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1992
1993
L'engrenage balkanique
1994
De Kim en Kim
Homo europeanus
Ante mortem
De Montesquieu à Tapie
1995
Le Munich maghrébin
D'Auschwitz à Jérusalem
La Turquie en danger
1996
1997
1998
Triomphe de Shanghaï
1999
Le monde est trop grand pour être laissé à la garde d'une seule
puissance
Une paix des braves ? Plutôt une paix des grandes fatigues
2000
2001
De Mussolini à Berlusconi
2002
L'heure de la Chine
Débâcle diplomatique
Tournant en Allemagne ?
: Frissons brûlants
6 janvier 1994.
Nationalité perverse au Proche-Orient
Où en est le processus de paix au Proche-Orient, une semaine
après le massacre d'Hébron ? Deux lectures sont possibles : l'une
qui part de la situation israélienne ; l'autre, au contraire, qui
considère l'état actuel de l'OLP et de sa direction.
Si l'on part d'Israël, on sera tenté de dire que, malgré l'horreur du
crime commis au tombeau des Patriarches, le processus de paix a
avancé en quelques jours de façon très sensible. Confrontée à la
folie sanglante d'une poignée de colons résolus à mettre en œuvre
la politique du pire, la majorité croissante des Israéliens — c'est-à-
dire le plus grand nombre des électeurs du Likoud et des partis
religieux « normaux » — est en train de basculer vers des positions
implicites dans la logique de l'accord de paix, qui n'étaient pour
l'instant défendues que par la gauche : évacuation de la majeure
partie des colonies de peuplement et contrôle sévère des
agissements de leurs habitants, qui forment dès aujourd'hui une
sorte d'OAS locale. Il n'en a pas été différemment de l'opinion
française face à la majorité des pieds-noirs à partir de 1961, et
même de l'opinion sud-africaine blanche, qui, peu à peu, s'est
distanciée de l'extrême droite et aussi du mouvement zoulou de
Buthelezi, dès lors qu'elle s'était engagée dans la recherche d'une
solution négociée avec l'ANC. Les Israéliens se savent maintenant
embarqués dans un processus qu'ils sont condamnés à mener
jusqu'à son terme et, s'ils n'ont certes pas cherché une quelconque
pédagogie de l'horreur, ils savent mieux aujourd'hui qu'il leur faudra
aussi affronter leurs extrémistes, comme du reste Ben Gourion
n'avait pas hésité à le faire en 1948, lorsque l'existence du pays était
en jeu.
En revanche, côté palestinien, la situation est incomparablement
plus difficile : Arafat subit ce nouveau coup du sort alors que sa
position personnelle est affaiblie dans l'OLP, et la position même de
l'OLP affaiblie au sein du mouvement palestinien. Certes, devant
l'émotion populaire, Arafat ne peut faire différemment de Mandela
après le massacre des militants de l'ANC à Boipatong en 1992 : il
ajourne la négociation et élève le ton, sans pour autant claquer la
porte. Reste qu'Arafat n'est pas — ou n'est plus — Mandela : son
contrôle sur l'aile extrémiste du mouvement, FPLP de Georges
Habache et Frères musulmans du Hamas, est plus que précaire et
s'amenuise régulièrement à mesure qu'il s'engage dans la
négociation avec Israël. Et s'introduit une dissymétrie dangereuse
pour la poursuite du processus de paix.
L'OLP ne peut pas, en effet, mener la lutte contre ses extrêmes au
moment où Israël commence à s'y engager, à la fois faute d'un
consensus palestinien et faute d'un soutien des Etats arabes, aux
prises eux-mêmes avec une offensive sans précédent de l'islamisme
radical.
C'est ici que la paranoïa meurtrière de l'assassin d'Hébron
manifeste une sorte de rationalité perverse et répugnante, mais,
hélas, parfaitement opérationnelle. Assurément, le temps joue contre
la présence des implantations juives en Cisjordanie, dès lors que les
accords de paix commencent à fonctionner de manière effective.
Mais tout peut encore s'inverser si un explosif puissant fait éclater en
mille morceaux la digue fragile que constitue l'OLP de Yasser Arafat.
Autrement dit, il est encore possible de faire jouer le climat très
sombre qui règne sur une bonne partie du monde arabe du fait de la
poussée islamiste contre le microclimat prédémocratique qui
s'instaure vaille que vaille entre Méditerranée et Jourdain — et
s'étend même progressivement au Liban, à la Jordanie et, jusqu'à un
certain point, à la Syrie. Prophétisme de la paix contre apocalypse
guerrière : l'Histoire n'a pas encore, sur cette terre sainte, départagé
les deux logiques, qui peuvent l'une comme l'autre se réclamer de
cette généalogie d'Abraham qui prend racine dans le sanctuaire
d'Hébron, le seul qui soit commun à tous les juifs ainsi qu'à tous les
musulmans. Seul l'optimisme de la volonté pourra faire pencher la
balance dans la bonne direction.
3 mars 1994.
Italie : un instant d'égarement
Il faut éviter l'excès rhétorique auquel le spectacle de la deuxième
république berlusconienne, encore vagissante, conduit naturellement
l'observateur non prévenu : oui, la coalition au pouvoir est ignoble ;
les fascistes de Fini sont les plus francs, mais pas nécessairement
les moins atroces, comme en témoigne l'éloge public de Mussolini
qu'a cru devoir faire leur chef au lendemain de la victoire électorale.
Le mouvement de Berlusconi, qui a pris pour dénomination le cri de
guerre d'une équipe de football, a été trop abondamment disséqué
par Fellini dans ses derniers films pour qu'il soit nécessaire d'y
revenir — la grotesque vulgarité de nantis, grands et petits, réunis le
temps d'une campagne électorale, pour éloigner le spectre de l'Etat
de droit sur les combines qui les font prospérer, n'appelle aucune
analyse profonde. L'Europe civilisée repoussera à l'évidence le
modèle qui lui est ici fourni.
Quant aux séides des Ligues du Nord, on observera, à l'écoute
consternée de leurs discours, que leur haine pathologique de l'Etat
italien unitaire s'étend à la langue italienne elle-même. Les
journalistes italiens dénonçaient depuis des années la langue de
plus en plus absconse que pratiquait une classe politique trop subtile
et trop menteuse, et avaient même baptisé ce jargon le politichese.
Avec les « ligueurs », fini l'onction ecclésiastique de la Démocratie
chrétienne et les syllogismes impénétrables du Parti communiste ;
voici venue, dans une syntaxe approximative, l'heure de l'ordure
populacière et de la subversion petite-bourgeoise. La nouvelle
présidente de l'Assemblée nationale, Irena Pivetti, auteur de
remarques antisémites qui lui fermeront la porte de la plupart des
pays européens normaux, est une espèce de Jirinovski femelle, qui
a inauguré son mandat, entre autres, par une violation grossière de
la séparation de l'Eglise et de l'Etat qu'aucun de ses prédécesseurs
démocrates-chrétiens ne s'était jamais permise : pour la première
fois, un discours d'investiture s'est achevé par une invocation de la
protection divine.
Mais il serait dommageable de céder à l'irritation ou au mépris. Ce
pays visiblement commotionné ne fait qu'entrer dans une crise qui
s'approfondira, car les trois groupes semi-violents qui viennent de
s'emparer ensemble du pouvoir politique tout en s'échangeant
mutuellement des injures définitives — comme autant de mafieux qui
délimitent leur terrain de chasse — n'ont pas vocation à se
transformer en classe dirigeante organique. Ces groupes sont avant
tout l'expression par une majorité du corps électoral italien du refus
d'une gauche approximative, immature, dénuée de personnalités
crédibles pour prendre en main le destin d'un pays qui, du tréfonds
du populisme stupide où il vient de tomber, aspire encore de toutes
ses forces à la modernité européenne. Or la coalition progressiste
n'a été que ce grand Barnum que Gramsci dénonçait en son temps
dans le Parti socialiste italien maximaliste, où l'on trouvait
d'authentiques prosoviétiques tendance KGB, des résidus sauvés du
socialisme craxiste, des professorini assez opportunistes pour faire
l'éloge de la cohérence des fascistes ou lancer des perches aux
séparatistes.
De même que la triste armée piémontaise de Charles-Albert fut
laissée pour morte par les Autrichiens sur le champ de bataille de
Novare en 1849, le rassemblement des progressistes a trahi par son
impéritie la révolution démocratique naissante de l'Italie. Mais, trois
ans après Novare, ce furent les victoires de Garibaldi, soutenues par
toute l'Europe libérale. Berlusconi, Pivetti et consorts, patience !
L'Italie de Gobetti, des frères Rosselli, de Togliatti, de Mattei et de
Fellini n'est pas morte. Un jour prochain, elle vous renverra à votre
néant.
21 avril 1994.
Nkosi sikelele i Afrika
Il y a, de par notre vaste monde, beaucoup d'endroits où
fonctionne la logique du cercle vicieux : la crise y appelle la crise et
la haine y engendre davantage de haine. Profitons de l'occasion
inespérée que nous procurent les premières élections au suffrage
universel en Afrique du Sud pour saluer le cours d'un cercle
vertueux que peu se risquaient à imaginer il y a seulement cinq ans.
Le paradis terrestre sud-africain présentait l'image d'un lieu
infernal où une bande de nazis, très blancs et très bêtes,
consommaient une sorte d'idylle sadique avec une nature luxuriante
sur le dos d'une majorité noire très exploitée et, par là même,
durablement stalinisée. Entre deux pôles si éloignés, pouvait-on
raisonnablement espérer autre chose que l'orage électrique le plus
violent ? Or, l'image que nous nous faisions de l'Afrique du Sud était
largement faussée, puisque l'apocalypse annoncée ne s'est
finalement pas produite.
Les Blancs n'étaient pas les nazis que nous décrivait la presse
politiquement correcte. Certes, les durs, les « Verkrampte » du Parti
national, avaient plus que sympathisé avec l'hitlérisme dans les
années 1930, Verwoerd et surtout Vorster avaient voulu rompre avec
Londres en faveur de Berlin. Leurs théories locales sur la hiérarchie
des races faisaient frémir. Dans les années 1980 encore, Piek
Botha, déjà engagé dans les débuts du dialogue avec l'ANC et de la
détente raciale, autorisait pourtant la diffusion d'un film nazi de Veit
Harlan, l'auteur du Juif Süss. Et le bien nommé Terreblanche, chef
des Afrikaners irréductibles, a adopté pour symbole de son
mouvement une sorte de croix gammée, plus ou moins brisée. Mais
il fallait pousser plus loin l'analyse. Le fascisme afrikaner, venu à
maturation dans les années 1950, s'est installé sur un Etat de droit
britannique développé — Mandela et Tambo, principaux chefs de
l'ANC, sont des avocats rompus à la Common law, comme l'était
avant eux un Gandhi façonné par l'Angleterre. Il l'a fait contre une
résistance parlementaire, parfois hypocrite mais souvent effective,
des autres tribus blanches, essentiellement anglaise au Cap et au
Natal et juive au Witwatersrand. A celles-ci s'ajoutait la protestation
des minorités semi-privilégiées anglophiles, Métis du Cap, Indiens
du Natal, Zoulous alliés de l'Empire britannique dans la guerre des
Boers. Avec le transfert progressif de la richesse blanche du secteur
primaire agricole et extractif vers les grandes villes, une classe
moyenne afrikaner plus cultivée, travaillée par une culpabilité judéo-
chrétienne entretenue par de grands écrivains (Gordimer, Paton,
Brink, Coetzee), ainsi que par une presse libre de grande qualité, a
basculé vers la démocratie et l'équité raciale. Le phénomène
rappelle le nouveau Sud américain, créé dans les années 1970, qui
a déjà produit Carter et Clinton là où régnaient il y a peu les adeptes
du Klan.
De l'autre côté, l'ANC n'était pas non plus le mouvement purement
stalinien que le régime se plaisait à décrire à ses interlocuteurs
d'Europe et d'Amérique. Certes, le Parti communiste sud-africain a
pris le contrôle de l'ANC dès la fin des années 1930, et on peut
sourire des journalistes qui s'échinaient autrefois à nier l'évidence de
son alignement sur Moscou pour ne pas nuire à la cause. Mais ici,
une fois n'est pas coutume, l'Histoire sut se montrer bonne fille, en
faisant douter le mouvement communiste sud-africain au moment où
la classe dirigeante entreprenait sa modernisation. Débarrassée
d'une partie considérable de ses illusions collectivistes par
l'effondrement de l'URSS, revenue, pour les avoir connues de près,
de ses enthousiasmes pour les indépendances africaines, la
nouvelle classe dirigeante noire a finalement conservé le meilleur de
son éducation communiste : la réserve vis-à-vis du tiers-mondisme
populiste, l'antiracisme qui lui permet de travailler avec Blancs,
Indiens ou Métis, la discipline de parti et le jacobinisme, qui reste la
meilleure des protections contre la corruption inévitable de futurs
caciques locaux. Les alliés les plus solides de l'ANC sont maintenant
le lobby noir du Congrès américain et la bourgeoisie libérale blanche
de Johannesburg, et Mandela semble, en matière de marxisme
capitaliste, pouvoir faire mieux que Deng Xiaoping lui-même.
Quelle est donc la recette de l'échappée sud-africaine, en ces
sombres temps que nous traversons ? Sans doute un peu de
chance, mais aussi beaucoup de courage de leaders assez
exceptionnels, qui savent combattre les spontanéités respectives de
leurs communautés. Et aussi, peut-être, une morale partagée, celle
des saintes écritures judéo-chrétiennes et de l'Etat de justice qui en
découle naturellement. Comme l'annonce le titre (en xhosa) de cet
article : Dieu bénisse l'Afrique. Et Dieu bénisse un jour prochain
notre pauvre Europe de la même manière.
28 avril 1994.
De Kim en Kim
Nous savons bien depuis Boileau que c'est contrevenir à toutes
les règles de la tragédie classique que de faire intervenir hors de
propos la nature, lorsque le conflit dramatique est noué entre des
personnages forts et bien typés. Le vieux Corneille fut ainsi blâmé
d'avoir fait mourir en scène son Attila... d'un saignement de nez à
l'acte IV. La Providence, qui n'a pas ces scrupules, vient de nous
enlever Kim Il-sung au mépris de toutes ces règles dramaturgiques,
au moment même où la négociation décisive avec les Américains
allait enfin décider du destin de la Corée du Nord, à moins que,
comme le pensent déjà certains imaginatifs, cette mort ne soit elle-
même suspecte et ne fasse déjà partie du dénouement.
L'accession au pouvoir de Kim Jong-il, le fils préféré du tyran
décédé, semble précaire : ni l'armée de plus en plus dépendante de
la Chine voisine pour sa logistique, à présent que la Russie s'est
éloignée, ni même la famille régnante, où semble prévaloir un climat
réminiscent des Atrides, ne paraissent très enthousiasmées par la
personnalité du « dirigeant bien-aimé » qu'un éditorialiste américain
vient tout juste de comparer à Caligula, sans beaucoup de
générosité pour l'empereur romain auquel on pouvait au moins
reconnaître un amour sincère de la race chevaline.
A moyen terme, on voit mal comment la seule Corée du Nord,
parvenue déjà aux extrêmes de la misère par son autarcie et sa
militarisation sans autre équivalent sur la planète, pourrait se
soustraire longtemps à la révolution industrielle asiatique en marche
qui a complètement bouleversé le visage des régimes frères de
Chine, et tout récemment du Vietnam. En installant près de la
frontière nord-coréenne une zone franche de développement, la
Chine mise visiblement sur une évolution de ce genre, et cherche
déjà à récupérer pour l'entreprise quelques généraux plus
rationnels : l'ancien numéro deux ou trois de l'armée chinoise, Cho
Nam-gi, qui appartient lui-même à la minorité coréenne de Chine,
n'est plus chargé que de cette tâche à Pékin, où l'on n'apprécie pas
plus qu'à Washington la nucléarisation du « royaume ermite ».
Les attentes de la communauté internationale sont claires : des
militaires plus raisonnables débranchent avec l'aide chinoise la
clique de Kim Jong-il, dans la foulée, le programme nucléaire est
interrompu, une aide massive permet à la Corée du Nord de sortir de
la famine et une réunification progressive commence sous l'égide
des Etats-Unis et de la Chine, très différente de la réunification
allemande, en ce qu'elle ne repose pas cette fois-ci sur la
capitulation et l'effondrement de l'une des parties en cause.
Peut-être ce scénario rose est-il destiné à prévaloir, mais pour nos
lecteurs qui sont résignés à vivre sans le secours du Prozac et
autres médications euphorisantes, il convient peut-être de rappeler
que ce régime est l'un des plus cruels et des plus stupides de la
planète, que son nouveau chef, qui sait ne pas compter que des
amis, est un psychopathe terroriste qui dispose probablement de
quatre bombes atomiques de fabrication semi-artisanale, et qu'enfin
l'armée et la police sont très engagées dans la répression, au point
de craindre toute libéralisation. En 1953, les nouveaux dirigeants de
l'URSS s'étaient mis d'accord avec Mao Zedong et Zhou Enlai pour
éliminer Kim l'aîné. L'ancien sergent des gardes-frontières
soviétiques se sortit du mauvais pas par la fuite en avant
nationaliste, pour finir par régner quarante-six ans. Nul doute que
son digne fils tentera de faire de même, avec moins de succès,
espérons-le.
14 juillet 1994.
Leur folie est la nôtre
Le pouvoir et la folie font de toute éternité bon ménage. Sans
doute la cause en est-elle fort simple : le pouvoir conféré à un
homme seul sur ses semblables est une violence qui subvertit
l'humaine condition fondée sur l'égalité des individus, et même
lorsque cette violence est ressentie par tous comme absolument
nécessaire, elle n'est jamais naturelle. Tous les hommes qui
exercent le pouvoir ressentent cette malédiction, et, dans ses plus
anciens récits, la Bible elle-même nous présente le nouvel ordre
monarchique instauré par Samuel, le dernier des juges, d'abord au
profit de Saül, puis de David, comme une transgression, sans doute
nécessaire, mais trouble de la constitution initiale du peuple hébreu.
De là cette naissance avortée qu'est la folie de Saül, reproduite à un
degré moindre par l'instabilité de caractère de David et la tragédie
d'Absalon, terminée dans l'orgie polygame de Salomon, qui ouvre
grande la voie au schisme du royaume d'Israël. Écrit par des auteurs
sans tendresse excessive pour le pouvoir royal — « Israël, Israèl, tu
as davantage besoin de Juges que de Rois » —, le livre des Rois a
légué à l'humanité occidentale une méfiance atavique à l'endroit du
pouvoir d'un seul, un soupçon anthropologique qui unit étroitement
monarchie et folie. Comme le grand historien médiéviste Marc Bloch
l'a démontré, la théorie, déjà mérovingienne, du sacre, qui se
réclame de l'onction davidique par le prophète Samuel, abaisse
délibérément le roi pour n'en faire que l'instrument de la loi de Dieu.
Petit à petit, l'errance des individus au pouvoir sera enserrée dans la
notion de « lois fondamentales du royaume », du moins en France et
en Angleterre, lesquelles annoncent nos Constitutions modernes.
Malheureusement, notre XXe siècle qui s'achève est venu
interrompre cette belle généalogie de la puissance maîtrisée, du
dépérissement de la monarchie. Celle-ci, dès la Révolution
française, avec Napoléon Bonaparte, a trouvé une nouvelle carrière,
combien destructrice.
Dans sa version contemporaine, le pouvoir d'un seul n'est plus
celui d'un pharaon chargé de maintenir au plus près l'ordre existant
afin que la crue du Nil se produise à son heure ; tout au contraire, le
despotisme se veut prométhéen, accélérant le cours du temps pour
précipiter les hommes au bout de leur histoire. Hâtivement laïcisées,
les sociétés européennes d'abord, la Chine ensuite, se sont
abandonnées à la tentation du démiurge : en fin de course, le
démiurge n'était qu'un dément — Hitler, Staline ou Mao. Et
aujourd'hui, sur des Etats de petite taille, Serbie, Corée du Nord ou
Iran, la menue monnaie du siècle continue de la sorte à s'échanger,
non sans risques considérables pour la population de ces pays,
bouclée à fond de cale. On n'écrit pas assez souvent que les deux
principaux metteurs en scène de la tragédie yougoslave, le Serbe
Slobodan Milosevic et le Croate Franjo Tudjman, ont tous deux un
lourd antédédent de suicides dans leurs familles respectives et qu'on
ne peut guère compter non plus sur le psychiatre et poète Radovan
Karadzic pour endiguer ces deux névroses autodestructrices qui
sont ainsi gérées collectivement, hélas à l'échelle d'un groupe
humain d'une vingtaine de millions de personnes.
Certains historiens, matérialistes non dialectiques, de la Rome
antique imputent à l'oxyde de plomb qui garnissait le fond des jarres
à vin les plus précieuses les troubles caractériels répétés des
empereurs. Notre époque, postfreudienne, cherche des explications
plus spirituelles. Le fou au pouvoir a le don de rendre les autres
fous : la liquidation du parti bolchevique en 1937 par Staline, la
solution finale de Hitler en 1942, le Grand Bond en avant de Mao en
1958 sont des exemples de cette contagion par le haut. Mais plus
profonde est l'explication de la contagion par le bas : c'est la part de
folie collective que porte en lui un peuple imprégné de cette culture
qui autorise le prince à conduire cette démence latente jusqu'à son
point de condensation. On dira alors que les délires romantiques de
Heidegger, de Carl Schmitt et de Fritz Lang ont permis la folie de
Hitler et que les pulsions de ressentiment égalitariste du léninisme
russe ont autorisé Staline à balayer en quelques mois la nouvelle
aristocratie socialiste. La folie de ceux qui nous gouvernent n'est
jamais tant nocive que lorsqu'elle se révèle la nôtre.
28 juillet 1994.
La mafia russe, un problème mondial
La Russie a toujours eu une forte capacité exportatrice en matière
de modèles politiques et culturels : bien avant Lénine, les Ballets
russes et la peinture abstraite, l'autocratie russe avait su transmettre
à la Pologne ainsi qu'aux pays Baltes un type de propriété féodale
fondé sur le servage — ce « second servage » cher aux historiens
du monde slave qui n'est pas pour rien dans le retard démocratique
de la partie est de l'Europe. Et si l'idéologie communiste proprement
dite fut rejetée de plus en plus clairement par les peuples sujets de
l'empire, le mode de vie collectiviste importé de Russie, fondé sur un
pacte social assurant le plein emploi à un niveau très faible et très
égalitaire de revenus, continue de peser sur la vie politique et même
économique des anciennes démocraties populaires où les
successeurs des partis uniques d'Etat demeurent puissants partout.
Certes, depuis l'éclipse de la perestroïka gorbatchévienne, l'astre
russe ne rayonne plus guère, et il serait osé de prétendre que Boris
Eltsine, Viktor Tchernomyrdine ou leurs adversaires conservateurs
inspirent les foules à l'étranger ; même Jirinovski se voit préférer les
fascistes gouvernementaux italiens, tellement plus pittoresques sur
le fond : c'est en Italie et nulle part ailleurs qu'un chef de la majorité
parlementaire définit le Débarquement de 1944 comme « la fin de
l'Europe », tandis qu'un de ses collègues menace le monde juif
américain en cas de poursuite de la baisse de la lire...
Mais il serait superficiel d'en rester là, car le monstrueux espace
russe, qui constitue encore un continent largement inorganisé de
notre planète, est en train d'accoucher d'un nouveau modèle social
qui s'étend très rapidement au-delà de ses frontières, le
néoféodalisme mafieux. Ne nous laissons pas piéger par le
vocabulaire : la Mafia de Corleone et ses émules italo-américaines,
pour puissantes qu'elles aient été, se sont déployées dans des
sociétés organisées, aux marges de l'appropriation du surplus
économique, dont l'essentiel, même en Sicile, est demeuré aux
mains de l'Etat ou de capitalistes respectueux d'une certaine légalité.
Dans l'ex-Union soviétique, les groupes criminels organisés ont
bénéficié d'une situation absolument exceptionnelle, où l'Etat
s'effondrait dans ses fonctions régaliennes de collecte de l'impôt et
de maintien de l'ordre intérieur au moment même où le lancement
de la course à l'enrichissement individuel par le marché laissait au
membre d'un groupe criminel organisé plusieurs bonnes longueurs
d'avance sur son compétiteur, l'entrepreneur individuel légal. Dès
lors, ce ne sont plus seulement des secteurs sensibles comme la
restauration, l'immobilier ou les spectacles qui sont tombés dans
l'escarcelle de la mafia russe, mais bien le cœur de l'économie de
marché naissante avec la majorité du système bancaire, l'essentiel
des entreprises d'import-export, les transports terrestres non
ferroviaires, et, grâce aux privatisations, quelques joyaux de
l'industrie nationale. Avec la majorité des avoirs en devises détenus
sur des comptes étrangers par des Russes (53 milliards de dollars
selon la revue Bilanz), la puissance économique de la mafia
dépasse déjà les frontières. A Varsovie, à Budapest, mais aussi à
Chypre et de plus en plus à New York, à Berlin et bientôt à Paris, on
ne trouvera plus à brève échéance de communistes russophiles,
mais beaucoup de groupes criminels passés sous l'influence de la
mafia russe. Il en était de même, à une échelle plus restreinte au
XVIIIe siècle : les aristocraties terriennes en crise, les chevaliers
teutoniques dans les pays Baltes et la Targowicza polonaise (le parti
de la noblesse polonaise prorusse d'alors) se tournèrent vers les
tsars pour consolider une féodalité en déclin. Et si demain les
mafieux italiens — étrillés par l'Etat de droit européen — et les
cartels colombiens — serrés de près par les Etats-Unis — trouvaient
à Moscou une nouvelle Internationale, quasi au pouvoir chez elle,
investissant sa nouvelle puissance pour les remettre en selle ?
C'est dire combien la victoire de l'Etat de droit en Russie même
demeure un enjeu de civilisation.
8 septembre 1994.
Homo europeanus
L'Europe a trouvé son héros : Helmut Kohl. Voilà qui en dit long
sur la réalité de cette Europe qui naît. Celui qui la conduit vers sa
renaissance comme système mondial de puissance n'est pas
Margaret Thatcher, dont la référence épique à Winston Churchill
s'est abîmée dans le chauvinisme médiocre et les calculs
atrabilaires. Ce n'est évidemment pas François Mitterrand qui a
gaspillé dans ses deux années d'apparent apogée — de la chute du
Mur de Berlin à la fin de l'URSS —, le capital soigneusement
accumulé pendant la crise des euromissiles dix ans plus tôt. Ce ne
sont ni Gorbatchev, ni Walesa, ni Havel, étoiles filantes slaves,
généreuses et puériles, jaillies du feu d'artifice final de ce qui fut un
grand empire. Celui par lequel l'Europe peut demain advenir, c'est ce
débonnaire géant catholique, ce leude carolingien reconverti au
marketing direct, ce permanent de parti obstiné et modeste — bien
que rancunier —, qui ne peut se prévaloir d'aucune filiation
aristocratique et qui pour tout sens de la tragédie a pu invoquer « la
bénédiction d'une naissance tardive », qui lui permettrait de se
mettre hors du coup, lorsqu'on invoque l'héritage du nazisme.
Cet homme, qui vient de se voir concéder par le corps électoral un
règne potentiel de seize ans, est d'abord, sur notre continent,
l'incarnation de la vertu démocratique, un authentique représentant
du peuple comme la France et la Grande-Bretagne n'en connaissent
guère : nulle ENA, nul « Oxbridge » ne sont venus ébaucher trop tôt
l'adoubement d'un homme politique formé essentiellement par le
suffrage universel et l'exercice progressif des responsabilités que
permet, mieux qu'ailleurs, la décentralisation de type allemand.
Par sa défaite de 1918, l'Allemagne s'était émancipée de son
aristocratie. Par la catastrophe de 1945, elle devait subir, pour son
plus grand bien, une ablation réussie de sa bourgeoisie, également
faillie. Depuis, la République fédérale est ce cauchemar collectiviste
où les grands banquiers commencent généralement leur carrière
dans leur entreprise, souvent dans des emplois subalternes, où les
jeunes sont impitoyablement dirigés vers des centres
d'apprentissage professionnels qui les conduisent vers des emplois
industriels, où les conseils d'administration sont paralysés par une
cogestion étouffante avec l'unique confédération syndicale bien trop
politisée. L'Allemagne est aussi ce pays grincheux où l'on oblige des
classes entières de lycéens à visiter les camps de concentration ou
à subir de leurs professeurs, de leurs pasteurs ou de leurs curés, un
prêchi-prêcha antinazi constant, au lieu de laisser aux nouvelles
générations le soin de se débrouiller avec les belles histoires de
leurs familles, comme en Autriche, en Italie ou en France par
exemple, où l'on s'inquiète de ce grand voisin chez qui l'extrême
droite dépasse à peine à présent les... 2 % des suffrages exprimés.
Trêve de sarcasmes : le rôle hégémonique de l'Allemagne en
Europe est tout d'abord assis sur le dynamisme de sa démocratie
sociale de marché, dont des hommes comme Adenauer, Strauss,
Brandt, Schmidt et aujourd'hui Kohl sont les expressions parfaites et
toujours plébéiennes. Si la France et la Grande-Bretagne ont mieux
à proposer — c'est sûrement le cas en matière de citoyenneté
assimilatrice pour la première, de rigueur juridique et morale pour la
seconde —, qu'elles fassent entendre leur voix pour proposer plus
— et non moins — que le modèle social allemand, comme elles ont
l'une et l'autre tendance à le faire. Car, située au cœur de l'Europe et
accoutumée par une humiliation de quarante ans à bien comprendre
les tendances profondes venues d'Amérique et de Russie,
l'Allemagne et son immarcescible chancelier ont parfaitement raison
de faire sentir aux autres Européens l'urgence d'une construction
plus solide : une administration américaine demain plus hostile que
celle de Clinton, et une Russie plus xénophobe que celle de Eltsine
font hélas partie des hypothèses raisonnables.
Les héros, aimait à dire Hôlderlin, se trouvent aujourd'hui dans les
profondeurs du peuple : nul ne songe à comparer le géant
d'Oggersheim au poète d'Hypérion, mais il est vrai qu'il entend
aujourd'hui, de son propre aveu, s'attaquer au problème de l'Union
européenne, en mobilisant les ressources de cette sagesse
allemande qui fait un contraste si vif avec sa folie d'autrefois. Et il est
certain qu'une telle entreprise dénote le même courage qu'on a vu à
l'œuvre lorsqu'il s'est agi de réunifier à toute allure la nation
allemande voici cinq ans. Ne jouons pas l'échec de cette tentative
qui exprime peut-être les illusions, mais aussi les promesses de
l'Europe démocratique.
20 octobre 1994.
Ante mortem
Le règne de Jean-Paul II s'achève. Il n'y a aucune indécence à le
constater puisque le souverain pontife lui-même invite ses
interlocuteurs et les nombreux lecteurs qu'aura son livre-interview à
tirer une sorte de bilan moral de son pontificat. Et l'on discerne chez
le chef de l'Eglise catholique romaine le souci de tracer à son
successeur une voie bien définie dans les traverses d'un monde en
total bouleversement, une voie qui conjure les mutations trop
brutales de l'identité chrétienne.
Si l'on excepte la brève fulgurance prophétique du pontificat de
Jean XXIII, c'est le règne de Wojtyla qui aura pesé le plus lourd dans
la contribution de l'Eglise de Rome à la grande crise du XXe siècle.
Le pape est-il le fossoyeur véritable du communisme ? Le fait même
que la question soit sérieusement évoquée donne la mesure de
l'importance historique de ce pape. Disons seulement que, sans
l'engagement individuel de Jean-Paul II, tout d'abord en faveur de
Vatican II et d'une philosophie personnaliste et démocratique de
l'action des catholiques en Pologne, et ensuite au bénéfice de la
gauche contestataire laïque qui s'affrontait au pouvoir communiste
depuis la fin des années 1960, il n'y aurait pas eu la grève de
Gdansk de 1980, ni Solidarnosc. Lesquelles ne furent nullement le
résultat du mouvement spontané de la société polonaise, mais le
produit de l'action commune des ex-communistes réformateurs de
1968 et des intellectuels catholiques personnalistes de Cracovie. A
Varsovie, le primat Glemp n'a cessé, jusqu'au-delà de la chute du
communisme, d'exprimer une ligne stratégique opposée, cherchant
à négocier un nouveau pacte constantinien avec le pouvoir
soviétique, qui supposait l'abandon en rase campagne du
mouvement démocratique polonais. Cela, Karol Wojtyla n'y aura
jamais consenti.
Objet d'une tentative d'assassinat — dont on peut supposer
qu'elle fut commanditée par la fraction dure du pouvoir soviétique,
fraction qui espérait ainsi rendre inévitable une invasion militaire de
la Pologne —, Jean-Paul II a su ensuite non seulement survivre à la
balle de l'assassin, mais surtout jouer fort politiquement de ses
demi-silences pour forcer l'adversaire au compromis. Il aidera ainsi
très concrètement Andropov, Gorbatchev et Jaruzelski à avancer sur
la voie d'une réforme dont ni lui, ni personne, à la vérité, ne pouvait
imaginer qu'elle déboucherait sur l'explosion du système.
Marquée par une maîtrise exceptionnelle des données du
système, au service d'une conception purement éthique de la
politique, l'action de Jean-Paul II aura été un immense succès à
l'Est. A l'Ouest, en revanche, très vite et par horreur du laisser-aller
moral de l'Occident, le pape fut amené à rompre avec les courants
modernistes d'Europe et les théologiens de la libération d'Amérique
latine, considérés comme des schismatiques en puissance. Il est
aujourd'hui de plus en plus prisonnier de ses alliances avec les
tenants de la plus disciplinaire contre-réforme catholique — qu'il
avait pourtant victorieusement contrés en Pologne au temps du
cardinal Wyszinski. D'où la canonisation des prêtres réfractaires
vendéens pour l'anniversaire de la fondation de la République
française ou celles de l'Espagnol franquiste Escrivâ de Balaguer,
fondateur de cette « contre-franc-maçonnerie » intégriste qu'est
l'Opus Dei. L'Opus et son cousin italien, le mouvement Communion
et Libération, n'ont cessé de renforcer leur présence institutionnelle
depuis dix ans au Vatican ; le pape, pour la première fois dans
l'histoire de l'Ordre, allant jusqu'à révoquer le général des Jésuites,
Pedro Arrupe, en 1983, pour cause de « progressisme ».
Entre ces deux attitudes contradictoires, le pape n'aura jamais
tranché — tout comme, d'ailleurs, la Pologne elle-même, dont
l'identité profonde est ce mélange inextricable de libéralisme
romantique sublime et de piété populaire quasi médiévale. Avec
angoisse et honnêteté, Jean-Paul II se rend compte aujourd'hui que
ce choix s'imposera à son successeur. Un choix d'autant plus radical
qu'il aura été trop différé par rapport au programme initial de Jean
XXIII. Son effort pour peser sur l'avenir n'en est que plus fascinant.
27 octobre 1994.
De Montesquieu à Tapie
La lutte contre la corruption bat son plein dans toute l'Europe
occidentale. En France et en Italie, elle est déjà devenue un facteur
fondamental du combat politique, et elle pourrait le devenir à brève
échéance en Espagne et en Belgique. S'agit-il d'un phénomène
qualitativement nouveau ou a-t-on seulement changé l'instrument de
mesure ?
Sans aucun doute, la consolidation de l'ordre démocratique tend à
rendre visible, voire blâmable, ce qui autrefois était parfaitement
admis ou encouragé comme les commissions sur les marchés
publics, les informations réservées sur les mouvements boursiers
(qui sont devenues progressivement délictueuses en France par
contamination du droit américain), voire l'enrichissement direct des
grands serviteurs de l'Etat que pratiquait encore un Napoléon avec
ses maréchaux. Aujourd'hui les distributions de rentes et prébendes
gouvernementales existent encore, surtout là où le secteur public
demeure très développé, mais pas seulement, car les entreprises
privées, comme on le voit aussi aux Etats-Unis, savent rendre
service aux puissants du jour... L'opinion étant mieux informée et
plus exigeante sur le plan éthique, on assiste donc à une explosion
des affaires.
Il est également vrai que la nature a peur du vide et que la
disparition des grandes utopies socialistes, en persuadant les
peuples que l'horizon du capitalisme ne serait sans doute pas
dépassé de sitôt, a comme rendu nécessaire l'émergence d'une
alternative qui serait cette fois-ci interne au système lui-même. Elle a
pour nom pouvoir judiciaire. Ce qui suppose que les puissants
n'aient plus à composer avec d'autres forces sociales organisées,
candidates à leur succession, mais soient soumis au contrôle a
posteriori d'une branche de l'Etat chargée en quelque sorte de
protéger le public contre d'autres formes du pouvoir du même Etat.
C'est ainsi le pluralisme idéologique, affaibli au profit d'une sorte de
consensus mou, qui cède la place à un pluralisme constitutionnel,
lequel renoue avec une certaine intransigeance non plus politique,
mais éthique : Marx mort serait supplanté par Montesquieu, mais un
Montesquieu qui aurait trouvé pour rétablir la vertu les accents de
Saint-Just.
N'est-il pas symptomatique que, dans un sondage récent, les
Italiens de droite et ceux de gauche placent en tête de leurs
candidats à l'éventuelle succession de Berlusconi, le même homme,
le juge Di Pietro, le stratège de l'opération « Mains propres » ? Il y a
pourtant un inconvénient majeur à cet envahissement du pouvoir
judiciaire au détriment de la lutte politique. Car cette opinion
publique qui applaudit aux embastillements plus ou moins justifiés
de grands personnages publics ou privés donne ensuite ses
suffrages à des personnalités comme Tapie, Bossi, Pivetti, ou
Villiers, dont on ne voit pas bien en quoi ils représenteraient un
relèvement spectaculaire du niveau d'exigence éthique de la
population. Pour Eric Hobsbawn, le grand historien marxiste anglais
du XXe siècle, les bandits qui apparaissent partout au crépuscule de
l'ordre féodal étaient « les primitifs de la révolte » de l'Europe
moderne. Prenons garde que les petits juges qui fleurissent partout
en cet automne sur le corps meurtri de l'Europe postsocialiste ne
soient l'expression d'une révolte sénile qui annoncerait elle aussi
l'extinction de la politique. Si les malhonnêtes doivent rendre des
comptes à un pouvoir judiciaire indépendant, l'exercice de ce
pouvoir judiciaire ne doit pas devenir la puissance tribunicienne
d'une plèbe par ailleurs gavée de reality shows et de télévision
privée. La République européenne qu'il nous faut construire n'en
sortirait certainement pas grandie.
8 décembre 1994.
1995
Le Munich maghrébin
La rencontre de toutes les oppositions algériennes à Rome —
accueillie par la communauté catholique de Sant'Egidio, c'est-à-dire
la pointe la plus subtile de la diplomatie vaticane — apparaît déjà
comme un tournant de la guerre civile. L'entente des trois partis
représentatifs de l'intégrisme islamique (le FIS), du mouvement
berbère (le FFS) et du nationalisme arabophone socialisant d'ancien
régime (le FLN) suffit à couvrir près de 80 % des suffrages exprimés
lors des uniques et éphémères élections libres de 1991. Cet accord
isole donc les tendances les plus militarisées de chaque camp — le
GIA chez les islamistes et le noyau dur militaire « éradicateur » chez
les nouveaux laïcs. L'appui de tous les centres d'initiative
diplomatiques possibles est également acquis à la démarche des
partis présents à Rome : les Etats-Unis, qui assurent l'asile politique
au principal négociateur islamiste et qui suivent dans cette affaire la
ligne saoudienne, favorable depuis le début à un retour du FIS à la
légalité ; le Vatican, que le massacre répété de religieux catholiques
n'a pas détourné de rechercher partout le dialogue avec l'islam
radical (sans doute aussi pour préserver l'avenir des chrétientés
d'Orient) ; et même à présent le gouvernement français, où la ligne
d'Alain Juppé, qui cherche à se distancier de l'actuelle junte au
pouvoir en Algérie, est en passe de triompher des réticences du
ministre de l'Intérieur.
