournoise agression onusienne, que le magazine français se garde bien de
dénoncer formellement. Mais l’intention y est.
Un cliché sépia place Delin dans une salle d’opérations, cigarette aux
lèvres, pointant d’un index sûr les cibles sélectionnées lors de ses raids de
septembre contre les troupes de l’ONU et l’armée nationale congolaise.
Dans son uniforme de couleur sable, il ajuste son casque de vol blanc plutôt
rudimentaire et se dirige vers un Fouga Magister parqué en bordure de
piste. Prêt à s’envoler pour une nouvelle mission…

L'ingénieur aéronautique suédois Bo Virving en a toujours été convaincu : le


DC-6 Albertina a été victime d'une interception aérienne de nuit, lors du virage
final avant son atterrissage à Ndola. © Famille Virving

Le hic, c’est que Joseph Delin ne décollera pas. Ni ce jour-là ni aucun


autre, d’ailleurs. Il n’est pas « un as de la dernière guerre », comme l’écrit
Paris-Match. Il n’est même pas pilote. Il est simplement l’administrateur de
la base aérienne de Kolwezi, après en avoir été le loadmaster, l’officier de
matériel qui supervise le chargement et le déchargement des cargaisons. On
est loin du « rôdeur solitaire » qui tient en haleine des milliers de Casques
bleus terrifiés et nargue superbement New York. La supercherie n’est
pourtant pas éventée. Et Joseph Delin s’amuse du bon tour joué à l’ONU :
celle-ci « était persuadée que Tshombé disposait d’une escadrille d’avions à
réaction, alors que les Katangais n’avaient que de faux appareils en toile ».
Preuve photographique à l’appui, avec une maquette à taille réelle de Fouga
Magister, de bois et de toile, qui a dû faire illusion depuis le ciel. Avec
Paris-Match et ce reportage de commande, les mercenaires katangais
apparaissent comme de facétieux Robin des Bois, rois de la débrouille et du
panache.

Tandis que la machine médiatique s’emballe, le travail d’investigation, le


vrai, commence. L’enquête doit tordre le cou aux rumeurs, établir les causes
exactes du crash et innocenter le suspect idéal, Joseph Delin. Elle est
confiée tout d’abord à la direction de l’aviation civile nord-rhodésienne. Les
experts aéronautiques de Salisbury, emmenés par un officier sud-africain, le
colonel Maurice Barber, rallient Ndola dès le mardi 19 septembre. Ils
doivent répondre à trois questions pressantes :
1. Pourquoi Harold Julien, le seul survivant, a-t-il dit que l’avion avait
« explosé » avant de s’écraser ?
2. Pourquoi des témoins ont-ils affirmé avoir vu un second appareil, plus
petit, attaquer un plus gros ?
3. Pourquoi l’épave n’a-t-elle été retrouvée qu’au bout de quinze heures,
bien qu’elle se trouvât à seulement douze kilomètres de l’aéroport ?

Dans la brousse, la main-d’œuvre recrutée localement procède au


ratissage de la zone du crash. La moindre pièce de l’épave est ramassée,
chargée sur des camions et emmenée jusque dans un vaste hangar de
l’aéroport de Ndola, où commence un fastidieux travail d’identification et
de recomposition du fuselage.
D’emblée, le colonel Barber s’irrite de l’attitude suspicieuse des experts
dépêchés par la Suède au titre de l’assistance technique, Otto Danielsson, de
la police criminelle de Stockholm, et Bo Virving, ingénieur en chef de la
compagnie aérienne Transair à Léopoldville. Autant dire que celui-ci
connaissait bien l’Albertina et le commandant Per Hallonquist. Confiant
dans les qualités de ce dernier et dans les performances de l’appareil, Bo
Virving fouille les décombres avec Danielsson.
Exaspéré, l’adjoint de Barber, le lieutenant-colonel britannique Evans,
s’émeut auprès du haut-commissaire Alport que les Suédois « passent le
plus clair de leur temps » à farfouiller en quête de douilles de balles, de
traces de roquette ou de bombe, de panneaux du DC-6 déchiquetés par des
rafales ou par une explosion interne. Un tel biais est jugé inadmissible par
Evans, qui cherche tout comme Barber à comprendre les causes mécaniques
ou humaines du crash, et non à dénoncer un attentat en zone de guerre.
Cette différence d’approche fondamentale n’améliore pas les relations déjà
glaciales entre Scandinaves et Rhodésiens.
Barber, Evans et deux autres spécialistes aéronautiques vont interroger
près de 130 témoins, procéder à une autopsie minutieuse des corps des
victimes, passer l’épave au peigne fin et concentrer leur attention sur
certaines pièces de choix : manette des gaz, circuit hydraulique du train
d’atterrissage tricycle, position des ailerons, état des cylindres moteur. Les
trois altimètres de bord sont même renvoyés chez le constructeur aux États-
Unis pour un examen approfondi.
Le constat revient, et il est formel : le DC-6 tournait comme une horloge,
même après réparation sur la nacelle du moteur numéro deux à
Léopoldville-Ndjili. Il a opéré une approche correcte en couvrant une large
boucle à l’ouest de Ndola, après avoir survolé l’aéroport venant de l’est. Ses
moteurs fonctionnaient à pleine puissance, ses trains étaient abaissés, volets
en position neutre : la configuration parfaite pour une approche finale bien
maîtrisée par des pilotes compétents. L’avion s’est abîmé dans les
frondaisons d’acacias en suivant une trajectoire quasi horizontale, ce qui
1
tendrait à confirmer l’hypothèse d’une altitude trop faible, de 1 700 pieds ,
par rapport à celle qui était requise pour « passer » le dernier mamelon
avant Ndola et la piste d’atterrissage. Les experts de l’aviation emploient un
terme barbare pour ce genre de crash : CFIT, pour controlled flight into
terrain. En français : « impact sans perte de contrôle ». Per Hallonquist et
Lars Litton auraient mal lu leur altimètre et mésestimé dans la pénombre un
dernier obstacle naturel.
Tout cela n’est que supposition. Maurice Barber, ancien pilote de chasse
de quarante-neuf ans, ne peut pousser plus loin la démonstration : le DC-6 a
été détruit à 80 %. Ce qui reste ne permet pas d’établir « une cause
spécifique ou définitive ». Malgré l’entêtement des Suédois, aucune douille,
aucun éclat de shrapnel provenant d’une grenade, d’une bombe ou d’une
roquette, aucun corps étranger n’ont été retrouvés dans l’amas informe de
l’Albertina ; 368 balles ont certes été ramassées, mais il s’agissait d’un
calibre 9 millimètres, celui qui correspondait aux pistolets-mitrailleurs des
Casques bleus suédois présents à bord.
La prudence de Barber quant aux causes « spécifiques ou définitives » du
crash contraste avec le texte d’une lettre écrite une semaine à peine après le
drame par Roy Welensky, chef du gouvernement rhodésien, à son
homologue britannique Harold Macmillan. Sûr de son fait, le premier
assène au second que le colonel Barber serait déjà convaincu que « la cause
de l’accident est une erreur de jugement de la part du pilote ».
L’infortuné Barber s’est visiblement trouvé sous forte pression politique.
Il communique beaucoup avec les médias, même avant la diffusion de son
rapport final. Le 23 septembre 1961, interrogé sur une rumeur grandissante,
la présence d’impacts de balle sur les corps de certaines victimes, il
confirme que de tels projectiles ont bien été retrouvés dans « l’un des
corps », mais que cela « ne présente aucune signification, dans la mesure où
il était connu que l’appareil emportait des armes et des munitions à bord,
qui ont explosé dans l’incendie suivant le crash. Les balles trouvées dans le
corps d’un des gardes n’ont assurément pas été tirées d’une arme. »
Le 27 septembre, les médecins légistes livrent leur opinion : aucun
indice, aucun dommage corporel ne viennent étayer la thèse d’un
mitraillage depuis l’extérieur ou d’une explosion depuis l’intérieur de
l’habitacle. Aucune pathologie, que ce soit un empoisonnement ou une
intoxication, ne semble suggérer une « interférence au bon fonctionnement
de l’équipage ».
Le 20 octobre 1961, Barber et Evans se rendent à Kolwezi, où
l’impayable Joseph Delin leur démontre par A plus B que jamais un Fouga
Magister n’aurait pu faire le coup. Exit le « rôdeur solitaire » !
Le plus extraordinaire, dans le très technique rapport Barber, est sans
conteste le décalage entre ces appréciations aéronautiques, qui orientent les
enquêteurs vers une défaillance humaine quasi certaine, et la somme de
témoignages troublants, qui ne corroborent guère la thèse de l’« impact sans
perte de contrôle ». Le plus remarquable est celui de Timothy Kankasa.
Greffier municipal du bourg de Twapia, à mi-chemin entre l’aéroport
de Ndola et le site du crash, un de ces faubourgs extérieurs où sont relégués
les plus pauvres, ce jeune homme noir éduqué de trente-quatre ans marchait
sur une route lorsqu’il a entendu le son de deux avions. « Je ne suis pas un
expert, dit Kankasa, mais il semble que le plus gros volait bas, et le second
un peu plus haut. » « Un éclair lumineux » émanant du second touche le
premier, qui poursuit sa route au sud-est tandis que son agresseur s’éloigne
en direction du nord-ouest. Vers Mufulira et le Katanga.

Le témoignage recoupe étrangement celui du charbonnier Custon


2
Chipoya , qui a vu deux avions dans le ciel avant de s’enfuir, terrifié, mais
qui sera dédaigné par les enquêteurs, au motif que « les Africains », non
instruits, s’y connaîtraient peu en aéronautique. Il ne faut donc « pas trop se
fier » à leur témoignage, écrit le lieutenant-colonel Evans, dans un rapport
adressé à Londres le 6 novembre.
L’argument est fallacieux : à Twapia, où est installée la balise de
l’aéroport de Ndola permettant d’orienter les avions en approche, les
habitants ont l’habitude de voir défiler de nombreux appareils dans le ciel.
Timothy Kankasa, en outre, a fait son service durant la guerre en tant que
signaleur dans l’armée britannique. Il était à son affaire, cette nuit-là, quand
il a levé les yeux vers le ciel.
Certains témoignages, en outre, confirment l’incompétence des occupants
de la tour de contrôle, tout autant pour leur nonchalance que pour leur
étonnante cécité. Le policier Marius Van Wyk a en effet décrit une « lueur
rouge vif inhabituelle » sur les collines, « sur un cap à 306 degrés » depuis
le jardin de la résidence du commissaire provincial, où il assurait la
protection de Moïse Tshombé. Il « n’avait jamais vu pareille lueur », qui
« couvrit un arc de 45 degrés et dura plusieurs secondes ». Il regrette
amèrement de « n’avoir pas réussi à transmettre sa préoccupation au
directeur de l’aéroport », Red Williams.
Williams, justement, vient déposer devant la commission. Justifiant sa
nonchalance face aux policiers venus le trouver à son hôtel, à 3 h 30 du
matin, pour lui décrire la vision de leur collègue Marius Van Wyk, il argue
de la fréquence des feux de charbonniers dans la forêt et de « phénomènes
lumineux parfois effrayants à cette époque de l’année ». L’officier Van Wyk
aurait donc fort bien pu se tromper. Il n’y avait pas lieu de s’alarmer.
Face à Williams se pose le point de vue divergent du chef d’escadrille
John Mussell, qui aurait tant voulu décoller plus tôt pour peu qu’on lui en
donnât l’ordre, dès sa prise de service, à 7 heures du matin. Un de ses
subordonnés, le lieutenant William John Fidlin, était de garde cette nuit-là
dans le bâtiment principal de l’aéroport de Ndola, en salle d’opérations. Ne
voyant pas arriver le DC-6, il est monté à la tour de contrôle à 1 h 45 du
matin, pour y découvrir « le contrôleur tout seul », qui lui a précisé que
l’appareil s’était signalé à 6 000 pieds d’altitude « avant que le contact ne
soit perdu ».
Si « le contrôleur tout seul » était Arundel Campbell Martin, que sont
devenus Red Williams et lord Alport, censés être demeurés dans la tour
jusqu’à environ 3 heures du matin ? Lorsque ce même contrôleur confie à
William Fidlin « avoir l’impression que l’avion était en contact avec
Léopoldville et semble s’être détourné pour aller ailleurs », il ne donne
« aucune raison pour (justifier) cette impression », relève Fidlin. À
nouveau, cette déposition-là est aussi minimisée.

La commission Barber boucle ses travaux le 2 novembre 1961,


s’estimant incapable de déterminer les causes « spécifiques ou définitives »
du crash, étant donné que les trois quarts de l’épave se sont envolés en
fumée et que le seul survivant n’a pu apporter d’informations précises sur la
fin du vol du SE-BDY. Privilégiant la thèse d’une défaillance de pilotage, la
commission s’interdit cependant d’exclure l’éventualité de « l’acte délibéré
d’une ou de plusieurs personnes inconnues qui pourraient avoir forcé
l’appareil à descendre ou entrer en collision avec les arbres ».

Bien vite, ce rapport est jugé insuffisant, à l’aune de l’émotion mondiale


suscitée par la disparition de Monsieur H, des soupçons de manipulation et
de l’indigence des secours. Dès le 22 septembre 1961, anticipant le
problème, le gouvernement Welensky a annoncé la formation d’une
seconde commission d’enquête, fédérale. S’appuyant sur le bilan technique
dressé par Maurice Barber, celle-là pourra désigner des responsables,
pointer des défaillances, distribuer les blâmes.
Et elle joue la transparence : l’ONU et la Suède sont invitées à participer,
Salisbury ayant à cœur de prouver son impartialité et in fine son innocence.
Toutes deux refusent poliment, de peur que l’enquête soit biaisée. New
York comme Stockholm mèneront leurs propres investigations,
indépendamment. Elles se contenteront d’envoyer des observateurs.
Quatre enquêtes, au total, pour un seul et même crash aérien !
Un juge de la Cour suprême de Rhodésie, sir John Clayden, sud-africain
comme Barber, passe une annonce dans la presse écrite et à la radio : tous
les témoins du crash sont conviés à se faire connaître en vue des auditions
calées du mardi 16 au samedi 27 janvier 1962. L’invitation à comparaître
est étendue aux fonctionnaires onusiens et experts aéronautiques suédois
basés au Congo, aux mercenaires blancs et à tout ressortissant, civil ou
militaire, du Katanga. Les frais de transport seront pris en charge, mais pas
l’hébergement. À Léopoldville, l’ambassadeur britannique Derek Riches
bafouille une explication, le 11 janvier, à Sture Linnér, le patron des affaires
civiles de l’ONU : « Ils sont incités à ne pas rester dormir à Ndola, dans
leur propre intérêt. Hébergement difficile. »
Doux euphémisme. Au pays des trafics d’armes en tout genre à
destination du Katanga en révolte, l’ONU n’est toujours pas la bienvenue.
Dans tous les hôtels, au luxueux Savoy comme au plus modeste Rutland,
séjournent des affreux en transit pour le Katanga. Un incident est si vite
arrivé !
Cette ambiance délétère n’est rien en comparaison de la répression
exercée contre la population noire. Peu osent répondre à l’appel lancé par le
juge Clayden. Beaucoup jugent le régime blanc compromis avec son
homologue séparatiste katangais, et impliqué dans la mort de Monsieur H.
Revoici pourtant Timothy Kankasa, qui semble ne craindre rien ni
personne. Sa déposition, reproduite dans le quotidien Northern News, est
entendue par le chef ingénieur de Transair Bo Virving, qui ne perd pas une
miette des auditions. Il est choqué par le traitement infligé aux Noirs. Aux
Blancs, on donne du « monsieur ». Aux autres, on dit « l’Africain X ».
Voici donc « l’Africain » Kankasa, qui répète ses propos, pour se voir
aussitôt morigéner par le juge Clayton : « Ce que vous dites concernant
deux avions est complètement inacceptable ! Vous avez fait une erreur. »
Mais Timothy Kankasa n’est pas seul, et de loin, à évoquer deux avions
dans le ciel, cette nuit-là. Si Custon Chipoya se terre, d’autres sortent du
bois, malgré les risques. Davidson Simango, charbonnier de Twapia, a aussi
vu « deux avions » dans le ciel, « des lueurs vives », puis entendu « des
explosions ». Dickson Buleni, un charbonnier de Chifubu, juste au nord de
Ndola, était assis avec sa femme sur leur terrasse lorsqu’il a vu une « boule
de feu » lancée du petit avion vers le gros, puis ce dernier prendre feu et
exploser. Il est stigmatisé dans la presse rhodésienne, qui l’accuse d’avoir
3
reçu 50 livres rhodésiennes, une très coquette somme , de la part du
mouvement nationaliste noir UNIP pour délivrer un faux témoignage qui
incriminera le pouvoir blanc.
Joseph Delin, photographié ici pour Paris-Match dans le cockpit d'un jet
d'entraînement français Fouga Magister, n'était même pas pilote, et encore moins
le « rôdeur solitaire » qui harcela l'ONU au Katanga en septembre 1961. Il avait
pour tâche de dissimuler l'identité des vrais pilotes mercenaires blancs du régime
séparatiste, et s'en acquitta haut la main lors de l'enquête nord-rhodésienne sur le
crash de l'Albertina. © Philippe Le Tellier/Paris-Match Archives

Et puis il y a ces deux raseurs qui ont exaspéré les policiers en fouillant
les décombres en quête de projectiles : les Suédois Bo Virving et Otto
Danielsson, qui se disent intrigués par « des trous qui pourraient avoir été
provoqués par des balles », ainsi que par « la déposition d’un Africain qui, à
l’encontre de tous les autres témoins, prétend avoir vu deux avions »,
comme l’écrit le diplomate belge Jacques Matthys, adjoint au vice-consul
de Ndola, venu assister à ces auditions. Ils « penchent pour la thèse du
Fouga », ajoute celui-ci, très circonspect.
Un Africain ? Avec Timothy Kankasa, Dickson Buleni et Davidson
Simango, cela fait déjà trois. D’autres vont suivre.
Arrive Joseph Delin, le pilote star de Paris-Match, qui s’emploie à
décrédibiliser la piste du Fouga, martelant qu’il n’aurait pu prendre l’air
cette nuit-là : pas d’instruments de navigation dignes de ce nom ni de radar.
Son témoignage, le 27 janvier 1962, vient étayer « la fragilité » des propos
des Suédois, commente Jacques Matthys. Cigarette rivée aux lèvres, il
décline son identité, précisant avoir reçu sa formation de navigant en
Afrique du Sud, puis expose les caractéristiques du jet français, son emport
de charge, son autonomie, ses performances.
Sous ses airs patelins, Delin démontre un sacré culot : pour faire bonne
mesure face à cet auditoire cosmopolite et fasciné par son récit, il
revendique ses « exploits » du 17 septembre. Contre l’Albertina ? Non.
Plutôt deux raids aériens contre la base de Kamina, tenue par les Casques
bleus, la destruction au sol d’un DC-4 de la compagnie belge Sabena, et le
mitraillage d’un DC-3 onusien en vol, avec de lourds dégâts matériels et
plusieurs blessés graves à la clé.
Dans la salle d’audience, un aviateur en uniforme sombre peine à
contenir son agacement : le capitaine Lars-Erik Starck, qui pilotait
justement ce DC-3 emportant vers Léopoldville des Casques bleus blessés
durant les combats de l’opération Morthor. Il n’apprécie guère la forfanterie
du mercenaire belge. À la suite de cet incident dans les airs, immédiatement
relaté au contrôle aérien de l’ONU à Léopoldville-Ndjili, les équipages
civils sous contrat avec les Nations unies refusent de survoler le Katanga,
tant qu’une protection militaire ne serait pas assurée contre la menace très
réelle du « rôdeur solitaire ».
L’attaque du DC-3 de Starck, le 17 septembre 1961, a bien eu lieu. Les
deux raids aériens et la grève des pilotes également. Mais Joseph Delin ne
peut en être tenu pour responsable. C’est un « rampant » doublé d’un
bonimenteur, qui dupe aussi bien les renseignements militaires de l’ONU au
Congo que les reporters de Paris-Match. Cela, les enquêteurs ne le savent
pas. Et puis Delin dit tout ignorer du vol de l’Albertina.
Tandis que l’usurpateur belge prend congé, un électricien de l’Union
minière se présente à son tour. Roland Parmentier a une bonne raison de se
trouver là : c’est lui qui, en avril 1961, a été « chargé sur réquisition des
autorités katangaises d’établir un balisage lumineux de la piste de Kolwezi
pour permettre le décollage de nuit ». Le Fouga Magister pouvait-il donc
décoller de là pour prendre en chasse l’Albertina ?
« Ce balisage a été enlevé en juillet à l’occasion des travaux d’entretien
de la piste », corrige Roland Parmentier. Le décollage de nuit n’était donc
pas possible au moment des faits.
Petit problème : le balisage dont il parle comme s’il s’agissait d’un
aéroport occidental moderne se résumait en l’occurrence à des fûts
enflammés, qui peuvent être aisément escamotés puis réinstallés sur
commande.
En un tournemain, deux témoins plus que douteux viennent de donner les
armes au juge Clayden pour invalider les fumeuses théories suédoises.

Mais le major Joseph Delin a vraiment de l’imagination. Et le verre


facile. Le soir même, au bar de l’hôtel Edinburgh, il raconte à un journaliste
sud-africain d’Associated Press, Erroll Friedmann, avoir « jeté de la poudre
aux yeux » de la commission d’enquête rhodésienne. Friedmann se souvient
de la rencontre avec « deux pilotes belges de la force aérienne katangaise,
qui avaient bu beaucoup de bières et parlaient bruyamment », ainsi qu’il le
relate dans une note écrite à un collègue devant prendre sa relève à la cour
de Ndola. Les deux noceurs racontaient avoir bel et bien volé la nuit du
crash, être entrés en contact avec le DC-6 et l’avoir « frôlé ». Ils auraient
alors « forcé le pilote du SE-BDY à se lancer dans des manœuvres évasives,
[…] puis d’avoir répété la manœuvre en survolant de très près son fuselage,
le poussant à s’écraser au sol ». Friedmann ajoute un détail glaçant :
« J’ai demandé [au pilote auteur du deuxième frôlement] s’il avait
réellement vu l’avion se crasher. Pour seule réponse, il a éclaté de rire. »
Erroll Friedmann est convoqué le lendemain par la commission nord-
rhodésienne et sommé de s’expliquer. Mais les enquêteurs ne le reverront
pas. Après un coup de fil avec ses supérieurs à Johannesburg, il a pris le
premier vol pour l’Afrique du Sud sans obtempérer à l’injonction à
comparaître du juge Margo ni à un dernier appel à la radio en salle
d’embarquement lui intimant de contacter le commissariat de police le plus
proche.
Erroll Friedmann était subitement très pressé de partir.

Afin de contrebalancer les déclarations des témoins noirs et des trouble-


fête suédois, les enquêteurs privilégient une autre théorie. Elle repose sur
les arguments suivants :
1. Il s’agit d’un « accident », puisque rien de tangible ne vient appuyer la
thèse d’un attentat.
2. L’équipage était fatigué et inexpérimenté. Il aurait volé non-stop
durant les trente-six heures précédant le crash. Il ne connaissait pas
l’Afrique, savait encore moins se repérer dans le noir au-dessus de
l’immense forêt congolaise et a pu être désorienté par les innombrables
petits feux de charbonniers venant trouer la pénombre.
3. L’équipage n’a pas joué franc jeu avec le contrôle aérien, en refusant
de divulguer son plan de vol et ses intentions, qu’il s’agisse de la durée de
l’escale à Ndola ou de la destination finale du vol du SE-BDY.
4. L’équipage a commis une erreur de navigation, en confondant les
chartes aéronautiques d’Afrique centrale à sa disposition. Dans les restes
fumants du cockpit, en effet, la première page clippée sur le manuel de
référence Jeppesen, toujours intact, celui que les pilotes conservent
habituellement à portée de main, était celle de Ndolo, et non de Ndola.
Ndolo est un aéroport secondaire de Léopoldville, dont l’orthographe aurait
trompé l’équipage suédois nouveau venu en ces contrées exotiques.

Sous les ors de la cour de justice de Ndola, un bâtiment colonial et plat


en brique rouge, le conseiller juridique « de la reine », Cecil Margo, encore
un Sud-Africain, est à la manœuvre. Ancien de la guerre du désert et expert
certifié en crash aéronautique, ce juge dépêché en renfort pour assister les
enquêteurs reprend l’argumentaire du haut-commissaire Cuthbert Alport et
de son secrétaire Brian Unwin. C’est lui, Margo, qui insiste sur le fait que
l’Albertina a enfreint toutes les règles de l’aviation civile.
Toutes !
Il profite du contre-interrogatoire de nombreux témoins pour lister ce
qu’il qualifie d’« infractions tangibles » :
1. Absence de navigateur dans l’avion.
2. Opérateur radio non qualifié.
3. Absence de plan de vol et de liste réglementaire des passagers.
4. Exécution de la majeure partie du vol sans contact radio avec le sol.
Quand Bo Virving, l’ingénieur de Transair appelé à la barre, se permet de
relever en retour les négligences commises par les contrôleurs aériens à
Ndola, Cecil Margo répond du tac au tac : concernant le délai de quatre-
vingt-dix minutes entre le dernier contact radio avec l’avion et l’envoi du
premier signal d’alerte INCERFA (en phase d’incertitude), la faute en
incombe au pilote, qui a « refusé de donner les renseignements d’usage à la
tour de contrôle » et « n’a pas respecté la procédure normale d’approche de
l’aérodrome », en remettant pleins gaz, ainsi qu’en attestent certains
témoins blancs ; quand il est question de ces lueurs rose orangé sur
l’horizon et de la déclaration de Red Williams, assurant à son hôtel que
« rien ne pouvait être entrepris avant le jour », Margo ne manque pas de
rappeler face à Bo Virving que des patrouilles de police ont été envoyées
sur la route entre Mufulira et Ndola, toutes revenues bredouilles ; que l’on
n’aille pas dire, dans ces conditions, que les Rhodésiens ont abandonné les
seize âmes de l’Albertina à leur triste sort !

Aux infractions supposées de l’équipage s’ajoutent des « erreurs


probables » qu’auraient commises le commandant Per Hallonquist et son
copilote Lars Litton. Ce sont celles qui « ne peuvent être établies avec
certitude », écrit le diplomate belge Jacques Matthys à ses supérieurs :
5. Confusion entre les aérodromes de Ndola et Ndolo, conduisant à une
inversion des chartes aéronautiques dans le manuel Jeppesen.
6. Réception probable d’un message radio sur la fréquence de
l’Albertina ayant conduit Monsieur H à opérer « un revirement » de
dernière minute, puisque le déplacement à Ndola aurait « perdu sa raison
d’être ».
Dans les derniers jours de l’enquête fédérale, cette sixième et ultime
question obsède les experts rhodésiens. Cecil Margo semble convaincu,
comme Alport, que Dag Hammarskjöld a voulu « changer de destination ».
Il invoque des arguments ténus : quelques témoignages suggérant une
remise des gaz par le DC-6 à la verticale du terrain de Ndola et, surtout, le
commentaire sibyllin de Harold Julien citant le « go back » de
Hammarskjöld dans la carlingue, une poignée de secondes avant le drame.
Reste pour Clayden et Margo, comme pour lord Alport, Brian Unwin et
Red Williams avant eux, à comprendre pourquoi, et par la faute de qui,
Hammarskjöld aurait viré de bord : puisque l’expert aéronautique de l’ONU
interrogé à Ndola, René Mankiewicz, certifie que l’Albertina n’a jamais
communiqué avec Léopoldville-Ndjili, le soupçon de ces messieurs se porte
sur les avions américains parqués sur la piste cette nuit-là, dont celui du
lieutenant-colonel Don Gaylor, venu de Pretoria. S’ils ont palabré avec
Hammarskjöld, que lui ont-ils dit ? Lui auraient-ils enjoint de ne surtout pas
atterrir à Ndola ?

Le 9 février 1962, le juge John Clayden publie son rapport, dont je


retrouve une copie parfaitement préservée dans la collection des archives
privées de Roy Welensky, à la bibliothèque Bodléienne de l’université
d’Oxford, en Grande-Bretagne, par un jour neigeux de mars 2018. En
extrayant de son ouate ce document rarissime, une impression bizarre me
saisit. Un réel sentiment de malaise, amplifié par le silence de cathédrale en
salle de consultation. La conclusion est catégorique, à la différence de celle
tirée par Maurice Barber trois mois plus tôt : l’Albertina s’est écrasé à la
suite d’une erreur de pilotage en procédure de descente visuelle, le pilote
ayant refusé l’assistance de la tour pour un guidage radio en finale. « Nous
ne pouvons dire si cela fut le résultat d’une inattention vis-à-vis des
altimètres ou de leur mauvaise lecture. Mais la conclusion à laquelle nous
sommes forcés d’aboutir est que les pilotes ont laissé l’avion descendre trop
bas, de telle sorte qu’il a touché les arbres et s’est abîmé au sol. »
Les observations concernant deux avions dans le ciel sont toutes jugées
fantaisistes, et leurs auteurs indignes de confiance. Dickson Buleni ? « Il
était en train de consommer de la bière » et, en s’interdisant d’alerter la
police, il a « omis de penser » à sauver des gens « qui étaient blessés et qui
auraient [eu] besoin d’aide ». Davidson Simango ? « Son récit est très
vague. » Un troisième témoin important, Farie Mazibisa, président d’un
syndicat de charbonniers, qui a vu lui aussi « deux avions », entendu « une
forte explosion » puis observé « une vive lueur » et un chapelet
d’« explosions plus petites », est jugé « peu impressionnant ».
Les rares témoins blancs à produire des remarques comparables se voient
accuser de « déclarations contradictoires », voire de « reconstruction
imaginative [des faits] » à propos d’une forte explosion supposée, puisque
« personne d’autre ne l’a entendue ». « Il y a eu beaucoup de gens qui
étaient de garde à Ndola qui ont entendu le vol SE-BDY, élude le rapport.
Mais aucun n’a entendu un autre appareil à ce moment-là. »
Le pauvre Harold Julien, après son calvaire, est dédaigné par les experts
rhodésiens : ses propos sur une explosion en vol et des « étincelles dans le
ciel » sont mis sur le compte de « divagations ». « Il ne faut pas prêter
attention à ces remarques […] sûrement liées à l’incendie consécutif au
crash ou à un symptôme lié à son état de santé. »
Le coup de grâce est asséné en conclusion. Les Nord-Rhodésiens ne
comprennent tout simplement pas que quelqu’un ait pu en vouloir à Dag
Hammarskjöld au point de préméditer un attentat contre lui : « Nous
aimerions dire qu’aucun motif n’est apparu, et nous ne pouvons en
concevoir un seul, qui aurait pu inciter quelqu’un à attaquer cet avion
depuis les airs, tandis qu’il emportait M. Hammarskjöld pour la mission
qu’il entreprenait alors. »
C’est simple : puisque personne n’en voulait au secrétaire général de
l’ONU, et puisque rien dans l’enquête ne valide l’hypothèse d’un attentat,
l’accident demeure la seule thèse plausible.

À ce point du récit, le bilan des investigations rhodésiennes commande


de marquer une pause. Il faudra des années, des décennies, pour prendre la
mesure de la falsification opérée par cette première enquête.
Il importe donc de dresser l’inventaire des arguments erronés, pour les
invalider méthodiquement et poser ensuite les bonnes questions.

DAG HAMMARSKJÖLD ÉTAIT-IL MENACÉ ?

Non, répond sir John Clayden, très certainement sous l’influence de


l’ombrageux Cecil Margo, c’est une conclusion des plus fantaisistes.
Affirmer que personne dans la prospère Copperbelt, à commencer par la
Rhodésie de Roy Welensky, ne nourrissait de sombres desseins envers
l’ONU et son secrétaire général relève pourtant du déni de réalité, voire
d’un cynisme absolu. C’est la plus grave erreur de l’enquête nord-
rhodésienne, dans la mesure où cette théorie est invoquée pour justifier un
crash purement accidentel.

DAG HAMMARSKJÖLD A-T-IL DÉCIDÉ DE CHANGER DE DESTINATION ?

Oui, répond l’enquête. L’argument est invoqué à plusieurs reprises par le


comité d’accueil anglo-rhodésien : le DC-6 a semblé poursuivre sa route
après avoir survolé Ndola. Le directeur de l’aéroport Red Williams et,
surtout, le haut-commissaire Cuthbert Alport se sont dits convaincus que
l’appareil communiquait avec un autre émetteur inconnu, puisque les
échanges avec la tour ont été interrompus soudainement. Ils ont même
convenu que « ce ne pouvait être que les Américains ». Ne voyant pas
revenir l’Albertina, ils en ont alors déduit qu’il s’était détourné vers un
autre aéroport, certainement Élisabethville. L’argument, mis en cause lors
des auditions rhodésiennes, sera revisité par la suite et systématiquement
battu en brèche. Le dédain qui transpire est évident : à défaut de connaître
Monsieur H, lord Alport a sciemment ignoré les renseignements venus de
Léopoldville, selon lesquels Hammarskjöld était déterminé à rencontrer
Moïse Tshombé.
Cette série d’invraisemblables erreurs de jugement est à l’origine des
retards observés dans le déclenchement des secours. Elle soulève une
question fondamentale : le comportement du comité d’accueil est-il le signe
d’une conspiration élaborée ?

L’ÉQUIPAGE SUÉDOIS DE L’ALBERTINA AVAIT-IL L’EXPÉRIENCE NÉCESSAIRE


POUR ASSURER CE VOL ?

Non, dit l’enquête. Tout aussi problématique est cette assertion selon
laquelle l’équipage suédois manquait d’expérience africaine, de personnel
radio qualifié et de compétence en matière de navigation. L’argument va
étayer une bonne partie des conclusions penchant en faveur de l’accident
malencontreux.
QUELLES FURENT LES DÉFAILLANCES DE L’ÉQUIPAGE DE L’ALBERTINA ?

Nombreuses, affirment les Rhodésiens, qui avancent des hypothèses


aisément contestables : l’absence de fiche « Ndola » sur le manuel
Jeppesen, qui arborait au contraire celle du quasi homonyme « Ndolo », la
mauvaise estimation consécutive du relief dans le dernier virage, le refus
jugé incompréhensible de communiquer avec l’aéroport de destination
durant le vol, et l’absence de « mayday » juste avant le crash. Il en va de
même pour le manque de fiabilité supposée du patient Harold Julien, dont il
ne faudrait pas prendre les déclarations pour argent comptant, celles-ci
ayant été faites dans un état second à cause des sédatifs administrés à
l’hôpital.

LES TÉMOINS NOIRS SONT-ILS CRÉDIBLES ?

Certainement pas, analyse la commission Barber, coupable d’un biais


racial explicite. De nombreux témoins noirs restés mutiques initialement se
résoudront à confier leur « secret », après avoir prudemment laissé
s’écouler plusieurs décennies, avec la fin de la Rhodésie blanche et le
départ des maîtres oppresseurs. En 1962, les Noirs interrogés dans le cadre
de l’enquête ne sont au mieux que des « enfants » incapables de décrire
précisément ce qu’ils ont vu ou entendu. Au pire, ce sont des militants
politiques grassement rémunérés pour jeter l’opprobre sur le régime
rhodésien.

QUELLE HYPOTHÈSE FAUT-IL PRIVILÉGIER POUR EXPLIQUER


L’INEXPLICABLE ?

Celle des bourdes en série, finissent par conclure les limiers rhodésiens.
Le major belge Joseph Delin est autrement plus éloquent que les
« Africains », lui, avec ses cheveux gominés et ses belles bacchantes. Il
martèle son credo : une interception aérienne est inconcevable, de surcroît
avec un Fouga Magister à l’autonomie limitée, et de nuit, sans instruments
de navigation appropriés. Comme Brian Unwin lors de notre entrevue
londonienne, Delin semble défendre cet axiome de l’histoire des
civilisations : les plus grands événements découlent souvent de défaillances
en série. Appelez cela le mauvais sort.
Notes
1. 500 mètres.
2. Cité p. 83.
3. À peu près 1 200 euros en 2017, après ajustement du taux d’inflation.
Chapitre 10
Intimidation

La farce jouée par le major Joseph Delin va connaître une fin abrupte à
Ndola. Le mercenaire belge commet deux erreurs fatales.
La première, en se laissant aller à d’imprudentes élucubrations dans un
bar, au point de se vanter d’avoir dupé les interrogateurs rhodésiens.
La seconde, en négociant mal une question sur l’existence d’un éventuel
aérodrome de secours utilisé par l’Avikat, l’armée de l’air katangaise, pour
mettre à l’abri les aéronefs en cas d’offensive onusienne. Oui, il existe bien
un tel terrain de dégagement, a reconnu Delin un peu maladroitement, mais
hors de question de révéler où il se trouve.
La question est légitime, et elle fera longtemps jaser. Si le fameux Fouga
Magister ne pouvait faire l’aller-retour entre Kolwezi et Ndola pour
intercepter l’Albertina, l’éventualité d’un terrain de secours rend désormais
la manœuvre possible. Il y a bien cette piste de brousse à Kipushi, bourg
frontalier à plusieurs heures de route au nord de Ndola et où s’est réfugié
Tshombé, sous la double protection des mercenaires katangais et des
troupes rhodésiennes. Mais un avion à réaction, de surcroît court sur pattes
comme le Fouga, peut-il se poser sur un terrain de fortune, mal nivelé et
défriché ?
En quelques heures, le gaffeur Delin vient de se tirer une balle dans le
pied, en parlant trop et en attisant les soupçons sur les petits secrets de
l’aviation katangaise.
Le lendemain, 28 novembre, la sanction tombe. Un courrier officiel du
président Moïse Tshombé le déclare persona non grata, lui signifiant son
limogeage immédiat. Il a vingt-quatre heures pour faire ses valises.
Joseph Delin disparaît prestement de la scène, pour ne plus reparaître au
Katanga.

J’évoque ce curieux épisode de la commission d’enquête rhodésienne et


de ses témoins évanescents avec Jacques Poujoulat, un soir de 2018, dans
son mas du Lubéron. L’ancien fonctionnaire onusien, qui se trouvait
l’après-midi du 17 septembre 1961 au pied de l’Albertina, n’a pas assisté à
ces audiences. Comme tous les anciens collaborateurs de Monsieur H au
Congo, il ne ménage pas ses critiques envers les Britanniques et les
Rhodésiens, qui entretenaient une franche détestation de l’ONU. Comme
d’autres, il ne voyait pas en Ndola un terrain « neutre » pour des
négociations avec Moïse Tshombé. Quant à l’enquête rhodésienne sur le
crash, autant demander à un renard d’enquêter sur une razzia dans le
poulailler.
Toujours en poste à Léopoldville en janvier 1962, Jacques Poujoulat est
finalement convoqué par la commission d’enquête de l’ONU, la troisième
consacrée au crash de l’Albertina après les deux premières menées par les
Rhodésiens. Le 26 octobre précédent, en effet, l’organisation est entrée dans
la danse. La résolution 1628, votée par l’assemblée générale, appelle de ses
vœux la formation d’une commission d’enquête « à caractère
international ». Nommée le 8 décembre 1961 et composée de cinq
« éminentes personnalités », sous le patronage de l’ambassadeur népalais
Rishikesh Shaha, elle doit répondre à trois questions :
1. Pourquoi ce vol a-t-il été entrepris de nuit, et sans escorte ?
2. Pourquoi l’arrivée du DC-6 à Ndola a-t-elle été retardée ?
3. Pourquoi l’appareil, après avoir établi le contact avec la tour de
Ndola, a-t-il perdu ce contact, et pourquoi a-t-il fallu attendre plusieurs
heures avant que son crash ne soit confirmé ?

Mais le mandat délivré par la résolution 1628 s’avère beaucoup plus


large : il offre à la future commission Shaha la possibilité d’examiner « les
conditions et les circonstances de la tragédie ».
Là où les Rhodésiens ont concentré leur attention sur les spécifications
purement techniques d’un « impact sans perte de contrôle » (CFIT), puis
plaqué à leurs délibérations une grille de lecture idéologique, au point de
voir les partisans de la thèse d’un attentat comme autant de menaces à
l’intégrité de la Fédération rhodésienne, les enquêteurs onusiens veulent
comprendre comment une mission si décisive pour la paix a pu s’achever de
manière aussi tragique et prématurée. Est-il possible que l’équipage ou le
matériel aient fait défaut à « Dag » alors qu’il touchait au but ? « Qu’un
personnage aussi extraordinaire puisse avoir disparu d’une manière aussi
grotesque ? » comme l’écrira Brian Urquhart, futur secrétaire général
adjoint de l’ONU.
Les amis de Dag Hammarskjöld, écrivains et artistes, proches et
collaborateurs, fondent de grands espoirs dans cette troisième commission
d’enquête, perçue comme un contre-pied aux manigances anglo-saxonnes.
Elle saura, c’est certain, exposer les vraies responsabilités du drame, en
reprenant l’enquête par le commencement et en ne négligeant aucune piste.
Aucune ! L’honneur des Nations unies, et celui de son patron disparu, est à
ce prix.
Ils vont tous rapidement déchanter.

Les premières passes d’armes, qui débutent à Léopoldville le 19 janvier


1962, lèvent un lièvre. Jacques Poujoulat se retrouve au cœur de la
polémique : c’est lui qui a veillé au départ de l’émissaire anglais, le marquis
de Lansdowne, dépêché en « éclaireur » de Monsieur H vers Ndola. Mais le
retard de celui-ci fait désordre. Qu’a-t-il « bricolé » à Léopoldville à la mi-
journée, étant acquis que son décollage tardif a repoussé d’autant celui de
Hammarskjöld et fait arriver celui-ci en pleine nuit à Ndola ?
Jacques Poujoulat, appelé à la barre le 26 janvier 1962, se souvient d’être
allé, le 17 septembre 1961, quérir Lansdowne, pour le trouver attablé avec
le premier conseiller de l’ambassade de Grande-Bretagne, John Powell-
Jones. À Poujoulat, qui lui demande s’il est prêt à décoller, l’aristocrate
écossais répond qu’il a « un problème de valise » et qu’il décollera « sitôt
celui-ci résolu ».
Le messager suisse finit par conduire Lansdowne à 15 heures à
l’aéroport. Une heure supplémentaire s’écoule avant que son DC-4 ne
prenne l’air. Après un si long délai, la rencontre espérée avant la tombée de
la nuit entre Tshombé et Hammarskjöld vire à la gageure.
Les auditions à Léopoldville exposent un autre incident : pendant quatre
longues heures, à partir de midi, l’Albertina est resté sans surveillance. Les
portes d’accès à la cabine étaient bien verrouillées, mais pas le
compartiment hydraulique, ni le système de chauffage, ni les baies du train
d’atterrissage tricycle. La venue de Dag Hammarskjöld ayant été signifiée à
la tour, l’absence de cordon de sécurité autour du SE-BDY, même minimal,
interpelle. Cette révélation laisse planer la possibilité d’un sabotage. Un
intrus aurait pu en théorie accéder à l’avion sans être repéré et y dissimuler
une bombe infernale.

En février, la commission de l’ONU se rend à Ndola. D’emblée, le ver


est dans le fruit : le juge sud-africain Cecil Margo y réapparaît en qualité
d’observateur, habilité à contre-interroger les témoins. À la grande joie de
certains observateurs, comme le diplomate belge Jacques Matthys, il va
imposer sa présence, et son biais idéologique. Londres et Salisbury sont
tombés d’accord en catimini : dans la mesure où cette troisième enquête
n’exige aucune prestation de serment de la part des quatre-vingt-dix
témoins convoqués, et puisque vingt-cinq de ceux-là, inédits, n’ont pas
comparu devant les commissions rhodésiennes, le risque est grand que les
plus téméraires salissent la réputation de certains dirigeants, sans risquer
une quelconque sanction judiciaire. Cecil Margo est là pour remettre de
l’ordre. Renvoyer les gêneurs dans les cordes. Les écraser et les ridiculiser
au besoin.
Le premier confronté à cette attitude hostile est « l’Africain » Lemonson
Mpinganjira, énième témoin à avoir vu plusieurs avions dans le ciel de
Ndola avant le crash. Le lundi 12 février 1962, Mpinganjira se présente,
affirmant « venir ici afin que le monde sache la vérité ». Il entreprend de
raconter une drôle d’histoire : trente à quarante-cinq minutes après le crash,
lui et son compagnon de brousse Steven Chisanga ont aperçu deux Land
Rover de couleur grise « roulant à tombeau ouvert », en direction du lieu où
venait de chuter le DC-6. Leur habitacle, éclairé, trahissait la présence de
« soldats blancs ». Dix minutes plus tard, les véhicules repassent en sens
inverse, alors que le brasier subitement redouble. Ces Land Rover étaient
gris, et non noirs comme ceux de la police nord-rhodésienne, que connaît
bien Lemonson Mpinganjira, ancien militant du parti Malawi African
Congress, un peu plus éloquent que la moyenne de ses congénères
charbonniers. Le détail a son importance.
Après un tel récit, Cecil Margo se doit de frapper fort. Il questionne
durement Mpinganjira : pourquoi ne pas s’être exprimé publiquement,
lorsque les autorités rhodésiennes diffusèrent un appel à témoins ?
« Je ne fais pas confiance à tout ce qui est gouvernemental, rétorque le
témoin noir.
— Qu’avez-vous vu, monsieur Mpinganjira ?
— Le soir du 17 septembre, j’ai vu trois avions, un grand et deux petits,
entre 21 heures et 22 heures. Un petit avion a survolé le grand. Soudain, il y
a eu comme un éclair rouge partant du petit avion. Puis une explosion, et le
grand avion a piqué du nez. J’ai cru que Tshombé était en train d’envahir la
Rhodésie du Nord ! »
Margo le reprend de volée :
« Vous saviez qu’un avion s’était écrasé. Vous avez été témoin d’un
crime terrible, un horrible scandale. Vous avez vu des criminels dans des
Land Rover qui ont attisé les flammes sur le site du crash. Le monde aurait
dû savoir tout cela. C’était votre devoir de dire cela au monde.
— Mais je suis justement venu le dire au monde, ici, maintenant !
s’insurge Mpinganjira.
— N’était-ce pas votre devoir de parler de ces choses horribles avant que
les preuves ne soient effacées ? gronde Margo.
1
— N’importe quel courrier ou télégramme émanant de la Fédération
aurait été censuré, rétorque Mpinganjira, fataliste.
— Il y avait de nombreux reporters étrangers qui auraient immédiatement
colporté l’information dans le monde entier. N’auriez-vous pas pu leur
dire ?
— Rien n’aurait été autorisé à sortir de la Fédération », martèle
Mpinganjira, qui s’adresse au président népalais de la commission
d’enquête onusienne, Rishikesh Shaha, se plaignant que le juge Margo
veuille « l’acculer dans un coin ».
« Vous n’êtes pas obligé de répondre à quelque question que ce soit,
précise Shaha à l’adresse du témoin noir.
— Je proteste, interrompt Cecil Margo. Avec tout le respect que je dois à
cette commission et à ses membres, je souhaiterais émettre une plainte
formelle contre les difficultés et les limitations qui m’ont été imposées
tandis que je m’efforce de tester la véracité de ce témoin. Chaque fois que
je lui pose une question, je me vois entravé et incapable de poursuivre le fil
de l’interrogatoire.
— Nous ne pouvons obliger un témoin à répondre », tranche Rishikesh
Shaha.
Le juge sud-africain réserve le même sort à Farie Mazibisa. Celui-ci
explique n’avoir « pas osé » appeler des secours de peur d’être accusé d’un
crime quelconque, voire d’être emprisonné. Margo juge sa réponse
« inacceptable ». Il ne comprend pas que l’on puisse se défier ainsi du
gouvernement et afficher de telles craintes vis-à-vis de la police :
« Mais… vous saviez que c’était ridicule, n’est-ce pas ? C’était insensé,
et vous le saviez, non ? Est-ce qu’il ne vous est pas venu à l’esprit, en tant
que chrétien, qu’il était de votre devoir de leur dire toute la vérité ? Donc,
non seulement vous avez gardé le silence, mais vous avez prononcé un
mensonge délibéré, n’est-ce pas ? »
Cette tentative de culpabilisation religieuse ne déstabilise pas le témoin,
pas plus que les sous-entendus politiques :
« Bon, vous n’êtes pas un enfant, vous êtes une personne instruite, et
vous avez des intérêts politiques, n’est-ce pas ? lui lance soudain Margo.
— Oui », répond benoîtement Mazibisa, désarçonné par cette remarque
venimeuse, sans rapport avec le sujet de l’audition.
Le procureur n’a pas d’autre question. Il a obtenu ce qu’il voulait.
Démonstration est faite, une fois de plus, que ces « Africains » jouent
décidément un jeu trouble et dangereux.

Timothy Kankasa se présente à son tour à la barre et répète son


témoignage délivré devant les deux commissions rhodésiennes, ajoutant que
l’avion agresseur aurait « flashé » deux ou trois fois le plus gros, comme
s’il s’agissait d’une puissante lampe torche, avant d’ouvrir le feu sur lui.
Cecil Margo l’apostrophe d’un air mauvais :
« Il est de mon devoir de vous dire ce que l’expert pensera de votre
affirmation selon laquelle vous avez vu un petit avion au-dessus d’un plus
grand : ce que vous décrivez ainsi, de nuit, est totalement hors de propos. Je
crois pouvoir penser que vous vous êtes trompé. »
L’entreprise de démolition en règle des témoins se poursuit sans entrave
ou presque. Le 13 février, le « conseiller de la reine » cité par le quotidien
Northern News dénonce carrément un complot contre la fédération des
Rhodésie et du Nyassaland, à l’évidence fomenté par le mouvement
nationaliste noir désireux d’expulser les colons blancs.
Un second sujet de Sa Majesté se substitue à Cecil Margo dans le rôle de
l’épouvantail : lorsque les auditions onusiennes reprennent à Genève, en
Suisse, le 27 février 1962, Peter Stuart Bevan, un conseiller juridique
anglais, se livre à une nouvelle diatribe contre l’ONU. Il répète que
l’équipage suédois a violé les règles et pratiques recommandées par
2
l’OACI , martèle sa conviction que lord Alport était « totalement justifié en
assumant que Hammarskjöld avait décidé de se rendre ailleurs, parce qu’il
aurait reçu un message radio l’informant que le cessez-le-feu avait été violé
[au Katanga] ».
Bien que rien de tout cela ne repose sur un quelconque élément tangible,
le hargneux Bevan poursuit ses élucubrations.
Pour ceux qui fondaient de grands espoirs dans cette troisième salve
d’investigations, le pire reste à venir. Un expert suisse sollicité par l’ONU,
Max Frei-Sulzer, directeur du laboratoire de police scientifique de Zurich,
entreprend de faire fondre l’épave pour isoler d’éventuels projectiles.
L’aluminium constituant l’essentiel des composants métalliques d’un DC-6
fond à 660 °C, alors que l’acier, lui, commence à se liquéfier à partir de
1 300 °C. Une incinération savamment réglée en deçà de 800 °C permettrait
de repérer tout corps étranger sans coup férir.
C’est un désastre. Consentie du bout des lèvres par la commission
onusienne, la « manip » échoue lamentablement. Les rivets en acier sont
irrémédiablement dissous dans la lave métallique obtenue à grands frais. Ce
qui restait du fuselage de l’Albertina est totalement détruit. Une masse
informe de 5 tonnes, vestige d’un magnifique et élégant oiseau métallique,
est enfouie à la hâte en bordure de piste à Ndola. L’Albertina y gît encore à
ce jour.
Pourtant, l’expert semble sûr de son fait. Le 15 mars 1962, il fait câbler à
l’ONU que « la méthode fut si précise » qu’il peut « positivement affirmer
qu’il n’y a eu aucune interférence interne ou externe ». Max Frei-Sulzer
rend son rapport le 27 du même mois. Décrivant minutieusement le
processus de fusion des pièces et débris métalliques de l’Albertina, il
ajoute : « Les experts militaires savent bien qu’il est assez ardu d’abattre un
avion quadrimoteur, surtout de nuit. Il y a non seulement le problème de
toucher une cible mouvante mais aussi celui de concentrer les moyens
nécessaires à une telle attaque à un endroit adapté. » Le commentaire est
éminemment subjectif.
Tout d’abord, pourrait-on rétorquer à Frei-Sulzer, au vu de la proximité
du sol en phase d’atterrissage, il suffit pour un agresseur potentiel de
perturber suffisamment le pilote dans son champ de vision pour précipiter la
chute de l’avion.
Le criminologue suisse Max Frei-Sulzer, de la police scientifique de Zurich,
jouissait d'une réputation mondiale lorsqu'il fut sollicité pour l'ONU, en 1962,
dans l'enquête sur le crash de Ndola, et commit l'irréparable, décidant de fondre
l'épave du DC-6 de Hammarskjöld pour isoler d'éventuels projectiles. ©
Stadtpolizei Zürich

Ensuite, les tuyaux d’échappement des quatre moteurs Pratt & Whitney
R-2800, des monstres pesant une tonne chacun, produisent des flammèches
bien visibles dans l’obscurité. Et l’obscurité, justement, était ici toute
relative : nuit claire dans le ciel d’Afrique, sans un nuage, à cinq minutes
d’un coucher de lune prévu à 0 h 17. Enfin, parce que la furtivité de
l’Albertina était toute relative, l’appareil ayant rompu le silence radio et
contacté la tour de contrôle de Salisbury, puis de Ndola, pour affiner par
deux fois son heure d’arrivée, et son axe d’approche depuis le nord. Il y
avait là suffisamment d’informations pour renseigner parfaitement un avion
intercepteur tapi en embuscade.
Max Frei-Sulzer conclut, suivant la méthodologie imparfaite du rapport
Clayden, que « toute action hostile depuis le sol ou venant d’un autre avion
est impossible, puisqu’il n’en existe aucune trace distincte dans l’épave ».
« Il est donc établi, hors de tout doute raisonnable, que de telles actions
doivent être éliminées » de la liste des scénarios possibles, précise-t-il.
Au bout de seize pages, le policier zurichois ne voit qu’une seule
anomalie dans le cas du SE-BDY : il « ne s’explique pas » qu’un DC-6 en
phase d’approche « tout à fait normale », ses moteurs tournant comme des
horloges et son équipage ne trahissant aucun signe d’empoisonnement, ait
3
pu plonger brusquement de 1 000 pieds . Un fait « anormal », tranche Frei-
Sulzer, pour une fois perspicace.

Les débris épars du DC-6 Albertina sont rassemblés dans un hangar de Ndola,
dans l'espoir qu'une reconstitution partielle de l'épave, pourtant détruite à 85 %,
permettra de trouver le motif du crash. © Archives ONU

Ces propos définitifs m’incitent à jeter un œil sur le profil de Max Frei-
Sulzer. L’homme est une sommité dans le domaine médico-légal, qui a
inventé l’usage de rubans adhésifs pour recueillir des traces d’ADN sur une
scène de crime et que l’on sollicite pour les affaires les plus prestigieuses.
Son quart d’heure de gloire médiatique, il va le connaître douze ans plus
tard. En 1973, Max Frei-Sulzer, désormais âgé de soixante ans, est appelé
au chevet d’une autre énigme historique. Le Vatican sollicite l’expert
zurichois pour étudier le saint suaire de Turin, ce linge qui aurait enveloppé
le visage de Jésus-Christ après sa descente de croix et conserverait le reflet
sidérant d’un homme barbu. Utilisant ses fameux rubans adhésifs, Frei-
Sulzer va examiner la relique durant deux années pleines. Il identifie des
pollens compatibles avec des plantes recensées en Palestine du temps de
Jésus-Christ et en conclut à l’authenticité du suaire. Hélas, d’autres experts
usant de la datation au carbone 14 établiront après lui, en 1988, que celui-ci
e e
remonterait au XIII ou au XIV siècle. Premier accroc.
Le nom de Frei-Sulzer est également terni par une analyse erronée, en
1982, des fameux « carnets d’Hitler », le prétendu journal intime du
e
chancelier du III Reich, divulgué par l’hebdomadaire allemand Stern
l’année suivante et qui s’avère une mystification complète. Là encore, Max
Frei-Sulzer a livré un certificat d’authenticité, après avoir corrélé lesdits
carnets avec d’autres documents eux-mêmes falsifiés… et fournis par le
même escroc antiquaire, alors qu’il eût été plus judicieux de les comparer
avec des lettres réelles signées de la main d’Hitler. Deuxième accroc,
spectaculaire, pour cette légende de la police scientifique qui s’éteint dans
la foulée à l’âge de soixante-dix ans, en 1983.

Max Frei-Sulzer n’est hélas pas le seul problème de l’ONU. À New


York, la direction a déniché un détective, jeune retraité du FBI, pour aller
creuser la question des témoins, puisque les Nord-Rhodésiens semblent
avoir traité l’affaire par-dessus la jambe. Hugo Blandori débarque donc à
Ndola un soir de février 1962. Il n’a jamais vu l’Afrique, ne parle pas le
swahili, et connaît encore moins le contexte politique local. La crise du
Katanga et l’agitation en Rhodésie lui sont étrangères. Ce qu’on lui
demande, c’est du psychologique : passer au crible ces témoins venus de la
brousse et cerner leur degré de crédibilité. Interrogeant deux d’entre eux,
Lemonson Mpinganjira et Farie Mazibisa, il croit deviner « deux ennemis
jurés » et remet en cause leurs propos, à l’aune de leur rivalité, dont on se
demande bien ce qu’elle peut avoir à faire là-dedans.
Dans son rapport final remis le 22 février 1962 à l’ONU, Blandori ne fait
pas dans la demi-mesure : il insiste sur le fait que certains d’entre eux
« mentaient sciemment pour des raisons politiques », surtout s’agissant de
la « possibilité qu’un autre avion se soit trouvé dans les parages au moment
du crash ».
« Il serait dangereux, ajoute Blandori, de mettre quoi que ce soit dans le
rapport qui puisse être préjudiciable à la paix internationale et aux objectifs
des Nations unies. » Au cas où ce ne serait pas suffisamment clair, il réitère
cet argument une page plus loin : « Les témoins qui disent avoir vu un autre
avion ont clairement mal interprété ce qu’ils avaient observé. Certains
d’entre eux sont influencés par leurs vues politiques. Si la commission dans
son rapport laisse la porte grande ouverte à des soupçons d’une attaque
étrangère, cela sera dommageable pour les relations internationales. »
Le consultant américain vient de se muer en conseiller du prince,
distillant son avis géopolitique là où on ne lui avait rien demandé.

La Rhodésie du Nord a trouvé des alliés de circonstance dans les deux


consultants. Cecil Margo, quant à lui, nous livre un jugement définitif dans
ses Mémoires, nonobstant les anomalies qui émaillèrent ces six mois
d’enquête. « Le crash qui a coûté la vie à Dag Hammarskjöld, épilogue-t-il,
nous offre une nouvelle leçon de sûreté aérienne. Les statistiques recensées
dans la littérature aéronautique indiquent que 95 % des accidents d’avions
de ligne sont causés par une erreur humaine. »
Il est tentant d’écouter l’expert en aviation. Mais, surprise, Margo
présente lui aussi un pedigree contrasté. Au cours de sa carrière, il a parfois
manqué de perspicacité, à l’instar du bon docteur Frei-Sulzer. Lors de deux
enquêtes ultérieures sur des crashs aériens controversés, il conclut à un
accident : la destruction du Tupolev Tu-134 à Mbuzini, en Afrique du Sud,
dans lequel périt le président mozambicain Samora Machel (35 morts), puis
4
celle du Boeing 747 Helderberg de South African Airways (159 morts) .
Dans ces deux cas, la commission Margo fut soupçonnée de falsification.
Chaque fois, l’histoire s’arrête là.
Le chapitre que Margo consacre au crash de Ndola, pour ne rien arranger,
est constellé d’erreurs factuelles, qu’il faut sûrement attribuer à une
mémoire défaillante. S’agissant du témoin Lemonson Mpinganjira, il
amalgame différents témoignages, le situant à l’aéroport de Ndola pour
accueillir Monsieur H, lui attribuant l’observation de deux chasseurs à
réaction rhodésiens décollant pour abattre l’Albertina, puis lui faisant
relater l’épisode des deux Land Rover devenus des Jeep dans la brousse.
Mpinganjira, ajoute-t-il enfin, aurait même « entendu Hammarskjöld
appeler à l’aide dans la carlingue ». Un joyeux mélange, qui achève de
ternir la réputation de son auteur, décédé de la maladie de Parkinson en
5
2000 .
Parcourir les Mémoires de Cecil Margo est un exercice édifiant, et
symptomatique : les fausses pistes, témoignages altérés, balivernes contées
avec un aplomb parfait y abondent. Les nombreuses autobiographies
rédigées des décennies après les faits qui nous intéressent multiplient les
erreurs factuelles, faute de vérifications. Je réalise que mon salut, si je veux
continuer à prospecter les contours obscurs de l’affaire, passera par les
rapports officiels, les déclarations de témoins « à chaud » consignées par les
journalistes et les enquêteurs, afin de compenser les interviews forcément
imparfaites menées un demi-siècle plus tard et cette abondante mais
trompeuse littérature.

Après avoir longuement attendu les conclusions de Max Frei-Sulzer, si


stériles fussent-elles, l’ONU publie finalement son rapport d’enquête le
2 mai 1962. Comme l’aviation civile rhodésienne, elle garde toutes les
options ouvertes, s’interdisant de privilégier la thèse de l’accident ou de
l’attentat. Tant d’énergie a été dépensée, parfois à tort et à travers, pour un
si maigre bilan ! Mais l’ONU a fait son devoir, et cela semble suffire à
certains.
Saluant la clôture de l’investigation dans son édition du lendemain, le
New York Herald Tribune résume la situation : huit mois d’enquête, trois
procédures parallèles, l’attention de la planète entière, l’afflux de policiers,
reporters, juges, experts aéronautiques et médico-légaux, métallurgistes,
détectives, n’ont pas permis de tirer au clair « un des plus grands désastres
diplomatiques du siècle ». L’affaire, écrit le journaliste Martin Berck,
« risque de virer au plus grand whodunnit de l’histoire ». Whodunnit, en
anglais, signifie littéralement « qui a fait le coup » et s’apparente à une
sous-catégorie littéraire spécifique : les romans policiers à énigme. Un
sinistre Cluedo à taille humaine joué sur l’échiquier géopolitique mondial,
avec la brousse africaine en toile de fond, les grandes puissances dans le
rôle du colonel Moutarde, le jet du « rôdeur solitaire », le pistolet-
mitrailleur des affreux et la lampe torche des pirates du ciel en lieu et place
du chandelier, de la clé anglaise et du revolver. À une différence près : dans
le monde réel, les assassins s’échappent à la fin.
Le drame de l’Albertina n’a rien du crime parfait. Il reste tant de zones
d’ombre, d’individus louches à traquer, pour peu qu’un détective inspiré
s’empare de l’affaire et soit épaulé par quelque puissant mécène. Mais
l’ONU, pressée de tourner la page, ne pense qu’à rabattre le couvercle sur
cette interminable affaire.

Notes
1. Fédération des deux Rhodésies et du Nyassaland, dirigée par le Premier ministre Roy Welensky.
2. Organisation de l’aviation civile internationale.
3. 300 mètres.
4. Machel était un adversaire déclaré du gouvernement d’apartheid de Pretoria, soutenant
activement le parti d’opposition ANC. Son Tupolev pourrait avoir été détourné de sa route par une
fausse balise aéronautique. Quant au Helderberg, des témoignages font état d’un chargement d’armes
dans la soute qui aurait pu provoquer l’incendie fatal. L’Afrique du Sud faisait alors l’objet d’un
embargo international sur les armes.
5. Cecil Margo s’était illustré comme chef d’escadrille durant la guerre, recevant la Victoria Cross
des mains du roi George VI, puis comme fondateur de l’armée de l’air israélienne sur invitation du
Premier ministre David Ben Gourion, qui ne tarissait pas d’éloges à l’égard du juge sud-africain,
suivant cet entracte remarqué dans sa carrière de juge.
Chapitre 11
Affaire classée

Dag Hammarskjöld doit être un fantôme bien pesant pour ceux qui ont vu
l’Albertina s’éloigner dans le nadir. Bien qu’il s’en défende, Jacques
Poujoulat trouve extrêmement pénible de recoller avec la réalité, de faire le
deuil de ces vies fauchées en plein ciel, de lire les informations sur l’épave,
d’entendre les rumeurs sur l’état des corps carbonisés, les communiqués de
presse katangais, et de voir le rictus de ces colons belges ravis du « bon
tour » joué à l’ONU.
Le diplomate suisse a néanmoins accepté de témoigner le 26 janvier
1962, à Léopoldville. Mais il ne verra pas la conclusion des investigations
onusiennes, trois mois plus tard. L’adjoint de Sture Linnér a quitté le Congo
en avril, mettant un point final à quatorze années de missions sur le terrain
pour les Nations unies, inaugurées avec la Palestine en 1948.
« Je ne pouvais pas rester à l’ONU après cela », me confie-t-il au milieu
d’un concert de cigales, dans sa villa du Lubéron. En douze mois au Congo,
Jacques Poujoulat n’a pourtant pas manqué d’adrénaline ni de travail. Mais
ce fut éprouvant, et rarement gratifiant : il ne compte plus les nuits blanches
passées à son bureau de l’hôtel Le Royal, ni les interventions au pied levé
pour sauver un gouvernement vacillant, en permanence au bord du coup
d’État, et pour rabibocher ses ministres.
C’est aux Américains, ses amis diplomates à l’ambassade de
Léopoldville, que Jacques Poujoulat doit sa reconversion : chez Caterpillar,
le géant industriel spécialisé en engins de chantier. À l’entendre rassembler
péniblement ses souvenirs d’Afrique centrale, je réalise combien l’époque
congolaise fut une des plus sombres de son existence, au point d’être
remisée dans les tréfonds de sa mémoire.
Il n’est pas le seul à faire ses bagages. Après la mort tragique de Dag
Hammarskjöld, Sture Linnér va lui aussi quitter le Congo, écœuré,
moralement touché par la disparition de son patron. À Genève, un autre
proche collaborateur de Monsieur H, Claude de Kémoularia, décide à son
tour de quitter l’organisation, qu’il avait rejointe en 1957. Il avait organisé,
en 1959, « l’année mondiale du réfugié », une des grandes priorités de Dag.
Pour ce dernier, le Français avait accepté d’aller à Genève prendre un poste
subalterne, très en deçà de ses attentes. Sans Monsieur H, l’aventure
s’arrête.
« L’ONU orpheline de Dag Hammarskjöld n’est plus la même
organisation », me confie Jacques Poujoulat. Elle est devenue l’affaire
exclusive des non-alignés, qui ne parviendront cependant jamais plus à
placer un capitaine courageux à la barre. L’organisation se recroqueville,
après avoir entendu une dernière fois la Neuvième Symphonie de Beethoven
dans cette assemblée générale que Monsieur H rêvait de voir s’élever au-
dessus des contingences diplomatiques.
Le Birman U Thant, le nouveau secrétaire général, n’est pas
Hammarskjöld. L’ancien professeur d’histoire n’a ni la vision ni la
pugnacité nécessaires pour perpétuer la diplomatie ambitieuse et musclée de
son prédécesseur. « Plus secrétaire que général », comme le veut l’antienne
populaire dans les couloirs de l’ONU, il expédie les affaires courantes.
C’est exactement ce qu’attendent les États membres permanents du
Conseil de sécurité, bien décidés à ne pas répéter la cuisante erreur
commise avec Hammarskjöld. L’épreuve de la guerre du Vietnam va bientôt
confirmer l’effacement planétaire de l’ONU, coïncidant avec le reflux
global des opérations de maintien de la paix, qui entrent en hibernation
prolongée. L’organisation a cessé de se rendre utile. Au « laissez faire
Dag ! » se substitue un triste « U Thant laisse faire ». Il n’y aura plus
e
d’immixtion décisive du 38 étage dans une crise internationale, jusqu’à la
Bosnie de 1992.