En Algérie, le retour à une forme quelconque de paix civile après
le cauchemar vécu depuis trois ans environ est assuré d'être
plébiscité par la grande majorité des citoyens, quelles que soient
leurs réticences à l'endroit de l'instauration d'une société régie par la
charia : c'est le syndrome de Stockholm qui triomphe. Le FIS devient
aimable dès lors qu'il a beaucoup tué, intimidé davantage encore et
qu'il prétend aujourd'hui discuter des modalités de son installation au
pouvoir, après avoir donné auparavant le sentiment qu'il s'en
emparerait comme le FLN en 1962 ou comme Khomeyni en 1978.
Tous les enfants le savent : le méchant est aimé, parce qu'on le
redoute trop.
Sans doute y a-t-il peu à faire — hormis favoriser l'asile politique
en France pour les « éradicateurs » les plus menacés — pour obvier
à cette vague de réconciliation algérienne venue de Rome. Sans
doute est-il peu responsable d'exhorter une société moderne dont
les élites ont été durablement saignées par la violence islamiste à
continuer un combat à outrance devenu sans doute insupportable à
la population. Le chef de l'exécutif, le général Zeroual, bataille déjà
en coulisses depuis plusieurs mois pour convaincre ses collègues de
déférer à l'inévitable.
Tout irait donc dans le meilleur des mondes islamistes possible si
malheureusement les intégristes — FIS et GIA confondus, si tant est
qu'ils soient si divisés qu'on le prétend — n'étaient pas des
intégristes, c'est-à-dire un mouvement qui a amplement prouvé ce
qu'étaient son programme et ses méthodes, et si la société
algérienne n'était pas ce qu'elle est, c'est-à-dire une des sociétés les
plus modernes — avec la Turquie et l'Azerbaïdjan — du monde
musulman. La violence du FIS n'est pas seulement inscrite dans sa
nature politique, à l'instar de tous ces mouvements congénères
d'Iran, du Soudan, d'Egypte, du Liban ou du Pakistan ; elle
s'exacerbe par la confrontation avec une Algérie profonde de nature
pluraliste, laïciste et potentiellement démocratique — une société qui
reste en symbiose, notamment par son immigration, avec les valeurs
républicaines de la France, et que sa tentative malheureuse
d'industrialisation à la soviétique a tout de même fortement
modernisée.
Voilà pourquoi il ne suffira pas d'une capitulation en rase
campagne de l'appareil du FLN, toutes tendances enfin confondues
— même bénie par le pape, l'ENA et la CIA, ainsi que par toutes les
bonnes volontés politiquement correctes du consensus humanitaire
—, pour délivrer l'Algérie d'une oppression terrible qui ne pourra que
se nourrir des résistances fortes que son projet suscite déjà.
19 janvier 1995.
D'Auschwitz à Jérusalem
Le cinquantième anniversaire de la libération d'Auschwitz donne
lieu à un ensemble de commémorations plus ou moins nécessaires,
plus ou moins douloureuses. Il permet aussi l'amorce d'un débat
fondamental en Israël même, intimement lié, celui-là, aux épreuves
actuelles auxquelles la société israélienne se trouve confrontée. Ce
débat nous a semblé le plus riche en enseignements pour l'avenir, le
plus tourné vers la construction du présent, même s'il n'est pas sans
risques.
Jusqu'à l'avènement de Hitler, en 1933, le peuple juif, où qu'il
habitât, croyait avec une quasi-unanimité qu'une adhésion loyale
aux institutions des sociétés dans lesquelles il se trouvait immergé le
préserverait sans cesse davantage des persécutions du passé.
L'émancipation, même sans démocratie, valait bien une génuflexion,
à laquelle se livraient sans états d'âme Juifs fascistes italiens et Juifs
communistes russes, Juifs kémalistes turcs et Juifs sud-africains,
tout autant que nos Juifs d'Algérie, bénéficiaires du « décret
Crémieux », qui les avaient faits citoyens français en 1870.
Les années suivantes allaient démontrer l'inanité de cette
croyance. Les Juifs italiens, même fascistes, perdirent leur
citoyenneté en 1938, ceux d'Algérie furent ramenés au statut de
colonisés en 1940, ceux de Turquie — y compris les sabbatéens
extérieurement convertis à l'islam — spoliés en 1943. Les Juifs
soviétiques commencèrent à être persécutés dès 1947, et seule la
mort de Staline leur évita la déportation de masse au Kazakhstan
qu'il programmait. Quant aux Juifs d'Afrique du Sud, ils durent à la
défaite de l'Allemagne d'échapper au sort peu enviable que leur
réservaient les Afrikaners sympathisants de l'hitlérisme, pour se voir
néanmoins gouverner par eux de 1951 à... 1994. Ces Juifs-là ne
sont pas morts. Les autres, allemands, polonais, hongrois, baltes,
yougoslaves, grecs, russes des régions occupées par l'Allemagne,
hollandais, belges, ont vu de très fortes majorités de leurs
communautés liquidées physiquement ; les français et roumains
seront également très éprouvés.
En Palestine même, le mouvement sioniste s'efforcera d'abord de
faire revenir les Britanniques au respect des engagements contenus
dans la déclaration Balfour de 1917 et à la coopération inaugurée en
1936 pour briser la « révolte arabe » plutôt que de se confronter à un
renversement d'alliance au profit des monarchies arabes
conservatrices (à partir de 1938). Pourtant, des centaines de
victimes du génocide sont imputables à la Grande-Bretagne et non
au seul antisémitisme allemand : les Anglais bloquèrent
délibérément toute entrée de réfugiés juifs en Palestine. Ils
s'opposèrent à un échange des Juifs hongrois contre des camions
que proposaient Eichmann et Himmler en 1944, au prétexte que,
selon les mots mêmes de lord Moyne, l'Empire britannique « n'aurait
pas où les mettre » au Moyen-Orient. Quant à Roosevelt, cédant aux
arguments de ses généraux, il estima qu'un tel échange retarderait
la défaite allemande, objectif jugé prioritaire.
Lorsqu'un début de pensée juive cohérente émerge des
décombres de vingt ans de cauchemar — de l'arrivée au pouvoir de
Hitler à la mort de Staline —, un seul fait s'impose : les Juifs ne
peuvent compter que sur eux-mêmes. Evénement fondateur, la
naissance de l'Etat d'Israël en 1948 — contre la volonté de Londres,
des Arabes, du Vatican et de minorités significatives aux Etats-Unis,
en France et dans le mouvement communiste — s'oppose, par son
désespoir, aux illusions du dialogue, des illusions qui ont amputé le
peuple juif du tiers de ses membres. De proche en proche, la victoire
des Alliés eux-mêmes sera jugée à l'aune de ces amères certitudes :
antisionisme anglais, puis soviétique ; massacre de survivants dans
le pogrom polonais de Kielce, en 1946 ; et, pour finir, controverse sur
l'indifférence de ces intouchables qu'avaient été Roosevelt et
Churchill. Leur silence devant la révélation d'Auschwitz en 1943
s'assimilait à une non-assistance.
C'est parce que le peuple israélien secoue aujourd'hui la
poussière de ce siècle de mort qu'il rediscute à présent du doute
fondateur de son existence. Certes, les menaces, du fait du
fondamentalisme islamique, demeurent grandes. Mais, cette fois-ci,
le peuple juif peut compter sur de véritables alliés : tous ceux qui,
dans le monde musulman, refusent la logique de cette apocalypse
barbare qu'est l'intégrisme. Cette fois-ci, pour survivre, les Juifs
doivent désapprendre la solitude et penser en termes d'alliances
dans le monde arabe et musulman. C'est là le terreau du fécond
débat historique, nécessairement rétrospectif, qui se développe en
Israël — et qui ne pouvait pas ne pas aborder la Shoah. Son enjeu
est de savoir si le peuple juif doit et peut se réconcilier avec un
monde qui lui fut si contraire en ce siècle.
26 janvier 1995.
La Turquie en danger
La Turquie deviendra-t-elle un membre à part entière de l'édifice
européen ? Les élites occidentalistes turques posent sans cesse
cette question à leurs interlocuteurs de Bruxelles, de Bonn ou de
Paris, alors qu'une partie de la réponse se trouve sans conteste
chez eux et qu'il est, à l'heure présente, encore difficile de trancher
dans un sens ou dans un autre.
28 septembre 1995.
1996
Europe, avis de tempête
Quels sont, en ce début d'année 1996, les points chauds de la
planète, ceux dont on peut être raisonnablement sûrs qu'ils seront
au centre de l'actualité politique mondiale quoi qu'il arrive par
ailleurs, en bien ou en mal ? On ne sera pas surpris d'y trouver en
bonne place deux des conflits politico-militaires les plus aigus :
l'affrontement israélo-arabe, depuis un bon demi-siècle et
l'effondrement yougoslave, vieux de cinq années seulement, mais
tous deux combien terribles et étroitement liés à la fin de la guerre
froide, au nouveau rôle pacificateur des Etats-Unis ainsi qu'aux
troubles qui affectent la surface de contact du monde musulman et
de l'Occident.
A ces inconnues tragiques mais bien balisées s'ajoutent
l'incertitude géopolitique majeure que représenterait une victoire
présidentielle nationale-communiste en Russie et, sous une forme
radicalement différente, la mise en place définitive d'une nouvelle
direction politique en Chine autour de Jiang Zemin alors que
s'engage simultanément à Hong Kong et à Taïwan une partie
politique des plus délicates. Le régime communiste chinois saura-t-il
résister à la tentation autoritaire face à une société hongkongaise
assez hostile et à un président de Taïwan qui, pour la première fois
dans l'histoire chinoise, se sera vu conférer un mandat par le
suffrage universel ?
Pourtant, aucune de ces zones de tempêtes prévisibles en ce
début d'année n'égale par son importance et sa gravité potentielle
notre bonne vieille Europe, qui fut, depuis 1948, le pôle principal de
stabilité politique de l'Ancien Monde. Certes, aucune guerre civile ni
conflit national sanglant ne se dessine pour l'instant à l'horizon, et
même la quasi-récession que beaucoup craignent en France comme
en Allemagne n'est pas encore l'effondrement final attendu depuis
1914 par les émules de Rosa Luxemburg. Mais il est évident que
l'année 1996 décidera réellement du sort du traité de Maastricht,
moins lors de la conférence intergouvernementale elle-même qu'à
l'occasion des grands choix de politique économique qui seront
adoptés de chaque côté du Rhin aux fins de sortir de la crise. Il est
vrai que la France, par l'ampleur du mouvement social qui l'a
affectée en décembre 1995, présente a priori des vulnérabilités plus
évidentes que l'Allemagne d'Helmut Kohl ; ce serait pourtant oublier
que les grands mouvements, d'opinion comme de Bourse, sont
parfois plus sensibles aux petits différentiels qu'aux fondamentaux
les plus réputés. Or l'Allemagne entre dans une période de difficultés
économiques qui, paradoxalement, augmentent son patriotisme
monétaire au moment même où la surévaluation du mark commence
à affecter sa croissance. Sur le plan politique, la fragilité de plus en
plus patente du Parti libéral met en péril la très courte majorité
parlementaire du Chancelier et accroît chez lui la tentation d'une
élection anticipée qui prendrait figure d'un plébiscite pour l'Europe,
tout comme les élections de 1983, en pleine crise des euromissiles,
le furent en faveur de l'OTAN et de la solidarité occidentale. Pour
peu que les perturbations financières et politiques outre-Rhin
viennent à s'accumuler en phase, et c'est tout le sens pris ces
dernières années par la construction européenne qui peut se trouver
remis en cause. A l'opposé, Alain Juppé peut s'appuyer sur les
institutions présidentialistes de la Ve République, sur une majorité
parlementaire très large et sur le consensus des trois grands partis,
socialiste, gaulliste et libéral centriste, en faveur de la monnaie
unique, ce qui n'est plus le cas en Allemagne depuis que le SPD
refuse la disparition du mark au profit de l'hypothétique euro.
Ajoutons à cette conjoncture difficile les tensions d'une année
électorale certaine en Espagne, probable en Italie, possible en
Grande-Bretagne, et c'est peut-être une remise à plat de tout le
système politique européen qui nous attend à brève échéance. Rien
n'indique que ce bouleversement aboutisse au pire : il arrive aussi
que les peuples prennent appui sur de tels moments de crise pour
reprendre en main leur destin sur de meilleures bases. C'est
évidemment ce qu'il faut nous souhaiter pour cette nouvelle et
difficile année 1996.
4 janvier 1996.
Hong Kong-Chine : qui annexe qui ?
Cas absolument unique dans l'histoire de la colonisation
européenne, Hong Kong sera restitué à la Chine en ayant largement
dépassé le PNB par habitant de sa métropole, la Grande-Bretagne.
Si la concession présentait dès le début du XXe siècle l'agrément
d'une ville européenne aux portes de la Chine, l'essentiel de cette
croissance phénoménale ne se produisit pourtant qu'une fois la
colonisation véritable terminée, c'est-à-dire après la victoire des
communistes en Chine, en 1949. Jusque-là, en effet, Hong Kong
n'est qu'un « side-show », une scène annexe du grand drame qui se
jouait à Shanghai, la véritable ville occidentalisée de la Chine,
métropole du capitalisme chinois et des agents du Komintern, des
banquiers américains, des colons japonais et des policiers
opiomanes corses.
Le Hong Kong contemporain commence avec l'arrivée des
grandes familles shanghaïennes après la révolution de 1949. Mao,
qui vient de se rendre maître de son immense pays, et surtout Zhou
Enlai, Liu Shaoqi et le maréchal Chen Yi, craignent avant tout le
basculement de la Chine dans la guerre froide, l'affrontement avec
des Américains qui protègent le Kouo-min-tang de Tchang Kaï-chek
à Taïwan et la mainmise de l'Union soviétique stalinienne, qui a
manifesté jusqu'au bout sa méfiance à l'endroit des communistes
chinois. Le pays est encore instable, et l'appel aux « bourgeois
patriotes » n'a pas empêché la ruée hors de Shanghaï de la plupart
d'entre eux. Les Britanniques, de leur côté, ont déjà perdu tout
prestige quand les Japonais les ont désarmés et internés en une
après-midi de décembre 1941, et leur emprise sur Hong Kong est
purement théorique, alors que la nouvelle Armée rouge atteint
Canton. Un an auparavant, Staline lui-même, débarrassé de Jdanov,
a consenti à laisser survivre l'enclave de Berlin-Ouest pour éviter
une confrontation plus large ; Mao s'en prévaudra pour préserver
Hong Kong (deuxième enclave de la guerre froide en attendant la
troisième, Cuba, qui sera socialiste).
Ainsi le gouvernement de la République populaire a-t-il permis aux
travaillistes anglais de sauver la face, eux qui prônaient la
reconnaissance immédiate du gouvernement central à Pékin contre
leurs alliés américains (ces derniers s'exécuteront d'ailleurs dès
1954, après la fin de la guerre de Corée, soit onze ans avant le
général de Gaulle, comme on ne le dit jamais en France). Mao avait
pris cette décision conforme à l'esprit du jeu de go pour diviser le
front occidental, bien sûr, mais aussi pour fournir un territoire à cette
« troisième force » entrepreneuriale qui ne voulait pas du socialisme
autoritaire du continent, mais pas non plus de l'autorité brutale et
corrompue de l'ancien régime survivant à Taïwan. Menacé dès le
« Grand Bond » de 1958, et surtout pendant la Révolution culturelle,
entre 1966 et 1969, le compromis de Hong Kong prend tout son
sens avec la victoire de Deng Xiaoping en 1978 : alors que la
révolution industrielle asiatique, dont l'épicentre est au Japon, atteint
les côtes de la Chine, la bourgeoisie hongkongaise hyperactive et
apolitique façonne la grande ville à son image et impose
progressivement la pratique du mandarin de Shanghaï là où
régnaient en maîtres les dialectes de Canton et de Shantou. Bientôt
elle mettra ses réussites financières et son épargne collectée dans
toute la diaspora du Sud-Est asiatique au service du projet industriel
des communistes réformés. Comme dans le massage qigong, où la
torsion d'un orteil permet d'irriguer en énergie le foie ou le rein, il n'y
a pas une région de Chine, une grande famille du Bureau politique
ou un ministère de Pékin qui ne soient aujourd'hui rattachés par
mille fils aux familles bancaires et aux financements de Hong Kong.
Deng a voulu passionnément organiser cette association, en laquelle
il voit toujours le gage de la création d'une Grande Chine réunifiée.
Mais derrière le mot d'ordre « Un pays, deux systèmes », pratiqué
invariablement par les hommes d'affaires locaux, la réalité du retour
de Hong Kong, c'est celle d'une double annexion, dont on ne sait
pas encore qui sortira vainqueur. Soit le pouvoir postcommuniste
parvient à gérer son gigantesque pouvoir sur Hong Kong sur le
mode singapourien de Lee Kuan Yew. Soit les héritiers de la
Troisième Voie de 1949 trouveront les moyens, au moins financiers,
d'imposer une véritable réforme capitaliste à la Chine tout entière.
Cette incertitude, Deng, à la différence de Mao, l'a assumée en toute
connaissance de cause, par scepticisme idéologique tout autant que
par amour de la Chine.
15 février 1996.
Nuremberg II n'aura pas lieu
Le tribunal international de Nuremberg fut, en son temps, une
percée sans précédent du droit international : pour la première fois
dans l'Histoire, le crime de guerre était codifié, le crime contre
l'humanité établi. Avocat juif polonais devenu citoyen américain,
Rafael Lemkine donnait forme à la notion de génocide. Nuremberg
mettait fin, quatre-vingts ans après les débuts d'une codification du
droit de la guerre, aux théories de la violence illimitée. Désormais, la
conduite des opérations militaires ne pouvait servir de prétexte à
toutes les exactions. Certes, la présence, parmi les accusateurs
publics, des principaux organisateurs des procès de Moscou pouvait
faire sourire ou grincer des dents. Certes, les vainqueurs avaient
commis eux aussi des crimes de guerre que n'excuse pas toujours
le climat de vengeance de l'époque, depuis les liquidations de
prisonniers et de civils allemands par les Soviétiques jusqu'aux
bombardements sans discrimination d'objectifs civils par les
Britanniques. Certes, la défaite du nazisme donna également lieu à
ce que l'on peut appeler maintenant la plus grande « purification
ethnique » de l'Histoire, au détriment des minorités allemandes
d'Europe de l'Est, expulsées en totalité de Pologne, de Prusse
orientale, de Tchécoslovaquie, de Roumanie et de Yougoslavie. Il
n'empêche, Nuremberg installa, malgré tout cela, une ligne de
partage des eaux favorable à tous les peuples, y compris ceux des
colonies, apparemment oubliés par la fin du conflit mondial.
Aujourd'hui, ce souvenir demeure suffisamment vivace pour avoir
créé une demande mondiale de nouveau Nuremberg pour juger des
crimes commis en ex-Yougoslavie, au Rwanda et, pourquoi pas,
ailleurs.
La demande est légitime et sympathique. Est-elle bien fondée ? Il
y a deux différences entre les instances constituées actuellement et
celles qui ont fonctionné à Nuremberg. La première est que les
tribunaux internationaux actuels sont bien plus légitimes que les
juridictions instaurées en 1945. Au lieu de Vychinski et des
Soviétiques avec du sang sur les mains, nous avons le juge
Goldstone, qui fut, en Afrique du Sud, un combattant exemplaire
contre l'apartheid. Au lieu du juge indien qui fit échouer par
anglophobie et antioccidentalisme toute condamnation sérieuse des
criminels de guerre japonais lors du « Nuremberg asiatique » qui se
tint à Tokyo de 1946 à 1948, nous avons à présent des juristes
exemplaires, dont on peut s'attendre à ce qu'ils disent le droit en
toute équité. Mais il est une seconde différence : le système
judiciaire international actuel ne dispose pas du monopole de la
violence légitime conféré aux armées victorieuses de 1945 ou aux
juridictions intérieures. Il ne pourra ni poursuivre les chefs politiques
serbes en Serbie, alors que cet Etat sort à demi vainqueur de sa
guerre, ni s'en prendre aux seuls vaincus hutus du Rwanda, alors
que les vainqueurs tutsis poursuivent tranquillement leur revanche
sans être inquiétés.
Légitimes donc, mais impuissants, les deux Tribunaux pénaux
internationaux ? Oui et non. Les solutions claudicantes ne sont pas
nécessairement si mauvaises que cela, dès lors qu'on les applique
avec intelligence. Il n'est pas nécessaire d'arrêter les criminels
serbes sur place. Mais les enfermer dans le territoire est déjà une
sanction intéressante. A un moment donné, elle handicapera
suffisamment une Serbie en mal de reconnaissance internationale
pour l'obliger à agir elle-même, comme elle le fit en 1917 pour les
assassins de François-Ferdinand à Sarajevo, fusillés par un tribunal
serbe. Un peu de juridisme peut conduire à l'angélisme. Beaucoup
de juridisme peut provoquer des effets favorables — à condition
toutefois de l'accompagner d'une dose suffisante de réalisme
machiavélien.
14 mars 1996.
Les égouts de la diplomatie américaine
« Nos péchés, écrivait Agatha Christie, ont de longues ombres. ».
Si la peur irrationnelle des violences européennes et de la révolution
communiste en Russie n'avait pas engendré une véritable phobie
intégriste de « nativisme » protestant, le Congrès américain n'aurait
pas adopté le Volstead Act, qui instaurait la prohibition de l'alcool, au
moment où il refusait à un Woodrow Wilson mourant l'adhésion des
Etats-Unis à la SDN. En voulant ainsi humilier et mettre au pas les
minorités catholiques irlandaises, italiennes ou encore les juifs, les
intégristes du Parti républicain des années 1920 ont criminalisé les
gestes les plus anodins de la vie quotidienne et littéralement
centuplé le cash-flow du gangstérisme, devenu, après la
construction des chemins de fer et la prospection pétrolière, la
troisième source d'un enrichissement spectaculaire aux Etats-Unis.
Menacés dans leurs œuvres vives par la relégalisation de l'alcool à
l'avènement de Roosevelt en 1932, les chefs du crime organisé ont
massivement réinvesti leurs avoirs dans la drogue, alors encore peu
connue aux Etats-Unis, parce qu'elle était d'un transport et d'un
maniement aisés, et qu'on pouvait l'écouler facilement dans un
public riche en l'associant au jeu et à la prostitution. La troisième
étape sera franchie dans les années 1960 avec la démocratisation
de la consommation de drogue, qui diffuse des milieux
hollywoodiens vers les jeunes désœuvrés des centres-villes à
mesure que la progression des parts de marché abaisse les prix,
sans réduire les profits. L'effondrement moral de la jeunesse
mobilisée dans l'armée pendant les dix longues années de guerre au
Vietnam et la diffusion d'un modèle de comportement hédoniste
permissif à partir des universités, à l'opposé du puritanisme
intégriste des années 1920, feront le reste.
Les gouvernements latino-américains ont raison de souligner que
l'explosion de la production et du trafic de stupéfiants à partir de leur
territoire a été induite par l'existence de ce marché nord-américain,
véritable univers en expansion pour tous les banditismes du monde,
qui accomplissent, grâce à lui, leur propre processus de
mondialisation. C'est là un des phénomènes les plus étranges de
cette géopolitique du crime, qui ressemble comme une sœur à la
géopolitique des activités avouables. Car la puissance américaine
conservait encore, à la fin de la guerre froide, des « domaines
réservés », tels que le centre islamiste modéré gravitant autour de la
monarchie saoudienne, le capitalisme diasporique chinois le plus lié
au Kouo-min-tang traditionnel, la démocratie chrétienne italienne la
plus anticommuniste et la plus vaticane, la droite populiste japonaise
dans le Parti libéral-démocrate et surtout certaines forces politiques
latino-américaines attachées au statu quo, du PRI mexicain
jusqu'aux oligarchies andines, en passant par les contre-
insurrections méso-américaines. Or, comme un égout dont le tracé
souterrain suit fidèlement le réseau des rues d'une ville, on retrouve,
parmi les centres principaux de production de drogue, les guérillas
afghanes intégristes les plus liées à la cour saoudienne et aux
services spéciaux pakistanais, les anciens points d'appui du Kouo-
min-tang et des militaires thaïlandais dans le Triangle d'or, eux-
mêmes connectés aux yakuzas japonais, la Mafia sicilienne, dont le
procès Andreotti commence à mettre au jour les véritables
connexions politiques, et surtout cette constellation de forces
politiques modérées qui, à Mexico, à Bogotá, à Panamá ou dans le
département bolivien de Santa Cruz, ne fait qu'un avec les cartels de
la drogue qui les financent. Tous ces groupes éparpillés aux quatre
coins de la planète finissent d'ailleurs par s'associer pour prendre
leur part du colossal marché nord-américain.
Entendons-nous bien : il n'y a là nul complot délibéré de quelque
force occulte ou de la CIA, bien que cette dernière s'inquiète du
moralisme, trop apolitique à son goût, de sa rivale la DEA. A
l'évidence, l'ancien « camp progressiste », avec la Bekaa chiite
libanaise sous occupation syrienne, les ambassades nord-
coréennes autofinancées par le trafic ou la collusion de Fidel Castro
avec de nombreux criminels en Amérique centrale, n'a rien à envier
à ses concurrents dans ce domaine. Il faudrait encore y ajouter les
bureaucraties sécuritaires gangrenées de l'ex-empire soviétique,
récupérées par les mafias russes ou tchétchènes. Ce dont il s'agit ici
est bien davantage que ce que Durkheim baptisait du nom de « fait
social global » : les déchets de la guerre froide diffusent leurs
poisons, grâce à l'effet de souffle d'une économie de marché dont le
centre névralgique est nord-américain, de moins en moins contenue
au sud du Rio Grande par des Etats trop faibles ou trop peu épaulés.
La DEA a sans doute raison de pratiquer sa politique de
supranationalité en violant les frontières latino-américaines et en
bousculant la respectabilité douteuse d'oligarques locaux peu
scrupuleux. Mais il ne peut y avoir de supranationalité à sens
unique. Demain, inévitablement, des gouvernements plus légitimes
et plus intègres demanderont aux Etats-Unis une politique plus
sévère de répression de leur propre marché intérieur des
stupéfiants, ainsi qu'une véritable mise en commun des ressources
du continent, dans une union politique panaméricaine qui ne soit pas
seulement une immense zone de libre-échange : « No taxation
without representation ».
Ce jour-là, qui n'est probablement plus si éloigné, les Etats-Unis
auront commencé à expier les péchés du Volstead Act et du
Vietnam réunis.
11 avril 1996.
Le risque d'un Tchernobyl militaire russe
Le nucléaire fut la fierté — apparemment légitime — de l'ancienne
Union soviétique. Il est aujourd'hui la honte partagée par la plupart
des anciennes Républiques désunies de l'ancien empire. Avant que
le KGB ne réclame sa part historiquement indiscutable dans
l'accélération du programme baptisé « Enormos », qui conduisit
l'URSS, en quelques années, d'une pâle copie de la bombe
d'Hiroshima à la première explosion thermonucléaire, on mettait ce
triomphe tardif de Staline et de Beria entièrement au crédit de la
science soviétique. On surestimait en fait quelque peu les qualités
intellectuelles et morales d'un milieu intimement mêlé à la Tcheka,
où des physiciens de renom, tels Kapitsa, Khariton, Pontecorvo,
Terletski, avaient fait de la collecte de données — en termes plus
clairs, de l'espionnage — à Cambridge, Rome ou Stanford et dans
lequel des administrateurs de la science tels que les frères
Kourchatov s'étaient fait passer pour de grands chercheurs,
éclipsant les Kikoïne, Zeldovitch et autres Sakharov, auxquels
pourtant l'URSS était redevable des véritables percées théoriques.
D'emblée, le nucléaire est ainsi placé sous la douteuse tutelle des
espions et des militaires, ce qui a l'immense inconvénient d'accélérer
la levée des interdits éthiques et déontologiques relatifs à son
usage. Les mêmes impostures en matière de nucléaire appliqué
conduisirent les hommes du lobby atomique aux pires imprudences
technologiques — des sous-marins aux réacteurs mal isolés, qui
entraînèrent des pertes aussi sévères que soigneusement
dissimulées parmi les équipages, jusqu'aux déchets civils comme
militaires exposés en plein vent, dans des dépôts superficiels ou
dans des eaux peu profondes. Tout, en ce domaine, avait été
pressenti par le génie d'Andreï Tarkovski (1932-1986), allié à celui
de ses scénaristes, les frères Arcadi et Boris Strougatski, dans cet
extraordinaire film qu'est Stalker, évocation d'une mystérieuse Zone
(interdite) où les lois ordinaires de la nature ont été mystérieusement
abolies par une épouvantable catastrophe nucléaire, qui est en train
d'aboutir à une mutation biologique de l'humanité.
Cette catastrophe s'est bien produite à Tchernobyl, il y a tout juste
dix ans. On oublie quelque peu aujourd'hui combien elle fut décisive
pour l'essor de la révolution gorbatchévienne. C'est le passage de
l'Ange de la mort nucléaire qui allait entraîner le peuple russe dans
une liberté nouvelle, tout autant que le prêche démocratique
d'Andreï Sakharov, les appels à la repentance de Soljenitsyne ou le
bon sens brutal et désespéré de Iouri Andropov. C'est Tchernobyl qui
donne à Gorbatchev l'énergie nécessaire pour confondre l'imposture
qu'est devenu le régime en toutes choses et pour entreprendre pour
de bon la perestroïka, laquelle n'avait plus rien à voir avec
l'uskorenie, « l'accélération »... dans le décor, que voulaient lui voir
emprunter les conservateurs de son équipe, tel son Premier
ministre, Rijkov, aujourd'hui de retour à la Douma en tant que député
communiste.
12 septembre 1996.
Bonne nouvelle, la réélection de Clinton ; mauvaise
nouvelle, les républicains américains modérés vont mal
Le triomphe final de la campagne électorale de Clinton, sa très
probable réélection, la perspective de voir la Chambre des
représentants et peut-être même le Sénat retrouver une majorité
démocrate, tout cela constitue une excellente nouvelle pour
l'immédiat ; mais peut-être une très mauvaise pour demain.
Excellente nouvelle à n'en pas douter que la victoire d'une gauche
américaine largement issue de la contestation des années 1960,
dans les conditions nouvelles de la révolution technologique que
nous vivons. On sait depuis Aristote que les républiques
démocratiques prospèrent grâce à leurs classes moyennes. Et sans
exclure la possibilité de victoires démocratiques malgré l'inégalité de
distribution du revenu — l'Inde des années 1950, le Brésil, l'Afrique
du Sud et la Russie en ce moment même sont de bons exemples —,
on sait que les libertés avancent lorsqu'on peut rallier à leur cause
tous ceux dont les ressources, même modestes, progressent aussi
régulièrement. Or c'est précisément ce cercle vertueux qui est en
voie d'interruption dans tout le monde développé, et l'introduction de
la monnaie unique européenne, la surréglementation japonaise n'y
sont pas pour grand-chose, même si l'une ou l'autre peuvent
ponctuellement aggraver les données du problème.
Même si l'Amérique approche du plein-emploi, même si elle a
retrouvé tout récemment une accélération de sa productivité, même
si la Bourse de New York engrange sa cinquième année de record, il
n'en reste pas moins que les gros bataillons des classes moyennes
— qui incluent là-bas un gros morceau de la classe ouvrière — ont
vu leurs revenus disponibles diminuer de 20 % depuis dix ans, sans
compter l'augmentation du coût de la médecine et des études, qui
s'apparente à une parafiscalité. L'Europe entière est sur le point de
connaître une même involution qui, de Paris à Vienne et d'Anvers à
Milan, menace les assises de ses partis démocratiques, de gauche
en particulier.
De 1994 à 1996, face à une majorité républicaine déchaînée dont
les comportements, dans la plus vieille et la plus puissante
démocratie du monde, se sont de temps à autre dangereusement
rapprochés de l'extrême droite, Clinton est parvenu à redresser la
barre. Il a engrangé plusieurs succès notables de politique
extérieure, dont le plus important est la réélection de Boris Eltsine à
Moscou sur un programme de démocratie. Il a continué à aider
l'industrie américaine à conquérir de nouvelles parts de marché. Il a
aussi su, à la Mitterrand, jouer sur les fautes de ses adversaires.
Clinton a bien fait la preuve que la gauche pouvait chevaucher la
crise des pays développés induite par la révolution technologique et
gérer le tassement des revenus pour peu que la croissance et
l'emploi soient préservés. Il fait d'ores et déjà des émules, tels Tony
Blair en Grande-Bretagne, Romano Prodi en Italie, d'autres encore
demain, ailleurs, au Japon par exemple. Mieux vaut un mondialisme
à visage humain qu'un mondialisme... à visage mondialiste.
Où est, alors, la mauvaise nouvelle ? Très simplement dans le fait
que la défaite de Robert Dole — l'autre face de la même monnaie —
signifie très vraisemblablement l'effondrement politique de l'aile
modérée et décente du Parti républicain au profit d'un
rassemblement hétéroclite de la droite religieuse, de populistes
antiétatistes et semi-fascistes déclarés. La fusion progressive de la
droite modérée et de la gauche modérée, qui est en train de s'opérer
tant en Europe qu'en Amérique, laisse aussi nos démocraties très
exposées à la cristallisation d'une opposition nationaliste,
xénophobe, autoritaire et nostalgique de la stabilité sociale perdue.
Déjà, en Amérique, nous avons vu l'apparition de Ross Perot, un
« péroniste high-tech » installé hors du système bipartisan, celle de
Buchanan, un authentique fasciste catholique, et enfin celle de
Farrakhan, un propagandiste islamo-antisémite du séparatisme noir.
Un choc exogène sur la société américaine qui mette en péril la
fragile prospérité retrouvée, et c'est tout l'édifice démocratique qui
pourrait être mis en péril par la faiblesse de Clinton et de ses
adversaires, partenaires républicains modérés.
31 octobre 1996.
Faillite de l'ONU et des humanitaires au Zaïre
Il y a tout juste quarante ans, fin 1956, après le constat amer des
crises de Budapest et de Suez, des infamies croisées des vieilles
puissances occidentales et de l'Union soviétique déchue de sa
superbe stalinienne, l'humanitaire naissait. Flora Solomon et lord
Victor Rothschild, indignés des éditoriaux violemment anti-israéliens
que Kim Philby publiait depuis Beyrouth dans The Economist et The
Observer, décidaient de parler enfin franchement aux autorités
britanniques des comportements étranges de leur commun ami dans
les années 1930, démasquant ainsi définitivement le grand espion
soviétique sur lequel ne planaient jusqu'alors que des soupçons.
Désormais, la solidarité antifasciste de l'avant-guerre était rompue :
chacun serait jugé sur ses actes. Il n'y a donc aucun hasard à ce
qu'Amnesty International ait été fondée à Londres par le fils de Flora
Solomon, Peter Benenson, quelques années plus tard, sur le même
principe d'équidistance entre les deux pôles de la guerre froide : ni
Franco, ni Khrouchtchev, ni les dictateurs latino-américains ni les
satrapes balkaniques, mais seulement et partout les droits de
l'homme. De même, en France, le fondateur de Médecins sans
frontières, Bernard Kouchner, jeune intellectuel communiste de
nuance « italienne » tenté par le gaullisme progressiste d'Emmanuel
d'Astier, prend-il la fuite en 1967, effaré par l'antisionisme de son
éphémère mentor, aussi violent et soviétophile que celui de Philby
dix ans plus tôt, pour découvrir au Biafra le poids de la souffrance
individuelle infligée par le régime nigérian, allié à Moscou et à
Londres, contre les supplétifs « africains » du général de Gaulle. Il
décide alors de soigner dans les charniers du tiers-monde, en
refusant à tout jamais l'engagement idéologique et la médecine
militante qui avaient conduit autrefois le médecin canadien Norman
Bethune ou le grand poète anglais Wystan Auden vers les
ambulances de la guerre d'Espagne. Avec la vague démocratique
qui gonfle les voiles de l'Occident après 1975 et s'achève sans doute
quelque part entre 1989 et 1991, Amnesty et les French Doctors ont
symbolisé le nouvel engagement, la nouvelle morale à vocation
universelle : pour les faibles contre tous les forts, pour les sociétés
contre tous les Etats, pour la justice contre les raisons ratiocinantes
des puissants de la Terre.
Certes, cela a aussi permis à des pervers de surfer à loisir, à de
belles âmes souillées, sur le modèle de l'abbé Grouès (abbé Pierre
pour ses sectateurs), à des petits malins partisans de recycler à
moindres frais des idéologies dont on ne voulait plus (ainsi de ces
communistes entrés dans Amnesty qui prétendaient ne pas disposer
d'informations fiables sur l'Albanie ou la Corée du Nord, ou de ces
tiers-mondistes prêts à relever la moindre bavure en Turquie ou au
Pakistan mais toujours discrets dès qu'on touche à l'Iran et à ses
assassins gouvernementaux). Mais le résultat d'ensemble de ces
mouvements demeure massivement positif sur le plan intellectuel et
moral, et aussi souvent sur le plan concret des actions de solidarité,
notamment en matière de famine, avec des mouvements comme
Oxfam en Grande-Bretagne et l'AICF en France. Malheureusement,
l'apogée en prestige des organisations humanitaires a correspondu
vers 1990 à la relance d'une ONU où la nouvelle entente américano-
soviétique devait permettre de débloquer les derniers conflits
régionaux sanglants du tiers-monde et affermir la « fin de l'Histoire »,
que d'aucuns proclamaient déjà non sans humour. On sait ce qu'il en
est advenu. Confondant l'effet — le rôle plus grand dévolu aux
organismes supranationaux — et la cause — la fin de la guerre
froide —, beaucoup ont attendu un miracle impossible : dans
l'opposition à la logique de la guerre froide, les humanitaires avaient
fait merveille, parvenus à un simulacre de pouvoir. Derrière un
nouveau secrétaire général de l'ONU, l'Egyptien Boutros-Ghali,
censé faire franchir à son organisation une étape décisive vers une
sorte de gouvernement mondial disposant de son propre état-major
d'intervention militaire, les mêmes humanitaires ont fait la preuve de
leur impéritie : la nouvelle donne mondiale exige de nouveaux
Bismarck, de nouveaux Disraeli et de nouveaux Kissinger qui
opèrent à chaud des Etats en danger de mort, tailladent dans les
chairs pour sauver de grands blessés et n'hésitent pas, pour ce
faire, à jouer de la menace de leurs puissances nationales, et, de
temps à autre, à s'en servir.
L'action conjointe des Etats-Unis, de l'Afrique du Sud et de
l'Ouganda au service des Tutsis rwandais vient de résoudre cette
semaine une crise africaine que ni l'ONU ni les humanitaires ne
pouvaient prétendre enrayer. L'heure est donc au réalisme. Mais
celui-ci à son tour échouera s'il tient pour nulles les leçons de morale
publique, partielles mais justes, qu'ont apportées les actions
humanitaires. Et surtout il est bien injuste d'en faire porter la
responsabilité à l'intègre Boutros-Ghali. Pionnier du dialogue israélo-
arabe, défenseur obstiné de Sarajevo, vilipendé comme chrétien en
terre d'islam, diffamé comme Arabe par Belgrade et ses alliés,
considéré avec méfiance comme démocrate par les tyrannies du
tiers-monde, méprisé comme Egyptien par les racistes du Sénat
américain : n'est-ce pas là, tout simplement, la définition même d'un
Juste parmi les nations.
21 novembre 1996.
1997
Un nouveau japon, qui étonnera encore le monde
Pauvre Japon. Le géant économique qui s'apprêtait à terrasser
ses deux rivaux et partenaires américain et européen serait affalé,
en proie aux doutes de la maturité, quelques années à peine après
ses plus grands triomphes. Comme la Hollande de la fin du XVIIe
siècle, Tokyo et Osaka connaîtraient à présent l'« embarras de
richesses », prélude à la décadence, laissant derrière elles les films
de Kenji Mizoguchi et d'Akira Kurosawa, les romans de Yasushi
Inoue et de Kenzaburo Oe comme les souvenirs d'une grandeur
éphémère. Il en fut bien ainsi jadis de l'Amsterdam de Rembrandt et
de Spinoza. Pourtant, la vérité est moins amère : avec près de 60 %
du PIB des Etats-Unis, les Japonais ont bâti en un demi-siècle le
chapitre ultime — et sans doute le plus glorieux de tous — de la
révolution industrielle qui débuta à Man-chester vers 1740.
Les avantages du développement retardé ont été depuis fort
longtemps décortiqués par de grands historiens de l'économie
comme le Russe émigré Alexandre Gerschenfron et le Japonais
Shigeto Tsuru. Ils permettent de franchir en ligne droite certaines
étapes plus pénibles ailleurs ; ils réduisent certains problèmes à de
simples questions de financement qui se résolvent d'elles-mêmes
lorsqu'on se trouve, comme au début des années 1950 ou 1980, en
haut du cycle des affaires ; ils assurent des bonds de productivité
très spectaculaires puisqu'il n'y a pas d'industries obsolescentes à
liquider qui précéderaient le développement. Dans le cas japonais,
très différent du cas russe, il y a eu au début du XXe siècle, et après
1945, le jeu de tous ces atouts, et, en outre, très peu de freins
culturels — prédisposition militaire des samouraïs de province
exceptée. En effet, une combinaison originale du culte de l'artisanat
et du travail manuel — exalté par le bouddhisme populaire —, de
confucianisme tempéré qui créait une forte intériorisation de la loi, de
féodalisme d'entreprise qui interdisait le gigantisme et enfin de
capacité d'ouverture et de synthèse aux cultures étrangères —
présente dès l'origine du Japon —, tout cela combiné à l'issue de la
guerre du Pacifique a permis un essor qui n'a pas fini de projeter ses
effets sur le monde.
Car, société industrielle idéale, le Japon l'a enfin été par le miracle
de sa défaite militaire. Doté d'un Etat minimal tout entier recentré sur
ses impératifs intérieurs, il a été aussi façonné par les intellectuels
américains de gauche issus du New Deal rooseveltien et de la
République de Weimar dont MacArthur a fait don à Tokyo, un peu
avant que le maccarthysme ne les réduise pour quelque temps au
silence, aux Etats-Unis même. Le Japon est ainsi devenu grâce à
Ruth Benedict et quelques autres le modèle fort de l'Etat libéral-
marchand planifié et pacifiste, avec son système scolaire totalement
méritocratique, ses patrons de PME enrichis, ses fonctionnaires
dévoués et ses parts de marché garanties aux Etats-Unis, afin que
soit solidement amarré ce « porte-avions insubmersible » autour
duquel gravitait toute la stratégie américaine en Asie. La prise de
pouvoir de Kakuei Tanaka, Shin Kanemaru et leurs amis au sein du
Parti libéral-démocrate au début des années 1970 sanctionnait ainsi
l'ascension de classes moyennes, peu cultivées mais efficaces, au
détriment des vieilles élites anglophiles des années 1950. Puis la fin
de la guerre froide en Asie, avec la visite de Nixon à Pékin (1972),
établissait définitivement le nouvel ordre des choses continental :
paix et commerce. Le Japon accomplissait son grand bond en avant
par combinaison presque parfaite de tous ces facteurs favorables et
déclenchait dans le même temps la diffusion de la révolution
industrielle en Asie du Sud-Est — et bientôt en Chine. Aujourd'hui, il
arrive à trois paliers inévitables qui ne lui permettent plus de
prolonger simplement son élan.
— Le Japon a perdu la plupart de ses avantages comparatifs avec
les Etats-Unis et l'Europe, par la hausse de ses salaires et la
diffusion du champ de la compétition vers des secteurs (chimie,
informatique, aéronautique) où il est moins bien armé que dans ses
deux pôles d'excellence, l'automobile et l'électronique.
— Il a fini par payer les excès de sa balance des comptes sous la
forme d'un laxisme financier et de pratiques hétérodoxes, qui
nécessitent une forte réorganisation de ses banques, comme aux
Etats-Unis à la fin des années 1920.
— Il s'est heurté aux rigidités d'un système politique
insuffisamment pluraliste et trop étroitement lié aux diverses
corporations, notamment les moins productives.
Surmonter ces difficultés constitue un défi considérable. Mais rien
n'indique que la démocratie et l'humanisme nippons soient
incapables de le relever au prochain siècle. Déjà, la résistance
passive aux plans stupides de conquête généralisée en Asie des
meilleurs militaires impériaux, comme l'amiral Yamamoto, annonçait
la grande conversion pacifiste de l'après-guerre. Aujourd'hui, la
remise en cause du corporatisme industriel dans la haute
administration esquisse de la même manière les contours d'un
nouveau Japon décentralisé, qui étonnera encore le monde.
Demain, l'Europe portée par le couple franco-allemand
sera-t-elle amicale ou hostile envers les Juifs ?
En ce début d'année 1997, alors que les économies européennes
convergent enfin... vers un taux de chômage uniforme de 12-13 % et
que les Etats-Unis poussent activement les feux de l'élargissement
de l'Alliance atlantique, le principal débat idéologique qui balaie
l'Europe porte étonnamment sur les crimes antisémites de la
Seconde Guerre mondiale et sur le degré de complicité de divers
protagonistes secondaires de cette tragédie : les Etats neutres
enclavés dans l'empire nazi — Suisse et Suède —, l'administration
de Vichy une nouvelle fois avec l'affaire Papon et, enfin, grâce à la
publication du brûlot de Daniel Goldhagen, les Allemands ordinaires.
Plusieurs questions se posent à partir de ce paradoxe.
La première, bien sûr, c'est celle du fondement de ces
interrogations : on parcourt ainsi toute la gamme, depuis la
revendication parfaitement établie du Congrès juif mondial à l'égard
des banques suisses qui ont gravement manqué à toutes les règles
de l'honneur et de la décence vis-à-vis des familles des victimes du
génocide jusqu'à l'insinuation tout à fait gratuite d'une responsabilité
collective et globale du peuple allemand dans l'extermination des
Juifs, dont le seul effet pervers est de clouer une nouvelle fois les
Allemands dans une attitude de culpabilité perverse, quand
l'expérience prouve qu'elle bloque chez eux la véritable
compréhension du nazisme. L'affaire Papon est intermédiaire en ce
qu'elle permet effectivement de mettre au jour l'infamie de la haute
administration de Vichy dans un procès public qui aurait dû être celui
du secrétaire général de la police René Bousquet, protégé par la
sollicitude constante de François Mitterrand jusqu'à son assassinat
par un désaxé... Mais cette affaire provoque aussi la gêne, en ce
qu'elle aboutit à l'inculpation d'un simple exécutant, Maurice Papon,
qui a, par la suite ou au même moment, rendu des services établis à
la Résistance et se retrouve au banc d'infamie davantage en raison
de sa contestable célébrité ultérieure de préfet de police à la fin de la
guerre d'Algérie que d'un zèle particulier dans l'exécution de
mesures qui ne dépendaient en rien de lui.
Plus importante apparaît la question du pourquoi de ce moment
particulier de l'histoire européenne et de l'histoire juive. Pour les
Juifs, malgré les déchirements provoqués par la paix israélo-
palestinienne, la période actuelle est d'abord celle du retour, non pas
vers la terre d'Israël, mais vers la réalité de la vie de la Diaspora : la
condamnation à mort que le monde arabe avait prononcée contre
l'Etat hébreu reconstitué en 1948 est levée symboliquement depuis
le déménagement d'Arafat à Jéricho, même si cet anathème
demeure plus que jamais valide pour les intégristes islamiques.
L'antisémitisme soviétique, qui avait fait son entrée en fanfare dès
les campagnes de Jdanov de 1946-47, s'est éteint avec l'empire du
même nom, et les relations israélo-chinoises demeurent au beau fixe
tandis qu'une pléiade de Juifs russes s'agitent dans les couloirs du
Kremlin, comme aux meilleurs temps de Trotski et du ministre
Maxime Litvinov. Fini donc l'antijudaïsme des communistes de la
basse époque. Avec la fin de ces menaces meurtrières et
implacables, les Juifs d'Occident et d'Israël, c'est-à-dire aujourd'hui
les trois quarts du peuple juif, n'ont plus les mêmes raisons de
ménager ces protégés des Etats-Unis durant la guerre froide qu'ont
été les banques suisses et suédoises, les élites allemandes de
l'après-guerre ou les vichystes français peu ou prou reconvertis et
ripolinés. Avraham Burg, qui dirige une Agence juive qui n'a plus
guère la responsabilité d'organiser une émigration systématique vers
Israël, a su donner à son organisation un rôle moral essentiel dans
la question des avoirs juifs confisqués par les banques suisses.
Mais, de toute évidence, l'interrogation juive porte sur l'Europe en
train de naître autour d'un projet social et politique porté par le
couple franco-allemand. Tout se passe comme s'il était demandé à
cette réalité géopolitique en construction de lever une angoisse qui
cherche à se dire : le nazisme peut-il revenir sous d'autres formes,
dans une Europe continentale qui a connu par lui sa première et
brutale unification ? La montée de l'extrême droite en France, en
Italie, en Autriche, en Flandre et aux Pays-Bas en serait-elle
annonciatrice ? L'Allemagne nouvelle qui occupera une place
centrale dans la construction de cette Europe continuera-t-elle à
tenir rigueur aux Juifs du mal qu'elle leur a fait ? Et l'Europe latine et
catholique se laissera-t-elle à nouveau entraîner par sympathie
idéologique dissimulée mais bien réelle à favoriser les mouvements
intégristes dans le monde islamique sous prétexte de « bon
voisinage » ? Pour finir, l'Europe qui se construit sera-t-elle amicale
ou sourdement hostile ?
Ce sont ces questions impossibles à formuler qui se disent plus ou
moins maladroitement dans ces affaires gigognes qui se succèdent.
Pour l'instant, seul Jacques Chirac, en reconnaissant la
responsabilité de l'Etat français dans les crimes commis sous et par
Vichy, a su devancer en ce domaine tous les autres responsables
européens. Les dirigeants suisses, notamment, devraient s'inspirer
de son courage et de son authenticité.
27 février 1997.
Avant de se prendre pour Franco, le petit Castro s'était
pris pour Staline...
La décennie du communisme finissant a donné lieu, de 1985 à
1995 environ, à un déploiement tout à fait remarquable d'attitudes et
de types humains, là où autrefois régnait apparemment l'uniformité
d'une idéologie contraignante et partagée. On a découvert quelques
héros : Mikhaïl Gorbatchev, Hu Yaobang, Nelson Mandela, l'Arabe
israélien Emile Habibi et le défunt Joe Slovo ; des négociateurs
habiles : Wojciech Jaruzelski, le Cambodgien Hun Sen, le Hongrois
Gyula Horn, le Roumain Ion Iliescu ; des opportunistes qui survivent
à toutes les situations : l'Italien Massimo D'Alema, le ministre des
Affaires étrangères russe Evgueni Primakov ou son prédécesseur
Edouard Chevardnadze ; des médiocres : le Chinois Li Peng ou le
Vietnamien Do Muoi ; et de franches canailles de droite ou de
gauche qui ont su tirer parti à leur manière de la décomposition de
ce qu'il faudra appeler, en pastichant Fernand Braudel, une véritable
« idéologie-monde ».
Mais on rencontre dans ce grand et puissant drame planétaire, un
seul assassin, verbeux et triomphant, un seul tortionnaire sûr de son
bon droit, un seul faussaire stalinien assumé et serein, Fidel Castro.
Déjà son proche compatriote galicien Francisco Franco avait été en
1945 le seul fasciste non moins assumé et non moins serein quand
Berlin s'écroulait et que Mussolini pendait par les pieds, et le
« fantoche ibérique numéro un » avait bien raison de ne pas trop
s'en faire puisqu'il lui restait alors encore trente bonnes années de
règne devant lui. A ce rythme « le fantoche ibérique numéro deux »,
celui de la Caraïbe, pourrait disparaître plus que centenaire en 2029.
A Dieu ne plaise... Mais il semble bien que la canaille de La Havane,
élevé par des jésuites hispano-cubains des années 1930 dans
l'admiration pour la « Crujada » de son aîné, se soit bel et bien
inspiré de Franco dans l'exercice de raideur provocatrice... quitte à
demander à son ami Fraga Iribarne de lui acheter une maison de
famille en Galice, au cas où le peuple cubain se réveillerait. Avant de
se prendre pour Franco, le petit Castro s'était pris pour Staline :
c'était face à Gorbatchev, dont l'impact sur les élites cubaines
souvent formées à Moscou était grand. Nous eûmes ainsi droit à une
version tropicalisée du procès Toukhatchevski où le général Ochoa,
vainqueur de la guerre en Angola, et trois autres officiers de haut
rang, dont Antonio de la Guardia, furent fusillés et tout l'état-major
du KGB cubain, le ministre de l'Intérieur José Abrantes, le frère
jumeau d'Antonio de la Guardia, Patricio, jetés dans les culs-de-
basse-fosse. Leur crime n'était évidemment pas d'avoir entretenu
des relations coupables avec des trafiquants de drogue — Castro le
leur avait ordonné — mais tout simplement d'avoir caressé le rêve
d'une perestroïka cubaine, où Monsieur Frère, Raúl Castro, aurait vu
son système de gouvernement autoritaire et incompétent de l'armée
quelque peu remis en cause...
Franco aussi garrottait anarchistes et communistes en 1944-1945
avec la même aisance. Et le même calcul. Car les fascistes
espagnols ne croyaient pas à l'entente durable de la démocratie
américaine et du communisme stalinien. Comme beaucoup d'autres,
ils se savaient hors d'atteinte dès que la guerre froide se serait
enclenchée pour de bon : les Américains les sauveraient en se
bouchant le nez.
Quel est le calcul de Fidel Castro ? Le dictateur cubain, dont la
formation marxiste est toujours demeurée fort superficielle, pense de
la même manière que la convergence entre la démocratie
américaine et les poussées démocratiques de l'Amérique latine fera
long feu. La combinaison d'ultra-libéralisme et de racisme
antimexicain qui domine au Parti républicain de Newt Gingrich pèse
lourdement sur les tentatives sincères mais insuffisantes de la
gauche libérale américaine pour aller au-delà du simple marché
nord-américain et constituer une véritable communauté de destin
avec les nations au sud du Rio Grande. Le populisme volontiers
autoritaire qui demeure vivace, notamment au Brésil, en Argentine,
au Venezuela ou en Colombie, conduit l'opinion latino-américaine à
minimiser le caractère détestable du régime cubain, que Russes,
Polonais et Tchèques comprennent bien mieux dans son essence
rétrograde. Seul le pape, bon connaisseur du communisme
pourrissant, cherche une solution à égale distance de la
complaisance et de la haine inutile, pour débarrasser à terme les
Cubains de leur volubile sauveur autoproclamé.
Castro peut encore surnager en présentant son île comme le
verrou hispanophone et socialiste qui protège l'Amérique latine, le
Mexique en particulier, contre l'absorption dans l'empire nord-
américain anglo-saxon. Il y réussira un certain temps, si les Etats-
Unis ne savent pas se montrer intelligents et généreux avec un Sud
latin qui aspire pourtant comme jamais au développement
démocratique. La solidité de Castro est le meilleur indice de
l'aveuglement et de la rigidité de Washington.
3 avril 1997.
La révolution islamique n'a jamais instauré une dictature
monolithique
La république islamique d'Iran aura vingt ans bientôt, et personne
ne pourra dire qu'il s'agit du plus bel âge de sa vie. Le bilan du
régime a de quoi faire réfléchir tous ceux qui prennent à la légère la
prise de pouvoir, où que ce soit, par des islamistes organisés :
probablement 100 000 exécutions, dont un nombre de Kurdes bien
supérieur à ceux qui ont trouvé la mort en Turquie, une division par
deux du produit intérieur brut de 1978 — il est vrai gonflé alors par le
choc pétrolier —, l'exil de la grande majorité des cadres modernes,
l'exil intérieur du reste, une guerre de presque dix ans avec l'Irak qui,
gagnée dès 1981, aurait pu tout aussi bien être interrompue à cette
date, un isolement international substantiel. Si ce bilan demeure
largement ignoré de tout un pan de l'opinion occidentale, pour lequel
ne sont critiquables que les régimes musulmans — turc, égyptien ou
à présent algérien — qui ont quelque sympathie pour l'Occident, il
est en revanche intuitivement de plus en plus apprécié pour tel par...
l'opinion intérieure iranienne.
Ici intervient un second fait fondamental de l'islamisme politique
iranien : son pluralisme foncier. Car, si ses dirigeants tuent, torturent
et violent le droit international sans vergogne, en revanche ils n'ont
jamais pu — ni sans doute voulu — instaurer une dictature
monolithique comparable à ce que sont par exemple les Etats
baassistes syrien et irakien. Issue d'un authentique mouvement
populaire pluraliste, sinon démocratique, la révolution iranienne —
qui ne fut pas islamiste à son origine — a laissé subsister des
tendances irréductibles en son propre sein, voire utilisé des
mouvements officiellement islamiques pour accorder, par
déplacement, une sorte de représentation à d'anciens partis laïcs qui
avaient été ses alliés dans la phase initiale de la révolution. Ainsi, le
Mouvement de libération de l'Iran de l'ex-Premier ministre Bazargan,
tout poursuivi de tracasseries qu'il fût, servit déjà sous Khomeyni
d'instance de représentation des classes moyennes libérales. La
prétendue « Ligne de l'Imam » n'a jamais été autre chose qu'un
mouvement prosoviétique communisant, dirigé par un mollah, fils
d'un médecin communiste d'Azerbaïdjan, l'hodjatoleslam Koheiniha.
Le mouvement Hadjatieh, lié au bazar le plus traditionnel et au
défunt ayatollah Behechti, louchait vers l'Arabie Saoudite, tandis que
les amis de l'ayatollah Bahonar gardaient une certaine amitié pour
les Frères musulmans arabes et sunnites, et combattaient avec
l'ayatollah Montazeri l'alliance contre nature avec la Syrie, chère au
contraire à la tendance pragmatique de Rafsandjani... è così via.
Cela n'a jamais empêché la plupart de ces mouvements de
pratiquer meurtres, chantages et violences diverses. Mais leur jeu,
parfois anarchique ou inattendu, a aussi permis à certaines libertés
civiles de subsister, à une presse bien plus pluraliste qu'on ne s'y
attendrait de polémiquer, à l'expression d'une vie politique non
totalitaire d'exister, là où même les régimes arabes libéraux de
l'Egypte ou du Maroc l'ignorent encore. N'en remercions pas trop vite
les islamistes, ils opèrent dans la société la plus civilisée du monde
musulman, celle dont la littérature et la langue ont déterminé
l'évolution intellectuelle d'un véritable continent spirituel qui
s'étendait autrefois de Constantinople à Calcutta. Ils ont bien
cherché à plusieurs reprises à se défaire du goût persan pour
l'intrigue et le jeu subtil de la ruse et du symbole, tout comme ils ont
arabisé comme des fous la langue de l'Avesta et de Saadi, mais ils
ont échoué dans leur entreprise, comme le prouve abondamment
l'extraordinaire réalisme poétique de leur grand cinéaste Abbas
Kiarostami, ou, plus fruste mais combien éclairante, la révolte du
Gardien de la révolution déçu passé derrière la caméra qu'est
Mohsen Makhmalbaf.
Voici donc la première véritable élection présidentielle pluraliste de
la dictature islamiste, où l'ancien ministre communisant de la Culture
Seyyed Mohammad Khatami aura porté la contradiction au candidat
officiel néofasciste Ali Akbar Nategh Nouri, avec une chance de lui
créer quelques difficultés, puisque derrière lui se rassembleront tous
les véritables opposants laïcs et la plupart des islamistes réalistes
partisans de l'ancien président Rafsandjani et de sa fille, ainsi que
les communistes et leurs amis de la Ligne de l'Imam. Cette
manifestation puissante de l'opposition pourrait signer la fin de la
stabilité de l'Iran islamique. Etrange époque que cette année 1997,
qui voit tout à la fois à Ankara l'aile la plus corrompue de la Turquie
laïque introduire l'islamisme antikémaliste au cœur du pouvoir et à
Téhéran les éléments les moins déments du pouvoir islamique
chercher à se maintenir en selle avec l'aide des laïcs hostiles au
khomeynisme. Ne serait-ce pas une vaste redistribution des cartes
qui serait en train de se dérouler dans cet arc de crise où deux blocs
homogènes seraient en formation depuis le Bosphore jusqu'à l'Inde,
l'un favorable à la liberté humaine et l'autre y étant fanatiquement
hostile ?
22 mai 1997.
Après les âges théologique et métaphysique, l'écologie
connaît à présent son âge positif
Le mouvement écologique européen a connu son âge théologique
dans les années 1960, quand se sont constitués, en provenance des
Etats-Unis essentiellement, ses mythes fondateurs. Il a traversé,
dans les années 1970, son âge métaphysique, lorsque les espoirs,
puis les déceptions de 1968 lui ont peu à peu permis de forger une
synthèse plus acceptable et plus pacifique que le revival marxiste
révolutionnaire : un peu de rejet de la société capitaliste, beaucoup
de décentralisation, un peu de nostalgie passéiste, beaucoup
d'énergie douce. Ce recyclage des utopies du xxe siècle a permis
l'émergence d'un courant politique permanent en Allemagne, alors
encore occidentale. L'existence de la dictature communiste à l'Est,
les violences insensées des marxistes révolutionnaires y bloquaient
durablement la possibilité d'une expression politique de l'extrême
gauche. Ainsi naissait l'écologie politique, qui pouvait aussi se
prévaloir de profondes racines weimariennes — les mouvements de
jeunesse telle la Naturfreunde des années 1920 — et plus encore
d'une véritable convergence entre une gauche antinazie incarnée
avant 1933 par l'ISK social-démocrate et végétarienne de Leonard
Nelson et Willy Eichler, et une droite heideggérienne, plus trouble, à
la recherche de ce qu'Adorno avait heureusement baptisé le
« jargon de l'authenticité ». Ce dualisme entre autogestionnaires
socialisants et bucoliques crispés se retrouvera plus net encore dans
le long combat qui a opposé, à partir du début des années 1980, les
« Realos » de Daniel Cohn-Bendit et Joschka Fischer aux
« Fundis » (fondamentalistes) de Jutta von Dittfurth.
Installés en Allemagne, les Verts ne tardent pas à faire école. Aux
Pays-Bas, ils prennent la place des vieux socialistes pacifistes
antiOTAN des années 1950 ; en Autriche, ils se concentrent sur
l'interdiction des centrales nucléaires, mais penchent plus à droite,
en raison d'une meilleure résistance des socialistes et aussi de
l'influence de l'éthologue Prix Nobel de physiologie et de médecine
Konrad Lorenz ; en Italie enfin, grâce à la proportionnelle intégrale,
ils forcent sans difficulté les portes du Parlement, mais demeurent
durablement divisés entre une aile alliée à l'extrême gauche et une
aile réformiste très encouragée par le Parti socialiste
gouvernemental de Bettino Craxi. (C'est d'ailleurs cette dernière qui
a survécu au sein de la coalition de l'Olivier réussissant à placer l'un
des siens, Franco Rutelli, à la mairie de Rome.)
La France enfin, présente un visage tout à fait différent : un
mouvement écologiste riche en personnalités, faible en militants,
mais capable de mobiliser un capital électoral très rapidement,
essentiellement à gauche et à l'extrême gauche. Ces traits de
naissance expliquent tout à la fois la volatilité, la friabilité, mais aussi
la permanence du mouvement écologiste en France.
Ailleurs, l'influence verte est négligeable, de la Belgique dominée
par ses problèmes nationaux à la Suisse où l'écologie fait partie des
préoccupations de tous les partis, aux pays scandinaves où la
social-démocratie reste crédible en matière d'environnement, aux
pays méditerranéens enfin qui émergent de la dictature fasciste et
luttent pour une rapide convergence économique avec le reste de
l'Europe. Le Royaume-Uni, toujours à part, ferme les portes de
l'expression politique aux Verts qui se retrouvent souvent aux côtés
des libéraux, des nationalistes écossais ou gallois, mais surtout
s'organisent bien davantage, à l'américaine, sur le modèle d'un
puissant lobby installé au cœur de la société, ou plutôt de deux
lobbies, l'un conservateur et défenseur des animaux et des
paysages, l'autre socialiste et dénonciateur des pollueurs
capitalistes et nucléaires.
Ce paysage politique composite a définitivement bougé après
1989, faisant entrer à présent l'écologie dans son âge positif : celui
de l'action au cœur de la société. En France, après maintes
péripéties, voici que les Verts se sont regroupés, ont admis leur
appartenance à la gauche et même leur affinité primordiale avec le
Parti socialiste. Initiatrice de cette mutation réaliste, Dominique
Voynet est ainsi la seule dirigeante verte européenne à exercer
aujourd'hui des responsabilités ministérielles de premier plan. En
Allemagne, les Verts sont les partenaires du SPD dans plusieurs
gouvernements régionaux et quelques grandes municipalités, ainsi
que presque partout à l'Est où leur absorption des anciens
dissidents démocratiques de Bündis 90 leur a grandement profité sur
le plan électoral, outre qu'elle leur a fourni une remarquable porte-
parole, Gunda Rôstel, qui parvient à toucher de nouveaux
sympathisants, au centre et à droite. Après avoir critiqué sans merci
leur programme d'impôts écologiques, le leader social-démocrate
Gerhardt Schrôder vient officiellement de leur proposer un mariage
politique dans la perspective des législatives de l'automne 1998. Et,
d'ores et déjà, Joschka Fischer fait figure de numéro deux de
l'opposition aux yeux de nombreux Allemands. En Italie enfin, les
Verts ont été repris en main par l'ancien commissaire européen à
l'Environnement, Carlo Ripa Di Meana, autrefois socialiste
exhibitionniste et bête noire de Jacques Delors, et ils forment un
petit parti charnière qui pourrait survivre lui aussi au gouvernement,
en cas de maintien d'une dose de proportionnelle.
Les Verts sont donc aujourd'hui installés dans trois des grands
pays de l'Europe de Maastricht et en passe de faire la preuve (ou
non) de leur capacité de gouverner aux côtés de la gauche post-
sociale-démocrate. Il s'agit là pour eux d'un redoutable pari en ce
qu'il suppose l'art du compromis et de la gestion. Or le monde anglo-
saxon présente là aussi un autre modèle fondé sur la révolte
populaire, le boycott et l'action devant les tribunaux relayé par un
véritable Komintern écologique, le mouvement Greenpeace, de plus
en plus coupé des partis verts nationaux par sa stratégie d'agit-prop
mondiale. Cette nouvelle dualité, là aussi, impliquera des choix de
politique et de société qui seront fort intéressants à découvrir.
31 juillet 1997.
Ne croyons pas aux conspirations, mais sachons voir les
nouveaux pouvoirs de nos sociétés postindustrielles
Notre numéro d'été est cette année consacré à ces femmes et ces
hommes d'influence qui, derrière les façades de la politique, de
l'économie et de la culture, jouent un rôle parfois fondamental dans
les décisions que prennent ceux qui nous gouvernent. Derrière le
plaisir de lire ces biographies, une question sérieuse est posée : le
monde dans lequel nous vivons est-il comme emboîté dans un
second monde plus secret dont les arcanes nous échapperaient ?
On reconnaît là cette forme de pensée magique et incantatoire
que le grand romancier et philosophe italien Umberto Eco a baptisée
du beau nom de « diétrologie » (de l'italien dietro : derrière), une
conception du monde qui n'accorde rien à la scène et tout à la
coulisse, royaume insoumis des grands tireurs de ficelles. Cette
conception a toujours enchanté les régimes dictatoriaux ou
simplement autoritaires, avec les invocations bien connues de la City
de Londres et de son or, des jésuites omniprésents derrière les
trônes, des sages de Sion prêts à fomenter la révolution mondiale
ou, plus tard, sous Brejnev, de comploter contre elle. Cette semaine
même, elle conduit le Premier ministre de Malaisie, Mahathir
Mohamad, à dénoncer le financier américain George Soros,
coupable d'avoir monté une conspiration contre les monnaies de
l'ASEAN, dont la baisse en série ne serait pas due à l'effondrement
du baht thaïlandais mais à un complot judéo-anglo-saxon contre la
nouvelle prospérité de l'Asie. Il est facile de caricaturer, comme le
fait admirablement Eco dans son Pendule de Foucault, cette
conception du cours des choses, qui arme les esprits de haine et les
désarme sur le plan de l'intelligence. Mais nous n'en aurons pourtant
pas fini là-dessus avec un éclat de rire voltairien, d'autant que
Voltaire lui-même, éduqué par les jésuites du collège Louis-le-
Grand, était bien persuadé de la réalité d'une vaste conspiration...
jésuite.
La conspiration et l'initiation, l'existence de cénacles secrets, ou à
tout le moins discrets, sont d'abord un mode d'existence naturel de
la politique et de la pensée prémodernes. Si la pensée grecque et la
pensée juive de l'Antiquité ont fait leur deuil progressif de l'initiation
des adeptes au profit de la transmission d'un savoir au grand jour,
les fureurs du dogme, catholique en Occident, sunnite en Islam, ont
vite fait de refouler vers les catacombes les esprits libres ou
simplement curieux. Il y a bien eu au Moyen Age une hétérodoxie
templière qui a pesé sur la culture de l'Europe. Comme l'a montré la
grande historienne britannique Frances Yates, il y a bien eu une
conspiration des Lumières au XVIe siècle, dont ont été partie
prenante le philosophe Giordano Bruno, l'entourage de l'empereur
Rodolphe Habsbourg à Prague, le parti élisabéthain en Angleterre,
le parti des « politiques » dans la France des guerres de religion et
les intellectuels réfractaires de la libre Venise (Sarpi, Zorzi). Cet
archipel a engendré au début du XVIIe siècle la Rose-Croix, dont la
branche anglaise aura été « l'invisible Société », qui se transforme
peu à peu avec Isaac Newton et Christopher Wren en Royal
Academy, tandis que la branche française entretient quelques
rapports intenses avec le jansénisme politique et la Compagnie de
Saint-Sulpice.
Réalité des sombres temps de la Contre-Réforme, l'existence
d'une politique de l'ombre n'a plus guère de sens aujourd'hui. En
revanche, il s'y substitue une réalité nouvelle, obscure, qui parfois
peut y ressembler, bien que ses conditions d'apparition soient
exactement inverses : la translation du pouvoir des gouvernements
vers l'inconnu des forces nouvelles. Mouvement inverse, puisqu'il
n'est plus le produit d'un excès d'oppression qui conduit au
refoulement, mais bien plutôt des excès de liberté que provoque
l'explosion des cadres étroits de la société industrielle de guerre
froide depuis une décennie. Nous sommes en effet confrontés à la
péremption de la souveraineté classique sous la contrainte des
nouveaux pouvoirs d'en haut comme d'en bas. Voulez-vous savoir
ce qu'est la politique de défense américaine et vous constaterez que
le Pentagone n'y est qu'un acteur parmi d'autres, et nullement le plus
puissant, surtout quand le ministre — actuellement William Cohen —
est, à la différence de son prédécesseur Yohan Perry, un politique
peu au fait des problèmes technologiques et industriels. Le vrai
patron de la politique de défense américaine pourrait bien, dans ces
conditions, n'être autre que Norman Augustine, le président de
Lockheed-Martin, qu'il entend fusionner avec Northrop-Grumman
pour faire de sa nouvelle société la tête de diamant du complexe
militaro-industriel. De qui dépend aujourd'hui la stabilité de l'Egypte,
du raïs Hosni Moubarak ou du cheikh d'Al Azhar, Tanhtani, dont les
prêches libéraux et le bon sens rationaliste sont en train de faire
dégonfler le ganglion islamiste qui déprimait et paralysait l'essor du
pays ? Qui est le chef du gouvernement turc de coalition laïque, né
le mois dernier, Mesert Vilmaz, le Premier ministre en titre, ou les
généraux Karadayi et Cevik Bir, qui ont fait comprendre à l'islamiste
Erbakan que l'heure était venue de plier bagage ? Et qui dirige
Kinshasa, sinon ces chefs militaires tutsis qui ont fait Kabila et ne
rendent compte qu'au président ougandais Yoweri Museverni ?
Quant aux trois acteurs clefs du défunt gouvernement Juppé et sans
doute de l'actuel gouvernement Jospin, ne sont-ils pas deux non-
ministres et un « non-français », le gouverneur de la Banque de
France Jean Claude Trichet, la secrétaire générale de la CFDT
Nicole Notat... et le chancelier Helmut Kohl ? Un peu de rationalisme
moderne éloigne de la « diétrologie », beaucoup de rationalisme y
reconduit, avec toutefois une certaine prudence.
31 juillet 1997.
Les ruines refroidies d'Octobre occupent toujours le
paysage russe
Il y a quatre-vingts ans tout juste, les bolcheviques prenaient le
palais d'Hiver à Saint-Pétersbourg (qui s'appelait déjà Petrograd
depuis 1914) et inauguraient une ère nouvelle qui était vouée à ne
pas dépasser le cap des soixante-dix ans. Il y a tout juste dix ans,
l'Union soviétique, en pleine perestroïka, achevait sa dernière année
« normale », menée par Gorbatchev, à l'apogée de sa popularité
comme de ses moyens politiques. Nous avons presque l'impression
que cette seconde date — 1987 — est aussi éloignée que 1917 du
monde dans lequel nous sommes entrés.
Et pourtant, à quatre-vingts ans de la révolution d'Octobre, à dix
ans du début de la « grande transformation », à huit ans de la chute
du Mur et à six ans seulement de l'effondrement de l'Union
soviétique, que reste-t-il de tout ce passé ? Il demeure d'abord une
esthétique qui n'a pas été remplacée. La perestroïka, puis la
classique démocratie eltsinienne n'ont en effet apporté ni style ni
chanson : on retrouve peu à peu de vieilles choses, on vit dans les
vieux immeubles, on redécouvre avec quelque nostalgie les
chansons d'Alexandre Rozenbaum des années 1950, on enterre le
chanteur Boulat Okoudjava sans l'avoir remplacé : la révolution
libérale est venue trop vite, et de manière trop subreptice. Ce qui
représente, avec la plus grande approximation, la culture la plus
proche, remonte déjà aux illusoires années 1980. La Russie baigne
encore pour l'essentiel dans un style local des années 1970, tandis
que le style international des années 1990 s'empare peu à peu de la
seule Moscou.
Il demeure aussi sur une vaste partie du territoire, et notamment
dans les campagnes, un monde apparemment attaché à la
collectivisation, celui des paysans, qui votent massivement pour les
communistes ou pour leurs cousins locaux du Parti agrarien, en tout
cas pour le maintien du statu quo. Cela peut sembler paradoxal si
l'on garde en mémoire le terrible affrontement qui se déroula dans
les campagnes au tournant des années 1930 avec la collectivisation
forcée, la liquidation des koulaks en tant que classe, qui devait
aboutir au déclin irrémédiable de la paysannerie russe. Mais il faut
aussi comprendre que les petits-enfants de ces malheureux (ou
plutôt la petite fraction d'entre eux qui n'a pas été entraînée dans
l'exode rural) ont aujourd'hui davantage intérêt au maintien des
kolkhozes qu'à leur liquidation. A la fin des années 1960, un
semblant d'Etat-providence minimal y était instauré. Ils ont le
sentiment que cela les protège des rigueurs terribles d'une
économie de marché dont ils ressentent les menaces bien plus que
les avantages - ou plutôt dont ils voudraient tirer quelques avantages
sans liquider leur filet de protection collectif. Ainsi la révolution
perdure-t-elle là où elle eut pourtant le plus de mal à s'imposer
naguère.
Un second nœud de conservatisme soviétique fonctionne avec les
industries d'armement. Certes, le secteur a d'abord fondu comme
neige au soleil. Mais, à présent, les industries de défense, en repli
sur toute la longueur du front, se sont stabilisées, tandis que l'armée
à laquelle leur immense production était d'abord destinée continue
irrémédiablement à se défaire par pans entiers. Dans une Russie qui
se concentre de plus en plus sur la production et l'exportation de
matières premières et d'hydrocarbures, le secteur de la défense
vient tout de suite en deuxième position, comme source de devises
et d'influence diffuse. La Russie, grâce à ce secteur, a pu faire retour
en Chine, stabiliser sa relation avec l'Iran — non sans danger à
terme pour la planète —, réintroduire un pied en Inde et même
commencer à coopérer avec l'Europe. A présent, l'industrie de la
défense est méprisée et maltraitée : ses hommes ont été évincés du
pouvoir par les banquiers, et les quelques ingénieurs de l'armement
qui se sont aventurés en politique, Skokov ou Choumeïko par
exemple, ont été vite stoppés dans leur progression. Mais, demain,
cette industrie reviendra jouer un certain rôle dans la politique
intérieure.
Reste aussi du Grand Octobre la politique des nationalités : avec
ce système complexe d'autonomies territoriales, linguistiques, de
segmentation de statuts, le régime, avec les meilleures des
intentions, a créé un puissant facteur de désagrégation nationale.
Là, aussi, le communisme a empêché l'intégration et l'apparition
d'une nouvelle identité russe plus libre, qui, en 1917, aurait
facilement englobé un grand morceau de l'Ukraine. Et, aujourd'hui,
aucune conception plus moderne de melting-pot russe ne vient
contrecarrer ce système.
30 octobre 1997.
Où commence, où s'arrête l'Europe ?
Ce débat n'a cessé de prendre un tour de plus en plus complexe
depuis la dissolution de l'Empire romain. Byzance et l'Occident latin
appartenaient-ils à la même entité face au monde islamique ? Le
XIXe siècle finira par trancher, en apparence dans la topographie,
pour ne marquer que davantage sa perplexité sur le plan
géopolitique. La frontière entre Europe et Asie passait dans les
manuels de géographie au beau milieu des deux empires, le russe
et l'ottoman, le long des crêtes de l'Oural et de la rivière du même
nom jusqu'à la Caspienne, puis elle suivait la barrière naturelle -
mais non humaine — du Caucase, pour traverser par le milieu la
mer Noire et les détroits, divisant ainsi en deux moitiés inégales, de
part et d'autre du Bosphore, ce qui était alors encore Constantinople.
Autrement dit, les géographes de l'orée de ce siècle avaient réservé
pour l'avenir la question de savoir si Russie et Turquie, les deux
héritières contradictoires de Byzance, appartenaient ou non à
l'Europe. Presque un siècle plus tard, nous en sommes toujours là,
sans avoir pu répondre dans un sens ou dans l'autre. Et
l'élargissement de l'Union européenne vers l'Est ne fera que rendre
le débat plus aigu, sinon toujours plus limpide. La nature des choses
s'est même ingéniée à croiser les complexités nouvelles, avec la
régression communiste en Russie et la révolution kémaliste en
Turquie.
La première a fait de l'Eurasie slave un monde à part, rêvant à la
fondation d'une civilisation distincte pendant près de soixante-dix
ans, faisant régresser dramatiquement le poids relatif de la culture
russe dans la culture européenne. La seconde, au contraire, a créé
dans le monde musulman un début de réconciliation avec l'Occident
chrétien, qui a projeté son ombre portée sur toutes les rénovations
modernisatrices en islam, du Maghreb à l'Iran. Malgré le sentiment
intégriste qui reprend de l'intensité en cette fin de siècle, l'aspiration
à devenir des Européens, qui fut celle du khédive Ismaïl en Egypte
ou de l'émir Abd el-Kader d'Algérie dans son exil damascène, reste
vivace en Orient, bien au-delà des seules communautés
chrétiennes. Sollicitées pour défendre des Musulmans européens à
Sarajevo, les puissances occidentales ont vacillé, mais n'ont
finalement pas consenti à la guerre sainte inversée que menaient un
temps Serbes et Croates de Bosnie, pour une fois associés dans le
crime. Mais les forces de séparation des deux mondes russe et turc
d'avec l'Union européenne demeurent, quoi qu'il en soit, fortes non
seulement à l'Ouest, mais à l'Est aussi. On comprend dans ces
conditions l'exaspération des forces libérales russes, turques, ainsi
que maghrébines, iraniennes, centre-asiatiques devant le rejet
ethnocentrique dont elles sont souvent l'objet, au moment où elles
doivent faire face, chez elles, à la montée des nationalistes, des
islamistes, des protectionnistes et des violents. Ni les amis libéraux
d'Egor Gaïdar à Moscou, ni ceux, sociaux-démocrates, d'Erdal Inönü
ou de Mumtaz Soysal à Ankara ne sont des valets de l'Occident.