Une page se tourne sur une plaie béante, à jamais douloureuse : l’enquête
menée par le Népalais Rishikesh Shaha n’a même pas permis de répondre
de manière satisfaisante aux trois questions posées par la résolution 1628 du
26 octobre 1961.
Premièrement, personne ne sait expliquer pourquoi le SE-BDY décolla si
tard de Léopoldville Ndjili, pour plonger dans la nuit africaine. Les retards
se sont accumulés, et leur principal responsable, le marquis de Lansdowne,
botte en touche, plein de candeur. Quant à une escorte aérienne, les faits
sont sans pitié : il n’existait tout simplement pas d’avion de combat sous le
drapeau onusien au Congo. L’Éthiopie s’efforçait d’en acheminer une
poignée, quand la Suède et l’Inde tergiversaient. Leurs escadrilles de renfort
arriveront en octobre en Afrique centrale, trop tard pour sauver l’Albertina.
Deuxièmement, le DC-6 est arrivé tardivement à Ndola parce que le
secrétaire général a ordonné au pilote de contourner le Katanga pour éviter
de croiser le « rôdeur solitaire ». Sans plan de vol exact ni de contact radio
durant le vol, l’ONU a perdu la trace de son patron durant ses dernières
heures. Le traumatisme est grand. Mais la question se pose des derniers
instants de l’Albertina, lorsqu’il arrive à sa destination, Ndola. L’avion a-t-il
pris la direction d’un autre aéroport ? Est-il entré en contact avec de
mystérieux interlocuteurs ?
Troisièmement, la rupture de contact entre le DC-6 et la tour, sans aucun
« mayday », aux dires du contrôleur, demeure incompréhensible, tout autant
que le retard des secours.
Avec le recul, cette incapacité à résoudre les questions posées par le
mandat initial n’est pas surprenante : plutôt que de s’affranchir de l’enquête
rhodésienne, l’ONU a très largement puisé dans le travail des commissions
précédentes. De nombreux témoins potentiels ont été purement et
simplement oubliés, à commencer par le consul britannique au Katanga
Denzil Dunnett, qui a pourtant laissé ses empreintes un peu partout : en
cachant un Moïse Tshombé en pyjama fuyant les Casques bleus le
13 septembre à Élisabethville, puis en arrivant avec le même Tshombé le
17 septembre à Ndola, dans l’attente de Monsieur H. D’autres témoins,
noirs ceux-là, ont été infantilisés par la faute du consultant américain Hugo
Blandori.
L’affaire est donc classée. Seule concession aux insatisfaits, le 26 octobre
1962, l’assemblée générale vote la résolution 1759, invitant le secrétaire
général à rouvrir l’enquête si de « nouveaux éléments » venaient à se faire
jour.
Il ne faudra pas attendre bien longtemps. Le cas d’André Gilson est porté
à la connaissance de l’ONU à la fin de l’été 1962. Quatre témoignages
d’employés noirs katangais impliquent cet ingénieur belge de l’Union
minière, alors basé à Élisabethville, dans l’attentat contre le défunt
secrétaire général de l’ONU.
Le premier, Léon Muyumba, se souvient d’avoir entendu Gilson menacer
de « faire à U Thant » ce qu’il « a fait à Hammarskjöld ».
Le second, Joseph Ntumba, dit avoir entendu le même Gilson, deux jours
avant le crash, déclarer qu’il allait « attaquer l’avion de Hammarskjöld ».
Le troisième, Joseph Ngole, rapporte les propos de deux de ses amis qui
ont assisté à une « réception » donnée en l’honneur de Gilson le lundi
18 septembre, lendemain du crash, pour le féliciter de son exploit.
Le quatrième témoignage est une lettre anonyme reçue par l’ONU, qui
étaie les trois premiers, en ajoutant une curieuse précision : Gilson, toujours
lui, serait reparu le lundi matin, triomphant, avant que la nouvelle du crash
ait été connue dans la capitale katangaise.
Les services de renseignement de l’ONU se livrent à une petite enquête.
Celle-ci établira que Muyumba, Ntumba et Ngole ne semblaient pas se
connaître et n’avaient pas coordonné leurs initiatives. Mais pourquoi n’ont-
ils pas parlé lorsque la commission de l’ONU siégea à Léopoldville, puis à
Ndola ?

Toujours est-il que Ralph Bunche, à New York, juge le cas suffisamment
sérieux pour tirer la sonnette d’alarme. Ce « nouvel élément » va-t-il
justifier de rouvrir l’enquête ? Le conseiller juridique Constantin
Stavropoulos lui répond le 11 janvier 1963. Trouvant « étrange » que « de
telles remarques n’aient pas été rendues publiques » plus tôt, il les juge
« peu probables » mais suggère que le cas Gilson soit examiné
discrètement.
Le 29 janvier 1963, en conférence de presse, l’affable U Thant se
retrouve une fois de plus face au fantôme de « Dag ».
Un journaliste se lance :
« Un certain nombre de représentants des Nations unies continuent à
penser qu’il y a eu un complot délibéré pour tuer [Hammarskjöld], que
monsieur Tshombé ainsi que le gouvernement rhodésien ont été plus ou
moins responsables de sa mort. Voudriez-vous nous faire part de votre
opinion à ce sujet ? »
Le haut fonctionnaire birman reste délibérément vague, s’autorisant
subrepticement une entorse au discours officiel : « Si vous lisez le rapport
de la commission d’enquête, vous verrez que ses conclusions ne sont pas
précises. Il faut admettre, je pense, que ce rapport n’est pas concluant, bien
que certaines implications pointent certains individus. »
Le secrétaire général des Nations unies ne semble guère satisfait par la
clôture des débats. Mais les journalistes devront se contenter de ces propos
cryptiques. Les « individus » dont il parle seraient-ils des mercenaires en
cavale ? Ou bien pense-t-il à Gilson ?
L’affaire traîne. Le 18 avril 1963, deux inspecteurs suisses d’Interpol, les
commissaires Albert Taramarcaz, chef de la Sûreté valaisanne, et Werner
Säuberlin, de l’Identification vaudoise, s’envolent pour le Congo en mission
spéciale. Celle-ci sera pénible, et interminable. Il faut attendre le 28 août
pour qu’ils parviennent à mettre la main sur André Gilson à Élisabethville.
1
L’homme, qui émarge à la société Elakat , est furieux d’avoir été convoqué.
Gilson admet avoir lâché en public : « Ce type nous a bien eus », faisant
allusion aux deux opérations Rum Punch et Morthor, qui visaient à mettre
fin à la sécession katangaise, sous couvert d’expulser les mercenaires
blancs.
« C’est un peu ce que tout le monde disait dans la rue, à Élisabethville ! »
précise-t-il.
Pour le reste des accusations proférées contre lui, il nie en bloc. Est-il
vrai qu’il a tenu de tels propos en présence de personnel subalterne ?
Inconcevable, rétorque-t-il, avec cet argument imparable : « De toute façon,
je ne discute pas politique avec les Noirs. » Quant à ces prétendus exploits
de tueur, fadaises ! D’une, il n’est pas pilote, et de deux, il n’a trempé dans
aucun attentat.
Le rapport des deux limiers helvètes sera finalement remis à l’ONU le
18 décembre 1963, huit mois après leur départ pour le Congo. Les
commissaires Taramarcaz et Säuberlin sont formels : Gilson est innocent.
Le service juridique de l’ONU s’incline devant leur expertise. Le
6 février 1964, Constantin Stavropoulos rend son avis motivé : « Après
avoir examiné le rapport de MM. Taramarcaz et Säuberlin sur les
allégations de M. Gilson, j’estime que cela ne constitue pas un nouvel
élément au sens de la résolution 1759. Il n’est donc pas légalement
nécessaire de produire un rapport à l’attention de l’assemblée générale […].
Un tel rapport ne ferait qu’attiser l’intérêt pour de telles allégations et ne
serait pas très judicieux en l’état actuel des choses. »
La formulation est curieuse. Quel problème eût bien pu susciter un intérêt
à l’endroit du suspect ? Créer de nouvelles tensions entre l’ONU et la
Belgique, après deux années de brouille diplomatique liée au sort du
Katanga et de ses puissants intérêts miniers ?
Cette fin de non-recevoir, quoi qu’il en soit, sonne le glas des
investigations. André Gilson, lui, s’évanouit dans la nature, trop heureux de
s’en tirer à si bon compte.

À lire entre les lignes, la dernière phrase d’U Thant, durant la conférence
de presse du 29 janvier 1963, est un cri du cœur : le Birman eût aimé que
l’on retrouve les assassins de son prédécesseur. Mais c’est inconcevable,
politiquement et diplomatiquement, dans cette enceinte new-yorkaise où
s’écharpent les deux blocs, Est et Ouest, en pleine guerre froide. Les non-
alignés « afro-asiatiques » ont certes acquis le nombre, mais pas encore
l’influence. L’organisation a beau être passée de 54 à 99 États dans le
tourbillon de la décolonisation, elle demeure écrasée par le poids du Conseil
de sécurité et la menace permanente de veto des grandes puissances.
Minée par les divisions, l’ONU ne rouvrira pas la boîte de Pandore.
L’occasion était pourtant unique : la sécession katangaise vient d’être
écrasée, le 21 janvier 1963, par les Casques bleus. Tshombé et les
mercenaires sont en fuite, Élisabethville et Kolwezi reconquises. Mais le
monde tourne la page, obsédé par la crise des missiles à Cuba, qui a bien
failli déclencher la troisième guerre mondiale, avant d’être bientôt accaparé
par l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy, puis par la guerre du Vietnam.
Le souvenir de Dag Hammarskjöld s’estompe, lentement.

Les institutions renoncent. Des hommes seuls vont prendre le relais,


justiciers sans horizon ni moyens. Une poignée d’entre eux poursuit une
chimère : identifier ceux qui ont abattu Dag Hammarskjöld. Le premier à
persévérer se nomme George Ivan Smith. Cet ancien correspondant de
guerre australien féru de poésie et de philosophie, directeur de l’information
de l’ONU à New York, était devenu l’une des plus chères relations de
Monsieur H. Parcourant l’Égypte en 1957, les deux amis avaient été
rebaptisés « Monsieur Flexible » (Hammarskjöld) et « Monsieur Fluide »
(Smith) par un quotidien local. Le reporter avait remarqué que le secrétaire
général suédois, avec son langage un peu abscons, évoquait en toute
occasion la « nécessité d’agir de manière flexible face à une situation
fluide ». Amusés par ces sobriquets, ils se donnaient du « général flexible »
et du « caporal fluide » lors des sessions soporifiques de l’assemblée
générale.
À la mort de son supérieur, George Ivan Smith est inconsolable. Nommé
représentant de l’ONU au Katanga en remplacement d’un Conor Cruise
O’Brien démissionnaire, il est kidnappé dès son arrivée, le 28 novembre
1961, sévèrement battu par des paracommandos et sauvé de justesse par
l’intervention d’un diplomate américain qui passait par là, Lewis Hoffacker.
Malgré cette mésaventure, il sera désigné représentant personnel d’U Thant
en Afrique centrale et orientale en 1962. Entre deux invitations à des
conférences, il se présente un jour à la tour de contrôle de Ndola,
demandant à parler au contrôleur aérien de service. Coup de chance : le
préposé, ce jour-là, se nomme Arundel Campbell Martin, le contrôleur qui
supervisa l’approche de l’Albertina et perdit le contact avec l’appareil.
George Ivan Smith, prenant soin de se présenter comme un « ami
personnel de Dag Hammarskjöld », s’efforce de lui tirer les vers du nez,
pour comprendre la nonchalance du haut-commissaire Alport et du
directeur de l’aéroport Red Williams.
Rassuré, le timide Martin lâche :
« Vous avez raison de vous inquiéter. Ce n’est pas un crash ordinaire.
2
Peut-être que nous ne saurons jamais ce qu’il s’est réellement passé . »
Arundel Campbell Martin ne parlera plus jamais. Décédé en 2012 dans
une maison de retraite de Bury St. Edmunds, dans le Suffolk anglais, à cent
kilomètres au nord-est de Londres, le contrôleur de Ndola a toujours
conservé le silence. Par deux fois, en 2004 et 2007, un chercheur suédois,
Rolf Rembe, est venu lui rendre visite, pour constater la mémoire
défaillante d’un homme qui paraissait avoir jeté un voile pudique sur le
3
drame .
« Ce qui est arrivé à M. Hammarskjöld est tragique, mais personne ne
connaîtra jamais la vérité », avait-il répété à Rembe, désolé de ne pas être
plus utile.
L’histoire pourrait s’arrêter là, sur ce murmure de résignation. Mais
Fluide ne veut pas abandonner Flexible. Les amis d’Ivan Smith s’inquiètent
pour sa santé. Il a été jusqu’à baptiser son cocker anglais noir et blanc
Fouga. Sa quête de vérité confine à l’obsession.

Notes
1. Compagnie d’élevage et d’alimentation du Katanga.
2. Ses propos exacts sont : « We may never know exactly what happened to that aircraft that
night. »
3. Rolf Rembe, aujourd’hui décédé, raconte la double et frustrante entrevue avec Arundel
Campbell Martin dans son ouvrage en suédois Midnatt i Kongo (« Minuit au Congo »), rédigé à
quatre mains avec le journaliste Andres Hellberg, paru en 2011, chez Atlantis.
Chapitre 12
Premiers aveux

Neuilly-sur-Seine, 21 janvier 1967. L’Alfa Romeo rouge s’est


immobilisée le long d’une rangée de platanes, dans le bois de Boulogne. Un
échalas dégarni, l’air égaré avec sa fine moustache et sa démarche
d’albatros, traverse le premier la chaussée, pour aller sonner à la grille du
41, boulevard du Commandant-Charcot, entraînant dans son sillage un
acolyte à tête d’hurluberlu, les oreilles légèrement décollées. Un troisième
larron aux airs de malfrat, un peu égaré lui aussi dans ces beaux quartiers de
l’Ouest parisien, fait les cent pas devant la grille.
Observant la scène par la fenêtre, Claude de Kémoularia s’amuse de ces
comportements curieux. Les trois individus ne sont pas du même monde. Ils
viendraient plutôt de celui des affreux. Ancien haut fonctionnaire de
l’ONU, naguère chef de cabinet de Paul Reynaud, le dernier président du
e
Conseil de la III République, « Kémou » est un personnage haut en
couleur, d’ascendance noble géorgienne, esprit vif et boute-en-train. À New
York, il a déployé une énergie considérable en faveur des réfugiés1, sous la
férule de Dag Hammarskjöld, mais n’a jamais mis les pieds au Congo. Le
Suédois, comme d’autres, ne l’a pas laissé indifférent. Dans ses Mémoires
joliment intitulés Une vie à tire-d’aile, parus en 2010, il décrit « un
Scandinave polyglotte et raffiné, avec une passion pour la poésie, parfait
produit de la culture et des valeurs du Vieux Continent ». La mort de
Monsieur H a précipité la décision du Franco-Géorgien : à quarante ans, le
diplomate a quitté l’ONU, pour rebondir brièvement dans le monde
2
industriel , puis comme directeur de cabinet du prince Rainier de Monaco.
Quelques jours auparavant, l’histoire vient de le rattraper. Le 12 janvier
1967, une foule guindée se presse devant les portes de la salle Pleyel, rue du
Faubourg-Saint-Honoré, dans le huitième arrondissement. De passage éclair
à Paris, Kémoularia rencontre son ami Robert Ahier, journaliste à l’agence
United Press International (UPI). Et Ahier lui conte une histoire singulière :
il vient d’avoir la visite de deux hommes prétendant apporter des
révélations « sur les circonstances réelles de la mort de Dag
Hammarskjöld ». Kémoularia sursaute. Malgré sa vie trépidante sur le
Rocher, il accepte de prendre le relais d’un Ahier méfiant et de recevoir les
visiteurs.
Les voici donc à sa porte. L’albatros à moustache se présente, avec un
fort accent belge. Il se nomme de Troyer. Le second, anglophone, se fait
appeler Grant. Refusant tout net le sobriquet de « mercenaire », un terme
« injurieux », ils lui préfèrent celui de « volontaire étranger » et veulent
soulager leur conscience d’un terrible secret : la destruction du DC-6 de
Monsieur H. Ce fut une bavure, jurent-ils leurs grands dieux. Il s’agissait de
le détourner, et non de l’abattre. Les chefs de la sécession katangaise
projetaient de séquestrer Hammarskjöld à Kolwezi, « afin de s’entretenir
avec lui de gré ou de force ». Mais l’affaire aurait mal tourné. « Le récit
recoupe beaucoup d’éléments dont j’avais eu connaissance », commentera
Kémoularia dans ses mémoires.
Face à ces deux mercenaires dans son salon, le Français bouillonne
intérieurement. Il demande à rencontrer le pilote à l’origine de la terrible
bavure. « Patience », lui répond de Troyer, qui reviendra à Neuilly le
24 janvier, puis le 12 février, pour « préparer » l’entrevue. Ces infinies
précautions agacent Kémoularia, qui s’impatiente. Où est donc ce témoin
critique ? Et pourquoi ne se présente-t-il pas lui-même ? « Il est mal en
point », lui confie de Troyer. Dépressif et alcoolique, il aurait perdu trente-
cinq kilos depuis son retour du Congo, et le drame de Ndola n’y serait pas
étranger.
Le 13 février, la rencontre se produit enfin. Revoici de Troyer et Grant,
accompagnés cette fois d’un type trapu et peu amène, aux cheveux noirs
comme du jais mal rassemblés sur le haut du crâne. Beuckels, c’est son
nom, promène un regard inquiet alentour. Il commence son récit, qui durera
plusieurs heures. Fébrilement, Kémoularia noircit des pages de notes, hélas
sans dictaphone pour consigner la voix du suspect. Tout y est, jusque dans
les moindres détails : le décollage sur alerte, passé 22 heures, de… deux
Fouga de la base aérienne de Kolwezi.
Deux Fouga ? Étrange. L’armée de l’air katangaise, la fameuse Avikat, ne
3
disposait plus que d’un jet, sur les trois réceptionnés à l’origine . Mais
Kémoularia ignore ce détail et ne s’y arrête pas. Il écoute la description de
l’armement des deux jets ayant mis le cap au sud-est pour l’interception du
DC-6 grâce aux échanges radio avec des complices rhodésiens, visiblement
dans les tours de contrôle de Salisbury et Ndola. La vitesse de croisière,
l’altitude moyenne, la séparation des deux chasseurs pour se positionner en
deux points clés de la trajectoire du vol du SE-BDY. Et c’est Beuckels qui
hérite du circuit d’approche finale à Ndola, tandis que l’autre jet croise au
sud du lac Tanganyika mais rate la cible. C’est donc Beuckels qui repère
l’Albertina, somme son pilote de se détourner sur Kolwezi à la radio, puis
tire des coups de semonce lorsque le pilote du DC-6 refuse d’obtempérer.
Et soudain, le drame : Beuckels voit ses rafales sectionner les câbles de
gouverne du quadrimoteur lorsque celui-ci s’engage dans un virage serré
sur bâbord pour échapper à son agresseur et plonge, désemparé, vers le sol
boisé. La boule de feu du crash stupéfie le pilote, qui survole le lieu avant
de s’éloigner à tire-d’aile. À son atterrissage à Kolwezi, Beuckels est
attendu par une cohorte de dirigeants européens atterrés, puis longuement
débriefé par des supérieurs fous de rage. L’un d’entre eux, qu’il nomme
simplement « Monsieur X », ne décolère pas, exigeant de savoir ce qui a pu
provoquer une telle catastrophe. Beuckels, persuadé qu’il sera exécuté pour
sa faute, est rapatrié en douce en Belgique, où il a consigne de se tenir
tranquille et de se faire oublier.
Le repenti, lessivé par ses confessions, paraît très crédible. À moins qu’il
ne soit un excellent comédien. Prenant congé, il laisse le soin à son
comparse de Troyer de voir « pour les détails » avec Kémoularia. Comment
publier une telle histoire ? Obtenir une rémunération en contrepartie, peut-
être ? « Ils ne m’ont rien demandé en échange », certifie le Français dans
son autobiographie, qui fera l’effet d’un pavé dans la mare et entraînera une
dépêche de l’Agence France-Presse. Il ne reverra plus Beuckels, mais de
Troyer revient à la charge pour apporter des précisions, le 25 mars et le
13 avril suivants. Les « chefs » de Kolwezi voulaient « convaincre »
Hammarskjöld de « respecter » le Katanga indépendant, invoquant sa
solidarité occidentale face à la menace « rouge » et le danger que
constituerait un Katanga contrôlé par Moscou.
Sur ces entrefaites, le Belge moustachu disparaît à son tour de la
circulation, et Claude de Kémoularia se retrouve avec un récit fantastique,
qu’il gardera de longues années consigné dans ses carnets. Dans Une vie à
tire-d’aile, entre les récits de ses années new-yorkaises et monégasques, il
consacre un chapitre entier à la mort de Hammarskjöld et aux révélations de
Beuckels. Un chapitre long comme une vie, pour ceux qui, tel « Kémou »,
s’efforcèrent jusqu’à leur dernier souffle d’élucider la ténébreuse affaire.

Il me faut joindre Claude de Kémoularia. Cherchant ses coordonnées


dans l’annuaire, je trouve son nom dans les pages recensant les habitants de
Neuilly, à la même adresse que celle qu’il a évoquée dans ses Mémoires. Il
n’a donc pas bougé depuis 1967. Hélas, personne ne décroche. Nous
sommes en décembre 2016. Mon téléphone sonne peu après. C’est une voix
de femme, évoquant le message laissé avec mes coordonnées. Elle se
présente : Elizabeth de Kémoularia, fille de Claude. Et elle m’apporte une
mauvaise nouvelle : son père vient de décéder, le 4 novembre, à l’âge de
quatre-vingt-quatorze ans. Des funérailles en grande pompe ont été
organisées par ses soins, quelques jours plus tôt. Kémoularia, que le
président François Mitterrand nomma ambassadeur aux Pays-Bas en 1983
puis aux Nations unies en 1985, avait un carnet d’adresses éloquent. Tous
ne sont pas venus, mais les gardiens du temple socialiste ainsi que plusieurs
ambassadeurs et des dirigeants de la banque Paribas ont fait le déplacement.
Claude de Kémoularia, diplomate français et collaborateur de Dag
Hammarskjöld, vu ici en 1959, fait une rencontre déroutante en 1967 avec un
pilote mercenaire belge affirmant être celui qui a abattu le DC-6. © Archives
ONU

J’enrage. Un témoin crucial, un autre, est parti trop tôt. Comme Björn
Egge, comme Arundel Campbell Martin. Comme Sture Linnér, frappé
d’une crise cardiaque tandis qu’il commençait à rédiger ses propres
Mémoires, très attendus, mais dont il n’a pas dépassé l’introduction. C’est
une hécatombe parmi les anciens de l’ONU et du Congo post-
indépendance.
Le problème devient épineux : l’année 1961 ne me semblait pas si
éloignée avant de plonger tête baissée dans ces recherches. Youri Gagarine,
le mur de Berlin, la baie des Cochons ne relevaient pas d’un passé lointain
et inaccessible. Las, les protagonistes encore vivants se font rares. Comme
dans une affaire classée, seules subsistent les archives, oubliées de tous,
dans des caves poussiéreuses ou des bibliothèques ministérielles, sans
promesse de trouver l’arme du crime.
Ce travail d’exhumation laborieux, souvent ingrat, requiert des trésors de
patience pour éplucher d’épais rapports à l’encre délavée, compulser de
vieilles cartes d’état-major, scruter les photos du crash, des débris et du
positionnement des corps, ouvrir des cartons bizarrement vides, courir après
des clichés glaçants et légitimement censurés, des examens post mortem
inaccessibles, affronter les réticences des ayants droit.
Je me rends compte pour la première fois que le voyage sera long. À ce
moment précis, où l’abattement me guette, l’espoir renaît pourtant. Tout
n’est peut-être pas perdu. Malgré sa prudence initiale, Elizabeth de
Kémoularia, qui partage sa vie entre les États-Unis et l’Europe, ne referme
pas complètement la porte. Accepterais-je de venir compulser les archives
conservées par son père ? Attention, la cave est exiguë et poussiéreuse.
Mais Claude de Kémoularia, en diplomate et banquier d’affaires avisé, ne
jetait rien, cédant à la manie du classement méticuleux. Il faut creuser cette
piste encore chaude, malgré sa disparition toute récente. Je m’imagine ses
notes fébriles de 1967, tandis que Beuckels déroulait son histoire, le croquis
réalisé de l’interception dramatique. Il s’agit également de comprendre ce
que « Kémou » a pu faire de ces confessions. À qui confier un tel brûlot ?

À l’époque, Claude de Kémoularia marche sur des œufs. Au service de la


famille Grimaldi, il ne peut se permettre de répandre de telles rumeurs. La
prudence commande d’avancer avec tact et discrétion. Va pour l’ONU, où il
a conservé de nombreuses amitiés. L’une d’entre elles le lie à Brian
Urquhart, un autre collaborateur de Hammarskjöld bombardé à la direction
des opérations de maintien de la paix au Moyen-Orient et à Chypre, avec le
titre ronflant de secrétaire général adjoint. À l’occasion d’une escale à Paris,
Kémoularia lui révèle fébrilement le détail des « confessions » qu’il a
recueillies, convaincu de la nécessité de rouvrir le dossier.
Brian Urquhart va très mal réagir. Dans les archives de l’ONU à New
York, j’ai retrouvé les notes du diplomate anglais, aujourd’hui centenaire et
retraité dans le Massachusetts, à deux cents kilomètres au nord-est de New
York. Urquhart est furieux contre Kémoularia : il fustige ce « petit homme
prétentieux et ridicule », qui manie les effets de manche lorsqu’il lui assène
que le pilote qui a abattu Hammarskjöld « était assis là, sur la même
chaise » que lui, et ose suggérer que Londres a trempé dans le complot !
Brian Urquhart est d’autant plus agacé qu’il semble mu par une vision de
l’histoire semblable à celle de son compatriote Brian Unwin, l’ancien
secrétaire particulier de lord Alport : la plupart des événements humains
s’expliquent par une succession de hasards et d’imprévus. L’homme n’est
qu’un fétu de paille, incapable de maîtriser son destin, si rarement en
mesure d’accomplir ses desseins. Sur une page dactylographiée, Urquhart a
gribouillé cette pique acerbe en allemand, à l’attention de tous les amateurs
4
de complot : « Pourquoi faire simple, lorsque l’on peut faire compliqué ? »
L’Albertina s’est abîmé parce que le vol fut long et ardu, avec un équipage
inexpérimenté. Cessez de tourmenter les âmes des défunts. Mais, puisque
Kémoularia insiste avec son histoire rocambolesque, qu’il s’en ouvre donc à
la police française et aux autorités suédoises.
L’heure est venue de plonger dans la cave de Neuilly. Nous farfouillons
avec Elizabeth, qui se prend au jeu, munis d’une lampe torche à la pile
faiblarde. Après de laborieuses prospections dans un local exigu et sombre,
nous découvrons plusieurs boîtes qui recèlent des dizaines de carnets
Hermès soigneusement classés par années. De sa fine écriture, précise et
ciselée, Kémoularia a scrupuleusement consigné chaque rendez-vous,
chaque entretien téléphonique, jour après jour, année après année, jusqu’à
ce que l’usure du temps fasse son œuvre.
Les mercenaires apparaissent bien aux dates supposées, en 1967.
Surprise, ils voulaient être payés. Jacques de Troyer est revenu maintes fois
à la charge, espérant monnayer l’histoire du détournement bâclé. Voilà
pourquoi les mercenaires l’ont choisi. Un directeur de cabinet du prince de
Monaco aurait sûrement les poches profondes.
Aisé financièrement, sans doute, mais excédé par l’impudent de Troyer,
Kémoularia finit par s’adresser au préfet de police Maurice Grimaud, un
ami de la famille, ancien résistant. Rendez-vous est pris avec lui le
6 novembre 1968, lendemain d’une nouvelle réclamation du mercenaire. La
démarche tombe mal. L’année 1968 est sans doute la plus mouvementée de
la carrière de Grimaud : en mai, il a refusé de céder aux ordres d’ouvrir le
feu sur les émeutiers du Quartier latin.
Le 31 juillet 1969, Kémoularia relance le préfet Grimaud. « Cher ami,
commence-t-il. Vous vous souviendrez certainement de l’histoire que je
vous avais racontée concernant les entretiens que j’avais eus avec un ancien
“affreux” du Congo, qui m’avait été adressé par un de mes amis, journaliste
à l’agence United Press International, Robert Ahier, et qui prétendait
connaître la vérité sur les circonstances de la mort de Dag Hammarskjöld. Il
était naturel qu’un ancien collaborateur du défunt secrétaire général des
Nations unies cherche à saisir toute occasion de connaître la vérité. Je n’y ai
pas manqué. » Kémoularia raconte avoir eu de nouveaux contacts, lui
assurant que l’homme se cachant derrière le pseudonyme de Troyer était un
truand français nommé Claude Bastard, dont il donne les coordonnées
précises et vis-à-vis duquel il suggère une enquête rapide. De Troyer-
Bastard aurait tenté de « vendre son histoire au Monde, ainsi qu’à Georges
5
Chaffard, de L’Express ». Cette missive, trouvée également dans les
entrailles de son domicile parisien, ne semble pas avoir reçu de réponse.
Elizabeth présente une requête en bonne et due forme auprès des archives
de la préfecture de police au Pré-Saint-Gervais, en bordure nord-est de
Paris, où est préservée la correspondance du préfet Grimaud. En vain.

Je me mets à la place de Kémoularia. La frustration a dû être grande.


L’ONU ne donnera pas suite, la police française non plus. Que faire de cette
patate chaude ? Et comment identifier ces trois douteux aventuriers afin que
l’enquête puisse rebondir ? À New York, je suis en mesure d’opérer les
vérifications qu’il n’a jamais pu effectuer. Plongeant dans les archives de
l’ONU récemment déclassifiées, je retrouve les fiches d’identité de
mercenaires présentant des patronymes concordants. Il y a bien un major
Jacques de Troyer, photo à l’appui, et même un Donald Grant. Le premier
fut un officier d’administration à l’état-major des forces armées katangaises
à Élisabethville, le second un simple soldat de brousse. Sont-ils les spectres
de Neuilly ? Je décèle aussi la trace d’un Roger Beuckels.
Des recherches biographiques supplémentaires, des démarches effectuées
via Facebook me permettent d’établir les éléments suivants : de Troyer a
bien sévi au Katanga, mais c’est un drôle de mercenaire. Sa famille me
confirme qu’il n’a jamais été un renégat dans son pays. Placé en
disponibilité de l’armée belge, il a servi comme officier détaché à l’état-
major de l’Otan à Paris, juste avant 1967. On est loin du profil d’un
aventurier en rupture de ban.
Quant au fameux Roger Beuckels, il s’avère que c’est un personnage peu
reluisant, rentré du Congo vers 1965 ou 1966, passablement traumatisé par
des massacres perpétrés dans la brousse contre l’ethnie simba. Mais cela ne
fait pas de lui un pilote de chasse. Est-ce bien le vrai Roger Beuckels qui
s’est présenté, cinquante ans plus tôt, au domicile de Kémoularia à
Neuilly ? L’affaire sent la supercherie. Dans le monde fantasmé des soldats
de fortune, les usurpations d’identité ne manquent pas.
Identifier formellement les trois individus est impossible, à présent que
Claude de Kémoularia n’est plus. Le pilote Beuckels, en outre, s’est
évaporé dans la nature, ce qui laissait penser au diplomate français que
l’homme avait connu un sort funeste, finalement rattrapé par les
commanditaires de l’attentat, pressés de couper une branche morte.
Les années passent. En 1980, George Ivan Smith, l’ex-ami et
collaborateur de Monsieur H, convient avec Kémoularia de réactiver le
dossier. Le vingtième anniversaire du crash approche. L’infatigable
Australien n’a pas démérité, s’efforçant toujours de dérouler la pelote.
L’année précédente, il conjure un vieillissant Roy Welensky d’« essayer de
se rappeler ce qu’il peut sur les agissements des mercenaires », que « même
Moïse Tshombé ne parvenait pas à contrôler totalement ». C’est habile, car
cela évite d’incriminer directement l’ex-régime rhodésien, pour mieux
circonscrire la conspiration à une poignée d’exaltés. Mais c’est peine
perdue. Le 27 mai 1980, le vieux lion rhodésien, âgé de soixante-treize ans,
lui signifie une fin de non-recevoir, un brin moqueur : « Je comprends ce
6
que les Suédois éprouvent. Ils n’ont pas eu de héros depuis Charles VII . Et,
bien sûr, il est très difficile d’avaler que la mort du seul homme qui ait
réussi sur la scène mondiale toutes ces années soit due à la faute d’un pilote
suédois. C’est fichtrement dur à avaler. » En parallèle, George Ivan Smith
consigne donc une interview-fleuve de son ami français Kémoularia, dont la
transcription manuscrite fait soixante-dix pages. Un exemplaire en est
conservé à Oxford. Les deux hommes ont l’intention de publier le récit dans
un magazine en papier glacé tel que Paris-Match. L’initiative n’aboutira
pas. Après l’élection de son ami François Mitterrand à l’Élysée et la
possibilité d’une promotion imminente, Kémoularia préfère s’abstenir de
publier en son nom une sombre histoire de complot.
Pendant que la carrière diplomatique du Français décolle, son ami
George Ivan Smith se rapproche d’un autre onusien en rupture de ban,
Conor Cruise O’Brien, lui aussi obsédé par le crash de Ndola. Le
11 septembre 1992, O’Brien et lui publient une tribune remarquée dans le
7
quotidien britannique The Guardian . Les deux anciens diplomates
reprennent à leur compte le récit fait par Claude de Kémoularia. Leur
audace leur est reprochée par l’ancien consul suédois Bengt Rösiö. Les
affirmations de Smith et O’Brien ont en effet incité le ministre suédois des
Affaires étrangères à y prêter attention. Rösiö reçoit donc mandat en 1993
de rouvrir une enquête aux moyens limités pour le compte de Stockholm. Il
balaie d’un revers de main la piste Beuckels, pour finalement accréditer la
thèse de l’accident, jugée « la moins improbable », et celle du CFIT (impact
sans perte de contrôle). Selon lui, le pilote a mal jugé de l’altitude, induit en
erreur par une illusion optique ou sensorielle, qui l’aura amené à voler trop
bas et heurter la cime des arbres.
Il s’interroge, comme Urquhart en 1967, sur les motivations réelles du
diplomate français. Pourquoi ne pas s’en être ouvert à l’ONU ? Ne pas
avoir convoqué une conférence de presse, lui qui possédait un riche carnet
d’adresses entre Paris, New York et Monaco ? Pourquoi, en somme, n’avoir
pas remué ciel et terre ? Bengt Rösiö a choisi son camp. Aux griefs des uns
s’oppose le biais des autres. Difficile dans ces conditions de rouvrir une
enquête plombée par les préjugés.

À cheval entre le Vieux Monde et le nouveau, Elizabeth de Kémoularia


continue de compulser les carnets de son père, qu’elle a rapatriés de Paris.
Elle se passionne pour cette curieuse parenthèse dans la carrière paternelle.
Et, à force d’user ses yeux sur la calligraphie serrée, elle remarque cette
curieuse obsession : une discrète petite croix apparaît tous les 17 septembre,
de 1973 à 1992, avec une interruption en 1982 et 1987, lorsque Kémoularia
fut nommé ambassadeur aux Pays-Bas, puis auprès de l’ONU à New York.
Contrairement aux supputations d’Urquhart et Rösiö, l’homme était
sincère, mais il a fait fausse route, berné par trois imposteurs, tout comme
George Ivan Smith et Conor Cruise O’Brien, si désireux de croire à leurs
sornettes.
Avec le temps, la mort de Hammarskjöld s’est fondue dans la culture
pop, à mesure qu’elle quittait le champ politique. Telle une image d’Épinal
collant désormais à l’histoire du continent africain, elle a inspiré en France
8
un épisode des aventures de Tanguy et Laverdure en bande dessinée . Elle
s’est agglomérée à l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy, aux petits
hommes verts de Roswell, ces vieilles énigmes dont raffolent les
Américains. Elle va reprendre corps à intervalles réguliers, alimentée par
des scoops journalistiques sans lendemain faute d’être étayés par le moindre
élément probant. Les exemples abondent. Le 13 janvier 1962, le quotidien
France-Soir assure en une qu’un lieutenant belge membre d’un mystérieux
« service actif » a tenté de détourner l’Albertina, s’invitant à bord sans être
détecté, selon un « agent secret belge » anonyme. À l’instar du récit fait par
Beuckels, les commanditaires supposés, le lobby minier européen, auraient
voulu persuader Monsieur H de cesser toute ingérence onusienne au
Katanga. Avec seize personnes à bord, dont le chef de la sécurité Harold
Julien et le garde du corps Bill Ranallo, l’hypothèse paraît farfelue.
Toujours est-il, poursuit le tabloïd parisien, que l’intrus aurait provoqué une
« bataille » dans la cabine, « le pilote piquant pour déjouer le complot »
mais échouant à « éviter la catastrophe ». Le scoop n’aura pas de suite.
Le 11 avril 1962, le quotidien milanais Il Giorno suggère un scénario
plus classique : Dag Hammarskjöld aurait été abattu par un pilote
mercenaire avec des roquettes, ayant décollé de Jadotville ou de Kipushi, au
Katanga. À nouveau, la piste n’aboutit à rien.

Sautons une décennie. Le 5 juin 1976, aux États-Unis, dans une


confession signée à l’attention de la commission Church, qui décortique les
opérations illégales des services de renseignements, un ex-tueur à la solde
de la CIA, Roland « Bud » Culligan, déroule par le menu toutes les
« actions exécutives [sic] » dont il aurait été chargé durant sa carrière,
notamment celle qui a été ourdie contre l’avion de Hammarskjöld.
« Bon sang, je ne voulais pas de ce job-là ! » s’insurge-t-il.
Son récit est encore plus délirant que les précédents. Il décrit
l’acquisition par la CIA d’un avion de chasse bimoteur de type Lockheed P-
38 Lightning au Texas, puis son acheminement en caisses jusqu’à Tripoli,
en Libye, et la mission proprement dite, de nuit jusqu’à Ndola, en passant
par Abidjan et Brazzaville. L’homme paraît crédible et sincère, estime
l’universitaire américaine Lisa Pease, qui s’est penchée sur son cas. Son
odyssée est si improbable, pourtant, qu’elle dissimule une imagination
débordante.
Deux ans plus tard, le 3 juin 1978, le Washington Post assure que le KGB
a fait le coup. Le président Kennedy aurait reçu en 1962 un rapport émanant
de la CIA insinuant que Moscou ne pardonnait pas à Monsieur H d’avoir
9
refusé l’imposition d’une « troïka » à la tête de l’ONU. « Il existe des
preuves recueillies par nos agents techniciens sur le terrain que l’engin
explosif à bord de l’appareil était une bombe incendiaire standard du
KGB », expliquait en substance le document. Mais ces « preuves » ont
disparu, à moins qu’elles ne reposent dans un vieux dossier sagement
remisé dans les archives de Langley. Toutes ces fausses pistes et voies de
garage laissent songeur. Elles réunissent dans un même corpus apocryphe
des tueurs repentis, des mercenaires désœuvrés et des diplomates jonglant
avec leurs fonctions officielles pour mener leurs modestes investigations,
seuls et sans moyens.
Personne n’est parvenu à convaincre du bien-fondé de sa théorie ni à
pousser New York à rouvrir l’enquête.

Il me faut remettre de l’ordre dans cette histoire, en faisant fi de tous les


Beuckels et Culligan. Revenir aux allégations rhodésiennes initiales, sur
l’usure de l’équipage et les arabesques erratiques de l’Albertina. Avant
d’identifier les coupables et de suivre une piste précise, cette enquête ne
progressera qu’en reconstituant les dernières minutes du vol du SE-BDY.
Et pour cela, il me faut aller en Suède.

Notes
1. Rolf Rembe, aujourd’hui décédé, raconte la double et frustrante entrevue avec Arundel
Campbell Martin dans son ouvrage en suédois Midnatt i Kongo (« Minuit au Congo »), rédigé à
quatre mains avec le journaliste Andres Hellberg, paru en 2011, chez Atlantis.
2. Il sera directeur de la Compagnie des forges de Châtillon-Commentry, dans le nord de la France,
avant d’être nommé, en 1966, directeur de cabinet du prince de Monaco Rainier III. Il poursuivra une
longue carrière dans la finance, chez Paribas, à compter de 1967. En 1983, le président François
Mitterrand le nomme ambassadeur aux Pays-Bas, puis en 1985 aux Nations unies, à New York.
3. Trois Fouga Magister avaient été livrés par la firme Potez, à Toulouse-Blagnac, le 15 février
1961, en violation d’un embargo sur les armes à destination du Congo.
4. En allemand : « Warum denn einfach wenn es auch kompliziert geht ? »
5. Le choix de Georges Chaffard par les affreux de Neuilly semble judicieux. Cet ancien soldat
d’Indochine et journaliste d’investigation passé par le quotidien Le Monde vient de publier, en 1965,
Les Carnets secrets de la décolonisation, chez Calmann-Lévy.
6. Au XVIIe siècle.
7. Intitulé « Hammarskjöld plane crash no accident » (« Le crash de l’avion de Hammarskjöld
n’était pas un accident »).
8. Pirates du ciel, par Jean-Michel Charlier, Marcel Uderzo et Jean Giraud, dont les premières
feuilles paraissent en 1965 dans la revue Pilote. L’album, lui, sortira en 1967.
9. Une alliance de trois personnalités, l’une représentant le bloc de l’Est, la deuxième celui de
l’Ouest, et la dernière choisie par les pays neutres, qui s’uniraient pour diriger l’organisation sur un
pied d’égalité.
Chapitre 13
L’omerta

J’embarque pour la Suède, un soir de novembre. Cela fait près de deux


ans que j’étudie d’austères rapports d’enquête, que je puise dans la masse
mouvante de références en ligne, cartes surannées et photographies
médiocres. Mais les chausse-trappes sont nombreuses, les livres et les
articles émaillés d’erreurs factuelles. Les préjugés qui ont influencé
l’enquête initiale ont la vie dure : l’équipage novice, les intentions ultimes
de Monsieur H ou l’inconsistance des témoins noirs.
Pour trouver des réponses à mes questions, j’ai besoin de comprendre qui
étaient ces pilotes scandinaves, et de quel bois ils étaient faits. L’Albertina
est avant tout une histoire suédoise, et une plaie non refermée pour les
familles des victimes. C’est en Suède, en outre, que se trouvent les avis les
plus érudits sur l’affaire.
Par un matin brumeux, je frappe à la porte de Sven Göran Hallonquist,
dans le quartier animé de Södermalm, l’île méridionale de Stockholm.
L’escogriffe souriant qui me reçoit arbore une moustache de maréchal russe
du plus bel effet, un veston élimé et une tignasse grisonnante. Ses airs de
savant cosinus ne sont pas feints : Sven Göran enseigne la physique à
l’Institut royal de technologie, le MIT suédois. Il est intrigué par ma
démarche, bien que je ne sois certainement pas le premier à me présenter
sur son perron.
Je souhaite en savoir un peu plus sur son père : le capitaine Per Erik Bo
Hallonquist, de son nom complet. Depuis le premier jour, les accusations
volent bas contre celui qui pilotait l’Albertina et ses compagnons.
L’équipage, nous l’avons vu avec les deux enquêtes rhodésiennes, ne
connaissait pas bien l’Afrique. Il était épuisé par trente-six heures de vol
quasi ininterrompues. Il aurait confondu les chartes aéronautiques et
effectué une approche trop basse en finale sur Ndola. Surpris par le dernier
mamelon, il aurait alors « tondu » la cime des arbres, sans pouvoir
redresser.
Et ces accusations perdurent : sur ses vieux jours, en 1993, l’ancien haut-
1
commissaire britannique Cuthbert Alport écrivait encore que l’équipage
« n’avait pas l’habitude de l’Afrique ». Homme de peu de mots, Sven
Göran m’écoute dérouler ces arguments, avec la patience de celui qui a déjà
entendu de telles fadaises. Puis il se racle la gorge, et répond : « Tout ça
repose sur du vent. Ils ont tenté de faire passer mon père et ses équipiers
pour des incapables. C’était loin d’être le cas. »
Il m’exhibe alors ce que j’espérais : les états de service du capitaine
Hallonquist. Celui-ci a le cuir plus épais que je ne l’imaginais. Né en 1926,
breveté pilote de chasse à vingt ans, il a expérimenté plusieurs types de jets
différents de 1946 à 1953. Il a écumé les fjords encaissés, volé en rase-
mottes à travers champs et montagnes, perfectionné tonneaux et loopings.
Avec 997 heures de vol à son actif avant sa reconversion dans le civil, Per
Hallonquist est un pro, un pilote de chasse qui ne se laisse pas aisément
perturber en vol. Et qui a voyagé dans le monde entier, y compris l’Afrique.
On est loin du bleu qui découvre le continent noir, la savane et ses myriades
de feux nocturnes.
Il y a quelque chose de touchant à écouter ce gentil géant mélancolique
exprimer un désarroi d’enfant : celui d’avoir à peine connu un père si
souvent absent. Sven Göran me parle de ces cadeaux somptueux ramenés
de Thaïlande ou du Japon, cette fantastique tenue de cow-boy venue des
États-Unis, dans laquelle il parade, sur une vieille photo, aux côtés de son
frère (à droite) et de leurs parents. L’amertume pointe derrière cette illusion
de bonheur parfait.
« Ma mère n’a jamais dit un mot sur notre père après sa mort. Elle ne
s’est jamais remise du choc de la tragédie, et de tous les racontars qui ont
circulé sur son mari. »
Un drôle d’incident resurgit de sa mémoire : durant le lugubre automne
1961, il y eut ce bûcher organisé dans le jardin de ses grands-parents,
regroupant tous les effets personnels de son père, recouverts du drapeau
azuré de l’ONU. Famille et amis étaient venus assister à cet étrange adieu,
que Sven Göran se rappelle confusément. Je reste sans voix devant la
violence de cette évocation. Dans quelles circonstances supprime-t-on ce
qui entretient la mémoire d’un être cher ?
« Je n’ai plus rien de lui, hormis cette poignée de photos », soupire le fils
du pilote.
Sur son ordinateur, Sven Göran me montre les rares documents sauvés
des flammes. Que conclure des derniers instants de l’Albertina dans le ciel
au-dessus de Ndola ? En d’autres termes, que nous dit la trajectoire de
l’avion ?
« Je suis un scientifique, vous comprenez. La guerre froide, les alliances
politiques et économiques, les agissements des services secrets, ce n’est pas
mon domaine. J’ai besoin de preuves solides. Or, la façon dont le DC-6
mène son approche, trop longue, puis enclenche un virage violent et arrive
de biais sur la radiobalise de Twapia, ne correspond pas à un plan de vol
normal. Cela me fait penser que ce n’était pas juste un accident. »
Le bonheur, en apparence : la famille du commandant de bord suédois Per
Hallonquist, vue ici à la fin des années 1950, se refusera toujours à commenter la
tragédie, à l'exception de Sven Göran (gauche), convaincu que son père s'est
écrasé avec le DC-6 en tentant d'échapper à un agresseur fantôme. © Famille
Hallonquist
Je monte dans un train pour le sud de Stockholm, à destination de
Västerhaninge. À une heure de là réside Björn Virving, le fils de l’ingénieur
de Transair qui siégea en qualité d’observateur dans les trois commissions
d’enquête de 1961-1962. Bo, son père, avait pu marteler sa conviction
d’une attaque aérienne, refusant d’accabler l’équipage pour sa fébrilité ou
son inexpérience. Hugo Blandori, l’ex-agent du FBI et consultant pour
l’ONU, le critiqua pour sa thèse reposant largement sur les témoignages de
charbonniers noirs, jugés peu fiables.
Björn Virving m’accueille à la descente du train, sous un ciel plombé et
neigeux, puis m’entraîne dans son salon, où il a disposé toute la
documentation en sa possession. Il me confie, un café brûlant à la main, que
l’histoire de Ndola ne lui parlait guère lorsqu’il était jeune :
« Je n’ai jamais vraiment discuté avec mon père de la mort de
Hammarskjöld et de ce qu’il a vécu alors, hormis de brèves conversations.
Mais c’est après sa mort, en 1982, que j’ai découvert ses cartons pleins
d’archives, et ces témoignages extraordinaires que personne n’avait jamais
vus. »
Bien enfoui dans les boîtes prenant la poussière se trouvait en effet un
vrai trésor. Un épais dossier renfermant les 126 témoignages recueillis par
la première commission, celle de l’aviation civile rhodésienne dirigée par
Maurice Barber, et qui n’avait jamais été rendu public. Et pour cause : tous
les témoignages faisant état d’un combat en plein ciel sont consignés dans
cette annexe, sans avoir été diffusés avec le rapport du lieutenant-colonel
Barber. Il en va de même des autopsies complètes des cadavres, jamais
communiquées aux familles.

Mu par une inspiration que lui commandait l’ambiance délétère de


l’époque, Bo Virving a subtilisé l’exemplaire numéro neuf du rapport
Barber, annexes incluses, avec les 126 témoignages qui en font tout le sel.
Combien y en avait-il au total ? Guère plus d’une dizaine de copies du
rapport, sans doute.
« Je peux dire merci à mon père », dit Björn, qui me glisse en souriant la
relique entre les mains. Avec sa couverture vert olive, et sa reliure rouille,
elle est dans un état de conservation remarquable. Ils sont tous là : Kankasa,
Daya, Moyo, Banda, Mazibisa. Tous les témoins qui n’ont pas dit ce que les
autorités attendaient d’eux. Le retraité suédois l’a mise en ligne, sur son site
dédié, à l’instar de tous les autres rapports et documents cruciaux, y
compris le récit que lui-même a rédigé, baptisé Termitstacken.
« Termitière », en suédois. Je n’en suis pas moins ému de toucher du doigt
l’original, comme sauvé de l’oubli par Bo Virving.
Ce faisant, ce dernier a réussi un autre tour de force, en collant bout à
bout les observations directes des divers témoins, en les reportant sur une
carte, pour établir deux courbes se rejoignant inéluctablement : celle de
l’Albertina, en traits pointillés noirs, et celle de l’avion agresseur, en rouge.
Il y a, d’un côté, ceux qui se sont trouvés sous la trajectoire du DC-6 et,
de l’autre, ceux qui ont vu autre chose : un avion plus petit venant du sud-
est, puis s’éloignant vers le nord-ouest, après une boucle fatale et sa
besogne accomplie.
C’est un formidable travail de détective, de comparaison et de
recoupement judicieux. En 1961, Bo Virving fut moqué par le juge Cecil
Margo, les observateurs belges et britanniques.
« En repartant de zéro, je me suis fait un devoir d’oublier les conclusions
de mon père, et de dresser les miennes propres, me précise Björn. Mais j’ai
fini par le rejoindre sur tous les points. »
Comme Sven Göran Hallonquist, il insiste également sur la trajectoire
incohérente de l’Albertina, sorti de la boucle d’atterrissage classique.
Björn me pointe le problème sur une grande carte d’état-major qu’il
déploie sur la table du salon, repoussant les tasses de café. Je me penche sur
le plan et suis le sillage de son doigt, reconstituant les derniers instants du
vol du SE-BDY. En larges traits noirs, l’approche recommandée par le
fameux manuel Jeppesen. En pointillé, celle qu’a suivie le DC-6 le
18 septembre 1961.
« Regardez, l’Albertina n’a pas respecté l’approche convenue. Il n’en
était pas loin, mais il s’est trop éloigné vers l’ouest, avant d’opérer un
virage sur bâbord très brutal, pour piquer droit sur la balise aéronautique de
Twapia. Et c’est bien là le problème. Ce faisant, l’avion n’était pas aligné
sur la piste. Il fonçait droit vers la balise, qui se trouve très près de
l’aéroport, pas plus de deux ou trois kilomètres, puis aurait dû infléchir
encore sur bâbord pour se poser dans l’axe de la piste. »
L’argument s’impose au regard. L’Albertina a bien dévié de sa route. Son
équipage de pros a dû rencontrer un souci de taille pour prolonger si loin, de
deux kilomètres environ, son chemin vers l’ouest avant d’opérer un
virement de bord si raide qu’il valait mieux avoir bouclé sa ceinture.
Jusqu’ici, ce pourrait être le résultat d’une erreur de navigation. Mais il y
a autre chose. L’ingénieur de bord et chef mécanicien, habituellement assis
juste derrière les deux pilotes, Nils Göran Wilhelmsson, n’était pas à sa
place. C’est lui qui aurait dû lancer le décompte au chronomètre, « trois,
deux, un… » instruisant Hallonquist quand virer pour entamer son dernier
virage. Or, l’Albertina a poursuivi sa route.
La thèse de Virving est confirmée par l’emplacement du corps de
Wilhelmsson dans les décombres : non pas dans le cockpit mais en retrait,
près des cadavres du Casque bleu Per Edvard Persson, assis dans les tout
premiers rangs, et de l’agent de sécurité irlandais Frank Eivers, installé dans
le premier tiers de la cabine.
Björn Virving a une explication. Wilhelmsson ne pouvait être à sa place,
car quelqu’un d’autre l’occupait. Qui aurait pu forcer un membre
d’équipage à retourner s’asseoir en cabine, comme un simple passager, à ce
moment précis du vol ?
L’examen des décombres fournit un autre précieux éclairage. Dans la
zone du cockpit, outre les pilotes Hallonquist et Litton, se trouvaient deux
passagers qui n’avaient rien à faire là : le garde du corps Serge Barrau et la
secrétaire Alice Lalande. Sauf à imaginer que ces deux-là aient pu
orchestrer un détournement aérien, la position de leurs dépouilles ouvre une
nouvelle brèche dans le scénario officiel, savamment ignorée par les
Rhodésiens et brièvement soulevée par l’ONU en 1962. Sans explication
satisfaisante.
Une déduction s’impose : Per Hallonquist a ordonné à Nils Göran
Wilhelmsson de sortir du cockpit au moment où il aurait eu le plus besoin
de lui, car la proximité de Serge Barrau lui était indispensable. Initialement
assis avec Frank Eivers, Bill Ranallo et Harold Julien, Barrau aurait donc
été mandé par le commandant de bord alors que le DC-6 survolait Ndola et
allait entamer son dernier virage.
Mais pourquoi lui ? Et pourquoi Lalande ? Un trait les distingue des
autres occupants de l’Albertina, Dag Hammarskjöld mis à part : ils parlaient
français.
« Je suis convaincu, me dit Björn, qu’ils se trouvaient là parce qu’il
fallait répondre à un contact radio pour lequel les pilotes ne possédaient pas
les armes linguistiques. »
Je comprends où il veut en venir. La menace extérieure pourrait avoir pris
la forme d’une communication radio en français, justifiant une action
immédiate : un changement de cap, à l’opposé de Ndola, et un interprète,
d’urgence, pour en saisir la teneur. Serge Barrau, dans ce scénario, aurait
échangé avec les agresseurs, tandis qu’Alice Lalande effectuait un aller-
retour précipité entre le cockpit et l’arrière de la cabine, pour rendre compte
à Hammarskjöld de la situation et rapporter ses instructions au commandant
de bord. La mort l’aura surprise quand elle regagnait le cockpit.
L’hypothèse est séduisante. Elle permet d’expliquer l’emplacement des
corps numéros 2 et 4, Serge Barrau et Alice Lalande, non loin de Per
Hallonquist (1) et Lars Litton (3). Elle donne également un sens aux
dernières paroles de Monsieur H, répétées par Harold Julien sur son lit
d’hôpital : « Go back ! »
Hallonquist, si l’on suit ce raisonnement, aurait un peu trop prolongé sa
trajectoire de vol vers le nord-ouest, tardant à amorcer son virage et incitant
Hammarskjöld à marteler ses instructions : atterrir à Ndola coûte que coûte.
La paix au Congo était à ce prix.
Björn me dévisage. Ses traits respirent la sérénité de celui qui ressasse
ces détails depuis des lustres.
« Qu’est-ce qui a perturbé la trajectoire normale de l’avion ? insiste-t-il.
Qu’est-ce qui a bien pu distraire le pilote au point de le faire dévier de sa
route ? »
Björn Virving cible les témoignages, partiels et probablement
mensongers, du directeur de l’aéroport John « Red » Williams et du
contrôleur aérien Arundel Campbell Martin.
La duplicité du premier est éclatante. L’attitude velléitaire et soumise du
second est consternante.
Williams est rentré se coucher, prétendant n’avoir pas été averti de
l’importance du vol du SE-BDY, en approche. Martin, lui, a obéi aux ordres
émanant de John Williams et du haut-commissaire Alport, qui semblaient
convaincus du changement de cap intentionnel de l’Albertina.
Brian Unwin, à Londres, a bien tenté de m’expliquer l’absence de
réaction au sol par le fait qu’il s’agissait d’un aéroport de brousse, régi par
du personnel de seconde zone.
C’est assez éloigné de la réalité. Durant l’enquête fédérale rhodésienne,
le 28 janvier 1962 s’est fait jour un singulier détail : Williams lui-même a
reconnu avoir « organisé et protégé les vols VIP du Premier ministre
Winston Churchill durant la guerre ». Il était dans le saint des saints.
« Puisque il fut impliqué dans des tâches de si haut rang, que faisait-il à
Ndola ? » interroge l’expert aéronautique René Mankiewicz à l’attention de
l’ONU. Bonne question.
Elle est d’autant plus judicieuse que Williams a brusquement interrompu
ses congés en Grande-Bretagne pour revenir dans la petite bourgade de la
Copperbelt le samedi 16 septembre au soir.
Depuis le matin, le choix de Ndola était acté par Monsieur H, après la
lourde insistance de l’envoyé de Londres, le marquis de Lansdowne. Et
voilà que l’ancien directeur des vols de Churchill apparaît, séance tenante, à
son poste de Ndola, rappelé en urgence. La corrélation s’impose. Mais
alors… quid de tous ces efforts consentis, de ce retour précipité d’Europe,
pour finalement se désintéresser du sort de l’Albertina, juste après son
survol de l’aérodrome, train sorti ? Venant d’un modeste directeur
d’aéroport de brousse, on aurait pu le comprendre. S’agissant de John
« Red » Williams, cela paraît difficile à croire.

L’étonnement, légitime, explique les reproches adressés au Royaume-Uni


immédiatement après le crash. Il aurait dû aiguillonner nos chevaliers
blancs Björn Egge, Bo Virving et George Ivan Smith. Justifier des
demandes d’éclaircissement de Stockholm à l’égard de Londres, fût-ce à
titre confidentiel.
Officiellement, les autorités suédoises semblèrent dans un premier temps
déterminées à comprendre ce qui s’était passé. Dès le lundi 18 septembre
1961, le ministre suédois des Affaires étrangères, Östen Undén, s’emporte
contre les Katangais qui « ont systématiquement cherché à saboter le travail
de l’ONU pour la paix au Congo ». Le 26 octobre, devant l’assemblée
générale des Nations unies à New York, il plaide en faveur d’une
commission d’enquête internationale « complémentaire » de celles qui ont
été menées par les Nord-Rhodésiens, appelant à bien « considérer les
conséquences politiques de la catastrophe et le flot de spéculations qui se
sont rapidement répandues dans l’opinion ainsi que la presse ».
Mais d’autres forces sont à l’œuvre en Scandinavie, qui vont altérer
sensiblement la position officielle de la Suède. Le 19 janvier 1962, le
syndicat des pilotes dévie le tir et jette l’opprobre sur l’ONU à la faveur
d’un article paru dans le quotidien Stockolms-Tidningen, l’accusant de
surmener ses équipages civils. Le crash de Ndola était dû à la fatigue,
pointe-t-il. Sven Göran Hallonquist me confirme que les pilotes de la
compagnie nationale SAS et de la firme charter Transair étaient
« unanimes » dans les années qui suivirent : tous penchaient pour la thèse
de l’accident.
« Aucun, bien sûr, ne connaissait bien le Congo, et encore moins les
abords de Ndola », dit-il en souriant tristement.
Peu disposaient de la somme d’informations accablantes que nous
détenons aujourd’hui.
D’autant qu’il existe un autre rapport méconnu, suédois celui-là. Le
18 décembre 1961, la direction de l’aviation civile a rendu ses propres
conclusions, estimant que la chute de l’Albertina semblait avoir été causée
par une « interférence extérieure » expliquant sa trajectoire imprévue, un
cap à l’ouest tenu trop longtemps, suivi d’un virage bien trop brutal sur
bâbord pour s’aligner sur la balise de Twapia et la piste de Ndola.
Cinq ans plus tard, le 29 septembre 1966, une nouvelle tentative de
mettre en cause l’équipage émane de Bengt Åke Bengs, un pilote de ligne,
qui dépose plainte contre les auteurs du rapport du 18 décembre 1961,
coupables selon lui d’avoir mal examiné les données techniques du crash
fournies par les Rhodésiens et d’avoir un peu trop effrontément défié ces
derniers.
Nouvel affront : le 14 février 1969, un ancien expert médical de l’armée
de l’air suédoise, Åke Hassler, affirme que « le corps de l’un des pilotes
présentait un taux d’alcoolémie très élevé ». Les propos de Hassler suivent
ceux de Peter Stevens, l’expert médico-légal de la Royal Air Force dépêché
à Ndola en 1961, à la télévision suédoise la semaine précédente. Un
collègue suédois aurait naguère « convaincu [sic] » Stevens de ne pas
mentionner la présence d’alcool dans le rapport d’autopsie. Åke Hassler
assure que le pilote en question avait passé la nuit du 16 au 17 septembre
« en boîte de nuit » et que « l’équipage dans son ensemble n’était pas en
état de voler », ayant travaillé « plus de trente heures d’affilée ». Nous
savons aujourd’hui que c’est un mensonge partiel : le commandant de bord
Hallonquist avait été laissé au repos en vue d’assurer un vol important ce
dimanche-là.

Stockholm reste mutique. J’en trouve la preuve dans les efforts déployés
par Claude de Kémoularia. Depuis la réfutation de ses histoires de
mercenaires par Brian Urquhart, puis l’épisode sans lendemain avec le
préfet de police de Paris Maurice Grimaud, l’ex-collaborateur français de
Monsieur H s’est résolu à activer ses contacts dans la diplomatie suédoise.
Il dispose de deux relais précieux : Leif Belfrage et Axel Edelstam. Le
premier est ambassadeur à Londres depuis 1967, après avoir servi comme
directeur de cabinet du ministre des Affaires étrangères Östen Undén. Le
second fut premier secrétaire au ministère des Affaires étrangères de 1961 à
1967. Il en est devenu le directeur politique en 1972. Avec ces deux poids
lourds de la diplomatie suédoise, Kémoularia ne peut espérer mieux pour
faire bouger les choses.
Elizabeth, parcourant les archives de son père en Floride, m’informe de
ses trouvailles. Elle égrène les occurrences à mesure qu’elle ouvre de
nouveaux carnets Hermès. Les mentions de déjeuners et dîners s’enchaînent
entre le 23 janvier 1971 et le 29 septembre 1975, entre Londres, Paris et
Sarlat, en Dordogne. Une fois, les trois hommes se retrouvent à Paris, le
15 novembre 1974, à 20 h 30. Au-delà des amabilités, il s’agit bien sûr pour
Kémoularia de rappeler ses découvertes sur « Dag ». Ces huit réunions, au
total, l’ex-consul suédois au Congo Bengt Rösiö en prend connaissance
lorsqu’il rouvre l’enquête en 1993, sur ordre de Stockholm. Axel Edelstam
nie catégoriquement avoir jamais rencontré Kémoularia. « Il ne voulait pas
me dire ce qu’il faisait à Paris », en 1974, lâche Rösiö, ajoutant qu’il était
« bien regrettable » que les informations transmises par Kémoularia n’aient
pas été communiquées vingt ans plus tôt.
Greta, la femme de Leif Belfrage, se rappelle que son mari a abordé
directement le sujet avec le Premier ministre suédois Olof Palme. « Elle eut
alors l’impression que le rideau avait été tiré », précise Bengt Rösiö.
L’Australien George Ivan Smith a lui aussi tout tenté, allant jusqu’à écrire à
Olof Palme, le 2 juin 1976, dans l’espoir de le rencontrer. Je retrouve sa
correspondance avec l’ex-secrétaire particulier de Palme, Pierre Schori. La
requête n’a rien donné.
Cette chape de plomb ne lasse pas de m’étonner. L’image de Dag
Hammarskjöld confine pourtant au sacré, parmi les diplomates suédois.
Sven Göran Hallonquist, dans son salon de Södermalm, lève les yeux au
ciel.
« Le gouvernement a étouffé l’enquête, depuis le début. Ils n’ont jamais
rien fait pour nous. »
Après la brève investigation suédoise de 1993, l’horizon semble plus
bouché que jamais pour le fils de Per Hallonquist et les familles des
victimes désireuses de connaître le fin mot de l’affaire. Stockholm a botté
en touche, une fois de plus.
Mais l’histoire va connaître un rebond surprenant, à l’autre bout du
monde.