S'ils veulent être européens à part entière, ce ne sera pas, pour les
Turcs, la sébile tendue, ni la tête basse pour les Russes. Reste
qu'en leur claquant la porte on augmente exponentiellement les
chances de devoir un jour négocier avec des semi-islamistes —
comme l'est déjà Izetbegovic en Bosnie — ou de vrais fascistes
slaves — comme Seselj, qui menace de s'emparer de la Serbie par
les voies légales.
Mais nous oublions dans cette recension un ultime facteur, à la
vérité fondamental : le Nouveau Monde. La tendance des
Amériques, de Franklin et Bolivar à Clinton et Cardoso, est, à
l'inverse, de s'émanciper sans cesse davantage du Vieux Monde,
dont, pourtant, aucune barrière culturelle d'origine ne les sépare. Les
immigrants pauvres d'Europe et leurs descendants, qui seront de
plus en plus métissés, inventent en effet une nouvelle civilisation,
déjà distincte en bien des points de sa matrice européenne. La
politique, en l'occurrence les aspirations hégémoniques de l'Etat
fédéral américain, contrarient cette lente mais inexorable dérive. La
volonté de certains Américains, les moins lucides à la vérité, est de
faire en sorte que les Etats-Unis demeurent, selon le mot
d'Holbrooke, la « première puissance européenne » au prochain
siècle, un peu comme l'Angleterre du XVIIIe siècle demeurait une
grande puissance continentale. Ici, la gestion directe à Washington
de l'élargissement de l'OTAN à l'Europe centrale, en préalable à la
grande négociation avec l'Union européenne, bien plus complexe et
difficile, a pour objet de transformer les Polonais, en particulier, en
alliés privilégiés à l'Est, qui feraient pendant aux Britanniques à
l'Ouest. On connaît bien le programme de ce nouvel axe
proaméricain : démantèlement progressif des politiques volontaires
de Bruxelles — à commencer par la PAC —, fermeture des portes à
la Russie et intégration au contraire de la Turquie, refus d'une
Europe politique à dominante franco-allemande au profit d'un OTAN
géopolitique à dominante anglo-saxonne. On voudrait qu'à cette
stratégie, rigide mais rigoureusement mise en œuvre, s'oppose une
contre-stratégie européenne qui ne soit pas le sempiternel cocorico
des 35 heures bien méritées d'une France qui a peut-être décidé, en
cette fin de siècle, de ne plus se casser la tête avec des problèmes
qui pourraient la dépasser. Le concierge est dans l'immeuble, à
moins qu'il n'ait été mangé.
25 décembre 1997.
1998
Les risques de la « nouvelle économie »
Voilà bientôt vingt ans que le chômage de masse et de longue
durée a fait retour en Europe. Après deux décennies d'expériences
diverses, la théorie économique ne s'est guère enrichie. La pratique
des gouvernements, en revanche, s'est quelque peu précisée. On
sait désormais que des relances massives de l'activité économique
par injection de monnaie — que l'on baptise à tort « keynésiennes »
(puisque Keynes réservait cette thérapie de choc à des situations de
déflation) — ne provoquent aucune croissance réelle ou très peu.
On sait aussi que d'importants progrès de productivité dans
l'agriculture et l'industrie peuvent, contrairement à la théorie
classique, ne pas se répercuter automatiquement sur d'autres
secteurs, notamment tertiaires, particulièrement lorsque ce tertiaire
est régi par des statuts rigides (cas de la France, de l'Allemagne et
de nombreux autres pays du continent) qui y ralentissent fortement
la création d'emplois, et notamment celle d'emplois peu qualifiés.
Les postes de travail supprimés dans les chantiers navals ou la
sidérurgie sont alors peu ou pas remplacés par les services,
marchands ou non marchands ; les profits sont investis ailleurs ou
transformés en impôts et prélèvements divers qui servent des rentes
décroissantes aux victimes de la crise.
On sait enfin que la croissance moyenne des pays industrialisés
s'élève au-dessus de 2 %, soit grâce à des effets exogènes (forte
immigration aux Etats-Unis, en Israël, intégration des nouveaux
Lânder en Allemagne, forte diminution du budget militaire aux Etats-
Unis), soit — et il s'agit de la voie maîtresse — par le
développement des hautes technologies, pouvant permettre jusqu'à
4 % de croissance aux Etats-Unis en 1997. Mais ces dernières
imposent certaines disciplines nouvelles aux sociétés développées :
un effort sans précédent de modernisation de l'éducation, une
mobilisation non moins exceptionnelle de l'épargne disponible vers
de petites entreprises à hauts risques, liées de très près à la
recherche fondamentale.
Tout le reste semble ressortir au chapitre de la littérature :
diminuer le train de vie de l'Etat, discipliner la masse salariale,
subventionner diversement les emplois les moins qualifiés et les plus
précaires, dissuader certains groupes de la population de se
présenter sur le marché du travail (les quinquagénaires en France et
en Allemagne, les femmes aux Pays-Bas et au Japon, les jeunes
partout). En réalité, ces palliatifs ne sont nullement obligatoires à
long terme, comme l'ont prouvé le boom reaganien de 1983 à 1989
sans réduction des déficits publics, l'actuelle progression des
salaires aux Etats-Unis (sans inflation) et l'échec des politiques
d'incitation à l'embauche en Europe continentale.
Mais on n'a sans doute pas assez réfléchi encore aux
conséquences politiques à long terme de cette nouvelle économie à
hauts risques pour les individus. Tout se passe comme si nous
avions quitté, vers la fin des années 1970, un monde familier né de
la Seconde Guerre mondiale et reconduit grâce à la guerre froide, où
les sociétés industrielles acceptaient bravement le risque de
violence militaire en échange d'une très forte sécurité de l'emploi et
de l'environnement social. On immolait quelques dizaines de milliers,
même quelques centaines de milliers d'adolescents, en Corée, en
Malaisie, en Algérie, au Vietnam et pour la dernière fois en
Afghanistan, cette fois-ci pour les Russes, tout en donnant la
garantie à chacun d'une condition sociale stable, avec un fort
progrès des rémunérations dans le cours de l'existence. Pour des
pays comme le Japon, la Suède ou la Suisse, qui avaient l'Etat-
providence sans avoir la militarisation, les bénéfices collectifs et
individuels étaient particulièrement élevés : l'Etat industriel
keynésien planifié, sans guerre, a été ce chef-d'œuvre incontestable,
bien qu'un peu « barbatif », comme aurait dit Stendhal, de ce monde
que nous avons quitté.
A présent, le monde occidental est entré dans une phase de
relative pacification extérieure et de grande effervescence interne,
aussi bien économique que sociale. La vie politique en est
bouleversée. Aux grands partis sociaux (libéral-social, de gauche, et
conservateur-social, de droite) qui se partageaient le pouvoir d'Etat
succèdent à présent des forces nouvelles difficiles à classer sur l'axe
droite-gauche, des mouvements tourbillonnaires, qui, parfois,
donnent le sentiment de loucher vers le passé, quand ils annoncent
en réalité l'avenir. Toute une frange de la société qui vit très mal la
brutalité du changement ne veut que revenir en arrière, si besoin est,
par la restauration d'une autorité non moins brutale. Les vrais
bénéficiaires du mondialisme « high-tech » sont encore trop peu
nombreux pour gagner une élection démocratique, mais ils
influencent déjà fortement les grands partis démocratiques de droite
et de gauche par la méthode du despotisme éclairé. La majorité des
ressortissants de la gauche et de la droite modérées aimeraient,
eux, arrêter le curseur sur une formule de compromis conservateur,
qui accepte le changement, tout en en minimisant l'impact : c'est la
formule des grandes coalitions, qui pointe le nez en Allemagne et en
Italie, par exemple, à certains égards déjà au Japon depuis trois ans.
Ce compromis sera-t-il tenable ?
22 janvier 1998.
Clinton est resté un iconoclaste à Washington
Marx a emprunté à Hegel l'idée selon laquelle l'Histoire a le don
de reproduire sous forme de comédie ce qui s'est joué une première
fois en tragédie. La comédie, nous le savons, si amère soit-elle, est
celle qui assure l'effondrement de la présidence Clinton dans une
pantalonnade de bas étage où la morale publique véritable ne
devrait rien avoir à chercher. La tragédie, au choix, c'est la chute
pathétique de Richard Nixon, dans la tempête de la fin de la guerre
du Vietnam, ou bien, mieux encore, l'assassinat de John Fitzgerald
Kennedy à Dallas, en 1963 — sans grand doute subsistant, par un
groupe de mafieux et d'ultras liés aux anticastristes cubains.
Car il y a bien, ici aussi, un vaste complot d'extrême droite pour
abattre Clinton par une accumulation d'enquêtes
invraisemblablement complexes et ramifiées, auxquelles, sans
l'ombre d'un doute, aucun de ses prédécesseurs — sûrement pas
Eisenhower, Reagan ni Bush, par exemple — n'aurait pu survivre
facilement. La haine que peut déclencher un couple de soixante-
huitards peu conformistes, engagés à créer une sécurité sociale
pour tous, à combattre la pseudo-« majorité morale » antiféministe et
passablement raciste que Reagan avait fait naître comme force
supplétive de sa révolution antiétatiste, voilà qui suffit à expliquer
l'acharnement de ceux qui lui sont hostiles, notamment au Congrès.
On comprend aussi que le bilan plus que satisfaisant du Président
sur le plan économique ait pu faire redoubler l'ardeur destructrice
d'adversaires qui ne parvenaient à rien par les urnes et les
campagnes de presse. Quoi qu'il arrive désormais, le procureur
spécial Kenneth Starr demeurera un réprouvé de l'histoire
américaine.
Mais ces remarques de bon sens n'épuisent pas tout le sujet, il
faut y ajouter encore deux données anthropologiques, qui
concernent l'une le Président lui-même, l'autre le peuple américain.
Né dans une famille pauvre et bousculée, Bill Clinton porte non pas
le nom de son père, mais celui de son beau-père, alcoolique et
brutal, qui n'hésitait pas à menacer physiquement son épouse et son
beau-fils quand celui-ci était enfant. Il a connu à Hot Springs, sa ville
natale de l'Arkansas, un monde schizophrénique et hypocrite où les
églises baptistes fleurissaient au milieu des tripots, de la triche et du
péché. Sorti de cet univers faulknérien par son intelligence et son
extraversion, Clinton est un homme qui croit passionnément en la
politique comme moyen de recomposer des existences détruites,
d'ouvrir un espace public qui soit comme une seconde chance pour
les individus confrontés à une vie privée peu brillante ou, à la limite,
indicible. Il a montré tout ce qu'il savait faire en ce domaine,
notamment en matière de pédagogie économique et de relations
raciales. Mais, s'il croit en la politique et en la démocratie, Clinton ne
croit pas à l'Etat ni, plus largement, à la symbolique républicaine. Et
son arrogance iconoclaste porte particulièrement sur les symboles
de l'establishment puritain et anglophile du Nord-Est, celui qui a fait
les Roosevelt et les Bush. C'est une chose d'humilier sur la question
irlandaise l'Angleterre torie détestée ; c'en est une autre de louer à la
nuit la chambre à coucher de Lincoln dans la Maison-Blanche à de
riches rentiers, d'organiser des petits déjeuners photo payants dans
les mêmes locaux ou d'allouer des tombes à des imposteurs au
cimetière militaire d'Arlington. Ce piétinement du symbolique ne
s'explique que si l'on rappelle aussi que Clinton, tout antiraciste qu'il
soit, reste un sudiste, que Lincoln n'est pas son président. Comme
Al Capone en son temps, que l'on condamna pour fraude fiscale,
Clinton ne tombe certainement pas pour ses transgressions
véritables, mais sur un point de détail scabreux où il est possible de
le coincer.
Reste à élucider ce dernier point : pourquoi les Américains
haïssent-ils si fort leur présidence qu'ils y martyrisent à présent très
régulièrement chaque détenteur du poste ? Sans doute y a-t-il un
immense problème à ce que la magistrature de conciliation et de
mobilisation morale d'une vaste colonie paysanne de l'Europe ait dû
évoluer au fil du temps pour devenir un pouvoir de commandement,
très au-delà des frontières du pays, sur l'économie et la sécurité de
notre monde. Contrairement au cliché antiaméricain, le peuple des
Etats-Unis n'aime pas ce développement imprévu de sa république.
Et, sans toujours comprendre parfaitement sa propre démarche, il ne
cesse depuis vingt-cinq ans, et plus encore avec la fin de la guerre
froide, de désacraliser sa présidence sous toutes les formes, pour
mieux la contenir. Clinton aussi, au diapason de son peuple,
participe à cette désacralisation. Oui, mais, malheureusement, il ne
s'agit sans doute pas de la même désacralisation : car ce que veut
le peuple américain aujourd'hui, à droite et à gauche du spectre
politique, c'est davantage de morale et moins de présidence
impériale — au risque de faire chuter d'excellents présidents, Nixon
ou Clinton, qui adoptent la posture inverse.
29 janvier 1998.
Saddam Hussein joue gagnant sur tous les tableaux,
sauf sur le front intérieur
Il est un point commun qui unit aujourd'hui Fidel Castro et Saddam
Hussein, et qui ne ressortit pas à la commune animadversion qu'ils
vouent à la démocratie américaine (et réciproquement) : jamais leur
popularité n'a été aussi considérable au-delà de leurs fonctions
respectives et jamais la base nationale de leur pouvoir n'aura été
aussi branlante. Que le Líder maximo paraisse demain dans les rues
de Rio ou de Mexico, et ce sera la liesse, gonflée de ressentiment
antiaméricain. Que Saddam Hussein vienne à fouler le sol égyptien,
et, du Caire à Alexandrie, on retrouvera la ferveur nassérienne. Qu'il
emmène dans sa tournée l'immense philosophe Roger Garaudy,
nouvelle idole de l'intelligentsia arabe, et ce sera le délire. Mais
revenons sur Terre : Saddam Hussein est à Bagdad, où il n'a guère
que le soutien critique de la diplomatie russe d'Evgueni Primakov à
se mettre sous la dent. Car, chez lui, en Irak, tout comme pour
Castro, à La Havane, l'enthousiasme que suscite sa politique lui est
de plus en plus compté. La faiblesse stratégique véritable de
Saddam Hussein, la seule même, est bien la solidité de son front
intérieur.
Sur tous les autres tableaux Saddam Hussein joue gagnant : la
stagnation du processus de paix israélo-palestinien paralyse ou
désoriente ses adversaires pro-occidentaux dans le monde arabe,
qui ne veulent plus ou ne peuvent plus le contrer comme ils le firent
en 1990-1991. La souplesse et la versatilité de ses armements
chimiques et biologiques lui permettent de jouer à cache-cache avec
l'aviation américaine. La lassitude des opinions occidentales et la
sensibilité aux effets de l'embargo sur les populations civiles lui
confèrent une image importante. La peur d'un vide explosif en Irak,
s'il venait à quitter le pouvoir, continue d'inquiéter la Turquie, l'Arabie
Saoudite traditionnelle, la France et, plus généralement, tous les
Etats menacés par les progrès de l'intégrisme, pour lesquels l'Iran
islamiste doit demeurer l'ennemi principal. Voici pourtant quels sont
les points faibles intérieurs de cet apparent triomphe sadique du
« voleur de Bagdad » - pardon, de Takrit, sa bourgade, qui vit naître
en des temps plus fastes le grand Saladin.
L'Irak, on le sait, comprend à grands traits trois communautés
principales : une grosse moitié d'Arabes chiites - concentrés dans le
sud, autour du port de Basra, dans les centres religieux de Najjaf et
de Karbala, et jusqu'aux quartiers sud de Bagdad — et deux petits
quarts d'Arabes sunnites (la communauté de Saddam),
politiquement dominants depuis l'époque ottomane, mais de plus en
plus minoritaires, ainsi que des Kurdes, également sunnites, mais
foncièrement opposés au nationalisme arabe, laïc ou non, et qui
n'ont cessé de combattre le Baas au pouvoir depuis la fin des
années 1960. Les chiites ont longtemps cru au nationalisme arabe,
qui les réintégrait dans une identité nationale moderne : ils sont
aujourd'hui amers que leurs sacrifices des années 1980, lorsqu'ils
ont accepté de combattre leurs coreligionnaires iraniens, se soient
soldés in fine par une terrible répression. Quant aux Arabes
sunnites, alliés aux chrétiens des villes, ils ont été les piliers de la
modernisation, mais ils ne croient plus en cette dictature laïque qui
s'appuie en sous-main sur des confréries religieuses intégristes qui
répandent la haine des chiites. Et, surtout, ils récusent ce pouvoir
personnel, qui est d'ailleurs de plus en plus celui du fils du dictateur,
Oudaï, qui n'hésite pas à assassiner sauvagement jusque dans la
proche famille élargie du président. Le dernier meurtre de
l'ambassadeur irakien en Jordanie et de deux hommes d'affaires
assyriens à Amman est une fois de plus l'œuvre de Saddam, qui a
adressé ainsi un sérieux avertissement à son demi-frère Bassam al-
Takriti, qui se trouve en semi-exil à Genève. Dans ces conditions, un
effondrement de la tyrannie saddamite n'est pas à exclure tout à fait.
Il y a suffisamment de forces qui, en s'associant, pourraient
immédiatement tirer profit de la situation.
Examinons ainsi la politique des voisins. L'Iran souhaite sortir de
son isolement régional. Il est très probable que le nouveau président
Khatami ne poussera pas les feux d'un démembrement de l'Irak
entre chiites du Sud et Kurdes du Nord. La Syrie, elle, abrite toujours
les chefs de l'opposition irakienne. Pour Assad, qui veut laisser une
situation consolidée à son fils Bachar, un Irak ami et allié — où les
chiites pèseraient de leur poids véritable, tout en affirmant leur
identité arabe — serait un atout maître pour tenir les chiites libanais
et affermir la domination alaouite à Damas. En Arabie Saoudite
même, à mesure qu'émerge le pouvoir du prince régent Abdallah,
très proche de la Syrie (d'où est originaire aux trois quarts sa tribu,
les Shammar), on suppute sérieusement les avantages d'une
grande réconciliation avec Téhéran, préparée par Damas. On a
moins peur qu'auparavant d'un après-Saddam en Irak. Or, le
paradoxe le plus formidable est là : Bagdad a tellement indisposé
Américains et Israéliens que Jérusalem et Washington pourraient au
fond consentir à ce triomphe de la politique syrienne et iranienne
que représenterait le renversement du Baas irakien par un nouveau
régime, mi-militaire mi-populaire, comme le fut celui du colonel
Kassem à la fin des années 1950. Saddam et son cher rejeton
Oudaï devraient réfléchir davantage à cette identité remarquable.
5 février 1998.
Les projets foudroyés de 1945
1968, triomphe des utopies de la jeunesse étudiante en révolte
dans tout l'hémisphère Nord, a, paradoxalement, été avant tout le
point d'arrivée des ambitions excessives de plusieurs après-guerres
simultanées. C'est même ce dépôt de bilan simultané qui, comme
par un effet de souffle, a libéré le terrain de la ferveur d'une nouvelle
génération.
Premier blocage de l'époque, et le plus spectaculaire, celui des
ambitions démesurées de la puissance américaine. Celle-ci, au
début de 1968, entendait tout à la fois remporter la guerre du
Vietnam sur le terrain, engager les programmes sociaux les plus
ambitieux de son histoire et continuer à exercer son hégémonie
économique sur le monde libre à travers un dollar devenu la seule
monnaie de réserve mondiale. A la fin de cette année terrible, le
rêve avait volé en éclats : dès l'offensive d'hiver du FLN sud-
vietnamien, en février, à l'occasion de la fête du Têt, les
communistes font la preuve de leur capacité d'intervenir en plein
Saïgon. Si le bilan humain de l'offensive est terrifiant pour le
Vietcong, son succès symbolique, lui, est total : les images de
l'ambassade américaine au Sud-Vietnam - dont le titulaire porte le
nom prémonitoire d'Ellesworth Bunker... — assiégée pendant deux
jours par un ennemi omniprésent sur le terrain finissent par briser le
consensus de l'opinion américaine. La guerre est perdue dès ce
moment, malgré l'héroïque résistance des marines à Khê Sanh, à la
fin de l'année. Pendant qu'au pays les ghettos noirs poursuivent
leurs révoltes sporadiques, commencées dès 1967, la conscription
s'effondre sous le poids de la contestation de la jeunesse. L'inflation
continue à caracoler jusqu'au beau milieu de l'été. Accablé par
l'effondrement de sa stratégie rooseveltienne, Lindon Johnson a
renoncé à se présenter. En réalité, il est broyé par la déconnexion
qui se produit alors entre mobilisation guerrière et progrès social,
qui, depuis 1940, avait permis à l'Amérique un formidable bond en
avant social et économique. Après le Têt, ce seront ces images de
débâcle qui convaincront une Amérique encore très marquée par le
New Deal, de conférer la victoire à Nixon, véritable syndic de faillite
du rêve impérial déçu des démocrates : en quatre ans, le Vietnam
sera évacué, la Chine reconnue, le dollar déconnecté de tout
système de changes fixes, les Blancs du Sud ralliés majoritairement
au Parti républicain et le service militaire aboli. L'Amérique de Pearl
Harbor, de Roosevelt, de Hawks et de John Ford est morte cette
année-là.
A l'est, même fin de partie. Le printemps de Prague, poignant,
grave, juste, magnifique, aura donc été le dernier et somptueux
rougeoiement du communisme poststalinien. En Tchécoslovaquie,
malgré les pendaisons de 1952, il restait encore un parti de masse
ouvrier en Bohême, des résistants courageux en Slovaquie, des
cadres trompés par la clandestinité des années noires tels que
Dubcek, Joseph Smrkovsky, Frantisek Kriegel, héros des Brigades
internationales, ou le spécialiste de Kafka Edward Goldstücker. Les
communistes tchèques pouvaient réussir. Leur terrible échec ne se
limite pas aux frontières de leur Etat. En Pologne, le mouvement dit
des « Partisans » du général antisémite ukrainien Moczar (Demko)
débouchait en même temps sur le pogrome définitif de l'université
polonaise, l'expulsion des cadres juifs du pays. En Yougoslavie, Tito
lui-même allait bientôt prendre peur des velléités démocratiques du
« printemps croate de Zagreb » et entamer un insensible
rapprochement avec le nationalisme serbe et Moscou. Au Kremlin,
enfin, la décision d'intervention militaire à Prague scelle la défaite
finale des partisans de la réforme. La saison des espoirs ouverte par
le 20e Congrès de 1956 est définitivement close. Lasse des numéros
un, l'Union soviétique s'est tournée vers un numéro zéro : Leonid
Brejnev. Il conduira le pays à la faillite totale.
Il reste le rêve gaulliste, ou plutôt gaullien, celui d'une France
restaurée dans sa puissance, à la tête d'une Europe elle-même
indépendante des Etats-Unis. Celui-ci aussi s'achève sous les pavés
et les charges de CRS de Mai 68, dans le triomphe facile de la
stratégie de Georges Pompidou, en juin de la même année, dans le
repli économique de l'automne. Le Général aussi, fils de Péguy et de
l'Angleterre churchillienne qu'il avait admirée sans réserve, voulait
une France réconciliée par l'impératif industriel, l'ambition
mondialiste retrouvée et une culture moderniste incarnée par André
Malraux. Il avait oublié au passage combien ce rêve éveillé devait à
une IIIe République conquérante, qui, elle, s'était bien gardée
d'humilier les corps intermédiaires, les élus, les partis, le Parlement,
la presse. Ce prophète fabuleux et progressiste qu'était de Gaulle
avait habillé sa méditation d'une allure de père de régiment qui
convenait mal au républicanisme profond de ses propres partisans. Il
comportait, depuis l'effacement d'Adenauer, un échec européen
grandissant, qui, faute de partenaire crédible, obérait la poursuite de
l'entreprise. Dans le scepticisme croissant qu'accompagnaient
certaines initiatives telles que le Québec, la campagne pour l'étalon-
or, la mise en accusation unilatérale d'Israël, les élites avaient déjà
commencé à déserter.
Au fond, lorsque se nouent les drames de 1968, les projets à long
terme de 1945, le New Deal généralisé, une planification socialiste
non stalinienne, respectueuse des libertés, un travaillisme européen,
indépendant de l'Amérique, qui réaffirme la centralité du Vieux
Continent, les trois grands rêves des meilleurs vainqueurs ont déjà
été foudroyés. L'heure est venue pour que des jeunes, nés de cette
terrible guerre, se remettent à espérer - dans l'illusion parfois
féconde - que tout demeure à réinventer. Le monde que nous
habitons, pour le meilleur et pour le pire, est le fruit de ce moment
exceptionnel.
26 mars 1998.
De nouveaux « officiers libres » égyptiens ?
Depuis le début des années 1970, l'Egypte n'a pas cessé de
représenter le pôle essentiel de stabilité du monde arabe. Dès les
deux dernières années du règne de Nasser (1968-1970), elle
recherchait les voies d'une sortie du conflit israélo-arabe et
abandonnait son alliance avec l'OLP, alors au faîte de ses
aspirations révolutionnaires. Après sa victoire morale de 1973, elle
commençait à bâtir une voie nouvelle de réconciliation avec
l'Occident, que peu à peu les autres grands Etats arabes ont
empruntée, souvent avec moins de conséquence et d'obstination.
Dès le début des années 1990, l'Egypte s'est retrouvée au cœur de
la coalition anti-irakienne et du processus d'Oslo. Sur le plan
économique, il en aura été de même, avec, ces deux dernières
années, une incontestable envolée de la croissance au-dessus de 5
% et la mise en place des nouveaux projets d'irrigation pour créer
une sorte de second Nil artificiel. Des projets qui, bien conduits,
pourraient doubler la surface agricole utile du pays et résoudre les
problèmes du marasme de la paysannerie.
Pourtant, le pays ne vit pas au diapason de ses incontestables
succès. Tout au contraire, il leur tourne le dos. A la vérité, l'Egypte
est lasse de ses vingt ans de paix blanche avec Israël, de son
alliance avec les Etats-Unis, de son côté bon enfant et raisonnable.
Ses intellectuels étaient autrefois les porte-drapeau du libéralisme
arabe, fût-il à moitié marxiste. Leurs goûts, leurs aspirations les
forçaient à souhaiter une occidentalisation des mœurs, de la presse,
du cinéma, de la politique enfin. Leur composition
multiconfessionnelle, musulmans et coptes chrétiens y vivant en
totale symbiose, les conduisait à militer pour une laïcité totale de la
société égyptienne, plus profonde en réalité que celle de la société
turque, et à laquelle ils étaient déjà parvenus par eux-mêmes. Cette
génération extraordinaire des Taha Hussein, des Tawfik al-Hakim,
des Naguib Mahfouz, dispersée par la mort, l'exil et le grand âge, est
à présent sans succession. Le procès fait par l'Ordre des
journalistes au plus grand intellectuel marxisant du pays, Lotfi el-
Kholy, pour avoir continué, à la tête du « Centre stratégique » d'Al
Ahram, le dialogue avec les pacifistes israéliens, montre que
l'intolérance et la bigoterie ont à présent rompu les digues. La
censure religieuse étouffe ce qui fut le cinéma le plus créatif du
monde arabe ; des juges se mêlent de casser le mariage du
philosophe Nasser Abou Zeid pour athéisme de l'un des conjoints.
Qui peut s'étonner, dans ces conditions, du triomphe réservé au
sinistre Roger Garaudy par la nouvelle génération des petits flics
fascistes qui se présente comme la relève des intellectuels
égyptiens d'antan ? Certes, il existe des poches de résistance — à
la télévision, dans les journaux, parmi les jeunes leaders coptes,
dans la police et l'armée - au climat patriotico-islamiste qui règne
aujourd'hui au Caire. Et, bien sûr, on compte sur l'inlassable bonté,
sur la douceur naturelle du peuple égyptien, le moins capable
apparemment de ces violences insensées qui s'abattent pourtant
régulièrement ces derniers temps sur les chrétiens autochtones et
les touristes. Malheureusement, la situation présente est aussi le
résultat accablant d'une politique délibérée du régime depuis
Sadate, visant à refuser la confrontation avec l'islamisme, à lui
abandonner des pans entiers de la société pour préserver le seul
appareil d'Etat.
Cette politique à courte vue est à présent entrée en crise : le bloc
islamiste, après avoir avalé un gros morceau de la société urbaine
égyptienne, s'attaque maintenant aux campagnes et, à petites
touches, à l'Etat lui-même, qui est, à travers policiers et militaires,
depuis longtemps la cible de sa frange terroriste. L'Egypte est bien
mal entourée. A l'est, elle confine à une Arabie Saoudite qui se
radicalise et, s'appauvrissant, exporte vers Le Caire de moins en
moins de capitaux et de plus en plus d'intégrisme. Au sud, elle se
retrouve confrontée au Soudan islamiste en voie d'implosion, dont
elle essaie à présent de recoller les morceaux au risque de se
compromettre. A l'ouest, elle s'est décidée, non sans reniements, à
se réconcilier avec la caricature bouffonne et sanglante du
nassérisme qu'est la Libye de Kadhafi, dans l'espoir de la rattacher
progressivement à sa zone d'influence, et ce jusqu'à lui livrer un
dissident qui se trouvait sur son propre territoire. Du nord, enfin, il ne
souffle plus depuis l'arrivée au pouvoir de Nétanyahou qu'un
mauvais vent de sable susceptible d'allumer toutes les braises.
On peut craindre qu'un jour un groupe quelconque d'« officiers
libres » new-look ne décide d'opérer à chaud une synthèse du
nationalisme kadhafiste, de l'intégrisme soudanais et des nouvelles
idées saoudiennes. Cette éventualité n'a, hélas, plus rien
d'impossible et remettrait en question tout l'équilibre régional - et
bien d'autres choses encore. L'Egypte, ce grand vaisseau chargé
d'espoir, peut encore connaître la tempête alors qu'elle arrive en vue
du port. Mais n'est-elle pas passée maîtresse dans l'art de ces
tragédies consommées dont Nasser lui-même avait le secret ?
9 avril 1998.
Triomphe de Shanghaï
Au début des années 1950, Chi Chaoting, un grand historien
communiste chinois qui fut aussi un grand espion aux Etats-Unis,
publiait son étude classique sur les zones économiques clefs dans
l'histoire chinoise. Sa thèse est très largement admise aujourd'hui : à
chaque transformation de l'équilibre social de la Chine a
correspondu un déplacement de la zone clef autour de laquelle a
gravité le pays, et donc aussi de la capitale. L'Antiquité est dominée
par Xi'an, au cœur de l'agriculture céréalière du fleuve Jaune et au
contact de la route de la soie. Les invasions turques et l'anarchie qui
sépare les Tang des Song amèneront vers l'an mil la prééminence
de Kaifeng au contact des nouvelles zones. L'invasion mongole
créera de toutes pièces ce campement permanent de brique et de
pierre qu'est demeuré Pékin, au contact immédiat de la steppe et du
monde eurasien, et les Ming, restaurateurs de l'indépendance, ne
voudront pas répudier ce site, tendus qu'ils étaient vers l'objectif de
soumettre enfin les barbares du Nord à la loi chinoise. Les
Mandchous, bientôt sinisés à leur tour, entérineront ce choix de
Pékin, trois siècles plus tard.
Contre Pékin va se lever au XIXe siècle l'insurrection culturelle des
Chines du Sud, ouvertes sur le monde extérieur et bientôt sur la
liberté politique de l'Occident, revendiquée par Sun Yat-sen. La
protestation de cet intérieur bouillant que sont le Sichuan ou le
Hupei, provinces clefs par leur démographie, en fera l'épicentre de
l'insurrection des Taiping au XIXe siècle, puis de la résistance au
Japon, installé à Pékin après 1938, et plus récemment de la réforme
agraire de Deng Xiaoping après 1978. L'équilibre entre le
conservatisme du Nord, le révolutionnarisme paysan du Sud-Ouest
et le libéralisme du Sud, le Kuomintang des premières années 1930
aura cru le trouver en déplaçant la capitale à Nankin, véritable cœur
intérieur de la Chine classique du Yang-tsé. Le sac de la ville par les
Japonais en octobre 1937 — près de 250 000 exécutions au sabre
et au fusil — aura raison, douze ans avant le triomphe de Mao, des
ambitions peut-être exagérées de Nankin. Car, si cette dernière
tourne le dos aux campagnes fiévreuses qu'agitent les communistes
de la Longue Marche, elle dénie déjà le primat des deux villes par
lesquelles le pays respire encore, Canton et Shanghaï, la première,
centre de la politique révolutionnaire, la seconde, place forte d'un
capitalisme chinois à moitié extraterritorial.
Après 1949, Chi Chaoting justifie abondamment le retour voulu
par Mao à Pékin. La nouvelle économie planifiée socialiste ne peut
dans un premier temps que se retirer à l'intérieur des terres et
resserrer ses liens avec l'Eurasie soviétique alliée. Le choix de
rétablir la capitale à Pékin évoque irrésistiblement le déplacement de
la capitale russe de Petrograd à Moscou par Lénine. Geste
totalement ambigu de Mao, ce retour à Pékin pouvait tout aussi bien
s'autoriser des empereurs Yuan, des Mongols (c'est le choix
prosoviétique des années 1950), que des Ming, établis dans la Cité
interdite par la plus grande révolte paysanne de la Chine (c'est le
choix populiste-agraire des années 1960 et 1970). Il n'a en tout cas
qu'un ennemi désigné : Shanghaï, émule de Leningrad dans le
second empire socialiste. Eh bien ! les grands bouleversements
engagés en 1978, en réintroduisant peu à peu le capitalisme en
Chine, ne pouvaient qu'aboutir au triomphe de Shanghaï, si
longtemps marginalisée par Pékin, à sa transformation, à la manière
de New York, en véritable capitale du pays.
Shanghaï, c'est d'abord le creuset politique du réformisme
communiste. C'est depuis les venelles protégées de la concession
française que le grand Liu Shaoshi dirigeait, de 1935 à 1949,
l'activité du Parti dans les « zones blanches » (KMT et japonaises),
tandis que Mao poussait à Yenan les feux de son utopie agreste.
Inconsciemment d'abord, consciemment ensuite, c'est l'esprit des
« zones blanches » qui s'est opposé au despotisme de Mao dans la
résistance de Liu au centre du pouvoir et dans l'insurrection des
syndicats de Shanghaï contre les flics de Pékin, au début de la
Révolution culturelle. Pas plus que Goebbels n'était parvenu à faire
taire la gouaille de Berlin, ni Jdanov le sarcasme compassé de
« Piter » (Pétersbourg), les tortionnaires minables de la Bande des
Quatre ne pourront venir à bout de la liberté shanghaïenne. La suite
est connue : le retour au commerce, les liens qui se rétablissent
avec la diaspora shanghaïenne à Hong Kong, où elle domine la
finance et l'armement naval, à Taïwan, où elle domine l'Etat, et
surtout aux Etats-Unis, où elle domine la communauté chinoise.
Rares sont pourtant encore les Shanghaïens véritables au sommet
du pouvoir. Le président Jiang Zemin et le Premier ministre Zhu
Rongji n'y ont été que des proconsuls centralisateurs nommés par
Pékin. Mais n'est-ce pas déjà le signal du triomphe de la ville que
tout le monde, en Chine comme à l'étranger, associe le courageux
Premier ministre et sa politique de privatisation au prestige de la
grande ville et de son extension de Pudong ? Cela malgré le fait que
les Chinois reconnaissent pourtant en Zhu, dans les traits comme
dans l'accent, un méridional du Hunan ; un compatriote, mais
démocrate celui-là, de Mao lui-même.
23 avril 1998.
Israël devra bien accepter un nouveau partage de la
Palestine
Il y a un demi-siècle, la direction du mouvement sioniste en
Palestine, réaliste et désespérée par la disparition pure et simple du
judaïsme d'Europe de l'Est, décidait d'accepter un plan de partage
du mandat britannique de Palestine en deux entités, l'une juive,
l'autre arabe. Mais elle ne transigeait pas sur la création d'un
véritable Etat, emportant rapidement les prudences ultimes de la
figure paternelle qu'était le vieux Haïm Weitzmann (qui en deviendra
son premier président), partisan d'une politique de compromis avec
Londres. Aujourd'hui, l'Etat d'Israël n'a aucune raison de se
désespérer : son PIB, supérieur en chiffres absolus à celui de
l'Egypte et des pays du Croissant fertile réunis, atteint par habitant à
peu près celui de l'Espagne et cingle vers la moyenne européenne.
Une petite Silicon Valley bis y naît. Les ambassadeurs israéliens
évoluent librement à Moscou et à Pékin, des experts agricoles
officient en Ouzbékistan et au Sahel, des physiciens s'intègrent aux
équipes de pointe de la recherche mondiale, tandis que l'armée de
l'air chinoise exhibe une copie du Lavi, ce chasseur bombardier
israélien banni par les Etats-Unis pour cause de concurrence. Bref,
nous sommes loin de l'isolement diplomatique de 1947-1948, quand
seuls le bon sens électoraliste de Harry Truman et les calculs
philosémites de Beria et de Dimitrov à l'Est protégeaient le jeune
Etat en gestation du secrétaire d'Etat Marshall, de l'establishment
britannique, de Pie XII, ainsi que de l'aile gauche du mouvement
communiste, qui eut d'abord en ce domaine l'oreille complaisante de
Staline. Est-ce pour cette raison que le gouvernement israélien
actuel, et avec lui une part substantielle de l'opinion, refuse le
nouveau plan de partage de ce qui fut la Palestine mandataire ? Il lui
faudrait pourtant bien l'accepter pour poursuivre la marche en
avant...
Certes, le processus de paix commencé à Oslo en 1993 ne
garantit en rien la paix définitive. Ce qu'une conjoncture
éminemment favorable dans le monde arabe a enfin permis — la
reconnaissance mutuelle des deux peuples —, une autre pourrait la
défaire instantanément, déjà présente à travers le développement de
l'intégrisme islamiste. C'est bien avant Nétanyahou que
l'antisémitisme le plus vulgaire a refait son apparition en Egypte. Ce
n'est pas uniquement à cause du Likoud que les membres du
Hezbollah libanais ont brandi les têtes coupées des commandos de
marine israéliens tués dans une embuscade au Liban. Ce n'est pas
après, mais avant les élections générales israéliennes — quand on
pouvait penser que l'Etat palestinien était à portée de main — que
l'on a assisté au déchaînement meurtrier du Hamas et du Djihad
islamique. Ces faits montrent que, derrière les gouvernements
arabes désireux de parvenir à la paix, d'autres forces la récusent de
toute leur énergie. Et c'est parce qu'une partie importante de
l'opinion israélienne perçoit cette énergie qu'elle se prend à douter
du grand compromis historique qu'un Shimon Pérès aura
« survendu » en prétendant y voir l'amorce d'une nouvelle
communauté moyen-orientale bien improbable.