Note
1. Alport est décédé cinq ans plus tard, le 28 octobre 1998, à quatre-vingt-six ans.
Chapitre 14
Complot austral

Le crash de Ndola est un serpent de mer qui rejaillit là où on l’attend le


moins. Après le rapport Rösiö, en 1993, le dernier pays à accorder le
moindre intérêt au mystère de la disparition de Monsieur H finit par
renoncer. La Suède doit faire face à un nouveau traumatisme : l’assassinat
du Premier ministre Olof Palme, dans une rue de Stockholm, le 28 février
1986. Alors qu’il revient d’une séance de cinéma avec sa femme, mais sans
ses gardes du corps, à 23 h 21, le chef du gouvernement est mortellement
blessé dans le dos par une balle tirée par un individu qui parvient à s’enfuir.
L’enquête de police piétine. Un suspect, Christer Pettersson, sera jugé
coupable en 1989, puis libéré en appel. Était-il le meurtrier ? L’Afrique du
Sud, le PKK kurde seront soupçonnés. La polémique supplante celle qui
perdurait au sujet de Dag Hammarskjöld. Les derniers limiers isolés ont eux
aussi baissé les bras : George Ivan Smith est décédé en 1995, sans avoir
jamais pu briser l’omerta entourant le dossier de 1961. Claude de
Kémoularia patine dans son coin, tandis que Conor Cruise O’Brien semble
avoir jeté l’éponge.
Contre toute attente, c’est à Johannesburg, en Afrique du Sud, que va
resurgir l’ombre de Monsieur H. Le 19 août 1998, monseigneur Desmond
Tutu convoque une conférence de presse pour communiquer les dernières
trouvailles de la Commission Vérité et Réconciliation (CVR). Cet
archevêque anglican du Cap, alors âgé de soixante-six ans, supervise depuis
1995 les travaux de cette commission créée à l’initiative du président
Nelson Mandela, visant à exposer les crimes commis par le défunt régime
d’apartheid tout autant que par l’ANC de Nelson Mandela, et à hâter un
processus de réconciliation nationale. Après trois ans d’enquête et des
milliers d’auditions, la vérité sur l’assassinat d’opposants tels que Steve
Biko, en 1977, ou du dirigeant communiste Chris Hani, en 1993, va enfin
pouvoir éclater. Mais, contre toute attente, c’est un autre cadavre qui sort du
placard : celui de Dag Hammarskjöld.
Quel rapport avec l’Afrique du Sud ? Tandis que les limiers de la CVR
s’efforçaient de faire la lumière sur le meurtre de Chris Hani, des archives
inattendues émergent du magma des services secrets, l’Agence nationale du
1
renseignement (ANR ). Une des enquêtrices, Christelle Terreblanche, est
tombée dessus en rapportant un soir chez elle un paquet d’archives à
éplucher. Ébahie, elle découvre, perdues dans le dossier Hani, douze
feuilles dactylographiées qui ne semblent pas tout à fait à leur place. Toutes
2
sont barrées de la mention « Top secret » ou « Rien que pour vos yeux ». Il
est question d’une « opération Céleste », qui visait à assassiner Dag
Hammarskjöld au Congo en septembre 1961. L’en-tête commun à tous les
documents, une proue de navire surmontée d’une sirène, est celui d’un
organisme inconnu, l’Institut sud-africain pour la recherche maritime
(SAIMR). Personne n’en a jamais entendu parler, à commencer par les
océanographes. Il y a une bonne raison à cela : le SAIMR constitue selon
toute vraisemblance un paravent pour une organisation clandestine
spécialisée dans les basses besognes, pour le compte des services secrets
sud-africains. Il y est question d’un « Commodore » rédigeant les
télégrammes à l’attention d’un « Capitaine » et évoquant une sorte de
cellule de terrain baptisée, elle, « Congo Red », tous faisant partie d’un
groupe opérationnel « Delta ».
Le Commodore anonyme ne cache pas son courroux à l’encontre de
l’ONU, qui semble « vouloir mettre ses pattes cupides sur la province »
congolaise du Katanga, comme il l’écrit le 12 juillet 1960, vingt-quatre
heures après la sécession de la province. Au Capitaine, il demande
d’« envoyer autant d’agents que possible pour renforcer l’unité Congo Red
au cas où de futurs problèmes surviendraient, ce dont nous sommes sûrs.
Les autorités locales [Katanga] ont accepté de mettre à disposition un
certain nombre d’appareils privés, dont deux jets militaires Fouga. »
Qui compose Congo Red ? Sans doute pas des mercenaires, qui ne se
trouvent pas encore sur place en juillet 1960.
Dans un câble non daté, remontant vraisemblablement à début
septembre 1961, le complot se met en place, toujours selon le Commodore
à l’attention du Capitaine :

Lors d’une réunion entre le MI 5, le Special Ops Executive, et le SAIMR, ont émergé les
faits suivants :
Dag a requis que des bombes perforantes soient envoyées au Katanga, via l’Afrique du Sud
3 4
et la Rhodésie. Le docteur V. et sir Roy ont tous les deux refusé. [Dag] devient gênant et il
est estimé qu’il devrait être supprimé.
Allen Dulles [le patron de la CIA] est d’accord et a promis l’entière participation de ses gens.
Il nous dit que Dag sera à Léopoldville le 12-9-61 ou dans ces eaux-là.
L’avion le convoyant sera un DC-6 portant la livrée de Transair, une compagnie suédoise.
S’il vous plaît, faites en sorte que l’aéroport de Léo ainsi qu’Élisabethville soient bien
couverts par nos hommes, afin que son élimination soit gérée de manière plus efficiente que
fut celle de Patrice [Lumumba].
Si le temps le permet, envoyez-moi un bref plan d’action, autrement, procédez avec diligence
dans la plus absolue discrétion.
Si [le général irlandais Sean] MacEoin et [le diplomate Conor Cruise] O’Brien peuvent être
traités simultanément, cela serait utile, mais pas si cela pouvait compromettre l’opération
principale.
Si, et seulement si, des complications venaient à se produire, dites à vos agents de composer
le numéro Johannesburg 25-3513.
L’OPÉRATION EST BAPTISÉE CELESTE.

Le 14 septembre, le Capitaine rend compte au Commodore :

OPÉRATION CELESTE 1) Le DC-6 portant une livrée Transair est parqué à Léo et destiné à
transporter le sujet. 2) Notre mécanicien a pour ordre d’implanter 6 livres de TNT dans le
compartiment de roues avec un détonateur contact qui sera activé lorsque les roues se
relèveront après le décollage. 3) Nous attendons l’heure de départ du sujet pour agir. 4) Nous
allons nous concentrer sur D.

Suit la mention d’un autre référent, signe qu’Allen Dulles a tenu parole :

Votre contact auprès de la CIA s’appelle Dwight. Il résidera à l’hôtel Léopold-II à


er
Élisabethville, à partir de maintenant jusqu’au 1 novembre 1961. Le mot de passe sera :
« Comment se porte Céleste, ces jours-ci ? » La réponse devra être : « Elle se remet
doucement, à part la toux. »

Un autre document, hélas non daté, affine le modus operandi et livre le


nom de la firme complice :
OPÉRATION CELESTE

Toutes unités en stand-by.


Les généraux n’accompagneront pas la cible.
Dites à vos hommes que seul un succès total sera toléré pour cette opération.
L’Union minière s’est offert de fournir la logistique ou toute autre assistance. Nous leur
avons dit de placer 6 livres de TNT dans tous les endroits possibles avec des détonateurs, des
contacts électriques et du câble, des piles, etc.
(Une liste de requêtes a été adressée à R.)
Votre décision d’utiliser des détonateurs de contact, plutôt que des barométriques, est sage.
Nous ne voulons pas de ratages ou de défaillances matérielles à ce stade avancé.
Bonne chance.
Du Commodore au Capitaine

Le 18 septembre, enfin, un dernier document fait un bilan de l’attentat


perpétré dans la nuit :

Rapport opération Céleste 18-9-6

1. La bombe ne s’est pas déclenchée au décollage.


2. Avons dépêché Eagle [illisible] pour suivre et prendre [illisible].
3. Engin activé [illisible] avant l’atterrissage.
4. Comme anticipé, O’Brien et McKeown [MacEoin] n’étaient pas à bord.
5. Mission accomplie : satisfaisant.

C’est presque trop beau pour être vrai. Tout est là : le commanditaire, les
exécutants, et même le modus operandi de ce véritable complot.
À y regarder de près, ces documents posent problème, à plusieurs points
de vue. Certes, l’évocation de « Patrice » paraît compatible, avec le recul :
la CIA a reconnu avoir ordonné l’assassinat de l’ex-Premier ministre
congolais Patrice Lumumba, au Katanga, le 17 janvier 1961, avec le feu
vert du président sortant américain Dwight Eisenhower.
Il se méfie du nouveau président démocrate américain John Fitzgerald Kennedy,
jugé trop timoré face à Moscou, et dénonce la « menace rouge » aux quatre coins
de la planète : le directeur de la CIA Allen Dulles sera finalement limogé en
novembre 1961. Son nom apparaît des décennies plus tard dans un complot
international contre Dag Hammarskjöld au Congo. © World History
Archive/Alamy Stock Photo

Le premier à relever certaines incohérences est l’ex-secrétaire général


adjoint de l’ONU, Brian Urquhart, qui n’a eu de cesse depuis 1961 de
fustiger les amateurs de complot. « Ces documents ne font aucun sens pour
moi, s’emporte Urquhart dans les colonnes du Guardian. Même à supposer
qu’une telle conspiration ait eu lieu, ce dont je doute fortement, il eût été
absolument inconcevable qu’ils puissent avoir eu accès à temps à l’avion de
Hammarskjöld pour accomplir leur sinistre tâche. »
Techniquement, Brian Urquhart se trompe. En 1962, l’ONU a conclu à
l’absence de toute garde rapprochée pour l’Albertina durant quatre heures,
la veille du départ. Un saboteur aurait eu cent fois le temps de piéger le DC-
6. Urquhart, en revanche, met le doigt sur une vraie bizarrerie : « Et, même
s’ils avaient eu ce temps, ils auraient choisi le mauvais avion, Dag
Hammarskjöld ayant prêté son appareil à lord Lansdowne, l’émissaire
britannique, à la dernière minute, pour qu’il puisse partir en amont et
préparer l’arrivée de Hammarskjöld à Ndola. » Comment expliquer que, dès
le premier message début septembre, les comploteurs du SAIMR aient
considéré l’Albertina comme l’avion du secrétaire général, alors qu’il était
au service du commandant des forces internationales, le général Sean
MacEoin ? La décision de prêter le DC-4 de Monsieur H au marquis de
Lansdowne s’est prise entre le samedi 16 septembre au soir et le dimanche
17 septembre au matin. Avec huit à dix jours d’avance sur les premiers
intéressés, les barbouzes sud-africains font preuve ici d’un remarquable don
de divination.
D’autres précisions dérangent. Premièrement, le MI 5, le service de
renseignement intérieur du Royaume-Uni, ne paraît pas à sa place ici, car
les opérations à l’étranger, normalement réservées au MI 6, son homologue
dédié au renseignement extérieur, ne sont pas son terrain de jeu.
Deuxièmement, le Special Ops Executive, ou SOE pour les intimes, est une
5
émanation de la Seconde Guerre mondiale . Il a été dissout le 15 janvier
1946, et ses 3 000 agents, reversés aux services de renseignement, dans
l’armée, ou reconvertis dans la finance, où leur carnet d’adresses
international fera merveille.
Troisièmement, la mention de deux Fouga Magister en juillet 1960 à la
disposition du Katanga est anachronique, dans la mesure où les vingt Fouga
belges présents sur la base de Kamina à la date de l’indépendance seront
rapatriés en Europe via Ndola, après démontage et mise en caisse. Trois jets
de ce type seront achetés à la France, mais en février 1961.
Après avoir découvert ces messages alarmants, Christelle Terreblanche
tente bien de s’en ouvrir à ses supérieurs, mais elle fait chou blanc : le
mandat de la commission expire le 31 juillet 1998, et celle-ci a du pain sur
la planche pour présenter ses conclusions. L’existence de ce brûlot a
cependant « fuité » dans la presse, ce qui va inciter Desmond Tutu à révéler
huit des courriers et livrer ses commentaires en public. « La commission,
déclare-t-il donc le 19 août 1998, a découvert des documents qui parlent du
sabotage de l’avion dans lequel le secrétaire général des Nations unies Dag
Hammarskjöld périt la nuit du 17 au 18 septembre 1961. Nous avons été
incapables d’enquêter sur la véracité de ces documents et allégations selon
lesquels les services de renseignement de l’Afrique du Sud ou d’autres pays
occidentaux seraient impliqués dans la mise en œuvre de ce crash aérien. »
Desmond Tutu, qui s’apprête à partir un an aux États-Unis, où il doit
enseigner la théologie à l’université Emory, à Atlanta, en Georgie, avertit
que la CVR ne pourra donner suite à cette curieuse affaire, son mandat
ayant expiré. Qu’à cela ne tienne : il transmettra les documents au ministre
de la Justice Dullah Omar, espérant que cette action serve d’exemple en
matière de transparence pour le gouvernement sud-africain. Les
informations « doivent faire l’objet d’un examen minutieux », renchérit le
responsable des investigations de la CVR, Dumisa Ntsebeza. Saisi du
dossier, Dullah Omar promet de faire toute la lumière. Mais la promesse
reste lettre morte. En 2002, l’ex-enquêtrice Christelle Terreblanche essaie
de retrouver les douze pages dactylographiées. Surprise, elles sont
introuvables. Depuis que Dullah Omar est mort, en 2004, l’affaire est
enterrée.
Que s’est-il passé ? Les archives inattendues du SAIMR ont-elles été
mises à l’abri par des mains anonymes, voire carrément détruites ? Dullah
Omar, ancien avocat anti-apartheid, semblait en théorie au-dessus de tout
soupçon. A-t-il subi des pressions, et de la part de qui ?
Ayant récupéré le contact de Christelle Terreblanche, je me fends d’un
courriel pour prolonger la réflexion. Mais l’ancienne enquêtrice affiche une
prudence extrême. Elle se méfie d’Internet. Et puis l’Afrique du Sud reste
un pays dangereux pour ceux qui fouillent le passé, très dangereux. « Je suis
désolée de ne pouvoir vous aider », élude-t-elle.

Revenons au mobile : pourquoi l’Afrique du Sud en voudrait-elle autant à


Monsieur H, au point de le « neutraliser » ? Le patron de l’ONU et Pretoria
ont alors une relation compliquée. Le 30 août 1960, à l’instigation de
Monsieur H, le Conseil de sécurité se saisit de la situation en Afrique
australe, soucieux des « tueries à grande échelle de manifestants désarmés
et pacifiques [qui protestaient] contre la discrimination raciale et la
ségrégation au sein de l’Union d’Afrique du Sud ». Le lendemain, la
résolution 134 déplore les politiques et les actions du gouvernement sud-
africain, qui ont entraîné la mort de tant d’Africains et provoqué des
frictions internationales. Elle appelle Pretoria à « abandonner ses politiques
d’apartheid et de discrimination raciale », en vain.
Dag Hammarskjöld se rend à Pretoria le 6 janvier 1961, où il rencontre le
Premier ministre Hendrik Verwoerd. Au passage, il a fallu détourner son
avion vers un aérodrome militaire : à l’aéroport Jan-Smuts, de
Johannesburg l’attendaient plusieurs centaines de manifestants noirs et
blancs venus lui faire un accueil enthousiaste, exprimer leur gratitude pour
sa dénonciation du pouvoir minoritaire blanc, un peu comme l’espéraient
les Noirs de Rhodésie le soir du 17 septembre en bordure de piste à Ndola.
Les autorités sud-africaines n’entendaient pas le laisser savourer un bain de
foule populaire.
Verwoerd se livre à un réquisitoire appuyé, l’Afrique du Sud refusant
d’être un « souffre-douleur international » du fait de « sa politique interne »,
qui ne regarde personne. « Les intentions des communistes et des
ultranationalistes d’Asie et d’Afrique ne font aucun doute, gronde
Verwoerd, mais pourquoi ceux qui sont nos alliés traditionnels attaquent-ils
l’Afrique du Sud ? »
Dans ce dialogue de sourds, une menace pointe, que Monsieur H ferait
bien de méditer, dans son propre intérêt : « Les puissances occidentales,
ajoute Verwoerd, devraient comprendre combien l’Afrique du Sud est
importante pour la protection de l’Afrique contre le communisme, et donc
pour la sécurité de l’Europe. » Pour le gouvernement d’apartheid, l’Afrique
est désormais en première ligne, Congo et Katanga inclus, dans la lutte à
mort menée contre l’hydre communiste, tandis que l’ONU est déjà
« contaminée ». Dans quel camp le secrétaire général suédois choisit-il de
se ranger ? Pour le pouvoir sud- africain, comme pour Nikita Khrouchtchev,
les hommes neutres n’existent pas.
Le 23 janvier 1961, Monsieur H écrit que, hélas, « aucun arrangement
mutuellement acceptable n’a été trouvé sur les politiques raciales en
Afrique du Sud ». Il confie à son collaborateur Brian Urquhart avoir eu
l’impression que « trois cents ans » le séparaient de Verwoerd et ses
conceptions ségrégationnistes.
La pression des « afro-asiatiques » en faveur de sanctions contre Pretoria
s’accroît ce printemps-là. Le 13 avril, l’assemblée générale de l’ONU vote
la résolution 1598, jugeant l’apartheid « répréhensible et répugnant au
regard de la dignité humaine ». Elle recueille 96 voix, contre un seul vote
hostile, celui du Portugal. Le 31 mai, face aux remous grandissants,
Hendrik Verwoerd décide de retirer l’Afrique du Sud du Commonwealth,
obéissant « aux intérêts de l’honneur et de la dignité » du pays, qui se
proclame république. C’est le point de départ d’un isolement international
qui ira en s’aggravant, pour finalement rompre trente-deux ans plus tard, en
1993. Au sein d’une ONU très largement acquise aux vues des non-alignés,
l’Afrique du Sud devient un État paria.
Quelques « signaux » discrets attestent également du mépris sud-africain
envers Hammarskjöld. Tandis que les télégrammes de condoléances
diplomatiques affluent au siège de l’ONU le 18 septembre 1961, le Premier
ministre Hendrik Verwoerd va attendre le lendemain pour exprimer sa
peine. Et encore : ce n’est pas lui qui écrit, mais son ministre des Affaires
étrangères, Eric Louw, évoquant « une perte durement ressentie, un choc
profond ». Le texte exact de Louw n’est pas exempt de maladresses. Au
détour d’une phrase, il est question d’une « mort prématurée » qui a vu « un
personnage international écarté de la scène mondiale ». Le terme employé
en anglais, removed, était on ne peut plus mal trouvé. Louw ne semble pas
s’en être ému.
Le pouvoir sud-africain ne force pas sa nature. Dag Hammarskjöld,
chantre de la décolonisation et du soutien aux populations noires
nouvellement indépendantes, avait pris des airs de Père Fouettard pour
l’élite afrikaner, qui ne cachait plus son dédain et aurait décidé de recourir à
l’action clandestine pour protéger ses pions en Afrique. L’un de ces pions,
en 1961, se nomme Moïse Tshombé. Le régime sécessionniste
d’Élisabethville recevra de Pretoria tous les mercenaires qu’il souhaite,
pour peu que ceux-ci agissent avec la plus extrême discrétion. Le SAIMR,
dont le courrier indique une adresse au cinquième étage d’une clinique sur
De Villiers Street, à Johannesburg, fait-il partie des officines chargées de
canaliser ces ressources humaines vers le Katanga ?
À ce stade de mes recherches, je ne peux me fier qu’aux archives de
l’ONUC, dénichées à New York. Tout au long de l’année 1961, les Casques
bleus s’alarment du flot de mercenaires recrutés à prix d’or en Afrique du
Sud. Le 7 février 1961, la presse sud-africaine fait état de l’arrivée d’un
agent recruteur britannique, dont l’ONU va souvent entendre parler par la
suite, Roderick Russell-Cargill. Il recherche « sept pilotes et onze
mécaniciens pour sept chasseurs à réaction, récemment arrivés à
Élisabethville, et qui seront payés 150 livres sterling par mois, exempts
d’impôts, plus des allocations familiales », résume un câble de l’ONU
Léopoldville envoyé à New York le lendemain, 8 février. Le contrat est de
quatre mois. Moïse Tshombé, en outre, « souhaite rencontrer le ministre
sud-africain de la Défense », Jacobus Johannes Fouché.
Un mois plus tard, le 7 mars, une dépêche Reuters décrit le décollage de
21 soldats de fortune, au départ de Johannesburg pour Élisabethville. « Pour
la plupart ex-militaires d’active », ils auraient déclaré aux reporters
présents : « Nous sommes des volontaires. Une avant-garde. D’autres vont
suivre. » Les meneurs sont identifiés : hormis Russell-Cargill, il y a un
Belge, Carlos Huyghé, que l’on retrouvera au bar de l’aéroport de Ndola le
soir du dimanche 17 septembre, et un Sud-Africain d’origine américaine,
6
Donald Grant . Un Anglais moustachu nommé Richard Browne, gueule
d’acteur et carrure d’armoire à glace à la voix de stentor, emmène les
candidats à l’aventure. Avant la fin du printemps, ils sont 61 à rejoindre le
Katanga par les chemins de traverse, soldats fatigués et souvent portés sur
la bouteille, heureux de rempiler pour une dernière aventure lucrative et
sans grand danger a priori.
Ce battage médiatique ne cadre pas tout à fait avec les activités du discret
SAIMR, si l’on en croit les documents malencontreusement « perdus » par
Dullah Omar.

Une journaliste sud-africaine, Marlene Burger, relève toutefois que le


SAIMR n’est pas une invention complète : le 28 août 1998, dans le
quotidien Mail & Guardian, elle note qu’une organisation éponyme a ourdi
la tentative ratée de coup d’État aux Seychelles en 1981 contre le président
Albert René, ainsi que le coup d’État, réussi, contre le régime de Siad
Barre, en 1990, en Somalie. Il est aussi question d’un pseudo-scientifique
nommé Keith Maxwell Annandale, aux vues anticommunistes si radicales
qu’il professe la dissémination du virus du sida, et d’autres « armes
biologiques », pour éliminer les ennemis africains de l’apartheid et, partant,
de l’Occident. Je me rends à Johannesburg pour compulser les documents
relatifs au SAIMR préservés par une association nommée SAHA : les
Archives historiques de l’Afrique du Sud. J’y retrouve des coupures de
journaux et de magazines faisant état de cette logorrhée nauséabonde.
Surprise, dans certains courriers détenus par Saha, Annandale se fait
appeler « Commodore » et ne passe pas pour un tendre. « Il aurait forgé des
liens étroits avec l’armée sud-africaine », écrit Marlene Burger dans son
article, qui relève un autre élément exhumé par les enquêteurs de la CVR
neuf jours plus tôt : Janusz Walus, l’assassin polonais du communiste Chris
Hani, avait postulé en vain comme exécuteur de basses œuvres au dit
SAIMR en 1989. Rejeté, car jugé trop instable.
Une autre coïncidence mérite d’être relevée : l’un des auteurs du coup
d’État raté aux Seychelles en 1981 se nomme Jerry Puren. Ce mercenaire
sud-africain se trouvait au bar de l’aéroport de Ndola le soir du
17 septembre 1961, en compagnie du Hongrois Sandor Gurkitz et du Belge
Carlos Huyghé. C’est avec lui que le lieutenant-colonel norvégien Björn
7
Egge, premier à voir le corps de Monsieur H à la morgue , aurait eu une
altercation à l’hôtel Savoy. Cela ne fait pas pour autant de Puren un
exécutant de l’opération Céleste, faute d’indice en ce sens. Tout cela est
peu, et beaucoup à la fois. La visite au Saha m’en a dit long sur cet étrange
SAIMR, mais toutes les archives sont postérieures à l’époque du Congo.
Seul Jerry Puren apporte un lien ténu avec la période qui nous intéresse.
Annandale, lui, sévit dans les années 1980. Difficile de l’imaginer déjà
Commodore en 1961. Sauf si cette organisation perpétue les rangs et le
protocole à travers les âges. Nous cherchons donc un autre Commodore. Et
un autre Capitaine. Nous ignorons qui sont Congo Red et ce Dwight installé
au Léopold-II d’Élisabethville, faute de pouvoir éplucher les archives de cet
hôtel lointain, dans une ville qui se nomme aujourd’hui Lubumbashi. Des
recherches pourraient certainement y être menées, mais les chances sont
infimes qu’un recoupement puisse être établi avec un client de passage,
probablement sous fausse identité. C’est l’impasse.

Frustré par cette piste sud-africaine contrariée, je me penche sur le cas


d’Allen Dulles. L’universitaire britannique Susan Williams a retrouvé, à
Cambridge, les papiers de Julian Amery, un élu conservateur radical et pro-
Katanga. Il y est fait état d’un dîner avec Allen Dulles, de passage à
Londres mi-septembre 1961. Le patron de la CIA se trouvait donc en
Europe au moment où Dag Hammarskjöld arrivait à Léopoldville, et a
rencontré au moins un membre du lobby favorable à la petite aventure
séparatiste. Un contact téléphonique a-t-il été établi avec Johannesburg,
cette ville où Julian Amery, ancien du SOE, ne manquait pas de relais ?
Le cas Allen Dulles, en soi, est intéressant. Le directeur de la centrale de
Langley était en porte à faux avec le libéral John Fitzgerald Kennedy, qui le
poussera vers la sortie dès novembre 1961. À la différence du successeur
d’Eisenhower à la Maison-Blanche, Dulles est un « soldat » qui considère la
guerre froide comme une lutte à mort contre l’URSS. Ce farouche
défenseur du dictateur cubain Fulgencio Batista, renversé par Fidel Castro
en 1959, voit l’ONU comme un repaire de sympathisants communistes et
ne porte pas Hammarskjöld dans son cœur, bien que la question du Congo
lui soit largement étrangère. Nous savons aujourd’hui que la peur d’une
invasion rouge en Afrique centrale demeure prégnante au siège de Langley,
malgré l’éviction fin 1960 de tous les diplomates soviétiques de
Léopoldville et l’élimination en janvier 1961 de leur premier allié, Patrice
Lumumba.
La lumière crue jetée sur Allen Dulles et Julian Amery vient étayer
l’affaire du SAIMR. Elle ne l’accrédite pas formellement, comme tant de
pans obscurs de l’enquête Hammarskjöld. Inversons la réflexion : se
pourrait-il, au contraire, que l’opération Céleste fût une manipulation, une
intoxication ? C’est en tout cas l’opinion officielle de Londres, sitôt après la
conférence de presse de Desmond Tutu en 1998. Par la voix de son porte-
parole, le Foreign Office se fait grinçant : « Les agents de renseignement du
Royaume-Uni ne passent par leur temps à faire chuter les gens. À cette
époque, durant la guerre froide, la désinformation soviétique était si
rampante que ces lettres pourraient bien avoir été écrites par eux. »
Le KGB, expert en matière de faux documents, en a certes largement usé
durant la guerre froide. Un témoignage en est fourni par Oleg Kalouguine,
un général soviétique passé à l’Ouest en 1990, qui sévissait à New York
sous couverture journalistique pour Radio Moscou au moment de la crise au
Katanga. Dans ses Mémoires, parus en 1994, il livre cette confession
surprenante : « Lorsque le très estimé secrétaire général des Nations unies
Dag Hammarskjöld est décédé dans un crash aérien, mes camarades
officiers et moi avons fait de notre mieux pour répandre des rumeurs selon
lesquelles la CIA était derrière. J’ai ensuite rendu compte de ces rumeurs
sur Radio Moscou, en disant que mes sources croyaient que la CIA voulait
éliminer Hammarskjöld, parce qu’il voulait promouvoir trop de démocratie
pour les pays noirs d’Afrique. »
Glisser de faux documents dans les archives des services de sécurité de
Pretoria est certes une autre paire de manches que de colporter des ragots
dans les travées de l’ONU à Manhattan. Mais cela maintient le KGB dans le
grand jeu. La manipulation est possible.

Je finis par joindre le biographe de Dulles, Stephen Kinzer, au téléphone,


et lui demande son avis. « Non, le fait que Dulles ait pu tremper dans
l’assassinat de Hammarskjöld ne me paraît pas relever de la plus pure
science-fiction », me répond-il. La haine de l’ONU et du communisme, la
peur d’un coup d’État prosoviétique au Congo animaient la réflexion d’un
guerrier froid tel que Dulles, décédé en 1969. Stephen Kinzer m’enjoint de
poursuivre mes recherches à Princeton, où les dossiers d’Allen Dulles ont
été archivés après criblage et écrémage par la CIA. Les informations
sensibles auront été escamotées, effacées, mais sait-on jamais ? Un détail
griffonné sur un carnet pourrait offrir la confirmation attendue : Dulles
s’est-il rendu en Afrique du Sud en septembre 1961 ?
Je fais chou blanc. Le journal de bord de Dulles, méticuleusement tenu,
présente un « trou » conséquent entre juillet et novembre. Aucune autre
archive recensée en ligne ne répond à ma requête.
Reste la réputation d’Allen Dulles, que résume Kinzer dans son ouvrage :
Murder Incorporated. Celle d’une prospère entreprise d’assassinat en tout
genre, et d’un implacable biais idéologique que reconnaissent les
biographes chez le « gentleman espion », ainsi que le baptisa un autre
auteur, Peter Grose, en 1994.
Se peut-il que le patron des services de renseignement américains ait agi
seul ? Sans le feu vert du président Kennedy qu’il honnissait ? La première
puissance du monde libre a-t-elle trempé dans la mort du patron de l’ONU,
ou bien au contraire a-t-elle vainement tenté de l’aider durant son bref
chemin de croix congolais ?

Notes
1. En anglais : National Intelligence Agency, remplacée depuis 2009 par la State Security Agency
(SSA), l’Agence de la sécurité d’État.
2. En anglais : Your eyes only, qui signifie que le destinataire doit procéder à la destruction du
document aussitôt après lecture.
3. Sans doute le Premier ministre sud-africain Hendrik Verwoerd.
4. Le Premier ministre nord-rhodésien Roy Welensky.
5. Le SOE était chargé des opérations clandestines en relation avec les mouvements de résistance
intérieure dans l’Europe occupée par les nazis.
6. Le même Grant que celui qui frappera à la porte de Claude de Kémoularia en 1967 ? Possible.
Voir p. 202.
7. Voir p. 127.
Chapitre 15
Le « rôdeur solitaire »

Replongeons dans la touffeur de la capitale congolaise, Léopoldville, le


18 septembre 1961.
Il est 11 heures du matin, au siège de l’ambassade des États-Unis, avenue
des Aviateurs. Le maître des lieux, Edmund Gullion, met la dernière main à
un télégramme à l’attention du secrétaire d’État Dean Rusk. C’est son
cinquième depuis l’aube et les premières alertes concernant l’avion
volatilisé du secrétaire général de l’ONU.
Suivant l’avis de Gullion, un élégant diplomate de carrière, parfait
francophone de quarante-huit ans et partisan convaincu de l’unité du
Congo, Washington s’était rangé sous l’autorité de Monsieur H dans la crise
katangaise. Et voilà que le Suédois s’évanouit dans la nature, au sens
propre.
Le silence radio de Ndola commence à préoccuper l’équipe de Gullion,
qui suivait de près cette mission « de la dernière chance » lancée par
Hammarskjöld. Les mauvaises nouvelles vont bientôt affluer
d’Élisabethville et Ndola, relayées par le lieutenant-colonel Ben Matlick,
l’attaché de l’air dépêché sur place : d’abord, les recherches aériennes de
l’Albertina, puis les premières rumeurs de crash, la localisation de débris
fumants, le départ d’une colonne de secours et, triste conclusion à ces
quelques heures d’angoisse, l’identification positive d’un corps de VIP.
Est-il le « rôdeur fantôme » ? Le pilote mercenaire belge Jan van Risseghem,
aperçu ici devant le cockpit d'un Fouga Magister katangais codé KAT-93, était un
pilote suffisamment hors pair pour attaquer un DC-6 de nuit, mais il possédait un
alibi en béton : il avait été expulsé du Katanga vers la Belgique dix jours avant le
crash de Ndola. © Bruno Struys

Mais, avant qu’Edmund Gullion commence à résumer par écrit le récit de


la catastrophe et à en recenser les conséquences politiques, il adresse au
département d’État un message d’une tout autre nature :

Avion de Hammarskjöld présumé perdu à proximité de la frontière rhodésienne, près de


Ndola. Il existe une possibilité qu’il ait été abattu par le même pilote qui a harcelé les
opérations de l’ONU et a été identifié par une source habituellement fiable comme le
capitaine Vak Riesseghel [sic], un Belge qui assumait des tâches de formation au sein de
ladite armée de l’air du Katanga. Il était auparavant identifié en tant que Rhodésien. Tant
qu’il sera opérationnel, il pourrait paralyser les opérations de secours aérien.
Nous n’insinuons aucune connexion belge ou rhodésienne avec cette opération, mais, si la
moindre influence auprès de Bruxelles ou de Salisbury peut le clouer au sol, il s’agirait là
d’un enjeu de la plus haute importance.

Le département d’État accuse réception de ce message à 6 h 20 du matin.


Il ne le partagera pas avec ses alliés, pas plus qu’avec la commission
d’enquête de l’ONU en 1962, ou avec les deux investigations rhodésiennes.
Cette omission majuscule est stupéfiante. Aucun « Vak Riesseghel »
n’avait été mentionné jusqu’ici. L’heure du télégramme numéroté 693 est
également intéressante : à 11 heures du matin, Ed Gullion tire la sonnette
d’alarme concernant un « rôdeur solitaire » qui pourrait avoir abattu le DC-
6, alors même que le sort de celui-ci est encore indéterminé.
Gullion, qui fut le conseiller de politique étrangère de John Fitzgerald
Kennedy au Sénat, était-il en possession de renseignements confidentiels ?
Rien n’avait jamais filtré, ni dans les mémoires de Larry Devlin, le chef de
poste local de la CIA, ni dans les comptes rendus diplomatiques américains
de la crise congolaise, compilés dans un livre écrit en 1982 par Madeleine
Kalb. La divulgation de cette information aurait-elle changé la donne en
février 1962, lorsque la Rhodésie du Nord s’apprêtait à statuer sur une
regrettable erreur de pilotage ? Ou lorsque, deux mois plus tard, l’ONU,
bernée par le bonimenteur Joseph Delin, renonça à creuser la piste du
rôdeur solitaire, faute d’éléments tangibles ? La déclassification tardive du
télégramme 693 de Gullion, le 4 avril 2014, attise bien des regrets. Quelles
raisons ont pu inciter neuf administrations présidentielles consécutives à
dissimuler jalousement une telle information ? À la lumière des révélations
sud-africaines concernant l’ancien directeur de la CIA Allen Dulles, et son
implication dans une certaine opération Céleste présumée, Vak Riesseghel
pourrait bien être le fameux Eagle intervenu pour pallier la défection de la
bombe placée par l’équipe Congo Red de l’Institut de recherches maritimes
sud-africain (SAIMR) à l’intérieur du DC-6.
Un autre télégramme de l’ambassadeur Gullion a été déclassifié en 2014.
Daté du vendredi 15 septembre 1961, celui-là résume la déposition d’un
pilote de ligne employé par l’ONU, dont l’avion venait d’être intercepté par
un jet katangais et son pilote « barbu », qui se rapprocha dangereusement
« aile contre aile » avant de « décrocher ».
Qui est donc ce Vak Riesseghel ? De toute évidence, le patronyme
s’apparente à une mauvaise orthographe de Jan Van Risseghem. Ce pilote
belge, ancien de la Royal Air Force et de la compagnie aérienne Sabena,
commandait la petite armée de l’air katangaise, l’Avikat. Surnommé
« Captain Jan », respecté pour son flegme tout britannique, il avait été arrêté
par les Casques bleus le 28 août 1961, puis expulsé vers la Belgique le
7 septembre suivant, où il arrive le 8 septembre, à 11 h 50, par le vol
Sabena SN5318 en provenance de la base de Kamina, où il était incarcéré
depuis dix jours. Officiellement, il était blanchi de toute suspicion pour la
nuit du 17 au 18 septembre 1961, la Belgique ayant fait état de sa présence
dans la ville de Lint, près d’Anvers, le samedi 16 septembre, signature à
l’appui en bas d’un chèque déposé à la banque. Impossible de se trouver à
Ndola, aux confins de la Rhodésie du Nord, vingt-quatre heures plus tard !
Le télégramme 693 d’Edmund Gullion remet fondamentalement en cause
cet alibi.
Des documents déclassifiés de la Sûreté belge en 2000 révèlent que Jan
Van Risseghem aurait quitté son domicile en déclarant à sa femme, Marion :
« Je retourne me battre. » Deux documents adjoints précisent, de manière
contradictoire, un départ pour le Katanga le 16 ou le 18 septembre via Paris.
Malgré cet alibi plus que branlant, Van Risseghem n’a jamais été interrogé
par les trois commissions d’enquête. Sa dangerosité fut pourtant jugée
suffisamment sérieuse pour que Gullion recommande d’interroger Bruxelles
et Salisbury.
Puisque la Rhodésie du Nord n’existe plus et que ses archives sont
éparpillées aux quatre vents, autant dérouler la pelote en Belgique. À
Bruxelles, je compulse les archives du ministère des Affaires étrangères,
profitant de la serviabilité des documentalistes, rue des Petits-Carmes, à
deux pas du Palais royal. Une poignée de messages me saute aux yeux,
relatant les derniers échanges acrimonieux entre Dag Hammarskjöld et le
ministre des Affaires étrangères belge, Paul-Henri Spaak.
Celui qui allait devenir secrétaire général de l’Otan tenait alors rigueur à
Hammarskjöld d’avoir laissé la situation déraper au Katanga, accusait les
Casques bleus de crimes de guerre et menaçait d’organiser l’évacuation
précipitée de toute la population blanche en cas de poursuite de l’opération
Morthor du 13 septembre.
Mais c’est autre chose que je tiens à présent dans mes mains. Un trésor,
au regard de cette enquête si opaque. Un télégramme émouvant, jauni, daté
du samedi 16 septembre 1961, qui émane de Monsieur H, vingt-quatre
heures avant son départ pour Ndola, ce télégramme recoupe le message
d’Edmund Gullion en date du 18 septembre 1961 : « Excellence, écrit
Hammarskjöld à Paul-Henri Spaak, je tiens à vous faire part d’un
renseignement que je viens d’obtenir d’une source sûre selon lequel l’avion
militaire à réaction qui a à plusieurs reprises attaqué les forces des Nations
unies et d’autres objectifs au Katanga était piloté par un nommé Van
Riessenghem [sic], ancien pilote de la compagnie Sabena, qui depuis le
premier mai 1961 détient le poste de contrôleur d’opération de l’aviation
katangaise. Comme nous avons haute confiance dans cette information, je
vous serais reconnaissant pour toutes mesures utiles que vous pourriez
prendre pour mettre fin à ces agissements criminels. »

Moins de deux jours avant sa mort, Monsieur H désigne sans le savoir un


danger qui risque de faire échouer sa mission.
Comment se fait-il, là encore, que ces éléments n’aient jamais été
évoqués durant les différentes commissions d’enquête ?
Pourquoi aucun procès-verbal d’audition n’évoque-t-il le nom de Van
Risseghem ?
Se peut-il que le secrétaire général des Nations unies ait désigné
involontairement son assassin, par une terrible prémonition ? Quelle était
cette « source sûre » ?
Mystère.
Seule certitude, ce message de Dag Hammarskjöld est bien le dernier
reçu par Paul-Henri Spaak.

L’affaire va rebondir sur Internet, quelques semaines après ma visite rue


des Petits-Carmes. Un retraité belge résidant en Espagne, Pierre Coppens,
évoque Jan Van Risseghem sur un forum en ligne, affirmant avoir bien
connu le personnage dans les années 1960. Et que Captain Jan lui aurait
confié son lourd secret, un soir de 1965, autour d’une bière, une fois que
l’estaminet belge où tous deux se trouvaient s’était vidé de ses autres
clients.
Je prends contact avec Pierre Coppens, au téléphone d’abord. Nous
convenons de nous voir. J’embarque dans un avion à destination d’Alicante,
sur la Costa Blanca, où il réside avec sa femme. Ce chaleureux
septuagénaire, me répète son récit, avec force détails et photos, attestant de
sa proximité de naguère avec le fameux Van Risseghem.
À l’époque de leur rencontre, entre avril et juin 1965, mon hôte est un
jeune parachutiste en formation à Moorsele, un aérodrome situé près de
1
Mouscron et de la frontière française . De retour d’Afrique, Captain Jan est
devenu pilote d’école parachutiste. Ses prouesses aux commandes de son
De Havilland Dragon Rapide suscitent l’admiration des jeunes recrues,
qu’il largue haut dans le ciel de Belgique. C’est ainsi que Van Risseghem va
se soulager d’un fardeau, un soir. Oui, il est bien celui qui a abattu
l’Albertina.
Savait-il quelle personnalité se trouvait à bord ? Non. Il l’a appris « le
surlendemain ».
Quelle était la mission ? Descendre le DC-6 de l’ONU, attendu en finale
sur Ndola. Ce qu’il a fait.
« Arrivé sur zone, me précise Pierre Coppens, il repère le DC-6 par les
feux de signalisation. Lui vole sans lumières ni radio. Il arrive par-derrière
et au-dessus, tire une courte rafale, une seule, qui suffit. Jan m’a dit que, s’il
était arrivé quelques minutes plus tard, le DC-6 aurait atterri. Je lui ai
demandé s’il n’avait pas de remords. Il a ri et m’a dit : “La guerre, c’est la
guerre. On ne pose pas de questions.” Puis il a ajouté : “Dans la vie, on ne
fait pas toujours ce qu’on veut.” »
Jan Van Risseghem aurait également raconté à Pierre Coppens les
préparatifs de la mission : décollage d’une piste de brousse aménagée
spécialement pour cette mission.
Par qui ? L’Union minière, selon toute probabilité.
Où cela se trouvait-il ? Sans doute l’aérodrome de Kipushi et sa bande
herbeuse longue de huit cents mètres, bien que Van Risseghem ne le précise
pas, éclairée pour l’occasion « avec des feux faciles à éteindre ». Puis
décollage très court, sur moins de cent cinquante mètres, en usant d’une
technique apprise auprès d’un ancien de la Luftwaffe : puissance maximale,
2
flaps à 20 degrés, freins serrés, cales retenant les roues, puis « lâchez
tout » !
« Le type auquel il avait emprunté cette technique s’appelait Johannes
Steinhoff », poursuit Pierre Coppens. Il avait rencontré à la fin de la guerre
cet ancien pilote de Messerschmitt Me 262, un jet tricycle avec lequel il
décollait de segments d’autoroutes en Allemagne et de terrains en herbes.
Steinhoff survécut à de graves brûlures, pour cofonder la nouvelle armée de
l’air allemande au sein de l’Otan.
Où Van Risseghem a-t-il croisé Steinhoff ? Pierre Coppens n’en sait pas
plus. Il se dit simplement convaincu que Captain Jan était « l’homme de la
situation » :
« Parce qu’il était le seul capable de mener à bien cette mission, de nuit,
en rase-mottes pour ne pas être détecté par les radars, sans radio, sans
lumière ni points de repère, sans équipement de navigation, sinon une
3
boussole et un ADF , qui lui permettait de retrouver directement le terrain
d’où il avait décollé. Aucun des pilotes présents sur place n’aurait pu
exécuter cette mission et en revenir vivant. »

De retour à New York, je m’engage dans une recherche, une de plus.


Cette rencontre avec Pierre Coppens ouvre de nouvelles pistes, met au jour
de nouvelles inconnues.
Premièrement, est-il possible de documenter un peu mieux l’existence du
personnage, Captain Jan ? Deuxièmement, est-il possible de vérifier qu’il
était bien le seul aviateur chevronné et fiable au sein de l’Avikat ?
Troisièmement, cette somme de détails est-elle plausible et compatible
avec le reste des éléments connus ?
Beaucoup d’écrits concernent Jan Van Risseghem, mais tous reprennent
les mêmes données biographiques consignées dans sa fiche Wikipédia, sans
aucune référence sérieuse. De son nom complet Jan Henri Van Risseghem
de Santiéron de Saint-Clément, il est né le 3 septembre 1923 à Plötzky-
Bergfeld, en Allemagne, et mort le 29 janvier 2007, à Lint, en Belgique, à
l’âge de quatre-vingt-trois ans. Il y est dit que Van Risseghem fut pilote
dans l’armée de l’air belge, qu’il a servi par la suite dans les aviations sud-
africaine et rhodésienne, ce qu’affirme également mon parachutiste retraité
d’Alicante, qui me décrit volontiers la guerre glorieuse du futur
mercenaire :
« Il a fait des missions sur la France occupée avec un Westland Lysander
pour récupérer des agents secrets. Il était le spécialiste des champs à vaches.
Il faisait de la photo pour les alliés sur un Hawker Hurricane, partait de nuit,
invisible et en rase-mottes. Il arrivait sur son but à l’aube, prenait ses photos
et rentrait à toute allure, car il n’avait que quelques minutes pour ne pas être
lui-même descendu par la Luftwaffe ou la Flak. »
Hélas, je ne trouve aucune trace de cette épopée ni de ses affectations
supposées d’après-guerre, à l’exception d’une photo de lui en couleurs,
publiée à sa mort par un historien belge nommé Jean-Pierre Sonck. On voit
Van Risseghem souriant, en tenue sable, affublé d’une casquette de l’armée
de l’air belge, devant un avion De Havilland Beaver et dans un décor de
brousse.
Je ne trouve pas plus d’indices de son passage dans les escadrilles
affectées aux missions clandestines du SOE, équipées d’avions Lysander et
de Hurricane. Un livre consacré à la Royal Air Force britannique dévoile en
revanche l’extraordinaire épopée de deux jeunes frères belges Van
Risseghem, Jan et Maurice, fuyant le continent en 1940 pour combattre les
nazis. Âgé de dix-sept ans, Jan se retrouve en pleine débâcle sur les routes
du nord de la France, enrôlé comme chauffeur de la Croix-Rouge.
L’ambulance qu’il conduit est mitraillée par des avions allemands. Blessé, il
jure de se venger un jour. « Leur épopée se lit comme un roman
d’aventures, écrit Ron Collier. Ils seront cachés par des nonnes, et même
des juifs, avant de voyager avec la Résistance », dont les réseaux les mènent
jusqu’à Londres. Une fois en Angleterre, il postule, en 1942, pour l’aviation
de chasse. La formation sera longue. Il intègre une unité combattante dans
les derniers jours de la guerre en 1945, frustré d’arriver trop tard pour
participer aux hostilités.
Ces éléments ne corroborent pas le récit glané à Alicante. On ne peut être
élève cadet en 1945 et avoir écumé les cieux de l’Europe occupée dans le
cadre de missions clandestines.
Dans les archives de l’ONU, je trouve la photo d’identité du même
homme prise tandis qu’il était aux arrêts sur la base congolaise de Kamina,
après sa capture, le 28 août 1961, dans le cadre de l’opération Morthor.
Silhouette fine, cheveux aux vents, il fixe l’objectif avec un air de défi qui
en dit long sur sa haine de l’ONU. Une fiche d’identité individuelle
adjacente confirme les éléments biographiques précédemment évoqués,
ainsi qu’une carrière à la compagnie aérienne belge Sabena de 1946 à 1960.
La fiche ajoute une explication pour son départ de Sabena : « traitement
injuste ».
La Sûreté belge, qui a, elle, directement interrogé la direction de la
compagnie, précise le 20 septembre 1961 dans une note confidentielle qu’il
s’agissait d’un limogeage pour « incompétence ».

Jan Van Risseghem est un personnage picaresque, au cursus parsemé de


zones grises. Après son expulsion du Katanga, il est aperçu en 1962 à
Salisbury, la capitale rhodésienne, où il sert d’intermédiaire pour l’achat
d’avions de combat. Van Risseghem projette même de baser une escadrille
d’appareils au Tchad, qui pourrait intercepter les vols de l’ONU venant
d’Europe. Le 29 décembre suivant, à Kolwezi, au Katanga, des jets suédois
de l’ONU, arrivés en renfort après les combats tragiques de septembre,
détruisent au sol son bimoteur personnel acheté en France, un De Havilland
Dragon Rapide. Van Risseghem réapparaît durant la guerre du Biafra, au
Nigeria, en 1968, pilotant un bombardier B-26 qu’il a lui-même convoyé
depuis le Portugal. Il retrouve là-bas certains mercenaires croisés au
Katanga, comme le Français Roger Faulques, ainsi que des pilotes suédois
qui avaient servi dans les rangs de l’ONU, à l’instar du Suédois Carl Gustav
von Rosen. Il semble, enfin, que Van Risseghem ait continué de piloter son
propre petit appareil, un ERCO Ercoupe, ainsi qu’un bimoteur Aero
Commander de la compagnie Aero Survey, jusque dans les années 1970,
depuis l’aéro-club de Deurne-Anvers.
Partout, il était l’ancien « pilote de Tshombé ». À Bruxelles, la rumeur
courait, le soir, alimentant les conversations de comptoir. Au bar Karibu,
place Liedts, à Schaerbeek, ou au Simba, 42, rue du Marché-au-Charbon,
ces repaires de mercenaires où il avait ses habitudes. Personne n’osait lui
parler face à face de l’attaque contre l’Albertina. Mais la légende était
tenace. Et, pourtant, il ne fut jamais inquiété.
Du moins, presque. Son nom resurgit en Suède. Je retrouve dans
l’enquête du diplomate suédois Bengt Rösiö une lettre manuscrite, en
anglais, signée de sa main et datée du 23 février 1993. D’une écriture
tremblante, à peine lisible, le vieux pilote fustige les théories du complot
reposant sur des « bravades » et les déclarations de gens « très mal
informés », sans entrer dans les détails.
Le seul exemple qu’il accepte de donner est celui de Joseph Delin, et il
ne mâche pas ses mots. « Je suis désolé de devoir dire qu’il s’était fait
décerner le rang de sous-lieutenant uniquement pour lui donner une autorité
liée à l’uniforme vis-à-vis du personnel noir avec lequel il travaillait. Il
parlait la langue locale des Katangais, ce qui était un plus pour nous. Son
expérience avec l’armée de l’air sud-africaine, c’est une formation de
navigant, dont il était sorti simple sous-officier. C’est un navigateur, et pas
un pilote ! Et après ça, il n’a même pas été accepté dans l’armée de l’air
belge. »
Van Risseghem reste vague sur les « bravades », mais il achève de
démystifier la légende de Delin, auquel nombre de publications en ligne
font encore référence comme étant le vrai « rôdeur solitaire ». En revanche,
il évente l’existence d’autres pilotes de Fouga, en des termes tout aussi peu
flatteurs : « Les trois pilotes de Fouga étaient indisciplinés et sont devenus
des alcooliques. Nous ne pouvions pas tolérer de tels comportements au
Katanga. L’un d’entre eux s’est tué en juin avec un des Fouga. Ce qui nous
laissait seulement deux pilotes de Fouga, plus l’instructeur français et
moi. »
Jan Van Risseghem ne nomme pas précisément ces pilotes qu’il a côtoyés
au Katanga, et ne semble pas avoir rédigé de Mémoires. Seule certitude :
celui qui s’est tué le 29 juin 1961 à Élisabethville en heurtant un fil à haute
tension était un Belge, Jean-Marie Dagonnier. Qui était cet instructeur
français ? Qui étaient les deux autres pilotes de Fouga ? Surtout, l’ancien
cadet de la Royal Air Force se garde bien d’assumer la moindre
responsabilité dans ce qui est arrivé à Ndola le 18 septembre 1961. Il
décède en janvier 2007, emportant son secret dans la tombe. En Belgique,
dans le petit monde de l’aviation et des anciens du Congo, Captain Jan
bénéficie d’une aura particulière.

Pour statuer sur son cas, il faudrait un témoin de première main. La


chance finit par me sourire. J’apprends qu’un pilote mercenaire est encore
vivant. Il habite à Bruxelles et s’appelle Roger Bracco. C’est encore une
surprise : personne ne semble connaître ce nom. Je ne l’ai jamais lu dans les
rapports d’enquête de l’époque. Les services de renseignement de l’ONU
ignoraient visiblement jusqu’à son existence. Paris-Match, également, qui a
été roulé dans la farine par Joseph Delin, avec la complicité probable du
photoreporter Philippe Le Tellier, proche du pouvoir katangais. Après
vérification, le nom de Bracco apparaît dans l’autobiographie du mercenaire
sud-africain Jerry Puren, de manière anecdotique.
Et pourtant, Roger Bracco n’est pas n’importe qui, comme je vais bientôt
m’en rendre compte. Ma requête – une rencontre pour évoquer le Katanga –
est acceptée par cet homme prudent. Nous prenons rendez-vous un jour
d’hiver chez lui, avenue Jupiter, à Forest, une des communes appartenant à
l’agglomération bruxelloise. Face au parc Duden, je sonne à la porte d’une
demeure passablement décrépie. L’homme qui vient m’ouvrir économise
ses gestes, mais il a conservé un regard perçant et une voix de stentor.
Dans son bureau, où flotte une odeur de tabac froid, les artefacts africains
côtoient dans les vitrines d’impressionnantes collections de dagues et de
couteaux, ainsi que quelques armes antiques, comme ce mousquet yéménite
richement décoré. Au milieu de ce capharnaüm évocateur, Roger Bracco
renâcle à témoigner de son odyssée katangaise. Il est « fatigué de parler de
tout ça » et, surtout, ne semble pas du genre à accorder sa confiance au
premier venu.
Nous parlons donc de ses antécédents, en guise de mise en jambe. Né en
1934 au Rwanda, Roger Bracco a fait ses classes en Belgique, décroché ses
ailes de pilote militaire et intégré une escadrille de chasseurs-bombardiers
équipée de F-84 Thunderstreak. Certains auraient adoré, se rêvant une
carrière à la Buck Danny.
Mais pas Roger Bracco. Le jeune homme s’ennuie sous le ciel de traîne
du plat pays. Il rêve de brousse, de décollages serrés, de cieux qui
s’embrasent au nadir, de savane aussi loin que porte le regard. D’aventure et
de danger, d’argent facile, peut-être aussi.
Le Katanga va lui offrir tout cela. Il débarque à Élisabethville en
février 1961, juste au moment où l’ONU vote la résolution 161 appelant
tous les mercenaires étrangers à quitter le Congo. À peine arrivé, Roger est
déjà sommé de faire ses bagages.
« Je me suis donc présenté à la représentation militaire belge,
m’explique-t-il, afin de me faire délivrer un titre de voyage pour
rapatriement. Mais là, on me glisse que, si partir n’était pas mon vrai désir,
eh bien… je peux rester ! »
Valises prestement reposées, le jeune pilote oublie ces tracasseries et
commence immédiatement à voler, sous l’égide de Jan Van Risseghem, qui
dirige les opérations de l’Avikat. Les choses vont se gâter l’été suivant.
« L’ONU nous attaque le 28 août, puis le 13 septembre. Je réchappe à la
capture, muni de faux documents d’identité au nom de Siroux fournis par
l’Union minière. Et je me fais tout petit, jusqu’à ce que ça se calme. »
C’est lui, alors, qui évoque spontanément la fameuse histoire du Fouga
Magister attaquant le DC-6 de Monsieur H, la nuit du 17 au 18 septembre
1961.
Impossible ! « Pour moi, ça reste un accident, insiste Roger Bracco. Le
Fouga Magister, le dernier que nous possédions, était basé à Kolwezi, il n’a
pas bougé cette nuit-là, et j’étais là. »
Et le « rôdeur solitaire » ? Qui était-ce au juste ?
« De jour, c’était José Magain. C’est lui qui sema la terreur en
septembre 1961, qui harcela l’ONU au sol et dans les airs, qui nargua les
contrôleurs aériens à la radio et qui mitrailla le représentant de l’ONU au
Katanga, Conor Cruise O’Brien, le 18 septembre, dans le jardin de son PC,
le Clair Manoir, et le força à se jeter dans un fossé. Mais Magain volait
seulement de jour. De nuit, c’est impossible. Il était toujours fourré à La
Bonne Auberge, à Kolwezi, comme d’habitude, à prendre l’apéritif. Il était
incapable de voler le soir venu. »
Dire que les mercenaires étaient de grands buveurs tient de la lapalissade.
L’alcool, les filles et le baroud font partie du mythe des soldats de fortune.
Jan Van Risseghem avait au moins raison pour celui-là, en évoquant leurs
frasques.
Le nom de José Magain figure dans une poignée de documents, oublié lui
aussi dans le maelström médiatique de l’automne 1961, et dans les
Mémoires du Sud-Africain Jerry Puren. C’est à peu près tout.
À propos de son service ultérieur au sein de l’Avikat, Roger Bracco me
confie avoir piloté tous les types d’appareils au service du régime de
Tshombé, essentiellement les trois bimoteurs De Havilland Dove laissés
derrière par l’armée de l’air belge, mais aussi les trois Fouga Magister
français. Peu de temps après son arrivée, Jan Van Risseghem l’emmène
voler pour la première fois sur l’un des Fouga.
« Ce devait être en mars 1961, me dit-il. Nous avons décollé de nuit, et
j’ai reçu consigne de ne pas l’inscrire sur mon carnet de vol. “Ce n’est pas
la peine”, m’a dit Van Risseghem. »
C’est un aveu inédit : Jan Van Risseghem et José Magain n’étaient donc
pas les seuls à maîtriser le petit biréacteur d’entraînement. Et le vol de nuit
ne posait pas de problème particulier, contrairement à ce qui se prétend
depuis un demi-siècle. La conclusion s’impose : techniquement, il était
donc possible d’abattre le DC-6 SE-BDY avec un Fouga, à supposer que
celui-ci ait pu bénéficier de terrains de ravitaillement clandestins.
Roger Bracco interrompt le cours de mes pensées. Il insiste : le 17
septembre 1961, le Fouga était à Kolwezi, avec lui, et pas Jan Van
Risseghem, puisqu’il avait été expulsé vers la Belgique le 7 septembre. Je
lui demande s’il a néanmoins revu Van Rissenghem un jour.
« Oui, peu avant la fin de la rébellion, en janvier 1963, je crois. Il a atterri
à Kolwezi avec un DC-4. Mais, pour être tout à fait sûr, je vais aller
4
chercher mon logbook . »
Roger Bracco s’absente brièvement pour se rendre dans une pièce
attenante, tandis que mes pensées à nouveau vagabondent. Jan Van
Risseghem n’a donc plus réintégré l’aviation katangaise, du moins pas
pendant l’année 1962 ?
Le vieux pilote reparaît, son précieux carnet de vol sous le bras, et en
parfait état. Nous le compulsons ensemble. J’admire son écriture d’écolier à
l’ancienne, propre et déliée, soulignée de rouge quand cela est nécessaire. Il
y a la mention des vols sur Fouga et De Havilland Dove. L’activité s’arrête
le 24 août 1961, juste avant Rum Punch. Elle reprend le 24 septembre,
confirmant le passage en clandestinité de Roger Bracco pour échapper à
l’ONU.
Mais revenons à Van Risseghem.
« Eh bien, heureusement qu’on vérifie, me dit-il, presque penaud de son
trou de mémoire. Regardez, j’ai volé avec lui le 24 septembre 1961. Il m’a
lâché sur Dornier. On a dû faire trois ou quatre touch and go. »
Jan Van Risseghem était bien là, de retour au Katanga deux semaines à
peine après en avoir été expulsé par l’ONU.
Je suis sidéré. Grâce à cette rencontre bruxelloise, l’argumentaire anglo-
rhodésien de 1962 vole en éclats. Oui, le Fouga « pouvait le faire ». Oui,
Roger Bracco a volé sur ce type de machine, alors que personne n’avait
jamais entendu parler de lui. Oui, il a volé de nuit. Quant au vol du
24 septembre 1961, c’est une double révélation. Non seulement pour la
présence de Jan Van Risseghem, mais aussi pour le type de l’appareil : un
bimoteur Dornier Do 28 dit « VSTOL », capable de décoller et d’atterrir sur
5
de très courtes distances . L’avion parfait pour une telle mission. La
mention de cet appareil me fait l’effet d’un électrochoc. C’est la seconde
fois qu’il me saute aux yeux. Dans un livre d’Alexandre Binda consacré aux
unités de brousse de l’armée rhodésienne, un officier de la Rhodesian Light
Infantry (LIR) témoignait ainsi : « Nous contrôlions l’aérodrome frontalier
de Kipushi le jour, mais il était utilisé la nuit par des mercenaires qui
faisaient voler un très silencieux Dornier VSTOL, qui ressemblait à un
Twin Otter en plus grand. L’avion apportait des munitions et des armes,
ainsi que des hommes, pour les forces katangaises […]. Bien que nous
ayons rendu compte de toute cette activité clandestine à l’aérodrome, il
nous avait été stipulé de ne pas nous en mêler, et nous nous en sommes bien
gardés. »

Le dernier pilote mercenaire du Katanga : Roger Bracco, vu ici à Bruxelles en


2018, se souvient parfaitement de Jan Van Risseghem et des accrochages avec
les Casques bleus de l'ONU en 1961 au Katanga. Mais la dignité et l'honneur lui
commandent de garder le silence sur ce qui s'est vraiment passé à Ndola. ©
Maurin Picard

Kipushi est le camp de base idéal pour un assaut aérien. Le Dornier,


l’appareil adapté pour exécuter la mission. Jan Van Risseghem, le pilote
parfait pour la mener à bien. J’approche du but, mais il manque la preuve
décisive : se peut-il que ce dernier ait regagné la Rhodésie ou le Katanga à
temps, dès le 17 septembre ?
Face à moi, Roger Bracco ne parle presque plus. Il me regarde, fixement.
Le temps suspend son vol, quelques secondes durant. Je suis soudain envahi
par le pressentiment que je me trouve face à un des pilotes qui ont descendu
le DC-6. Il en sait en tout cas beaucoup plus qu’il ne veut bien me le dire.
S’il n’a pas directement participé au raid sur Ndola, sans doute a-t-il une
idée précise de ce qui s’est passé et qui a bien pu être impliqué. Mais Roger
Bracco est fatigué. Cela fait deux heures que nous parlons. Il conservera
son secret.

Notes
1. Pierre Coppens est rattaché à la section aéroportée de la première colonne mobile de la Croix-
Rouge de Belgique.
2. Volets de freins sur les ailes.
3. Automatic direction finding : aide électronique à la navigation permettant de s’aligner sur une
balise d’aéroport, pour rentrer sans coup férir au bercail.
4. Carnet de vol, en anglais.
5. VSTOL se traduit en français par ADAC : avion à décollage et atterrissage courts.
Chapitre 16
Réveillez le président !

Si l’enquête relancée en 1993 par la Suède n’a rien donné, elle fait
néanmoins sortir du bois celui que personne n’attendait : un ancien analyste
de la National Security Agency (NSA), les services de renseignements
technologiques américains. Le genre d’homme dont on n’entend jamais
parler, sauf lorsqu’ils se muent en justiciers solitaires contre la raison
d’État. L’opinion les appelle « lanceurs d’alerte ». L’histoire contemporaine
des États-Unis en est émaillée, avec Daniel Ellsberg, Bradley Manning et
Edward Snowden.
L’individu qui nous concerne se nomme Charles Southall. Il n’a rien d’un
militant pacifiste ou d’un analyste rongé par le remords. Officier dans l’US
Navy, il a poursuivi sa carrière avec la NSA, puis dans le renseignement
commercial.
Et pourtant, son nom ressort durant les investigations au ministère des
Affaires étrangères à Stockholm. Le 18 juillet 1967, le chargé d’affaires
suédois dans la capitale du Maroc, Rabat, un nommé Bertil Ståhl, a rédigé
un rapport ainsi libellé :
« Un de mes amis à l’ambassade américaine, où il est attaché de l’air
adjoint, m’a dit l’autre soir qu’il avait été autorisé à écouter un message
radio que les Américains avaient recueilli quelques minutes après le crash
de l’avion de Dag Hammarskjöld à Ndola en 1961, et qui était
l’enregistrement d’un mercenaire belge à Ndola faisant usage d’un canon
antiaérien ou d’une mitrailleuse. D’après l’enregistrement, le mercenaire
avait observé l’avion de Hammarskjöld, non annoncé, se présenter au-
dessus de l’aéroport. Dans la mesure où il avait conclu que ce n’était pas un
de ses avions, et ne sachant pas par ailleurs de quel avion il s’agissait, il
avait tiré dessus et crié d’excitation dans le microphone lorsque l’avion
s’était écrasé. Cette version, que mon ami juge absolument authentique,
avait été immédiatement étouffée, car elle ne pouvait aider à un règlement
de la guerre en cours au Katanga, et des crises au Congo plus
généralement. »
Identifié comme l’auteur de ces confessions, Charles Southall est
contacté le 21 mars 1993 par la direction des affaires nordiques du
département d’État américain, sollicité à son sujet par Stockholm. Cela fait
plus de trente ans que le commandant Southall porte comme un fardeau le
souvenir de cette nuit particulière, et qu’il s’interroge sur le désintérêt
affiché par ses supérieurs. Un désintérêt qui se poursuit, d’ailleurs : se
disant prêt à mettre entre parenthèses ses occupations professionnelles pour
aider au mieux les Suédois, le vieil espion s’étonne que Washington coupe
alors le contact avec lui. Il finira par apprendre que les Suédois ont reçu une
fin de non-recevoir : d’après Washington, il n’aurait pas été possible de
retrouver le dénommé Southall ! Quelqu’un, à Washington, semble juger
inopportun de rouvrir un dossier toxique.
Mais Bengt Rösiö, l’enquêteur diplomate mandaté par Stockholm, a de la
suite dans les idées : bien qu’il continue de croire à la thèse de l’accident, il
a remarqué « la réticence marquée des autorités américaines et
britanniques » à exhumer le dossier Ndola. Et il retrouve Southall en
mars 1994 à Casablanca, au Maroc.
Ce que l’officier américain lui raconte alors ne suffira pas à convaincre le
diplomate suédois. L’histoire de Charles Southall, pourtant, est édifiante.

En 1961, cet officier de marine de vingt-sept ans est en poste dans une
station d’écoute en Méditerranée, à Nicosie, sur l’île de Chypre. À quatre
mille six cents kilomètres de Ndola, sur la même longitude, donc dans le
même créneau horaire. De retour à son domicile, le soir du 17 septembre,
Southall est appelé par l’officier de garde, qui lui communique un étonnant
message :
« Hey, rapplique ici un peu avant minuit ! Quelque chose d’intéressant va
se passer. »
Southall se présente à l’heure convenue, découvrant cinq collègues
attroupés autour d’un haut-parleur. Il écoute en leur compagnie un
enregistrement, qui semble avoir été réalisé tout juste sept minutes
auparavant. La voix qu’il entend est celle d’un pilote en mission de nuit, qui
commente ses évolutions de la manière suivante :
« Je vois un avion de transport qui arrive bas. Ses lumières sont allumées.
Je descends pour faire une passe sur lui. Oui, c’est le DC-6 de Transair.
C’est l’avion. »
La voix est « calme et professionnelle », précise Southall, qui dit
entendre alors le bruit de mitrailleuses. Puis à nouveau la voix du pilote :
« Je l’ai touché ! Il est en flammes ! Il est en perdition. Il s’est écrasé ! »
Une certaine excitation pointe dans la voix, selon Southall. L’homme
s’exprime en français, mais sans certitude absolue de la part du vieux
témoin américain. Bilingue anglais-français, Southall ne saurait être
catégorique pour un événement si lointain. L’excitation de l’agresseur, en
tout cas, est partagée par ses collègues à Chypre.
« C’est le Lone Ranger ! s’écrie l’un d’entre eux. Il attendait l’avion de
Hammarskjöld. »
« C’est l’histoire en marche », relève un autre.

Le témoignage de Charles Southall appelle deux commentaires :


1. Que l’enregistrement ait pu être réalisé signifie que des moyens
techniques sur le terrain avaient été mis en alerte préalablement, donc que
les Américains anticipaient ce qui allait se produire.
2. Que Charles Southall ait été invité à écouter un enregistrement audio
aussi sensible, en revanche, ne s’explique guère. Lui-même s’est interrogé
toute sa vie sur cette étrange opportunité. À la NSA comme dans tout
service de renseignement, le cloisonnement entre opérateurs est un principe
de précaution absolu.
Ayant lu le témoignage de Southall dans le livre de l’universitaire
britannique Susan Williams, qui lui a parlé en 2009, je cherche à mon tour à
le contacter. Sa présence est signalée par voie de presse à Portland, en
Oregon. Je trouve son adresse électronique et lui envoie plusieurs sondes.
Mes messages restent sans réponse, et pour cause : je suis encore arrivé trop
tard. Il est décédé quelques semaines auparavant.
J’apprends qu’un autre « lanceur d’alerte » de la NSA sait des choses sur
l’affaire Hammarskjöld. Paul Henry Abram est encore vivant, lui, et il
décroche lorsque le téléphone sonne. Âgé de soixante-dix-sept ans
aujourd’hui, il était jadis basé sur une autre île de Méditerranée, en Crète,
dans la station d’écoute d’Héraklion. Ayant découvert son nom dans un
article du New York Times, je parviens à le joindre via une communication
vidéo en ligne. Ancien avocat à la fine barbe blanche et au verbe passionné,
Abram me raconte son histoire depuis son ranch de Bass Lake, en
Californie, où il coule une paisible retraite depuis 2004. Traducteur
russophone formé par l’US Air Force et muté à Héraklion en
décembre 1959, il devait superviser l’activité du KGB sur le continent
africain, depuis un bunker souterrain « grand comme un terrain de
football » et peuplé d’opérateurs déchiffrant des codes en morse ou en
dialecte africain.

« Ils l'ont tué ! » : le sang de Harry Truman, ancien président des États-Unis (à
gauche), ne fait qu'un tour lorsqu'il apprend la mort de Dag Hammarskjöld (à
droite), vingt-quatre heures après le crash de Ndola. Il n'en dira jamais plus rien.
© Photoshot

Mais, ce jour-là, il a reçu des instructions particulières. La « situation »


qu’il s’agit de suivre sur les ondes se trouve au Katanga, et à Ndola.
« Je dispose de la fréquence de l’aéroport parmi celles que la NSA m’a
indiquées, et je trouve celles d’individus au sol avec lesquelles elle
correspond en HF. Je peux donc écouter les deux côtés de la conversation.
Au total, je suis quatre fréquences distinctes, qui se parlent entre elles. Ça
parle beaucoup, il y a pas mal d’excitation autour de l’avion de
Hammarskjöld qui arrive. J’entends quelqu’un crier : “L’avion, l’avion !”
Au même moment, je sais que c’est l’avion de Hammarskjöld, car nos
1
opérateurs de morse, qu’on surnomme les ditty boppers , le suivent à la
2
trace en utilisant les moyens EINT , qui permettent d’intercepter les
émissions en morse de l’avion et les communications du sol avec lui, ce qui
nous permet de trianguler sa position. C’est un peu l’ancêtre du GPS, si
vous voulez. Nous entendons l’aéroport dire : “L’avion passe au-dessus de
nous.” Mais nous suivons aussi des unités au sol qui se sont identifiées
comme étant positionnées en bordure de l’aéroport de Ndola. Je sais qu’il y
a des éléments américains car ils rendent compte avec leurs indicatifs, par
exemple 69-30 RGM pour unité 69, 30e groupe mobile radio, ou 34-702
e
rifle unit pour unité 34, 702 groupe de fusiliers. Ce sont les groupes au sol
que je supervisais, et qui terminaient leurs communications par over [“à
vous”]. Ça, c’est un truc typiquement américain. La première chose que
j’entends et qui est consignée dans mon enregistrement, c’est : “Nous
voyons l’avion. L’appareil est bien éclairé. Il passe au-dessus et il descend.”
Puis, sur une autre fréquence, j’entends une voix avec un accent que je ne
parviens pas à identifier. Elle dit : “Les Américains viennent juste d’abattre
l’avion de l’ONU.” La voix n’est pas australienne, pas britannique, pas
russe, ni française. Peut-être bien sud-africaine, mais de quel type au juste,
je ne sais pas. Là, l’enfer s’est déchaîné. Ça grésillait sur les quatre
fréquences, ça parlait beaucoup, alors, j’ai commencé à jongler de l’une à
l’autre, et à aller voir sur d’autres encore. Je ne trouvais rien en anglais ou
en russe, que des jacasseries dans des langues que je ne connaissais pas. J’ai
alors fait ce que je faisais toujours : rendre compte immédiatement à mes
supérieurs. J’ai foncé à la salle de communications. J’avais rédigé le compte
rendu d’enregistrement et l’avais classifié YY, ce qui était le code pour une
urgence absolue. Quand vous faisiez partir un YY, ça allait directement à la
Maison-Blanche, sans passer par le QG de la NSA. Ça voulait dire :
réveillez le président ! Et c’est ce qui s’est passé. Ils ont alerté John
F. Kennedy, obligatoirement. La cassette elle-même avait une étiquette
décrivant le contenu. Elle est partie par le premier avion. Elle a dû atteindre
Washington huit à dix heures plus tard. Le compte rendu que j’avais tapé est
parti immédiatement en fax, lui. »
John Fitzgerald Kennedy, le week-end du 16 au 17 septembre 1961, se
trouvait dans la résidence familiale de Hyannis Port, à Cape Cod. Il n’aurait
pas été nécessaire de le réveiller, puisqu’il était 18 heures sur la côte est des
États-Unis au moment du crash de Ndola. Et pourtant, le YY de Paul Henry
Abram fait écho à deux incidents apparemment sans rapport. Le premier
concerne le porte-parole de la Maison-Blanche, Pierre Salinger. Le lundi
18 septembre 1961, à 16 h 45, celui-ci est interrogé sur le crash, comme le
relate l’Agence France-Presse. Et il lâche une phrase de trop.
« Le président a-t-il reçu des informations indépendantes aujourd’hui sur
les circonstances de la mort de Hammarskjöld, autres que celles venant des
agences ? lui demande-t-on.
— Nous avons reçu des rapports indépendants des dépêches transmises
par les agences de presse, mais je n’entrerai pas dans les détails de ces
rapports.
— Indiquent-ils un sabotage ?
— Je n’entrerai pas dans la substance de ces rapports. »
Quels rapports indépendants ? Pierre Salinger referme la parenthèse. Il
n’aurait de toute façon jamais pu citer un renseignement venant de la NSA.

Le deuxième incident concerne une personnalité plus célèbre encore.


Mardi 19 septembre 1961, à Independence, dans le Missouri, une meute de
journalistes suit l’ancien président américain Harry Truman, en train
d’inaugurer une aile de sa bibliothèque présidentielle. Lorsque l’un des
reporters évoque la mort de Monsieur H, l’ancien chef de l’État, âgé de
soixante-dix-sept ans, exprime un chagrin sincère et déclare :
« Ça tombe vraiment mal de le perdre, là, en ce moment. Tout indiquait
que la paix était en vue. »
Puis il lâche :
« Hammarskjöld était sur le point d’accomplir quelque chose quand ils
l’ont tué. Notez bien que je dis quand ils l’ont tué. »
« Ils » ? À qui Harry Truman fait-il allusion ? Les journalistes n’en
sauront pas plus.
« C’est tout ce que j’ai à dire sur le sujet, tranche-t-il. Tirez vos propres
conclusions. »
Le récit de Paul Henry Abram recoupe ces deux incidents. Et l’ancien
analyste en Crète s’empresse d’ajouter quelques précisions intéressantes :

Le jeune Paul Henry Abram, engagé dans l'US Air Force et recruté par la NSA
dans une station d'écoute en Crète en 1961, a entendu en direct la destruction
d'un avion de l'ONU et les commentaires excités de troupes au sol non
identifiées. © Paul Henry Abram

« La Maison-Blanche et la NSA n’étaient pas les seuls destinataires. La


même cassette est partie en copie au QG des services de sécurité de l’US
Air Force, à Kelly Air Force Base, au Texas, où j’ai travaillé après avoir
quitté la Crète, en décembre 1961. Une autre copie a été adressée au siège
de la NSA, à Fort Meade, dans le Maryland. Une autre est partie à Londres
3
en direction du GCHQ , l’équivalent britannique de la NSA. »
À compter de ce moment, personne n’évoquera plus le sujet avec lui,
qu’il s’agisse de ses collègues en Crète ou de ses supérieurs. Lors de notre
entretien sur Skype, l’avocat californien s’empourpre, évoquant ce YY
« très urgent » :
« Il n’y a eu aucun débriefing avec mes supérieurs. C’est vous dire à quel
point l’ambiance était relax ! Aujourd’hui encore, ils savent tout mais ne
veulent rien dire ! Si je mens, alors pourquoi ne divulguent-ils pas ces notes
et ces cassettes ? La NSA sait exactement qui opérait avec ces fréquences
au sol. Elle peut même dire qui était l’opérateur ayant déclaré : “Les
Américains viennent juste d’abattre l’avion de l’ONU.” »

Faute de pouvoir entendre de mes propres oreilles les enregistrements


radio cités par Charles Southall et Paul Henry Abram, la question se pose
de la fiabilité de leurs souvenirs. Les deux témoignages divergent, mais ils
ne me paraissent pas s’exclure. Le premier a entendu le pilote, le second des
conversations au sol.
Pourtant, Paul Henry Abram maintient que sa version est la bonne, pas
celle de Southall, qu’il juge farfelue :
« Ce que raconte mon collègue de Chypre ne tient pas debout, me dit-il
rageusement. Les avions sont équipés de radio VHF, avec une portée de
deux cents miles. Encore aujourd’hui, on ne peut les écouter. Vous le voyez
bien avec ces avions d’Asie du Sud-Est qui disparaissent corps et biens,
après que le signal a été perdu par la dernière station au sol. Southall ne
peut donc pas avoir entendu le pilote de l’avion belge. »
Je me permets de suggérer que des avions américains au sol pourraient
avoir servi de relais, moteurs tournants. Don Gaylor pouvait bien
communiquer directement de son Dakota avec Léopoldville, à deux mille
cinq cents kilomètres de Ndola, avec Johannesburg, distant de mille huit
cents kilomètres.
Paul Henry Abram écarte ces remarques d’une moue de désapprobation.
L’homme a le caractère trempé. Je comprends toutefois sa méfiance :
convié en 2015 à participer à un épisode de la série documentaire Mayday
4
sur la chaîne National Geographic, consacré au crash de Ndola , il a
découvert que son témoignage avait été réduit à la portion congrue, voire
carrément dénaturé, pour ne compter que quelques secondes au montage
final. Mayday reprend la thèse de l’accident et de l’erreur de l’équipage
parvenu trop bas dans son virage final sur Ndola, en dessous des cinq
mille pieds requis. Le pilote Per Hallonquist aura été surpris par une
dernière colline masquant son champ de vision.
Abram est en guerre contre le monde entier : avec Charles Southall et sa
version « qui ne tient pas la route », avec National Geographic et son
propriétaire, Rupert Murdoch, le magnat australien des médias, et avec le
gouvernement américain. Il juge « étrange » que Héraklion n’ait pas été
alerté du « doublon » avec Chypre cette nuit-là, en termes de zone de
couverture. Ce genre de situation se produit cependant souvent dans le
monde du renseignement, qui obéit au sacro-saint principe du
cloisonnement : quelles que soient les instructions, un opérateur n’a « pas à
en connaître », s’agissant des tâches de ses petits camarades.
Mon échec avec Southall, la colère d’Abram soulèvent en revanche une
question délicate. Quelle est la crédibilité de leur témoignage ? Est-il
possible qu’ils fussent encore, d’une manière ou d’une autre, en service
commandé, ou qu’ils aient été manipulés à leur insu ? C’est exactement ce
qu’Abram reprochait à Southall, auquel on aurait pu faire écouter un
enregistrement recueilli tout à fait ailleurs, pour laisser croire à un attentat
« belge ». Ce n’est pas impossible, mais c’est aussi difficile à vérifier que le
problème des émissions VHF, avec ou sans relais, entre l’Afrique centrale
et le bassin méditerranéen.
Je ne prétends pas apporter de réponse définitive, au demeurant. Le
contexte importe, tout autant que les recoupements avec d’autres incidents
relatifs à l’affaire. Charles Southall a beaucoup parlé en 2009 avec
l’universitaire Susan Williams, qui le jugeait honnête et déterminé à faire la
lumière sur cet événement survenu au début de sa carrière. Paul Henry
Abram, lui, s’offusque que l’on ignore son passé et que l’armée américaine
5
prétende commodément avoir « égaré » son formulaire de démobilisation .
Faute de pouvoir confirmer la véracité des dires de Southall et Abram, il
convient de rester prudent.

Mais il y a une troisième interception radio, bien involontaire celle-là, qui


provient d’Éthiopie. Tore Meijer, un pilote instructeur suédois de l’armée de
l’air éthiopienne et amateur de radiocommunications, établi non loin
6
d’Addis-Abeba, à Debre Zeit , testait son nouveau poste radio amateur la
nuit du 17 septembre 1961, aux alentours de minuit.
Le récit de Meijer est paru dans le quotidien suédois Dagens Nyheter, le
6 mars 1994 :
« Un collègue américain est venu me vendre une radio à ondes courtes,
une rareté permettant d’écouter les échanges entre contrôleurs aériens.
J’étais en train cette nuit-là d’essayer les différentes fréquences et, tout d’un
coup, j’ai entendu une conversation en anglais, à l’évidence provenant de la
tour de contrôle d’un aéroport. J’ai aussi entendu le nom de Ndola. La voix
a dit : “Il approche de l’aéroport, il tourne… il stabilise”, en vue de
l’approche finale. Puis j’ai entendu la même voix dire : “Un autre avion est
en train d’approcher. Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?”
La voix poursuit : “Il s’écarte du plan, il continue sa route…” puis la
transmission s’est arrêtée brusquement. »
Tore Meijer a-t-il entendu la voix d’Arundel Campbell Martin, le
contrôleur de l’aéroport de Ndola qui, toute sa vie, refusa de confesser quoi
que ce soit ?
La communication a-t-elle été interrompue par un superviseur
britannique ou rhodésien désireux que le contrôleur cesse de commenter un
acte de piraterie aérienne sous leurs fenêtres ?

Nous voici désormais confrontés à trois témoignages distincts. Loin de


s’annuler les uns les autres, ils dépeignent un tableau inquiétant, aux
contours parfois incohérents : le « rôdeur solitaire » du scénario 1, celui de
Charles Southall, parle français et commente son attaque comme le ferait un
reporter sur le terrain, ce qui ne correspond pas tout à fait au récit de Pierre
Coppens s’agissant de Jan Van Risseghem, prétendument aux commandes
d’un Fouga Magister « sans radio » ; les « troupes au sol » du scénario 2,
celui de Paul Henry Abram, sont américaines, tandis que la voix qui
commente la destruction du vol du SE-BDY semble teintée d’un fort accent
sud-africain ; le contrôleur aérien du scénario 3, celui de Tore Meijer, a
observé une attaque aérienne en direct, qui s’ajuste remarquablement avec
les courbes d’interception tracées par Bo Virving, et défendues par son fils
Björn lors de ma visite en Suède.
À défaut d’un scénario unique, qui réconcilierait ces trois versions, la
profusion d’informations nouvelles autorise un premier constat : les
charbonniers noirs, dans la brousse, n’ont pas affabulé.
Il existe indubitablement une « masse critique » de témoins, occidentaux
ceux-là, positionnés à une grande distance de la Copperbelt, qui ont entendu
des faits comparables et mutuellement compatibles, en l’air et au sol. Ces
nouveaux témoins, les commissions d’enquête originelles ne les ont jamais
entendus non plus.

Notes
1. D’après le son émis par les appareils de Morse, en anglais : ditty-bop.
2. EINT : electronics intelligence. Renseignements de nature électronique.
3. Government Communications Headquarters.
4. Mayday. Air Crash Investigation. Deadly Mission, 14e saison, 9e épisode, National Geographic,
première diffusion le 29 février 2016.
5. DD-214, dans la nomenclature militaire américaine.
6. Aujourd’hui Bishoftu.
Chapitre 17
Les mousquetaires

Je me rends à Londres durant l’hiver 2018. Rendez-vous a été pris avec


une poignée de chercheurs qui consacrent une partie de leur temps à
élucider le mystère de l’Albertina. Me voici donc à sonner un soir à la porte
d’une demeure victorienne du quartier de Fulham, où m’attendent ceux que
je souhaitais rencontrer depuis près de deux ans. Pour l’enquêteur noyé
dans les arcanes de l’histoire, confronter ses impressions avec des historiens
éclairés, qui maîtrisent pleinement le dossier, est un soulagement
appréciable.
Il y a là l’universitaire Susan Williams, l’enquêteur indépendant Hans
Kristian Simensen, d’origine norvégienne, et David Wardrop, qui préside la
branche anglaise de l’Association des Nations unies, dite de Westminster.
Manque Henning Melber, ancien président de la Fondation Hammarskjöld
et chercheur associé de l’Institut nordique d’Afrique, à Uppsala, en Suède.
Ils se surnomment facétieusement les « mousquetaires » : poussés par une
authentique soif de justice et une remarquable persévérance, ils ont à eux
seuls brisé l’omerta qui régnait depuis un demi-siècle sur la mort de
Monsieur H.
Le mérite en revient largement à la première citée. Énergique et
passionnée, Susan Williams a publié un livre devenu la référence absolue
sur le mystère de Ndola en septembre 2011. Chercheuse à l’Institut des
études sur le Commonwealth de l’université de Londres, Susan a consacré
plusieurs années à cette enquête. Elle a ouvert plusieurs pistes inédites
évoquées ici, notamment en Afrique du Sud et aux États-Unis. Elle est
devenue une référence de l’affaire Hammarskjöld. Son ouvrage, rigoureux
et passionnant, fit l’effet d’un pavé dans la mare à sa sortie. L’affable
historienne, avec laquelle je suis entré en contact dès l’automne 2016, ne
donne pas les raisons exactes du drame, mais elle parvient à la conclusion
que la mort de Hammarskjöld « fut presque certainement le résultat d’une
intervention sinistre ».
C’est elle qui, la première, expose les invraisemblances, les omissions,
les erreurs des experts. L’accident, à l’en croire, est impossible : nous nous
trouvons en présence d’une opération militaire bien préparée, provoquée
par le surgissement d’un deuxième avion sur la trajectoire de l’Albertina.
De nombreux témoignages en attestent.
Susan Williams relate le comportement étrange des responsables de
l’aéroport à Ndola, ainsi que le traitement dédaigneux infligé aux témoins
noirs par le pouvoir rhodésien. Elle a retrouvé un rapport du médecin de
Ndola, Mark Lowenthal, qui soignait le seul survivant du crash, Harold
Julien, et qui atteste que les propos tenus par celui-ci avant sa mort,
notamment au sujet d’une explosion survenue avant le crash, ne furent pas
proférés sous l’emprise de sédatifs, ainsi que l’enquête rhodésienne a pu le
laisser croire.
Elle fait intervenir trois experts pour passer en revue les conclusions
initiales de l’enquête rhodésienne. Le premier, un pathologiste nommé
Robert Ian Vanhegan, parvient à dresser une autopsie précise de
Monsieur H : non, il n’a pas rampé loin de l’épave, ses blessures cervicales
et à la moelle épinière induisant une paralysie des membres inférieurs,
tandis que sa chemise ne montre aucune trace de frottement contre de la
terre ou de l’herbe. Vanhegan précise la cause exacte de la mort,
essentiellement à partir des radios et rares clichés existants : « de multiples
zones de saignement artériel dans la région du cerveau et une accumulation
de sang dans l’hémisphère droit » condamnaient Monsieur H. Il aura vécu
quelques minutes tout au plus, jusqu’à ce que le sang cesse d’irriguer ses
veines.
Le second expert, Peter Franks, spécialiste anglais des armes à feu, est
chargé de statuer sur l’origine des projectiles trouvés dans les dépouilles des
deux Casques bleus suédois, du garde du corps Serge Barrau, ainsi que des
blessures au visage de Dag Hammarskjöld. Il exclut d’emblée la possibilité
de tirs extérieurs contre les deux Suédois, accréditant la thèse de l’explosion
de leurs propres cartouches dans le brasier de l’Albertina. Les balles, non
striées, ne peuvent être passées par le canon d’une arme. L’expert note
cependant un détail curieux : les deux pistolets-mitrailleurs des Casques
bleus, des modèles Beretta de calibre 9 millimètres, ont été retrouvés près
des corps des pilotes, les autres armes de bord découvertes dans les
décombres étant des revolvers de calibre 38. Si l’explosion de leurs
chargeurs a touché les corps des soldats scandinaves, comment se fait-il que
ces deux pistolets-mitrailleurs se trouvent loin des victimes ?
Deuxième détail curieux relevé par Peter Franks, l’un des revolvers
présente une anomalie : sa sécurité est enlevée, suggérant qu’une balle a été
tirée depuis son barillet, « ce que même un crash aérien ne pourrait avoir
provoqué », insiste l’expert.
S’intéressant au cas de Monsieur H, Franks ne voit pas de preuve d’un tir
par balle contre son front, ou son menton. Il est cependant intrigué par la
présence à proximité de son corps d’un revolver en grande partie carbonisé,
alors que les vêtements de la victime sont à peine maculés. L’expert ajoute
une remarque judicieuse : comment se fait-il que Harold Julien, le chef de
la sécurité de l’ONU ayant survécu au crash, n’ait pas eu son propre
revolver sur lui lorsqu’il fut évacué vers l’hôpital de Ndola ?
Peter Franks, enfin, se dit intrigué par les radiographies de la dépouille de
Serge Barrau, retrouvé dans la zone du cockpit. Des restes de balles et de
cartouches étaient logés dans son bras droit, son abdomen, sa hanche droite,
« alors qu’aucune arme à feu, ou munition, n’a été découverte dans les
environs immédiats », écrit Susan Williams. Comme Harold Julien, il
emportait une arme de poing sous son veston, ainsi que des munitions.
Franks aboutit à la « seule conclusion possible » : le cadavre de Barrau a été
déplacé après le crash, avant le bouclage du site par la police rhodésienne.
Le troisième expert sollicité par Susan Williams est un photographe
légiste anglais, Peter Sutherst, lui aussi amené à examiner les photos des
dépouilles. C’est une intuition remarquable de l’auteure britannique : la
question des clichés post mortem est fondamentale, du fait des anomalies
entourant l’état des corps et leur position dans la zone de crash. Ces photos
sont jalousement protégées par les familles des victimes, ainsi que par la
bibliothèque Bodléienne de l’université d’Oxford. Lors de ma visite sur le
campus à l’ouest de Londres, j’y ai découvert une boîte vide, assortie d’une
simple mention : « Ces documents ne peuvent être consultés sans
autorisation spéciale. » Je suis désireux de les voir, non pour des motifs
scabreux ou sensationnalistes, mais pour évaluer de mes propres yeux de
possibles mauvais traitements infligés aux défunts.
Une source anonyme finit par m’adresser six de ces photos, à titre
hautement confidentiel. Toutes montrent le corps supplicié du secrétaire
général suédois. Je m’engage à ne jamais les publier, je m’exposerais sinon
à des poursuites judiciaires probablement intentées par la famille
Hammarskjöld. Sont-ce celles que le neveu de Monsieur H, Knut
Hammarskjöld, a reçues de l’inspecteur David Appleton dans une grande
enveloppe à Ndola, en septembre 1961 ? C’est probable.
Leur consultation ne laisse pas indemne. Trois d’entre elles ont été
publiées par le magazine suédois Aftonbladet le 16 septembre 2012. Elles
montrent Dag Hammarskjöld allongé sur un brancard. Les trois autres ont
été prises à la morgue. Dag Hammarskjöld y apparaît entièrement nu, le
corps plus endommagé que je ne l’imaginais, le visage sanguinolent. Le
mythe d’un homme paisiblement adossé à une termitière, comme le
rapportèrent certains médias à l’époque, paraissant assoupi et physiquement
indemne, a du plomb dans l’aile. Je réalise combien Dag Hammarskjöld a
souffert durant ces ultimes minutes où la vie abandonnait son corps, tant du
fait de ses blessures cervicales que de dommages crâniens.
Pourquoi, interroge Susan Williams, policiers et journalistes ont-ils
cherché ainsi à euphémiser sa mort, sans raison valable ?

Deuxième question : d’où vient le détail invérifiable du corps adossé à


une termitière ? L’avis de Peter Sutherst est intéressant. Il s’étonne
qu’aucune photo n’existe du corps de Dag Hammarskjöld à cet endroit
précis. B.a.-ba de toute enquête policière, ce principe élémentaire du travail
de police a été violé dans le cas du crash du SE-BDY, s’agissant en outre
d’une personnalité de notoriété mondiale. Sutherst relève que tous les autres
corps apparaissant sur les clichés qu’il a pu consulter ont été, eux,
photographiés in situ, à l’exception du garde du corps Bill Ranallo,
méconnaissable.
Sutherst ajoute une autre remarque, un détail qui a échappé à ses
prédécesseurs : les feuilles et les traces de terre observées dans le poing
gauche serré de Hammarskjöld, ainsi que la carte de jeu dans son cou, ne
sont absolument pas mentionnées dans le rapport d’autopsie. Ces omissions
confondent l’expert, qui se refuse à imaginer des policiers et des médecins
légistes britanniques si peu regardants devant pareille catastrophe.
Le livre de Susan Williams recèle d’autres avancées décisives,
notamment sur la supposée opération Céleste d’un organisme clandestin
rattaché au pouvoir sud-africain. Elle a pu parler à l’enquêtrice Christelle
Terreblanche, avant que celle-ci ne préfère adopter une attitude plus
prudente. Elle a établi l’authenticité du SAIMR. L’existence de cette entité-
écran des opérations d’apartheid est attestée par plusieurs sources
confidentielles. Aucune n’est contemporaine de l’affaire ni ne peut la
renseigner sur l’identité du Commodore ou du Capitaine, pas plus que sur
celle de la composante aérienne de l’attentat, Eagle, ou de l’équipe au sol
Congo Red. Mais l’un de ces hommes avec lesquels elle a pu parler lui
avoue se souvenir d’une réunion de son temps, dans les années 1980
ou 1990, lors de laquelle l’opération contre l’avion de Hammarskjöld avait
brièvement été évoquée. Le mobile était limpide : Hammarskjöld était
considéré « trop proche » de l’éphémère Premier ministre socialiste du
Congo, Patrice Lumumba, contribuant à faire peser « une menace à la
stabilité dans la région, en particulier aux intérêts miniers ». Monsieur H,
aux yeux de cette source, était un softie face à l’hydre communiste : un pied
tendre. Il était donc un gêneur.
Susan Williams est convaincue que le SAIMR est une « cellule
dormante » du MI 5 ou du MI 6, les services britanniques de renseignement
intérieur et extérieur, activable au besoin pour s’occuper des sales besognes.
Elle a sollicité un graphologue pour étudier les documents relatifs à Céleste.
Celui-ci décèle une ressemblance frappante entre l’écriture du Commodore
et celle d’un célèbre homme de l’ombre anglais, Patrick Wall. Wall, mort en
1
1998 à l’âge de quatre-vingt-deux ans, est une légende des Royal Marines
anglais durant la Seconde Guerre mondiale. Il a quitté l’uniforme en 1950
pour entamer une carrière politique. Élu tory à la Chambre des communes,
il se fait remarquer pour sa défense virulente du pouvoir blanc en Afrique et
pour son rôle clé dans le Monday Club. Cette fraternité conservatrice s’était
constituée en réaction au discours du Premier ministre Harold Macmillan
du mercredi 3 février 1960 au Cap, lors duquel il évoqua « un vent du
changement » soufflant sur les anciennes terres colonisées d’Afrique et
2
d’Asie .
Pour Patrick Wall, l’Afrique du Sud incarnait le dernier rempart dans la
région contre le communisme, assimilé à un « virus maléfique ». En 1974,
il proteste contre le retrait des Britanniques de la base navale de Simon’s
Town, en Afrique du Sud, arguant que « les intérêts britanniques en
Afrique, pièce stratégique de l’échiquier mondial, doivent être à tout prix
maintenus ».
Pour Susan Williams, Wall faisait partie d’une autre congrégation
informelle d’édiles ultraconservateurs hostiles à une décolonisation trop
hâtive, les Backwoods Boys, liés au monde du renseignement, de l’armée et
des milieux d’affaires, par leur fréquentation de certains clubs de gentlemen
londoniens.
L’autre contribution inestimable du livre de Williams tient dans les
confessions de Charles Southall, l’ancien attaché naval américain à Rabat,
au Maroc, qui se trouvait dans une station d’écoute de la NSA à Chypre le
17 septembre 1961 et pour lequel je suis arrivé trop tard. Susan est
catégorique : Southall, qu’elle a pu rencontrer plusieurs fois, lui semble
entièrement fiable. Et son récit valide les nouveaux témoignages attestant
d’un deuxième avion dans le ciel.

« Il n’y a pas de preuve définitive, conclut-elle dans son livre, mais il


existe un faisceau de preuves qui tendent en direction d’une destruction de
l’avion de Hammarskjöld par un deuxième avion. C’est une explication
bien plus convaincante, et bien plus étayée, que n’importe quelle autre. »
Pour elle, le Monday Club de Patrick Wall, les Backwoods Boys, sur
lesquels nous reviendrons, ont exercé une influence déterminante dans la
défense acharnée de l’Afrique blanche, assimilant cette cause à celle des
intérêts miniers anglo-belges au Katanga confrontés à l’ONU et à
l’émancipation politique, terrifiante vue depuis la City de Londres, des
masses noires. Le mobile se dessine, naturellement, dans l’affaire de
Ndola : il fallait empêcher Hammarskjöld de parvenir à un règlement
négocié du conflit avec le président katangais Moïse Tshombé.
C’est également vers cette même conclusion que tendent les autres
« mousquetaires », tout autant convaincus d’une machination se trouvant à
l’origine de la mort de Hammarskjöld que d’efforts postérieurs pour effacer
toute trace de la conjuration, à commencer par les archives les plus
compromettantes. C’est justement à cause de cette dissimulation massive,
évidente, qu’il convient d’exhumer tout ce qui peut l’être.
Notre objectivité commune se résume à un commandement impérieux :
ne négliger aucune piste. Retourner toutes les pierres. Nos différentes
sensibilités, anglaise, scandinave, française, permettent de conserver une
forme de distance face aux allégations les plus fantaisistes. Patiemment, à
grand renfort de courriels, de partages de documents, d’analyses
comparatives des plus menus détails et des nouveaux témoignages, se tisse
un faisceau de présomptions aussi rigoureux que possible.
Voilà tout ce dont nous parlons, durant cette soirée d’hiver à Londres :
des frustrations de George Ivan Smith, des révélations tardives de Björn
Egge, des états d’âme de Claude de Kémoularia, de la « théorie du Fouga »
et des apparitions d’avion fantôme. Une forme rare et fragile de confiance
mutuelle se construit, que ne motivent ni l’appât du gain ni la volonté de
tirer la couverture à soi. La quête requiert diverses compétences,
linguistiques, techniques, sociologiques, méthodologiques, au moment de
compulser, réagencer, élaguer des centaines, voire des milliers de
télégrammes diplomatiques et de rapports austères.

Susan, Hans Kristian, David, Henning et sir Stephen ont plusieurs années
d’avance sur moi. La masse critique d’éléments nouveaux compilés au
tournant de l’hiver 2011-2012 a provoqué une embardée dans l’enquête, au
point mort depuis un demi-siècle. Depuis, grâce à eux, l’histoire s’accélère.
Suivant l’engouement provoqué par le livre brûlot de Susan Williams,
une commission indépendante est portée sur les fonts baptismaux. La
nouvelle entité est composée de plusieurs éminents juristes internationaux,
qui s’y consacrent sans indemnité financière, à l’instar de l’Anglais Stephen
Sedley, du Suédois Hans Corell, ancien secrétaire général adjoint des
Nations unies, du Sud-Africain Richard Goldstone, ex-procureur des
tribunaux pénaux internationaux pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda, ainsi
que de la Néerlandaise Wilhelmina Thomassen, ex-juge à la Cour suprême
des Pays-Bas et à la Cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg.
Tous ne croient pas forcément à un attentat, mais tous ont accepté de
relever le défi. Ils sont confortés dans leurs recherches par la générosité du
romancier Henning Mankell, le célèbre auteur suédois de la série policière
Wallander : celui-ci, que le sujet passionne, a offert 100 000 euros, à
3
condition que son nom ne soit pas dévoilé . Cette manne permet de
rémunérer des travaux d’experts et d’aller questionner des témoins noirs
survivants en Zambie.
La commission Hammarskjöld présente son rapport le 9 septembre 2013,
au Palais de la Paix, à La Haye. Elle estime que le faisceau de preuves
inédites justifie « indubitablement » de rouvrir l’enquête, étant donné que
« le demi-siècle écoulé, loin d’avoir obscurci les faits, pourrait bien nous
avoir rapprochés de la vérité à propos d’un événement d’importance
mondiale, qui mérite tout à la fois l’attention de l’histoire et de la justice.
[…] Il existe des présomptions convaincantes, écrivent les quatre juristes,
que l’appareil [de Monsieur H] a été soumis à une forme d’attaque ou de
menace tandis qu’il virait pour atterrir à Ndola. »
Elle appelle de ses vœux une déclassification des documents en
possession de la NSA américaine et du GCHQ britannique relatifs à la
tragédie de Ndola. S’appuyant sur des requêtes au nom du Freedom of
Information Act (FOIA), elle donne lieu à une première et timide ouverture
des archives diplomatiques aux États-Unis, tandis que l’ONU poursuit
laborieusement la sienne, au compte-gouttes.
Informé des conclusions de Sedley, Corell, Goldstone et Thomassen, le
secrétaire général de l’ONU, le Sud-Coréen Ban Ki-moon, prend l’affaire à
bras-le-corps. Il prie les États membres de l’organisation de déclassifier tout
document pertinent qui puisse être en leur possession, s’adressant en
particulier aux États-Unis, au Royaume-Uni, à la Belgique, à la France, à
4
l’Afrique du Sud et à l’ONU elle-même .
2014 est une année charnière : la Suède, si frileuse depuis 1961, change
radicalement de posture. Après la constitution d’un nouveau gouvernement
social-démocrate et écologiste, Stockholm se montre enfin à la hauteur de
l’enjeu. Le 15 décembre 2014, une résolution est présentée à l’assemblée
générale de l’ONU, parrainée par cinquante-cinq États membres et adoptée
5
consensuellement par les 193 pays présents, le 29 du même mois. Les
États-Unis et la Grande-Bretagne s’abstiennent. La résolution 69/246
appelant à une « enquête exhaustive sur les conditions et les circonstances
relatives à la mort tragique de Dag Hammarskjöld et des membres du
groupe l’accompagnant » entraîne la création, le 16 mars 2015, d’un « panel
indépendant d’experts ». Ban Ki-moon charge l’ancien juge de la Cour
suprême tanzanienne Mohamed Chande Othman d’en diriger les travaux.
Celui-ci entend à son tour évaluer toutes les nouvelles informations glanées
depuis 1962 et réviser les documents originaux relatifs au crash. À nouveau,
les États membres de l’ONU sont priés de mettre à disposition du panel
toutes les informations concernant la tragédie, de près ou de loin.
Le 12 juin 2015, le panel soumet à Ban Ki-moon ses conclusions,
rendues publiques le 20 juillet suivant. Évoquant « de nouvelles
informations importantes » qui viennent étayer la théorie selon laquelle le
DC-6 aurait été abattu par « une attaque aérienne ou d’autres actions », le
rapport demande l’aide de la communauté internationale. Au passage,
Mohamed Chande Othman regrette d’« avoir été incapable de persuader les
États-Unis ou la Grande-Bretagne de mettre à la disposition leurs fichiers
classés confidentiels ».
Le panel Othman innove dans la méthodologie : il assigne une « valeur
probante » à tous les nouveaux éléments compilés depuis 1962, souvent
« faible » ou « nulle ». Les points suivants, en revanche, héritent d’une
valeur « modérée » suffisante pour creuser plus avant :
1. Neuf nouveaux témoins ont observé plus d’un avion dans les airs, des
flammes cernant le DC-6 SE-BDY avant sa chute ou des tirs dirigés contre
lui par un autre appareil.
2. Deux personnes certifient avoir entendu des interceptions radio ou en
avoir lu un compte rendu concernant une possible attaque depuis les airs ou
le sol contre le SE-BDY : Charles Southall et Paul Henry Abram.
3. Des informations supplémentaires sont apparues qui précisent les
capacités aériennes de l’armée de l’air katangaise et l’identité jusque-là
incertaine de ses pilotes mercenaires.
4. La possibilité que l’une des deux cryptomachines CX-52 sous la
responsabilité de la secrétaire Alice Lalande, à bord de l’Albertina, ait pu
émettre des données interceptées par des services d’écoute.
5. Des informations supplémentaires remettent en question la version
officielle de l’heure de la découverte du lieu du crash, ainsi que le
comportement des dignitaires britanniques au sol et des autorités locales.

À cet instant, tous les regards sont tournés vers Londres et, surtout,
Washington. L’opération Céleste et l’implication supposée du directeur de
la CIA, Allen Dulles, les révélations de Charles Southall, la déclassification
des télégrammes de l’ambassadeur Gullion, le souvenir des phrases
énigmatiques de Harry Truman et Pierre Salinger, les allégations de Paul
Henry Abram au sujet de la présence de troupes américaines au sol ainsi
que la pusillanimité de ses supérieurs en Crète, constituent un faisceau de
présomptions suffisant pour soupçonner des complicités américaines,
actives ou passives, dans un complot contre Hammarskjöld.
« Nous devons savoir, écrit Susan Williams, si le département d’État
américain détient des renseignements bruts qui auraient permis à
l’ambassadeur Gullion de penser que l’avion a été abattu et si d’autres
renseignements existent, notamment sous la forme d’écoutes sur
interception, qui seraient détenus par la NSA. »
« L’assemblée générale de l’ONU, ajoute-t-elle, doit demander aux
services américains, dont la NSA, de fournir toutes les preuves dont ils
disposent. »
Tous les espoirs sont permis, quatre ans après la sortie du livre de
l’universitaire britannique, grâce à l’activisme des diplomates suédois. À
présent qu’un pugnace juge tanzanien a repris le flambeau seul, ou presque,
va-t-on enfin savoir ? La chape de plomb va-t-elle être soulevée, au nom
d’une volonté commune de transparence ?
Cet optimisme était prématuré. L’action du panel indépendant de 2015 ne
provoque pas de percée notable. Elle ne recueille qu’un désintérêt marqué
parmi les représentations permanentes des grandes puissances à New York.
Le sujet sent le soufre. Pourquoi exhumer d’encombrants cadavres, à
l’heure où les chancelleries mobilisent tous leurs efforts pour mettre fin aux
hostilités en Syrie, vaincre le groupe djihadiste État islamique et son califat
en Syrie-Irak ? « L’embarras demeure un puissant levier en politique », me
confie le juge sud-africain Richard Goldstone dans un courriel reçu en
septembre 2016, tout en m’assurant de sa « forte » certitude « que la mort
de Hammarskjöld n’était pas un accident ».
En novembre 2017, un des fondateurs de la Commission Hammarskjöld,
lord David Lea of Crondall, syndicaliste et parlementaire du Labour, prend
la plume. Il a décidé de s’adresser au ministre anglais des Affaires
étrangères Boris Johnson, ainsi qu’à son homologue américain Rex
Tillerson. « Cela fait bien longtemps, écrit-il dans sa missive officielle, plus
de cinquante ans après cet événement tragique, que les États-Unis et le
Royaume-Uni auraient dû mener un examen poussé des archives en leur
possession, en particulier ceux qui sont toujours classifiés, et les mettre à la
disposition des Nations unies […]. Il est impensable qu’il n’existe aucun
compte rendu [des communications interceptées] dans les archives
américaines et peut-être aussi dans les archives britanniques. »
Lord David Lea n’obtiendra aucune réponse.
D’autres initiatives de ce genre restent sans effet. Il suffirait qu’une
célébrité, un acteur ou un homme politique se saisissent du dossier pour en
rehausser la visibilité. Joint par Mohamed Chande Othman, l’ancien
secrétaire général des Nations unies, le Ghanéen Kofi Annan, qui coule une
paisible retraite, accepte en 2018 une mission de bons offices : « toucher un
mot » à l’ancien président américain Barack Obama au sujet de « Dag ».
Les deux hommes doivent se retrouver à Johannesburg dans le cadre de la
réunion des « Sages pour la paix » initiée par le défunt président sud-
africain Nelson Mandela. Hélas, Kofi Annan prend froid dans l’avion qui
l’emmène en Afrique australe. Il décédera de complications pulmonaires à
Berne, en Suisse, le 18 août 2018, à l’âge de quatre-vingts ans. Personne ne
sait s’il a pu s’entretenir avec Barack Obama. À en juger par le silence de
celui-ci, la réponse est certainement négative.
Alan Cowell, dans le New York Times en 2017, pointe les vains efforts de
Ban Ki-moon. « Tant que les gouvernements n’auront pas déclassifié leurs
secrets, conclut le journaliste établi à Londres, leur réticence pourra être
interprétée moins comme un empilement de théories du complot que
comme une conjuration du silence. »

Notes
1. Fusiliers marins de Sa Majesté.
2. Le Monday Club fut ainsi nommé en référence aux traditionnels repas de midi de ses membres,
chaque lundi, depuis sa fondation, le 1er janvier 1961.
3. Henning Mankell est décédé en 2015.
4. C’est ainsi qu’apparaissent aux États-Unis les télégrammes du 18 septembre 1961 de
l’ambassadeur Edmund Gullion se rapportant au pilote Jan Van Risseghem.
5. Un vote par consensus permet d’éviter un vote formel, les États les plus réticents s’abstenant
juste de lever le bras pour exprimer leur hostilité et s’évitant ainsi une stigmatisation embarrassante
devant les caméras.
Chapitre 18
L’engrenage infernal

Le nouveau secrétaire général de l’ONU, qui prend ses fonctions le


er
1 janvier 2017, apporte un changement apprécié au sein de l’organisation,
et suscite quelques attentes démesurées. António Guterres serait, dit-on, fait
du même bois que Monsieur H. Ancien Premier ministre portugais
d’obédience social-démocrate, il s’est illustré précédemment à la tête du
Haut-Commissariat pour les réfugiés (HCR), exhibant un courage
remarquable en faveur des réfugiés d’Afrique et du Moyen-Orient. Il ne
craint pas de tenir tête aux grandes puissances, murmure-t-on dans les
couloirs de la maison de verre, sur les rives de l’East River, à New York. Il
fera honneur à l’esprit de Dag Hammarskjöld.
Depuis 1962, les familles des victimes du crash de Ndola dépendent
exclusivement du bureau des affaires juridiques pour toute nouvelle
information susceptible de relancer l’enquête. Il se trouve toujours une
bonne âme pour leur communiquer discrètement l’existence d’une nouvelle
piste, et s’assurer qu’elles seront invitées à la cérémonie annuelle en
hommage aux victimes du crash de Ndola, devant la salle de méditation
chère à Monsieur H, dans le hall principal du siège new-yorkais des Nations
unies.
En 2014, elles ont apprécié l’activisme du gouvernement suédois, la
constitution d’un panel d’experts indépendants l’année suivante, puis la
réouverture officielle de l’enquête le 17 août 2016, à l’initiative de Ban Ki-
moon. Je suis entré en contact avec certains enfants des disparus de
l’Albertina vivant aux États-Unis, m’engageant à conserver nos échanges
confidentiels et à respecter leur anonymat. À ma surprise, la colère gronde
e
en leur sein. L’arrivée d’António Guterres au 38 étage du secrétariat des
Nations unies n’a fait, selon eux, que faire reculer la cause de Dag
Hammarskjöld. Les pressions espérées sur les États membres rétifs à toute
forme de coopération avec l’enquête n’ont pas été suivies d’effets. Pis, le
bureau des affaires juridiques a coupé les ponts avec les familles des
victimes.
Pour la première fois, en 2017, celles-ci n’ont pas été invitées devant la
salle de méditation. « Il faut passer par nos avocats, désormais », me confie
l’un d’eux, resté interdit devant tant de froideur. De l’avis général, le
dernier haut fonctionnaire onusien à leur témoigner quelque égard était le
vice-secrétaire général Jan Eliasson, d’origine suédoise comme
Hammarskjöld et ancien ministre des Affaires étrangères de son pays, de
2006 à 2012, avant d’être appelé à l’ONU.
Je rencontre celui-ci en septembre 2016, à trois mois de son retour au
e
pays. Dans son bureau au 37 étage, juste en dessous de celui de son patron,
Ban Ki-moon, le distingué Eliasson me parle de la vocation suscitée par
Monsieur H au sein des jeunes diplomates de Stockholm dans les
années 1960. De cet épouvantable 18 septembre 1961, gravé dans sa
mémoire comme dans celle de tous ses compatriotes. Il avait alors vingt et
un ans et se souvient « comme tout le monde » où il se trouvait ce jour-là,
« exactement comme pour JFK le 22 novembre 1963, Olof Palme le
28 février 1986 ou les attentats terroristes du 11 septembre 2001 ».
Disciple inconsolable de Hammarskjöld, Jan Eliasson a toujours veillé à
ce que les familles des victimes puissent avoir accès au dossier. Une page
s’est refermée avec son départ et celui de Ban Ki-moon. L’ONU veut certes
« connaître la vérité », comme l’a dit ce dernier, mais le nombre de
personnes réellement intéressées par l’affaire, paradoxalement, rétrécit
comme peau de chagrin.
« Jan Eliasson était le dernier des Mohicans, me confie mon
interlocuteur, fils d’une des victimes de Ndola. À présent que Jan Eliasson a
quitté l’ONU, ils veulent juste que les années passent, que les derniers
témoins, les enfants des victimes disparaissent à leur tour. Même les
archives onusiennes sont inaccessibles ! Ils nous mettent des bâtons dans les
roues pour éviter de les voir divulguées. »
Je tombe des nues. Ainsi, l’ONU refuserait elle aussi de jouer le jeu,
alors qu’elle a rouvert l’enquête et s’est engagée à transférer tout ce dont
elle dispose vers la bibliothèque royale de Stockholm, en Suède, afin d’y
voir constitué un fond unique de documentation ?
« C’est ce qu’ils ont dit, mais ça ne s’est pas déroulé ainsi, poursuit ma
source. Tout est encore ici, à New York. Allez donc faire un tour aux
archives. Vous verrez que je dis vrai. »

1
J’avais déjà tenté d’accéder à ce service baptisé UNARMS , pour me
2
heurter à des délais d’attente exagérés . Selon ma source, un responsable
des archives aurait déclaré en 2017 qu’il était « hors de question de laisser
des journalistes ou des chercheurs rôder » pour dénicher des informations
compromettantes.
Que peuvent donc receler ces archives qui incitent l’ONU à de telles
manœuvres dilatoires ?
Pour en avoir le cœur net, je me rends au siège d’UNARMS : un discret
e
petit local de la 45 Rue sans enseigne, accessible par une porte dans un
renfoncement, agrémentée seulement d’une sonnette vierge. Compulsant
l’arborescence des archives en ligne, je découvre qu’un certain nombre
d’entre elles sont agrémentées de la mention « SC » : « strictement
confidentiel ».
Une déclassification s’opère bel et bien depuis 2012, mais au compte-
gouttes. La procédure, longue et frustrante, est difficilement justifiable.
Confiée aux censeurs du Département des opérations de maintien de la paix
(DOMP), elle demeure très subjective : des centaines, des milliers de câbles
et télégrammes du Congo sont soustraits au regard bien qu’ils ne
mentionnent pas explicitement la tragédie de Ndola. Ils offrent pourtant un
éclairage précieux sur le contexte historique de la mission de la dernière
chance lancée par Monsieur H, mais d’autres critères justifient leur non-
divulgation : de vieux accrochages entre contingents de Casques bleus, ou
entre dirigeants de la mission ONUC, pourraient aujourd’hui encore
provoquer un incident diplomatique. D’où la nécessité de refouler les
« rôdeurs ». À ma grande frustration, une archiviste escamotera plusieurs
fois sous mes yeux des dossiers pour lesquels je ne dispose pas de
l’habilitation requise.
Malgré ces restrictions, les archives du Katanga disponibles à l’ONU
s’offrent à moi comme d’embarrassants instantanés du piège dans lequel
s’enferra Dag Hammarskjöld. Cette immersion en eaux bureaucratiques
permet de deviner l’engrenage infernal de la crise katangaise,
l’accumulation de haines poussées à leur paroxysme, tant du côté de l’ONU
que du régime Tshombé, avant le déclenchement de la sanglante opération
Morthor, qui visait à interpeller tous les mercenaires occidentaux.
Depuis sa tour de verre new-yorkaise, Dag Hammarskjöld avait sous-
estimé la vigueur du sentiment anti-ONU, tout comme il tarde à prendre la
mesure de son « erreur de casting » : le choix du diplomate irlandais Conor
Cruise O’Brien, recruté le 16 mai 1961 comme représentant à
Élisabethville, au Katanga, qui va jouer un rôle déterminant dans un
enchaînement de catastrophes aboutissant au crash de Ndola.
Inexpérimenté et colérique, l’homme de Dublin a été repéré pour ses
seuls talents littéraires ou presque, une qualité prisée par Dag
Hammarskjöld, qui affectionne les écrivains diplomates, à l’instar du
Français Saint-John Perse. O’Brien arrive donc au Katanga bien décidé à
faire appliquer la résolution 121 du Conseil de sécurité du 23 février 1961,
qui ordonne l’expulsion de tous les personnels militaires étrangers, ONU
exceptée, de la province sécessionniste.
De caractère entier, égotique, le favori de Hammarskjöld ne tarde pas à
fédérer la haine des Katangais. Sa personnalité abrasive, combinée à une
insuffisante compréhension de ses prérogatives, précipite l’affrontement
avec les durs du régime séparatiste. Excédé par leur jusqu’au-boutisme,
O’Brien parvient à la conclusion que la sécession du Katanga doit être
écrasée, à n’importe quel prix.
Conor Cruise O'Brien, diplomate et écrivain irlandais, était un bien mauvais
choix pour le poste de représentant de l'ONU en 1961 au Katanga. Entier et
mégalomane, incapable d'amadouer les dirigeants séparatistes, il devient leur
bête noire en proclamant hâtivement la fin de la sécession et en promouvant
l'emploi de la force. © Archives ONU

Dans les archives de New York, les télégrammes de l’Irlandais


s’enchaînent, traduisant une exaspération croissante à l’égard du Raspoutine
katangais et homme fort d’Élisabethville, le ministre de l’Intérieur
Godefroid Munongo. Ils relatent l’antagonisme croissant à l’encontre des
représentants onusiens au Katanga. Cette haine vire au complot, le 22 juillet
1961 : une patrouille de Casques bleus nigérians tombe dans une
embuscade près de la base aérienne de Kamina. Il n’y a qu’un seul blessé,
mais c’est un miracle. La rumeur court que Munongo veut accrocher des
« scalps », pour forcer l’ONU à se retirer du Katanga. Cela se confirme le
28 août 1961. Lors de l’opération Rum Punch, la première visant à mettre la
main sur les 500 mercenaires blancs du Katanga, un capitaine belge nommé
André Cremer se rend au lieutenant-colonel norvégien de l’ONU Björn
Egge. Au cours de son interrogatoire, le 31 août, le prisonnier confesse les
instructions proférées par Munongo en personne lors d’une entrevue
discrète en mai précédent : recruter un commando de 24 soldats d’élite pour
mener « des actions de sabotage et de subversion contre l’ONU ». Mi-
juillet, ces ordres se font plus précis : il s’agit cette fois de tuer des Casques
bleus, puis d’assassiner l’adjoint français de Conor Cruise O’Brien, Michel
3
Tombelaine , pour semer la terreur.
Une première embuscade échoue contre une patrouille suédoise. Le
18 juillet, Munongo se fait impatient auprès de Cremer : « Cette semaine, je
veux des victimes à l’ONU. »
« Votre mission était d’assassiner ? lui demandera un reporter de l’agence
UPI autorisé à l’interroger peu après son interpellation à propos de l’attentat
raté contre la patrouille nigériane.
— Oui », répond benoîtement le mercenaire, qui sera exfiltré vers
Léopoldville.
4
Il y sera tué peu de temps après .

Un deuxième incident va révéler la portée du complot ourdi contre


l’ONU. Le 6 septembre 1961, une jeune femme au visage tuméfié se
présente au quartier général des Casques bleus dans la capitale katangaise.
Thérèse Erfield, une secrétaire d’administration polyglotte âgée de trente
ans, d’origine italo-polonaise et avec un passeport grec, fait des révélations
stupéfiantes à ses interrogateurs, dont l’incontournable Björn Egge.
La demoiselle a été frappée par son amant, un mercenaire français nommé
Henri-Maurice Lasimone, visiblement sous l’influence de l’alcool. Rouée
de coups, craignant pour sa vie, elle demande l’asile auprès de l’ONU et
une exfiltration rapide vers Léopoldville, ce qui sera fait le soir même. En
échange, elle confie tout ce qu’elle sait : le pedigree de Lasimone, né le
20 juin 1920 à Thiers, capitaine promu commandant, ancien parachutiste
d’Alger, les circonstances de leur rencontre en France plusieurs années
auparavant, et surtout les sinistres intentions d’un groupe de mercenaires
français qui auraient dressé un « plan d’action contre l’ONU ». Leur chef
serait un officier du nom de Roger Faulques, qui commandait
précédemment un camp d’entraînement de la gendarmerie katangaise à
Shinkolobwé et qui aurait constitué « un QG de guérilla aux abords de
Kolwezi », caché dans la brousse.
L’ONU, déjà exaspérée par le semi-échec de la première opération
d’expulsion des mercenaires le 28 août 1961, demande des comptes au
Katanga et à la Belgique. « D’après mes observateurs, il est absolument
faux que des officiers aient pris le maquis, répond le ministre belge des
Affaires étrangères, Paul-Henri Spaak, le 8 septembre, à deux missives
rédigées par Dag Hammarskjöld lui-même. Seuls restent à Éville une
trentaine d’officiers belges dont d’ailleurs la très grande majorité sont dès à
présent rapatriés et les autres sur le point de l’être. »
Il n’y a pas un mot de vrai dans ces paroles. L’Union minière du Haut-
Katanga a fourni de faux papiers à plusieurs dizaines d’affreux de toutes
nationalités, tandis que le groupe Faulques ourdit ses plans sous le couvert
de la brousse.
Les propos de Thérèse Erfield seront étayés, des décennies plus tard, par
les Mémoires d’un homme d’affaires anglais, Gordon Hunt, établi dans la
région à la même époque, bizarrement apparus en 2018 sur WikiLeaks.
Naguère responsable de la Rhodesian Congolese Border Power
Corporation, ou Rhopower, qui alimente toutes les mines de la Copperbelt
en électricité grâce au barrage hydroélectrique de Kariba, sur le fleuve
Zambèze, Hunt sillonne le Katanga et la Rhodésie du Nord durant
l’année 1961. Ami des dirigeants belges de l’Union minière du Haut-
Katanga (UMHK) aussi bien que du gouvernement rhodésien de Roy
Welensky, il reçoit le 9 septembre la visite de « deux officiers français,
d’une culture et d’une envergure considérables ». La rencontre, qui
se déroule dans la brousse, sur la frontière, entre les bourgs de Kasumbalesa
et Bancroft, vise pour les deux hommes, « jeunes et débonnaires
e
d’apparence, anciens de la 8 armée britannique du désert et de l’Algérie »,
à demander l’aide logistique de Hunt lui-même et, partant, des autorités
rhodésiennes, à compter du moment où l’ONU mettra à exécution ses
menaces contre le régime séparatiste katangais. Il s’agit, pour parer à cela,
d’« établir une série de sites d’entraînement commando à travers la
Copperbelt, à l’insu de l’ONU ». La première, avec 60 hommes de troupe
encadrés par six officiers blancs, pourrait être déclarée opérationnelle à
Kasumbalesa, à cent cinquante-cinq kilomètres au nord-ouest de Ndola. Le
but de ces unités une fois opérationnelles, confient les deux Français à
Gordon Hunt, consistera à « harceler les Nations unies par la guérilla et le
sabotage », avec la bénédiction des ministres katangais, Godefroid
Munongo et Évariste Kimba en tête, qui les ont mandatés pour ce rendez-
vous clandestin en pleine nature. Ancien des services spéciaux et vétéran du
dernier conflit mondial, l’Anglais est néanmoins impressionné par ses
interlocuteurs, « qui ne sont pas seulement de durs mercenaires mais des
officiers surentraînés militairement et dévoués à la cause pour laquelle ils se
sont portés volontaires ». Traqués depuis le 28 août et l’opération Rum
Punch, ils se disent prêts, avec leurs hommes, « à dormir le jour et semer la
terreur la nuit dans la brousse ».
Ce que Hunt ne précise pas dans son récit, ce sont les projets funestes de
ses visiteurs surprise : le commando de mercenaires français aurait, d’après
Thérèse Erfield, également établi une liste noire de personnalités
onusiennes à abattre, en tête de laquelle figurent Conor Cruise O’Brien,
Michel Tombelaine et Björn Egge. Le capitaine Henri-Maurice Lasimone
serait le commandant en second de ce commando de brousse, qui « projette
des attentats au plastic et avec des armes munies de silencieux contre les
bâtiments et certains employés de l’ONU ». Après la rafle du 28 août,
précise Erfield, les affreux se seraient fondus dans la nature, soit en prenant
le maquis comme Faulques, soit en usant de faux papiers et d’un emploi
fictif à Élisabethville. Exactement comme Roger Bracco, l’ex-pilote de
5
chasse belge rencontré à Bruxelles .
L’ombre de Godefroid Munongo plane, une fois de plus, sur ces
manigances, qui incitent Conor Cruise O’Brien à précipiter le
déclenchement de Morthor, la deuxième opération militaire visant à
expulser une bonne fois pour toutes des mercenaires ayant échappé à Rum
Punch deux semaines plus tôt.
Dans les archives d’UNARMS à New York, les messages d’O’Brien
adressés au président Moïse Tshombé se concentrent sur le problème
Munongo. Entre ces télégrammes et ceux d’Egge, un fait nouveau se
dessine, au moment où Dag Hammarskjöld se prépare à atterrir au Congo :
l’ONU vient de prendre conscience, tardivement, qu’un péril majeur la
guette et que les conseillers belges restés au Katanga ne sont peut-être pas
les adversaires dont elle a le plus à craindre. Les plus dangereux sont une
poignée de Français qui semblent animés des pires intentions et dont elle a
en vain demandé l’expulsion au président Tshombé.
Parcourant les fiches d’identité de ces hommes rédigées par Björn Egge,
e
à mesure que je les découvre dans le petit local de la 45 Rue, à Manhattan,
je tombe sur le récit d’un grave incident survenu le 14 juillet 1961,
impliquant Egge lui-même. Invité à célébrer la fête de la Bastille par le
consul de France à Élisabethville, Joseph Lambroschini, le lieutenant-
colonel norvégien de l’ONUC y croise deux officiers français, identifiés
comme le « colonel Toupet-Thomé » et le « major de La Bourdonnaye ».
Tandis que la conversation s’engage sur un ton glacial, un troisième larron
se glisse subrepticement dans le dos de l’officier de renseignement
scandinave. Egge sent alors un objet contondant appliqué contre sa hanche.
L’agresseur murmure : « Un couteau va bientôt entrer là. » Il est un de ces
hommes dont Egge essaie d’obtenir l’expulsion depuis deux mois : « Le
major Egé, officier parachutiste », écrit le Norvégien dans son rapport.
L’altercation se poursuit : aux côtés de « Toupet-Thomé » et de
« La Bourdonnaie », Egé reproche à l’ONU de « semer le communisme en
Afrique » et assure que le Katanga y est « le dernier bastion de l’homme
blanc ». « Tous les Blancs de l’ONU, assène-t-il encore, sont des traîtres à
la race blanche. »
Les différents témoignages écrits ne disent pas ce qui se passe alors, si ce
n’est que Joseph Lambroschini protestera auprès de l’ONU pour l’esclandre
provoqué… par l’officier norvégien, indigné. « Inutile de débattre avec ces
esprits fanatiquement empoisonnés », commente celui-ci a posteriori,
avertissant contre des « anciens d’Algérie » qui chercheraient à défendre au
Katanga une cause déjà perdue en Afrique du Nord.
L’incident avait été relaté par Conor Cruise O’Brien dans son livre
Katanga and Back, paru en 1962, mais je doutais de sa véracité. Les
archives de l’ONU confirment qu’il était bien réel. Elles lèvent le voile sur
l’engrenage infernal qui s’était mis en branle, entre les provocations des
Katangais et la radicalisation croissante de Conor Cruise O’Brien,
décidément incapable de garder son sang-froid sous une telle pression. Le
31 août, il estime que les confessions d’André Cremer prouvent que
Godefroid Munongo voulait assassiner Michel Tombelaine et exige sa
démission immédiate auprès de Moïse Tshombé. Quatre jours plus tard, le
3 septembre 1961, dans une lettre adressée à son collègue Mahmoud Khiari,
il fait part de son intention d’« en finir avec le Katanga indépendant ». « Il
nous semble inutile d’y aller par quatre chemins », ajoute-t-il lugubrement,
oubliant au passage que l’ONUC est une mission de maintien de la paix, et
non d’imposition de celle-ci. Quand Monsieur H privilégie en toutes
circonstances la diplomatie préventive jusqu’à plus soif, le bouillant
Irlandais juge, lui, le recours aux armes inévitable. Dans une allocution
radio prononcée le 15 septembre, son adjoint Michel Tombelaine affirmera
que « l’ONU est déterminée à mettre fin à la sécession du Katanga » et
avertit que « tous les snipers civils seront fusillés, en concordance avec tous
les usages internationaux reconnus ».
Dans le cadre d’une opération de maintien de la paix, les propos étaient
pour le moins maladroits. Ils ont pour effet d’exciter la fureur des
séparatistes, de Munongo, des officiers français et des dirigeants de l’Union
minière. Le bras de fer avec l’ONU devient un combat à mort. Et les erreurs
d’O’Brien précipitent un engrenage fatal : en atterrissant à Léopoldville,
l’après-midi du 13 septembre 1961, Dag Hammarskjöld réalise qu’O’Brien
est allé trop loin.
Effaré par l’ampleur du désastre, Monsieur H tente d’en contenir les
excès : depuis Léopoldville, il essaie, en vain d’abord, de rétablir le contact
avec Moïse Tshombé, en fuite, pour négocier un cessez-le-feu
général. Informé du piège dans lequel est tombée une compagnie de
Casques bleus irlandais à Jadotville, au nord-ouest de la capitale
Élisabethville, il va bientôt se sentir obligé d’aller négocier ce cessez-le-feu
lui-même et sauver la vie des 156 infortunés Irlandais. Ses derniers
télégrammes, rédigés depuis l’hôtel Le Royal et consultables à New York,
en attestent. Sans doute avait-il également décidé de démettre de ses
fonctions Conor Cruise O’Brien, mais il n’en aura pas le temps. Avant qu’il
ne décolle pour Ndola, le 17 septembre, Hammarskjöld a cependant fait
savoir à son représentant au Katanga qu’il se passerait de ses services pour
cette mission « de la dernière chance ».
Savait-il ce qui l’attendait à la frontière entre Rhodésie et Katanga ?
Était-il informé des graves développements concernant une liste noire des
dirigeants onusiens à abattre, sur laquelle son nom ne figure d’ailleurs pas,
à en croire Thérèse Erfield ?
Sait-il le rôle décisif joué par une poignée de mercenaires dans les
opérations de guérilla, et leur détermination à « semer la terreur la nuit dans
la brousse » ? Des récits qui précèdent, il ressort que leur volonté de nuire
est évidente, au moment où Dag Hammarskjöld s’envole pour Ndola. Un
demi-siècle après, ces officiers français sont de vrais fantômes. Pourquoi
leurs fiches d’identité sont-elles vides ou incomplètes à l’ONU ? Pourquoi
n’existe-t-il aucune photo d’eux dans les archives ? Qui les a envoyés au
Katanga ? Quels buts y poursuivaient-ils ?
Alors que je commence tout juste à m’intéresser au « commando » de
Roger Faulques, intrigué par le récit de Gordon Hunt à leur sujet, je reçois
un message encourageant de Susan Williams : regrettant de n’avoir pu elle-
même approfondir le rôle joué par ces « durs », elle m’incite à
« persévérer ». Sont-ils le chaînon manquant de la tragédie qui s’est jouée
au fond de la brousse ?