Pourtant, il faut aujourd'hui qu'Israël accepte avec courage et
stoïcisme l'ablation de la plupart des territoires conquis en 1967,
comme Levi Eshkol l'avait clairement annoncé après l'extraordinaire
victoire de la guerre des Six-Jours. Pour laisser ses chances à la
paix, il vaudrait mieux, comme le propose le Pr Engel dans une
remarquable étude récente [Géopolitique de Jérusalem,
Flammarion, 1998], abandonner un morceau important de
Jérusalem-Est, avec la Vieille Ville, la mosquée d'Omar et plusieurs
quartiers périphériques, au nouvel Etat palestinien, ainsi qu'une
autoroute extraterritoriale reliant Gaza à Hébron. De telles
concessions, en temps de paix, alors qu'Israël a constamment
dominé sur le plan militaire, sont rares de la part des Etats et des
peuples. Mais Israël n'a-t-il jamais prospéré que d'être une
anomalie ? Finir en beauté le processus de paix commencé à Oslo,
même s'il implique une dure bataille intérieure, serait l'honneur du
peuple juif, le véritable début de sa renaissance spirituelle après sa
guérison physique de la Shoah. Mais ce serait surtout — ce qu'on ne
dit pas souvent ni assez clairement — la meilleure disposition pour
se préparer aux affrontements potentiels à venir. Si, en effet, le
processus de rejet de l'autre s'approfondit en terre d'islam
(processus enrayé par la résistance de l'Algérie laïque, le
renversement en cours à Téhéran, la reprise en main par les
militaires en Turquie), qui ne voit pas que la première ligne de
défense géopolitique d'Israël sera cette fois les mouvements laïques
et modernistes du monde musulman ? Qui ne voit que seule la
tragédie d'un peuple palestinien abandonné à l'humiliation sans fin
les empêche encore de faire ouvertement cause commune —
Turquie et Jordanie exceptées — avec l'ennemi d'autrefois. La
valeur stratégique d'une telle coalition vaut bien une ultime
concession à Jérusalem, le temps que le peuple juif se purifie en
profondeur pour édifier le troisième Temple qu'Ezéchiel situait sur un
nouveau site et que Malachie et Zacharie appelaient une « maison
de prière pour toutes les nations ». Et, si une nouvelle guerre
survenait et que le peuple arabe de Palestine, une fois doté de son
Etat, décide contre toute attente et toute raison de se joindre aux
ennemis d'Israël, alors la légitimité de nouvelles annexions serait
bien différente. Faute d'une telle issue, que personne ne doit
souhaiter, il n'y a d'autre solution pour Israël, comme à la fin de la
célèbre prière de Kaddish, que de faire spontanément un pas en
arrière, un pas en faveur de la coexistence.
30 avril 1998.
Comment l'Inde pourrait-elle rester en seconde division
nucléaire ?
L'existence durable, à l'échelle de toute l'Asie, d'un triangle
stratégique nucléaire constitué par l'Inde, le Pakistan et la Chine
présente-t-elle des risques militaires dévastateurs ou faut-il la
considérer avec le flegme qu'inspire le triangle européen Londres-
Paris-Moscou ? L'arme nucléaire chinoise est vieille de plus de
trente ans. Moins que jamais, elle n'inspire de craintes importantes.
La Chine communiste a commencé son programme nucléaire au
début des années 1950, convainquant difficilement son allié
soviétique qu'il avait intérêt à son existence. Avec l'aide
supplémentaire de physiciens patriotes revenus des Etats-Unis, le
maréchal Nieh Rongzhen en savait désormais assez pour donner à
Mao sa première bombe A, opérationnelle en 1966, au moment
même où se déclenchait la Révolution culturelle. Cette malheureuse
conjoncture pour l'avènement de la « cinquième bombe » (après les
programmes américain, britannique, soviétique et français) se
révélera à la longue moins inquiétante qu'on n'aurait pu l'imaginer. Il
s'est plutôt produit le même phénomène que l'on avait pu constater
aux Etats-Unis, puis en Union soviétique : ceux qui ont eu accès aux
données réelles du feu dévastateur deviennent bien souvent des
partisans chaleureux de la paix. L'état-major scientifique de la
défense chinoise ne connut presque pas de Dr Folamour et pas mal
d'émules d'Oppenheimer. Aujourd'hui, la Chine est signataire du
traité de non-prolifération, elle a renoncé aux essais et ne s'est
dotée d'aucune arme déstabilisante par ses possibilités accrues
d'emploi, du type bombe à neutrons. Il apparaît que l'arme nucléaire
a assagi l'équation stratégique de Pékin.
Peut-il en aller de même avec l'Inde et aussi avec le Pakistan ? A
vrai dire, on voit mal comment une Inde de taille comparable à la
Chine, mais qui dispose d'une élite scientifique plus nombreuse, plus
performante et plus proche des sources occidentales de la haute
technologie nucléaire et balistique, pourrait longtemps encore être
reléguée en seconde division. On voit encore plus mal l'Inde faire un
usage agressif, et non dissuasif, de son arme nucléaire face à la
Chine, en cas de conflit le long du glacis tibétain, quelles qu'aient été
les âneries proférées récemment par son ministre de la Défense
George Fernades, vieil anticommuniste catholique, qui s'efforçait
ainsi de rallier au point de vue de New Delhi le Congrès américain
par des ficelles un peu grosses.
Tout irait donc pour le mieux s'il n'y avait le Pakistan. Car
Islamabad considère, non sans vraisemblance, que ce qui concerne
l'Inde vaut ipso facto pour lui. L'Inde a eu de grands Prix Nobel de
physique comme Chandrasekhar ; le Pakistan peut se prévaloir
d'Abdus Salaam, récemment décédé, qui joua un rôle décisif dans
l'avancée de sa bombe. L'Inde a, avec Bangalore, sa Silicon Valley ;
le Pakistan s'efforce de suivre, autour de la centrale de Kalhuta, où il
fabrique depuis quinze ans du combustible fissible à caractère
militaire. L'Inde fabrique elle-même ses missiles et s'essaie à la
technologie des sous-marins ; le Pakistan espère bien développer
avec l'aide de la Chine et de l'Arabie Saoudite des capacités
comparables. Ici commencent les difficultés : car la frontière indo-
pakistanaise est une zone d'instabilité majeure, avec son imbrication
de conflits ethniques entretenus les uns contre les autres par les
services secrets des deux Etats. Cette frontière est, de surcroît, la
réplique la plus parfaite de l'ancienne frontière interallemande, avec
un surarmement conventionnel et une supériorité nette de l'Inde qui
rappelle celle de la défunte URSS. De ce point de vue, une bombe
atomique pakistanaise se justifie pour rétablir la dissuasion.
Plus grave : l'Inde est demeurée constamment une démocratie
parlementaire depuis 1947, alors que le Pakistan est, en ce moment
même, une démocratie très exposée aux pressions intégristes et a
connu de nombreuses périodes de dictature. L'armée pakistanaise
n'obéit à aucun civil, élu ou non élu, et s'amuse de temps à autre à
créer des Frankenstein qui sèment l'épouvante, tels les talibans
afghans. De ce point de vue inverse, une dissuasion nucléaire
indienne est parfaitement justifiée pour réduire les dangers de
l'imprévisibilité pakistanaise. La solution paresseuse et
apparemment satisfaisante serait, comme le propose le président
Clinton, de rétablir l'équilibre des forces conventionnelles au profit du
Pakistan en leur vendant enfin les F16, gelés par les Etats-Unis pour
contraindre Islamabad à stopper son programme nucléaire. Ainsi, le
recours au nucléaire pakistanais serait moins urgent. C'est ne pas
comprendre le raisonnement fondamental d'Islamabad : la recherche
désespérée d'une véritable parité symbolique avec l'Inde, non
seulement pour l'Etat, mais, derrière lui, pour les 130 millions de
musulmans de l'Inde et les 120 millions du Bangladesh, qui lui sont
historiquement liés. Empêcher le programme nucléaire pakistanais,
c'est, à coup sûr, précipiter Islamabad dans les bras des
financements occultes des Arabes et de l'Iran. C'est demain réaliser
ce qu'aucun Pakistanais responsable ne souhaite : faire de la force
de dissuasion d'Islamabad la bombe islamique qu'on redoute par-
dessus tout à l'Ouest.
Comment sortir du dilemme ? La solution est longue, patiente,
sans débouché rapide. Elle n'intéresse donc pas les hommes
politiques d'aujourd'hui, si soucieux de coups publicitaires sans
lendemain. Elle consiste en fait à accepter le principe des deux
bombes, indienne et pakistanaise, à lever les sanctions
économiques tout en en laissant planer la menace et, ainsi, de
contraindre enfin ces deux frères ennemis, mais moins séparés
qu'on ne le croit, à accepter un processus de négociation permanent
et non prioritairement nucléaire. L'exemple de la fin de la guerre
froide montre que, dès lors que l'on vide les abcès politiques (ici le
Cachemire) et militaires conventionnels, on parvient facilement à
limiter les usages les plus dangereux du nucléaire. Chemin étroit et
difficile, mais qui peut conduire à une Inde satisfaite, membre
permanent du Conseil de sécurité, et à un Pakistan rassuré,
détourné de la tentation islamico-proliférante vers Téhéran ou Riyad.
Un tel résultat ne vaut-il pas d'accepter deux nouvelles puissances
nucléaires avec davantage de sérénité ?
21 mai 1998.
Qu'est-ce que le Kosovo ?
Une conjonction de hasards historiques que rien n'imposait. Que
peut-il devenir ? L'expression, après tant de hasards, de deux
nécessités historiques contradictoires : l'une bénéfique — la
confédération balkanique —, l'autre — la partition du territoire —
extrêmement dangereuse. Malheureusement, la communauté
internationale a-t-elle vraiment le choix entre ces deux branches de
l'alternative ? Les frontières qui se sont établies entre le peuple
albanais, le plus vieil occupant du sol balkanique, et les peuples
slaves environnants, Serbes, Serbes du Monténégro et Slaves de
Macédoine, longtemps assimilables aux Bulgares, sont purement
aléatoires. A la fin du Moyen Age, tous faisaient partie d'un grand
royaume serbe, celui d'Etienne Douchan qui se proposait de libérer
Constantinople de l'encerclement turc. Cet empire à dominante
serbe, mais sans exclusive ethnique, qui s'étendait d'ailleurs à toute
la Grèce du Nord, fut brisé en une journée par les Ottomans dans la
plaine du Kosovo, lors de la bataille du Champ des merles, le 15 juin
1389. A ce moment-là, les Albanais, qui ne s'étaient pas encore
convertis en majorité à l'islam, avaient combattu aux côtés des
Serbes, et ils poursuivront la résistance encore pendant un siècle et
demi avec leur héros national catholique, Skander Begh. Du XVIe
siècle au début du XXe, Serbes orthodoxes ou convertis à l'islam
dans le sandjak de Novi Pazar, Slaves macédoniens, Bulgares,
Albanais des trois confessions — musulmane, orthodoxe et
catholique —, et Grecs orthodoxes vivent sans frontières précises,
au sein d'une même entité, la Roumélie ottomane, ou Turquie
d'Europe, administrée depuis Salonique par un pacha. Mais, à la fin
du XVIIe siècle, la grande révolte serbe, suscitée par les victoires
des Autrichiens du prince Eugène de Savoie, a entraîné une
expulsion, puis une émigration volontaire vers les domaines des
Habsbourg de nombreux Serbes qui abandonnent leurs terres
ancestrales du Kosovo à des Albanais sunnites descendus de leurs
montagnes voisines pour défendre l'islam. (Un phénomène identique
a permis un siècle plus tard l'expansion kurde au détriment des
Arméniens chrétiens.) De cette époque date un antagonisme local
exacerbé par la présence, dans des régions devenues
majoritairement albanaises, des principaux monastères de
l'ancienne Serbie, ceux-là mêmes où la langue serbe s'est peu à peu
émancipée de l'ancien slavon.
La frontière actuelle, elle, résulte uniquement du sort des armes
en 1912 : alors que les quatre peuples chrétiens des Balkans —
Grecs, Serbes, Roumains et Bulgares — se jettent à la curée de ce
qui reste de la Turquie d'Europe, l'armée ottomane exsangue
abandonne à leur sort les fidèles Albanais, dont certains évoluent
déjà vers un nationalisme laïque antiturc, pour se concentrer —
vainement — sur la défense de Salonique et de la Thrace. L'armée
serbe occupe alors tout le Kosovo, avec l'intention de soumettre,
voire d'expulser en masse, les Albanais musulmans ainsi tombés
sous sa coupe. Un an plus tard — en 1913 —, la défaite bulgare
face aux Grecs et aux Serbes donne aussi au royaume de Belgrade
l'essentiel de la Macédoine du Nord — contre la volonté de sa
population slave alors tournée vers Sofia —, avec un second groupe
de villages albanais qui auraient pu tout aussi bien se retrouver dans
l'Albanie indépendante qu'Autrichiens et Italiens s'affairent à mettre
sur pied au début de 1914 et qui ne regroupe qu'à peine 55 % du
peuple albanais. Entre les deux guerres, Belgrade renonce aux
expulsions parce que la France de Clemenceau les lui a interdites
en 1918-1919, mais ne renonce pas à la recolonisation du Kosovo
par des immigrants serbes, qui atteignent près de 40 % de la
population en 1939. Deux ans plus tard, l'Italie réalise à son profit un
début de Grande Albanie sur les décombres de la Yougoslavie
royale et, en 1943, l'Allemagne nazie ira plus loin encore en
remettant tout le Kosovo à ses partisans albanais, qui y lèvent une
division SS et expulsent à nouveau ce qui restait des colons serbes
du nord de la province, fortement royalistes et organisés par les
Tchetniks.
Tito, qui connaît parfaitement ces données, décide en 1944 de
favoriser les Albanais. Les partisans communistes d'Enver Hodja et
de Koci Djodje lui sont en effet acquis. Le maréchal songe à annexer
purement et simplement l'Albanie indépendante pour en faire la
septième République de la Fédération yougoslave, et il lui apporte le
Kosovo en dot pour célébrer ce mariage internationaliste : les
expulsés serbes ne reviendront qu'en très petit nombre. On sait que,
par réflexe nationaliste, Enver Hodja jouera, contre Tito et son
homme lige Djodje, en 1948 la carte de Staline et de Beria.
N'importe, le chef de la Yougoslavie socialiste et autogestionnaire ne
renoncera jamais à faire imploser l'Albanie indépendante et
stalinienne en en faisant vivre une autre, aux principes opposés, au
Kosovo. Tito aura son Hodja à lui, Fadil Hodja, éternel secrétaire de
la Ligue des communistes de la province autonome. Il créera son
« université albanaise » à Pristina, d'où provient le président Ibrahim
Rugova, et fera même du Kosovar Azem Vlasi, qu'il protégeait
comme un fils, le chef de toute la jeunesse communiste yougoslave
dans les années 70. Même politique libérale dans la Macédoine
voisine, qui, en quarante ans, aura presque totalement éradiqué le
sentiment bulgare autrefois dominant à Skopje et permis le maintien
aux affaires de la dernière véritable équipe titiste, celle de Kiro
Gligorov, qui est parvenu à maintenir tant bien que mal la concorde
avec sa propre minorité albanaise.
Le réveil du nationalisme serbe d'avant-guerre par Milosevic,
l'Eglise orthodoxe et les intellectuels libéraux a remis sur les rails
l'affrontement ethnique du passé. Sa logique, même si l'OTAN
parvient à bloquer cette fois-ci les coupe-jarret serbes, c'est la
partition du territoire, plus ou moins équitable, avec, si possible, la
préservation des lieux saints serbes. L'autre logique ne peut être
que yougoslave ou peut-être même balkanique : les Albanais du
Kosovo n'accepteront jamais de vivre comme minorité en Serbie.
Mais ils ont profité à tous égards de leur appartenance à la
Yougoslavie, surtout en comparaison de leurs frères Guègues, au
nord de l'Albanie indépendante, et Tosques au sud, qu'ils affectent
souvent de mépriser. Pourquoi, dès lors, ne pas jouer la carte d'une
remise à plat de l'ordre territorial actuel, au moment où le
Monténégro à son tour donne des signes de vouloir quitter l'union
avec la Serbie ? Une confédération ouverte à l'Albanie, à la Bosnie-
Herzégovine issue l'accord de Dayton, voire à la Croatie, à la
Macédoine et à la Bulgarie pourrait-elle être attractive ? Dans une
logique, comme dans l'autre, il y a toutefois, un préalable : vaincre
Milosevic. Qui assumera cette tâche sanglante ?
18 juin 1998.
Vers un règlement de comptes général dans le triangle
Arabie Saoudite-Iran-Pakistan
Les attentats d'Afrique Orientale représentent sans doute le début
d'un tournant dans la politique moyen-orientale. Il s'agit ici d'attaques
coordonnées, menées avec beaucoup de soin, une bonne
connaissance du terrain africain et une relative discrétion. Leurs
auteurs et leurs commanditaires n'ont commis aucune erreur grave
et ils ont tué quantité de monde. On a donc affaire à des
professionnels qui, s'ils n'ont pas de véritable Etat derrière eux, ont
en tout cas à leur disposition une logistique et des moyens de
coordination importants.
Parvenue à ce point, l'enquête cherchera quels peuvent être les
auteurs de ces crimes : malgré le caractère souvent aberrant de
Saddam Hussein, on peut, pour l'instant, l'écarter raisonnablement
de la liste des suspects directs : ce n'est pas le moment pour
Bagdad de compliquer inutilement sa tâche en perdant des alliés
russes, chinois et français au Conseil de sécurité de l'ONU par des
gestes inutilement provocateurs. Il n'y a en réalité que deux types de
suspects : les intégristes sunnites à dominante égypto-saoudienne,
d'une part, les islamistes chiites de Téhéran désireux de placer le
président Khatami dans une situation impossible, de l'autre.
Les seconds ont incontestablement un mobile et des moyens
incomparables : ceux de l'Etat iranien. Depuis que le président exilé
banni Sadr a eu le courage de révéler, devant un tribunal allemand,
le processus de décision des attentats et des assassinats à
l'étranger en usage à Téhéran, on connaît de mieux en mieux les
méthodes des intégristes iraniens. Leur signature sur les attentats
commis à Buenos Aires (86 morts au siège de la communauté juive
argentine) ressemble beaucoup, comme l'a noté le quotidien
israélien Ha'Aretz à celle que portent les ambassades américaines
de Nairobi et Dar es-Salaam.
Le mobile serait particulièrement clair : depuis que les
réformateurs de Khatami se sont engagés publiquement à faire
cesser attentats et meurtres à l'étranger, le défi lancé au pouvoir du
« Guide » de la Révolution, Khamenei doit être relevé. En attaquant
violemment l'Amérique, les Gardiens de la Révolution espéraient
tout simplement replonger bien vite l'Iran dans l'isolement et la nuit
totalitaires. Deux objections viennent cependant tout de suite à
l'esprit : pourquoi, dans ces conditions, se donner tant de mal pour
camoufler la source de l'attentat, pourquoi espérer que les
Américains leur rendront le service de rompre avec Khatami ?
De nombreuses circonstances laissent donc penser que la piste
de l'attentat conduit plutôt vers cette nébuleuse sunnite, ramifiée
mais de plus en plus soudée idéologiquement, qui se déploie depuis
les confréries égyptiennes, en rupture avec l'attentisme prudent des
Frères musulmans officiels, jusqu'aux talibans afghans ainsi que
leurs alliés idéologiques et militaires pakistanais, en passant par le
régime aux abois de Tourabi à Khartoum, l'opposition islamiste
yéménite et, last but not least, les divers courants du mouvement
intégriste saoudien, qui ont pris officiellement parti contre la famille
royale, mais semblent parfois se placer surtout « tout contre ». Un
homme, depuis quelques années, semble à lui seul résumer et
orchestrer cette nouvelle partition, l'héritier saoudo-yéménite (en fait
originaire du Hadramaout) Oussama Ben Laden, qui ne fait rien pour
établir son innocence, bien au contraire. L'homme n'a-t-il pas été un
héros du Djihad afghan, un ami des services secrets pakistanais, un
conseiller de Tourabi au Soudan, le financier des groupes terroristes
égyptiens qui ont, entre autres, commis le massacre d'une
soixantaine de touristes à Louxor ? Il est clair par ailleurs que le
choix de deux cibles africaines peut aussi correspondre à la
profonde aversion que le régime de Khartoum éprouve à l'endroit du
Kenya et de la Tanzanie, qui servent de base arrière aux diverses
insurrections africaines du Sud-Soudan depuis les années 60.
Une objection doit pourtant être soulevée : Ben Laden, s'il a agi de
la sorte, notamment pour punir la CIA d'avoir intercepté puis livré à
leur pays d'origine des intégristes égyptiens qui opéraient en
Albanie, a tout de même assumé un très sérieux risque, au moment
où militaires pakistanais et talibans déclenchaient une offensive sans
précédent pour contrôler la totalité du pays, en n'hésitant pas à
défier Russes et Iraniens. Pour obtenir la neutralité bienveillante de
Washington, les talibans ne sont-ils pas disposés cette fois-ci à livrer
une partie de ces réseaux intégristes étrangers au bras séculier de
la CIA ?
Il y a peut-être une « équation de champ unitaire » qui pourrait
réconcilier les deux théories : les durs de Téhéran sont aux abois et
se cherchent des alliés. Ne dit-on pas dans The Observer que Ben
Laden aurait rencontré le mois dernier en Afghanistan un des
dirigeants des Gardiens de la Révolution iraniens, Safavi ? Forts de
la montée des oppositions en Egypte et en Arabie Saoudite, Ben
Laden et ses amis ont cru qu'ils pouvaient traiter en quasi-Etat avec
Téhéran et affirmer la montée d'un fondamentalisme sunnite destiné
à reprendre le mouvement des mains débiles des Iraniens, à présent
rejetés massivement par leur propre peuple. Mais, pour cela, il leur
fallait agir spectaculairement, d'autant plus que Téhéran toujours fait
courir dans les milieux islamistes, sur le compte de Ben Laden et
consorts, la vieille rengaine de leur alliance de fait avec la CIA au
temps du djihad antisoviétique. Les extrémistes sunnites devaient
donc en faire toujours davantage pour prouver qu'ils ont expié leurs
fautes proaméricaines de jeunesse. Mais comprenant ces
mouvements bien mieux que Washington et la CIA, les Saoudiens et
leurs alliés militaires pakistanais et afghans n'ont-ils pas organisé et
financé la grande offensive anti-iranienne des talibans pour tuer
dans l'œuf ce renouveau islamique ? Si tel devait être le cas, nous
serions immanquablement confrontés à un règlement de comptes
général dans le triangle Arabie Saoudite-Iran-Pakistan, dont l'issue
est évidemment incertaine, mais le potentiel de clarification
immense.
20 août 1998.
Iran et Afghanistan : deux intégrismes rivaux prêts à se
sauter à la gorge
Les premières années du renouveau nassérien avaient provoqué,
dans l'ensemble du monde arabe, une aspiration à l'unité qui trouva
à s'exprimer peu ou prou, du Maroc à l'Irak, jusqu'au début des
années 1960. Puis, à la décennie suivante, il fallut bien conclure que
les chemins de l'unité étaient plus tortueux que prévu : tour à tour,
les baasistes syriens et irakiens (bientôt engagés dans une rivalité
insurmontable), les nationalistes marocains et algériens au Maghreb
et, pour finir, les Palestiniens eux-mêmes, se mirent à défier
l'hégémonie du mouvement national égyptien sur l'ensemble arabe.
L'unité des nationalistes arabes avait volé en éclats malgré la très
grande similitude idéologique des nouveaux régimes mis en place à
Alger, au Caire, à Damas, à Bagdad...
Le même phénomène se reproduit, sur une durée plus longue,
avec l'islamisme politique dont la révolution iranienne de 1979 avait
sonné l'heure de la renaissance sur un cadre géographique bien
plus vaste que le monde arabe, puisque cette fois-ci les intégristes
n'ambitionnaient rien moins que de refaire l'unité d'action et de
législation de tous les musulmans par la restauration du Califat. A
présent, l'unité des musulmans semble toujours aussi lointaine, mais
c'est surtout l'unité des intégristes qui menace de se rompre
définitivement, en retrouvant une vieille césure du passé, celle qui
sépare depuis un millénaire les chiites des sunnites, et en réveillant
une vieille cicatrice, la frontière purement religieuse qui sépare, au
cœur du monde iranien, l'ancienne Perse de ses provinces afghanes
dissidentes.
Car la naissance de l'Etat afghan moderne a pour seule cause
effective la volonté acharnée de la dynastie turque des Séfévides au
XVIIe siècle d'imposer par tous les moyens les dogmes du chiisme
des douze imams à des populations qui jusqu'alors étaient
demeurées sunnites en majorité. Accepté par les Persans du centre
du pays, par les Azeris du nord-ouest, par les Arabes du sud-ouest
— aujourd'hui irakiens — et par les Hazaras, descendants des
Mongols des montagnes de l'Hindou Kouch, le chiisme fit au
contraire l'objet d'un rejet violent des Tadjiks du Baloutchistan et des
Turcs de l'est de l'Empire, et surtout des belliqueux Afghans (les
Pachtouns ou Pathans, dans l'actuel Pakistan) des confins indiens,
qui finirent par saccager Ispahan et arracher l'indépendance des
marches de l'Est, en alliance avec les Turcs ottomans de l'Ouest qui
défendaient l'orthodoxie sunnite (bien que leurs janissaires aient été
contaminés par un autre type de chiisme soufi beaucoup plus
tolérant et ouvert).
Nous sommes à peine, trois siècles plus tard, sortis de cette
géopolitique religieuse, ranimée par un Khomeyni aussi
passionnément chiite qu'intégriste. Le Guide de la révolution avait
consciemment choisi une politique prioritairement iranienne et chiite,
laquelle optait pour l'alliance machiavélienne avec une Syrie, certes
laïque, mais dominée par des Alaouites de confession chiite. De la
même manière, Khomeyni choisissait délibérément d'épargner
l'Union soviétique en Afghanistan, en obtenant progressivement d'un
Moscou en repli stratégique un protectorat de fait sur les Hazaras
chiites, en échange d'un soutien sans faille à l'unité en crise de
l'URSS. Cette stratégie brouillera définitivement Téhéran avec les
nouveaux régimes nationalistes et laïques de l'Azerbaïdjan et de
l'Ouzbékistan, désormais tournés vers la Turquie.
Et le résultat inévitable de cette politique sera un puissant
ressentiment des Afghans, et notamment des Pachtouns,
traditionnellement liés au Pakistan, envers un Iran qui demeure à la
fois, en Afghanistan, la référence en matière de civilisation (le
persan y est appelé le dari, ou « langue de la cour », bien qu'il soit
parlé par les 4 millions de Tadjiks, pauvres et humiliés) et la
puissance autrefois tutélaire dont on redoute l'hégémonisme et le
dédain. Ce sentiment, bien attisé par des agitateurs saoudiens,
militaires pakistanais et autres agents secrets américains, est à
l'origine de l'agressivité anti-iranienne des talibans, en grande
majorité pachtouns. La politique récente des Iraniens visant à
détacher les Tadjiks du Nord pour les assimiler progressivement à
eux au nom de la communauté de langue, avec l'assentiment de
leurs alliés « antimusulmans » russes et indiens, a mis le feu aux
poudres.
Deux intégrismes rivaux se trouvent donc prêts à se jeter à la
gorge l'un de l'autre, sous les applaudissements d'une diplomatie
saoudienne qui est contente de fixer ses rivaux persans sur une
frontière terrestre difficile à l'Est, libérant la route du golfe Persique,
et dans le même temps, d'interrompre ainsi, par l'insécurité, la
concurrence potentielle des hydrocarbures turkmènes et demain
ouzbeks que Pakistanais et Américains auraient aimé faire transiter
par un gazoduc terrestre en territoire afghan.
Il y a donc moins que jamais un front uni de l'islam politique.
Oussama ben Laden, appuyé sur le Soudan et les Frères
musulmans égyptiens d'un côté, sur l'Afghanistan des talibans et les
intégristes pakistanais de l'autre, s'efforce de bâtir un front du
sunnisme montant capable de tenir tête au chiisme déclinant des
ayatollahs de Qom. La petite guerre de guérilla, qui se déclenchera
sans nul doute bientôt en Afghanistan, pourrait précipiter, par sa
logique morale, l'accélération de ce processus : à terme, l'Iran
pourrait en sortir laïcisé en partie, et les intégristes sunnites
consolider leur emprise sur le Pakistan, l'Arabie Saoudite et, même
peut-être un jour, sur l'Egypte fragilisée que nous connaissons
actuellement. La logique de cet affrontement dépasse de loin les
pittoresques cruautés du djihad pachtoun.
24 septembre 1998.
Affaire Pinochet : méfions-nous de l'angélisme juridique
L'affaire Pinochet d'un côté, la Commission vérité et réconciliation
de l'autre. Dans le cas sud-africain, l'archevêque anglican Desmond
Tutu a mené sa tâche d'élucidation des crimes commis sous
l'apartheid avec un sens de la vérité et de la justice presque jamais
atteint en pareille circonstance : fini en effet l'agit-prop des Tribunaux
Bertrand Russell et autres mises en scène communistes. La
commission Tutu a dit toutes les vérités, à chacun : aux dirigeants de
l'apartheid, dont la complicité avec les meurtres d'opposants
apparaît entière, mais aussi à l'Inkatha zouloue du chef Buthelezi,
dont les meurtrières provocations sont détaillées à souhait, et surtout
à l'ANC elle-même. Ici, la surprise est totale. On s'attendait bien en
effet à une mise en cause des meurtres organisés par Winnie
Madikizela, l'ex-épouse du Président, qui dirige un groupe
d'opposition populiste au sein même de l'ANC. Mais, avec
l'évocation précise des tortures et exécutions de déserteurs de l'ANC
en Angola, où sévissaient de véritables camps de détention, c'est
l'appareil politico-militaire du parti, le vice-président Thabo M'Beki en
particulier, qui seront, tout comme Frederik De Klerk, amer Prix
Nobel de la paix, contraints de bénéficier de l'amnistie prévue par la
Commission. Démarche humiliante s'il en est, qui motive leurs
rugissements respectifs et oblige Nelson Mandela à intervenir pour
défendre, contrevents et marées, le travail de l'archevêque Tutu.
Travail admirable par son refus du manichéisme et sa passion de la
vérité, mais travail absurde, doit-on malheureusement ajouter, par
rapport à son objectif déclaré, la réconciliation ethnique et politique
de toutes les composantes de la nouvelle Afrique du Sud : on a
voulu, à juste titre une commission indépendante qui permette aux
victimes de dire leur souffrance, faute d'une vengeance des Noirs
qui ruinerait le pays ; on a voulu aussi déconnecter la recherche de
la vérité de la sanction juridique — ce qu'aurait dû faire l'Allemagne
unifiée avec ses communistes en 1990. Mais on a ainsi dépolitisé un
processus qui était à l'origine avant tout politique : c'est parce que le
compromis historique et pacifique était passé par deux forces
également violentes — l'une d'inspiration nazie, le Parti national,
l'autre d'inspiration stalinienne, l'ANC — que le « miracle sud-
africain » s'est produit, grâce au double renoncement durable de
chacun des camps aux principes qui les avaient constitués à
l'origine. Dire la vérité non en historiens, mais en juges, eux-mêmes
privés de tout pouvoir de sanction, c'était replonger les deux
formations dans le sombre passé dont elles sortent, vouloir recréer
des vainqueurs et des vaincus. Pour avoir voulu courageusement
empêcher au moins cela, Desmond Tutu en vient involontairement à
priver les Blancs afrikaners et même les militants de l'ANC de leur
légitime fierté historique : pour les derniers d'avoir combattu sans
relâche pour la dignité et l'égalité des races, mais pour les premiers
d'avoir volontairement renoncé, sans être vaincus le moins du
monde, à leur intenable prééminence au nom d'un idéal chrétien. Ici,
un peu de machiavélisme éloigne sans doute de la vérité ; beaucoup
de machiavélisme — c'est-à-dire un trait tiré à jamais sur le passé —
approche d'une autre vérité, la vérité dynamique de l'alliance des
groupes en présence qui a effectivement permis le miracle sud-
africain, lequel est aujourd'hui, comme on le sait, très en difficulté.
Avec les manœuvres antiPinochet du juge espagnol Baltazar
Garzôn, on passe de la tristesse au sourire, de la tragédie encore
possible à la comédie de bon aloi : comédie à la de Funès, en effet,
que le spectacle de ce vieux sadique latin qui aimait se comparer à
un empereur romain et qui reçoit, comme à Guignol, la volée de
bâton qu'il méritait de longue date. Comédie aussi, les
roucoulements de Mme Thatcher, qui rappelle sans gêne apparente
l'aide chilienne à la Grande-Bretagne pendant la guerre des
Falkland. Mais comédie, bien plus encore, les manigances à fort
relent publicitaire de Garzôn, dont le public français ignore le plus
souvent qu'il est aussi l'homme qui a dénoncé les commandos anti-
ETA de la police espagnole et fait condamner, pour complicité,
l'ancien ministre socialiste de l'Intérieur José Barrionuevo à huit ans
de prison. Modèle caricatural du juge justicier, mais à la sauce du
pays de la Sainte Inquisition, Garzôn, qui a servi dans un
gouvernement socialiste, veut néanmoins punir González et les
siens de ce qu'il considère comme leurs abandons immoraux. Il est
certain que le parti socialiste espagnol a passé un compromis avec
la police franquiste et l'a laissée continuer ses actions contre-
terroristes trop longtemps (le pouvoir gaulliste a fait pire avec les
commandos antiOAS en 1960-62). La dénonciation de cette raison
d'Etat peut se concevoir, mais doit-elle être l'œuvre des tribunaux
ordinaires au moment même où les pires assassins de l'ETA seront,
eux, amnistiés par le pouvoir politique ? Ivre de ce premier et
douteux succès, voici donc que Garzôn s'attaque au Chili sous
divers prétextes juridiques, ce qui ne peut que ranimer les passions
les plus violentes. Là aussi, il entend dénoncer par son geste les
compromis, à ses yeux délétères, qu'ont faits depuis dix ans les
démocrates chiliens, lesquels ont tout de même récupéré le pouvoir
politique sans combat grâce à un Pinochet plus ouvert au
compromis que l'admirable Fidel Castro. Est-ce à Garzôn et à ses
émules européens de régler à leur manière la liquidation du
« franquisme chilien », alors que pas un crime du franquisme ne
sera, à juste titre, jamais poursuivi en Espagne même ?
Entendons-nous : les progrès du droit international, mais aussi
l'effondrement de toute souveraineté dans certains pays ont permis,
sous l'égide de l'ONU, à des tribunaux internationaux de dire
davantage la justice. Ce développement est heureux. Mais
l'angélisme juridique, admirable dans le cas Tutu, caricatural dans le
cas Garzôn, peut conduire bien vite à faire la bête. Le monde est
encore pour un certain temps une scène pleine de violence et de
sang. C'est la politique, avec son mélange de force et de ruse, qui
en est le seul médecin. Le droit en procède. Il se fragilisera en
retournant sa toute jeune force contre les politiques qui viennent de
le faire roi... ou plutôt prince consort.
5 novembre 1998.
Les implosions des États, un danger pour les droits de
l'homme
Cinquante ans après son élaboration par René Cassin, la
Déclaration universelle des droits de l'homme a-t-elle remporté la
partie ?
Oui, si l'on considère le contexte idéologique et moral du débat sur
les droits de l'homme. Non, si l'on a à l'esprit la dynamique actuelle
des rapports politiques dans le monde, marquée par un retour en
force des Etats et de la realpolitik. La voie du développement et du
salut se trouve bien évidemment dans la recherche d'un « sentier de
croissance » qui utilise les succès et contourne les occasions
d'échec.
Commençons tout de même par les succès. En 1948, l'idée des
droits de l'homme est loin d'être toute-puissante : le marxisme — qui
se trouve à son apogée intellectuel dans le monde — la relativise
quand il ne la récuse pas tout uniment. Même les socialistes
modérés pensent volontiers que le progrès de l'humanité sera avant
tout économique et social, et que les droits de l'homme en
résulteront au bout du compte. Quant aux démocraties occidentales,
elles n'adoptent les principes de la Déclaration que du bout des
lèvres, tant elles tolèrent d'exceptions, à commencer par les colonies
— encore nombreuses —, les quasi-colonies intérieures (telle la
communauté noire aux Etats-Unis), les Etats alliés et protégés qui
bafouent quotidiennement les libertés fondamentales, tels que
l'Espagne franquiste, les dictatures asiatiques, l'Afrique du Sud de
l'apartheid. Nombreux dans le camp libéral sont aussi les bons
esprits pour lesquels le développement économique résoudra de lui-
même les problèmes de liberté, en son temps et sans hâte
excessive. Seuls l'Inde de Nehru, quelques libéraux latino-
américains comme le Vénézuélien Rômulo Betancourt, le
Costaricain Pepe Figueres... ou le Chilien Salvador Allende
défendent à cette époque, dans ce qui sera le tiers-monde, la
nécessité d'une démocratie politique pluraliste et d'un véritable Etat
de droit au service du développement.
Les années 1960 et 1970 verront l'apogée du tiers-mondisme
révolutionnaire, avec leur cortège de déclarations des « droits de
l'homme islamique », des « droits de l'homme africain », qui ne sont
que des machines de guerre contre la notion d'universalité des droits
de l'homme. Et, pour finir, l'explosion économique de l'Asie donnera
lieu à la comédie des « valeurs asiatiques », pâle mais irritante
imitation des grands orphéons de la Révolution culturelle chinoise.
Aujourd'hui, tout cela est loin : l'Afrique respecte Nelson Mandela et
Wole Soyinka, elle méprise Laurent Kabila, conspue les tyrans,
s'impatiente même des dictatures consensuelles modérées que sont
encore le Gabon d'Omar Bongo ou le Kenya de Daniel Arap Moi.
L'Asie manifeste partout ses aspirations démocratiques : elles
triomphent de la manière la plus inattendue en Indonésie,
s'enracinent en Corée du Sud, continuent leur poussée en Birmanie,
au Cambodge, voire en Chine.
Malgré le colonel Chávez — qui par ailleurs s'est fait élire au
suffrage universel —, l'Amérique latine est tout entière
démocratique, hormis Cuba, et le monde musulman lui-même
connaît des expériences démocratiques, solide en Turquie,
prometteuse au Maroc, précaire mais importante en Palestine —
sans compter le Pakistan et le Bangladesh, qui manifestent par là
leur proximité culturelle avec l'Inde.
D'où vient pourtant la précarité relative de ces avancées
spectaculaires ? Non pas de la reprise d'initiative des régimes
dictatoriaux, qui sont en recul sur toute la planète — et même en
Iran —, mais d'un phénomène inconnu de René Cassin et des
rédacteurs de la Déclaration universelle des droits de l'homme :
l'affaiblissement, voire l'implosion, de l'Etat, qui de la Colombie à la
Bosnie-Herzégovine, de la Russie aux Grands Lacs africains, est
devenu la cause principale de perturbation des libertés souvent
chèrement acquises. Face à cette anarchie liberticide, à l'œuvre aux
quatre coins de la planète, on sent monter une demande d'autorité
des opinions nationales tout comme de la communauté
internationale. Cette demande conduit également à s'accommoder
de plus en plus d'un certain réalisme politique et économique, là où,
de toute évidence, on ne peut espérer mieux. Mais ce réalisme des
diplomaties officielles aura bien du mal à s'imposer à des opinions
de plus en plus massivement démocratiques. La contradiction ne
peut, dans un premier temps, que gagner en ampleur.
10 décembre 1998.
L'Allemagne, les Juifs, la culpabilité et l'amour du
prochain
« L'Allemagne et les Juifs » : acte XXII, acte n + I (haine + I ?)...
Pièce « irreprésentable » pour sa longueur se retrouve à l'affiche,
avec le déménagement des pouvoirs publics à Berlin. Sans doute le
chancelier Gerhard Schröder — que je ne soupçonne pas un instant
d'antisémitisme — est-il à l'origine, involontaire, des nouvelles
polémiques, en ayant, durant la campagne électorale, espéré qu'une
nouvelle génération allemande s'affranchisse de la dépression
mortifère du passé, puis plus concrètement critiqué le projet retenu
du monument de la Shoah, conçu sur un mode particulièrement
colossal et agressif en plein centre de la ville. Bientôt le président du
Conseil central des Juifs en Allemagne, Ignatz Bubis, s'émut de ces
nouvelles affirmations de nietzschéisme mal digéré, et, cette fois-ci,
au lieu qu'on baisse la tête avec componction, il lui a été répondu
par deux figures importantes de la gauche, l'une, aujourd'hui fort
contestée, l'écrivain (ex-brechtien) Martin Walser, l'autre
unanimement respectée, l'ancien maire social-démocrate de
Hambourg, Klaus von Dohnanyi. La polémique était lancée. Elle se
rattache en fait à un rite allemand, bien antérieur, hélas, à
l'Holocauste : Mendelssohn contre Dohm, à l'époque des Lumières ;
le jeune Karl Marx, bouillant tout à la fois de fierté juive et
d'antisémitisme intériorisé, lorsqu'il répond à Bruno Bauer, ce dernier
antisémite sans complexe aucun ; ou encore Adorno, s'époumonant
contre Heidegger.