Notes
1. United Nations Archives and Records Management Services.
2. « Nous nous engageons à traiter toute requête de consultation sous un délai de un à deux ans »,
me promettait une interlocutrice, pleine d’optimisme, lors de mes premières démarches.
3. Michel Tombelaine était un ancien journaliste du quotidien Le Monde, de 1948 à 1953. Devenu
artiste à New York, il est décédé en 2017 à l’âge de quatre-vingt-trois ans, avant que je puisse le
rencontrer.
4. Âgé de trente-six ans, ou de quarante, selon les sources, André Cremer meurt abattu par un
Casque bleu éthiopien lors d’une tentative d’évasion nocturne du camp Martini, à Léopoldville, le
28 octobre 1961. Ses deux acolytes français et anglais se rendront sans opposer de résistance.
5. Voir p. 263.
Chapitre 19
Les affreux

25 février 1961, aéroport de Rome : fraîchement débarqués du train de


nuit de Paris, six officiers français en civil embarquent pour Salisbury, la
capitale rhodésienne, en Afrique australe. Leurs noms : Trinquier, Faulques,
Egé, La Bourdonnaye, Bovagnet, Pradier.
Le premier est une légende. Le colonel Roger Trinquier est un spécialiste
de la contre-guérilla, cette « guerre contre-subversive » pratiquée en
1
Indochine à la tête des maquis montagnards du GCMA contre le Viêt-
minh, à Suez en 1956, et en Algérie.
Le deuxième, le commandant Roger Faulques, est un héros tragique de
l’armée française aux heures de la décolonisation. Ancien partisan, officier
légionnaire du 1er REP, il a survécu aux combats de la « route sanglante »,
2
la RC 4, sur la frontière chinoise en 1950 .
Une légende de l'armée française, en action contre les Casques bleus à
Élisabethville (Katanga), durant les combats de septembre 1961 : le commandant
de la Légion Roger Faulques, grenade à la main et cigarette à la bouche, vétéran
des combats d'Indochine et d'Algérie, farouche antigaulliste, nouvellement
reconverti dans le mercenariat. © Philippe Le Tellier/Paris-Match Archives

Grand, élégant, aristocrate d’origine bretonne, Yves Marie


de La Monneraye de La Bourdonnaye-Montluc s’est taillé une franche
notoriété en témoignant au « procès des barricades », défendant les
émeutiers qui, le 24 janvier 1960, avaient cru pouvoir s’emparer d’Alger et
contraindre de Gaulle à renoncer au pouvoir. Il est surtout l’un des officiers
e
de la 10 division parachutiste qui, avec Trinquier et sous les ordres du
général Massu, ont eu recours aux « interrogatoires musclés », euphémisme
pour la torture, afin d’écraser le FLN à Alger. La Bourdonnaye, comme
Trinquier et Faulques, est un spécialiste de la guerre psychologique. Ces
hommes ont quitté leurs régiments respectifs au cours de l’année 1960,
écœurés par la tournure des événements et l’abandon progressif par le
président Charles de Gaulle de la colonie nord-africaine. Malgré leur
antigaullisme grandissant, ils ont accepté l’invitation du ministre de la
Défense Pierre Messmer, lui-même ancien résistant et officier de la Légion
étrangère, et de son aide de camp, le capitaine Pierre Dabezies, à se rendre
au Katanga pour y épauler la sécession du régime Tshombé. Trinquier a tout
de suite pensé à Faulques. D’autres officiers d’active, pour certains encore
3
basés en Algérie, ont promis de les rejoindre plus tard . Avant sa mort, en
2010, à l’âge de quatre-vingt-neuf ans, Yves de La Bourdonnaye confiait à
la journaliste Marie-Monique Robin les circonstances de son engagement :
« Après les barricades, j’ai été viré d’Algérie et renvoyé à Pau dans mon
régiment d’origine. Je m’ennuyais ferme lorsqu’on m’a proposé de partir au
Katanga pour défendre là-bas nos intérêts. Nous avons tous démissionné de
l’armée en même temps. C’était une manière de protéger le gouvernement
français, au cas où notre mission tourne mal. Nous sommes partis chacun
avec un joli pactole ! La veille de notre voyage, nous avons eu un rendez-
vous dans le sous-sol d’un bistrot, en face du Fouquet’s, avenue George-V.
J’étais avec Faulques et Egé. Un type dont je n’ai jamais su le nom nous
remet un paquet de gros billets, 4 000 francs chacun, ce qui à l’époque
faisait pas mal de pognon ! Apparemment, l’argent venait de l’Union
minière du Haut-Katanga. »

Le départ en Rhodésie s’est déroulé in extremis : au moment où


Trinquier, Faulques et consorts bouclaient leurs valises, un contre-ordre
tombait du cabinet de Pierre Messmer. Le 21 février, l’ONU venait de voter
une résolution appelant à l’expulsion des mercenaires du Katanga.
L’équipée devenait soudain problématique. Mais pas plus Messmer que
Dabezies ne parvinrent à empêcher Trinquier d’embarquer à Rome, après
une sortie discrète de Paris par le train de nuit. Le groupe reste deux jours à
Salisbury, où il est rejoint par trois autres camarades et pris en charge par
des intermédiaires belges. Le 28 février 1961, ils sont huit à embarquer,
affublés de fausses barbes, dans un DC-4 de la compagnie Seven Seas
4
Airlines à destination du Katanga . Huit, et non pas neuf : Trinquier, refoulé
sur ordre venu d’Élisabethville, est obligé d’emprunter la voie terrestre et
de passer la frontière par ses propres moyens. Quant à ses camarades plus
chanceux, la bureaucratie a retenu les identités fictives de trois d’entre eux :
Bovagein, Fallquens, Laboudounne. Leurs papiers sont tout aussi faux que
leurs barbes. Les douaniers rhodésiens, ce jour-là, ne posent pas de
questions, malgré la dégaine martiale de ces curieux passagers, leur coupe
de cheveux rase et quelques cicatrices impressionnantes : la joue gauche de
Roger Faulques est traversée par une profonde estafilade remontant jusqu’à
la tempe.
Au Katanga, le comité d’accueil pour ces volontaires étrangers est plus
froid que prévu. Le colonel Trinquier « paie » sa notoriété et son assurance
de héros combattant façonné par vingt-cinq ans de baroud. Les conseillers
belges de Moïse Tshombé, qui voient en lui la preuve d’une tentative
d’OPA hostile de Paris sur la province sécessionniste et ses fabuleuses
richesses géologiques, le jugent indésirable. Le 9 mars, Tshombé doit exiger
son départ. Le 11 mars, Trinquier fait ses bagages. Son aventure katangaise
5
aura été brève . Les autres restent et sont séparés par les conseillers belges,
à dessein. Adoptant un profil bas sur recommandation expresse de
Trinquier, Faulques accepte de commander le centre d’entraînement de
Shinkolobwé, à cent trente kilomètres à l’est de Kolwezi, afin de composer
avec les susceptibilités belges. La Bourdonnaye prend la tête de la cellule
de guerre psychologique, et se rapproche du ministre de l’Intérieur
Godefroid Munongo, dont il devient le conseiller militaire. Doucement mais
sûrement, la présence française se renforce, grâce à de nouveaux candidats
à l’aventure. L’un des nouveaux venus se nomme Bob Denard. Le 26 mars,
cet ancien sous-officier de marine, passé par l’Indochine et le Maroc
comme policier, venu au Katanga en lisant une petite annonce dans la
presse hexagonale, signe son engagement dans la gendarmerie katangaise.
Cette vingtaine de vétérans de l’Algérie et, pour beaucoup, de
l’Indochine se trouvent donc loin de l’Afrique du Nord lorsque survient le
putsch des généraux à Alger, le 21 avril 1961. Sympathisants de
l’insurrection, pro-Algérie française pour la plupart, ils ont eu la bonne
fortune de se trouver sous d’autres latitudes lorsque le putsch a échoué. Ils
échappent ainsi aux purges antiputschistes et peuvent servir les intérêts de
la France, loin, très loin de l’Hexagone.

Mais les fausses barbes ne suffisent pas : repérés par l’ONU, qui redoute
leur pouvoir subversif, ils écopent d’un ordre d’expulsion signifié le 20 juin
suivant au consul français à Élisabethville, Joseph Lambroschini, dans un
câble dont je retrouve la trace à New York.
Récemment débarqué dans la capitale katangaise, Joseph Lambroschini
est un ancien du Bureau central de renseignement et d’action (BCRA), les
services secrets de la France libre à Londres. L’ex-commandant « Nizier »,
son pseudo au sein des maquis FFI de Haute-Savoie danse sur un fil : d’un
côté, il fait remarquer que cette poignée de soldats de métier, tous
officiellement démissionnaires de l’armée française, se trouvent au Katanga
en tant que simples citoyens et qu’il n’est pas habilité à leur donner des
6
ordres ni à confisquer leurs passeports ; de l’autre, il plaide auprès de
Conor Cruise O’Brien en faveur du maintien dans les forces katangaises de
ces officiers français, « dont le commandant La Bourdonnaye », comme le
révèle un télégramme diplomatique belge daté du 21 juin 1961. Tout au
long de l’été, les arrêtés d’expulsion se multiplient à leur encontre, souvent
7
stériles, parfois cocasses .
Les trois Français du consulat, ceux qui ont agressé l’officier norvégien
Björn Egge le 14 juillet 1961, vont regretter de s’être fait remarquer. Deux
sont expulsés, sur des vols de la compagnie française UAT, qui assure la
ligne Paris-Johannesburg, via Brazzaville et Élisabethville. Le premier,
celui qu’Egge nommait « Toupet-Thomé », se nomme en réalité Edgard
Tupët-Thomé. Il quitte le Katanga le 25 juillet 1961. Le second, Léon Egé,
l’imite le 5 août. Peut-être sont-ils revenus par la petite porte, mais leur
trace se perd ici. La Bourdonnaye, classé le plus dangereux de tous, est
quant à lui annoncé sur les vols UAT du 31 juillet, puis du 1er août, mais il
fausse compagnie à ses poursuivants et prend le maquis.
Lorsque les combats se déclenchent dans Élisabethville, le 13 septembre
1961, le plan guérilla dévoilé par Thérèse Erfield se matérialise : Roger
Faulques à la manœuvre lance de petits groupes de voltigeurs contre les
colonnes blindées de Casques bleus irlandais, indiens et suédois progressant
vers leurs objectifs en centre-ville. Ils sont les seuls réellement préparés à la
guerre côté katangais, ayant disposé en des points névralgiques des réserves
d’armes et de munitions, et vont assumer les rênes d’une insurrection
organisée.
Peu de photos existent de ces échauffourées, qui coûtent la vie à plusieurs
dizaines de soldats katangais, achevés sur la place publique par des
combattants indiens insensibles aux lois de la guerre, à quelques civils et
Casques bleus. Le même photographe qui avait « immortalisé » Joseph
Delin dans le cockpit du Fouga Magister, Philippe Le Tellier, saisit
néanmoins sur le vif Roger Faulques, cigarette aux lèvres, en bras de
chemise, grenade au phosphore dans la paume, émergeant tel un diable
d’une haie pour lancer son projectile sur des Casques bleus. Jusqu’au
vendredi 15 septembre, Faulques est omniprésent, hurlant ses ordres à la
radio, répartissant ses groupes mobiles pour harceler ceux que Trinquier
appelait les « branquignols d’Hammarskjöld », cet homme « qui se
considère le chef tout-puissant d’un super-État ».
Ceux que Monsieur H qualifiait de « résidu d’aventuriers laissés pour
compte de l’Algérie », dans sa dernière interview au quotidien anglais The
Observer, peuvent savourer leur succès inattendu. Il était « soucieux de
nous mettre hors de combat avant le 19 septembre 1961, date à laquelle
s’ouvre à New York la nouvelle session de l’assemblée générale des
Nations unies », écrit dans ses Mémoires Bob Denard, qui a été arrêté le
28 août, expulsé le 10 septembre vers Bruxelles-Zaventem et de retour à
Ndola, via Brazzaville et Salisbury, le 15.
Le succès de l’insurrection semble même dépasser toutes les attentes des
frères d’armes de Bob Denard, parmi les 105 ayant échappé à la capture.
Sur le site de l’INA (Institut national de l’audiovisuel), je visionne un
épisode de l’émission Seize millions de jeunes, d’Alain de Sédouy et André
Harris, diffusée sur l’ORTF (Office de radiodiffusion télévision française)
le 9 juin 1966 et intitulé « Les aventuriers ». Interviewé chez lui, un officier
français en bras de chemise raconte ses exploits katangais. Michel Badaire,
e 8
ancien lieutenant du 11 choc , explique que le mercenariat « consiste à se
mettre au service d’un État pour une très courte durée ». Le Katanga ? Il
prétend en avoir « entendu parler à la radio », trouvé que Tshombé avait
« l’air d’être un type bien », « ouvert une carte d’Afrique » pour savoir où
se trouvait le petit Ratanga et « écrit à Tshombé » pour proposer ses
services.
« Et puis il est arrivé quelques Français, poursuit Michel Badaire. Des
spécialistes, des professionnels de la guerre subversive, de l’action
psychologique : La Bourdonnaye, Faulques, celui dont on a parlé durant
toute la guerre d’Indochine, Egé. Et, à ce moment-là, on s’est mis au service
de l’indépendance de ce peuple, honnêtement. »

Patiemment, je dresse l’inventaire des membres de ce groupe, triés sur le


volet. Qui sont les Français qui rejoignent Faulques et son groupe
d’« éclaireurs » en Rhodésie fin février 1961 ? Peut-être Henri-Maurice
Lasimone, Michel Badaire, justement, et le commandant de tabors François
Hetzlen, que Faulques a pris comme numéro deux. Cela fait neuf.
S’ajoutent Bob Denard, Robin Wrenacre et Paul Ropagnol, deux autres
transfuges d’Algérie, arrivés également au printemps 1961. Cela fait douze.
Ils seront rejoints par Edgard Tupët-Thomé en juin. Cela fait treize, voire
9
quatorze en comptant Antoine, dit Tony, de Saint-Paul . Outre les six
mentionnés en début de chapitre, d’autres noms résonnent, comme Michel
Vidal de Clary, André Bourges, Marius Bousquet, Jean-Louis Pradier,
10
Roger Emeyriat ainsi que les dénommés Jean-Louis Cloître, Gillet et
Charlot. Cela fait vingt-deux. L’ONU, enfin, évoque une « secrétaire des
services de renseignement français qui a passé huit ans en Algérie,
Mme Verrière », dont je ne trouve aucune trace par ailleurs, et que Faulques
niera avoir connue.
« On était au Congo parce qu’on avait un rôle à y jouer, martèle Badaire
devant la caméra de l’ORTF. Il fallait agir. »
Il ne définira pas ce « rôle » ni cette nécessité d’agir. Mais il livre une
remarque :
« Je crois qu’à moins de vingt-cinq Français on a changé peut-être
l’avenir de l’Afrique, au moment où il fallait le faire. »
11
On n’en saura pas plus : la séquence s’arrête là . Un document de
l’ONU, cité par Susan Williams en 2011, m’intrigue : le 4 janvier 1962, le
nouveau représentant de l’organisation à Élisabethville, Brian Urquhart,
écrivait à son supérieur Sture Linnér à Léopoldville que, « selon une source
relativement fiable, un soi-disant crash group composé d’environ
12
38 mercenaires a constitué le ressort principal des combats de décembre .
Le groupe était organisé par deux mercenaires français nommés Baron et
Hiver [probablement des noms de guerre], sous la supervision du colonel
[sic] Faulques. »
L’expression anglaise crash group a deux interprétations possibles. Ou
bien il s’agit d’une traduction se voulant aussi fidèle que possible de la
formule militaire française « groupe de choc », ou bien elle reproduit
fidèlement l’expression en anglais utilisée par ces hommes. Cette subtilité
sémantique n’a rien de futile : dans la seconde hypothèse, nous nous
trouverions alors en présence d’individus pérorant autour d’un événement
dramatique.
Arrivé au Katanga en 1961, le lieutenant français Paul Ropagnol a reçu ses
ordres de mission de l'Élysée. Durant les combats de septembre contre l'ONU, il
perdra son meilleur ami, Robin Wrenacre, un officier de la Légion venu par la
même filière et tué par des tirs non identifiés. © Philippe Le Tellier/Paris-Match
Archives

Mais cet indice seul ne suffit pas à nourrir des soupçons à leur encontre.
À nouveau, c’est en recoupant plusieurs sources qu’un faisceau de
présomptions se fait jour. Il y a d’abord le récit de la rencontre dans la
brousse, le 9 septembre, entre l’homme d’affaires anglais Gordon Hunt et
13
deux officiers français, comme un prélude au drame à venir . Il y a ensuite
les confessions de Thérèse Erfield au sujet d’un groupe de guérilla constitué
14
par Roger Faulques . Les témoignages qui évoquent des Français opérant
dans la brousse ne manquent pas. J’ai retrouvé par hasard d’autres
documents intrigants : à Oxford, les archives de George Ivan Smith
contiennent une lettre reçue le 5 février 1963, envoyée par Knut
15
Hammarskjöld, neveu de Monsieur H et président de l’AELE à Genève.
« Je comprends à présent, écrit celui-ci, que, durant le mois de
septembre 1961, un commando de guerre psychologique emmené par le
célèbre colonel [sic] français Faulques était stationné à Ndola. Il semble que
le commando était composé de quatre mercenaires. Il était chargé de mener
la propagande externe de Tshombé, spécialement en direction de
l’Occident. Je me demandais si vous en aviez entendu parler lors de vos
visites sur place, et si vous connaîtriez les noms des trois autres officiers,
ainsi que leurs qualités professionnelles et leur équipement
radioélectronique. » S’agit-il des mêmes hommes que ceux évoqués par
Erfield, Hunt et Badaire ? Ont-ils réellement établi une base arrière près de
Ndola ? Y étaient-ils le 17 septembre ? Et, surtout, d’où Knut
Hammarskjöld tient-il ces informations lorsqu’il écrit à Smith en 1963 ?
La réponse me sera donnée quelques mois plus tard, un peu par hasard,
tandis que j’inventorie les archives de l’Anglais Brian Urquhart, ancien
secrétaire général adjoint de l’ONU, préservées elles aussi à New York. Y
figure un compte rendu de son interview avec le même Knut
Hammarskjöld, en 1967 cette fois. Quatre années se sont alors écoulées, le
16
neveu du disparu a pris la présidence de l’IATA , mais il n’en démord pas :
« KH pense que le crash de Ndola n’est en aucune manière résolu. Il lui a
été dit qu’une unité de mercenaires français se trouvait près de l’aéroport,
qu’elle avait des hélicoptères à sa disposition et des équipements
électroniques sophistiqués. Il pense qu’ils avaient un arrangement avec la
tour de contrôle de Ndola et qu’ils se sont substitués à elle pour donner les
consignes d’atterrissage à l’avion, lui donnant de fausses informations
quant au réglage de la pression barométrique, des altimètres, etc.,
précipitant ainsi le crash. […] La source de Knut sur les Français est le
colonel Wern [sic], qui était à Éville au moment des faits et n’avait vraiment
aucun moyen de savoir tout cela. Lorsque Knut a dit qu’il allait creuser tout
cela, Wern [sic] l’a conjuré de s’abstenir car sinon “ils allaient avoir sa
peau”. Knut, très excité, s’est avéré incapable de me dire comment une telle
équipe aurait pu exécuter ce plan dans les temps, étant donné que personne,
y compris H lui-même, ne savait qu’ils iraient à Ndola avant le matin du
17 septembre. » Après vérification, « Wern » est en réalité le colonel
suédois Jonas Wærn, qui dirigeait un bataillon de Casques bleus dans la
capitale katangaise. Sa légitimité est discutée par Brian Urquhart, car
l’homme ne traitait pas du renseignement. Est-ce une raison suffisante pour
disqualifier ainsi un témoin, qui s’est retrouvé en première ligne lors des
combats de Morthor face aux redoutables mercenaires français ?
Impossible, en tout cas, de remonter cette piste-là : Jonas Wærn est décédé
le 6 novembre 2003, à l’âge de quatre-vingt-huit ans. Il n’existe aucune
archive sous son nom à l’ONU et celles qui existent peut-être en Suède
restent à exhumer.
Une autre mention dans le récit d’Urquhart me fait sursauter : les
hélicoptères. J’ai lu dans les Mémoires du représentant anglais de la firme
Rhopower Gordon Hunt que celui-ci avait hébergé un espion anglais, juste
avant le crash, et que celui-ci s’était offert les services d’un petit hélicoptère
Bell 47. Hunt ne donne pas le nom de « notre homme en Rhodésie », mais
nous le connaissons par ailleurs, grâce aux Mémoires de lord Cuthbert
17
Alport : il s’agit de Neil Ritchie, agent secret britannique et représentant
du MI 6 sous couverture diplomatique à Salisbury, chargé le 17 septembre
d’aller chercher Moïse Tshombé à Kipushi pour le ramener à temps à Ndola
juste avant l’arrivée supposée du DC-6 de Dag Hammarskjöld. Des
recherches menées de concert avec le chercheur norvégien Hans Kristian
Simensen, l’un des « mousquetaires » rencontrés à Londres, permettent
d’identifier la compagnie d’hélicoptères Autair, basée à Kitwe, qui fut bel et
bien réquisitionnée pour « des opérations clandestines au service de Sa
Majesté ». « J’ai été rappelé sous les couleurs, confiait son directeur Bill
Armstrong dans des Mémoires exhumés en 2014 en Grande-Bretagne, mais
tout cela reste encore soumis à un corset de confidentialité absolue. »
Neil Ritchie a-t-il également mis cet hélicoptère à la disposition d’un
« commando de guerre psychologique » français ? Nous savons, toujours
grâce à Gordon Hunt, que Neil Ritchie avait été prestement informé de la
rencontre du 9 septembre avec deux officiers français dans la brousse et de
leurs desseins belliqueux contre l’ONU.

Un autre hasard me met sur la piste de ce crash group. En février 2018,


je m’envole pour Hongkong. C’est là que réside un ancien parachutiste
septuagénaire belge, Victor Rosez, élevé au Katanga dans les années 1950.
Il a dix-sept ans en 1961. Victor, qui a accepté chaleureusement ma
demande d’entrevue, me retrouve dans le hall glacial d’un hôtel du quartier
de Sai Ying Pun. Nous sommes amusés par cette incongruité, en pleine Asie
du Sud-Est, tandis que la réception s’excuse de ne disposer d’aucun
chauffage. Le crâne dégarni et la démarche furtive, mon hôte cache derrière
sa réserve apparente une curiosité intellectuelle qui englobe cette histoire de
l’Afrique, dont il fait partie intégrante. Je connais le récit qu’il a livré de
son expérience katangaise à Christopher Othen : la mort de son meilleur
ami de lycée, Jean-Claude, fauché sous ses yeux par une rafale de
mitrailleuse irlandaise à Élisabethville tandis que les deux jeunes gens
rebroussaient chemin avec leurs vélos devant un barrage de l’ONU, sa rage
de combattre les « onusiens », son affection pour le général Norbert Muke,
ancien sergent de fanfare militaire nommé chef d’état-major des forces
katangaises en plein conflit avec l’ONU, et ce, au plus grand dépit de Roger
18
Faulques . Ce qui m’intéresse dans l’histoire de Victor, c’est son
recrutement en mars 1961 par l’Union minière du Haut-Katanga pour
fabriquer des bombes artisanales de 25 kilos destinées à être montées sur les
avions de l’armée de l’air katangaise, l’Avikat, « pour les Fouga, les Dove
et même les DC–3 ». Il a suivi de près le destin des trois Fouga Magister :
ces jets avaient été livrés en février, équipés de mitrailleuses de nez de
calibre 7,5 mm. Comme il était impossible de trouver au Congo des
munitions pour un tel calibre, des tubes de mitrailleuses en aluminium de
calibre 7,62 mm, plus commun, avaient été confectionnés en urgence, dans
un atelier attenant au sien. Petite particularité, ces nouveaux tubes étaient
non alésés. En clair, les balles qui en furent tirées ne présentaient aucune
strie. Victor pense que cela pourrait expliquer la présence de tels projectiles
dans les corps de trois des victimes de l’Albertina : le garde du corps Serge
Barrau, et les deux Casques bleus suédois.
Victor se passionne pour la théorie du Fouga Magister et juge plausible
l’éventualité que le biréacteur français codé KAT-93 ait abattu l’Albertina.
Des pistes improvisées proches de Ndola existaient, car il se rappelle que
les engins de terrassement de l’Union minière furent utilisés durant cette
même année 1961 pour créer des pistes de brousse improvisées. Il était bien
placé pour savoir, enfin, que le Fouga Magister KAT-93 disposait de
l’armement suffisant pour « descendre » un DC6.
Victor me réserve une surprise : il a conservé toutes ces années son
uniforme de treillis katangais, son béret rouge et ses « ailes » de
parachutiste breveté, son chapeau de brousse, que je suis invité à essayer, et
quelques menues breloques. L’une d’entre elles porte l’insigne des fameux
19
SAS , une épée traversant un parachute, et est assortie de la mention en
français « Qui ose gagne ». Au revers est écrit au feutre : « Trinquier,
E’ville 1961 ».
« C’est ce colonel français qui me l’a remise juste avant de quitter le
Katanga, réagit Victor, fier de posséder cette relique inattendue. Il ne savait
plus qu’en faire et devait repartir en tenue civile, alors j’en ai hérité ! »
Tandis que nous parlons de ces tenues de brousse camouflées, Victor me
raconte presque par hasard une curieuse anecdote. À partir du début de
l’année 1962, il se rend fréquemment à Ndola depuis Éville, pour vendre
des armes aux policiers nord-rhodésiens, friands de tout calibre
« exotique ». Il me décrit une ambiance « collet monté, très british et
coloniale », « très raciste et méprisante envers l’ONU ». « Dag
Hammarskjöld s’est vraiment jeté dans la gueule du loup », me confie au
passage mon interlocuteur.
Un jour, son ami policier David Robert Steel lui montre des uniformes
que des mercenaires ont déposés au commissariat « juste après le crash de
Dag Hammarskjöld ». Les policiers trouvaient ça très drôle. Steel lui avait
néanmoins confié qu’il trouvait curieux de voir Ndola « grouiller »
littéralement de mercenaires le dimanche 17 septembre, une concentration
qu’il jugeait « excessive », puisque ces mercenaires « n’avaient pas de
fonction précise de protection et traînaient juste en ville ». Interrogeant
encore Victor sur ces uniformes, j’apprends qu’un autre détail l’a frappé :
les casquettes munies de rabat, un modèle qu’il n’avait jamais vu jusqu’ici.
Ce détail insignifiant m’interpelle aussitôt, car je repense à la
conversation avec mon ami Wren Mast-Ingle, quelques semaines plus tôt
20
sur Skype entre New York et Johannesburg , aux réminiscences de celui-ci
à propos d’uniformes inhabituels, et de casquettes tout aussi curieuses.
Ces hommes que Wren a vus, comment étaient-ils, exactement ? Quels
uniformes portaient-ils ? Je reprends contact avec lui par courriel. Peut-il
faire un nouvel effort de mémoire, et se concentrer sur ces quelques
secondes lorsqu’il se trouvait face à une poignée de soldats blancs dans le
bush, avant d’être brusquement invité à déguerpir de là ?
« Tout ce que je peux dire, me répond-il, c’est que ces uniformes étaient
différents. Ils ressemblaient plus à des tenues de combat camouflées qu’à de
simples tenues vert kaki. Et ils avaient de drôles de casquettes, avec un
rabat. »
À des milliers de kilomètres de distance, deux personnes ignorant tout
l’une de l’autre viennent de me livrer ce même curieux détail des casquettes
à rabat. Après des recherches documentaires, j’aboutis à un constat qui
demandera à être vérifié. En 1961, une seule armée occidentale au monde a
adopté des casquettes de brousse camouflées, avec rabat : l’armée française,
et en particulier les régiments parachutistes déployés en Algérie avec une
tenue baptisée « Léopard » et une casquette « Bigeard », du nom de celui
qui l’a imaginée.

Se peut-il que les hommes de Faulques aient emmené leurs tenues


Léopard et leurs casquettes Bigeard au Katanga, pour les missions spéciales
en brousse ? Y en aurait-il un encore vivant qui pourrait me le confirmer, et
peut-être m’en dire plus sur la nuit du 17 septembre 1961 à Ndola ? Je me
mets en quête d’un d’entre eux, qui serait toujours en vie, chez lui, en
Bretagne : Edgard Tupët-Thomé. En janvier 2019, il était un des quatre
derniers Compagnons de la Libération toujours de ce monde, sur les
1 038 membres d’origine.
Si Edgard Tupët-Thomé occupa brièvement au Katanga le poste
prestigieux de conseiller du ministre de la Défense Joseph Yav, il est aussi
l’un de ceux pour lesquels l’action clandestine était une seconde nature. Sur
le site des Compagnons de la Libération, sa biographie est extraordinaire.
Commando formé par les SAS britanniques, il est parachuté deux fois
derrière les lignes ennemies en France en 1944 pour appuyer les maquis de
la Résistance. Après la guerre, il rebondit dans le civil comme
administrateur colonial, puis ingénieur chez Panhard. Étrangement, son CV
est muet pour l’année 1961. Pourquoi l’épisode du Katanga est-il oublié ?
S’agissait-il d’une mission secrète, qui justifie son omission dans cette fiche
des Compagnons de la Libération ?
Pourtant, quelques authentiques anecdotes katangaises viennent épicer le
portrait officiel de ce « French SAS ». Dans son livre paru en 1962, Conor
Cruise O’Brien relate les fanfaronnades de « Toupet-Thomé », qui aurait un
jour clamé dans le hall de l’hôtel Léopold-II, à Élisabethville : « L’ONU ?
Pas de problème ! Vingt kilos de plastic et je m’en charge ! »
Edgard Tupët-Thomé a publié ses Mémoires de guerre en 1980. La
préface, signée du colonel Rémy, est élogieuse : « Je connais des garçons de
vingt ans qui sont par avance des vieillards racornis, tandis que, si mon ami
Thomé atteint la centaine, je suis sûr que son esprit continuera de vivre dans
l’adolescence dont il a gardé intacts la fougue, l’enthousiasme, le
désintéressement, le mépris des contingences, l’anticonformisme et des
fureurs soudaines qui font sa joie. »
Le colonel Rémy n’est pas tombé loin : Edgard Tupët-Thomé a tenu bon
jusqu’à quatre-vingt-dix-huit ans, après avoir intégré le prestigieux centre
des pensionnaires des Invalides, réservé aux anciens combattants décorés.
Je requiers le droit de rencontrer l’ancien French SAS. Quatre mois
s’écoulent avant que le téléphone, un matin, n’apporte la réponse redoutée :
c’est le directeur de cabinet du gouverneur des Invalides, qui me confirme
que « le colonel Tupët-Thomé n’est plus en état de parler ». Il serait atteint
de la maladie d’Alzheimer, et vivrait prostré dans sa chambre.
Je pensais en rester là, mais Elizabeth de Kémoularia me glisse une idée,
frappée au coin du bon sens : une petite recherche dans l’annuaire ne
permettrait-elle pas d’en avoir le cœur net en vérifiant si un autre parmi les
« vingt-deux » du Katanga n’était pas encore de ce monde ?
Bingo. L’un d’entre eux semble avoir pignon sur rue, dans une petite
bourgade des Landes. Il s’agit de Paul Ropagnol, dont j’ai maintes fois lu le
nom et dont une photo circulait en 1961 : profil de maréchal d’empire,
gabarit de troisième ligne au rugby, la moustache fournie et l’air assuré, un
mercenaire en complet-veston donne ses instructions à un soldat katangais
durant les combats de Morthor à Élisabethville.
Le lieutenant Paul Ropagnol, raconte Bob Denard dans ses Mémoires, a
dupé un peloton de Casques bleus irlandais qu’il avait encerclés malgré une
infériorité numérique manifeste. Le stratagème lui vaut une gloire
e
éphémère. J’ai aussi le compte rendu de son arrestation par la 8 brigade de
police judiciaire toulousaine, un jour de janvier 1962, « chambre
numéro 7 » d’un hôtel sis face à la gare Matabiau, à Toulouse, d’où il
recrutait ouvertement depuis le 14 décembre 1961 des mercenaires pour le
Katanga. La petite annonce parue dans la presse régionale disait en
substance : « Afrique centrale. Immédiat, grosse rémunération, anciens
militaires, jeunes, libres de service, connaissant l’Afrique ou pays
tropicaux. Passeport nécessaire. Très urgent. Écrire ou voir Monsieur
Philippe. Hôtel Terminus, Toulouse. »
Paul Ropagnol, Roger Faulques et un homme d’affaires nommé Roger
Hambursen seront jugés par un tribunal militaire de Haute-Garonne, mais
lui, Ropagnol, est apparemment le seul à avoir purgé une peine de prison.
Je prends mon courage à deux mains et décroche le combiné. À l’autre
bout du fil retentit une voix de femme, sèche et cassante.
« Mon mari ne vous parlera pas, monsieur. »
Et elle me raccroche au nez.
Qu’à cela ne tienne. Je me fends d’une lettre et l’expédie illico. La
réponse cette fois sera positive. Je me présente donc un matin de
novembre 2018 devant une jolie maison landaise, non loin du bassin
d’Arcachon. Paul Ropagnol m’attend, accompagné de sa femme, Jeanne, de
leur fils, Philippe, et de leur belle-fille, Christine. La poignée de main est
ferme, la carrure généreuse comme le sourire. Si je m’attendais à un accueil
glacial, j’en suis pour mes frais.
À quatre-vingt-six ans, l’ancien soldat a toujours la voix de conteur et
l’accent rocailleux de sa Bigorre natale, sur les contreforts pyrénéens. Nous
nous asseyons au salon tandis qu’un doux fumet monte des fourneaux en
cuisine. Très humblement, mon hôte me conte une histoire qu’il dit n’avoir
jamais confiée à personne. Oui, le dernier des vingt-deux mercenaires
français du Katanga a toujours maintenu profil bas, mais pas pour les
raisons que j’imaginais. Le crash de Ndola, il n’y était pas, et ne faisait pas
partie du petit cercle constitué autour de Faulques. Il n’a d’ailleurs jamais
revu les autres mercenaires ensuite.
« On m’a quand même proposé d’aller au Yémen avec lui, Tony de Saint-
Paul et Bob Denard. Mais non merci. Je n’avais vraiment pas digéré mon
arrestation à Toulouse, et tout ce qui s’était passé avant. »
À quels événements fait-il allusion ?
« Je ne suis pas parti au Katanga avec Trinquier et Faulques, pas du tout !
C’est mon ami Robin Wrenacre, officier de la Légion étrangère, d’origine
britannique, avec qui j’avais fait l’Algérie, qui m’y a entraîné. Et pas par
n’importe quelle filière ! Celle-là va vous surprendre : nous nous sommes
retrouvés convoqués à l’Élysée, dans le bureau de Pierre Lefranc, un
conseiller présidentiel ! Lefranc nous a dit qu’il avait une mission à nous
proposer : aller former l’armée katangaise, assiégée de toutes parts. Je ne
savais même pas où est-ce que ça se trouvait en Afrique ! C’est ainsi que
nous sommes partis, tous frais payés, et sous nos identités réelles. »
Paul Ropagnol marque une pause. Le Katanga n’est pas un bon souvenir.
« Mon ami Robin a été tué durant les combats, quand je n’étais pas à ses
côtés. On a dit que c’était les Casques bleus, mais j’ai fait ma petite
enquête. Il a été tué à un moment où la ville était calme, sans aucun combat.
Et il a pris une rafale dans le dos. On l’a assassiné. Je pense que ce sont les
services secrets français qui l’ont éliminé. Moi aussi, j’étais devenu
gênant. »
Gênant, au nom de quoi ? Les lieutenants Wrenacre et Ropagnol étaient-
ils des témoins encombrants de l’implication directe de l’Élysée dans
l’affaire katangaise ? Que s’est-il passé exactement à Toulouse en
janvier 1962, au retour de Paul Ropagnol en France ?
« C’était un piège, grommelle ce dernier. J’ai reçu mes instructions
directement du ministère de la Défense katangais à Élisabethville, pour aller
recruter des hommes dans le sud-ouest de la France. La délégation du
Katanga à Paris m’a donné tout l’argent dont j’avais besoin, et je me suis
installé dans ma chambre d’hôtel, face à la gare Matabiau à Toulouse. En
vingt-quatre heures, j’avais déjà trente recrues qui se pressaient au portillon,
21
contrat signé ! Et je me suis fait serrer aux pattes. On m’a dénoncé. Alors
que je ne me cachais même pas ! Toute cette opération avait l’air
parfaitement coordonnée avec les autorités françaises, puisque la délégation
du Katanga avait pignon sur rue à Paris. Ma femme a fait des pieds et des
mains pour me faire libérer. »
Jeanne, la charmante femme de Paul, opine du chef.
Elle reprend le récit à son compte.
« J’ai appelé Hetzlen, l’adjoint de Faulques, dont j’avais le numéro de
téléphone à Paris, et je lui ai dit : “Si demain mon mari n’est pas libéré sur-
le-champ, je vous préviens, les journalistes vont se régaler !” Et pouf, j’ai
raccroché. Le lendemain, j’attendais Paul à la sortie de la prison, à 17 h 30,
le grand portail s’est ouvert. »
Nous sommes alors le 15 février 1962.
« J’ai fait quarante jours derrière les barreaux, soupire son mari,
adressant un regard tendre à son épouse. Ce que je n’ai pas digéré, c’est
d’avoir été placé dans la section des prisonniers politiques, à la prison
Saint-Michel. J’ai coupé les ponts avec ceux du Katanga après cet
épisode. »
22
Suivant sa libération , Paul Ropagnol reçoit des instructions formelles
de deux connaissances, le commissaire de police toulousain Maurice
Espitalier et l’avocat corse Jean-Baptiste Biaggi23 : ne jamais rien ébruiter
de toute cette affaire. Ni le Katanga ni la mort de Robin Wrenacre.
« Ne surtout pas faire de vagues, résume Paul Ropagnol. J’étais dans une
position où je ne devais plus prendre contact avec personne. Je suis encore
en vie à cause de cela. Mais je crois que je me suis tu assez longtemps
comme ça. »
Notes
1. Groupement de commandos mixtes aéroportés, bras armé des services de renseignement
français dans les montagnes du Laos et du Tonkin.
2. Assimilé dans les programmes scolaires au « massacre de Cao Bang », ce gigantesque piège
tendu par le Viêt-minh aux meilleurs bataillons du Corps expéditionnaire en Indochine a coûté la vie
à 5 000 hommes environ. Faulques quant à lui, atteint de huit balles, agonisant au milieu de ses
hommes tués, aurait été « gracié » par un colonel Viêt-minh, celui-ci autorisant son évacuation
sanitaire par avion de la Croix-Rouge, le jugeant condamné.
3. Certains resteront en Algérie pour participer au putsch du 21 avril 1961. D’autres, comme Paul-
Alain Léger, refuseront de sauter le pas, en apprenant l’obligation préalable de quitter l’armée.
4. Hormis les six pseudonymes cités au début de ce chapitre, ceux de leurs trois autres camarades
sont inconnus à ce jour.
5. Il était déjà venu en janvier 1961, à l’invitation du régime Tshombé, et se proposait de créer une
école. Mis à la retraite d’office par le ministère des Armées, il se consacre à l’écriture, fonde l’Union
nationale des parachutistes (UNP), dont il sera le premier président, et décède le 11 janvier 1986, à
l’âge de soixante-dix-sept ans.
6. Un argument aussitôt battu en brèche par l’ONU : lors de la crise de Bizerte en Tunisie, deux
mois plus tôt, la France avait menacé de retirer leur passeport aux instituteurs de nationalité française
refusant de quitter le pays.
7. L’arrestation de Léon Egé le 17 juillet est baptisée « opération Omelette » : un jeu de mots sur le
patronyme du mercenaire français, Egé, proche de l’anglais egg, « œuf ». Conor Cruise O’Brien
ordonne ainsi par télégramme au brigadier général indien Raja : « Omelette, je répète, Omelette ! »
8. 11e régiment parachutiste de choc, bras armé du SDECE, vivier militaire du Service Action
durant les guerres d’Indochine et d’Algérie, dissout en 1963.
9. L’odyssée de Tony de Saint-Paul est une des moins opaques grâce aux Mémoires de Bob
Denard. Il rejoint l’OAS Métro après le Katanga, mais repart en 1963 comme mercenaire au Yémen,
où il meurt fauché dans le désert par la bombe d’un Mig égyptien de Nasser.
10. L’ONU, interdite, croit avoir identifié un certain « Meria », qui ne fait sans doute qu’un avec
Roger Emeyriat.
11. Michel Badaire, qui entamera une carrière de journaliste à TF 1, est décédé en 2011, à l’âge de
quatre-vingt-trois ans.
12. La deuxième bataille d’Élisabethville opposant mercenaires et Casques bleus, en
décembre 1961, trois mois exactement après l’opération Morthor et le crash de l’Albertina. Les
combats tournent cette fois à l’avantage de l’ONU, en dépit de pertes humaines et matérielles
importantes.
13. Voir le chapitre précédent.
14. Ibid.
15. Association européenne de libre-échange.
16. Association internationale du transport aérien, établie à Montréal (Québec).
17. Voir p. 60-61.
18. Apprenant qu’il devait laisser les lauriers de la lutte victorieuse contre l’ONU à Norbert Muke,
Faulques aurait déclaré devant témoins : « On nage en pleine négritude. »
19. Special Air Service, commandos de l’air anglais créés en 1941 par l’aristocrate écossais David
Stirling pour semer le désordre sur les arrières du Deutsches Afrikakorps (DAK) du général Erwin
Rommel en Libye.
20. Voir p. 78.
21. Au total, d’après Romain Pastéger, Paul Ropagnol a recruté et fait partir pour le Katanga
60 anciens militaires entre le 14 décembre 1961 et le 7 janvier 1962. Il disposait de 4 millions de
francs belges pour régler ses dépenses de fonctionnement, les émoluments et les frais des nouvelles
recrues. 300 autres avaient signé leur contrat d’engagement et attendaient de partir à leur tour.
22. Libéré sous caution, Paul Ropagnol sera finalement condamné en juillet suivant à six mois de
prison avec sursis par le tribunal de grande instance de Toulouse.
23. Pure coïncidence : l’avocat Jean-Baptiste Biaggi affronta le diplomate Claude de Kémoularia,
ancien collaborateur de Dag Hammarskjöld (voir p. 192), pour un siège à la députation dans le
treizième arrondissement de Paris aux élections du 18 novembre 1962. Aucun des deux hommes ne
fut élu. Partisan de l’Algérie française, organisateur de la semaine des barricades à Alger en janvier
1960, sympathisant de l’OAS, Biaggi est décédé en 2009, dix ans après Maurice Espitalier.
Chapitre 20
La haine française

Léopoldville, samedi 16 septembre 1961, vingt-quatre heures avant le


crash. L’ambassadeur américain Edmund Gullion s’entretient en tête à tête
avec Dag Hammarskjöld dans les bureaux dépouillés de l’hôtel Le Royal,
cet immense bunker à l’architecture moderniste érigé avenue du 30-Juin. Le
Suédois s’excuse un instant et passe dans la pièce à côté, avant de
reparaître, blême.
Une très mauvaise nouvelle vient de lui parvenir depuis l’autre rive du
fleuve, à Brazzaville, la capitale du Congo français, que préside l’abbé
Fulbert Youlou. Allié proche du pouvoir gaulliste à Paris, Youlou est
impulsif et violemment anticommuniste. Autant dire qu’il exècre ce
gouvernement fourre-tout de Léopoldville et, par ricochet, l’ONU, que
contrôlent les « afro-asiatiques ».
La lettre qui cause un tel émoi à Monsieur H a été convoyée à
Léopoldville par l’adjoint de Fulbert Youlou, le vice-président Jacques
Opangault, et transmise par l’ambassadeur de France Pierre-Albert
Charpentier. Elle est cinglante :
« Je ne pense pas qu’il serait sage pour vous, Monsieur le secrétaire
général, d’essayer d’attraper votre avion pour New York à l’aéroport de
Brazzaville, ainsi que vous prévoyiez de le faire. Mon gouvernement estime
qu’il serait dans l’incapacité de garantir votre sécurité personnelle, au vu de
l’effervescence provoquée par les événements au Katanga. »
L’expression est glaçante, la menace physique à peine voilée. Que l’ONU
ne s’avise plus d’utiliser le Congo-Brazzaville comme transit aérien. Que
Monsieur H garde ses distances, ou il lui en cuira, personnellement. Arthur
Gavshon, le journaliste sud-africain bien informé, a relaté l’incident dans un
livre en 1962 : « La vraie signification du message de Youlou n’a échappé à
personne au siège de l’ONU. Le prêtre devenu politicien fait pression sur
Hammarskjöld. Aussi subtilement qu’un chef d’État puisse le faire, sans
jamais se départir du cadre strict du protocole, Youlou suggère pour la
première fois ouvertement l’idée que Hammarskjöld puisse être assassiné. »
Imaginons un instant les débats entre conseillers de Hammarskjöld à ce
moment précis. Que faire ? « Dag » souhaite rentrer au plus vite à New
York, sitôt le cessez-le-feu signé au Katanga et Tshombé ramené à
Léopoldville pour négocier un accord de paix avec le gouvernement
e
congolais. Il manquera peut- être l’ouverture de la 16 assemblée générale
de l’ONU à Manhattan, mais il ne rentrera pas les mains vides. Peu importe
que ses collaborateurs n’accordent aucune valeur à une promesse de
Tshombé. Jamais le président katangais n’a honoré sa parole.
Mais Monsieur H n’a pas le choix. Il lui faut se rendre à Ndola, puisque
c’est cette ville de frontière de la Copperbelt qui a été choisie, sur
« aimable » pression du marquis de Lansdowne. Et il lui faudra ramener
Moïse Tshombé à Léo. Alors, seulement, Hammarskjöld pourra sauter dans
le premier avion, rallier New York et rassurer la planète sur le sort de la
crise congolaise. Mais l’abbé Youlou, soudain, lui barre le chemin du retour.
Le prochain vol Pan Am pour New York décollera du Congo le jeudi
suivant, 21 septembre 1961. Dag Hammarskjöld n’a plus le choix : à moins
que les États-Unis ne mettent à disposition un jet pour faciliter son retour, il
manquera le rendez-vous avec l’assemblée générale. La requête est passée à
l’ambassadeur Gullion, ce samedi 16 septembre. Le gouvernement
américain pourrait-il, en dernier ressort, lui fournir un avion pour rallier
New York, une fois le cessez-le-feu signé ? Edmund Gullion en rend
compte dans un télégramme câblé le jour même, mais qui sera réceptionné
seulement trois jours plus tard, le mardi 19 septembre.
Ébranlé, Dag Hammarskjöld doit se demander ce qu’il a bien pu faire à
Youlou pour en arriver là : le secrétaire général de l’ONU avait été accueilli
comme un prince quelques mois plus tôt à Brazzaville. « Je n’ai jamais vu
le patron aussi déprimé », a écrit son garde du corps Bill Ranallo dans une
dernière lettre pour sa femme à New York laissée avant d’embarquer dans
l’Albertina. L’incident avec Brazzaville, s’ajoutant aux mauvaises nouvelles
qui filtrent du Katanga, a sûrement quelque chose à y voir.
Dag Hammarskjöld a compris d’où venait la menace. Il n’a plus le
moindre doute quant à la haine que lui voue le « Grand Charles ». Cruelle
ironie : en 1953, c’est Paris qui a suggéré son nom pour le poste de
1
secrétaire général, via son représentant à l’ONU Henri Hoppenot . Pour les
cinq grands unanimes, il fallait un fonctionnaire sans histoire, un employé
de bureau « moins enclin que Trygve Lie à endosser un rôle politique »,
comme l’écrira Joe Lash, correspondant du New York Post à l’ONU. « Plus
secrétaire que général ». Les chancelleries occidentales déchantent
rapidement. Tout commence par la guerre d’Algérie. En août 1955, une
motion est déposée à l’assemblée générale de l’ONU par sept pays afro-
asiatiques, dont l’Inde de Jawaharlal Nehru, qui appuient sans réserve
l’indépendance de la colonie française. Dag Hammarskjöld a « déçu », car
il n’a rien fait pour s’y opposer. Pis, il a appuyé résolument la mesure.
À couteaux tirés, Charles de Gaulle et le secrétaire général Dag Hammarskjöld,
vus ici sur le perron de l'Élysée en 1959, ne feront bientôt plus l'effort de sauver
les apparences : le président français reproche au secrétaire général de l'ONU son
multilatéralisme insidieux et sa tendance à « fourrer son nez là où il ne fallait
pas », tandis que le second fait grief au premier de ses manigances anti-
onusiennes, de son souverainisme à tous crins et de ses ambitions au Congo. ©
Archives ONU
1956 sera le point de rupture. Le 29 octobre, la France, la Grande-
Bretagne et Israël interviennent sur le canal de Suez, tout juste nationalisé
par le régime égyptien du colonel Gamal Abdel Nasser. Dag Hammarskjöld
se précipite en première ligne et arrache un cessez-le-feu à Nasser, tandis
que les États-Unis et l’URSS menacent Paris et Londres de rétorsions s’ils
ne retirent pas leurs troupes. Aux yeux des officiers français et britanniques,
cependant, c’est l’initiative du secrétaire général suédois de l’ONU qui les
oblige à rembarquer piteusement.
La crise de Suez marque la fin des illusions impériales pour les deux
puissances de la vieille Europe et le début des doléances franco-
britanniques contre Monsieur H. Le démolissage en règle de ce Suédois qui
a le toupet de se penser « plus général que secrétaire » atteint une ampleur
inédite. Dès la fin 1956, l’Australien George Ivan Smith, alors directeur des
relations extérieures à l’ONU, voit apparaître d’étranges articles dans la
presse française. Dag Hammarskjöld serait gay.
L’accusation est tout sauf anodine, au regard de l’époque :
l’homosexualité est alors passible de poursuites pénales dans la grande
majorité du monde occidental, à commencer par New York. Mais il y a un
« truc », comme le relève Smith : « Toutes ces histoires, surgies la même
semaine, depuis la France, empruntent les mêmes mots, les mêmes
tournures de phrase. Elles sont si semblables dans leur contenu qu’il est
évident qu’elles proviennent toutes d’une seule et même source. »
Cette source serait-elle l’Élysée, et le président René Coty ? Le cabinet
2
du président du Conseil Guy Mollet ? Maintes fois, les collaborateurs de
Dag Hammarskjöld le supplièrent de combattre la rumeur venue de Paris.
En vain.
À la haine étonnante du pouvoir français envers Hammarskjöld répond
l’immense déception de celui-ci, presque sentimentale. Initié aux Pensées
de Pascal, il tenait la France dans la plus haute estime pour l’héritage des
Lumières, ainsi que pour la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen
de 1789. L’intervention au canal de Suez a douché ses illusions, tout comme
les insinuations proférées sur son compte. Jamais il n’aurait imaginé que les
gouvernements britannique et français puissent s’abaisser à de si viles
manœuvres contre le secrétaire général de l’ONU.
Hammarskjöld va boire la coupe jusqu’à la lie. En juillet 1961 éclate la
crise de Bizerte. Le statut de cette base aéronavale de Tunisie restée sous
souveraineté française après l’indépendance du 20 mars 1956 n’a pas été
défini clairement entre Charles de Gaulle et son homologue tunisien Habib
3
Bourguiba . Et ce dernier s’impatiente. Il a tenté de reprendre la base par la
force en usant de milices populaires, pour « fixer » les Français dans une
confrontation qui tournera à leur désavantage sur la scène internationale.
Les parachutistes qui défendent les abords de la base infligent de lourdes
pertes aux assaillants, des civils mal entraînés, mal encadrés, mal armés.
Habib Bourguiba en appelle à son ami Dag Hammarskjöld. Le sang du
Suédois ne fait qu’un tour. Il s’envole pour Tunis le 24 juillet. Deux jours
plus tard, escorté de gendarmes tunisiens chevauchant de grosses
cylindrées, il embarque dans une Lincoln noire dont les flancs scintillants
s’accommodent mal du décor de fin du monde qu’il découvre à l’approche
de Bizerte : scènes de guerre urbaine, cadavres d’enfants, maisons
4
démolies, immeubles criblés de shrapnel . La Lincoln poursuit son chemin,
croisant des patrouilles de soldats français en tenue camouflée, mitrailleuse
sur la hanche, que filment les actualités télévisées Pathé. Les reporters
encadrent le secrétaire général, dont le convoi fait halte devant un check-
point tenu par des parachutistes français. L’un des soldats intime l’ordre au
véhicule de stopper son moteur.
« Qui est ce personnage ? » demande la sentinelle au conducteur de la
berline.
À l’évocation du nom de Hammarskjöld, une vraie célébrité mondiale, le
militaire français passe une tête dans l’habitacle, affectant de chercher des
armes dissimulées. Puis il ordonne au conducteur d’ouvrir le coffre pour
procéder à une fouille en règle. Hammarskjöld s’insurge, « blanc de
colère », selon l’envoyé du Time Magazine Edward Behr5 :
« Vous ignorez probablement le fait que je dispose de l’immunité
diplomatique !
– J’ai mes ordres », rétorque le parachutiste, impassible.
Les autres soldats ricanent, tandis qu’un officier au béret rouge
commente, goguenard :
« C’est qui, Hammarskjöld, au fait ? »
Le patron de l’ONU n’ira pas plus loin. Son impétuosité n’a pas suffi
face à un adversaire déterminé. En dénonçant l’Algérie française et en
offrant une tribune aux indépendantistes du FLN, en barrant la route des
parachutistes français à Suez, puis en leur cherchant des poux à Bizerte, le
secrétaire général de l’ONU s’est créé de solides inimitiés au sein de
l’establishment militaire, dont nombre de cadres ont ramené un fort
sentiment anticommuniste de la guerre d’Indochine, puis de l’écrasement de
la révolte de Budapest par les Soviétiques, pour laquelle Dag
Hammarskjöld n’a pas levé le petit doigt, accaparé au même moment par
l’intervention franco-britannique en Égypte. Le choix est incompréhensible
pour les officiers français, en particulier ceux qui étaient à Suez :
Monsieur H a préféré s’acharner sur eux plutôt que de dénoncer l’Armée
rouge envahissant la capitale hongroise. Dans la lutte « du Bien contre le
Mal » opposant le « monde libre » aux ténèbres soviétiques, l’épisode
laissera des traces.

D’autant que les chemins de la France et de Dag Hammarskjöld se


recroisent peu après. Le 14 juillet 1960, de Gaulle refuse catégoriquement
de financer l’opération de maintien de la paix lancée dans la précipitation
au Congo. La France, qui voit d’un œil bienveillant la sécession katangaise
et s’imagine remplacer au pied levé l’influence belge, vacillante, s’abstient
lors du vote au Conseil de sécurité sur la mission ONUC, à l’instar de la
Grande-Bretagne et de la Chine nationaliste. L’Élysée observe
l’interventionnisme de Monsieur H et du « machin » contre la province
sécessionniste avec inquiétude : et si le « Congo Club », cette confrérie de
décideurs onusiens soutenant ardemment le processus de décolonisation,
s’avisait de proposer une opération semblable en Algérie, et d’y remplacer
le contingent par des Casques bleus ? Une telle intrusion est jugée
inadmissible et inconcevable.
L'abbé Fulbert Youlou, président de la République de l'ex-Congo français » (au
centre), vu ici en compagnie du secrétaire général de l'ONU Dag Hammarskjöld
(à gauche) le 28 juillet 1960, fait passer un message à ce dernier le 15 septembre
1961 : si le Suédois désire transiter par l'aéroport de Brazzaville pour rallier New
York, « sa sécurité ne pourra être assurée ». © Topfoto/Roger-Viollet

Une « mission permanente du Katanga » s’ouvre à Paris, dirigée par un


certain Dominique Diur. Dans les beaux quartiers, au 30, avenue Georges-
Mandel, dans le seizième arrondissement, à deux pas du Trocadéro. Cette
ambassade virtuelle, idéalement située, en dit long sur l’attitude du
gouvernement français à son égard, qui déroule un tapis rouge à la
sécession katangaise en plein Paris. Dominique Diur s’affiche en qualité de
« ministre résident du Katanga » alors que, de l’autre côté de la Seine, le
6
quai d’Orsay joue la carte de l’unité congolaise ! Disposant d’un crédit
apparemment illimité, Diur anime en réalité un bureau de recrutement de
mercenaires et d’acquisition de matériel. Lorsque New York s’indigne de la
livraison de trois Fouga Magister au Katanga, en février 1961, Paris
proteste de sa bonne foi. « La France n’y est pour rien ! » assure un
communiqué officiel émis par la représentation française à l’ONU, le
17 février 1961.
Recrutés par petites annonces ou par le bouche-à-oreille, les mercenaires
de tous horizons passent chez le « ministre résident » Diur percevoir les
émoluments nécessaires à leur voyage vers le Katanga, prendre leurs billets
d’avion ou de train lorsque c’est nécessaire et, apparemment, de faux
passeports dans certains cas. C’est ainsi qu’arrivent à Élisabethville
Trinquier, Faulques et consorts, puis Edgard Tupët-Thomé, en juin 1961,
accompagné d’une « secrétaire française », elle aussi mise à la disposition
7
du ministre katangais de la Défense, Joseph Yav .
Le « grand orchestrateur de ce ballet mercenarial », selon l’expression de
l’historien Jean-Pierre Bat, est Jean Mauricheau-Beaupré. À Brazzaville, il
est l’homme de Jacques Foccart, patron de la cellule pour les affaires
africaines et malgaches de l’Élysée. « Cheveux en brosse, la coupe
militaire, la silhouette raide, souvent vêtu d’un imperméable mastic ou
d’une veste pied-de-poule », comme l’écrit Jean-Pierre Bat, Mauricheau-
Beaupré est « un homme très entreprenant, qui vit pour l’action et le
secret », dira de lui Jacques Foccart. Opposant résolu au groupe afro-
asiatique, très introduit à Johannesburg et Londres, « JMB » aime bien les
« coups », ajoute Foccart, comme s’il se défaussait des excès de son ancien
missus dominicus. C’est lui qui, depuis Brazzaville, centralise la
coordination de l’assistance au régime katangais : livraison d’armes,
recrutement de mercenaires et « action psychologique », en d’autres termes,
de la subversion contre l’ennemi incarné par l’ONU.
Et qui rétribue directement Fulbert Youlou. Supporter convaincu de
Tshombé, ardent partisan d’un « droit de regard » français sur le Congo
belge, en pleine déliquescence aux portes de l’ex-Afrique-Équatoriale
française, le futur « pré carré », « JMB » assure le relais entre Paris et
Youlou. Celui-ci est incité à agir là où la France ne peut pas s’engager plus
officiellement, a fortiori lorsqu’il est question d’employer des méthodes de
gangster à l’encontre du patron des Nations unies.
À quoi joue Paris en se faisant le bon Samaritain des affreux ? « Une
double logique est à l’œuvre, écrit l’historien Walter Bruyère-Ostells. Paris
veut exfiltrer les “nostalgériques” et construire une présence militaire
française au Katanga. » Convoqués dans le bureau du capitaine Pierre
Dabezies, aide de camp du ministre de la Défense Pierre Messmer, pour
avoir leurs ordres de mission, les « soldats perdus » de l’Algérie sont
dirigés vers la mission permanente du Katanga dans le seizième
arrondissement, où ils sont reçus par Dominique Diur, qui leur remet leurs
premiers émoluments, puis les raccompagne en leur suggérant de se faire
discrets en chemin.
Est ainsi privilégiée une politique d’assistance clandestine à la sécession,
que Jean-Pierre Bat qualifie, lui, d’« illégalisme d’État ». L’expression est
plus directe que la doctrine alors évoquée du « feu orange ». Imputée à
Maurice Robert, ancien Monsieur Afrique du SDECE, elle renvoie au « pas
vu, pas pris » des mercenaires dont l’activisme et l’autonomie sur le terrain,
une certaine forme de carte blanche, permettent de prolonger l’influence
politique et militaire des États occidentaux qui marchent sur des œufs au
Conseil de sécurité.

S’agissant du Katanga, cet illégalisme d’État ne rencontrera qu’un succès


mitigé, lié sans doute à la peur de voir la province se transformer en base
arrière de l’OAS, après l’échec du putsch militaire du 21 avril 1961 à Alger.
Il aurait cependant pu s’installer dans la durée et basculer dans une forme
d’assistance militaire légale si le colonel Trinquier n’avait pas été expulsé le
11 mars, et si le consulat de Joseph Lambroschini avait fini par se
transformer en ambassade. L’idée avait été lancée le 17 avril 1961, à
Élisabethville : François Bistos, envoyé spécial du général Grossin, le
patron du SDECE, avait déclaré à ses interlocuteurs du gouvernement
katangais que « du consulat à l’ambassade, il n’y a qu’un pas qui sera très
vite franchi ». À Paris, on tablait visiblement sur un recul de l’ONU face à
8
l’irrédentisme katangais . À l’automne 1961, la brouille entre la France et
l’ONU se prolonge, tandis que l’afflux d’armes et de mercenaires pour le
Katanga se poursuit. Le 16 octobre, quatre bimoteurs Dornier 28 décollent
de Munich à destination d’Élisabethville, où ils doivent renforcer la flotte
aérienne de l’Avikat, que commandait précédemment Jan Van Risseghem,
remplacé depuis son expulsion du Katanga par le Sud-Africain Jerry Puren.
Développés pour le compte de la nouvelle armée de l’air allemande, ces
bimoteurs déjà évoqués n’ont de civil que la désignation : dûment
« militarisés », ils constituent des appareils d’appui-feu, de bombardement
léger et de transport de troupes idéaux pour les opérations en brousse.
Les pilotes belges, allemands et français sont accompagnés par un
reporter photographe, qui documente ce discret pont aérien en faveur de
9
Moïse Tshombé . Quel rapport avec la France ? Des autorisations ont
visiblement été données pour que l’escadrille ravitaille en chemin, le long
des territoires sous contrôle français : Nice, d’abord, puis Bône, en Algérie,
via la Corse, Tamanrasset, au Sahara, le Cameroun, le Gabon, le Congo
français, puis l’Angola.
Les Dornier pour le Katanga reçoivent donc toute l’aide requise jusqu’à
destination, tandis que les avions gros-porteurs de l’Otan en partance pour
le Congo se voient refuser l’autorisation de survoler l’Hexagone.
L’ambassade de Dominique Diur à Paris, elle aussi, se porte bien malgré les
assurances répétées du gouvernement français qu’elle serait promptement
fermée. Le 25 octobre 1961, le successeur de Dag Hammarskjöld, U Thant,
rappelle ces promesses à l’ambassadeur Bérard. Le 15 novembre 1961,
devant le Conseil de sécurité, celui-ci se défend encore de toute
malveillance : « Aucun de ces mercenaires, insiste-t-il, n’est jamais parti
pour le Congo avec le consentement ni même la simple tolérance des
autorités françaises. C’est la raison pour laquelle le gouvernement français
ne saurait se considérer comme ayant juridiquement aucune obligation à
leur rapatriement. »
C’est un mensonge éhonté, mais le diplomate applique les consignes.
Payer le billet retour des mercenaires français interpellés reviendrait à
reconnaître implicitement une responsabilité officielle dans leur présence au
Katanga, et leur implication très agressive dans les combats contre les
Casques bleus de l’ONUC. Le bras de fer entre Paris et New York se
10
poursuivra encore de longs mois . Lors d’une conférence de presse off the
record, le 10 janvier 1962, Armand Bérard est interrogé sur l’éventualité où
la France pourrait décider de se retirer purement et simplement de
l’Organisation des Nations unies. « Elle restera, répond l’ambassadeur, car
plus nous nous méfions des Nations unies, plus nous devrions rester parmi
elles. Ne serait-ce que par la position occupée au Conseil de sécurité et le
droit de veto. La France est encore un des cinq grands, et nous ne devrions
pas l’oublier. »

Étrange situation, où un État membre permanent fait valoir de son rôle


éminent au sein de l’ONU, tandis que ses officiers en mission commandée
ourdissent des projets d’assassinat contre les représentants de celle-ci sur le
terrain, affrontent à la grenade et au mortier ses Casques bleus. Dag
Hammarskjöld a-t-il été une victime collatérale de ce gigantesque jeu de
11
dupes, coupable d’avoir « fourré son nez là où il ne fallait pas » ? À
l’évocation de ces soubresauts, le professeur et historien Maurice Vaïsse,
spécialiste de la diplomatie gaullienne, que je rencontre fin 2018 à
La Courneuve, près de Paris, ne voit rien d’autre que les manifestations
d’une politique souverainiste à l’encontre du « machin » vilipendé par le
e
fondateur de la V République. Sollicité par l’enquête onusienne du juge
Mohamed Chande Othman pour disséquer les archives françaises, il ne
décèle aucune animosité personnelle contre Dag Hammarskjöld. Parler de
« haine française » à l’encontre de celui-ci lui semble « très exagéré ».
Depuis 1956, pourtant, il est indéniable que l’acrimonie a atteint son
paroxysme contre le fougueux Suédois, qui a indubitablement franchi une
« ligne rouge » à Bizerte en juillet 1961, puis avec l’opération Morthor du
13 septembre suivant au Katanga.
Les autorités françaises vouent Monsieur H aux gémonies. Elles ne sont
pas les seules.