Ici, l'argument est plus médiocre : Walser et Dohnanyi veulent en
finir avec « l'exploitation à tout propos et hors de propos »
d'Auschwitz, le second souhaitant, en outre, « un peu de respect »
lorsqu'on parle des Allemands aux Allemands. Commençons peut-
être par ce en quoi ils ont raison. La culpabilisation perverse d'une
nation, la négation permanente de son vouloir-vivre au nom d'une
fausse expiation collective ne mènent à rien de bien. C'est ce dont
— implicitement et explicitement — les Soviétiques et leurs alliés
communistes ont fait un large usage pour justifier leur propre
système d'oppression : mur de Berlin, mouchardage de la population
de l'Est, chantage financier sur l'Ouest, manipulation de l'idéalisme
transi de la jeune génération. Premier résultat de cette utilisation
perverse : la gauche allemande a cessé de se battre par culpabilité
pour la liberté de l'Est, a tourné le dos à Solidarité en Pologne et a
dédaigné la chute du Mur.
Second résultat de ce syndrome pervers : la confusion dans
l'ordre des responsabilités, l'oblitération du signifiant juif à l'Est, son
exhibition parfois obscène à l'Ouest n'ont pas purgé l'antisémitisme
allemand, même dans la jeunesse. On envoie sempiternellement un
président de la République, de préférence un beau visage en deuil
façon Weizsäcker, exprimer sa peine à la synagogue et on manifeste
au flambeau pour l'honneur souillé de la Wehrmacht, comme
viennent de le faire les dirigeants de la CSU à Munich, cette année
même ; plus grave, on se gargarise d'Auschwitz et on ne quitte pas
son keffieh palestinien, comme tant d'étudiants de gauche à l'Ouest,
qui ne se sentent nullement gênés de cette démonstration
vestimentaire et militante, sans équivalent ailleurs en Europe et qui
nous renvoie à la collusion de l'extrême gauche terroriste ouest-
allemande et de ses alliés de la Stasi (Mielke et compagnie) avec les
formes les plus dures du combat anti-israélien.
Alors, si Walser et Dohnanyi ont voulu tirer un grand trait sur ces
circonvolutions pénibles du rapport judéo-allemand, tant mieux...
peut-être. La culture des sentiments négatifs n'a jamais conduit
quiconque à l'émancipation. Walser, après avoir longtemps été un
compagnon de route du Parti communiste à l'Ouest, a salué la chute
du Mur et s'est rallié aujourd'hui au néonationalisme, nullement
fasciste, d'une petite droite intellectuelle sans méchanceté, à
laquelle appartient la veuve de Willy Brandt. Mais on peut aussi lui
reprocher de faire ainsi son autocritique d'ancien compagnon de
route sur le dos de l'Autre, en l'occurrence le Juif. Que ne nous
parle-t-il de la fausse conscience de la gauche politiquement
correcte ? Quant à Dohnanyi, fils d'un grand résistant supplicié en
1944, après l'attentat du 20 juillet contre Hitler, est-ce la révélation
récente que son père (au quart juif) avait été exempté des lois de
Nuremberg en 1935 par le Führer lui-même (ils étaient ainsi une
soixantaine de privilégiés) qui l'a fait sortir de ses gonds plutôt
qu'exalter ses propres et nobles origines ?
Reste le fond. L'Allemagne n'a, en effet, par le passage du temps
et la réussite de son système démocratique, plus rien à se
reprocher. Les Juifs russes qui s'installent de plus en plus nombreux
en Allemagne témoignent à leur tour, et à leur manière, de cette
réussite. L'extrême popularité de personnages juifs de la vie
nationale tels que Wolf Biermann, poète et polémiste de génie de
l'ancienne RDA, de réalisateurs de théâtre, comme Bondy, Langhoff,
d'un critique littéraire comme Reich-Ranicki, la renaissance même
de l'esprit berlinois si proche du judaïsme allemand, après un demi-
siècle de pesanteur provinciale, prouvent, elles aussi, que rien n'est
perdu... jamais. Mais, alors que les contradicteurs de Bubis
comprennent que leur critique implique aussi une exigence plus
grande, et non pas moindre envers leurs compatriotes : celle de se
placer désormais non du côté de la culpabilité — passion triste par
excellence, selon Spinoza et Hume —, mais de celui de la vie et de
l'amour du prochain, passion libératrice. Cela veut dire s'identifier
positivement à la petite mais admirable MINORITÉ de juifs, de
chrétiens et de marxistes allemands qui ont simplement combattu le
IIIe Reich millénaire, s'identifier donc à l'élite minoritaire qui, depuis
un siècle, porte le drapeau de la liberté allemande. C'est en effet
cela qui devrait pouvoir être célébré à Berlin, cette capitale antinazie
que Hitler voulait remplacer s'il avait été vainqueur.
17 décembre 1998.
1999
Le monde est trop grand pour être laissé à la garde
d'une seule puissance
L'Amérique, gendarme du monde ? On peut d'emblée s'interroger
sur le bien-fondé de la métaphore, car la gendarmerie — en France,
par exemple — est tout de même capable d'élucider une bonne part
des affaires graves qui lui sont soumises. Or, si nous considérons
les gens qui ont été en 1998 les « ennemis publics numéro un »,
dont les portraits furent affichés dans les « postes de gendarmerie »
de la première puissance mondiale, que constate-t-on ?
Saddam Hussein est en parfaite santé et vient probablement, au
prix d'un grand bombardement aérien, de sortir des inspections et
sans doute de l'embargo avec un prestige politique en hausse ; Kim
Jong-il a éliminé il y a deux ans tous les modérés prochinois de la
direction nord-coréenne et remis en route un programme nucléaire
et balistique, déchirant ses accords avec Washington ; le groupe
iranien « La ligne de l'Imam » du défunt Khomeyni et de son ami
Mohamad Khatami est au pouvoir à Téhéran, bien qu'il soit à
l'origine de la prise d'otages de l'ambassade américaine de 1979 ; le
leader des communistes cambodgiens provietnamiens, Hun Sen,
prospère à Phnom Penh ; Slobodan Milosevic ne se porte pas trop
mal non plus à Belgrade ; et Fidel Castro, qui a certes été réduit à un
rôle de « divo » régional plutôt que mondial, vient d'achever une
tournée triomphale dans la Caraïbe. Enfin, à Moscou, un général du
KGB, Evgueni Primakov, gouverne consensuellement avec des
communistes fort nationalistes et évoque la constitution d'un
contrepoids mondial à l'hégémonie de Washington avec Delhi et
Pékin.
En revanche, ironie supplémentaire, l'époque s'est montrée plutôt
cruelle pour de vieilles créatures de la CIA comme le défunt Mobutu,
Pinochet, Suharto, les militaires haïtiens du général Cédras, toutes
victimes du « friendly fire », le tir accidentel, en provenance de
l'Occident. Certes, le général somalien Aïdid est décédé, mais de
mort naturelle, et son fils, d'ailleurs ex-marine américain, l'a depuis
remplacé à la tête de ce qui demeure la principale bande armée du
pays. Vraiment, si l'Amérique concocte des objectifs gendarmesques
de vengeance envers de vieux et coriaces adversaires, elle n'a pas
encore atteint le niveau du GIGN.
Mais, trêve d'ironie, nous ne considérons sans doute pas ici les
enjeux véritables du maintien d'un certain ordre mondial. Nous
méconnaissons aussi les réussites concrètes des interventions
américaines : les accords de paix intervenus dans toute l'Amérique
centrale (au Salvador, au Nicaragua et au Guatemala surtout) ont
permis une véritable reprise du développement dans la région ; la
force d'interposition américaine à Skopje a permis jusqu'à présent la
survie cruciale de la Macédoine indépendante, au plus fort de la
sécession yougoslave. La CIA et les Bérets verts protègent assez
efficacement la Géorgie et la personne d'Edouard Chevardnadze,
l'Azerbaïdjan et son président Aliev, y compris contre certaines
entreprises turques, l'Autorité palestinienne et Yasser Arafat, y
compris contre certaines pressions intempestives d'Israël. La
diplomatie américaine et la CIA sont quand même parvenues à
soutenir efficacement la guérilla soudanaise de John Garang, la
puissance militaire et politique de l'Ouganda de Yoweri Museveni, la
contre-insurrection victorieuse de l'Etat péruvien contre le Sentier
lumineux, les forces nationalistes et anticommunistes de l'Ukraine,
des Etats baltes, de la Roumanie et de la Bulgarie, enregistrant un
seul échec véritable, en 1997, en Albanie, avec la chute du
gouvernement Berisha, dont l'irrédentisme en faveur du Kosovo lui
donnait par ailleurs bien du souci. Quant au Pentagone et à la DIA,
son agence de renseignements, ils peuvent se prévaloir des
victoires spectaculaires des armées croate et bosniaque au cours de
l'été 1995, qui ont ouvert la voie à l'accord de Dayton.
Mais ce bilan met sur le même plan des opérations stratégiques
de grande envergure et le simple maintien de l'ordre dans des zones
de conflit secondaires. Sans doute la première ligne de sécurité de
notre monde est-elle aujourd'hui économique, et, sur ce point, les
Etats-Unis n'ont pas su imposer en matière de FMI et de Banque
mondiale la réorganisation que la formidable croissance des
échanges depuis le début de la décennie rendait nécessaire. A
l'inverse, la sécurité de demain sera fondée aussi sur la maîtrise de
technologies militaires nouvelles. Et, futuristes au moins dans ce
domaine, les Etats-Unis ont d'ores et déjà accumulé une sérieuse
avance, grâce notamment à un très grand ministre de la Défense,
William Perry, qui a su réorganiser le Pentagone (entre 1993 et
1996) vers la recherche et les structures légères de demain. Entre
ce retard économique et cette avance technologique, la lutte contre
une trop rapide diffusion de l'armement nucléaire, la politique de
non-prolifération, hésite encore. Assagie, la diplomatie américaine a
renoncé à trop en faire vis-à-vis de l'Inde et du Pakistan ; l'appareil
de sécurité a su maintenir d'assez bonnes relations avec le
complexe nucléaire russe ; le Pentagone a installé, avec l'accord de
défense israélo-turc, d'une part, et la coopération sino-sud-
coréenne, de l'autre, de bons relais dissuasifs face aux tentations
atomiques de l'Iran islamiste et de la Corée du Nord idolâtre. Les
inspections de l'UNSCOM en territoire irakien ont enfin permis dans
les deux premières années (1992-1994) de démanteler en totalité le
programme nucléaire démentiel de Saddam Hussein.
Malheureusement, tous ces efforts rappellent le dicton anglais
« Penny wise, fool for a pound » — sagace pour un sou, sot pour
une livre. Souvent justifiée au coup par coup, la diplomatie
américaine manque de sagesse sitôt qu'il s'agit de sommes
élevées : le monde est trop grand pour être laissé à la garde d'une
seule puissance, fût-elle relativement bénigne. Et c'est dans
l'organisation de la coopération avec d'autres que les deux grands
diplomates américains de ce siècle, George Kennan et Henry
Kissinger, ont su se montrer prophétiques et innovateurs. A l'horizon
actuel, on ne voit malheureusement rien poindre de tel.
7 janvier 1999.
Comment Nétanyahou rassemble tous les populismes
« Le peuple juif est bien le peuple élu, mais, pour l'instant, il est en
ballottage. » Cette célèbre boutade du grand Tristan Bernard au
moment de son arrivée au camp de Drancy en l'an de grâce 1942 a
beau avoir été proférée au moment le plus sombre de toute l'histoire
juive, elle continue pourtant à faire rire... et à resservir.
L'Etat d'Israël est aujourd'hui au faîte de sa puissance : la
population juive dépasse les 4,5 millions ; le produit intérieur brut a
atteint, puis dépassé à son tour la moyenne de l'Union européenne ;
le boom technologique rattache chaque jour davantage Israël à la
Silicon Valley ; la puissance militaire de l'Etat demeure enviable
malgré d'évidentes tensions dans la conscription et la fin de la lutte
pour la survie, qui entament le moral des soldats ; enfin Israël
dispose de l'appui des deux plus grandes puissances de la Terre :
les Etats-Unis et la Chine.
Bref, Israël est adulte. On aurait donc pu imaginer que ces
circonstances nouvelles auraient provoqué une véritable perestroïka
hébraïque, marquée par un relâchement du facteur militaire en
politique intérieure et étrangère, par un dialogue plus détendu avec
les divers voisins arabes, par un compromis historique avec le
monde chrétien désireux d'obtenir une exterritorialisation des lieux
saints à Jérusalem et, pour finir, évidemment, par un accord définitif
avec les Palestiniens. Et c'est bien, en effet, ce qui a commencé à
se produire... pour une moitié d'Israël. Les Israéliens les plus
anciennement arrivés, ceux qui ont fait cet Etat, se sont battus le dos
au mur pour qu'il survive, ont accepté longtemps un mode de vie
socialiste austère fondé sur l'égalité absolue, des villes et des
campagnes, des hommes et des femmes, des civils et des militaires,
des sages et des ignorants. Cet Israël-là, l'Israël soviétique et ses
enfants américanisés, a voulu la paix définitive et un nouveau
départ, séparé certes du monde arabe voisin, mais conciliant avec
celui-ci.
Il se trouve que la gauche travailliste, Rabin, Pérès, et même le
plus pittoresque Ehud Barak, qui les remplace au pied levé, ne
représentent plus la majorité des Israéliens, même avec l'adjonction
des Arabes d'Israël, qui se déplacent pour voter en leur faveur.
En face, il y a tous ceux que le sionisme des fondateurs n'amuse
plus, n'a jamais amusés : les nouveaux arrivants russes, d'abord, qui
sont tout sauf soviétiques et votent naturellement contre les Juifs
russes socialistes de la génération précédente, pour l'économie de
marché, voire de trafic, l'américanisation rapide et la fermeté face à
ces Palestiniens qu'ils voient un peu comme les Tchétchènes ou les
Kosovars locaux (beaucoup, à l'instar d'Ariel Sharon, montrent de la
compréhension pour Milosevic et souhaitent de bons rapports avec
Moscou) ; ensuite, les Juifs d'Afrique du Nord, principalement du
Maroc, qui, en raison de l'intensité et de la pureté de leur judaïsme
religieux, n'ont jamais admis la supériorité morale des ashkénazes
laïcisés d'Europe de l'Est ; enfin, le conglomérat des opposants
venus de la vieille Pologne au sionisme social-démocrate de Ben
Gourion : religieux, antisionistes au départ, d'Agoudat Israël,
nationalistes plus ou moins autoritaires de Menahem Begin, libéraux
nostalgiques des oligarchies marchandes d'antan et, pour finir,
sionistes religieux, entraînés vers le messianisme précoce par la
réunification de Jérusalem, en 1967.
Il manquait à cet ensemble hétéroclite un principe unificateur :
Begin et Shamir (lui-même ancien communiste), qui, à la tête du
Likoud, incarnaient encore le vieil Israël pionnier, si proche de celui
des travaillistes par l'éthique commune, n'étaient pas entièrement
parvenus. Mileïkovsky-Nétanyahou a eu le génie politique d'unifier
ce non-unifiable en lui proposant un vrai programme commun :
« tohu va bohu », en hébreu comme en français la cacophonie, la
révolte contre le surmoi sioniste. « Le bel Israël vous dit : rendez les
Territoires et faites la paix avec les Palestiniens ; moi, je vous dis :
n'en faites rien, trichez comme au bon vieux temps et n'avouez
rien. ». Nétanyahou, en effet, est parvenu à rassembler tous les
populismes les plus opposés, sans jamais chercher à les unifier.
Non, il s'est tout simplement agi, avec lui, de tergiverser, de tricher,
de faire un bras d'honneur à la bonne société, aux Arabes, aux
Américains, à la terre entière, parce que le surmoi sioniste pèse
décidément trop lourd à toute une partie d'Israël. Le fait que le
colonel Nétanyahou appartienne par ailleurs en totalité à
l'aristocratie la plus pure d'Israël, les « wasps » (White Ashkenazim
Sabra Parctroopers, selon le journaliste centriste Zeev Hofets,
auteur de cette trouvaille linguistique), que son enfance américaine
le place encore plus haut dans l'élite, rassure au surplus ses
partisans : leur ressentiment violemment antisioniste peut en effet
passer pour du sionisme authentique, s'ils savent se raconter des
histoires.
Mais pas en réalité : le sionisme a voulu délivrer le peuple juif de
sa longue sujétion aux puissants de la Terre, lui redonner le sens de
la relativité laïque du monde d'ici-bas, dissiper les rêves
messianiques des songe-creux pour laisser place à la liberté
politique dans le rapport réciproque avec d'autres libertés politiques,
celles des Arabes et des musulmans par exemple. C'est par là que
le sionisme, de Herzl à Ben Gourion, a triomphé. Ce respect de la
réalité du monde était le respect même de la loi de l'Eternel. Pour
que ce sionisme triomphe, il lui faut à présent terrasser une fois pour
toutes le sympathique Nétanyahou, le centenaire rabbin Schach, les
pittoresques Déri et Chtchevausky unis dans leur solipsisme et
quelques autres amusants mystificateurs, mendiants et menteurs
professionnels. Pour sortir enfin du ballottage bien entrevu par
Tristan Bernard.
13 mai 1999.
En Russie, la comédie continue
On a toujours tort en politique — surtout en Russie — de ne pas
tenir compte des personnalités et de leurs aptitudes. Tolstoï a
consacré à ce sujet des pages lumineuses qui plaident pour sa
paroisse. Eltsine vient de nous faire la démonstration irréfutable de
ce point. L'homme, chacun peut le voir à la télévision, tient à peine
debout. Mais il est courageux, de ce courage un peu particulier, fait
de ruse matoise, de candeur vraie et d'ignorance de l'obstacle, qui
l'avait déjà conduit, adolescent, à taper à coups de marteau sur une
grenade d'exercice (bilan : deux doigts en moins) et, homme mûr, à
défier le pouvoir soviétique, auquel il appartenait jusqu'à se hisser
sur la tourelle d'un char en plein putsch d'avril 1991. Ici, Eltsine lutte
le dos au mur, pour son honneur et le bien-être de sa famille, que
ses adversaires menacent directement depuis le déclenchement des
enquêtes du procureur général Skouratov sur la corruption au
Kremlin. Eltsine a le sentiment, sans doute tout à fait fondé, que
Primakov et ses amis de l'ancien premier directorat du KGB, comme
le général Zelenine, n'ont pas tout fait pour le protéger dans cette
affaire. Il comprend aussi très vite que Clinton s'est embourbé au
Kosovo, à cause de la diplomatie précipitée et russophobe de
Madeleine Albright (qui devrait bientôt être remplacée par le
sénateur Mitchell, leader de la minorité démocrate), et que
l'Amérique, qui demande à présent une médiation russe, serait prête
à la payer au prix fort. Pas question de laisser l'habile Primakov tirer
une nouvelle fois les marrons du feu et apparaître en triomphateur
de ce coup de théâtre diplomatique. Aussi, malgré la faiblesse
apparente du Président, c'est l'attaque, en profitant de la crise
internationale et de la vulnérabilité financière de la Russie, qui
paralyse les réactions de la Douma. Eltsine, après tout, demeure le
partenaire préféré de l'Occident. Voici donc Tchernomyrdine qui
revient pour gérer le dossier balkanique, donc 90 % de la politique
étrangère. Une semaine plus tard, Primakov est congédié comme un
valet, la Douma ne parvient ni à voter une procédure accusatoire
contre le Président ni à le censurer, peut-être pas même à empêcher
le général Stepachine, l'ancien chef du 2e directorat du KGB (la
surveillance intérieure), de succéder à Primakov, qui, lui, dirigeait
jadis le 1er directorat (l'espionnage).
Oligarques et libéraux survivants du krach de septembre 1998,
comme Tchoubaïs et Nemtsov, applaudissent bruyamment.
Centristes prudents comme le maire de Moscou Loujkov et le social-
démocrate policier Iavlinski font mine de déplorer tout en approuvant
hypocritement la faillite du système Primakov, et, surprise, le
sémillant général Lebed lui-même, tout récemment encore en
association avec Primakov, semble l'avoir instantanément oublié au
bénéfice du vainqueur du jour, Boris Eltsine. La comédie se poursuit.
Si Eltsine, demain, empoche les dividendes de sa médiation
diplomatique au Kosovo, il passera pour un véritable miraculé, une
fois de plus sauvé par son audace.
Mais, pendant ce temps-là, la Russie ne s'est pas résignée
entièrement au départ de Primakov et à cette nouvelle valse du
paysage politique. Non qu'elle conçoive pour l'ancien spécialiste du
Moyen-Orient compliqué une tocade irraisonnée : cela fait
maintenant bien des années que le peuple russe ne croit plus à la
politique, à sa capacité de transformer la société et de conjurer le
malheur. Mais, à tout le moins, l'opinion appréciait-elle chez
Primakov le bon sens modeste, la capacité de ne pas raconter trop
d'histoires, la sagesse consistant à faire vivre un gouvernement de
coalition où étaient représentés tous les courants d'idées du pays,
plutôt par leurs représentants les plus compétents, les moins
excités, le communiste Maslioukov comme le libéral Zadornov.
Formule d'immobilisme ? Certes, mais que peut faire de mieux un
grand blessé condamné précisément à un certain délai
d'immobilisation ? Par ailleurs, Primakov avait aussi cette grande
vertu de contenir communistes et nationalistes dans leur boîte de la
Douma et de plafonner leur influence dans le pays, ce qui explique
aussi qu'il n'ait guère trouvé de défenseurs dans ces rangs-ci où sa
présence faisait déjà de l'ombre.
Est-on exagérément craintif ou superstitieux si l'on pense
néanmoins que tous ces arrangements de surface du paysage
politique ne garantissent en rien l'avenir, même immédiat ? Le
mécontentement continue à couver sous la cendre et l'été, en
Russie, est propice aux mouvements revendicatifs. Eltsine le sait
bien, qui sut diriger à son profit et au détriment de Gorbatchev les
grèves des mineurs sibériens de l'été 1990. En faisant sauter avec
Primakov, en dépit des apparences de réalité du pouvoir, la dernière
plaque protectrice de sa présidence, le vieux lutteur de Sverdlovsk
risque tout de même de devoir affronter seul, et sans véritables
alliés, les inévitables secousses de la fin de sa présidence dans une
compétition qui paraît décidément plus ouverte que jamais.
20 mai 1999.
Montée des religions, recul des intégrismes
8 juin 2000.
Ce que cache l'ombre de Guernica
Le marxisme s'est éteint sans avoir donné de grandes pensées —
seulement deux grands philosophes, Lukâcs et Althusser, et
beaucoup d'historiens dévots et érudits, notamment en Angleterre...
Mais, s'il a raté le concept, il s'est épanoui dans l'imaginaire.
Réaction violente d'individualités à la barbarie des temps, le
communisme a libéré une créativité parfois extraordinaire :
Eisenstein, Brecht et Kurt Weill à l'apogée de la crise de Weimar,
Ara-gon, Lu Xun, Joseph Losey et Luchino Visconti... Bien sûr, Pablo
Picasso les passe tous, jusqu'à effacer de son geste emphatique
presque tous les crimes de Staline, qui, du reste, ne l'émouvaient
guère.
Et du grand Andalou-Catalan-Parisien qui allia le trait de Goya à la
fougue de Delacroix, puis les réunit dans la rigueur de Cézanne, le
monde aura d'abord retenu Guernica, cette dissonance parfaite qui
résume tout notre siècle : douleur, abandon, rupture, cri et espoir. A
Guernica, topos sacré du peuple basque, les peuples d'Europe ont
entrevu Auschwitz. De Guernica est monté par le génie de Picasso
le cri des hommes en révolte contre le nazisme et son allié local,
Francisco Franco.
Depuis lors, il y a dans la conscience européenne une sorte de
sacralité du peuple basque, première victime du fascisme
triomphant, qui a entouré l'ETA naissante d'une auréole de martyre
et de sainteté, notamment à l'occasion du fameux procès de Burgos,
en 1970, où Jean-Paul Sartre prit sa plus belle plume
(malheureusement bien sommaire) pour célébrer ces combattants
de la liberté qui défiaient les gardes civils et autres argousins du
franquisme les armes à la main. Dolores Ibarruri, la Pasionaria, dont
la voix presque surhumaine résonnait dans nos cœurs comme le
violoncelle de Pablo Casals, était également basque, tout comme
étaient basques les rares prêtres catholiques qui avaient pris fait et
cause pour la République de 1931, en le payant parfois de leur vie.
Voilà pourquoi cet obstacle affectif a si longtemps retardé la prise de
conscience des autres Européens devant la montée du national-
socialisme basque contemporain et freiné leur solidarité avec le
gouvernement de Madrid, pourtant si nécessaire.
Pour comprendre cette douloureuse réalité, il faut donc remonter
plus loin dans le temps, aux origines du nationalisme basque :
l'Espagne du XIXe siècle est un pays en chute libre, qui se proclame
mensongèrement libéral et se retrouve combattu sur deux fronts par
des forces de dissolution, à gauche et sur sa façade
méditerranéenne par les anarchistes andalous et catalans, à droite
et sur son versant atlantique par une gigantesque Vendée catholique
et royale, le mouvement dit carliste. Le Pays basque, labouré par le
jésuitisme sombre et clérical des émules d'Ignace de Loyola, est
d'abord passionnément carliste. Le nationalisme basque naît dans
cette mouvance, tout comme le Provençal Mistral et le barde breton
Théodore Botrel développent en France leur régionalisme
linguistique sous les auspices de l'Action française de Charles
Maurras.
Puis les carlistes abertzales (patriotes) deviennent, sous
l'influence des théories raciales de Gobineau, des défenseurs de la
nation basque et abandonnent leurs références au carlisme, ayant
compris qu'une restauration de la branche de Don Carlos à Madrid
était devenue utopique. Paradoxe, le sud navarrais et hispanisé du
Pays basque restera carliste et constituera le fer de lance de la
rébellion franquiste, rompant ainsi l'unité de l'Euzkadi, qui, lui, choisit
la république. Mais la choisit-il vraiment, cette république ? Chez
Sabino Arana, le fondateur du Parti nationaliste basque (PNV), au
début du siècle, la restauration des Fueros, de l'autonomie basque,
mise en cause dès le règne de Charles Quint, est avant tout un acte
de foi et de lutte contre l'athéisme et le socialisme de la race
inférieure des prolétaires castillans venus travailler à la mine et dans
les aciéries de la côte, qui ruinent la civilisation basque
traditionnelle : concrètement, le PNV et ses syndicats jaunes
cassent les grèves et encouragent la collaboration des classes au
nom de la doctrine de Léon XIII. C'est Casares Quiroga, le génial
leader franc-maçon de la Galice (et père de la grande tragédienne
Maria Casarès), qui imagina d'associer l'idée républicaine à celle
d'autonomie, d'abord dans les deux nations constituées, Catalogne,
fief du républicanisme, et Pays basque, fief du cléricalisme, qui
deviennent autonomes en 1936. Par là, le Pays basque basculait en
effet au centre gauche démocrate-chrétien. Mais force est de dire
qu'en 1937 le président basque Aguirre et son adjoint Telesforo de
Monzôn, et derrière eux tout le PNV, ont longuement négocié avec
Mussolini une capitulation de l'Euzkadi, qui aurait accepté un prince
italien de la maison de Savoie en gage de son indépendance. Et
Franco, grâce à l'amiral Canaris, obtiendra de Hitler et de Goering le
bombardement de Guernica pour couper court aux manœuvres
clérico-fascistes des Basques, des mussoliniens et du pape Pie XI,
qui avaient presque réussi grâce à l'entregent de l'ambassadeur
italien Cavalletti di Montefava (militant du MSI néofasciste après la
guerre).
Quand la jeunesse du PNV se détache du parti adulte, au début
des années 1960 (avec la bénédiction du « lehendakari » en exil
Telesforo de Monzôn), pour former l'ETA et se lancer dans la lutte
armée, on peut dire que le mouvement basque, sous le couvert de
diverses phraséologies, renoue avec son passé carliste violent. Et,
quand l'aile dite politico-militaire de l'ETA s'en détache pour rejoindre
la gauche espagnole, à la charnière des années 1970-80, les
dernières solidarités issues du passé républicain sont abolies.
L'ETA, qui choisit nombre de ses cibles parmi les intellectuels
basques, incarne la pire Espagne, celle de la « limpieza de sangre »
(la pureté du sang), celle qui, dès le XVIe siècle, inventait contre les
« nouveaux chrétiens » le sang et le sol, et terminera sa course au
cri de « Viva la muerte ! ». Contre elle, Sefarad, l'Espagne éternelle
et intérieure célébrée par le poète catalan Salvador Espriu, clame sa
foi dans la vie, l'espérance et le salut, depuis la Sagrada Familia de
Barcelone jusqu'au Tránsito de Tolède. Il n'y a aucun doute que c'est
elle qui aura le dernier mot contre les assassins. Salud y República.
31 août 2000.
Le renouveau du sentiment yougoslave
Slobodan Milosevic n'a peut-être pas encore dit son dernier mot.
Ses hommes de main qui ne font plus qu'un avec le crime organisé
serbe, les débris de ce qui fut un parti postcommuniste, le Parti
socialiste, l'armée de réserve néonazie de son sanglant allié, le Parti
radical de Vojislav Seselj, peuvent encore, ligués ensemble, bourrer
suffisamment les urnes pour lui fournir une victoire électorale aux
forceps. Il n'empêche. Même réélu, Milosevic est politiquement
parvenu au terme de sa carrière : Belgrade le rejette, Nis, la
seconde ville du pays le rejette, la Vojvodine démocrate le rejette
depuis toujours, les réfugiés de Bosnie-Herzégovine et de la Krajina
croate le rejettent aussi pour d'autres raisons. Il suffit que le
Montenegro se décide à refuser le boycott et que l'opposition
surveille un peu le déroulement des élections, et Vojislav Kostunica
passera avec une confortable marge.
Même s'il est battu, Kostunica parviendra en quelques mois à
forcer Milosevic à la fuite. D'ores et déjà, le Montenegro est sauvé
d'une nouvelle provocation armée des fascistes serbes « rouges-
bruns » et le Kosovo à l'abri des provocations de Belgrade, mais pas
en revanche des exactions albanaises. Comment un tel
retournement historique est-il possible ? Il faut le dire clairement à
tous les irresponsables et toutes les têtes légères qui se sont
enflammés les uns en faveur de l'indépendance croate, les autres du
séparatisme musulman en Bosnie-Herzégovine, les troisièmes pour
la Grande Albanie : la situation commence à s'améliorer, dès lors
que le sentiment yougoslave commence à prendre le dessus. Le
communisme autogestionnaire yougoslave était en effet, de loin, le
mouvement marxiste le plus démocratique et le plus éclairé de
l'Europe de l'Est, une référence constante pour les réformateurs
polonais, tchèques, hongrois et même russes. C'est lui, et non une
obscure et brutale dictature, qui fut anéanti au début des années
1990 par une conjonction de forces nationalistes mal inspirées, qu'il
était malvenu par conséquent de soutenir au gré de sympathies
françaises : catholico-germanophiles pour les tenants de Franjo
Tudjman à Zagreb, maurrasso-gaulliennes et américanophobes pour
ceux de Milosevic à Belgrade, islamophiles ou tiers-mondistes pour
les nombreux « politiquement corrects » qui voyaient en Alija
Izetbegovic à Sarajevo le tenant d'une Bosnie-Herzégovine tolérante
alors que ses parrains iraniens et turcs (la secte Milli Gôrrus que l'on
retrouve derrière les islamistes d'Erbakan) valaient bien les
oustachis de la Croatie renaissante et les tchetniks de la Serbie
agrandie. Le renversement du régime posttitiste en Yougoslavie en
1991 fut la plus grande — et la seule — victoire des forces du mal
en Europe de l'Est.
Mais, même au cœur des ténèbres, tout le bien ne disparaît
jamais. Svetlana Broz est la petite-fille du maréchal Tito. C'est un
médecin, qui a vécu dans sa chair la tragédie bosniaque : elle vient
de publier un livre qui est un best-seller à Belgrade, où elle relate les
comportements humanistes dont elle a été le témoin au plus fort de
l'horreur : voisins qui cachent ou protègent ceux qui sont persécutés,
médecins qui refusent de trahir leur serment d'Hippocrate, prêtres
qui se rebellent devant un fanatisme qui tourne le dos aux
enseignements de la foi ; tout ce tissu conjonctif d'actes simplement
humains qui permet à une société de se régénérer tous les jours, est
en train peu à peu de se remettre en place de Zagreb à Skopje (la
Slovénie, elle, est définitivement partie dans un autre monde).
L'intérêt pour les actes relatés dans ce livre tout autant que pour la
généalogie de son auteur, montre bien que le vent est en train de
tourner.
14 septembre 2000.
Attention à l'islamisme nouvelle manière !
Alors que le sommet de Charm el-Cheikh se déroule en ce
moment même, il est difficile de se livrer à des pronostics qui seront
dépassés lorsque ce journal paraîtra. Aussi, mieux vaut nous
concentrer sur le moyen terme, déjà perceptible lors même que les
détails du combat qui se livre nous échappent encore. La fin brutale
du processus de paix israélo-palestinien inauguré en 1992 nous
ramène en effet à un contexte régional bien plus vaste, qui n'est
nullement marqué par le déclin de l'islamisme — imprudemment
proclamé dans des ouvrages récents —, mais plutôt par sa
transformation.
Depuis 1997, l'Iran chiite n'en est plus le centre organisateur car la
victoire électorale des réformateurs a enclenché un cycle long de
démocratisation de ce grand pays, qui rappelle à bien des égards,
par son côté heurté et instable, la période de 1945 à 1953, durant
laquelle fleurirent les utopies socialistes, le nationalisme laïc de
Mossadegh et les complots en tout genre. L'Iran n'est plus
mobilisable pour le combat intégriste. On peut ajouter que le bilan
plus que décevant des gouvernements Erbakan-Ciller en Turquie, le
déclin d'Izetbegovic en Bosnie et l'échec retentissant des tentatives
d'implantation islamiste en Albanie ont eu raison des espoirs que
certains fondaient sur un renouveau de l' « ottomanisme » intégriste.
Reste alors le bon vieux cœur arabe du Dar ul-Islam, de l'empire
musulman classique du premier califat, ainsi que ses annexes
pakistanaise et afghane étroitement engrenées sur la péninsule
Arabique et ses pétrodollars. Ici, la perspective d'une contre-
offensive intégriste n'a rien d'une vue de l'esprit : en Irak, le Baas
autrefois laïque et étatiste a été réduit par un Saddam Hussein aux
abois à une véritable confrérie sunnite, dont le programme social
(dernière innovation : le retour des femmes à la maison) et la
violence antichiite n'ont rien à envier à ce qui se pratique
couramment en Arabie Saoudite.
Au Maghreb, les islamistes se réinsèrent dans le jeu politique au
plus haut niveau : le roi Mohammed VI les installe dans l'Istiqlal et
les coopte, tout comme son grand-père et même son père l'avaient
fait en leur temps, mais rien n'indique cette fois-ci que les choses en
resteront là ; le président Bouteflika, humilié par ses parrains
militaires et kabyles, dont le général Medhienne, chef de la Sécurité
militaire, a accompli un virage sur l'aile en cooptant un islamiste
modéré à la tête de la diplomatie et en envoyant des signaux
favorables à son ancien rival Taleb Ibrahimi ; en Egypte, enfin, où la
société civile est chaque jour davantage gangrenée par l'islamisme
plus ou moins radical, le pouvoir — et, plus généralement, les élites
intellectuelles — ne trouve rien de mieux que de pratiquer la fuite en
avant nationaliste, se réconciliant avec la junte soudanaise d'Omar
el-Béchir, approfondissant son intimité avec Kadhafi, ouvrant toutes
les portes à l'influence et aux capitaux saoudiens. Moubarak est bien
le seul à ne pas comprendre, tout comme Farouk en son temps,
qu'une telle politique ouvre le chemin de son remplacement par un
« officier libre » plus directement engagé dans la réislamisation de la
société. Bien des gestes d'Arafat, ces dernières semaines,
s'apparentent à cette recherche d'un nouveau paradigme
nationaliste, susceptible d'endiguer l'islamisme. Mais vient un
moment où l'œuvre de récupération équivaut à un ralliement,
d'autant mieux venu que l'islamisme lui-même a changé en
redevenant sunnite. Ce qu'il a perdu en ferveur indépendante,
caractéristique d'un chiisme longtemps persécuté, l'intégrisme le
gagne en ductilité politique : le sunnisme de la mosquée et de la
madrasa (l'école coranique) n'incarne jamais une légitimité nouvelle
par rapport au pouvoir de l'Etat ; il se coule à l'intérieur, comme on le
voit en Arabie Saoudite — où, à travers le cheikh Ben Baz, il tient la
« police islamique », les milices tribales, certaines banques et une
bonne part de l'appareil d'Etat —, au Pakistan, où l'armée et les
services de renseignements ont peu à peu basculé, voire dans
l'Algérie de Boumediene ou l'Irak actuel, demain peut-être au Maroc
et en Palestine.
Mais voilà : à se rapprocher du pouvoir, l'islamisme joue très gros.
Nul doute que les événements actuels vont s'enchaîner dans une
tempête régionale sans précédent où la succession au trône
saoudien et l'avenir stratégique de l'OPEP seront les enjeux les plus
graves. Le prince héritier Abdallah n'a toujours pas le contrôle de
l'Etat, et tout indique qu'il a continué à marquer son hostilité au
compromis israélo-palestinien, que le roi Fahd au contraire appelait
de ses vœux. Abdallah a par ailleurs deux boîtes noires dont il
aimerait réduire les pouvoirs, outre son demi-frère, le prince Turki,
qui tient les services secrets du royaume : il s'agit de son homonyme
jordanien Abdallah II, détenteur de la légitimité des Hachémites, et à
présent de Bachar Assad, dont la politique ne lui plaît pas du tout,
puisqu'elle tourne le dos au retour de Rafik Hariri au Liban et à
l'intégration des élites sunnites dans le pouvoir à Damas. D'où la
question primordiale : qui contrôle aujourd'hui le Hezbollah ?
L'attentat contre un destroyer américain en rade d'Aden nous y
prépare. L'échiquier israélo-palestinien donne tous les signes de
devoir laisser place à un espace beaucoup plus vaste, celui sur
lequel se déploie la dernière offensive de l'islamisme radical,
désormais sunnite et engagé dans une grande stratégie
hégémonique de cooptation par les pouvoirs en place.
Mais là où il y a oppression, il y a résistance. Aujourd'hui, l'Etat
d'Israël est la seule cible apparente de l'ire islamiste. Qui peut croire
qu'il en restera là ? L'Algérie a montré que l'islamisme, fût-il
sévèrement barbare, reculait quand on lui faisait face. Cette leçon
vaut aussi pour la France et ses incendiaires de synagogues.
19 octobre 2000.
1990-2000
22 février 2001.
Algérie : révélations ou manipulation ?
Une nouvelle fois, l'Algérie est le théâtre d'une bataille de rumeurs
dont le terrain essentiel est la France. Une nouvelle fois, on revient
sur les atrocités commises pendant cette guerre civile, et un groupe
d'intellectuels et de journalistes français mènent l'offensive pour
nous faire croire que les pires crimes ont été commis non par les
islamistes insurgés mais par l'armée qui leur faisait face.
Les guerres civiles peuvent donner lieu à tant de manipulations !
Je me revois ce jour du printemps 1979 à Rome, où un collègue de
La Repubblica venait d'être abattu par les Brigades rouges. Dans
l'émotion qui régnait alors, personne ne pouvait imaginer ce que l'on
finira par comprendre dix ans plus tard : le meurtre de cet homme
par un mari jaloux qui avait eu l'idée d'attribuer son crime aux
terroristes. Et combien de « trotskistes » de pure imagination sont
tombés, victimes de dénonciations politiques, dans l'Union
soviétique des années 1930, ourdies par des sous-chefs de bureau
pressés de succéder à leurs patrons. Enfin, j'ai fini par comprendre
que « mon camp », dans la guerre d'Espagne, avait commis
quelques atrocités retentissantes, notamment sur des religieux et
des propriétaires terriens, qui expliquent en partie la discrétion
républicaine sur les crimes de Franco et des siens, après 1975.
Ces considérations permettent de relativiser les récentes
révélations, même si celles-ci sont vraies. Car si nous revenons au
cœur du problème, de quoi s'agit-il, que veut-on nous faire penser ?
Simplement ceci : que l'islamisme ne serait pas une menace pour
l'Algérie, qu'il eût fallu s'en accommoder, qu'il faudrait demain bâtir
un front commun de ces islamistes et des forces semi-libérales qui
contestent les Etats du monde arabe, pour apporter « le
changement ». Ainsi un homme comme Kasdi Merbah, qui fut en
son temps la quintessence de la Sécurité militaire, mais qui
cherchera en fin de parcours à s'entendre avec le FIS et y perdit la
vie — sans doute des mains des siens —, apparaît-il à présent aux
yeux de ces forces et de leurs soutiens français comme un héros
rétrospectif...
Ce n'est pas mon sentiment : l'essentiel des actions terroristes du
mouvement islamiste, notamment contre les groupes porteurs à ses
yeux de l'occidentalisation, est authentique. La plupart des
intellectuels, des communistes, des militaires, des femmes
émancipées, des minoritaires qui sont morts — souvent dans
d'atroces circonstances — l'ont été de leur fait. Les mêmes groupes
sévissent en Egypte, au Yémen, en Palestine, au Soudan où ils
pratiquent l'esclavagisme et bien sûr en Afghanistan avec le même
bilan. Pourquoi l'Algérie ferait-elle exception ? En revanche, je vois
bien tous les doctes islamologues, qui tentaient, à grands
froncements de sourcils, de nous faire croire que ces mouvements
étaient en route vers une sorte de « démocratie islamiste », analogie
locale de notre démocratie chrétienne, et que nous n'avions en
France pas de pires ennemis au Maghreb que les pouvoirs en
place... Les autorités algériennes ont-elles sacrifié les moines
trappistes de Tibérine ? Peut-être. En tout cas, l'héroïque
archevêque d'Oran, monseigneur Claverie, a bien été supplicié par
les islamistes du FIS parce qu'il dénonçait leur intolérance.
Les gendarmes et les policiers algériens ont-ils laissé les habitants
de certains villages proches du FIS, qui avaient négocié une trêve
avec le pouvoir, se faire égorger par leurs anciens amis des GIA ?
C'est très probable. Mais il ne faudrait pas oublier qu'il se joue
depuis la défaite militaire du FIS, en 1995, une partie complexe où
une fraction du pouvoir n'a pas renoncé au vieux projet algéro-centré
de Boumediene, consistant à faire rentrer le fleuve islamiste dans
son lit, bien entendu par la contrainte, mais pour ensuite en réutiliser
l'énergie contre les occidentalistes de gauche et de droite. Tel est
toujours l'enjeu, telle est la raison de fond des révélations en
provenance d'Alger.
Revenons à l'époque de Boumediene et Bouteflika première
manière : Abassi Madani et ses amis « pré-islamistes » avaient déjà
été introduits à l'université d'Alger sous couvert d' « arabisation »
pour permettre l'épuration des communistes de culture française.
Les mêmes avaient été mobilisés après les émeutes kabyles de Tizi
Ouzou du début des années 1980 pour faire pièce à la renaissance
berbère, de caractère essentiellement démocratique et laïque. Et le
régime utilisait dans la guerre couverte contre le Maroc, par le
truchement du Polisario, et l'épuration des libéraux de ses propres
rangs (l'ancien secrétaire général du FLN Keït Ahmed, notamment),
pour enrayer toute évolution à la Sadate, qui viendra tard et mal
avec Chadli dans les années 1980.
Bouteflika reste tenté par de telles recettes plus ou moins diluées
par la mondialisation ambiante et ses amitiés plus récentes
saoudiennes et émiraties, mais une fraction décisive de l'armée
(Mediene et Touati essentiellement) a bloqué ce processus. Cette
fraction ne semble pas porteuse d'un grand projet politique. Mais on
ne fera pas croire à l'opinion française qu'elle n'est composée que
de lâches et d'affairistes. Les plus lâches et affairistes dans cette
affaire, ce sont ceux qui se pressaient dans les couloirs romains de
San Egidio et avaient décidé, pour leur propre compte, qu'ils
pourraient laisser l'essentiel du pouvoir au FIS, qui ne manquerait
pas de s'appuyer sur leur expertise. Et si le peuple algérien doit
renoncer à ses bûches de Noël et accepter contre son gré de voiler
ses filles, tant pis. Ces gens-là avaient sur eux le passeport français,
et l'appartement parisien ou marseillais grâce auquel même
l'expérience de la « démocratie islamique » peut devenir
supportable. Ceux que l'on appelle avec haine « éradicateurs »
étaient alors le dos au mur et se sont battus alors qu'ils pouvaient
tout perdre.
Non décidément, la résistance d'une majorité — même serrée —
du peuple algérien à l'islamisme violent — c'est un pléonasme —
restera dans l'Histoire comme un moment décisif du grand drame
qui se joue entre Casablanca et Karachi. Tout comme la résistance
de la République espagnole aura été le moment décisif de la
constitution de l'antifascisme européen en 1936-37... malgré son
triste cortège de religieuses violées et de trotskistes du POUM
révolvérisés, tout comme l'insurrection nationale algérienne, malgré
ses excès et ses violences inutiles, aura été le moment décisif de
l'autodéfinition de l'anticolonialisme moderne, à la naissance du
tiers-monde, dans les années 1960.
1ermars 2001.
Bush n'est pas celui qu'on croit
Comme les temps changent peu en Amérique ! En 1960, un jeune
et sémillant sénateur du Massachusetts avait été élu président,
d'une très courte tête, en battant le vice-président sortant, dont
l'expérience gouvernementale était déjà considérable. Au
recomptage des voix, il apparut même que le vice-président en
question, Richard Nixon, avait remporté le suffrage populaire, mais
moins nettement qu'Al Gore en l'an 2000.
John Fitzgerald Kennedy avait un père, Joseph Kennedy, qui, à
défaut de devenir président lui-même, avait joué un rôle majeur dans
la politique américaine, comme ambassadeur à Londres, où il
seconda fidèlement la politique munichoise de Chamberlain, puis
après que Winston Churchill s'en fut débarrassé, à l'été 1940,
comme inspirateur de la politique isolationniste pro-hitlérienne aux
côtés d'Henry Ford, Charles Lindbergh et, dans les coulisses,
Douglas MacArthur. Interdit de politique après 1945, il avait poussé
ses deux fils, JFK et Bobby, et ceux-ci avaient commencé, tout
démocrates qu'ils fussent, à emboîter le pas à McCarthy dans la
chasse aux communistes.
C'est principalement pour cette raison que la consternation régnait
dans l'intelligentsia de gauche et que beaucoup fondaient davantage
d'espoir sur le défenseur populiste des syndicats et adversaire
déclaré de la ségrégation qu'était devenu Lyndon Johnson.
Très vite aussi, une situation internationale très tendue happait le
nouveau président. Kennedy avait fait campagne sur le missile gap,
l'avance que l'Union soviétique aurait accumulée en matière de
missiles et qu'une grosse augmentation du budget de la défense se
proposait de combler. Mais les old boys proches de Joe Kennedy —
tel le directeur de la CIA, Allan Dulles, ancien avocat du cabinet
Crowne spécialisé dans les relations d'affaires avec l'Allemagne
nazie et, lui aussi, isolationniste de la plus belle eau avant 1941 —
pensaient que ce jeune godelureau de John Fitzgerald les suivrait
bien docilement : par exemple, dans cette tentative de
débarquement à Cuba, la baie des Cochons, où ils pensaient
entraîner le jeune président. Kennedy couvrit l'opération, dont le
détail lui avait été caché, puis, avec l'appui de conservateurs sérieux
et retenus, Dean Rusk, son secrétaire d'Etat républicain, Robert
MacNamara, son ministre de la Défense, et Mac George Bundy, le
chef du Conseil de sécurité (NSC), il s'engagea dans l'épuration de
fond en comble de la CIA et du Pentagone, envoyant à la retraite
Allan Dulles et le général Lansdale au Sud-Vietnam, lançant Maxwell
Taylor à l'assaut de la doctrine stratégique officielle qui plaisait tant
aux industriels de la défense. Entre-temps, Joe Kennedy avait connu
l'hémiplégie et s'était tu pour de bon. Les deux fils émancipés
allaient s'attaquer aux plus vieux amis de leur père, la Mafia, et
donner des signes de leur disponibilité pour négocier à Cuba et au
Vietnam. Au bout du chemin, deux meurtres violents, à cinq ans
d'écart.
On nous dit depuis Hegel que la répétition en histoire nous fait
passer de la tragédie à la comédie. Il y a bien sûr du burlesque chez
George W., du Louis de Funès chez Dick Cheney, alternant
apoplexies autoritaires — le vice-président veut présider tous les
comités restreints consacrés aux affaires stratégiques pour bloquer
Powell et Candy Rice — et séjours à l'hôpital. Il y a sans doute du
dérisoire dans les rodomontades de Saddam Hussein, en
comparaison des menaces très concrètes de Khrouchtchev et de
Mao, qui cessaient à peine d'être alliés. Mais il y a surtout une
trajectoire comparable : un jeune président, qui est un héritier
cherchant à s'émanciper d'un lourd conditionnement parental, prend
la mesure de l'excès et des dangers du programme d'un certain
establishment qui l'a fait roi. Le conflit se noue rapidement. Cheney
et Rumsfeld sont des vieux chevaux de retour de la droite
nixonienne, déjà au pouvoir sous Gerald Ford. Ce ne sont pas de
grands technocrates mais des parlementaires retors qui ont peu à
peu acquis une teinture professionnelle à force de négocier (toujours
à la hausse) des budgets militaires. Racistes dans leur jeunesse —
comme le prouvent abondamment les votes du député Cheney en
matière de ségrégation —, ils prennent moyennement au sérieux les
deux Noirs qui leur sont opposés : comme dans tout bon scénario
hollywoodien, il faut bien qu'ils figurent, mais très vite les décisions
ne devraient pas être pour eux. Powell, en particulier, est mal vu
pour sa timidité incontestable à engager les forces armées, de l'Irak
à la Bosnie. Mais ce sont Cheney et Rumsfeld qui nourrissent fuites
intéressées et informations hostiles en direction de la presse
démocrate (Newsweek) pour faire pression sur le secrétaire d'Etat et
l'écœurer peu à peu. Or le Président (et son frère Job, gouverneur
de Floride) ne l'entend pas de cette oreille ; pour George II, Powell
est vraiment le chef de la politique étrangère et Candy Rice est pour
de bon sa collaboratrice la plus proche. Mieux, George II, lui, n'est
pas raciste : il croit à un Parti républicain où les Noirs de la classe
moyenne se sentiront chez eux, ainsi que les Hispaniques en voie
d'assimilation.
Soixante-huitard, même très atténué, il n'est pas bluffé par les
rodomontades de Cheney et de Rumsfeld. Son oncle Prescott, qu'il
aime beaucoup, passe sa vie en Chine à discuter avec les dirigeants
de Pékin ; il l'a déjà convaincu de ne pas tout miser sur le Japon.
Son ami Vicente Fox, le président du Mexique, l'a décidé à ne pas
accroître l'embargo sur Cuba.
Le temps est proche où une explication géostratégique globale va
se dérouler à la Maison-Blanche. Celle-ci pourrait réserver bien des
surprises à ceux qui imaginent que la réaction la plus noire domine
la politique étrangère des Etats-Unis. Le général Powell a toujours
dans son bureau l'affiche d'un fort beau film qui retrace avec émotion
le sacrifice d'un régiment nordiste entièrement composé d'anciens
esclaves volontaires pendant la guerre de Sécession : ce n'est pas
un oncle Tom qui obéit à des industriels de la défense. Candy Rice a
également davantage de caractère et de compétence que tout le
Pentagone réuni (qui aurait osé écrire une thèse sur les
commissaires politiques dans l'armée tchèque, dont je conserve un
précieux exemplaire dans ma bibliothèque ?) et George II n'est plus
un petit garçon au service de son père ou de Dick Cheney.
C'est sans doute là le nœud gordien de toute la politique de cette
présidence, qui décidément trouve très tôt ses véritables marques.
8 mars 2001.
Le jeu dangereux du Pakistan
Ne perdons pas de temps à invectiver les talibans. Personne
n'avait besoin de la destruction des bouddhas géants de Bamiyan
pour savoir que ce régime était l'un des plus sombres de la planète,
sans doute le plus cruel (mais pas le plus meurtrier, les cousins
islamistes du Soudan ont causé la mort de plus de 1 million
d'Africains du Sud de leur pays ; ils n'ont pour l'instant pas de
concurrents). La vie qui est imposée à ce qu'il reste de population
semi-moderne à Kaboul et à Harat est un cauchemar. Plus grave
encore, les chiites hazaras du centre du pays — où se trouvent les
bouddhas de Bamiyan — sont, depuis leur soumission au pouvoir de
Kaboul, l'objet d'une persécution qui pourrait bien à tout moment
virer au massacre pur et simple. Seul le jeu du chat et de la souris
que militaires pakistanais et dignitaires saoudiens pratiquent avec
leurs homologues de Téhéran préserve pour l'instant cette
communauté otage, sans doute du pire. Avec leur type physique
mongol et leur orientation politique pro-iranienne, les Hazaras
feraient pour les talibans de parfaites victimes expiatoires, et on sait
bien qu'ils en cherchent régulièrement.
Pour le reste, le vandalisme révolutionnaire est hélas un
phénomène récurrent des extrémismes parvenus à la limite de leur
pouvoir : la résistance du réel, comme une force de frottement, attise
un désir nihiliste d'anéantissement du passé pour faire toute sa
place au délire futuriste. La touche spécifiquement islamique de ce
vandalisme tient au profond ressentiment qu'éprouvent ce type
d'intégristes pour l'intérêt que touristes et érudits occidentaux
entretiennent envers le passé non islamique de leurs pays ; le même
phénomène conduit leurs homologues égyptiens à cibler les visiteurs
du musée du Caire et de Louxor, ou, moins violemment, à exiger et
obtenir le déménagement de la statue d'Aménophis III en banlieue,
afin de préserver la gare centrale du Caire de la contamination
païenne.
Ce qu'il faut surtout comprendre à présent, c'est l'engrenage des
exactions de ces viles canailles et de la bataille fondamentale qui se
mène au Pakistan pour l'avenir même de cet Etat décisif du monde
musulman. Abîmé par les retombées de la guerre afghane des
années 1980, le Pakistan n'est pas parvenu, dans la décennie 90, à
restaurer une démocratie qui fut toujours précaire. Entre-temps, la
rivalité de la famille Bhutto, qui contrôle la gauche semi-laïque à
travers le Parti populaire (PP), et de l'Alliance islamique,
conservatrice modérée, dominante au Pendjab, a érodé ce qui
demeurait d'Etat impartial : le Pakistan a démantelé dès le début des
années 1960 le Civil Service, la fonction publique neutre, qu'il
héritait, tout comme l'Inde, de l'Empire britannique ; il a aussi affaibli
la magistrature, introduit une seconde jurisprudence fondée sur la
charia, remis en cause les libertés religieuses pour les chrétiens, les
hindous et à présent les dissidents de l'islam, les ahmedis, qui
avaient joué un grand rôle aux débuts de l'Etat, et même les chiites,
persécutés, notamment à Karachi comme « cinquième colonne » de
l'Inde et de l'Iran. Enfin, la guerre afghane des années 1980 a laissé
en se retirant un flot de réfugiés et de drogue qui a emporté comme
dans une crue ce qui restait d'Etat de droit dans les grandes villes,
Karachi en tout premier lieu, la capitale économique et culturelle du
pays, ce second Bombay jeté comme un défi au flanc du désert
baloutche, transformée depuis quelques années en second
Beyrouth, où guerres locales et trafics s'interpénètrent.
Parvenu à ce point proche d'une désintégration parfaitement
possible, l'Etat pakistanais est revenu selon sa vieille habitude à son
équation de base : le pouvoir militaire. Car, dès 1947, ce sont les
musulmans de l'armée britannique, fidèles, de Tobrouk à Singapour,
au Raj qui les protégeait, qui ont fait l'Inde islamique et
indépendante, le Pakistan, contre le parti du Congrès. Une fois de
plus, ils viennent donc sauver le pays, mais ce pays n'est plus le
même, et l'armée non plus n'est plus tout à fait la même. Le demi-
siècle d'indépendance a en effet bien modifié la composition de
l'armée : constituée d'hommes du Pendjab, pro-occidentale et
aristocratique en 1947, l'armée pakistanaise a remisé les
cornemuses des guignes (son régiment d'élite) des Hautes Terres, le
Durbar hérité de la reine Victoria et les décorations britanniques de
la campagne de Birmanie pour s'islamiser et se démocratiser. Les
enfants du peuple, de plus en plus touchés par l'intégrisme
saoudien, y remplacent leurs aînés anglophiles. Les vocations
militaires diminuent également chez des Pendjabis s'adonnant au
commerce et des Sindhis du Sud plus à gauche et plus sceptiques.
Nous avons ainsi une impressionnante montée des Pathans (que
l'on appelle Pachtounes de l'autre côté de la frontière afghane et que
nous nommerons désormais Pathans) au sein de l'état-major et des
services secrets, lesquels ne sont équilibrés que par les musulmans
originaires de l'Inde — les Mohajires —, que l'actuel président,
Pervez Mucharraf, répartit à peu près en proportion équivalente de
chaque côté de l'ancienne frontière. Les Pathans ont de fait
provoqué la fusion de leur Afghanistan avec le Pakistan : les
militaires et les espions de l'ISI (le renseignement militaire
pakistanais) ont mis en place les talibans et assurent leur puissance
militaire. Forts de cette première victoire stratégique, ils ont ensuite
intensifié la guerre couverte contre l'Inde au Cachemire, jusqu'à
frôler en 1999 l'affrontement généralisé. La carte du Pakistan n'est
donc plus la même. A l'ouest, il annexe tout l'Afghanistan pathan
jusqu'à Kaboul et se subordonne en territoire colonial conquis ; les
zones tadjikes (comme le Panshir de Massoud) ou hazaras (avec les
bouddhas de Bamiyan), où tout est permis, surtout le pire. A l'est, il
s'efforce de se voir reconnaître par l'Inde une double clef sur le
Cachemire, bien que les Cachemiris musulmans soient
majoritairement plus indépendantistes que propakistanais.
Cette situation hautement explosive a déjà produit une grande
coalition de l'Inde, de l'Iran, de la Russie et de la Chine contre le
pouvoir militaire à Islamabad. Les Etats-Unis ont envie de s'y
joindre, mais, à la différence des quatre Etats précités, ne veulent
pas la mort du pécheur, mais seulement l'abandon de l'actuelle
politique et la victoire des militaires modérés autour de Pervez
Mucharraf. En poussant leurs amis énergumènes de Kaboul à
mutiler des bouddhas, les idéologues islamistes de l'ISI viennent
aussi de mettre en garde Washington. Le Pakistan, qui craint pour
sa survie, est capable de tout : casser de vieux bibelots pour se
rendre intéressant comme gesticuler avec une bombe atomique
qu'ont pourtant construite de grands intellectuels libéraux qui
rêvaient d'un autre Pakistan.
22 mars 2001.
De Mussolini à Berlusconi
Que le retour en force de Silvio Berlusconi sur la scène italienne
soit une catastrophe morale est une évidence. La difficulté consiste
à déterminer : 1) en quoi elle consiste exactement ; 2) ce qui peut en
résulter, pour l'Italie d'abord, pour l'Europe ensuite ; 3) et qui en est,
au premier chef, responsable.
Certes, Silvio Berlusconi n'est pas un adepte du néofascisme, un
nostalgique de la manière forte à la Jörg Haider. Certains socialistes
— italiens mais aussi français — feraient d'ailleurs bien, au titre du
droit d'inventaire dont se réclame à bon droit Lionel Jospin, de
garder en mémoire son alliance de fer avec Bettino Craxi (dont il a
d'ailleurs récupéré une partie de l'entourage et bon nombre des
électeurs), mais aussi par ce biais avec François Mitterrand : n'a-t-il
pas participé en son temps, avec l'escroc Giancarlo Paretti,
fossoyeur du quotidien Le Matin, à des conciliabules avec un autre
escroc, proche du KGB celui-là, Robert Maxwell, aux fins de bâtir un
réseau médiatique social-démocrate européen ?
La gravité du cas Berlusconi ne tient pas non plus vraiment à son
système d'alliances : l'effondrement du système politique
démocratique sous les coups des juges fort politisés de Mani Pulite,
au début des années 1990, avait en effet provoqué une poussée
électorale néofasciste sans précédent en Italie, car la Ligue
lombarde, au Nord, avait tout d'un mouvement subversif d'extrême
droite, raciste, xénophobe, parfois antisémite et ardent partisan du
rétablissement de la peine de mort, de la suppression des principaux
impôts, et à présent sympathisant de Haider. Et, au sud et au centre
du pays, menacés de largage par le Nord égoïste, l'Alliance
nationale de Gianfranco Fini, héritière légitime du MSI néofasciste,
jouait au contraire la carte de la solidarité des démunis et de l'Etat
fort. Ensemble, les deux formations — auxquelles il convient
d'ajouter le MSI maintenu (Flamme tricolore !), groupusculaire —
n'étaient pas loin des 30 % de l'électorat, le score du PCI d'Enrico
Berlinguer à son apogée. En poussant Fini à l'aggiornamento
postfasciste optimal et en insérant son « parti d'entreprise », Forza
Italia, au cœur du dispositif de restructuration de la droite, Berlusconi
a plutôt rendu service à la démocratie italienne en empêchant la
naissance d'une droite vraiment dure. Force est de constater que la
Ligue d'Umberto Bossi lui a joué plus d'un mauvais tour avant de
revenir au bercail de la droite, fin 1999, et que la gauche a privé à
deux reprises Berlusconi de ses victoires électorales en
manœuvrant sans états d'âme avec les chevaliers à la triste figure
du séparatisme septentrional, ce qui discrédite définitivement tous
les propos moralisateurs qu'elle peut tenir en ce domaine. (Ajoutons
que Berlusconi, à son tour, a toujours ménagé soigneusement les
énergumènes gauchistes de Refondation communiste de Fausto
Bertinotti.)
Non, la véritable gravité du phénomène Berlusconi tient au fait que
s'impose, pour la première fois dans une démocratie moderne, la
primauté d'un patron des médias, qui est parvenu à transformer le
système politique à son profit à partir d'une position d'oligopole dans
les télévisions privées. Cette grande première demeure lourde de
conséquences : il n'est pas certain que Leo Kirch s'empare à son
tour de la chancellerie allemande, mais il aura sûrement la tentation
de jouer les faiseurs de rois dans une CDU qui n'a pas retrouvé son
assise après l'éclipse de Helmut Kohl. Des ouvrages récents ont mis
en lumière le caractère comploteur de sir Malcolm Murdoch, père de
Rupert, qui cherchait en 1942 à faire proclamer une république
australienne sécessionniste de l'Empire britannique... Qui sait ce qui
pourrait passer dans la tête de son fils, Rupert, si William Hague ne
fait pas l'affaire chez les tories et qu'un mouvement populiste de
rupture de l'Angleterre avec l'Union européenne commence à
prendre de l'ampleur ? L'émergence de ce pouvoir médiatique,
annoncée par Régis Debray depuis de nombreuses années, a de
quoi faire frémir. Rappelons-nous le caractère toujours innovateur,
en bien comme en mal, de la scène politique italienne, qui a
inauguré l'ouverture des libéraux au socialisme en 1910, le fascisme
en 1920, la démocratie chrétienne dès 1943, le gauchisme
ouvriériste dès 1964, l'usage de la société civile à la même époque
et la démocratisation du communisme pendant les années 1970.
C'est en ce sens que l'on peut rapprocher les figures de Mussolini
et de Berlusconi : celles de deux podestats machiavéliens, fils de
l'industrieuse Milan (bien que Mussolini provînt de la Romagne
anarchiste), qui inaugurent un bouleversement de grande ampleur
de la classe politique par un rapport direct au peuple au nom de la
nécessaire montée des classes nouvelles — en 1920, les anciens
combattants dépositaires d'une expérience traumatique et
incomparable, en 1990, les entrepreneurs saignés à blanc par l'Etat
corporatiste des partis démocratiques. Dans les deux cas, la
responsabilité de cette ascension est à rechercher dans la faillite
morale et intellectuelle des dirigeants du centre gauche. De 1920 à
1922, la combinaison de l'attentisme tacticien du libéral de gauche
Giovanni Giolitti et de la démagogie verbale des maximalistes du
Parti socialiste de Jacinto Serrati avait été fatale à la monarchie
parlementaire ; aujourd'hui, la coalition de gauche, malgré son travail
convenable en matière européenne et fiscale, est perdue par les
calculs à la petite semaine du petit groupe dirigeant du PDS, les fils
à papa du PCI, intoxiqués irréversiblement par la politique
politicienne qu'ils connurent dans les années 1970.
L'arrivée de Berlusconi en vainqueur sera bien sûr une honte et un
risque pour l'Europe. Mais la solution, comme dans les années
1920, réside dans l'apparition de nouveaux Gramsci et de nouveaux
Gobetti qui penseront l'union de la gauche et du libéralisme pour
construire une véritable coalition démocratique et populaire ; elle ne
passe pas par le salotto buono (littéralement le « salon d'apparat »,
qui désigne la fine fleur de la politique), conformiste et arrogant,
auquel les électeurs préfèrent semble-t-il ce personnage
d'entrepreneur fellinien dénommé Berlusconi, qui dort avec un filet
sur ses cheveux gominés, mais n'hésite pas à mouiller sa chemise,
comme tous ces Italiens, entrepreneurs ou salariés, qui tous les
jours font la grandeur véritable de la Péninsule.
3 mai 2001.
Enfin des raisons d'espérer la paix
Dix ans déjà que les Balkans sont entrés dans la voie de la
catastrophe sous les yeux effarés et incrédules de la communauté
internationale, dix ans ininterrompus de malheur, de ravages et de
crimes impardonnables, qui ont permis au xxe siècle européen de
finir là où il avait commencé — dans la même accumulation de
bêtise et de meurtres —, quelque part entre Sarajevo et Salonique.
Auschwitz n'avait donc pas suffi pour en faire rabattre aux
Européens sur leur arrogance de parangons de la civilisation. Moins
atroce que le génocide de 1941-1945 — mais tout aussi accusateur
quant au degré de responsabilité éthique atteint par ces sociétés —,
le long conflit balkanique devrait, une nouvelle fois, inciter les
Occidentaux à la modestie.
A peine moins sanglants que les tueries réciproques entre Hutus
et Tutsis, les conflits balkaniques, engrenés les uns dans les autres,
ont constitué le principal échec de la paix dans la décennie qui
s'achève, alors qu'une logique d'apaisement s'imposait peu à peu en
Afrique du Sud, en Amérique centrale, dans la péninsule Coréenne
et même, tout un temps, entre Israéliens et Palestiniens. Un autre
phénomène fascinera les géopoliticiens de l'avenir : la régularité,
dès lors quasi prévisible, de la progression de l'onde de choc, selon
une direction nord-sud. Tout a commencé avec la sécession slovène
du printemps 1991, elle-même préparée par le départ des
communistes slovènes du parti fédéral quelques mois auparavant.
L'incendie s'est vite propagé à la Croatie, avec le blocage des
casernes de l'armée fédérale et l'insurrection sanglante des zones
serbes, Krajina et Slavonie orientale, de la république catholique du
nord-ouest. A peine un cessez-le-feu précaire installé, et c'est
l'implosion de la Bosnie, courant 1992, le plus sanglant et le plus
barbare de tous les épisodes de cette guerre. Celle-ci sera relancée
de plus belle par les bévues américaines des premiers mois de
l'administration Clinton et par l'arrogance des milices serbes, qui se
croient maîtresses du terrain. On ne sortira (difficilement) de ce
bourbier qu'à partir de 1994-1995, grâce notamment à la
coopération accrue des Français et des Anglais sur le terrain, mise
en place par Alain Juppé et Douglas Hurd malgré les faiblesses
proserbes de François Mitterrand. Mais ce redressement n'aura pas
empêché le honteux massacre des civils musulmans de Srebrenica
par une soldatesque serbe déchaînée.
Après l'accord de Dayton arraché par Richard Holbrooke,
l'europhobe pitbull de l'administration Clinton, la maladie a repris son
cours, encouragée cette fois par la décomposition simultanée des
deux régimes serbe et albanais, qui a laissé la porte ouverte à toutes
les surenchères au Kosovo, où sévit depuis 1988 un « apartheid »
de fait de la population albanaise. Une nouvelle crise qui a entraîné
le détachement de facto du Kosovo, le renversement du régime
Milosevic à Belgrade, l'autonomie croissante du Monténégro et le
discours électoral des extrémistes kosovars de l'UCK. A présent,
l'onde de choc, heureusement affaiblie par une course aussi
éperdue, se porte toujours aussi inexorablement sur la Macédoine,
qui n'est pas tout à fait tirée d'affaire.
On peut tirer trois importantes leçons de ce long et difficile
affrontement. La première, c'est qu'il existe une pédagogie du mal.
Personne dans la région n'a voulu imiter jusqu'au bout la folie des
régimes post-yougoslaves. Les relations hungaro-roumaines,
exécrables en 1990-1991, se sont peu à peu améliorées. La guerre
de la Transdniestrie en Moldavie a été de courte durée (1992-1993)
et s'est rapidement conclue sur un compromis territorial moins
mauvais qu'il ne semble. La Bulgarie, qui s'était engagée — en
1987, sous le règne de Gorbatchev et de son satrape Todor Jivkov
— dans la voie de la « purification ethnique » de sa minorité turque,
a mené au contraire, avec le retour de la démocratie, une politique
exemplaire en matière de tolérance, qui a eu son importance pour
l'évolution du statut de la minorité albanaise dans la Macédoine
voisine. L'Albanie elle-même s'est détournée assez vite, après 1997,
de l'aventurisme nationaliste d'un Sali Berisha. La Grèce et la
Turquie, enfin, ont eu leurs prurits identitaires : Athènes, dressée sur
ses ergots, a cherché — de Papandhréou à Mitsotakis — à étouffer
dans l'œuf la petite Macédoine avant de se rendre compte que le
régime de Skopje lui était en fait indispensable. Ankara, de son côté,
a mis initialement un peu trop d'énergie à soutenir Bosniaques et
Albanais, sans voir que les principaux fauteurs d'un « ottomanisme »
trop activiste étaient ceux-là mêmes, dans le parti islamiste, qui
cherchaient tout simplement, à l'instar de leur ami et client
Izetbegovic, à liquider la laïcité kémaliste. Mais, avec la victoire
progressive de forces de centre gauche pro-européennes et
internationalistes, aujourd'hui incarnées par Simitis et Ecevit, le
rapprochement gréco-turc est devenu une réalité, sans doute fragile
mais prometteuse.
Deuxième grande leçon : le sentiment européen, rudement mis à
l'épreuve, a tout de même résisté au choc des Balkans. L'Allemagne
est partie dans ce conflit en boutefeu procatholique et russophobe,
tandis que la France et surtout le Royaume-Uni penchaient très
sérieusement en faveur d'une Serbie idéalisée. Les petits Etats, eux,
se montraient indifférents. Et aucune unité de vue n'existait en
matière de défense européenne. Dix ans plus tard, c'est une
véritable armée européenne — bien qu'elle ne dise pas encore son
nom — qui administre la Bosnie et le Kosovo, à la satisfaction
générale. Londres, Berlin et Paris n'ont plus aujourd'hui l'ombre
d'une divergence.
Quant au troisième acquis, de loin le plus important, c'est que la
démocratie, née dans le sang et les larmes, s'est aujourd'hui
consolidée. L'alternance a partout joué, et plusieurs fois, sauf
évidemment en Bosnie. Des équipes modérées ont émergé à
Zagreb (la plus remarquable), à Belgrade (la plus courageuse), à
Tirana et à Pristina (les plus indispensables). Un émule et un proche
de Juan Carlos, le tsar Siméon II, va à présent essayer de
désenclaver la Bulgarie, et c'est un Iliescu très assagi qui règne à
Bucarest sans beaucoup gouverner.
A condition de conserver à l'esprit la nécessaire modestie que
nous inspire l'histoire récente, ces trois éléments donnent tout de
même de sérieuses raisons d'espérer.
21 juin 2001.
Bilan géopolitique du 11 septembre
L'onde de choc du 11 septembre 2001 se propage encore sur
toute la planète. Aussi est-il un peu présomptueux d'en tirer trop vite
des analyses qui devront être révisées en cours de route. Mais
l'exercice paraît tout de même inévitable. Pourquoi ne pas tirer un
bilan, avec les événements positifs et négatifs placés dans deux
colonnes différentes, comme dans toute bonne comptabilité ?
Du côté des acquis positifs, on trouvera d'abord l'atténuation des
violences en dehors du centre vital du conflit. Comme le souffle
d'une violente explosion, qui éteint tous les incendies secondaires, le
11 septembre a précipité l'évolution de plusieurs conflits larvés :
l'IRA, déjà fort endommagée par la révélation de ses accointances
avec les guérillas colombiennes, a fini un mois plus tard par déposer
les armes et par s'engager dans un véritable dialogue avec la
majorité protestante de l'Irlande du Nord. Le gouvernement espagnol
attend une évolution parallèle vis-à-vis d'ETA, malgré d'évidentes
difficultés supplémentaires. Cuba et la Corée du Nord ont pris la
décision de soutenir en définitive la position américaine vis-à-vis du
terrorisme islamiste, détendant ipso facto leurs rapports ultérieurs
avec Washington. Simplement tactique dans le cas de Kim Jong-il,
qui n'attend de son geste qu'une possibilité supplémentaire de
louvoyer et d'extorquer davantage d'argent à Séoul, Tokyo et Pékin,
avec une Amérique qui oublie pour quelque temps son
ultrastalinisme chamanique, le même geste a sans doute une portée
stratégique pour Fidel Castro, qui, à la fin de son règne, entend
préparer en douceur la réintégration de son île dans l'ensemble
américain, en se rapprochant davantage du Mexique de Vicente Fox
que du Venezuela d'Hugo Châvez. Qui sait si Bush ne sera pas le
président des Etats-Unis finalement reçu à La Havane ?
Enfin, aussi éprouvants qu'aient pu être ces derniers jours, le
conflit israélo-palestinien, pour les mêmes raisons, parvient à un
palier intermédiaire qui pourrait permettre l'amorce d'une
convalescence. Qu'ils le veuillent ou non, dirigeants israéliens et
palestiniens sont aujourd'hui dans le même camp hostile à Ben
Laden. Si Israël est menacé d'anéantissement par Al Qaida,
l'Autorité palestinienne n'a guère non plus de clémence à attendre
des intégristes : le maître à penser de Ben Laden, le Palestino-
Jordanien Abdallah Azzam, a condamné, dès 1992, tout processus
de paix avec la plus extrême vigueur et encouragé les « bons
musulmans » à liquider les collaborateurs, à la tête desquels se
trouve Arafat.
La réconciliation du prince régent Abdallah d'Arabie et des Etats-
Unis implique un compromis, même boiteux entre Israël et l'Autorité
palestinienne. L'une des pistes étudiées par le département d'Etat
serait la proclamation immédiate de l'Etat palestinien et sa
reconnaissance universelle, laissant à une longue et lente
négociation le soin de fixer l'ensemble du contentieux.
Enfin, le choc terroriste a calmé considérablement
l'antiaméricanisme de la Chine et consolidé la position du dauphin
désigné Hu Jindao, qui défend la nécessité du dialogue avec
Washington, au détriment de l'habile ministre de la Sécurité d'Etat,
Zhen Qing-hong, qui souhaitait multiplier les heurts, encore à la
veille du 11 septembre. C'est une nouvelle fois tant mieux.
Dans l'autre plateau de la balance, il faut sans aucun doute placer
la polarisation de tout le monde musulman entre partisans et
adversaires de l'intégrisme. Inévitable à terme, ce conflit aurait
gagné à se diffracter davantage dans le temps et l'espace afin de ne
pas provoquer trop vite, trop fort des affrontements par ailleurs
inévitables. Des pays un peu fragilisés comme le Maroc et la Libye,
très fragiles comme l'Egypte, régionalement sensibles comme
l'Arabie Saoudite, le Yémen et le Pakistan, ressentent déjà les
atteintes du mal.
Pourtant, même là il existe des éléments potentiellement positifs si
une politique continue et solide est menée jusqu'au bout : le
rapprochement russo-américain implique à coup sûr un mouvement
régional en faveur d'une entente russo-turque. A son tour, une telle
réconciliation implique une forte évolution des rapports
interethniques dans les Balkans, dans le Caucase, ainsi qu'en mer
Caspienne.
Concrètement, Russes et Turcs devraient se rapprocher pour
opposer un front discret mais efficace à l'inévitable montée en
puissance de l'Iran. Mais cela veut dire aussi une négociation solide
de Moscou avec les modérés tchétchènes qui ne veulent pas se
« talibaniser » derrière un sadique comme Bassaev et des
concessions non moins sérieuses de l'Azerbaïdjan proturc, en
matière pétrolière, à son grand voisin russe.
Cela posé, quoi qu'il advienne à court terme de Ben Laden, n'est-
ce pas Téhéran, le grand vainqueur de la nouvelle guerre ? Les
difficultés récurrentes de l'Alliance du Nord, tant avec Washington
qu'avec Moscou, lui ouvrent sans vraiment coup férir tout le nord de
l'Afghanistan. L'isolement croissant de Saddam Hussein en Irak
prépare une grande révolte chiite au Sud, qui ne peut avoir, là
encore, que l'Iran pour référence. Les préoccupations de toute
nature du régime saoudien le contraignent, lui aussi, à renforcer son
alliance iranienne, seul contrepoids à la présence américaine et à la
paralysie de l'Egypte qui semble durable. Le climat général se prête
à l'évidence à la levée du blocus par les Etats-Unis et à la tolérance
définitive du programme nucléaire iranien.
Si Ben Laden est une résurgence de Hitler, le bon sens veut que
seule l'intervention d'un Staline permette sa défaite stratégique. Mais
Staline aujourd'hui, ce n'est pas Poutine, qui joue à fond le
rapprochement avec les Etats-Unis ; ce serait plutôt un islamiste
modéré et nationaliste, chiite et profondément antiaméricain, issu de
cette Perse en transition que nous connaissons depuis 1997. Ce qui
manque encore à ce schéma, c'est un Bonaparte iranien, plus
moderne et moins démocrate que Khatami, capable de balayer
certains mollahs et de sauver la théocratie dans ses traits essentiels.
Un Staline musulman pour le XXIe siècle ?
1ernovembre 2001.
Orient et Occident, proches parents
« East is East and West is West. » L'Orient et l'Occident seraient
déterminés par leur incommunicabilité réciproque. Ce bibelot
d'inanité nous est asséné à doses intenses, tant par les disciples de
Rudyard Kipling que par ceux, plus récents et tout aussi
conformistes, d'Edward Saïd. Il n'est malheureusement pas
« aboli », contrairement au célèbre vers de Mallarmé.
Pourtant, il y a fort peu d'obstacles de lisibilité entre l'Occident
européen et l'Islam, bien moins à l'évidence qu'entre ces deux
cultures très parentes et le monde indien d'une part, le monde
chinois de l'autre. Un chrétien européen tout comme un musulman
arabe, tous deux enfants légitimes du monothéisme hébreu, aura
toutes les peines du monde à concevoir le bouddhisme, une religion
sans dieu ni dogme où l'adepte aspire à s'unir au néant, et plus
encore le mélange religieux variable — mi-confucéen rationaliste,
mi-taoïste mystique — qui, depuis son origine, fait l'homme sinisé.