Notes
1. Il lui avait été soufflé par son homologue britannique sir Gladwyn Jebb, qui avait entendu parler
de Hammarskjöld comme d’un brillant économiste du plan Marshall pour la reconstruction de
l’Europe occidentale après la guerre.
2. En 1984, George Ivan Smith confie au Times de Londres n’être jamais parvenu à identifier
l’origine de ces insinuations.
3. Seule était évoquée « une période transitoire » au-delà de laquelle toutes les forces françaises
devront évacuer la Tunisie, y compris Bizerte. En 1958, les relations se sont tendues entre Paris et
Tunis, suivant le bombardement par l’aviation française d’un camp d’entraînement de l’Armée de
libération nationale (ALN) algérienne à Sakiet Sidi Youssef, en territoire tunisien.
4. Fragments de métal projetés par une explosion.
5. Time Magazine, 4 août 1961, p. 17.
6. Il est probablement aussi celui qui remet directement leurs 4 000 francs d’émoluments aux
officiers du groupe Faulques, en février, au sous-sol d’un café de l’avenue George-V, comme l’a
confié le capitaine Yves de La Bourdonnaye à Marie-Monique Robin (voir p. 313).
7. D’après le télégramme ELLEO 86 non précisément daté (seconde partie de juin 1961) de Conor
Cruise O’Brien et Björn Egge.
8. Joseph Lambroschini œuvrait visiblement en ce sens. « Le consul de France joue un rôle
sournois, en sous-main, ne manquant jamais une occasion de souligner combien le gouvernement
français méprise l’ONU », écrit son homologue américain Bill Canup le 31 août 1961, à l’adresse du
secrétaire d’État Dean Rusk, à Washington.
9. Le reportage de ce journaliste resté anonyme est publié dans l’hebdomadaire en flamand Zondag
o
Nieuws, n 149, daté du 4 au 10 novembre 1961, et dont le chercheur allemand Torben Gülstorff a
retrouvé un exemplaire d’époque en couleurs.
10. Lors de la deuxième bataille d’Élisabethville en décembre 1961, la résidence du consul Joseph
Lambroschini a été détruite à la mitrailleuse et au mortier. Le 10 décembre, Armand Bérard s’en
plaint auprès d’U Thant, qui rétorque vertement : après enquête, les tirs ayant abîmé le bâtiment
provenaient des locaux de l’Union minière, occupé par… les mercenaires et la troupe katangaise.
Durant l’année 1962, des avions canadiens de transport de matériel et de troupes pour le Congo, ainsi
que pour Gaza, se verront encore interdire le survol du territoire français et l’atterrissage en France.
11. Propos attribués au général de Gaulle dans un article du New York Times du 24 septembre 1961
intitulé « UN role questioned by Paris » et daté de la veille.
Chapitre 21
Backwoods Boys

Non, la France n’est pas la seule à défier l’ONU en cette fin d’été 1961.
Lorsqu’il embarque pour Léopoldville, le 12 septembre, Monsieur H est
comme un funambule sur son fil : toutes les grandes puissances, sans
exception, condamnent les événements survenus au Katanga, lui adressant
de vifs reproches. Même les États-Unis, ses premiers soutiens au Congo,
font part de leur émoi, au vu des bavures commises par les Casques bleus,
abondamment décrites dans la presse internationale.
Le sol se dérobe sous les pieds de Hammarskjöld : parmi les cinq grands
au Conseil de sécurité des Nations unies, Moscou le bat froid, Washington
1
ne cache plus son exaspération, Taïwan détourne le regard , Londres et
Paris intriguent en sous-main.
Depuis le printemps, le secrétaire général de l’ONU souffre de
« l’absence totale de soutien de ceux qui auraient dû l’appuyer, en
particulier les pays occidentaux », confiera son collègue et ami le Tunisien
Mongi Slim sept ans plus tard2. Il juge même « insupportable » la
subversion des grandes puissances occidentales, en particulier celle de la
Grande-Bretagne et de la France, ainsi qu’il le confie le jour de son départ
3
pour Léopoldville, 12 septembre 1961, au même Mongi Slim .
Officiellement, pourtant, il ne laisse rien paraître : le 4 août 1961, il fait
même part de son optimisme à Mahmoud Fawzi, ministre des Affaires
étrangères de l’éphémère Union des Républiques arabes d’Égypte et de
Syrie, estimant qu’au vu des progrès en cours au Congo « la liquidation de
l’opération de l’ONU devenait envisageable ».
Mieux, il ne « voit pas comment le séparatisme peut survivre encore bien
longtemps » au Katanga. Dag Hammarskjöld espère-t-il vraiment annoncer
le retrait graduel des 16 000 Casques bleus du Congo en se rendant sur
place ? C’est en tout cas le message qu’il communique à son entourage
immédiat, au sein du Congo Club. Le 12 septembre, l’Américain Andrew
e
Cordier, son collaborateur au 38 étage de la maison de verre, lâche en guise
d’encouragement : « Eh bien, Dag, je pense que ce voyage sera
certainement le plus plaisant de tous à Léopoldville ! »

Cet entrain sonne faux. Ni Hammarskjöld ni Cordier n’ignorent les


signaux qui leur parviennent : Conor Cruise O’Brien sonne l’alarme après
la découverte des projets de guérilla ourdis contre l’ONU par les
mercenaires français, ainsi que de l’existence d’une « liste noire » des
4
dirigeants onusiens à abattre, lui le premier . Vues de New York, ces folles
rumeurs sont-elles prises au sérieux par les intéressés ? Tout indique que
Hammarskjöld, arc-bouté sur l’espoir d’un dénouement rapide de la crise et
de la réunification définitive du Congo, a pris la mesure des forces hostiles
liguées contre lui. « C’est la dernière fois que j’essaie de régler le problème
du Katanga, souffle-t-il à Mongi Slim le 12 septembre. Si j’échoue, je ne
pourrai pas rester secrétaire général des Nations unies. J’ai décidé de
partir5. » Le Katanga sera son triomphe ou son chant du cygne. La duplicité
des nations occidentales à son encontre demeure aujourd’hui encore un
écheveau pénible à démêler. C’est pourtant elle qui renferme la clé de
l’énigme.
La piste des commanditaires semble plus ardue encore que celle des
exécutants, mais elle mérite d’être remontée. En cette année 1961, des
forces centrifuges agissent en contradiction avec la ligne officielle,
contournant la diplomatie de leur pays et parfois même l’exécutif, pour
imposer leurs intérêts. Dans l’affaire congolaise, l’administration Kennedy
a tranché : elle soutient résolument l’ONU face à la sécession katangaise,
finance 25 % de l’opération de maintien de la paix au Congo, promeut
l’intégrité territoriale et la primauté du gouvernement de Cyrille Adoula. A
contrario, un morcellement de cet immense territoire faciliterait les
infiltrations soviétiques dans cette région du globe convoitée pour ses
matières premières.
Mais il existe bien des « divergences d’opinions » au sein du
gouvernement américain, selon l’ancien diplomate au Congo Jonathan
6
Dean . Pour Allen Dulles et ses pairs, ainsi que pour le sénateur républicain
Thomas Dodd, la peur du communisme international justifie toutes les
mesures. « En ce temps-là, expliquera peu avant sa mort Larry Devlin, ex-
7
chef de poste de la CIA en 1961 à Léopoldville , tout était perçu et
interprété à travers le prisme de la guerre froide. Nous étions convaincus
que nous assistions au début d’un effort majeur des Soviétiques pour
s’assurer le contrôle d’un pays clé en Afrique centrale, comme un tremplin
pour le reste du continent. Il ne faisait aucun doute dans nos têtes que le
Congo était une charnière stratégique dans cette lutte homérique. »

La Grande-Bretagne, elle aussi, joue un trouble jeu. En juillet 2018, à


Londres, Brian Unwin, dernier diplomate britannique vivant qui était
présent à Ndola, m’explique que Derek Riches, l’ambassadeur en poste à
Léopoldville, eût été « le plus compétent, et de loin », pour assurer la
médiation entre Hammarskjöld et Moïse Tshombé cette nuit-là.
Il n’a pourtant pas été convié à ces entretiens. Trois autres diplomates ont
pris sa place : lord Cuthbert Alport, qui ne traite que marginalement de la
crise au Congo depuis Salisbury ; le marquis de Lansdowne, dépêché de
Londres sans réelles compétences, lui non plus, sur le dossier congolais ; et
le consul à Élisabethville, Denzil Dunnett, qui intrigue au profit du régime
katangais.
Dunnett agit en effet sans l’aval de l’ambassadeur Riches, référant de ses
actions directement à Salisbury, dans la Rhodésie voisine. Les problèmes de
communications entre Léopoldville et Élisabethville n’expliquent pas tout.
Appliquant une curieuse conception de la hiérarchie, Denzil Dunnett offre
l’asile à Moïse Tshombé, en fuite, le 13 septembre 1961, puis le convainc
de renoncer à un cessez-le-feu tout juste négocié au téléphone avec Conor
Cruise O’Brien. Il joue bien un rôle subversif déterminant, aux antipodes de
ses prérogatives consulaires.
À Léopoldville, Derek Riches est consterné lorsqu’il a vent des
manigances de son consul. Le 14 septembre, il lui adresse un message
irrité : « Les Nations unies disposent d’informations selon lesquelles
M. Tshombé se trouverait au consulat de Sa Majesté. Veuillez s’il vous plaît
confirmer auprès de M. O’Brien ou de moi-même que cela est exact. Si
M. Tshombé se trouve bel et bien au consulat, vous devriez faire tout votre
possible pour arranger une rencontre entre lui et M. O’Brien dans le but
d’imposer un cessez-le-feu. »
L’ambassadeur Riches participe-t-il à un vaste jeu de dupes ? C’est l’avis
du retraité onusien Jacques Poujoulat, lorsque je l’interroge à ce sujet dans
le Lubéron. « Les Britanniques étaient nos adversaires les plus résolus à
Léopoldville », me confie-t-il, sans insister.
Un demi-siècle en arrière, Conor Cruise O’Brien parvenait aux mêmes
conclusions, précisant, le 30 août 1961, dans un message à New York, que
« les renseignements britanniques lisent nos câbles ». Sarcastique, il ajoute :
« Et s’ils lisent celui-là, je les félicite pour leur efficacité. » Les
renseignements britanniques ont sans doute les moyens de surveiller les
moindres faits et gestes de Monsieur H, à partir de son arrivée au Congo, le
13 septembre 1961.
La question des allégeances du monde du renseignement britannique
mérite ici d’être posée. Le Monday Club, évoqué à propos du SAIMR et de
la possible implication du parlementaire tory Patrick Wall dans le cadre de
8
l’opération Céleste , fédère des parlementaires conservateurs, anciens des
opérations clandestines pendant la guerre, défendant bec et ongles le
prestige entamé de l’empire après la désastreuse expédition de Suez en
1956 : Julian Amery, David Smiley, Billy McLean, et même David Stirling,
le fondateur du Special Air Service, les influents parlementaires tories
Anthony Fell, Paul Williams, John Biggs-Davison, lord Salisbury, lord
9
Selborne et lord Clitheroe . Une autre expression, déjà évoquée, circule à
propos de ces messieurs hostiles à l’ONU : les Backwoods Boys,
littéralement les arriérés, des ultraconservateurs menant un combat
d’arrière-garde pour sauver les intérêts britanniques partout où ils sont
menacés.
Outrés par la tournure des événements au Congo, ils ont rejoint le
« lobby katangais », qui donne également de la voix aux États-Unis, en
France et en Belgique. « Ces lobbyistes, écrit Patrick Keatley dans le
Guardian le 6 décembre 1961, exercent une puissante force négative sur le
Premier ministre Harold Macmillan et son cabinet, les dissuadant de mener
ce qui aurait pu, en d’autres circonstances, être une action décisive en
soutenant les actions des Nations unies au Congo. »
Si leur influence au parlement de Westminster et à Whitehall, le siège du
gouvernement, reste difficile à mesurer, elle est incontestable sur le terrain,
grâce aux liens étroits entretenus avec le milieu des affaires et du
renseignement, la matrice originelle pour tant de ces Backwoods Boys.
10
Pour George Kennedy Young, numéro deux du MI 6 , « dans un monde de
plus en plus anarchique, cruel et corrompu, l’espion est appelé à remédier
aux situations engendrées par la faillite des ministres, des diplomates, des
généraux et des prêtres. Ces jours-ci, l’espion est devenu le cerbère de
l’intégrité intellectuelle. » Le « vent du changement » évoqué par le Premier
ministre Harold Macmillan dans son discours du 3 février 1960 au Cap
représente-t-il une de ces faillites que « l’espion » Young se soit fait un
devoir de corriger ? Les Backwoods Boys sont-ils allés trop loin ?
Certains diplomates de terrain, à l’instar de Denzil Dunnett, ont-ils œuvré
en contradiction avec la ligne officielle, pour mieux défendre « l’intégrité
intellectuelle » de l’Occident menacée au Katanga ?

Le secrétaire général de l'ONU Dag Hammarskjöld (à droite) rencontre le


Premier ministre britannique Harold Macmillan (à gauche) à Londres, le 2 avril
1958. Trois ans plus tard, en pleine crise katangaise, Macmillan s'interroge sur le
« meilleur moyen de sortir du jeu Hammarskjöld ». © Topfoto / Roger-Viollet

Le chercheur norvégien Hans Kristian Simensen m’incite à me pencher


sur le cas de lord Lansdowne. J’avais totalement négligé jusqu’ici la
mission de bons offices menée par cet obscur secrétaire aux Affaires
étrangères. « Il y a quelque chose d’étrange dans la mission Lansdowne, me
dit Hans Kristian. Je pense qu’elle occupe un rôle central dans toute cette
histoire. »
Aristocrate inconnu au bataillon, Lansdowne a été dépêché à
Léopoldville pour exposer à Dag Hammarskjöld les réserves britanniques
quant à l’opération Morthor lancée au Katanga. Une fois ce point réglé, le
marquis aurait dû poursuivre jusqu’à Élisabethville, où l’attendaient les
dirigeants de l’UMHK, bien décidés à lui exposer leurs doléances, mais
aurait, comme nous l’avons vu, accepté de partir en éclaireur à Ndola,
officiellement sur requête expresse de Hammarskjöld : il fallait s’assurer
que tout était prêt pour des pourparlers entre le patron de l’ONU et Moïse
Tshombé. Monsieur H avait accepté cette offre spontanée de médiation,
mais en lui adossant deux exigences fermes :
1. Que Lansdowne se garde de parler à Moïse Tshombé, pour ne pas
donner l’impression que Londres joue un rôle démesuré dans une affaire
regardant seulement l’ONU et le Katanga.
2. Que Lansdowne ait redécollé de Ndola avant que lui, Hammarskjöld,
n’arrive, là encore pour éviter toute confusion sur l’influence supposée de
Londres.
Sur le papier, Lansdowne s’acquitte parfaitement de cette tâche : il
décolle à 16 heures de Léopoldville pour Ndola, cinquante et une minutes
avant le secrétaire général, vole en ligne droite tandis que l’Albertina fait un
large détour par le lac Tanganyika. Il ne reste que deux heures dans
l’aéroport de la Copperbelt pour redécoller à destination de Salisbury, sitôt
le DC-6 de Monsieur H annoncé en finale.
Une fois reparti, Lansdowne aurait tenté d’entrer en contact avec
l’Albertina avec l’aide de son pilote, le capitaine belge Bob Deppe, mais en
vain. Arrivé à 3 h 30 du matin à Salisbury, il essaie encore de joindre
directement Monsieur H, dissimulant mal son inquiétude. De ces efforts
infructueux émerge le profil d’un diplomate valeureux, mû par un sens des
responsabilités contrastant nettement avec la nonchalance de ses pairs à
Ndola.

Ce portrait ne correspond pas tout à fait à la réalité. George John Charles


Petty-Fitzmaurice, huitième marquis de Lansdowne, n’a rien du haut
fonctionnaire transparent, jouet du destin et rescapé du « rôdeur solitaire »,
qui eut la bonne fortune d’embarquer dans le DC-4 réservé spécialement
pour lui au lieu du DC-6 de Hammarskjöld.
Sa personnalité, tout d’abord. « Il peut être abrasif dans la conversation,
et ne déteste pas une querelle qui se prolonge jusque dans la nuit sans
réaliser les dégâts qu’elle va laisser », note perfidement John Barnes dans le
quotidien The Independent, après sa mort, survenue le 25 août 1999.
Dag Hammarskjöld, après leur entrevue orageuse le samedi 16 septembre
1961 à l’hôtel Le Royal, doutait probablement aussi du tact diplomatique de
son interlocuteur, que Barnes qualifie de « descendant spirituel de
Talleyrand ».
Son passé, ensuite, qui exhale la soif d’aventure. Des recherches
supplémentaires me révèlent l’autre patronyme de « l’abrasif » envoyé
spécial de Sa Majesté : Mercer Nairne. Héritier d’une grande famille du
Wiltshire, au sud-ouest de Londres, issu d’une dynastie de grands serviteurs
du pouvoir, cet élégant aristocrate de quarante-neuf ans a mené une
existence mouvementée, loin des halls feutrés de Westminster, où je
11
l’imaginais traînant ses oripeaux de lord . Vingt ans avant le Congo, nous
retrouvons le sous-lieutenant Mercer Nairne au Fezzan, dans le désert de
Libye, accompagnant une colonne de Français libres partie s’emparer du
fortin italien de Koufra, le 28 février 1941. George Mercer Nairne agit en
e
qualité d’officier de liaison de la 8 armée britannique auprès d’un colonel
français encore relativement peu connu : Philippe Leclerc de Hauteclocque,
évadé de captivité en 1940. Les deux hommes, unis par une passion
dévorante pour la cavalerie, s’entendent comme larrons en foire.
Francophile et charismatique, Mercer Nairne aidera Leclerc à surmonter sa
12
méfiance envers l’état-major britannique . Les états de service du jeune
aristocrate durant la guerre ne se limitent pas à ce coup d’éclat. Promu
capitaine, il rebondit dans les forces spéciales britanniques, le fameux
Special Air Service. Il rejoint le « 3 SAS », l’escadron français de cette
unité d’élite, dirigé par le commandant Pierre Château-Jobert, future grande
figure de l’OAS, et effectue un saut derrière les lignes ennemies après le
13
débarquement de Normandie . Au 3 SAS officiait un jeune capitaine
14
nommé Edgard Tupët-Thomé . Est-ce une simple coïncidence ? Les deux
hommes se sont-ils connus au 3 ? Sont-ils restés en contact après la fin des
hostilités ?
La fraternité d’armes franco-anglaise née des opérations clandestines en
temps de guerre rejaillit opportunément en septembre 1961. D’anciens SAS,
experts du sabotage et de la guérilla, jouent un rôle clé dans la crise
opposant l’ONU et le petit Katanga. L’un d’eux est un lord anglais
francophone chargé de négocier avec le secrétaire général de l’ONU !
Véritable couteau suisse de la diplomatie britannique, le marquis de
Lansdowne devient tout d’un coup plus intéressant pour notre enquête. Sa
mission de bons offices à Ndola ne fait aucun sens : un message de lord
Alport daté de 9 h 45 le matin du dimanche 17 septembre 1961 assure que
« tous les arrangements de sécurité ont été pris » pour préparer la rencontre
Tshombé-Hammarskjöld. Dans ces conditions, à quoi donc sert l’émissaire
de Londres ? Et pourquoi Whitehall ne tranche-t-il pas entre ses différents
représentants ?

Le déroulement de la mission pose également problème. À Léopoldville,


Lansdowne traîne ostensiblement les pieds pour rejoindre son DC-4, qui
l’attend sagement parqué sur le tarmac de Ndjili, retardant de plusieurs
heures le décollage de Hammarskjöld. Seule raison avancée à Jacques
Poujoulat, chargé de s’assurer de son départ sans délai : « un problème de
bagage ». Alors qu’il aurait dû décoller à 13 heures Zoulou, comme
convenu avec Monsieur H au téléphone, il ne prend l’air que deux heures
plus tard. Entre-temps, Jacques Poujoulat l’a retrouvé attablé avec John
Powell-Jones, premier secrétaire de l’ambassade de Grande-Bretagne,
prenant tranquillement son déjeuner dominical. Simple négligence ou
manœuvre intentionnelle ?
À l’évidence, l’étrange mission Lansdowne, que rien ne justifiait
véritablement, n’a pas encore livré tous ses secrets. Elle constitue un des
recoins les plus sombres de l’enquête et justifie un examen des archives
confidentielles de la Grande-Bretagne. Le refus du gouvernement
britannique d’ouvrir sa mémoire de papier autorise toutes les supputations.
En novembre 2018, le gouvernement du Royaume-Uni a fait savoir à
l’ONU qu’il ne nommerait aucun représentant spécial pour fouiller les
recoins de Hanslope Park, un site sécurisé près de Milton Keynes, dans le
Buckinghamshire, au nord-ouest de Londres, où se trouvent les archives des
anciennes colonies, « ayant déjà partagé tout ce qu’il savait » au sujet de
l’affaire Hammarskjöld.
À nouveau, il faut se contenter de miettes, de fragments de télégrammes
cryptiques et de formulations ambiguës pour déchiffrer les intentions des
acteurs institutionnels et leur possible implication.
Un document sort du lot parmi ceux déclassifiés par Londres en 1993.
Estampillé « secret » et daté du 13 septembre 1961, à 23 h 20, il émane de
Whitehall et relate une réunion tardive entre membres du cabinet
gouvernemental. L’auteur de la missive adressée à la représentation
permanente du Royaume-Uni auprès de l’ONU à New York est le ministre
adjoint des Affaires étrangères Edward Heath, lord Privy Seal, ou lord
15
gardien du sceau privé . « George Lansdowne, Roger Stevens et moi avons
eu une conversation avec le Premier ministre ce soir à propos de la situation
au Katanga. Le Premier ministre a reconnu que nous avions fait tout […]
notre possible au vu des circonstances. […] Le Premier ministre est
d’accord sur le fait que, si, comme cela apparaît pour le moment, les
Nations unies ont outrepassé leur autorité au Katanga, il sera nécessaire de
trouver un moyen de sortir du jeu Hammarskjöld. »
Un document précieux, déclassifié par les archives nationales britanniques : le
compte rendu d'une réunion secrète tenue le 13 septembre 1961 à Londres et
animée par le Premier ministre Harold Macmillan, à l'issue de laquelle les
protagonistes s'interrogent sur « le meilleur moyen » de « sortir du jeu
Hammarskjöld ». © The National Archives

L’expression originale en anglais, to pull Hammarskjöld up short, est


intrigante. Les contacts anglophones auxquels je soumets cette formulation
m’avertissent de ne pas forcément y voir une intention caractérisée
d’assassiner le secrétaire général de l’ONU. To pull up short ne revêt pas
une connotation aussi forte que remove, « éliminer ». Cela signifierait plutôt
« lui rogner les ailes », lui « couper son élan ».
Le document n’en demeure pas moins remarquable : il est le seul qui
désigne précisément Dag Hammarskjöld comme un obstacle en soi.
Quelques lignes plus bas, « Ted » Heath évoque la mission de bons offices
de George Lansdowne et la nécessité pour ce dernier d’insister auprès de
Hammarskjöld sur sa « terrible responsabilité, ayant entrepris cette action
au Katanga, pour ce qui est de prévenir le désordre et le chaos à court
terme, le retour de l’influence soviétique à long terme ».
George Lansdowne décolle le lendemain, muni d’une feuille de route
inhabituelle : « sortir du jeu » le secrétaire général des Nations unies, s’il
s’avère que son organisation a bien outrepassé son mandat. Quels qu’aient
été les atermoiements de Lansdowne à Ndola, ses angoisses supposées vis-
à-vis de la disparition de Monsieur H, il est impossible d’ignorer la teneur
lugubre de la réunion nocturne à laquelle il participa quatre jours
auparavant. Le 18 septembre 1961, coïncidence ou non, Dag Hammarskjöld
est définitivement « sorti du jeu ».

16
Tandis que lord Lansdowne boucle sa mission congolaise , les
Backwoods Boys se déchaînent. À l’université de Cambridge, dans les
archives de Julian Amery, ministre de l’Air et membre influent du lobby
katangais, l’universitaire Susan Williams a découvert une lettre du
21 septembre 1961 adressée au capitaine Charles Waterhouse, le président
de la firme minière Tanganyika Concessions. « Les choses ont tourné de
bien meilleure façon que je n’osais l’imaginer lorsque nous dînâmes
17
ensemble … La mort de Hammarskjöld me rappelle Le Pont de San Luis
Rey18, je pense qu’il s’est écrasé au bon moment pour lui. Il avait précipité
le Congo dans un tel bourbier que s’en extraire paraissait presque
impossible sans perdre terriblement la face, et je doute qu’il eût pu alors
trouver suffisamment d’amis pour l’aider à s’en sortir. Nous – le
gouvernement – avons agi plutôt honorablement cette fois. Pourvu que ça
dure, comme disait la mère de Napoléon. »
Julian Amery, en outre, n’« agit » pas seul : son agenda personnel,
également conservé à Cambridge, révèle d’intenses contacts simultanés
er
avec ses pairs du lobby katangais en septembre 1961. Le 1 du mois, il
déjeune avec Patrick Wall, le numéro deux du MI 6 George Kennedy
Young, le tory John Biggs-Davison. Le 4, il rencontre le vice-maréchal
Alfred « Raf » Bentley de l’armée de l’air rhodésienne, qui lui écrira de
Salisbury douze jours plus tard, le 16 septembre, se félicitant que « les
choses ont avancé ces derniers jours à une vitesse prodigieuse. J’ai toutes
les raisons de penser que nous allons survivre et réussir. » Que de confiance
et d’optimisme, à la veille du sommet de Ndola !
Le 14 septembre, Amery dîne à Londres avec Allen Dulles, le directeur
de la CIA incriminé dans la fameuse opération Céleste contre Monsieur H.
Le 27 septembre, il s’entretient avec le haut-commissaire pour les Rhodésie
et le Nyassaland, lord Cuthbert Alport. Le 25 octobre, il voit John Biggs-
Davison. Le 31 octobre, il retrouve le directeur de la CIA, Allen Dulles, de
19
retour en Grande-Bretagne . Une ultime entrée est relevée par Susan
Williams : l’année suivante, Julian Amery rencontre deux fois lord Alport, à
er
intervalles resserrés, le lundi 29 octobre, puis le jeudi 1 novembre 1962.
Le vendredi précédent, l’assemblée générale de l’ONU avait voté la
résolution 1759 appelant le secrétaire général à rouvrir l’enquête en cas de
nouveaux éléments. Cet événement a-t-il précipité la double rencontre entre
les deux hommes ? Encore une coïncidence que seule la déclassification des
archives confidentielles britanniques pourrait expliquer.

En dépit de ces forces réactionnaires en pleine ébullition, les


gouvernements occidentaux, à la veille du crash, s’efforcent malgré tout de
maintenir l’apparence de rapports civils avec l’ONU, quoi qu’ils pensent de
l’intervention ratée au Katanga. Les vrais jusqu’au-boutistes, a contrario, ce
sont les « boutiquiers » de Londres, Bruxelles et Johannesburg, cramponnés
à leurs mines de cuivre dans la Copperbelt et prêts à tout pour les exploiter
aussi longtemps que possible.

Notes
1. De 1945 à 1972, c’est la Chine nationaliste qui siège à l’ONU, et qui possède un droit de veto au
Conseil de sécurité. La Chine populaire l’y supplantera, après la normalisation des relations
diplomatiques avec les États-Unis.
2. Propos rapportés le 12 octobre 1968 à Brian Urquhart par cet ancien ambassadeur de Tunisie à
l’ONU, nommé président de l’assemblée générale à New York en février 1961.
3. Ibid.
4. Voir p. 306.
5. Propos rapportés à Brian Urquhart par Mongi Slim, le 12 octobre 1968. Urquhart a retrouvé
trace d’un entretien entre Hammarskjöld et Slim le 5 septembre 1961, et non le 12.
6. Archives orales de l’ONU, 21 février 1990.
7. Le 23 septembre 2004 à Washington, lors d’une conférence du Wilson Center sur la crise au
Congo, 1960-1961.
8. Voir p. 288.
9. Amery est parlementaire aux Communes, secrétaire de l’Air (1960-1962) ; Smiley, McLean et
lui se sont illustrés avec le Special Operations Executive (SOE) en Albanie durant la guerre. Tous
sont proches du MI 6, qui se nomme officiellement Secret Intelligence Service (SIS) et dont
l’existence n’a été reconnue qu’en 1994.
10. Il est limogé juste avant l’opération Rum Punch, en août 1961, pour ses vues trop radicales,
mais continue à avoir de l’entregent jusqu’en Afrique australe.
11. Sa francophonie plonge ses racines dans celle de son grand-père Henry Petty-Fitzmaurice,
cinquième marquis de Lansdowne. Ministre des Affaires étrangères en 1900, ce dernier préconise
ouvertement la fin du « splendide isolement » pour la protection des intérêts de l’empire et préside à
la naissance de l’Entente cordiale avec la France en 1904.
12. Anecdote contée dans le livre de William Mortimer Moore, Free France’s Lion : The Life of
Philippe Leclerc, de Gaulle’s Greatest General. Leclerc, en outre, sera choisi comme parrain du fils
de Mercer Nairne, Charles, né en 1941.
e
13. Le 3 SAS correspond en français au 3 RCP (régiment de chasseurs parachutistes). Opération
Harrods 2, sous le commandement de Château-Jobert : 85 hommes parachutés le 12 août 1944 sur la
Saône-et-Loire avec pour mission de harceler les troupes allemandes.
14. Voir p. 327.
15. Lord Privy Seal (vice-chancelier) est un titre honorifique désignant un ministre sans
portefeuille, doyen d’un cabinet ministériel. Le destinataire de la lettre est probablement le ministre
des Affaires étrangères en exercice, que l’on nommait alors « secrétaire d’État », lord Alec Douglas-
Home, alors en déplacement aux États-Unis.
16. Il repartira de Salisbury le 18 septembre au soir à destination de Léopoldville, muni d’une
lettre du Premier ministre Roy Welensky à l’attention de son homologue congolais Cyrille Adoula.
Le 18 octobre 1961, il relate son « odyssée » africaine devant la Chambre des lords, insistant sur le
fait que Dag Hammarskjöld avait décidé seul du choix de Ndola pour rencontrer Moïse Tshombé,
omettant les éclats de voix avec le même Hammarskjöld dans les bureaux de l’ONU à Léopoldville le
16 septembre et son retard inexpliqué au décollage de Léopoldville le lendemain, 17 septembre.
17. Date inconnue pour ce dîner.
18. The Bridge of San Luis Rey, roman qui valut le prix Pulitzer de littérature à l’Américain
Thornton Wilder en 1928, racontait l’enquête d’un moine sur la mort de cinq personnes lors de
l’écroulement d’un pont, illustrant et célébrant la sujétion de l’homme à la volonté de Dieu, donnant
et retirant la vie indépendamment du comportement des hommes sur Terre.
19. Un mois exactement avant le limogeage de celui-ci par le président Kennedy.
Chapitre 22
Les boutiquiers

Bruxelles à l’heure du dîner. Le déjeuner pour les Français. Benoît


Hellings m’a donné rendez-vous dans une brasserie réputée du centre-ville.
Le député fédéral écologiste est une exception dans le paysage politique
1
belge : celui qui, quelques mois plus tard, deviendra premier échevin , est le
seul à s’intéresser à l’affaire Hammarskjöld. En séance au Parlement, il ne
rate jamais une occasion de demander des comptes au ministre des Affaires
étrangères en exercice, Didier Reynders, à propos de la déclassification des
archives confidentielles concernant le Katanga. Il s’est également dressé,
seul ou presque, contre la tentative d’escamotage des archives de la défunte
« Sûreté coloniale2 », que le gouvernement souhaitait confier au ministère
de la Défense et rendre définitivement inaccessibles aux historiens, au nom
de commodes impératifs de « sécurité nationale ».
Démarche alerte, le remuant quadragénaire apparaît dans l’embrasure de
la porte de l’établissement, m’adressant un sourire bienveillant. Les
contacts hostiles sont fréquents, depuis mes premiers pas dans l’affaire
Hammarskjöld, tout comme les appels brusquement interrompus, les
courriels sans réponse, les échanges acrimonieux sur les forums en ligne,
les interviews glaciales et les interlocuteurs méfiants. Raison de plus pour
apprécier la candeur et l’énergie de cet édile, qui impose le tutoiement
comme base de discussion.
Ce jour de juillet, l’actualité congolaise n’est pas loin, comme souvent
dans le plat pays, qui continue d’avoir la tête à son passé africain.
« Savais-tu qu’on vient d’inaugurer une place Patrice-Lumumba, près de
la porte de Namur, à l’entrée du quartier Matonge ? m’interroge-t-il. Il y a
eu un peu d’agitation. Les noms d’oiseaux ont volé : “Lumumba,
assassin !” Les vieux réflexes coloniaux ont la vie dure. »
Que les insultes pleuvent n’est guère surprenant. Lumumba était une
figure controversée, et les passions sont tenaces dans les foyers belges,
surtout lorsqu’il est question du Congo. Mais son assassinat, le 17 janvier
1961, et le long tabou en Belgique ont lancé une réaction en chaîne de
déclassification et de plates excuses entre 1999 et 2002. Politicien instable
et inexpérimenté, Lumumba était tout cela. Même les membres de
l’informel Congo Club de l’ONU à New York, Dag Hammarskjöld le
premier, le reconnaissaient en aparté. Mais Lumumba, malgré tous ses
défauts, incarnait l’aspiration congolaise à l’indépendance. Six décennies
plus tard, son meurtre sauvage reste une cicatrice indélébile dans l’histoire
du pays.
Ceux qui l’ont tué, m’explique Benoît Hellings, redoutaient « Patrice le
rouge ». En juillet 1960, le Premier ministre congolais avait menacé de faire
appel à l’URSS si l’ONU ne parvenait pas à rétablir l’ordre, expulser les
soldats belges et réduire la sécession katangaise. Il venait de commettre une
erreur fatale sous l’œil scrutateur des services de renseignement
occidentaux, toujours prompts à voir des suppôts de Khrouchtchev au
premier coin de rue.
Et ce coin de rue là, le Katanga, ne devait pas se laisser envahir. Trop
d’intérêts industriels y convergeaient, générant tant de richesses pour un
« monde libre » au faîte de sa prospérité.
Avec le recul, l’histoire du Katanga, toile de fond tragique de l’affaire
Hammarskjöld, obéit à deux grilles de lecture parallèles : une géopolitique
et une autre purement mercantile. La première découle de l’exploitation
stratégique de l’uranium durant la Seconde Guerre mondiale, le minerai
brut de Shinkolobwé, à cent trente kilomètres à l’est de Kolwezi, qui permit
aux Américains de larguer la bombe A sur la cité japonaise de Hiroshima, le
6 août 1945.
Les « affaires » ont précédé les calculs géopolitiques, et expliquent à
elles seules l’avènement du Congo belge : Léopold II, en 1885, n’avait
aucunement l’intention de créer un empire qui viendrait faire de l’ombre
aux entreprises coloniales britannique, française et prussienne. Il voulait
surtout se tailler une large part du gâteau africain. La fortune était assurée,
prodigieuse, incommensurable. Benoît Hellings, quand il décrit l’horizon
des maîtres du Katanga en 1961, appelle ceux-ci « les boutiquiers ».
Si l’on suit ce raisonnement, la Belgique se souciait comme d’une guigne
de la « mission civilisatrice » revendiquée, certes avec un cynisme
consommé, par les autres puissances coloniales sur le continent noir. À
l’instar de son cruel monarque, elle ne pensait qu’à s’enrichir. Tout se
déroula parfaitement jusqu’en 1960, lorsque la pression décolonisatrice
força Bruxelles à abandonner sa « part du gâteau », sans avoir jamais pensé
à former des élites locales.
« Les Noirs étaient vus comme des enfants, m’explique l’édile bruxellois.
Dans l’esprit de la classe dirigeante, il s’écoulerait sûrement un siècle avant
qu’on ne puisse leur passer le relais. »
Tel fut longtemps l’état d’esprit au Katanga, ce miracle géologique
identifié dès 1891 par l’explorateur Henry Morgan Stanley, attiré par des
rumeurs de gisements fabuleux d’or et de cuivre. La province est mise en
coupe réglée par les entreprises belges, qui transforment le paysage à
mesure que l’extraction minière engendre une extraordinaire prospérité.
En 1960, le rêve vacille. La fuite éperdue des colons qui suit les
premières exactions, au lendemain de l’indépendance, a ses coupables,
toujours clairement désignés des décennies plus tard. Que ce soit sur la
nouvelle place Patrice-Lumumba, sur les forums de nostalgiques inscrits sur
Facebook, ou lors de mes discussions avec les anciens du Katanga,
l’antienne dit à peu près ceci : « L’indépendance est venue tout gâcher. Et
puis l’ONU s’en est mêlée. »

Dans le camp d’en face, justement, le représentant au Katanga, Conor


Cruise O’Brien, a décrit l’indépendance katangaise comme « une annexion
pure et simple, au bénéfice d’intérêts étrangers, de la plupart des ressources
et d’une partie considérable du territoire de la nouvelle République du
Congo ». En 1961, ces « intérêts étrangers » se résument essentiellement à
ceux de l’Union minière du Haut-Katanga (UMHK), mais les Belges ne
sont pas les seuls. D’un côté, parce que l’Union minière est en réalité une
entité anglo-belge fondée en 1906 par la Société générale de Belgique
(SGB) et la Tanganyika Concessions Ltd, une entreprise britannique
surnommée Tanks. De l’autre, parce que le versant rhodésien de la
Copperbelt assure au Commonwealth une prospérité égale à celle du
Katanga des Belges. Et elle s’exprimera jusqu’au bout.
Qui sont-ils, au juste ? Trois empires industriels se partagent la
Copperbelt en 1961, à cheval sur le Katanga et la Rhodésie : l’Union
minière du Haut-Katanga, l’Anglo American de Johannesburg, en Afrique
du Sud, et la très influente Tanks. Loin d’être concurrentes, les trois
entreprises se coordonnent et s’interpénètrent, par le jeu des participations
3
croisées . Leurs dirigeants siègent dans les trois conseils d’administration,
mus par le même objectif : assurer les cadences de production et servir leurs
dividendes aux grands actionnaires.
Pour ces privilégiés, le charme agit encore en 1960, année où l’UMHK
bat un record de production historique, avec 300 000 tonnes de cuivre
équivalant à 7 ou 8 % du total mondial, 150 000 tonnes d’argent, du zinc,
du cobalt, du cadmium, de l’or, du manganèse et de l’uranium. Les profits
sont extraordinaires : en 1959, l’UMHK distribue 37 millions de livres
4
sterling en taxes, redevances et dividendes, dont 21 millions pour le Congo
et 16 millions pour la seule Tanks5. Les grands argentiers de Londres et
Bruxelles sont comblés. La Copperbelt attire massivement les colons
désireux de s’assurer une vie plus confortable qu’au « pays ».
À Johannesburg, mon ami Wren Mast-Ingle me relate le « paradis » que
fut la Copperbelt pour les expatriés blancs de tous bords à cette époque.
« J’appelle cette époque le crépuscule du colonialisme, me confie-t-il. Cela
donnait un savoureux mélange d’Ouest sauvage américain combiné aux
joyeusetés so British du five o’clock tea, des sandwiches au concombre et
des cocktails pink gin. Tout le monde, jusqu’au plus simple employé,
amassait des fortunes incroyables. Nous menions tous un train de vie
somptueux. La domination du pouvoir colonial garantissait le contrôle de
chaque aspect de la croissance, du développement et du niveau de vie.
Toutes les machinations politiques furent ourdies en respect de ces
paramètres, l’extraction de richesse en étant le ressort principal. »

Mais ce paradis a du plomb dans l’aile. La sécession du Katanga, le


11 juillet 1960, a accouché d’un paradoxe : la province la plus stable du
Congo se trouve désormais sous la menace d’une invasion militaire de
Léopoldville et d’une nationalisation des industries minières, comme
l’exigeait Patrice Lumumba avant sa mort. Inconcevable, évidemment, pour
les « boutiquiers », qui ne cessent de dénoncer la collusion de l’ONU avec
le pouvoir « communiste » congolais. Aussi, lorsqu’en septembre 1961
l’ONU de Dag Hammarskjöld et Conor Cruise O’Brien s’avise de vouloir
6
« mettre fin à la sécession », les « boutiquiers » ne peuvent laisser faire.
« Quand le Katanga est attaqué, le parti de l’argent hurle à cor et à cri,
écrit encore O’Brien en 1962. Et l’argent a de puissants poumons. »
Durant l’année 1961, l’Union minière a recruté plus de 500 mercenaires
afin de constituer une armée privée de 20 000 hommes capable, le jour
venu, de repousser l’armée nationale congolaise (ANC). Elle fournit des
fusils d’assaut modernes, à côté desquels les pétoires suédoises et
irlandaises de l’ONU font pâle figure. Elle acquiert à grands frais une petite
aviation de combat, dont les fleurons sont les trois biréacteurs Fouga
Magister achetés clés en main à Toulouse-Blagnac, chez Potez
7
Aéronautique, sans que personne à Paris trouve à y redire . Elle fait
construire bombes et blindés artisanaux et autorise les mercenaires de
Faulques à échafauder des plans de guérilla, tout en niant publiquement la
moindre implication dans la confrontation armée, lorsque celle-ci finit par
se produire.
Aux yeux de l’ONU, les dirigeants miniers belges, Maurice Van
Weyenbergh, Henri Fortemps, Gérard Assoignon, demeurent invisibles.
Conor Cruise O’Brien est contraint de traiter avec le « maître » du pays, le
président Moïse Tshombé. Un maître en apparence, puisque l’UMHK
assure 70 % du budget katangais et intime à celui que la rue a surnommé
« Monsieur Tiroir-Caisse » la conduite à suivre, derrière un décorum
présidentiel de pacotille, avec garde républicaine et motards aux casques
argentés chevauchant de rutilantes Harley-Davidson.
À Élisabethville, en toute discrétion, Maurice Van Weyenbergh et ses
pairs jouent aux faiseurs de rois, certes méprisés par leurs disciples noirs,
mais ils tiennent le Katanga à leur botte. Une propagande efficace, qui
prétend attiser un fort patriotisme parmi les ethnies et enseigne dans les
écoles de brousse La Katangaise, un hymne national en français8 fabriqué
de toutes pièces, est déployée face à l’ONU. Katanga vaincra !

Les boutiquiers ne lâchent pas Moïse Tshombé d’une semelle. Ils le


savent friable et un brin souffreteux, sujet à des crises d’angoisse et
d’hyperventilation depuis une mauvaise expérience dans les geôles
suintantes congolaises, deux mois durant, au printemps 1961. Impossible
pour O’Brien de l’approcher sans ses conseillers belges rivés à ses basques.
Impossible, sauf le dimanche 17 septembre 1961 à Ndola. Ce jour-là,
pour la première fois, la garde rapprochée de Tshombé est absente. C’est
une étrange anomalie que relèveront par la suite tous les connaisseurs du
Katanga. Mais Tshombé, bien sûr, n’est pas seul. Les Britanniques veillent
sur lui, et ont sûrement donné des gages à l’Union minière : il n’arrivera
rien à Monsieur Tiroir-Caisse.
La collusion s’expose ainsi au grand jour, entre diplomates de Sa Majesté
et industriels du plat pays, unis dans une franche détestation de
l’organisation mondiale.
Se peut-il que ces influents lobbyistes aient activement conspiré en
septembre 1961 contre le secrétaire général de l’ONU ? Dans le monde des
boutiquiers de Bruxelles, comme chez les Backwoods Boys de Londres,
certains ont laissé derrière eux quelques rares empreintes. Pour les
retrouver, il faut remonter à la source. Dans le sanctuaire de la défunte
Union minière : le dépôt Joseph-Cuvelier, annexe des Archives générales du
Royaume sise dans la paisible rue du Houblon, à Bruxelles. C’est là que je
vais découvrir les pérégrinations d’un ingénieur belge de trente-quatre ans
nommé Manfred Loeb, d’origine allemande, et dont l’existence fut révélée
par l’universitaire Susan Williams dans son livre en 2011.

Il a fui dans la brousse pour échapper aux Casques bleus : le président katangais
Moïse Tshombé (premier plan, au centre) semblait bien près de s'entendre avec le
secrétaire général de l'ONU Dag Hammarskjöld, en septembre 1961, et de
soutenir le projet d'une paix durable au Congo. Mais le ministre de l'Intérieur
katangais Godefroid Munongo (en retrait de Moïse Tshombé, à droite) était bien
décidé à ne pas laisser se produire un tel rapprochement. © Terence
Spencer/Getty

Afin de rétablir les communications coupées entre le siège de l’UMHK à


Bruxelles et les dirigeants se trouvant à Élisabethville, Loeb est dépêché de
toute urgence en Rhodésie, alors que l’ONU isole le Katanga du monde
extérieur. La solidarité entre boutiquiers de la Copperbelt n’est pas une
façade : c’est un employé d’Anglo American nommé Taylor qui réceptionne
Manfred Loeb à Salisbury et l’expédie prestement à Kitwe, au nord-ouest
de Ndola, dans un petit avion affrété à cette fin. Puis Loeb est pris en charge
par un homme d’affaires anglais que nous connaissons déjà : Gordon Hunt,
le représentant de la firme Rhopower, celui qui rencontra deux officiers
français dans la brousse le 9 septembre. Les deux hommes vont devenir,
durant quelques petites semaines, la courroie de transmission entre
industriels en état de siège en Afrique centrale et élites politico-financières
d’Europe de l’Ouest.
Au dépôt Joseph-Cuvelier, l’accueil est remarquable, tout comme
l’agencement des archives, parfaitement conservées et classées par ordre
chronologique. Celles que je sollicite me sont présentées dans des dossiers
encartonnés alignés par dizaines sur des chariots roulants de taille
impressionnante. Le défrichage s’annonce interminable.
Je ne sortirai de la rue du Houblon qu’à la tombée de la nuit, les yeux
usés par la lecture de télégrammes jaunis par le temps. Mais la valeur de
ceux-ci est exceptionnelle, pour qui sait naviguer dans le flot des
patronymes et des informations cryptées.
Que révèle l’abondante moisson de câbles signés Hunt et Loeb ? Le jeudi
14 septembre 1961, c’est Gordon Hunt qui annonce aux dirigeants de
l’UMHK l’arrivée imminente de l’émissaire de Londres, George
Lansdowne, à Élisabethville. « Il viendra vous rendre visite », précise-t-il à
leur attention. La preuve est faite, une fois de plus, du lien direct entre le
pouvoir anglais et l’industrie katangaise, avec Gordon Hunt à la manœuvre.
Un mur dense, homogène, se dresse sur le chemin de Dag
Hammarskjöld, et Hunt en est le ciment.
Durant les premières heures de Morthor, c’est lui qui expose clairement
les enjeux du conflit en câblant aux dirigeants bruxellois de l’UMHK, Aimé
Marthoz, Herman Robiliart, Edgar Van der Straeten, Louis Wallef : « Je
peux confirmer que les événements survenus ici depuis 4 heures du matin
sont le résultat de la politique de l’ONU, qui cherche à liquider le
Katanga. »
Ce télégramme alarmiste pousse-t-il les grosses légumes de l’industrie
minière vers l’abîme ? Une lutte à mort s’engage entre l’ONU de Dag
Hammarskjöld et un consortium international, terrifié à l’idée de voir
sacrifié son précieux appareil industriel. Les plus modérés, comme le
président en exercice de l’UMHK Paul Gillet, ont une autre raison de
s’inquiéter : ils redoutent ces Français « ultras », tout aussi incontrôlables
que les diplomates espions britanniques. « Les Britanniques, plutôt que les
Russes et de Gaulle, étaient les adversaires les plus redoutables de notre
opération au Congo, du fait de leur connexion avec l’Union minière au
travers de la Tanganyika Concessions Ltd. », assure l’ex-collaborateur
9
anglais de Hammarskjöld Brian Urquhart . À en croire ses derniers câbles,
Dag partageait ce point de vue, en particulier après ses expériences avec
10
lord Lansdowne .
Les tribulations du binôme Hunt-Loeb autour de Kitwe ne révèlent
pourtant rien en soi d’accablant. C’est alors que deux autres découvertes
viennent raviver ma curiosité. La première est un télégramme diplomatique
du département d’État américain déclassifié le 19 janvier 2017. Signé de
l’ambassadeur Douglas MacArthur à Bruxelles et daté du 29 septembre
1961, il attire l’attention de Washington sur Manfred Loeb. « Le
ressortissant belge (de nationalité allemande) Freddy Loeb résidant à Kitwe
assure la liaison entre Welensky et Munongo, dont le frère est à Kitwe.
Loeb est un agent des intérêts britanniques au sein de l’Union minière et
disposerait, semble-t-il, de 5 millions de livres sterling pour financer l’achat
d’armes, etc., en soutien au séparatisme katangais. Ma source décrit Loeb
comme quelqu’un de très efficace. » Pour un simple ingénieur en
radiocommunication, l’homme fait montre de ressources insoupçonnées.
Ma seconde découverte concerne la personnalité du représentant de
Rhopower à Kitwe. Grâce à Simon Hunt, j’en apprends un peu plus sur la
vie de son père, Gordon, décédé au début des années 1970. Simon, joint en
Grande-Bretagne, n’est pas en mesure de me renseigner sur l’identité des
deux officiers français rencontrés le 9 septembre dans la brousse, mais il
confirme un point important : son père était bien un agent très actif du
contre-espionnage anglais, le MI 5.
« Sa penderie était dans ma chambre lorsque j’étais petit, et je fouillais
souvent les poches de ses redingotes, me confie-t-il. C’est comme cela
qu’un jour je suis tombé sur sa carte officielle du MI 5. Au fond de sa
poche. »
Rescapé de l’invasion de la Birmanie par les Japonais en 1941, Gordon
Hunt avait rallié l’Inde à marche forcée à travers l’Himalaya, avant de
s’enrôler dans les services secrets pour superviser durant toute la guerre les
opérations clandestines dans le nord de la Birmanie, passée sous le joug
nippon. De retour à Rangoon après la guerre, en qualité de chef de poste du
renseignement britannique, il fut expulsé en 1947 après l’assassinat du
11 12
Premier ministre Aung San , qui prenait ses distances avec Londres .
« Mon père a finalement été lavé de tout soupçon par les autorités du
Myanmar, il y a une quinzaine d’années à peine », commente son fils.

Revenons au Katanga. Manfred Loeb et lui ont-ils reçu d’autres


instructions le soir du 17 septembre 1961 ? L’agent Hunt a-t-il avoué à son
partenaire la teneur réelle de ses activités dans la Copperbelt ?
Une fois de plus, écumant le passé de protagonistes apparemment sans
histoire, je découvre des experts en sabotage, des pros de l’action
clandestine et des passeurs de valises. Simon Hunt ne peut hélas me
renseigner sur le séjour de son père au Katanga. Mais les archives de
l’Union minière apportent quelques précisions : la coopération entre Hunt et
Loeb se tarit brusquement au bout d’une semaine, le mercredi
20 septembre. Notifiant aux dirigeants industriels belges son départ pour
congés à Johannesburg le jour même, Gordon Hunt délivre un satisfecit :
« Je suis ravi que Loeb s’occupe de tout. Il fait un merveilleux travail. »
Ce départ précipité de Hunt est absolument bizarre. Quelle mouche a
piqué Gordon Hunt, le jour même où se négociait le fameux cessez-le-feu
tant espéré trois jours plus tôt entre Dag Hammarskjöld et Moïse Tshombé ?
Ces congés sud-africains étaient-ils prévus de longue date, ou bien a-t-il été
appelé en urgence pour un débriefing confidentiel ? Cette absence subite
évoque certains détails du complot ourdi par le SAIMR. Hunt était-il un
Congo Red ? Si oui, quelle équipe ce combattant de l’ombre a-t-il menée au
sol ? Et quel rôle Manfred Loeb a-t-il joué à ses côtés ?
Après ces aventures australes, l’ingénieur stigmatisé par les Américains
semble mu par une ambition sans limites. Une recherche en ligne confirme
qu’il gravit très rapidement les échelons au sein de l’Union minière : une
décennie plus tard, son nom apparaît au sein du conseil d’administration de
13
« la Générale ». En 2016, Manfred Loeb exerçait encore à quatre-vingt-
dix ans révolus les fonctions de président honoraire d’Immobel, la première
société immobilière de Belgique.
Le « Captain Charles », éminence grise du lobby katangais en Europe de l'Ouest
et acteur influent de l'industrie minière dans la Copperbelt, vu ici en 1949,
s'inquiète auprès de Londres des visées de l'ONU au Katanga et exige des
mesures fortes contre cette ingérence. © Navana Vandyk/National Portrait
Gallery

Les archives belges de l’Union minière s’avèrent fascinantes à plus d’un


titre. Épluchant les liasses de messages radio consignés dans des dizaines de
cartons, je réalise qu’en septembre 1961 un autre personnage haut en
couleur joue un rôle décidément incontournable : Charles Waterhouse. Le
patron de la Tanks, ancien meneur du groupe de Suez et figure du lobby
katangais, se démène alors en coulisses.
Il est la cheville ouvrière entre les dirigeants de l’Union minière du Haut-
Katanga et les décideurs britanniques, le pendant exécutif de Hunt et Loeb
sur le terrain.
Lundi 18 septembre 1961, « Captain Charles » adresse un courrier de sa
résidence londonienne à son ami belge Herman Robiliart, directeur général
de l’Union minière, au siège de la firme, 6, rue Montagne-du-Parc, à
Bruxelles. Il se flatte de son entregent politique au regard de l’épineux
dossier katangais : « J’ai envoyé samedi soir un télégramme à M. Heath, le
lord gardien du sceau privé14. Il m’a téléphoné dimanche matin pour me
dire que le gouvernement britannique “jouait la partie en toute discrétion” et
qu’il ne lui paraissait donc pas judicieux de faire une déclaration publique
en ce moment. […] Je viens de parler à nouveau à Heath au téléphone. Il
me dit qu’il semble comprendre qu’un cessez-le-feu de facto est instauré en
ville, mais n’a aucune information quant à celui qui va prendre la place de
Hammarskjöld. » La lettre est d’une impitoyable sécheresse : d’un capitaine
d’industrie à un autre, la mort de Monsieur H ne mérite pas qu’on s’y
attarde. Elle n’est qu’une vulgaire péripétie dans une affaire autrement plus
vitale : la préservation des intérêts occidentaux au cœur du paradis
géologique de la Copperbelt.
Seule importe à Waterhouse l’identité de celui qui remplacera
Hammarskjöld à la table des négociations avec Moïse Tshombé. Captain
Charles, Robiliart et les autres boutiquiers plébiscitent Sture Linnér,
l’élégant et longiligne Suédois qui patronne les affaires civiles de l’ONU à
Léopoldville et a travaillé pour l’industrie minière avant de rallier le
15
Congo . « Charmant et gentil », selon le ministre belge des Affaires
étrangères Paul-Henri Spaak, il est le genre d’homme avec lequel on peut
s’entendre. Mais Linnér est trop ébranlé par la mort de Dag Hammarskjöld
et trop suspicieux envers les boutiquiers pour assumer de telles
responsabilités. Le Tunisien Mahmoud Khiari prendra sa place, au grand
dam de Moïse Tshombé, qui voit en lui un des responsables du
déclenchement de l’opération Morthor.
Tandis que le Captain Charles s’emploie à rassurer Herman Robiliart sur
la maîtrise de la situation par le gouvernement de Sa Majesté, les
télégrammes transmis par Hunt et Loeb confirment l’essentiel aux grands
argentiers de Bruxelles : malgré cinq jours de combats avec l’ONU, les
usines et les mines du Katanga sont en ordre de marche, les dégâts sont
insignifiants.
Il faut éviter que la mort de Monsieur H, totalement absent de ces liasses
de télégrammes au ton impersonnel, ne vienne tout gâcher. Puisque Moïse
Tshombé s’apprête le mardi 19 septembre 1961 à rencontrer Mahmoud
Khiari, il faut faire monter les enchères.
Les loups sortent du bois, humant le sang à pleins naseaux.
C’est alors que, depuis Liège, un mystérieux « patron » dicte au président
katangais ses consignes. Je retrouve sa lettre manuscrite dans les cartons de
l’Union minière. Glissée dans un fichier fourre-tout intitulé
« communications Katanga 1961 », celle-ci détaille des conditions de
cessez-le-feu à imposer aux Casques bleus, encore sidérés par la mort de
leur charismatique secrétaire général dans la brousse : il convient, martèle
le « patron », « d’exiger le contrôle de tous les aéroports par l’armée du
Katanga ; de ne pas y admettre une occupation de l’ONU
proportionnellement supérieure à ce qu’elle est dans les autres provinces ;
aucun mouvement opérationnel ou logistique des troupes de l’ONU sans
autorisation préalable du gouvernement du Katanga ; exiger le départ
d’O’Brien et Tombelaine ; remplacement des précédents par des agents
admis d’un commun accord ; faire comprendre et exiger de l’ONU qu’elle
se tienne à l’écart des pourparlers [de paix], dans l’intérêt même des
Africains, etc. »
Rédigées en français, ces instructions sont traduites et dactylographiées
en anglais pour soumission au « Captain W » : Charles Waterhouse, encore
lui. Leur auteur, le « patron », pourrait être, me glisse-t-on de manière
confidentielle en Belgique, le recteur de l’université de Liège à l’époque,
Marcel Dubuisson, soutien inconditionnel de la sécession katangaise et ami
personnel de Moïse Tshombé aux influentes connexions.
Les boutiquiers et les cercles d’amitié katangais ne sont pas les seuls à
faire pression sur Tshombé et à l’inciter à capitaliser sur la mort de
Monsieur H, le seul qui aurait pu, sans doute, influencer le président
katangais et le convaincre de renoncer à l’aventure séparatiste. Le
21 septembre, une lettre arrive de Brazzaville, rédigée par l’abbé président
Fulbert Youlou. Citée par l’historien français Jean-Pierre Bat, elle suggère
de « regrouper, désarmer, retirer les Casques bleus » du Katanga « dans un
délai fixé au maximum à une semaine », et que la chose soit terminée
« avant que l’ONU ait repris ses esprits ».
L'épave du DC-6 de Dag Hammarskjöld fume encore lorsque des consignes sont
adressées de Belgique au régime séparatiste katangais pour saisir l'opportunité
créée par la tragédie. © Archives générales du Royaume
Sitôt confirmée la mort de Dag Hammarskjöld en bordure de Ndola, les
industriels de la Copperbelt, enthousiastes, sautent sur l'occasion : à Bruxelles et
à Londres, deux mystérieux interlocuteurs, « le patron » et « Captain W »,
débattent des clauses de la capitulation sans conditions qui doit être imposée à
l'ONU par le président katangais Moïse Tshombé. © Archives générales du
Royaume

La lettre du « patron » ne permettra pas de « faire comprendre à l’ONU


qu’elle se tienne à l’écart » de l’avenir du Congo, pas plus que les aimables
et stériles suggestions de l’abbé Fulbert Youlou. Défaite militairement,
orpheline de son secrétaire général, l’ONU se contente, en ce 20 septembre
16
1961, d’un statu quo en attendant les renforts .
Le document illustre, en revanche, combien les boutiquiers de l’Union
minière et leurs influents alliés anglo-saxons ont vu dans la mort de
Monsieur H un extraordinaire et heureux coup du sort.
Sa découverte est une chance. En France, en Belgique, aux États-Unis, en
Grande-Bretagne, tant de documents confidentiels ont de toute évidence été
détruits, comme à Hanslope Park, que le chercheur doit s’en remettre à sa
persévérance, et à un brin de bonne fortune, pour dénicher des bribes de
preuves tangibles, à la manière de ces paléontologues s’efforçant de
reconstituer le squelette entier d’un dinosaure à partir d’une dent ou d’une
vertèbre.
Les contours de la conjuration tiennent du mirage, apparaissant et
disparaissant à mesure que des pistes nouvelles s’ouvrent et parfois se
referment.
Il en ressort des certitudes quant à l’identité des commanditaires et des
exécutants, au mobile des uns et des autres, aux préparatifs de l’attentat et
aux moyens employés. Mais point de preuve à charge indiscutable, si l’on
excepte les témoignages des charbonniers.
Est-ce pour cela que j’éprouve subitement le besoin de me rendre dans
l’ancienne Rhodésie du Nord, devenue la Zambie ?