Vu de l'Inde, christianisme, islam et judaïsme sont d'ailleurs définis
par un seul concept, mis en circulation par Radakrishnan dans les
années 1930, celui des « religions sémitiques », ce qui est loin d'être
faux. Le chrétien ou le juif est chez lui dans au moins 80 % du texte
du Coran, qui relate l'apparition du Dieu Un, son message de
miséricorde, l'épisode du Déluge de Noé, le sacrifice d'Abraham, la
sourate de Marie et surtout l'exaltation du sens de la vie, comme défi
au croyant d'y accomplir le dessein de Dieu en se purifiant du péché
et en se débarrassant de l'idolâtrie. Nous sommes loin, par exemple,
de la souffrance, omniprésente dans le bouddhisme, qui est au cœur
des « quatre grandes vérités ». (Mais il est vrai que le bouddhisme,
pour sa part, communique plus directement avec la sagesse
païenne gréco-latine de l'Occident et qu'il parvint à s'annexer
l'hellénisme afghan.)
La vérité historique irréfutable, c'est que christianisme et islam
reposent sur un socle culturel commun, le monothéisme juif, qui, en
se transformant en religion politique, critique fondamentale de l'ordre
politique impérial de Rome, a engendré une série ininterrompue de
théologies refondatrices, toutes fondées sur la toute-puissance de
Dieu, opposée au caractère transitoire des constructions étatiques
humaines (rendre à César...), toutes fondées sur la rédemption de
l'homme (conçu, par son âme, à l'image de Dieu), toutes fondées sur
la grandeur de la vie terrestre si elle tend vers la sainteté et toutes
fondées sur l'idée messianique de progrès. Cette définition vaut pour
le judaïsme classique, pour les christianismes monophysite oriental,
orthodoxe grec, catholique latin, protestant européen, pour les
islams sunnite et diversement chiites, ainsi que pour cette étoile
filante que fut le manichéisme, né des noces de l'antique religion
perse et d'une secte juive locale, qui termina sa course mille ans
plus tard chez les cathares de notre Occitanie et les bogomiles
slaves des Balkans, après avoir enflammé le cœur du jeune
Augustin d'Hippone, éphémère évangélisateur du monde berbère,
mais bâtisseur fondamental de l'Eglise latine.
Ce rappel théologico-politique est nécessaire pour relativiser le
conflit d'aujourd'hui : islam et chrétienté sont les deux aires
culturelles qui ont le plus collaboré l'une avec l'autre dans l'Histoire,
tout simplement parce qu'elles sont presque entièrement
compatibles et traduisibles l'une dans l'autre. Nous signons des
« chèques », pratiquons l' « algèbre », la « chimie » et utilisons les
« algorithmes » du lointain Kwharezm (la région de Boukhara) ; il
nous arrive même d'être espionnés par des alguazils, ce mot qui
plaisait tant à Voltaire et qui provient en ligne droite de l'humour
corrosif des Arabes de Cordoue et de Séville, qui ne s'habituaient
pas à l'espionnage vétilleux et intégriste des flics des Almoravides,
qui se réclamaient du terrible Al Ghazali.
A l'inverse, l'islam (et non les chrétiens d'Orient, plus timides en la
matière en dehors du Liban et du Caire) a accueilli favorablement les
avancées de l'Occident tout au long du XIXe siècle, de l'Egypte de
Méhémet Ali au mouvement jeune-turc, né à Salonique un 14 juillet
1889 pour commémorer le centenaire de la prise de la Bastille. On a
traduit Molière en arabe égyptien vers 1860, et les lecteurs du grand
Rifaat Tahtawi, le fondateur de la presse égyptienne moderne,
n'ignoraient rien à la même date de l'opposition entre Robespierre
(son héros) et Dan-ton (qui fut au contraire le modèle de Sukarno, le
père de l'indépendance indonésienne). Quant à l'Inde britannique,
qui ne sait que les musulmans y furent, par proximité culturelle avec
les chrétiens anglais, les pionniers de l'occidentalisation, largement
majoritaires, par exemple, chez les avocats et les juges subalternes.
L'un des plus grands d'entre eux, l'ismaélite Mohammed Ali Jinnah,
sera, comme chacun sait, le père du Pakistan, mais aussi l'artisan
de son Etat de droit jurisprudentiel dit « anglo-indien », mélange de
Common Law britannique, de charia musulmane très limitée et de
vieille coutume agraire indienne, parfois aussi ancienne que notre
droit romain (et moins favorable aux femmes sous le chapitre de
l'héritage et de la propriété que ne l'est la charia). L'islam indien a
inventé avec le collège d'Aligarh — tout à la fois Eton et Oxford
musulmans — (aujourd'hui en Uttar Pradesh) le véritable incubateur
de la modernité indienne : Salman Rushdie en est l'héritier légitime,
tout comme le grand Taha Hussein fut le père légitime de la
symbiose universitaire franco-égyptienne au début du XXe siècle.
Il n'y a donc aucune malédiction particulière qui pèse sur le
dialogue et l'échange entre Islam et Occident, comme en témoignent
dès à présent les nombreux croisements : culture franco-
maghrébine, laïcité turque, christianisme arabe, russophonie de
l'Asie centrale, anglophonie du Pakistan.
Pour qui a étudié l'histoire de la Russie, l'islamisme actuel
représente plutôt l'équivalent de ce que fut la crispation slavophile
aux XIXe et XXe siècles : culturellement féconde parfois, par l'effet
d'un retour aux racines de la langue, politiquement impuissante
toujours, moralement dangereuse en tout cas.
13 juin 2002.
De l'élargissement et de ses conséquences
La phase active de l'élargissement de l'Europe s'engage à
présent. Force est de constater qu'elle fait naître pour l'instant plus
de craintes dans nos pays de l'Union européenne que d'espoirs chez
ceux qui s'apprêtent à rejoindre le club exclusif de Bruxelles. Ce
changement d'attitude mérite à lui seul une véritable analyse.
En 1989-1990, l'Europe provoquait une adhésion beaucoup plus
évidente qu'une Amérique plus lointaine et plus mêlée aux jeux
ambigus de la puissance. En quelques années pourtant, la
perspective changeait une première fois. Bill Clinton et, plus encore,
sa seconde secrétaire d'Etat, Madeleine Albright, née à Prague et
demeurée très attachée à l'Europe centrale, réalisaient une
opération de toilettage de l'OTAN, qui préemptait largement
l'influence de l'Union européenne. Là où la Commission de Bruxelles
engageait de laborieuses négociations sur l' « acquis
communautaire », propres à refroidir plus d'un enthousiaste
néophyte, l'Administration américaine s'arrangeait pour aplanir la
voie d'une adhésion rapide à l'OTAN des Polonais, Tchèques et
Hongrois, pour commencer, au mépris des assurances qui avaient
pu être données à Gorbatchev au moment de l'unification allemande
de 1990. Nombreuses étaient alors les élites est-européennes qui se
mettaient à vanter l'ouverture américaine au regard de mesquineries
— réelles ou supposées — des Européens de l'Ouest. Il est vrai qu'à
la même période (1996-1999) la croissance et la prospérité
américaines s'envolaient (ainsi que le dollar), tandis que les
Européens arrivaient difficilement au bout de leur mise en place de
la monnaie unique.
Nous sommes depuis lors entrés dans une troisième phase, qui
succède aux retrouvailles lyriques (1992-1996) et à l'initiative Clinton
(1996-1999). L'Amérique de George W. Bush s'est refermée à son
tour : elle a focalisé à nouveau ses centres d'intérêt vitaux vers le
Sud agité de la planète (Moyen-Orient, Asie du Sud, Amérique latine
et Caraïbes, Asie orientale, dans cet ordre de priorité). Elle a
contracté avec la nouvelle Russie de Poutine une alliance dont rien
ne laisse penser qu'elle demeure circonstancielle. Elle vient de
prononcer une condamnation de l'OTAN à l'obsolescence en faisant
rentrer Moscou par une porte faussement dérobée et en refusant
son concours en tant qu'institution dans la lutte antiterroriste,
préférant contracter sur un plan purement bilatéral avec Paris,
Londres, surtout, ou bien Berlin. Ainsi finit brutalement la période
d'hégémonie américaine, entamée par le tandem Clinton-Albright sur
le processus d'élargissement du continent. Commence ainsi une
phase où règnent les rapports directs entre Européens.
Ici, trois phénomènes concomitants semblent jouer depuis que la
chute de Milosevic, à l'automne 2000, a mis fin à l'interminable
guerre de succession yougloslave.
1 La nouvelle Angleterre travailliste de Tony Blair a
sérieusement fait mouvement vers l'Europe, développant des
liens faussement privilégiés tour à tour avec Paris et Berlin, tout
en dissociant soigneusement l'ancien noyau dur franco-
allemand.
2 La volonté de rejoindre l'Europe est devenue universelle sur
le continent avec les candidatures des Etats baltes et
balkaniques (les premiers sans doute admis en bloc, les
seconds représentés en première phase par une avant-garde
de petite taille, la Slovénie), ainsi que de la Turquie, dont la
candidature est enfin jugée valide.
3 L'affirmation, lente mais inexorable, d'une personnalité
germanique plus indépendante, plus mûre et plus désireuse de
peser sur les grands équilibres européens sans recours à la
médiation de la France.
Ce qui résulte déjà de cette combinaison tout à fait nouvelle et
riche de crises latentes est tout à fait étonnant. La grande majorité
des pays candidats jugent que le passage d'une Europe de 15
membres à une confédération de 25 membres (les quatre de
l'Europe centrale, les trois Baltes, la Slovénie, Chypre et Malte), puis
32 (avec la Bulgarie, la Roumanie et les Balkans), voire davantage
avec un jour la Turquie, la Suisse, la Norvège, les trois pays du
Caucase, la Moldavie et même l'Islande, mettra fin par étapes au
rêve fédéraliste d'un super-Etat européen. Il en résulte, par
anticipation, un ralliement à la vision britannique d'un vaste espace
ouvert où un management économico-social commun coexiste avec
une grande liberté politique de chacun des sujets de l'Union
européenne et une attention très grande aux intérêts de chacun.
Or - et c'est la grande réussite du pangermaniste convaincu qu'est
demeuré le populiste carinthien Jörg Haider — l'affirmation d'une
Allemagne plus indépendante de ses voisins, appuyée sur une
Autriche tournée vers Berlin et sur une droite hongroise qui s'est fait
un peu trop entendre du temps du gouvernement Orban, a d'ores et
déjà provoqué un contrecoup panslaviste dans la République
tchèque, en Slovaquie et plus discrètement en Pologne. Ces Etats
sont tous, ainsi que la Hongrie, la Roumanie et la Bulgarie,
administrés par des partis héritiers du régime précédent, car même
le Parti social-démocrate tchèque est, dans les faits, le continuateur
du communisme démocratisé du printemps de Prague. Demain, ces
mêmes partis, appuyés par leur propre opposition, se tourneront
discrètement vers une Russie qu'ils connaissent bien et qui est
maintenant progressivement dédouanée par Washington.
Il sera temps alors, pour l'Allemagne, de limiter les dégâts de son
échappée et de renouer avec la France, le Benelux, l'Italie et les
Ibériques, et de reconstituer au cœur de cette nouvelle Europe le
noyau dur indispensable à la bonne continuation de l'entreprise des
Pères fondateurs.
18 juillet 2002.
Attaquer l'Irak, et après ?
Saddam Hussein est parvenu par la négative à jouer en
permanence un rôle central dans la longue tragédie du Moyen-
Orient musulman. Par la négative, sans aucun doute, car un Irak
sans Saddam aurait à coup sûr eu une évolution très différente
compte tenu du potentiel extraordinaire de ce pays : l'eau de la
Mésopotamie, une agriculture potentiellement la première de la
région, des réserves de pétrole considérables, une laïcité, là aussi
potentielle, qui n'a pas attendu l'avènement du Baas pour exister,
fondée qu'elle est sur un équilibre permanent entre sunnites
(minoritaires mais compacts au nord de Bagdad) et chiites
(majoritaires mais longtemps divorcés de l'Iran voisin par
nationalisme arabe). A cela s'ajoutait le prestige historique d'une
capitale comme Bagdad et l'existence d'une élite d'ingénieurs, de
médecins et de journalistes formée sous le règne éclairé des
souverains hachémites, et qui pouvait ambitionner de rivaliser avec
Le Caire.
Mais Saddam Hussein vint de sa bourgade de Takrit, qui enfanta
aussi le grand unificateur (kurde) du Machrek, Saladin, à l'époque
des croisades. Notre Saladin contemporain commença par
massacrer les communistes à l'époque des troubles irakiens des
années 1960, puis s'empara des services spéciaux du parti Baas, et
grâce à eux mit en échec l'ambition des militaires membres du parti
de confisquer à leur profit le pouvoir politique, sur le modèle des
cousins syriens. Dès lors, Saddam Hussein n'aura de cesse de
provoquer partout des affrontements où son armée se trouvera
finalement occupée, de manière à la désarmer d'une revanche
contre son pouvoir tout à la fois familial, partidaire et assis sur les
services secrets les plus meurtriers du monde arabe.
Rappelons pour mémoire cette échappée sanglante : élimination
systématique des modérés palestiniens (et très vraisemblablement
d'Henri Curiel) lors du premier dialogue [israélo-arabe] de 1976-78
par l'entremise du groupe Abou Nidal, ruptures systématiques des
compromis passés avec le mouvement kurde, guerre d'agression
contre l'Iran qui durera dix ans et consolidera le pouvoir, à Téhéran,
de la mollahcratie la plus obtuse, et enfin agression contre le Koweït
en 1990, qui liguera contre lui, avant les renforts occidentaux, les
trois autres grands du monde arabe, l'Egypte, la Syrie et l'Arabie
Saoudite.
Si l'on s'en tient à ce bilan non détaillé, il n'y aurait aucun doute
sur le fait qu'un départ un peu précipité de Saddam Hussein
permettrait, à tout le moins, un début de renaissance de l'Irak. Mais
nous ne sommes pas à n'importe quel moment de l'histoire de cette
région, nous sommes au cœur d'une crise sans précédent du monde
islamique, engendrée par la geste d'Oussama Ben Laden.
L'opportunité d'une attaque américaine contre l'Irak se situe, quoi
qu'en pensent certaines belles âmes si promptes à défendre les
tyrannies, moins sur un plan moral que sur celui de la réussite
pragmatique.
Premier danger, le plus lourd : l'échec. Une campagne contre
Saddam Hussein ne pourrait se limiter à des frappes aériennes du
type de celles entreprises en Afghanistan. Tout le monde sait qu'il
faudrait une centaine de milliers d'Américains marchant avec des
chars sur Bagdad pour venir à bout de l'armée irakienne. Avant
même que ces troupes ne soient déployées, le Koweït, l'Arabie
Saoudite et surtout la Jordanie ont refusé de les accueillir. Reste la
fidèle Turquie. Mais ici une identité remarquable se fait jour : ni
l'armée, ni ses adversaires islamistes ne veulent d'un engagement
trop poussé d'Ankara. Pour l'armée turque, cette expédition ne
pourra se terminer que par un triomphe de l'Iran, protecteur des
chiites, et du mouvement kurde, qui établira une zone indépendante
de facto à la chute de Saddam Hussein. Pour Erdögan, le leader du
nouveau parti islamiste AK, il s'y ajoute un argument d'indépendance
vis-à-vis des Etats-Unis. Rien ne dit qu'à l'issue des probables
élections anticipées de l'automne 2002 la Turquie ne se fermera pas
à son tour. L'Amérique pourrait bien alors boxer dans l'air.
Second danger, le plus insidieux : la fausse victoire.
L'effondrement de Saddam Hussein livrera le pays à sa majorité
ethnique, les Arabes chiites, très déçus par le régime unitaire. Sans
entente avec les sunnites modérés, majoritaires à Bagdad et plus au
nord, c'est une nouvelle et redoutable libanisation qui commence. Si
un quasi-Etat chiite voit le jour à Basra et dans tout le sud, il faut
savoir qu'il exercera son emprise idéologique sur la population arabe
chiite de Bahreïn et de la côte saoudienne du golfe Persique, la
province de Hasa, où elle doit représenter 50 à 60 % des habitants
des zones pétrolières les plus riches. Le Moyen-Orient arabe, déjà
bien éprouvé par la question de la Palestine, ne peut résister à
l'émergence d'une Yougoslavie régionale.
Si les Etats-Unis ne comprennent pas ces équations sur le plan
intellectuel, elles se démontreront d'elles-mêmes, dans la réalité. Et
cela sera bien sûr très douloureux.
1eraoût 2002.
Les dessous du développement durable
La question du développement durable est sans doute l'une des
plus ardues qui se pose aux décideurs de toutes sortes, tant publics
que privés. Les idées les plus novatrices s'y frottent constamment
aux conceptions les plus stupides, les grandes poussées de
générosité aux hypocrisies de tous ordres, de sorte qu'il devient
urgent d'aboutir à quelques concepts clairs si l'on veut réellement
éviter les catastrophes véritables qui se profilent dans un avenir
proche.
Et tout d'abord, le concept lui-même : plus que « durable », sa
traduction française, il s'agit d'un développement « sustainable »,
c'est-à-dire compatible dans la durée avec les objectifs rivaux du
développement. Il s'agit ici d'une réponse — écologique et
socialisante — du berger à la bergère. Car cette notion de
« compatibilité à long terme » est née dans les cerveaux et sous la
plume des opposants ultralibéraux, ou tout simplement libéraux, aux
distorsions monétaires pratiquées couramment après 1945 par des
Etats soucieux de dynamiser à tout prix la croissance, en se
réclamant, parfois bien à tort, d'un Keynes qui, mort en 1946, n'en
pouvait mais. Les disciples de Hayek, regroupés notamment à
l'Université de Chicago, expliquaient que l'inflation chronique que
ces pratiques engendraient, finissait par rendre la croissance ainsi
dopée « unsustainable » : les distorsions du système des prix,
l'enchérissement progressif des importations, les hausses
spéculatives de certains biens et les pénuries dans d'autres secteurs
aboutissaient à l'équivalent dans l'ordre économique d'un infarctus :
la « stagflation », combinaison d'inflation et de stagnation. Autrement
dit, il existait, pour chaque économie considérée, un rythme optimal
de croissance non inflationniste, qui seul assurait à la société tout
entière des gains durables. Redoutable machine de guerre anti-
étatique et anti-planificatrice, la théorie du développement durable
en matière macro-économique, a d'abord abouti à des « purges
monétaires » pouvant stopper net la croissance pour quelques
années (les deux premières années de Reagan notamment, 1980-
1982), et à des réformes dessaisissant les autorités politiques au
profit de banques centrales, indépendantes.
Désarçonnés par cette victoire spectaculaire de la pensée libérale
à la fin des années 1970, des économistes anglo-saxons de gauche,
plus individualistes que la génération précédente, plus conscients
aussi des grands dommages économiques et sociaux provoqués par
le gigantisme prométhéen des Etats socialistes — Union soviétique
surtout — ont préféré répondre à Milton Friedman et à ses disciples
non pas en réfutant, mais en retournant leur nouveau paradigme :
oui, il existe bien, en matière de croissance, des limites à ne pas
franchir : mais celles-ci ne sont pas seulement quantitatives et
monétaires, elles sont peut-être d'abord qualitatives et environne-
mentales, faute de quoi, là aussi la croissance se retournera contre
elle-même. Les biens non divisibles que sont l'air, l'eau, la
chlorophylle des arbres, mais aussi les équipements collectifs, la
production d'énergie ne peuvent être entièrement abandonnés à la
production privée. Reprenant la critique historique de la Révolution
industrielle anglaise par Karl Polanyi, ces nouveaux économistes
montraient les limites de l'échange marchand pour des biens non
renouvelables, dont le prix n'intégrait pas du tout le besoin à long
terme. Ainsi était rétablie la nécessité d'une programmation non
marchande de certains biens et s'amorçait sur le plan théorique une
nouvelle synthèse entre marché — à court terme et pour des biens
renouvelables facilement ainsi que « divisibles » entre individus — et
planification — à long terme et pour des biens difficiles à renouveler
autant qu'à diviser. Le socialisme sauvé du désastre soviétique par
l'écologie.
Cette notion de développement durable, sous cette forme,
apparaît comme incontestable. Mais comment peut-on programmer
— sans sanctions — des actions mondialisées sans lesquelles les
Etats vertueux se seront imposé des sacrifices, vains dès lors que
les contrevenants peuvent continuer sur la même voie ? Et qui sont
ces contrevenants ? Depuis les centaines de millions d'agriculteurs
sur brûlis africains et asiatiques jusqu'aux centaines de millions
d'automobilistes pollueurs du nord de la planète, en passant par les
mineurs de charbon et les industriels du monde ex-socialiste.
A partir de là peuvent commencer les démagogies les plus lourdes
et les plus inopérantes.
Trois grands principes surnagent toutefois de ce débat souvent
confus et verbeux. Aucun n'est aisé à mettre en œuvre.
1 Il est possible d'arrêter le saccage des grandes forêts
tropicales à condition de payer directement leurs habitants —
qui les « mangent » chaque jour davantage, pour les conserver
et opérer leur reboisement. Sans cette subvention directe qui
devrait être mondialisée, les pauvres du tiers-monde
chercheront à maximiser leur revenu au détriment de la planète.
2 Il est possible de gérer globalement et de manière plus
économe l'eau disponible à l'échelle mondiale, à condition de
transférer des ressources adéquates du Nord vers le Sud, mais
aussi d'accepter sous des formes, évidemment très
réglementées et subventionnées, un début de commerce de
l'eau.
3 Mais les hommes ayant toujours surmonté, comme à vélo,
des déséquilibres constants par la marche en avant, seules de
grandes percées technologiques dans les domaines de la
production d'énergie, d'agrobiologie et de maîtrise des climats,
là aussi opérées à travers de grands programmes non
marchands sont susceptibles de nous sortir par le haut des
difficultés actuelles : malheureusement, rares sont encore les
adeptes du développement durable qui ont cette confiance dans
les progrès de la science.
29 août 2002.
Tournant en Allemagne ?
Il n'est pas toujours si simple d'aborder l'Allemagne, ce pays si
proche et si complémentaire de la France, et pourtant si lointain.
Commençons par le commencement, si difficile à formuler tant il
demeure refoulé, mais présent dans la réalité allemande. Parce que
l'Allemagne a laissé Hitler commettre, avec l'active complicité de bon
nombre des siens, le génocide des Juifs, elle s'est abandonnée
après 1945 presque totalement au leadership politique et moral
d'une pléiade de séducteurs juifs, qui tenaient là leur revanche pour
l'abominable persécution antérieure. Sujet tabou s'il en est, car qui,
après 1945, oserait faire ce travail de généalogie ? J'y suis moi-
même conduit par la candeur du remarquable livre d'un jeune
historien militaire américain, Bryan Mark Riga (Hitler's , jewish
Soldiers), qui a patiemment exhumé les destins de centaines de
« Mischlinge » (littéralement : métis judéo-allemands ; il y en avait
trois catégories dans les lois de Nuremberg), qui, avec la complicité
de leurs supérieurs, parfois de dignitaires nazis, avaient tout de
même réussi à trouver une place dans la Wehrmacht, décrochant
des croix de fer et finissant parfois à Auschwitz ou dans une usine
de bagnards sur une dénonciation, d'autres tombant au champ
d'honneur, d'autres encore finissant la guerre bardés d'honneurs,
leurs cousins exterminés dans des chambres à gaz : la dernière
photo du livre montre le sergent-chef Robert Czempin, croix de fer
de deuxième classe, amputé d'une jambe à Cassino, et son grand-
père, professeur de médecine à Berlin, suicidé en mars 1943 avant
de partir pour Theresienstadt.
Le drame allemand est peut-être là : ne pas savoir si l'on doit
mettre les Juifs à la tête de l'Allemagne ou les exterminer. Solutions
intermédiaires déconseillées. Dans nul autre pays avant 1933, des
hommes politiques juifs n'ont eu autant de facilité à passer
nombreux la barrière du suffrage universel, à Hambourg, à Francfort
(sans interruption sous l'Empire et sous Weimar), à Berlin et même à
Kônigsberg. C'est là une seconde histoire que les historiens juifs qui
ne sont pas allemands et beaucoup d'historiens allemands qui ne
sont pas juifs sous-estiment allègrement. Et les Juifs allemands, de
nos jours, se font un peu rares malgré les pittoresques prestations
d'un Daniel Cohn-Bendit et les apparitions nostalgiques d'un Henry
Kissinger.
L'ouvrage de Mark Riga consacre un développement conséquent
à Helmut Schmidt : l'ancien chancelier n'est autre que le petit-fils du
grand armateur hambourgeois Albert Ballin, fondateur de la
Hamburg-Amerika Linie et cheville ouvrière de la mobilisation de
l'économie allemande pendant la Première Guerre mondiale. Ce
superpatriote qui, tout comme son ami le banquier Max Warburg, se
croyait proche du Kaiser devait se donner la mort le 12 novembre
1918 devant le spectacle du désastre. Le jeune Helmut Schmidt aida
son père, en 1933, à enterrer dans une cachette les papiers qui
authentifiaient la filiation de sa famille. Mais, officier d'aviation en
Norvège, il vécut néanmoins la guerre dans la hantise d'être
découvert. (Son ami Egon Bahr, architecte de l'Ostpolitik, fut arrêté
par la Gestapo comme métis du premier degré au milieu de sa
fonction d'officier et envoyé comme esclave industriel chez Krupp
pour la durée de la guerre.) Mais, dès 1948, le jeune Helmut
Schmidt trouvait du travail chez les Warburg revenus à Hambourg,
avant d'intégrer le Sénat de la métropole hanséatique. Comme nous
le faisait remarquer le président Giscard d'Estaing au milieu des
années 1970, deux Etats allemands sur trois, la RFA et l'Autriche,
étaient donc gouvernés par des hommes d'Etat d'origine juive,
Helmut Schmidt et Bruno Kreisky. Quant au dernier Etat, la RDA, on
y trouvait à la tête de son redoutable service d'espionnage le génial
Markus Wolf et, chargé des relations avec Moscou, un rescapé
d'Auschwitz, Hermann Axen. Tel était le désir allemand profond de
ces années de reconstruction : rendre discrètement aux Juifs leur
place, tout comme l'Allemagne des années 1950 s'était naïvement
mais sincèrement enivrée de l'ultime navet de Fritz Lang, revenu au
pays, Le Tigre du Bengale, tandis que la jeunesse intellectuelle
s'infligeait avec componction les lourdes dissertations d'Adorno et de
Horkheimer, rentrés tout penauds avec la moitié de l'école de
Francfort des Etats-Unis, avant de pouvoir enfin s'amuser avec les
vaticinations géniales d'Ernst Bloch et de Hans Maier, revenus d'une
tentative malheureuse de magistère intellectuel en zone soviétique.
Eh bien, une chose est à présent certaine : le grand tournant s'est
accompli au printemps 2002 (enfin, diront certains), l'Allemagne s'est
émancipée de son histoire d'amour avec les Juifs, peut-être avec
l'Europe, qui sait ? Comme dans Schiller, ce drame un peu bouffon
se joue en cinq actes, de plus en plus drôles : Deutschland lacht
(« L'Allemagne rit » ).
D'abord, Martin Walser, médiocre plumitif et ancien compagnon de
route du Parti communiste en RFA, passé aujourd'hui au
nationalisme activiste, écrit un livre d'un rare bon goût où il imagine
l'assassinat du critique littéraire Marcel Reich-Ranicki (appelé ici
Ehrl-König, le roi des Aulnes, comme l'ogre célèbre de Goethe).
Accusé ici ou là d'antisémitisme, il répondra par une plaisanterie de
fort bon goût, citant pour sa défense le discours de Hitler du 1er
septembre 1939 à propos de la Pologne (d'où vient Reich-Ranicki) :
« Enfin nous répondons au feu adverse. »
Moins métaphorique, l'ancien ministre libéral jürgen Möllemann,
prend fait et cause pour les attentats suicides palestiniens en Israël
et s'offre (« en tant qu'officier de réserve parachutiste » ; c'est
évidemment un ancien barbouze du BND) à combattre lui aussi, les
armes à la main, l'ennemi sioniste de ses amis arabes. Après
quelques remous limités, il demeure en selle comme numéro deux
du FDP, prêt à rejoindre un gouvernement dirigé par Schrôder
comme par Stoiber.
Acte trois. Le licenciement brutal et sans ménagement par
Schrôder du Germano-Israélien Ron Sommer de Deutsche Telekom.
Aucun rapport avec l'affaire précédente.
Acte quatre. Une campagne vicieuse et excessive sur la mauvaise
utilisation par des députés du Bundestag de « miles aériens »
contraint Gregor Gysi, le charismatique leader des néocommunistes
du PDS, à quitter pour l'instant la vie politique et le Sénat de Berlin,
où il faisait office de numéro un bis du maître social-démocrate
Wowereit.
Là encore aucun rapport avec tous les éléments précédents.
Acte cinq. Tous en scène pour l'apothéose chorale, « Nie
wieder ». L'Allemagne ne part jamais en guerre avec les Américains,
et surtout pas les Israéliens. C'est sur ce coup de maître que
Gerhard Schrôder et Joschka Fischer sont en train de faire oublier
leur médiocre bilan économique. Ils ont vite rallié à leur point de vue
leur prétendu challenger Edmund Stoiber, plus prompt à défendre
l'honneur perdu de la Wehrmacht que les alliances présentes de
l'Allemagne.
Bien sûr, comme dans un opéra dodécaphonique, les scènes se
suivent mais le sens demeure à élaborer. Mais peut-être une page
ambiguë mais bien sympathique de l'histoire allemande est-elle en
train de se clore.
12 septembre 2002.
Un choix historique pour le Brésil
Si l'Intifada des mosquées, en septembre 2000, a bien été l'acte I
des grands conflits de la mondialisation et le raid d'Al Qaida sur New
York et Washington, l'entrée en scène de l'acte II, les prochaines
élections brésiliennes (et turques) pourraient bien signer l'acte III de
ce drame, avec l'émergence, dans ces deux pays, de majorités
politiques qualifiées hostiles à l'alliance de leur pays avec les Etats-
Unis, au moment même où Washington entreprend la grande
offensive dans le monde arabe. Brésil et Turquie ont beaucoup de
points en commun, en dehors de la beauté des sites de Rio de
Janeiro et d'Istanbul, longtemps rivaux dans le cœur des touristes.
Les deux Etats ont connu de longues périodes d'intervention dans
leur vie politique de militaires qui se voulaient positivistes ou
jacobins, en tout cas modernisateurs. Ils ont, l'un et l'autre, connu un
mouvement continu et victorieux de démocratisation dans la
seconde moitié des années 1980, ils ont enfin toujours bénéficié de
la mansuétude du FMI, et plus généralement de Washington, en
raison de leur position géostratégique capitale. Encore cette dernière
année, le FMI leur a tour à tour accordé 40 milliards de dollars pour
la Turquie et 30 pour le Brésil peu après l'abandon à son triste sort
de l'Argentine. Et, pour finir cette énumération à la Plutarque, on
notera également que les deux pays ont été, dans la phase la plus
récente, gouvernés par des couples de dirigeants réformateurs de
centre gauche, le président Henrique Cardoso et son ministre des
Finances Pedro Malan à Brasilia, le ministre des Affaires étrangères
Ismaïl Cem et son collègue de l'Economie Kemal Dervis à Ankara.
Et dans ces deux pays, à présent, le vent a tourné
spectaculairement au profit du Parti des travailleurs (PT) au Brésil, et
au profit des islamistes dits modérés du Parti de la justice et du
développement (AKP) en Turquie, qui les uns et les autres ont
trouvé leur vocation en incarnant la colère du peuple et son
insatisfaction devant la mondialisation. Le PT semble devoir
remporter nettement l'élection présidentielle, fût-ce au second tour si
José Serra parvient, dans un dernier effort où le président Cardoso
l'appuierait fortement, à obtenir un ballottage. Luiz Inâcio da Silva,
« Lula », ancien dirigeant des métallos de São Paulo, devrait donc
s'installer au cœur du plus grand complexe architectural d'inspiration
marxiste de la planète, ce palais présidentiel conçu par le
communiste Oscar Niemeyer pour annoncer l'avenir radieux d'un
Brésil planificateur et collectiviste. Pourtant tout indique que, malgré
ses embrassades permanentes avec Fidel Castro, le Nicaraguayen
Ortega et le colonel bolivariste Châvez, Lula a bien l'intention de
gouverner avec une certaine prudence et en respectant les
procédures démocratiques, ce qui lui impose de former une coalition
avec des forces de centre gauche au Congrès.
Malheureusement, deux forces de sens opposé ne manqueront
pas de se déployer tout de suite. Le Brésil, en effet, fait coexister en
un seul Etat, unifié par la culture et l'histoire, une vieille société
rurale et coloniale où le problème de la réforme agraire se pose
encore avec acuité et une société industrielle déjà moderne,
incomparablement plus performante que celle de l'Argentine voisine.
Il résulte de cette fusion une distribution du revenu fantastiquement
inégalitaire, davantage même qu'en Afrique du Sud (avec laquelle le
Brésil rivalise en matière de criminalité). Les mouvements de
paysans sans terre et les syndicats qui votent pour Lula n'auront
guère de marge de manœuvre, face aux attentes encore un peu
millénaristes d'un « peuple de gauche » brésilien dont on doit dire
que le Parti des travailleurs n'a guère fait progresser la conscience
des enjeux économiques, occupé qu'il était à dénoncer
démagogique-ment la politique prudente et efficace du président
Henrique Cardoso.
Par ailleurs, la gestion par le Parti des travailleurs de grandes
villes comme São Paulo, la capitale économique du pays, Porto
Alegre, et aussi de l'Etat du Rio Grande do Sul a démontré des
qualités indéniables d'incorruptibilité, de capacité, de dévouement à
la population, d'intérêt pour les solutions concrètes, tout comme les
élus municipaux d'autrefois des Partis communistes français ou
italien. Elle a aussi fait émerger de belles personnalités politiques
comme le gouverneur du Rio Grande do Sul, Olivio Dutra, ou la
maire de São Paulo, Marta Suplicy.
Tout ne serait donc pas perdu, si toutefois la dette brésilienne,
publique et privée, ne venait à échéance en janvier 2003. Plus de la
moitié de celle-ci est exigible en dollars ou en instruments indexés,
et la chute du real combinée à la hausse des taux d'intérêt risque
tout simplement de la rendre ingérable, surtout en ce qui concerne
son volet privé. Et l'on voit difficilement ce parti issu de l'entente de
militants chrétiens de gauche inspirés de la théologie de la libération
(dont le chef de file Leonardo Boff s'est réjoui du 11 septembre) et
de trotskistes formés à l'école de la France s'engager sans transition
vers un budget d'austérité et une gestion financière totalement
calquée sur celle d'Henrique Cardoso. En outre, des craquements
sont déjà intervenus dans le parti. Cette année, même un dirigeant
de tendance modérée du parti a été assassiné dans l'Etat de São
Paulo par de soi-disants « dissidents de gauche » (il pourrait aussi
s'agir d'une provocation d'extrême droite maquillée).
Quoi qu'il en soit, le Brésil se retrouve bel et bien face à un grand
moment de son histoire. Si, comme nous l'avons plusieurs fois
évoqué, le Brésil populiste, un Venezuela « bolivarien », une
Colombie en guerre civile et une Argentine en révolte entrent avec
Cuba en coalescence, c'est bien un vaste incendie latino-américain
qui s'allumera au moment où les Etats-Unis se confrontent à un
dangereux conflit en Orient. Ce serait là un terrible défi.
3 octobre 2002.
Table of Contents
Page de copyright
PRÉFACE - Le rêve foudroyé est encore devant nous
1992
Avec Bill Clinton, nous avons changé d'Amérique
1993 : Frissons brûlants
1993
Bagdad et Sarajevo : les limites de l'interventionnisme
La Chine est déjà réveillée
Que faire après la débâcle bosniaque ?
Nations unies : les illusions perdues
Immigration et Grand Marché : le choix de l'Amérique
Israël — Palestine : la diagonale de la paix
Un amateurisme de mauvais aloi
L'engrenage balkanique
1994
1994 : Année d'orages et de mutations
Nationalité perverse au Proche-Orient
Italie : un instant d'égarement
Nkosi sikelele i Afrika
De Kim en Kim
Leur folie est la nôtre
La mafia russe, un problème mondial
Homo europeanus
Ante mortem
De Montesquieu à Tapie
1995
Le Munich maghrébin
D'Auschwitz à Jérusalem
La Turquie en danger
Les frontières souples et complexes
Andreotti et l'autre « compromis historique »
1996
Europe, avis de tempête
Hong Kong-Chine : qui annexe qui ?
Nuremberg II n'aura pas lieu
Les égouts de la diplomatie américaine
Le risque d'un Tchernobyl militaire russe
L'immunité américaine est levée
La mayonnaise de Dayton ne prend pas
Bonne nouvelle, la réélection de Clinton ; mauvaise nouvelle,
les républicains américains modérés vont mal
Faillite de l'ONU et des humanitaires au Zaïre
1997
Un nouveau Japon, qui étonnera encore le monde
Demain, l'Europe portée par le couple franco-allemand sera-t-
elle amicale ou hostile envers les Juifs ?
Avant de se prendre pour Franco, le petit Castro s'était pris pour
Staline
La révolution islamique n'a jamais instauré une dictature
monolithique
Après les âges théologique et métaphysique, l'écologie connaît
à présent son âge positif
Ne croyons pas aux conspirations, mais sachons voir les
nouveaux pouvoirs de nos sociétés postindustrielles
Les ruines refroidies d'Octobre occupent toujours le paysage
russe
Où commence, où s'arrête l'Europe ?
1998
Les risques de la « nouvelle économie »
Clinton est resté un iconoclaste à Washington
Saddam Hussein joue gagnant sur tous les tableaux, sauf sur le
front intérieur
Les projets foudroyés de 1945
De nouveaux « officiers libres » égyptiens ?
Triomphe de Shanghaï
Israël devra bien accepter un nouveau partage de la Palestine
Comment l'Inde pourrait-elle rester en seconde division
nucléaire ?
Qu'est-ce que le Kosovo ?
Vers un règlement de comptes général dans le triangle Arabie
Saoudite-Iran-Pakistan
Iran et Afghanistan : deux intégrismes rivaux prêts à se sauter à
la gorge
Affaire Pinochet : méfions-nous de l'angélisme juridique
Les implosions des Etats, un danger pour les droits de l'homme
L'Allemagne, les Juifs, la culpabilité et l'amour du prochain
1999
Le monde est trop grand pour être laissé à la garde d'une seule
puissance
Comment Nétanyahou rassemble tous les populismes
En Russie, la comédie continue
Montée des religions, recul des intégrismes
Le seul échec de la mondialisation
Une paix des braves ? Plutôt une paix des grandes fatigues
Toute l'histoire de la gauche au XX e siècle passe par les
grands barrages
e
Généalogie de la vie privée
2000
Les racines d'un mal européen
Une légitimité fondée sur le droit
Reconstruire l'Etat russe
Les cinq miracles espagnols
Vous avez dit « politiquement correct » ?
Quand naîtra la démocratie des musulmans
La guerre froide enterrée à Pyongyang ?
Ce que cache fombre de Guernica
Le renouveau du sentiment yougoslave
Attention à l'islamisme nouvelle manière
1990-2000 : plus de démocratie, mais plus d'inégalités
2001
Bonne année, Vladimir Vladimirovitch !
Sharon, le retour de l'ancien
Le grand écart de Vicente Fox
Algérie : révélations ou manipulation ?
Bush n'est pas celui qu'on croit
Le jeu dangereux du Pakistan
De Mussolini à Berlusconi
Enfin des raisons d'espérer la paix
Bilan géopolitique du 11 septembre
Orient et Occident, proches parents
Le moment où tout peut basculer
2002
L'heure de la Chine
L'Afrique entre agonie et renaissance
Débâcle diplomatique
Les sources du populisme en Europe
Vérité profonde du Cachemire
De l'élargissement et de ses conséquences
Attaquer l'Irak, et après ?
Les dessous du développement durable
Tournant en Allemagne ?
Un choix historique pour le Brésil