Notes
1. Adjoint du bourgmestre (maire) de Bruxelles, chargé du climat et du sport.
2. Anciens services de renseignement des colonies belges.
3. La Tanks détient ainsi 14 % du capital de l’UMHK en 1960, et 20 % de ses voix au conseil
d’administration.
4. L’équivalent de 935 millions d’euros en 2018, après ajustement du taux d’inflation.
5. Selon le journaliste anglais Patrick Keatley, dans un article du Guardian daté du 6 décembre
1961.
6. Voir p. 240.
7. D’après un télégramme diplomatique de l’ambassade de Grande-Bretagne à Paris, le diplomate
français Francis de Noyelle fait part de « l’extrême embarras » du gouvernement à propos de cette
histoire et invoque la plus grande discrétion à ce sujet. Six autres appareils du même type au moins
étaient commandés, mais le scandale de l’arrivée des trois premiers au Katanga, en février 1961,
obligea Paris à geler leur exportation. Au domicile du ministre de l’Intérieur katangais Godefroid
Munongo, les Casques bleus indiens découvrent durant l’opération Morthor un courrier signé du
« ministre résident » katangais à Paris, Dominique Diur, qui propose une « combine » à Munongo :
faire passer une commande fictive de six Fouga Magister par la République du Congo (Brazzaville).
L’affaire, éventée le 7 octobre 1961, obligera Paris à mettre un veto définitif à toutes les commandes
d’armement vers le Katanga. Les mercenaires, eux, resteront jusqu’en janvier 1962.
8. La Katangaise : « Allons, allons, marchons, Katangais valeureux ».
9. Conversation avec le Tunisien Mongi Slim, le 12 octobre 1968.
10. Voir p. 336.
11. Père du Prix Nobel de la paix 1991, Aung San Suu Kyi.
12. Gordon Hunt a raconté son épopée birmane dans deux livres, parus en 1965 et 1967, One More
River et Forgotten Land. D’après son fils Simon, il préparait un troisième ouvrage relatant son
expérience au Katanga lorsque la mort l’a surpris. Le récit Hotline to Katanga apparu sur WikiLeaks
en était le canevas originel.
13. Surnom de la Société générale de Belgique, maison mère de l’UMHK.
14. Vice-chancelier d’Angleterre, titre revenant au doyen d’un cabinet ministériel. Voir note p.
362.
15. En tant que manager de la Liberian-American-Swedish Mining Company (LAMCO).
16. La deuxième bataille d’Élisabethville, trois mois plus tard, lui redonnera l’avantage sur les
mercenaires, contraints de battre en retraite. Et, pour le groupe de Roger Faulques, de quitter
définitivement le Katanga en janvier 1962, à l’exception du capitaine Michel de Clary, dont le séjour
se prolonge durant l’année 1962, à en croire les archives onusiennes.
Chapitre 23
Retour à Ndola

Dimanche 16 septembre 2018. Le vol 8152 de South African Airways a


décollé depuis deux heures de Johannesburg. L’Embraer 140, un agile petit
biréacteur emportant une quarantaine de passagers, se posera d’ici à une
vingtaine de minutes à Ndola. Il survole à haute altitude les terres arides du
Zimbabwe, traversées çà et là par d’étroits serpents verdoyants. Je
m’accroche au paysage, fasciné par la prise de contact avec ce monde
nouveau, qui a remplacé et englouti l’ancien régime colonial britannique.
Après deux ans et demi de recherches, me voici enfin aux portes de la
fameuse Copperbelt. Dans la cabine, un message annonçant notre arrivée
imminente me tire de ma rêverie :
« Ciel clair. Température au sol, 27 degrés. Légère brume tenace. »
En fermant les yeux, je pourrais presque imaginer les ultimes échanges
entre le DC-6 et la tour de contrôle le 17 septembre 1961.
À l'ouest de Ndola, en 2018, la route bitumée vers Kitwe laisse apparaître sur sa
droite un bosquet d'arbres isolé marquant l'emplacement du crash de l'Albertina.
La plaine africaine s'offre aux regards, sans relief alentour qui puisse expliquer
un écrasement accidentel. © Maurin Picard

La tour de contrôle de l'aéroport de Ndola, vue en septembre 2018, n'a guère


changé depuis 1961. © Maurin Picard
L’atterrissage, cette fois, se fera en douceur. L’appareil entame son
dernier virage et se retrouve face à la piste en stabilisant son assiette, train
sorti. Mais où donc sont les collines de l’ouest ? Ce dernier relief que Per
Hallonquist aurait mal appréhendé, trompé par son altimètre ou sa fatigue,
selon les enquêteurs rhodésiens ? Sous mes yeux défile un autre genre de
plat pays, aux tons beiges et ocre, une nature rase brûlée par le soleil
austral, mais sans l’ombre d’une colline, ni même d’un mamelon. Hans
Kristian Simensen, qui me précéda à Ndola en 2011, m’avait pourtant
prévenu : tout ici est plat. Si étonnamment plat. Je ne voulais pas le croire,
mais l’évidence s’impose. Un infime vallonnement existe bien, mais, pour
un pilote scandinave aussi expérimenté que Hallonquist, Ndola est un tapis
de sol. Comment diable a-t-il pu s’écraser ici, en zappant la dernière
« colline » ? C’est pourtant ce qu’affirmait, bizarrement, le documentaire de
National Geographic, auquel participa l’ancien de la NSA Paul Henry
Abram, et qui reprend les éléments de langage de l’enquête rhodésienne :
« Ndola est une petite ville avec des collines autour. Et, de nuit, la phase
d’approche était extrêmement difficile. »
Vraiment ? À cet instant, j’échangerais volontiers deux mots avec
l’auteur, canadien, de ce documentaire mensonger. Alex Bystram, c’est son
nom, n’a sûrement jamais mis les pieds dans ce coin de Zambie.
Je suis heureux d’être au-dessus de Ndola. Je viens de comprendre que la
1
théorie du CFIT « involontaire », d’« impact sans perte de contrôle », est
indéfendable. Pas avec un équipage de pros. Pas avec l’équipement d’un
DC-6B, à la pointe de la technologie pour l’époque.
L’appareil roule encore sur la piste. À tribord apparaît la vieille tour de
contrôle, inchangée depuis un demi-siècle, puis des huttes en tôle Quansen,
vestiges de la Seconde Guerre mondiale. À une centaine de mètres, le
bâtiment rectangulaire qui abritait les bureaux du directeur John « Red »
Williams, celui que j’aurais tant aimé pouvoir interroger, les yeux dans les
yeux.
Les passagers descendent de l’Embraer à même la piste, invités à se
rendre au contrôle des visas, pourvu de grands ventilateurs. L’air est chaud,
mais aucunement accablant comme le 18 septembre 1961, lorsque le seul
survivant du crash, Harold Julien, vécut un interminable calvaire, sans
ombre et sans eau, exposé en plein soleil jusqu’à 15 h 45.
À la sortie de la ville, un panneau est barré de la mention : « Welcome to
Ndola, the friendly city ». Dans le taxi où j’ai pris place, l’incongruité du
message m’arrache un sourire. En 1961, Ndola n’avait rien d’« amical »
pour les officiers onusiens et les pilotes américains venus aider les
recherches ou reconnaître le corps des victimes.
Tout a bien changé, pourtant, dans ce bourg industrieux de la Copperbelt.
L’héritage britannique a fondu comme neige au soleil. Il ne subsiste du
passé colonial que des bâtiments décrépis, pour certains familiers : le massif
hôpital bordé de jacarandas en fleurs où Harold Julien agonisa le
23 septembre 1961 ; le commissariat central où Björn Egge fila lord Alport
et où Victor Rosez entendit parler d’uniformes de mercenaires et de
casquettes à rabat ; l’hôtel Savoy, jadis si luxueux, que je peine à
reconnaître, tant sa façade délabrée et sa salle de restaurant désertée
rappellent les établissements d’État communistes.
Tout le reste est chinois. Les entreprises de Pékin opèrent en terrain
conquis. Les banderoles publicitaires sur le bord de la route menant à
Kitwe, que j’emprunte avec un taxi pour me rendre sur le site du crash, sont
ornées de caractères géants en mandarin. La chaussée elle-même, une
langue de béton à quatre voies traversant la campagne, a été construite sur
initiative chinoise.
La trouée laissée par l'Albertina dans un bois d'acacias, à l'ouest de Ndola
(Zambie). La flèche dans le lointain indique la piste de l'aéroport de Ndola, que
le DC-6 de Dag Hammarskjöld s'efforçait de rallier avant de s'écraser le 18
septembre 1961. © Archives ONU
Le mémorial du crash du DC-6 se trouve dans un petit bois paisible, à douze
kilomètres à l'ouest de l'aéroport de Ndola. © Maurin Picard

À la sortie de Ndola, la végétation se résume à quelques arbres épars, à


l’exception d’un petit bois isolé, que je distingue dans le lointain. Lorsque
mon chauffeur prend un croisement à droite, puis s’engage sur une route
secondaire bordée de fils à haute tension, je comprends que ce bosquet est
le site du crash de l’Albertina. Juste derrière, un nouvel aéroport est en train
de sortir de terre. Chinois, bien sûr. Les nouveaux maîtres de la Copperbelt
déploient une énergie prodigieuse pour en exploiter les richesses
géologiques. Tandis que le taxi s’immobilise sous les frondaisons, la lutte
entre les intérêts miniers occidentaux et l’ONU de Monsieur H me semble
soudain dérisoire.
Je suis accueilli par le directeur des lieux, Richard Hanguwa. Souriant et
disponible, ce grand costaud barbu explique, avec emphase, combien ce
mémorial en pleine nature a compté pour « l’unité du pays », après
l’indépendance acquise en 1964. Le sacrifice de Dag Hammarskjöld et de
ses compagnons sert de « ciment de la nation zambienne ».
Je l’écoute, attentif, tout en jetant un œil discret à la termitière contre
laquelle l’Albertina vint se fracasser et où fut trouvé, dit-on, le corps sans
vie de Monsieur H. Le monticule, surmonté d’un kiosque charmant et
anachronique, a bien souffert de l’érosion, mais sa masse laisse aisément
imaginer l’impact épouvantable provoqué par un quadrimoteur lancé à
250 kilomètres à l’heure.
Je ne ressens pourtant aucune violence dans ce cadre champêtre,
idyllique, traversé par une brise légère.
George Ivan Smith, l’ami australien de Hammarskjöld, a raconté sa visite
en 1962, décrivant une clairière élaguée à la tractopelle et entourée de bois
2
denses . Le charbonnage intensif, la sécheresse, les chantiers
d’infrastructures pharaoniques ont réduit cette forêt à néant, tandis que les
autorités replantaient pins, acacias et eucalyptus dans un périmètre restreint.
« Dag Hammarskjöld et ses compagnons se sont écrasés ici, écrivait Smith,
dans les ténèbres de l’Afrique centrale, non loin de là où David Livingstone
3
est mort . Tous deux avaient “voyagé en d’étranges contrées, vu le Bien et
le Mal chez les hommes”. L’Afrique réserve toujours un coup pendable. À
présent qu’elle lui a ôté la vie, elle a transformé ce bush naguère éventré,
noirci, où il est mort, le reflet de ce concept d’un lieu de méditation propre à
Hammarskjöld. »
George Ivan Smith n’a pas tort. Malgré le bourdonnement des ouvriers
occupés à repeindre les souches d’arbres de blanc et à rafistoler les
pavillons de bois à la toiture bringuebalante, je prends conscience de la
quiétude exceptionnelle qui m’entoure. Le brouhaha des engins de chantier,
du trafic routier, de la ville industrieuse, s’est effacé devant le murmure du
vent dans les arbres, le pépiement des mésanges. À l’instar de cette salle de
méditation, au cœur de l’ONU new-yorkaise, où de rares diplomates vont
parfois s’isoler, loin des crescendos de Manhattan et des empoignades
houleuses du Conseil de sécurité.

La nuit tombe vite, en septembre, dans la Copperbelt. Richard Hanguwa


accède à ma requête de rencontrer un des derniers témoins du crash. Nous
prenons la route vers le quartier de Twapia, à trois kilomètres de là. Dans la
lueur des phares, un vieil homme apparaît devant sa modeste demeure.
Safeli Mulenga porte beau, du haut de son mètre quatre-vingt-douze, dans
sa chemise repassée, longiligne et sec, d’une gentillesse extrême.
À l’invitation de sa femme, nous nous asseyons dans un petit salon à
l’éclairage blafard, aussitôt rejoints par deux adolescents qui ne perdent pas
une miette de la conversation. Ce n’est pas la première fois que le
nonagénaire conte son histoire, mais il s’exécute avec candeur, décrivant à
grand renfort de moulinets des scènes surgies d’un passé recomposé. Les
grands yeux clairs n’ont rien oublié : le vrombissement du « gros avion »
qui tourne au-dessus de la brousse, la boule de feu tombée du ciel qui
soudain le frappe, les explosions, le bruit de tonnerre, la fuite éperdue pour
éviter d’être arrêté par les policiers blancs.
Safeli ne peut m’aider à identifier les agresseurs, mais il a son avis,
comme tous les résidents de Twapia, ce township construit naguère en
lisière de Ndola pour refouler les Noirs du centre-ville : ce sont les Blancs
de Rhodésie qui ont abattu l’avion de Monsieur H.
« Lui venait pour nous sauver, résume le digne vieillard. C’est pour cela
qu’ils l’ont tué. »

Deux jours plus tard, j’ai rendez-vous avec un petit groupe de vétérans
suédois, octogénaires, compatriotes des deux Casques bleus tués dans le
crash, Per Persson et Stig Olof Hjelte, auxquels ils viennent rendre
hommage, les bras encombrés de fleurs.
L’un des visiteurs est un petit homme souriant aux joues couperosées. Il
arbore son vieux béret bleu religieusement conservé et se présente, la main
tendue : Stig von Bayer.

L'ancien officier de renseignement suédois Stig von Bayer, déployé au Katanga


en 1961, a fait le coup de feu contre les officiers mercenaires français et en a
arrêté plusieurs de vive force. Rencontré en 2018 à Ndola, il demeure intrigué
par les allées et venues d'un Dornier DO-28 katangais sur un terrain d'atterrissage
clandestin, non loin de Ndola, en septembre 1961. © Maurin Picard

Je suis d’autant plus heureux de le rencontrer que son nom m’avait déjà
été indiqué à un stade antérieur de mes investigations. Stig était un jeune
lieutenant rattaché au bataillon suédois du colonel Jonas Wærn, l’officier
supérieur qui avertit le neveu de Monsieur H, Knut Hammarskjöld, de la
menace exercée par les mercenaires français4. Sa mission : le
renseignement militaire. « G2 », dans la nomenclature Otan. Nous nous
asseyons dans le petit bâtiment musée attenant au mémorial, sous le regard
bienveillant d’un buste sombre de Dag Hammarskjöld. Stig von Bayer
alterne l’anglais et le français, m’expliquant que sa connaissance du swahili
et du bemba, deux langues vernaculaires dans la région, lui fut précieuse
dans ses fonctions d’officier « rens’ » au Katanga. Il n’a pas oublié
l’affrontement avec les mercenaires emmenés par le groupe français de
Faulques, se remémorant des actions de cow-boy, revolver au poing, et des
situations périlleuses. Mais il reste assez disert sur le sujet, s’interdisant de
confirmer les propos de Jonas Wærn à Knut Hammarskjöld sur la
culpabilité de ceux-ci dans l’attentat contre l’Albertina, peinant à se
remémorer Roger Faulques, qu’il a « sans doute croisé ici ou là ».
Après une bonne heure de questions-réponses, nous abordons l’identité
du « rôdeur solitaire » et les différentes théories relatives à un bimoteur
De Havilland Dove ou au Fouga Magister. Stig von Bayer fait la moue,
comme s’il renâclait à s’aventurer sur ce terrain-là.
Je lui demande s’il a conservé par-devers lui des documents concernant
les « événements » du Katanga.
« Un bon officier de renseignement ne laisse jamais rien traîner derrière
lui », dit-il en souriant, énigmatique.
Puis il ajoute, au débotté :
« Nous savions qu’ils avaient un Dornier, bien caché à Sakania. »
Je m’étrangle presque.
« Un… Dornier, où ça ?
— À Sakania, sur une petite piste de brousse, à vingt kilomètres au nord-
5
ouest d’ici, tout près d’une mine de cuivre à ciel ouvert . »
Je balbutie une nouvelle question, à propos des dates exactes de présence
du Dornier et des conditions dans lesquelles cet appareil, révolutionnaire
dans sa conception, nouveau venu dans cette partie du globe, fut repéré par
la section G2 du bataillon suédois. Mais le petit groupe de vétérans nous
interrompt : ils doivent prendre congé, étant attendus dans une école
primaire attenante, bien involontairement coincée entre le mémorial et le
chantier du futur aéroport. Notre conversation s’arrête ainsi prématurément.
Obligé de repartir, j’enrage d’une telle déveine. Resté essentiellement
sous les écrans radars depuis 1961, Stig von Bayer a tant à raconter, et voilà
que nos chemins se séparent déjà. Nous convenons de nous recontacter,
lorsqu’il sera de retour en Suède.
À l’hôtel, ce soir-là, pour ma dernière nuit à Ndola, je relis mes notes et
vérifie l’emplacement de Sakania. Premièrement, le rapport de l’ONU daté
du 5 septembre 2017, œuvre du juge tanzanien Mohamed Chande Othman,
fait l’inventaire de tous les aérodromes du Katanga et de la Rhodésie
voisine. Mais rien à Sakania.
Deuxièmement, les images satellites montrent bien une piste d’aviation
collée à la mine, avec une aire de dégagement, assortie d’un baraquement
rudimentaire, et un appareil de type ATR aux longues ailes blanches
effilées. Elle est donc opérationnelle, cette piste, et certainement reliée à
l’activité de la mine. La frontière ex-rhodésienne se trouve à quelques
centaines de mètres plus à l’ouest. L’aéroport de Ndola, lui, est à moins de
cinq minutes de vol. Se pourrait-il que Sakania constitue le chaînon
manquant de l’histoire, la « planque » de l’appareil agresseur ?

Le destin va alors m’apporter le coup de pouce que je n’attendais plus.


Un mois plus tôt, en août 2018, la revue britannique Lobster, dont les
analyses sur le monde du renseignement font mentir un nom de baptême
plutôt humoristique, a publié un article de l’universitaire berlinois Torben
Gülstorff. Le titre est évocateur : « Les liens allemands de l’affaire
Hammarskjöld : arguments en faveur d’une autre arme du crime ».
Le conservateur du mémorial de Ndola, Richard Hanguwa, se tient devant la
termitière contre laquelle se fracassa le DC-6 de Dag Hammarskjöld en 1961. ©
Maurin Picard

Torben Gülstorff, avec qui j’entre bientôt en contact, a entendu parler du


panel d’experts indépendants sollicités par l’ONU en 2015. Il a aussitôt fait
le lien avec des documents officiels exhumés dans le cadre de sa thèse
soutenue en 2016 sur les exportations d’armement en Afrique centrale par
la République fédérale d’Allemagne de 1945 à 1975.
Et ces documents révèlent que le ministre de la Défense Franz Josef
Strauss a orchestré l’acquisition par le Katanga de cinq avions bimoteurs
Dornier DO 28A, en 1961. Je connaissais déjà l’histoire de cette vente, et
les conditions d’acheminement des appareils avec la complicité active des
autorités françaises le long du parcours. Le voyage a été relaté dans un
6
photoreportage paru dans le magazine belge flamand Zondag Nieuws . Mais
Torben Gülstorff sort un lièvre de son chapeau : il s’avère qu’un des cinq
Dornier s’est envolé en précurseur, dès le 21 août 1961. Seuls quatre
appareils ont participé au périple d’octobre. Le précurseur, immatriculé KA-
3016, est passé par l’Angola le 28 août, avant un dernier saut de puce
jusqu’au Katanga voisin. Il se trouvait donc sur le sol katangais lors des
combats de septembre.
Pugnace, Torben Gülstorff livre une deuxième révélation : il est parvenu
à identifier le pilote de cet avion précurseur. La solution se trouvait dans les
archives du ministère du Commerce à Bonn : un fonctionnaire chargé
d’enquêter sur les trafics opaques de Dornier eut l’idée géniale de se
renseigner directement auprès du contrôle aérien de l’aéroport international
de Munich-Riem. Et le contrôleur en chef, Kurt Bartz, livra le nom de
Heinrich Schäfer.
Chef d’essais en vol de la firme bavaroise, celui-ci était un ancien
aviateur de chasse de nuit de la Luftwaffe jusqu’aux derniers feux du
e
III Reich. Son livret militaire, plein de trous, atteste de sa naissance, le
2 juillet 1909 à Bebra, dans le land de la Hesse (centre de l’Allemagne), de
son adhésion au parti national-socialiste NSDAP dès 1932, de sa carrière de
pilote d’essai pour la firme Arado, puis de ses tours au combat sur le front
de l’Est et en Afrique du Nord. Le carnet, que Torben Gülstorff a bien voulu
partager, comporte une curieuse mention, qui me fait sursauter : sa présence
à Hildesheim, de fin 1944 à mai 1945. Cet aérodrome militaire au sud de
Hanovre avait une particularité : il hébergeait les appareils de l’escadre
KG200, utilisant des appareils alliés capturés et des prototypes d’engins
volants réservés aux missions secrètes par-delà les lignes ennemies. Schäfer
était-il un membre de cette unité très spéciale, composée seulement
7
d’« Experten » ? À en juger par son impressionnant pedigree nazi, c’est
très probable.
Voilà encore un spécialiste des opérations clandestines, rompu aux
missions de nuit, qui apparaît au Katanga fin août 1961. Seule certitude : le
pilote allemand arrive dans la région au moment où se déclenche
l’opération Rum Punch contre les mercenaires, suivie quinze jours plus tard
de Morthor. Que fait-il alors du Dornier précurseur parti en août ? Le
convoie-t-il à Sakania ?
Deux documents allemands d’époque pourraient aider à établir la
présence prolongée du pilote allemand au Katanga. Le premier est un
courrier interne à la firme Dornier, daté du 2 octobre 1961, relatif au
signalement par les autorités américaines d’un Dornier équipé de « canons »
sur « un aérodrome katangais » non identifié et auprès duquel se trouvait
« un technicien de Dornier ».
Le second, daté du 21 le même mois, émane de l’ambassade allemande à
Washington, évoquant la présence d’un « spécialiste » de Dornier sur le
terrain de Kolwezi, assemblant des composants d’un avion Dornier à une
date non précisée.
« Ce ne peut être que Schäfer dans les deux cas, interprète Torben
Gülstorff. La firme Dornier a répondu peu de temps après le premier
document mentionné, stipulant qu’elle n’avait pas de technicien en ce
moment au Katanga et que le pilote du premier Dornier livré avait quitté la
région sitôt la livraison effectuée. »
Pour ce qui est du « technicien » fantôme, le diable se cache peut-être
er
dans les détails : depuis le 1 mars 1960, Heinrich Schäfer n’était plus
officiellement un employé du constructeur aéronautique, mais un pilote
embauché en free-lance.

Troisième révélation, le Dornier d’août, comme ses petits camarades


d’octobre, serait passé entre les gouttes du contrôle des exportations, étant
désigné comme un avion civil vendu à un intermédiaire belge, le colonel
Jean Cassart, président d’une société d’import-export belgo-congolaise,
8
Mitraco . Or, les Dornier auraient été équipés de points d’attache sous
voilure pour emport à bombes et modifiés au niveau de l’habitacle pour
accueillir une mitrailleuse de sabord. Leur allure pataude ne trompe alors
9
personne : grâce à leurs capacités de décollage et d’atterrissage très courts ,
à leur rusticité et à leurs excellents moteurs, ils constituent la bête de
somme des armées de l’air en quête d’un appareil multitâche et performant.
Sa qualification civile ne sert qu’à tromper les douaniers ignorants et les
gouvernements peu regardants. Je peux confirmer cette duplicité, ayant
découvert dans les archives UNARMS le jeu du chat et de la souris auquel
se livrent l’ONU et les autorités fédérales allemandes durant l’été 1961.
Mais les bribes d’informations sur ce Dornier solitaire et son pilote d’élite
demandent à être creusées.
Torben Gülstorff et moi nous répartissons la tâche : lui cherchera à en
savoir plus sur le fascinant profil de Heinrich Schäfer, tandis que je me
replongerai dans les archives pour retrouver la moindre empreinte laissée
par le Dornier solitaire.
La tâche est ingrate. Elle m’oblige à passer à nouveau en revue des
centaines de documents négligés lorsque j’ignorais l’importance de cette
piste, mais ce travail livre bientôt ses fruits. Daté du 19 septembre 1961, un
télégramme diplomatique américain de Bruxelles, rédigé par l’ambassadeur
MacArthur et numéroté 609, indique qu’un Dornier a été aperçu le mardi
19 septembre 1961 sur l’aéroport de Brazzaville, « ne venant pas de
Belgique », puis qu’« il a été récupéré par un équipage belge ». Il a été
« financé par la Société générale de Belgique, avec l’ancien Premier
10
ministre Van Zeeland à la manœuvre . »
S’il ne venait pas de Belgique, d’où venait-il, et qui le pilotait ? A-t-il
opéré des rotations entre Kipushi et peut-être Sakania durant les combats de
septembre, si l’on se fie au témoignage d’un officier nord-rhodésien cité
dans le livre d’Alexandre Binda sur les opérations militaires à la frontière
11
katangaise ? Je joins Stig von Bayer à son domicile, en Suède. La
communication téléphonique est difficile, mais il peut enfin me donner des
précisions sur Sakania :
12
« Nous avions un peloton stationné là-bas, avant les événements . Ils ont
entendu parler d’un avion parqué sur la piste et sont partis en
reconnaissance de jour dans la plaine. C’est ainsi qu’ils ont identifié le
Dornier.
— Comment ont-ils pu s’assurer qu’il s’agissait d’un tel appareil, et pas
d’un autre modèle ?
— C’est une bonne question. Ça, je ne sais pas. Je ne m’en suis pas
soucié, car nous avions d’autres problèmes sur les bras, après le début de
Morthor. Et je ne me souviens pas avoir jamais vu de rapport de l’ONU sur
le Dornier de Sakania.
— Qu’est-il arrivé au Dornier par la suite ?
— Il nous bombardait toutes les nuits, au camp suédois à Élisabethville.
— Le 17 septembre aussi ?
— Ça, je ne me souviens plus. »
Quatre ans plus tôt, Stig von Bayer avait pourtant livré la précision
manquante dans un courriel adressé au fils de l’une des victimes : non, le
17 septembre, « le Dornier n’est pas venu » bombarder l’ONU, à la
différence des jours précédents.

Mon partenaire berlinois n’a pas non plus perdu son temps : Heinrich
Schäfer est un fantôme lui aussi, tout autant que le Dornier d’août.
Quelques photos datant des années 1950, dont celles d’un tour d’Afrique en
avion réalisé en 1959, dévoilent un individu râblé et de petite taille, toujours
souriant, le cheveu ras et l’embonpoint.
Aucune biographie ne subsiste de cet homme apparemment décédé en
1996, et dont la vie professionnelle demeure une énigme. Tout juste Torben
Gülstorff a-t-il réussi à identifier cinq ou six résidences principales et
secondaires. L’ancien pilote de la Luftwaffe vivait bien et diversifiait ses
activités. En 1962, un documentaire en couleurs, Traumreise unter weissen
Segeln, le montre aux commandes d’un Dornier Do 27 monomoteur. En
janvier 1963, la revue interne de Dornier lui souhaite bon rétablissement,
tandis qu’il se trouve en convalescence à l’hôpital de Murnau pour un souci
médical non précisé. C’est la dernière photo de lui, cinquantenaire souriant
et visiblement dur au mal.
Mon correspondant en est persuadé : l’homme a poursuivi ses missions
clandestines longtemps après 1945. Mais pour le compte de qui ? Et quelles
étaient ses instructions au Katanga en 1961 ?
L’étau se resserre, bien que les archives officielles allemandes, ainsi que
celles de Dornier, restent hermétiquement fermées. Dans son étude, Torben
Gülstorff se contente de démontrer la plausibilité de cette nouvelle théorie,
face à celle du Fouga et du Dove : le Dornier Do 28A était l’appareil le plus
manœuvrable des trois, sa vitesse maximale, 328 kilomètres par heure, lui
permettait parfaitement d’intercepter un DC-6 ayant réduit les gaz à 250
kilomètres par heure environ avant son dernier virage. Il pouvait être armé
et s’en prendre à d’autres aéronefs, comme l’ONU le découvrira le
30 octobre 1961 : au-dessus de Kaniama, à sept cents kilomètres à l’ouest
d’Élisabethville, un DC-4 de l’ONU est attaqué en plein ciel par un Dornier
qui tente de l’abattre avant de renoncer à sa proie, trop coriace.
Afin d’en avoir le cœur net, je reprends contact avec Roger Bracco. Ce
dernier et Van Risseghem ont effectué un vol sur Dornier le 24 septembre
1961 depuis Élisabethville, comme en atteste son carnet de vol, ce qui
accrédite au passage la thèse d’un appareil précurseur arrivé avant les
quatre autres Do 28 d’octobre. A-t-il croisé le chemin de Heinrich Schäfer ?
« C’est la première fois que j’entends prononcer ce nom », me répond par
courriel l’ancien pilote mercenaire.

Trois questions restent sans réponse :


1. Qui a livré en vol cet appareil au Katanga ?
2. Qui a formé Jan Van Risseghem et Roger Bracco aux rudiments du
pilotage de cet avion flambant neuf et révolutionnaire par ses capacités
ADAC ?
3. Le « mentor allemand » dont Jan Van Risseghem aurait parlé à Pierre
Coppens, un beau soir de 1965, était-il Heinrich Schäfer ?

Pour la première fois depuis que l’ONU a rouvert l’enquête en 2016,


j’éprouve l’impression que nous approchons du but. Il faudrait localiser ce
Dornier, retracer le parcours de ce pilote nazi, compléter le puzzle du
« rôdeur solitaire » Jan Van Risseghem et du crash group de Roger
Faulques. C’est là que des progrès peuvent encore être faits, à défaut de
compter sur la coopération des gouvernements français, britannique et sud-
africain, pour ne citer qu’eux.
« Ce fut une erreur majeure des précédentes enquêtes de s’acharner à
deviner à qui profitait le crime », martèle Torben.
Nous le savons, depuis longtemps. La joie des boutiquiers de Londres et
Bruxelles, des expatriés de Léopoldville, la morgue insultante des officiels
rhodésiens, des diplomates français et britannique les jours suivant la
catastrophe, se suffisent à elles-mêmes.
« Il est beaucoup plus utile, poursuit Torben, de découvrir qui a perpétré
l’attentat, où, quand, comment, et de répondre à toutes les questions en
suspens en s’appuyant sur les faits indiscutables que nous pourrons
établir. »
Ce Cluedo géant n’est pas tout à fait terminé. Des pistes restent à creuser,
des suspects à évaluer, des plans de vol et des registres aéroportuaires
encore non exhumés à passer au crible. Mais la partie touche à sa fin.

Notes
1. Voir p. 156.
2. The Observer, 16 juin 1962.
3. Petite exagération : le « bon docteur » est mort à Ilala en 1873, au nord du pédicule katangais.
La distance est de quatre cents kilomètres à vol d’oiseau, sept cents par la route.
4. Voir p. 322-323.
5. Propriété de l’Union minière du Haut-Katanga, elle était directement reliée à la ligne de chemin
de fer toute proche entre Élisabethville et Ndola, restée active même durant les combats de
l’opération Morthor, du 13 au 20 septembre 1961. Rebaptisée Frontier, elle est aujourd’hui propriété
de la firme britannique Eurasian Natural Resources Corporation, qui l’a rachetée en prenant
indirectement le contrôle des actifs de la société Gécamines, héritière de la défunte UMHK depuis
1972.
6. Voir p. 347.
7. Le surnom donné aux as de la Luftwaffe.
8. Compagnie congolaise de matériel de mines, transports et constructions, avec des bureaux à
Léopoldville, Élisabethville et Bruxelles.
9. Voir p. 266.
10. Paul Van Zeeland (1893-1973), Premier ministre en Belgique de 1935 à 1937, puis ministre des
Affaires étrangères de 1949 à 1954. Il fut nommé président de la Banque belge d’Afrique en 1956.
Son nom n’a jamais été mentionné dans aucun des documents relatifs à l’enquête que l’auteur ait été
amené à compulser.
11. Voir p. 266.
12. Stig von Bayer évoque par là les combats de Morthor entre le 13 et le 20 septembre 1961 au
Katanga.
Chapitre 24
Reconstitution

Lister les faits indiscutables ?


L’exercice n’est pas chose aisée, après des décennies de rumeurs
fantaisistes et de contrevérités persistantes. Mais il s’impose plus encore,
justement parce qu’il importe de tordre le cou à ces distractions pour
l’enquête.
À la lumière des informations existantes, il est donc permis d’esquisser
une reconstitution de la chaîne d’événements qui aboutirent au crash du
DC-6 SE-BDY Albertina, aux abords de Ndola, en Rhodésie du Nord, et à
la mort de seize personnes, dont le deuxième secrétaire général des Nations
unies Dag Hammarskjöld.
L’immense morcellement des récits, des anecdotes, des témoignages et
des archives se présente comme un puzzle aux nombreuses pièces
manquantes. Mais l’engrenage infernal finit par émerger, une fois les
fausses pistes éliminées et les plus plausibles intégrées.

LUNDI 28 AOÛT 1961

À Élisabethville, l’ONU, inquiète de la montée en puissance des


500 mercenaires blancs du Katanga, obstacle à la réunification du Congo
menacé de morcellement, déclenche l’opération Rum Punch pour procéder
à l’interpellation de ceux-ci. Échec : plusieurs centaines s’échappent, aidés
par les consuls français, belge et britannique, ligués contre l’ONU.
ER
JEUDI 1 SEPTEMBRE 1961

À Londres, des membres éminents du lobby katangais se retrouvent pour


dîner : les élus tories Julian Amery, Patrick Wall, John Biggs-Davison et le
numéro deux du Secret Intelligence Service (MI 6), George Kennedy
Young.

MERCREDI 6 SEPTEMBRE 1961

À Élisabethville, capitale du Katanga séparatiste, une jeune femme


nommée Thérèse Erfield se réfugie auprès de l’ONU, affirmant que son
petit ami, l’officier mercenaire français Henri-Maurice Lasimone, a essayé
de la tuer. Elle révèle qu’un groupe mené par le commandant français Roger
Faulques prépare des actions de guérilla contre l’ONU, et qu’il existe une
liste noire de dirigeants onusiens à abattre.

SAMEDI 9 SEPTEMBRE 1961

Sur la frontière entre Katanga et Rhodésie du Nord, l’agent du MI 5


Gordon Hunt rencontre deux officiers français (identité inconnue) qui lui
demandent son aide et celle de la Rhodésie du Nord pour installer des bases
arrière dans la brousse, en vue de lutter contre l’ONU lorsque les hostilités,
désormais jugées inévitables, éclateront.

MARDI 12 SEPTEMBRE 1961

À New York, Dag Hammarskjöld embarque sur le vol Pan Am 150 de


17 h 30 à destination de Léopoldville, au Congo, via Accra, au Ghana.

MERCREDI 13 SEPTEMBRE 1961

– À Élisabethville, à 4 heures du matin, les dirigeants de l’ONU au


Congo (Linnér, Khiari, Raja, Cruise O’Brien) déclenchent l’opération
Morthor visant à arrêter les mercenaires blancs du Katanga. À 4 h 30, le
président Moïse Tshombé accepte le principe d’un cessez-le-feu au
téléphone. À 6 heures, il s’enfuit de son palais, cerné par les Casques bleus,
et se réfugie chez le consul britannique Denzil Dunnett. À 7 heures, il est
exfiltré vers Kipushi, terrain d’aviation sommaire à la frontière rhodésienne,
sous protection de l’armée rhodésienne. Il n’est plus question d’un cessez-
le-feu.
– À Accra, au Ghana, en escale, Dag Hammarskjöld apprend, consterné,
le déclenchement de l’opération Morthor. Il n’en avait pas été informé au
préalable.
– À Léopoldville, à 15 heures, Dag Hammarskjöld atterrit, contenant mal
sa colère envers ses collaborateurs. Il voulait résoudre la crise du Katanga
par la négociation.
– À Élisabethville, l’opération Morthor vire au désastre : les Casques
bleus sont bousculés par les mercenaires de Faulques, subissent des pertes
et se livrent à des exactions aussitôt dénoncées comme crimes de guerre.
– À Londres, une réunion gouvernementale nocturne autour du Premier
ministre Harold Macmillan convient de la nécessité de « sortir du jeu Dag
Hammarskjöld » s’il est établi que l’ONU a outrepassé son mandat au
Katanga.

JEUDI 14 SEPTEMBRE 1961

À Londres, le parlementaire tory et pro-Katanga Julian Amery dîne avec


le directeur de la CIA, Allen Dulles.

VENDREDI 15 SEPTEMBRE 1961

– À Élisabethville, six Européens sont arrêtés, qui tentaient d’infiltrer le


quartier général de l’ONU. Deux d’entre eux sont des agents français sous
couverture diplomatique, Roland Agostini et Roger Beauvais. Le consul
français Joseph Lambroschini étant « introuvable », le consul belge doit se
charger de faire libérer les deux Français. Le consul américain Bill Canup
cherche aussi à joindre Lambroschini, sans succès. Il soupçonne dès lors
Lambroschini d’avoir rejoint le couvert de la brousse pour mener des
opérations de guerre psychologique (émetteur pirate de Radio Katanga
appelant à la « guerre totale contre l’ONU »).
– À 13 heures, le seul jet Fouga Magister katangais, venu de Kolwezi,
bombarde et mitraille la base onusienne de Kamina.
– À 16 h 45, le Fouga katangais récidive en bombardant et mitraillant
l’aéroport d’Élisabethville-Luano.
– À Élisabethville, à 19 heures, Conor Cruise O’Brien attend en vain
Moïse Tshombé, pour instaurer un cessez-le-feu au Katanga.
– À 21 heures, le Fouga katangais tente d’abattre en vol un DC-4 de
l’ONU.
– À Sakania, petit bourg katangais proche de Ndola, la rébellion a
dissimulé un appareil bimoteur Dornier Do 28, selon l’officier de
renseignement suédois Stig von Bayer.

SAMEDI 16 SEPTEMBRE 1961

– À Londres, le « Captain » Charles Waterhouse, patron de la Tanks et


membre influent du lobby katangais, écrit au vice-ministre des Affaires
étrangères Edward Heath pour lui demander ce que le gouvernement
compte faire pour contrer les plans de l’ONU au Katanga. « Le
gouvernement joue la partie en toute discrétion », lui répond Heath au
téléphone le lendemain, précisant qu’il ne « paraissait pas judicieux de faire
une déclaration publique en ce moment ».
– À Léopoldville, une entrevue orageuse oppose Dag Hammarskjöld et
l’envoyé de Londres, lord Lansdowne, qui insiste en faveur d’une rencontre
Hammarskjöld-Tshombé, appuie l’idée de Ndola, menace d’un retrait
financier britannique des opérations de maintien de la paix si le problème
du Katanga n’est pas résolu en douceur.
– Toujours à Léopoldville, Dag Hammarskjöld adresse un dernier
télégramme au ministre belge des Affaires étrangères Paul-Henri Spaak, lui
demandant de veiller à faire clouer au sol un pilote mercenaire nommé
« Van Riessenghem [sic] ».
– À Élisabethville, un calme irréel règne. Les mercenaires français du
commandant Roger Faulques, qui, depuis soixante-douze heures,
harcelaient sans relâche les Casques bleus, semblent s’être volatilisés.
– Toujours à Élisabethville, Conor Cruise O’Brien propose une nouvelle
rencontre le lendemain avec Moïse Tshombé, cette fois à Bancroft en
territoire rhodésien.
– À Léopoldville, Dag Hammarskjöld, mis au courant, signale à Conor
Cruise O’Brien qu’il ira lui-même à la rencontre de Tshombé et assène à
son collaborateur qu’il n’aura pas besoin de ses services.
– À Kitwe, l’hélicoptère Bell 47 G de la compagnie Autair a été
réquisitionné, selon son PDG Bill Armstrong, pour « des opérations
clandestines au service de Sa Majesté ».
– À Salisbury, le vice-maréchal Alfred « Raf » Bentley, de l’armée de
l’air rhodésienne, écrit à Julian Amery, à Londres, que « les choses ont
avancé ces derniers jours à une vitesse prodigieuse. J’ai toutes les raisons de
penser que nous allons survivre et réussir. »

DIMANCHE 17 SEPTEMBRE 1961

– À Élisabethville, à 7 heures, le DC-6 Albertina décolle pour


Léopoldville, emportant à son bord le chef militaire de l’ONUC, le général
irlandais Sean MacEoin. Il est touché par une rafale de mitrailleuse tirée du
sol, et rallie Léopoldville miraculeusement intact. Une balle a perforé le
capot du moteur numéro deux, sans toutefois provoquer de dommages
sérieux.
– À Léopoldville, la nuit a été courte pour Dag Hammarskjöld, une fois
de plus depuis son arrivée quatre jours plus tôt au Congo. Il s’entretient à
nouveau au téléphone avec lord Lansdowne, qui propose de faciliter
l’entrevue à Ndola, de l’y accompagner, mais y voit un risque que cette
présence britannique soit mal vue. Hammarskjöld le prie alors de décoller
seul, en éclaireur, aussi vite qu’il le pourra, en usant du DC-4 mis à sa
disposition. À Ndola, Lansdowne s’assurera que toutes les conditions sont
réunies pour une rencontre avec Moïse Tshombé. Pourtant, un autre
diplomate anglais sur place, lord Alport, a déjà tout organisé.
– Lord Lansdowne, retenu par « un problème de bagage », décolle à 16
heures, avec deux heures de retard, à destination de Ndola, repoussant
d’autant le départ de Hammarskjöld dans le DC-6 SE-BDY pour la même
destination.
– Le DC-6 Albertina de Dag Hammarskjöld décolle à son tour à 16 h 51,
empruntant une route plus longue, afin d’éviter l’espace aérien du Katanga
et conjurer la menace du « rôdeur solitaire », un chasseur Fouga Magister
katangais qui écume les cieux. Les services de renseignement britanniques
et américains suivent à la trace le vol du SE-BDY.
– À Jadotville, une compagnie de Casques bleus irlandais rend les armes,
après cinq jours de siège, à bout de vivres et de munitions, encerclée par les
officiers français Clary, Lasimone, et leurs troupes katangaises.
– À Ndola, une foule compacte se rassemble à l’aéroport dans l’attente de
Monsieur H : officiels, policiers, mercenaires et notables blancs à l’intérieur
de l’aérogare, population noire au-dehors, refoulée derrière la grille
d’enceinte.
– À Ndola, 17 heures, deux petits avions atterrissent, transportant Moïse
Tshombé, l’agent du MI 6 Neil Ritchie et le consul britannique Denzil
Dunnett.
– Neil Ritchie s’évanouit dans la nature.
– Entre 22 heures et minuit, une sentinelle du camp militaire rhodésien de
Mokambo, soixante-dix kilomètres au nord-ouest de Ndola, entend passer
un bimoteur évoluant haut dans le ciel, en direction de Ndola. Ce n’est pas
le DC-4 OO-RIC de lord Lansdowne, dont la trajectoire passe à
trente kilomètres plus au sud.
– Dans la brousse, près de Ndola, une unité de trois ou quatre
mercenaires français s’est positionnée pour mener des actions de guerre
psychologique, selon le colonel d’infanterie suédois Jonas Wærn, de
l’ONU.
– Plusieurs témoins aperçoivent un deuxième avion « coiffer » le DC-6
Albertina de Monsieur H, et ouvrir le feu sur lui. Le DC-6 désemparé tombe
en flammes et s’écrase dans un bois d’acacias.
– 0 h 12, le DC-6 Albertina disparaît à l’ouest de Ndola après avoir
survolé l’aéroport pour effectuer son dernier virage.
– Aux abords de Ndola, de nombreux témoins aperçoivent une vive lueur
à l’ouest, mais pas les occupants de la tour de contrôle.
– 0 h 35, le DC-4 de lord Lansdowne, qui est sans nouvelles de
l’Albertina, redécolle de Ndola pour Salisbury.
– Sur son scooter, le jeune Sud-Africain Wren Mast-Ingle entend le crash
d’un avion. S’approchant de l’épave, il est mis en joue par un groupe de
soldats blancs, armés et affublés de curieuses casquettes à rabat, puis
sommé de déguerpir par l’un d’entre eux, avec un accent afrikaner. Le
charbonnier Lemonson Mpinganjira voir surgir, lui aussi, deux Land Rover
conduits par des soldats blancs.
– À Nicosie (Chypre), l’analyste Charles Southall, de la NSA, entend une
conversation en léger différé semblant rapporter l’interception du DC-6 par
le « rôdeur solitaire » volant avec un avion de chasse.
– À Héraklion (Crète), l’analyste Paul Henry Abram de la NSA entend
des voix au sol rapportant, excitées, l’attaque contre l’avion du chef de
l’ONU. Il expédie l’enregistrement à la Maison-Blanche assorti de la
mention YY, signifiant « réveillez le président ».
– En Éthiopie, la même nuit, l’instructeur de vol suédois Tore Meijer,
jonglant avec les fréquences sur sa radio HF, surprend le commentaire d’un
contrôleur aérien, étonné de voir arriver un deuxième avion derrière un
premier en finale, avant que le contact ne soit brutalement interrompu.

LUNDI 18 SEPTEMBRE 1961

– À Ndola, à 1 h 40 du matin, les deux derniers reporters présents à


l’aéroport entendent vingt minutes durant le vrombissement d’un avion non
identifié au-dessus de leurs têtes, alors que la tour de contrôle ne rapporte
aucun mouvement aérien après le départ du DC-4 de lord Lansdowne, à
0 h 35, pour Salisbury.
– À Ndola, à 1 h 42 du matin, la tour de Ndola émet un message d’alerte
(INCERFA), quatre-vingt-dix minutes après la disparition du vol du SE-BDY
(le DC-6 de Monsieur H). Il est reçu à 2 h 16 par Salisbury, qui transmet à
Johannesburg et Léopoldville.
– À Ndola, à 3 heures du matin, lord Alport ordonne au directeur « Red »
Williams de fermer l’aéroport et d’éteindre les lumières. Tous deux vont se
coucher.
– À Ndola, à 3 h 10 du matin, le contrôleur aérien Arundel Campbell
Martin demande l’autorisation à Salisbury de fermer l’aéroport de Ndola.
Permission accordée. Le contrôle de Salisbury niera par la suite avoir reçu
une telle requête, assurant que jamais ils n’auraient autorisé la fermeture de
l’aéroport de Ndola en l’absence de nouvelles du DC-6 de Dag
Hammarskjöld.
– À Ndola, à 3 h 30 du matin, deux policiers réveillent « Red » Williams
dans son hôtel. Il rétorque que « les avions de VIP ne se crashent pas »,
congédie les deux jeunes inspecteurs en leur promettant qu’il sera de retour
à son poste à la première heure.
– À Salisbury, à 6 h 53, la tour de contrôle lance enfin un deuxième
message d’alerte (DETRESFA).
– À 8 heures, le seul Fouga Magister katangais bombarde et mitraille à
nouveau la base onusienne de Kamina.
– À Ndola, à 9 heures, John « Red » Williams arrive tranquillement à
l’aéroport, alors qu’il avait promis d’être de retour à la première heure. Les
avions de l’armée de l’air rhodésienne attendent depuis deux heures un
ordre de décoller en vue de chercher l’Albertina. Cet ordre n’arrivera qu’à
10 heures, et il enjoint aux pilotes rhodésiens de couvrir un axe nord-sud,
alors que le circuit d’atterrissage à Ndola est orienté ouest-est.
– À Salisbury, à 9 h 30, le Premier ministre rhodésien Roy Welensky
assure que « tout ce qui est humainement possible a été fait pour localiser
l’épave ». Les secours n’ont en réalité même pas encore été déclenchés.
– À Élisabethville, un calme précaire règne. À 10 heures du matin, le
général Muke annonce au jeune Victor Rosez que Hammarskjöld a été tué,
alors que l’épave n’a pas encore été officiellement retrouvée.
– À Léopoldville, 11 heures, l’ambassadeur américain Ed Gullion,
inquiet de la disparition de Dag Hammarskjöld, écrit à Washington pour
demander à la Belgique et à la Rhodésie de mettre fin aux agissements du
pilote mercenaire « Vak Riesseghel [sic] », qui pourrait être à l’origine
d’une attaque contre le DC-6.
– À Kipushi, à la mi-journée, le ministre de l’Intérieur katangais
Godefroid Munongo atterrit en provenance de Jadotville et déclare à ses
collaborateurs : « Monsieur H a été abattu, nous allons leur apprendre. »
L’épave n’a pas encore été officiellement retrouvée.
– À douze kilomètres de Ndola, dans la brousse, l’épave de l’Albertina
est retrouvée à 15 h 10. Parmi les décombres, le corps sans vie de Dag
Hammarskjöld est découvert, moins abîmé que les autres, le visage marqué
par plusieurs plaies profondes et les yeux mi-ouverts. Une carte de jeu,
identifiée par plusieurs témoins comme un as de pique, symbole d’une
« exécution réussie », est fichée dans le col de sa chemise. Un seul
survivant, l’officier de sécurité américain de l’ONU Harold Julien, est
retrouvé grièvement blessé et évacué vers l’hôpital de Ndola.
– À Washington, le porte-parole de la Maison-Blanche, Pierre Salinger,
suggère que le président Kennedy pourrait détenir d’autres informations que
celles publiées dans les premières dépêches d’agence. Il n’y sera plus
jamais fait allusion après cela.
– À Léopoldville, Sture Linnér, stupéfait, est invité à de joyeuses
cocktail-parties pour célébrer la mort de Monsieur H.

MARDI 19 SEPTEMBRE 1961


– À Ndola, trente-trois heures après le crash du DC-6, le contrôleur
aérien Arundel Campbell Martin remplit enfin son journal de bord,
résumant de mémoire les échanges radio de l’avant-veille avec le DC-6 en
vol. Aucun enregistrement de ces conversations ne semble avoir été
effectué par la tour, de manière inhabituelle.
– À Independence, Missouri, aux États-Unis, l’ancien président Harry
Truman confie aux journalistes : « Hammarskjöld était sur le point
d’accomplir quelque chose quand ils l’ont tué. Notez bien que je dis quand
ils l’ont tué. »
– À Brazzaville, au Congo français, un avion bimoteur Dornier Do 28 est
aperçu sur le tarmac. Quand est-il arrivé ? Qu’est devenu son pilote
Heinrich Schäfer ? Les archives allemandes assurent que ce premier
exemplaire d’une commande de cinq appareils a quitté Munich le 21 août
1961. Où se trouvait-il depuis un mois ? Un tel Dornier a été aperçu opérant
de nuit sur la piste frontalière de Kipushi par des soldats rhodésiens.
L’officier de renseignement suédois Stig von Bayer connaissait la présence
d’un avion de ce type sur la piste de Sakania, non loin de Ndola.
– À Liège, en Belgique, le « patron » anonyme d’intérêts industriels
adresse ses instructions à Moïse Tshombé : exiger de l’ONU un retrait
partiel, le départ de ses dirigeants, sa mise à l’écart des pourparlers de paix
au Congo.

JEUDI 21 SEPTEMBRE 1961

À Brazzaville, le président Fulbert Youlou suggère à Moïse Tshombé


d’obtenir le désarmement, puis le retrait des Casques bleus du Katanga
« dans un délai fixé au maximum à une semaine », et ce, « avant que l’ONU
ait repris ses esprits ».

SAMEDI 23 SEPTEMBRE 1961

– À l’hôpital de Ndola, le seul survivant du crash, l’officier de sécurité


américain de l’ONU Harold Julien, décède d’une insuffisance rénale, alors
que son état semblait se stabiliser. Les médecins n’ont pas songé à le faire
évacuer vers un établissement moins spartiate (Pretoria), pas plus que les
officiels américains présents en ville.
– À Ndola, un avion bimoteur De Havilland Dove katangais décolle pour
Élisabethville avec un groupe de mercenaires de diverses nationalités.
– À Paris, le New York Times écrit que, pour de Gaulle, « Dag
Hammarskjöld fourrait son nez là où il ne fallait pas » et qu’il fallait
« rogner les ailes du secrétariat ».
Chapitre 25
La conjuration des opportunistes

Au terme de ces investigations, une question s’impose : la mort de Dag


Hammarskjöld est-elle « une erreur de pilotage », comme l’écrivait encore
le diplomate anglais Brian Unwin, le 30 août 2016, dans un courrier au
quotidien The Guardian ?
Les faits exposés dans les pages précédentes incitent à contester cette
conclusion.
Depuis le rapport d’un panel d’experts en 2015, l’ONU a choisi de
reconsidérer la sienne, ou plutôt de revenir sur son indécision de 1962,
lorsqu’elle affirmait en substance que le crash du SE-BDY avait « très
probablement » été causé par des facteurs externes, et non par la seule
fatigue de l’équipage, son inexpérience supposée, une quelconque
défaillance humaine ou matérielle. Mais en se refusant à statuer.
Pour le juge sud-africain Richard Goldstone, qui fut membre de ce panel,
il existe un moyen très simple de répondre au scepticisme de Brian Unwin,
qui nous épargnerait par surcroît tant d’efforts : « […] que les États
membres des Nations unies, en particulier les États-Unis mais pas
seulement, déclassifient les enregistrements ou les retranscriptions des
communications avec le cockpit durant les minutes qui précédèrent
l’écrasement de l’appareil ».
C’est une réponse sensée, qui appelle une interrogation : qu’y a-t-il de si
sulfureux dans ces enregistrements pour qu’ils restent sous clé ad vitam
aeternam, à supposer qu’ils existent encore dans les archives de la NSA
américaine et du GCHQ britannique ?
Sans ces pièces manquantes, le puzzle de Ndola ne saurait être complété.
C’est certainement son smoking gun, comme disent les Américains : le coup
de feu qui signe la fin du western.
Cet aveu d’impuissance n’interdit pas de répondre au scepticisme de
Brian Unwin et, par ricochet, aux nombreuses questions toujours en
suspens. Ni d’esquisser dans un second temps les contours d’une
conjuration.

QUESTIONS EN SUSPENS

1. DAG HAMMARSKJÖLD A-T-IL ÉTÉ TENU À L’ÉCART DU DÉCLENCHEMENT DE


L’OPÉRATION MORTHOR LE 13 SEPTEMBRE 1961 ?

– Non, sur le principe : il était informé du piteux échec de la première


opération, Rum Punch, le 28 août 1961, qui visait à expulser les
mercenaires du Katanga. Il convenait de l’urgence de « finir le travail ».
– Oui, sur la date, le modus operandi et les finalités : Monsieur H est en
vol vers Léopoldville, le matin du 13 septembre 1961, lorsqu’il apprend le
lancement de Morthor. Il découvre l’état d’impréparation dramatique des
Casques bleus de l’ONUC et la faiblesse des contingents mobilisés pour
mener à bien une telle opération face à des mercenaires aguerris, avertis, et
prêts à en découdre. Il s’insurge en apprenant la détermination de ses
subordonnés à « mettre fin à la sécession du Katanga » par la force. Lui
préconisait la diplomatie pour éviter un engrenage fatal.

2. DAG HAMMARSKJÖLD VOULAIT-IL SE RENDRE À NDOLA LE 17 SEPTEMBRE 1961 ?

Oui. Contre l’avis de ses collaborateurs, qui lui déconseillent de se rendre


en territoire « hostile » rhodésien, il avait identifié Ndola comme le seul
endroit approprié de la région de la Copperbelt pour poser un appareil de la
taille d’un DC-6 et rencontrer le président sécessionniste Moïse Tshombé
dans des conditions de confort minimales. C’est lui, et non Tshombé, qui
suggère le lieu.

3. DAG HAMMARSKJÖLD A-T-IL SUBI DES PRESSIONS POUR MENER UNE TELLE
MISSION, AVEC LES RISQUES QU’ELLE COMPORTAIT ?
Oui. La veille du crash, ses premiers soutiens, les États-Unis, lui
signifient leur mécontentement au sujet des événements au Katanga et
l’incitent à rester au Congo tant que le problème n’aura pas été réglé. La
France lui barre la retraite par l’aéroport de Brazzaville, tandis que la
Grande-Bretagne menace de cesser sa contribution financière aux
opérations de maintien de la paix et lui enjoint d’aller rencontrer Tshombé
lui-même, pourquoi pas en Rhodésie du Nord, où la sécurité de la rencontre
pourra être assurée avec le concours du Commonwealth.

4. COMMENT DAG HAMMARSKJÖLD A-T-IL RÉAGI À CES PRESSIONS ?

Mal. La rencontre avec l’émissaire de Londres, lord Lansdowne, le matin


du samedi 16 septembre, est orageuse. Il en ressort excédé et passablement
déprimé, pressentant que l’existence même des Nations unies est en jeu,
ainsi que son mandat de secrétaire général.

5. DAG HAMMARSKJÖLD ÉTAIT-IL CELUI QUI DEVAIT RENCONTRER MOÏSE


TSHOMBÉ ?

Non. Depuis le déclenchement des hostilités entre l’ONU et le Katanga,


quatre jours plus tôt, celui qui cherche à retrouver un Moïse Tshombé en
fuite est l’Irlandais Conor Cruise O’Brien, le représentant de l’ONU dans la
province sécessionniste. Le samedi 16 septembre, après un premier rendez-
vous manqué la veille au soir, il propose à Tshombé la ville rhodésienne de
Bancroft (aujourd’hui Chililabombwe) pour se rencontrer. Apprenant cette
rencontre en préparation, Monsieur H notifie à toutes les parties qu’il
reprend les rênes et convie Tshombé à Ndola le dimanche après-midi.

6. DAG HAMMARSKJÖLD SOUHAITE-T-IL NÉGOCIER UN CESSEZ-LE-FEU AU


KATANGA ?

Non. C’est l’objectif limité de Conor O’Brien, mais ce n’est pas le sien.
Lui vise plus loin : il ne pense faire qu’une escale très brève à Ndola, y
signer un cessez-le-feu avec Moïse Tshombé, puis redécoller sans perdre
une minute avec ce dernier à bord de l’Albertina, en direction de
Léopoldville, afin d’y négocier un accord de paix pour tout le Congo. Dans
ses échanges supposés avec la tour de Salisbury, le commandant de bord du
DC-6, Per Hallonquist, stipulait en effet qu’il ne comptait pas rester la nuit
sur place avec le SE-BDY. Ces communications enregistrées n’ont jamais
été retrouvées.

7. QUI TRANSMET L’INVITATION DE DAG HAMMARSKJÖLD À MOÏSE TSHOMBÉ ?

Les diplomates anglais à Léopoldville, Salisbury et Élisabethville. Le


consul britannique au Katanga, Denzil Dunnett, sait où joindre Tshombé en
fuite : à Kipushi, sur la frontière rhodésienne, où il se terre depuis le
13 septembre. Moïse Tshombé est donc attendu par Dag Hammarskjöld à
Ndola l’après-midi du 17 septembre 1961.

8. QUELLES GARANTIES LES AUTORITÉS BRITANNIQUES OFFRENT-ELLES AUX


PROTAGONISTES DE LA RENCONTRE ?

La sécurité des pourparlers. Des diplomates britanniques rassurent


Tshombé sur le fait qu’il se trouve « parmi ses amis ». Un agent secret du
MI 6, Neil Ritchie, vient le chercher à Kipushi, et l’accompagne à Ndola,
où il est immédiatement placé sous protection policière. Aucune mesure de
sécurité, en revanche, n’est étendue à Monsieur H : une requête d’escorte de
chasse éthiopienne pour son DC-6 lui a été refusée par Londres. Seule lui
est promise la discrétion de ses hôtes, qui s’effaceront devant les
négociateurs onusiens et katangais pour ne pas paraître influer sur l’issue
des pourparlers.

9. L’ENVOYÉ DE LONDRES, LORD LANSDOWNE, A-T-IL RETARDÉ LE DÉCOLLAGE DE


MONSIEUR H, FORÇANT CELUI-CI À ARRIVER EN PLEINE NUIT À NDOLA ?

Oui. Lansdowne prétexte un « problème de bagage ». Il ne ralliera


finalement l’aéroport de Ndjili qu’après avoir été retrouvé en train de
déjeuner tranquillement par Jacques Poujoulat, de l’ONU, puis escorté par
ce dernier jusqu’au pied de son DC-4. Deux heures sont perdues, sans
qu’aucune explication précise ait jamais été fournie sur le motif
apparemment fallacieux de ce délai.

10. LA CONFIDENTIALITÉ DU VOL EST-ELLE COMPROMISE ?

– Oui. Contrairement aux allégations des autorités rhodésiennes et


britanniques, qui reprochèrent à l’équipage défunt d’avoir gardé le vol
secret, le décollage de l’Albertina en direction de Ndola était un secret de
polichinelle, ainsi que la présence à son bord de Dag Hammarskjöld.
– L’ambassadeur britannique à Léopoldville, Derek Riches, avait envoyé
un télégramme à lord Alport à Ndola, précisant que Dag Hammarskjöld
arriverait dans un second avion après celui de lord Lansdowne, que ce
second vol-là respecterait un silence radio exceptionnel. Alport nie avoir été
informé. Dag Hammarskjöld pensait avoir redoublé de prudence en
instruisant à lord Lansdowne de notifier à lord Alport ses intentions. Les
deux hommes se sont parlé une demi-heure, selon Brian Unwin.
– La tour de contrôle de Ndola savait donc exactement à quoi
correspondait le vol du SE-BDY, son extrême importance et l’intention de
Hammarskjöld de se poser à Ndola coûte que coûte.
– Les services de renseignement américains et britanniques écoutaient les
fréquences de l’ONU.
– La presse internationale couvrait de près cet événement en théorie
secret : des journalistes se pressaient à Ndjili au décollage de l’avion, tandis
que d’autres attendaient à Ndola, alimentant les agences de presse en
dépêches urgentes.
– Last but not least, le silence radio fut rompu deux heures avant
l’atterrissage par le commandant de bord du DC-6 lui-même, Per
Hallonquist.

11. L’ÉQUIPAGE DE L’ALBERTINA EST-IL FATIGUÉ OU INEXPÉRIMENTÉ ?

Non. Le commandant de bord Per Hallonquist a respecté un repos


complet durant les trente-six heures précédant son décollage. Il survole
l’Afrique depuis dix ans en tant que pilote de ligne et de fret. Lui, Lars
Litton et un troisième membre d’équipage sont des navigateurs émérites.

12. L’ÉQUIPAGE DE L’ALBERTINA A-T-IL MAL JAUGÉ LE DERNIER RELIEF AVANT LA


PISTE DE NDOLA ?

Impossible. L’élévation du terrain est minimale avant l’atterrissage, le


ciel dégagé de tout nuage, la clarté nocturne importante avant le coucher de
lune à venir.

13. L’ÉQUIPAGE A-T-IL CONFONDU LES AÉROPORTS DE NDOLA ET NDOLO ?


Non. La carte de Ndolo était « clippée » en premier dans le classeur des
cartes d’approche aéronautiques Jeppesen trouvé dans les décombres, car
celle de Ndola avait été détachée par le commandant de bord afin de l’avoir
sous les yeux au moment de l’atterrissage.

14. LE DC-6 A-T-IL CONNU UNE AVARIE TECHNIQUE ?

Non, aucune. Les moteurs tournaient à pleine puissance, les altimètres


étaient correctement calés sur le relief environnant.

15. L’ÉQUIPAGE DU DC-6 A-T-IL ÉTÉ PERTURBÉ PAR DES INTERFÉRENCES


EXTÉRIEURES ?

Oui, de toute évidence. L’appareil prolonge sa trajectoire trop loin vers le


nord-ouest avant d’opérer un virage très serré sur bâbord, puis de rallier en
ligne droite la radiobalise de Twapia, juste à l’ouest de la piste de
l’aéroport. Il a donc tenté de se poser aussi urgemment que possible, sans
prendre le temps de se réaligner sur la trajectoire d’approche traditionnelle.

16. L’ÉQUIPAGE DU DC-6 A-T-IL ÉTÉ CONTACTÉ À LA RADIO PAR DES


INTERVENANTS INCONNUS ?

Probablement. Ces intervenants pourraient fort s’être exprimés en


français ou en mauvais anglais, ce qui explique la présence dans la zone du
cockpit des deux seuls francophones parmi les passagers, Serge Barrau et
Alice Lalande, hormis Dag Hammarskjöld lui-même.

17. Y AVAIT-IL UN AUTRE AVION DANS LE CIEL ?

Oui. Cinq témoignages font état d’un second avion, fondant en piqué sur
le DC-6 par les trois quarts arrière, projetant vers lui des rais de lumière et
provoquant son écrasement, avant de disparaître dans la nuit.

18. Y AVAIT-IL UNE ÉQUIPE AU SOL DE SOLDATS BLANCS EN UNIFORME ?

Oui, deux témoins les ont vus : le Sud-Africain Edwin Wren Mast-Ingle
et le charbonnier Lemonson Mpinganjira.
19. DES MERCENAIRES FRANÇAIS SE TROUVENT-ILS DANS LA BROUSSE LE
17 SEPTEMBRE 1961, PRÈS DE NDOLA ?

Oui, selon Gordon Hunt, homme d’affaires anglais et agent du MI 5,


ainsi que le colonel suédois Jonas Wærn, le fonctionnaire australien de
l’ONU George Ivan Smith et le neveu du défunt secrétaire général de
l’ONU, Knut Hammarskjöld. Une équipe de guerre subversive dotée
d’équipements radio et de véhicules tout-terrain est positionnée dans la
nature, entre Kipushi et Ndola.

20. CES OFFICIERS MERCENAIRES FRANÇAIS SONT-ILS VENUS DE LEUR PROPRE


CHEF AU KATANGA ?

Non. Ils sont en tout une vingtaine dépêchés en mission officielle pour le
compte de l’Élysée et du SDECE, malgré la défiance entre de Gaulle et la
communauté de l’espionnage. Les hommes de Roger Faulques sont
« aperçus entrant et sortant fréquemment du consulat » de Joseph
Lambroschini, a priori pour rendre compte de leurs activités, selon le
1
diplomate américain Francis Terry McNamara . Or, Joseph Lambroschini
porte une double casquette, Quai d’Orsay et SDECE, servant très
certainement d’officier traitant pour le groupe Faulques. Et plusieurs
e
mercenaires, dont Michel Badaire, sont des anciens du 11 régiment
parachutiste de choc, ou 11e choc, l’unité organique du service action du
SDECE.

21. LES INSTRUCTIONS DU CRASH GROUP DE FAULQUES SONT-ELLES CONNUES ?

Non, aucune n’a filtré des archives, hormis leur plan de guérilla et leur
liste noire de dirigeants onusiens à abattre. À leur départ, début 1962, les
mercenaires français laissent des liasses de feuilles carbonisées dans leurs
cantonnements.

22. CES FRANÇAIS POURRAIENT-ILS AVOIR AGI DE CONCERT AVEC DES COLLÈGUES
SUD-AFRICAINS ?

Oui. La connexion sud-africaine paraît indéniable, tant les recoupements


sont nombreux. Wren Mast-Ingle reconnaît l’accent afrikaner du mercenaire
qui le met en joue devant l’épave. Depuis sa station d’écoute de la NSA en
Crète, Paul Henry Abram a entendu des voix en afrikaner sur les fréquences
au sol. Jean Mauricheau-Beaupré, l’homme de Foccart à Brazzaville, avait
ses entrées à Johannesburg et Pretoria, dans les milieux du renseignement et
de l’industrie minière. À supposer, enfin, que l’opération Céleste présente
un fond de vérité, le SAIMR avait détaché une équipe au sol baptisée
Congo Red.

23. DES AGENTS SECRETS BRITANNIQUES SE TROUVENT-ILS DANS LA BROUSSE LE


17 SEPTEMBRE 1961, PRÈS DE NDOLA ?

– Oui, s’agissant de Neil Ritchie, agent du MI 6 à Salisbury mandaté


pour aller chercher Moïse Tshombé à Kipushi et l’escorter jusqu’à Ndola. Il
« disparaît » sitôt arrivé à Ndola à 17 heures. Aucune information n’a
transpiré depuis 1961 sur ses agissements ultérieurs à ce soir-là.
– Gordon Hunt, agent du MI 5, est positionné à Kitwe, avec du matériel
de transmission, en compagnie d’un expert en radiocommunication dépêché
de Bruxelles, Manfred Loeb, avec la bénédiction et le concours des grandes
entreprises minières : l’UMHK, la Tanks, Anglo American.

24. L’ALBERTINA EST-IL ABATTU SUR INTERCEPTION AÉRIENNE ?

Oui. L’absence de projectiles compatibles dans les décombres est liée à la


destruction totale en l’air puis au sol de l’aile gauche, incendiée par les tirs
d’un avion agresseur, à la destruction de 80 % des superstructures du DC-6
dans la désintégration du brasier qui s’ensuit au sol, puis à la fusion en
lingots métalliques de ce qui restait de l’épave par l’expert suisse Max Frei-
Sulzer.

25. LORD CUTHBERT ALPORT, LE DIPLOMATE BRITANNIQUE RESPONSABLE À


L’AÉROPORT DE NDOLA, A-T-IL SABOTÉ LES OPÉRATIONS DE SAUVETAGE ?

Oui. En décrétant que Dag Hammarskjöld était « allé se poser ailleurs »


pour justifier sa décision de fermer l’aéroport de Ndola après trois heures
d’attente et en communiquant sa certitude aux employés de l’aéroport qu’il
ne fallait voir dans la disparition de l’Albertina aucune urgence. La question
se pose de savoir s’il agit délibérément, ce qui l’inclurait dans une
conjuration, ou par simple préjugé vis-à-vis de l’ONU.
26. LE DIRECTEUR DE L’AÉROPORT DE NDOLA, JOHN « RED » WILLIAMS, A-T-IL
SABOTÉ LA PROCÉDURE D’ALERTE ET LES RECHERCHES AÉRIENNES ?

Oui. Il rentre se coucher sans s’être assuré que les aéroports de la région
sont placés en état d’alerte maximum pour un avion disparu. Il éconduit les
policiers venus le réveiller. Il réapparaît à l’aéroport à 9 heures du matin,
alors qu’il avait annoncé sa venue dès l’aube. Il attend l’autorisation de
Salisbury pour déclencher les recherches aériennes. Sa seule ligne de
défense consistera à rejeter le blâme sur lord Cuthbert Alport, celui qui se
disait certain que Dag Hammarskjöld était « allé se poser ailleurs ».

27. LES RECHERCHES AÉRIENNES SONT-ELLES DÉCLENCHÉES AVEC RETARD ?

Oui. Le chef d’escadrille John Mussell, chargé du détachement aérien de


Ndola, se tient à la disposition des officiels en charge de l’aéroport dès
7 heures du matin. La confirmation n’interviendra qu’à 9 h 40, le premier
avion décollant à 10 heures.

28. LES AVIONS RHODÉSIENS SONT-ILS ENVOYÉS DANS LA MAUVAISE DIRECTION ?

– Oui. Les deux Percival Provost qui décollent sont envoyés vers le nord
et le sud de l’aéroport, alors que l’axe d’approche finale sur Ndola est
orienté ouest-est et que l’Albertina a été aperçu pour la dernière fois
survolant Ndola en direction du nord-ouest, la direction habituelle pour
opérer le dernier virage avant atterrissage.
– Un avion de reconnaissance Canberra, quant à lui, survole
Élisabethville à la verticale et rend compte, de manière erronée, du fait qu’il
a aperçu un DC-6 sur le terrain d’aviation local, l’assimilant à l’Albertina
de Monsieur H.

29. LES AVIONS AMÉRICAINS SE VOIENT-ILS INTERDIRE DE PARTICIPER AUX


OPÉRATIONS DE RECHERCHE AÉRIENNE ?

Oui. Le lieutenant-colonel Don Gaylor, attaché de l’air à l’ambassade


américaine de Pretoria, et présent sur le tarmac de Ndola avec son C47, se
voit interdire de décoller durant la matinée pour participer aux recherches,
au motif d’un espace aérien « trop encombré ».
30. L’ÉPAVE DE L’ALBERTINA A-T-ELLE ÉTÉ RETROUVÉE AVANT L’ANNONCE
OFFICIELLE DE SA DÉCOUVERTE, LE LUNDI 18 SEPTEMBRE 1961 À 15 H 10 ?

Oui. Selon de nombreux témoignages, des charbonniers noirs assistent au


crash, des témoins directs et indirects en rendent compte aux bureaux de
police locale, tandis que plusieurs officiels en Rhodésie et au Katanga
évoquent avoir été informés du crash dès la fin de la matinée. Une
patrouille de police rhodésienne, enfin, se rend sur le site du crash peu après
l’heure du repas de midi, mais sa présence n’est pas mentionnée dans les
communiqués.

31. LE SEUL SURVIVANT DU CRASH, HAROLD JULIEN, AURAIT-IL PU ÊTRE SAUVÉ ?

– Oui. Ses blessures auraient été moins graves si le retard des secours
n’avait pas empêché son hospitalisation rapide juste après le crash. Avant
qu’il ne souffre de déshydratation et d’une longue exposition au soleil.
– Il décède brutalement d’une insuffisance rénale, au cinquième jour
d’hospitalisation à Ndola, tandis que son état semblait se stabiliser. Jamais il
n’a été question de l’évacuer vers un établissement mieux adapté à sa
condition. L’enregistrement de ses paroles durant ces cinq jours à l’hôpital,
consignées par des policiers, n’a jamais été retrouvé.

LA CONJURATION DES OPPORTUNISTES

La conjuration complexe et opportuniste qui a très vraisemblablement


coûté la vie aux seize passagers de l’Albertina repose sur un double socle :
un dénominateur idéologique commun, et une défense acharnée des intérêts
industriels. Facilitées par le lobby katangais, les passerelles entre conjurés,
longtemps indiscernables, apparaissent au grand jour, grâce aux archives
déclassifiées et aux témoignages tardifs.
Ce courant idéologique fort, ciment de la conjuration, touche à l’entente
franco-britannique née de la fraternité d’armes durant la Seconde Guerre
mondiale puis durant les quinze premières années de la guerre froide.
Soldats et espions anglais et français partagent une communauté de vues, un
devoir moral vis-à-vis de l’Occident né des opérations clandestines avec le
BCRA, le SOE, les SAS, puis de l’humiliation commune à Suez en 1956.
Cette fraternité d’armes existe, et elle rassemble un nombre conséquent
de protagonistes, jusqu’après l’affaire du Katanga. Un patriote tel que
Roger Faulques, certes en froid avec la France gaullienne, officiera pour le
compte du MI 6 britannique lors de l’envoi de mercenaires au Yémen en
1963. Ces hommes parlent le français, l’anglais, l’afrikaner, se sont
fréquentés durant la Seconde Guerre mondiale à Londres et derrière les
lignes ennemies, pour se retrouver dans la brousse ou les estaminets de
Ndola, Kipushi, Élisabethville et Kolwezi. Gordon Hunt est en terrain ami
lorsqu’il rencontre deux officiers français dans la brousse le 9 septembre
1961, dont l’un pourrait être François Hetzlen, ancien du groupe et vétéran
de la France libre. Neil Ritchie, agent du MI 6 de la même génération que
Hunt, est lui aussi probablement passé par le renseignement en temps de
guerre.
Le Katanga a sanctionné entre eux une vraie coopération, parfois
improvisée, mais avérée. Aucun n’agit en « renégat » sur le terrain,
cependant. La hiérarchie les soutient, même si la politique étrangère de
Paris et de Londres, tiraillée par des dissensions internes, entretient sans
enthousiasme l’espoir d’un Congo unifié et d’un Katanga ramené dans le
droit chemin. Dans le cas des officiers français, il est probable que Jean
Mauricheau-Beaupré, depuis Brazzaville, et le consul Joseph Lambroschini,
en relais à Élisabethville, aient servi de responsables tactiques des
opérations, relayant auprès de Faulques les orientations générales. Carte
blanche était alors donnée, une fois l’objectif bien compris : saboter l’action
de l’ONU par tous les moyens, et jouer les « soldats perdus » attirés par la
fortune et le baroud en cas de capture. C’est ainsi qu’il faut interpréter la
diversion « romantique » servie par Michel Badaire à l’ORTF. Sur le fond,
c’est ce que Maurice Robert, l’ancien directeur Afrique du SDECE, appelait
un feu orange : laisser faire des « ultras » partageant les mêmes vues face à
l’adversaire onusien. À charge pour ces agents de ne se pas se faire prendre.
« Pas vus, pas pris. Pris, pendus. »

Le second axe de cette mécanique infernale, c’est la protection des


intérêts miniers, industriels et stratégiques (les métaux rares et l’uranium),
au nom d’un anticommunisme viscéral. L’alarme a sonné au siège de tous
les grands consortiums opérant dans la Copperbelt : en s’échinant à réduire
la sécession katangaise, en ouvrant la porte, l’ONU s’impose comme un
ennemi mortel pour ces groupes si solides financièrement qu’ils peuvent
lever d’importants moyens pour parer au danger.

1. Le 13 septembre 1961, les capitaines de l’industrie minière tirent


la sonnette d’alarme auprès de leurs « amis » du lobby katangais au sein
des services secrets britanniques et du gouvernement de Londres. L’ONU
est allée trop loin avec l’opération Morthor, qui semble sonner le glas du
Katanga indépendant. Le soir même, le chef du gouvernement britannique
Harold Macmillan évoque la nécessité de « sortir du jeu » Monsieur H, s’il
est avéré que l’ONU a outrepassé son mandat au Katanga. Il faut neutraliser
Hammarskjöld, même si, pour l’heure, Conor Cruise O’Brien reste, lui,
l’homme à abattre, dès que l’occasion se présentera.

2. Les membres du lobby katangais se mettent en branle et activent


leurs réseaux
– À Brazzaville, Jean Mauricheau-Beaupré est informé des plans contre
O’Brien, puis Hammarskjöld, et alerte ses relais au Katanga, voire en
Rhodésie.
– À Élisabethville, où les combats cessent presque entièrement le samedi
16 septembre 1961, un groupe d’officiers mercenaires français se volatilise
dans la nature. Le consul de France Joseph Lambroschini, introuvable le
vendredi 15 septembre au soir, est soupçonné par son homologue américain
Bill Canup d’animer les émissions pirates de Radio Katanga dans la
brousse, appelant à la « guerre totale » contre l’ONU.
– Combien sont-ils ? Probablement trois ou quatre hommes, au sein du
groupe de Faulques.
– À Kitwe est mis en alerte l’homme d’affaires anglais et agent du MI 5
Gordon Hunt, affublé d’un ingénieur belge expert en radiocommunication,
Manfred Loeb, arrivé trois jours plus tôt de Bruxelles et ayant une double,
voire une triple casquette : rétablir les communications entre le siège
bruxellois et Élisabethville, assurer la liaison avec le régime rhodésien,
opérer des achats d’armes avec crédit quasi illimité.
– À Kipushi, le pilote allemand Heinrich Schäfer du Dornier Do 28 KA-
3016 reçoit l’ordre de cesser ses bombardements nocturnes sur les camps de
l’ONU et d’aller se positionner en embuscade sur un terrain de dégagement
idéalement placé, à Sakania, juste au nord-ouest de Ndola.
3. Dag Hammarskjöld n’était pas la cible prioritaire des agresseurs,
qui visaient Conor Cruise O’Brien, pour le cas où celui-ci aurait tenté de se
rendre à Bancroft pour rencontrer Moïse Tshombé, mais il le devient. Son
subordonné irlandais, Conor Cruise O’Brien, était identifié comme la bête
noire des mercenaires français, du pouvoir katangais symbolisé par le
ministre Godefroid Munongo, des dirigeants belges de l’Union minière du
Haut-Katanga et des diplomates britanniques. Son nom se trouvait en tête
d’une liste d’hommes à abattre découverte le 6 septembre 1961 par l’ONU
au Katanga. Et cette menace n’a rien d’une fadaise : le 11 septembre, le
Français de l’ONU Michel Tombelaine, lui aussi sur la liste des hommes à
abattre, est arrêté, frappé et brièvement détenu par la Sûreté katangaise
avant d’être secouru par une escouade armée de l’ONU à Élisabethville. Le
matin du 17 septembre, le général irlandais commandant les Casques bleus,
Sean MacEoin, lui aussi visé par les mercenaires (à en croire les documents
relatifs à l’opération Céleste), se fait mitrailler depuis le sol lorsqu’il
décolle d’Élisabethville avec le DC-6 Albertina. Le matin du 18 septembre,
toujours à Élisabethville, Conor Cruise O’Brien est mitraillé au sol, sans
dommages, par le jet Fouga Magister du « rôdeur solitaire ».

4. Une fois confirmée la rencontre Tshombé-Hammarskjöld à Ndola,


les événements s’accélèrent : le risque que le second persuade le premier
d’embarquer avec lui pour Léopoldville est jugé trop grand pour être couru.
Un plan d’interdiction est dressé pour empêcher Monsieur H d’atterrir à
Ndola. Les maîtres d’œuvre probables sont les agents britanniques Neil
Ritchie à Kipushi et Gordon Hunt à Kitwe. Ils disposent comme troupes
d’élite des officiers français volontaires du groupe de Faulques et du pilote
allemand du Dornier Do 28, Heinrich Schäfer, ancien pilote de chasse de
nuit, pour qui intercepter et abattre un DC-6 éclairé par la clarté de la lune
et par ses feux de signalisation n’a rien d’insurmontable. Tout indique que
l’éventualité de Ndola, même pour une rencontre Tshombé-O’Brien, existait
depuis la veille, ce qui explique le rappel en catastrophe de John « Red »
Williams, le manager de l’aéroport de Ndola, ancien responsable de la
sécurité des vols de Winston Churchill durant la guerre, vingt-quatre heures
avant la fin prévue de ses congés en Grande-Bretagne.
5. Peu après 23 h 32, heure à laquelle l’Albertina informe Ndola de
son atterrissage autour de 0 h 20, le Dornier Do 28 piloté par Heinrich
Schäfer, venu plus tôt dans la soirée de Kipushi, décolle de Sakania. Il
prend de l’altitude pour attendre le DC-6 au-dessus de Ndola. Peu après
minuit, le DC-6 apparaît venant de l’est et survole Ndola à moyenne
altitude.

6. À l’heure dite, un groupe au sol, probablement positionné près de la


frontière entre Katanga et Rhodésie, vers Sakania, dispose des
radioéquipements nécessaires pour prendre contact avec l’Albertina et lui
intimer l’ordre d’aller se poser ailleurs, faute de quoi il sera abattu. À bord
du DC-6, Per Hallonquist, troublé, tergiverse et prolonge sa trajectoire vers
le nord-ouest. Puis il appelle Serge Barrau dans le cockpit pour discuter
avec les pirates des ondes, tandis qu’Alice Lalande communique les ordres
de Dag Hammarskjöld depuis l’arrière du fuselage : retourner de toute
urgence vers Ndola et s’y poser sans délai. « Go back ! » crie-t-il, selon le
témoignage de Harold Julien.

7. Le commandant de bord Per Hallonquist obéit à Monsieur H, vire


brutalement sur bâbord et remet les gaz pour un alignement tardif avec
l’axe d’approche finale, droit sur la radiobalise de Twapia. Ce sera un
atterrissage au cordeau, un poser de dernière seconde, mais Hallonquist, ex-
pilote de chasse, en a vu d’autres. Trop tard. Le Dornier Do 28, en contact
radio avec le sol, n’a pas perdu une miette de la conversation et reçoit
l’ordre d’intervenir, puisque l’Albertina refuse d’obtempérer. Une brève
rafale bien ajustée, tirée depuis le sabord par le mitrailleur positionné
derrière Heinrich Schäfer, met le feu au réservoir de carburant dans l’aile
gauche du quadrimoteur.

8. Per Hallonquist, voyant son aile gauche en feu, réalise qu’il


n’atteindra jamais la piste de Ndola, encore distante de douze kilomètres.
Ne disposant que de quelques secondes pour trancher, il décide de poser
l’avion dans les bois environnants, train sorti pour limiter les dégâts et pour
donner une infime chance à ses passagers de survivre. C’est cela, ou périr
carbonisé en vol. Il hurle : « Préparez-vous à l’impact ! », et affale le
manche à balai. Le DC-6 se fracasse en percutant malencontreusement une
termitière géante. Sans celle-ci, les passagers de l’Albertina, notamment
ceux situés à l’arrière comme Dag Hammarskjöld, auraient eu une chance
élevée de survivre.

9. Le groupe de mercenaires, positionné tout près, sur la frontière, à


hauteur de Sakania, rallie le site du crash en moins de dix minutes après
avoir suivi la scène dans les airs. Leurs deux véhicules s’immobilisent aux
abords du brasier naissant. Ils ne s’attardent pas sur le corps de Harold
Julien, inanimé, qu’ils croient mort. L’un d’entre eux repère le corps de Dag
Hammarskjöld, et dépose un as de pique dans son cou. Ils sont dérangés
dans leur tâche par un jeune Sud-Africain, Edwin Wren Mast-Ingle, surgi
avec son scooter. L’un d’entre eux le met en joue, le somme de déguerpir et
lui intime de se taire, faute de quoi il est « un homme mort ».

10. S’étant assurés que le patron de l’ONU a péri dans le crash, les
membres du crash group remontent dans leurs véhicules. Ils repassent
immédiatement la frontière katangaise. Ils rallient la piste de brousse de
Sakania, où est retourné se poser le Dornier de Schäfer et où se trouve sans
doute Neil Ritchie avec un hélicoptère affrété par la compagnie. L’équipage
prend conscience de la gravité du crash et redécolle aussitôt vers Kipushi,
imité par Neil Ritchie. À Kipushi, un rapide conciliabule entre les dirigeants
katangais et les exécutants de l’attentat aboutit au départ précipité du
Dornier vers Brazzaville, pour s’y terrer le temps que les choses se tassent,
avec le probable aval de Jean Mauricheau-Beaupré et du « palais » (Fulbert
Youlou). Moyennant plusieurs escales en territoire angolais, Heinrich
Schäfer atteint l’aéroport de Brazzaville le 18 septembre en soirée ou le 19
au matin. Il y est repéré par des diplomates américains, mais pas ses
occupants.

11. À Ndola, la panique a saisi lord Alport et John « Red » Williams,


qui délibèrent de la marche à suivre, probablement à l’insu du jeune Brian
Unwin. Il faut gagner du temps, trouver un alibi, retarder la découverte de
l’épave autant que possible. Neil Ritchie, parvenant à les joindre, leur
confirme qu’il n’y a aucun survivant dans les décombres.
12. Après s’être faits discrets à Sakania, les hommes du crash group
entrent dans Ndola le 21 ou le 22 septembre 1961, habillés en civil. Ils
remettent leurs uniformes aux policiers britanniques et rhodésiens du
commissariat central de Ndola, surpris et flattés. Pourquoi ? Car un
accoutrement civil est requis pour monter dans un avion pour le Congo-
Katanga. Ils embarquent le 23 septembre à bord d’un De Havilland Dove
aux couleurs katangaises pour Élisabethville, au Katanga, au nez et à la
barbe des représentants onusiens arrivés en ville pour enquêter sur la
catastrophe.

Note
1. Interview réalisée par Charles Stuart Kennedy en 1993, pour le compte de l’Association pour les
études et la formation diplomatiques (ADST).
Chapitre 26
Les derniers secrets

FEUILLE DE ROUTE POUR LES DÉCLASSIFICATIONS FUTURES

À l’issue de ce récit, il est possible de dresser un inventaire précis des


questions dont les archives nationales encore classifiées détiennent en
théorie la clé.
Répondre aux questions suivantes, en menant une recherche exhaustive
et transparente, au moyen d’une habilitation donnant accès aux archives des
services de renseignement civils et militaires, permettrait de lever les
derniers secrets de Ndola.

AFRIQUE DU SUD

Que sont devenus les documents originaux d’un organisme nommé


SAIMR relatifs à l’existence d’une opération Céleste contre Dag
Hammarskjöld, rendus publics par monseigneur Desmond Tutu le 19 août
1998 et égarés depuis par le ministère de la Justice sud-africain ?

ALLEMAGNE

– Est-il possible de retracer le périple du premier Dornier Do 28


commandé par le Katanga et parti de Munich le 21 août 1961 ?
– Est-il possible de retracer les agissements du pilote Heinrich Schäfer
durant les mois d’août et septembre 1961, ainsi que la durée exacte de son
séjour au Katanga et la nature de ses agissements durant celui-ci ?
BELGIQUE

Quelle est la date exacte de sortie du territoire du pilote mercenaire Jan


Van Risseghem, expulsé du Congo vers Bruxelles-Zaventem le 7 septembre
1961, et la destination prise ? Où se trouve-t-il le soir du dimanche
17 septembre ? À quelle date réapparaît-il sur le territoire du Katanga ?

CONGO-BRAZZAVILLE

Un Dornier Do 28 a-t-il atterri à Brazzaville le mardi 19 septembre ou la


veille ? Quelle était sa provenance et qui étaient les membres de son
équipage ?

ÉTATS-UNIS

– Qu’est devenu l’enregistrement audio effectué par Paul Henry Abram


depuis la station d’écoute de la NSA en Crète, à Héraklion, en Crète, et
classé YY (« réveillez le président ») par son expéditeur, la nuit du
18 septembre 1961 ?
– Est-il possible de retrouver l’enregistrement audio entendu par Charles
Southall depuis la station d’écoute de la NSA de Nicosie, à Chypre, dans la
nuit du 17 au 18 septembre 1961, relatant l’interception du DC-6 de l’ONU
par un pilote mercenaire baptisé Lone Ranger ?
– Est-il possible de retracer l’emploi du temps du directeur de la CIA
Allen Dulles pour le mois de septembre 1961 et de détailler tous ses
entretiens, notamment avec la Grande-Bretagne et l’Afrique du Sud ?

FRANCE

– Quelles instructions le consul Joseph Lambroschini a-t-il reçues après


le déclenchement de l’opération Morthor ? Quelles initiatives a-t-il prises ?
Où se trouve-t-il entre le vendredi 15 et le dimanche 17 septembre 1961 ?
– Le commandant français Roger Faulques prenait-il ses ordres auprès du
consul Joseph Lambroschini à Élisabethville avant, et après, le
déclenchement de l’opération Morthor, le mercredi 13 septembre 1961 ?
– À qui Faulques et Lambroschini rendaient-ils compte ?
– Jean Mauricheau-Beaupré s’est-il rendu en Afrique du Sud les jours et
les semaines précédant le 17 septembre 1961 ? Si oui, qui y a-t-il
rencontré ?
– Où se trouve Jean Mauricheau-Beaupré entre le vendredi 15 et le
dimanche 17 septembre 1961 ?
– Jean Mauricheau-Beaupré a-t-il demandé à Fulbert Youlou de barrer la
retraite à Dag Hammarskjöld le 15 septembre 1961 ?
– Jean Mauricheau-Beaupré a-t-il adressé des instructions particulières au
consul Joseph Lambroschini et au commandant Roger Faulques les
samedi 16 et dimanche 17 septembre 1961 ?
– Où se trouvait le groupe des mercenaires de Roger Faulques le
dimanche 17 septembre 1961, après avoir déserté la veille les rues
d’Élisabethville dans lesquelles ils se battaient contre l’ONU depuis le
mercredi 13 septembre précédent ?

ROYAUME-UNI

– John « Red » Williams, le directeur de l’aéroport de Ndola, a-t-il été


rappelé précipitamment de congés par les autorités britanniques, le
16 septembre 1961, afin de préparer l’arrivée de Moïse Tshombé et Dag
Hammarskjöld à l’aéroport dont il avait la charge, le lendemain
17 septembre ?
– Quelles étaient les fonctions exactes de John « Red » Williams durant
la Seconde Guerre mondiale ?
– Jan Van Risseghem a-t-il accompli des missions de guerre au sein de la
Royal Air Force durant la Seconde Guerre mondiale ?
– George Petty-Fitzmaurice Mercer Nairne, huitième marquis de
Lansdowne, a-t-il reçu des consignes précises avant son départ de Londres
pour Léopoldville, le 14 septembre 1961, puis avant son départ de
Léopoldville pour Ndola, le 17 septembre 1961 ?
– Lord Lansdowne devait-il convaincre Dag Hammarskjöld de choisir
Ndola comme lieu de rencontre avec Moïse Tshombé ?
– Quels problèmes de bagage ont affecté, et retardé, son départ de
Léopoldville-Ndjili pour Ndola, le 17 septembre 1961 ?
– Le premier secrétaire de l’ambassade de Grande-Bretagne à
Léopoldville, John E. Powell-Jones, avec qui lord Lansdowne se trouvait
avant de décoller de Léopoldville-Ndjili pour Ndola, a-t-il confié des
instructions précises à Lansdowne ?
– Les communications de l’ONUC étaient-elles écoutées par les services
de renseignement britanniques ?

PORTUGAL

Un Dornier Do 28 en provenance de Munich a-t-il transité sur le territoire


angolais à compter du 21 août 1961 ? Si oui, quelle était sa destination ? Et
qui composait son équipage ?
Épilogue

Le crash de l’Albertina renvoie à un passé révolu, mais il témoigne d’une


menace existentielle et tenace pour nos démocraties. Les conjurés de cet
extraordinaire complot, qui reste encore à être exposé au grand jour,
opéraient dans l’ombre protectrice et peu regardante de leurs États. Ce que
d’aucuns appellent l’État profond. Pour recouvrir leurs traces, ils ont usé de
toutes les diversions, de tous les stratagèmes, tablant sur l’usure du temps,
la lassitude des chercheurs indépendants et la résignation des enquêteurs.
Le crime était imparfait. Les archives révéleront peut-être un jour
l’étendue de la conspiration, esquissée par les whistle- blowers Charles
Southall et Paul Henry Abram, mais aussi par l’archevêque Desmond Tutu
et le président Harry Truman en leur temps.
Eût-il fallu, pour frapper un grand coup, qu’une personnalité soit
convaincue d’exercer les pressions nécessaires à la déclassification des
archives ? Kofi Annan aurait pu, dit-on, plaider cette cause auprès de
Barack Obama, en juillet 2018. Mais le vieux Ghanéen est mort avant de
pouvoir mener à bien cette dernière mission.
Sans figure de proue, la chape de plomb reste en place. Les mots du juge
Goldstone résonnent ici : « L’embarras en politique est un puissant levier. »
Sans relais politique efficace, l’actuel secrétaire général de l’ONU, António
Guterres, ayant jusqu’ici hésité à peser lui aussi de tout son poids, le juge
Chande Othman s’apprêtait au printemps 2019 à tirer ses conclusions du
refus de certains pays de coopérer dans l’enquête : une telle mauvaise
volonté ne pouvait signifier que l’existence d’une dissimulation,
intentionnelle, notamment dans les cas de la Grande-Bretagne et de
l’Afrique du Sud.
Il faut bien constater que Londres et Pretoria, les deux « vilains » de
l’histoire, ne souhaitent en aucun cas rouvrir la boîte de Pandore, quels que
fussent les secrets si jalousement protégés. Le jour est-il proche où l’un de
ces gouvernements battra sa coulpe et restaurera son honneur, du moins
partiellement ?
Soyons réalistes : il est permis d’en douter.

Pourquoi ?
Parce que les gouvernements démocratiques intègrent toujours
inévitablement une part d’ombre, tapie au sein de leurs élites et de leur
dédale bureaucratique.
Parce que cette part d’ombre ne s’exprima jamais aussi fortement qu’en
1961, à l’apogée de l’autonomie des services de renseignement anglais,
américains, français, allemands, belges et sud-africains, autorisés à tous les
coups au nom de la lutte contre l’ennemi communiste. Ceux qui attentèrent
à la vie de « Dag H » agissaient en roue libre. « Le GCHQ et le MI 6
n’avaient pas d’existence légale avant 1994, leur nom ne pouvant pas même
être murmuré entre les murs du Parlement, relève l’historien Max Hastings
dans son livre The Secret War : Spies, Codes and Guerrillas, 1939-1945. Ce
qui leur donnait le droit de commettre toutes les folies. L’histoire récente
nous enseigne que ce secret officiel a plus protégé ces services de
renseignement d’une quelconque responsabilité de leurs actes que des
réelles tentatives de pénétration ennemies. »
Hastings entend par là les efforts du KGB en Europe occidentale. « Ces
agences n’avaient dans les faits aucun compte à rendre envers les
institutions démocratiques, poursuit-il. Et cela leur a procuré un voile épais
derrière lequel ils pouvaient simplement agir, selon leurs habitudes, avec
toute l’inefficacité et peut-être même la corruption » observées du temps de
l’empire.
Parce qu’au nom de l’embarras évoqué par Richard Goldstone aucune
chancellerie n’admettra jamais avoir trempé dans la froide exécution d’un
secrétaire général des Nations unies, même dans un autre siècle. Malgré sa
tragique impuissance face aux guerres contemporaines, l’organisation new-
yorkaise n’est plus le « machin » conspué par Charles de Gaulle en 1960,
mais un forum incontournable des affaires mondiales et le réceptacle d’une
politique multilatérale prisée par ces puissances moyennes, dont l’influence
passée vacille. « L’ONU n’est pas là, comme le disait Dag Hammarskjöld,
pour amener le paradis sur Terre, mais pour le préserver de l’enfer. »
Parce que, l’ONU étant devenue un outil d’apaisement des tensions
internationales bien plus affûté qu’en 1961, quoi qu’en disent ses
détracteurs, la mort de Monsieur H revêt une dimension encore plus
inavouable. Des confessions, même soufflées du bout des lèvres,
déclencheraient un tollé planétaire, risquant d’altérer durablement les
relations bilatérales et transversales entre Londres, Paris, Washington,
Pretoria, Stockholm, Bruxelles et Berlin.

Des aveux paraissent donc impensables, fût-ce un mea culpa comparable


à celui exprimé par la Belgique en 2002 à propos de la mort du Premier
ministre congolais Patrice Lumumba.
Restent les chercheurs indépendants, qui pourraient réussir là où les
diplomates ont échoué, en indiquant précisément où chercher, à quelles
portes frapper, sans mandat de perquisition puisque le droit international ne
prévoit pas de telles prérogatives.
Ce livre est une pierre supplémentaire à l’édifice érigé par les premiers
« chevaliers blancs », Björn Egge et George Ivan Smith, par ces diplomates
persévérants et malchanceux tel Claude de Kémoularia, par ces auteurs
éclairés tels qu’Arthur Gavshon et Roger Lipsey, par les preux
« mousquetaires » Susan Williams, Hans Kristian Simensen, David
Wardrop et Henning Melber, par les juges persévérants tel Mohamed
Chande Othman, par les journalistes opiniâtres tels que Julian Borger, du
Guardian, Alan Cowell, du New York Times, Bruno Struys, du De Morgen
ou Jens Littorin, du Dagens Nyheter, par les universitaires détectives
comme Torben Gülstorff.
Grâce à eux, tôt ou tard, la boîte de Pandore finira par s’ouvrir, avec son
cortège de vérités déplaisantes.
Une quiétude profonde me gagne, ramenée des bois de Ndola, dans la
lumière rasante du printemps austral. La mémoire des seize victimes de
l’Albertina commande de démasquer leurs assassins, au nom d’une certaine
idée de la justice internationale et d’une adhésion fidèle aux principes que
défendait Dag Hammarskjöld, avec un courage qui manqua à ses
successeurs. Après sa mort tragique, il y eut, selon la Britannique Margaret
Anstee, ex-secrétaire générale adjointe de l’ONU, « un accord tacite de ne
plus jamais avoir un secrétaire général aussi déterminé ». Elle ajoutait : « Il
est permis de penser que cela s’est passé exactement ainsi. »
Visionnaire, drapé dans ce fatalisme propre aux téméraires, Dag
Hammarskjöld acceptait sereinement le sort qui l’attendait, hélas sans
illusions sur le fardeau probable de ses successeurs, au « job le plus
impossible du monde ».
Dans le recueil de poèmes retrouvé à son chevet, dans son appartement
de l’Upper East Side, à New York, il est écrit à la date du 8 juin 1961 :

J’attends
là, où ils m’ont mis
tout nu devant la cible,
cloué par les premières flèches.
L’arc se tend encore.
La flèche siffle
et me manque.
Est-ce qu’ils jouent ?
La main a-t-elle tremblé ?
Ou était-ce le vent ?
Qu’ai-je à craindre ?
S’ils atteignent leur but
et me tuent,
pourquoi pleurer ?
D’autres m’ont précédé.
D’autres me suivront
Remerciements

Lorsque l’ONU a rouvert l’enquête en 2016 sur la mort de son secrétaire général, ce qui n’était à
l’origine qu’une simple recherche en vue d’un article de presse écrite a pris une ampleur inattendue,
pour devenir une aventure exaltante. Celle-ci ne fut jamais une quête solitaire. J’ai été accompagné
par la plus attentionnée et la plus perspicace des compagnes, Delphine, qui m’a toujours incité à
persévérer et a su me remettre à flot lorsque perçaient quelques doutes existentiels. Écouter
patiemment quelqu’un discourir sur la praticabilité des pistes de brousse dans la Rhodésie profonde
des années 1960 et sur les horaires de passage d’une compagnie aérienne depuis longtemps disparue,
supporter les sautes d’humeur d’un apprenti détective sans broncher sont autant de preuves d’amour
absolues. Je n’aurais jamais pu avancer dans un tunnel si obscur sans ce réconfort permanent.
Une rencontre originelle a bouleversé mes perspectives. Roger Lipsey, auteur d’une exceptionnelle
biographie de Dag Hammarskjöld, avait préparé notre entrevue avec une rare empathie. Un
exemplaire annoté de son livre m’attendait, pointant toutes les facettes méconnues du personnage et
les étapes de sa douloureuse relation avec les autorités françaises. C’est lui qui m’a fait réaliser
l’envergure, méconnue, de l’étonnant Monsieur H et son impact sur le monde d’après-guerre. Roger
continue de sillonner le monde, en livrant des conférences sur l’héritage politique et spirituel de
Hammarskjöld.
Ma gratitude s’étend naturellement à Elizabeth de Kémoularia. La fille de l’ex-collaborateur
français de Monsieur H fut initialement surprise par la nature de ma démarche, mais elle a
rapidement et admirablement sauté le pas, pour assumer dans ces investigations un rôle déterminant.
Son ouverture d’esprit, sa curiosité intellectuelle, sa volonté de voir reconnus les efforts de son père
pour identifier les assassins de « Dag », son flair lorsqu’il fallait « foncer », ont fait d’Elizabeth une
précieuse camarade d’équipée, dont les inspirations ont souvent fait mouche.
À Paris, l’amitié, l’érudition et l’expertise de David Servenay m’ont servi de compas
méthodologique et de source de motivation permanente. Son œil sûr et ses encouragements
renouvelés m’ont permis de progresser à pas de géants. Mais je lui dois tant et plus encore. Cette
histoire devait être racontée, et lui le savait déjà bien avant que je ne l’envisage.
En France, toujours, les réflexions échangées avec l’historien Jean-Pierre Bat et l’expert militaire
Guillaume Ancel ont considérablement fait avancer ma compréhension des coulisses, pour
l’implication de la France dans la sécession katangaise et la faisabilité d’une attaque aérienne de nuit
contre un quadrimoteur civil. Je dois aussi une fière chandelle à Marc Dupont, auteur de la seule
biographie existante sur le commandant Roger Faulques, et confronté, comme moi, aux pièces
manquantes du puzzle que fut le parcours mouvementé de « l’homme aux mille vies ».
Par le biais d’innombrables courriels, j’ai conçu une estime profonde pour Simon Thomas, le plus
résilient des investigateurs et aussi le plus affable des Australiens égarés dans l’hémisphère Nord.
Pour notre rencontre dans leur Sud-Ouest natal, Jeanne et Paul Ropagnol avaient préparé un poulet
basquaise qui mijotait au four tandis que j’écoutais le récit des tribulations du dernier mercenaire
français du Katanga, contées avec drôlerie et simplicité.
Dans le Lubéron, Setsuko et Jacques Poujoulat m’ont déroulé le tapis rouge, fait apprécier leur
conduite très sûre à travers la garrigue et leur piscine au petit matin, dans un concert de cigales tout à
fait impressionnant. Que le Congo était loin, et proche à la fois, tandis que Jacques, albums photo à
l’appui, faisait revivre une brève mais intense période de sa vie.
Honneur à ces valeureux mousquetaires dont j’ai pu croiser le chemin, et savourer les talents de
cuisinier, de David Wardrop à Londres, ainsi que l’hospitalité, de sir Stephen Sedley à Oxford. Je ne
saurais tarir d’éloges à l’égard de Susan Williams, auteure du livre qui, en 2011, a relancé toute
l’affaire et suscité des vocations de limier, à commencer par la mienne. Universitaire rigoureuse,
enquêtrice pugnace et passionnée, Susan reste la référence bienveillante pour nombre de
protagonistes dans l’enquête, ne rechignant jamais à partager ses réflexions et sa documentation. Ce
sont peu ou prou les mêmes sentiments qui m’animent à l’égard de l’irremplaçable Hans Kristian
Simensen, dont je m’enorgueillis d’avoir fait la connaissance à l’égal des autres mousquetaires. Sa
science inestimable, sa passion du détail, son organisation sans défaut ont maintes fois réamorcé des
efforts entravés par mon ignorance, aussitôt comblée par le virevoltant Tintin de Göteborg. Un autre
mousquetaire, Henning Melber, a su m’indiquer le nord, rappelant la nécessité de se conformer aux
valeurs défendues par Dag Hammarskjöld et d’avancer dans les ténèbres en les conservant toujours à
l’esprit.
Cette enquête doit également beaucoup à Annie et Heinrich Wieschhoff, eux aussi poussés par une
admirable quête personnelle de justice et mus par une grande générosité d’âme. Je formule le vœu
qu’ils puissent un jour voir leurs efforts récompensés, contre une raison d’État indéboulonnable.
À Johannesburg, en Afrique du Sud, j’ai trouvé en Wren Mast-Ingle non seulement un témoin
inestimable, mais aussi un conteur merveilleux, journaliste, musicien et éditorialiste témoin des
soubresauts de toute l’Afrique australe. Qu’il soit remercié pour sa gentillesse et son hospitalité, sa
compagnie dans Soweto, ainsi que Terecita et leur petit-fils Daniel. Faire la navette quatre fois de
suite à l’aéroport international OR-Tambo, pour m’éviter toutes sortes de tracas nocturnes, semblait
être la moindre des choses à leurs yeux. Ça ne l’était pas.
En Zambie, le conservateur du site du crash de Ndola, Richard Hanguwa, m’a lui aussi réservé un
accueil chaleureux, accompagnant ma découverte de ces lieux tourmentés avec le tact requis.
Une mention spéciale à Torben Gülstorff, rencontré tardivement durant cette aventure. La
connexion avec le bouillonnant universitaire berlinois fut immédiate, et des plus fructueuses. Tant de
pistes restent encore à arpenter !
À Londres, j’ai trouvé en Brian Unwin un orateur intarissable et totalement accaparé par la
résistance au Brexit. Le plaisir d’évoquer avec lui l’avenir d’Albion et de l’Union européenne
justifiait bien cet intermède dans nos conversations rhodésiennes et congolaises.
À Bruxelles, Jurek Kuczkiewicz, Philippe Deboeck et Béatrice Delvaux, du journal Le Soir, m’ont
toujours encouragé à persévérer et m’ont apporté leur précieux concours pour le volet belge de cette
enquête. Benoît Hellings, devenu premier échevin tandis que nous échangions sur la question des
archives de la Sûreté coloniale, fait partie de la caste rare des édiles curieux et compétents dont la
scène politique bruxelloise peut se flatter.
En Belgique, encore, un ancien parachutiste des forces spéciales, au cœur énorme et au courage
exceptionnel, se reconnaîtra.
La Suède fut une destination tardive mais ô combien enrichissante dans le déroulement de mes
recherches. À Stockholm, Karin Abbor-Svensson, de la Fondation Hammarskjöld, s’est montrée la
plus précieuse des guides, me faisant regretter de n’avoir pu me rendre à Uppsala, fief de la dynastie
Hammarskjöld, quand le temps, soudain, vint à manquer.
À Västerhaninge, Björn Virving m’a ouvert ses portes avec une chaleur bienvenue dans l’hiver
scandinave, acceptant de me soumettre son incomparable collection d’archives et d’artefacts relatifs
au crash de l’Albertina.
J’exprime la même gratitude à Sven Göran Hallonquist, le fils du commandant de bord de
l’Albertina, qui n’a pas hésité à me recevoir chez lui un dimanche, pour réhabiliter la mémoire de son
père et débattre des trajectoires aériennes comparées du DC-6 et du rôdeur solitaire. Lui et Björn
Virving ont singulièrement contribué à améliorer ma compréhension du volet aéronautique de
l’enquête.
À Hongkong, Victor Rosez m’a aidé à braver un froid piquant qui avait pris par surprise toute
l’hôtellerie locale, acceptant de partager ses souvenirs du Katanga, de ses pérégrinations à Ndola et
surtout une philosophie admirable, aux antipodes des vieilles rancœurs coloniales.
Je tenais à exprimer ma fierté de compter parmi mes amis et proches ceux qui supportèrent mes
soporifiques monologues, renvoyant des sourires las en guise d’approbation. Merci du fond du cœur
à ma mère, Évelyne, à Olivier, Nathalie, Nicolas, Christine, Dominique, Tiphaine, Boris, Nathalie,
Grégory, Julie, Nicolas, Stéphanie, Marc, Sabrina, Thierry, Véronique, Laurent. Vous avez été
héroïques. Je jure de trouver des sujets de conversation qui nous transportent ailleurs que dans la
Copperbelt de l’automne 1961. Je suis certain qu’ils existent.
Je conclus en passant le flambeau à mes deux redresseurs de torts préférés, Valisoa et Titouan, qui
porteront un jour les mêmes idéaux de justice et de paix que Monsieur H naguère. Ce n’est pas un
vœu pieux. C’est plus nécessaire que jamais.
Bibliographie sélective

OUVRAGES ET ARTICLES

LES AMÉRICAINS

Lawrence Devlin, Chief of Station, Congo : a Memoir of 1960-1967, Public Affairs, New York, 2008.
Don Gaylor, From Barnstorming to Bush Pilot, Iuniverse, Bloomingdale, 2010.
Peter Grose, Allen Dulles, Spymaster : the Life and Times of the First Civilian Director of the
Director of the CIA, André Deutsch, Londres, 2006.
Madeleine Kalb, The Congo Cables, MacMillan, Londres, 1982.
Stephen Kinzer, The Brothers : John Foster Dulles, Allen Dulles and their Secret World War, St
Martin’s Griffin, New York, 2013.
Dean Rusk, As I saw it, Penguin Books, New York, 1990.

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1965.
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HurstPublishers.com, 27 janvier 2012.
Max Hastings, The Secret War : Spies, Codes and Guerrillas, 1939-1945, Harper Perennial,
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David Scott, Ambassador in Black and White : Thirty years of Changing Africa, Weidenfeld and
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Brian Unwin, With Respect, Minister : a View from Inside Whitehall, I. B. Tauris, Londres, 2017.
Susan Williams, Who Killed Hammarskjöld ? The UN, the Cold War and the White Supremacy,
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Jean-Pierre Bat, Les Réseaux Foccart : l’homme des affaires secrètes, Nouveau Monde, Paris, 2018.
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Bob Denard, Corsaire de la République, Robert Laffont, Paris, 1998.
Marc Dupont, Roger Faulques, l’homme aux mille vies, Indo Éditions, Paris, 2017.
Roger Faligot et Pascal Kropp, La Piscine : les services secrets français 1944-1984, Seuil, Paris,
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Marie-Monique Robin, Escadrons de la mort, l’école française, La Découverte, Paris, 2008.
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LES SOVIÉTIQUES

Oleg Kalugin, Spymaster : my Thirty-two Years in Intelligence and Espionage Against the West,
Basic Books, New York, 2009.

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Chris Hoare, Mad Mike Hoare, the Legend : a Biography, Partners in Publishing, Durban, 2018.
Cecil Margo, Final Postponement, Jonathan Ball Publishers, Jeppestown, 1998.
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FONDS DOCUMENTAIRES

Kungliga Biblioteket (bibliothèque royale), fonds Dag Hammarskjöld, Stockholm, Suède.


Bibliothèque Bodléienne, collections privées de George Ivan Smith et Roy Welensky, université
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South African History Archive (SAMA), archives relatives au SAIMR, Johannesburg, Afrique du
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Service public fédéral des Affaires étrangères, Bruxelles, Belgique.
Dépôt Joseph-Cuvelier, archives de l’Union minière du Haut-Katanga, archives générales du
Royaume, Bruxelles, Belgique.
United Nations Archives and Records Management (UNARMS), ONU, New York.
Lexique des sigles et abréviations

ADAC Avion à décollage et atterrissage courts (voir VSTOL)


AELE Association européenne de libre-échange
ANC Armée nationale congolaise
ANR Agence nationale du renseignement (Afrique du Sud)
AVIKAT Aviation du Katanga, ou armée de l’air katangaise
BEI Banque européenne d’investissement
BERD Banque européenne pour la reconstruction et le développement
BCRA Bureau central de renseignement et d’action, services secrets de la France libre
CIA Central Intelligence Agency
CID Criminal Investigation Department, police criminelle nord-rhodésienne
CVR Commission Vérité et Réconciliation (Afrique du Sud)
DAK Deutsche Afrikakorps
DETRESFA Signal de détresse à propos d’un avion disparu
ELAKAT Compagnie d’élevage et alimentation du Katanga
FAK Forces aériennes katangaises (voir Avikat)
FOIA Freedom of Information Act
GCMA Groupement de commandos mixtes aéroportés
HCR Haut-Commissariat pour les réfugiés
IATA Association internationale du transport aérien
INA Institut national de l’audiovisuel
INCERFA Signal d’incertitude initiale à propos d’un avion disparu
LAMCO Liberian-American-Swedish Mining Company
MI 5 Military Intelligence, section 5
MI 6 Military Intelligence, section 6 (voir SIS)
NIA National Intelligence Agency, services de renseignement sud-africains (1955-2009)
NSA National Security Agency
ONU Organisation des Nations unies
ONUC Mission de l’Organisation des Nations unies au Congo
RAF Royal Air Force, armée de l’air britannique
RCP Régiment de chasseurs parachutistes
REP Régiment étranger parachutiste
RRAF Royal Rhodesian Air Force, armée de l’air rhodésienne
SAAF South African Air Force, armée de l’air sud-africaine
SAIMR South African Institute for Maritime Research
SDECE Service de documentation extérieure et de contre-espionnage
SGB Société générale de Belgique
SIS Secret Intelligence Service (voir MI 6)
SOE Special Operations Executive
SSA State Security Agency, services de renseignement sud-africains (depuis 2009)
TANKS Tanganyika Concessions Ltd.
TRC Truth and Reconciliation Committee
UMHK Union minière du Haut-Katanga
UNARMS United Nations Archives and Records Management Services
VSTOL Very short taking-off and landing (voir ADAC)
Index des noms de personnes

Abram, Paul Henry 272, 275-281, 294, 390, 416, 430, 442, 445
Adoula, Cyrille 17, 21, 38, 110-111, 353, 364
Agostini, Roland 412
Ahier, Robert 202, 209
Aiken, Frank 36, 119
Allen, Alfred « Paddy » 140
Alport, Cuthbert 53, 55-63, 65-68, 70-73, 85-88, 95-96, 126, 130-133, 155, 159, 166, 168, 171, 180,
199, 208, 218, 226, 324, 354, 361, 366, 391, 414, 417, 426, 431, 440
Amery, Julian 246-247, 355, 365-366, 410, 412, 414
Annan, Kofi 39, 103-104, 296, 445
Annandale, Keith Maxwell 245-246
Anstee, Margaret 448
Appleton, David 122, 136, 286
Armstrong, Bill 324, 414
Assheton, Ralph (lord Clitheroe) 355
Assoignon, Gérard 373

Badaire, Michel 318-319, 320, 322, 429, 434


Barber, Maurice 154-157, 159-160, 168, 172, 221
Barnes, John 359
Baron (nom de guerre) 320
Barrau, Serge 101, 225-226, 285-286, 325, 428, 438
Barre, Siad 245
Bartz, Kurt 401
Bastard, Claude (De Troyer) 210
Bat, Jean-Pierre 344-345, 383, 452
Batista, Fulgencio 247
Baxter, James 71
Bayer (von), Stig 396-399, 404-405, 412, 419
Begg, Adrian 68-70, 85, 87, 121, 137
Behr, Edward 341
Belfrage, Greta 231
Belfrage, Leif 230-231
Bengs, Bengt Åke 229
Bentley, Alfred « Raf » 365, 414
Bérard, Armand 347-348
Berck, Martin 188
Beuckels, Roger 203-205, 207, 210-212, 214-215
Bevan, Peter Stuart 180
Biaggi, Jean-Baptiste 333
Biggs-Davison, John 355, 365-366, 410
Biko, Steve 234
Binda, Alexandre 266, 404
Bistos, François 346
Blandori, Hugo 185-186, 184, 221
Blomberg, Erik 110
Boland, Frederick 149
Bond, James 61
Borger, Julian 448
Bourges, André 319
Bourguiba, Habib 106, 340
Bousquet, Marius 319
Boutros-Ghali, Boutros 39
Bovagnet, Jean-Louis 311
Bracco, Roger 262-268, 306, 406-407
Browne, Richard 244
Bruyère-Ostells, Walter 345
Buber, Martin 45, 133
Buleni, Dickson 161, 163, 169
Bunche, Ralph 98-101, 145, 149, 195
Burger, Marlene 245
Bystram, Alex 390

Campbell Martin, Arundel 49, 68, 96, 159, 199, 205, 226, 281, 417, 419
Canup, Bill 346, 412, 436
Cary, Michael 92, 94, 132
Cassart, Jean 403
Castro, Fidel 24, 247
Chaffard, Georges 210
Charlot 319
Charpentier, Pierre-Albert 335
Château-Jobert, Pierre 360
Chipoya, Custon 83, 158, 161
Chisanga, Steven 177
Churchill, Winston 228, 437
Clary (de), Michel Vidal 319, 386, 415
Clayden, John 160-161, 164, 168, 170, 183
Cloître, Jean-Louis 319
Colvin, Ian 103
Coppens, Pierre 255-258, 281, 407
Cordier, Andrew 99, 145, 148, 352
Corell, Hans 291-292
Coty, René 339
Cowell, Alan 296, 448
Craxford, Gerald « Jerry » 92, 114
Cremer, André 303, 307
Crondall (of), David Lea 295
Culligan, Roland « Bud » 214-215

Dabezies, Pierre 313-314, 345


Dagonnier, Jean-Marie 261
Daka, Ledison 82-83, 89
Danielsson, Otto 155, 163
Delin, Joseph 151-152, 154, 157, 162-164, 172-174, 253, 261-262, 317
Deloof 144
Denard, Bob 315, 318-319, 329, 331
Deppe, Bob 65, 359
Devlin, Larry 252, 353
Diur, Dominique 342, 344-345, 347, 373
Douglas-Home, Alec 57, 109, 362
Dubuisson, Marcel 383
Dulles, Allen 235-236, 238, 246-249, 253, 294, 353, 366, 412, 442
Dunnett, Denzil 23, 59, 61, 66, 194, 354, 356, 411, 415, 424

Eccles, B.D. 92-93, 121, 127, 134


Edelstam, Axel 230-231
Egé, Léon 307, 311, 314, 316, 317-318
Egge, Björn 61, 125-139, 141, 148, 205, 228, 246, 290, 303-304, 306-307, 317, 344, 391, 448
Eidem, Erling 149
Eisenhower, Dwight 19, 237, 247
Eivers, Francis « Frank » 101, 224-225
Eliasson, Jan 298-299
Élisabeth II 109
Ellsberg, Daniel 269
Emeyriat, Roger 319
Emmerson, John 142
Erfield, Thérèse 303-304, 306, 309, 317, 320, 322, 410
Espitalier, Maurice 333
Evans, E. 155, 157-158

Fabry, Vladimir 30, 34, 40, 42-43, 101, 148


Faulques, Roger 260, 304, 306, 309, 311-315, 317-320, 322, 325, 328, 330-332, 344, 373, 386, 398,
407, 410-411, 413, 429, 434, 436-437, 443, 452
Fawzi, Mahmoud 352
Fell, Anthony 355
Fidlin, William John 159
Fleming, Ian 61
Foccart, Jacques 344-345, 430
Fortemps, Henri 373
Fouché, Jacobus Johannes 244
Franks, Peter 285-286
Frei-Sulzer, Max 181-183, 185, 187-188, 430
Friedmann, Erroll 165

Gable, Clark 151


Gagarine, Youri 207
Gascoyne-Cecil, Robert (lord Salisbury) 355
Gavshon, Arthur 44, 336, 448
Gaylor, Don 91-92, 142, 168, 279, 432
Gillet, Paul 319, 377
Gilson, André 194-197
Godley, George McMurtrie 100
Goldstone, Richard 116, 291-292, 295, 421, 445, 447
Goodbrand, J. A. 68, 71
Grant, Cary 60
Grant, Donald 210, 244
Grimaldi (famille) 208
Grimaud, Maurice 209-210, 230
Grose, Peter 249
Gullion, Edmund 89, 91, 100, 112, 251-255, 292, 294-295, 335-337, 418
Gülstorff, Torben 347, 399, 401-406, 448, 454
Gurkitz, Sandor 54, 127-128, 138, 246

Halberstam, David 103


Hallonquist, Per Erik Bo 31-34, 41-43, 46-50, 64-65, 121, 148, 155-156, 167, 218, 220, 222, 224-
226, 230-231, 279, 387, 390, 424, 426, 438
Hallonquist, Sven Göran 217, 229, 231, 454
Hambursen, Roger 330
Hammarskjöld, Inga Lill 136
Hammarskjöld, Knut 131, 133, 136-137, 148, 286, 322-323, 396, 398, 428
Hanguwa, Richard 394-395, 400, 453
Hani, Chris 234, 245
Harris, André 318
Hassler, Åke 229-230
Hastings, Max 446-447
Heath, Edward 111, 362, 364, 381, 413
Hellings, Benoît 367-369, 454
Hetzlen, François 319, 332, 434
Hicks, Lawson
Hiver (nom de guerre) 320
Hjelte, Stig Olof 46, 76, 90, 121, 396
Hoffacker, Lewis 198
Holmqvist, Stig 104
Hoppenot, Henri 337
Hunt, Gordon 304-306, 309, 320, 322-324, 376-379, 381-382, 410, 428, 430, 434, 436
Hunt, Simon 378
Hussein, Saddam 90
Huyghé, Carlos 54, 244, 246

Jebb, Gladwyn 337


Johnson, Boris 295
Johnson, Lyndon B. 149
Jolas, Eugène 44
Jones, Joan 143
Julien, Harold 41-42, 46, 76-77, 84, 102, 139-147, 154, 168-169, 172, 214, 225-226, 284-286, 391,
418, 420, 438-439
Julien, Maria 143, 146-147
Julien, Richard 146-147

Kalb, Madeleine 252


Kalouguine, Oleg 248
Kankasa, Mama 51
Kankasa, Timothy 157-158, 161, 163, 180, 222
Kanyinda, Cléophas 114-115
Kaunda, Kenneth 60
Kavanagh (infirmière) 141
Kazembe, Jim 71
Keatley, Patrick 356, 371
Kémoularia (de), Claude 192, 201-213, 230-231, 233, 244, 290, 333, 448
Kémoularia (de), Elizabeth 205, 207, 209-210, 213, 329-230, 329, 451-452
Kennedy, Charles Stuart 429
Kennedy, John Fitzgerald 89, 108, 198, 213, 215, 238, 247, 249, 252, 275, 353, 366, 418
Khiari, Mahmoud 116-117, 131, 308, 382, 411
Khrouchtchev, Nikita 19, 105, 109, 242, 368
Kibwe, Jean-Baptiste 59
Kimba, Évariste 59, 63, 114, 305
Ki-moon, Ban 39, 292-293, 296, 298-299
Kinzer, Stephen 248-249
Kyi, Aung San Suu 378

La Bourdonnaye-Montluc (de), Yves 307, 311, 313, 315-318, 344


Lalande, Alice 42, 82, 89, 101, 122, 130, 133, 225-226, 294, 428, 438
Lambroschini, Joseph 307, 316, 346, 348, 412, 429, 434-435, 443
Lash, Joseph 337
Lasimone, Henri-Maurice 304, 306, 319, 415
Le Bailly, Jacques 152
Le Tellier, Philippe 152, 162, 262, 312, 317, 321
Lea of Crondall, David 295-296
Leclerc de Hauteclocque, Philippe 360
Lefranc, Pierre 331
Léopold II 44, 369
Lie, Trygve 29, 98, 105, 149, 337
Lindsay, Vachel 44
Linnér, Sture 30, 34, 38, 42, 45, 98-101, 105, 112, 115-116, 125, 130, 148-149, 160, 191-192, 205,
320, 382, 411, 418
Lipsey, Roger 148, 448, 451
Litton, Lars 43, 121, 156, 167, 225-226, 427
Livingstone, David 394
Ljungkvist, K. O. 32, 41
Loeb, Manfred 89, 374, 376-379, 381-382, 430, 436
Louis, Roger 117
Louw, Eric
Lowenthal, Mark 284
Lowes, Ray 89-90, 121, 127, 137
Luciano, Lucky 90
Lumumba, Patrice 19-20, 24, 54, 236-237, 247, 288, 368, 370, 372, 447

MacArthur, Douglas 377, 404


MacEoin, Sean 29, 31, 236-237, 239, 414, 437
Machel, Samora 187
Macmillan, Harold 72, 109, 111, 156, 289, 356-357, 363, 411, 435
Magain, José 264-265
Mandela, Nelson 234, 296
Mankell, Henning 291
Mankiewicz, René 168, 228
Manning, Bradley 269
Margo, Cecil 165-168, 170, 176-180, 186-188, 222
Marthoz, Aimé 89, 376
Mast-Ingle, Edwin Wren 77, 79-80, 118, 327, 371, 416, 428-429, 439, 453
Matlick, Benjamin 90-92, 94-96, 100-101, 115-116, 130, 141-142, 251
Matthys, Jacques 163, 167, 177
Mauricheau-Beaupré, Jean 344, 430, 434-435, 439, 443
Mazibisa, Farie 169, 179, 186, 222
McGrath, Angela 142
McKenzie Laurie, James 71
McLean, Billy 355
McMurtrie Godley, George 100, 143
McNab, Don 140
McNamara, Francis Terry 429
Meijer, Tore 280-281, 416
Melber, Henning
Melber, Henning 283, 448, 453
Menon, Krishna 111
Mercer Nairne, George Petty-Fitzmaurice (lord Lansdowne) 46-47, 49, 58-59, 62-65, 68, 70, 73, 87,
95, 99, 132, 176, 193, 228, 239, 336, 354, 358-362, 364, 376-377, 413-417, 423, 425-426, 444
Messmer, Pierre 313-314, 345
Mitterrand, François 202, 205, 212
Mobutu, Joseph Désiré 17
Mollet, Guy 339
Mpinganjira, Lemonson 177-178, 186-187, 416, 428
Muke, Norbert 325, 418
Mulenga, Safeli 395
Munongo, Godefroid 113-115, 119, 301, 303, 305-306, 308, 315, 373, 375, 377, 418, 436
Mussell, John 86-87, 89, 92, 95, 159, 431
Muyumba, Léon 194-195

Narasimhan, Chakravarthi V. 120


Nasser, Gamal Abdel 37, 319, 339
Nehru, Jawaharlal 111, 337
Ngole, Joseph 194-195
Nizier (nom de guerre, voir Lambroschini) 316
Nkrumah, Kwame 111
Noork, Harald 46, 122
Ntumba, Joseph 194-195
Nunn 89, 137

O’Brien, Conor Cruise 22, 25, 38, 60, 65-66, 73, 102, 118, 129, 198, 212-213, 233, 236-237, 264,
301-303, 306-309, 316, 328, 344, 352, 354-355, 370, 372-374, 383, 411-413, 424, 435-437
Omar, Dullah 240-241, 245
Opangault, Jacques 335
Ormandy, Eugene 110
Othen, Christopher 325
Othman, Mohamed Chande 293, 296, 349, 399, 446, 448

Palme, Olof 231, 233, 298


Palmer, Roundell Cecil (lord Selborne) 355
Parkes, T. K. 85-86
Parmentier, Roland 164
Pearson, Lester 21
Pease, Lisa 215
Pennock, Keith 68-69, 85, 87
Perse, Saint-John 301
Persson, Per Edvard 46, 76, 90, 121, 224, 396
Pettersson, Christer 233
Petty-Fitzmaurice, Henry 359
Phillips, R. A. 86
Poujoulat, Jacques 30, 40-43, 45, 57, 76, 174, 176, 191-192, 355, 361, 425, 452
Powell-Jones, Joan E. 176, 361, 444
Pradier, Jean-Louis 311, 319
Puren, Jerry 54, 127-128, 130, 138, 245-246, 262, 264, 346

Quinlan, Pat 22

Radiguès (de), Olivier 114


Raja, K.A.S. 22, 316, 411
Ranallo, Bill 34, 41-42, 46, 75, 93, 101, 121, 214, 225, 287, 337
Rembe, Rolf 199
Reynaud, Paul 201
Reynders, Didier 367
Riches, Derek 58, 126, 130, 160, 354-355, 426
Riesseghel, Vak (voir Van Risseghem) 252-253, 418
Ritchie, Neil 59-60, 62, 324, 415, 425, 430, 434, 437, 439-440
Robert, Maurice 345, 434
Robiliart, Herman 89, 376, 381-382
Robin, Marie-Monique 313, 344
Ropagnol, Jeanne 330, 332, 452
Ropagnol, Paul 319, 321, 329-331, 332, 333, 452
Rosen (von), Carl Gustav 260
Rosez, Victor 324, 391, 418, 454
Rösiö, Bengt 115, 212-213, 231, 233, 261, 270
Rusk, Dean 89, 251, 346
Russell, Alec 104-105
Russell-Cargill, Roderick 244
Saint-Paul, Antoine (de) 319, 331
Salinger, Pierre 275-276, 294, 418
San, Aung 378
Säuberlin, Werner 196-197
Schäfer, Heinrich 401-407, 419, 436-439, 442
Schori, Pierre 231
Scott, David 56, 95
Sedley, Stephen 291-292, 453
Sédouy (de), Alain 318
Sélassié, Hailé 108
Shaha, Rishikesh 174-175, 178-179, 193
Simango, Davidson 161, 163, 169
Simensen, Hans Kristian 283, 324, 358, 390, 448, 453
Slim, Mongi 105, 149, 351-353, 377
Smiley, David 355
Smith, George Ivan 99, 198-199, 211-213, 228, 231, 233, 290, 322, 339, 394-395, 428, 448
Snowden, Edward 269
Southall, Charles 269-272, 279-281, 289, 294, 416, 442, 445
Spaak, Paul-Henri 254-255, 304, 382, 413
Spinelli, Pier 122, 131-133, 139, 145-146, 148
Ståhl, Bertil 269
Stanley, Henry Morgan 369-370
Starck, Lars-Eric 163-164
Stavropoulos, Constantin 195, 197
Steel, David Robert 326-327
Steinhoff, Johannes 257
Stevens, Peter 230
Stevens, Roger 362
Stevenson, Adlai 108, 149
Stirling, David 326, 355
Strauss, Franz Josef 401
Stuart Bevan, Peter 180
Sutherst, Peter 286-287

Taramarcaz, Albert 196-197


Taylor (employé d’Anglo American) 374
Terreblanche, Christelle 234, 240-241, 288
Thant, U 110, 192-195, 197-198, 347-348
Thomassen, Wilhelmina 291-292
Thompson, Ewan 58, 63, 69
Thorogood, Leslie 47-49
Tillerson, Rex 295
Tombelaine, Michel 118, 303, 306, 308, 383, 436
Toupet-Thomé (voir Tüpet-Thomé) 307, 317, 328
Trinquier, Roger 311, 313-315, 317, 326, 331, 344, 346
Troyer (de), Jacques 202-204, 209-211
Truman, Harry 273, 276, 294, 419, 445
Tryggvason, Trygve Jan 29
Tshombé, Moïse 19-21, 23, 25, 28, 32-33, 36-37, 46-47, 51, 55, 57, 59-64, 68, 71, 89, 102-103, 107,
113-114, 116-117, 120, 125, 127, 131-132, 154, 158, 171, 173-174, 176, 178, 194, 197, 211, 243-
244, 260, 264, 290, 300, 306, 308, 313, 315, 318, 322, 324, 336, 345, 347, 354, 358, 361, 365,
373-375, 379, 382-384, 411-415, 419, 423-425, 430, 436-437, 443-444
Tüpet-Thomé, Edgard 317, 319, 328-329, 344, 360
Tutu, Desmond 233, 240, 247, 441, 445

Undén, Osten 228, 230


Unwin, Brian 56-59, 61-64, 66, 68, 71-73, 85-86, 88, 95-96, 116, 133, 166, 168, 172, 208, 226, 354,
421-422, 426, 440, 454
Urquhart, Brian 21, 106, 175, 208, 213, 230, 237, 239, 242, 320, 322-323, 351, 353, 377

Vaïsse, Maurice 348


Van der Straeten, Edgar 89, 376
Van Risseghem, Jan 253-261, 263-267, 281, 292, 346, 406-407, 442, 444
Van Risseghem, Marion 254
Van Risseghem, Maurice 259
Van Weyenbergh, Maurice 89, 373
Van Wyk, Marius 69, 85, 87, 158-159
Van Zeeland, Paul 404
Vanhegan, Robert Ian 284
me
Verrière (M ) 319
Verwoerd, Hendrik 116, 235, 241-243
Virving, Björn 221, 454, 226, 454
Virving, Bo 153, 155, 161, 163, 167, 221-222, 224, 228, 281
Vosloo, M. G. 69-70

Wachtmeister, Wille 21
Wærn, Jonas 323, 396, 398, 415, 428
Wall, Patrick 288-290, 355, 365, 410
Wallef, Louis 376
Walus, Janusz 245
Wardrop, David 283, 448, 453
Waterhouse, Charles 365, 381-383, 385, 413
Welensky, Roy 38, 54-55, 60-62, 77, 87, 96, 99, 111, 116, 156, 160, 168, 170, 178, 211, 235, 305,
364, 377, 418
Wieschhoff, Heinrich 40, 453
Wilford, Michael 62, 87
Wilhelmsson, Nils Göran 29, 122, 224-225
Willard (major) 70
Williams, John Howell « Red » 63, 66-67, 69-71, 86-88, 92, 94-95, 121, 137, 158-159, 167-168, 170,
199, 226, 228, 390, 417, 431, 437, 440, 443-444
Williams, Paul 355
Williams, Susan 243, 272, 280, 283-284, 286-289, 291, 294, 309, 320, 365-366, 374, 448, 453
Wilson, Archie 91
Wilson, Woodrow 24
Wrenacre, Robin 319, 321, 331, 333

Yav, Joseph 328, 344


Youlou, Fulbert 335-337, 343, 345, 383, 419, 439, 443
Young, George Kennedy 356, 365, 410
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